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Title: De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations
Author: Staël, Madame de (Anne-Louise-Germaine), 1766-1817
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



OEUVRES COMPLÈTES DE MADAME LA BARONNE DE STAËL-HOLSTEIN

TOME PREMIER

PARIS

FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET CIE, LIBRAIRES

M DCCC LXXI



INTRODUCTION


DE L'INFLUENCE DES PASSIONS SUR LE BONHEUR DES INDIVIDUS ET DES NATIONS.

_Quæsivit cælo lucem, ingemuitque reperta_.



AVANT-PROPOS.


On pensera peut-être qu'il y a de l'empressement d'auteur à faire
paraître la première partie d'un livre quand la seconde n'est pas encore
faite: d'abord, malgré la connexion de ces deux parties entre elles,
chacune peut être considérée comme un ouvrage séparé; mais il est
possible aussi que, condamnée à la célébrité sans pouvoir être connue,
j'éprouve le besoin de me faire juger par mes écrits. Calomniée sans
cesse, et me trouvant trop peu d'importance pour me résoudre à parler de
moi, j'ai dû céder à l'espoir qu'en publiant ce fruit de mes
méditations, je donnerais quelque idée vraie des habitudes de ma vie et
de la nature de mon caractère.

Lausanne, ce 1er juillet 1796.



INTRODUCTION.


Quelle époque ai-je choisie pour faire un traité sur le bonheur des
individus et des nations! Est-ce au milieu d'une crise dévorante qui
atteint toutes les destinées, lorsque la foudre se précipite dans le
fond des vallées comme sur les lieux élevés? Est-ce dans un temps où il
suffit de vivre pour être entraîné par le mouvement universel, où
jusqu'au sein même de la tombe le repos peut être troublé, les morts
jugés de nouveau, et leurs urnes populaires tour à tour admises ou
rejetées dans le temple où les factions croyaient donner l'immortalité?
Oui, c'est dans ce siècle, c'est lorsque l'espoir ou le besoin du
bonheur a soulevé la race humaine; c'est dans ce siècle surtout qu'on
est conduit à réfléchir profondément sur la nature du bonheur individuel
et politique, sur sa route, sur ses bornes, sur les écueils qui séparent
d'un tel but. Honte à moi cependant si, durant le cours de deux
épouvantables années, si pendant le règne de la terreur en France,
j'avais été capable d'un tel travail; si j'avais pu concevoir un plan,
prévoir un résultat à l'effroyable mélange de toutes les atrocités
humaines! La génération qui nous suivra examinera peut-être la cause et
l'influence de ces deux années; mais nous, les contemporains, les
compatriotes des victimes immolées dans ces jours de sang, avons-nous pu
conserver alors le don de généraliser les idées, de méditer des
abstractions, de nous séparer un moment de nos impressions pour les
analyser? Non, aujourd'hui même encore, le raisonnement ne saurait
approcher de ce temps incommensurable. Juger ces événements, de quelques
noms qu'on les désigne, c'est les faire rentrer dans l'ordre des idées
existantes, des idées pour lesquelles il y avait déjà des expressions. À
cette affreuse image, tous les mouvements de l'âme se renouvellent, on
frissonne, on s'enflamme, on veut combattre, on souhaite de mourir; mais
la pensée ne peut se saisir encore d'aucun de ces souvenirs; les
sensations qu'ils font naître absorbent toute autre faculté. C'est donc
en écartant cette époque monstrueuse, c'est à l'aide des autres
événements principaux de la révolution de France et de l'histoire de
tous les peuples, que j'essayerai de réunir des observations impartiales
sur les gouvernements; et si ces réflexions me conduisent à l'admission
des premiers principes sur lesquels se fonde la constitution
républicaine de la France, je demande que, même au milieu des fureurs de
l'esprit de parti qui déchirent la France, et par elle le reste du
monde, il soit possible de concevoir que l'enthousiasme de quelques
idées n'exclut pas le mépris profond pour certains hommes[1], et que
l'espoir de l'avenir se concilie avec l'exécration du passé. Alors même
que le coeur est à jamais déchiré par les blessures qu'il a reçues,
l'esprit peut encore, après un certain temps, s'élever à des méditations
générales.

On doit considérer à présent ces grandes questions qui vont décider de
la destinée politique de l'homme, dans leur nature même, et non sous le
rapport seul des malheurs qui les ont accompagnées; il faut examiner du
moins si ces malheurs sont de l'essence des institutions qu'on veut
établir en France, ou si les effets de la révolution ne sont pas
absolument distincts de ceux de la constitution; enfin, on doit se
confier assez à l'élévation de son âme pour ne pas craindre, en
examinant des pensées, d'être soupçonné d'indifférence pour les crimes.
C'est avec la même indépendance d'esprit que j'ai tâché, dans la
première partie de cet ouvrage, de peindre les effets des passions de
l'homme sur son bonheur personnel. Je ne sais pourquoi il serait plus
difficile d'être impartial dans les questions de politique que dans les
questions de morale: certes, les passions influent autant que les
gouvernements sur le sort de la vie, et cependant dans le silence de la
retraite on discute avec sa raison les sentiments qu'on a soi-même
éprouvés; il me paraît qu'il ne doit pas en coûter plus pour parler
philosophiquement des avantages ou des inconvénients des républiques et
des monarchies, que pour analyser avec exactitude l'ambition, l'amour,
ou telle autre passion qui a décidé de votre existence. Dans les deux
parties de cet ouvrage, j'ai également cherché à ne me servir que de ma
pensée, à la dégager de toutes les impressions du moment: on verra si
j'ai réussi.

Les passions, cette force impulsive qui entraîne l'homme indépendamment
de sa volonté, voilà le véritable obstacle au bonheur individuel et
politique. Sans les passions, les gouvernements seraient une machine
aussi simple que tous les leviers dont la force est proportionnée au
poids qu'ils doivent soulever, et la destinée de l'homme ne serait
composée que d'un juste équilibre entre les désirs et la possibilité de
les satisfaire. Je ne considérerai donc la morale et la politique que
sous le point de vue des difficultés que les passions leur présentent:
les caractères qui ne sont point passionnés se placent d'eux-mêmes dans
la situation qui leur convient le mieux; c'est presque toujours celle
que le hasard leur a désignée; ou s'ils y apportent quelque changement,
c'est seulement dans ce qui s'offre le plus facilement à leur portée.
Laissons-les donc dans leur calme heureux, ils n'ont pas besoin de nous;
leur bonheur est aussi varié en apparence que les différents lots qu'ils
ont reçus de la destinée; mais la base de ce bonheur est toujours la
même, c'est la certitude de n'être jamais ni agité ni dominé par aucun
mouvement plus fort que soi. L'existence de ces êtres impassibles est
soumise sans doute, comme celle de tous les hommes, aux accidents
matériels qui renversent la fortune, détruisent la santé, etc.; mais
c'est par des calculs positifs et non par des pensées sensibles ou
morales qu'on éloigne ou prévient de semblables peines. Le bonheur des
caractères passionnés, au contraire, étant tout à fait dépendant de ce
qui se passe au-dedans d'eux, ils sont les seuls qui trouvent quelque
soulagement dans les réflexions qu'on peut faire naître dans leur âme.
Leur entraînement naturel les exposant aux plus cruels malheurs, ils ont
plus besoin du système qui a pour but unique d'éviter la douleur. Enfin,
les caractères passionnés sont les seuls qui, par de certains points de
ressemblance, puissent être tous l'objet des mêmes considérations
générales. Les autres vivent un à un, sans analogie comme sans variété;
leur existence est monotone, quoique chacun d'eux ait un but différent;
et il y a autant de nuances que d'individus, sans qu'on puisse découvrir
une véritable couleur. Si dans un traité sur le bonheur individuel je ne
parle que des caractères passionnés, il est encore plus naturel
d'analyser les gouvernements sous le rapport de la part qu'ils laissent
à l'influence des passions. On peut considérer un individu comme exempt
de passions; mais une collection d'hommes est composée d'un nombre
certain de caractères de tous les genres qui donnent un résultat à peu
près pareil; il faut observer que les circonstances les plus dépendantes
du hasard sont soumises à un calcul positif quand les chances se
multiplient. Dans le canton de Berne, par exemple, on a remarqué que
tous les dix ans il y avait à peu près la même quantité de divorces: il
y a des villes d'Italie où l'on calcule avec exactitude combien
d'assassinats se commettent régulièrement tous les ans: ainsi les
événements qui tiennent à une multitude de combinaisons diverses ont un
retour périodique, une proportion fixe, quand les observations sont le
résultat d'un grand nombre de chances. C'est ce qui doit conduire à
penser que la science politique peut acquérir un jour une évidence
géométrique. La morale, chaque fois qu'elle s'applique à tel homme en
particulier, peut se tromper entièrement dans ses suppositions par
rapport à lui: l'organisation d'une constitution se fonde toujours sur
des données fixes, puisque le grand nombre en tout genre amène des
résultats toujours semblables et toujours prévus. Les passions sont la
plus grande difficulté des gouvernements: cette vérité n'a pas besoin
d'être développée; on voit aisément que toutes les combinaisons sociales
les plus despotiques conviendraient également à des hommes inertes, qui
seraient contents de rester à la place que le sort leur aurait fixée, et
que la théorie démocratique la plus abstraite serait praticable au
milieu d'hommes sages uniquement conduits par leur raison. Le seul
problème des constitutions est donc de connaître jusqu'à quel degré on
peut exciter ou comprimer les passions, sans compromettre le bonheur
public.

Avant d'aller plus loin, l'on demanderait peut-être une définition du
bonheur. Le bonheur, tel qu'on le souhaite, est la réunion de tous les
contraires: c'est pour les individus l'espoir sans la crainte,
l'activité sans l'inquiétude, la gloire sans la calomnie, l'amour sans
l'inconstance, l'imagination qui embellirait à nos yeux ce qu'on
possède, et flétrirait le souvenir de ce qu'on aurait perdu; enfin
l'ivresse de la nature morale, le bien de tous les états, de tous les
talents, de tous les plaisirs, séparé du mal qui les accompagne. Le
bonheur des nations serait aussi de concilier ensemble la liberté des
républiques et le calme des monarchies, l'émulation des talents et le
silence des factions, l'esprit militaire au dehors et le respect des
lois au dedans. Le bonheur, tel que l'homme le conçoit, c'est ce qui est
impossible en tout genre; et le bonheur, tel qu'on peut l'obtenir, le
bonheur sur lequel la réflexion et la volonté de l'homme peuvent agir,
ne s'acquiert que par l'étude de tous les moyens les plus sûrs pour
éviter les grandes peines. C'est à la recherche de ce but que ce livre
est destiné.

Deux ouvrages doivent se trouver dans un seul: l'un étudie l'homme dans
ses rapports avec lui-même, l'autre dans les relations sociales de tous
les individus entre eux: quelque analogie se trouve dans les idées
principales de ces deux traités, parce qu'une nation présente le
caractère d'un homme, et que la force du gouvernement doit agir sur
elle, comme la puissance de la raison d'un individu sur lui-même. Le
philosophe veut rendre durable la volonté passagère de la réflexion;
l'art social tend à perpétuer l'action de la sagesse; enfin ce qui est
grand se retrouve dans ce qui est petit, avec la même exactitude de
proportions: l'univers tout entier se peint dans chacune de ses parties,
et plus il paraît l'oeuvre d'une seule idée, plus il inspire
d'admiration.

Une grande différence, cependant, existe entre le système du bonheur de
l'individu et celui du bonheur des nations; c'est que dans le premier on
peut avoir pour but l'indépendance morale la plus parfaite,
c'est-à-dire, l'asservissement de toutes les passions, chaque homme
pouvant tout tenter sur lui-même; mais que, dans le second, la liberté
politique doit toujours être calculée d'après l'existence positive et
indestructive d'une certaine quantité d'êtres passionnés faisant partie
du peuple qui doit être gouverné. La première partie est uniquement
consacrée aux réflexions sur la destinée particulière. La seconde partie
doit traiter du sort constitutionnel des nations.

Dans la seconde partie, je compte examiner les gouvernements anciens et
modernes sous le rapport de l'influence qu'ils ont laissée aux passions
naturelles aux hommes réunis en corps politique, et trouver la cause de
la naissance, de la durée et de la destruction des gouvernements, dans
la part plus ou moins grande qu'ils ont faite au besoin d'action qui
existe dans toute société. Dans la première section de la seconde
partie, je traiterai des raisons qui se sont opposées à la durée et
surtout au bonheur des gouvernements où toutes les passions ont été
comprimées. Dans la seconde section, je traiterai des raisons qui se
sont opposées au bonheur et surtout à la durée des gouvernements où
toutes les passions ont été excitées. Dans la troisième section, je
traiterai des raisons qui détournent la plupart des hommes de se borner
à l'enceinte des petits états où la liberté démocratique peut exister,
parce que là les passions ne sont excitées par aucun but, par aucun
théâtre propre à les enflammer. Enfin, je terminerai cet ouvrage par des
réflexions sur la nature des constitutions représentatives, qui peuvent
concilier une partie des avantages regrettés dans les divers
gouvernements.

Ces deux ouvrages conduisent nécessairement l'un à l'autre; car si
l'homme parvenait individuellement à dompter ses passions, le système
des gouvernements se simplifierait tellement qu'on pourrait alors
adopter, comme praticable, l'indépendance complète, dont l'organisation
des petits états est susceptible. Mais quand cette théorie métaphysique
serait impossible, au moins est-il vrai que plus l'on travaille à calmer
les sentiments impétueux qui agitent l'homme au dedans de lui, moins la
liberté publique a besoin d'être modifiée; ce sont toujours les passions
qui forcent à sacrifier de l'indépendance pour assurer l'ordre, et tous
les moyens qui tendent à rendre l'empire à la raison diminuent le nombre
nécessaire des sacrifices de liberté.--J'ai à peine commencé la seconde
partie politique, dont je ne puis donner une idée par ce peu de mots. En
m'en occupant, je vois qu'il faut longtemps pour réunir toutes les
connaissances, pour faire toutes les recherches qui doivent servir de
base à ce travail; mais si les accidents de la vie ou les peines du coeur
bornaient le cours de ma destinée, je voudrais qu'un autre accomplît le
plan que je me suis proposé. En voici quelques aperçus incomplets qui ne
permettent pas de juger de l'ensemble:

Il faudrait d'abord, en analysant les gouvernements anciens et modernes,
chercher dans l'histoire des nations ce qui appartient seulement à la
nature de la constitution qui les dirigeait. Montesquieu, dans son
sublime ouvrage _Sur les Causes de la grandeur et de la décadence des
Romains_, a traité, tout ensemble, les causes diverses qui ont influé
sur le sort de cet empire; il faudrait apprendre dans son livre et
démêler dans l'histoire de tous les autres peuples, les événements qui
sont la suite immédiate des constitutions, et peut-être trouverait-on
que tous les événements dérivent de cette cause: les nations sont
élevées par leurs gouvernements, comme les enfants par l'autorité
paternelle. Et l'effet du gouvernement n'est pas incertain comme celui
de l'éducation particulière, puisque, comme je l'ai déjà dit, les
chances du hasard subsistent par rapport au caractère d'un homme, tandis
que dans la réunion d'un certain nombre les résultats sont toujours
pareils. L'organisation de la puissance publique, qui excite ou comprime
l'ambition, rend telle ou telle religion plus ou moins nécessaire, tel
ou tel code pénal trop indulgent ou trop sévère, telle étendue du pays
dangereuse ou convenable; enfin, c'est de la manière dont les peuples
conçoivent l'ordre social que dépend le destin de la race humaine sous
tous les rapports. La plus grande perfectibilité dont elle puisse être
susceptible, c'est d'acquérir des idées certaines sur la science
politique. Si les nations étaient en paix au dehors et au dedans, les
arts, les connaissances, les découvertes en divers genres feraient
chaque jour de nouveaux progrès, et la philosophie ne perdrait pas en
deux ans de guerre civile ce qu'elle avait acquis pendant des siècles
tranquilles. Après avoir bien établi l'importance première de la nature
des constitutions, il faudrait prouver leur influence par l'examen des
faits caractéristiques de l'histoire des moeurs, de l'administration, de
la littérature, de l'art militaire de tous les peuples. J'étudierais
d'abord les pays qui, dans tous les temps, ont été gouvernés
despotiquement, et motivant leurs différences apparentes, je montrerais
que leur histoire, sous le rapport des causes et des effets, a toujours
été parfaitement semblable; et j'expliquerais quel effet doit
constamment produire sur les hommes la compression de leurs mouvements
naturels par une force au dehors d'eux, et à laquelle leur raison n'a pu
donner aucun genre de consentement. Dans l'examen des anarchies
démagogiques ou militaires, il faut montrer aussi que ces deux causes,
qui paraissent opposées, donnent des résultats pareils, parce que dans
les deux états les passions politiques sont également excitées parmi les
hommes par l'éloignement de toutes les craintes positives et l'activité
de toutes les espérances vagues. Dans l'étude de certains états, qui,
par leurs circonstances encore plus que par leur petitesse, sont dans
l'impossibilité de jouer un grand rôle au dehors, et n'offrent point au
dedans de place qui puisse contenter l'ambition et le génie, il faudrait
observer comment l'homme tend à l'exercice de ses facultés, comment il
veut agrandir l'espace en proportion de ses forces. Dans les états
obscurs, les arts ne font aucun progrès, la littérature ne se
perfectionne, ni par l'émulation qui excite l'éloquence, ni par la
multitude des objets de comparaison, qui seule donne une idée fixe du
bon goût. Les hommes privés d'occupations fortes se resserrent tous les
jours plus dans le cercle des idées domestiques, et la pensée, le
talent, le génie, tout ce qui semble un don de la nature, ne se
développe cependant que par la combinaison des sociétés. Le même nombre
d'hommes divisé, séparé, sans mobile et sans but, n'offre pas un génie
supérieur, une âme ardente, un caractère énergique; tandis que dans
d'autres pays, parmi les mêmes êtres, plusieurs se seraient élevés
au-dessus de la classe commune, si le but avait fait naître l'intérêt,
et l'intérêt l'étude et la recherche des grands moyens et des grandes
pensées.

Sans s'arrêter longtemps sur les motifs de la préférence que la sagesse
conseillerait peut-être de donner aux petits états comme aux destinées
obscures, il est aisé de prouver que par la nature même des hommes ils
tendent à sortir de cette situation, qu'ils se réunissent pour
multiplier les chocs, qu'ils conquièrent pour étendre leur puissance;
enfin, que voulant exciter leurs facultés, reculer en tout genre les
bornes de l'esprit humain, ils appellent autour d'eux, d'un commun
accord, les circonstances qui secondent ce désir et cette impulsion. Ces
diverses réflexions ne pourraient avoir de prix qu'en les appuyant sur
des faits, sur une connaissance détaillée de l'histoire, qui présente
toujours des considérations nouvelles, quand on l'étudie avec un but
déterminé, et que, guidé par l'éternelle ressemblance de l'homme avec
l'homme, on recherche une même vérité à travers la diversité des lieux
et des siècles. Ces différentes réflexions conduiraient enfin au
principal but des débats actuels, à la manière de constituer une grande
nation avec de l'ordre et de la liberté, et de réunir ainsi la splendeur
des beaux-arts, des sciences et des lettres, tant vantée dans les
monarchies, avec l'indépendance des républiques. Il faudrait créer un
gouvernement qui donnât de l'émulation au génie, et mît un frein aux
passions factieuses; un gouvernement qui pût offrir à un grand homme un
but digne de lui, et décourager l'ambition de l'usurpateur; un
gouvernement qui présentât, comme je l'ai dit, la seule idée parfaite de
bonheur en tout genre, la réunion des contrastes. Autant le moraliste
doit rejeter cet espoir, autant le législateur doit tâcher de s'en
rapprocher: l'individu qui prétend pour lui-même à ce résultat est un
insensé; car le sort, qui n'est pas dans sa main, déjoue de toutes les
manières de telles espérances: mais les gouvernements tiennent, pour
ainsi dire, la place du sort par rapport aux nations; comme ils agissent
sur la masse, leurs effets et leurs moyens sont assurés. Il ne s'ensuit
pas qu'il faille croire à la perfection dans l'ordre social, mais il est
utile pour les législateurs de se proposer ce but, de quelque manière
qu'ils conçoivent sa route. Dans cet ouvrage donc, que je ferai, ou que
je voudrais qu'on fît, il faudrait mettre absolument de côté tout ce qui
tient à l'esprit de parti ou aux circonstances actuelles: la
superstition de la royauté, la juste horreur qu'inspirent les crimes
dont nous avons été les témoins, l'enthousiasme même de la république,
ce sentiment qui, dans sa pureté, est le plus élevé que l'homme puisse
concevoir. Il faudrait examiner les institutions dans leur essence même,
et convenir qu'il n'existe plus qu'une grande question qui divise encore
les penseurs; savoir, si dans la combinaison des gouvernements mixtes,
il faut, ou non, admettre l'hérédité. On est d'accord, je pense, sur
l'impossibilité du despotisme, ou de l'établissement de tout pouvoir qui
n'a pas pour but le bonheur de tous; on l'est aussi, sans doute, sur
l'absurdité d'une constitution démagogique[2], qui bouleverserait la
société au nom du peuple qui la compose. Mais les uns croient que la
garantie de la liberté, le maintien de l'ordre, ne peut subsister qu'à
l'aide d'une puissance héréditaire et conservatrice; les autres
reconnaissent de même la vérité du principe, que l'ordre seul,
c'est-à-dire, l'obéissance à la justice, assure la liberté: mais ils
pensent que ce résultat peut s'obtenir sans un genre d'institutions que
la nécessité seule peut faire admettre, et qui doivent être rejetées par
la raison, si la raison prouve qu'elles ne servent pas mieux que les
idées naturelles au bonheur de la société. C'est sur ces deux questions,
il me semble, que tous les esprits devraient s'exercer: il faut les
séparer absolument de ce que nous avons vu, et même de ce que nous
voyons, enfin de tout ce qui appartient à la révolution; car, comme on
l'a fort bien dit, il faut que cette révolution finisse _par le
raisonnement_, et il n'y a de vaincus que les hommes persuadés. Loin
donc de ceux qui ont quelque valeur personnelle toutes les dénominations
d'esclaves et de factieux, de conspirateurs et d'anarchistes, prodiguées
aux simples opinions: les actions doivent être soumises aux lois, mais
l'univers moral appartient à la pensée; quiconque se sert de cette arme
méprise toutes les autres, et l'homme qui l'emploie est par cela seul
incapable de s'abaisser à d'autres moyens.

Plusieurs ouvrages de très-bons auteurs renferment des raisons en faveur
de l'hérédité modifiée, soit comme en Angleterre, c'est-à-dire,
composant deux branches du gouvernement, dont le troisième pouvoir est
purement représentatif; soit comme à Rome, lorsque la puissance
politique était divisée entre la démocratie et l'aristocratie, le peuple
et le sénat. Il faudrait donc déduire tous les motifs qui ont fait
croire que la balance de ces intérêts opposés pouvait seule donner de la
stabilité aux gouvernements; que l'homme qui se croit des talents, ou se
voit de l'autorité, tendant naturellement, d'abord aux distinctions
personnelles, et ensuite aux distinctions héréditaires, il vaut mieux
créer légalement ce qu'il conquerra de force. Il faudrait développer et
ces raisons et beaucoup d'autres encore, en acceptant de part et d'autre
celles qu'on croit tirer du droit pour ou contre; car le droit en
politique, c'est ce qui conduit le plus sûrement au bonheur général;
mais l'on doit exposer sincèrement tous les moyens de ses adversaires
quand on les combat de bonne foi.

On pourrait opposer à leurs raisonnements que la principale cause de la
destruction de plusieurs gouvernements a été d'avoir constitué dans
l'état deux intérêts opposés: on a considéré comme le chef-d'oeuvre de la
science des gouvernements de mesurer assez les deux actions contraires,
pour que la puissance aristocratique et celle de la démocratie se
balançassent, comme deux lutteurs qu'une égale force rend immobiles. En
effet, le moment le plus prospère dans tous ces gouvernements est celui
où cette balance, subsistant d'une manière parfaite, donne le repos qui
naît de deux efforts contenus l'un par l'autre; mais cet état ne peut
être durable. À l'instant où, pour suivre la comparaison, l'un des deux
lutteurs prend un moment l'avantage, il terrasse l'autre qui se venge en
le renversant à son tour. Ainsi l'on a vu la république romaine
déchirée, dès qu'une guerre, un homme, ou le temps seul a rompu
l'équilibre.--On dira qu'en Angleterre il y a trois intérêts, et que
cette combinaison plus savante répond de la tranquillité publique. Il
n'y a jamais trois intérêts dans un tel gouvernement; les privilégiés
héréditaires et ceux qui ne le sont pas peuvent être revêtus de noms
différents; mais la division se fait toujours sur ces deux bases: l'on
se sépare et l'on se rallie d'après ces deux grands motifs d'opposition.
Ne serait-il pas possible que le genre humain, témoin et victime de ce
principe de haine, de ce genre de mort qui a détruit tant d'états,
parvînt à trouver la fin du combat de l'aristocratie et de la
démocratie, et qu'au lieu de s'attacher à la combinaison d'une balance
qui, par son avantage même, par la part qu'elle accorde à la liberté,
finit toujours par être renversée, on examinât si l'idée moderne du
système représentatif n'établit pas dans le gouvernement un seul
intérêt, un seul principe de vie, en rejetant néanmoins tout ce qui peut
conduire à la démocratie pure?

Supposez d'abord un très-petit nombre d'hommes extraits d'une nation
immense, une élection combinée, et par deux degrés, et par l'obligation
d'avoir passé successivement dans les places qui font connaître les
hommes, et exigent de l'indépendance de fortune et des droits à l'estime
publique pour s'y maintenir. Cette élection, ainsi modifiée,
n'établirait-elle pas l'aristocratie des meilleurs, la prééminence des
talents, des vertus et des propriétés? ce genre de distinction qui, sans
faire deux classes de droit, c'est-à-dire deux ennemis de fait, donne
aux plus éclairés la conduite du reste des hommes, et faisant choisir
les êtres distingués par la foule de leurs inférieurs, assure au talent
sa place, et à la médiocrité sa consolation; donne une part à
l'amour-propre du vulgaire dans les succès des gouvernants qu'ils ont
choisis; ouvre la carrière à tous, mais n'y amène que le petit nombre?
L'avantage de l'aristocratie de naissance, c'est la réunion des
circonstances qui rendent plus probables dans une telle classe les
sentiments généreux: l'aristocratie de l'élection doit, alors que sa
marche est sagement graduée, appeler avec certitude les hommes
distingués par la nature aux places éminentes de la société.--Ne
serait-il pas possible que la division des pouvoirs donnât tous les
avantages et aucun des inconvénients de l'opposition des intérêts; que
deux chambres, un directoire exécutif, quoique temporaire, fussent
parfaitement distincts dans leurs fonctions; que chacun prît un parti
différent par sa place, mais non par esprit de corps; ce qui est d'une
tout autre nature? Ces hommes, séparés pendant le cours de leurs
magistratures, par les exercices divers du pouvoir public, se
réuniraient ensuite dans la nation, parce qu'aucun intérêt contraire ne
les séparerait d'une manière invincible. Ne serait-il pas possible qu'un
grand pays, loin d'être un obstacle à un tel état de choses, fût
particulièrement propre à sa stabilité? parce qu'une conspiration, un
homme, peuvent s'emparer tout à coup de la citadelle d'un petit état, et
par cela seul changer la forme de son gouvernement, tandis qu'il n'y a
qu'une opinion qui remue à la fois trente millions d'hommes; que tout ce
qui n'est produit que par des individus, ou par une faction qui n'est
point ralliée au mouvement publie, est étouffé par la masse qui se porte
sur chaque point. Il ne peut pas y avoir d'usurpation dans un pays où il
faudrait que le même homme ralliât l'opinion à lui, depuis le Rhin
jusqu'aux Pyrénées; l'idée d'une constitution, d'un ordre légal consenti
par tous, peut seule réunir et frapper à distance. Le gouvernement, dans
un grand pays, a pour appui la masse énorme des hommes paisibles; cette
masse est beaucoup plus considérable à proportion même, dans une grande
nation, que dans un petit pays. Les gouvernants, dans un petit pays,
sont beaucoup plus multipliés par rapport aux gouvernés, et la part de
chacun à une action quelconque est plus grande et plus facile. Enfin si
l'on répétait d'une manière vague qu'on n'a jamais vu une constitution
fondée sur de telles bases, qu'il vaut mieux adopter celles qui ont
existé pendant des siècles, on pourrait demander de s'arrêter à une
réflexion qui mérite, je crois, une attention particulière.

Dans toutes les sciences humaines, on débute par les idées complexes; en
se perfectionnant, l'on arrive aux idées simples; l'ignorance absolue
dans ces combinaisons naturelles est moins éloignée du dernier terme des
connaissances que les demi-lumières. Une comparaison fera mieux sentir
ma pensée. À la renaissance des lettres, les premiers écrits qu'on a
composés ont été pleins de recherche et d'affectation. Les grands
écrivains, deux siècles après, ont admis et fait admettre le genre
simple; et le discours du sauvage qui s'écriait: _Dirons-notes aux
ossements de nos pères: Levez-vous, et marchez à notre suite?_ ce
discours avait plus de rapport avec la langue de Voltaire que les vers
ampoulés de Brébeuf ou de Chapelain. En mécanique, on avait d'abord
trouvé la machine de Marly, qui, avec des frais énormes, élevait l'eau
sur le sommet d'une montagne; après cette machine, on a découvert des
pompes qui produisent le même effet avec infiniment moins de moyens.
Sans vouloir faire d'une comparaison une preuve, peut-être que,
lorsqu'il y a cent ans en Angleterre, l'idée de la liberté reparut sur
la terre, l'organisation combinée du gouvernement anglais était le plus
haut point de perfection où l'on pût atteindre alors; mais aujourd'hui
des bases plus simples peuvent donner en France, après la révolution,
des résultats pareils à quelques égards, et supérieurs à d'autres.
Indépendamment de tous les crimes particuliers qui ont été commis,
l'ordre social a été menacé de sa destruction pendant cette révolution
par le système politique même qu'on avait adopté: les moeurs barbares
sont plus près des institutions simples mal entendues, que des
institutions compliquées; mais il n'en est pas moins vrai que l'ordre
social, comme toutes les sciences, se perfectionne à mesure qu'on
diminue les moyens, sans affaiblir le résultat. Ces considérations, et
beaucoup d'autres, conduiraient à un développement complet de la nature
et de l'utilité des pouvoirs héréditaires faisant partie de la
constitution, et de la nature et de l'utilité des constitutions
composées uniquement de magistratures temporaires; car, il faut bien se
le répéter, l'on est maintenant opposé sur ce point seul; le reste des
opinions despotiques et démagogiques sont des songes exaltés ou
criminels, dont tout ce qui pense s'est réveillé.

On ferait quelque bien, je crois, en traitant d'une manière purement
abstraite des questions dont les passions contraires se sont tour à tour
emparées. En examinant la vérité, à part des hommes et des temps, on
arrive à une démonstration qui se reporte ensuite avec moins de peine
sur les circonstances présentes. À la fin d'un semblable ouvrage,
cependant, sous quelque point de vue général que ces grandes questions
fussent présentées, il serait impossible de ne pas finir par les
particulariser dans leur rapport avec la France et le reste de l'Europe.
Tout invite la France à rester république; tout commande à l'Europe de
ne pas suivre son exemple: l'un des plus spirituels écrits de notre
temps, celui de Benjamin Constant, a parfaitement traité la question qui
concerne la position actuelle de la France. Deux motifs de sentiment me
frappent surtout: voudrait-on souffrir une nouvelle révolution pour
renverser celle qui établit la république? et le courage de tant
d'armées, et le sang de tant de héros serait-il versé au nom d'une
chimère dont il ne resterait que le souvenir des crimes qu'elle a
coûtés?

La France doit persister dans cette grande expérience dont le désastre
est passé, dont l'espoir est à venir. Mais peut-on assez inspirer à
l'Europe l'horreur des révolutions? Ceux qui détestent les principes de
la constitution de France, qui se montrent les ennemis de toute idée
libérale, et font un crime d'aimer jusqu'à la pensée d'une république,
comme si les scélérats qui ont souillé la France pouvaient déshonorer le
culte des Caton, des Brutus et des Sidney: ces hommes intolérants et
fanatiques ne persuadent point, par leurs véhémentes déclamations, les
étrangers philosophes; mais que l'Europe écoute les amis de la liberté,
les amis de la république française, qui se sont hâtés de l'adopter, dès
qu'on l'a pu sans crime, dès qu'il n'en coûtait pas du sang pour la
désirer. Aucun gouvernement monarchique ne renferme assez d'abus,
maintenant, pour qu'un jour de révolution n'arrache plus de larmes que
tous les maux qu'on voudrait réparer par elle. Désirer une révolution,
c'est dévouer à la mort l'innocent et le coupable; c'est, peut-être,
condamner l'objet qui nous est le plus cher! et jamais on n'obtient
soi-même le but qu'à ce prix affreux on s'était proposé. Nul homme, dans
ce mouvement terrible, n'achève ce qu'il a commencé; nul homme ne peut
se flatter de diriger une impulsion dont la nature des choses s'empare;
et cet Anglais qui voulut descendre dans sa barque la chute du Rhin à
Schaffouse, était moins insensé que l'ambitieux qui croirait pouvoir se
conduire avec succès à travers une révolution tout entière. Laissez-nous
en France combattre, vaincre, souffrir, mourir dans nos affections, dans
nos penchants les plus chers; renaître ensuite, peut-être, pour
l'étonnement et l'admiration du monde. Mais laissez un siècle passer sur
nos destinées; vous saurez alors si nous avons acquis la véritable
science du bonheur des hommes; si le vieillard avait raison, ou si le
jeune homme a mieux disposé de son domaine, l'avenir. Hélas! n'êtes-vous
pas heureux qu'une nation tout entière se soit placée à l'avant-garde de
l'espèce humaine pour affronter tous les préjugés, pour essayer tous les
principes? Attendez, vous, génération contemporaine; éloignez encore de
vous les haines, les proscriptions et la mort; nul devoir ne pourrait
exiger de tels sacrifices, et tous les devoirs, au contraire, font une
loi de les éviter.

Qu'on me pardonne de m'être laissé entraîner au delà de mon sujet; mais
qui peut vivre, qui peut écrire dans ce temps, et ne pas sentir et
penser sur la révolution de France?

J'ai tracé l'esquisse imparfaite de l'ouvrage que je projette. La
première partie que j'imprime à présent est fondée sur l'étude de son
propre coeur, et les observations faites sur le caractère des hommes de
tous les temps. Dans l'étude des constitutions, il faut se proposer pour
but le bonheur, et pour moyen la liberté: dans la science morale de
l'homme, c'est l'indépendance de l'âme qui doit être l'objet principal;
ce qu'on peut avoir de Bonheur en est la suite. L'homme qui se vouerait
à la poursuite de la félicité parfaite serait le plus infortuné des
êtres; la nation qui n'aurait en vue que d'obtenir le dernier terme
abstrait de la liberté métaphysique, serait la nation la plus misérable.
Les législateurs doivent donc compter et diriger les circonstances, et
les individus chercher à s'en rendre indépendants; les gouvernements
doivent tendre au bonheur réel de tous, et les moralistes doivent
apprendre aux individus à se passer de bonheur. Il y a du bien pour la
masse dans l'ordre même des choses, et cependant il n'est pas de
félicité pour les individus; tout concourt à la conservation de
l'espèce, tout s'oppose, aux désirs de chacun, et les gouvernements, à
quelques égards, représentant l'ensemble de la nature, peuvent atteindre
à la perfection dont l'ordre général offre l'exemple; mais les
moralistes, parlant aux hommes individuellement, à tous ces êtres
emportés dans le mouvement de l'univers, ne peuvent leur promettre avec
certitude aucune jouissance personnelle, que dans ce qui dépend toujours
d'eux-mêmes. Il y a de l'avantage à se proposer pour but de son travail
sur soi, la plus parfaite indépendance philosophique; les essais, même
inutiles, laissent encore après eux des traces salutaires; agissant à la
fois sur son être tout entier, on ne craint pas, comme dans les
expériences sur les nations, de disjoindre, de séparer, d'opposer l'une
à l'autre toutes les parties diverses du corps politique. L'on n'a
point, au dedans de soi, de transactions à faire avec des obstacles
étrangers; l'on mesure sa force, on triomphe ou l'on se soumet; tout est
simple, tout est possible même; car s'il est absurde de considérer une
nation comme un peuple de philosophes, il est vrai que chaque homme en
particulier peut se flatter de le devenir. Je m'attends aux diverses
objections de sentiment et de raisonnement qu'on pourra faire contre le
système développé dans cette première partie. Rien n'est plus contraire,
il est vrai, aux premiers mouvements de la jeunesse, que l'idée de se
rendre indépendant des affections des autres; on veut d'abord consacrer
sa vie à être aimé de ses amis, à captiver la faveur publique. Il semble
qu'on ne s'est jamais assez mis à la disposition de ceux qu'on aime;
qu'on ne leur ait jamais assez prouvé qu'on ne pouvait exister sans eux;
que l'occupation, les services de tous les jours ne satisfassent pas
assez au gré de la chaleur de l'âme, le besoin qu'on a de se dévouer, de
se livrer en entier aux autres. On se fait un avenir tout composé des
liens qu'on a formés; on se confie d'autant plus à leur durée que l'on
est soi-même plus incapable d'ingratitude; on se sait des droits à la
reconnaissance; on croit à l'amitié ainsi fondée plus qu'à aucun autre
lien de la terre: tout est moyen, elle seule est le but. L'on veut aussi
de l'estime publique, mais il semble que vos amis vous en sont les
garants; on n'a rien fait que pour eux, ils le savent, ils le diront:
comment la vérité, et la vérité du sentiment, ne persuaderait-elle pas?
comment ne finirait-elle pas par être reconnue? Les preuves sans nombre
qui s'échappent d'elle de toutes parts doivent enfin l'emporter sur la
fabrication de la calomnie. Vos paroles, votre voix, vos accents, l'air
qui vous environne, tout vous semble empreint de ce que vous êtes
réellement, et l'on ne croit pas à la possibilité d'être longtemps mal
jugé: c'est avec ce sentiment de confiance qu'on vogue à pleines voiles
dans la vie. Tout ce qu'on a su, tout ce qu'on vous a dit de la mauvaise
nature d'un grand nombre d'hommes, s'est classé dans votre tête comme
l'histoire, comme tout ce qu'on apprend en morale sans l'avoir éprouvé.
On ne s'avise d'appliquer aucune de ces idées générales à sa situation
particulière; tout ce qui vous arrivera, tout ce qui vous entoure doit
être une exception. Ce qu'on a d'esprit n'a point d'influence sur la
conduite: là où il y a un coeur, il est seul écouté. Ce qu'on n'a pas
senti soi-même est connu de la pensée, sans jamais diriger les actions.
Mais à vingt-cinq ans, à cette époque précise où la vie cesse de
croître, il se fait un cruel changement dans votre existence: on
commence à juger votre situation; tout n'est plus avenir dans votre
destinée; à beaucoup d'égards votre sort est fixé, et les hommes
réfléchissent alors s'il leur convient d'y lier le leur. S'ils y voient
moins d'avantages qu'ils n'avaient cru, si de quelque manière leur
attente est trompée, au moment où ils sont résolus à s'éloigner de vous,
ils veulent se motiver à eux-mêmes leur tort envers vous; ils vous
cherchent mille défauts pour s'absoudre du plus grand de tous: les amis
qui se rendent coupables d'ingratitude vous accablent pour se justifier;
ils nient le dévouement, ils supposent l'exigence, ils essaient enfin de
moyens séparés, de moyens contradictoires pour envelopper votre conduite
et la leur d'une sorte d'incertitude que chacun explique à son gré.
Quelle multitude de peines assiège alors le coeur qui voulait vivre dans
les autres, et se voit trompé dans cette illusion! La perte des
affections les plus chères n'empêche pas de sentir jusqu'au plus faible
tort de l'ami qu'on aimait le moins. Votre système dévie est attaqué,
chaque coup ébranle l'ensemble: _celui-là aussi s'éloigne de moi_, est
une pensée douloureuse, qui donne au dernier lien qui se brise un prix
qu'il n'avait pas auparavant. Le public aussi, dont on avait éprouvé la
faveur, perd toute son indulgence; il aime les succès qu'il prévoit, il
devient l'adversaire de ceux dont il est lui-même la cause; ce qu'il a
dit, il l'attaque; ce qu'il encourageait, il veut le détruire: cette
injustice de l'opinion fait souffrir aussi de raille manières en un
jour. Tel individu qui vous déchire n'est pas digne que vous regrettiez
son suffrage; mais vous souffrez de tous les détails d'une grande peine
dont l'histoire se déroule à vos yeux: et déjà certain de ne point
éviter son pénible terme, vous éprouvez cependant la douleur de chaque
pas. Enfin le coeur se flétrit, la vie se décolore; on a des torts à son
tour qui dégoûtent de soi comme des autres, qui découragent du système
de perfection dont on s'était d'abord enorgueilli; on ne sait plus à
quelle idée se reprendre, quelle route suivre désormais; à force de
s'être confié sans réserve, on serait prêt à soupçonner injustement.
Est-ce la sensibilité, est-ce la vertu qui n'est qu'un fantôme? et cette
plainte sublime échappée à Brutus dans les champs de Philippes,
doit-elle égarer la vie, ou commander de se donner la mort? C'est à
cette époque funeste où la terre semble manquer sous nos pas, où, plus
incertains sur l'avenir que dans les nuages de l'enfance, nous doutons
de tout ce que nous croyions savoir, et recommençons l'existence avec
l'espoir de moins. C'est à cette époque où le cercle des jouissances est
parcouru, et le tiers de la vie à peine atteint, que ce livre peut être
utile; il ne faut pas le lire avant, car je ne l'ai moi-même ni
commencé, ni conçu qu'à cet âge. On m'objectera, peut-être aussi, qu'en
voulant dompter les passions, je cherche à étouffer le principe des plus
belles actions des hommes, des découvertes sublimes, des sentiments
généreux: quoique je ne sois pas entièrement de cet avis, je conviens
qu'il y a quelque chose de grand dans la passion; qu'elle ajoute,
pendant qu'elle dure, à l'ascendant de l'homme; qu'il accomplit alors
presque tout ce qu'il projette, tant la volonté ferme et suivie est une
force active dans l'ordre moral: L'homme alors, emporté par quelque
chose de plus puissant que lui, use sa vie, mais s'en sert avec plus
d'énergie. Si l'âme doit être considérée seulement comme une impulsion,
cette impulsion est plus vive quand la passion l'excite. S'il faut aux
hommes sans passions l'intérêt d'un grand spectacle, s'ils veulent que
les gladiateurs s'entre-détruisent à leurs yeux, tandis qu'ils ne seront
que les témoins de ces affreux combats, sans doute il faut enflammer de
toutes les manières ces êtres infortunés dont les sentiments impétueux
animent ou renversent le théâtre du monde: mais quel bien en
résultera-t-il pour eux? quel bonheur général peut-on obtenir par ces
encouragements donnés aux passions de l'âme? Tout ce qu'il faut de
mouvement à la vie sociale, tout l'élan nécessaire à la vertu existerait
sans ce mobile destructeur. Mais, dira-t-on, c'est à diriger les
passions et non à les vaincre qu'il faut consacrer ses efforts. Je
n'entends pas comment on dirige ce qui n'existe qu'en dominant; il n'y a
que deux états pour l'homme: ou il est certain d'être le maître au
dedans de lui, et alors il n'a point de passions; ou il sent qu'il règne
en lui-même une puissance plus forte que lui, et alors il dépend
entièrement d'elle. Tous ces traités avec la passion sont purement
imaginaires; elle est, comme les vrais tyrans, sur le trône ou dans les
fers. Je n'ai point imaginé cependant de consacrer cet ouvrage à la
destruction de toutes les passions; mais j'ai tâché d'offrir un système
de vie qui ne fût pas sans quelques douceurs, à l'époque où
s'évanouissent les espérances de bonheur positif dans cette vie: ce
système ne convient qu'aux caractères naturellement passionnés, et qui
ont combattu pour reprendre l'empire; plusieurs de ces jouissances
n'appartiennent qu'aux âmes jadis ardentes, et la nécessité de ces
sacrifices ne peut être sentie que par ceux qui ont été malheureux. En
effet, si l'on n'était pas né passionné, qu'aurait-on à craindre, de
quel effort aurait-on besoin, que se passerait-il en soi qui pût occuper
le moraliste, et l'inquiéter sur la destinée de l'homme? Pourrait-on
aussi me reprocher de n'avoir pas traité séparément les jouissances
attachées à l'accomplissement de ses devoirs, et les peines que font
éprouver le remords qui suit le tort, ou le crime de les avoir bravées?
Ces deux idées premières dans l'existence s'appliquent également à
toutes les situations, à tous les caractères; et ce que j'ai voulu
montrer seulement, c'est le rapport des passions de l'homme avec les
impressions agréables ou douloureuses qu'il ressent au fond de son coeur.
En suivant ce plan, je crois de même avoir prouvé qu'il n'est point de
bonheur sans la vertu; revenir à ce résultat par toutes les routes est
une nouvelle preuve de sa vérité. Dans l'analyse des diverses affections
morales de l'homme, il se rencontrera quelquefois des allusions à la
révolution de France; nos souvenirs sont tous empreints de ce terrible
événement: d'ailleurs j'ai voulu que cette première partie fût utile à
la seconde; que l'examen des hommes un à un pût préparer au calcul des
effets de leur réunion en masse. J'ai espéré, je le répète, qu'en
travaillant à l'indépendance morale de l'homme, on rendrait sa liberté
politique plus facile, puisque chaque restriction qu'il faut imposer à
cette liberté est toujours commandée par l'effervescence de telle ou
telle passion.

Enfin, de quelque manière que l'on juge mon plan, ce qui est certain,
c'est que mon unique but a été de combattre le malheur sous toutes ses
formes, d'étudier les pensées, les sentiments, les institutions qui
causent de la douleur aux hommes, pour chercher quelle est la réflexion,
le mouvement, la combinaison, qui pourraient diminuer quelque chose de
l'intensité des peines de l'âme: l'image de l'infortune, sous quelque
aspect qu'elle se présente, et me poursuit, et m'accable. Hélas! j'ai
tant éprouvé ce que c'était que souffrir, qu'un attendrissement
inexprimable, une inquiétude douloureuse s'emparent de moi, à la pensée
des malheurs de tous et de chacun; des chagrins inévitables et des
tourments de l'imagination; des revers de l'homme juste, et même aussi
des remords du coupable; des blessures du coeur, les plus touchantes de
toutes, et des regrets dont on rougit sans les éprouver moins; enfin, de
tout ce qui fait verser des larmes, ces larmes que les anciens
recueillaient dans une urne consacrée, tant la douleur de l'homme était
auguste à leurs yeux. Ah! ce n'est pas assez d'avoir juré que, dans les
limites de son existence, de quelque injustice, de quelque tort qu'on
fût l'objet, on ne causerait jamais volontairement une peine, on ne
renoncerait jamais volontairement à la possibilité d'en soulager une; il
faut essayer encore si quelque ombre de talent, si quelque faculté de
méditation ne pourrait pas faire trouver la langue dont la mélancolie
ébranle doucement le coeur, ne pourrait pas aider à découvrir à quelle
hauteur philosophique les armes qui blessent n'atteindraient plus.
Enfin, si le temps et l'étude apprenaient comment on peut donner aux
principes politiques assez d'évidence pour qu'ils ne fussent plus
l'objet de deux religions, et par conséquent des plus sanglantes
fureurs, il semble que l'on aurait du moins offert un examen complet de
tout ce qui livre la destinée de l'homme à la puissance du malheur.



SECTION PREMIÈRE.

DES PASSIONS.



CHAPITRE PREMIER.

_De l'amour de la gloire._


De toutes les passions dont le coeur humain est susceptible, il n'en est
point qui ait un caractère aussi imposant que l'amour de la gloire: on
peut trouver la trace de ses mouvements dans la nature primitive de
l'homme, mais ce n'est qu'au milieu de la société que ce sentiment
acquiert sa véritable force. Pour mériter le nom de passion, il faut
qu'il absorbe toutes les autres affections de l'âme, et ses plaisirs
comme ses peines n'appartiennent qu'au développement entier de sa
puissance.

Après cette sublimité de vertu, qui fait trouver dans sa propre
conscience le motif et le but de sa conduite, le plus beau des principes
qui puisse mouvoir notre âme est l'amour de la gloire. Je laisse au sens
de ce mot sa propre grandeur en ne le séparant pas de la valeur réelle
des actions qu'il doit désigner. En effet, une gloire véritable ne peut
être acquise par une célébrité relative; on en appelle toujours à
l'univers et à la postérité pour confirmer le don d'une si auguste
couronne; elle ne doit donc rester qu'au génie ou à la vertu. C'est en
méditant sur l'ambition que je parlerai de tous les succès éphémères qui
peuvent imiter ou rappeler la gloire; mais c'est d'elle-même,
c'est-à-dire, de ce qui est vraiment grand et juste, que je veux d'abord
m'occuper; et pour juger son influence sur le bonheur, je ne craindrai
point de la faire paraître dans toute la séduction de son éclat.

Le digne et sincère amant de la gloire propose un beau traité au genre
humain; il lui dit: «Je consacrerai mes talents à vous servir; ma
passion dominante m'excitera sans cesse à faire jouir un plus grand
nombre d'hommes des résultats heureux de mes efforts; le pays, le peuple
qui m'est inconnu, aura des droits aux fruits de mes veilles; tout ce
qui pense est en relation avec moi; et, dégagé de la puissance
environnante des sentiments individuels, c'est à l'étendue seule de mes
bienfaits que je mesurerai mon bonheur: pour prix de ce dévouement, je
ne vous demande que de le célébrer; chargez la renommée d'acquitter
votre reconnaissance. La vertu, j'en conviens, sait jouir d'elle-même;
moi, j'ai besoin de vous pour obtenir le prix qui m'est nécessaire pour
que la gloire de mon nom soit unie au mérite de mes actions.» Quelle
franchise, quelle simplicité dans ce contrat! comment se peut-il que les
nations n'y soient jamais restées fidèles, et que le génie seul en ait
accompli les conditions?

C'est, sans doute, une jouissance enivrante que de remplir l'univers de
son nom, d'exister tellement au delà de soi, qu'il soit possible de se
faire illusion et sur l'espace et sur la durée de la vie, et de se
croire quelques-uns des attributs métaphysiques de l'infini. L'âme se
remplit d'un orgueilleux plaisir par le sentiment habituel que toutes
les pensées d'un grand nombre d'hommes sont dirigées sur vous; que vous
existez en présence de leur espoir; que chaque méditation de votre
esprit peut influer sur beaucoup de destinées; que de grands événements
se développent au dedans de vous, et commandent, au nom du peuple, qui
compte sur vos lumières, la plus vive attention à vos propres pensées.
Les acclamations de la foule remuent l'âme, et par les réflexions
qu'elles font naître, et par les commotions qu'elles excitent: toutes
ces formes animées, enfin, sous lesquelles la gloire se présente,
doivent transporter la jeunesse d'espérance et l'enflammer d'émulation.
Les routes qui conduisent à un si grand but sont remplies de charmes;
les occupations que commande l'ardeur d'y parvenir sont elles-mêmes une
jouissance; et, dans la carrière des succès, ce qu'il y a souvent de
plus heureux, c'est la suite d'intérêts qui les précèdent et s'emparent
activement de la vie. La gloire des écrits et celle des actions sont
soumises à des combinaisons différentes; la première, empruntant quelque
chose des plaisirs solitaires, peut participer à leurs bienfaits; mais
ce n'est pas elle qui rend sensibles tous les signes de cette grande
passion; ce n'est pas ce génie dominateur qui dans un instant sème,
recueille et se couronne; dont l'éloquence entraînante, ou le courage
vainqueur décident instantanément du sort des siècles et des empires; ce
n'est pas cette émotion toute-puissante dans ses effets, qui commande en
inspirant une volonté pareille, et saisit dans le présent toutes les
jouissances de l'avenir. Le génie des actions est dispensé d'attendre la
tardive justice que le temps traîne à sa suite; il fait marcher sa
gloire en avant comme la colonne enflammée qui jadis éclairait la marche
des Israélites. La célébrité qu'on peut acquérir par les écrits est
rarement contemporaine; mais alors même qu'on obtient cet heureux
avantage, comme il n'y a rien d'instantané dans ses effets, d'ardent
dans son éclat, une telle carrière ne peut, comme la gloire active,
donner le sentiment complet de sa force physique et morale, assurer
l'exercice de toutes ses facultés, enivrer enfin par la certitude de la
puissance de son être. C'est donc au plus haut point de bonheur que
l'amour de la gloire puisse donner, qu'il faut s'attacher pour en mieux
juger les obstacles et les malheurs.

La première des difficultés, dans tous les gouvernements où les
distinctions héréditaires sont établies, c'est la réunion des
circonstances qui donnent de l'éclat à la vie; les efforts que l'on fait
pour sortir d'une situation obscure, pour jouer un rôle sans y être
appelé, déplaisent à la plupart des hommes. Ceux que leur destinée
approche des premières places, croient voir une preuve de mépris pour
eux dans l'espérance que l'on conçoit de franchir l'espace qui en
sépare, et de se mettre, par ses talents, au niveau de leur destinée.
Les individus de la même classe que soi, qui se sont résignés à n'en pas
sortir, attribuant bien plutôt cette résolution à leur sagesse qu'à leur
médiocrité, appellent folie une conduite différente, et sans juger la
diversité des talents, se croient faits pour les mêmes circonstances.
Dans les monarchies aristocratiquement constituées, la multitude se
plaît quelquefois, par un esprit dominateur, à relever celui que le
hasard a délaissé; mais ce même esprit ne lui permet pas d'abandonner
ses droits sur l'existence qu'elle a créée; le peuple regarde cette
existence comme l'oeuvre de ses mains; et si le sort, la superstition, la
magie, une puissance, enfin, indépendante des hommes, n'entre pas dans
la destinée de celui qui, dans un état monarchique, doit son élévation à
l'opinion du peuple, il ne conservera pas longtemps une gloire que les
suffrages seuls créent et récompensent, qui puise à la même source son
existence et son éclat; le peuple ne soutiendra pas son ouvrage, et ne
se prosternera pas devant une force dont il se sent le principal appui.
Ceux qui, sous un tel ordre de choses, sont nés dans la classe
privilégiée, ont à quelques égards beaucoup de données utiles; mais
d'abord la chance des talents se resserre, et à proportion du nombre, et
plus encore par l'espèce de négligence qu'inspirent de certains
avantages: mais quand le génie élève celui que les rangs de la monarchie
avaient déjà séparé du reste de ses concitoyens, indépendamment des
obstacles communs à tous, il en est qui sont personnels à cette
situation. Des rivaux en plus petit nombre, des rivaux qui se croient
vos égaux à plusieurs égards, se pressent davantage autour de vous, et
lorsqu'on veut les écarter, rien n'est plus difficile que de savoir
jusqu'à quel point il faut se livrer à la popularité, en jouissant de
distinctions impopulaires. Il est presque impossible de connaître
toujours avec certitude le degré d'empressement qu'il faut montrer à
l'opinion générale: certaine de sa toute-puissance, elle en a la pudeur,
et veut du respect sans flatterie; la reconnaissance lui plaît, mais
elle se dégoûte de la servitude, et rassasiée de souveraineté, elle aime
le caractère indépendant et fier, qui la fait douter un moment de son
autorité, pour lui en renouveler la jouissance. Ces difficultés
générales redoublent pour le noble, qui dans une monarchie veut obtenir
une gloire véritable; s'il dédaigne la popularité, il est haï: un
plébéien dans un état démocratique peut obtenir l'admiration en bravant
la popularité; mais si un noble adopte une telle conduite dans un état
monarchique, au lieu de se donner l'éclat du courage, il ne fera croire
qu'à son orgueil; et si cependant, pour éviter ce blâme, il recherche la
popularité, il est sans cesse près du soupçon ou du ridicule. Les hommes
ne veulent pas qu'on renonce totalement à ses intérêts personnels, et ce
qui est, à un certain point, contre leur nature, est déjoué par eux: il
n'y a que la vie qu'on puisse sacrifier avec éclat; l'abandon des autres
avantages, quoique bien plus rare et plus estimable, est représenté
comme une sorte de duperie; et quoique ce soit le plus haut degré du
dévouement, dès qu'il est nommé _duperie_, il n'excite plus
l'enthousiasme de ceux même qui sont l'objet du sacrifice. Les nobles
donc, placés entre la nation et le monarque, entre leur existence
politique et l'intérêt général, obtiennent difficilement de la gloire
ailleurs que dans les armées. La plupart de ces considérations ne
peuvent s'appliquer aux succès militaires; la guerre ne laisse à
l'homme, de sa nature, que ses facultés physiques; pendant que cet état
dure, il se soumet à la valeur, à l'audace, au talent qui fait vaincre,
comme les corps les plus faibles suivent l'impulsion des plus forts.
L'être moral n'est de rien dans la bataille, et voilà pourquoi les
soldats ont plus de constance dans leur attachement pour leurs généraux,
que les citoyens dans leur reconnaissance pour leurs administrateurs.

Dans les républiques, si elles sont constituées sur la seule base de
l'aristocratie, tous les membres d'une même classe sont un obstacle à la
gloire de chacun d'eux; cet esprit de modération qu'avec tant de raison
Montesquieu a désigné comme le principe des républiques aristocratiques,
cet esprit de modération ne s'accorde pas avec les élans du génie: un
grand homme, s'il voulait se montrer tel, précipiterait la marche égale
et soutenue de ces gouvernements; et comme l'utilité est le principe de
l'admiration, dans un état où les grands talents ne peuvent s'exercer
d'une manière avantageuse à tous, ils ne se développent pas, ou sont
étouffés, ou sont contenus dans une certaine limite qui ne leur permet
pas d'atteindre à la célébrité. On ne sait pas au dehors un nom propre
du gouvernement de Venise, du gouvernement sage et paternel de la
république de Berne; un même esprit dirige, depuis plusieurs siècles,
des individus différents; et si un homme lui donnait son impulsion
particulière, il naîtrait des chocs dans une organisation dont l'unité
fait tout à la fois le repos et la force.

Pour les républiques populaires, il faut distinguer deux époques tout à
fait différentes, celle qui a précédé l'imprimerie, et celle qui est
contemporaine du plus grand développement possible de la liberté de la
presse. Celle qui a précédé l'imprimerie devait être favorable à
l'ascendant d'un homme sur les autres hommes. Les lumières n'étant point
disséminées, celui qui avait reçu des talents supérieurs, une raison
forte, avait de grands moyens d'agir sur la multitude; le secret des
causes n'était pas connu, l'analyse n'avait pas changé en science
positive la magie de tous les effets; enfin, l'on pouvait être étonné,
par conséquent entraîné; et des hommes croyaient qu'un d'entre eux était
nécessaire à tous. De là les grands dangers que courait la liberté; de
là les factions toujours renaissantes; car les guerres d'opinions
finissent avec les événements qui les décident, avec les discussions qui
les éclairent; mais la puissance des hommes supérieurs se renouvelle
avec chaque génération, et déchire ou asservit la nation qui se livre
sans mesure à cet enthousiasme. Mais lorsque la liberté de la presse,
et, ce qui est plus encore, la multiplicité des journaux, rend publiques
chaque jour les pensées de la veille, il est presque impossible qu'il
existe dans un tel pays ce qu'on appelle de la gloire; il y a de
l'estime, parce que l'estime ne détruit pas l'égalité, et que celui qui
l'accorde, juge au lieu de s'abandonner; mais l'enthousiasme pour les
hommes en est banni. Il y a dans tous les caractères des défauts qui
jadis n'étaient découverts que par le flambeau de l'histoire, ou par un
très-petit nombre de philosophes contemporains que le mouvement général
n'avait point enivrés; aujourd'hui celui qui veut se distinguer est en
guerre avec l'amour-propre de tous; on le menace du niveau à chaque pas
qui l'élève, et la masse des hommes éclairés prend une sorte d'orgueil
actif, destructeur des succès individuels. Si l'on veut examiner la
cause du grand ascendant que dans Athènes, qu'à Rome, des génies
supérieurs ont obtenu, de l'empire presque aveugle que dans les temps
anciens ils ont exercé sur la multitude, on verra que l'opinion n'a
jamais été fixée par l'opinion même, que c'est à quelques pouvoirs
différents d'elle, à l'appui de quelque superstition que sa constance a
été due. Tantôt ce sont des rois, qui jusqu'à la fin de leur vie ont
conservé la gloire qu'ils avaient obtenue; mais les peuples croyaient
alors que la royauté avait une origine céleste: tantôt on voit Numa
inventer une fable pour faire accepter des lois que la sagesse lui
dictait, se fiant plus à la crédulité qu'à l'évidence. Les meilleurs
généraux romains, quand ils voulaient donner une bataille, déclaraient
que l'examen du vol des oiseaux les forçait à la livrer. C'est ainsi que
les hommes habiles de l'antiquité ont caché le conseil de leur génie
sous l'apparence d'une superstition, évitant ce qui peut avoir des
juges, quoique certains d'avoir raison. Enfin, chaque découverte des
sciences, en enrichissant la masse, diminue l'empire individuel de
l'homme. Le genre humain hérite du génie, et les véritables grands
hommes sont ceux qui ont rendu leurs pareils moins nécessaires aux
générations suivantes. Plus on laisse aller sa pensée dans la carrière
future de la perfectibilité possible, plus on y voit les avantages de
l'esprit dépassés par les connaissances positives, et le mobile de la
vertu plus efficace que la passion de la gloire. On trouvera peut-être
que ce siècle ne donne encore l'idée d'aucun progrès en ce genre; mais
il faut dans l'effet actuel voir la cause future, pour juger un
événement tout entier. Celui qui n'aperçoit dans les mines, où les
métaux se préparent, que le feu dévorant qui semble tout consumer, ne
connaît point la marche de la nature, et ne sait se peindre l'avenir
qu'en multipliant le présent. Mais de quelque manière qu'on juge ces
réflexions, je reviens aux considérations générales qui s'appliquent à
tous les pays et à tous les temps sur les obstacles et les malheurs
attachés à la passion de la gloire.

Quand les difficultés des premiers pas sont vaincues, il se forme à
l'instant deux partis sur une même réputation; non parce qu'il y a deux
manières de la considérer, mais parce que l'ambition parie pour ou
contre. Celui qui veut être l'adversaire des grands succès reste passif
tant que dure leur éclat; et c'est pendant ce temps, au contraire, que
les amis ne cessent d'agir en votre faveur; ils arrivent déjà fatigués à
l'époque du malheur, lorsqu'il suffit au public du mobile seul de la
curiosité, pour se lasser des mêmes éloges; les ennemis paraissent avec
des armes toutes nouvelles, tandis que les amis ont émoussé les leurs,
en les faisant inutilement briller autour du char de triomphe. On se
demande pourquoi l'amitié a moins de persistance que la haine; c'est
qu'il y a plusieurs manières de renoncer à l'une, et que pour l'autre le
danger et la honte sont partout ailleurs que dans le succès. Les amis
peuvent si aisément attribuer, à la bonté de leur âme l'exagération de
leur enthousiasme, à l'oubli qu'on a fait de leurs conseils, les
derniers revers qu'on a éprouvés; il y a tant de manières de se louer en
abandonnant son ami, que les plus légères difficultés décident à prendre
ce parti: mais la haine, dès ses premiers pas, engagée sans retour, se
livre à toutes les ressources des situations désespérées; de ces
situations dont les nations, comme les individus, échappent presque
toujours, parce que l'homme faible même ne voit alors de secours
possible que dans l'exercice du courage.

En étudiant le petit nombre d'exceptions à l'inconstance de la faveur
publique, on est étonné de voir que c'est à des circonstances, et jamais
au talent seul, qu'on doit les rapporter. Un danger présent a pu
contraindre le peuple à retarder son injustice; une mort prématurée en a
quelquefois précédé le moment; mais la réunion des observations, qui
font le code de l'expérience, prouve que la vie si courte des hommes est
encore d'une plus longue durée que les jugements et les affections de
leurs contemporains. Le grand homme qui arrive à la vieillesse doit
parcourir plusieurs époques d'opinions diverses ou contraires. Ces
oscillations cessent avec les passions qui les produisent; mais on vit
au milieu d'elles, et leur choc, qui ne peut rien sur le jugement de la
postérité, détruit le bonheur présent qui est exposé à tous les coups.
Les événements du hasard, ceux qu'aucune des puissances de la pensée ne
peut soumettre, sont cependant placés, par la voix publique, sur la
responsabilité du génie. L'admiration est une sorte de fanatisme qui
veut des miracles; elle ne consent à accorder à un homme une place
au-dessus de tous les autres, à renoncer à l'usage de ses propres
lumières pour le croire et lui obéir, qu'en lui supposant quelque chose
de surnaturel qui ne peut se comparer aux facultés humaines. Il
faudrait, pour se défendre d'une telle erreur, être modeste et juste,
reconnaître à la fois les bornes du génie et sa supériorité sur nous;
mais dès qu'il devient nécessaire de raisonner sur les défaites, de les
expliquer par des obstacles, de les excuser par des malheurs, c'en est
fait de l'enthousiasme: il a, comme l'imagination, besoin d'être frappé
par les objets extérieurs; et la pompe du génie, c'est le succès. Le
public se plaît à donner à celui qui possède; et, comme ce sultan des
Arabes qui s'éloignait d'un ami poursuivi par l'infortune, parce qu'il
craignait la contagion de la fatalité, les revers éloignent les
ambitieux, les faibles, les indifférents, tous ceux enfin qui trouvent,
avec quelque raison, que l'éclat de la gloire doit frapper
involontairement; que c'est à elle à commander le tribut qu'elle
demande; que la gloire se compose des dons de la nature et du hasard; et
que personne n'ayant le besoin d'admirer, celui qui veut ce sentiment ne
l'obtient point de la volonté, mais de la surprise, et le doit aux
résultats du talent, bien plus qu'à la propre valeur de ce talent même.

Si les revers de la fortune désenchantent l'enthousiasme, que sera-ce
s'il s'y mêle des torts qui, cependant, se trouvent souvent réunis aux
qualités les plus éminentes? Quel vaste champ pour les découvertes des
esprits médiocres! comme ils sont sûrs d'avoir prévu ce qu'ils
comprennent encore à peine! comme le parti qu'ils auraient pris eût été
meilleur! que de lumières ils puisent dans l'événement! que de retours
satisfaisants dans la critique d'un autre! Comme personne ne s'occupe
d'eux, personne ne songe à les attaquer: eh bien, ils prennent ce
silence pour le garant de leur supériorité: parce qu'il y a une bataille
perdue, ils pensent qu'ils l'ont gagnée: et les revers d'un grand homme
se changent en palmes pour les sots. Quoi donc! l'opinion se
composerait-elle de leurs suffrages?... Oui, la gloire contemporaine
leur est soumise, car c'est l'enthousiasme de la multitude qui la
caractérise; le mérite réel est indépendant de tout, mais la réputation
acquise par ce mérite n'obtient le nom de gloire qu'au bruit des
acclamations de la foule. Si les Romains sont insensibles à l'éloquence
de Cicéron, son génie nous reste; mais où, pendant sa vie, trouvera-t-il
sa gloire? Les géomètres, ne pouvant être jugés que par leurs pairs,
obtiennent d'un petit nombre de savants des titres incontestables à
l'admiration de leurs contemporains; mais la gloire des actions doit
être populaire. Les soldats jugent leur général, la nation ses
administrateurs: quiconque a besoin du suffrage des autres a mis tout à
la fois sa vie sous la puissance du calcul et du hasard, de manière que
le travail du calcul ne peut lui répondre des chances du hasard, et que
les chances du hasard ne peuvent le dispenser du travail du calcul. Non,
pourrait-on dire, le jugement de la multitude est impartial, puisque
aucune passion envieuse et personnelle ne l'inspire; son impulsion
toujours vraie doit être juste. Mais, par cela même que ses mouvements
sont naturels et spontanés, ils appartiennent à l'imagination; un
ridicule détruit à ses yeux l'éclat d'une vertu; un soupçon peut la
dominer par la terreur; des promesses exagérées l'emportent sur des
services prudents; les plaintes d'un seul l'émeuvent plus fortement que
la silencieuse reconnaissance du grand nombre; enfin, mobile parce
qu'elle est passionnée; passionnée, parce que les hommes réunis ne se
communiquent qu'à l'aide de cette électricité, et ne mettent en commun
que leurs sentiments: ce ne sont pas les lumières de chacun, mais
l'impulsion générale qui produit un résultat, et cette impulsion, c'est
l'individu le plus exalté qui la donne. Une idée peut se composer des
réflexions de plusieurs; un sentiment sort tout entier de l'âme qui
l'éprouve; la multitude qui l'adopte a pour opinion l'injustice d'un
homme exercée par l'audace de tous; par cette audace qui se fonde et sur
la force, et plus encore sur l'impossibilité d'être atteint par aucun
genre de responsabilité individuelle. Le spectacle de la France a rendu
ces observations plus sensibles, mais, dans tous les temps, l'amant de
la gloire a été soumis au joug démocratique; c'est de la nation seule
qu'il recevait ses pouvoirs; c'est par son élection qu'il obtenait sa
couronne; et quels que fussent ses droits à la porter, quand le peuple
retirait ses suffrages au génie, il pouvait protester, mais il ne
régnait plus. N'importe, s'écrieront quelques âmes ardentes,
n'existât-il qu'une chance de succès contre mille probabilités de
revers, il faudrait tenter une carrière dont le but se perd dans les
cieux, et donne à l'homme après lui ce que la mémoire des hommes peut
conquérir sur le passé: un jour de gloire est si multiplié par notre
pensée qu'il peut suffire à toute la vie. Les plus nobles devoirs
s'accomplissent en parcourant la route qui conduit à la gloire; et le
genre humain serait resté sans bienfaiteurs si cette émulation sublime
n'eût pas encouragé leurs efforts.

D'abord, je crois que l'amour de l'éclat a rendu moins de services aux
hommes que la simple impulsion des vertus obscures ou des recherches
persévérantes. Les plus grandes découvertes ont été faites dans la
retraite de l'homme savant, et les plus belles actions, inspirées par
les mouvements spontanés de l'âme, se rencontrent souvent dans
l'histoire d'une vie inconnue; c'est donc seulement dans son rapport
avec celui qui l'éprouve qu'il faut considérer la passion de la gloire.
Par une sorte d'abstraction métaphysique, on dit souvent que la gloire
vaut mieux que le bonheur; mais cette assertion ne peut s'entendre que
par les idées accessoires qu'on y attache: on met alors en opposition
les jouissances de la vie privée avec l'éclat d'une grande existence;
mais donner à quelque chose la préférence sur le bonheur, serait un
contre-sens moral absolu. L'homme vertueux ne fait de grands sacrifices
que pour fuir la peine du remords, et s'assurer des récompenses au
dedans de lui: enfin, la félicité de l'homme lui est plus nécessaire que
sa vie, puisqu'il se tue pour échapper à la douleur. S'il est donc vrai
que choisir le malheur est un mot qui implique contradiction en
lui-même, la passion de la gloire, comme tous les sentiments, doit être
jugée par son influence sur le bonheur.

Les amants, les ambitieux mêmes peuvent se croire, dans quelques
moments, au comble de la félicité; comme le terme de leurs espérances
leur est connu, ils doivent être heureux du moins à l'instant où ils
l'atteignent: mais cette rapide jouissance même ne peut jamais
appartenir à l'homme qui prétend à la gloire; ses limites ne sont fixées
par aucun sentiment, ni par aucune circonstance. Alexandre, après la
conquête du monde, s'affligeait de ne pouvoir faire parvenir jusqu'aux
étoiles l'éclat de son nom. Cette passion ne connaît que l'avenir, ne
possède que l'espérance; et si on l'a souvent présentée comme l'une des
plus fortes preuves de l'immortalité de l'âme, c'est parce qu'elle
semble vouloir régner sur l'infini, de l'espace et l'éternité des temps.
Si la gloire est un moment stationnaire, elle recule dans l'esprit, des
hommes, et aux yeux même de celui qui s'en voyait l'objet: sa possession
émeut l'âme si fortement, exalte à un tel degré toutes les facultés
qu'un moment de calme, dans les objets extérieurs, ne sert qu'à diriger
sur soi toute l'agitation de sa pensée: le repos est si loin, le vide
est si près, que la cessation de l'action est toujours le plus grand
malheur à craindre. Comme il n'y a jamais rien de suffisant dans les
plaisirs de la gloire, l'âme ne peut être remplie que par leur attente,
ceux qu'elle obtient ne servent qu'à la rapprocher de ceux qu'elle
désire; et si l'on était parvenu au faîte de la grandeur, une
circonstance inaperçue, un obscur hommage refusé, deviendraient l'objet
de la douleur et de l'envie. Aman, vainqueur des Juifs, était malheureux
de n'avoir pu courber l'orgueil de Mardochée. Cette passion conquérante
n'estime que ce qui lui résiste; elle a besoin de l'admiration qu'on lui
refuse, comme de la seule qui soit au-dessus de celle qu'on lui accorde;
toute la puissance de l'imagination se développe en elle, parce qu'aucun
sentiment du coeur ne la ramène par intervalles à la vérité; quand elle
atteint à un but, ses tourments s'accroissent; son plus grand charme
étant l'activité qu'elle assure à chaque moment du jour, l'un de ses
prestiges est détruit quand cette activité n'a plus d'aliment. Toutes
les passions, sans doute, ont des caractères communs, mais aucune ne
laisse après elle autant de douleurs que les revers de la gloire. Il n'y
a rien d'absolu pour l'homme dans la nature, il ne juge que parce qu'il
compare; la douleur physique même est soumise à cette loi: ce qu'il y a
de plus violent dans le plaisir ou dans la douleur est donc causé par le
contraste; et quelle opposition plus terrible que la possession ou la
perte de la gloire! Celui dont la renommée parcourait le monde entier ne
voit autour de lui qu'un vaste oubli: un amant n'a de larmes à verser
que sur les traces de ce qu'il aime; tous les pas d'hommes retracent, à
celui qui jadis occupait l'univers, l'ingratitude et l'abandon.

La passion de la gloire excite le sentiment et la pensée au delà de
leurs propres forces; mais loin que le retour à l'état naturel soit une
jouissance, c'est une sensation d'abattement et de mort: les plaisirs de
la vie commune ont été usés sans avoir été sentis; on ne peut même les
retrouver dans ses souvenirs; ce n'est point par la raison ou la
mélancolie qu'on est ramené vers eux, mais par la nécessité, funeste
puissance qui brise tout ce qu'elle courbe. L'un des caractères de ce
long malheur est de finir par s'accuser soi-même: tant qu'on en est
encore aux reproches que méritent les autres, l'âme peut sortir
d'elle-même; mais le repentir concentre toutes les pensées, et, dans ce
genre de douleur, le volcan se referme pour consumer en dedans. Tant
d'actions composent la vie d'un homme célèbre, qu'il est impossible
qu'il ait assez de force dans la philosophie ou dans l'orgueil, pour ne
reprocher aucune faute à son esprit: le passé prenant dans sa pensée la
place qu'occupait l'avenir, son imagination vient se briser contre ce
temps immuable, et lui fait parcourir, en arrière, des abîmes aussi
vastes que l'étaient, en avant, les heureux champs de l'espérance.

L'homme, jadis comblé de gloire, qui veut abdiquer ses souvenirs, et se
vouer aux relations particulières, ne saurait y accoutumer ni lui, ni
les autres; on ne jouit point par effort des idées simples; il faut,
pour être heureux par elles, un concours de circonstances qui éloignent
naturellement tout autre désir. L'homme accoutumé à compter avec
l'histoire ne peut plus être intéressé pour les événements d'une
existence commune; on ne retrouve en lui aucun des mouvements qui le
caractérisaient; il ne sent plus la vie, il s'y résigne. On confie
longtemps les peines du coeur, parce que leur durée même est honorable,
parce qu'elles répondent à trop de souvenirs dans l'âme des autres, pour
que ce soit parler de soi que d'en entretenir; mais comme la philosophie
et la fierté doivent vaincre ou cacher les regrets causés même par la
plus noble ambition, l'homme qui les éprouve ne s'abandonne point à les
avouer entièrement. L'attention constante sur soi est un détail de
jouissance pendant la prospérité, c'est une peine habituelle quand on
est retombé dans une situation privée. Enfin, aimer! ce bien dont la
nature céleste est seule en disparate avec toute la destinée humaine;
aimer! n'est plus un bonheur accordé à celui que la passion de la gloire
a dominé longtemps: ce n'est pas que son âme soit endurcie, mais elle
est trop vaste pour être remplie par un seul objet; d'ailleurs, les
réflexions que l'on est conduit à faire sur les hommes en général,
lorsqu'on entretient avec eux des rapports publics, rendent impossible
la sorte d'illusion qu'il faut, pour voir un individu à une distance
infinie de tous les autres. Loin aussi que de grandes pertes attachent
au genre de bien qui reste, elles affranchissent de tout à la fois; on
ne se supporte que dans une indépendance absolue, sans aucun point de
comparaison entre le présent et le passé. Le génie, qui sut adorer et
posséder la gloire, repousse tout ce qui voudrait occuper la place de
ses regrets mêmes; il aime mieux mourir que déroger. Enfin, quoique
cette passion soit pure dans son origine et noble dans ses efforts, le
crime seul dérange plus qu'elle l'équilibre de l'âme; elle la fait sorti
violemment de l'ordre naturel, et rien ne peut jamais l'y ramener.

En m'attachant avec une sorte d'austérité à l'examen de tout ce qui doit
détourner de l'amour de la gloire, j'ai eu besoin d'un grand effort de
réflexion; j'étais distraite par l'enthousiasme; tant de noms célèbres
s'offraient à ma pensée, tant d'ombres glorieuses, qui semblaient
s'offenser de voir braver leur éclat, pour pénétrer jusqu'à la source de
leur bonheur. C'est de mon père enfin, c'est de l'homme de ce temps qui
a recueilli le plus de gloire, et qui en retrouvera le plus dans la
justice impartiale des siècles, que je craignais surtout d'approcher, en
décrivant toutes les périodes du cours éclatant de la gloire. Mais ce
n'est pas à l'homme qui a montré, pour le premier objet de ses
affections, une sensibilité aussi rare que son génie; ce n'est pas à lui
que peut convenir un seul des traits dont j'ai composé ce tableau; et si
je m'aidais des souvenirs que je lui dois, ce serait pour montrer
combien l'amour de la vertu peut apporter de changement dans la nature
et les malheurs de la passion de la gloire.

Poursuivant le projet que j'ai embrassé, je ne cherche point à détourner
l'homme de génie de répandre ses bienfaits sur le genre humain; mais je
voudrais retrancher des motifs qui l'animent le besoin des récompenses
de l'opinion; je voudrais retrancher ce qui est l'essence des passions,
l'asservissement à la puissance des autres.



CHAPITRE II.

_De l'ambition._


En parlant de l'amour de la gloire, je ne l'ai considéré que dans sa
plus parfaite sublimité, alors qu'il naît du véritable talent, et
n'aspire qu'à l'éclat de la renommée. Par l'ambition, je désigne la
passion qui n'a pour objet que la puissance, c'est-à-dire la possession
des places, des richesses, ou des honneurs qui la donnent; passion que
la médiocrité doit aussi concevoir, parce qu'elle peut en obtenir les
succès.

Les peines attachées à cette passion sont d'une autre nature que celles
de l'amour de la gloire; son horizon étant plus resserré, et son but
positif, toutes les douleurs qui naissent d'un agrandissement de l'âme
en disproportion avec le sort de l'humanité, ne sont pas éprouvées par
les ambitieux. L'intime pensée des hommes n'est point l'objet de leur
inquiétude; le suffrage des étrangers n'enflamme point leurs désirs: le
pouvoir, c'est-à-dire, le droit d'influer sur les pensées extérieures et
d'être loué partout où l'on commande, voilà ce qu'obtient l'ambition.
Elle est, sous beaucoup de rapports, en contraste avec l'amour de la
gloire. En les comparant donc, je donnerai naturellement un nouveau
développement au chapitre que je viens de finir.

Tout est fixé d'avance dans l'ambition; ses chagrins et ses plaisirs
sont soumis à des événements déterminés; l'imagination a peu d'empire
sur la pensée des ambitieux, car rien n'est plus réel que les avantages
du pouvoir. Les peines donc qui naissent de l'exaltation de l'âme ne
sont point connues par les ambitieux; mais si le vague de l'imagination
offre un champ à la douleur, elle présente aussi beaucoup d'espace pour
s'élever au-dessus de tout ce qui nous entoure, éviter la vie, et se
perdre dans l'avenir. Dans l'ambition, au contraire, tout est présent,
tout est positif; rien n'apparaît au delà du terme, rien ne reste après
le malheur, et c'est par l'inflexibilité du calcul et le néant du passé
qu'on doit estimer ses avantages et ses pertes.

Obtenir et conserver le pouvoir, voilà tout le plan d'un ambitieux. Il
ne peut jamais s'abandonner à aucun de ses mouvements, car il est rare
que la nature soit un bon guide dans la route de la politique; et, par
un contraste cruel, cette passion, assez violente pour vaincre tous les
obstacles, condamne à la réserve continuelle qu'exige la contrainte de
soi-même; il faut qu'elle agisse avec une égale force pour exciter et
pour retenir. L'amour de la gloire peut s'abandonner; la colère,
l'enthousiasme d'un héros ont quelquefois aidé son génie; et quand ses
sentiments étaient honorables, ils le servaient assez; mais l'ambition
n'a qu'un seul but. Celui qui prise ainsi le pouvoir est insensible à
tout autre genre d'éclat; cette disposition suppose une sorte de mépris
pour le genre humain, une personnalité concentrée qui ferme l'âme aux
autres jouissances. Le feu de cette passion dessèche; il est âpre et
sombre, comme tous les sentiments qui, voués au secret par notre propre
jugement sur leur nature, sont d'autant plus puissants que jamais on ne
les exprime. L'homme ambitieux sans doute, alors qu'il a atteint ce
qu'il recherche, ne ressent point ce désir inquiet qui reste après les
triomphes de la gloire, son objet est en proportion avec lui; et comme
en le perdant il ne lui restera point de ressources personnelles, en le
possédant il ne sent point de vide. Le but de l'ambition est
certainement aussi plus facile à obtenir que celui de la gloire; et
comme le sort de l'ambitieux dépend d'un moins grand nombre d'individus
que celui de l'homme célèbre, sous ce rapport il est moins malheureux.
Il importe, cependant bien plus de détourner de l'ambition que de
l'amour de la gloire. Ce dernier sentiment est presque aussi rare que le
génie, et presque jamais il n'est séparé des grands talents qui font son
excuse; comme si la Providence, dans sa bonté, n'avait pas voulu qu'une
telle passion pût être unie à l'impossibilité de la satisfaire, de peur
que l'âme n'en fut dévorée: mais l'ambition au contraire est à la portée
de la majorité des esprits, et ce serait plutôt la supériorité que la
médiocrité qui en éloignerait; il y a d'ailleurs une sorte de réflexion
philosophique qui pourrait faire illusion aux penseurs mêmes sur les
avantages de l'ambition, c'est que le pouvoir est la moins malheureuse
de toutes les relations qu'on peut entretenir avec un grand nombre
d'hommes.

La connaissance parfaite des hommes doit mener, ou à s'affranchir de
leur joug, ou à les dominer par la puissance. Ce qu'ils attendent de
vous, ce qu'ils en espèrent, efface leurs défauts, et fait ressortir
toutes leurs qualités. Ceux qui ont besoin de vous sont si
ingénieusement aimables, leur dévouement est si varié, leurs louanges
prennent si facilement un caractère d'indépendance, leur émotion est si
vive, qu'en assurant qu'ils aiment, c'est eux-mêmes qu'ils trompent
autant que vous. L'action de l'espérance embellit tellement tous les
caractères, qu'il faut avoir bien de la finesse dans l'esprit et de la
fierté dans le coeur, pour démêler et repousser les sentiments que votre
propre pouvoir inspire: si vous voulez donc aimer les hommes, jugez-les
pendant qu'ils ont besoin de vous; mais cette illusion d'un instant est
payée de toute la vie.

Les peines de la carrière de l'ambition commencent dès ses premiers pas,
et son terme vaut encore mieux que la route qui doit y conduire. Si
c'est avec un esprit borné qu'on veut atteindre à une place élevée,
est-il un état plus pénible que ces avertissements continuels donnés par
l'intérêt à l'amour-propre? Dans les situations communes de la vie, on
se fait illusion sur son propre mérite; mais un sentiment actif fait
découvrir à l'ambitieux la mesure de ses moyens, et sa passion l'éclaire
sur lui-même, non comme la raison qui détache, mais comme le désir qui
s'inquiète; alors, il n'est plus occupé qu'à tromper les autres, et pour
y parvenir il ne se perd pas de vue: l'oubli d'un instant lui serait
fatal; il faut qu'il arrange avec art ce qu'il sait et ce qu'il pense,
que tout ce qu'il dit ne soit destiné qu'à indiquer ce qu'il est censé
cacher; il faut qu'il cherche des instruments habiles qui le secondent,
sans trahir ce qui lui manque, et des supérieurs pleins d'ignorance et
de vanité, qu'on puisse détourner du jugement par la louange; il doit
faire illusion à ceux qui dépendent de lui par de la réserve, et tromper
ceux dont il espère par de l'exagération; enfin, il faut qu'il évite
sans cesse tous les genres de démonstrations du vrai: aussi agité qu'un
coupable qui craint la révélation de son secret, il sait qu'un homme
d'un esprit fin peut découvrir dans le silence de la gravité,
l'ignorance qui se compose, et dans l'enthousiasme de la flatterie, la
froideur qui s'exalte. La pensée d'un ambitieux est constamment tendue à
la recherche des symptômes d'un talent supérieur; il éprouve tout à la
fois et les peines de ce travail et son humiliation; et pour arriver au
terme de ses espérances, il doit constamment réfléchir sur les bornes de
ses facultés.

Si vous supposez, au contraire, à l'homme ambitieux un génie supérieur,
une âme énergique, sa passion lui commande de réussir; il faut qu'il
courbe, qu'il enchaîne tous les sentiments qui lui feraient obstacle; il
n'a pas seulement à craindre la peine des remords qui suivent
l'accomplissement des actions qu'on peut se reprocher, mais la
contrainte même du moment présent est une véritable douleur. On ne brave
pas impunément ses propres qualités; et celui que son ambition entraîne
à soutenir à la tribune une opinion que sa fierté repousse, que son
humanité condamne, que la justesse de son esprit rejette, celui-là
éprouve alors un sentiment pénible, indépendant encore de la réflexion
qui peut l'absoudre ou le blâmer. Il se soutient, peut-être, par
l'espoir de se montrer lui-même alors qu'il aura atteint son but; mais
s'il faisait naufrage avant d'arriver au port, s'il était banni, pendant
qu'à l'imitation de Brutus il contrefait l'insensé, vainement
voudrait-il expliquer quelle fut son intention, son espérance: les
actions sont toujours plus en relief que les commentaires, et ce qu'on a
dit sur le théâtre n'est jamais effacé par ce qu'on écrit dans la
retraite. C'est dans la lutte de leurs intérêts, et non dans le silence
de leurs passions qu'on croit découvrir les véritables opinions des
hommes: et quel plus grand malheur que d'avoir mérité une réputation
opposée à son propre caractère!

L'homme qui s'est jugé comme la voix publique, qui conserve au dedans de
lui tous les sentiments élevés qui l'accusent, et peut à peine s'oublier
dans l'enivrement du succès, que deviendra-t-il à l'époque du malheur?
C'est par la connaissance intime des traces que l'ambition laisse dans
le coeur après ses revers, et de l'impossibilité de fixer sa prospérité,
qu'on peut juger surtout de l'effroi qu'elle doit inspirer.

Il ne faut qu'ouvrir l'histoire pour connaître la difficulté de
maintenir les succès de l'ambition; ils ont pour ennemis la majorité des
intérêts particuliers, qui tous demandent un nouveau tirage, n'ayant
point eu de lots dans le résultat actuel du sort. Ils ont pour ennemi le
hasard, qui a une marche très-régulière quand on le calcule dans un
certain espace de temps et avec une vaste application; le hasard qui
ramène à peu près les mêmes chances de succès et de revers, et semble
s'être chargé de répartir également le bonheur entre les hommes. Ils ont
pour ennemi le besoin qu'a le public de juger et de créer de nouveau,
d'écarter un nom trop répété, d'éprouver l'émotion d'un nouvel
événement. Enfin, la multitude, composée d'hommes obscurs, veut que
d'éclatantes chutes relèvent de temps en temps le prix des conditions
privées, et prêtent une force agissante aux raisonnements abstraits qui
vantent les paisibles avantages des destinées communes.

Les places éminentes se perdent aussi par le changement qu'elles
produisent sur ceux qui les possèdent. L'orgueil ou la paresse, la
défiance ou l'aveuglement, naissent de la possession continue de la
puissance; cette situation où la modération est aussi nécessaire que
l'esprit de conquête, exige une réunion presque impossible; et l'âme qui
se fatigue ou s'inquiète, s'enivre ou s'épouvante, perd la force
nécessaire pour se maintenir. Je ne parle ici que des succès réels de
l'ambition; il y en a beaucoup d'apparents, et c'est par eux qu'on
devrait commencer l'histoire de ses revers. Quelques hommes ont
conservé, jusqu'à la fin de la vie, le pouvoir qu'ils avaient acquis;
mais pour le retenir, il leur en a coûté tous les efforts qu'il faut
pour arriver, toutes les peines que cause la perte: l'un est condamné à
suivre le même système de dissimulation qui l'a conduit au poste qu'il
occupe; et plus tremblant que ceux qui le prient, le secret de lui-même
pèse sur toute sa personne; l'autre se courbe sans cesse devant le
maître quelconque, peuple ou roi, dont il tient sa puissance. Dans une
monarchie, il est condamné à l'adoption de toutes les idées reçues, à
l'importance de toutes les formes établies: s'il étonne, il fait
ombrage; s'il reste le même, on croit qu'il s'affaiblit. Dans une
démocratie, il faut qu'il devance le voeu populaire, qu'il lui obéisse en
répondant de l'événement; qu'il joue chaque jour toute sa destinée, et
n'espère rien de la veille pour le lendemain. Enfin, il n'est point
d'homme qui ait été possesseur paisible d'une place éminente; le plus
grand nombre en a marqué la perte par une chute éclatante; d'autres ont
acheté sa possession par tous les tourments de l'incertitude et de la
crainte; et cependant, tel était l'effroi que causait le retour à
l'existence privée, qu'un seul homme ambitieux, Sylla, ayant
volontairement abdiqué le pouvoir, et survécu paisiblement à cette
grande résolution, le parti qu'il a pris est encore l'étonnement des
siècles, et le problème dont les moralistes se proposent tous la
solution. Charles-Quint se plongea dans la contemplation de la mort,
alors que, cessant de régner, il crut cesser de vivre. Victor-Amédée
voulut remonter sur le trône qu'une imagination égarée lui avait fait
abandonner. Enfin, nul n'est descendu sans douleur d'un rang qui le
plaçait au-dessus des autres hommes; nul ambitieux du moins, car que
sont les destinées sans l'âme qui les caractérise? Les événements sont
l'extérieur de la vie; sa véritable source est tout entière dans nos
sentiments. Dioclétien peut quitter le trône, Charles II peut le
conserver en paix: l'un est un philosophe, l'autre est un épicurien: ils
possèdent tous deux cette couronne objet des voeux des ambitieux; mais
ils font du trône une condition privée; et leurs qualités, comme leurs
défauts, les rendent absolument étrangers à l'ambition dont leur
existence serait le but. Enfin, quand il existerait une chance de
prolonger la possession des biens offerts par l'ambition, est-il une
entreprise dont l'avance soit si énorme? L'âme qui s'y livre se rend à
jamais incapable de toute autre manière d'exister: il faut brûler tous
les vaisseaux qui pourraient ramener dans un séjour tranquille, et se
placer entre la conquête et la mort. L'ambition est la passion qui, dans
ses malheurs, éprouve le plus le besoin de la vengeance; preuve assurée
que c'est elle qui laisse après elle le moins de consolation. L'ambition
dénature le coeur: quand on a tout jugé par rapport à soi, comment se
transporter dans un autre? quand on n'a examiné ceux qui nous
entouraient que comme des instruments ou des obstacles, comment voir en
eux des amis? L'égoïsme, dans le cours naturel de l'histoire de l'âme,
est le défaut de la vieillesse, parce que c'est celui dont on ne peut
jamais se corriger. Passer de l'occupation de soi à celle de tout autre
objet est une sorte de régénération morale dont il existe bien peu
d'exemples.

L'amour de la gloire a tant de grandeur dans ses succès, que ses revers
en prennent aussi l'empreinte; la mélancolie peut se plaire dans leur
contemplation, et la pitié qu'ils inspirent a des caractères de respect
qui servent à soutenir le grand homme qui s'en voit l'objet. On sait que
son espoir était de s'immortaliser par des services publics, que les
couronnes de la renommée furent le seul prix dont il poursuivit
l'honneur; il semble que les hommes, en l'abandonnant, courent des
risques personnels. Quelques-uns d'eux craignent de se tromper en
renonçant au bien qu'il voulait leur faire; aucun ne peut mépriser ni
ses efforts, ni son but; il lui reste sa valeur personnelle et l'appel à
la postérité; et si l'injustice le renverse, l'injustice aussi sert de
recours à ses regrets. Mais l'ambitieux, privé du pouvoir, ne vit plus
qu'à ses propres yeux: il a joué, il a perdu; telle est l'histoire de sa
vie. Le public a gagné contre lui, car les avantages qu'il possédait
sont rendus à l'espoir de tous, et le triomphe de ses rivaux est la
seule sensation vive que produise sa retraite. Bientôt celle-là même
s'efface, et la meilleure chance de bonheur pour cette situation, c'est
la facilité qu'on trouve à se faire oublier; mais, par une réunion
cruelle, le monde qu'on voudrait occuper ne se rappelle plus votre
existence passée, et ceux qui vous approchent ne peuvent en perdre le
souvenir.

La gloire d'un grand homme jette au loin un noble éclat sur ceux qui lui
appartiennent; mais les places, les honneurs dont disposait l'ambitieux
atteignent à tous les intérêts de tous les instants. Les palmes du génie
tiennent à une respectueuse distance de leur vainqueur; les dons de la
fortune rapprochent, pressent autour de vous, et comme ils ne laissent
après eux aucun droit à l'estime, lorsqu'ils vous sont ravis, tous vos
liens sont rompus; ou si quelque pudeur retient encore quelques amis,
tant de regrets personnels reviennent à leur pensée, qu'ils reprochent
sans cesse à celui qui perd tout, la part qu'ils avaient dans ses
jouissances: lui-même ne peut échapper à ses souvenirs; les privations
les plus douloureuses sont celles qui touchent à la fois à l'ensemble et
aux détails de toute la vie. Les jouissances de la gloire, éparses dans
le cours de la destinée, époques dans un grand nombre d'années,
accoutument, dans tous les temps, à de longs intervalles de bonheur;
mais la possession des places et des honneurs étant un avantage
habituel, leur perte doit se ressentir à tous les moments de la vie.
L'amant de la gloire a une conscience, c'est la fierté; et quoique ce
sentiment rende beaucoup moins indépendant que le dévouement à la vertu,
il affranchit des autres, s'il ne donne pas de l'empire sur soi-même.
L'ambitieux n'a jamais mis la dignité du caractère au-dessus des
avantages du pouvoir; et comme aucun prix ne lui a paru trop cher pour
l'acquérir, aucune consolation ne doit lui rester après l'avoir perdu.
Pour aimer et posséder la gloire, il faut des qualités tellement
éminentes, que si leur plus grande action est au dehors de nous,
cependant elles peuvent encore servir d'aliment à la pensée dans le
silence de la retraite; mais la passion de l'ambition, les moyens qu'il
faut pour réussir dans ses désirs, sont nuls pour tout autre usage:
c'est de l'impulsion plutôt que de la véritable force; c'est une sorte
d'ardeur qui ne peut se nourrir de ses propres ressources; c'est le
sentiment le plus ennemi du passé, de la réflexion, de tout ce qui
retombe sur soi-même. L'opinion, blâmant les peines de l'ambition
trompée, y met le comble en se refusant à les plaindre: et ce refus est
injuste, car la pitié doit avoir une autre destination que l'estime;
c'est à l'étendue du malheur qu'il faut la proportionner. Enfin, les
malheurs de l'ambition sont d'une telle nature, que les caractères les
plus forts n'ont jamais trouvé en eux-mêmes la puissance de s'y
soumettre.

Le cardinal Albéroni voulait encore dominer la république de Lucques
qu'il avait choisie pour retraite. On voit des vieillards traîner à la
cour l'inquiétude qui les agite, bravant le ridicule et le mépris pour
s'attacher à la dernière ombre du passé.

La passion de la gloire ne peut être trompée sur son objet; elle veut,
ou le posséder en entier, ou rejeter tout ce qui serait un diminutif de
lui-même; mais l'ambition a besoin de la première, de la seconde, de la
dernière place dans l'ordre du crédit et du pouvoir, et se rattache à
chaque degré, cédant à l'horreur que lui inspire la privation absolue de
tout ce qui peut combler ou satisfaire, ou même faire illusion à ses
désirs.

Ne peut-on pas, dira-t-on, vivre après avoir possédé de grandes places,
comme avant de les avoir obtenues? Non; jamais un effort impuissant ne
laisse revenir au point dont il voulait vous sortir, la réaction fait
redescendre plus bas; et le grand et cruel caractère des passions, c'est
d'imprimer leur mouvement à toute la vie, et leur bonheur à peu
d'instants.

Si ces considérations générales suffisent pour montrer l'influence
certaine de l'ambition sur le bonheur, les auteurs, les témoins, les
contemporains de la révolution de France, doivent trouver au fond de
leur coeur de nouveaux motifs d'éloignement pour toutes les passions
politiques.

Dans les temps de révolution, c'est l'ambition seule qui peut obtenir
des succès. Il reste encore des moyens d'acquérir du pouvoir, mais
l'opinion qui distribue la gloire n'existe plus; le peuple commande au
lieu de juger; jouant un rôle actif dans tous les événements, il prend
parti pour ou contre tel ou tel homme. Il n'y a plus dans une nation que
des combattants; l'impartial pouvoir, qu'on appelle le public, ne se
montre nulle part. Ce qui est grand et juste, d'une manière absolue,
n'est donc plus reconnu; tout est évalué suivant son rapport avec les
passions du moment; les étrangers n'ont aucun moyen de connaître
l'estime qu'ils doivent à une conduite que tous les témoins ont blâmée;
aucune voix même, peut-être, ne la rapportera fidèlement à la postérité.
Au milieu d'une révolution, il faut en croire ou l'ambition ou la
conscience; nul autre guide ne peut conduire à son but. Et quelle
ambition! quel horrible sacrifice elle impose! quelle triste couronne
elle promet! Une révolution suspend toute autre puissance que celle de
la force; l'ordre social établit l'ascendant de l'estime, de la vertu;
les révolutions mettent tous les hommes aux prises avec leurs moyens
physiques; la sorte d'influence morale qu'elles admettent, c'est le
fanatisme de certaines idées qui n'étant susceptibles d'aucune
modification, ni d'aucune borne, sont des armes de guerre, et non des
calculs de l'esprit. Pour être donc ambitieux dans une révolution, il
faut marcher toujours en avant de l'impulsion donnée; c'est une descente
rapide où l'on ne peut s'arrêter; vainement on voit l'abîme; si l'on se
jette à bas du char, on est brisé par cette chute: éviter le péril, est
plus dangereux que de l'affronter: il faut conduire soi-même dans le
sentier qui doit vous perdre, et le moindre pas rétrograde renverse
l'homme sans détourner l'événement. Il n'est rien de plus insensé que de
se mêler dans des circonstances tout à fait indépendantes de la volonté
individuelle; c'est attacher bien plus que sa vie, c'est livrer toute la
moralité de sa conduite à l'entraînement d'un pouvoir matériel. On croit
influer dans les révolutions, on croit agir, être cause, et l'on n'est
jamais qu'une pierre de plus lancée par le mouvement de la grande roue;
un autre aurait pris votre place, un moyen différent eût amené le même
résultat; le nom de chef signifie le premier précipité par la troupe qui
marche derrière, et pousse en avant.

Les revers et les succès de tout ce qu'on voit dominer dans une
révolution, ne sont que la rencontre heureuse ou malheureuse de tel
homme avec telle période de la nature des choses. Il n'est point de
factieux de bonne foi qui puisse prédire ce qu'il fera le lendemain; car
c'est la puissance qu'il importe à une faction d'obtenir, plutôt que le
but d'abord poursuivi: on peut triompher en faisant le contraire de ce
qu'on a projeté, si c'est retiennent les factieux dans la même route:
ces derniers ne cherchent que le pouvoir, et jamais ambition ne coûta
tant au caractère. Dans ces temps, pour dominer à un certain degré les
autres hommes, il faut qu'ils n'aient pas de données sûres pour calculer
à l'avance votre conduite; dès qu'ils vous savent inviolablement attaché
à tels principes de moralité, ils se postent en attaque sur la route que
vous devez suivre. Pour obtenir, pour conserver quelques moments le
pouvoir dans une révolution, il ne faut écouter ni son âme, ni son
esprit même. Quel que soit le parti qu'on ait embrassé, la faction est
démagogue dans son essence; elle est composée d'hommes qui ne veulent
pas obéir, qui se sentent nécessaires, et ne se croient point liés à
ceux qui les commandent; elle est composée d'hommes prêts à choisir de
nouveaux chefs chaque jour, parce qu'il n'est question que de leur
intérêt, et non d'une subordination antérieure, naturelle ou politique:
il importe plus aux chefs de n'être pas suspects à leurs soldats, que
d'être redoutables à leurs ennemis. Des crimes de tout genre, des crimes
inutiles aux succès de la cause, sont commandés par le féroce
enthousiasme de la populace; elle craint la pitié, quel que soit le
degré de sa force; c'est par de la fureur, et non de la clémence,
qu'elle sent son pouvoir. Un peuple qui gouverne ne cesse jamais d'avoir
peur, il se croit toujours au moment de perdre son autorité; et disposé,
par sa situation, au mouvement de l'envie, il n'a jamais pour les
vaincus l'intérêt qu'inspire la faiblesse opprimée, il ne cesse pas de
les redouter. L'homme donc qui veut acquérir une grande influence dans
ces temps de crise, doit rassurer la multitude par son inflexible
cruauté. Il ne partage point les terreurs que l'ignorance fait éprouver,
mais il faut qu'il accomplisse les affreux sacrifices qu'elle demande;
il faut qu'il immole des victimes qu'aucun intérêt ne lui fait craindre,
que son caractère souvent lui inspirait le désir de sauver; il faut
qu'il commette des crimes sans égarement, sans fureur, sans atrocité
même, suivant l'ordre d'un souverain dont il ne peut prévoir les
commandements, et dont son âme éclairée ne saurait adopter aucune des
passions. Eh! quel prix pour de tels efforts! quelle sorte de suffrage
on obtient! combien est tyrannique la reconnaissance qui couronne! On
voit si bien les bornes de son pouvoir; on sent si souvent qu'on obéit
alors même qu'on a l'air de commander; les passions des hommes sont
tellement mises en dehors dans un temps de révolution, qu'aucune
illusion n'est possible; et la plus magique des émotions, celle que font
éprouver les acclamations de tout un peuple, ne peut plus se renouveler
pour celui qui a vu ce peuple dans les mouvements d'une révolution.
Comme Cromwell, il dit en traversant la foule dont les suffrages le
couronnent: «Ils applaudiraient de même si l'on me conduisait à
l'échafaud.» Cet avenir n'est séparé de vous par aucun intervalle:
demain peut en être le jour; vos juges, vos assassins sont dans la
multitude qui vous entoure, et le transport qui vous exalte est
l'impulsion même qui peut vous renverser. Quel danger vous menace,
quelle rapidité dans la chute, quelle profondeur dans l'abîme! Sans que
le succès soit élevé plus haut, le revers vous fait tomber plus bas,
vous enfonce plus avant dans le néant de votre destinée.

La diversité des opinions empêche aucune gloire de s'établir, mais ces
mêmes opinions se réunissent toutes pour le mépris; il prend un
caractère d'acclamation, et le peuple, quand il abandonne l'ambitieux,
s'éclairant sur les crimes qu'il lui a fait commettre, l'accable pour
s'en absoudre: celui qui prend pour guide sa conscience est sûr de son
but; mais malheur à l'homme avide de pouvoir, qui s'est élancé dans une
révolution! Cromwell est resté usurpateur, parce que le principe des
troubles qu'il avait fait naître était la religion, qui soulève sans
déchaîner; était un sentiment superstitieux, qui portait à changer de
maître, mais non à détester tous les jougs. Mais quand la cause des
révolutions est l'exaltation de toutes les idées de liberté, il ne se
peut pas que les premiers chefs de l'insurrection conservent de la
puissance; il faut qu'ils excitent le mouvement qui les renversera les
premiers; il faut qu'ils développent les principes qui servent à les
juger; enfin, ils peuvent servir leur opinion, mais jamais leur intérêt;
et dans une révolution le fanatisme est plus sensé que l'ambition.



CHAPITRE III.

_De la vanité._


On se demande si la vanité est une passion. En considérant
l'insuffisance de son objet, on serait tenté d'en douter; mais en
observant la violence des mouvements qu'elle inspire, on y reconnaît
tous les caractères des passions, et l'on retrouve tous les malheurs
qu'elles entraînent dans la dépendance servile où ce sentiment vous met
du cercle qui vous entoure. L'amour de la gloire se fonde sur ce qu'il y
a de plus élevé dans la nature de l'homme; l'ambition tient à ce qu'il y
a de plus positif dans les relations des hommes entre eux; la vanité
s'attache à ce qui n'a de valeur réelle ni dans soi, ni dans les autres,
à des avantages apparents, à des effets passagers; elle vit du rebut des
deux autres passions: quelquefois cependant elle se réunit à leur
empire; l'homme atteint aux extrêmes par sa force et par sa faiblesse,
mais plus habituellement la vanité l'emporte surtout dans les caractères
qui l'éprouvent. Les peines de cette passion sont assez peu connues,
parce que ceux qui les ressentent en gardent le secret, et que tout le
monde étant convenu de mépriser ce sentiment, jamais on n'avoue les
souvenirs ou les craintes dont il est l'objet.

L'un des premiers chagrins de la vanité est de trouver en elle-même et
les causes de ses malheurs et le besoin de les cacher. La vanité se
nourrit de succès trop peu relevés pour qu'il existe aucune dignité dans
ses revers.

La gloire, l'ambition se nomment. La vanité règne quelquefois à l'insu
même du caractère qu'elle gouverne; jamais du moins sa puissance n'est
publiquement reconnue par celui qui s'y soumet: il voudrait qu'on le
crût supérieur aux succès qu'il obtient, comme à ceux qui lui sont
refusés; mais le public, dédaignant son but, et remarquant ses efforts,
déprise la possession en rendant amère la perte. L'importance de l'objet
auquel on aspire ne donne point la mesure de la douleur que fait
éprouver la privation; c'est à la violence du désir qu'il inspirait,
c'est surtout à l'opinion que les autres se sont formée de l'activité de
nos souhaits, que cette douleur se proportionne.

Ce qui caractérise les peines de la vanité, c'est qu'on apprend par les
autres, bien plus que par son sentiment intime, le degré de chagrin
qu'on doit en ressentir: plus on vous croit affligé, plus on se trouve
de raisons de l'être. Il n'est aucune passion qui ramène autant à soi,
mais il n'en est aucune qui vienne moins de notre propre mouvement;
toutes ses impulsions arrivent du dehors. C'est non-seulement à la
réunion des hommes en société que ce sentiment est dû mais c'est à un
degré de civilisation qui n'est pas connu dans tous les pays, et dont
les effets seraient presque impossibles à concevoir pour un peuple dont
les institutions et les moeurs seraient simples; car la nature éloigne
des mouvements de la vanité, et l'on ne peut comprendre comment des
malheurs si réels naissent de mouvements si peu nécessaires.

Avez-vous jamais rencontré Damon? Il est d'une naissance obscure, il le
sait; il est certain que personne ne l'ignore; mais au lieu de dédaigner
cet avantage par intérêt et par raison, il n'a qu'un but dans
l'existence, c'est de vous parler des grands seigneurs avec lesquels il
a passé sa vie; il les protège, de peur d'en être protégé; il les
appelle par leur nom, tandis que leurs égaux y joignent leurs titres, et
se fait reconnaître subalterne par l'inquiétude même de le paraître. Sa
conversation est composée de parenthèses, principal objet de toutes ses
phrases; il voudrait laisser échapper ce qu'il a le plus grand besoin de
dire; il essaye de se montrer fatigué de tout ce qu'il envie; pour se
faire croire à son aise, il tombe dans les manières familières; il s'y
confirme, parce que personne ne compte assez avec lui pour le repousser;
et tout ce dont il est flatté dans le monde est un composé du peu
d'importance qu'on met à lui, et du soin qu'on a de ménager ses
ridicules pour ne pas perdre le plaisir de s'en moquer. Sur qui
produit-il l'effet qu'il souhaite? Sur personne: peut-être même il s'en
doute, mais la vanité s'exerce pour elle-même; en voulant détromper
l'homme vain, on l'agite, mais on ne le corrige pas; l'espérance renaît
à l'instant même du dégoût, ou plutôt, comme il arrive souvent dans la
plupart des passions, sans concevoir précisément de l'espérance, on ne
peut se résigner au sacrifice.

Connaissez-vous Lycidas? Il a vieilli dans les affaires sans y prendre
une idée, sans atteindre à un résultat; cependant il se croit l'esprit
des places qu'il a occupées; il vous confie ce qu'ont imprimé les
gazettes; il parle avec circonspection même des ministres du siècle
dernier; il achève ses phrases par une mine concentrée, qui ne signifie
pas plus que ses paroles; il a dans sa poche des lettres de ministres,
d'hommes puissants, qui lui parlent du temps qu'il fait, et lui semblent
une preuve de confiance; il frémit à l'aspect de ce qu'il appelle une
mauvaise tête, et donne assez volontiers ce nom à tout homme supérieur;
il a une diatribe contre l'esprit, à laquelle la majorité d'un salon
applaudit presque toujours: _C'est_, vous dit-il, _un obstacle à bien
voir que l'esprit; les gens d'esprit n'entendent point les affaires_.
Lycidas, il est vrai que vous n'avez pas d'esprit, mais il n'est pas
prouvé pour cela que vous soyez capable de gouverner un empire.

On tire très-souvent vanité des qualités qu'on n'a pas; on voit des
hommes se glorifier des facultés spirituelles ou sensibles qui leur
manquent. L'homme vain s'enorgueillit de tout lui-même indistinctement:
_C'est moi, c'est encore moi_, s'écrie-t-il; cet enthousiasme d'égoïsme
fait un charme à ses yeux de chacun de ses défauts.

Cléon est encore à cet égard un bien plus brillant spectacle; toutes les
prétentions à la fois sont entrées dans son âme: il est laid, il se
croit aimé; son livre tombe, c'est par une cabale qui l'honore; on
l'oublie, il pense qu'on le persécute; il n'attend pas que vous l'ayez
loué, il vous dit ce que vous devez penser; il vous parle de lui sans
que vous l'interrogiez; il ne vous écoute pas si vous lui répondez; il
aime mieux s'entendre, car vous ne pouvez jamais égaler ce qu'il va dire
de lui-même. Un homme d'un esprit infini disait, en parlant de ce qu'on
pouvait appeler précisément un homme orgueilleux et vain, _En le voyant
j'éprouve un peu du plaisir que cause le spectacle d'un bon ménage; son
amour-propre et lui vivent si bien ensemble!_ En effet, quand
l'amour-propre est arrivé à un certain excès, il se suffit assez à
lui-même pour ne pas s'inquiéter, pour ne pas douter de l'opinion des
autres; c'est presque une ressource qu'on trouve en soi, et cette foi en
son propre mérite a bien quelques-uns des avantages de tous les cultes
fondés sur une ferme croyance.

Mais puisque la vanité est une passion, celui qui l'éprouve ne peut être
tranquille; séparé de toutes les jouissances impersonnelles, de toutes
les affections sensibles, cet égoïsme détruit la possibilité d'aimer: il
n'y a point de but plus stérile que soi-même; l'homme n'accroît ses
facultés qu'en les dévouant au dehors de lui, à une opinion, à un
attachement, à une vertu quelconque. La vanité, l'orgueil donnent à la
pensée quelque chose de stationnaire qui ne permet pas de sortir du
cercle le plus étroit; et cependant, dans ce cercle, il y a une
puissance de malheur plus grande que dans toute autre existence dont les
intérêts seraient plus multipliés. En concentrant sa vie on concentre
aussi sa douleur, et qui n'existe que pour soi diminue ses moyens de
jouir, en se rendant d'autant plus accessible à l'impression de la
souffrance. On voit cependant à l'extérieur de certains hommes, de tels
symptômes de contentement et de sécurité, qu'on serait tenté
d'ambitionner leur vanité comme la jouissance véritable, puisque c'est
la plus parfaite des illusions: mais une réflexion détruit toute
l'autorité de ces signes apparents; c'est que de tels hommes, n'ayant
pour objet dans la vie que l'effet qu'ils produisent sur les autres,
sont capables, pour dérober à tous les regards les tourments secrets que
des revers ou des dégoûts leur causent, d'un genre d'effort dont aucun
autre motif ne donnerait le pouvoir. Dans la plupart des situations, le
bonheur même fait partie du faste des hommes vains, ou s'ils avouaient
une peine, ce ne serait jamais que celle qu'il est honorable de
ressentir.

La vanité des hommes supérieurs les fait prétendre aux succès auxquels
ils ont le moins de droit; cette petitesse des grands génies se retrouve
sans cesse dans l'histoire: on voit des écrivains célèbres ne mettre de
prix qu'à leurs faibles succès dans les affaires publiques; des
guerriers, des ministres courageux et fermes, être avant tout flattés de
la louange accordée à leurs médiocres écrits; des hommes qui ont de
grandes qualités, ambitionner de petits avantages; enfin, comme il faut
que l'imagination allume toutes les passions, la vanité est bien plus
active sur les succès dont on doute, sur les facultés dont on ne se
croit pas sûr. L'émulation excite nos qualités; la vanité se place en
avant de tout ce qui nous manque. La vanité souvent ne détruit pas la
fierté; et comme rien n'est si esclave que la vanité, et si indépendant,
au contraire, que la véritable fierté, il n'est pas de supplice plus
cruel que la réunion de ces deux sentiments dans le même caractère. On a
besoin de ce qu'on méprise, on ne peut s'y soumettre, on ne peut s'en
affranchir; c'est à ses propres yeux que l'on rougit, c'est à ses
propres yeux que l'on produit l'effet que le spectacle de la vanité fait
éprouver à un esprit éclairé et à une âme élevée. Cette passion, qui
n'est grande que par la peine qu'elle cause, et ne peut qu'à ce seul
titre marcher de pair avec les autres, se développe parfaitement dans
les mouvements des femmes: tout en elles est amour ou vanité. Dès
qu'elles veulent avoir avec les autres des rapports plus étendus ou plus
éclatants que ceux qui naissent des sentiments doux qu'elles peuvent
inspirer à ce qui les entoure, c'est à des succès de vanité qu'elles
prétendent. Les efforts qui peuvent valoir aux hommes de la gloire et du
pouvoir, n'obtiennent presque jamais aux femmes qu'un applaudissement
éphémère, un crédit d'intrigue, enfin, un genre de triomphe du ressort
de la vanité, de ce sentiment en proportion avec leurs forces et leur
destinée c'est donc en elles qu'il faut l'examiner.

Il est des femmes qui placent leur vanité dans des avantages qui ne leur
sont point personnels, tels que la naissance, le rang et la fortune: il
est difficile de moins sentir la dignité de son sexe. L'origine de
toutes les femmes est céleste, car c'est aux dons de la nature qu'elles
doivent leur empire: en s'occupant de l'orgueil et de l'ambition, elles
font disparaître tout ce qu'il y a de magique dans leurs charmes; le
crédit qu'elles obtiennent, ne paraissant jamais qu'une existence
passagère et bornée, ne leur vaut point la considération attachée à un
grand pouvoir, et les succès qu'elles conquièrent ont le caractère
distinctif des triomphes de la vanité: ils ne supposent ni estime, ni
respect pour l'objet à qui on les accorde. Les femmes animent ainsi
contre elles les passions de ceux qui ne voulaient penser qu'à les
aimer. Le seul vrai ridicule, celui qui naît du contraste avec l'essence
des choses, s'attache à leurs efforts: lorsqu'elles s'opposent aux
projets, à l'ambition des hommes, elles excitent le vif ressentiment
qu'inspire un obstacle inattendu; si elles se mêlent des intrigues
politiques dans leur jeunesse, la modestie doit en souffrir; si elles
sont vieilles, le dégoût qu'elles causent comme femmes nuit à leur
prétention comme hommes. La figure d'une femme, quelle que soit la force
ou l'étendue de son esprit, quelle que soit l'importance des objets dont
elle s'occupe, est toujours un obstacle ou une raison dans l'histoire de
sa vie: les hommes l'ont voulu ainsi. Mais plus ils sont décidés à juger
une femme selon les avantages ou les défauts de son sexe, plus ils
détestent de lui voir embrasser une destinée contraire à sa nature.

Ces réflexions ne sont point destinées, on le croira facilement, à
détourner les femmes de toute occupation sérieuse, mais du malheur de se
prendre jamais elles-mêmes pour but de leurs efforts. Quand la part
qu'elles ont dans les affaires naît de leur attachement pour celui qui
les dirige, quand le sentiment seul dicte leurs opinions, inspire leurs
démarches, elles ne s'écartent point de la route que la nature leur a
tracée: elles aiment, elles sont femmes: mais quand elles se livrent à
une active personnalité, quand elles veulent ramener à elles tous les
événements, et les considèrent sous le rapport de leur propre influence,
de leur intérêt individuel, alors à peine sont-elles dignes des
applaudissements éphémères dont les triomphes de la vanité se composent.
Les femmes ne sont presque jamais honorées par aucun genre de
prétentions; les distinctions de l'esprit même, qui sembleraient offrir
une carrière plus étendue, ne leur valent souvent qu'une existence à la
hauteur de la vanité. La raison de ce jugement inique ou juste, c'est
que les hommes ne voient aucun genre d'utilité générale à encourager les
succès des femmes dans cette carrière, et que tout éloge qui n'est pas
fondé sur la base de l'utilité, n'est ni profond, ni durable, ni
universel. Le hasard amène quelques exceptions; s'il est quelques âmes
entraînées, ou par leur talent, ou par leur caractère, elles
s'écarteront peut-être de la règle commune, et quelques palmes de gloire
peuvent un jour les couronner; mais elles n'échapperont pas à
l'inévitable malheur qui s'attachera toujours à leur destinée.

Le bonheur des femmes perd à toute espèce d'ambition personnelle. Quand
elles ne veulent plaire que pour être aimées, quand ce doux espoir est
le seul motif de leurs actions, elles s'occupent plus de se
perfectionner que de se montrer, de former leur esprit pour le bonheur
d'un autre que pour l'admiration de tous; mais quand elles aspirent à la
célébrité, leurs efforts comme leurs succès éloignent le sentiment qui,
sous des noms différents, doit toujours faire le destin de leur vie. Une
femme ne peut exister par elle seule, la gloire même ne lui serait pas
un appui suffisant; et l'insurmontable faiblesse de sa nature et de sa
situation dans l'ordre social l'a placée dans une dépendance de tous les
jours dont un génie immortel ne pourrait encore la sauver. D'ailleurs,
rien n'efface dans les femmes ce qui distingue particulièrement leur
caractère. Celle qui se vouerait à la solution des problèmes d'Euclide,
voudrait encore le bonheur attaché aux sentiments qu'on inspire et qu'on
éprouve; et quand elles suivent une carrière qui les en éloigne, leurs
regrets douloureux, ou leurs prétentions ridicules, prouvent que rien ne
peut les dédommager de la destinée pour laquelle leur âme était créée.
Il semble que des succès éclatants offrent des jouissances
d'amour-propre à l'ami de la femme célèbre qui les obtient; mais
l'enthousiasme que ces succès font naître a peut-être moins de durée que
l'attrait fondé sur les avantages les plus frivoles. Les critiques, qui
suivent nécessairement les éloges, détruisent l'illusion à travers
laquelle toutes les femmes ont besoin d'être vues. L'imagination peut
créer, embellir par ses chimères un objet inconnu; mais celui que tout
le monde a jugé ne reçoit plus rien d'elle. La véritable valeur reste,
mais l'amour est plus épris de ce qu'il donne que de ce qu'il trouve.
L'homme se complaît dans la supériorité de sa nature, et, comme
Pygmalion, il ne se prosterne que devant son ouvrage. Enfin, si l'éclat
de la célébrité d'une femme attire des hommages sur ses pas, c'est par
un sentiment peut-être étranger à l'amour; il en prend les formes, mais
c'est comme un moyen d'avoir accès auprès de la nouvelle puissance qu'on
veut flatter. On approche d'une femme distinguée comme d'un homme en
place; la langue dont on se sert n'est pas semblable, mais le motif est
pareil. Quelquefois enivrés par le concours des hommages qui environnent
la femme dont ils s'occupent, les adorateurs s'exaltent mutuellement;
mais dans leur sentiment ils dépendent les uns des autres. Les premiers
qui s'éloigneraient pourraient détacher ceux qui restent; et celle qui
semble l'objet de toutes leurs pensées, s'aperçoit bientôt qu'elle
retient chacun d'eux par l'exemple de tous. De quels sentiments de
jalousie et de haine les grands succès d'une femme ne sont-ils pas
l'objet! que de peines causées par les moyens sans nombre que l'envie
prend pour la persécuter! La plupart des femmes sont contre elle par
rivalité, par sottise, ou par principe. Les talents d'une femme, quels
qu'ils soient, les inquiètent toujours dans leurs sentiments. Celles à
qui les distinctions de l'esprit sont à jamais interdites, trouvent
mille manières de les attaquer quand c'est une femme qui les possède;
une jolie personne, en déjouant ces distinctions, se flatte de signaler
ses propres avantages. Une femme qui se croit remarquable par la
prudence et la mesure de son esprit, et qui, n'ayant jamais eu deux
idées dans la tête, veut passer pour avoir rejeté tout ce qu'elle n'a
jamais compris, une telle femme sort un peu de sa stérilité accoutumée,
pour trouver mille ridicules à celle dont l'esprit anime et varie la
conversation: et les mères de famille pensant, avec quelque raison, que
les succès mêmes du véritable esprit ne sont pas conformes à la
destination des femmes, voient attaquer avec plaisir celles qui en ont
obtenu.

D'ailleurs, la femme qui, en atteignant à une véritable supériorité,
pourrait se croire au-dessus de la haine, et s'élèverait par sa pensée
au sort des hommes les plus célèbres, cette femme n'aurait jamais le
calme et la force de tête qui les caractérisent; l'imagination serait
toujours la première de ses facultés: son talent pourrait s'en
accroître, mais son âme serait trop fortement agitée; ses sentiments
seraient troublés par ses chimères, ses actions entraînées par ses
illusions: son esprit pourrait mériter quelque gloire en donnant à ses
écrits la justesse de la raison; mais les grands talents, unis à une
imagination passionnée, éclairent sur les résultats généraux et trompent
sur les relations personnelles. Les femmes sensibles et mobiles
donneront toujours l'exemple de cette bizarre union de l'erreur et de la
vérité, de cette sorte d'inspiration de la pensée qui rend des oracles à
l'univers et manque du plus simple conseil pour soi-même. En étudiant le
petit nombre de femmes qui ont de vrais titres à la gloire, on verra que
cet effort de leur nature fut toujours aux dépens de leur bonheur. Après
avoir chanté les plus douces leçons de la morale et de la philosophie,
Sapho se précipita du haut du rocher de Leucade; Elisabeth, après avoir
dompté les ennemis de l'Angleterre, périt victime de sa passion pour le
comte d'Essex. Enfin, avant d'entrer dans cette carrière de gloire, soit
que le trône des Césars, ou les couronnes du génie littéraire en soient
le but, les femmes doivent penser que, pour la gloire même, il faut
renoncer au bonheur et au repos de la destinée de leur sexe, et qu'il
est dans cette carrière bien peu de sorts qui puissent valoir la plus
obscure vie d'une femme aimée et d'une mère heureuse.

En quittant un moment l'examen de la vanité, j'ai jugé jusqu'à l'éclat
d'une grande renommée; mais que dirai-je de toutes ces prétentions à de
misérables succès littéraires pour lesquels on voit tant de femmes
négliger leurs sentiments et leurs devoirs? Absorbées par cet intérêt,
elles abjurent, plus que les guerrières du temps de la chevalerie, le
caractère distinctif de leur sexe; car il vaut mieux partager dans les
combats les dangers de ce qu'on aime que de se traîner dans les luttes
de l'amour-propre, exiger du sentiment des hommages pour la vanité, et
puiser ainsi à la source éternelle pour satisfaire le mouvement le plus
éphémère et le désir dont le but est le plus restreint. L'agitation que
fait éprouver aux femmes une prétention plus naturelle, puisqu'elle
tient de plus près à l'espoir d'être aimées; l'agitation que fait
éprouver aux femmes le besoin de plaire par les agréments de leur
figure, offre aussi le tableau le plus frappant des tourments de la
vanité.

Regardez une femme au milieu d'un bal, désirant d'être trouvée la plus
jolie, et craignant de n'y pas réussir. Le plaisir, au nom duquel on se
rassemble, est nul pour elle: elle ne peut en jouir dans aucun moment;
car il n'en est point qui ne soit absorbé et par sa pensée dominante, et
par les efforts qu'elle fait pour la cacher. Elle observe les regards,
les plus légers signes de l'opinion des autres, avec l'attention d'un
moraliste et l'inquiétude d'un ambitieux; et voulant dérober à tous les
yeux le tourment de son esprit, c'est à l'affectation de sa gaieté,
pendant le triomphe de sa rivale, à la turbulence de la conversation
qu'elle veut entretenir pendant que cette rivale est applaudie, à
l'empressement trop vif qu'elle lui témoigne, c'est au superflu de ses
efforts enfin qu'on aperçoit son travail. La grâce, ce charme suprême de
la beauté, ne se développe que dans le repos du naturel et de la
confiance; les inquiétudes et la contrainte ôtent les avantages mêmes
qu'on possède; le visage s'altère par la contraction de l'amour-propre.
On ne tarde pas à s'en apercevoir, et le chagrin que cause une telle
découverte augmente encore le mal qu'on voudrait réparer. La peine se
multiplie par la peine, et le but s'éloigne par l'action même du désir;
et dans ce tableau, qui semblerait ne devoir rappeler que l'histoire
d'un enfant, se trouvent les douleurs l'un homme, les mouvements qui
conduisent au désespoir et font haïr la vie; tant les intérêts
s'accroissent par l'intensité de l'attention qu'on y attache! tant la
sensation qu'on éprouve naît du caractère qui la reçoit bien plus que de
l'objet qui la donne!

Eh bien, à côté du tableau de ce bal, où les prétentions les plus
frivoles ont mis la vanité dans tout son jour, c'est dans le plus grand
événement qui ait agité l'espèce humaine, c'est dans la révolution de
France qu'il faut en observer le développement complet: ce sentiment, si
borné dans son but, si petit dans son mobile, qu'on pouvait hésiter à
lui donner une place parmi les passions; ce sentiment a été l'une des
causes du plus grand choc qui ait ébranlé l'univers. Je n'appellerai
point vanité le mouvement qui a porté vingt-quatre millions d'hommes à
ne pas vouloir des privilèges de deux cent mille: c'est la raison qui
s'est soulevée, c'est la nature qui a repris son niveau. Je ne dirai pas
même que la résistance de la noblesse à la révolution ait été produite
par la vanité: le règne de la terreur a fait porter sur cette classe des
persécutions et des malheurs qui ne permettent plus de rappeler le
passé. Mais c'est dans la marche intérieure de la révolution qu'on peut
observer l'empire de la vanité, du désir des applaudissements éphémères,
_du besoin de faire effet_, de cette passion native de France, et dont
les étrangers, comparativement à nous, n'ont qu'une idée
très-imparfaite.--Un grand nombre d'opinions ont été dictées par l'envie
de surpasser l'orateur précédent, et de se faire applaudir après lui;
l'introduction des spectateurs dans la salle des délibérations a suffi
seule pour changer la direction des affaires en France. D'abord on
n'accordait aux applaudissements que des phrases; bientôt, pour obtenir
ces applaudissements, on a cédé des principes, proposé des décrets,
approuvé jusqu'à des crimes; et par une double et funeste réaction, ce
qu'on faisait pour plaire à la foule, égarait son jugement, et ce
jugement égaré exigeait de nouveaux sacrifices. Ce n'est pas d'abord à
satisfaire des sentiments de haine et de fureur que des décrets barbares
ont été consacrés, c'est aux battements de mains des tribunes; ce bruit
enivrait les orateurs et les jetait dans l'état où les liqueurs fortes
plongent les sauvages; et les spectateurs eux-mêmes qui applaudissaient,
voulaient, par ces signes d'approbation, faire effet sur leurs voisins,
et jouissaient d'exercer de l'influence sur leurs représentants. Sans
doute, l'ascendant de la peur a succédé à l'émulation de la vanité, mais
la vanité avait créé cette puissance qui a anéanti, pendant un temps,
tous les mouvements spontanés des hommes. Bientôt après le règne de la
terreur, on voyait la vanité renaître; les individus les plus obscurs se
vantaient d'avoir été portés sur des listes de proscription. La plupart
des Français qu'on rencontre, tantôt prétendent avoir joué le rôle le
plus important, tantôt assurent que rien de ce qui s'est passé en France
ne serait arrivé si l'on avait cru le conseil que chacun d'eux a donné
dans tel lieu, à telle heure, pour telle circonstance. Enfin, en France,
on est entouré d'hommes qui tous se disent le centre de cet immense
tourbillon; on est entouré d'hommes qui tous auraient préservé la France
de ses malheurs si on les avait nommés aux premières places du
gouvernement; mais qui tous, par le même sentiment, se refusent à se
confier à la supériorité, à reconnaître l'ascendant du génie ou de la
vertu. C'est une importante question qu'il faut soumettre aux
philosophes et aux publicistes, de savoir si la vanité sert ou nuit au
maintien de la liberté dans une grande nation: elle met d'abord
certainement un véritable obstacle à l'établissement d'un gouvernement
nouveau; il suffit qu'une constitution ait été faite par tels hommes,
pour que tels autres ne veuillent pas l'adopter: il faut, comme après la
session de l'assemblée constituante, éloigner les fondateurs pour faire
adopter les institutions; et cependant les institutions périssent si
elles ne sont pas défendues par leurs auteurs. L'envie, qui cherche à
s'honorer du nom de défiance, détruit l'émulation, éloigne les lumières,
ne peut supporter la réunion du pouvoir et de la vertu, cherche à les
diviser pour les opposer l'un à l'autre, et crée la puissance du crime,
comme la seule qui dégrade celui qui la possède. Mais quand de longs
malheurs ont abattu les passions, quand on a tellement besoin de lois,
qu'on ne considère plus les hommes que sous le rapport du pouvoir légal
qui leur est confié, il est possible que la vanité, alors qu'elle est
l'esprit général d'une nation, serve au maintien des institutions
libres. Comme elle fait haïr l'ascendant d'un homme, elle soutient les
lois constitutionnelles, qui, au bout d'un temps très-court, ramènent
les hommes les plus puissants à une condition privée; elle appuie en
général ce que veulent les lois, parce que c'est une autorité abstraite,
dont tout le monde a sa part, et dont personne ne peut tirer de gloire.
La vanité est l'ennemie de l'ambition; elle aime à renverser ce qu'elle
ne peut obtenir. La vanité fait naître une sorte de prétentions
disséminées dans toutes les classes, dans tous les individus, qui arrête
la puissance de la gloire, comme les brins de paille repoussent la mer
des côtes de la Hollande. Enfin, la vanité de tous sème de tels
obstacles, de telles peines dans la carrière publique de chacun, qu'au
bout d'un certain temps le grand inconvénient des républiques, le besoin
qu'elles donnent de jouer un rôle, n'existera peut-être plus en France:
la haine, l'envie, les soupçons, tout ce qu'enfante la vanité, dégoûtera
pour jamais l'ambition des places et des affaires; on ne s'en approchera
plus que par amour pour la patrie, par dévouement à l'humanité; et ces
sentiments généreux et philosophiques rendent les hommes impassibles
comme les lois qu'ils sont chargés d'exécuter. Cette espérance est
peut-être une chimère, mais je crois vrai que la vanité se soumet aux
lois, comme un moyen d'éviter l'éclat personnel des noms propres, et
préserve une nation nombreuse et libre, lorsque sa constitution est
établie, du danger d'avoir un homme pour usurpateur.



NOTE QU'IL FAUT LIRE AVANT LE CHAPITRE DE L'AMOUR.


De tous les chapitres de cet ouvrage, il n'en est point sur lequel je
m'attende à autant de critiques que sur celui-ci. Les autres passions
ayant un but déterminé, affectent à peu près de la même manière tous les
caractères qui les éprouvent; le mot d'amour réveille dans l'esprit de
ceux qui l'entendent, autant d'idées diverses que les impressions dont
ils sont susceptibles. Un très-grand nombre d'hommes n'ont connu ni
l'amour de la gloire, ni l'ambition, ni l'esprit de parti, etc.; tout le
monde croit avoir eu de l'amour, et presque tout le monde se trompe en
le croyant: les autres passions sont beaucoup plus naturelles, et par
conséquent moins rares que celle-là; car elle est celle où il entre le
moins d'égoïsme. Ce chapitre, me dira-t-on, est d'une couleur trop
sombre; la pensée de la mort y est presque inséparable du tableau de
l'amour: et l'amour embellit la vie, et l'amour est le charme de la
nature. Non, il n'y a point d'amour dans les ouvrages gais, il n'y a
point d'amour dans les pastorales gracieuses.--Sans doute, et les femmes
doivent en convenir, il est assez doux de plaire et d'exercer ainsi sur
tout ce qui vous entoure une puissance due à soi seule, une puissance
qui n'obtient que des hommages volontaires, une puissance qui ne se fait
obéir que parce qu'on l'aime, et disposant des autres contre leur
intérêt même, n'obtient rien que de l'abandon, et ne peut se délier du
calcul. Mais qu'a de commun le jeu piquant de la coquetterie avec le
sentiment de l'amour? Il se peut aussi que les hommes soient
très-intéressés, très-amusés surtout, par l'attrait que leur inspire la
beauté, par l'espoir ou la certitude de la captiver; mais qu'a de commun
ce genre d'impression avec le sentiment de l'amour?--Je n'ai voulu
traiter dans cet ouvrage que des passions; les affections communes dont
il ne peut naître aucun malheur profond n'entraient point dans mon
sujet, et l'amour, quand il est une passion, porte toujours à la
mélancolie; il y a quelque chose de vague dans ses impressions, qui ne
s'accorde point avec la gaieté; il y a une conviction intime au dedans
de soi, que tout ce qui succède à l'amour est du néant, que rien ne peut
remplacer ce qu'on éprouve; et cette conviction fait penser à la mort
dans les plus heureux moments de l'amour. Je n'ai considéré que le
sentiment dans l'amour, parce que lui seul fait de ce penchant une
passion. Ce n'est pas le premier volume de la Nouvelle Héloïse, c'est le
départ de Saint-Preux, la lettre de la Meillerie, la mort de Julie, qui
caractérisent la passion dans ce roman.--Il est si rare de rencontrer le
véritable amour du coeur, que je hasarderai de dire que les anciens n'ont
pas eu l'idée complète de cette affection. Phèdre est sous le joug de la
fatalité, les sensations inspirent Anacréon, Tibulle mêle une sorte
d'esprit madrigalique à ses peintures voluptueuses; quelques vers de
Didon, Ceyx et Alcyone dans Ovide, malgré la mythologie qui distrait
l'intérêt en l'éloignant des situations naturelles, sont presque les
seuls morceaux où le sentiment ait toute sa force, parce qu'il est
séparé de toute autre influence. Les Italiens mettent tant de poésie
dans l'amour, que tous leurs sentiments s'offrent à vous comme des
images; vos yeux s'en souviennent plus que votre coeur. Racine, ce
peintre de l'amour, dans ses tragédies sublimes à tant d'autres égards,
mêle souvent aux mouvements de la passion des expressions recherchées
qu'on ne peut reprocher qu'à son siècle: ce défaut ne se trouve point
dans la tragédie de Phèdre; mais les beautés empruntées des anciens, les
beautés de verve poétique, en excitant le plus vif enthousiasme, ne
produisent pas cet attendrissement profond qui naît de la ressemblance
la plus parfaite avec les sentiments qu'on peut éprouver. On admire la
conception du rôle de Phèdre, on se croit dans la situation d'Aménaïde.
La tragédie de Tancrède doit donc faire verser plus de
larmes.--Voltaire, dans ses tragédies; Rousseau, dans la Nouvelle
Héloïse; Werther, des scènes de tragédies allemandes; quelques poètes
anglais, des morceaux d'Ossian, etc., ont transporté la profonde
sensibilité dans l'amour. On avait peint la tendresse maternelle, la
tendresse filiale, l'amitié avec sensibilité, Oreste et Pylade. Niobé,
la piété romaine, toutes les autres affections du coeur nous sont
transmises avec les véritables sentiments qui les caractérisent: l'amour
seul nous est représenté, tantôt sous les traits les plus grossiers,
tantôt comme tellement inséparable ou de la volupté, ou de la frénésie,
que c'est un tableau plutôt qu'un sentiment, une maladie plutôt qu'une
passion de l'âme. C'est uniquement de cette passion que j'ai voulu
parler; j'ai rejeté toute autre manière de considérer l'amour. J'ai
recueilli, pour composer les chapitres précédents, ce que j'ai remarqué
dans l'histoire ou dans le monde; en écrivant celui-ci, je me suis
laissée aller à mes seules impressions; j'ai rêvé plutôt qu'observé: que
ceux qui se ressemblent se comprennent.



CHAPITRE IV.

_De l'amour._


Si l'Être tout-puissant qui a jeté l'homme sur cette terre a voulu qu'il
conçût l'idée d'une existence céleste, il a permis que dans quelques
instants de sa jeunesse il pût aimer avec passion, il pût vivre dans un
autre, il pût compléter son être en l'unissant à l'objet qui lui était
cher. Pour quelque temps, du moins, les bornes de la destinée de
l'homme, l'analyse de la pensée, la méditation de la philosophie, se
sont perdues dans le vague d'un sentiment délicieux; la vie qui pèse
était entraînante, et le but qui toujours paraît au-dessous des efforts,
semblait les surpasser tous. L'on ne cesse point de mesurer ce qui se
rapporte à soi; mais les qualités, les charmes, les jouissances, les
intérêts de ce qu'on aime n'ont de terme que dans notre imagination. Ah!
qu'il est heureux le jour où l'on expose sa vie pour l'unique ami dont
notre âme a fait choix! le jour où quelque acte d'un dévouement absolu
lui donne au moins une idée du sentiment qui oppressait le coeur par
l'impossibilité de l'exprimer! Une femme, dans ces temps affreux dont
nous avons vécu contemporains; une femme condamnée à mort avec celui
qu'elle aimait, laissant bien loin d'elle le secours du courage,
marchait au supplice avec joie, jouissait d'avoir échappé au tourment de
survivre, était fière de partager le sort de son amant, et présageant
peut-être le terme où elle pouvait perdre l'amour qu'il avait pour elle,
éprouvait un sentiment féroce et tendre qui lui faisait chérir la mort
comme une réunion éternelle. Gloire, ambition, fanatisme, votre
enthousiasme a des intervalles; le sentiment seul enivre chaque instant;
rien ne lasse de s'aimer, rien ne fatigue dans cette inépuisable source
d'idées d'émotions heureuses; et tant qu'on ne voit, qu'on n'éprouve
rien que par un autre, l'univers entier est lui sous des formes
différentes; le printemps, la nature, le ciel, ce sont les lieux qu'il a
parcourus; les plaisirs du monde, c'est ce qu'il a dit; ce qui lui a
plu, les amusements qu'il a partagés; ses propres succès à soi-même,
c'est la louange qu'il a entendue, et l'impression que le suffrage de
tous a pu produire sur le jugement d'un seul; enfin, une idée unique est
ce qui cause à l'homme le plus grand bonheur ou la folie du désespoir.
Rien ne fatigue l'existence autant que ces intérêts divers dont la
réunion a été considérée comme un bon système de félicité; en fait de
malheur on n'affaiblit pas ce qu'on divise: après la raison qui dégage
de toutes les passions, ce qu'il y a de moins malheureux encore, c'est
de s'abandonner entièrement à une seule. Sans doute ainsi l'on s'expose
à recevoir la mort de ses propres affections; mais le premier but qu'on
doit se proposer en s'occupant du sort des hommes, n'est pas la
conservation de leur vie; le sceau de leur nature immortelle est de
n'estimer l'existence physique qu'avec la possession du bonheur moral.

C'est par le secours de la réflexion, c'est en écartant de moi
l'enthousiasme de la jeunesse, que je considérerai l'amour, ou, pour
mieux m'exprimer, le dévouement absolu de son être aux sentiments, au
bonheur, à la destinée d'un autre, comme la plus haute idée de félicité
qui puisse exalter l'espérance de l'homme. Cette dépendance d'un seul
objet affranchit si bien du reste de la terre, que l'être sensible qui a
besoin d'échapper à toutes les prétentions de l'amour-propre, à tous les
soupçons de la calomnie, à tout ce qui flétrit enfin dans les relations
qu'on entretient avec les hommes, l'être sensible trouve dans cette
passion quelque chose de solitaire et de concentré qui inspire à l'âme
l'élévation de la philosophie et l'abandon du sentiment. On échappe au
monde par des intérêts plus vifs que tous ceux qu'il peut donner; on
jouit du calme de la pensée et du mouvement du coeur, et, dans la plus
profonde solitude, la vie de l'âme est plus active que sur le trône des
Césars. Enfin, à quelque époque de l'âge qu'on transportât un sentiment
qui vous aurait dominé depuis votre jeunesse, il n'est pas un moment où
d'avoir vécu pour un autre ne fût plus doux que d'avoir existé pour soi,
où cette pensée ne dégageât tout à la fois des remords et des
incertitudes. Quand on n'a pour but que son propre avantage, comment
peut-on parvenir à se décider sur rien? le désir échappe, pour ainsi
dire, à l'examen qu'on en fait; l'événement amène souvent un résultat si
contraire à notre attente, que l'on se repent de tout ce qu'on a essayé,
que l'on se lasse de son propre intérêt comme de toute autre entreprise.
Mais quand c'est au premier objet de ses affections que la vie est
consacrée, tout est positif, tout est déterminé, tout est entraînant:
_il le veut, il en a besoin, il en sera plus heureux; un instant de sa
journée pourra s'embellir au prix de tels efforts_. C'est assez pour
diriger le cours entier de la destinée; plus de vague, plus de
découragement, c'est la seule jouissance de l'âme qui la remplisse en
entier, s'agrandisse avec elle, et, se proportionnant à nos facultés,
nous assure l'exercice et la jouissance de toutes. Quel est l'esprit
supérieur qui ne trouve pas dans un véritable sentiment le développement
d'un plus grand nombre de pensées que dans aucun écrit, dans aucun
ouvrage qu'il puisse ou composer ou lire? Le plus grand triomphe du
génie c'est de deviner la passion; qu'est-ce donc qu'elle-même? Les
succès de l'amour-propre, le dernier degré des jouissances de la
personnalité, la gloire, que vaut-elle auprès d'être aimé? Qu'on se
demande ce que l'on préférerait d'être Aménaïde ou Voltaire. Ah! tous
ces écrivains, ces grands hommes, ces conquérants s'efforcent d'obtenir
une seule des émotions que l'amour jette comme par torrent dans la vie;
des années de peines et d'efforts leur valent un jour, une heure de cet
enivrement qui dérobe l'existence; et le sentiment fait éprouver,
pendant toute sa durée, une suite d'impressions aussi vives et plus
pures que le couronnement de Voltaire, ou le triomphe d'Alexandre.

C'est hors de soi que sont les seules jouissances indéfinies. Si l'on
veut sentir le prix de la gloire, il faut voir celui qu'on aime honoré
par son éclat; si l'on veut apprendre ce que vaut la fortune, il faut
lui avoir donné la sienne; enfin, si l'on veut bénir le don inconnu de
la vie, il faut qu'il ait besoin de votre existence, et que vous
puissiez considérer en vous le soutien de son bonheur.

Dans quelque situation qu'une profonde passion nous place, jamais je ne
croirai qu'elle éloigne de la véritable route de la vertu; tout est
sacrifice, tout est oubli de soi dans le dévouement exalté de l'amour,
et la personnalité seule avilit; tout est bonté, tout est pitié dans
l'être qui sait aimer, et l'inhumanité seule bannit toute moralité du
coeur de l'homme. Mais s'il est dans l'univers deux êtres qu'un sentiment
parfait réunisse, et que le mariage ait liés l'un à l'autre, que tous
les jours, à genoux, ils bénissent l'Être suprême; qu'ils voient à leurs
pieds l'univers et ses grandeurs; qu'ils s'étonnent, qu'ils s'inquiètent
même d'un bonheur qu'il a fallu tant de chances diverses pour assurer,
d'un bonheur qui les place à une si grande distance du reste des hommes;
oui, qu'ils s'effrayent d'un tel sort. Peut-être, pour qu'il ne fût pas
trop supérieur au nôtre, ont-ils déjà reçu tout le bonheur que nous
espérons dans l'autre vie; peut-être que pour eux il n'est pas
d'immortalité.

J'ai vu, pendant mon séjour en Angleterre, un homme du plus rare mérite,
uni depuis vingt-cinq ans à une femme digne de lui: un jour, en nous
promenant ensemble, nous rencontrâmes ce qu'on appelle en anglais des
_Gipsies_, des Bohémiens, errant souvent au milieu des bois, dans la
situation la plus déplorable: je les plaignais de réunir ainsi, tous les
maux physiques de la nature. _Eh bien_, me dit alors M. L., _si, pour
passer ma vie avec elle, il avait fallu me résigner à cet état, j'aurais
mendié depuis trente ans, et nous aurions encore été bien heureux!--Ah!
oui_, s'écria sa femme, _même ainsi nous aurions été les plus heureux
des êtres!_ Ces mots ne sont jamais sortis de mon coeur. Ah! qu'il est
beau ce sentiment qui, dans l'âge avancé, fait éprouver une passion
peut-être plus profonde encore que dans la jeunesse; une passion qui
rassemble dans l'âme tout ce que le temps enlève aux sensations; une
passion qui fait de la vie un seul souvenir, et, dérobant à sa fin tout
ce qu'a d'horrible l'isolement et l'abandon, vous assure de recevoir la
mort dans les mêmes bras qui soutinrent votre jeunesse et vous
entraînèrent aux liens brûlants de l'amour! Quoi! c'est dans la réalité
des choses humaines qu'il existe un tel bonheur, et toute la terre en
est privée; et presque jamais l'on ne peut rassembler les circonstances
qui le donnent! Cette réunion est possible, et l'obtenir pour soi ne
l'est pas! Il est des coeurs qui s'entendent et le hasard, et les
distances, et la nature, et la société, séparent sans retour ceux qui se
seraient aimés pendant tout le cours de leur vie; et les mêmes
puissances attachent l'existence à qui n'est pas digne de vous, ou ne
vous entend pas, ou cesse de vous entendre!

Malgré le tableau que j'ai tracé, il est certain que l'amour est de
toutes les passions la plus fatale au bonheur de l'homme. Si l'on savait
mourir, on pourrait encore se risquer à l'espérance d'une si heureuse
destinée; mais l'on abandonne son âme à des sentiments qui décolorent le
reste de l'existence; on éprouve, pendant quelques instants, un bonheur
sans aucun rapport avec l'état habituel de la vie, et l'on veut survivre
à sa perte: l'instinct de la conservation l'emporte sur le mouvement du
désespoir, et l'on existe, sans qu'il puisse s'offrir dans l'avenir une
chance de retrouver le passé, une raison même de ne pas cesser, de
souffrir, dans la carrière des passions, dans celle surtout d'un
sentiment qui, prenant sa source, dans tout ce qui est vrai, ne peut
être consolé par la réflexion même. Il n'y a que les hommes capables de
la résolution de se tuer[3] qui puissent, avec quelque ombre de sagesse,
tenter cette grande route de bonheur: mais qui veut vivre et s'expose à
rétrograder; mais qui veut vivre et renonce, d'une manière quelconque, à
l'empire de soi-même; se voue comme un insensé au plus cruel des
malheurs.

La plupart des hommes, et même un grand nombre de femmes, n'ont aucune
idée du sentiment tel que je viens de le peindre, et Newton a plus de
juges que la véritable passion de l'amour. Une sorte de ridicule s'est
attaché à ce qu'on appelle des sentiments romanesques; et ces pauvres
esprits, qui mettent tant d'importance à tous les détails de leur
amour-propre, ou de leurs intérêts, se sont établis comme d'une raison
supérieure à ceux dont le caractère a transporté dans un autre
l'égoïsme, que la société considère assez dans l'homme qui s'occupe
exclusivement de lui-même. Des têtes fortes regardent les travaux de la
pensée, les services rendus au genre humain, comme seuls dignes de
l'estime des hommes. Il est quelques génies qui ont le droit de se
croire utiles à leurs semblables; mais combien peu d'êtres peuvent se
flatter de quelque chose de plus glorieux que d'assurer à soi seul la
félicité d'un autre! Des moralistes sévères craignent les égarements
d'une telle passion. Hélas! de nos jours, heureuse la nation, heureux
les individus qui dépendraient des hommes susceptibles d'être entraînés
par la sensibilité! Mais, en effet, tant de mouvements passagers
ressemblent à l'amour, tant d'attraits d'un tout autre genre prennent,
ou chez les femmes par vanité, ou chez les hommes dans leur jeunesse,
l'apparence de ce sentiment, que ces ressemblances avilies ont presque
effacé le souvenir de la vérité même. Enfin, il est des caractères
aimants, qui, profondément convaincus de tout ce qui s'oppose au bonheur
de l'amour, des obstacles que rencontre et sa perfection, et surtout sa
durée; effrayés des chagrins de leur propre coeur, des inconséquences de
celui d'un autre; repoussent, par une raison courageuse, et par une
sensibilité craintive, tout ce qui peut entraîner à cette passion: c'est
de toutes ces causes que naissent et les erreurs adoptées, même par les
philosophes, sur la véritable importance des attachements du coeur, et
les douleurs sans bornes qu'on éprouve en s'y livrant.

Il n'est pas vrai, malheureusement, qu'on ne soit jamais entraîné que
par les qualités qui promettent une ressemblance certaine entre les
caractères et les sentiments: l'attrait d'une figure séduisante, cette
espèce d'avantage qui permet à l'imagination de supposer à tous les
traits qui la captivent, l'expression qu'elle souhaite, agit fortement
sur un attachement qui ne peut se passer d'enthousiasme; la grâce des
manières, de l'esprit, de la parole, la grâce, enfin, comme plus
indéfinissable que tout autre charme, inspire ce sentiment qui, d'abord,
ne se rendant pas compte de lui-même, naît souvent de ce qu'il ne peut
s'expliquer. Une telle origine ne garantit ni le bonheur, ni la durée
d'une liaison; cependant dès que l'amour existe, l'illusion est
complète; et rien n'égale le désespoir que fait éprouver la certitude
d'avoir aimé un objet indigne de soi. Ce funeste trait de lumière frappe
la raison avant d'avoir détaché le coeur; poursuivi par l'ancienne
opinion à laquelle il faut renoncer, on aime encore en mésestimant; on
se conduit comme si l'on espérait, en souffrant, comme s'il n'existait
plus d'espérance; on s'élance vers l'image qu'on s'était créée; on
s'adresse à ces mêmes traits qu'on avait regardés jadis comme l'emblème
de la vertu, et l'on est repoussé par ce qui est bien plus cruel que la
haine, par le défaut de toutes les émotions, sensibles et profondes: on
se demande si l'on est d'une autre nature, si l'on est insensé dans ses
mouvements; on voudrait croire à sa propre folie pour éviter de juger le
coeur de ce qu'on aimait. Le passé même ne reste plus pour faire vivre de
souvenirs; l'opinion qu'on est forcé de concevoir se rejette sur les
temps où l'on était déçu, on se rappelle ce qui devait éclairer: alors
le malheur s'étend sur toutes les époques de la vie; les regrets
tiennent du remords, et la mélancolie, dernier espoir des malheureux, ne
peut plus adoucir ces repentirs qui vous agitent, qui vous dévorent, et
vous font craindre la solitude sans vous rendre capable de distraction.

Si, au contraire, il a existé dans la vie un heureux moment où l'on
était aimé; si l'être qu'on avait choisi était sensible, était généreux,
était semblable à ce qu'on croit être, et que le temps, l'inconstance de
l'imagination, qui détache même le coeur, qu'un autre objet, moins digne
de sa tendresse, vous ait ravi cet amour dont dépendait toute votre
existence, qu'il est dévorant le malheur qu'une telle destruction de la
vie fait éprouver! Le premier instant où ces caractères, qui tant de
fois avaient tracé les serments les plus sacrés de l'amour, gravent en
traits d'airain que vous avez cessé d'être aimée; alors que, comparant
ensemble les lettres de la même main, vos yeux peuvent à peine croire
que l'époque, elle seule, en explique la différence; lorsque cette voix
dont les accents vous suivaient dans la solitude, retentissaient à votre
âme ébranlée, et semblaient rendre présents encore les plus doux
souvenirs; lorsque cette voix vous parle sans émotion, sans être brisée,
sans trahir un mouvement du coeur, ah! pendant longtemps encore la
passion que l'on ressent rend impossible de croire qu'on ait cessé
d'intéresser l'objet de sa tendresse. Il semble que l'on éprouve un
sentiment qui doit se communiquer; il semble qu'on ne soit séparé que
par une barrière qui ne vient point de sa volonté; qu'en lui parlant, en
le voyant, il ressentira le passé; il retrouvera ce qu'il a éprouvé; que
des coeurs qui se sont tout confié, ne sauraient cesser de s'entendre;...
et rien ne peut faire renaître l'entraînement dont une autre a le
secret, et vous savez qu'il est heureux loin de vous, qu'il est heureux
souvent par l'objet qui vous rappelle le moins: les traits de sympathie
sont restés en vous seule, leur rapport est anéanti. Il faut pour jamais
renoncer à voir celui dont la présence renouvellerait vos souvenirs, et
dont les discours les rendraient plus amers; il faut errer dans les
lieux où il vous a aimée, dans ces lieux dont l'immobilité est là pour
attester le changement de tout le reste. Le désespoir est au fond du
coeur, tandis que mille devoirs, que la fierté même, commandent de le
cacher; on n'attire la pitié par aucun malheur apparent; seule, en
secret, tout votre être a passé de la vie à la mort. Quelle ressource
dans le monde peut-il exister contre une telle douleur? Le courage de se
tuer? Mais dans cette situation le secours même de cet acte terrible est
privé de la sorte de douceur qu'on peut y attacher; l'espoir
d'intéresser après soi, cette immortalité si nécessaire aux âmes
sensibles est ravie pour jamais à celle qui n'espère plus de regrets.
C'est là mourir en effet que n'affliger, ni punir, ni rattacher dans son
souvenir l'objet qui vous a trahi; et le laisser à celle qu'il préfère,
est une image de douleur qui se place au delà du tombeau, comme si cette
idée devait vous y suivre.

La jalousie, cette passion terrible dans sa nature, alors même qu'elle
n'est pas excitée par l'amour, rend l'âme frénétique, quand toutes les
affections du coeur sont réunies aux ressentiments les plus vifs de
l'amour-propre. Tout n'est pas amour dans la jalousie comme dans le
regret de n'être plus aimé: la jalousie inspire le besoin de la
vengeance; le regret ne fait naître que le désir de mourir. La jalousie
est une situation plus pénible, parce qu'elle se compose de sensations
opposées, parce qu'elle est mécontente d'elle-même; elle se repent, elle
se dévore, et la douleur n'est supportable que lorsqu'elle jette dans
l'abattement. Les affections qui forcent à s'agiter dans le malheur
accroissent la peine par chaque mouvement qu'on fait pour l'éviter. Les
affections qui mêlent ensemble l'orgueil et la tendresse sont les plus
cruelles de toutes; ce que vous éprouvez de sensible affaiblit le
ressort que vous trouveriez dans l'orgueil, et l'amertume qu'il inspire
empoisonne la douceur que portent avec elles les peines du coeur alors
même qu'elles tuent.

À côté des malheurs causés par le sentiment, c'est peu que les
circonstances extérieures qui peuvent troubler l'union des coeurs; quand
on n'est séparé que par des obstacles étrangers au sentiment réciproque,
on souffre, mais l'on peut et rêver et se plaindre: la douleur n'est
point attachée à ce qu'il y a de plus intime dans la pensée, elle peut
se prendre au dehors de soi. Cependant des âmes d'une vertu sublime ont
trouvé en elles-mêmes des combats insurmontables: Clémentine peut se
rencontrer dans la réalité, et mourir au lieu de triompher. C'est ainsi
que, dans des degrés différents, l'amour bouleverse le sort des coeurs
sensibles qui l'éprouvent.

Il est un dernier malheur dont la pensée n'ose approcher, c'est la perte
sanglante de ce qu'on aime, c'est cette séparation terrible qui menace
chaque jour tout ce qui respire, tout ce qui vit sous l'empire de la
mort. Ah! cette douleur sans bornes est la moins redoutable de toutes:
comment survivre à l'objet dont on était aimé; à l'objet qu'on avait
choisi pour l'appui de sa vie, à celui qui faisait éprouver l'amour tel
qu'il anime un caractère tout entier créé pour le ressentir? Quoi! l'on
croirait possible d'exister dans un monde qu'il n'habitera plus, de
supporter des jours qui ne le ramèneront jamais, de vivre de souvenirs
dévorés par l'éternité; de croire entendre cette voix, dont les derniers
accents vous furent adressés, rappeler vers elle, en vain, l'être qui
fut la moitié de sa vie, et lui reprocher les battements d'un coeur
qu'une main chérie n'échauffera plus!

Ce que j'ai dit s'applique presque également aux deux sexes; il me reste
à considérer ce qui nous regarde particulièrement. O femmes! vous, les
victimes du temple où l'on vous dit adorées, écoutez-moi.

La nature et la société ont déshérité la moitié de l'espèce humaine;
force, courage, génie, indépendance, tout appartient aux hommes; et
s'ils environnent d'hommages les années de notre jeunesse, c'est pour se
donner l'amusement de renverser un trône; c'est comme on permet aux
enfants de commander, certains qu'ils ne peuvent forcer d'obéir. Il est
vrai, l'amour qu'elles inspirent donne aux femmes un moment de pouvoir
absolu; mais c'est dans l'ensemble de la vie, dans le cours même d'un
sentiment, que leur destinée déplorable reprend son inévitable empire.

L'amour est la seule passion des femmes; l'ambition, l'amour de la
gloire même leur vont si mal, qu'avec raison un très-petit nombre s'en
occupent. Je l'ai dit, en parlant de la vanité: pour une qui s'élève,
mille s'abaissent au-dessous de leur sexe, en en quittant la carrière. A
peine la moitié de la vie peut-elle être intéressée par l'amour, il
reste encore trente ans à parcourir quand l'existence est déjà finie.
L'amour est l'histoire de la vie des femmes; c'est un épisode dans celle
des hommes: réputation, honneur, estime, tout dépend de la conduite qu'à
cet égard les femmes ont tenue; tandis que les lois de la moralité même,
selon l'opinion d'un monde injuste, semblent suspendues dans les
rapports des hommes avec les femmes; ils peuvent passer pour bons, et
leur avoir causé la plus affreuse douleur qu'il soit donné à l'être
mortel de produire dans l'âme d'un autre; ils peuvent passer pour vrais,
et les avoir trompées; enfin, ils peuvent avoir reçu d'une femme les
services, les marques de dévouement qui lieraient ensemble deux amis,
deux compagnons d'armes, qui déshonoreraient l'un des deux, s'il se
montrait capable de les oublier; ils peuvent les avoir reçus d'une
femme, et se dégager de tout, en attribuant tout à l'amour, comme si un
sentiment, un don de plus diminuait le prix des autres. Sans doute, il
est des hommes dont le caractère est une honorable exception; mais telle
est l'opinion générale sous ce rapport, qu'il en est bien peu qui
osassent, sans craindre le ridicule, annoncer dans les liaisons du coeur
la délicatesse de principes qu'une femme se croirait obligée d'affecter,
si elle ne l'éprouvait pas.

On dira que peu importe au sentiment l'idée du devoir, qu'il n'en a pas
besoin tant qu'il existe, et qu'il n'existe plus dès qu'il en a besoin.
Il n'est pas vrai du tout que dans la moralité du coeur humain, un lien
ne confirme pas un penchant; il n'est pas vrai qu'il n'existe pas
plusieurs époques dans le cours d'un attachement où la moralité resserre
les noeuds qu'un écart de l'imagination pouvait relâcher. Les liens
indissolubles s'opposent au libre attrait du coeur; mais un complet degré
d'indépendance rend presque impossible une tendresse durable; il faut
des souvenirs pour ébranler le coeur, et il n'y a point de souvenirs
profonds, si l'on ne croit pas aux droits du passé sur l'avenir, si
quelque idée de reconnaissance n'est pas la base immuable du goût qui se
renouvelle: il y a des intervalles dans tout ce qui appartient à
l'imagination, et si la moralité ne les remplit pas, dans l'un de ces
intervalles passagers on se séparera pour toujours. Enfin, les femmes
sont liées par les relations du coeur, et les hommes ne le sont pas:
cette idée même est encore un obstacle à la durée de l'attachement des
hommes; car là où le coeur ne s'est point fait de devoir, il faut que
l'imagination soit excitée par l'inquiétude; et les hommes sont sûrs des
femmes, par des raisons même étrangères à l'opinion qu'ils ont de leur
plus grande sensibilité; ils en sont sûrs, parce qu'ils les estiment;
ils en sont sûrs, parce que le besoin qu'elles ont de l'appui de l'homme
qu'elles aiment se compose de motifs indépendants de l'attrait même.
Cette certitude, cette confiance, si douce à la faiblesse, est souvent
importune à la force; la faiblesse se repose, la force s'enchaîne; et
dans la réunion des contrastes dont l'homme veut former son bonheur,
plus la nature l'a fait pour régner, plus il aime à trouver d'obstacles:
les femmes, au contraire, se défiant d'un empire sans fondement réel,
cherchent un maître, et se plaisent à s'abandonner à sa protection;
c'est donc presque une conséquence de cet ordre fatal, que les femmes
détachent en se livrant, et perdent par l'excès même de leur dévouement.

Si la beauté leur assure des succès, la beauté n'ayant jamais une
supériorité certaine, le charme de nouveaux traits peut briser les liens
les plus doux du coeur; les avantages d'un caractère élevé, d'un esprit
remarquable, attirent par leur éclat, mais détachent à la longue tout ce
qui leur serait inférieur. Et comme les femmes ont besoin d'admirer ce
qu'elles aiment, les hommes se plaisent à exercer sur leur maîtresse
l'ascendant des lumières, et souvent ils hésitent entre l'ennui de la
médiocrité et l'importunité de la distinction.

L'amour-propre, que la société, que l'opinion publique a réuni fortement
à l'amour, se fait à peine sentir dans la situation des hommes vis-à-vis
des femmes: celle qui leur serait infidèle s'avilit en les offensant, et
leur coeur est guéri par le mépris. La fierté vient encore aggraver dans
une femme les malheurs de l'amour; c'est le sentiment qui fait la
blessure, mais l'amour-propre y jette des poisons. Le don de soi, ce
sacrifice si grand aux yeux d'une femme, doit se changer en remords, en
souvenir de honte, quand elle n'est plus aimée; et lorsque la douleur,
qui d'abord n'a qu'une idée, appelle enfin à son secours tous les genres
de réflexions, les hommes, condamnés à souffrir l'inconstance, sont
consolés par chaque pensée qui les attire vers un nouvel avenir; les
femmes sont replongées dans le désespoir par toutes les combinaisons qui
multiplient l'étendue d'un tel malheur.

Il peut exister des femmes dont le coeur ait perdu sa délicatesse; elles
sont aussi étrangères à l'amour qu'à la vertu; mais il est encore pour
celles qui méritent seules d'être comptées parmi leur sexe, il est
encore une inégalité profonde dans leurs rapports avec les hommes: les
affections de leur coeur se renouvellent rarement; égarées dans la vie,
quand leur guide les a trahies, elles ne savent ni renoncer à un
sentiment qui ne laisse après lui que l'abîme du néant, ni renaître à
l'amour dont leur âme est épouvantée. Une sorte de trouble sans fin,
sans but, sans repos, s'empare de leur existence; les unes se dégradent,
les autres sont plus près d'une dévotion exaltée que d'une vertu calme;
toutes au moins sont marquées du sceau fatal de la douleur; et pendant
ce temps les hommes commandent les armées, dirigent les empires, et se
rappellent à peine le nom de celles dont ils ont fait la destinée: un
seul mouvement d'amitié laisse plus de traces dans leur coeur que la
passion la plus ardente; toute leur vie est étrangère à cette époque,
chaque instant y rattache le souvenir des femmes; l'imagination des
hommes a tout conquis en étant aimés, le coeur des femmes est inépuisable
en regrets; les hommes ont un but dans l'amour, la durée de ce sentiment
est le seul bonheur des femmes. Les hommes enfin sont aimés, parce
qu'ils aiment; les femmes doivent craindre, à chaque mouvement qu'elles
éprouvent, et l'amour qui les entraîne, et l'amour qui va détruire le
prestige qui enchaînait sur leurs pas.

Êtres malheureux! êtres sensibles! vous vous exposez, avec des coeurs
sans défense, à ces combats où les hommes se présentent entourés d'un
triple airain; restez dans la carrière de la vertu, restez sous sa noble
garde; là il est des lois pour vous, là votre destinée, a des appuis
indestructibles: mais si vous vous abandonnez au besoin d'être aimées,
les hommes sont maîtres de l'opinion, les hommes ont de l'empire sur
eux-mêmes; les hommes renverseront votre existence pour quelques
instants de la leur.

Ce n'est pas en renonçant au sort que la société leur a fixé, que les
femmes peuvent échapper au malheur; c'est la nature qui a marqué leur
destinée, plus encore que les lois des hommes; et pour cesser d'être
leurs maîtresses, faudrait-il devenir leurs rivaux, et mériter leur
haine, parce qu'il faut sacrifier leur amour? Il reste des devoirs, il
reste des enfants, il reste aux mères ce sentiment sublime dont la
jouissance est dans ce qu'il donne, et l'espoir dans ses bienfaits.

Sans doute, celle qui a rencontré un homme dont l'énergie n'a point
effacé la sensibilité; un homme qui ne peut supporter la pensée du
malheur d'un autre, et met l'honneur aussi dans la bonté; un homme
fidèle aux serments que l'opinion publique ne garantit pas, et qui a
besoin de la constance pour jouir du vrai bonheur d'aimer; celle qui
serait l'unique amie d'un tel homme, pourrait triompher, au sein de la
félicité, de tous les systèmes de la raison. Mais s'il est un exemple
qui puisse donner à la vertu même des instants de mélancolie, quelle
femme toutefois, quand l'époque des passions est passée, ne s'applaudit
pas de s'être détournée de leur route? Qui pourrait comparer le calme
qui suit le sacrifice, et le regret des espérances trompées? À quel prix
ne voudrait-on pas n'avoir jamais aimé, n'avoir jamais connu ce
sentiment dévastateur, qui, semblable au vent brûlant d'Afrique, sèche
dans la fleur, abat dans la force, courbe enfin vers la terre la tige
qui devait et croître et dominer!



CHAPITRE V.

_Du jeu, de l'avarice, de l'ivresse, etc._


Après ce sentiment malheureux et sublime qui fait dépendre d'un seul
objet le destin de notre vie, je vais parler des passions qui soumettent
l'homme au joug des sensations égoïstes. Ces passions ne doivent point
être rangées dans la classe des ressources qu'on trouve en soi; car rien
n'est plus opposé aux plaisirs qui naissent de l'empire sur soi-même que
l'asservissement à ses désirs personnels. Dans cette situation,
toutefois, si l'on dépend de la fortune, on n'attend rien de l'opinion,
de la volonté, des sentiments des hommes; et sous ce rapport, comme on a
plus de liberté, on devrait obtenir plus de bonheur: néanmoins ces
penchants avilissants ne valent aucune véritable jouissance; ils livrent
à un instinct grossier, et cependant exposent aux mêmes chances que des
désirs plus relevés.

L'on peut trouver dans ces passions honteuses la trace des affections
morales dégénérées en impulsions physiques. Il y a dans les libertins,
dans ceux qui s'enivrent, dans les joueurs, dans les avares, les deux
espèces de mouvement qui font les ambitieux en tout genre, le besoin
d'émotion et la personnalité; mais, dans les passions morales, on ne
peut être ému que par les sentiments de l'âme, et ce qu'on a d'égoïsme
n'est satisfait que par le rapport des autres avec soi; tandis que le
seul avantage de ces passions physiques, c'est l'agitation qui suspend
le sentiment et la pensée; elles donnent une sorte de personnalité
matérielle qui part de soi pour revenir à soi, et fait triompher ce
qu'il y a d'animal dans l'homme sur le reste de sa nature.

Examinons cependant, malgré le dégoût qu'un tel sujet inspire, les deux
principes de ces passions, le besoin d'émotion et l'égoïsme. Le premier
produit l'amour du jeu, et le second l'avarice. Quoiqu'on puisse
supposer qu'il faut aimer l'argent pour aimer le jeu, ce n'est point là
la source de ce penchant effréné; la cause élémentaire, la jouissance
unique peut-être de toutes les passions, c'est le besoin et le plaisir
de l'émotion. On ne trouve de bon dans la vie que ce qui la fait
oublier; et si l'émotion pouvait être un état durable, bien peu de
philosophes se refuseraient à convenir qu'elle serait le souverain bien.
Il est, et je tâcherai de le prouver dans la troisième partie de cet
ouvrage, il est des distractions utiles et constantes pour l'homme qui
sait se dominer; mais la foule des êtres passionnés qui veulent échapper
à leur ennemi commun, la sensation douloureuse de la vie, se précipite
dans une ivresse qui, confondant les objets, fait disparaître la réalité
de tout. Dans un moment d'émotion, il n'y a plus de jugement, il n'y a
que de l'espérance et de la crainte: on éprouve quelque chose du plaisir
des rêves, les limites s'effacent, l'extraordinaire paraît possible, et
les bornes ou les chaînes de ce qui est et de ce qui sera s'éloignent ou
se soulèvent à vos yeux. Dans le tumulte et la succession rapide des
sensations qui s'emparent d'une âme violemment émue, le danger, même
sans but, est un plaisir pendant la durée de l'action. Sans doute c'est
un sentiment très-pénible que de craindre à l'avance le péril qui
menace, c'est de la souffrance dans le calme; mais l'instant de la
décision, mais le jeu, quelque cher qu'il soit dans le moment où il se
hasarde, est une espèce de jouissance, c'est-à-dire, d'étourdissement.
Cet état devient quelquefois tellement nécessaire à ceux qui l'ont
éprouvé, qu'on voit des marins traverser de nouveau les mers, seulement
pour ressentir l'émotion des dangers auxquels ils ont échappé.

Le grand jeu de la gloire est difficile à préparer; un tapis vert, des
dés y suppléent. L'agitation de l'âme est un besoin trompeur auquel la
plupart des hommes se livrent, sans penser à ce qui succède à cette
agitation. Ils hasardent la fortune qui les fait vivre; ils se
précipitent dans les batailles où la mort, ou plus encore les
souffrances les menacent, pour retrouver ce mouvement qui les sépare des
souvenirs et de la prévoyance, donne à l'existence quelque chose
d'instantané, fait vivre et cesser de réfléchir.

Quel triste cachet de la destinée humaine! quelle irrécusable preuve de
malheur, que ce besoin d'éviter le cours naturel de la vie, d'enivrer
les facultés qui servent à la juger! Le monde est agité par l'inquiétude
de chaque homme, et ces armées innombrables qui couvrent la surface de
la terre sont l'invention cruelle des soldats, des officiers, des rois,
pour chercher dans la destinée quelque, chose que la nature n'y a point
mis, ou tout au moins pour obtenir cette interruption momentanée de la
durée successive des idées habituelles, cette émotion qui soulage du
poids de la vie.

Mais, indépendamment de tout ce qu'il faut hasarder et perdre pour se
mettre dans une situation qui vous procure de telles sortes de
jouissances, il n'existe rien de plus pénible que l'instant qui succède
à l'émotion; le vide qu'elle laisse après elle est un plus grand malheur
que la privation même de l'objet dont l'attente vous agitait. Ce qu'il y
a de plus difficile à supporter pour un joueur, ce n'est pas d'avoir
perdu, mais de cesser de jouer. Les mots qui servent aux autres passions
sont très-souvent empruntés de celle-là, parce qu'elle est une image
matérielle de tous les sentiments qui s'appliquent à de plus grandes
circonstances; ainsi l'amour du jeu aide à comprendre l'amour de la
gloire, et l'amour de la gloire à son tour explique l'amour du jeu.

Tout ce qui établit des analogies, des ressemblances, est un garant de
plus de la vérité du système. Si l'on parvenait à rallier la nature
morale à la nature physique, l'univers entier à une seule pensée, on
aurait presque dérobé le secret de la Divinité.

La plupart des hommes cherchent donc à trouver le bonheur dans
l'émotion, c'est-à-dire, dans une sensation rapide qui gâte un long
avenir: d'autres se livrent par calcul, et surtout par caractère, à la
personnalité; mécontents de leurs relations avec les autres, ils croient
avoir trouvé un secret sûr pour être heureux, en se consacrant à
eux-mêmes, et ils ne savent pas que ce n'est pas seulement de la nature
du joug, mais de la dépendance en elle-même, que naît le malheur de
l'homme. L'avarice est de tous les penchants celui qui fait le mieux
ressortir la personnalité. Aimer l'argent, pour arriver à tel ou tel
but, c'est le regarder comme un moyen, et non comme l'objet; mais il est
une espèce d'hommes qui, considérant en général la fortune comme une
manière d'acquérir des jouissances, ne veulent cependant en goûter
aucune: les plaisirs, quels qu'ils soient, vous associent aux autres,
tandis que la possibilité de les obtenir est en soi seul, et l'on
dissipe quelque chose de son égoïsme en le satisfaisant au dehors.
L'avenir inquiète tellement les avares, qu'ils aiment à sacrifier le
présent comme pourrait le faire la vertu la plus relevée: la
personnalité de l'avare va si loin, qu'il finit par immoler lui à
lui-même; il s'aime tant demain, qu'il se prive de tout chaque jour pour
embellir le jour suivant; et comme tous les sentiments qui ont le
caractère de la passion, qui dévorent jusqu'à l'objet même qu'ils
chérissent, l'égoïsme devient destructeur du bien-être qu'il veut
conserver, et l'avarice interdit tous les avantages que l'argent
pourrait valoir.

Je ne m'arrêterai point à parler des malheurs causés par l'avarice; on
ne voit point de gradation ni de nuance dans cette singulière passion;
tout y paraît également douloureux et vil. Comment avoir l'idée de cette
fureur de personnalité? Quel but que soi pour sa propre vie! Quel homme
peut se choisir pour l'objet de sa pensée, sans admettre d'intermédiaire
entre sa passion et lui-même?

Il y a tant d'incertitude dans ce qu'on désire, de dégoût dans ce qu'on
éprouve, qu'on ne peut concevoir comment on aurait le courage d'agir, si
ses actions retournant à ses sensations, et ses sensations à ses
actions, on savait si positivement le prix de ce qu'on fait, la
récompense de ses efforts. Comment exister sans être utile, et se donner
la peine de vivre quand personne ne s'affligerait de nous voir mourir!

Si l'avare, si l'égoïste sont incapables de ces retours sensibles, il
est un malheur particulier à de tels caractères auquel ils ne peuvent
jamais échapper; ils craignent la mort, comme s'ils avaient su jouir de
la vie: après avoir sacrifié leurs jours présents à leurs jours à venir,
ils éprouvent une sorte de rage en voyant s'approcher le terme de
l'existence. Les affections du coeur augmentent le prix de la vie en
diminuant l'amertume de la mort; tout ce qui est aride fait mal vivre et
mal mourir. Enfin les passions personnelles sont de l'esclavage autant
que celles qui mettent dans la dépendance des autres; elles rendent
également impossible l'empire sur soi-même, et c'est dans le libre et
constant exercice de cette puissance qu'est le repos et ce qu'il y a de
bonheur.

Les passions qui dégradent l'homme, en resserrant son égoïsme dans ses
sensations, ne produisent pas sans doute ces bouleversements de l'âme où
l'homme éprouve toutes les douleurs que ses facultés lui permettent de
ressentir; mais il ne reste aux peines causées par des penchants
méprisables aucun genre de consolation; le dégoût qu'elles inspirent aux
autres passe jusqu'à celui qui les éprouve. Il n'y a rien de plus amer
dans l'adversité que de ne pas pouvoir s'intéresser à soi; l'on est
malheureux sans trouver même de l'attendrissement dans son âme; il y a
quelque chose de desséché dans tout votre être, un sentiment d'isolement
si profond, qu'aucune idée ne peut se joindre à l'impression de la
douleur: il n'y a rien dans le passé, il n'y a rien dans l'avenir, il
n'y a rien autour de soi; on souffre à sa place, mais sans pouvoir
s'aider de sa pensée, sans oser méditer sur les différentes causes de
son infortune, sans se relever par de grands souvenirs où la douleur
puisse s'attacher.



CHAPITRE VI.

_De l'envie et de la vengeance._


Il est des passions qui n'ont pas précisément de but, et cependant
remplissent une grande partie de la vie; elles agissent sur l'existence
sans la diriger, et l'on sacrifie le bonheur à leur puissance négative:
car, par leur nature, elles n'offrent pas même l'illusion d'un espoir et
d'un avenir, mais seulement elles donnent le besoin de satisfaire l'âpre
sentiment qu'elles inspirent: il semble que de telles passions ne soient
composées que du mauvais succès de toutes; de ce nombre, mais avec des
nuances différentes, sont l'envie et la vengeance.

L'envie ne promet aucun genre de jouissances, même de celles qui amènent
du malheur à leur suite. L'homme qui a cette disposition voit, dans le
monde beaucoup plus de sujets de jalousie qu'il n'en existe réellement;
et pour se croire à la fois heureux et supérieur, il faudrait juger de
son sort par l'envie que l'on inspire: c'est un mobile dont l'objet est
une souffrance, et qui n'exerce l'imagination, cette faculté inséparable
de la passion, que sur une idée pénible. La passion de l'envie n'a point
de terme, parce qu'elle n'a point de but; elle ne se refroidit point,
parce que ce n'est d'aucun genre d'enthousiasme, mais de l'amertume
seule qu'elle s'alimente, et que chaque jour accroît ses motifs par ses
effets: celui qui commence par haïr inspire une irritation propre à
faire mériter sa haine qui d'abord était injuste. Les poètes se sont
exercés sur tous les emblèmes de malheur qu'il fallait attachera
l'envie. Quel triste sort, en effet, que celui d'une passion qui se
dévore elle-même, et, poursuivie sans cesse par l'image de ce qui la
blesse, ne peut se représenter une circonstance quelconque où elle
trouverait du repos! Il y a tant de maux sur la terre cependant, qu'il
semblerait que tout ce qui arrive dans le monde dût être une jouissance
pour l'envie; mais elle est si difficile en malheurs, que s'il reste de
la considération à côté des revers, un sentiment à travers mille
infortunes, une qualité parmi des torts, si le souvenir de la prospérité
relève dans la misère, l'envieux souffre et déteste encore: il démêle,
pour haïr, des avantages inconnus à celui qui les possède; il faudrait,
pour qu'il cessât de s'agiter, qu'il crût tout ce qui existe inférieur à
sa fortune, à ses talents, à son bonheur même; et il a la conscience, au
contraire, que nul tourment ne peut égaler l'impression aride et
desséchante que sa passion dominatrice produit sur lui. Enfin l'envie
prend sa source dans ce terrible sentiment de l'homme qui lui rend
odieux le spectacle du bonheur qu'il ne possède pas, et lui ferait
préférer l'égalité de l'enfer aux gradations dans le paradis. La gloire,
la vertu, le génie viennent se briser contre cette force destructive;
elle met une borne aux efforts, aux élans de la nature humaine: son
influence est souveraine; car qui blâme, qui déjoue, qui s'oppose, qui
renverse, qui se saisit enfin de la force destructive, finit toujours
par triompher.

Mais le mal que l'envieux sait causer ne lui compose pas même un bonheur
selon ses voeux; chaque jour la fortune ou la nature lui donnent de
nouveaux ennemis; vainement il en fait ses victimes, aucun de ses succès
ne le rassure, il se sent inférieur à ce qu'il détruit, il est jaloux de
ce qu'il immole; enfin, à ses yeux mêmes, il est toujours humilié, et ce
supplice s'augmente par tout ce qu'il fait pour l'éviter.

Il est une passion dont l'ardeur est terrible, une passion plus
redoutable dans ce temps que dans tous les autres: c'est la vengeance.
Il ne peut être question de bonheur positif obtenu par elle, puisqu'elle
ne doit sa naissance qu'à une grande douleur, qu'on croit adoucir en la
faisant partager à celui qui l'a causée; mais il n'est personne qui,
dans diverses circonstances de sa vie, n'ait ressenti l'impulsion de la
vengeance. Elle dérive immédiatement de la justice, quoique ses effets y
soient souvent si contraires. Faire aux autres le mal qu'ils vous ont
fait, se présente d'abord comme une maxime équitable; mais ce qu'il y a
de naturel dans cette passion ne rend ses conséquences ni plus
heureuses, ni moins coupables: c'est à combattre les mouvements
involontaires qui entraînent vers un but condamnable que la raison est
particulièrement destinée; car la réflexion est autant dans la nature
que l'impulsion.

Il est certain d'abord qu'on soutient difficilement l'idée de savoir
heureux l'objet qui vous a plongé dans le désespoir. Ce tableau vous
poursuit, comme, par un mouvement contraire, l'imagination de la pitié
offre la peinture des douleurs qu'elle excite à soulager. L'opposition
de votre peine et de la félicité de votre ennemi produit dans le sang un
véritable soulèvement.

Ce qu'on a le plus de peine aussi à supporter dans l'infortune, c'est
l'absorbation, la fixation sur une seule idée; et tout ce qui porte la
pensée au dehors de soi, tout ce qui excite à l'action trompe le
malheur. Il semble qu'en agissant on va changer la situation de son âme;
et le ressentiment, ou l'indignation contre le crime, étant d'abord ce
qui est le plus apparent dans sa propre douleur, on croit, en
satisfaisant ce mouvement, échapper à tout ce qui doit le suivre; mais
en observant un coeur généreux et sensible, on découvre qu'on serait plus
malheureux encore après s'être vengé qu'auparavant. L'occupation où l'on
est de son ressentiment, l'effort qu'on fait sur soi pour le combattre,
remplit la pensée de diverses manières; après s'être vengé, l'on reste
seul avec sa douleur, sans autre idée que la souffrance. Vous rendez à
votre ennemi, par votre vengeance, une espèce d'égalité avec vous; vous
le sortez de dessous le poids de votre mépris, vous vous sentez
rapproché par l'action même de punir; si l'effort que vous tenteriez
pour vous venger était inutile, votre ennemi aurait sur vous l'avantage
qu'on prend toujours sur les volontés impuissantes, quels qu'en soient
la nature et l'objet. Tous les genres d'égarement sont excusables dans
les véritables douleurs; mais ce qui démontre cependant combien la
vengeance tient à des mouvements condamnables, c'est qu'il est beaucoup
plus rare de se venger par sensibilité que par esprit de parti, ou par
amour-propre.

Les âmes généreuses qui se sont abandonnées à des mouvements coupables,
ont fait un tort immense à l'ascendant de la moralité; elles ont réuni à
des torts graves des motifs élevés, et le sens même des mots s'est
trouvé changé par les pensées accessoires que leur exemple y a réunies.
Le même terme exprime l'assassinat de César et celui de Henri IV; et les
grands hommes qui se sont cru le droit de faire plier une loi de la
moralité devant leurs intentions sublimes, ont fait plus de mal par la
latitude qu'ils ont donnée à l'idée de la vertu, que les scélérats
méprisés dont les actions ont exalté l'horreur qu'inspire le crime.
Enfin, par quelque motif qu'on se croie excité à la vengeance, il faut
répéter à ceux qui voudraient s'y abandonner, non pas qu'ils n'y
trouveraient pas de bonheur, ils ne le savent que trop; mais il faut
leur répéter qu'il n'est point de fléau politique plus redoutable.

Cette passion pourrait perpétuer le malheur depuis la première offense
jusqu'à la fin de la race humaine: et dans les temps où les fureurs des
partis ont emporté tous les hommes dans tous les sens au delà des bornes
de la vertu, de la raison et d'eux-mêmes, les révolutions ne cessent que
quand chacun n'est plus agité par le besoin de prévenir ou d'éviter les
effets de la vengeance.

On se persuade que la crainte d'être puni peut empêcher les hommes
violents de se porter à de certains excès; ce n'est pas du tout
connaître la nature de l'emportement. Quand on est criminel de
sang-froid, comme on calcule toujours, tels périls, tels obstacles de
plus peuvent arrêter; mais les hommes passionnés qui se précipitent dans
les révolutions sont irrités par la crainte même, si l'on parvient à la
leur faire éprouver; la peur excite les caractères impétueux, au lieu de
les contenir.

Il est une réflexion qui devrait servir de guide à ceux qui se mêlent
des grands débats des hommes entre eux; c'est qu'ils doivent considérer
leurs ennemis comme étant de leur nature: il y a malheureusement de
l'homme jusque dans le scélérat, et l'on ne se sert jamais cependant de
la connaissance de soi, pour s'aider à devenir un autre. On dit qu'il
faut contraindre, humilier, punir, et l'on sait néanmoins que de pareils
moyens ne produiraient dans notre âme qu'une exaspération irréparable;
on voit ses ennemis comme une chose physique qu'on peut abattre, et
soi-même comme un être moral que sa propre volonté seule doit diriger.

S'il est une passion destructive du bonheur et de l'existence des pays
libres, c'est la vengeance; l'enthousiasme qu'inspire la liberté,
l'ambition qu'elle excite, met les hommes dans un plus grand mouvement,
fait naître plus d'occasions d'être opposés les uns aux autres. L'amour
de la patrie l'emportait tellement chez les Romains sur toute autre
passion, que les ennemis servaient ensemble, et d'un commun accord, les
intérêts de la république. Si la vengeance n'est pas proscrite par
l'esprit public dans une nation où chaque individu existe de toute sa
force personnelle, où le despotisme ne comprimant point la masse, chaque
homme a une valeur et une puissance particulières, les individus
finiront par haïr tous les individus, et le lien de parti se rompant à
mesure qu'un nouveau mouvement crée de nouvelles divisions, il n'y aura
point d'homme qui n'ait, après un certain temps, des motifs pour
détester successivement tout ce qu'il a connu dans sa vie.

Certes, le plus bel exemple qui pût exister de renonciation à la
vengeance, ce serait en France, si la haine cessait de renouveler les
révolutions; si le nom français, par orgueil et par patriotisme,
ralliait tous ceux qui ne sont pas assez criminels pour que le pardon
même ne fût pas cru de leur propre coeur. Sans doute, ce serait un
héroïque oubli; mais il est tellement nécessaire que, même en jugeant
son étonnante difficulté, on a besoin de l'espérer encore. La France ne
peut être sauvée que par ce moyen, et les partisans de la liberté, les
amateurs des arts, les admirateurs du génie, les amis d'un beau ciel,
d'une nature féconde, tout ce qui sait penser, tout ce qui a besoin de
sentir, tout ce qui veut vivre, enfin, de la vie des idées ou des
sensations fortes, implore à grands cris le salut de cette France.



CHAPITRE VII.

_De l'esprit de parti._


Il faut avoir vécu contemporain d'une révolution religieuse ou
politique, pour savoir quelle est la force de cette passion. Elle est la
seule dont la puissance ne se démontre pas également dans tous les temps
et dans tous les pays. Il faut qu'une fermentation, causée par des
événements extraordinaires, développe ce sentiment, dont le germe existe
toujours chez un grand nombre d'hommes, mais peut mourir avec eux sans
qu'ils aient jamais eu l'occasion de le reconnaître.

Des querelles frivoles, telles que des disputes sur la musique, sur la
littérature, peuvent donner quelques idées légères de la nature de
l'esprit de parti; mais il n'existe tout entier, mais il n'est l'action
dévorante qui consume les générations et les empires, que dans ces
grands débats où l'imagination peut puiser sans mesure tous les motifs
d'enthousiasme ou de haine.

On doit d'abord distinguer l'esprit de parti, de l'amour-propre qui fait
tenir à l'opinion qu'on a soutenue; il en diffère tellement, qu'on peut
même quelquefois mettre ces deux penchants en opposition. Un homme
diversement célèbre, M. de Condorcet, avait précisément le caractère de
l'esprit de parti. Ses amis assurent qu'il aurait écrit contre son
opinion, qu'il l'aurait et désavouée et combattue ouvertement, sans
confier à personne le secret de ses efforts, s'il avait cru que ce moyen
pût servir à faire triompher la cause de cette opinion même. L'orgueil,
l'émulation, la vengeance, la crainte, prennent le masque de l'esprit de
parti; mais cette passion à elle seule est plus ardente: elle est du
fanatisme et de la foi, à quelque objet qu'elle s'applique.

Eh! qu'y a-t-il au monde de plus violent et de plus aveugle que ces deux
sentiments? Pendant les siècles déchirés par les querelles religieuses,
on a vu des hommes obscurs, sans aucune idée de gloire, sans aucun
espoir d'être connus, employer tous les moyens, braver tous les dangers
pour servir la cause qu'ils avaient adoptée. Un beaucoup plus grand
nombre d'hommes se mêle aux querelles politiques, parce que, dans les
intérêts de ce genre, toutes les passions se joignent à l'esprit de
parti, et décident à suivre l'un ou l'autre étendard; mais le pur
fanatisme, dans tous les temps, et pour quelque but que ce soit,
n'existe que dans un certain nombre d'hommes, qui auraient été
catholiques ou protestants dans le quinzième siècle, et se font
aujourd'hui aristocrates ou jacobins. Ce sont des esprits crédules, soit
qu'ils se passionnent pour ou contre les vieilles erreurs; et leur
violence, sans arrêt, leur donne le besoin de se placer à l'extrême de
toutes les idées, pour y mettre à l'aise leur jugement et leur
caractère.

L'exaltation de ce qu'on appelle la philosophie est une superstition
comme le culte des préjugés; les mêmes défauts conduisent aux deux excès
contraires, et c'est la différence des situations ou le hasard d'un
premier mot, qui, dans la classe commune, fait de deux hommes de parti,
deux ennemis ou deux complices.

L'homme éclairé qui d'abord adopta la cause des principes, parce que sa
pensée n'avait pu s'astreindre à respecter des préjugés absurdes, alors
qu'il embrasse une vérité avec l'esprit de parti, perd la faculté de
raisonner, ainsi que le partisan de l'erreur, et bientôt emploie des
moyens semblables. De même qu'on a vu prêcher l'athéisme avec
l'intolérance de la superstition, l'esprit de parti commande la liberté
avec la fureur du despotisme.

On a dit souvent, dans le cours de la révolution de France, que les
aristocrates et les jacobins tenaient le même langage, étaient aussi
absolus dans leurs opinions, et, selon la diversité des situations,
adoptaient un système de conduite également intolérant. Cette remarque
doit être considérée comme une simple conséquence du même principe. Les
passions rendent les hommes semblables entre eux, comme la fièvre jette
dans le même état des tempéraments divers; et de toutes les passions, la
plus uniforme dans ses effets c'est l'esprit de parti.

Elle s'empare de vous comme une espèce de dictature, qui fait taire
toutes les autorités de l'esprit, de la raison et du sentiment: sous cet
asservissement, pendant qu'il dure, les hommes sont moins malheureux que
par le libre arbitre qui reste encore aux autres passions; dans
celle-là, la route qu'il faut suivre est commandée comme le but qu'on
doit atteindre: les hommes dominés par cette passion sont inébranlables
jusque dans le choix de leurs moyens; ils ne voudraient pas les
modifier, même pour arriver plus sûrement à leur objet: les chefs, comme
dans toutes les religions, sont plus adroits, parce qu'ils sont moins
enthousiastes; mais les disciples se font un article de foi de la route
autant que du but. Il faut que les moyens soient de la nature de la
cause, parce que cette cause, paraissant la vérité même, doit triompher
seulement par l'évidence et la force. Je vais rendre cette idée sensible
par des exemples.

Dans l'assemblée constituante, les membres du côté droit auraient pu
faire passer quelques-uns des décrets qui les intéressaient, s'ils
eussent laissé la parole à des hommes plus modérés qu'eux, et par
conséquent plus agréables au parti populaire; mais ils aimaient mieux
perdre leur cause en la faisant soutenir par l'abbé Maury, que de la
gagner en la laissant défendre par un orateur qui ne fût pas précisément
de leur opinion sous tous les autres rapports. Un triomphe acquis par
une condescendance est une défaite pour l'esprit de parti.

Lorsque les constitutionnels luttaient contre les jacobins, si les
aristocrates avaient adopté le système des premiers, s'ils avaient
conseillé au roi de se livrer à eux, ils auraient alors renversé
l'ennemi commun, sans perdre l'espoir de se défaire un jour de leurs
alliés. Mais dans l'esprit de parti, l'on aime mieux tomber en
entraînant ses ennemis, que triompher avec quelqu'un d'entre eux.

Lorsqu'en étant assidu aux élections, on pouvait influer sur le choix
des hommes dont allait dépendre le sort de la France, les aristocrates
aimaient mieux l'exposer au joug des scélérats que de reconnaître
quelques-uns des principes de la révolution en votant dans les
assemblées primaires.

L'intégrité du dogme importe davantage encore que le succès de la cause.
Plus l'esprit de parti est de bonne foi, moins il admet de conciliation
ou de traité d'aucun genre; et comme ce ne serait pas croire
véritablement à l'existence efficace de sa religion que de recourir à
l'art pour l'établir, dans un parti l'on se rend suspect en raisonnant,
en reconnaissant même la force de ses ennemis, en faisant le moindre
sacrifice pour assurer la plus grande victoire.

Quel exemple de cet esprit impliable, dans chaque détail comme dans
l'ensemble, le parti populaire aussi n'a-t-il pas donné? Combien de fois
n'a-t-il pas refusé tout ce qui pouvait ressembler à une modification?
L'ambition sait se plier à chacune des circonstances pour profiter de
toutes; la vengeance même peut retarder ou détourner sa marche; mais
l'esprit de parti est comme les forces aveugles de la nature, qui vont
toujours dans la même direction: cette impulsion une fois donnée à la
pensée, elle prend un caractère de roideur qui lui ôte, pour ainsi dire,
ses attributs intellectuels: on croit se heurter contre quelque chose de
physique lorsqu'on parle à des hommes qui se précipitent dans la ligne
de leur opinion; ils n'entendent, ni ne voient, ni ne comprennent: avec
deux ou trois raisonnements ils font face à toutes les objections; et
lorsque ces traits lancés n'ont pas convaincu, ils ne savent plus avoir
recours qu'à la persécution.

L'esprit de parti unit les hommes entre eux par l'intérêt d'une haine
commune, mais non par l'estime ou l'attrait du coeur; il anéantit les
affections qui existent dans l'âme, pour y substituer des liens formés
seulement par les rapports d'opinion. L'on sait moins de gré à un homme
de ce qu'il fait pour vous que pour votre cause. Vous avoir sauvé la vie
est un mérite beaucoup moins grand à vos yeux que de penser comme vous;
et, par un code singulier, l'on n'établit les relations d'attachement et
de reconnaissance qu'entre les personnes du même avis. La limite de son
opinion est aussi celle de ses devoirs; et si l'on reçoit, dans quelque
circonstance, des secours d'un homme qui suit un parti contraire au
sien, il semble que la confraternité humaine n'existe plus avec lui, et
que le service qu'il vous a rendu soit un hasard qu'on doit totalement
séparer de celui qui l'a fait naître. Les grandes qualités d'un homme
qui n'a pas la même religion politique que vous ne peuvent être comptées
par ses adversaires: les torts, les crimes mêmes de ceux qui partagent
votre opinion, ne vous détachent pas d'eux. Le grand caractère de la
véritable passion est d'anéantir tout ce qui n'est pas elle, et une idée
dominante absorbe toutes les autres.

Il n'est point de passion qui doive plus entraîner à tous les crimes,
par cela même que celui qui l'éprouve est enivré de meilleure foi, et
que le but de cette passion n'étant pas personnel à l'individu qui s'y
livre, il croit se dévouer en faisant le mal, conserve le sentiment de
la vertu en commettant les plus grands crimes, et n'éprouve ni les
craintes, ni les remords inséparables des passions égoïstes, des
passions qui sont coupables aux yeux de celui même qui s'y abandonne.

L'esprit de parti n'a point de remords. Son premier caractère est de
voir son objet tellement au-dessus de tout ce qui existe, qu'il ne peut
se repentir d'aucun sacrifice quand il s'agit d'un tel but. La
dépopulation de la France était conçue par la féroce ambition de
Robespierre, exécutée par la bassesse de ses agents; mais cette affreuse
idée était admise par l'esprit de parti lui seul, et l'on a dit, sans
être un assassin, _Il y a deux millions d'hommes de trop en France._

L'esprit de parti est exempt de crainte, non pas seulement par
l'exaltation de courage qu'il peut inspirer, mais par la sécurité qu'il
fait naître: les jacobins et les aristocrates, depuis le commencement de
la révolution, n'ont pas un instant désespéré du triomphe de leur
opinion; et au milieu des revers qui ont frappé si constamment les
aristocrates, il y avait quelque chose de béat dans la certitude avec
laquelle ils débitaient des nouvelles que la foi la plus superstitieuse
aurait à peine adoptées.

Il y a cependant quelques nuances générales qui, sans application
particulière à la révolution de France, distinguent l'esprit de parti de
ceux qui défendent les anciens préjugés, d'avec l'esprit de parti de
ceux qui veulent établir de nouveaux principes. L'esprit de parti des
premiers est de meilleure foi, celui des novateurs est plus habile; la
haine des premiers est plus profonde, celle des autres est plus
agissante; les premiers s'attachent plus aux hommes, les novateurs
davantage aux choses; les premiers sont plus implacables, les seconds
plus meurtriers; les premiers regardent leurs adversaires comme des
impies, les seconds les considèrent comme des obstacles; en sorte que
les premiers détestent par sentiment, tandis que les autres détruisent
par calcul, et qu'il y a moins de paix à espérer des partisans des
anciens préjugés, et plus à redouter de la guerre faite par leurs
ennemis.

Malgré ces différences cependant, les caractères généraux sont toujours
pareils. L'esprit de parti est une sorte de frénésie de l'âme qui ne
tient point à la nature de son objet. C'est ne plus voir qu'une idée,
lui rapporter tout, et n'apercevoir que ce qui peut s'y réunir: il y a
une sorte de fatigue à l'action de comparer, de balancer, de modifier,
d'excepter, dont l'esprit de parti délivre entièrement. Les violents
exercices du corps, l'attaque impétueuse qui n'exige aucune retenue,
donnent une sensation physique très-vive et très-enivrante: il en est de
même au moral de cet emportement de la pensée, qui, délivrée de tous ses
liens, voulant seulement aller en avant, s'élance sans réflexion aux
opinions les plus extrêmes.

Jamais il ne peut en coûter à l'esprit de parti d'abandonner des
avantages individuels dont on sait la mesure, pour un but tel que cette
passion le fait concevoir, pour un but qui n'a jamais rien de réel, de
jugé, ni de connu, et que l'imagination revêt de toutes les illusions
dont la pensée est susceptible. La démocratie ou la royauté sont le
paradis de leurs vrais enthousiastes; ce qu'elles ont été, ce qu'elles
peuvent devenir n'a aucun rapport avec les sensations que leurs
partisans éprouvent à leur nom; à lui seul il remue toutes les
affections ardentes et crédules dont l'homme est susceptible.

Par cette analyse, on voit que la source de l'esprit de parti est tout à
fait étrangère au sentiment du crime; mais si cet examen philosophique
inspire un moment d'indulgence, combien les effets affreux de cette
passion ne ramènent-ils pas à l'effroi qu'elle doit inspirer!

Il n'en est point qui puisse à cet excès borner la pensée et dépraver la
moralité. L'esprit humain ne peut avoir son développement, ne peut faire
de véritables progrès qu'en arrivant à l'impartialité la plus absolue,
en effaçant au dedans de soi la trace de toutes les habitudes, de tous
les préjugés, en se faisant, comme Descartes, une méthode indépendante
de toutes les routes déjà tracées. Or, quand la pensée est une fois
saisie de l'esprit de parti, ce n'est pas des objets à soi, mais de soi
vers les objets que partent les impressions; on ne les attend pas, on
les devance, et l'oeil donne la forme au lieu de recevoir l'image. Les
hommes d'esprit qui, dans toute autre circonstance, cherchent à se
distinguer, ne se servent jamais alors que du petit nombre d'idées qui
leur sont communes avec les plus bornés d'entre ceux de la même opinion.
Il y a une sorte de cercle magique tracé autour du sujet de ralliement,
que tout le parti parcourt, et que personne ne peut franchir: soit qu'on
redoute, en multipliant ses raisonnements, d'offrir un plus grand nombre
de points d'attaque à ses ennemis; soit que la passion ait également
dans tous les hommes plus d'identité que d'étendue, plus de force que de
variété. Placés à l'extrême d'une idée, comme des soldats à leur poste,
jamais vous ne pourrez les décider à venir à la découverte d'un autre
point de vue de la question; et tenant à quelques principes comme à des
chefs, à des opinions comme à des serments, on dirait que vous leur
proposez une trahison, quand vous voulez les engager à examiner, à
s'occuper d'une idée nouvelle, à combiner de nouveaux rapports.

Cette manière de ne considérer qu'un seul côté dans tous les objets, et
de les présenter toujours dans le même sens, est ce que l'on peut
imaginer de plus fatigant dès qu'on n'est pas susceptible de l'esprit de
parti; et l'homme le plus impartial, témoin d'une révolution, finit par
ne plus savoir comment retrouver le vrai, au milieu des tableaux
imaginaires où chaque parti croit montrer la vérité avec évidence. Les
géomètres appellent à eux la certitude par des moyens assurés; mais dans
cette sphère d'idées où les sensations, les réflexions, les paroles
même, s'aident mutuellement à former le corps des vraisemblances, quand
les mots les plus nobles ont été déshonorés, les raisonnements les plus
justes faussement enchaînés, les sentiments les plus vrais opposés les
uns aux autres, on se croit dans ce chaos que Milton aurait rendu mille
fois plus horrible s'il l'avait pu représenter, dans le monde
intellectuel, confondant aux yeux de l'homme le juste et l'injuste, le
crime et la vertu.

Un siècle, une nation, un homme, sous le seul rapport des lumières, sont
très-longtemps à se relever du fléau de l'esprit de parti. Les
réputations n'ayant plus de rapport avec le mérite réel, l'émulation se
ralentit en perdant son objet. L'injustice décourage de la recherche de
la vérité; la gloire est rarement contemporaine, et la renommée
elle-même est tellement investie par l'esprit de parti, que l'homme
vertueux et grand peut ne pas obtenir son recours sur les siècles.

Cette passion étouffe dans les hommes supérieurs les facultés qu'ils
tenaient de la nature; et cette carrière de vérité, indéfinie comme
l'espace et le temps, dans laquelle l'homme qui pense jouit d'un avenir
sans bornes, atteint un but toujours renaissant; cette carrière se
referme à la voix de l'esprit de parti, et tous les désirs comme toutes
les craintes vouent à la servitude de la foi les têtes formées pour
concevoir, découvrir et juger. Enfin, l'esprit de parti doit être de
toutes les passions celle qui s'oppose le plus au développement de la
pensée, puisque, comme nous l'avons déjà dit, ce fanatisme ne laisse pas
même le choix des moyens pour assurer sa victoire, et que son propre
intérêt ne l'éclaire point, quand il est entièrement de bonne foi.

L'esprit de parti arrive souvent à son but par sa constance et son
intrépidité, mais jamais par ses lumières: l'esprit de parti qui calcule
n'est déjà plus; c'est alors une opinion, un plan, un intérêt; ce n'est
plus la folie, l'aveuglement qui ne pourrait cesser sur un point sans
laisser entrevoir tout le reste. Mais si cette passion borne la pensée,
quelle influence n'a-t-elle pas sur le coeur!

Je commence par dire qu'il y a une époque de la révolution de France (la
tyrannie de Robespierre) dont il me paraît impossible d'expliquer tous
les effets par des idées générales, ni sur l'esprit de parti, ni sur les
autres passions humaines; ce temps est hors de la nature, au delà du
crime; et, pour le repos du monde, il faut se persuader que nulle
combinaison ne pouvant conduire à prévoir, à expliquer de semblables
atrocités, ce concours fortuit de toutes les monstruosités morales est
un hasard inouï dont des milliers de siècles ne peuvent ramener la
chance.

Mais en deçà de cet horrible terme, combien en France, combien dans tous
les temps l'esprit de parti n'a-t-il pas entraîné d'actions coupables!
C'est une passion sans aucune espèce de contre-poids; tout ce qui se
rencontre dans sa route doit être sacrifié au but qu'elle se propose.
Toutes les autres passions étant égoïstes, il s'établit dans plusieurs
occasions une sorte de balance entre les divers intérêts personnels. Un
ambitieux peut quelquefois préférer les plaisirs de l'amitié, les
avantages de l'estime, à telle ou telle partie du pouvoir; mais dans
l'esprit de parti il n'y a rien que d'absolu, parce qu'il n'y a rien de
réel, et que la comparaison se faisant toujours du connu à l'inconnu, de
ce qui a une borne à ce qui est indéfini, ne permet jamais d'hésiter en
cette incommensurable espérance et quelque bien temporel que ce puisse
être. Je me sers de l'expression _temporel_, parce que l'esprit de parti
déifie la cause qu'il adopte, en espérant de son triomphe des effets
au-dessus de la nature des choses.

L'esprit de parti est la seule passion qui se fasse une vertu de la
destruction de toutes les vertus, une gloire de toutes les actions qu'on
chercherait à cacher si l'intérêt personnel les faisait commettre; et
jamais l'homme n'a pu être jeté dans un état aussi redoutable, que
lorsqu'un sentiment qu'il croit honnête lui commande des crimes; s'il
est capable d'amitié, il est plus fier de la sacrifier; s'il est
sensible, il s'enorgueillit de dompter sa peine: enfin la pitié, ce
sentiment céleste qui fait de la douleur un lien entre les hommes, la
pitié, cette vertu d'instinct, qui conserve l'espèce humaine en
préservant les individus de leurs propres fureurs, l'esprit de parti a
trouvé le seul, moyen de l'anéantir dans l'âme, en portant l'intérêt sur
les nations entières, sur les races futures, pour le détacher des
individus. L'esprit de parti efface les traits de sympathie pour y
substituer des rapports d'opinion; il présente les malheurs actuels
comme le moyen, comme la garantie d'un avenir immortel, d'un bonheur
politique au-dessus de tous les sacrifices qu'on peut exiger pour
l'obtenir.

Si l'on s'était convaincu d'un principe simple, c'est que les hommes
n'ont pas le droit de faire le mal pour arriver au bien, nous n'aurions
pas vu tant de victimes humaines immolées sur l'autel même des vertus.
Mais depuis que ces transactions ont existé entre le présent et
l'avenir, entre le sacrifice de la génération actuelle et les dons à
faire à la génération future, il n'y a point eu de bornes, qu'un nouveau
degré de passion ne se crût en droit de franchir; et souvent des hommes
enclins au crime, croyant s'enivrer des exemples de Brutus, de Manlius,
de Pison, ont proscrit la vertu, parce que de grands hommes avaient
immolé le crime; ont assassiné ceux qu'ils haïssaient, parce que les
Romains savaient sacrifier ce qu'ils avaient de plus cher; ont massacré
de faibles ennemis parce que des âmes généreuses avaient attaqué leurs
adversaires dans la puissance; et ne prenant du patriotisme que les
sentiments féroces qu'il a pu produire à quelques époques, n'ont eu de
grandeur que dans le mal, et ne se sont fiés qu'à l'énergie du crime.

Il sera vrai, cependant, que l'homme vertueux peut surpasser, en force
active et dominante, le coupable le plus audacieux. Il manque encore un
beau spectacle au monde, c'est un Sylla dans la route de la vertu, un
homme dont le caractère démontre que le crime est une ressource de la
faiblesse, et que c'est aux défauts des hommes de bien, mais non à leur
moralité, qu'il faut attribuer leurs revers.

Après avoir esquissé le tableau de l'esprit de parti, il entre dans mon
sujet de parler du bonheur que cette passion peut promettre. Il y a un
moment de jouissance dans toutes les passions tumultueuses: c'est le
délire qui agite l'existence et donne au moral l'espèce de plaisir que
les enfants, éprouvent dans les jeux qui les enivrent de mouvement et de
fatigue. L'esprit de parti peut très-bien suppléer à l'usage des
liqueurs fortes; et si le petit nombre se dérobe à la vie par
l'élévation de la pensée, la foule lui échappe par tous les genres
d'ivresse: mais quand l'égarement a cessé, l'homme qui se réveille de
l'esprit de parti est le plus infortuné des êtres.

D'abord l'esprit de parti ne peut jamais obtenir ce qu'il désire; les
extrêmes sont dans la tête des hommes, mais point dans la nature des
choses. Jamais il n'existe un esprit de parti sans qu'il en fasse naître
un autre qui lui soit opposé, et le combat ne finit que par le triomphe
de l'opinion intermédiaire.

Il faut de l'esprit de parti pour lutter efficacement avec un autre
esprit de parti contraire, et tout ce que la raison trouve absurde est
précisément ce qui doit réussir contre un ennemi qui prendra aussi des
mesures absurdes: ce qui est au dernier terme de l'exagération
transporte sur le terrain où il faut combattre, et donne des armes
égales à celles de ses adversaires; mais ce n'est point par calcul que
l'esprit de parti prend ainsi des moyens extrêmes, et leur succès n'est
point une preuve des lumières de ceux qui les emploient; il faut que les
chefs, comme les soldats, marchent en aveugles pour arriver; et celui
qui raisonnerait l'extravagance n'aurait jamais, à cet égard, l'avantage
d'un véritable fou.

La puissance guerrière est une puissance toute d'impulsion, et il n'y a
que la guerre dans l'esprit de parti; car tous ces principes constitués
pour l'attaque, ces lois servant d'arme offensive finissent avec la
paix, et la victoire la plus complète d'un parti détruit nécessairement
toute l'influence de son fanatisme; rien n'est, rien ne peut rester
comme il le veut.

C'est sans doute à l'instinct secret de l'empire que doit avoir le vrai
sur les événements définitifs, du pouvoir que doit prendre la raison
dans les temps calmes; c'est à cet instinct qu'est due l'horreur des
combattants pour les partisans des opinions modérées. Les deux factions
opposées les considèrent comme leurs plus grands ennemis, comme ceux qui
doivent recueillir les avantages de la lutte sans s'être mêlés du
combat; comme ceux enfin qui ne peuvent acquérir que des succès
durables, alors qu'ils commencent à en obtenir. Les jacobins, les
aristocrates, craignent moins leurs succès réciproques, parce qu'ils les
croient passagers, et se connaissent des défauts semblables qui donnent
toujours autant d'avantage au vaincu qu'au vainqueur. Mais quand la
fluctuation des idées ramène les affaires au point juste et possible, la
puissance, la considération de l'esprit de parti est finie, le monde se
rasseoit sur ses bases, l'opinion publique honore la raison et la vertu,
et cette époque inévitable peut se calculer comme les lois de la nature.
Il n'y a point de guerre éternelle, et point de paix cependant sous la
dictée des passions; point de repos sans accord, point de calme sans
tolérance, point de parti donc qui, lorsqu'il a détruit ses ennemis,
puisse satisfaire ses enthousiastes.

Il est d'ailleurs une autre observation, c'est que, dans ces sortes de
guerres, le parti vaincu se venge toujours sur les hommes du triomphe
qu'il cède aux choses. Les principes ressortent avec éclat des attaques
de leurs antagonistes; les individus succombent sous les attaques de
leurs adversaires. Tout homme extrême dans son parti n'est jamais propre
à gouverner les affaires de ce parti, lorsqu'il cesse d'être en guerre;
et la haine que les opposants portaient à la cause prend la forme du
mépris pour ses plus criminels défenseurs. Ce qu'ils ont fait pour le
triomphe de leur parti a perdu leur réputation individuelle; ceux même
qui les applaudissaient, lorsqu'ils croyaient être préservés par eux de
quelques dangers, veulent l'honneur de les juger, lorsque le péril est
passé. La vertu est tellement l'idée primitive de tous les hommes, que
les complices sont aussi sévères que les juges, lorsque la solidarité
n'existe plus; et les vaincus et les vainqueurs sont réconciliés
ensemble, quand les uns renoncent à leur absurde cause, et les autres à
leurs coupables chefs.

Les triomphes d'un parti ne servent donc jamais à ceux qui s'y sont
montrés les plus violents et les plus injustes.

Mais quand l'esprit de parti, dans toute sa bonne foi, rendrait
indifférent aux succès de l'ambition personnelle, jamais cette passion,
considérée d'une manière générale, n'est complètement satisfaite par
aucun résultat durable; et si elle pouvait l'être, si elle atteignait ce
qu'elle appelle son but, il n'est point d'espoir qui fût plus détrompé,
qui cessât plus sûrement au moment de la jouissance; car il n'en est
point dont les illusions aient moins de rapport avec la réalité: il y a
quelque chose de vrai dans les satisfactions que donnent la puissance,
la gloire; mais lorsque l'esprit de parti triomphe, par cela même il est
détruit.

Eh! quel réveil que cet instant! Le malheur qu'il cause serait encore
possible à supporter, s'il venait uniquement de la perte d'une grande
espérance; mais par quels moyens racheter les sacrifices qu'elle a
coûtés, et que devient un homme honnête, alors qu'il se reconnaît
coupable d'actions qu'il condamne en recouvrant sa raison?

Il en coûte de le dire, de peur de modifier l'horreur que doit inspirer
le crime; il y a, dans la révolution, des hommes dont la conduite
publique est détestable, et qui, dans les relations privées, s'étaient
montrés pleins de vertus. Je le répète, en examinant tous les effets du
fanatisme, on acquiert la démonstration, que c'est le seul sentiment qui
puisse réunir ensemble des actions coupables et une âme honnête; de ce
contraste doit naître le plus effroyable supplice dont l'imagination
puisse se faire l'idée. Les malheurs qui sont causés par le caractère
ont leur remède en lui-même; il y a, jusque dans l'homme profondément
criminel, une sorte d'accord qui seul peut faire qu'il existe, et reste
lui-même; les sentiments qui l'ont conduit au crime lui en dérobent
horreur: il supporte le mépris par le même mouvement qui l'a porté à le
mériter. Mais quel supplice que la situation qui permet à un homme
estimable de se juger, de se voir, ayant commis de grands crimes!...
C'est d'une telle supposition que les anciens ont tiré les plus
terribles effets de leurs tragédies: ils attribuent à la fatalité les
actions coupables d'une âme vertueuse. Cette invention poétique, qui
fait du rôle d'Oreste le plus déchirant de tous les spectacles, l'esprit
de parti peut la réaliser. La main de fer du destin n'est pas plus
puissante que cet asservissement à l'empire d'une seule idée, ce délire
que toute pensée unique fait naître dans la tête de celui qui s'y
abandonne: c'est la fatalité, pour ces temps-ci, que l'esprit de parti,
et peu d'hommes sont assez forts pour lui échapper.

Aussi se réveilleront-ils un jour ceux qui seuls sont sincères, ceux qui
seuls méritent les regrets; accablés de mépris, tandis qu'ils auraient
besoin de considération; accusés du sang et des pleurs, tandis qu'ils
seront encore capables de pitié; isolés dans l'univers sensible, tandis
qu'ils pensaient s'unir à toute la race humaine. Ils éprouveront ces
douleurs alors que les motifs qui les ont entraînés auront perdu toute
réalité, même à leurs yeux, et ils ne conserveront de la funeste
identité qui ne leur permet pas de se séparer de leur vie passée, que
les remords pour garants: les remords, seuls liens des deux êtres les
plus contraires, celui qu'ils se sont montré sous le joug de l'esprit de
parti, celui qu'ils devaient être par les dons de la nature.



CHAPITRE VIII.

_Du crime._


Il faut le dire, quoiqu'on en frémisse, l'amour du crime en lui-même est
une passion. Sans doute, ce sont toutes les autres qui conduisent à cet
excès; mais quand elles ont entraîné l'homme à un certain terme de
scélératesse, l'effet devient la cause, et le crime, qui n'était d'abord
que le moyen, devient le but.

Cet horrible état demande une explication particulière, et peut-être
faut-il avoir été témoin d'une révolution pour comprendre ce que je vais
dire sur ce sujet.

Deux liens retiennent les hommes sous l'empire de la moralité, l'opinion
publique et l'estime d'eux-mêmes. Il y a beaucoup d'exemples de braver
la première en respectant la seconde; alors le caractère prend une sorte
d'amertume et de misanthropie qui exclut beaucoup des bonnes actions que
l'on fait pour être regardé, sans anéantir toutefois les sentiments
honnêtes qui décident de l'accomplissement des principaux devoirs. Mais
dès qu'on a rompu tout ce qui mettait de la conséquence dans sa
conduite, dès qu'on ne peut plus rattacher sa vie à aucun principe,
quelque facile qu'il soit, la réflexion, le raisonnement étant alors
impossibles à supporter, il passe dans le sang une sorte de fièvre qui
donne le besoin du crime.

C'est une sensation physique transportée dans l'ordre moral, et même
cette frénésie se manifeste assez ordinairement par des symptômes
extérieurs. Robespierre et la plupart de ses complices avaient
habituellement des mouvements convulsifs dans les mains, dans la tête;
on voyait en eux l'agitation d'un constant effort. On commence à se
livrer à un excès par entraînement; mais, à son comble, il amène
toujours une sorte de tension involontaire et terrible; hors des lignes
de la nature, dans quelque sens que ce soit, ce n'est plus la passion
qui commande, mais la contraction qui soutient.

Certainement l'homme criminel croit toujours, d'une manière générale,
marcher vers un objet quelconque; mais il y a un tel égarement dans son
âme, qu'il est impossible d'expliquer toutes ses actions par l'intérêt
du but qu'il veut atteindre: le crime appelle le crime, le crime ne voit
de salut que dans de nouveaux crimes; il fait éprouver une rage
intérieure qui force à agir sans autre motif que le besoin d'action. On
ne peut guère comparer cet état qu'à l'effet du goût du sang sur les
bêtes féroces, alors même qu'elles n'éprouvent ni la faim, ni la soif.
Si, dans le système du monde, les diverses natures des êtres, des
espèces, des choses, des sensations, se tiennent par des intermédiaires,
il est certain que la passion du crime est le chaînon entre l'homme et
les animaux; elle est à quelques égards aussi involontaire que leur
instinct, mais elle est plus dépravée; car c'est la nature qui a créé le
tigre, et c'est l'homme qui s'est fait criminel; l'animal sanguinaire a
sa place marquée dans le monde, et il faut que le criminel le bouleverse
pour y dominer.

La trace de raisonnement qu'on peut apercevoir à travers le chaos des
sensations d'un homme coupable, c'est la crainte des dangers auxquels
ses crimes l'exposent. Quelle que soit l'horreur qu'inspire un scélérat,
il surpasse toujours ses ennemis dans l'idée qu'il se fait de la haine
qu'il mérite; par delà les actions atroces qu'il commet à nos yeux, il
sait encore quelque chose de plus que nous qui l'épouvante; il hait dans
les autres l'opinion que, sans se l'avouer, il a de son propre
caractère; et le dernier terme de sa fureur serait de détester en
lui-même ce qu'il lui reste de conscience, et de se déchirer s'il vivait
seul.

On s'étonne de l'inconséquence des scélérats; et c'est précisément ce
qui prouve que le crime n'est plus pour eux l'instrument d'un désir,
mais une frénésie sans motifs, sans direction fixe, une passion qui se
meurt sur elle-même. L'ambition, la soif du pouvoir, ou tout autre
sentiment excessif, peut faire commettre des forfaits; mais lorsqu'ils
sont arrivés à un certain excès, il n'est aucun but qu'ils ne dépassent;
l'action du lendemain est commandée par l'atrocité même de celle de la
veille: une force aveugle pousse les hommes dans cette pente une fois
qu'ils s'y sont placés; le terme, quel qu'il soit, recule à leurs yeux à
mesure qu'ils avancent. L'objet de toutes les autres passions est connu,
et le moment de la possession promet du moins le calme de la satiété;
mais dans cette horrible ivresse, l'homme se sent condamné à un
mouvement perpétuel; il ne peut s'arrêter à aucun point limité, puisque
la fin de tout est du repos, et que le repos est impossible pour lui; il
faut qu'il aille en avant, non qu'au-devant de lui l'espérance
apparaisse, mais parce que l'abîme est derrière, et que, comme pour
s'élever au sommet de la montagne Noire, décrite dans les _Contes
Persans_, les degrés sont tombés à mesure qu'il les a montés.

Le sentiment dominant de la plupart de ces hommes est sans doute la
crainte d'être punis de leurs forfaits; cependant il y a en eux une
certaine fureur qui ne leur permettrait pas d'adopter les moyens les
plus sûrs, s'ils étaient en même temps les plus doux: ce n'est que dans
les crimes présents qu'ils cherchent la garantie des crimes passés; car
toute résolution qui tendrait à la paix, à la réconciliation, fût-elle
réellement utile à leurs intérêts, ne serait jamais adoptée par eux; il
y aurait dans de telles mesures une sorte de relâchement, de calme
incompatible avec l'agitation intérieure, avec l'âpreté convulsive des
hommes de cette nature.

Plus ils étaient nés avec des facultés sensibles, plus l'irritation
qu'ils éprouvent est horrible. Il vaut mieux, en fait de crimes, avoir
affaire à ces êtres corrompus, pour qui la moralité n'a jamais été rien,
qu'à ceux qui ont eu besoin de se dépraver, de vaincre quelques qualités
naturelles. Ils sont plus offensés du mépris, ils sont plus inquiets
d'eux-mêmes, ils s'élancent plus loin, pour mieux se séparer des
combinaisons ordinaires, qui leur rappelleraient les anciennes traces de
ce qu'ils ont senti et pensé.

Quand une fois les hommes sont arrivés à cet horrible période, il faut
les rejeter hors des nations, car ils ne peuvent que les déchirer.
L'ordre social qui placerait un tel criminel sur le trône du monde, ne
l'apaiserait pas envers les hommes ses esclaves. Rien de restreint dans
des bornes fixes, fût-ce le plus haut point de prospérité, ne peut
convenir à ces êtres furieux, qui détestent les hommes comme des témoins
de leur vie.

Le plus énergique d'entre ces monstres finit par devenir avide de la
haine, comme on l'est de l'estime. La nature morale dans les esprits
ardents tend toujours à quelque chose de complet; et l'on veut étonner
par le crime, quand il n'y a plus de grandeur possible que dans son
excès. L'agrandissement de soi, ce désir qui, d'une manière quelconque,
est toujours le principe de toute action au dehors, l'agrandissement de
soi se retrouve dans l'effroi qu'on fait naître. Les hommes sont là pour
craindre, s'ils ne sont pas là pour aimer; la terreur qu'on inspire
flatte et rassure, isole et enivre, et, avilissant les victimes, semble
absoudre leur tyran.

Mais je m'aperçois qu'en parlant du crime je n'ai pensé qu'à la cruauté;
la révolution de France concentre toutes les idées dans cette horrible
dépravation: et, après tout, quel crime y a-t-il au monde, si ce n'est
ce qui est cruel, c'est-à-dire, ce qui fait souffrir les autres? Eh! de
quelle nature est celui qui, pour son ambition, a pu donner la mort? de
quelle nature est celui qui sait braver tout ce que cette idée a de
solennel et de terrible, cette idée dont le retour immédiat sur soi-même
devrait effrayer tout ce qui veut vivre? Cet acte irréparable, cet acte
qui seul donne à l'homme un pouvoir sur l'éternité, et lui fait exercer
une faculté qui n'est sans bornes que dans l'empire du malheur; cet
acte, quand on a pu, dans la réflexion, le concevoir et l'ordonner,
jette l'homme dans un monde nouveau: le sang est traversé; de ce jour,
il sent que le repentir est impossible, comme le mal est ineffaçable; il
ne se croit plus de la même espèce que tout ce qui traite du passé avec
l'avenir. Si l'on pouvait encore avoir quelque prise sur un tel
caractère, ce serait en lui persuadant tout à coup qu'il est absolument
pardonné.

Il n'est peut-être point de tyran, même le plus prospère, qui ne voulût
recommencer avec la vertu, s'il pouvait anéantir le souvenir de ses
crimes: mais, d'abord, il est presque impossible, quand on le voudrait,
de persuader à un coupable qu'on l'absout de ses forfaits. L'opinion
qu'un criminel a de lui-même est d'une morale plus sévère que la pitié
qu'il pourrait inspirer à un honnête homme; et, d'ailleurs, il est
contre la nature des choses qu'une nation pardonne, quand même son
intérêt le plus évident devrait l'y engager.

Il faudrait accueillir la première lueur du repentir comme un engagement
éternel, et lier par leurs premiers pas ceux qui, peut-être, les
commençaient au hasard; mais à peine un individu a-t-il assez de force
sur lui-même pour suivre une telle conduite sans se démentir. Par quels
moyens peut-on confier à la foule un plan qui ne peut réussir que s'il
n'a jamais l'air d'en être un? Comment faire adopter au grand nombre une
marche combinée, qui doit avoir l'apparence d'un mouvement involontaire,
et mouvoir la multitude à l'aide du secret de chacun?

Un homme véritablement criminel ne peut donc point être ramené; il
possède encore moins de moyens en lui-même pour recourir aux leçons de
la philosophie et de la vertu. L'ascendant de l'ordre et du beau moral
perd tout son effet sur une imagination dépravée. Au milieu des
égarements qui n'ont pas atteint cet excès, il reste toujours une
portion de soi qui peut servir à rappeler la raison; on a senti dans
tous les moments une arrière-pensée qu'on est sûr de retrouver quand on
le voudra: mais le criminel s'est élancé tout entier; s'il a du remords,
ce n'est pas de celui qui retient, mais de celui qui excite de plus en
plus à des actions violentes; c'est une sorte de crainte qui précipite
les pas: et, d'ailleurs, tous les sentiments, toutes les sources
d'émotion, tout ce qui peut enfin produire une révolution dans le fond
du coeur de l'homme, n'existant plus, il doit suivre éternellement la
même route.

Je n'ai pas besoin de parler de l'influence d'une telle frénésie sur le
bonheur; le danger de tomber d'un tel état est le malheur même qui
menace l'homme abandonné à ses passions; et ce danger seul suffit pour
épouvanter de tout ce qui pourrait y conduire. Il n'y a que des nuances
à côté de cette couleur; et les poëtes anciens ont si bien senti ce que
cette situation avait d'épouvantable, que, s'aidant, pour la peindre, de
tous les contes allégoriques de la mythologie, ce n'est pas la
souffrance seule du remords, mais la douleur même de la passion qu'ils
ont exprimée dans leurs tableaux des enfers.

La plus grande partie des idées métaphysiques que je viens d'essayer de
développer, sont indiquées par les fables reçues sur le destin des
grands criminels: le tonneau des Danaïdes, Sisyphe, roulant sans cesse
une pierre, et la remontant au haut de la même montagne pour la voir
rouler en bas de nouveau, sont l'image de ce besoin d'agir, même sans
objet, qui force un criminel à l'action la plus pénible, dès qu'elle le
soustrait à ce qu'il ne peut supporter, le repos. Tantale, approchant
sans cesse d'un but qui s'éloigne toujours devant lui, peint le supplice
habituel des hommes qui se sont livrés au crime; ils ne peuvent
atteindre à aucun bien, ni cesser de le désirer. Enfin, les anciens
poètes philosophes ont senti que ce n'était pas assez de peindre les
peines du repentir; qu'il fallait plus pour l'enfer, qu'il fallait
montrer ce qu'on éprouvait au plus fort de l'enivrement, ce que faisait
souffrir la passion du crime avant que, par le remords même, elle eût
cessé d'exister.

On se demande pourquoi, dans un état si pénible, les suicides ne sont
pas plus fréquents; car la mort est le remède à l'irréparable. Mais de
ce que les criminels ne se tuent presque jamais, on ne doit point en
conclure qu'ils sont moins malheureux que les hommes qui se résolvent au
suicide. Sans parler même du vague effroi que doit inspirer aux
coupables ce qui peut suivre cette vie, il y a quelque chose de sensible
ou de philosophique dans l'action de se tuer, qui est tout à fait
étranger à l'être dépravé.

Si l'on quitte la vie pour échapper aux peines du coeur, on désire
laisser quelques regrets après soi; si l'on est conduit au suicide par
un profond dégoût de l'existence, qui sert à juger la destinée humaine,
il faut que des réflexions profondes, de longs retours sur soi, aient
précédé cette résolution; et la haine qu'éprouve l'homme criminel contre
ses ennemis, le besoin qu'il a de leur nuire, lui feraient craindre de
les laisser en repos par sa mort: la fureur dont il est agité, loin de
le dégoûter de la vie, fait qu'il s'acharne davantage à tout ce qui lui
a coûté si cher. Un certain degré de peine décourage et fatigue;
l'irritation du crime attache à l'existence par un mélange de crainte et
de fureur; elle devient une sorte de proie qu'on conserve pour la
déchirer.

D'ailleurs, un caractère particulier aux grands coupables, c'est de ne
point s'avouer à eux-mêmes le malheur qu'ils éprouvent, l'orgueil le
leur défend; mais cette illusion, ou plutôt cette gêne intérieure, ne
diminue rien de leurs souffrances, car la pire des douleurs est celle
qui ne peut se reposer sur elle-même. Le scélérat est inquiet et défiant
au fond de sa propre pensée; il traite avec lui-même comme avec une
sorte d'ennemi; il garde avec sa réflexion quelques-uns des ménagements
qu'il observe pour se montrer au public; et, dans un tel état, il
n'existe jamais l'espèce de calme méditatif, d'abandon à la réflexion,
qu'il faut pour contempler toute la vérité et prendre d'après elle une
résolution irrévocable.

Le courage qui fait braver la mort n'a point de rapport avec la
disposition qui décide à se la donner: les grands criminels peuvent être
intrépides dans le danger; c'est une suite de l'enivrement, c'est une
émotion, c'est un moyen, c'est un espoir, c'est une action; mais ces
mêmes hommes, quoique les plus malheureux des êtres, ne se tuent presque
jamais, soit que la Providence n'ait pas voulu leur laisser cette
sublime ressource, soit qu'il y ait dans le crime une ardente
personnalité qui, sans donner aucune jouissance, exclut les sentiments
élevés avec lesquels on renonce à la vie.

Hélas! il serait si difficile, de ne pas s'intéresser à l'homme plus
grand que la nature, alors qu'il rejette ce qu'il tient d'elle, alors
qu'il se sert de la vie pour détruire la vie, alors qu'il sait dompter
par la puissance de l'âme le plus fort mouvement de l'homme, l'instinct
de sa conservation; il serait si difficile de ne pas croire à quelques
mouvements de générosité dans l'homme qui, par repentir, se donnerait la
mort, qu'il est bon que les véritables scélérats soient incapables d'une
telle action: ce serait une souffrance pour une âme honnête, que de ne
pas pouvoir mépriser complètement l'être qui lui inspire de l'horreur.



SECTION II.

DES SENTIMENTS QUI SONT L'INTERMÉDIAIRE ENTRE LES PASSIONS ET LES
RESSOURCES QU'ON TROUVE EN SOI.



CHAPITRE PREMIER.

_Explication du titre de la seconde section._


L'amitié, la tendresse paternelle, filiale et conjugale, la religion
dans quelques caractères, ont beaucoup des inconvénients des passions;
et dans d'autres, ces mêmes affections donnent la plupart des avantages
des ressources qu'on trouve en soi. L'exigence, c'est-à-dire, le besoin
d'un retour quelconque de la part des autres, est le point de
ressemblance par lequel l'amitié et les sentiments de la nature se
rapprochent des peines de l'amour; et quand la religion est du
fanatisme, tout ce que j'ai dit de l'esprit de parti s'applique
entièrement à elle.

Mais quand l'amitié et les sentiments de la nature seraient sans
exigence, quand la religion serait sans fanatisme, on ne pourrait pas
encore ranger de telles affections dans la classe des ressources qu'on
trouve en soi; car ces sentiments modifiés rendent néanmoins encore
dépendant du hasard. Si vous êtes séparé de l'ami qui vous est cher; si
les parents, les enfants, l'époux que le sort vous a donnés, ne sont pas
dignes de votre amour, le bonheur que ces liens peuvent promettre n'est
plus en votre puissance. Et quant à la religion, ce qui fait la base de
ses jouissances, l'intensité de la foi, est un don absolument
indépendant de nous: sans cette ferme croyance, on doit encore
reconnaître l'utilité des idées religieuses; mais il n'est au pouvoir de
qui que ce soit de s'en donner le bonheur.

C'est donc sous ces différents rapports que j'ai classé le sujet des
trois chapitres que l'on va lire, entre les passions asservissantes, et
les ressources qui dépendent de soi seul.



CHAPITRE II.

_De l'amitié._


Je ne puis m'empêcher de m'arrêter au milieu de cet ouvrage, m'étonnant
moi-même de la constance avec laquelle j'analyse les affections du coeur,
et repousse loin d'elles toute espérance de bonheur durable. Est-ce ma
vie que je démens? père, enfants, amis, amies, est-ce ma tendresse pour
vous que je vais désavouer? Ah! non; depuis que j'existe je n'ai
cherché, je n'ai voulu de bonheur que dans le sentiment, et c'est par
mes blessures que j'ai trop appris à compter ses douleurs. Un jour
heureux, un être distingué rattachent à ces illusions, et vingt fois on
revient à cette espérance après l'avoir vingt fois perdue. Peut-être à
l'instant où je parle, je crois, je veux encore être aimée; je laisse
encore ma destinée dépendre tout entière des affections de mon coeur;
mais celui qui n'a pu vaincre sa sensibilité n'est pas celui qu'il faut
le moins croire sur les raisons d'y résister. Une sorte de philosophie
dans l'esprit indépendante de la nature même du caractère, permet de se
juger comme un étranger, sans que les lumières influent sur les
résolutions; de se regarder souffrir, sans que sa douleur soit allégée
par le don de l'observer en soi-même; et la justesse des méditations
n'est point altérée par la faiblesse de coeur, qui ne permet pas de se
dérober à la peine. D'ailleurs les idées générales cesseraient d'avoir
une application universelle, si l'on y mêlait l'impression détaillée des
situations particulières. Pour remonter à la source des affections de
l'homme, il faut agrandir ses réflexions en les séparant de ses
circonstances personnelles: elles ont fait naître la pensée, mais la
pensée est plus forte qu'elles; et le vrai moraliste est celui qui, ne
parlant, ni par invention, ni par réminiscence, peint toujours l'homme
et jamais lui.

L'amitié n'est point une passion, car elle ne vous ôte pas l'empire de
vous-même; elle n'est pas une ressource qu'on trouve en soi, puisqu'elle
vous soumet au hasard de la destinée et du caractère des objets de votre
choix; enfin elle inspire le besoin du retour, et, sous ce rapport
d'exigence, elle fait ressentir plusieurs des peines de l'amour, sans
promettre des plaisirs aussi vifs. L'homme est placé, par toutes ses
affections, dans cette triste alternative: s'il a besoin d'être aimé
pour être heureux, tout système de bonheur certain et durable est fini
pour lui; et s'il sait y renoncer, c'est une grande partie de ses
jouissances sacrifiée pour assurer celles qui lui resteront, c'est une
réduction courageuse qui n'enrichit que dans l'avenir.

Je considérerai d'abord dans l'amitié, non ces liaisons fondées sur
divers genres de convenances qu'il faut attribuer à l'ambition et à la
vanité, mais ces attachements purs et vrais, nés du simple choix du
coeur, dont l'unique cause est le besoin de communiquer ses sentiments et
ses pensées, l'espoir d'intéresser, la douce assurance que ses plaisirs
et ses peines répondent à un autre coeur. Si deux amis peuvent réussir à
confondre leurs existences, à transporter l'un dans l'autre ce qu'il y a
d'ardent dans la personnalité; si chacun d'eux n'éprouve le bonheur ou
la peine que par la destinée de son ami; si, se confiant mutuellement
dans leurs sentiments réciproques, ils goûtent le repos que donne la
certitude, et le charme des affections abandonnées, ils sont heureux:
mais que de douleurs peuvent naître de la poursuite de tels biens!

Deux hommes, distingués par leurs talents et appelés à une carrière
illustre, veulent se communiquer leurs desseins; ils souhaitent de
s'éclairer ensemble: s'ils trouvent du charme dans ces conversations où
l'esprit goûte aussi les plaisirs de l'intimité, où la pensée se montre
à l'instant même de sa naissance, quel abandon d'amour-propre il faut
supposer pour croire qu'en se confiant on ne se mesure jamais! qu'on
exclue du tête-à-tête tout jugement comparable sur le mérite de son ami
et sur le sien, et qu'on se soit connu sans se classer! Je ne parle pas
des rivalités perfides qui pourraient naître d'une concurrence
quelconque; je me suis attachée dans cet ouvrage à considérer les hommes
selon leur caractère sous le point de vue le plus favorable. Les
passions causent tant de malheur par elles-mêmes, qu'il n'est pas
nécessaire, pour en détourner, de peindre leurs effets dans les âmes
naturellement vicieuses. Nul homme, à l'avance, ne se croyant capable de
commettre une mauvaise action, ce genre de danger n'effraye personne, et
lorsqu'on le suppose, on se donne seulement pour adversaire l'orgueil de
son lecteur. Imaginons donc qu'une ambition pareille, ou contraire, ne
brouillera point deux amis. Comme il est impossible de séparer l'amitié
des actions qu'elle inspire, les services réciproques sont un des liens
qui doivent nécessairement en résulter; et qui peut se répondre que le
succès des efforts de son ami n'influera pas sur vos sentiments pour
lui! Si l'on n'est pas content de l'activité de son ami, si l'on croit
avoir à s'en plaindre, à la perte de l'objet de ses désirs viendra
bientôt se joindre le chagrin plus amer de douter du degré d'intérêt que
votre ami mettait à vous seconder. Enfin, en mêlant ensemble le
sentiment et les affaires, les intérêts du monde et ceux du coeur, on
éprouve une sorte de peine qu'on ne veut pas approfondir, parce qu'il
est plus honorable de l'attribuer au sentiment seul, mais qui se compose
aussi d'une autre sorte de regrets, rendus plus douloureux par leur
mélange avec les affections de l'âme. Il semble alors qu'il vaudrait
mieux séparer entièrement l'amitié de tout ce qui n'est pas elle; mais
son plus grand charme serait perdu si elle ne s'unissait pas à votre
existence entière: ne sachant pas, comme l'amour, vivre d'elle-même, il
faut qu'elle partage tout ce qui compose vos intérêts et vos sentiments;
et c'est à la découverte, à la conservation de cet autre soi, que tant
d'obstacles s'opposent.

Les anciens avaient une idée exaltée de l'amitié, qu'ils peignaient sous
les traits de Thésée et de Pirithoüs, d'Oreste et de Pylade, de Castor
et Pollux; mais sans s'arrêter à ce qu'il y a de mythologique dans ces
histoires, c'est à des compagnons d'armes que l'on supposait de tels
sentiments; et les dangers que l'on affronte ensemble, en apprenant à
braver la mort, rendent plus facile le dévouement de soi-même à un
autre. L'enthousiasme de la guerre excite toutes les passions de l'âme,
remplit les vides de la vie, et par la présence continuelle de la mort
fait taire la plupart des rivalités, pour leur substituer le besoin de
s'appuyer l'un sur l'autre, de lutter, de triompher, ou de périr
ensemble. Mais tous ces mouvements généreux que produit le plus beau des
sentiments des hommes, la valeur, sont plutôt les qualités propres au
courage qu'à l'amitié: lorsque la guerre est finie, rien n'est moins
probable que la réalité, la durée des rapports qu'on se croyait avec
celui qui partageait nos périls.

Pour juger de l'amitié même, il faut l'observer dans les hommes qui ne
parcourent ni la carrière militaire, ni celle de l'ambition; et
peut-être verra-t-on alors que ce sentiment est le plus exigeant de tous
dans les âmes ardentes. On veut qu'il suffise à la vie, on s'agite du
vide qu'il laisse, on en accuse le peu de sensibilité de son ami; et
quand on éprouverait l'un pour l'autre un sentiment semblable, on serait
fatigué mutuellement de l'exigence réciproque. Je sais bien qu'au
tableau de toutes ces inquiétudes on peut opposer les êtres froids qui,
aimant comme ils font toutes les autres actions de leur vie, consacrent
à l'amitié tel jour de la semaine, règlent par avance quel pouvoir sur
leur bonheur ils donneront à ce sentiment, et s'acquittent d'un penchant
comme d'un devoir; mais j'ai déjà dit, dans l'introduction de cet
ouvrage, que je ne voulais m'occuper que du destin des âmes passionnées:
le bonheur des autres est assuré par toutes les qualités qui leur
manquent.

Les femmes font habituellement de la confidence le premier besoin de
l'amitié, et ce n'est plus alors qu'une conséquence de l'amour; il faut
que réciproquement une passion semblable les occupe, et leur
conversation n'est souvent alors que le sacrifice alternatif fait, par
celle qui écoute, à l'espérance de parler à son tour. La confidence même
que l'on s'adresse l'une à l'autre de sentiments moins exclusifs, porte
avec elle le même caractère; et l'occupation qu'on a de soi est un tiers
importun successivement à toutes deux. Que devient cependant le plaisir
de se confier, si l'on aperçoit de l'indifférence, si l'on surprend un
effort? Tout est dit pour les âmes sensibles, et la personnalité seule
peut continuer des entretiens dont l'oeil pénétrant de la délicatesse a
vu l'amitié fatiguée.

Les femmes, ayant toutes la même destinée, tendent toutes au même but;
et cette espèce de jalousie qui se compose du sentiment et de
l'amour-propre est la plus difficile à dompter. Il y a, dans la plupart
d'entre elles, un art qui n'est pas de la fausseté, mais un certain
arrangement de la vérité dont elles ont toutes le secret, et dont
cependant elles détestent la découverte. Jamais le commun des femmes ne
pourra supporter de chercher à plaire à un homme devant une autre femme;
il y a aussi une espèce de fortune commune à tout ce sexe en agréments,
en esprit, en beauté, et chaque femme se persuade qu'elle hérite de la
ruine de l'autre. Il faudrait donc ou une absence totale de sentiments
vifs qui, en détruisant la rivalité, amortirait aussi toute espèce
d'intérêt, ou une vraie supériorité, pour effacer la trace des obstacles
généraux qui séparent les femmes entre elles. Il faut trouver autant
d'agréments qu'on peut s'en croire, et plus de qualités positives, pour
qu'il y ait du repos dans elle, et du dévouement en soi; alors le
premier bien, sans doute, est l'amitié d'une femme. Quel homme éprouva
jamais tout ce que le coeur d'une femme peut souffrir? l'être qui fut ou
serait aussi malheureux que vous, peut seul porter du secours au plus
intime, au plus amer de la douleur. Mais quand cet objet unique serait
rencontré, la destinée, l'absence ne pourraient-elles pas troubler le
bonheur d'un tel lien? Et d'ailleurs celle qui croirait posséder l'ami
le plus parfait et le plus sensible, l'amie la plus distinguée, sachant
mieux que personne tout ce qu'il faut pour obtenir du bonheur dans de
telles relations, serait d'autant plus, éloignée de conseiller comme la
destinée de tous, la plus rare des chances morales.

Enfin deux amis d'un sexe différent, qui n'ont aucun intérêt commun,
aucun sentiment absolument pareil, semblent devoir se rapprocher par
cette opposition même; mais si l'amour les captive, je ne sais quel
sentiment, mêlé d'amour-propre et d'égoïsme, fait trouver à un homme ou
à une femme, liés par l'amitié, peu de plaisir à s'entendre parler de la
passion qui les occupe. Ces sortes de liens, ou ne se maintiennent pas,
ou cessent alors qu'on n'aime plus l'objet dont on s'entretenait; on
s'aperçoit tout à coup que lui seul vous réunissait. Si ces deux amis,
au contraire, n'ont point de premier objet, ils voudront obtenir l'un de
l'autre cette préférence suprême. Dès qu'un homme et une femme ne sont
point attachés ailleurs par l'amour, ils cherchent dans leur amitié tout
le dévouement de ce sentiment, et il y a une sorte d'exigence naturelle,
entre deux personnes d'un sexe différent, qui fait demander par degrés,
et sans s'en apercevoir, ce que la passion seule peut donner, quelque
éloigné que l'un ou l'autre soit de la ressentir. On se soumet d'avance
et sans peine à la préférence que son ami accorde à sa maîtresse; mais
on ne s'accorde pas à voir les bornes que la nature même de son
sentiment met aux preuves de son amitié; on croit donner plus qu'on ne
reçoit, par cela même qu'on est plus frappé de l'un que de l'autre, et
l'égalité est aussi difficile à établir sous ce rapport que sous tous
les autres; cependant elle est le but où tendent ceux qui se livrent à
ce lien. L'amour se passerait bien plutôt de réciprocité que l'amitié;
là où il existe de l'ivresse, on peut suppléer à tout par de l'erreur;
mais l'amitié ne peut se tromper, et lorsqu'elle compare, elle n'obtient
presque jamais le résultat qu'elle désire; ce qu'on mesure paraît si
rarement égal; il y a quelquefois plus de parité dans les extrêmes, et
les sentiments sans bornes se croient plus aisément semblables.

Quelles tristes pensées ces analyses ne font-elles pas naître sur la
destinée de l'homme! Quoi! plus le caractère est susceptible
d'attachements passionnés, plus il faut craindre de faire dépendre son
bonheur du besoin d'être aimé! Est-ce une réflexion qui doive livrer à
la froide personnalité? Ce serait, au contraire, cette réflexion même
qui devrait conduire à penser qu'il faut éloigner de toutes les
affections de l'âme jusqu'à l'égoïsme du sentiment. Contentez-vous
d'aimer, vous qui êtes nés sensibles; c'est là l'espoir qui ne trompe
jamais. Sans doute, l'homme qui s'est vu l'objet de la passion la plus
profonde, qui recevait à chaque instant une nouvelle preuve de la
tendresse qu'il inspirait, éprouvait des émotions plus enivrantes. Ces
plaisirs, non créés par soi, ressemblent aux dons du ciel, ils exaltent
la destinée: mais ce bonheur d'un jour gâte toute la vie; le seul trésor
intarissable, c'est son propre coeur. Celui qui consacre sa vie au
bonheur de ses amis et de sa famille, celui qui, prévenant tous les
sacrifices, ignore à jamais où se serait arrêtée l'amitié qu'il inspire;
celui qui, n'existant que dans les autres, ne peut plus mesurer ce
qu'ils feraient pour lui; celui qui trouve dans les jouissances qu'il
donne le prix des sentiments qu'il éprouve; celui dont l'âme est si
agissante pour la félicité des objets de sa tendresse, qu'il ne lui
reste aucun de ces moments de vague où la rêverie enfante l'inquiétude
et le reproche, celui-là peut sans crainte s'exposer à l'amitié.

Mais un tel dévouement n'a presque point d'exemple entre des égaux; il
peut exister, causé par l'enthousiasme ou par un devoir quelconque; mais
il n'est presque jamais possible dans l'amitié, dont la nature est
d'inspirer le funeste besoin d'un parfait retour; et c'est parce que le
coeur est fait ainsi, que je me suis réservé de peindre la bonté comme
une ressource plus assurée que l'amitié, et meilleure pour le repos des
âmes passionnément sensibles.



CHAPITRE III.

_De la tendresse filiale, paternelle et conjugale._


Ce qu'il y a de plus sacré dans la morale, ce sont les liens des parents
et des enfants: la nature et la société reposent également sur ce
devoir, et le dernier degré de la dépravation est de braver l'instinct
involontaire qui, dans ces relations, nous inspire tout ce que la vertu
peut commander. Il y a donc toujours un bonheur certain attaché à de
tels liens, l'accomplissement de ses devoirs. Mais j'ai dit dans
l'Introduction de cet ouvrage, qu'en considérant toujours la vertu comme
la base de l'existence de l'homme, je n'examinerais les devoirs et les
affections que dans leur rapport avec le bonheur: il s'agit donc de
savoir maintenant quelles jouissances de sentiment les pères et les
enfants peuvent attendre les uns des autres.

Le même principe, fécond en conséquences, s'applique à ces affections
comme à tous les attachements du coeur; si l'on y livre son âme assez
vivement pour éprouver le besoin impérieux de la réciprocité, le repos
cesse et le malheur commence. Il y a dans ces liens une inégalité
naturelle qui ne permet jamais une affection de même genre, ni au même
degré; l'une des deux est plus forte, et par cela même trouve des torts
à l'autre, soit que les enfants chérissent leurs parents plus qu'ils
n'en sont aimés, soit que les parents éprouvent pour leurs enfants plus
de sentiments qu'ils ne leur en inspirent.

Commençons par la première supposition. Les parents ont, pour se faire
aimer de leurs enfants dans leur jeunesse, beaucoup des avantages et des
inconvénients des rois; on attend d'eux beaucoup moins qu'on ne leur
donne; on est flatté du moindre effort; on juge tout ce qu'ils font pour
vous d'une manière relative, et cette sorte de mesure comparative est
bien plus aisément satisfaite: ce n'est jamais d'après ce qu'on désire,
mais d'après ce qu'on a coutume d'attendre, qu'on apprécie leur conduite
avec vous; il est bien plus facile de causer une agréable surprise à
l'habitude qu'à l'imagination. Les parents adoptent donc presque
toujours, par calcul autant que par inclination, cette sorte de dignité
qui se voile; ils veulent être jugés par ce qu'ils cachent, ils veulent
qu'on se rappelle leurs droits à l'instant même où ils consentent à les
oublier: mais ce prestige, comme tous, ne peut faire effet que pendant
un temps. Le sentiment usurpateur veut chaque jour de nouvelles
conquêtes: alors même qu'il a tout obtenu, il s'afflige souvent de ce
qui manque à la nature de l'homme pour aimer; comment supporterait-il
d'être tenu volontairement à une certaine distance? Le coeur tend à
l'égalité, et quand la reconnaissance se change en véritable tendresse,
elle perd son caractère de soumission et de déférence. Celui qui aime ne
croit plus rien devoir; il place au-dessus des bienfaits leur
inépuisable source, le sentiment; et si l'on veut toujours maintenir les
différences, les supériorités, le coeur se blesse et se retire. Les
parents cependant ne savent ou ne veulent presque jamais adopter ce
nouveau système; et la différence d'âge est peut-être cause qu'ils ne se
rapprochent jamais de vous que par des sacrifices: or il n'y a que
l'égoïsme qui sache s'arranger du bonheur avec ce mot-là.

Quel que soit le dévouement des enfants sensibles et respectueux, les
nouveaux penchants, les nouveaux devoirs qui les attirent, donnent à
leurs parents une humeur secrète qu'ils éprouveront toujours, parce
qu'ils ne se l'avoueront jamais. Quand les parents aiment assez
profondément leurs enfants pour vivre en eux, pour faire de leur avenir
leur unique espérance, pour regarder leur propre vie comme finie, et
prendre pour les intérêts de leurs enfants des affections personnelles,
ce que je vais dire n'existe point; mais lorsque les parents restent
dans eux-mêmes, les enfants sont à leurs yeux des successeurs, presque
des rivaux, des sujets devenus indépendants, des amis dont on ne compte
que ce qu'ils ne font pas, des obligés à qui on néglige de plaire, en se
fiant sur leur reconnaissance, des associés d'eux à soi, plutôt que de
soi à eux: c'est une sorte d'union dans laquelle les parents, donnant
une latitude infinie à l'idée de leurs droits, veulent que vous leur
teniez compte de ce vague de puissance dont ils n'usent pas après se
l'être supposé. Enfin la plupart ont le tort habituel de se fonder
toujours sur le seul obstacle qui puisse exister à l'excès de tendresse
qu'on aurait pour eux, leur autorité, et de ne pas sentir, au contraire,
que dans cette relation, comme dans toutes celles où il existe d'un côté
une supériorité quelconque, c'est pour celui à qui l'avantage
appartient, que la dépendance du sentiment est la plus nécessaire et la
plus aimable. Une très-grande simplicité dans le caractère de vos
parents, ou une supériorité si marquée, que leurs enfants soient heureux
d'entretenir avec eux plutôt un culte qu'une liaison, peuvent détruire
ces observations; mais c'est aux situations les plus communes qu'elles
s'appliquent.

Dans la seconde supposition, peut-être la plus naturelle, le sentiment
maternel, accoutumé par les soins qu'il donne à la première enfance, à
se passer de toute espèce de retour, fait éprouver des jouissances
très-vives et très-pures, qui portent souvent tous les caractères de la
passion, sans exposer à d'autres orages que ceux du sort, et non des
mouvements intérieurs de l'âme; mais il est si tristement prouvé que,
dès que le besoin de la réciprocité commence, le bonheur des sentiments
s'altère, que l'enfance est l'époque de la vie qui inspire à la plupart
des parents l'attachement le plus vif, soit que l'empire absolu qu'on
exerce alors sur les enfants les identifie avec vous-mêmes, soit que
leur dépendance inspire une sorte d'intérêt qui attache plus que les
succès mêmes qu'ils ne doivent qu'à eux; soit que tout ce qu'on attend
des enfants alors étant en espérance, on possède à la fois ce qu'il y a
de plus doux dans la vérité et dans l'illusion, le sentiment qu'on
éprouve, et celui qu'on se flatte d'obtenir. Bientôt les événements dans
leur réalité nous présentent nos enfants élevés par nous, pour d'autres
que pour nous-mêmes, s'élançant vers la vie, tandis que le temps nous
place en arrière d'elle, pensant à nous par le souvenir, aux autres par
l'espérance. Quels parents sont alors assez sages pour considérer les
passions de la jeunesse comme les jeux de l'enfance, et pour ne pas
vouloir occuper plus de place parmi les unes que parmi les autres?

L'éducation, sans doute, influe beaucoup sur l'esprit et le caractère,
mais il est plus aisé d'inspirer à son élève ses opinions que ses
volontés: le _moi_ de votre enfant se compose de vos leçons, des livres
que vous lui avez donnés, des personnes dont vous l'avez entouré: mais
quoique vous puissiez reconnaître partout vos traces, vos ordres n'ont
plus le même empire; vous avez formé un homme, ce qu'il a pris de vous
est devenu lui, et sert autant que ses propres réflexions à composer son
indépendance. Enfin, les générations successives étant souvent appelées
par la durée de la vie de l'homme à exister simultanément, les pères et
les enfants, dans la réciprocité de sentiment qu'ils veulent les uns des
autres, oublient presque toujours de quel différent point de vue ils
considèrent le monde; la glace qui renverse les objets qu'elle présente,
les dénature moins que l'âge qui les place dans l'avenir ou dans le
passé.

Il n'est rien qui exige plus de délicatesse de la part des parents que
la méthode qu'il faut suivre pour diriger la vie de leurs enfants sans
aliéner leur coeur; car il n'est pas même possible de sacrifier leur
affection à l'espoir de leur être utile: toute influence durable sur la
conduite finissant avec le pouvoir du sentiment, le point juste n'est
presque jamais atteint dans cette relation. La tendresse des enfants
pour leurs parents se compose, pour ainsi dire, de tous les événements
de leur vie: il n'est point d'attachement dans lequel entrent plus de
causes étrangères à l'attrait du coeur, il n'en est donc point dont la
jouissance soit plus incertaine. La base principale d'un tel lien,
l'ascendant du devoir et de la nature, ne peut être anéanti; mais dès
qu'on aime ses enfants avec passion, on a besoin de toute autre chose
que de ce qu'ils vous doivent; et l'on court, dans son sentiment pour
eux, les mêmes chances qu'amènent toutes les affections de l'âme: enfin,
ce besoin de réciprocité, cette exigence, germe destructeur du seul don
céleste fait à l'homme, la faculté d'aimer, cette exigence est plus
fatale dans la relation des parents avec les enfants, parce qu'une idée
d'autorité s'y mêle; elle est donc par la même raison plus funeste et
plus naturelle. Toute l'égalité qui existe dans le sentiment de l'amour
suffit à peine pour éloigner de son exigence l'idée d'un droit
quelconque; il semble que celui qui aime le plus, par ce titre seul,
porte atteinte à l'indépendance de l'autre: et combien plus cet
inconvénient n'existe-t-il pas dans les rapports des parents avec les
enfants! Plus ils ont de droits, plus ils doivent éviter de s'en appuyer
pour être aimés; et cependant dès qu'une affection devient passionnée,
elle ne se repose plus en elle-même, il faut nécessairement qu'elle
agisse sur les autres.

La tendresse conjugale, lorsqu'elle existe, donne ou les jouissances de
l'amour ou celles de l'amitié, et je crois avoir déjà analysé les unes
et les autres: il y a dans ce lien cependant quelque chose de
particulier, en bien et en mal, qu'il faut examiner. Il est heureux,
dans la route de la vie, d'avoir inventé des circonstances qui, sans le
secours même du sentiment, confondent deux égoïsmes au lieu de les
opposer; il est heureux d'avoir commencé l'association d'assez bonne
heure pour que les souvenirs de la jeunesse aident à supporter, l'un
avec l'autre, la mort qui commence à la moitié de la vie; mais
indépendamment de ce qu'il est si aisé de concevoir sur la difficulté de
se convenir, la multiplicité des rapports de tout genre qui dérivent des
intérêts communs, offre mille occasions de se blesser, qui ne naissent
pas du sentiment, mais finissent par l'altérer. Personne ne sait à
l'avance combien peut être longue l'histoire de chaque journée; si l'on
observe la vérité des impressions qu'elle produit, et dans ce qu'on
appelle, avec raison, le _ménage_, il se rencontre à chaque instant de
certaines difficultés qui peuvent détruire pour jamais ce qu'il y avait
d'exalté dans le sentiment: c'est donc de tous les liens celui où il est
le moins probable d'obtenir le bonheur romanesque du coeur; il faut, pour
maintenir la paix dans cette relation, une sorte d'empire sur soi-même,
de force, de sacrifice, qui rapproche beaucoup plus cette existence des
plaisirs de la vertu que des jouissances de la passion.

Sans cesse la main de fer de la destinée repousse l'homme dans
l'incomplet; il semble que le bonheur est possible par la nature même
des choses, qu'avec telle réunion de ce qui est épars dans le monde, on
aurait la perfection désirée; mais dans le travail de cet édifice, une
pierre renverse l'autre, un avantage exclut celui qui doublait son prix;
le sentiment dans sa plus grande force est exigeant par sa nature, et
l'exigence détruit l'affection qu'elle veut obtenir. Souvent l'homme,
inconséquent dans ses voeux, s'éloigne seulement parce qu'il est trop
aimé, et se voyant l'objet de tous les dévouements et de toutes les
qualités, confesse que l'excès même de l'attachement suffit pour effacer
la trace de ses bienfaits. Quel conseil, quel résultat tirer de ces
réflexions? La conclusion que j'ai annoncée; c'est que les âmes ardentes
éprouvent par l'amitié, par les liens de la nature, plusieurs des peines
attachées à la passion, et que par delà la ligne du devoir et des
jouissances qu'on peut puiser dans ses propres affections, le sentiment,
de quelque nature qu'il puisse être, n'est jamais une ressource qu'on
trouve en soi; il met toujours le bonheur dans la dépendance de la
destinée, du caractère et de l'attachement des autres.



CHAPITRE IV.

_De la religion._


Je ne peindrai point la religion dans les excès du fanatisme; les
siècles et la philosophie ont épuisé ce sujet, et ce que j'ai dit sur
l'esprit de parti est applicable à cette frénésie comme à toutes celles
causées par l'empire d'une opinion. Ce n'est pas non plus de ces idées
religieuses, seul espoir de la fin de l'existence, que je veux parler.
Le théisme des hommes éclairés, des âmes sensibles, est de la véritable
philosophie; et c'est en considérant toutes les ressources que l'homme
peut tirer de sa raison, qu'il faut compter cette idée, trop grande en
elle-même pour n'être pas d'un poids immense encore, malgré ses
incertitudes.

Mais la religion, dans l'acception générale, suppose une inébranlable
foi; et lorsqu'on a reçu du ciel cette profonde conviction, elle suffit
à la vie et la remplit tout entière: c'est sous ce rapport que
l'influence de la religion est véritablement puissante, et c'est sous ce
même rapport qu'on doit la considérer comme un don aussi indépendant de
soi, que la beauté, le génie, ou tout autre avantage qu'on tient de la
nature, et qu'aucun effort ne peut obtenir.

Comment serait-il au pouvoir de la volonté de diriger nos dispositions à
cet égard? Aucune action sur soi-même n'est possible en matière de foi;
la pensée est indivisible, l'on ne peut en détacher une partie pour
travailler sur l'autre: on espère ou l'on craint; on doute ou l'on
croit, selon la nature de l'esprit et des combinaisons qu'il fait
naître.

Après avoir bien établi que la foi est une faculté qu'il ne dépend point
de nous d'acquérir, examinons avec impartialité ce qu'elle peut pour le
bonheur, et présentons d'abord ses principaux avantages.

L'imagination est la plus indomptable des puissances morales de l'homme;
ses désirs et ses incertitudes le tourmentent tour à tour. La religion
ouvre une longue carrière à l'espérance, et trace une route précise à la
volonté: sous ces deux rapports elle soulage la pensée. Son avenir est
le prix du présent; tout se rapportant au même but, a le même degré
d'intérêt. La vie se passe au dedans de soi, les circonstances
extérieures ne sont qu'une manière d'exercer un sentiment habituel;
l'événement n'est rien, le parti qu'on a pris est tout; et ce parti,
toujours commandé par une loi divine, n'a jamais pu coûter un instant
d'incertitude. Dès qu'on est à l'abri du remords, on ignore ces
repentirs du coeur ou de l'esprit qui s'accusent du hasard même, et
jugent de la résolution par ses effets. Les succès ou les revers ne
donnent à la conscience des dévots ni contentement ni regret; la morale
religieuse ne laissant aucun vague sur aucune des actions de la vie,
leur décision est toujours simple. Quand le vrai chrétien s'est acquitté
de ses devoirs, son bonheur ne le regarde plus; il ne s'informe pas quel
sort lui est échu, il ne sait pas ce qu'il faut désirer ou craindre, il
n'est certain que de ses devoirs. Les meilleures qualités de l'âme, la
générosité, la sensibilité, loin de faire cesser tous les combats
intérieurs, peuvent, dans la lutte des passions, opposer l'une à l'autre
des affections d'une égale force; mais la religion donne pour guide un
code où, dans toutes les circonstances, ce qu'on doit faire est résolu
par une loi. Tout est fixe dans le présent, tout est indéfini dans
l'avenir; enfin, l'âme éprouve une sorte de bien-être jamais plus vif,
mais toujours calme; elle est environnée d'une auréole qui l'éclaire au
moins dans les ténèbres, si elle n'est pas aussi éclatante que le jour,
et cet état la dérobant au malheur, sauve après tout plus des deux tiers
de la vie.

S'il en est ainsi pour les destinées communes, si la religion compense
les jouissances qu'elle ôte, elle est d'une utilité souveraine dans les
situations désespérées. Lorsqu'un homme, après avoir commis de grands
crimes, en éprouve un vrai remords, cette situation de l'âme est si
violente qu'on ne peut la supporter qu'à l'aide d'idées surnaturelles.
Sans doute le plus efficace des repentirs serait des actions vertueuses;
mais à la fin de la vie, même dans la jeunesse, quel coupable peut
espérer de faire autant de bien qu'il a causé de mal? quelle somme de
bonheur équivaut à l'intensité de la peine? qui est assez puissant pour
expier du sang ou des pleurs? Une dévotion ardente suffit à
l'imagination exaltée des criminels repentants; et dans ces solitudes
profondes où les chartreux et les trappistes adoptaient une vie si
contraire à la raison, les coupables convertis trouvaient la seule
existence qui convînt à l'agitation de leur âme; peut-être même des
hommes dont la nature véhémente les eût appelés dans le monde à
commettre de grands crimes, livrés, dès leur enfance, au fanatisme
religieux, ont enseveli dans les cloîtres l'imagination qui bouleverse
les empires. Ces réflexions ne suffisent pas pour encourager de
semblables institutions; mais on voit que, sous toutes les formes,
l'ennemi de l'homme c'est la passion, et qu'elle seule fait la grande
difficulté de la destinée humaine.

Dans la classe de la société qui est livrée aux travaux matériels,
l'imagination est encore la faculté dont il faut le plus craindre les
effets. Je ne sais si l'on a détruit la foi religieuse du peuple en
France; mais on aura bien de la peine à remplacer pour lui toutes les
jouissances réelles dont cette idée lui tenait lieu: la révolution y a
suppléé pendant quelque temps; un de ses grands attraits pour le peuple
a été d'abord l'intérêt, l'agitation même qu'elle répandait sur sa vie.
La rapide succession des événements, les émotions qu'elle faisait
naître, causaient une sorte d'ivresse qui hâtait le temps, et ne
laissait plus sentir le vide, ni l'inquiétude de l'existence. On s'est
trop accoutumé à penser que les hommes du peuple bornaient leur ambition
à la possession des biens physiques: on les a vus ardemment attachés à
la révolution, parce qu'elle leur donnait le plaisir de connaître les
affaires, d'influer sur elles, de s'occuper de leurs succès. Toutes ces
passions des hommes oisifs ont été découvertes par ceux qui n'avaient
connu que le besoin du travail et le prix de son salaire; mais lorsque
l'établissement d'un gouvernement quelconque fait rentrer nécessairement
les trois quarts de la société dans les occupations qui chaque jour
assurent la subsistance du lendemain, lorsque le bouleversement d'une
révolution n'offrira plus à chaque homme la chance d'obtenir tous les
biens que l'opinion et l'industrie ont entassés depuis des siècles dans
un empire de vingt-cinq millions d'hommes, quel trésor pourra-t-on
ouvrir à l'espérance, qui se proportionne, comme la foi religieuse, aux
désirs de tous ceux qui veulent y puiser? Quelle idée, magique qui, tout
à la fois, contienne, resserre les actions dans le cercle le plus
circonscrit, et satisfasse la passion dans son besoin indéfini d'espoir,
d'avenir et de but?

Si ce siècle est l'époque où les raisonnements ont le plus ébranlé la
possibilité d'une croyance implicite, c'est dans ce temps aussi que les
plus grands exemples de la puissance de la religion ont existé. On a
sans cesse présentes à sa pensée ces victimes innocentes qui, sous un
régime de sang, périssaient, entraînant après elles ce qu'elles avaient
de plus cher: jeunesse, beauté, vertus, talents; une puissance plus
arbitraire que le destin, et non moins irrévocable, précipitait tout
dans le tombeau. Les anciens ont bravé la mort par le dégoût de
l'existence; mais nous avons vu des femmes nées timides, des jeunes gens
à peine sortis de l'enfance, des époux qui, s'aimant, avaient dans cette
vie ce qui peut seul la faire regretter, s'avancer vers l'éternité, sans
croire être séparés par elle, ne pas reculer devant cet abîme où
l'imagination frémit de tout ce qu'elle invente, et, moins lassés que
nous des tourments de la vie, supporter mieux l'approche de la mort.

Enfin un homme avait vu toutes les prospérités de la terre se réunir sur
sa tête, la destinée humaine semblait s'être agrandie pour lui, et avoir
emprunté quelque chose des rêves de l'imagination; roi de vingt-cinq
millions d'hommes, tous leurs moyens de bonheur étaient réunis dans ses
mains pour valoir à lui seul la jouissance de les dispenser de nouveau;
né dans cette éclatante situation, son âme s'était formée pour la
félicité; et le hasard qui, depuis tant de siècles, avait pris en faveur
de sa race un caractère d'immutabilité, n'offrait à sa pensée aucune
chance de revers, n'avait pas même exercé sa réflexion sur la
possibilité de la douleur; étranger au sentiment du remords, puisque
dans sa conscience il se croyait vertueux, il n'avait éprouvé que des
impressions paisibles; sa destinée et son caractère ne le préparant
point à s'exposer aux coups du sort, il semblait que son âme devait
succomber au premier trait du malheur. Cet homme cependant, qui manqua
de la force nécessaire pour préserver son pouvoir, et fit douter de son
courage, tant qu'il en eut besoin pour repousser ses ennemis; cet homme,
dont l'esprit naturellement incertain et timide, ne sut ni croire à ses
propres idées, ni même adopter en entier celles d'un autre; cet homme
s'est montré tout à coup capable de la plus étonnante des résolutions,
celle de souffrir et de mourir. Louis XVI s'est trouvé roi pendant le
premier orage d'une révolution sans exemple dans l'histoire. Les
passions se disputaient son existence; il représentait à lui seul toutes
les idées contre lesquelles on était armé. À travers tant de dangers, il
persista à ne prendre pour guide que les maximes d'une piété
superstitieuse; mais c'est à l'époque où la religion seule triomphe
encore, c'est à l'instant où le malheur est sans espoir, que la
puissance de la foi se développa tout entière dans la conduite de Louis.
La force inébranlable de cette conviction ne permit plus d'apercevoir
dans son âme l'ombre d'une faiblesse; l'héroïsme de la philosophie fut
contraint à se prosterner devant sa simple résignation. Il reçut
passivement tous les arrêts du malheur, et se montra cependant sensible
pour ce qu'il aimait, comme si les facultés de sa vie avaient doublé à
l'instant de sa mort. Il compta, sans frémir, tous les pas qui le
menèrent du trône à l'échafaud; et dans l'instant terrible où il lui fut
encore prononcé cette sublime expression: _Fils de saint Louis, montez
au ciel_, telle était son exaltation religieuse, qu'il est permis de
croire que ce dernier moment même n'appartint point dans son âme à
l'épouvante de la mort.

On ne m'accusera point, je crois, d'avoir affaibli le tableau de
l'influence de la religion; cependant je ne pense pas qu'indépendamment
de l'inutilité des efforts qu'on pourrait faire à cet égard sur
soi-même, on doive compter l'absorbation de la foi au rang des meilleurs
moyens de bonheur pour les hommes. Il n'est pas de mon sujet, dans cette
première partie, de considérer la religion dans ses relations
politiques, c'est-à-dire, dans l'utilité dont elle doit être à la
stabilité et au bonheur de l'état social; mais je l'examine sous le
rapport de ses effets individuels.

D'abord la disposition qu'il faut donner à son esprit pour admettre les
dogmes de certaines religions, est souvent, en secret, pénible à celui
qui, né avec une raison éclairée, s'est fait un devoir de ne s'en servir
qu'à de telles conditions; ramené, par intervalles, à douter de tout ce
qui est contraire à la raison, il éprouve des scrupules de ses
incertitudes, ou des regrets d'avoir tellement livré sa vie à ces
incertitudes mêmes, qu'il faut ou reconnaître l'inutilité de son
existence passée, ou dévouer encore ce qu'il en reste. Le coeur est aussi
borné que l'esprit par la dévotion proprement dite: ce genre
d'exaltation a divers caractères.

Alors qu'il naît du malheur, alors que l'excès des peines a jeté l'âme
dans une sorte d'affaiblissement qui ne lui permet plus de se relever
par elle-même, la sensibilité fait admettre ce qui conduit à la
destruction de la sensibilité, ou du moins ce qui interdit d'aimer de
tout l'abandon de son âme. On se fait défendre ce dont on ne pouvait se
garantir. La raison combat, avec désavantage, contre les affections
passionnées. Quelque chose d'enthousiaste comme elle, des pensées qui,
comme elle aussi, dominent l'imagination, servent de recours aux esprits
qui n'ont pas eu la force de soutenir ce qu'ils avaient de passionné
dans le caractère. Cette dévotion se sent toujours de son origine; on
voit, comme dit Fontenelle, _que l'amour a passé par là_; c'est encore
aimer sous des formes différentes, et toutes les inventions de la
faiblesse pour moins souffrir, ne peuvent ni mériter le blâme, ni servir
de règle générale. Mais la dévotion exaltée qui fait partie du caractère
au lieu d'en être seulement la ressource, cette dévotion, considérée
comme le but auquel tous doivent tendre, et comme la base de la vie, a
un tout autre effet sur les hommes.

Elle est presque toujours destructive des qualités naturelles; ce
qu'elles ont de spontané, d'involontaire, est incompatible avec des
règles fixes sur tous les objets. Dans la dévotion, l'on peut être
vertueux sans le secours de l'inspiration de la bonté, et même il est
plusieurs circonstances où la sévérité de certains principes vous défend
de vous y livrer. Des caractères privés de qualités naturelles, à l'abri
de ce qu'on appelle la dévotion, se sentent plus à l'aise pour exercer
des défauts qui ne blessent aucune des lois dont ils ont adopté le code.
Par delà ce qui est commandé, tout ce qu'on refuse est légitime; la
justice dégage de la bienfaisance, la bienfaisance de la générosité, et
contents de solder ce qu'ils croient leurs devoirs, s'il arrive une fois
dans la vie où telle vertu clairement ordonnée exige un véritable
sacrifice, il est des biens, des services, des condescendances de tous
les instants qu'on n'obtient jamais de ceux qui, ayant tout réduit en
devoir, n'ont pu dessiner que les masses, ne savent obéir qu'à ce qui
s'exprime. Les qualités naturelles, développées par les principes, par
les sentiments de la moralité, sont de beaucoup supérieures aux vertus
de la dévotion. Celui qui n'a jamais besoin de consulter ses devoirs,
parce qu'il peut se fier à tous ses mouvements; celui qu'on pourrait
trouver, pour ainsi dire, une créature moins rationnelle, tant il paraît
agir involontairement et comme forcé par sa nature; celui qui exerce
toutes les vertus véritables, sans se les être nommées d'avance, et se
prise d'autant moins, que, ne faisant jamais d'effort, il n'a pas l'idée
du triomphe, celui-là est l'homme vraiment vertueux. Suivant une
expression de Dryden, différemment appliquée, la dévotion élève un
mortel jusqu'aux cieux, la moralité naturelle fait descendre un ange sur
la terre:

    _He raised a mortal to the skies
     She drew an angel down._

On peut encore penser, en reconnaissant l'avantage des caractères
inspirés par leurs propres penchants, que la dévotion, étant d'un effet
général et positif, donne des résultats plus semblables et plus certains
dans l'association universelle des hommes; mais d'abord la dévotion a de
grands inconvénients pour les caractères passionnés, et n'en eût-elle
point, ce serait, comme je l'ai dit, au nombre des événements heureux,
et non des conseils efficaces, qu'il serait possible de la classer.

J'ai besoin de répéter que je ne comprends pas, dans cette discussion,
ces idées religieuses d'un ordre plus relevé, qui, sans influer sur
chaque détail de la vie, ennoblissent son but, donnent au sentiment et à
la pensée quelques points de repos dans l'abîme de l'infini. Il s'agit
uniquement de ces dogmes dominateurs qui assurent à la religion beaucoup
plus d'action sur l'existence, en réalisant ce qui restait dans le
vague, en asservissant l'imagination par l'incompréhensible.

Les esprits ardents n'ont que trop de penchant à croire que le jugement
est inutile; et rien ne leur convient mieux que cette espèce de suicide
de la raison abdiquant son pouvoir par son dernier acte, et se déclarant
inhabile à penser, comme s'il existait en elle quelque chose de
supérieur à elle, qui pût décider qu'une autre faculté de l'homme le
servira mieux. Les esprits ardents sont nécessairement lassés de ce qui
est; et lorsqu'une fois ils admettent quelque chose de surnaturel, il
n'y a plus d'autres bornes à cette création que les besoins de
l'imagination, et, s'exaltant elle-même, elle n'a de repos que dans
l'extrême, et ne supporte plus de modifications.

Enfin, les affections du coeur, qui sont inséparables du vrai, sont
nécessairement dénaturées par les erreurs, de quelque genre qu'elles
soient; l'esprit ne fausse pas seul, et, quoiqu'il reste de bons
mouvements qu'il ne peut pas détruire, ce qui, dans le sentiment,
appartient à la réflexion est absolument égaré par toutes les
exagérations, et plus particulièrement encore par celle de la dévotion;
elle isole en soi-même, et soumet jusqu'à la bonté à de certains
principes qui en restreignent beaucoup l'application.

Que serait-ce, si, quittant les idées nuancées, je parlais des exemples
qu'il reste encore d'intolérance superstitieuse, de quiétisme,
d'illuminisme, etc.; de tous ces malheureux effets du vide de
l'existence, de la lutte de l'homme contre le temps, de l'insuffisance
de la vie? Les moralistes doivent seulement signaler la route qui
conduit au dernier terme de l'erreur: tout le monde est frappé des
inconvénients de l'excès, et personne ne pouvant se persuader qu'on en
deviendra capable, l'on se regarde toujours comme étranger aux tableaux
qu'on pourrait lire.

J'ai donc dû, de toutes les manières, ne pas admettre la religion parmi
les ressources qu'on trouve en soi, puisqu'elle est absolument
indépendante de notre volonté, puisqu'elle nous soumet et à notre propre
imagination, et à celle de tous ceux dont la sainte autorité est
reconnue. En étant conséquente au système sur lequel cet ouvrage est
fondé, au système qui considère la liberté absolue de l'être moral comme
son premier bien, j'ai dû préférer et indiquer, comme le meilleur et le
plus sûr des préservatifs contre le malheur, les divers moyens dont on
va voir le développement.



SECTION III.

DES RESSOURCES QU'ON TROUVE EN SOI.



CHAPITRE PREMIER.

_Que personne à l'avance ne redoute assez le malheur._


L'égoïsme est ce qui ressemble le moins aux ressources qu'on trouve en
soi, telles que je les conçois: l'égoïsme est un caractère qu'on ne peut
ni conseiller, ni détruire; c'est une affection dont l'objet n'étant
jamais ni absent, ni infidèle, peut, sous ce rapport, valoir quelques
jouissances, mais cause de vives inquiétudes, absorbe, comme la passion
pour un autre, sans faire éprouver l'espèce de jouissance toujours
attachée au dévouement de soi: d'ailleurs, la personnalité, soit qu'on
la considère comme un bien ou comme un mal, est une disposition de l'âme
absolument indépendante de sa volonté; on n'y arrive point par effort;
on y est, au contraire, entraîné. La sagesse s'acquiert, parce qu'elle
est toute composée de sacrifices; mais se donner un goût, mais inspirer
un penchant, sont des mots contradictoires. Enfin, les caractères
passionnés ne sont jamais susceptibles de ce qu'on appelle l'égoïsme:
c'est bien à leur propre bonheur qu'ils tendent avec impétuosité; mais
ils le cherchent au dehors d'eux, mais ils s'exposent pour l'obtenir,
mais ils n'ont jamais cette personnalité prudente et sensuelle qui
tranquillise l'âme, au lieu de l'agiter. Et comme cet ouvrage n'est
consacré qu'à l'étude des caractères passionnés, tout ce qui n'entre pas
dans ce sujet en doit être écarté.

Il s'agit des ressources qu'on peut trouver en soi après les orages des
grandes passions; des ressources qu'on doit se hâter d'adopter, si l'on
s'est convaincu de bonne heure de tout ce que j'ai tâché de développer
dans l'analyse des affections de l'âme. Sans doute, si le désespoir
décidait toujours à se donner la mort, le cours de l'existence, ainsi
fixé, pourrait se combiner avec plus de hardiesse; l'homme pourrait se
risquer, sans crainte, à la poursuite de ce qu'il croit le bonheur
parfait: mais qui peut braver le malheur, ne l'a jamais éprouvé.

Ce mot terrible, le malheur, s'entend dans les premiers jours de la
jeunesse, sans que la pensée le comprenne. Les tragédies, les ouvrages
d'imagination, vous représentent l'adversité comme un tableau où le
courage et la beauté se déploient; la mort, ou un dénoûment heureux
terminent, en peu d'instants, l'anxiété qu'on éprouve. Au sortir de
l'enfance, l'image de la douleur est inséparable d'une sorte
d'attendrissement qui mêle du charme à toutes les impressions qu'on
reçoit; mais il suffit souvent d'avoir atteint vingt-cinq années pour
être arrivé à l'époque d'infortune marquée dans la carrière de toutes
les passions.

Alors le malheur est long comme la vie; il se compose de vos fautes et
du sort; il vous humilie et vous déchire. Les indifférents, les
connaissances intimes même, vous représentent, par leurs manières avec
vous, le tableau raccourci de vos infortunes. À chaque instant, les
mots, les expressions les plus simples, vous apprennent de nouveau ce
que vous savez déjà, mais ce qui frappe à chaque fois comme inattendu.
Si vous faites des projets, ils retombent toujours sur la peine
dominante; elle est partout, il semble qu'elle rende impraticables les
résolutions même qui doivent y avoir le moins de rapport: c'est contre
cette peine alors qu'on dirige ses efforts, on adopte des plans insensés
pour la surmonter, et l'impossibilité de chacun d'eux, démontrée par la
réflexion, est un nouveau revers au dedans de soi. On se sent saisi par
une seule idée, comme sous la griffe d'un monstre tout-puissant; on
contraint sa pensée, sans pouvoir la distraire; il y a un travail dans
l'action de vivre qui ne laisse pas un moment de repos; le soir est la
seule attente de tout le jour, le réveil est un coup douloureux qui vous
représente chaque matin votre malheur avec l'effet de la surprise. Les
consolations de l'amitié agissent à la surface, mais la personne qui
vous aime le plus, n'a pas, sur ce qui vous intéresse, la millième
partie des pensées qui vous agitent; de ces pensées qui n'ont point
assez de réalité pour être exprimées, et dont l'action est assez vive
cependant pour vous dévorer. Excepté dans l'amour, où en parlant de
vous, celui qui vous aime s'occupe de lui, je ne sais comment on peut se
résoudre à entretenir un autre de sa peine autant qu'on y pense; et quel
bien, d'ailleurs, en pourrait-on retirer? La douleur est fixe, et rien
ne peut la déplacer, qu'un événement ou le courage. Alors que le malheur
se prolonge, il a quelque chose d'aride, de décourageant, qui lasse de
soi-même, autant qu'il importune les autres. On se sent poursuivi par le
sentiment de l'existence, comme par un dard empoisonné; on voudrait
respirer un jour, une heure, pour reprendre des forces, pour recommencer
la lutte au dedans de soi, et c'est sous le poids qu'il faut se relever,
c'est accablé qu'il faut combattre; on ne découvre pas un point sur
lequel on puisse s'appuyer pour vaincre le reste. L'imagination a tout
envahi, la douleur est au terme de toutes les réflexions, et il en
arrive subitement de nouvelles qui découvrent de nouvelles douleurs.
L'horizon recule devant soi à mesure que l'on avance; on essaie de
penser pour vaincre les sensations, et les pensées les multiplient;
enfin, l'on se persuade bientôt que ses facultés sont baissées; la
dégradation de soi flétrit l'âme, sans rien ôter à l'énergie de la
douleur; il n'est point de situation dans laquelle on puisse se reposer,
on veut fuir ce qu'on éprouve, et cet effort agite encore plus. Celui
qui peut être mélancolique, qui peut se résigner à la peine, qui peut
s'intéresser encore à lui-même, n'est pas malheureux. Il faut être
dégoûté de soi, et se sentir lié à son être, comme si l'on était deux,
fatigués l'un de l'autre; il faut être devenu incapable de toutes les
jouissances, de toutes les distractions, pour ne sentir qu'une douleur;
il faut, enfin, que quelque chose de sombre, desséchant l'émotion, ne
laisse dans l'âme qu'une seule impression inquiète et brûlante. La
souffrance est alors le centre de toutes les pensées, elle devient le
principe unique de la vie, on ne se reconnaît que par sa douleur.

Si les paroles pouvaient transmettre ces sensations tellement inhérentes
à l'âme qu'en les exprimant on leur ôte toujours quelque chose de leur
intensité; si l'on pouvait concevoir d'avance ce que c'est que le
malheur, je ne crois pas que personne pût rejeter avec dédain le système
qui a pour but seulement d'éviter de souffrir. Des hommes froids, qui
veulent se donner l'apparence de la passion, parlent du charme de la
douleur, des plaisirs qu'on peut trouver dans la peine; et le seul joli
mot de cette langue, aussi fausse que recherchée, c'est celui de cette
femme, qui, regrettant sa jeunesse, disait: _C'était le bon temps,
j'étais bien heureuse_. Mais jamais cette expression même n'eût été
prononcée par un coeur passionné. Ce sont les caractères sans véritable
chaleur qui parlent sans cesse des avantages des passions, du besoin de
les éprouver; les âmes ardentes les craignent; les âmes ardentes
accueilleront tous les moyens de se préserver de la douleur: c'est à
ceux qui savent la craindre que ces dernières réflexions sont dédiées;
c'est surtout à ceux qui souffrent qu'elles peuvent apporter quelque
consolation.



CHAPITRE II.

_De la philosophie._


La philosophie, dont je crois utile et possible aux âmes passionnées
d'adopter les secours, est de la nature la plus relevée. Il faut se
placer au-dessus de soi pour se dominer, au-dessus des autres pour n'en
rien attendre. Il faut que, lassé de vains efforts pour obtenir le
bonheur, on se résolve à l'abandon de cette dernière illusion, qui, en
s'évanouissant, entraîne toutes les autres après elle. Il faut qu'on ait
appris à concevoir la vie passivement, à supporter que son cours soit
uniforme, à suppléer à tout par la pensée, à voir en elle les seuls
événements qui ne dépendent ni du sort, ni des hommes. Lorsqu'on s'est
dit qu'il est impossible d'obtenir le bonheur, on est plus près
d'atteindre à quelque chose qui lui ressemble, comme les hommes dérangés
dans leur fortune ne se retrouvent à l'aise que lorsqu'ils se sont avoué
qu'ils étaient ruinés. Quand on a fait le sacrifice de ses espérances,
tout ce qui revient à compte d'elles est un bien imprévu, dont aucun
genre de crainte n'a précédé la possession. Il est une multitude de
jouissances partielles qui ne dérivent point d'une même source, mais
offrent des plaisirs épars à l'homme dont l'âme paisible est disposée à
les goûter; une grande passion, au contraire, les absorbe tous; elle ne
permet pas seulement de savoir qu'ils existent.

Il n'y a plus de fleurs dans ce parterre qu'_elle_ a parcouru; son amant
n'y peut voir que la trace de ses pas. L'ambitieux, en apercevant ces
hameaux entourés de tous les dons de la nature, demande si le gouverneur
de ce canton a beaucoup de crédit, ou si les paysans qui l'habitent
peuvent élire un député. Aux yeux de l'homme passionné, les objets
extérieurs ne représentent qu'une idée, parce qu'ils ne sont jugés que
par un seul sentiment. Le philosophe, par un grand acte de courage,
ayant délivré ses pensées du joug de la passion, ne les dirige plus
toutes vers un objet unique, et jouit des douces impressions que chacune
de ses idées peut lui valoir tour à tour et séparément.

Ce qui conduirait surtout à penser que la vie est un voyage, c'est que
rien n'y semble ordonné comme un séjour. Voulez-vous attacher votre
existence à l'empire absolu d'une idée ou d'un sentiment: tout est
obstacle, tout est malheur à chaque pas. Voulez-vous laisser aller la
vie au gré du vent qui lui fait doucement parcourir des situations
diverses; voulez-vous du plaisir pour chaque jour sans le faire
concourir à l'ensemble du bonheur de toute la destinée: vous le pouvez
facilement; et lorsque aucun des événements de la vie n'est précédé par
de brûlants désirs, ni suivi d'amers regrets, l'on trouve une part
suffisante de félicité dans ces jouissances isolées que le hasard
dispense sans but.

S'il n'était dans l'existence de l'homme qu'une seule époque, la
jeunesse, peut-être pourrait-on la vouer aux grandes chances des
passions; mais à l'instant où la vieillesse commande une nouvelle
manière d'exister, le philosophe seul sait supporter cette transition
sans douleur. Si nos facultés, si nos désirs, qui naissent de nos
facultés, étaient toujours d'accord avec notre destinée, à tous les âges
on pourrait goûter quelque bonheur; mais un coup simultané ne porte pas
également atteinte à nos facultés et à nos désirs. Le temps dégrade
souvent notre destinée avant d'avoir affaibli nos facultés, affaiblit
nos facultés avant d'avoir amorti nos désirs. L'activité de l'âme survit
aux moyens de l'exercer; les désirs, à la perte des biens dont ils
inspirent le besoin. La douleur de la destruction se fait sentir avec
toute la force de l'existence; c'est assister soi-même à ses
funérailles, et, violemment attaché à ce triste et long spectacle,
renouveler le supplice de Mézence, lier ensemble la mort et la vie.

Quand la philosophie s'empare de l'âme, elle commence, sans doute, par
lui faire mettre beaucoup moins de prix à ce qu'elle possède et à ce
qu'elle espère. Les passions rehaussent beaucoup plus toutes les
valeurs; mais quand ce tarif de modération est fixé, il subsiste pour
tous les âges; chaque moment se suffit à lui-même, une époque n'anticipe
point sur l'autre, jamais les orages des passions ne les confondent ni
ne les précipitent. Les années, et tout ce qu'elles amènent avec elles,
se succèdent tranquillement suivant l'intention de la nature, et l'homme
participe au calme de l'ordre universel.

Je l'ai dit, celui qui veut mettre le suicide au nombre de ses
résolutions peut entrer dans la carrière des passions; il peut y
abandonner sa vie, s'il se sent capable de la terminer, alors que la
foudre aura renversé l'objet de tous ses efforts et de tous ses voeux:
mais comme je ne sais quel instinct, qui appartient plus, je crois, à la
nature physique qu'au sentiment moral, force souvent à conserver des
jours dont tous les instants sont une nouvelle douleur, peut-on courir
les hasards, presque certains, d'un malheur qui fera détester
l'existence, et d'une disposition de l'âme qui inspirera la crainte de
l'anéantir? Non que dans cette situation la vie ait encore quelques
charmes, mais parce qu'il faut rassembler dans un même moment tous les
motifs de sa douleur pour lutter contre l'indivisible pensée de la mort;
parce que le malheur se répand sur l'étendue des jours, tandis que la
terreur qu'inspire le suicide se concentre en entier dans un instant, et
que pour se tuer il faudrait embrasser le tableau de ses infortunes
comme le spectacle de sa fin, à l'aide de l'intensité d'un seul
sentiment et d'une seule idée.

Rien cependant n'inspire autant d'horreur que la possibilité d'exister,
uniquement parce qu'on ne sait pas mourir; et comme c'est le sort qui
peut attendre toutes les grandes passions, un tel objet d'effroi suffit
pour faire aimer cette puissance de philosophie qui soutient toujours
l'homme au niveau de la vie, sans l'y trop attacher, mais sans la lui
faire haïr.

La philosophie n'est pas de l'insensibilité; quoiqu'elle diminue
l'atteinte des vives douleurs, il faut une grande force d'âme et
d'esprit pour arriver à cette philosophie dont je vante ici les secours;
et l'insensibilité est l'habitude du caractère, non le résultat d'un
triomphe. La philosophie se sent de son origine. Comme elle naît
toujours de la profondeur de la réflexion, et qu'elle est souvent
inspirée par le besoin de résister à ses passions, elle suppose des
qualités supérieures, et donne une jouissance de ses propres facultés
tout à fait inconnue à l'homme insensible; le monde lui convient mieux
qu'au philosophe; il ne craint pas que l'agitation de la société trouble
la paix dont il goûte la douceur. Le philosophe, qui doit cette paix au
travail de sa pensée, aime à jouir de lui-même dans la retraite.

La satisfaction que donne la possession de soi, acquise par la
méditation, ne ressemble point aux plaisirs de l'homme personnel; il a
besoin des autres, il est exigeant, il souffre impatiemment tout ce qui
le blesse, il est dominé par son égoïsme; et si ce sentiment pouvait
avoir de l'énergie, il aurait tous les caractères d'une grande passion:
mais le bonheur que trouve un philosophe dans la possession de soi, est
de tous les sentiments, au contraire, celui qui rend le plus
indépendant.

Par une sorte d'abstraction, dont la jouissance est cependant réelle, on
s'élève à quelque distance de soi-même pour se regarder penser et vivre;
et comme on ne veut dominer aucun événement, on les considère tous comme
des modifications de notre être qui exercent ses facultés et hâtent de
diverses manières l'action de sa perfectibilité. Ce n'est plus vis-à-vis
du sort, mais de sa conscience qu'on se place, et, renonçant à toute
influence sur le destin et sur les hommes, on se complaît d'autant plus
dans l'action du pouvoir qu'on s'est réservé, dans l'empire de soi-même,
et l'on fait chaque jour avec bonheur quelque changement ou quelque
découverte dans la seule propriété sur laquelle on se croie des droits
et de l'influence.

Il faut de la solitude à ce genre d'occupation, et s'il est vrai que la
solitude soit un moyen de jouissance pour le philosophe, c'est lui qui
est l'homme heureux. Non-seulement vivre seul est le meilleur de tous
les états, parce que c'est le plus indépendant, mais encore la
satisfaction qu'on y trouve est la pierre de touche du bonheur; sa
source est si intime, qu'alors qu'on le possède réellement, la réflexion
rapproche toujours plus de la certitude de l'éprouver.

La solitude est, pour les âmes agitées par de grandes passions, une
situation très-dangereuse. Ce repos auquel la nature nous appelle, qui
semble la destination immédiate de l'homme; ce repos dont la jouissance
paraît devoir précéder le besoin même de la société, et devenir plus
nécessaire encore après qu'on a longtemps vécu au milieu d'elle; ce
repos est un tourment pour l'homme dominé par une grande passion. En
effet, le calme n'existant qu'autour de lui contraste avec son agitation
intérieure, et en accroît la douleur. C'est par la distraction qu'il
faut d'abord essayer d'affaiblir une grande passion; il ne faut pas
commencer la lutte par un combat corps à corps, et avant de se hasarder
à vivre seul, il faut avoir déjà agi sur soi-même. Les caractères
passionnés, loin de redouter la solitude, la désirent; mais cela même
est une preuve qu'elle nourrit leur passion, loin de la détruire. L'âme,
troublée par les sentiments qui l'oppressent, se persuade qu'elle
soulagera sa peine en s'en occupant davantage; les premiers instants où
le coeur s'abandonne à la rêverie sont pleins de charmes, mais bientôt
cette jouissance le consume. L'imagination qui est restée la même,
quoiqu'on ait éloigné d'elle ce qui semblait l'enflammer, pousse à
l'extrême toutes les chances de l'inquiétude; dans son isolement elle
s'entoure de chimères; l'imagination dans le silence et la retraite,
n'étant frappée par rien de réel, donne une même importance à tout ce
qu'elle invente. Elle veut se sauver du présent, et elle se livre à
l'avenir, bien plus propre à l'agiter, bien plus conforme à sa nature.
L'idée qui la domine, laissée stationnaire par les événements, se
diversifie de mille manières par le travail de la pensée; la tête
s'enflamme, et la raison devient moins puissante que jamais. La solitude
finit par effrayer l'homme malheureux; il croit à l'éternité de la
douleur qu'il éprouve. La paix qui l'environne semble insulter au
tumulte de son âme; l'uniformité des jours ne lui présente aucun
changement même dans la peine. La violence d'un tel malheur au sein de
la retraite est une nouvelle preuve de la funeste influence des
passions; elles éloignent de tout ce qui est simple et facile, et
quoiqu'elles prennent leur source dans la nature de l'homme, elles
s'opposent sans cesse à sa véritable destination.

La solitude, au contraire, est le premier des biens pour le philosophe.
C'est au milieu du monde que souvent ses réflexions, ses résolutions
l'abandonnent, que les idées générales les plus arrêtées cèdent aux
impressions particulières; c'est là que le gouvernement de soi exige une
main plus assurée: mais dans la retraite, le philosophe n'a de rapports
qu'avec le séjour champêtre qui l'environne, et son âme est parfaitement
d'accord avec les douces sensations que ce séjour inspire; elle s'en
aide pour penser et vivre. Comme il est rare d'arriver à la philosophie
sans avoir fait quelques efforts pour obtenir des biens plus semblables
aux chimères de la jeunesse, l'âme, qui pour jamais y renonce, compose
son bonheur d'une sorte de mélancolie qui a plus de charme qu'on ne
pense, et vers laquelle tout semble nous ramener. Les aspects, les
incidents de la campagne, sont tellement analogues à cette disposition
morale, qu'on serait tenté de croire que la Providence a voulu qu'elle
devînt celle de tous les hommes, et que tout concourût à la leur
inspirer, lorsqu'ils atteignent l'époque où l'âme se lasse de travailler
à son propre sort, se fatigue même de l'espérance, et n'ambitionne plus
que l'absence de la peine. Toute la nature semble se prêter aux
sentiments qu'ils éprouvent alors. Le bruit du vent, l'éclat des orages,
le soir de l'été, les frimas de l'hiver; ces mouvements, ces tableaux
opposés, produisent des impressions pareilles, et font naître dans l'âme
cette douce mélancolie, vrai sentiment de l'homme, résultat de sa
destinée, seule situation du coeur qui laisse à la méditation toute son
action et toute sa force.



CHAPITRE III.

_De l'Étude._


Lorsque l'âme est dégagée de l'empire des passions, elle permet à
l'homme une grande jouissance; c'est l'étude, c'est l'exercice de la
pensée, de cette faculté inexplicable dont l'examen suffirait à sa
propre occupation, si, au lieu de se développer successivement, elle
nous était accordée tout à coup dans sa plénitude.

Lorsque l'espoir de faire une découverte qui peut illustrer, ou de
publier un ouvrage qui doit mériter l'approbation générale, est l'objet
de nos efforts, c'est dans le traité des passions qu'il faut placer
l'histoire de l'influence d'un tel penchant sur le bonheur; mais il y a
dans le simple plaisir de penser, d'enrichir ses méditations par la
connaissance des idées des autres, une sorte de satisfaction intime qui
tient à la fois au besoin d'agir et de se perfectionner; sentiments
naturels à l'homme, et qui ne l'astreignent à aucune dépendance.

Les travaux physiques apportent à une certaine classe de la société, par
des moyens absolument contraires, des avantages à peu près-pareils dans
leurs rapports avec le bonheur. Ces travaux suspendent l'action de
l'âme, dérobent le temps; ils font vivre sans souffrir: l'existence est
un bien dont on ne cesse pas de jouir; mais l'instant qui succède au
travail rend plus doux le sentiment de la vie, et dans la succession de
la fatigue et du repos, la peine morale trouve peu de place. L'homme qui
occupe les facultés de son esprit obtient de même, par leur exercice, le
moyen d'échapper aux tourments du coeur. Les occupations mécaniques
calment la pensée en l'étouffant; l'étude, en dirigeant l'esprit vers
des objets intellectuels, distrait de même des idées qui dévorent. Le
travail, de quelque nature qu'il soit, affranchit l'âme des passions
dont les chimères se placent au milieu des loisirs de la vie.

La philosophie ne fait du bien que par ce qu'elle nous ôte; l'étude rend
une partie des plaisirs que l'on cherche dans les passions. C'est une
action continuelle, et l'homme ne saurait renoncer à l'action; sa nature
lui commande l'exercice des facultés qu'il tient d'elle. On peut
proposer au génie de se plaire dans ses propres progrès, au coeur, de se
contenter du bien qu'il peut faire aux autres; mais aucun genre de
réflexion ne peut donner du bonheur dans le néant d'une éternelle
oisiveté.

L'amour de l'étude, loin de priver la vie de l'intérêt dont elle a
besoin, a tous les caractères de la passion, excepté celui qui cause
tous ses malheurs, la dépendance du sort et des hommes. L'étude offre un
but qui cède toujours en proportion des efforts, vers lequel les progrès
sont certains, dont la route présente de la variété sans crainte de
vicissitude, dont les succès ne peuvent être suivis de revers. Elle vous
fait parcourir une suite d'objets nouveaux, elle vous fait éprouver une
sorte d'événements qui suffisent à la pensée, l'occupent et l'animent
sans aucun secours étranger. Ces jours si semblables pour le malheur, si
uniformes pour l'ennui, offrent à l'homme dont l'étude remplit le temps
beaucoup d'époques variées. Une fois il a saisi la solution d'un
problème qui l'occupait depuis longtemps; une autre fois une beauté
nouvelle l'a frappé dans un ouvrage inconnu; enfin, ses jours sont
marqués entre eux par les différents plaisirs qu'il a conquis par sa
pensée: et ce qui distingue surtout cette espèce de jouissance, c'est
que l'avoir éprouvée la veille, vaut la certitude de la retrouver le
lendemain. Ce qui importe, c'est de donner à son esprit cette impulsion,
de se commander les premiers pas; ils entraînent à tous les autres.
L'instruction fait naître la curiosité. L'esprit répugne de lui-même à
ce qui est incomplet; il aime l'ensemble, il tend au but, et de même
qu'il s'élance vers l'avenir, il aspire à connaître un nouvel
enchaînement de pensées qui s'offre en avant de ses efforts et de son
espérance.

Soit qu'on lise, soit qu'on écrive, l'esprit fait un travail qui lui
donne à chaque instant le sentiment de sa justesse ou de son étendue, et
sans qu'aucune réflexion d'amour-propre se mêle à cette jouissance, elle
est réelle, comme le plaisir que trouve l'homme robuste dans l'exercice
du corps proportionné à ses forces. Quand Rousseau a peint les premières
impressions de la statue de Pygmalion, avant de lui faire goûter le
bonheur d'aimer, il lui a fait trouver une vraie jouissance dans la
sensation du _moi_. C'est surtout en combinant, en développant des idées
abstraites, en portant son esprit chaque jour au delà du terme de la
veille, que la conscience de son existence morale devient un sentiment
heureux et vif; et quand une sorte de lassitude succéderait à cette
exertion de soi-même, ce serait aux plaisirs simples, au sommeil de la
pensée, au repos enfin, mais non aux peines du coeur, que la fatigue du
travail nous livrerait. L'âme trouve de vastes consolations dans l'étude
et la méditation des sciences et des idées. Il semble que notre propre
destinée se perde au milieu du monde qui se découvre à nos yeux; que des
réflexions qui tendent à tout généraliser nous portent à nous considérer
nous-mêmes comme l'une des mille combinaisons de l'univers, et
qu'estimant plus en nous la faculté de penser que celle de souffrir,
nous donnions à l'une le droit de classer l'autre. Sans doute,
l'impression de la douleur est absolue pour celui qui l'éprouve, et
chacun la ressent d'après soi seul. Cependant il est certain que l'étude
de l'histoire, la connaissance de tous les malheurs qui ont été éprouvés
avant nous, livrent l'âme à des contemplations philosophiques dont la
mélancolie est plus facile à supporter que le tourment de ses propres
peines. Le joug d'une loi commune à tous ne fait pas naître ces
mouvements de rage qu'un sort sans exemple exciterait; en réfléchissant
sur les générations qui se sont succédé au milieu des douleurs, en
observant ces mondes innombrables où des milliers d'êtres partagent
simultanément avec nous le bienfait ou le malheur de l'existence,
l'intensité même du sentiment individuel s'affaiblit, et l'abstraction
enlève l'homme à lui-même.

Quelles que soient les opinions que l'on professe, personne ne peut nier
qu'il ne soit doux de croire à l'immortalité de l'âme; et lorsqu'on
s'abandonne à la pensée, qu'on parcourt avec elle les conceptions les
plus métaphysiques, elle embrasse l'univers, et transporte la vie bien
loin au delà de l'espace matériel que nous occupons. Les merveilles de
l'infini paraissent plus vraisemblables. Tout, hors la pensée, parle de
destruction: l'existence, le bonheur, les passions sont soumises aux
trois grandes époques de la nature, _naître, croître, et mourir;_ mais
la pensée, au contraire, avance par une sorte de progression dont on ne
voit pas le terme; et, pour elle, l'éternité semble avoir déjà commencé.
Plusieurs écrivains se sont servis des raisonnements les plus
intellectuels pour prouver le matérialisme; mais l'instinct moral est
contre cet effort, et celui qui attaque avec toutes les ressources de la
pensée la spiritualité de l'âme rencontre toujours quelques instants où
ses succès mêmes le font douter de ce qu'il affirme. L'homme donc qui se
livre sans projet à ses impressions reçoit par l'exercice des facultés
intellectuelles un plus vif espoir de l'immortalité de l'âme.

L'attention qu'exige l'étude en détournant de songer aux intérêts
personnels, dispose à les mieux juger. En effet, une vérité abstraite
s'éclaircit toujours, davantage en y réfléchissant; mais une affaire, un
événement qui nous affecte, s'exagère, se dénature lorsqu'on s'en occupe
perpétuellement. Comme le jugement qu'on doit porter sur de telles
circonstances dépend d'un petit nombre d'idées simples et promptement
aperçues, le temps qu'on y donne par delà est tout entier rempli par les
illusions de l'imagination et du coeur. Ces illusions, devenant bientôt
inséparables de l'objet même, absorbent l'âme par l'immense carrière
qu'elles offrent aux craintes et aux regrets. La sage modération des
philosophes studieux dépend, peut-être, du peu de temps qu'ils
consacrent à rêver aux événements de leur vie, autant que du courage
qu'ils mettent à les supporter. Cet effet naturel de la distraction que
donne l'étude, est le secours le plus efficace qu'elle puisse apporter à
la douleur; car aucun homme ne saurait vivre à l'aide d'une continuelle
suite d'efforts. Il faut une grande puissance de caractère pour se
déterminer aux premiers essais, mais les succès qu'ils assurent
deviennent une sorte d'habitude qui amortit lentement les peines de
l'âme.

Si les passions renaissaient sans cesse de leurs cendres, il faudrait y
succomber; car on ne peut pas livrer beaucoup de ces combats qui coûtent
tant au vainqueur: mais bientôt on s'accoutume à trouver de vraies
jouissances ailleurs que dans les passions qu'on a surmontées, et l'on
est heureux, et par les occupations de l'esprit, et par l'indépendance
parfaite qu'on leur doit. Trouver dans soi seul une noble destinée, être
heureux, non par la personnalité, mais par l'exercice de ses facultés,
est un état qui flatte l'âme en la calmant.

Plusieurs traits de la vie des anciens philosophes, d'Archimède, de
Socrate, de Platon, ont dû même faire croire que l'étude était une
passion; mais si l'on peut s'y tromper par la vivacité de ses plaisirs,
la nature de ses peines ne permet pas de s'y méprendre. Le plus grand
chagrin qu'on puisse éprouver, c'est l'obstacle de quelques difficultés
qui ajoutent au plaisir du succès. Le pur amour de l'étude ne met jamais
en relation avec la volonté des hommes; quel genre de douleur
pourrait-il donc faire éprouver?

Dans cette sorte de goût, il n'y a de naturel que ses plaisirs.
L'espérance et la curiosité, seuls mobiles nécessaires à l'homme, sont
suffisamment excitées par l'étude dans le silence des passions. L'esprit
est plus agité que l'âme; c'est lui qu'il faut nourrir, c'est lui qu'on
peut animer sans danger; le mouvement dont il a besoin se trouve tout
entier dans les occupations de l'étude, et, à quelque degré qu'on porte
l'action de cet intérêt, ce sont des jouissances qu'on augmente, mais
jamais des regrets qu'on se prépare. Quelques anciens, exaltés sur les
jouissances de l'étude, se sont persuadé que le paradis consistait
seulement dans le plaisir de connaître les merveilles du monde; celui
qui s'instruit chaque jour, qui s'empare du moins de ce que la
Providence a abandonné à l'esprit humain, semble anticiper sur ces
éternelles délices et déjà spiritualiser son être.

Toutes les époques de la vie sont également propres à ce genre de
bonheur, d'abord, parce qu'il est assez démontré par l'expérience que
quand on exerce constamment son esprit, on peut espérer d'en prolonger
la force; et parce que, dût-on ne pas y parvenir, les facultés
intellectuelles baissent en même temps que le goût qui sert à les
mesurer, et ne laissent à l'homme aucun juge intérieur de son propre
affaiblissement. Dans la carrière de l'étude tout préserve donc de
souffrir; mais il faut avoir agi longtemps sur son âme avant qu'elle
cesse de troubler le libre exercice de la pensée.

L'homme passionné qui, sans efforts préalables, imaginerait de se livrer
à l'étude, n'y trouverait aucune des ressources que je viens de
présenter. Combien l'instruction lui paraîtrait froide et lente auprès
de ces rêveries du coeur, qui, plongeant dans l'absorption d'une pensée
dominante, font de longues heures un même instant! La folie des
passions, ce n'est pas l'égarement de toutes les idées; mais la fixation
sur une seule. Il n'est rien qui puisse distraire l'homme soumis à
l'empire d'une idée unique. Ou il ne voit rien, ou ce qu'il voit la lui
rappelle. Il parle, il écrit sur des sujets divers; mais pendant ce
temps son âme continue d'être la proie d'une même douleur. Il accomplit
les actions ordinaires de la vie comme dans un état de somnambulisme;
tout ce qui pense, tout ce qui souffre en lui, appartient à un sentiment
intérieur, dont la peine n'est pas un moment suspendue. Bientôt il est
saisi d'un insurmontable dégoût pour les pensées étrangères à celle qui
l'occupe; elles ne s'enchaînent point dans sa tête, elles ne laissent
point de trace dans sa mémoire. L'homme passionné et l'homme stupide
éprouvent par l'étude le même degré d'ennui; l'intérêt leur manque à
tous les deux; car, par des causes différentes, les idées des autres ne
trouvent en eux aucune idée correspondante: l'âme fatiguée s'abandonne
enfin à l'impulsion qui l'entraîne, et consacre sa solitude à la pensée
qui la poursuit; mais elle ne tarde pas à se repentir de sa faiblesse;
la méditation de l'homme passionné enfante des monstres, comme celle du
savant crée des prodiges. Le malheureux alors revient à l'étude pour
échapper à la douleur; il arrache un quart d'heure d'attention à travers
de longs efforts; il se commande telle occupation pendant un temps
limité, et consacre ce temps à l'impatience de le voir finir; il se
captive non pour vivre, mais pour ne pas mourir, et ne trouve dans
l'existence que l'effort qu'il fait pour la supporter.

Ce tableau ne prouve point l'inutilité des ressources de l'étude, mais
il est impossible à l'homme passionné d'en jouir, s'il ne se prépare
point, par de longues réflexions, à retrouver son indépendance; il ne
peut, alors qu'il est encore esclave, goûter des plaisirs dont la
liberté de l'âme donne seule la puissance d'approcher.

Je relis sans cesse quelques pages d'un livre intitulé: _La Chaumière
indienne_; je ne sais rien de plus profond en moralité sensible que le
tableau de la situation du Paria, de cet homme d'une race maudite,
abandonné de l'univers entier, errant la nuit dans les tombeaux, faisant
horreur à ses semblables sans l'avoir mérité par aucune faute; enfin, le
rebut de ce monde où l'a jeté le don de la vie. C'est là que l'on voit
l'homme véritablement aux prises avec ses propres forces. Nul être
vivant ne le secourt, nul être vivant ne s'intéresse à son existence; il
ne lui reste que la contemplation de la nature, et elle lui suffit.
C'est ainsi qu'existe l'homme sensible sur cette terre; il est aussi
d'une caste proscrite, sa langue n'est point entendue, ses sentiments
l'isolent, ses désirs ne sont jamais accomplis, et ce qui l'environne ou
s'éloigne de lui, ou ne s'en rapproche que pour le blesser. Oh Dieu!
faites qu'il s'élève au-dessus de ces douleurs dont les hommes ne
cesseront de l'accabler! faites qu'il s'aide du plus beau de vos
présents, de la faculté de penser, pour juger la vie au lieu de
l'éprouver! et lorsque le hasard a pu combiner ensemble la réunion la
plus fatale au bonheur, l'esprit et la sensibilité, n'abandonnez pas ces
malheureux êtres destinés à tout apercevoir, pour souffrir de tout;
soutenez leur raison à la hauteur de leurs affections et de leurs idées,
éclairez-les du même feu qui servait à les consumer!



CHAPITRE IV.

_De la bienfaisance._


La philosophie exige de la force dans le caractère, l'étude, de la suite
dans l'esprit; mais malheur à ceux qui ne pourraient pas adopter la
dernière consolation, ou plutôt la sublime jouissance qui reste encore à
tous les caractères dans toutes les situations!

Il m'en a coûté de prononcer qu'aimer avec passion n'était pas le vrai
bonheur; je cherche donc dans les plaisirs indépendants, dans les
ressources qu'on trouve en soi, la situation la plus analogue aux
jouissances du sentiment; et la vertu, telle que je la conçois,
appartient beaucoup au coeur; je l'ai nommée bienfaisance, non dans
l'acception très-bornée qu'on donne à ce mot, mais en désignant ainsi
toutes les actions de la bonté.

La bonté est la vertu primitive, elle existe par un mouvement spontané;
et comme elle seule est véritablement nécessaire au bonheur général,
elle seule est gravée dans le coeur; tandis que les devoirs qu'elle
n'inspire pas sont consignés dans des codes que la diversité des pays et
des circonstances peut modifier ou présenter trop tard à la connaissance
des peuples. L'homme bon est de tous les temps et de toutes les nations;
il n'est pas même dépendant du degré de civilisation du pays qui l'a vu
naître; c'est la nature morale dans sa pureté, dans son essence; c'est
comme la beauté dans la jeunesse, où tout est bien sans effort. La bonté
existe en nous comme le principe de la vie, sans être l'effet de notre
propre volonté; elle semble un don du ciel comme toutes les facultés,
elle agit sans se connaître, et ce n'est que par la comparaison qu'elle
apprend sa propre valeur. Jusqu'à ce qu'il eût rencontré le méchant,
l'homme bon n'a pas dû croire à la possibilité d'une manière d'être
différente de la sienne propre. La triste connaissance du coeur humain
fait, dans le monde, de l'exercice de la bonté un plaisir plus vif; on
se sent plus nécessaire, en se voyant si peu de rivaux, et cette pensée
anime à l'accomplissement d'une vertu à laquelle le malheur et le crime
offrent tant de maux à réparer.

La bonté recueille aussi toutes les véritables jouissances du sentiment;
mais elle diffère de lui par cet éminent caractère où se retrouve
toujours le secret du bonheur ou du malheur de l'homme: elle ne veut,
elle n'attend rien des autres, et place sa félicité tout entière dans ce
qu'elle éprouve. Elle ne se livre pas à un seul mouvement personnel, pas
même au besoin d'inspirer un sentiment réciproque, et ne jouit que de ce
qu'elle donne. Lorsqu'on est fidèle à cette résolution, ces hommes mêmes
qui troubleraient le repos de la vie, si l'on se rendait dépendants de
leur reconnaissance, vous donnent cependant des jouissances momentanées
par l'expression de ce sentiment. Les premiers mouvements de la
reconnaissance ne laissent rien à désirer, et, dans l'émotion qui les
accompagne, tous les caractères s'embellissent; on dirait que le présent
est un gage certain de l'avenir; et lorsque le bienfaiteur reçoit la
promesse, sans avoir besoin de son accomplissement, l'illusion même
qu'elle lui cause est sans danger, et l'imagination peut en jouir, comme
l'avare des biens que lui procurerait son trésor, si jamais il le
dépensait.

Il y a des vertus toutes composées de craintes et de sacrifices, dont
l'accomplissement peut donner une satisfaction d'un ordre très-relevé à
l'âme forte qui les pratique; mais peut-être, avec le temps,
découvrira-t-on que tout ce qui n'est pas naturel n'est pas nécessaire,
et que la morale, dans divers pays, est aussi chargée de superstition
que la religion. Du moins, en parlant de bonheur, il est impossible de
supposer une situation qui exige des efforts perpétuels; et la bonté
donne des jouissances si faciles et si simples, que leur impression est
indépendante du pouvoir même de la réflexion. Si cependant l'on se livre
à des retours sur soi, ils sont tous remplis d'espérance; le bien qu'on
a fait est une égide qu'on croit voir entre le malheur et soi; et lors
même que l'infortune nous poursuit, on sait où se réfugier, on se
transporte par la pensée dans la situation heureuse que nos bienfaits
ont procurée.

S'il était vrai que dans la nature des choses il se fût rencontré des
obstacles à la félicité parfaite que l'Être suprême aurait voulu donner
à ses créatures, la bonté continuerait l'intention de la Providence,
elle ajouterait pour ainsi dire à son pouvoir.

Qu'il est heureux celui qui a sauvé la vie d'un d'homme! il ne peut plus
croire à l'inutilité de son existence, il ne peut plus être fatigué de
lui-même. Qu'il est plus heureux encore celui qui a assuré la félicité
d'un être sensible! on ne sait pas ce qu'on donne en sauvant la vie;
mais en vous arrachant à la douleur, en renouvelant la source de vos
jouissances, on est certain d'être votre bienfaiteur.

Il n'est au pouvoir d'aucun événement de rien retrancher au plaisir que
nous a valu la bonté. L'amour pleure souvent ses propres sacrifices,
l'ambition voit en eux la cause de ses malheurs; la bonté, n'ayant voulu
que le plaisir même de son action, ne peut jamais s'être trompée dans
ses calculs. Elle n'a rien à faire avec le passé ni l'avenir; une suite
d'instants présents composent sa vie; et son âme, constamment en
équilibre, ne se porte jamais avec violence sur une époque, ni sur une
idée; ses voeux et ses efforts se répandent également sur chacun de ses
jours, parce qu'ils appartiennent à un sentiment toujours le même et
toujours facile à exercer.

Toutes les passions, certainement, n'éloignent pas de la bonté; il en
est une surtout qui dispose le coeur à la pitié pour l'infortune; mais ce
n'est pas au milieu des orages qu'elle excite que l'âme peut développer
et sentir l'influence des vertus bienfaisantes. Le bonheur qui naît des
passions est une distraction trop forte, le malheur qu'elles produisent
cause un désespoir trop sombre pour qu'il reste à l'homme qu'elles
agitent aucune faculté libre; les peines des autres peuvent aisément
émouvoir un coeur déjà ébranlé par sa situation personnelle, mais la
passion n'a de suite que dans son idée; les jouissances que quelques
actes de bienfaisance pourraient procurer sont à peine senties par le
coeur passionné qui les accomplit. Prométhée, sur son rocher,
s'apercevait-il du retour du printemps, des beaux jours de l'été? Quand
le vautour est au coeur, quand il dévore le principe de la vie, c'est là
qu'il faut porter ou le calme ou la mort. Aucune consolation partielle,
aucun plaisir détaché ne peut donner du secours; cependant, comme l'âme
est toujours plus capable de vertus et de jouissances relevées alors
qu'elle a été trempée dans le feu des passions, alors que son triomphe a
été précédé d'un combat, la bonté même n'est une source vive de bonheur
que pour l'homme qui a porté dans son coeur le principe des passions.

Celui qui s'est vu déchiré par des affections tendres, par des illusions
ardentes, par des désirs même insensés, connaît tous les genres
d'infortunes, et trouve à les soulager un plaisir inconnu à la classe
des hommes qui semblent à moitié créés, et doivent leur repos seulement
à ce qui leur manque; celui qui, par sa faute, ou par le hasard, a
beaucoup souffert, cherche à diminuer la chance de ces cruels fléaux,
qui ne cessent d'errer sur nos têtes, et son âme, encore ouverte à la
douleur, a besoin de s'appuyer par le genre de prière qui lui semble le
plus efficace.

La bienfaisance remplit le coeur comme l'étude occupe l'esprit; le
plaisir de sa propre perfectibilité s'y trouve également, l'indépendance
des autres, le constant usage de ses facultés: mais ce qu'il y a de
sensible dans tout ce qui tient à l'âme fait de l'exercice de la bonté
une jouissance qui peut seule suppléer au vide que les passions laissent
après elles; elles ne peuvent se rabattre sur des objets d'un ordre
inférieur, et l'abîme que ces volcans ont creusé ne saurait être comblé
que par des sentiments actifs et doux qui transportent hors de vous-même
l'objet de vos pensées, et vous apprennent à considérer votre vie sous
le rapport de ce qu'elle vaut aux autres et non à soi: c'est la
ressource, la consolation la plus analogue aux caractères passionnés,
qui conservent toujours quelques traces des mouvements qu'ils ont
domptés. La bonté ne demande pas, comme l'ambition, un retour à ce
qu'elle donne; mais elle offre cependant aussi une manière d'étendre son
existence et d'influer sur le sort de plusieurs; la bonté ne fait pas,
comme l'amour, du besoin d'être aimé son mobile et son espoir; mais elle
permet aussi de se livrer aux douces émotions du coeur, et de vivre
ailleurs que dans sa propre destinée: enfin, tout ce qu'il y a de
généreux dans les passions se trouve dans l'exercice de la bonté, et cet
exercice, celui de la plus parfaite raison, est encore quelquefois
l'ombre des illusions de l'esprit et du coeur.

Dans quelque situation obscure ou destituée que le hasard nous ait
jetés, la bonté peut étendre l'existence, et donner à chaque individu un
des attributs du pouvoir, l'influence sur le sort des autres. La
multitude de peines que savent causer les hommes les plus médiocres en
tous genres conduit à penser qu'un être généreux, quelle que fût sa
position, se créerait, en se consacrant uniquement à la bonté, un
intérêt, un but, un gouvernement, pour ainsi dire, malgré les bornes de
sa destinée.

Voyez Almont, sa fortune est restreinte, mais jamais un être malheureux
ne s'est adressé à lui sans que, dans cet instant, il ne se soit trouvé
les moyens de venir à son aide, sans que du moins un secours momentané
n'ait épargné à celui qui prie le regret d'avoir imploré en vain; il n'a
point de crédit, mais on l'estime; mais son courage est connu: il ne
parle jamais que pour l'intérêt d'un autre; il a toujours une ressource
à présenter à l'infortune, et il fait plus pour elle que le ministre le
plus puissant, parce qu'il y consacre sa pensée tout entière. Jamais il
ne voit un homme dans le malheur qu'il ne lui dise ce qu'il a besoin
d'entendre, que son esprit, son âme, ne découvrent la consolation
directe ou détournée que cette situation rend nécessaire, la pensée
qu'il faut faire naître en lui, celle qu'il faut écarter, sans avoir
l'air d'y tâcher. Toute cette connaissance du coeur humain, dont est née
la flatterie des courtisans envers leurs souverains, Almont l'emploie
pour soulager les peines de l'infortuné; plus on est fier, plus on
respecte l'homme malheureux, plus on se plie devant lui. Si
l'amour-propre est content, Almont l'abandonne; mais s'il est humilié,
s'il cause de la douleur, il le replace, il le relève, il en fait
l'appui de l'homme que cet amour-propre même avait abattu. Si vous
rencontrez Almont quand votre âme est découragée, sa vive attention à
vos discours vous persuade que vous êtes dans une situation qui captive
l'intérêt, tandis que, fatigué de votre peine, vous étiez convaincu,
avant de le voir, de l'ennui qu'elle devait causer aux autres; vous ne
l'écouterez jamais sans que son attendrissement pour vos chagrins ne
vous rende l'émotion dont votre âme desséchée était devenue incapable;
enfin, vous ne causerez point avec lui sans qu'il ne vous offre un motif
de courage, et qu'ôtant à votre douleur ce qu'elle a de fixe, il
n'occupe votre imagination par un différent point de vue, par une
nouvelle manière de considérer votre destinée: on peut agir sur soi par
la raison, mais c'est d'un autre que vient l'espérance. Almont ne pense
point à faire valoir sa prudence en vous conseillant; sans vous égarer,
il cherche à vous distraire; il vous observe pour vous soulager; il ne
veut connaître les hommes que pour étudier comment on les console.
Almont ne s'écarte jamais, en faisant beaucoup de bien, du principe
inflexible qui lui défend de se permettre ce qui pourrait nuire à un
autre. En réfléchissant sur la vie, on voit la plupart des êtres se
renverser, se déchirer, s'abattre, ou pour leurs intérêts, ou seulement
par indifférence pour l'image, pour la pensée de la douleur qu'ils
n'éprouvent pas. Que Dieu récompense Almont, et puisse tout ce qui vit
le prendre pour modèle! C'est là l'homme, tel que l'homme doit désirer
qu'il soit.

Sans vouloir méconnaître le lien sacré de la religion, on peut affirmer
que la base de la morale considérée comme principe, c'est le bien ou le
mal que l'on peut faire aux autres hommes par telle ou telle action.
C'est sur ce fondement que tous ont intérêt au sacrifice de chacun, et
qu'on retrouve, comme dans le tribut de l'impôt, le prix de son
dévouement particulier dans la part de protection qu'assure l'ordre
général. Toutes les véritables vertus dérivent de la bonté; et si l'on
voulait faire un jour l'arbre de la morale, comme il en existe un des
sciences, c'est à ce devoir, à ce sentiment, dans son acception la plus
étendue, que remonterait tout ce qui inspire de l'admiration et de
l'estime.



CONCLUSION.


Je termine ici cette première partie; mais, avant de commencer celle qui
va suivre, je veux résumer ce que je viens de développer.

Quoi! va-t-on me dire, vous condamnez toutes les affections passionnées?
quel triste sort nous offrez-vous donc sans _mobile_, sans _intérêt_ et
sans _but_? D'abord ce n'est pas du bonheur que j'ai cru offrir le
tableau: les alchimistes seuls, s'ils s'occupaient de la morale,
pourraient en conserver l'espoir: j'ai voulu m'occuper des moyens
d'éviter les grandes douleurs. Chaque instant de la durée des peines
morales me fait peur, comme les souffrances physiques épouvantent la
plupart des hommes; et s'ils avaient d'avance, je le répète, une idée
également précise des chagrins de l'âme, ils éprouveraient le même
effroi des passions qui les y exposent. D'ailleurs, on peut trouver dans
la vie un _intérêt_, un _mobile_, un _but_, sans être la proie des
mouvements passionnés; chaque circonstance mérite une préférence sur
telle autre, et toute préférence motive un souhait, une action: mais
l'objet des désirs de la passion, ce n'est pas ce qui est, mais ce
qu'elle suppose; c'est une sorte de fièvre qui présente toujours un but
imaginaire qu'il faut atteindre avec des moyens réels, et mettant sans
cesse l'homme aux prises avec la nature des choses, lui rend
indispensablement nécessaire ce qui est tout à fait impossible.

Quand on vante le charme que les passions répandent sur la vie, c'est
qu'on prend ses goûts pour des passions. Les goûts font mettre un
nouveau prix à ce qu'on possède ou à ce qu'on peut obtenir; mais les
passions ne s'attachent dans toute leur force qu'à l'objet qu'on a
perdu, qu'aux avantages qu'on s'efforce en vain d'acquérir. Les passions
sont l'élan de l'homme vers une autre destinée; elles font éprouver
l'inquiétude des facultés, le vide de la vie; elles présagent peut-être
une existence future, mais en attendant elles déchirent celle-ci.

En peignant les jouissances de l'étude et de la philosophie, je n'ai pas
prétendu prouver que la vie solitaire soit celle qu'on doit toujours
préférer: elle n'est nécessaire qu'à ceux qui ne peuvent pas se répondre
d'échapper à l'ascendant des passions au milieu du monde; car on n'est
pas malheureux en remplissant les emplois publics, si l'on n'y veut
obtenir que le témoignage de sa conscience; on n'est pas malheureux dans
la carrière des lettres, si l'on ne pense qu'au plaisir d'exprimer ses
pensées, et qu'à l'espoir de les rendre utiles; on n'est pas malheureux
dans les relations particulières, si l'on se contente de la jouissance
intime du bien qu'on a pu faire, sans désirer la reconnaissance qu'il
mérite; et dans le sentiment même, si, n'attendant pas des hommes la
céleste faculté d'un attachement sans bornes, on aime à se dévouer sans
avoir aucun but que le plaisir du dévouement même. Enfin si, dans ces
différentes situations, on se sent assez fort pour ne vouloir que ce qui
dépend de soi seul, pour ne compter que sur ce qu'on éprouve, on n'a pas
besoin de se consacrer à des ressources purement solitaires. La
philosophie est en nous, et ce qui caractérise éminemment les passions,
c'est le besoin des autres; tant qu'un retour quelconque est nécessaire,
un malheur est assuré: mais l'on peut trouver dans les carrières
diverses où les passions se précipitent, quelque chose de l'intérêt
qu'elles inspirent, et rien de leur malheur, si l'on domine la vie au
lieu de se laisser emporter par elle, si rien de ce qui est vous enfin
ne dépend jamais ni d'un tyran au dedans de vous-même, ni de sujets au
dehors de vous.

Les enfants et les sages ont de grandes ressemblances, et le
chef-d'oeuvre de la raison est de ramener à ce que fait la nature. Les
enfants reçoivent la vie goutte à goutte; ils ne lient point ensemble
les trois temps de l'existence: le désir unit bien pour eux le jour avec
le lendemain, mais le présent n'est point dévoré par l'attente; chaque
heure prend sa part de jouissance dans leur petite vie; chaque heure a
un sort tout entier, indépendamment de celle qui la précède ou de celle
qui la suit: leur intérêt ne s'affaiblit point cependant par cette
subdivision; il renaît à chaque instant, parce que la passion n'a point
détruit tous les germes des pensées légères, toutes les nuances des
sentiments passionnés, tout ce qui n'est pas elle enfin, et qu'elle
anéantit. La philosophie ne peut rendre sans doute les impressions
fraîches et brillantes de l'enfance, son heureuse ignorance de la
carrière qui se termine par la mort; mais c'est cependant sur ce modèle
qu'on doit former la science du bonheur moral; il faut descendre la vie
en regardant le rivage plutôt que le but. Les enfants laissés à
eux-mêmes sont les êtres les plus libres; le bonheur les affranchit de
tout: les philosophes doivent tendre au même résultat par la crainte du
malheur.

Les passions ont l'air de l'indépendance, et dans le fait, il n'est
point de joug plus asservissant; elles luttent contre tout ce qui
existe, elles renversent la barrière de la moralité, cette barrière qui
assure l'espace, au lieu de le resserrer; mais c'est pour se briser
ensuite contre des obstacles toujours renaissants, et priver l'homme
enfin de sa puissance sur lui-même. Depuis la gloire, qui a besoin du
suffrage de l'univers, jusqu'à l'amour, qui rend nécessaire le
dévouement d'un seul objet, c'est en raison de l'influence des hommes
sur nous que le malheur doit se calculer; et le seul système vrai pour
éviter la douleur, c'est de ne diriger sa vie que d'après ce qu'on peut
faire pour les autres, mais non d'après ce qu'on attend d'eux. Il faut
que l'existence parte de soi, au lieu d'y revenir, et que, sans jamais
être le centre, on soit toujours la force impulsive de sa propre
destinée.

La science du bonheur moral, c'est-à-dire, d'un malheur moindre,
pourrait être aussi positive que toutes les autres; on pourrait trouver
ce qui vaut le mieux pour le plus grand nombre des hommes dans le plus
grand nombre des situations; mais ce qui restera toujours incertain,
c'est l'application de cette science à tel ou tel caractère: par quelle
chaîne, dans ce genre de code, peut-on lier la minorité, ni même un seul
individu à la règle générale? et celui qui ne peut s'y soumettre mérite
également l'attention du philosophe. Le législateur prend les hommes en
masse, le moraliste un à un; le législateur doit s'occuper de la nature
des choses, le moraliste de la diversité des sensations; enfin, le
législateur doit toujours examiner les hommes sous le point de vue de
leurs relations entre eux, et le moraliste, considérant chaque individu
comme un ensemble moral tout entier, un composé de plaisirs et de
peines, de passions et de raison, voit l'homme sous différentes formes,
mais toujours dans son rapport avec lui-même.

Une dernière réflexion, la plus importante de toutes, reste donc à
faire, c'est de savoir jusqu'à quel point il est possible aux âmes
passionnées d'adopter le système que j'ai développé. Il faut dans cet
examen reconnaître d'abord combien des événements, semblables en
apparence, diffèrent selon le caractère de ceux qui les éprouvent. Il ne
serait pas juste de vanter autant la puissance intérieure de l'homme, si
ce n'était pas par la nature et le degré même de cette force qu'on doit
juger de l'intensité des peines de la vie. Tel homme est conduit par ses
goûts naturels dans le port, où tel autre ne peut être porté que par les
flots de la tempête; et tandis que tout est calculé d'avance dans le
monde physique, les sensations de l'âme varient selon la nature de
l'objet et de l'organisation morale de celui qui en reçoit l'impression.
Il n'y a de justice dans les jugements qui sont relatifs au bonheur, que
si on les fonde sur autant de notions particulières qu'il y a
d'individus qu'on veut connaître. On peut trouver dans les situations
les plus obscures de la vie des combats et des victoires dont l'effort
est au-dessus de tout ce que les annales de l'histoire ont consacré. Il
faut compter dans chaque caractère les douleurs qui naissent des
contrastes de bonheur ou d'infortune, de gloire ou de revers, dont une
même destinée offre l'exemple; il faut compter les défauts au rang des
malheurs, les passions parmi les coups du sort; et plus même les
caractères peuvent être accusés de singularité, plus ils commandent
l'attention du philosophe: les moralistes doivent être comme ces
religieux placés sur le sommet du mont Saint-Bernard, il faut qu'ils se
consacrent à reconduire les voyageurs égarés.

Excluant jusqu'au mot de pardon, qui semble détruire la douce égalité
qui doit exister entre le consolateur et l'infortuné, ce n'est pas des
torts, mais de la douleur qu'il importe de s'occuper; c'est donc au nom
du bonheur seul que j'ai combattu les passions. Considérant, comme je
l'ai dit ailleurs, le crime et ses effets comme un fléau de la nature
qui dépravait tellement l'homme, que ce n'était plus par la philosophie,
mais par la force réprimante, des lois qu'il devait être arrêté, je n'ai
examiné dans les passions, que leur influence sur celui même qu'elles
dominent. Sous le rapport de la morale, sous le rapport de la politique,
il existera beaucoup de distinctions à faire entre les passions viles et
généreuses, entre les passions sociales et antisociales; mais, en ne
calculant que les peines qu'elles causent, elles sont presque toutes
également funestes au bonheur.

Je dis à l'homme qui ne veut se plaindre que du sort, qui croit voir
dans sa destinée un malheur sans exemple avant lui, et ne s'attache qu'à
lutter contre les événements; je lui dis: Parcourez avec moi toutes les
chances des passions humaines; voyez si ce n'est pas de leur essence
même, et non d'un coup du sort inattendu, que naissent vos tourments.
S'il existe une situation dans l'ordre des choses possibles qui puisse
vous en préserver, je la chercherai avec vous, je tâcherai de contribuer
à vous l'assurer; mais le plus grand argument à présenter contre les
passions, c'est que leur prospérité est peut-être plus fatale au bonheur
de celui qui s'y livre que l'adversité même. Si vous êtes traversé dans
vos projets pour acquérir et conserver la gloire, votre esprit peut
s'attacher à l'événement qui, tout à coup, a interrompu votre carrière,
et se repaître d'illusions, plus faciles encore dans le passé que dans
l'avenir. Si l'objet qui vous est cher vous est enlevé par la volonté de
ceux dont il dépend, vous pouvez ignorer à jamais ce que votre propre
coeur aurait ressenti, si votre amour, en s'éteignant dans votre âme,
vous eût fait éprouver ce qu'il y a de plus amer au monde, l'aridité de
ses propres impressions; il vous reste encore un souvenir sensible, seul
bien des trois quarts de la vie; je dirai plus, si c'est par des fautes
réelles dont le regret occupe à jamais votre pensée, que vous croyez
avoir manqué le but où tendait votre passion, votre vie est plus
remplie, votre imagination a quelque chose où se prendre, et votre âme
est moins flétrie que si, sans événements malheureux, sans obstacles
insurmontables, sans démarches à se reprocher, la passion, par cela
seulement qu'elle est elle, eût, au bout d'un certain temps, décoloré la
vie, après être retombée sur le coeur qui n'aurait pu la soutenir.
Qu'est-ce donc qu'une destinée qui entraîne avec elle, ou
l'impossibilité d'arriver à son but, ou l'impuissance d'en jouir?

Loin de moi cependant ces axiomes impitoyables des âmes froides et des
esprits médiocres: _on peut toujours se vaincre, on est toujours le
maître de soi_; et qui donc a l'idée non-seulement de la passion, mais
même d'un degré de plus de passion qu'il n'aurait pas éprouvé, qui peut
dire: Là finit la nature morale? Newton n'eût pas osé tracer les bornes
de la pensée, et le pédant que je rencontre veut circonscrire l'empire
des mouvements de l'âme! il voit qu'on en meurt, et croit encore qu'on
se serait sauvé en l'écoutant! Ce n'est point en assurant aux hommes que
tous peuvent triompher de leurs passions, qu'on rend cette victoire plus
facile. Fixer leur pensée sur la cause de leur malheur, analyser les
ressources que la raison et la sensibilité peuvent leur présenter, est
un moyen plus sûr, parce qu'il est bien plus vrai. Quand le tableau des
douleurs est vivement retracé, quelles leçons peuvent ajouter à la force
du besoin qu'on a de cesser de souffrir? Tout ce que vous pouvez pour
l'homme infortuné, c'est d'essayer de le convaincre qu'il respirerait un
air plus doux dans l'asile où vous l'invitez; mais si ses pieds sont
attachés à la terre de feu qu'il habite, vous paraîtra-t-il moins digne
d'être plaint?

J'aurai rempli mon but, si j'ai donné quelque espoir de repos à l'âme
agitée; si, en ne méconnaissant aucune de ses peines, en avouant la
terrible puissance des sentiments qui la gouvernent, en lui parlant sa
langue, enfin, j'ai pu m'en faire écouter. La passion repousse tous les
conseils qui ne supposent pas la douloureuse connaissance d'elle-même,
et vous dédaigne aisément comme appartenant à une autre nature. Je le
crois cependant, mon accent n'a pas dû lui paraître étranger; c'est mon
seul motif pour espérer qu'à travers tant de livres sur la morale,
celui-ci peut encore être utile.

Que je me repentirais néanmoins de cet écrit, si, venant se briser,
comme tant d'autres, contre la puissance terrible des passions, il
ajoutait seulement à la certitude que croient avoir les âmes froides de
la facilité qu'on doit trouver à vaincre les sentiments qui troublent la
vie! Non, ne condamnez pas ces infortunés qui ne savent pas cesser de
l'être; vous, de qui leurs destinées dépendent, secourez-les comme ils
veulent être secourus: celui qui peut soulager le malheur ne doit plus
penser à le juger, et les idées générales sont cruelles à l'homme qui
souffre, si c'est un autre, et non pas lui, qui les applique à sa
situation personnelle.

En composant cet ouvrage, où je poursuis les passions comme destructives
du bonheur, où j'ai cru présenter des ressources pour vivre sans le
secours de leur impulsion, c'est moi-même aussi que j'ai voulu
persuader; j'ai écrit pour me retrouver, à travers tant de peines, pour
dégager mes facultés de l'esclavage des sentiments, pour m'élever
jusqu'à une sorte d'abstraction qui me permit d'observer la douleur en
mon âme, d'examiner dans mes propres impressions les mouvements de la
nature morale, et de généraliser ce que la pensée me donnait
d'expérience. Une distraction absolue étant impossible, j'ai essayé si
la méditation même des objets qui nous occupent ne conduisait pas au
même résultat, et si, en approchant du fantôme, il ne s'évanouissait pas
plutôt qu'en s'en éloignant. J'ai essayé si ce qu'il y a de poignant
dans la douleur personnelle ne s'émoussait pas un peu, quand nous nous
placions nous-mêmes comme une part du vaste tableau des destinées, où
chaque homme est perdu dans son siècle, le siècle dans le temps, et le
temps dans l'incompréhensible. Je l'ai essayé, et je ne suis pas sûre
d'avoir réussi dans la première épreuve de ma doctrine sur moi-même;
serait-ce donc à moi qu'il conviendrait d'affirmer son absolu pouvoir?
Hélas! en s'approchant, par la réflexion, de tout ce qui compose le
caractère de l'homme, on se perd dans le vague de la mélancolie. Les
institutions politiques, les relations civiles vous présentent des
moyens presque certains de bonheur ou de malheur public; mais les
profondeurs de l'âme sont si difficiles à sonder! Tantôt la superstition
défend de penser, de sentir, déplace toutes les idées, dirige tous les
mouvements en sens inverse de leur impulsion naturelle, et sait vous
attacher à votre malheur même, dès qu'il est causé par un sacrifice ou
peut en devenir l'objet; tantôt la passion ardente, effrénée, ne sait
pas supporter un obstacle, consentir à la moindre privation, dédaigne
tout ce qui est avenir, et, poursuivant chaque instant comme le seul, ne
se réveille qu'au but ou dans l'abîme. Inexplicable phénomène que cette
existence spirituelle de l'homme, qui, en la comparant à la matière,
dont tous les attributs sont complets et d'accord, semble n'être encore
qu'à la veille de sa création, au chaos qui la précède!

Un seul sentiment peut servir de guide dans toutes les situations, peut
s'appliquer à toutes les circonstances, c'est la pitié: avec quelle
disposition plus efficace pourrait-on supporter et les autres et
soi-même? L'esprit observateur et assez fort pour se juger découvre dans
lui-même la source de toutes les erreurs. L'homme est tout entier dans
chaque homme. Dans quels égarements ne s'est pas souvent perdue la
pensée qui précède les actions, la pensée, ou quelque chose encore de
plus fugitif qu'elle! Il faut que ce secret intime, qu'on ne pourrait
revêtir de paroles sans lui donner, une existence qu'il n'a pas, il faut
que ce secret intime serve à rendre inépuisable le sentiment de la
pitié[4].

On dit qu'en s'abandonnant à la pitié, les individus et les
gouvernements peuvent être injustes: d'abord les individus d'une
condition privée ne sont presque jamais dans une situation qui commande
de résister à la bonté; les rapports avec les autres sont si peu
étendus, les événements qui offrent quelque bien à faire sont dépendants
d'un si petit nombre de chances, qu'en se rendant difficile sur les
occasions qu'on peut saisir, on condamne sa vie à l'inutile
insensibilité. Je ne sais pas une délibération plus importante que celle
qui conduirait à se faire un devoir de causer une peine, ou de refuser
un service en sa puissance; il faut avoir si présents à la pensée la
chaîne des idées morales, l'ensemble de la nature humaine! il faut être
si sûr de voir un bien dans un mal, un mal dans un bien! Non: loin de
réprimer, à cet égard, les imprudences des hommes, on devrait plutôt les
détourner de calculer autant les inconvénients des sentiments généreux,
et de s'arroger ainsi un jugement que Dieu seul a droit de prononcer;
car c'est à la Providence que semble appartenir cette sublime balance où
sont pesés les effets relatifs du bonheur et du malheur. Les hommes,
pour lesquels il n'existe que des unités, des moments, des occasions,
doivent rarement se refuser aux biens partiels qu'ils peuvent répandre.

Les législateurs eux-mêmes gouvernent souvent à l'aide d'idées trop
générales; ce grand principe, que l'intérêt de la minorité doit toujours
céder à celui de la majorité, dépend absolument du genre de sacrifices
qu'on impose à la minorité; car en le poussant à l'extrême, on
arriverait au système de Robespierre. Ce n'est pas le nombre des
individus, mais les douleurs qu'il faut compter; et si l'on pouvait
supposer la possibilité de faire souffrir un innocent pendant plusieurs
siècles, il serait atroce de l'exiger pour le salut même d'une nation
entière; mais ces alternatives effrayantes n'existent point dans la
réalité. Les vérités d'un certain ordre sont à la fois conseillées par
la raison et inspirées par le coeur; il est presque toujours de la
politique d'écouter la pitié; il n'y a pas de milieu entre elle et le
dernier terme de la cruauté, et Machiavel, dans le code même de la
tyrannie, a dit, _qu'il fallait savoir s'attacher ceux qu'on ne pouvait
faire périr_.

On n'obéit pas longtemps aux lois trop sévères, mais l'état qui les
maintient, sans pouvoir les faire exécuter, a tous les inconvénients de
la rigueur et de la faiblesse. Rien n'use la force d'un gouvernement
comme la disproportion entre les délits et les peines: il se présente
alors comme un ennemi, tandis qu'il doit paraître comme le chef, comme
le principe régulateur de l'empire. Au lieu de se confondre, pour ainsi
dire, dans votre esprit avec la nature des choses, il semble un obstacle
qu'il faut renverser; et l'agitation de quelques-uns, l'espoir qu'ils
conservent, tout insensé qu'il est, de détruire ce qui les opprime,
ébranle la confiance de ceux même qui sont contents du gouvernement.
Enfin, de quelque manière qu'on réfléchisse sur le sentiment de la
pitié, on le trouve fécond en résultats prospères pour les individus et
pour les nations, et l'on se persuade que c'est la seule idée primitive
qui soit attachée à la nature de l'homme, parce que c'est la seule dont
il ait besoin pour toutes les vertus comme pour toutes les jouissances.

Une belle cause finale dans l'ordre moral, c'est la prodigieuse
influence de la pitié sur les coeurs; il semble que l'organisation
physique elle-même soit destinée à en recevoir l'impression. Une voix
qui se brise, un visage altéré, agissent sur l'âme directement comme les
sensations; la pensée ne se met point entre deux, c'est un choc, c'est
une blessure. Cela n'est point intellectuel; et ce qu'il y a de plus
sublime encore dans cette disposition de l'homme, c'est qu'elle est
consacrée particulièrement à la faiblesse; et lorsque tout concourt aux
avantages de la force, ce sentiment lui seul rétablit la balance, en
faisant naître la générosité: ce sentiment ne s'émeut que pour un objet
sans défense, qu'à l'aspect de l'abandon, qu'au cri de la douleur; lui
seul défend les vaincus après la victoire, lui seul arrête les effets de
ce vil penchant des hommes à livrer leur attachement, leurs facultés,
leur raison même à la décision du succès; mais cette sympathie pour le
malheur est une affection si puissante, réunit tellement ce qu'il y a de
plus fort dans les impressions physiques et morales, qu'y résister
suppose un degré de dépravation dont on ne peut éprouver trop d'horreur.

Ces êtres seuls n'ont plus de droits à l'association mutuelle de misères
et d'indulgence, qui, en se montrant sans pitié, ont effacé en eux le
sceau de la nature humaine: le remords d'avoir manqué à quelque principe
de morale que ce soit, est l'ouvrage du raisonnement, ainsi que la
morale elle-même; mais le remords d'avoir bravé la pitié doit poursuivre
comme un sentiment personnel, comme un danger pour soi, comme une
terreur dont on est l'objet. On a une telle identité avec l'être qui
souffre, que ceux qui parviennent à la détruire acquièrent souvent une
sorte de dureté pour eux-mêmes, qui sert encore, sous quelques rapports,
à les priver de tout ce qu'ils pourraient attendre de la pitié des
autres; cependant, s'il en est temps encore, qu'ils sauvent un
infortuné, qu'ils épargnent un ennemi vaincu, et, rentrés dans les liens
de l'humanité, ils seront de nouveau sous sa sauvegarde.

C'est dans la crise d'une révolution qu'on entend répéter sans cesse que
la pitié est un sentiment puéril qui s'oppose à toute action nécessaire
à l'intérêt général, et qu'il faut la reléguer avec les affections
efféminées, indignes des hommes d'État ou des chefs de parti: c'est, au
contraire, au milieu d'une révolution que la pitié, ce mouvement
involontaire dans toute autre circonstance, devrait être une règle de
conduite. Tous les liens qui retenaient sont déliés, l'intérêt de parti
devient pour tous les hommes le but par excellence: ce but, étant censé
renfermer et la véritable vertu et le seul bonheur général, prend
momentanément la place de toute autre espèce de loi. Or, dans un temps
où la passion s'est mise dans le raisonnement, il n'y a qu'une
sensation, c'est-à-dire, quelque chose qui est un peu de la nature de la
passion même, qu'il soit possible de lui opposer avec succès. Lorsque la
justice est reconnue, on peut se passer de pitié; mais une révolution,
quel que soit son but, suspend l'état social, et il faut remonter à la
source de toutes les lois, dans un moment où ce qu'on appelle un pouvoir
légal est un nom qui n'a plus de sens. Les chefs de parti peuvent se
croire assez sûrs d'eux-mêmes pour se guider toujours d'après la plus
haute sagesse; mais il n'y a rien de si funeste pour eux que des
sectaires privés de l'instinct de la pitié; d'abord ils sont, par cela
même, incapables d'enthousiasme pour les individus: ces sentiments
tiennent l'un et l'autre, quoique par des rapports différents, à la
faculté de l'imagination. La fureur, la vengeance s'allient sans doute
avec l'enthousiasme; mais ces mouvements qui rendent cruels
momentanément, n'ont pas d'analogie avec ce qu'on a vu de nos jours, un
système continuel, et par conséquent à froid, de méconnaître toute
pitié. Or, quand cet affreux système existe dans les soldats, ils jugent
leurs chefs tout comme leurs ennemis, ils conduisent à l'échafaud ce
qu'ils avaient estimé la veille, ils appartiennent uniquement à la
puissance d'un raisonnement, et dépendent, par conséquent, de tel
enchaînement de mots, qui se placera dans leur tête comme un principe et
des conséquences. On ne peut gouverner la foule que par des sensations.
Malheur donc aux chefs qui, en étouffant dans leurs partisans tout ce
qui est humain, tout ce qui est remuable enfin par l'imagination ou le
sentiment, en font des assassins raisonneurs, qui marchent au crime par
la métaphysique, et immolent tout au premier arrangement de syllabes qui
sera pour eux de la conviction!

Cromwell retenait le peuple par la superstition; on liait les Romains
par le serment; les Grecs se laissaient mener par l'enthousiasme qu'ils
éprouvaient pour les grands hommes. Si l'espèce de sentiment national
qui faisait en France un point d'honneur de la générosité, de cette
pitié des vainqueurs, si cette espèce de sentiment ne reprend pas
quelque puissance, jamais le gouvernement n'obtiendra un empire constant
et volontaire sur une nation qui n'aura pas un instinct moral
quelconque, par lequel on puisse l'entraîner et la réunir; car qu'y
a-t-il de plus divisant au monde que le raisonnement?

Enfin, la pitié est encore nécessaire pour trouver un terme à la guerre
intérieure; il n'y a point de fin aux ressources du désespoir, et les
discussions les plus habiles, et les victoires les plus sanglantes ne
font qu'augmenter la haine. Une sorte d'élan de l'âme, tout composé
d'enthousiasme et de pitié, arrête seul les guerres intestines, et
rappelle également le mot de patrie à tous les partis qui la déchirent.
Cette commotion produit plus en un jour que tous les écrits et les
combinaisons politiques; l'homme lutte contre sa nature en voulant
donner à l'esprit seul la grande influence sur la destinée humaine.

Et vous, Français, vous, guerriers invincibles, vous, leurs chefs, vous
qui les avez dirigés et soutenus par vos intrépides ressources, c'est à
vous tous que l'on doit les triomphes de la victoire; c'est à vous qu'il
appartient de proclamer la générosité! Sans l'exercice de cette vertu,
quelle palme nouvelle vous resterait-il encore à cueillir? Vos ennemis
sont vaincus, ils n'offrent plus aucune résistance, ils ne serviront
plus à votre gloire, même par leurs défaites. Voulez-vous encore
étonner? pardonnez. Vous êtes vainqueurs, la terreur ou l'enthousiasme
prosternent à vos pieds plus de la moitié de l'univers; mais
qu'avez-vous fait encore pour le malheur, et qu'est-ce que l'homme, s'il
n'a pas consolé l'homme, s'il n'a pas combattu la puissance du mal sur
la terre? La plupart des gouvernements sont vindicatifs parce qu'ils
craignent, parce qu'ils n'osent être cléments. Vous, qui n'avez rien à
redouter, vous, qui devez avoir pour vous la philosophie et la victoire,
soulagez toutes les infortunes véritables, toutes celles qui sont
vraiment dignes de pitié: la douleur qui accuse est toujours écoutée; la
douleur a raison contre les vainqueurs du monde. Que veut-on en effet du
génie, des succès, de la liberté, des républiques? qu'en veut-on?
quelques peines de moins, quelques espérances de plus. Vous qui
rentrerez dans vos foyers, ou dans une condition privée, que serez-vous,
si vous ne vous montrez pas généreux? des guerriers pendant la paix, des
génies dans l'art de la guerre, alors que toutes les pensées se
tourneront vers la prospérité de l'intérieur, et que les dangers passés
laisseront à peine des traces. Attachez-vous à l'avenir par la vertu,
fixez la reconnaissance par des bienfaits qui durent. Il n'est point de
Capitole, il n'est point de triomphes qui puissent ajouter à votre
éclat; vous êtes au pinacle de la gloire militaire; la générosité seule
plane encore au-dessus de vos têtes. Heureuse situation que celle de la
toute-puissance, quand les obstacles n'existent plus au dehors, quand la
force est en soi-même, quand on peut faire le bien sans qu'un motif
étranger à la vertu vous anime, sans que le soupçon d'un tel motif
puisse jamais vous approcher[5]!

J'aurais pu traiter la générosité, la pitié, la plupart des questions
agitées dans cet ouvrage, sous le simple rapport de la morale qui en
fait une loi; mais je crois la vraie morale tellement d'accord avec
l'intérêt général, qu'il me semble toujours que l'idée du devoir a été
trouvée pour abréger l'exposé des principes de conduite qu'on aurait pu
développer à l'homme d'après ses avantages personnels; et comme dans les
premières années de la vie on défend ce qui fait mal, dans l'enfance de
la vie humaine on lui commande encore ce qu'il serait toujours possible
de lui prouver. Heureuse, si j'ai pu convaincre l'intérêt personnel!
heureuse aussi, si j'avais diminué son activité, en présentant aux
hommes une analyse exacte de ce que vaut la vie, une analyse qui
démontrât que les destinées diffèrent entre elles bien plus par les
caractères que par les situations; que les plaisirs que l'on peut
éprouver, dans quelques circonstances que ce soit, sont soumis à des
chances certaines, qui à la longue réduisent tout au même terme; et que
ce bonheur qu'on croit toujours trouver dans les objets extérieurs n'est
qu'un fantôme créé par l'imagination, qu'elle poursuit après l'avoir
fait naître, et qu'elle veut atteindre au dehors, tandis qu'il n'a
d'existence qu'en elle!



NOTES

[1: Il me semble que les véritables partisans de la liberté républicaine
sont ceux qui détestent le plus profondément les forfaits qui se sont
commis en son nom. Leurs adversaires peuvent sans doute éprouver la
juste horreur du crime; mais comme ces crimes mêmes servent d'argument à
leur système, ils ne leur font pas ressentir, comme aux amis de la
liberté, tous les genres de douleur à la fois.]

[2: J'entends par constitution démagogique, celle qui met le peuple en
fermentation, confond tous les pouvoirs, enfin la constitution de 1703.
Le mot de démocratie étant pris, de nos jours, dans diverses acceptions,
il ne rendrait pas avec exactitude ce que je veux exprimer.]

[3: Je crains qu'on ne m'accuse d'avoir parlé trop souvent, dans le
cours de cet ouvrage, du suicide comme d'un acte digne de louanges: je
ne l'ai point examiné sous le rapport toujours respectable des principes
religieux; mais politiquement, je crois que les républiques ne peuvent
se passer du sentiment qui portait les anciens à se donner la mort; et
dans les situations particulières, les âmes passionnées qui
s'abandonnent à leur nature, ont besoin d'envisager cette ressource pour
ne pas se dépraver dans le malheur, et plus encore, peut-être, au milieu
des efforts qu'elles tentent pour l'éviter.]

[4: Smith, dans son excellent ouvrage de la Théorie des sentiments
moraux, attribue la pitié à cette sympathie qui nous fait nous
transporter dans la situation d'un autre, et supposer ce que nous
éprouverions à sa place. C'est bien là certainement l'une des causes de
la pitié; mais l'inconvénient de cette définition, comme de toutes, est
de resserrer la pensée que faisait naître le mot qu'on a défini: il
était revêtu des idées accessoires et des impressions particulières à
chaque homme qui l'entendait, et vous restreignez sa signification par
une analyse toujours incomplète quand un sentiment en est l'objet; car
un sentiment est un composé de sensations et de pensées que vous ne
faites jamais comprendre qu'à l'aide de l'émotion et du jugement réunis.
La pitié est souvent séparée de tout retour sur soi-même; si, par
abstraction, vous vous figuriez un genre de douleur qui exigeât, pour la
souffrir, une organisation tout à fait différente de la vôtre, vous
auriez encore pitié de cette douleur: il faut que les caractères les
plus opposés puissent éprouver de la pitié pour des impressions qu'ils
n'auraient jamais ressenties; il faut enfin que le spectacle du malheur
remue les hommes par commotion, par talisman, sans examen ni
combinaison.]

[5: Dans un écrit publié il y a deux ans, dans un écrit honoré du
suffrage qui pouvait le plus enorgueillir, cité par M. Fox plaidant pour
la paix devant le parlement d'Angleterre, j'ai dit: _Si l'on ne fait pas
la paix avec les Français cette année, qui sait au centre de quel empire
ils la refuseront l'année prochaine?_ (Réflexions sur la paix.) Jamais
prédiction, je crois, ne s'est mieux accomplie. On pourrait, avec le
même degré de certitude, présager quels seraient les résultats des
étonnantes victoires des Français, s'ils en abusaient; s'ils adoptaient
à cet égard un système révolutionnaire. Mais il y a un si grand foyer de
lumières dans ce pays; le gouvernement républicain, par sa nature même,
est à la longue tellement soumis à la véritable opinion publique, que
les premières conséquences doivent éclairer sur le principe, et qu'on ne
persiste pas, dans ce qui ruine, avec l'aveuglement dont plusieurs
cabinets monarchiques ont donné l'exemple pendant cette guerre.]





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