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Title: Le juif errant - Tome II
Author: Sue, Eugène, 1804-1857
Language: French
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Eugène Sue



LE JUIF ERRANT



Tome II



(1844 -- 1845)



Table des matières

Douzième partie Les promesses de Rodin
I. L'inconnu.
II. Le réduit.
III. Une visite inattendue.
IV. Un service d'ami.
V. Les conseils.
VI. L'accusateur.
VII. Le secrétaire du père d'Aigrigny.
VIII. La sympathie.
Treizième partie Un protecteur
I. Les soupçons.
II. Les excuses.
III. Révélations.
IV. Pierre Simon.
V. L'Indien à Paris.
VI. Le réveil.
VII. Les doutes.
VIII. La lettre.
IX. Adrienne et Djalma.
X. Les conseils.
XI. Le journal de la Mayeux.
XII. Suite du journal de la Mayeux.
XIII. La découverte.
Quatorzième partie La fabrique
I. Le rendez-vous des loups.
II. La maison commune.
III. Le secret.
IV. Révélations.
V. L'attaque.
VI. Les Loups et les Dévorants.
VII. Le retour.
Quinzième partie Rodin démasqué
I. Le négociateur.
II. Le secret.
III. Les aveux.
IV. Amour.
V. Exécution.
VI. Les Champs-Élysées.
VII. Derrière la toile.
VIII. Le lever du rideau.
IX. La mort.
Seizième partie Le choléra
I. Le voyageur.
II. La collation.
III. Le bilan.
IV. Le parvis Notre-Dame.
V. La mascarade du choléra.
VI. Le combat singulier.
VII. Cognac à la rescousse!
VIII. Souvenirs.
IX. L'empoisonneur.
X. La cathédrale.
XI. Les meurtriers.
XII. La promenade.
XIII. Le malade.
XIV. Le piège.
XV. La bonne nouvelle.
XVI. La note secrète.
XVII. L'opération.
XVIII. La torture.
XIX. Vice et vertu.
XX. Suicide.
XXI. Les aveux.
XXII. Suite des aveux.
XXIII. Les rivales.
XXIV. L'entretien.
XXV. Consolations.
XXVI. Les deux voitures.
XXVII. Le rendez-vous.
XXVIII. L'attente.
XXIX. Adrienne et Djalma.
XXX. L'imitation.
XXXI. La visite.
XXXII. Agricol Baudoin.
XXXIII. Le réduit.
XXXIV. Un prêtre selon le Christ.
XXXV. La confession.
XXXVI. La visite.
XXXVII. La prière.
XXXVIII. Les souvenirs.
XXXIX. Jocrisse.
XL. Les anonymes.
XLI. La ville d'or.
XLII. Le lion blessé.
XLIII. L'épreuve.
XLIV. Les ruines de l'abbaye de Saint-Jean le Décapité.
XLV. Le calvaire.
XLVI. Le conseil.
XLVII. Le bonheur.
XLVIII. Le devoir.
XLIX. La quête.
L. L'ambulance.
LI. L'hydrophobie.
LII. L'ange gardien.
LIII. La ruine.
LIV. Souvenirs.
LV. L'épreuve.
LVI. L'ambition.
LVII. À socius, socius et demi.
LVIII. Madame de la Sainte-Colombe.
LIX. Les amours de Faringhea.
LX. Une soirée chez la Sainte-Colombe.
LXI. Le lit nuptial.
LXII. Une rencontre.
LXIII. Un message.
LXIV. Le premier juin.
Épilogue
I. Quatre ans après.
II. La rédemption.
Conclusion



Douzième partie Les promesses de Rodin


I. L'inconnu.

La scène suivante se passait le lendemain du jour où le père
d'Aigrigny avait été si rudement rejeté par Rodin dans la position
subalterne naguère occupée par le _socius_.

* * * * *

La rue Clovis est, on le sait, un des endroits les plus solitaires
du quartier de la montagne Sainte-Geneviève; à l'époque de ce
récit, la maison portant le numéro 4 dans cette rue se composait
d'un corps de logis principal, traversé par une allée obscure qui
conduisait à une petite cour sombre, au fond de laquelle s'élevait
un second bâtiment singulièrement misérable et dégradé. Le rez-de-
chaussée de la façade formait une boutique demi-souterraine, où
l'on vendait du charbon, du bois en falourdes, quelques légumes et
du lait.

Neuf heures du matin sonnaient; la marchande, nommée la mère
Arsène, vieille femme d'une figure douce et maladive, portant une
robe de futaine brune et un fichu de rouennerie rouge sur la tête,
était montée sur la dernière marche de l'escalier qui conduisait à
son antre et finissait son _étalage_, c'est-à-dire que d'un côté
de sa porte elle plaçait un seau à lait en fer-blanc, et de
l'autre quelques bottes de légumes flétris accostés de têtes de
choux jaunâtres; au bas de l'escalier, dans la pénombre de cette
cave, on voyait luire des reflets de la braise ardente d'un petit
fourneau.

Cette boutique, située tout auprès de l'allée, servait de loge de
portier, et la fruitière servait de portière.

Bientôt une gentille petite créature, sortant de la maison, entra,
légère et frétillante, chez la mère Arsène. Cette jeune fille
était Rose-Pompon, l'amie intime de la reine Bacchanal; Rose-
Pompon, momentanément _veuve_, et dont le bachique, mais
respectueux sigisbée, était, on le sait, Nini-Moulin, ce _chicard_
orthodoxe qui, le cas échéant, se transfigurait après boire en
Jacques Dumoulin, l'écrivain religieux, passait ainsi allègrement
de la danse échevelée à la polémique ultramontaine, de la _Tulipe
orageuse_ à un pamphlet catholique. Rose-Pompon venait de quitter
son lit, ainsi qu'il apparaissait au négligé de sa toilette
matinale et bizarre; sans doute à défaut d'autre coiffure elle
portait crânement sur ses charmants cheveux blonds, bien lissés et
peignés, un bonnet de police emprunté à son costume de coquet
débardeur; rien n'était plus espiègle que cette mine de dix-sept
ans, rose, fraîche, potelée, brillamment animée par deux yeux
bleus, gais et pétillants. Rose-Pompon s'enveloppait si
étroitement le cou jusqu'aux pieds dans son manteau écossais à
carreaux rouges et verts un peu fané, que l'on devinait une
pudibonde préoccupation; ses pieds nus, si blancs que l'on ne
savait si elle avait ou non des bas, étaient chaussés de petits
souliers de maroquin rouge à boucle argentée... Il était facile de
s'apercevoir que son manteau cachait un objet qu'elle tenait à la
main.

-- Bonjour, mademoiselle Rose-Pompon, dit la mère Arsène d'un air
avenant, vous êtes matinale aujourd'hui, vous n'avez donc pas
dansé hier?

-- Ne m'en parlez pas, mère Arsène, je n'avais guère le coeur à la
danse; cette pauvre Céphyse (la reine Bacchanal, soeur de la
Mayeux) a pleuré toute la nuit, elle ne peut se consoler de ce que
son amant est en prison.

-- Tenez, dit la fruitière, tenez, mademoiselle, faut que je vous
dise une chose à propos de votre Céphyse. Ça ne vous fâchera pas?

-- Est-ce que je me fâche, moi?... dit Rose-Pompon en haussant les
épaules.

-- Croyez-vous que M. Philémon, à son retour, ne me grondera pas?

-- Vous gronder! Pourquoi?

-- À cause de son logement, que vous occupez...

-- Ah ça, mère Arsène, est-ce que Philémon ne vous a pas dit qu'en
son absence je serai maîtresse de ses deux chambres comme je
l'étais de lui-même?

-- Ce n'est pas pour vous que je parle, mademoiselle, mais pour
votre amie Céphyse, que vous avez aussi amenée dans le logement de
M. Philémon.

-- Et où serait-elle allée sans moi, ma bonne mère Arsène? Depuis
que son amant a été arrêté, elle n'a pas osé retourner chez elle,
parce qu'ils y devaient toutes sortes de termes. Voyant sa peine,
je lui ai dit. «Viens toujours loger chez Philémon; à son retour
nous verrons à te caser autrement.»

-- Dame, mademoiselle, si vous m'assurez que M. Philémon ne sera
pas fâché... à la bonne heure.

-- Fâché, et de quoi? qu'on lui abîme son ménage? Il est si
gentil, son ménage! Hier, j'ai cassé la dernière tasse... et voilà
dans quelle drôle de chose je suis réduite à venir chercher du
lait.

Et Rose-Pompon, riant aux éclats, sortit son joli petit bras blanc
de son manteau et fit voir à la mère Arsène un de ces verres à vin
de champagne de capacité colossale, qui tiennent une bouteille
environ.

-- Ah! mon Dieu! dit la fruitière ébahie, on dirait une trompette
de cristal.

-- C'est le verre de grande tenue de Philémon, dont on l'a décoré
quand il a été reçu _canotier flambard_, dit gravement Rose-
Pompon.

-- Et dire qu'il va falloir vous mettre votre lait là-dedans! ça
me rend toute honteuse, dit la mère Arsène.

-- Et moi donc... si je rencontrais quelqu'un dans l'escalier...
en tenant ce verre à la main comme un cierge... Je rirais trop...
je casserais la dernière pièce du bazar à Philémon et il me
donnerait sa malédiction.

-- Il n'y a pas de danger que vous rencontriez quelqu'un; le
premier est déjà sorti, et le second ne se lève que tard.

-- À propos de locataire, dit Rose-Pompon, est-ce qu'il n'y a pas
à louer une chambre au second, dans le fond de la cour? Je pense à
ça pour Céphyse, une fois que Philémon sera de retour.

-- Oui, il y a un mauvais petit cabinet sous le toit... au-dessus
des deux pièces du vieux bonhomme qui est si mystérieux, dit la
mère Arsène.

-- Ah! oui, le père Charlemagne... vous n'en savez pas davantage
sur son compte?

-- Mon Dieu, non, mademoiselle, si ce n'est qu'il est venu ce
matin au point du jour; il a cogné aux contrevents:

«-- Avez-vous reçu une lettre pour moi, ma chère dame? m'a-t-il
dit (il est toujours si poli, ce brave homme).

«-- Non, monsieur, que je lui ai répondu.

«-- Bien! bien! alors ne vous dérangez pas, ma chère dame, je
repasserai.

«Et il est reparti.

-- Il ne couche donc jamais dans la maison?

-- Jamais. Probablement qu'il loge autre part, car il ne vient
passer ici que quelques heures dans la journée tous les quatre ou
cinq jours.

-- Et il y vient tout seul?

-- Toujours seul.

-- Vous en êtes sûre? Il ne ferait pas entrer par hasard de petite
femme en minon-minette? car alors Philémon vous donnerait congé,
dit Rose-Pompon d'un air plaisamment pudibond.

-- M. Charlemagne! une femme chez lui! Ah! le pauvre cher homme!
dit la fruitière en levant les mains au ciel; si vous le voyiez,
avec son chapeau crasseux, sa vieille redingote, son parapluie
rapiécé et son air bonasse; il a plutôt l'air d'un saint que
d'autre chose.

-- Mais alors, mère Arsène, qu'est-ce qu'il peut venir faire ainsi
tout seul pendant des heures dans ce taudis du fond de la cour, où
on voit à peine clair en plein midi.

-- C'est ce que je vous demande, mademoiselle; qu'est-ce qu'il y
peut faire? car pour venir s'amuser à être dans ses meubles, ce
n'est pas possible: il y a en tout chez lui un lit de sangle, une
table, un poêle, une chaise et une vieille malle.

-- C'est dans les prix de l'établissement de Philémon, dit Rose-
Pompon.

-- Et, malgré ça, mademoiselle, il a autant de peur qu'on entre
chez lui que si on était des voleurs et qu'il aurait des meubles
en or massif; il a fait mettre à ses frais une serrure de sûreté;
il ne me laisse jamais sa clef; enfin il allume son feu lui-même
dans son poêle, plutôt que de laisser entrer quelqu'un chez lui.

-- Et vous dites qu'il est vieux.

-- Oui, mademoiselle... dans les cinquante à soixante.

-- Et laid?

-- Figurez-vous comme deux petits yeux de vipère percés avec une
vrille, dans une figure toute blême, comme celle d'un mort... si
blême enfin que les lèvres sont blanches, voilà pour son visage.
Quant à son caractère, le vieux brave homme est si poli, il vous
ôte si souvent son chapeau en vous faisant un grand salut, que
c'en est embarrassant.

-- Mais j'en reviens toujours là, reprit Rose-Pompon, qu'est-ce
qu'il peut faire tout seul dans ces deux chambres? Après ça, si
Céphyse prend le cabinet au-dessus quand Philémon sera revenu,
nous pourrons nous amuser à en savoir quelque chose... Et combien
veut-on louer ce cabinet?

-- Dame... mademoiselle, il est en si mauvais état que le
propriétaire le laisserait, je crois bien, pour cinquante à
cinquante-cinq francs par an, car il n'y a guère moyen d'y mettre
de poêle, et il est seulement éclairé par une petite lucarne en
tabatière.

-- Pauvre Céphyse! dit Rose-Pompon en soupirant et en secouant
tristement la tête; après s'être tant amusée, après avoir tant
dépensé d'argent avec Jacques Rennepont, habiter-là et se mettre à
vivre de son travail!... Faut-il qu'elle ait du courage!...

-- Le fait est qu'il y a loin de ce cabinet à la voiture à quatre
chevaux où Mlle Céphyse est venue vous chercher l'autre jour, avec
tous ces beaux masques, qui étaient si gais... surtout ce gros en
casque de papier d'argent avec un plumeau et en bottes à revers...
Quel réjoui!

-- Oui, dit Nini-Moulin: il n'y a pas son pareil pour danser le
_fruit défendu..._ Il fallait le voir en vis-à-vis avec Céphyse...
la reine Bacchanal... Pauvre rieuse... pauvre tapageuse!... Si
elle fait du bruit maintenant, c'est en pleurant...

-- Ah!... les jeunesses... les jeunesses!... dit la fruitière.

-- Écoutez donc, mère Arsène, vous avez été jeune aussi... vous...

-- Ma foi, c'est tout au plus! et à vrai dire, je me suis toujours
vue à peu près comme vous me voyez.

-- Et les amoureux, mère Arsène?

-- Les amoureux! ah bien, oui! D'abord j'étais laide, et puis
j'étais trop bien préservée.

-- Votre mère vous surveillait donc beaucoup?

-- Non, mademoiselle... mais j'étais attelée...

-- Comment, attelée? s'écria Rose-Pompon ébahie, en interrompant
la fruitière.

-- Oui, mademoiselle, attelée à un tonneau de porteur d'eau avec
mon frère. Aussi, voyez-vous, quand nous avions tiré comme deux
vrais chevaux pendant huit ou dix heures par jour je n'avais guère
le coeur de penser aux gaudrioles.

-- Pauvre mère Arsène, quel rude métier! dit Rose-Pompon avec
intérêt.

-- L'hiver surtout, dans les gelées... c'était le plus dur... moi
et mon frère nous étions obligés de nous faire clouter à glace, à
cause du verglas.

-- Et une femme encore... faire ce métier-là!... ça fend le
coeur... et on défend d'atteler les chiens[1]!... ajouta très
sensément Rose-Pompon.

-- Dame! c'est vrai, reprit la Mère Arsène, les animaux sont
quelquefois plus heureux que les personnes; mais que voulez-vous?
Il faut vivre... Où la bête est attachée, faut qu'elle broute...
mais c'était dur... J'ai gagné à cela une maladie de poumons, ce
n'est pas ma faute! Cette espèce de bricole dont j'étais
attelée... en tirant, voyez-vous, ça me pressait tant et tant la
poitrine, que je ne pouvais pas respirer... aussi j'ai abandonné
l'attelage et j'ai pris une boutique. C'est pour vous dire que si
j'avais eu des occasions et de la gentillesse, j'aurais peut-être
été comme tant de jeunesses qui commencent par rire et
finissent...

-- Par tout le contraire, c'est vrai, mère Arsène; mais aussi,
tout le monde n'aurait pas le courage de s'atteler pour rester
sage... Alors on se fait une raison, on se dit qu'il faut s'amuser
tant qu'on est jeune et gentille... et puis qu'on n'a pas dix-sept
ans tous les jours... Eh bien, après... après... la fin du monde,
ou bien on se marie...

-- Dites donc, mademoiselle, il aurait peut-être mieux valu
commencer par là.

-- Oui, mais on est trop bête, on se sait pas enjôler les hommes,
ou leur faire peur; on est simple, confiante, et ils se moquent de
vous... Tenez, moi, mère Arsène, c'est ça qui serait un exemple à
faire frémir la nature si je voulais... Mais c'est bien assez
d'avoir eu des chagrins sans s'amuser encore à s'en faire de la
graine de souvenirs.

-- Comment ça, mademoiselle?... vous si jeune, si gaie, vous avez
eu des chagrins?

-- Ah! mère Arsène: je crois bien: à quinze ans et demi j'ai
commencé à fondre en larmes, et je n'ai tari qu'à seize ans...
C'est assez gentil, j'espère?

-- On vous a trompée, mademoiselle?

-- On m'a fait pis... comme on fait à tant d'autres pauvres filles
qui pas plus que moi, n'avaient d'abord envie de mal faire... Mon
histoire n'est pas longue... Mon père et ma mère sont des paysans
du côté de Saint-Valéry, mais si pauvres, si pauvres, que sur cinq
enfants que nous étions ils ont été obligés de m'envoyer à huit
ans chez ma tante, qui était femme de ménage ici, à Paris. La
bonne femme m'a prise par charité; et c'était bien à elle, car
elle ne gagnait pas grand'chose. À onze ans, elle m'a envoyée
travailler dans une des manufactures du faubourg Saint-Antoine.
C'est pas pour dire du mal des maîtres de fabriques, mais ça leur
est bien égal que les petites filles et les petits garçons soient
pêle-mêle entre eux... Alors vous concevez... il y a là-dedans,
comme partout, des mauvais sujets; ils ne se gênent ni en paroles
ni en actions, et je vous demande quel exemple pour des enfants
qui voient et qui entendent plus qu'ils n'en ont l'air! Alors, que
voulez-vous?... on s'habitue en grandissant à entendre et à voir
tous les jours des choses qui plus tard ne vous effarouchent plus.

-- C'est vrai, au moins, ce que vous dites là, mademoiselle Rose-
Pompon, pauvres enfants! qui est-ce qui s'en occupe? Ni le père ni
la mère; ils sont à leur tâche...

-- Oui, oui, allez, mère Arsène, on a bien vite dit d'une jeune
fille qui a mal tourné: «C'est une ci, c'est une ça», mais si on
savait le pourquoi des choses, on la plaindrait plus qu'on ne la
blâmerait... Enfin, pour en revenir à moi, à quinze ans j'étais
très gentille... Un jour, j'ai une réclamation à faire au premier
commis de la fabrique. Je vais le trouver dans son cabinet; il me
dit qu'il me rendra justice, et que même il me protégera si je
veux l'écouter, et il commence par vouloir m'embrasser. Je me
débats... Alors il me dit: «Tu me refuses? tu n'auras plus
d'ouvrage; je te renvoie de la fabrique.»

-- Oh! le méchant homme! dit la mère Arsène.

-- Je rentre chez nous tout en larmes, ma pauvre tante m'encourage
à ne pas céder et à me placer ailleurs... Oui... mais impossible;
les fabriques étaient encombrées. Un malheur ne vient jamais seul:
ma tante tombe malade; pas un sou à la maison: je prends mon grand
courage; je retourne à la fabrique, supplie le commis. Rien n'y
fait. «Tant pis pour toi, me dit-il: tu refuses ton bonheur, car
si tu avais voulu être gentille, plus tard je t'aurais peut-être
épousée...» Que voulez-vous que je vous dise, mère Arsène? La
misère était là, je n'avais pas d'ouvrage; ma tante était malade;
le commis disait qu'il m'épouserait... j'ai fait comme tant
d'autres.

-- Et quand plus tard, vous lui avez demandé le mariage?

-- Il m'a ri au nez, bien entendu, et, au bout de six mois, il m'a
plantée là... C'est alors que j'ai tant pleuré toutes les larmes
de mon corps... qu'il ne m'en reste plus... J'en ai fait une
maladie... et puis enfin, comme on se console de tout... je me
suis consolée... De fil en aiguille, j'ai rencontré Philémon. Et
c'est sur lui que je me revenge des autres... Je suis son tyran,
ajouta Rose-Pompon d'un air tragique.

Et l'on vit se dissiper le nuage de tristesse qui avait assombri
son joli visage pendant son récit à la mère Arsène.

-- C'est pourtant vrai, dit la mère Arsène en réfléchissant. On
trompe une pauvre fille... qu'est-ce qui la protège, qu'est-ce qui
la défend? Ah! oui, bien souvent le mal qu'on fait ne vient pas de
vous... et...

-- Tiens!... Nini-Moulin!... s'écria Rose-Pompon en interrompant
la fruitière et en regardant de l'autre côté de la rue; est-il
matinal!... Qu'est-ce qu'il peut me vouloir?

Et Rose-Pompon s'enveloppa de plus en plus pudiquement dans son
manteau.

Jacques Dumoulin s'avançait en effet le chapeau sur l'oreille, le
nez rubicond et l'oeil brillant; il était vêtu d'un paletot-sac
qui dessinait la rotondité de son abdomen; ses deux mains, dont
l'une tenait une grosse canne _au port d'arme_, étaient allongées
dans les vastes poches de ce vêtement. Au moment où il s'avançait
sur le seuil de la boutique, sans doute pour interroger la
portière, il aperçut Rose-Pompon.

-- Comment! ma pupille déjà levée!... ça se trouve bien!... moi
qui venais pour la bénir au lever de l'aurore!

Et Nini-Moulin s'avança, les bras ouverts, à l'encontre de Rose-
Pompon qui recula d'un pas.

-- Comment! enfant ingrat... reprit l'écrivain religieux, vous
refusez mon accolade matinale et paternelle?

-- Je n'accepte d'accolades paternelles que de Philémon... J'ai
reçu hier une lettre de lui avec un petit baril de raisiné, deux
oies, une cruche de ratafia de famille et une anguille. Hein!
voilà un présent ridicule! J'ai gardé le ratafia de famille et
j'ai troqué le reste pour deux amours de pigeons vivants que j'ai
installés dans le cabinet de Philémon, ce qui me fait un petit
colombier bien gentil. Du reste, _mon époux_ arrive avec sept
cents francs qu'il a demandés à sa respectable famille sous le
prétexte d'apprendre la basse, le cornet à pistons et le porte-
voix, afin de séduire en société et de faire un mariage...
chicandard... comme vous dites, bon sujet.

-- Eh bien, ma pupille chérie! nous pourrons déguster le ratafia
de famille et festoyer en attendant Philémon et ses sept cents
francs.

Ce disant, Nini-Moulin frappa sur les poches de son gilet, qui
rendirent un son métallique et il ajouta:

-- Je venais vous proposer d'embellir ma vie aujourd'hui et même
demain, et même après demain, si le coeur vous en dit...

-- Si c'est des amusements décents et paternels, mon coeur ne dit
pas non.

-- Soyez tranquille, je serai pour vous un aïeul, un bisaïeul, un
portrait de famille... Voyons, promenade, dîner, spectacle, bal
costumé, et souper ensuite, ça vous va-t-il?

-- À condition que cette pauvre Céphyse en sera. Ça la distraira.

-- Va pour Céphyse.

-- Ah ça, vous avez donc fait un héritage, gros apôtre?

-- Mieux que cela, ô la plus rose de toutes les Rose-Pompon... Je
suis rédacteur en chef d'un journal religieux... Et comme il faut
de la tenue dans cette respectable boutique, je demande tous les
mois un mois d'avance et trois jours de liberté; à cette
condition-là, je consens à faire le saint pendant vingt-sept jours
sur trente, et à être grave et assommant comme le journal.

-- Un journal, vous? En voilà un qui sera drôle, et qui dansera
tout seul, sur les tables des cafés, des pas défendus.

-- Oui, il sera drôle, mais pas pour tout le monde! Ce sont tous
sacristains cossus qui font les frais... ils ne regardent pas à
l'argent, pourvu que le journal morde, déchire, brûle, broie,
extermine et assassine... Parole d'honneur! je n'aurai jamais été
plus forcené, ajouta Nini-Moulin en riant d'un gros rire;
j'arroserai les blessures toutes vives avec mon venin _premier cru_
ou avec mon fiel _grrrrand mousseux_!!!

Et, pour péroraison, Nini-Moulin imita le bruit que fait en
sautant le bouchon d'une bouteille de vin de Champagne, ce qui fit
beaucoup rire Rose-Pompon.

-- Et comment s'appelle-t-il, votre journal de sacristains?
reprit-elle.

-- Il s'appelle _l'Amour du prochain_.

-- À la bonne heure! voilà un joli nom!

-- Attendez donc, il en a un second.

-- Voyons le second. _L'Amour du prochain, ou l'Exterminateur des
incrédules, des indifférents, des tièdes et autres_; avec cette
épigraphe du grand Bossuet: _Ceux qui ne sont pas avec nous sont
contre nous._

-- C'est aussi ce que dit toujours Philémon dans ses batailles
à la Chaumière en faisant le moulinet.

-- Ce qui prouve que le génie de l'aigle de Meaux est universel.
Je ne lui reproche qu'une chose, c'est d'avoir été jaloux de
Molière.

-- Bah! jalousie d'acteur, dit Rose-Pompon.

-- Méchante!... reprit Nini-Moulin en la menaçant du doigt.

-- Ah ça, vous allez donc exterminer Mme de Sainte-Colombe... car
elle est un peu tiède, celle-là... et votre mariage?

-- Mon journal le sert au contraire. Pensez donc! rédacteur en
chef... c'est une position superbe; les sacristains me prônent, me
poussent, me soutiennent, me bénissent. J'empaume la Sainte-
Colombe... et alors une vie... une vie à mort!

À ce moment, un facteur entra dans la boutique et remit une lettre
à la fruitière en disant:

-- Pour M. Charlemagne... Affranchie... rien à payer.

-- Tiens, dit Rose-Pompon, c'est pour le petit vieux si
mystérieux, qui a des allures si extraordinaires. Est-ce que cela
vient de loin?...

-- Je crois bien, ça vient d'Italie, de Rome, dit Nini-Moulin en
regardant à son tour la lettre que la fruitière tenait à la main.

-- Ah çà, ajouta-t-il, qu'est-ce donc que cet étonnant petit vieux
dont vous parlez?

-- Figurez-vous, mon gros apôtre, dit Rose-Pompon, un vieux
bonhomme qui a deux chambres au fond de la cour; il n'y couche
jamais, et il vient s'y renfermer de temps en temps pendant des
heures sans laisser monter personne chez lui... et sans qu'on
sache ce qu'il y fait.

-- C'est un conspirateur ou un faux-monnayeur... dit Nini-Moulin
en riant.

-- Pauvre cher homme! dit la mère Arsène, où serait-elle donc, sa
fausse monnaie? il me paye toujours en gros sous le morceau de
pain et le radis noir que je lui fournis pour son déjeuner, quand
il déjeune.

-- Et comment s'appelle ce mystérieux caduc?... demanda Dumoulin.

-- M. Charlemagne, dit la fruitière. Mais tenez... quand on parle
du loup on en voit la queue.

-- Où est-elle donc cette queue?

-- Tenez... ce petit vieux, là-bas... le long de la maison; il
marche le cou de travers avec son parapluie sous son bras.

-- M. Rodin! s'écria Nini-Moulin; et se reculant brusquement, il
descendit en hâte trois marches de l'escalier, afin de n'être pas
vu. Puis il ajouta:

-- Et vous dites que ce monsieur s'appelle?...

-- M. Charlemagne... Est-ce que vous le connaissez? demanda la
fruitière.

-- Que diable vient-il faire ici sous un faux nom? dit Jacques
Dumoulin à voix basse en se parlant à lui-même.

-- Mais vous le connaissez donc? reprit Rose-Pompon avec
impatience. Vous voilà tout interdit.

-- Et ce monsieur a pour pied-à-terre deux chambres dans cette
maison? et il vient mystérieusement? dit Jacques Dumoulin de plus
en plus surpris.

-- Oui, reprit Rose-Pompon, on voit ses fenêtres du colombier de
Philémon.

-- Vite! vite! passons par l'allée; qu'il ne me rencontre pas, dit
Dumoulin.

Et, sans avoir été aperçu de Rodin, il passa de la boutique dans
l'allée, et de l'allée monta l'escalier qui conduisait à
l'appartement occupé par Rose-Pompon.

-- Bonjour, monsieur Charlemagne, dit la mère Arsène à Rodin qui
s'avançait alors sur le seuil de la porte, vous venez deux fois en
un jour, à la bonne heure, car vous êtes joliment rare.

-- Vous êtes trop honnête, ma chère dame, dit Rodin avec un salut
fort courtois. Et il entra dans la boutique de la fruitière.



II. Le réduit.

La physionomie de Rodin, lorsqu'il était entré chez la mère
Arsène, respirait la simplicité la plus candide; il appuya ses
deux mains sur la pomme de son parapluie et lui dit:

-- Je regrette bien, ma chère dame, de vous avoir éveillée ce
matin de très bonne heure...

-- Vous ne venez pas assez souvent, mon digne monsieur, pour que
je vous fasse des reproches.

-- Que voulez-vous, chère dame! j'habite la campagne, et je ne
peux venir que de temps à autre dans ce pied-à-terre pour y faire
mes petites affaires.

-- À propos de ça, monsieur, la lettre que vous attendiez hier est
arrivée ce matin; elle est grosse et vient de loin. La voilà, dit
la fruitière en la tirant de sa poche, elle n'a pas coûté de port.

-- Merci, ma chère dame, dit Rodin en prenant la lettre avec une
indifférence apparente; et il la mit dans la poche de côté de sa
redingote, qu'il reboutonna ensuite soigneusement.

-- Allez-vous monter chez vous, monsieur?

-- Oui, ma chère dame.

-- Alors je vais m'occuper de vos petites provisions, dit mère
Arsène. Est-ce toujours comme à l'ordinaire, mon digne monsieur?

-- Toujours comme à l'ordinaire.

-- Ça va être prêt en un clin d'oeil. Ce disant, la fruitière prit
un vieux panier; après y avoir jeté trois ou quatre mottes à
brûler, un petit fagotin de cotrets, quelques morceaux de charbon,
elle recouvrit ces combustibles d'une feuille de chou, puis,
allant au fond de sa boutique, elle tira d'un bahut un gros pain
rond, en coupa une tranche, et choisit ensuite d'un oeil
connaisseur un magnifique radis noir parmi plusieurs de ces
racines, le divisa en deux, y fit un trou qu'elle remplit de gros
sel gris, rajusta les deux morceaux et les plaça soigneusement
auprès du pain, sur la feuille de chou qui séparait les
combustibles des comestibles. Prenant enfin à son fourneau
quelques charbons allumés, elle les mit dans un petit sabot rempli
de cendres qu'elle posa aussi dans le panier.

Remontant alors jusqu'à la dernière marche de son escalier, la
mère Arsène dit à Rodin:

-- Voici votre panier, monsieur.

-- Mille remerciements, ma chère dame, répondit Rodin; et
plongeant la main dans le gousset de son pantalon, il en tira huit
sous qu'il remit un à un à la fruitière, et lui dit en emportant
le panier:

-- Tantôt, en redescendant de chez moi, je vous rendrai, comme
d'habitude, votre panier.

-- À votre service, mon digne monsieur, à votre service, dit la
mère Arsène.

Rodin prit son parapluie sous son bras gauche, souleva de sa main
droite le panier de la fruitière, entra dans l'allée obscure,
traversa une petite cour, monta d'un pas allègre jusqu'au second
étage d'un corps de logis fort délabré, puis arrivé là, sortant
une clef de sa poche, il ouvrit une première porte, qu'ensuite il
referma soigneusement sur lui.

La première des deux chambres qu'il occupait était complètement
démeublée; quant à la seconde, on ne saurait imaginer un réduit
d'un aspect plus triste, plus misérable. Un papier tellement
éraillé, passé, déchiré, que l'on ne pouvait reconnaître sa nuance
primitive, couvrait les murailles; un lit de sangle boiteux, garni
d'un mauvais matelas et d'une couverture de laine mangée par les
vers, un tabouret, une petite table de bois vermoulu, un poêle de
faïence grisâtre aussi _craquelée_ que la porcelaine de Japon, une
vieille malle à cadenas placée sous son lit, tel était
l'ameublement de ce taudis délabré. Une étroite fenêtre aux
carreaux sordides éclairait à peine cette pièce entièrement privée
d'air et de jour par la hauteur du bâtiment qui donnait sur la
rue; deux vieux mouchoirs à tabac attachés l'un à l'autre avec des
épingles, et qui pouvaient à volonté glisser sur une ficelle
tendus devant la fenêtre, servaient de rideaux; enfin le carrelage
disjoint, rompu, laissant voir le plâtre du plancher, témoignait
de la profonde incurie du locataire de cette demeure.

Après avoir fermé sa porte, Rodin jeta son chapeau et son
parapluie sur le lit de sangle, posa par terre son panier, en tira
le radis noir et le pain, qu'il plaça sur la table; puis
s'agenouillant devant son poêle, il le bourra de combustible et
l'alluma en soufflant d'un poumon puissant et vigoureux sur la
braise apportée dans un sabot. Lorsque, selon l'expression
consacrée, son poêle _tira_, Rodin alla étendre sur leur ficelle
les deux mouchoirs à tabac qui lui servaient de rideaux; puis, se
croyant bien celé à tous les yeux, il tira de la poche de côté de
sa redingote la lettre que la mère Arsène lui avait remise. En
faisant ce mouvement, il amena plusieurs papiers et objets
différents; l'un de ces papiers, gras et froissé, plié en petit
paquet, tomba sur une table et s'ouvrit; il renfermait une croix
de la Légion d'honneur en argent noirci par le temps, le ruban
rouge de cette croix avait presque perdu sa couleur primitive.

À la vue de cette croix, qu'il remit dans sa poche avec la
médaille dont Faringhea avait dépouillé Djalma, Rodin haussa les
épaules en souriant d'un air méprisant et sardonique; puis il tira
sa grosse montre d'argent et la plaça sur la table à côté de la
lettre de Rome. Il regardait cette lettre avec un singulier
mélange de défiance et d'espoir, de crainte et d'impatiente
curiosité. Après un moment de réflexion, il s'apprêtait à
décacheter cette enveloppe... Mais il la rejeta brusquement sur la
table, comme si, par un étrange caprice, il eût voulu prolonger de
quelques instants l'angoisse d'une incertitude aussi poignante,
aussi irritante que l'émotion du jeu. Regardant sa montre, Rodin
résolut de n'ouvrir la lettre que lorsque l'aiguille marquerait
neuf heures et demie; il s'en fallait alors de sept minutes. Par
une de ces bizarreries puérilement fatalistes, dont de très grands
esprits n'ont pas été exempts, Rodin se disait:

-- Je brûle du désir d'ouvrir cette lettre; si je ne l'ouvre qu'à
neuf heures et demie, les nouvelles qu'elle m'apporte seront
favorables.

Pour employer ces minutes, Rodin fit quelques pas dans sa chambre,
et alla se placer, pour ainsi dire, en contemplation devant deux
vieilles gravures jaunâtres, rongées de vétusté, attachées au mur
par des clous rouillés.

Le premier de ces _objets d'art_, seuls ornements dont Rodin eût
jamais décoré ce taudis, était une de ces images grossièrement
dessinées et enluminées de rouge, de jaune, de vert et de bleu que
l'on vend dans les foires; une inscription italienne annonçait que
cette gravure avait été fabriquée à Rome. Elle représentait une
femme couverte de guenilles, portant une besace et ayant sur ses
genoux un petit enfant, une horrible diseuse de bonne aventure
tenait dans ses mains la main du petit enfant, et semblait y lire
l'avenir, car ces mots sortaient de sa bouche en grosses lettres
bleues: _Sarà papa_ (il sera pape).

Le second de ces objets d'art qui semblaient inspirer les
profondes méditations de Rodin était une excellente gravure en
taille-douce dont le fini précieux, le dessin à la fois hardi et
correct contrastaient singulièrement avec la grossière enluminure
de l'autre image. Cette rare et magnifique gravure, payée par
Rodin six louis (luxe énorme), représentait un jeune garçon vêtu
de haillons. La laideur de ses traits était compensée par
l'expression spirituelle de sa physionomie vigoureusement
caractérisée; assis sur une pierre, entouré çà et là d'un troupeau
qu'il gardait, il était vu de face, accoudé sur son genou, et
appuyant son menton dans la paume de sa main. L'attitude pensive,
réfléchie de ce jeune homme vêtu comme un mendiant, la puissance
de son large front, la finesse de son regard pénétrant, la fermeté
de sa bouche rusée, semblaient révéler une indomptable résolution
jointe à une intelligence supérieure et à une astucieuse adresse.
Au-dessous de cette figure, les attributs pontificaux
s'enroulaient autour d'un médaillon au centre duquel se voyait une
tête de vieillard dont les lignes, fortement accentuées,
rappelaient d'une manière frappante, malgré leur sénilité, les
traits du jeune gardeur de troupeaux.

Cette gravure portait enfin pour titre: LA JEUNESSE DE SIXTE-
QUINT, et l'image enluminée, _la Prédiction_[2]!

À force de contempler ces gravures de plus en plus près, d'un oeil
de plus en plus ardent et interrogatif, comme s'il eût demandé des
inspirations ou des espérances à ces images, Rodin s'en était
tellement rapproché que, toujours debout et repliant son bras
droit derrière sa tête, il se tenait pour ainsi dire appuyé et
accoudé à la muraille, tandis que, cachant sa main gauche dans la
poche de son pantalon noir, il écartait ainsi un des pans de sa
vieille redingote olive.

Pendant plusieurs minutes il garda cette attitude méditative.

* * * * *

Rodin, nous l'avons dit, venait rarement dans ce logis; selon les
règles de son ordre, il avait jusqu'alors toujours demeuré avec le
père d'Aigrigny, dont la surveillance lui était spécialement
confiée: aucun membre de la congrégation, surtout dans la position
subalterne où Rodin s'était jusqu'alors tenu, ne pouvait ni se
renfermer chez soi, ni même posséder un meuble fermant à clef; de
la sorte, rien n'entravait l'exercice d'un espionnage mutuel,
incessant, l'un des plus puissants moyens d'action et
d'asservissement employés par la compagnie de Jésus. En raison de
diverses combinaisons qui lui étaient personnelles, bien que se
rattachant par quelques points aux intérêts généraux de son ordre,
Rodin avait pris à l'insu de tous ce pied-à-terre de la rue
Clovis. C'est du fond de ce réduit ignoré que le _socius_
correspondait directement avec les personnages les plus éminents
et les plus influents du sacré collège.

On se souvient peut-être qu'au commencement de cette histoire,
lorsque Rodin écrivait à Rome que le père d'Aigrigny, ayant reçu
l'ordre de quitter la France sans voir sa mère mourante, avait
hésité à partir; on se souvient, disons-nous, que Rodin avait
ajouté en forme de post-scriptum, au bas du billet qui annonçait
au général de l'ordre l'hésitation du père d'Aigrigny:

«Dites au cardinal-prince qu'il peut compter sur moi, mais qu'à
son tour il me serve activement.»

Cette manière familière de correspondre avec le plus puissant
dignitaire de l'ordre, le ton presque protecteur de la
recommandation que Rodin adressait à un cardinal-prince,
prouvaient assez que le _socius_, malgré son apparente
subalternité, était à cette époque regardé comme un homme très
important par plusieurs princes de l'Église ou autres dignitaires,
qui lui adressaient leurs lettres à Paris sous un faux nom, et
d'ailleurs chiffrées avec les précautions et les sûretés d'usage.

Après plusieurs moments de méditation contemplative passés devant
le portrait de Sixte-Quint, Rodin revint lentement à sa table, où
était cette lettre, que, par une sorte d'atermoiement
superstitieux, il avait différé d'ouvrir, malgré sa vive
curiosité. Comme il s'en fallait encore de quelques minutes que
l'aiguille de sa montre ne marquât neuf heures et demie, Rodin,
afin de ne pas perdre de temps, fit méthodiquement les apprêts de
son frugal déjeuner; il plaça sur sa table, à côté d'une écritoire
garnie de plumes, le pain et le radis noir; puis, s'asseyant sur
son tabouret, ayant pour ainsi dire le poêle entre ses jambes, il
tira de son gousset un couteau à manche de corne, dont la lame
aiguë était aux trois quarts usée, coupa alternativement un
morceau de pain et un morceau de radis, et commença son frugal
repas avec un appétit robuste, l'oeil fixé sur l'aiguille de sa
montre... L'heure fatale atteinte, Robin décacheta l'enveloppe
d'une main tremblante.

Elle contenait deux lettres.

La première parut le satisfaire médiocrement; car, au bout de
quelques instants, il haussa les épaules, frappa impatiemment sur
la table avec le manche de son couteau, écarta dédaigneusement
cette lettre du revers de sa main crasseuse et parcourut la
seconde missive, tenant son pain d'une main, et, de l'autre,
trempant par un mouvement machinal une tranche de radis dans le
sel gris répandu sur un coin de table.

Tout à coup, la main de Rodin restait immobile. À mesure qu'il
avançait dans sa lecture, il paraissait de plus en plus intéressé,
surpris, frappé. Se levant brusquement, il courut à la croisée,
comme pour s'assurer, par un second examen des chiffres de la
lettre, qu'il ne s'était pas trompé, tant ce qu'on lui annonçait
lui paraissait inattendu. Sans doute Rodin reconnut qu'il _avait
bien déchiffré_, car, laissant tomber ses bras, non pas avec
abattement, mais avec la stupeur d'une satisfaction aussi imprévue
qu'extraordinaire, il resta quelque temps la tête basse, le regard
fixe, profond; la seule marque de joie qu'il donnât se manifestait
par une sorte d'aspiration sonore, fréquente et prolongée.

Les hommes aussi audacieux dans leur ambition que patients et
opiniâtres dans leur sape souterraine sont surpris de leur
réussite lorsque cette réussite devance et dépasse incroyablement
leurs sages et prudentes prévisions. Rodin se trouvait dans ce
cas. Grâce à des prodiges de ruse, d'adresse et de dissimulation,
grâce à de puissantes promesses de corruption, grâce enfin au
singulier mélange d'admiration, de frayeur et de confiance que son
génie inspirait à plusieurs personnages influents, Rodin apprenait
du gouvernement pontifical, que, selon une éventualité possible et
probable, il pourrait, dans un temps donné, prétendre avec chance
de succès à une position qui n'a que trop excité la crainte, la
haine ou l'envie de bien des souverains, et qui a été quelquefois
occupée par de grands hommes de bien, par d'abominables scélérats
ou par des gens sortis des derniers rangs de la société. Mais,
pour que Rodin atteignît plus sûrement ce but il lui fallait
absolument réussir, dans ce qu'il s'était engagé à accomplir, sans
violence, et seulement par le jeu et par le ressort des passions
habilement maniées, à savoir: _Assurer à la compagnie de Jésus la
possession des biens de la famille de Rennepont._

Possession qui, de la sorte, avait une double et immense
conséquence; car Rodin, selon ses visées personnelles, songeait à
se faire de son ordre (dont le chef était à sa discrétion) un
marchepied et un moyen d'intimidation.

Sa première impression de surprise passée, impression qui n'était
pour ainsi dire qu'une sorte de modestie d'ambition, de défiance
de soi, assez commune aux hommes réellement supérieurs, Rodin,
envisageant plus froidement, plus logiquement les choses, se
reprocha presque sa surprise.

Pourtant, bientôt après, par une contradiction bizarre, cédant
encore à une de ces idées puériles auxquelles l'homme obéit
souvent lorsqu'il se sait ou se croit parfaitement seul et caché,
Rodin se leva brusquement, prit la lettre qui lui avait causé une
si heureuse surprise, et alla pour ainsi dire l'étaler sous les
yeux de l'image du jeune pâtre devenu pape; puis, secouant
fièrement, triomphalement la tête, dardant sur le portrait son
regard de reptile, il dit entre ses dents, en mettant son doigt
crasseux sur l'emblème pontifical:

-- Hein! frère? et moi aussi... peut-être... Après cette
interpellation ridicule, Rodin revint à sa place, et comme si
l'heureuse nouvelle qu'il venait de recevoir eût exaspéré son
appétit, il plaça la lettre devant lui pour la relire encore une
fois, et, la couvant des yeux, il se prit à mordre avec une sorte
de furie joyeuse dans son pain dur et dans son radis noir en
chantonnant un vieil air de litanies.

* * * * *

Il y avait quelque chose d'étrange, de grand et surtout
d'effrayant dans l'opposition de cette ambition immense, déjà
presque justifiée par les événements, et contenue, si cela peut se
dire, dans un si misérable réduit.

Le père d'Aigrigny, homme sinon très supérieur, du moins d'une
valeur réelle, grand seigneur de naissance, très hautain, placé
dans le meilleur monde, n'aurait jamais osé avoir seulement la
pensée de prétendre à ce que prétendait Rodin de prime saut;
l'unique visée du père d'Aigrigny, il la trouvait impertinente,
était d'arriver à être un jour élu général de son ordre, de cet
ordre qui embrassait le monde. La différence des aptitudes
ambitieuses de ces personnages est concevable. Lorsqu'un homme
d'un esprit éminent, d'une nature saine et vivace, concentrant
toutes les forces de son âme et de son corps sur une pensée
unique, pratique obstinément ainsi que le faisait Rodin, la
chasteté, la frugalité, enfin le renoncement volontaire à toute
satisfaction du coeur ou des sens, presque toujours cet homme ne
se révolte ainsi contre les voeux sacrés du Créateur qu'au profit
de quelque passion monstrueuse et dévorante, divinité infernale
qui, par un acte sacrilège, lui demande, en échange d'une
puissance redoutable, l'anéantissement de tous les nobles
penchants, de tous les ineffables attraits, de tous les tendres
instincts dont le Seigneur, dans sa sagesse éternelle, dans son
inépuisable munificence, a si paternellement doué la créature.

* * * * *

Pendant la scène muette que nous venons de dépeindre, Rodin ne
s'était pas aperçu que les rideaux d'une des fenêtres situées au
troisième étage du bâtiment qui dominait le corps de logis où il
habitait s'étaient légèrement écartés et avaient à demi découvert
la mine espiègle de Rose-Pompon et la face de Silène de Nini-
Moulin.

Il s'ensuivait que Rodin, malgré son rempart de mouchoirs à tabac,
n'avait été nullement garanti de l'examen indiscret et curieux des
deux coryphées de _la Tulipe orageuse_.



III. Une visite inattendue.

Rodin, quoiqu'il eût éprouvé une profonde surprise à la lecture de
la seconde lettre de Rome, ne voulut pas que sa réponse témoignât
de cet étonnement. Son frugal déjeuner terminé, il prit une
feuille de papier et chiffra rapidement la note suivante, de ce
ton rude et tranchant qui lui était habituel lorsqu'il n'était pas
obligé de se contraindre:

«Ce que l'on m'apprend ne me surprend point. J'avais tout prévu.
Indécision et lâcheté portent toujours ces fruits-là. Ce n'est pas
assez. La Russie hérétique égorge la Pologne catholique. Rome
bénit les meurtriers et maudit les victimes[3].

«Cela me va.

«En retour, la Russie garantit à Rome, par l'Autriche, la
compression sanglante des patriotes de la Romagne.

«Cela me va toujours.

«Les bandes d'égorgeurs du bon cardinal Albani ne suffisent plus
au massacre des libéraux impies; elles sont lasses.

«Cela ne me va plus. Il faut qu'elles marchent.»

Au moment où Rodin venait d'écrire ces derniers mots, son
attention fut tout à coup distraite par la voix fraîche et sonore
de Rose-Pompon, qui, sachant son Béranger par coeur, avait ouvert
la fenêtre de Philémon, et assise sur la barre d'appui, chantait
avec beaucoup de charme et de gentillesse ce couplet de l'immortel
chansonnier:

_Mais, quelle erreur! non, Dieu, n'est pas colère,_
_S'il créa tout... à tout il sera d'appui:_
_Vins qu'il nous donne, amitié tutélaire,_
_Et vous, amours, qui créez après lui,_

_Prêtez un charme à ma philosophie;_
_Pour dissiper des rêves affligeants,_
_Le verre en main, que chacun se confie_
_Au Dieu des bonnes gens!_

Ce chant, d'une mansuétude divine, contrastait si étrangement avec
la froide cruauté des quelques lignes écrites par Rodin, qu'il
tressaillit et se mordit les lèvres de rage en reconnaissant ce
refrain du poète véritablement chrétien qui avait porté de si
rudes coups à la mauvaise Église. Rodin attendit quelques instants
dans une impatience courroucée, croyant que la voix allait
continuer; mais Rose-Pompon se tut, ou du moins ne fit plus que
fredonner, et bientôt passa à un autre air, celui du _Bon papa_,
qu'elle vocalisa, même sans paroles. Rodin, n'osant pas aller
regarder par sa croisée quelle était cette importune chanteuse,
haussa les épaules, reprit sa plume et continua:

«Autre chose: Il faudrait exaspérer les indépendants de tous les
pays, soulever la rage _philosophaille _de l'Europe, et faire
écumer le libéralisme, ameuter contre Rome tout ce qui vocifère.
Pour cela, proclamer à la face du monde les trois propositions
suivantes:

«1° _Il est abominable de soutenir que l'on peut faire son salut
dans quelque profession de foi que ce soit, pourvu que les moeurs
soient pures;_

«2° _Il est odieux et absurde d'accorder aux peuples la liberté de
conscience;_

«3° _L'on ne saurait avoir trop d'horreur contre la liberté de la
presse._

«Il faut amener _l'homme faible_ à déclarer ces propositions de
tout point orthodoxes, lui vanter leur bon effet sur les
gouvernements despotiques, sur les vrais catholiques, sur les
museleurs de populaire. Il se prendra au piège. Les propositions
formulées, la tempête éclate. Soulèvement général contre Rome,
scission profonde; le sacré collège se divise en trois partis.
L'un approuve, l'autre blâme, l'autre tremble. _L'homme faible_,
encore plus épouvanté qu'il ne l'est aujourd'hui d'avoir laisser
égorger la Pologne, recule devant les clameurs, les reproches, les
menaces, les ruptures violentes qu'il soulève.

«Cela me va toujours, et beaucoup.

«Alors, à notre père vénéré d'ébranler la conscience de _l'homme
faible_, d'inquiéter son esprit, d'effrayer son âme.

«En résumé: abreuver de dégoûts, diviser son conseil, l'isoler,
l'effrayer, redoubler l'ardeur féroce du bon Albani, réveiller
l'appétit des _Sanfédistes_[4], leur donner des libéraux à leur
faim; pillage, viol, massacre comme à Césène, vraie marée montante
de sang carbonaro, _l'homme faible_ en aura le déboire, tant de
tueries en son nom!!!  il reculera... il reculera... chacun de ses
jours aura son remords, chaque nuit sa terreur, chaque minute son
angoisse. Et l'abdication dont il menace déjà viendra enfin, peut-
être trop tôt. C'est le seul danger à présent, à vous d'y
pourvoir.

«En cas d'abdication... le grand pénitencier m'a compris. Au lieu
de confier à un _général _le commandement de notre ordre, la
meilleure milice du saint-siège, je la commande moi-même. Dès lors
cette milice ne m'inquiète plus: exemple... les janissaires et les
gardes prétoriennes toujours funestes à l'autorité; pourquoi?
parce qu'ils ont pu s'organiser comme défenseurs du pouvoir en
dehors du pouvoir; de là, leur puissance d'intimidation.

«Clément XIV? un niais. Flétrir, abolir notre compagnie, faute
absurde. La défendre, l'innocenter, s'en déclarer le général,
voilà ce qu'il devait faire. La compagnie, alors à sa merci,
consentait à tout; il nous absorbait, nous inféodait au saint-
siège, qui n'avait plus à redouter... _nos services!!! _Clément
XIV est mort de la colique. À bon entendeur, salut. Le _cas
échéant_, je ne mourrai pas de cette mort.»

La voix vibrante et perlée de Rose-Pompon retentit de nouveau.

Rodin fit un bond de colère sur sa chaise; mais bientôt, et à
mesure qu'il entendit le couplet suivant, qu'il ne connaissait pas
(il ne possédait pas son Béranger comme la _veuve _de Philémon),
le jésuite, accessible à certaines idées bizarrement
superstitieuses, resta interdit, presque effrayé de ce singulier
rapprochement. C'est _le bon pape _de Béranger qui parle:

_Que sont les rois? de sots bélîtres_
_Ou des brigands qui, gros d'orgueil,_
_Donnant leurs crimes pour des titres,_
_Entre eux se poussent au cercueil._

_À prix d'or je puis les absoudre_
_Ou changer leur sceptre en bourdon;_
_Ma Dondon,_
_Riez donc!_
_Sautez donc!_
_Regardez-moi lancer la foudre_
_Jupin m'a fait son héritier,_
_Je suis entier._

Rodin, à demi levé de sa chaise, le cou tendu, l'oeil fixe,
écoutait encore, que Rose-Pompon, voltigeant comme une abeille
d'une fleur à une autre de son répertoire, chantonnait déjà le
ravissant refrain de _Colibri_. N'entendant plus rien, le jésuite
se rassit avec une sorte de stupeur; mais au bout de quelques
minutes de réflexion, sa figure rayonna tout à coup; il voyait un
heureux présage dans ce singulier incident. Il reprit sa plume, et
ses premiers mots se ressentirent pour ainsi dire de cette étrange
confiance dans la fatalité:

«Jamais je n'ai cru plus au bon succès qu'en ce moment. Raison de
plus pour ne rien négliger. Tout pressentiment commande un
redoublement de zèle. Une nouvelle pensée m'est venue hier. On
agira ici de concert. J'ai fondé un journal ultra-catholique:
_l'Amour du prochain. _À sa furie ultramontaine, tyrannique,
liberticide, on le croira l'organe de Rome. J'accréditerai ces
bruits. Nouvelles furies.

«Cela me va.

«Je vais soulever la question de liberté d'enseignement; les
libéraux du cru nous appuieront. Niais, ils nous admettent au
droit commun, quand nos privilèges, nos immunités, notre influence
du confessionnal, notre obédience à Rome, nous mettent en dehors
du droit commun même, par les avantages dont nous jouissons.
Doubles niais, ils nous croient désarmés parce qu'ils le sont eux-
mêmes contre nous. Question brûlante; clameurs irritantes,
nouveaux dégoûts pour _l'homme faible. _Tout ruisseau grossit le
torrent.

«Cela me va toujours.

«Pour résumer en deux mots: la _fin_, c'est l'abdication. Le
_moyen_, harcèlement, torture incessante. L'héritage Rennepont
paye l'élection. Prix faits, marchandise vendue.»

Rodin s'interrompit brusquement d'écrire, croyant avoir entendu
quelque bruit à la porte de sa chambre, qui ouvrait sur
l'escalier; il prêta l'oreille, suspendit sa respiration, tout
redevint silencieux. Il croyait s'être trompé, et reprit sa plume.

«Je me charge de l'affaire Rennepont, unique pivot de nos
combinaisons _temporelles; _il faut reprendre en sous-oeuvre,
substituer le jeu des intérêts, le ressort des passions, aux
stupides coups de massue du père d'Aigrigny; il a failli tout
compromettre; il a pourtant de très bonnes parties; mais une seule
gamme; et puis pas assez grand pour savoir se faire petit. Dans
son vrai milieu, j'en tirerai parti, les morceaux en sont bons.
J'ai usé à temps du franc pouvoir du révérend père général;
j'apprendrai, si besoin est, au père d'Aigrigny, les engagements
secrets pris envers moi par le général; jusqu'ici on lui a laissé
forger pour cet héritage la destination que vous savez; bonne
pensée, mais inopportune: même but par autre voie.

«Les renseignements faux. Il y a plus de deux cents millions;
_l'éventualité échéant_, le douteux est certain; reste une
latitude immense. L'affaire Rennepont est à cette heure deux fois
mienne, avant trois mois ces deux cents millions seront _à nous,
_par la libre volonté des héritiers, il le faut. Car, ceci
manquant, le parti _temporel _m'échappe; mes chances diminuent de
moitié. J'ai demandé pleins pouvoirs; le temps presse, j'agis
comme si je les avais. Un renseignement m'est indispensable pour
mes projets; je l'attends de vous; _il me le faut_, vous
m'entendez? la haute influence de votre frère à la cour de Vienne
vous servira. Je veux avoir les détails les plus précis sur la
position actuelle du _duc de Reichstadt_, le Napoléon II des
impérialistes. Peut-on, oui ou non, nouer par votre frère une
correspondance secrète avec le prince ou à l'insu de son
entourage? Avisez promptement, ceci est urgent; cette note part
aujourd'hui: je la compléterai demain... Elle vous parviendra,
comme toujours, par le petit marchand.»

Au moment où Rodin venait de mettre et de cacheter cette lettre
sous une double enveloppe, il crut de nouveau entendre du bruit au
dehors... Il écouta. Au bout de quelques moments de silence,
plusieurs coups frappés à sa porte retentirent dans la chambre.
Rodin tressaillit: pour la première fois, l'on heurtait à sa porte
depuis près d'une année qu'il venait dans ce logis. Serrant
précipitamment dans la poche de sa redingote la lettre qu'il
venait d'écrire, le jésuite alla ouvrir la vieille malle cachée
sous le lit de sangle, y prit un paquet de papiers enveloppé d'un
mouchoir à tabac en lambeaux, joignit à ce dossier les deux
lettres chiffrées qu'il venait de recevoir, et cadenassa
soigneusement la malle.

L'on continuait de frapper au dehors avec un redoublement
d'impatience.

Rodin prit le panier de la fruitière à la main, son parapluie sous
son bras, et, assez inquiet, alla voir quel était l'indiscret
visiteur. Il ouvrit la porte, et se trouva en face de Rose-Pompon,
la chanteuse importune, qui, faisant une accorte et gentille
révérence, lui demanda d'un air parfaitement ingénu:

-- M. Rodin, s'il vous plaît?



IV. Un service d'ami.

Rodin, malgré sa surprise et son inquiétude, ne sourcilla pas; il
commença par fermer sa porte après soi, remarquant le coup d'oeil
curieux de la jeune fille, puis il lui dit avec bonhomie:

-- Qui demandez-vous, ma chère fille?

-- M. Rodin, reprit crânement Rose-Pompon en ouvrant ses jolis
yeux bleus de toute leur grandeur, et regardant Rodin bien en
face.

-- Ce n'est pas ici... dit-il en faisant un pas pour descendre. Je
ne connais pas... Voyez plus haut ou plus bas.

-- Oh! que c'est joli! Voyons... faites donc le gentil, à votre
âge! dit Rose-Pompon en haussant les épaules, comme si on ne
savait pas que c'est vous qui vous appelez M. Rodin.

-- Charlemagne, dit le _socius _en s'inclinant, Charlemagne, pour
vous servir, si j'en étais capable.

-- Vous n'en êtes pas capable, répondit Rose-Pompon d'un ton
majestueux, et elle ajouta d'un air narquois:

-- Nous avons donc des cachettes à la minon-minette, que nous
changeons de nom?... Nous avons peur que maman Rodin nous
espionne?

-- Tenez, ma chère fille, dit le _socius _en souriant d'un air
paternel, vous vous adressez bien: je suis un vieux bonhomme qui
aime la jeunesse... la joyeuse jeunesse. Ainsi, amusez-vous, même
à mes dépens... mais laissez-moi passer, car l'heure me presse...

Et Rodin fit de nouveau un pas vers l'escalier.

-- Monsieur Rodin, dit Rose-Pompon d'une voix solennelle, j'ai des
choses très importantes à vous communiquer, des conseils à vous
demander sur une affaire de coeur.

-- Ah çà! voyons, petite folle, vous n'avez donc personne à
tourmenter dans votre maison que vous venez dans celle-ci?

-- Mais je loge ici, monsieur Rodin, répondit Rose-Pompon en
appuyant malicieusement sur le _nom _de sa victime.

-- Vous? ah bah! j'ignorais un si joli voisinage.

-- Oui... je loge ici depuis six mois, monsieur Rodin.

-- Vraiment! et où donc?

-- Au troisième, dans le bâtiment du devant, monsieur Rodin.

-- C'est donc vous qui chantiez si bien tout à l'heure?

-- Moi-même, monsieur Rodin.

-- Vous m'avez fait le plus grand plaisir, en vérité.

-- Vous êtes bien honnête, monsieur Rodin.

-- Et vous logez avec votre respectable famille, je suppose?

-- Je crois bien, monsieur Rodin, dit Rose-Pompon en baissant les
yeux d'un air ingénu: j'habite avec grand-papa Philémon et
grand'maman Bacchanal... une reine, rien que ça.

Rodin avait été jusqu'alors assez gravement inquiet, ignorant de
quelle manière Rose-Pompon avait surpris son véritable nom; mais,
en entendant nommer la reine Bacchanal et en apprenant qu'elle
logeait dans cette maison, il trouva une compensation à l'incident
désagréable soulevé par l'apparition de Rose-Pompon; il importait
en effet beaucoup à Rodin de savoir où trouver la reine Bacchanal,
maîtresse de Couche-tout-Nu et soeur de la Mayeux, de la Mayeux
signalée comme dangereuse depuis son entretien avec la supérieure
du couvent, et depuis la part qu'elle avait prise aux projets de
fuite de Mlle de Cardoville. De plus, Rodin espérait, grâce à ce
qu'il venait d'apprendre, amener adroitement Rose-Pompon à lui
confesser le nom de la personne dont elle tenait que
M. Charlemagne s'appelait M. Rodin.

À peine la jeune fille eut-elle prononcé le nom de la reine
Bacchanal, que Rodin, joignit les mains, paraissant aussi surpris
que vivement intéressé.

-- Ah! ma chère fille, s'écria-t-il, je vous en conjure, ne
plaisantons pas... S'agirait-il, par hasard, d'une jeune fille qui
porte ce surnom et qui est soeur d'une ouvrière contrefaite?...

-- Oui, monsieur, la reine Bacchanal est son surnom, dit Rose-
Pompon assez étonnée à son tour; elle s'appelle Céphyse Soliveau:
c'est mon amie.

-- Ah! c'est votre amie! dit Rodin en réfléchissant.

-- Oui, monsieur, mon amie intime...

-- Et vous l'aimez?

-- Comme une soeur... Pauvre fille! je fais ce que je peux pour
elle! et ce n'est guère... Mais comment un respectable homme de
votre âge connaît-il la reine Bacchanal?... Ah! ah! c'est ce qui
prouve que vous portez des faux noms...

-- Ma chère fille! je n'ai plus envie de rire maintenant, dit si
tristement Rodin que Rose-Pompon, se reprochant sa plaisanterie,
lui dit:

-- Mais enfin, comment connaissez-vous Céphyse?

-- Hélas! ce n'est pas elle que je connais... mais un brave garçon
qui l'aime comme un fou!...

-- Jacques Rennepont!

-- Autrement dit Couche-tout-Nu... À cette heure, il est en prison
pour dettes, reprit Rodin avec un soupir. Je l'y ai vu hier.

-- Vous l'avez vu hier? Mais, comme ça se trouve! dit Rose-Pompon
en frappant dans ses mains. Alors, venez vite, venez tout de suite
chez Philémon, vous donnerez à Céphyse des nouvelles de son
amant... elle est si inquiète!...

-- Ma chère fille... je voudrais ne lui donner que de bonnes
nouvelles de ce digne garçon que j'aime malgré ses folies... car
qui n'en a pas fait des folies? ajouta Rodin avec une indulgente
bonhomie.

-- Pardieu! dit Rose-Pompon en se balançant sur ses hanches comme
si elle eût été encore costumée en débardeur.

-- Je dirai plus, ajouta Rodin, je l'aime à cause de ses folies;
car, voyez-vous, on a beau dire, ma chère fille, il y a toujours
un bon fonds, un bon coeur, quelque chose enfin, chez ceux qui
dépensent généreusement leur argent pour les autres.

-- Eh bien! tenez, vous êtes un très brave homme, vous! dit Rose-
Pompon enchantée de la philosophie de Rodin. Mais pourquoi ne
voulez-vous pas venir voir Céphyse pour lui parler de Jacques?

-- À quoi bon lui apprendre ce qu'elle sait? Que Jacques est en
prison?... Ce que je voudrais, moi, ce serait de tirer ce pauvre
garçon d'un si mauvais pas...

-- Oh! monsieur, faites cela, tirez Jacques de prison, s'écria
vivement Rose-Pompon, et nous vous embrasserons nous deux Céphyse.

-- Ce serait du bien perdu, chère petite folle, dit Rodin en
souriant; mais rassurez-vous, je n'ai pas besoin de récompense
pour vous faire un peu de bien quand je le puis.

-- Ainsi vous espérez tirer Jacques de prison?...

Rodin secoua la tête et reprit d'un air chagrin et contrarié:

-- Je l'espérais... mais, à cette heure... que voulez-vous? tout
est changé...

-- Et pourquoi donc? demanda Rose-Pompon surprise.

-- Cette mauvaise plaisanterie que vous me faites en m'appelant
M. Rodin doit vous paraître très amusante, ma chère fille, je le
comprends: vous n'êtes en cela qu'un écho... Quelqu'un vous aura
dit: «Allez dire à M. Charlemagne qu'il s'appelle M. Rodin... ça
sera fort drôle.»

-- Bien sûr qu'il ne me fût pas venu à l'idée de vous appeler
M. Rodin... on n'invente pas un nom comme celui-là soi-même,
répondit Rose-Pompon.

-- Eh bien! cette personne, avec ses mauvaises plaisanteries, a
fait sans le savoir un grand tort au pauvre Jacques Rennepont.

-- Ah! mon Dieu! et cela parce que je vous ai appelé M. Rodin, au
lieu de M. Charlemagne? s'écria Rose-Pompon tout attristée,
regrettant alors la plaisanterie qu'elle avait faite à
l'instigation de Nini-Moulin. Mais enfin monsieur, reprit-elle,
qu'est-ce que cette plaisanterie a de commun avec le service que
vous vouliez rendre à Jacques?

-- Il ne m'est pas permis de vous le dire, ma chère fille. En
vérité... je suis désolé de tout ceci pour ce pauvre Jacques...
croyez-le bien; mais permettez-moi de descendre.

-- Monsieur... écoutez-moi, je vous en prie, dit Rose-Pompon: si
je vous disais le nom de la personne qui m'a engagée à vous
appeler M. Rodin, vous intéresseriez-vous toujours à Jacques?

-- Je ne cherche pas à surprendre les secrets de personne... ma
chère fille... vous avez été dans tout ceci le jouet ou l'écho de
personnes peut-être fort dangereuses, et, ma foi! malgré l'intérêt
que m'inspire Jacques Rennepont, je n'ai pas envie, vous entendez
bien, de me faire des ennemis, moi, pauvre homme... Dieu m'en
garde!

Rose-Pompon ne comprenait rien aux craintes de Rodin et il y
comptait bien; car après une seconde de réflexion la jeune fille
lui dit:

-- Tenez, monsieur, c'est trop fort pour moi, je n'y entends rien;
mais ce que je sais, c'est que je serais désolée d'avoir fait tort
à un brave garçon pour une plaisanterie. Je vais donc vous dire
tout bonnement ce qui en est; ma franchise sera peut-être utile à
quelque chose...

-- La franchise éclaire souvent les choses obscures, dit
sentencieusement Rodin.

-- Après tout, dit Rose-Pompon, tant pis pour Nini-Moulin.
Pourquoi me fait-il dire des bêtises qui peuvent nuire à l'amant
de cette pauvre Céphyse? Voilà, monsieur, ce qui est arrivé: Nini-
Moulin, un gros farceur, vous a vu tout à l'heure dans la rue; la
portière lui a dit que vous vous appeliez M. Charlemagne. Il m'a
dit à moi: «Non, il s'appelle Rodin, il faut lui faire une farce:
Rose-Pompon, allez à sa porte, frappez-y, appelez-le M. Rodin.
Vous verrez la drôle de figure qu'il fera.» J'ai promis à Nini-
Moulin de ne pas le nommer; mais dès que ça pourrait risquer de
nuire à Jacques... tans pis, je le nomme.

Au nom de Nini-Moulin, Rodin n'avait pu retenir un mouvement de
surprise. Ce pamphlétaire, qu'il avait fait charger de la
rédaction de _l'Amour du prochain_, n'était pas personnellement à
craindre; mais Nini-Moulin, très bavard et très expansif après
boire, pouvait être inquiétant, gênant, surtout si Rodin, ainsi
que cela était probable, devait revenir plusieurs fois dans cette
maison pour exécuter ses projets sur Couche-tout-Nu, par
l'intermédiaire de la reine Bacchanal. Le _socius _se promit donc
d'aviser à cet inconvénient.

-- Ainsi, ma chère fille, dit-il à Rose-Pompon, c'est un
M. Desmoulins qui vous a engagée à me faire cette mauvaise
plaisanterie?

-- Non pas Desmoulins... mais Dumoulin, reprit Rose-Pompon. Il
écrit dans les journaux des sacristains, et il défend les dévots
pour l'argent qu'on lui donne, car si Nini-Moulin est un saint...
ses patrons sont _saint Soiffard _et _saint Chicard_, comme il dit
lui-même.

-- Ce monsieur me paraît fort gai.

-- Oh! très bon enfant!

-- Mais attendez donc, attendez donc, reprit Rodin en paraissant
rappeler ses souvenirs; n'est-ce pas un homme de trente-six à
quarante ans, gros... la figure colorée?

-- Colorée comme un verre de vin rouge, dit Rose-Pompon, et, par
dessus, le nez bourgeonné... comme une framboise...

-- C'est bien lui... M. Dumoulin... oh! alors vous me rassurez
complètement, ma chère fille; la plaisanterie ne m'inquiète plus
guère. Mais c'est un très digne homme que M. Dumoulin, aimant
peut-être un peu trop le plaisir...

-- Ainsi, monsieur, vous tâcherez toujours d'être utile à Jacques?
La bête de plaisanterie de Nini-Moulin ne vous en empêchera pas?

-- Non, je l'espère.

-- Ah çà! il ne faudra pas que je dise à Nini-Moulin que vous
savez que c'est lui qui m'a dit de vous appeler M. Rodin, n'est-ce
pas, monsieur?

-- Pourquoi non? En toutes choses, ma fille, il faut toujours dire
franchement la vérité.

-- Mais, monsieur, Nini-Moulin m'a tant recommandé de ne pas vous
le nommer...

-- Si vous me l'avez nommé, c'est par un très bon motif; pourquoi
ne pas le lui avouer? Du reste, ma chère fille, ceci vous regarde,
et non pas moi... Faites comme vous voudrez...

-- Et pourrais-je dire à Céphyse vos intentions pour Jacques?

-- La franchise, ma chère fille, toujours la franchise... on ne
risque jamais rien de dire ce qui est...

-- Pauvre Céphyse, va-t-elle être heureuse!... dit vivement Rose-
Pompon. Et cela lui viendra bien à propos...

-- Seulement, il ne faut pas qu'elle s'exagère trop ce bonheur. Je
ne promets pas positivement... de faire sortir ce digne garçon de
prison... je dis que je tâcherai; mais ce que je promets
positivement, car depuis l'emprisonnement de Jacques, je crois
votre amie dans une position bien gênée...

-- Hélas! monsieur...

-- Ce que je promets, dis-je, c'est un petit secours... que votre
amie recevra aujourd'hui, afin qu'elle ait le moyen de vivre
honnêtement... et si elle est sage, eh bien!... si elle est sage,
plus tard on verra...

-- Ah! monsieur, vous ne savez pas comme vous venez à temps au
secours de cette pauvre Céphyse... On dirait que vous êtes son
vrai bon ange... Ma foi, que vous vous appeliez M. Rodin ou
M. Charlemagne, tout ce que je puis jurer, c'est que vous êtes un
excellent...

-- Allons, allons, n'exagérons rien, dit Rodin en interrompant
Rose-Pompon; dites un bon vieux brave homme et rien de plus, ma
chère fille. Mais voyez donc comme les choses s'enchaînent
quelquefois! Je vous demande un peu qui m'aurait dit, lorsque
j'entendais frapper à ma porte, ce qui m'impatientait fort, je
l'avoue, qui m'aurait dit que c'était une petite voisine qui, sous
le prétexte d'une mauvaise plaisanterie, me mettait sur la voie
d'une bonne action... Allons, donnez courage à votre amie... ce
soir elle recevra un secours, et, ma foi, confiance et espoir!
Dieu merci! il est encore de bonnes gens sur la terre.

-- Ah! monsieur... vous le prouvez bien.

-- Que voulez-vous? c'est tout simple: le bonheur des vieux...
c'est de voir le bonheur des jeunes...

Ceci fut dit par Rodin avec une bonhomie si parfaite que Rose-
Pompon sentit ses yeux humides et reprit tout émue:

-- Tenez, monsieur, Céphyse et moi, nous ne sommes que de pauvres
filles; il y en a de plus vertueuses, c'est encore vrai, mais nous
avons, j'ose le dire, bon coeur: aussi, voyez-vous, si jamais vous
étiez malade, appelez-nous; il n'y a pas de bonnes soeurs qui vous
soigneraient mieux que nous... C'est tout ce que nous pouvons vous
offrir; sans compter Philémon que je ferais se scier en quatre
morceaux pour vous; je m'y engage sur l'honneur; comme Céphyse,
j'en suis sûre, s'engagerait aussi pour Jacques, qui serait pour
vous à la vie, à la mort.

-- Vous voyez donc bien, chère fille, que j'avais raison de dire:
tête folle bon coeur... Adieu et au revoir!

Puis Rodin, reprenant son panier, qu'il avait posé à terre à côté
de son parapluie, se disposa à descendre l'escalier.

-- D'abord vous allez me donner ce panier-là, il vous gênerait
pour descendre, dit Rose-Pompon en retirant en effet le panier des
mains de Rodin, malgré la résistance de celui-ci.

Puis elle ajouta:

-- Appuyez-vous sur mon bras: l'escalier est si noir... vous
pourriez faire un faux pas.

-- Ma foi, j'accepte votre offre, ma chère fille, car je ne suis
pas bien vaillant.

En s'appuyant paternellement sur le bras droit de Rose-Pompon, qui
portait le panier de la main gauche, Rodin descendit l'escalier et
traversa la cour.

-- Tenez, voyez-vous là-haut, au troisième, cette grosse face
collée aux carreaux? dit tout à coup Rose-Pompon à Rodin en
s'arrêtant au milieu de la petite cour, c'est Nini-Moulin... Le
reconnaissez-vous? Est-ce bien le vôtre?

-- C'est bien le mien, dit Rodin après avoir levé la tête; et il
fit de la main un salut très affectueux à Jacques Dumoulin, qui,
stupéfait, se retira brusquement de la fenêtre.

-- Le pauvre garçon... Je suis sûr qu'il a peur de moi... depuis
sa mauvaise plaisanterie, dit Rodin en souriant. Il a bien tort!

Et il accompagna les mots _il a bien tort _d'un sinistre pincement
de lèvres dont Rose-Pompon ne put s'apercevoir.

-- Ah çà! ma chère fille, lui dit-il lorsque tous deux entrèrent
dans l'allée, je n'ai plus besoin de votre aide; remontez vite
chez votre amie lui donner les bonnes nouvelles que vous savez.

-- Oui, monsieur, vous avez raison, car je grille d'aller lui dire
quel brave homme vous êtes. Et Rose-Pompon s'élança dans
l'escalier.

-- Eh bien!... eh bien!... et mon panier qu'elle emporte, cette
petite folle! dit Rodin.

-- Ah! c'est vrai... Pardon, monsieur, le voici... Pauvre Céphyse!
va-t-elle être contente! Adieu, monsieur.

Et la gentille figure de Rose-Pompon disparut dans les limbes de
l'escalier, qu'elle gravit d'un pied alerte et impatient.

Rodin sortit de l'allée.

-- Voici votre panier, chère dame, dit-il en s'arrêtant sur le
seuil de la boutique de la mère Arsène. Je vous fais mes humbles
remerciements... de votre obligeance...

-- Il n'y a pas de quoi, mon digne monsieur; c'est tout à votre
service... Eh bien! le radis était-il bon?

-- Succulent, ma chère dame, succulent et excellent.

-- Ah! j'en suis bien aise. Vous reverra-t-on bientôt?

-- J'espère que oui... Mais pourriez-vous m'indiquer un bureau de
poste voisin?

-- En détournant la rue à gauche, la troisième maison, chez
l'épicier.

-- Mille remerciements.

-- Je parie que c'est un billet doux pour votre bonne amie, dit la
mère Arsène, mise en gaieté par le contact de Rose-Pompon et de
Nini-Moulin.

-- Eh!... eh!... eh!... cette chère dame, dit Rodin en ricanant;
puis redevenant tout à coup parfaitement sérieux, il fit un
profond salut à la fruitière en lui disant:

-- Votre serviteur de tout mon coeur... Et il gagna la rue.

* * * * *

Nous conduirons maintenant le lecteur dans la maison du docteur
Baleinier, où était encore enfermée Mlle de Cardoville.



V. Les conseils.

Adrienne de Cardoville avait été encore plus étroitement renfermée
dans la maison du docteur Baleinier depuis la double tentative
nocturne d'Agricol et de Dagobert, en suite de laquelle le soldat,
assez grièvement blessé, était parvenu, grâce au dévouement
intrépide d'Agricol, assisté de l'héroïque Rabat-Joie, à regagner
la petite porte du jardin du couvent et à fuir par le boulevard
extérieur avec le jeune forgeron.

Quatre heures venaient de sonner; Adrienne, depuis le jour
précédent, avait été conduite dans une chambre au deuxième étage
de la maison de santé; la fenêtre grillée, défendue au dehors par
un auvent, ne laissait parvenir qu'une faible clarté dans cet
appartement. La jeune fille, depuis son entretien avec la Mayeux,
s'attendait à être délivrée, d'un jour à l'autre, par
l'intervention de ses amis; mais elle éprouvait une douloureuse
inquiétude au sujet d'Agricol et de Dagobert; ignorant absolument
l'issue de la lutte engagée pendant une des nuits précédentes par
ses libérateurs contre les gens de la maison de fous et du
couvent, en vain elle avait interrogé ses gardiennes; celles-ci
étaient restées muettes. Ces nouveaux incidents augmentaient
encore les amers sentiments d'Adrienne contre la princesse de
Saint-Dizier, le père d'Aigrigny et leurs créatures. La légère
pâleur du charmant visage de Mlle de Cardoville, ses beaux yeux un
peu battus, trahissaient de récentes angoisses: assise devant une
petite table, son front appuyé sur une de ses mains, à demi voilée
par les longues boucles de ses cheveux dorés, elle feuilletait un
livre.

Tout à coup la porte s'ouvrit, et M. Baleinier entra. Le docteur,
jésuite de robe courte, instrument docile et passif des volontés
de l'ordre, n'était, on l'a dit, qu'à moitié dans les confidences
du père d'Aigrigny et de la princesse de Saint-Dizier. Il avait
ignoré le but de la séquestration de Mlle de Cardoville, il
ignorait aussi le brusque revirement de position qui avait eu lieu
la veille entre le père d'Aigrigny et Rodin, après la lecture du
testament de Marius de Rennepont; le docteur avait, seulement la
veille, reçu l'ordre du père d'Aigrigny (alors obéissant aux
inspirations de Rodin) de resserrer plus étroitement encore Mlle
de Cardoville, de redoubler de sévérité à son égard, et de tâcher
enfin de la contraindre, on verra par quels moyens, à renoncer aux
poursuites qu'elle se proposait de faire contre ses persécuteurs.

À l'aspect du docteur, Mlle de Cardoville ne put cacher l'aversion
et le dédain que cet homme lui inspirait. M. Baleinier, au
contraire, toujours souriant, toujours doucereux, s'approcha
d'Adrienne avec une aisance, avec une confiance parfaite, s'arrêta
à quelques pas d'elle comme pour examiner attentivement les traits
de la jeune fille, puis il ajouta, comme s'il eût été satisfait
des remarques qu'il venait de faire:

-- Allons! les malheureux événements de l'avant-dernière nuit
auront une influence moins fâcheuse que je ne craignais... Il y a
du mieux, le teint est plus reposé, le maintien plus calme; les
yeux sont encore un peu vifs, mais non plus brillants d'un éclat
anormal. Vous alliez si bien!... Voici le terme de votre guérison
reculé... car ce qui s'est malheureusement passé l'avant-dernière
nuit vous a jetée dans un état d'exaltation d'autant plus fâcheux
que vous n'en avez pas eu la conscience. Mais heureusement, nos
soins aidant, votre guérison ne sera, je l'espère, reculée que de
quelque temps.

Si habituée qu'elle fût à l'audace de l'affilié de la
congrégation, Mlle de Cardoville ne put s'empêcher de lui dire
avec un sourire de dédain amer:

-- Quelle imprudente probité est donc la vôtre, monsieur! Quelle
effronterie dans votre zèle à bien gagner l'argent!... Jamais un
moment sans votre masque: toujours la ruse, le mensonge aux
lèvres. Vraiment, si cette honteuse comédie vous fatigue autant
qu'elle me cause de dégoût et de mépris, on ne vous paye pas assez
cher.

-- Hélas! dit le docteur d'un ton pénétré, toujours cette
imagination de croire que vous n'aviez pas besoin de mes soins!
que je joue la comédie quand je vous parle de l'état affligeant où
vous étiez lorsqu'on a été obligé de vous conduire ici à votre
insu! Mais, sauf cette petite marque d'insanité rebelle, votre
position s'est merveilleusement améliorée; vous marchez à une
guérison complète. Plus tard, votre excellent coeur me rendra la
justice qui m'est due et un jour... je serais jugé comme je dois
l'être.

-- Je le crois, monsieur, oui, le jour approche où vous serez
_jugé comme vous devez l'être_, dit Adrienne en appuyant sur ces
mots.

-- Toujours cette autre idée fixe, dit le docteur avec une sorte
de commisération. Voyons, soyez donc plus raisonnable... ne pensez
plus à cet enfantillage.

-- Renoncer à demander aux tribunaux réparation pour moi et
flétrissure pour vous et vos complices?... Jamais, monsieur... oh!
jamais!

-- Bon!! dit le docteur en haussant les épaules, une fois
dehors... Dieu merci! vous aurez à songer à bien d'autres
choses... ma belle ennemie.

-- Vous oubliez pieusement, je le sais, le mal que vous faites...
Mais moi, monsieur, j'ai meilleure mémoire.

-- Parlons sérieusement; avez-vous réellement la pensée de vous
adresser aux tribunaux? reprit le docteur Baleinier d'un ton
grave.

-- Oui, monsieur. Et, vous le savez... ce que je veux... je le
veux fermement.

-- Eh bien! je vous prie, je vous conjure de ne pas donner suite à
cette idée, ajouta le docteur d'un ton de plus en plus pénétré; je
vous le demande en grâce, et cela au nom de votre propre
intérêt...

-- Je crois, monsieur, que vous confondez un peu trop vos intérêts
avec les miens...

-- Voyons, dit le docteur Baleinier avec une feinte impatience et
comme s'il eût été certain de convaincre Mlle de Cardoville,
voyons, auriez-vous le triste courage de plonger dans le désespoir
deux personnes remplies de coeur et de générosité?

-- Deux seulement? La plaisanterie serait plus complète si vous en
comptiez trois: vous, monsieur, ma tante et l'abbé d'Aigrigny; car
telles sont sans doute les personnes généreuses au nom desquelles
vous invoquez ma pitié.

-- Eh! mademoiselle, il ne s'agit ni de moi, ni de votre tante, ni
de l'abbé d'Aigrigny.

-- De qui s'agit-il donc alors, monsieur? dit Mlle de Cardoville
avec surprise.

-- Il s'agit de deux pauvres diables qui, sans doute envoyés par
ceux que vous appelez vos amis, se sont introduits dans le couvent
voisin pendant l'autre nuit, et sont venus du couvent dans ce
jardin... Les coups de feu que vous avez entendu ont été tirés sur
eux.

-- Hélas! je m'en doutais... Et l'on a refusé de m'apprendre s'ils
avaient été blessés!... dit Adrienne avec une douloureuse émotion.

-- L'un d'eux a reçu, en effet, une blessure, mais peu grave,
puisqu'il a pu marcher et échapper aux gens qui le poursuivaient.

-- Dieu soit loué! s'écria Mlle de Cardoville en joignant les
mains avec ferveur.

-- Rien de plus louable que votre joie en apprenant qu'ils ont
échappé; mais alors, par quelle étrange contradiction voulez-vous
donc maintenant mettre la justice sur leurs traces?... Singulière
manière, en vérité, de reconnaître leur dévouement.

-- Que dites-vous, monsieur? demanda Mlle de Cardoville.

-- Car enfin, s'ils sont arrêtés, reprit le docteur Baleinier sans
lui répondre, comme ils se sont rendus coupables d'escalade et
d'effraction pendant la nuit, il s'agira pour eux des galères...

-- Ciel!... et ce serait pour moi!...

-- Ce serait _pour _vous... et, qui pis est_, par _vous, qu'ils
seraient condamnés.

-- Par moi... monsieur?

-- Certainement, si vous donniez suite à vos idées de vengeance
contre votre tante et l'abbé d'Aigrigny (je ne vous parle pas de
moi, je suis à l'abri), si, en un mot, vous persistiez à vouloir
vous plaindre à la justice d'avoir été injustement séquestrée dans
cette maison.

-- Monsieur, je ne vous comprends pas. Expliquez-vous, dit
Adrienne avec une inquiétude croissante.

-- Mais, enfant que vous êtes, s'écria le jésuite de robe courte
d'un air convaincu, croyez-vous donc qu'une fois la justice saisie
d'une affaire, on arrête son cours et son action où l'on veut, et
comme l'on veut? Quand vous sortirez d'ici, vous déposerez une
plainte contre moi et contre votre famille, n'est-ce pas? Bien!
qu'arrive-t-il? la justice intervient, elle s'informe, elle fait
citer des témoins, elle entre dans les investigations les plus
minutieuses. Alors que s'ensuit-il? Que cette escalade nocturne
que la supérieure du couvent a un certain intérêt à tenir cachée
dans la peur du scandale; que cette tentative nocturne, que je ne
voulais pas non plus ébruiter, se trouve forcément divulguée; et
comme il s'agit d'un crime fort grave, qui entraîne une peine
infamante, la justice prend l'initiative, se met à la recherche;
et si, comme il est probable, ils sont retenus à Paris, soit par
quelque devoir, soit par leur profession, soit même par la
trompeuse sécurité où ils sont, probablement convaincus d'avoir
agi dans un motif honorable, on les arrête, et qui aura provoqué
cette arrestation? Vous-même, en déposant contre nous.

-- Ah! monsieur, cela serait horrible... c'est impossible.

-- Ce serait très possible, reprit M. Baleinier. Ainsi, tandis que
moi et la supérieure du couvent, qui, après tout, avons seuls le
droit de nous plaindre, nous ne demandons pas mieux que de
chercher à étouffer cette méchante affaire... c'est vous...
vous... pour qui ces malheureux ont risqué les galères, c'est vous
qui allez les livrer à la justice!

Quoique Mlle de Cardoville ne fût pas complètement dupe du jésuite
de robe courte, elle devinait que les sentiments de clémence dont
il semblait vouloir user à l'égard de Dagobert et de son fils,
seraient subordonnés au parti qu'elle prendrait d'abandonner ou
non la vengeance légitime qu'elle voulait demander à la
justice!... En effet, Rodin, dont le docteur suivait sans le
savoir les instructions, était trop adroit pour faire dire à Mlle
de Cardoville: «Si vous tentez quelques poursuites, on dénonce
Dagobert et son fils»; tandis qu'on arrivait aux mêmes fins en
inspirant assez de crainte à Adrienne au sujet de ses deux
libérateurs pour la détourner de toute poursuite. Sans connaître
la disposition de la loi, Mlle de Cardoville avait trop de bon
sens pour ne pas comprendre qu'en effet Dagobert et Agricol
pouvaient être très dangereusement inquiétés à cause de leur
tentative nocturne, et se trouver ainsi dans une position
terrible. Et pourtant, en songeant à tout ce qu'elle avait
souffert dans cette maison, en comptant tous les justes
ressentiments qui s'étaient amassés au fond de son coeur, Adrienne
trouvait cruel de renoncer à l'âpre plaisir de dévoiler, de
flétrir au grand jour de si odieuses machinations. Le docteur
Baleinier observait celle qu'il croyait sa dupe avec une attention
sournoise, bien certain de savoir la cause du silence et de
l'hésitation de Mlle de Cardoville.

-- Mais enfin, monsieur, reprit-elle sans pouvoir dissimuler son
trouble, en admettant que je sois disposée, par quelque motif que
ce soit, à ne déposer aucune plainte, à oublier le mal qu'on m'a
fait, quand sortirai-je d'ici?

-- Je n'en sais rien, car je ne puis savoir à quelle époque vous
serez radicalement guérie, dit bénignement le docteur. Vous êtes
en excellente voie... mais...

-- Toujours cette insolente et stupide comédie! s'écria Mlle de
Cardoville, en interrompant le docteur avec indignation. Je vous
demande, et, s'il le faut, je vous prie, de me dire combien de
temps encore je dois être séquestrée dans cette maison, car
enfin... j'en sortirai un jour, je suppose.

-- Certes, je l'espère bien, répondit le jésuite de robe courte
avec componction, mais quand? je l'ignore... D'ailleurs, je dois
vous en avertir franchement, toutes les précautions sont prises
pour que des tentatives pareilles à celle de cette nuit ne se
renouvellent plus: la surveillance la plus rigoureuse est établie
afin que vous n'ayez aucune communication au dehors. Et cela dans
votre intérêt, afin que votre pauvre tête ne s'exalte pas de
nouveau dangereusement.

-- Ainsi, monsieur, dit Adrienne presque effrayée, auprès de ce
qui m'attend, les jours passés étaient des jours de liberté?

-- Votre intérêt avant tout, répondit le docteur d'un ton pénétré.

Mlle de Cardoville, sentant l'impuissance de son indignation et de
son désespoir, poussa un soupir déchirant et cacha son visage dans
ses mains. À ce moment, on entendit des pas précipités derrière la
porte; une gardienne de la maison entra après avoir frappé.

-- Monsieur, dit-elle au docteur d'un ton effaré, il y a en bas
deux messieurs qui demandent à vous voir à l'instant, ainsi que
mademoiselle.

Adrienne releva vivement la tête; ses yeux étaient baignés de
larmes.

-- Quel est le nom des personnes? dit M. Baleinier fort étonné.

-- L'un d'eux m'a dit, reprit la gardienne: «Allez prévenir M. le
docteur que je suis magistrat, et que je viens exercer ici une
mission judiciaire concernant Mlle de Cardoville.»

-- Un magistrat! s'écria le jésuite de robe courte en devenant
pourpre et ne pouvant maîtriser sa surprise et son inquiétude.

-- Ah! Dieu soit loué! s'écria Adrienne en se levant avec
vivacité, la figure rayonnante d'espérance à travers ses larmes:
mes amis ont été prévenus à temps!... l'heure de la justice est
arrivée!

-- Priez ces personnes de monter, dit le docteur Baleinier à la
gardienne après un moment de réflexion.

Puis, la physionomie de plus en plus émue et inquiète, se
rapprochant d'Adrienne d'un air dur, presque menaçant, qui
contrastait avec la placidité habituelle de son sourire
d'hypocrite, le jésuite de robe courte lui dit à voix basse:

-- Prenez garde... mademoiselle!... ne vous félicitez pas trop
tôt...

-- Je ne vous crains plus maintenant! répondit Mlle Cardoville
l'oeil étincelant et radieux, M. de Montbron aura sans doute, de
retour à Paris, été prévenu à temps... il accompagne le
magistrat... il vient me délivrer!...

Puis Adrienne ajouta avec un accent d'ironie amère:

-- Je vous plains, monsieur, vous et les vôtres.

-- Mademoiselle, s'écria Baleinier, ne pouvant plus dissimuler ses
angoisses croissantes, je vous le répète, prenez garde... songez à
ce que je vous ai dit... votre plainte entraînera, nécessairement,
la révélation de ce qui s'est passé pendant l'autre nuit... Prenez
garde! le sort, l'honneur de ce soldat et de son fils sont entre
vos mains... Songez-y... il y a pour eux les galères.

-- Oh! je ne suis pas votre dupe, monsieur... vous me faites une
menace détournée: ayez donc au moins le courage de me dire que si
je me plains à ce magistrat, vous dénoncerez à l'instant le soldat
et son fils.

-- Je vous répète que si vous portez plainte, ces gens-là sont
perdus, répondit le jésuite de robe courte d'une manière ambiguë.

Ébranlée par ce qu'il y avait de réellement dangereux dans les
menaces du docteur, Adrienne s'écria:

-- Mais enfin, monsieur, si ce magistrat m'interroge, croyez-vous
que je mentirai?

-- Vous répondrez... ce qui est vrai. D'ailleurs, se hâta de dire
M. Baleinier dans l'espoir d'arriver à ses fins, vous répondrez
que vous vous trouviez dans un état d'exaltation d'esprit il y a
quelques jours, que l'on a cru devoir, dans votre intérêt, vous
conduire ici à votre insu; mais qu'aujourd'hui votre état est fort
amélioré, que vous reconnaissez l'utilité de la mesure que l'on a
été obligé de prendre dans votre intérêt. Je confirmerai ces
paroles... car, après tout, c'est la vérité.

-- Jamais! s'écria Mlle de Cardoville avec indignation; jamais je
ne serai complice d'un mensonge aussi infâme! jamais je n'aurai la
lâcheté de justifier ainsi les indignités dont j'ai tant souffert!

-- Voici le magistrat, dit M. Baleinier en entendant un bruit de
pas derrière la porte. Prenez garde...

En effet, la porte s'ouvrit, et, à la stupeur indicible du
docteur, Rodin parut, accompagné d'un homme vêtu de noir, d'une
physionomie digne et sévère.

Rodin, dans l'intérêt de ses projets et par des motifs de prudence
rusée que l'on saura plus tard, loin de prévenir le père
d'Aigrigny et conséquemment le docteur de la visite inattendue
qu'il comptait faire à la maison de santé avec un magistrat,
avait, au contraire, la veille, ainsi qu'on l'a dit, fait donner
l'ordre à M. Baleinier de resserrer Mlle de Cardoville plus
étroitement encore.

On comprend donc le redoublement de stupeur du docteur lorsqu'il
vit cet officier judiciaire, dont la présence imprévue et la
physionomie imposante l'inquiétaient déjà extrêmement, lorsqu'il
le vit, disons-nous, entrer accompagné de Rodin, l'humble et
obscur secrétaire de l'abbé d'Aigrigny.

Dès la porte, Rodin, toujours sordidement vêtu, avait, d'un geste
à la fois respectueux et compatissant, montré Mlle de Cardoville
au magistrat. Puis, pendant que ce dernier, qui n'avait pu retenir
un mouvement d'admiration à la vue de la rare beauté d'Adrienne,
semblait l'examiner avec autant de surprise que d'intérêt, le
jésuite se recula modestement de quelques pas en arrière. Le
docteur Baleinier, au comble de l'étonnement, espérant se faire
comprendre de Rodin, lui fit coup sur coup plusieurs signes
d'intelligence, tâchant de l'interroger ainsi sur l'arrivée
imprévue du magistrat. Autre sujet de stupeur pour M. Baleinier:
Rodin paraissait ne pas le connaître et ne rien comprendre à son
expressive pantomime, et le considérait avec un ébahissement
affecté. Enfin, au moment où le docteur, impatient, redoublait
d'interrogations muettes, Rodin s'avança d'un pas, tendit vers lui
son cou tors, et lui dit d'une voix très calme:

-- Plaît-il... monsieur le docteur? À ces mots, qui déconcertèrent
complètement Baleinier, et qui rompirent le silence qui régnait
depuis quelques secondes, le magistrat se retourna, et Rodin
ajouta avec un imperturbable sang-froid:

-- Depuis notre arrivée, monsieur le docteur me fait toutes sortes
de signes mystérieux... Je pense qu'il a quelque chose de fort
particulier à me communiquer... Moi, qui n'ai rien de secret, je
le prie de s'expliquer tout haut.

Cette réplique, si embarrassante pour M. Baleinier, prononcée d'un
ton agressif et accompagnée d'un regard de froideur glaciale,
plongea le médecin dans une nouvelle et si profonde stupeur, qu'il
resta quelques instants sans répondre. Sans doute le magistrat fut
frappé de cet incident et du silence qui le suivit, car il jeta
sur M. Baleinier un regard d'une grande sévérité.

Mlle de Cardoville, qui s'attendait à voir entrer M. de Montbron,
restait aussi singulièrement étonnée.



VI. L'accusateur.

Baleinier, un moment déconcerté par la présence inattendue d'un
magistrat et par l'attitude inexplicable de Rodin, reprit bientôt
son sang-froid, et, s'adressant à son confrère de robe longue:

-- Si j'essayais de me faire entendre de vous par signes, c'est
que, tout en désirant respecter le silence que monsieur gardait en
entrant chez moi (le docteur indiqua d'un coup d'oeil le
magistrat), je voulais vous témoigner ma surprise d'une visite
dont je ne savais pas devoir être honoré.

-- C'est à mademoiselle que j'expliquerai le motif de mon silence,
monsieur, en la priant de vouloir bien l'excuser, répondit le
magistrat, et il s'inclina profondément devant Adrienne, à
laquelle il continua de s'adresser. Il vient de m'être fait à
votre sujet une déclaration si grave, mademoiselle, que je n'ai pu
m'empêcher de rester un moment muet et recueilli à votre aspect,
tâchant de lire sur votre physionomie, dans votre attitude, si
l'accusation que l'on avait déposée entre mes mains était
fondée... et j'ai tout lieu de croire qu'elle l'est en effet.

-- Pourrais-je enfin savoir, monsieur, dit le docteur Baleinier
d'un ton parfaitement poli, mais ferme, à qui j'ai l'honneur de
parler?

-- Monsieur, je suis juge d'instruction, et je viens éclairer ma
religion sur un fait que l'on m'a signalé...

-- Veuillez, monsieur, me faire l'honneur de vous expliquer, dit
le docteur en s'inclinant.

-- Monsieur, reprit le magistrat, nommé M. de Gernande, homme de
cinquante ans environ, rempli de fermeté, de droiture, et sachant
allier les austères devoirs de sa position avec une bienveillante
politesse, monsieur, on vous reproche d'avoir commis une... erreur
fort grave, pour ne pas employer une expression plus fâcheuse...
Quant à l'espèce de cette erreur, j'aime mieux croire que vous,
monsieur, un des princes de la science, vous avez pu vous tromper
complètement dans l'appréciation d'un fait médical, que de vous
soupçonner d'avoir oublié tout ce qu'il y avait de plus sacré dans
l'exercice d'une profession qui est presque un sacerdoce.

-- Lorsque vous aurez spécifié les faits, monsieur, répondit le
jésuite de robe courte avec une certaine hauteur, il me sera
facile de prouver que ma conscience scientifique ainsi que ma
conscience d'honnête homme est à l'abri de tout reproche.

-- Mademoiselle, dit M. de Gernande en s'adressant à Adrienne,
est-il vrai que vous ayez été conduite dans cette maison par
surprise?

-- Monsieur, s'écria M. Baleinier, permettez-moi de vous faire
observer que la manière dont vous posez cette question est
outrageante pour moi.

-- Monsieur, c'est à mademoiselle que j'ai l'honneur d'adresser la
parole, répondit sévèrement M. de Gernande, et je suis seul juge
de la convenance de mes questions.

Adrienne allait répondre affirmativement à la question du
magistrat, lorsqu'un regard expressif du docteur Baleinier lui
rappela qu'elle allait peut-être exposer Dagobert et son fils à de
cruelles poursuites. Ce n'était pas un bas et vulgaire sentiment
de vengeance qui animait Adrienne, mais une légitime indignation
contre d'odieuses hypocrisies; elle eût regardé comme une lâcheté
de ne pas les démasquer; mais, voulant essayer de tout concilier,
elle dit au magistrat avec un accent rempli de douceur et de
dignité:

-- Monsieur, permettez-moi de vous adresser à mon tour une
question.

-- Parlez, mademoiselle.

-- La réponse que je vais vous faire sera-t-elle regardée par vous
comme une dénonciation formelle?

-- Je viens ici, mademoiselle, pour rechercher avant tout la
vérité... aucune considération ne doit vous engager à la
dissimuler.

-- Soit, monsieur, reprit Adrienne, mais, supposé qu'ayant de
justes sujets de plainte, me sera-t-il ensuite permis de ne pas
donner suite à la déclaration que je vous aurai faite?

-- Vous pourrez, sans doute, arrêter toute poursuite,
mademoiselle; mais la justice reprendra votre cause au nom de la
société, si elle a été lésée dans votre personne.

-- Le pardon me serait-il interdit, monsieur? Un dédaigneux oubli
du mal qu'on m'aurait fait ne me vengerait-il pas assez?

-- Vous pourrez personnellement pardonner, oublier, mademoiselle;
mais, j'ai l'honneur de vous le répéter, la société ne peut
montrer la même indulgence dans le cas où vous auriez été victime
d'une coupable machination... et j'ai tout lieu de craindre qu'il
n'en ait été ainsi... La manière dont vous vous exprimez, la
générosité de vos sentiments, le calme, la dignité de votre
attitude, tout me porte à croire que l'on m'a dit vrai.

-- J'espère, monsieur, dit le docteur Baleinier en reprenant son
sang-froid, que vous me ferez du moins connaître la déclaration
qui vous a été faite?

-- Il m'a été affirmé, monsieur, dit le magistrat d'un ton sévère,
que Mlle de Cardoville a été conduite ici par surprise...

-- Par surprise?

-- Oui, monsieur.

-- Il est vrai, mademoiselle a été conduite ici par surprise,
répondit le jésuite de robe courte, après un moment de silence.

-- Vous en convenez, demanda M. de Gernande.

-- Sans doute, monsieur, je conviens d'avoir eu recours à un moyen
que l'on est malheureusement obligé d'employer lorsque les
personnes qui ont besoin de nos soins n'ont pas conscience de leur
fâcheux état...

-- Mais, monsieur, reprit le magistrat, l'on m'a déclaré que Mlle
de Cardoville n'avait jamais eu besoin de vos soins.

-- Ceci est une question de médecine légale dont la justice n'est
seule appelée à décider, monsieur, et qui doit être examinée,
débattue contradictoirement, dit M. Baleinier reprenant toute son
assurance.

-- Cette question sera, en effet, monsieur, d'autant plus
sérieusement débattue, que l'on vous accuse d'avoir séquestré Mlle
de Cardoville quoiqu'elle jouisse de toute sa raison.

-- Et puis-je vous demander dans quel but, dit M. Baleinier avec
un léger haussement d'épaules et d'un ton ironique, dans quel
intérêt j'aurais commis une indignité pareille, en admettant que
ma réputation ne me mette pas au-dessus d'une accusation si
odieuse et si absurde?

-- Vous auriez agi, monsieur, dans le but de favoriser un complot
de famille tramé contre Mlle de Cardoville dans un intérêt de
cupidité.

-- Et qui a osé faire, monsieur, une dénonciation aussi
calomnieuse? s'écria le docteur Baleinier avec une indignation
chaleureuse; qui a eu l'audace d'accuser un homme respectable, et,
j'ose le dire, respecté à tous égards, d'avoir été complice de
cette infamie?

-- C'est moi... moi... dit froidement Rodin.

-- Vous!... s'écria le docteur Baleinier. Et reculant de deux pas,
il resta comme foudroyé...

-- C'est moi... qui vous accuse, reprit Rodin d'une voix nette et
brève...

-- Oui, c'est monsieur qui, ce matin même, muni de preuves
suffisantes, est venu réclamer mon intervention en faveur de Mlle
de Cardoville, dit le magistrat en se reculant d'un pas, afin
qu'Adrienne pût apercevoir son défenseur.

Jusqu'alors, dans cette scène, le nom de Rodin n'avait pas encore
été prononcé; Mlle de Cardoville avait entendu souvent parler du
secrétaire de l'Abbé d'Aigrigny, sous de fâcheux rapports; mais ne
l'ayant jamais vu, elle ignorait que son libérateur n'était autre
que ce jésuite; aussi jeta-t-elle aussitôt sur lui un regard mêlé
de curiosité, d'intérêt, de surprise et de reconnaissance. La
figure cadavéreuse de Rodin, sa laideur repoussante, ses vêtements
sordides, eussent, quelques jours auparavant, causé à Adrienne un
dégoût peut-être invincible; mais la jeune fille, se rappelant que
la Mayeux, pauvre, chétive, difforme, et vêtue presque de
haillons, était douée, malgré ses dehors disgracieux, d'un des
plus nobles coeurs que l'on pût admirer, ce ressouvenir fut
singulièrement favorable au jésuite. Mlle de Cardoville oublia
qu'il était laid et sordide pour songer qu'il était vieux, qu'il
semblait pauvre et qu'il venait la secourir.

Le docteur Baleinier, malgré sa ruse, malgré son audacieuse
hypocrisie, malgré sa présence d'esprit, ne pouvait cacher à quel
point la dénonciation de Rodin le bouleversait; sa tête se perdait
en pensant que, le lendemain même de la séquestration d'Adrienne
dans cette maison, c'était l'implacable appel de Rodin, à travers
le guichet de la chambre, qui l'avait empêché, lui, Baleinier, de
céder à la pitié que lui inspirait la douleur désespérée de cette
malheureuse fille amenée à douter presque de sa raison. Et c'était
Rodin, lui si inexorable, lui l'âme damnée, le subalterne dévoué
au père d'Aigrigny, qui dénonçait le docteur, et qui amenait un
magistrat pour obtenir la mise en liberté d'Adrienne... alors que,
la veille, le père d'Aigrigny avait encore ordonné de redoubler de
sévérité envers elle!... Le jésuite de robe courte se persuada que
Rodin trahissait d'une abominable façon le père d'Aigrigny, et que
les amis de Mlle de Cardoville avaient corrompu et soudoyé ce
misérable secrétaire; aussi M. Baleinier, exaspéré par ce qu'il
regardait comme une monstrueuse trahison, s'écria de nouveau avec
indignation et d'une voix entrecoupée par la colère:

-- Et c'est vous, monsieur... vous qui avez le front de
m'accuser... vous... qui... il y a peu de jours encore...

Puis, réfléchissant qu'accuser Rodin de complicité, c'était
s'accuser soi-même, il eut l'air de céder à une trop vive émotion,
et reprit avec amertume:

-- Ah! monsieur, monsieur, vous êtes la dernière personne que
j'aurais crue capable d'une si odieuse dénonciation... c'est
honteux!...

-- Et qui donc mieux que moi pouvait dénoncer cette indignité?
répondit Rodin d'un ton rude et cassant. N'étais-je pas en
position d'apprendre, mais malheureusement trop tard, de quelle
machination Mlle de Cardoville... et d'autres encore... étaient
victimes?... Alors, quel était mon devoir d'honnête homme? Avertir
M. le magistrat... lui prouver ce que j'avançais et l'accompagner
ici. C'est ce que j'ai fait.

-- Ainsi, monsieur le magistrat, reprit le docteur Baleinier, ce
n'est pas seulement moi que cet homme accuse, mais il ose accuser
encore...

-- J'accuse M. l'abbé d'Aigrigny! reprit Rodin d'une voix haute et
tranchante, et interrompant le docteur, j'accuse Mme de Saint-
Dizier, je vous accuse, vous, monsieur, d'avoir, par un vil
intérêt, séquestré mademoiselle de Cardoville dans cette maison et
les filles de M. le maréchal Simon dans le couvent. Est-ce clair?

-- Hélas! ce n'est que trop vrai, dit vivement Adrienne; j'ai vu
ces pauvres enfants bien éplorées me faire des signes de
désespoir.

L'accusation de Rodin, relative aux orphelines, fut un nouveau et
formidable coup pour le docteur Baleinier. Il fut alors
surabondamment prouvé que le _traître _avait complètement passé
dans le camp ennemi... Ayant hâte de mettre un terme à cette scène
si embarrassante, il dit au magistrat, en tâchant de faire bonne
contenance, malgré sa vive émotion:

-- Je pourrais, monsieur, me borner à garder le silence et
dédaigner de telles accusations, jusqu'à ce qu'une décision
judiciaire leur eût donné une autorité quelconque... Mais, fort de
ma conscience, je m'adresse à Mlle de Cardoville elle-même et je
la supplie de dire si ce matin encore je ne lui annonçais pas que
sa santé serait bientôt dans un état assez satisfaisant pour
qu'elle pût quitter cette maison. J'adjure mademoiselle, au nom de
sa loyauté bien connue, de me répondre si tel n'a pas été mon
langage, et si, en le tenant, je ne me trouvais pas seul avec
elle, et si...

-- Allons donc, monsieur! dit Rodin en interrompant insolemment
Baleinier, supposé que cette chère demoiselle avoue cela par pure
générosité, qu'est-ce que cela prouve en votre faveur? Rien du
tout...

-- Comment, monsieur!... s'écria le docteur, vous vous
permettez...

-- Je me permets de vous démasquer sans votre agrément; c'est un
inconvénient, il est vrai; mais qu'est-ce que vous venez nous
dire? que, seul avec Mlle de Cardoville, vous lui avez parlé comme
si elle était folle!... Parbleu! voilà qui est bien concluant!

-- Mais, monsieur... dit le docteur.

-- Mais, monsieur, reprit Rodin sans laisser continuer, il est
évident que dans la prévision de ce qui arrive aujourd'hui, afin
de vous ménager une échappatoire, vous avez feint d'être persuadé
de votre exécrable mensonge, même aux yeux de cette pauvre
demoiselle, afin d'invoquer plus tard le bénéfice de votre
conviction prétendue... Allons donc! ce n'est pas à des gens de
bon sens, de coeur droit, que l'on fait de ces contes-là.

-- Ah çà! monsieur!... s'écria Baleinier courroucé...

-- Ah çà! monsieur, reprit Rodin d'une voix plus haute et dominant
toujours celle du docteur, est-il vrai, oui ou non, que vous vous
réservez le faux-fuyant de rejeter cette odieuse séquestration sur
une erreur scientifique? Moi, je dis oui... et j'ajoute que vous
vous croyez hors d'affaire parce que vous dites maintenant: «Grâce
à mes soins, mademoiselle a recouvré sa raison, que veut-on de
plus?»

-- Je dis cela, monsieur, et je le soutiens.

-- Vous soutenez une fausseté, car il est prouvé que jamais la
raison de mademoiselle n'a été un instant égarée.

-- Et moi, monsieur, je maintiens qu'elle l'a été.

-- Et moi, monsieur, je prouverai le contraire, dit Rodin.

-- Vous! et comment cela? s'écria le docteur.

-- C'est ce que je me garderai de vous dire quant à présent...
comme vous le pensez bien... répondit Rodin avec un sourire
ironique.

Puis il ajouta avec indignation:

-- Mais, tenez, monsieur, vous devriez mourir de honte, d'oser
soulever une question semblable devant mademoiselle; épargnez-lui
au moins une telle discussion.

-- Monsieur...

-- Allons donc! Fi! monsieur... vous dis-je, fi!... cela est
odieux à soutenir devant mademoiselle; odieux si vous dites vrai,
odieux si vous mentez, reprit Rodin avec dégoût.

-- Mais c'est un acharnement inconcevable! s'écria le jésuite de
robe courte exaspéré, et il me semble que monsieur le magistrat
fait preuve de partialité en laissant accumuler contre moi de si
grossières calomnies!

-- Monsieur, répondit sévèrement M. de Gernande, j'ai le droit non
seulement d'entendre, mais de provoquer tout entretien
contradictoire dès qu'il peut éclairer ma religion; de tout ceci,
il résulte, même à votre avis, monsieur le docteur, que l'état de
santé de Mlle de Cardoville est assez satisfaisant pour qu'elle
puisse rentrer dans sa famille aujourd'hui même.

-- Je n'y vois pas du moins de très grave inconvénient, monsieur,
dit le docteur; seulement je maintiens que la guérison n'est pas
aussi complète qu'elle aurait pu l'être, et je décline, à ce
sujet, toute responsabilité pour l'avenir.

-- Vous le pouvez d'autant mieux, dit Rodin, qu'il est douteux que
mademoiselle s'adresse désormais à vos honnêtes lumières.

-- Il est donc utile d'user de mon initiative pour vous demander
d'ouvrir à l'instant les portes de cette maison à Mlle de
Cardoville, dit le magistrat au directeur.

-- Mademoiselle est libre, dit Baleinier, parfaitement libre.

-- Quant à la question de savoir si vous avez séquestré
mademoiselle à l'aide d'une supposition de folie, la justice en
est saisie, monsieur; vous serez entendu.

-- Je suis tranquille, monsieur, répondit M. Baleinier en faisant
bonne contenance, ma conscience ne me reproche rien.

-- Je le désire, monsieur, dit M. de Gernande. Si graves que
soient les apparences, et surtout lorsqu'il s'agit de personnes
dans une position telle que la vôtre, monsieur, nous désirons
toujours trouver des innocents.

Puis, s'adressant à Adrienne:

-- Je comprends, mademoiselle, tout ce que cette scène a de
pénible, a de blessant pour votre délicatesse et pour votre
générosité. Il dépendra de vous plus tard ou de vous porter partie
civile contre M. Baleinier ou de laisser la justice suivre son
cours. Un mot encore... l'homme de coeur et de loyauté (le
magistrat montra Rodin) qui a pris votre défense d'une manière si
franche, si désintéressée, m'a dit qu'il croyait savoir que vous
voudriez peut-être bien vous charger momentanément des filles de
M. le maréchal Simon... je vais de ce pas les réclamer au couvent
où elles ont été conduites aussi par surprise.

-- En effet, monsieur, répondit Adrienne, aussitôt que j'ai appris
l'arrivée des filles de M. le maréchal Simon à Paris, mon
intention a été de leur offrir un appartement chez moi. Mlles
Simon sont mes proches parentes. C'est à la fois pour moi un
devoir et un plaisir de les traiter en soeurs. Je vous serai donc,
monsieur, doublement reconnaissante, si vous voulez bien me les
confier...

-- Je crois ne pouvoir mieux agir dans leur intérêt, reprit M. de
Gernande. Puis, s'adressant à M. Baleinier:

-- Consentirez-vous, monsieur, à ce que j'amène ici tout à l'heure
Mlles Simon? j'irai les chercher pendant que Mlle de Cardoville
fera ses préparatifs de départ; elles pourront ainsi quitter cette
maison avec leur parente.

-- Je prie Mlle de Cardoville de disposer de cette maison comme de
la sienne en attendant le moment de son départ, répondit
M. Baleinier. Ma voiture sera à ses ordres pour la conduire.

-- Mademoiselle, dit le magistrat en s'approchant d'Adrienne, sans
préjuger la question qui sera prochainement portée devant la
justice, je puis du moins regretter de n'avoir pas été appelé plus
tôt auprès de vous; j'aurais pu vous épargner quelques jours de
cruelle souffrance... car votre position a dû être bien cruelle.

-- Il me restera du moins, au milieu de ces tristes jours,
monsieur, dit Adrienne avec une dignité charmante, un bon et
touchant souvenir, celui de l'intérêt que vous m'avez témoigné, et
j'espère que vous voudrez bien me mettre à même de vous remercier
chez moi... non de la justice que vous m'avez accordée, mais de la
manière si bienveillante et j'oserai dire si paternelle avec
laquelle vous me l'avez rendue... Et puis enfin, monsieur, ajouta
Mlle de Cardoville en souriant avec grâce, je tiens à vous prouver
que ce qu'on appelle ma _guérison _est bien réel.

M. de Gernande s'inclina respectueusement devant Mlle de
Cardoville.

Pendant le court entretien du magistrat et d'Adrienne, tous deux
avaient tourné entièrement le dos à M. Baleinier et à Rodin. Ce
dernier, profitant de ce moment, mit vivement dans la main du
docteur un billet qu'il venait d'écrire au crayon dans le fond de
son chapeau. Baleinier, ébahi, stupéfait, regarda Rodin. Celui-ci
fit un signe particulier en portant son pouce à son front, qu'il
sillonna deux fois verticalement, puis demeura impassible. Ceci
s'était passé si rapidement que, lorsque M. de Gernande se
retourna, Rodin, éloigné de quelques pas du docteur Baleinier,
regardait Mlle de Cardoville avec un respectueux intérêt.

-- Permettez-moi de vous accompagner, monsieur, dit le docteur en
précédant le magistrat, auquel Mlle de Cardoville fit un salut
plein d'affabilité.

Tous deux sortirent, Rodin resta seul avec Mlle de Cardoville.

Après avoir conduit M. de Gernande jusqu'à la porte extérieure de
sa maison, M. Baleinier se hâta de lire le billet écrit par Rodin;
il était conçu en ces termes:

«Le magistrat se rend au couvent par la rue, courez-y par le
jardin; dites à la supérieure d'obéir à l'ordre que j'ai donné au
sujet des deux jeunes filles; cela est de la dernière importance.»

Le signe particulier que Rodin lui avait fait et la teneur de ce
billet prouvèrent au docteur Baleinier, marchant ce jour-là
d'étonnements en ébahissements, que le secrétaire du révérend
père, loin de trahir, agissait toujours _pour la plus grande
gloire du Seigneur. _Seulement tout en obéissant, M. Baleinier
cherchait en vain à comprendre le motif de l'inexplicable conduite
de Rodin, qui venait de saisir la justice d'une affaire qu'on
devait d'abord étouffer, et qui pouvait avoir les suites les plus
fâcheuses pour le père d'Aigrigny, pour Mme de Saint-Dizier et
pour lui, Baleinier.

Mais revenons à Rodin, resté seul avec Mlle de Cardoville.



VII. Le secrétaire du père d'Aigrigny.

À peine le magistrat et le docteur Baleinier eurent-ils disparu,
que Mlle de Cardoville, dont le visage rayonnait de bonheur,
s'écria en regardant Rodin avec un mélange de respect et de
reconnaissance:

-- Enfin, grâce à vous, monsieur... je suis libre... libre... Oh!
je n'avais jamais senti tout ce qu'il y a de bien-être,
d'expansion, d'épanouissement dans ce mot adorable... liberté!!

Et le sein d'Adrienne palpitait; ses narines roses se dilataient,
ses lèvres vermeilles s'entr'ouvraient comme si elle eût aspiré
avec délices un air vivifiant et pur.

-- Je suis depuis peu de jours dans cette horrible maison, reprit-
elle, mais j'ai assez souffert de ma captivité pour faire voeu de
rendre chaque année quelques pauvres prisonniers pour dettes à la
liberté. Ce voeu vous paraît sans doute un peu _moyen âge,
_ajouta-t-elle en souriant, mais il ne faut pas prendre à cette
noble époque seulement ses meubles et ses vitraux... Merci donc
doublement, monsieur, car je vais vous faire complice de cette
pensée de _délivrance _qui vient d'éclore, vous le voyez, au
milieu du bonheur que je vous dois, et dont vous paraissez ému,
touché. Ah! que ma joie vous dise ma reconnaissance, et qu'elle
vous paye de votre généreux secours! reprit la jeune fille avec
exaltation.

Mlle de Cardoville, en effet, remarquait une complète
transfiguration dans la physionomie de Rodin. Cet homme naguère si
dur, si tranchant, si inflexible à l'égard du docteur Baleinier,
semblait sous l'influence des sentiments les plus doux, les plus
affectueux. Ses petits yeux de vipère, à demi voilés,
s'attachaient sur Adrienne avec une expression d'ineffable
intérêt... Puis, comme s'il eût voulu s'arracher tout à coup à ces
impressions, il dit en se parlant à lui-même:

-- Allons, allons, pas d'attendrissement. Le temps est trop
précieux!... ma mission n'est pas remplie... Non, elle ne l'est
pas... ma chère demoiselle, ajouta-t-il en s'adressant à Adrienne;
ainsi... croyez-moi... nous parlerons plus tard de reconnaissance.
Parlons vite du présent, si important pour vous et pour votre
famille... Savez-vous ce qui se passe?

Adrienne regarda le jésuite avec surprise, et lui dit:

-- Que se passe-t-il donc, monsieur?

-- Savez-vous le véritable motif de votre séquestration dans cette
maison?... savez-vous ce qui a fait agir Mme de Saint-Dizier et
l'abbé d'Aigrigny?

En entendant prononcer ces noms détestés, les traits de Mlle de
Cardoville, naguère si heureusement épanouis, s'attristèrent, et
elle répondit avec amertume:

-- La haine, monsieur... a sans doute animé Mme de Saint-Dizier
contre moi.

-- Oui... la haine... et de plus le désir de vous dépouiller
impunément d'une fortune immense...

-- Moi... monsieur, et comment?

-- Vous ignorez donc, ma chère demoiselle, l'intérêt que vous
aviez à vous trouver, le 13 février, rue Saint-François, pour un
héritage?

-- J'ignorais cette date et ces détails, monsieur; mais je savais
incomplètement par quelques papiers de famille, et grâce à une
circonstance assez extraordinaire, qu'un de nos ancêtres...

-- Avait laissé une somme énorme à partager entre ses descendants,
n'est-ce pas?

-- Oui, monsieur...

-- Ce que malheureusement vous ignoriez, ma chère demoiselle,
c'est que les héritiers étaient tenus de se trouver réunis le 13
février à heure fixe: ce jour et cette heure passés, les
retardataires devaient être dépossédés. Comprenez-vous maintenant
pourquoi on vous a enfermée ici, ma chère demoiselle?

-- Oh oui! je comprends, s'écria Mlle de Cardoville: à la haine
que me portait ma tante se joignait la cupidité... tout
s'explique. Les filles du général Simon, héritières comme moi, ont
été séquestrées comme moi...

-- Et cependant, s'écria Rodin, vous et elles n'êtes pas les
seules victimes...

-- Quelles sont donc les autres, monsieur?

-- Le prince indien.

-- Le prince Djalma? dit vivement Adrienne.

-- Il a failli être empoisonné par un narcotique... dans le même
intérêt.

-- Grand Dieu! s'écria la jeune fille en joignant les mains avec
épouvante. C'est horrible! lui... lui... ce jeune prince que l'on
dit d'un caractère si noble, si généreux! Mais j'avais envoyé au
château de Cardoville...

-- Un homme de confiance chargé de ramener le prince à Paris; je
sais cela, ma chère demoiselle, mais, à l'aide d'une ruse, cet
homme a été éloigné et le jeune Indien livré à ses ennemis.

-- Et à cette heure... où est-il?

-- Je n'ai que de vagues renseignements; je sais seulement qu'il
est à Paris, mais je ne désespère pas de le retrouver; je ferai
ces recherches avec une ardeur presque paternelle; car on ne
saurait trop aimer les rares qualités de ce pauvre fils de roi.
Quel coeur, ma chère demoiselle! quel coeur!! oh! c'est un coeur
d'or, brillant et pur comme l'or de son pays.

-- Mais il faut retrouver le prince, monsieur, dit Adrienne avec
émotion, il ne faut rien négliger pour cela, je vous en conjure;
c'est mon parent... il est seul ici... sans appui, sans secours.

-- Certainement, reprit Rodin avec commisération, pauvre enfant...
car c'est presque un enfant... dix-huit ou dix-neuf ans... jeté au
milieu de Paris, dans cet enfer, avec ses passions neuves,
ardentes, sauvages, avec sa naïveté, sa confiance, à quels périls
ne serait-il pas exposé!

-- Mais il s'agit d'abord de le retrouver, monsieur, dit vivement
Adrienne, ensuite nous le soustrairons à ces dangers... Avant
d'être enfermée ici, apprenant son arrivée en France, j'avais
envoyé un homme de confiance lui offrir les services d'un ami
inconnu; je vois maintenant que cette folle idée, que l'on m'a
reprochée, était fort sensée... Aussi j'y tiens plus que jamais;
le prince est de ma famille, je lui dois une généreuse
hospitalité... je lui destinais le pavillon que j'occupais chez ma
tante...

-- Mais vous, ma chère demoiselle?

-- Aujourd'hui même, je vais aller habiter une maison que depuis
quelque temps j'avais fait préparer, étant bien décidée à quitter
Mme de Saint-Dizier et à vivre seule et à ma guise. Ainsi,
monsieur, puisque votre mission est d'être le bon génie de notre
famille, soyez aussi généreux envers le prince Djalma que vous
l'avez été pour moi, pour les filles du maréchal Simon; je vous en
conjure, tâchez de découvrir la retraite de ce pauvre fils de roi,
comme vous dites, gardez-moi le secret et faites-le conduire dans
ce pavillon, qu'un ami inconnu lui offre... qu'il ne s'inquiète de
rien; on pourvoira à tous ses besoins; il vivra comme il doit
vivre... en prince.

-- Oui, il vivra en prince, grâce à votre royale munificence...
Mais jamais touchant intérêt n'aura été mieux placé... Il suffit
de voir, comme je l'ai vue, sa belle et mélancolique figure
pour...

-- Vous l'avez donc vu, monsieur? dit Adrienne en interrompant
Rodin.

-- Oui, ma chère demoiselle, je l'ai vue pendant deux heures
environ... et il ne m'en a pas fallu davantage pour le juger: ses
traits charmants sont le miroir de son âme.

-- Et où l'avez-vous vu, monsieur?

-- À votre ancien château de Cardoville, ma chère demoiselle, non
loin duquel la tempête l'avait jeté... et où je m'étais rendu afin
de...

Puis, après un moment d'hésitation, Rodin reprit comme emporté par
sa franchise:

-- Eh! mon Dieu! où je m'étais rendu pour faire une mauvaise
action, honteuse et misérable... il faut bien l'avouer...

-- Vous, monsieur... au château de Cardoville? pour une mauvaise
action! s'écria Adrienne profondément surprise...

-- Hélas! oui, ma chère demoiselle, répondit naïvement Rodin. En
un mot, j'avais ordre de M. l'abbé d'Aigrigny de mettre votre
ancien régisseur dans l'alternative ou d'être renvoyé, ou de se
prêter à une indignité... oui, à quelque chose qui ressemblait
fort à de l'espionnage et à de la calomnie... mais l'honnête et
digne homme a refusé...

-- Mais qui êtes-vous donc? dit Mlle de Cardoville de plus en plus
étonnée.

-- Je suis... Rodin... ex-secrétaire de M. l'abbé d'Aigrigny...
bien peu de chose, comme vous le voyez.

Il faut renoncer à rendre l'accent à la fois humble et ingénu du
jésuite en prononçant ces mots, qu'il accompagna d'un salut
respectueux.

À cette révélation, Mlle de Cardoville se recula brusquement. Nous
l'avons dit, Adrienne avait quelquefois entendu parler de Rodin,
l'humble secrétaire de l'abbé d'Aigrigny, comme d'une sorte de
machine obéissante et passive. Ce n'était pas tout: le régisseur
de la terre de Cardoville, en écrivant à Adrienne au sujet du
prince Djalma, s'était plaint des propositions perfides et
déloyales de Rodin. Elle sentit donc s'éveiller une vague défiance
lorsqu'elle apprit que son libérateur était l'homme qui avait joué
un rôle si odieux. Du reste, ce sentiment défavorable était
balancé par ce qu'elle devait à Rodin et par la dénonciation qu'il
venait de formuler si nettement contre l'abbé d'Aigrigny devant le
magistrat; et puis enfin par l'aveu même du jésuite, qui,
s'accusant lui-même, allait ainsi au-devant du reproche qu'on
pouvait lui adresser. Néanmoins, ce fut avec une sorte de froide
réserve que Mlle de Cardoville continua cet entretien commencé par
elle avec autant de franchise que d'abandon et de sympathie.

Rodin s'aperçut de l'impression qu'il causait; il s'y attendait:
il ne se déconcerta donc pas le moins du monde, lorsque Mlle de
Cardoville lui dit en l'envisageant bien en face et attachant sur
lui un regard perçant:

-- Ah!... vous êtes monsieur Rodin... le secrétaire de M. l'abbé
d'Aigrigny?

-- Dites ex-secrétaire, s'il vous plaît, ma chère demoiselle,
répondit le jésuite; car vous sentez bien que je ne remettrai
jamais les pieds chez l'abbé d'Aigrigny... Je m'en suis fait un
ennemi implacable, et je me trouve sur le pavé... Mais il
n'importe... Qu'est-ce que je dis! mais tant mieux, puisqu'à ce
prix-là des méchants sont démasqués et d'honnêtes gens secourus.

Ces mots, dit très simplement et très dignement, ramenèrent la
pitié au coeur d'Adrienne. Elle songea qu'après tout, ce pauvre
vieux homme disait vrai. La haine de l'abbé d'Aigrigny ainsi
dévoilée devait être inexorable, et, après tout, Rodin l'avait
bravée pour faire une généreuse révélation.

Pourtant, Mlle de Cardoville reprit froidement:

-- Puisque vous saviez, monsieur, les propositions que vous étiez
chargé de faire au régisseur de la terre de Cardoville si
honteuses, si perfides, comment avez-vous pu consentir à vous en
charger?

-- Pourquoi? pourquoi? reprit Rodin avec une sorte d'impatience
pénible. Eh! mon Dieu! parce que j'étais alors complètement sous
le charme de l'abbé d'Aigrigny, un des hommes les plus
prodigieusement habiles que je connaisse, et, je l'ai appris
depuis avant-hier seulement, un des hommes les plus
prodigieusement dangereux qu'il y ait au monde; il avait vaincu
mes scrupules en me persuadant que la fin justifiait les moyens...
Et je dois l'avouer, la fin qu'il semblait se proposer était belle
et grande; mais avant-hier... j'ai été cruellement désabusé... un
coup de foudre m'a réveillé. Tenez, ma chère demoiselle, ajouta
Rodin avec une sorte d'embarras et de confusion, ne parlons plus
de mon fâcheux voyage à Cardoville. Quoique je n'aie été qu'un
instrument ignorant et aveugle, j'en ai autant de honte et de
chagrin que si j'avais agi de moi-même. Cela me pèse et
m'oppresse. Je vous en prie, parlons plutôt de vous, de ce qui
vous intéresse; car l'âme se dilate aux généreuses pensées, comme
la poitrine se dilate à un air pur et salubre.

Rodin venait de faire si spontanément l'aveu de sa faute, il
l'expliquait si naturellement, il en paraissait si sincèrement
contrit, qu'Adrienne, dont les soupçons n'avaient pas d'ailleurs
d'autres éléments, sentit sa défiance beaucoup diminuer.

-- Ainsi, reprit-elle en examinant toujours Rodin, c'est à
Cardoville que vous avez vu le prince Djalma?

-- Oui, mademoiselle, et de cette rapide entrevue date mon
affection pour lui: aussi je remplirai ma tâche jusqu'au bout;
soyez tranquille, ma chère demoiselle, pas plus que vous, pas plus
que les filles du maréchal Simon, le prince ne sera victime de ce
détestable complot, qui ne s'est malheureusement pas arrêté là.

-- Et qui donc encore a-t-il menacé?

-- M. Hardy, homme rempli d'honneur, et de probité, aussi votre
parent, aussi intéressé dans cette succession, a été éloigné de
Paris par une infâme trahison... Enfin, un dernier héritier,
malheureux artisan, tombant dans un piège habilement tendu, a été
jeté dans une prison pour dettes.

-- Mais, monsieur, dit tout à coup Adrienne, au profit de qui cet
abominable complot, qui, en effet, m'épouvante, était-il donc
tramé?

-- Au profit de M. l'abbé d'Aigrigny! répondit Rodin.

-- Lui? et comment? de quel droit? il n'était pas héritier!

-- Ce serait trop long à vous expliquer, ma chère demoiselle; un
jour vous saurez tout; soyez seulement convaincue que votre
famille n'avait pas d'ennemi plus acharné que l'abbé d'Aigrigny.

-- Monsieur, dit Adrienne cédant à un dernier soupçon, je vais
vous parler bien franchement. Comment ai-je pu mériter ou vous
inspirer le vif intérêt que vous me témoignez, et que vous étendez
même sur toutes les personnes de ma famille?

-- Mon Dieu! ma chère demoiselle, répondit Rodin en souriant, si
je vous le dis... vous allez vous moquer de moi... ou ne pas me
comprendre...

-- Parlez, je vous en prie, monsieur; ne doutez ni de moi ni de
vous.

-- Eh bien! je me suis intéressé, dévoué à vous, parce que votre
coeur est généreux, votre esprit élevé, votre caractère
indépendant et fier... une fois bien à vous, ma foi! les vôtres,
qui sont d'ailleurs aussi fort dignes d'intérêt, ne m'ont pas été
indifférents: les servir, c'était vous servir encore.

-- Mais, monsieur... en admettant que vous me jugiez digne des
louanges beaucoup trop flatteuses que vous m'adressez... comment
avez-vous pu juger de mon coeur, de mon esprit, de mon caractère?

-- Je vais vous le dire, ma chère demoiselle; mais auparavant, je
dois vous faire un aveu dont j'ai grand'honte... Lors même que
vous ne seriez pas si merveilleusement douée, ce que vous avez
souffert depuis votre entrée dans cette maison devrait suffire,
n'est-ce pas! pour vous mériter l'intérêt de tout homme de coeur.

-- Je le crois, monsieur.

-- Je pourrais donc expliquer ainsi mon intérêt pour vous. Eh
bien! pourtant... je l'avoue, cela ne m'aurait pas suffi. Vous
auriez été simplement Mlle de Cardoville, très riche, très noble
et très belle jeune fille, que votre malheur m'eût fort apitoyé
sans doute; mais je me serais dit: Cette pauvre demoiselle est
très à plaindre, soit; mais moi, pauvre homme, qu'y puis-je? Mon
unique ressource est ma place de secrétaire de l'abbé d'Aigrigny,
et c'est lui qu'il me faut attaquer! il est tout-puissant, et je
ne suis rien; lutter contre lui, c'est me perdre sans espoir de
sauver cette infortunée. Tandis que, au contraire, sachant ce que
vous étiez, ma chère demoiselle, ma foi! je me suis révolté dans
mon infériorité. Non, non, me suis-je dit, mille fois non! Une si
belle intelligence, un si grand coeur, ne seront pas victimes d'un
abominable complot... Peut-être je serai brisé dans la lutte, mais
du moins j'aurai tenté de combattre.

Il est impossible de dire avec quel mélange de finesse, d'énergie,
de sensibilité Rodin avait accentué ces paroles. Ainsi que cela
arrive fréquemment aux gens singulièrement disgracieux et
repoussants dès qu'ils sont parvenus à faire oublier leur laideur,
cette laideur même devient un motif d'intérêt, de commisération,
et l'on se dit: «Quel dommage qu'un tel esprit, qu'une telle âme
habite un corps pareil!» et l'on se sent touché, presque attendri
par ce contraste. Il en était ainsi de ce que Mlle de Cardoville
commençait à éprouver pour Rodin, car autant il s'était montré
brutal et insolent envers le docteur Baleinier, autant il était
simple et affectueux avec elle. Une seule chose excitait vivement
la curiosité de Mlle de Cardoville: c'était de savoir comment
Rodin avait conçu le dévouement et l'admiration qu'elle lui
inspirait.

-- Pardonnez mon indiscrète et opiniâtre curiosité, monsieur...
mais je voudrais savoir...

-- Comment vous m'avez été... moralement révélée, n'est-ce pas?...
Mon Dieu, ma chère demoiselle, rien n'est plus simple... En deux
mots, voici le fait: l'abbé d'Aigrigny ne voyait en moi qu'une
machine à écrire, un instrument obtus, muet et aveugle...

-- Je croyais à M. d'Aigrigny plus de perspicacité.

-- Et vous avez raison, ma chère demoiselle... c'est un homme
d'une sagacité inouïe... mais je le trompais... en affectant plus
que de la simplicité... Pour cela n'allez pas me croire faux...
Non... je suis fier... à ma manière, et ma fierté consiste à ne
jamais paraître au-dessus de ma position, si subalterne qu'elle
soit. Savez-vous pourquoi? C'est qu'alors, si hautains que soient
mes supérieurs... je me dis: ils ignorent ma valeur; ce n'est donc
pas moi, c'est l'infériorité de la condition qu'ils humilient... À
cela, je gagne deux choses: mon amour-propre est à couvert, et je
n'ai à haïr personne.

-- Oui, je comprends cette sorte de fierté, dit Adrienne, de plus
en plus frappée du tour original de l'esprit de Rodin.

-- Mais revenons à ce qui vous regarde, ma chère demoiselle. La
veille du 13 février, M. l'abbé d'Aigrigny me remet un papier
sténographié, et me dit: «Transcrivez cet interrogatoire, vous y
ajouterez que cette pièce vient à l'appui de la décision d'un
conseil de famille qui déclare, d'après le rapport du docteur
Baleinier, l'état de l'esprit de Mlle de Cardoville assez alarmant
pour exiger sa réclusion dans une maison de santé...»

-- Oui, dit Adrienne avec amertume, il s'agissait d'un long
entretien que j'ai eu avec Mme de Saint-Dizier, ma tante, et que
l'on écrivait à mon insu.

-- Me voici donc tête à tête avec mon mémoire sténographié; je
commence à le transcrire... au bout de dix lignes, je reste frappé
de stupeur, je ne sais si je rêve ou si je veille... Comment!
folle! m'écriai-je, Mlle de Cardoville folle!... Mais les insensés
sont ceux-là qui osent soutenir une monstruosité pareille!... De
plus en plus intéressé, je poursuis ma lecture... je l'achève...
Oh! alors, que vous dirais-je?... Ce que j'ai éprouvé, voyez-vous,
ma chère demoiselle, ne se peut exprimer: c'était de
l'attendrissement, de la joie, de l'enthousiasme!...

-- Monsieur... dit Adrienne.

-- Oui, ma chère demoiselle, de l'enthousiasme! Que ce mot ne
choque pas votre modestie: sachez donc que ces idées si neuves, si
indépendantes, si courageuses, que vous exposiez avec tant d'éclat
devant votre tante, vous sont à votre insu presque communes avec
une personne pour laquelle vous ressentirez plus tard le plus
tendre, le plus religieux respect...

-- Et de qui voulez-vous parler, monsieur? s'écria Mlle de
Cardoville de plus en plus intéressée. Après un moment
d'hésitation apparente, Rodin reprit:

-- Non... non... il est inutile maintenant de vous en instruire...
Tout ce que je puis vous dire, ma chère demoiselle, c'est que, ma
lecture finie, je courus chez l'abbé d'Aigrigny afin de le
convaincre de l'erreur où je le voyais à votre égard... Impossible
de le joindre... Mais hier matin je lui ai dit vivement ma façon
de penser; il ne parut étonné que d'une chose, de s'apercevoir que
je pensais. Un dédaigneux silence accueillit toutes mes instances.
Je crus sa bonne foi surprise, j'insistai encore, mais en vain: il
m'ordonna de le suivre à la maison où devait s'ouvrir le testament
de votre aïeul. J'étais tellement aveuglé sur l'abbé d'Aigrigny
qu'il fallut, pour m'ouvrir les yeux, l'arrivée successive du
soldat, de son fils, puis du père du maréchal Simon... Leur
indignation me dévoila l'étendue d'un complot tramé de longue main
avec une effrayante habileté. Alors je compris pourquoi l'on vous
retenait ici en vous faisant passer pour folle; alors je compris
pourquoi les filles du maréchal Simon avaient été conduites au
couvent; alors enfin mille souvenirs me revinrent à l'esprit. Des
fragments de lettres, des mémoires, que l'on m'avait donnés à
copier ou à chiffrer, et dont je ne m'étais pas jusque-là expliqué
la signification, me mirent sur la voie de cette odieuse
machination. Manifester, séance tenante, l'horreur subite que je
ressentais pour ces indignités, c'était tout perdre; je ne fis pas
cette faute. Je luttai de ruse avec l'abbé d'Aigrigny; je parus
encore plus avide que lui. Cet immense héritage aurait dû
m'appartenir que je ne me serais pas montré plus âpre, plus
impitoyable à la curée. Grâce à ce stratagème, l'abbé d'Aigrigny
ne se douta de rien: un hasard providentiel ayant sauvé cet
héritage de ses mains, il quitta la maison dans une consternation
profonde, moi dans une joie indicible; car j'avais le moyen de
vous sauver, de vous venger, ma chère demoiselle. Hier soir, comme
toujours, je me rendis à mon bureau; pendant l'absence de l'abbé,
il me fut facile de parcourir toute sa correspondance relative à
l'héritage; de la sorte, je pus relier tous les fils de cette
trame immense... Oh! alors, ma chère demoiselle, devant les
découvertes que je fis... et que je n'aurais jamais faites sans
cette circonstance, je restai anéanti, épouvanté.

-- Quelles découvertes, monsieur?

-- Il est des secrets terribles pour qui les possède. Ainsi,
n'insistez pas, ma chère demoiselle; mais, dans cet examen, la
ligue formée par une insatiable cupidité contre vous et contre vos
parents m'apparut dans toute sa ténébreuse audace. Alors, le vif
et profond intérêt que j'avais déjà ressenti pour vous, chère
demoiselle, augmenta encore et s'étendit aux autres innocentes
victimes de ce complot infernal. Malgré ma faiblesse, je me promis
de tout risquer pour démasquer l'abbé d'Aigrigny... Je réunis les
preuves nécessaires pour donner à ma déclaration devant la justice
une autorité suffisante... Et ce matin... je quittai la maison de
l'abbé... sans lui révéler mes projets... Il pouvait employer,
pour me retenir, quelque moyen violent; pourtant, il eût été lâche
à moi de l'attaquer sans le prévenir... Une fois hors de chez
lui... je lui ai écrit que j'avais en main assez de preuves de ses
indignités pour l'attaquer loyalement au grand jour... je
l'accusais... il se défendrait. Je suis allé chez un magistrat, et
vous savez...

À ce moment, la porte s'ouvrit: une des gardiennes parut et dit à
Rodin:

-- Monsieur, le commissionnaire que vous et M. le juge ont envoyé
rue Brise-Miche vient de revenir.

-- A-t-il laissé la lettre?

-- Oui, monsieur, on l'a montée tout de suite.

-- C'est bien!... laissez-nous. La gardienne sortit.



VIII. La sympathie.

Si mademoiselle de Cardoville avait pu conserver quelques soupçons
sur la sincérité du dévouement de Rodin à son égard, ils auraient
dû tomber devant ce raisonnement malheureusement fort naturel et
presque irréfragable: comment supposer la moindre intelligence
entre l'abbé d'Aigrigny et son secrétaire, alors que celui-ci,
dévoilant complètement les machinations de son maître, le livrait
aux tribunaux: alors qu'enfin Rodin allait en ceci peut-être plus
loin que mademoiselle de Cardoville n'aurait été elle-même? Quelle
arrière-pensée supposer au jésuite? tout au plus de chercher à
s'attirer par ses services la fructueuse protection de la jeune
fille. Et encore ne venait-il pas de protester contre cette
supposition, en déclarant que ce n'était pas à mademoiselle de
Cardoville, belle, noble et riche, qu'il s'était dévoué, mais à la
jeune fille au coeur fier et généreux? Et puis enfin, ainsi que le
disait Rodin lui-même, intéressé au sort d'être un misérable, ne
se fût intéressé au sort d'Adrienne? Un sentiment singulier,
bizarre, mélange de curiosité, de surprise et d'intérêt, se
joignait à la gratitude de mademoiselle de Cardoville pour Rodin;
pourtant, reconnaissant un esprit supérieur sous cette humble
enveloppe, un soupçon grave lui vint tout à coup à l'esprit.

-- Monsieur, dit-elle à Rodin, j'avoue toujours aux gens que
j'estime les mauvais doutes qu'ils m'inspirent, afin qu'ils se
justifient et m'excusent si je me trompe.

Rodin regarda mademoiselle de Cardoville avec surprise; et
paraissant supputer mentalement les soupçons qu'il avait pu lui
inspirer, il répondit après un moment de silence:

-- Peut-être s'agit-il de mon voyage à Cardoville, de mes
propositions à votre brave et digne régisseur? Mon Dieu! je...

-- Non, non, monsieur... dit Adrienne en l'interrompant, vous
m'avez fait spontanément cet aveu, et je comprends qu'aveuglé sur
le compte de M. d'Aigrigny, vous ayez exécuté passivement des
instructions auxquelles la délicatesse répugnait... Mais comment
se fait-il qu'avec votre valeur incontestable, vous occupiez
auprès de lui, et depuis longtemps, une position aussi subalterne?

-- C'est vrai, dit Rodin en souriant, cela doit vous surprendre
d'une manière fâcheuse, ma chère demoiselle; car un homme de
quelque capacité qui reste longtemps dans une condition infime, a
évidemment quelque vice radical, quelque passion mauvaise ou
basse...

-- Ceci, monsieur, est généralement vrai...

-- Et personnellement vrai... quant à moi.

-- Ainsi, monsieur, vous avouez?...

-- Hélas! j'avoue que j'ai une mauvaise passion, à laquelle j'ai
depuis quarante ans sacrifié toutes les chances de parvenir à une
position sortable.

-- Et cette passion... monsieur?

-- Puisqu'il faut vous faire ce vilain aveu... c'est la paresse...
oui, la paresse... l'horreur de toute activité d'esprit, de toute
responsabilité morale, de toute initiative. Avec les douze cents
livres que me donnait l'abbé d'Aigrigny, j'étais l'homme le plus
heureux du monde; j'avais foi dans la noblesse de ses vues! sa
pensée était la mienne, sa volonté la mienne. Ma besogne finie, je
rentrais dans ma pauvre petite chambre, j'allumais mon poêle, je
dînais de racines; puis, prenant quelque livre de philosophie bien
inconnu et rêvant là-dessus, je lâchais bride à mon esprit, qui
contenu tout le jour, m'entraînait à travers les théories, les
utopies les plus délectables. Alors, de toute la hauteur de mon
intelligence emportée, Dieu sait où, par l'audace de mes pensées,
il me semblait dominer et mon maître et les grands génies de la
terre. Cette fièvre durait bien, ma foi, trois ou quatre heures;
après quoi, je dormais d'un bon somme; chaque matin je me rendais
allègrement à ma besogne, sûr de mon pain du lendemain, sans souci
de l'avenir, vivant de peu, attendant avec impatience les joies de
ma soirée solitaire, et me disant à part moi, en griffonnant comme
une machine stupide: Eh! eh!... pourtant... si je voulais!...

-- Certes, ... vous auriez pu comme un autre peut-être arriver à
une haute position, dit Adrienne, singulièrement touchée de la
philosophie pratique de Rodin.

-- Oui... je le crois, j'aurais pu arriver..., mais dès que je le
pouvais... à quoi bon? Voyez-vous, ma chère demoiselle, ce qui
rend souvent les gens d'une valeur quelconque inexplicables pour
le vulgaire... c'est qu'ils se contentent souvent de dire: _si je
voulais!_

_-- _Mais enfin, monsieur... sans tenir beaucoup aux aisances de
la vie, il est un certain bien-être que l'âge rend presque
indispensable, auquel vous renoncez absolument...

-- Détrompez-vous, s'il vous plaît, ma chère demoiselle, dit Rodin
en souriant avec finesse, je suis très sybarite, il me faut
absolument un bon vêtement, un bon poêle, un bon matelas, un bon
morceau de pain, un bon radis, bien piquant, assaisonné de bon sel
gris, de bonne eau limpide, et pourtant, malgré la complication de
mes goûts, mes douze cents francs me suffisent et au-delà, puisque
je puis faire quelques économies.

-- Et maintenant que vous voici sans emploi, comment allez-vous
vivre; monsieur? dit Adrienne de plus en plus intéressée par la
bizarrerie de cet homme, et pensant à mettre son désintéressement
à l'épreuve.

-- J'ai un petit boursicaut; il me suffira pour rester ici jusqu'à
ce que j'aie délié jusqu'au dernier fil la noire trame du père
d'Aigrigny; je me dois cette réparation pour avoir été sa dupe;
trois ou quatre jours suffiront je l'espère à cette besogne. Après
quoi, j'ai la certitude de trouver un modeste emploi dans ma
province, chez un receveur particulier des contributions. Il y a
peu de temps déjà quelqu'un me voulant du bien m'avait fait cette
offre; mais je n'avais pas voulu quitter le père d'Aigrigny,
malgré les grands avantages que l'on me proposait... Figurez-vous
donc huit cents francs, ma chère demoiselle, huit cent francs,
nourri et logé... Comme je suis un peu sauvage, j'aurai préféré
être logé à part... mais, vous sentez bien, on me donne déjà
tant... que je passerai pardessus ce petit inconvénient.

Il faut renoncer à peindre l'ingénuité de Rodin en faisant ces
petites confidences ménagères, et surtout abominablement
mensongères, à Mlle de Cardoville, qui sentit son dernier soupçon
disparaître.

-- Comment, monsieur, dit-elle au jésuite avec intérêt, dans trois
ou quatre jours vous aurez quitté Paris?

-- Je l'espère bien, ma chère demoiselle, et cela... ajouta-t-il
d'un ton mystérieux, et cela pour plusieurs raisons... mais ce qui
me serait bien précieux, reprit-il d'un ton grave et pénétré en
contemplant Adrienne avec attendrissement, ce serait d'emporter au
moins avec moi cette conviction, que vous m'avez su quelque gré
d'avoir, à la seule lecture de votre entretien avec la princesse
de Saint-Dizier, deviné en vous une valeur peut-être sans pareille
de nos jours, chez une jeune personne de votre âge et de votre
condition...

-- Ah! monsieur, dit Adrienne en souriant, ne vous croyez pas
obligé de me rendre sitôt les louanges sincères que j'ai adressées
à votre supériorité d'esprit... J'aimerais mieux de l'ingratitude.

-- Eh! mon Dieu... je ne vous flatte pas, ma chère demoiselle; à
quoi bon? Nous ne devons plus nous revoir... Non, je ne vous
flatte pas... je vous comprends, voilà tout... et ce qui va vous
sembler bizarre, c'est que votre aspect complète l'idée que je
m'étais faite de vous, ma chère demoiselle, en lisant votre
entretien avec votre tante; ainsi quelques côtés de votre
caractère, jusqu'alors obscurs pour moi, sont maintenant vivement
éclairés.

-- En vérité, monsieur, vous m'étonnez de plus en plus...

-- Que voulez-vous? je vous dis naïvement mes impressions; à cette
heure je m'explique parfaitement, par exemple, votre amour
passionné du beau, votre culte religieux pour les sensualités
raffinées, vos ardentes aspirations vers un monde meilleur, votre
courageux mépris pour bien des usages dégradants, serviles,
auxquels la femme est soumise; oui, maintenant, je comprends mieux
encore le noble orgueil avec lequel vous contemplez ce flot
d'hommes vains, suffisants, ridicules, pour qui la femme est une
créature à eux dévolue, de par les lois qu'ils ont faites à leur
image, qui n'est pas belle. Selon ces tyranneaux, la femme, espèce
inférieure, à laquelle un concile de cardinaux a daigné
reconnaître une âme à deux voix de majorité, ne doit-elle pas
s'estimer mille fois heureuse d'être la servante de ces petits
pachas, vieux à trente ans, essoufflés, épouffés, blasés, qui, las
de tous les excès, voulant se reposer dans leur épuisement,
songent comme on dit_, à faire une fin_, ce qu'ils entreprennent
en épousant une pauvre jeune fille qui désire, elle, au contraire,
_faire un commencement!_

Mlle de Cardoville eût certainement souri aux traits satiriques de
Rodin, si elle n'eût pas été singulièrement frappée de l'entendre
s'exprimer dans des termes si appropriés à elle... lorsque pour la
première fois de sa vie elle voyait cet homme dangereux. Adrienne
oubliait ou plutôt ignorait qu'elle avait affaire à un de ces
jésuites d'une rare intelligence, et ceux-là unissent les
connaissances et les ressources mystérieuses de l'espion de police
à la profonde sagacité du confesseur: prêtres diaboliques, qui, au
moyen de quelques renseignements, de quelques aveux, de quelques
lettres, reconstruisent un caractère comme Cuvier reconstruisait
un corps, d'après quelques fragments zoologiques.

Adrienne, loin d'interrompre Rodin, l'écoutait avec une curiosité
croissante. Sûr de l'effet qu'il produisait, celui-ci continua
d'un ton indigné:

-- Et votre tante et l'abbé d'Aigrigny vous traitaient d'insensée
parce que vous vous révoltiez contre le joug futur de ces
tyranneaux! parce qu'en haine des vices honteux de l'esclavage,
vous vouliez être indépendante avec les loyales qualités de
l'indépendance, libre avec les fières vertus de la liberté!

-- Mais, monsieur, dit Adrienne de plus en plus surprise, comment
mes pensées peuvent-elles vous être aussi familières?

-- D'abord, je vous connais parfaitement, grâce à votre entretien
avec Mme de Saint-Dizier; et puis, si par hasard nous poursuivions
tous deux le même but, quoique par des moyens divers, reprit
finement Rodin en regardant Mlle de Cardoville d'un air
d'intelligence, pourquoi nos convictions ne seraient-elles pas les
mêmes?

-- Je ne vous comprends pas... monsieur... De quel but voulez-vous
donc parler?...

-- Du but que tous les esprits élevés, généreux, indépendants
poursuivent incessamment... les uns agissant comme vous, ma chère
demoiselle, par passion, par instinct, sans se rendre compte peut-
être de la haute mission qu'ils sont appelés à remplir. Ainsi, par
exemple, lorsque vous vous complaisez dans les délices les plus
raffinés, lorsque vous vous entourez de tout ce qui charme vos
sens... croyez-vous ne céder qu'à l'attrait du beau, qu'à un
besoin de jouissances exquises?... Non, non, mille fois non... car
alors vous ne seriez qu'une créature incomplète, odieusement
personnelle, une sèche égoïste d'un goût très recherché... rien de
plus... et à votre âge, ce serait hideux, ma chère demoiselle, ce
serait hideux.

-- Monsieur, ce jugement si sévère... le portez-vous donc sur moi?
dit Adrienne avec inquiétude, tant cet homme lui imposait déjà
malgré elle.

-- Certes, je le porterais sur vous, si vous aimiez le luxe pour
le luxe; mais non, non, un sentiment tout autre vous anime, reprit
le jésuite; ainsi, raisonnons un peu: éprouvant le besoin
passionné de toutes ces jouissances, vous en sentez le prix ou le
manque plus vivement que personne, n'est-il pas vrai?

-- En effet, dit Adrienne, vivement intéressée.

-- Votre reconnaissance et votre intérêt sont déjà forcément
acquis à ceux-là qui, pauvres, laborieux, inconnus, vous procurent
ces merveilles du luxe dont vous ne pouvez vous passer?

-- Ce sentiment de gratitude est si vif chez moi, monsieur, reprit
Adrienne de plus en plus ravie de se voir si bien comprise ou
devinée, qu'un jour je fis inscrire sur un chef-d'oeuvre
d'orfèvrerie, au lieu du nom de son vendeur, le nom de son auteur,
pauvre artiste jusqu'alors inconnu, et qui, depuis, a conquis sa
véritable place.

-- Vous le voyez, je ne me trompais pas, reprit Rodin: l'amour de
ces jouissances vous rend reconnaissante pour ceux qui vous les
procurent. Et ce n'est pas tout: me voilà, moi, par exemple, ni
meilleur ni pire qu'un autre, mais habitué à vivre de privations
dont je ne souffre pas le moins du monde. Eh bien! les privations
de mon prochain me touchent nécessairement bien moins que vous, ma
chère demoiselle, car vos habitudes de bien-être... vous rendent
plus forcément compatissante que toute autre pour l'infortune...
Vous souffririez trop de la misère pour ne pas plaindre et
secourir ceux qui en souffrent.

-- Mon Dieu! monsieur, dit Adrienne, qui commençait à se sentir
sous le charme funeste de Rodin, plus je vous entends, plus je
suis convaincue que vous défendez mille fois mieux que moi ces
idées, qui m'ont été si durement reprochées par Mme de Saint-
Dizier et par l'abbé d'Aigrigny. Oh! parlez... parlez, monsieur...
je ne puis vous dire avec quel bonheur... avec quelle fierté je
vous écoute.

Et attentive, émue, les yeux attachés sur le jésuite avec autant
d'intérêt que de sympathie et de curiosité, Adrienne, par un
gracieux mouvement de tête qui lui était familier, rejeta en
arrière les longues boucles de sa chevelure dorée, comme pour
mieux contempler Rodin, qui reprit:

-- Et vous vous étonnez, ma chère demoiselle, de n'avoir été
comprise ni par votre tante ni par l'abbé d'Aigrigny? Quel point
de contact aviez-vous avec ces esprits hypocrites, jaloux, rusés,
tels que je puis les juger maintenant? Voulez-vous une nouvelle
preuve de leur haineux aveuglement? parmi ce qu'ils appelaient vos
monstrueuses folies, quelle était la plus scélérate, la plus
damnable? C'était votre résolution de vivre désormais seule et à
votre guise, de disposer librement de votre présent et de votre
avenir, ils trouvaient cela odieux, détestable, immoral. Et
pourtant, votre résolution était-elle dictée par un fol amour de
liberté? Non! Par une aversion désordonnée de tout joug, de toute
contrainte? Non! Par l'unique désir de vous singulariser? Non! car
alors, je vous aurais durement blâmée.

-- D'autres raisons m'ont en effet guidée, je vous l'assure, dit
vivement Adrienne, devenant très jalouse de l'estime que son
caractère pourrait inspirer à Rodin.

-- Eh! je le sais bien, vos motifs n'étaient et ne pouvaient être
qu'excellents, reprit le jésuite. Cette résolution si attaquée,
pourquoi la prenez-vous? Est-ce pour braver les usages reçus? non,
vous les avez respectés tant que la haine de Mme de Saint-Dizier
ne vous a pas forcée de vous soustraire à son impitoyable tutelle.
Voulez-vous vivre seule pour échapper à la surveillance du monde?
non, vous serez cent fois plus en évidence dans cette vie
exceptionnelle que dans tout autre condition! Voulez-vous enfin
mal employer votre liberté? non, mille fois non! pour faire le
mal, on recherche l'ombre, l'isolement; posée, au contraire, comme
vous le serez, tous les yeux jaloux et envieux du troupeau
vulgaire seront constamment braqués sur vous... Pourquoi donc
enfin prenez-vous cette détermination si courageuse, si rare,
qu'elle en est unique chez une jeune personne de votre âge?
Voulez-vous que je vous le dise, moi... ma chère demoiselle? Eh
bien, vous voulez prouver par votre exemple que toute femme au
coeur pur, à l'esprit droit, au caractère ferme, à l'âme
indépendante, peut noblement et fièrement sortir de la tutelle
humiliante que l'usage lui impose! Oui, au lieu d'accepter une vie
d'esclave en révolte, vie fatalement vouée à l'entière
responsabilité de tous les actes de votre vie, afin de bien
constater qu'une femme complètement livrée à elle-même peut égaler
l'homme en sagesse, en droiture, et le surpasser en délicatesse et
en dignité... Voilà votre dessein, ma chère demoiselle. Il est
noble, il est grand. Votre exemple sera-t-il imité? je l'espère!
Mais ne le serait-il pas, que votre généreuse tentative vous
placera toujours haut et bien, croyez-moi...

Les yeux de Mlle de Cardoville brillaient d'un fier et doux éclat,
ses joues étaient légèrement colorées, son sein palpitait, elle
redressait sa tête charmante par un mouvement d'orgueil
involontaire; enfin, complètement sous le charme de cet homme
diabolique, elle s'écria:

-- Mais, monsieur, qui êtes-vous donc pour connaître, pour
analyser ainsi mes plus secrètes pensées, pour lire dans mon âme
plus clairement que je n'y lis moi-même, pour donner une nouvelle
vie, un nouvel élan à ces idées d'indépendance qui depuis si
longtemps germent en moi? qui êtes-vous donc enfin pour me relever
si fort à mes propres yeux, que maintenant j'ai la conscience
d'accomplir une mission honorable pour moi, et peut-être utile à
celles de mes soeurs qui souffrent dans un dur servage?... Encore
une fois, qui êtes-vous, monsieur?

-- Qui je suis, mademoiselle! répondit Rodin avec un sourire
d'adorable bonhomie; je vous l'ai dit, je suis un pauvre vieux
bonhomme qui, depuis quarante ans, après avoir chaque jour servi
de machine à écrire les idées des autres, rentre chaque soir dans
son réduit, où il se permet alors d'élucubrer ses idées à lui; un
brave homme qui, de son grenier, assiste et prend même un peu de
part au mouvement des esprit généreux qui marchent vers un but
plus profond peut-être qu'on ne le pense communément... Aussi, ma
chère demoiselle, je vous le disais tout à l'heure, vous et moi
nous tendons aux mêmes fins, vous sans y réfléchir et en
continuant d'obéir à vos rares et divins instincts. Aussi, croyez-
moi, vivez, vivez, toujours belle, toujours libre, toujours
heureuse! c'est votre mission; elle est plus providentielle que
vous ne le pensez, oui, continuez à vous entourer de toutes les
merveilles du luxe et des arts; raffinez encore vos sens, épurez
encore vos goûts par le choix exquis de vos jouissances; dominez
par l'esprit, la grâce, par la pureté, cet imbécile et laid
troupeau d'hommes, qui dès demain, vous voyant seule et libre, va
vous entourer, ils vous croiront une proie facile, dévolue à leur
cupidité, à leur égoïsme, à leur sotte fatuité. Raillez,
stigmatisez ces prétentions niaises et sordides; soyez reine de ce
monde et digne d'être respectée comme une reine... Aimez...
brillez... jouissez... c'est votre rôle ici-bas; n'en doutez pas!
toutes ces fleurs dont Dieu vous comble à profusion porteront un
jour des fruits excellents. Vous aurez cru vivre seulement pour le
plaisir... vous aurez vécu pour le plus noble but où puisse
prétendre une âme grande et belle... Aussi peut-être... dans
quelques années d'ici, nous nous rencontrerons encore: vous, de
plus en plus belle et fêtée... moi, de plus en plus vieux et
obscur; mais, il n'importe... une voix secrète vous dit
maintenant, j'en suis sûr, qu'entre nous deux, si dissemblables,
il existe un lien caché, une communion mystérieuse que désormais
rien ne pourra détruire!

En prononçant ces derniers mots avec un accent si profondément ému
qu'Adrienne en tressaillit, Rodin s'était approché d'elle sans
qu'elle s'en aperçût, et pour ainsi dire sans marcher, en traînant
ses pas et en glissant sur le parquet, par une sorte de lente
circonvolution de reptile; il avait parlé avec tant d'élan, tant
de chaleur, que sa face blafarde s'était légèrement colorée, et
que sa repoussante laideur disparaissait presque devant le
pétillant éclat de ses petits yeux fauves, alors bien ouverts,
ronds et fixes, qu'il attachait obstinément sur Adrienne; celle-
ci, penchée, les lèvres entr'ouvertes, la respiration oppressée,
ne pouvait non plus détacher ses regards de ceux du jésuite; il ne
parlait plus, et elle écoutait encore. Ce qu'éprouvait cette belle
jeune fille, si élégante, à l'aspect de ce vieux petit homme,
chétif, laid et sale, était inexplicable. La comparaison si
vulgaire, et pourtant si vraie, de l'effrayante fascination du
serpent sur l'oiseau, pourrait néanmoins donner une idée de cette
impression étrange.

La tactique de Rodin était habile et sûre. Jusqu'alors Mlle de
Cardoville n'avait raisonné ni ses goûts ni ses instincts; elle
s'y était livrée parce qu'ils étaient inoffensifs et charmants.
Combien donc devrait-elle être heureuse et fière d'entendre un
homme doué d'un esprit supérieur, non seulement la louer de ces
tendances dont elle avait été naguère si amèrement blâmée, mais
l'en féliciter comme d'une chose grande, noble et divine! Si Rodin
se fût seulement adressé à l'amour-propre d'Adrienne, il eût
échoué dans ses menées perfides, car elle n'avait pas la moindre
vanité; mais il s'adressait à tout ce qu'il y avait d'exalté, de
généreux dans le coeur de cette jeune fille; ce qu'il semblait
encourager, admirer en elle, était réellement digne
d'encouragement et d'admiration. Comment n'eût-elle pas été dupe
de ce langage qui cachait de si ténébreux, de si funestes projets?
Frappée de la rare intelligence du jésuite, sentant sa curiosité
vivement excitée par quelques mystérieuses paroles que celui-ci
avait dites à dessein, ne s'expliquant pas l'action singulière que
cet homme pernicieux exerçait déjà sur son esprit, ressentant une
compassion respectueuse en songeant qu'un homme de cet âge, de
cette intelligence, se trouvait dans la position la plus précaire,
Adrienne lui dit avec sa cordialité naturelle:

-- Un homme de votre mérite et de votre coeur, monsieur, ne doit
pas être à la merci du caprice des circonstances; quelques-unes de
vos paroles ont ouvert à mes yeux des horizons nouveaux; je sens
que, sur beaucoup de points, vos conseils pourront m'être très
utiles à l'avenir; enfin, en venant m'arracher de cette maison, en
vous dévouant aux autres personnes de ma famille, vous m'avez
donné des marques d'intérêt que je ne puis oublier sans
ingratitude... Une position bien modeste, mais assurée, vous a été
enlevée... permettez-moi de...

-- Pas un mot de plus, ma chère demoiselle, dit Rodin en
interrompant Mlle de Cardoville d'un air chagrin; je ressens pour
vous une profonde sympathie; je m'honore d'être en communauté
d'idées avec vous; je crois enfin fermement que quelque jour vous
aurez à demander conseil au pauvre vieux philosophe: à cause de
tout cela, je dois, je veux conserver envers vous la plus complète
indépendance.

-- Mais, monsieur, c'est au contraire moi qui serais votre
obligée, si vous vouliez accepter ce que je désirerais tant vous
offrir.

-- Oh! ma chère demoiselle, dit Rodin en souriant, je sais que
votre générosité saura toujours rendre la reconnaissance légère et
douce; mais, encore une fois, je ne puis rien accepter de vous...
Un jour peut-être... vous saurez pourquoi.

-- Un jour?

-- Il m'est impossible de vous en dire davantage. Et puis,
supposez que je vous aie quelque obligation, comment vous dire
alors tout ce qu'il y a en vous de bon et de beau? Plus tard, si
vous me devez beaucoup pour mes conseils, tant mieux, je n'en
serai que plus à l'aise pour vous blâmer si je vous trouve à
blâmer.

-- Mais alors, monsieur, la reconnaissance envers vous m'est donc
interdite?

-- Non... non, dit Rodin avec une apparente émotion. Oh! croyez-
moi, il viendra un moment solennel où vous pourrez vous acquitter
d'une manière digne de vous et de moi.

Cet entretien fut interrompu par la gardienne, qui en entrant dit
à Adrienne:

-- Mademoiselle, il y a en bas une petite ouvrière bossue qui
demande à vous parler; comme, d'après les nouveaux ordres de M. le
docteur, vous êtes libre de recevoir qui vous voulez... je viens
vous demander s'il faut la laisser monter... Elle est si mal mise
que je n'ai pas osé.

-- Qu'elle monte! dit vivement Adrienne, qui reconnut la Mayeux au
signalement donné par la gardienne; qu'elle monte!...

-- M. le docteur a aussi donné l'ordre de mettre sa voiture à la
disposition de mademoiselle; faut-il faire atteler?

-- Oui... dans un quart d'heure, répondit Adrienne à la gardienne,
qui sortit. Puis s'adressant à Rodin:

-- Maintenant le magistrat ne peut tarder, je crois, à amener ici
Mlles Simon?

-- Je ne le pense pas, ma chère demoiselle; mais quelle est cette
jeune ouvrière bossue? demanda Rodin d'un air indifférent.

-- C'est la soeur adoptive d'un brave artisan qui a tout risqué
pour venir m'arracher de cette maison... monsieur, dit Adrienne
avec émotion. Cette jeune ouvrière est une rare et excellente
créature; jamais pensée, jamais coeur plus généreux n'ont été
cachés sous des dehors moins...

Mais s'arrêtant en pensant à Rodin, qui lui semblait à peu près
réunir les mêmes contrastes physiques et moraux que la Mayeux,
Adrienne ajouta en regardant avec une grâce inimitable le jésuite,
assez étonné de cette soudaine réticence:

-- Non... cette noble fille n'est pas la seule personne qui prouve
combien la noblesse de l'âme, la supériorité de l'esprit, font
prendre en indifférence de vains avantages dus seulement au hasard
ou à la richesse.

Au moment où Adrienne prononçait ces dernières paroles, la Mayeux
entra dans la chambre.



Treizième partie Un protecteur


I. Les soupçons.

Mlle de Cardoville s'avança vivement au devant de la Mayeux et lui
dit d'une voix émue en lui tendant les bras:

-- Venez... venez... il n'y a plus maintenant de grille qui nous
sépare!

À cette allusion, qui lui rappelait que naguère sa pauvre mais
laborieuse main avait été respectueusement baisée par cette belle
et riche patricienne, la jeune ouvrière éprouva un sentiment de
reconnaissance à la fois ineffable et fier. Comme elle hésitait à
répondre à l'accueil cordial d'Adrienne, celle-ci l'embrassa avec
une touchante effusion. Lorsque la Mayeux se vit entourée des bras
charmants de Mlle de Cardoville, lorsqu'elle sentit les lèvres
fraîches et fleuries de la jeune fille s'appuyer fraternellement
sur ses joues pâles et maladives, elle fondit en larmes sans
pouvoir prononcer une parole.

Rodin, retiré dans un coin de la chambre, regardait cette scène
avec un secret malaise; instruit du refus de dignité opposé par la
Mayeux aux tentations perfides de la supérieure du couvent de
Sainte-Marie, sachant le dévouement profond de cette généreuse
créature pour Agricol, dévouement qui s'était si valeureusement
reporté depuis quelques jours sur Mlle de Cardoville, le jésuite
n'aimait pas à voir celle-ci prendre à tâche d'augmenter encore
cette affection. Il pensait sagement qu'on ne doit jamais
dédaigner un ennemi ou un ami, si petits qu'ils soient. Or, son
ennemi était celui-là qui se dévouait à Mlle de Cardoville; puis
enfin, on le sait, Rodin alliait à une rare fermeté de caractère
certaines faiblesses superstitieuses, et il se sentait inquiet de
la singulière impression de crainte que lui inspirait la Mayeux:
il se promit de tenir compte de ce pressentiment ou de cette
prévision.

* * * * *

Les coeurs délicats ont quelquefois dans les petites choses des
instincts d'une grâce, d'une bonté charmantes. Ainsi, après que la
Mayeux eut versé d'abondantes et douces larmes de reconnaissance,
Adrienne, prenant un mouchoir richement garni, en essuya
pieusement les pleurs qui inondaient le mélancolique visage de la
jeune ouvrière.

Ce mouvement, si naïvement spontané, sauva la Mayeux d'une
humiliation; car, hélas! humiliation et souffrance, tels sont les
deux abîmes que côtoie sans cesse l'infortune: aussi, pour
l'infortune, la moindre délicate prévenance est-elle presque
toujours un double bienfait. Peut-être va-t-on sourire de dédain
au puéril détail que nous allons donner pour exemple; mais la
pauvre Mayeux, n'osant pas tirer de sa poche son vieux petit
mouchoir en lambeaux, serait longtemps restée aveuglée par ses
larmes, si Mlle de Cardoville n'était pas venue les essuyer.

-- Vous êtes bonne... oh! vous êtes noblement charitable...
mademoiselle!

C'est tout ce que put dire l'ouvrière d'une voix profondément
émue, et encore plus touchée de l'attention de Mlle de Cardoville
qu'elle ne l'eût peut-être été d'un service rendu.

-- Regardez-la... monsieur, dit Adrienne à Rodin, qui se rapprocha
vivement. Oui... ajouta la jeune patricienne avec fierté... c'est
un trésor que j'ai découvert... Regardez-la, monsieur, et aimez-la
comme je l'aime, honorez-la comme je l'honore. C'est un de ces
coeurs... comme nous les cherchons.

-- Et comme nous les trouvons, Dieu merci! ma chère demoiselle,
dit Rodin à Adrienne en s'inclinant devant l'ouvrière.

Celle-ci leva lentement les yeux sur le jésuite; à l'aspect de
cette figure cadavéreuse qui lui souriait avec bénignité, la jeune
fille tressaillit; chose étrange! elle n'avait jamais vu cet
homme, et instantanément elle éprouva pour lui presque la même
impression de crainte, d'éloignement, qu'il venait de ressentir
pour elle. Ordinairement timide et confuse, la Mayeux ne pouvait
détacher son regard de celui de Rodin; son coeur battait avec
force... ainsi qu'à l'approche d'un grand péril; et, comme
l'excellente créature ne craignait que pour ceux qu'elle aimait,
elle se rapprocha involontairement d'Adrienne, tenant toujours ses
yeux attachés sur Rodin.

Celui-ci, trop physionomiste pour ne pas s'apercevoir de
l'impression redoutable qu'il causait, sentit augmenter son
aversion instinctive contre l'ouvrière. Au lieu de baisser les
yeux devant elle, il sembla l'examiner avec une attention si
soutenue, que Mlle de Cardoville en fut étonnée.

-- Pardon, ma chère fille, dit Rodin en ayant l'air de rassembler
ses souvenirs et en s'adressant à la Mayeux; pardon, mais je
crois... que je ne me trompe point... n'êtes-vous pas allée, il y
a peu de jours, au couvent de Sainte-Marie... ici près?

-- Oui, monsieur...

-- Plus de doute... c'est vous!... Où avais-je donc la tête?
s'écria Rodin. C'est bien vous... j'aurais dû m'en douter plus
tôt...

-- De quoi s'agit-il donc, monsieur? demanda Adrienne.

-- Ah! vous avez bien raison, ma chère demoiselle, dit Rodin en
montrant du geste la Mayeux: Voilà un coeur, un noble coeur, comme
nous les cherchons. Si vous saviez avec quelle dignité, avec quel
courage cette pauvre enfant, qui manquait de travail, et pour elle
manquer de travail c'est manquer de tout; si vous saviez, dis-je,
avec quelle dignité elle a repoussé le honteux salaire que la
supérieure du couvent avait eu l'indignité de lui offrir pour
l'engager à espionner une famille où elle lui proposait de la
placer!...

-- Ah!... c'est infâme! s'écria Mlle de Cardoville avec dégoût.
Une telle proposition à cette malheureuse enfant... à elle!...

-- Mademoiselle, dit amèrement la Mayeux, je n'avais pas de
travail... j'étais pauvre, on ne me connaissait pas... on a cru
pouvoir tout me proposer...

-- Et moi, je dis, reprit Rodin, que c'était une double indignité
de la part de la supérieure de tenter la misère, et qu'il est
doublement beau à vous d'avoir refusé.

-- Monsieur... dit la Mayeux avec un embarras modeste.

-- Oh! oh! on ne m'intimide pas, moi, reprit Rodin, louange ou
blâme, je dis brutalement ce que j'ai sur le coeur... Demandez à
cette chère mademoiselle. Et il indiqua du regard Adrienne. Je
vous dirai donc très haut que je pense autant de bien de vous que
Mlle de Cardoville en pense elle-même.

-- Croyez-moi, mon enfant, dit Adrienne, il est des louanges qui
honorent et qui récompensent, qui encouragent... et celles de
M. Rodin sont du nombre... Je le sais, oh! oui... je le sais.

-- Du reste, ma chère demoiselle, il ne faut pas me faire tout
l'honneur de ce jugement.

-- Comment cela, monsieur?

-- Cette chère fille n'est-elle pas la soeur adoptive d'Agricol
Baudoin, le brave ouvrier, le poète énergique populaire? Eh bien!
est-ce que l'affection d'un tel homme n'est pas la meilleure des
garanties, et ne permet pas, pour ainsi dire, de juger sur
l'étiquette? ajouta Rodin en souriant.

-- Vous avez raison, monsieur, dit Adrienne, car, sans connaître
cette chère enfant, j'ai commencé à m'intéresser très vivement à
son sort du jour où son frère adoptif m'a parlé d'elle... Il
s'exprimait avec tant de chaleur, tant d'abandon que tout de suite
j'ai estimé la jeune fille capable d'inspirer un si noble
attachement.

Ces mots d'Adrienne, joints à une autre circonstance, troublèrent
si vivement la Mayeux que son pâle visage devint pourpre. On le
sait, l'infortunée aimait Agricol d'un amour aussi passionné que
douloureux et caché; toute allusion même indirecte à ce sentiment
fatal causait à la jeune fille un embarras cruel. Or, au moment où
Mlle de Cardoville avait parlé de l'attachement d'Agricol pour la
Mayeux, celle-ci avait rencontré le regard observateur et
pénétrant de Rodin, fixé sur elle... Seule avec Adrienne, la jeune
ouvrière, en entendant parler du forgeron, n'eût éprouvé qu'un
sentiment de gêne passager; mais il lui sembla malheureusement que
le jésuite, qui lui inspirait déjà une frayeur involontaire,
venait de lire dans son coeur et d'y surprendre le secret du
funeste amour dont elle était victime... De là l'éclatante rougeur
de l'infortunée, de là son embarras visible, si pénible
qu'Adrienne en fut frappée.

Un esprit subtil et prompt comme celui de Rodin au moindre effet
recherche aussitôt la cause. Procédant par rapprochement, le
jésuite vit d'un côté une fille contrefaite, mais très
intelligente et capable d'un dévouement passionné; de l'autre, un
jeune ouvrier, beau, hardi, spirituel et franc. «Élevés ensemble,
sympathiques l'un à l'autre par beaucoup de points, ils doivent
s'aimer fraternellement, se dit-il, mais l'on ne rougit pas d'un
amour fraternel, et la Mayeux a rougi et s'est troublée sous mon
regard; aimerait-elle Agricol d'amour?» Sur la voie de cette
découverte, Rodin voulut poursuivre son inquisition jusqu'au bout.
Remarquant la surprise que le trouble visible de la Mayeux causait
à Adrienne, il dit à celle-ci en souriant et en désignant la
Mayeux d'un signe d'intelligence:

-- Hein! voyez-vous, ma chère demoiselle, comme elle rougit, cette
pauvre petite, quand on parle du vif attachement de ce brave
ouvrier pour elle?

La Mayeux baissa la tête, écrasée de confusion. Après une pause
d'une seconde, pendant laquelle Rodin garda le silence, afin de
donner au trait cruel le temps de bien pénétrer au coeur de
l'infortunée, le bourreau reprit:

-- Mais voyez donc cette chère fille, comme elle se trouble!

Puis, après un autre silence, s'apercevant que la Mayeux, de
pourpre qu'elle était, devenait d'une pâleur mortelle et tremblait
de tous ses membres, le jésuite craignit d'avoir été trop loin,
car Adrienne dit à la Mayeux avec intérêt:

-- Ma chère enfant, pourquoi donc vous troubler ainsi?

-- Eh! c'est tout simple, reprit Rodin avec une simplicité
parfaite, car, sachant ce qu'il voulait savoir, il tenait à
paraître ne se douter de rien, eh! c'est tout simple, cette chère
fille a la modestie d'une bonne et tendre soeur pour son frère. À
force de l'aimer... à force de s'assimiler à lui quand on le loue,
il lui semble qu'on la loue elle-même...

-- Et comme elle est aussi modeste qu'excellente, ajouta Adrienne
en prenant les mains de la Mayeux, la moindre louange, ou pour son
frère adoptif ou pour elle, la trouble au point où nous la
voyons... ce qui est un véritable enfantillage dont je veux la
gronder bien fort.

Mlle de Cardoville parlait de très bonne foi, l'explication donnée
par Rodin lui semblant et étant en effet fort plausible. Ainsi que
toutes les personnes qui, redoutant à chaque minute de voir
pénétrer leur douloureux secret, se rassurent aussi vite qu'elles
s'effrayent, la Mayeux se persuada -- eut besoin de se persuader,
pour ne pas mourir de honte, -- que les dernières paroles de Rodin
étaient sincères, et qu'il ne se doutait pas de l'amour qu'elle
ressentait pour Agricol. Alors ses angoisses diminuèrent et elle
trouva quelques paroles à adresser à Mlle de Cardoville.

-- Excusez-moi, mademoiselle, dit-elle timidement, je suis si peu
habituée à une bienveillance semblable à celle dont vous me
comblez que je réponds mal à vos bontés pour moi.

-- Mes bontés, pauvre enfant! dit Adrienne, je n'ai encore rien
fait pour vous. Mais, Dieu merci! dès aujourd'hui, je pourrai
tenir ma promesse, récompenser votre dévouement pour moi, votre
courageuse résignation, votre saint amour du travail et la dignité
dont vous avez donné tant de preuves au milieu des plus cruelles
préoccupations; en un mot, dès aujourd'hui, si cela vous convient,
nous ne nous quitterons plus.

-- Mademoiselle, c'est trop de bonté, dit la Mayeux d'une voix
tremblante, mais je...

-- Ah! rassurez-vous, dit Adrienne, en l'interrompant et en la
devinant, si vous acceptez, je saurai concilier, avec mon désir un
peu égoïste de vous avoir auprès de moi, l'indépendance de votre
caractère, vos habitudes du travail, votre goût pour la retraite
et votre besoin de vous dévouer à tout ce qui mérite la
commisération; et même, je ne vous le cache pas, c'est en vous
donnant surtout les moyens de satisfaire ces généreuses tendances
que je compte vous séduire et vous fixer près de moi.

-- Mais qu'ai-je donc fait, mademoiselle, dit naïvement la Mayeux,
pour mériter tant de reconnaissance de votre part? N'est-ce pas
vous, au contraire qui avez commencé par vous montrer si généreuse
envers mon frère adoptif?

-- Oh! je ne vous parle pas de reconnaissance, dit Adrienne, nous
sommes quittes... mais je vous parle de l'affection, de l'amitié
sincère que je vous offre.

-- De l'amitié... à moi... mademoiselle?

-- Allons! allons! lui dit Adrienne avec un charmant sourire, ne
soyez pas orgueilleuse parce que vous avez l'avantage de la
position; et puis, j'ai mis dans ma tête que vous seriez mon
amie... et, vous le verrez, cela sera... Mais, maintenant, j'y
songe... et c'est un peu tard... quelle bonne fortune vous amène
ici?

-- Ce matin, M. Dagobert a reçu une lettre dans laquelle on le
priait de se rendre ici, où il trouverait, disait-on, de bonnes
nouvelles relativement à ce qui l'intéresse le plus au monde...
Croyant qu'il s'agissait des demoiselles Simon, il m'a dit: «La
Mayeux, vous avez pris tant d'intérêt à ce qui regarde ces
enfants, qu'il faut que vous veniez avec moi; vous verrez ma joie
en les retrouvant: ce sera votre récompense...»

Adrienne regarda Rodin. Celui-ci fit un signe de tête affirmatif
et dit:

-- Oui, oui, chère demoiselle, c'est moi qui ai écrit à ce brave
soldat... mais sans signer et sans m'expliquer davantage; vous
saurez pourquoi.

-- Alors, ma chère enfant, comment êtes-vous venue seule? dit
Adrienne.

-- Hélas, mademoiselle, j'ai été, en arrivant, si émue de votre
accueil que je n'ai pu vous dire mes craintes.

-- Quelles craintes? demanda Rodin.

-- Sachant que vous habitiez ici, mademoiselle, j'ai supposé que
c'était vous qui aviez fait tenir cette lettre à M. Dagobert; je
le lui ai dit, il l'a cru comme moi. Arrivé ici, son impatience
était si grande qu'il a demandé dès la porte si les orphelines
étaient dans cette maison... il les a dépeintes. On lui a dit que
non. Alors, malgré mes supplications, il a voulu aller au couvent
s'informer d'elles.

-- Quelle imprudence!... s'écria Adrienne.

-- Après ce qui s'est passé lors de l'escalade nocturne du
couvent! ajouta Rodin en haussant les épaules.

-- J'ai eu beau lui observer, reprit la Mayeux, que la lettre
n'annonçait pas positivement qu'on lui remettrait les orphelines,
mais qu'on le renseignerait sans doute sur elles, il n'a pas voulu
m'écouter, et m'a dit: «Si je n'apprends rien... j'irai vous
rejoindre... mais elles étaient avant-hier au couvent; maintenant
tout est découvert, on ne peut me les refuser.»

-- Et avec une tête pareille, dit Rodin en souriant, il n'y a pas
de discussion possible...

-- Pourvu, mon Dieu, qu'il ne soit pas reconnu! dit Adrienne en
songeant aux menaces de M. Baleinier.

-- Ceci n'est pas présumable, reprit Rodin, on lui refusera la
porte... Voilà, je l'espère, le plus grand mécompte qui
l'attendra. Du reste, le magistrat ne peut tarder à revenir avec
ces jeunes filles... Je n'ai plus besoin ici... d'autres soins
m'appellent. Il faut que je m'informe du prince Djalma; aussi,
veuillez dire quand et où je pourrai vous voir, ma chère
demoiselle, afin de vous tenir au courant de mes recherches... et
de convenir de tout ce qui regarde le prince Djalma, si, comme je
l'espère, ces recherches ont de bons résultats.

-- Vous me trouverez chez moi, dans ma nouvelle maison, où je vais
aller en sortant d'ici, rue d'Anjou, à l'ancien hôtel de
Beaulieu... Mais j'y songe, dit tout à coup Adrienne après
quelques moments de réflexion, il ne me paraît ni convenable, ni
peut-être prudent, pour plusieurs raisons, de loger le prince
Djalma dans le pavillon que j'occupe à l'hôtel de Saint-Dizier.
J'ai vu il y a peu de temps une charmante petite maison toute
meublée, toute prête; quelques embellissements réalisables en
vingt-quatre heures en feront un très joli séjour... Oui, ce sera
mille fois préférable, ajouta Mlle de Cardoville après un nouveau
silence, et puis ainsi je pourrai garder sûrement le plus strict
incognito.

-- Comment! s'écria Rodin, dont les projets se trouvaient
dangereusement dérangés par cette nouvelle résolution de la jeune
fille, vous voulez qu'il ignore...

-- Je veux que le prince Djalma ignore absolument quel est l'ami
inconnu qui lui vient en aide; je désire que mon nom ne lui soit
pas prononcé, et qu'il ne sache pas même que j'existe... quant à
présent du moins... Plus tard... dans un mois peut-être... je
verrai... les circonstances me guideront.

-- Mais cet incognito, dit Rodin cachant son vif désappointement,
ne sera-t-il pas bien difficile à garder?

-- Si le prince eût habité mon pavillon, je suis de votre avis, le
voisinage de ma tante aurait pu l'éclairer, et cette crainte est
une des raisons qui me font renoncer à mon premier projet... Mais
le prince habitera un quartier assez éloigné... la rue Blanche.
Qui l'instruirait de ce qu'il doit ignorer? Un de mes vieux amis,
M. Norval, vous, monsieur, et cette digne enfant -- elle montra la
Mayeux -- sur la discrétion de qui je puis compter comme sur la
vôtre, vous connaissez seuls mon secret... il sera donc
parfaitement gardé. Du reste, demain nous causerons plus
longuement à ce sujet; il faut d'abord que vous parveniez à
retrouver ce malheureux jeune prince.

Rodin, quoique profondément courroucé de la subite détermination
d'Adrienne au sujet de Djalma, fit bonne contenance et répondit:

-- Vos intentions seront scrupuleusement suivies, ma chère
demoiselle, et demain, si vous le permettez, j'irai vous rendre
bon compte... de ce que vous daigniez appeler tout à l'heure ma
mission providentielle.

-- À demain donc... et je vous attendrai avec impatience, dit
affectueusement Adrienne à Rodin. Permettez-moi toujours de
compter sur vous, comme de ce jour vous pouvez compter sur moi. Il
faudra m'être indulgent, car je prévois que j'aurai encore bien
des conseils, bien des services à vous demander... moi qui déjà...
vous dois tant...

-- Vous ne me devrez jamais assez, ma chère demoiselle, jamais
assez, dit Rodin en se dirigeant discrètement vers la porte après
s'être incliné devant Adrienne.

Au moment où il allait sortir, il se trouva face à face avec
Dagobert.

-- Ah!... enfin j'en tiens un... s'écria le soldat en saisissant
le jésuite au collet d'une main vigoureuse.



II. Les excuses.

Mlle de Cardoville, en voyant Dagobert saisir si rudement Rodin au
collet, s'était écriée avec effroi, en faisant quelques pas vers
le soldat:

-- Au nom du ciel! monsieur... que faites-vous?

-- Ce que je fais! répondit durement le soldat sans lâcher Rodin
et en tournant la tête du côté d'Adrienne, qu'il ne reconnaissait
pas, je profite de l'occasion pour serrer la gorge d'un des
misérables de la bande du renégat, jusqu'à ce qu'il m'ait dit où
sont mes pauvres enfants.

-- Vous m'étranglez... dit le jésuite d'une voix syncopée en
tâchant d'échapper au soldat.

-- Où sont les orphelines, puisqu'elles ne sont pas ici et qu'on
m'a fermé la porte du couvent sans vouloir me répondre? cria
Dagobert d'une voix tonnante.

-- À l'aide! murmura Rodin.

-- Ah! c'est affreux! dit Adrienne.

Et pâle, tremblante, s'adressant à Dagobert, les mains jointes:

-- Grâce, monsieur!... écoutez-moi... écoutez-le...

-- Monsieur Dagobert! s'écria la Mayeux en courant saisir de ses
faibles mains le bras de Dagobert et lui montrant Adrienne...
c'est Mlle de Cardoville... Devant elle, quelle violence!... et
puis, vous vous trompez, ... sans doute.

Au nom de Mlle de Cardoville, la bienfaitrice de son fils, le
soldat se retourna brusquement et lâcha Rodin; celui-ci, rendu
cramoisi par la colère et par la suffocation, se hâta de rajuster
son collet et sa cravate.

-- Pardon, mademoiselle... dit Dagobert en allant vers Adrienne,
encore pâle de frayeur, je ne savais pas qui vous étiez... mais le
premier mouvement m'a emporté malgré moi...

-- Mais, mon Dieu! qu'avez-vous contre monsieur? dit Adrienne. Si
vous m'aviez écoutée, vous sauriez...

-- Excusez-moi si je vous interromps, mademoiselle, dit le soldat
à Adrienne d'une voix contenue. Puis, s'adressant à Rodin, qui
avait repris son sang-froid:

-- Remerciez mademoiselle, et allez-vous en... Si vous restez
là... je ne réponds pas de moi...

-- Un mot seulement, mon cher monsieur, dit Rodin, je...

-- Je vous dis que je ne réponds pas de moi si vous restez là!
s'écria Dagobert en frappant du pied.

-- Mais, au nom du ciel, dites au moins la cause de cette
colère... reprit Adrienne, et surtout ne vous fiez pas aux
apparences; calmez-vous et écoutez-nous...

-- Que je me calme, mademoiselle! s'écria Dagobert avec désespoir;
mais je ne pense qu'à une chose... mademoiselle... à l'arrivée du
maréchal Simon; il sera à Paris aujourd'hui ou demain...

-- Il serait possible! dit Adrienne. Rodin fit un mouvement de
surprise et de joie.

-- Hier soir, reprit Dagobert, j'ai reçu une lettre du maréchal;
il a débarqué au Havre; depuis trois jours, j'ai fait démarches
sur démarches, espérant que les orphelines me seraient rendues,
puisque la machination de ces misérables avait échoué -- (et il
montra Rodin avec un nouveau geste de colère). -- Eh bien non...
ils complotent encore quelque infamie. Je m'attends à tout...

-- Mais, monsieur, dit Rodin s'avançant, permettez-moi de vous...

-- Sortez! s'écria Dagobert, dont l'irritation et l'anxiété
redoublaient en songeant que d'un moment à l'autre le maréchal
pouvait arriver à Paris; sortez... car, sans mademoiselle... je me
serais au moins vengé sur quelqu'un...

Rodin fit un signe d'intelligence à Adrienne, dont il se rapprocha
prudemment, lui montra Dagobert d'un geste de commisération
touchante, et dit à ce dernier:

-- Je sortirai donc, monsieur, et... d'autant plus volontiers que
je quittais cette chambre quand vous y êtes rentré.

Puis, se rapprochant tout à fait de Mlle de Cardoville, le jésuite
lui dit à voix basse:

-- Pauvre soldat!... la douleur l'égare; il serait incapable de
m'entendre. Expliquez-lui, ma chère demoiselle; il sera bien
attrapé, ajouta-t-il d'un air fin; mais en attendant, reprit Rodin
en fouillant dans la poche de côté de sa redingote et en tirant un
paquet, remettez-lui ceci, je vous prie, ma chère demoiselle!...
c'est ma vengeance... elle sera bonne.

Et comme Adrienne, tenant le petit paquet dans sa main, regardait
le jésuite avec étonnement, celui-ci mit son index sur sa lèvre
comme pour recommander le silence à la jeune fille, gagna la porte
et marcha à reculons sur la pointe des pieds, et sortit après
avoir encore d'un geste de pitié montré Dagobert, qui, dans un
morne abattement, la tête baissée, les bras croisés sur la
poitrine, restait muet aux consolations empressées de la Mayeux.

Lorsque Rodin eut quitté la chambre, Adrienne, s'approchant du
soldat, lui dit de sa voix douce et avec l'expression d'un profond
intérêt:

-- Votre entrée si brusque m'a empêchée de vous faire une question
bien intéressante pour moi... Et votre blessure?

-- Merci, mademoiselle, dit Dagobert en sortant de sa pénible
préoccupation, merci! ça n'est pas grand'chose, mais je n'ai pas
le temps d'y songer... Je suis fâché d'avoir été si brutal devant
vous, d'avoir chassé ce misérable... mais c'est plus fort que moi:
à la vue de ces gens-là mon sang ne fait qu'un tour.

-- Et pourtant, croyez-moi, vous avez été trop prompt à juger...
la personne qui était là tout à l'heure.

-- Trop prompt... mademoiselle... mais ce n'est pas d'aujourd'hui
que je le connais... Il était avec ce renégat d'abbé d'Aigrigny...

-- Sans doute... ce qui ne l'empêche pas d'être un honnête et
excellent homme...

-- Lui?... s'écria Dagobert.

-- Oui... et il n'est en ce moment occupé que d'une chose... de
vous faire rendre vos chères enfants.

-- Lui?... reprit Dagobert en regardant Adrienne comme s'il ne
pouvait croire à ce qu'il entendait; lui... me rendre mes enfants?

-- Oui... plus tôt que vous ne le pensez, peut-être.

-- Mademoiselle, dit tout à coup Dagobert, il vous trompe... vous
êtes dupe de ce vieux gueux-là.

-- Non, dit Adrienne en secouant la tête en souriant, j'ai des
preuves de sa bonne foi... D'abord, c'est lui qui me fait sortir
de cette maison.

-- Il serait vrai! dit Dagobert confondu.

-- Très vrai, et, qui plus est, voici quelque chose qui vous
raccommodera peut-être avec lui, dit Adrienne en remettant à
Dagobert le petit paquet que Rodin venait de lui donner au moment
de s'en aller; ne voulant pas vous exaspérer davantage par sa
présence, il m'a dit: «Mademoiselle, remettez ceci à ce brave
soldat; ce sera ma vengeance.»

Dagobert regardait Mlle de Cardoville avec surprise en ouvrant
machinalement le petit paquet. Lorsqu'il l'eut développé et qu'il
eut reconnu sa croix d'argent, noircie par les années, et le vieux
ruban rouge fané qu'on lui avait dérobés à l'auberge du _Faucon
blanc _avec ses papiers, il s'écria, d'une voix entrecoupée, le
coeur palpitant:

-- Ma croix!... ma croix!... c'est ma croix! Et dans l'exaltation
de sa joie, il pressait l'étoile d'argent contre sa moustache
grise. Adrienne et la Mayeux se sentaient profondément touchées de
l'émotion du soldat, qui s'écria en courant vers la porte par où
venait de sortir Rodin:

-- Après un service rendu au maréchal Simon, à ma femme ou à mon
fils, on ne pouvait rien faire de plus pour moi... Et vous
répondez de ce brave homme, mademoiselle? Et je l'ai injurié...
maltraité devant vous... Il a droit à une réparation... il l'aura.
Oh! il l'aura.

Ce disant, Dagobert sortit précipitamment de la chambre, traversa
deux pièces en courant, gagna l'escalier, le descendit rapidement
et atteignit Rodin à la dernière marche.

-- Monsieur, lui dit le soldat d'une voix émue, en le saisissant
par le bras, il faut remonter tout de suite.

-- Il serait pourtant bon de vous décider à quelque chose, mon
cher monsieur, dit Rodin en s'arrêtant avec bonhomie; il y a un
instant vous m'ordonniez de m'en aller, maintenant il s'agit de
revenir. À quoi nous arrêtons-nous?

-- Tout à l'heure, monsieur, j'avais tort, et quand j'ai un tort,
je le répare. Je vous ai injurié, maltraité devant témoins, je
vous ferai mes excuses devant témoins.

-- Mais, mon cher monsieur... Je vous... rends grâce... je suis
pressé...

-- Qu'est-ce que cela me fait que vous soyez pressé?... Je vous
dis que vous allez remonter tout de suite... ou sinon... ou
sinon... ou sinon..., reprit Dagobert en prenant la main du
jésuite et en la serrant avec autant de cordialité que
d'attendrissement, ou sinon le bonheur que vous me causez en me
rendant ma croix ne sera pas complet.

-- Qu'à cela ne tienne, alors, mon bon ami, remontons...
remontons...

-- Et non seulement vous m'avez rendu ma croix... que j'ai... eh
bien, oui! que j'ai pleurée, allez, sans le dire à personne,
s'écria Dagobert avec effusion; mais cette demoiselle m'a dit que,
grâce à vous... ces pauvres enfants! Voyons... pas de fausse
joie... Est-ce bien vrai? mon Dieu! est-ce bien vrai?

-- Eh! eh! voyez-vous le curieux? dit Rodin en souriant avec
finesse. Puis il ajouta:

-- Allons, allons, soyez tranquille... on vous les rendra, vos
deux anges, vieux diable à quatre. Et le jésuite remonta
l'escalier.

-- On me les rendra... aujourd'hui? s'écria Dagobert.

Et au moment où Rodin gravissait les marches, il l'arrêta
brusquement par la manche.

-- Ah! çà, mon bon ami, dit le jésuite, décidément nous arrêtons-
nous? montons-nous? descendons-nous? Sans reproche, vous me faites
aller comme un tonton.

-- C'est juste... là-haut nous nous expliquerons mieux. Venez...
alors, venez vite... dit Dagobert.

Puis, prenant Rodin sous le bras, il lui fit hâter le pas et le
ramena triomphant dans la chambre où Adrienne et la Mayeux étaient
restées, très surprises de la subite disparition du soldat.

-- Le voilà... le voilà! s'écria Dagobert en rentrant.
Heureusement, je l'ai rattrapé au bas de l'escalier.

-- Et vous m'avez fait remonter d'un fier pas! ajouta Rodin
passablement essoufflé.

-- Maintenant, monsieur, dit Dagobert d'une voix grave, je déclare
devant mademoiselle que j'ai eu tort de vous brutaliser, de vous
injurier; je vous en fais mes excuses, monsieur, et je reconnais
avec joie que je vous dois... oh!... beaucoup... oui... je vous le
jure, quand je dois... je paye.

Et Dagobert tendit encore sa loyale main à Rodin, qui la serra
d'une façon fort affable en ajoutant:

-- Eh! mon Dieu! de quoi s'agit-il donc? Quel est donc ce grand
service dont vous parlez?

-- Et cela, dit Dagobert en faisant briller sa croix aux yeux de
Rodin; mais vous ne savez donc pas ce que c'est pour moi que cette
croix!

-- Supposant, au contraire, que vous deviez y tenir, je comptais
avoir le plaisir de vous la remettre moi-même. Je l'avais apportée
pour cela... Mais, entre nous... vous m'avez, dès mon arrivée,
si... si _familièrement _accueilli... que je n'ai pas eu le temps
de...

-- Monsieur, dit Dagobert confus, je vous assure que je me repens
cruellement de ce que j'ai fait.

-- Je le sais... mon bon ami... n'en parlons donc plus... Ah! çà,
vous y teniez donc beaucoup, à cette croix?

-- Si j'y tenais, monsieur! s'écria Dagobert; mais cette croix, --
et il la baisa encore, -- c'est ma relique à moi... Celui de qui
elle me venait était mon saint... mon dieu... et il l'avait
touchée...

-- Comment! dit Rodin en feignant de regarder la croix avec autant
de curiosité que d'admiration respectueuse, comment! Napoléon...
le grand Napoléon aurait touché de sa propre main, de sa main
victorieuse... cette noble étoile de l'honneur?

-- Oui, monsieur, de sa main; il l'avait placée là, sur ma
poitrine sanglante, comme pansement à ma cinquième blessure...
aussi, voyez-vous, je crois qu'au moment de crever de faim, entre
du pain et ma croix... je n'aurais pas hésité... afin de l'avoir
en mourant sur le coeur... Mais assez... parlons d'autre chose...
C'est bête, un vieux soldat, n'est-ce pas? ajouta Dagobert en
passant la main sur ses yeux.

Puis, comme s'il avait honte de nier ce qu'il éprouvait:

-- Eh bien, oui! reprit-il en relevant vivement la tête, et ne
cherchant pas à cacher une larme qui roulait sur sa joue, oui, je
pleure de joie d'avoir retrouvé ma croix... ma croix que
l'empereur m'avait donnée... de _sa main victorieuse_, comme dit
ce brave homme...

-- Bénie soit donc ma pauvre vieille main de vous avoir rendu ce
trésor glorieux, dit Rodin avec émotion. Et il ajouta:

-- Ma foi! la journée sera bonne pour tout le monde; aussi je vous
l'annonçais ce matin dans ma lettre...

-- Cette lettre sans signature, demanda le soldat de plus en plus
surpris, c'était vous?...

-- C'était moi qui vous l'écrivais. Seulement, craignant quelque
nouveau piège d'Aigrigny, je n'ai pas voulu, vous entendez bien,
m'expliquer plus clairement.

-- Ainsi, mes orphelines... je vais les revoir? Rodin fit un signe
de tête affirmatif plein de bonhomie.

-- Oui, tout à l'heure, dans un instant peut-être... dit Adrienne
en souriant. Eh bien! avais-je raison de vous dire que vous aviez
mal jugé monsieur?

-- Eh! que ne me disait-il cela quand je suis entré! s'écria
Dagobert ivre de joie.

-- Il y avait à cela un inconvénient, mon ami, dit Rodin: c'est
que, dès votre entrée, vous avez entrepris de m'étrangler...

-- C'est vrai... j'ai été trop prompt; encore une fois, pardon;
mais que voulez-vous que je vous dise?... Je vous avais toujours
vu contre nous avec l'abbé d'Aigrigny, et, dans le premier
moment...

-- Mademoiselle, dit Rodin en s'inclinant devant Adrienne, cette
chère demoiselle vous dira que j'étais, sans le savoir, complice
de bien des perfidies; mais, dès que j'ai pu voir clair dans les
ténèbres... j'ai quitté le mauvais chemin où j'étais engagé malgré
moi, pour marcher vers ce qui était honnête, droit et juste.

Adrienne fit un signe de tête affirmatif à Dagobert, qui semblait
l'interroger du regard.

-- Si je n'ai pas signé la lettre que je vous ai écrite, mon bon
ami, ç'a été de crainte que mon nom ne vous inspirât de mauvais
soupçons; si, enfin, je vous ai prié de vous rendre ici et non pas
au couvent, c'est que j'avais peur, comme cette chère demoiselle,
que vous ne fussiez reconnu par le concierge ou par le jardinier,
et votre escapade de l'autre nuit pouvait rendre cette
reconnaissance dangereuse.

-- Mais M. Baleinier est instruit de tout, j'y songe maintenant,
dit Adrienne avec inquiétude; il m'a menacée de dénoncer
M. Dagobert et son fils si je portais plainte.

-- Soyez tranquille, ma chère demoiselle; c'est vous maintenant
qui dicterez les conditions... répondit Rodin. Fiez-vous à moi;
quant à vous, mon bon ami... vos tourments sont finis.

-- Oui, dit Adrienne: un magistrat rempli de droiture, de
bienveillance, est allé chercher au couvent les filles du maréchal
Simon; il va les ramener ici; mais comme moi, il a pensé qu'il
serait plus convenable qu'elles vinssent habiter ma maison... Je
ne puis cependant prendre cette décision sans votre
consentement... car c'est à vous que ces orphelines ont été
confiées par leur mère.

-- Vous voulez la remplacer auprès d'elles, mademoiselle, reprit
Dagobert, je ne peux que vous remercier de bon coeur pour moi et
pour ces enfants... Seulement, comme la leçon a été rude, je vous
demanderai de ne pas quitter la porte de leur chambre ni jour ni
nuit. Si elles sortent avec vous, vous me permettrez de les suivre
à quelques pas sans les quitter de l'oeil, ni plus ni moins que
ferait Rabat-Joie, qui s'est montré meilleur gardien que moi. Une
fois le maréchal arrivé... et ce sera d'un jour à l'autre, la
consigne sera levée... Dieu veuille qu'il arrive bientôt!

-- Oui, reprit Rodin d'une voix ferme, Dieu veuille qu'il arrive
bientôt, car il aura à demander un terrible compte de la
persécution de ses filles à l'abbé d'Aigrigny, et pourtant M. le
maréchal ne sait pas tout encore...

-- Et vous ne tremblez pas pour le renégat? reprit Dagobert en
pensant que bientôt peut-être le marquis se trouverait face à face
avec le maréchal.

-- Je ne tremble ni pour les lâches ni pour les traîtres! répondit
Rodin. Et lorsque M. le maréchal Simon sera de retour...

Puis, après une réticence de quelques instants, il continua:

-- Que M. le maréchal me fasse l'honneur de m'entendre, et il sera
édifié sur la conduite de l'abbé d'Aigrigny. M. le maréchal saura
que ses amis les plus chers sont, autant que lui-même, en butte à
la haine de cet homme si dangereux.

-- Comment donc cela? dit Dagobert.

-- Eh! mon Dieu! vous-même, dit Rodin, vous êtes un exemple de ce
que j'avance.

-- Moi!...

-- Croyez-vous que le hasard seul ait amené la scène de l'auberge
du _Faucon blanc_, près de Leipzig?

-- Qui vous a parlé de cette scène? dit Dagobert confondu.

-- Ou vous acceptiez la provocation de Morok, continua le jésuite
sans répondre à Dagobert, et vous tombiez dans un guet-apens, ou
vous la refusiez, et alors vous étiez arrêté faute de papiers
ainsi que vous l'avez été, puis jeté en prison comme un vagabond
avec ces pauvres orphelines... Maintenant, savez-vous quel était
le but de cette violence? De vous empêcher d'être ici le 13
février.

-- Mais plus je vous écoute, monsieur, dit Adrienne, plus je suis
effrayée de l'audace de l'abbé d'Aigrigny et de l'étendue des
moyens dont il dispose... En vérité, reprit-elle avec une profonde
surprise, si vos paroles ne méritaient pas toute créance...

-- Vous en douteriez, n'est-ce pas, mademoiselle? dit Dagobert;
c'est comme moi, je ne peux pas croire que, si méchant qu'il soit,
ce renégat ait eu des intelligences avec un montreur de bêtes, au
fond de la Saxe; et puis, comment aurait-il su que moi et les
enfants nous devions passer à Leipzig? C'est impossible, mon brave
homme.

-- En effet, monsieur, reprit Adrienne, je crains que votre
animadversion, d'ailleurs très légitime, contre l'abbé d'Aigrigny,
ne vous égare, et que vous ne lui attribuiez une puissance et une
étendue de relations presque fabuleuse.

Après un moment de silence, pendant lequel Rodin regarda tour à
tour Adrienne et Dagobert avec une sorte de commisération, il
reprit:

-- Et comment M. l'abbé d'Aigrigny aurait-il eu votre croix en sa
possession sans ses relations avec Morok? demanda Rodin au soldat.

-- Mais, au fait, monsieur, dit Dagobert, la joie m'a empêché de
réfléchir; comment se fait-il que ma croix soit entre vos mains?

-- Justement parce que l'abbé d'Aigrigny avait à Leipzig les
relations dont vous et cette chère demoiselle paraissez douter.

-- Mais ma croix, comment vous est-elle parvenue à Paris?

-- Dites-moi, vous avez été arrêté à Leipzig faute de papiers,
n'est-ce pas?

-- Oui... mais je n'ai jamais pu comprendre comment mes papiers et
mon argent avaient disparu de mon sac... Je croyais avoir eu le
malheur de les perdre.

Rodin haussa les épaules et reprit:

-- Ils vous ont été volés à l'auberge du _Faucon blanc _par
Goliath, un des affidés de Morok, et celui-ci a envoyé les papiers
et la croix à l'abbé d'Aigrigny pour lui prouver qu'il avait
réussi à exécuter les ordres qui concernaient les orphelines et
vous-même. C'est avant-hier que j'ai eu la clef de cette
machination ténébreuse: croix et papiers se trouvaient dans les
archives de l'abbé d'Aigrigny; les papiers formaient un volume
trop considérable; on se serait aperçu de leur soustraction; mais
d'après ma lettre, espérant vous voir ce matin, et sachant combien
un soldat de l'empereur tient à sa croix, relique sacrée comme
vous le dites, mon bon ami, ma foi! je n'ai pas hésité: j'ai mis
la relique dans ma poche. Après tout, me suis-je dit, ce n'est
qu'une restitution, et ma délicatesse s'exagère peut-être la
portée de cet abus de confiance.

-- Vous ne pouviez faire une action meilleure, dit Adrienne, et,
pour ma part, en raison de l'intérêt que je porte à M. Dagobert,
je vous en suis personnellement reconnaissante.

Puis, après un moment de silence, elle reprit avec anxiété:

-- Mais, monsieur, de quelle effrayante puissance dispose donc
M. d'Aigrigny... pour avoir en pays étranger des relations si
étendues et si redoutables?

-- Silence! s'écria Rodin à voix basse en regardant autour de lui
d'un air épouvanté, silence... silence!... Au nom du ciel, ne
m'interrogez pas là-dessus!!!



III. Révélations.

Mlle de Cardoville, très étonnée de la frayeur de Rodin
lorsqu'elle lui avait demandé quelque explication sur le pouvoir
si formidable, si étendu, dont disposait l'abbé d'Aigrigny, lui
dit:

-- Mais, monsieur, qu'y a-t-il donc de si étrange dans la question
que je viens de vous faire?

Rodin, après un moment de silence, jetant les yeux autour de lui
avec une inquiétude parfaitement simulée, répondit à voix basse:

-- Encore une fois, mademoiselle, ne m'interrogez pas sur un sujet
si redoutable: les murailles de cette maison ont des oreilles,
ainsi qu'on dit vulgairement.

Adrienne et Dagobert se regardèrent avec une surprise croissante.

La Mayeux, par un instinct d'une persistance incroyable,
continuait à éprouver un sentiment de défiance invincible contre
Rodin; quelquefois elle le regardait longtemps à la dérobée,
tâchant de pénétrer sous le masque de cet homme, qui
l'épouvantait. Un moment le jésuite rencontra le regard inquiet de
la Mayeux obstinément attaché sur lui; il lui fit aussitôt un
petit signe de tête plein d'aménité; la jeune fille, effrayée de
se voir surprise, détourna les yeux en tressaillant.

-- Non, non, ma chère demoiselle, reprit Rodin, avec un soupir, en
voyant que Mlle de Cardoville s'étonnait de son silence, ne
m'interrogez pas sur la puissance de l'abbé d'Aigrigny.

-- Mais, encore une fois, monsieur, reprit Adrienne, pourquoi
cette hésitation à me répondre? Que craignez-vous?

-- Ah! ma chère demoiselle, dit Rodin en frissonnant, ces gens-là
sont si puissants!... leur animosité est si terrible!

-- Rassurez-vous, monsieur, je vous dois trop pour que mon appui
vous manque jamais.

-- Eh! ma chère demoiselle, reprit Rodin presque blessé, jugez-moi
mieux, je vous en prie. Est-ce donc pour moi que je crains?...
Non, non, je suis trop obscur, trop inoffensif; mais c'est vous,
mais c'est M. le maréchal Simon, mais ce sont les autres personnes
de votre famille, qui ont tout à redouter... Ah! tenez, ma chère
demoiselle, encore une fois, ne m'interrogez pas; il est des
secrets funestes à ceux qui les possèdent...

-- Mais enfin, monsieur, ne vaut-il pas mieux connaître les périls
dont on est menacé?

-- Quand on sait la manoeuvre de son ennemi, on peut se défendre
au moins, dit Dagobert. Vaut mieux une attaque en plein jour
qu'une embuscade.

-- Puis, je vous l'assure, reprit Adrienne, le peu de mots que
vous m'avez dits m'inspirent une vague inquiétude...

-- Allons, puisqu'il le faut... ma chère demoiselle, reprit le
jésuite en paraissant faire un grand effort sur lui-même, puisque
vous ne comprenez pas à demi-mot... je serai plus explicite...
Mais rappelez-vous, ajouta-t-il d'un ton grave... rappelez-vous
que votre insistance me force à vous apprendre ce qu'il vous
vaudrait peut-être mieux ignorer.

-- Parlez, de grâce, monsieur, parlez, dit Adrienne.

Rodin, rassemblant autour de lui Adrienne, Dagobert et la Mayeux,
leur dit à voix basse d'un air mystérieux:

-- N'avez-vous donc jamais entendu parler d'une association
puissante qui étend son réseau sur toute la terre, qui compte des
affiliés, des séides, des fanatiques dans toutes les classes de la
société... qui a eu et qui a encore souvent l'oreille des rois et
des grands... association toute-puissante, qui d'un mot élève ses
créatures aux positions les plus hautes, et d'un mot aussi les
rejette dans le néant dont elle seule a pu les tirer?

-- Mon Dieu! monsieur, dit Adrienne, quelle est donc cette
association formidable? Jamais je n'en ai jusqu'ici entendu
parler.

-- Je vous crois, et pourtant votre ignorance à ce sujet m'étonne
au dernier point, ma chère demoiselle.

-- Et pourquoi cet étonnement?

-- Parce que vous avez vécu longtemps avec madame votre tante, et
vu souvent l'abbé d'Aigrigny.

-- J'ai vécu chez Mme de Saint-Dizier, mais non pas avec elle, car
pour mille raisons elle m'inspirait une aversion légitime.

-- Mais en fait, ma chère demoiselle, ma remarque n'était pas
juste; c'est là plus qu'ailleurs que, devant vous surtout, on
devait garder le silence sur cette association, et c'est pourtant
grâce à elle que Mme de Saint-Dizier a joui d'une si redoutable
influence dans le monde sous le dernier règne... Eh bien! sachez-
le donc: c'est le concours de cette association qui rend l'abbé
d'Aigrigny un homme si dangereux; par elle il a pu surveiller,
poursuivre, atteindre différents membres de votre famille, ceux-ci
en Sibérie, ceux-là au fond de l'Inde, d'autres enfin au milieu
des montagnes de l'Amérique, car, je vous l'ai dit, c'est par
hasard avant-hier, en compulsant les papiers de l'abbé d'Aigrigny,
que j'ai été mis sur la trace, puis convaincu de son affiliation à
cette compagnie, dont il est le chef le plus actif et le plus
capable.

-- Mais, monsieur, le nom... le nom de cette compagnie, dit
Adrienne.

-- Eh! bien! c'est... Et Rodin s'arrêta.

-- C'est... reprit Adrienne, aussi intéressée que Dagobert et la
Mayeux, c'est...

Rodin regarda autour de lui, ramena par un signe les autres
acteurs de cette scène plus près de lui, et dit à voix basse, en
accentuant lentement ses paroles:

-- C'est... la compagnie de Jésus. Et il tressaillit.

-- Les Jésuites! s'écria Mlle de Cardoville, ne pouvant retenir un
éclat de rire d'autant plus franc que, d'après les mystérieuses
précautions oratoires de Rodin, elle s'attendait à une révélation
selon elle beaucoup plus terrible; les Jésuites! reprit-elle en
riant toujours, mais ils n'existent que dans les livres; ce sont
des personnages historiques très effrayants, je le crois; mais
pourquoi déguiser ainsi Mme de Saint-Dizier et M. d'Aigrigny? Tels
qu'ils sont, ne justifient-ils pas assez mon aversion et mon
dédain?

Après avoir écouté silencieusement Mlle de Cardoville, Rodin
reprit d'un air grave et pénétré:

-- Votre aveuglement m'effraye, ma chère demoiselle; le passé
aurait dû vous faire craindre pour l'avenir, car plus que
personne, vous avez déjà subi la funeste action de cette compagnie
dont vous regardez l'existence comme un rêve.

-- Moi, monsieur? dit Adrienne en souriant, quoique un peu
surprise.

-- Vous...

-- Et dans quelle circonstance?

-- Vous me le demandez, ma chère demoiselle, vous me le
demandez... et vous avez été enfermée ici comme folle? N'est-ce
donc pas vous dire que le maître de cette maison est un des
membres laïques les plus dévoués de cette compagnie, et, comme
tel, l'instrument aveugle de l'abbé d'Aigrigny!

-- Ainsi, dit Adrienne, sans sourire cette fois, M. Baleinier...?

-- Obéissait à l'abbé d'Aigrigny, le chef le plus redoutable de
cette redoutable société... Il emploie son génie au mal; mais, il
faut l'avouer, c'est un homme de génie... aussi est-ce surtout sur
lui qu'une fois hors d'ici, vous et les vôtres devrez concentrer
toute votre surveillance, tous vos soupçons; car, croyez-moi, je
le connais, il ne regarde pas la partie comme perdue; il faut vous
attendre à de nouvelles attaques, sans doute d'un autre genre,
mais, par cela même, peut-être plus dangereuses encore...

-- Heureusement, vous nous prévenez, mon brave, dit Dagobert, et
vous serez avec nous.

-- Je puis bien peu, mon bon ami; mais ce peu est au service des
honnêtes gens, dit Rodin.

-- Maintenant, dit Adrienne d'un air pensif, complètement
persuadée par l'air de conviction de Rodin, je m'explique
l'inconcevable influence que ma tante exerçait sur le monde; je
l'attribuais seulement à ses relations avec des personnages
puissants; je croyais bien qu'elle était, ainsi que l'abbé
d'Aigrigny, associée à de ténébreuses intrigues dont la religion
était le voile, mais j'étais loin de croire à ce que vous
m'apprenez.

-- Et combien de choses vous ignorez encore! reprit Rodin. Si vous
saviez, ma chère demoiselle, avec quel art ces gens-là vous
environnent, à votre insu, d'agents qui leur sont dévoués!
Lorsqu'ils ont intérêt à en être instruits, aucun de vos pas ne
leur échappe. Puis, peu à peu, ils agissent lentement, prudemment
et dans l'ombre; ils vous circonviennent par tous les moyens
possibles, depuis la flatterie jusqu'à la terreur... vous
séduisent ou vous effrayent, pour vous dominer ensuite sans que
vous ayez conscience de leur autorité; tel est leur but, et, il
faut l'avouer, ils l'atteignent souvent avec une détestable
habileté.

Rodin avait parlé avec tant de sincérité qu'Adrienne tressaillit;
puis, se reprochant cette crainte, elle reprit:

-- Et pourtant, non... non, jamais je ne pourrai croire à un
pouvoir si infernal; encore une fois, la puissance de ces prêtres
ambitieux est d'un autre âge... Dieu soit loué! ils ont disparu à
tout jamais.

-- Oui, certes, ils ont disparu, car ils savent se disperser et
disparaître dans certaines circonstances; mais c'est surtout alors
qu'ils sont le plus dangereux; car la défiance qu'ils inspiraient
s'évanouit, et ils veillent toujours, eux, dans les ténèbres. Ah!
ma chère demoiselle, si vous connaissiez leur effrayante habileté!
Dans ma haine contre tout ce qui est oppressif, lâche et
hypocrite, j'avais étudié l'histoire de cette terrible compagnie
avant de savoir que l'abbé d'Aigrigny en faisait partie. Ah! c'est
à épouvanter... Si vous saviez quels moyens ils emploient!...
Quand je vous dirai que, grâce à leurs ruses diaboliques, les
apparences les plus pures, les plus dévouées, cachent souvent les
pièges les plus horribles...

Et les regards de Rodin parurent s'arrêter _par hasard _sur la
Mayeux; mais voyant qu'Adrienne ne s'apercevait pas de cette
insinuation, le jésuite reprit:

-- En un mot, êtes-vous en butte à leurs poursuites, ont-ils
intérêt à vous capter? oh! de ce moment, défiez-vous de tout ce
qui vous entoure, soupçonnez les attachements les plus nobles, les
affections les plus tendres, car ces monstres parviennent
quelquefois à corrompre vos meilleurs amis, et à s'en faire contre
vous des auxiliaires d'autant plus terribles que votre confiance
est plus aveugle.

-- Ah! c'est impossible, s'écria Adrienne révoltée; vous
exagérez... Non, non, l'enfer n'aurait rien rêvé de plus horrible
que de telles trahisons...

-- Hélas!... ma chère demoiselle... un de vos parents, M. Hardy,
le coeur le plus loyal, le plus généreux, a été ainsi victime
d'une trahison infâme... Enfin, savez-vous ce que la lecture du
testament de votre aïeul nous a appris? C'est qu'il est mort
victime de la haine de ces gens-là, et qu'à cette heure, après
cent cinquante ans d'intervalle, ses descendants sont encore en
butte à la haine de cette indestructible compagnie.

-- Ah! monsieur... cela épouvante, dit Adrienne en sentant son
coeur se serrer. Mais il n'y a donc pas d'armes contre de telles
attaques?...

-- La prudence, ma chère demoiselle, la réserve la plus attentive,
l'étude la plus incessamment défiante de tout ce qui vous
approche.

-- Mais c'est une vie affreuse qu'une telle vie, monsieur; mais
c'est une torture que d'être ainsi en proie à des soupçons, à des
doutes, à des craintes continuelles!

-- Eh! sans doute!... ils le savent bien, les misérables... C'est
ce qui fait leur force... souvent ils trompent par l'excès même
des précautions que l'on prend contre eux. Aussi, ma chère
demoiselle, et vous, digne et brave soldat, au nom de ce qui vous
est cher, défiez-vous, ne hasardez pas légèrement votre confiance;
prenez bien garde, vous avez failli être victime de ces gens-là;
vous les aurez toujours pour ennemis implacables... Et vous aussi,
pauvre et intéressante enfant, ajouta le jésuite en s'adressant à
la Mayeux, suivez mes conseils... craignez-les... ne dormez que
d'un oeil, comme dit le proverbe.

-- Moi, monsieur? dit la Mayeux; qu'ai-je fait? qu'ai-je à
craindre?

-- Ce que vous avez fait? Eh! mon Dieu... n'aimez-vous pas
tendrement cette chère demoiselle, votre protectrice? n'avez-vous
pas tenté de venir à son secours? N'êtes-vous pas la soeur
adoptive du fils de cet intrépide soldat, du brave Agricol? Hélas!
pauvre enfant, ne voilà-t-il pas assez de titres à leur haine,
malgré votre obscurité? Ah! ma chère demoiselle, ne croyez pas que
j'exagère. Réfléchissez... réfléchissez... Songez à ce que je
viens de rappeler au fidèle compagnon d'armes du maréchal Simon,
relativement à son emprisonnement à Leipzig; songez à ce qui vous
est arrivé à vous-même, que l'on a osé conduire ici au mépris de
toute loi, de toute justice, et alors vous verrez qu'il n'y a rien
d'exagéré dans ce tableau de la puissance occulte de cette
compagnie... Soyez toujours sur vos gardes, et surtout, ma chère
demoiselle, dans tous les cas douteux, ne craignez pas de vous
adresser à moi. En trois jours j'ai assez appris par ma propre
expérience, sur leur manière d'agir, pour pouvoir vous indiquer un
piège, une ruse, un danger, et vous en défendre.

-- Dans une pareille circonstance, monsieur, répondit Mlle de
Cardoville, à défaut de reconnaissance, mon intérêt ne vous
désignerait-il pas comme mon meilleur conseiller?

Selon la tactique habituelle des fils de Loyola, qui tantôt nient
eux-mêmes leur propre existence afin d'échapper à leurs
adversaires, tantôt, au contraire, proclament avec audace la
puissance vivace de leur organisation afin d'intimider les
faibles, Rodin avait éclaté de rire au nez du régisseur de la
terre de Cardoville, lorsque celui-ci avait parlé de l'existence
des _Jésuites_, tandis qu'à ce moment, en retraçant ainsi leurs
moyens d'action, il tâchait, et il avait réussi à jeter dans
l'esprit de Mlle de Cardoville quelques germes de frayeur qui
devaient peu à peu se développer par la réflexion, et servir plus
tard les projets sinistres qu'il méditait.

La Mayeux ressentait toujours une grande frayeur à l'endroit de
Rodin; pourtant, depuis qu'elle l'avait entendu dévoiler à
Adrienne la sinistre puissance de l'ordre qu'il disait si
redoutable, la jeune ouvrière, loin de soupçonner le jésuite
d'avoir l'audace de parler ainsi d'une association dont il était
membre, lui savait gré, presque malgré elle, des importants
conseils qu'il venait de donner à Mlle de Cardoville. Le nouveau
regard qu'elle jeta sur lui à la dérobée (et que Rodin surprit
aussi, car il observait la jeune fille avec une attention
soutenue) fut empreint d'une gratitude pour ainsi dire étonnée.
Devinant cette impression, voulant l'améliorer encore, tâcher de
détruire les fâcheuses préventions de la Mayeux, et aller surtout
au-devant d'une révélation qui devait être faite tôt ou tard, le
jésuite eut l'air d'avoir oublié quelque chose de très important
et s'écria en se frappant le front:

-- À quoi pensé-je donc? Puis, s'adressant à la Mayeux:

-- Savez-vous, ma chère fille, où est votre soeur? Aussi interdite
qu'attristée de cette question inattendue, la Mayeux répondit en
rougissant beaucoup, car elle se rappelait sa dernière entrevue
avec la brillante reine Bacchanal:

-- Il y a quelques jours que je n'ai vu ma soeur, monsieur.

-- Eh bien, ma chère fille, elle n'est pas heureuse, dit Rodin,
j'ai promis à une de ses amies de lui envoyer un petit secours; je
me suis adressé à une personne charitable: voici ce que l'on m'a
donné pour elle...

Et il tira de sa poche un rouleau cacheté qu'il remit à la Mayeux,
aussi surprise qu'attendrie.

-- Vous avez une soeur malheureuse... et je n'en sais rien, dit
vivement Adrienne à l'ouvrière; ah! mon enfant, c'est mal!

-- Ne la blâmez pas... dit Rodin. D'abord elle ignorait que sa
soeur fût malheureuse, et puis elle ne pouvait pas vous demander,
_à vous_, ma chère demoiselle, de vous y intéresser.

Et comme Mlle de Cardoville regardait Rodin avec étonnement, il
ajouta en s'adressant à la Mayeux:

-- N'est-il pas vrai, ma chère fille?

-- Oui, monsieur, dit l'ouvrière en baissant les yeux et
rougissant de nouveau. Puis elle ajouta vivement et avec anxiété:

-- Mais ma soeur, monsieur, où l'avez-vous vue? où est-elle?
comment est-elle malheureuse?

-- Tout ceci serait trop long à vous dire, ma chère fille; allez
le plus tôt possible rue Clovis, maison de la fruitière; demandez
à parler à votre soeur de la part de M. Charlemagne ou de
M. Rodin, comme vous voudrez, car je suis connu dans ce pied-à-
terre sous mon nom de baptême comme sous mon nom de famille, et
vous saurez le reste... Dites seulement à votre soeur que si elle
est sage, que si elle persiste dans ses bonnes résolutions, l'on
continuera de s'occuper d'elle.

La Mayeux, de plus en plus surprise, allait répondre à Rodin,
lorsque la porte s'ouvrit, et M. de Gernande entra. La figure du
magistrat était grave et triste.

-- Et les filles du maréchal Simon? s'écria Mlle de Cardoville.

-- Malheureusement je ne vous les amène pas, répondit le juge.

-- Et où sont-elles, monsieur? qu'en a-t-on fait? Avant-hier
encore elles étaient dans ce couvent! s'écria Dagobert bouleversé
de ce complet renversement de ses espérances.

À peine le soldat eut-il prononcé ces mots, que, profitant du
mouvement qui groupait les acteurs de cette scène autour du
magistrat, Rodin se recula de quelques pas, gagna discrètement la
porte, et disparut sans que personne se fût aperçu de son absence.

Pendant que le soldat, ainsi rejeté tout à coup au plus profond de
son désespoir, regardait M. de Gernande, attendant sa réponse avec
angoisse, Adrienne dit au magistrat:

-- Mais, mon Dieu! monsieur, lorsque vous vous êtes présenté dans
le couvent, que vous a répondu la supérieure au sujet de ces
jeunes filles?

-- La supérieure a refusé de s'expliquer, mademoiselle. «-- Vous
prétendez, monsieur, m'a-t-elle dit, que les jeunes personnes dont
vous parlez sont retenues ici contre leur gré... puisque la loi
vous donne cette fois le droit de pénétrer dans cette maison,
visitez-la... «-- Mais, madame, veuillez me répondre positivement,
ai-je dit à la supérieure: affirmez-vous être complètement
étrangère à la séquestration des jeunes filles que je viens
réclamer?

«-- Je n'ai rien à dire à ce sujet, monsieur; vous vous dites
autorisé à faire des perquisitions: faites-les.»

-- Ne pouvant obtenir d'autres explications, ajouta le magistrat,
j'ai parcouru le couvent dans toutes ses parties, je me suis fait
ouvrir toutes les chambres... mais malheureusement je n'ai trouvé
aucune trace de ces jeunes filles...

-- Ils les auront envoyées dans un autre endroit! s'écria
Dagobert, et qui sait?... bien malades peut-être... ils les
tueront, mon Dieu! ils les tueront! s'écria-t-il avec un accent
déchirant.

-- Après un tel refus, que faire, mon Dieu! quel parti prendre?
Ah! de grâce, éclairez-nous, monsieur, vous notre conseil, vous
notre providence, dit Adrienne en se retournant pour parler à
Rodin qu'elle croyait derrière elle: quelle serait votre...?

Puis s'apercevant que le jésuite avait tout à coup disparu, elle
dit à la Mayeux avec inquiétude:

-- Et M. Rodin, où est-il donc?

-- Je ne sais pas, mademoiselle, répondit la Mayeux en regardant
autour d'elle; il n'est plus là.

-- Cela est étrange, dit Adrienne, disparaître si brusquement.

-- Quand je vous disais que c'était un traître! s'écria Dagobert
en frappant du pied avec rage; ils s'entendent tous...

-- Non, non, dit Mlle de Cardoville, ne croyez pas cela; mais
l'absence de M. Rodin n'en est pas moins regrettable, car, dans
cette circonstance difficile, grâce à la position que M. Rodin a
occupée auprès de M. d'Aigrigny, il aurait pu peut-être donner
d'utiles renseignements.

-- Je vous avouerai, mademoiselle, que j'y comptais presque, dit
M. de Gernande, et j'étais revenu ici autant pour vous apprendre
le fâcheux résultat de mes recherches que pour demander à cet
homme de coeur et de droiture, qui a si courageusement dévoilé
d'odieuses machinations, de nous éclairer de ses conseils dans
cette circonstance.

Chose assez étrange! depuis quelques instants Dagobert,
profondément absorbé, n'apportait plus aucune attention aux
paroles du magistrat, si importantes pour lui. Il ne s'aperçut
même pas du départ de M. de Gernande, qui se retira après avoir
promis à Adrienne de ne rien négliger pour arriver à connaître la
vérité au sujet de la disparition des orphelines.

Inquiète de ce silence, voulant quitter à l'instant la maison et
engager Dagobert à l'accompagner, Adrienne après un coup d'oeil
d'intelligence échangé avec la Mayeux, s'approchait du soldat,
lorsqu'on entendit au dehors de la chambre des pas précipités et
une voix mâle s'écriant avec impatience:

-- Où est-il? où est-il? À cette voix, Dagobert eut l'air de
s'éveiller en sursaut, fit un bond, poussa un cri et se précipita
vers la porte. Elle s'ouvrit... Le maréchal Simon y parut.



IV. Pierre Simon.

Le maréchal Pierre Simon, duc de Ligny, était de haute taille,
simplement vêtu d'une redingote bleue fermée jusqu'à la dernière
boutonnière, où se nouait un bout de ruban rouge. On ne pouvait
voir une physionomie plus loyale, plus expansive, d'un caractère
plus chevaleresque, que celle du maréchal; il avait le front
large, le nez aquilin, le menton fermement accusé, et le teint
brûlé par le soleil de l'Inde. Ses cheveux, coupés très ras,
grisonnaient sur les tempes; mais ses sourcils étaient encore
aussi noirs que sa large moustache retombante; sa démarche libre,
hardie, ses mouvements décidés, témoignaient de son impétuosité
militaire. Homme du peuple, homme de guerre et d'élan, la
chaleureuse cordialité de sa parole appelait la bienveillance et
la sympathie; aussi éclairé qu'intrépide, aussi généreux que
sincère, on remarquait surtout en lui une mâle fierté plébéienne;
ainsi que d'autres sont fiers d'une haute naissance, il était
fier, lui, de son obscure origine, parce qu'elle était ennoblie
par le grand caractère de son père, républicain rigide,
intelligent et laborieux artisan, depuis quarante ans l'honneur,
l'exemple, la glorification des travailleurs. En acceptant avec
reconnaissance le titre aristocratique dont l'empereur l'avait
décoré, Pierre Simon avait agi comme ces gens délicats qui,
recevant d'une affectueuse amitié un don parfaitement inutile,
l'acceptent avec reconnaissance en faveur de la main qui l'offre.
Le culte religieux de Pierre Simon envers l'empereur n'avait
jamais été aveugle; autant son dévouement, son ardent amour, pour
son idole fut instinctif et pour ainsi dire fatal... autant son
admiration fut grave et raisonnée. Loin de ressembler à ces
traîneurs de sabre qui n'aiment la bataille que pour la bataille,
non seulement le maréchal Simon admirait son héros comme le plus
grand capitaine du monde, mais il l'admirait surtout parce qu'il
savait que l'empereur avait fait ou accepté la guerre dans
l'espoir d'imposer un jour la paix au monde; car si la paix
consentie par la gloire et par la force est grande, féconde et
magnifique, la paix consentie par la faiblesse et par la lâcheté
est stérile, désastreuse et déshonorante. Fils d'artisan, Pierre
Simon admirait encore l'empereur parce que cet impérial parvenu
avait toujours su faire noblement vibrer la fibre populaire, et
que, se souvenant du peuple dont il était sorti, il l'avait
fraternellement convié à jouir de toutes les pompes de
l'aristocratie et de la royauté.

* * * * *

Lorsque le maréchal Simon entra dans la chambre, ses traits
étaient altérés; à la vue de Dagobert, un éclair de joie illumina
son visage; il se précipita vers le soldat en lui tendant les
bras, et s'écria:

-- Mon ami!!! mon vieil ami!... Dagobert répondit avec une muette
effusion à cette affectueuse étreinte; puis le maréchal, se
dégageant de ses bras, et attachant sur lui des yeux humides, lui
dit d'une voix si palpitante d'émotion que ses lèvres tremblaient:

-- Eh bien! tu es arrivé à temps pour le 13 février?

-- Oui, mon général... mais tout est remis à quatre mois...

-- Et...ma femme?... mon enfant?...

À cette question, Dagobert tressaillit, baissa la tête et resta
muet...

-- Ils ne sont donc pas ici? demanda Pierre Simon avec plus de
surprise que d'inquiétude. On m'a dit chez toi que ni ma femme ni
mon enfant n'y étaient; mais que je te trouverais... dans cette
maison... Je suis accouru... ils n'y sont donc pas?

-- Mon général... dit Dagobert en devenant d'une grande pâleur,
mon général...

Puis essuyant les gouttes de sueur froide qui perlaient sur son
front, il ne put articuler une parole de plus, sa voix s'arrêtait
dans son gosier desséché.

-- Tu me fais... peur! s'écria Pierre Simon en devenant pâle comme
son soldat et en le saisissant par le bras.

À ce moment Adrienne s'avança, les traits empreints de tristesse
et d'attendrissement; voyant le cruel embarras de Dagobert, elle
voulut venir à son aide et dit à Pierre Simon d'une voix douce et
émue:

-- Monsieur le maréchal... je suis Mlle de Cardoville... une
parente... de vos chères enfants.

Pierre Simon se retourna vivement, aussi frappé de l'éblouissante
beauté d'Adrienne que des paroles qu'elle venait de prononcer...
Il balbutia dans sa surprise:

-- Vous, mademoiselle... parente... de _mes enfants_...

Et il appuya sur ces mots en regardant Dagobert avec stupeur.

-- Oui, monsieur le maréchal... _vos_ enfants... se hâta de dire
Adrienne, et l'amour de ces deux charmantes soeurs jumelles...

-- Soeurs jumelles! s'écria Pierre Simon en interrompant Mlle de
Cardoville avec une explosion de joie impossible à rendre. Deux
filles au lieu d'une. Ah! combien leur mère doit être heureuse!...

Puis il ajouta en s'adressant à Adrienne:

-- Pardon, mademoiselle, d'être si peu poli, de vous remercier si
mal de ce que vous m'apprenez... mais vous concevez, il y a dix-
sept ans que je n'ai pas vu ma femme. J'arrive... et au lieu de
trouver deux êtres à chérir... j'en trouve trois... De grâce,
mademoiselle, je désirerais savoir toute la reconnaissance que je
vous dois. Vous êtes notre parente? Je suis sans doute ici chez
vous... Ma femme, mes enfants sont là... n'est-ce pas?...
Craignez-vous que ma brusque apparition ne leur soit mauvaise?
j'attendrai... mais, tenez, mademoiselle, j'en suis certain, vous
êtes aussi bonne que belle... ayez pitié de mon impatience...
préparez-les bien vite toutes les trois à me revoir.

Dagobert, de plus en plus ému, évitait les regards du maréchal et
tremblait comme la feuille.

Adrienne baissait les yeux sans répondre; son coeur se brisait à
la pensée de porter un coup terrible au maréchal Simon.

Celui-ci s'étonna bientôt de ce silence; regardant tour à tour
Adrienne et le soldat d'un air d'abord inquiet et bientôt alarmé,
il s'écria:

-- Dagobert!... tu me caches quelque chose...

-- Mon général... répondit-il en balbutiant, je vous assure...
je... je...

-- Mademoiselle, s'écria Pierre Simon, par pitié, je vous en
conjure, parlez-moi franchement, mon anxiété est horrible... Mes
premières craintes reviennent... Qu'y a-t-il?... Mes filles... ma
femme sont-elles malades? sont-elles en danger? Oh! parlez!
parlez!

-- Vos filles, monsieur le maréchal, dit Adrienne, ont été un peu
souffrantes, par suite de leur long voyage; mais il n'y a rien
d'inquiétant dans leur état...

-- Mon Dieu!... c'est ma femme... alors... c'est ma femme qui est
en danger.

-- Du courage, monsieur, dit tristement Mlle de Cardoville. Hélas!
il vous faut chercher des consolations dans la tendresse des deux
anges qui vous restent.

-- Mon général, dit Dagobert d'une voix ferme et grave, je suis
venu de Sibérie... seul... avec vos deux filles.

-- Et leur mère! leur mère! s'écria Pierre Simon d'une voix
déchirante.

-- Le lendemain de sa mort, je me suis mis en route avec les deux
orphelines, répondit le soldat.

-- Morte!... s'écria Pierre Simon avec accablement, morte!... Un
morne silence lui répondit.

À ce coup inattendu, le maréchal chancela, s'appuya au dossier
d'une chaise et tomba assis en cachant son visage dans ses mains.
Pendant quelques minutes on n'entendit que des sanglots étouffés;
car non seulement Pierre Simon aimait sa femme avec idolâtrie,
pour toutes les raisons que nous avons dites au commencement de
cette histoire; mais, par un de ces singuliers compromis que
l'homme longtemps et cruellement éprouvé fait, pour ainsi dire,
avec la destinée, Pierre Simon, fataliste comme toutes les âmes
tendres, se croyant en droit de compter enfin sur du bonheur après
tant d'années de souffrances, n'avait pas un moment douté qu'il
retrouverait sa femme et ses enfants, double consolation que la
destinée lui devait, après de si grandes traverses. Au contraire
de certaines gens que l'habitude de l'infortune rend moins
exigeants, Pierre Simon avait compté sur un bonheur aussi complet
que l'avait été son malheur... Sa femme et ses enfants, telles
étaient les seules conditions, uniques, indispensables de la
félicité qu'il attendait; sa femme eût survécu à ses filles,
qu'elle ne les eût pas plus remplacées pour lui qu'elles ne
remplaçaient leur mère à ses yeux: faiblesse ou _cupidité _de
coeur, cela était ainsi. Nous insistons sur cette singularité,
parce que les suites de cet incessant et douloureux chagrin
exerceront une grande influence sur l'avenir du maréchal Simon.

Adrienne et Dagobert avaient respecté la douleur accablante de ce
malheureux homme. Lorsqu'il eut donné un libre cours à ses larmes,
il redressa son mâle visage, alors d'une pâleur marbrée, passa la
main sur ses yeux rougis, se leva et dit à Adrienne:

-- Pardonnez-moi, mademoiselle... je n'ai pu vaincre ma première
émotion... Permettez-moi de me retirer... J'ai de cruels détails à
demander au digne ami qui n'a quitté ma femme qu'à son dernier
moment... Veuillez avoir la bonté de me faire conduire auprès de
mes enfants... de mes pauvres orphelines.

Et la voix du maréchal s'altéra de nouveau.

-- Monsieur le maréchal, dit Mlle de Cardoville, tout à l'heure
encore nous attendions ici vos chères enfants... malheureusement
notre espérance a été trompée...

Pierre Simon regarda d'abord Adrienne sans lui répondre, et comme
s'il ne l'avait pas entendue ou comprise.

-- Mais rassurez-vous, reprit la jeune fille, il ne faut pas
encore désespérer.

-- Désespérer? répéta machinalement le maréchal en regardant tour
à tour Mlle de Cardoville et Dagobert, désespérer! et de quoi, mon
Dieu?

-- De revoir vos enfants, monsieur le maréchal, dit Adrienne;
votre présence, à vous leur père... rendra les recherches bien
plus efficaces.

-- Les recherches!... s'écria Pierre Simon. Mes filles ne sont pas
ici?

-- Non, monsieur, dit enfin Adrienne; on les a enlevées à
l'affection de l'excellent homme qui les avait amenées du fond de
la Russie, et on les a conduites dans un couvent...

-- Malheureux! s'écria Pierre Simon en s'avançant menaçant et
terrible vers Dagobert, tu me répondras de tout...

-- Ah! monsieur, ne l'accusez pas! s'écria Mlle de Cardoville.

-- Mon général, dit Dagobert d'une voix brève mais douloureusement
résignée, je mérite votre colère... c'est ma faute: forcé de
m'absenter de Paris, j'ai confié les enfants à ma femme; son
confesseur lui a tourné l'esprit, lui a persuadé que vos filles
seraient mieux dans un couvent que chez nous; elle l'a cru, elle
les y a laissé conduire; maintenant... on a dit au couvent qu'on
ne sait pas où elles sont; voilà la vérité... Faites de moi ce que
vous voudrez... je n'ai qu'à me taire et à endurer.

-- Mais c'est infâme!... s'écria Pierre Simon en désignant
Dagobert avec un geste d'indignation désespérée; mais à qui donc
se confier... si celui-là m'a trompé... mon Dieu!...

-- Ah! monsieur le maréchal, ne l'accusez pas! s'écria Mlle de
Cardoville, ne le croyez pas: il a risqué sa vie, son honneur,
pour arracher vos enfants de ce couvent... et il n'est pas le seul
qui ait échoué dans cette tentative; tout à l'heure encore un
magistrat... malgré le caractère, malgré l'autorité dont il est
revêtu... n'a pas été plus heureux. Sa fermeté envers la
supérieure, ses recherches minutieuses dans le couvent ont été
vaines: impossible jusqu'à présent de retrouver ces malheureuses
enfants.

-- Mais ce couvent, s'écria le maréchal Simon en se redressant, la
figure pâle et bouleversée par la douleur et la colère, ce
couvent, où est-il? Ces gens-là ne savent donc pas ce que c'est
qu'un père à qui on enlève des enfants?

Au moment où le maréchal Simon prononçait ces paroles, tourné vers
Dagobert, Rodin, tenant Rose et Blanche par la main, apparut à la
porte, laissée ouverte. En entendant l'exclamation du maréchal, il
tressaillit de surprise; un éclair de joie diabolique éclaira son
sinistre visage, car il ne s'attendait pas à rencontrer Pierre
Simon si à propos.

Mlle de Cardoville fut la première qui s'aperçut de la présence de
Rodin. Elle s'écria en courant à lui:

-- Ah! je ne me trompais pas... notre providence... toujours...
toujours...

-- Mes pauvres petites, dit tout bas Rodin aux jeunes filles en
leur montrant Pierre Simon, c'est votre père.

-- Monsieur! s'écria Adrienne en accourant sur les pas de Rose et
de Blanche, vos enfants!... les voilà!...

Au moment où Simon se retournait brusquement, ses deux filles se
jetèrent entre ses bras; il se fit un profond silence, et l'on
n'entendit plus que des sanglots entrecoupés de baisers et
d'exclamations de joie.

-- Mais venez donc au moins jouir du bien que vous avez fait! dit
Mlle de Cardoville en essuyant ses yeux et en retournant auprès de
Rodin, qui, resté dans l'embrasure de la porte, où il s'appuyait,
semblait contempler cette scène avec un profond attendrissement.

Dagobert, à la vue de Rodin ramenant les enfants, d'abord frappé
de stupeur, n'avait pu faire un mouvement; mais, entendant les
paroles d'Adrienne et cédant à un élan de reconnaissance pour
ainsi dire insensée, il se jeta à deux genoux devant le jésuite,
en joignant ses mains comme s'il eût prié, et s'écria d'une voix
entrecoupée:

-- Vous m'avez sauvé en ramenant ces enfants...

-- Ah! monsieur, soyez béni... dit la Mayeux en cédant à
l'entraînement général.

-- Mes bons amis, c'est trop, dit Rodin, comme si tant d'émotions
eussent été au-dessus de ses forces; mais c'est en vérité trop
pour moi, excusez-moi auprès du maréchal... et dites-lui que je
suis assez payé par la vue de son bonheur.

-- Monsieur... de grâce... dit Adrienne, que le maréchal vous
connaisse, qu'il vous voie au moins!

-- Oh! restez... vous qui nous sauvez tous, s'écria Dagobert en
tâchant de retenir Rodin de son côté.

-- La _Providence_, ma chère demoiselle, ne s'inquiète plus du
bien qui est fait, mais du bien qui reste à faire... dit Rodin
avec un accent rempli de finesse et de bonté. Ne faut-il pas à
cette heure songer au prince Djalma? Ma tâche n'est pas finie, et
les moments sont précieux. Allons, ajouta-t-il en se dégageant
doucement de l'étreinte de Dagobert, allons, la journée a été
aussi bonne que je l'espérais: l'abbé d'Aigrigny est démasqué:
vous êtes libre, ma chère demoiselle; vous avez retrouvé votre
croix, mon brave soldat; la Mayeux est assurée d'une protectrice,
M. le maréchal embrasse ses enfants... je suis pour un peu dans
toutes ces joies-là... ma part est belle... mon coeur content...
Au revoir, mes amis, au revoir...

Ce disant, Rodin fit de la main un salut affectueux à Adrienne, à
la Mayeux et à Dagobert, et disparut après leur avoir montré d'un
regard ravi le maréchal Simon, qui, assis et couvrant ses deux
filles de larmes et de baisers, les tenait étroitement embrassées
et restait étranger à ce qui se passait autour de lui.

* * * * *

Une heure après cette scène, Mlle de Cardoville et la Mayeux, le
maréchal Simon, ses deux filles et Dagobert avaient quitté la
maison du docteur Baleinier.

* * * * *

En terminant cet épisode, deux mots de _moralité _à l'endroit des
_maisons d'aliénés _et des _couvents. _Nous l'avons dit, et nous
le répétons, la législation qui régit la surveillance des maisons
d'aliénés nous paraît insuffisante. Des faits récemment portés
devant les tribunaux, d'autres d'une haute gravité qui nous ont
été confiés, nous semblent évidemment prouver cette insuffisance.
Sans doute il est accordé aux magistrats toute latitude pour
visiter les maisons d'aliénés; cette visite leur est même
recommandée; mais _nous savons de source certaine _que les
nombreuses et incessantes occupations des magistrats, dont le
personnel est d'ailleurs très souvent hors de proportion avec les
travaux qui le surchargent, rendent ces inspections tellement
rares qu'elles sont pour ainsi dire illusoires. Il nous semblerait
donc utile de créer des inspections au moins semi-mensuelles,
particulièrement affectées à la surveillance des maisons d'aliénés
et composées d'un médecin et d'un magistrat, afin que les
réclamations fussent soumises à un examen contradictoire. Sans
doute, la justice ne fait jamais défaut lorsqu'elle est
suffisamment édifiée; mais combien de formalités, combien de
difficultés pour qu'elle le soit, et surtout lorsque le malheureux
qui a besoin d'implorer son appui, se trouvant dans un état de
suspicion, d'isolement, de séquestration forcée, n'a pas au dehors
un ami pour prendre sa défense et réclamer en son nom auprès de
l'autorité! N'appartient-il donc pas au pouvoir civil d'aller au-
devant de ces réclamations pour une surveillance périodique
fortement organisée?

Et ce que nous disons des maisons d'aliénés doit s'appliquer peut-
être plus impérieusement encore aux couvents de femmes, aux
séminaires et aux maisons habitées par des congrégations. Des
griefs aussi très récents, très évidents, et dont la France
entière a retenti, ont malheureusement prouvé que la violence, que
les séquestrations, que les traitements barbares, que les
détournements de mineures, que l'emprisonnement illégal,
accompagné de tortures, étaient des faits sinon fréquents, du
moins possibles, dans les maisons religieuses. Il a fallu des
hasards singuliers, d'audacieuses et cyniques brutalités, pour que
ces détestables actions parvinssent à la connaissance du public.
Combien d'autres victimes ont été et sont peut-être encore
ensevelies dans ces grandes maisons silencieuses, où nul regard
_profane _ne pénètre, et qui, de par les immunités du clergé,
échappent à la surveillance du pouvoir civil! N'est-il pas
déplorable que ces demeures ne soient pas soumises aussi à une
inspection périodique, composée, si l'on veut, d'un aumônier, d'un
magistrat ou de quelque délégué de l'autorité municipale?

S'il ne se passe rien que de licite, que d'humain, que de
charitable, dans ces établissements, qui ont tout le caractère et
par conséquent encourent toute la responsabilité des
établissements publics, pourquoi cette révolte, pourquoi cette
indignation courroucée du parti prêtre, lorsqu'il s'agit de
toucher à ce qu'il appelle ses franchises?

Il y a quelque chose au-dessus des constitutions délibérées et
promulguées à Rome: c'est la loi française, la loi commune à tous
qui accorde protection, mais qui, en retour, impose à tous respect
et obéissance.



V. L'Indien à Paris.

Depuis trois jours, Mlle de Cardoville était sortie de chez le
docteur Baleinier. La scène suivante se passait dans une petite
maison de la rue Blanche, où Djalma avait été conduit au nom d'un
protecteur inconnu.

Que l'on se figure un joli salon rond, tendu d'étoffe de l'Inde,
fond gris-perle à dessins pourpres, sobrement rehaussés de
quelques fils d'or; le plafond, vers son milieu, disparaît sous de
pareilles draperies nouées et réunies par un gros cordon de soie;
à chacun des deux bouts de ce cordon, retombant inégalement, est
suspendue, en guise de gland, une petite lampe indienne de
filigrane d'or, d'un merveilleux travail. Par une de ces
ingénieuses combinaisons si communes dans les pays _barbares_, ces
lampes servent aussi de brûle-parfums; de petites plaques de
cristal bleu, enchâssées au milieu de chaque vide laissé par la
fantaisie des arabesques et éclairées par une lumière intérieure,
brillent d'un azur si limpide que ces lampes d'or semblent
constellées de saphirs transparents; de légers nuages de vapeur
blanchâtres s'élèvent incessamment de ces deux lampes et répandent
dans l'espace leur senteur embaumée. Le jour n'arrive dans ce
salon (il est environ deux heures de relevée) qu'en traversant une
petite serre chaude que l'on voit à travers une glace sans tain,
formant porte-fenêtre, et pouvant disparaître dans l'épaisseur de
la muraille, en glissant le long de la rainure pratiquée au
plancher. Un store de Chine peut, en s'abaissant, cacher ou
remplacer cette glace.

Quelques palmiers nains, des musas et autres végétaux de l'Inde,
aux feuilles épaisses et d'un vert métallique, disposés en
bosquets dans cette serre chaude, servent de perspective et pour
ainsi dire de fond à deux larges massifs diaprés de fleurs
exotiques, séparés par un petit chemin dallé en faïence japonaise
jaune et bleue, qui vient aboutir au pied de la glace. Le jour,
déjà considérablement affaibli par le réseau de feuilles qu'il
traverse, prend une nuance d'une douceur singulière en se
combinant avec la lueur des lampes à parfums et les clartés
vermeilles de l'ardent foyer d'une haute cheminée de porphyre
oriental.

Dans cette pièce un peu obscure, tout imprégnée de suaves senteurs
mêlées à l'odeur aromatique du tabac persan, un homme à chevelure
brune et pendante, portant une longue robe d'un vert sombre,
serrée autour des reins par une ceinture bariolée, est agenouillé
sur un magnifique tapis de Turquie; il attise avec soin le
fourneau d'or d'un _houka;_ le flexible et le long tuyau de cette
pipe, après avoir déroulé ses noeuds sur le tapis, comme un
serpent d'écarlate écaillé d'argent, aboutit entre les doigts
ronds et effilés de Djalma, mollement étendu sur le divan.

Le jeune prince a la tête nue; ses cheveux de jais à reflets
bleuâtres, séparés au milieu de son front, flottent onduleux et
doux autour de son visage et de son cou d'une beauté antique et
d'une couleur chaude, transparente, dorée comme l'ambre et la
topaze; accoudé sur un coussin, il appuie son menton sur la paume
de sa main droite; la large manche de sa robe, retombant presque
jusqu'à la saignée, laisse voir sur son bras, rond comme celui
d'une femme, les signes mystérieux autrefois tatoués dans l'Inde
par l'aiguille de l'Étrangleur. Le fils de Kadja-Sing tient de sa
main gauche le bouquin d'ambre de sa pipe. Sa robe de magnifique
cachemire blanc, dont la bordure palmée de mille couleurs monte
jusqu'à ses genoux, est serrée à sa taille mince et cambrée par
les larges plis d'un châle orange; le galbe élégant et pur de
l'une des jambes de cet Antinoüs asiatique, à demi découverte par
un pli de sa robe, se dessine sous une espèce de guêtre très
juste, en velours cramoisi, brodée d'argent, échancrée sur le cou-
de-pied d'une petite mule de maroquin blanc à talon rouge. À la
fois douce et mâle, la physionomie de Djalma exprime ce calme
mélancolique et contemplatif habituel aux Indiens et aux Arabes,
heureux privilégiés qui, par un rare mélange, unissent l'indolence
méditative du rêveur à la fougueuse énergie de l'homme d'action;
tantôt délicats, nerveux, impressionnables comme des femmes,
tantôt déterminés, farouches et sanguinaires comme des bandits. Et
cette comparaison semi-féminine appliquée au moral des Indiens et
des Arabes, tant qu'ils ne sont pas entraînés par l'élan de la
bataille ou l'ardeur du carnage, peut aussi leur être appliquée
presque physiquement; car si, de même que les femmes de race pure,
ils ont les extrémités mignonnes, les attaches déliées, les formes
aussi fines que souples, cette enveloppe délicate et souvent
charmante cache toujours des muscles d'acier, d'un ressort et
d'une vigueur toute virile.

Les longs yeux de Djalma, semblables à des diamants noirs
enchâssés dans une nacre bleuâtre, errent machinalement des fleurs
exotiques au plafond; de temps à autre il approche de sa bouche le
bout d'ambre du houka; puis, après une lente aspiration,
entr'ouvrant ses lèvres rouges, fermement dessinées sur
l'éblouissant émail de ses dents, il expire une petite spirale de
fumée fraîchement aromatisée par l'eau de rose qu'elle traverse.

-- Faut-il remettre du tabac dans le houka? dit l'homme agenouillé
en se tournant vers Djalma et montrant les traits accentués et
sinistres de Faringhea l'Étrangleur.

Le jeune prince resta muet, soit que, dans son mépris oriental
pour certaines races, il dédaignât de répondre au métis, soit
qu'absorbé dans ses rêveries il ne l'eût pas entendu.

L'Étrangleur se tut, s'accroupit sur le tapis, puis, les jambes
croisées, les coudes appuyés sur ses genoux, son menton dans ses
deux mains et les yeux incessamment fixés sur Djalma, il attendit
la réponse ou les ordres de celui dont le père était surnommé le
_Père du Généreux_.

Comment Faringhea, ce sanglant sectateur de Bohwanie, divinité du
meurtre avait-il accepté ou recherché des fonctions si humbles?
Comment cet homme, d'une portée d'esprit peu vulgaire, cet homme
dont l'éloquence passionnée, dont l'énergie avaient recruté tant
de séides à la _bonne oeuvre_, s'était-il résigné à une condition
si subalterne? Comment enfin cet homme, qui, profitant de
l'aveuglement du jeune prince à son égard, pouvait offrir une si
belle proie à Bohwanie, respectait-il les jours du fils de Kadja-
Sing? Comment enfin s'exposait-il à la fréquente rencontre de
Rodin, dont il était connu sous de fâcheux antécédents?

La suite de ce récit répondra à ces questions. L'on peut seulement
dire à cette heure qu'après un long entretien qu'il avait eu la
veille avec Rodin, l'Étrangleur l'avait quitté, l'oeil baissé, le
maintien discret.

Après avoir gardé le silence pendant quelque temps, Djalma, tout
en suivant du regard la bouffée de fumée blanchâtre qu'il venait
de lancer dans l'espace, s'adressant à Faringhea sans tourner les
yeux vers lui, lui dit dans ce langage à la fois hyperbolique et
concis assez familier aux Orientaux:

-- L'heure passe... le vieillard au coeur bon n'arrive pas... mais
il viendra... Sa parole est sa parole...

-- Sa parole est sa parole, monseigneur, répéta Faringhea d'un ton
affirmatif; quand il a été vous trouver, il y a trois jours, dans
cette maison où ces misérables, pour leurs méchants desseins, vous
avaient conduit traîtreusement endormi, comme ils m'avaient
endormi moi-même... moi, votre serviteur vigilant et dévoué... il
vous a dit: «L'ami inconnu qui vous a envoyé chercher au château
de Cardoville m'adresse à vous, prince: ayez confiance, suivez-
moi; une demeure digne de vous est préparée.» Il vous a dit
encore, monseigneur: «Consentez à ne pas sortir de cette maison
jusqu'à mon retour; votre intérêt l'exige; dans trois jours vous
me reverrez, alors toute liberté vous sera rendue...» Vous avez
consenti, monseigneur, et depuis trois jours vous n'avez pas
quitté cette maison.

-- Et j'attends le vieillard avec impatience, dit Djalma, car
cette solitude me pèse... Il doit y avoir tant de choses à admirer
à Paris! Et surtout...

Djalma n'acheva pas et retomba dans sa rêverie. Après quelques
moments de silence, le fils de Kadja-Sing dit tout à coup à
Faringhea d'un ton de sultan impatient et désoeuvré:

-- Parle-moi!

-- De quoi vous parler, monseigneur?

-- De ce que tu voudras, dit Djalma avec un insouciant dédain, en
attachant au plafond ses yeux à demi voilés de langueur, une
pensée me poursuit... je veux m'en distraire... parle-moi...

Faringhea jeta un coup d'oeil pénétrant sur les traits du jeune
Indien; il les vit colorés d'une légère rougeur.

-- Monseigneur, dit le métis, votre pensée... je la devine...

Djalma secoua la tête sans regarder l'Étrangleur. Celui-ci reprit:

-- Vous songez aux femmes de Paris, monseigneur...

-- Tais-toi, esclave... dit Djalma. Et il se retourna brusquement
sur le sofa, comme si l'on eût touché le vif d'une blessure
douloureuse.

Faringhea se tut.

Au bout de quelques moments, Djalma reprit avec impatience, en
jetant au loin le tuyau du houka, et cachant ses deux yeux sous
ses mains:

-- Tes paroles valent encore mieux que le silence... Maudites
soient mes pensées, maudit soit mon esprit qui évoque ces
fantômes!

-- Pourquoi fuir ces pensées, monseigneur? Vous avez dix-neuf ans,
votre adolescence s'est tout entière passée à la guerre ou en
prison, et jusqu'à ce jour vous êtes resté aussi chaste que
Gabriel, ce jeune prêtre chrétien, notre compagnon de voyage.

Quoique Faringhea ne se fût en rien départi de sa respectueuse
déférence envers le prince, celui-ci sentit une légère ironie
percer à travers l'accent du métis lorsqu'il prononça le mot
_chaste. _Djalma lui dit avec un mélange de hauteur et de vérité:

-- Je ne veux pas, auprès de ces civilisés, passer pour un
barbare, comme ils nous appellent... aussi je me glorifie d'être
chaste.

-- Je ne vous comprends pas, monseigneur.

-- J'aimerai peut-être une femme pure, comme l'était ma mère
lorsqu'elle a épousé mon père... et ici, pour exiger la pureté
d'une femme, il faut être chaste comme elle...

À cette énormité, Faringhea ne put dissimuler un sourire
sardonique.

-- Pourquoi ris-tu, esclave? dit impérieusement le jeune prince.

-- Chez les _civilisés... _comme vous dites, monseigneur, l'homme
qui se marierait dans toute la fleur de son innocence... serait
blessé à mort par le ridicule.

-- Tu mens, esclave; il ne serait ridicule que s'il épousait une
jeune fille qui ne fût pas pure comme lui.

-- Alors, monseigneur, au lieu d'être blessé... il serait tué par
le ridicule, car il serait deux fois impitoyablement raillé...

-- Tu mens... tu mens... ou, si tu dis vrai, qui t'a instruit?

-- J'avais vu des femmes parisiennes à l'île de France et à
Pondichéry, monseigneur; puis, j'ai beaucoup appris pendant notre
traversée: je causais avec un jeune officier pendant que vous
causiez avec le jeune prêtre.

-- Ainsi, comme les sultans de nos harems, les civilisés exigent
des femmes une innocence qu'ils n'ont plus?

-- Ils en exigent d'autant plus qu'ils en ont moins, monseigneur.

-- Exiger ce qu'on n'accorde pas, c'est agir de maître à esclave;
et ici, de quel droit cela?

-- Du droit que prend celui qui fait le droit... c'est comme chez
nous, monseigneur.

-- Et les femmes, que font-elles?

-- Elles empêchent les fiancés d'être trop ridicules aux yeux du
monde lorsqu'ils se marient.

-- Et une femme qui trompe... ici, on la tue? dit Djalma se
redressant brusquement et attachant sur Faringhea un regard
farouche qui étincela tout à coup d'un feu sombre.

-- On la tue, monseigneur, toujours comme chez nous: femme
surprise, femme morte.

-- Despotes comme nous, pourquoi les civilisés n'enferment-ils pas
comme nous leurs femmes pour les forcer à une fidélité qu'ils ne
gardent pas?

-- Parce qu'ils sont civilisés comme des barbares... et barbares
comme des civilisés, monseigneur.

-- Tout cela est triste, si tu dis vrai, reprit Djalma d'un air
pensif.

Puis il ajouta avec une certaine exaltation et en employant, selon
son habitude, le langage quelque peu mystique et figuré, familier
à ceux de son pays:

-- Oui, ce que tu me dis m'afflige, esclave... car deux gouttes de
rosée du ciel se fondant ensemble dans le calice d'une fleur... ce
sont deux coeurs confondus dans un virginal et pur amour... deux
rayons de feu s'unissant en une seule flamme inextinguible, ce
sont les brûlantes et éternelles délices de deux amants devenus
époux.

Si Djalma parla des pudiques jouissances de l'âme avec un charme
inexprimable, lorsqu'il peignit un bonheur moins idéal, ses yeux
brillèrent comme des étoiles, il frissonna légèrement, ses narines
se gonflèrent, l'or pâle de son teint devint vermeil, et le jeune
prince retomba dans une rêverie profonde.

Faringhea, ayant remarqué cette dernière émotion, reprit:

-- Et si, comme le fier et brillant _oiseau-roi__[5]_ de notre
pays, le sultan de nos bois, vous préfériez à des amours uniques
et solitaires des plaisirs nombreux et variés; beau, jeune, riche
comme vous l'êtes, monseigneur, si vous recherchiez ces
séduisantes Parisiennes, vous savez... ces voluptueux fantômes de
vos nuits, ces charmants tourmenteurs de vos rêves; si vous jetiez
sur elles des regards hardis comme un défi, suppliants comme une
prière ou brûlants comme un désir, croyez-vous que bien des yeux à
demi voilés ne s'enflammeraient pas au feu de vos prunelles! Alors
ce ne seraient plus les monotones délices d'un unique amour...
chaîne pesante de notre vie; non, ce seraient les mille voluptés
du harem... mais du harem peuplé de femmes libres et fières, que
l'amour heureux ferait vos esclaves. Pur et contenu jusqu'ici, il
ne peut exister pour vous d'excès... croyez-moi donc; ardent,
magnifique, c'est vous, fils de notre pays, qui deviendrez
l'amour, l'orgueil, l'idolâtrie de ces femmes; et ces femmes, les
plus séduisantes du monde entier, n'auront bientôt plus que pour
vous des regards languissants et passionnés!

Djalma avait écouté Faringhea avec un silence avide. L'expression
des traits du jeune Indien avait complètement changé: ce n'était
plus cet adolescent mélancolique et rêveur, invoquant le saint
souvenir de sa mère, et ne trouvant que dans la rosée du ciel, que
dans le calice des fleurs, des images assez pures pour peindre la
chasteté, l'amour qu'il rêvait; ce n'était même plus le jeune
homme rougissant d'une ardeur pudique à la pensée des délices
permises d'une union légitime. Non, non, les incitations de
Faringhea avaient fait éclater tout à coup un feu souterrain: la
physionomie enflammée de Djalma, ses yeux tour à tour étincelants
et voilés, l'inspiration mâle et sonore de sa poitrine,
annonçaient l'embrasement de son sang et le bouillonnement de ses
passions, d'autant plus énergiques qu'elles avaient été
jusqu'alors contenues. Aussi... s'élançant tout à coup du divan,
souple, vigoureux et léger comme un jeune tigre, Djalma saisit
Faringhea à la gorge en s'écriant:

-- C'est un poison brûlant que tes paroles!...

-- Monseigneur, dit Faringhea sans opposer la moindre résistance,
votre esclave est votre esclave... Cette soumission désarma le
prince.

-- Ma vie, vous appartient, répéta le métis.

-- C'est moi qui t'appartiens, esclave! s'écria Djalma en le
repoussant. Tout à l'heure j'étais suspendu à tes lèvres...
dévorant tes dangereux mensonges!...

-- Des mensonges, monseigneur!... Paraissez seulement à la vue de
ces femmes: leurs regards confirmeront mes paroles.

-- Ces femmes m'aimeraient... moi qui n'ai vécu qu'à la guerre et
dans les forêts!

-- En pensant que si jeune, vous avez déjà fait une sanglante
chasse aux hommes et aux tigres... elles vous adoreront,
monseigneur.

-- Tu mens.

-- Je vous le dis, monseigneur, en voyant votre main, qui, aussi
délicate que les leurs, s'est si souvent trempée dans le sang
ennemi, elles voudront la baiser encore en pensant que, dans nos
forêts, votre carabine armée, votre poignard entre vos dents, vous
avez souri aux rugissements du lion ou de la panthère que vous
attendiez.

-- Mais je suis un sauvage... un barbare...

-- Et c'est pour cela qu'elles seront à vos pieds; elles se
sentiront à la fois effrayées et charmées en songeant à toutes les
violences, à toutes les fureurs, à tous les emportements de
jalousie, de passion et d'amour auxquels un homme de votre sang,
de votre jeunesse et de votre ardeur doit se livrer... Aujourd'hui
doux et tendre, demain ombrageux et farouche, un autre jour ardent
et passionné... tel vous serez... tel il faut être pour les
entraîner... Oui, oui, qu'un cri de rage s'échappe entre deux
caresses, qu'elles retombent enfin brisées, palpitantes de
plaisir, d'amour et de frayeur... et vous ne serez plus pour elles
un homme... mais un dieu...

-- Tu crois?... s'écria Djalma, emporté malgré lui par la sauvage
éloquence de l'Étrangleur.

-- Vous savez... vous sentez que je dis vrai, s'écria celui-ci en
étendant le bras vers le jeune Indien.

-- Eh bien, oui, s'écria Djalma le regard étincelant, les narines
gonflées, en parcourant le salon pour ainsi dire par soubresauts
et par bonds sauvages, je ne sais si j'ai ma raison ou si je suis
ivre, mais il me semble que tu dis vrai... oui, je le sens, on
m'aimera avec délire, avec furie... parce que j'aimerai avec
délire, avec furie... on frissonnera de bonheur et d'épouvante...
Esclave, tu dis vrai, ce sera quelque chose d'enivrant et de
terrible que cet amour...

En prononçant ces mots, Djalma était superbe d'impétueuse
sensualité; c'était chose belle et rare, l'homme arrivé pur et
contenu jusqu'à l'âge où doivent se développer dans toute leur
toute-puissante énergie les admirables instincts qui, comprimés,
faussés ou pervertis, peuvent altérer la raison ou s'égarer en
débordements effrénés, en crimes effroyables, mais qui, dirigés
vers une grande et noble passion, peuvent et doivent, par leur
violence même, élever l'homme, par le dévouement et par la
tendresse, jusqu'aux limites de l'idéal.

-- Oh! cette femme... cette femme... devant qui je tremblerai et
qui tremblera devant moi... où est-elle donc? s'écria Djalma dans
un redoublement d'ivresse. La trouverai-je jamais?

-- _Une_, c'est beaucoup, monseigneur, reprit Faringhea avec sa
froideur sardonique: qui cherche _une _femme la trouve rarement
dans ce pays; qui cherche _des _femmes est embarrassé du choix.

* * * * *

Au moment où le métis faisait cette impertinente réponse à Djalma,
on put voir à la petite porte du jardin de cette maison, porte qui
s'ouvrait sur une ruelle déserte, s'arrêter une voiture _coupé,
_d'une extrême élégance, à caisse bleu lapis et à train blanc
aussi réchampi de bleu; cette voiture était admirablement attelée
de beaux chevaux de sang bai doré à crins noirs; les écussons des
harnais étaient d'argent ainsi que les boutons de la livrée des
gens, livrée bleu clair à collet blanc; sur la housse, aussi bleue
et galonnée de blanc, ainsi que sur les panneaux des portières, on
voyait des armoiries en losange sans cimier ni couronne, ainsi que
cela est d'usage pour les jeunes filles.

Deux femmes étaient dans cette voiture: Mlle de Cardoville et
Florine.



VI. Le réveil.

Pour expliquer la venue de Mlle de Cardoville à la porte du jardin
de la maison occupée par Djalma, il faut jeter un coup d'oeil
rétrospectif sur les événements.

Mlle de Cardoville, en quittant la maison du docteur Baleinier,
était allée s'établir dans son hôtel de la rue d'Anjou. Pendant
les derniers mois de son séjour chez sa tante, Adrienne avait fait
secrètement restaurer et meubler cette belle habitation, dont le
luxe et l'élégance venaient d'être encore augmentés de toutes les
merveilles du pavillon de l'hôtel de Saint-Dizier.

Le _monde _trouvait fort extraordinaire qu'une jeune fille de
l'âge et de la condition de Mlle de Cardoville eût pris la
résolution de vivre complètement seule, libre, et de tenir sa
maison ni plus ni moins qu'un garçon majeur, une toute jeune veuve
ou un mineur émancipé. Le _monde _faisait semblant d'ignorer que
Mlle de Cardoville possédait ce que ne possèdent pas tous les
hommes majeurs et deux fois majeurs: un caractère ferme, un esprit
élevé, un coeur généreux, un sens très droit et très juste.
Jugeant qu'il lui fallait, pour la direction subalterne et pour la
surveillance intérieure de sa maison, des personnes fidèles,
Adrienne avait écrit au régisseur de la terre de Cardoville et à
sa femme, anciens serviteurs de la famille, de venir immédiatement
à Paris, M. Dupont devant ainsi remplir les fonctions d'intendant,
et Mme Dupont celles de femme de charge. Un ancien ami du père de
Mlle de Cardoville, le comte de Montbron, vieillard des plus
spirituels, jadis homme fort à la mode, mais toujours très
connaisseur en toutes sortes d'élégance, avait conseillé à
Adrienne d'agir en princesse et de prendre un écuyer, lui
indiquant, pour remplir ces fonctions, un homme fort bien élevé,
d'un âge plus que mûr, qui, grand amateur de chevaux, après s'être
ruiné en Angleterre, à New-market, au Derby, et chez Tattersall[6],
avait été réduit, ainsi que cela arrive souvent à des gentlemen de
ce pays, à conduire les diligences à grandes guides, trouvant dans
ces fonctions un gagne-pain honorable et un moyen de satisfaire
son goût pour les chevaux. Tel était M. de Bonneville, le protégé
du comte de Montbron. Par son âge et par ses habitudes de savoir-
vivre, cet écuyer pouvait accompagner Mlle de Cardoville à cheval
et, mieux que personne, surveiller l'écurie et la tenue des
voitures. Il accepta donc cet emploi avec reconnaissance; et,
grâce à ses soins éclairés, les attelages de Mlle de Cardoville
purent rivaliser avec ce qu'il y avait en ce genre de plus élégant
à Paris.

Mlle de Cardoville avait repris ses femmes, Hébé, Georgette et
Florine. Celle-ci avait dû d'abord entrer chez la princesse de
Saint-Dizier, pour y continuer son rôle de _surveillante _au
profit de la supérieure du couvent de Sainte-Marie; mais ensuite
de la nouvelle direction donnée à l'affaire de Rennepont par
Rodin, il fut décidé que Florine, si la chose se pouvait,
reprendrait son service auprès de Mlle de Cardoville. Cette place
de confiance, mettant cette malheureuse créature à même de rendre
d'importants et ténébreux services aux gens qui tenaient son sort
entre leurs mains, la contraignait à une trahison infâme.
Malheureusement tout avait favorisé cette machination. On le sait:
Florine, dans une entrevue avec la Mayeux, peu de jours après que
Mlle de Cardoville fut renfermée chez le docteur Baleinier,
Florine, cédant à un mouvement de repentir, avait donné à
l'ouvrière des conseils très utiles aux intérêts d'Adrienne, en
faisant dire à Agricol de ne pas remettre à Mme de Saint-Dizier
les papiers qu'il avait trouvés dans la cachette du pavillon, mais
de ne les confier qu'à Mlle de Cardoville elle-même. Celle-ci,
instruite plus tard de ce détail par la Mayeux, ressentit un
redoublement de confiance et d'intérêt pour Florine, la reprit à
son service presque avec reconnaissance, et la chargea aussitôt
d'une mission toute confidentielle, c'est-à-dire de surveiller les
arrangements de la maison louée pour l'habitation de Djalma.

Quant à la Mayeux, cédant aux sollicitations de Mlle de
Cardoville, et ne se voyant plus utile à la femme de Dagobert,
dont nous parlerons plus tard, elle avait consenti à demeurer à
l'hôtel d'Anjou, auprès d'Adrienne, qui, avec cette rare sagacité
de coeur qui la caractérisait, avait confié à la jeune ouvrière,
qui lui servait aussi de secrétaire, le _département _des secours
et aumônes.

Mlle de Cardoville avait d'abord songé à garder auprès d'elle la
Mayeux, simplement à titre d'_amie_, voulant ainsi honorer et
glorifier en elle la sagesse dans le travail, la résignation dans
la douleur, et l'intelligence dans la pauvreté; mais, connaissant
la dignité naturelle de la jeune fille, elle craignit avec raison
que, malgré la circonspection délicate avec laquelle cette
hospitalité toute fraternelle serait présentée à la Mayeux, celle-
ci n'y vît une aumône déguisée; Adrienne préféra donc, toujours en
la traitant en amie, lui donner un emploi tout intime. De cette
façon, la juste susceptibilité de l'ouvrière serait ménagée,
puisqu'elle _gagnerait sa vie _en remplissant des fonctions qui
satisferaient ses instincts si adorablement charitables. En effet,
la Mayeux, pouvait, plus que personne, accepter la sainte mission
que lui donnait Adrienne; sa cruelle expérience du malheur, la
bonté de son âme angélique, l'élévation de son esprit, sa rare
activité, sa pénétration à l'endroit des douloureux secrets de
l'infortune, sa connaissance parfaite des classes pauvres et
laborieuses, disaient assez avec quelle intelligence l'excellente
créature seconderait les généreuses intentions de Mlle de
Cardoville.

* * * * *

Parlons maintenant des divers événements qui, ce jour-là, avaient
précédé l'arrivée de Mlle de Cardoville à la porte du jardin de la
maison de la rue Blanche.

Vers les dix heures du matin, les volets de la chambre à coucher
d'Adrienne, hermétiquement fermés, ne laissaient pénétrer aucun
rayon du jour dans cette pièce, seulement éclairée par la lueur
d'une lampe sphérique en albâtre oriental, suspendue au plafond
par trois longues chaînes. Cette pièce, terminée en dôme, avait la
forme d'une tente à huit pans coupés; depuis la voûte jusqu'au
sol, elle était tendue de soie blanche, recouverte de longues
draperies de mousseline blanche aussi, largement bouillonnée, et
retenues le long des murs par des embrasses fixées de distance en
distance à de larges patères d'ivoire. Deux portes, aussi
d'ivoire, merveilleusement incrustées de nacre, conduisaient,
l'une à la salle de bains, l'autre à la chambre de toilette, sorte
de petit temple élevé au culte de la beauté, meublé comme il était
au pavillon de l'hôtel de Saint-Dizier. Deux autres pans étaient
occupés par des fenêtres complètement cachées sous des draperies;
en face du lit, encadrant de splendides chenets en argent ciselé,
une cheminée de marbre pentélique, véritable neige cristallisée,
dans laquelle on avait sculpté deux ravissantes cariatides et une
frise représentant des oiseaux et des fleurs; au-dessus de cette
frise, et fouillée à jour dans le marbre avec une délicatesse
extrême, était une sorte de corbeille ovale, d'un contour
gracieux, qui remplaçait la table de la cheminée et était garnie
d'une masse de camélias roses; leurs feuilles d'un vert éclatant,
leurs fleurs d'une nuance légèrement carminée, étaient les seules
couleurs qui vinssent accidenter l'harmonieuse blancheur de ce
réduit virginal. Enfin, à demi entouré de flots de mousseline
blanche qui descendaient de la voûte comme de légers nuages, on
apercevait le lit très bas et à pieds d'ivoire richement sculpté,
reposant sur le tapis d'hermine qui garnissait le plancher. Sauf
une plinthe, aussi d'ivoire admirablement travaillée et rehaussée
de nacre, ce lit était partout doublé de satin blanc ouaté et
piqué comme un immense sachet. Les draps de batiste, garnis de
valenciennes, s'étant quelque peu dérangés, découvraient l'angle
d'un matelas recouvert de taffetas blanc et le coin d'une légère
couverture de moire, car il régnait sans cesse dans cet
appartement une température égale et tiède comme celle d'un beau
jour de printemps. Par un scrupule singulier provenant de ce même
sentiment qui avait fait inscrire à Adrienne, sur un chef-d'oeuvre
d'orfèvrerie, le nom de son _auteur _au lieu du nom de son
_vendeur_, elle avait voulu que tous ces objets, d'une somptuosité
si recherchée, fussent confectionnés par des artisans choisis
parmi les plus intelligents, les plus laborieux et les plus
probes, à qui elle avait fait fournir les matières premières; de
la sorte, on avait ajouter au prix de leur main-d'oeuvre ce dont
auraient bénéficié les intermédiaires en spéculant sur leur
travail; cette augmentation de salaire considérable avait répandu
quelque bonheur et quelque aisance dans cent familles
nécessiteuses, qui, bénissant ainsi la magnificence d'Adrienne,
lui donnaient, disait-elle_, le droit de jouir de son luxe comme
d'une action juste et bonne. _Rien n'était donc plus frais, plus
charmant à voir que l'intérieur de cette chambre à coucher.

Mlle de Cardoville venait de s'éveiller; elle reposait au milieu
de ces flots de mousseline, de dentelle, de batiste et de soie
blanche, dans une pose remplie de mollesse et de grâce; jamais,
pendant la nuit, elle ne couvrait ses admirables cheveux dorés
(procédé certain pour les conserver longtemps dans toute leur
magnificence, disaient les Grecs); le soir, ses femmes disposaient
les longues boucles de sa chevelure soyeuse en plusieurs tresses
plates dont elles formaient deux larges et épais bandeaux qui,
descendant assez pour cacher presque entièrement sa petite oreille
dont on ne voyait que le lobe rosé, allaient se rattacher à la
grosse natte enroulée derrière la tête. Cette coiffure, empruntée
à l'antiquité grecque, seyait aussi à ravir aux traits si purs, si
fins de Mlle de Cardoville, et semblait tellement la rajeunir que,
au lieu de dix-huit ans, on lui en eût donné quinze à peine; ainsi
rassemblés et encadrant étroitement les tempes, ses cheveux,
perdant leur teinte claire et brillante, eussent paru presque
bruns, sans les reflets d'or vif qui couraient çà et là sur
l'ondulation des tresses. Plongée dans cette torpeur matinale dont
la tiède langueur est si favorable aux molles rêveries, Adrienne
était accoudée sur son oreiller, la tête un peu fléchie, ce qui
faisait valoir encore l'idéal contour de son cou et de ses épaules
nues; ses lèvres souriantes, humides et vermeilles, étaient, comme
ses joues, aussi froides que si elle venait de les baigner dans
une eau glacée; ses blanches paupières voilaient à demi ses grands
yeux d'un noir brun et velouté, qui tantôt regardaient
languissamment le vide, tantôt s'arrêtaient avec complaisance sur
les fleurs roses et sur les feuilles vertes de la corbeille de
camélias.

Qui peindrait l'ineffable sérénité du réveil d'Adrienne, réveil
d'une âme si belle et si chaste dans un corps si chaste et si
beau! réveil d'un coeur aussi pur que le souffle frais et embaumé
de jeunesse qui soulevait doucement ce sein virginal... virginal
et blanc comme la neige immaculée. Quelle croyance, quel dogme,
quelle formule, quel symbole religieux, ô paternel, ô divin
Créateur! donnera jamais une plus adorable idée de ton harmonieuse
et ineffable puissance qu'une jeune vierge qui, s'éveillant ainsi
dans toute l'efflorescence de la beauté, dans toute la grâce de la
pudeur dont tu l'as douée, cherche dans sa rêveuse innocence le
secret de ce céleste instinct d'amour que tu as mis en elle comme
en toutes les créatures, ô toi qui n'es qu'amour éternel, que
bonté infinie!

Les pensées confuses qui depuis son réveil semblaient doucement
agiter Adrienne l'absorbaient de plus en plus; sa tête se pencha
sur sa poitrine; son beau bras retomba sur sa couche; puis ses
traits, sans s'attrister, prirent cependant une expression de
mélancolie touchante. Son plus vif désir était accompli: elle
allait vivre indépendante et seule. Mais cette nature affectueuse,
délicate, expansive et merveilleusement complète sentait que Dieu
ne l'avait pas comblée des plus rares trésors pour les enfouir
dans une froide et égoïste solitude; elle sentait tout ce que
l'amour pourrait inspirer de grand, de beau, et à elle-même et à
celui qui saurait être digne d'elle. Confiante dans la vaillance,
dans la noblesse de son caractère, fière de l'exemple qu'elle
voulait donner aux autres femmes, sachant que tous les yeux
seraient fixés sur elle avec envie, elle ne se sentait pour ainsi
dire que trop sûre d'elle-même; loin de craindre de mal choisir,
elle craignait de ne pas trouver parmi qui choisir, tant son goût
s'était épuré; puis, eût-elle même rencontré son idéal, elle avait
une manière de voir à la fois si étrange et pourtant si juste, si
extraordinaire et pourtant si sensée, sur l'indépendance et sur la
dignité que la femme devait, selon elle, conserver à l'égard de
l'homme, que, inexorablement décidée à ne faire aucune concession
à ce sujet, elle se demandait si l'homme de son choix accepterait
jamais les conditions jusqu'alors inouïes qu'elle lui imposerait.
En rappelant à son souvenir les _prétendants possibles _qu'elle
avait jusqu'alors vus dans le monde, elle se souvenait du tableau
malheureusement très réel tracé par Rodin avec une verve caustique
au sujet des épouseurs. Elle se souvenait aussi, non sans un
certain orgueil, des encouragements que cet homme lui avait
donnés, non pas en la flattant, mais en l'engageant à poursuivre
l'accomplissement d'un dessein véritablement grand, généreux et
beau.

Le courant ou le caprice des pensées d'Adrienne l'amena bientôt à
songer à Djalma. Tout en se félicitant de remplir envers ce parent
de sang royal les devoirs d'une hospitalité royale, la jeune fille
était loin de faire du prince le héros de son avenir. D'abord elle
se disait, non sans raison, que cet enfant à demi sauvage, aux
passions, sinon indomptables, du moins encore indomptées,
transporté tout à coup au milieu d'une civilisation raffinée,
était inévitablement destiné à de violentes épreuves, à de
fougueuses transformations. Or, Mlle de Cardoville, n'ayant dans
le caractère rien de viril, rien de dominateur, ne se souciait pas
de civiliser ce jeune sauvage. Aussi, malgré l'intérêt, ou plutôt
à cause de l'intérêt qu'elle portait au jeune Indien, elle s'était
fermement résolue à ne pas se faire connaître à lui avant deux ou
trois mois, bien décidée en outre, si le hasard apprenait à Djalma
qu'elle était sa parente, à ne pas le recevoir. Elle désirait
donc, sinon l'éprouver, du moins le laisser assez libre de ses
actes, de ses volontés, pour qu'il pût jeter le premier feu de ses
passions, bonnes ou mauvaises. Ne voulant pas, cependant,
l'abandonner sans défense à tous les périls de la vie parisienne,
elle avait confidemment prié le comte de Montbron d'introduire le
prince Djalma dans la meilleure compagnie de Paris et de
l'éclairer des conseils de sa longue expérience.

M. de Montbron avait accueilli la demande de Mlle de Cardoville
avec le plus grand plaisir, se faisant, disait-il, une joie de
lancer son jeune tigre royal dans les salons, et de le mettre aux
prises avec la fleur des élégantes et les _beaux _de Paris,
offrant de parier et de tenir tout ce qu'on voudrait pour son
sauvage pupille.

-- Quant à moi, mon cher comte, avait-elle dit à M. de Montbron
avec sa franchise habituelle, ma résolution est inébranlable; vous
m'avez dit vous-même l'effet que va produire dans le monde
l'apparition du prince Djalma, un Indien de dix-neuf ans, d'une
beauté surprenante, fier et sauvage comme un jeune lion arrivant
de sa forêt; c'est nouveau, c'est extraordinaire, avez-vous
ajouté; aussi les coquetteries _civilisatrices _vont le poursuivre
avec un dévouement dont je suis effrayée pour lui; or,
sérieusement, mon cher comte, il ne peut pas me convenir de
paraître vouloir rivaliser de zèle avec tant de belles dames qui
vont s'exposer intrépidement aux griffes de votre jeune tigre. Je
m'intéresse fort à lui, parce qu'il est mon cousin, parce qu'il
est beau, parce qu'il est brave, mais surtout parce qu'il n'est
pas vêtu à cette horrible mode européenne. Sans doute ce sont là
de rares qualités, mais elles ne suffisent pas jusqu'à présent à
me faire changer d'avis. D'ailleurs le bon vieux philosophe, mon
nouvel ami, m'a donné, à propos de notre Indien, un conseil que
vous avez approuvé, vous qui n'êtes pas philosophe, mon cher
comte: c'est, pendant quelque temps, de recevoir chez moi, mais de
n'aller chez personne; ce qui d'abord m'épargnera sûrement
l'inconvénient de rencontrer mon royal cousin, et ensuite me
permettra de faire un choix rigoureux même parmi ma société
habituelle; comme ma maison sera excellente, ma position fort
originale, et que l'on soupçonnera toutes sortes de méchants
secrets à pénétrer chez moi, les curieuses et les curieux ne me
manqueront pas, ce qui m'amusera beaucoup, je vous l'assure.

Et comme M. de Montbron lui demandait si _l'exil _du pauvre jeune
tigre indien durerait longtemps, Adrienne lui avait répondu:

-- Recevant à peu près toutes les personnes de la société où vous
l'aurez conduit, je trouverai très piquant d'avoir ainsi sur lui
des jugements divers. Si certains hommes en disent beaucoup de
bien, certaines femmes beaucoup de mal... j'aurai bon espoir... En
un mot, l'opinion que je formerai en démêlant ainsi le vrai du
faux, fiez-vous à ma sagacité pour cela, abrégera ou prolongera,
ainsi que vous le dites_, l'exil _de mon royal cousin.

Telles étaient encore les intentions de Mlle de Cardoville à
l'égard de Djalma, le jour même où elle devait se rendre avec
Florine à la maison qu'il occupait; en un mot, elle était
absolument décidée à ne pas se faire connaître à lui avant
quelques mois.

* * * * *

Adrienne, après avoir ce matin-là ainsi longtemps songé aux
chances que l'avenir pouvait offrir aux besoins de son coeur,
tomba dans une nouvelle et profonde rêverie. Cette ravissante
créature, pleine de vie, de sève et de jeunesse, poussa un léger
soupir, étendit ses deux bras charmants au-dessus de sa tête,
tournée de profil sur son oreiller, et resta quelques moments
comme accablée... comme anéantie... Ainsi immobile sur les blancs
tissus qui l'enveloppaient, on eût dit une admirable statue de
marbre se dessinant à demi sous une légère couche de neige. Tout à
coup, Adrienne se dressa brusquement sur son séant, passa la main
sur son front et sonna ses femmes. Au premier bruit argentin de la
sonnette, les deux portes d'ivoire s'ouvrirent, Georgette parut
sur le seuil de la chambre de toilette, dont Lutine, la petite
chienne noir et feu à collier d'or, s'échappa avec des jappements
de joie. Hébé parut sur le seuil de la chambre de bain.

Au fond de cette pièce, éclairée par le haut, on voyait, sur un
tapis de cuir vert de Cordoue à rosaces d'or, une vaste baignoire
de cristal, en forme de conque allongée. Les trois seules soudures
de ce hardi chef-d'oeuvre de verrerie disparaissaient sous
l'élégante courbure de plusieurs grands roseaux d'argent qui
s'élançaient du large socle de la baignoire, aussi d'argent
ciselé, et représentant des enfants et des dauphins se jouant au
milieu des branches de corail naturel et de coquilles azurées.
Rien n'était d'un plus riant effet que l'incrustation de ces
rameaux pourpres et de ces coquilles d'outre-mer sur le front mat
des ciselures d'argent; la vapeur balsamique qui s'élevait de
l'eau tiède, limpide et parfumée, dont était remplie la conque de
cristal, s'épandait dans la salle de bain, et entra comme un léger
brouillard dans la chambre à coucher.

Voyant Hébé, dans son frais et joli costume, lui apporter sur un
de ses bras nus et potelés un long peignoir, Adrienne lui dit:

-- Où est donc Florine, mon enfant?

-- Mademoiselle, il y a deux heures qu'elle est descendue, on l'a
fait demander pour quelque chose de très pressé.

-- Et qui l'a fait demander?

-- La jeune personne qui sert de secrétaire à mademoiselle... Elle
était sortie ce matin de très bonne heure; aussitôt son retour
elle a fait demander Florine, qui depuis n'est pas revenue.

-- Cette absence est sans doute relative à quelque affaire
importante de mon angélique _ministre _des secours et aumônes, dit
Adrienne en souriant et en songeant à la Mayeux.

Puis elle fit signe à Hébé de s'approcher de son lit.

* * * * *

Environ deux heures après son lever, Adrienne s'étant fait, comme
de coutume, habiller avec une rare élégance, renvoya ses femmes et
demanda la Mayeux, qu'elle traitait avec une déférence marquée, la
recevant toujours seule.

La jeune ouvrière entra précipitamment, le visage pâle, émue, et
lui dit d'une voix tremblante:

-- Ah! mademoiselle... mes pressentiments étaient fondés; on vous
trahit...

-- De quels pressentiments parlez-vous, ma chère enfant? dit
Adrienne surprise, et qui me trahit?

-- M. Rodin... répondit la Mayeux.



VII. Les doutes.

En entendant l'accusation portée par la Mayeux contre Rodin, Mlle
de Cardoville regarda la jeune fille avec un nouvel étonnement.

Avant de poursuivre cette scène, disons que la Mayeux avait quitté
ses pauvres vieux vêtements, et était habillée de noir avec autant
de simplicité que de goût. Cette triste couleur semblait dire son
renoncement à toute vanité humaine, le deuil éternel de son coeur
et les austères devoirs que lui imposait son dévouement à toutes
les infortunes. Avec cette robe noire, la Mayeux portait un large
col rabattu, blanc et net comme son petit bonnet de gaze à rubans
gris, qui, laissant voir ses deux bandeaux de beaux cheveux bruns,
encadrait son mélancolique visage aux doux yeux bleus; ses mains
longues et fluettes, préservées du froid par des gants, n'étaient
plus, comme naguère, violettes et marbrées, mais d'une blancheur
presque diaphane.

Les traits altérés de la Mayeux exprimaient une vive inquiétude.
Mlle de Cardoville, au comble de la surprise, s'écria:

-- Que dites-vous?...

-- M. Rodin vous trahit, mademoiselle.

-- Lui!... C'est impossible...

-- Ah! mademoiselle... mes pressentiments ne m'avaient pas
trompée.

-- Vos pressentiments?

-- La première fois que je me suis trouvée en présence de
M. Rodin, malgré moi j'ai été saisie de frayeur; mon coeur s'est
douloureusement serré... et j'ai craint... pour vous...
mademoiselle.

-- Pour moi? dit Adrienne, et pourquoi n'avez-vous pas craint pour
vous, ma pauvre amie?

-- Je ne sais, mademoiselle, mais tel a été mon premier mouvement,
et cette frayeur était si invincible que, malgré la bienveillance
que M. Rodin me témoignait pour ma soeur, il m'épouvantait
toujours.

-- Cela est étrange. Mieux que personne je comprends l'influence
presque irrésistible des sympathies ou des aversions... mais dans
cette circonstance... Enfin, reprit Adrienne après un moment de
réflexion... il n'importe; comment aujourd'hui vos soupçons se
sont-ils changés en certitude?

-- Hier, j'étais allée porter à ma soeur Céphyse le secours que
M. Rodin m'avait donné pour elle au nom d'une personne
charitable... Je ne trouvai pas Céphyse chez l'amie qui l'avait
recueillie. Je priai la portière de la maison de prévenir ma soeur
que je reviendrais ce matin... C'est ce que j'ai fait. Mais
pardonnez-moi, mademoiselle, quelques détails sont nécessaires.

-- Parlez, parlez, mon amie.

-- La jeune fille qui a recueilli ma soeur chez elle, dit la
pauvre Mayeux très embarrassée, en baissant les yeux et en
rougissant, ne mène pas une conduite très régulière. Une personne
avec qui elle a fait plusieurs parties de plaisir, nommée
M. Dumoulin, lui avait appris le véritable nom de M. Rodin, qui,
occupant dans cette maison un pied-à-terre, s'y faisait appeler
M. Charlemagne.

-- C'est ce qu'il nous a dit chez M. Baleinier; puis, avant-hier,
revenant sur cette circonstance, il m'a expliqué la nécessité où
il se trouvait pour certaines raisons d'avoir ce modeste logement
dans ce quartier écarté... et je n'ai pu que l'approuver.

-- Eh bien! hier M. Rodin a reçu chez lui M. l'abbé d'Aigrigny!

-- L'abbé d'Aigrigny! s'écria Mlle de Cardoville.

-- Oui, mademoiselle, il est resté deux heures enfermé avec
M. Rodin.

-- Mon enfant, on vous aura trompée.

-- Voici ce que j'ai su, mademoiselle: l'abbé d'Aigrigny était
venu le matin pour voir M. Rodin; ne le trouvant pas, il avait
laissé chez la portière son nom écrit sur du papier, avec ces
mots: _Je reviendrai dans deux heures. _La jeune fille dont je
vous ai parlé, mademoiselle, a vu ce papier. Comme tout ce qui
regarde M. Rodin semble assez mystérieux, elle a eu la curiosité
d'attendre M. l'abbé d'Aigrigny chez la portière pour le voir
entrer, et en effet, deux heures après, il est revenu et a trouvé
M. Rodin chez lui.

-- Non... non... dit Adrienne en tressaillant, c'est impossible,
il y a erreur...

-- Je ne le pense pas, mademoiselle; car, sachant combien cette
révélation était grave, j'ai prié la jeune fille de me faire à peu
près le portrait de l'abbé d'Aigrigny.

-- Eh bien?

-- L'abbé d'Aigrigny a, m'a-t-elle dit, quarante ans environ: il
est d'une taille haute et élancée, vêtu simplement, mais avec
soin; ses yeux sont gris, très grands et très perçants, ses
sourcils épais, ses cheveux châtains, sa figure complètement rasée
et sa tournure très décidée.

-- C'est vrai... dit Adrienne, ne pouvant croire ce qu'elle
entendait. Ce signalement est exact.

-- Tenant à avoir le plus de détails possible, reprit la Mayeux,
j'ai demandé à la portière si M. Rodin et l'abbé d'Aigrigny
semblaient courroucés l'un contre l'autre lorsqu'elle les a vus
sortir de la maison; elle m'a dit que non; que l'abbé avait
seulement dit à M. Rodin, en le quittant à la porte de la maison:
«Demain... je vous écrirai... c'est convenu...»

-- Est-ce donc un rêve, mon Dieu? dit Adrienne en passant ses deux
mains sur son front avec une sorte de stupeur. Je ne puis douter
de vos paroles, ma pauvre amie, et pourtant c'est M. Rodin qui
vous a envoyée lui-même dans cette maison, pour y porter des
secours à votre soeur; il se serait donc ainsi exposé à voir
pénétrer par vous ses rendez-vous secrets avec l'abbé d'Aigrigny!
Pour un traître, ce serait bien maladroit.

-- Il est vrai, j'ai fait aussi cette réflexion. Et cependant la
rencontre de ces deux hommes m'a paru si menaçante pour vous,
mademoiselle, que je suis revenue dans une grande épouvante.

Les caractères d'une extrême loyauté se résignent difficilement à
croire aux trahisons; plus elles sont infâmes, plus ils en
doutent; le caractère d'Adrienne était de ce nombre, et, de plus,
une des qualités de son esprit était la rectitude: aussi, bien que
très impressionnée par le récit de la Mayeux, elle reprit:

-- Voyons, mon amie, ne nous effrayons pas à tort, ne nous hâtons
pas trop de croire au mal... Cherchons toutes deux à nous éclairer
par le raisonnement: rappelons les faits.

M. Rodin m'a ouvert les portes de la maison de M. Baleinier; il a
devant moi porté plainte contre l'abbé d'Aigrigny; il a par ses
menaces obligé la supérieure du couvent à lui rendre les filles du
maréchal Simon; il est parvenu à découvrir la retraite du prince
Djalma; il a exécuté mes intentions au sujet de mon jeune parent;
hier encore il m'a donné les plus utiles conseils... Tout ceci est
bien réel, n'est-ce pas?

-- Sans doute, mademoiselle.

-- Maintenant, que M. Rodin, en mettant les choses au pis, ait une
arrière-pensée, qu'il espère être généreusement rémunéré par nous,
soit: mais jusqu'à présent, son désintéressement a été complet...

-- C'est encore vrai, mademoiselle, dit la pauvre Mayeux, obligée
comme Adrienne, de se rendre à l'évidence des faits accomplis.

-- À cette heure, examinons la possibilité d'une trahison. Se
réunir à l'abbé d'Aigrigny pour me trahir: où? comment? sur quoi?
Qu'ai-je à craindre? N'est-ce pas, au contraire, l'abbé d'Aigrigny
et Mme de Saint-Dizier qui vont avoir à rendre un compte à la
justice du mal qu'ils m'ont fait?

-- Mais alors, mademoiselle, comment expliquer la rencontre de
deux hommes qui ont tant de motifs d'aversion et d'éloignement?...
D'ailleurs, cela ne cache-t-il pas quelques projets sinistres? et
puis, mademoiselle, je ne suis pas la seule à penser ainsi...

-- Comment cela?

-- Ce matin, en entrant, j'étais si émue, que Mlle Florine m'a
demandé la cause de mon trouble; je sais, mademoiselle, combien
elle vous est attachée.

-- Il est impossible de m'être plus dévouée; récemment encore,
vous m'avez vous-même appris le service signalé qu'elle m'a rendu
pendant ma séquestration chez M. Baleinier.

-- Eh bien! mademoiselle, ce matin, à mon retour, croyant
nécessaire de vous faire avertir le plus tôt possible, j'ai tout
dit à Mlle Florine. Comme moi, plus que moi peut-être, elle a été
effrayée du rapprochement de Rodin et de M. d'Aigrigny. Après un
moment de réflexion, elle m'a dit: «Il est, je crois, inutile
d'éveiller mademoiselle; qu'elle soit instruite de cette trahison
deux ou trois heures plus tôt ou plus tard, peu importe; pendant
ces trois heures, je pourrai peut-être découvrir quelque chose.
J'ai une idée que je crois bonne; excusez-moi auprès de
mademoiselle, je reviens bientôt...» Puis Mlle Florine a fait
demander une voiture, et elle est sortie.

-- Florine est une excellente fille, dit Mlle de Cardoville en
souriant, car la réflexion la rassurait complètement; mais, dans
cette circonstance, je crois que son zèle et son bon coeur l'ont
égarée, comme vous, ma pauvre amie; savez-vous que nous sommes
deux étourdies, vous et moi, de ne pas avoir jusqu'ici songé à une
chose qui nous aurait à l'instant rassurées?

-- Comment donc, mademoiselle?

-- L'abbé d'Aigrigny redoute maintenant beaucoup M. Rodin; il sera
venu le chercher jusque dans ce réduit pour lui demander merci. Ne
trouvez-vous pas comme moi cette explication, non seulement
satisfaisante, mais la seule raisonnable?

-- Peut-être, mademoiselle, dit la Mayeux après un moment de
réflexion. Oui, cela est probable...

Puis, après un nouveau silence, et comme si elle eût cédé à une
conviction supérieure à tous les raisonnements possibles, elle
s'écria:

-- Et pourtant, non, non! croyez-moi, mademoiselle, on vous
trompe, je le _sens... _toutes les apparences sont contre ce que
j'affirme... mais, croyez-moi, ces pressentiments sont trop vifs
pour ne pas être vrais... Et puis, enfin, est-ce que vous ne
devinez pas trop bien les plus secrets instincts de mon coeur,
pour que moi, je ne devine pas à mon tour les dangers qui vous
menacent?

-- Que dites-vous? qu'ai-je donc deviné? reprit Mlle de Cardoville
involontairement émue, et frappée de l'accent convaincu et alarmé
de la Mayeux, qui reprit:

-- Ce que vous avez deviné? Hélas! toutes les ombrageuses
susceptibilités d'une malheureuse créature à qui le sort a fait
une vie à part: et il faut bien que vous sachiez que si je me suis
tue jusqu'ici, ce n'est pas par ignorance de ce que je vous dois;
car enfin, qui vous a dit, mademoiselle, que le seul moyen de me
faire accepter vos bienfaits sans rougir serait d'y attacher des
fonctions qui me rendraient utile et secourable aux infortunes que
j'ai si longtemps partagées? Qui vous a dit, lorsque vous avez
voulu me faire désormais asseoir à votre table, comme _votre amie,
_moi, pauvre ouvrière, en qui vous vouliez glorifier le travail,
la résignation et la probité, qui vous a dit, lorsque je vous
répondais par des larmes de reconnaissance et de regrets, que ce
n'était pas une fausse modestie, mais la conscience de ma
difformité ridicule qui me faisait vous refuser? Qui vous a dit
que sans cela j'aurais accepté avec fierté au nom de mes soeurs du
peuple? Car vous m'avez répondu ces touchantes paroles: «Je
comprends votre refus, mon amie; ce n'est pas une fausse modestie
qui le dicte, mais un sentiment de dignité que j'aime et que je
respecte.» Qui donc vous a dit encore, reprit la Mayeux avec une
animation croissante, que je serais bien heureuse de trouver une
petite retraite solitaire dans cette magnifique maison, dont la
splendeur m'éblouit? Qui vous a dit cela, pour que vous ayez
daigné choisir, comme vous l'avez fait, le logement beaucoup trop
beau que vous m'avez destiné? Qui vous a dit encore que, sans
envier l'élégance des charmantes créatures qui vous entourent et
que j'aime déjà parce qu'elles vous aiment, je me sentirais
toujours, par une comparaison involontaire, embarrassée, honteuse
devant elles? Qui vous a dit cela, pour que vous ayez toujours
songé à les éloigner quand vous m'appeliez ici, mademoiselle?...
Oui, qui vous a enfin révélé toutes les pénibles et secrètes
susceptibilités d'une position exceptionnelle comme la mienne? Qui
vous les a révélées? Dieu, sans doute, lui qui, dans sa grandeur
infinie, pourvoit à la création des mondes, et qui sait aussi
paternellement s'occuper du pauvre petit insecte caché dans
l'herbe... Et vous ne voulez pas que la reconnaissance d'un coeur
que vous devinez si bien s'élève à son tour jusqu'à la divination
de ce qui peut vous nuire? Non, non mademoiselle, les uns ont
l'instinct de leur propre conservation; d'autres, plus heureux,
ont l'instinct de la conservation de ceux qu'ils chérissent... Cet
instinct, Dieu me l'a donné... On vous trahit, vous dis-je... on
vous trahit!

Et la Mayeux, le regard animé, les joues légèrement colorées par
l'émotion, accentua si énergiquement ces derniers mots, les
accompagna d'un geste si affirmatif, que Mlle de Cardoville, déjà
ébranlée par les chaleureuses paroles de la jeune fille, en vint à
partager ses appréhensions. Puis, quoiqu'elle eût déjà été à même
d'apprécier l'intelligence supérieure, l'esprit remarquable de
cette pauvre enfant du peuple, jamais Mlle de Cardoville n'avait
entendu la Mayeux s'exprimer avec autant d'éloquence, touchante
éloquence d'ailleurs, qui prenait sa source dans le plus noble des
sentiments. Cette circonstance ajouta encore à l'impression que
ressentait Adrienne. Au moment où elle allait répondre à la
Mayeux, on frappa à la porte du salon où se passait cette scène,
et Florine entra.

En voyant la physionomie alarmée de sa camériste, Mlle de
Cardoville lui dit vivement:

-- Eh bien, Florine!... qu'y a-t-il de nouveau? d'où viens-tu, mon
enfant?

-- De l'hôtel de Saint-Dizier, mademoiselle.

-- Et pourquoi y aller? demanda Mlle de Cardoville avec surprise.

-- Ce matin, mademoiselle (et Florine désigna la Mayeux) m'a
confié ses soupçons, ses inquiétudes... je les ai partagés. La
visite de M. l'abbé d'Aigrigny chez M. Rodin me paraissait déjà
fort grave; j'ai pensé que, si M. Rodin s'était rendu depuis
quelques jours à l'hôtel de Saint-Dizier, il n'y aurait plus de
doutes sur sa trahison...

-- En effet, dit Adrienne de plus en plus inquiète. Eh bien?

-- Mademoiselle m'ayant chargée de surveiller le déménagement du
pavillon, il y restait différents objets; pour me faire ouvrir
l'appartement, il fallait m'adresser à Mme Grivois; j'avais donc
prétexte de retourner à l'hôtel.

-- Ensuite... Florine... ensuite?

-- Je tâchai de faire parler Mme Grivois sur M. Rodin, mais ce fut
en vain.

-- Elle se défiait de vous, mademoiselle, dit la Mayeux. On devait
s'y attendre.

-- Je lui demandai, continua Florine, si l'on avait vu M. Rodin à
l'hôtel depuis quelque temps... Elle répondit évasivement. Alors,
désespérant de rien savoir, reprit Florine, je quittai
Mme Grivois, et, pour que ma visite n'inspirât aucun soupçon, je
me rendais au pavillon, lorsqu'en détournant une allée, que vois-
je? à quelques pas de moi, se dirigeant vers la petite porte du
jardin... M. Rodin, qui croyait sans doute sortir plus secrètement
ainsi.

-- Mademoiselle! vous l'entendez, s'écria la Mayeux joignant les
mains d'un air suppliant; rendez-vous à l'évidence...

-- Lui!... chez la princesse de Saint-Dizier, s'écria Mlle de
Cardoville, dont le regard, ordinairement si doux, brilla tout à
coup d'une indignation véhémente; puis elle ajouta d'une voix
légèrement altérée: «Continue, Florine».

-- À la vue de M. Rodin, je m'arrêtai, reprit Florine, et reculant
aussitôt, je gagnai le pavillon sans être vue, j'entrai vite dans
le petit vestibule de la rue. Ses fenêtres donnent auprès de la
porte du jardin; je les ouvre, laissant les persiennes fermées, je
vois un fiacre: il attendait M. Rodin; car, quelques minutes
après, il y monta en disant au cocher: «Rue Blanche, numéro 39.»

-- Chez le prince!... s'écria Mlle de Cardoville.

-- Oui, mademoiselle.

-- En effet, M. Rodin devait le voir aujourd'hui, dit Adrienne en
réfléchissant.

-- Nul doute que s'il vous trahit, mademoiselle, il trahit aussi
le prince, qui bien plus facilement que vous, deviendra sa
victime.

-- Infamie!... infamie!... infamie! s'écria tout à coup Mlle de
Cardoville en se levant, les traits contractés par une douloureuse
colère... Une trahison pareille!... Ah! ce serait à douter de
tout... ce serait à douter de soi-même.

-- Oh! mademoiselle... c'est effrayant, n'est-ce pas? dit la
Mayeux en frissonnant.

-- Mais alors, pourquoi m'avoir sauvée, moi et les miens, avoir
dénoncé l'abbé d'Aigrigny? reprit Mlle de Cardoville. En vérité,
la raison s'y perd... C'est un abîme... Oh! c'est quelque chose
d'affreux que le doute!

-- En revenant, dit Florine en jetant un regard attendri et dévoué
sur sa maîtresse, j'avais songé à un moyen qui permettrait à
mademoiselle de s'assurer de ce qui est... mais il n'y aurait pas
une minute à perdre.

-- Que veux-tu dire? reprit Adrienne en regardant Florine avec
surprise.

-- M. Rodin va être bientôt seul avec le prince, dit Florine.

-- Sans doute, dit Adrienne.

-- Le prince se tient toujours dans le petit salon qui s'ouvre sur
la serre chaude... C'est là qu'il recevra M. Rodin.

-- Ensuite? reprit Adrienne.

-- Cette serre chaude, que j'ai fait arranger d'après les ordres
de mademoiselle, a son unique sortie par une petite porte donnant
dans une ruelle; c'est par là que le jardinier entre chaque matin,
afin de ne pas traverser les appartements... Une fois son service
terminé, il ne revient pas de la journée...

-- Que veux-tu dire? Quel est ton projet? dit Adrienne en
regardant Florine, de plus en plus surprise.

-- Les massifs de plantes sont disposés de telle façon qu'il me
semble que, même lors que le store qui peut cacher la glace
séparant le salon de la serre chaude ne serait pas abaissé, on
pourrait, je crois, sans être vu, s'approcher assez pour entendre
ce qui se dit dans cette pièce... C'est toujours par la porte de
la serre que j'entrais ces jours derniers pour en surveiller
l'arrangement... Le jardinier avait une clef... moi, une autre...
Heureusement je ne la lui ai pas encore rendue... Avant une heure,
mademoiselle peut savoir à quoi s'en tenir sur M. Rodin... car,
s'il trahit le prince... il la trahit aussi.

-- Que dis-tu? s'écria Mlle de Cardoville.

-- Mademoiselle part à l'instant avec moi; nous arrivons à la
porte de la ruelle... J'entre seule pour plus de précaution, et si
l'occasion me paraît favorable... je reviens...

-- De l'espionnage... dit Mlle de Cardoville avec hauteur et
interrompant Florine, vous n'y songez pas...

-- Pardon, mademoiselle, dit la jeune fille en baissant les yeux
d'un air confus et désolé: vous conserviez quelques soupçons... ce
moyen me semblait le seul qui pût ou les confirmer ou les
détruire.

-- S'abaisser jusqu'à aller surprendre un entretien? Jamais,
reprit Adrienne.

-- Mademoiselle, dit tout à coup la Mayeux, pensive depuis quelque
temps, permettez-moi de vous le dire, Mlle Florine a raison... Ce
moyen est pénible... mais lui seul pourra vous fixer peut-être à
tout jamais sur M. Rodin... Et puis enfin, malgré l'évidence des
faits, malgré la presque certitude de mes pressentiments, les
apparences les plus accablantes peuvent être trompeuses. C'est moi
qui la première ai accusé M. Rodin auprès de vous... Je ne me
pardonnerais de ma vie de l'avoir accusé à tort... Sans doute...
il est, ainsi que vous le dites, mademoiselle, pénible d'épier...
de surprendre une conversation...

Puis, faisant un violent et douloureux effort sur elle-même, la
Mayeux, ajouta, en tâchant de retenir les larmes de honte qui
voilaient ses yeux:

-- Cependant, comme il s'agit de vous sauver peut-être,
mademoiselle, car si c'est une trahison... l'avenir est
effrayant... j'irai... si vous voulez... à votre place... pour...

-- Pas un mot de plus, je vous en prie! s'écria Mlle de Cardoville
en interrompant la Mayeux. Moi, je vous laisserais faire, à vous,
ma pauvre amie, et dans mon seul intérêt... ce qui me semble
dégradant... Jamais!...

Puis, s'adressant à Florine:

-- Va prier M. de Bonneville de faire atteler ma voiture à
l'instant.

-- Vous consentez! s'écria Florine en joignant les mains, sans
chercher à contenir sa joie; et ses yeux devinrent aussi humides
de larmes.

-- Oui, je consens, répondit Adrienne d'une voix émue; si c'est
une guerre... une guerre acharnée qu'on veut me faire, il faut s'y
préparer... et il y aurait, après tout, faiblesse et duperie à ne
pas se mettre sur ses gardes. Sans doute, cette démarche me
répugne, me coûte; mais c'est le seul moyen d'en finir avec des
soupçons qui seraient pour moi un tourment continuel... et de
prévenir peut-être de grands maux. Puis, pour des raisons fort
importantes, cet entretien de M. Rodin et du prince Djalma peut
être pour moi doublement décisif, quant à la confiance ou à
l'inexorable haine que j'aurai pour M. Rodin. Ainsi, vite,
Florine, un manteau, un chapeau et ma voiture... tu
m'accompagneras... Vous, mon amie, attendez-moi ici, je vous prie,
ajouta-t-elle en s'adressant à la Mayeux.

* * * * *

Une demi-heure après cet entretien, la voiture d'Adrienne
s'arrêtait, ainsi qu'on l'a vu, à la petite porte du jardin de la
rue Blanche. Florine entra dans la serre, et revint bientôt dire à
sa maîtresse:

-- Le store est baissé, mademoiselle; M. Rodin vient d'entrer dans
le salon où est le prince...

Mlle de Cardoville assista donc, invisible, à la scène suivante,
qui se passa entre Rodin et Djalma.



VIII. La lettre.

Quelques instants avant l'entrée de Mlle de Cardoville dans la
serre chaude, Rodin avait été introduit par Faringhea auprès du
prince, qui, encore sous l'empire de l'exaltation passionnée où
l'avaient plongé les paroles du métis, ne paraissait pas
s'apercevoir de l'arrivée du jésuite.

Celui-ci, surpris de l'animation des traits de Djalma, de son air
presque égaré, fit un signe interrogatif à Faringhea, qui répondit
aussi à la dérobée et de la manière symbolique que voici: après
avoir posé son index sur son coeur et sur son front, il montra du
doigt l'ardent brasier qui brûlait dans la cheminée; cette
pantomime signifiait que la tête et le coeur de Djalma étaient en
feu. Rodin comprit sans doute, car un imperceptible sourire de
satisfaction effleura ses lèvres blafardes; puis il dit tout haut
à Faringhea:

-- Je désire être seul avec le prince... Baissez le store, et
veillez à ce que nous ne soyons pas interrompus...

Le métis s'inclina, alla toucher un ressort placé auprès de la
glace sans tain, et elle rentra dans l'épaisseur de la muraille à
mesure que le store s'abaissa; s'inclinant de nouveau, le métis
quitta le salon. Ce fut donc peu de temps après sa sortie que Mlle
de Cardoville et Florine arrivèrent dans la serre chaude; elle
n'était plus séparée de la pièce où se trouvait Djalma que par
l'épaisseur transparente du store de soie blanche brodée de grands
oiseaux de couleur.

Le bruit de la porte que Faringhea ferma en sortant sembla
rappeler le jeune Indien à lui-même; ses traits, encore légèrement
animés, avaient cependant repris leur expression de calme et de
douceur; il tressaillit, passa la main sur son front, regarda
autour de lui, comme s'il sortait d'une rêverie profonde; puis,
s'avançant vers Rodin d'un air à la fois respectueux et confus, il
lui dit, en employant une appellation habituelle à ceux de son
pays envers les vieillards:

-- Pardon, mon père... Et toujours selon la coutume pleine de
déférence des jeunes gens envers les vieillards, il voulut prendre
la main de Rodin pour la porter à ses lèvres, hommage auquel le
jésuite se déroba en se reculant d'un pas.

-- Et de quoi me demandez-vous pardon, mon cher prince? dit-il à
Djalma.

-- Quand vous être entré, je rêvais; je ne suis pas tout de suite
venu à vous... Encore pardon, mon père.

-- Et je vous pardonne de nouveau, mon cher prince; mais causons,
si vous le voulez bien; reprenez votre place sur ce canapé... et
même votre pipe, si le coeur vous en dit.

Mais Djalma, au lieu de se rendre à l'invitation de Rodin et de
s'étendre sur le divan, selon son habitude, s'assit sur un
fauteuil, malgré les instances du _vieillard au coeur bon_, ainsi
qu'il appelait le jésuite.

-- En vérité, vos formalités me désolent, mon cher prince, lui dit
Rodin; vous êtes ici chez vous, au fond de l'Inde, ou du moins
nous désirons que vous croyiez y être.

-- Bien des choses me rappellent ici mon pays, dit Djalma d'une
voix douce et grave. Vos bontés me rappellent mon père... et celui
qui l'a remplacé auprès de moi, ajouta l'Indien en songeant au
maréchal Simon, dont on lui avait jusqu'alors et pour cause laissé
ignorer l'arrivée.

Après un moment de silence, il reprit d'un ton rempli d'abandon,
en tendant sa main à Rodin:

-- Vous voilà, je suis heureux.

-- Je comprends votre joie, mon cher prince, car je viens vous
désemprisonner... ouvrir votre cage... Je vous avais prié de vous
soumettre à cette petite réclusion volontaire, absolument dans
votre intérêt.

-- Demain je pourrai sortir?

-- Aujourd'hui même, mon cher prince. Le jeune Indien réfléchit un
instant, et reprit:

-- J'ai des amis, puisque je suis ici dans ce palais qui ne
m'appartient pas?

-- En effet... vous avez des amis... d'excellents amis... répondit
Rodin.

À ces mots la figure de Djalma sembla s'embellir encore. Les plus
nobles sentiments se peignirent tout à coup sur cette mobile et
charmante physionomie, ses grands yeux noirs devinrent légèrement
humides; après un nouveau silence il se leva, disant à Rodin d'une
voix émue:

-- Venez.

-- Où cela, cher prince?... dit l'autre fort surpris.

-- Remercier mes amis... j'ai attendu trois jours... c'est long.

-- Permettez, cher prince... permettez... j'ai à ce sujet bien des
choses à vous apprendre, veuillez vous asseoir. Djalma se rassit
docilement sur son fauteuil. Rodin reprit:

-- Il est vrai... vous avez des amis... ou plutôt vous avez _un
_ami; les amis sont rares.

-- Mais vous?

-- C'est juste... Vous avez donc deux amis, mon cher prince: moi
que vous connaissez... et un autre que vous ne connaissez pas...
et qui désire vous rester inconnu...

-- Pourquoi?

-- Pourquoi? répondit Rodin un peu embarrassé, parce que le
bonheur qu'il éprouve à vous donner des preuves de son amitié...
est au prix de ce mystère.

-- Pourquoi se cacher quand on fait le bien?

-- Quelquefois pour cacher le bien qu'on fait, mon cher prince.

-- Je profite de cette amitié; pourquoi se cacher de moi?

Les _pourquoi _réitérés du jeune Indien semblaient assez
désorienter Rodin, qui reprit cependant:

-- Je vous l'ai dit, cher prince, votre ami secret verrait peut-
être sa tranquillité compromise s'il était connu...

-- S'il était connu... pour mon ami?

-- Justement, cher prince. Les traits de Djalma prirent aussitôt
une expression de dignité triste; il releva fièrement la tête, et
dit d'une voix hautaine et sévère:

-- Puisque cet ami se cache, c'est qu'il rougit de moi ou que je
dois rougir de lui... je n'accepte d'hospitalité que des gens dont
je suis digne ou qui sont dignes de moi... je quitte cette maison.

Et ce disant, Djalma se leva si résolument que Rodin s'écria:

-- Mais écoutez-moi donc, mon cher prince... vous êtes, permettez-
moi de vous le dire, d'une pétulance, d'une susceptibilité
incroyables... Quoique nous ayons tâché de vous rappeler votre
beau pays, nous sommes ici en pleine Europe, en pleine France, en
plein Paris; cette considération doit un peu modifier votre
manière de voir; je vous en conjure, écoutez-moi.

Djalma, malgré sa complète ignorance de certaines conventions
sociales, avait trop de bon sens, trop de droiture pour ne pas se
rendre à la raison, quand elle lui semblait... raisonnable: les
paroles de Rodin le calmèrent. Avec cette modestie ingénue dont
les natures pleines de force et de générosité sont presque
toujours douées, il répondit doucement:

-- Mon père, vous avez raison, je ne suis plus dans mon pays...
ici... les habitudes sont différentes: je vais réfléchir.

Malgré sa ruse et sa souplesse, Rodin se trouvait parfois dérouté
par les allures sauvages et l'imprévu des idées du jeune Indien.
Aussi le vit-il, à sa grande surprise, rester pensif pendant
quelques minutes; après quoi, Djalma reprit d'un ton calme, mais
fermement convaincu:

-- Je vous ai obéi, j'ai réfléchi, mon père.

-- Eh bien, mon cher prince?

-- Dans aucun pays du monde, sous aucun prétexte, un homme
d'honneur qui a de l'amitié pour un autre homme d'honneur ne doit
la cacher.

-- Mais s'il y a pour lui du danger d'avouer cette amitié?... dit
Rodin, fort inquiet de la tournure que prenait l'entretien.

Djalma regarda le jésuite avec un étonnement dédaigneux, et ne
répondit pas.

-- Je comprends votre silence, mon cher prince; un homme courageux
doit braver le danger, soit; mais si c'était vous que le danger
menaçât, dans le cas où cette amitié serait découverte, cet homme
d'honneur ne serait-il pas excusable, louable même, de vouloir
rester inconnu?

-- Je n'accepte rien d'un ami qui me croit capable de le renier
par lâcheté...

-- Cher prince, écoutez-moi.

-- Adieu, mon père.

-- Réfléchissez...

-- J'ai dit... reprit Djalma d'un ton bref et presque souverain en
marchant vers la porte.

-- Eh! mon Dieu! s'il s'agissait d'une femme! s'écria Rodin,
poussé à bout et courant à lui, car il craignait réellement de
voir Djalma quitter la maison et renverser absolument ses projets.

Aux derniers mots de Rodin, l'Indien s'arrêta brusquement.

-- Une femme? dit-il en tressaillant et devenant vermeil, il
s'agit d'une femme?

-- Eh bien, oui! s'il s'agissait d'une femme... reprit Rodin;
comprendriez-vous sa réserve, le secret dont elle est obligée
d'entourer les preuves d'affection qu'elle désire vous donner?

-- Une femme? répéta Djalma d'une voix tremblante en joignant les
mains avec adoration... Et son ravissant visage exprima un
saisissement ineffable, profond. Une femme? dit-il encore... une
Parisienne?

-- Oui, mon cher prince; puisque vous me forcez à cette
indiscrétion, il faut bien vous l'avouer, il s'agit d'une...
véritable Parisienne... d'une digne matrone... remplie de vertus,
et dont le... grand âge mérite tous vos respects.

-- Elle est bien vieille? s'écria le pauvre Djalma, dont le rêve
charmant disparaissait tout à coup.

-- Elle serait mon aînée de quelques années, répondit Rodin avec
un sourire ironique, s'attendant à voir le jeune homme exprimer
une sorte de dépit comique ou de regret courroucé.

Il n'en fut rien. À l'enthousiasme amoureux, passionné, qui avait
un instant éclaté sur les traits du prince, succéda une expression
respectueuse et touchante: il regarda Rodin avec attendrissement
et lui dit d'une voix émue:

-- Cette femme est donc pour moi une mère? Il est impossible de
rendre avec quel charme à la fois pieux, mélancolique et tendre
l'Indien accentua le mot _une mère_.

_-- _Vous l'avez dit, mon cher prince, cette respectable dame
veut être une mère pour vous... Mais je ne puis pas révéler la
cause de l'affection qu'elle vous porte... Seulement, croyez-moi,
certes, cette affection est sincère; la cause en est honorable; si
je ne vous en dis pas le secret, c'est que chez nous les secrets
des femmes, jeunes ou vieilles, sont sacrés.

-- Cela est juste, et son secret sera sacré pour moi; sans la
voir, je l'aimerai avec respect. Ainsi l'on aime Dieu sans le
voir...

-- Maintenant, cher prince, laissez-moi vous dire quelles sont les
intentions de votre maternelle amie... Cette maison restera
toujours à votre disposition si vous vous y plaisez, des
domestiques français, une voiture et des chevaux seront à vos
ordres; l'on se chargera des comptes de votre maison. Puis, comme
un fils de roi doit vivre royalement, j'ai laissé dans la chambre
voisine une cassette renfermant cinq cents louis. Chaque mois une
somme pareille vous sera comptée; si elle ne suffit pas pour ce
que nous appelons vos menus plaisirs, vous me le direz, on
l'augmentera...

À un mouvement de Djalma, Rodin se hâta d'ajouter:

-- Je dois vous dire tout de suite, mon cher prince, que votre
délicatesse doit être parfaitement en repos. D'abord... on accepte
tout d'une mère... puis, comme dans trois mois environ, vous serez
mis en possession d'un énorme héritage, il vous sera facile, si
cette obligation vous pèse (et c'est à peine si la somme, au pis
aller, s'élèvera à quatre ou cinq mille louis), il vous sera
facile de rembourser ces avances; ne ménagez donc rien;
satisfaites à toutes vos fantaisies... on désire que vous
paraissiez dans le plus grand monde de Paris comme doit paraître
le fils d'un roi surnommé le _Père du Généreux. _Ainsi, encore une
fois, je vous en conjure, ne soyez pas retenu par une fausse
délicatesse... si cette somme ne vous suffit pas.

-- Je demanderai... davantage; ma mère a raison... un fils de roi
doit vivre en roi.

Telle fut la réponse que fit l'Indien, avec une simplicité
parfaite, sans paraître étonné le moins du monde de ces offres
fastueuses; et cela devait être: Djalma eût fait ce qu'on faisait
pour lui, car l'on sait quelles sont les traditions de prodigue
magnificence et de splendide hospitalité des princes indiens.
Djalma avait été aussi ému que reconnaissant en apprenant qu'une
femme l'aimait d'affection maternelle... Quant au luxe dont elle
voulait l'entourer, il l'acceptait sans étonnement et sans
scrupule. Cette _résignation _fut une autre déconvenue pour Rodin,
qui avait préparé plusieurs excellents arguments pour engager
l'Indien à accepter.

-- Voici donc ce qui est bien convenu, mon cher prince, reprit le
jésuite; maintenant, comme il faut que vous voyiez le monde, et
que vous y entriez par la meilleure porte, ainsi que nous
disions... un des amis de votre maternelle protectrice, M. le
comte de Montbron, vieillard rempli d'expérience et appartenant à
la plus haute société, vous présentera dans l'élite des maisons de
Paris...

-- Pourquoi ne m'y présentez-vous pas, vous, mon père?

-- Hélas! mon cher prince, regardez-moi donc... dites-moi si ce
serait là mon rôle... Non, non, je vis seul et retiré. Et puis,
ajouta Rodin après un silence en attachant sur le jeune prince un
regard pénétrant, attentif et curieux, comme s'il eût voulu le
soumettre à une sorte d'expérimentation par les paroles suivantes,
et puis, voyez-vous, M. de Montbron sera mieux à même que moi,
dans le monde où il va... de vous éclairer sur les pièges que l'on
pourrait vous tendre. Car vous avez aussi des ennemis... vous le
savez, de lâches ennemis, qui ont abusé d'une manière infâme de
votre confiance, qui se sont raillés de vous. Et comme
malheureusement leur puissance égale leur méchanceté, il serait
peut-être prudent à vous de tâcher de les éviter... de les fuir...
au lieu de leur résister en face.

Au souvenir de ses ennemis, à la pensée de les fuir, Djalma
frissonna de tout son corps, ses traits devinrent tout à coup
d'une pâleur livide; ses yeux démesurément ouverts, et dont la
prunelle se cercla ainsi de blanc, étincelèrent d'un feu sombre;
jamais le mépris, la haine, la soif de la vengeance, n'éclatèrent
plus terribles sur une face humaine... Sa lèvre supérieure, d'un
rouge de sang, laissant voir ses petites dents blanches et
serrées, se retroussait mobile, convulsive, et donnait à sa
physionomie, naguère si charmante, une expression de férocité
tellement animale, que Rodin se leva de son fauteuil et s'écria:

-- Qu'avez-vous... prince?... vous m'épouvantez! Djalma ne
répondit pas; à demi penché sur son siège, ses deux mains crispées
par la rage, appuyées l'une sur l'autre, il semblait se cramponner
à l'un des bras du fauteuil, de peur de céder à un accès de fureur
épouvantable. À ce moment, le hasard voulut que le bout d'ambre du
tuyau de houka eût roulé sous son pied; la tension violente qui
contractait tous les nerfs de l'indien était si puissante, il
était, malgré sa jeunesse et sa svelte apparence, d'une telle
vigueur, que d'un brusque mouvement il pulvérisa le bout d'ambre
malgré son extrême dureté.

-- Mais, au nom du ciel! qu'avez-vous, prince? s'écria Rodin.

-- Ainsi j'écraserai mes lâches ennemis! s'écria Djalma, le regard
menaçant et enflammé.

Puis, comme si ces paroles eussent mis le comble à sa rage, il
bondit de son siège, et alors, les yeux hagards, il parcourut le
salon pendant quelques secondes, allant et venant dans tous les
sens, comme s'il eût cherché une arme autour de lui, poussant de
temps à autre une sorte de cri rauque, qu'il tâchait d'étouffer en
portant ses deux poings crispés à sa bouche... tandis que ses
mâchoires tressaillaient convulsivement... c'était la rage
impuissante de la bête féroce altérée de carnage. Le jeune Indien
était ainsi d'une beauté grande et sauvage: on sentait que ces
divins instincts d'une ardeur sanguinaire et d'une aveugle
intrépidité, alors exaltés à ce point par l'horreur de la trahison
et de la lâcheté, dès qu'ils s'appliquaient à la guerre ou à ces
chasses gigantesques de l'Inde, plus meurtrières encore que la
bataille, devaient faire de Djalma ce qu'il était: un héros. Rodin
admirait avec une joie sinistre et profonde la fougueuse
impétuosité des passions de ce jeune Indien, qui, dans des
circonstances données, devaient faire des explosions terribles.
Tout à coup à la grande surprise du jésuite, cette tempête se
calma. La fureur de Djalma s'apaisa presque subitement, parce que
la réflexion lui en démontra bientôt la vanité. Alors, honteux de
cet emportement puéril, il baissa les yeux. Sa figure resta pâle
et sombre; puis avec une tranquillité froide, plus redoutable
encore que la violence à laquelle il venait de se laisser
entraîner, il dit à Rodin:

-- Mon père, vous me conduirez aujourd'hui en face de mes ennemis.

-- Et dans quel but, mon cher prince?... Que voulez-vous?

-- Tuer ces lâches!

-- Les tuer!!! Vous n'y pensez pas.

-- Faringhea m'aidera.

-- Encore une fois, songez donc que vous n'êtes pas ici sur les
bords du Gange, où l'on tue son ennemi comme on tue le tigre à la
chasse.

-- On se bat avec un ennemi loyal, on tue un traître comme un
chien maudit, reprit Djalma avec autant de conviction que de
tranquillité.

-- Ah! prince... vous dont le père a été appelé le _Père du
Généreux_, dit Rodin d'une voix grave, quelle joie trouverez-vous
à frapper des êtres aussi lâches que méchants?

-- Détruire ce qui est dangereux est un devoir.

-- Ainsi... prince... la vengeance?

-- Je ne me venge pas d'un serpent, dit l'Indien d'une hauteur
amère, je l'écrase.

-- Mais, mon cher prince, ici on ne se débarrasse pas de ses
ennemis de cette façon; si l'on a à se plaindre...

-- Les femmes et les enfants se plaignent, dit Djalma en
interrompant Rodin; les hommes frappent.

-- Toujours au bord du Gange, mon cher prince; mais pas ici... Ici
la société prend en main votre cause, l'examine, la juge, et, s'il
y a lieu, punit...

-- Dans mon offense, je suis juge et bourreau...

-- De grâce, écoutez-moi: vous avez échappé aux pièges odieux de
vos ennemis, n'est-ce pas? Eh bien, supposez que cela ait été
grâce au dévouement de la vénérable femme qui a pour vous la
tendresse d'une mère; maintenant, si elle vous demandait leur
grâce, elle qui vous a sauvé d'eux... que feriez-vous?

L'Indien baissa la tête et resta quelques moments sans répondre.
Profitant de son hésitation, Rodin continua:

-- Je pourrais vous dire: Prince, je connais vos ennemis; mais
dans la crainte de vous voir commettre quelque terrible
imprudence, je vous cacherai leurs noms à tout jamais. Eh bien,
non, je vous jure que, si la respectable personne qui vous aime
comme un fils trouve juste et utile que je vous dise ces noms, je
vous les dirai; mais jusqu'à ce qu'elle ait prononcé, je me
tairai.

Djalma regarda Rodin d'un air sombre et courroucé. À ce moment,
Faringhea entra et dit à Rodin:

-- Un homme, porteur d'une lettre, est allé chez vous... On lui a
dit que vous étiez ici... Il est venu... Faut-il recevoir cette
lettre? il dit que c'est de la part de M. l'abbé d'Aigrigny...

-- Certainement, dit Rodin. Et puis il ajouta:

-- Si le prince le permet? Djalma fit un signe de tête, Faringhea
sortit.

-- Vous pardonnez, cher prince? J'attendais ce matin une lettre
fort importante; comme elle tardait à venir, ne voulant pas
manquer de vous voir, j'ai recommandé chez moi de m'envoyer cette
lettre ici.

Quelques instants après, Faringhea revint avec une lettre qu'il
remit à Rodin; après quoi le métis sortit.



IX. Adrienne et Djalma.

Lorsque Faringhea eut quitté le salon, Rodin prit la lettre de
l'abbé d'Aigrigny d'une main et de l'autre parut chercher quelque
chose, d'abord dans la poche de côté de sa redingote, puis dans sa
poche de derrière, puis dans le gousset de son pantalon; puis
enfin, ne trouvant rien, il posa la lettre sur le genou râpé de
son pantalon noir, et se _tâta _partout, des deux mains, d'un air
de regret et d'inquiétude.

Les divers mouvements de cette pantomime, jouée avec une bonhomie
parfaite, furent couronnés par cette exclamation:

-- Ah! mon Dieu! c'est désolant!

-- Qu'avez-vous? lui demanda Djalma, sortant du sombre silence où
il était plongé depuis quelques instants.

-- Hélas! mon cher prince, reprit Rodin, il m'arrive la chose du
monde la plus vulgaire, la plus puérile, ce qui ne l'empêche pas
d'être pour moi infiniment fâcheuse... j'ai oublié ou perdu mes
lunettes; or par ce demi-jour et surtout à cause de la détestable
vue que le travail et les années m'ont faite, il m'est absolument
impossible de lire cette lettre, fort importante, car on attend de
moi une réponse très prompte, très simple et très catégorique, un
oui ou un non... L'heure presse; c'est désespérant... Si encore,
ajouta Rodin en appuyant sur ces mots sans regarder Djalma, mais
afin que ce dernier les remarquât, si encore quelqu'un pouvait me
rendre le service de lire pour moi... Mais non... personne...
personne...

-- Mon père, lui dit obligeamment Djalma, voulez-vous que je lise
pour vous? la lecture finie, j'aurai oublié ce que j'aurai lu.

-- Vous? s'écria Rodin, comme si la proposition de l'Indien lui
eût semblé à la fois exorbitante et dangereuse, c'est impossible,
prince... vous... lire cette lettre!...

-- Alors, excusez ma demande, dit doucement Djalma.

-- Mais, au fait, reprit Rodin après un moment de réflexion et se
parlant à lui-même, pourquoi non? Et il ajouta en s'adressant à
Djalma:

-- Vraiment, vous auriez cette complaisance, mon cher prince? Je
n'aurais pas osé vous demander ce service. Ce disant, Rodin remit
la lettre à Djalma, qui lut à voix haute. Cette lettre était ainsi
conçue:

«Votre visite de ce matin à l'hôtel de Saint-Dizier, d'après ce
qui m'a été rapporté, doit être considérée comme une nouvelle
agression de votre part.

«Voici la dernière proposition que l'on vous a annoncée, peut-être
sera-t-elle aussi infructueuse que la démarche que j'ai bien voulu
tenter hier en me rendant rue Clovis.

«Après cette longue et pénible explication, je vous ai dit que je
vous écrirais; je tiens ma promesse, voici donc mon ultimatum.

«Et d'abord un avertissement: Prenez garde!... Si vous vous
opiniâtrez à soutenir une lutte inégale, vous serez exposé même à
la haine de ceux que vous voulez follement protéger. On a mille
moyens de vous perdre auprès d'eux en les éclairant sur vos
projets. On leur prouvera que vous avez trempé dans le complot que
vous prétendez maintenant dévoiler, et cela non pas par
générosité, mais par cupidité.»

Quoique Djalma eût la parfaite délicatesse de sentir que la
moindre question à Rodin au sujet de cette lettre serait une grave
indiscrétion, il ne put s'empêcher de tourner vivement la tête
vers le jésuite en lisant ce passage.

-- Mon Dieu, oui! il s'agit de moi... de moi-même. Tel que vous me
voyez, mon cher prince, ajouta-t-il en faisant allusion à ses
vêtements sordides, on m'accuse de cupidité.

-- Et quels sont ces gens que vous protégez?

-- Mes protégés?... dit Rodin en feignant quelque hésitation,
comme s'il eût été embarrassé pour répondre, qui sont mes
protégés?... Hum... hum... je vais vous dire... Ce sont... ce sont
de pauvres diables sans aucune ressource, gens de rien, mais gens
de bien, n'ayant que leur bon droit dans... un procès qu'ils
soutiennent; ils sont menacés d'être écrasés par des gens
puissants, très puissants... Ceux-là, heureusement, ne sont pas
assez connus pour que je puisse les démasquer au profit de mes
protégés... Que voulez-vous?... pauvre et chétif, je me range
naturellement du côté des pauvres et des chétifs... Mais,
continuez, je vous prie...

Djalma reprit: «Vous avez donc tout à redouter en continuant de
nous être hostile, et rien à gagner en embrassant le parti de ceux
que vous appelez vos amis; ils seraient plus justement nommés vos
dupes, car, s'il était sincère, votre désintéressement serait
inexplicable... Il doit donc cacher, et il cache, je le répète,
des arrière-pensées de cupidité.

«Oh! sous ce rapport même... on peut vous offrir un ample
dédommagement, avec cette différence que vos espérances sont
uniquement fondées sur la reconnaissance probable de vos amis,
éventualité fort chanceuse, tandis que nos offres seront réalisées
à l'instant même; pour parler nettement, voici ce que l'on exige
de vous: ce soir même, avant minuit pour tout délai, vous aurez
quitté Paris, et vous vous engagerez à n'y pas revenir avant six
mois.»

Djalma ne put retenir un mouvement de surprise, et regarda Rodin.

-- C'est tout simple, reprit-il; le procès de mes pauvres protégés
sera jugé avant cette époque, et, en m'éloignant, on m'empêche de
veiller sur eux; vous comprenez, mon cher prince, dit Rodin avec
une indignation amère. Veuillez continuer et m'excuser de vous
avoir interrompu... mais tant d'impudence me révolte...

Djalma continua: «Pour que nous ayons la certitude de votre
éloignement de Paris durant six mois, vous vous rendrez chez un de
nos amis en Allemagne; vous recevrez chez lui une généreuse
hospitalité: mais vous y demeurerez forcément jusqu'à l'expiration
du délai.»

-- Oui... une prison volontaire, dit Rodin. «À ces conditions,
vous recevrez une pension de mille francs par mois, à dater de
votre départ de Paris, dix mille francs comptant et vingt mille
francs après les six mois écoulés. Le tout vous sera suffisamment
garanti. Enfin, au bout de six mois, on vous assurera une position
aussi honorable qu'indépendante.»

Djalma s'étant arrêté par un mouvement d'indignation involontaire,
Rodin lui dit:

-- Continuez, je vous prie, cher prince; il faut lire jusqu'au
bout, cela vous donnera une idée de ce qui se passe au milieu de
notre civilisation.

Djalma reprit: «Vous connaissez assez la marche des choses et ce
que nous sommes, pour savoir qu'en vous éloignant nous voulons
seulement nous défaire d'un ennemi peu dangereux, mais très
importun; ne soyez pas aveuglé par votre premier succès. Les
suites de votre dénonciation seront étouffées, parce qu'elle est
calomnieuse; le juge qu'il l'a accueillie se repentira cruellement
de son odieuse partialité. Vous pouvez faire de cette lettre tel
usage que vous voudrez. Nous savons ce que nous écrivons, à qui
nous écrivons et comment nous écrivons. Vous recevrez cette lettre
à trois heures. Si à quatre heures votre signature n'est pas, tout
entière, au bas de cette lettre... la guerre recommence... non pas
demain, mais ce soir.» Cette lecture finie, Djalma regarda Rodin,
qui lui dit:

-- Permettez-moi d'appeler Faringhea. Et ce disant, il frappa sur
un timbre. Le métis parut. Rodin reçut la lettre des mains de
Djalma, la déchira en deux morceaux, la froissa entre ses mains,
de manière à en faire une espèce de boule, et dit au métis en la
lui remettant:

-- Vous donnerez ce chiffon de papier à la personne qui attend, et
vous lui direz que telle est ma réponse à cette lettre indigne et
insolente; vous entendez bien... à cette lettre indigne et
insolente.

-- J'entends bien, dit le métis, et il sortit.

-- C'est peut-être une guerre dangereuse pour nous, mon père, dit
l'Indien avec intérêt.

-- Oui, cher prince, dangereuse peut-être... Mais je ne fais pas
comme vous... moi; je ne veux pas tuer mes ennemis parce qu'ils
sont lâches et méchants... je les combats... sous l'égide de la
loi; imitez-moi donc...

Puis, voyant les traits de Djalma se rembrunir, Rodin ajouta:

-- J'ai tort... je ne veux plus vous conseiller à ce sujet...
Seulement, convenons de remettre cette question au seul jugement
de votre digne et maternelle protectrice. Demain je la verrai; si
elle y consent, je vous dirai les noms de vos ennemis. Sinon...
non.

-- Et cette femme... cette seconde mère... dit Djalma, est d'un
caractère tel que je pourrai me soumettre à son jugement?

-- Elle!... s'écria Rodin en joignant les mains et en poursuivant
avec une exaltation croissante; elle!... mais c'est ce qu'il y a
de plus noble, de plus généreux, de plus vaillant sur la terre!...
elle... votre protectrice! mais vous seriez réellement son fils,
elle vous aimerait de toute la violence de l'amour maternel, que,
s'il s'agissait pour vous de choisir entre une lâcheté ou la mort,
elle vous dirait: «Meurs!» quitte à mourir avec vous.

-- Oh! noble femme!... Ma mère était ainsi! s'écria Djalma avec
entraînement.

-- Elle... reprit Rodin dans un enthousiasme croissant, et se
rapprochant de la fenêtre cachée par le store, sur lequel il jeta
un regard oblique et inquiet. Votre protectrice! mais figurez-vous
donc le courage, la droiture, la loyauté en personne. Oh!
loyale surtout!... Oui, c'est la franchise chevaleresque de
l'homme de grand coeur jointe à l'altière dignité d'une femme qui,
de sa vie... entendez-vous bien, de sa vie, non seulement n'a
jamais menti, non seulement n'a jamais caché une de ses pensées,
mais qui mourrait plutôt que de céder au moindre de ces petits
sentiments d'astuce, de dissimulation ou de ruse presque forcés
chez les femmes ordinaires par leur situation même.

Il est difficile d'exprimer l'admiration qui éclatait sur la
figure de Djalma en entendant le portrait tracé par Rodin; ses
yeux brillaient, ses joues se coloraient, son coeur palpitait
d'enthousiasme.

-- Bien, bien, noble coeur, lui dit Rodin en faisant un nouveau
pas vers le store, j'aime à voir votre belle âme resplendir sur
vos beaux traits... en m'entendant ainsi parler de votre
protectrice inconnue... Ah! c'est qu'elle est digne de cette
adoration sainte qu'inspirent les nobles coeurs, les grands
caractères.

-- Oh! je vous crois, s'écria Djalma avec exaltation; mon coeur
est pénétré d'admiration et aussi d'étonnement; car ma mère n'est
plus, et une telle femme existe!

-- Oh! oui, pour la consolation des affligés, elle existe; oui,
pour l'orgueil de son sexe, elle existe; oui, pour faire adorer la
vérité, exécrer le mensonge, elle existe... Le mensonge, la feinte
surtout n'ont jamais terni cette loyauté brillante et héroïque
comme l'épée d'un chevalier... Tenez, il y a peu de jours, cette
noble femme m'a dit d'admirables paroles, que je n'oublierai de ma
vie: «Monsieur, dès que j'ai un soupçon sur quelqu'un que j'aime
ou que j'estime...»

Rodin n'acheva pas. Le store, si violemment secoué au dehors que
son ressort se brisa, se releva brusquement à la grande stupeur de
Djalma, qui vit apparaître à ses yeux Mlle de Cardoville.

Le manteau d'Adrienne avait glissé de ses épaules, et au violent
mouvement qu'elle fit en s'approchant du store, son chapeau, dont
les rubans étaient dénoués, était tombé. Sortie précipitamment,
n'ayant eu que le temps de jeter une pelisse sur le costume
pittoresque et charmant dont par caprice elle s'habillait souvent
dans sa maison, elle apparaissait si rayonnante de beauté aux yeux
éblouis de Djalma, parmi ces feuilles et ces fleurs, que l'Indien
se croyait sous l'empire d'un songe...

Les mains jointes, les yeux grands ouverts, le corps légèrement
penché en avant, comme s'il l'eût fléchi pour prier, il restait
pétrifié d'admiration.

Mlle de Cardoville, émue, le visage légèrement coloré par
l'émotion, sans entrer dans le salon, se tenait debout sur le
seuil de la porte de la serre chaude.

Tout ceci s'était passé en moins de temps qu'il n'en faut pour
l'écrire; à peine le store eut-il été relevé, que Rodin, feignant
la surprise, s'écria:

-- Vous ici... mademoiselle?

-- Oui, monsieur, dit Adrienne d'une voix altérée, je viens
terminer la phrase que vous avez commencée; je vous avais dit que,
lorsqu'un soupçon me venait à l'esprit, je le dirais hautement à
la personne qui me l'inspirait. Eh bien! je l'avoue, à cette
loyauté j'ai failli: j'étais venue pour vous épier, au moment même
où votre réponse à l'abbé d'Aigrigny me donnait un nouveau gage de
votre dévouement et de votre sincérité; je doutais de votre
droiture au moment même où vous rendiez témoignage de ma
franchise... Pour la première fois de ma vie je me suis abaissée
jusqu'à la ruse... cette faiblesse mérite une punition, je la
subis; une réparation, je vous la fais; des excuses, je vous les
offre...

Puis s'adressant à Djalma, elle ajouta:

-- Maintenant, prince, le secret n'est plus permis... Je suis
votre parente, Mlle de Cardoville, et j'espère que vous accepterez
d'une soeur une hospitalité que vous acceptiez d'une mère.

Djalma ne répondit pas. Plongé dans une contemplation extatique
devant cette soudaine apparition qui surpassait les plus folles,
les plus éblouissantes visions de ses rêves, il éprouvait une
sorte d'ivresse qui, paralysant en lui la pensée, la réflexion,
concentrait toute la puissance de son être dans la vue... et, de
même que l'on cherche en vain à étancher une soif inextinguible...
le regard enflammé de l'Indien aspirait pour ainsi dire avec une
avidité dévorante toutes les rares perfections de cette jeune
fille.

En effet, jamais deux types plus divins n'avaient été mis en
présence. Adrienne et Djalma offraient l'idéal de la beauté de
l'homme et de la beauté de la femme. Il semblait y avoir quelque
chose de fatal, de providentiel dans le rapprochement de ces deux
natures si jeunes et si vivaces... Si généreuses et si
passionnées, si héroïques et si fières, qui, chose singulière,
avant de se voir connaissaient déjà toute leur valeur morale; car
si, aux paroles de Rodin, Djalma avait senti s'éveiller dans son
coeur une admiration aussi subite que vive et pénétrante pour les
vaillantes et généreuses qualités de cette bienfaitrice inconnue,
qu'il retrouvait dans Mlle de Cardoville, celle-ci avait été tour
à tour émue, attendrie ou effrayée de l'entretien qu'elle venait
de surprendre entre Rodin et Djalma, selon que celui-ci avait
témoigné de la noblesse de son âme, de la délicate bonté de son
coeur ou du terrible emportement de son caractère; puis elle
n'avait pu retenir un mouvement d'étonnement, presque
d'admiration, à la vue de la surprenante beauté du prince; et
bientôt après, un sentiment étrange, douloureux, une espèce de
commotion électrique avait ébranlé tout son être lorsque ses yeux
s'étaient rencontrés avec ceux de Djalma. Alors, cruellement
troublée, et souffrant de ce trouble qu'elle maudissait, elle
avait tâché de dissimuler cette impression profonde en s'adressant
à Rodin pour s'excuser de l'avoir soupçonné. Mais le silence
obstiné que gardait l'Indien venait de redoubler l'embarras mortel
de la jeune fille.

Levant de nouveau les yeux vers le prince afin de l'engager à
répondre à son offre fraternelle, Adrienne, rencontrant encore son
regard d'une fixité sauvage et ardente, baissa les yeux avec un
mélange d'effroi, de tristesse et de fierté blessée; alors elle se
félicita d'avoir deviné l'inexorable nécessité où elle se voyait
désormais de tenir Djalma éloigné d'elle, tant cette nature
ardente et emportée lui causait déjà de craintes. Voulant mettre
un terme à cette position pénible, elle dit à Rodin d'une voix
basse et tremblante:

-- De grâce, monsieur... parlez au prince; répétez-lui mes
offres... Je ne puis rester ici plus longtemps.

Ce disant, Adrienne fit un pas pour rejoindre Florine. Djalma, au
premier mouvement d'Adrienne, s'élança vers elle d'un bond, comme
un tigre sur la proie qu'on veut lui ravir. La jeune fille
épouvantée de l'expression d'ardeur farouche qui enflammait les
traits de l'Indien, se rejeta en arrière en poussant un grand cri.
À ce cri, Djalma revint à lui-même, et se rappela tout ce qui
venait de se passer; alors pâle de regrets et de honte, tremblant,
éperdu, les yeux noyés de larmes, les traits bouleversés et
empreints du plus profond désespoir, il tomba aux genoux
d'Adrienne, et, élevant vers elle ses mains jointes, il lui dit
d'une voix douce, suppliante et timide:

-- Oh! restez... restez... ne me quittez pas... depuis si
longtemps... je vous attends.

À cette prière faite avec la craintive ingénuité d'un enfant, avec
une résignation qui contrastait si étrangement avec l'emportement
farouche dont Adrienne venait d'être si fort effrayée, elle
répondit, en faisant signe à Florine de se disposer à partir:

-- Prince, il m'est impossible de rester plus longtemps ici...

-- Mais vous reviendrez? dit Djalma en contraignant ses larmes; je
vous reverrai?

-- Oh! non, jamais!... jamais!... dit Mlle de Cardoville d'une
voix éteinte; puis, profitant du saisissement où sa réponse avait
jeté Djalma, Adrienne disparut rapidement derrière un des massifs
de la serre chaude.

Au moment où Florine, se hâtant de rejoindre sa maîtresse, passait
devant Rodin, il lui dit d'une voix basse et rapide:

-- Il faut en finir demain avec la Mayeux.

Florine frissonna de tout son corps, et, sans répondre à Rodin,
disparut comme Adrienne derrière un des massifs.

Djalma, brisé, anéanti, était resté à genoux, la tête baissée sur
sa poitrine; sa ravissante physionomie n'exprimait ni colère ni
emportement, mais une stupeur navrante; il pleurait
silencieusement. Voyant Rodin s'approcher de lui, il se releva;
mais il tremblait si fort, qu'il put à peine d'un pas chancelant
regagner le divan, où il tomba en cachant sa figure dans ses
mains.

Alors Rodin, s'avançant, lui dit d'un ton doucereux et pénétré:

-- Hélas!... je craignais ce qui arrive; je ne voulais pas vous
faire connaître votre bienfaitrice, et je vous avais même dit
qu'elle était vieille; savez-vous pourquoi, cher prince?

Djalma, sans répondre, laissa tomber ses mains sur ses genoux, et
tourna vers Rodin son visage encore inondé de larmes.

-- Je savais que Mlle de Cardoville était charmante, je savais
qu'à votre âge l'on devient facilement amoureux, poursuivit Rodin,
et je voulais vous épargner ce malheureux inconvénient, mon cher
prince, car votre belle protectrice aime éperdument un beau jeune
homme de cette ville...

À ces mots, Djalma porta vivement ses deux mains sur son coeur,
comme s'il venait d'y recevoir un coup aigu, poussa un cri de
douleur féroce, sa tête se renversa en arrière, et il retomba
évanoui sur le divan.

Rodin l'examina froidement pendant quelques secondes, et dit en
s'en allant et en brossant du coude son vieux chapeau:

-- Allons, ça mord... ça mord...



X. Les conseils.

Il est nuit. Neuf heures viennent de sonner. C'est le soir du jour
où Mlle de Cardoville s'est, pour la première fois, trouvée en
présence de Djalma; Florine, pâle, émue, tremblante, vient
d'entrer, un bougeoir à la main, dans une chambre à coucher
meublée avec simplicité, mais très confortable.

Cette pièce fait partie de l'appartement occupé par la Mayeux chez
Adrienne; il est situé au rez-de-chaussée et a deux entrées: l'une
s'ouvre sur le jardin, l'autre sur la cour; c'est de ce côté que
se présentent les personnes qui viennent s'adresser à la Mayeux
pour obtenir des secours; une antichambre où l'on attend, un salon
où elle reçoit les demandes, telles sont les pièces occupées par
la Mayeux, et complétées par la chambre à coucher dans laquelle
Florine vient d'entrer d'un air inquiet, presque alarmé,
effleurant à peine le tapis du bout de ses pieds chaussés de
satin, suspendant sa respiration et prêtant l'oreille au moindre
bruit. Plaçant son bougeoir sur la cheminée, la camériste, après
un rapide coup d'oeil dans la chambre, alla vers un bureau
d'acajou surmonté d'une jolie bibliothèque bien garnie; la clef
était aux tiroirs de ce meuble; ils furent tous les trois visités
par Florine. Ils contenaient différentes demandes de secours,
quelques notes écrites de la main de la Mayeux. Ce n'était pas là
ce que cherchait Florine. Un casier, contenant trois cartons,
séparait la table du petit corps de bibliothèque, ces cartons
furent aussi vainement explorés; Florine fit un geste de dépit
chagrin, regarda autour d'elle, écouta encore avec anxiété, puis,
avisant une commode, elle y fit de nouvelles et inutiles
recherches. Au pied du lit était une petite porte conduisant à un
grand cabinet de toilette; Florine y pénétra, chercha d'abord,
sans succès, dans une vaste armoire où étaient suspendues
plusieurs robes noires nouvellement faites pour la Mayeux par les
ordres de Mlle de Cardoville. Apercevant au bas et au fond de
cette armoire, et à demi cachée sous un manteau, une mauvaise
petite malle, Florine l'ouvrit précipitamment, elle y trouva
soigneusement pliées les pauvres vieilles hardes dont la Mayeux
était vêtue lorsqu'elle était entrée dans cette opulente maison.

Florine tressaillit, une émotion involontaire contracta ses
traits, songeant qu'il ne s'agissait pas de s'attendrir, mais
d'obéir aux ordres implacables de Rodin, elle referma brusquement
la malle et l'armoire, sortit du cabinet de toilette, et revint
dans la chambre à coucher. Après avoir examiné le bureau, une idée
subite lui vint. Ne se contentant pas de fouiller de nouveau les
cartons, elle retira tout à fait le premier du casier, espérant
peut-être trouver ce qu'elle cherchait entre le dos de ce carton
et le fond de ce meuble; mais elle ne vit rien. Sa seconde
tentative fut plus heureuse: elle trouva caché, où elle espérait,
un cahier de papier assez épais. Elle fit un mouvement de
surprise, car elle s'attendait à autre chose; pourtant elle prit
ce manuscrit, l'ouvrit et le feuilleta rapidement. Après avoir
parcouru plusieurs pages, elle manifesta son contentement et fit
un mouvement pour mettre ce cahier dans sa poche; mais après un
moment de réflexion, elle le plaça où il était d'abord, rétablit
tout en ordre, reprit son bougeoir, et quitta l'appartement sans
avoir été surprise, ainsi qu'elle y avait compté, sachant la
Mayeux auprès de Mlle de Cardoville pour quelques heures.

* * * * *

Le lendemain des recherches de Florine, la Mayeux, seule dans sa
chambre à coucher, était assise dans un fauteuil, au coin d'une
cheminée où flambait un bon feu, un épais tapis couvrait le
plancher; à travers les rideaux des fenêtres on apercevait la
pelouse d'un grand jardin; le silence profond n'était interrompu
que par le bruit régulier du balancement d'une pendule et par le
pétillement du foyer. La Mayeux, les deux mains appuyées aux bras
du fauteuil, se laissait aller à un sentiment de bonheur qu'elle
n'avait jamais aussi complètement goûté depuis qu'elle habitait
cet hôtel. Pour elle, habituée depuis si longtemps à de cruelles
privations, il y avait un charme inexprimable dans le calme de
cette retraite, dans la vue riante du jardin, et surtout dans la
conscience de devoir le bien-être dont elle jouissait à la
résignation et à l'énergie qu'elle avait montrées au milieu de
tant de rudes épreuves heureusement terminées.

Une femme âgée, d'une figure douce et bonne, qui avait été, par la
volonté expresse d'Adrienne, attachée au service de la Mayeux,
entra et lui dit:

-- Mademoiselle, il y a là un jeune homme qui désire vous parler
tout de suite pour une affaire très pressée... il se nomme Agricol
Baudoin.

À ce nom, la Mayeux poussa un léger cri de joie et de surprise,
rougit légèrement, se leva et courut à la porte qui conduisait au
salon où se trouvait Agricol.

-- Bonjour, ma bonne Mayeux! dit le forgeron en embrassant
cordialement la jeune fille, dont les joues devinrent brûlantes et
cramoisies sous ces baisers fraternels.

-- Ah! mon Dieu! s'écria tout à coup l'ouvrière en regardant
Agricol avec angoisse, et ce bandeau noir que tu as sur le
front!... Tu as donc été blessé?

-- Ce n'est rien, dit le forgeron, absolument rien... n'y songe
pas... je te dirai tout à l'heure... comment cela m'est arrivé...
mais auparavant j'ai des choses bien importantes à te confier.

-- Viens dans ma chambre alors, nous serons seuls, dit la Mayeux
en précédant Agricol.

Malgré l'assez grande inquiétude qui se peignait sur les traits
d'Agricol il ne put s'empêcher de sourire de contentement en
entrant dans la chambre de la jeune fille, et en regardant autour
de lui.

-- À la bonne heure, ma pauvre Mayeux... voilà comme j'aurais
voulu toujours te voir logée; je reconnais bien là Mlle de
Cardoville... Quel coeur!... quel âme!... Tu ne sais pas... elle
m'a écrit avant-hier... pour me remercier de ce que j'avais fait
pour elle... en m'envoyant une épingle d'or très simple, que je
pouvais accepter, m'a-t-elle écrit, car elle n'avait d'autre
valeur que d'avoir été portée par sa mère... Si tu savais comme
j'ai été touché de la délicatesse de ce don!

-- Rien ne doit étonner d'un coeur pareil au sien, répondit la
Mayeux. Mais ta blessure... ta blessure...

-- Tout à l'heure, ma bonne Mayeux... j'ai tant de choses à
t'apprendre!... Commençons par le plus pressé, car il s'agit, dans
un cas très grave, de me donner un bon conseil... tu sais combien
j'ai confiance dans ton excellent coeur et dans ton jugement... Et
puis, après, je te demanderai de me rendre un bon service... Oh!
oui, un grand service, ajouta le forgeron d'un ton pénétré,
presque solennel, qui étonna la Mayeux; puis il reprit:

-- Mais commençons par ce qui ne m'est pas personnel.

-- Parle vite.

-- Depuis que ma mère est partie avec Gabriel pour se rendre dans
la petite cure de campagne qu'il a obtenue, et depuis que mon père
loge avec M. le maréchal Simon et ses demoiselles, j'ai été, tu le
sais, demeurer à la fabrique de M. Hardy, avec mes camarades, dans
la _maison commune. _Or, ce matin... Ah! il faut te dire que
M. Hardy de retour d'un long voyage qu'il a fait dernièrement,
s'est de nouveau absenté depuis quelques jours pour affaires. Ce
matin donc, à l'heure du déjeuner, j'étais resté pour travailler
un peu après le dernier coup de la cloche; je quittais les
bâtiments de la fabrique pour aller à notre réfectoire, lorsque je
vois entrer dans la cour une femme qui venait de descendre d'un
fiacre, elle s'avance vivement vers moi, je remarque qu'elle est
blonde, quoique son voile fût à moitié baissé, d'une figure aussi
douce que jolie, et mise comme une personne très distinguée. Mais,
frappé de sa pâleur, de son air inquiet, effrayé, je lui demande
ce qu'elle désire:

«-- Monsieur, me dit-elle d'une voix tremblante en paraissant
faire un effort sur elle-même, êtes-vous l'un des ouvriers de
cette fabrique?

«-- Oui, madame. «-- M. Hardy est donc en danger? s'écria-t-elle.
«-- M. Hardy, madame! mais il n'est pas de retour à la fabrique.

«-- Comment! reprit-elle, M. Hardy n'est pas revenu ici hier au
soir, il n'a pas été très dangereusement blessé par une machine en
visitant ses ateliers?»

En prononçant ces mots, les lèvres de cette pauvre jeune dame
tremblaient fort, et je voyais de grosses larmes rouler dans ses
yeux.

«-- Dieu merci, madame, rien n'est plus faux que tout cela, lui
dis-je; car M. Hardy n'est pas de retour; on annonce seulement son
arrivée pour demain ou après.

«-- Ainsi, monsieur... vous dites bien vrai, M. Hardy n'est pas
arrivé, n'est pas blessé? reprit la jolie dame en essuyant ses
yeux.

«-- Je vous dis la vérité, madame: si M. Hardy était en danger, je
ne serais pas si tranquille en vous parlant de lui.

«-- Ah! merci! mon Dieu! merci!» s'écria la jeune dame.

«Puis elle m'exprima sa reconnaissance d'un air si heureux, si
touché, que j'en fus ému. Mais tout à coup, comme si alors elle
avait honte de la démarche qu'elle venait de faire, elle rebaissa
son voile, me quitta précipitamment, sortit de la cour et remonta
dans le fiacre qui l'avait amenée. Je me dis: C'est une dame qui
s'intéresse à M. Hardy et qui aura été alarmée par un faux bruit.

-- Elle l'aime sans doute, dit la Mayeux attendrie, et, dans son
inquiétude, elle aura commis peut-être une imprudence en venant
s'informer de ses nouvelles.

-- Tu ne dis que trop vrai. Je la regarde remonter dans son fiacre
avec intérêt, car son émotion m'avait gagné... Le fiacre repart...
Mais que vois-je quelques instants après? Un cabriolet de place
que la jeune dame n'avait pu apercevoir, caché qu'il était par
l'angle de la muraille; et au moment où il détourne, je distingue
parfaitement un homme, assis à côté du cocher, lui faisant signe
de prendre le même chemin que le fiacre.

-- Cette pauvre jeune dame était suivie, dit la Mayeux avec
inquiétude.

-- Sans doute, aussi je m'élance après le fiacre, je l'atteins,
et, à travers les stores baissés, je dis à la jeune dame, en
courant à côté de la portière: «Madame, prenez garde à vous, vous
êtes suivie par un cabriolet.»

-- Bien!... bien, Agricol... et t'a-t-elle répondu?

-- Je l'ai entendue crier: «Grand Dieu!» avec un accent déchirant,
et le fiacre a continué de marcher. Bientôt le cabriolet a passé
devant moi; j'ai vu à côté du cocher un homme grand, gros et
rouge, qui, m'ayant vu courir après le fiacre, s'est peut-être
douté de quelque chose car il m'a regardé d'un air inquiet.

-- Et quand arrive M. Hardy? reprit la Mayeux.

-- Demain ou après-demain... Maintenant, ma bonne Mayeux,
conseille-moi... Cette jeune dame aime M. Hardy, c'est évident...
Elle est sans doute mariée, puisqu'elle avait l'air très
embarrassé en me parlant et qu'elle a poussé un cri d'effroi en
apprenant qu'on la suivait... Que dois-je faire?... J'avais envie
de demander avis au père Simon; mais il est si rigide... Et puis à
son âge... une affaire d'amour!... Au lieu que toi ma bonne
Mayeux, qui es si délicate, et si sensible... tu comprendras cela.

La jeune fille tressaillit, sourit avec amertume; Agricol ne s'en
aperçut pas et continua:

-- Aussi, je me suis dit: Il n'y a que la Mayeux qui puisse me
conseiller. En admettant que M. Hardy revienne demain, dois-je lui
dire ce qui s'est passé ou bien...

-- Attends donc... s'écria tout à coup la Mayeux en interrompant
Agricol et en paraissant rassembler ses souvenirs, lorsque je suis
allée au couvent de Sainte-Marie demander de l'ouvrage à la
supérieure, elle m'a proposé d'entrer ouvrière à la journée dans
une maison où je devais... surveiller... tranchons le mot...
espionner...

-- La misérable!...

-- Et sais-tu? dit la Mayeux, sais-tu chez qui l'on me proposait
d'entrer pour faire cet indigne métier? Chez une dame de Frémont
ou Brémont, je ne me souviens plus bien, femme excessivement
religieuse, mais dont la fille, jeune dame mariée, que je devais
surtout épier, me dit la supérieure, recevait les visites trop
assidues d'un manufacturier.

-- Que dis-tu? s'écria Agricol, ce manufacturier serait...

-- M. Hardy... j'avais trop de raisons pour ne pas oublier ce nom,
que la supérieure a prononcé... Depuis ce jour tant d'événements
se sont passés, que j'avais oublié cette circonstance. Ainsi, il
est probable que cette jeune dame est celle dont on m'avait parlé
au couvent.

-- Et quel intérêt la supérieure du couvent avait-elle à cet
espionnage? demanda le forgeron.

-- Je l'ignore... mais, tu le vois, l'intérêt qui la faisait agir
subsiste toujours, puisque cette jeune dame a été épiée... et
peut-être, à cette heure, est dénoncée... déshonorée... Ah! c'est
affreux!

Puis, voyant Agricol tressaillir vivement, la Mayeux ajouta:

-- Mais qu'as-tu donc?...

-- Et pourquoi non? se dit le forgeron en se parlant à lui-même,
si tout cela... partait de la même main!... La supérieure d'un
couvent peut bien s'entendre avec un abbé... Mais alors... dans
quel but?...

-- Explique-toi donc, Agricol, reprit la Mayeux. Et puis enfin; ta
blessure... Comment l'as-tu reçue? Je t'en conjure, rassure-moi.

-- Et c'est justement de ma blessure que je vais te parler... car,
en vérité, plus j'y songe, plus l'aventure de cette jeune dame me
paraît se relier à d'autres faits.

-- Que dis-tu?

-- Figure-toi que, depuis quelques jours, il se passe des choses
singulières aux environs de notre fabrique: d'abord, comme nous
sommes en carême, un abbé de Paris, un grand bel homme, dit-on,
est déjà venu prêcher dans le petit village de Villiers, qui n'est
qu'à un quart de lieue de nos ateliers... Cet abbé a trouvé moyen,
dans son prêche, de calomnier et d'attaquer M. Hardy.

-- Comment cela?

-- M. Hardy a fait une sorte de règlement imprimé, relatif à notre
travail et aux droits dans les bénéfices qu'il nous accorde: ce
règlement est suivi de plusieurs maximes aussi nobles que simples,
de quelques préceptes de fraternité à la portée de tout le monde,
extraits de différents philosophes et de différentes religions...
De ce que M. Hardy a choisi ce qu'il y avait de plus pur parmi les
différents préceptes religieux, M. l'abbé a conclu que M. Hardy
n'avait aucune religion, et il est parti de ce thème, non
seulement pour l'attaquer en chaire, mais pour désigner notre
fabrique comme un foyer de perdition, de damnation et de
corruption, parce que, le dimanche, au lieu d'aller écouter ses
sermons ou d'aller au cabaret, nos camarades, leurs femmes et
leurs enfants passent la journée à cultiver leurs petits jardins,
à faire des lectures, à chanter en choeur ou à danser en famille
dans notre maison commune; l'abbé a même été jusqu'à dire que le
voisinage d'un tel amas d'athées, c'est ainsi qu'il nous appelle,
pouvait attirer la fureur du ciel sur un pays... que l'on parlait
beaucoup du choléra, qui s'avançait, et qu'il serait possible que,
grâce à notre voisinage impie, tous les environs fussent frappés
de ce fléau vengeur.

-- Mais, dire de telles choses à des gens ignorants, s'écria la
Mayeux, c'est risquer de les exciter à de funestes actions.

-- C'est justement ce que voulait l'abbé.

-- Que dis-tu?

-- Les habitants des environs, encore excités, sans doute, par
quelques meneurs, se montrent hostiles aux ouvriers de la
fabrique: on a exploité, sinon leur haine, du moins leur envie...
En effet, nous voyant vivre en commun, bien logés, bien nourris,
bien chauffés, bien vêtus, actifs, gais et laborieux, leur
jalousie s'est encore aigrie par les prédications de l'abbé et par
les sourdes menées de quelques mauvais sujets que j'ai reconnus
pour être les plus mauvais ouvriers de M. Tripeaud... notre
concurrent. Toutes ces excitations commencent à porter leurs
fruits; il y a déjà eu deux ou trois rixes entre nous et les
habitants des environs... C'est dans une de ces bagarres que j'ai
reçu un coup de pierre à la tête...

-- Et cela n'a rien de grave, Agricol, bien sûr? dit la Mayeux
avec inquiétude.

-- Rien, absolument, te dis-je... mais les ennemis de M. Hardy ne
se sont pas bornés aux prédications: ils ont mis en oeuvre quelque
chose de bien plus dangereux!

-- Et quoi encore?

-- Moi, et presque tous mes camarades, nous avons fait solidement
le coup de fusil en juillet; mais il ne nous convient pas, quant à
présent, et pour cause, de reprendre les armes; ce n'est pas
l'avis de tout le monde, soit; nous ne blâmons personne, mais nous
avons notre idée; et le père Simon, qui est brave comme son fils,
et aussi patriote que personne, nous approuve et nous dirige. Eh
bien, depuis quelques jours, on trouve tout autour de la fabrique,
dans le jardin, dans les cours, des imprimés où on nous dit: «Vous
êtes des lâches, des égoïstes; parce que le hasard vous a donné un
bon maître, vous restez indifférents aux malheurs de vos frères et
aux moyens de les émanciper; le bien-être matériel vous énerve.»

-- Mon Dieu! Agricol, quelle effrayante persistance dans la
méchanceté!

-- Oui... et, malheureusement, ces menées ont commencé à avoir
quelque influence sur plusieurs de nos plus jeunes camarades;
comme, après tout, on s'adressait à des sentiments généreux et
fiers, il y a eu de l'écho... déjà quelques germes de division se
sont développés dans nos ateliers, jusqu'alors si fraternellement
unis; on sent qu'il y règne une sourde fermentation... une froide
défiance remplace, chez quelques-uns, la cordialité accoutumée...
Maintenant, si je te dis que je suis presque certain que ces
imprimés, jetés par-dessus les murs de la fabrique, et qui ont
fait éclater entre nous quelques ferments de discorde, ont été
répandus par des émissaires de l'abbé prêcheur... ne trouves-tu
pas que tout cela, coïncidant avec ce qui est arrivé ce matin à
cette jeune dame, prouve que M. Hardy a, depuis peu, de nombreux
ennemis?

-- Comme toi, je trouve cela effrayant, Agricol, dit la Mayeux, et
cela est si grave, que M. Hardy pourra seul prendre une décision à
ce sujet... Quant à ce qui est arrivé ce matin à cette jeune dame,
il me semble que sitôt le retour de M. Hardy, tu dois lui demander
un entretien, et si délicate que soit une pareille révélation, lui
dire ce qui s'est passé.

-- C'est cela qui m'embarrasse... Ne crains-tu pas que je paraisse
ainsi vouloir entrer dans ses secrets?

-- Si cette jeune dame n'avait pas été suivie, j'aurais partagé
tes scrupules... Mais on l'a épiée; elle court un danger... selon
moi, il est de ton devoir de prévenir M. Hardy... Suppose, comme
il est probable, que cette dame soit mariée... ne vaut-il pas
mieux, pour mille raisons, que M. Hardy soit instruit de tout?

-- C'est juste, ma bonne Mayeux... je suivrai ton conseil;
M. Hardy saura tout... Maintenant, nous avons parlé des autres...
parlons de moi... oui, de moi... car il s'agit d'une chose dont
peut dépendre le bonheur de ma vie, ajouta le forgeron d'un ton
grave qui frappa la Mayeux. Tu sais, reprit Agricol après un
moment de silence, que, depuis mon enfance, je ne t'ai rien
caché... que je t'ai tout dit... tout absolument?

-- Je le sais, Agricol, je le sais, dit la Mayeux en tendant sa
main blanche et fluette au forgeron, qui la serra cordialement et
qui continua:

-- Quand je dis que je ne t'ai rien caché... je me trompe... je
t'ai toujours caché mes amourettes... et cela, parce que bien que
l'on puisse tout dire à une soeur... il y a pourtant des choses
dont on ne doit pas parler à une digne et honnête fille comme toi.

-- Je te remercie, Agricol... J'avais... remarqué cette réserve de
ta part... répondit la Mayeux en baissant les yeux et contraignant
héroïquement la douleur qu'elle ressentait, je t'en remercie.

-- Mais par cela même que je m'étais imposé de ne jamais te parler
de mes amourettes, je m'étais dit: S'il arrive quelque chose de
sérieux... enfin un amour qui me fasse songer au mariage... oh!
alors, comme l'on confie d'abord à sa soeur ce que l'on soumet
ensuite à son père et à sa mère, ma bonne Mayeux sera la première
instruite.

-- Tu es bien bon, Agricol...

-- Eh bien... le quelque chose de sérieux est arrivé... Je suis
amoureux comme un fou, et je songe au mariage.

À ces mots d'Agricol, la pauvre Mayeux se sentit pendant un
instant paralysée; il lui sembla que son sang s'arrêtait et se
glaçait dans ses veines; pendant quelques secondes... elle crut
mourir... son coeur cessa de battre... elle le sentit, non pas se
briser, mais se fondre, mais s'annihiler... puis cette foudroyante
émotion passée, ainsi que les martyrs, qui trouvaient dans la
surexcitation même d'une douleur atroce cette puissance terrible
qui les faisait sourire au milieu des tortures, la malheureuse
fille trouva, dans la crainte de laisser pénétrer le secret de son
ridicule et fatal amour, une force incroyable; elle releva la
tête, regarda le forgeron avec calme, presque avec sérénité, et
lui dit d'une voix assurée:

-- Ah! tu aimes quelqu'un... sérieusement?

-- C'est-à-dire, ma bonne Mayeux, que, depuis quatre jours... je
ne vis pas... ou plutôt je ne vis que de cet amour...

-- Il y a seulement... quatre jours... que tu es amoureux?

-- Pas davantage... mais le temps n'y fait rien...

-- Et... _elle_ est bien jolie?

-- Brune... une taille de nymphe, blanche comme un lis... des yeux
bleus... grands comme ça, et aussi doux... aussi bons... que les
tiens...

-- Tu me flattes, Agricol.

-- Non, non... c'est Angèle que je flatte... car elle s'appelle
ainsi... Quel joli nom... n'est-ce pas, ma bonne Mayeux?

-- C'est un nom charmant... dit la pauvre fille en comparant avec
une douleur amère le contraste de ce gracieux nom avec le
sobriquet de _la Mayeux_, que le brave Agricol lui donnait sans y
songer. Elle reprit avec un calme effrayant:

-- Angèle... oui, c'est un nom charmant!...

-- Eh bien, figure-toi que ce nom semble être l'image, non
seulement de sa figure, mais de son coeur... En un mot... c'est un
coeur, je le crois du moins, presque au niveau du tien.

-- Elle a mes yeux... elle a mon coeur, dit la Mayeux en souriant,
c'est singulier comme nous nous ressemblons.

Agricol ne s'aperçut pas de l'ironie désespérée que cachaient les
paroles de la Mayeux, et il reprit avec une tendresse aussi
sincère qu'inexorable:

-- Est-ce que tu crois, ma bonne Mayeux, que je me serais laissé
prendre à un amour sérieux, s'il n'y avait pas eu dans le
caractère, dans le coeur, dans l'esprit de celle que j'aime,
beaucoup de toi?

-- Allons, frère... dit la Mayeux en souriant... oui, l'infortunée
eut le courage de sourire... allons, frère, tu es en veine de
galanterie, aujourd'hui... Et où as-tu connu cette jolie personne?

-- C'est tout bonnement la soeur d'un de mes camarades; sa mère
est à la tête de la lingerie comme des ouvriers; elle a eu besoin
d'une aide à l'année, et comme, selon l'habitude de l'association,
l'on emploie de préférence les parents des sociétaires...
Mme Bertin, c'est le nom de la mère de mon camarade, a fait venir
sa fille de Lille, où elle était auprès d'une de ses tantes, et
depuis cinq jours elle est à la lingerie... Le premier soir que je
l'ai vue... j'ai passé trois heures, à la veillée, à causer avec
elle, sa mère et son frère... Je me suis senti saisi dans le vif
du coeur; le lendemain, le surlendemain, ça n'a fait
qu'augmenter... et maintenant j'en suis fou... bien résolu à me
marier... selon ce que tu diras... Cependant... oui... cela
t'étonne... mais tout dépend de toi; je ne demanderai la
permission à mon père et à ma mère qu'après que tu auras parlé.

-- Je ne comprends pas, Agricol.

-- Tu sais la confiance absolue que j'ai dans l'incroyable
instinct de ton coeur; bien des fois tu m'as dit: «Agricol, défie-
toi de celui-ci, aime celui-là, aie confiance dans cet autre...»
Jamais tu ne t'es trompée. Eh bien, il faut que tu me rendes le
même service... Tu demanderas à Mlle de Cardoville la permission
de t'absenter: je te mènerai à la fabrique; j'ai parlé de toi à
Mme Bertin et à sa fille comme de ma soeur chérie... et selon
l'impression que tu ressentiras après avoir vu Angèle... je me
déclarerai ou je ne me déclarerai pas... C'est, si tu veux, un
enfantillage, une superstition de ma part, mais je suis ainsi.

-- Soit, répondit la Mayeux avec un courage héroïque, je verrai
Mlle Angèle; je te dirai ce que j'en pense... et cela, entends-
tu... sincèrement.

-- Je le sais... Et quand viendras-tu?

-- Il faut que je demande à Mlle de Cardoville quel jour elle
n'aura pas besoin de moi... je te le ferai savoir...

-- Merci, ma bonne Mayeux, dit Agricol avec effusion; puis il
ajouta en souriant:

-- Et prends ton meilleur jugement... ton jugement des grands
jours...

-- Ne plaisante pas, frère... dit la Mayeux d'une voix douce et
triste, ceci est grave... il s'agit du bonheur de toute ta vie...

À ce moment on frappa discrètement à la porte.

-- Entrez, dit la Mayeux. Florine parut.

-- Mademoiselle vous prie de vouloir bien passer chez elle, si
vous n'êtes pas occupée, dit Florine à la Mayeux. Celle-ci se
leva, et s'adressant au forgeron:

-- Veux-tu attendre un moment, Agricol? je demanderai à Mlle de
Cardoville de quel jour je pourrai disposer, et je viendrai te le
redire.

Ce disant, la jeune fille sortit, laissant Agricol avec Florine.

-- J'aurais bien désiré remercier aujourd'hui Mlle de Cardoville,
dit Agricol, mais j'ai craint d'être indiscret.

-- Mademoiselle est un peu souffrante, dit Florine, et elle n'a
reçu personne, monsieur; mais je suis sûre que, dès qu'elle ira
mieux, elle se fera un plaisir de vous voir.

La Mayeux rentra et dit à Agricol:

-- Si tu veux venir me prendre demain sur les trois heures, afin
de ne pas perdre ta journée entière, nous irons à la fabrique, et
tu me ramèneras dans la soirée.

-- Ainsi, à demain, trois heures, ma bonne Mayeux.

-- À demain, trois heures, Agricol.

* * * * *

Le soir de ce même jour, lorsque tout fut calme dans l'hôtel, la
Mayeux, qui était restée jusqu'à dix heures auprès de Mlle de
Cardoville, rentra dans sa chambre à coucher, ferma sa porte à
clef, puis, se trouvant enfin libre et sans contrainte, elle se
jeta à genoux devant un fauteuil et fondit en larmes... La jeune
fille pleura longtemps... bien longtemps. Lorsque ses larmes
furent taries elle essuya ses yeux, s'approcha de son bureau, ôta
le carton du casier, prit dans cette cachette le manuscrit que
Florine avait rapidement feuilleté la veille, et écrivit une
partie de la nuit sur ce cahier.



XI. Le journal de la Mayeux.

Nous l'avons dit, la Mayeux avait écrit une partie de la nuit sur
le cahier découvert et parcouru la veille par Florine, qui n'avait
pas osé le dérober avant d'avoir instruit de son contenu les
personnes qui la faisaient agir, et sans avoir pris leurs derniers
ordres à ce sujet. Expliquons l'existence de ce manuscrit avant de
l'ouvrir au lecteur.

Du jour où la Mayeux s'était aperçue de son amour pour Agricol, le
premier mot de ce manuscrit avait été écrit. Douée d'un caractère
essentiellement expansif, et pourtant se sentant toujours
comprimée par la terreur du ridicule, terreur dont la douloureuse
exagération était la seule faiblesse de la Mayeux, à qui cette
infortunée eût-elle confié le secret de sa funeste passion, si ce
n'est au papier, à ce muet confident des âmes ombrageuses ou
blessées, à cet ami patient, silencieux et froid, qui, s'il ne
répond pas à des plaintes déchirantes, du moins toujours écoute,
toujours se souvient? Lorsque son coeur déborda d'émotions, tantôt
tristes et douces, tantôt amères et déchirantes, la pauvre
ouvrière, trouvant un charme mélancolique dans ses épanchements,
muets et solitaires, tantôt revêtus d'une forme poétique, simple
et touchante tantôt écrits en prose naïve, s'était habituée peu à
peu à ne pas borner ces confidences à ce qui touchait Agricol;
bien qu'il fût au fond de toutes ses pensées, certaines réflexions
que faisait naître en elle la vue de la beauté, de l'amour
heureux, de la maternité, de la richesse et de l'infortune,
étaient, pour ainsi dire, trop intimement empreintes de sa
personnalité si malheureusement exceptionnelle pour qu'elle osât
les communiquer à Agricol.

Tel était donc ce journal d'une pauvre fille du peuple, chétive,
difforme et misérable, mais douée d'une âme angélique et d'une
intelligence développée par la lecture, par la méditation, par la
solitude; pages ignorées qui cependant contenaient des aperçus
saisissants et profonds sur les êtres et sur les choses, pris du
point de vue particulier où la fatalité avait placé cette
infortunée.

Les lignes suivantes, çà et là brusquement interrompues ou tachées
de larmes, selon le cours des émotions que la Mayeux avait
ressenties la veille en apprenant le profond amour d'Agricol pour
Angèle, formaient les dernières pages de ce journal.

«Vendredi, 3 mars 1832. «... Ma nuit n'avait été agitée par aucun
rêve pénible, ce matin, je me suis levée sans aucun pressentiment
J'étais calme, tranquille, lorsque Agricol est arrivé. «Il ne m'a
pas paru ému; il a été, comme toujours, affectueux; il m'a d'abord
parlé d'un événement relatif à M. Hardy, et puis, sans hésitation,
il m'a dit: «-- _Depuis quatre jours je suis éperdument
amoureux... Ce sentiment est si sérieux, que je pense à me
marier... Je viens te consulter._

«Voilà comment cette révélation si accablante pour moi m'a été
faite... naturellement, cordialement, moi d'un côté de la
cheminée, Agricol de l'autre, comme si nous avions causé de choses
indifférentes. Il n'en faut cependant pas plus pour briser le
coeur... Quelqu'un entre, vous embrasse fraternellement,
s'assied... vous parle... et puis...

«Oh! mon Dieu!... mon Dieu!... ma tête se perd.

* * * * *

«Je me sens plus calme... Allons, courage, pauvre coeur...
courage; si un jour l'infortune m'accable de nouveau, je relirai
ces lignes, écrites sous l'impression de la plus cruelle douleur
que je doive jamais ressentir, et je me dirai: Qu'est-ce que le
chagrin actuel auprès du chagrin passé?

«Douleur bien cruelle que la mienne!... Elle est illégitime,
ridicule, honteuse; je n'oserais pas l'avouer, même à la plus
tendre, à la plus indulgente des mères... Hélas! c'est qu'il est
des peines bien affreuses, qui pourtant font à bon droit hausser
les épaules de pitié ou de dédain... Hélas!... c'est qu'il est des
malheurs défendus.

«Agricol m'a demandé d'aller voir demain la jeune fille dont il
est passionnément épris, et qu'il épousera si l'instinct de mon
coeur lui conseille... ce mariage... Cette pensée est la plus
douloureuse de toutes celles qui m'ont torturée depuis qu'il m'a
si impitoyablement annoncé cet amour.

«Impitoyablement... non, Agricol, non, non, frère, pardon de cet
injuste cri de ma souffrance!... Est-ce que tu sais... est-ce que
tu peux te douter que je t'aime plus fortement que tu n'aimes et
que tu n'aimeras jamais cette charmante créature?

«_Brune, une taille de nymphe, blanche comme un lis, et des yeux
bleus... longs comme cela, et presque aussi doux que les tiens..._

«Voilà comme il a dit en me faisant son portrait. Pauvre Agricol,
aurait-il souffert, mon Dieu! s'il avait su que chacune de ses
paroles me déchirait le coeur!

«Jamais je n'ai mieux senti qu'en ce moment la commisération
profonde, la tendre pitié que vous inspire un être affectueux et
bon, qui dans sa sincère ignorance vous blesse à mort et vous
sourit... Aussi on ne le blâme pas... non... on le plaint de toute
la douleur qu'il éprouverait en découvrant le mal qu'il vous
cause.

«Chose étrange! jamais Agricol ne m'avait paru plus beau que ce
matin... Comme son mâle visage était doucement ému en me parlant
des inquiétudes de cette jeune et jolie dame!... En l'écoutant me
raconter ces angoisses d'une femme qui risque à se perdre pour
l'homme qu'elle aime... je sentais mon coeur palpiter
violemment... mes mains devenir brûlantes... une molle langueur
s'emparer de moi... Ridicule et dérision!!! Est-ce que j'ai le
droit, moi, d'être émue ainsi?

* * * * *

«Je me souviens que, pendant qu'il parlait, j'ai jeté un regard
rapide sur la glace; j'étais fière d'être si bien vêtue; lui ne
l'a pas seulement remarqué; mais il n'importe; il m'a semblé que
mon bonnet m'allait bien, que mes cheveux étaient brillants, que
mon regard était doux... Je trouvais Agricol si beau... que je
suis parvenue à me trouver moins laide que d'habitude!!! sans
doute pour m'excuser à mes propres yeux d'oser l'aimer.

«Après tout, ce qui arrive aujourd'hui devait arriver un jour ou
un autre. Oui... et cela est consolant comme cette pensée... pour
ceux qui aiment la vie: que la mort n'est rien... parce qu'elle
doit arriver un jour ou l'autre.

«Ce qui m'a toujours préservée du suicide... ce dernier mot de
l'infortuné qui préfère aller vers Dieu à rester parmi ses
créatures... c'est le sentiment du devoir... Il ne faut pas songer
qu'à soi. Et je me disais aussi: Dieu est bon... toujours bon...
puisque les êtres les plus déshérités... trouvent encore à
aimer... à se dévouer. Comment se fait-il qu'à moi, si faible et
si infime, il m'ait toujours été donné d'être secourable ou utile
à quelqu'un? Ainsi... aujourd'hui... j'étais bien tentée d'en
finir avec la vie... ni Agricol ni sa mère n'avaient plus besoin
de moi... Oui... mais ces malheureux dont Mlle de Cardoville m'a
fait la providence?... Mais ma bienfaitrice elle-même...
quoiqu'elle m'ait affectueusement grondée de la ténacité de mes
soupçons sur _cet homme?_... Plus que jamais je suis effrayée pour
elle... plus que jamais... je la sens menacée... plus que jamais
j'ai foi à l'utilité de ma présence auprès d'elle...

«Il faut donc vivre... Vivre pour aller voir demain cette jeune
fille... qu'Agricol aime éperdument.

«Mon Dieu!... pourquoi donc ai-je toujours connu la douleur et
jamais la haine?... Il doit y avoir une amère jouissance dans la
haine... Tant de gens haïssent!... Peut-être vais-je la haïr...
cette jeune fille... Angèle... comme il l'a nommée... en me disant
naïvement: _Un nom charmant... Angèle... n'est-ce pas, la Mayeux?_

«Rapprocher ce nom, qui rappelle une idée pleine de grâce, de ce
sobriquet, ironique symbole de ma difformité! Pauvre Agricol...
pauvre frère... Dis! la bonté est donc quelquefois aussi
impitoyablement aveugle que la méchanceté!...

«Moi, haïr cette jeune fille!... Et pourquoi? M'a-t-elle dérobé la
beauté qui séduit Agricol? Puis-je lui en vouloir d'être belle?

«Quand je n'étais pas encore faite aux conséquences de ma laideur,
je me demandais, avec une amère curiosité, pourquoi le Créateur
avait doué si inégalement ses créatures. L'habitude de certaines
douleurs m'a permis de réfléchir avec calme, j'ai fini par me
persuader... et je crois qu'à la laideur et à la beauté sont
attachées les plus nobles émotions de l'âme... l'admiration et la
compassion! Ceux qui sont comme moi... admirent ceux qui sont
beaux... comme Angèle, comme Agricol... et ceux-là éprouvent à
leur tour une commisération touchante pour ceux qui me
ressemblent. L'on a quelquefois, malgré soi, des espérances bien
insensées... De ce que jamais Agricol, par un sentiment de
convenance, ne me parlait de ses _amourettes_, comme il a dit...
je me persuadais quelquefois qu'il n'en avait pas... qu'il
m'aimait; mais que pour lui le ridicule était, comme pour moi, un
obstacle à tout aveu. Oui, et j'ai même fait des vers sur ce
sujet. Ce sont, je crois, de tous les moins mauvais.

«Singulière position que la mienne!... Si j'aime... je suis
ridicule... Si l'on m'aime... on est plus ridicule encore...
Comment ai-je pu assez oublier cela... pour avoir souffert... pour
souffrir comme je souffre aujourd'hui? Mais bénie soit cette
souffrance, puisqu'elle n'engendre pas la haine... non, car je ne
haïrai pas cette jeune fille; je ferai mon devoir de soeur jusqu'à
la fin... J'écouterai bien mon coeur; j'ai l'instinct de la
conservation des autres, il me guidera, il m'éclairera...

«Ma seule crainte est de fondre en larmes à la vue de cette jeune
fille, de ne pouvoir vaincre mon émotion. Mais alors, mon Dieu!
quelle révélation pour Agricol que mes pleurs!! Lui... découvrir
ce fol amour qu'il m'inspire... oh! jamais... Le jour où il le
saurait serait le dernier de ma vie... Il y aurait alors pour moi
quelque chose au-dessus du devoir, la volonté d'échapper à la
honte, à une honte incurable que je sentirais toujours brûlante
comme un fer chaud... Non, non, je serai calme... D'ailleurs,
n'ai-je pas tantôt, devant lui, subi courageusement une terrible
épreuve? Je serai calme; il faut d'ailleurs que ma personnalité ne
vienne pas obscurcir cette seconde vue, si clairvoyante pour ceux
que j'aime. Oh! pénible... pénible tâche... car il faut aussi que
la crainte même de céder involontairement à un sentiment mauvais
ne me rende pas trop indulgente pour cette jeune fille. Je
pourrais de la sorte compromettre l'avenir d'Agricol, puisque ma
décision, dit-il, doit le guider.

«Pauvre créature que je suis!... Comme je m'abuse! Agricol me
demande mon avis, parce qu'il croit que je n'aurai pas le triste
courage de venir contrarier sa passion; ou bien il me dira: «Il
n'importe... j'aime... et je brave l'avenir...»

«Mais alors, si mes avis, si l'instinct de mon coeur, ne doivent
pas le guider, si sa résolution est prise d'avance, à quoi bon
demain cette mission si cruelle pour moi? À quoi bon? à lui obéir!
ne m'a-t-il pas dit: «Viens!»

«En songeant à mon dévouement pour lui, combien de fois, dans le
plus secret, dans le plus profond abîme de mon coeur, je me suis
demandé si jamais la pensée lui est venue de m'aimer autrement que
comme une soeur! s'il s'est jamais dit quelle femme dévouée il
aurait en moi! Et pourquoi se serait-il dit cela? tant qu'il l'a
voulu, tant qu'il le voudra, j'ai été et je serai pour lui aussi
dévouée que si j'étais sa femme, sa soeur, sa mère. Pourquoi cette
pensée lui serait-elle venue? Songe-t-on jamais à désirer ce qu'on
possède?... Moi mariée à lui... mon Dieu! Ce rêve aussi insensé
qu'ineffable... ces pensées d'une douceur céleste, qui embrassent
tous les sentiments, depuis l'amour jusqu'à la maternité... ces
pensées et ces sentiments ne me sont-ils pas défendus sous peine
d'un ridicule ni plus ni moins grand que si je portais des
vêtements ou des atours que ma laideur et ma difformité
m'interdisent?

«Je voudrais savoir si, lorsque j'étais plongée dans la plus
cruelle détresse, j'aurais plus souffert que je ne souffre
aujourd'hui en apprenant le mariage d'Agricol. La faim, le froid,
la misère, m'eussent-ils distraite de cette douleur atroce, ou
bien cette douleur atroce m'eût-elle distraite du froid, de la
faim et de la misère?

«Non, non, cette ironie est amère; il n'est pas bien à moi de
parler ainsi. Pourquoi cette douleur si profonde? En quoi
l'affection, l'estime, le respect d'Agricol pour moi sont-ils
changés? Je me plains... Et que serait-ce donc, grand Dieu! si,
comme cela se voit, hélas! trop souvent, j'étais belle, aimante,
dévouée, et qu'il m'eût préféré une femme moins belle, moins
aimante, moins dévouée que moi!... Ne serais-je pas mille fois
encore plus malheureuse? car je pourrais, car je devrais le
blâmer... tandis que je ne puis lui en vouloir de n'avoir jamais
songé à une union impossible à force de ridicule...

«Et l'eût-il voulu... est-ce que j'aurais jamais eu l'égoïsme d'y
consentir?...

«J'ai commencé à écrire bien des pages de ce journal comme j'ai
commencé celles-ci... le coeur noyé d'amertume; et presque
toujours, à mesure que je disais au papier ce que je n'aurais osé
dire à personne... mon âme se calmait, puis la résignation
arrivait... la résignation... ma sainte à moi, celle-là qui,
souriant les yeux pleins de larmes, souffre, aime et n'espère
jamais!!!»

Ces mots étaient les derniers du journal.

On voyait à l'abondante trace de larmes que l'infortunée avait dû
souvent éclater en sanglots... En effet, brisée par tant
d'émotions, la Mayeux, à la fin de la nuit, avait replacé le
cahier derrière le carton, le croyant là, non plus en sûreté que
partout ailleurs (elle ne pouvait pas soupçonner le moindre abus
de confiance), mais moins en vue que dans un des tiroirs de son
bureau, qu'elle ouvrait fréquemment à la vue de tous.

Ainsi que la courageuse créature se l'était promis, voulant
accomplir dignement sa tâche jusqu'à la fin, le lendemain elle
avait attendu Agricol, et bien affermie dans son héroïque
résolution elle s'était rendue avec le forgeron à la fabrique de
M. Hardy. Florine, instruite du départ de la Mayeux, mais retenue
une partie de la journée par son service après de Mlle de
Cardoville, et préférant d'ailleurs attendre la nuit pour
accomplir les nouveaux ordres qu'elle avait demandés et reçus,
depuis qu'elle avait fait connaître par une lettre le contenu du
journal de la Mayeux; Florine, certaine de n'être pas surprise,
entra, lorsque la nuit fut tout à fait venue, dans la chambre de
la jeune ouvrière... Connaissant l'endroit où elle trouverait le
manuscrit, elle alla droit au bureau, déplaça le carton, puis,
prenant dans sa poche une lettre cachetée, elle se disposa à la
mettre à la place du manuscrit qu'elle devait soustraire. À ce
moment, elle trembla si fort qu'elle fut obligée de s'appuyer un
instant sur la table.

On l'a dit, tout bon sentiment n'était pas éteint dans le coeur de
Florine; elle obéissait fatalement aux ordres qu'elle recevait,
mais elle ressentait douloureusement tout ce qu'il y avait
d'horrible et d'infâme dans sa conduite... S'il ne se fût agi
absolument que d'elle, sans doute elle aurait eu le courage de
tout braver plutôt que de subir une odieuse domination; mais il
n'en était pas malheureusement ainsi, et sa perte eût causé un
désespoir mortel à une personne qu'elle chérissait plus que la
vie... Elle se résignait donc... non sans de cruelles angoisses, à
d'abominables trahisons. Quoiqu'elle ignorât presque toujours dans
quel but on la faisait agir, et notamment à propos de la
soustraction du journal de la Mayeux, elle pressentait vaguement
que la substitution de cette lettre cachetée au manuscrit devait
avoir pour la Mayeux de funestes conséquences, car elle se
rappelait ces mots sinistres prononcés la veille par Rodin: «Il
faut en finir demain... avec la Mayeux.» Qu'entendait-il par ces
mots? Comment la lettre qu'il lui avait ordonné de mettre à la
place du journal concourrait-elle à ce résultat? elle l'ignorait,
mais elle comprenait que le dévouement si clairvoyant de la Mayeux
causait un juste ombrage aux ennemis de Mlle de Cardoville, et
qu'elle-même, Florine, risquait d'un jour à l'autre de voir ses
perfidies découvertes par la jeune ouvrière. Cette dernière
crainte fit cesser les hésitations de Florine; elle posa la lettre
derrière le carton, le remit à sa place, et, cachant le manuscrit
dans son tablier, elle sortit furtivement de la chambre de la
Mayeux.



XII. Suite du journal de la Mayeux.

Florine, revenue dans sa chambre quelques heures après y avoir
caché le manuscrit soustrait dans l'appartement de la Mayeux,
cédant à la curiosité, voulut le parcourir. Bientôt elle ressentit
un intérêt croissant, une émotion involontaire en lisant ces
confidences intimes de la jeune ouvrière. Parmi plusieurs pièces
de vers, qui toutes respiraient un amour passionné pour Agricol,
amour si profond, si naïf, si sincère, que Florine en fut touchée
et oublia la difformité ridicule de la Mayeux; parmi plusieurs
pièces de vers, disons-nous, se trouvaient différents fragments,
pensées ou récits, relatifs à des faits divers. Nous en citerons
quelques-uns, afin de justifier l'impression profonde que cette
lecture causait à Florine.

FRAGMENTS DU JOURNAL DE LA MAYEUX

«... C'était aujourd'hui ma fête. Jusqu'à ce soir, j'ai conservé
une folle espérance.

«Hier, j'étais descendue chez Mme Baudoin pour panser une plaie
légère qu'elle avait à la jambe. Quand je suis entrée, Agricol
était là. Sans doute il parlait de moi avec sa mère, car ils se
sont tus tout à coup en échangeant un sourire d'intelligence; et
puis j'ai aperçu, en passant auprès de la commode, une jolie boîte
en carton, avec une pelote sur le couvercle... Je me suis senti
rougir de bonheur... j'ai cru que ce petit présent m'était
destiné, mais j'ai fait semblant de ne rien voir.

«Pendant que j'étais à genoux devant sa mère, Agricol est sorti;
j'ai remarqué qu'il emportait la jolie boîte. Jamais Mme Baudoin
n'a été plus tendre, plus maternelle pour moi que ce soir-là. Il
m'a semblé qu'elle se couchait de meilleure heure que
d'habitude... C'est pour me renvoyer plus vite, ai-je pensé, afin
que je jouisse plus tôt de la surprise qu'Agricol m'a préparée.

«Aussi comme le coeur me battait en remontant vite, vite à mon
cabinet! je suis restée un moment sans ouvrir la porte pour faire
durer mon bonheur plus longtemps. Enfin... je suis entrée, les
yeux voilés de larmes de joie; j'ai regardé sur ma table, sur ma
chaise... sur mon lit, rien... la petite boîte n'y était pas. Mon
coeur s'est serré; puis je me suis dit: Ce sera pour demain, car
ce n'est aujourd'hui que la veille de ma fête.

«La journée s'est passée... Le soir est venu... Rien... La jolie
boîte n'était pas pour moi... Il y avait une pelote sur son
couvercle... Cela ne pouvait convenir qu'à une femme... À qui
Agricol l'a-t-il donnée?...

«En ce moment je souffre bien... L'idée que j'attachais à ce
qu'Agricol me souhaitât ma fête est puérile... j'ai honte de me
l'avouer... mais cela m'eût prouvé qu'il n'avait pas oublié que
j'avais un autre nom que celui de la Mayeux, que l'on me donne
toujours...

«Ma susceptibilité à ce sujet est si malheureuse, si opiniâtre,
qu'il m'est impossible de ne pas ressentir un moment de honte et
de chagrin toutes les fois qu'on m'appelle ainsi: _la Mayeux...
_Et pourtant, depuis mon enfance... je n'ai pas eu d'autre nom.
C'est pour cela que j'aurais été bien heureuse qu'Agricol profitât
de l'occasion de ma fête pour m'appeler une seule fois de mon
modeste nom... Madeleine.

* * * * *

«Heureusement il ignora toujours ce voeu et ce regret.»

Florine, de plus en plus émue à la lecture de cette page d'une
simplicité si douloureuse, tourna quelques feuillets et continua:

«... Je viens d'assister à l'enterrement de cette pauvre petite
Victoire Herbin, notre voisine... Son père, ouvrier tapissier, est
allé travailler au mois, loin de Paris... Elle est morte à dix-
neuf ans, sans parents autour d'elle... Son agonie n'a pas été
douloureuse; la brave femme qui l'a veillée jusqu'au dernier
moment nous a dit qu'elle n'avait pas prononcé d'autres mots que
ceux-ci:

-- _Enfin... Enfin... _«Et cela _comme avec contentement,
_ajoutait la veilleuse. «Chère enfant! elle était devenue bien
chétive; mais à quinze ans, c'était un bouton de rose... et si
jolie... si fraîche... des cheveux blonds, doux comme de la soie!
mais elle a peu à peu dépéri; son état de cardeuse de matelas l'a
tuée... Elle a été, pour ainsi dire, empoisonnée à la longue par
les émanations des laines[7]... son métier étant d'autant plus
malsain et plus dangereux qu'elle travaillait pour de pauvres
ménages, dont la literie est toujours de rebut. Elle avait un
courage de lion et une résignation d'ange; elle me disait toujours
de sa petite voix douce, entrecoupée çà et là par une toux sèche
et fréquente:

«-- Je n'en ai pas pour longtemps, va, à aspirer la poudre de
vitriol et de chaux toute la journée; je vomis le sang, et j'ai
quelquefois des crampes d'estomac qui me font évanouir.

«-- Mais change d'état, lui disais-je.

«-- Et le temps de faire un autre apprentissage? me répondait-
elle; et puis maintenant, il est trop tard, je suis _prise_, je le
sens bien... _Il n'y a pas de ma faute_, ajoutait la bonne
créature, car je n'ai pas choisi mon état; c'est mon père qui l'a
voulu; heureusement il n'a pas besoin de moi. Et puis, quand on
est mort... on n'a plus à s'inquiéter de rien, on ne craint pas le
chômage.

«Victoire disait cette triste vulgarité très sincèrement et avec
une sorte de satisfaction. Aussi elle est morte en disant:

«Vient ensuite le crin, dont le plus cher, celui que l'on appelle
_échantillon_, n'est même pas pur. On peut juger par là ce que
doit être le commun, que les ouvrières appellent _crin au vitriol,
_et qui est composé de rebut des poils de chèvres, de boucs, et
des soies de sangliers, que l'on passe au vitriol d'abord, puis
dans la teinture, pour brûler et déguiser les corps étrangers tels
que la paille, les épines, et même les morceaux de peaux, qu'on ne
prend pas la peine d'ôter, et qu'on reconnaît souvent quand on
travaille ce crin, duquel sort une poussière qui fait autant de
ravages que celle de la laine à la chaux.»

«-- _Enfin... Enfin..._

«Cela est bien pénible à penser, pourtant, que le travail auquel
le pauvre est obligé de demander son pain devient souvent un long
suicide! Je disais cela l'autre jour à Agricol; il me répondit
qu'il y avait bien d'autres métiers mortels: les ouvriers dans les
_eaux-fortes_, dans la _céruse _et dans le _minium_, entre autres,
gagnent des maladies prévues et incurables dont ils meurent.

«-- Sais-tu, ajoutait Agricol, sais-tu ce qu'ils disent lorsqu'ils
partent pour ces ateliers meurtriers? _Nous allons à l'abattoir!_

«Ce mot, d'une épouvantable vérité, m'a fait frémir.

«-- Et cela se passe de nos jours!... lui ai-je dit le coeur
navré; et on sait cela? Et parmi tant de gens puissants, aucun ne
songe à cette mortalité qui décime ses frères, forcés de manger
ainsi un pain homicide?

«-- Que veux-tu, ma pauvre Mayeux, me répondait Agricol; tant
qu'il s'agit d'enrégimenter le peuple pour le faire tuer à la
guerre, on ne s'en occupe que trop; s'agit-il de l'organiser pour
le faire vivre... personne n'y songe, sauf M. Hardy, mon
bourgeois. Et on dit: Ah! la faim, la misère ou la souffrance des
travailleurs, qu'est-ce que ça fait? Ce n'est pas de la
politique... _On se trompe_, ajoutait Agricol, C'EST PLUS QUE DE
LA POLITIQUE!

«... Comme Victoire n'avait pas laissé de quoi payer un service à
l'église, il n'y a eu que la _présentation _du corps sous le
porche; car il n'y a pas même une simple messe des morts pour le
pauvre... et puis, comme on n'a pas pu donner dix-huit francs au
curé, aucun prêtre n'a accompagné le char des pauvres à la fosse
commune. Si les funérailles, ainsi abrégées, ainsi restreintes,
ainsi tronquées, suffisent au point de vue religieux, pourquoi en
imaginer d'autres? Est-ce donc par cupidité?... Si elles sont, au
contraire, insuffisantes, pourquoi rendre l'indigent seul victime
de cette insuffisance?

«Mais à quoi bon s'inquiéter de ces pompes, de ces encens, de ces
chants, dont on se montre plus ou moins prodigue ou avare?... à
quoi bon? à quoi bon? Ce sont encore là des choses vaines et
terrestres, et de celles-là non plus l'âme n'a souci lorsque,
radieuse, elle remonte vers le Créateur.»

«Hier, Agricol m'a fait lire un article de journal, dans lequel on
employait tour à tour le blâme violent ou l'ironie amère et
dédaigneuse pour attaquer ce qu'on appelle la _funeste tendance
_de quelques gens du peuple à s'instruire, à écrire, à lire les
poètes, et quelquefois à faire des vers. Les jouissances
matérielles nous sont interdites par la pauvreté, est-il humain de
nous reprocher de chercher les jouissances de l'esprit?

«Quel mal peut-il résulter de ce que chaque soir, après une
journée laborieuse, sevrée de tout plaisir, de toute distraction,
je me plaise, à l'insu de tous, à assembler quelques vers... ou à
écrire sur ce journal les impressions bonnes ou mauvaises que j'ai
ressenties? Agricol est-il moins bon ouvrier, parce que, de retour
chez sa mère, il emploie sa journée du dimanche à composer
quelques-uns de ces chants populaires qui glorifient les labeurs
nourriciers de l'artisan, qui disent à tous: Espérance et
fraternité! Ne fait-il pas un plus digne usage de son temps que
s'il le passait au cabaret?

«Ah! ceux-là qui nous blâment de ces innocentes et nobles
diversions à nos pénibles travaux et à nos maux se trompent,
lorsqu'ils croient qu'à mesure que l'intelligence s'élève et se
raffine, on supporte plus impatiemment les privations et la
misère, et que l'irritation s'en accroît contre les heureux du
monde!... En admettant même que cela soit, et cela n'est pas, ne
vaudrait-il pas mieux avoir un ennemi intelligent, éclairé, à la
raison et au coeur duquel on pût s'adresser, qu'un ennemi stupide,
farouche et implacable?

«Mais non, au contraire, les inimitiés s'effacent à mesure que
l'esprit se développe, l'horizon de la compassion s'élargit; l'on
arrive ainsi à comprendre les douleurs morales; l'on reconnaît
alors que souvent les riches ont de terribles peines, et c'est
déjà une communion sympathique que la fraternité d'infortune.
Hélas! eux aussi perdent et pleurent amèrement des enfants
idolâtrés, des maîtresses chéries, des mères adorables; chez eux
aussi, parmi les femmes surtout, il y a, au milieu du luxe et de
la grandeur, bien des coeurs brisés, bien des âmes souffrantes,
bien des larmes dévorées en secret... Qu'ils ne s'effrayent donc
pas... En s'éclairant... en devenant leur égal en intelligence, le
peuple apprend à plaindre les riches s'ils sont malheureux et
bons... à les plaindre davantage encore s'ils sont heureux et
méchants.

«... Quel bonheur!... quel beau jour! Je ne me possède pas de
joie. Oh! oui, l'homme est bon, est humain, est charitable. Oh!
oui, le Créateur a mis en lui tous les instincts généreux... et, à
moins d'être une exception monstrueuse, ce n'est jamais
volontairement qu'il fait le mal.

«Voilà ce que j'ai vu tout à l'heure, je n'attends pas à ce soir
pour l'écrire; cela pour ainsi dire _refroidirait _dans mon coeur.

«J'étais allée porter de l'ouvrage sur la place du Temple; à
quelques pas de moi, un enfant de douze ans au plus, tête et pieds
nus, malgré le froid, vêtu d'un pantalon et d'un mauvais bourgeron
en lambeaux, conduisait par la bride un grand et gros cheval de
charrette dételé, mais portant son harnais... De temps à autre le
cheval s'arrêtait court, refusant d'avancer... L'enfant n'ayant
pas de fouet pour le forcer de marcher, le tirait en vain par sa
bride; le cheval restait immobile... Alors le pauvre petit
s'écriait: «Ô mon Dieu! mon Dieu!» et pleurait à chaudes larmes...
en regardant autour de lui pour implorer quelque secours des
passants. Sa chère petite figure était empreinte d'une douleur si
navrante, que, sans réfléchir, j'entrepris une chose dont je ne
puis maintenant m'empêcher de sourire, car je devais offrir un
spectacle bien grotesque.

«J'ai une peur horrible des chevaux, et j'ai encore plus peur de
me mettre en évidence. Il n'importe, je m'armai de courage,
j'avais un parapluie à la main... je m'approchai du cheval, et,
avec l'impétuosité d'une fourmi qui voudrait ébranler une grosse
pierre avec un brin de paille, je donnai de toute ma force un
grand coup de parapluie sur la croupe du récalcitrant animal.

«Ah! merci! ma bonne dame, s'écria l'enfant en essuyant ses
larmes, frappez-le encore une fois, s'il vous plaît; il avancera
peut-être.

«Je redoublai héroïquement; mais, hélas! le cheval, soit
méchanceté, soit paresse, fléchit les genoux, se coucha, se vautra
sur le pavé, puis, s'embarrassant dans son harnais, il le brisa et
rompit son grand collier de bois; je m'étais éloignée bien vite
dans la crainte de recevoir des coups de pied...

L'enfant, dans ce nouveau désastre, ne put que se jeter à genoux
au milieu de la rue, puis joignant les mains en sanglotant, il
s'écria d'une voix désespérée:

«-- Au secours!... au secours!...

«Ce cri fut entendu; plusieurs passants s'attroupèrent, une
correction beaucoup plus efficace que la mienne fut administrée au
cheval rétif, qui se releva... mais dans quel état, grand Dieu!
sans son harnais!

«-- Mon maître me battra, s'écria le pauvre enfant en redoublant
de sanglots: je suis déjà en retard de deux heures, car le cheval
ne voulait pas marcher et voilà son harnais brisé... Mon maître me
battra, me chassera. Qu'est-ce que je deviendrai, mon Dieu!... je
n'ai plus ni père ni mère.

«À ces mots prononcés avec une exclamation déchirante, une brave
marchande du Temple, qui était parmi les curieux, s'écria d'un air
attendri:

«-- Plus de père! plus de mère!... Ne te désole pas, pauvre petit,
il y a des ressources au Temple, on va raccommoder ton harnais, et
si mes commères sont comme moi, tu ne t'en iras pas pieds nus et
tête nue par un temps pareil.

«Cette proposition fut accueillie avec acclamation; on emmena
l'enfant et le cheval; les uns s'occupèrent de raccommoder le
harnais, puis une marchande fournit une casquette, l'autre une
paire de bas, celle-ci des souliers, celle-là une bonne veste; en
un quart d'heure, l'enfant fut bien chaudement vêtu, le harnais
réparé, et un grand garçon de dix-huit ans, brandissant un fouet
qu'il fit claquer aux oreilles du cheval en manière
d'avertissement, dit à l'enfant, qui, regardant tour à tour et ses
bons vêtements et les marchandes, se croyait le héros d'un conte
de fées:

«-- Où demeure ton maître, mon garçon?

«-- Quai du Canal-Saint-Martin, monsieur, répondit-il d'une voix
émue et tremblante de joie.

«-- Bon! dit le jeune homme, je vais t'aider à reconduire ton
cheval, qui, avec moi, marchera droit, et je dirai à ton maître
que ton retard vient de sa faute. On ne confie pas un cheval rétif
à un enfant de ton âge.

«Au moment de partir, le pauvre petit dit timidement à la
marchande en ôtant sa casquette:

«-- Madame, voulez-vous permettre que je vous embrasse?

«Et ses yeux se remplirent de larmes de reconnaissance. Il y avait
du coeur chez cet enfant.

«Cette scène de charité populaire m'avait délicieusement émue; je
suivis des yeux aussi longtemps que je pus le grand jeune homme et
l'enfant, qui avait peine à suivre cette fois les pas du cheval,
subitement rendu docile par la peur du fouet.

«Eh bien, oui, je le répète avec orgueil, la créature est
naturellement bonne et secourable; rien n'a été plus spontané que
ce mouvement de pitié, de tendresse, dans cette foule, lorsque ce
pauvre petit s'est écrié: «Que devenir! je n'ai plus ni père ni
mère!...» Malheureux enfant!... c'est vrai, ni père ni mère... me
disais-je... Livré à un maître brutal, qui le couvre à peine de
quelques guenilles et le maltraite... couchant sans doute dans le
coin d'une écurie... pauvre petit! il est encore doux et bon,
malgré la misère et le malheur... Je l'ai bien vu, il était plus
reconnaissant que joyeux du bien qu'on lui faisait... Mais peut-
être cette bonne nature, abandonnée, sans appui, sans conseils,
sans secours, exaspérée par les mauvais traitements, se faussera,
s'aigrira... Puis viendra l'âge des passions... puis les
excitations mauvaises...

«Ah!... chez le pauvre déshérité, la vertu est doublement sainte
et respectable.

«Ce matin, après m'avoir, comme toujours, doucement grondée de ce
que je n'allais pas à la messe, la mère d'Agricol m'a dit ce mot
si touchant dans sa bouche ingénument croyante.

«-- Heureusement, je prie plus pour toi que pour moi, ma pauvre
Mayeux; le bon Dieu m'entendra; et tu n'iras, je l'espère, qu'en
purgatoire...

«Bonne mère... âme angélique, elle m'a dit ces paroles avec une
douceur si grave et si pénétrée, avec une foi si sérieuse dans
l'heureux résultat de sa pieuse intercession, que j'ai senti mes
yeux devenir humides, et je me suis jetée à son cou aussi
sérieusement, aussi sincèrement reconnaissante, que si j'avais cru
au purgatoire.

«Ce jour a été heureux pour moi; j'aurai, je l'espère, trouvé du
travail, et je devrai ce bonheur à une personne remplie de coeur
et de bonté; elle doit me conduire demain au couvent de Sainte-
Marie, où elle croit que l'on pourra m'employer...»

Florine, déjà profondément émue par la lecture de ce journal,
tressaillit à ce passage où la Mayeux parlait d'elle, et continua:

«Jamais je n'oublierai avec quel touchant intérêt, avec quelle
délicate bienveillance cette jeune fille m'a accueillie, moi, si
pauvre et si malheureuse. Cela ne m'étonne pas, d'ailleurs; elle
était auprès de Mlle de Cardoville. Elle devait être digne
d'approcher de la bienfaitrice d'Agricol. Il me sera toujours cher
et précieux de me rappeler son nom; il est gracieux et joli comme
son visage; elle se nomme Florine... Je ne suis rien, je ne
possède rien, mais si les voeux fervents d'un coeur pénétré de
reconnaissance pouvaient être entendus, Mlle Florine serait
heureuse, bien heureuse... Hélas! je suis réduite à faire des
voeux pour elle... seulement des voeux... car je ne puis rien...
que me souvenir et l'aimer.»

Ces lignes, qui disaient si simplement la gratitude sincère de la
Mayeux, portèrent le dernier coup aux hésitations de Florine; elle
ne put résister plus longtemps à la généreuse tentation qu'elle
éprouvait. À mesure qu'elle avait lu les divers fragments de ce
journal, son affection, son respect pour la Mayeux avaient fait de
nouveaux progrès; plus que jamais elle sentait ce qu'il y avait
d'infâme à elle de livrer peut-être aux sarcasmes, aux dédains les
plus secrètes pensées de cette infortunée. Heureusement le bien
est souvent aussi contagieux que le mal. Électrisée par tout ce
qu'il y avait de chaleureux, de noble et d'élevé dans les pages
qu'elle venait de lire, ayant retrempé sa vertu défaillante à
cette source vivifiante et pure, Florine, cédant enfin à un de ces
bons mouvements qui l'entraînaient parfois, sortit de chez elle,
emportant le manuscrit, bien résolue aussi de dire à Rodin, que
cette fois, ses recherches au sujet du journal avaient été vaines,
la Mayeux s'étant sans doute aperçue de la première tentative de
soustraction.



XIII. La découverte.

Peu de temps avant que Florine se fût décidée à réparer son
indigne abus de confiance, la Mayeux était revenue de la fabrique
après avoir accompli jusqu'au bout un douloureux devoir. À la
suite d'un long entretien avec Angèle, frappée comme Agricol de la
grâce ingénue, de la sagesse et de la bonté dont semblait douée
cette fille, la Mayeux avait la courageuse franchise d'engager le
forgeron à ce mariage.

La scène suivante se passait donc, alors que Florine, achevant de
parcourir le journal de la jeune ouvrière, n'avait pas encore pris
la louable résolution de le rapporter.

Il était dix heures du soir. La Mayeux, de retour à l'hôtel de
Cardoville, venait d'entrer dans sa chambre; et, brisée par tant
d'émotions, elle s'était jetée dans un fauteuil. Le plus profond
silence régnait dans la maison; il n'était interrompu çà et là que
par le bruit d'un vent violent qui, au dehors, agitait les arbres
du jardin. Une seule bougie éclairait la chambre, tendue d'une
étoffe d'un vert sombre. Ces teintes obscures et les vêtements
noirs de la Mayeux faisaient paraître sa pâleur plus grande
encore. Assise sur un fauteuil au coin du feu, la tête baissée sur
sa poitrine, ses mains croisées sur ses genoux, la jeune fille
était mélancolique et résignée: on lisait sur sa physionomie
l'austère satisfaction que laisse après soi la conscience du
devoir accompli.

Ainsi que tous ceux qui, élevés à l'impitoyable école du malheur,
n'apportent plus d'exagération dans le sentiment de leur chagrin,
hôte trop familier, trop assidu, pour qu'on le traite avec _luxe,
_la Mayeux était incapable de se livrer longtemps à des regrets
vains et désespérés à propos d'un fait accompli. Sans doute, le
coup avait été soudain, affreux; sans doute, il devait laisser un
douloureux et long retentissement dans l'âme de la Mayeux; mais il
devait bientôt passer, si cela peut se dire, à l'état de ses
souffrances _chroniques_, devenues presque partie intégrante de sa
vie. Et puis la noble créature, si indulgente envers le sort,
trouvait encore des consolations à sa peine amère; aussi elle
s'était sentie vivement touchée des témoignages d'affection que
lui avait donnés Angèle, la fiancée d'Agricol, et elle avait
éprouvé une sorte d'orgueil de coeur en voyant avec quelle aveugle
confiance, avec quelle joie ineffable le forgeron accueillait les
heureux pressentiments qui semblaient consacrer son bonheur.

La Mayeux se disait encore:

-- Au moins, je ne serai plus agitée malgré moi, non par des
espérances, mais par des suppositions aussi ridicules
qu'insensées. Le mariage d'Agricol met un terme à toutes les
misérables rêveries de ma pauvre tête.

Et puis enfin, la Mayeux trouvait surtout une consolation réelle,
profonde, dans la certitude où elle était d'avoir pu résister à
cette terrible épreuve et cacher à Agricol l'amour qu'elle
ressentait pour lui, car l'on sait combien étaient redoutables,
effrayantes, pour l'infortunée, les idées de ridicule et de honte
qu'elle croyait attachées à la découverte de sa folle passion.
Après être restée quelque temps absorbée, la Mayeux se leva et se
dirigea lentement vers son bureau.

-- Ma seule récompense, dit-elle en apprêtant ce qui lui était
nécessaire pour écrire, sera de confier au triste et muet témoin
de mes peines cette nouvelle douleur; j'aurai du moins tenu la
promesse que je m'étais faite à moi-même; croyant, au fond de mon
âme, cette jeune fille capable d'assurer la félicité d'Agricol...
je le lui ai dit, à lui, avec sincérité. Un jour, dans bien
longtemps, lorsque je relirai ces pages, j'y trouverai peut-être
une compensation à ce que je souffre maintenant.

Ce disant, la Mayeux retira le carton du casier... n'y trouvant
pas son manuscrit, elle jeta d'abord un cri de surprise. Mais quel
fut son effroi lorsqu'elle aperçut une lettre à son adresse
remplaçant son journal!

La jeune fille devint d'une pâleur mortelle; ses genoux
tremblèrent; elle faillit s'évanouir; mais sa terreur croissante
lui donna une énergie factice, elle eut la force de rompre le
cachet de cette lettre. Un billet de cinq cents francs, qu'elle
contenait, tomba sur la table, et la Mayeux lut ce qui suit:

«Mademoiselle,

«C'est quelque chose de si original et de si joli à lire, dans vos
mémoires, que l'histoire de votre amour pour Agricol, que l'on ne
peut résister au plaisir de lui faire connaître cette grande
passion dont il ne se doute guère, et à laquelle il ne peut
manquer de se montrer sensible. On profitera de cette occasion
pour procurer à une foule d'autres personnes, qui en auraient été
malheureusement privées, l'amusante lecture de votre journal. Si
les copies et les extraits ne suffisent pas, on le fera imprimer;
on ne serait trop répandre les belles choses; les uns pleureront,
les autres riront; ce qui paraîtra superbe à ceux-ci, fera éclater
de rire ceux-là; ainsi va le monde; mais ce qu'il y a de certain,
c'est que votre journal fera du bruit, on vous le garantit.

«Comme vous êtes capable de vouloir vous soustraire à votre
triomphe et que vous n'aviez que des guenilles sur vous lorsque
vous êtes entrée, par charité, dans cette maison où vous voulez
dominer et faire _la dame_, ce qui ne va pas à votre _taille _pour
plus d'une raison, on vous fait tenir cinq cents francs par la
présente lettre, pour vous payer votre papier, et afin que vous ne
soyez pas sans ressources dans le cas où vous seriez assez modeste
pour craindre les félicitations qui, dès demain, vous accableront,
car, à l'heure qu'il est, votre journal est déjà en circulation.

«Un de vos confrères,
«_Un vrai _MAYEUX.»

Le ton grossièrement railleur et insolent de cette lettre, qui, à
dessein, semblait écrite par un laquais jaloux de la venue de la
malheureuse créature dans la maison, avait été calculé avec une
infernale habileté, et devait immanquablement produire l'effet que
l'on en espérait.

-- Oh! mon Dieu!... Telles furent les paroles que put prononcer la
jeune fille dans sa stupeur et dans son épouvante.

Maintenant, si l'on se rappelle en quels termes passionnés était
exprimé l'amour de cette infortunée pour son frère adoptif, si
l'on a remarqué plusieurs passages de ce manuscrit, où elle
révélait les douloureuses blessures qu'Agricol lui avait souvent
faites sans le savoir, si l'on se rappelle enfin quelle était sa
terreur du ridicule, on comprendra son désespoir insensé, après la
lecture de cette lettre infâme. La Mayeux ne songea pas un moment
à toutes les nobles paroles, à tous les récits touchants que
renfermait son journal; la seule et horrible idée qui foudroya
l'esprit égaré de cette malheureuse, fut que, le lendemain,
Agricol, Mlle de Cardoville, et une foule insolente et railleuse,
auraient connaissance et seraient instruits de cet amour d'un
ridicule atroce, qui devait, croyait-elle, l'écraser de confusion
et de honte. Ce nouveau coup fut si étourdissant, que la Mayeux
plia un moment sous ce choc imprévu. Durant quelques minutes, elle
resta complètement inerte, anéantie; puis, avec la réflexion, lui
vint tout à coup la conscience d'une nécessité terrible.

Cette maison si hospitalière, où elle avait trouvé un refuge
assuré après tant de malheurs, il lui fallait la quitter à tout
jamais. La timidité craintive, l'ombrageuse délicatesse de la
pauvre créature, ne lui permettaient pas de rester une minute de
plus dans cette demeure, où les plus secrets replis de son âme
venaient d'être ainsi surpris, profanés et livrés sans doute aux
sarcasmes et aux mépris. Elle ne songea pas à demander justice et
vengeance à Mlle de Cardoville: apporter un ferment de trouble et
d'irritation dans cette maison au moment de l'abandonner, lui eût
semblé de l'ingratitude envers sa bienfaitrice. Elle ne chercha
pas à deviner quel pouvait être l'auteur ou le motif d'une si
odieuse soustraction et d'une lettre si insultante. À quoi bon...
décidée qu'elle était à fuir les humiliations dont on la menaçait!

Il lui parut vaguement (ainsi qu'on l'avait espéré) que cette
indignité devait être l'oeuvre de quelque subalterne jaloux de
l'affectueuse déférence que lui témoignait Mlle de Cardoville...
ainsi pensait la Mayeux avec un désespoir affreux. Ces pages, si
douloureusement intimes, qu'elle n'eût pas osé confier à la mère
la plus tendre, la plus indulgente, parce que, écrites, pour ainsi
dire, avec le sang de ses blessures, elles reflétaient avec une
fidélité trop cruelle les mille plaies secrètes de son âme
endolorie... ces pages allaient servir... servaient peut-être, à
l'heure même, de jouet et de risée aux valets de l'hôtel.

* * * * *

L'argent qui accompagnait cette lettre et la façon insultante dont
il lui était offert confirmaient encore ses soupçons. On voulait
que la peur de la misère ne fût pas un obstacle à sa sortie de la
maison.

Le parti de la Mayeux fut pris avec cette résignation calme et
décidée qui lui était familière... Elle se leva; ses yeux
brillants et un peu hagards ne versaient pas une larme: depuis la
veille elle avait trop pleuré; d'une main tremblante et glacée
elle écrivit ces mots sur un papier qu'elle laissa à côté du
billet de cinq cents francs.

«Que Mlle de Cardoville soit bénie du bien qu'elle m'a fait, et
qu'elle me pardonne d'avoir quitté sa maison, où je ne puis rester
désormais.»

Ceci écrit, la Mayeux jeta au feu la lettre infâme, qui semblait
lui brûler les mains... Puis, donnant un dernier regard à cette
chambre meublée presque avec luxe, elle frémit involontairement en
songeant à la misère qui l'attendait de nouveau, misère plus
affreuse encore que celle dont jusqu'alors elle avait été victime,
car la mère d'Agricol était partie avec Gabriel, et la malheureuse
enfant ne devait même plus, comme autrefois, être consolée dans sa
détresse par l'affection presque maternelle de la femme de
Dagobert.

Vivre seule... absolument seule... avec la pensée que sa fatale
passion pour Agricol était moquée par tous et peut-être aussi par
lui... tel était l'avenir de la Mayeux. Cet avenir... cet abîme
l'épouvanta... une pensée sinistre lui vint à l'esprit... elle
tressaillit, et l'expression d'une joie amère contracta ses
traits. Résolue à partir, elle fit quelques pas pour gagner la
porte, et en passant devant la cheminée, elle se vit
involontairement dans la glace, pâle comme une morte et vêtue de
noir... Alors elle songea qu'elle portait un habillement qui ne
lui appartenait pas... et se souvint du passage de la lettre où on
lui reprochait les guenilles qu'elle portait avant d'entrer dans
cette maison.

-- C'est juste! dit-elle avec un sourire déchirant, en regardant
sa robe noire, ils m'appelleraient voleuse.

Et la jeune fille, prenant son bougeoir, entra dans le cabinet de
toilette, et reprit les pauvres vieux vêtements qu'elle avait
voulu conserver comme une sorte de pieux souvenir de son
infortune. À cet instant seulement les larmes de la Mayeux
coulèrent avec abondance... Elle pleurait, non de désespoir, de
revêtir de nouveau la livrée de la misère, mais elle pleurait de
reconnaissance, car cet entourage de bien-être auquel elle disait
un éternel adieu lui rappelait à chaque pas les délicatesses et
les bontés de Mlle de Cardoville; aussi, cédant à un mouvement
presque involontaire, après avoir repris ses pauvres habits, elle
tomba à genoux au milieu de la chambre, et, s'adressant par la
pensée à Mlle de Cardoville, elle s'écria d'une voix entrecoupée
par des sanglots convulsifs:

-- Adieu... pour toujours adieu!... vous qui m'appeliez votre
amie... votre soeur.

Tout à coup la Mayeux se releva avec terreur; elle avait entendu
marcher doucement dans le corridor qui conduisait du jardin à
l'une des portes de son appartement, l'autre porte s'ouvrant sur
le salon. C'était Florine, qui, trop tard, hélas! rapportait le
manuscrit.

Éperdue, épouvantée du bruit de ces pas, se voyant déjà le jouet
de la maison, la Mayeux, quittant sa chambre, se précipita dans le
salon, le traversa en courant, ainsi que l'antichambre, gagna la
cour, frappa aux carreaux du portier. La porte s'ouvrit et se
referma sur elle.

Et la Mayeux avait quitté l'hôtel de Cardoville.

* * * * *

Adrienne était ainsi privée d'un gardien dévoué, fidèle et
vigilant. Rodin s'était débarrassé d'une antagoniste active et
pénétrante, qu'il avait toujours et avec raison redoutée. Ayant,
on l'a vu, deviné l'amour de la Mayeux pour Agricol, la sachant
poète, le jésuite supposa logiquement qu'elle devait avoir écrit
secrètement quelques vers empreints de cette passion fatale et
cachée. De là l'ordre donné à Florine de tâcher de découvrir
quelques preuves écrites de cet amour; de là cette lettre si
horriblement bien calculée dans sa grossièreté, et dont, il faut
le dire, Florine ignorait la substance, l'ayant reçue après avoir
sommairement fait connaître le contenu du manuscrit qu'elle
s'était une première fois contentée de parcourir sans le
soustraire. Nous l'avons dit, Florine, cédant trop tard à un
généreux repentir, était arrivée chez la Mayeux au moment où
celle-ci, épouvantée, quitta l'hôtel. La camériste, apercevant une
lumière dans le cabinet de toilette, y courut; elle vit sur une
chaise l'habillement noir que la Mayeux venait de quitter, et, à
quelques pas, ouverte et vide, la mauvaise petite malle où elle
avait jusqu'alors conservé ses pauvres vêtements. Le coeur de
Florine se brisa; elle courut au bureau: le désordre des cartons,
le billet de cinq cents francs laissé à côté des deux lignes
écrites à Mlle de Cardoville, tout lui prouva que son obéissance
aux ordres de Rodin avait porté de funestes fruits, et que la
Mayeux avait quitté la maison pour toujours. Florine,
reconnaissant l'inutilité de sa tardive résolution, se résigna en
soupirant à faire parvenir le manuscrit à Rodin; puis, forcée par
la fatalité de sa misérable position à se consoler du mal par le
mal même, elle se dit que du moins sa trahison deviendrait moins
dangereuse par le départ de la Mayeux.

* * * * *

Le surlendemain de ces événements, Adrienne reçut un billet de
Rodin, en réponse à une lettre qu'elle lui avait écrite pour lui
apprendre le départ inexplicable de la Mayeux:

«Ma chère demoiselle,

«Obligé de partir ce matin même pour la fabrique de l'excellent
M. Hardy, où m'appelle une affaire fort grave, il m'est impossible
d'aller vous présenter mes très humbles devoirs. Vous me demandez:
que penser de la disparition de cette pauvre fille? je n'en sais
en vérité rien... L'avenir expliquera tout à son avantage... Je
n'en doute pas... Seulement, souvenez-vous de ce que je vous ai
dit chez le docteur Baleinier au sujet de _certaine société _et
des secrets émissaires dont elle sait entourer si perfidement les
personnes qu'elle a intérêt à faire épier.

«Je n'inculpe personne, mais rappelons simplement des faits. Cette
pauvre fille m'a accusé... et je suis, vous le savez, le plus
fidèle de vos serviteurs... elle ne possédait rien... et l'on a
trouvé cinq cents francs dans son bureau. Vous l'avez comblée...
et elle a abandonné votre maison sans oser expliquer la cause de
sa fuite inqualifiable.

«Je ne conclus pas, ma chère demoiselle... il me répugne toujours,
à moi, d'accuser sans preuve... mais réfléchissez et tenez-vous
bien sur vos gardes; vous venez peut-être d'échapper à un grand
danger. Redoublez de circonspection et de défiance, c'est du moins
le respectueux avis de votre très humble et très obéissant
serviteur,

RODIN.»



Quatorzième partie La fabrique


I. Le rendez-vous des loups.

C'était un dimanche matin, le jour même où Mlle de Cardoville
avait reçu la lettre de Rodin, lettre relative à la disparition de
la Mayeux.

Deux hommes causaient attablés dans l'un des cabarets du petit
village de Villiers, situé à peu de distance de la fabrique de
M. Hardy. Ce village était généralement habité par des ouvriers
carriers et par des tailleurs de pierres employés à l'exploitation
des carrières environnantes. Rien de plus rude, de plus pénible et
de moins rétribué que les travaux de ces artisans; aussi, Agricol
l'avait dit à la Mayeux, établissaient-ils une comparaison pénible
pour eux entre leur sort toujours misérable, et le bien-être,
l'aisance presque incroyable dont jouissaient les ouvriers de
M. Hardy, grâce à sa généreuse et intelligente direction, ainsi
qu'aux principes d'association et de communauté qu'il avait mis en
pratique parmi eux.

Le malheur et l'ignorance causent toujours de grands maux. Le
malheur s'aigrit facilement et l'ignorance cède parfois aux
conseils perfides. Pendant longtemps le bonheur des ouvriers de
M. Hardy avait été naturellement envié, mais non jalousé avec
haine. Dès que les ténébreux ennemis du fabricant, ralliés à
M. Tripeaud, son concurrent, eurent intérêt à ce que ce paisible
état de choses changeât, il changea. Avec une adresse et une
persistance diaboliques, on parvint à allumer les plus basses
passions, on s'adressa par des émissaires choisis à quelques
ouvriers carriers ou tailleurs de pierres du voisinage dont
l'inconduite avait aggravé la misère. Notoirement connus pour leur
turbulence, audacieux et énergiques, ces hommes pouvaient exercer
une dangereuse influence sur la majorité de leurs compagnons
paisibles, laborieux, honnêtes, mais faciles à intimider par la
violence. À ces turbulents meneurs, déjà aigris par l'infortune,
on exagéra encore le bonheur des ouvriers de M. Hardy, et l'on
parvint ainsi à exciter en eux une jalousie haineuse. On alla plus
loin: les prédications incendiaires d'un abbé, membre de la
congrégation, venu exprès de Paris pour prêcher pendant le carême
contre M. Hardy, agirent puissamment sur les femmes de ces
ouvriers, qui, pendant que leurs maris hantaient le cabaret, se
pressaient au sermon. Profitant de la peur croissante que
l'approche du choléra inspirait alors, on frappa de terreur ces
imaginations faibles et crédules en leur montrant la fabrique de
M. Hardy comme un foyer de corruption, de damnation, capable
d'attirer la vengeance du ciel et par conséquent le fléau vengeur
sur le canton. Les hommes, déjà profondément irrités par l'envie,
furent encore incessamment excités par leurs femmes, qui, exaltées
par le prêche de l'abbé, maudissaient ce ramassis d'athées qui
pouvaient attirer tant de malheurs sur le pays. Quelques mauvais
sujets appartenant aux ateliers du baron Tripeaud et soudoyés par
lui (nous avons dit quel intérêt cet _honorable _industriel avait
à la ruine de M. Hardy) vinrent augmenter l'irritation générale et
combler la mesure en soulevant une de ces questions de
_compagnonnage_, qui, de nos jours, font malheureusement encore
couler quelquefois tant de sang!

Un assez grand nombre d'ouvriers de M. Hardy, avant d'entrer chez
lui, étaient membres d'une société de compagnonnage dite des
_Dévorants_, tandis que les tailleurs de pierres et carriers des
environs appartenaient à la société dite des _Loups! _Or, de tout
temps, des rivalités souvent implacables ont existé entre les
_Loups _et les _Dévorants _et amené des luttes meurtrières,
d'autant plus à déplorer que sous beaucoup de points l'institution
du compagnonnage est excellente, en cela qu'elle est basée sur le
principe si fécond, si puissant de l'association. Malheureusement,
au lieu d'embrasser tous les corps d'états dans une seule
communion fraternelle, le compagnonnage se fractionne en sociétés
collectives et distinctes dont les rivalités soulèvent parfois de
sanglantes collisions[8].

Depuis huit jours, les _Loups_, surexcités par tant d'obsessions
diverses, brûlaient donc de trouver une occasion et un prétexte
pour en venir aux mains avec les _Dévorants... _mais ceux-ci, ne
fréquentant pas les cabarets et ne sortant presque jamais de la
fabrique pendant la semaine, avaient rendu jusqu'alors cette
rencontre impossible, et les _Loups _s'étaient vus forcés
d'attendre le dimanche avec une farouche impatience. Du reste, un
grand nombre de carriers et de tailleurs de pierres, gens
paisibles et bons travailleurs, ayant refusé, quoique _Loups _eux-
mêmes, de s'associer à cette manifestation hostile contre les
_Dévorants _de la fabrique de M. Hardy, les meneurs avaient été
obligés de se recruter de plusieurs vagabonds et fainéants des
barrières, que l'appât du tumulte et du désordre avait facilement
enrôlés sous le drapeau des _Loups _guerroyeurs.

Telle était donc la sourde fermentation qui agitait le petit
village de Villiers pendant que les deux hommes dont nous avons
parlé étaient attablés dans un cabaret. Ces hommes avaient demandé
un cabinet pour être seuls. L'un d'eux était jeune encore et assez
bien vêtu; mais son débraillé, sa cravate lâche, à demi nouée, sa
chemise tachée de vin, sa chevelure en désordre, ses traits
fatigués, son teint marbré, ses yeux rougis, annonçaient qu'une
nuit d'orgie avait précédé cette matinée, tandis que son geste
brusque et lourd, sa voix éraillée, son regard parfois éclatant ou
stupide, prouvaient qu'aux dernières fumées de l'ivresse de la
veille se joignaient déjà les premières atteintes d'une ivresse
nouvelle.

Le compagnon de cet homme lui dit en choquant son verre contre le
sien:

-- À votre santé, mon garçon!

-- À la vôtre, répondit le jeune homme, quoique vous me fassiez
l'effet d'être le diable...

-- Moi! le diable?

-- Oui.

-- Et pourquoi?

-- D'où me connaissez-vous?

-- Vous repentez-vous de m'avoir connu?

-- Qui vous a dit que j'étais prisonnier à Sainte-Pélagie?

-- Vous ai-je tiré de prison?

-- Pourquoi m'en avez-vous tiré?

-- Parce que j'ai bon coeur.

-- Vous m'aimez peut-être... comme le boucher aime le boeuf qu'il
mène à l'abattoir.

-- Vous êtes fou!

-- On ne paye pas dix mille francs pour quelqu'un sans motif.

-- J'ai un motif.

-- Lequel? Que voulez-vous faire de moi?

-- Un joyeux compagnon qui dépense rondement de l'argent sans rien
faire, et qui passe toutes les nuits comme la dernière. Bon vin,
bonne chère, jolies filles et gaies chansons... Est-ce un si
mauvais métier?

Après être resté un moment sans répondre, le jeune homme reprit
d'un air sombre:

-- Pourquoi la veille de ma sortie de prison avez-vous mis pour
condition à ma liberté que j'écrirais à ma maîtresse que je ne
voulais plus la voir? Pourquoi avez-vous exigé que cette lettre
vous fût donnée, à vous?

-- Un soupir!... vous y pensez encore?

-- Toujours...

-- Vous avez tort... votre maîtresse est loin de Paris à cette
heure... je l'ai vue monter en diligence avant de revenir vous
tirer de Sainte-Pélagie.

-- Oui... j'étouffais dans cette prison, j'aurais, pour sortir,
donné mon âme au diable, vous vous en serez douté et vous êtes
venu... Seulement, au lieu de mon âme vous m'avez pris Céphyse...
Pauvre reine Bacchanal! Et pourquoi? Mille tonnerres! me le direz-
vous enfin?

-- Un homme qui a une maîtresse qui le tient au coeur comme vous
tient la vôtre, n'est plus un homme... dans l'occasion il manque
d'énergie.

-- Dans quelle occasion?

-- Buvons...

-- Vous me faites boire trop d'eau-de-vie.

-- Bah!... tenez! voyez, moi.

-- C'est ça qui m'effraye... et me paraît diabolique... Une
bouteille d'eau-de-vie ne vous fait pas sourciller. Vous avez donc
une poitrine de fer et une tête de marbre?

-- J'ai longtemps voyagé en Russie; là on boit pour se
réchauffer...

-- Ici pour s'échauffer... Allons... buvons... mais du vin.

-- Allons donc! le vin est bon pour les enfants, l'eau-de-vie pour
les hommes comme nous...

-- Va pour l'eau-de-vie... ça brûle... mais la tête flambe... et
l'on voit alors toutes les flammes de l'enfer.

-- C'est ainsi que je vous aime, mon Dieu!

-- Tout à l'heure... en me disant que j'étais trop épris de ma
maîtresse, et que dans l'occasion j'aurais manqué d'énergie, de
quelle occasion vouliez-vous parler?

-- Buvons...

-- Un instant!... Voyez-vous, mon camarade, je ne suis pas plus
bête qu'un autre. À vos demi-mots, j'ai deviné une chose.

-- Voyons.

-- Vous savez que j'ai été ouvrier, que je connais beaucoup de
camarades, que je suis bon garçon, qu'on m'aime assez, et vous
voulez vous servir de moi comme d'un appeau pour en amorcer
d'autres.

-- Ensuite?

-- Vous devez être quelque courtier d'émeute... quelque
commissionnaire en révolte.

-- Après?

-- Et vous voyagez pour une société anonyme qui travaille dans les
coups de fusil?

-- Est-ce que vous êtes poltron?

-- Moi?... j'ai brûlé de la poudre en juillet... et ferme!

-- Vous en brûleriez bien encore?

-- Autant vaut ce feu d'artifice-là qu'un autre... Par exemple,
c'est plus pour l'agréable que pour l'utile... les révolutions;
car tout ce que j'ai retiré des barricades des trois jours, ç'a
été de brûler ma culotte et de perdre ma veste... Voilà ce que le
peuple a gagné dans ma personne. Ah ça, voyons_, en avant,
marchons!!! _de quoi retourne-t-il?

-- Vous connaissez plusieurs des ouvriers de M. Hardy?

-- Ah! c'est pour ça que vous m'avez amené ici?

-- Oui... vous allez vous trouver avec plusieurs ouvriers de sa
fabrique.

-- Des camarades de chez M. Hardy qui mordent à l'émeute? Ils sont
trop heureux pour ça... Vous vous trompez.

-- Vous le verrez tout à l'heure.

-- Eux, si heureux!... qu'est-ce qu'ils ont à réclamer?

-- Et leurs frères? Et ceux qui, n'ayant pas un bon maître,
meurent de faim et de misère, et les appellent pour se joindre à
eux? Est-ce que vous croyez qu'ils resteront sourds à leur appel?
M. Hardy, c'est l'exception. Que le peuple donne un bon coup de
collier, l'exception devient la règle, et tout le monde est
content.

-- Il y a du vrai dans ce que vous dites là; seulement, il faudra
que le coup de collier soit drôle pour qu'il rende jamais bon et
honnête mon gredin de bourgeois, le baron Tripeaud, qui m'a fait
ce que je suis... un bambocheur fini...

-- Les ouvriers de M. Hardy vont venir; vous êtes leur camarade,
vous n'avez aucun intérêt à les tromper; ils vous croiront...
Joignez-vous à moi pour les décider...

-- À quoi?

-- À quitter cette fabrique où ils s'amollissent, où ils
s'énervent dans l'égoïsme sans songer à leurs frères.

-- Mais s'ils quittent la fabrique, comment vivront-ils?

-- On y pourvoira... jusqu'au grand jour.

-- Et jusque-là que faire?

-- Ce que vous avez fait cette nuit: boire, rire et chanter, et
après, pour tout travail, s'habituer dans la chambre au maniement
des armes.

-- Et qui fait venir ces ouvriers ici?

-- Quelqu'un leur a déjà parlé; on leur a fait parvenir des
imprimés où on leur reprochait leur indifférence pour leurs
frères... Voyons, m'appuierez-vous?

-- Je vous appuierai... d'autant plus que je commence à me...
soutenir difficilement moi-même... Je ne tenais au monde qu'à
Céphyse; je sens que je suis sur une mauvaise pente... vous me
poussez encore... Roule ta bosse! aller au diable d'une façon ou
d'une autre, ça m'est égal... Buvons...

-- Buvons à l'orgie de la nuit prochaine... la dernière n'était
qu'une orgie de novice...

-- En quoi êtes-vous donc fait, vous? Je vous regardais, pas un
instant je ne vous ai vu rougir ou sourire... ou vous émouvoir...
vous étiez là, planté comme un homme de fer.

-- Je n'ai plus quinze ans, il faut autre chose pour me faire
rire... mais, cette nuit... je rirai.

-- Je ne sais pas si c'est l'eau-de-vie... mais je veux que le
diable me berce si vous ne me faite pas peur en disant que vous
rirez cette nuit!

En ce disant, le jeune homme se leva en trébuchant; il commençait
à être ivre de nouveau. On frappa à la porte.

-- Entrez.

L'hôte du cabaret parut.

-- Il y a en bas un jeune homme; il s'appelle M. Olivier; il
demande M. Morok.

-- C'est moi; faites monter. L'hôte sortit.

-- C'est un de nos hommes; mais il est seul, dit Morok, dont la
rude figure exprima le désappointement. Seul... cela m'étonne...
j'en attendais plusieurs... le connaissez-vous?

-- Olivier... oui... un blond... il me semble...

-- Nous le verrons bien... le voici.

En effet, un jeune homme d'une figure ouverte, hardie et
intelligente, entra dans le cabinet.

-- Tiens... Couche-tout-nu! s'écria-t-il à la vue du convive de
Morok.

-- Moi-même. Il y a des siècles qu'on ne t'a vu, Olivier.

-- C'est tout simple... mon garçon, nous ne travaillons pas au
même endroit.

-- Mais vous êtes seul? reprit Morok. Et montrant Couche-tout-nu,
il ajouta:

-- On peut parler devant lui... il est des nôtres. Mais comment
êtes-vous seul?

-- Je viens seul, mais je viens au nom de mes camarades.

-- Ah! fit Morok avec un soupir de satisfaction, ils consentent.

-- Ils refusent... et moi aussi.

-- Comment, mordieu! ils refusent?... Ils n'ont donc pas plus de
tête que des femmes? s'écria Morok les dents serrées de rage.

-- Écoutez-moi, reprit froidement Olivier: nous avons reçu vos
lettres, vu votre argent; nous avons eu la preuve qu'il était, en
effet, affilié à des sociétés secrètes où nous connaissons
plusieurs personnes.

-- Eh bien!... pourquoi hésitez-vous?

-- D'abord, rien ne nous prouve que ces sociétés soient prêtes
pour un mouvement.

-- Je vous le dis, moi...

-- Il le... dit... lui, dit Couche-tout-nu en balbutiant, et je...
l'affirme... _En avant, marchons!_

_-- _Cela ne suffit pas, reprit Olivier, et d'ailleurs nous
avons réfléchi... Pendant huit jours, l'atelier a été divisé; hier
encore la discussion a été vive, pénible; mais ce matin le père
Simon nous a fait venir; on s'est expliqué devant lui; il nous a
convaincus... nous attendrons; si le mouvement éclate... nous
verrons...

-- C'est votre dernier mot?

-- C'est notre dernier mot.

-- Silence! s'écria tout à coup Couche-tout-nu en prêtant
l'oreille et en se balançant sur ses jambes avinées; on dirait au
loin les cris d'une foule...

En effet, on entendit d'abord sourdre, puis croître de moment en
moment une rumeur éloignée, qui peu à peu devint formidable.

-- Qu'est-ce que cela? dit Olivier surpris.

-- Maintenant, reprit Morok en souriant d'un air sinistre, je me
rappelle que l'hôte m'a dit en entrant qu'il y avait une grande
fermentation dans le village contre la fabrique. Si vous et vos
camarades vous vous étiez séparés des autres ouvriers de M. Hardy,
comme je le croyais, ces gens, qui commencent à hurler, auraient
été pour vous... au lieu d'être contre vous!...

-- Ce rendez-vous était donc un guet-apens ménagé pour armer les
ouvriers de M. Hardy les uns contre les autres! s'écria Olivier;
vous espériez donc que nous aurions fait cause commune avec les
gens que l'on excite contre la fabrique, et que...

Le jeune homme ne put continuer. Une terrible explosion de cris,
de hurlements, de sifflets, ébranla le cabaret.

Au même instant la porte s'ouvrit brusquement, et le cabaretier,
pâle, tremblant, se précipita dans le cabinet en s'écriant:

-- Messieurs!... est-ce qu'il y a quelqu'un parmi vous qui
appartienne à la fabrique de M. Hardy?

-- Moi... dit Olivier.

-- Alors vous êtes perdu!... voilà les _Loups _qui arrivent en
masse, ils crient qu'il y a ici des _Dévorants _de chez M. Hardy,
et ils demandent bataille... à moins que les _Dévorants _ne
renient la fabrique et qu'ils ne se mettent de leur bord.

-- Plus de doute, c'était un piège!... s'écria Olivier en
regardant Morok et Couche-tout-nu d'un air menaçant; on comptait
nous compromettre si mes camarades étaient venus!

-- Un piège... moi... Olivier?... dit Couche-tout-nu en
balbutiant, jamais!

-- Bataille aux _Dévorants _ou qu'ils viennent avec les _Loups!
_cria tout d'une voix la foule irritée, qui paraissait envahir la
maison.

-- Venez... s'écria le cabaretier; et, sans donner à Olivier le
temps de lui répondre, il le saisit par le bras, et, ouvrant une
fenêtre qui donnait sur le toit d'un appentis peu élevé, il lui
dit:

-- Sauvez-vous par cette fenêtre, laissez-vous glisser, et gagnez
les champs; il est temps...

Et comme le jeune ouvrier hésitait, le cabaretier ajouta avec
effroi:

-- Seul contre deux cents, que voulez-vous faire? Une minute de
plus et vous êtes perdu... Les entendez-vous? Ils sont entrés dans
la cour, ils montent.

En effet, à ce moment les huées, les sifflets, les cris,
redoublèrent de violence; l'escalier de bois qui conduisait au
premier étage s'ébranla sous les pas précipités de plusieurs
personnes, et ce cri arriva perçant et proche:

-- Bataille aux _Dévorants!_

_-- _Sauve-toi, Olivier s'écria Couche-tout-nu presque dégrisé
par le danger.

À peine avait-il prononcé ces mots, que la porte de la grande
salle qui précédait ce cabinet s'ouvrit avec un fracas
épouvantable.

-- Les voilà!... dit le cabaretier en joignant les mains avec
effroi. Puis courant à Olivier, il le poussa pour ainsi dire par
la fenêtre; car, une jambe sur l'appui, l'ouvrier hésitait encore.

La croisée refermée, le tavernier revint auprès de Morok à
l'instant où celui-ci quittait le cabinet pour la grande salle où
les chefs des _Loups _venaient de faire irruption, pendant que
leurs compagnons vociféraient dans la cour et dans l'escalier.
Huit ou dix de ces insensés, que l'on poussait à leur insu à ces
scènes de désordre, s'étaient des premiers précipités dans la
salle, les traits animés par le vin et par la colère: la plupart
étaient armés de longs bâtons. Un carrier d'une taille et d'une
force herculéennes, coiffé d'un mauvais mouchoir rouge dont les
lambeaux flottaient sur ses épaules, misérablement vêtu d'une peau
de bique à moitié usée, brandissait une lourde pince de fer, et
paraissait diriger le mouvement; les yeux injectés de sang, la
physionomie menaçante et féroce, il s'avança vers le cabinet,
faisant mine de vouloir repousser Morok, et s'écriant d'une voix
tonnante:

-- Où sont les _Dévorants!... _les _Loups _en veulent manger! Le
cabaretier hâta d'ouvrir la porte du cabinet en disant:

-- Il n'y a personne, mes amis... il n'y a personne... voyez vous-
mêmes.

-- C'est vrai, dit le carrier surpris, après avoir jeté un coup
d'oeil dans le cabinet; où sont-ils donc? on nous avait dit qu'il
y en avait ici une quinzaine. Ou ils auraient marché avec nous sur
la fabrique, ou il y aurait eu bataille, et les _Loups _auraient
mordu!

-- S'ils ne sont pas venus, dit un autre, ils viendront: il faut
les attendre.

-- Oui... oui, attendons-les.

-- On se verra de plus près!

-- Puisque les _Loups _veulent voir des _Dévorants_, dit Morok,
pourquoi ne vont-ils pas hurler autour de la fabrique de ces
mécréants, de ces athées... Aux premiers hurlements des _Loups...
_ils sortiraient, il y aurait bataille...

-- Il y aurait... bataille, répéta machinalement Couche-tout-nu.

-- À moins que les _Loups _n'aient peur des _Dévorants! _ajouta
Morok.

-- Puisque tu parles de peur... toi! tu vas marcher avec nous...
et tu nous verras aux prises! s'écria le formidable carrier d'une
voix tonnante et s'avançant vers Morok.

Et nombre de voix se joignirent à la voix du carrier.

-- Les _Loups _avoir peur des _Dévorants!_

_-- _Ce serait la première fois.

-- La bataille... la bataille! et que ça finisse!

-- Ça nous assomme à la fin... Pourquoi tant de misère pour nous
et tant de bonheur pour eux?

-- Ils ont dit que les carriers étaient des bêtes brutes, bonnes à
monter dans les roues de carrière comme des chiens de
tournebroche, dit un émissaire du baron Tripeaud.

-- Et qu'eux autres _Dévorants _se feraient des casquettes avec la
peau des _Loups_, ajouta un autre.

-- Ni eux ni leurs familles ne vont jamais à la messe. C'est des
païens... des vrais chiens! cria un émissaire de l'abbé prêcheur.

-- Eux, à la bonne heure... faut bien qu'ils fassent le dimanche à
leur manière! mais leurs femmes, ne pas aller à la messe... ça
crie vengeance...

-- Aussi le curé a dit que cette fabrique-là, à cause de ses
abominations, serait capable d'attirer le choléra sur le pays...

-- C'est vrai, il l'a dit au prêche.

-- Nos femmes l'ont entendu!...

-- Oui, oui, à bas les _Dévorants_, qui veulent attirer le choléra
sur le pays!

-- Bataille!... bataille!... cria-t-on en choeur.

-- À la fabrique, donc! mes braves _Loups! _cria Morok d'une voix
de stentor, à la fabrique!

-- Oui, à la fabrique! répéta la foule avec des trépignements
furieux, car, peu à peu, tous ceux qui avaient pu monter et tenir
dans la grande salle ou sur l'escalier s'y étaient entassés.

Ces cris furieux rappelant un instant Couche-tout-nu à lui-même,
il dit tout bas à Morok:

-- Mais c'est donc un carnage que vous voulez? Je n'en puis plus.

-- Nous aurons le temps d'avertir la fabrique... Nous les
quitterons en route, lui dit Morok.

Puis il cria tout haut en s'adressant à l'hôte, effrayé de ce
désordre:

-- De l'eau-de-vie! que l'on puisse boire à la santé des braves
_Loups. _C'est moi qui régale.

Et il jeta de l'argent au cabaretier, qui disparut et revint
bientôt avec plusieurs bouteilles d'eau-de-vie et quelques verres.

-- Allons donc! des verres! s'écria Morok; est-ce que des
camarades comme nous boivent dans des verres?...

Et, faisant sauter le bouchon d'une bouteille, il porta le goulot
à ses lèvres et la passa au gigantesque carrier après avoir bu.

-- À la bonne heure, dit le carrier, à la régalade! capon qui s'en
dédit! ça va aiguiser les dents des _Loups!_

_-- _À vous autres, camarades! dit Morok en distribuant les
bouteilles.

-- Il y aura du sang à la fin de tout ça, murmura Couche-tout-nu,
qui, malgré son état d'ivresse, comprenait tout le danger de ces
funestes excitations.

En effet, bientôt le nombreux rassemblement quitta la cour du
cabaret pour courir en masse à la fabrique de M. Hardy.

Ceux des ouvriers et habitants du village qui n'avaient pas voulu
prendre part à ce mouvement d'hostilité (et ils étaient en
majorité) ne parurent pas au moment où la troupe menaçante
traversa la rue principale; mais un assez grand nombre de femmes,
fanatisées par les prédications de l'abbé encouragèrent par leurs
cris la troupe militante. À sa tête s'avançait le gigantesque
carrier, brandissant sa formidable pince de fer; puis derrière
lui, pêle-mêle, armés les uns de bâtons, les autres de pierres,
suivait le gros de la troupe. Les têtes, encore exaltées par de
récentes libations d'eau-de-vie, étaient arrivées à un état
d'effervescence effrayante. Les physionomies étaient farouches,
enflammés, terribles. Ce déchaînement des plus mauvaises passions
faisait pressentir de déplorables conséquences. Se tenant pas le
bras et marchant quatre ou cinq de front, les _Loups _s'excitaient
encore par leurs chants de guerre répétés avec une excitation
croissante, et dont voici le dernier couplet:

_Élançons-nous, pleins d'assurance,_
_Exerçons nos bras rigoureux._
_Eh bien! nous voilà devant eux! (Bis.)_
_Enfants d'un roi brillant de gloire,_
_C'est aujourd'hui que sans pâlir_
_Il faut savoir vaincre ou mourir;_
_La mort, la mort ou la victoire!_
_Du grand roi Salomon__[9]__ intrépides enfants,_
_Faisons, faisons un noble effort,_
_Nous serons triomphants._

Morok et Couche-tout-nu avaient disparu pendant que la troupe en
tumulte sortait du cabaret pour se rendre à la fabrique.



II. La maison commune.

Pendant que les _Loups_, ainsi qu'on vient de le voir, se
préparaient à une sauvage agression contre les _Dévorants_, la
fabrique de M. Hardy avait, cette matinée-là, un air de fête
parfaitement d'accord avec la sérénité du ciel; car le vent était
au nord et le froid assez piquant pour une belle journée de mars.

Neuf heures du matin venaient de sonner à l'horloge de la _maison
commune _des ouvriers, séparée des ateliers par une large route
plantée d'arbres. Le soleil levant inondait de ses rayons cette
imposante masse de bâtiments situés à une lieue de Paris, dans une
position aussi riante que salubre, d'où l'on apercevait les
coteaux boisés et pittoresques qui, de ce côté, dominent la grande
ville. Rien n'était d'un aspect plus simple et plus gai que la
maison commune des ouvriers. Son toit de chalet en tuiles rouges
s'avançait au-delà des murailles blanches, coupé çà et là par de
larges assises de briques qui contrastaient agréablement avec la
couleur verte des persiennes du premier et du second étage. Ces
bâtiments, exposés au midi et au levant, étaient entourés d'un
vaste jardin de dix arpents, ici planté d'arbres en quinconce, là
distribué en potager et en verger.

Avant de continuer cette description, qui peut-être semblera
quelque peu _féerique_, établissons d'abord que les _merveilles
_dont nous allons esquisser le tableau ne doivent pas être
considérées comme des utopies, comme des rêves; rien, au
contraire, n'était plus positif, et même, hâtons-nous de le dire
et surtout de le prouver (de ce temps-ci, une telle affirmation
donnera singulièrement de poids et d'intérêt à la chose), ces
merveilles étaient le résultat d'une _excellente spéculation_, et,
au résumé, représentaient un _placement aussi lucratif qu'assuré_.

Entreprendre une chose belle, utile et grande; douer un nombre
considérable de créatures humaines d'un bien-être idéal, si on le
compare au sort affreux, presque homicide, auquel elles sont
presque toujours condamnées; les instruire, les relever à leurs
propres yeux; leur faire préférer aux grossiers plaisirs du
cabaret, ou plutôt à ces étourdissements funestes que ces
malheureux y cherchent fatalement pour échapper à la conscience de
leur déplorable destinée: leur faire préférer à cela les plaisirs
de l'intelligence, le délassement des arts; moraliser, en un mot,
l'homme par le bonheur; enfin, grâce à une généreuse initiative, à
un exemple d'une pratique facile, prendre place parmi les
bienfaiteurs de l'humanité, et _faire _en même temps, pour ainsi
dire _forcément une excellente affaire... _ceci paraît fabuleux.
Tel était cependant le secret des merveilles dont nous parlons.

Entrons dans l'intérieur de la fabrique.

Agricol, ignorant la cruelle disparition de la Mayeux, se livrait
aux plus heureuses pensées en songeant à Angèle, et achevait sa
_toilette _avec une certaine coquetterie, afin d'aller trouver sa
fiancée.

Disons deux mots du logement que le forgeron occupait dans la
maison commune, à raison du prix incroyablement minime de
_soixante-quinze francs _par an, comme les autres célibataires. Ce
logement situé au deuxième étage, se composait d'une belle chambre
et d'un cabinet exposés en plein midi et donnant sur le jardin; le
plancher, de sapin, était d'une blancheur parfaite; le lit de fer,
garni d'une paillasse de feuilles de maïs, d'un excellent matelas
et de moelleuses couvertures; un bec de gaz et la bouche d'un
calorifère donnaient, selon le besoin, de la lumière et une douce
chaleur dans la pièce, tapissée d'un joli papier perse, et ornée
de rideaux pareils; une commode, une table en noyer, quelques
chaises, une petite bibliothèque, composaient l'ameublement
d'Agricol; enfin, dans le cabinet, fort grand et fort clair, se
trouvaient un placard pour serrer les habits, une table pour les
objets de toilette, et une large cuvette de zinc au-dessous d'un
robinet donnant de l'eau à volonté. Si l'on compare ce logement
agréable, salubre, commode, à la mansarde obscure, glaciale et
délabrée que le digne garçon payait quatre-vingt-dix francs par an
dans la maison de sa mère, et qu'il lui fallait aller gagner
chaque soir en faisant plus d'une lieue et demie, on comprendra le
sacrifice qu'il faisait à son affection pour cette excellente
femme.

Agricol, après avoir jeté un dernier coup d'oeil assez satisfait
sur son miroir en peignant sa moustache et sa large impériale,
quitta sa chambre pour aller rejoindre Angèle à la lingerie
commune; le corridor qu'il traversa était large, éclairé par le
haut, et planchéié de sapin d'une extrême propreté. Malgré les
quelques ferments de discorde jetés depuis peu par les ennemis de
M. Hardy au milieu de l'association d'ouvriers si fraternellement
unis, on entendait de joyeux chants dans presque toutes les
chambres qui bordaient le corridor, et Agricol, en passant devant
plusieurs portes ouvertes, échangea cordialement un bonjour
matinal avec plusieurs de ses camarades. Le forgeron descendit
prestement l'escalier, traversa la cour en boulingrin, plantée
d'arbres au milieu desquels jaillissait une fontaine d'eau vive,
et gagna l'autre aile du bâtiment. Là se trouvait l'atelier où une
partie des femmes et des filles des ouvriers associés, qui
n'étaient pas employées à la fabrique, confectionnaient les effets
de lingerie. Cette main-d'oeuvre, jointe à l'énorme économie
provenant de l'achat des toiles en gros, fait directement dans les
fabriques par l'association, réduisait incroyablement le prix de
revient de chaque objet. Après avoir traversé l'atelier de
lingerie, vaste salle donnant sur le jardin, bien aéré pendant
l'été, bien chauffé pendant l'hiver, Agricol alla frapper à la
porte de la mère d'Angèle.

Si nous disons quelques mots de ce logis, situé au premier étage,
exposé au levant et donnant sur le jardin, c'est qu'il offrait
pour ainsi dire le spécimen de l'habitation du _ménage _dans
l'association, au prix toujours incroyablement minime de _cent
vingt-cinq francs _par an. Une sorte de petite entrée donnant sur
le corridor conduisait à une très grande chambre, de chaque côté
de laquelle se trouvait une chambre un peu moins grande, destinée
à leur famille, lorsque filles ou garçons étaient trop grands pour
continuer de coucher dans l'un des deux dortoirs établis comme des
dortoirs de pension et destinés aux enfants des deux sexes. Chaque
nuit la surveillance de ces dortoirs était confiée à un père ou à
une mère de famille appartenant à l'association. Le logement dont
nous parlons se trouvant, comme tous les autres, complètement
débarrassé de l'attirail de la cuisine, qui se faisait en grand et
en commun dans une autre partie du bâtiment, pouvait être tenu
dans une extrême propreté. Un assez grand tapis, un bon fauteuil,
quelques jolies porcelaines sur une étagère en bois blanc bien
ciré, plusieurs gravures pendues aux murailles, une pendule de
bronze doré, un lit, une commode et un secrétaire d'acajou,
annonçaient que les locataires de ce logis joignaient un peu de
superflu à leur bien-être.

Angèle, que l'on pouvait dès ce moment appeler la fiancée
d'Agricol, justifiait de tout point le portrait flatteur tracé par
le forgeron dans son entretien avec la pauvre Mayeux; cette
charmante jeune fille, âgée de dix-sept ans au plus, vêtue avec
autant de simplicité que de fraîcheur, était assise à côté de sa
mère. Lorsque Agricol entra, elle rougit légèrement à sa vue.

-- Mademoiselle, dit le forgeron, je viens remplir ma promesse, si
votre mère y consent.

-- Certainement, monsieur Agricol, j'y consens, répondit
cordialement la mère de la jeune fille. Elle n'a pas voulu visiter
la maison commune et ses dépendances, ni avec son père, ni avec
son frère, ni avec moi, pour avoir le plaisir de la visiter avec
vous aujourd'hui dimanche... C'est bien le moins que vous, qui
parlez si bien, vous fassiez les honneurs de la maison à cette
nouvelle débarquée: il y a déjà une heure qu'elle vous attend, et
avec quelle impatience!

-- Mademoiselle, excusez-moi, dit gaiement Agricol: en pensant au
plaisir de vous voir, j'ai oublié l'heure... C'est là ma seule
excuse.

-- Ah! maman... dit la jeune fille à sa mère d'un ton de doux
reproche et en devenant vermeille comme une cerise, pourquoi avoir
dit cela?

-- Est-ce vrai, oui ou non? Je ne t'en fais pas un reproche au
contraire; va, mon enfant, M. Agricol t'expliquera mieux que moi
encore ce que tous les ouvriers de la fabrique doivent à M. Hardy.

-- Monsieur Agricol, dit Angèle en nouant les rubans de son joli
bonnet, quel dommage que votre bonne petite soeur adoptive ne soit
pas avec vous!

-- La Mayeux? Vous avez raison, mademoiselle; mais ce ne sera que
partie remise, et la visite qu'elle nous a faite hier ne sera pas
la dernière.

La jeune fille, après avoir embrassé sa mère, sortit avec Agricol,
dont elle prit le bras.

-- Mon Dieu, monsieur Agricol, dit Angèle, si vous saviez combien
j'ai été surprise en entrant dans cette belle maison, moi qui
étais habituée à voir tant de misère chez les pauvres ouvriers de
notre province... misère que j'ai partagée aussi... tandis qu'ici
tout le monde a l'air si heureux, si content!... c'est comme une
féerie; en vérité, je crois rêver; et quand je demande à ma mère
l'explication de cette féerie, elle me répond: «M. Agricol
t'expliquera cela.»

-- Savez-vous pourquoi je suis si heureux de la douce tâche que je
vais remplir, mademoiselle? dit Agricol avec un accent à la fois
grave et tendre, c'est que rien ne pouvait venir plus à propos.

-- Comment cela, monsieur Agricol?

-- Vous montrer cette maison, vous faire connaître toutes les
ressources de notre association, c'est pouvoir vous dire: Ici,
mademoiselle, le travailleur, certain du présent, certain de
l'avenir, n'est pas, comme tant de ses pauvres frères, obligé de
renoncer aux plus doux besoins du coeur... au désir de choisir une
compagne pour la vie... cela... dans la crainte d'unir sa misère à
une autre misère.

Angèle baissa les yeux et rougit.

-- Ici le travailleur peut se livrer sans inquiétude à l'espoir
des douces joies de la famille, bien sûr de ne pas être déchiré
plus tard par la vue des horribles privations de ceux qui lui sont
chers; ici, grâce à l'ordre, au travail, au sage emploi des forces
de chacun, hommes, femmes, enfants, vivent heureux et satisfaits;
en un mot, vous expliquer tout cela, ajouta Agricol en souriant
d'un air plus tendre, c'est vous prouver qu'ici, mademoiselle,
l'on ne peut rien faire de plus raisonnable... que de s'aimer, et
rien de plus sage... que de se marier.

-- Monsieur... Agricol, répondit Angèle d'une voix doucement émue
et en rougissant encore plus, si nous commencions notre promenade?

-- À l'instant, mademoiselle, répondit le forgeron, heureux du
trouble qu'il fit naître dans cette âme ingénue. Mais tenez, nous
sommes tout près du dortoir des petites filles. Ces oiseaux
gazouilleurs sont dénichés depuis longtemps; allons-y.

-- Volontiers, monsieur Agricol. Le jeune forgeron et Angèle
entrèrent bientôt dans un vaste dortoir, pareil à celui d'une
excellente pension. Les petits lits en fer étaient symétriquement
rangés; à chacune des extrémités se voyaient les lits des deux
mères de famille qui remplissaient tour à tour le rôle de
surveillante.

-- Mon Dieu! comme ce dortoir est bien distribué, monsieur
Agricol! et quelle propreté! Qui donc soigne cela si parfaitement?

-- Les enfants eux-mêmes; il n'y a pas ici de serviteurs; il
existe entre ces bambins une émulation incroyable; c'est à qui
aura mieux fait son lit; cela les amuse au moins autant que de
faire le lit de leur poupée. Les petites filles, vous le savez,
adorent _jouer au ménage. _Eh bien, ici elles y jouent
sérieusement, et le ménage se trouve merveilleusement fait...

-- Ah! je comprends... on utilise leurs goûts naturels pour toutes
ces sortes d'amusements.

-- C'est là tout le secret; vous les verrez partout très utilement
occupées, et ravies de l'importance que ces occupations leur
donnent.

-- Ah! monsieur Agricol, dit timidement Angèle, quand on compare
ces beaux dortoirs, si sains, si chauds, à ces horribles mansardes
glacées où les enfants sont entassés pêle-mêle sur une mauvaise
paillasse, grelottant de froid ainsi que cela est chez presque
tous les ouvriers de notre pays!

-- Et à Paris, donc! mademoiselle... c'est peut-être pis encore.

-- Ah! combien il faut que M. Hardy soit bon, généreux, et riche
surtout, pour dépenser tant d'argent à faire du bien!

-- Je vais vous étonner beaucoup, mademoiselle, dit Agricol en
souriant, vous étonner tellement que peut-être vous ne me croirez
pas...

-- Pourquoi donc cela, monsieur Agricol?

-- Il n'y a pas certainement au monde un homme d'un coeur meilleur
et plus généreux que M. Hardy; il fait le bien pour le bien, sans
songer à son intérêt; eh bien, figurez-vous, mademoiselle Angèle,
qu'il serait l'homme le plus égoïste, le plus intéressé, le plus
avare, qu'il trouverait encore un énorme profit à nous mettre à
même d'être aussi heureux que nous le sommes.

-- Cela est-il possible, monsieur Agricol? Vous me le dites, je
vous crois; mais si le bien est si facile... et même si avantageux
à faire, pourquoi ne le fait-on pas davantage?

-- Ah! mademoiselle, c'est qu'il faut trois conditions bien rares
à rencontrer chez la même personne:

-- _Savoir, pouvoir, vouloir._

_-- _Hélas! oui, ceux qui savent... ne peuvent pas.

-- Et ceux qui peuvent ne savent pas.

-- Mais, M. Hardy, comment trouve-t-il tant d'avantages au bien
dont il vous fait jouir?

-- Je vous expliquerai cela tout à l'heure, mademoiselle.

-- Ah! quelle bonne et douce odeur de fruits! dit tout à coup
Angèle.

-- C'est que le fruitier commun n'est pas loin: je parie que vous
allez trouver encore là plusieurs de nos petits oiseaux du dortoir
occupés ici, non pas à picorer, mais à travailler, s'il vous
plaît.

Et Agricol, ouvrant une porte, fit entrer Angèle dans une grande
salle garnie de tablettes où des fruits d'hiver étaient
symétriquement rangés; plusieurs enfants de sept à huit ans,
proprement et chaudement vêtus, rayonnant de santé, s'occupaient
gaiement, sous la surveillance d'une femme, de séparer et de trier
les fruits gâtés.

-- Vous voyez, dit Agricol, partout autant que possible, nous
utilisons les enfants; ces occupations sont des amusements pour
eux, répondent aux besoins de mouvement, d'activité de leur âge,
et de la sorte, on ne demande pas aux jeunes filles et aux femmes
un temps bien mieux employé.

-- C'est vrai, monsieur Agricol; combien tout cela est sagement
ordonné!

-- Et si vous les voyiez, ces bambins, à la cuisine, quels
services ils rendent! Dirigés par une ou deux femmes, ils font la
besogne de huit ou dix servantes.

-- Au fait, dit Angèle en souriant, à cet âge on aime tant à jouer
_à la dînette!_ ils doivent être ravis.

-- Justement et de même, sous le prétexte de _jouer au jardinet,
_ce sont eux qui, au jardin, sarclent la terre, font la cueillette
des fruits et des légumes, arrosent les fleurs, passent le râteau
dans les allées, etc.; en un mot, cette armée de bambins
travailleurs, qui ordinairement restent jusqu'à l'âge de dix à
douze ans sans rendre aucun service, ici est très utile; sauf
trois heures d'école, bien suffisantes pour eux, depuis l'âge de
six ou sept ans, leurs récréations sont très sérieusement
employées, et certes ces chers petits êtres, par l'économie de
_grands bras _que procurent leurs travaux, gagnent beaucoup plus
qu'ils ne coûtent, et puis, enfin, mademoiselle, ne trouvez-vous
pas qu'il y a dans la présence de l'enfance, ainsi mêlée à tous
les labeurs, quelque chose de doux, de pur, de presque sacré, qui
impose aux paroles, aux actions, une réserve toujours salutaire?
L'homme le plus grossier respecte l'enfance...

-- À mesure que l'on réfléchit, comme on voit en effet ici que
tout est calculé pour le bonheur de tous! dit Angèle avec
admiration.

-- Et cela n'a pas été sans peine: il a fallu vaincre les
préjugés, la routine... Mais tenez, mademoiselle Angèle... nous
voici devant la cuisine commune, ajouta le forgeron en souriant,
voyez si cela n'est pas aussi imposant que la cuisine d'une
caserne ou d'une grande pension.

En effet, l'officine culinaire de la maison commune était immense;
tous ses ustensiles étincelaient de propreté; puis, grâce aux
procédés aussi merveilleux qu'économiques de la science moderne
(toujours inabordables aux classes pauvres auxquelles ils seraient
indispensables, parce qu'ils ne peuvent se pratiquer que sur une
grande échelle) non seulement le foyer et les fourneaux étaient
alimentés avec une quantité de combustible deux fois moindre que
celle que chaque ménage eût individuellement dépensée, mais
l'excédent de calorique suffisait, au moyen d'un calorifère
parfaitement organisé, à répandre une chaleur égale dans toutes
les chambres de la maison commune. Là encore, des enfants, sous la
direction des deux ménagères, rendaient de nombreux services. Rien
de plus comique que le sérieux qu'ils mettaient à remplir leurs
fonctions culinaires; il en était de même de l'aide qu'ils
apportaient à la boulangerie où se confectionnait, à un rabais
extraordinaire (on achetait la farine en gros), cet excellent
_pain de ménage_, salubre et nourrissant, mélange de pur froment
et de seigle, si préférable à ce pain blanc et léger qui n'obtient
souvent ses qualités qu'à l'aide de substances malfaisantes.

-- Bonjour, madame Bertrand, dit gaiement Agricol à une digne
matrone qui contemplait gravement les lentes évolutions de
plusieurs tournebroches dignes des noces de Gamache, tant ils
étaient glorieusement chargés de morceaux de boeuf, de mouton et
de veau, qui commençaient à prendre une couleur d'un brun doré des
plus appétissantes; bonjour, madame Bertrand, reprit Agricol;
selon le règlement, je ne dépasse pas le seuil de la cuisine; je
veux seulement la faire admirer à mademoiselle, qui est arrivée
ici depuis peu de jours.

-- Admirez, mon garçon, admirez... et surtout voyez comme cette
marmaille est sage et travaille bien...

Et, ce disant, la matrone indique du bout de la grande cuiller de
lèchefrite qui lui servait de sceptre une quinzaine de marmots des
deux sexes, assis autour d'une table, profondément absorbés dans
l'exercice de leurs fonctions, qui consistaient à pelurer les
pommes de terre et à éplucher des herbes.

-- Nous aurons donc un vrai festin de Balthazar, madame Bertrand?
demanda Agricol en riant.

-- Ma foi! un vrai festin comme toujours, mon garçon... Voilà la
carte du dîner d'aujourd'hui: bonne soupe de légumes au bouillon,
boeuf rôti avec des pommes de terre autour, salade, fruits,
fromage, et pour extra du dimanche des tourtes au raisiné que fait
la mère Denis à la boulangerie et, c'est le cas de le dire, à
cette heure le four chauffe.

-- Ce que vous me dites là, madame Bertrand, me met furieusement
en appétit, dit gaiement Agricol. Du reste, on s'aperçoit bien
quand c'est votre tour d'être de cuisine, ajouta-t-il d'un air
flatteur.

-- Allez, allez, grand moqueur! dit gaiement le cordon bleu de
service.

-- C'est encore cela qui m'étonne tant, monsieur Agricol, dit
Angèle à Agricol en continuant de marcher à côté de lui, c'est de
comparer la nourriture si insuffisante, si malsaine, des ouvriers
de notre pays, à celle que l'on a ici.

-- Et pourtant nous ne dépensons pas plus de vingt-cinq sous par
jour, pour être beaucoup mieux nourris que nous ne le serions pour
trois francs à Paris.

-- Mais c'est à n'y pas croire, monsieur Agricol. Comment est-ce
donc possible?

-- C'est toujours grâce à la baguette de M. Hardy! Je vous
expliquerai cela tout à l'heure.

-- Ah! que j'ai aussi d'impatience de le voir, M. Hardy!

-- Vous le verrez bientôt, peut-être aujourd'hui; car on l'attend
d'un moment à l'autre. Mais tenez, voici le réfectoire que vous ne
connaissez pas, puisque votre famille, comme d'autres ménages, a
préféré se faire apporter à manger chez elle... Voyez donc quelle
belle pièce... et si gaie sur le jardin, en face de la fontaine!

En effet, c'était une vaste salle bâtie en forme de galerie et
éclairée par dix fenêtres ouvrant sur le jardin; des tables
recouvertes de toile cirée bien luisante étaient rangées près des
murs: de sorte que, pendant l'hiver, cette pièce servait le soir,
après les travaux, de salle de réunion et de veillée, pour les
ouvriers qui préféraient passer la soirée en commun au lieu de la
passer seuls chez eux ou en famille. Alors dans cette immense
salle, bien chauffée par le calorifère, brillamment éclairée au
gaz, les uns lisaient, d'autres jouaient aux cartes, ceux-là
causaient ou s'occupaient de menus travaux.

-- Ce n'est pas tout, dit Agricol à la jeune fille, vous
trouverez, j'en suis sûr, cette pièce encore plus belle lorsque
vous saurez que le jeudi et le dimanche elle se transforme en
salle de bal, et le mardi et le samedi soir en salle de concert.

-- Vraiment!...

-- Certainement, répondit fièrement le forgeron. Nous avons parmi
nous des musiciens exécutants, très capables de faire danser; de
plus, deux fois la semaine, nous chantons presque tous en choeur,
hommes, femmes, enfants[10]. Malheureusement, cette semaine,
quelques troubles survenus dans la fabrique ont empêché nos
concerts.

-- Autant de voix! cela doit être superbe.

-- C'est très beau, je vous assure... M. Hardy a toujours beaucoup
encouragé chez nous cette distraction d'un effet si puissant, dit-
il, et il a raison, sur l'esprit et sur les moeurs. Pendant un
hiver, il a fait venir ici, à ses frais, deux élèves du célèbre
M. Wilhem; et, depuis, notre école a fait de grand progrès.
Vraiment, je vous assure, mademoiselle Angèle, que, sans nous
flatter, c'est quelque chose d'assez émouvant que d'entendre
environ deux cents voix diverses chanter en choeur quelque hymne
au travail ou à la liberté... Vous entendez cela, et vous
trouverez, j'en suis sûr qu'il y a quelque chose de grandiose, et
pour ainsi dire d'élevant pour le coeur, dans l'accord fraternel
de toutes ces voix se fondant en un seul son, grave, sonore et
imposant.

-- Oh! je le crois; quel bonheur d'habiter ici! Il n'y a que des
joies, car le travail ainsi mélangé de plaisirs devient un
bonheur.

-- Hélas! il y a ici comme partout des larmes et des douleurs, dit
tristement Agricol. Voyez-vous là... ce bâtiment isolé, bien
exposé?

-- Oui, quel est-il?

-- C'est notre salle de malades... Heureusement, grâce à notre
régime sain et salubre, elle n'est pas souvent au complet; une
cotisation annuelle nous permet d'avoir un très bon médecin; de
plus, une caisse de secours mutuels est organisée de telle sorte
qu'en cas de maladie chacun de nous reçoit les deux tiers de ce
qu'il reçoit en santé.

-- Comme tout cela est bien entendu! Et là-bas, monsieur Agricol,
de l'autre côté de la pelouse?

-- C'est la buanderie et le lavoir d'eau courante, chaude et
froide, et puis, sous ce hangar, est le séchoir; plus loin, les
écuries et les greniers de fourrage pour les chevaux du service de
la fabrique.

-- Mais, enfin, monsieur Agricol, allez-vous me dire le secret de
toutes ces merveilles?

-- En dix minutes vous allez comprendre cela, mademoiselle.

Malheureusement la curiosité d'Angèle fut à ce moment déçue: la
jeune fille se trouvait avec Agricol près d'une barrière à claire
voie servant de clôture au jardin, du côté de la grande allée qui
séparait les ateliers de la maison commune. Tout à coup, une
bouffée de vent apporta le bruit très lointain de fanfares
guerrières et d'une musique militaire; puis on entendit le galop
retentissant de deux chevaux qui s'approchaient rapidement, et
bientôt arriva, monté sur un beau cheval noir à longue queue
flottante et à la housse cramoisie, un officier général; ainsi que
sous l'Empire, il portait des bottes à l'écuyère et une culotte
blanche; son uniforme bleu étincelait de broderie d'or, le grand
cordon rouge de la Légion d'honneur était passé sur son épaulette
droite quatre fois étoilée d'argent, et son chapeau largement
bordé d'or était garni de plumes blanches, distinction réservée
aux maréchaux de France. On ne pouvait voir un homme de guerre
d'une tournure plus martiale, plus chevaleresque, et plus
fièrement campé sur son cheval de bataille.

Au moment où le maréchal Simon, car c'était lui, arrivait devant
Angèle et Agricol, il arrêta brusquement sa monture sur ses
jarrets, en descendit lestement, et jeta ses rênes d'or à un
domestique en livrée qui le suivait à cheval.

-- Où faudra-t-il attendre monsieur le duc? demanda le
palefrenier.

-- Au bout de l'allée, dit le maréchal. Et se découvrant avec
respect, il s'avança vivement, le chapeau à la main, au-devant
d'une personne qu'Angèle et Agricol ne voyaient pas encore. Cette
personne parut bientôt au détour de l'allée: c'était un vieillard
à la figure énergique et intelligente: il portait une blouse fort
propre, une casquette de drap sur ses longs cheveux blancs, et les
mains dans ses poches, il fumait paisiblement une vieille pipe
d'écume de mer.

-- Bonjour, mon bon père, dit respectueusement le maréchal en
embrassant avec effusion le vieil ouvrier, qui, après lui avoir
rendu tendrement son étreinte, lui dit, voyant qu'il conservait
son chapeau à la main:

-- Couvre-toi donc, mon garçon... Mais comme te voilà beau!
ajouta-t-il en souriant.

-- Mon père, c'est que je viens d'assister à une revue tout près
d'ici... et j'ai profité de cette occasion pour être plus tôt près
de vous.

-- Ah ça! est-ce que l'occasion m'empêchera d'embrasser mes
petites filles comme tous les dimanches?

-- Non, mon père, elles vont venir en voiture, Dagobert les
accompagnera.

-- Mais... qu'as-tu donc? Tu sembles soucieux.

-- C'est qu'en effet, mon père, dit le maréchal d'un air
péniblement ému, j'ai de graves choses à vous apprendre.

-- Viens chez moi, alors, dit le vieillard assez inquiet. Et le
maréchal et son père disparurent au tournant de l'allée. Angèle
était restée si stupéfaite de ce que ce brillant officier général,
qu'on appelait M. de duc, avait pour père un vieil ouvrier en
blouse, que, regardant Agricol d'un air interdit, elle lui dit:

-- Comment! monsieur Agricol... ce vieil ouvrier...

-- Est le père de M. le maréchal duc de Ligny, l'ami... oui, je
puis le dire, ajouta Agricol d'une voix émue, l'ami de mon père à
moi, qui a fait la guerre pendant vingt ans sous ses ordres.

-- Être si haut et se montrer si respectueux, si tendre pour son
père! dit Angèle. Le maréchal doit avoir un bien noble coeur, mais
comment laisse-t-il son père ouvrier?

-- Parce que le père Simon ne quitterait son état et sa fabrique
pour rien au monde, il est né ouvrier, il veut mourir ouvrier,
quoiqu'il ait pour fils un duc, un maréchal de France.



III. Le secret.

Après que l'étonnement fort naturel qu'Angèle avait éprouvé à
l'arrivée du maréchal Simon fut dissipé, Agricol lui dit en
souriant:

-- Je ne voudrais pas, mademoiselle Angèle, profiter de cette
circonstance pour m'épargner de vous dire le secret de toutes les
merveilles de notre maison commune.

-- Oh! je ne vous aurais pas non plus laissé manquer à votre
promesse, monsieur Agricol, répondit Angèle; ce que vous m'avez
déjà dit m'intéresse trop pour cela.

-- Écoutez-moi donc, mademoiselle, M. Hardy, en véritable
magicien, a prononcé trois mots cabalistiques: -- ASSOCIATION, --
COMMUNAUTÉ, -- FRATERNITÉ. Nous avons compris le sens de ces
paroles, et les merveilles que vous voyez ont été créées, à notre
grand avantage, et aussi, je vous le répète, au grand avantage de
M. Hardy.

-- C'est toujours cela qui me paraît extraordinaire, monsieur
Agricol.

-- Supposez, mademoiselle, que M. Hardy, au lieu d'être ce qu'il
est, eût été seulement un spéculateur au coeur sec, ne connaissant
que le produit, se disant: «Pour que ma fabrique me rapporte
beaucoup, que faut-il? Main-d'oeuvre parfaite, grande économie de
matières premières, parfait emploi du temps des ouvriers, en un
mot, économie de fabrication afin de produire à très bon marché;
excellence des produits afin de vendre très cher...»

-- Certainement, monsieur Agricol, un fabricant ne peut exiger
davantage.

-- Eh bien, mademoiselle, ces exigences eussent été satisfaites...
ainsi qu'elles l'ont été; mais comment? Le voici:

M. Hardy, seulement spéculateur, se serait d'abord dit: «Éloignés
de ma fabrique, les ouvriers, pour s'y rendre, peineront, se
levant plus tôt, ils dormiront moins, prendre sur le sommeil si
nécessaire aux travailleurs, mauvais calcul: ils s'affaiblissent,
l'ouvrage s'en ressent; puis l'intempérie des saisons empirera
cette longue course; l'ouvrier arrivera mouillé, frissonnant de
froid, énervé avant le travail, et alors... quel travail!»

-- Cela est malheureusement vrai, monsieur Agricol, quand à Lille
j'arrivais toute mouillée d'une pluie froide à la manufacture,
j'en tremblais quelquefois toute la journée à mon métier.

-- Aussi, mademoiselle Angèle, le spéculateur dira: «Loger mes
ouvriers à la porte de ma fabrique c'est obvier à cet
inconvénient. Calculons: l'ouvrier marié paye en moyenne, dans
Paris, deux cent cinquante francs par an[11], une ou deux mauvaises
chambres et un cabinet, le tout obscur, étroit, malsain, dans
quelque rue noire et infecte; là il vit entassé avec sa famille;
aussi quelles santés délabrées! toujours fiévreux, toujours
chétifs; et quel travail attendre d'un fiévreux, d'un chétif?
Quant aux ouvriers garçons, ils payent un logement moins grand,
mais aussi insalubre, environ cent cinquante francs. Or,
additionnons: j'emploie cent quarante-six ouvriers mariés; ils
payent donc à eux tous, pour leur affreux taudis, trente-six mille
cinq cents francs par an; d'autre part, j'emploie cent quinze
ouvriers garçons qui payent aussi par an dix-sept mille deux cent
quatre-vingt francs, total environ cinquante mille francs de
loyer, le revenu d'un million.

-- Mon Dieu, monsieur Agricol, quelle grosse somme font pourtant
tous ces petits mauvais loyers réunis!

-- Vous voyez, mademoiselle, cinquante mille francs par an! Le
prix d'un logement de millionnaire; alors, que se dit notre
spéculateur? «Pour décider mes ouvriers à abandonner leur demeure
à Paris, je leur ferai d'énormes avantages. J'irai jusqu'à réduire
de moitié le prix de leur loyer, et, au lieu de chambres
malsaines, ils auront des appartements vastes, bien aérés, bien
exposés et facilement chauffés et éclairés à peu de frais; ainsi,
cent quarante-six ménages me payant seulement cent vingt-cinq
francs de loyer, et cent quinze garçons soixante-quinze francs,
j'ai un total de vingt-six à vingt-sept mille francs... Un
bâtiment assez vaste pour loger tout ce monde me coûtera tout au
plus cinq cent mille francs[12]. J'aurai donc mon argent placé au
moins à cinq pour cent, et parfaitement assuré, puisque les
salaires me garantiront le prix du loyer.»

-- Ah! monsieur Agricol, je commence à comprendre comment il peut
être quelquefois avantageux de faire le bien, même dans un intérêt
d'argent.

-- Et moi je suis presque certain, mademoiselle, qu'à la longue
les affaires faites avec droiture et loyauté sont toujours bonnes.
Mais revenons à notre spéculateur. «Voici donc, dira-t-il, mes
ouvriers établis à la porte de ma fabrique, bien logés, bien
chauffés, et arrivant toujours vaillants à l'atelier. Ce n'est pas
tout... l'ouvrier anglais, qui mange de bon boeuf, qui boit de
bonne bière, fait, à temps égal, deux fois le travail de l'ouvrier
français[13], réduit à une détestable nourriture plus débilitante
que confortante, grâce à l'empoisonnement des denrées. Mes
ouvriers travailleraient donc beaucoup plus s'ils mangeaient
beaucoup mieux. Comment faire, sans y mettre du mien? Mais j'y
songe le régime des casernes, des pensions et même des prisons,
qu'est-il? la mise en commun des ressources individuelles, qui
procurent ainsi une somme de bien-être impossible à réaliser sans
cette association. Or, si mes deux cent soixante ouvriers, au lieu
de faire deux cent soixante cuisines détestables, s'associent pour
n'en faire qu'une pour tous, mais très bonne, grâce à des
économies de toute sorte, quel avantage pour moi... et pour eux!
Deux ou trois ménagères suffiraient chaque jour, aidées par des
enfants, à préparer les repas: au lieu d'acheter le bois, le
charbon, par fractions et de le payer le double de sa valeur,
l'association de nos ouvriers ferait, sous ma garantie (leurs
salaires me garantiraient à mon tour), de grands
approvisionnements de bois, de farine, de beurre, d'huile, de vin,
etc., en s'adressant directement aux producteurs[14]. Ainsi ils
payeraient trois ou quatre sous la bouteille d'un vin pur et sain,
au lieu de payer douze ou quinze sous un breuvage empoisonné.
Chaque semaine l'association achèterait sur pied un boeuf et
quelques moutons, les ménagères feraient le pain, comme à la
campagne; enfin, avec ces ressources, de l'ordre et de l'économie,
mes ouvriers auraient, pour vingt-cinq sous par jour, une
nourriture salubre, agréable et suffisante.»

-- Ah! tout s'explique maintenant, monsieur Agricol!

-- Ce n'est pas tout, mademoiselle; continuant le rôle du
spéculateur au coeur sec, il se dit: «Voici mes ouvriers bien
logés, bien chauffés, bien nourris avec une économie de moitié,
qu'ils soient aussi bien chaudement vêtus, leur santé a toute
chance d'être parfaite, et la santé, c'est le travail.
L'association achètera donc en gros et au prix de fabrique
(toujours sous ma garantie que le salaire m'assure) de chaudes et
solides étoffes, de bonnes et fortes toiles, qu'une partie des
femmes d'ouvriers confectionneront en vêtements aussi bien que des
tailleurs. Enfin, la fourniture des chaussures et des coiffures
étant considérable, l'association obtiendra un rabais notable de
l'entrepreneur.» Eh bien! mademoiselle Angèle, que dites-vous de
notre spéculateur?

-- Je dis, monsieur Agricol, répondit la jeune fille avec une
admiration naïve, que c'est à n'y pas croire; et cela est si
simple cependant!

Sans doute, rien de plus simple que le bien, que le beau, et
ordinairement on n'y songe guère. Remarquez aussi que notre homme
ne parle absolument qu'au point de vue de son intérêt privé... Ne
considérant que le côté matériel de la question, comptant pour
rien l'habitude de fraternité, d'appui, de solidarité, qui naît
inévitablement de la vie commune, ne réfléchissant pas que le
bien-être moralise et adoucit le caractère de l'homme, ne se
disant pas que les forts doivent appui et enseignement aux
faibles, ne songeant pas qu'après tout _l'homme honnête, actif et
laborieux a droit, positivement droit, à exiger de la société du
travail et un salaire proportionné aux besoins de sa condition...
_non, notre spéculateur ne pense qu'au produit brut; eh bien! vous
le voyez non seulement il place sûrement son argent en maisons à
cinq pour cent, mais il trouve de grands avantages au bien-être
matériel de ses ouvriers.

-- C'est juste, monsieur Agricol.

-- Et que diriez-vous donc, mademoiselle, quand je vous aurai
prouvé que notre spéculateur a aussi un grand avantage à donner à
ses ouvriers, en outre de leur salaire régulier, une part
proportionnelle dans ses bénéfices?

-- Cela me paraît plus difficile, monsieur Agricol.

-- Écoutez-moi quelques minutes encore, et vous serez convaincue.

En conversant ainsi, Angèle et Agricol étaient arrivés près de la
porte du jardin de la maison commune.

Une femme âgée, vêtue très simplement, mais avec soin, s'approcha
d'Agricol et lui dit:

-- M. Hardy est-il de retour à sa fabrique, monsieur?

-- Non, madame, mais on l'attend d'un moment à l'autre.

-- Aujourd'hui, peut-être?

-- Aujourd'hui ou demain, madame.

-- On ne sait pas à quelle heure il sera ici, monsieur?

-- Je ne crois pas qu'on le sache, madame; mais le portier de la
fabrique, qui est aussi le portier de la maison de M. Hardy,
pourra peut-être vous en instruire.

-- Je vous remercie, monsieur.

-- À votre service, madame.

-- Monsieur Agricol, dit Angèle lorsque la femme qui venait
d'interroger le forgeron fut éloignée, ne trouvez-vous pas que
cette dame était bien pâle et avait l'air bien ému?

-- Je l'ai remarqué comme vous, mademoiselle; il m'a semblé voir
rouler une larme dans ses yeux.

-- Oui, elle avait l'air d'avoir pleuré. Pauvre femme! peut-être
vient-elle demander quelques secours à M. Hardy... Mais qu'avez-
vous, monsieur Agricol, vous semblez tout pensif?

Agricol pressentait vaguement que la visite de cette femme âgée, à
la figure si triste, devait avoir quelque rapport avec l'aventure
de la jeune et jolie dame blonde qui trois jours auparavant était
venue si éplorée, si émue, demander des nouvelles de M. Hardy, et
qui avait appris peut-être trop tard qu'elle avait été suivie et
espionnée.

-- Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Agricol à Angèle, mais la
présence de cette femme me rappelait une circonstance dont je ne
puis malheureusement pas vous parler, car ce n'est pas mon secret
à moi seul.

-- Oh! rassurez-vous, monsieur Agricol, répondit la jeune fille en
souriant, je ne suis pas curieuse, et ce que vous m'apprenez
m'intéresse tant que je ne désire pas vous entendre parler d'autre
chose.

-- Eh bien donc, mademoiselle, quelques mots encore, et vous
serez, comme moi, au courant de tous les secrets de notre
association...

-- Je vous écoute, monsieur Agricol.

-- Parlons toujours au point de vue du spéculateur intéressé. Il
se dit: «Voici mes ouvriers dans les meilleures conditions pour
travailler beaucoup; maintenant, pour obtenir de gros bénéfices,
que faire? Fabriquer à bon marché, vendre très cher. Mais pas de
bon marché sans l'économie de matières premières, sans la
perfection des procédés de fabrication, sans la célérité du
travail. Or, malgré ma surveillance, comment empêcher mes ouvriers
de prodiguer la matière? comment les engager, chacun dans sa
spécialité, à chercher des procédés plus simples, moins onéreux?»

-- C'est vrai, monsieur Agricol, comment faire?

--» Et ce n'est pas tout, dira notre homme; pour vendre, très cher
mes produits, il faut qu'ils soient irréprochables, excellents.
Mes ouvriers font suffisamment bien; ce n'est pas assez: il faut
qu'ils fassent des chefs-d'oeuvre.»

-- Mais, monsieur Agricol, une fois leur tâche suffisamment
accomplie, quel intérêt auraient les ouvriers de se donner
beaucoup de mal pour la fabrique des chefs-d'oeuvre?

-- C'est le mot, mademoiselle Angèle, QUEL INTÉRÊT ont-ils? Notre
spéculateur aussi se dit bientôt: «Que mes ouvriers aient _intérêt
_à économiser la matière première_, intérêt _à bien employer leur
temps_, intérêt _à trouver des procédés de fabrication meilleurs,
_intérêt _à ce que ce qui sort de leurs mains soit un chef-
d'oeuvre... alors mon but est atteint. Eh bien_, intéressons _mes
ouvriers dans les bénéfices que me procureront leur économie, leur
activité, leur zèle, leur habileté: mieux ils fabriqueront, mieux
je vendrai: meilleure sera leur part et la mienne aussi.»

-- Ah! maintenant je comprends, monsieur Agricol.

-- Et notre spéculateur spéculait bien; avant d'être _intéressé,
_l'ouvrier se disait: «Peu m'importe, à moi, qu'à la journée je
fasse plus, qu'à la tache je fasse mieux? Que m'en revient-il?
Rien! Eh bien, à strict salaire, strict devoir. Maintenant, au
contraire, j'ai intérêt à avoir du zèle, de l'économie. Oh! alors,
tout change; je redouble d'activité, je stimule celle des autres;
un camarade est-il paresseux, cause-t-il un dommage quelconque à
la fabrique, j'ai le droit de lui dire: «Frère, nous souffrons
tous plus ou moins de ta fainéantise ou du tort que tu fais à la
chose commune.»

-- Et alors, comme l'on doit travailler avec ardeur, avec courage,
avec espérance, monsieur Agricol!

-- C'est bien là-dessus qu'a compté notre spéculateur; et il se
dira encore: «Des trésors d'expérience, de savoir pratique, sont
souvent enfouis dans les ateliers, faute de bon vouloir,
d'occasion ou d'encouragement; d'excellents ouvriers, au lieu de
perfectionner, d'innover comme ils le pourraient, suivent
indifféremment la routine... Quel dommage! car un homme
intelligent, occupé toute sa vie d'un travail spécial, doit
découvrir à la longue mille moyens de faire mieux ou plus vite; je
fonderai donc une sorte de comité consultatif, j'y appellerai mes
chefs d'atelier et mes ouvriers les plus habiles; notre intérêt
est maintenant commun; il jaillira nécessairement de vives
lumières de ce foyer d'intelligences pratiques...» Le spéculateur
ne se trompe pas; bientôt frappé des ressources incroyables, des
mille procédés nouveaux, ingénieux, parfaits tout à coup révélés
par les travailleurs: «Mais malheureux! s'écria-t-il, vous saviez
cela et vous ne me le disiez pas? Ce qui me coûte disons cent
francs à fabriquer ne m'en aurait coûté que cinquante, sans
compter une énorme économie de temps. -- Mon bourgeois, répondit
l'ouvrier, qui n'est pas plus bête qu'un autre, quel intérêt
avais-je, moi, à ce que vous fassiez ou non une économie de
cinquante pour cent sur ceci ou sur cela? Aucun. À cette heure,
c'est autre chose; vous me donnez, outre mon salaire, une part
dans vos bénéfices, vous me relevez à mes propres yeux en
consultant mon expérience, mon savoir; au lieu de me traiter comme
une espèce inférieure, vous entrez en communion avec moi; il est
de mon intérêt, il est de mon devoir de vous dire ce que je sais
et de tâcher d'acquérir encore.» Et voilà, mademoiselle Angèle,
comment le spéculateur organiserait des ateliers à faire honte et
envie à ses concurrents. Maintenant, si, au lieu de ce calculateur
au coeur sec, il s'agissait d'un homme qui, joignant à la science
des chiffres les tendres et généreuses sympathies d'un coeur
évangélique et l'élévation d'un esprit éminent, étendrait son
ardente sollicitude non seulement sur le bien-être matériel, mais
sur l'émancipation morale des ouvriers, cherchant par tous les
moyens possibles à développer leur intelligence, à rehausser leur
coeur, et qui, fort de l'autorité que lui donneraient ses
bienfaits, sentant surtout que celui-là de qui dépend le bonheur
ou le malheur de trois cents créatures humaines a aussi _charge
d'âmes_, guiderait ceux qu'il n'appellerait plus ses ouvriers,
mais ses frères, dans les voies les plus droites, les plus nobles,
tâcherait de faire naître en eux le goût de l'instruction, des
arts, qui les rendrait enfin heureux et fiers d'une condition qui
n'est souvent acceptée par d'autres qu'avec des larmes de
malédiction et de désespoir... eh bien, mademoiselle Angèle, cet
homme c'est... Mais tenez, mon Dieu!... il ne pouvait arriver
parmi nous qu'au milieu d'une bénédiction... le voilà... c'est
M. Hardy!

-- Ah! monsieur Agricol, dit Angèle émue en essuyant ses larmes,
c'est les mains jointes de reconnaissance qu'il faudrait le
recevoir.

-- Tenez... voyez si cette noble et douce figure n'est pas l'image
de cette âme admirable.

En effet, une voiture de poste, où se trouvait M. Hardy avec
M. de Blessac, l'indigne ami qui le trahissait d'une manière si
infâme, entrait à ce moment dans la cour de la fabrique.

* * * * *

Quelques mots seulement sur les faits que nous venons d'essayer
d'exposer dramatiquement, et qui se rattachent à l'organisation du
travail; question capitale, dont nous nous occuperons encore avant
la fin de ce livre. Malgré les discours plus ou moins officiels
des gens plus ou moins SÉRIEUX (il nous semble que l'on abuse un
peu de cette lourde épithète) sur la PROSPÉRITÉ DU PAYS, il est un
fait hors de toute discussion: à savoir que jamais les classes
laborieuses de la société n'ont été plus misérables; car jamais
les salaires n'ont été moins en rapport avec les besoins pourtant
plus que modestes des travailleurs.

Une preuve irrécusable de ce que nous avançons, c'est la tendance
progressive des classes riches à venir en aide à ceux qui
souffrent si cruellement. Les crèches, les maisons de refuge pour
les enfants pauvres, les fondations philanthropiques, etc.,
démontrent assez que les heureux du monde pressentent que, malgré
les assurances officielles à l'endroit de la _prospérité générale,
_des maux terribles, menaçants, fermentent au fond de la société.
Si généreuses que soient ces tentatives isolées, individuelles,
elles sont, elles doivent être plus qu'insuffisantes. Les
gouvernants seuls pourraient prendre une initiative efficace...
mais ils s'en garderont bien. Les gens _sérieux _discutent
_sérieusement _l'importance de nos relations diplomatiques avec le
Monomotapa, ou toute autre affaire aussi _sérieuse_, et ils
abandonnent aux chances de la commisération privée, au hasard du
bon ou du mauvais vouloir des capitalistes et des fabricants, le
sort de plus en plus déplorable de tout un peuple immense,
intelligent, laborieux_, s'éclairant de plus en plus sur ses
droits et sur sa force_, mais si affamé par les désastres d'une
impitoyable concurrence qu'il manque même souvent du travail dont
il a peine à vivre! Soit... les gens _sérieux _ne daignent pas
songer à ces formidables misères... Les _hommes d'État _sourient
de pitié à la seule pensée d'attacher leur nom à une initiative
qui les entourerait d'une popularité bienfaisante et féconde.
Soit... tous préfèrent attendre le moment où la question sociale
éclatera comme la foudre... Alors... au milieu de cette effrayante
commotion qui ébranlera le monde, on verra ce que deviendront les
questions _sérieuses _et les hommes _sérieux _de ce temps-ci. Pour
conjurer, ou du moins pour reculer peut-être ce sinistre avenir,
c'est donc encore aux sympathies privées qu'il faut s'adresser, au
nom du bonheur, au nom de la tranquillité, au nom du salut de
tous...

Nous l'avons dit il y a longtemps: SI LES RICHES SAVAIENT!!! Eh
bien, répétons-le, à la louange de l'humanité_, lorsque les riches
savent_, ils font souvent le bien avec intelligence et générosité.
Tâchons de leur démontrer, à eux et à ceux-là aussi de qui dépend
le sort d'une foule innombrable de travailleurs, qu'ils peuvent
être bénis, adorés, pour ainsi dire_, sans bourse délier_.

Nous avons parlé des _maisons communes _où les ouvriers
trouveraient à des prix minimes les logements salubres et bien
chauffés. Cette excellente institution était sur le point de se
réaliser en 1829, grâce aux charitables intentions de Mlle Amélie
de Virolles. À cette heure, en Angleterre lord Ashley s'est mis à
la tête d'une compagnie qui se propose le même but, et qui offrira
aux actionnaires un minimum de quatre pour cent d'intérêt garanti.

Pourquoi ne suivrait-on pas en France un pareil exemple, exemple
qui aurait de plus l'avantage de donner aux classes pauvres les
premiers rudiments et les premiers moyens d'association? Les
immenses avantages de la vie commune sont évidents, ils frappent
tous les esprits; mais le peuple est hors d'état de fonder les
établissements indispensables à ces communautés. Quels immenses
services rendrait donc le riche en mettant les travailleurs à même
de jouir de ces précieux avantages! Que lui importerait de faire
construire une maison de rapport qui offrît un logement salubre à
cinquante ménages, pourvu que son revenu fût assuré? et il serait
très facile de le lui garantir.

Pourquoi l'institut, qui donne annuellement pour sujets de
concours aux jeunes architectes des plans de palais, d'églises, de
salles de spectacle, etc., ne demanderait-il pas quelquefois le
plan d'un grand établissement destiné au logement des classes
laborieuses, qui devrait réunir toutes les conditions d'économie
et de salubrité désirables?

Pourquoi le conseil municipal de Paris, dont l'excellent vouloir,
dont la paternelle sollicitude pour des classes souffrantes, se
sont tant de fois admirablement manifestés, n'établirait-il pas
dans les arrondissements populeux des _maisons communes modèles
_où l'on ferait les premières applications de la vie en commun? Le
désir d'être admis dans ces établissements serait un puissant
levier d'émulation, de moralisation, et aussi une consolante
espérance... pour les travailleurs... Or, c'est quelque chose que
l'espérance. La ville de Paris ferait ainsi un bon placement, une
bonne action, et son exemple déciderait peut-être les gouvernants
à sortir de leur impitoyable indifférence.

Pourquoi enfin les capitalistes qui fondent des manufactures ne
profiteraient-ils pas de cet enseignement pour joindre des maisons
communes d'ouvriers à leurs usines ou à leurs fabriques?

Il s'ensuivrait pour les fabricants eux-mêmes un avantage très
considérable dans ces temps de concurrence désespérée. Voici
comment: la réduction du salaire est d'autant plus funeste,
d'autant plus intolérable pour l'ouvrier, qu'elle l'oblige à se
priver souvent des objets de première nécessité: or, si en vivant
isolément, trois francs lui suffisent à peine pour vivre, et que
le fabricant lui facilite le moyen de vivre avec trente sous grâce
à l'association, le salaire de l'artisan pourra, dans un moment de
crise commerciale, être réduit de moitié, sans qu'il ait trop à
souffrir de cette diminution, encore préférable au chômage, et le
fabricant ne sera pas obligé de suspendre ses travaux.

Nous espérons avoir démontré l'avantage, l'utilité, la facilité
d'une fondation de _maisons communes d'ouvriers_.

Nous avons ensuite posé ceci: Qu'il serait non seulement de la
plus rigoureuse équité que le travailleur participât aux
bénéfices, fruit de son labeur et de son intelligence, mais que
cette juste répartition profiterait même au fabricant.

Ici il ne s'agit que d'hypothèses, de projets, parfaitement
réalisables d'ailleurs, il s'agit de faits accomplis. Un de nos
meilleurs amis, très grand industriel, dont le coeur vaut
l'esprit, a créé un comité consultatif d'ouvriers et les a appelés
(en outre de leur salaire) à jouir d'une part proportionnelle dans
les bénéfices de son exploitation; déjà les résultats ont dépassé
ses espérances. Afin d'entourer cet exemple excellent de toutes
les facilités possibles d'exécution dans le cas où quelques
esprits à la fois sages et généreux voudraient l'imiter, nous
donnons en note les bases de cette organisation[15].

Jusqu'à présent, le travailleur n'a eu qu'une part minime,
insuffisante à ses besoins; ne serait-il pas juste, humain, de le
rétribuer mieux, et cela directement ou indirectement, soit en lui
facilitant le bien-être que procure l'association, soit en lui
donnant une part dans les bénéfices dus en partie à ses labeurs?
En admettant même, au pis-aller, et vu les détestables effets de
la concurrence anarchique, que cette augmentation de salaire dût
diminuer quelque peu la part du capitaliste et de l'exploitant,
ceux-ci ne feraient-ils pas encore non seulement une chose
généreuse et équitable, mais une chose avantageuse, en mettant
leur fortune, leur industrie à l'abri de tout bouleversement,
puisqu'ils auraient ôté aux travailleurs tout légitime prétexte de
trouble, de douloureuses et justes réclamations?

En un mot, ceux-là nous paraissent toujours singulièrement sages
qui assurent leurs biens contre l'incendie.

* * * * *

Nous l'avons dit: M. Hardy et M. de Blessac étaient arrivés à la
fabrique.

Peu de temps après, on vit de loin, du côté de Paris, s'avancer un
modeste petit fiacre se dirigeant aussi vers la fabrique. Dans ce
fiacre se trouvait Rodin.



IV. Révélations.

Pendant la visite d'Angèle et d'Agricol à la maison commune, la
bande des _Loups_, se recrutant sur la route d'un assez grand
nombre d'habitués de cabarets, avait continué de marcher sur la
fabrique, vers laquelle se dirigeait lentement le fiacre qui
amenait Rodin de Paris.

M. Hardy, en descendant de voiture avec son ami, M. de Blessac,
était entré dans le salon de la maison qu'il occupait auprès de la
manufacture.

M. Hardy était d'une taille moyenne, élégante et frêle, qui
annonçait une nature essentiellement nerveuse et impressionnable.
Son front était large et ouvert, son teint pâle, ses yeux noirs, à
la fois remplis de douceur et de pénétration, sa physionomie
loyale, spirituelle et attrayante. Un seul mot peindra le
caractère de M. Hardy: sa mère l'appelait _la Sensitive; _c'était
en effet une de ces organisations d'une finesse, d'une délicatesse
exquises, aussi expansives, aussi aimantes que nobles et
généreuses, mais d'une telle susceptibilité, qu'au moindre
froissement elles se replient et se concentrent en elles-mêmes. Si
l'on joint à cette excessive sensibilité un amour passionné pour
les arts, une intelligence d'élite, des goûts essentiellement
choisis, raffinés, et que l'on songe aux mille déceptions ou
déloyautés sans nombre dont M. Hardy avait dû être victime dans la
carrière industrielle, on se demande comment ce coeur si délicat,
si tendre, n'avait pas été mille fois brisé dans cette lutte
incessante contre les idées les plus impitoyables. M. Hardy avait
en effet beaucoup souffert: forcé de suivre la carrière
industrielle pour faire honneur à des affaires que son père,
modèle de droiture et de probité, avait laissées un peu
embarrassées, par suite des événements de 1815, il était parvenu à
force de travail, de capacité, à atteindre une des positions les
plus honorables de l'industrie; mais, pour arriver à ce but, que
d'ignobles tracasseries à subir, que de perfides concurrences à
combattre, que de rivalités haineuses à lasser! Impressionnable
comme il l'était, M. Hardy eût mille fois succombé à ses fréquents
accès d'indignation douloureuse contre la bassesse, de révolte
amère contre l'improbité, sans le sage et ferme appui de sa mère;
de retour auprès d'elle, après une journée de lutte pénible ou de
déceptions odieuses, il se trouvait tout à coup transporté dans
une atmosphère d'une pureté si bienfaisante, d'une sérénité si
radieuse, qu'il perdait presque à l'instant le souvenir des choses
honteuses dont il avait été si cruellement froissé pendant le
jour; les déchirements de son coeur s'apaisaient au seul contact
de la grande et belle âme de sa mère; aussi son amour pour elle
était-il une véritable idolâtrie. Lorsqu'il la perdit, il éprouva
un de ces chagrins calmes, profonds, comme le sont les chagrins
qui ne finissent jamais, et qui, faisant pour ainsi dire partie de
notre vie, ont même parfois leurs jours de mélancolique douceur.
Peu de temps après cet affreux malheur, M. Hardy se rapprocha
davantage de ses ouvriers; il avait toujours été juste et bon pour
eux; mais, quoique la place que sa mère laissait dans son coeur
dût à jamais rester vide, il se sentit, pour ainsi dire, un
redoublement d'affectuosité, éprouvant d'autant plus le besoin de
voir autour de lui des gens heureux qu'il souffrait davantage;
bientôt les merveilleuses améliorations qu'il apporta au bien-être
physique et moral de tout ce qui l'entourait, servirent, non de
distraction, mais d'occupation à sa douleur. Peu à peu aussi il
s'éloigna du monde et concentra sa vie dans trois affections: une
amitié tendre, dévouée, qui semblait résumer toutes ses amitiés
passées, un amour ardent et sincère comme un dernier amour, et un
attachement paternel pour ses ouvriers... Ses jours se passaient
donc au milieu de ce petit monde rempli de reconnaissance, de
respect pour lui; monde qu'il avait pour ainsi dire créé à son
image à lui, afin d'y trouver un refuge contre les douloureuses
réalités dont il avait horreur, et de ne s'entourer ainsi que
d'êtres bons, intelligents, heureux et capables de répondre à
toutes les nobles pensées qui lui devenaient pour ainsi dire de
plus en plus vitales. Ainsi, après bien des chagrins, M. Hardy,
arrivé à la maturité de l'âge, possédant un ami sincère, une
maîtresse digne de son amour, et se sachant certain de
l'attachement passionné de ses ouvriers, avait donc rencontré, à
l'époque de ce récit, toute la somme de félicité à laquelle il
pouvait prétendre depuis la mort de sa mère.

M. de Blessac, l'intime ami de M. Hardy, avait été longtemps digne
de cette touchante et fraternelle affection; mais l'on a vu par
quel moyen diabolique le père d'Aigrigny et Rodin étaient parvenus
à faire de M. de Blessac, jusqu'alors droit et sincère,
l'instrument de leurs machinations.

Les deux amis, qui avaient un peu ressenti pendant la route la
piquante vivacité du vent du nord, se réchauffaient à un bon feu
allumé dans le petit salon de M. Hardy.

-- Ah! mon cher Marcel, je recommence décidément à vieillir, dit
M. Hardy en souriant et s'adressant à M. de Blessac; j'éprouve de
plus en plus le besoin de revenir chez moi... Quitter mes
habitudes me devient vraiment pénible, et je maudis tout ce qui
m'oblige à sortir de cet heureux petit coin de terre.

-- Et quand je pense, répondit M. de Blessac, ne pouvant
s'empêcher de rougir légèrement, quand je pense, mon ami, que pour
moi vous avez entrepris il y a quelque temps ce long voyage!

-- Eh bien... mon cher Marcel, ne venez-vous pas de m'accompagner,
à votre tour, dans une excursion qui sans vous eût été aussi
ennuyeuse qu'elle a été charmante?

-- Mon ami, quelle différence! j'ai contracté envers vous une
dette que je ne pourrai jamais acquitter dignement.

-- Allons donc! mon cher Marcel... est-ce qu'entre nous il y a
distinction du _tien _et du _mien? _En fait de dévouement, est-ce
qu'il n'est pas aussi doux, aussi bon de donner que de recevoir!

-- Noble coeur... noble coeur!...

-- Dites heureux coeur... oh! oui, bien heureux des dernières
affections pour lesquelles il bat...

-- Et qui, grand Dieu! mériterai le bonheur ici bas... si ce n'est
vous, mon ami?

-- Ce bonheur, à qui le dois-je? à ces affections que j'ai
trouvées là, prêtes à me soutenir, lorsque, privé de l'appui de ma
mère, qui était toute ma force, je me serais senti, j'avoue ma
faiblesse, presque incapable de supporter l'adversité.

-- Vous, mon ami, d'un caractère si ferme, si résolu pour faire le
bien? vous que j'ai vu lutter avec autant d'énergie que de courage
pour amener le triomphe d'une idée honnête et équitable?

-- Oui, mais plus j'avance dans ma carrière, plus les choses
laides, honteuses, me causent d'adversion, et moins je me sens la
force de les affronter.

-- S'il le fallait, vous auriez plus de courage, mon ami.

-- Mon bon Marcel, reprit M. Hardy avec une émotion douce et
contenue, bien souvent je vous l'ai dit: mon courage, c'était ma
mère. Voyez-vous, ami, lorsque j'arrivais auprès d'elle le coeur
déchiré par quelque horrible gratitude ou révolté par quelque
fourberie sordide, et que, prenant mes deux mains entre ses mains
vénérables, elle me disait de sa voix tendre et grave: «Mon cher
enfant, c'est aux ingrats et aux fripons à être navrés; plaignons
les méchants; oublions le mal; ne songeons qu'au bien...» alors,
ami, mon coeur, douloureusement contracté, s'épanouissait à la
simple influence de cette parole maternelle, et chaque jour je
trouvais auprès d'elle la force nécessaire pour recommencer le
lendemain une lutte cruelle contre les tristes nécessités de ma
condition: heureusement Dieu a voulu que, après avoir perdu cette
mère chérie, j'aie pu rattacher ma vie à ces affections, sans
lesquelles, je l'avoue, je me sentirais faible et désarmé, car
vous ne sauriez croire, Marcel, l'appui, la force que je trouve en
votre amitié.

-- Ne parlons pas de moi, mon ami, reprit M. de Blessac en
dissimulant son embarras. Parlons d'une autre affection presque
aussi douce et aussi tendre que celle d'une mère.

-- Je vous comprends, mon bon Marcel, reprit M. Hardy; je n'ai
rien pu vous cacher, puisque, dans une circonstance bien grave,
j'ai eu recours aux conseils de votre amitié... Eh bien, oui... je
crois que chaque jour de ma vie augmente encore mon adoration pour
cette femme, la seule que j'aie passionnément aimée, la seule que
maintenant j'aimerai jamais... Et puis, enfin... faut-il tout vous
dire... ma mère, ignorant ce que Marguerite était pour moi, m'a
fait si souvent son éloge, que cela rend cet amour presque sacré à
mes yeux.

-- Et puis, il y a des rapports si étranges entre le caractère de
Mme de Noisy et le vôtre, mon ami... son idolâtrie pour sa mère
surtout!

-- C'est vrai, Marcel, cette abnégation de Marguerite a souvent
fait mon tourment... Que de fois elle m'a dit avec sa franchise
habituelle: «Je vous ai tout sacrifié... mais je vous sacrifierais
à ma mère!»

-- Dieu merci! mon ami, vous n'avez jamais à craindre de voir
Mme de Noisy exposée à cette lutte cruelle... Sa mère a depuis
longtemps renoncé, m'avez-vous dit, à l'idée de retourner en
Amérique, où M. de Noisy, parfaitement insouciant de sa femme,
paraît fixé pour toujours... Grâce au discret dévouement de cette
excellente femme qui a élevé Marguerite, votre amour est entouré
du plus profond mystère... Qui pourrait le troubler à cette heure?

-- Rien! oh rien!... s'écria M. Hardy, j'ai même presque les
garanties de sa durée...

-- Que voulez-vous dire... mon ami?...

-- Je ne sais pas si je dois vous faire part...

-- Ai-je été indiscret... mon ami?...

-- Vous, mon cher Marcel?... le pouvez-vous penser? dit M. Hardy
d'un ton de reproche amical, non... c'est que je n'aime à vous
conter mes bonheurs que lorsqu'ils sont complets... et il manque
quelque chose encore à la certitude de certain charmant projet...

Un domestique, entrant à ce moment, dit à M. Hardy:

-- Monsieur, il y a là un vieux monsieur qui désire vous parler
pour affaire très pressée...

-- Déjà!... dit M. Hardy avec une légère impatience. Vous
permettez, mon ami?...

Puis, à un mouvement que fit M. de Blessac pour se retirer dans
une chambre voisine, M. Hardy reprit en souriant:

-- Non, non, restez... votre présence hâtera l'entretien.

-- Mais il s'agit d'affaires, mon ami?

-- Je les fais au grand jour, vous le savez... Puis s'adressant au
domestique: -- Priez ce monsieur d'entrer.

-- Le postillon demande s'il peut s'en aller, dit le serviteur.

-- Non, certes, il conduira M. de Blessac à Paris; qu'il attende.

Le domestique sortit et rentra aussitôt, introduisant Rodin, que
M. de Blessac ne connaissait pas, sa trahison ayant été négociée
par un autre intermédiaire.

-- Monsieur Hardy? dit Rodin en saluant respectivement et en
interrogeant tour à tour du regard les deux amis.

-- C'est moi, monsieur, que voulez-vous? répondit le fabricant
avec bienveillance; à l'aspect de ce vieil homme, humble et mal
vêtu, il s'attendait à une demande de secours.

-- Monsieur... François Hardy? répéta Rodin, comme s'il eût voulu
s'assurer de l'identité du personnage.

-- J'ai eu l'honneur de vous dire que c'était moi, monsieur...

-- J'aurais, monsieur, une communication particulière à vous
faire, dit Rodin.

-- Vous pouvez parler... monsieur est mon ami, dit M. Hardy en
montrant M. de Blessac.

-- Mais... c'est à vous seul... que je désirerais parler,
monsieur, reprit Rodin.

M. de Blessac allait se retirer, lorsque M. Hardy d'un coup d'oeil
le retint et dit à Rodin avec bonté, craignant que la présence
d'un tiers le blessât, s'il avait une aumône à implorer:

-- Monsieur, permettez-moi de vous demander si c'est pour vous ou
pour moi que vous désirez le secret de cet entretien?

-- C'est pour vous... monsieur... absolument pour vous, répondit
Rodin.

-- Alors, monsieur, dit M. Hardy assez étonné, vous pouvez
parler... je n'ai pas de secret pour monsieur...

Après un moment de silence, Rodin reprit, en s'adressant à
M. Hardy:

-- Monsieur... vous êtes digne, je le sais, du grand bien que l'on
dit de vous... et comme tel... vous méritez la sympathie de tout
honnête homme.

-- Je le crois... monsieur...

-- Or, en honnête homme, je viens vous rendre un service.

-- Et ce service... monsieur?

-- Je viens vous dévoiler une infâme trahison... dont vous avez
été victime.

-- Je crois que vous vous trompez, monsieur.

-- J'ai les preuves de ce que j'avance.

-- Les preuves?

-- Les preuves écrites... de la trahison que je viens dévoiler...
je les ai là, répondit Rodin; en un mot, un homme que vous avez
cru votre ami vous a indignement trompé, monsieur.

-- Et le nom de cet homme?

-- M. Marcel de Blessac, dit Rodin.

À ces mots, M. de Blessac tressaillit, devint livide, et resta
foudroyé. À peine put-il murmurer d'une voix altérée:

-- Monsieur...

M. Hardy, sans regarder son ami, sans s'apercevoir de son trouble
effrayant, le saisit par la main et lui dit vivement:

-- Silence... mon ami. Puis l'oeil étincelant d'indignation, en
s'adressant à Rodin qu'il n'avait pas cessé de regarder en face,
il lui dit d'un air de mépris écrasant: -- Ah!... vous accusez
M. de Blessac?

-- Je l'accuse, répondit nettement Rodin.

-- Le connaissez-vous?

-- Je ne l'ai jamais vu...

-- Et que lui reprochez-vous?... Et comment osez-vous dire qu'il
m'a trahi?

-- Monsieur, deux mots, dit Rodin avec une émotion qu'il semblait
contenir difficilement: un homme d'honneur qui voit un autre homme
d'honneur sur le point d'être égorgé par un scélérat, doit-il, oui
ou non, crier au meurtre?

-- Oui, monsieur; mais quel rapport...

-- À mes yeux, monsieur, certaines trahisons sont aussi
criminelles que des meurtres... et je viens me mettre entre le
bourreau et la victime...

-- Vous connaissez sans doute l'écriture de M. de Blessac, dit
Rodin.

-- Oui monsieur...

-- Lisez donc ceci...Et Rodin tira de sa poche une lettre qu'il
remit à M. Hardy. Jetant alors seulement et pour la première fois
les yeux sur M. de Blessac, le fabricant recula d'un pas...
épouvanté de la pâleur mortelle de cet homme, qui, pétrifié de
honte, ne trouvait pas une parole, car il était loin d'avoir
l'audacieuse effronterie de la trahison.

-- Marcel!!! s'écria M. Hardy avec effroi et les traits
bouleversés par ce coup imprévu. -- Marcel!... comme vous êtes
pâle!... vous ne répondez pas!

-- Marcel!!... vous êtes M. de Blessac! s'écria Rodin en feignant
un étonnement douloureux. Ah! monsieur... si j'avais su...

-- Mais, vous n'entendez donc pas cet homme, Marcel? s'écria
M. Hardy. Il dit que vous m'avez trahi d'une manière infâme...

Et il saisit la main de M. de Blessac. Cette main était glacée.

-- Oh! mon Dieu!... dit M. Hardy en se reculant avec horreur. Il
ne répond rien... rien...

-- Puisque je me trouve en face de M. de Blessac, reprit Rodin, je
suis obligé de lui demander s'il ose nier avoir adressé plusieurs
lettres rue du Milieu-des-Ursins à Paris, sous le couvert de
M. Rodin.

M. de Blessac resta muet.

M. Hardy, ne voulant pas encore croire à ce qu'il voyait, à ce
qu'il entendait, ouvrit convulsivement la lettre que venait de lui
remettre Rodin et en lut quelques lignes... entremêlant çà et là
sa lecture d'exclamations qui peignaient sa douloureuse stupeur.
Il n'eut pas besoin d'achever la lettre pour se convaincre de
l'horrible trahison de M. de Blessac.

M. Hardy chancela, un moment ses sens l'abandonnèrent... à cette
horrible découverte, il se sentit pris de vertige, la tête lui
tourna au premier regard qu'il jeta dans cet abîme d'infamie.
L'abominable lettre tomba de ses mains tremblantes. Mais bientôt
l'indignation, le courroux, le mépris, succédant à cet
accablement, il s'élança pâle, terrible sur M. de Blessac.

-- Misérable!!! s'écria-t-il en faisant un geste menaçant. Puis,
s'arrêtant au moment de frapper, il dit avec un calme effrayant:
-- Non... ce serait souiller ma main... -- Et il ajouta en se
tournant vers Rodin, qui s'était avancé vivement pour
s'interposer: -- Ce n'est pas la joue d'un infâme... que je dois
souffleter... c'est votre loyale main que je dois serrer,
monsieur... car vous avez eu le courage de démasquer un traître et
un lâche.

-- Monsieur! s'écria M. de Blessac éperdu de honte, je suis à vos
ordres... et...

Il ne put achever. Un bruit de voix retentit derrière la porte,
qui s'ouvrit violemment, et une femme âgée entra, malgré les
efforts d'un domestique, en disant d'une voix altérée:

-- Je vous dis qu'il faut qu'à l'instant je parle à votre
maître...

À cette voix, à la vue de cette femme pâle, défaite, éplorée,
M. Hardy oubliant M. de Blessac, Rodin, la trahison infâme, recula
d'un pas, en s'écriant:

-- Madame Duparc! vous ici... qu'y a-t-il?

-- Ah! monsieur... un grand malheur...

-- Marguerite!... s'écria M. Hardy d'une voix déchirante.

-- Elle est partie!... monsieur...

-- Partie!... reprit M. Hardy aussi terrifié que si la foudre eût
éclaté à ses pieds.

-- Marguerite est partie! répéta-t-il.

-- Tout est découvert. Sa mère l'a emmenée... il y a trois jours!
dit la malheureuse femme d'une voix défaillante.

-- Partie... Marguerite... Ça n'est pas vrai! on me trompe!...
s'écria M. Hardy.

Et sans rien entendre, éperdu, épouvanté, il se précipita hors de
sa maison, courut à la remise, et, sautant dans sa voiture qui,
attelée de chevaux de poste, attendait M. de Blessac, il dit au
postillon:

-- À Paris, ventre à terre!...

* * * * *

Au moment où la voiture s'élançait rapide comme l'éclair sur la
route de Paris, le vent, assez violent, apporta le bruit lointain
du chant de guerre des _Loups_, qui s'avançaient en hâte vers la
fabrique.



V. L'attaque.

Lorsque M. Hardy eut quitté la fabrique, Rodin, qui ne s'attendait
pas d'ailleurs à ce brusque départ, regagna lentement son fiacre;
mais, tout à coup il s'arrêta un moment et tressaillit d'aise et
de surprise en voyant à quelque distance le maréchal Simon et son
père se diriger vers une des ailes de la maison commune, car une
circonstance fortuite avait jusqu'alors retardé l'entretien du
père et fils.

-- Très bien! dit Rodin, de mieux en mieux, maintenant, pourvu que
mon homme ait déniché et décidé cette petite Rose-Pompon.

Et Rodin se hâta d'aller rejoindre son fiacre. À cet instant, le
vent, qui continuait à s'élever, apporta jusqu'à l'oreille du
jésuite le bruit plus rapproché du chant de guerre des _Loups.
_Après avoir un instant écouté attentivement cette rumeur
lointaine, le pied sur le marchepied, Rodin dit, en s'asseyant
dans la voiture:

-- À l'heure qu'il est, le digne Josué Van Daël, de Java, ne se
doute guère qu'en ce moment ses créances sur le baron Tripeaud
sont en train de devenir excellentes.

Et le fiacre reprit le chemin de la barrière.

* * * * *

Plusieurs ouvriers, au moment de se rendre à Paris pour porter la
réponse de leurs camarades à d'autres propositions relatives aux
sociétés secrètes, avaient eu besoin de conférer à l'écart avec le
père du maréchal Simon; de là le retard de sa conversation avec
son fils.

Le vieil ouvrier, contremaître de la fabrique, occupait deux
belles chambres situées au rez-de-chaussée, à l'extrémité de l'une
des ailes de la maison commune; un petit jardin d'une quarantaine
de toises, qu'il s'amusait à cultiver, s'étendait au-dessous des
fenêtres; la porte vitrée qui conduisait à ce parterre étant
restée ouverte, laissait pénétrer les rayons déjà chauds du soleil
de mars dans le modeste appartement où venaient d'entrer l'ouvrier
en blouse et le maréchal en grand uniforme.

Alors le maréchal, prenant les mains de son père entre les
siennes, lui dit d'une voix si profondément émue que le vieillard
en tressaillit:

-- Mon père... je suis bien malheureux!

Et une expression pénible, jusqu'alors contenue, assombrit soudain
la noble physionomie du maréchal.

-- Toi... malheureux! s'écria le père Simon avec inquiétude en se
rapprochant.

-- Je vous dirai tout, mon père... répondit le maréchal d'une voix
altérée, car j'ai besoin des conseils de votre inflexible
droiture.

-- En fait d'honneur, de loyauté, tu n'as de conseils à demander à
personne.

-- Si, mon père... vous seul pouvez me tirer d'une incertitude qui
est pour moi une torture atroce.

-- Explique-toi... je t'en conjure.

-- Depuis quelques jours, mes filles semblent contraintes,
absorbées. Pendant les premiers moments de notre réunion, elles
étaient folles de joie et de bonheur... Tout à coup cela a changé:
elles s'attristent de plus en plus... Hier encore j'ai surpris une
larme dans leurs yeux; alors, tout ému, je les ai serrées contre
ma poitrine, les suppliant de me dire leur chagrin... Sans me
répondre, elles ont jeté leurs bras autour de mon cou, et ont
couvert mon visage de pleurs.

-- Cela est étrange... mais à quoi attribuer ce changement!

-- Quelquefois, je crains de ne pas leur avoir caché la douleur
que me cause la mort de leur mère... et ces pauvres anges se
désolent peut-être de se voir insuffisantes à mon bonheur.
Pourtant, chose inexplicable! elles semblent non seulement
comprendre, mais partager mes douleurs... Hier encore, Blanche me
disait: «Combien nous serions tous plus heureux encore si notre
mère était avec nous...»

-- Elles partagent ta douleur: elles ne peuvent pas te la
reprocher... La cause de leur chagrin n'est pas là.

-- C'est ce que je me dis, mon père; mais quelle est-elle? Ma
raison s'épuise en vain à la chercher. Quelquefois je vais jusqu'à
m'imaginer qu'un méchant démon s'est glissé entre mes enfants et
moi... Cette idée est stupide, absurde, je le sais; mais que
voulez-vous?... lorsque de saines raisons vous manquent, on finit
par se livrer aux suppositions les plus insensées.

-- Qui peut vouloir se mettre entre tes filles et toi?

-- Personne... je le sais.

-- Allons, dit paternellement le vieil ouvrier, attends... prends
patience, surveille, épie ces pauvres jeunes coeurs avec la
sollicitude que je te sais, et tu découvriras, j'en suis sûr,
quelque secret sans doute bien innocent.

-- Oui, dit le maréchal en regardant fixement son père, oui, mais
pour pénétrer ce secret... il ne faut pas les quitter...

-- Pourquoi les quitterais-tu! dit le vieillard, surpris de l'air
sombre de son fils, n'es-tu pas maintenant pour toujours auprès
d'elle... auprès de moi!

-- Qui sait! répondit le maréchal avec un soupir.

-- Que dis-tu!...

-- Sachez d'abord, mon père, tous les devoirs qui me retiennent
ici... vous saurez ensuite ceux qui pourraient m'éloigner de vous,
de mes filles et de mon autre enfant...

-- Quel enfant!

-- Le fils de mon vieil ami le prince indien...

-- Djalma! que lui arrive-t-il!

-- Mon père... il m'épouvante...

-- Lui?

Tout à coup une rumeur formidable, apportée par une violente
rafale de vent, retentit au loin, ce bruit était si imposant, que
le maréchal s'interrompit et dit à son père:

-- Qu'est-ce que cela? Après avoir un instant prêté l'oreille aux
sourdes clameurs qui s'affaiblirent et passèrent avec la bouffée
de vent, le vieillard répondit:

-- Quelques chanteurs de barrières avinés qui courent la campagne.

-- Cela ressemblait aux cris d'une foule nombreuse, reprit le
maréchal.

Lui et son père écoutèrent de nouveau, le bruit avait cessé.

-- Que me disais-tu? reprit le vieil ouvrier, que ce jeune Indien
t'épouvantait? et pourquoi?

-- Je vous ai dit, mon père, sa folle et malheureuse passion pour
Mlle de Cardoville.

-- Et c'est cela qui t'effraye, mon fils? dit le vieillard en
regardant son fils avec surprise; Djalma n'a que dix-huit ans...
et à cet âge un amour chasse l'autre.

-- S'il s'agit d'un amour vulgaire, oui, mon père... Mais songez
donc qu'à une beauté idéale, Mlle de Cardoville, vous le savez,
joint le caractère le plus noble, le plus généreux... et que, par
une suite de circonstances fatales, oh! bien malheureusement
fatales, Djalma a pu apprécier la rare valeur de cette belle âme.

-- Tu as raison, ceci est plus grave que je ne le pensais.

-- Vous n'avez pas l'idée des ravages que fait cette passion chez
cet enfant ardent et indomptable; quelquefois, à son abattement
douloureux succèdent des entraînements d'une férocité sauvage.
Hier, je l'ai surpris à l'improviste, l'oeil sanglant, les traits
contractés par la rage; cédant à un accès de folle fureur, il
criblait de coups de poignard un coussin de drap rouge en
s'écriant d'une voix haletante: «_Ah!_... _du sang... j'ai son
sang..._ -- Malheureux! lui dis-je, quel est cet emportement
insensé! -- _Je tue l'homme!_» me répondit-il d'une voix sourde et
d'un air égaré. C'est ainsi qu'il désigne le rival qu'il croit
avoir.

-- C'est en effet quelque chose de terrible qu'une telle
passion... dans un pareil coeur, dit le vieillard.

-- D'autres fois, reprit le maréchal, c'est contre Mlle de
Cardoville que sa rage éclate; d'autres fois enfin contre lui-
même. J'ai été obligé de faire disparaître ses armes, car un homme
venu de Java avec lui, et qui lui paraît fort attaché, m'a prévenu
qu'il avait quelque pensée de suicide.

-- Malheureux enfant!...

-- Eh bien, mon père, dit le maréchal Simon avec une profonde
amertume, c'est au moment où mes filles, où cet enfant adoptif
réclament toute ma sollicitude... que je suis peut-être à la
veille de les abandonner...

-- Les abandonner?

-- Oui... pour satisfaire à un devoir plus sacré peut-être que
ceux qu'imposent l'amitié, la famille! dit le maréchal avec un
accent à la fois si grave et si solennel, que son père, si
profondément ému, s'écria:

-- Mais ce devoir, quel est-il?

-- Mon père, dit le maréchal après être resté un instant pensif,
qui m'a fait ce que je suis? qui m'a donné le titre de duc, le
bâton de maréchal?

-- Napoléon...

-- Pour vous, républicain austère, je le sais, il a perdu tout son
prestige, lorsque de premier citoyen d'une république il s'est
fait empereur.

-- J'ai maudit sa faiblesse, dit tristement le père Simon; le
demi-dieu se faisait homme.

-- Mais pour moi, mon père, pour moi, soldat, qui me suis toujours
battu à ses côtés, sous ses yeux, pour moi qu'il a élevé des
derniers rangs de l'armée jusqu'au premier, pour moi qu'il a
comblé de bienfaits, d'affection, il a été plus qu'un héros... il
a été un ami, et il y avait autant de reconnaissance que
d'admiration dans mon idolâtrie pour lui. Exilé... j'ai voulu
partager son exil, on m'a refusé cette grâce; alors j'ai conspiré,
j'ai tiré l'épée contre ceux qui avaient dépouillé son fils de la
couronne que la France lui avait donnée.

-- Et, dans ta position, tu as bien agi... Pierre... sans partager
ton admiration, j'ai compris ta reconnaissance... projets d'exil,
conspiration, j'ai tout approuvé... tu le sais.

-- Eh bien! cet enfant déshérité, au nom duquel j'ai conspiré il y
a dix-sept ans, est maintenant capable de tenir l'épée de son
père...

-- Napoléon II, s'écria le vieillard en regardant son fils avec
une surprise et une anxiété extrêmes; le roi de Rome!!!

-- Roi!!! non, il n'est plus roi... Napoléon! non, il ne s'appelle
plus Napoléon! ils lui ont donné je ne sais quel nom autrichien...
car l'autre nom leur faisait peur... Tout leur fait peur...
Aussi... savez-vous ce qu'ils en font du fils de l'empereur!...
reprit le maréchal avec une exaltation douloureuse... ils le
torturent... ils le tuent lentement...

-- Qui t'a dit...

-- Oh! quelqu'un qui le sait... et qui a dit vrai, trop vrai...
Oui, le fils de l'empereur lutte de toutes ses forces contre une
mort précoce; les yeux tournés vers la France... il attend... il
attend...; et personne ne vient... personne... non... Parmi tous
ces hommes que son père a faits aussi grands qu'ils étaient
petits... pas un, non, pas un ne songe à cet enfant sacré qu'on
étouffe et qui... meurt...

-- Et toi... tu y songes...

-- Oui; mais pour y songer il m'a fallu savoir... oh! à n'en point
douter, car ce n'est pas à la même source que j'ai pris tous mes
renseignements, il m'a fallu savoir que le sort cruel de cet
enfant... à qui j'ai aussi prêté serment, moi... car un jour, je
vous l'ai dit, l'empereur, fier et tendre père, me le montrant
dans son berceau, m'a dit: «Mon vieil ami, tu seras au fils comme
tu as été au père; car qui nous aime... aime notre France.»

-- Oui... je le sais... bien des fois tu m'as rappelé ces paroles,
et comme toi... j'ai été ému...

-- Eh bien, mon père, si, instruit de ce que souffre le fils de
l'empereur, j'avais vu... et vu avec certitude, les preuves les
plus évidentes que l'on ne m'abusait pas, si j'avais vu une lettre
d'un haut personnage de la cour de Vienne, qui offrait à un homme
fidèle au culte de l'empereur les moyens d'entrer en relation avec
le roi de Rome... et peut-être de l'enlever à ses bourreaux!

-- Et ensuite, dit l'artisan en regardant fixement son fils, une
fois Napoléon II libre!

-- Ensuite!!... s'écria le maréchal. Puis il dit au vieillard
d'une voix contenue: Voyons, mon père, croyez-vous la France
insensible aux humiliations qu'elle endure?... Croyez-vous le
souvenir de l'empereur éteint? Non, non, c'est surtout dans ces
jours d'abaissement pour le pays que son nom sacré est invoqué
tout bas... Que serait-ce donc si ce nom glorieux apparaissait à
la frontière, revivant dans son fils? Croyez-vous que le coeur de
la France entière ne battrait pas pour lui?

-- C'est une conspiration... contre le gouvernement actuel... avec
Napoléon II pour drapeau, reprit l'ouvrier; c'est grave.

-- Mon père, je vous ai dit que j'étais bien malheureux; eh bien,
jugez-en... s'écria le maréchal. Non seulement je me demande si je
dois abandonner mes enfants et vous, pour me jeter dans les
hasards d'une entreprise aussi audacieuse; mais je me demande si
je ne suis pas engagé envers le gouvernement actuel, qui, en
reconnaissant mon titre et mon grade, ne m'a pas accordé de
faveur... mais enfin m'a rendu justice... Que dois-je faire?
Abandonner tout ce que j'aime, ou rester insensible aux tortures
du fils de l'empereur... de l'empereur à qui je dois tout... à qui
j'ai juré personnellement fidélité, et pour lui et pour son
enfant? Dois-je perdre cette unique occasion de le sauver peut-
être, ou bien dois-je conspirer pour lui?... Dites-moi si je
m'exagère ce que je dois à la mémoire de l'empereur... Dites, mon
père, décidez; pendant une nuit d'insomnie, j'ai tâché de démêler
au milieu de ce chaos la ligne prescrite par l'honneur... je n'ai
fait que marcher d'indécisions en indécisions... Vous seul, mon
père, je le répète, vous seul... vous pouvez me guider.

Après être resté quelques moments pensif, le vieillard allait
répondre à son fils, lorsque quelqu'un, après avoir traversé le
petit jardin en courant, ouvrit la porte du rez-de-chaussée, et
entra éperdu dans la chambre où se tenaient le maréchal Simon et
son père... C'était Olivier, le jeune ouvrier qui avait pu
s'échapper du cabaret du village où s'étaient rassemblés les
_Loups_.

_-- _Monsieur Simon... monsieur Simon!... cria-t-il, pâle et
haletant, les voilà... ils arrivent... ils vont attaquer la
fabrique.

-- Qui cela?... s'écria le vieillard en se levant brusquement.

-- Les _Loups_, quelques compagnons carriers et tailleurs de
pierres auxquels se sont joints sur la route une foule de gens des
environs et des rôdeurs de barrières. Tenez, les entendez-vous?...
ils crient: Mort aux _Dévorants!_

En effet, les clameurs approchaient de plus en plus distinctes.

-- C'est le bruit que j'ai entendu tout à l'heure, dit le maréchal
en se levant à son tour.

-- Ils sont plus de deux cents, monsieur Simon, dit Olivier; ils
sont armés de pierres, de bâtons et, par malheur, la plupart des
ouvriers de la fabrique sont à Paris. Nous ne sommes que quarante
ici en tout; les femmes et les enfants se sauvent déjà dans les
chambres, en poussant des cris d'effroi. Les entendez-vous?...

En effet, le plafond retentissait sous des piétinements
précipités.

-- Est-ce que cette attaque serait sérieuse? dit le maréchal à son
père, qui paraissait de plus en plus inquiet.

-- Très sérieuse, dit le vieillard; il n'y a rien de plus terrible
que les rixes de compagnonnage, et, de plus, on met depuis
longtemps tout en oeuvre pour irriter les gens des environs contre
la fabrique.

-- Si vous êtes si inférieurs en nombre, dit le maréchal, il faut
d'abord bien barricader toutes les portes... et ensuite...

Il ne put achever. Une explosion de cris forcenés fit trembler les
vitres de la chambre, et éclata si proche et avec tant de force
que le maréchal, son père et le jeune ouvrier sortirent aussitôt
dans le petit jardin, borné d'un côté par un mur assez élevé qui
donnait sur les champs.

Soudain, et alors que les cris redoublaient de violence, une grêle
de pierres et de cailloux énormes, destinés à casser les vitres
des fenêtres de la maison, défoncèrent quelques croisées du
premier étage, ricochèrent sur le mur et tombèrent dans le jardin,
autour du maréchal et de son père.

Fatalité!! le vieillard, atteint à la tête par une grosse pierre,
chancela... se pencha en avant et s'affaissa, tout sanglant, entre
les bras du maréchal Simon, au moment où retentissaient au dehors,
avec une furie croissante, les cris sauvages de: Bataille et mort
aux _Dévorants!_



VI. Les Loups et les Dévorants.

C'était chose effrayante à évoquer cette foule déchaînée, dont les
premières hostilités venaient d'être si funestes au père du
maréchal Simon.

Une aile de la maison commune où venait aboutir de ce côté le mur
du jardin, donnait sur les champs; c'est par là que les _Loups
_avaient commencé leur attaque. La précipitation de la marche, les
stations que la troupe venait de faire à deux cabarets de la
route, l'ardente impatience de la lutte qui s'approchait, avaient
de plus en plus animé ces hommes d'une exaltation farouche. Leur
première décharge de pierres lancée, la plupart des assaillants
cherchaient à terre de nouvelles munitions; les uns, pour
s'approvisionner plus à l'aise, tenaient leurs bâtons entre les
dents, d'autres les avaient déposés le long du mur; çà et là aussi
plusieurs groupes se formaient tumultueusement autour des
principaux meneurs de la bande; les mieux vêtus de ces hommes
portaient des blouses ou des bourgerons et des casquettes,
d'autres étaient presque couverts de haillons, car nous l'avons
dit, un assez grand nombre de rôdeurs de barrières et de gens sans
aveu, à figures sinistres et patibulaires, s'étaient joints, bon
gré mal gré, à la troupe des _Loups;_ quelques femmes hideuses,
déguenillées, qui semblent toujours surgir sur les pas de ces
misérables, les accompagnaient, et par leurs cris, par leurs
provocations, excitaient encore les esprits enflammés; l'une
d'entre elles, grande, robuste, au teint empourpré, à l'oeil
aviné, à la bouche édentée, était coiffée d'une marmotte, d'où
s'échappaient des cheveux jaunâtres en broussailles; elle portait
sur sa robe en guenilles un vieux tartan brun, croisé sur sa
poitrine et noué derrière son dos. Cette mégère semblait possédée
de rage. Elle avait relevé ses manches à demi déchirées; d'une
main elle brandissait un bâton, de l'autre elle tenait une grosse
pierre, ses compagnons l'appelaient _Ciboule. _L'horrible créature
criait d'une voix rauque:

-- Je veux me mordre avec les femmes de la fabrique; j'en veux
faire saigner.

Ces mots féroces étaient accueillis par les applaudissements de
ses compagnons et par les cris sauvages de: Vive Ciboule! qui
l'excitaient jusqu'au délire.

Parmi les autres meneurs était un petit homme sec, pâle, à mine de
furet, à la barbe noire en collier; il portait une calotte grecque
écarlate, et sa longue blouse neuve laissait voir un pantalon de
drap très propre et des bottes fines. Évidemment cet homme était
d'une condition différente de celle des autres gens de la troupe:
c'était surtout lui qui prêtait les propos les plus irritants et
les plus insultants aux ouvriers de la fabrique contre les
habitants des environs; il criait beaucoup, mais il ne portait ni
pierre ni bâton. Un homme à figure pleine, colorée, et dont la
formidable basse-taille semblait appartenir à un chantre d'église,
lui dit:

-- Tu ne veux donc pas faire feu sur ces chiens d'impies, qui sont
capables d'attirer le choléra dans le pays, comme a dit monsieur
le curé?

-- Je ferai feu... mieux que toi, répondit le petit homme à mine
de furet, et avec un sourire singulier et sinistre.

-- Et avec quoi feras-tu feu?

-- Avec cette pierre probablement, dit le petit homme en ramassant
un gros caillou; mais, au moment où il se baissait, un sac assez
gonflé, mais très léger, qu'il paraissait tenir attaché sous sa
blouse, tomba.

-- Tiens, tu perds ton sac et tes quilles! dit l'autre. Ça me
paraît guère lourd.

-- C'est des échantillons de laine, répondit l'homme à mine de
furet, en ramassant précipitamment le sac et en le plaçant sous sa
blouse; puis il ajouta: -- Mais attention, je crois que voilà le
carrier qui parle.

En effet, celui qui exerçait sur cette foule irritée l'ascendant
le plus complet était le terrible carrier: sa taille gigantesque
dominait tellement la multitude que l'on apercevait toujours sa
grosse tête coiffée d'un mouchoir rouge en lambeaux et ses épaules
d'Hercule, couvertes d'une peau de bique fauve, s'élever au-dessus
du niveau de cette foule sombre, fourmillante, et seulement piquée
çà et là de quelques bonnets de femmes comme d'autant de points
blancs.

Voyant à quel degré d'exaspération arrivaient les esprits, le
petit nombre d'ouvriers honnêtes, mais égarés, qui s'étaient
laissés entraîner dans cette entreprise, sous prétexte d'une
querelle de compagnonnage, redoutant les suites de la lutte,
essayèrent, mais trop tard, d'abandonner le gros de la troupe;
serrés de près, et pour ainsi dire encadrés au milieu des groupes
les plus hostiles, craignant de passer pour lâches ou d'être en
butte aux mauvais traitements du plus grand nombre, ils se
résignèrent à attendre un moment plus favorable pour s'échapper.

Aux cris sauvages qui avaient accompagné la première décharge de
pierres, succédait un profond silence réclamé par la voix de
stentor du carrier.

-- Les _Loups _ont hurlé, s'écria-t-il, faut attendre et voir
comment les _Dévorants _vont répondre et engager la bataille.

-- Il faut les attirer tous hors de leur fabrique et livrer le
combat dans un champ neutre, dit le petit homme à mine de furet,
qui semblait être le légiste de la bande; sans cela... il y aurait
violation de domicile.

-- Violer!... Et qu'est-ce que ça nous fait à nous, de violer?...
cria l'horrible mégère surnommée Ciboule; dehors ou dedans, il
faut que je m'arrache avec les fouineuses de la fabrique.

-- Oui, oui, crièrent d'autres hideuses créatures aussi
déguenillées que Ciboule, il ne faut pas que tout soit pour les
hommes.

-- Nous voulons faire aussi notre coup!

-- Les femmes de la fabrique disent que les femmes des environs
sont des ivrognesses et des coureuses! cria le petit homme à mine
de furet.

-- Bon, ça leur sera payé.

-- Il faut que les femmes s'en mêlent!

-- Ça nous regarde.

-- Puisqu'elles font les chanteuses dans leur maison commune,
s'écria Ciboule, nous leur apprendrons l'air de:

_Au secours... on m'assassine!_

Cette plaisanterie fut accueillie par des cris, des huées, des
trépignements forcenés, auxquels la voix de stentor du carrier mit
un terme en criant:

-- Silence!

-- Silence!... silence! répondit la foule, écoutez le carrier.

-- Si les _Dévorants _sont assez capons pour ne pas sortir après
une seconde volée de pierres, voilà là-bas une porte, nous
l'enfoncerons, et nous irons les traquer dans leurs trous.

-- Il faudrait mieux les attirer dehors pour la bataille, et qu'il
n'en restât aucun dans l'intérieur de la fabrique... dit le petit
homme à mine de furet, qui semblait avoir une arrière-pensée.

-- On se bat où on peut! cria le carrier d'une voix tonnante;
pourvu qu'on se croche... tout va... On se peignerait sur le
chaperon d'un toit ou sur la crête d'un mur, n'est-ce pas, mes
_Loups?_

_-- _Oui!... oui! dit la foule électrisée par ces paroles
sauvages; s'ils ne sortent pas... entrons de force.

-- On le verra, leur palais!

-- Ces païens n'ont pas seulement une chapelle, dit la voix de
basse-taille, M. le curé les a damnés.

-- Pourquoi donc qu'ils auraient un palais et nous des chenils?

-- Les ouvriers de M. Hardy prétendent que des chenils, c'est
encore trop bon pour des canailles comme vous, cria le petit homme
à mine de furet.

-- Oui!... oui! ils l'ont dit.

-- Alors, on brisera tout chez eux!

-- On démolira leur bazar.

-- On enverra la maison par les fenêtres.

-- Et, après avoir fait chanter les fouineuses qui font les
bégueule, s'écria Ciboule, on les fera danser à coups de pierre
sur la tête.

-- Allons... les _Loups_, attention! cria le carrier d'une voix de
stentor, encore une décharge, et si les _Dévorants _ne sortent
pas... à bas la porte.

Cette motion fut accueillie avec des hurlements d'une ardeur
farouche, et le carrier, dont la voix dominait le tumulte, cria de
tous ses poumons herculéens:

-- Attention!... _Loups... _pierre en main... et ensemble... Y
êtes-vous?

-- Oui!... oui!... nous y sommes...

-- Joue?... feu!... Et, pour la seconde fois, une nuée de pierres
et de cailloux énormes alla s'abattre sur la façade de la maison
commune qui donnait sur les champs; une partie de ces projectiles
brisa les carreaux qui avaient été épargnés lors de la première
volée; au bruit sonore et aigu des vitres cassées, se joignirent
des cris féroces, poussés à la fois, et comme un choeur
formidable, par cette foule enivrée de ses propres excès:

-- Bataille... et mort aux _Dévorants! _Mais bientôt ces cris
devinrent frénétiques, lorsque, à travers les fenêtres défoncées,
les assaillants aperçurent des femmes qui passaient et
repassaient, courant, épouvantées, les unes emportant des enfants,
d'autres levant les bras au ciel en criant au secours, d'autres
enfin, plus hardies, s'avançant en dehors des fenêtres afin de
tâcher de fermer les persiennes.

-- Ah! voilà les fourmis qui déménagent! s'écria Ciboule en se
baissant pour ramasser une pierre, faut les aider à coup de
cailloux!

Et la pierre, lancée par la main virile et assurée de la mégère,
alla frapper une malheureuse femme qui, penchée sur la plinthe de
la croisée, tentait d'attirer un volet à elle.

-- Touché... j'ai mis dans le blanc... cria la hideuse créature.

-- T'es bien nommée, la _Ciboule... _tu touches _à la boule_, dit
une voix.

-- Vive Ciboule!

-- Sortez donc, hé, les _Dévorants_, si vous l'osez!

-- Eux qui ont dit cent fois que les gens des environs étaient
trop lâches pour venir seulement regarder leur maison, dit le
petit homme à mine de furet.

-- Et à cette heure ils _canent!_

_-- _Ils ne veulent pas sortir! s'écria le carrier d'une voix de
tonnerre, allons les fumer!!

-- Oui!... Oui!

-- Allons enfoncer la porte...

-- Faudra bien que nous les trouvions.

-- Allons... allons!... Et la foule, le carrier en tête, non loin
duquel marchait Ciboule, brandissant un bâton, s'avançait en
tumulte, vers une grande porte assez peu éloignée. Le terrain
sonore trembla sous le piétinement précipité du rassemblement, qui
alors ne criait plus; ce bruit confus, mais pour ainsi dire
souterrain, semblait peut-être plus sinistre encore que les cris
forcenés. Les _Loups _arrivèrent bientôt en face de cette porte en
chêne massif.

Au moment où le carrier levait un formidable marteau de tailleur
de pierres sur l'un des battants... ce battant s'ouvrit
brusquement. Quelques-uns des assaillants les plus déterminés
allaient se précipiter par cette entrée; mais le carrier se recula
en étendant les bras, comme pour modérer cette ardeur et imposer
silence aux siens; ceux-ci se groupèrent et s'entassèrent autour
de lui. La porte, entr'ouverte, laissait apercevoir un gros
d'ouvriers, malheureusement peu nombreux, mais dont la contenance
annonçait la résolution; ils s'étaient armés à la hâte de
fourches, de pinces de fer, de bâtons; Agricol, placé à leur tête,
tenait à la main son lourd marteau de forgeron. Le jeune ouvrier
était très pâle; on voyait au feu de ses prunelles, à sa
physionomie provocante, à son assurance intrépide, que le sang de
son père bouillait dans ses veines, et qu'il pouvait, dans une
lutte pareille, devenir terrible. Pourtant il parvint à se
contenir, et dit au carrier d'une voix ferme:

-- Que voulez-vous?

-- Bataille! cria le carrier d'une voix tonnante.

-- Oui... oui... bataille!... répéta la foule.

-- Silence... mes _Loups... _cria le carrier en se retournant et
en étendant sa large main vers la multitude. Puis, s'adressant à
Agricol:

-- Les _Loups _viennent demander bataille...

-- Contre qui?

-- Contre les _Dévorants_.

_-- _Il n'y a pas ici de _Dévorants_, répondit Agricol: il y a
des ouvriers tranquilles... retirez-vous...

-- Eh bien! voici les _Loups _qui mangeront les ouvriers
tranquilles.

-- Les _Loups _ne mangeront personne, dit Agricol en regardant en
face le carrier, qui s'approchait de lui d'un air menaçant, et les
_Loups _ne feront peur qu'aux petits enfants.

-- Ah!... tu crois? dit le carrier avec un ricanement féroce.

Puis, soulevant son lourd marteau de tailleur de pierres, il le
mit pour ainsi dire sous le nez d'Agricol, en lui disant:

-- Et ça, c'est pour rire!

-- Et ça? reprit Agricol, qui, d'un mouvement rapide, heurta et
repoussa vigoureusement de son marteau de forgeron le marteau du
tailleur de pierres.

-- Fer contre fer... marteau contre marteau, ça me va, dit le
carrier.

-- Il ne s'agit pas de ce qui vous va, répondit Agricol en se
contenant à peine; vous avez brisé nos fenêtres, épouvanté nos
femmes, et blessé... peut-être à mort... le plus vieil ouvrier de
la fabrique, qui en cet instant est entre les bras de son fils, et
la voix d'Agricol s'altéra malgré lui; c'est assez, je crois.

-- Non! les _Loups _ont plus faim que ça, répondit le carrier il
faut que vous sortiez d'ici... tas de capons... et que vous veniez
là, dans la plaine, faire bataille.

-- Oui, oui, bataille!... qu'ils sortent!... cria la foule
hurlant, sifflant, agitant ses bâtons, et rétrécissant encore en
se bousculant le petit espace qui la séparait de la porte.

-- Nous ne voulons pas de la bataille, répondit Agricol; nous ne
sortirons pas de chez nous; mais si vous avez le malheur de passer
ceci, et Agricol jetant sa casquette sur le sol, y appuya son pied
d'un air intrépide, oui, si vous passez ceci, alors vous nous
attaquerez chez nous... et vous répondrez de tout ce qui arrivera.

-- Chez toi ou ailleurs, nous aurons bataille; les _Loups _veulent
manger les _Dévorants!_... Tiens, voilà ton attaque! s'écria le
sauvage carrier en levant son marteau sur Agricol.

Mais celui-ci, se jetant de côté par une brusque retraite du
corps, évita le coup et lança son marteau droit dans la poitrine
du carrier, qui trébucha un moment, mais qui, bientôt raffermi sur
ses jambes, se rua sur Agricol avec fureur, en criant:

-- À moi, les _Loups!_



VII. Le retour.

Dès que la lutte fut engagée entre Agricol et le carrier, la mêlée
devint terrible, ardente, implacable; un flot d'assaillants,
suivant les pas du carrier, se précipita par cette porte avec une
irrésistible furie; d'autres, ne pouvant traverser cette presse
effroyable, où les plus impétueux culbutaient, étouffaient,
broyaient les moins ardents, firent un assez long détour, allèrent
briser un treillis à claire-voie appuyé d'une haie, et prirent
pour ainsi dire les ouvriers de la fabrique entre deux feux. Les
uns résistaient courageusement; d'autres, voyant Ciboule, suivie
de quelques-unes de ses horribles compagnes et de plusieurs
rôdeurs de barrières à figures sinistres, monter en hâte dans la
maison commune, où s'étaient réfugiés les femmes et les enfants,
se jetèrent à la poursuite de cette bande; mais quelques
compagnons de la mégère ayant fait volte-face et vigoureusement
défendu l'entrée de l'escalier contre les ouvriers, Ciboule, trois
ou quatre de ses pareilles et autant d'hommes non moins ignobles,
purent se ruer dans plusieurs chambres, les uns pour piller, les
autres pour tout briser.

Une porte, ayant d'abord résisté à leurs efforts, fut bientôt
enfoncée. Ciboule se précipita dans l'appartement son bâton à la
main, échevelée, furieuse, enivrée par le bruit et par le tumulte.
Une belle jeune fille (c'était Angèle), qui semblait vouloir
défendre seule l'entrée d'une chambre, se jeta à genoux, pâle,
suppliante, les mains jointes, en s'écriant:

-- Ne faites pas de mal à ma mère!

-- Je t'étrennerai d'abord, et puis ta mère après, cria l'horrible
femme en se jetant sur la malheureuse enfant et tâchant de lui
labourer le visage avec ses ongles pendant que les rôdeurs de
barrières brisaient la glace, la pendule à coups de bâton, et que
les autres s'emparaient de quelques hardes.

Angèle poussait des cris douloureux en se débattant contre
Ciboule, et tâchait toujours de défendre la pièce où s'était
refugiée sa mère, qui, penchée en dehors de la fenêtre, appela
Agricol à son secours.

Le forgeron était de nouveau aux prises avec le terrible carrier.
Dans cette lutte corps à corps, leurs marteaux étaient devenus
inutiles; l'oeil sanglant, les dents serrées, poitrine contre
poitrine, enlacés, noués l'un à l'autre comme deux serpents, ils
faisaient des efforts inouïs pour se renverser. Agricol, courbé,
tenait sous son bras droit le jarret gauche du carrier, étant
parvenu à lui saisir ainsi la jambe en parant un coup de pied
furieux; mais telle était la force herculéenne du chef des _Loups
_que, quoiqu'il fût arc-bouté sur une seule jambe, il demeurait
inébranlable comme une tour. De la main qu'il avait de libre
(l'autre était serrée par Agricol comme dans un étau) il tâchait,
par des coups de poing portés en dessous, de briser la mâchoire du
forgeron, qui la tête baissée, appuyait son front sur le creux de
la poitrine de son adversaire.

-- Le _Loup _va casser les dents au _Dévorant_, qui ne dévorera
plus rien, dit le carrier.

-- Tu n'es pas un vrai _Loup_, répondit le forgeron en redoublant
d'efforts, les vrais _Loups _sont de braves compagnons qui ne se
mettent pas dix contre un...

-- Vrai ou faux, je te casserai les dents.

-- Et moi la patte. Ce disant, le forgeron imprima un mouvement si
violent à la jambe du carrier, que celui-ci poussa un cri de
douleur atroce, et allongeant brusquement la tête, il parvint à
mordre Agricol sur le côté du cou. À cette morsure aiguë, le
forgeron fit un mouvement qui permit au carrier de dégager sa
jambe; alors, par un effort surhumain, il se précipita de tout son
poids sur Agricol, le fit chanceler, trébucher et tomber sous
lui... À ce moment, la mère d'Angèle, penchée à une des fenêtres
de la maison commune, s'écria d'une voix déchirante:

-- Au secours! monsieur Agricol... on tue ma fille!

-- Laisse-moi... et foi d'homme, nous nous battrons demain...
quand tu voudras, dit Agricol d'une voix haletante.

-- Pas de réchauffé... je mange chaud, répondit le carrier;
saisissant le forgeron à la gorge d'une de ses mains formidables,
il tâcha de lui mettre le genou sur la poitrine.

-- Au secours! on tue ma fille! criait la mère d'Angèle d'une voix
éperdue...

-- Grâce!... je te demande grâce!... Laisse-moi aller... dit
Agricol en faisant des efforts inouïs pour échapper à son
adversaire.

-- J'ai trop faim, répondit le carrier. Agricol, exaspéré par la
terreur que lui causait le danger d'Angèle, redoublait d'efforts,
lorsque le carrier se sentit saisir à la cuisse par des crocs
aigus, et au même instant il reçut trois ou quatre coups de bâton
sur la tête, assénés d'une main vigoureuse. Il lâcha prise... et
il tomba étourdi sur un genou et sur une main, tâchant de parer
les coups qu'on lui portait, et qui cessèrent dès qu'Agricol fut
délivré.

-- Mon père... vous me sauvez... Pourvu que pour Angèle il ne soit
pas trop tard! s'écria le forgeron en se relevant.

-- Cours... va... ne t'occupe pas de moi, répondit Dagobert. Et
Agricol se précipita vers la maison commune. Dagobert, accompagné
de Rabat-Joie, était venu, ainsi qu'on l'a dit, conduire les
filles du maréchal Simon auprès de leur grand-père. Arrivant au
milieu du tumulte, le soldat avait rallié quelques ouvriers afin
de défendre l'entrée de la chambre où le père du maréchal avait
été porté expirant: c'est de ce poste que le soldat avait vu le
danger d'Agricol.

Bientôt, un autre flot de la mêlée sépara Dagobert du carrier
resté pendant quelques instants sans connaissance.

Agricol, arrivé en deux bonds à la maison commune, était parvenu à
renverser les hommes qui défendaient l'escalier, et à se
précipiter dans le corridor sur lequel s'ouvrait la chambre
d'Angèle. Au moment où il arriva, la malheureuse enfant défendait
machinalement son visage de ses deux mains contre Ciboule, qui,
acharnée sur elle comme une hyène sur sa proie, tâchait de la
dévisager.

Se précipiter sur l'horrible mégère, la saisir par sa crinière
jaunâtre avec une vigueur irrésistible, la renverser en arrière et
l'étendre ensuite sur le dos d'un violent coup de talon de botte
dans la poitrine, tout ceci fut fait par Agricol avec la rapidité
de la pensée.

Ciboule, rudement atteinte, mais exaspérée par la rage, se releva
aussitôt; à cet instant quelques ouvriers accourus sur le pas
d'Agricol purent lutter avec avantage, et pendant que le forgeron
relevait Angèle à moitié évanouie et la portait dans la chambre
voisine, Ciboule et sa bande furent chassées de cette partie de la
maison.

Après le premier feu de l'attaque, le très petit nombre de
véritables _Loups_, comme disait Agricol, qui, honnêtes ouvriers
d'ailleurs, avaient eu la faiblesse de se laisser entraîner dans
cette entreprise sous prétexte d'une querelle de compagnonnage,
voyant les excès que commençaient à commettre les gens sans aveu
dont ils avaient été accompagnés presque malgré eux, ces braves
_Loups_, disons-nous, se rangèrent brusquement du côté des
_Dévorants_.

_-- _Il n'y a plus ici de _Loups _ni de _Dévorants! _avait dit
un des _Loups _les plus déterminés à Olivier, avec lequel il
venait de se battre rudement et loyalement, il n'y a maintenant
que d'honnêtes ouvriers qui doivent s'unir pour taper sur un tas
de brigands qui ne sont venus ici que pour briser et piller.

-- Oui... reprit un autre, c'est malgré nous qu'on a commencé par
casser les carreaux de votre maison.

-- C'est le carrier qui a mis tout en branle... dit un autre, les
vrais _Loups _le renient; il aura son compte.

-- Tous les jours on se peigne dru... mais on s'estime[16].

Cette défection d'une partie des assaillants, malheureusement
partie bien minime, donna cependant un nouvel élan aux ouvriers de
la fabrique, et tous_, Loups _et _Dévorants_, quoique bien
inférieurs en nombre, s'unirent contre les rôdeurs de barrières et
autres vagabonds qui préludaient à des scènes déplorables.

Une bande de ces misérables, surexcitée et entraînée par le petit
homme à mine de furet, secret émissaire du baron Tripeaud, se
portait en masse aux ateliers de M. Hardy. Alors commença une
dévastation lamentable: ces gens, frappés de vertige par la rage
de la destruction, brisèrent sans pitié des machines du plus grand
prix, des métiers d'une délicatesse extrême; des objets à demi
fabriqués furent impitoyablement détruits; une émulation sauvage
exaltant ces barbares, ces ateliers, naguère modèle d'ordre et
d'économie, de travail, n'offrirent plus bientôt que des débris;
les cours furent jonchées d'objets de toutes sortes que l'on
jetait par les fenêtres avec des cris féroces, avec des éclats de
rire farouches. Puis, toujours grâce aux incitations du petit
homme à mine de furet, les livres de commerce de M. Hardy, ces
archives industrielles si indispensables au commerçant, furent
jetés au vent, lacérés, foulés aux pieds par une espèce de ronde
infernale composée de tout ce qu'il y avait de plus impur dans ce
rassemblement, hommes et femmes, sordides, déguenillés, sinistres,
qui s'étaient pris par la main et tournoyaient en poussant
d'horribles clameurs.

Contraste étrange et douloureux! Au bruit étourdissant de ces
horribles scènes de tumulte et de dévastation, une scène d'un
calme imposant et lugubre se passait dans la chambre du père du
maréchal Simon, à laquelle veillaient quelques hommes dévoués. Le
vieil ouvrier était étendu sur son lit, la tête enveloppée d'un
bandeau qui laissait voir ses cheveux blancs ensanglantés; ses
traits étaient livides, sa respiration oppressée, ses yeux fixes,
presque sans regard. Le maréchal Simon, debout au chevet du lit,
courbé sur son père épiait avec une angoisse désespérée le moindre
signe de connaissance du moribond... dont un médecin tâtait le
pouls défaillant. Rose et Blanche, amenées par Dagobert, étaient
agenouillées devant le lit, les mains jointes, les yeux baignés de
larmes; un peu plus loin, à demi caché dans l'ombre de la chambre,
car les heures s'étaient écoulées et la nuit arrivait, se tenait
Dagobert, les bras croisés sur sa poitrine, les traits
douloureusement contractés. Il régnait dans cette pièce un silence
profond, solennel, interrompu çà et là par les sanglots étouffés
de Rose et de Blanche, ou par les aspirations pénibles du père
Simon. Les yeux du maréchal étaient secs, sombres et ardents... il
ne les détachait de la figure de son père que pour interroger le
médecin du regard.

Il y a des fatalités étranges... ce médecin était M. Baleinier. La
maison de santé du docteur se trouvant assez proche de la barrière
la plus voisine de la fabrique, et étant renommée dans les
environs, c'était chez lui qu'on avait d'abord couru pour chercher
des secours.

Tout à coup, le docteur Baleinier fit un mouvement; le maréchal
Simon, qui ne le quittait pas des yeux, s'écria:

-- De l'espoir!...

-- Du moins, monsieur le duc, le pouls se ranime un peu...

-- Il est sauvé! dit le maréchal.

-- Pas de fausses espérances, monsieur le duc, répondit gravement
le docteur, le pouls se ranime... c'est l'effet de violents
topiques que j'ai fait appliquer aux pieds... mais je ne sais
quelle sera l'issue de cette crise...

-- Mon père! mon père! m'entendez-vous? s'écria le maréchal en
voyant le vieillard faire un léger mouvement de tête et agiter
faiblement ses paupières.

En effet, bientôt il ouvrit les yeux... cette fois l'intelligence
y brillait.

-- Mon père... tu vis... tu me reconnais! s'écria le maréchal ivre
de joie et d'espérance.

-- Pierre... tu es là?... dit le vieillard d'une voix faible; ta
main... donne... Et il fit un léger mouvement.

-- La voilà... mon père... s'écria le maréchal en serrant la main
du vieillard dans la sienne.

Puis, cédant à un mouvement d'ivresse involontaire, il se
précipita sur son père, et couvrit ses mains, sa figure, ses
cheveux, de baisers en s'écriant:

-- Il vit!... mon Dieu!... il vit... il est sauvé!... À cet
instant, les cris de la lutte qui s'engageait de nouveau entre les
vagabonds, les _Loups _et les _Dévorants_, arrivèrent aux oreilles
du moribond.

-- Ce bruit... bruit... dit-il; on se bat donc?...

-- Cela s'apaise... je crois... dit le maréchal pour ne pas
inquiéter son père.

-- Pierre... dit le vieillard d'une voix entrecoupée, je n'en ai
pas... pour longtemps...

-- Mon père...

-- Mon enfant... laisse-moi parler... pourvu que... je puisse
te... dire... tout...

-- Monsieur, dit le docteur Baleinier au vieil ouvrier avec
componction, le ciel va peut-être opérer un miracle en votre
faveur, montrez-vous reconnaissant... et qu'un prêtre...

-- Un prêtre, merci... monsieur... j'ai mon fils... dit le
vieillard; c'est entre ses bras... que je rendrai... cette âme qui
a toujours été honnête et droite...

-- Mourir... toi... s'écria le maréchal; oh! non... non.

-- Pierre... dit le vieillard d'une voix qui, d'abord assez
soutenue, s'affaiblit peu à peu, tu m'as... demandé... tout à
l'heure conseil... pour une chose bien... grave... il me semble...
que... le désir... de t'éclairer sur ton devoir... m'a pour un
instant rappelé... à la vie... car... je mourrais bien
malheureux... si... je te savais... dans une voie... indigne de
toi... et de moi... Écoute donc... mon fils... mon loyal fils... à
ce moment suprême, un père... ne se trompe pas... tu as un grand
devoir à remplir... sous peine de ne pas agir en homme d'honneur,
de méconnaître ma... dernière volonté... tu dois sans... sans
hésiter...

La voix du vieillard s'était de plus en plus affaiblie...
lorsqu'il prononça ces dernières paroles, elle devint absolument
inintelligible. Les seuls mots que le maréchal Simon put
distinguer furent ceux-ci:

_Napoléon II... Serment... déshonneur... mon fils..._

Puis le vieil ouvrier agita encore machinalement les lèvres... et
ce fut tout...

Au moment où il expirait, la nuit était tout à fait venue, et ces
cris terribles retentissaient tout à coup au dehors:

-- Au feu!... au feu!... L'incendie éclatait au milieu de l'un des
bâtiments des ateliers, rempli d'objets inflammables et dans
lequel s'était glissé le petit homme à mine de furet. En même
temps on entendait au loin le roulement des tambours qui
annonçaient l'arrivée d'un détachement de troupes venant de la
barrière.

* * * * *

Depuis une heure, et malgré tous les efforts, le feu dévore la
fabrique. La nuit est claire, froide; le vent du nord est violent,
il souffle, il mugit. Un homme, marchant à travers champs, et à
l'abri d'un pli de terrain assez élevé qui lui cache l'incendie,
un homme s'avance à pas lents et inégaux. Cet homme est M. Hardy.
Il a voulu revenir chez lui à pied, par la campagne, espérant que
la marche apaiserait sa fièvre... fièvre glacée comme le frisson
d'un mourant. On ne l'avait pas trompé, cette maîtresse adorée,
cette noble femme auprès de laquelle il aurait pu trouver un
refuge ensuite de l'épouvantable déception qui venait de le
frapper... cette femme a quitté la France. Il ne peut en douter:
Marguerite est partie pour l'Amérique; sa mère a exigé d'elle,
pour expiation de sa faute, qu'elle ne lui écrivît pas un seul mot
d'adieu, à lui pour qui elle avait sacrifié ses devoirs d'épouse.
Marguerite a obéi... Elle lui avait dit, d'ailleurs, souvent:

-- Entre ma mère et vous, je n'hésiterais pas. Elle n'a pas
hésité... Il n'y a donc plus d'espoir; l'océan ne le séparerait
pas de Marguerite qu'il la sait assez aveuglement soumise à sa
mère pour être certain que, de même, tout serait rompu... à tout
jamais rompu.

-- C'est bien... il ne compte plus sur ce coeur... ce coeur... son
dernier refuge. Voilà donc les deux racines les plus vivantes de
sa vie, arrachées, brisées du même coup, le même jour, presque à
la fois.

-- Que te reste-t-il donc, pauvre _Sensitive? _ainsi que
t'appelait ta tendre mère; que te reste-t-il pour te consoler de
ce dernier amour perdu... de cette amitié que l'infamie a tuée
dans ton coeur?

Oh! il te reste ce coin de monde créé à ton image, cette petite
colonie si paisible, si florissante, où, grâce à toi, le travail
porte avec soi sa joie et sa récompense; ces dignes artisans que
tu as faits si heureux, si bons, si reconnaissants... ne te
manqueront pas... eux... C'est là aussi une affection sainte et
grande... qu'elle soit ton abri au milieu de cet affreux
bouleversement de tes croyances les plus sacrées... Le calme de
cette riante et douce retraite, l'aspect du bonheur sans pareil
que tes créatures y goûtent, reposeront ta pauvre âme, si
endolorie, si saignante, qu'elle ne vit plus que par la
souffrance.

Allons!... te voilà bientôt au faîte de la colline, d'où tu peux
apercevoir, au loin, dans la plaine, ce paradis des travailleurs
dont tu es le dieu béni et adoré.

M. Hardy était arrivé au sommet de la colline.

À ce moment, l'incendie, contenu pendant quelque temps, éclatait
avec une furie nouvelle dans la maison commune, qu'il avait
gagnée. Une vive lueur, blanchâtre, puis rousse... puis cuivrée,
illumina au loin l'horizon.

M. Hardy regardait cela... avec une sorte de stupeur incrédule,
presque hébétée. Tout à coup une immense gerbe de flamme jaillit
au milieu d'un tourbillon de fumée accompagnée d'une nuée
d'étincelles, s'élança vers le ciel en jetant sur toute la
campagne et jusqu'aux pieds de M. Hardy des reflets ardents. La
violence du vent du nord, chassant et touchant les flammes qui
ondoyaient sous la bise, apporta bientôt aux oreilles de M. Hardy
les sons pressés de la cloche d'alarme de sa fabrique embrasée.



Quinzième partie Rodin démasqué


I. Le négociateur.

Peu de jours se sont écoulés depuis l'incendie de la fabrique de
M. Hardy. La scène suivante se passe rue Clovis, dans la maison où
Rodin avait eu un pied-à-terre alors abandonné, maison aussi
habitée par Rose-Pompon, qui, sans le moindre scrupule, usait du
ménage de son _ami _Philémon.

Il était environ midi; Rose-Pompon, seule dans la chambre de
l'étudiant, toujours absent, déjeunait fort gaiement au coin de
son feu, mais quel déjeuner singulier, quel feu étrange, quelle
chambre bizarre?

Que l'on s'imagine une assez vaste pièce, éclairée par deux
fenêtres sans rideaux; car ses croisées donnant sur des terrains
vagues, le maître du logis n'avait à craindre aucun regard
indiscret. L'un des côtés de la chambre servait de vestiaire: l'on
y voyait appendu à un portemanteau le galant costume de débardeur
de Rose-Pompon, non loin de la vareuse de canotier de Philémon et
de ses larges culottes de grosse toile grise, aussi goudronnées,
mille sabords! mille requins! mille baleines! que si cet intrépide
matelot avait habité la grande hune d'une frégate pendant un
voyage de circumnavigation. Une robe de Rose-Pompon se drapait
gracieusement au-dessus des jambes d'un pantalon à pieds, qui
semblaient sortir de dessous la jupe. Placée sur la dernière
tablette d'une petite bibliothèque singulièrement poudreuse et
négligée, on voyait, à côté de trois vieilles bottes (pourquoi
trois bottes?) et de plusieurs bouteilles vides, on voyait une
tête de mort, souvenir d'ostéologie et d'amitié laissé à Philémon
par un sien ami, étudiant en médecine. Par suite d'une
plaisanterie fort goûtée dans le pays latin, cette tête tenait
entre ses dents, magnifiquement blanches, une pipe de terre au
fourneau noirci; de plus, son crâne luisant disparaissait à demi
sous un vieux chapeau de _fort_, résolument posé de côté et tout
couvert de fleurs et de rubans fanés. Quand Philémon était ivre,
il contemplait longuement cet ossuaire, et s'échappait jusqu'aux
monologues les plus dithyrambiques, à propos de ce rapprochement
philosophique entre la mort et les folles joies de la vie. Deux ou
trois masques de plâtre aux nez et aux mentons plus ou moins
ébréchés, cloués au murs, témoignaient de la curiosité passagère
de Philémon à l'endroit de la science phrénologique, études
patientes et réfléchies, dont il avait tiré cette conclusion
rigoureuse: «Qu'ayant à un point extraordinaire la bosse de la
dette, il devait se résigner à la facilité de son organisation,
qui lui imposait le créancier comme une nécessité vitale». Sur la
cheminée se dressait intact et dans sa majesté le gigantesque
verre _grande tenue _du canotier, accosté d'une théière de
porcelaine veuve du goulot, et d'un encrier de bois noir à
l'orifice à demi caché sous une couche de végétation verdâtre et
moussue.

De temps à autre, le silence de cette retraite était interrompu
par le roucoulement des pigeons auxquels Rose-Pompon avait donné
une hospitalité cordiale dans le cabinet de travail de Philémon.

Frileuse comme une caille, Rose-Pompon se tenait au coin de cette
cheminée, semblant ainsi s'épanouir à la douce chaleur d'un vif
rayon de soleil qui l'inondait d'une lumière dorée. Cette drôle de
petite créature avait un costume des plus baroques, et qui,
pourtant, faisait singulièrement valoir la fraîcheur fleurie de
ses dix-sept ans, sa physionomie piquante et son ravissant minois
couronné de jolis cheveux blonds, toujours dès le matin
soigneusement lissés et peignés. En manière de robe de chambre,
Rose-Pompon avait ingénument passé par-dessus sa chemise la grande
chemise de laine écarlate de Philémon, distraite de son costume
officiel de canotier; le collet, ouvert et rabattu, laissait voir
la blancheur de la toile du premier vêtement de la jeune fille,
ainsi que son cou, la naissance de son sein arrondi et ses épaules
à fossettes, doux trésor d'un satin si ferme et si poli, que la
chemise écarlate semblait se refléter sur la peau en une teinte
rosée; les bras frais et potelés de la grisette sortaient à demi
des larges manches retroussées; et l'on voyait aussi à demi, et
croisées l'une sur l'autre, ses jambes charmantes, maintenant
chaussées d'un bas blanc bien tiré, coupé à la cheville par un
petit brodequin. Une cravate de soie noire serrant la chemise
écarlate à taille de guêpe de Rose-Pompon, au-dessus de ses
hanches, dignes du religieux enthousiasme d'un moderne Phidias,
donnait à ce vêtement, peut-être un peu trop voluptueusement
accusateur, une grâce très originale. Nous avons prétendu que le
feu auquel se chauffait Rose-Pompon était étrange... qu'on en
juge: l'effrontée, la prodigue, se trouvant à court de bois, se
chauffait économiquement avec des embauchoirs de Philémon qui, du
reste, offraient à l'oeil un combustible d'une admirable
régularité.

Nous avons prétendu que le déjeuner de Rose-Pompon était
singulier... qu'on en juge: sur une petite table placée devant
elle était une cuvette où elle avait récemment plongé son frais
minois dans une eau non moins fraîche que lui. Au fond de cette
cuvette, complaisamment changée en saladier, Rose-Pompon prenait,
il faut bien l'avouer, du bout de ses doigts, de grandes feuilles
de salade verte comme un pré, vinaigrée à étrangler; puis elle
croquait ses verdures de toutes les forces de ses petites dents
blanches, d'un émail trop inaltérable pour s'agacer. Pour boisson,
elle avait préparé un verre d'eau et de sirop de groseilles, dont
elle activait le mélange avec une petite cuiller de moutardier en
bois. Enfin, comme hors-d'oeuvre, on voyait une douzaine d'olives
dans un de ces baguiers de verre bleu et opaque à vingt-cinq sous.
Son dessert se composait de noix qu'elle s'apprêtait à faire à
demi griller sur une pelle rougie au feu des embauchoirs de
Philémon. Que Rose-Pompon, avec une nourriture d'un choix si
incroyable et si sauvage, fût digne de son nom par la fraîcheur de
son teint, c'est un de ces divins miracles qui révèlent la toute-
puissance de la jeunesse et de la santé.

Rose-Pompon, après avoir croqué sa salade, allait croquer ses
olives, lorsque l'on frappa discrètement à sa porte, modestement
verrouillée à l'intérieur.

-- Qui est là? dit Rose-Pompon.

-- Un ami... un vieux de la vieille, répondit une voix sonore et
joyeuse. Vous vous enfermez donc?

-- Tiens!... c'est vous, Nini-Moulin?

-- Oui, ma pupille chérie... Ouvrez-moi donc tout de suite... Ça
presse!

-- Vous ouvrir?... Ah bien, par exemple!... faite comme je suis,
ça serait gentil!

-- Je crois bien... que faite comme vous l'êtes ça serait gentil,
et très gentil encore, ô la plus rose de tous les pompons dont
l'Amour ait jamais orné son carquois!!!

-- Allez donc prêcher le carême et la morale dans votre journal...
gros apôtre! dit Rose-Pompon en allant restituer la chemise
écarlate au costume de Philémon.

-- Ah çà! est-ce que nous allons converser longtemps ainsi à
travers la porte, pour la plus grande édification des voisins? dit
Nini-Moulin. Songez que j'ai des choses très graves à vous
apprendre, des choses qui vont vous renverser.

-- Donnez-moi donc le temps de passer une robe... gros tourment!

-- Si c'est à cause de ma pudeur, ne vous exagérez pas la
susceptibilité; je ne suis pas bégueule, je vous accepterai très
bien comme vous êtes.

-- Et dire qu'un monstre pareil est le chéri de toutes les
sacristies! dit Rose-Pompon en ouvrant la porte et en finissant
d'agrafer une robe à sa taille de nymphe.

-- Ah! vous voilà donc enfin revenu au colombier, gentil oiseau
voyageur! dit Nini-Moulin en croisant les bras et en toisant Rose-
Pompon avec un sérieux comique. Et d'où sortez-vous, s'il vous
plaît? Voilà trois jours que vous n'avez pas niché ici, vilaine
petite colombe.

-- C'est vrai... je suis de retour seulement depuis hier soir.
Vous êtes donc venu pendant mon absence?

-- Je suis venu tous les jours... et plutôt deux fois qu'une,
mademoiselle, car j'ai des choses très graves à vous dire.

-- Des choses graves! Alors, nous allons joliment rire.

-- Pas du tout, c'est très sérieux, dit Nini-Moulin en s'asseyant.
Mais d'abord, qu'est-ce que vous avez fait pendant ces trois jours
que vous avez déserté le domicile... conjugal et philémonique?...
Il faut que je sache cela avant de vous en apprendre davantage.

-- Voulez-vous des olives? dit Rose-Pompon en grignotant une de
ces oléagineuses.

-- Voilà votre réponse... je comprends... Malheureux Philémon!

-- Il n'y a pas de malheureux Philémon là-dedans, mauvaise langue.
Clara a eu un mort dans sa maison, et pendant les premiers jours
qui ont suivi l'enterrement, elle a eu peur de passer les nuits
toute seule.

-- Je croyais Clara très suffisamment pourvue... contre ces
craintes-là...

-- C'est ce qui vous trompe, énorme vipère! puisque je suis allée
chez cette pauvre fille pour lui tenir compagnie.

À cette affirmation, l'écrivain religieux chantonna entre ses
dents d'un air parfaitement incrédule et narquois.

-- C'est-à-dire que j'ai fait des traits à Philémon! s'écria Rose-
Pompon en cassant une noix avec l'indignation de la vertu
injustement soupçonnée.

-- Je ne dis pas des traits, mais un seul petit mignon et couleur
de rose... Pompon.

-- Je vous dis que ce n'était point pour mon plaisir que je me
suis absentée d'ici... au contraire, car pendant ce temps là...
cette pauvre Céphyse a disparu...

-- Oui, la reine Bacchanal est en voyage, la mère Arsène m'a dit
cela; mais quand je vous parle Philémon vous me répondez
Céphyse... ça n'est pas clair.

-- Que je sois mangée par la panthère noire que l'on montre à la
Porte-Saint-Martin, si je ne dis pas vrai!... Et à propos de ça,
il faudra que vous louiez deux stalles pour me mener voir ces
animaux, mon petit Nini-Moulin. On dit que c'est des amours de
bêtes féroces.

-- Ah çà! êtes-vous folle?

-- Comment?

-- Que je guide votre jeunesse comme une aïeul chicard au milieu
des tulipes plus ou moins orageuses, à la bonne heure, je ne
risque pas d'y trouver mes religieux bourgeois; mais vous mener
justement à un spectacle de carême, puisqu'il n'y a que la
représentation des bêtes... je n'aurais qu'à rencontrer là mes
sacristains, je serais gentil avec vous sous le bras!

-- Vous mettrez un faux nez... et des sous-pieds à votre pantalon,
mon gros Nini, on ne vous reconnaîtra pas...

-- Il ne s'agit pas de faux nez, mais de ce que j'ai à vous
apprendre, puisque vous m'assurez que vous n'avez aucune intrigue.

-- Je le jure, dit solennellement Rose-Pompon en étendant
horizontalement sa main gauche, pendant que de la droite elle
portait une noix à ses dents; puis elle ajouta d'un air surpris en
considérant le paletot-sac de Nini-Moulin:

-- Ah! mon Dieu! comme vous avez de grosses poches... Qu'est-ce
qu'il y a donc là-dedans?

-- Il y a des choses qui vous concernent, Rose-Pompon, dit
gravement Dumoulin.

-- Moi?

-- Rose-Pompon, dit tout à coup Nini-Moulin d'un air majestueux,
voulez-vous avoir équipage? voulez-vous au lieu d'habiter cet
affreux taudis, avoir un charmant appartement? voulez-vous enfin
être mise comme une duchesse!

-- Allons... encore des bêtises... Voyons, prenez-vous des
olives?... sinon je mange tout... il n'en reste qu'une...

Nini-Moulin fouilla, sans répondre à cette offre gastronomique,
dans l'une de ses poches, en retira un écrin renfermant un fort
joli bracelet, et le fit miroiter aux yeux de la jeune fille.

-- Ah! le délicieux bracelet! s'écria-t-elle en frappant dans ses
petites mains. Un serpentin vert qui se mord la queue... l'emblème
de mon amour pour Philémon.

-- Ne me parlez pas de Philémon... ça me gêne, dit Nini-Moulin en
agrafant le bracelet au poignet de Rose-Pompon, qui le laissa
faire en riant comme une folle et lui dit:

-- C'est un achat dont on vous a chargé, gros apôtre, et vous en
voulez voir l'effet. Eh bien, il est charmant, ce bijou.

-- Rose-Pompon, reprit Nini-Moulin, voulez-vous, oui ou non, des
domestiques, une loge à l'Opéra et mille francs par mois pour
votre toilette!

-- Toujours la même plaisanterie? Bon... allez, dit la jeune fille
en faisant scintiller le bracelet tout en mangeant ses noix;
pourquoi toujours la même farce et n'en pas trouver d'autres!

Nini-Moulin plongea de nouveau sa main dans sa poche et en tira
cette fois une ravissante chaîne châtelaine qu'il passa au cou de
Rose-Pompon.

-- Oh! la belle chaîne! s'écria la jeune fille en regardant tour à
tour l'étincelant bijou et l'écrivain religieux. Si c'est encore
vous qui avez choisi cela... vous avez joliment bon goût... Mais
avouez que je suis bonne fille de vous servir ainsi de _montre _à
bijoux.

-- Rose-Pompon! reprit Nini-Moulin de plus en plus majestueux, ces
bagatelles ne sont rien du tout auprès de ce que vous pouvez
prétendre si vous écoutez les conseils de votre vieil ami...

Rose-Pompon commença à regarder Dumoulin avec surprise et lui dit:

-- Qu'est-ce que cela signifie, Nini-Moulin! Expliquez-vous donc;
quels sont ces conseils?

Dumoulin ne répondit rien, replongea sa mains dans ses
intarissables poches; en tira cette fois un paquet qu'il développa
soigneusement: c'était une magnifique mantille de dentelle noire.

Rose-Pompon s'était levée, saisie d'une admiration nouvelle.
Dumoulin jeta prestement la riche mantille sur les épaules de la
jeune fille.

-- Mais c'est superbe! Je n'ai jamais rien vu de pareil!... Quels
dessins!... quelles broderies! dit Rose-Pompon en examinant tout
avec une curiosité naïve et, il faut le dire, parfaitement
désintéressée; puis elle ajouta: Mais c'est donc une boutique que
votre poche! Comment avez-vous tant de belles choses!... Puis
partant d'un éclat de rire qui rendit vermeil son joli visage,
elle s'écria: J'y suis... j'y suis: c'est la corbeille de noce de
Mme Sainte-Colombe! Je vous en fais mon compliment, c'est choisi!

-- Et où diable voulez-vous que je pêche de quoi acheter toutes
ces merveilles! dit Nini-Moulin. Tout ceci, je vous le répète...
est à vous si vous voulez, et si vous m'écoutez!

-- Comment! dit Rose-Pompon avec une sorte de stupeur, ce que vous
me dites est sérieux!

-- Très sérieux.

-- Ces propositions de vivre en grande dame!...

-- Ces bijoux vous sont garants de la réalité de ces offres.

-- Et c'est vous... qui me proposez cela pour un autre, mon pauvre
Nini-Moulin!

-- Un instant... s'écria l'écrivain religieux avec une pudeur
comique; vous devez me connaître assez, ô ma pupille chérie, pour
être certaine que je serais incapable de vous engager à une action
malhonnête... ou indécente... Je me respecte trop pour cela...
sans compter que ce serait agaçant pour Philémon, qui m'a confié
la garde de vos vertus.

-- Alors, Nini-Moulin, dit Rose-Pompon de plus en plus stupéfaite,
je n'y comprends plus rien, ma parole d'honneur.

-- C'est pourtant bien simple... je...

-- Ah! j'y suis... s'écria Rose-Pompon en interrompant Nini-
Moulin, c'est un monsieur qui veut m'offrir sa main, son coeur et
quelque chose pour mettre avec... Vous ne pouviez pas me dire ça
tout de suite?

-- Un mariage? ah bien oui! dit Dumoulin en haussant les épaules.

-- Il ne s'agit pas de mariage? dit Rose-Pompon en retombant dans
sa première surprise.

-- Non.

-- Et les propositions que vous me faites sont honnêtes, mon gros
apôtre?

-- On ne peut plus honnêtes. (Et Dumoulin disait vrai.)

-- Je n'aurai pas à être infidèle à Philémon.

-- Non.

-- Ou fidèle à quelqu'un.

-- Pas davantage. Rose-Pompon resta confondue; puis elle reprit:

-- Ah çà! voyons, ne plaisantons pas. Je ne suis pas assez sotte
pour me figurer que l'on me fera vivre en duchesse, le tout pour
mes beaux yeux... s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, ajouta la
sournoise avec une hypocrite modestie.

-- Vous pouvez parfaitement vous exprimer ainsi.

-- Mais enfin, dit Rose-Pompon de plus en plus intriguée, qu'est-
ce qu'il faudra que je donne en retour?

-- Rien du tout.

-- Rien?

-- Pas seulement ça, et Nini-Moulin mordit le bout de son ongle.

-- Mais qu'est-ce qu'il faudra que je fasse, alors?

-- Il faudra vous faire aussi gentille que possible; vous
dorloter, vous amuser, vous promener en voiture. Vous le voyez, ça
n'est pas bien fatigant... sans compter que vous contribuerez à
une bonne action.

-- En vivant en duchesse?

-- Oui... ainsi, décidez-vous; ne me demandez pas plus de détails,
je ne pourrais vous les donner... du reste, vous ne serez pas
retenue malgré vous... essayez... de la vie que je vous propose;
si elle vous convient... vous la continuerez, sinon, vous
reviendrez dans votre philémonique ménage.

-- Au fait.

-- Essayez toujours, que risquez-vous?

-- Rien; mais je ne puis croire que tout cela soit vrai. Et puis,
ajouta-t-elle en hésitant, je ne sais si je dois...

Nini-Moulin alla à la fenêtre, l'ouvrit et dit à Rose-Pompon, qui
accourut: -- Regardez... à la porte de la maison.

-- Une très jolie petite voiture, ma foi! Dieu! qu'on doit être
bien là-dedans!

-- Cette voiture est la vôtre. Elle vous attend.

-- Comment! elle m'attend? dit Rose-Pompon, il faudrait me décider
aussitôt que ça?

-- Ou pas du tout...

-- Aujourd'hui?

-- À l'instant.

-- Mais où me conduisez-vous!

-- Est-ce que je le sais!

-- Vous ne savez pas où vous me conduisez?

-- Non... (et Dumoulin disait encore vrai) le cocher a des ordres.

-- Savez-vous que c'est joliment drôle tout cela, Nini-Moulin!

-- Je l'espère bien... si ce n'était pas drôle... où serait le
plaisir!

-- Vous avez raison.

-- Ainsi vous acceptez. À la bonne heure; j'en suis ravi pour vous
et pour moi.

-- Pour vous!

-- Oui, parce qu'en acceptant vous me rendez un grand service...

-- À vous!... et comment!

-- Peu vous importe, pourvu que je sois votre obligé.

-- C'est juste...

-- Allons... partons-nous!

-- Bah!... après tout... on ne me mangera pas, dit résolument
Rose-Pompon.

Et elle alla prendre en sautillant un _bibi _rose comme sa jolie
figure, et s'avança devant une glace fêlée, la posa extrêmement _à
la chien _sur ses bandeaux de cheveux blonds; ce qui, en
découvrant son cou blanc ainsi que la soyeuse racine de son épais
chignon, donnait en même temps la physionomie la plus lutine, nous
ne voudrions pas dire la plus libertine, à sa jolie petite mine.

-- Mon manteau! dit-elle à Nini-Moulin, qui semblait être délivré
d'une grande inquiétude depuis qu'elle avait accepté.

-- Fi donc!... un manteau, répondit le sigisbée, qui, fouillant
une dernière fois dans une dernière poche, véritable bissac, en
retira un beau châle de cachemire, qu'il jeta sur les épaules de
Rose-Pompon.

-- Un cachemire!!! s'écria la jeune fille, toute palpitante d'aise
et de joyeuse surprise. Puis elle ajouta avec une contenance
héroïque:

-- C'est fini... je me risque...

Et elle descendit légèrement, suivie de Nini-Moulin. La brave
fruitière-charbonnière était à sa boutique.

-- Bonjour, mademoiselle; vous êtes matinale aujourd'hui, dit-elle
à la jeune fille.

-- Oui, mère Arsène... voilà ma clef.

-- Merci, mademoiselle.

-- Ah! mon Dieu!... mais j'y pense, dit soudain Rose-Pompon à voix
basse, en se retournant vers Nini-Moulin et s'éloignant de la
portière, et Philémon!

-- Philémon!

-- S'il arrive...

-- Ah! diable!... dit Nini-Moulin en se grattant l'oreille.

-- Oui, si Philémon arrive... que lui dira-t-on, car je serai
peut-être longtemps absente?

-- Trois ou quatre mois, je suppose.

-- Pas davantage?

-- Je ne crois pas.

-- Alors, c'est bon, dit Rose-Pompon; puis revenant auprès de la
charbonnière, après un moment de réflexion, elle lui dit:

-- Mère Arsène, si Philémon arrivait, vous lui diriez que... je
suis sortie... pour affaires...

-- Oui, mademoiselle.

-- Et qu'il n'oublie pas de donner à manger à mes pigeons, qui
sont dans son cabinet.

-- Oui, mademoiselle.

-- Adieu, mère Arsène.

-- Adieu, mademoiselle.

Et Rose-Pompon monta triomphalement en voiture avec Nini-Moulin.

-- Que le diable m'emporte si je sais tout ce que cela va devenir!
se dit Jacques Dumoulin pendant que la voiture s'éloignait de la
rue Clovis. J'ai réparé ma sottise; maintenant je me moque du
reste.



II. Le secret.

La scène suivante se passait peu de jours après l'enlèvement de
Rose-Pompon par Nini-Moulin.

Mlle de Cardoville était assise, rêveuse, dans son cabinet de
travail, tendu de lampas vert et meublé d'une bibliothèque
rehaussée de grandes cariatides bronze doré. À quelques indices
significatifs, on devinait que Mlle de Cardoville avait cherché
dans les arts des distractions à de graves et tristes
préoccupations. Auprès d'un piano ouvert était une harpe placée
devant un pupitre de musique; plus loin, sur une table chargée de
boîtes, de pastels et d'aquarelles, on voyait plusieurs feuilles
de vélin couvertes d'ébauches très vivement colorées. La plupart
représentaient des esquisses de sites asiatiques, enflammés de
tous les feux du soleil d'Orient. Fidèle à sa fantaisie de
s'habiller chez elle d'une manière pittoresque, Mlle de Cardoville
ressemblait ce jour-là à l'un de ces fiers portraits de Velasquez
à la tournure si noble et si sévère... Sa robe était de moire
noire à jupe largement étoffée, à taille très longue et à manches
garnies de crevés de satin rose lisérés de passequilles de jais.
Une fraise à l'espagnole, bien empesée, montait presque jusqu'au
menton, et était comme assujettie autour du cou par un large ruban
rose. Cette guimpe, doucement agitée, s'échancrait sur les
élégantes rondeurs d'un devant de corsage en satin rose lacé de
fils de perles de jais, et se terminant en pointe à la ceinture.
Il est impossible de dire combien ce vêtement noir, à plis amples
et lustrés, relevé de rose et de jais brillant, s'harmonisait avec
l'éblouissante blancheur de la peau d'Adrienne et les flots d'or
de sa belle chevelure, dont les soyeux et long anneaux tombaient
jusque sur son sein. La jeune fille était à demi couchée et
accoudée sur une causeuse recouverte en lampas vert; le dossier,
assez élevé du côté de la cheminée, s'abaissait insensiblement
jusqu'au pied de ce meuble. Une sorte de léger treillage de bronze
doré, demi-circulaire, élevé de cinq pieds environ, tapissé de
lianes fleuries (admirable _passiflores quadrangulatae_, plantées
dans une profonde jardinière en bois d'ébène, d'où sortait ce
treillis), entourait ce canapé d'une sorte de paravent de
feuillage, diapré de larges fleurs vertes en dehors, pourpres au
dedans et d'un émail aussi éclatant que ces fleurs de porcelaine
que la Saxe nous envoie. Un parfum suave et léger comme un faible
mélange de violette et de jasmin s'épandait de la corolle de ces
admirables _passiflores_.

Chose assez étrange, une grande quantité de livres tout neufs
(Adrienne les avait achetés depuis deux ou trois jours), et tout
fraîchement coupés, étaient éparpillés autour d'elle, les uns sur
la causeuse, les autres sur un petit guéridon, ceux-là, enfin, au
nombre desquels se trouvaient plusieurs grands atlas avec
gravures, gisaient sur le somptueux tapis de martre qui s'étendait
au pied du divan. Chose plus étrange encore, ces livres, de
formats et d'auteurs différents, traitaient tous du même sujet.

La pose d'Adrienne révélait une sorte d'abattement mélancolique;
ses joues étaient pâles; une légère auréole bleuâtre, cernant ses
grands yeux noirs à demi voilés, leur donnait une expression de
tristesse profonde. Bien des motifs causaient cette tristesse,
entre autres la disparition de la Mayeux. Sans croire positivement
aux perfides insinuations de Rodin, qui donnait à entendre que
dans sa crainte d'être démasquée par lui, celle-ci n'avait pas osé
rester dans la maison, Adrienne éprouvait un cruel serrement de
coeur en songeant que cette jeune fille, en qui elle avait eu tant
de foi, avait fui son hospitalité presque fraternelle, sans lui
adresser une parole de reconnaissance. On s'était en effet bien
gardé de montrer les quelques lignes écrites à la hâte à sa
bienfaitrice par la pauvre ouvrière au moment de partir; l'on
n'avait parlé que du billet de cinq cents francs trouvé sur son
bureau, et cette dernière circonstance, pour ainsi dire
inexplicable, avait aussi contribué à éveiller de cruels soupçons
dans l'esprit de Mlle de Cardoville. Déjà elle ressentait les
funestes effets de cette défiance, de tout et de tous, que lui
avait recommandée Rodin; ce sentiment de défiance, de réserve,
tendait à devenir d'autant plus puissant, que, pour la première
fois de sa vie, Mlle de Cardoville, jusqu'alors étrangère au
mensonge, avait un secret à cacher... un secret qui faisait à la
fois son bonheur, sa honte et son tourment.

À demi couchée sur son divan, pensive, accablée, Adrienne
parcourait, souvent distraite, un de ces ouvrages récemment
achetés; tout à coup elle poussa un léger cri de surprise; sa main
qui tenait le livre trembla comme la feuille, et de ce moment elle
parut lire avec une attention passionnée, une curiosité dévorante.
Bientôt ses yeux brillèrent d'enthousiasme; son sourire devint
d'une douceur ineffable; elle semblait à la fois fière, heureuse
et charmée... mais, au moment où elle venait de tourner un dernier
feuillet, ses traits exprimèrent le désappointement et le chagrin.
Alors elle recommença cette lecture qui lui avait causé un si doux
enivrement; mais cette fois ce fut avec une lenteur calculée
qu'elle relut chaque page, épelant pour ainsi dire chaque ligne,
chaque mot; puis, de temps en temps, elle s'interrompait, et
alors, pensive, le front penché et appuyé sur sa belle main, elle
semblait commenter, dans une rêverie profonde, les passages
qu'elle venait de lire avec un tendre et religieux amour. Arrivant
bientôt à un passage qui l'impressionna tellement qu'une larme
brilla dans ses yeux, elle retourna brusquement le volume pour
voir sur sa couverture le nom de son auteur. Pendant quelques
secondes, elle contempla ce nom avec une expression de singulière
reconnaissance, et ne put s'empêcher de porter vivement à ses
lèvres vermeilles la page où il se trouvait imprimé. Après avoir
relu plusieurs fois les lignes dont elle avait été si frappée,
oubliant sans doute la _lettre _pour _l'esprit_, elle se prit à
réfléchir si profondément, que le livre glissa de ses mains et
tomba sur le tapis...

Durant le cours de cette rêverie, le regard de la jeune fille
s'était arrêté d'abord machinalement sur un admirable bas-relief
supporté par un chevalet d'ébène, et placé près de l'une des
croisées. Ce magnifique bronze récemment fondu d'après un plâtre
moulé sur l'antique, représentait le triomphe du Bacchus indien.
Jamais l'art grec n'était peut-être arrivé à une si rare
perfection.

Le jeune conquérant, à demi vêtu d'une peau de lion qui laissait
admirer la pureté juvénile et charmante de ses formes, rayonnait
d'une beauté divine. Debout dans un char traîné par deux tigres,
l'air doux et fier à la fois, il s'appuyait d'une main sur un
thyrse, et de l'autre il guidait avec une majesté tranquille son
farouche attelage... À ce rare mélange de grâce, de vigueur et de
sérénité, on reconnaissait le héros qui avait livré de si rudes
combats aux hommes et aux monstres des forêts. Grâce au ton fauve
du relief, la lumière, en frappant cette sculpture de côté,
faisait admirablement ressortir la figure du jeune dieu, qui,
fouillée presque en ronde bosse, et ainsi éclairée, resplendissait
comme une magnifique statue d'or pâle sur le fond obscur et
tourmenté du bronze.

Lorsque Adrienne avait d'abord arrêté son regard sur ce rare
assemblage de perfections divines, ses traits étaient calmes,
rêveurs; mais cette contemplation, d'abord presque machinale,
devenant de plus en plus attentive et réfléchie, la jeune fille se
leva tout à coup de son siège et s'approcha lentement du bas-
relief, paraissant céder à l'indicible attraction d'une
ressemblance extraordinaire. Alors une légère rougeur commença à
poindre sur les joues de Mlle de Cardoville, envahit peu à peu son
visage et s'étendit rapidement sur son front et sur son cou. Elle
s'approcha davantage encore du bas-relief, et après avoir jeté
autour d'elle un coup d'oeil furtif, presque honteux, comme si
elle eût craint d'être surprise dans une action blâmable, par deux
fois elle approcha sa main tremblante d'émotion afin d'effleurer
seulement du bout de ses doigts charmants le front du bronze du
Bacchus indien.

Mais, par deux fois, une sorte d'hésitation pudique la retint.

Enfin, la tentation devint trop forte. Elle y succomba... et son
doigt d'albâtre, après avoir délicatement caressé le visage d'or
pâle du jeune dieu, s'appuya plus hardiment pendant une seconde
sur son front noble et pur... À cette pression, bien légère
pourtant, Adrienne sembla ressentir une sorte de choc électrique;
elle frissonna de tout son corps; ses yeux s'alanguirent, et,
après avoir un instant nagé dans leur nacre humide et brillante,
ils s'élevèrent vers le ciel, et appesantis, se fermèrent à
demi... alors la tête de la jeune fille se renversa quelque peu en
arrière; ses genoux fléchirent insensiblement; ses lèvres
vermeilles s'entr'ouvrirent pour laisser échapper son haleine
embrasée, car son sein se soulevait avec force comme si la sève de
la jeunesse et de la vie eût accéléré les battements de son coeur
et fait bouillonner son sang; bientôt enfin le brûlant visage
d'Adrienne trahit malgré elle une sorte d'extase à la fois timide
et passionnée, chaste et sensuelle, dont l'expression était on ne
peut plus ineffable et touchante.

Ineffable et touchant spectacle, en effet, que celui d'une jeune
vierge dont le front pudique rougit au premier feu d'un secret
désir... Le Créateur de toutes choses n'anime-t-il pas le corps
ainsi que l'âme de sa divine étincelle? Ne doit-il pas être
religieusement glorifié dans l'intelligence comme dans les sens,
dont il a si paternellement doué ses créatures? Impies,
blasphémateurs sont donc ceux-là qui cherchent à étouffer ces sens
célestes, au lieu de guider, d'harmoniser leur divin essor.

Soudain Mlle de Cardoville tressaillit, redressa la tête, ouvrit
les yeux comme si elle sortait d'un rêve, se recula brusquement,
s'éloigna du bas-relief, et fit quelques pas dans la chambre avec
agitation, en portant ses mains brûlantes à son front. Puis,
retombant pour ainsi dire anéantie sur un siège, ses larmes
coulèrent avec abondance; la plus amère douleur éclata sur ses
traits, qui révélèrent alors les profonds déchirements de la
funeste lutte qui se livrait en elle-même. Puis ses larmes
tarirent peu à peu. Et à cette crise d'accablement si pénible
succéda une sorte de dépit violent, d'indignation courroucée
contre elle-même, qui se traduisit par ces mots qui lui
échappèrent:

-- Pour la première fois de ma vie, je me sens faible et lâche...
oh! oui... lâche!... bien lâche!...

* * * * *

Le bruit d'une porte qui s'ouvrit et se referma tira Mlle de
Cardoville de ses réflexions amères. Georgette rentra et dit à sa
maîtresse:

-- Mademoiselle peut-elle recevoir M. le comte de Montbron?

Adrienne sachant trop vivre pour témoigner devant ses femmes
l'espèce d'impatience que lui causait une venue inopportune, dit à
Georgette:

-- Vous avez dit à M. de Montbron que j'étais chez moi?

-- Oui, mademoiselle.

-- Priez-le d'entrer. Quoique Mlle de Cardoville ressentît à ce
moment une assez vive contrariété de l'arrivée de M. de Montbron,
hâtons-nous de dire qu'elle avait pour lui une affection presque
filiale, une estime profonde, et pourtant, par un contraste assez
fréquent d'ailleurs, elle se trouvait presque toujours d'un avis
opposé au sien, et il en résultait, lorsque Mlle de Cardoville
avait toute sa liberté d'esprit, les discussions les plus
follement gaies ou les plus animées; discussions dans lesquelles,
malgré sa verve moqueuse et sceptique, sa vieille expérience, sa
rare connaissance des hommes et des choses, disons enfin le mot,
malgré sa _rouerie _de bonne compagnie, M. de Montbron n'avait pas
toujours l'avantage et il avouait très gaiement sa défaite. Ainsi,
pour ne donner qu'une idée des dissentiments du comte et
d'Adrienne, il avait, avant de se faire, ainsi qu'il disait
gaiement_, son complice_, il avait toujours combattu (pour
d'autres motifs que ceux allégués par Mme de Saint-Dizier) sa
volonté de vivre seule et à sa guise, tandis qu'au contraire
Rodin, en donnant aux résolutions de la jeune fille à ce sujet un
but rempli de grandeur, avait acquis sur elle une sorte
d'influence.

Âgé alors de soixante ans passés, le comte de Montbron avait été
l'un des hommes les plus brillants du directoire, du consulat et
de l'empire: ses prodigalités, ses bons mots, ses impertinences,
ses duels, ses amours, ses pertes au jeu, avaient presque toujours
défrayé les entretiens de la société de son temps. Quant à son
caractère, à son coeur et à son commerce, nous dirons qu'il était
resté dans les termes de la plus sincère amitié presque avec
toutes ses anciennes maîtresses. À l'heure où nous le présentons
au lecteur, il était encore fort gros joueur et fort beau joueur;
il avait, comme on disait autrefois, une _très grande mine_, l'air
décidé, fin et moqueur; ses façons étaient celles du meilleur
monde, avec une pointe d'impertinence agressive lorsqu'il n'aimait
pas les gens; il était grand, très mince et d'une tournure encore
svelte, presque juvénile; il avait le front haut et chauve, les
cheveux blancs et courts, des favoris gris taillés en croissant,
la figure longue, le nez aquilin, des yeux bleus très pénétrants
et des dents encore fort belles.

-- Monsieur le comte de Montbron! dit Georgette en ouvrant la
porte.

Le comte entra, et alla baiser la main d'Adrienne avec une sorte
de familiarité paternelle.

-- Allons! se dit M. de Montbron, tâchons de savoir la vérité que
je viens chercher, afin d'éviter peut-être un grand malheur.



III. Les aveux.

Mlle de Cardoville, ne voulant pas laisser pénétrer la cause des
violents sentiments qui l'agitaient, accueillit M. de Montbron
avec une gaieté feinte et forcée; de son côté, celui-ci, malgré sa
grande habitude du monde, se trouvant fort embarrassé d'aborder le
sujet dont il désirait conférer avec Adrienne, résolut, comme on
dit vulgairement, de _tâter le terrain _avant d'engager
sérieusement la conversation.

Après avoir regardé la jeune fille pendant quelques secondes,
M. de Montbron secoua la tête, et dit avec un soupir de regret:

-- Ma chère enfant, je ne suis pas content...

-- Quelque peine de coeur... ou de _creps_, mon cher comte? dit
Adrienne en souriant.

-- Une peine de coeur, dit M. de Montbron.

-- Comment, vous si beau joueur, vous auriez plus de souci d'un
coup de tête féminin... que d'un coup de dé?

-- J'ai une peine de coeur, et c'est vous qui me la causez, ma
chère enfant.

-- Monsieur de Montbron, vous allez me rendre très orgueilleuse,
dit Adrienne en souriant.

-- Et vous auriez grand tort... car ma peine de coeur vient
justement, je vous le dis brutalement, de ce que vous négligez
votre beauté... Oui, voyez vos traits pâles, abattus, fatigués...
depuis quelques jours vous êtes triste... vous avez quelque
chagrin... j'en suis sûr.

-- Mon cher monsieur de Montbron, vous avez tant de pénétration
qu'il vous est permis d'en manquer une fois... et cela vous
arrive... aujourd'hui. Je ne suis pas triste, je n'ai aucun
chagrin... et je vais vous dire une bien énorme, une bien
orgueilleuse impertinence: jamais je ne me suis trouvée si jolie.

-- Il n'y a rien de plus modeste, au contraire, que cette
prétention... Et qui vous a dit ce mensonge-là? une femme?

-- Non... c'est mon coeur, et il a dit vrai, reprit Adrienne avec
une légère émotion; puis elle ajouta:

-- Comprenez... si vous pouvez.

-- Prétendez-vous par là que vous êtes fière de l'altération de
vos traits, parce que vous êtes fière des souffrances de votre
coeur? dit M. de Montbron en examinant Adrienne avec attention.

-- Soit, j'avais donc raison, vous avez un chagrin... J'insiste...
ajouta le comte d'un ton vraiment pénétré, parce que cela m'est
pénible...

-- Rassurez-vous; je suis on ne peut plus heureuse, car à chaque
instant je me contemplais dans cette pensée: qu'à mon âge je suis
libre... absolument libre.

-- Oui... libre... de vous tourmenter... libre... d'être
malheureuse tout à votre aise.

-- Allons, allons, mon cher comte, dit Adrienne, voici notre
vieille querelle qui se ranime... je trouve en vous l'allié de ma
tante... et de l'abbé d'Aigrigny.

-- Moi? oui... à peu près comme les républicains sont les alliés
des légitimistes: ils s'entendent pour se dévorer plus tard... À
propos de votre abominable tante, on dit que depuis quelque jours
il se tient chez elle une manière de concile qui s'agite fort;
véritable émeute mitrée. Votre tante est en bonne voie.

-- Pourquoi pas? Vous l'eussiez vue autrefois ambitionner le rôle
de la déesse Raison... aujourd'hui nous la verrons peut-être
canonisée... N'a-t-elle pas déjà accompli la première partie de la
vie de sainte Madeleine?

-- Vous ne direz jamais autant de mal d'elle qu'elle en fait, ma
chère enfant. Néanmoins, quoique pour des raisons bien opposées...
je pensais comme elle au sujet de votre caprice de vivre seule...

-- Je le sais.

-- Oui, et par cela même que je désirais vous voir mille fois plus
libre encore que vous ne l'êtes... moi, je vous conseillais...
tout bonnement.

-- De me marier.

-- Sans doute; de cette façon, votre chère liberté... avec ses
conséquences, au lieu de s'appeler Mlle de Cardoville... se serait
appelée Mme de... qui vous voudrez... Nous vous aurions trouvé un
excellent mari qui eût été responsable... de votre indépendance...

-- Et qui aurait été responsable de ce ridicule mari? et qui se
serait dégradé jusqu'à porter un nom moqué, bafoué par tous?...
Moi, peut-être? dit Adrienne en s'animant légèrement. Non, non,
mon cher comte; en bien ou en mal, je répondrai toujours seule de
mes actions; à mon nom s'attachera, bonne ou mauvaise, une opinion
que, seule du moins, j'aurai formée, car il me serait aussi
impossible de déshonorer lâchement un nom qui ne serait pas le
mien, que de le porter s'il n'était pas continuellement entouré de
la profonde estime qu'il me faut. Or, comme on ne répond que de
soi... je garderai mon nom.

-- Il n'y a que vous au monde pour avoir des idées pareilles.

-- Pourquoi? dit Adrienne en riant, parce qu'il me paraît
disgracieux de voir une pauvre jeune fille pour ainsi dire
s'incarner et disparaître dans quelque homme très laid et très
égoïste, et devenir, comme on le dit sans rire... elle, douce et
jolie, devenir tout à coup la _moitié _de cette vilaine chose...
oui... ainsi, elle fraîche et charmante rose, je suppose, la
_moitié _d'un affreux chardon! Allons, mon cher comte, avouez-
le... c'est quelque chose de fort odieux que cette métempsycose...
conjugale, ajouta Adrienne avec un éclat de rire.

La gaieté factice, un peu fébrile, d'Adrienne, contrastait d'une
manière si navrante avec la pâleur et l'altération de ses traits;
il était si facile de voir qu'elle cherchait à étourdir un profond
chagrin par ses rires forcés, que M. de Montbron en fut
douloureusement touché; mais, dissimulant son émotion, il parut
réfléchir un instant et prit machinalement un des livres tout
récemment achetés et coupés dont Adrienne était entourée. Après
avoir jeté un regard distrait sur ce volume, il continua en
dissimulant la pénible émotion que lui causait le rire forcé de
Mlle de Cardoville:

-- Voyons, chère tête folle que vous êtes... une fois de plus...
Supposons que j'aie vingt ans et que vous me fassiez l'honneur de
m'épouser... on vous appellerait Mme de Montbron, je suppose?

-- Peut-être...

-- Comment, peut-être? quoique mariés vous ne porteriez pas mon
nom?

-- Mon cher comte, dit Adrienne en souriant, ne poursuivons pas
une hypothèse qui ne peut me laisser que... des regrets.

Tout à coup, M. de Montbron fit un brusque mouvement et regarda
Mlle de Cardoville, avec une expression de surprise profonde...
Depuis quelques moments, tout en causant à Adrienne, le comte
avait pris machinalement deux ou trois des volumes çà et là épars
sur la causeuse, et machinalement encore il avait jeté les yeux
sur ces ouvrages. Le premier portait pour titre: _Histoire moderne
de l'Inde_, le deuxième: _Voyage dans l'Inde_, le troisième:
_Lettre sur l'Inde. _De plus en plus surpris, M. de Montbron avait
continué son investigation et avait vu se compléter cette
nomenclature indienne par le quatrième volume des _Promenades dans
l'Inde; _le cinquième, des _Souvenirs de l'Hindoustan; _le
sixième_, Notes d'un voyageur aux Indes orientales. _De là une
surprise que, pour plusieurs motifs fort graves, M. de Montbron
n'avait pu cacher plus longtemps et que ses regards témoignèrent à
Adrienne.

Celle-ci ayant complètement oublié la présence des volumes
accusateurs dont elle était entourée, cédant à un mouvement de
dépit involontaire, rougit légèrement; puis, son caractère ferme
et résolu reprenant le dessus, elle dit à M. de Montbron en le
regardant en face:

-- Eh bien!... mon cher comte... de quoi vous étonnez-vous?

Au lieu de répondre, M. de Montbron semblait de plus en plus
absorbé, pensif, en contemplant la jeune fille, et il ne put
s'empêcher de dire en se parlant à soi-même:

-- Non... non... c'est impossible... et pourtant...

-- Il serait peut-être indiscret à moi... d'assister à votre
monologue, mon cher comte, dit Adrienne.

-- Excusez-moi, ma chère enfant... mais ce que je vois me surprend
à un point...

-- Et que voyez-vous, je vous prie?

-- Des traces d'une préoccupation aussi vive... aussi grande...
que nouvelle... pour tout ce qui a rapport... à l'Inde, dit
M. de Montbron en accentuant lentement ses paroles et attachant un
regard pénétrant sur la jeune fille.

-- Eh bien? dit bravement Adrienne.

-- Eh bien, je cherche la cause de cette soudaine passion...

-- Géographique, dit Mlle de Cardoville en interrompant M. de
Montbron... Vous trouvez cette passion peut-être un peu sérieuse
pour mon âge... mon cher comte... mais il faut bien occuper ses
loisirs... et puis enfin, ayant pour cousin un Indien quelque peu
prince, il m'a pris envie d'avoir une idée du fortuné pays... d'où
m'est arrivée cette sauvage parenté.

Ces derniers mots furent prononcés avec une amertume dont
M. de Montbron fut frappé; aussi, observant attentivement
Adrienne, il reprit:

-- Il me semble que vous parlez du prince... avec un peu
d'aigreur.

-- Non... j'en parle avec indifférence...

-- Il mériterait pourtant... un sentiment tout autre...

-- D'une toute autre personne peut-être, répondit sèchement
Adrienne.

-- Il est si malheureux!... dit M. de Montbron d'un ton
sincèrement pénétré. Il y a deux jours encore, je l'ai vu... il
m'a déchiré le coeur.

-- Et que me font, à moi... ces déchirements? s'écria Adrienne
avec une impatience douloureuse, presque courroucée.

-- Je désirerais que de si cruels tourments vous fissent au moins
pitié... répondit gravement le comte.

-- À moi... pitié! s'écria Adrienne d'un air de fierté révoltée.
Puis, se contenant, elle ajouta froidement:

-- Ah çà... monsieur de Montbron, c'est une plaisanterie?... Ce
n'est pas sérieusement que vous me demandez de m'intéresser aux
tourments amoureux de votre prince?

Il y eut un dédain si glacial dans ces derniers mots d'Adrienne,
ses traits péniblement contractés trahirent une hauteur si amère,
que M. de Montbron dit tristement:

-- Ainsi... cela est vrai... on ne m'avait pas trompé... Moi qui,
par ma vieille et constante amitié, avais, je crois, quelques
droits à votre confiance, je n'ai rien su... tandis que vous avez
tout dit à un autre... Cela m'est pénible... très pénible...

-- Je ne vous comprends pas, monsieur de Montbron.

-- Eh! mon Dieu!... maintenant je n'ai plus de ménagements à
garder!... s'écria le comte. Il n'y a plus, je le vois, aucun
espoir pour ce malheureux enfant... vous aimez quelqu'un.

Et comme Adrienne fit un mouvement.

-- Oh! il n'y a pas à le nier, reprit le comte; votre pâleur...
votre tristesse depuis quelques jours... votre implacable
indifférence pour le prince, tout me le prouve... vous aimez...

Mlle de Cardoville, blessée de la façon dont le comte parlait du
sentiment qu'il lui supposait, reprit avec une dignité hautaine:

-- Vous devez savoir, monsieur de Montbron, qu'un secret
surpris... n'est pas une confidence, et votre langage m'étonne...

-- Eh! ma chère amie, si j'use du triste privilège de
l'expérience... si je devine, si je vous dis que vous aimez... si
je vais même presque jusqu'à vous reprocher cet amour... c'est
qu'il s'agit pour ainsi dire de la vie ou de la mort de ce pauvre
jeune prince, qui, vous le savez, m'intéresse maintenant autant
que s'il était mon fils, car il est impossible de le connaître
sans lui porter le plus tendre intérêt!

-- Il serait singulier, reprit Adrienne avec un redoublement de
froideur et d'ironie amère, que mon amour... en admettant que
j'eusse un amour dans le coeur... eût une si étrange influence sur
le prince Djalma... Que lui importe que j'aime! ajouta-t-elle avec
un dédain presque douloureux.

-- Que lui importe!!! Mais, en vérité, ma chère amie, permettez-
moi de vous le dire, c'est vous qui plaisantez cruellement...
Comment!... ce malheureux enfant vous aime avec toute l'ardeur
d'un premier amour; deux fois déjà il a voulu, par le suicide,
mettre fin à l'horrible torture que lui cause sa passion pour
vous... et vous trouvez étrange que votre amour pour un autre...
soit une question de vie ou de mort pour lui!...

-- Mais il m'aime donc! s'écria la jeune fille avec un accent
impossible à rendre.

-- À en mourir... vous dis-je, je l'ai vu... Adrienne fit un
mouvement de stupeur; de pâle qu'elle était elle devint pourpre,
puis cette rougeur disparut, ses lèvres blanchirent et
tremblèrent: son émotion fut si vive qu'elle resta quelques
moments sans pouvoir parler, et mit la main sur son coeur comme
pour en comprimer les battements. M. de Montbron, presque effrayé
du changement subit de la physionomie d'Adrienne, de l'altération
croissante de ses traits, se rapprocha vivement d'elle et s'écria:

-- Mon Dieu! ma pauvre enfant, qu'avez-vous! Au lieu de lui
répondre, Adrienne lui fit un signe de la main comme pour le
rassurer; le comte, en effet, se rassura, car le visage de la
jeune fille, naguère contracté par la douleur, l'ironie et le
dédain, semblait renaître au milieu des émotions les plus douces,
les plus ineffables; l'impression qu'elle éprouvait était si
enivrante, qu'elle semblait s'y complaire et craindre d'en perdre
le moindre sentiment; puis la réflexion lui disant que peut-être
elle était la dupe d'une illusion ou d'un mensonge, elle s'écria
tout à coup avec angoisse, en s'adressant à M. de Montbron:

-- Mais ce que vous me dites... est vrai... au moins...

-- Ce que je vous dis!

-- Oui... que le prince Djalma...

-- Vous aime comme un insensé!... Hélas!... cela n'est que trop
vrai.

-- Non... non... s'écria Adrienne, avec une expression ravissante
de naïveté, cela ne saurait être jamais trop vrai.

-- Que dites-vous!... s'écria le comte.

-- Mais cette... femme!... demanda Adrienne, comme si ce mot lui
eût brûlé les lèvres.

-- Quelle femme!

-- Celle qui était la cause de ces déchirements si douloureux.

-- Cette femme!... qui voulez-vous que ce fût, sinon vous!

-- Moi!... oh! oui, c'était moi, n'est-ce pas? rien que moi!

-- Sur l'honneur... croyez-en mon expérience... jamais je n'ai vu
une passion plus sincère et plus touchante.

-- Oh! n'est-ce pas, jamais il n'a eu dans le coeur un autre amour
que le mien?

-- Lui?... jamais.

-- On me l'a dit... pourtant...

-- Qui?

-- M. Rodin...

-- Que Djalma?...

-- Deux jours après m'avoir vue s'était épris d'un fol amour.

-- M. Rodin... vous a dit cela? s'écria M. de Montbron en
paraissant frappé d'une idée subite. Mais c'est aussi lui qui a
dit à Djalma... que vous étiez éprise de quelqu'un...

-- Moi!...

-- Et c'est cela qui causait l'affreux désespoir de ce malheureux
enfant...

-- Et c'est cela qui causait mon affreux désespoir, à moi!

-- Mais vous l'aimez donc autant qu'il vous aime? s'écria M. de
Montbron transporté de joie.

-- Si je l'aime?... dit Mlle de Cardoville.

Quelque coups frappés discrètement à la porte interrompirent
Adrienne.

-- Vos gens... sans doute... Remettez-vous, dit le comte.

-- Entrez, dit Adrienne d'une voix émue. Florine parut.

-- Qu'est-ce? dit Mlle de Cardoville.

-- M. Rodin vient de venir. Craignant de déranger mademoiselle, il
n'a pas voulu entrer; mais il reviendra dans une demi-heure...
Mademoiselle voudra-t-elle le recevoir?

-- Oui, oui, dit le comte à Florine, et lors même que je serais
encore avec mademoiselle, introduisez-le... N'est-ce pas votre
avis? demanda M. de Montbron à Adrienne.

-- C'est mon avis... répondit la jeune fille.

Et un éclair d'indignation brilla dans ses yeux en songeant à
cette perfidie de Rodin.

-- Ah! le vieux drôle!... dit de M. de Montbron. Je m'étais
toujours défié de ce coutors. Florine sortit, laissant le comte
avec sa maîtresse.



IV. Amour.

Mlle de Cardoville était transfigurée: pour la première fois sa
beauté éclatait dans tout son lustre; jusqu'alors voilée par
l'indifférence ou assombrie par la douleur, un éblouissant rayon
de soleil l'illuminait tout à coup. La légère irritation causée
par la perfidie de Rodin avait passé comme une ombre imperceptible
sur le front de la jeune fille. Que lui importaient maintenant ces
mensonges, ces perfidies? N'étaient-elles pas déjouées? Et à
l'avenir... quel pouvoir humain pourrait se mettre entre elle et
Djalma, si sûrs l'un de l'autre? Qui oserait lutter contre ces
deux êtres résolus et forts de la puissance irrésistible de la
jeunesse, de l'amour et de la liberté? Qui oserait tenter de les
suivre dans cette sphère embrasée où ils allaient, eux si beaux,
eux si heureux, se confondre dans un amour si inextinguible,
protégés et défendus par leur bonheur, armure à toute épreuve?

À peine Florine sortie, Adrienne s'approcha de M. de Montbron d'un
pas rapide; elle semblait grandie: à la voir légère, triomphante
et radieuse, on eût dit une divinité marchant sur des nuées.

-- Quand le verrai-je? Tel fut son premier mot à M. de Montbron.

-- Mais... demain; il faut le préparer à tant de bonheur; chez une
nature si ardente... une joie si soudaine, si inattendue... peut
être terrible.

Adrienne resta un moment pensive, et dit tout à coup:

-- Demain... oui... pas avant demain... j'ai une superstition du
coeur.

-- Laquelle?

-- Vous le saurez, IL M'AIME... ce mot dit tout, renferme tout,
comprend tout... est tout... et pourtant j'ai mille questions sur
les lèvres... à propos de lui... je ne vous en ferai aucune avant
demain... non, parce que, par une adorable fatalité... demain est,
pour moi... un anniversaire sacré... D'ici là, je vivrai un
siècle... Heureusement... je puis attendre... Tenez...

Puis, faisant un signe à M. de Montbron, elle le conduisit près du
Bacchus indien.

-- Comme il lui ressemble!... dit-elle au comte.

-- En effet, s'écria celui-ci, c'est étrange!

-- Étrange?... reprit Adrienne en souriant avec une douce fierté,
étrange qu'un héros, qu'un demi-dieu, qu'un idéal de beauté
ressemble à Djalma?...

-- Combien vous l'aimez!... dit M. de Montbron profondément ému et
presque ébloui de la félicité qui resplendissait sur le visage
d'Adrienne.

-- Je devais bien souffrir, n'est-ce pas? lui dit-elle après un
moment de silence.

-- Mais si je ne m'étais pas décidé à venir ici aujourd'hui, en
désespoir de cause, que serait-il arrivé?

-- Je n'en sais rien... je serais morte peut-être... car je suis
frappée là... d'une manière incurable (et elle mit la main à son
coeur). Mais ce qui eût été ma mort... sera ma vie...

-- C'était horrible! dit le comte en tressaillant, une passion
pareille concentrée en vous-même, fière comme vous l'êtes...

-- Oui, fière!... mais non orgueilleuse... Aussi, en apprenant son
amour pour une autre... en apprenant que l'impression que j'avais
cru lui causer lors de notre première entrevue s'était aussitôt
effacée... j'ai renoncé à tout espoir, sans pouvoir renoncer à mon
amour; au lieu de fuir son souvenir, je me suis entourée de ce qui
pouvait me le rappeler... À défaut de bonheur, il y a encore une
amère jouissance à souffrir par ce qu'on aime.

-- Je comprends maintenant votre bibliothèque indienne. Adrienne,
sans répondre au comte, alla prendre sur le guéridon un des livres
fraîchement coupés, et, l'apportant à M. de Montbron, lui dit en
souriant, avec une expression de joie et de bonheur célestes:

-- J'avais tort de nier; je suis orgueilleuse. Tenez... lisez
cela... tout haut... je vous en prie... je vous dis que je puis
attendre à demain.

Et du bout de son doigt charmant, elle indiqua au comte le
passage, en lui présentant le livre. Puis elle alla, pour ainsi
dire, se blottir au fond de la causeuse, et là, dans une attitude
profondément attentive, recueillie, le corps penché en avant, ses
mains croisées sur le coussin, son menton appuyé sur ses mains,
ses grands yeux attachés, avec une sorte d'adoration, sur le
Bacchus indien qui lui faisait face, elle sembla, dans cette
contemplation passionnée, se préparer à entendre la lecture de
M. de Montbron.

Celui-ci, très étonné, commença après avoir regardé Adrienne, qui
lui dit de sa voix la plus caressante:

-- Et bien, doucement... je vous en conjure...

M. de Montbron lut le passage suivant du journal d'un voyageur
dans l'Inde:

«... Lorsque je me trouvais à Bombay, en 1829, on ne parlait, dans
toute la société anglaise, que d'un jeune héros, fils de...»

Le comte s'étant interrompu une seconde, à cause de la
prononciation barbare du nom du père de Djalma, Adrienne lui dit
vivement de sa douce voix:

-- Fils de _Kadja-Sing_.

_-- _Quelle mémoire! dit le comte en souriant. Et il reprit:
«... Un jeune héros, le fils de Kadja-Sing, roi de Mundi. Au
retour d'une expédition lointaine et sanglante dans les montagnes
contre ce roi indien, le colonel Drake était revenu rempli
d'enthousiasme pour le fils de Kadja-Sing, nommé Djalma. Sortant à
peine de l'adolescence, ce jeune prince a, dans cette guerre
implacable, fait preuve d'une intrépidité si chevaleresque, d'un
caractère si noble, que l'on a nommé son père le _Père du
Généreux_.»

-- Cette coutume est touchante... dit le comte. Récompenser pour
ainsi dire le père en lui donnant un surnom glorieux pour son
fils, cela est grand... Mais quelle rencontre bizarre que ce
livre! dit le comte surpris; il y a de quoi, je le comprends,
exalter la tête la plus froide...

-- Oh!... vous allez voir... vous allez voir!... dit Adrienne. Le
comte poursuivit la lecture: «Le colonel Drake, l'un des plus
valeureux et des meilleurs officiers de l'armée anglaise, disait
hier devant moi que, blessé grièvement et fait prisonnier par le
prince Djalma, après une résistance énergique, il avait été emmené
au camp établi dans le village de...»

Ici, même hésitation de la part du comte, à l'endroit d'un nom
bien autrement sauvage que le premier; aussi, ne voulant pas
tenter l'aventure, il s'interrompit et dit à Adrienne:

-- Quant à celui-ci... j'y renonce.

-- C'est pourtant facile! reprit Adrienne, et elle prononça avec
une inexprimable douceur le nom suivant, d'ailleurs fort doux:

-- Dans le village de _Shumshabad_.

_-- _Voilà un procédé mnémonique infaillible pour retenir les
noms géographiques, dit le comte, et il continua:

«Une fois arrivé au camp, le colonel Drake reçut l'hospitalité la
plus touchante, et le prince Djalma eut pour lui les soins d'un
fils. Ce fut là que le colonel eut connaissance de quelques faits
qui portèrent à son comble son enthousiasme pour le prince Djalma.
Il a raconté devant moi les deux suivants:

«À l'un des combats, le prince était accompagné d'un jeune Indien
d'environ douze ans, qu'il aimait tendrement et qui lui servait de
page, le suivant à cheval pour porter ses armes de rechange. Cet
enfant était idolâtré par sa mère; au moment de l'expédition, elle
avait confié son fils au prince Djalma en lui disant avec un
stoïcisme digne de l'antiquité: _Qu'il soit votre frère. Il sera
mon frère_, avait répondu le prince. Au milieu d'une sanglante
déroute, l'enfant est brièvement blessé, son cheval tué; le
prince, au péril de sa vie, malgré la précipitation d'une retraite
forcée, le dégage, le prend en croupe et fuit; on les poursuit; un
coup de feu atteint leur cheval; mais il peut atteindre un massif
de jungles, au milieu duquel, après quelques vains efforts, il
tombe épuisé. L'enfant était incapable de marcher: le prince
l'emporte, se cache avec lui au plus épais du taillis. Les Anglais
arrivent, fouillent les jungles; les deux victimes échappent.
Après une nuit et un jour de marches, de contremarches, de ruses,
de fatigues, de périls inouïs, le prince, portant toujours
l'enfant, dont l'une des jambes était à demi brisée, parvient à
gagner le camp de son père, et dit simplement: _J'avais promis à
sa mère qu'il serait mon frère, j'ai agi en frère.»_

-- C'est admirable! s'écria le comte.

-- Continuez... oh! continuez, dit Adrienne en essuyant une larme,
sans détourner ses yeux du bas-relief, qu'elle continuait de
contempler avec une admiration croissante.

Le comte poursuivit: «Une autre fois le prince Djalma, suivi de
deux esclaves noirs, se rend, avant le lever du soleil, dans un
endroit très sauvage, pour s'emparer d'une portée de deux petits
tigres âgés de quelques jours. Le repaire avait été signalé. Le
tigre et sa femelle étaient encore au dehors à la curée. L'un des
noirs s'introduit dans la tanière par une étroite ouverture;
l'autre, aidé de Djalma, abat à coups de hache un assez gros
tronçon d'arbre afin de disposer un siège pour prendre le tigre ou
sa femelle. Du côté de l'ouverture, la caverne était presque à
pic. Le prince y monte avec agilité afin de disposer le piège,
avec l'autre noir; tout à coup un rugissement effroyable retentit;
en quelques bonds la femelle, revenant de curée, atteint
l'ouverture de la tanière. Le noir qui tendait le piège avec le
prince a le crâne ouvert d'un coup de dent, l'arbre tombe en
travers de l'étroite entrée du repaire et empêche la femelle d'y
pénétrer, et barre en même temps le passage au noir qui accourait
avec les petits tigres...

«Au-dessus, à vingt pieds environ, sur une plate-forme de roches,
le prince, couché à plat ventre, considérait cet affreux
spectacle. La tigresse, rendue furieuse par le cris de ses petits,
dévorait les mains du noir, qui, de l'intérieur du repaire,
tâchait de maintenir le tronc d'arbre, son seul rempart, et
poussait des cris lamentables.

-- C'est horrible! dit le comte.

-- Oh! continuez... continuez... s'écria Adrienne avec exaltation,
vous allez voir ce que peut l'héroïsme de la bonté.

Le comte poursuivit: «Tout à coup, le prince met son poignard
entre ses dents, attache sa ceinture à un bloc de roc, prend la
hache d'une main, de l'autre se laisse glisser le long de ce
cordage improvisé, tombe à quelques pas de la bête féroce, bondit
jusqu'à elle, et, rapide comme l'éclair, lui porte coup sur coup,
deux atteintes mortelles, au moment où le noir, perdant ses
forces, abandonnant le tronc d'arbre, allait être mis en pièces.»

-- Et vous vous étonniez de sa ressemblance avec ce demi-dieu, à
qui la Fable même ne prête pas un dévouement aussi généreux!
s'écria la jeune fille avec une exaltation croissante.

-- Je ne m'étonne plus, j'admire, dit le comte d'une voix émue,
et, à ces nobles traits, mon coeur bat d'enthousiasme comme si
j'avais vingt ans.

-- Et le noble coeur de ce voyageur a battu comme le vôtre à ce
récit, dit Adrienne; vous allez voir.

«Ce qui rend admirable l'intrépidité du prince, c'est que, selon
les principes des castes indiennes, la vie d'un esclave n'a aucune
importance; aussi un fils de roi, en risquant sa vie pour le salut
d'une pauvre créature si infime, obéissait à un héroïque instinct
de charité véritablement chrétienne, jusqu'alors inouïe dans ce
pays.

«Deux traits pareils, disait avec raison le colonel Drake,
suffisent à peindre un homme; c'est donc avec un sentiment de
respect profond et d'admiration touchante que moi, voyageur
inconnu, j'ai écrit le nom du prince Djalma sur ce livre de
voyage, éprouvant toutefois une sorte de tristesse en me demandant
quel sera l'avenir de ce prince perdu au fond de ce pays sauvage,
toujours dévasté par la guerre. Si modeste que soit l'hommage que
je rends à ce caractère digne des temps héroïques, son nom du
moins sera répété avec un généreux enthousiasme par tous les
coeurs sympathiques à ce qui est généreux et grand.»

-- Et tout à l'heure, en lisant ces lignes si simples, si
touchantes, reprit Adrienne, je n'ai pu m'empêcher de porter à mes
lèvres le nom de ce voyageur.

-- Oui..., le voilà bien tel que je l'avais jugé, dit le comte de
plus en plus ému, en rendant le livre à Adrienne, qui se levant
grave et touchante, lui dit:

-- Le voilà tel que je voulais vous le faire connaître, afin que
vous compreniez... mon adoration pour lui; car ce courage, cette
héroïque bonté, je les avais devinés, lors d'un entretien surpris
malgré moi, avant de me montrer à lui... De ce jour, je le savais
aussi généreux qu'intrépide, aussi tendre, aussi sensible
qu'énergique et résolu; mais lorsque je le vis si merveilleusement
beau... et si différent, par le noble caractère de sa physionomie,
par ses vêtements même, de tout ce que j'avais rencontré
jusqu'alors... quand je vis l'impression que je lui causai... et
que j'éprouvai plus violente encore peut-être... je sentis ma vie
attachée à cet amour.

-- Et maintenant, vos projets?...

-- Divins, radieux comme mon coeur... En apprenant son bonheur, je
veux que Djalma éprouve ce même éblouissement dont je suis frappée
et qui ne me permet pas encore de regarder... mon soleil en
face... car, je vous le répète... d'ici à demain j'ai un siècle à
vivre. Oui, chose étrange! j'aurais cru après une telle
révélation, sentir le besoin de rester seule plongée dans cet
océan de pensées enivrantes. Eh bien, non, d'ici à demain, je
redoute la solitude... J'éprouve je ne sais quelle impatience
fébrile... inquiète... ardente... Oh! bénie serait la fée qui, me
touchant de sa baguette, m'endormirait à cette heure jusqu'à
demain.

-- Je serai cette bienfaisante fée, dit tout à coup le comte en
souriant.

-- Vous?

-- Moi.

-- Et comment?

-- Voyez la puissance de ma baguette; je veux vous distraire d'une
partie de vos pensées en vous les rendant matériellement
visibles...

-- Expliquez-vous, de grâce.

-- Et de plus mon projet aura encore pour vous un autre avantage.
Écoutez-moi: vous êtes si heureuse, que vous pouvez tout
entendre... votre odieuse tante et ses odieux amis répandent le
bruit que votre séjour chez M. Baleinier...

-- A été nécessité par la faiblesse de mon esprit, dit Adrienne en
souriant, je m'y attendais.

-- C'est stupide; mais comme votre résolution de vivre seule vous
fait des envieux et des ennemis, vous sentez pourquoi il ne
manquera pas des gens parfaitement disposés, à donner créance à
toutes les stupidités possibles.

-- Je l'espère bien... Passer pour folle aux yeux des sots...
c'est très flatteur.

-- Oui, mais prouver aux sots qu'ils sont des sots, et cela à la
face de tout Paris, c'est amusant; or, on commence à s'inquiéter
de votre disparition; vous avez interrompu vos promenades
habituelles en voiture; ma nièce paraît seule depuis longtemps
dans notre loge aux Italiens. Vous voulez tuer, brûler le temps
jusqu'à demain... voici une occasion excellente: il est deux
heures; à trois heures et demie ma nièce est ici en voiture; la
journée est splendide... il y aura un monde fou au bois de
Boulogne, vous faites une charmante promenade; on vous voit déjà
là... puis, le grand air, le mouvement, calmeront votre fièvre de
bonheur... Et ce soir, c'est là que commence ma magie, je vous
conduis dans l'Inde.

-- Dans l'Inde?...

-- Au milieu de ces forêts sauvages où l'on entend rugir les
lions, les panthères et les tigres. Ce combat héroïque qui vous a
tant émue tout à l'heure... nous l'aurons sous nos yeux, réel et
terrible...

-- Franchement, mon cher comte, c'est une plaisanterie.

-- Pas du tout, je vous promets de vous faire voir de véritables
bêtes farouches, redoutables hôtes du pays de notre demi-dieu...
tigres grondants... lions rugissants... Cela ne vaudra-t-il pas
vos livres?

-- Mais encore...

-- Allons, il faut vous donner le secret de mon pouvoir
surnaturel: au retour de votre promenade, vous dînez chez ma
nièce, et nous allons ensuite à un spectacle fort curieux qui se
donne à la Porte-Saint-Martin... Un dompteur de bêtes des plus
extraordinaires y montre des animaux parfaitement féroces au
milieu d'une forêt (ici seulement comme l'illusion) et simule avec
eux, tigres, lions et panthères, des combats formidables. Tout
Paris court à ces représentations, et tout Paris vous y verra plus
belle et plus charmante que jamais.

-- J'accepte, j'accepte, dit Adrienne avec une joie d'enfant.
Oui... vous avez raison... j'éprouverai un plaisir étrange à voir
ces monstres farouche qui me rappelleront ceux que mon demi-dieu a
si héroïquement combattus. J'accepte encore, parce que, pour la
première fois de ma vie, je brûle du désir d'être trouvée belle...
même par tout le monde... J'accepte... enfin... parce que...

Mlle de Cardoville fut interrompue, d'abord par un léger coup
frappé à la porte, puis par Florine, qui entra en annonçant
M. Rodin.



V. Exécution.

Rodin entra. D'un coup d'oeil rapide jeté sur Mlle de Cardoville
et sur M. de Montbron, il devina qu'il allait se trouver dans une
position difficile. En effet rien ne semblait moins _rassurant
_pour lui que la contenance d'Adrienne et du comte.

Celui-ci, lorsqu'il n'aimait pas les gens, manifestait, nous
l'avons dit, son antipathie par des façons d'une impertinence
agressive, d'ailleurs soutenue par bon nombre de duels; aussi, à
la vue de Rodin, ses traits prirent soudain une expression
insolente et dure. Accoudé à la cheminée et causant avec Adrienne,
il tourna dédaigneusement la tête par-dessus son épaule sans
répondre au profond salut du jésuite.

À la vue de cet homme, Mlle de Cardoville se sentit presque
surprise de n'éprouver aucun mouvement d'irritation ou de haine.
La brillante flamme qui brûlait dans son coeur le purifiait de
tout sentiment vindicatif. Elle sourit au contraire, car jetant un
fier et doux regard sur le Bacchus indien, puis sur elle-même,
elle se demandait ce que deux êtres si jeunes, si beaux, si
libres, si amoureux, pouvaient avoir à cette heure à redouter de
ce vieux homme crasseux, à mine ignoble et basse, qui s'avançait
tortueusement avec ses circonvolutions de reptile. En un mot, loin
de ressentir de la colère ou de l'aversion contre Rodin, la jeune
fille n'éprouva qu'un accès de gaieté moqueuse, et ses grands
yeux, déjà étincelants de félicité, pétillèrent bientôt de malice
et d'ironie.

Rodin se sentit mal à l'aise. Les gens de sa robe préfèrent de
beaucoup les ennemis violents aux ennemis moqueurs; tantôt ils
échappent aux colères décharnées contre eux en se jetant à genoux,
en pleurant, gémissant, en se frappant la poitrine; tantôt, au
contraire, ils les bravent en se redressant armés et implacables;
mais devant la raillerie mordante ils se déconcertent aisément.
Ainsi fut-il de Rodin; il pressentit que, placé entre Adrienne de
Cardoville et M. de Montbron, il allait avoir, ainsi qu'on dit
vulgairement, un fort _mauvais quart d'heure _à passer.

Le comte ouvrit le feu. Tournant la tête par-dessus son épaule, il
dit à Rodin:

-- Ah!... ah!... vous voici, monsieur l'homme de bien?

-- Approchez... monsieur, approchez donc, reprit Adrienne avec un
sourire moqueur; vous, la perle des amis, vous, le modèle des
philosophes... vous, l'ennemi déclaré de toute fourberie, de tout
mensonge, j'ai mille compliments à vous faire...

-- J'accepte tout de vous, ma chère demoiselle... même des
compliments immérités, dit le jésuite en s'efforçant de sourire,
et découvrant ainsi ses vilaines dents jaunes et déchaussées;
mais, puis-je savoir ce qui me mérite vos compliments?

-- Votre pénétration, monsieur, car elle est rare, dit Adrienne.

-- Et moi, monsieur, dit le comte, je rends hommage à votre
véracité... non moins rare... trop rare... peut-être.

-- Moi, pénétrant! en quoi, ma chère demoiselle? dit froidement
Rodin; moi, véridique! en quoi, monsieur le comte? ajouta-t-il en
se tournant ensuite vers M. de Montbron.

-- En quoi... monsieur? dit Adrienne, mais vous avez deviné un
secret entouré de difficultés, de mystères sans nombre. En un mot,
vous avez su lire au plus profond du coeur d'une femme...

-- Moi, ma chère demoiselle?...

-- Vous-même, monsieur; et réjouissez-vous... votre pénétration a
eu les plus heureux résultats.

-- Et votre véracité a fait merveille... ajouta le comte.

-- Il est doux au coeur de bien agir, même sans le savoir, dit
Rodin se tenant toujours sur la défensive et épiant tour à tour
d'un oeil oblique le comte et Adrienne: mais pourrai-je savoir ce
dont on me loue?

-- La reconnaissance m'oblige à vous en instruire, monsieur, dit
Adrienne avec malice: vous avez découvert et dit au prince Djalma
que j'aimais passionnément... quelqu'un; eh bien... glorifiez
votre pénétration, mon cher monsieur... c'est vrai.

-- Vous avez découvert et dit à mademoiselle que le prince Djalma
aimait passionnément... quelqu'un, reprit le comte; eh bien,
glorifiez votre pénétration, mon cher monsieur... c'est vrai.

Rodin resta confondu, interdit.

-- Ce quelqu'un que j'aimais si passionnément, dit Adrienne,
c'était le prince.

-- Cette personne que le prince aimait passionnément, reprit le
comte, c'était mademoiselle.

Ces révélations, gravement inquiétantes et faites coup sur coup,
abasourdirent Rodin; il resta muet, effrayé, songeant à l'avenir.

-- Comprenez-vous, maintenant, monsieur, notre gratitude envers
vous? reprit Adrienne d'un ton de plus en plus railleur. Grâce à
votre sagacité, grâce au touchant intérêt que vous nous portiez,
nous vous devons, le prince et moi, d'être éclairés sur nos
sentiments mutuels.

Le jésuite reprit peu à peu son sang-froid, et son calme apparent
irrita fort M. de Montbron, qui, sans la présence d'Adrienne, eût
donné un tout autre tour au persiflage.

-- Il y a erreur, dit Rodin, dans tout ce que vous me faites
l'honneur de m'apprendre, ma chère demoiselle. Je n'ai de ma vie
parlé du sentiment, on ne peut plus convenable et respectable,
d'ailleurs, que vous auriez pu avoir pour le prince Djalma...

-- Il est vrai, reprit Adrienne; par un scrupule de discrétion
exquise, lorsque vous me parliez du profond amour que le prince
Djalma ressentait... vous poussiez la réserve, la délicatesse,
jusqu'à me dire que... ce n'était pas moi qu'il aimait...

-- Et le même scrupule vous faisait dire au prince que Mlle de
Cardoville aimait passionnément quelqu'un... qui n'était pas
lui...

-- Monsieur le comte, reprit sèchement Rodin, je ne devrais pas
avoir besoin de vous dire que j'éprouve assez peu le besoin de me
mêler d'intrigues amoureuses.

-- Allons donc! c'est modestie ou amour-propre, dit insolemment le
comte. Dans votre intérêt, de grâce, pas de maladresse pareille...
Si on vous prenait au mot?... si ça se répandait?... Soyez donc
meilleur ménager des honnêtes petits métiers que vous faites sans
doute...

-- Il en est un, du moins, dit Rodin en se redressant aussi
agressif que M. de Montbron, dont je vous devrai le rude
apprentissage, monsieur le comte, c'est le pesant métier d'être
votre auditeur.

-- Ah çà! cher monsieur, reprit le comte avec dédain, est-ce que
vous ignorez qu'il y a toutes sortes de moyens de châtier les
impertinents et les fourbes?...

-- Mon cher comte!... dit Adrienne à M. de Montbron d'un ton de
reproche. Rodin reprit avec un flegme parfait:

-- Je ne vois pas trop, monsieur le compte 1° ce qu'il y a de
courageux à menacer et à appeler impertinent un pauvre vieux
bonhomme comme moi; 2°...

-- Monsieur Rodin, dit le comte en interrompant le jésuite, 1° un
pauvre vieux bonhomme comme vous, qui fait le mal en se
retranchant derrière la vieillesse qu'il déshonore, est à la fois
lâche et méchant; il mérite un double châtiment; 2° quant à l'âge,
je ne sache pas que les louvetiers et les gendarmes s'inclinent
avec respect devant le pelage gris des vieux loups et les cheveux
blancs des vieux coquins; qu'en pensez-vous, cher monsieur?

Rodin, toujours impassible, souleva sa flasque paupière, attacha
une seconde à peine son petit oeil de reptile sur le comte, et lui
lança un regard rapide, froid et aigu comme un dard... puis la
paupière livide retomba sur la morne prunelle de cet homme à face
de cadavre.

-- N'ayant pas l'inconvénient d'être un vieux loup, et encore
moins un vieux coquin, reprit paisiblement Rodin, vous me
permettez, monsieur le comte, de ne pas trop m'inquiéter des
poursuites des louvetiers et des gendarmes; quant aux reproches
que l'on me fait, j'ai une manière bien simple de répondre, je ne
dis pas de me justifier... je ne me justifie jamais.

-- Vraiment! dit le comte.

-- Jamais, reprit froidement Rodin; mes actes se chargent de cela;
je répondrai donc simplement que, voyant l'impression profonde,
violente, presque effrayante, causée par mademoiselle sur le
prince...

-- Que cette assurance que vous me donnez de l'amour du prince,
dit Adrienne avec un sourire enchanteur et en interrompant Rodin,
vous absolve du mal que vous avez voulu me faire... La vue de
notre prochain bonheur sera votre seule punition.

-- Peut-être n'ai-je pas besoin d'absolution ou de punition, car,
ainsi que j'ai eu l'honneur de le faire observer à monsieur le
comte, ma chère demoiselle, l'avenir justifiera mes actes... Oui,
j'ai dû dire au prince que vous aimiez une autre personne que lui,
de même que j'ai dû vous dire qu'il aimait une autre personne que
vous... et cela dans votre intérêt mutuel... Que mon attachement
pour vous m'ait égaré... cela se peut, je ne suis pas
infaillible... mais après ma conduite passée envers vous, ma chère
demoiselle, j'ai peut-être le droit de m'étonner d'être traité
ainsi... Ceci n'est pas une plainte... Si je ne me justifie
jamais... je ne me plains jamais non plus...

-- Voilà, parbleu, quelque chose d'héroïque, mon cher monsieur,
dit le comte; vous daignez ne pas vous plaindre ni vous justifier
du mal que vous faites.

-- Du mal que je fais? Et Rodin regarda fixement le comte. Jouons-
nous aux énigmes?

-- Et qu'est-ce donc, monsieur, s'écria le comte avec indignation,
que d'avoir, par vos mensonges, plongé le prince dans un désespoir
si affreux, qu'il a voulu deux fois attenter à ses jours! qu'est-
ce donc d'avoir aussi, par vos mensonges, jeté mademoiselle dans
une erreur si cruelle et si complète que, sans la résolution que
j'ai prise aujourd'hui, cette erreur durerait encore et aurait eu
des suites les plus funestes!

-- Et pourriez-vous me faire l'honneur de me dire, monsieur le
comte, quel intérêt j'ai, moi, à ces désespoirs, à ces erreurs, en
admettant même que j'aie voulu les causer!

-- Un grand intérêt, sans doute, dit durement le comte, et
d'autant plus dangereux, qu'il est caché; car vous êtes de ceux,
je le vois, à qui le malheur d'autrui doit rapporter plaisir et
profit.

-- C'est trop, monsieur le comte; je me contenterai du profit, dit
Rodin en s'inclinant.

-- Votre impudent sang-froid ne me donnera pas le change; tout
ceci est grave, reprit le comte. Il est impossible qu'une si
perfide fourberie soit un acte isolé... Qui sait si ce n'est pas
un des effets de la haine que Mme de Saint-Dizier porte à Mlle de
Cardoville!

Adrienne avait écouté la discussion précédente avec une attention
profonde. Tout à coup, elle tressaillit comme éclairée par une
révélation soudaine. Après un moment de silence, elle dit à Rodin,
sans amertume, sans colère, mais avec un calme rempli de douceur
et de sérénité:

-- On dit, monsieur, que l'amour heureux fait des prodiges... Je
serais tentée de le croire; car après quelques minutes de
réflexion, et en me rappelant certaines circonstances, voici que
votre conduite m'apparaît sous un jour nouveau.

-- Quelle serait donc cette nouvelle perspective, ma chère
demoiselle?

-- Pour que vous soyez à mon point de vue, monsieur, permettez-moi
d'insister sur quelques faits: la Mayeux m'était généreusement
dévouée; elle m'avait donné des preuves irrécusables
d'attachement; son esprit valait son noble coeur... mais elle
ressentait pour vous un éloignement invincible; tout à coup elle
disparaît mystérieusement de chez moi... et il n'a pas tenu à vous
que j'aie sur elle d'odieux soupçons. M. de Montbron a pour moi
une affection paternelle, mais je dois vous l'avouer, peu de
sympathie pour vous; ainsi vous avez tâché de jeter la défiance
entre lui et moi... Enfin, le prince Djalma éprouve un sentiment
profond pour moi... et vous employez la fourberie la plus perfide
pour tuer ce sentiment. Dans quel but agissez-vous ainsi!... je
l'ignore... mais à coup sûr il m'est hostile.

-- Il me semble, mademoiselle, dit sévèrement Rodin, qu'à votre
ignorance se joint l'oubli des service rendus.

-- Je ne veux pas nier, monsieur, que vous m'ayez retirée de la
maison de M. Baleinier; mais en définitive, quelques jours plus
tard, j'étais infailliblement délivrée par M. de Montbron que
voici...

-- Vous avez raison, ma chère enfant, dit le comte; il se pourrait
bien que l'on ait voulu se donner le mérite de ce qui devait
bientôt forcément arriver, grâce à vos amis.

-- Vous vous noyez, je vous sauve, vous m'êtes reconnaissante!...
Erreur, dit Rodin avec amertume; un autre passant vous aurait sans
doute sauvée plus tard.

-- La comparaison manque un peu de justesse, dit Adrienne en
souriant; une maison de santé n'est pas un fleuve, et quoique je
vous croie maintenant très capable, monsieur, de nager entre deux
eaux, la natation vous a été inutile en cette circonstance... et
vous m'avez simplement ouvert une porte... qui devait
inévitablement s'ouvrir plus tard.

-- Très bien, ma chère enfant, dit le comte en riant aux éclats de
la réponse d'Adrienne.

-- Je sais, monsieur, que vos excellents soins ne se sont pas
étendus qu'à moi... Les filles de M. le maréchal Simon lui ont été
ramenées par vous... mais il est à croire que les réclamations de
M. le maréchal duc de Ligny, au sujet de ses enfants, n'eussent
pas été vaines. Vous avez été jusqu'à rendre à un vieux soldat sa
croix impériale, véritable relique sacrée pour lui; c'est très
touchant... Vous avez enfin démasqué l'abbé d'Aigrigny et
M. Baleinier... mais j'étais moi-même décidée à les démasquer...
du reste, tout ceci prouve que vous êtes, monsieur, un homme
d'infiniment d'esprit...

-- Ah! mademoiselle... fit humblement Rodin.

-- Rempli de ressources et d'invention...

-- Ah! mademoiselle...

-- Ce n'est pas ma faute si dans notre long entretien chez
M. Baleinier vous avez trahi cette supériorité qui m'a frappée, je
l'avoue, profondément frappée... et dont vous semblez assez
embarrassé à cette heure... Que voulez-vous, monsieur, il est bien
difficile à un rare esprit comme le vôtre de garder l'incognito.
Cependant, comme il se pourrait que, par des voies différentes,
oh! très différentes, ajouta la jeune fille avec malice, nous
concourions au même but... (toujours selon notre entretien de chez
M. Baleinier) je veux dans l'intérêt de notre _communion future,
_comme vous disiez, vous donner un conseil... et vous parler
franchement.

Rodin avait écouté Mlle de Cardoville avec une apparente
impassibilité, tenant son chapeau sous son bras, ses mains
croisées sur son gilet et faisant tourner ses pouces. La seule
marque extérieure du trouble terrible où le jetaient les calmes
paroles d'Adrienne fut que les paupières livides du jésuite,
hypocritement abaissées, devinrent peu à peu très rouges, tant le
sang y affluait violemment. Il répondit néanmoins à Mlle de
Cardoville d'une voix assurée et en s'inclinant profondément:

-- Un bon conseil et une franche parole sont choses toujours
excellentes...

-- Voyez-vous, monsieur, reprit Adrienne avec une légère
exaltation, l'amour heureux donne une telle pénétration, une telle
énergie, un tel courage, que les périls, on s'en joue... les
embûches, on les découvre... les haines, on les brave. Croyez-moi,
la divine clarté qui rayonne autour de deux coeurs bien aimants
suffit à dissiper toutes les ténèbres, à éclairer tous les pièges.
Tenez... dans l'Inde... excusez cette faiblesse... j'aime beaucoup
à parler de l'Inde, ajouta la jeune fille avec un sourire d'une
grâce et d'une finesse indicibles, dans l'Inde les voyageurs, pour
assurer leur tranquillité pendant la nuit, allument un grand feu
autour de leur _ajoupa _(pardon encore de cette teinte de couleur
locale), et aussi loin que s'étend l'auréole lumineuse, elle met
en fuite par sa seule clarté tous les reptiles impurs, venimeux,
que la lumière effraye et qui ne vivent que dans les ténèbres.

-- Le sens de la comparaison m'a jusqu'ici échappé, dit Rodin en
continuant de faire tourner ses pouces et en soulevant à demi ses
paupières de plus en plus injectées.

-- Je vais parler plus clairement, dit Adrienne en souriant.
Supposez, monsieur, que le dernier... service que vous venez de
rendre à moi et au prince, car vous ne procédez que par services
rendus... cela est fort neuf et fort habile... je le reconnais...

-- Bravo, ma chère enfant, dit le comte avec joie, l'exécution
sera complète.

-- Ah!... c'est une exécution? dit Rodin toujours impassible.

-- Non, monsieur, reprit Adrienne en souriant, c'est une simple
conversation entre une pauvre jeune fille et un vieux philosophe
ami du bien. Supposez donc que les fréquents... _services _que
vous avez rendus à moi et aux miens m'aient tout à coup ouvert les
yeux ou plutôt, ajouta la jeune fille d'un ton grave, supposez que
Dieu, qui donne à la mère l'instinct de défendre son enfant...
m'ait donné à moi, avec mon bonheur, l'instinct de conservation de
ce bonheur, et que je ne sais quel pressentiment, en éclairant
mille circonstances jusqu'alors obscures, m'ait tout à coup révélé
qu'au lieu d'être mon ami, vous êtes peut-être l'ennemi le plus
dangereux de moi et de ma famille...

-- Ainsi, nous passons de l'exécution aux suppositions, dit Rodin
toujours imperturbable.

-- Et de la supposition... monsieur, puisqu'il faut le dire, à la
certitude, reprit Adrienne avec une fermeté digne et sereine. Oui,
maintenant, je le crois, j'ai été quelque temps votre dupe... et
je vous le dis sans haine, sans colère, mais avec regret, il est
pénible de voir un homme de votre intelligence, de votre esprit...
s'abaisser à de telles machinations... et, après avoir fait jouer
tant de ressorts diaboliques, n'arriver enfin qu'au ridicule, pour
un homme comme vous, d'être vaincu par une jeune fille qui n'a
pour arme, pour défense, pour lumières... que son amour!... En un
mot, monsieur, je vous regarde dès aujourd'hui comme un ennemi
implacable et dangereux; car j'entrevois votre but sans deviner
par quels moyens vous voulez l'atteindre: sans doute ces moyens
seront dignes du passé. Eh bien! malgré tout cela, je ne vous
crains pas; dès demain ma famille sera instruite de tout, et cette
union active, intelligente, résolue, nous tiendra bien en garde;
car il s'agit nécessairement de cet énorme héritage qu'on a déjà
failli nous ravir. Maintenant, quels rapports peut-il y avoir
entre les griefs que je vous reproche et la fin toute pécuniaire
que l'on se propose?... Je l'ignore absolument... mais, vous me
l'avez dit vous-même, mes ennemis sont si dangereusement habiles,
leurs ruses toujours si détournées, qu'il faut s'attendre à tout,
prévoir tout: je me souviendrai de la leçon... Je vous ai promis
de la franchise, monsieur; en voilà, je suppose.

-- Cela serait du moins imprudent... comme la franchise, si
j'étais votre ennemi, dit Rodin toujours impassible. Mais vous
m'aviez promis un conseil, ma chère demoiselle.

-- Le conseil sera bref. N'essayez pas de lutter contre moi, parce
qu'il y a, voyez-vous, quelque chose de plus fort que vous et les
vôtres: une femme qui défend son bonheur.

Adrienne prononça ces derniers mots avec une confiance si
souveraine, son beau regard étincelait, pour ainsi dire, d'une
félicité si intrépide, que Rodin, malgré sa flegmatique audace,
fut un moment effrayé. Cependant il ne parut nullement déconcerté,
et, après un moment de silence, il reprit avec un air de
compassion presque dédaigneuse:

-- Ma chère demoiselle, nous ne nous reverrons jamais, c'est
probable... rappelez-vous seulement une chose que je vous répète:
Je ne me justifie jamais; l'avenir se charge de cela... Sur ce, ma
chère demoiselle, je suis, nonobstant, votre très dévoué
serviteur... Et il salua. Monsieur le comte... à vous rendre mes
respectueux devoirs, ajouta-t-il en s'inclinant devant
M. de Montbron plus humblement encore, et il sortit.

À peine Rodin fut-il sorti, qu'Adrienne courut à son bureau et
écrivit quelques mots à la hâte, cacheta son billet, et dit à
M. de Montbron:

-- Je ne verrai pas le prince avant demain... autant par
superstition de coeur que parce qu'il est nécessaire pour mes
projets que cette entrevue soit entourée de quelque solennité...
Vous saurez tout... mais je veux lui écrire à l'instant... car
avec un ennemi tel que M. Rodin, il faut tout prévoir...

-- Vous avez raison, ma chère enfant... cette lettre vite...
Adrienne la lui donna.

-- Je lui en dis assez pour calmer sa douleur... et pas assez pour
m'ôter le délicieux bonheur de la surprise que je lui ménage
demain.

-- Tout cela est rempli de raison et de coeur; je cours chez le
prince lui remettre votre billet... Je ne le verrai pas; je ne
pourrais répondre de moi... Ah çà! notre promenade de tantôt,
notre spectacle de ce soir, tiennent toujours?

-- Certainement, je n'ai plus besoin de m'étourdir jusqu'à demain;
puis, je le sens, le grand air me fera du bien; cet entretien avec
M. Rodin m'a un peu animée.

-- Le vieux misérable!... Mais... nous en reparlerons... Je cours
chez le prince... et je reviens vous prendre avec Mme de Morinval
pour aller aux Champs-Élysées.

Et le comte de Montbron sortit précipitamment, aussi joyeux qu'il
était entré triste et désolé.



VI. Les Champs-Élysées.

Deux heures environ s'étaient passées depuis l'entretien de Rodin
et de Mlle de Cardoville. De nombreux promeneurs, attirés aux
Champs-Élysées par la sérénité d'un beau jour de printemps (le
mois de mars touchait à sa fin), s'arrêtaient pour admirer un
ravissant attelage.

Qu'on se figure une calèche bleu-lapis, à train blanc aussi
réchampi de bleu, attelée de quatre superbes chevaux de sang bai
doré, à crins noirs, aux harnais étincelants d'ornements d'argent
et menés en Daumont par deux petits postillons de taille
parfaitement égale, portant cape de velours noir, veste de casimir
bleu clair à collet blanc, culotte de peau et bottes à revers;
deux grands valets de pied poudrés, à livrée également bleu clair,
à collet et parements blancs, étaient assis sur le siège de
derrière. On ne pouvait rien voir de mieux conduit, de mieux
attelé; les chevaux, pleins de race, de vigueur et de feu,
habilement menés par les postillons, marchaient d'un pas
singulièrement égal, se cadençant avec grâce, mordant leur frein
couvert d'écume, et secouant de temps à autre leurs cocardes de
soie bleue et blanche à rubans flottants, au centre desquelles
s'épanouissait une belle rose. Un homme à cheval, mis avec une
élégante simplicité, suivant l'autre côté de l'avenue, contemplait
avec une sorte d'orgueilleuse satisfaction cet attelage qu'il
avait pour ainsi dire créé; cet homme était M. de Bonneville,
l'écuyer d'Adrienne, comme disait M. de Montbron, car cette
voiture était celle de la jeune fille.

Un changement avait eu lieu dans le _programme _de la journée
magique. M. de Montbron n'avait pu remettre à Djalma le billet de
Mlle de Cardoville, le prince était parti dès le matin à la
campagne avec le maréchal Simon, avait dit Faringhea; mais il
devait être de retour dans la soirée, et la lettre lui serait
remise à son arrivée.

Complètement rassurée sur Djalma, sachant qu'il trouverait
quelques lignes qui, sans lui apprendre le bonheur qu'il
attendait, le lui feraient du moins pressentir, Adrienne, écoutant
le conseil de M. de Montbron, était allée à la promenade dans sa
voiture à elle, afin de bien constater aux yeux du monde qu'elle
était bien décidée, malgré les bruits perfides répétés par
Mme de Saint-Dizier, à ne rien changer dans sa résolution de vivre
seule et d'avoir sa maison. Adrienne portait une petite capote
blanche à demi-voile de blonde, qui encadrait sa figure rose et
ses cheveux d'or; sa robe montante de velours grenat disparaissait
presque sous un grand châle de cachemire vert. La jeune marquise
de Morinval, aussi fort jolie, fort élégante, était assise à sa
droite; M. de Montbron occupait, en face d'elles deux, le devant
de la calèche.

Ceux qui connaissent le monde parisien, ou plutôt cette
imperceptible fraction du monde parisien qui, pendant une heure ou
deux, s'en va par chaque beau jour de soleil aux Champs-Élysées
pour voir et pour être vue, comprendront que la présence de Mlle
de Cardoville sur cette brillante promenade dut être un événement
extraordinaire, quelque chose d'inouï. Ce que l'on appelle le
_monde _ne pouvait en croire ses yeux en voyant cette jeune fille
de dix-huit ans, riche à millions, appartenant à la plus haute
noblesse, venir pour ainsi dire constater aux yeux de tous, en se
montrant dans sa voiture, qu'en effet elle vivait entièrement
libre et indépendante, contrairement à tous les usages, à toutes
les convenances. Cette sorte d'émancipation semblait quelque chose
de monstrueux, et l'on était presque étonné de ce que le maintien
de la jeune fille, rempli de grâce et de dignité, démentît
complètement les calomnies répandues par Mme de Saint-Dizier et
ses amis à propos de la folie prétendue de sa nièce.

Plusieurs _beaux_, profitant de ce qu'ils connaissaient la
marquise de Morinval ou M. de Montbron, vinrent tour à tour la
saluer et marchèrent pendant quelques minutes au pas de leurs
chevaux à côté de la calèche, afin d'avoir l'occasion de voir,
d'admirer et peut-être d'entendre Mlle de Cardoville; celle-ci
combla tous ces voeux en parlant avec son charme et son esprit
habituels; alors la surprise, l'enthousiasme, furent à leur
comble, ce que l'on avait d'abord taxé de bizarrerie presque
insensée devint une originalité charmante, et il n'eût tenu qu'à
Mlle de Cardoville d'être, de ce jour, déclarée la reine de
l'élégance et de la mode.

La jeune fille se rendait très bien compte de l'impression qu'elle
produisait, elle en était heureuse et fière en songeant à Djalma;
lorsqu'elle le comparait à ces hommes à la mode, son bonheur
augmentait encore. Et de fait, ces jeunes gens, dont la plupart
n'avaient jamais quitté Paris, ou qui s'étaient au plus aventurés
jusqu'à Baden, lui semblaient _bien pâles _auprès de Djalma, qui,
à son âge, avait tant de fois commandé et combattu dans de
sanglantes guerres, et dont la réputation de courage et d'héroïque
générosité, citée avec admiration par les voyageurs, arrivait du
fond de l'Inde jusqu'à Paris. Et puis, enfin, les plus charmants
élégants, avec leurs petits chapeaux, leurs redingotes étriquées
et leurs grandes cravates, pouvaient-ils approcher du prince
indien, dont la gracieuse et mâle beauté était encore rehaussée
par l'éclat d'un costume à la fois si riche et si pittoresque!

Tout était donc, en ce jour de bonheur, joie et amour pour
Adrienne; le soleil, se couchant dans un ciel d'une sérénité
splendide, inondait la promenade de ses rayons dorés; l'air était
tiède; les voitures se croisaient en tous sens, les chevaux des
cavaliers passaient et repassaient rapides et fringants; une brise
légère agitait les écharpes des femmes, les plumes de leurs
chapeaux; partout enfin le bruit, le mouvement, la lumière.
Adrienne, du fond de sa voiture, s'amusait à voir miroiter sous
ses yeux ce tourbillon étincelant de tout le luxe parisien; mais,
au milieu de ce brillant chaos, elle voyait par la pensée se
dessiner la mélancolique et douce figure de Djalma, lorsque
quelque chose tomba sur ses genoux... elle tressaillit. C'était un
bouquet de violettes un peu fanées. Au même instant, elle entendit
une voix enfantine qui disait, en suivant la calèche:

-- Pour l'amour de Dieu... ma bonne dame... un petit sou! Adrienne
tourna la tête et vit une pauvre petite fille pâle et hâve, d'une
figure douce et triste, à peine vêtue de haillons et qui tendait
sa main en levant des yeux suppliants. Quoique ce contraste si
frappant de l'extrême misère au sein même de l'extrême luxe fût si
commun qu'il n'était plus remarquable, Adrienne en fut doublement
affectée; le souvenir de la Mayeux, peut-être alors en proie à la
plus affreuse misère, lui vint à la pensée.

-- Ah! du moins, pensa la jeune fille, que ce soir ne soit pas
pour moi seule un jour de radieux bonheur.

Se penchant un peu en dehors de la voiture, elle dit à la petite
fille:

-- As-tu ta mère, mon enfant?

-- Non, madame; je n'ai plus ni mère ni père...

-- Qui prend soin de toi?

-- Personne, madame... On me donne des bouquets à vendre; il faut
que je rapporte des sous... sans cela... on me bat.

-- Pauvre petite!

-- Un sou... ma bonne dame, un sou, pour l'amour de Dieu! dit
l'enfant en continuant d'accompagner la calèche, qui marchait
alors au pas.

-- Mon cher comte, dit Adrienne en souriant et s'adressant à
M. de Montbron, vous n'en êtes malheureusement pas à votre premier
enlèvement... penchez-vous en dehors de la portière, tendez vos
deux mains à cette enfant, enlevez-la prestement... nous la
cacherons vite entre Mme de Morinval et moi... et nous quitterons
la promenade sans que personne ne se soit aperçu de ce rapt
audacieux.

-- Comment! dit le comte avec surprise, vous voulez...

-- Oui... je vous en prie.

-- Quelle folie!

-- Hier peut-être vous auriez pu traiter ce caprice de folie, mais
_aujourd'hui_, et Adrienne appuya sur ce mot en regardant
M. de Montbron d'un air d'intelligence, mais _aujourd'hui _vous
devez comprendre... que c'est presque un devoir.

-- Oui, je le comprends, bon et noble coeur, dit le comte d'un air
ému pendant que Mme de Morinval, qui ignorait complètement l'amour
de Mlle de Cardoville pour Djalma, regardait avec autant de
surprise que de curiosité le comte et la jeune fille.

M. de Montbron, s'avançant alors au dehors de la portière et
tendant ses mains à l'enfant, lui dit:

-- Donne-moi tes deux mains, petite. Quoique bien étonnée,
l'enfant obéit machinalement et tendit ses deux petits bras; alors
le comte la prit par les poignets et l'enleva très adroitement,
avec d'autant plus de facilité que la voiture était fort basse et,
nous l'avons dit, allait au pas. L'enfant, plus stupéfaite encore
qu'effrayée, ne dit mot, Adrienne et Mme de Morinval laissèrent un
vide entre elles; on y blottit la petite fille qui disparut
aussitôt sous les pans des châles des deux jeunes femmes.

Tout ceci fut exécuté si rapidement qu'à peine quelques personnes,
passant dans les contre-allées, s'aperçurent de cet _enlèvement_.

_-- _Maintenant, mon cher comte, dit Adrienne radieuse, sauvons-
nous vite avec notre proie.

M. de Montbron se leva à demi et dit aux postillons:

-- À l'hôtel.

Et les quatre chevaux partirent à la fois d'un trot rapide et
égal.

-- Il me semble que cette journée de bonheur est maintenant
consacrée, et que mon luxe est _excusé_, pensait Adrienne; en
attendant que je puisse retrouver cette pauvre Mayeux en faisant
faire dès aujourd'hui mille recherches, sa place du moins ne sera
pas vide.

Il y a souvent des rapprochements étranges... Au moment où cette
bonne pensée pour la Mayeux venait à l'esprit d'Adrienne, un grand
mouvement de foule se manifestait dans l'une des contre-allées;
plusieurs passants s'attroupèrent, bientôt d'autres personnes
coururent se joindre au groupe.

-- Voyez donc, mon oncle, dit Mme de Morinval, comme la foule
s'assemble là-bas! Qu'est-ce que cela peut être? Si l'on faisait
arrêter la voiture pour envoyer savoir la cause de ce
rassemblement?

-- Ma chère, j'en suis désolé, mais votre curiosité ne sera pas
satisfaite, dit le comte en tirant sa montre; il est bientôt six
heures; la représentation des bêtes féroces commencera à huit
heures; nous avons juste le temps de rentrer et de dîner... Est-ce
votre avis, ma chère enfant? dit-il à Adrienne.

-- Est-ce le vôtre, Julie? dit Mlle de Cardoville à la marquise.

-- Sans doute, répondit la jeune femme.

-- Je vous saurai d'ailleurs d'autant plus de gré de ne pas vous
attarder, reprit le comte, qu'après vous avoir conduites à la
Porte-Saint-Martin, je serai obligé d'aller au club pour une demi-
heure, afin d'y voter pour lord Campbell, que je présente.

-- Nous resterons donc seules, Adrienne et moi, au spectacle, mon
oncle?

-- Mais votre mari vient avec vous, je suppose.

-- Vous avez raison, mon oncle; ne nous abandonnez pas trop pour
cela.

-- Comptez-y, car je suis au moins aussi curieux que vous de voir
ces terribles animaux, et le fameux Morok, l'incomparable dompteur
de bêtes.

Quelques minutes après, la voiture de Cardoville avait quitté les
Champs-Élysées, emportant la petite fille et se dirigeant vers la
rue d'Anjou. Au moment où le brillant attelage disparaissait,
l'attroupement dont on a parlé avait encore augmenté; une foule
compacte se pressait autour de l'un des grands arbres des Champs-
Élysées, et l'on entendait sortir çà et là de ce groupe des
exclamations de pitié. Un promeneur, s'approchant d'un jeune homme
placé aux derniers rangs de l'attroupement, lui dit:

-- Qu'est-ce qu'il y a donc là?

-- On dit que c'est une pauvresse... une jeune fille bossue qui
vient de tomber d'inanition...

-- Une bossue... beau dommage!... il y en a toujours assez de
bossues... dit brutalement le promeneur avec un rire grossier.

-- Bossue ou non... si elle meurt de faim... répondit le jeune
homme en contenant à peine son indignation, ça n'en est pas moins
triste; et il n'y a pas là de quoi rire, monsieur!

-- Mourir de faim, bah! dit le promeneur en haussant les épaules.
Il n'y a que la canaille qui ne veut pas travailler qui meurt de
faim... et c'est bien fait.

-- Et moi, je parie, monsieur, qu'il y a une mort dont vous ne
mourrez jamais, vous! s'écria le jeune homme indigné de la cruelle
insolence du promeneur.

-- Que voulez-vous dire? reprit le promeneur avec hauteur.

-- Je veux dire, monsieur, que ce n'est jamais le coeur qui vous
étouffera.

-- Monsieur! s'écria le promeneur d'un ton courroucé.

-- Eh bien! quoi, monsieur? reprit le jeune homme en regardant son
interlocuteur en face.

-- Rien... dit le promeneur; et, tournant brusquement les talons,
il alla tout grondant rejoindre un cabriolet à caisse orange sur
laquelle on voyait un énorme blason surmonté d'un tortil de baron.
Un domestique, ridiculement galonné d'or sur vert et orné d'une
énorme aiguillette qui lui battait les mollets, était debout à
côté du cheval, et n'aperçut pas son maître.

-- Tu bayes donc aux corneilles, animal? lui dit le promeneur en
le poussant du bout de sa canne. Le domestique se retourna confus.

-- Monsieur... c'est que...

-- Tu ne sauras donc jamais dire monsieur le baron, gredin!
s'écria le promeneur courroucé. Allons, ouvre la portière.

Le promeneur était M. Tripeaud, baron industriel, loup-cervier,
agioteur.

La pauvre bossue était la Mayeux, qui venait en effet de tomber
exténuée de misère et de besoin au moment où elle se rendait chez
Mlle de Cardoville. La malheureuse créature avait trouvé le
courage de braver la honte et les atroces railleries qu'elle
redoutait en venant dans cette maison dont elle s'était
volontairement exilée; cette fois il ne s'agissait pas d'elle,
mais de sa soeur Céphyse... la reine Bacchanal, de retour à Paris
depuis la veille, et que la Mayeux voulait, grâce à Adrienne,
arracher au sort le plus épouvantable.

* * * * *

Deux heures après ces différentes scènes, une foule énorme se
pressait aux abords de la Porte-Saint-Martin afin d'assister aux
exercices de Morok, qui devait simuler un combat avec la fameuse
panthère noire de Java, nommée _la Mort_.

Bientôt Adrienne, M. et Mme de Morinval, descendirent de voiture
devant l'entrée du théâtre; ils devaient y être rejoints par le
comte de Montbron, qu'ils avaient en passant laissé au club.



VII. Derrière la toile.

La salle immense de la Porte-Saint-Martin était remplie d'une
foule impatiente. Ainsi que M. de Montbron l'avait dit à Mlle de
Cardoville_, tout Paris _se pressait avec une vive et ardente
curiosité aux représentations de Morok; il est inutile de dire que
le dompteur de bêtes avait complètement abandonné le petit
commerce de bimbeloteries dévotieuses auquel il se livrait si
fructueusement à l'auberge du _Faucon blanc_, près de Leipzig; il
en était de même des grandes enseignes sur lesquelles les effets
surprenants de la soudaine conversion de Morok étaient traduits en
peintures si bizarres; ces roueries surannées n'eussent pas été de
mise à Paris. Morok finissait de s'habiller dans une des loges
d'acteur qu'on lui avait donnée; par-dessus sa cotte de mailles,
ses jambards et ses brassards, il portait un ample pantalon rouge
que des cercles de cuivre doré attachaient à ses chevilles. Son
long cafetan d'étoffe brochée noir, or et pourpre, était serré à
sa taille et à ses poignets par d'autres larges cercles de métal
aussi doré. Ce sombre costume donnait au dompteur de bêtes une
physionomie plus sinistre encore. Sa barbe épaisse et jaunâtre
tombait à grands flots sur sa poitrine, et il enroulait gravement
une longue pièce de mousseline blanche autour de sa calotte rouge.
Dévot prophète en Allemagne, comédien à Paris, Morok savait, comme
ses protecteurs, parfaitement s'accommoder aux circonstances.

Assis dans un coin de la loge, et le contemplant avec une sorte
d'admiration stupide, était Jacques Rennepont, dit Couche-tout-nu.
Depuis ce jour où l'incendie avait dévoré la fabrique de M. Hardy,
Jacques n'avait pas quitté Morok, passant chaque nuit dans des
orgies dont l'organisation de fer du dompteur de bêtes bravait la
funeste influence. Les traits de Jacques commençaient, au
contraire, à s'altérer profondément: ses joues creuses, sa pâleur
marbrée, son regard parfois hébété, parfois éclatant d'un sombre
feu, trahissaient les ravages de la débauche; une sorte de sourire
amer et sardonique effleurait presque continuellement ses lèvres
desséchées. Cette intelligence, autrefois vive et gaie, luttait
encore quelque peu contre le lourd hébétement d'une ivresse
presque continuelle. Déshabitué du travail, ne pouvant se passer
de plaisirs grossiers, cherchant à noyer dans le vin un reste
d'honnêteté qui se révoltait en lui, Jacques en était venu à
accepter sans honte la large aumône des sensualités abrutissantes
que lui faisait Morok, celui-ci soldant les frais assez
considérables de leurs orgies, mais ne lui donnant jamais
d'argent, afin de le garder toujours dans sa dépendance. Après
avoir pendant quelque temps contemplé Morok avec ébahissement,
Jacques lui dit:

-- C'est égal, c'est un fier métier que le tien (ils se tutoyaient
alors); tu peux te vanter qu'il n'y a pas, à l'heure qu'il est,
deux hommes comme toi, dans le monde entier... et c'est
flatteur... C'est dommage que tu ne te bornes pas à ce beau
métier-là.

-- Que veux-tu dire?

-- Et cette conspiration aux frais de laquelle tu me fais _noce,
_tous les jours et toutes les nuits?

-- Ça chauffe, mais le moment n'est pas encore venu; c'est pour
cela que je veux t'avoir toujours sous la main jusqu'au grand
jour... Te plains-tu?

-- Non, mordieu! dit Jacques; qu'est-ce que je ferais? Brûlé par
l'eau-de-vie, comme je le suis, j'aurais la volonté de travailler
que je n'en aurais pas la force... je n'ai pas, comme toi, une
tête de marbre et un corps de fer... mais, pour me griser avec de
la poudre au lieu de me griser avec autre chose... ça me va, je ne
suis plus bon qu'à cet ouvrage-là... et puis, ça m'empêche de
penser.

-- À quoi?

-- Tu sais bien... que quand je pense... je ne pense qu'à une
chose... dit Jacques d'un air sombre.

-- La reine Bacchanal, encore? dit Morok avec dédain.

-- Toujours... un peu; quand je n'y penserai plus du tout, c'est
que je serai mort... ou tout à fait abruti... Démon!

-- Tu ne t'es jamais mieux porté... et tu n'as jamais eu plus
d'esprit... niais! répondit Morok en attachant son turban.
L'entretien fut interrompu... Goliath entra précipitamment dans la
loge.

La taille gigantesque de cet Hercule avait encore augmenté de
carrure; il était costumé en Alcide: ses membres énormes,
sillonnés de veines grosses comme le pouce, se gonflaient sous un
maillot couleur de chair sur lequel tranchait un caleçon rouge.

-- Qu'as-tu à entrer ici comme une tempête? lui dit Morok.

-- Il y a bien une autre tempête dans la salle; ils commencent à
s'impatienter et crient comme des possédés; mais si ce n'était que
ça!

-- Qu'y a-t-il encore?

-- La Mort ne pourra pas jouer ce soir... Morok se retourna
brusquement, presque avec inquiétude.

-- Pourquoi cela? s'écria-t-il.

-- Je viens de la voir... elle se tient rasée au fond de sa
loge... ses oreilles sont si couchées sur sa tête qu'on dirait
qu'on les lui a coupées... Vous savez ce que cela veut dire.

-- Est-ce là tout? dit Morok en se retournant vers la glace pour
achever sa coiffure.

-- C'est bien assez, puisqu'elle est dans un de ses accès de rage.
Depuis cette nuit où, en Allemagne, elle a éventré cette rosse de
cheval blanc, je ne lui ai pas vu l'air si féroce; ses yeux
luisent comme deux chandelles.

-- Alors on lui mettra sa belle collerette, dit simplement Morok.

-- Sa belle collerette?

-- Oui, son collier à ressort.

-- Et il faudra que je vous aide comme une femme de chambre, dit
le géant; jolie toilette à faire...

-- Tais-toi...

-- Ce n'est pas tout... reprit Goliath d'un air embarrassé.

-- Quoi encore?...

-- J'aime autant vous le dire... tout de suite...

-- Parleras-tu?

-- Eh bien... il est ici.

-- Qui, bête brute?

-- L'Anglais! Morok tressaillit, ses bras tombèrent le long de son
corps.

Jacques fut frappé de la pâleur et de la contraction des traits du
dompteur de bêtes.

-- L'Anglais... tu l'as vu! s'écria Morok en s'adressant à
Goliath; tu en es sûr?

-- Très sûr... Je regardais par le trou de la toile, je l'ai vu
dans une petite loge presque sur le théâtre; il veut voir les
choses de près... il est bien facile à reconnaître à son front
pointu, à son grand nez et à ses yeux ronds.

Morok tressaillit encore. Cet homme, ordinairement d'une
impassibilité farouche, parut de plus en plus troublé et si
effrayé que Jacques lui dit:

-- Qu'est-ce donc que cet Anglais?

-- Il me suivait depuis Strasbourg, où il m'avait rencontré,
répondit Morok sans pouvoir cacher son abattement; il voyageait à
petites journées comme moi, avec ses chevaux, s'arrêtant où je
m'arrêtais, afin de ne jamais manquer une de mes représentations.
Mais deux jours avant d'arriver à Paris il m'avait abandonné... je
m'en croyais délivré, ajouta Morok en soupirant.

-- Délivré... comme tu dis cela!... reprit Jacques surpris; une si
bonne pratique, un admirateur pareil!

-- Oui, dit Morok de plus en plus morne et accablé, ce misérable-
là a parié une somme énorme que je serais dévoré devant lui
pendant un de mes exercices, il espère gagner son pari... voilà
pourquoi il ne me quitte pas.

Couche-tout-nu trouva l'idée de l'Anglais d'une excentricité si
réjouissante que, pour la première fois depuis longtemps, il
partit d'un rire des plus francs.

Morok, devenant blême de rage, se précipita sur lui d'un air si
menaçant que Goliath fut obligé de s'interposer.

-- Allons... allons, dit Jacques, ne te fâche pas; puisque c'est
sérieux. Je ne ris plus...

Morok se calma et dit à Couche-tout-nu d'une voix sourde:

-- Me crois-tu lâche?

-- Non, pardieu!

-- Eh bien, pourtant, cet Anglais à figure grotesque m'épouvante
plus que mon tigre ou ma panthère...

-- Tu me le dis... je te crois, répondit Jacques; mais je ne
comprends pas en quoi la présence de cet homme t'épouvante...

-- Mais songe donc, misérable! s'écria Morok, qu'obligé d'épier
sans cesse le moindre mouvement de la bête féroce que je tiens
domptée sous mon geste et mon regard, il y a pour moi quelque
chose d'effrayant à savoir que deux yeux sont là... toujours là...
fixes... attendant que la moindre distraction me livre aux dents
des animaux!

-- Maintenant je comprends, reprit Jacques, et il tressaillit à
son tour. Ça fait peur.

-- Oui... car... une fois là... j'ai beau ne pas l'apercevoir, cet
Anglais de malheur, il me semble voir toujours devant moi ses deux
yeux ronds, fixes et grands ouverts... Mon tigre Caïn a déjà
failli une fois me dévorer le bras... pendant une distraction que
me causait cet Anglais que l'enfer confonde!... Tonnerre et sang!
s'écria Morok, cet homme me sera fatal...

Et Morok marcha dans la loge avec agitation.

-- Sans compter que la Mort a ce soir ses oreilles aplaties sur
son crâne, reprit brutalement Goliath. Si vous vous obstinez...
c'est moi qui vous le dis... l'Anglais gagnera son pari ce soir.

-- Sors d'ici, brute... ne me romps pas la tête de tes prédictions
de malheur, s'écria Morok, et va préparer le collier de la Mort.

-- Allons, chacun son goût... vous voulez que la panthère vous
goûte, dit le géant en sortant pesamment après cette plaisanterie.

-- Mais, puisque tu as ces craintes, dit Couche-tout-nu, pourquoi
ne dis-tu pas que la panthère est malade?

Morok haussa les épaules, et répondit avec une sorte d'exaltation
farouche:

-- As-tu entendu parler de l'âpre désir du joueur qui met son
honneur, sa vie sur une carte? Eh bien! moi aussi... dans ces
exercices de chaque jour où ma vie est en jeu, je trouve un
sauvage et âpre plaisir à braver la mort devant une foule
frémissante, épouvantée de mon audace... Enfin, jusque dans
l'effroi que m'inspire cet Anglais, je trouve quelquefois malgré
moi je ne sais quel terrible excitant que j'abhorre et que je
subis.

Le régisseur, entrant dans la loge du dompteur de bêtes,
l'interrompit.

-- Peut-on frapper les trois coups, monsieur Morok? lui dit-il.
L'ouverture ne durera pas dix minutes.

-- Frappez, dit Morok.

-- M. le commissaire de police vient de faire examiner de nouveau
la double chaîne destinée à la panthère et le piton rivé au
plancher du théâtre, au fond de la caverne du premier plan, ajouta
le régisseur. Tout a été trouvé d'une solidité très rassurante.

-- Oui... rassurante... excepté pour moi, murmura le dompteur de
bêtes.

-- Ainsi, monsieur Morok, on peut frapper?

-- On peut frapper, répondit Morok. Et le régisseur sortit.



VIII. Le lever du rideau.

Les trois coups d'usage retentirent solennellement derrière la
toile, l'ouverture commença et, il faut l'avouer, fut peu écoutée.

À l'intérieur, la salle offrait un coup d'oeil très animé. Sauf
deux avant-scènes des premières, l'une à droite, l'autre à gauche
du spectateur, toutes les places étaient occupées. Un grand nombre
de femmes très élégantes, attirées comme toujours par l'étrangeté
sauvage du spectacle, garnissaient les loges. Aux stalles se
pressaient la plupart des jeunes gens, qui, le matin, avaient
parcouru les Champs-Élysées, au pas de leurs chevaux. Quelques
mots échangés d'une stalle à l'autre donneront une idée de leur
entretien.

-- Savez-vous, mon cher, qu'il n'y aurait pas une foule pareille
et une salle si bien composée pour voir _Athalie?_

_-- _Certainement. Que sont les pauvres hurlements d'un
comédien, auprès du rugissement d'un lion?...

-- Moi, je ne comprends pas qu'on permette à ce Morok d'attacher
sa panthère dans un coin du théâtre avec une chaîne à un anneau de
fer... Si la chaîne cassait?

-- À propos de chaîne brisée... voilà la petite Mme de Blinville,
qui n'est pas une tigresse... La voyez-vous aux secondes de
face...

-- Ça lui va très bien d'avoir brisé, comme vous dites, la chaîne
conjugale; elle est très en beauté cette année.

-- Ah! voici la belle duchesse de Saint-Prix... Mais tout ce qu'il
y a d'élégant est ici ce soir... Je ne dis par ça pour nous.

-- C'est une véritable salle des Italiens... quel air de joie et
de fête!

-- Après tout, on fait bien de s'amuser, on ne s'amusera peut-être
pas longtemps.

-- Pourquoi donc?

-- Et si le choléra vient à Paris?

-- Ah! bah!

-- Est-ce que vous croyez au choléra, vous?

-- Parbleu! il arrive du Nord, en se promenant la canne à la main.

-- Que le diable l'emporte en chemin, et que nous ne voyions pas
ici sa figure verte!

-- On dit qu'il est à Londres.

-- Bon voyage!

-- Moi j'aime autant parler d'autre chose; c'est une faiblesse si
vous voulez; moi, je trouve cela triste.

-- Je crois bien.

-- Ah! messieurs... je ne me trompe pas... non... c'est elle!...

-- Qui donc?

-- Mlle de Cardoville! Elle entre à l'avant-scène avec Morinval et
sa femme. C'est une résurrection complète: ce matin aux Champs-
Élysées, ce soir ici...

-- C'est, ma foi, vrai! C'est bien Mlle de Cardoville.

-- Mon Dieu! qu'elle est belle!...

-- Prêtez-moi votre lorgnette.

-- Hein!... qu'en dites-vous?

-- Ravissante... Éblouissante!

-- Et avec cette beauté, de l'esprit comme un démon, dix-huit ans,
trois cent mille livres de rente, une grande naissance, et...
libre comme l'air.

-- Oui, dire enfin que, pourvu que ça lui plût, je pourrais être
demain, ou même aujourd'hui, le plus heureux des hommes.

-- C'est à vous rendre fou ou enragé!

-- On assure que son hôtel de la rue d'Anjou est quelque chose de
féerique; on parle d'une salle de bains et d'une chambre à coucher
dignes des _Mille et une Nuits_.

_-- _Et libre comme l'air... J'en reviens toujours là.

-- Ah! si j'étais à sa place!

-- Moi, je serai d'une légèreté effrayante.

-- Ah! messieurs, quel heureux mortel que celui qui sera aimé le
premier!

-- Vous croyez donc qu'elle en aimera plusieurs?

-- Étant libre comme l'air...

-- Voilà toutes les loges remplies, sauf l'avant-scène qui fait
face à celle de Mlle de Cardoville; heureux les locataires de
cette loge!

-- Avez-vous vu aux premières l'ambassadrice d'Angleterre?

-- Et la princesse d'Alvimar... quel bouquet monstre!

-- Je voudrais bien savoir le nom... de ce bouquet-là.

-- Parbleu! C'est Germigny.

-- Comme c'est flatteur pour les lions et les tigres d'attirer si
belle compagnie!

-- Remarquez-vous, messieurs, comme toutes les élégantes lorgnent
Mlle de Cardoville?

-- Elle fait événement...

-- Elle a bien raison de se montrer: on la faisait passer pour
folle.

-- Ah! messieurs... la bonne... l'excellente figure!...

-- Où donc, où donc?

-- Là... dans cette petite loge au-dessus de celle de Mlle de
Cardoville.

-- C'est un casse-noisette de Nuremberg.

-- C'est un homme de bois.

-- A-t-il les yeux fixes et ronds!

-- Et ce nez!

-- Et ce front!

-- C'est un grotesque.

-- Ah! messieurs, silence! voici la toile qui se lève. En effet,
la toile se leva. Quelques mots d'explication sont nécessaires
pour l'intelligence de ce qui va suivre. L'avant-scène du rez-de-
chaussée à gauche du spectateur était coupée en deux loges; dans
l'une se trouvaient plusieurs personnes désignées par les jeune
gens placés aux stalles. L'autre compartiment, plus rapproché du
théâtre, était occupé par l'Anglais, cet excentrique et sinistre
parieur qui inspirait tant d'épouvante à Morok. Il faudrait être
doué du rare et fantastique génie d'Hoffmann pour dignement
peindre cette physionomie à la fois grotesque et effrayante qui se
détachait des ténèbres du fond de la loge. Cet Anglais avait
cinquante ans environ, un front complètement chauve et allongé en
cône; au-dessous de ce front, surmonté de sourcils affectant la
forme de deux accents circonflexes, brillaient deux gros yeux
verts, singulièrement ronds et fixes, très rapprochés d'un nez à
courbure très saillante et très tranchante; un menton, ainsi qu'on
le dit vulgairement, en _casse-noisette_, disparaissait à demi
dans une haute et ample cravate de batiste blanche non moins
roidement empesée que le col de chemise à coins arrondis, qui
atteignait presque le lobe de l'oreille. Le teint de cette figure
extrêmement maigre et osseuse était pourtant fort coloré, presque
pourpre, ce qui faisait valoir ce vert étincelant des prunelles et
le blanc du globe de l'oeil. La bouche, fort grande, tantôt
sifflotait imperceptiblement un air de gigue écossaise (toujours
le même air), tantôt se relevait légèrement vers ses coins,
contractée par un sourire sardonique. L'Anglais était d'ailleurs
mis avec une exquise recherche: son habit bleu à boutons de métal
laissait voir son gilet de piqué blanc, d'une blancheur aussi
irréprochable que son ample cravate; deux magnifiques rubis
formaient les boutons de sa chemise, et il appuyait sur le bord de
la loge ses mains patriciennes soigneusement gantées de gants
glacés. Lorsque l'on savait le bizarre et cruel désir qui amenait
ce parieur à toutes ces représentations, sa grotesque figure, au
lieu d'exciter un rire moqueur, devenait presque effrayante. L'on
comprenait alors l'espèce d'épouvantable cauchemar causé à Morok
par ces deux gros yeux ronds et fixes qui semblaient patiemment
attendre la mort du dompteur de bêtes (et quelle horrible mort!)
avec une confiance inexorable.

Au-dessus de la loge ténébreuse de l'Anglais, et offrant un
gracieux contraste, se trouvaient dans l'avant-scène des premières
M. et Mme de Morinval et Mlle de Cardoville. Celle-ci avait pris
place du côté du théâtre. Elle était coiffée en cheveux et portait
une robe de crêpe de Chine d'un bleu céleste, rehaussée au corsage
d'une broche à pendeloques de perles du plus bel orient, rien de
plus; et Adrienne était charmante ainsi. À la main elle tenait un
énorme bouquet composé des plus rares fleurs de l'Inde; le
stéphanotis, le gardénia, mélangeaient leur blancheur mate à la
pourpre des hibiscus et des amaryllis de Java. Mme de Morinval,
placée de l'autre côté de la loge, était mise aussi avec goût et
simplicité. M. de Morinval, fort beau jeune homme blond, très
élégant, se tenait derrière les deux femmes. M. de Montbron devait
venir d'un moment à l'autre.

Rappelons enfin au lecteur qu'à droite du spectateur, l'avant-
scène des premières qui faisait face à la loge d'Adrienne était
restée jusqu'alors complètement vide.

Le théâtre représentait une gigantesque forêt de l'Inde; au fond
de grands arbres exotiques se découpaient en ombelles ou en
flèches sur des masses anguleuses de roches à pic, laissant à
peine voir quelques coins d'un ciel rougeâtre. Chaque coulisse
formait un massif d'arbres entrecoupés de rocs; enfin, à gauche du
spectateur, et absolument au-dessous de la loge d'Adrienne, on
voyait l'échancrure irrégulière d'une noire et profonde caverne,
qui semblait à demi écrasée sous un amas de blocs de granit jetés
là par quelque éruption volcanique. Ce site, d'une âpreté, d'une
grandeur sauvage, était merveilleusement composé, l'illusion aussi
complète que possible; la rampe baissée garnie d'un réflecteur
pourpré, jetait sur ce sinistre paysage des tons ardents et voilés
qui en augmentaient encore l'aspect lugubre et saisissant.
Adrienne, un peu penchée en dehors de sa loge, les joues
légèrement animées, les yeux brillants, le coeur palpitant,
cherchait à retrouver dans ce tableau la forêt solitaire dépeinte
dans le récit de ce voyageur qui racontait avec quelle intrépidité
généreuse Djalma s'était précipité sur une tigresse en furie pour
sauver la vie d'un pauvre esclave noir réfugié dans une caverne.
Et de fait, le hasard servait merveilleusement le souvenir de la
jeune fille. Tout absorbée par la contemplation de ce site et par
les idées qu'il éveillait en son coeur, elle ne songeait nullement
à ce qui se passait dans la salle. Il se passait pourtant quelque
chose d'assez curieux à l'avant-scène qui, restée vide
jusqu'alors, faisait face à la loge d'Adrienne.

La porte de cette loge s'était ouverte. Un homme de quarante ans
environ, au teint bistré, y était entré; vêtu à l'indienne, une
longue robe d'étoffe de soie orange, serrée à sa taille par une
ceinture verte, il portait son petit turban blanc; après avoir
disposé deux chaises sur le devant de la loge et regardé un
instant de côté et d'autre dans la salle, il tressaillit; ses yeux
noirs étincelèrent, et il ressortit vivement. Cet homme était
Faringhea.

Cette apparition causait déjà dans la salle une surprise mêlée de
curiosité; la majorité des spectateurs n'avait pas, comme
Adrienne, mille raisons d'être absorbée par la seule contemplation
d'un décor pittoresque. L'attention publique augmenta en voyant
entrer dans la loge d'où venait de sortir Faringhea un jeune homme
d'une rare beauté, aussi vêtu à l'indienne d'une longue robe de
cachemire blanc à manches flottantes, et coiffé d'un turban rayé
d'or comme sa ceinture, où brillait un long poignard étincelant de
pierreries... Ce jeune homme était Djalma.

Un instant il se tint debout à la porte, jetant, du fond de la
loge, un regard presque indifférent sur cette salle, où se
pressait une foule immense... Bientôt, faisant quelques pas avec
une sorte de majesté gracieuse et tranquille, le prince s'assit
nonchalamment sur une des chaises, puis, tournant la tête vers la
porte au bout de quelques secondes, il parut s'étonner de ne pas
voir entrer une personne qu'il attendait sans doute.

Celle-ci parut enfin, l'ouvreuse finissait de la débarrasser de
son manteau... Cette personne était une charmante jeune fille
blonde, vêtue avec plus d'éclat que de goût, d'une robe de soie
blanche à larges raies cerise, effrontément décolletée et à
manches courtes; deux gros noeuds de rubans cerise placés de
chaque côté de ses cheveux blonds encadraient la plus jolie, la
plus mutine, la plus éveillée de toutes les petites mines.

On a déjà reconnu Rose-Pompon, gantée de gants blancs, longs,
ridiculement surchargés de bracelets, mais qui du moins ne
cachaient qu'à demi ses jolis bras; elle tenait à la main un
énorme bouquet de roses. Loin d'imiter la calme démarche de
Djalma, Rose-Pompon entra en sautillant dans la loge, remua
bruyamment les chaises, se trémoussa quelque temps sur son siège
avant de s'asseoir, afin d'étaler sa belle robe; puis, sans être
le moins du monde intimidée par cette brillante assemblée, elle
fit d'un petit geste agaçant respirer l'odeur de son bouquet de
roses à Djalma, et elle parut définitivement s'équilibrer sur la
chaise qu'elle occupait.

Faringhea rentra, ferma la porte de la loge et s'assit derrière le
prince.

Adrienne, toujours profondément absorbée dans la contemplation de
la forêt indienne et dans ses doux souvenirs, n'avait fait aucune
attention aux nouveaux arrivants... Comme elle tournait
complètement la tête du côté du théâtre et que Djalma ne pouvait,
pour ainsi dire, l'apercevoir à ce moment que de profil perdu, il
n'avait pas non plus reconnu Mlle de Cardoville...



IX. La mort.

L'espèce de _libretto _dans lequel se trouvait intercalé le combat
de Morok et de la panthère noire était si insignifiant, que la
majorité du public n'y prêtait aucune attention, réservant tout
son intérêt pour la scène dans laquelle devait paraître le
dompteur de bêtes. Cette indifférence du public explique la
curiosité produite dans la salle par l'arrivée de Faringhea et de
Djalma, curiosité qui se traduisit (comme naguère de nos jours
lors de la présence des Arabes dans quelque lieu public) par une
légère rumeur et un mouvement général de la foule.

La mine si éveillée, si gentille de Rose-Pompon, toujours
charmante, malgré sa toilette singulièrement voyante et surtout
d'une prétention ridicule pour un pareil théâtre, ses façons très
légères et plus que familières à l'égard du bel Indien qui
l'accompagnait, augmentaient et avivaient encore la surprise; car,
à ce moment même, Rose-Pompon, cédant, l'effrontée qu'elle était,
à un mouvement d'agaçante coquetterie, avait, on l'a dit, approché
son gros bouquet de roses de la figure de Djalma pour le lui faire
sentir. Mais le prince, à la vue de ce paysage qui lui rappelait
son pays, au lieu de paraître sensible à cette gentille
provocation, resta quelques minutes rêveur, les yeux attachés sur
le théâtre; alors Rose-Pompon se mit à battre la mesure avec son
bouquet sur le devant de sa loge, tandis que le balancement un peu
trop cadencé de ses jolies épaules annonçait que cette danseuse
endiablée commençait à être possédée d'idées chorégraphiques plus
ou moins _orageuses_, en entendant un pas redoublé fort animé que
l'orchestre jouait alors.

Placée absolument en face de la loge où venait de s'établir
Faringhea, Djalma et Rose-Pompon, Mme de Morinval s'était bien
aperçue de l'arrivée de ces nouveaux personnages, et surtout des
coquettes excentricités de Rose-Pompon: aussi la jeune marquise,
se penchant vers Mlle de Cardoville, toujours absorbée dans ses
ineffables souvenirs, lui avait dit en riant:

-- Ma chère, ce qu'il y a de plus amusant ici n'est pas sur le
théâtre... Regardez donc en face de nous.

-- En face de nous! répéta machinalement Adrienne. Et après s'être
retournée vers Mme de Morinval d'un air surpris, elle jeta les
yeux du côté qu'on lui indiquait... Elle regarda...

Que vit-elle!... Djalma assis à côté d'une jeune fille qui lui
faisait familièrement respirer le parfum de son bouquet. Étourdie,
frappée presque physiquement au coeur d'un coup électrique
profond, aigu, Adrienne devint d'une pâleur mortelle... Par
instinct elle ferma les yeux pendant une seconde, afin _de ne pas
voir... _de même que l'on tâche de détourner le poignard qui, vous
ayant déjà frappé, vous menace encore... Puis tout à coup, à sa
sensation de douleur, pour ainsi dire matérielle, succéda une
pensée terrible pour son amour et sa juste fierté.

-- Djalma est ici avec cette femme... et il a reçu ma lettre, se
disait-elle, ma lettre... où il a pu lire le bonheur qui
l'attendait!

À l'idée de ce sanglant outrage, la rougeur de la honte, de
l'indignation, remplaça la pâleur d'Adrienne, qui, anéantie devant
la réalité, se disait encore:

-- Rodin ne m'avait pas trompée!... Il faut renoncer à rendre la
foudroyante rapidité de ces émotions qui vous torturent, qui vous
tuent dans l'espace d'une minute... Ainsi Adrienne avait été
précipitée du plus radieux bonheur au fond d'un abîme de douleurs
atroces en moins d'une seconde... car elle fut à peine une seconde
avant de répondre à Mme de Morinval:

-- Qu'y a-t-il donc de si curieux en face de nous, ma chère Julie?

Cette réponse évasive permettait à Adrienne de reprendre son sang-
froid. Heureusement, grâce à ses longues boucles de cheveux, qui,
de profil, cachaient presque entièrement ses joues, sa pâleur et
sa rougeur subites échappèrent à Mme de Morinval, qui reprit
gaiement:

-- Comment, ma chère, vous ne voyez pas ces Indiens qui viennent
d'entrer dans cette loge d'avant-scène... tenez... là... justement
en face de la nôtre?

-- Ah! oui... très bien... je les vois, répondit Adrienne d'une
voix ferme.

-- Et vous ne les trouvez pas très curieux? reprit la marquise.

-- Allons, mesdames, dit en riant M. de Morinval, un peu
d'indulgence pour de pauvres étrangers: ils ignorent nos usages,
sans cela s'afficheraient-ils en si mauvaise compagnie à la face
de tout Paris?

-- En effet, dit Adrienne avec un sourire amer, leur ingénuité est
si touchante!... Il faut les plaindre.

-- Mais c'est qu'elle est malheureusement charmante, cette petite,
avec sa robe décolletée et ses bras nus, dit la marquise; _cela
_doit avoir seize ou dix-sept ans au plus. Regardez-la donc, ma
chère Adrienne; quel dommage!...

-- Vous êtes dans un jour de charité, vous et votre mari, ma chère
Julie, répondit Adrienne; il faut plaindre ces Indiens, plaindre
cette créature... Voyons, qui plaindrons-nous encore?

-- Nous ne plaindrons pas ce bel Indien au turban rouge et or, dit
la marquise en riant, car, si cela dure... la petite aux rubans
cerise va l'embrasser... Par ma foi! voyez comme elle se penche
vers son sultan... Ils sont très amusants, continua-t-elle en
partageant l'hilarité de son mari et en lorgnant Rose-Pompon.

Puis elle reprit au bout d'une minute, en s'adressant à Adrienne:

-- Je suis certaine d'une chose, moi... c'est que, malgré ses
mines évaporées, cette petite est folle de cet Indien... Je viens
de surprendre un regard qui dit beaucoup de choses.

-- À quoi bon tant de pénétration, ma bonne Julie? dit doucement
Adrienne; quel intérêt avons-nous à lire dans le coeur de cette
jeune fille?...

-- Si elle aime son sultan... elle a bien raison, dit le marquis
en lorgnant à son tour, car de ma vie je n'ai rencontré quelqu'un
de plus admirablement beau que cet Indien. Je ne le vois que de
profil, mais ce profil est pur et fin comme un camée antique... Ne
trouvez-vous pas, mademoiselle? ajouta le marquis en se penchant
vers Adrienne. Il est bien entendu que c'est une simple question
d'art... que je me permets de vous adresser...

-- Comme objet d'art? répondit Adrienne; en effet, c'est fort
beau.

-- Ah çà! dit la marquise, elle est impertinente, cette petite! Ne
voilà-t-il pas qu'elle nous lorgne!...

-- Bien! dit le marquis, et la voilà qui met sans façon sa main
sur l'épaule de son Indien pour lui faire sans doute partager
l'admiration que vous lui inspirez, mesdames...

En effet, Djalma, jusqu'alors distrait par la vue du décor qui lui
rappelait son pays, était resté insensible aux agaceries de Rose-
Pompon, et n'avait pas encore aperçu Adrienne.

-- Ah bien, par exemple! disait Rose-Pompon en s'agitant sur le
devant de sa loge et continuant de lorgner Mlle de Cardoville, car
c'était elle, et non la marquise qui attirait alors son attention,
voilà qui est joliment rare... une délicieuse femme avec des
cheveux roux, mais d'un bien joli roux, faut le dire. Regardez
donc_, prince Charmant!_

Et, on l'a dit, elle frappa légèrement sur l'épaule de Djalma,
qui, à ces mots, tressaillit, tourna la tête, et, pour la première
fois, aperçut Mlle de Cardoville.

Quoiqu'on l'eût presque préparé à cette rencontre, le prince
éprouva un saisissement si violent, qu'éperdu, il allait
involontairement se lever, mais il sentit peser vigoureusement sur
son épaule la main de fer de Faringhea, qui, placé derrière lui,
s'écria rapidement à voix basse et en langue hindoue:

-- Du courage... et demain cette femme sera à vos pieds.

Et comme Djalma faisait un nouvel effort, le métis ajouta pour le
contenir:

-- Tout à l'heure, elle a pâli, rougi de jalousie... pas de
faiblesse, ou tout est perdu.

-- Ah çà! vous voilà encore à parler votre affreux patois, dit
Rose-Pompon à Faringhea en se retournant. D'abord, ce n'est pas
poli; et puis ce langage est si baroque, qu'on dirait, quand vous
le parlez, que vous cassez des noix.

-- Je parle de vous à monseigneur, dit le métis. Il s'agit d'une
surprise qu'il vous ménage.

-- Une surprise... c'est différent. Alors, dépêchez, entendez-
vous, prince Charmant?... ajouta-t-elle en regardant tendrement
Djalma.

-- Mon coeur se brise, dit Djalma d'une voix sourde à Faringhea en
employant toujours la langue hindoue.

-- Et demain il bondira de joie et d'amour, reprit le métis. Ce
n'est qu'à force de mépris qu'on réduit une femme fière. Demain...
vous dis-je, tremblante et confuse, elle sera suppliante à vos
pieds.

-- Demain... elle me haïra... à la mort! répondit le prince avec
accablement.

-- Oui... si maintenant elle vous voit faible et lâche... À cette
heure, il n'y a plus à reculer... regardez-la donc bien en face,
et ensuite prenez le bouquet de cette petite pour le porter à vos
lèvres... Aussitôt vous verrez cette femme si fière rougir et
pâlir comme tout à l'heure; alors me croirez-vous?

Djalma, réduit par le désespoir à tout tenter, subissant malgré
lui la fascination des conseils diaboliques de Faringhea, regarda
pendant une seconde Mlle de Cardoville bien en face, prit d'une
main tremblante le bouquet de Rose-Pompon, puis jetant de nouveau
les yeux sur Adrienne, il effleura le bouquet de ses lèvres.

À cette outrageante bravade, Mlle de Cardoville ne put retenir un
tressaillement si brusque, si douloureux, que le prince en fut
frappé.

-- Elle est à vous... lui dit le métis. «Voyez-vous, monseigneur,
comme elle a frémi... de jalousie... elle est à vous; courage! et
bientôt elle vous préférera à ce beau jeune homme qui est derrière
elle... car _c'est lui... _qu'elle croyait aimer jusqu'ici. Et
comme si le métis eût deviné le soulèvement de rage et de haine
que cette révélation devait exciter dans le coeur du prince, il
ajouta rapidement:

-- Du calme... du dédain!... N'est-ce pas cet homme qui maintenant
doit vous haïr?

Le prince se contint et passa la main sur son front, que la colère
avait rendu brûlant.

-- Mon Dieu! qu'est-ce que vous lui contez donc qui l'agace comme
ça? dit Rose-Pompon à Faringhea d'un ton boudeur; puis s'adressant
à Djalma: Voyons, prince Charmant, comme on dit dans les contes de
fées, rendez-moi mon bouquet. Et elle le reprit. Vous l'avez porté
à vos lèvres, j'aurais presque envie de le croquer... Et elle
ajouta tout bas en soupirant et en jetant un regard passionné sur
Djalma: ce monstre de Nini-Moulin ne m'a pas trompée... Tout ça
est très honnête, je n'ai pas seulement... _ça _à me reprocher.

Et du bout de ses petites dents blanches elle mordit le bout de
l'ongle rose de sa main droite, qu'elle avait dégantée.

Est-il besoin de dire que la lettre d'Adrienne n'avait pas été
remise au prince, et qu'il n'était nullement allé passer la
journée à la campagne avec le maréchal Simon? Depuis trois jours
que M. de Montbron n'avait vu Djalma, Faringhea lui avait persuadé
qu'en affichant un autre amour, il réduirait Mlle de Cardoville.
Quant à la présence de Djalma au théâtre, Rodin avait su par
Florine que sa maîtresse allait le soir à la Porte-Saint-Martin.

Avant que Djalma l'eût reconnue, Adrienne, sentant ses forces
défaillir, avait été sur le point de quitter le théâtre. L'homme
qu'elle avait jusqu'alors porté si haut dans son coeur, celui
qu'elle avait admiré à l'égal d'un héros et d'un dieu, celui
qu'elle avait cru plongé dans un désespoir si affreux,
qu'entraînée par la plus tendre pitié, elle lui avait loyalement
écrit, afin qu'une douce espérance calmât ses douleurs... celui-là
enfin répondait à une généreuse preuve de franchise et d'amour en
se donnant ridiculement en spectacle avec une créature indigne de
lui. Pour la fierté d'Adrienne, que d'incurables blessures! Peu
lui importait que Djalma crût ou non la rendre témoin de cet
indigne affront. Mais lorsqu'elle se vit reconnue par le prince,
mais lorsqu'il poussa l'outrage jusqu'à la regarder en face,
jusqu'à la braver en portant à ses lèvres le bouquet de la
créature qui l'accompagnait, Adrienne, saisie d'une noble
indignation, se sentit le courage de rester. Loin de fermer les
yeux à l'évidence, elle éprouva une sorte de plaisir barbare à
assister à l'agonie, à la mort de son pur et divin amour. Le front
haut, l'oeil fier et brillant, la joue colorée, la lèvre
dédaigneuse, à son tour elle regarda le prince avec une méprisante
fermeté; un sourire sardonique effleura ses lèvres, et elle dit à
la marquise, tout occupée, ainsi que bon nombre de spectateurs, de
ce qui se passait à l'avant-scène:

-- Cette révoltante exhibition de moeurs sauvages est du moins
parfaitement d'accord avec le reste du programme.

-- Certes, dit la marquise, et mon cher oncle aura perdu ce qu'il
y aura peut-être de plus amusant à voir.

-- M. de Montbron? dit vivement Adrienne avec une amertume à peine
contenue, oui... il regrettera de ne pas avoir _tout vu... _Il me
tarde qu'il arrive... N'est-ce pas à lui que je dois cette
charmante soirée?

Peut-être Mme de Morinval eût remarqué l'expression de sanglante
ironie qu'Adrienne n'avait pu complètement dissimuler, si tout à
coup un rugissement rauque, prolongé, retentissant, n'eût attiré
son attention et celle de tous les spectateurs, restés, nous
l'avons dit, jusqu'alors fort indifférents aux scènes de
remplissage destinées à amener l'apparition de Morok sur le
théâtre. Tous les yeux se tournèrent instinctivement vers la
caverne située à gauche du théâtre, au-dessous de la loge de Mlle
de Cardoville; un frisson de curiosité ardente parcourut toute la
salle...

Un second rugissement encore plus sonore, plus profond, et qui
semblait plus irrité que le premier, sortit cette fois du
souterrain dont l'ouverture disparaissait à demi sous des
broussailles artificielles, faciles à écarter. À ce rugissement,
l'Anglais se leva debout de sa petite loge, en sortit presque à
mi-corps et se frotta vivement les mains; puis, complètement
immobile, ses gros yeux verts, fixes et brillants, ne quittèrent
plus l'entrée de la caverne.

À ces hurlements féroces, Djalma avait tressailli, malgré toutes
les excitations d'amour, de jalousie, de haine, auxquelles il
était en proie. La vue de cette forêt, les rugissements de la
panthère lui causèrent une émotion profonde en réveillant de
nouveau le souvenir de son pays et de ces chasses meurtrières qui,
comme la guerre, ont des enivrements terribles; il eût tout à coup
entendu des clairons et les gongs de l'armée de son père sonner
l'attaque, qu'il n'eût pas été transporté d'une ardeur plus
sauvage. Bientôt des grondements sourds, comme un tonnerre
lointain, couvrirent presque les râlements stridents de la
panthère: le lion et le tigre, Judas et Caïn, lui répondaient du
fond du théâtre, où étaient leurs cages... À cet effrayant
concert, dont ses oreilles avaient été tant de fois frappées au
milieu des solitudes de l'Inde, lorsqu'il y campait pour la chasse
ou pour la guerre, le sang de Djalma bouillonna dans ses veines,
ses yeux étincelèrent d'une ardeur farouche, la tête un peu
penchée en avant, les deux mains crispées sur le rebord de la
loge, tout son corps frémissait d'un tremblement convulsif. Les
spectateurs, le théâtre, Adrienne n'existaient plus pour lui: il
était dans une forêt de son pays... et il sentait le tigre...

Il se mêlait alors à sa beauté une expression si intrépide, si
farouche, que Rose-Pompon le contemplait avec une sorte de frayeur
et d'admiration passionnée. Pour la première fois de sa vie, peut-
être ses jolis yeux bleus, ordinairement si gais, si malins,
peignaient une émotion sérieuse, elle ne pouvait se rendre compte
de ce qu'elle ressentait. Son coeur se serrait, battait avec
force, comme si quelque malheur allait arriver. Cédant à un
mouvement de crainte involontaire elle saisit le bras de Djalma et
lui dit:

-- Ne regardez donc pas ainsi cette caverne, vous me faites
peur...

Le prince ne l'entendit pas.

-- Ah! le voilà! murmura la foule presque tout d'une voix. Morok
paraissait au fond du théâtre... Morok, costumé comme nous l'avons
dépeint, portait de plus un arc et un long carquois rempli de
flèches. Il descendit lentement la rampe de rochers simulés qui
allaient en s'abaissant jusque vers le milieu du théâtre; de temps
à autre il s'arrêtait court, feignant de prêter l'oreille et de ne
s'avancer qu'avec circonspection; en jetant ses regards de côté et
d'autre, involontairement sans doute il rencontra les deux gros
yeux verts de l'Anglais, dont la loge avoisinait justement la
caverne. Aussitôt les traits du dompteur de bêtes se contractèrent
d'une manière si effrayante que Mme de Morinval qui l'examinait
curieusement à l'aide d'une excellente lorgnette, dit vivement à
Adrienne:

-- Ma chère, cet homme a peur... il lui arrivera malheur...

-- Est-ce qu'il arrive des malheurs? répondit Adrienne avec un
sourire sardonique, des malheurs au milieu de cette foule si
brillante, si parée, si animée... des malheurs... ici ce soir?
Allons donc, ma chère Julie... vous n'y songez pas... c'est dans
l'ombre, c'est dans la solitude, qu'un malheur arrive... jamais au
milieu d'une foule joyeuse, à l'éclat des lumières.

-- Ciel! Adrienne... prenez garde! s'écria la marquise, ne pouvant
retenir un cri d'effroi et saisissant le bras de Mlle de
Cardoville comme pour l'attirer à elle:

-- La voyez-vous? Et la marquise, de sa main tremblante, désignait
l'ouverture de la caverne. Adrienne avança vivement la tête et
regarda.

-- Prenez garde!... ne vous avancez pas tant, lui dit vivement
Mme de Morinval.

-- Vous êtes folle avec vos terreurs, ma chère amie, dit le
marquis à sa femme. La panthère est parfaitement bien enchaînée,
et brisât-elle sa chaîne, ce qui est impossible, nous serions ici
hors de sa portée.

Une grande rumeur de curiosité palpitante courut alors dans la
salle, tous les regards étaient invinciblement attachés sur la
caverne. Entre les broussailles artificielles qu'elle écarta
brusquement avec son large poitrail, la panthère noire apparut
tout à coup; par deux fois elle allongea sa tête aplatie,
illuminée de ses deux yeux jaunes et flamboyants... puis, ouvrant
à demi sa gueule rouge... elle poussa un nouveau rugissement en
montrant deux rangées de crocs formidables. Une double chaîne de
fer et un collier aussi de fer peint en noir, se confondant avec
son pelage d'ébène et l'ombre de la caverne, l'illusion était
complète; le terrible animal semblait être en liberté dans son
repaire.

-- Mesdames, dit tout à coup le marquis, regardez donc les
Indiens... ils sont superbes d'émotion.

En effet, à la vue de la panthère, l'ardeur farouche de Djalma
était arrivée à son comble... ses yeux étincelaient dans leur
orbite nacrée comme deux diamants noirs; sa lèvre supérieure se
retroussait convulsivement avec une expression de férocité
animale, comme s'il eût été dans un violent paroxysme de colère.

Faringhea, alors accoudé sur le bord de la loge, était aussi en
proie à une émotion profonde, causée par un hasard étrange.

«Cette panthère noire d'une si noire espèce, pensait-il, que je
vois ici, à Paris, sur un théâtre, doit être celle que le Malais
(le _thug _ou étrangleur qui avait tatoué Djalma à Java pendant
son sommeil) a enlevée toute petite dans son repaire, et vendue à
un capitaine européen... Le pouvoir de Bohwanie est partout,»
ajoutait le _thug _dans sa superstition sanguinaire.

-- Ne trouvez-vous pas, repris le marquis s'adressant à Adrienne,
que ces Indiens sont superbes à voir ainsi?...

-- Peut-être... ils auront assisté à une chasse pareille dans leur
pays, dit Adrienne comme si elle eût voulu évoquer et braver ce
qu'il y avait de plus cruel dans ses souvenirs.

-- Adrienne..., dit tout à coup la marquise à Mlle de Cardoville
d'une voix altérée, maintenant voilà le dompteur de bêtes assez
près de vous... sa figure n'est-elle pas effrayante à voir? Je
vous dis que cet homme a peur.

-- Le fait est, ajouta le marquis très sérieusement cette fois,
que sa pâleur est affreuse et qu'elle semble augmenter de minute
en minute... à mesure qu'il s'approche de ce côté... On dit que
s'il perdait son sang-froid une minute il courrait le plus grand
péril.

-- Ah!... ce serait horrible, s'écria la marquise en s'adressant à
Adrienne là, sous nos yeux... s'il était blessé...

-- Est-ce qu'on meurt d'une blessure!... répondit Adrienne à la
marquise avec un accent d'une si froide indifférence que la jeune
femme regarda Mlle de Cardoville avec surprise et lui dit:

-- Ah! ma chère... ce que vous dites là est cruel!...

-- Que voulez-vous? c'est l'atmosphère qui nous entoure qui réagit
sur moi, dit la jeune fille avec un sourire glacé.

-- Voyez... voyez... le dompteur de bêtes va tirer sa flèche sur
la panthère, dit tout à coup le marquis; c'est sans doute après
qu'il simulera le combat corps à corps.

Morok était à ce moment sur le devant du théâtre, mais il lui
fallait le traverser dans sa largeur pour arriver jusqu'à l'entrée
de la caverne. Il s'arrêta un moment, ajusta une flèche sur la
corde de son arc, se mit à genoux derrière un bloc de rocher, visa
longtemps... le trait siffla et alla se perdre dans la profondeur
de la caverne, où la panthère s'était retirée après avoir un
instant montré sa tête menaçante.

À peine la flèche eut-elle disparu, que la Mort, irritée à dessein
par Goliath alors invisible, poussa un rugissement de colère comme
si elle eût été frappée... La pantomime de Morok devint si
expressive, il exprima si naturellement sa joie d'avoir atteint la
bête féroce, que les bravos frénétiques éclatèrent dans toute la
salle. Jetant alors son arc loin de lui, il tira un poignard de sa
ceinture, le prit entre ses dents, et se mit à ramper sur ses
mains et sur ses genoux, comme s'il eût voulu surprendre dans son
repaire la panthère blessée. Pour rendre l'illusion plus parfaite,
la Mort, irritée de nouveau par Goliath, qui la frappait avec une
barre de fer, la Mort poussa du fond du souterrain des
rugissements effroyables.

Le sombre aspect de la forêt, à peine éclairée de reflets
rougeâtres, était d'un effet si saisissant, les hurlements de la
panthère si furieux, les gestes, l'attitude, la physionomie de
Morok si empreints de terreur... que la salle, attentive,
frémissante, restait dans un silence profond; toutes les
respirations étaient suspendues; on eût dit qu'un frisson
d'épouvante gagnait tous les spectateurs, comme s'ils se fussent
attendus à quelque horrible événement.

Ce qui rendait la pantomime de Morok d'une vérité si effrayante,
c'est qu'en s'approchant ainsi pas à pas de la caverne, il
approchait aussi de la loge de l'Anglais... Malgré lui, le
dompteur de bêtes, fasciné par la peur, ne pouvait détacher ses
yeux des deux gros yeux verts de cet homme; on eût dit que chacun
des brusques mouvements qu'il faisait en rampant répondait à une
secousse d'attraction magnétique causée par le regard fixe du
sinistre parieur... Aussi, plus Morok se rapprochait de lui, plus
sa figure se décomposait et devenait livide. Une fois encore, à la
vue de cette pantomime, qui n'était plus un jeu, mais l'expression
vraie de l'épouvante, le silence profond, palpitant qui régnait
dans la salle, fut interrompu par des acclamations et des
transports auxquels se joignirent les rugissements de la panthère
et les grondements du lion et du tigre.

L'Anglais, presque hors de la loge, les lèvres relevées par son
effrayant sourire sardonique, ses gros yeux toujours fixes, était
haletant, oppressé. La sueur coulait de son front chauve et rouge,
comme s'il eût véritablement dépensé une incroyable force
magnétique pour attirer Morok, qu'il voyait bientôt à l'entrée de
la caverne.

Le moment était décisif. Accroupi, ramassé sur lui-même, son
poignard à la main, suivant du geste et de l'oeil tous les
mouvements de la Mort, qui, rugissante, irritée, ouvrant sa gueule
énorme, semblait vouloir défendre l'entrée de son repaire, Morok
attendait le moment de se jeter sur elle.

Il y a une telle fascination dans le danger qu'Adrienne partagea
malgré elle le sentiment de curiosité poignante mêlée d'effroi qui
faisait palpiter tous les spectateurs: penchée comme la marquise,
plongeant du regard sur cette scène d'un intérêt effrayant, la
jeune fille tenait machinalement à la main son bouquet indien
qu'elle avait toujours conservé.

Tout à coup Morok jeta un cri sauvage en s'élançant sur la Mort,
qui répondit à ce cri par un rugissement éclatant en se
précipitant sur son maître avec tant de furie, qu'Adrienne,
épouvantée, croyant voir cet homme perdu, se rejeta en arrière
cachant sa figure dans ses deux mains.

Son bouquet lui échappa, tomba sur la scène, et roula dans la
caverne où luttaient la panthère et Morok.

Prompt comme la foudre, souple et agile comme un tigre, cédant à
l'emportement de son amour et à l'ardeur farouche excitée en lui
par les rugissements de la panthère, Djalma fut d'un bond sur le
théâtre, tira son poignard et se précipita dans la caverne pour y
saisir le bouquet d'Adrienne. À cet instant, un cri épouvantable
de Morok blessé appelait à l'aide... La panthère, plus furieuse
encore à la vue de Djalma, fit un effort désespéré pour rompre sa
chaîne; n'y pouvant parvenir, elle se dressa sur ses pattes de
derrière afin d'enlacer Djalma, alors à la portée de ses griffes
tranchantes. Baisser la tête, se jeter à genoux et en même temps
lui plonger à deux reprises son poignard dans le ventre avec la
rapidité de l'éclair, ce fut ainsi que Djalma échappa à une mort
certaine; la panthère rugit en retombant de tout son poids sur le
prince... Pendant une seconde que dura sa terrible agonie, on ne
vit qu'une masse confuse et convulsive de membres noirs, de
vêtement blancs ensanglantés... puis enfin Djalma se releva pâle,
sanglant, blessé; alors, debout, l'oeil étincelant d'un orgueil
sauvage, le pied sur le cadavre de la panthère... tenant à la main
le bouquet d'Adrienne, il jeta sur elle un regard qui disait son
amour insensé.

Alors seulement aussi Adrienne sentit ses forces l'abandonner, car
un courage surhumain lui avait donné la puissance d'assister aux
effroyables péripéties de cette lutte.



Seizième partie Le choléra


I. Le voyageur.

Il est nuit.

La lune brille, les étoiles scintillent au milieu d'un ciel d'une
mélancolique sérénité; les aigres sifflements d'un vent du nord,
brise funeste, sèche, glacée, se croisent, serpentent, éclatent en
violentes rafales; de leur souffle âpre et strident... elles
balayent les hauteurs de Montmartre.

Au sommet le plus élevé de cette colline, un homme est debout. Sa
grande ombre se projette sur le terrain pierreux éclairé par la
lune... Ce voyageur regarde la ville immense qui s'étend à ses
pieds... PARIS..., dont la noire silhouette découpe ses tours, ses
coupoles, ses dômes, ses clochers, sur la limpidité bleuâtre de
l'horizon, tandis que du milieu de cet océan de pierre s'élève une
vapeur lumineuse qui rougit l'azur étoilé du zénith... C'est la
lueur lointaine des mille feux qui, le soir, à l'heure des
plaisirs, éclairent joyeusement la bruyante capitale.

-- Non, disait le voyageur, cela ne sera pas... le Seigneur ne le
voudra pas. C'est assez de deux fois. Il y a cinq siècles, la main
vengeresse du Tout-Puissant m'avait poussé du fond de l'Asie
jusqu'ici... Voyageur solitaire, j'avais laissé derrière moi plus
de deuil, plus de désespoir, plus de désastres, plus de morts...
que n'en auraient laissé les armées de cent conquérants
dévastateurs... Je suis entré dans cette ville... et elle a été
aussi décimée... Il y a deux siècles, cette main inexorable qui me
conduit à travers le monde m'a encore amené ici; et cette fois
comme l'autre, ce fléau que de loin en loin le Tout-Puissant
attache à mes pas a ravagé cette ville et atteint d'abord mes
frères, déjà épuisés par la fatigue et par la misère.

Mes frères à moi... l'artisan de Jérusalem, l'artisan maudit du
Seigneur qui, dans ma personne, a maudit la race des travailleurs,
race toujours souffrante, toujours déshéritée, toujours esclave,
et qui, comme moi, marche, marche, sans trêve ni repos, sans
récompense ni espoir, jusqu'à ce que les femmes, hommes, enfants,
vieillards, meurent sous un joug de fer... joug homicide que
d'autres reprennent à leur tour, et que les travailleurs portent
ainsi d'âge en âge sur leur épaule docile et meurtrie. Et voici
que, pour la troisième fois depuis cinq siècles, j'arrive au faîte
d'une des collines qui dominent cette ville. Et peut-être
j'apporte avec moi l'épouvante, la désolation, et la mort. Et
cette ville, enivrée du bruit de ses joies, de ses fêtes
nocturnes, ne sait pas... oh! ne sait pas que je suis à sa
porte...

Mais non, non, ma présence ne sera pas une calamité nouvelle... Le
Seigneur, dans ses vues impénétrables, m'a conduit jusqu'ici à
travers la France, en me faisant éviter sur ma route jusqu'au plus
humble hameau; aussi aucun redoublement de glas funèbre n'a
signalé mon passage. Et puis le spectre m'a quitté... ce spectre
livide... et vert... aux yeux profonds et sanglants... Quand j'ai
foulé le sol de la France... sa main humide et glacée a abandonné
la mienne... il a disparu.

Et pourtant... je le sens... l'atmosphère de mort m'entoure
encore. Ils ne cessent pas, les sifflements aigus de ce vent
sinistre qui, m'enveloppant de son tourbillon, semblait de son
souffle empoisonné propager le fléau. Sans doute la colère du
Seigneur s'apaise... Peut-être ma présence ici est une menace dont
il donnera conscience à ceux qu'il doit intimider... Oui, car sans
cela il voudrait donc, au contraire, frapper un coup d'un
retentissement plus épouvantable... en jetant tout d'abord la
terreur et la mort au coeur du pays, au sein de cette ville
immense! Oh non! non! le Seigneur aura pitié... Non... il ne me
condamnera pas à ce nouveau supplice...

Hélas! dans cette ville, mes frères sont plus nombreux et plus
misérables qu'ailleurs... Et c'est moi... qui leur apporterais la
mort!...

Non, le Seigneur aura pitié; car hélas! les sept descendants de ma
soeur sont enfin réunis dans cette ville... Et c'est moi qui leur
apporterais la mort!... la mort... au lieu du secours qu'ils
réclament!...

Car cette femme qui comme moi erre d'un bout du monde à l'autre,
après avoir une fois brisé les trames de leurs ennemis... cette
femme a poursuivi sa marche éternelle... En vain elle a pressenti
que de grands malheurs menaçaient de nouveau ceux-là qui me
tiennent par le sang de ma soeur... La main invisible qui
m'amène... chasse devant moi la femme errante... Comme toujours
emportée par l'irrésistible tourbillon, en vain elle s'est écriée,
suppliante, au moment d'abandonner les miens:

-- Qu'au moins Seigneur... je finisse ma tâche!

-- MARCHE!!!

-- Quelques jours, par pitié! rien que quelques jours!

-- MARCHE!!!

-- Je laisse ceux que je protège au bord de l'abîme.

-- MARCHE!... MARCHE!!... Et l'astre errant s'est élancé de
nouveau dans sa route éternelle... Et sa voix a traversé l'espace,
m'appelant au secours des miens...

-- Quand sa voix est arrivée jusqu'à moi, je le sentais... les
rejetons de ma soeur étaient encore exposés à d'effrayants
périls... Ces périls augmentent encore...

-- Oh! dites, dites, Seigneur! les descendants de ma soeur
échapperont-ils à la fatalité qui depuis tant de siècles
s'appesantit sur ma race? Me pardonnerez-vous en eux? me punirez-
vous en eux?

Oh! faites qu'ils obéissent aux dernières volontés de leur aïeul!
Faites qu'ils puissent unir leurs coeurs charitables, leurs
vaillantes forces, leurs grandes richesses! Ainsi ils
travailleront au bonheur futur de l'humanité... Ainsi ils
rachèteront peut-être ma vie éternelle!

Ces mots de l'Homme-Dieu: AIMEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES...
seraient leur seule fin, leurs seuls moyens... À l'aide de ces
paroles toutes puissantes ils combattraient, ils vaincraient ces
faux ancêtres qui ont renié les préceptes d'amour, de paix et
d'espérance de l'Homme-Dieu, pour des enseignements remplis de
haine, de violence et de désespoir...

Ces faux prêtres... qui, soudoyés par les puissants et par les
heureux de ce monde... leurs complices de tous les temps... au
lieu de demander ici-bas un peu de bonheur pour mes frères qui
souffrent, qui gémissent depuis tant de siècles, osent dire en
votre nom, Seigneur, que le pauvre est à jamais voué aux tortures
de ce monde... et que le désir ou l'espérance de moins souffrir
sur cette terre est un crime à vos yeux... _parce que le bonheur
du petit nombre... et le malheur de presque toute l'humanité...
_telle est votre volonté. Ô blasphème!... N'est-ce pas le
contraire de ces paroles homicides qui est digne de la volonté
divine?

Par pitié! écoutez-moi, Seigneur... Arrachez à leurs ennemis les
descendants de ma soeur... depuis l'artisan jusqu'au fils de
roi... Ne laissez pas détruire le germe d'une puissante et féconde
association, qui, grâce à vous, datera peut-être dans les fastes
du bonheur de l'humanité. Laissez-moi, Seigneur, les réunir,
puisqu'on les divise; les défendre, puisqu'on les attaque...
laissez-moi faire espérer ceux-là qui n'espèrent plus, donner du
courage à ceux qui sont abattus, relever ceux dont la chute
menace, soutenir ceux qui persévèrent dans le bien...

Et peut-être leur lutte, leur dévouement, leur vertu, leurs
douleurs expieront ma faute... à moi que le malheur, oh! que le
malheur seul avait rendu injuste et méchant.

Seigneur! puisque votre main toute-puissante m'a conduit ici...
dans un but que j'ignore, désarmez enfin votre colère; que je ne
sois plus l'instrument de vos vengeances!... Assez de deuil sur la
terre! Depuis deux années, vos créatures tombent par milliers sur
mes pas...

Le monde est décimé, un voile de deuil s'étend par tout le
globe... Depuis l'Asie jusqu'aux glaces du pôle... j'ai marché...
et l'on est mort... N'entendez-vous pas ce long sanglot qui de la
terre monte vers vous, Seigneur?... Miséricorde pour tous et pour
moi... Qu'un jour, qu'un seul jour... je puisse réunir les
descendants de ma soeur... et ils sont sauvés...

En disant ces paroles, le voyageur tomba à genoux... il levait
vers le ciel ses mains suppliantes.

Tout à coup le vent rugit avec plus de violence; ses sifflements
aigus se changèrent en tourmente... Le voyageur tressaillit. D'une
voix épouvantée, il s'écria:

-- Seigneur, le vent de mort mugit avec rage... Il me semble que
son tourbillon me soulève Seigneur, vous n'exaucez donc pas ma
prière! Le spectre... oh! le spectre... le voilà encore... sa face
verdâtre est agitée de mouvements convulsifs... ses yeux rouges
tournent dans leur orbite... Va-t'en!... va-t'en... Sa main!...
oh! sa main glacée a saisi la mienne...

-- MARCHE!

-- Oh! Seigneur... ce fléau, ce terrible fléau, le porter encore
dans cette ville!... Mes frères vont périr les premiers!... eux,
si misérables... Grâce!...

-- MARCHE!

-- Et les descendants de ma soeur... grâce, grâce!

-- MARCHE!

-- Oh!... Seigneur, pitié!... Je ne peux plus me retenir au sol...
le spectre m'entraîne sur le penchant de cette colline... ma
marche est rapide comme le vent de mort qui souffle derrière
moi... Déjà je vois les murailles de la ville... Oh! pitié,
Seigneur, pitié pour les descendants de ma soeur! Épargnez-les...
faites que je ne sois pas leur bourreau, et qu'ils triomphent de
leurs ennemis!

-- MARCHE!... MARCHE!!

-- Le sol fuit toujours derrière moi... Déjà la porte de la
ville... oh! déjà... Seigneur... Il est temps encore... Oh! grâce
pour cette ville endormie!... Que tout à l'heure elle ne se
réveille pas à des cris d'épouvante, de désespoir et de mort!!...
Seigneur, je touche au seuil de la porte... vous le voulez donc...
C'en est fait... Paris!!... le fléau est dans ton sein!... Ah!
maudit, toujours maudit!

-- MARCHE!... MARCHE!!... MARCHE!!![17]


II. La collation.

Le lendemain du jour où le sinistre voyageur, descendant des
hauteurs de Montmartre, était entré dans Paris, une assez grande
activité régnait à l'hôtel de Saint-Dizier. Quoiqu'il fût à peine
midi, la princesse, sans être _parée_, elle avait trop bon goût
pour cela, était cependant mise avec plus de recherche qu'à
l'ordinaire; ses cheveux blonds, au lieu d'être simplement aplatis
en bandeaux, formaient deux touffes crêpées, qui seyaient fort
bien à ses joues grasses et fleuries. Son bonnet était garni de
frais rubans roses; enfin, en voyant Mme de Saint-Dizier se
cambrer, presque svelte, dans sa robe de moire grise, on devinait
que Mme Grivois avait dû requérir l'assistance et les efforts
d'une autre des femmes de la princesse pour entreprendre et pour
obtenir ce remarquable amincissement de la taille replète de leur
maîtresse.

Nous dirons bientôt la cause édifiante de cette légère
recrudescence de coquetterie mondaine. La princesse, suivie de
Mme Grivois, sa femme de charge, donnait ses derniers ordres
relativement à quelques préparatifs qui se faisaient dans un vaste
salon. Au milieu de cette pièce était une grande table ronde,
recouverte d'un tapis de velours cramoisi et entourée de plusieurs
chaises, au milieu desquelles on remarquait, à la place d'honneur,
un fauteuil de bois doré. Dans un des angles du salon, non loin de
la cheminée, où brûlait un excellent feu, se dressait une sorte de
buffet improvisé; l'on y voyait les éléments variés de la plus
friande, de la plus exquise collation. Ainsi, sur des plats
d'argent, là s'élevaient en pyramides des sandwichs de laitance de
carpe au beurre d'anchois, émincés de thon mariné et de truffes de
Périgord (on était en carême); plus loin, sur des réchauds
d'argent à l'esprit-de-vin afin de les conserver bien chaudes, des
_bouchées _de queues d'écrevisses de la Meuse à la crème cuite
fumaient dans leur pâte feuilletée, croustillante et dorée et
semblaient défier en excellente, en succulence, de petit pâtés aux
huîtres de Marennes étuvées dans le vin de Madère et _aiguisées
_d'un hachis d'esturgeon aux quatre épices. À côté de ces oeuvres
_sérieuses _venaient des oeuvres plus légères, de petits biscuits
soufflés à l'ananas, des _fondants _aux fraises, primeur alors
fort rare; des gelées d'oranges servies dans l'écorce entière de
ces fruits, artistement vidés à cet effet; rubis et topazes, les
vins de Bordeaux, de Madère et d'Alicante étincelaient dans de
larges flacons de cristal, tandis que le vin de Champagne et deux
aiguières de porcelaine de Sèvres, remplies l'une de café à la
crème et l'autre de chocolat à la vanille ambrée, arrivaient
presque à l'état de sorbets, plongés qu'ils étaient dans un grand
rafraîchissoir d'argent ciselé, rempli de glace. Mais ce qui
donnait à cette friande collation un caractère singulièrement
apostolique et romain, c'étaient certains produits de l'_office
_religieusement élaborés. Ainsi on remarquait de charmants petits
calvaires en pâte d'abricot, des mitres sacerdotales pralinées,
des crosses épiscopales en massepain auxquelles la princesse avait
joint, par une attention toute pleine de délicatesse, un petit
chapeau de cardinal en sucre de cerises, orné de cordelières en
fils de caramel; la pièce la plus importante de ces sucreries
catholiques, le chef-d'oeuvre du chef d'office de Mme de Saint-
Dizier, était un superbe crucifix en angélique avec sa couronne
d'épine-vinette candie.[18]

Ce sont là d'étranges profanations dont s'indignent avec raison
les gens même peu dévots. Mais, depuis l'impudente jonglerie de la
tunique de Trèves jusqu'à la plaisanterie effrontée de la châsse
d'Argenteuil, les gens pieux à la façon de la princesse de Saint-
Dizier semblent prendre à tâche de ridiculiser à force de zèle des
traditions respectables.

Après avoir jeté un coup d'oeil des plus satisfaits sur la
collation ainsi préparée, Mme de Saint-Dizier dit à Mme Grivois,
en lui montrant le fauteuil doré qui semblait destiné au président
de cette réunion:

-- A-t-on mis ma chancelière sous la table, pour que son Éminence
puisse y reposer ses pieds? elle se plaint toujours du froid...

-- Oui, madame, dit Mme Grivois après avoir regardé sous la table;
la chancelière est là...

-- Dites aussi que l'on remplisse d'eau bouillante une boule
d'étain, dans le cas où son Éminence n'aurait pas assez de la
chancelière pour réchauffer ses pieds...

-- Oui, madame.

-- Mettez encore du bois dans le feu.

-- Mais, madame... c'est déjà un vrai brasier... voyez donc! Et
puis, si Son Éminence a toujours froid, Mgr l'évêque d'Halfagen a
toujours trop chaud; il est continuellement en nage.

La princesse haussa les épaules et dit à Mme Grivois:

-- Est-ce que Son Éminence Mgr le cardinal de Malipieri n'est pas
le supérieur de Mgr l'évêque d'Halfagen?

-- Si madame.

-- Eh bien! selon la hiérarchie, c'est à monseigneur à souffrir de
la chaleur, et non pas à Son Éminence de souffrir du froid...
Ainsi donc, faites ce que je vous dis, remettez du bois dans le
feu. Du reste, rien de plus simple. Son Éminence est Italienne,
monseigneur appartient au nord de la Belgique; il est fort naturel
qu'ils soient habitués à des températures différentes.

-- Comme madame voudra, dit Mme Grivois en mettant deux énormes
bûches au feu; mais, à la chaleur qu'il fait ici, monseigneur est
capable de tomber suffoqué.

-- Eh! mon Dieu! moi aussi, je trouve qu'il fait trop chaud ici;
mais notre sainte religion ne nous enseigne-t-elle pas le
sacrifice et la mortification? dit la princesse avec une touchante
expression de dévouement.

On connaît maintenant la cause de la toilette un peu coquette de
la princesse de Saint-Dizier. Il s'agissait de recevoir dignement
des prélats qui, réunis au père d'Aigrigny, à d'autres dignitaires
de l'Église, avaient déjà tenu chez la princesse une espèce de
concile au petit pied. Une jeune mariée qui donne son premier bal,
un mineur émancipé qui donne son premier dîner de garçon, une
femme d'esprit qui fait la première lecture de sa première oeuvre
inédite ne sont pas plus radieux, plus fiers et en même temps plus
soigneusement empressés auprès de leurs hôtes que ne l'était
Mme de Saint-Dizier auprès de _ses _prélats. Voir de très graves
intérêts s'agiter, se débattre chez elle et devant elle; entendre
des gens fort capables lui demander son avis sur certaines
dispositions pratiques relatives à l'influence des congrégations
de femmes, c'était pour la princesse à en mourir d'orgueil, car
leurs _Éminences _et leurs _Grandeurs _consacraient ainsi à jamais
sa prétention d'être considérée... environ comme une sainte mère
de l'Église. Aussi, pour ces prélats indigènes ou exotiques,
avait-elle déployé une foule d'onctueuses câlineries, et de
benoîtes coquetteries. Rien de plus logique, d'ailleurs, que les
transfigurations successives de cette femme sans coeur mais aimant
sincèrement, passionnément, l'intrigue et la domination de
coterie. Elle avait, selon les progrès de l'âge, naturellement
passé de l'intrigue amoureuse à l'intrigue politique, et de
l'intrigue politique à l'intrigue religieuse.

Au moment où Mme de Saint-Dizier terminait l'inspection de ses
préparatifs, un bruit de voitures, retentissant dans la cour de
l'hôtel, l'avertit de l'arrivée des personnes qu'elle attendait;
sans doute ces personnes étaient du rang le plus élevé, car,
contre tous les usages, elle alla les recevoir à la porte de son
premier salon.

C'étaient en effet le cardinal Malipieri qui avait toujours froid,
et l'évêque belge Halfagen, qui avait toujours chaud; le père
d'Aigrigny les accompagnait. Le cardinal romain était un grand
homme plus osseux que maigre et à la physionomie hautaine et
rusée, à la figure jaunâtre et bouffie; il louchait beaucoup, et
ses yeux étaient profondément cernés d'un cercle brun. L'évêque
belge était un petit homme court, gros, trapu, à l'abdomen
proéminent, au teint apoplectique, au regard délibéré, à la main
potelée, molle et douillette.

Bientôt la compagnie fut rassemblée dans le grand salon; le
cardinal alla se coller à la cheminée, tandis que l'évêque, qui
commençait à suer et à souffler, lorgnait de temps à autre le
chocolat et le café glacés qui devaient l'aider à supporter les
ardeurs de cette canicule artificielle.

Le père d'Aigrigny, s'approchant de la princesse, lui dit à demi-
voix:

-- Voulez-vous donner l'ordre que l'on introduise ici l'abbé
Gabriel de Rennepont, qui viendra vous demander?

-- Ce jeune prêtre est donc ici? demanda la princesse avec une
vive surprise.

-- Depuis avant-hier. Nous l'avons fait mander à Paris par ses
supérieurs... Vous saurez tout... Quant au père Rodin, Mme Grivois
ira, comme l'autre jour, le faire entrer par la petite porte de
l'escalier dérobé.

-- Il viendra aujourd'hui?

-- Il a des choses fort importantes à nous apprendre. Il a désiré
que monseigneur le cardinal et monseigneur l'évêque soient
présents à l'entretien, car ils ont été mis à Rome au fait de tout
par le père général, en leur qualité d'affiliés...

La princesse sonna, donna ses ordres, et, revenant auprès du
cardinal, lui dit avec l'accent de la sollicitude la plus
empressée:

-- Votre Éminence commence-t-elle à se réchauffer un peu? Votre
Éminence veut-elle une boule d'eau chaude sous ses pieds? Votre
Éminence désire-t-elle que l'on fasse encore plus de feu?...

À cette proposition, l'évêque, qui étanchait son front ruisselant,
poussa un soupir désespéré.

-- Mille grâces, madame la princesse, répondit le cardinal à
Mme de Saint-Dizier, en fort bon français, mais avec un accent
italien intolérable; je suis vraiment confus de tant de bontés.

-- Monseigneur n'acceptera-t-il rien? dit la princesse à l'évêque
en lui indiquant le buffet.

-- Je prendrai, madame la princesse, si vous voulez le permettre,
un peu de café à la glace.

Et le prélat fit un prudent circuit afin d'approcher de la
collation sans passer devant la cheminée.

-- Et Votre Éminence ne prendra-t-elle pas un de ces petits pâtés
aux huîtres? Ils sont brûlants, dit la princesse.

-- Je les connais déjà, madame la princesse, dit le cardinal en
chafriolant d'un air gourmet; ils sont exquis, et je ne résiste
pas.

-- Quel vin aurai-je l'honneur d'offrir à Votre Éminence? reprit
gracieusement la princesse.

-- Un peu de vin de Bordeaux, madame, si vous le voulez bien.

Et comme le père d'Aigrigny s'apprêtait à verser à boire au
cardinal, la princesse lui disputa ce plaisir.

-- Votre Éminence m'approuvera sans doute, dit le père d'Aigrigny
au cardinal pendant que celui-ci dégustait gravement les petits
pâtés aux huîtres; je n'ai pas cru devoir convoquer pour
aujourd'hui Mgr l'évêque de Mogador, non plus que Mgr l'archevêque
de Nanterre et notre sainte mère Perpétue, supérieure du couvent
de Sainte-Marie, l'entretien que nous devons avoir avec Sa
Révérence le père Rodin et avec l'abbé Gabriel étant tout à fait
particulier et confidentiel.

-- Notre très cher père a eu parfaitement raison, dit le cardinal,
car, bien que par ses conséquences possibles cette affaire
Rennepont intéresse toute l'Église apostolique et romaine, il est
certaines choses qu'il faut tenir dans le secret.

-- Aussi je saisirai cette occasion pour remercier encore Votre
Éminence d'avoir daigné faire une exception en faveur d'une très
obscure et très humble servante de l'Église, dit la princesse en
faisant au cardinal une respectueuse et profonde révérence.

-- C'était chose juste et due, madame la princesse, répondit le
cardinal en s'inclinant après avoir déposé son verre vide sur la
table, nous savons combien l'Église vous doit pour la direction
salutaire que vous imprimez aux oeuvres religieuses dont vous êtes
la patronne.

-- Quant à cela, Votre Éminence peut être certaine que je fais
refuser tout secours à l'indigent qui ne peut pas justifier d'un
billet de confession.

-- Et c'est seulement ainsi, madame, reprit le cardinal en se
laissant tenter cette fois par l'appétissante tournure d'une
_bouchée _aux queues d'écrevisses, c'est seulement ainsi que la
charité a un sens... Je me soucie peu que l'impiété ait faim... la
piété... c'est différent. Et le prélat avala prestement la
_bouchée. _Du reste, reprit-il, nous savons aussi avec quel zèle
ardent vous poursuivez inexorablement les impies et les rebelles à
l'autorité de notre saint-père.

-- Votre Éminence peut être convaincue que je suis Romaine de
coeur, d'âme et de conviction; je ne fais aucune différence entre
un gallican et un Turc, dit bravement la princesse.

-- Madame la princesse a raison, dit l'évêque belge; je dirai
plus: un gallican doit être plus odieux à l'Église qu'un païen, et
je suis à ce sujet de l'avis de Louis XIV. On lui demandait une
faveur pour un homme de sa cour:

«-- Jamais, dit le grand roi; cet homme-là est janséniste. «--
 Lui, sire! il est athée. «-- Alors, c'est différent, j'accorde la
faveur,» dit le roi. Cette petite plaisanterie épiscopale fit
assez rire. Après quoi le père d'Aigrigny reprit sérieusement, en
s'adressant au cardinal:

-- Malheureusement, ainsi que je le dirai tout à l'heure à Votre
Éminence, à propos de l'abbé Gabriel, si l'on n'y veillait fort,
le bas clergé s'infecterait de gallicanisme et d'idée de rébellion
contre ce qu'ils appellent le despotisme des évêques.

-- Pour obvier à cela, reprit durement le cardinal, il faut que
les évêques redoublent de sévérité et qu'ils se souviennent
toujours qu'ils sont Romains avant d'être Français, car en France
ils représentent Rome, le saint-père et les intérêts de l'Église,
comme un ambassadeur représente à l'étranger son pays, son maître
et les intérêts de sa nation.

-- C'est évident, dit le père d'Aigrigny; aussi nous espérons que,
grâce à l'impulsion vigoureuse que Votre Éminence vient de donner
à l'épiscopat, nous obtiendrons la liberté d'enseignement. Alors,
au lieu de jeunes Français infectés de philosophie et de sot
patriotisme, nous aurons de bons catholiques romains, bien
obéissants, bien disciplinés, qui deviendront ainsi les
respectueux sujets de notre saint-père.

-- Et de la sorte, dans un temps donné, reprit l'évêque belge en
souriant, si notre saint-père voulait, je suppose, délier les
catholiques de France de leur obéissance au pouvoir existant, il
pourrait, en reconnaissant un autre pouvoir, lui assurer ainsi un
parti catholique considérable et tout formé.

Ce disant, l'évêque s'essuya le front et alla chercher un peu de
_sibérie _au fond d'une des aiguières remplies de chocolat glacé.

-- Or, un pouvoir se montre toujours reconnaissant d'un pareil
cadeau, dit la princesse en souriant à son tour, et il accorde
alors de grandes immunités à l'Église.

-- Et ainsi l'Église reprend la place qu'elle doit occuper, et
qu'elle n'occupe malheureusement pas en France, dans ces temps
d'impiété et d'anarchie, dit le cardinal. Heureusement j'ai vu sur
ma route bon nombre de prélats dont j'ai gourmandé la tiédeur et
ranimé le zèle... leur enjoignant au nom du saint-père, d'attaquer
ouvertement, hardiment, la liberté de la presse et des cultes,
quoiqu'elle soit reconnue par d'abominables lois révolutionnaires.

-- Hélas! Votre Éminence n'a donc pas reculé devant les terribles
dangers... devant les cruels martyres auxquels seront exposés nos
prélats en lui obéissant? dit gaiement la princesse. Et ces
redoutables _appels comme d'abus_, monseigneur; car enfin, Votre
Éminence résiderait en France, elle attaquerait les lois du
pays... comme dit cette race d'avocats et de parlementaires... eh
bien! chose terrible... le conseil d'État déclarerait qu'il y a
_abus _dans votre mandement... monseigneur. Il y a abus! Votre
Éminence comprend-elle ce qu'il y a d'effrayant pour un prince de
l'Église qui, assis sur son trône pontifical, entouré de ses
dignitaires et de son chapitre, entend au loin quelques douzaines
de bureaucrates athées, à livrée noire et bleue, crier sur tous
les tons, depuis le fausset jusqu'à la basse: _Il y a abus! il y a
abus! _En vérité, s'il y a abus quelque part, c'est abus de
ridicule... chez ces gens-là.

Cette plaisanterie de la princesse fut accueillie par une hilarité
générale.

L'évêque belge reprit:

-- Moi je trouve que ces fiers défenseurs des lois, tout en
faisant les fanfarons, agissent avec une humilité parfaitement
chrétienne; un prélat soufflette rudement leur impiété, et ils
répondent modestement en faisant la révérence: «Ah! monseigneur,
il y a abus...»

De nouveaux rires accueillirent cette plaisanterie.

-- Il faut bien les laisser s'amuser à ces innocentes criailleries
d'écoliers incommodés par la rude férule du maître, dit en
souriant le cardinal. Nous serons toujours chez eux, malgré eux et
contre eux... d'abord, parce que plus qu'eux-mêmes nous tenons à
leur salut, et ensuite parce que les pouvoirs auront toujours
besoin de nous pour les consacrer et pour brider le populaire. Du
reste, pendant que les avocats, les parlementaires et les athées
universitaires poussent des cris d'une haine impuissante, les âmes
vraiment chrétiennes se rallient et se liguent contre l'impiété...
À mon passage à Lyon, j'ai été profondément touché... Mais comme
c'est une véritable ville romaine: confréries, pénitents, oeuvres
de toutes sortes... rien n'y manque... et qui mieux est, plus de
trois cent mille écus de donation au clergé en une année... Ah!
Lyon est la digne capitale de la France catholique... Trois cent
mille écus de donation... voilà de quoi confondre l'impiété...
trois cent mille écus!!! Que répondront à cela messieurs les
philosophes?

-- Malheureusement, monseigneur, reprit le père d'Aigrigny, toutes
les villes de France ne ressemblent pas à Lyon; je dois même
prévenir Votre Éminence qu'un fait très grave se manifeste;
quelques membres du bas clergé prétendent faire cause commune avec
le populaire, dont ils partagent la pauvreté, les privations, et
se préparent à réclamer, au nom de l'égalité évangélique, contre
ce qu'ils appellent la despotique aristocratie des évêques.

-- S'ils avaient cette audace, s'écria le cardinal, il n'y aurait
pas d'interdiction, pas de peines assez sévères pour une pareille
rébellion!

-- Ils osent plus encore, monseigneur; quelques-uns songent à
faire un schisme, à demander que l'Église française soit
absolument séparée de Rome, sous le prétexte que l'ultramontanisme
a dénaturé, corrompu la pureté primitive des préceptes du Christ.
Un jeune prêtre, d'abord missionnaire, puis curé de campagne,
l'abbé Gabriel de Rennepont, que j'ai fait mander à Paris par ses
supérieurs, s'est fait le centre d'une sorte de propagande; il a
rassemblé plusieurs desservants des communes voisines de la
sienne, et, tout en leur recommandant une obéissance absolue à
leurs évêques, tant que rien ne serait changé dans la hiérarchie
existante, il les a engagés à user de leurs droits de citoyens
français pour arriver légalement à ce qu'ils appellent
l'affranchissement du bas clergé. Car, selon lui, les prêtres de
paroisse sont livrés au bon plaisir des évêques, qui les
interdisent et leur ôtent leur pain sans appel ni contrôle[19].

-- Mais c'est un Luther catholique que ce jeune homme! dit
l'évêque.

Et, marchant sur ses pointes, il alla se verser un glorieux verre
de vin de Madère, dans lequel il humecta lentement un massepain en
forme de crosse épiscopale.

Invité par l'exemple, le cardinal, sous le prétexte d'aller
réchauffer au feu de la cheminée ses pieds toujours glacés, jugea
à propos de s'offrir un verre d'excellent vin vieux de Malaga,
qu'il huma par gorgées avec un air de méditation profonde; après
quoi il reprit:

-- Ainsi, cet abbé se pose en réformateur. Ce doit être un
ambitieux. Est-il dangereux?

-- Sur nos avis, ses supérieurs l'ont jugé tel; on lui a ordonné
de se rendre ici: il viendra tout à l'heure, et je dirai à Votre
Éminence pourquoi je l'ai mandé; mais auparavant voici une note
qui, en quelques lignes, expose les funestes tendances de l'abbé
Gabriel. On lui a adressé les questions suivantes sur plusieurs de
ses actes; il y a répondu de la sorte, et c'est en suite de ses
réponses que ses supérieurs l'ont rappelé.

Ce disant le père d'Aigrigny prit dans son portefeuille un papier
qu'il lut en ces termes:

Demande: Est-il vrai que vous ayez rendu les devoirs religieux à
un habitant de votre paroisse, mort dans l'impénitence finale la
plus détestable, puisqu'il s'était suicidé?

Réponse de l'abbé Gabriel: _Je lui ai rendu les derniers devoirs,
parce que plus que, tout autre, en raison de sa fin coupable, il
avait besoin des prières de l'Église; pendant la nuit qui a suivi
son enterrement, j'ai encore imploré pour lui la miséricorde
divine._

Demande: Est-il vrai que vous ayez refusé des vases sacrés en
vermeil et divers embellissements dont une de vos ouailles,
obéissant à un zèle pieux, voulait doter votre paroisse?

Réponse: _J'ai refusé ces vases de vermeil et ces embellissements
parce que la maison du Seigneur doit toujours être humble et sans
faste, afin de rappeler sans cesse au fidèle que le divin Sauveur
est né dans une étable; j'ai engagé la personne qui voulait faire
à ma paroisse ces inutiles présents à employer cet argent en
aumônes judicieuses, l'assurant que cela serait plus agréable au
Seigneur._

_-- _Mais c'est une amère et une violente déclaration contre
l'ornement des temples! s'écria le cardinal. Ce jeune prêtre est
des plus dangereux... Continuez, mon très cher père.

Et, dans son indignation, Son Éminence avala coup sur coup
plusieurs _fondantes _aux fraises. Le père d'Aigrigny continua:

Demande: Est-il vrai que vous ayez retiré dans votre presbytère et
soigné pendant plusieurs jours un habitant du village, Suisse de
naissance et appartenant à la communion protestante? Est-il vrai
que non seulement vous n'ayez pas tenté de le convertir à la
religion catholique, apostolique et romaine, mais que vous ayez
poussé l'oubli de vos devoirs jusqu'à enterrer cet hérétique dans
le champ du repos consacré à ceux de notre sainte communion?

Réponse: _Un de mes frères était sans asile. Sa vie avait été
honnête et laborieuse. Vieillard, les forces lui ont manqué pour
le travail, puis la maladie est venue; alors, presque mourant, il
a été chassé de sa misérable demeure par un homme impitoyable
auquel il devait une année de loyer; j'ai recueilli ce vieillard
dans ma maison, j'ai consolé ses derniers jours. Cette pauvre
créature avait toute sa vie souffert et travaillé, au moment de
mourir, elle n'a pas prononcé une parole d'amertume contre son
sort; elle s'est recommandée à Dieu, elle a pieusement baisé le
crucifix. Et son âme, simple et pure, s'est exhalée dans le sein
du Créateur... J'ai fermé ses paupières avec respect, je l'ai
enseveli moi-même, j'ai prié pour lui, et, quoique mort dans la
foi protestante, je l'ai cru digne d'entrer dans le champ du
repos._

_-- _De mieux en mieux, dit le cardinal, c'est une tolérance
monstrueuse, c'est une attaque horrible contre cette maxime qui
est le catholicisme tout entier: _Hors l'Église pas de salut._

_-- _Tout ceci est d'autant plus grave, monseigneur, reprit le
père d'Aigrigny, que la douceur, la charité, le dévouement tout
chrétien de l'abbé Gabriel ont exercé, non seulement dans sa
commune, mais dans les communes environnantes, un véritable
enthousiasme. Les desservants des paroisses ont cédé à
l'entraînement général, et, il faut l'avouer, sans sa modération,
un véritable schisme eût commencé.

-- Mais qu'espérez-vous en l'amenant ici devant nous? dit le
prélat.

-- La position de l'abbé Gabriel est complexe: d'abord comme
héritier de la famille Rennepont...

-- Mais il a fait cession de ses droits? demanda le cardinal.

-- Oui, monseigneur, et cette cession, d'abord entachée de vices
de formes, a été depuis peu, et de son consentement, il faut le
dire encore, parfaitement régularisée; car il avait fait serment,
quoi qu'il arrivât, de faire abandon à la compagnie de Jésus de sa
part de ces biens. Néanmoins, Sa Révérence le père Rodin croit que
si Votre Éminence, après avoir montré à l'abbé Gabriel qu'il
allait être révoqué par ses supérieurs, lui proposait une position
éminente à Rome... on pourrait peut-être lui faire quitter la
France et éveiller en lui des sentiments d'ambition qui
sommeillent sans doute; car, Votre Éminence l'a dit fort
judicieusement, tout réformateur doit être ambitieux.

-- J'approuve cette idée, dit le cardinal après un moment de
réflexion; avec son mérite, avec sa puissance d'action sur les
hommes, l'abbé Gabriel peut arriver très haut... s'il est docile;
et s'il ne l'est pas... il vaut mieux pour le salut de l'Église
qu'il soit à Rome qu'ici... car, à Rome... nous avons, vous le
savez, mon très cher père... des garanties que vous n'avez
malheureusement pas en France.

Après quelques instants de silence, le cardinal dit tout à coup au
père d'Aigrigny:

-- Puisque nous parlons du père Rodin... franchement, qu'en
pensez-vous?...

-- Votre Éminence connaît sa capacité... dit le père d'Aigrigny
d'un air contraint et défiant; notre révérend père général...

-- Lui a donné mission de vous remplacer, dit le cardinal; je sais
cela; il me l'a dit à Rome. Mais que pensez-vous... du caractère
du père Rodin?... Peut-on avoir en lui une foi complètement
aveugle?

-- C'est un esprit si tranchant, si entier, si secret, si
impénétrable... dit le père d'Aigrigny avec hésitation, qu'il est
difficile de porter sur lui un jugement certain...

-- Le croyez-vous ambitieux? dit le cardinal après un nouveau
moment de silence... Ne le supposez-vous pas capable d'avoir
d'autres visées... que celle de la plus grande gloire de sa
compagnie?... Oui... j'ai des raisons pour vous parler ainsi...
ajouta le prélat avec intention.

-- Mais, reprit le père d'Aigrigny, non sans méfiance, car entre
gens de même sorte on joue toujours au fin, que Votre Éminence en
pense-t-elle, soit par elle-même, soit par les rapports du père
général?

-- Mais je pense que si son apparent dévouement à son ordre
cachait quelque arrière-pensée, il faudrait à tout prix la
pénétrer... car avec les influences qu'il s'est ménagées à Rome
depuis longtemps... et que j'ai surprises... il pourrait être un
jour, et dans un temps donné... bien redoutable.

-- Eh bien!... s'écria le père d'Aigrigny, emporté par sa jalousie
contre Rodin, je suis, quant à cela, de l'avis de Votre Éminence;
car quelquefois j'ai surpris en lui des éclairs d'ambition aussi
effrayante que profonde, et puisqu'il faut tout dire... à Votre
Éminence...

Le père d'Aigrigny ne put continuer.

À ce moment, Mme Grivois, après avoir frappé, entrebâilla la porte
et fit un signe à sa maîtresse.

La princesse répondit par un mouvement de tête.

Mme Grivois ressortit.

Une seconde après Rodin entra dans le salon.



III. Le bilan.

À la vue de Rodin, les deux prélats et le père d'Aigrigny se
levèrent spontanément, tant la supériorité réelle de cet homme
imposait; leurs visages, naguère contractés par la défiance et par
la jalousie, s'épanouirent tout à coup et semblèrent sourire au
révérend père avec une affectueuse déférence; la princesse fit
quelques pas à sa rencontre.

Rodin, toujours sordidement vêtu, laissant sur le moelleux tapis
les traces boueuses de ses gros souliers, mit son parapluie dans
un coin, et s'avança vers la table, non plus avec son humilité
accoutumée, mais d'un pas délibéré, la tête haute, le regard
assuré; non seulement il se sentait au milieu des siens, mais il
avait la conscience de les dominer par l'intelligence.

-- Nous parlions de Votre Révérence, mon très cher père, dit le
cardinal avec une affabilité charmante.

-- Ah!... fit Rodin en regardant fixement le prélat; et que
disait-on?

-- Mais... reprit l'évêque belge en s'essuyant le front, tout le
bien que l'on peut dire de Votre Révérence...

-- N'accepterez-vous pas quelque chose, mon très cher père? dit la
princesse à Rodin en lui montrant le buffet splendide.

-- Merci, madame, j'ai mangé ce matin mes radis.

-- Mon secrétaire, l'abbé Berlini, qui a assisté ce matin à votre
repas, m'a, en effet, fort édifié sur la frugalité de Votre
Révérence, dit le prélat, elle est digne d'un anachorète.

-- Si nous parlions d'affaires? dit brusquement Rodin en homme
habitué à dominer, à conduire la discussion.

-- Nous serons toujours très heureux de vous entendre, dit le
prélat. Votre Révérence a fixé elle-même ce jour pour nous
entretenir de cette grande affaire Rennepont... si grande, qu'elle
entre pour beaucoup dans mon voyage en France... car soutenir les
intérêts de la très glorieuse compagnie de Jésus, à laquelle je
tiens à honneur d'être affilié, c'est soutenir les intérêts de
Rome, et j'ai promis au révérend père général que je me mettrais
entièrement à vos ordres.

-- Je ne puis que répéter ce que vient de dire Son Éminence, dit
l'évêque. Partis de Rome ensemble, nos idées sont les mêmes.

-- Certes, dit Rodin en s'adressant au cardinal, Votre Éminence
peut servir notre cause... et beaucoup... Je lui dirai tout à
l'heure comment... Puis s'adressant à la princesse: -- J'ai fait
dire au docteur Baleinier de venir ici, madame, car il sera bon de
l'instruire de certaines choses.

-- On le fera entrer, comme d'habitude, dit la princesse. Depuis
l'arrivée de Rodin, le père d'Aigrigny avait gardé le silence. Il
semblait sous le coup d'une amère préoccupation et subir une lutte
intérieure assez violente; enfin, se levant à demi, il dit d'une
voix aigre-douce en s'adressant au prélat:

-- Je ne viens pas prier Votre Éminence d'être juge entre Sa
Révérence le père Rodin et moi; notre général a parlé: j'ai obéi.
Mais Votre Éminence devant bientôt revoir notre supérieur, je
désirerais, si elle m'accordait cette grâce, qu'elle pût lui
reporter fidèlement les réponses de Sa Révérence le père Rodin à
quelques-unes de mes questions.

Le prélat s'inclina. Rodin regarda le père d'Aigrigny d'un air
étonné et lui dit sèchement:

-- C'est chose jugée... à quoi bon ces questions?

-- Non pas à m'innocenter, reprit le père d'Aigrigny, mais à bien
préciser l'état des choses aux yeux de Son Éminence.

-- Alors parlez... et surtout pas de paroles inutiles... Puis
Rodin tirant sa grosse montre d'argent, la consulta, et ajouta:

-- Il faut qu'à deux heures je sois à Saint-Sulpice.

-- Je serai aussi bref que possible, dit le père d'Aigrigny avec
un ressentiment contenu, et il reprit, en s'adressant à Rodin:

-- Lorsque Votre Révérence a cru devoir substituer son action à la
mienne, en blâmant... bien sévèrement peut-être, la manière dont
j'avais conduit les intérêts qui m'avaient été confiés... ces
intérêts, je l'avoue loyalement, étaient compromis...

-- Compromis? reprit Rodin avec ironie. Dites donc... perdus...
puisque vous m'aviez ordonné d'écrire à Rome qu'il fallait
renoncer à tout espoir.

-- C'est la vérité, dit le père d'Aigrigny.

-- C'est donc un malade désespéré, abandonné des... meilleurs
médecins, continua Rodin avec ironie, que j'ai entrepris de faire
vivre. Poursuivez...

Et plongeant ses deux mains dans les goussets de son pantalon, il
regarda le père d'Aigrigny en face.

-- Votre Révérence m'a durement blâmé, reprit le père d'Aigrigny,
non pas d'avoir cherché, par tous les moyens possibles, à rentrer
dans des biens odieusement dérobés à notre compagnie...

-- Tous nos casuistes vous y autorisent avec raison, dit le
cardinal; les textes sont clairs, positifs; vous avez parfaitement
le droit de récupérer _per fas aut nefas _un bien traîtreusement
dérobé.

-- Aussi, reprit le père d'Aigrigny, Sa Révérence le père Rodin
m'a seulement reproché la brutalité militaire de mes moyens, leur
violence, en dangereux désaccord, disait-il, avec les moeurs du
temps... Soit... Mais d'abord... je ne pouvais être légalement
l'objet d'aucune poursuite, et enfin, sans une circonstance d'une
fatalité inouïe, le succès consacrait la marche que j'avais
suivie, si brutale, si grossière qu'elle fût... Maintenant...
puis-je demander à Votre Révérence ce qu'elle...

-- Ce que j'ai fait de plus que vous? dit Rodin au père d'Aigrigny
en cédant à son impertinente habitude d'interruption; ce que j'ai
fait de mieux que vous? quel pas j'ai fait faire à l'affaire
Rennepont, après l'avoir reçue de vous absolument désespérée? Est-
ce cela que vous voulez savoir?

-- Positivement, dit sèchement le père d'Aigrigny.

-- Eh bien, je l'avoue, reprit Rodin d'un air sardonique, autant
vous avez fait de grandes choses, de grosses choses, de
turbulentes choses... autant moi, j'en ai fait de petites, de
puériles, de cachées! Mon Dieu, oui! moi qui osais me donner pour
un homme à larges vues, vous ne sauriez imaginer le sot métier que
je fais depuis six semaines.

-- Je ne me serais jamais permis d'adresser un tel reproche à
Votre Révérence... si mérité qu'il parût, dit le père d'Aigrigny
avec un sourire amer.

-- Un reproche? dit Rodin en haussant les épaules, un reproche?
vous voilà jugé. Savez-vous ce que j'écrivais de vous il y a six
semaines? le voici: «Le père d'Aigrigny a d'excellentes qualités,
il me servira», et dès demain je vous emploierai très activement,
dit Rodin en manière de parenthèse; mais, ajoutai-je, «il n'est
pas assez grand pour savoir à l'occasion se faire petit...»
Comprenez-vous?

-- Pas très bien, dit le père d'Aigrigny en rougissant.

-- Tant pis pour vous, reprit Rodin; cela prouve que j'avais
raison. Eh bien, puisqu'il faut vous le dire, j'ai eu, moi, assez
d'esprit pour faire le plus sot métier du monde pendant six
semaines... Oui, tel que vous me voyez, j'ai fait la causette avec
une grisette; j'ai parlé progrès, humanité, liberté, émancipation
de la femme... avec une jeune fille à tête folle; j'ai parlé grand
Napoléon, fétichisme bonapartiste, avec un vieux soldat imbécile;
j'ai parlé gloire impériale, humiliation de la France, espérance
dans le roi de Rome, avec un brave homme de maréchal de France
qui, s'il a le coeur plein d'adoration pour ce voleur de trônes
qui a tiré le boulet à Sainte-Hélène, a la tête aussi creuse,
aussi sonore qu'une trompette de guerre... aussi, soufflez dans
cette boîte sans cervelle quelques notes guerrières ou
patriotiques, et voilà que ça donne des fanfares ahuries sans
savoir pour qui, pour quoi, ni comment. J'ai bien fait plus, sur
ma foi!... j'ai parlé amourette avec un jeune tigre sauvage. Quand
je vous le disais, que c'était lamentable de voir un homme un peu
intelligent s'amoindrir, comme je l'ai fait, par tous ces petits
moyens; s'abaisser à nouer si laborieusement les mille fils de
cette trame obscure! Beau spectacle, n'est-ce pas? voir l'araignée
tisser opiniâtrement sa toile... comme c'est intéressant, un
vilain petit animal noirâtre tendant fil sur fil, renouant ceux-
ci, renforçant ceux-là, en allongeant d'autres; vous haussez les
épaules, soit... mais revenez deux heures après; que trouvez-vous?
le petit animal noirâtre bien gorgé, bien repu, et dans sa toile
une douzaine de folles mouches si enlacées, si garrottées, que le
petit animal noirâtre n'a plus qu'à choisir à son aise l'heure et
le moment de sa pâture...

En disant ces mots, Rodin sourit d'une manière étrange; ses yeux,
ordinairement à demi voilés par ses flasques paupières,
s'ouvrirent tout grands et semblèrent briller plus que de coutume;
le jésuite sentait en lui depuis quelques instants une sorte
d'excitation fébrile; il l'attribuait à la lutte qu'il soutenait
devant ces éminents personnages, qui subissaient déjà l'influence
de sa parole originale et tranchante.

Le père d'Aigrigny commençait à regretter d'avoir engagé cette
lutte; pourtant il reprit avec une ironie mal contenue:

-- Je ne conteste pas la ténuité de vos moyens. Je suis d'accord
avec vous, ils sont très puérils, ils sont très vulgaires; mais
cela ne suffit pas absolument pour donner une haute idée de votre
mérite... Je me permettrai donc de vous demander...

-- Ce que ces moyens ont produit? reprit Rodin avec une exaltation
qui ne lui était pas habituelle. Regardez dans ma toile
d'araignée, et vous y verrez cette belle et insolente jeune fille,
si fière, il y a six semaines, de sa beauté, de son esprit, de son
audace... à cette heure, pâle, défaite, elle est mortellement
blessée au coeur.

-- Mais cet élan d'intrépidité chevaleresque du prince indien dont
tout Paris s'est ému, dit la princesse, Mlle de Cardoville en a dû
être touchée?...

-- Oui, mais j'ai paralysé l'effet de ce dévouement stupide et
sauvage en démontrant à cette jeune fille qu'il ne suffit pas de
tuer des panthères noires pour prouver que l'on est un amant
sensible, délicat et fidèle.

-- Soit, dit le père d'Aigrigny. Ceci est un fait acquis; voici
Mlle de Cardoville blessée au coeur.

-- Mais qu'en résulte-t-il pour les intérêts de l'affaire
Rennepont? reprit le cardinal avec curiosité en s'accoudant sur la
table.

-- Il en résulte d'abord, dit Rodin, que, lorsque le plus
dangereux ennemi que l'on puisse avoir est dangereusement blessé,
il quitte le champ de bataille; c'est déjà quelque chose, ce me
semble?

-- En effet, dit la princesse, l'esprit, l'audace de Mlle de
Cardoville pouvaient en faire l'âme de la coalition dirigée contre
nous.

-- Soit, reprit obstinément le père d'Aigrigny; sous ce rapport
elle n'est plus à craindre, c'est un avantage. Mais cette blessure
au coeur ne l'empêchera pas d'hériter?

-- Qui vous l'a dit? demanda froidement Rodin avec assurance.
Savez-vous pourquoi j'ai tant fait pour la rapprocher, d'abord
malgré elle, de Djalma, et ensuite pour l'éloigner de lui, encore
malgré elle?

-- Je vous le demande, dit le père d'Aigrigny, en quoi cet orage
de passions empêchera-t-il Mlle de Cardoville et le prince
d'hériter?

-- Est-ce d'un ciel serein ou d'un ciel d'orage que part la foudre
qui éclate et qui frappe? Soyez tranquille, je saurai où placer le
paratonnerre. Quant à M. Hardy, cet homme vivait pour trois
choses: pour ses ouvriers, pour un ami, pour une maîtresse! il a
reçu trois traits en plein coeur. Je vise toujours au coeur, moi;
c'est légal, et c'est sûr.

-- C'est légal, c'est sûr et c'est louable, dit l'évêque; car, si
j'ai bien entendu, ce fabricant avait une concubine... or, il est
bien de faire servir une passion mauvaise à la punition du
méchant...

-- Ceci est évident, ajouta le cardinal, ils ont de mauvaises
passions... on s'en sert... c'est leur faute...

-- Notre sainte mère Perpétue, dit la princesse, a concouru de
tous ses moyens à la découverte de cet abominable adultère.

-- Voici M. Hardy frappé dans ses plus chères affections, je
l'admets, dit le père d'Aigrigny, qui ne cédait le terrain que
pied à pied, le voilà frappé dans sa fortune... mais il en sera
d'autant plus âpre à la curée de cet immense héritage...

Cet argument parut sérieux aux deux prélats et à la princesse;
tous regardèrent Rodin avec une vive curiosité; au lieu de
répondre, celui-ci alla vers le buffet, et, contre son habitude de
sobriété stoïque, et malgré sa répugnance pour le vin, il examina
les flacons et dit:

-- Qu'est-ce qu'il y a là-dedans?

-- Du vin de Bordeaux et de Xérès... dit madame de Saint-Dizier,
fort étonnée de ce goût subit de Rodin.

Celui-ci prit un flacon au hasard, et il se versa un verre de vin
de Madère qu'il but d'un trait. Depuis quelques moments, il
s'était senti plusieurs fois frissonner d'une façon étrange. À ce
frisson avait succédé une sorte de faiblesse, il espéra que le vin
le ranimerait. Après avoir essuyé ses lèvres du revers de sa main
crasseuse, il revint auprès de la table, et s'adressant au père
d'Aigrigny:

-- Qu'est-ce que vous me disiez à propos de M. Hardy?

-- Qu'étant frappé dans sa fortune, il n'en serait que plus âpre à
la curée de cet immense héritage, répéta le père d'Aigrigny,
intérieurement outré du ton impérieux de son supérieur.

-- M. Hardy, penser à l'argent! dit Rodin en haussant les épaules,
est-ce qu'il pense, seulement? tout est brisé en lui. Indifférent
aux choses de la vie, il est plongé dans une stupeur dont il ne
sort que pour fondre en larmes; alors il parle avec une bonté
machinale à ceux qui l'entourent des soins les plus empressés (je
l'ai mis entre bonnes mains). Il commence cependant à se montrer
sensible à la tendre commisération qu'on lui témoigne sans
relâche... Car il est bon... excellent autant que faible, et c'est
à cette excellence... que je vous adresserai, père d'Aigrigny,
afin que vous accomplissiez ce qui me reste à faire.

-- Moi? dit le père d'Aigrigny, fort étonné.

-- Oui, et alors vous reconnaîtrez si le résultat que j'ai
obtenu... n'est pas considérable... et... Puis, s'interrompant,
Rodin, passant la main sur son front, se dit à lui-même:

-- Cela est étrange!

-- Qu'avez-vous? lui dit la princesse avec intérêt.

-- Rien, madame, reprit Rodin en tressaillant; c'est sans doute ce
vin que j'ai bu... je n'y suis pas accoutumé... Je ressens un peu
de mal de tête, cela passera.

-- Vous avez, en effet... les yeux bien injectés, mon cher père,
dit la princesse.

-- C'est que j'ai regardé trop fixement dans ma toile, reprit le
jésuite avec son sourire sinistre, et il faut que j'y regarde
encore pour faire bien voir au père d'Aigrigny, qui fait le
myope... mes autres mouches... les deux filles du général Simon,
par exemple, de jour en jour plus tristes, plus abattues, et
sentant une barrière glacée s'élever entre elles et le maréchal...
Et celui-ci, depuis la mort de son père, il faut l'entendre, il
faut le voir, tiraillé, déchiré, entre deux pensées contraires;
aujourd'hui se croyant déshonoré s'il fait ceci... demain
déshonoré s'il ne le fait pas: ce soldat, ce héros de l'Empire,
est à présent plus faible, plus irrésolu qu'un enfant. Voyons...
que reste-t-il encore de cette famille impie?... Jacques
Rennepont? Demandez à Morok dans quel état d'hébétement l'orgie a
jeté ce misérable et vers quel abîme il roule!... Voilà mon
bilan... voilà dans quel état d'isolement, d'anéantissement, se
trouvent aujourd'hui tous les membres de cette famille qui
réunissaient, il y a six semaines, tant d'éléments puissants,
énergiques, dangereux, s'ils eussent été concentrés!... voilà donc
ces Rennepont qui, d'après le conseil de leur hérétique aïeul,
devaient unir leurs forces pour nous combattre et nous écraser...
et ils étaient grandement à craindre... Qu'avais-je dit? que
j'agirais sur leurs passions. Qu'ai-je fait? j'ai agi sur leurs
passions. Aussi en vain à cette heure ils se débattent dans ma
toile... qui les enlace de toutes parts... ils sont à moi, vous
dis-je... ils sont à moi...

Depuis quelques moments, et à mesure qu'il parlait, la physionomie
et la voix de Rodin subissaient une altération singulière: son
teint, toujours si cadavéreux, s'était de plus en plus coloré,
mais inégalement et comme par marbrures; puis, phénomène étrange!
ses yeux, en devenant de plus en plus brillants, avaient paru se
creuser davantage. Sa voix vibrait, saccadée, brève, stridente.
L'altération des traits de Rodin, dont il ne paraissait pas avoir
conscience, était si remarquable que les autres acteurs de cette
scène le regardaient avec une sorte d'effroi.

Se trompant sur la cause de cette impression, Rodin, indigné,
s'écria d'une voix çà et là entrecoupée par des élans d'aspiration
profonde et embarrassée:

-- Est-ce de la pitié pour cette race impie, que je lis sur vos
visages!... de la pitié... pour cette jeune fille qui ne met
jamais le pied dans une église, et qui élève chez elle des autels
païens!... de la pitié pour ce Hardy, ce blasphémateur
sentimental, cet athée philanthrope qui n'avait pas une chapelle
dans sa fabrique, et qui osait accoler le nom de Socrate, de Marc-
Aurèle et de Platon à celui de notre Sauveur, qui appelait _Jésus
le divin philosophe?... _de la pitié pour cet Indien sectateur de
Brahma!... de la pitié pour ces deux soeurs qui n'ont pas reçu le
baptême!... de la pitié pour cette brute de Jacques Rennepont!...
de la pitié pour ce stupide soldat impérial, qui a pour dieu
Napoléon et pour évangile les bulletins de la grande armée!... de
la pitié pour cette famille de renégats dont l'aïeul, relaps
infâme, non content de nous avoir volé notre bien, excite encore
du fond de sa tombe, au bout d'un siècle et demi, sa race maudite
à relever la tête contre nous!... Comment! pour nous défendre de
ces vipères, nous n'aurions pas le droit de les écraser dans le
venin qu'elles distillent!... Et je vous dis, moi, que c'est
servir Dieu, que c'est donner un salutaire exemple, que de vouer,
à la face de tous, et par le déchaînement même de ses passions...
cette famille impie à la douleur, au désespoir, à la mort!...

Rodin était effrayant de férocité en parlant ainsi; le feu de ses
yeux devenait plus éclatant encore; ses lèvres étaient sèches et
arides, une sueur froide baignait ses tempes, dont on remarquait
les battements précipités; de nouveaux frissons glacés coururent
par tout son corps. Attribuant ce malaise croissant à un peu de
courbature, car il avait écrit une partie de la nuit, et voulant
remédier à une nouvelle défaillance, il alla droit au buffet, se
versa un autre verre de vin qu'il avala d'un trait, puis il revint
au moment où le cardinal lui disait:

-- Si la marche que vous suivez à l'égard de cette famille avait
besoin d'être justifiée, mon très cher père, vous l'eussiez
justifiée victorieusement par vos dernières paroles... Non
seulement, selon nos casuistes, je le répète, vous êtes dans votre
plein droit, mais il n'y a là rien de répréhensible aux yeux des
lois humaines; quant aux lois divines, c'est plaire au Seigneur
que de combattre et de terrasser l'impie par les armes qu'il donne
contre lui-même.

Vaincu, ainsi que les autres assistants, par l'assurance
diabolique de Rodin, et ramené à une sorte d'admiration craintive,
le père d'Aigrigny lui dit:

-- Je le confesse, j'ai eu tort de douter de l'esprit de Votre
Révérence; trompé par l'apparence des moyens que vous avez
employés; les considérant isolément, je n'avais pu juger de leur
ensemble redoutable et surtout les résultats qu'ils ont, en effet,
produits. Maintenant, je le vois, le succès, grâce à vous, n'est
pas douteux.

-- Et ceci est une exagération, reprit Rodin avec une impatience
fiévreuse, toutes ces passions sont à cette heure en ébullition;
mais le moment est critique... comme l'alchimiste penché sur son
creuset, où bouillonne une mixture qui peut lui donner des trésors
ou la mort... moi seul je puis, à cette heure...

Rodin n'acheva pas, il porta brusquement ses deux mains à son
front avec un cri de douleur étouffé.

-- Qu'avez-vous? dit le père d'Aigrigny; depuis quelques
instants... vous pâlissez d'une manière effrayante.

-- Je ne sais ce que j'ai, dit Rodin d'une voix altérée: ma
douleur de tête augmente, une sorte de vertige m'a un instant
étourdi.

-- Asseyez-vous, dit la princesse avec intérêt.

-- Prenez quelque chose, ajouta l'évêque.

-- Ce ne sera rien, reprit Rodin en faisant un effort sur lui-
même; je ne suis pas douillet, Dieu merci!... J'ai peu dormi cette
nuit... c'est de la fatigue... rien de plus. Je disais donc que
moi seul pouvais à cette heure diriger cette affaire... mais non
l'exécuter... il me faut disparaître... mais veiller incessamment
dans l'ombre, d'où je tiendrai tous les fils, que moi seul...
puis... faire agir... ajouta Rodin d'une voix oppressée.

-- Mon très cher père, dit le cardinal avec inquiétude, je vous
assure que vous êtes assez gravement indisposé... Votre pâleur
devient livide.

-- C'est possible, répondit courageusement Rodin; mais je ne
m'abats pas pour si peu... Revenons à notre affaire... Voici
l'heure, père d'Aigrigny, où vos qualités, et vous en avez de
grandes, je ne les jamais niées... me peuvent être d'un grand
secours... Vous avez de la séduction... du charme... une éloquence
pénétrante... il faudra...

Rodin s'interrompit encore. Son front ruisselait d'une sueur
froide, il sentit ses jambes se dérober sous lui, et il dit,
malgré son opiniâtre énergie:

-- Je l'avoue... je ne me sens pas bien... cependant, ce matin, je
me portais aussi bien que jamais... je tremble malgré moi... je
suis glacé...

-- Rapprochez-vous du feu... c'est un malaise subit, dit l'évêque
en lui offrant le bras avec un dévouement héroïque, cela n'aura
pas de suite.

-- Si vous preniez quelque boisson chaude, une tasse de thé, dit
la princesse. M. Baleinier doit venir bientôt heureusement, il
nous rassurera... sur cette indisposition...

-- En vérité... c'est inexplicable, dit le prélat. À ces mots du
cardinal, Rodin, qui s'était péniblement approché du feu, tourna
les yeux vers le prélat et le regarda fixement d'une façon étrange
pendant une seconde; puis, fort de son indomptable énergie, malgré
l'altération de ses traits, qui se décomposaient à vue d'oeil,
Rodin dit d'une voix brisée qu'il tâcha de rendre ferme:

-- Ce feu m'a réchauffé, ce ne sera rien... j'ai bien, par ma foi!
le temps de me dorloter... Quel à-propos!... tomber malade au
moment où l'affaire Rennepont ne peut réussir que par moi seul!...
Revenons donc à notre affaire... Je vous disais, père d'Aigrigny,
que vous pourriez beaucoup nous servir... et vous aussi, madame la
princesse, car vous avez épousé cette cause comme si elle était la
vôtre; et...

Rodin s'interrompit encore... Cette fois il poussa un cri aigu,
tomba sur une chaise placée près de lui, se rejeta convulsivement
en arrière, et, appuyant ses deux mains sur sa poitrine, il
s'écria:

-- Oh! que je souffre!... Alors, chose effroyable! à l'altération
des traits de Rodin succéda une décomposition cadavéreuse presque
aussi rapide que la pensée... ses yeux, déjà caves, s'injectèrent
de sang et semblèrent se retirer au fond de leur orbite, dont
l'ombre ainsi agrandie forma comme deux trous noirs du creux
desquels luisaient deux prunelles de feu; des tiraillements
nerveux saccadés tendirent et collèrent sur les moindres saillies
des os du visage la peau flasque, humide, glacée, qui devint
instantanément verdâtre; de ses lèvres, bridées par le rictus
d'une douleur atroce, s'échappait un souffle haletant, de temps à
autre interrompu par ces mots:

-- Oh!... je souffre... je brûle... Puis, cédant à un transport
furieux, Rodin, du bout de ses ongles, labourait sa poitrine nue,
car il avait fait sauter les boutons de son gilet et à demi
déchiré sa chemise noire et crasseuse, comme si la pression de ces
vêtements eût augmenté la violence des douleurs sous lesquelles il
se tordait. L'évêque, le cardinal et le père d'Aigrigny se
rapprochèrent vivement de Rodin et l'entourèrent pour le contenir;
il éprouvait d'horribles convulsions; tout à coup, rassemblant ses
forces, il se dressa sur ses pieds, droit et roide comme un
cadavre; alors, ses vêtements en désordre, ses rares cheveux gris
hérissés autour de sa face verte, attachant ses yeux rouges et
flamboyants sur le cardinal, qui à ce moment se penchait vers lui,
il le saisit de ses deux mains convulsives, et avec un accent
terrible il s'écria d'une voix étranglée:

-- Cardinal Malipieri... cette maladie est trop subite; on se
défie de moi à Rome... vous êtes de la race des Borgia... et votre
secrétaire... était chez moi ce matin...

-- Malheureux!... qu'ose-t-il dire?... s'écria le prélat aussi
stupéfait qu'indigné de cette accusation.

Ce disant, le cardinal tâchait de se débarrasser de l'étreinte du
jésuite, dont les doigts crispés avaient la roideur du fer.

-- On m'a empoisonné... murmura Rodin. Et, s'affaissant sur lui-
même, il retomba dans les bras du père d'Aigrigny.

Malgré son effroi, le cardinal eut le temps de dire tout bas à
celui-ci:

-- Il croit qu'on veut l'empoisonner... il machine donc quelque
chose de bien dangereux! La porte du salon s'ouvrit: c'était le
docteur Baleinier.

-- Ah! docteur! s'écria la princesse, pâle, effrayée, en courant à
lui, le père Rodin vient d'être attaqué subitement de convulsions
affreuses... venez... venez.

-- Des convulsions... ce n'est rien, calmez-vous, madame, dit le
docteur en jetant son chapeau sur un meuble et en s'approchant à
la hâte du groupe qui entourait le moribond.

-- Voici le docteur... s'écria la princesse.

Tous s'écartèrent, moins le père d'Aigrigny, qui soutenait Rodin
affaissé sur une chaise.

-- Ciel!... quel symptôme!... s'écria le docteur Baleinier en
examinant avec une terreur croissante la face de Rodin, qui de
verte devenait bleuâtre.

-- Qu'y a-t-il donc? demandèrent les spectateurs tout d'une voix.

-- Ce qu'il y a?... reprit le docteur en se rejetant en arrière
comme s'il eût marché sur un serpent; c'est le choléra, et c'est
contagieux.

À ce mot effrayant, magique, le père d'Aigrigny abandonna Rodin,
qui roula sur le tapis.

-- Il est perdu! s'écria le docteur Baleinier, pourtant je cours
chercher ce qu'il faut pour tenter un dernier effort.

Et il se précipita vers la porte. La princesse de Saint-Dizier, le
père d'Aigrigny, l'évêque et le cardinal se précipitèrent éperdus
à la suite du docteur Baleinier. Tous se pressaient à la porte,
que personne, tant le trouble était grand, ne pouvait ouvrir.

Elle s'ouvrit pourtant, mais du dehors... et Gabriel parut,
Gabriel, le type du vrai prêtre, du saint prêtre, du prêtre
évangélique, que l'on ne saurait assez environner de respect,
d'ardente sympathie, de tendre admiration. Sa figure d'archange,
d'une sérénité si douce, offrit un contraste singulier avec tous
ces visages contractés, bouleversés par l'épouvante... Le jeune
prêtre faillit être renversé par les fuyards, qui, se précipitant
par l'issue qu'il venait d'ouvrir, s'écriaient:

-- N'entrez pas... il meurt du choléra... sauvez-vous!

-- À ces mots, repoussant dans le salon l'évêque, qui, resté le
dernier de tous, tâchait de forcer la porte, Gabriel courut à
Rodin pendant que le prélat s'échappait par la porte laissée
libre.

Rodin, couché sur le tapis, les membres contournés par des crampes
affreuses, se tordait dans des douleurs intolérables; la violence
de sa chute avait sans doute réveillé ses esprits, car il
murmurait d'une voix sépulcrale:

-- Ils me laissent... mourir... là... comme un chien... Oh! les
lâches!... au secours!... personne...

Et le moribond, s'étant renversé sur le dos par un mouvement
convulsif, tournant vers le plafond sa face de damné, où éclatait
un espoir infernal, répétait encore:

-- Personne... personne... Ses yeux, tout à coup flamboyants et
féroces, rencontrèrent les grands yeux bleus de l'angélique et
blonde figure de Gabriel, qui, s'agenouillant auprès de lui, lui
dit de sa voix douce et grave:

-- Me voici, mon père... je viens vous secourir, si vous pouvez
être secouru... priez pour vous, si le Seigneur vous rappelle à
lui.

-- Gabriel!... murmura Rodin d'une voix éteinte, pardon... pour le
mal... que je vous ai fait... Pitié!... ne m'abandonnez pas!...
ne...

Rodin ne put achever; il était parvenu à se soulever sur son
séant, il poussa un cri et retomba sans mouvement.

* * * * *

Le même jour, dans les journaux du soir, on lisait:

«Le choléra est à Paris... le premier cas s'est déclaré
aujourd'hui, à trois heures et demie, rue de Babylone, à l'hôtel
de Saint-Dizier.»



IV. Le parvis Notre-Dame.

Huit jours se sont écoulés depuis que Rodin a été atteint du
choléra, dont les ravages vont toujours croissant.

Terrible temps que celui-là! Un voile de deuil s'est étendu sur
Paris, naguère si joyeux. Jamais, pourtant, le ciel n'a été d'un
azur plus pur, plus constant; jamais le soleil n'a rayonné plus
radieux. Cette inexorable sérénité de la nature durant les ravages
du fléau mortel offrait un étrange et mystérieux contraste.
L'insolente lumière d'un soleil éblouissant rendait plus visible
encore l'altération des traits causée par les mille angoisses de
la peur. Car chacun tremblait, celui-ci pour soi, celui-là pour
les êtres aimés; les physionomies trahissaient quelque chose
d'inquiet, d'étonné, de fébrile. Les pas étaient précipités comme
si, en marchant plus vite, il avait chance d'échapper au péril; et
puis aussi on se hâtait de rentrer chez soi. On laissait la vie,
la santé, le bonheur dans sa maison; deux heures après, on y
retrouvait souvent l'agonie, la mort, le désespoir. À chaque
instant des choses nouvelles et sinistres frappaient votre vue:
tantôt passaient par les rues des charrettes remplies de cercueils
symétriquement empilés. Elles s'arrêtaient devant chaque demeure:
des hommes vêtus de gris et de noir attendaient sous la porte; ils
tendaient les bras, et à ceux-ci l'on jetait un cercueil, à ceux-
là deux, souvent trois ou quatre, dans la même maison; si bien
que, parfois, la provision étant vite épuisée, bien des morts de
la rue n'étaient pas _servis_, et la charrette, arrivée pleine,
s'en allait vide.

Dans presque toutes les maisons, de bas en haut, de haut en bas,
c'était un bruit de marteaux assourdissant: on clouait des bières;
on en clouait tant et tant que, par intervalles, les cloueurs
s'arrêtaient fatigués. Alors éclataient toutes sortes de cris de
douleur, de gémissements plaintifs, d'imprécations désespérées.
C'étaient ceux à qui les hommes gris et noirs avaient pris
quelqu'un pour remplir les bières. On remplissait donc
incessamment des bières, et on les clouait jour et nuit, plutôt le
jour que la nuit; car, dès le crépuscule, à défaut des corbillards
insuffisants, arrivait une lugubre file de voitures mortuaires
improvisées: tombereaux, charrettes, tapissières, fiacres,
haquets, venaient servir au funèbre transport; à l'encontre des
autres qui, dans les rues, entraient pleines et sortaient vides,
ces dernières entraient vides et bientôt sortaient pleines.

Pendant ce temps-là les vitres des maisons s'illuminaient, et
souvent les lumières brûlaient jusqu'au jour. C'était la saison
des bals; ces clartés ressemblaient assez aux rayonnements
lumineux des folles nuits de fête, si ce n'est que les cierges
remplaçaient la bougie, et la psalmodie des prières des morts le
joyeux bourdonnement du bal; puis, dans les rues, au lieu des
bouffonneries transparentes de l'enseigne des costumiers pour les
mascarades, se balançaient de loin en loin de grandes lanternes
d'un rouge de sang portant ces mots en lettres noires:

SECOURS AUX CHOLÉRIQUES

Où il y avait véritablement fête... pendant la nuit, c'était aux
cimetières... Ils se débauchaient... Eux, toujours si mornes, si
muets, à ces heures nocturnes, heures silencieuses où l'on entend
le léger frissonnement des cyprès agités par la brise... eux, si
solitaires que nul pas humain n'osait pendant la nuit troubler
leur silence funèbre... ils étaient tout à coup devenus animés,
bruyants, tapageurs et brillants de lumières. À la lueur fumeuse
des torches qui jetaient de grandes clartés rougeâtres sur les
sapins noirs et sur les pierres blanches des sépulcres, bon nombre
de fossoyeurs fossoyaient allègrement en fredonnant. Ce dangereux
et rude métier se payait alors presque à prix d'or; on avait tant
besoin de ces bonnes gens, qu'il fallait, après tout, les ménager;
s'ils buvaient souvent, ils buvaient beaucoup; s'ils chantaient
toujours, ils chantaient fort, et ce, pour entretenir leurs forces
et leur bonne humeur, puissant auxiliaire d'un tel travail. Si
quelques-uns ne finissaient pas d'aventure la fosse commencée,
d'obligeants compagnons la finissaient _pour _eux (c'était le
mot), et les y plaçaient amicalement.

Aux joyeux refrains des fossoyeurs répondaient d'autres flonflons
lointains; des cabarets s'étaient improvisés aux environs des
cimetières, et les cochers des morts, une fois _leurs pratiques
descendues à leur adresse_, comme ils disaient ingénieusement, les
cochers des morts, riches d'un salaire extraordinaire,
banquetaient, rigolaient en seigneurs; souvent l'aurore les
surprit le verre à la main et la gaudriole aux lèvres...
Observation bizarre; chez ces gens de funérailles, vivant dans les
entrailles du fléau, la mortalité fut presque nulle.

Dans les quartiers sombres, infects, où, au milieu d'une
atmosphère morbide, vivaient entassés une foule de prolétaires
déjà épuisés par les plus dures privations, et, ainsi que l'on
disait énergiquement alors_, tout mâchés _pour le choléra, il ne
s'agissait plus d'individus, mais de familles entières enlevées en
quelques heures; pourtant, parfois, ô clémence providentielle! un
ou deux petits enfants restaient seuls dans la chambre froide et
délabrée, après que père et mère, frère et soeur étaient partis en
cercueil. Souvent aussi on fut obligé de fermer, faute de
locataires, plusieurs de ces maisons, pauvres ruches de laborieux
travailleurs, complètement déshabitées en un jour par le fléau,
depuis la cave, où, selon l'habitude, couchaient sur la paille de
petits ramoneurs, jusqu'aux mansardes, où, hâves et demi-nus, se
roidissaient sur le carreau glacé quelques malheureux sans travail
et sans pain.

De tous les quartiers de Paris, celui qui, pendant la période
croissante du choléra, offrit peut-être le spectacle le plus
effrayant, fut le quartier de la Cité, et, dans la Cité, le parvis
de Notre-Dame était presque chaque jour le théâtre de scènes
terribles, la plupart des malades des rues voisines que l'on
transportait à l'Hôtel-Dieu affluant sur cette place.

Le choléra n'avait pas une physionomie... il en avait mille.
Ainsi, huit jours après que Rodin avait été subitement atteint,
plusieurs événements, où l'horrible le disputait à l'étrange, se
passaient sur le parvis de Notre-Dame. Au lieu de la rue d'Arcole,
qui conduit aujourd'hui directement sur cette place, on y arrivait
alors d'un côté par une ruelle sordide comme toutes les rues de la
Cité; une voûte sombre et écrasée la terminait. En entrant dans le
parvis on avait à gauche le portail de l'immense cathédrale, et en
face de soi les bâtiments de l'Hôtel-Dieu. Un peu plus loin, une
échappée de vue permettait d'apercevoir le parapet du quai Notre-
Dame.

Sur la muraille noirâtre et lézardée de l'arcade on pouvait lire
un placard récemment appliqué; il portait ces mots tracés au moyen
d'un poncis et de lettres de cuivre[20]:

_Vengeance!... vengeance!..._

_Les gens du peuple qui se font porter dans les hôpitaux y sont
empoisonnés, parce qu'on trouve le nombre des malades trop
considérable; chaque nuit des bateaux remplis de cadavres
descendent la Seine._

_Vengeance! et mort aux assassins du peuple!_

Deux hommes enveloppés de manteaux et à demi cachés dans l'ombre
de la voûte écoutaient avec une curiosité inquiète une rumeur qui
s'élevait de plus en plus menaçante du milieu d'un rassemblement
tumultueusement groupé aux abords de l'Hôtel-Dieu.

Bientôt ces cris: _Mort aux médecins! Vengeance! _arrivèrent
jusqu'aux deux hommes embusqués sous l'arcade.

-- Les placards font leur effet, dit l'un; le feu est aux
poudres... Une fois la populace en délire... on la lancera sur qui
l'on voudra.

-- Dis donc, reprit l'autre homme, regarde là-bas... cet hercule
dont la taille gigantesque domine toute cette canaille. Est-ce que
ce n'était pas un des plus enragés meneurs lors de la destruction
de la fabrique de M. Hardy?

-- Pardieu, oui... Je le reconnais; partout où il y a un mauvais
coup à faire on trouve ce gredin-là.

-- Maintenant, crois-moi, ne restons pas sous cette arcade, dit
l'autre homme; il y fait un vent glacé, et quoique je sois
matelassé de flanelle...

-- Tu as raison, le choléra est brutal en diable. D'ailleurs tout
se prépare bien de ce côté; on assure aussi que l'émeute
républicaine va soulever en masse le faubourg Saint-Antoine.
Chaud! chaud! ça nous sert, et la sainte cause de la religion
triomphera de l'impiété révolutionnaire... Allons rejoindre le
père d'Aigrigny.

-- Où le trouverons-nous?

-- Ici près, viens... viens. Et les deux hommes disparurent
précipitamment. Le soleil, commençant à décliner, jetait ses
rayons dorés sur les noires sculptures du portail de Notre-Dame et
sur la masse imposante de ses deux tours, qui se dressaient au
milieu d'un ciel parfaitement bleu, car depuis plusieurs jours un
vent de nord-est, sec et glacé, balayait les moindres nuages. Un
rassemblement assez nombreux, encombrant, nous l'avons dit, les
abords de l'Hôtel-Dieu, se pressait aux grilles dont le péristyle
de l'hospice est entouré; derrière la grille on voyait rangé un
piquet d'infanterie; car les cris de _Mort aux médecins!_ étaient
devenus de plus en plus menaçants. Les gens qui vociféraient ainsi
appartenaient à une populace oisive, vagabonde et corrompue... à
la lie de Paris: aussi, chose effrayante, les malheureux que l'on
transportait, traversant forcément ces groupes hideux, entraient à
l'Hôtel-Dieu au milieu de clameurs sinistres et de cris de mort. À
chaque instant, des civières, des brancards apportaient de
nouvelles victimes; les civières, souvent garnies de rideaux de
coutil, cachaient les malades; mais les brancards n'ayant aucune
couverture, quelquefois les mouvements convulsifs d'un agonisant
écartaient le drap, qui laissait voir une face cadavéreuse.

Au lieu d'épouvanter les misérables rassemblés devant l'hospice,
de pareils spectacles devenaient pour eux le signal de
plaisanteries de cannibales ou de prédictions atroces sur le sort
de ces malheureux une fois au pouvoir des médecins.

Le carrier et Ciboule, accompagnés d'un bon nombre de leurs
acolytes, se trouvaient mêlés à la populace. Après le désastre de
la fabrique de M. Hardy, le carrier, solennellement chassé du
compagnonnage par les _Loups_, qui n'avaient voulu conserver
aucune solidarité avec ce misérable, le carrier, disons-nous, se
plongeant depuis lors dans la plus basse crapule et spéculant sur
sa force herculéenne, s'était établi, moyennant salaire, le
défenseur officieux de Ciboule et de ses pareilles.

Sauf quelques passants amenés par hasard sur le parvis Notre-Dame,
la foule déguenillée dont il était couvert se composait donc du
rebut de la population de Paris, misérables non moins à plaindre
qu'à blâmer, car la misère, l'ignorance et le délaissement
engendrent fatalement le vice et le crime. Pour ces sauvages de la
civilisation, il n'y avait ni pitié, ni enseignement, ni terreur,
dans les effrayants tableaux dont ils étaient entourés à chaque
instant; insoucieux d'une vie qu'ils disputaient chaque jour à la
faim ou aux tentations du crime, ils bravaient le fléau avec une
audace infernale, ou ils succombaient le blasphème à la bouche. La
haute stature du carrier dominait les groupes: l'oeil sanglant,
les traits enflammés, il vociférait de toutes ses forces:

-- Mort aux carabins!... ils empoisonnent le peuple!

-- C'est plus aisé que de le nourrir, ajoutait Ciboule. Puis,
s'adressant à un vieillard agonisant que deux hommes, perçant à
grand'peine cette foule compacte, apportaient sur une chaise, la
mégère reprit:

-- N'entre donc pas là-dedans, eh! moribond; crève ici, au grand
air, au lieu de crever dans cette caverne, où tu seras empoisonné
comme un vieux rat.

-- Oui, ajouta le carrier, après, on te jettera à l'eau pour
régaler les ablettes, dont tu ne mangeras pas, encore...

À ces atroces plaisanteries, le vieillard roula des yeux égarés et
fit entendre de sourds gémissements. Ciboule voulut arrêter la
marche des porteurs, et ils ne se débarrassèrent qu'à grand'peine
de cette mégère.

Le nombre des cholériques arrivant à l'Hôtel-Dieu augmentait de
minute en minute; les moyens de transport habituels ayant manqué,
à défaut de civières et de brancards, c'était à bras que l'on
apportait les malades.

Çà et là des épisodes effrayants témoignaient de la rapidité
foudroyante du fléau. Deux hommes portaient un brancard recouvert
d'un drap taché de sang; l'un d'eux se sent tout à coup atteint
violemment, il s'arrête court; ses bras défaillants abandonnent le
brancard, il pâlit, chancelle, tombe à demi renversé sur le
malade, et devient aussi livide que lui... l'autre porteur,
effrayé, fuit éperdu, laissant son compagnon et le mourant au
milieu de la foule. Les uns s'éloignent avec horreur, d'autres
éclatent d'un rire sauvage.

-- L'attelage s'est effarouché, dit le carrier; il a laissé la
carriole en plan...

-- Au secours! criait le moribond d'une voix dolente; par pitié,
portez-moi à l'hospice.

-- Il n'y a plus de place au parterre, dit une voix railleuse.

-- Et tu n'as pas assez de jambes pour monter au paradis, ajouta
un autre.

Le malade fit un effort pour se soulever; mais ses forces le
trahirent: il retomba épuisé sur le matelas. Tout à coup la
multitude reflua violemment, renversa le brancard; le porteur et
le vieillard sont foulés aux pieds, et leurs gémissements sont
couverts par ces cris:

-- Mort aux carabins! Et les hurlements recommencèrent avec une
nouvelle furie. Cette bande farouche, qui, dans son délire féroce,
ne respectait rien, fut cependant obligée, quelques instants
après, d'ouvrir ses rangs devant plusieurs ouvriers qui frayaient
vigoureusement le passage à deux de leurs camarades apportant
entre leurs bras entrelacés un artisan jeune encore; sa tête,
appesantie et déjà livide, s'appuyait sur l'épaule de l'un de ses
compagnons; un petit enfant suivait en sanglotant, tenant le pan
de la blouse d'un des artisans. Depuis quelques moments on
entendait résonner au loin, dans les rues tortueuses de la Cité,
le bruit sonore et cadencé de plusieurs tambours: on battait le
rappel, car l'émeute grondait au faubourg Saint-Antoine; les
tambours, débouchant par l'arcade, traversaient la place du parvis
Notre-Dame; un de ces soldats, vétéran à moustaches grises,
ralentit subitement les roulements sonores de sa caisse, et resta
un pas en arrière; ses compagnons se retournèrent surpris... il
était vert; ses jambes fléchissent, il balbutie quelques mots
inintelligibles et tombe foudroyé sur le pavé avant que les
tambours du premier rang eussent cessé de battre. La rapidité
fulgurante de cette attaque effraya un moment les plus endurcis;
surprise de la brusque interruption du rappel, une partie de la
foule courut par curiosité vers les tambours. À la vue du soldat
mourant que deux de ses compagnons soutenaient entre leurs bras,
l'un des deux hommes qui, sous la voûte du parvis, avaient assisté
au commencement de l'émotion populaire, dit aux autres tambours:

-- Votre camarade a peut-être bu en route à quelque fontaine?

-- Oui, monsieur, répondit le soldat; il mourait de soif, il a bu
deux gorgées d'eau sur la place du Châtelet.

-- Alors il a été empoisonné, dit l'homme.

-- Empoisonné? s'écrièrent plusieurs voix.

-- Il n'y aurait rien d'étonnant, reprit l'homme d'un air
mystérieux; on jette du poison dans les fontaines publiques; ce
matin on a massacré un homme rue Beaubourg; on l'avait surpris
vidant un paquet d'arsenic dans le broc d'un marchand de
vin[21].

Après avoir prononcé ces paroles, l'homme disparut dans la foule.

Ce bruit, non moins stupide que le bruit qui courait sur ces
empoisonnements des malades de l'Hôtel-Dieu, fut accueilli par une
explosion de cris d'indignation: cinq ou six hommes en guenilles,
véritables bandits, saisirent le corps du tambour expirant,
l'élevèrent sur leurs épaules, malgré les efforts de ses
camarades, et, portant ce sinistre trophée, ils parcoururent le
parvis, précédés du carrier et de Ciboule, qui criaient partout
sur leur passage:

-- Place aux cadavres! voilà comment on empoisonne le peuple!...

Un nouveau mouvement fut imprimé à la foule par l'arrivée d'une
berline de poste à quatre chevaux; n'ayant pu passer sur le quai
Napoléon, alors en partie dépavé, cette voiture s'était aventurée
à travers les rues tortueuses de la Cité, afin de gagner l'autre
rive de la Seine par le parvis Notre-Dame. Ainsi que bien
d'autres, ces émigrants fuyaient Paris pour échapper au fléau qui
le décimait. Un domestique et une femme de chambre assis sur le
siège de derrière échangèrent un coup d'oeil d'effroi en passant
devant l'Hôtel-Dieu, tandis qu'un jeune homme, placé dans
l'intérieur et sur le devant de la voiture, baissa la glace pour
recommander aux postillons d'aller au pas, de crainte d'accident,
la foule étant alors très compacte. Ce jeune homme était
M. de Morinval: dans le fond de la voiture se trouvaient
M. de Montbron et sa nièce, Mme de Morinval. La pâleur et
l'altération des traits de la jeune femme disaient assez son
épouvante; M. de Montbron, malgré sa fermeté d'esprit, semblait
fort inquiet et aspirait de temps à autre, ainsi que sa nièce, un
flacon rempli de camphre.

Pendant quelques minutes la voiture s'avança lentement; les
postillons conduisaient leurs chevaux avec précaution. Soudain une
rumeur, d'abord sourde et lointaine, circula dans les
rassemblements, et bientôt se rapprocha; elle augmentait à mesure
que devenait plus distinct ce son retentissant de chaînes et de
_ferraille_, son bruyant généralement particulier aux fourgons
d'artillerie; en effet, une de ces voitures, arrivant par le quai
Notre-Dame en sens inverse de la berline, la croisa bientôt.

Chose étrange! la foule était compacte, la marche de ce fourgon
rapide; pourtant, à l'approche de cette voiture, les rangs pressés
s'ouvraient comme par enchantement. Ce prodige s'expliqua bientôt
par ces mots répétés de bouche en bouche:

-- Le fourgon des morts!... le fourgon des morts! Le service des
pompes funèbres ne suffisant plus au transport des corps, on avait
mis en réquisition un certain nombre de fourgons d'artillerie,
dans lesquels on entassait précipitamment les cercueils. Si un
grand nombre de passants regardaient cette sinistre voiture avec
épouvante, le carrier et sa bande redoublèrent d'horribles lazzi.

-- Place à l'omnibus des trépassés! cria Ciboule.

-- Dans cet omnibus-là, il n'y a pas de danger qu'on vous y marche
sur les pieds, dit le carrier.

-- C'est des voyageurs commodes qui sont là-dedans.

-- Ils ne demandent jamais à descendre, au moins.

-- Tiens! Il n'y a qu'un soldat du train pour postillon!

-- C'est vrai, les chevaux de devant sont menés par un homme en
blouse.

-- C'est que l'autre soldat aura été fatigué; le câlin... il sera
monté dans l'omnibus de la mort avec les autres... qui ne
descendent qu'au grand trou.

-- Et la tête en avant, encore.

-- Oui, ils piquent une tête dans un lit de chaux.

-- Où ils font la _planche_, c'est le cas de le dire.

-- Ah! c'est pour le coup qu'on la suivrait les yeux fermés... la
voiture de la mort... C'est pire qu'à Montfaucon.

-- C'est vrai... ça sent le mort qui n'est plus frais, dit le
carrier en faisant allusion à l'odeur infecte et cadavéreuse que
ce funèbre véhicule laissait après lui.

-- Ah bon!... reprit Ciboule, voilà l'omnibus de la mort qui va
accrocher la belle voiture; tant mieux!... Ces riches, ils
sentiront la mort.

En effet, le fourgon se trouvait alors à peu de distance et
absolument en face de la berline, qu'il croisait; un homme en
blouse et en sabots conduisait les deux chevaux de volée, un
soldat du train menait l'attelage de timon. Les cercueils étaient
en si grand nombre dans ce fourgon, que son couvercle demi-
circulaire ne fermait qu'à moitié; de sorte qu'à chaque soubresaut
de la voiture, qui, lancée rapidement, cahotait rudement sur le
pavé très inégal, on voyait les bières se heurter les unes contre
les autres. Aux yeux ardents de l'homme en blouse, à son teint
enflammé, on devinait qu'il était à moitié ivre; il excitait ses
chevaux de la voix, des talons et du fouet, malgré les
recommandations impuissantes du soldat du train, qui, contenant à
peine ses chevaux, suivait malgré lui l'allure désordonnée que le
charretier donnait à l'attelage. Aussi, l'ivrogne, ayant dévié de
sa route, vint droit sur la berline, et l'accrocha. À ce choc, le
couvercle du fourgon se renversa, et, lancé en dehors par cette
violente secousse, un des cercueils, après avoir endommagé la
portière de la berline, retomba sur le pavé avec un bruit sourd et
mat. Cette chute disjoignit les planches de sapin clouées à la
hâte, et au milieu des éclats du cercueil on vit rouler un cadavre
bleuâtre, à demi enveloppé d'un suaire. À cet horrible spectacle,
Mme de Morinval, qui avait machinalement avancé la tête à la
portière, perdit connaissance en poussant un grand cri. La foule
recula avec frayeur; les postillons de la berline, non moins
effrayés, profitant de l'espace qui s'était formé devant eux par
la brusque retraite de la multitude, lors du passage du fourgon,
fouettèrent leurs chevaux, et la voiture se dirigea vers le quai.

Au moment où la berline disparaissait derrière les derniers
bâtiments de l'Hôtel-Dieu on entendit au loin les fanfares
retentissantes d'une musique joyeuse, et ces cris répétés de
proche en proche: _La mascarade du choléra!_

Ces mots annonçaient un de ces épisodes moitié bouffons moitié
terribles et à peines croyables, qui signalèrent la période
croissante de ce fléau. En vérité, si les témoignages
contemporains n'étaient pas complètement d'accord avec les
relations des papiers publics au sujet de cette mascarade, on
croirait qu'au lieu d'un fait réel il s'agit de l'élucubration de
quelque cerveau délirant.

La mascarade du choléra se présenta donc sur le parvis Notre-Dame
au moment où la voiture de M. de Morinval disparaissait du côté du
quai après avoir été accrochée par le fourgon des morts.



V. La mascarade du choléra[22].

Un flot de peuple précédant la mascarade fit brusquement irruption
par l'arcade du parvis en poussant de grands cris; des enfants
soufflaient dans des cornets à bouquin, d'autres huaient, d'autres
sifflaient.

Le carrier, Ciboule et leur bande, attirés par ce nouveau
spectacle, se précipitèrent en masse du côté de la voûte.

Au lieu des deux traiteurs qui existent aujourd'hui de chaque côté
de la rue d'Arcole, il n'y en avait alors qu'un seul, situé à
gauche de l'arcade, et fort renommé dans le joyeux monde des
étudiants pour l'excellence de ses vins et pour sa cuisine
provençale. Au premier bruit des fanfares sonnées par des piqueurs
en livrée précédant la mascarade, les fenêtres du grand salon du
restaurant s'ouvrirent, et plusieurs garçons, la serviette sous le
bras, se penchèrent aux croisées, impatients de voir l'arrivée des
singuliers convives qu'ils attendaient.

Enfin, le grotesque cortège parut au milieu d'une clameur immense.
La mascarade se composait d'un quadrige escorté d'hommes et de
femmes à cheval; cavaliers et amazones portaient des costumes de
fantaisie à la fois élégants et riches.

La plupart de ces masques appartenaient à la classe moyenne et
aisée.

Le bruit avait couru qu'une mascarade s'organisait afin de
_narguer le choléra_, et de remonter, par cette joyeuse
démonstration, le moral de la population effrayée; aussitôt
artistes, jeunes gens du monde, étudiants, commis, etc., etc.,
répondirent à cet appel, et quoique jusqu'alors inconnus les uns
aux autres, ils fraternisèrent immédiatement; plusieurs, pour
compléter la fête, amenèrent leurs maîtresses; une souscription
avait couvert les frais de la fête, et le matin, après un déjeuner
splendide fait à l'autre bout de Paris, la troupe joyeuse s'était
mise bravement en marche pour venir terminer la journée par un
dîner au parvis Notre-Dame. Nous disons _bravement_, parce qu'il
fallait à ces jeunes femmes une singulière trempe d'esprit, une
rare fermeté de caractère, pour traverser ainsi cette grande ville
plongée dans la consternation et dans l'épouvante, pour se croiser
presque à chaque pas sans pâlir avec des brancards chargés de
mourants et des voitures remplies de cadavres, pour s'attaquer
enfin, par la plaisanterie la plus étrange, au fléau qui décimait
Paris. Du reste, à Paris seulement, et seulement dans une certaine
classe de la population, une pareille idée pouvait naître et se
réaliser.

Deux hommes, grotesquement déguisés en postillons des pompes
funèbres, ornés de faux nez formidables, portant à leur chapeau
des pleureuses en crêpe rose, et à leur boutonnière de gros
bouquets de roses et des bouffettes de crêpe, conduisaient le
quadrige. Sur la plate-forme de ce char étaient groupés des
personnages allégoriques représentant:

Le _Vin_, la _Folie_, l'_Amour_, le _Jeu_.

Ces êtres symboliques avaient pour mission providentielle de
rendre, à force de lazzi, de sarcasmes et de nasardes, la vie
singulièrement dure au_ bonhomme Choléra_, manière de funèbre et
burlesque Cassandre qu'ils bafouaient, qu'ils turlupinaient de
cent façons.

La moralité de la chose était celle-ci: Pour braver sûrement le
choléra, il faut boire, rire, jouer et faire l'amour.

Le _Vin _avait pour représentant un gros Silène pansu, ventru,
trapu, cornu, portant couronne de lierre au front, peau de
panthère à l'épaule, et à la main une grande coupe dorée, entourée
de fleurs. Nul autre que Nini-Moulin, l'écrivain moral et
religieux, ne pouvait offrir aux spectateurs étonnés et ravis une
oreille plus écarlate, un abdomen plus majestueux, une trogne plus
triomphante et plus enluminée. À chaque instant, Nini-Moulin
faisait mine de vider sa coupe, après quoi il venait insolemment
éclater de rire aux nez du bonhomme Choléra.

Le _bonhomme Choléra_, cadavéreux Géronte, était à demi enveloppé
d'un suaire; son masque de carton verdâtre, aux yeux rouges et
creux, semblait incessamment grimacer la mort d'une manière des
plus réjouissantes; sous sa perruque à trois marteaux, congrûment
poudrée et surmontée d'un bonnet de coton pyramidal, son cou et un
de ses bras, sortant aussi du linceul, étaient teints d'une belle
couleur verdâtre; sa main décharnée, presque toujours agitée d'un
frisson fiévreux (non feint, mais naturel), s'appuyait sur une
canne à bec de corbin; il portait enfin, comme il convient à tout
Géronte, des bas rouges à jarretières bouclées et de hautes mules
de castor noir. Ce grotesque représentant du choléra était Couche-
tout-Nu. Malgré une fièvre lente et dangereuse, causée par l'abus
de l'eau-de-vie et par la débauche, fièvre qui le minait
sourdement, Jacques avait été engagé par Morok à concourir à cette
mascarade.

Le dompteur de bêtes, vêtu en roi de carreau, figurait le _Jeu.
_Le front ceint d'un diadème de carton doré, sa figure implacable
et blafarde entourée d'une longue barbe jaune qui retombait sur le
devant de sa robe écartelée de couleurs tranchantes, Morok avait
parfaitement la physionomie de son rôle. De temps à autre, d'un
air parfaitement narquois, il agitait aux yeux du bonhomme Choléra
un grand sac rempli de jetons bruyants, sur lequel étaient peintes
toutes sortes de cartes à jouer. Certaine gêne dans le mouvement
de son bras droit annonçait que le dompteur se ressentait encore
un peu de la blessure que lui avait faite la panthère noire avant
d'être éventrée par Djalma.

La _Folie _symbolisant le rire venait à son tour secouer
classiquement sa marotte à grelots sonores et dorés aux oreilles
du bonhomme Choléra; la Folie était une jeune fille alerte et
preste, portant sur ses cheveux noirs un bonnet phrygien couleur
écarlate; elle remplaçait auprès de Couche-tout-Nu la pauvre reine
Bacchanal, qui n'eût pas manqué à une fête pareille, elle si
vaillante et si gaie, elle qui, naguère encore, avait fait partie
d'une mascarade d'une portée peut-être moins philosophique, mais
aussi amusante.

Une autre jolie créature, Mlle Modeste Bornichoux, qui _posait _le
torse chez un peintre en renom (un des cavaliers du cortège),
représentait _l'Amour_, et le représentait à merveille; on ne
pouvait prêter à l'Amour un plus charmant visage et des formes
plus gracieuses. Vêtue d'une tunique bleue pailletée, portant un
bandeau bleu et argent sur ses cheveux châtains, et deux petites
ailes transparentes derrière ses blanches épaules, l'Amour,
croisant sur son index gauche son index droit, faisant de temps à
autre (qu'on excuse cette trivialité), faisait très gentiment et
très impertinemment _ratisse _au bonhomme Choléra.

Autour du groupe principal, d'autres masques plus ou moins
grotesques agitaient des bannières sur lesquelles on lisait ces
inscriptions très anacréontiques pour la circonstance:

ENTERRÉ, LE CHOLÉRA! COURTE ET BONNE! IL FAUT RIRE... RIRE, ET
TOUJOURS RIRE! LES FLAMBARDS FLAMBERONT LE CHOLÉRA! VIVE L'AMOUR!
VIVE LE VIN! MAIS VIENS-Y DONC, MAUVAIS FLÉAU!!!

Il y avait réellement tant d'audacieuse gaieté dans cette
mascarade, que le plus grand nombre des spectateurs, au moment où
elle défila sur le parvis pour se rendre chez le restaurateur où
le dîner l'attendait, applaudirent à plusieurs reprises; cette
sorte d'admiration qu'inspire toujours le courage, si fou, si
aveugle qu'il soit, parut à d'autres spectateurs (en petit nombre,
il est vrai) une sorte de défi jeté au courroux céleste; aussi
accueillirent-ils le cortège par des murmures irrités.

Ce spectacle extraordinaire et les diverses impressions qu'il
causait étaient trop en dehors des faits habituels pour pouvoir
être justement appréciés: l'on ne sait en vérité si cette
courageuse bravade mérite la louange ou le blâme. D'ailleurs,
l'apparition de ces fléaux qui, de siècle en siècle, déciment les
populations, a presque toujours été accompagnée d'une sorte de
surexcitation morale à laquelle n'échappait aucun de ceux que la
contagion épargnait; vertige fiévreux et étrange qui tantôt met en
jeu les préjugés les plus stupides, les passions les plus féroces,
tantôt inspire, au contraire, les dévouements les plus
magnifiques, les actions les plus courageuses, exalte enfin chez
les uns la peur de la mort jusqu'aux plus folles terreurs, tandis
que chez d'autres le dédain de la vie se manifeste par les plus
audacieuses bravades.

Songeant assez peu aux louanges ou au blâme qu'elle pouvait
mériter, la mascarade arriva jusqu'à la porte du restaurateur, et
y fit son entrée au milieu des acclamations universelles.

Tout semblait d'accord pour compléter cette bizarre imagination
par les contrastes les plus singuliers... Ainsi, la taverne où
devait avoir lieu cette surprenante bacchanale étant justement
située non loin de l'antique cathédrale et du sinistre hospice,
les choeurs religieux de la vieille basilique, les cris des
mourants et les chants bachiques des banquetants devaient se
couvrir et s'entendre tour à tour.

Les masques, ayant descendu de voiture et de cheval, allèrent
prendre place au repas qui les attendait.

* * * * *

Les acteurs de la mascarade sont attablés dans une grande salle du
restaurant. Ils sont joyeux, bruyants, tapageurs, cependant leur
gaieté a un caractère étrange... Quelquefois, les plus résolus se
rappellent involontairement que c'est leur vie qu'ils jouent dans
cette folle et audacieuse lutte contre le fléau. Cette pensée
sinistre est rapide comme le frisson fiévreux qui vous glace en un
instant; aussi, de temps à autre, de brusques silences, durant à
peine une seconde, trahissent ces préoccupations passagères,
bientôt effacées, d'ailleurs, par de nouvelles explosions de cris
joyeux, car chacun se dit:

-- Pas de faiblesse, mon compagnon, ma maîtresse me regarde. Et
chacun rit et trinque de plus belle, tutoie son voisin et boit de
préférence dans le verre de sa voisine.

Couche-tout-nu avait déposé le masque et la perruque du bonhomme
Choléra; la maigreur de ses traits plombés, leur pâleur maladive,
le sombre éclat de ses yeux caves, accusaient les progrès
incessants de la maladie lente qui consumait ce malheureux,
arrivé, par les excès, au dernier degré de l'épuisement: quoiqu'il
sentît un feu sourd dévorer ses entrailles, il cachait ses
douleurs sous un rire factice et nerveux.

À la gauche de Jacques était Morok, dont la domination fatale
allait toujours croissant, et à sa droite la jeune fille déguisée
en Folie; on la nommait Mariette; à côté de celle-ci, Nini-Moulin
se prélassait dans son majestueux embonpoint, et feignait souvent
de chercher sa serviette sous la table, afin de serrer les genoux
de son autre voisine, Mlle Modeste, qui représentait l'Amour.

La plupart des convives s'étaient groupés selon leurs goûts,
chacun à côté de sa chacune, et les _célibataires _où ils avaient
pu. On était au second service; l'excellence des vins, la bonne
chère, les gais propos, l'étrangeté même de la disposition avaient
exalté singulièrement les esprits, ainsi que l'on pourra s'en
convaincre par les incidents extraordinaires de la scène suivante.



VI. Le combat singulier.

Deux ou trois fois, un des garçons du restaurant était venu, sans
que les convives l'eussent remarqué, parler à voix basse à ses
camarades, en leur montrant d'un geste expressif le plafond de la
salle du festin; mais ses camarades n'avaient nullement tenu
compte de ses observations ou de ses craintes, ne voulant pas sans
doute déranger les convives, dont la folle gaieté semblait aller
toujours croissant.

-- Qui doutera maintenant de la supériorité de notre manière de
traiter cet impertinent choléra? A-t-il osé atteindre notre
bataillon sacré? dit un magnifique _Turc-saltimbanque_, l'un des
porte-bannière de la mascarade.

-- Voilà tout le mystère, reprit un autre. C'est bien simple.
Éclatez de rire au nez du bonhomme fléau, et il vous tourne
aussitôt les talons.

-- Il se rend justice, car c'est joliment bête ce qu'il fait,
ajouta une jolie petite Pierrette en vidant lestement son verre.

-- Tu as raison, Chouchoux, c'est bête, et archibête, reprit le
Pierrot de la Pierrette; car enfin vous êtes là, bien tranquille,
jouissant du bonheur de la vie et tout d'un coup, après une atroce
grimace, vous mourez... Eh bien! après? comme c'est malin! comme
c'est drôle! Je vous demande un peu ce que ça prouve.

-- Ça prouve, reprit un illustre peintre romantique, déguisé en
Romain de l'école de David, ça prouve que le choléra est un
pitoyable coloriste, car sa palette n'a qu'un ton, un mauvais ton
verdâtre... Évidemment le drôle a étudié cet assommant Jacobus, le
roi des peintres classiques, fléau d'une autre espèce...

-- Pourtant, maître, ajouta respectueusement un élève du grand
peintre, j'ai vu des cholériques dont les convulsions avaient
assez de _tournure _et dont l'agonie ne manquait pas de _chic!_

_-- _Messieurs! s'écria un sculpteur non moins célèbre, résumons
la question. Le choléra est un détestable coloriste. Mais c'est un
crâne dessinateur... il vous anatomise la charpente d'une rude
façon. Tudieu! comme il vous décharne! Auprès de lui Michel-Ange
ne serait qu'un écolier.

-- Accordé... cria-t-on tout d'une voix. Le choléra peu
coloriste... mais crâne dessinateur!

-- Du reste, messieurs, reprit Nini-Moulin avec une gravité
comique, il y a dans ce fléau une polissonne de leçon
providentielle... comme dirait le grand Bossuet...

-- La leçon! la leçon!

-- Oui, messieurs... Il me semble entendre une voix d'en haut qui
nous crie: «Buvez du meilleur, videz votre bourse et embrassez la
femme de votre prochain... car vos heures sont peut-être
comptées... malheureux!!!»

Ce disant, la Silène orthodoxe profita d'un moment de distraction
de Mlle Modeste, sa voisine, pour cueillir sur la joue fleurie de
l'Amour un gros et bruyant baiser.

L'exemple fut contagieux, un vrai cliquetis de baisers vint se
mêler aux éclats de rire.

-- Tubleu! vertubleu! ventredieu! s'écria le grand peintre en
menaçant gaiement Nini-Moulin, vous êtes bien heureux que ce soit
peut-être demain la fin du monde, sans cela je vous chercherais
querelle pour avoir embrassé l'Amour, qui est mes amours.

-- C'est ce qui vous démontre, ô Rubens, ô Raphaël que vous êtes,
les mille avantages du choléra, que je proclame essentiellement
sociable et caressant.

-- Et philanthrope donc! dit un convive; grâce à lui, les
créanciers soignent la santé de leurs débiteurs... Ce matin, un
usurier, qui s'intéresse particulièrement à mon existence, m'a
apporté toutes sortes de drogues anticholériques.

-- Et moi donc! dit l'élève du grand peintre, mon tailleur voulait
me forcer à porter une ceinture de flanelle sur la peau parce que
je lui dois mille écus; à cela je lui ai répondu: «Ô tailleur,
donnez-moi quittance, et je _m'enflanelle _pour vous conserver ma
pratique, puisque vous y tenez tant.»

-- Ô Choléra! je bois à toi, reprit Nini-Moulin en manière
d'invocation grotesque; tu n'es pas le désespoir; au contraire, tu
symbolises l'espérance... oui, l'espérance. Combien de maris,
combien de femmes ne comptaient que sur un numéro, hélas! trop
incertain, de la loterie du veuvage! Tu parais, et les voilà
ragaillardis; grâce à toi, ô complaisant fléau, ils voient
centupler leurs chances de liberté.

-- Et les héritiers donc, quelle reconnaissance! Un
refroidissement, un lest, un rien... et crac, en une heure, voilà
un oncle ou un collatéral passé à l'état de bienfaiteur vénéré.

-- Et les gens qui ont le tic d'en vouloir toujours aux places des
autres! quel fameux compère ils vont trouver dans le choléra!

-- Et comme ça va rendre vrais bien des serments de constance! dit
sentimentalement Mlle Modeste; combien de gredins ont juré à une
douce et faible femme de l'aimer pour la vie, et qui ne
s'attendaient pas, les Bédouins, à être aussi fidèles à leur
parole!

-- Messieurs, s'écria Nini-Moulin, puisque nous voilà peut-être à
la veille de la fin du monde, comme dit le célèbre peintre que
voici, je propose de jouer au monde renversé: je demande que ces
dames nous agacent, qu'elles nous provoquent, qu'elles nous
lutinent, qu'elles nous dérobent des baisers, qu'elles prennent
toutes sortes de licences avec nous, et à la rigueur, ma foi, tant
pis!... on n'en meurt pas, à la rigueur, je demande qu'elles nous
insultent; oui, je déclare que je me laisse insulter, que j'invite
à m'insulter... Ainsi donc, l'Amour, vous pouvez me favoriser de
l'insulte la plus grossière que l'on puisse faire à un célibataire
vertueux et pudibond, ajouta l'écrivain religieux en se penchant
vers Mlle Modeste, qui le repoussa en riant comme une folle.

Une hilarité générale accueillit la proposition saugrenue de Nini-
Moulin, et l'orgie prit un nouvel élan.

Au milieu de ce tumulte assourdissant, le garçon qui était déjà
entré plusieurs fois pour parler bas et d'un air inquiet à ses
camarades en leur montrant le plafond, reparut, la figure pâle,
altérée; s'approchant de celui qui remplissait les fonctions de
maître d'hôtel, il lui dit tout bas d'une voix émue:

-- Ils viennent d'arriver...

-- Qui?

-- Vous savez... pour là-haut... et il montra le plafond.

-- Ah!... dit le maître d'hôtel en devenant soucieux; et où sont-
ils?

-- Ils viennent de monter... ils y sont maintenant, ajouta le
garçon en secouant la tête d'un air effrayé; ils y sont.

-- Que dit le patron?

-- Il est désolé... à cause de... et le garçon jeta un coup d'oeil
circulaire sur les convives; il ne sait que faire... il m'envoie
vers vous...

-- Et que diable veut-il que je fasse... moi? dit l'autre en
s'essuyant le front; il fallait s'y attendre, il n'y a pas moyen
d'échapper à cela...

-- Moi, je ne reste pas ici, ça va commencer.

-- Tu feras aussi bien, car avec ta figure bouleversée tu attires
déjà l'attention; va-t'en, et dis au patron qu'il faut attendre
l'événement.

Cet incident passa presque inaperçu au milieu du tumulte croissant
du joyeux festin.

Cependant, parmi les convives, un seul ne riait pas, ne buvait
pas, c'était Couche-tout-nu; l'oeil sombre, fixe, il regardait
dans le vide; étranger à ce qui se passait autour de lui, le
malheureux songeait à la reine Bacchanal, qui eût été si
brillante, si gaie dans une pareille saturnale. Le souvenir de
cette créature, qu'il aimait toujours d'un amour extravagant,
était la seule pensée qui vînt de temps à autre le distraire de
son abrutissement. Chose bizarre! Jacques n'avait consenti à faire
partie de cette mascarade que parce que cette folle journée lui
rappelait le dernier jour de fête passé avec Céphyse: ce réveille-
matin, à la suite d'une nuit de bal masqué, joyeux repas au milieu
duquel la reine Bacchanal, par un étrange pressentiment, avait
porté ce toast lugubre à propos du fléau qui, disait-on, se
rapprochait de la France:

«Au choléra! avait dit Céphyse: qu'il épargne ceux qui ont envie
de vivre, et qu'il fasse mourir ensemble ceux qui ne veulent pas
se quitter!»

À ce moment même, songeant à ces tristes paroles, Jacques était
péniblement absorbé. Morok, s'apercevant de sa préoccupation, lui
dit tout haut:

-- Ah çà!... tu ne bois plus, Jacques? Tu as donc assez de vin?
Est-ce de l'eau-de-vie qu'il te faut?... je vais en demander.

-- Il ne me faut ni vin ni eau-de-vie... répondit brusquement
Jacques. Et il retomba dans une sombre rêverie.

-- Au fait, tu as raison, reprit Morok d'un ton sardonique, en
élevant de plus en plus la voix, tu fais bien de te ménager...
j'étais fou de parler d'eau-de-vie... par le temps qui court... il
y aurait autant de témérité à se mettre en face d'une bouteille
d'eau-de-vie que devant la gueule d'un pistolet chargé.

En entendant mettre en doute son courage de buveur, Couche-tout-nu
regarda Morok d'un air irrité.

-- Ainsi, c'est par poltronnerie que je n'ose pas boire d'eau-de-
vie? s'écria ce malheureux, dont l'intelligence, à demi éteinte,
se réveillait pour défendre ce qu'il appelait sa _dignité; _c'est
par poltronnerie que je refuse de boire, hein, Morok?... Réponds
donc.

-- Allons, mon brave, tous tant que nous sommes, nous avons fait
aujourd'hui nos preuves, dit un des convives à Jacques, et vous
surtout, qui, étant un peu malade, avez eu le courage d'accepter
le rôle du bonhomme Choléra.

-- Messieurs, reprit Morok, voyant l'attention générale fixée sur
lui et sur Couche-tout-nu, je plaisantais, car si le camarade (il
montra Jacques) avait eu l'imprudence d'accepter mon offre, il
aurait été, non pas intrépide, mais fou... Heureusement il a la
sagesse de renoncer à cette forfanterie si dangereuse à cette
heure, et je...

-- Garçon! dit Couche-tout-nu en interrompant Morok avec une
impatience courroucée, deux bouteilles d'eau-de-vie... et deux
verres.

-- Que veux-tu faire? dit Morok. en feignant une surprise
inquiète. Pourquoi ces deux bouteilles d'eau-de-vie?

-- Pour un duel! dit Jacques d'un ton froid et résolu.

-- Un duel! s'écria-t-on avec surprise.

-- Oui... reprit Jacques, un duel... au cognac... Tu prétends
qu'il y a autant de danger à se mettre devant une bouteille d'eau-
de-vie que devant la gueule d'un pistolet... Prenons chacun une
bouteille pleine, l'on verra qui de nous deux reculera.

Cette étrange proposition de Couche-tout-nu fut accueillie par les
uns avec des cris de joie, par d'autres avec une véritable
inquiétude.

-- Bravo! les champions de la bouteille! criaient ceux-ci.

-- Non! non! il y aurait trop de danger dans une pareille lutte,
disaient ceux-là.

-- Ce défi, par le temps qui court... est aussi sérieux qu'un
duel... à mort, ajoutait un autre.

-- Tu entends? dit Morok avec un sourire diabolique, tu entends,
Jacques?... vois maintenant si tu veux reculer devant le _danger?_

À ces mots, qui lui rappelaient encore le péril auquel il allait
s'exposer, Jacques tressaillit, comme si une idée soudaine lui fût
venue à l'esprit; il redressa fièrement la tête, ses joues se
colorèrent légèrement, son regard éteint brilla d'une sorte de
satisfaction sinistre, et il s'écria d'une voix ferme:

-- Mordieu! garçon, es-tu sourd? est-ce que je ne t'ai pas demandé
deux bouteilles d'eau-de-vie?

-- Voilà, monsieur, dit le garçon en sortant presque effrayé de ce
qui allait se passer pendant cette lutte bachique. Néanmoins, la
folle et périlleuse résolution de Jacques fut applaudie par la
majorité.

Nini-Moulin se démenait sur une chaise, trépignait et criait à
tue-tête:

-- Bacchus et ma soif!! mon verre et ma pinte!!... les gosiers
sont ouverts? cognac à la rescousse!... Largesse! largesse!...

Et il embrassa Mlle Modeste, en vrai champion de tournoi, ajoutant
pour excuser cette liberté:

-- L'Amour, vous serez la reine de beauté... j'essaye le bonheur
du vainqueur!...

-- Cognac à la rescousse! répéta-t-on en choeur. Largesse!...

-- Messieurs, ajouta Nini-Moulin avec enthousiasme, resterons-nous
indifférents au noble exemple que nous donne le bonhomme Choléra?
(Il montra Jacques). Il a fièrement dit _cognac... _répondons-lui
glorieusement _punch!_...

-- Oui, oui, punch!...

-- Punch à la rescousse!...

-- Garçon! cria l'écrivain religieux d'une voix de stentor,
garçon! avez-vous ici une bassine, un chaudron, une cuve, une
immensité quelconque... afin d'y confectionner un punch monstre?

-- Un punch babylonien.

-- Un punch lac!

-- Un punch océan!...

Tel fut l'ambitieux crescendo qui suivit la proposition de Nini-
Moulin.

-- Monsieur, répondit le garçon d'un air triomphant, nous avons
justement une marmite de cuivre tout fraîchement étamée, elle n'a
pas servi, elle tiendrait au moins trente bouteilles.

-- Apportez la marmite!... dit Nini-Moulin avec majesté.

-- Vive la marmite! cria-t-on en choeur.

-- Mettez dedans vingt bouteilles de kirsch, six pains de sucre,
douze citrons, une livre de cannelle, et feu... et feu partout!...
feu!... ajouta l'écrivain religieux, en poussant des cris
inhumains.

-- Oui, oui, feu partout! répéta-t-on en choeur. La proposition de
Nini-Moulin donnait un nouvel élan à la gaieté générale; les
propos les plus fous se croisaient et se mêlaient au doux bruit
des baisers surpris ou donnés sous le prétexte que l'on n'aurait
peut-être pas de lendemain, qu'il fallait se résigner, etc., etc.
Soudain, au milieu de l'un de ces moments de silence qui
surviennent parfois parmi les plus grands tumultes, on entendit
plusieurs coups sourds et mesurés retentir au-dessus de la salle
du festin. Tout le monde se tut, et l'on prêta l'oreille.



VII. Cognac à la rescousse!

Au bout de quelques secondes, le bruit singulier dont les convives
avaient été si surpris retentit de nouveau, mais plus fort et plus
continu.

-- Garçon! dit un convive, quel diable de bruit est-ce là? Le
garçon, échangeant avec ses camarades des regards inquiets et
effarés, répondit en balbutiant:

-- Monsieur... c'est... c'est...

-- Eh pardieu!... c'est quelque locataire malfaisant et bourru,
quelque animal ennemi de la joie, qui cogne à son plancher pour
nous dire de chanter moins haut, dit Nini-Moulin.

-- Alors, règle générale, reprit sentencieusement l'élève du grand
peintre, un locataire ou propriétaire quelconque demande-t-il du
silence, la tradition veut qu'on lui réponde à l'instant par un
charivari infernal, destiné, s'il se peut, à rendre immédiatement
sourd le réclamant. Telles sont du moins, ajouta modestement le
rapin, telles sont du moins les relations étrangères que j'ai
toujours vu pratiquer entre puissances _plafonitrophes_.

Ce néologisme un peu risqué fut accueilli par des rires et des
bravos universels.

Pendant ce tumulte, Morok interrogea un des garçons, reçut sa
réponse et s'écria d'une voix perçante qui domina le tapage:

-- Je demande la parole.

-- Accordé! cria-t-on gaiement.

Pendant le silence qui suivit l'allocution de Morok, le bruit
s'entendit de nouveau: il était cette fois plus précipité.

-- Le locataire est innocent, dit Morok avec un sourire sinistre;
il est incapable de s'opposer en rien aux élans de notre joie.

-- Alors, pourquoi frappe-t-il comme un sourd? dit Nini-Moulin en
vidant son verre.

-- Comme un sourd qui a perdu son bâton? ajouta le rapin.

-- Ce n'est pas le locataire qui frappe, dit Morok de sa voix
tranchante et brève, c'est sa bière que l'on cloue... Un brusque
et morne silence suivit ces paroles.

-- Sa bière... non... je me trompe, reprit Morok, c'est leur bière
qu'il faut dire... car, le temps pressant, on a mis l'enfant avec
la mère dans le même cercueil.

-- Une femme!... s'écria la Folie en s'adressant au garçon...
c'est une femme qui est morte?

-- Oui, madame, une pauvre jeune femme de vingt ans, répondit
tristement le garçon; sa petite fille, qu'elle nourrissait, est
morte un peu après elle... tout cela en moins de deux heures... Le
patron est bien fâché à cause du trouble que ça peut mettre dans
votre repas... Mais il ne pouvait pas prévoir ce malheur, car hier
matin cette jeune femme n'était pas du tout malade; au contraire,
elle chantait à pleine voix: il n'y avait personne de plus gai
qu'elle.

À ces mots, on eût dit qu'un crêpe funèbre s'étendait tout à coup
sur cette scène naguère si joyeuse; toutes ces faces rubicondes et
épanouies se contristèrent subitement; personne n'eut le courage
de plaisanter sur cette mère et son enfant que l'on clouait dans
le même cercueil. Le silence devint si profond que l'on entendait
quelques respirations oppressées par la terreur; les derniers
coups de marteau semblèrent douloureusement retentir dans tous les
coeurs; on eût dit que tant de sentiments tristes et pénibles,
jusqu'alors refoulés, allaient remplacer cette animation, cette
gaieté plus factice que sincère. Le moment était décisif. Il
fallait à l'instant même frapper un grand coup, remonter l'esprit
des convives, qui commençaient à se démoraliser; car plusieurs
jolies figures pâlissaient déjà, quelques oreilles écarlates
devenaient subitement blanches: celles de Nini-Moulin étaient du
nombre.

Couche-tout-nu, au contraire, redoublait d'audace et d'entrain;
redressant sa taille voûtée par l'épuisement, le visage légèrement
coloré, il s'écria:

-- Eh bien, garçon! et ces bouteilles d'eau-de-vie, mordieu! et ce
punch! Par le diable! est-ce donc aux morts à faire trembler les
vivants?

-- Il a raison; arrière la tristesse; oui, oui, le punch! crièrent
plusieurs convives qui sentaient le besoin de se rassurer.

-- En avant le punch!...

-- Nargue le chagrin!...

-- Vive la joie!

-- Messieurs, voilà le punch, dit un garçon en ouvrant la porte.

À la vue du flamboyant breuvage qui devait ranimer les esprits
affaiblis, des bravos frénétiques se firent entendre.

Le soleil venait de se coucher, le salon de cent couverts où se
donnait le festin était profond, les fenêtres rares, étroites et à
demi voilées de rideaux de cotonnade rouge. Et quoiqu'il ne fit
pas encore nuit, la partie la plus reculée de cette vaste salle
était presque plongée dans l'obscurité: deux garçons apportèrent
le punch monstre au moyen d'une barre de fer passée dans l'anse
d'une immense bassine de cuivre brillante comme de l'or, et
couronnée de flammes aux couleurs changeantes. Le brûlant breuvage
fut placé sur la table, à la grande joie des convives, qui
commençaient à oublier leurs alarmes passées.

-- Maintenant, dit Couche-tout-nu à Morok d'un ton de défi, en
attendant que le punch ait brûlé... en avant notre duel; la
galerie jugera. Puis, montrant à son adversaire les deux
bouteilles d'eau-de-vie apportées par le garçon, Jacques ajouta:

-- Choisis les armes.

-- Choisis toi-même, répondit Morok.

-- Eh bien!... voilà ta fiole... et ton verre... Nini-Moulin
jugera les coups.

-- Je ne refuse pas d'être juge du champ clos, répondit l'écrivain
religieux; seulement je dois vous prévenir que vous jouez gros
jeu, mon camarade... et que, dans ce temps-ci, comme l'a dit un de
ces messieurs, s'introduire le goulot d'une bouteille d'eau-de-vie
entre les dents est peut-être encore plus dangereux que de s'y
insinuer le canon d'un pistolet chargé, et...

-- Commandez le feu, mon vieux, dit Jacques en interrompant Nini-
Moulin, ou je le commande moi-même.

-- Puisque vous le voulez... soit.

-- Le premier qui renonce est vaincu, dit Jacques.

-- C'est convenu, répondit Morok.

-- Allons, messieurs, attention... et jugeons les _coups_, c'est
le cas de le dire, reprit Nini-Moulin; mais voyons d'abord si les
bouteilles sont pareilles: avant tout, l'égalité des armes.

Pendant ces préparatifs, un profond silence régnait dans la salle.
Le moral de la plupart des assistants, un moment remonté par
l'arrivée du punch, retombait de nouveau sous le poids de tristes
préoccupations; on pressentait vaguement le danger du défi porté
par Morok à Jacques. Cette impression, jointe aux sinistres
pensées éveillées par l'incident du cercueil, assombrissait plus
ou moins les physionomies. Cependant plusieurs convives faisaient
encore bonne contenance; mais leur gaieté paraissait forcée.
Certaines circonstances données, les plus petites choses ont
souvent des effets assez puissants. Nous l'avons dit: après le
coucher du soleil, l'obscurité avait envahi une partie de cette
grande salle; aussi les convives placés à son extrémité la plus
reculée ne furent bientôt plus éclairés que par la clarté du
punch, qui flambait toujours. Cette flamme spiritueuse, on le
sait, jette sur les visages une teinte livide... bleuâtre; c'était
donc un spectacle étrange, presque effrayant, que de voir, selon
qu'ils étaient plus éloignés des fenêtres, un grand nombre de
convives seulement éclairés par ces reflets fantastiques.

Le peintre, plus frappé que personne de cet effet de coloris,
s'écria:

-- Regardons-nous donc, nous autres du bout de la table, on dirait
que nous festoyons entre cholériques, tant nous voilà verdelets et
bleuets.

Cette plaisanterie fut médiocrement goûtée. Heureusement, la voix
retentissante de Nini-Moulin, qui réclamait l'attention, vint un
moment distraire l'assemblée.

-- Le champ clos est ouvert! cria l'écrivain religieux, plus
sincèrement inquiet et effrayé qu'il ne le laissait paraître.
Êtes-vous prêts, braves champions? ajouta-t-il.

-- Nous sommes prêts, dirent Morok et Jacques.

-- Joue... feu!... cria Nini-Moulin en frappant dans ses mains.

Les deux buveurs vidèrent chacun d'un trait un verre ordinaire
rempli d'eau-de-vie. Morok ne sourcilla pas, sa face de marbre
resta impassible; il replaça d'une main ferme son verre sur la
table. Mais Jacques, en déposant son verre, ne put cacher un léger
tremblement convulsif causé par une souffrance intérieure.

-- Voici qui est bravement bu... cria Nini-Moulin; avaler d'un
seul trait le quart d'une bouteille d'eau-de-vie, c'est
triomphant!... Personne ici ne serait capable d'une telle
prouesse... et si vous m'en croyez, dignes champions, vous en
resterez là.

-- Commandez le feu! reprit intrépidement Couche-tout-nu.

Et de sa main fiévreuse et agitée, il saisit la bouteille... mais
soudain, au lieu de verser dans son verre, il dit à Morok:

-- Bah! plus de verre... à la régalade... c'est plus crâne...
oseras-tu!

Pour toute réponse, Morok porta le goulot de la bouteille à ses
lèvres en haussant les épaules.

Jacques se hâta de l'imiter.

Le verre jaunâtre, mince et transparent des bouteilles permettait
de parfaitement suivre la diminution progressive du liquide.

Le visage pétrifié de Morok et la pâle et maigre figure de
Jacques, déjà sillonnée de grosses gouttes d'eau froide, étaient
alors, ainsi que les traits des autres convives, éclairés par la
lueur bleuâtre du punch; tous les yeux étaient attachés sur Morok
et sur Jacques avec cette curiosité barbare qu'inspirent
involontairement les spectacles cruels.

Jacques buvait en tenant la bouteille de sa main gauche; soudain
il ferma et serra les doigts de la main droite par un mouvement de
crispation involontaire, ses cheveux se collèrent à son front
glacé, et pendant une seconde, sa physionomie révéla une douleur
aiguë: pourtant il continua de boire; seulement, ayant toujours
ses lèvres attachées au goulot de la bouteille, il l'abaissa un
instant comme s'il eût voulu reprendre haleine. Jacques rencontra
le regard sardonique de Morok, qui continuait de boire avec son
impassibilité accoutumée. Croyant lire l'expression d'un triomphe
insultant dans le coup d'oeil de Morok, Jacques releva brusquement
le coude et but encore quelques gorgées... Ses forces étaient à
bout, un feu inextinguible lui dévorait la poitrine, la souffrance
était atroce... il ne put résister... sa tête se renversa... ses
mâchoires se serrèrent convulsivement, il brisa le goulot entre
ses dents, son cou se roidit... des soubresauts spasmodiques
tordirent ses membres, et il perdit presque connaissance.

-- Jacques... mon garçon... ce n'est rien! s'écria Morok, dont le
regard féroce étincelait d'une joie diabolique.

Puis, remettant sa bouteille sur la table, il se leva pour venir
en aide à Nini-Moulin, qui tâchait en vain de retenir Couche-tout-
nu.

Cette crise subite n'offrait aucun symptôme de choléra, cependant
une terreur panique s'empara des assistants; une des femmes eut
une violente attaque de nerfs, une autre s'évanouit en poussant
des cris perçants.

Nini-Moulin, laissant Jacques aux mains de Morok, courait à la
porte pour demander du secours, lorsque cette porte s'ouvrit
soudainement. L'écrivain religieux recula stupéfait à la vue du
personnage inattendu qui s'offrait à ses yeux.



VIII. Souvenirs.

La personne devant laquelle Nini-Moulin s'était arrêté avec un si
grand étonnement était la reine Bacchanal. Hâve, le teint pâle,
les cheveux en désordre, les joues creuses, les yeux renfoncés,
vêtue presque en haillons, cette brillante et joyeuse héroïne de
tant de folles orgies n'était plus que l'ombre d'elle-même; la
misère, la douleur avait flétri ses traits autrefois charmants.

À peine entrée dans la salle, Céphyse s'arrêta; son regard sombre
et inquiet tâchait de pénétrer la demi-obscurité de la salle, afin
d'y trouver celui qu'elle cherchait... Soudain, la jeune fille
tressaillit et poussa un grand cri... Elle venait d'apercevoir, de
l'autre côté de la longue table, à la clarté bleuâtre du punch,
Jacques, dont Morok et un des convives pouvaient à peine contenir
les mouvements convulsifs. À cette vue, Céphyse, dans un premier
mouvement d'effroi, emportée par son affection, fit ce
qu'autrefois elle avait si souvent fait dans l'ivresse de la joie
et du plaisir. Agile et preste, au lieu de perdre à un long détour
un temps précieux, elle sauta sur la table, passa légèrement à
travers les bouteilles, les assiettes, et d'un bond fut auprès de
Couche-tout-nu.

-- Jacques! s'écria-t-elle, sans remarquer encore le dompteur de
bêtes et en se jetant au cou de son amant, Jacques! c'est moi...
Céphyse...

Cette voix si connue, ce cri déchirant parti de l'âme parut être
entendu de Couche-tout-nu; il tourna machinalement la tête du côté
de la reine Bacchanal, sans ouvrir les yeux, et poussa un profond
soupir; bientôt ses membres roidis s'assouplirent, un léger
tremblement remplaça les convulsions, et, au bout de quelques
instants, ses lourdes paupières, péniblement relevées, laissèrent
voir son regard éteint.

Muets et surpris, les spectateurs de cette scène éprouvaient une
curiosité inquiète.

Céphyse, agenouillée devant son amant, couvrait ses mains de
larmes, de baisers, et s'écriait d'une voix entrecoupée de
sanglots:

-- Jacques... c'est moi... Céphyse... Je te retrouve... Ce n'est
pas ma faute si je t'ai abandonné... Pardonne-moi...

-- Malheureuse! s'écria Morok irrité de cette rencontre peut-être
funeste à ses projets, vous voulez donc le tuer!... dans l'état où
il se trouve, ce saisissement lui sera fatal... retirez-vous.

Et il prit rudement Céphyse par le bras, pendant que Jacques,
semblant sortir d'un rêve pénible, commençait à distinguer ce qui
se passait autour de lui.

-- Vous... c'est vous! s'écria la reine Bacchanal avec stupeur en
reconnaissant Morok, vous qui m'avez séparé de Jacques...

Elle s'interrompit, car le regard voilé de Couche-tout-nu,
s'arrêtant sur elle, avait paru se ranimer.

-- Céphyse... c'est toi... murmura Jacques.

-- Oui, c'est moi... ajouta-t-elle d'une voix profondément émue,
c'est moi... je viens... je vais te dire...

Elle ne put continuer, joignit ses deux mains avec force, et sur
son visage pâle, défait, inondé de larmes, on put lire
l'étonnement désespéré que lui causait l'altération mortelle des
traits de Jacques.

Il comprit la cause de cette surprise; en contemplant à son tour
la figure souffrante et amaigrie de Céphyse, il lui dit:

-- Pauvre fille... tu as donc eu aussi bien du chagrin... bien de
la misère... je ne te reconnais pas... non plus... moi.

-- Oui, dit Céphyse, bien du chagrin... bien de la misère... et
pis que de la misère, ajouta-t-elle en frémissant, pendant qu'une
vive rougeur colorait ses traits pâles.

-- Pis que la misère!... dit Jacques étonné.

-- Mais c'est toi... c'est toi... qui as souffert, se hâta de dire
Céphyse sans répondre à son amant.

-- Moi... tout à l'heure, j'étais en train d'en finir... Tu m'as
appelé... je suis revenu pour un instant, car... ce que je ressens
là, et il mit la main à sa poitrine, ne pardonne pas. Mais c'est
égal... maintenant... je t'ai vue... je mourrai content.

-- Tu ne mourras pas... Jacques... me voici...

-- Écoute, ma fille... j'aurais là, vois-tu... dans l'estomac...
un boisseau de charbon ardent, que ça ne me brûlerait pas
davantage... Voilà plus d'un mois que je me sens consumer à petit
feu. Du reste, c'est monsieur... et d'un signe de tête il désigna
Morok, c'est ce cher ami... qui s'est toujours chargé d'attiser le
feu... Après ça... je ne regrette pas la vie... J'ai perdu
l'habitude du travail et pris celle... de l'orgie... Je finirais
par être un mauvais gueux; j'aime mieux laisser mon ami s'amuser à
m'allumer un brasier dans la poitrine... Depuis ce que je viens de
boire tout à l'heure, je suis sûr que ça y flambe comme le punch
que voilà...

-- Tu es un fou et un ingrat, dit Morok en haussant les épaules,
tu as tendu ton verre, et j'ai versé... Et pardieu, nous
trinquerons encore longtemps et souvent ensemble.

Depuis quelques moments, Céphyse ne quittait pas Morok du regard.

-- Je dis que depuis longtemps tu souffles le feu où j'aurai brûlé
ma peau, reprit Jacques d'une voix faible en s'adressant à Morok,
pour que l'on ne pense pas que je meurs du choléra... On croirait
que j'ai eu peur de mon rôle. Ça n'est donc pas un reproche que je
te fais, mon tendre ami, ajouta-t-il avec un sourire sardonique;
tu as gaiement creusé ma fosse... Quelquefois, il est vrai...
voyant ce grand trou où j'allais tomber, je reculais d'un pas...
mais toi, tendre ami, tu me poussais rudement sur la pente en me
disant: «Va donc, farceur... va donc...» et j'allais, oui... et me
voici arrivé...

Ce disant Couche-tout-nu éclata d'un rire strident qui glaça
l'auditoire, de plus en plus ému de cette scène.

-- Mon garçon... dit froidement Morok, écoute-moi... suis mon
conseil... et...

-- Merci... je les connais, tes conseils... et, au lieu de
t'écouter... j'aime mieux parler à ma pauvre Céphyse... avant de
descendre chez les taupes, je lui dirai ce que j'ai sur le coeur.

-- Jacques, tais-toi, tu ne sais pas le mal que tu me fais, reprit
Céphyse: je te dis que tu ne mourras pas.

-- Alors, ma brave Céphyse... c'est à toi que je devrai mon salut,
dit Jacques d'un ton grave et pénétré qui surprit profondément les
spectateurs. Oui, reprit Couche-tout-nu, lorsque, revenu à moi...
je t'ai vue si pauvrement vêtue... j'ai senti quelque chose de bon
au coeur; sais-tu pourquoi?... C'est que je me suis dit: «Pauvre
fille!... elle m'a tenu courageusement parole, elle a mieux aimé
travailler, souffrir, se priver... que de prendre un autre amant
qui lui aurait donné ce que je lui ai donné, moi... tant que je
l'ai pu...» Et cette pensée-là, vois-tu, Céphyse, m'a rafraîchi
l'âme... j'en avais besoin... car je brûlais...; et je brûle
encore, ajouta-t-il les poings crispés par la douleur; enfin, j'ai
été heureux, ça m'a fait du bien; aussi... merci... ma brave et
bonne Céphyse... oui, tu as été bonne et brave... tu as eu
raison... car je n'ai jamais aimé que toi au monde... et si, dans
mon abrutissement, j'avais une idée qui me sortît un peu de la
fange... qui me fit regretter de n'être pas meilleur... cette
pensée-là me venait toujours à propos de toi... merci donc, ma
pauvre amie, dit Jacques dont les yeux ardents et secs devinrent
humides, merci, encore, et il tendit sa main déjà froide à
Céphyse. Si je meurs... je mourrai content... si je vis je vivrai
heureux aussi... Ta main... ma brave Céphyse, ta main... tu as agi
en honnête et loyale créature...

Au lieu de prendre la main que Jacques lui tendait, Céphyse,
toujours agenouillée, courba la tête et n'osa pas lever les yeux
sur son amant.

-- Tu ne réponds pas, dit celui-ci en se penchant vers la jeune
fille; tu ne prends pas ma main... pourquoi cela?

La malheureuse créature ne répondit que par des sanglots étouffés;
écrasée de honte, elle se tenait dans une attitude si humble, si
suppliante, que son front touchait presque les pieds de son amant.

Jacques, stupéfait du silence et de la conduite de la reine
Bacchanal, la regardait avec une surprise croissante; soudain, les
traits de plus en plus altérés, les lèvres tremblantes, il dit
presque en balbutiant:

-- Céphyse... je te connais... si tu ne prends pas ma main...
c'est que... puis, la voix lui manquant, il ajouta sourdement,
après un instant de silence:

-- Quand, il y a six semaines, on m'a emmené en prison, tu m'as
dit: «Jacques, je te le jure sur ma vie... je travaillerai, je
vivrai, s'il le faut, dans une misère horrible... mais je vivrai
honnête...» Voilà ce que tu m'as promis... Maintenant, je le sais,
tu n'as jamais menti... dis-moi que tu as tenu ta parole... et je
te croirai.

Céphyse ne répondit que par un sanglot déchirant en serrant les
genoux de Jacques contre sa poitrine haletante.

Contradiction bizarre et plus commune qu'on ne le pense... cet
homme, abruti par l'ivresse et par la débauche, cet homme qui,
depuis sa sortie de prison, avait, d'orgie en orgie, brutalement
cédé à toutes les meurtrières incitations de Morok, cet homme
ressentait pourtant un coup affreux en apprenant par le muet aveu
de Céphyse l'infidélité de cette créature qu'il avait aimée malgré
la dégradation dont elle ne s'était pas d'ailleurs cachée. Le
premier mouvement de Jacques fut terrible; malgré son accablement
et sa faiblesse, il parvint à se lever debout; alors, le visage
contracté par la rage et par le désespoir, il saisit un couteau
avant qu'on eût pu s'y opposer, et le leva sur Céphyse. Mais, au
moment de la frapper, reculant devant un meurtre, il jeta le
couteau loin de lui, et retomba défaillant sur son siège, la
figure cachée entre ses deux mains.

Au cri de Nini-Moulin, qui s'était tardivement précipité sur
Jacques pour lui enlever le couteau, Céphyse releva la tête; le
douloureux abattement de Couche-tout-nu lui brisa le coeur; elle
se releva, et se jetant à son cou, malgré sa résistance, elle
s'écria d'une voix entrecoupée de sanglots:

-- Jacques... si tu savais... mon Dieu!... si tu savais...
Écoute... ne me condamne pas sans m'entendre... je vais te dire
tout... je te le jure, tout... sans mentir; cet homme (elle montra
Morok) n'osera pas nier... il est venu... il m'a dit: «Ayez le
courage de...»

-- Je ne te fais pas de reproches... je n'en ai pas le droit...
laisse-moi mourir en repos... je... ne demande plus que ça...
maintenant, dit Jacques d'une voix de plus en plus faible en
repoussant Céphyse; puis il ajouta avec un sourire navrant et
amer:

-- Heureusement... j'ai mon compte... je savais... bien... ce que
je faisais... en acceptant... le duel... au cognac.

-- Non... tu ne mourras pas, et tu m'entendras, s'écria Céphyse
d'un air égaré, tu m'entendras... et tout le monde aussi
m'entendra; on verra si c'est de ma faute... N'est-ce pas...
messieurs... si je mérite pitié... vous prierez Jacques de me
pardonner... car enfin... si, poussée par la misère... ne trouvant
pas de travail, j'ai été forcée de me vendre... non pour du luxe,
vous voyez mes haillons... mais pour avoir du pain et procurer un
abri à ma pauvre soeur malade... mourante, et encore plus
misérable que moi... il y aurait pourtant, à cause de cela, de
quoi avoir pitié de moi... car on dirait que c'est pour son
plaisir qu'on se vend, s'écria la malheureuse avec un éclat de
rire effrayant; puis elle ajouta d'une voix basse, avec un
frémissement d'horreur:

-- Oh! si tu savais... Jacques... cela est si infâme, si horrible,
vois-tu, de se vendre ainsi... que j'ai mieux aimé la mort que de
recommencer une seconde fois. J'allais me tuer, quand j'ai appris
que tu étais ici.

Puis, voyant Jacques, qui, sans lui répondre, secouait tristement
la tête en s'affaissant sur lui-même, quoique soutenu par Nini-
Moulin, Céphyse s'écria en joignant vers lui ses mains
suppliantes:

-- Jacques! un mot, un seul mot de pitié... de pardon!

-- Messieurs, de grâce, chassez cette femme! s'écria Morok; sa vue
cause une émotion trop pénible à mon ami.

-- Voyons, ma chère enfant, soyez raisonnable, dirent plusieurs
convives, profondément émus, en tâchant d'entraîner Céphyse;
laissez-le... venez chez nous, il n'y a pas de danger pour lui.

-- Messieurs, ah! messieurs, s'écria la misérable créature en
fondant en larmes et en levant des mains suppliantes, écoutez-moi,
laissez-moi vous dire... je ferai ce que vous voudrez... je m'en
irai... mais, au nom du ciel, envoyez chercher des secours, ne le
laissez pas mourir ainsi. Mais regardez donc... mon Dieu! il
souffre des douleurs atroces... ses convulsions sont horribles!

-- Elle a raison, dit un des convives en courant vers la porte, il
faudrait envoyer chercher un médecin.

-- On ne trouvera pas de médecins maintenant, dit un autre; ils
sont trop occupés.

-- Faisons mieux que cela, reprit un troisième, l'Hôtel-Dieu est
en face, transportons-y ce pauvre garçon; on lui donnera les
premiers secours: une rallonge de la table servira de brancard, et
la nappe servira de drap.

-- Oui, oui, c'est cela, dirent plusieurs voix, transportons-le,
et quittons la maison.

Jacques, corrodé par l'eau-de-vie, bouleversé par son entrevue
avec Céphyse, était retombé dans une violente crise nerveuse.
C'était l'agonie de ce malheureux... Il fallut l'attacher au moyen
des longs bouts de la nappe, afin de l'étendre sur la rallonge qui
devait servir de brancard, et que deux des convives s'empressèrent
d'emporter. On céda aux supplications de Céphyse, qui avait
demandé, comme grâce dernière, d'accompagner Jacques jusqu'à
l'hospice.

Lorsque ce sinistre convoi quitta la grande salle du restaurateur,
ce fut un sauve-qui-peut général parmi les convives; hommes et
femmes s'empressaient de s'envelopper de leurs manteaux afin de
cacher leurs costumes. Les voitures que l'on avait demandées en
assez grand nombre pour le retour de la mascarade se trouvaient
heureusement déjà arrivées. Le défi avait été jusqu'au bout.
L'audacieuse bravade accomplie, on pouvait donc se retirer avec
les honneurs de la guerre. Au moment où une partie des assistants
se trouvaient encore dans la salle, une clameur d'abord lointaine,
mais qui bientôt se rapprocha, éclata sur le parvis Notre-Dame
avec une furie incroyable.

Jacques avait été descendu jusqu'à la porte extérieure de la
taverne; Morok et Nini-Moulin, tâchant de se frayer un passage à
travers la foule afin d'arriver jusqu'à l'Hôtel-Dieu, précédaient
le brancard improvisé. Bientôt un violent reflux de la foule les
força de s'arrêter, et un redoublement de clameurs sauvages
retentit à l'autre extrémité de la place, à l'angle de l'église.

-- Qu'y a-t-il donc? demanda Nini-Moulin à un homme à figure
ignoble qui sautait devant lui. Quels sont ces cris?

-- C'est encore un empoisonneur que l'on écharpe comme celui dont
on vient de jeter le corps à l'eau... reprit l'homme. Si vous
voulez JOUIR, suivez-moi, ajouta-t-il, et jouez des coudes... sans
cela nous arriverons _trop tard_.

À peine ce misérable avait-il prononcé ces mots, qu'un cri affreux
retentit au-dessus du bruissement de la foule que traversaient à
grand'peine les porteurs du brancard de Couche-tout-nu, précédé de
Morok. Céphyse avait jeté cette clameur déchirante... Jacques,
l'un des sept héritiers de la famille Rennepont, venait d'expirer
entre ses bras...

Rapprochement fatal... Au moment même de l'exclamation désespérée
de Céphyse, qui annonçait la mort de Jacques... un autre cri
s'éleva de l'endroit du parvis Notre-Dame où l'on mettait à mort
un empoisonneur... Ce cri lointain, suppliant, et tout palpitant
d'une horrible épouvante, comme le dernier appel d'un homme qui se
débat sous les coups de ses meurtriers, vint glacer Morok au
milieu de son exécrable triomphe.

-- Enfer! s'écria cet habile assassin, qui avait pris pour armes
homicides, mais légales, l'ivresse et l'orgie, enfer!... c'est la
voix de l'abbé d'Aigrigny que l'on massacre.



IX. L'empoisonneur.

Quelques lignes rétrospectives sont nécessaires pour arriver au
récit des événements relatifs au père d'Aigrigny, dont le cri de
détresse avait si vivement impressionné Morok, au moment où
Jacques Rennepont venait de mourir.

Les scènes que nous allons dépeindre sont atroces... S'il nous
était permis d'espérer qu'elles eussent jamais leur enseignement,
cet effrayant tableau tendrait, par l'horreur même qu'il inspirera
peut-être, à prévenir ces excès d'une monstrueuse barbarie
auxquels se porte parfois la multitude ignorante et aveugle,
lorsque, imbue des erreurs les plus funestes, elle se laisse
égarer par des meneurs d'une férocité stupide.

Nous l'avons dit, les bruits les plus absurdes, les plus
alarmants, circulaient dans Paris; non seulement on parlait de
l'empoisonnement des malades et des fontaines publiques, mais on
disait encore que des misérables avaient été surpris jetant de
l'arsenic dans les brocs que les marchands de vin conservent
ordinairement tout prêts et tout remplis sur leurs comptoirs.

Goliath devait venir retrouver Morok après avoir rempli un message
auprès du père d'Aigrigny, qui l'attendait dans une maison de la
place de l'Archevêché. Goliath était entré chez un marchand de vin
de la rue de la Calandre pour se rafraîchir: après avoir bu deux
verres de vin, il les paya. Pendant que la cabaretière cherchait
la monnaie qu'elle devait lui rendre, Goliath appuya machinalement
et très innocemment sa main sur l'orifice d'un broc placé à sa
portée.

La grande taille de cet homme, sa figure repoussante, sa
physionomie sauvage, avaient déjà inquiété la cabaretière,
prévenue et alarmée par la rumeur publique au sujet des
empoisonneurs; mais lorsqu'elle vit Goliath poser sa main sur
l'orifice de l'un des brocs, effrayée, elle s'écria:

-- Ah! mon Dieu! vous venez de jeter quelque chose dans ce broc!

À ces mots, prononcés très haut avec un accent de frayeur, deux ou
trois buveurs attablés dans le cabaret se levèrent brusquement,
coururent au comptoir, et l'un d'eux s'écria étourdiment:

-- C'est un empoisonneur! Goliath, ignorant les bruits sinistres
répandus dans le quartier, ne comprit pas d'abord ce dont on
l'accusait. Les buveurs élevèrent de plus en plus la voix en
l'interpellant; lui, confiant dans sa force, haussa les épaules
avec dédain et demanda grossièrement la monnaie que la marchande,
pâle et épouvantée, ne songeait pas à lui rendre...

-- Brigand!... s'écria l'un des buveurs avec tant de violence que
plusieurs passants s'arrêtèrent, on te rendra ta monnaie quand tu
auras dit ce que tu as jeté dans ce broc!

-- Comment! il a jeté quelque chose dans un broc? dit un passant.

-- C'est peut-être un empoisonneur, reprit l'autre.

-- Il faudrait alors l'arrêter... ajouta un troisième.

-- Oui, oui, dirent les buveurs, honnêtes gens peut-être, mais
subissant l'influence de la panique générale; oui, il faut
l'arrêter... on l'a surpris jetant du poison dans un des brocs du
comptoir.

Ces mots: _C'est un empoisonneur!_ circulèrent aussitôt dans le
groupe qui, d'abord formé de trois ou quatre personnes,
grossissait à chaque instant à la porte du marchand de vin; de
sourdes et menaçantes clameurs commencèrent à s'élever; le buveur,
voyant ainsi ses craintes partagées et presque justifiées, crut
faire acte de bon et courageux citoyen en prenant Goliath au
collet en lui disant:

-- Viens t'expliquer au corps de garde, brigand. Le géant, déjà
fort irrité des injures dont il ignorait le véritable sens, fut
exaspéré par cette brusque attaque; cédant à sa brutalité
naturelle, il renversa son adversaire sur le comptoir et l'assomma
à coups de poing. Pendant cette collision, plusieurs bouteilles et
deux ou trois carreaux furent brisés avec fracas, tandis que la
cabaretière, de plus en plus effrayée, criait de toutes ses
forces:

-- Au secours!... à l'empoisonneur!... à l'assassin!... à la
garde!...

Au bruit retentissant des vitres cassées, à ces cris de détresse,
les passants attroupés, dont un grand nombre croyaient aux
empoisonneurs, se précipitèrent dans la boutique pour aider les
buveurs à s'emparer de Goliath. Grâce à sa force herculéenne,
celui-ci, après quelques moments de lutte contre sept ou huit
personnes, terrassa deux des assaillants les plus furieux, écarta
les autres, se rapprocha du comptoir, et, prenant un élan
vigoureux, se rua, le front baissé, comme un taureau de combat,
sur la foule qui obstruait la porte; puis, achevant cette trouée
en s'aidant de ses énormes épaules et de ses bras d'athlète, il se
fraya un passage à travers l'attroupement et prit sa course à
toutes jambes du côté du parvis Notre-Dame, ses vêtements
déchirés, la tête nue et la figure pâle et courroucée. Aussitôt un
grand nombre de personnes qui composaient l'attroupement se mirent
à la poursuite de Goliath, et cent voix crièrent:

-- Arrêtez... arrêtez l'empoisonneur! Entendant ces cris, voyant
accourir un homme à l'air sinistre et égaré, un garçon boucher,
qui passait et portait sur sa tête une grande manne vide, jeta ce
panier entre les jambes de Goliath; celui-ci, surpris par cet
obstacle, fit un faux pas et tomba... Le garçon boucher, croyant
faire une action aussi héroïque que s'il se fût jeté à la
rencontre d'un chien enragé, se précipita sur Goliath et se roula
avec lui sur le pavé en criant:

-- Au secours! c'est un empoisonneur... au secours! Cette scène se
passait à peu de distance de la cathédrale, mais assez loin de la
foule qui se pressait à la porte de l'Hôtel-Dieu et de la maison
du restaurateur où était entrée la mascarade du choléra (ceci
avait lieu à la tombée du jour); aux cris perçants du boucher,
plusieurs groupes, à la tête desquels se trouvaient Ciboule et le
carrier, coururent vers le lieu de la lutte, pendant que les
passants qui poursuivaient le prétendu empoisonneur depuis la rue
de la Calandre arrivaient de leur côté sur le parvis.

À l'aspect de cette foule menaçante qui venait à lui, Goliath,
tout en continuant de se défendre contre le garçon boucher qui le
combattait avec la ténacité d'un bouledogue, sentit qu'il était
perdu s'il ne se débarrassait pas de cet adversaire; d'un coup de
poing furieux, il cassa la mâchoire du boucher, qui à ce moment
avait le dessus, parvint à se dégager de ses étreintes, se releva,
et, encore étourdi, fit quelques pas en avant.

Soudain, il s'arrêta. Il se voyait cerné. Derrière lui s'élevaient
les murailles de la cathédrale; à droite, à gauche, en face de
lui, accourait une multitude hostile.

Les cris de douleur atroce poussés par le boucher, que l'on venait
de relever tout sanglant, augmentaient encore le courroux
populaire. Il y eut pour Goliath un moment terrible, ce fut celui
où, seul encore au milieu d'un espace qui se rétrécissait de
seconde en seconde, il vit de toutes parts des ennemis courroucés
se précipitant vers lui en poussant des cris de mort. Ainsi qu'un
sanglier tourne une ou deux fois sur lui-même avant de se décider
à faire tête à la meute acharnée, Goliath, hébété par la terreur,
fit çà et là quelques pas brusques, indécis; puis, renonçant à une
fuite impossible, l'instinct lui disait qu'il n'avait à attendre
ni merci ni pitié d'une foule en proie à une fureur aveugle et
sourde, fureur d'autant plus impitoyable qu'elle se croit
légitime, Goliath voulut du moins vendre chèrement sa vie; il
chercha son couteau dans sa poche; ne l'y trouvant pas, il s'arc-
bouta sur sa jambe gauche, dans une pose athlétique, tendit en
avant et à demi dépliés ses deux bras musculeux, durs et raides
comme deux barres de fer, et de pied ferme il attendit vaillamment
le choc.

La première personne qui arriva auprès de Goliath fut Ciboule. La
mégère, essoufflée, au lieu de se précipiter sur lui, s'arrêta, se
baissa, prit un des gros sabots qu'elle portait, et le lança à la
tête du géant avec tant de vigueur, tant d'adresse, qu'elle
l'atteignit en plein dans l'oeil qui, sanglant, sortit à demi de
l'orbite.

Goliath porta les deux mains à son visage en poussant un cri de
douleur atroce.

-- Je l'ai fait loucher, dit Ciboule en éclatant de rire. Goliath,
rendu furieux par la souffrance, au lieu d'attendre les premiers
coups que l'on hésitait encore à lui porter, tant son apparence de
force herculéenne imposait aux assaillants (le carrier, adversaire
digne de lui, ayant été repoussé par un mouvement de la foule),
Goliath, dans sa rage, se précipita sur le groupe qui se trouvait
à sa portée. Une pareille lutte était trop inégale pour durer
longtemps; mais le désespoir doublant les forces du géant, le
combat fut un moment terrible. Le malheureux ne tomba pas
d'abord... Pendant quelques secondes, disparaissant presque
entièrement sous un essaim d'assaillants acharnés, on vit tantôt
un de ses bras d'Hercule se lever dans le vide et retomber en
martelant des crânes et des visages; tantôt sa tête énorme, livide
et sanglante, était renversée en arrière par un combattant
cramponné à sa chevelure crépue. Çà et là, les brusques écarts,
les violentes oscillations de la foule témoignaient de
l'incroyable énergie de la défense de Goliath. Pourtant, le
carrier étant parvenu à le joindre, Goliath fut renversé. Une
longue clameur de joie féroce annonça cette chute, car, en
pareille circonstance, tomber... c'est mourir. Aussi mille voix
haletantes et courroucées répétèrent ce cri:

-- Mort à l'empoisonneur!

Alors commença une de ces scènes de massacre et de tortures dignes
de cannibales, horribles excès, d'autant plus incroyables qu'ils
ont toujours pour témoins passifs, ou même pour complices, des
gens souvent honnêtes, humains, mais qui, égarés par des croyances
ou par des préjugés stupides, se laissent entraîner à toutes
sortes de barbaries, croyant accomplir un acte d'inexorable
justice. Ainsi que cela arrive, la vue du sang qui coulait à flots
des plaies de Goliath enivra ses assaillants, redoubla leur rage.
Cent bras s'appesantirent sur ce misérable; on le foula aux pieds;
on lui écrasa le visage; on lui défonça la poitrine. Çà et là, au
milieu de ces cris furieux: -- À mort l'empoisonneur! on entendait
de grands coups sourds suivis de gémissements étouffés; c'était
une effroyable curée: chacun, cédant à un vertige sanguinaire,
voulait frapper son coup, arracher son lambeau de chair, des
femmes... oui, jusqu'à des femmes, jusqu'à des mères...
s'acharnèrent avec rage sur ce corps mutilé.

Il y eut un moment de terreur épouvantable, Goliath, le visage
meurtri, souillé de boue, ses vêtements en lambeaux, la poitrine
nue, rouge, ouverte; Goliath, profitant d'un instant de lassitude
de ses bourreaux, qui le croyaient achevé, parvint, par un de ces
soubresauts convulsifs fréquents dans l'agonie, à se dresser sur
ses jambes pendant quelques secondes; alors, aveuglé par ses
blessures, agitant ses bras dans le vide comme pour parer des
coups qu'on ne lui portait pas, il murmura ces mots qui sortirent
de sa bouche avec des flots de sang:

-- Grâce... je n'ai pas empoisonné... grâce.

Cette sorte de résurrection produisit un effet si saisissant sur
la foule, qu'un instant elle se recula avec effroi: les clameurs
cessèrent, on laissa un peu d'espace autour de la victime,
quelques coeurs commençaient même à s'apitoyer, lorsque le
carrier, voyant Goliath, aveuglé par le sang, étendre devant lui
ses mains çà et là, fit une allusion féroce à un jeu connu et
s'écria:

-- Casse-cou! Puis, d'un violent coup de pied dans le ventre, il
renversa de nouveau la victime, dont la tête rebondit deux fois
sur le pavé...

Au moment où le géant tomba, une voix dans la foule s'écria:

-- C'est Goliath!... Arrêtez... ce malheureux est innocent. Et le
père d'Aigrigny (c'était lui), cédant à un sentiment généreux, fit
de violents efforts pour arriver au premier rang des acteurs de
cette scène, y parvint, et alors, pâle, indigné, menaçant, il
s'écria:

-- Vous êtes des lâches, des assassins! Cet homme est innocent, je
le connais... vous répondrez de sa vie...

Une grande rumeur accueillit ces paroles véhémentes du père
d'Aigrigny.

-- Tu connais cet empoisonneur! s'écria le carrier en saisissant
le jésuite au collet; tu es peut-être aussi un empoisonneur!

-- Misérable! s'écria le père d'Aigrigny, en tâchant d'échapper
aux étreintes du carrier, tu oses porter la main sur moi!

-- Oui... j'ose tout, moi... répondit le carrier.

-- Il le connaît... ça doit être un empoisonneur... comme l'autre!
criait-on déjà dans la foule qui se pressait autour des deux
adversaires, pendant que Goliath, qui, dans sa chute, s'était
ouvert le crâne, faisait entendre un râle agonisant.

À un brusque mouvement du père d'Aigrigny, qui s'était débarrassé
du carrier, un assez grand flacon de cristal, très épais, d'une
forme particulière et rempli d'une liqueur verdâtre, tomba de sa
poche et roula près du corps de Goliath.

À la vue de ce flacon, plusieurs voix s'écrièrent:

-- C'est du poison... Voyez-vous... il a du poison sur lui. À
cette accusation, les cris redoublèrent, et l'on commença de
serrer l'abbé d'Aigrigny de si près, qu'il s'écria:

-- Ne me touchez pas! ne m'approchez pas!...

-- Si c'est un empoisonneur, dit une voix, pas plus de grâce pour
lui que pour l'autre...

-- Moi... un empoisonneur! s'écria l'abbé, frappé de stupeur.

Ciboule s'était précipitée sur le flacon; le carrier le saisit, le
déboucha, et dit au père d'Aigrigny en le lui tendant:

-- Et ça!... qu'est-ce que c'est?

-- Cela n'est pas du poison... s'écria le père d'Aigrigny.

-- Alors... bois-le... repartit le carrier.

-- Oui... oui... qu'il le boive! cria la foule.

-- Jamais! reprit le père d'Aigrigny avec épouvante. Et il recula
en repoussant vivement le flacon de la main.

-- Voyez-vous!... c'est du poison... il n'ose pas boire! cria-t-
on.

Et déjà serré de très près, le père d'Aigrigny trébuchait sur le
corps de Goliath.

-- Mes amis! s'écria le jésuite, qui, sans être empoisonneur, se
trouvait dans une terrible alternative, car son flacon renfermait
des sels préservatifs d'une grande force, aussi dangereux à boire
que du poison, mes braves amis, vous vous méprenez; au nom de
Notre Seigneur, je vous jure que...

-- Si ce n'est pas du poison... bois donc, reprit le carrier en
présentant de nouveau le flacon au jésuite.

-- Si tu ne bois pas, à mort! comme ton camarade, puisque, comme
lui, tu empoisonnes le peuple!

-- Oui... à mort!... à mort!...

-- Mais, malheureux... s'écria le père d'Aigrigny, les cheveux
hérissés de terreur, vous voulez donc m'assassiner!

-- Et tous ceux que toi et ton camarade vous avez empoisonnés,
brigands!

-- Mais cela n'est pas vrai... et...

-- Bois, alors... répéta l'inflexible carrier; une dernière
fois... décide-toi.

-- Boire... cela... mais c'est la mort[23]... s'écria le père
d'Aigrigny.

-- Ah! voyez-vous le brigand! répondit la foule en se resserrant
davantage, il avoue... il avoue...

-- Il s'est trahi!

-- Il l'a dit: «Boire ça... c'est la mort!...» Des cris furieux
interrompirent le père d'Aigrigny.

-- Mais... écoutez-moi donc! s'écria l'abbé en joignant les mains,
ce flacon, c'est...

-- Ciboule, achève celui-là, cria le carrier en poussant du pied
Goliath, moi je vais commencer celui-ci. Et il saisit le père
d'Aigrigny à la gorge.

À ces mots, deux groupes se formèrent: l'un, conduit par Ciboule,
acheva Goliath à coups de pieds, à coups de sabots: bientôt le
corps ne fut plus qu'une chose horrible, mutilée, sans nom, sans
forme, une masse inerte pétrie de boue et de chairs broyées.
Ciboule donna son tartan, on le noua à l'un des pieds disloqués du
cadavre, et on le traîna ainsi jusqu'au parapet du quai, et là, au
milieu des cris d'une joie féroce, on précipita ces débris
sanglants dans la rivière...

Maintenant, ne frémit-on pas en songeant que, dans un temps
d'émotion populaire, il suffit d'un mot, d'un seul mot dit
imprudemment par un homme honnête, et même sans haine, pour
provoquer un si effroyable meurtre!

-- _C'est peut-être un empoisonneur!_... Voilà ce qu'avait dit le
buveur du cabaret de la Calandre... rien de plus... et Goliath
avait été impitoyablement massacré... Que d'impérieuses raisons
pour faire pénétrer l'instruction, les lumières dans les dernières
profondeurs des masses... et mettre ainsi bien des malheureux à
même de se défendre de tant de préjugés stupides, de tant de
superstitions funestes, de tant de fanatismes implacables!...
Comment demander le calme, la réflexion, l'empire de soi-même, le
sentiment de la justice, à des êtres abandonnés, que l'ignorance
abrutit, que la misère déprave, que les souffrances courroucent,
et dont la société ne s'occupe que lorsqu'il s'agit de les
enchaîner au bagne ou de les garrotter pour le bourreau!

* * * * *

Le cri terrible dont Morok avait été épouvanté était celui que
poussa le père d'Aigrigny lorsque le carrier appesantit sur lui sa
main formidable, disant à Ciboule en lui montrant Goliath
expirant:

-- Achève celui-là... je vais commencer celui-ci.



X. La cathédrale.

La nuit était presque entièrement venue, lorsque le cadavre mutilé
de Goliath fut précipité dans la rivière.

Les oscillations de la foule avaient refoulé jusque dans la rue
qui longe le côté gauche de la cathédrale le groupe au pouvoir
duquel restait le père d'Aigrigny, qui, parvenu à se dégager de la
puissante étreinte du carrier, mais toujours pressé par la
multitude qui l'enserrait en criant: _Mort à l'empoisonneur!
_reculait pas à pas, tâchant de parer les coups qu'on lui portait.
À force de présence d'esprit, d'adresse, de courage, retrouvant
dans ce moment critique son ancienne énergie militaire, il avait
pu jusqu'alors résister et demeurer debout, sachant, par l'exemple
de Goliath, que tomber c'était mourir. Quoiqu'il espérât peu
d'être utilement entendu, l'abbé appelait de toutes ses forces: «À
l'aide! au secours!...» Cédant le terrain pied à pied, manoeuvrant
de façon à se rapprocher de l'un des murs de l'église, il parvint
enfin à s'acculer dans une encoignure formée par la saillie d'un
pilastre et tout près de la baie d'une petite porte.

Cette position était assez favorable; le père d'Aigrigny, adossé
au mur, se trouvait ainsi à l'abri d'une partie des attaques. Mais
le carrier, voulant lui ôter cette dernière chance de salut, se
précipita sur lui, afin de le saisir et de l'entraîner au milieu
du cercle, où il eût été foulé aux pieds. La terreur de la mort
donnant au père d'Aigrigny une force extraordinaire, il put encore
repousser rudement le carrier et rester comme incrusté dans
l'angle où il s'était réfugié. La résistance de la victime
redoubla la rage des assaillants, les cris de mort retentirent
avec une nouvelle violence. Le carrier se jeta de nouveau sur le
père d'Aigrigny en disant:

-- À moi, mes amis!... Celui-là dure trop, finissons-le... Le père
d'Aigrigny se vit perdu... Ses forces étaient à bout, il se sentit
défaillir... ses jambes tremblèrent... un nuage passa devant sa
vue, les hurlements de ces furieux commençaient à arriver presque
voilés à son oreille. Le contrecoup de plusieurs violentes
contusions reçues, pendant la lutte, à la tête et surtout à la
poitrine, se faisait déjà ressentir... Deux ou trois fois une
écume sanglante vint aux lèvres de l'abbé, sa position était
désespérée... «Mourir assommé par ces brutes, après avoir tant de
fois, à la guerre, échappé à la mort!» Telle était la pensée du
père d'Aigrigny, lorsque le carrier s'élança vers lui. Soudain, et
au moment où l'abbé, cédant à l'instinct de sa conservation,
appelait une dernière fois au secours d'une voix déchirante, la
porte à laquelle il s'adossait s'ouvrit derrière lui... une main
ferme le saisit et l'attira vivement dans l'église. Grâce à ce
mouvement, exécuté avec la rapidité de l'éclair, le carrier, lancé
en avant pour saisir le père d'Aigrigny, ne put retenir son élan,
et se trouva face à face avec le personnage qui venait, pour ainsi
dire, de se substituer à la victime. Le carrier s'arrêta court,
puis recula de deux pas, stupéfait, comme la foule, de cette
brusque apparition, et, comme la foule, frappé d'un vague
sentiment d'admiration et de respect à la vue de celui qui venait
de secourir si miraculeusement le père d'Aigrigny.

Celui-là était Gabriel.

Le jeune missionnaire restait debout au seuil de la porte... Sa
longue soutane noire se dessinait sur les profondeurs à demi
lumineuses de la cathédrale, tandis que son adorable figure
d'archange, encadrée de longs cheveux blonds, pâle, émue de
commisération et de douleur, était doucement éclairée par les
dernières lueurs du crépuscule. Cette physionomie resplendissait
d'une beauté si divine, elle exprimait une compassion si touchante
et si tendre, que la foule se sentit remuée lorsque Gabriel, ses
grands yeux bleus humides de larmes, les mains suppliantes,
s'écria d'une voix sonore et palpitante:

-- Grâce... mes frères!... Soyez humains... soyez justes. Revenu
de son premier mouvement de surprise et de son émotion
involontaire, le carrier fit un pas vers Gabriel et s'écria:

-- Pas de grâce pour l'empoisonneur!... il nous le faut... qu'on
nous le rende... ou nous allons le prendre.

-- Y songez-vous, mes frères?... répondit Gabriel; dans cette
église... un lieu sacré... un lieu de refuge... pour tout ce qui
est persécuté!...

-- Nous empoignerons notre empoisonneur jusque sur l'autel,
répondit brutalement le carrier; ainsi, rendez-le-nous.

-- Mes frères, écoutez-moi... dit Gabriel en tendant les bras vers
lui.

-- À bas la calotte! cria le carrier; l'empoisonneur se cache dans
l'église... entrons dans l'église.

-- Oui!... oui!... cria la foule, entraînée de nouveau par la
violence de ce misérable; à bas la calotte!

-- Ils s'entendent.

-- À bas les calotins!

-- Entrons là comme à l'archevêché!...

-- Comme à Saint-Germain l'Auxerrois!...

-- Qu'est-ce que cela nous fait, à nous, une église?

-- Si les calotins défendent les empoisonneurs... à l'eau les
calotins!...

-- Oui!... Oui!...

-- Et je vais vous montrer le chemin, moi! Ce disant, le carrier,
suivi de Ciboule et de bon nombre d'hommes déterminés, fit un pas
vers Gabriel. Le missionnaire, voyant depuis quelques secondes le
courroux de la foule se ranimer, avait prévu ce mouvement; se
rejetant brusquement dans l'église, il parvint, malgré les efforts
des assaillants, à maintenir la porte presque fermée et à la
barricader de son mieux au moyen d'une barre de bois qu'il appuya
d'un bout sur les dalles et de l'autre sous la saillie d'un des
ais transversaux; grâce à cette espèce d'arc-boutant, la porte
pouvait résister quelques minutes.

Gabriel, tout en défendant ainsi l'entrée, criait au père
d'Aigrigny:

-- Fuyez, mon père... fuyez par la sacristie; les autres issues
sont fermées...

Le jésuite, anéanti, couvert de contusions, inondé d'une sueur
froide, sentant les forces lui manquer tout à fait, et se croyant
enfin en sûreté, s'était jeté sur une chaise, à demi évanoui... À
la voix de Gabriel, l'abbé se leva péniblement, et d'un pas
chancelant et hâté, il tâcha de gagner le choeur, séparé par une
grille du reste de l'église.

-- Vite, mon père!... ajouta Gabriel avec effroi, en maintenant de
toutes ses forces la porte vigoureusement assiégée, hâtez-vous,
mon Dieu! hâtez-vous!... Dans quelques minutes... il sera trop
tard.

Puis le missionnaire ajouta avec désespoir:

-- Et être seul... seul pour arrêter l'invasion de ces insensés...

Il était seul en effet. Au premier bruit de l'attaque, trois ou
quatre sacristains et autres employés de la fabrique se trouvaient
dans l'église; mais ces gens, épouvantés, se rappelant le sac de
l'archevêché et de Saint-Germain l'Auxerrois, avaient aussitôt
pris la fuite; les uns se réfugièrent et se cachèrent dans les
orgues, où ils montèrent rapidement; les autres se sauvèrent par
la sacristie dont ils fermèrent la porte en dedans, enlevant ainsi
tout moyen de retraite à Gabriel et au père d'Aigrigny.

Ce dernier, courbé en deux par la douleur, écoutant les pressantes
paroles du missionnaire, s'aidant des chaises qu'il rencontrait
sur son passage, faisait de vains efforts pour atteindre la grille
du choeur... au bout de quelques pas, vaincu par l'émotion, par la
souffrance, il chancela, s'affaissa sur lui-même, tomba sur les
dalles, et ses sens l'abandonnèrent.

À ce moment même, Gabriel, malgré l'énergie incroyable que lui
inspirait le désir de sauver le père d'Aigrigny, sentit la porte
s'ébranler enfin sous une formidable secousse et près de céder.
Tournant alors la tête pour s'assurer que le jésuite avait au
moins pu quitter l'église, Gabriel, à sa grande épouvante, le vit
étendu sans mouvement à quelques pas du choeur... Abandonner la
porte à demi brisée, courir au père d'Aigrigny, le soulever et le
traîner en dedans de la grille du choeur... ce fut pour Gabriel
une action aussi rapide que la pensée, car il refermait la grille
à l'instant même où le carrier et sa bande, après avoir défoncé la
porte, se précipitaient dans l'église.

Debout et en dehors du choeur, les bras croisés sur sa poitrine,
Gabriel attendit, calme et intrépide, cette foule encore exaspérée
par une résistance inattendue.

La porte enfoncée, les assaillants firent une violente irruption,
mais à peine eurent-ils mis le pied dans l'église, qu'il se passa
une scène étrange.

La nuit était venue... quelques lampes d'argent jetaient seules
une pâle clarté au milieu du sanctuaire, dont les bas côtés
disparaissaient noyés dans l'ombre. À leur brusque entrée dans
cette immense cathédrale, sombre, silencieuse et déserte, les plus
audacieux restèrent interdits, presque craintifs devant la
grandeur imposante de cette solitude de pierre. Les cris, les
menaces expirèrent aux lèvres de ces furieux. On eût dit qu'ils
redoutaient de réveiller les échos de ces voûtes énormes... de ces
voûtes noires, d'où suintait une humidité sépulcrale qui glaça
leurs fronts enflammés de colère, et tomba sur leurs épaules comme
une froide chape de plomb. La tradition religieuse, la routine,
les habitudes ou les souvenirs d'enfance ont tant d'action sur
certains hommes, qu'à peine entrés, plusieurs compagnons du
carrier se découvrirent respectueusement, inclinèrent leur tête
nue, et marchèrent avec précaution, afin d'amortir le bruit de
leurs pas sur les dalles sonores.

Puis ils échangèrent quelques mots d'une voix basse et craintive.

D'autres, cherchant timidement des yeux, à une hauteur
incommensurable, les derniers arceaux de ce vaisseau gigantesque
alors perdus dans l'obscurité, se sentaient presque effrayés de se
voir si petits au milieu de cette immensité remplie de ténèbres...

Mais, à la première plaisanterie du carrier, qui rompit ce
respectueux silence, cette émotion passa bientôt.

-- Ah çà, mille tonnerres! s'écria-t-il, est-ce que nous prenons
haleine pour chanter vêpres! S'il y avait du vin dans le bénitier,
à la bonne heure.

Quelques éclats de rire sauvages accueillirent ces paroles.

-- Pendant ce temps-là, le brigand nous échappe, dit l'un.

-- Et nous sommes volés, reprit Ciboule.

-- On dirait qu'il y a des poltrons ici, et qu'ils ont peur des
sacristains, ajouta le carrier.

-- Jamais... cria-t-on en choeur, jamais; on ne craint personne...

-- En avant!

-- Oui!... oui!... en avant! cria-t-on de toutes parts. Et
l'animation, un moment calmée, redoubla au milieu d'un nouveau
tumulte. Quelques instants après, les yeux des assaillants,
habitués à cette pénombre, distinguèrent, au milieu de la pâle
auréole de lumière projetée par une lampe d'argent, la figure
imposante de Gabriel, debout en dehors de la grille du choeur.

-- L'empoisonneur est ici caché dans un coin! cria le carrier. Il
faut forcer ce curé à nous le rendre, le brigand...

-- Il en répond.

-- C'est lui qui l'a fait se sauver dans l'église.

-- Il payera pour tous les deux, si on ne trouve pas l'autre. À
mesure que s'effaçait la première impression de respect
involontairement ressentie par la foule, les voix s'élevaient
davantage et les visages devenaient d'autant plus farouches,
d'autant plus menaçants que chacun avait honte d'un moment
d'hésitation et de faiblesse.

-- Oui!... oui!... s'écrièrent plusieurs voix tremblantes de
colère; il nous faut la vie de l'un ou de l'autre.

-- Ou de tous les deux...

-- Tant pis! pourquoi ce calotin veut-il nous empêcher d'écharper
notre empoisonneur!

-- À mort! à mort! À cette explosion de cris féroces, qui retentit
d'une façon effrayante au milieu des gigantesques arceaux de la
cathédrale, la foule, ivre de rage, se précipita vers la grille du
choeur, à la porte duquel se tenait Gabriel. Le jeune
missionnaire, qui, mis en croix par les sauvages des montagnes
Rocheuses, priait encore le Seigneur de pardonner à ses bourreaux,
avait trop de courage dans le coeur, trop de charité dans l'âme
pour ne pas risquer mille fois sa vie afin de sauver le père
d'Aigrigny... cet homme qui l'avait trompé avec une si lâche et si
cruelle hypocrisie.



XI. Les meurtriers.

Le carrier, suivi de la bande, courant vers Gabriel, qui avait
fait quelques pas de plus en avant de la grille du choeur, s'écria
les yeux étincelants de rage:

-- Où est l'empoisonneur! il nous le faut...

-- Et qui vous a dit qu'il fût empoisonneur, mes frères! reprit
Gabriel, de sa voix pénétrante et sonore. Un empoisonneur!... et
où sont les preuves!... les témoins!... les victimes!...

-- Assez!... nous ne sommes pas ici à confesse... répondit
brutalement le carrier d'un air menaçant.

-- Rendez-nous notre homme, il faut qu'il y passe... sinon, vous
payerez pour lui...

-- Oui!... oui!... crièrent plusieurs voix.

-- Ils s'entendent!...

-- Il nous faut l'un ou l'autre!

-- Eh bien, me voici, dit Gabriel en relevant la tête et
s'avançant avec un calme rempli de résignation et de majesté.

-- Moi ou lui, ajouta-t-il, que vous importe? Vous voulez du sang:
prenez le mien, mes frères, car un funeste délire trouble votre
raison.

Ces paroles de Gabriel, son courage, la noblesse de son attitude,
la beauté de ses traits avaient impressionné quelques assaillants,
lorsque soudain une voix s'écria:

-- Eh! les amis!... l'empoisonneur est là, derrière la grille...

-- Où ça?... où ça?... cria-t-on.

-- Tenez... là... voyez-vous... étendu sur le carreau... À ces
mots, les gens de cette bande qui jusque-là s'étaient à peu près
tenus en masse compacte dans l'espèce de couloir qui sépare les
deux côtés de la nef, où sont rangées les chaises, ces gens se
dispersèrent de tous côtés afin de courir à la grille du choeur,
dernière et seule barrière qui défendît le père d'Aigrigny.
Pendant cette manoeuvre, le carrier, Ciboule et d'autres
s'avancèrent droit vers Gabriel en criant avec une joie féroce:

-- Cette fois, nous le tenons... À mort l'empoisonneur! Pour
sauver le père d'Aigrigny, Gabriel se fût laissé massacrer à la
porte de la grille; mais plus loin, cette grille, haute de quatre
pieds au plus, allait être en un instant abattue ou escaladée.

Le missionnaire perdit tout espoir d'arracher le jésuite à une
mort affreuse. Pourtant il s'écria:

-- Arrêtez!... pauvres insensés! Et il se jeta au-devant de la
foule, en étendant les mains vers elle. Son cri, son geste, sa
physionomie exprimèrent une autorité à la fois si tendre et si
fraternelle, qu'il y eut un moment d'hésitation dans la foule;
mais à cette hésitation succédèrent bientôt ces cris de plus en
plus furieux:

-- À mort! à mort!

-- Vous voulez sa mort! dit Gabriel en pâlissant encore.

-- Oui!... oui!...

-- Eh bien! qu'il meure... s'écria le missionnaire saisi d'une
inspiration subite, oui, qu'il meure à l'instant...

Ces mots du jeune prêtre frappèrent la foule de stupeur. Pendant
quelques secondes, ces hommes, muets, immobiles, et pour ainsi
dire paralysés, regardèrent Gabriel avec une surprise ébahie.

-- Cet homme est coupable, dites-vous? reprit le jeune
missionnaire d'une voix tremblante d'émotion, vous l'avez jugé
sans preuves, sans témoins; qu'importe!... il mourra... Vous lui
reprochez d'être un empoisonneur?... et ses victimes, où sont-
elles? Vous l'ignorez... qu'importe! il est condamné... Sa
défense, ce droit sacré de tout accusé... vous refusez de
l'entendre... qu'importe encore! son arrêt est prononcé. Vous
n'avez jamais vu cet infortuné, il ne vous a fait aucun mal, vous
ne savez s'il en a fait à quelqu'un... et, devant les hommes, vous
prenez la responsabilité de sa mort... vous entendez bien... de sa
mort. Qu'il en soit donc ainsi, votre conscience vous absoudra...
je le veux croire... Le condamné mourra... il va mourir, la
sainteté de la maison de Dieu ne le sauvera pas...

-- Non!... non!... crièrent plusieurs voix avec acharnement.

-- Non... reprit Gabriel avec une chaleur croissante, non. Vous
voulez répandre le sang, et vous le répandrez jusque dans le
temple du Seigneur... C'est, dites-vous, votre droit... Vous
faites acte de terrible justice... Mais alors, pourquoi tant de
bras robustes pour achever cet homme expirant? Pourquoi ces cris,
ces fureurs, ces violences? Est-ce donc ainsi que s'exercent les
jugements du peuple, du peuple équitable et fort? Non, non,
lorsque, sûr de son droit, il frappe son ennemi... il le frappe
avec le calme du juge qui, en son âme et conscience, rend un
arrêt... Non, le peuple équitable et fort ne frappe pas en
aveugle, en furieux, en poussant des cris de rage, comme s'il
voulait s'étourdir sur quelque lâche et horrible assassinat...
Non, ce n'est pas ainsi que doit s'accomplir le redoutable droit
que vous voulez exercer à cette heure... car vous le voulez.

-- Oui, nous le voulons, s'écrièrent le carrier, Ciboule et
plusieurs des plus impitoyables, tandis qu'un grand nombre
restaient muets, frappés des paroles de Gabriel, qui venait de
leur peindre sous de si vives couleurs l'acte affreux qu'ils
voulaient commettre. Oui, reprit le carrier, c'est notre droit,
nous voulons tuer l'empoisonneur...

Ce disant, le misérable, l'oeil sanglant, la joue enflammée,
s'avança à la tête d'un groupe résolu, et, marchant en avant, il
fit un geste comme s'il eût voulu repousser et écarter de son
passage Gabriel debout et toujours en avant de la grille.

Mais, au lieu de résister au bandit, le missionnaire fit vivement
deux pas à sa rencontre, le prit par le bras, et lui dit d'une
voix ferme:

-- Venez... Et entraînant pour ainsi dire à sa suite le carrier
stupéfait, que ses compagnons abasourdis par ce nouvel incident
n'osèrent suivre tout d'abord... Gabriel parcourut rapidement
l'espace qui le séparait du choeur, en ouvrit la grille, et
amenant le carrier, qu'il tenait toujours par le bras, jusqu'au
corps du père d'Aigrigny étendu sur les dalles, il cria:

-- Voici la victime... elle est condamnée... frappez-la!...

-- Moi! s'écria le carrier en hésitant, moi... tout seul...

-- Oh! reprit Gabriel avec amertume, il n'y a aucun danger, vous
l'achèverez facilement... il est anéanti par la souffrance... il
lui reste à peine un souffle de vie... il ne fera aucune
résistance... Ne craignez rien!!!

Le carrier restait immobile, pendant que la foule, étrangement
impressionnée par cet incident, se rapprochait peu à peu de la
grille, sans oser la franchir.

-- Frappez donc! reprit Gabriel en s'adressant au carrier, et lui
montrant la foule d'un geste solennel, voici les juges... et vous
êtes le bourreau...

-- Non, s'écria le carrier en se reculant et détournant les yeux,
je ne suis pas le bourreau... moi!!!

La foule resta muette... Pendant quelques secondes, pas un mot,
pas un cri ne troubla le silence de l'imposante cathédrale.

Dans un cas désespéré, Gabriel avait agi avec une profonde
connaissance du coeur humain. Lorsque la multitude, égarée par une
rage aveugle, se rue sur une victime en poussant des clameurs
féroces, et que chacun frappe son coup, cette espèce
d'épouvantable meurtre en commun semble à tous moins horrible,
parce que tous en partagent la solidarité... puis les cris, la vue
du sang, la défense désespérée de l'homme que l'on massacre,
finissent par causer une sorte d'ivresse féroce; mais que, parmi
ces fous furieux qui ont trempé dans cet homicide, on en prenne
un, qu'on le mette seul en face d'une victime incapable de se
défendre, et qu'on lui dise: «Frappe!», presque jamais il n'osera
frapper. Il en était ainsi du carrier; ce misérable tremblait à
l'idée d'un meurtre commis _par lui seul _et de sang-froid.

La scène précédente s'était passée très rapidement; parmi les
compagnons du carrier les plus rapprochés de la grille, quelques-
uns ne comprirent pas une impression qu'ils eussent ressentie
comme cet homme indomptable, si comme à lui on leur avait dit:
«Faites l'office du bourreau.» Plusieurs hommes de sa bande
murmurèrent donc en le blâmant hautement de sa faiblesse.

-- Il n'ose pas achever l'empoisonneur, disait l'un.

-- Le lâche!

-- Il a peur.

-- Il recule. En entendant ces rumeurs, le carrier courut à la
grille, l'ouvrit toute grande, et, montrant du geste le corps du
père d'Aigrigny, il s'écria:

-- S'il y en a un plus hardi que moi, qu'il aille l'achever...
qu'il fasse le bourreau... voyons.

À cette proposition, les murmures cessèrent. Un silence profond
régna de nouveau dans la cathédrale: toutes ces physionomies,
naguère irritées, devinrent mornes, confuses, presque effrayées;
cette foule égarée commençait surtout à comprendre la lâcheté
féroce de l'acte qu'elle voulait commettre. Personne n'osait plus
aller frapper isolément cet homme expirant.

Tout à coup, le père d'Aigrigny poussa une sorte de râle d'agonie;
sa tête et l'un de ses bras se relevèrent par un mouvement
convulsif, puis retombèrent aussitôt sur la dalle comme s'il eût
expiré...

Gabriel poussa un cri d'angoisse et se jeta à genoux auprès du
père d'Aigrigny en disant:

-- Grand Dieu! il est mort...

Singulière mobilité de la foule si impressionnable pour le mal
comme pour le bien. Au cri déchirant de Gabriel, ces gens, qui, un
instant auparavant, demandaient à grands cris le massacre de cet
homme, se sentirent presque apitoyés... Ces mots_, il est mort!
_circulèrent à voix basse dans la foule, avec un léger
frémissement, pendant que Gabriel soulevait d'une main la tête
appesantie du père d'Aigrigny, et de l'autre cherchait son pouls à
travers son épiderme glacé.

-- Monsieur le curé, dit le carrier en se penchant vers Gabriel,
vraiment, est-ce qu'il n'y a plus de ressource?...

La réponse de Gabriel fut attendue avec anxiété au milieu d'un
silence profond; à peine si l'on osait échanger quelques paroles à
voix basse...

-- Soyez béni, mon Dieu! s'écria tout à coup Gabriel, son coeur
bat...

-- Son coeur bat... répéta le carrier en retournant la tête vers
la foule pour lui apprendre cette bonne nouvelle.

-- Ah! son coeur bat, redit tout bas la foule.

-- Il y a de l'espoir... nous pourrons le sauver... ajouta Gabriel
avec une expression de bonheur indicible.

-- Nous pourrons le sauver, répéta machinalement le carrier.

-- On pourra le sauver, murmura doucement la foule.

-- Vite, vite, reprit Gabriel en s'adressant au carrier, aidez-
moi, mon frère; transportons-le dans une maison voisine... on lui
donnera là les premiers soins...

Le carrier obéit avec empressement. Pendant que le missionnaire
soulevait le père d'Aigrigny par-dessous les bras, le carrier prit
par les jambes ce corps presque inanimé; à eux deux ils le
transportèrent en dehors du choeur...

À la vue du redoutable carrier aidant le jeune prêtre à secourir
cet homme qu'elle poursuivait naguère de cris de mort, la
multitude éprouva un soudain revirement de pitié. Ces hommes,
subissant la pénétrante influence de la parole et de l'exemple de
Gabriel, se sentirent attendris; ce fut alors à qui offrirait ses
services.

-- Monsieur le curé, il serait mieux sur une chaise que l'on
porterait à bras, dit Ciboule.

-- Voulez-vous que j'aille chercher un brancard à l'Hôtel-Dieu?
dit un autre.

-- Monsieur le curé, j'vas vous remplacer, ce corps est trop lourd
pour vous.

-- Ne vous donnez pas la peine, dit un homme vigoureux en
s'approchant respectueusement du missionnaire; je le porterai
bien, moi.

-- Si je filais chercher une voiture, monsieur le curé? dit un
affreux gamin en ôtant sa calotte grecque.

-- Tu as raison, dit le carrier; cours vite, moutard.

-- Mais, avant, demande donc à monsieur le curé s'il veut que tu
ailles chercher une voiture, dit Ciboule en arrêtant l'impatient
messager.

-- C'est juste, reprit un des assistants, nous sommes ici dans une
église, c'est monsieur le curé qui commande. Il est chez lui.

-- Oui, oui, allez vite, mon enfant, dit Gabriel à l'obligeant
gamin. Pendant que celui-ci perçait la foule, une voix dit:

-- J'ai une bouteille d'osier avec de l'eau-de-vie dedans, ça
peut-il servir?

-- Sans doute, répondit vivement Gabriel; donnez, donnez... on
frottera les tempes du malade avec ce spiritueux, et on le lui
fera respirer...

-- Passez la bouteille... cria Ciboule, et surtout ne mettez pas
le nez dedans... La bouteille, passant de mains en mains avec
précaution, parvint intacte jusqu'à Gabriel.

En attendant l'arrivée de la voiture, le père d'Aigrigny avait été
momentanément assis sur une chaise; pendant que plusieurs hommes
de bonne volonté soutenaient soigneusement l'abbé, le missionnaire
lui faisait aspirer un peu d'eau-de-vie; au bout de quelques
minutes, ce spiritueux agit puissamment sur le jésuite; il fit
quelques mouvements, et un profond soupir souleva sa poitrine
oppressée.

-- Il est sauvé... il vivra, s'écria Gabriel d'une voix
triomphante; il vivra... mes frères.

-- Ah! tant mieux!... dirent plusieurs voix.

-- Oh! oui, tant mieux! mes frères, reprit Gabriel, car, au lieu
d'être accablés par les remords d'un crime, vous vous souviendrez
d'une action charitable et juste... Remercions Dieu de ce qu'il a
changé votre fureur aveugle en un sentiment de compassion.
Invoquons-le... pour que vous-mêmes et tous ceux que vous aimez
tendrement ne courent jamais l'affreux danger auquel cet infortuné
vient d'échapper... Ô mes frères! ajouta Gabriel en montrant le
Christ avec une émotion touchante et rendue plus communicative
encore par l'expression de sa figure angélique, ô mes frères,
n'oublions jamais que celui qui est mort sur cette croix pour la
défense des opprimés, obscurs enfants du peuple comme nous, a dit
ces tendres paroles si douces au coeur: _Aimons-nous les uns les
autres!..._ Ne les oublions jamais! aimons-nous, mes frères!
secourons-nous, et nous autres, pauvres gens, nous en deviendrons
meilleurs, plus heureux et plus justes! Aimons-nous!... aimons-
nous, mes frères, et prosternons-nous devant le Christ, ce Dieu de
tout ce qui est opprimé, faible et souffrant en ce monde!

Ce disant, Gabriel s'agenouilla. Tous l'imitèrent respectueusement
tant sa parole simple, convaincue, était puissante.

À ce moment, un singulier incident vint ajouter à la grandeur de
cette scène.

Nous l'avons dit, peu d'instants avant que la bande du carrier eût
fait irruption dans l'église, plusieurs personnes qui s'y
trouvaient avaient pris la fuite; deux d'entre elles s'étaient
réfugiées dans l'orgue, et de cet abri avaient assisté,
invisibles, à la scène précédente. L'une de ces personnes était un
jeune homme chargé de l'entretien des orgues, assez bon musicien
pour en jouer; profondément ému du dénouement inespéré de cet
événement d'abord si tragique, cédant enfin à une inspiration
d'artiste, ce jeune homme, au moment où il vit le peuple
s'agenouiller comme Gabriel, ne put s'empêcher de se mettre au
clavier... Alors, une sorte d'harmonieux soupir, d'abord presque
insensible, sembla s'exhaler du sein de l'immense cathédrale,
comme une aspiration divine... puis, aussi suave, aussi aérienne
que la vapeur embaumée de l'encens, elle monta et s'épandit
jusqu'aux voûtes sonores; peu à peu ces faibles et doux accords,
quoique toujours voilés, se changèrent en une mélodie d'un charme
indéfinissable, à la fois religieux, mélancolique et tendre, qui
s'élevait au ciel comme un chant ineffable de reconnaissance et
d'amour... Ces accords avaient d'abord été si faibles, si voilés,
que la multitude agenouillée s'était, sans surprise, peu à peu
abandonnée à l'irrésistible influence de cette harmonie
enchanteresse... Alors bien des yeux, jusque-là secs et farouches,
se mouillèrent de larmes... bien des coeurs endurcis battirent
doucement, en se rappelant les mots prononcés par Gabriel avec un
accent si tendre: _Aimons-nous les uns les autres._

Ce fut à ce moment que le père d'Aigrigny revint à lui... et
ouvrit les yeux. Il se crut sous l'impression d'un rêve... Il
avait perdu les sens à la vue d'une populace en furie, qui,
l'injure et le blasphème aux lèvres, le poursuivait de cris de
mort jusque dans le saint temple... le jésuite rouvrait les
yeux... et à la pâle clarté des lampes du sanctuaire, aux sons
religieux de l'orgue, il voyait cette foule naguère si menaçante,
si implacable, alors agenouillée, silencieuse, émue, recueillie et
courbant humblement le front devant la majesté du saint lieu.

Quelques minutes après, Gabriel, porté presque en triomphe sur les
bras de la foule, montait dans la voiture au fond de laquelle
était étendu le père d'Aigrigny, qui avait peu à peu complètement
repris ses esprits. Cette voiture, d'après l'ordre du jésuite,
s'arrêta devant la porte d'une maison de la rue de Vaugirard; il
eut la force et le courage d'entrer seul dans cette demeure, où
Gabriel ne fut pas introduit et où nous conduirons le lecteur.



XII. La promenade.

À l'extrémité de la rue de Vaugirard, on voyait alors un mur fort
élevé, seulement percé dans toute sa longueur par une petite porte
à guichet. Cette porte ouverte, on traversait une cour entourée de
grilles doublées de panneaux de persiennes, qui empêchaient de
voir à travers l'intervalle des barreaux; l'on entrait ensuite
dans un vaste et beau jardin, symétriquement planté, au fond
duquel s'élevait un bâtiment à deux étages d'un aspect
parfaitement confortable, et construit sans luxe, mais avec une
simplicité _cossue _(que l'on excuse cette vulgarité), signe
évident de l'opulence discrète.

Peu de jours s'étaient passés depuis que le père d'Aigrigny avait
été si courageusement arraché par Gabriel à la fureur populaire.
Trois ecclésiastiques portant des robes noires, des rabats blancs
et des bonnets carrés, se promenaient dans le jardin d'un pas lent
et mesuré; le plus jeune de ces trois prêtres semblait avoir
trente ans; sa figure était pâle, creuse et empreinte d'une
certaine rudesse ascétique; ses deux compagnons, âgés de cinquante
à soixante ans, avaient, au contraire, une physionomie à la fois
béate et rusée; leurs joues luisaient au soleil, vermeilles et
rebondies, tandis que leurs trois mentons, grassement étagés,
descendaient mollement jusque sur la fine batiste de leurs rabats.
Selon les règles de leur ordre (ils appartenaient à la société de
Jésus), qui leur défendent de se promener seulement deux ensemble,
ces trois congréganistes ne se quittaient pas d'une seconde.

-- Je crains bien, disait l'un des deux en continuant une
conversation commencée et parlant d'une personne absente, je
crains bien que la continuelle agitation à laquelle le révérend
père a été en proie depuis que le choléra l'a frappé, n'ait usé
ses forces... et causé la dangereuse rechute qui aujourd'hui fait
craindre pour ses jours.

-- Jamais, dit-on, reprit l'autre révérend père, on n'a vu
d'inquiétudes et d'angoisses pareilles aux siennes.

-- Aussi, dit amèrement le plus jeune prêtre, est-il pénible de
penser que Sa Révérence le père Rodin a été un sujet de scandale
en raison de ses refus obstinés de faire avant-hier une confession
publique, lorsque son état parut si désespéré, qu'entre deux accès
de son délire on crut devoir lui proposer les derniers sacrements.

-- Sa Révérence a prétendu n'être pas aussi mal qu'on le
supposait, reprit un des pères, et qu'il accomplirait ses derniers
devoirs lorsqu'il en sentirait la nécessité.

-- Le fait est que depuis trois jours qu'on l'a amené ici
mourant... sa vie n'a été, pour ainsi dire, qu'une longue et
douloureuse agonie, et pourtant il vit encore.

-- Moi, je l'ai veillé pendant les trois premiers jours de sa
maladie, avec M. Rousselet, l'élève du docteur Baleinier, reprit
le plus jeune père; il n'a presque pas eu un moment de
connaissance, et lorsque le Seigneur lui accordait quelques
instants lucides, il les employait en emportements détestables
contre le sort qui le clouait sur son lit.

-- On affirme, reprit l'autre révérend père, que le père Rodin
aurait répondu à Mgr le cardinal Malipieri, qui était venu
l'engager à faire une fin exemplaire, digne d'un fils de Loyola,
notre saint fondateur (à ces mots, les trois jésuites
s'inclinèrent simultanément comme s'ils eussent été mus par un
même ressort), on affirme, dis-je, que le père Rodin aurait
répondu à Son Éminence: _Je n'ai pas besoin de me confesser
publiquement... _JE VEUX VIVRE ET JE VIVRAI.

-- Je n'ai pas été témoin de cela... mais si le père Rodin a osé
prononcer de telles paroles... dit vivement le jeune père indigné,
c'est un...

Puis la réflexion lui venant sans doute à propos, il jeta un
regard oblique sur ses deux compagnons muets, impassibles, et il
ajouta:

-- C'est un grand malheur pour son âme... mais je suis certain
qu'on a calomnié Sa Révérence.

-- C'est aussi seulement comme bruit calomnieux que je rapportais
ces paroles, dit l'autre prêtre en échangeant un regard avec son
compagnon.

Un assez long silence suivit cet entretien. En conversant ainsi,
les trois congréganistes avaient parcouru une longue allée
aboutissant à un quinconce. Au milieu de ce rond-point, d'où
rayonnaient d'autres avenues, on voyait une grande table ronde en
pierre; un homme, aussi vêtu du costume ecclésiastique, était
agenouillé sur cette table; on lui avait attaché sur le dos et sur
la poitrine deux grands écriteaux.

L'un portait ce mot écrit en grosses lettres: INSOUMIS.

L'autre: CHARNEL.

Le révérend père qui subissait, selon la règle, à l'heure de la
promenade, cette niaise et humiliante punition d'écolier, était un
homme de quarante ans, à la carrure d'Hercule, au cou de taureau,
aux cheveux noirs et crépus, au visage basané; quoique, selon
l'usage, il tînt constamment et humblement les yeux baissés, on
devinait, à la rude et fréquente contraction de ses gros sourcils,
que son ressentiment intérieur était peu d'accord avec son
apparente résignation, surtout lorsqu'il voyait s'approcher de lui
les révérends pères qui, en assez grand nombre et toujours trois
par trois ou isolément, se promenaient dans les allées aboutissant
au rond-point où il était _exposé_.

Lorsqu'ils passèrent devant ce vigoureux pénitent, les trois
révérends pères dont nous avons parlé, obéissant à un mouvement
d'une régularité, d'un ensemble admirable, levèrent simultanément
les yeux au ciel comme pour lui demander pardon de l'abomination
et de la désolation dont un des leurs était cause; puis, d'un
second regard, non moins mécanique que le premier, ils
foudroyèrent, toujours simultanément, le pauvre diable aux
écriteaux, robuste gaillard qui semblait réunir tous les droits
possibles à se montrer insoumis et charnel; après quoi, poussant
comme un seul homme trois profonds soupirs d'indignation sainte,
d'une intonation exactement pareille, les révérends pères
recommencèrent leur promenade avec une précision automatique.

Parmi les autres pères qui se promenaient aussi dans le jardin, on
apercevait çà et là plusieurs laïques, et voici pourquoi: les
révérends pères possédaient une maison voisine, séparée seulement
de la leur par une charmille; dans cette maison, bon nombre de
dévots venaient, à certaines époques, se mettre en pension afin de
faire ce qu'ils appellent dans leur jargon des _retraites.
_C'était charmant; on trouvait ainsi réunis l'agrément d'une
charmante petite chapelle, nouvelle et heureuse combinaison du
confessionnal et du logement garni, de la table d'hôte et du
sermon. Précieuse imagination de cette sainte hôtellerie où les
aliments corporels et spirituels étaient aussi appétissants que
délicatement choisis et servis; où l'on restaurait l'âme et le
corps à tant par tête; où l'on pouvait faire gras le vendredi en
toute sécurité de conscience moyennant une _dispense de Rome,
_pieusement portée sur la carte à payer, immédiatement après le
café et l'eau-de-vie. Aussi, disons-le, à la louange de la
profonde habileté financière des révérends pères et à leur
insinuante dextérité, la pratique abondait... Et comment n'aurait-
elle pas abondé? le gibier était faisandé avec tant d'à-propos, la
route du paradis si facile, la marée si fraîche, la rude voie du
salut si bien déblayée d'épines et si gentiment sablée de sable
couleur de rose, les primeurs si abondantes, les pénitences si
légères, sans compter les excellents saucissons d'Italie et les
indulgences du saint-père qui arrivaient directement de Rome, et
de première main, et de premier choix, s'il vous plaît! Quelles
tables d'hôte auraient pu affronter une telle concurrence? On
trouvait dans cette calme, grasse et opulente retraite tant
d'accommodements avec le ciel! Pour bon nombre de gens à la fois
riches et dévots, craintifs et douillets, qui, tout en ayant une
peur atroce des cornes du diable, ne peuvent renoncer à une foule
de péchés mignons fort délectables, la direction complaisante et
la morale élastique des révérends pères était inappréciable.

En effet, quelle profonde reconnaissance un vieillard corrompu,
personnel et poltron, ne devait-il pas avoir pour ces prêtres qui
l'assuraient contre les coups de fourche de Belzébuth, et lui
garantissaient les béatitudes éternelles, le tout sans lui
demander le sacrifice d'un seul de ses goûts vicieux, des appétits
dépravés ou des sentiments de hideux égoïsme dont il s'était fait
une si douce habitude! Aussi, comment récompenser ces confesseurs
si gaillardement indulgents, ces guides spirituels d'une
complaisance si égrillarde? Hélas, mon Dieu! cela se paye tout
benoîtement par l'abandon futur de beaux et bons immeubles, de
brillants écus bien trébuchants, le tout au détriment des
héritiers du sang, souvent pauvres, honnêtes, laborieux, et ainsi
pieusement dépouillés par les révérends pères.

Un des vieux religieux dont nous avons parlé, faisant allusion à
la présence des laïques dans le jardin de la maison, et voulant
rompre sans doute un silence devenu assez embarrassant, dit au
jeune religieux d'une figure sombre et fanatique:

-- L'avant-dernier pensionnaire que l'on a amené blessé dans notre
maison de retraite continue sans doute de se montrer aussi
sauvage, car je ne le vois pas avec nos autres pensionnaires.

-- Peut-être, dit l'autre religieux, préfère-t-il se promener seul
dans le jardin du bâtiment neuf.

-- Je ne crois pas que cet homme, depuis qu'il habite notre maison
de retraite, soit même descendu dans le petit parterre contigu au
pavillon isolé qu'il occupe au fond de l'établissement; le père
d'Aigrigny, qui seul communiquait avec lui, se plaignait
dernièrement de la sombre apathie de ce pensionnaire... que l'on
n'a pas encore vu une seule fois à la chapelle, ajouta sévèrement
le jeune père.

-- Peut-être n'est-il pas en état de s'y rendre, reprit un des
révérends pères.

-- Sans doute, répondit l'autre, car j'ai entendu dire au docteur
Baleinier que l'exercice eût été fort salutaire à ce pensionnaire
encore convalescent, mais qu'il se refusait obstinément à sortir
de sa chambre.

-- On peut toujours se faire porter à la chapelle, dit le jeune
père d'une voix brève et dure; puis, restant dès lors silencieux,
il continua de marcher à côté de ses deux compagnons, qui
continuèrent l'entretien suivant:

-- Vous ne connaissez pas le nom de ce pensionnaire?

-- Depuis quinze jours que je le sais ici, je ne l'ai jamais
entendu appeler autrement que le _monsieur du pavillon_.

_-- _Un de nos servants, qui est attaché à sa personne, et qui
ne le nomme pas autrement, m'a dit que c'était un homme d'une
extrême douceur, paraissant affecté d'un profond chagrin; il ne
parle presque jamais, souvent il passe des heures entières le
front entre ses deux mains; du reste, il paraît se plaire assez
dans la maison; mais, chose étrange, il préfère au jour une demi-
obscurité; et, par une autre singularité, la lueur du feu lui
cause un malaise tellement insupportable, que malgré le froid des
dernières journées de mars, il n'a pas souffert que l'on allumât
du feu dans sa chambre.

-- C'est peut-être un maniaque.

-- Non, le servant me disait au contraire que le _monsieur du
pavillon _était d'une raison parfaite, mais que la clarté du feu
lui rappelait probablement quelque pénible souvenir.

-- Le père d'Aigrigny doit être, mieux que personne, instruit de
ce qui regarde le _monsieur du pavillon_, puisque tel est son nom,
car il passe presque chaque jour en longue conférence avec lui.

-- Le père d'Aigrigny a, du moins, depuis trois jours, interrompu
ces conférences; car il n'est pas sorti de sa chambre depuis que
l'autre soir on l'a ramené en fiacre, gravement indisposé, dit-on.

-- C'est juste; mais j'en reviens à ce que disait tout à l'heure
notre cher frère, reprit l'autre en montrant du regard le jeune
père qui marchait les yeux baissés, semblant compter les grains de
sable de l'allée: il est singulier que ce convalescent, cet
inconnu, n'ait pas encore paru à la chapelle... Nos autres
pensionnaires viennent surtout ici pour faire des retraites dans
un redoublement de ferveur religieuse... comment le _monsieur du
pavillon _ne partage-t-il pas ce zèle?

-- Alors, pourquoi a-t-il choisi pour séjour notre maison plutôt
qu'une autre?

-- Peut-être est-ce une conversion, peut-être est-il venu pour
s'instruire dans notre sainte religion.

Et la promenade continua entre ces trois prêtres.

À entendre cette conversation vide, puérile et remplie de
caquetages sur des tiers (d'ailleurs personnages importants de
cette histoire), on aurait pris ces trois révérends pères pour des
hommes médiocres ou vulgaires, et l'on se serait gravement trompé;
chacun, selon le rôle qu'il était appelé à jouer dans la troupe
dévote, possédait quelque rare et excellent mérite, toujours
accompagné de cet esprit audacieux et insinuant, opiniâtre et
madré, flexible et dissimulé, particulier à la majorité des
membres de la société. Mais, grâce à l'obligation de mutuel
espionnage imposé à chacun, grâce à la haineuse défiance qui en
résultait et au milieu de laquelle vivaient ces prêtres, ils
n'échangeaient entre eux que des banalités insaisissables à la
délation, réservant toutes les facultés de leur esprit pour
exécuter passivement la volonté du chef, joignant alors, dans
l'accomplissement des ordres qu'ils en recevaient, l'obéissance la
plus absolue, la plus aveugle quant au fond, et la dextérité la
plus inventive, la plus diabolique quant à la forme.

Ainsi, l'on nombrerait difficilement les riches successions, les
dons opulents que les deux révérends pères, à figures si
débonnaires et si fleuries, avaient fait entrer dans le sac
toujours ouvert, toujours béant, toujours aspirant, de la
congrégation, employant, pour exécuter ces prodigieux tours de
gibecière opérés sur des esprits faibles, sur des malades et sur
des mourants, tantôt la benoîte séduction, la ruse pateline, les
promesses de bonnes petites places dans le paradis, etc., etc.,
tantôt la calomnie, les menaces et l'épouvante.

Le plus jeune des trois révérends pères, précieusement doué d'une
figure pâle et décharnée, d'un regard sombre et fanatique, d'un
ton acerbe et intolérant, était une manière de prospectus
ascétique, une sorte d'échantillon vivant, que la compagnie
lançait en avant dans certaines circonstances, lorsqu'il lui
fallait persuader à des _simples _que rien n'était plus rude, plus
austère que les fils de Loyola, et qu'à force d'abstinences et de
mortifications, ils devenaient osseux et diaphanes comme des
anachorètes, créance que les pères à larges panses et à joues
rebondies auraient difficilement propagée: en un mot, comme dans
une troupe de vieux comédiens, on tâchait, autant que possible,
que chaque rôle eût le physique de l'emploi.

En devisant ainsi que nous l'avons dit, les révérends pères
étaient arrivés auprès d'un bâtiment contigu à l'habitation
principale et disposé en manière de magasin; on communiquait dans
cet endroit par une entrée particulière qu'un mur assez élevé
rendait invisible; à travers une fenêtre ouverte et grillée on
entendait le tintement métallique d'un maniement d'écus presque
continuel; tantôt ils semblaient ruisseler comme si on les eût
vidés d'un sac sur une table, tantôt ils rendaient ce bruit sec
des piles que l'on entasse.

Dans ce bâtiment se trouvait la caisse commerciale où l'on venait
acquitter le prix des gravures, des chapelets, etc., fabriqués par
la congrégation et répandus à profusion en France par la
complicité de l'Église, livres presque toujours stupides,
insolents, licencieux[24] ou menteurs, ouvrages détestables, dans
lesquels tout ce qu'il y a de beau, de grand, d'illustre, dans la
glorieuse histoire de notre république immortelle, est travesti ou
insulté en langage des halles. Quant aux gravures représentant les
miracles modernes, elles étaient annotées avec une effronterie
burlesque qui dépasse de beaucoup les affiches les plus bouffonnes
des saltimbanques de la foire.

Après avoir complaisamment écouté le bruissement métallique
d'écus, un des révérends pères dit en souriant:

-- Et c'est seulement aujourd'hui jour de petite recette. Le père
économe disait dernièrement que les bénéfices du premier trimestre
avaient été de quatre-vingt-trois mille francs.

-- Du moins, dit âprement le jeune père, ce sera autant de
ressources et de moyens de mal faire enlevés à l'impiété.

-- Les impies auront beau se révolter, les gens religieux sont
avec nous, reprit l'autre révérend père; il n'y a qu'à voir,
malgré les préoccupations que donne le choléra, comme les numéros
de notre pieuse loterie sont rapidement enlevés... Et chaque jour,
on nous apporte de nouveaux lots... Hier la récolte a été bonne:
1° une petite copie de la Vénus Callipyge en marbre blanc (un
autre don eût été plus modeste, mais la fin justifie les moyens);
2° un morceau de la corde qui a servi à garrotter sur l'échafaud
cet infâme Robespierre, et à laquelle on voit encore un peu de son
sang maudit; 3° une dent canine de saint Fructueux, enchâssée dans
un petit reliquaire d'or; 4° une boîte à rouge du temps de la
régence, en magnifique laque du Coromandel, ornée de perles fines.

-- Ce matin, reprit l'autre prêtre, on a apporté un admirable lot.
Figurez-vous, mes chers pères, un magnifique poignard à manche de
vermeil; la lame, très large, est creuse, et au moyen d'un
mécanisme vraiment miraculeux, dès que la lame est plongée dans le
corps, la force même du coup fait sortir plusieurs petites lames
transversales très aiguës qui, pénétrant dans les chairs,
empêchent complètement d'en tirer la _mère lame_, si l'on peut
s'exprimer ainsi; je ne crois pas qu'on puisse imaginer une arme
plus meurtrière; la gaine est en velours superbement orné de
plaques de vermeil ciselé.

-- Oh! oh! dit l'autre prêtre, voilà un lot qui sera fort envié.

-- Je le crois bien, répondit le révérend père; aussi on le met,
avec la Vénus et la boîte à rouge, parmi les gros lots du tirage
de la Vierge.

-- Que voulez-vous dire? reprit l'autre avec étonnement; quel est
le tirage de la Vierge?

-- Comment, vous ignorez...

-- Parfaitement.

-- C'est une charmante invention de la mère Sainte-Perpétue.
Figurez-vous, mon cher père, que les gros lots seront tirés par
une petite figure de la Vierge à ressort, que l'on montera sous sa
robe avec une clef de montre; cela lui donnera un mouvement
circulaire de quelques instants, de sorte que le numéro sur lequel
s'arrêtera la sainte mère du Sauveur sera le gagnant.[25]

-- Ah! c'est vraiment charmant! dit l'autre père, l'idée est
remplie d'à-propos, j'ignorais ce détail... Mais savez-vous
combien coûtera l'ostensoir, dont cette loterie est destinée à
payer les frais?

-- Le père procureur m'a dit que l'ostensoir, y compris les
pierreries, ne reviendrait pas à moins de trente-cinq mille
francs, sans compter le vieux, que l'on a repris seulement pour le
poids de l'or... évalué, je crois, à neuf mille francs.

-- La loterie doit rapporter quarante mille francs, nous sommes en
mesure, reprit l'autre révérend père. Au moins, notre chapelle ne
sera pas éclipsée par le luxe insolent de celle de _messieurs _les
Lazaristes.

-- Ce sont eux, au contraire, qui maintenant nous envieront, car
leur bel ostensoir d'or massif, dont ils étaient si fiers, ne vaut
pas la moitié de celui que notre loterie nous donnera, puisque le
nôtre est non seulement plus grand, mais encore couvert de pierres
précieuses.

Cette intéressante conversation fut malheureusement interrompue.
Cela était si touchant! ces prêtres d'une religion toute de
pauvreté et d'humilité, de modestie et de charité, recourant aux
jeux de hasard prohibés par la loi, et tendant la main au public
pour parer leurs autels avec un luxe révoltant, pendant que des
milliers de leurs frères meurent de faim et de misère, à la porte
de leurs éblouissantes chapelles; misérables rivalités de reliques
qui n'ont pas d'autre cause qu'un vulgaire et bas sentiment
d'envie: on ne lutte pas à qui secourra plus de pauvres, mais à
qui étalera plus de richesses sur la table de l'autel.

* * * * *

L'une des portes de la grille du jardin s'ouvrit, et l'un des
trois révérends pères dit, à la vue d'un nouveau personnage qui
entrait:

-- Ah! voici Son Éminence le cardinal Malipieri qui vient visiter
le père Rodin.

-- Puisse cette visite de Son Éminence, dit le jeune père d'un air
rogue, être plus profitable au père Rodin que la dernière!

En effet, le cardinal Malipieri passa dans le fond du jardin, se
rendant à l'appartement occupé par Rodin.



XIII. Le malade.

Le cardinal Malipieri, que l'on a vu assister à l'espèce de
concile tenu chez la princesse de Saint-Dizier, et qui se rendait
alors à l'appartement occupé par Rodin, était vêtu en laïque et
enveloppé d'une ample douillette de satin puce, exhalant une forte
odeur de camphre, car le prélat s'était entouré de tous les
préservatifs anticholériques imaginables.

Arrivé à l'un des paliers du second étage de la maison, le
cardinal frappa à une porte grise; personne ne lui répondant, il
l'ouvrit, et, en homme qui connaissait parfaitement les êtres, il
traversa une espèce d'antichambre et se trouva dans une pièce où
était dressé un lit de sangle; sur une table de bois noir à
casiers on voyait plusieurs fioles ayant contenu des médicaments.

La physionomie du prélat semblait inquiète, morose; son teint
était toujours jaunâtre et bilieux; le cercle brun qui cernait ses
yeux noirs et louches paraissait encore plus charbonné que de
coutume. S'arrêtant un instant, il regarda autour de lui presque
avec crainte, et à plusieurs reprises aspira fortement la senteur
d'un flacon anticholérique; puis, se voyant seul, il s'approcha
d'une glace placée sur la cheminée, et observa très attentivement
la couleur de sa langue. Après quelques minutes de ce
consciencieux examen, dont il parut du reste assez satisfait, il
prit dans une bonbonnière d'or quelques pastilles préservatrices,
qu'il laissa fondre dans sa bouche en fermant les yeux avec
componction. Ces précautions sanitaires prises, collant de nouveau
son flacon à son nez, le prélat se préparait à entrer dans la
pièce voisine, lorsque, entendant à travers la mince cloison qui
l'en séparait un bruit assez violent, il s'arrêta pour écouter,
car tout ce qui se disait dans l'appartement voisin arrivait très
facilement à son oreille.

-- Me voici pansé... je peux me lever, disait une voix faible,
mais brève et impérieuse.

-- Vous n'y songez pas, mon révérend père, répondit une voix plus
forte, c'est impossible.

-- Vous allez voir si cela est impossible, reprit l'autre voix.

-- Mais, mon révérend père... vous vous tuerez... vous êtes hors
d'état de vous lever... c'est vous exposer à une rechute
mortelle... je n'y consentirai pas.

À ces mots succéda de nouveau le bruit d'une faible lutte mêlée de
quelques gémissements plus irrités que plaintifs, et la voix
reprit:

-- Non, non, mon père, et pour plus de sûreté, je ne laisserai pas
vos habits à votre portée... Voici bientôt l'heure de votre
potion, je vais aller vous la préparer.

Et presque aussitôt, une porte s'ouvrant, le prélat vit entrer un
homme de vingt-cinq ans environ, portant sous son bras une vieille
redingote olive et un pantalon noir non moins râpé qu'il jeta sur
une chaise. Ce personnage était M. Ange-Modeste Rousselet, premier
élève du docteur Baleinier. La physionomie du jeune praticien
était humble, douceâtre et réservée; ses cheveux, presque ras sur
le devant, flottaient derrière son cou; il fit un léger mouvement
de surprise à la vue du cardinal, et le salua profondément à deux
reprises sans lever les yeux sur lui.

-- Avant toute chose, dit le prélat avec son accent italien très
prononcé, et en se tenant sous le nez son flacon de camphre, les
symptômes cholériques sont-ils revenus?

-- Non, monseigneur, la fièvre pernicieuse qui a succédé à
l'attaque de choléra suit son cours.

-- À la bonne heure... Mais le révérend père ne veut donc pas être
raisonnable? Quel est ce bruit que je viens d'entendre?

-- Sa Révérence voulait absolument se lever et s'habiller,
monseigneur; mais sa faiblesse est si grande qu'elle n'aurait pu
faire deux pas hors de son lit. L'impatience la dévore... on
craint toujours que cette excessive agitation ne cause une rechute
mortelle.

-- Le docteur Baleinier est-il venu ce matin?

-- Il sort d'ici, monseigneur.

-- Que pense-t-il du malade?

-- Il le trouve dans un état on ne peut plus alarmant,
monseigneur... La nuit a été si mauvaise que M. Baleinier avait ce
matin de grandes inquiétudes! le révérend père Rodin est dans l'un
de ces moments critiques où une crise peut décider en quelques
heures de la vie ou de la mort du malade... M. Baleinier est allé
chercher ce qu'il lui fallait pour une opération réactive très
douloureuse, et il va venir la pratiquer sur le malade.

-- Et a-t-on fait prévenir le père d'Aigrigny?

-- Le père d'Aigrigny est fort souffrant lui-même, ainsi que Votre
Éminence le sait... et il n'a pas encore pu quitter son lit depuis
trois jours.

-- Je me suis informé de lui en montant, reprit le prélat, et je
le verrai tout à l'heure. Mais, pour en revenir au père Rodin, a-
t-on fait avertir son confesseur, puisqu'il est dans un état
presque désespéré, et qu'il doit subir une opération si grave?

-- M. Baleinier lui en a touché deux mots, ainsi que des derniers
sacrements; mais le père Rodin s'est écrié avec irritation qu'on
ne lui laissait pas un moment de repos, qu'on le harcelait sans
cesse, qu'il avait autant que personne souci de son âme, et que...

-- _Per Bacco!... _il ne s'agit pas de lui! dit le cardinal en
interrompant par cette exclamation païenne M. Ange-Modeste
Rousselet, et en élevant sa voix, déjà très aiguë et très criarde,
il ne s'agit pas de lui, il s'agit de l'intérêt de sa compagnie.
Il est indispensable que le révérend père reçoive les sacrements
avec la plus éclatante solennité, et qu'il fasse, non seulement
une fin chrétienne, mais une fin d'un effet retentissant... Il
faut que tous les gens de cette maison, des étrangers même, soient
conviés à ce spectacle, afin que sa mort édifiante produise une
excellente sensation.

-- C'est ce que le révérend père Grison et le révérend père Brunet
ont déjà voulu faire entendre à Sa Révérence, monseigneur; mais
Votre Éminence sait avec quelle impatience le père Rodin a reçu
ces conseils, et M. Baleinier, de peur de provoquer une crise
dangereuse, peut-être mortelle, n'a pas osé insister.

-- Eh bien, moi, j'oserai; car dans ce temps d'impiété
révolutionnaire, une fin solennellement chrétienne produira un
effet très salutaire sur le public. Il serait même fort à propos,
en cas de mort, de se préparer à embaumer le révérend père; on le
laisserait ainsi exposé pendant quelques jours en chapelle
ardente, selon la coutume romaine. Mon secrétaire donnera le
dessin du catafalque; c'est très splendide, très imposant. Par sa
position dans l'ordre, le père Rodin aura droit à quelque chose
d'on ne peut plus somptueux: il lui faudra au moins six cents
cierges ou bougies et environ une douzaine de lampes funéraires à
l'esprit-de-vin placées au-dessus de son corps pour l'éclairer
d'en haut, cela fait à merveille; on pourrait ensuite distribuer
au peuple de petits écrits concernant la vie pieuse et ascétique
du révérend père, et...

Un bruit brusque, sec comme celui d'un objet métallique que l'on
jetterait à terre avec colère, se fit entendre dans la pièce
voisine, où se trouvait le malade, et interrompit le prélat.

-- Pourvu que le père Rodin ne vous ait pas entendu parler de son
embaumement... monseigneur, dit à voix basse M. Ange-Modeste
Rousselet, son lit touche cette cloison, et l'on entend tout ce
qui se dit ici.

-- Si le père Rodin m'a écouté, reprit le cardinal à voix basse et
allant se placer à l'autre bout de la chambre, cette circonstance
me servira à entrer en matière... mais, en tout état de cause, je
persiste à croire que l'embaumement et l'exposition seraient très
nécessaires pour frapper un bon coup sur l'esprit public. Le
peuple est déjà très effrayé par le choléra, une pareille pompe
mortuaire produirait un grand effet sur l'imagination de la
population.

-- Je me permettrai de faire observer à Votre Éminence qu'ici les
lois s'opposent à ces expositions, et que...

-- Les lois... toujours les lois, dit le cardinal avec courroux.
Est-ce que Rome n'a pas aussi ses lois? Est-ce que tout prêtre
n'est pas sujet de Rome? Est-ce qu'il n'est pas temps de...

Mais ne voulant pas sans doute entrer dans une conversation plus
explicite avec le jeune médecin, le prélat reprit:

-- Plus tard, on s'occupera de ceci. Mais dites-moi: depuis ma
dernière visite, le révérend père a-t-il eu de nouveaux accès de
délire?

-- Oui, monseigneur, cette nuit il a déliré pendant une heure et
demie au moins.

-- Avez-vous, ainsi qu'il vous l'a été recommandé, continué de
tenir une note exacte de toutes les paroles qui ont échappé au
malade pendant ce nouvel accès?

-- Oui, monseigneur; voici cette note, ainsi que Votre Éminence me
l'a commandé. Ce disant, M. Ange-Modeste Rousselet prit dans le
casier une note qu'il remit au prélat.

Nous rappelons au lecteur que cette partie de l'entretien de
M. Rousselet et du cardinal ayant été tenue hors de portée de la
cloison, Rodin n'avait pu rien entendre, tandis que la
conversation relative à l'embaumement présumé avait pu
parfaitement parvenir jusqu'à lui.

Le cardinal ayant reçu la note de M. Rousselet, la prit avec une
expression de vive curiosité. Après l'avoir parcourue, il froissa
le papier, et il se dit sans dissimuler son dépit:

-- Toujours des mots incohérents... pas deux paroles dont on
puisse tirer une induction... raisonnable; on croirait vraiment
que cet homme a le pouvoir de se posséder même pendant son délire,
et de n'extravaguer qu'à propos de choses insignifiantes.

Puis, s'adressant à M. Rousselet:

-- Vous êtes bien sûr d'avoir rapporté tout ce qui lui échappait
dans son délire?

-- À l'exception des phrases qu'il répétait sans cesse et que je
n'ai écrites qu'une fois, Votre Éminence peut être persuadée que
je n'ai pas omis un seul mot, même si déraisonnable qu'il me
parût...

-- Vous allez m'introduire auprès du père Rodin, dit le prélat
après un moment de silence.

-- Mais... monseigneur... répondit l'élève avec hésitation, son
accès l'a quitté il y a seulement une heure, et le révérend père
est bien faible en ce moment.

-- Raison de plus, répondit assez indiscrètement le prélat. Puis,
se ravisant, il ajouta:

-- Raison de plus... il appréciera davantage les consolations que
je lui apporte... S'il s'est endormi, éveillez-le et annoncez-lui
ma visite.

-- Je n'ai que des ordres à recevoir de Votre Éminence, dit
Rousselet en s'inclinant.

Et il entra dans la chambre voisine. Resté seul, le cardinal se
dit d'un air pensif:

-- J'en reviens toujours là... lors de la soudaine attaque de
choléra dont il a été frappé... le père Rodin s'est cru empoisonné
par ordre du saint-siège; il machinait donc contre Rome quelque
chose de bien redoutable, pour avoir conçu une crainte si
abominable? Nos soupçons seraient-ils donc fondés? Agirait-il
souterrainement et puissamment, comme on le craint, sur une
notable partie du sacré collège?... mais alors dans quel but?
Voilà ce qu'il a été impossible de pénétrer, tant son secret est
fidèlement gardé par ses complices... J'avais espéré que, pendant
son délire, il lui échapperait quelque mot qui me mettrait sur la
trace de ce que nous avons tant d'intérêt à savoir, car presque
toujours le délire, et surtout chez un homme d'un esprit si
inquiet, si actif, le délire n'est que l'exagération d'une idée
dominante; cependant, voilà cinq accès que l'on m'a pour ainsi
dire fidèlement sténographiés... et rien, non... rien que des
phrases vides ou sans suite.

Le retour de M. Rousselet mit un terme aux réflexions du prélat.

-- Je suis désolé d'avoir à vous apprendre, monseigneur, que le
révérend père refuse opiniâtrement de voir personne; il prétend
avoir besoin d'un repos absolu... Quoique très abattu, il a l'air
sombre, courroucé... Je ne serais pas étonné qu'il eût entendu
Votre Éminence parler de le faire embaumer... et...

Le cardinal, interrompant M. Rousselet, lui dit:

-- Ainsi le père Rodin a eu son dernier accès de délire cette
nuit?

-- Oui, monseigneur, de trois à cinq heures et demie du matin.

-- De trois à cinq heures du matin, répéta le prélat, comme s'il
eût voulu fixer ce détail dans sa mémoire, et cet accès n'a offert
rien de particulier?

-- Non, monseigneur! ainsi que Votre Éminence a pu s'en convaincre
par la lecture de cette note, il est impossible de rassembler plus
de paroles incohérentes.

Puis, voyant le prélat se diriger vers la porte de l'autre
chambre, M. Rousselet ajouta:

-- Mais, monseigneur, le révérend père ne veut absolument voir
personne... il a besoin d'un repos absolu avant l'opération qu'on
va lui faire tout à l'heure... et il serait dangereux peut-être
de...

Sans répondre à cette observation, le cardinal entra dans la
chambre de Rodin.

Cette pièce, assez vaste, éclairée par deux fenêtres, était
simplement, mais commodément meublée: deux tisons brûlaient
lentement dans les cendres de l'âtre, envahi par une cafetière, un
pot de faïence et un poêlon, où grésillait un épais mélange de
farine de moutarde; sur la cheminée on voyait épars plusieurs
morceaux de linge et des bandes de toile. Il régnait dans cette
chambre cette odeur pharmaceutique émanant de médicaments,
particulière aux endroits occupés par les malades, mélangée d'une
senteur si âcre, si putride, si nauséabonde, que le cardinal
s'arrêta un moment auprès de la porte sans avancer.

Ainsi que les révérends pères l'avaient prétendu dans leur
promenade, Rodin vivait parce qu'il s'était dit: «Il faut que je
vive et je vivrai.» Car de même que de faibles imaginations, de
lâches esprits, succombent souvent à la seule terreur du mal, de
même aussi, mille faits le prouvent, la vigueur de caractère et
l'énergie morale peuvent lutter opiniâtrement contre le mal et
triompher de positions quelquefois désespérées.

Il en avait été ainsi du jésuite... L'inébranlable fermeté de son
caractère, et l'on dirait presque la redoutable ténacité de sa
volonté (car la volonté acquiert parfois une toute-puissance
mystérieuse dont on est effrayé), venant en aide à l'habile
médication du docteur Baleinier, Rodin avait échappé au fléau dont
il avait été si rapidement atteint. Mais à cette foudroyante
perturbation physique, avait succédé une fièvre des plus
pernicieuses, qui mettait en grand péril la vie de Rodin. Ce
redoublement de danger avait causé les plus vives alarmes au père
d'Aigrigny, qui, malgré sa rivalité et sa jalousie, sentait qu'au
point où en étaient arrivées les choses, Rodin tenant tous les
fils de la trame, pouvait seul la conduire à bien.

Les rideaux de la chambre du malade, étant à demi fermés, ne
laissaient arriver qu'un jour douteux autour du lit où gisait
Rodin. La face du jésuite avait perdu cette teinte verdâtre
particulière aux cholériques, mais elle était restée d'une
lividité cadavéreuse; sa maigreur était telle, que sa peau, sèche,
rugueuse, se collait aux moindres aspérités des os; les muscles et
les veines de son long cou, pelé, décharné, comme celui d'un
vautour, ressemblaient à un réseau de cordes; sa tête, couverte
d'un bonnet de soie noire roux et crasseux, d'où s'échappaient
quelques mèches de cheveux d'un gris terne, reposait sur un sale
oreiller, Rodin ne voulant absolument pas qu'on le changeât de
linge. La barbe, rare, blanchâtre, n'ayant pas été rasée depuis
longtemps, pointait çà et là, comme les crins d'une brosse, sur
cette peau terreuse; par-dessous sa chemise, il portait un vieux
gilet de laine troué à plusieurs endroits. Il avait sorti un de
ses bras de son lit, et de sa main osseuse et velue, aux ongles
bleuâtres, il tenait un mouchoir à tabac d'une couleur impossible
à rendre.

On eût dit un cadavre, sans deux ardentes étincelles qui
brillaient dans l'ombre formée par la profondeur des orbites. Ce
regard où semblaient concentrées, réfugiées, toute la vie, toute
l'énergie qui restaient encore à cet homme, trahissait une
inquiétude dévorante; tantôt ses traits révélaient une douleur
aiguë; tantôt la crispation de ses mains et les brusques
tressaillements dont il était agité disaient assez son désespoir
d'être cloué sur ce lit de douleur, tandis que les graves intérêts
dont il s'était chargé réclamaient toute l'activité de son esprit;
aussi sa pensée, ainsi continuellement tendue, surexcitée,
faiblissait souvent, les idées lui échappaient: alors il éprouvait
des moments d'absence, des accès de délire dont il sortait comme
d'un rêve pénible et dont le souvenir l'épouvantait.

D'après les sages conseils du docteur Baleinier, qui le trouvait
hors d'état de s'occuper de choses importantes, le père d'Aigrigny
avait jusqu'alors évité de répondre aux questions de Rodin sur la
marche de l'affaire Rennepont, si doublement capitale pour lui, et
qu'il tremblait de voir compromise ou perdue par suite de
l'inaction forcée à laquelle la maladie le condamnait. Ce silence
du père d'Aigrigny au sujet de cette trame dont lui, Rodin, tenait
les fils, l'ignorance complète où il était des événements qui
avaient pu se passer depuis sa maladie, augmentaient encore son
exaspération.

Tel était l'état moral et physique de Rodin, lorsque, malgré sa
volonté, le cardinal Malipieri était entré dans sa chambre.



XIV. Le piège.

Pour faire mieux comprendre les tortures de Rodin réduit à
l'inaction par la maladie, et pour expliquer l'importance de la
visite du cardinal Malipieri, rappelons en deux mots les
audacieuses visées de l'ambition du jésuite, qui se croyait
l'émule de Sixte-Quint, en attendant qu'il fût devenu son égal.
Arriver par le succès de l'affaire Rennepont au généralat de son
ordre, puis, dans le cas d'une abdication presque prévue,
s'assurer, par une splendide corruption, la majorité du sacré-
collège, afin de monter sur le trône pontifical, et alors, au
moyen d'un changement dans les statuts de la compagnie de Jésus,
inféoder cette puissante société au saint-siège au lieu de la
laisser, dans son indépendance, égaler et presque toujours dominer
le pouvoir papal, tels étaient les secrets projets de Rodin.

Quant à leur possibilité, elle était consacrée par de nombreux
antécédents; car plusieurs simples moines ou prêtres avaient été
soudainement élevés à la dignité pontificale. Quant à la moralité
de la chose, l'avènement des Borgia, de Jules II, et de bien
d'autres étranges vicaires du Christ, auprès desquels Rodin était
un vénérable saint, excusait, autorisait les prétentions du
jésuite.

Quoique le but des menées souterraines de Rodin à Rome eût été
jusqu'alors enveloppé du plus profond mystère, l'éveil avait été
néanmoins donné sur ses intelligences secrètes avec un grand
nombre de membres du sacré-collège. Une fraction de ce collège, à
la tête de laquelle se trouvait le cardinal Malipieri, s'étant
inquiétée, le cardinal profitait de son voyage en France pour
tâcher de pénétrer les ténébreux desseins du jésuite. Si dans la
scène que nous venons de peindre, le cardinal s'était tant
opiniâtré à vouloir conférer avec le révérend père malgré le refus
de ce dernier, c'est que le prélat espérait, ainsi qu'on va le
voir, arriver par la ruse à surprendre un secret jusqu'alors trop
bien caché au sujet des intrigues qu'il lui supposait à Rome.
C'est donc au milieu de circonstances si importantes, si
capitales, que Rodin se voyait en proie à une maladie qui
paralysait ses forces, lorsque plus que jamais il aurait eu besoin
de toute l'activité, de toutes les ressources de son esprit.

* * * * *

Après être resté quelques instants immobile auprès de la porte, le
cardinal, tenant toujours son flacon sous son nez, s'approcha
lentement du lit de Rodin. Celui-ci, irrité de cette persistance,
et voulant échapper à un entretien qui pour beaucoup de raisons
lui était singulièrement odieux, tourna brusquement la tête du
côté de la ruelle, et feignit de dormir. S'inquiétant peu de cette
feinte, et bien décidé à profiter de l'état de faiblesse où il
savait Rodin, le prélat prit une chaise, et, malgré sa répugnance,
s'établit au chevet du jésuite.

-- Mon révérend et très cher père... comment vous trouvez-vous!
lui dit-il d'une voix mielleuse que son accent italien semblait
rendre plus hypocrite encore.

Rodin fit le sourd, respira bruyamment et ne répondit pas. Le
cardinal, quoiqu'il eût des gants, approcha, non sans dégoût, sa
main de celle du jésuite, la secoua quelque peu, en répétant d'une
voix plus élevée:

-- Mon révérend et très cher père, répondez-moi, je vous en
conjure. Rodin ne put réprimer un mouvement d'impatience
courroucée, mais il continua de rester muet.

Le cardinal n'était pas homme à se rebuter de si peu; il secoua de
nouveau et un peu plus fort le bras du jésuite, en répétant avec
une ténacité flegmatique qui eût mis hors de ses gonds l'homme le
plus patient du monde:

-- Mon révérend et très cher père, puisque vous ne dormez pas...
Écoutez-moi, je vous en prie...

Aigri par la douleur, exaspéré par l'opiniâtreté du prélat, Rodin
retourna brusquement la tête, attacha sur le Romain ses yeux
caves, brillants d'un feu sombre, et, les lèvres contractées par
un sourire sardonique, il dit avec amertume:

-- Vous tenez donc bien, monseigneur, à me voir embaumé... comme
vous disiez tout à l'heure, et exposé en chapelle ardente, pour
venir ainsi tourmenter mon agonie et hâter ma fin.

-- Moi, mon cher père!... Grand Dieu!... que me dites-vous là!

Et le cardinal leva les mains au ciel, comme pour le prendre à
témoin du tendre intérêt qu'il portait au jésuite.

-- Je dis ce que j'ai entendu tout à l'heure, monseigneur, Car
cette cloison est mince, ajouta Rodin avec un redoublement
d'amertume.

-- Si, par là, vous voulez dire que de toutes les forces de mon
âme je vous ai désiré... je vous désire une fin tout chrétienne et
exemplaire... oh! vous ne vous trompez pas, mon très cher père!...
vous m'avez parfaitement entendu, car il me serait très doux de
vous voir, après une vie si bien remplie, un sujet d'adoration
pour les fidèles.

-- Et moi, je vous dis, monseigneur, s'écria Rodin d'une voix
faible et saccadée, je vous dis qu'il y a de la férocité à émettre
de pareils voeux en présence d'un malade dans un état désespéré...
Oui, reprit-il avec une animation croissante qui contrastait avec
son accablement, qu'on y prenne garde, entendez-vous, car... si
l'on m'obsède... si l'on me harcèle sans cesse... si l'on ne me
laisse pas râler tranquillement mon agonie... on me forcera de
mourir d'une façon peu chrétienne... je vous en avertis... et si
l'on compte sur un spectacle édifiant pour en tirer profit, on a
tort...

Cet accent de colère ayant douloureusement fatigué Rodin, il
laissa retomber sa tête sur son oreiller, et essuya ses lèvres
gercées et saignantes avec son mouchoir à tabac.

-- Allons, allons, calmez-vous, mon très cher père, reprit le
cardinal d'un air paterne; n'ayez pas ces idées funestes. Sans
doute, la Providence a sur vous de grands desseins, puisqu'elle
vous a délivré d'un grand péril... Espérons qu'elle vous sauvera
encore de celui qui vous menace à cette heure.

Rodin répondit par un rauque murmure en se retournant vers la
ruelle. L'imperturbable prélat continua:

-- À votre salut ne se sont pas bornées les vues de la Providence,
mon très cher père, elle a encore manifesté sa puissance d'une
autre façon... Ce que je vais vous dire est de la plus haute
importance; écoutez-moi bien attentivement.

Rodin, sans se retourner, dit d'un ton amèrement courroucé qui
trahissait une souffrance réelle:

-- Ils veulent ma mort... j'ai la poitrine en feu... la tête
brisée... et ils sont sans pitié... Oh! je souffre comme un damné.

-- Déjà... dit tout bas le Romain en souriant malicieusement de ce
sarcasme; puis il reprit tout haut:

-- Permettez-moi d'insister, mon très cher père... Faites un petit
effort pour m'écouter, vous ne le regretterez pas.

Rodin, toujours étendu sur son lit, leva au ciel sans mot dire,
mais d'un geste désespéré, ses deux mains jointes et crispées sur
son mouchoir à tabac; puis ses bras retombèrent affaissés le long
de son corps.

Le cardinal haussa légèrement les épaules et accentua lentement
les paroles suivantes, afin que Rodin n'en perdît aucune:

-- Mon cher père, la Providence a voulu que, pendant votre accès
de délire, vous fissiez à votre insu des révélations très
importantes.

Et le prélat attendit avec une inquiète curiosité le résultat du
pieux guet-apens qu'il tendait à l'esprit affaibli du jésuite.
Mais celui-ci, toujours tourné vers la ruelle, ne parut pas
l'avoir entendu et resta muet.

-- Vous réfléchissez sans doute à mes paroles, mon cher père,
reprit le cardinal. Vous avez raison, car il s'agit d'un fait bien
grave; oui, je vous le répète, la Providence a permis que, pendant
votre délire, votre parole trahît vos pensées les plus secrètes,
en me révélant, heureusement à moi seul... des choses qui vous
compromettent de la manière la plus grave... Bref, pendant vos
accès de délire de cette nuit, qui a duré près de deux heures,
vous avez dévoilé le but caché de vos intrigues à Rome avec
plusieurs membres du sacré-collège.

Et le cardinal, se levant doucement, allait se pencher sur le lit
afin d'épier l'expression de la physionomie de Rodin...

Celui-ci ne lui en donna pas le temps. Ainsi qu'un cadavre soumis
à l'action de la pile voltaïque se meut par soubresauts brusques
et étranges, ainsi Rodin bondit dans son lit, se retourna et se
redressa droit sur son séant en entendant les derniers mots du
prélat.

-- Il s'est trahi... dit le cardinal à voix basse et en italien.
Puis, se rasseyant brusquement, il attacha sur le jésuite des yeux
étincelants d'une joie triomphante. Quoiqu'il n'eût pas entendu
l'exclamation de Malipieri, quoiqu'il n'eût pas remarqué
l'expression glorieuse de sa physionomie, Rodin, malgré sa
faiblesse, comprit la grave imprudence de son premier mouvement
trop significatif... Il passa lentement sa main sur son front,
comme s'il eût éprouvé une sorte de vertige; puis il jeta autour
de lui des regards confus, effarés, en portant à ses lèvres
tremblantes son vieux mouchoir à tabac, qu'il mordit machinalement
pendant quelques secondes.

-- Votre vive émotion, votre effroi, me confirment, hélas! la
triste découverte que j'ai faite, reprit le cardinal de plus en
plus triomphant du succès de sa ruse, et se voyant sur le point de
pénétrer enfin un secret si important; aussi maintenant, mon très
cher père, ajouta-t-il, vous comprendrez qu'il est pour vous d'un
intérêt capital d'entrer dans les plus minutieux détails sur vos
projets et sur vos complices à Rome: de la sorte, mon cher père,
vous pouvez espérer en l'indulgence du saint-siège, surtout si vos
aveux sont assez explicites, assez circonstanciés pour remplir
quelques lacunes, d'ailleurs inévitables, dans une révélation
faite durant l'ardeur d'un délire fiévreux.

Rodin, revenu de sa première émotion, s'aperçut, mais trop tard,
qu'il avait été joué et qu'il s'était gravement compromis, non par
ses paroles, mais par un mouvement de surprise et d'effroi
dangereusement significatif. En effet, le jésuite avait craint un
instant de s'être trahi pendant son délire en s'entendant accuser
d'intrigues ténébreuses avec Rome; mais, après quelques minutes de
réflexion, le jésuite, malgré l'affaiblissement de son esprit, se
dit avec beaucoup de sens:

-- Si ce rusé Romain avait mon secret, il se garderait bien de
m'en avertir; il n'a donc que des soupçons, aggravés par le
mouvement involontaire que je n'ai pu réprimer tout à l'heure.

Et Rodin essuya la sueur froide qui coulait de son front brûlant.
L'émotion de cette scène augmentait ses souffrances et empirait
encore son état, déjà si alarmant. Brisé de fatigue, il ne put
rester plus longtemps assis dans son lit, et se rejeta en arrière
sur son oreiller.

-- _Per Bacco! _se dit tout bas le cardinal effrayé de
l'expression de la figure du jésuite, s'il allait trépasser avant
d'avoir rien dit, et échapper ainsi à mon piège si habilement
tendu?

Et se penchant vivement vers Rodin, le prélat lui dit:

-- Qu'avez-vous donc, mon très cher père?

-- Je me sens affaibli, monseigneur... ce que je souffre... ne
peut s'exprimer...

-- Espérons, mon très cher père, que cette crise n'aura rien de
fâcheux... mais le contraire pouvant arriver, il y va du salut de
votre âme de me faire à l'instant les aveux les plus complets...
les plus détaillés: dussent ces aveux épuiser vos forces... la vie
éternelle... vaut mieux que cette vie périssable.

-- De quels aveux voulez-vous parler, monseigneur? dit Rodin d'une
voix faible et d'un ton sardonique.

-- Comment! de quels aveux! s'écria le cardinal stupéfait, mais de
vos aveux sur les dangereuses intrigues que vous avez nouées à
Rome.

-- Quelles intrigues! demanda Rodin.

-- Mais les intrigues que vous avez révélées pendant votre délire,
reprit le prélat avec une impatience de plus en plus irritée. Vos
aveux n'ont-ils pas été assez explicites! Pourquoi donc maintenant
cette coupable hésitation à les compléter!

-- Mes aveux ont été... explicites!... vous m'en assurez!... dit
Rodin en s'interrompant presque après chaque mot, tant il était
oppressé. Mais l'énergie de sa volonté, se présence d'esprit ne
l'abandonnaient pas encore.

-- Oui, je vous le répète, reprit le cardinal, sauf quelques
lacunes, vos aveux ont été des plus explicites.

-- Alors... à quoi bon... vous les répéter!

Et le même sourire ironique effleura les lèvres bleuâtres de
Rodin.

-- À quoi bon! s'écria le prélat courroucé. À mériter le pardon:
car, si l'on doit indulgence et rémission au pécheur repentant qui
avoue ses fautes, on ne doit qu'anathème et malédiction au pécheur
endurci.

-- Oh!... quelle torture!... c'est mourir à petit feu, murmura
Rodin; et il reprit: -- Puisque j'ai tout dit... je n'ai plus rien
à vous apprendre... vous savez tout.

-- Je sais tout... Oui, sans doute, je sais tout, reprit le prélat
d'une voix foudroyante; mais comment ai-je été instruit! Par des
aveux que vous faisiez sans avoir seulement la conscience de votre
action, et vous pensez que cela vous sera compté!... Non... non...
croyez-moi, le moment est solennel, la mort vous menace, oui! elle
vous menace; tremblez donc... de faire un mensonge sacrilège,
s'écria le prélat de plus en plus courroucé et secouant rudement
le bras de Rodin; redoutez les flammes éternelles si vous osez
nier ce que vous savez être la vérité... Le niez-vous!...

-- Je ne nierai rien, articula péniblement Rodin; mais laissez-moi
en repos.

-- Enfin, Dieu vous inspire, dit le cardinal avec un sourire de
satisfaction. Et, croyant toucher à son but il reprit:

-- Écoutez la voix du Seigneur; elle vous guidera sûrement, mon
cher père; ainsi vous ne niez rien?

-- J'avais... le délire... je... ne... puis... donc... nier...
(Oh! que je souffre!) ajouta Rodin en forme de parenthèse. Je ne
puis donc nier... les folies que j'aurais dites... pendant mon
délire...

-- Mais quand ces prétendues folies sont d'accord avec la réalité,
s'écria le prélat... furieux d'être de nouveau trompé dans son
attente, mais quand le délire est une révélation involontaire...
providentielle...

-- Cardinal Malipieri... votre ruse... n'est pas même à la hauteur
de mon agonie, reprit Rodin d'une voix éteinte. La preuve que je
n'ai pas dit mon secret... si j'ai un secret... c'est que vous
voudriez... me... le faire dire...

Et le jésuite, malgré ses douleurs, malgré sa faiblesse
croissante, eut la force de se lever à demi sur son lit, de
regarder le prélat bien en face, et de le narguer par un sourire
d'une ironie diabolique. Après quoi, Rodin retomba étendu sur son
oreiller en portant ses deux mains crispées à sa poitrine et
poussant un long soupir d'angoisse.

-- Malédiction!... Cet infernal jésuite m'a deviné, se dit le
cardinal en frappant du pied avec rage; il s'est aperçu que son
premier mouvement l'avait compromis, il est maintenant sur ses
gardes... je n'en obtiendrai rien... À moins de profiter de la
faiblesse où le voilà, et à force d'obsessions... de menaces...
d'épouvante...

Le prélat ne put achever; la porte s'ouvrit brusquement, et le
père d'Aigrigny entra en s'écriant avec une explosion de joie
indicible:

-- Excellente nouvelle!...



XV. La bonne nouvelle.

À l'altération des traits du père d'Aigrigny; à sa pâleur, à la
faiblesse de sa démarche, on voyait que la terrible scène du
parvis Notre-Dame avait eu sur sa santé une réaction violente.
Néanmoins, sa physionomie devint radieuse et triomphante lorsque,
entrant dans la chambre de Rodin, il s'écria:

-- Excellente nouvelle! À ces mots, Rodin tressaillit; malgré son
accablement, il redressa brusquement la tête; ses yeux brillèrent,
curieux, inquiets, pénétrants; de sa main décharnée faisant signe
au père d'Aigrigny d'approcher de son lit, il lui dit d'une voix
si entrecoupée, si faible, qu'on l'entendait à peine:

-- Je me sens très mal... Le cardinal m'a presque achevé... Mais
si cette excellente nouvelle... avait trait à l'affaire
Rennepont... dont la pensée me dévore... et dont on ne me parle
pas... il me semble... que je serais sauvé.

-- Soyez donc sauvé! s'écria le père d'Aigrigny, oubliant les
recommandations du docteur Baleinier, qui s'était jusqu'alors
opposé à ce que l'on entretînt Rodin de graves intérêts. Oui,
répéta le père d'Aigrigny, soyez sauvé... lisez... et glorifiez-
vous: ce que vous aviez annoncé commence à se réaliser.

Ce disant, il tira de sa poche un papier et le remit à Rodin, qui
le saisit d'une main avide et tremblante. Quelques minutes
auparavant, Rodin eût été réellement incapable de poursuivre son
entretien avec le cardinal, lors même que la prudence lui eût
permis de le continuer; il eût été aussi incapable de lire une
seule ligne, tant sa vue était troublée, voilée... Pourtant, aux
paroles du père d'Aigrigny, il ressentit un tel élan, un tel
espoir, que, par un tout-puissant effort d'énergie et de volonté,
il se dressa sur son séant, et, l'esprit libre, le regard
intelligent, animé, il lut rapidement le papier que le père
d'Aigrigny venait de lui remettre.

Le cardinal, stupéfait de cette transfiguration soudaine, se
demandait s'il voyait bien le même homme qui, quelques minutes
auparavant, venait de tomber gisant sur son lit, presque sans
connaissance.

À peine Rodin eut-il lu, qu'il poussa un cri de joie étouffé, en
disant avec un accent impossible à rendre:

-- Et d'UN!... Ça commence... ça va!... Et, fermant les yeux dans
une sorte de ravissement extatique, un sourire d'orgueilleux
triomphe épanouit ses traits et les rendit plus hideux encore en
découvrant ses dents jaunes et déchaussées. Son émotion fut si
vive, que le papier qu'il venait de lire tomba de sa main
frémissante.

-- Il perd connaissance, s'écria le père d'Aigrigny avec
inquiétude en se penchant vers Rodin. C'est ma faute, j'ai oublié
que le docteur m'avait défendu de l'entretenir d'affaires
sérieuses.

-- Non... non... ne vous reprochez rien, dit Rodin à voix basse,
en se relevant à demi sur son séant, afin de rassurer le révérend
père. Cette joie si inattendue causera... peut-être... ma
guérison; oui... je ne sais ce que j'éprouve... mais tenez,
regardez mes joues; il me semble que, pour la première fois depuis
que je suis cloué sur ce lit de misère, elles se colorent un
peu... j'y sens presque de la chaleur.

Rodin disait vrai. Une moite et légère rougeur se répandit tout à
coup sur ses joues livides et glacées; sa voix même, quoique
toujours bien faible, devint moins chevrotante, et il s'écria avec
un accent de conviction si exalté, que le père d'Aigrigny et le
prélat en tressaillirent:

-- Ce premier succès répond à d'autres... je lis dans l'avenir...
oui, oui... ajouta Rodin d'un air de plus en plus inspiré, notre
cause triomphera... tous les membres de l'exécrable famille
Rennepont seront écrasés, et cela avant peu... vous verrez...
vous...

Puis, s'interrompant, Rodin se rejeta sur son oreiller en disant:

-- Oh! la joie me suffoque... la voix me manque.

-- De quoi s'agit-il donc? demanda le cardinal au père d'Aigrigny.
Celui-ci répondit d'un ton hypocritement pénétré:

-- Un des héritiers de la famille Rennepont, un misérable artisan,
usé par les excès et par la débauche, est mort, il y a trois
jours, à la suite d'une abominable orgie, dans laquelle on avait
bravé le choléra avec une impiété sacrilège... Aujourd'hui
seulement, à cause de l'indisposition qui m'a retenu chez moi...
et d'une autre circonstance, j'ai pu avoir en ma possession l'acte
de décès bien en règle de cette victime de l'intempérance et de
l'irréligion. Du reste je le proclame, à la louange de Sa
Révérence (il montra Rodin), qui avait dit: «Les pires ennemis que
peuvent avoir les descendants de cet infâme renégat sont leurs
passions mauvaises... Qu'elles soient donc nos auxiliaires contre
cette race impie.» Il vient d'en être ainsi pour ce Jacques
Rennepont.

-- Vous le voyez, reprit Rodin d'une voix si épuisée qu'elle
devint bientôt presque inintelligible, la punition commence
déjà... un... des Rennepont est mort... et... songez-y bien... cet
acte de décès... ajouta le jésuite en montrant le papier que le
père d'Aigrigny tenait à la main, vaudra un jour quarante millions
à la compagnie de Jésus... et cela... parce que... je vous...
ai...

Les lèvres de Rodin achevèrent seules sa phrase. Depuis quelques
instants le son de sa voix s'était tellement voilé, qu'il finit
par n'être plus perceptible et s'éteignit complètement; son
larynx, contracté par une émotion violente, ne laissa sortir aucun
accent. Le jésuite, loin de s'inquiéter de cet incident, acheva
pour ainsi dire sa phrase par une pantomime expressive; redressant
fièrement la tête, la face hautaine et fière, il frappa deux ou
trois fois son front du bout de son index, exprimant ainsi que
c'était à son esprit, à sa direction, que l'on devait ce premier
résultat si heureux.

Mais bientôt Rodin retomba brisé sur sa couche, épuisé, haletant,
affaissé, en portant son mouchoir à ses lèvres desséchées; _cette
heureuse nouvelle_, ainsi que disait le père d'Aigrigny, n'avait
pas guéri Rodin; pendant un moment seulement il avait eu le
courage d'oublier ses douleurs: aussi la légère rougeur dont ses
joues s'étaient quelque peu colorées disparut bientôt; son visage
redevint livide; ses souffrances, un moment suspendues,
redoublèrent tellement de violence, qu'il se tordit convulsivement
sous ses couvertures, se mit le visage à plat sur son oreiller en
étendant au-dessus de sa tête ses bras crispés, roides comme des
barres de fer.

Après cette crise aussi intense que rapide, pendant laquelle le
père d'Aigrigny et le prélat s'empressèrent autour de lui, Rodin,
dont la figure était baignée d'une sueur froide, leur fit signe
qu'il souffrait moins, et qu'il désirait boire d'une potion qu'il
indiqua du geste sur sa table de nuit. Le père d'Aigrigny alla la
chercher, et pendant que le cardinal, avec un dégoût très évident,
soutenait Rodin, le père d'Aigrigny administra au malade quelques
cuillerées de potion dont l'effet immédiat fut assez calmant.

-- Voulez-vous que j'appelle M. Rousselet? dit le père d'Aigrigny
à Rodin, lorsque celui-ci fut de nouveau étendu dans son lit.

Rodin secoua négativement la tête; puis, faisant un nouvel effort,
il souleva sa main droite, l'ouvrit toute grande, y promena son
index gauche; il fit signe au père d'Aigrigny, en lui montrant du
regard un bureau placé dans un coin de la chambre, que, ne pouvant
plus parler, il désirait écrire.

-- Je comprends toujours Votre Révérence, lui dit le père
d'Aigrigny; mais d'abord, calmez-vous. Tout à l'heure, si besoin
est, je vous donnerai ce qu'il vous faut pour écrire.

Deux coups frappés fortement, non pas à la porte de la chambre de
Rodin, mais à la porte extérieure de la pièce voisine,
interrompirent cette scène; par prudence, et pour que son
entretien avec Rodin fût plus secret, le père d'Aigrigny avait
prié M. Rousselet de se tenir dans la première des trois chambres.
Le père d'Aigrigny, après avoir traversé la seconde pièce, ouvrit
la porte de l'antichambre, où il trouva M. Rousselet, qui lui
remit une enveloppe assez volumineuse en lui disant:

-- Je vous demande pardon de vous avoir dérangé, mon père, mais
l'on m'a dit de vous remettre ces papiers à l'instant même.

-- Je vous remercie, monsieur Rousselet, dit le père d'Aigrigny;
puis il ajouta: -- Savez-vous à quelle heure M. Baleinier doit
revenir?

-- Mais il ne tardera pas, mon père... car il veut faire avant la
nuit l'opération si douloureuse qui doit avoir un effet décisif
sur l'état du père Rodin, et je prépare ce qu'il faut pour cela,
ajouta M. Rousselet en montrant un appareil étrange, formidable,
que le père d'Aigrigny considéra avec une sorte d'effroi.

-- Je ne sais si ce symptôme est grave, dit le jésuite, mais le
révérend père vient d'être subitement frappé d'une extinction de
voix.

-- C'est la troisième fois depuis huit jours que cet accident se
renouvelle, dit M. Rousselet, et l'opération de M. Baleinier agira
sur le larynx comme sur les poumons.

-- Et cette opération est-elle bien douloureuse? demanda le père
d'Aigrigny.

-- Je ne crois pas qu'il y en ait de plus cruelle dans la
chirurgie, dit l'élève; aussi M. Baleinier en a caché l'importance
au père Rodin.

-- Veuillez continuer d'attendre ici M. Baleinier, et nous
l'envoyer dès qu'il arrivera, reprit le père d'Aigrigny.

Et il retourna dans la chambre du malade. S'asseyant alors à son
chevet, il lui dit en lui montrant la lettre:

-- Voici plusieurs rapports contradictoires relatifs à différentes
personnes de la famille Rennepont qui m'ont paru mériter une
surveillance spéciale... mon indisposition ne m'ayant pas permis
de rien voir par moi-même depuis quelques jours... car je me lève
aujourd'hui pour la première fois... Mais je ne sais, mon père,
ajouta-t-il en s'adressant à Rodin, si votre état vous permet
d'entendre...

Rodin fit un geste à la fois si suppliant et si désespéré, que le
père d'Aigrigny sentit qu'il y aurait au moins autant de danger à
se refuser au désir de Rodin qu'à s'y rendre; se tournant donc
vers le cardinal, toujours inconsolable de n'avoir pu utiliser le
secret du jésuite, il lui dit avec une respectueuse déférence en
lui montrant la lettre:

-- Votre Éminence permet-elle? Le prélat inclina la tête et
répondit:

-- Vos affaires sont aussi les nôtres, mon cher père, et l'Église
doit toujours se réjouir de ce qui réjouit votre glorieuse
compagnie.

Le père d'Aigrigny décacheta l'enveloppe; plusieurs notes
d'écritures différentes y étaient renfermées. Après avoir lu la
première, ses traits se rembrunirent tout à coup, et il dit d'une
voix grave et pénétrée:

-- C'est un malheur... un grand malheur...

Rodin tourna vivement la tête vers lui, et le regarda d'un air
inquiet et interrogatif...

-- Florine est morte du choléra, reprit le père d'Aigrigny.

-- Et ce qu'il y a de fâcheux, ajouta le révérend père en
froissant la note entre ses mains, c'est qu'avant de mourir cette
misérable créature a avoué à Mlle de Cardoville que depuis
longtemps elle l'espionnait d'après les ordres de Votre
Révérence...

Sans doute la mort de Florine et les aveux qu'elle avait faits à
sa maîtresse contrariaient les projets de Rodin, car il fit
entendre une sorte de murmure inarticulé, et, malgré leur
abattement, ses traits exprimèrent une violente contrariété.

Le père d'Aigrigny, passant à une autre note, la lut et dit:

-- Cette note, relative au maréchal Simon, n'est pas absolument
mauvaise; mais elle est loin d'être satisfaisante, car, somme
toute, elle annonce quelque amélioration dans sa position. Nous
verrons d'ailleurs, par des renseignements d'une autre source, si
cette note mérite toute créance.

Rodin, d'un geste impatient et brusque, fit signe au père
d'Aigrigny de se hâter de lire. Et le révérend père lut ce qui
suit:

«On assure que, depuis peu de jours, l'esprit du maréchal paraît
moins inquiet, moins agité: il a passé dernièrement deux heures
avec ses filles, ce qui, depuis assez longtemps, ne lui était pas
arrivé. La dure physionomie de son soldat Dagobert se déridant de
plus en plus... on peut regarder ce symptôme comme la preuve
certaine d'une amélioration sensible dans l'état du maréchal...
Reconnues à leur écriture, les dernières lettres anonymes ayant
été rendues au facteur par le soldat Dagobert sans avoir été
ouvertes par le maréchal, on avisera au moyen de les faire
parvenir d'une autre manière.»

Puis, regardant Rodin, le père d'Aigrigny lui dit:

-- Votre Révérence juge sans doute comme moi que cette note
pourrait être plus satisfaisante...

Rodin baissa la tête. On lisait sur sa physionomie crispée combien
il souffrait de ne pouvoir parler; par deux fois il porta la main
à son gosier en regardant le père d'Aigrigny avec angoisse.

-- Ah!... s'écria le père d'Aigrigny avec colère et amertume après
avoir parcouru une autre note, pour une heureuse chance, ce jour
en a de bien funestes!

À ces mots, se tournant vivement vers le père d'Aigrigny, étendant
vers lui ses mains tremblantes, Rodin l'interrogea du geste et du
regard.

Le cardinal, partageant la même inquiétude, dit au père
d'Aigrigny:

-- Que vous apprend donc cette note, mon cher père?

-- On croyait le séjour de M. Hardy dans notre maison complètement
ignoré, reprit le père d'Aigrigny, et l'on craint qu'Agricol
Baudoin n'ait découvert la demeure de son ancien patron, et qu'il
ne lui ait fait tenir une lettre par l'entremise d'un homme de la
maison... Ainsi, ajouta le père d'Aigrigny avec colère, pendant
ces trois jours où il m'a été impossible d'aller voir M. Hardy
dans le pavillon qu'il habite, un de ses servants se serait donc
laissé corrompre... Il y a parmi eux un borgne dont je me suis
toujours défié... le misérable... Mais non, je ne veux pas croire
à cette trahison; ses suites seraient trop déplorables, car je
sais mieux que personne où en sont les choses, et je déclare
qu'une pareille correspondance pourrait tout perdre, en réveillant
chez M. Hardy des souvenirs, des idées à grand'peine endormies; on
ruinerait peut-être ainsi en un seul jour tout ce que j'ai fait
depuis qu'il habite notre maison de retraite... mais heureusement
il s'agit seulement dans cette note de doutes, de craintes, et les
autres renseignements, que je crois plus certains, ne les
confirmeront pas, je l'espère.

-- Mon cher père, dit le cardinal, il ne faut pas encore
désespérer... la bonne cause a toujours l'appui du Seigneur.

Cette assurance semblait médiocrement rassurer le père d'Aigrigny,
qui restait pensif, accablé, pendant que Rodin, étendu sur son lit
de douleur, tressaillait convulsivement, dans un accès de colère
muette, en songeant à ce nouvel échec.

-- Voyons cette dernière note, dit le père d'Aigrigny, après un
moment de silence méditatif. J'ai assez de confiance dans la
personne qui me l'envoie pour ne pas douter de la rigoureuse
exactitude des renseignements qu'elle contient. Puissent-ils
contredire absolument les autres!

Afin de ne pas interrompre l'enchaînement des faits contenus dans
cette dernière note, qui devait si terriblement impressionner les
acteurs de cette scène, nous laisserons le lecteur suppléer par
son imagination à toutes les exclamations de surprise, de rage, de
haine, de crainte du père d'Aigrigny, et à l'effrayante pantomime
de Rodin, pendant la lecture de ce document redoutable, résultat
des observations d'un agent fidèle et secret des révérends pères.



XVI. La note secrète.

Le père d'Aigrigny lut donc ce qui suit:

«Il y a trois jours, l'abbé Gabriel de Rennepont, qui n'était
jamais allé chez Mlle de Cardoville, est arrivé à l'hôtel de cette
demoiselle à une heure et demie de l'après-midi; il y est resté
jusqu'à près de cinq heures. Presque aussitôt après le départ de
l'abbé, deux domestiques sont sortis de l'hôtel; l'un s'est rendu
chez M. le maréchal Simon, l'autre chez Agricol Baudoin, l'ouvrier
forgeron, et ensuite chez le prince Djalma...

«Hier, sur le midi, le maréchal Simon et ses deux filles sont
venus chez Mlle de Cardoville; peu de temps après, l'abbé Gabriel
s'y est aussi rendu, accompagné d'Agricol Baudoin. Une longue
conférence a eu lieu entre ces différents personnages et Mlle de
Cardoville; ils sont restés chez elle jusqu'à trois heures et
demie.

«Le maréchal Simon, qui était venu en voiture, s'en est allé à
pied avec ses deux filles; tous trois semblaient très satisfaits,
et on a même vu, dans une des allées écartées des Champs-Élysées,
le maréchal Simon embrasser ses deux filles avec expansion et
attendrissement.

«L'abbé Gabriel de Rennepont et Agricol Baudoin sont sortis les
derniers.

«L'abbé Gabriel est rentré chez lui, ainsi qu'on l'a su plus tard;
le forgeron, que l'on avait plusieurs motifs de surveiller, s'est
rendu chez le marchand de vin de la rue de la Harpe. On y est
entré sur ses pas; il a demandé une bouteille de vin, et s'est
assis dans un coin reculé du cabinet du fond, à main gauche; il ne
buvait pas et semblait vivement préoccupé; on a supposé qu'il
attendait quelqu'un. En effet, au bout d'une demi-heure est arrivé
un homme de trente ans environ, brun, de taille élevée, borgne de
l'oeil gauche, vêtu d'une redingote marron et d'un pantalon noir;
il avait la tête nue. Il devait venir d'un endroit voisin. Cet
homme s'est attablé avec le forgeron. Une conversation assez
animée, mais dont on n'a pu malheureusement rien entendre, s'est
engagée entre ces deux individus. Au bout d'une demi-heure
environ, Agricol Baudoin a mis dans la main de l'homme borgne un
petit paquet qui a paru devoir contenir de l'or, vu son peu de
volume et l'air de profonde gratitude de l'homme borgne qui a reçu
ensuite, d'Agricol Baudoin, avec beaucoup d'empressement, une
lettre que celui-ci paraissait lui recommander très instamment, et
que l'homme borgne a mise soigneusement dans sa poche; après quoi,
tous deux se sont séparés, et le forgeron a dit: «À demain».

«Après cette entrevue, on a cru devoir particulièrement suivre
l'homme borgne; il a quitté la rue de la Harpe, a traversé le
Luxembourg et est entré dans la maison de retraite de la rue de
Vaugirard.

«Le lendemain, on s'est rendu de très bonne heure aux environs de
la rue de la Harpe; car on ignorait l'heure du rendez-vous donné
la veille à l'homme borgne par Agricol; on a attendu jusqu'à une
heure et demie, le forgeron est arrivé.

«Comme l'on s'était rendu à peu près méconnaissable, dans la
crainte d'être remarqué, on a pu, ainsi que la veille, entrer dans
le cabaret et s'attabler assez près du forgeron sans lui donner
d'ombrage; bientôt l'homme borgne est venu, il lui a remis une
lettre cachetée en noir. À la vue de cette lettre, Agricol Baudoin
a paru si ému, qu'avant même de la lire on a vu distinctement une
larme tomber sur ses moustaches.

«La lettre était fort courte, car le forgeron n'a pas mis dix
minutes à la lire; mais, néanmoins, il en a paru si content, qu'il
en a bondi de joie sur son banc, et a cordialement serré la main
de l'homme borgne; mais il parut lui demander instamment quelque
chose, que celui-ci refusait. Enfin il a semblé céder, et tous
deux sont sortis du cabaret.

«On les a suivis de loin; comme hier, l'homme borgne est entré
dans la maison signalée rue de Vaugirard. Agricol, après l'avoir
accompagné jusqu'à la porte, a longtemps rôdé autour des murs,
semblant étudier les localités; de temps à autre, il écrivait
quelques mots sur un carnet. Le forgeron s'est ensuite dirigé en
toute hâte vers la place de l'Odéon, où il a pris un cabriolet. On
l'a imité, on l'a suivi, et il s'est rendu rue d'Anjou, chez Mlle
de Cardoville.

«Par un heureux hasard, au moment où l'on venait de voir Agricol
entrer dans l'hôtel, une voiture à la livrée de Mlle de Cardoville
en sortait; l'écuyer de cette demoiselle s'y trouvait avec un
homme de fort mauvaise mine, misérablement vêtu et très pâle. Cet
incident, assez extraordinaire, méritant quelque attention, on n'a
pas perdu de vue cette voiture; elle s'est directement rendue à la
préfecture de police. L'écuyer de Mlle de Cardoville est descendu
de voiture avec l'homme de mauvaise mine; tous deux sont entrés au
bureau des agents de surveillance; au bout d'une demi-heure,
l'écuyer de Mlle de Cardoville est ressorti seul, et, montant en
voiture, s'est fait conduire au Palais de justice, où il est entré
au parquet du procureur du roi; il est resté là environ une demi-
heure, après quoi il est revenu rue d'Anjou, à l'hôtel de
Cardoville.

«On a su, par une voie parfaitement sûre, que le même jour, sur
les huit heures du soir, MM. d'Ormesson et de Valbelle, avocats
très distingués, et le juge d'instruction qui a reçu la plainte en
séquestration de Mlle de Cardoville, lorsqu'elle était retenue
chez M. le docteur Baleinier, ont eu avec cette demoiselle, à
l'hôtel de Cardoville, une conférence qui s'est prolongée jusqu'à
près de minuit, et à laquelle assistaient Agricol Baudoin et deux
autres ouvriers de la fabrique de M. Hardy.

«Aujourd'hui le prince Djalma s'est rendu chez le maréchal Simon;
il y est resté trois heures et demie; au bout de ce temps, le
maréchal et le prince se sont rendus, selon toute apparence, chez
Mlle de Cardoville, car leur voiture s'est arrêtée rue d'Anjou; un
accident imprévu a empêché de compléter ce dernier renseignement.

«On vient d'apprendre qu'un mandat d'amener vient d'être lancé
contre le nommé Léonard, ancien factotum de M. le baron Tripeaud.
Ce Léonard est soupçonné d'être l'auteur de l'incendie de la
fabrique de M. François Hardy, Agricol Baudoin et deux de ces
camarades ayant signalé un homme qui offre une ressemblance
frappante avec Léonard.

«De tout ceci il résulte évidemment que, depuis peu de jours,
l'hôtel de Cardoville est le foyer où aboutissent et d'où
rayonnent les démarches les plus actives, les plus multipliées,
qui semblent toujours graviter autour de M. le maréchal Simon, de
ses filles et de M. François Hardy, démarches dont Mlle de
Cardoville, l'abbé Gabriel, Agricol Baudoin, sont les agents les
plus infatigables, et, on le craint, les plus dangereux.»

En rapprochant cette note des autres renseignements et en se
rappelant le passé, il en résultait des découvertes accablantes
pour les révérends pères. Ainsi Gabriel avait eu de fréquentes et
longues conférences avec Adrienne, qui jusqu'alors lui était
inconnue.

Agricol Baudoin s'était mis en rapport avec M. François Hardy, et
la justice était sur la trace des fauteurs et incitateurs de
l'émeute qui avait ruiné et incendié la fabrique du concurrent du
baron Tripeaud.

Il paraissait presque certain que Mlle de Cardoville avait eu une
entrevue avec le prince Djalma.

Cet ensemble de faits prouvait évidemment que, fidèle à la menace
qu'elle avait faite à Rodin, lorsque la double perfidie du
révérend père avait été démasquée, Mlle de Cardoville s'occupait
activement de réunir autour d'elle les membres dispersés de sa
famille, afin de les engager à se liguer contre l'ennemi dangereux
dont les détestables projets, étant ainsi dévoilés et hardiment
combattus, ne devaient plus avoir aucune chance de réussite.

On comprend maintenant quel dut être le foudroyant effet de cette
note sur le père d'Aigrigny et sur Rodin... Rodin agonisant, cloué
sur un lit de douleur et réduit à l'impuissance, alors qu'il
voyait tomber pièce à pièce son laborieux échafaudage.



XVII. L'opération.

Nous avons renoncé à peindre la physionomie, l'attitude, le geste
de Rodin pendant la lecture de la note qui semblait ruiner ses
espérances depuis si longtemps caressées; tout allait lui manquer
à la fois, au moment où une confiance presque surhumaine dans le
succès de la trame lui donnait assez d'énergie pour dompter encore
la maladie. Sortant à peine d'une agonie douloureuse, une seule
pensée, fixe, dévorante, l'avait agité jusqu'au délire. Quel
progrès en mal ou en bien avait fait pendant sa maladie cette
affaire si immense pour lui? On lui annonçait tout d'abord une
nouvelle heureuse, la mort de Jacques; mais bientôt les avantages
de ce décès, qui réduisaient de sept à six le nombre des héritiers
Rennepont, étaient anéantis. À quoi bon cette mort, puisque cette
famille, dispersée, frappée isolément avec une persévérance si
infernale, se réunissait, connaissant enfin les ennemis qui depuis
si longtemps l'atteignaient dans l'ombre? Si tous ces coeurs
blessés, meurtris, brisés, se rapprochaient, se consolaient,
s'éclairaient en se prêtant un ferme et mutuel appui, leur cause
était gagnée, l'énorme héritage échappait aux révérends pères...
Que faire? que faire?

Étrange puissance de la volonté humaine! Rodin a encore un pied
dans la tombe; il est presque agonisant; la voix lui manque, et
pourtant cet esprit opiniâtre et plein de ressources ne désespère
pas encore; qu'un miracle lui rende aujourd'hui la santé, et cette
inébranlable confiance dans la réussite de ses projets, qui lui a
donné le pouvoir de résister à une maladie à laquelle tant
d'autres eussent succombé, cette confiance lui dit qu'il pourra
encore remédier à tout... mais il lui faut la santé, la vie...

La santé... la vie!!! et son médecin ignore s'il survivra ou non à
tant de secousses... s'il pourra supporter une opération terrible.
La santé... la vie... et tout à l'heure encore Rodin entendait
parler des funérailles solennelles qu'on lui allait faire...

Eh bien, la santé, la vie, il les aura, il se le dit. Oui, il a
voulu vivre jusque-là... et il a vécu. Pourquoi ne vivrait-il pas
plus longtemps encore?

Il vivra donc!... il le veut!... Tout ce que nous venons d'écrire,
Rodin, lui, l'avait pensé pour ainsi dire en une seconde.

Il fallait que ses traits, bouleversés par cette espèce de
tourmente morale, révélassent quelque chose de bien étrange, car
le père d'Aigrigny et le cardinal le regardaient silencieux et
interdits.

Une fois résolu de vivre afin de soutenir une lutte désespérée
contre la famille Rennepont, Rodin agit en conséquence; aussi,
pendant quelques instants le père d'Aigrigny et le prélat se
crurent sous l'obsession d'un rêve. Par un effort de volonté d'une
énergie inouïe et comme s'il eût été mu par un ressort, Rodin se
précipita hors de son lit, emportant avec lui un drap qui traînait
comme un suaire, derrière son corps livide et décharné... La
chambre était froide; la sueur inondait le visage du jésuite; ses
pieds nus et osseux laissaient leur moite empreinte sur le
carreau.

-- Malheureux... que faites-vous? c'est la mort! cria le père
d'Aigrigny, en se précipitant sur Rodin pour le forcer à se
recoucher.

Mais celui-ci, étendant un de ses bras de squelette, dur comme du
fer, repoussa au loin le père d'Aigrigny avec une vigueur
inconcevable, si l'on songe à l'état d'épuisement où il était
depuis longtemps.

-- Il a la force d'un épileptique pendant son accès!... dit au
prélat le père d'Aigrigny en se raffermissant sur ses jambes.

Rodin, d'un pas grave, se dirigea vers le bureau où se trouvait ce
qui était journellement nécessaire au docteur Baleinier pour
formuler ses ordonnances; puis, s'asseyant devant cette table, le
jésuite prit du papier, une plume, et commença d'écrire d'une main
ferme... Ses mouvements, calmes, lents et sûrs, avaient quelque
chose de la mesure réfléchie que l'on remarque chez les
somnambules.

Muets, immobiles, ne sachant s'ils rêvaient ou non, à la vue de ce
prodige, le cardinal et le père d'Aigrigny restèrent béants devant
l'incroyable sang-froid de Rodin, qui, demi-nu, écrivait avec une
tranquillité parfaite.

Pourtant le père d'Aigrigny s'avança vers lui et lui dit:

-- Mais, mon père... cela est insensé... Rodin haussa les épaules,
tourna la tête vers lui, et l'interrompant d'un geste, lui fit
signe de s'approcher et de lire ce qu'il venait d'écrire. Le
révérend père, s'attendant à voir les folles élucubrations d'un
cerveau délirant, prit la feuille de papier pendant que Rodin
commençait une autre note.

-- Monseigneur!... s'écria le père d'Aigrigny, lisez ceci...

Le cardinal lut le feuillet, et, le rendant au révérend père dont
il partageait la stupeur:

-- C'est rempli de raison, d'habileté, de ressources; on
neutralisera ainsi le dangereux concert de l'abbé Gabriel et de
Mlle de Cardoville, qui semblent, en effet, les meneurs de cette
coalition.

-- En vérité, c'est miraculeux, dit le père d'Aigrigny.

-- Ah! mon cher père, dit tout bas le cardinal, frappé de ces mots
du jésuite et en secouant la tête avec une expression de triste
regret, quel dommage que nous soyons seuls témoins de ce qui se
passe! quel excellent MIRACLE on aurait pu tirer de ceci!... Un
homme à l'agonie... ainsi transformé subitement!... En présentant
la chose d'une certaine façon... ça vaudrait presque le Lazare.

-- Quel idée, monseigneur! dit le père d'Aigrigny à mi-voix, elle
est parfaite, il n'y faut pas renoncer... c'est très acceptable,
et...

Cet innocent petit complot thaumaturgique fut interrompu par
Rodin, qui, tournant la tête, fit signe au père d'Aigrigny de
s'approcher et lui remit un autre feuillet accompagné d'un petit
papier où étaient écrits ces mots: _À exécuter avant une heure._

Le père d'Aigrigny lut rapidement la nouvelle note et s'écria:

-- C'est juste, je n'avais pas songé à cela... de la sorte, au
lieu d'être funeste, la correspondance d'Agricol Baudoin et de
M. Hardy peut avoir, au contraire, les meilleurs résultats. En
vérité, ajouta le révérend père à voix basse en se rapprochant du
prélat pendant que Rodin continuait à écrire, je reste confondu...
je vois... je lis... et c'est à peine si je puis en croire mes
yeux... tout à l'heure, brisé, mourant, et maintenant l'esprit
aussi lucide, aussi pénétrant que jamais... Sommes-nous donc
témoins d'un de ces phénomènes de somnambulisme pendant lesquels
l'âme seule agit et domine le corps?

Soudain la porte s'ouvrit; M. Baleinier entra vivement.

À la vue de Rodin, assis à son bureau demi-nu, les pieds sur les
carreaux, le docteur s'écria d'un ton de reproche et d'effroi:

-- Mais, monseigneur... mais, mon père... c'est un meurtre que de
laisser ce malheureux là dans cet état; s'il est possédé d'un
accès de fièvre chaude, il faut l'attacher dans son lit, et lui
mettre la camisole de force.

Ce disant, le docteur Baleinier s'approcha vivement de Rodin et
lui saisit le bras: il s'attendait à trouver l'épiderme sec et
glacé; au contraire, la peau était flexible, presque moite.

Le docteur, au comble de la surprise, voulut lui tâter le pouls de
la main gauche, que Rodin lui abandonna tout en continuant
d'écrire de la main droite.

-- Quel prodige! s'écria le docteur Baleinier, qui comptait les
pulsations du pouls de Rodin; depuis huit jours, et ce matin
encore, le pouls était brusque, intermittent, presque insensible,
et le voici qui se relève, qui se règle... Je m'y perds... Qu'est-
il donc arrivé?... Je ne puis croire à ce que je vois, demanda-t-
il en se tournant du côté du père d'Aigrigny et du cardinal.

-- Le révérend père, d'abord frappé d'une extinction de voix, a
éprouvé ensuite un accès de désespoir si violent, si furieux,
causé par de déplorables nouvelles, dit le père d'Aigrigny, qu'un
moment nous avons craint pour sa vie... tandis qu'au contraire le
révérend père a eu la force d'aller jusqu'à ce bureau, où il écrit
depuis dix minutes avec une clarté de raisonnement, une netteté
d'expression dont vous nous voyez confondus, monseigneur et moi.

-- Plus de doute! s'écria le docteur, le violent accès de
désespoir qu'il a éprouvé a causé chez lui une perturbation
violente qui prépare admirablement bien la crise réactive que je
suis maintenant presque sûr d'obtenir par l'opération.

-- Persistez-vous donc à la faire! dit tout bas le père d'Aigrigny
au docteur Baleinier pendant que Rodin continuait d'écrire.

-- J'aurais pu hésiter ce matin encore; mais, disposé comme le
voilà, je vais profiter à l'instant de cette surexcitation, qui,
je le prévois, sera suivie d'un grand abattement.

-- Ainsi, dit le cardinal, sans l'opération...

-- Cette crise si heureuse, si inespérée, avorte... et sa réaction
peut le tuer, monseigneur.

-- Et l'avez-vous prévenu de la gravité de l'opération!...

-- À peu près... monseigneur.

-- Mais il serait temps... de le décider.

-- C'est ce que je vais faire, monseigneur, dit le docteur
Baleinier.

Et, s'approchant de Rodin, qui, continuant d'écrire et de songer,
était resté étranger à cet entretien tenu à voix basse:

-- Mon révérend père, lui dit le docteur d'une voix ferme, voulez-
vous dans huit jours être sur pied! Rodin fit un geste rempli de
confiance qui signifiait:

-- Mais j'y suis sur pied.

-- Ne vous méprenez pas, répondit le docteur, cette crise est
excellente, mais elle durera peu; et si nous n'en profitons pas...
à l'instant... pour procéder à l'opération dont je vous ai touché
deux mots, ma foi!... je vous le dis brutalement... après une
telle secousse... je ne réponds de rien.

Rodin fut d'autant plus frappé de ces paroles qu'il avait, une
demi-heure auparavant, expérimenté le peu de durée du _mieux
_éphémère que lui avait causé la bonne nouvelle du père
d'Aigrigny, et qu'il commençait à sentir un redoublement
d'oppression à la poitrine.

M. Baleinier, voulant décider son malade et le croyant irrésolu,
ajouta:

-- En un mot, mon révérend père, voulez-vous vivre, oui ou non!

Rodin écrivit rapidement ces mots, qu'il donna rapidement au
docteur: «Pour vivre... je me ferais couper les quatre membres. Je
suis prêt à tout.» Et il fit un mouvement pour se lever.

-- Je dois vous déclarer, non pour vous faire hésiter, mon
révérend père, mais pour que votre courage ne soit pas surpris,
ajouta M. Baleinier, que cette opération est cruellement
douloureuse...

Rodin haussa les épaules, et d'une main ferme écrivit: «Laissez-
moi la tête... prenez le reste...»

Le docteur avait lu ces mots à voix haute; le cardinal et le père
d'Aigrigny se regardèrent, frappés de ce courage indomptable.

-- Mon révérend père, dit le docteur Baleinier, il faudrait vous
recoucher... Rodin écrivit: «Préparez-vous... j'ai à écrire des
ordres très pressés, vous m'avertirez au moment».

Puis, ployant un papier qu'il cacheta avec une oublie, Rodin fit
signe au père d'Aigrigny de lire les mots qu'il allait tracer, et
qui furent ceux-ci: «Envoyez à l'instant cette note à l'agent qui
a adressé les lettres anonymes au maréchal Simon.»

-- À l'heure même, mon révérend père, dit le père d'Aigrigny; je
vais charger de ce soin une personne sûre.

-- Mon révérend père, dit Baleinier à Rodin, puisque vous tenez à
écrire... recouchez-vous; vous écrirez sur votre lit pendant nos
petits préparatifs.

Rodin fit un geste approbatif, et se leva. Mais déjà le pronostic
du docteur se réalisait: le jésuite put à peine rester une seconde
debout, et retomba sur sa chaise... Alors il regarda le docteur
Baleinier avec angoisse, et sa respiration s'embarrassa de plus en
plus. Le docteur, voulant le rassurer, lui dit:

-- Ne vous inquiétez pas... Mais il faut nous hâter... Appuyez-
vous sur moi et sur le père d'Aigrigny.

Aidé de ces deux soutiens, Rodin put regagner son lit; s'y étant
assis sur son séant, il montra du geste l'écritoire et le papier
afin qu'on les lui apportât; un buvard lui servit de pupitre, et
il continua d'écrire sur ses genoux, s'interrompant de temps à
autre pour aspirer à grand'peine comme s'il eût étouffé, mais
restant étranger à ce qui se passait autour de lui.

-- Mon révérend père, dit M. Baleinier au père d'Aigrigny, êtes-
vous capable d'être un de mes aides et de m'assister dans
l'opération que je vais faire? Avez-vous cette sorte de courage-
là?

-- Non, dit le révérend père; à l'armée, je n'ai, de ma vie, pu
assister à une amputation; à la vue du sang ainsi répandu, le
coeur me manque.

-- Il n'y a pas de sang, dit le docteur Baleinier; mais, du reste,
c'est pis encore... Veuillez donc m'envoyer trois de nos révérends
pères, ils me serviront d'aides; ayez aussi l'obligeance de prier
M. Rousselet de venir avec ses appareils.

Le père d'Aigrigny sortit. Le prélat s'approcha du docteur
Baleinier, et lui dit à voix basse en lui montrant Rodin:

-- Il est hors de danger?

-- S'il résiste à l'opération, oui, monseigneur.

-- Et... êtes-vous sûr qu'il y résiste?

-- À lui, je dirais oui; à vous, monseigneur, je dis: il faut
l'espérer.

-- Et s'il succombe, aura-t-on le temps de lui administrer les
sacrements en public avec une certaine pompe, ce qui entraîne
toujours quelques petites lenteurs.

-- Il est probable que son agonie durera au moins un quart
d'heure, monseigneur.

-- C'est court... mais enfin il faudra s'en contenter, dit le
prélat.

Et il se retira auprès d'une des croisées, sur les vitres de
laquelle il se mit à tambouriner innocemment du bout des doigts,
en songeant aux effets de lumière de catafalque qu'il désirait
tant devoir élever à Rodin.

À ce moment, M. Rousselet entra tenant une grande boîte carrée
sous le bras; il s'approcha d'une commode, et sur le marbre de la
tablette, il disposa ses appareils.

-- Combien en avez-vous préparé? lui dit le docteur.

-- Six, monsieur.

-- Quatre suffiront, mais il est bon de se précautionner. Le coton
n'est pas trop foulé?

-- Voyez, monsieur.

-- Très bien.

-- Et comment va le révérend père? demanda l'élève à son maître.

-- Hum... hum... répondit tout bas le docteur, la poitrine est
terriblement embarrassée, la respiration sifflante... la voix
toujours éteinte... mais enfin il y a une chance...

-- Tout ce que je crains, monsieur, c'est que le révérend père ne
résiste pas à une si affreuse douleur.

-- C'est encore une chance... mais, dans une position pareille, il
faut tout risquer... Allons, mon cher, allumez une bougie, car
j'entends nos aides.

En effet, bientôt entrèrent dans la chambre, accompagnant le père
d'Aigrigny, les trois congréganistes qui, dans la matinée, se
promenaient dans le jardin de la maison de la rue de Vaugirard.

Les deux vieux, à figures rubicondes et fleuries, le jeune à
figure ascétique, tous trois, comme d'habitude, vêtus de noir,
portant bonnets carrés, rabats blancs, et paraissant parfaitement
disposés, d'ailleurs, à venir en aide au docteur Baleinier pendant
la redoutable opération.



XVIII. La torture.

-- Mes révérends pères, dit gracieusement le docteur Baleinier aux
trois congréganistes, je vous remercie de votre bon concours... ce
que vous aurez à faire sera bien simple, et, avec l'aide du
Seigneur, cette opération sauvera notre cher père Rodin.

Les trois robes noires levèrent les yeux au ciel avec componction,
après quoi elles s'inclinèrent comme un seul homme.

Rodin, fort indifférent à ce qui se passait autour de lui, n'avait
pas un instant cessé soit d'écrire, soit de réfléchir...
Cependant, de temps à autre, malgré ce calme apparent, il avait
éprouvé une telle difficulté de respirer, que le docteur Baleinier
s'était retourné avec une grande inquiétude en entendant l'espèce
de sifflement étouffé qui s'échappait du gosier de son malade;
aussi, après avoir fait un signe à son élève, le docteur
s'approcha de Rodin et lui dit:

-- Allons, mon révérend père... voici le grand moment...
courage!...

Aucun signe de terreur ne se manifesta sur les traits du jésuite,
sa figure resta impassible comme celle d'un cadavre; seulement ses
petits yeux de reptile étincelèrent plus brillants encore au fond
de leur sombre orbite; un instant il promena un regard assuré sur
les témoins de cette scène; puis, prenant sa plume entre ses
dents, il plia et cacheta un nouveau feuillet, le plaça sur la
table de nuit, et fit ensuite au docteur Baleinier un signe qui
semblait dire: Je suis prêt.

-- Il faudrait d'abord ôter votre gilet de laine et votre chemise,
mon père.

Honte ou pudeur, Rodin hésita un instant... seulement un
instant... car lorsque le docteur eut repris:

-- Il le faut, mon révérend père! Rodin, toujours assis dans son
lit, obéit, avec l'aide de M. Baleinier, qui ajouta, pour consoler
sans doute la pudeur effarouchée du patient:

-- Nous n'avons absolument besoin que de votre poitrine, mon cher
père, côté gauche et côté droit.

En effet, Rodin, étendu sur le dos et toujours coiffé de son
bonnet de soie noir crasseux, laissa voir la partie antérieure
d'un torse livide et jaunâtre, ou plutôt la cage osseuse d'un
squelette, car les ombres portées par la vive arête des côtes et
des cartilages cerclaient la peau de profonds sillons noirs
circulaires. Quant aux bras, on eût dit des os enroulés de grosses
cordes et recouverts de parchemin tanné, tant l'affaissement
musculaire donnait de relief à l'ossature et aux veines.

-- Allons, monsieur Rousselet, les appareils, dit le docteur
Baleinier. Puis s'adressant aux trois congréganistes:

-- Messieurs, approchez... je vous l'ai dit... ce que vous avez à
faire est excessivement simple, comme vous allez le voir.

Et M. Baleinier procéda à l'installation de la chose. Ce fut fort
simple, en effet. Le docteur remit à chacun de ses quatre aides
une espèce de petit trépied d'acier environ de deux pouces de
diamètre sur trois de hauteur; le centre circulaire de ce trépied
était rempli de coton tassé très épais; cet instrument se tenait
de la main gauche au moyen d'un manche de bois. De la main droite,
chaque aide était armé d'un petit tube de fer-blanc de dix-huit
pouces de longueur; à l'une de ses extrémités était pratiquée une
embouchure destinée à recevoir les lèvres du praticien, l'autre
bout se recourbait et s'évasait, de façon à pouvoir servir de
couvercle au petit trépied.

Ces préparatifs n'offraient rien d'effrayant. Le père d'Aigrigny
et le prélat, qui regardaient de loin, ne comprenaient pas comment
cette opération pouvait être si douloureuse.

Ils comprirent bientôt. Le docteur Baleinier, ayant ainsi armé ses
quatre aides, les fit s'approcher de Rodin, dont le lit avait été
roulé au milieu de la chambre. Deux aides se placèrent d'un côté,
deux de l'autre.

-- Maintenant, messieurs, leur dit le docteur Baleinier, allumez
le coton... placez la partie allumée sur la peau de Sa Révérence
au moyen du trépied qui contient la mèche... recouvrez le trépied
avec la partie évasée de vos tuyaux, puis soufflez par
l'embouchure afin d'aviver le feu... C'est très simple, comme vous
le voyez.

C'était en effet d'une ingénuité patriarcale et primitive. Quatre
mèches de coton enflammé, mais disposé de façon à ne brûler qu'à
petit feu, furent appliquées à droite et à gauche de la poitrine
de Rodin... Ceci s'appelle vulgairement des moxas. Le tour est
fait, lorsque toute l'épaisseur de la peau est ainsi lentement
brûlée... cela dure de sept à huit minutes. On prétend qu'une
amputation n'est rien auprès de cela.

Rodin avait suivi les préparatifs de l'opération avec une
intrépide curiosité; mais, au premier contact de ces quatre
brasiers dévorants, il se dressa et se tordit comme un serpent,
sans pouvoir pousser un cri, car il était muet; l'expansion de la
douleur lui était même interdite.

Les quatre aides ayant nécessairement dérangé leurs appareils au
brusque mouvement de Rodin, ce fut à recommencer.

-- Du courage, mon cher père! offrez ces souffrances au
Seigneur... il les agréera, dit le docteur Baleinier d'un ton
patelin; je vous ai prévenu... cette opération est très
douloureuse, mais aussi salutaire que douloureuse, c'est tout
dire. Allons... vous qui avez montré jusqu'ici tant de résolution,
n'en manquez pas au moment décisif.

Rodin avait fermé les yeux; vaincu par cette première surprise de
la douleur, il les rouvrit, et regarda le docteur d'un air presque
confus de s'être montré si faible. Et pourtant, à droite et à
gauche de sa poitrine, on voyait déjà quatre larges escarres d'un
roux saignant... tant les brûlures avaient été aiguës et
profondes...

Au moment où il allait se replacer sur le lit de douleur, Rodin
fit signe, en montrant l'encrier, qu'il voulait écrire. On pouvait
lui passer ce caprice. Le docteur tendit le buvard, et Rodin
écrivit ce qui suit, comme par réminiscence:

«Il vaut mieux ne pas perdre de temps... Faites tout de suite
prévenir le baron Tripeaud du mandat d'amener lancé contre son
factotum Léonard, afin qu'il avise.»

Cette note écrite, le jésuite la donna au docteur Baleinier, en
lui faisant signe de la remettre au père d'Aigrigny; celui-ci,
aussi frappé que le docteur et le cardinal d'une pareille présence
d'esprit au milieu de si atroces douleurs, resta un moment
stupéfait. Rodin, les yeux impatiemment fixés sur le révérend
père, semblait attendre avec impatience qu'il sortît de la chambre
pour aller exécuter ses ordres. Le docteur, devinant la pensée de
Rodin, dit un mot au père d'Aigrigny, qui sortit.

-- Allons, mon révérend père, dit le docteur à Rodin, c'est à
recommencer; cette fois ne bougez pas, vous êtes au fait... Rodin
ne répondit pas, joignit ses mains sur sa tête, offrit sa poitrine
et ferma les yeux.

C'était un spectacle étrange, lugubre, presque fantastique. Ces
trois prêtres, vêtus de longues robes noires, penchés sur ce corps
réduit presque à l'état de cadavre, leurs lèvres collées à ces
trompes qui aboutissaient à la poitrine du patient, semblaient
pomper son sang ou l'infibuler par quelque charme magique... Une
odeur de chair brûlée, nauséabonde, pénétrante, commença à se
répandre dans la chambre silencieuse... et chaque aide entendit
sous le trépied fumant une légère crépitation... C'était la peau
de Rodin qui se fendait sous l'action du feu et se crevassait en
quatre endroits différents de sa poitrine. La sueur ruisselait de
son visage livide, qu'elle rendait luisant; quelques mèches de
cheveux gris, raides et humides, se collaient à ses tempes.
Parfois telle était la violence de ses spasmes, que sur ses bras
raides ses veines se gonflaient et se tendaient comme des cordes
prêtes à se rompre. Endurant cette torture affreuse avec autant
d'intrépide résignation que le sauvage dont la gloire consiste à
mépriser la douleur, Rodin puisait son courage et sa force dans
l'espoir... nous dirions presque dans la certitude de vivre...
Telle était la trempe de ce caractère indomptable, la toute-
puissance de cet esprit énergique, qu'au milieu même de tourments
indicibles son idée fixe ne l'abandonna pas... Pendant les rares
intermittences que lui laissait la souffrance, souvent inégale,
même à ce degré d'intensité, Rodin songeait à l'affaire Rennepont,
calculait ses chances, combinait les mesures les plus promptes,
sentant qu'il n'y avait pas une minute à perdre.

Le docteur Baleinier ne le quittait pas du regard, épiait avec une
profonde attention et les effets de la douleur et la réaction
salutaire de cette douleur sur le malade, qui semblait, en effet,
respirer déjà un peu plus librement.

Soudain Rodin porta sa main à son front comme frappé d'une
inspiration subite, tourna vivement sa tête vers M. Baleinier, et
lui demanda par signe de faire un moment suspendre l'opération.

-- Je dois vous avertir, mon révérend père, répondit le docteur,
qu'elle est plus d'à moitié terminée, et que, si on l'interrompt,
la reprise vous paraîtra plus douloureuse encore...

Rodin fit signe que peu lui importait et qu'il voulait écrire.

-- Messieurs... suspendez un moment, dit le docteur Baleinier; ne
retirez pas les moxas... mais n'avivez plus le feu.

C'est-à-dire que le feu allait brûler doucement sur la peau du
patient, au lieu de brûler vif. Malgré cette douleur moins atroce,
mais toujours aiguë, profonde, Rodin, resté couché sur le dos, se
mit en devoir d'écrire; par sa position, il fut forcé de prendre
le buvard de la main gauche; de l'élever à la hauteur de ses yeux,
et d'écrire de la main droite pour ainsi dire en plafonnant. Sur
un premier feuillet, il traça quelques signes alphabétiques d'un
chiffre qu'il s'était composé pour lui seul afin de noter
certaines choses secrètes. Peu d'instants auparavant, au milieu de
ses tortures, une idée lumineuse lui était soudain venue; il la
croyait bonne, et il la notait, craignant de l'oublier au milieu
de ses souffrances, quoiqu'il se fût interrompu deux ou trois
fois; car si la peau ne brûlait plus qu'à petit feu, elle n'en
brûlait pas moins; Rodin continua d'écrire; sur un autre feuillet,
il traça les mots suivants, qui, sur un signe de lui, furent
aussitôt remis au père d'Aigrigny.

«Envoyez à l'instant B. auprès de Faringhea, dont il recevra le
rapport sur les événements de ces derniers jours, au sujet du
prince Djalma; B. reviendra immédiatement ici avec ce
renseignement.»

Le père d'Aigrigny s'empressa de sortir pour donner ce nouvel
ordre. Le cardinal se rapprocha un peu du théâtre de l'opération,
car, malgré la mauvaise odeur de cette chambre, il se complaisait
fort à voir partiellement rôtir le jésuite, auquel il gardait une
rancune de prêtre italien.

-- Allons, mon révérend père, dit le docteur à Rodin, continuez
d'être aussi admirablement courageux; votre poitrine se dégage...
Vous allez avoir encore un rude moment à passer... et puis après,
bon espoir...

Le patient se remit en place. Au moment où le père d'Aigrigny
rentra, Rodin l'interrogea du regard; le révérend père lui
répondit par un signe affirmatif.

Au signe du docteur, les quatre aides approchèrent leurs lèvres
des tubes et recommencèrent à aviver le feu d'un souffle
précipité. Cette recrudescence de torture fut si féroce que,
malgré son empire sur lui-même, Rodin grinça des dents à se les
briser, fit un soubresaut convulsif, et gonfla si fort sa poitrine
qui palpitait sous le brasier, qu'ensuite d'un spasme violent il
s'échappa enfin de ses poumons un cri de douleur terrible... mais
libre... mais sonore, mais retentissant.

-- La poitrine est dégagée, s'écria le docteur Baleinier
triomphant: il est sauvé... les poumons fonctionnent... la voix
revient... la voix est revenue... Soufflez, messieurs, soufflez...
et vous, mon révérend père, dit-il joyeusement à Rodin, si vous le
pouvez, criez... hurlez... ne vous gênez pas... je serai ravi de
vous entendre, et cela vous soulagera... Courage, maintenant... je
réponds de vous, c'est une cure merveilleuse... je la publierai,
je la crierai à son de trompe!...

-- Permettez, docteur, dit tout bas le père d'Aigrigny en se
rapprochant vivement de M. Baleinier; monseigneur est témoin que
j'ai retenu d'avance la publication de ce fait, qui passera...
comme il le peut véritablement... pour un miracle.

-- Eh bien, ce sera une cure miraculeuse, répondit sèchement le
docteur Baleinier, qui tenait à ses oeuvres.

En entendant dire qu'il était sauvé, Rodin, quoique ses
souffrances fussent peut-être les plus vives qu'il eût encore
ressenties, car le feu arrivait à la dernière couche de
l'épiderme, Rodin fut réellement beau, d'une beauté infernale. À
travers la pénible contraction de ses traits éclatait l'orgueil
d'un farouche triomphe; on voyait que ce monstre se sentait
redevenir fort et puissant, et qu'il avait conscience des maux
terribles que sa funeste résurrection allait causer...

Aussi, tout en se tordant sous la fournaise qui le dévorait, il
prononça ces mots, les premiers qui sortirent de sa poitrine, de
plus en plus libre et dégagée:

-- Je le disais... bien... moi, que je vivrais!...

-- Et vous disiez vrai! s'écria le docteur en tâtant le pouls de
Rodin. Voici maintenant votre pouls plein, ferme, réglé, les
poumons libres. La réaction est complète; vous êtes sauvé...

À ce moment, les derniers brins de coton avaient brûlé; on retira
les trépieds, et l'on vit sur la poitrine osseuse et décharnée de
Rodin quatre larges escarres arrondies. La peau, carbonisée,
fumante encore, laissait voir la chair rouge et vive... Par suite
de l'un des brusques soubresauts de Rodin, qui avait dérangé le
trépied, une de ces brûlures s'était plus étendue que les autres
et offrait pour ainsi dire un double cercle noirâtre et brûlé.

Rodin baissa les yeux sur ses plaies; après quelques secondes de
contemplation silencieuse, un étrange sourire brida ses lèvres.
Alors, sans changer de position, mais jetant de côté sur le père
d'Aigrigny un regard d'intelligence impossible à peindre, il lui
dit, en comptant lentement une à une ses plaies du bout de son
doigt à ongle plat et sordide:

-- Père d'Aigrigny... quel présage!... voyez donc!... Un
Rennepont... deux Rennepont... trois Rennepont... quatre
Rennepont... Puis, s'interrompant: Où est donc le cinquième?
Ah!... ici... cette plaie compte pour deux... elle est jumelle.[26]

Et il fit entendre un petit rire sec et aigu.

Le père d'Aigrigny, le cardinal et le docteur Baleinier comprirent
le sens de ces mystérieuses et sinistres paroles, que Rodin
compléta bientôt par une allusion terrible en s'écriant d'une voix
prophétique et d'un air inspiré:

-- Oui, je le dis, la race de l'impie sera réduite en poussière,
comme les lambeaux de ma chair viennent d'être réduits en
cendres... Je le dis... cela sera... car j'ai voulu vivre... je
vis.



XIX. Vice et vertu.

Deux jours se sont passés depuis que Rodin a été miraculeusement
rappelé à la vie. Le lecteur n'a peut-être pas oublié la maison de
la rue Clovis, où le révérend père avait un pied-à-terre, et où se
trouvait aussi le logement de Philémon, habité par Rose-Pompon.

Il est environ trois heures de l'après-midi; un vif rayon de
lumière, pénétrant à travers un trou rond pratiqué au battant de
la porte de la boutique demi-souterraine occupée par la mère
Arsène, la fruitière-charbonnière, forme un brusque contraste avec
les ténèbres de cette espèce de cave. Ce rayon tombe sur un objet
sinistre... Au milieu des falourdes, des légumes flétris, tout à
côté d'un grand tas de charbon, est un mauvais grabat; sous le
drap qui le recouvre se dessine la forme anguleuse et raide d'un
cadavre. C'est le corps de la mère Arsène; atteinte de choléra,
elle a succombé depuis la surveille: les enterrements étant très
nombreux, ses restes n'ont pas encore pu être enlevés.

La rue Clovis est alors presque déserte; il règne au dehors un
silence morne, souvent interrompu par les aigres sifflements du
vent du nord-est; entre deux rafales, on entend parfois un petit
fourmillement sec et brusque... ce sont des rats énormes qui vont
et viennent sur le monceau de charbon.

Soudain, un bruit léger se fait entendre; aussitôt ces animaux
immondes se sauvent et se cachent dans leurs trous. On tâchait de
forcer la porte qui de l'allée communiquait dans la boutique;
cette porte offrait d'ailleurs peu de résistance; au bout d'un
instant, sa mauvaise serrure céda, une femme entra et resta
quelques moments immobile au milieu de l'obscurité de cette cave
humide et glacée. Après une minute d'hésitation, cette femme
s'avança; le rayon lumineux éclaire les traits de la reine
Bacchanal; elle s'approche peu à peu de la couche funèbre.

Depuis la mort de Jacques, l'altération des traits de Céphyse
avait encore augmenté; d'une pâleur effrayante, ses beaux cheveux
noirs en désordre, les jambes et les pieds nus, elle était à peine
vêtue d'un mauvais jupon rapiécé et d'un mouchoir de cou en
lambeaux. Arrivée auprès du lit, la reine Bacchanal jeta un regard
d'une assurance presque farouche sur le linceul... Tout à coup
elle se recula en poussant un cri de frayeur involontaire. Une
ondulation rapide avait couru et agité le drap mortuaire, en
remontant depuis les pieds jusqu'à la tête de la morte... Bientôt
la vue d'un rat qui s'enfuyait le long des ais vermoulus du grabat
expliqua l'agitation du suaire. Céphyse, rassurée, se mit à
chercher et à rassembler précipitamment divers objets, comme si
elle eût craint d'être surprise dans cette misérable boutique.
Elle s'empara d'abord d'un panier, et le remplit de charbon; après
avoir encore regardé de côté et d'autre, elle découvrit dans un
coin un fourneau de terre, dont elle se saisit avec un élan de
joie sinistre.

-- Ce n'est pas tout... ce n'est pas tout, disait Céphyse en
cherchant de nouveau autour d'elle d'un air inquiet.

Enfin elle avisa auprès du petit poêle de fonte une boîte de fer
blanc contenant un briquet et des allumettes. Elle plaça ces
objets sur le panier, le souleva d'une main, et de l'autre emporta
le fourneau. En passant auprès du corps de la pauvre charbonnière,
Céphyse dit avec un sourire étrange: Je vous vole, ma pauvre mère
Arsène, mais mon vol ne me profitera guère.

Céphyse sortit de la boutique, rajusta la porte du mieux qu'elle
put, suivit l'allée et traversa la petite cour qui séparait ce
corps de logis dans lequel Rodin avait eu son pied-à-terre.

Sauf les fenêtres de l'appartement de Philémon, sur l'appui
desquelles Rose-Pompon, perchée comme un oiseau, avait tant de
fois gazouillé _son _Béranger, les autres croisées de cette maison
étaient ouvertes; au premier et au second étage il y avait des
morts; comme tant d'autres, ils attendaient la charrette où l'on
entassait les cercueils.

La reine Bacchanal gagna l'escalier qui conduisait aux chambres
naguère occupées par Rodin; arrivée à leur palier, elle monta un
petit escalier délabré, raide comme une échelle, auquel une
vieille corde servait de rampe, et atteignit enfin la porte à demi
pourrie d'une mansarde située sous les combles.

Cette maison était tellement délabrée, qu'en plusieurs endroits,
la toiture, percée à jour, laissait, lorsqu'il pleuvait, pénétrer
la pluie dans ce réduit à peine large de dix pieds carrés, et
éclairé par une fenêtre mansardée. Pour tout mobilier, on voyait,
au long du mur dégradé, sur le carreau, une vieille paillasse
éventrée, d'où sortaient quelques brins de paille; à côté de cette
couche, une petite cafetière de faïence égueulée, contenant un peu
d'eau.

La Mayeux, vêtue de haillons, était assise au bord de la
paillasse, ses coudes sur ses genoux, son visage caché entre ses
mains fluettes et blanches. Lorsque Céphyse rentra, la soeur
adoptive d'Agricol releva la tête; son pâle et doux visage
semblait encore amaigri, encore creusé par la souffrance, par le
chagrin, par la misère: ses yeux caves, rougis par les larmes,
s'attachèrent sur sa soeur avec une expression de mélancolique
tendresse.

-- Soeur... j'ai ce qu'il nous faut, dit Céphyse d'une voix sourde
et brève. Dans ce panier, il y a la fin de nos misères.

Puis, montrant à la Mayeux les objets qu'elle venait de déposer
sur le carreau, elle ajouta:

-- Pour la première fois de ma vie... j'ai... volé... et cela m'a
fait honte et peur... Décidément, je ne suis faite ni pour être
voleuse ni pour être pis encore. C'est dommage, ajouta-t-elle en
se prenant à sourire d'un air sardonique.

Après un moment de silence, la Mayeux dit à sa soeur avec une
expression navrante:

-- Céphyse... ma bonne Céphyse... tu veux donc absolument mourir?

-- Comment hésiter! répondit Céphyse d'une voix ferme. Voyons,
soeur, si tu veux, faisons encore une fois mon compte: quand même
je pourrais oublier ma honte et le mépris de Jacques mourant, que
me reste-t-il? Deux partis à prendre: le premier, redevenir
honnête et travailler. Eh bien, tu le sais, malgré ma bonne
volonté, le travail me manquera souvent, comme il nous manque
depuis quelques jours, et, quand il ne manquera pas, il me faudra
vivre avec quatre ou cinq francs par semaine. Vivre... c'est-à-
dire mourir à petit feu à force de privations, je connais ça...
j'aime mieux mourir tout d'un coup... L'autre parti serait de
continuer, pour vivre, le métier infâme dont j'ai essayé une
fois... et je ne veux pas... c'est plus fort que moi...
Franchement, soeur entre une affreuse misère, l'infamie ou la
mort, le choix peut-il être douteux? réponds.

Puis se reprenant aussitôt sans laisser parler la Mayeux, Céphyse
ajouta d'une voix brève et saccadée:

-- D'ailleurs, à quoi bon discuter?... je suis décidée; rien au
monde ne m'empêcherait d'en finir, puisque toi... toi... soeur
chérie, tout ce que tu as pu obtenir... de moi... c'est un retard
de quelques jours... espérant que le choléra nous épargnerait la
peine... Pour te faire plaisir, j'y consens: le choléra vient...
tue tout dans la maison... et nous laisse... Tu vois bien, il vaut
mieux faire ses affaires soi-même, ajouta-t-elle en souriant de
nouveau d'un air sardonique.

Puis elle reprit:

-- Et d'ailleurs, toi qui parles, pauvre soeur... tu en as aussi
envie que moi... d'en finir... avec la vie.

-- Cela est vrai, Céphyse, répondit la Mayeux, qui semblait
accablée. Mais... seule... on n'est responsable que de soi... et
il me semble que mourir avec toi, ajouta-t-elle en frissonnant,
c'est être complice de ta mort.

-- Aimes-tu mieux en finir... moi de mon côté... toi du tien?...
Ce sera gai... dit Céphyse, montrant dans ce moment terrible cette
espèce d'ironie amère, désespérée, plus fréquente qu'on ne le
croit au milieu des préoccupations mortelles.

-- Oh! non... non... dit la Mayeux avec effroi, pas seule... Oh!
je ne veux pas mourir seule.

-- Tu le vois donc bien, soeur chérie... nous avons raison de ne
pas nous quitter, et pourtant, ajouta Céphyse d'une voix émue,
j'ai parfois le coeur brisé quand je songe que tu veux mourir
comme moi...

-- Égoïste! dit la Mayeux avec un sourire navrant, quelles raisons
ai-je plus que toi d'aimer la vie? quel vide laisserai-je après
moi?

-- Mais toi, soeur, reprit Céphyse, tu es une pauvre martyre...
Les prêtres parlent de saintes! en est-il seulement une qui te
vaille?... et pourtant, tu veux mourir comme moi... qui ai
toujours été aussi oisive, aussi insouciante, aussi coupable...
que tu as été laborieuse et dévouée à tout ce qui souffrait...
Qu'est-ce que tu veux que je te dise? c'est vrai, pourtant, cela!
toi... un ange sur la terre, tu vas mourir aussi désespérée que
moi... qui suis maintenant aussi dégradée qu'une femme peut
l'être, ajouta la malheureuse en baissant les yeux.

-- Cela est étrange, reprit la Mayeux, pensive. Parties du même
point, nous avons suivi des routes opposées... et nous voici
arrivées au même but: le dégoût de l'existence... Pour toi, pauvre
soeur, il y a quelques jours encore; si belle, si vaillante, si
folle de plaisirs et de jeunesse, la vie est, à cette heure, aussi
pesante qu'elle l'est pour moi, triste et chétive créature...
Après tout, j'ai accompli jusqu'à la fin ce qui était pour moi un
devoir, ajouta la Mayeux avec douceur; Agricol n'a plus besoin de
moi... il est marié... il aime, il est aimé... son bonheur est
certain. Mlle de Cardoville n'a rien à désirer. Belle, riche,
heureuse, j'ai fait pour elle ce qu'une pauvre créature de ma
sorte pouvait faire... Ceux qui ont été bons pour moi sont
heureux; qu'est-ce que cela fait maintenant que j'aille me
reposer!... je suis si lasse!...

-- Pauvre soeur, dit Céphyse avec une émotion touchante qui
détendit ses traits contractés, quand je songe que, sans m'en
prévenir, et malgré ta résolution de ne jamais retourner chez
cette généreuse demoiselle, ta protectrice, tu as eu le courage de
te traîner, mourante de fatigue et de besoin, jusque chez elle
pour tâcher de l'intéresser à mon sort... oui, mourante... puisque
les forces t'ont manqué aux Champs-Élysées!

-- Et quand j'ai pu me rendre enfin à l'hôtel de Mlle de
Cardoville, elle était malheureusement absente!... oh! bien
malheureusement, répéta la Mayeux en regardant Céphyse avec
douleur, car, le lendemain, voyant cette dernière ressource nous
manquer... pensant encore plus à moi qu'à toi, voulant à tout prix
nous procurer du pain...

La Mayeux ne put achever et cacha son visage dans ses mains en
frémissant.

-- Eh bien! j'ai été me vendre comme tant d'autres malheureuses se
vendent quand le travail manque ou que le salaire ne suffit pas...
et que la faim crie trop fort... répondit Céphyse d'une voix
saccadée; seulement au lieu de vivre de ma honte... comme tant
d'autres en vivent... moi, j'en meurs...

-- Hélas! cette terrible honte, dont tu mourras, pauvre Céphyse,
parce que tu as du coeur... tu ne l'aurais pas connue si j'avais
pu voir Mlle de Cardoville, ou si elle avait répondu à la lettre
que j'avais demandé la permission de lui écrire chez son
concierge; mais, son silence me le prouve, elle est justement
blessée de mon brusque départ de chez elle... je le conçois...
elle a dû l'attribuer à une noire ingratitude... oui... car, pour
qu'elle n'ait pas daigné me répondre... il faut qu'elle soit bien
blessée... et elle a le droit de l'être... Aussi n'ai-je pas eu le
courage d'oser lui écrire une seconde fois... cela eût été
inutile, j'en suis sûre... Bonne et équitable comme elle l'est...
ses refus sont inexorables lorsqu'elle les croit mérités... et
puis, d'ailleurs, à quoi bon!... il était trop tard... tu étais
décidée à en finir...

-- Oh! bien décidée!... car mon infamie me rongeait le coeur... et
Jacques était mort dans mes bras en me méprisant... et je
l'aimais, vois-tu, ajouta Céphyse avec une exaltation passionnée,
je l'aimais comme on n'aime qu'une fois dans la vie!...

-- Que notre sort s'accomplisse donc!... dit la Mayeux, pensive...

-- Et la cause de ton départ de chez Mlle de Cardoville, soeur, tu
ne me l'as jamais dite... reprit Céphyse après un moment de
silence.

-- Ce sera le seul secret que j'emporterai avec moi, ma bonne
Céphyse, dit la Mayeux en baissant les yeux.

Et elle songeait avec une joie amère que bientôt elle serait
délivrée de cette crainte qui avait empoisonné les derniers jours
de sa triste vie:

_Se retrouver en face d'Agricol... instruit du funeste et
ridicule amour qu'elle ressentait pour lui..._

Car, il faut le dire, cet amour fatal, désespéré, était une des
causes du suicide de cette infortunée; depuis la disparition de
son journal, elle croyait que le forgeron connaissait le triste
secret de ces pages navrantes; quoiqu'elle ne doutât pas de la
générosité, du bon coeur d'Agricol, elle se défiait tant d'elle-
même, elle ressentait une telle honte de cette passion, pourtant
bien noble, bien pure, que, dans l'extrémité où elle et Céphyse
s'étaient trouvées réduites, manquant toutes deux de travail et de
pain, aucune puissance humaine ne l'aurait forcée d'affronter le
regard d'Agricol... pour lui demander aide et secours.

Sans doute, la Mayeux eût autrement envisagé sa position si son
esprit n'eût pas été troublé par cette sorte de vertige dont les
caractères les plus fermes sont souvent atteints lorsque le
malheur qui les frappe dépasse toutes les bornes; mais la misère,
mais la faim, mais l'influence, pour ainsi dire contagieuse dans
un tel moment, des idées de suicide de Céphyse; mais la lassitude
d'une vie depuis si longtemps vouée à la douleur, aux
mortifications, portèrent le dernier coup à la raison de la
Mayeux; après avoir longtemps lutté contre le funeste dessein de
sa soeur, la pauvre créature, accablée, anéantie, finit par
vouloir partager le sort de Céphyse, voyant du moins dans la mort
le terme de tant de maux...

-- À quoi penses-tu, soeur? dit Céphyse, étonnée du long silence
de la Mayeux. Celle-ci tressaillit et répondit:

-- Je pense à la cause qui m'a fait si brusquement sortir de chez
Mlle de Cardoville et passer à ses yeux pour une ingrate... Enfin,
puisse cette fatalité qui m'a chassée de chez elle n'avoir pas
d'autres victimes que nous; puisse mon dévouement, si obscur, si
infime qu'il eût été, ne jamais manquer à celle qui a tendu sa
noble main à la pauvre ouvrière et l'a appelée sa _soeur...
_puisse-t-elle être heureuse, oh! à tout jamais heureuse! dit la
Mayeux en joignant les mains avec l'ardeur d'une invocation
sincère.

-- Cela est beau... soeur... un tel voeu dans ce moment! dit
Céphyse.

-- Oh! c'est que, vois-tu, reprit vivement la Mayeux, j'aimais,
j'admirais cette merveille d'esprit, de coeur et de beauté idéale,
avec un pieux respect, car jamais la puissance de Dieu ne s'est
révélée dans une oeuvre plus adorable et plus pure... une de mes
dernières pensées aura du moins été pour elle.

-- Oui... tu auras aimé et respecté ta généreuse protectrice
jusqu'à la fin...

-- Jusqu'à la fin... dit la Mayeux après un moment de silence.
C'est vrai... tu as raison... c'est la fin... bientôt... dans un
instant, tout sera terminé... Vois donc avec quel calme nous
parlons de... de ce qui en épouvante tant d'autres!

-- Soeur, nous sommes calmes, parce que nous sommes décidées.

-- Bien décidées, Céphyse? dit la Mayeux en jetant de nouveau un
regard profond et pénétrant sur sa soeur.

-- Oh! oui... puisses-tu l'être autant que moi!...

-- Sois tranquille... si je retardais de jour en jour le moment
d'en finir, répondit la Mayeux, c'est que je voulais toujours te
laisser le temps de réfléchir... car, pour moi...

La Mayeux n'acheva pas, mais elle fit un signe de tête d'une
tristesse désespérée.

-- Eh bien... soeur... embrassons-nous, dit Céphyse, et du
courage!

La Mayeux, se levant, se jeta dans les bras de sa soeur... Toutes
deux se tinrent longtemps embrassées... Il y eut quelques secondes
d'un silence profond, solennel, seulement interrompu par les
sanglots des deux soeurs, car alors seulement elles se mirent à
pleurer.

-- Oh! mon Dieu! s'aimer ainsi... et se quitter... pour jamais,
dit Céphyse, c'est bien cruel!... pourtant.

-- Se quitter!... s'écria la Mayeux... et son pâle et doux visage
inondé de larmes resplendit tout à coup d'une divine espérance; se
quitter, soeur, oh! non, non. Ce qui me rend calme... vois-tu...
c'est que je sens là, au fond du coeur, une aspiration profonde,
certaine, vers ce monde meilleur où une vie meilleure nous attend!
Dieu... si grand, si clément, si prodigue, si bon, n'a pas voulu,
lui, que ses créatures fussent à jamais malheureuses, mais
quelques hommes égoïstes, dénaturant son oeuvre, réduisent leurs
frères à la misère et au désespoir... Plaignons les méchants et
laissons-les... Viens là-haut, soeur... les hommes n'y sont rien,
Dieu y règne... viens là-haut, soeur; on y est mieux... partons
vite... car il est tard.

Ce disant, la Mayeux montra les rouges lueurs du couchant qui
commençaient à empourprer les carreaux de la fenêtre.

Céphyse, entraînée par la religieuse exaltation de sa soeur, dont
les traits, pour ainsi dire transfigurés par l'espoir d'une
délivrance prochaine, brillaient doucement colorés par les rayons
du soleil couchant, Céphyse saisit les deux mains de sa soeur, et,
la regardant avec un profond attendrissement, s'écria:

-- Oh! ma soeur, comme tu es belle ainsi!

-- La beauté me vient un peu tard, dit la Mayeux en souriant
tristement.

-- Non, soeur, car tu parais si heureuse... que les derniers
scrupules que j'avais encore pour toi s'effacent tout à fait.

-- Alors, dépêchons-nous, dit la Mayeux en montrant le réchaud à
sa soeur.

-- Sois tranquille, soeur, ce ne sera pas long, dit Céphyse. Et
elle alla prendre le réchaud rempli de charbon qu'elle avait placé
dans un coin de la mansarde, et l'apporta au milieu de cette
petite pièce.

-- Sais-tu... comment cela... s'arrange... toi!... lui demanda la
Mayeux en s'approchant.

-- Oh!... mon Dieu!... c'est bien simple, répondit Céphyse: On
ferme la porte... la fenêtre, et l'on allume le charbon...

-- Oui, soeur; mais il me semble avoir entendu dire qu'il fallait
bien exactement boucher toutes les ouvertures, afin qu'il n'entre
pas d'air.

-- Tu as raison: justement cette porte joint si mal!

-- Et le toit... vois donc ces crevasses.

-- Comment faire... soeur!

-- Mais, j'y songe, dit la Mayeux, la paille de notre paillasse,
bien tordue, pourra nous servir.

-- Sans doute, reprit Céphyse, nous en garderons pour allumer
notre feu, et du reste nous ferons des tampons pour les crevasses
du toit, et des bourrelets pour la porte et les fenêtres...

Puis, souriant avec cette ironie amère, fréquente, nous le
répétons, dans ces lugubres moments, Céphyse ajouta:

-- Dis donc... soeur, des bourrelets aux portes et aux fenêtres
pour empêcher l'air... quel luxe... nous sommes douillettes comme
des personnes riches.

-- À cette heure... nous pouvons bien prendre un peu nos aises,
dit la Mayeux en tâchant de plaisanter comme la reine Bacchanal.

Et les deux soeurs, avec un incroyable sang-froid, commencèrent à
tordre des brins de paille en espèce de bourrelets assez menus
pour pouvoir être placés entre les ais de la porte et le plancher,
puis elles façonnèrent d'assez gros tampons destinés à boucher les
crevasses de la toiture. Tant que dura cette sinistre occupation,
le calme et la morne résignation de ces deux infortunées ne se
démentirent pas.



XX. Suicide.

Céphyse et la Mayeux continuaient avec calme les préparatifs de
leur mort.

Hélas! combien de pauvres jeunes filles, ainsi que les deux
soeurs, ont été et seront encore fatalement poussées à chercher
dans le suicide un refuge contre le désespoir, contre l'infamie ou
contre une vie trop misérable.

Et cela doit être... et sur la société pèsera aussi la terrible
responsabilité de ces morts désespérées, tant que des milliers de
créatures humaines_, ne pouvant pas matériellement vivre _du
salaire dérisoire qu'on leur accorde, seront forcées de choisir
entre ces trois abîmes de maux, de hontes et de douleurs:

_Une vie de travail énervant et des privations meurtrières,
causes d'une mort précoce..._

_La prostitution, qui tue aussi, mais lentement, par les mépris,
par les brutalités, par les maladies immondes..._

_Le suicide, qui tue tout de suite..._

Céphyse et la Mayeux symbolisent moralement deux fractions de la
classe ouvrière chez les femmes.

Ainsi que la Mayeux, les unes, sages, laborieuses, infatigables,
luttent énergiquement avec une admirable persévérance contre les
tentations mauvaises, contre les mortelles fatigues d'un labeur
au-dessus de leurs forces, contre une affreuse misère... Humbles,
douces, résignées, elles vont... les bonnes et vaillantes
créatures, elles vont... tant qu'elles peuvent aller, quoique bien
frêles, quoique bien étiolées, quoique bien endolories... car elles
ont presque toujours faim et froid, et presque jamais de repos, d'air
et de soleil. Elles vont enfin bravement jusqu'à la fin... jusqu'à ce
qu'affaiblies par un travail exagéré, minées par une pauvreté
homicide, les forces leur manquent tout à fait... Alors, presque
toujours atteintes de maladies d'épuisement, le plus grand nombre
va s'éteindre douloureusement à l'hospice et alimenter les
amphithéâtres... exploitées pendant leur vie, exploitées après
leur mort... toujours utiles aux vivants. Pauvres femmes, saints
martyrs!

Les autres, moins patientes, allument un peu de charbon, et_, bien
lasses_, comme dit la Mayeux, oh! bien lasses de cette vie terne,
sombre, sans joies, sans souvenirs, sans espérances, elles se
reposent enfin, et s'endorment du sommeil éternel, sans songer à
maudire un monde qui ne leur laisse que le choix du suicide...
Oui, le choix du suicide... car, sans parler des métiers dont
l'insalubrité mortelle décime périodiquement les classes
ouvrières, la misère, en un temps donné, tue comme l'asphyxie.

D'autres femmes, au contraire, douées, ainsi que Céphyse, d'une
organisation vivace et ardente, d'un sang riche et chaud,
d'appétits exigeants, ne peuvent se résigner à vivre seulement
d'un salaire qui ne leur permet pas même de manger à leur faim.
Quant à quelques distractions, si modestes qu'elles soient, quant
à des vêtements, non pas coquets mais propres, besoin aussi
impérieux que la faim chez la majorité de l'espèce, il n'y faut
pas songer...

Qu'arrive-t-il? Un amant se présente; il parle de fêtes, de bals,
de promenades aux champs, à une malheureuse fille toute palpitante
de jeunesse et clouée sur sa chaise dix-huit heures par jour...
dans quelques taudis sombre et infect; le tentateur parle de
vêtements élégants et frais, et la robe mauvaise qui couvre
l'ouvrière ne la défend même pas du froid; le tentateur parle de
mets délicats... et le pain qu'elle dévore est loin de rassasier
chaque soir son appétit de dix-sept ans. Alors elle cède à ces
offres pour elle irrésistibles. Et bientôt vient le délaissement,
l'abandon de l'amant: mais l'habitude de l'oisiveté est prise, la
crainte de la misère a grandi à mesure que la vie s'est un peu
raffinée; le travail, même incessant, ne suffirait plus aux
dépenses accoutumées... alors, par faiblesse, par peur... par
insouciance... on descend d'un degré de plus dans le vice; puis
enfin l'on tombe au plus profond de l'infamie... et, ainsi que le
disait Céphyse, les unes vivent de l'infamie... d'autres en
meurent.

Meurent-elles comme Céphyse, on doit les plaindre plus encore que
les blâmer. La société ne perd-elle pas ce droit de blâme dès que
toute créature humaine, d'abord laborieuse et honnête, n'a pas
trouvé, disons-le toujours, en retour de son travail assidu, un
logement salubre, un vêtement chaud, des aliments suffisants,
quelques jours de repos et toute facilité d'étudier, de
s'instruire, parce que le pain de l'âme est dû à tous, comme le
pain du corps, en échange de leur travail et de leur probité?

Oui, une société égoïste et marâtre est responsable de tant de
vices, de tant d'actions mauvaises, qui ont eu pour seule cause
première:

_L'impossibilité matérielle de vivre sans faillir._

Oui, nous le répétons, un nombre effrayant de femmes n'ont que le
choix entre: _une misère homicide, la prostitution, le suicide._

Et cela, disons-le encore, on nous entendra peut-être, et cela
parce que le salaire de ces infortunées est insuffisant,
dérisoire... non que leurs patrons soient généralement durs ou
injustes, mais parce que, souffrant cruellement eux-mêmes des
continuelles réactions d'une concurrence anarchique, parce que,
écrasés sous le poids d'une implacable féodalité industrielle
(état de choses maintenu, imposé par l'inertie, l'intérêt ou le
mauvais vouloir des gouvernements), ils sont forcés d'amoindrir
chaque jour les salaires pour éviter une ruine complète.

Et tant de déplorables infortunes sont-elles au moins quelquefois
allégées par une lointaine espérance d'un avenir meilleur? Hélas!
on n'ose le croire...

Supposons qu'un homme sincère, sans aigreur, sans passion, sans
amertume, sans violence, mais le coeur douloureusement navré de
tant de misère, vienne simplement poser cette question à nos
législateurs:

«Il résulte de faits évidents, prouvés, irrécusables, que des
milliers de femmes sont obligées de vivre de Paris avec CINQ
FRANCS au plus par semaine... entendez-vous bien: CINQ FRANCS PAR
SEMAINE... pour se loger, se vêtir, se chauffer, se nourrir. Et
beaucoup de ces femmes sont veuves et ont de petits enfants; je ne
ferai pas, comme on dit_, de phrases! _Je vous conjure seulement
de penser à vos filles, à vos soeurs, à vos femmes, à vos mères...
Comme elles, pourtant, ces milliers de pauvres créatures, vouées à
un sort affreux et forcément démoraliseur, sont mères, filles,
soeurs, épouses. Je vous le demande au nom de la charité, au nom
du bon sens, au nom de l'intérêt de tous, au nom de la dignité
humaine, un tel état de choses, qui va d'ailleurs toujours en
s'aggravant, est-il tolérable? est-il possible? Le souffrirez-
vous, surtout si vous songez aux maux effroyables, aux vices sans
nombre qu'engendre une telle misère?»

Que se passerait-il parmi nos législateurs?

Sans doute ils répondraient... douloureusement, navrés (il faut le
croire) de leur impuissance:

-- Hélas! c'est désolant, nous gémissons de si grandes misères;
mais nous ne pouvons rien. NOUS NE POUVONS RIEN!!!

De tout ceci la morale est simple, la conclusion facile et à la
portée de tous... de ceux qui souffrent surtout... et ceux-là, en
nombre immense, concluent souvent... concluent beaucoup, à leur
manière... et ils attendent.

Aussi un jour viendra peut-être où la société regrettera bien
amèrement sa déplorable insouciance; alors les heureux de ce monde
auront de terribles comptes à demander aux gens qui, à cette
heure, nous gouvernent, car ils auraient pu, sans crises, sans
violences, sans secousse, assurer le bien-être du travailleur et
la tranquillité du riche.

Et, en attendant une solution quelconque à ces questions si
douloureuses, qui intéressent l'avenir de la société... du monde
peut-être, bien des pauvres créatures, comme la Mayeux, comme
Céphyse, mourront de misère et de désespoir.

* * * * *

En quelques minutes, les deux soeurs eurent achevé de
confectionner avec la paille de leur couche les bourrelets et les
tambours destinés à intercepter l'air et à rendre l'asphyxie plus
rapide et plus sûre.

La Mayeux dit à sa soeur:

-- Toi qui es la plus grande, Céphyse, tu te chargeras du plafond,
moi de la fenêtre et de la porte.

-- Sois tranquille, soeur... j'aurai fini avant toi, répondit
Céphyse.

Et les deux jeunes filles commencèrent à intercepter soigneusement
les courants d'air qui jusque-là sifflaient dans cette mansarde
délabrée.

Céphyse, grâce à sa taille élevée, atteignit aux crevasses du
toit, qui furent hermétiquement bouchées.

Cette triste besogne accomplie, les deux soeurs revinrent l'une
auprès de l'autre et se regardèrent en silence. Le moment fatal
approchait; leurs physionomies, quoique toujours calmes,
semblaient légèrement animées par cette surexcitation étrange qui
accompagne toujours les doubles suicides.

-- Maintenant, dit la Mayeux, vite le fourneau... Et elle
s'agenouilla devant le petit réchaud rempli de charbon; mais
Céphyse, prenant sa soeur par-dessous les bras, l'obligea de se
relever, en lui disant:

-- Laisse-moi allumer le feu... cela me regarde...

-- Mais, Céphyse...

-- Tu sais, pauvre soeur, combien l'odeur du charbon te fait mal à
la tête!

À cette naïveté, car la reine Bacchanal parlait sérieusement, les
deux soeurs ne purent s'empêcher de sourire tristement.

-- C'est égal, reprit Céphyse. À quoi bon te donner une souffrance
de plus... et plus tôt?

Puis, montrant à sa soeur la paillasse encore un peu garnie,
Céphyse ajouta:

-- Tu vas te coucher là, bonne petite soeur, lorsque le fourneau
sera allumé, je viendrai m'asseoir à côté de toi.

-- Ne sois pas longtemps... Céphyse.

-- Dans cinq minutes, c'est fait. Le bâtiment élevé sur la rue
était séparé par une cour étroite du corps de logis où se trouvait
le réduit des deux soeurs, et le dominait tellement, qu'une fois
le soleil disparu derrière de hauts pignons, la mansarde devint
assez obscure, le jour voilé de la fenêtre aux carreaux presque
opaques, tant ils étaient sordides, éclairait faiblement la
vieille paillasse à carreaux bleus et blancs sur laquelle la
Mayeux, vêtue d'une robe en lambeaux, se tenait à demi couchée.
S'accoudant alors sur son bras gauche, le menton appuyé dans la
paume de sa main elle se mit à regarder sa soeur avec une
expression déchirante, Céphyse, agenouillée devant le réchaud, le
visage penché vers le noir charbon au-dessus duquel voltigeait
déjà çà et là une petite flamme bleuâtre... Céphyse soufflait avec
force sur un peu de braise allumée, qui jetait sur la pâle figure
de la jeune fille des reflets ardents. Le silence était profond...
L'on n'entendait pas d'autre bruit que celui du souffle haletant
de Céphyse, et, par intervalles, la légère crépitation du charbon
qui, commençant à s'embraser, exhalait déjà une odeur fade à
soulever le coeur.

Céphyse, voyant le réchaud complètement allumé et se sentant déjà
un peu étourdie, se releva et dit à sa soeur en s'approchant
d'elle:

-- C'est fait...

-- Ma soeur, reprit la Mayeux en se mettant à genoux sur la
paillasse, pendant que Céphyse était encore debout, comment
allons-nous nous placer? Je voudrais bien être tout près de toi...
jusqu'à la fin...

-- Attends, dit Céphyse en exécutant à mesure les mouvements dont
elle parlait, je vais m'asseoir au chevet de la paillasse, adossée
au mur. Maintenant, petite soeur, viens, couche-toi là... Bon...
appuie ta tête sur mes genoux... et donne-moi ta main. Es-tu bien
ainsi?

-- Oui, mais je ne peux pas te voir.

-- Cela vaut mieux... Il paraît qu'il y a un moment, bien court...
il est vrai... où l'on souffre beaucoup... Et... ajouta Céphyse
d'une voix émue, autant ne pas nous voir souffrir.

-- Tu as raison, Céphyse...

-- Laisse-moi baiser une dernière fois tes beaux cheveux, dit
Céphyse en pressant contre ses lèvres la chevelure soyeuse qui
couronnait le pâle et mélancolique visage de la Mayeux, et puis
après, nous nous tiendrons tranquilles...

-- Soeur... ta main... dit la Mayeux; une dernière fois, ta
main... et après comme tu le dis, nous ne bougerons plus... et
nous n'attendrons pas longtemps, je crois, car je commence à me
sentir étourdie... et toi... soeur?

-- Moi?... pas encore, dit Céphyse, je ne m'aperçois que de
l'odeur du charbon.

-- Tu ne prévois pas à quel cimetière on nous mènera? dit la
Mayeux après un moment de silence.

-- Non; pourquoi cette question?

-- Parce que je préférerais le Père-Lachaise... j'y ai été une
fois avec Agricol et sa mère... Quel beau coup d'oeil... partout
des arbres... des fleurs... du marbre... sais-tu que les morts...
sont mieux logés... que les vivants et...

-- Qu'as-tu, soeur?... dit Céphyse à la Mayeux, qui s'était
interrompue après avoir parlé d'une voix plus lente.

-- J'ai comme des vertiges... les tempes me bourdonnent...
répondit la Mayeux. Et toi, comment te sens-tu!

-- Je commence seulement à être un peu étourdie; c'est singulier,
chez moi... l'effet est plus tardif que chez toi.

-- Oh! c'est que moi, dit la Mayeux en tâchant de sourire, j'ai
toujours été si précoce... Te souviens-tu... à l'école des soeurs,
on disait que j'étais toujours plus avancée que les autres... Cela
m'arrive encore, comme tu vois.

-- Oui... mais j'espère te rattraper tout à l'heure, dit Céphyse.

Ce qui étonnait les deux soeurs était naturel; quoique très
affaiblie par les chagrins et par la misère, la reine Bacchanal,
d'une constitution aussi robuste que celle de la Mayeux était
frêle et délicate, devait ressentir beaucoup moins promptement que
sa soeur les effets de l'asphyxie.

Après un instant de silence, Céphyse reprit en posant sa main sur
le front de la Mayeux, dont elle supportait toujours la tête sur
ses genoux:

-- Tu ne me dis rien... soeur!... tu souffres, n'est-ce pas?

-- Non, dit la Mayeux d'une voix affaiblie; mes paupières sont
pesantes comme du plomb... l'engourdissement me gagne... je
m'aperçois... que je parle plus lentement... mais je ne sens
encore aucune douleur vive... Et toi, soeur?

-- Pendant que tu me parlais, j'ai éprouvé un vertige; maintenant
mes tempes battent avec force.

-- Comme elles me battaient tout à l'heure; on croirait que c'est
plus douloureux et plus difficile que cela... de mourir...

Puis après un moment de silence, la Mayeux dit soudain à sa soeur:

-- Crois-tu qu'Agricol me regrette beaucoup et pense longtemps à
moi?

-- Peux-tu demander cela!... dit Céphyse d'un ton de reproche.

-- Tu as raison... reprit doucement la Mayeux. Il y a un mauvais
sentiment dans ce doute... mais si tu savais...

-- Quoi, soeur? La Mayeux hésita un instant et dit avec
accablement:

-- Rien... Puis elle ajouta:

-- Heureusement, je meurs bien convaincue qu'il n'aura jamais
besoin de moi; il est marié à une jeune fille charmante; ils
s'aiment... je suis sûre... qu'elle fera son bonheur.

En prononçant ces derniers mots, l'accent de la Mayeux s'était de
plus en plus affaibli. Tout à coup elle tressaillit, et dit à
Céphyse, d'une voix tremblante, presque craintive:

-- Ma soeur, serre-moi dans tes bras... oh! j'ai peur: je vois
tout d'un bleu sombre, et les objets tourbillonnent autour de moi.

Et la malheureuse créature, se relevant un peu, cacha son visage
dans le sein de sa soeur, toujours assise, et l'entoura de ses
deux bras languissants.

-- Courage... soeur!... dit Céphyse en la serrant contre sa
poitrine; et d'une voix qui s'affaiblissait aussi:

-- Ça va finir... Et Céphyse ajouta, avec un mélange d'envie et
d'effroi:

-- Pourquoi donc ma soeur est-elle si vite défaillante?... J'ai
encore toute ma tête et je souffre moins qu'elle... Oh! mais cela
ne durera pas; si je pensais qu'elle dût mourir avant moi, j'irais
me mettre le visage au-dessus du réchaud... oui... et j'y vais.

Au mouvement que fit Céphyse pour se relever, une faible étreinte
de sa soeur la retint.

-- Tu souffres, pauvre petite?... dit Céphyse en tremblant.

-- Ah!... oui... à cette heure... beaucoup... ne me quitte pas...
je t'en prie...

-- Et moi... rien... presque rien encore... se dit Céphyse en
jetant un coup d'oeil farouche sur le réchaud... Ah!... si...
pourtant, ajouta-t-elle avec une sorte de joie sinistre, je
commence à étouffer, et il... me semble... que ma tête va se
fendre.

En effet, le gaz délétère remplissait alors la petite chambre dont
il avait peu à peu chassé tout l'air respirable... le jour
s'avançait; la mansarde, devenue assez obscure, était éclairée par
la réverbération du fourneau, qui jetait ses reflets rougeâtres
sur le groupe des deux soeurs étroitement embrassées. Soudain la
Mayeux fit quelques légers mouvements convulsifs, en prononçant
ces mots d'une voix éteinte:

-- Agricol... mademoiselle de Cardoville... Oh! adieu...
Agricol... je te...

Puis elle murmura quelques autres paroles inintelligibles; ses
mouvements convulsifs cessèrent, et ses bras, qui enlaçaient
Céphyse, retombèrent inertes sur la paillasse.

-- Ma soeur!... s'écria Céphyse effrayée, en soulevant la tête de
la Mayeux entre ses deux mains pour la regarder, toi... déjà, ma
soeur... mais moi?

La douce figure de la Mayeux n'était pas plus pâle que de coutume,
seulement ses yeux, à demi fermés, n'avaient plus de regard; un
demi-sourire rempli de tristesse et de bonté erra encore un
instant sur ses lèvres violettes, d'où s'échappait un souffle
imperceptible... puis sa bouche devint immobile: l'expression du
visage était d'une grande sérénité.

-- Mais tu ne dois pas mourir avant moi... s'écria Céphyse d'une
voix déchirante en couvrant de baisers les joues de la Mayeux, qui
se refroidirent sous ses lèvres. Ma soeur... attends-moi...
attends-moi...

La Mayeux ne répondit pas; sa tête, que Céphyse abandonna un
moment, retomba doucement sur la paillasse.

-- Mon Dieu! je te le jure... ce n'est pas ma faute si nous ne
mourrons pas ensemble!... s'écria avec désespoir Céphyse
agenouillée devant la couche où était étendue la Mayeux. Morte!...
murmura Céphyse épouvantée, la voilà morte... avant moi... c'est
peut-être que je suis la plus forte... Ah!... heureusement... je
commence... comme elle... tout à l'heure... à voir d'un bleu
sombre... oh!... je souffre... quel bonheur!... Oh! l'air me
manque... Soeur, ajouta-t-elle en jetant ses bras autour du cou de
la Mayeux, me voilà... je viens...

Soudain, un bruit de pas et de voix se fit entendre dans
l'escalier. Céphyse avait encore assez de présence d'esprit pour
que ces sons arrivassent jusqu'à elle. Toujours étendue sur le
corps de sa soeur, elle redressa la tête. Le bruit se rapprocha de
plus en plus; bientôt une voix s'écria au dehors, à peu de
distance de la porte:

-- Grand Dieu!... quelle odeur de charbon!...

Et au même instant les ais de la porte furent ébranlés, tandis
qu'une autre voix s'écriait:

-- Ouvrez!... ouvrez!

-- On va entrer... me sauver... moi!... et ma soeur morte... Oh!
non... je n'aurai pas la lâcheté de lui survivre.

Telle fut la dernière pensée de Céphyse. Usant de tout ce qui lui
restait de forces pour courir à la fenêtre, elle l'ouvrit... et au
moment où la porte, à demi brisée, cédait sous un vigoureux
effort... la malheureuse créature se précipita dans la cour, du
haut de ce troisième étage. À cet instant, Adrienne et Agricol
paraissaient au seuil de la chambre.

Malgré l'odeur suffocante du charbon, Mlle de Cardoville se
précipita dans la mansarde, et, voyant le réchaud, s'écria:

-- La malheureuse enfant!... elle s'est tuée!...

-- Non... elle s'est jetée par la fenêtre, s'écria Agricol, car il
avait vu, au moment où la porte se brisait, une forme humaine
disparaître par la croisée où il courut. Ah!... c'est affreux!
s'écria-t-il bientôt, et poussant un cri déchirant, il mit sa main
devant ses yeux et se retourna pâle, terrifié, vers Mlle de
Cardoville.

Mais se méprenant sur la cause de l'épouvante d'Agricol, Adrienne,
qui venait d'apercevoir la Mayeux à travers l'obscurité, répondit:

-- Non... la voici... Et elle montra au forgeron la pâle figure de
la Mayeux étendue sur la paillasse, auprès de laquelle Adrienne se
jeta à genoux... Saisissant les mains de la pauvre ouvrière, elle
les trouva glacées... lui posant vite la main sur le coeur, elle
ne le sentit plus battre... Cependant, au bout d'une seconde,
l'air frais entrant à flots par la porte, par la fenêtre, Adrienne
crut remarquer une pulsation presque imperceptible et s'écria:

-- Son coeur bat, vite du secours... monsieur Agricol, courez! du
secours... Heureusement j'ai mon flacon.

-- Oui... oui... du secours pour elle... et pour l'autre... s'il
en est temps encore! dit le forgeron désespéré en se précipitant
vers l'escalier, laissant Mlle de Cardoville agenouillée devant la
paillasse où était étendue la Mayeux.



XXI. Les aveux.

Pendant la scène pénible que nous venons de raconter, une vive
émotion avait coloré les traits de Mlle de Cardoville, pâlie,
amaigrie par le chagrin. Ses joues, naguère d'une rondeur si pure,
s'étaient déjà légèrement creusées, tandis qu'un cercle d'un
faible et transparent azur cernait ses yeux noirs, tristement
voilés, au lieu d'être vifs et brillants comme par le passé; ses
lèvres charmantes, quoique contractées par une inquiétude
douloureuse, avaient cependant conservé leur incarnat humide et
velouté.

Pour donner plus aisément ses soins à la Mayeux, Adrienne avait
jeté au loin son chapeau, et les flots soyeux de sa belle
chevelure d'or cachaient presque son visage baissé vers la
paillasse, auprès de laquelle elle se tenait agenouillée, serrant
entre ses mains d'ivoire les mains fluettes de la pauvre ouvrière,
complètement rappelée à la vie depuis quelques minutes, et par la
salubre fraîcheur de l'air, et par l'activité des sels dont
Adrienne portait sur elle un flacon; heureusement,
l'évanouissement de la Mayeux avait été causé plus par son émotion
et par sa faiblesse que par l'action de l'asphyxie, le gaz
délétère du charbon n'ayant pas encore atteint son dernier degré
d'intensité lorsque l'infortunée avait perdu connaissance.

Avant de poursuivre le récit de cette scène entre l'ouvrière et la
patricienne, quelques mots rétrospectifs sont nécessaires.

Depuis l'étrange aventure du théâtre de la porte Saint-Martin,
alors que Djalma, au péril de sa vie, s'était précipité sur la
panthère noire sous les yeux de Mlle de Cardoville, la jeune fille
avait été diversement affectée. Oubliant et sa jalousie et son
humiliation à la vue de Djalma... de Djalma s'affichant aux yeux
de tous avec une femme qui semblait si peu digne de lui, Adrienne,
un moment éblouie par l'action à la fois héroïque et chevaleresque
du prince, s'était dit: Malgré d'odieuses apparences, Djalma
m'aime assez pour avoir bravé la mort afin de ramasser mon
bouquet.

Mais chez cette jeune fille d'une âme délicate, d'un caractère si
généreux, d'un esprit si juste et si droit, la réflexion, le bon
sens devaient bientôt démontrer la vanité de pareilles
consolations, bien impuissantes à guérir les cruelles blessures de
son amour et de sa dignité si cruellement atteints.

Que de fois, se disait Adrienne avec raison, le prince a affronté,
à la chasse, par pur caprice et sans raison, un danger pareil à
celui qu'il a bravé pour ramasser mon bouquet! et encore... qui me
dit que ce n'était pas, pour l'offrir à la femme dont il était
accompagné?

Étranges peut-être aux yeux du monde, mais justes et grandes aux
yeux de Dieu, les idées qu'Adrienne avait sur l'amour, jointes à
sa légitime fierté, étaient un obstacle invincible à ce qu'elle
pût jamais songer à _succéder _à cette femme (quelle qu'elle fût
d'ailleurs) que le prince avait affichée en public comme sa
maîtresse.

Et pourtant, Adrienne osait à peine se l'avouer, elle ressentait
une jalousie d'autant plus pénible, d'autant plus humiliante,
contre sa rivale, que celle-ci semblait moins digne de lui être
comparée.

D'autres fois, au contraire, malgré la conscience qu'elle avait de
sa propre valeur, Mlle de Cardoville, se rappelant des traits
charmants de Rose-Pompon, se demandait si le mauvais goût, si les
manières libres et inconvenantes de cette jolie créature étaient
l'effet d'une effronterie précoce et dépravée ou de l'ignorance
complète des usages; dans ce dernier cas, cette ignorance même,
résultant peut-être d'un naturel naïf, ingénu, pouvait avoir un
grand attrait enfin, si à ce charme et à celui d'une incontestable
beauté se joignaient un amour sincère et une âme pure, peu
importaient l'obscurité de la naissance et la mauvaise éducation
de cette jeune fille; elle pouvait inspirer à Djalma une passion
profonde.

Si Adrienne hésitait souvent à voir dans Rose-Pompon, malgré tant
de fâcheuses apparences, une créature perdue, c'est que, se
souvenant de ce que tant de voyageurs racontaient de l'élévation
d'âme de Djalma, se souvenant surtout de la conversation qu'elle
avait un jour surprise entre lui et Rodin, elle se refusait à
croire qu'un homme doué d'un esprit si remarquable, d'un coeur si
tendre, d'une âme si poétique, si rêveuse, si enthousiaste de
l'idéal, fût capable d'aimer une créature dépravée, vulgaire, et
de se montrer audacieusement en public avec elle... Là était un
mystère qu'Adrienne s'efforçait en vain de pénétrer.

Ces doutes navrants, cette curiosité cruelle, alimentaient encore
le funeste amour d'Adrienne, et l'on doit comprendre son incurable
désespoir en reconnaissant que l'indifférence, que les mépris
mêmes de Djalma ne pouvaient tuer cet amour plus brûlant, plus
passionné que jamais; tantôt, se rejetant dans des idées de
fatalité de coeur, elle se disait qu'elle _devait _éprouver cet
amour, que Djalma le méritait, et qu'un jour ce qu'il y avait
d'incompréhensible dans la conduite du prince s'expliquerait à son
avantage à lui; tantôt, au contraire, honteuse d'excuser Djalma,
la conscience de cette faiblesse était pour Adrienne un remords,
une torture de chaque instant; victime enfin de ces chagrins
inouïs, elle vécut dès lors dans une solitude profonde.

Bientôt le choléra éclata comme la foudre. Trop malheureuse pour
craindre le fléau, Adrienne ne s'émut que du malheur des autres.
L'une des premières, elle concourut à ces dons considérables qui
affluèrent de toutes parts avec un admirable sentiment de charité.
Florine avait été subitement frappée par l'épidémie; sa maîtresse,
malgré le danger, voulut la voir et remonter son courage abattu.
Florine, vaincue par cette nouvelle preuve de bonté, ne put cacher
plus longtemps la trahison dont elle s'était jusqu'alors rendue
complice: la mort devant la délivrer sans doute de l'odieuse
tyrannie des gens dont elle subissait le joug, elle pouvait enfin
tout révéler à Adrienne.

Celle-ci apprit ainsi et l'espionnage incessant de Florine, et la
cause du brusque départ de la Mayeux. À ces révélations, Adrienne
sentit son affection, sa tendre pitié pour la pauvre ouvrière,
augmenter encore. Par son ordre, les plus actives démarches furent
faites pour retrouver les traces de la Mayeux. Les aveux de
Florine eurent un résultat plus important encore: Adrienne,
justement alarmée de cette nouvelle preuve des machinations de
Rodin, se rappela les projets formés alors que, se croyant aimée,
l'instinct de son amour lui révélait les périls que couraient
Djalma et les autres membres de la famille Rennepont. Réunir ceux
de sa race, les rallier contre l'ennemi commun, telle fut la
pensée d'Adrienne après les révélations de Florine; cette pensée,
elle regarda comme un devoir de l'accomplir; dans cette lutte
contre des adversaires aussi dangereux, aussi puissants que Rodin,
le père d'Aigrigny, la princesse de Saint-Dizier et leurs
affiliés, Adrienne vit non seulement la louable et périlleuse
tâche de démasquer l'hypocrisie et la cupidité, mais encore, sinon
une consolation, du moins une généreuse distraction à d'affreux
chagrins.

De ce moment, une activité inquiète, fébrile, remplaça la morne et
douloureuse apathie où languissait la jeune fille. Elle convoqua
autour d'elle toutes les personnes de sa famille capables de se
rendre à son appel, et, ainsi que l'avait dit la note secrète
remise au père d'Aigrigny, l'hôtel de Cardoville devint bientôt le
foyer de démarches actives, incessantes, le centre de fréquentes
réunions de famille, où les moyens d'attaque et de défense étaient
vivement débattus.

Parfaitement exacte sur tous les points, la note secrète dont on a
parlé (et encore l'indication suivante était-elle énoncée sous la
forme du doute), la note secrète supposait que Mlle de Cardoville
avait accordé une entrevue à Djalma; le fait était faux; l'on
saura plus tard la cause qui avait pu accréditer ce soupçon; loin
de là, Mlle de Cardoville trouvait à peine dans la préoccupation
des grands intérêts de famille dont on a parlé, une distraction
passagère au funeste amour qui la minait sourdement, et qu'elle se
reprochait avec tant d'amertume.

Le matin même de ce jour où Adrienne, apprenant enfin la demeure
de la Mayeux, venait l'arracher si miraculeusement à la mort,
Agricol Baudoin, se trouvant en ce moment à l'hôtel de Cardoville
pour y conférer au sujet de M. François Hardy, avait supplié
Adrienne de lui permettre de l'accompagner rue Clovis, et tous
deux s'y étaient rendus en hâte.

Ainsi, cette fois encore, noble spectacle, touchant symbole...
Mlle de Cardoville et la Mayeux, les deux extrêmes de la chaîne
sociale, se touchaient et se confondaient dans une attendrissante
égalité... car l'ouvrière et la patricienne se valaient par
l'intelligence, l'âme et par le coeur... elles se valaient encore
parce que celle-ci était un idéal de richesse, de grâce et de
beauté... celle-là un idéal de résignation et de malheur immérité;
hélas! le malheur souffert avec courage et dignité n'a-t-il pas
aussi son auréole?

La Mayeux, étendue sur la paillasse, paraissait si faible, que,
lors même qu'Agricol n'eût pas été retenu au rez-de-chaussée de la
maison, auprès de Céphyse, alors expirante d'une mort horrible,
Mlle de Cardoville eût encore attendu quelque temps avant
d'engager la Mayeux à se lever et à descendre jusqu'à sa voiture.

Grâce à la présence d'esprit et au pieux mensonge d'Adrienne,
l'ouvrière était persuadée que Céphyse avait pu être transportée
dans une ambulance voisine, où on lui donnait les soins
nécessaires, et qui semblaient devoir être couronnés du succès.
Les facultés de la Mayeux ne se réveillant pour ainsi dire que peu
à peu de leur engourdissement, elle avait accepté cette fable sans
le moindre soupçon, ignorant aussi qu'Agricol eût accompagné Mlle
de Cardoville.

-- Et c'est à vous, mademoiselle, que Céphyse et moi devons la
vie! disait la Mayeux, son mélancolique et touchant visage tourné
vers Adrienne, vous, agenouillée dans cette mansarde... auprès de
ce lit de misère, où ma soeur et moi nous voulions mourir!... car
Céphyse... vous me l'assurez, n'est-ce pas, mademoiselle!... a
été, comme moi, secourue à temps!

-- Oui, rassurez-vous, tout à l'heure on est venu m'annoncer
qu'elle avait repris ses sens.

-- Et on lui a dit que je vivais, n'est-ce pas, mademoiselle!...
Sans cela, elle regretterait peut-être de m'avoir survécu.

-- Soyez tranquille, chère enfant, dit Adrienne en serrant les
mains de la Mayeux entre les siennes et en attachant sur elle ses
yeux humides de larmes. On a dit tout ce qu'il fallait dire. Ne
vous inquiétez pas, ne songez qu'à revenir à la vie... et... je
l'espère... au bonheur... que, jusqu'à présent, vous avez si peu
connu, pauvre petite!

-- Que de bontés, mademoiselle!... après ma fuite de chez vous...
quand vous devez me croire si ingrate!

-- Tout à l'heure, lorsque vous serez moins faible... je vous
dirai bien des choses... qui maintenant fatigueraient peut-être
votre attention, mais comment vous trouvez-vous!

-- Mieux... mademoiselle... ce bon air... et puis la pensée que,
puisque vous voilà... ma pauvre soeur ne sera plus réduite au
désespoir... car, moi aussi, je vous dirai tout, et, j'en suis
sûre, vous aurez pitié de Céphyse, n'est-ce pas, mademoiselle!

-- Comptez toujours sur moi, mon enfant, répondit Adrienne en
dissimulant son pénible embarras, vous le savez, je m'intéresse à
tout ce qui vous intéresse... Mais, dites-moi, ajouta Mlle de
Cardoville émue, avant de prendre cette résolution désespérée,
vous m'avez écrit, n'est-ce pas!

-- Oui, mademoiselle.

-- Hélas! reprit tristement Adrienne, en ne recevant pas de
réponse de moi, combien vous avez dû me trouver oublieuse...
cruellement ingrate!...

-- Ah! jamais je ne vous ai accusée, mademoiselle; ma pauvre soeur
vous le dira. Je vous ai été reconnaissante jusqu'à la fin.

-- Je vous crois... je connais votre coeur; mais enfin... mon
silence... comment pouviez-vous donc l'expliquer!

-- Je vous ai crue justement blessée de mon brusque départ,
mademoiselle...

-- Moi... blessée!... Hélas! votre lettre... je ne l'ai pas reçue!

-- Et pourtant vous savez que je vous l'ai adressée, mademoiselle!

-- Oui, ma pauvre amie: je sais encore que vous l'avez écrite chez
mon portier; malheureusement, il a remis votre lettre à une de mes
femmes nommée Florine, en lui disant que cette lettre venait de
vous.

-- Mademoiselle Florine! cette jeune personne si bonne pour moi!

-- Florine me trompait indignement; vendue à mes ennemis, elle
leur servait d'espion.

-- Elle!... mon Dieu! s'écria la Mayeux. Est-il possible!

-- Elle-même, répondit amèrement Adrienne; mais il faut, après
tout, la plaindre autant que la blâmer: elle était forcée d'obéir
à une nécessité terrible, et ses aveux, son repentir, lui ont
assuré mon pardon avant sa mort.

-- Morte aussi, elle... si jeune!... si belle!...

-- Malgré ses torts, sa fin m'a profondément émue; car elle a
avoué ses fautes avec des regrets déchirants. Parmi ses aveux,
elle m'a dit avoir intercepté cette lettre dans laquelle vous me
demandiez une entrevue qui pouvait sauver la vie de votre soeur.

-- Cela est vrai, mademoiselle... Tels étaient les termes de ma
lettre; mais quel intérêt avait-on à vous le cacher?

-- On craignait de vous voir revenir auprès de moi, mon bon ange
gardien... vous m'aimez si tendrement... Mes ennemis ont redouté
votre fidèle affection, merveilleusement servie par l'admirable
instinct de votre coeur... Ah! je n'oublierai jamais combien était
méritée l'horreur que vous inspirait un misérable que je défendais
contre vos soupçons.

-- M. Rodin?... dit la Mayeux en frémissant.

-- Oui... répondit Adrienne; mais ne parlons pas maintenant de ces
gens-là... Leur odieux souvenir gâterait la joie que j'éprouve à
vous voir renaître... car votre voix est moins faible, vos joues
se colorent un peu. Dieu soit béni; je suis si heureuse de vous
retrouver!... Si vous saviez tout ce que j'espère, tout ce que
j'attends de notre réunion! car nous ne nous quitterons plus,
n'est-ce pas? Oh! promettez-le-moi... au nom de notre amitié!

-- Moi... mademoiselle... votre amie! dit la Mayeux en baissant
timidement les yeux...

-- Il y a quelques jours, avant votre départ de chez moi, ne vous
appelais-je pas mon amie, ma soeur? Qu'y a-t-il de changé? Rien...
rien, ajouta Mlle de Cardoville avec un profond attendrissement;
on dirait, au contraire, qu'un fatal rapprochement dans nos
positions me rend votre amitié plus chère... plus précieuse
encore; et elle m'est acquise, n'est-ce pas?... Oh! ne me refusez
pas, j'ai tant besoin d'une amie...

-- Vous... mademoiselle... vous auriez besoin de l'amitié d'une
pauvre créature comme moi?

-- Oui, répondit Adrienne en regardant la Mayeux avec un
expression de douleur navrante -- et bien plus... vous êtes peut-
être la seule personne à qui je pourrais... à qui j'oserais
confier des chagrins... biens amers...

Et les joues de Mlle de Cardoville se colorèrent vivement.

-- Et qui me mérite une pareille marque de confiance,
mademoiselle? demanda la Mayeux de plus en plus surprise.

-- La délicatesse de votre coeur, la sûreté de votre caractère,
répondit Adrienne avec une légère hésitation... puis, vous êtes
femme... et, j'en suis certaine, mieux que personne, vous
comprendrez ce que je souffre, et vous me plaindrez...

-- Vous plaindre... mademoiselle! dit la Mayeux, dont l'étonnement
augmentait encore, vous si grande dame et si enviée... moi si
humble et si infime, je pourrais vous plaindre.

-- Dites, ma pauvre amie, reprit Adrienne après quelques instants
de silence, les douleurs les plus poignantes ne sont-ce pas celles
que l'on n'ose avouer à personne, de crainte des railleries ou du
mépris?... Comment oser demander de l'intérêt ou de la pitié pour
les souffrances que l'on n'ose s'avouer à soi-même, parce qu'on en
rougit à ses propres yeux?

La Mayeux pouvait à peine croire ce qu'elle entendait; sa
bienfaitrice eût, comme elle, éprouvé un amour malheureux, qu'elle
n'aurait pas tenu un autre langage. Mais l'ouvrière ne pouvait
admettre une supposition pareille; aussi attribuant à une autre
cause les chagrins d'Adrienne, elle répondit tristement en
songeant à son fatal amour pour Agricol:

-- Oh! oui, mademoiselle, une peine dont on a honte... cela doit
être affreux!... Oh! bien affreux!...

-- Mais aussi quel bonheur de rencontrer, non seulement un coeur
assez noble pour vous inspirer une confiance entière, mais encore
assez éprouvé par mille chagrins pour être capable de vous offrir
pitié, appui, conseil!... Dites, ma chère enfant, ajouta Mlle de
Cardoville en regardant attentivement la Mayeux, si vous étiez
accablée par une de ces souffrances dont on rougit, ne seriez-vous
pas heureuse, bien heureuse de trouver une âme soeur de la vôtre
où vous pourriez épancher vos chagrins et les alléger de moitié
par une confiance entière et méritée?

Pour la première fois de sa vie, la Mayeux regarda Mlle de
Cardoville avec un sentiment de défiance et de tristesse. Les
dernières paroles de la jeune fille lui semblaient significatives.

-- Sans doute elle sait mon secret, se disait la Mayeux; sans
doute mon journal est tombé entre ses mains; elle connaît mon
amour pour Agricol, ou elle le soupçonne; ce qu'elle m'a dit
jusqu'ici a eu pour but de provoquer des confidences afin de
s'assurer si elle est bien informée.

Ces pensées ne soulevaient dans l'âme de la Mayeux aucun sentiment
amer ou ingrat contre sa bienfaitrice, mais le coeur de
l'infortunée était d'une si ombrageuse délicatesse, d'une si
douloureuse susceptibilité à l'endroit de son funeste amour, que,
malgré sa profonde et tendre affection pour Mlle de Cardoville,
elle souffrit cruellement en la croyant maîtresse de son secret.



XXII. Suite des aveux.

Cette pensée d'abord si pénible: que Mlle de Cardoville était
instruite de son amour pour Agricol, se transforma bientôt dans le
coeur de la Mayeux, grâce aux généreux instincts de cette rare et
excellente créature, en un regard touchant, qui montrait son
attachement, toute sa vénération pour Adrienne.

-- Peut-être, se disait la Mayeux, vaincue par l'influence que
l'adorable bonté de ma protectrice exerce sur moi, je lui aurais
fait un aveu que je n'aurais fait à personne, un aveu que, tout à
l'heure encore, je croyais emporter dans ma tombe... C'eût été du
moins une preuve de ma reconnaissance pour Mlle de Cardoville,
mais malheureusement me voici privée du triste bonheur de confier
à ma bienfaitrice le seul secret de ma vie. Et d'ailleurs, si
généreuse que soit sa pitié pour moi, si intelligente que soit son
affection, il ne lui est pas donné, à elle si belle, si admirée,
il ne lui est pas donné de jamais comprendre ce qu'il y a
d'affreux dans la position d'une créature comme moi, cachant au
plus profond de son coeur meurtri un amour aussi désespéré que
ridicule. Non... non; et malgré la délicatesse de son attachement
pour moi, tout en me plaignant, ma bienfaitrice me blessera sans
le savoir, car les _maux frères _peuvent seuls se consoler...
Hélas! pourquoi ne m'a-t-elle pas laissée mourir?

Ces réflexions s'étaient présentées à l'esprit de la Mayeux aussi
rapides que la pensée. Adrienne l'observait attentivement: elle
remarqua soudain que les traits de la jeune ouvrière, jusqu'alors
de plus en plus rassérénés, s'attristaient à nouveau, et
exprimaient un sentiment d'humiliation douloureuse. Effrayée de
cette rechute de sombre accablement, dont les conséquences
pouvaient devenir funestes, car la Mayeux, encore bien faible,
était pour ainsi dire sur le bord de la tombe, Mlle de Cardoville
reprit vivement:

-- Mon amie... ne pensez-vous donc pas comme moi... que le chagrin
le plus cruel... le plus humiliant même, est allégé... lorsqu'on
peut l'épancher dans un coeur fidèle et dévoué?

-- Oui... mademoiselle, dit amèrement la jeune ouvrière; mais le
coeur qui souffre, et en silence, devrait être seul juge du moment
d'un pénible aveu... Jusque-là il serait plus humain peut-être de
respecter son douloureux secret... si on l'a surpris.

-- Vous avez raison, mon enfant, dit tristement Adrienne; si je
choisis ce moment presque solennel pour vous faire une bien
pénible confidence... c'est que, quand vous m'aurez entendue, vous
vous rattacherez, j'en suis sûre, d'autant plus à l'existence, que
vous saurez que j'ai un plus grand besoin de votre tendresse... de
vos consolations... de votre pitié...

À ces mots, la Mayeux fit un effort pour se relever à demi,
s'appuya sur sa couche et regarda Mlle de Cardoville avec stupeur.

Elle ne pouvait croire à ce qu'elle entendait; loin de songer à
forcer ou à surprendre sa confiance, sa protectrice venait,
disait-elle, lui faire un aveu pénible et implorer ses
consolations, sa pitié... à elle... la Mayeux.

-- Comment! s'écria-t-elle en balbutiant, c'est vous,
mademoiselle, qui venez...

-- C'est moi qui viens vous dire: «Je souffre... et j'ai honte de
ce que je souffre...» Oui... ajouta la jeune fille avec une
expression déchirante, oui... de tous les aveux, je viens vous
faire le plus pénible... j'aime!... et je rougis... de mon amour.

-- Comme moi... s'écria involontairement la Mayeux en joignant les
mains.

-- J'aime... reprit Adrienne avec une explosion de douleur
longtemps soutenue; oui, j'aime... et on ne m'aime pas... et mon
amour est misérable, est impossible... il me dévore... il me
tue... et je n'ose le confier à personne... ce fatal secret...

-- Comme moi... répéta la Mayeux, le regard fixe. Elle... reine...
par la beauté, par le rang, par la richesse, par l'esprit... elle
souffre comme moi, reprit-elle. Et comme moi, pauvre malheureuse
créature... elle aime... et on ne l'aime pas...

-- Eh bien!... oui... comme vous... j'aime... et l'on ne m'aime
pas, s'écria Mlle de Cardoville; avais-je donc tort de vous dire
qu'à vous seule je pouvais me confier... parce qu'ayant souffert
des mêmes maux, vous seule pouviez y compatir?

-- Ainsi... mademoiselle, dit la Mayeux en baissant les yeux et
revenant de sa profonde surprise, vous saviez...

-- Je savais tout, pauvre enfant... mais jamais je ne vous aurais
parlé de votre secret si moi-même... je n'avais pas eu à vous en
confier un plus pénible encore... Le vôtre est cruel, le mien est
humiliant!... Oh! ma soeur, vous le voyez, ajouta Mlle Cardoville
avec un accent impossible à rendre, le malheur efface, rapproche,
confond ce que l'on appelle... les distances... Et souvent ces
heureux du monde, que l'on envie tant, tombent, par d'affreuses
douleurs, hélas! bien au-dessous des plus humbles et des plus
misérables, puisqu'à ceux-là ils demandent pitié... consolation.

Puis, essuyant ses larmes, qui coulaient abondamment, Mlle de
Cardoville reprit d'une voix émue:

-- Allons, soeur, courage, courage... aimons-nous, soutenons-nous;
que ce triste et mystérieux lien nous unisse à jamais.

-- Ah! mademoiselle, pardonnez-moi. Mais, maintenant que vous
savez le secret de ma vie, dit la Mayeux en baissant les yeux et
ne pouvant vaincre sa confusion, il me semble que je ne pourrai
plus vous regarder sans rougir.

-- Pourquoi? parce que vous aimez passionnément M. Agricol, dit
Adrienne; mais alors il faudra donc que je meure de honte à vos
yeux, car, moins courageuse que vous, je n'ai pas eu la force de
souffrir, de me résigner, de cacher mon amour au plus profond de
mon coeur! Celui que j'aime, d'un amour désormais impossible, l'a
connu, cet amour... et il l'a méprisé... pour me préférer une
femme dont le choix seul serait un nouvel et sanglant affront pour
moi... si les apparences ne me trompent pas sur elle... Aussi,
quelquefois j'espère qu'elles me trompent. Maintenant, dites...
est-ce à vous de baisser les yeux?

-- Vous, dédaignée... pour une femme indigne de vous être
comparée?... Ah! mademoiselle, je ne puis le croire! s'écria la
Mayeux.

-- Et moi aussi, quelquefois je ne puis le croire, et cela sans
orgueil, mais parce que je sais ce que vaut mon coeur... Alors je
me dis: «Non, celle que l'on me préfère a sans doute de quoi
toucher l'âme, l'esprit et le coeur de celui qui me dédaigne pour
elle.»

-- Ah! mademoiselle, si tout ce que j'entends n'est pas un rêve...
si de fausses apparences ne vous égarent pas, votre douleur est
grande!

-- Oui, ma pauvre amie... grande... oh! bien grande; et pourtant,
maintenant, grâce à vous, j'ai l'espoir que peut-être elle
s'affaiblira, cette passion funeste; peut-être trouverai-je la
force de la vaincre... car, lorsque vous saurez tout, absolument
tout, je ne voudrai pas rougir à vos yeux... vous, la plus noble,
la plus digne des femmes... vous... dont le courage, la
résignation, sont et seront toujours pour moi un exemple.

-- Ah! mademoiselle... ne parlez pas de mon courage, lorsque j'ai
tant à rougir de ma faiblesse.

-- Rougir! mon Dieu! toujours cette crainte! Est-il, au contraire,
quelque chose de plus touchant, de plus héroïquement dévoué que
votre amour? Vous, rougir! Et pourquoi? Est-ce d'avoir montré la
plus grande affection pour le royal artisan que vous avez appris à
aimer depuis votre enfance? Rougir, est-ce d'avoir enduré, sans
jamais vous plaindre, pauvre petite, mille souffrances, d'autant
plus poignantes que les personnes qui vous les faisaient subir
n'avaient pas conscience du mal qu'elles vous faisaient? Pensait-
on à vous blesser, lorsque, au lieu de vous donner votre modeste
nom de Madeleine, disiez-vous, on vous donnait toujours, sans y
songer, un surnom ridicule et injurieux? Et pourtant pour vous,
que d'humiliations, que de chagrins dévorés en secret!...

-- Hélas! mademoiselle, qui a pu vous dire...

-- Ce que vous n'aviez confié qu'à votre journal, n'est-ce pas? Eh
bien, sachez donc tout... Florine, mourante, m'a avoué ses
méfaits. Elle avait eu l'indignité de vous dérober ces papiers,
forcée d'ailleurs à cet acte odieux par les gens qui la
dominaient... mais ce journal, elle l'avait lu... et comme tout
bon sentiment n'était pas éteint en elle, cette lecture où se
révélaient votre admirable résignation, votre triste et pieux
amour, cette lecture l'avait si profondément frappée, qu'à son lit
de mort elle a pu m'en citer quelques passages, m'expliquant ainsi
la cause de votre disparition subite, car elle ne doutait pas que
la crainte de voir divulguer votre amour pour Agricol n'eût causé
votre fuite.

-- Hélas! il n'est que trop vrai, mademoiselle.

-- Oui, oui, reprit amèrement Adrienne; ceux qui faisaient agir
cette malheureuse savaient bien où portait le coup... ils n'en
sont pas à leur essai... ils vous réduisaient au désespoir... ils
vous tuaient... Mais, aussi... pourquoi m'étiez-vous si dévouée?
pourquoi les aviez-vous devinés? Oh! ces robes noires sont
implacables, et leur puissance est grande, dit Adrienne en
frissonnant.

-- Cela épouvante, mademoiselle.

-- Rassurez-vous, chère enfant; vous le voyez, les armes des
méchants tournent souvent contre eux: car, du moment où j'ai su la
cause de votre fuite, vous m'êtes devenue plus chère encore. Dès
lors, j'ai fait tout au monde pour vous retrouver; enfin, après de
longues démarches, ce matin seulement, la personne que j'avais
chargée du soin de découvrir votre retraite est parvenue à savoir
que vous habitiez cette maison. M. Agricol se trouvait chez moi,
il m'a demandé à m'accompagner.

-- Agricol! s'écria la Mayeux en joignant les mains; il est
venu...

-- Oui, mon enfant; calmez-vous... Pendant que je vous donnais les
premiers soins... il s'est occupé de votre soeur; vous le verrez
bientôt.

-- Hélas!... mademoiselle, reprit la Mayeux avec effroi, il sait
sans doute...

-- Votre amour? Non, non, rassurez-vous, ne songez qu'au bonheur
de vous retrouver auprès de ce bon et loyal frère.

-- Ah!... mademoiselle... qu'il ignore toujours... ce qui me
causait tant de honte que j'en voulais mourir... Soyez béni, mon
Dieu! il ne sait rien...

-- Non; ainsi, plus de tristes pensées, chère enfant; pensez à ce
digne frère, pour vous dire qu'il est arrivé à temps pour nous
épargner des regrets éternels... et à vous... une grande faute...
Oh! je ne vous parle pas des préjugés du monde, à propos du droit
que possède une créature de rendre à Dieu une vie qu'elle trouve
trop pesante... je vous dis seulement que vous ne deviez pas
mourir, parce que ceux qui vous aiment et que vous aimez avaient
encore besoin de vous.

-- Je vous croyais heureuse, mademoiselle; Agricol était marié à
la jeune fille qu'il aime et qui fera, j'en suis sûre, son
bonheur... À qui pouvais-je être utile?

-- À moi d'abord, vous le voyez... et puis, qui donc vous dit que
M. Agricol n'aura jamais besoin de vous? Qui vous dit que son
bonheur ou celui des siens durera toujours, ou ne sera pas éprouvé
par de rudes atteintes? Et alors même que ceux qui vous aiment
auraient dû être à tout jamais heureux, leur bonheur était-il
complet sans vous? Et votre mort, qu'ils se seraient peut-être
reprochée, ne leur aurait-elle pas laissé des regrets sans fin?

-- Cela est vrai, mademoiselle, répondit la Mayeux, j'ai eu
tort... un vertige de désespoir m'a saisie, et puis... la plus
affreuse misère nous accablait... nous n'avions pas pu trouver de
travail depuis quelques jours... nous vivions de la charité d'une
pauvre femme que le choléra a enlevée... Demain ou après, il nous
aurait fallu mourir de faim.

-- Mourir de faim... et vous saviez ma demeure...

-- Je vous avais écrit, mademoiselle; ne recevant pas de réponse,
je vous ai crue blessée de mon brusque départ.

-- Pauvre chère enfant, vous étiez, ainsi que vous le dites, sous
l'influence d'une sorte de vertige dans ce moment affreux. Aussi
n'ai-je pas le courage de vous reprocher d'avoir un seul instant
douté de moi. Comment vous blâmerais-je? N'ai-je pas aussi eu la
pensée d'en finir avec la vie?

-- Vous, mademoiselle! s'écria la Mayeux.

-- Oui... j'y songeais... lorsqu'on est venu me dire que Florine,
agonisante, voulait me parler... je l'ai écoutée; ses révélations
ont tout à coup changé mes projets; cette vie sombre, morne, qui
m'était insupportable, s'est éclairée tout à coup; la conscience
du devoir s'est éveillée en moi; vous étiez sans doute en proie à
la plus horrible misère, mon devoir était de vous chercher, de
vous sauver. Les aveux de Florine me dévoilaient de nouvelles
trames des ennemis de ma famille isolée, dispersée, par des
chagrins navrants, par des pertes cruelles; mon devoir était
d'avertir les miens du danger qu'ils ignoraient peut-être, de les
rallier contre l'ennemi commun. J'avais été victime d'odieuses
manoeuvres; mon devoir était d'en poursuivre les auteurs, de peur
qu'encouragées par l'impunité, ces robes noires ne fissent de
nouvelles victimes... Alors, la pensée du devoir m'a donné des
forces, j'ai pu sortir de mon anéantissement; avec l'aide de
l'abbé Gabriel, prêtre sublime, oh! sublime... l'idéal du vrai
chrétien... le digne frère adoptif de M. Agricol, j'ai entrepris
courageusement la lutte. Que vous dirai-je, mon enfant!
l'accomplissement de ces devoirs, l'espérance incessante de vous
retrouver, ont apporté quelque adoucissement à ma peine; si je
n'en ai pas été consolée, j'en ai été distraite... votre tendre
amitié, l'exemple de votre résignation feront le reste, je le
crois... j'en suis sûre... et j'oublierai ce fatal amour...

Au moment où Adrienne disait ces mots, on entendit des pas rapides
dans l'escalier, et une voix jeune et fraîche qui disait:

-- Ah! mon Dieu! cette pauvre Mayeux!... comme j'arrive à propos!
Si je pouvais au moins lui être bonne à quelque chose!

Et presque aussitôt, Rose-Pompon entra précipitamment dans la
mansarde.

Agricol suivit bientôt la grisette, et, montrant à Adrienne la
fenêtre ouverte, tâcha par un signe de lui faire comprendre qu'il
ne fallait pas parler à la jeune fille de la fin déplorable de la
reine Bacchanal. Cette pantomime fut perdue pour Mlle de
Cardoville. Le coeur d'Adrienne bondissait de douleur,
d'indignation, de fierté, en reconnaissant la jeune fille qu'elle
avait vue à la Porte-Saint-Martin, accompagnant Djalma, et qui
seule était la cause des maux affreux qu'elle endurait depuis
cette funeste soirée.

Puis... sanglante raillerie de la destinée! c'était au moment même
où Adrienne venait de faire l'humiliant et cruel aveu de son amour
dédaigné, qu'apparaissait à ses yeux la femme à qui elle se
croyait sacrifiée. Si la surprise de Mlle de Cardoville avait été
profonde, celle de Rose-Pompon ne fut pas moins grande. Non
seulement elle reconnaissait dans Adrienne la belle jeune fille
aux cheveux d'or qui se trouvait en face d'elle au théâtre lors de
l'aventure de la panthère noire, mais elle avait de graves raisons
de désirer ardemment cette rencontre, si imprévue, si improbable;
aussi est-il impossible de peindre le regard de joie maligne et
triomphante qu'elle affecta de jeter sur Adrienne.

Le premier mouvement de Mlle de Cardoville fut de quitter la
mansarde; mais non seulement il lui coûtait d'abandonner la Mayeux
dans ce moment, et de donner, devant Agricol, une raison à ce
brusque départ, mais une inexplicable et fatale curiosité la
retint malgré sa fierté révoltée. Elle resta donc. Elle allait
enfin voir, si cela se peut dire_, de près_, entendre et juger
cette _rivale _pour qui elle avait failli mourir, cette rivale à
qui, dans les angoisses de la jalousie, elle avait prêté tant de
physionomies différentes afin de s'expliquer l'amour de Djalma
pour cette créature.



XXIII. Les rivales.

Rose-Pompon, dont la présence causait une si vive émotion à Mlle
de Cardoville, était mise avec le mauvais goût le plus coquet et
le plus crâne. Son _bibi _de satin rose, à passe très étroite,
posé en avant, et, comme elle disait_, à la chien_, descendait
presque jusqu'au bout de son petit nez, et découvrait en revanche
la moitié de son soyeux et blond chignon; sa robe écossaise, à
carreaux extravagants, était ouverte par devant, et c'est à peine
si sa guimpe transparente, peu hermétiquement fermée, et pas assez
jalouse des rondeurs charmantes qu'elle accusait avec trop de
probité, gazait suffisamment l'échancrure effrontée de son
corsage. La grisette s'était hâtée de monter l'escalier, tenait
les deux coins de son grand châle bleu à palmes, qui, ayant quitté
ses épaules, avait glissé jusqu'au bas de sa taille de guêpe, où
il s'était enfin trouvé arrêté par un obstacle naturel.

Si nous insistons sur ces détails, c'est qu'à la vue de cette
gentille créature mise d'une façon très impertinente et très
débraillée, Mlle de Cardoville, retrouvant en elle une rivale
qu'elle croyait heureuse, sentit redoubler son indignation, sa
douleur et sa honte... Mais que l'on juge de la surprise et de la
confusion d'Adrienne, lorsque Mlle Rose-Pompon lui dit d'un air
leste et dégagé:

-- Je suis ravie de vous trouver ici, madame; nous aurons à causer
ensemble... Seulement, je veux auparavant embrasser cette pauvre
Mayeux, si vous le permettez... _madame_.

Pour s'imaginer le ton et l'accent dont fut articulé le mot
_madame_, il faut avoir assisté à des discussions plus ou moins
orageuses entre deux Rose-Pompon, jalouses et rivales; alors on
comprendra tout ce que ce mot _madame_, prononcé dans ces grandes
circonstances, renferme de provocante hostilité.

Mlle de Cardoville, stupéfaite de l'impudence de Mlle Rose-Pompon,
restait muette, pendant qu'Agricol, distrait par l'attention qu'il
portait à la Mayeux, dont les regards ne quittaient pas les siens
depuis son arrivée, distrait aussi par le souvenir de la scène
douloureuse à laquelle il venait d'assister, disait tout bas à
Adrienne, sans remarquer l'effronterie de la grisette:

-- Hélas! mademoiselle... c'est fini... Céphyse vient de rendre le
dernier soupir... sans avoir repris connaissance.

-- Malheureuse fille! dit Adrienne avec émotion, oubliant un
moment Rose-Pompon.

-- Il faudra cacher cette triste nouvelle à la Mayeux, et la lui
apprendre plus tard avec les plus grands ménagements, reprit
Agricol; heureusement, la petite Rose-Pompon n'en sait rien.

Et du regard il montra à Mlle de Cardoville la grisette qui
s'était accroupie auprès de la Mayeux.

En entendant Agricol traiter si familièrement Rose-Pompon, la
stupeur d'Adrienne redoubla; ce qu'elle ressentit est impossible à
rendre... car, chose qui semble fort étrange, il lui sembla
qu'elle souffrait moins... et que ses angoisses diminuaient à
mesure qu'elle entendait dans quels termes s'exprimait la
grisette.

-- Ah! ma bonne Mayeux, disait celle-ci avec autant de volubilité
que d'émotion, car ses jolis yeux bleus se mouillèrent de larmes,
c'est-y donc possible de faire une bêtise pareille!... Est-ce
qu'entre pauvres gens on ne s'entr'aide pas?... Vous ne pouviez
donc pas vous adresser à moi?... Vous saviez bien que ce qui est à
moi est aux autres... j'aurais fait une dernière rafle sur le
bazar de Philémon, ajouta cette singulière fille avec un
redoublement d'attendrissement, sincère, à la fois touchant et
grotesque; j'aurais vendu ses trois bottes, ses pipes culottées,
son costume de canotier flambard, son lit et jusqu'à son verre de
grande tenue, et au moins vous n'auriez pas été réduite... à une
si vilaine extrémité... Philémon ne m'en aurait pas voulu, car il
est bon enfant; après ça, il m'en aurait voulu, que ça aurait été
tout de même: Dieu merci! nous ne sommes pas mariés... C'est
seulement pour vous dire qu'il fallait penser à la petite Rose-
Pompon...

-- Je sais que vous êtes obligeante et bonne, mademoiselle, dit la
Mayeux, car elle avait appris par sa soeur que Rose-Pompon, comme
tant de ses pareilles, avait le coeur généreux.

-- Après cela, reprit la grisette en essuyant du revers de sa main
le bout de son petit nez rose, où une larme avait roulé, vous me
direz que vous ignoriez où je _perchais _depuis quelque temps...
Drôle d'histoire, allez; quand je dis drôle... au contraire. Et
Rose-Pompon poussa un gros soupir. Enfin, c'est égal, reprit-elle,
je n'ai pas à vous parler de ça; ce qui est sûr, c'est que vous
allez mieux... Vous ne recommencerez pas, ni Céphyse non plus, une
pareille chose... On dit qu'elle est bien faible... et qu'on ne
peut pas encore la voir, n'est-ce pas, monsieur Agricol?

-- Oui, dit le forgeron avec embarras, car la Mayeux ne détachait
pas ses yeux des siens, il faut prendre patience...

-- Mais je pourrai la voir, aujourd'hui, n'est-ce pas, Agricol?...
reprit la Mayeux.

-- Nous parlerons de cela; mais calme-toi, je t'en prie...

-- Agricol a raison, il faut être raisonnable, ma bonne Mayeux,
reprit Rose-Pompon; nous attendrons... J'attendrai aussi en
causant tout à l'heure avec madame (et Rose-Pompon jeta sur
Adrienne un regard sournois de chatte en colère); oui,
j'attendrai, car je veux dire à cette pauvre Céphyse qu'elle peut,
comme vous, compter sur moi. Et Rose-Pompon se rengorgea
gentiment. Soyez tranquilles. Tiens, c'est bien le moins, quand on
se trouve dans une heureuse passe, que vos amies qui ne sont pas
heureuses s'en ressentent; ça serait encore gracieux de garder le
bonheur pour soi toute seule! C'est ça... Empaillez-le donc tout
de suite, votre bonheur; mettez-le donc sous verre ou dans un
bocal pour que personne n'y touche!... Après ça... quand je dis
mon bonheur... c'est encore une manière de parler; il est vrai
que, sous un rapport... Ah bien, oui! mais aussi sous l'autre,
voyez-vous! ma bonne Mayeux, voilà la chose... Mais bah!... après
tout, je n'ai que dix-sept ans... Enfin, c'est égal... je me tais,
car je vous parlerais comme ça jusqu'à demain que vous n'en
sauriez pas davantage... Laissez-moi donc encore une fois vous
embrasser de bon coeur... et ne soyez plus chagrine... non plus...
entendez-vous... car maintenant je suis là...

Et Rose-Pompon, assise sur ses talons, embrassa cordialement la
Mayeux.

Il faut renoncer à exprimer ce qu'éprouva Mlle de Cardoville
pendant l'entretien... ou plutôt pendant le monologue de la
grisette, à propos de la tentative de suicide de la Mayeux; le
jargon excentrique de Mlle Rose-Pompon, sa libérale facilité à
l'endroit du _bazar _de Philémon, avec qui, disait-elle, elle
n'était heureusement pas mariée; la bonté de son coeur, qui se
révélait çà et là dans ses offres de service à la Mayeux; ces
contrastes, ces impertinences, ces drôleries, tout cela était si
nouveau, si incompréhensible pour Mlle de Cardoville, qu'elle
resta d'abord muette et immobile de surprise.

Telle était donc la créature à qui Djalma l'avait sacrifiée? Si le
premier mouvement d'Adrienne avait été horriblement pénible à la
vue de Rose-Pompon, la réflexion ne tarda pas à éveiller chez elle
des doutes qui devinrent bientôt d'ineffables espérances; se
rappelant de nouveau l'entretien qu'elle avait surpris entre Rodin
et Djalma, lorsque, cachée dans la serre chaude, elle venait
s'assurer de la fidélité du jésuite, Adrienne ne se demandait plus
s'il était possible et raisonnable de croire que le prince, dont
les idées sur l'amour semblaient si poétiques, si élevées, si
pures, eût pu trouver le moindre charme au babil impudent et
saugrenu de cette petite fille... Adrienne, cette fois, n'hésitait
plus; elle regardait avec raison la chose comme impossible, alors
qu'elle voyait pour ainsi dire _de près _cette étrange rivale,
alors qu'elle l'entendait s'exprimer en termes si vulgaires,
façons et langage qui, sans nuire à la gentillesse de ses traits,
leur donnaient un caractère trivial et peu attrayant.

Les doutes d'Adrienne au sujet du profond amour du prince pour une
Rose-Pompon se changèrent donc bientôt en une incrédulité
complète: douée de trop d'esprit, de trop de pénétration pour ne
pas pressentir que cette apparente liaison, si inconcevable de la
part du prince, devait cacher quelque mystère, Mlle de Cardoville
se sentit renaître à l'espoir.

À mesure que cette consolante pensée se développait dans l'esprit
d'Adrienne, son coeur, jusqu'alors si douloureusement oppressé, se
dilatait; de vagues aspirations vers un meilleur avenir
s'épanouissaient en elle; et pourtant, cruellement avertie par le
passé, craignant de céder à une illusion trop facile, elle se
rappelait les faits malheureusement avérés: le prince s'affichant
en public avec cette jeune fille; mais par cela même que Mlle de
Cardoville pouvait alors complètement apprécier cette créature,
elle trouvait la conduite du prince de plus en plus
incompréhensible. Or, comment juger sainement, sûrement, ce qui
est environné de mystères? Et puis elle se rassurait; malgré elle,
un secret pressentiment lui disait que ce serait peut-être au
chevet de la pauvre ouvrière qu'elle venait d'arracher à la mort
que, par un hasard providentiel, elle apprendrait une révélation
d'où dépendait le bonheur de sa vie.

Les émotions dont était agité le coeur d'Adrienne devenaient si
vives, que son beau visage se colora d'un rose vif, son sein
battit violemment, et ses grands yeux noirs, jusqu'alors
tristement voilés, brillèrent doux et radieux à la fois; elle
attendait avec une impatience inexprimable. Dans l'entretien dont
Rose-Pompon l'avait menacée, dans cette conversation que quelques
instants auparavant, Adrienne eût repoussée de toute la hauteur de
sa fière et légitime indignation, elle espérait trouver enfin
l'explication d'un mystère qu'il lui était si important de
pénétrer.

Rose-Pompon, après avoir encore tendrement embrassé la Mayeux, se
releva, et se retournant vers Adrienne, qu'elle toisa d'un air des
plus dégagés, lui dit d'un petit ton impertinent:

-- À nous deux, maintenant_, madame _(le mot madame, toujours
prononcé avec l'expression que l'on sait); nous avons quelque
chose à débrouiller ensemble.

-- Je suis à vos ordres, mademoiselle, répondit Adrienne avec
beaucoup de douceur et de simplicité.

À la vue du minois conquérant et décidé de Rose-Pompon, en
entendant sa provocation à Mlle de Cardoville, le digne Agricol,
après quelques mots échangés avec la Mayeux, ouvrit des oreilles
énormes et resta un moment interdit de l'effronterie de la
grisette; puis, s'avançant vers elle, il lui dit tout bas en la
tirant par la manche:

-- Ah çà, est-ce que vous êtes folle? Savez-vous à qui vous
parlez?

-- Eh bien, après? est-ce qu'une jolie femme n'en vaut pas une
autre?... Je dis cela pour madame... On ne me mangera pas, je
suppose, répondit tout haut et crânement Rose-Pompon; j'ai à
causer avec madame... je suis sûre qu'elle sait de quoi et
pourquoi... Sinon, je vais le lui dire: ça ne sera pas long.

Adrienne, craignant quelque explosion ridicule au sujet de Djalma
en présence d'Agricol, fit un signe à ce dernier, et répondit à la
grisette:

-- Je suis prête à vous entendre, mademoiselle, mais pas ici...
Vous comprenez pourquoi...

-- C'est juste, madame... j'ai ma clef... si vous voulez... allons
chez moi...

Ce _chez moi _fut dit d'un air glorieux.

-- Allons donc chez vous, mademoiselle, puisque vous voulez bien
me faire l'honneur de m'y recevoir... répondit Mlle de Cardoville,
de sa voix douce et perlée, en s'inclinant légèrement avec un air
de politesse si exquise, que Rose-Pompon, malgré son effronterie,
demeura tout interdite.

-- Comment, mademoiselle, dit Agricol à Adrienne, vous êtes assez
bonne pour...

-- Monsieur Agricol, dit Mlle de Cardoville en l'interrompant,
veuillez rester auprès de ma pauvre amie... je reviendrai bientôt.

Puis, se rapprochant de la Mayeux, qui partageait l'étonnement
d'Agricol, elle lui dit:

-- Excusez-moi, si je vous laisse pendant quelques instants...
Reprenez encore un peu vos forces... et je reviens vous chercher
pour vous emmener chez nous, chère et bonne soeur...

Se retournant alors vers Rose-Pompon, de plus en plus surprise
d'entendre cette belle dame appeler la Mayeux _sa soeur_, elle lui
dit:

-- Quand vous le voudrez, nous descendrons, mademoiselle...

-- Pardon, excuse, madame, si je passe la première pour vous
montrer le chemin; mais c'est un vrai casse-cou que cette baraque,
répondit Rose-Pompon en collant ses coudes à son corps et en
pinçant ses lèvres, afin de prouver qu'elle n'était nullement
étrangère aux belles manières et au beau langage.

Et les deux rivales quittèrent la mansarde, où Agricol et la
Mayeux restèrent seuls.

Heureusement les restes sanglants de la reine Bacchanal avaient
été transportés dans la boutique souterraine de la mère Arsène;
ainsi les curieux, toujours attirés par les événements sinistres,
se pressèrent à la porte de la rue, et Rose-Pompon, ne rencontrant
personne dans la petite cour qu'elle traversa avec Adrienne,
continua d'ignorer la mort tragique de Céphyse, son ancienne amie.

Au bout de quelques instants, la grisette et Mlle de Cardoville se
trouvèrent dans l'appartement de Philémon. Ce singulier logis
était resté dans le pittoresque désordre où Rose-Pompon l'avait
abandonné lorsque Nini-Moulin vint la chercher pour être l'héroïne
d'une aventure mystérieuse.

Adrienne, complètement ignorante des moeurs excentriques des
étudiants et des _étudiantes_, ne put, malgré sa préoccupation,
s'empêcher d'examiner avec un étonnement curieux ce bizarre et
grotesque chaos des objets les plus disparates: déguisements de
bals masqués, têtes de mort fumant des pipes, bottes errantes sur
des bibliothèques, verres monstres, vêtements de femmes, pipes
culottées, etc. À l'étonnement d'Adrienne succéda une impression
de répugnance pénible: la jeune fille se sentait mal à l'aise,
déplacée, dans cet asile, non de la pauvreté, mais du désordre,
tandis que la misérable mansarde de la Mayeux ne lui avait causé
aucune répulsion.

Rose-Pompon, malgré ses airs délibérés, ressentait une assez vive
émotion depuis qu'elle se trouvait tête à tête avec Mlle de
Cardoville; d'abord la rare beauté de la jeune patricienne, son
grand air, la haute distinction de ses manières, la façon à la
fois digne et affable avec laquelle elle avait répondu aux
impertinentes provocations de la grisette, commençaient à imposer
beaucoup à celle-ci; et de plus, comme elle était, après tout,
bonne fille, elle avait été profondément touchée d'entendre Mlle
de Cardoville appeler la Mayeux _sa soeur, son amie. _Rose-Pompon,
sans savoir aucune particularité sur Adrienne, n'ignorait pas
qu'elle appartenait à la classe la plus riche et la plus élevée de
la société; elle ressentait donc déjà quelques remords d'avoir agi
si cavalièrement: aussi ses intentions, d'abord fort hostiles à
l'endroit de Mlle de Cardoville, se modifiaient peu à peu.
Pourtant, Mlle Rose-Pompon, étant très mauvaise tête et ne voulant
pas paraître subir une influence dont se révoltait son amour-
propre, tâcha de reprendre son assurance; et, après avoir fermé la
porte au verrou, elle dit:

-- _Faites-vous _la peine de vous asseoir, madame. Toujours pour
montrer qu'elle n'était pas étrangère au beau langage. Mlle de
Cardoville prenait machinalement une chaise, lorsque Rose-Pompon,
bien digne de pratiquer cette antique hospitalité qui regardait
même un ennemi comme un hôte sacré, s'écria vivement:

-- Ne prenez pas cette chaise-là, madame: elle a un pied de moins.
Adrienne mit la main sur un autre siège.

-- Ne prenez pas celui-là non plus, le dossier ne tient à rien du
tout, s'écria de nouveau Rose-Pompon.

Et elle disait vrai, car le dossier de cette chaise (il
représentait une lyre) resta entre les mains de Mlle de
Cardoville, qui le replaça discrètement sur le siège en disant:

-- Je crois, mademoiselle, que nous pourrons causer tout aussi
bien debout.

-- Comme vous voudrez, madame, répondit Rose-Pompon, en se campant
d'autant plus crânement sur la hanche, qu'elle se sentait plus
troublée.

Et l'entretien de Mlle de Cardoville et de la grisette commença de
la sorte.



XXIV. L'entretien.

Après une minute d'hésitation, Rose-Pompon dit à Adrienne, dont le
coeur battait vivement:

-- Je vais, madame, vous dire tout de suite ce que j'ai sur le
coeur; je ne vous aurais pas cherchée; puisque je vous trouve, il
est bien naturel que je profite de la circonstance.

-- Mais, mademoiselle, dit doucement Adrienne... pourrais-je du
moins savoir le sujet de l'entretien que nous devons avoir
ensemble?

-- Oui, madame, dit Rose-Pompon avec un redoublement de crânerie
alors plus affectée que naturelle. D'abord, il ne faut pas croire
que je me trouve malheureuse et que je veuille vous faire une
scène de jalousie ou pousser des cris de délaissée... Ne vous
flattez pas de ça... Dieu merci! je n'ai pas à me plaindre du
_prince Charmant _(c'est le petit nom que je lui ai donné); au
contraire, il m'a rendue très heureuse; si je l'ai quitté, c'est
malgré lui, et parce que cela m'a plu.

Ce disant, Rose-Pompon qui, malgré ses airs dégagés, avait le
coeur très gros, ne put retenir un soupir.

-- Oui, madame, reprit-elle, je l'ai quitté parce que cela m'a
plu, car il était fou de moi, madame... même que si j'avais voulu,
il m'aurait épousée, oui, madame, épousée; tant pis si ce que je
vous dis là vous fait de la peine... Du reste, quand je dis tant
pis, c'est vrai que je voulais vous en causer... de la peine...
Oh! bien sûr; mais lorsque tout à l'heure, je vous ai vue si bonne
pour la pauvre Mayeux, quoique j'étais bien certainement dans mon
droit... j'ai éprouvé quelque chose... Enfin, ce qu'il y a de plus
clair, c'est que je vous déteste, et que vous le méritez bien...
ajouta Rose-Pompon en frappant du pied.

De tout ceci, même pour une personne beaucoup moins pénétrante
qu'Adrienne et beaucoup moins intéressée qu'elle à démêler la
vérité, il résultait évidemment que Mlle Rose-Pompon, malgré ses
airs triomphants à l'endroit de _celui _qui perdait la tête pour
elle et voulait l'épouser, il résultait que Mlle Rose-Pompon était
complètement désappointée, qu'elle faisait un énorme mensonge,
qu'on ne l'aimait pas, et qu'un violent dépit amoureux lui avait
fait désirer de rencontrer Mlle de Cardoville, afin de lui faire,
pour se venger, ce qu'en termes vulgaires on appelle une _scène,
_regardant Adrienne (on saura tout à l'heure pourquoi) comme son
heureuse rivale; mais le bon naturel de Rose-Pompon ayant repris
le dessus, elle se trouvait fort empêchée pour continuer sa
_scène. _Adrienne, pour les raisons qu'on a dites, lui imposant de
plus en plus.

Quoiqu'elle se fût attendue, sinon à la singulière sortie de la
grisette, du moins à ce résultat: qu'il était impossible que le
prince eût pour cette fille aucun attachement sérieux... Mlle de
Cardoville, malgré la bizarrerie de cette rencontre, fut d'abord
ravie de voir ainsi sa _rivale _confirmer une partie de ses
prévisions; mais tout à coup, à ces espérances devenues presque
des réalités, succéda une appréhension cruelle... Expliquons-nous.

Ce que venait d'entendre Adrienne aurait dû la satisfaire
complètement. Selon ce qu'on appelle les usages et les coutumes du
monde, sûre désormais que le coeur de Djalma n'avait pas cessé de
lui appartenir, il devait peu lui importer que le prince, dans
toute l'effervescence d'une ardente jeunesse, eût ou non cédé à un
caprice éphémère pour cette créature, après tout fort jolie et
fort désirable, puisque, dans le cas même où il eût cédé à ce
caprice, rougissant de cette erreur des sens, il se séparait de
Rose-Pompon. Malgré de si bonnes raisons, cette _erreur des sens
_ne pouvait être pardonnée par Adrienne. Elle ne comprenait pas
cette séparation absolue du corps et de l'âme, qui fait que l'une
ne partage pas la souillure de l'autre. Elle ne trouvait pas qu'il
fût indifférent de se donner à celle-ci en pensant à celle-là; son
amour, jeune, chaste, passionné, était d'une exigence absolue,
exigence aussi juste aux jeux de la nature et de Dieu que ridicule
et niaise aux yeux des hommes. Par cela même qu'elle avait la
religion des sens, par cela même qu'elle les raffinait, qu'elle
les vénérait comme une manifestation adorable et divine, Adrienne
avait, au sujet des sens, des scrupules, des délicatesses, des
répugnances inouïes, invincibles, complètement inconnues de ces
austères spiritualistes, de ces prudes ascétiques, qui, sous
prétexte de la vitalité, de l'indignité de la matière, en
regardent les écarts comme absolument sans conséquence et en font
litière, pour lui bien prouver, à cette honteuse, à cette boueuse,
tout le mépris qu'elles en font.

Mlle de Cardoville n'était pas de ces créatures farouches,
pudibondes, qui mourraient de confusion plutôt que d'articuler
nettement qu'elles veulent un mari jeune et beau, ardent et pur:
aussi en épousent-elles de laids, de très blasés, de très
corrompus, quitte à prendre, six mois après, deux ou trois amants.
Non, Adrienne sentait instinctivement tout ce qu'il y a de
fraîcheur virginale et céleste dans l'égale innocence de deux
beaux êtres amoureux et passionnés, tout ce qu'il y a même de
garanties pour l'avenir dans les tendres et ineffables souvenirs
que l'homme conserve d'un premier amour qui est aussi sa première
possession. Nous l'avons dit, Adrienne n'était donc qu'à moitié
rassurée... bien qu'il lui fût confirmé par le dépit même de Rose-
Pompon que Djalma n'avait pas eu pour la grisette le moindre
attachement sérieux.

La grisette avait terminé sa péroraison par ce mot d'une hostilité
flagrante et significative:

-- Enfin, madame, je vous déteste!

-- Et pourquoi me détestez-vous, mademoiselle? dit doucement
Adrienne.

-- Oh! mon Dieu! madame, reprit Rose-Pompon, oubliant tout à fait
son rôle de _conquérante_, et cédant à la sincérité naturelle de
son caractère, faites donc comme si vous ne saviez pas à propos de
qui et de quoi je vous déteste!... Avec cela... que l'on va
ramasser des bouquets jusque dans la gueule d'une panthère pour
des personnes qui ne vous sont rien du tout!... Et si ce n'était
que cela encore! ajouta Rose-Pompon, qui s'animait peu à peu, et
dont la jolie figure, jusqu'alors contractée par une petite moue
hargneuse, prit une expression de chagrin réel, pourtant
quelquefois comique. Et si ce n'était que l'histoire du bouquet!
reprit-elle. Quoique mon sang n'ait fait qu'un tour en voyant le
prince Charmant sauter comme un cabri sur le théâtre... je me
serais dit: «Bah! ces Indiens, ça a des politesses à eux; ici...
une femme laisse tomber son bouquet, un monsieur bien appris le
ramasse et le tend, mais dans l'Inde, c'est pas ça: l'homme
ramasse le bouquet, ne le rend pas à la femme et lui tue une
panthère sous les yeux. Voilà le bon genre du pays, à ce qu'il
paraît... Mais ce qui n'est bon genre nulle part, c'est de traiter
une femme comme on m'a traitée... et cela, j'en suis sûre, grâce à
vous, madame.

Ces plaintes de Rose-Pompon, à la fois amères et plaisantes, se
conciliaient peu avec ce qu'elle avait dit précédemment du fol
amour de Djalma pour elle, mais Adrienne se garda bien de lui
faire remarquer ses contradictions, et lui dit doucement:

-- Mademoiselle, vous vous trompez, je crois, en prétendant que je
suis pour quelque chose dans vos chagrins; mais, en tous cas, je
regretterais sincèrement que vous ayez été maltraitée par qui que
ce fût.

-- Si vous croyez qu'on m'a battue... vous faites erreur, s'écria
Rose-Pompon. Ah bien! par exemple!... Non, ce n'est pas cela...
mais enfin... je suis sûre que, sans vous, le prince Charmant
aurait fini par m'aimer un peu; j'en vaux bien la peine, après
tout. Et puis, enfin... il y a aimer... et aimer... je ne suis pas
exigeante, moi; mais pas seulement ça!... et Rose-Pompon mordit
l'ongle rose de son pouce. Ah! quand Nini-Moulin est venu me
chercher ici, en m'apportant des bijoux, des dentelles pour me
décider à le suivre, il avait raison de me dire qu'il ne
m'exposerait à rien... que de très honnête...

-- Nini-Moulin? demanda Mlle de Cardoville, de plus en plus
intéressée; qu'est-ce que Nini-Moulin, mademoiselle?

-- Un écrivain religieux, répondit Rose-Pompon d'un ton boudeur,
l'âme damnée d'un tas de vieux sacristains dont il empoche
l'argent, soi-disant pour écrire sur la morale et sur la religion.
Elle est gentille, sa morale!

À ces mots d'_écrivain religieux_, de _sacristains_, Adrienne se
vit sur la voie d'une nouvelle trame de Rodin ou du père
d'Aigrigny, trame dont elle et Djalma avaient encore failli être
les victimes; elle commença d'entrevoir vaguement la vérité et
reprit:

-- Mais, mademoiselle, sous quel prétexte cet homme vous a-t-il
emmenée d'ici?

-- Il est venu me chercher en me disant qu'il n'y avait rien à
craindre pour ma vertu, qu'il ne s'agissait que de me faire bien
gentille; alors, moi je me suis dit: «Philémon est à son pays, je
m'ennuie toute seule, ça m'a l'air drôle, qu'est-ce que je
risque?...» Oh! non, je ne savais pas ce que je risquais, ajouta
Rose-Pompon en soupirant. Enfin, Nini-Moulin m'emmène dans une
jolie voiture; nous nous arrêtons sur la place du Palais-Royal; un
homme à l'air sournois et au teint jaune monte avec moi à la place
de Nini-Moulin, et me conduit chez le prince Charmant, où l'on
m'établit. Quand je l'ai vu, dame! il est si beau, mais si beau,
que j'en suis d'abord restée toute éblouie; avec ça l'air si doux,
si bon... Aussi, je me suis dit tout de suite: «C'est pour le coup
que ça serait joliment bien à moi de rester sage...» Je ne croyais
pas si bien dire... Je suis restée sage... hélas! plus que sage...

-- Comment, mademoiselle, vous regrettez de vous être montrée si
vertueuse?...

-- Tiens... je regrette de n'avoir pas eu au moins l'agrément de
refuser quelque chose... Mais refusez donc quand on ne vous
demande rien... mais rien de rien; quand on vous méprise assez
pour ne pas vous dire un pauvre petit mot d'amour.

-- Mais, mademoiselle... permettez-moi de vous faire observer que
l'indifférence qu'on vous a témoignée ne vous a pas empêchée de
faire, ce me semble, un assez long séjour dans la maison dont vous
me parlez.

-- Est-ce que je sais pourquoi le prince Charmant me gardait
auprès de lui; pourquoi il me promenait en voiture et au
spectacle? Que voulez-vous! c'est peut-être aussi bon ton, dans
son pays de sauvages, d'avoir auprès de soi une petite fille bien
gentille, à cette fin de n'y pas faire attention du tout, du
tout...

-- Mais alors pourquoi restiez-vous dans cette maison,
mademoiselle?

-- Eh! mon Dieu! je restais, dit Rose-Pompon en frappant du pied
avec dépit, je restais parce que, sans savoir comment cela s'est
fait, malgré moi, je me suis mise à aimer le prince Charmant; et,
ce qu'il y a de drôle, c'est que moi, qui suis gaie comme un
pinson... je l'aimais parce qu'il était triste, preuve que je
l'aimais sérieusement. Enfin, un jour, je n'y ai pas tenu... j'ai
dit: «Tant pis! il arrivera ce qui pourra; Philémon doit me faire
des traits dans son pays, j'en suis sûre;» ça m'encourage, et un
matin je m'arrange à ma manière, si gentiment, si coquettement,
qu'après m'être regardée dans ma glace, je me dis: «Oh! c'est
sûr... il ne résistera pas...» Je vais chez lui; je perds la tête,
je lui dis tout ce qui me passe de tendre dans l'esprit; je ris,
je pleure; enfin je lui déclare que je l'adore... Qu'est-ce qu'il
me répond à cela de sa voix douce et pas plus émue qu'un marbre:
«Pauvre enfant!...» Pauvre enfant, reprit Rose-Pompon avec
indignation... ni plus ni moins que si j'étais venue me plaindre à
lui d'un mal de dent, parce qu'il me poussait une dent de
sagesse... Mais ce qu'il y a d'affreux, c'est que je suis sûre
que, s'il n'était pas malheureux d'autre part en amour, ce serait
un vrai salpêtre; mais il est si triste, si abattu!

Puis, s'interrompant un moment, Rose-Pompon ajouta:

-- Au fait... non... je ne veux pas vous dire cela... vous seriez
trop contente... Enfin, après une pause d'une autre seconde:

-- Ah bien! ma foi! tant pis! je vous le dis, reprit cette drôle
de petite fille en regardant Mlle de Cardoville avec
attendrissement et déférence; pourquoi me taire, après tout! J'ai
commencé par vous dire, en faisant la fière, que le prince
Charmant voulait m'épouser, et j'ai fini, malgré moi, par vous
avouer qu'il m'avait environ mise à la porte. Dame! ce n'est pas
ma faute, quand je veux mentir, je m'embrouille toujours. Aussi,
tenez, madame, voilà la vérité pure: quand je vous ai rencontrée
chez cette pauvre Mayeux, je me suis d'abord sentie colère contre
vous comme un petit dindon... mais quand je vous ai eu entendue
vous, si belle, si grande dame, traiter cette pauvre ouvrière
comme votre soeur, j'ai eu beau faire, ma colère s'en est allée...
Une fois ici, j'ai fait ce que j'ai pu pour la rattraper...
impossible... plus je voyais la différence qu'il y a entre nous
deux, plus je comprenais que le prince Charmant avait raison de ne
songer qu'à vous... car c'est de vous, pour le coup, madame, qu'il
est fou... allez... et bien fou... Ce n'est pas seulement à cause
de l'histoire du tigre qu'il a tué pour vous à la Porte-Saint-
Martin que je dis cela; mais depuis, si vous saviez mon Dieu!
toutes les folies qu'il faisait avec votre bouquet. Et puis, vous
ne savez pas! toutes les nuits il les passait sans se coucher, et
bien souvent à pleurer dans un salon, où, m'a-t-on dit, il vous a
vue pour la première fois... vous savez... près de la serre... Et
votre portrait donc, qu'il a fait de souvenir sur la glace à la
mode de son pays! et tant d'autres choses! Enfin, moi qui l'aimais
et qui voyais cela, ça commençait d'abord par me mettre hors de
moi; et puis ça devenait si touchant, si attendrissant, que je
finissais par en avoir les larmes aux yeux. Mon Dieu!... oui...
madame... tenez... comme maintenant rien qu'en y pensant, à ce
pauvre prince. Ah! madame, ajouta Rose-Pompon, ses jolis yeux
bleus baignés de pleurs, et avec une expression d'intérêt si
sincère qu'Adrienne fut profondément émue; ah! madame... vous avez
l'air si doux, si bon! ne le rendez donc pas malheureux, aimez-le
donc un peu, ce pauvre prince... Voyons, qu'est-ce que cela vous
fait de l'aimer!...

Et Rose-Pompon, d'un geste sans doute trop familier, mais rempli
de naïveté, prit avec effusion la main d'Adrienne comme pour
accentuer davantage sa prière.

Il avait fallu à Mlle de Cardoville un grand empire sur elle-même
pour contenir, pour refouler l'élan de sa joie, qui du coeur lui
montait aux lèvres, pour arrêter le torrent de questions qu'elle
brûlait d'adresser à Rose-Pompon, pour retenir enfin les douces
larmes de bonheur qui depuis quelques instants tremblaient sous
ses paupières; et puis, chose bizarre! lorsque Rose-Pompon lui
avait pris la main, Adrienne, au lieu de la retirer, avait
affectueusement serré celle de la grisette, puis, par un mouvement
machinal, l'avait attirée près de la fenêtre, comme si elle eût
voulu examiner plus attentivement encore la délicieuse figure de
Rose-Pompon. La grisette, en entrant, avait jeté son châle et son
bibi sur le lit, de sorte qu'Adrienne put admirer les épaisses et
soyeuses nattes de beaux cheveux blond cendré qui encadraient à
ravir le frais minois de cette charmante fille, aux joues roses et
fermes, à la bouche vermeille comme une cerise, aux grands yeux
d'un bleu si gai; Adrienne put enfin remarquer, grâce au décolleté
un peu risqué de Rose-Pompon, la grâce et les trésors de sa taille
de nymphe.

Si étrange que cela paraisse, Adrienne était ravie de trouver
cette jeune fille encore plus jolie qu'elle ne lui avait paru
d'abord... L'indifférence stoïque de Djalma pour cette ravissante
créature disait assez toute la sincérité de l'amour dont il était
dominé.

Rose-Pompon, après avoir pris la main d'Adrienne, fut aussi
confuse que surprise de la bonté avec laquelle Mlle de Cardoville
accueillit sa familiarité. Enhardie par cette indulgence et par le
silence d'Adrienne, qui depuis quelques instants la considérait
avec une bienveillance presque reconnaissante, la grisette reprit:

-- Oh!... n'est-ce pas, madame, que vous aurez pitié de ce pauvre
prince?

Nous ne savons ce qu'Adrienne allait répondre à la demande
indiscrète de Rose-Pompon, lorsque soudain une sorte de
glapissement sauvage, aigu, strident, criard, mais qui semblait
évidemment prétendre à imiter le chant du coq, se fit entendre
derrière la porte.

Adrienne tressaillit, effrayée; mais tout à coup la physionomie de
Rose-Pompon, d'une expression naguère si touchante, s'épanouit
joyeusement; et, reconnaissant ce signal, elle s'écria en frappant
dans ses mains:

-- C'est Philémon!

-- Comment! Philémon? dit vivement Adrienne.

-- Oui... mon amant... Ah! le monstre, il sera monté à pas de
loup... pour faire le coq... c'est bien lui!

Un second _co-co-rico _des plus retentissants se fit entendre de
nouveau derrière la porte.

-- Mon Dieu, cet être-là est-il bête et drôle! il fait toujours la
même plaisanterie, et elle m'amuse toujours! dit Rose-Pompon.

Et elle essuya ses dernières larmes du revers de sa main en riant
comme une folle de la plaisanterie de Philémon, qui lui semblait
toujours neuve et réjouissante, quoiqu'elle la connût déjà.

-- N'ouvrez pas, dit tout bas Adrienne, de plus en plus
embarrassée; ne répondez pas, je vous en supplie.

-- La clef est sur la porte, et le verrou est mis: Philémon voit
bien qu'il y a quelqu'un.

-- Il n'importe.

-- Mais c'est ici sa chambre, madame; nous sommes ici chez lui...
dit Rose-Pompon.

En effet, Philémon, se lassant probablement du peu d'effet de ses
deux imitations ornithologiques, tourna la clef dans la serrure,
et ne pouvant l'ouvrir, dit à travers la porte, d'une voix de
formidable basse taille:

-- Comment_, chat chéri... _de mon coeur, nous sommes enfermée...
Est-ce que nous prions _saint Flambard _pour le retour de _Mon-mon
_(lisez Philémon)?

Adrienne, ne voulant pas augmenter l'embarras et le ridicule de
cette situation en la prolongeant davantage, alla droit à la
porte, et l'ouvrit aux regards ébahis de Philémon, qui recula de
deux pas. Mlle de Cardoville, malgré sa vive contrariété, ne put
s'empêcher de sourire à la vue de l'amant de Rose-Pompon et des
objets qu'il tenait à la main et sous son bras.

Philémon, grand gaillard très brun et haut en couleur, arrivant de
voyage, portait un béret basque blanc; sa barbe noire et touffue
tombait à flots sur un large gilet bleu clair à la Robespierre,
une courte redingote de velours olive et un immense pantalon à
carreaux écossais d'une grandeur extravagante complétaient le
costume de Philémon. Quant aux accessoires qui avaient fait
sourire Adrienne, ils se composaient: 1° d'une valise d'où
sortaient la tête et les pattes d'une oie, valise que Philémon
portait sous le bras; 2° d'un énorme lapin blanc, bien vivant,
renfermé dans une cage que l'étudiant tenait à la main.

-- Ah! l'amour de lapin blanc! a-t-il de beaux yeux rouges! Il
faut l'avouer, telles furent les premières paroles de Rose-Pompon,
et Philémon, à qui elles ne s'adressaient pas, revenait pourtant
après une longue absence; mais l'étudiant, loin d'être choqué de
se voir complètement sacrifié à son compagnon aux longues oreilles
et aux yeux rubis, sourit complaisamment, heureux de voir la
surprise qu'il ménageait à sa maîtresse si bien accueillie. Ceci
s'était passé très rapidement. Pendant que Rose-Pompon,
agenouillée devant la cage, s'extasiait d'admiration pour le
lapin, Philémon, frappé du grand air de Mlle de Cardoville,
portant à la main son béret, avait respectueusement salué en
s'effaçant le long de la muraille. Adrienne lui rendit son salut
avec une grâce remplie de politesse et de dignité, descendit
légèrement l'escalier et disparut.

Philémon, aussi ébloui de sa beauté que frappé de son air noble et
distingué, et surtout très curieux de savoir comment diable Rose-
Pompon avait de pareilles connaissances, lui dit vivement dans son
argot amoureux et tendre.

-- _Chat chéri _à son _Mon-mon_, qu'est-ce que cette belle dame?

-- Une de mes amies de pension... grand satyre... dit Rose-Pompon
en agaçant le lapin.

Puis, jetant un coup d'oeil de côté sur une caisse que Philémon
avait posée près de la cage et de la valise:

-- Je parie que c'est encore du raisiné de famille que tu
m'apportes là-dedans?

-- _Mon-mon _apporte mieux que ça à son _chat chéri_, dit
l'étudiant, et il appuya deux vigoureux baisers sur les joues
fraîches de Rose-Pompon, qui s'était enfin relevée_, Mon-mon _lui
apporte son coeur.

-- Connu... dit la grisette en posant délicatement le pouce de sa
main gauche sur le bout de son nez rose et ouvrant sa petite main,
qu'elle agita légèrement.

Philémon riposta à cette agacerie de Rose-Pompon en lui prenant
amoureusement la taille, et le joyeux ménage ferma sa porte.



XXV. Consolations.

Pendant l'entretien d'Adrienne et de Rose-Pompon, une scène
touchante s'était passée entre Agricol et la Mayeux, restés fort
surpris de la condescendance de Mlle de Cardoville à l'égard de la
grisette.

Aussitôt après le départ d'Adrienne, Agricol s'agenouilla devant
la couche de la Mayeux, et lui dit avec une émotion profonde:

-- Nous sommes seuls... je puis enfin te dire ce que j'ai sur le
coeur. Tiens... vois-tu!... c'est affreux, ce que tu as fait...
mourir de misère... de désespoir... et ne pas m'appeler auprès de
toi?

-- Agricol... écoute-moi...

-- Non... tu n'as pas d'excuse... À quoi sert donc, mon Dieu! de
nous être appelés frère et soeur, de nous être donné pendant
quinze ans les preuves de la plus sincère affection, pour qu'au
jour du malheur tu te décides ainsi à quitter la vie sans
t'inquiéter de ceux que tu laisses... sans songer que te tuer,
c'est leur dire: «Vous n'êtes rien pour moi!»

-- Pardon, Agricol... c'est vrai... je n'avais pas pensé à cela,
dit la Mayeux en baissant les yeux; mais... la misère... le manque
de travail!...

-- La misère... le manque de travail! et moi donc, est-ce que je
n'étais pas là?

-- Le désespoir!...

-- Et pourquoi le désespoir? Cette généreuse demoiselle te
recueille chez elle; appréciant ce que tu vaux, elle te traite
comme son amie, et c'est au moment où tu n'as jamais eu plus de
garantie de bonheur... pour l'avenir, pauvre enfant... que tu
abandonnes brusquement la maison de Mlle de Cardoville... nous
laissant tous dans une horrible anxiété sur ton sort!

-- Je... je... craignais d'être à charge... à ma bienfaitrice...
dit la Mayeux en balbutiant.

-- Toi à charge... à Mlle de Cardoville... elle si riche, si
bonne!...

-- J'avais peur d'être indiscrète... dit la Mayeux, de plus en
plus embarrassée...

Au lieu de répondre à sa soeur adoptive, Agricol garda le silence,
la contempla pendant quelques instants avec une expression
indéfinissable, puis s'écria tout à coup, comme s'il eût répondu à
une question qu'il se posait à lui-même:

-- Elle me pardonnera de lui avoir désobéi; oui, j'en suis sûr.

Alors, s'adressant à la Mayeux, qui le regardait de plus en plus
étonnée, il lui dit d'une voix brève et émue:

-- Je suis trop franc; cette position n'est pas tenable; je te
fais des reproches, je te blâme... et je ne suis pas à ce que je
te dis... je pense à autre chose...

-- À quoi donc, Agricol?

-- J'ai le coeur navré en songeant au mal que je t'ai fait...

-- Je ne comprends pas... mon ami... tu ne m'as jamais fait de
mal...

-- Non... n'est-ce pas?... jamais... pas même dans les petites
choses? lorsque, par exemple, cédant à une détestable habitude
d'enfance, moi qui pourtant t'aimais, te respectais comme ma
soeur... je t'injuriais cent fois par jour...

-- Tu m'injuriais?

-- Et que faisais-je donc, en te donnant sans cesse un sobriquet
odieusement ridicule... au lieu de t'appeler par ton nom.

À ces mots, la Mayeux regarda le forgeron avec effroi, tremblant
qu'il ne fût instruit de son triste secret, malgré l'assurance
contraire qu'elle avait reçue de Mlle de Cardoville; pourtant elle
se calma en pensant qu'Agricol avait pu réfléchir à l'humiliation
qu'elle devait éprouver à s'entendre sans cesse appeler la Mayeux.
Aussi répondit-elle en s'efforçant de sourire:

-- Peux-tu te chagriner pour si peu de chose? C'était, comme tu le
dis, Agricol, une habitude d'enfance... Ta bonne et tendre mère,
qui me traitait comme sa fille... m'appelait aussi la Mayeux, tu
le sais bien.

-- Et ma mère... est-elle aussi allée te consulter sur mon
mariage, te parler de la rare beauté de ma fiancée, te prier de
voir cette fille, d'étudier son caractère, dans l'espoir que
l'instinct de ton attachement pour moi t'avertirait... si je
faisais un mauvais choix? Dis, ma mère a-t-elle eu cette cruauté?
Non... c'est moi qui ainsi te déchirais le coeur.

Les craintes de la Mayeux se réveillèrent; plus de doute, Agricol
savait son secret. Elle se sentit mourir de confusion; pourtant,
faisant un dernier effort pour ne pas croire à cette découverte,
elle murmura d'une voix faible:

-- En effet... Agricol... ce n'est pas ta mère qui m'a priée de
cela... c'est toi... et... et... je t'ai su gré de cette preuve de
confiance.

-- Tu m'en as su gré... malheureuse enfant! s'écria le forgeron
les yeux remplis de larmes; non, ce n'est pas vrai car je te
faisais un mal affreux... j'étais impitoyable... sans le savoir...
mon Dieu!

-- Mais... dit la Mayeux d'une voix à peine intelligible, pourquoi
penses-tu cela?

-- Pourquoi? parce que tu m'aimais! s'écria le forgeron d'une voix
palpitante d'émotion, en serrant fraternellement la Mayeux entre
ses bras.

-- Oh! mon Dieu!... murmura l'infortunée en tâchant de cacher son
visage entre ses mains, il sait tout.

-- Oui... je sais tout, reprit le forgeron avec une expression de
tendresse et de respect indicible, oui, je sais tout... et je ne
veux pas, moi, que tu rougisses d'un sentiment qui m'honore et
dont je m'enorgueillis; oui, je sais tout, et je me dis avec
bonheur, avec fierté, que le meilleur, que le plus noble coeur
qu'il y ait au monde a été à moi, est à moi... sera toujours à
moi... Allons Madeleine, laissons la honte aux passions mauvaises;
allons, le front haut, relève les yeux, regarde-moi... Tu sais si
mon visage a jamais menti... tu sais si une émotion feinte s'y est
jamais réfléchie... eh bien, regarde-moi, te dis-je, regarde... et
tu liras sur mes traits combien je suis fier, oui, entends-tu
Madeleine, légitimement fier de ton amour...

La Mayeux, éperdue de douleur, écrasée de confusion, n'avait pas
jusqu'alors osé lever les yeux sur Agricol; mais la parole du
forgeron exprimait une conviction si profonde, sa voix vibrante
révélait une émotion si tendre, que la pauvre créature sentit
malgré elle sa honte s'effacer peu à peu, surtout lorsque Agricol
eut ajouté avec une exaltation croissante: Va, sois tranquille, ma
noble et douce Madeleine, de ce digne amour... j'en serai digne:
crois-moi, il te causera autant de bonheur qu'il t'a causé de
larmes... Pourquoi donc cet amour serait-il désormais pour toi un
sujet d'éloignement, de confusion ou de crainte? qu'est-ce donc
que l'amour, ainsi que le comprend ton adorable coeur? Un
continuel échange de dévouement, de tendresse, une estime profonde
et partagée, une mutuelle, une aveugle confiance? Eh bien,
Madeleine, ce dévouement, cette tendresse, cette confiance, nous
les aurons l'un pour l'autre, oui, plus encore que par le passé.
Dans mille occasions, ton secret m'inspirait de la crainte, de la
défiance... à l'avenir, au contraire, tu me verras si radieux de
remplir ainsi ton bon et vaillant coeur, que tu seras heureuse de
tout le bonheur que tu me donnes... Ce que je te dis là est
égoïste... c'est possible; tant pis!... je ne sais pas mentir.

Plus le forgeron parlait, plus la Mayeux s'enhardissait... Ce
qu'elle avait surtout redouté dans la révélation de son secret,
c'était de le voir accueilli par la raillerie, le dédain, ou une
compassion humiliante; loin de là, la joie et le bonheur se
peignaient véritablement sur la mâle et loyale figure d'Agricol;
la Mayeux le savait incapable de feinte; aussi s'écria-t-elle,
cette fois sans confusion, et au contraire, elle aussi... avec une
sorte d'orgueil:

-- Toute passion sincère et pure a donc cela de beau, de bien, de
consolant, mon Dieu! qu'elle finit toujours par mériter un
touchant intérêt lorsqu'on a pu résister à ses premiers orages!
elle honorera donc toujours et le coeur qui l'inspire et le coeur
qui l'éprouve! grâce à toi, Agricol, grâce à tes bonnes paroles
qui me relèvent à mes propres yeux, je sens qu'au lieu de rougir
de cet amour, je dois m'en glorifier... Ma bienfaitrice a
raison... tu as raison; pourquoi donc aurais-je honte? N'est-il
donc pas saint et vrai, mon amour? Être toujours dans ta vie,
t'aimer, te le dire, et le prouver par une affection de tous les
instants, qu'ai-je espéré de plus? et pourtant la honte, la
crainte, jointe au vertige que donne le malheur arrivé à son
comble, m'ont poussé jusqu'au suicide? C'est qu'aussi, vois-tu,
mon ami, il faut pardonner quelque chose aux mortelles défiances
d'une pauvre créature vouée au ridicule depuis son enfance. Et
puis, enfin... ce secret devait mourir avec moi, à moins qu'un
hasard impossible à prévoir ne te le révélât... Alors, dans ce
cas, tu as raison, sûre de moi-même, sûre de toi... je n'aurais
rien dû redouter; mais il faut m'être indulgent: la méfiance, la
cruelle méfiance de soi... Tiens, Agricol, mon généreux frère, je
te dirai ce que tu me disais tout à l'heure: Regarde-moi bien,
jamais non plus, tu le sais, mon visage n'a menti; eh bien,
regarde... vois si mes yeux fuient les tiens... vois, si de ma
vie, j'ai eu l'air aussi heureuse... et pourtant tout à l'heure
j'allais mourir.

La Mayeux disait vrai... Agricol lui-même n'eût pas espéré un
effet si prompt de ses paroles; malgré les traces profondes que la
misère, que le chagrin, que la maladie avaient imprimées sur le
visage de la jeune fille, il rayonnait alors d'un bonheur rempli
d'élévation, de sérénité, tandis que ses yeux bleus, doux et purs
comme son âme, s'attachaient sans embarras sur ceux d'Agricol.

-- Oh! merci, merci! s'écria le forgeron avec ivresse. En te
voyant si calme, si heureuse, Madeleine... c'est de la
reconnaissance que j'éprouve.

-- Oui, calme, oui, heureuse, car maintenant... mes plus secrètes
pensées tu les sauras... Oui, heureuse, car ce jour, commencé
d'une manière si funeste, finit comme un songe divin; loin d'avoir
peur, je te regarde avec ivresse; j'ai retrouvé ma généreuse
bienfaitrice, et je suis tranquille sur le sort de ma pauvre
soeur... Oh! tout à l'heure, n'est-ce pas? nous la verrons, car
cette joie, il faut qu'elle la partage.

La Mayeux était si heureuse que le forgeron n'osa ni ne voulut lui
apprendre encore la mort de Céphyse, dont il se réservait de
l'instruire avec ménagements; il répondit:

-- Céphyse, par cela même qu'elle est plus robuste que toi, a été
si rudement ébranlée, qu'il sera prudent, m'a-t-on dit tout à
l'heure, de la laisser pendant toute cette journée dans le plus
grand calme.

-- J'attendrai donc; j'ai de quoi distraire mon impatience, j'ai
tant à dire...

-- Chère et douce Madeleine...

-- Tiens, mon ami, s'écria la Mayeux en interrompant Agricol et en
pleurant de joie, je ne puis te dire, vois-tu, ce que j'éprouve
quand tu m'appelles Madeleine... C'est quelque chose de si suave,
de si doux, de si bienfaisant, que j'en ai le coeur tout épanoui.

-- Malheureuse enfant, elle a donc bien souffert, mon Dieu!
s'écria le forgeron avec un attendrissement inexprimable, qu'elle
montre tant de bonheur, tant de reconnaissance, en s'entendant
appeler de son modeste nom...

-- Mais, pense donc, mon ami, que ce mot dans ta bouche résume
pour moi toute une vie nouvelle! Si tu savais les espérances, les
délices qu'en un instant j'entrevois pour l'avenir! si tu savais
toutes les chères ambitions de ma tendresse... Ta femme, cette
charmante Angèle... avec sa figure d'ange et son âme d'ange... oh!
à mon tour, je te dis: Regarde-moi, et tu verras que ce doux nom
m'est doux aux lèvres et au coeur... oui, ta charmante et bonne
Angèle m'appellera aussi Madeleine... et tes enfants!! chers
petits êtres adorés, pour eux aussi... je serai Madeleine... leur
bonne Madeleine; par l'amour que j'aurai pour eux, ne seront-ils
pas à moi aussi bien qu'à leur mère? car je veux ma part des soins
maternels; ils seront à nous trois, n'est-ce pas, Agricol?... Oh!
laisse-moi pleurer... laisse-moi, c'est si bon des larmes sans
amertume, des larmes qu'on ne cache pas!... Dieu soit béni! grâce
à toi, mon ami... la source de celles-là est à jamais tarie.

Depuis quelques instants, cette scène attendrissante avait un
témoin invisible. Le forgeron et la Mayeux, trop émus, ne
pouvaient apercevoir Mlle de Cardoville, debout au seuil de la
porte.

Ainsi que l'avait dit la Mayeux, ce jour, commencé pour tous sous
de funestes auspices, était devenu pour tous un jour d'ineffable
félicité. Adrienne aussi était radieuse: Djalma l'aimait avec
passion. Ces odieuses apparences dont elle avait été dupe et
victime étaient évidemment une nouvelle trame de Rodin, et il ne
restait plus à Mlle de Cardoville qu'à découvrir le but de ces
machinations. Une dernière joie lui était réservée... En fait de
bonheur... rien ne rend pénétrant... comme le bonheur: Adrienne
devina, aux dernières paroles de la Mayeux, qu'il n'y avait plus
de secret entre l'ouvrière et le forgeron; aussi ne put-elle
s'empêcher de crier en entrant:

-- Ah! ce jour est le plus beau de ma vie, car je ne suis pas
seule à être heureuse. Agricol et la Mayeux se retournèrent
vivement.

-- Mademoiselle, dit le forgeron, malgré la promesse que je vous
ai faite, je n'ai pu cacher à Madeleine que je savais qu'elle
m'aimait.

-- Maintenant que je ne rougis plus de cet amour devant Agricol,
comment en rougirais-je devant vous, mademoiselle, devant vous
qui, tout à l'heure encore, me disiez: «Soyez fière de cet
amour... car il est noble et pur!...» dit la Mayeux; et le bonheur
lui donna la force de se lever, et de s'appuyer sur le bras
d'Agricol.

-- Bien! bien! mon amie, lui dit Adrienne en allant à elle et
l'entourant d'un de ses bras afin de la soutenir aussi; un moment
seulement pour excuser une indiscrétion que vous pourriez me
reprocher... Si j'ai dit votre secret à M. Agricol.

-- Sais-tu pourquoi, Madeleine? s'écria le forgeron en
interrompant Adrienne. Encore une preuve de cette délicate
générosité de coeur qui ne se dément jamais chez mademoiselle.
«J'ai hésité longtemps à vous confier ce secret, m'a-t-elle dit ce
matin, mais je m'y décide; nous allons retrouver votre soeur
adoptive; vous êtes pour elle le meilleur des frères, mais, sans
le savoir, sans y songer, bien des fois vous la blessiez
cruellement; maintenant vous savez son secret... je me repose sur
votre coeur pour le garder fidèlement, et pour épargner mille
douleurs à cette pauvre enfant... douleurs d'autant plus amères
qu'elles viennent de vous, et qu'elle doit souffrir en silence.
Ainsi, quand vous parlerez de votre femme, de votre bonheur,
mettez-y assez de ménagements pour ne pas froisser ce coeur noble,
bon et tendre...» Oui, Madeleine, voilà pourquoi mademoiselle a
commis ce qu'elle appelle une indiscrétion.

-- Les termes me manquent, mademoiselle... pour vous remercier
encore et toujours, dit la Mayeux.

-- Voyez donc un peu, mon amie, reprit Adrienne, combien les ruses
des méchants tournent souvent contre eux; on redoutait votre
dévouement pour moi, on avait ordonné à cette malheureuse Florine
de vous dérober votre journal.

-- Afin de m'obliger de quitter votre maison à force de honte,
mademoiselle, quand je saurais mes plus secrètes pensées livrées
aux railleries de tous... Maintenant, je n'en doute pas, dit la
Mayeux.

-- Et vous avez raison, mon enfant. Eh bien, cette horrible
méchanceté, qui a failli causer votre mort, tourne, à cette heure,
à la confusion des méchants; leur trame est dévoilée... celle-là,
et heureusement bien d'autres encore, dit Adrienne en songeant à
Rose-Pompon.

Puis elle reprit avec une joie profonde:

-- Enfin, nous voici plus unies, plus heureuses que jamais, et
retrouvant dans notre félicité même de nouvelles forces contre nos
ennemis; je dis nos ennemis, car tout ce qui m'aime est odieux à
ces misérables... Mais, courage! l'heure est venue, les gens de
coeur vont avoir leur tour...

-- Dieu merci! mademoiselle... dit le forgeron, et, pour ma part,
ce n'est pas le zèle qui me manque; quel bonheur de leur arracher
leur masque!

-- Laissez-moi vous rappeler, monsieur Agricol, que vous avez
demain une entrevue avec M. Hardy.

-- Je ne l'ai pas oublié, mademoiselle, non plus que vos offres
généreuses.

-- C'est tout simple, il est des miens; répétez-lui bien ce que je
vais d'ailleurs lui écrire ce soir, que tous les fonds qui lui
sont nécessaires pour rétablir sa fabrique sont à sa disposition;
ce n'est pas seulement pour lui que je parle, mais pour cent
fabriques réduites à un sort précaire... Suppliez-le surtout
d'abandonner au plus tôt la funeste maison où il a été conduit;
pour mille raisons, il doit se défier de tout ce qui l'entoure.

-- Soyez tranquille, mademoiselle... la lettre qui m'a été écrite,
en réponse à celle que j'étais parvenu à lui faire remettre
secrètement, était courte, affectueuse, quoique bien triste; il
m'accorde une entrevue; je suis sûr de le décider... à quitter
cette triste demeure, et peut-être à l'emmener avec moi; il a
toujours eu tant de confiance dans mon dévouement!

-- Allons, bon courage, monsieur Agricol, dit Adrienne en mettant
son manteau sur les épaules de la Mayeux et en l'enveloppant avec
soin. Partons, car il se fait tard. Aussitôt arrivée chez moi, je
vous donnerai une lettre pour M. Hardy, et demain vous viendrez me
dire, n'est-ce pas? le résultat de votre visite.

Puis, se reprenant, Adrienne rougit légèrement et dit:

-- Non... pas demain... Écrivez-moi seulement, et après-demain, sur
le midi, venez.

* * * * *

Quelques instants après, la jeune ouvrière, soutenue par Agricol
et Adrienne, avait descendu l'escalier de la triste maison, et,
étant montée en voiture avec Mlle de Cardoville, elle demanda avec
les plus vives instances à voir Céphyse; en vain Agricol avait
répondu à la Mayeux que cela était impossible, qu'elle la verrait
le lendemain.

* * * * *.

Grâce aux renseignements que lui avait donnés Rose-Pompon, Mlle de
Cardoville, se défiant avec raison de tout ce qui entourait
Djalma, crut avoir trouvé le moyen de faire remettre, le soir
même, et sûrement, une lettre d'elle entre les mains du prince.



XXVI. Les deux voitures.

C'est le soir même du jour où Mlle de Cardoville a empêché le
suicide de la Mayeux.

Onze heures sonnent, la nuit est profonde, le vent souffle avec
violence et chasse de gros nuages noirs qui interceptent
complètement la pâle clarté de la lune. Un fiacre monte lentement,
péniblement, au pas de ses deux chevaux essoufflés, la pente de la
rue Blanche, assez rapide aux abords de la barrière, non loin de
laquelle est située la maison occupée par Djalma. La voiture
s'arrête; le cocher, maugréant de la longueur d'une course
interminable aboutissant à cette montée difficile, se retourne sur
son siège, se penche vers la glace du devant de la voiture, et dit
d'un ton bourru à la personne qu'il conduisait:

-- Ah çà! est-ce ici, à la fin? Du haut de la rue de Vaugirard à
la barrière Blanche, ça peut compter pour une course; avec ça que
la nuit est si noire, qu'on ne voit pas à quatre pas devant soi,
puisqu'on n'allume pas les réverbères eu égard au clair de lune...
qu'il ne fait pas...

-- Cherchez une petite porte avec un auvent... passez-la... d'une
vingtaine de pas, et ensuite arrêtez-vous... le long du mur,
répondit une voix criarde et impatiente avec un accent italien des
plus prononcés.

-- Voilà un bigre d'Allemand qui me fera tourner en bourrique, se
dit le cocher, courroucé; puis il ajouta:

-- Mais, mille tonnerres! puisque je vous dis qu'on n'y voit
pas... comment diable voulez-vous que je l'aperçoive, moi, votre
petite porte!

-- Vous n'avez donc pas la moindre intelligence!... Longez le mur
à droite... de façon à le raser; la lumière de vos lanternes vous
aidera... et vous reconnaîtrez facilement cette petite porte; elle
se trouve après le numéro 50... Si vous ne la trouvez pas, c'est
que vous êtes ivre, répondit avec une aigreur croissante la voix à
l'accent italien.

Le cocher, pour toute réponse, jura comme un païen, fouetta ses
chevaux épuisés; puis, longeant le mur de très près, il écarquilla
ses yeux, afin de lire les numéros de la rue à l'aide de la lueur
de ses lanternes.

Au bout de quelques moments de marche, la voiture s'arrêta de
nouveau.

-- J'ai dépassé le numéro 50, et voilà une petite porte à auvent,
dit le cocher; est-ce celle-là!

-- Oui... dit la voix. Maintenant, avancez une vingtaine de pas,
puis vous arrêterez.

-- Allons, bon, encore...

-- Ensuite, vous descendrez de votre siège et vous irez frapper
deux fois trois coups à la petite porte que nous allons
dépasser... Vous comprenez bien! deux fois trois coups.

-- C'est donc ça que vous me donnez comme pourboire! s'écria le
cocher exaspéré.

-- Quand vous m'aurez reconduit au faubourg Saint-Germain, où je
demeure, vous aurez un bon pourboire, si vous êtes intelligent.

-- Bon... maintenant au faubourg Saint-Germain... Plus que cela de
ruban de queue, merci! dit le cocher avec une colère contenue. Moi
qui avais épouffé mes chevaux pour être sur le boulevard à la
sortie du spectacle, non!... de non...

Puis, faisant contre fortune bon coeur, et comptant sur le
dédommagement du pourboire, il reprit:

-- Je vais donc aller frapper six coups à la petite porte!

-- Oui, d'abord trois coups, puis un silence, puis encore trois
coups... Comprenez-vous!

-- Et après!

-- Vous direz à la personne qui vous ouvrira: «On vous attend,» et
vous la conduirez ici à la voiture.

-- Que le diable te brûle! dit le cocher en se retournant sur son
siège, et il ajouta, en fouettant ses chevaux:

-- Ce gredin d'Allemand-là a des manigances avec des francs-maçons
ou peut-être bien avec des contrebandiers, vu que nous sommes près
de la barrière... il mériterait bien que je le dénonce, pour me
faire venir de la rue de Vaugirard ici.

À une vingtaine de pas au-delà de la petite porte, la voiture
s'arrêta de nouveau, le cocher descendit de son siège pour
exécuter les ordres qu'il avait reçus. Arrivant bientôt auprès de
la petite porte, il y heurta, ainsi qu'il lui avait été
recommandé, d'abord trois coups, puis, après une pause, trois
autres coups.

Quelques nuages moins opaques, moins foncés que ceux qui avaient
jusqu'alors obscurci le disque de la lune, formèrent alors
éclaircie, et lorsqu'au signal donné la porte s'ouvrit, le cocher
vit sortir un homme de taille moyenne, enveloppé d'un manteau et
coiffé d'un bonnet de couleur.

Cet homme fit deux pas dans la rue, après avoir fermé la porte à
clef.

-- On vous attend, lui dit le cocher, je vais vous conduire à la
voiture.

Et, marchant devant l'homme au manteau qui lui avait répondu par
un signe de tête, il le mena jusqu'au fiacre. Il se préparait à
ouvrir la portière et à baisser le marchepied, lorsque la voix de
l'intérieur s'écria:

-- C'est inutile... Monsieur ne montera pas... je causerai avec
lui par la portière... on vous avertira lorsqu'il faudra partir.

-- Ça fait que j'aurai le temps de t'envoyer à tous les diables,
murmura le cocher; mais ça ne m'empêchera pas de me promener pour
me dégourdir les jambes.

Et il se mit à marcher de long en large le long du mur où était
percée la petite porte. Au bout de quelques secondes, il entendit
le roulement lointain et de plus en plus rapproché d'une voiture
qui, gravissant rapidement la montée, s'arrêta à quelque distance
et en deçà de la porte du jardin.

-- Tiens! une voiture bourgeoise, dit le cocher; crânes chevaux,
tout de même, pour monter à ce trot-là ce roidillon de rue
Blanche.

Le cocher terminait cette réflexion, lorsqu'à la faveur de
l'éclaircie momentanée, il vit un homme descendre de cette
voiture, s'avancer rapidement, s'arrêter un instant à la petite
porte, l'ouvrir, entrer, et disparaître après l'avoir refermée sur
lui.

-- Tiens, tiens, ça se complique, dit le cocher; l'un est sorti,
en voilà un autre qui rentre.

Ce disant, il se dirigea vers la voiture; elle était brillamment
attelée de deux beaux et vigoureux chevaux; le cocher, immobile
dans son carrick à dix collets, tenait son fouet dressé, le manche
appuyé sur son genou droit, ainsi qu'il convient.

-- Voilà un chien de temps pour faire faire le pied de grue à de
superbes chevaux comme les vôtres, camarade, dit l'humble cocher
de fiacre à l'automédon _bourgeois_, qui resta muet et impassible,
sans paraître seulement se douter qu'on lui parlait. Il n'entend
pas le français... c'est un Anglais... cela se reconnaît tout de
suite à ses cheveux, dit le cocher, interprétant ainsi le silence
de celui à qui il venait de parler; puis, avisant à quelques pas
une sorte de valet de pied géant, debout contre la portière, vêtu
d'une longue et ample redingote de livrée d'un gris jaunâtre, à
collet bleu clair et à boutons d'argent, le cocher, s'adressant à
lui en manière de compensation, et sans varier de beaucoup son
thème:

-- Voilà un chien de temps pour faire le pied de grue, camarade.
Même imperturbable silence de la part du valet de pied.

-- C'est deux Anglais, reprit philosophiquement le cocher, et,
quoique assez étonné de l'incident de la petite porte, il
recommença sa promenade en se rapprochant de son fiacre.

Pendant que se passaient les faits dont nous venons de parler,
l'homme au manteau et l'homme à l'accent italien continuaient de
s'entretenir; l'un toujours dans la voiture, l'autre debout, en
dehors, la mains appuyée au bord de la portière.

La conversation durait depuis quelque temps et avait lieu en
italien; il s'agissait d'une personne absente, ainsi qu'on en
jugera par les paroles suivantes:

-- Ainsi, disait la voix qui sortait du fiacre, cela est bien
convenu?

-- Oui, monseigneur, reprit l'homme au manteau, mais seulement
dans le cas où l'aigle deviendrait serpent.

-- Et, dans le cas contraire, dès que vous recevrez l'autre moitié
du crucifix d'ivoire que je viens de vous remettre...

-- Je saurai ce que cela veut dire, monseigneur.

-- Continuez toujours de mériter et de conserver sa confiance.

-- Je la mériterai, je la conserverai, monseigneur, parce que
j'admire et respecte cet homme, plus fort par l'esprit, par le
courage et par la volonté... que les hommes les plus puissants de
ce monde... Je me suis agenouillé devant lui avec humilité comme
devant une des trois sombres idoles qui sont entre Bohwanie et ses
adorateurs... car lui, comme moi, a pour religion de changer la
vie en néant.

-- Hum! hum! dit la voix d'un ton assez embarrassé, ce sont là des
rapprochements inutiles et inexacts... Songez seulement à lui
obéir... Sans raisonner votre obéissance...

-- Qu'il parle, et j'agis; je suis entre ses mains _comme un
cadavre_, ainsi qu'il aime à le dire... Il a vu, il voit toujours
mon dévouement par les services que je lui rends auprès du prince
Djalma... Il me dirait: _Tue... _que ce fils de roi...

-- N'ayez pas, pour l'amour du ciel, des idées pareilles! s'écria
la voix en interrompant l'homme au manteau. Grâce à Dieu, on ne
vous demandera jamais de telles preuves de soumission.

-- Ce que l'on m'ordonne... je le fais... Bohwanie me regarde.

-- Je ne doute pas de votre zèle... je sais que vous êtes une
barrière vivante et intelligente mise entre le prince et bien des
intérêts coupables; et c'est parce que l'on m'a parlé de votre
zèle, de votre habileté à circonvenir ce jeune Indien, et surtout
de la cause de votre aveugle dévouement à exécuter les ordres que
l'on vous donne, que j'ai voulu vous instruire de tout. Vous êtes
fanatique de celui que vous servez... c'est bien... l'homme doit
être l'esclave obéissant du dieu qu'il se choisit.

-- Oui, monseigneur... tant que le dieu... reste dieu.

-- Nous nous entendons parfaitement. Quant à votre récompense,
vous savez... mes promesses...

-- Ma récompense... je l'ai déjà, monseigneur.

-- Comment?

-- Je m'entends.

-- À la bonne heure... Quant au secret...

-- Vous avez des garanties, monseigneur.

-- Oui... suffisantes.

-- Et d'ailleurs, l'intérêt de la cause que je sers vous répond de
mon zèle et de ma discrétion, monseigneur.

-- C'est vrai... vous êtes un homme de ferme et ardente
conviction.

-- J'y tâche, monseigneur.

-- Et, après tout, fort religieux... à votre point de vue. Or,
c'est déjà très louable d'avoir un point de vue quelconque en ces
matières, par l'impiété qui court, et, surtout, lorsque à votre
point de vue vous pouvez m'assurer de votre aide.

-- Je vous l'assure, monseigneur, par cette raison qu'un chasseur
intrépide préfère un chacal à dix renards, un tigre à dix chacals,
un lion à dix tigres, et l'ouelmis à dix lions.

-- Qu'est-ce, l'ouelmis?

-- C'est ce que l'esprit est à la matière, la lame au fourreau, le
parfum à la fleur, la tête au corps.

-- Je comprends... jamais comparaison n'a été plus juste... Vous
êtes homme de bon jugement. Rappelez-vous toujours ce que vous
venez de me dire là, et rendez-vous de plus en plus digne de la
confiance de votre idole, de votre dieu...

-- Sera-t-il bientôt en état de m'entendre, monseigneur?

-- Dans deux ou trois jours au plus; hier une crise providentielle
l'a sauvé... et il est doué d'une volonté si énergique, que sa
guérison sera rapide.

-- Le reverrez-vous demain, monseigneur?

-- Oui, avant mon départ, pour lui faire mes adieux.

-- Alors, dites-lui ceci, qui est étrange, et dont je n'ai pu
l'instruire, car cela s'est passé hier.

-- Parlez.

-- J'étais allé au jardin des morts... partout des funérailles,
des torches enflammées au milieu de la nuit noire... éclairant des
tombes... Bohwanie souriait dans le ciel d'ébène. En songeant à
cette sainte divinité du néant, je regardais avec joie vider une
voiture remplie de cercueils. La fosse immense béait comme une
bouche de l'enfer... on lui jetait... morts sur morts; elle béait
toujours. Tout à coup je vois à côté de moi, à la lueur d'une
torche, un vieillard... je l'avais déjà vu... c'est un juif... il
est gardien de cette maison... de la... rue Saint-François... que
vous savez...

Et l'homme au manteau tressaillit et s'arrêta.

-- Oui... je sais... mais qu'avez-vous... à vous interrompre
ainsi?

-- C'est que, dans cette maison... se trouve depuis cent cinquante
ans... le portrait d'un homme... d'un homme... que j'ai rencontré
jadis au fond de l'Inde, sur les bords du Gange...

Et l'homme au manteau ne put s'empêcher de tressaillir et de
s'arrêter encore.

-- Une ressemblance singulière, sans doute?

-- Oui, monseigneur, une ressemblance... singulière... pas autre
chose...

-- Mais ce vieux juif?... ce vieux juif?

-- M'y voici, monseigneur. Toujours pleurant, il a dit à un
fossoyeur: «Eh bien! le cercueil? -- Vous aviez raison; je l'ai
trouvé dans la seconde rangée de l'autre fosse, a répondu le
fossoyeur; il portait bien, pour signe, une croix formée de sept
points noirs. Mais comment avez-vous pu savoir et la place et la
marque de ce cercueil? -- Hélas! peu vous importe, a dit le vieux
juif avec une amère tristesse. Vous voyez que je ne suis que trop
bien instruit; il est caché à fleur de terre; mais dépêchez-vous
vite. -- À travers le tumulte, on ne s'apercevra de rien, a repris
le fossoyeur. Vous m'avez bien payé, je désire que vous
réussissiez dans ce que vous voulez faire.»

-- Et ce vieux juif, qu'a-t-il fait de ce cercueil marqué de sept
points noirs?

-- Deux hommes l'accompagnaient, monseigneur, portant une civière
garnie de rideaux; il a allumé une lanterne et, suivi de ces deux
hommes, il s'est dirigé vers l'endroit désigné par le fossoyeur...
Un embarras de voitures de morts m'a fait perdre le vieux juif,
sur les traces duquel je m'étais mis à travers les tombeaux; il
m'a été impossible de le retrouver...

-- Cela est étrange, en effet... Ce juif, que voulait-il faire de
ce cercueil?

-- On dit qu'ils emploient des cadavres pour composer des charmes
magiques, monsieur.

-- Ces mécréants sont capables de tout... même du commerce avec
l'ennemi des hommes... Du reste, on avisera... cette découverte
est peut-être importante...

Minuit sonna à cet instant dans le lointain.

-- Minuit!... déjà!...

-- Oui, monseigneur.

-- Il faut que je parte... Adieu... Ainsi, une dernière fois, vous
me le jurez: la circonstance convenue arrivant, dès que vous
recevrez l'autre moitié du crucifix d'ivoire que je vous ai donné
tout à l'heure, vous tiendrez votre promesse?

-- Par Bohwanie, je vous l'ai juré, monseigneur.

-- N'oubliez pas non plus que, pour plus de sûreté, la personne
qui vous remettra l'autre moitié du crucifix devra vous dire...
Voyons, que devra-t-on vous dire... Vous souvenez-vous?

-- On devra me dire, monseigneur: _De la coupe aux lèvres, il y a
loin._

_-- _Très bien... Adieu. Secret et fidélité.

-- Secret et fidélité, monseigneur, répondit l'homme au manteau.

Quelques secondes après, le fiacre se remettait en marche,
emmenant le cardinal Malipieri. Tel était l'interlocuteur de
l'homme au manteau. Ce dernier (on a sans doute reconnu Faringhea)
regagna la petite porte du jardin de la maison occupée par Djalma.
Au moment où il allait mettre la clef dans la serrure, à sa
profonde surprise, il vit la porte s'ouvrir devant lui et un homme
en sortir. Faringhea, se précipitant sur cet inconnu, le saisit
violemment au collet, en s'écriant:

-- Qui êtes-vous? d'où sortez-vous? Sans doute l'inconnu trouva le
ton dont cette question était faite très peu rassurant, car, au
lieu d'y répondre, il fit tous ses efforts pour se dégager de
l'étreinte de Faringhea, en criant d'une voix retentissante:

-- Pierre... à moi!... Aussitôt la voiture, qui stationnait à
quelques pas, arrivant au grand trot, Pierre, le valet de pied
géant, saisit le métis par les épaules, le rejeta quelques pas en
arrière, et opéra ainsi une diversion fort utile à l'inconnu.

-- Maintenant, monsieur, dit ce dernier à Faringhea en se
rajustant, toujours protégé par le géant, je suis en mesure de
répondre à vos questions... quoique vous traitiez fort brutalement
une ancienne connaissance... Oui, je suis M. Dupont, ex-régisseur
de la terre de Cardoville... à telle enseigne que c'est moi qui ai
aidé à vous repêcher lors du naufrage du bâtiment où vous étiez
embarqué.

En effet, à la vive lueur des deux lanternes, le métis reconnut la
bonne et loyale figure de M. Dupont, jadis régisseur et alors,
ainsi qu'on l'a dit, intendant de la maison de Mlle de Cardoville.
L'on n'a peut-être pas oublié que ce fut M. Dupont qui, le
premier, écrivit à Mlle de Cardoville pour réclamer son intérêt en
faveur de Djalma, retenu au château de Cardoville par une blessure
reçue pendant le naufrage.

-- Mais, monsieur... que venez-vous faire ici? Pourquoi vous
introduire ainsi clandestinement dans cette maison? dit Faringhea
d'un ton brusque et soupçonneux.

-- Je vous ferai observer qu'il n'y a rien du tout de clandestin
dans ma conduite; je viens ici dans une voiture aux livrées de
Mlle de Cardoville, ma chère et digne maîtresse, chargé par elle,
très ostensiblement... très évidemment, de remettre une lettre de
sa part au prince Djalma, son cousin, répondit M. Dupont avec
dignité.

À ces mots, Faringhea frémit de rage muette, et reprit:

-- Pourquoi, monsieur... venir à cette heure tardive? pourquoi
vous introduire par cette petite porte?

-- Je viens à cette heure, mon cher monsieur, parce que c'est
l'ordre de Mlle de Cardoville, et je suis entré par cette petite
porte parce qu'il y a tout lieu de croire qu'en m'adressant à la
grande porte... il m'eût été impossible de parvenir jusqu'au
prince...

-- Vous vous trompez, monsieur, répondit le métis.

-- C'est possible... mais, comme on savait que le prince passait
presque habituellement une partie de la nuit dans le petit
salon... qui communique à la serre chaude dont voici la porte, et
dont Mlle de Cardoville a conservé une double clef depuis qu'elle
a loué cette maison, j'étais à peu près certain, en prenant ce
chemin, de pouvoir remettre entre les mains du prince la lettre de
Mlle de Cardoville, sa cousine... et c'est ce que j'ai eu
l'honneur de faire, mon cher monsieur, et j'ai été profondément
touché de la bienveillance avec laquelle le prince a daigné me
recevoir, et même se souvenir de moi.

-- Et qui vous a si bien instruit, monsieur, des habitudes du
prince? dit Faringhea, ne pouvant maîtriser son dépit courroucé.

-- Si j'ai été exactement renseigné sur ses habitudes, mon cher
monsieur, je n'ai pas été aussi bien instruit sur les vôtres, que
je ne comptais pas plus vous rencontrer dans ce passage... que
vous ne vous attendiez à m'y voir.

Ce disant, M. Dupont fit un salut passablement narquois au métis,
et remonta dans la voiture, s'éloigna rapidement, laissant
Faringhea aussi surpris que courroucé.



XXVII. Le rendez-vous.

Le lendemain de la mission remplie par Dupont auprès de Djalma,
celui-ci se promenait à pas impatients et précipités dans le petit
salon indien de la rue Blanche; cette pièce communiquait, on le
sait, avec la serre chaude où Adrienne lui avait apparu pour la
première fois. Il avait voulu, en souvenir de ce jour, s'habiller
comme il était lors de cette entrevue: il portait donc une tunique
de cachemire blanc, avec un turban cerise et une ceinture de la
même couleur; ses guêtres de velours incarnat, brodées d'argent,
dessinaient le galbe fin et pur de sa jambe, et s'échancraient sur
une petite mule de maroquin blanc à talon rouge.

Le bonheur a une action si instantanée, et pour ainsi dire
tellement matérielle, sur les organisations jeunes, vivaces et
ardentes, que Djalma, la veille encore morne, abattu, désespéré,
n'était plus reconnaissable. Une teinte livide ne ternissait plus
l'or pâle de son teint mat et transparent. Ses larges prunelles,
naguère voilées comme le seraient des diamants noirs par une
vapeur humide, brillaient alors d'un doux éclat au milieu de leur
orbe nacré; ses lèvres, longtemps pâlies, étaient devenues d'un
coloris aussi vif, aussi velouté, que les plus belles fleurs de
son pays.

Tantôt, interrompant sa marche précipitée, il s'arrêtait tout à
coup, tirant de son sein un petit papier soigneusement plié, et le
portait à ses lèvres avec une folle ivresse; alors, ne pouvant
contenir les élans de son bonheur, une espèce de cri de joie mâle
et sonore s'échappait de sa poitrine, et d'un bond le prince était
devant la glace sans tain qui séparait le salon de la serre chaude
où, pour la première fois, il avait vu Mlle de Cardoville.
Singulière puissance du souvenir, merveilleuse hallucination d'un
esprit dominé, envahi, par une pensée unique, fixe, incessante:
bien des fois Djalma avait cru voir, ou plutôt il avait réellement
vu l'image adoré d'Adrienne lui apparaître à travers cette nappe
de cristal; et bien plus, l'illusion avait été si complète que,
les yeux ardemment fixés sur la vision qu'il évoquait, il avait
pu, à l'aide d'un pinceau imbibé de carmin[27], suivre et tracer
avec une étonnante exactitude la silhouette de l'idéale figure que
le délire de son imagination présentait à sa vue. C'était devant
ces lignes charmantes, rehaussées du carmin le plus vif, que
Djalma venait de se mettre en contemplation profonde, après avoir
lu et relu, porté et reporté vingt fois à ses lèvres la lettre
qu'il avait reçue la veille au soir des mains de Dupont.

Djalma n'était pas seul, Faringhea suivait tous les mouvements du
prince d'un regard subtil, attentif et sombre; se tenant
respectueusement debout dans un coin du salon, le métis semblait
occupé à déplier et étendre le bedej de Djalma, espèce de burnous
en étoffe de l'Inde, de tissu léger et soyeux, dont le fond brun
disparaissait presque entièrement sous des broderies d'or ou
d'argent d'une délicatesse exquise. La figure du métis était
soucieuse, sinistre. Il ne pouvait s'y méprendre; la lettre de
Mlle de Cardoville, remise la veille par M. Dupont à Djalma devait
causer seule son enivrement, car, sans doute, il se savait aimé;
dans ce cas, son silence obstiné envers Faringhea, depuis que
celui-ci était entré dans le salon, l'alarmait fort, et il ne
savait comment l'interpréter.

La veille, après avoir quitté M. Dupont dans un état d'anxiété
facile à comprendre, le métis était revenu en hâte vers le prince,
afin de juger l'effet produit par la lettre de Mlle de Cardoville;
mais il trouva le salon fermé. Il frappa, personne ne lui
répondit. Alors, quoique la nuit fût avancée, il expédia en toute
hâte une note à Rodin, dans laquelle il lui annonçait et la visite
de M. Dupont et le but probable de cette visite. Djalma avait, en
effet, passé la nuit dans des emportements de bonheur et d'espoir,
dans une fièvre d'impatience impossible à rendre. Au matin
seulement, rentrant dans sa chambre à coucher, il avait pris
quelques moments de repos et s'était habillé seul.

Plusieurs fois, mais en vain, le métis avait discrètement frappé à
la porte de l'appartement de Djalma; vers les midi et demi
seulement, celui-ci avait sonné pour demander que sa voiture fût
prête à deux heures et demie. Faringhea s'étant présenté, le
prince lui avait donné cet ordre sans le regarder et comme s'il
eût parlé à tout autre de ses serviteurs. Était-ce défiance,
éloignement ou distraction de la part du prince? telles étaient
les questions que se posait le métis avec une angoisse croissante,
car les desseins dont il était l'instrument le plus actif, le plus
immédiat, pouvaient être ruinés au moindre soupçon de Djalma.

-- Oh!... les heures... les heures... qu'elles sont lentes!...
s'écria tout à coup le jeune Indien d'une voix basse et
palpitante.

-- Mes heures sont bien longues, disiez-vous avant-hier encore,
monseigneur...

Et, en prononçant ces mots, Faringhea s'approcha de Djalma, afin
d'attirer son attention. Voyant qu'il n'y réussissait pas, il fit
quelques pas de plus, et reprit:

-- Votre joie semble bien grande, monseigneur; faites-en connaître
le sujet à votre pauvre et fidèle serviteur, afin qu'il puisse
s'en réjouir avec vous.

S'il avait entendu les paroles du métis, Djalma n'en avait écouté
aucune, il ne répondit pas; ses grands yeux noirs nageaient dans
le vide, il semblait sourire avec adoration à une vision
enchanteresse, les deux mains croisées sur la poitrine, ainsi que
les placent, pour prier, les gens de son pays. Après quelques
instants de cette sorte de contemplation, il dit:

-- Quelle heure est-il?

Mais il semblait plutôt se faire cette demande à lui-même qu'à un
tiers.

-- Il est bientôt deux heures, monseigneur, dit Faringhea. Djalma,
après avoir entendu cette réponse, s'assit et cacha sa figure dans
ses mains, comme pour se recueillir et s'absorber complètement
dans une ineffable méditation. Faringhea, poussé à bout par ses
inquiétudes croissantes et voulant à tout prix attirer l'attention
de Djalma, s'approcha de lui, et presque certain de l'effet des
paroles qu'il allait prononcer, il lui dit d'une voix lente et
pénétrante:

-- Monseigneur... ce bonheur qui vous transporte, vous le devez,
j'en suis sûr, à Mlle de Cardoville.

À peine ce nom fut-il prononcé que Djalma tressaillit, bondit sur
son fauteuil, se leva, et regardant le métis en face, il s'écria
comme s'il n'eût fait que de l'apercevoir:

-- Faringhea... tu es ici!... Que veux-tu?

-- Votre fidèle serviteur partage votre joie, monseigneur.

-- Quelle joie?

-- Celle que vous cause la lettre de Mlle de Cardoville,
monseigneur.

Djalma ne répondit pas, mais son regard brillait de tant de
bonheur, de tant de sécurité, que le métis se sentit complètement
rassuré; aucun nuage de défiance ou de doute, si léger qu'il fût,
n'obscurcissait les traits radieux du prince. Celui-ci, après
quelques moments de silence, releva sur le métis ses yeux à demi
voilés d'une larme de joie, et répondit avec l'expression d'un
coeur qui déborde d'amour et de félicité:

-- Oh! le bonheur... le bonheur... c'est grand et bon comme
Dieu... c'est Dieu...

-- Ce bonheur vous était dû, monseigneur, après tant de
souffrances...

-- Quand cela!... Ah! oui, autrefois, j'ai souffert; autrefois
aussi j'ai été à Java... Il y a des années de cela...

-- D'ailleurs, monseigneur, cet heureux succès ne m'étonne pas.
Que vous ai-je toujours dit? ne vous désolez pas... feignez un
violent amour pour une autre, et cette orgueilleuse jeune fille...

À ces mots, Djalma jeta un coup d'oeil si perçant sur le métis que
celui-ci s'arrêta court; mais le prince lui dit avec la plus
affectueuse bonté:

-- Continue... je t'écoute... Puis, appuyant son menton dans sa
main et son coude sur son genou, il attacha sur Faringhea un
regard profond, mais d'une douceur tellement ineffable, tellement
pénétrante, que Faringhea, cette âme de fer, se sentit un instant
troublé par un léger remords.

-- Je disais, monseigneur, reprit-il, qu'en suivant les conseils
de votre esclave... qui vous engageait à feindre un amour
passionné pour une autre femme, vous avez amené Mlle de
Cardoville, si fière, si orgueilleuse, à venir à vous... Ne vous
l'avais-je pas prédit?

-- Oui... tu l'avais prédit, répondit Djalma, toujours accoudé,
toujours examinant le métis avec la même attention, avec la même
expression de suave bonté.

La surprise de Faringhea augmentait; ordinairement le prince, sans
le traiter avec moins de dureté, conservant du moins avec lui les
traditions quelque peu hautaines et impérieuses de leur pays
commun, ne lui avait jamais parlé avec cette douceur; sachant tout
le mal qu'il avait fait au prince, défiant comme tous les
méchants, le métis crut un moment que la bienveillance de son
maître cachait un piège, aussi continua-t-il avec moins
d'assurance:

-- Croyez-moi, monseigneur, ce jour, si vous savez profiter de vos
avantages, ce jour vous consolera de toutes vos peines, et elles
ont été grandes, car hier encore... bien que vous ayez la
générosité de l'oublier, et c'est un tort, hier encore vous
souffriez affreusement; mais vous n'étiez pas seul à souffrir...
cette fière jeune fille aussi... a souffert.

-- Tu crois! dit Djalma.

-- Oh! bien sûr, monseigneur; jugez donc, en vous voyant au
théâtre avec une autre femme, ce qu'elle a dû ressentir... Si elle
vous aimait faiblement, elle a été cruellement frappée dans son
amour-propre... Si elle vous aimait avec passion, elle a été
frappée au coeur... Aussi, lasse de souffrir, elle vient à vous...

-- De sorte que, de toutes façons, tu es certain qu'elle a
souffert... beaucoup souffert. Et cela ne t'apitoie pas! dit
Djalma d'une voix contrainte, mais toujours avec un accent rempli
de douceur...

-- Avant de songer à plaindre les autres, monseigneur, je songe...
à vos peines... et elles me touchent trop pour qu'il me reste
quelque pitié pour autrui... ajouta hypocritement Faringhea:
l'influence de Rodin avait déjà modifié le phansegar.

-- Cela est étrange... dit Djalma en se parlant à lui-même et
jetant sur le métis un regard plus profond encore, mais toujours
rempli de bonté.

-- Qu'est-ce qui est étrange, monseigneur?

-- Rien. Mais, dis-moi, puisque tes avis m'ont si bien réussi pour
le passé... que penses-tu de l'avenir?...

-- De l'avenir, monseigneur?

-- Oui... Dans une heure... je vais être auprès de Mlle de
Cardoville.

-- Cela est grave, monseigneur... l'avenir dépend de cette
première entrevue.

-- C'est à quoi je pensais tout à l'heure.

-- Croyez-moi, monseigneur... les femmes ne se passionnent jamais
que pour l'homme hardi qui leur épargne l'embarras de refus.

-- Explique-toi mieux.

-- Eh bien, monseigneur, elles méprisent l'amant timide et
langoureux qui, d'une voix humble, demande ce qu'il doit ravir...

-- Mais je vois aujourd'hui Mlle de Cardoville pour la première
fois.

-- Vous l'avez vue mille fois dans vos rêves, monseigneur, et elle
aussi vous a vu dans ses rêves, puisqu'elle vous aime... Il n'y a
pas une de vos pensées d'amour qui n'ait eu de l'écho dans son
coeur... Toutes vos ardentes adorations pour elle, elle les a
ressenties pour vous. L'amour n'a pas deux langages, et, sans vous
voir, vous vous êtes dit... tout ce que vous aviez à vous dire...
Maintenant... aujourd'hui même, agissez en maître... elle est à
vous.

-- Cela est étrange... étrange, dit Djalma une seconde fois en ne
quittant pas des yeux Faringhea.

Se méprenant sur le sens que le prince attachait à ces mots, le
métis reprit:

-- Croyez-moi, monseigneur, si étrange que cela vous semble, cela
est sage... Rappelez-vous le passé... Est-ce en jouant le rôle
d'un amoureux timide... que vous avez amené à vos pieds cette
orgueilleuse jeune fille, monseigneur? Non, c'est en feignant de
la dédaigner pour une autre femme... Ainsi, pas de faiblesse... le
lion ne soupire pas comme le faible tourtereau; ce fier sultan du
désert n'a pas souci de quelques mugissements plaintifs de la
lionne... encore moins courroucée que reconnaissante de ses rudes
et sauvages caresses; aussi, bientôt soumise, heureuse et
craintive, elle rampe sur la trace de son maître. Croyez-moi,
monseigneur, osez... osez... et aujourd'hui vous serez le sultan
adoré de cette jeune fille dont tout Paris admire la beauté...

Après quelques minutes de silence, Djalma, secouant la tête avec
une expression de tendre commisération, dit au métis... de sa voix
douce et sonore:

-- Pourquoi me trahir ainsi? Pourquoi me conseiller ainsi
méchamment d'employer la violence, la terreur, la surprise...
envers un ange de pureté... que je respecte comme ma mère? N'est-
ce donc pas assez pour toi de t'être dévoué à mes ennemis, à ceux
qui m'ont poursuivi jusqu'à Java?

Djalma, l'oeil sanglant, le front terrible, le poignard levé, se
fût précipité sur le métis, que celui-ci eût été moins surpris,
peut-être moins effrayé qu'en entendant Djalma lui parler de sa
trahison avec cet accent de doux reproche.

Faringhea recula vivement d'un pas, comme s'il eût cherché à se
mettre en défense. Djalma reprit avec la même mansuétude:

-- Ne crains rien... hier, je t'aurais tué... je te l'assure...
mais aujourd'hui, l'amour heureux me rend équitable et clément;
j'ai pour toi de la pitié sans fiel, je te plains. Tu dois avoir
été bien malheureux... pour être devenu si méchant.

-- Moi, monseigneur! dit le métis avec une stupeur croissante.

-- Mais tu as donc bien souffert, on a donc bien été impitoyable
envers toi, pauvre créature, que tu es impitoyable dans ta haine,
et que la vue d'un bonheur comme le mien ne te désarme pas!...
Vrai... en t'écoutant tout à l'heure, j'éprouvais pour toi une
commisération sincère, en voyant la triste persévérance de ta
haine.

-- Monseigneur, je ne sais...

Et le métis, balbutiant, ne trouvait pas une parole à répondre.

-- Voyons, quel mal t'ai-je fait?

-- Mais... aucun, monseigneur... répondit le métis.

-- Alors pourquoi me haïr ainsi? pourquoi me vouloir du mal avec
tant d'acharnement?... N'était-ce pas assez de me donner le
perfide conseil de feindre un honteux amour pour cette jeune fille
que tu as amenée ici... et qui, lasse du misérable rôle qu'elle
jouait près de moi, a quitté cette maison?

-- Votre feint amour pour cette jeune fille... monseigneur, reprit
Faringhea en reprenant peu à peu son sang-froid, a vaincu la
froideur de...

-- Ne dis pas cela, reprit le prince avec la même douceur en
l'interrompant; si je jouis de cette félicité qui me rend
compatissant envers toi, qui m'élève au-dessus de moi-même, c'est
que Mlle de Cardoville sait maintenant que je n'ai pas un moment
cessé de l'aimer, comme elle doit être aimée... avec adoration,
avec respect; toi, au contraire, en me conseillant comme tu l'as
fait... ton dessein était de l'éloigner de moi à jamais; tu as
failli réussir.

-- Monseigneur... si vous pensez cela de moi... vous devez me
regarder comme votre plus mortel ennemi...

-- Ne crains rien, te dis-je... je n'ai pas le droit de te
blâmer... Dans le délire du chagrin, je t'ai écouté... j'ai suivi
tes avis... je n'ai pas été ta dupe, mais ton complice...

-- Seulement, avoue-le, me voyant à ta merci, abattu, désespéré,
n'était-ce pas cruel à toi de me conseiller ce qui pouvait m'être
le plus funeste au monde?

-- L'ardeur de mon zèle m'aura égaré, monseigneur.

-- Je veux te croire... Mais pourtant aujourd'hui?... encore des
excitations mauvaises... tu as été sans pitié pour mon malheur...
Ces délices du coeur où tu me vois plongé ne t'inspirent qu'un
désir... celui de changer cette ivresse en désespoir.

-- Moi, monseigneur?

-- Oui, toi... tu as pensé qu'en suivant tes conseils, je me
perdrais, je me déshonorerais pour toujours aux yeux de Mlle de
Cardoville... Voyons? dis? cette haine acharnée... pourquoi?
Encore une fois... que t'ai-je fait?

-- Monseigneur, vous me jugez mal, et je...

-- Écoute-moi, je ne veux plus que tu sois méchant et traître; je
veux te rendre bon... Dans notre pays, on charme les serpents les
plus dangereux, on apprivoise les tigres; eh bien, je veux aussi
te dompter, à force de douceur, toi qui es un homme... toi qui as
un esprit pour te guider et un coeur pour aimer... Ce jour me
donne un bonheur divin, tu béniras ce jour... Que puis-je pour
toi? que veux-tu? de l'or?... Tu auras de l'or... Veux-tu plus que
de l'or... veux-tu un ami, dont l'amitié tendre te consolera, et,
te faisant oublier les chagrins qui t'ont rendu méchant, te rendra
bon?... Quoique fils de roi, veux-tu que je sois cet ami? je le
serai... oui... malgré le mal... non... à cause du mal que tu m'as
fait... je serai pour toi un ami sincère, heureux de me dire:

-- Le jour où l'ange m'a dit qu'elle aimait, mon bonheur a été bien
grand: le matin j'avais un ennemi implacable; le soir, sa haine
s'était changée en amitié... Va, crois-moi, Faringhea, le malheur
fait les méchants, le bonheur fait les bons: sois heureux.

À ce moment, deux heures sonnèrent.

Le prince tressaillit; c'était le moment de partir pour son
rendez-vous avec Adrienne. L'admirable figure de Djalma encore
embellie par la douce et ineffable expression dont elle s'était
animée en parlant au métis, sembla s'illuminer d'un rayon divin.
S'approchant de Faringhea, il lui tendit la main avec un geste
rempli de mansuétude et de grâce, en lui disant:

-- Ta main... Le métis, dont le front était baigné d'une sueur
froide, dont les traits étaient pâles, altérés, presque
décomposés, hésita un instant; puis, dominé, vaincu, fasciné, il
tendit en frissonnant sa main au prince, qui la serra et lui dit à
la mode de son pays:

-- Tu mets loyalement ta main dans la main d'un ami loyal... cette
main sera toujours ouverte pour toi... Adieu, Faringhea... je me
sens maintenant plus digne de m'agenouiller devant l'ange.

Et Djalma sortit, afin de se rendre chez Adrienne. Malgré sa
férocité, malgré la haine impitoyable qu'il portait à l'espèce
humaine, bouleversé par les nobles et clémentes paroles de Djalma,
le sombre sectateur de Bohwanie se dit avec terreur:

-- J'ai touché sa main, il est maintenant sacré pour moi...

Puis, après un moment de silence, et la réflexion lui venant sans
doute, il s'écria:

-- Oui; mais il n'est pas sacré pour celui qui, selon ce qu'on m'a
répondu cette nuit, doit l'attendre à la porte de cette maison...

Ce disant, le métis courut dans une chambre voisine qui donnait
sur la rue, souleva un coin du rideau, et dit avec anxiété:

-- Sa voiture sort... l'homme s'approche... Enfer!... la voiture a
marché, je ne vois plus rien.



XXVIII. L'attente.

Par une singulière coïncidence de pensée, Adrienne avait voulu,
ainsi que Djalma, être vêtue comme elle l'était lors de sa
première entrevue avec lui dans la maison de la rue Blanche.

Pour le lieu de cette entrevue, si solennelle au point de vue de
son bonheur, Mlle de Cardoville, avec son tact naturel, avait
choisi le grand salon de réception de l'hôtel de Cardoville, où se
voyaient plusieurs portraits de famille. Les plus apparents
étaient ceux de son père et de sa mère. Ce salon, fort vaste et
d'une grande élévation, était, ainsi que ceux qui le précédaient,
meublé avec le luxe imposant du siècle de Louis XV; le plafond,
peint par Lebrun, ayant pour sujet le triomphe d'Apollon, étalait
l'ampleur de son dessin, la vigueur de son coloris, au milieu
d'une large corniche magnifiquement sculptée et dorée, supportée
dans ses angles par quatre pendentifs composés de grandes figures
aussi dorées, représentant les quatre saisons; des panneaux
recouverts de damas cramoisi, entourés d'encadrements, servaient
de fonds aux grands portraits de famille qui ornaient cette pièce.

Il est plus facile de concevoir que de peindre les mille émotions
diverses dont était agitée Mlle de Cardoville à mesure
qu'approchait le moment de son entretien avec Djalma. Leur réunion
avait été jusqu'alors empêchée par tant de douloureux obstacles,
Adrienne savait ses ennemis si vigilants, si actifs, si perfides,
qu'elle doutait encore de son bonheur. À chaque instant, presque
malgré elle, son regard interrogeait la pendule; quelques minutes
encore, et l'heure du rendez-vous allait sonner... Enfin cette
heure sonna. Chaque coup du timbre retentit longuement au fond du
coeur d'Adrienne. Elle pensa que Djalma, sans doute par réserve,
ne s'était pas permis de devancer l'instant fixé par elle; loin de
le blâmer de cette discrétion, elle lui en sut gré; mais, de ce
moment, au moindre bruit qu'elle entendait dans les salons
voisins, suspendant sa respiration, elle prêtait l'oreille avec
espérance. Pendant les premières minutes qui suivirent l'heure où
elle attendait Djalma, Mlle de Cardoville ne conçut aucune crainte
sérieuse, et calma son impatience un peu inquiète par ce calcul,
très puéril, très niais, aux yeux des gens qui n'ont jamais connu
la fiévreuse agitation d'une attente heureuse, en se disant que la
pendule de la maison de la rue Blanche pouvait retarder de quelque
peu sur la pendule de la rue d'Anjou. Mais à mesure que cette
différence supposée, d'ailleurs fort concevable, se changea en un
retard d'un quart d'heure... de vingt minutes... et plus, Adrienne
ressentit une angoisse croissante; deux ou trois fois, la jeune
fille, se levant le coeur palpitant, alla sur la pointe du pied
écouter à la porte du salon... Elle n'entendit plus rien... La
demie de trois heures sonna. Ne pouvant surmonter sa frayeur
naissante, et se rattachant à un dernier espoir, elle revint
auprès de la cheminée, puis sonna, après avoir, pour ainsi dire,
composé son visage, afin qu'il ne trahît aucune émotion.

Au bout de quelques secondes, un valet de chambre à cheveux gris,
vêtu de noir, ouvrit la porte et attendit dans un respectueux
silence les ordres de sa maîtresse; celle-ci lui dit d'une voix
calme:

-- André, priez Hébé de vous donner un flacon que j'ai oublié sur
la cheminée de ma chambre, et apportez-le-moi.

André s'inclina; au moment où il allait sortir du salon pour
exécuter l'ordre d'Adrienne, ordre qu'elle n'avait donné que pour
pouvoir faire une autre question dont elle voulait dissimuler
l'importance aux yeux de ses gens instruits de la prochaine venue
du prince, Mlle de Cardoville ajouta d'un air indifférent en
montrant la pendule:

-- Cette pendule... va-t-elle bien? André tira sa montre, y jeta
les yeux et répondit:

-- Oui, mademoiselle; je me suis réglé sur les Tuileries; il est
aussi trois heures et demie passées à ma montre.

-- C'est bien... je vous remercie... dit Adrienne avec bonté.
André s'inclina, et, avant de sortir, il dit à Adrienne:

-- J'oubliais de prévenir mademoiselle que M. le maréchal Simon
est venu il y a une heure; comme la porte de mademoiselle était
fermée pour tout le monde, excepté pour monsieur le prince, on a
dit que mademoiselle ne recevait pas.

-- C'est bien, dit Adrienne. André s'inclina de nouveau, quitta le
salon, et tout retomba dans le silence. Par cela même que jusqu'à
la dernière minute de l'heure de son entrevue avec Djalma,
l'espérance d'Adrienne n'avait pas été troublée par le plus léger
doute, la déception dont elle commençait à souffrir était d'autant
plus affreuse; jetant alors un regard navré sur l'un des portraits
placés au-dessus d'elle et latéralement à la cheminée, elle
murmura avec un accent plaintif et désolé:

-- Ô ma mère! À peine Mlle de Cardoville avait-elle prononcé ces
mots, que le roulement sourd d'une voiture qui entrait dans la
cour de l'hôtel ébranla légèrement les vitres. La jeune fille
tressaillit et ne put retenir un léger cri de joie; son coeur
bondit au-devant de Djalma: car, cette fois, elle _sentait_, pour
ainsi dire, que c'était lui. Elle en était aussi certaine que si
de ses yeux elle avait vu le prince. Elle se rassit en essuyant
une larme suspendue à ses longs cils; sa main tremblait comme la
feuille. Le bruit assez retentissant de plusieurs portes dont on
ouvrait successivement les battants prouva bientôt à la jeune
fille la certitude de ses prévisions. Les deux vantaux dorés de la
porte du salon roulèrent sur leurs gonds, et le prince parut.
Pendant qu'un second valet de chambre refermait la porte, André,
entrant quelques secondes après Djalma, pendant que celui-ci
s'approchait d'Adrienne, alla déposer, sur une table dorée à
portée de la jeune fille, un petit plateau de vermeil où se
trouvait un flacon de cristal; puis la porte se referma. Le prince
et Mlle de Cardoville restèrent seuls.



XXIX. Adrienne et Djalma.

Le prince s'était lentement approché de Mlle de Cardoville.

Malgré l'impétuosité des passions du jeune Indien, sa démarche mal
assurée, timide, mais d'une timidité charmante, trahissait sa
profonde émotion. Il n'avait pas encore osé lever les yeux sur
Adrienne; il était subitement devenu très pâle, et ses belles
mains, religieusement croisées sur sa poitrine selon les habitudes
d'adoration de son pays, tremblaient beaucoup; il restait à
quelques pas d'Adrienne, la tête légèrement inclinée. Cet
embarras, ridicule chez tout autre, était touchant chez ce prince
de vingt ans, d'une intrépidité presque fabuleuse, d'un caractère
si héroïque, si généreux, que les voyageurs ne parlaient du fils
du roi Kadja-Sing qu'avec admiration et respect. Doux émoi, chaste
réserve plus intéressante encore, si l'on songe que les brûlantes
passions de cet adolescent étaient d'autant plus inflammables
qu'elles avaient été jusqu'alors toujours contenues.

Mlle de Cardoville, non moins embarrassée, non moins troublée,
était restée assise; ainsi que Djalma, elle tenait ses yeux
baissés, mais la brûlante rougeur de ses joues, les battements
précipités de son sein virginal, révélaient une émotion qu'elle ne
pensait pas, d'ailleurs, à cacher... Adrienne malgré la fermeté de
son esprit tour à tour si fin et si gai, si gracieux et si
incisif; malgré la décision de son caractère indépendant et fier;
malgré sa grande habitude du monde, Adrienne montrant, ainsi que
Djalma, une gaucherie naïve, un trouble enchanteur, partageait
cette sorte d'anéantissement passager, ineffable, sous lequel
semblaient fléchir ces deux beaux êtres, amoureux, ardents et
purs, comme s'ils eussent été impuissants à supporter à la fois le
bouillonnement de leurs sens palpitants et l'enivrante exaltation
de leur coeur.

Et pourtant leurs yeux ne s'étaient pas encore rencontrés. Tous
deux redoutaient ce premier choc électrique du regard, cette
invisible attraction de deux êtres aimants et passionnés l'un vers
l'autre, feu sacré qui, plus rapide que la foudre, allume, embrase
leur sang, et quelquefois, presque à leur insu, les enlève à la
terre et les ravit au ciel: car c'est se rapprocher de Dieu que de
se livrer avec une religieuse ivresse au plus noble, au plus
irrésistible des penchants qu'il a mis en nous, le seul penchant
enfin que, dans son adorable sagesse, le dispensateur de toutes
choses ait voulu sanctifier en le douant d'une étincelle de sa
divinité créatrice.

Djalma leva les yeux; ils étaient à la fois humides et
étincelants; la fougue d'un amour exalté, la brûlante ardeur de
l'âge, si longtemps comprimée, l'admiration exaltée d'une beauté
idéale, se lisaient dans ce regard, empreint cependant d'une
timidité respectueuse, et donnaient aux traits de cet adolescent
une expression indéfinissable... irrésistible... Irrésistible!...
car Adrienne... rencontrant le regard du prince, frémit de tout
son corps, se sentit comme attirée dans un tourbillon magnétique.
Déjà ses yeux s'appesantissaient sous une lassitude enivrante,
lorsque, par un suprême effort de vouloir et de dignité, elle
surmonta ce trouble délicieux, se leva de son fauteuil, et, d'une
voix tremblante, elle dit à Djalma:

-- Prince, je suis heureuse de vous recevoir ici. Puis, d'un
geste, lui montrant un des portraits suspendus derrière elle,
Adrienne ajouta, comme s'il s'était agi d'une présentation:

-- Prince, ma mère... Par une pensée d'une rare délicatesse,
Adrienne faisait ainsi, pour ainsi dire, assister sa mère à son
entretien avec Djalma. C'était se sauvegarder, elle et le prince,
contre les séductions d'une première rencontre d'autant plus
entraînante que tous deux se savaient éperdument aimés; que tous
deux étaient libres... et n'avaient à répondre qu'à Dieu des
trésors de bonheur et de volupté dont il les avait si
magnifiquement doués. Le prince comprit la pensée d'Adrienne;
aussi, lorsque la jeune fille lui eut indiqué le portrait de sa
mère, Djalma, par un mouvement spontané, rempli de charme et de
simplicité, s'inclina, en pliant un genou devant le portrait, et
dit d'une voix douce et mâle, en s'adressant à cette peinture:

-- Je vous aimerai, je vous bénirai comme ma mère, et ma mère
aussi, dans ma pensée, sera là, comme vous, à côté de votre
enfant.

On ne pouvait mieux répondre au sentiment qui avait engagé Mlle de
Cardoville à se mettre pour ainsi dire sous la protection de sa
mère; aussi, de ce moment, rassurée sur Djalma, rassurée sur elle-
même, la jeune fille se trouvant pour ainsi dire _à son aise_, le
délicieux enjouement du bonheur vint remplacer peu à peu les
émotions et le trouble qui l'avaient d'abord agitée. Alors, se
rasseyant, elle dit à Djalma, en lui montrant un siège en face
d'elle:

-- Veuillez vous asseoir... mon cher cousin... et laissez-moi vous
appeler ainsi, car je trouve un peu trop d'étiquette dans le mot
_prince; _et, quant à vous, appelez-moi votre cousine, car je
trouve aussi _mademoiselle _trop grave. Ceci réglé, causons
d'abord en bons amis.

-- Oui, ma cousine, répondit Djalma, qui avait rougi au mot
_d'abord_.

_-- _Comme la franchise est de mise entre amis, répondit
Adrienne, je vous ferai d'abord un reproche... ajouta-t-elle avec
un demi-sourire en regardant le prince.

Celui-ci, au lieu de s'asseoir, restait debout, accoudé à la
cheminée, dans une attitude remplie de grâce et de respect.

-- Oui, mon cousin... reprit Adrienne, un reproche que vous me
pardonnerez peut-être... en un mot, je vous attendais... un peu
plus tôt...

-- Peut-être, ma cousine, me blâmerez-vous de n'être pas venu plus
tard.

-- Que voulez-vous dire?

-- Au moment où je sortais... de chez moi, un homme que je ne
connaissais pas s'est approché de ma voiture, et m'a dit avec tant
de sincérité que je l'ai cru: «Vous pouvez sauver la vie d'un
homme qui a été un père pour vous... le maréchal Simon est en
grand péril; mais, pour lui venir en aide, il faut me suivre à
l'instant...»

-- C'était un piège, s'écria vivement Adrienne, le maréchal Simon,
il y a une heure à peine... est venu ici...

-- Lui!... s'écria Djalma avec joie, et comme s'il eût été soulagé
d'un pénible poids, ah! du moins, ce beau jour ne sera pas
attristé.

-- Mais, mon cousin, reprit Adrienne, comment ne vous êtes-vous
pas défié de cet émissaire?

-- Quelques mots qui lui sont échappés plus tard m'ont alors
inspiré des doutes, répondit Djalma; mais je l'ai d'abord suivi,
craignant que le maréchal ne fût en danger... car je sais qu'il a
aussi des ennemis.

-- Maintenant que je réfléchis, vous avez eu raison, mon cousin,
quelque nouvelle trame contre le maréchal était vraisemblable...
Au moindre doute, vous deviez courir à lui.

-- Je l'ai fait... cependant vous m'attendiez.

-- C'est là un généreux sacrifice, et mon estime pour vous
s'accroîtrait encore si elle pouvait augmenter... dit Adrienne
avec émotion. Mais qu'est-il advenu de cet homme?

-- Sur mon ordre, il est monté dans la voiture. À la fois inquiet
du maréchal et désespéré de voir ainsi s'écouler le temps que je
devais passer auprès de vous, ma cousine, je pressai cet homme de
questions, et plusieurs fois il me répondit avec embarras. L'idée
me vint alors qu'on me tendait peut-être un piège. Me rappelant
tout ce que l'on avait déjà tenté pour me perdre auprès de vous...
aussitôt j'ai changé de chemin. Le dépit de l'homme qui
m'accompagnait est alors devenu si visible qu'il aurait dû
m'éclairer; cependant, pensant au maréchal Simon, j'éprouvais
encore un vague remords, que vous venez enfin de calmer, ma
cousine.

-- Ces gens sont implacables, dit Adrienne, mais notre bonheur
sera plus fort que leur haine.

Après un moment de silence, elle reprit, avec sa franchise
habituelle:

-- Mon cher cousin, il m'est impossible de taire et de cacher ce
que j'ai dans le coeur... Causons encore quelques instants
(toujours en amis), causons d'un passé qu'on nous a rendu si
cruel, ensuite nous l'oublierons à jamais, comme un mauvais rêve.

-- Je vous répondrai avec sincérité, au risque de me nuire à moi-
même, dit le prince.

-- Comment avez-vous pu vous résoudre à vous montrer en public
avec...

-- Avec cette jeune fille? dit Djalma en interrompant Adrienne.

-- Oui, mon cousin, répondit Mlle de Cardoville, attendant la
réponse de Djalma avec une curiosité inquiète.

-- Étranger aux habitudes de ce pays, répondit Djalma sans
embarras parce qu'il disait vrai, l'esprit affaibli par le
désespoir, égaré par les funestes conseils d'un homme dévoué à nos
ennemis, j'ai cru, ainsi qu'il me le disait, qu'en affichant
devant vous un autre amour, j'excitais votre jalousie, et que...

-- Assez, mon cousin, je comprends tout, dit vivement Adrienne en
interrompant à son tour Djalma pour lui épargner un aveu pénible;
il a fallu que, moi aussi, je fusse bien aveuglée par le désespoir
pour n'avoir pas deviné ce méchant complot, surtout après votre
folle et intrépide action: risquer la mort... pour ramasser mon
bouquet, ajouta Adrienne en frissonnant encore à ce souvenir. Un
dernier mot, reprit-elle, quoique je sois sûre de votre réponse:
N'avez-vous pas reçu une lettre que je vous ai écrite le matin
même du jour où je vous ai vu au théâtre?

Djalma ne répondit rien; un sombre nuage passa rapidement sur ses
beaux traits, et, pendant une demi-seconde, ils prirent une
expression si menaçante, qu'Adrienne en fut effrayée. Mais bientôt
cette violente agitation s'apaisa comme par réflexion: le front de
Djalma redevint calme et serein.

-- J'ai été plus clément que je ne le pensais, dit le prince à
Adrienne, qui le contemplait avec étonnement. J'ai voulu venir
près de vous digne de vous, ma cousine. J'ai pardonné à celui qui,
pour servir mes ennemis, m'avait donné, me donnait encore de
funestes conseils... Cet homme, j'en suis certain, m'a dérobé
votre lettre... Tout à l'heure, en pensant à tous les maux qu'il
m'a ainsi causés, j'ai un instant regretté ma clémence... Mais
j'ai pensé à votre lettre d'hier... et ma colère s'est évanouie.

-- C'en est donc fait de ce passé funeste, de ces craintes, de ces
défiances, de ces soupçons qui nous ont tourmentés si longtemps,
qui ont fait que j'ai douté de vous et que vous avez douté de moi.
Oh! oui, loin de nous ce passé funeste! s'écria Mlle de Cardoville
avec une joie profonde. Et comme si elle eût délivré son coeur des
dernières pensées qui auraient pu l'attrister, elle reprit:

-- À nous l'avenir maintenant, l'avenir tout entier... l'avenir
radieux, sans nuages... sans obstacles, un horizon si beau... si
pur dans son immensité, que ses limites échappent à la vue...

Il est impossible de rendre l'exaltation ineffable, l'accent
d'espérance entraînante qui accompagna ces paroles d'Adrienne;
tout à coup ses traits exprimèrent une mélancolie touchante et
elle ajouta d'une voix profondément émue:

-- Et dire... qu'à cette heure... il y a pourtant des malheureux
qui souffrent!

Ce retour de commisération naïve envers l'infortune, au moment
même où cette noble jeune fille atteignait le comble d'un bonheur
idéal, impressionna si vivement Djalma qu'involontairement il
tomba aux genoux d'Adrienne, joignit les mains et tourna vers elle
son visage enchanteur, où se lisait une adoration presque
divine...

Puis, cachant sa figure entre ses mains, il baissa la tête sans
dire un seul mot.

Il y eut un moment de silence profond. Adrienne l'interrompit la
première en voyant une larme rouler à travers les doigts effilés
de Djalma.

-- Qu'avez-vous, mon ami?... s'écria-t-elle. Et, par un mouvement
plus rapide que la pensée, elle se pencha vers le prince et
abaissa ses mains, qu'il tenait toujours sur son visage. Son
visage était baigné de larmes.

-- Vous pleurez!... s'écria Mlle de Cardoville, si émue qu'elle
garda les mains de Djalma entre les siennes; aussi, ne pouvant
essuyer ses larmes, le jeune Indien les laissa couler comme autant
de gouttes de cristal sur l'or pâle de ses joues.

-- Il n'est pas en ce moment un bonheur comme le mien, dit le
prince de sa voix suave et vibrante, avec une sorte d'accablement
indicible... et je ressens une grande tristesse; cela doit être...
vous me donnez le ciel... moi je vous donnerais la terre... que je
serais encore ingrat envers vous... Hélas! que peut l'homme pour
la Divinité? La bénir, l'adorer... mais jamais lui rendre les
trésors dont elle le comble; il n'en souffre pas dans son orgueil,
mais dans son coeur...

Djalma n'exagérait pas; il disait ce qu'il éprouvait réellement,
et la forme un peu hyperbolique, familière aux Orientaux, pouvait
seule rendre sa pensée.

L'accent de son regret fut si sincère, son humilité si naïve, si
douce, qu'Adrienne, aussi touchée jusqu'aux larmes, lui répondit
avec une expression de sérieuse tendresse:

-- Mon ami, nous sommes tous deux au comble du bonheur... L'avenir
de notre félicité n'a pas de limites, et pourtant, quoique de
sources différentes, des pensées tristes nous sont venues... C'est
que, voyez-vous, il est des bonheurs dont l'immensité même
étourdit... Un moment, le coeur... l'esprit... l'âme... ne
suffisent pas à les contenir... ils nous débordent... ils nous
accablent... Les fleurs aussi se courbent par instants, comme
anéanties sous les rayons trop ardents du soleil, qui est pourtant
leur vie et leur amour... Oh! mon ami, cette tristesse est grande,
mais elle est douce!

En disant ces mots, la voix d'Adrienne baissa de plus en plus, et
sa tête s'inclina doucement, comme si en effet elle se fût
affaissée sous le poids de son bonheur...

Djalma était resté agenouillé devant elle, ses mains dans ses
mains... de sorte qu'en s'abaissant, le front d'ivoire et les
cheveux d'or d'Adrienne effleurèrent le front couleur d'ambre et
les boucles d'ébène de Djalma...

Et les larmes douces, silencieuses, des deux amants tombaient
lentement et se confondaient sur leurs belles mains entrelacées.

* * * * *

Pendant que cette scène se passait à l'hôtel de Cardoville,
Agricol se rendait rue de Vaugirard, auprès de M. Hardy, avec une
lettre d'Adrienne.



XXX. L'imitation.

M. Hardy occupait, on l'a dit, un pavillon dans la maison de
retraite annexée à la demeure occupée rue de Vaugirard par bon
nombre de révérends pères de la compagnie de Jésus. Rien de plus
calme, de plus silencieux, que cette demeure; on y parlait
toujours à voix basse, les serviteurs eux-mêmes avaient quelque
chose de mielleux dans leurs paroles, de béat dans leur démarche.

Ainsi que dans tout ce qui, de près ou de loin, subit l'action
compressive et annihilante de ces hommes, l'animation, la vie,
manquaient dans cette maison d'une tranquillité morne. Ses
pensionnaires y menaient une existence d'une monotonie pesante,
d'une régularité glaciale, coupée çà et là, pour quelques-uns, par
des pratiques dévotieuses; aussi, bientôt, et selon les prévisions
intéressées des révérends pères, l'esprit, sans aliment, sans
commerce extérieur, sans excitation, s'alanguissait dans la
solitude; les battements du coeur semblaient se ralentir, l'âme
s'engourdissait, le moral s'affaiblissait peu à peu; enfin, tout
libre arbitre, toute volonté s'éteignait, et les pensionnaires,
soumis aux mêmes procédés de complet anéantissement que les
novices de la compagnie, devenaient aussi des _cadavres _entre les
mains des congréganistes.

De ces manoeuvres, le but était clair et simple: elles assuraient
le bon succès des _captations _de toutes natures, termes
incessants de la politique et de l'impitoyable cupidité de ces
prêtres; au moyen des sommes énormes dont ils devenaient ainsi
maîtres ou détenteurs, ils poursuivaient et assuraient la réussite
de leurs projets, dussent le meurtre, l'incendie, la révolte,
enfin toutes les horreurs de la guerre civile, excitée et soudoyée
par eux, ensanglanter les pays dont ils convoitaient le ténébreux
gouvernement.

Comme levier, l'argent acquis par tous les moyens possibles, des
plus honteux aux plus criminels; comme but, la domination
despotique des intelligences et des consciences, afin de les
exploiter fructueusement au profit de la compagnie de Jésus, tels
ont été, tels seront toujours les moyens et les fins de ces
religieux. Ainsi, entre autres moyens de faire affluer l'argent
dans leurs caisses toujours béantes, les révérends pères avaient
fondé la maison de retraite où se trouvait alors M. Hardy.

Les personnes à esprit malade, au coeur brisé, à l'intelligence
affaiblie, égarées par une fausse dévotion, et trompées d'ailleurs
par les recommandations des membres les plus influents du parti
prêtre, étaient attirées, choyées, puis insensiblement isolées,
séquestrées, puis finalement dépouillées dans ce religieux
repaire, le tout le plus benoîtement du monde, et _ad majorem Dei
gloriam_, selon la devise de l'honorable société. En argot
jésuitique, ainsi qu'on peut le voir dans d'hypocrites prospectus
destinés aux bonnes gens, dupes de ces piperies, ces pieux coupe-
gorges s'appellent généralement de _saints asiles ouverts aux âmes
fatiguées des vains bruissements du monde_.

Ou bien encore ils s'intitulent de _calmes retraites où le fidèle,
heureusement délivré des attachements périssables d'ici-bas et des
liens terrestres de la famille, peut enfin, seul à seul avec Dieu,
travailler efficacement à son salut, etc._

Ceci posé, et malheureusement prouvé par mille exemples de
captations indignes, opérées dans un grand nombre de maisons
religieuses, au préjudice de la famille de plusieurs
pensionnaires: ceci, disons-nous, posé, admis, prouvé... qu'un
esprit droit vienne reprocher à l'État de ne pas surveiller
suffisamment ces endroits hasardeux, il faut entendre les cris du
parti prêtre, les invocations à la liberté individuelle... les
désolations, les lamentations, à propos de la tyrannie qui veut
opprimer les consciences.

À ceci ne pourrait-on pas répondre que, ces singulières
prétentions accueillies comme légitimes, les teneurs de biribi et
de roulette auraient aussi le droit d'invoquer la liberté
individuelle, et d'appeler des décisions qui ont fermé leurs
tripots? Après tout, on a aussi attenté à la liberté des joueurs
qui venaient librement, allègrement, engloutir leur patrimoine
dans ces repaires, on a tyrannisé leur conscience, qui leur
permettait de perdre sur une carte les dernières ressources de
leur famille. Oui, nous le demandons positivement, sincèrement,
sérieusement, quelle différence y a-t-il entre un homme qui ruine
ou qui dépouille les siens à force de jouer _rouge _ou _noir_, et
l'homme, qui ruine et dépouille les siens dans l'espoir douteux
d'être heureux ponte à ce jeu d'_enfer _ou de _paradis _que
certains prêtres ont eu la sacrilège audace d'imaginer afin de
s'en faire les croupiers?

Rien n'est plus opposé au véritable et divin esprit du
christianisme que ces spoliations effrontées; c'est le repentir
des fautes, c'est la pratique de toutes les vertus, c'est le
dévouement à qui souffre, c'est l'amour du prochain, qui méritent
le ciel, et non pas une somme d'argent, plus ou moins forte,
engagée comme enjeu dans l'espoir de _gagner _le paradis, et
subtilisée par de faux prêtres qui font _sauter la coupe _et qui
exploitent les faibles d'esprit à l'aide de prestidigitations
infiniment lucratives.

Tel était donc l'asile de _paix _et _d'innocence _où se trouvait
M. Hardy. Il occupait le rez-de-chaussée d'un pavillon donnant sur
une partie du jardin de la maison; cet appartement avait été
judicieusement choisi, car l'on sait la profonde et diabolique
habileté avec laquelle les révérends pères emploient les moyens et
les aspects matériels pour impressionner vivement les esprits
qu'ils _travaillent. _Que l'on se figure pour unique perspective
un mur énorme d'un gris noir et à demi recouvert de lierre, cette
plante des ruines; une sombre allée de vieux ifs, ces arbres des
tombeaux à la verdure sépulcrale, aboutissant d'un côté à ce mur
sinistre, et, de l'autre, à un petit hémicycle pratiqué devant la
chambre ordinairement habitée par M. Hardy; deux ou trois massifs
de terre bordés de buis symétriquement taillé complétaient
l'agrément de ce jardin, de tous points pareil à ceux qui
entourent les cénotaphes. Il était environ deux heures après midi;
quoiqu'il fit un beau soleil d'avril, ses rayons, arrêtés par la
hauteur du grand mur dont on a parlé, ne pénétraient déjà plus
dans cette partie du jardin, obscure, humide, froide comme une
cave, et sur laquelle s'ouvrait la chambre où se tenait M. Hardy.
Cette chambre était meublée avec une parfaite entente du
confortable; un moelleux tapis couvrait le plancher; d'épais
rideaux de casimir vert sombre, de même nuance que la tenture,
drapaient un excellent lit, ainsi que la porte-fenêtre donnant sur
le jardin... Quelques meubles d'acajou, très simples, mais
brillants de propreté, garnissaient l'appartement. Au-dessus du
secrétaire, placé en face du lit, on voyait un grand christ
d'ivoire sur un fond de velours noir; la cheminée était ornée
d'une pendule à cartel d'ébène avec de sinistres emblèmes
incrustés, en ivoire, tels que sablier, faux du temps, tête de
mort, etc., etc.

Maintenant, que l'on voile ce tableau d'un triste demi-jour, que
l'on songe que cette solitude était incessamment plongée dans un
morne silence, seulement interrompu à l'heure des offices par le
lugubre tintement des cloches de la chapelle des révérends pères,
et l'on reconnaîtra l'infernale habileté avec laquelle ces
dangereux prêtres savent tirer parti des objets extérieurs, selon
qu'ils désirent impressionner, d'une façon ou d'une autre,
l'esprit de ceux qu'ils veulent capter.

Et ce n'était pas tout. Après s'être adressé aux yeux, il fallait
s'adresser aussi à l'intelligence. Voici de quelle manière avaient
procédé les révérends pères.

Un seul livre... un seul... fut laissé comme par hasard à la
disposition de M. Hardy. Ce livre était _l'Imitation_.

Mais comme il se pouvait que M. Hardy n'eût pas le courage ou
l'envie de le lire, des pensées, des réflexions empruntées à cette
oeuvre d'impitoyable désolation, et écrites en très gros
caractères, étaient placées dans les cadres noirs, accrochés soit
dans l'intérieur de l'alcôve de M. Hardy, soit aux panneaux les
plus à portée de sa vue, de sorte qu'involontairement, et dans les
tristes loisirs de son accablante oisiveté, ses yeux devaient
presque forcément s'y attacher.

Quelques citations, parmi les maximes dont les révérends pères
entouraient ainsi leur victime, sont nécessaires; l'on verra dans
quel cercle fatal et désespérant ils enfermaient l'esprit affaibli
de cet infortuné, depuis quelque temps brisé par des chagrins
atroces.[28]

Voici ce qu'il lisait machinalement à chaque instant du jour ou de
la nuit, lorsqu'un sommeil bienfaisant fuyait ses paupières
rougies par les larmes:

«Celui-là est bien vain qui met son espérance dans les hommes ou dans
quelque créature que ce soit.[29]

«Ce sera bientôt fait de vous ici-bas... voyez en quelle
disposition vous êtes.

«L'homme qui vit aujourd'hui ne paraît plus demain... et, quand il
a disparu à nos yeux, il s'efface bientôt de notre pensée.

«Quand vous êtes au matin, pensez que vous n'irez peut-être pas
jusqu'au soir.

«Quand vous êtes au soir, ne vous flattez pas de voir le matin.

«Qui se souviendra de vous après votre mort?

«Qui priera pour vous?

«Vous vous trompez si vous recherchez autre chose que des
souffrances.

«Toute cette vie mortelle est pleine de misères et environnée de
croix; portez ces croix, châtiez et asservissez votre corps,
méprisez vous vous-même et souhaitez d'être méprisé par les
autres.

«Soyez persuadé que votre vie doit être une mort continuelle.

«Plus un homme meurt à lui-même, plus il commence à vivre à Dieu.»

Il ne suffisait pas de plonger ainsi l'âme de la victime dans un
désespoir incurable, à l'aide de ces maximes désolantes, il
fallait encore la façonner à l'obéissance _cadavérique _de la
société de Jésus; aussi les révérends pères avaient-ils
judicieusement choisi quelques autres passages de _l'Imitation,
_car on trouve dans ce livre effrayant mille terreurs pour
épouvanter les esprits faibles, mille maximes d'esclavage pour
enchaîner et asservir l'homme pusillanime.

Ainsi on lisait encore:

«C'est un grand avantage de vivre dans l'obéissance, d'avoir un
supérieur et de n'être pas le maître de ses actions.

«Il est beaucoup plus sûr d'obéir que de commander.

«On est heureux de ne dépendre que de Dieu _dans la personne des
supérieurs qui tiennent sa place_.»

Et ce n'était pas assez: après avoir désespéré, terrifié la
victime, après l'avoir déshabitué de toute liberté, après l'avoir
rompue à une obéissance aveugle, abrutissante, après l'avoir
persuadée, avec un incroyable cynisme d'orgueil clérical, que se
soumettre passivement au premier prêtre venu _c'était se soumettre
à Dieu même_, il fallait retenir la victime dans la maison où l'on
voulait à tout jamais river sa chaîne.

On lisait aussi parmi ces maximes:

«Courez d'un côté ou d'un autre: vous ne trouverez de repos qu'en
vous soumettant humblement à la condition d'un supérieur.

«Plusieurs ont été trompés par l'espérance d'être mieux ailleurs,
et par le désir de changer.»

Maintenant, que l'on se figure M. Hardy transporté blessé dans
cette maison, lui dont le coeur meurtri, déchiré par d'affreux
chagrins, par une trahison horrible, saignait bien plus que les
plaies de son corps.

D'abord entouré de soins empressés, prévenants, et grâce à
l'habileté connue du docteur Baleinier, M. Hardy fut bientôt guéri
des blessures qu'il avait reçues en se précipitant au milieu de
l'incendie auquel sa fabrique était en proie.

Cependant, afin de favoriser les projets des révérends pères, une
certaine médication, assez innocente d'ailleurs, mais destinée à
agir sur le moral, souvent employée, ainsi qu'on l'a dit, par le
révérend docteur dans d'autres circonstances importantes, avait
été appliquée à M. Hardy, et l'avait maintenu assez longtemps dans
une sorte d'assoupissement de la pensée.

Pour une âme brisée par d'atroces déceptions, c'est en apparence
un bienfait inestimable que d'être plongée dans cette torpeur,
qui, du moins, vous empêche de songer à un passé désespérant;
M. Hardy, s'abandonnant à cette apathie profonde, arriva
insensiblement à regarder l'engourdissement de l'esprit comme un
bien suprême... Ainsi les malheureux que torturent des maladies
cruelles acceptent avec reconnaissance le breuvage opiacé qui les
tue lentement, mais qui du moins endort leur souffrance.

En esquissant précédemment le portrait de M. Hardy, nous avons
tâché de faire comprendre la délicatesse exquise de cette âme si
tendre, sa susceptibilité douloureuse à l'endroit de ce qui était
bas ou méchant, sa bonté ineffable, sa droiture, sa générosité.
Nous rappelons ces adorables qualités, parce qu'il nous faut
constater que chez lui, comme chez presque tous ceux qui les
possèdent, elles ne s'alliaient pas, elles ne pouvaient s'allier à
un caractère énergique et résolu. D'une admirable persévérance
dans le bien, l'action de cet homme excellent était pénétrante,
irrésistible, mais elle ne s'imposait pas; ce n'était pas avec la
rude énergie, la volonté un peu âpre, particulière à d'autres
hommes de grand et noble coeur, que M. Hardy avait réalisé les
prodiges de sa _maison commune; _c'était à force d'affectueuse
persuasion: chez lui, l'onction remplaçait la force. À la vue
d'une bassesse, d'une injustice, il ne se révoltait pas irrité,
menaçant: il souffrait. Il n'attaquait pas le méchant corps à
corps, il détournait la vue avec amertume et tristesse. Et puis
surtout, ce coeur, aimant d'une délicatesse toute féminine, avait
un irrésistible besoin du bienfaisant contact des plus chères
affections de l'âme; seules, elles le vivifiaient. Ainsi un frêle
et pauvre oiseau meurt glacé de froid lorsqu'il ne peut plus se
presser contre ses frères et recevoir d'eux, comme ils la
recevaient de lui, cette douce chaleur qui les réchauffait tous
dans le nid maternel.

Et voilà que cette organisation toute sensitive, d'une
susceptibilité si extrême, est frappée coup sur coup par des
déceptions, par des chagrins dont un seul suffirait, sinon à
abattre tout à fait, du moins à profondément ébranler le caractère
le plus fermement trempé.

Le plus fidèle ami de M. Hardy le trahit d'une manière infâme...

Une maîtresse adorée l'abandonne...

La maison qu'il avait fondée pour le bonheur de ses ouvriers,
qu'il aimait en frère, n'est plus que ruines et cendres!

Alors qu'arrive-t-il?

Tous les ressorts de cette âme se brisent. Trop faible pour se
raidir contre tant d'affreuses atteintes, trop cruellement
désabusé par la trahison pour chercher d'autres affections... trop
découragé pour songer à reposer la première pierre d'une nouvelle
maison commune, ce pauvre coeur, isolé d'ailleurs de tout contact
salutaire, cherche l'oubli de tout et de soi-même dans une torpeur
accablante. Si pourtant quelques instincts de vie et d'affection
cherchent à se réveiller en lui à de longs intervalles, et
qu'ouvrant à demi les yeux de l'esprit, qu'il tient fermés pour ne
voir ni le présent, ni le passé, ni l'avenir, M. Hardy regarde
autour de lui... que trouve-t-il? ces sentences, empreintes du plus
farouche désespoir:

«Tu n'es que cendre et poussière.

«Tu es né pour la douleur et pour les larmes.

«Ne crois à rien sur la terre.

«Il n'y a ni parents ni amis.

«Toutes les affections sont menteuses.

«Meurs ce matin... on t'oubliera ce soir.

«Humilie-toi, méprise-toi, sois méprisé des autres.

«Ne pense pas, ne raisonne pas, ne vis pas, remets tes tristes
destinées aux mains d'un supérieur; il pensera, il raisonnera pour
toi.

«Toi... pleure, souffre, pense à la mort.

«Oui, la mort... toujours la mort, voilà quel doit être le terme,
le but de toutes tes pensées... si tu penses... Mieux est de ne
pas penser.

«Aie seulement le sentiment d'une douleur incessante, voilà tout
ce qu'il faut pour gagner le ciel.

«On n'est bien venu du Dieu terrible, implacable, que nous
adorons, qu'à force de misères et de tortures.»

Telles étaient les consolations offertes à cet infortuné... Alors,
épouvanté, il refermait les yeux et retombait dans sa morne
léthargie. Sortir de cette sombre maison de retraite, il ne le
pouvait pas, ou plutôt il ne le désirait pas... la volonté lui
manquait; et puis, il faut le dire... il avait fini par
s'accoutumer à cette demeure et même par s'y trouver bien; on
avait pour lui tant de soins discrets; on le laissait si seul avec
sa douleur; il régnait dans cette maison un silence de tombe si
bien d'accord avec le silence de son coeur, qui n'était plus
qu'une tombe où dormaient ensevelis son dernier amour, sa dernière
amitié, ses dernières espérances d'avenir pour les travailleurs!
Toute énergie était morte en lui.

Alors il commença de subir une transformation lente, mais
inévitable, et judicieusement prévue par Rodin, qui dirigeait
cette machination dans ses moindres détails.

M. Hardy, d'abord épouvanté des sinistres maximes dont on
l'entourait, s'était peu à peu habitué à les lire presque
machinalement, de même que le prisonnier compte durant sa triste
oisiveté les clous de la porte de la prison, ou les carreaux de sa
cellule...

C'était déjà un grand résultat obtenu par les révérends pères.

Bientôt son esprit affaibli fut frappé de l'apparente justesse de
quelques-uns de ces menteurs et désolants aphorismes. Ainsi il
lisait:

«Il ne faut pas compter sur l'affection d'aucune créature sur la
terre.»

Et il avait été, en effet, indignement trahi.

«L'homme est né pour vivre dans la désolation.»

Et il vivait dans la désolation.

«Il n'y a de repos que dans l'abnégation de la pensée.»

Et le sommeil de son esprit apportait seul quelque trêve à ses
douleurs.

Deux couvertures, habilement ménagées sous les tentures et dans
les boiseries des chambres de cette maison, permettaient à toute
heure de voir ou d'entendre les _pensionnaires_, et surtout
d'observer leur physionomie, leurs habitudes, toutes choses si
révélatrices lorsque l'homme se croit seul.

Quelques exclamations douloureuses échappées à M. Hardy dans sa
sombre solitude furent rapportées au père d'Aigrigny par un
mystérieux surveillant. Le révérend père, suivant scrupuleusement
les instructions de Rodin, n'avait d'abord visité que très
rarement son pensionnaire. On a dit que le père d'Aigrigny,
lorsqu'il le voulait, déployait un charme de séduction presque
irrésistible; mettant dans ses entrevues un tact, une réserve
remplis d'adresse, il se présenta seulement de temps à autre pour
s'informer de la santé de M. Hardy. Bientôt le révérend père,
renseigné par son espion, et aidé de sa sagacité naturelle, vit
tout le parti qu'on pouvait tirer de l'affaissement physique et
moral du pensionnaire; certain d'avance que celui-ci ne se
rendrait pas à ses insinuations, il lui parla plusieurs fois de la
tristesse de la maison, l'engageant affectueusement, soit à la
quitter si la monotonie de l'existence qu'on y menait lui pesait,
soit à rechercher du moins au dehors quelques distractions,
quelques plaisirs.

Dans l'état où se trouvait cet infortuné, lui parler de
distractions, de plaisirs, c'était sûrement provoquer un refus;
ainsi en arriva-t-il. Le père d'Aigrigny n'essaya pas d'abord de
surprendre la confiance de M. Hardy, il ne lui dit pas mot de ses
chagrins; mais, chaque fois qu'il le vit, il parut lui témoigner
un tendre intérêt par quelques mots simples, profondément sentis.
Peu à peu ces entretiens, d'abord assez rares, devinrent plus
fréquents, plus longs: d'une éloquence mielleuse, insinuante,
persuasive, le père d'Aigrigny prit naturellement pour thème les
désolantes maximes sur lesquelles se fixait souvent la pensée de
M. Hardy.

Souple, prudent, habile, sachant que jusqu'alors ce dernier avait
professé cette généreuse religion naturelle qui prêche une
reconnaissante adoration pour Dieu, l'amour de l'humanité, le
culte du juste et du bien, et qui, dédaigneuse du dogme, professe
la même vénération pour Marc Aurèle que pour Confucius, pour
Platon, que pour le Christ, pour Moïse que pour Lycurgue, le père
d'Aigrigny ne tenta pas tout d'abord de _convertir _M. Hardy; il
commença par rappeler sans cesse à la pensée de ce malheureux,
chez qui il voulait tuer toute espérance, les abominables
déceptions dont il avait souffert; au lieu de montrer ces
trahisons comme des exceptions dans la vie; au lieu de tâcher de
calmer, d'encourager, de ranimer cette âme abattue; au lieu
d'engager M. Hardy à chercher l'oubli, la consolation de ses
chagrins dans l'accomplissement de ses devoirs envers l'humanité,
envers ses frères, qu'il avait déjà tant aimés et secourus, le
père d'Aigrigny aviva les plaies saignantes de cet infortuné, lui
peignit les hommes sous les plus atroces couleurs, les lui montra
fourbes, ingrats, méchants, et parvint à rendre son désespoir
incurable.

Ce but atteint, le jésuite fit un pas de plus. Sachant l'adorable
bonté du coeur de M. Hardy, profitant de l'affaiblissement de son
esprit, il lui parla de la consolation qu'il y aurait pour un
homme accablé de chagrins désespérés à croire fermement que
chacune de ses larmes, au lieu d'être stérile, était agréable à
Dieu, et pouvait aider au salut des autres hommes; à croire enfin,
ajoutait habilement le révérend père, qu'il était donné au _fidèle
_seul d'_utiliser sa douleur _en faveur d'aussi malheureux que lui
et de la rendre _douce _au Seigneur.

Tout ce qu'il y a de désespérant et d'impie, tout ce qui se cache
d'atroce machiavélisme politique dans ces maximes détestables qui
font du Créateur, si magnifiquement bon et paternel, un Dieu
impitoyable, incessamment altéré des larmes de l'humanité, se
trouvait ainsi habilement sauvé aux yeux de M. Hardy, dont les
généreux instincts subsistaient toujours. Bientôt cette âme
aimante et tendre, que ces prêtres indignes poussaient à une sorte
de suicide moral, trouva un charme amer à cette fiction: que, du
moins, ses chagrins profiteraient à d'autres hommes. Ce ne fut
d'abord, il est vrai, qu'une fiction; mais un esprit affaibli qui
se complaît dans une pareille fiction l'admet tôt ou tard comme
réalité, et en subit peu à peu toutes les conséquences.

Tel était donc l'état moral et physique de M. Hardy, lorsque, par
l'intermédiaire d'un domestique gagné, il avait reçu d'Agricol
Baudoin une lettre qui lui demandait une entrevue.

Le jour de cette entrevue était arrivé. Deux ou trois heures avant
le moment fixé pour la visite d'Agricol, le père d'Aigrigny entra
dans la chambre de M. Hardy.



XXXI. La visite.

Lorsque le père d'Aigrigny entra dans la chambre de M. Hardy,
celui-ci était assis dans un grand fauteuil; son attitude
annonçait un accablement inexprimable; à côté de lui, sur une
petite table, se trouvait une potion ordonnée par le docteur
Baleinier, car la frêle constitution de M. Hardy avait été
rudement atteinte par de cruelles secousses; il semblait n'être
plus que l'ombre de lui-même; son visage, très pâle, très amaigri,
exprimait à ce moment une sorte de tranquillité morne. En peu de
temps, ses cheveux étaient devenus complètement gris; son regard
voilé errait çà et là languissant, presque éteint; il appuyait sa
tête au dossier de son siège, et ses mains effilées, sortant des
larges manches de sa robe de chambre brune, reposaient sur les
bras de son fauteuil.

Le père d'Aigrigny avait donné à sa physionomie, en s'approchant
de son pensionnaire, l'apparence la plus bénigne, la plus
affectueuse; son regard était rempli de douceur et d'aménité,
jamais l'inflexion de sa voix n'avait été plus caressante.

-- Eh bien! mon cher fils, dit-il à M. Hardy en l'embrassant avec
une hypocrite effusion (le jésuite embrasse beaucoup), comment
vous trouvez-vous aujourd'hui?

-- Comme d'habitude, mon père.

-- Continuez-vous à être satisfait du service des gens qui vous
entourent, mon cher fils?

-- Oui, mon père.

-- Ce silence que vous aimez tant, mon cher fils, n'a pas été
troublé, je l'espère?

-- Non... je vous remercie.

-- Votre appartement vous plaît toujours?

-- Toujours...

-- Il ne vous manque rien?

-- Rien, mon père.

-- Nous sommes si heureux de voir que vous vous plaisez dans notre
pauvre maison, mon cher fils, que nous voudrions aller au-devant
de vos désirs.

-- Je ne désire rien... mon père... rien que le sommeil... C'est
si bienfaisant, le sommeil, ajouta M. Hardy avec accablement.

-- Le sommeil... c'est l'oubli... et ici-bas, mieux vaut oublier
que se souvenir, car les hommes sont si ingrats, si méchants, que
presque tout souvenir est amer, n'est-ce pas, mon cher fils?

-- Hélas! il n'est que trop vrai, mon père.

-- J'admire toujours votre pieuse résignation, mon cher fils. Ah!
combien cette constante douceur dans l'affliction est agréable à
Dieu! Croyez-moi, mon tendre fils, vos larmes et votre
intarissable douceur sont une offrande qui, auprès du Seigneur,
méritera pour vous et pour vos frères... Oui, car, l'homme n'étant
né que pour souffrir en ce monde, souffrir avec reconnaissance
envers Dieu qui nous envoie nos peines..., c'est prier... et qui
prie ne prie pas pour soi seul... mais pour l'humanité tout
entière.

-- Fasse du moins le ciel... que mes douleurs ne soient pas
stériles!... Souffrir, c'est prier, répéta M. Hardy en s'adressant
à lui-même, comme pour réfléchir sur cette pensée. Souffrir, c'est
prier... et prier pour l'humanité tout entière... Pourtant... il
me semblait autrefois... ajouta-t-il en faisant un effort sur lui-
même, que la destinée de l'homme...

-- Continuez, mon cher fils... dites votre pensée tout entière,
dit le père d'Aigrigny voyant que M. Hardy s'interrompait.

Après un moment d'hésitation, celui-ci, qui, en parlant, s'était
un peu avancé et redressé sur son fauteuil, se rejeta en arrière
avec découragement, et, affaissé, replié sur lui-même, murmura:

-- À quoi bon penser?... cela fatigue... et je ne me sens plus la
force...

-- Vous dites vrai, mon cher fils; à quoi bon penser?... Il vaut
mieux croire...

-- Oui, mon père, il vaut mieux croire, souffrir; il faut surtout
oublier... oublier...

M. Hardy n'acheva pas, renversa languissamment sa tête sur le
dossier de son siège, et mit sa main sur ses yeux.

-- Hélas! mon cher fils, dit le père d'Aigrigny avec des larmes
dans le regard, dans la voix, et cet excellent comédien se mit à
genoux auprès du fauteuil de M. Hardy; hélas! comment l'ami qui
vous a si abominablement trahi a-t-il pu méconnaître un coeur
comme le vôtre?... Mais il en est toujours ainsi, quand on
recherche l'affection des créatures, au lieu de ne penser qu'au
Créateur... et cet indigne ami...

-- Oh! par pitié, ne me parlez pas de cette trahison... dit
M. Hardy en interrompant le révérend père d'une voix suppliante.

-- Eh bien, non, je n'en parlerai pas, mon tendre fils. Oubliez
cet ami parjure... oubliez cet infâme, que tôt ou tard la
vengeance de Dieu atteindra, car il s'est joué d'une manière
odieuse de votre noble confiance... Oubliez aussi cette
malheureuse femme, dont le crime a été bien grand, car, pour vous,
elle a foulé aux pieds des devoirs sacrés, et le Seigneur lui
réserve un châtiment terrible... et un jour...

M. Hardy, interrompant de nouveau le père d'Aigrigny, lui dit avec
un accent contenu, mais qui trahissait une émotion déchirante.

-- C'est trop... vous ne savez pas, mon père, le mal que vous me
faites... non... vous ne le savez pas...

-- Pardon! oh! pardon, mon fils... mais hélas! vous le voyez... le
seul souvenir de ces attachements terrestres vous cause encore, à
cette heure, un ébranlement douloureux... Cela ne vous prouve-t-il
pas que c'est au-dessus de ce monde corrupteur et corrompu qu'il
faut chercher des consolations toujours assurées?

-- Oh! mon Dieu!... les trouverai-je jamais? s'écria le malheureux
avec un abattement désespéré.

-- Si vous les trouverez, mon bon et tendre fils! s'écria le père
d'Aigrigny avec une émotion admirablement jouée; pouvez-vous en
douter?... Oh! quel beau jour pour moi que celui où, ayant fait de
nouveaux pas dans cette religieuse voie du salut que vous creusez
par vos larmes, tout ce qui, à cette heure, vous semble encore
entouré de quelques ténèbres s'éclaircira d'une lumière ineffable
et divine!... Oh! le saint jour! l'heureux jour! où les derniers
liens qui vous attachent à cette terre immonde et fangeuse étant
détruits, vous deviendrez l'un des nôtres, et, comme nous, vous
n'aspirerez plus qu'aux délices éternelles!...

-- Oui!... à la mort!...

-- Dites donc à la vie immortelle! au paradis, mon tendre fils...
et vous y aurez une glorieuse place non loin du Tout-Puissant...
mon coeur paternel le désire autant qu'il l'espère... car votre
nom se trouve chaque jour dans toutes mes prières et celles de nos
bons pères.

-- Je fais du moins ce que je peux pour arriver à cette foi
aveugle, à ce détachement de toutes choses où je dois, m'assurez-
vous, mon père, trouver le repos.

-- Mon pauvre cher fils, si votre modestie chrétienne vous
permettait de comparer ce que vous étiez lors des premiers jours
de votre arrivée ici à ce que vous êtes à cette heure... et cela
seulement grâce à votre sincère désir d'avoir la foi, vous seriez
confondu... Quelle différence, mon Dieu! À votre agitation, à vos
gémissements désespérés, a succédé un calme religieux... est-ce
vrai?...

-- Oui... c'est vrai; par moments, quand j'ai bien souffert, mon
coeur ne bat plus... je suis calme... les morts aussi sont
calmes... dit M. Hardy en laissant tomber sa tête sur sa poitrine.

-- Ah! mon cher fils... mon cher fils... vous me brisez le coeur
lorsque quelquefois je vous entends parler ainsi. Je crains
toujours que vous ne regrettiez cette vie mondaine... si fertile
en abominables déceptions... Du reste... aujourd'hui même... vous
subirez heureusement à ce sujet une épreuve décisive.

-- Comment cela, mon père?

-- Ce brave artisan, un des meilleurs ouvriers de votre fabrique,
doit venir vous voir.

-- Ah! oui, dit M. Hardy après une minute de réflexion, car sa
mémoire, ainsi que son esprit, s'était considérablement affaiblie;
en effet... Agricol va venir; il me semble que je le verrai avec
plaisir.

-- Eh bien, mon cher fils, votre entrevue avec lui sera l'épreuve
dont je parle... la présence de ce digne garçon vous rappellera
cette vie si active, si occupée, que vous meniez naguère, peut-
être ces souvenirs vous feront prendre en grande pitié le pieux
repos dont vous jouissez maintenant; peut-être voudrez-vous de
nouveau vous lancer dans une carrière pleine d'émotions de toutes
sortes, renouer d'autres amitiés, chercher d'autres affections,
revivre enfin, comme par le passé, d'une existence bruyante,
agitée. Si ces désirs s'éveillent en vous, c'est que vous ne serez
pas encore mûr pour la retraite... obéissez-leur, mon cher fils;
recherchez de nouveau les plaisirs, les joies, les fêtes; mes
voeux vous suivront toujours, même au milieu du tumulte mondain;
mais soyez certain, mon fils, que si, un jour, votre âme était
déchirée par de nouvelles trahisons, ce paisible asile vous sera
encore ouvert, et que vous m'y trouverez toujours prêt à pleurer
avec vous sur la douloureuse vanité des choses terrestres...

À mesure que le père d'Aigrigny avait parlé, M. Hardy l'avait
écouté presque avec effroi. À la seule pensée de se rejeter encore
au milieu des tourments d'une vie si douloureusement expérimentée,
cette pauvre âme se repliait sur elle-même, tremblante et énervée;
aussi le malheureux s'écria-t-il d'un ton presque suppliant:

-- Moi, mon père, retourner dans ce monde où j'ai tant souffert...
où j'ai laissé mes dernières illusions!... moi... me mêler à ses
fêtes, à ses plaisirs!... ah!... c'est une raillerie cruelle...

-- Ce n'est pas une raillerie, mon cher fils... il faut vous
attendre à ce que la vue, les paroles de ce loyal artisan
réveillent en vous des idées qu'à cette heure même vous croyez à
jamais anéanties. Dans ce cas, mon cher fils, essayez encore une
fois de la vie mondaine. Cette retraite ne vous sera-t-elle pas
toujours ouverte après de nouveaux chagrins, de nouvelles
déceptions!...

-- Et à quoi bon, grand Dieu!... aller m'exposer à de nouvelles
souffrances! s'écria M. Hardy avec une expression déchirante;
c'est à peine si je puis supporter celles que j'endure. Oh!
jamais, jamais! l'oubli de tout, de moi-même, le néant de la
tombe, jusqu'à la tombe... voilà tout ce que je veux désormais...

-- Cela vous paraît ainsi, mon cher fils, parce qu'aucune voix du
dehors n'est jusqu'ici venue troubler votre calme solitude, ou
affaiblir vos saintes espérances, qui vous disent qu'au-delà de la
tombe vous serez avec le Seigneur; mais cet ouvrier, pensant moins
à votre salut qu'à son intérêt et à celui des siens, va venir...

-- Hélas! mon père, dit M. Hardy en interrompant le jésuite, j'ai
été assez heureux pour pouvoir faire pour mes ouvriers tout ce
que, humainement, un homme de bien peut faire; la destinée ne m'a
pas permis de continuer plus longtemps. J'ai payé ma dette à
l'humanité, mes forces sont à bout; je ne demande maintenant que
l'oubli, que le repos. Est-ce donc trop exiger, mon Dieu? s'écria
le malheureux avec une indicible expression de lassitude et de
désespoir.

-- Sans doute, mon cher et bon fils, votre générosité a été sans
égale... mais c'est au nom même de cette générosité que cet
artisan va venir vous imposer de nouveaux sacrifices; oui... car,
pour des coeurs comme le vôtre, le passé oblige, et il vous sera
presque impossible de vous refuser aux instances de vos
ouvriers... Vous allez être forcé de retrouver une activité
incessante, afin de relever un édifice de ses ruines, de
recommencer à fonder aujourd'hui ce qu'il y a vingt ans vous avez
fondé dans toute la force, dans toute l'ardeur de votre jeunesse;
de renouer ces relations commerciales dans lesquelles votre
scrupuleuse loyauté a été si souvent blessée; de reprendre ces
chaînes de toutes sortes qui enchaînent le grand industriel à une
vie d'inquiétude et de travail... Mais aussi, quelles
compensations!... dans quelques années vous arriverez, à force de
labeurs, au même point où vous étiez lors de cette horrible
catastrophe... Et puis enfin, ce qui doit vous encourager encore,
c'est que, du moins, pendant ces rudes travaux, vous ne serez
plus, comme par le passé, dupe d'un ami indigne, dont la feinte
amitié vous semblait si douce et charmait votre vie... Vous
n'aurez plus à vous reprocher une liaison adultère, où vous
croyiez puiser chaque jour de nouvelles forces, de nouveaux
encouragements pour faire le bien... comme si, hélas! ce qui est
coupable pouvait jamais avoir une heureuse fin... Non! non!
arriver au déclin de votre carrière, désenchanté de l'amitié,
reconnaissant le néant des passions coupables, seul, toujours
seul, vous allez courageusement affronter encore les orages de la
vie. Sans doute, en quittant ce calme et pieux asile, où aucun
bruit ne trouble votre recueillement, votre repos, le contraste
sera grand d'abord... mais ce contraste même...

-- Assez!... oh!... de grâce!... assez!... s'écria M. Hardy en
interrompant d'une voix faible le révérend père; rien qu'à vous
entendre parler des agitations d'une pareille vie, mon père,
j'éprouve de cruels vertiges... ma tête... peut à peine y
résister... Oh! non... non... le calme... oh! avant tout... le
calme... je vous le répète, quand ce serait celui du tombeau...

-- Mais alors, comment résisterez-vous aux instances de cet
artisan?... Les obligés ont des droits sur leurs bienfaiteurs...
Vous ne saurez échapper à ses prières.

-- Eh bien... mon père... s'il le faut... je ne le verrai pas...
Je me faisais une sorte de plaisir de cette entrevue...
maintenant, je le sens... il est plus sage d'y renoncer...

-- Mais il n'y renoncera pas, lui; il insistera pour vous voir.

-- Vous aurez la bonté, mon père, de lui faire dire... que je suis
souffrant, qu'il m'est impossible de le recevoir.

-- Écoutez, mon cher fils, de nos jours il règne de grands, de
malheureux préjugés sur les pauvres serviteurs du Christ. Par cela
même que vous êtes volontairement resté au milieu de nous, après
avoir été par hasard apporté mourant dans cette maison... en vous
voyant refuser un entretien que vous avez d'abord accordé, on
pourrait croire que vous subissez une influence étrangère; quoique
ce soupçon soit absurde, il peut naître, et nous ne voulons pas le
laisser s'accréditer... Il vaut donc mieux recevoir ce jeune
artisan...

-- Mon père, ce que vous me demandez est au-dessus de mes
forces... À cette heure, je me sens anéanti... cette conversation
m'a épuisé.

-- Mais, mon cher fils, cet ouvrier va venir; je lui dirai que
vous ne voulez pas le voir, soit; il ne me croira pas...

-- Hélas! mon père... ayez pitié de moi; je vous assure qu'il
m'est impossible de voir personne... je souffre trop.

-- Eh bien... voyons... cherchons un moyen... Si vous lui
écriviez... on lui remettrait votre lettre tout à l'heure... vous
lui assigneriez un autre rendez-vous... demain... je suppose.

-- Ni demain, ni jamais, s'écria le malheureux poussé à bout; je
ne veux voir qui que ce soit... je veux être seul, toujours
seul... cela ne nuit à personne pourtant... n'aurai-je pas du
moins cette liberté?

-- Calmez-vous, mon fils; suivez mes conseils, ne voyez pas ce
digne garçon aujourd'hui, puisque vous redoutez cet entretien;
mais n'engagez pas pour cela l'avenir: demain vous pouvez changer
d'avis... que votre refus de le recevoir soit vague...

-- Comme vous le voudrez, mon père.

-- Mais, quoique l'heure à laquelle doit venir cet ouvrier soit
encore éloignée, dit le révérend, autant vaut lui écrire tout de
suite.

-- Je n'en aurais pas la force, mon père.

-- Essayez.

-- Impossible... je me sens trop faible...

-- Voyons... un peu de courage, dit le révérend père. Et il alla
prendre sur un bureau ce qu'il fallait pour écrire; puis, en
revenant, il plaça un buvard et une feuille de papier sur les
genoux de M. Hardy, tenant l'encrier et la plume, qu'il lui
présentait.

-- Je vous assure, mon père... que je ne pourrai pas écrire, dit
M. Hardy d'une voix épuisée.

-- Quelques mots seulement, dit le père d'Aigrigny avec une
persistance impitoyable, et il mit la plume entre les doigts
presque inertes de M. Hardy.

-- Hélas! mon père... ma vue est si troublée que je n'y vois plus.

Et l'infortuné disait vrai: il avait les yeux remplis de larmes,
tant les émotions que le jésuite venait de réveiller en lui
étaient douloureuses.

-- Soyez tranquille, mon fils, je guiderai votre chère main...
dictez seulement...

-- Mon père, je vous en prie, écrivez vous-même... je signerai.

-- Non, mon cher fils... pour mille raisons... il faut que tout
soit écrit de votre main; quelques lignes suffiront.

-- Mais, mon père...

-- Allons... il le faut, ou sans cela je laisse entrer cet
ouvrier, dit sèchement le père d'Aigrigny, voyant, à
l'affaiblissement de plus en plus marqué de l'esprit de M. Hardy,
qu'il pouvait, dans cette grave circonstance, essayer de la
fermeté, quitte à revenir ensuite à des moyens plus doux.

Et de ses larges prunelles grises, rondes et brillantes comme
celles d'un oiseau de proie, il fixa M. Hardy d'un air sévère.
L'infortuné tressaillit sous ce regard presque fascinateur, et
répondit en souriant:

-- J'écrirai... mon père... j'écrirai... mais, je vous en
supplie... dictez... ma tête est trop faible... dit M. Hardy en
essuyant des pleurs de sa main brûlante et fiévreuse.

Le père d'Aigrigny dicta les lignes suivantes: «Mon cher Agricol,
j'ai réfléchi qu'un entretien avec vous serait inutile... il ne
servirait qu'à réveiller des chagrins cuisants, que je suis
parvenu à oublier avec l'aide de Dieu et des douces consolations
que m'offre la religion...» Le révérend père s'interrompit un
moment; M. Hardy pâlissait davantage, et sa main défaillante
pouvait à peine tenir la plume; son front était baigné d'une sueur
froide. Le père d'Aigrigny tira un mouchoir de sa poche et,
essuyant le visage de sa victime, il lui dit avec un retour
d'affectueuse sollicitude:

-- Allons, mon cher et tendre fils... un peu de courage, ce n'est
pas moi qui vous ai engagé à refuser cet entretien... n'est-ce
pas!... au contraire... mais puisque, pour votre repos, vous le
voulez ajourner, tâchez de terminer cette lettre... car, enfin,
qu'est-ce que je désire, moi! vous voir désormais jouir d'un calme
ineffable et religieux après tant de pénibles agitations.

-- Oui... mon père... je le sais, vous êtes bon... répondit
M. Hardy d'une voix reconnaissante, pardonnez-moi ma faiblesse...

-- Pouvez-vous continuer cette lettre... mon cher fils!

-- Oui... mon père.

-- Écrivez donc. Et le révérend père continua de dicter:

«Je jouis d'une paix profonde, je suis entouré de soins, et, grâce
à la miséricorde divine, j'espère faire une fin toute chrétienne
loin d'un monde dont je reconnais la vanité... Je ne vous dis pas
adieu, mais au revoir, mon cher Agricol... car je tiens à vous
dire à vous-même les voeux que je fais et que je ferai toujours
pour vous et pour vos dignes camarades. Soyez mon interprète
auprès d'eux; dès que je jugerai à propos de vous recevoir, je
vous l'écrirai; jusque-là, croyez-moi toujours votre bien
affectionné...»

Puis le révérend père, s'adressant à M. Hardy:

-- Trouvez-vous cette lettre convenable, mon cher fils!

-- Oui, mon père...

-- Veuillez donc la signer.

-- Oui, mon père...

Et le malheureux, après avoir signé, sentant ses forces épuisées,
se rejeta en arrière avec lassitude.

-- Ce n'est pas tout, mon cher fils, ajouta le père d'Aigrigny en
tirant un papier de sa poche, il faut que vous ayez la bonté de
signer ce nouveau pouvoir accordé par vous à notre révérend père
procureur pour terminer les affaires en question.

-- Oh! mon Dieu! mon Dieu!... encore!!! s'écria M. Hardy avec une
sorte d'impatience fiévreuse et maladive. Mais, vous le voyez
bien, mon père, mes forces sont à bout...

-- Il s'agit seulement de signer après avoir lu, mon cher fils.

Et le père d'Aigrigny présenta à M. Hardy un grand papier timbré
rempli d'une écriture presque indéchiffrable.

-- Mon père... je ne pourrai pas lire cela... aujourd'hui.

-- Il le faut pourtant, mon cher fils; pardonnez-moi cette
indiscrétion... mais nous sommes bien pauvres... et...

-- Je vais signer... mon père.

-- Mais il faut lire ce que vous signez, mon fils.

-- À quoi bon!... Donnez... donnez, dit M. Hardy, pour ainsi dire
harassé de l'inflexible opiniâtreté du révérend père.

-- Puisque vous le voulez absolument, mon cher fils... dit celui-
ci en lui présentant le papier.

M. Hardy signa et retomba dans son accablement.

À cet instant, un domestique, après avoir frappé, entra et dit au
père d'Aigrigny:

-- M. Agricol Baudoin demande à parler à M. Hardy; il a, dit-il,
un rendez-vous.

-- C'est bon... qu'il attende, répondit le père d'Aigrigny avec
autant de dépit que de surprise, et d'un geste il fit signe au
domestique de sortir; puis, cachant la vive contrariété qu'il
ressentait, il dit à M. Hardy:

-- Ce digne artisan a bien hâte de vous voir, mon cher fils, car
il devance de plus de deux heures le moment de l'entrevue. Voyons,
il en est temps encore, voulez-vous le recevoir?

-- Mais, mon père, dit M. Hardy avec une sorte d'irritation, vous
voyez dans quel état de faiblesse je suis... ayez donc pitié de
moi... Je vous en supplie, du calme... je vous le répète, quand ce
serait le calme de la tombe; mais, pour l'amour du ciel... du
calme...

-- Vous jouirez un jour de la paix éternelle des élus, mon cher
fils, dit affectueusement le père d'Aigrigny, car vos larmes et
vos misères sont agréables au Seigneur. Ce disant, il sortit.

M. Hardy, resté seul, joignit les mains avec désespoir, et,
fondant en larmes, s'écria en se laissant glisser de son fauteuil
à genoux:

-- Ô mon Dieu!... mon Dieu! retirez-moi de ce monde... je suis
trop malheureux. Puis, courbant le front sur le siège de son
fauteuil, il cacha sa figure dans ses mains et continua de pleurer
amèrement.

Soudain on entendit un bruit de voix qui allait toujours
croissant, puis celui d'une espèce de lutte; bientôt la porte de
l'appartement s'ouvrit avec violence sous le choc du père
d'Aigrigny, qui fit quelques pas à reculons en trébuchant. Agricol
venait de le pousser d'un bras vigoureux.

-- Monsieur... osez-vous bien employer la force et la violence?
s'écria le révérend père d'Aigrigny, blême de colère.

-- J'oserai tout pour voir M. Hardy, dit le forgeron.

Et il se précipita vers son ancien patron, qu'il vit agenouillé au
milieu de la chambre.



XXXII. Agricol Baudoin.

Le père d'Aigrigny, contenant à peine son dépit, sa colère, jetait
non seulement des regards courroucés et menaçants sur Agricol,
mais, de temps à autre, il jetait aussi un oeil inquiet et irrité
du côté de la porte, comme s'il eût craint, à chaque instant, de
voir entrer un autre personnage dont il aurait aussi redouté la
venue.

Le forgeron, lorsqu'il put envisager son ancien patron, recula
frappé d'une douloureuse surprise à la vue des traits de M. Hardy
ravagés par le chagrin. Pendant quelques secondes, les trois
acteurs de cette scène gardèrent le silence. Agricol ne se doutait
pas encore de l'affaiblissement moral de M. Hardy, habitué
qu'était l'artisan à trouver autant d'élévation d'esprit que de
bonté de coeur chez cet excellent homme.

Le père d'Aigrigny rompit le premier le silence, et dit à son
pensionnaire en pesant chacune de ses paroles:

-- Je conçois, mon cher fils, qu'après la volonté si positive, si
spontanée, que vous m'avez manifestée tout à l'heure, de ne pas
recevoir... monsieur... je conçois, dis-je, que sa présence vous
soit maintenant pénible... J'espère donc que, par déférence, ou au
moins par reconnaissance pour vous... monsieur (il désigna le
forgeron d'un geste) mettra, en se retirant, un terme à cette
situation inconvenante, déjà trop prolongée.

Agricol ne répondit pas au père d'Aigrigny, lui tourna le dos, et
s'adressant à M. Hardy, qu'il contemplait depuis quelques moments
avec une profonde émotion, pendant que de grosses larmes roulaient
dans ses yeux:

-- Ah! monsieur... comme c'est bon de vous voir, quoique vous ayez
encore l'air bien souffrant! Comme le coeur se calme, se rassure,
se réjouit. Mes camarades seraient si heureux d'être à ma
place!... Si vous saviez tout ce qu'ils m'ont dit pour vous...
car, pour vous chérir, vous vénérer, nous n'avons à nous tous...
qu'une seule âme...

Le père d'Aigrigny jeta sur M. Hardy un coup d'oeil qui
signifiait:

-- Que vous avais-je dit?

Puis, s'adressant à Agricol avec impatience, en se rapprochant de
lui:

-- Je vous ai déjà fait observer que votre présence ici était
déplacée.

Mais Agricol, sans lui répondre, et sans se tourner vers lui:

-- Monsieur Hardy, ayez donc la bonté de dire à cet homme de s'en
aller... Mon père et moi nous le connaissons; il le sait bien.

Puis, se retournant seulement alors vers le révérend père, le
forgeron ajouta durement, en le toisant avec une indignation mêlée
de dégoût:

-- Si vous tenez à entendre ce que j'ai à dire à M. Hardy, sur
vous... monsieur, revenez tout à l'heure; mais à présent, j'ai à
parler à mon ancien patron de choses particulières, et à lui
remettre une lettre de Mlle de Cardoville, qui vous connaît
aussi... malheureusement pour elle.

Le jésuite resta impassible et répondit:

-- Je me permettrai, monsieur, de vous dire que vous
intervertissez un peu les rôles... Je suis ici chez moi, où j'ai
l'honneur de recevoir M. Hardy. C'est donc moi qui aurais le droit
et le pouvoir de vous faire sortir à l'instant d'ici, et...

-- Mon père, de grâce, dit M. Hardy avec déférence, excusez
Agricol. Son attachement pour moi l'entraîne trop loin; mais
puisque le voici et qu'il a des choses particulières à me confier,
permettez-moi, mon père, de m'entretenir quelques instants avec
lui.

-- Que je vous le permette! mon cher fils, dit le père d'Aigrigny
en feignant la surprise, et pourquoi me demander cette permission?
N'êtes-vous donc pas parfaitement libre de faire ce que bon vous
semble? N'est-ce pas vous qui, tout à l'heure, et malgré moi, qui
vous engageais à recevoir monsieur, vous êtes formellement refusé
à cette entrevue?

-- Il est vrai, mon père. Après ces mots, le père d'Aigrigny ne
pouvait insister davantage sans maladresse; il se leva donc et
alla serrer la main de M. Hardy en lui disant avec un geste
expressif:

-- À bientôt, mon cher fils... Mais souvenez-vous... de notre
entretien de tout à l'heure et de ce que je vous ai prédit.

-- À bientôt, mon père... Soyez tranquille, répondit tristement
M. Hardy.

Le révérend père sortit. Agricol, étourdi, confondu, se demandait
si c'était bien son ancien patron qu'il entendait appeler le père
d'Aigrigny _mon père _avec tant de déférence et d'humilité. Puis,
à mesure que le forgeron examinait plus attentivement les traits
de M. Hardy, il remarquait dans sa physionomie éteinte une
expression d'affaissement, de lassitude, qui le navrait et
l'effrayait à la fois; aussi lui dit-il, en tâchant de cacher son
pénible étonnement:

-- Enfin, monsieur... vous allez nous être rendu... nous allons
bientôt vous voir au milieu de nous... Ah! votre retour va faire
bien des heureux... apaisera bien des inquiétudes!... car, si cela
était possible, nous vous aimerions davantage encore depuis que
nous avons un instant craint de vous perdre.

-- Brave et digne garçon, dit M. Hardy avec un sourire de bonté
mélancolique en tendant sa main à Agricol, je n'ai jamais douté un
moment ni de vous ni vos camarades; leur reconnaissance m'a
toujours récompensé du bien que j'ai pu leur faire.

-- Et que vous leur ferez encore, monsieur... car vous...

M. Hardy interrompit Agricol et lui dit:

-- Écoutez-moi, mon ami; avant de continuer cet entretien, je dois
vous parler franchement, afin de ne laisser ni à vous ni à vos
camarades des espérances qui ne peuvent plus se réaliser... Je
suis décidé à vivre désormais, sinon dans le cloître, du moins
dans la plus profonde retraite; car je suis las, voyez-vous, mon
ami!... oh! bien las...

-- Mais nous ne sommes pas las de vous aimer, nous, monsieur,
s'écria le forgeron, de plus en plus effrayé des paroles et de
l'accablement de M. Hardy. C'est à notre tour maintenant de nous
dévouer pour vous, de venir à votre aide à force de travail, de
zèle, de désintéressement, afin de relever la fabrique, votre
noble et généreux ouvrage.

M. Hardy secoua tristement la tête.

-- Je vous le répète, mon ami, reprit-il, la vie active est finie
pour moi; en peu de temps, voyez-vous, j'ai vieilli de vingt ans;
je n'ai plus ni la force, ni la volonté, ni le courage de
recommencer à travailler comme par le passé; j'ai fait, et je m'en
félicite, ce que j'ai pu pour le bien de l'humanité... j'ai payé
ma dette... Mais à cette heure je n'ai plus qu'un désir, le
repos... qu'une espérance... les consolations et la paix que
procure la religion.

-- Comment! monsieur, dit Agricol, au comble de la stupeur, vous
aimez mieux vivre ici dans ce lugubre isolement, que de vivre au
milieu de nous qui vous aimons tant!... Vous croyez que vous serez
plus heureux ici, parmi ces prêtres, que dans votre fabrique
relevée de ses ruines, et redevenue plus florissante que jamais.

-- Il n'est pas de bonheur possible ici-bas, dit M. Hardy avec
amertume.

Après un moment d'hésitation, Agricol reprit vivement d'une voix
très altérée:

-- Monsieur... on vous trompe, on vous abuse d'une manière infâme.

-- Que voulez-vous dire, mon ami!

-- Je vous dis, monsieur Hardy, que ces prêtres qui vous entourent
ont de sinistres desseins... Mais, mon Dieu! monsieur, vous ne
savez donc pas où vous êtes, ici!

-- Chez de bons religieux de la compagnie de Jésus.

-- Oui, vos plus mortels ennemis.

-- Des ennemis!... Et M. Hardy sourit avec une douloureuse
indifférence. Je n'ai pas à craindre d'ennemis... où pourraient-ils
me frapper, mon Dieu! il n'y a plus de place...

-- Ils veulent vous déposséder de votre part à un immense
héritage, monsieur, s'écria le forgeron; c'est un plan conçu avec
une infernale habileté; les filles du maréchal Simon, Mlle de
Cardoville, vous, Gabriel, mon frère adoptif... tout ce qui
appartient à votre famille enfin a déjà failli être victime de
leurs machinations: je vous dis que ces prêtres n'ont pas d'autre
but que d'abuser de votre confiance... C'est pour cela que après
l'incendie de la fabrique, ils sont parvenus à vous faire
transporter blessé, presque mourant, dans cette maison, et à vous
soustraire à tous les yeux... C'est pour cela que...

M. Hardy interrompit Agricol.

-- Vous vous trompez sur le compte de ces religieux, mon ami; ils
ont eu pour moi de grands soins... et quant à ce prétendu
héritage... ajouta M. Hardy avec une morne insouciance, que me
font à cette heure les biens de ce monde, mon ami!... Les choses,
les affections de cette vallée de misères et de larmes... ne sont
plus rien pour moi... J'offre mes souffrances au Seigneur, et
j'attends qu'il m'appelle à lui dans sa miséricorde...

-- Non... non... monsieur... il est impossible que vous soyez
changé à ce point, dit Agricol qui ne pouvait se résoudre à croire
ce qu'il entendait. Vous, monsieur, vous... croire à ces maximes
désolantes! vous, qui nous faisiez toujours admirer, aimer
l'inépuisable bonté d'un Dieu paternel... Et nous vous croyions,
car il vous avait envoyé parmi nous...

-- Je dois me soumettre à sa volonté, puisqu'il m'a retiré d'au
milieu de vous, mes amis, sans doute parce que, malgré mes bonnes
intentions, je ne le servais pas comme il voulait être servi...
j'avais toujours en vue la créature plus que le Créateur.

-- Et comment pouviez-vous mieux servir, mieux honorer Dieu,
monsieur, s'écria le forgeron, de plus en plus désolé; encourager
et récompenser le travail, la probité, rendre les hommes meilleurs
en assurant leur bonheur, traiter vos ouvriers en frères,
développer leur intelligence, donner le goût du beau, du bien,
augmenter leur bien-être, propager chez eux, par votre exemple,
les sentiments d'égalité, de fraternité, de communauté
évangélique... Ah! monsieur, pour vous rassurer, rappelez-vous
donc seulement le bien que vous avez fait, les bénédictions
quotidiennes de tout un petit peuple qui vous devait le bonheur
inespéré dont il jouissait.

-- Mon ami, à quoi bon rappeler le passé! reprit doucement
M. Hardy. Si j'ai bien agi aux yeux du Seigneur, peut-être il m'en
saura gré... Loin de me glorifier... je dois m'humilier dans la
poussière, car j'ai été, je le crains, dans une voie mauvaise et
en dehors de son Église... Peut-être l'orgueil m'a égaré, moi
infime, obscur, tandis que tant de grands génies se sont soumis
humblement à cette Église... C'est dans les larmes, dans
l'isolement, dans la mortification, que je dois expier mes fautes,
oui... dans l'espoir que ce Dieu vengeur me les pardonnera un
jour... et que mes souffrances ne seront pas du moins perdues pour
ceux qui sont encore plus coupables que moi.

Agricol ne trouva pas un mot à répondre; il contemplait M. Hardy
avec une frayeur muette; à mesure qu'il l'entendait prononcer ces
désolantes banalités d'une voix épuisée, à mesure qu'il examinait
cette physionomie abattue, il se demandait avec un secret effroi
par quelle fascination ces prêtres, exploitant les chagrins et
l'affaiblissement moral de ce malheureux, étaient parvenus à
isoler de tout et de tous, à stériliser, annihiler ainsi une des
plus généreuses intelligences, un des esprits les plus
bienfaisants, les plus éclairés qui se fussent jamais voués au
bonheur de l'espèce humaine. La stupeur du forgeron était si
profonde qu'il ne se sentait ni le courage ni la volonté de
continuer une discussion d'autant plus poignante pour lui qu'à
chaque mot son regard plongeait davantage dans l'abîme de
désolation incurable où les révérends pères avaient plongé
M. Hardy.

Celui-ci, de son côté, retombant sur sa morne apathie, gardait le
silence, pendant que ses yeux erraient çà et là sur les sinistres
maximes de l'_Imitation_.

Enfin Agricol rompit le silence, et tirant de sa poche la lettre
de Mlle de Cardoville, lettre dans laquelle il mettait son dernier
espoir, il la présenta à M. Hardy en lui disant:

-- Monsieur... une de vos parentes, que vous ne connaissez que de
nom sans doute, m'a chargé de vous remettre cette lettre...

-- À quoi bon... cette lettre... mon ami?

-- Je vous en supplie, monsieur... prenez-en connaissance. Mlle de
Cardoville attend votre réponse, monsieur; il s'agit de graves
intérêts.

-- Il n'y a plus pour moi... qu'un grave intérêt... mon ami... dit
M. Hardy en levant vers le ciel ses yeux rougis par les larmes.

-- Monsieur Hardy... reprit le forgeron, de plus en plus ému,
lisez cette lettre, lisez-la au nom de votre reconnaissance à tous
et dans laquelle nous élèverons nos enfants... qui n'auront pas eu
comme nous le bonheur de vous connaître... oui... lisez cette
lettre... et si, après, vous ne changez pas d'avis... monsieur
Hardy... eh bien! que voulez-vous? tout sera fini... pour nous...
pauvres travailleurs... nous aurons à tout jamais perdu notre
bienfaiteur... celui qui nous traitait en frères... celui qui nous
aimait en amis... celui qui prêchait généreusement un exemple que
d'autres bons coeurs auraient suivi tôt ou tard... de sorte que,
peu à peu, de proche en proche, et grâce à vous, l'émancipation
des prolétaires aurait commencé... Enfin, n'importe, pour nous
autres, enfants du peuple, votre mémoire sera toujours sacrée...
oh! oui... et nous ne prononcerons jamais votre nom qu'avec
respect, qu'avec attendrissement... car nous ne pourrons nous
empêcher de vous plaindre.

Depuis quelques moments, Agricol parlait d'une voix entrecoupée;
il ne put achever; son émotion atteignit à son comble; malgré la
mâle énergie de son caractère, il ne put retenir ses larmes et
s'écria:

-- Pardon, pardon, si je pleure; mais ce n'est pas sur moi seul,
allez; car, voyez-vous, j'ai le coeur brisé en pensant à toutes
les larmes qui seront versées par bien des braves gens qui se
diront: «Nous ne verrons plus M. Hardy, plus jamais.»

L'émotion, l'accent d'Agricol, étaient si sincères, sa noble et
franche figure, baignée de larmes, avait une expression de
dévouement si touchante, que M. Hardy, pour la première fois
depuis son séjour chez les révérends pères, se sentit pour ainsi
dire le coeur un peu réchauffé, ranimé; il lui sembla qu'un
vivifiant rayon de soleil perçait enfin les ténèbres glacées au
milieu desquelles il végétait depuis si longtemps.

M. Hardy tendit la main à Agricol et lui dit d'une voix altérée:

-- Mon ami... merci!... Cette nouvelle preuve de votre
dévouement... ces regrets... tout cela m'émeut... mais d'une
émotion douce... et sans amertume; cela me fait du bien.

-- Ah!... monsieur! s'écria le forgeron avec une lueur d'espoir,
ne vous contraignez pas; écoutez la voix de votre coeur... elle
vous dira de faire le bonheur de ceux qui vous chérissent; et pour
vous... voir des gens heureux... c'est être heureux. Tenez...
lisez cette lettre de cette généreuse demoiselle... Elle achèvera
peut-être ce que j'ai commencé... et si cela ne suffit pas... nous
verrons...

Ce disant, Agricol s'interrompit en jetant un regard d'espoir vers
la porte, puis il ajouta, en présentant de nouveau la lettre à
M. Hardy:

-- Oh! je vous en supplie, monsieur, lisez... Mlle de Cardoville
m'a dit de vous confirmer tout ce qu'il y a dans cette lettre...

-- Non... non... je ne dois pas... je ne devrais pas lire, dit
M. Hardy avec hésitation: À quoi bon... me donner des regrets?...
Car, hélas! c'est vrai... je vous aimais bien tous, j'avais bien
fait des projets pour vous dans l'avenir... ajouta M. Hardy avec
un attendrissement involontaire. Puis il reprit, luttant contre le
mouvement de son coeur: Mais à quoi bon songer à cela?... le passé
ne peut revenir.

-- Qui sait, monsieur Hardy, qui sait? reprit Agricol, de plus en
plus heureux de l'hésitation de son ancien patron; lisez d'abord
la lettre de Mlle de Cardoville.

M. Hardy, cédant aux instances d'Agricol, prit cette lettre
presque malgré lui, la décacheta et la lut; peu à peu sa
physionomie exprima tour à tour l'attendrissement, la
reconnaissance et l'admiration. Plusieurs fois il s'interrompit
pour dire à Agricol avec une expansion dont il semblait lui-même
étonné:

-- Oh! c'est bien!... c'est beau!...

Puis, la lecture terminée, M. Hardy, s'adressant au forgeron avec
un soupir mélancolique:

-- Quel coeur que celui de Mlle de Cardoville! Que de bonté! que
d'esprit!... que d'élévation dans la pensée!... Je n'oublierai
jamais la noblesse de sentiments qui lui dicte ses offres si
généreuses... envers moi... Du moins, puisse-t-elle être
heureuse... dans ce triste monde!

-- Ah! croyez-moi, monsieur, reprit Agricol avec entraînement, un
monde qui renferme de telles créatures, et tant d'autres encore
qui, sans avoir l'inappréciable valeur de cette excellente
demoiselle, sont dignes de l'attachement des honnêtes gens, un
pareil monde n'est pas que fange, corruption et méchanceté... il
prouve, au contraire, en faveur de l'humanité... C'est ce monde
qui vous attend, qui vous appelle. Allons, monsieur Hardy, écoutez
les avis de Mlle de Cardoville, acceptez les offres qu'elle vous
fait, revenez à nous... revenez à la vie... car c'est la mort que
cette maison!

-- Rentrer dans un monde où j'ai tant souffert... quitter le calme
de cette retraite, répondit M. Hardy en hésitant; non, non... je
ne pourrais... je ne le dois pas...

-- Oh! je n'ai pas compté sur moi seul pour vous décider! s'écria
le forgeron, avec une espérance croissante... j'ai là un puissant
auxiliaire (il montra la porte) que j'ai gardé pour frapper le
grand coup... et qui paraîtra quand vous le voudrez.

-- Que voulez-vous dire, mon ami? demanda M. Hardy.

-- Oh! c'est encore une bonne pensée de Mlle de Cardoville; elle
n'en a pas d'autres. Sachant entre quelles dangereuses mains vous
étiez tombé, connaissant aussi la ruse perfide des gens qui
veulent s'emparer de vous, elle m'a dit: «Monsieur Agricol, le
caractère de M. Hardy est si loyal et si bon qu'il se laissera
peut-être facilement abuser... car les coeurs droits répugnent
toujours à croire aux indignités... mais il est un homme dont le
caractère sacré devra, dans cette circonstance, inspirer toute
confiance à M. Hardy... car ce prêtre admirable est notre parent,
et il a failli être aussi victime des implacables ennemis de notre
famille.»

-- Et ce prêtre... quel est-il? demanda M. Hardy.

-- L'abbé Gabriel de Rennepont, mon frère adoptif! s'écria le
forgeron avec orgueil. C'est là un noble prêtre... Ah! monsieur...
si vous l'aviez connu plus tôt, au lieu de désespérer... vous
auriez espéré. Votre chagrin n'aurait pas résisté à ses
consolations.

-- Et ce prêtre... où est-il? demanda M. Hardy avec autant de
surprise que de curiosité.

-- Là, dans votre antichambre. Quand le père d'Aigrigny l'a vu
avec moi, il est devenu furieux, il nous a ordonné de sortir; mais
mon brave Gabriel lui a répondu qu'il pourrait avoir à
s'entretenir avec vous de graves intérêts, et qu'ainsi il
resterait... Moi, moins patient, j'ai donné une bourrade à l'abbé
d'Aigrigny, qui voulait me barrer le passage, et je suis accouru,
tant j'avais hâte de vous voir... Maintenant... monsieur... vous
allez recevoir Gabriel... n'est-ce pas? Il n'aurait pas voulu
entrer sans vos ordres... Je vais aller le chercher... Vous parlez
de religion... c'est la sienne qui est la vraie, car elle fait du
bien; elle encourage, elle console... vous verrez... Enfin, grâce
à Mlle de Cardoville et à lui, vous allez nous être rendu! s'écria
le forgeron, ne pouvant plus contenir son joyeux espoir.

-- Mon ami... non... je ne sais... je crains... dit M. Hardy avec
une hésitation croissante, mais se sentant malgré lui ranimé,
réchauffé par les paroles cordiales du forgeron.

Celui-ci, profitant de l'heureuse hésitation de son ancien patron,
courut à la porte, l'ouvrit et s'écria:

-- Gabriel... mon frère... mon bon frère... viens, viens...
M. Hardy désire te voir...

-- Mon ami, reprit M. Hardy, encore hésitant, mais néanmoins
semblant assez satisfait de voir son assentiment un peu forcé, mon
ami... que faites-vous?...

-- J'appelle votre sauveur et le nôtre, répondit Agricol, ivre de
bonheur et certain du bon succès de l'intervention de Gabriel
auprès de M. Hardy.

Se rendant à l'appel du forgeron, Gabriel entra aussitôt dans la
chambre de M. Hardy.



XXXIII. Le réduit.

Nous l'avons dit: aux abords de plusieurs des chambres occupées
par les pensionnaires des révérends pères, certaines petites
cachettes étaient pratiquées, dans le but de donner toute facilité
à l'espionnage incessant dont on entourait ceux que la compagnie
voulait surveiller. M. Hardy se trouvant parmi ceux-là, on avait
ménagé auprès de son appartement un réduit mystérieux où pouvaient
tenir deux personnes; une sorte de large tuyau de cheminée aérait
et éclairait ce cabinet, où aboutissait l'orifice d'un conduit
acoustique disposé avec tant d'art, que les moindres paroles
arrivaient de la pièce voisine dans cette cachette aussi
distinctes que possible; enfin, plusieurs trous ronds, adroitement
ménagés et masqués en différents endroits, permettaient de voir
tout ce qui se passait dans la chambre.

Le père d'Aigrigny et Rodin occupaient alors le réduit. Aussitôt
après la brusque entrée d'Agricol et la ferme réponse de Gabriel,
qui déclara vouloir parler à M. Hardy si celui-ci le faisait
mander, le père d'Aigrigny, ne voulant faire aucun éclat pour
conjurer les suites de l'entrevue de M. Hardy avec le forgeron et
le jeune missionnaire, entrevue dont les suites pouvaient être si
funestes aux projets de la compagnie, le père d'Aigrigny était
allé consulter Rodin.

Celui-ci, pendant son heureuse et rapide convalescence, habitait
la maison voisine, réservée aux révérends pères; il comprit
l'extrême gravité de la position; tout en reconnaissant que le
père d'Aigrigny avait habilement suivi ses instructions relatives
au moyen d'empêcher l'entrevue d'Agricol et de M. Hardy, manoeuvre
dont le succès était assuré sans l'arrivée trop hâtée du forgeron,
Rodin, voulant voir, entendre, juger et aviser par lui-même, alla
aussitôt s'embusquer dans la cachette en question avec le père
d'Aigrigny, après avoir dépêché immédiatement un émissaire à
l'archevêché de Paris; on verra plus tard dans quel but.

Les deux révérends pères y étaient arrivés vers le milieu de
l'entretien d'Agricol et de M. Hardy.

D'abord assez rassurés par la morne apathie dans laquelle il était
plongé et dont les généreuses incitations du forgeron n'avaient pu
le tirer, les révérends pères virent le danger s'accroître peu à
peu et devenir des plus menaçants, du moment où M. Hardy, ébranlé
par les instances de l'artisan, consentit à prendre connaissance
de la lettre de Mlle de Cardoville, jusqu'au moment où Agricol
amena Gabriel, afin de porter le dernier coup aux hésitations de
son ancien patron.

Rodin, grâce à l'indomptable énergie de son caractère, qui lui
avait donné la force de supporter la terrible et douloureuse
médication du docteur Baleinier, ne courait plus aucun danger; sa
convalescence touchait à son terme; néanmoins il était encore
d'une maigreur effrayante. Le jour, venant d'en haut et tombant
d'aplomb sur son crâne jaune et luisant, sur ses pommettes
osseuses et sur son nez anguleux, accusait ces saillies par des
touches de vive lumière, tandis que le reste du visage était
sillonné d'ombres dures et sans transparence. On eût dit le modèle
vivant d'un de ces moines ascétiques de l'école espagnole, sombres
peintures où l'on aperçoit, sous quelque capuchon brun à demi
rabattu, un crâne de couleur de vieil ivoire, une pommette livide,
un oeil éteint au fond de son orbite, tandis que le reste du
visage disparaît dans une pénombre obscure, à travers laquelle on
distingue à peine une forme humaine, agenouillée et enveloppée
d'un froc à ceinture de corde. Cette ressemblance paraissait
d'autant plus frappante que Rodin, descendant de chez lui à la
hâte, n'avait pas quitté sa longue robe de chambre de laine noire;
de plus, étant encore très sensible au froid, il avait jeté sur
ses épaules un camail de drap noir à capuchon, afin de se
préserver de la bise du nord.

Le père d'Aigrigny, ne se trouvant pas placé verticalement sous la
lumière qui éclairait la cachette, restait dans la demi-teinte.

Au moment où nous présentons les deux jésuites au lecteur, Agricol
venait de sortir de la chambre pour appeler Gabriel et l'amener
auprès de son ancien patron.

Le père d'Aigrigny, regardant Rodin avec une angoisse à la fois
profonde et courroucée, lui dit à voix basse:

-- Sans la lettre de Mlle de Cardoville, les instances du forgeron
restaient vaines. Cette maudite jeune fille sera donc toujours et
partout l'obstacle contre lequel viendront échouer nos projets!
Quoi qu'on ait pu faire, la voici réunie à cet Indien; si
maintenant l'abbé Gabriel vient combler la mesure, et que, grâce à
lui, M. Hardy nous échappe, que faire!... que faire!... Ah! mon
père... c'est à désespérer de l'avenir!

-- Non, dit sèchement Rodin, si à l'archevêché on ne met aucune
lenteur à exécuter mes ordres.

-- Et dans ce cas!

-- Je réponds encore de tout... mais il faut qu'avant une demi-
heure j'aie les papiers en question.

-- Cela doit être prêt et signé depuis deux ou trois jours, car,
d'après vos ordres, j'ai écrit le jour même des moxas... et...

Rodin, au lieu de continuer cet entretien à voix basse, colla son
oeil à l'une des ouvertures qui permettaient de voir ce qui se
passait dans la chambre voisine, puis de la main fit signe au père
d'Aigrigny de garder le silence.



XXXIV. Un prêtre selon le Christ.

À cet instant Rodin voyait Agricol rentrer dans la chambre de
M. Hardy tenant Gabriel par la main.

La présence de ces deux jeunes gens, l'un d'une figure si mâle, si
ouverte, l'autre d'une beauté si angélique, offrait un contraste
tellement frappant avec les physionomies hypocrites des gens dont
M. Hardy était habituellement entouré, que, déjà ému par la
chaleureuse parole de l'artisan, il lui sembla que son coeur,
comprimé depuis si longtemps, se dilatait sous une salutaire
influence.

Gabriel, quoiqu'il n'eût jamais vu M. Hardy, fut frappé de
l'altération de ses traits; il reconnaissait sur cette figure
souffrante, abattue, le fatal cachet de soumission énervante,
d'anéantissement moral dont restent toujours stigmatisées les
victimes de la compagnie de Jésus, lorsqu'elles ne sont pas
délivrées à temps de son influence homicide. Rodin, l'oeil collé à
son trou, et le père d'Aigrigny, l'oreille au guet, ne perdirent
donc pas un mot de l'entretien suivant, auquel ils assistèrent
invisibles.

-- Le voilà... mon brave frère, monsieur, dit Agricol à M. Hardy
en lui présentant Gabriel; le voilà, le meilleur, le plus digne
des prêtres... Écoutez-le, vous renaîtrez à l'espérance, au
bonheur, et vous nous serez rendu. Écoutez-le, vous verrez comme
il démasquera les fourbes qui vous abusent par de fausses
apparences religieuses; oui, oui, il les démasquera, car il a été
aussi victime de ces misérables, n'est-ce pas, Gabriel?

Le jeune missionnaire fit un mouvement de la main pour modérer
l'exaltation du forgeron, et dit à M. Hardy, de sa voix douce et
vibrante:

-- Si, dans les pénibles circonstances où vous vous trouvez,
monsieur, les conseils d'un de vos frères en Jésus-Christ peuvent
vous être utiles, disposez de moi... D'ailleurs, permettez-moi de
vous le dire, je vous suis déjà bien respectueusement attaché.

-- À moi, monsieur l'abbé? dit M. Hardy.

-- Je sais, monsieur, reprit Gabriel, vos bontés pour mon frère
adoptif; je sais votre admirable générosité envers vos ouvriers;
ils vous chérissent, ils vous vénèrent, monsieur, que la
conscience de leur gratitude, que la conviction d'avoir été
agréable à Dieu, dont l'éternelle bonté se réjouit dans tout ce
qui est bon, soient votre récompense pour le bien que vous avez
fait, soient votre encouragement pour le bien que vous ferez
encore...

-- Je vous remercie, monsieur l'abbé, répondit M. Hardy, touché de
ce langage, si différent de celui du père d'Aigrigny; dans la
tristesse où je suis plongé, il est doux au coeur d'entendre
parler d'une manière si consolante, et, je l'avoue, ajouta
M. Hardy d'un air pensif, l'élévation, la gravité de votre
caractère donnent un grand poids à vos paroles.

-- Voilà ce qu'il y avait à craindre, dit tout bas le père
d'Aigrigny à Rodin, qui restait toujours à son trou, l'oeil
pénétrant, l'oreille au guet; ce Gabriel va tout faire pour
arracher M. Hardy à son apathie et le rejeter dans la vie active.

-- Je ne crains pas cela, répondit Rodin de sa voix brève et
tranchante. M. Hardy s'oubliera peut-être un moment; mais, s'il
essaye de marcher, il verra bien qu'il a les jambes cassées...

-- Que craint donc Votre Révérence?

-- La lenteur de notre révérend père de l'archevêché.

-- Mais qu'espérez-vous de... Mais Rodin, dont l'attention était
de nouveau excitée, interrompit d'un signe le père d'Aigrigny, qui
resta muet. Un silence de quelques secondes avait succédé au
commencement de l'entretien de Gabriel et de M. Hardy, celui-ci
étant resté un instant absorbé par les réflexions que faisait
naître en lui le langage de Gabriel. Pendant ce moment de silence,
Agricol avait machinalement jeté les yeux sur quelques-unes des
lugubres sentences dont étaient pour ainsi dire tapissés les murs
de la chambre de M. Hardy; tout à coup, prenant Gabriel par le
bras, il s'écria avec un geste expressif:

-- Ah! mon frère... lis ces maximes... tu comprendras tout... Quel
homme, mon Dieu, restant dans la solitude seul à seul avec d'aussi
désolantes pensées ne tomberait pas dans le plus affreux
désespoir... n'irait pas jusqu'au suicide peut-être?... Ah! c'est
horrible, c'est infâme, ajouta l'artisan avec indignation; mais
c'est un assassinat moral!!!

-- Vous êtes jeune, mon ami, reprit M. Hardy en secouant
tristement la tête, vous avez toujours été heureux, vous n'avez
éprouvé aucune déception... ces maximes peuvent vous paraître
trompeuses; mais, hélas! pour moi... et le plus grand nombre des
hommes, elles ne sont que trop vraies; ici-bas, tout est néant,
misère, douleur, car l'homme est né pour souffrir!... N'est-il pas
vrai, monsieur l'abbé? ajouta-t-il en s'adressant à Gabriel.

Celui-ci avait aussi jeté les yeux sur différentes maximes que le
forgeron venait de lui indiquer; le jeune prêtre ne put s'empêcher
de sourire avec amertume en songeant au calcul odieux qui avait
dicté le choix de ces réflexions.

Aussi répondit-il à M. Hardy d'une voix émue:

-- Non, non, monsieur, tout n'est pas néant, mensonge, misères,
déceptions, vanité, ici-bas... Non, l'homme n'est pas né pour
souffrir; non, Dieu, dont la suprême essence est une bonté
paternelle, ne se complaît pas aux douleurs de ses créatures,
qu'il a faites pour être aimantes et heureuses en ce monde...

-- Oh! l'entendez-vous, monsieur Hardy, l'entendez-vous? s'écria
le forgeron; c'est aussi un prêtre, lui... mais un vrai, un
sublime prêtre, et il ne parle pas comme les autres...

-- Hélas! pourtant, monsieur l'abbé, dit M. Hardy, ces maximes si
tristes sont extraites d'un livre que l'on met presque à l'égal
d'un livre divin.

-- De ce livre, monsieur, dit Gabriel, on peut abuser comme de
toute oeuvre humaine! Écrit pour enchaîner de pauvres moines dans
le renoncement, dans l'isolement, dans l'obéissance aveugle d'une
vie oisive, stérile, ce livre, en prêchant le détachement de tout,
le mépris de soi, la défiance de ses frères, un servilisme
écrasant, avait pour but de persuader ces malheureux moines que
les tortures de cette vie qu'on leur imposait, de cette vie en
tout opposée aux vues éternelles de Dieu sur l'humanité...
seraient douces au Seigneur...

-- Ah! ce livre me paraît, ainsi expliqué, plus effrayant encore,
dit M. Hardy.

-- Blasphème! impiété!... poursuivit Gabriel, qui ne pouvait
contenir son indignation; oser sanctifier l'oisiveté, l'isolement,
la défiance de tous, lorsqu'il n'y a de divin au monde que le
saint travail, que le saint amour de ses frères, que la sainte
communion avec eux! Sacrilège!!! oser dire qu'un père d'une bonté
immense, infinie, se réjouit dans les douleurs de ses enfants...
lui! lui! juste ciel! lui qui n'a de souffrances que celles de ses
enfants, lui qui les a magnifiquement doués de tous les trésors de
la création, lui enfin qui les a reliés à son immortalité par
l'immortalité de leur âme!

-- Oh! vos paroles sont belles, sont consolantes, s'écria
M. Hardy, de plus en plus ébranlé; mais, hélas! pourquoi tant de
malheureux sur la terre malgré la bonté providentielle du
Seigneur?

-- Oui... oh! oui... il y a dans ce monde de bien horribles
misères, reprit Gabriel avec attendrissement et tristesse. Oui,
bien des pauvres, déshérités de toute joie, de toute espérance,
ont faim, ont froid, manquent de vêtements et d'abri, au milieu
des richesses immenses que le Créateur a dispensées, non pour la
félicité de quelques hommes, mais pour la félicité de tous; car il
a voulu que le partage fût fait avec équité[30] mais quelques-uns
se sont emparés du commun héritage par l'astuce, par la force...
et c'est de cela que Dieu s'afflige. Oh! oui, s'il souffre, c'est
de voir que, pour satisfaire au cruel égoïsme de quelques-uns, des
masses innombrables de créatures sont vouées à un sort déplorable.
Aussi les oppresseurs de tous les temps, de tous les pays, osant
prendre Dieu pour complice, se sont unis pour proclamer en son nom
cette épouvantable maxime: _L'homme est né pour souffrir... ses
humiliations, ses souffrances, sont agréables à Dieu..._ Oui, ils
ont proclamé cela; de sorte que plus le sort de la créature qu'ils
exploitaient était rude, humiliant, douloureux, plus la créature
versait de sueurs, de larmes, de sang, plus, selon ces homicides,
le Seigneur était satisfait et glorifié...

-- Ah! je vous comprends... je revis... je me souviens, s'écria
tout à coup M. Hardy comme s'il sortait d'un songe, comme si la
lumière eût tout à coup brillé à sa pensée obscurcie. Oh! oui...
voilà ce que j'ai toujours cru... ce que je croyais... avant que
d'affreux chagrins eussent affaibli mon intelligence.

-- Oui, vous avez cru cela, noble et grand coeur! s'écria Gabriel,
et alors vous ne pensiez pas que tout était misère ici-bas,
puisque, grâce à vous, vos ouvriers vivaient heureux; tout n'était
donc pas déception, vanité, puisque chaque jour votre coeur
jouissait de la reconnaissance de vos frères, tout n'était donc
pas larmes, désolation, puisque vous voyiez sans cesse autour de
vous des visages souriants... La créature n'était donc pas
inexorablement vouée au malheur, puisque vous la combliez de
félicité... Ah! croyez-moi, lorsque l'on entre plein de coeur,
d'amour et de foi dans les véritables vues de Dieu... du Dieu
sauveur qui a dit: _Aimez-vous les uns les autres_, on voit, on
sent, on sait que la fin de l'humanité est le bonheur de tous, et
que l'homme est né pour être heureux... Ah! mon frère, ajouta
Gabriel, ému jusqu'aux larmes en montrant les maximes dont la
chambre était entourée, ce livre terrible vous a fait bien du
mal... ce livre qu'ils ont eu l'audace d'appeler _l'Imitation de
Jésus-Christ... _ajouta Gabriel avec indignation, ce livre!!!,
l'imitation de la parole du Christ!! ce livre désolant, qui ne
contient que des pensées de vengeance, de mépris, de mort, de
désespoir, lorsque le Christ n'a eu que des paroles de paix, de
pardon, d'espérance et d'amour...

-- Oh! je vous crois... s'écria M. Hardy dans un doux ravissement,
je vous crois, j'ai besoin de vous croire.

-- Ô mon frère! reprit Gabriel de plus en plus ému, mon frère!...
croyez à un Dieu toujours bon, toujours miséricordieux, toujours
aimant; croyez à un Dieu qui bénit le travail, à un Dieu qui
souffrirait cruellement pour ses enfants, si, au lieu d'employer
pour le bien tous les dons qu'il vous a prodigués, vous vous
isoliez à jamais dans un désespoir énervant et stérile!... Non,
non, Dieu ne le veut pas!... Debout, mon frère... ajouta Gabriel
en prenant cordialement la main de M. Hardy, qui se leva comme
s'il eût obéi à un généreux magnétisme, debout... mon frère! tout
un monde de travailleurs vous bénit et vous appelle; quittez cette
tombe... venez... venez au grand air... au grand soleil, au milieu
de coeurs chaleureux, sympathiques; quittez cet air étouffant pour
l'air salubre et vivifiant de la liberté; quittez cette morne
retraite pour l'asile animé par les chants des travailleurs;
venez, venez retrouver ce peuple d'artisans laborieux dont vous
êtes la providence; soulevé par leurs bras robustes, pressé sur
leurs coeurs généreux, entouré de femmes, d'enfants, de vieillards
pleurant de joie à votre retour, vous serez régénéré; vous
sentirez que la volonté, que la puissance de Dieu est en vous...
puisque vous pouvez tant pour le bonheur de vos frères.

-- Gabriel... tu dis vrai... c'est à toi... c'est à Dieu... que
notre pauvre petit peuple de travailleurs devra le retour de son
bienfaiteur, s'écria Agricol en se jetant dans les bras de Gabriel
et le serrant avec attendrissement contre son coeur. Ah! je ne
crains plus rien maintenant... M. Hardy nous sera rendu!

-- Oui, vous avez raison, ce sera à lui... à cet admirable prêtre
selon le Christ, que je devrai ma résurrection... car ici j'étais
enseveli vivant dans un sépulcre, dit M. Hardy, qui s'était levé,
droit, ferme, les joues légèrement colorées, l'oeil brillant, lui
jusqu'alors si pâle, si abattu, si courbé!

-- Enfin... vous êtes à nous, s'écria le forgeron; je n'en doute
plus à cette heure.

-- Je l'espère, mon ami, dit M. Hardy.

-- Vous acceptez les offres de Mlle de Cardoville?

-- Tantôt je lui écrirai à ce sujet... mais avant... ajouta-t-il
d'un air grave et sérieux, je désire m'entretenir seul avec mon
frère, et il offrit avec effusion sa main à Gabriel. Il me
permettra de lui donner ce nom de frère... lui, le généreux apôtre
de la fraternité...

-- Oh!... je suis tranquille... dès que je vous laisse avec lui,
dit Agricol; moi, pendant ce temps-là, je cours chez Mlle de
Cardoville lui annoncer cette bonne nouvelle... Mais j'y pense, si
vous sortez aujourd'hui de cette maison, monsieur Hardy, où irez-
vous?... Voulez-vous que je m'occupe?

-- Nous parlerons de tout cela avec votre digne et excellent
frère, répondit M. Hardy; allez, je vous en prie, remercier Mlle
de Cardoville, et lui dire que ce soir j'aurai l'honneur de lui
répondre.

-- Ah! monsieur, il faut que je tienne mon coeur et ma tête à
quatre pour ne pas devenir fou de joie! dit le bon Agricol en
portant alternativement ses mains à sa tête et à son coeur dans
son ivresse de bonheur; puis, revenant auprès de Gabriel, il le
serra encore une fois contre son coeur, et il lui dit à l'oreille:

-- Dans une heure... je reviens... mais pas seul... une levée en
masse... tu verras... ne dis rien à M. Hardy; j'ai mon idée. Et le
forgeron sortit dans une ivresse indicible. Gabriel et M. Hardy
restèrent seuls.

* * * * *

Rodin et le père d'Aigrigny avaient, on le sait, invisiblement
assisté à cette scène.

-- Eh bien! que pense Votre Révérence? dit le père d'Aigrigny à
Rodin avec stupeur.

-- Je pense que l'on a trop tardé à revenir de l'archevêché, et
que ce missionnaire hérétique va tout perdre, dit Rodin en se
rongeant les ongles jusqu'au sang.



XXXV. La confession.

Lorsque Agricol eut quitté la chambre, M. Hardy, s'approchant de
Gabriel, lui dit:

-- Monsieur l'abbé...

-- Non... dites votre frère; vous m'avez donné ce nom... et j'y
tiens, reprit affectueusement le jeune missionnaire en tendant sa
main à M. Hardy.

Celui-ci la serra cordialement et reprit:

-- Eh bien, mon frère, vos paroles m'ont ranimé, m'ont rappelé à
des devoirs que, dans mon chagrin, j'avais méconnus; maintenant,
puisse la force ne pas me manquer dans la nouvelle épreuve que je
vais tenter... car, hélas! vous ne savez pas tout.

-- Que voulez-vous dire!... reprit Gabriel avec intérêt.

-- J'ai de pénibles aveux à vous faire, reprit M. Hardy après un
moment de silence et de réflexion. Voulez-vous entendre ma
confession!...

-- Je vous en prie... dites votre confidence... mon frère,
répondit Gabriel.

-- Ne pouvez-vous donc pas m'entendre comme confesseur!...

-- Autant que je le peux, reprit Gabriel, j'évite la confession...
officielle, si cela peut se dire; elle a, selon moi, de tristes
inconvénients; mais je suis heureux, quand j'inspire cette
confiance grâce à laquelle un ami vient ouvrir son coeur à son
ami... et lui dire: «Je souffre, consolez-moi... je doute...
conseillez-moi... je suis heureux... partagez ma joie...» Oh!
voyez-vous, pour moi cette confession est la plus sainte; c'est
ainsi que le Christ la voulait en disant: «Confessez-vous les uns
aux autres...» Bien malheureux celui qui, dans sa vie, n'a pas
trouvé un coeur fidèle et sûr pour se confesser ainsi... n'est-ce
pas, mon frère! Pourtant, comme je suis soumis aux lois de
l'Église en vertu de voeux volontairement prononcés, dit le jeune
prêtre, sans pouvoir retenir un soupir, j'obéis aux lois de
l'Église... et, si vous le désirez... mon frère, ce sera le
confesseur qui vous entendra.

-- Vous obéissez même aux lois... que vous n'approuvez pas? dit
M. Hardy étonné de cette soumission.

-- Mon frère, quoi que l'expérience nous apprenne, quoi qu'elle
nous dévoile... reprit tristement Gabriel, un voeu formé
librement... sciemment... est pour le prêtre un engagement
sacré... est, pour l'homme d'honneur, une parole jurée... Tant que
je resterai dans l'Église... j'obéirai à sa discipline, si pesante
que soit quelquefois pour nous cette discipline.

-- Pour vous, mon frère!

-- Oui, pour nous, prêtres de campagne ou desservants des villes;
pour nous tous, humbles prolétaires du clergé, simples ouvriers de
la vigne du Seigneur. Oui, l'aristocratie qui s'est peu à peu
introduite dans l'Église est souvent envers nous d'une rigueur un
peu féodale; mais telle est la divine essence du christianisme,
qu'il résiste aux abus qui tendent à le dénaturer, et c'est encore
dans les rangs obscurs du bas clergé que je puis servir mieux que
partout ailleurs la sainte cause des déshérités, et prêcher leur
émancipation avec une certaine indépendance... C'est pour cela,
mon frère, que je reste dans l'Église, et, y restant, je me
soumets à sa discipline. Je vous dis cela, mon frère, ajouta
Gabriel, avec expansion, parce que, vous et moi, nous prêchons la
même cause: les artisans que vous avez conviés à partager avec
vous le fruit de vos travaux ne sont plus déshérités... ainsi
donc, plus efficacement que moi, par le bien que vous faites vous
servez le Christ...

-- Et je continuerai de le servir, pourvu, je vous le répète, que
j'en aie la force.

-- Pourquoi cette force vous manquerait-elle!

-- Si vous saviez combien je suis malheureux!... si vous saviez
tous les coups qui m'ont frappé!...

-- Sans doute, la ruine et l'incendie qui a détruit votre fabrique
sont déplorables...

-- Ah! mon frère, dit M. Hardy en interrompant Gabriel, qu'est-ce
que cela, grand Dieu!... Mon courage ne faillirait pas en présence
d'un sinistre que l'argent seul répare. Mais, hélas! il est des
pertes que rien ne répare... il est des ruines dans le coeur que
rien ne relève... Non, et pourtant, tout à l'heure, cédant à
l'entraînement de votre généreuse parole, l'avenir, si sombre
jusqu'alors pour moi, s'était éclairci; vous m'aviez encouragé,
ranimé, en me rappelant la mission que j'avais encore à remplir en
ce monde...

-- Eh bien, mon frère!

-- Hélas! de nouvelles craintes viennent m'assaillir... quand je
songe à rentrer dans cette vie agitée, dans ce monde où j'ai tant
souffert...

-- Mais ces craintes, qui les fait naître? dit Gabriel avec un
intérêt croissant.

-- Écoutez-moi, mon frère, reprit M. Hardy. J'avais concentré tout
ce qui me restait de tendresse, de dévouement dans le coeur, sur
deux êtres... sur un ami que je croyais sincère, et sur une
affection plus tendre: l'ami m'a trompé d'une manière atroce... la
femme... après m'avoir sacrifié ses devoirs, a eu le courage, et
je ne puis que l'en honorer davantage, a eu le courage de
sacrifier notre amour au repos de sa mère, et elle a quitté pour
jamais la France... Hélas! je crains que ces chagrins ne soient
incurables et qu'ils ne viennent m'écraser au milieu de la
nouvelle voie que vous m'engagez à parcourir. J'avoue ma
faiblesse... elle est grande... et elle m'effraye d'autant plus
que je n'ai pas le droit de rester oisif, isolé, tant que je puis
encore quelque chose pour l'humanité; vous m'avez éclairé sur ce
devoir, mon frère... seulement toute ma crainte, malgré ma bonne
résolution... est, je vous le répète, de sentir les forces
m'abandonner lorsque je vais me retrouver dans ce monde à tout
jamais, pour moi froid et désert.

-- Mais ces braves artisans qui vous attendent, qui vous
bénissent, ne le peupleront-ils pas, ce monde?

-- Oui... mon frère, dit M. Hardy avec amertume; mais autrefois...
à ce doux sentiment de faire le bien se joignaient pour moi deux
affections qui se partageaient ma vie... elles ne sont plus, et
laissent dans mon coeur un vide immense. J'avais compté sur la
religion... pour le remplir; mais hélas!... pour remplacer ce qui
me cause de si amers regrets, on m'a donné pour pâture à mon âme
désolée que mon seul désespoir... en me disant que plus je le
creuserais, plus je trouverais de tortures... plus je serais
méritant aux yeux du Seigneur...

-- Et l'on vous a trompé, mon frère, je vous l'assure; c'est le
bonheur, et non la douleur, qui est, aux yeux de Dieu, la fin de
l'humanité; il veut l'homme heureux, parce qu'il le veut juste et
bon.

-- Oh! si j'avais entendu plus tôt ces paroles d'espérance! reprit
M. Hardy, mes blessures se seraient guéries, au lieu de devenir
incurables; j'aurais recommencé plus tôt l'oeuvre de bien que vous
m'engagez à poursuivre, j'y aurais trouvé la consolation, l'oubli
de mes maux peut-être; tandis qu'à présent... oh! tenez... cela
est horrible à avouer... on m'a rendu la douleur si familière,
qu'il me semble qu'elle doit à jamais paralyser ma vie.

Puis, ayant honte de cette rechute d'abattement, M. Hardy ajouta
d'une voix navrante, en cachant son visage dans ses mains:

-- Oh! pardon... pardon de ma faiblesse... Mais si vous saviez ce
que c'est qu'une pauvre créature qui ne vivait que par le coeur,
et à qui tout a manqué à la fois! Que voulez-vous?... elle cherche
de tout côté à se rattacher à quelque chose, et ses hésitations,
ses craintes, ses impuissances mêmes... sont, croyez-moi, plus
dignes de compassion que de dédain.

Il y avait quelque chose de si déchirant dans l'humilité de cet
aveu, que Gabriel en fut touché jusqu'aux larmes. À ces accès
d'accablement presque maladifs, le jeune missionnaire
reconnaissait avec effroi les terribles effets des manoeuvres des
révérends pères, si habiles à envenimer, à rendre mortelles les
blessures des âmes tendres et délicates (qu'ils veulent isoler et
capter), en distillant longtemps, goutte à goutte, l'âcre poison
des maximes les plus désolantes.

Sachant encore que l'abîme du désespoir exerce une sorte
d'attraction vertigineuse, ces prêtres creusent cet abîme autour
de leur victime, jusqu'à ce qu'éperdue... fascinée... elle plonge
incessamment son regard fixe et ardent au fond de ce précipice qui
doit l'engloutir... sinistre naufrage dont leur cupidité recueille
les épaves... En vain l'azur de l'éther, les rayons d'or du soleil
brillent au firmament; en vain l'infortuné sent qu'il serait sauvé
en levant les yeux vers le ciel... en vain il y jette même
quelquefois un coup d'oeil furtif; bientôt, cédant à la toute-
puissance du charme infernal jeté sur lui par ces prêtres
malfaisants, il replonge ses regards au fond du gouffre béant qui
l'attire...

Il en était ainsi de M. Hardy. Gabriel comprit tout le danger de
la position de ce malheureux, et, réunissant toutes ses forces
pour l'arracher à cet accablement, il s'écria:

-- Que parlez-vous, mon frère, de pitié, de dédain? Qu'y a-t-il
donc de plus sacré, de plus saint au monde, aux yeux de Dieu et
des hommes, qu'une âme qui cherche la foi pour s'y fixer après la
tourmente des passions? Rassurez-vous, mon frère, vos blessures ne
sont pas incurables... une fois hors de cette maison... croyez-
moi, elles guériront rapidement.

-- Hélas! comment l'espérer?

-- Croyez-moi, mon frère... elles guériront du moment où vos
chagrins passés, loin d'éveiller en vous des pensées de
désespoir... éveilleront des pensées consolantes, presque douces.

-- De pareilles pensées... consolantes, presque douces!... s'écria
M. Hardy, ne pouvant croire ce qu'il entendait.

-- Oui, reprit Gabriel en souriant avec une bonté angélique; car
il est, voyez-vous, de grandes douceurs, de grandes consolations
dans la pitié... dans le pardon. Dites... dites, mon frère, la vue
de ceux qui l'avaient trahi a-t-elle jamais inspiré au Christ des
pensées de haine, de désespoir, de vengeance?... Non, non... il a
trouvé dans son coeur des paroles remplies de mansuétude et de
pardon... il a souri dans ses larmes avec une indulgence
ineffable, puis il a prié pour ses ennemis. Eh bien, au lieu de
souffrir avec tant d'amertume de la trahison d'un ami... plaignez-
le, mon frère... priez tendrement pour lui... car, de vous deux...
le plus malheureux... n'est pas vous... Dites? dans votre
généreuse amitié... quel trésor n'a pas perdu cet infidèle ami?...
qui vous dit qu'il ne se repent pas, qu'il ne souffre pas? Hélas!
il est vrai, si vous pensez toujours au mal que vous a fait cette
trahison, votre coeur se brisera dans une désolation incurable...
pensez, au contraire, au charme du pardon, à la douceur de la
prière, et votre coeur s'allégera, et votre âme sera heureuse, car
elle sera selon Dieu.

Ouvrir soudain à cette nature si généreuse, si délicate, si
aimante, les voies adorables et infinies du pardon et de la
prière, c'était répondre à ses instincts, c'était sauver ce
malheureux; tandis que l'enchaîner à un sombre et stérile
désespoir, c'était le tuer, ainsi que l'avaient espéré les
révérends pères.

M. Hardy resta un moment comme ébloui à la vue du radieux horizon
que pour la seconde fois, la parole évangélique de Gabriel
évoquait tout à coup à ses yeux.

Alors, le coeur palpitant d'émotions si contraires, il s'écria:

-- Ô mon frère! de quelle sainte puissance sont donc vos paroles!
Comment pouvez-vous changer ainsi presque subitement l'amertume en
douceur? Il me semble déjà que le calme renaît dans mon âme en
songeant, ainsi que vous le dites, au pardon, à la prière... à la
prière remplie de mansuétude... et d'espérance.

-- Oh! vous verrez, reprit Gabriel avec entraînement, quelles
douces joies vous attendent! Prier pour ce qu'on aime... prier
pour ce qu'on a aimé; mettre Dieu, par nos prières, en communion
avec ce que nous chérissons... Et cette femme dont l'amour vous
était si précieux... pourquoi vous rendre ainsi son souvenir
douloureux? pourquoi le fuir? Ah! mon frère, au contraire, songez-
y, mais pour l'épurer, pour le sanctifier par la prière... Faites
succéder à un amour terrestre un amour divin... un amour chrétien,
l'amour céleste d'un frère pour sa soeur en Jésus-Christ... Et
puis, si cette femme a été coupable aux yeux de Dieu, quelle
douceur de prier pour elle!... quelle joie ineffable de pouvoir
chaque jour parler à Dieu, à Dieu qui, toujours clément et bon,
touché de vos prières, lui pardonnera; car il lit au fond des
coeurs... et il sait que souvent, hélas! bien des chutes sont
fatales... Le Christ n'a-t-il pas intercédé auprès de son père,
pour la Madeleine pécheresse et pour la femme adultère? Pauvres
créatures, il ne les a pas repoussées, il ne les a pas maudites,
il a prié pour elles... _parce qu'elles avaient beaucoup aimé...,
_a dit le Sauveur des hommes.

-- Oh! je vous comprends enfin! s'écria M. Hardy; la prière...
c'est encore aimer... la prière, c'est pardonner au lieu de
maudire... c'est espérer au lieu de désespérer; la prière...
enfin, ce sont des larmes qui retombent sur le coeur comme une
rosée bienfaisante... au lieu de ces pleurs qui le brûlent... Oui!
je vous comprends, vous... car vous ne me dites pas:

Souffrir... c'est prier... Non, non, je le sens... vous dites vrai
en disant: Espérer, pardonner, c'est prier... oui, et grâce à vous
maintenant... je rentrerai dans la vie sans crainte...

Puis, les yeux humides de larmes, M. Hardy tendit les bras à
Gabriel, en s'écriant:

-- Ah! mon frère... pour la seconde fois, vous me sauvez! Et ces
deux bonnes et vaillantes créatures se jetèrent dans les bras
l'une de l'autre.

* * * * *

Rodin et le père d'Aigrigny avaient, on le sait, assisté,
invisibles, à cette scène; Rodin, écoutant avec une attention
dévorante, n'avait pas perdu une parole de cet entretien. Au
moment où Gabriel et M. Hardy se jetèrent dans les bras l'un de
l'autre, Rodin retira soudain son oeil de reptile du trou par
lequel il regardait. La physionomie du jésuite avait une
expression de joie et de triomphe diabolique. Le père d'Aigrigny,
que le dénouement de cette scène avait, au contraire, abattu,
consterné, ne comprenant rien à l'air glorieux de son compagnon,
le contemplait avec un étonnement indicible.

-- _J'ai le joint!_ lui dit brusquement Rodin de sa voix brève et
tranchante.

-- Que voulez-vous dire? reprit le père d'Aigrigny, stupéfait.

-- Y a-t-il ici une voiture de voyage, reprit Rodin, sans répondre
à la question du révérend père.

Celui-ci, abasourdi par cette demande, ouvrit des yeux effarés et
répéta machinalement:

-- Une voiture de voyage?

-- Oui... oui, dit Rodin avec impatience, est-ce que je parle
hébreu? Y a-t-il ici une voiture de voyage? Est-ce clair?

-- Sans doute... j'ai ici la mienne, dit le révérend père.

-- Alors, envoyez chercher des chevaux de poste à l'instant même.

-- Et pourquoi faire?

-- Pour emmener M. Hardy.

-- Emmener M. Hardy! reprit le père d'Aigrigny, croyant que Rodin
délirait.

-- Oui, reprit celui-ci, vous l'emmènerez ce soir à Saint-Herem.

-- Dans cette triste et profonde solitude... lui... M. Hardy! Et
le père d'Aigrigny croyait rêver.

-- Lui, M. Hardy, répondit Rodin affirmativement en haussant les
épaules.

-- Emmener M. Hardy... maintenant... lorsque ce Gabriel vient
de...

-- Avant une demi-heure, M. Hardy me suppliera à genoux de
l'emmener hors de Paris, au bout du monde, dans un désert, si je
puis.

-- Et Gabriel?

-- Et la lettre qu'on vient de m'apporter de l'archevêché, il n'y
a qu'un instant?

-- Mais vous disiez tout à l'heure qu'il était trop tard.

-- Tout à l'heure je n'avais pas le _joint... _Maintenant je l'ai,
répondit Rodin de sa voix brève.

Ce disant, les deux révérends pères quittèrent précipitamment le
mystérieux réduit.



XXXVI. La visite.

Il est inutile de faire remarquer que, par une réserve remplie de
dignité, Gabriel s'était contenté de recourir aux moyens les plus
généreux pour arracher M. Hardy à l'influence meurtrière des
révérends pères; il répugnait à la grande et belle âme du jeune
missionnaire de descendre jusqu'à la révélation des odieuses
machinations de ces prêtres. Il n'aurait eu recours à ce moyen
extrême que si sa parole pénétrante et sympathique eût échoué
contre l'aveuglement de M. Hardy.

-- Travail, prière et pardon! disait avec ravissement M. Hardy,
après avoir serré Gabriel entre ses bras. Avec ces trois mots,
vous m'avez rendu à la vie, à l'espérance...

Il venait de prononcer ces paroles, lorsque la porte s'ouvrit; un
domestique entra et remit silencieusement au jeune prêtre une
large enveloppe, puis sortit. Assez étonné, Gabriel prit
l'enveloppe et la regarda d'abord machinalement; puis, apercevant
à l'un des angles un timbre particulier, il la décacheta
précipitamment, en tira et lut un papier plié en forme de dépêche
ministérielle, à laquelle pendait un sceau de cire rouge.

-- Ô mon Dieu!... s'écria involontairement Gabriel d'une voix
douloureusement émue. Puis, s'adressant à M. Hardy:

-- Pardon... monsieur...

-- Qu'y a-t-il? apprenez-vous quelque fâcheuse nouvelle?... dit
M. Hardy avec intérêt.

-- Oui... bien triste... reprit Gabriel avec accablement. Puis il
ajouta en se parlant à lui même:

-- Ainsi... c'était pour cela qu'on m'avait mandé à Paris; l'on
n'a pas même daigné m'entendre, l'on me frappe sans me permettre
de me justifier...

Après un nouveau silence, il dit avec un soupir de résignation
profonde:

-- Il n'importe... je dois obéir... j'obéirai... mes voeux m'y
obligent.

M. Hardy, regardant le jeune prêtre avec autant de surprise que
d'inquiétude, lui dit affectueusement:

-- Quoique mon amitié, ma reconnaissance, vous soient bien
récemment acquises... ne puis-je vous être bon à quelque chose! Je
vous dois tant... que je serais heureux de pouvoir m'acquitter un
peu...

-- Vous aurez fait beaucoup pour moi, mon frère, en me laissant un
bon souvenir de ce jour... vous me rendrez plus facile la
résignation à un chagrin cruel.

-- Vous avez un chagrin!... dit vivement M. Hardy.

-- Ou plutôt, non... une surprise pénible, dit Gabriel.

Et, détournant la tête, il essuya une larme qui coulait sur sa
joue, et reprit:

-- Mais, en m'adressant au Dieu bon, au Dieu juste, les
consolations ne me manqueront pas... elles commencent déjà,
puisque je vous laisse dans une bonne et généreuse voie... Adieu
donc, mon frère... à bientôt...

-- Vous me quittez!...

-- Il le faut. Je désire d'abord savoir comment cette lettre m'est
parvenue ici... puis je dois obéir à l'instant à un ordre que je
reçois... Mon bon Agricol va venir prendre vos ordres; il me dira
votre résolution, la demeure où je pourrai vous rencontrer... et,
quand vous le voudrez, nous nous reverrons.

Par discrétion, M. Hardy n'osa pas insister pour connaître la
cause du chagrin subit de Gabriel, et lui répondit:

-- Vous me demandez quand nous nous reverrons! mais demain, car je
quitte aujourd'hui cette maison.

-- À demain donc, mon cher frère, dit Gabriel en serrant la main
de M. Hardy.

Celui-ci, par un mouvement involontaire, peut-être instinctif, au
moment où Gabriel retirait sa main, la serra, et la garda entre
les siennes comme si, craignant de le voir partir, il eût voulu le
retenir auprès de lui.

Le jeune prêtre, surpris, regarda M. Hardy; celui-ci dit en
souriant doucement, et en abandonnant sa main qu'il tenait:

-- Pardon, mon frère, mais, vous le voyez, grâce à ce que j'ai
souffert ici... je suis devenu comme les enfants, qui ont peur...
lorsqu'on les laisse seuls.

-- Et moi, je suis rassuré sur vous... Je vous laisse avec des
pensées consolantes, avec des espérances certaines. Elles
suffiront à occuper votre solitude jusqu'à l'arrivée de mon bon
Agricol... qui ne peut tarder à revenir... Encore adieu, et à
demain, mon frère.

-- Adieu... et à demain, mon cher sauveur. Oh! ne manquez pas de
venir, car j'aurai encore grand besoin de votre bienfaisant appui
pour faire mes premiers pas au grand soleil... moi qui suis resté
si longtemps immobile dans les ténèbres.

-- À demain donc, dit Gabriel, et jusque-là, courage, espoir et
prière.

-- Courage, espoir et prière, dit M. Hardy; avec ces mots là on
est bien fort. Et il resta seul.

Chose étrange, l'espèce de crainte involontaire qu'il avait
ressentie au moment où Gabriel s'était disposé à sortir se
reproduisait à l'esprit de M. Hardy sous une autre forme: aussitôt
après le départ du jeune prêtre, le pensionnaire des révérends
pères crut voir une ombre sinistre et croissante succéder au pur
et doux rayonnement de la présence de Gabriel... cette sorte de
réaction était d'ailleurs concevable après une journée d'émotions
profondes et diverses, surtout si l'on songe à l'état
d'affaiblissement physique et moral où se trouvait M. Hardy depuis
si longtemps.

Un quart d'heure environ s'était passé depuis le départ de
Gabriel, lorsque le domestique affecté au service du pensionnaire
des révérends pères entra et lui remit une lettre.

-- De qui cette lettre? demanda M. Hardy.

-- D'un pensionnaire de la maison, monsieur, répondit le
domestique en s'inclinant.

Cet homme avait une figure sournoise et béate, des cheveux plats,
parlait tout bas et tenait toujours les yeux baissés; en attendant
la réponse de M. Hardy, il croisa ses mains et fit tourner
benoîtement ses pouces.

M. Hardy décacheta la lettre qu'on venait de lui remettre, et lut
ce qui suit:

«Monsieur,

«J'apprends seulement aujourd'hui, à l'instant et par hasard, que
je me trouve avec vous dans cette respectable maison; une longue
maladie que j'ai faite, la profonde retraite dans laquelle je vis,
vous expliqueront assez mon ignorance de notre voisinage. Bien que
nous ne nous soyons rencontrés qu'une fois, monsieur, la
circonstance qui m'a récemment procuré l'honneur de vous voir a
été pour vous tellement grave que je ne puis croire que vous
l'ayez oubliée...»

M. Hardy fit un mouvement de surprise, rassembla ses souvenirs,
et, ne trouvant rien qui pût le mettre sur la voie, continua de
lire:

«Cette circonstance a d'ailleurs éveillé en moi une si profonde et
si respectueuse sympathie pour vous, monsieur, que je ne puis
résister à mon vif désir de vous présenter mes hommages, surtout
en apprenant que vous quittez aujourd'hui cette maison, ainsi que
vient de me le dire à l'instant même l'excellent et digne abbé
Gabriel, un des hommes que j'aime, que j'admire et que je vénère
le plus au monde.

«Puis-je croire, monsieur, qu'au moment de quitter notre paisible
retraite pour rentrer dans le monde, vous daignerez accueillir
favorablement cette prière, peut-être indiscrète, d'un pauvre
vieillard voué désormais à une profonde solitude, et qui ne peut
espérer de vous rencontrer au milieu du tourbillon de la société,
qu'il a quittée pour toujours?

«En attendant l'honneur de votre réponse, monsieur, veuillez
recevoir l'assurance des sentiments de profonde estime de celui
qui a l'honneur d'être,
«Monsieur,
«Avec la plus haute considération, votre très humble et très
obéissant serviteur,

«RODIN.»

Après la lecture de cette lettre et le nom de celui qui la
signait, M. Hardy rassembla de nouveau ses souvenirs, chercha
longtemps, et ne put se rappeler ni le nom de Rodin, ni à quelle
grave circonstance celui-ci faisait allusion.

Après un assez long silence, il dit au domestique:

-- C'est M. Rodin qui vous a remis cette lettre?

-- Oui, monsieur.

-- Et... qu'est-ce que M. Rodin?

-- Un bon vieux monsieur qui relève d'une longue maladie qui a
failli l'emporter. Depuis quelques jours à peine il est
convalescent; mais il est toujours si triste et si faible qu'il
fait peine à voir; ce qui est grand dommage, car il n'y a pas de
plus digne, de plus brave homme dans la maison... si ce n'est
monsieur, qui vaut bien M. Rodin, ajouta le domestique en
s'inclinant d'un air respectueusement flatteur.

-- M. Rodin? dit M. Hardy pensif, cela est singulier, je ne me
rappelle pas ce nom, ni aucun événement qui s'y rattache.

-- Si monsieur veut me donner sa réponse, reprit le domestique, je
la porterai à M. Rodin; il est chez le père d'Aigrigny, à qui il
est allé faire ses adieux.

-- Ses adieux?

-- Oui, monsieur, les chevaux de poste viennent d'arriver.

-- Pour qui? demanda M. Hardy.

-- Pour le père d'Aigrigny, monsieur.

-- Il va donc en voyage? dit M. Hardy assez étonné.

-- Oh! ce n'est sans doute pas pour rester bien longtemps absent,
dit le domestique d'un air confidentiel, car le révérend père
n'emmène personne et n'emporte qu'un léger bagage. D'ailleurs le
révérend père viendra sans doute faire ses adieux à monsieur...
Mais que faut-il répondre à M. Rodin?

La lettre que M. Hardy venait de recevoir du révérend père était
conçue en termes si polis, on y parlait de Gabriel avec tant de
considération, que M. Hardy, poussé d'ailleurs par une curiosité
naturelle, et ne voyant aucun motif de refuser cette entrevue, au
moment de quitter la maison, répondit au domestique:

-- Veuillez dire à M. Rodin que, s'il veut se donner la peine de
venir, je l'attends ici.

-- Je vais à l'instant le prévenir, monsieur, dit le domestique en
s'inclinant, et il sortit.

Resté seul, M. Hardy, tout en se demandant quel pouvait être
M. Rodin, s'occupa de quelques menus préparatifs de départ; pour
rien au monde il n'eût voulu passer la nuit dans cette maison, et,
afin d'entretenir son courage, il se rappelait à chaque instant
l'évangélique et doux langage de Gabriel, ainsi que les croyants
récitent quelques litanies pour ne pas succomber à la tentation.

Bientôt le domestique rentra et dit à M. Hardy:

-- M. Rodin est là, monsieur.

-- Priez-le d'entrer.

Rodin entra, vêtu de sa robe de chambre noire, et tenant à la main
son vieux bonnet de soie.

Le domestique disparut. Le jour commençait à baisser.

M. Hardy se leva pour aller à la rencontre de Rodin, dont il ne
distinguait pas encore bien les traits; mais, lorsque le révérend
père fut arrivé dans la zone plus lumineuse qui avoisinait la
porte-fenêtre, M. Hardy, ayant un instant contemplé le jésuite, ne
put retenir un léger cri arraché par la surprise et par un
souvenir cruel. Ce premier mouvement d'étonnement et de douleur
passé, M. Hardy, revenant à lui, dit à Rodin d'une voix altérée:

-- Vous ici... monsieur?... Ah! vous avez raison... la
circonstance dans laquelle je vous ai vu pour la première fois
était bien grave...

-- Ah! mon cher monsieur, dit Rodin d'une voix paterne et
satisfaite, j'étais sûr que vous ne m'aviez pas oublié.



XXXVII. La prière.

On se souvient sans doute que Rodin était allé, quoiqu'il fût
alors inconnu à M. Hardy, le trouver à sa fabrique pour lui
dévoiler l'indigne trahison de M. de Blessac, coup affreux qui
n'avait précédé que de quelques moments un second malheur non
moins horrible, car c'est en présence de Rodin que M. Hardy avait
appris le départ inattendu de la femme qu'il adorait. D'après les
scènes précédentes, l'on comprend combien devait lui être cruelle
la présence inopinée de Rodin. Pourtant, grâce à la salutaire
influence des conseils de Gabriel, il se rasséréna peu à peu. À la
contraction de ses traits succéda un calme triste, et il dit à
Rodin:

-- Je ne m'attendais pas, en effet, monsieur, à vous rencontrer
dans cette maison.

-- Hélas! mon Dieu, monsieur, répondit Rodin en soupirant, je ne
croyais pas non plus devoir y venir probablement finir mes tristes
jours, lorsque je suis allé, sans vous connaître, mais seulement
dans le but de rendre service à un honnête homme... vous dévoiler
une grande indignité.

-- En effet, monsieur, vous m'avez alors rendu un véritable
service... et peut-être, dans ce moment pénible, vous aurai-je mal
exprimé ma gratitude... car, à l'instant même où vous veniez me
révéler la trahison de M. de Blessac...

-- Vous avez été accablé, par une nouvelle bien douloureuse pour
vous, dit Rodin en interrompant M. Hardy; je n'oublierai jamais la
brusque arrivée de cette pauvre dame, pâle, effarée, qui, sans
s'inquiéter de ma présence, est venue vous apprendre qu'une
personne dont l'affection vous était bien chère venait tout à coup
de quitter Paris.

-- Oui, monsieur, et, sans songer à vous remercier, je suis parti
précipitamment, reprit M. Hardy avec mélancolie.

-- Savez-vous, monsieur, dit Rodin après un moment de silence,
qu'il y a quelquefois des rapprochements étranges?

-- Que voulez-vous dire, monsieur?

-- Pendant que je venais vous avertir qu'on vous trahissait d'une
manière infâme... moi-même... je...

Rodin s'interrompit comme s'il eût été vaincu par une vive
émotion, sa physionomie exprima une douleur si accablante que
M. Hardy lui dit avec intérêt:

-- Qu'avez-vous, monsieur?...

-- Pardon, reprit Rodin en souriant avec amertume. Grâce aux
religieux conseils de l'angélique abbé Gabriel, je suis parvenu à
comprendre la résignation; pourtant, parfois encore, à de certains
souvenirs, j'éprouve une douleur aiguë... Je vous disais donc,
reprit Rodin d'une voix assurée, que le lendemain du jour où
j'étais allé vous dire: «On vous trompe...» j'étais moi-même
victime d'une horrible déception... Un fils adoptif, un malheureux
enfant abandonné que j'avais recueilli...

Puis, s'interrompant encore, il passa sa main tremblante sur ses
yeux et dit:

-- Pardon, monsieur... de vous parler de peines qui vous sont
indifférentes... Excusez l'indiscrète douleur d'un pauvre
vieillard bien abattu...

-- Monsieur, j'ai trop souffert pour qu'aucun chagrin me soit
indifférent, répondit M. Hardy. D'ailleurs, vous n'êtes pas un
étranger pour moi... vous m'avez rendu un véritable service... et
nous ressentons tous deux une vénération commune pour un jeune
prêtre...

-- L'abbé Gabriel! s'écria Rodin en interrompant M. Hardy; ah!
monsieur, c'est mon sauveur... mon bienfaiteur... Si vous saviez
ses soins, son dévouement pour moi pendant ma longue maladie,
qu'une affreuse douleur avait causée... si vous saviez la douceur
ineffable des conseils qu'il me donnait!...

-- Si je le sais!... monsieur, s'écria M. Hardy, oh! oui, je sais
combien son influence est salutaire.

-- N'est-ce pas, monsieur, que, dans sa bouche, les préceptes de
la religion sont remplis de mansuétude? reprit Rodin avec
exaltation; n'est-ce pas qu'ils consolent? n'est-ce pas qu'ils
font aimer, espérer, au lieu de craindre et trembler?

-- Hélas! monsieur, dans cette maison même, dit M. Hardy, j'ai pu
faire cette comparaison...

-- Moi, dit Rodin, j'ai été assez heureux pour avoir tout de suite
l'angélique abbé Gabriel pour mon confesseur... ou plutôt pour
confident...

-- Oui... reprit M. Hardy, car il préfère la confiance... à la
confession...

-- Comme vous le connaissez bien! fit Rodin avec un accent de
bonhomie et de naïveté inexprimable; et il reprit: Ce n'est pas un
homme... c'est un ange; sa parole pénétrante convertirait les plus
endurcis. Tenez, moi, par exemple, je vous l'avoue, sans être
impie, j'avais vécu dans des sentiments de religion prétendue
naturelle; mais l'angélique abbé Gabriel a peu à peu fixé mes
vagues croyances, leur a donné un corps, une âme... enfin... il
m'a donné la foi.

-- Ah!... c'est que c'est un prêtre selon le Christ, lui, un
prêtre tout amour et pardon! s'écria M. Hardy.

-- Ce que vous dites là est si vrai, reprit Rodin, que j'étais
arrivé ici presque furieux de chagrin: tantôt, pensant à ce
malheureux qui avait payé mes bontés paternelles par la plus
monstrueuse ingratitude, je me livrais à tous les emportements du
désespoir; tantôt je tombais dans un anéantissement morne, glacé
comme celui de la tombe... mais tout à coup l'abbé Gabriel
paraît... les ténèbres disparaissent, et le jour luit pour moi.

-- Vous avez raison, monsieur, il y a des rapprochements étranges,
dit M. Hardy, cédant de plus en plus à la confiance et à la
sympathie que faisaient naître nécessairement en lui tant de
rapports entre sa position et la prétendue position de Rodin. Et,
tenez, franchement, ajouta-t-il, je me félicite maintenant de vous
avoir vu avant de quitter cette maison. Si j'avais été capable
encore de retomber dans des accès de lâche faiblesse, votre
exemple seul m'en empêcherait... Depuis que je vous entends, je me
sens plus affermi dans la noble voie que m'a ouverte l'angélique
abbé, comme vous le dites si bien...

-- Le pauvre vieillard n'aura donc pas à regretter d'avoir écouté
le premier mouvement de son coeur qui l'attirait vers vous, dit
Rodin avec une expression touchante. Vous me garderez donc un
souvenir dans ce monde où vous allez retourner?

-- Soyez-en certain, monsieur; mais permettez-moi une question:
Vous restez, m'a-t-on dit, dans cette maison?

-- Que voulez-vous? on y jouit d'un calme si profond, on y est si
peu distrait dans ses prières! C'est que, voyez-vous, ajouta Rodin
d'un ton rempli de mansuétude, on m'a fait tant de mal... on m'a
fait tant souffrir... la conduite de l'infortuné qui m'a trompé a
été si horrible, il s'est jeté dans de si graves désordres, que
Dieu doit être bien irrité... contre lui; je suis si vieux, que
c'est à peine si, en passant dans de ferventes prières le peu de
jours qui me restent, je puis espérer de désarmer le juste
courroux du Seigneur. Oh! la première, la prière... c'est l'abbé
Gabriel qui m'en a révélé toute la puissance, toute la douceur...
mais aussi les redoutables devoirs qu'elle impose.

-- En effet... ces devoirs sont grands et sacrés... répondit
M. Hardy d'un air pensif.

-- Connaissez-vous la vie de Rancé? dit tout à coup Rodin en
jetant sur M. Hardy un regard d'une expression étrange.

-- Le fondateur de l'abbaye de la Trappe?... dit M. Hardy, surpris
de la question de Rodin; j'ai très vaguement, et il y a bien
longtemps, entendu parler des motifs de sa conversion.

-- C'est qu'il n'y a pas, voyez-vous, d'exemple plus saisissant de
la toute-puissance de la prière... et de l'état d'extase presque
divin où elle peut conduire les âmes religieuses... En quelques
mots, voici cette instructive histoire: M. de Rancé... Mais,
pardon... je crains d'abuser de vos moments.

-- Non... non... reprit vivement M. Hardy; vous ne sauriez croire,
au contraire, combien tout ce que vous me dites m'intéresse... Mon
entretien avec l'abbé Gabriel a été brusquement interrompu, et en
vous écoutant il me semble entendre continuer le développement de
ses pensées... Parlez donc, je vous en conjure.

-- De tout mon coeur; car je voudrais que l'enseignement que j'ai
puisé, grâce à notre angélique abbé, dans la conversion de
M. Rancé vous fût aussi profitable qu'il me l'a été.

-- C'est aussi l'abbé Gabriel...

-- Qui, à l'appui de ses exhortations, m'a cité cette espèce de
parabole, répondit Rodin. Eh! mon Dieu, monsieur, tout ce qui a
retrempé, raffermi, rassuré mon pauvre vieux coeur à moitié
brisé... n'est-ce pas à la consolante parole de ce jeune prêtre
que je le dois?

-- Alors je vous écoute avec un double intérêt.

-- M. de Rancé était un homme du monde, reprit Rodin en observant
attentivement M. Hardy, un homme d'épée, jeune, ardent et beau; il
aimait une jeune fille de haute condition. Quels empêchements
s'opposaient à leur union, je l'ignore; mais cet amour était
demeuré caché et il était heureux: chaque soir, par un escalier
dérobé, M. de Rancé se rendait auprès de sa maîtresse. C'était,
dit-on, un de ces amours passionnés que l'on éprouve une seule
fois dans la vie. Le mystère, le sacrifice même que faisait la
malheureuse jeune fille en oubliant tous ses devoirs, semblaient
donner à cette passion coupable un charme de plus. Ainsi, tapis
dans l'ombre et le silence du secret, les deux amants passèrent
deux années dans un délire de coeur, dans une ivresse de volupté
qui tenait de l'extase.

À ces mots, M. Hardy tressaillit... pour la première fois depuis
bien longtemps, son front se couvrit d'une rougeur brûlante; son
coeur battit avec force malgré lui; il se souvenait que naguère
encore il avait connu l'ardente ivresse d'un amour coupable et
mystérieux.

Quoique le jour baissât de plus en plus, Rodin, jetant un coup
d'oeil oblique et pénétrant sur M. Hardy, s'aperçut de
l'impression qu'il lui causait, et continua:

-- Quelquefois, pourtant, songeant aux dangers que courait sa
maîtresse, si leur liaison était découverte, M. de Rancé voulait
rompre ces liens si chers; mais la jeune fille, enivrée d'amour,
se jetait au cou de son amant, le menaçait, dans le langage le
plus passionné, de tout révéler, de tout braver, s'il pensait
encore la quitter... Trop faible, trop amoureux pour résister aux
prières de sa maîtresse... M. de Rancé cédait encore, et tous
deux, s'abandonnant au torrent de délice qui les entraînait,
enivrés d'amour, oubliaient le monde et jusqu'à Dieu même.

M. Hardy écoutait Rodin avec une avidité fiévreuse, dévorante.
L'insistance du jésuite à s'appesantir à dessein sur la peinture
presque sensuelle d'un amour ardent et caché ravivait de plus en
plus dans l'âme de M. Hardy de brûlants souvenirs jusqu'alors
noyés dans les larmes; au calme bienfaisant où les suaves paroles
de Gabriel avaient laissé M. Hardy succédait une agitation sourde,
profonde, qui, se combinant avec la réaction des secousses de
cette journée, commençait à jeter son esprit dans un trouble
étrange.

Rodin, ayant atteint le but qu'il poursuivit, continua de la
sorte:

-- Un jour fatal arriva: M. de Rancé, obligé d'aller à la guerre,
quitte cette jeune fille; mais après une courte campagne, il
revient plus passionné que jamais. Il avait écrit secrètement
qu'il arriverait presque en même temps que sa lettre; il arrive en
effet; c'était la nuit; il monte, selon l'habitude, l'escalier
dérobé qui conduisait à la chambre de sa maîtresse, entre, le
coeur palpitant de désir et d'espoir... Sa maîtresse... était
morte depuis le matin.

-- Ah!... s'écria M. Hardy en cachant son visage dans ses mains
avec terreur.

-- Elle était morte, reprit Rodin. Deux cierges brûlaient auprès
de sa couche funèbre; M. de Rancé ne croit pas, ne veut pas
croire, lui, qu'elle est morte; il se jette à genoux auprès du
lit; dans son délire, il prend cette jeune tête si belle, si
chérie, si adorée, pour la couvrir de baisers... Cette tête
charmante se détache du cou... et lui reste entre les mains...
Oui, reprit Rodin en voyant M. Hardy reculer pâle et muet de
terreur... oui, la jeune fille avait succombé à un mal si rapide,
si extraordinaire, qu'elle n'avait pu recevoir les derniers
sacrements. Après sa mort, les médecins, pour tâcher de découvrir
la cause de ce mal inconnu, avaient dépecé ce beau corps...

À ce moment du récit de Rodin, le jour tirait à sa fin; il ne
régnait plus dans cette chambre silencieuse qu'une faible clarté
crépusculaire au milieu de laquelle se détachait vaguement la
sinistre et pâle figure de Rodin, vêtu de sa longue robe noire;
ses yeux semblaient étinceler d'un feu diabolique.

M. Hardy, sous le coup des violentes émotions dont le frappait ce
récit, si étrangement mélangé de pensées de mort, de volupté,
d'amour et d'horreur, restait atterré, immobile, attendant la
parole de Rodin avec un inexprimable mélange de curiosité,
d'angoisse et d'effroi.

-- Et M. de Rancé? dit-il enfin d'une voix altérée en essuyant son
front inondé d'une sueur froide.

-- Après deux jours d'un délire insensé, reprit Rodin, il
renonçait au monde, il s'enfermait dans une solitude
impénétrable... Les premiers temps de sa retraite furent
affreux... dans son désespoir il poussait des cris de douleur et
de rage qu'on entendait au loin... deux fois il tenta de se tuer
pour échapper à de terribles visions...

-- Il avait des visions? dit M. Hardy avec un redoublement de
curiosité pleine d'angoisse.

-- Oui, reprit Rodin d'une voix solennelle, il avait des visions
effrayantes... Cette jeune fille, morte pour lui en état de péché
mortel, il la voyait plongée au milieu des flammes éternelles! Sur
son beau visage, défiguré par les tortures infernales, éclatait le
rire désespéré des damnés... Ses dents grinçaient de rage; ses
bras se tordaient de douleur. Elle pleurait du sang, et d'une voix
agonisante et vengeresse elle criait à son séducteur: «Toi qui
m'as perdue, sois maudit... maudit... maudit!...»

En prononçant ces trois derniers mots, Rodin s'avança trois pas
vers M. Hardy, accompagnant chaque pas d'un geste menaçant. Si
l'on songe à l'état d'affaissement, de trouble, d'épouvante, où se
trouvait M. Hardy; si l'on songe que le jésuite venait de remuer
et d'agiter au fond de l'âme de cet infortuné tous les ferments
sensuels et spirituels d'un amour refroidi par les larmes, mais
non pas éteint; si l'on songe, enfin, que M. Hardy se reprochait
aussi d'avoir séduit une femme que l'oubli de ses devoirs pouvait,
selon la religion des catholiques, condamner aux flammes
éternelles, on comprendra l'effet terrifiant de cette
fantasmagorie évoquée dans cette silencieuse solitude, à la tombée
du jour, par ce prêtre à figure sinistre. Aussi cet effet fut-il
pour M. Hardy saisissant, profond, et d'autant plus dangereux que
le jésuite, avec une astuce diabolique, ne faisait que développer,
pour ainsi dire, quoiqu'à un autre point de vue, les idées de
Gabriel.

Le jeune prêtre n'avait-il pas convaincu M. Hardy que rien n'était
plus doux, plus ineffable que de demander à Dieu le pardon de ceux
qui nous ont fait du mal ou que nous avons égarés?... Or, le
pardon implique l'idée du châtiment, et c'est ce châtiment que
Rodin s'efforçait de peindre à sa victime sous de si terribles
couleurs.

M. Hardy, les mains jointes, la prunelle fixe et dilatée par
l'effroi, tressaillant de tous ses membres, semblait écouter
encore Rodin, quoique celui-ci eût cessé de parler... et répétait
machinalement: _Maudit!... maudit!... maudit!..._

Puis, tout à coup, il s'écria dans une sorte d'égarement:

-- Et moi aussi... je serai maudit! Cette femme à qui j'ai fait
oublier des devoirs sacrés aux yeux des hommes, que j'ai rendue
mortellement coupable aux yeux de Dieu... cette femme, un jour
aussi plongée dans les flammes éternelles, les bras tordus par le
désespoir... pleurant du sang... me criera du fond de l'abîme:
_Maudit!... maudit!... maudit!..._ Un jour, ajouta-t-il avec un
redoublement de terreur, un jour... et qui sait? à cette heure
peut-être, elle me maudit... car ce voyage à travers l'Océan...
s'il lui avait été fatal!!! si un naufrage!!! Ô! mon Dieu!... elle
aussi... morte en péché mortel... à jamais damnée!!! Oh! pitié...
pour elle... mon Dieu!... accablez-moi de votre courroux; mais
pitié pour elle... je suis le seul coupable!...

Et le malheureux, presque en délire, tomba à genoux les mains
jointes.

-- Monsieur, s'écria Rodin d'une voix affectueuse et pénétrée, en
s'empressant de le relever, mon cher monsieur, mon cher ami...
calmez-vous... rassurez-vous; je serais désolé de vous
désespérer... Hélas! mon intention est toute contraire...

-- Maudit! maudit!... Elle me maudira aussi... elle que j'ai tant
aimée!... Livrée aux flammes de l'enfer... murmura M. Hardy en
frémissant et ne paraissant pas entendre Rodin.

-- Mais, mon cher monsieur, écoutez-moi donc, je vous en supplie,
reprit celui-ci; laissez-moi finir cette parabole, et alors vous
la trouverez aussi consolante qu'elle vous paraît effrayante... Au
nom du ciel, rappelez-vous donc les adorables paroles de notre
angélique abbé Gabriel sur la douceur de la prière...

Au doux nom de Gabriel, M. Hardy revint à lui, et s'écria navré:

-- Ah! ses paroles étaient douces et bienfaisantes!... où sont-
elles? Oh! par pitié... répétez-les-moi, ces saintes paroles.

-- Notre angélique abbé Gabriel, reprit Rodin, parlait de la
douceur de la prière...

-- Oh! oui... la prière...

-- Eh bien, mon bon monsieur, écoutez-moi, et vous allez voir que
c'est la prière qui a sauvé M. de Rancé... qui en a fait un saint.
Oui, ces tourments affreux que je viens de vous dépeindre, ces
visions menaçantes... c'est la prière qui les a conjurés, qui les
a changés en célestes délices.

-- Je vous en supplie, dit M. Hardy d'une voix accablée, parlez-
moi de Gabriel... parlez-moi du ciel... oh! mais plus de ces
flammes... de cet enfer... où des femmes coupables pleurent du
sang...

-- Non, non, ajouta Rodin; et autant, dans la peinture de l'enfer,
son accent avait été dur et menaçant, autant il devint tendre et
chaleureux en prononçant les paroles suivantes: Non, plus de ces
images du désespoir... car, je vous l'ai dit, après avoir souffert
des tortures infernales, grâce à la prière, comme vous disait
l'abbé Gabriel, M. de Rancé a goûté les joies du paradis.

-- Les joies du paradis! répéta M. Hardy en écoutant avec avidité.

-- Un jour, au plus fort de sa douleur, un prêtre... un bon
prêtre... un abbé Gabriel, parvient jusqu'à M. de Rancé. Ô
bonheur!... ô Providence!... en peu de jours, il initie cet
infortuné aux saints mystères de la prière... de cette pieuse
intercession de la créature vers le Créateur en faveur d'une âme
exposée au courroux céleste. Alors M. de Rancé semble
transformé... ses douleurs s'apaisent, il prie, et plus il prie,
plus sa ferveur, plus son espoir augmentent... il sent que Dieu
l'écoute... Au lieu d'oublier cette femme si chérie, il passe les
heures à songer à elle, en priant pour son salut à elle... Oui,
renfermé avec bonheur au fond de sa cellule obscure, seul à seul
avec ce souvenir adoré, il passe les jours, les nuits, à prier
pour elle... dans une extase ineffable, brûlante, je dirais
presque... amoureuse.

Il est impossible de rendre l'accent d'une énergie presque
sensuelle avec lequel Rodin prononça ce mot: _amoureuse_.

M. Hardy tressaillit d'un frisson à la fois ardent et glacé; pour
la première fois, son esprit, affaibli, fut frappé de l'idée des
funestes voluptés de l'ascétisme, de l'extase, cette déplorable
catalepsie, souvent érotique, de sainte Thérèse, de sainte
Aubierge, etc.

Rodin, pénétrant la pensée de M. Hardy, continua:

-- Oh! ce n'est pas M. de Rancé qui se serait contenté, lui, d'une
prière vague, distraite, faite çà et là au milieu des agitations
mondaines qui l'absorbent et l'empêchent d'arriver à l'oreille du
Seigneur... Non... non... au plus profond même de sa solitude, il
cherche encore à rendre sa prière plus efficace, tant il désire
ardemment le salut éternel de cette maîtresse d'au delà du
tombeau!

-- Que fait-il encore?... oh! que fait-il donc encore dans sa
solitude? s'écrie M. Hardy, dès lors livré sans défense à
l'obsession du jésuite.

-- D'abord, dit Rodin en accentuant lentement ses paroles, il se
fait... religieux...

-- Religieux!... répéta M. Hardy d'un air pensif.

-- Oui, reprit Rodin, il se fait religieux, parce qu'ainsi sa
prière est bien plus favorablement accueillie du ciel... et
puis... comme, au milieu de la plus profonde solitude, sa pensée
est encore quelquefois distraite par la matière, il jeûne, il se
mortifie, il dompte, il macère tout ce qu'il y a de charnel en
lui, afin de devenir tout esprit, et que la prière sorte de son
sein brillante, pure comme une flamme, et monte vers le Seigneur
ainsi que le parfum de l'encens...

-- Oh!... quel rêve enivrant! s'écria M. Hardy, de plus en plus
sous le charme; afin de prier plus efficacement pour une femme
adorée... devenir esprit... parfum... lumière!...

-- Oui, esprit, parfum, lumière... dit Rodin en appuyant sur ces
mots; mais ce n'est pas un rêve... Que de religieux, que de moines
reclus sont, comme M. de Rancé, arrivés à une divine extase à
force de prières, d'austérités, de macérations! Et si vous
connaissiez les célestes voluptés de ces extases!... Ainsi aux
visions enchanteresses... Que de fois, après une journée de jeûne
et une nuit passée en prières et en macérations, il tomba épuisé,
évanoui, sur les dalles de sa cellule!... Alors, à
l'anéantissement de la matière succédait l'essor des esprits... Un
bien-être inexprimable s'emparait de ses sens... de divins
concerts arrivaient à son oreille ravie... une lueur à la fois
éblouissante et douce, qui n'est pas de ce monde, pénétrait à
travers ses paupières fermées; puis, aux vibrations harmonieuses
des harpes d'or des séraphins, au milieu d'une auréole de lumière
auprès de laquelle le soleil est pâle, le religieux voyait
apparaître cette femme si adorée.

-- Cette femme que, par ses prières, il avait enfin arrachée aux
flammes éternelles, dit M. Hardy d'une voix palpitante.

-- Oui, elle-même, reprit Rodin avec une véritable et suave
éloquence; car ce monstre parlait tous les langages. Et alors,
grâce aux prières de son amant, que le Seigneur avait exaucées,
cette femme ne pleurait plus du sang... elle ne tordait plus ses
beaux bras dans des convulsions infernales. Non, non... toujours
belle... oh! mille fois plus belle encore qu'elle ne l'était sur
la terre... belle de l'éternelle beauté des anges... elle souriait
à son amant avec une ardeur ineffable; et, ses yeux rayonnant
d'une flamme humide, elle lui disait d'une voix tendre et
passionnée: «Gloire au Seigneur, gloire à toi, ô mon amant bien-
aimé!... Tes prières ineffables, tes austérités m'ont sauvée; le
Seigneur m'a placée parmi ses élus... Gloire à toi, mon amant
bien-aimé...» Alors, radieuse dans sa félicité, elle se baissait
et effleurait de ses lèvres parfumées d'immortalité les lèvres du
religieux en extase... et bientôt leur âme s'exhalait dans un
baiser d'une volupté brûlante comme l'amour, chaste comme la
grâce, immense comme l'éternité[31].

-- Oh!... s'écria M. Hardy en proie à un complet égarement... oh!
toute une vie de prières... de jeûnes, de tortures, pour un pareil
moment avec celle que je pleure, avec celle que j'ai damnée peut-
être...

-- Que dites-vous, un pareil moment! s'écria Rodin, dont le crâne
jaune était baigné de sueur comme celui d'un magnétiseur.

Et prenant M. Hardy par la main afin de lui parler de plus près
encore, comme s'il eût voulu lui insuffler le délire brûlant où il
voulait le plonger:

-- Ce n'est pas une fois dans sa vie religieuse... mais presque
chaque jour, que M. de Rancé, plongé dans l'extase d'un divin
ascétisme, goûtait ces voluptés profondes, ineffables, inouïes,
surhumaines, qui sont aux voluptés terrestres... ce que l'éternité
est à la vie humaine.

Voyant sans doute M. Hardy au _point _où il le voulait, et la nuit
étant d'ailleurs presque entièrement venue, le révérend père
toussa deux ou trois fois d'une manière significative en regardant
du côté de la porte. À ce moment, M. Hardy, au comble de
l'égarement, s'écria d'une voix suppliante, insensée:

-- Une cellule... une tombe... et l'extase avec elle!... La porte
de la chambre s'ouvrit, et le père d'Aigrigny entra portant un
manteau sur son bras. Un domestique le suivait portant une lumière
à la main.

* * * * *

Environ dix minutes après cette scène, une douzaine d'hommes
robustes, à figure franche et ouverte, et conduits par Agricol,
entraient dans la rue de Vaugirard et se dirigeaient d'un pas
joyeux vers la porte des révérends pères. C'était une députation
des anciens ouvriers de M. Hardy; ils venaient le chercher et le
remercier de son prochain retour parmi eux. Agricol marchait à
leur tête. Tout à coup il vit de loin une voiture de poste sortir
de la maison de retraite; les chevaux, lancés et vivement fouettés
par le postillon, arrivaient au grand trot. Hasard ou instinct,
plus cette voiture s'approchait du groupe dont il faisait partie,
plus le coeur d'Agricol se serrait... Cette impression devint si
vive, qu'elle se changea bientôt en une prévision terrible; et au
moment où ce coupé, dont tous les stores étaient baissés, allait
passer devant lui, le forgeron obéissant à un pressentiment
insurmontable, s'écria en s'élançant à la tête des chevaux:

-- Amis... à moi!

-- Postillon!... dix louis!... au galop!... écrase-le sous tes
roues! cria, derrière le store, la voix militaire du père
d'Aigrigny.

On était en plein choléra; le postillon avait entendu parler des
massacres des empoisonneurs; déjà fort effrayé de la brusque
agression d'Agricol, il lui asséna sur la tête un vigoureux coup
de manche de fouet, qui étourdit et renversa le forgeron; puis,
piquant son porteur à l'éventrer, le postillon mit ses trois
chevaux au triple galop, et la voiture disparut rapidement,
pendant que les compagnons d'Agricol, qui n'avaient compris ni son
action ni le sens de ces paroles, s'empressaient autour du
forgeron et tâchaient de le ranimer.



XXXVIII. Les souvenirs.

D'autres événements se passèrent quelques jours après la funeste
soirée où M. Hardy, égaré jusqu'à la folie par la déplorable
exaltation mystique que Rodin était parvenu à lui inspirer, avait
supplié à mains jointes le père d'Aigrigny de le conduire loin de
Paris, dans une profonde solitude, afin de pouvoir s'y livrer,
loin du monde à une vie de prières et d'austérités ascétiques.

Le maréchal Simon, depuis son arrivée à Paris, occupait avec ses
deux filles une maison de la rue des Trois-Frères.

Avant d'introduire le lecteur dans cette modeste demeure, nous
sommes obligé de rappeler sommairement quelques faits à la mémoire
du lecteur.

Le jour de l'incendie de la fabrique de M. Hardy, le maréchal
Simon était venu consulter son père sur une question de la plus
haute gravité, et lui confier les pénibles appréhensions que lui
causait la tristesse croissante de ses deux filles, tristesse dont
il ne pouvait pénétrer les causes. On se souvient que le maréchal
Simon professait pour la mémoire de l'empereur un culte religieux;
sa reconnaissance envers son héros avait été sans bornes, son
dévouement aveugle, son enthousiasme appuyé sur le raisonnement,
son affection aussi profonde que l'amitié la plus sincère, la plus
passionnée. Ce n'était pas tout. Un jour l'empereur, dans une
effusion de joie et de tendresse paternelle, conduisant le
maréchal auprès du berceau du roi de Rome endormi, lui avait dit
en lui faisant orgueilleusement admirer la suave beauté de
l'enfant: «Mon vieil ami, jure-moi de te dévouer au fils comme tu
t'es dévoué au père.»

Le maréchal Simon avait fait et tenu ce serment. Pendant la
Restauration, chef d'une conspiration militaire tentée au nom de
Napoléon II, il avait essayé, mais en vain, d'enlever un régiment
de cavalerie alors commandé par le marquis d'Aigrigny; trahi,
dénoncé, le maréchal, après un duel acharné avec le futur jésuite,
était parvenu à se réfugier en Pologne, et à échapper ainsi à une
condamnation à mort. Il est inutile de rappeler les événements
qui, de la Pologne, conduisirent le maréchal dans l'Inde et le
ramenèrent à Paris après la révolution de juillet, époque à
laquelle plusieurs de ses anciens compagnons d'armes sollicitèrent
et obtinrent à son insu la confirmation du titre et du grade que
l'empereur lui avait décernés avant Waterloo.

De retour à Paris après son long exil, le maréchal Simon, malgré
tout le bonheur qu'il éprouvait d'embrasser enfin ses deux filles,
avait été profondément frappé, en apprenant la mort de leur mère,
qu'il adorait; jusqu'au dernier moment, il avait espéré la
retrouver à Paris; sa déception fut affreuse, et il la ressentit
cruellement, quoiqu'il cherchât de douces consolations dans la
tendresse de ses enfants.

Bientôt un ferment de trouble, d'agitation, fut jeté dans sa vie
par les machinations de Rodin. Grâce aux secrètes menées du
révérend père à la cour de Rome et à Vienne, un de ses émissaires,
capable d'inspirer toute confiance par ses antécédents, et
appuyant d'abord ses paroles et ses propositions de témoignages,
de preuves, de faits irrécusables, alla trouver le maréchal Simon
et lui dit:

-- Le fils de l'empereur se meurt victime de la crainte que le nom
de Napoléon inspire encore à l'Europe. À cette lente agonie, vous,
maréchal Simon, vous, un des plus fidèles amis de l'empereur, vous
pouvez peut-être arracher ce malheureux prince. La correspondance
que voici prouve que l'on pourra sûrement et secrètement nouer à
Vienne des intelligences avec une personne des plus influentes
parmi celles qui entourent le roi de Rome, et cette personne
serait disposée à favoriser l'évasion du prince. Il est donc
possible, grâce à une tentative imprévue, hardie, d'enlever
Napoléon II à l'Autriche, qui le laisse peu à peu s'éteindre dans
une atmosphère mortelle pour lui. L'entreprise est téméraire, mais
elle a des chances de réussite, que vous, plus que tout autre,
maréchal Simon, pouvez assurer; car votre dévouement à l'empereur
est connu, et l'on sait avec quelle aventureuse audace, en 1815,
vous avez déjà conspiré au nom de Napoléon II.

L'état de langueur, de dépérissement du roi de Rome était alors en
France de notoriété publique; on allait même jusqu'à affirmer que
le fils du héros était soigneusement élevé par des prêtres dans la
complète ignorance de la gloire et du nom paternels; et que, par
une exécrable machination, on tentait chaque jour de comprimer,
d'éteindre les instincts vaillants et généreux qui se
manifestaient chez ce malheureux enfant; les âmes les plus froides
étaient alors émues, attendries, au récit de sa touchante et
fatale destinée.

En se rappelant le caractère héroïque, la loyauté chevaleresque du
maréchal Simon, en acceptant son culte passionné pour l'empereur,
on comprend que le père de Rose et de Blanche devait plus que
personne s'intéresser ardemment au sort du jeune prince, et que,
si l'occasion se présentait, le maréchal devait se regarder comme
obligé à ne pas se borner à de stériles regrets.

Quant à la réalité de la correspondance exhibée par l'émissaire de
Rodin, cette correspondance avait été indirectement soumise par le
maréchal à une épreuve contradictoire, grâce aux relations d'un de
ses anciens compagnons d'armes longtemps en mission à Vienne du
temps de l'empire; il résulta de cette investigation, faite
d'ailleurs avec autant de prudence que d'adresse, afin de ne rien
ébruiter, il résulta que le maréchal pouvait écouter sérieusement
les ouvertures qu'on lui faisait. Dès lors, cette proposition jeta
le père de Rose et de Blanche dans une cruelle perplexité; car,
pour tenter une entreprise aussi hardie, aussi dangereuse, il lui
fallait encore abandonner ses filles; si, au contraire, effrayé de
cette séparation, il renonçait à tenter de sauver le roi de Rome,
dont la douloureuse agonie était réelle et connue de tous, le
maréchal se regardait comme parjure à la promesse faite à
l'empereur.

Pour mettre un terme à ces pénibles hésitations, plein de
confiance dans l'inflexible droiture du caractère de son père, le
maréchal alla lui demander conseil; malheureusement le vieil
ouvrier républicain, blessé mortellement pendant l'attaque de la
fabrique de M. Hardy, mais préoccupé, même durant ses derniers
instants, des graves confidences de son fils, expira en lui
disant: «Mon fils, tu as un grand devoir à remplir; sous peine de
ne pas agir en homme d'honneur, sous peine de méconnaître ma
dernière volonté, tu dois... sans hésiter...»

Mais, par une déplorable fatalité, les derniers mots, qui devaient
compléter la pensée du vieil ouvrier, furent prononcés d'une voix
éteinte, complètement inintelligible; il mourut donc, laissant le
maréchal Simon dans une anxiété d'autant plus funeste, que l'un
des deux seuls partis qu'il eût à prendre était formellement
flétri par son père, dans le jugement duquel il avait la foi la
plus absolue, la plus méritée.

En un mot, son esprit se torturait à deviner si son père avait eu
la pensée de lui conseiller, au nom de l'honneur et du devoir, de
ne pas quitter ses filles, et de renoncer à une entreprise trop
hasardeuse; ou s'il avait, au contraire, voulu lui conseiller de
ne pas hésiter à abandonner ses enfants pendant quelque temps,
afin d'accomplir le serment fait à l'empereur, et d'essayer au
moins d'arracher Napoléon II à une captivité mortelle. Cette
perplexité, rendue plus cruelle par certaines circonstances que
l'on dira plus tard; la profonde douleur causée au maréchal Simon
par la fin tragique de son père, mort entre ses bras; le souvenir
incessant et douloureux de sa femme, morte sur une terre d'exil;
enfin le chagrin dont il était chaque jour affecté en voyant la
tristesse croissante de Rose et de Blanche, avaient porté des
coups douloureux au maréchal Simon; disons enfin que, malgré son
intrépidité naturelle, si vaillamment éprouvée par vingt ans de
guerre, les ravages du choléra, de cette maladie terrible dont sa
femme avait été victime en Sibérie, causaient au maréchal une
involontaire épouvante. Oui, cet homme de fer, qui dans tant de
batailles avait froidement bravé la mort, sentait quelquefois
faillir la fermeté habituelle de son caractère à la vue des scènes
de désolation et de deuil que Paris offrait à chaque pas.

Cependant, lorsque Mlle de Cardoville avait réuni autour d'elle
les membres de sa famille, afin de les prémunir contre les trames
de leurs ennemis, l'affectueuse tendresse d'Adrienne pour Rose et
pour Blanche parut exercer sur leur mystérieux chagrin une si
heureuse influence, que le maréchal, oubliant un instant de bien
funestes préoccupations, ne songea qu'à jouir de cet heureux
changement, hélas, de trop courte durée!

Ces faits expliqués et rappelés au lecteur, nous continuerons ce
récit.



XXXIX. Jocrisse.

Le maréchal Simon occupait, nous l'avons dit, une modeste maison
dans la rue des Trois-Frères; deux heures de relevée venaient de
sonner à la pendule de la chambre à coucher du maréchal, chambre
meublée avec une simplicité toute militaire: dans la ruelle du
lit, on voyait une panoplie composée des armes dont le maréchal
s'était servi pendant ses campagnes; sur le secrétaire, placé en
face du lit, était un petit buste de l'empereur en bronze, seul
ornement de l'appartement.

Au dehors, la température était loin d'être tiède; le maréchal,
pendant son long séjour dans l'Inde, était devenu très sensible au
froid; un assez grand feu brûlait dans la cheminée.

Une porte dissimulée dans la tenture, et donnant sur le palier
d'un escalier de service, s'ouvrit lentement; un homme parut; il
portait un panier de bois à brûler et s'avança lentement auprès de
la cheminée, devant laquelle il s'agenouilla, commençant de ranger
symétriquement des bûches dans une caisse placée près du foyer;
après quelques minutes occupées de la sorte, ce domestique,
toujours agenouillé, s'approchant insensiblement d'une autre
porte, placée à peu de distance de la cheminée, parut prêter
l'oreille avec une profonde attention, comme s'il eût voulu tâcher
d'entendre si l'on parlait dans la pièce voisine. Cet homme,
employé comme domestique subalterne dans la maison, avait l'air le
plus ridiculement stupide que l'on puisse imaginer; ses fonctions
consistaient à porter le bois, à faire les commissions, etc.,
etc.; il servait, du reste, de jouet et de risée aux autres
domestiques. Dans un moment de bonne humeur, Dagobert, qui
remplissait à peu près les fonctions de majordome, avait baptisé
cet imbécile du nom de _Jocrisse; _ce surnom lui était resté,
surnom mérité, d'ailleurs, de tous points, par la maladresse, par
la sottise de ce personnage, et par sa plate figure au nez
grotesquement épaté, au menton fuyant, aux yeux bêtes et
écarquillés; que l'on joigne à ce signalement une veste de serge
rouge sur laquelle se découpait le triangle d'un tablier blanc, et
l'on conviendra que ce niais était parfaitement digne de son
sobriquet.

Néanmoins, au moment où Jocrisse prêtait une si curieuse attention
à ce qui pouvait se dire dans la pièce voisine, une étincelle de
vive intelligence vint animer ce regard ordinairement terne et
stupide. Après avoir écouté un instant à la porte, Jocrisse revint
auprès de la cheminée, toujours en se traînant sur ses genoux;
puis, se relevant, il prit son panier à demi rempli de bois,
s'approcha de nouveau de la porte à travers laquelle il venait
d'écouter et frappa discrètement. Personne ne lui répondit.

Il frappa une seconde fois, et plus fort. Même silence.

Alors, il dit d'une voix enrouée, aigre, glapissante et grotesque
au possible:

-- Mesdemoiselles, avez-vous besoin de bois, s'il vous plaît, dans
la cheminée?

Ne recevant aucune réponse, Jocrisse posa son panier à terre,
ouvrit doucement la porte, entra dans la pièce voisine, après y
avoir jeté un coup d'oeil rapide, et en ressortit au bout de
quelques secondes, en regardant de côté et d'autres avec anxiété,
comme un homme qui viendrait d'accomplir quelque chose d'important
et de mystérieux. Reprenant alors son panier, il se disposait à
sortir de la chambre du maréchal Simon, lorsque la porte de
l'escalier dérobé s'ouvrit de nouveau lentement et avec
précaution. Dagobert parut.

Le soldat, évidemment surpris de la présence de Jocrisse, fronça
les sourcils et s'écria brusquement:

-- Que fais-tu là? À cette soudaine interpellation, accompagnée
d'un grognement hargneux dû à la mauvaise humeur de Rabat-Joie,
qui s'avançait sur les talons de son maître, Jocrisse poussa un
cri de frayeur réelle ou feinte; ce dernier cas échéant, afin de
donner sans doute plus de vraisemblance à son émoi; le niais
supposé laissa tomber sur le plancher son panier à demi rempli de
bois, comme si l'étonnement et la peur le lui eussent arraché des
mains.

-- Que fais-tu là... imbécile? reprit Dagobert, dont la
physionomie était alors profondément triste, et qui paraissait peu
disposé à rire de la poltronnerie de Jocrisse.

-- Ah! monsieur Dagobert... quelle peur!... Mon Dieu!... quel
dommage que je n'aie pas eu entre les bras une pile d'assiettes
pour prouver que ça n'aurait pas été de ma faute si je les avais
cassées!...

-- Je te demande ce que tu fais là... reprit Dagobert.

-- Vous voyez bien, monsieur Dagobert, répondit Jocrisse en
montrant son panier, je venais d'apporter du bois dans la chambre
de M. le duc, pour le brûler, s'il avait froid... parce qu'il le
fait.

-- C'est bon, ramasse ton panier et file...

-- Ah! monsieur Dagobert, j'en ai encore les jambes toutes
bistournées... Quelle peur!... quelle peur!... quelle peur!

-- T'en iras-tu, brute que tu es! reprit le vétéran. Et prenant
Jocrisse par le bras, il le poussa vers la porte, tandis que
Rabat-Joie, couchant ses oreilles pointues et se hérissant comme
un porc-épic, paraissait disposé à accélérer la retraite de
Jocrisse.

-- On y va, monsieur Dagobert, on y va, répondit le niais en
ramassant son panier à la hâte, dites seulement à Rabat-Joie de...

-- Va-t'en donc au diable, imbécile bavard! s'écria Dagobert en
mettant Jocrisse dehors.

Alors Dagobert poussa le verrou de la porte de l'escalier dérobé,
alla vers celle qui communiquait à l'appartement des deux soeurs,
et donna un tour de clef à sa serrure. Ceci fait, le soldat,
s'approchant rapidement de l'alcôve, passa dans la ruelle,
décrocha de la panoplie une paire de pistolets de guerre,
désarmés, mais chargés, ôta soigneusement les capsules des
batteries, et, ne pouvant retenir un profond soupir, il remit ces
armes à la place qu'elles occupaient; il allait quitter la ruelle,
lorsque, par réflexion sans doute, il prit encore dans la panoplie
un kanjiar indien, à lame très aiguë, le tira de son fourreau de
vermeil et cassa la pointe de cette arme meurtrière en
l'introduisant sous une des roulettes qui supportaient le lit.

Dagobert alla ensuite rouvrir les deux portes et revint lentement
auprès de la cheminée, sur le marbre de laquelle il s'accouda d'un
air sombre, pensif; Rabat-Joie, accroupi devant le foyer, suivait
d'un oeil attentif les moindres mouvements de son maître; le digne
chien fit même preuve d'une rare et prévenante intelligence: le
soldat, ayant tiré son mouchoir de sa poche, avait laissé tomber
sans s'en apercevoir un papier renfermant un petit rouleau de
tabac à chiquer; Rabat-Joie, qui rapportait comme un _retriver _de
la race Rutland, prit le papier entre ses dents et, se dressant
sur ses pattes de derrière, le présenta respectueusement à
Dagobert. Mais celui-ci reçut machinalement le papier et parut
indifférent à la dextérité de son chien. La physionomie de
l'ancien grenadier à cheval révélait autant de tristesse que
d'anxiété. Après être resté quelques instants debout devant la
cheminée, le regard fixe, méditatif, il commença de se promener
dans la chambre de long en large avec agitation, une de ses mains
passée entre les revers de sa longue redingote bleue boutonnée
jusqu'au col, l'autre enfoncée dans une de ses poches de derrière.
De temps à autre, Dagobert s'arrêtait brusquement, et, répondant
tout haut à ses pensées intérieures, laissant çà et là échapper
quelque exclamation de doute ou d'inquiétude, puis, se tournant
vers le trophée d'armes, il secouait tristement la tête en
murmurant:

-- C'est égal... cette crainte est folle... mais _il _est si
extraordinaire depuis deux jours... Enfin... c'est plus prudent...

Et se remettant à marcher, Dagobert disait, après un nouveau et
long silence:

-- Oui, il faudra qu'il me dise... il m'inquiète trop... Et ces
pauvres petites!... Ah! c'est à fendre le coeur.

Et Dagobert passait vivement sa moustache entre son pouce et son
index, mouvement presque convulsif, symptôme évident chez lui
d'une vive agitation.

Quelques minutes après le soldat reprit, répondant toujours à ses
pensées intérieures:

-- Qu'est-ce que ça peut être?... Ce ne sont pas ces lettres...
c'est trop infâme... il les méprise... et pourtant... mais non,
non... il est au-dessus de cela.

Et Dagobert recommençait sa promenade d'un pas précipité. Soudain
Rabat-Joie dressa les oreilles, tourna la tête du côté de la porte
de l'escalier et grogna sourdement. Quelques instants après on
frappait à la porte.

-- Qui est là? dit Dagobert. On ne répondit pas, mais on frappa de
nouveau.

Impatienté, le soldat alla rapidement ouvrir: il vit la figure
stupide de Jocrisse.

-- Pourquoi ne réponds-tu pas, quand je demande qui frappe? fit le
soldat irrité.

-- Monsieur Dagobert, comme vous m'aviez renvoyé tout à l'heure,
je ne me nommais pas de peur de vous fâcher en vous disant que
c'était encore moi.

-- Que veux-tu? parle donc. Mais avance donc... animal! s'écria
Dagobert, exaspéré en attirant dans la chambre Jocrisse, qui
restait sur le seuil.

-- Monsieur Dagobert, voilà... m'y voilà tout de suite... ne vous
fâchez pas; je vas vous dire... c'est un jeune homme...

-- Après?...

-- Il dit qu'il veut vous parler tout de suite, monsieur Dagobert.

-- Son nom?

-- Son nom? monsieur Dagobert... reprit Jocrisse en se dandinant
et en ricanant d'un air niais.

-- Oui, son nom, imbécile; parle donc!

-- Ah! par exemple... monsieur Dagobert, c'est pour de rire, que
vous me le demandez, son nom?

-- Mais, misérable, tu as donc juré de me mettre hors de moi,
s'écria le soldat en saisissant Jocrisse au collet; le nom de ce
jeune homme?

-- Monsieur Dagobert, ne vous fâchez pas, écoutez-moi donc; ce
n'est pas la peine de vous dire le nom de ce jeune homme, puisque
vous le savez.

-- Oh! la triple brute! dit Dagobert en serrant les poings.

-- Mais, oui, vous le savez, monsieur Dagobert, puisque ce jeune
homme, c'est votre fils... il est en bas qui veut vous parler tout
de suite.

La stupidité de Jocrisse était si parfaitement jouée, que Dagobert
en fut dupe; plus apitoyé que courroucé d'une imbécillité
pareille, il regarda le domestique fixement; puis, haussant les
épaules, il se dirigea vers l'escalier en lui disant:

-- Suis-moi... Jocrisse obéit; mais avant de fermer la porte, il
fouilla dans sa poche, en tira mystérieusement une lettre et la
jeta derrière lui, sans détourner la tête, disant, au contraire, à
Dagobert, sans doute pour occuper son attention:

-- Votre fils est dans la cour, monsieur Dagobert... Il n'a pas
voulu monter; c'est pour cela qu'il est resté en bas... Ce disant,
Jocrisse ferma la porte, croyant la lettre bien en évidence sur le
plancher de la chambre du maréchal Simon. Mais Jocrisse comptait
sans Rabat-Joie.

Soit qu'il regardât comme plus prudent de former l'arrière-garde,
soit respectueuse déférence pour un bipède, le digne chien n'était
sorti de la chambre que le dernier, et comme il rapportait
merveilleusement bien (ainsi qu'il venait de le prouver), voyant
tomber la lettre jetée par Jocrisse, il la prit délicatement entre
ses dents et sortit de la chambre sur les talons du domestique
sans que celui-ci s'aperçût de cette nouvelle preuve de
l'intelligence du savoir-faire de Rabat-Joie.



XL. Les anonymes.

Nous dirons tout à l'heure ce qu'il advint de la lettre que Rabat-
Joie tenait entre ses dents, et pourquoi il quitta son maître
lorsque celui-ci courut au-devant d'Agricol.

Dagobert n'avait pas vu son fils depuis plusieurs jours;
l'embrassant d'abord cordialement, il le conduisit ensuite dans
une des deux pièces du rez-de-chaussée qui composaient son
appartement.

-- Et ta femme, comment va-t-elle! dit le soldat à son fils.

-- Elle va bien, mon père, je te remercie.

S'apercevant alors de l'altération des traits d'Agricol, Dagobert
reprit:

-- Tu as l'air chagrin! T'est-il arrivé quelque chose depuis que
je ne t'ai vu!

-- Mon père... tout est fini... il est perdu pour nous, dit le
forgeron avec un accent désespéré.

-- De qui parles-tu!

-- De M. Hardy.

-- Lui!... mais, il y a trois jours, tu devais, m'as-tu dit, aller
le voir!...

-- Oui, mon père, je l'ai vu; mon digne frère Gabriel aussi l'a
vu... et lui a parlé, comme il parle... avec la voix du coeur;
aussi l'avait-il si bravement ranimé, encouragé, que M. Hardy
s'était décidé à revenir auprès de nous; alors, moi, fou de
bonheur, je cours apprendre cette bonne nouvelle à quelques
camarades qui m'attendaient pour savoir le résultat de notre
entrevue; j'accours avec eux pour le remercier. Nous étions à cent
pas de la porte de la maison des robes noires...

-- Les robes noires! dit Dagobert d'un air sombre. Alors...
quelque malheur doit arriver... je les connais...

-- Tu ne te trompes pas, mon père, répondit Agricol avec un
soupir; j'accourais donc avec mes camarades, lorsque je vois de
loin arriver une voiture; je ne sais quel pressentiment me dit que
c'était M. Hardy qu'on emmenait.

-- De force! dit vivement Dagobert.

-- Non, répondit amèrement Agricol, non; ces prêtres sont trop
adroits pour ça... ils savent toujours vous rendre complices du
mal qu'ils vous font; ne sais-je pas comment ils s'y sont pris
avec ma bonne mère!

-- Oui... digne femme... encore une pauvre créature qu'ils ont
enlacée dans leur toile... Mais cette voiture dont tu parles!

-- En la voyant sortir de la maison des robes noires, reprit
Agricol, mon coeur se serre et, par un mouvement plus fort que
moi, je me jette à la tête des chevaux, en appelant à l'aide; mais
le postillon me renverse d'un coup de fouet qui m'étourdit, je
tombe... Quand je revins à moi, la voiture était loin.

-- Tu n'as pas été blessé? s'écria vivement Dagobert en examinant
son fils.

-- Non, mon père... une égratignure.

-- Qu'as-tu fait alors, mon garçon?

-- J'ai couru chez le bon ange, chez Mlle de Cardoville; je lui ai
tout conté. «Il faut, m'a-t-elle dit, suivre à l'instant la trace
de M. Hardy. Vous allez prendre une voiture à moi, des chevaux de
poste; M. Dupont vous accompagnera, vous suivrez M. Hardy de
relais en relais, et si vous parvenez à le revoir, peut-être votre
présence, vos prières vaincront la funeste influence que ces
prêtres ont su prendre sur lui.

-- C'était ce qu'il y avait de mieux à faire; cette digne
demoiselle avait raison.

-- Une heure après, nous étions sur la voie de M. Hardy; car nous
avions su par les postillons de retour qu'il tenait la route
d'Orléans; nous le suivons jusqu'à Étampes; là on nous dit qu'il
avait pris la traverse pour gagner une maison isolée dans une
vallée, à quatre lieues de toute grande route; que cette maison,
appelée le Val-de-Saint-Hérem, appartient à des prêtres; mais que
la nuit est si noire, les chemins si mauvais, que nous ferions
mieux de coucher à l'auberge et de repartir de grand matin; nous
suivons ce conseil. Au point du jour, nous montons en voiture; un
quart d'heure après, nous quittons la grande route pour une
traverse montueuse et déserte; ce n'était partout que des rocs de
grès avec quelques bouleaux. À mesure que nous avancions, le site
devenait de plus en plus sauvage; on se serait cru à cent lieues
de Paris. Enfin nous nous arrêtons devant une grande et vieille
maison noirâtre, à peine percée de quelques petites fenêtres, et
bâtie au pied d'une haute montagne toute couverte de ces roches de
grès. De ma vie je n'ai rien vu de plus désert, de plus triste.
Nous descendons de voiture, je sonne à une porte; un homme vient
m'ouvrir. «L'abbé d'Aigrigny est arrivé ici, cette nuit, avec un
monsieur, dis-je à cet homme avec un air d'intelligence; prévenez
tout de suite ce monsieur que je viens pour quelque chose de très
important, et qu'il faut que je le voie à l'instant.» Cet homme,
me croyant d'accord avec l'abbé, nous fait entrer; au bout d'un
instant, l'abbé d'Aigrigny ouvre la porte, me voit, recule et
disparaît; mais, cinq minutes après, j'étais en présence de
M. Hardy.

-- Eh bien? dit Dagobert avec intérêt. Agricol secoua tristement
la tête et reprit:

-- Rien qu'à la physionomie de M. Hardy, j'ai vu que tout était
fini. M. Hardy, s'adressant à moi d'une voix douce, mais ferme, me
dit: «Je conçois, j'excuse même le motif qui vous amène ici; mais
je suis décidé à vivre désormais dans la retraite et dans la
prière; je prends cette résolution librement, volontairement,
parce que je songe au salut de mon âme; du reste, dites à vos
camarades que mes dispositions sont telles qu'ils conserveront de
moi un bon souvenir.» Et comme j'allais parler, M. Hardy m'a
interrompu en me disant: «C'est inutile, mon ami, ma détermination
est inébranlable; ne m'écrivez pas, vos lettres resteraient sans
réponse... La prière m'absorbera désormais tout entier... Adieu;
excusez-moi si je vous quitte, mais le voyage m'a fatigué.» Il
disait vrai, car il était pâle comme un spectre, il avait même, ce
me semble, quelque chose d'égaré dans les yeux et, depuis la
veille, il était à peine reconnaissable, sa main, qu'il m'a donnée
en nous quittant, était sèche et brûlante. L'abbé d'Aigrigny est
rentré. «Mon père, lui a dit M. Hardy, voulez-vous avoir la bonté
de reconduire M. Agricol Baudoin?» En disant ces mots, il m'a fait
de la main un signe d'adieu, et il est rentré dans la chambre
voisine. Tout était fini, il était à jamais perdu pour nous.

-- Oui, dit Dagobert, ces robes noires l'ont ensorcelé comme tant
d'autres.

-- Alors, reprit Agricol, désespéré, je suis revenu ici avec
M. Dupont. Voilà donc que les prêtres sont parvenus à faire de
M. Hardy... de cet homme généreux, qui faisait vivre près de trois
cents ouvriers laborieux dans l'ordre et dans le bonheur,
développant leur intelligence, améliorant leur coeur, se faisant
enfin bénir par ce petit peuple, dont il était la providence... Au
lieu de cela, M. Hardy est maintenant à jamais voué à une vie
contemplative, sinistre et stérile.

-- Oh! les robes noires... dit Dagobert en frissonnant sans
pouvoir cacher un effroi indéfinissable, plus je vais... plus j'en
ai peur... Tu as vu ce que ces gens-là ont fait de ta pauvre
mère... tu vois ce qu'ils viennent de faire de M. Hardy; tu sais
leurs complots contre mes deux pauvres orphelines, contre cette
généreuse demoiselle... Oh! ces gens-là sont bien puissants...
J'aimerais mieux affronter un carré de grenadiers russes qu'une
douzaine de ces soutanes. Mais ne parlons plus de ça, j'ai bien
d'autres sujets de chagrin et de crainte.

Puis, voyant l'air surpris d'Agricol, le soldat, ne pouvant
contenir son émotion, se jeta dans les bras de son fils en
s'écriant d'une voix oppressée:

-- Je n'y tiens plus, mon coeur déborde; il faut que je parle...
et à qui me confier, sinon à toi?...

-- Mon père... vous m'effrayez! dit Agricol, que se passe-t-il
donc?

-- Tiens, vois-tu... sans toi et ces deux pauvres petites, je me
serais vingt fois brûlé la cervelle... plutôt que de voir ce que
je vois... et surtout de craindre ce que je crains.

-- Que crains-tu donc... mon père?

-- Depuis quelques jours, je ne sais pas ce qu'a le maréchal, mais
il m'épouvante.

-- Cependant, ses derniers entretiens avec Mlle de Cardoville...

-- Oui... il y avait un peu de mieux... Par ses bonnes paroles,
cette généreuse demoiselle avait répandu comme un baume sur ses
blessures; la présence du jeune Indien l'avait aussi distrait...
il ne paraissait presque plus soucieux, et ses pauvres petites
filles s'en étaient ressenties... Mais depuis quelques jours... je
ne sais quel démon s'est de nouveau déchaîné contre la famille...
c'est à en perdre la tête. Je suis sûr d'abord que les lettres
anonymes, qui avaient cessé, ont recommencé[32].

-- Quelles lettres, mon père?

-- Les lettres anonymes...

-- Et ces lettres... à quel propos?

-- Tu sais la haine que le maréchal avait déjà contre ce renégat
d'abbé d'Aigrigny; quand il a su que ce traître était ici et qu'il
avait poursuivi les deux orphelines, comme il avait poursuivi leur
mère... jusqu'à la mort... mais qu'il s'était fait prêtre, j'ai
cru que le maréchal allait devenir fou d'indignation et de
fureur... Il voulait aller trouver le renégat... d'un mot je l'ai
calmé. «Il est prêtre, lui ai-je dit; vous aurez beau faire,
l'injurier, le crosser, il ne se battra pas; il a commencé par
servir contre son pays, il finit par être un mauvais prêtre; c'est
tout simple; ça ne vaut pas la peine de cracher dessus. -- Mais il
faut bien pourtant que je le punisse du mal qu'il a fait à mes
enfants; et que je venge la mort de ma femme! s'écriait le
maréchal exaspéré. -- Vous savez bien qu'on dit qu'il n'y a que
les tribunaux qui peuvent vous venger, lui ai-je dit. Mlle de
Cardoville a déposé une plainte contre le renégat pour avoir voulu
séquestrer vos enfants dans un couvent... il faut ronger son
frein... attendre...»

-- Oui, dit tristement Agricol; et malheureusement les preuves
manquent contre l'abbé d'Aigrigny... L'autre jour, lorsque j'ai
été interrogé par l'avocat de Mlle de Cardoville sur notre
escalade du couvent, il m'a dit que l'on rencontrait des obstacles
à chaque instant, faute de preuves matérielles, et que ces prêtres
avaient si bien pris leurs mesures, que la plainte n'aboutirait
peut-être pas.

-- C'est ce que croit aussi le maréchal... mon enfant, et son
irritation contre une telle injustice augmente encore.

-- Il devrait mépriser ces misérables.

-- Et les lettres anonymes?

-- Comment cela, mon père?

-- Apprends donc tout: brave et loyal comme l'est le maréchal, son
premier mouvement d'indignation passé, il a reconnu qu'insulter le
renégat depuis que ce lâche s'était déguisé en prêtre, ce serait
comme s'il insultait une femme ou un vieillard; il a donc méprisé,
oublié autant de fois qu'il l'a pu; mais alors, presque chaque
jour, par la poste sont venues des lettres anonymes et dans ces
lettres on tâchait, par tous les moyens possibles, de réveiller,
d'exciter la colère du maréchal contre le renégat, en rappelant
tout le mal que l'abbé d'Aigrigny lui avait fait, à lui ou aux
siens. Enfin on reprochait au maréchal d'être assez lâche pour ne
pas tirer vengeance de ce prêtre, le persécuteur de sa femme et de
ses enfants, qui chaque jour, se raillait insolemment de lui.

-- Et ces lettres... de qui les soupçonnes-tu, mon père?

-- Je n'en sais rien... c'est à en devenir fou... Elles viennent
sans doute des ennemis du maréchal, et il n'a d'ennemis que les
robes noires.

-- Mais, mon père, ces lettres excitant la colère du maréchal
contre l'abbé d'Aigrigny, elles ne peuvent être écrites par ces
prêtres.

-- C'est ce que je me suis dit...

-- Mais quel peut donc être le but de ces anonymes?

-- Le but! mais il n'est que trop clair! s'écria Dagobert. Le
maréchal est vif, ardent, il a mille fois raison de vouloir se
venger du renégat; mais il ne veut pas se faire justice lui-même,
et l'autre justice lui manque... alors il prend sur lui, il tâche
d'oublier, il oublie. Mais voilà que, chaque jour, des lettres
insolemment provocantes viennent ranimer, exaspérer cette haine si
légitime, par des moqueries, par des injures... Mille
tonnerres!... je n'ai pas la tête plus faible qu'un autre, mais à
ce jeu-là je deviendrais fou...

-- Ah! mon père, cette combinaison serait horrible et digne de
l'enfer!

-- Et ce n'est pas tout.

-- Que dites-vous?

-- Le maréchal a encore reçu d'autres lettres; mais celles-là...
il ne me les a pas montrées; seulement, lorsqu'il a lu la
première, il est resté comme atterré sous le coup, et il a dit à
voix basse: «Ils ne respectent même pas cela... Oh!... c'est
trop... c'est trop», et, cachant son visage entre ses mains... il
a pleuré.

-- Lui... le maréchal, pleurer! s'écria le forgeron, ne pouvant
croire ce qu'il entendait.

-- Oui, reprit Dagobert, lui... il a pleuré... comme un enfant.

-- Et que pouvaient contenir ces lettres, mon père?

-- Je n'ai pas osé le lui demander... tant il a paru malheureux et
accablé.

-- Mais, ainsi harcelé, tourmenté sans cesse, le maréchal doit
mener une vie atroce...

-- Et ses pauvres petites filles donc! qu'il voit de plus en plus
tristes, abattues, sans qu'il soit possible de deviner la cause de
leurs chagrins! et la mort de son père!... qu'il a vu expirer dans
ses bras! Tu croirais que c'est assez comme ça, n'est-ce pas? Eh
bien, non... j'en suis sûr... le maréchal éprouve quelque chose de
plus pénible encore: depuis quelque temps il n'est plus
reconnaissable; maintenant, pour un rien, il s'irrite, il
s'emporte, il entre dans des accès de colère tels... que... Après
un moment d'hésitation, le soldat reprit: Après tout, je puis bien
te dire ceci à toi... mon pauvre enfant; eh bien, tout à l'heure
je suis monté chez le maréchal... et j'ai ôté les capsules de ses
pistolets...

-- Ah!... mon père... s'écria Agricol, tu craindrais!...

-- Dans l'état d'exaspération où je l'ai vu hier, il faut tout
craindre.

-- Que s'est-il donc passé?

-- Depuis quelque temps, il a souvent de longs entretiens secrets
avec un monsieur qui a l'air d'un ancien militaire, d'un brave et
digne homme; j'ai remarqué que l'agitation, que la tristesse du
maréchal, redoublent toujours après ces visites; deux ou trois
fois je lui ai parlé là-dessus; j'ai vu à son air que cela lui
déplaisait, je n'ai pas insisté. Hier, ce monsieur est revenu le
soir; il est resté ici jusqu'à près de onze heures, et sa femme
est venue le chercher et l'attendre dans un fiacre; après son
départ, je suis monté pour voir si le maréchal avait besoin de
quelque chose; il était très pâle, mais calme; il m'a remercié; je
suis redescendu. Tu sais que ma chambre, qui est à côté, se trouve
juste au-dessous de la sienne; une fois chez moi, j'entends
d'abord le maréchal aller et venir, comme s'il avait marché avec
agitation; mais bientôt il me semble qu'il pousse et renverse des
meubles avec fracas. Effrayé, je monte; il me demande d'un air
irrité ce que je veux, et m'ordonne de sortir. Alors, le voyant
dans cet état, je reste; il s'emporte, je reste toujours; mais,
apercevant une chaise et une table renversées, je les lui montre
d'un air si triste, qu'il me comprend; et comme il est aussi bon
que ce qu'il y a de meilleur au monde, il me prend la main, et me
dit: «Pardon de t'inquiéter ainsi, mon bon Dagobert; mais tout à
l'heure, j'ai eu un moment d'emportement absurde; je n'avais pas
la tête à moi; je crois que je me serais jeté par la fenêtre, si
elle eût été ouverte. Pourvu que mes pauvres chères petites ne
m'aient pas entendu...» ajouta-t-il en allant sur la pointe du
pied ouvrir la porte de la pièce qui communique à la chambre à
coucher de ses filles. Après avoir écouté un instant à cette porte
avec angoisse, n'entendant rien, il est revenu près de moi:
«Heureusement, elles dorment,» m'a-t-il dit. Alors je lui ai
demandé ce qui causait son agitation, s'il avait reçu, malgré mes
précautions, quelque nouvelle lettre anonyme. «Non... m'a-t-il
répondu d'un air sombre; mais laisse-moi, mon ami, je me sens
mieux; cela m'a fait du bien de te voir; bonsoir, mon vieux
camarade; descends chez toi, va te reposer.» Moi, je me garde bien
de m'en aller; je fais semblant de descendre et je remonte
m'asseoir sur la dernière marche de l'escalier, l'oreille au guet;
sans doute, pour se calmer tout à fait, le maréchal a été
embrasser ses filles, car j'ai entendu ouvrir et refermer la porte
qui conduit chez elles. Puis, il est revenu, s'est encore promené
longtemps dans sa chambre, mais d'un pas plus calme; enfin, je
l'ai entendu se jeter sur son lit, et je ne suis redescendu chez
moi qu'au jour... Heureusement le reste de sa nuit m'a paru
tranquille.

-- Mais que peut-il avoir, mon père?

-- Je ne sais... Lorsque je suis monté, j'ai été frappé de
l'altération de sa figure, de l'éclat de ses yeux... il aurait eu
le délire ou une fièvre chaude, qu'il n'eût pas été autrement...
aussi, lui entendant dire que si la fenêtre avait été ouverte, il
s'y serait jeté, j'ai cru prudent d'ôter les capsules de ses
pistolets.

-- Je n'en reviens pas! dit Agricol. Le maréchal... un homme si
ferme, si intrépide, si calme... avoir de ces emportements!...

-- Je te dis qu'il se passe en lui quelque chose d'extraordinaire:
depuis deux jours il n'a pas une seule fois vu ses enfants, ce qui
pour lui est toujours mauvais signe, sans compter que les pauvres
petites sont désolées, car alors ces deux anges se figurent avoir
donné à leur père quelque sujet de mécontentement, et alors leur
tristesse redouble... Elles... le mécontenter... si tu savais leur
vie... chères enfants... une promenade à pied ou en voiture avec
moi et leur gouvernante, car je ne les laisse jamais aller seules,
et puis elles rentrent et se mettent à étudier, à lire ou à
broder; toujours ensemble... et puis elles se couchent; leur
gouvernante, qui est, je crois, une digne femme, m'a dit que
quelquefois la nuit elles les avait vues pleurer en dormant.
Pauvres enfants! jusqu'ici elles n'ont guère connu le bonheur, dit
le soldat avec un soupir.

À ce moment, entendant marcher précipitamment dans la cour,
Dagobert leva les yeux et vit le maréchal Simon, la figure pâle,
l'air égaré, tenant de ses deux mains une lettre qu'il semblait
lire avec une anxiété dévorante.



XLI. La ville d'or.

Pendant que le maréchal Simon traversait le jardin d'un air si
agité en lisant la lettre anonyme qu'il avait reçue par l'étrange
intermédiaire de Rabat-Joie, Rose et Blanche se trouvaient seules
dans le salon qu'elles occupaient habituellement et dans lequel,
pendant leur absence, Jocrisse était entré un instant. Les pauvres
enfants semblaient vouées à des deuils successifs: au moment où le
deuil de leur mère touchait à sa fin, la mort tragique de leur
grand-père les avait de nouveau enveloppées de crêpes lugubres.
Toutes deux étaient complètement vêtues de noir et assises sur un
canapé auprès de leur table à ouvrage.

Le chagrin produit souvent l'effet des années: il vieillit. Aussi
en peu de mois Rose et Blanche étaient devenues tout à fait jeunes
filles. À la grâce enfantine de leurs ravissants visages,
autrefois si ronds et si roses, et alors pâles et amaigris, avait
succédé une expression de tristesse grave et touchante; leurs
grands yeux d'un azur limpide et doux, mais toujours rêveurs,
n'étaient plus jamais baignés de ces joyeuses larmes qu'un bon
rire frais et ingénu suspendait à leurs cils soyeux, alors que le
sang-froid comique de Dagobert ou quelque muette facétie du vieux
Rabat-Joie venait égayer leur pénible et long pèlerinage. En un
mot, ces charmantes figures, que la palette fleurie de Greuze
aurait seule pu rendre dans toute leur fraîcheur veloutée, étaient
dignes alors d'inspirer le pinceau si mélancoliquement idéal du
peintre immortel de _Mignon _regrettant le ciel, et de _Marguerite
_songeant à Faust[33].

Rose, appuyée au dossier du canapé, avait la tête un peu inclinée
sur sa poitrine où se croisait un fichu de crêpe noir; la lumière,
venant d'une fenêtre qui lui faisait face, brillait doucement sur
son front pur et blanc, couronné de deux épais bandeaux de cheveux
châtains; son regard était fixe, et l'arc délié de ses sourcils
légèrement contractés annonçait une préoccupation pénible; ses
deux petites mains blanches, aussi amaigries, étaient retombées
sur ses genoux, tenant encore la tapisserie dont elle s'occupait.

Blanche, tournée de profil, la tête un peu penchée vers sa soeur
avec une expression de tendre et inquiète sollicitude, la
regardait, ayant encore machinalement son aiguille passée dans son
canevas, comme si elle eût travaillé.

-- Ma soeur, dit Blanche d'une voix douce au bout de quelques
instants pendant lesquels on aurait pu voir, pour ainsi dire, les
larmes lui monter aux yeux, ma soeur... à quoi songes-tu donc? Tu
as l'air bien triste.

-- Je pense... à la ville d'or de nos rêves, dit Rose d'une voix
lente, basse, après un moment de silence.

Blanche comprit l'amertume de ces paroles; sans dire un seul mot,
elle se jeta au cou de sa soeur en laissant couler ses larmes.

Pauvres jeunes filles... la ville d'or de leurs rêves... c'était
Paris... et leur père... Paris, la merveilleuse cité de joies et
de fêtes au-dessus desquelles, souriante, radieuse, apparaissait
aux orphelines la figure paternelle.

Mais, hélas! la belle ville d'or s'est changée pour elles en ville
de larmes, de mort et de deuil; le terrible fléau qui a frappé
leur mère entre leurs bras au fond de la Sibérie semble les avoir
suivies comme un nuage sinistre et sombre qui, planant toujours
sur elles, leur a caché sans cesse le doux bleu du ciel et le
réjouissant éclat du soleil.

La ville d'or de leurs rêves! c'était encore la ville où peut-être
un jour leur père leur aurait dit, en leur présentant deux
prétendants bons et charmants comme elles: «Ils vous aiment...
leur âme est digne de la vôtre: faites que chacune de vous ait un
frère... et moi deux fils.» Alors quel trouble chaste et
enchanteur pour les orphelines, dont le coeur pur comme le cristal
n'avait jamais réfléchi que la céleste image de Gabriel, archange
envoyé du ciel par leur mère pour les protéger.

L'on comprendra donc l'émotion pénible de Blanche lorsqu'elle
entendit sa soeur dire avec une tristesse amère ces mots, qui
résumaient leur position commune:

-- Je pense... à la ville d'or de nos rêves...

-- Qui sait? reprit Blanche en essuyant les larmes de sa soeur,
peut-être le bonheur nous viendra-t-il plus tard.

-- Hélas! puisque, malgré la présence de notre père, nous ne
sommes pas heureuses... le serons-nous jamais?

-- Oui... quand nous serons réunies à notre mère, dit Blanche en
levant les yeux vers le ciel.

-- Alors, ma soeur... c'est peut-être un avertissement que ce
rêve... ce rêve que nous avons eu comme autrefois... en Allemagne.

-- La différence... c'est qu'alors l'ange Gabriel descendait du
ciel pour venir vers nous, et que cette fois il nous emmenait de
cette terre pour nous conduire là-haut... à notre mère.

-- Ce rêve s'accomplira peut-être comme l'autre, ma soeur... Nous
avions rêvé que l'ange Gabriel nous protégerait... et il nous a
sauvées pendant le naufrage...

-- Cette fois... nous avons rêvé qu'il nous conduirait au ciel...
pourquoi cela n'arriverait-il pas aussi?

-- Mais pour cela... ma soeur... il faudra donc qu'il meure aussi,
notre Gabriel qui nous a sauvées pendant la tempête?... Alors,
non, non, cela n'arrivera pas; prions que pour lui cela n'arrive
pas.

-- Non, cela n'arrivera pas; vois-tu, c'est seulement le bon ange
de Gabriel qui lui ressemble, que nous avons vu en rêve.

-- Ma soeur, ce rêve... comme il est singulier! Cette fois encore,
ainsi qu'en Allemagne, nous avons eu le même songe... et trois
fois le même songe.

-- C'est vrai. L'ange Gabriel s'est penché vers nous en nous
regardant d'un air doux et triste, en nous disant: «Venez, mes
enfants... venez, mes soeurs, votre mère vous attend... Pauvres
enfants venues de si loin, a-t-il ajouté de sa voix pleine de
tendresse, vous aurez traversé cette terre, innocentes et douces
comme deux colombes, pour aller vous reposer à jamais dans le nid
maternel...»

-- Oui... ce sont bien les paroles de l'archange, dit l'autre
orpheline d'un air pensif; nous n'avons fait de mal à personne,
nous avons aimé ceux qui nous ont aimées... pourquoi craindre de
mourir?

-- Aussi, ma soeur, nous avons plutôt souri que pleuré, lorsque,
nous prenant par la main, il a déployé ses belles ailes blanches
et nous a emmenées avec lui dans le bleu du ciel...

-- Au ciel, où notre bonne mère nous tendait les bras... la figure
toute baignée de larmes.

-- Oh! vois-tu, ma soeur, on n'a pas des rêves comme cela pour
rien... Et puis, ajouta-t-elle en regardant Rose avec un sourire
navrant et d'un air d'intelligence, cela ferait peut-être cesser
un grand chagrin dont nous sommes cause... tu sais...

-- Hélas! mon Dieu! ce n'est pas notre faute: nous l'aimions
tant... Mais nous sommes devant lui si craintives, si tristes,
qu'il croit peut-être que nous ne l'aimons pas...

En disant ces mots, Rose, voulant essuyer ses larmes, prit son
mouchoir dans son panier à ouvrage; un papier plié en forme de
lettre en tomba.

À cette vue, les deux soeurs tressaillirent, se serrèrent l'une
contre l'autre, et Rose dit à Blanche d'une voix tremblante:

-- Encore une de ces lettres!... Oh!... j'ai peur... Elle est
comme les autres... bien sûr...

-- Il faut vite la ramasser... qu'on ne la voie pas; tu sais bien,
dit Blanche en se baissant et prenant le papier avec
précipitation; sans cela ces personnes qui s'intéressent tant à
nous courraient peut-être de grands dangers.

-- Mais comment cette lettre se trouve-t-elle là?

-- Comment les autres se sont-elles trouvées toujours sous notre
main en l'absence de notre gouvernante?

-- C'est vrai... à quoi bon chercher l'explication de ce mystère?
nous ne la trouverions pas... Voyons la lettre, peut-être sera-t-
elle pour nous meilleure que les autres.

Et les soeurs lurent ce qui suit:

«Continuez à adorer votre père, chères enfants, car il est bien
malheureux, et c'est vous qui, involontairement, causez tous ses
chagrins; vous ne saurez jamais les terribles sacrifices que votre
présence lui impose; mais, hélas! il est victime de son devoir
paternel; ses peines sont plus cruelles que jamais; épargnez-lui
surtout des démonstrations de tendresse qui lui causent encore
plus de chagrin que de bonheur; chacune de vos caresses est un
coup de poignard pour lui, car il voit en vous la cause innocente
de ses douleurs.

«Chères enfants, il ne faut cependant pas désespérer, si vous avez
assez d'empire sur vous pour ne pas le mettre à la douloureuse
épreuve d'une tendresse trop expansive; soyez réservées quoique
affectueuses, et vous allégerez ainsi de beaucoup ses peines.
Gardez toujours le secret, même pour le brave et bon Dagobert, qui
vous aime tant; sans cela, lui, vous, votre père et l'ami inconnu
qui vous écrit, courriez de grands dangers, puisque vous avez des
ennemis terribles.

«Courage et espoir, car on désire rendre bientôt pure de tout
chagrin la tendresse de votre père pour vous, et alors quel beau
jour!... Peut-être n'est-il pas loin...

«Brûlez ce billet comme les autres.»

Cette lettre était écrite avec tant d'adresse, qu'en supposant
même que les orphelines l'eussent communiquée à leur père ou à
Dagobert, ces lignes eussent été tout au plus considérées comme
une indiscrétion étrange, fâcheuse, mais presque excusable,
d'après la manière dont elle était conçue; rien, en un mot,
n'était plus perfidement combiné, si l'on songe à la perplexité
cruelle où se trouvait placé le maréchal Simon, luttant sans cesse
entre le chagrin d'abandonner de nouveau ses filles et la honte de
manquer à ce qu'il regardait comme un devoir sacré. La tendresse,
la susceptibilité de coeur des deux orphelines, étant mises en
éveil par ces avis diaboliques, les deux soeurs s'aperçurent
bientôt qu'en effet leur présence était à la fois douce et cruelle
à leur père; car, quelquefois, à leur aspect, il se sentait
incapable de les abandonner, et alors, malgré lui, la pensée d'un
devoir inaccompli attristait son visage. Aussi les pauvres enfants
ne pouvaient manquer d'interpréter ces nuances dans le sens
funeste des lettres anonymes qu'elles recevaient. Elles s'étaient
persuadées que, par un mystérieux motif qu'elles ne pouvaient
pénétrer, leur présence était souvent importune, pénible pour leur
père. De là venait la tristesse croissante de Rose et de Blanche;
de là, une sorte de crainte, de réserve, qui, malgré elles,
comprimait l'expansion de leur tendresse filiale; embarras
douloureux que le maréchal aussi abusé par ces apparences
inexplicables pour lui, prenait à son tour pour de la tiédeur;
alors son coeur se brisait, sa loyale figure trahissait une peine
amère, et souvent, pour cacher ses larmes, il quittait brusquement
ses enfants... Et les orphelines, atterrées, se disaient:

-- Nous sommes cause des chagrins de notre père; c'est notre
présence qui le rend si malheureux.

Que l'on juge maintenant du ravage qu'une telle pensée, fixe,
incessante, devait apporter dans ces deux jeunes coeurs aimants,
timides et naïfs. Comment les orphelines se seraient-elles défiées
de ces avertissements anonymes, qui parlaient avec vénération de
tout ce qu'elles aimaient, et qui d'ailleurs semblaient chaque
jour justifiés par la conduite de leur père envers elles? Déjà
victimes de trames nombreuses, ayant entendu dire qu'elles étaient
environnées d'ennemis, on conçoit que, fidèles aux recommandations
de leur ami inconnu, elles n'avaient jamais fait confidence à
Dagobert de ces écrits où le soldat était si justement apprécié.

Quant au but de cette manoeuvre, il était fort simple: en
harcelant ainsi le maréchal de tous côtés, en le persuadant de la
tiédeur de ses enfants, on devait naturellement espérer vaincre
l'hésitation qui l'empêchait encore d'abandonner de nouveau ses
filles pour se jeter dans une aventureuse entreprise. Rendre au
maréchal la vie même si amère, qu'il regardât comme un bonheur de
chercher l'oubli de ses tourments dans les violentes émotions d'un
projet téméraire, généreux et chevaleresque, telle était la fin
que se proposait Rodin, et cette fin ne manquait ni de logique ni
de possibilité.

Après avoir lu cette lettre les deux jeunes filles restèrent un
instant silencieuses, accablées; puis Rose, qui tenait le papier,
se leva vivement, s'approcha de la cheminée, et jeta la lettre au
feu en disant d'un air craintif:

-- Il faut bien vite brûler cette lettre... Sans cela il
arriverait peut-être de grands malheurs.

-- Pas de plus grands que celui qui nous arrive... dit Blanche
avec abattement: causer de grands chagrins à notre père, quelle
peut en être la cause?

-- Peut-être, vois-tu, Blanche, dit Rose, dont les larmes
coulèrent lentement, peut-être qu'il ne nous trouve pas telles
qu'il nous aurait désirées; il nous aime bien comme les filles de
notre pauvre mère qu'il adorait... mais, pour lui, nous ne sommes
pas les filles qu'il avait rêvées. Me comprends-tu, ma soeur?

-- Oui... oui... c'est peut-être cela qui le chagrine tant... Nous
sommes si peu instruites, si sauvages, si gauches, qu'il a sans
doute honte de nous, et comme il nous aime malgré cela... il
souffre.

-- Hélas! ce n'est pas notre faute... Notre bonne mère nous a
élevées dans ce désert de Sibérie comme elle a pu.

-- Oh! notre père, en lui-même, ne nous le reproche pas, sans
doute; mais, comme tu dis, il en souffre.

-- Surtout s'il a des amis dont les filles soient bien belles,
remplies de talent et d'esprit; alors, il regrette amèrement que
nous ne soyons pas ainsi.

-- Te rappelles-tu, lorsqu'il nous a menées chez notre cousine,
Mlle Adrienne, qui a été si tendre, si bonne pour nous, comme il
nous disait avec admiration: «Avez-vous vu, mes enfants? Qu'elle
est belle, Mlle Adrienne, quel esprit, quel noble coeur, et avec
cela quelle grâce, quel charme!»

-- Oh! c'est bien vrai... Mlle de Cardoville était si belle, sa
voix était si douce, qu'en la regardant, qu'en l'écoutant, il nous
semblait que nous n'avions plus de chagrin.

-- Et c'est à cause de cela, vois-tu, Rose, que notre père, en
nous comparant à notre cousine et à tant d'autres belles
demoiselles, ne doit pas être fier de nous... et lui, si aimé, si
honoré, il aurait tant aimé être fier de ses filles?

Tout à coup Rose, mettant sa main sur le bras de sa soeur, lui dit
avec anxiété:

-- Écoute... écoute... on parle bien haut dans la chambre de notre
père.

-- Oui... dit Blanche en prêtant l'oreille à son tour; et puis on
marche... c'est son pas...

-- Ah! mon Dieu... comme il élève la voix! il a l'air bien en
colère... il va peut-être venir...

Et à la pensée de l'arrivée de leur père... de leur père qui
pourtant les adorait, les deux malheureuses enfants se regardèrent
avec crainte.

Les éclats de voix devenant de plus en plus distincts, plus
courroucés, Rose, toute tremblante, dit à sa soeur:

-- Ne restons pas ici... viens dans notre chambre...

-- Pourquoi?

-- Nous entendrions malgré nous, les paroles de notre père, et il
ignore sans doute que nous sommes là...

-- Tu as raison... viens, viens, répondit Blanche en se levant
précipitamment.

-- Oh! j'ai peur... je ne l'ai jamais entendu parler d'un ton si
irrité.

-- Ah! mon Dieu!... dit Blanche en pâlissant et en s'arrêtant
involontairement, c'est à Dagobert qu'il parle ainsi...

-- Que se passe-t-il donc alors pour qu'il lui parle de la
sorte...?

-- Hélas! c'est quelque malheur...

-- Oh!... ma soeur... ne restons pas ici... cela fait trop de
peine d'entendre parler ainsi à Dagobert.

Le bruit retentissant d'un objet lancé ou brisé avec fureur dans
la pièce voisine épouvanta tellement les orphelines, que, pâles,
tremblantes d'émotion, elles se précipitèrent dans leur chambre,
dont elles fermèrent la porte.

Expliquons maintenant la cause du violent courroux du maréchal
Simon.



XLII. Le lion blessé.

Telle était la scène dont le retentissement avait si fort effrayé
Rose et Blanche. D'abord, seul chez lui, le maréchal Simon, alors
dans un état d'exaspération difficile à rendre, s'était mis à
marcher précipitamment, sa belle et mâle figure enflammée de
colère, ses yeux étincelant d'indignation, tandis que sur son
large front couronné de cheveux grisonnants, coupés très court,
quelques veines, dont on aurait pu compter les battements,
semblaient gonflées à se rompre; parfois son épaisse moustache
noire s'agitait par un mouvement convulsif, assez semblable à
celui qui tord la face du lion en fureur. Et de même aussi qu'un
lion blessé, harcelé, torturé par mille piqûres invisibles, va et
vient avec un courroux sauvage dans la loge où il est retenu, le
maréchal Simon, haletant, courroucé, allait et venait dans sa
chambre, pour ainsi dire par bonds; tantôt il marchait un peu
courbé comme s'il eût fléchi sous le poids de sa colère; tantôt,
au contraire, s'arrêtant brusquement, se redressant ferme sur ses
reins, croisant ses bras sur sa robuste poitrine, le front haut,
menaçant, le regard terrible, il semblait défier un ennemi
invisible en murmurant quelques exclamations confuses; c'était
alors l'homme de guerre et de bataille dans toute sa fougue
intrépide. Bientôt le maréchal s'arrêta, frappa du pied avec
colère, s'approcha de la cheminée et sonna si violemment que le
cordon lui resta dans la main. Un domestique accourut à ce
tintement précipité.

-- Vous n'avez donc pas dit à Dagobert que je voulais lui parler?
s'écria le maréchal.

-- J'ai exécuté les ordres de monsieur le duc; mais M. Dagobert
accompagnait son fils jusqu'à la porte de la cour, et...

-- C'est bon, dit le maréchal Simon en faisant de la main un geste
impérieux et brusque.

Le domestique sortit, et son maître continua de marcher à grands
pas, en froissant avec rage une lettre qu'il tenait dans sa main
gauche. Cette lettre lui avait été innocemment remise par Rabat-
Joie qui, le voyant rentrer, était accouru lui faire fête.

Enfin la porte s'ouvrit, Dagobert parut.

-- Voilà bien longtemps que je vous ai fait demander, monsieur,
s'écria le maréchal d'un ton irrité.

Dagobert, plus peiné que surpris de ce nouvel accès d'emportement,
qu'il attribuait avec raison à l'état de surexcitation presque
continuelle où se trouvait le maréchal, répondit doucement:

-- Mon général, excusez-moi, mais je reconduisais mon fils...
et...

-- Lisez cela, monsieur, dit brusquement le maréchal en
l'interrompant et lui tendant la lettre.

Puis, pendant que Dagobert lisait, le maréchal reprit avec une
colère croissante, en renversant du pied une chaise qui se
trouvait sur son passage:

-- Ainsi, jusque chez moi, jusque dans ma maison, il est des
misérables sans doute gagnés par ceux qui me harcèlent avec un
incroyable acharnement... Eh bien! avez-vous lu, monsieur?

-- C'est une nouvelle infamie... à ajouter aux autres, dit
froidement Dagobert. Et il jeta la lettre dans la cheminée.

-- Cette lettre est infâme... mais elle dit vrai, reprit le
maréchal.

Dagobert le regarda sans le comprendre. Le maréchal continua:

-- Et cette lettre infâme, savez-vous qui l'a remise entre mes
mains? Car on dirait que le démon s'en mêle: c'est votre chien!

-- Rabat-Joie?... dit Dagobert au comble de la surprise.

-- Oui, reprit amèrement le maréchal; c'est sans doute une
plaisanterie de votre invention?...

-- Je n'ai guère le coeur à la plaisanterie, mon général, reprit
Dagobert, de plus en plus attristé de l'état d'irritation où il
voyait le maréchal; je ne m'explique pas comment cela est
arrivé... Rabat-Joie rapporte très bien, il aura sans doute trouvé
la lettre dans la maison, et alors...

-- Et cette lettre, qui l'avait laissée ici? Je suis donc entouré
de traîtres? vous ne surveillez donc rien, vous en qui j'ai toute
confiance!

-- Mon général... écoutez-moi... Mais le maréchal reprit sans
vouloir l'entendre:

-- Comment, mordieu! j'ai fait vingt-cinq ans de guerre, j'ai tenu
tête à des armées, j'ai victorieusement lutté contre les plus
mauvais temps de l'exil et de la proscription, j'ai résisté à des
coups de massue... et je serais tué à coups d'épingle! Comment!
poursuivi jusque chez moi, je serai impunément harcelé, obsédé,
torturé à chaque instant, par suite de je ne sais quelle misérable
haine! Quand je dis je ne sais... je me trompe... d'Aigrigny, le
renégat, est au fond de tout cela, j'en suis sûr, je n'ai au monde
qu'un ennemi... et c'est cet homme; il faut que j'en finisse avec
lui, je suis las... c'est trop.

-- Mais, mon général, songez donc que c'est un prêtre, et...

-- Et que m'importe qu'il soit prêtre? Je l'ai vu manier l'épée;
je saurai bien faire monter à la face de ce renégat son sang de
soldat!...

-- Mais, mon général...

-- Je vous dis, moi, qu'il faut que je m'en prenne à quelqu'un,
s'écria le maréchal en proie à une violente exaspération; je vous
dis qu'il faut que je mette un nom et une figure à ces lâchetés
ténébreuses, pour pouvoir en finir avec elles!... Elles
m'enserrent de toutes parts, elles font de ma vie un enfer... vous
le savez bien... et l'on ne tente rien pour épargner ces colères
qui me tuent à petit feu. Je ne puis compter sur personne!...

-- Mon général, je ne peux pas laisser passer cela, dit Dagobert
d'une voix calme, mais ferme et pénétrée.

-- Que signifie?...

-- Mon général, je ne peux pas vous laisser dire que vous ne
comptez sur personne; vous finiriez par le croire, et ça serait
encore plus dur pour vous que pour ceux qui savent à quoi s'en
tenir sur leur dévouement et qui se jetteraient dans le feu pour
vous, et... je suis de ceux-là... moi... vous le savez bien.

Ces simples paroles, dites par Dagobert avec un accent
profondément ému, rappelèrent le maréchal à lui-même; car ce
caractère loyal et généreux pouvait bien de temps à autre s'aigrir
par l'irritation et le chagrin, mais il reprenait bientôt sa
droiture première; aussi, s'adressant à Dagobert, il reprit d'un
ton moins brusque, mais qui décelait toujours une vive agitation:

-- Tu as raison, je ne dois pas douter de toi; l'irritation
m'emporte; cette lettre infâme m'a mis hors de moi... c'est à
devenir fou. Je suis injuste, bourru... ingrat... oui, ingrat...
et envers qui!... envers toi... encore...

-- Ne parlons plus de moi, mon général; avec des mots pareils au
bout de l'an, vous pourriez me brutaliser toute l'année... Mais
que vous est-il arrivé?...

La physionomie du maréchal redevint sombre, il dit d'une voix
brève et rapide:

-- Il m'est arrivé... qu'on me méprise, qu'on me dédaigne.

-- Vous... vous!...

-- Oui, moi, et après tout, reprit le maréchal avec amertume,
pourquoi te cacher cette nouvelle blessure? J'ai douté de toi, et
je te dois un dédommagement; apprends donc tout: depuis quelque
temps, je m'en aperçois, lorsque je les rencontre, mes anciens
compagnons d'armes s'éloignent peu à peu de moi...

-- Comment... cette lettre anonyme de tout à l'heure... c'était à
cela...

-- Qu'elle faisait allusion... oui... et elle disait vrai, reprit
le maréchal avec un soupir de rage et d'indignation.

-- Mais c'est impossible, mon général, vous si aimé, si
respecté...

-- Tout cela, ce sont des mots; je te parle de faits, moi. Quand
je parais, souvent l'entretien commencé cesse tout à coup; au lieu
de me traiter en camarade de guerre, on affecte envers moi une
politesse rigoureusement froide; ce sont enfin mille nuances,
mille riens qui blessent le coeur, et dont on ne peut se
formaliser...

-- Ce que vous me dites là... mon général, me confond, reprit
Dagobert atterré. Vous me l'assurez... je dois vous croire...

-- C'est intolérable. J'ai voulu en avoir le coeur net; ce matin
je vais chez le général d'Havrincourt; il était avec moi colonel
de la garde impériale: c'est l'honneur et la loyauté même. Je
viens à lui le coeur ouvert. «Je m'aperçois, lui dis-je, de la
froideur qu'on me témoigne; quelque calomnie doit circuler contre
moi; dites-moi tout; connaissant les attaques, je me défendrai
hautement, loyalement.»

-- Eh bien, mon général?

-- D'Havrincourt est resté impassible, cérémonieux; à mes
questions, il m'a répondu froidement: «Je ne sache pas, monsieur
le maréchal, qu'aucun bruit calomnieux ait été répandu sur vous. -
- Il ne s'agit pas de m'appeler monsieur le maréchal, mon cher
d'Havrincourt; nous sommes de vieux soldats, de vieux amis; j'ai
l'honneur inquiet, je l'avoue, car je trouve que vous et nos
camarades ne m'accueillez plus cordialement comme par le passé. Ce
n'est pas à nier... je le vois, je le sais, je le sens...» À cela,
d'Havrincourt me répond avec la même froideur: «Jamais je n'ai vu
qu'on ait manqué d'égards envers vous. -- Je ne vous parle pas
d'égards, me suis-je écrié en serrant affectueusement sa main, qui
a faiblement répondu à mon étreinte; je vous parle de la
cordialité, de la confiance qu'on me témoignait, tandis que
maintenant l'on me traite en étranger. Pourquoi cela? Pourquoi ce
changement?» Toujours froid et réservé, il me répond: «Ce sont là
des réserves si délicates, monsieur le maréchal, qu'il m'est
impossible de vous donner un avis à ce sujet.» Mon coeur a bondi
de colère, de douleur. Que faire? Provoquer d'Havrincourt, c'était
fou; par dignité, j'ai rompu cet entretien, qui n'a que trop
confirmé mes craintes... Ainsi, ajouta le maréchal en s'animant de
plus en plus, ainsi je suis sans doute déchu de l'estime à
laquelle j'ai droit, méprisé peut-être, sans en savoir seulement
la cause! Cela n'est-il pas odieux? Si du moins on articulait un
fait, un bruit quelconque, j'aurais prise au moins pour me
défendre, pour me venger ou pour répondre. Mais rien, rien, pas un
mot; une froideur polie aussi blessante qu'une insulte... Oh!
encore une fois, c'est trop... c'est trop... car tout ceci se
joint encore à d'autres soucis. Quelle vie est la mienne, depuis
la mort de mon père?... Trouvé-je du moins quelques repos, quelque
bonheur dans sa maison? Non. J'y rentre, c'est pour y lire des
lettres infâmes... et de plus, ajouta le maréchal d'un ton
déchirant après un moment d'hésitation, et de plus, je trouve mes
enfants de plus en plus indifférentes pour moi... Oui, ajouta le
maréchal en voyant la stupeur de Dagobert, et elles ne savent
pourtant pas combien elles me sont chères.

-- Vos filles... indifférentes! reprit Dagobert avec stupeur, vous
leur faites ce reproche?

-- Eh! mon Dieu! je ne les blâme pas; à peine si elles ont eu le
temps de me connaître.

-- Elles n'ont pas eu le temps de vous connaître! reprit le soldat
d'un ton de reproche en s'animant à son tour. Ah! et de quoi leur
mère leur parlait-elle, si ce n'est de vous? Et moi donc, est-ce
qu'à chaque instant vous n'étiez pas en tiers avec nous? Et
qu'aurions-nous donc appris à vos enfants, sinon à vous connaître,
à vous aimer?

-- Vous les défendez... c'est justice... elles vous aiment mieux
que moi, dit le maréchal avec une amertume croissante.

Dagobert se sentit si péniblement ému, qu'il regarda le maréchal
sans lui répondre.

-- Eh bien, oui, s'écria le maréchal avec une douloureuse
expansion, oui, cela est lâche et ingrat, soit; mais il
n'importe!... Vingt fois j'ai été jaloux de l'affectueuse
confiance que mes enfants vous témoignaient, tandis qu'auprès de
moi elles semblent toujours craintives. Si leurs figures
mélancoliques s'animent quelquefois d'une expression un peu plus
gaie que d'habitude, c'est en vous parlant, c'est en vous voyant;
tandis que pour moi il n'y a que respect, contrainte, froideur...
et ce calme me tue. Sûr de l'affection de mes enfants, j'aurais
tout bravé... tout surmonté.

Puis, voyant Dagobert s'élancer vers la porte qui communiquait
dans la chambre de Rose et de Blanche, le maréchal lui dit:

-- Où vas-tu?

-- Chercher vos filles, mon général.

-- Pourquoi faire?

-- Pour les mettre en face de vous, pour leur dire: «Mes enfants,
votre père croit que vous ne l'aimez pas...» Je ne leur dirai que
cela, et vous verrez...

-- Dagobert! je vous le défends, s'écria vivement le père de Rose
et de Blanche.

-- Il n'y a pas de Dagobert qui tienne... Vous n'avez pas le droit
d'être injuste envers ces pauvres petites. Et le soldat fit de
nouveau un pas vers la porte.

-- Dagobert, je vous ordonne de rester ici, s'écria le maréchal.

-- Écoutez, mon général: je suis votre soldat, votre inférieur,
votre serviteur, si vous voulez, dit rudement l'ex-grenadier à
cheval, mais, il n'y a ni rang, ni grade qui tienne quand il
s'agit de défendre vos filles... Tout va s'expliquer... mettre les
braves gens en face, je ne connais que ça.

Et si le maréchal ne l'eût arrêté par le bras, Dagobert entrait
dans l'appartement des orphelines.

-- Restez, dit si impérieusement le maréchal, que le soldat,
habitué à l'obéissance, baissa la tête et ne bougea pas. Qu'allez-
vous faire? reprit le maréchal: dire à mes filles que je crois
qu'elles ne m'aiment pas? provoquer ainsi des affectations de
tendresse que ces pauvres enfants ne ressentent pas... ce n'est
pas leur faute... c'est la mienne sans doute.

-- Ah! mon général, dit Dagobert avec un accent navré, ce n'est
pas de la colère que j'éprouve... en vous entendant parler ainsi
de vos enfants... c'est de la douleur... Vous me brisez le
coeur...

Le maréchal, touché de l'expression de la physionomie du soldat,
reprit moins brusquement:

-- Allons, soit, j'ai encore tort; et pourtant... voyons, je vous
le demande... sans amertume... sans jalousie... mes enfants ne
sont-elles pas plus confiantes, plus familières avec vous qu'avec
moi?

-- Eh! mordieu! mon général, s'écria Dagobert, si vous le prenez
par là... elles sont encore plus familières avec Rabat-Joie
qu'avec moi!... Vous êtes leur père... et si bon que soit un père,
il impose toujours... Elles sont familières avec moi! pardieu! la
belle histoire! Que diable de respect voulez-vous qu'elles aient
pour moi, qui, sauf mes moustaches et ces six pieds, suis environ
comme une vieille _mie _qui les aurait bercées... Et puis, il faut
aussi tout dire: dès avant la mort de votre brave père, vous étiez
triste... préoccupé... ces enfants ont remarqué cela... et ce que
vous prenez pour de la froideur... de leur part, je suis sûr que
c'est de l'inquiétude pour vous... Tenez, mon général, vous n'êtes
pas juste... vous vous plaignez de ce qu'elles vous aiment trop...

-- Je me plains... de ce que je souffre, dit le maréchal avec un
emportement douloureux; moi seul... je connais mes souffrances.

-- Il faut qu'elles soient vives... mon général, dit Dagobert,
entraîné plus loin qu'il ne le voulait peut-être par son
attachement pour les orphelines; oui, il faut que vos souffrances
soient vives, car ceux qui vous aiment s'en ressentent
cruellement.

-- Encore des reproches, monsieur!...

-- Eh bien! oui, mon général, oui, des reproches, s'écria
Dagobert; ce sont vos enfants qui auraient plutôt à se plaindre de
vous, à vous accuser de froideur, puisque vous les méconnaissez
ainsi.

-- Monsieur... dit le maréchal en se contenant avec peine.
Monsieur... c'est assez... c'est trop...

-- Oh! oui, c'est assez... reprit Dagobert avec une émotion
croissante; au fait, à quoi bon défendre de malheureuses enfants
qui ne savent que se résigner et vous aimer? à quoi bon les
défendre contre votre malheureux aveuglement?

Le maréchal fit un mouvement d'impatience et de colère, puis il
reprit avec un sang-froid forcé:

-- J'ai besoin de me rappeler tout ce que je vous dois... et je ne
l'oublierai pas... quoi que vous fassiez...

-- Mais, mon général, s'écria Dagobert, pourquoi ne voulez-vous
pas que j'aille chercher vos enfants?

-- Mais vous ne voyez donc pas que cette scène me brise, me tue!
s'écria le maréchal exaspéré. Vous ne comprenez donc pas que je ne
veux pas rendre mes enfants témoins de ce que j'endure!... Le
chagrin d'un père a sa dignité, monsieur; vous devriez le sentir
et le respecter.

-- Le respecter?... non... car c'est une injustice qui le cause.

-- Assez... monsieur... assez.

-- Et non content de vous tourmenter ainsi, s'écria Dagobert, ne
se contraignant plus, savez-vous ce que vous ferez? vous ferez
mourir vos filles de chagrin, entendez-vous?... et ce n'est pas
pour cela que je vous les ai amenées du fond de la Sibérie...

-- Des reproches!...

-- Oui; car la véritable ingratitude envers moi, c'est de rendre
vos filles malheureuses...

-- Sortez à l'instant, sortez, monsieur! s'écria le maréchal,
complètement hors de lui, et si effrayant de colère et de douleur,
que Dagobert, regrettant d'avoir été trop loin, reprit:

-- Mon général, j'ai tort. Je vous ai peut-être manqué de
respect... pardonnez-moi... mais...

-- Soit, je vous pardonne, et je vous prie de me laisser seul,
répondit le maréchal en se contenant avec peine.

-- Mon général... un mot...

-- Je vous demande en grâce de me laisser seul... je vous le
demande comme un service... Est-ce assez? dit le maréchal en
redoublant d'efforts pour se contraindre.

Et une grande pâleur succédait à la vive rougeur qui, pendant
cette scène pénible, avait enflammé les traits du maréchal.
Dagobert, effrayé de ce symptôme, redoubla d'instances.

-- Je vous en supplie, mon général, dit-il d'une voix altérée,
permettez-moi... pour un moment, de...

-- Puisque vous l'exigez, ce sera donc moi qui sortirai, monsieur,
dit le maréchal en faisant un pas vers la porte.

Ces mots furent dits de telle sorte que Dagobert n'osa pas
insister; il baissa la tête, accablé, désespéré, regarda encore un
instant le maréchal en silence et d'un air suppliant; mais à un
nouveau mouvement d'emportement que ne put retenir le père de Rose
et de Blanche, le soldat sortit à pas lents...

* * * * *

Quelques minutes s'étaient à peine écoulées depuis le départ de
Dagobert lorsque le maréchal, qui, après un sombre silence,
s'était plusieurs fois approché de la porte de l'appartement de
ses filles avec une hésitation remplie d'angoisse, fit un violent
effort sur lui-même, essuya la sueur froide qui baignait son
front, tâcha de dissimuler son agitation, et entra dans la chambre
où s'étaient réfugiées Rose et Blanche.



XLIII. L'épreuve.

Dagobert avait eu raison de défendre _ses enfants_, ainsi qu'il
appelait paternellement Rose et Blanche; et cependant les
appréhensions du maréchal au sujet de la tiédeur d'affection qu'il
reprochait à ses filles étaient malheureusement justifiées par les
apparences. Ainsi qu'il l'avait dit à son père, ne pouvant
s'expliquer l'embarras triste, presque craintif, que ses enfants
éprouvaient en sa présence, il cherchait en vain la cause de ce
qu'il appelait leur indifférence. Tantôt, se reprochant amèrement
de n'avoir pu assez cacher la douleur que la mort de leur mère lui
avait causée, il craignait de leur avoir ainsi laissé croire
qu'elles étaient incapables de le consoler; tantôt il craignait de
ne pas s'être montré assez tendre, assez expansif envers elles, de
les avoir glacées par sa rudesse militaire; tantôt enfin il se
disait, avec un regret navrant, qu'ayant toujours vécu loin
d'elles, il devait leur être presque étranger. En un mot, les
suppositions les moins fondées se présentaient en foule à son
esprit, et dès que de pareils germes de doute, de défiance ou de
crainte sont jetés dans une affection, tôt ou tard ils se
développent avec une ténacité funeste. Pourtant, malgré cette
froideur dont il souffrait tant, l'affection du maréchal pour ses
filles était si profonde, que le chagrin de les quitter encore
causait seul les hésitations qui désolaient sa vie, lutte
incessante entre son amour paternel et un devoir qu'il regardait
comme sacré.

Quant au fatal effet des calomnies assez habilement répandues sur
le maréchal pour que des gens d'honneur, ses anciens compagnons
d'armes, pussent y ajouter quelque créance, elles avaient été
propagées par des amis de la princesse de Saint-Dizier avec une
effrayante adresse. On aura plus tard et le sens et le but de ces
bruits odieux, qui, joints à d'autres blessures vives faites à son
coeur, comblaient l'exaspération du maréchal.

Emporté par la colère, par la surexcitation que lui causaient ces
_coups d'épingle _incessants, comme il disait, choqué de quelques
paroles de Dagobert, il l'avait rudoyé; mais après le départ du
soldat, dans le silence de la réflexion, le maréchal, se rappelant
l'expression convaincue, chaleureuse, du défenseur de ses filles,
avait senti s'éveiller dans son esprit quelque doute sur la
froideur qu'il lui reprochait; et, après avoir pris une résolution
terrible, dans le cas où cette épreuve confirmerait ses doutes
désolants, il entra, nous l'avons dit, chez ses filles.

Le bruit de sa discussion avec Dagobert avait été tel, que l'éclat
de sa voix, traversant le salon, était confusément arrivé
jusqu'aux oreilles des deux soeurs, réfugiées dans leur chambre à
coucher. Aussi, à l'arrivée de leur père, leurs figures pâles
trahissaient l'anxiété. À la vue du maréchal, dont les traits
étaient également altérés, les deux jeunes filles se levèrent
respectueusement, mais restèrent serrées l'une contre l'autre et
toutes tremblantes.

Et pourtant ce n'était pas la colère, la dureté, qui se lisaient
sur la figure de leur père; c'était une douleur profonde, presque
suppliante, qui semblait dire:

-- Mes enfants... je souffre... je viens à vous, rassurez-moi!...
ou je meurs...

L'expression de la physionomie du maréchal fut à ce moment pour
ainsi dire si _parlante_, que, le premier mouvement de crainte
surmonté, les orphelines furent sur le point de se jeter dans ses
bras; mais se rappelant les recommandations de l'écrit anonyme qui
leur disait combien l'effusion de leur tendresse était pénible à
leur père, elles échangèrent un coup d'oeil rapide et se
continrent.

Par une fatalité cruelle, à ce moment aussi, le maréchal brûlait
d'envie d'ouvrir ses bras à ses enfants. Il les contemplait avec
idolâtrie; il fit un léger mouvement comme pour les appeler à lui,
n'osant tenter davantage, de crainte de n'être point compris. Mais
les pauvres enfants, paralysées par de perfides avis, restèrent
muettes, immobiles et tremblantes.

À cette apparente insensibilité, le maréchal sentit son coeur lui
manquer; il ne pouvait plus en douter: ses filles ne comprenaient
ni sa terrible douleur ni sa tendresse désespérée.

-- Toujours la même froideur, pensa-t-il, je ne m'étais pas
trompé. Tâchant pourtant de cacher ce qu'il ressentait, s'avançant
vers elles, il leur dit d'une voix qu'il essaya de rendre calme:

-- Bonjour, mes enfants...

-- Bonjour, mon père, répondit Rose, moins craintive que sa soeur.

-- Je n'ai pu vous voir... hier, dit le maréchal d'une voix
altérée; j'ai été si occupé... voyez-vous... il s'agissait
d'affaires graves... de choses... relatives au service... Enfin,
vous ne m'en voulez pas... de vous avoir négligées? Et il tâcha de
sourire, n'osant pas leur dire que, pendant la nuit dernière,
après un terrible emportement, il était allé, pour calmer ses
angoisses, les contempler endormies. N'est-ce pas, reprit-il, vous
me pardonnez de vous avoir ainsi oubliées?...

-- Oui, mon père... dit Blanche en baissant les yeux.

-- Et si j'étais forcé de partir pour quelque temps, reprit
lentement le maréchal, vous me le pardonneriez aussi... vous vous
consoleriez de mon absence, n'est-ce pas?

-- Nous serions bien chagrines... si vous vous contraigniez le
moins du monde pour nous... dit Rose en se souvenant de l'écrit
anonyme qui parlait des sacrifices que leur présence causait à
leur père.

À cette réponse, faite avec autant d'embarras que de timidité, et
où le maréchal crut voir une indifférence naïve, il ne douta plus
du peu d'affection de ses filles pour lui.

-- C'est fini, pensa le malheureux père en contemplant ses
enfants. Rien ne vibre en elles... Que je parte... que je reste...
peu leur importe! Non... non... je ne suis rien pour elles,
puisqu'en ce moment suprême, où elles me voient peut-être pour la
dernière fois... l'instinct filial ne leur dit pas que leur
tendresse me sauverait...

Pendant cette réflexion accablante, le maréchal n'avait pas cessé
de contempler ses filles avec attendrissement, et sa mâle figure
prit alors une expansion si touchante et si déchirante, son regard
disait si douloureusement les tortures de son âme au désespoir,
que Rose et Blanche, bouleversées, épouvantées, cédant à un
mouvement spontané, irréfléchi se jetèrent au cou de leur père; et
le couvrirent de larmes et de caresses. Le maréchal Simon n'avait
pas dit un mot, ses filles n'avaient pas prononcé une parole, et
tous trois s'étaient enfin compris... Un choc sympathique avait
tout à coup électrisé et confondu ces trois coeurs...

Vaines craintes, faux doutes, avis mensongers, tout avait cédé
devant cet élan irrésistible qui jetait les filles dans les bras
du père; une révélation soudaine leur donnait la foi au moment
fatal où une défiance incurable allait à jamais les séparer.

En une seconde, le maréchal sentit tout cela, mais les expressions
lui manquèrent... Palpitant, égaré, baisant le front, les cheveux,
les mains de ses filles, pleurant, soupirant, souriant tour à
tour, il était fou, il délirait, il était ivre de bonheur; puis
enfin il s'écria:

-- Je les ai retrouvées... ou plutôt... non, non, je ne les ai
jamais perdues. Elles m'aimaient... Oh! je n'en doute plus à cette
heure... Elles m'aimaient... elles n'osaient pas... me le dire...
je leur imposais... Et moi qui croyais... mais c'est ma faute...
Ah! mon Dieu! que cela fait de bien, que cela donne de force, de
coeur et d'espoir! Ha! ha! s'écria-t-il, riant, pleurant à la
fois, et couvrant ses filles de nouvelles caresses, qu'ils
viennent donc me dédaigner, me harceler! je défie tout maintenant.
Voyons, mes beaux yeux bleus, regardez-moi bien, oh! bien en
face... que cela me fasse revivre tout à fait.

-- Oh mon père... vous nous aimez donc autant que nous vous
aimons? s'écria Rose avec une naïveté enchanteresse.

-- Nous pourrons donc souvent, bien souvent, tous les jours, nous
jeter à votre cou, vous embrasser, vous dire notre joie d'être
auprès de vous?

-- Vous montrer, mon père, les trésors de tendresse et d'amour que
nous amassions pour vous au fond de notre coeur, hélas! bien
tristes de ne pouvoir les dépenser.

-- Nous pourrons vous dire tout haut ce que nous pensions tout
bas?

-- Oui... vous le pourrez... vous le pourrez, dit le maréchal
Simon en balbutiant de joie. Et qui vous en empêchait... mes
enfants?... Mais non, non, ne me répondez pas... assez du passé...
je sais tout, je comprends tout: mes préoccupations... vous les
avez interprétées d'une façon... cela vous a attristées... moi, de
mon côté... votre tristesse, vous concevez... je l'ai
interprétée... parce que... Mais tenez, je ne fais pas attention à
un mot de ce que je vous dis. Je ne pense qu'à vous regarder; cela
m'étourdit... cela m'éblouit... c'est le vertige de la joie.

-- Oh! regardez-nous, mon père... regardez bien au fond de nos
yeux, bien au fond de notre coeur, s'écria Rose avec ravissement.

-- Et vous y lirez bonheur pour nous... et amour pour vous, mon
père, ajouta Blanche.

-- Vous... vous... dit le maréchal d'un ton d'affectueux reproche,
qu'est-ce que cela signifie?... Voulez-vous bien me dire _toi...
_Je dis _vous_, moi, parce que vous êtes deux.

-- Mon père... ta main, dit Blanche en prenant la main de son
père, et le mettant sur son coeur.

-- Mon père, ta main, dit Rose en prenant l'autre main du
maréchal.

-- Crois-tu à notre amour, à notre bonheur, maintenant? reprit
Rose.

Il est impossible de rendre tout ce qu'il y avait d'orgueil
charmant et filial dans la divine physionomie de ces deux jeunes
filles pendant que leur père, ses vaillantes mains légèrement
appuyées sur leur sein virginal, en comptait avec ivresse les
pulsations joyeuses et précipitées.

-- Ah! oui... le bonheur et la tendresse peuvent seuls faire
battre ainsi le coeur, s'écria le maréchal.

Une sorte de soupir rauque, oppressé, qu'on entendit à la porte de
la chambre, restée ouverte, fit retourner les deux têtes brunes et
la tête grise, qui aperçurent alors la grande figure de Dagobert,
accosté du museau noir de Rabat-Joie, pointant à la hauteur des
genoux de son maître.

Le soldat, s'essuyant les yeux et la moustache avec son petit
mouchoir à carreaux bleus, restait immobile comme le dieu Terme;
lorsqu'il put parler, s'adressant au maréchal, il secoua la tête
et articula d'une voix enrouée, car le digne homme avalait ses
larmes:

-- Je vous... le disais... bien, moi!...

-- Silence... lui dit le maréchal en lui faisant un signe
d'intelligence. Tu étais meilleur père que moi, mon vieil ami;
viens vite les embrasser. Je ne suis plus jaloux.

Et le maréchal tendit sa main au soldat, qui la serra
cordialement, pendant que les deux orphelines se jetaient à son
cou, et que Rabat-Joie voulant, selon sa coutume, prendre part à
la fête, se dressant sur ses pattes de derrière, appuyait
familièrement ses pattes de devant sur le dos de son maître.

Il y eut un instant de profond silence. La félicité céleste dont
le maréchal, ses filles et le soldat jouissaient dans ce moment
d'expansion ineffable fut interrompue par un jappement de Rabat-
Joie, qui venait de quitter sa position de bipède. L'heureux
groupe se désunit, regarda, et vit la stupide face de Jocrisse. Il
avait l'air encore plus bête, plus béat que de coutume; il restait
coi dans l'embrasure de la porte ouverte, les yeux écarquillés,
tenant à la main son éternel panier de bois, et sous son bras un
plumeau.

Rien ne met plus en gaieté que le bonheur; aussi, quoique son
arrivée fût assez inopportune, un éclat de rire frais et charmant,
sortant des lèvres fleuries de Rose et de Blanche, accueillit
cette apparition grotesque. Jocrisse faisant rire les filles du
maréchal, depuis si longtemps attristées, Jocrisse eut droit à
l'instant à l'indulgence du maréchal, qui lui dit avec bonne
humeur:

-- Que veux-tu, mon garçon?

-- Monsieur le duc, ce n'est pas moi! répondit Jocrisse en mettant
la main sur sa poitrine, comme s'il eût fait un serment. De sorte
que son plumeau s'échappa de dessous son bras.

Les rires des deux jeunes filles redoublèrent.

-- Comment, ce n'est pas toi? dit le maréchal.

-- Ici, Rabat-Joie! cria Dagobert, car le digne chien semblait
avoir un secret et mauvais pressentiment à l'endroit du niais
supposé, et s'approchait de lui d'un air fâcheux.

-- Non, monsieur le duc, ça n'est pas moi, reprit Jocrisse, c'est
le valet de chambre qui m'a dit de dire à M. Dagobert, en montant
du bois, de dire à monsieur le duc, puisque j'en montais dans un
panier, que M. Robert le demandait.

À cette nouvelle bêtise de Jocrisse, les éclats de rire des deux
jeunes filles redoublèrent.

Au nom de M. Robert, le maréchal Simon tressaillit. M. Robert
était le secret émissaire de Rodin au sujet de l'entreprise
possible, quoique aventureuse, qu'il s'agissait de tenter pour
enlever Napoléon II.

Après un moment de silence, le maréchal, dont la figure rayonnait
toujours de bonheur et de joie, dit à Jocrisse:

-- Prie M. Robert d'attendre un moment en bas, dans mon cabinet.

-- Oui, monsieur le duc, répondit Jocrisse en s'inclinant jusqu'à
terre.

Le niais sorti, le maréchal dit à ses filles d'une voix enjouée:

-- Vous sentez bien qu'en un jour, qu'en un moment comme celui-ci,
on ne quitte pas ses enfants... même pour M. Robert.

-- Oh! tant mieux, mon père!... s'écria gaiement Blanche, car
M. Robert me déplaisait déjà beaucoup.

-- Avez-vous là de quoi écrire? demanda le maréchal.

-- Oui, mon père... là... sur la table, dit vivement Rose en
indiquant au maréchal un petit bureau placé à côté de l'une des
croisées de leur chambre, vers lequel le maréchal se dirigea
rapidement.

Par discrétion, les deux jeunes filles restèrent auprès de la
cheminée où elles étaient, et s'embrassèrent tendrement, comme
pour se réjouir de soeur à soeur, seule à seule, de cette journée
inespérée.

Le maréchal s'assit devant le bureau de ses filles et fit signe à
Dagobert d'approcher. Tout en écrivant rapidement quelques mots
d'une main ferme, il dit au soldat en souriant, et assez bas pour
qu'il fût impossible à ses filles de l'entendre:

-- Sais-tu à quoi j'étais presque décidé tout à l'heure, avant
d'entrer ici?

-- À quoi étiez-vous décidé, mon général?

-- À me brûler la cervelle... C'est à mes enfants que je dois la
vie... Et le maréchal continua d'écrire.

À cette confidence, Dagobert fit un mouvement, puis il reprit,
toujours à voix basse:

-- Ça n'aurait toujours pas été avec vos pistolets... J'avais ôté
les capsules... Le maréchal se retourna vivement vers lui en le
regardant d'un air surpris. Le soldat baissa la tête
affirmativement et ajouta:

-- Dieu merci!... c'est fini de ces idées-là... Pour toute
réponse, le maréchal lui montra ses filles d'un regard humide de
tendresse, étincelant de bonheur; puis, cachetant le billet de
quelques lignes qu'il venait d'écrire, il le donna au soldat et
lui dit:

-- Remets cela à M. Robert... je le verrai demain. Dagobert prit
la lettre et sortit. Le maréchal revenant auprès de ses filles,
leur dit joyeusement en leur tendant les bras:

-- Maintenant, mesdemoiselles, deux beaux baisers pour avoir
sacrifié le pauvre M. Robert... Les ai-je bien gagnés?

Rose et Blanche se jetèrent au cou de leur père.

* * * * *

À peu près au moment où ces choses se passaient à Paris, deux
voyageurs étrangers, quoique séparés l'un de l'autre, échangeaient
à travers l'espace de mystérieuses pensées.



XLIV. Les ruines de l'abbaye de Saint-Jean le Décapité.

Le soleil est à son déclin. Au plus profond d'une immense forêt de
sapins, au milieu d'une sombre solitude, s'élèvent les ruines
d'une abbaye autrefois vouée à _saint Jean le Décapité_.

Le lierre, les plantes parasites, la mousse, couvrent presque
entièrement les pierres noires de vétusté; quelques arceaux
démantelés, quelques murailles percées de fenêtres ogivales
restent encore debout et se découpent sur l'obscur rideau de ces
grands bois. Dominant ces amas de décombres, dressée sur son
piédestal écorné, à demi caché sous les lianes, une statue de
pierre colossale, çà et là mutilée, est restée debout. Cette
statue est étrange, sinistre. Elle représente un homme décapité.
Vêtu de la toge antique, entre ses mains il tient un plat; dans ce
plat est une tête... Cette tête est la sienne. C'est la statue de
saint Jean, martyr, mis à mort par ordre d'Hérodiade.

Le silence est solennel. De temps à autre on entend seulement le
sourd bruissement du branchage des pins énormes que la brise
agite.

Des nuages cuivrés, rougis par le couchant, voguent lentement au-
dessus de la forêt, et se reflètent dans le courant d'un petit
ruisseau d'eau vive, qui, traversant les ruines de l'abbaye, prend
sa source plus loin, au milieu d'une masse de roches. L'onde
coule, les nuages passent, les arbres séculaires frémissent, la
brise murmure...

Soudain, à travers la pénombre formée par la cime épaisse de cette
futaie, dont les innombrables troncs se perdent dans des
profondeurs infinies apparaît une forme humaine...

C'est une femme.

Elle s'avance lentement vers les ruines... elle les atteint...
elle foule ce sol autrefois béni... Cette femme est pâle, son
regard est triste, sa longue robe flottante, et ses pieds sont
poudreux; sa démarche est pénible, chancelante.

Un bloc de pierre est placé au bord de la source, presque au-
dessous de la statue de saint Jean le Décapité. Sur cette pierre,
cette femme tombe épuisée, haletante de fatigue.

Et pourtant, depuis bien des jours, bien des ans, bien des
siècles, elle marche... marche... infatigable...

Mais, pour la première fois... elle ressent une lassitude
invincible...

Pour la première fois... ses pieds sont endoloris...

Pour la première fois, celle-là, qui traversait d'un pas égal,
indifférent et sûr, la lave mouvante des déserts torrides, tandis
que des caravanes entières s'engloutissaient sous ces vagues de
sable incandescent...

Celle-là qui, d'un pas ferme et dédaigneux, foulait la neige
éternelle des contrées boréales, solitude glacée où nul être
humain ne peut vivre...

Celle-là qu'épargnaient les flammes dévorantes de l'incendie ou
les eaux impétueuses du torrent...

Celle-là enfin qui, depuis tant de siècles, n'avait plus rien de
commun avec l'humanité... celle-là en éprouvait pour la première
fois les douleurs...

Ses pieds saignent, ses membres sont brisés par la fatigue, une
soif brûlante la dévore...

Elle ressent ces infirmités... elle souffre... et elle ose à peine
y croire...

Sa joie serait trop immense...

Mais son gosier, de plus en plus desséché, se contracte; sa gorge
est en feu... Elle aperçoit la source, et se précipite à genoux
pour se désaltérer à ce courant cristallin et transparent comme un
miroir.

Que se passe-t-il donc? À peine ses lèvres enflammées ont-elles
effleuré cette eau fraîche et pure, que, toujours agenouillée au
bord du ruisseau, et appuyée sur ses deux mains, cette femme cesse
brusquement de boire et se regarde avidement dans la glace
limpide...

Tout à coup, oubliant la soif qui la dévore encore, elle pousse un
grand cri... un cri de joie profonde, immense, religieuse, comme
une action de grâces infinie envers le Seigneur.

Dans ce miroir profond... elle vient de s'apercevoir qu'elle a
vieilli... En quelques jours, en quelques heures, en quelques
minutes, à l'instant peut-être... elle a atteint la maturité de
l'âge...

Elle qui, depuis plus de dix-huit siècles, avait vingt ans, et
traînait à travers les mondes et les générations cette
impérissable jeunesse...

Elle avait vieilli... Elle pouvait enfin aspirer à la mort...

Chaque minute de sa vie la rapprochait de la tombe...

Transportée de cet espoir ineffable, elle se redresse, lève la
tête vers le ciel et joint ses mains dans une attitude de prière
fervente...

Alors ses yeux s'arrêtent sur la grande statue de pierre qui
représente saint Jean le Décapité...

La tête que le martyr porte entre ses mains... semble, à travers
sa paupière de granit à demi close par la mort, jeter sur la juive
errante un regard de commisération et de pitié...

Et c'est elle, Hérodiade, qui, dans la cruelle ivresse d'une fête
païenne, a demandé le supplice de ce saint!...

Et c'est au pied de l'image du martyr que, pour la première
fois... depuis tant de siècles... l'immortalité qui pesait sur
Hérodiade semble s'adoucir!...

«Ô mystère impénétrable! ô divine espérance! s'écrie-t-elle, le
courroux céleste s'apaise enfin... La main du Seigneur me ramène
aux pieds de ce saint martyr... c'est à ses pieds que je commence
à être une créature humaine... Et c'est pour venger sa mort que le
Seigneur m'avait condamnée à une marche éternelle...

«Ô mon Dieu! faites que je ne sois pas la seule pardonnée...
Celui-là, l'artisan qui, comme moi, la fille du roi... marche
aussi depuis des siècles... celui-là... comme moi, peut-il espérer
d'atteindre le terme de sa course éternelle?

«Où est-il, Seigneur... où est-il?... Cette puissance que vous
m'aviez donnée de le voir, de l'entendre à travers les espaces, me
l'avez-vous retirée? Oh! dans ce moment suprême, ce don divin,
rendez-le-moi... Seigneur... car, à mesure que je ressens ces
infirmités humaines, que je bénis comme la fin de mon éternité de
maux, ma vue perd le pouvoir de traverser l'immensité, mon oreille
le pouvoir d'entendre l'homme errant d'un bout du monde à
l'autre...»

La nuit était venue... obscure... orageuse...

Le vent s'était élevé au milieu des grands sapins.

Derrière leur cime noire, commençait à monter lentement à travers
de sombres nuées, le disque argenté de la lune...

L'invocation de la juive errante fut peut-être entendue...

Tout à coup ses yeux se fermèrent, ses mains se joignirent, et
elle resta agenouillée au milieu des ruines... immobile comme une
statue des tombeaux... Et elle eut alors une vision étrange!!!



XLV. Le calvaire.

Telle était la vision d'Hérodiade:

Au sommet d'une haute montagne, nue, rocailleuse, escarpée,
s'élève un calvaire.

Le soleil décline ainsi qu'il déclinait lorsque la juive s'est
traînée, épuisée de fatigue, au milieu des ruines de Saint-Jean le
Décapité.

Le grand Christ en croix qui domine le calvaire, la montagne et la
plaine aride, solitaire, infinie; le grand Christ en croix se
détache blanc et pâle sur les nuages d'un noir bleu qui couvrent
partout le ciel et deviennent d'un violet sombre en se dégradant à
l'horizon...

À l'horizon... où le soleil couchant a laissé de longues traînées
d'une lueur sinistre... d'un rouge de sang. Aussi loin que la vue
peut s'étendre, aucune végétation n'apparaît sur ce morne désert,
couvert de sable et de cailloux comme le lit séculaire de quelque
océan desséché.

Un silence de mort plane sur cette contrée désolée. Quelquefois de
gigantesques vautours noirs, au cou rouge et pelé, à l'oeil jaune
et lumineux, abattent leur grand vol au milieu de ces solitudes,
viennent faire la sanglante curée de la proie qu'ils ont enlevée
dans un pays moins sauvage.

Comment ce calvaire, ce lieu de prière, a-t-il été élevé si loin,
si loin de la demeure des hommes?

Ce calvaire a été élevé à grand frais par un pécheur repentant; il
avait fait beaucoup de mal aux autres hommes... et, pour mériter le
pardon de ses crimes, il a gravi cette montagne à genoux et, devenu
cénobite, il a vécu jusqu'à sa mort au pied de cette croix, à peine
abrité sous un toit de chaume depuis longtemps balayé par les vents.

Le soleil décline toujours...

Le ciel devient de plus en plus sombre... les raies lumineuses de
l'horizon, naguère empourprées, commencent à s'obscurcir
lentement, ainsi que les barres de fer rougies au feu, dont
l'incandescence s'éteint peu à peu.

Soudain l'on entend, derrière l'un des versants du calvaire opposé
au couchant, le bruit de quelques pierres qui se détachent et
tombent en bondissant jusqu'au bas de la montagne.

Le pied d'un voyageur qui, après avoir traversé la plaine, gravit
depuis une heure cette pente escarpée, a fait rouler ces cailloux
au loin.

Ce voyageur ne paraît pas encore, mais l'on distingue son pas
lent, égal et ferme. Enfin... il atteint le sommet de la montagne,
et sa haute taille se dessine sur le ciel orageux.

Ce voyageur est aussi pâle que le Christ en croix: sur son large
front, de l'une à l'autre tempe, s'étend une ligne noire.

Celui-là est l'artisan de Jérusalem... L'artisan rendu méchant par
la misère, par l'injustice et par l'oppression, celui qui, sans
pitié pour les souffrances de l'homme divin portant sa croix,
l'avait repoussé de sa demeure... en lui criant durement:

-- MARCHE... MARCHE... MARCHE...

Et depuis ce jour, un Dieu vengeur a dit à son tour à l'artisan de
Jérusalem:

-- MARCHE... MARCHE... MARCHE... Et il a marché... éternellement
marché... Ne bornant pas là sa vengeance, le Seigneur a voulu
quelquefois attacher la mort aux pas de l'homme errant, et que les
tombes innombrables fussent les bornes militaires de sa marche
homicide à travers les mondes.

Et c'était pour l'homme errant des jours de repos dans sa douleur
infinie, lorsque la main invisible du Seigneur le poussait dans de
profondes solitudes... telles que le désert où il traînait alors
ses pas; du moins, en traversant cette plaine désolée, en
gravissant ce rude calvaire, il n'entendait plus le glas funèbre
des cloches des morts, qui toujours, toujours, tintaient derrière
lui... dans les contrées habitées.

Tout le jour, et encore à cette heure, plongé dans le noir abîme
de ses pensées, suivant sa route fatale... allant où le menait
l'invisible main, la tête baissée sur sa poitrine, les yeux fixés
à terre, l'homme errant avait traversé la plaine, monté la
montagne sans regarder le ciel... sans apercevoir le calvaire,
sans voir le Christ en croix.

L'homme errant pensait aux derniers descendants de sa race; il
sentait, au déchirement de son coeur, que de grands périls les
menaçaient encore...

Et dans un désespoir amer, profond comme l'Océan, l'artisan de
Jérusalem s'assit au pied du calvaire.

À ce moment un dernier rayon de soleil, perçant à l'horizon le
sombre amoncellement des nuages, jeta sur la crête de la montagne,
sur le calvaire, une lueur ardente comme le reflet d'un incendie.

Le juif appuyait alors sur sa main son front penché... Sa longue
chevelure, agitée par la brise crépusculaire, venait de voiler sa
pâle figure, lorsque, écartant ses cheveux de son visage, il
tressaillit de surprise... lui qui ne pouvait plus s'étonner de
rien...

D'un regard avide, il contemplait la longue mèche de cheveux qu'il
tenait à la main... Ses cheveux, naguère noirs comme la nuit...
étaient devenus gris.

Lui aussi, comme Hérodiade, il avait vieilli.

Le cours de son âge, arrêté depuis dix-huit siècles... reprenait
sa marche...

Ainsi que la juive errante, lui aussi pouvait donc dès lors
aspirer à la tombe... Se jetant à genoux, il tendit les mains, le
visage vers le ciel... pour demander à Dieu l'explication de ce
mystère qui le ravissait d'espérance.

Alors, pour la première fois, ses yeux s'arrêtèrent sur le Christ
en croix qui dominait le calvaire, de même que la juive errante
avait fixé son regard sur la paupière de granit du saint martyr.

Le Christ, la tête inclinée sous le poids de sa couronne d'épines,
semblait du haut de sa croix contempler avec douceur et pardon
l'artisan qu'il avait maudit depuis tant de siècles... et qui, à
genoux, renversé en arrière, dans une attitude d'épouvante et de
prière, tendait vers lui ses mains suppliantes.

-- Ô Christ!... s'écria le juif, le bras vengeur du Seigneur me
ramène au pied de cette croix si pesante que tu portais, brisé de
fatigue... ô Christ! lorsque tu voulus t'arrêter pour te reposer
au seuil de ma pauvre demeure, et que, dans ma dureté impitoyable,
je te repoussai en te disant: «Marche!... marche!...» et voici
qu'après ma vie errante je me retrouve devant cette croix... et
voici qu'enfin mes cheveux blanchissent... Ô Christ! dans ta bonté
divine, m'as-tu donc pardonné? Suis-je donc arrivé au terme de ma
course éternelle! Ta céleste clémence m'accordera-t-elle enfin ce
repos du sépulcre qui, jusqu'ici, hélas! m'a toujours fui!... Oh!
si ta clémence descend sur moi... qu'elle descende aussi sur cette
femme... dont le supplice est égal au mien!... Protège aussi les
derniers descendants de ma race! Quel sera leur sort? Seigneur,
déjà l'un d'eux, le seul de tous que le malheur eût perverti, a
disparu de cette terre. Est-ce pour cela que mes cheveux ont
blanchi! Mon crime ne sera-t-il donc expié que lorsque, dans ce
monde, il ne restera plus un seul des rejetons de notre famille
maudite! Ou bien cette preuve de votre toute-puissante bonté, ô
Seigneur! qui me rend à l'humanité, annonce-t-elle votre clémence
et la félicité des miens! Sortiront-ils enfin triomphants des
périls qui les menacent! Pourront-ils, accomplissant tout le bien
dont leur aïeul voulait combler l'humanité, mériter ainsi leur
grâce et la mienne! ou bien, inexorablement condamnés par vous,
Seigneur, comme les rejetons maudits de ma race maudite, doivent-
ils expier leur tache originelle et mon crime! Oh! dites,
Seigneur, serai-je pardonné avec eux? seront-ils punis avec moi!

En vain le crépuscule avait fait place à une nuit orageuse et
noire... le juif priait toujours, agenouillé au pied du calvaire.



XLVI. Le conseil.

La scène suivante se passe à l'hôtel de Saint-Dizier, le
surlendemain du jour où a eu lieu la réconciliation du maréchal
Simon et de ses filles.

La princesse écoute les paroles de Rodin avec la plus profonde
attention. Le révérend père est, selon son habitude, debout et
adossé à la cheminée, tenant ses mains plongées dans les poches de
derrière de sa vieille redingote brune; ses gros souliers boueux
ont laissé leur empreinte sur le tapis d'hermine qui garnit le
devant de la cheminée du salon. Une satisfaction profonde se lit
sur la face cadavéreuse du jésuite. Mme de Saint-Dizier, mise avec
cette sorte de coquetterie discrète qui convenait à une mère
d'Église de sa sorte, ne quittait pas Rodin des yeux, car celui-ci
avait complètement supplanté le père d'Aigrigny dans l'esprit de
la dévote. Le flegme, l'audace, la haute intelligence, le
caractère rude et dominateur de _l'ex-socius_, imposaient à cette
femme altière, la subjuguaient et lui inspiraient une admiration
sincère, presque de l'attrait; il n'était pas même jusqu'à la
saleté cynique, jusqu'à la repartie souvent brutale de ce prêtre,
qui ne lui agréât, et qui ne fût pour elle une sorte de ragoût
dépravé, qu'elle préférait alors de beaucoup aux formes exquises,
à l'élégance musquée du beau révérend père d'Aigrigny.

-- Oui, madame, disait Rodin d'un ton convaincu et pénétré, car
ces gens-là ne se démasquent pas, même entre complices, oui,
madame, les nouvelles de notre maison de retraite de Saint-Hérem
sont excellentes. M. Hardy... l'esprit fort... le libre penseur,
est enfin entré dans le giron de notre Église catholique,
apostolique et romaine.

Rodin ayant hypocritement nasillé ces derniers mots... la dévote
inclina la tête avec respect.

-- La grâce a touché cet impie... reprit Rodin, et l'a touché si
fort, que, dans son enthousiasme ascétique, il a voulu déjà
prononcer les voeux qui l'attachent à notre sainte compagnie.

-- Si tôt, mon père? dit la princesse étonnée.

-- Nos instituts s'opposent à cette précipitation, à moins
cependant qu'il ne s'agisse d'un pénitent qui, se voyant _in
articulo mortis _(à l'article de la mort), considère comme
souverainement efficace pour son salut de mourir dans notre habit,
et de nous abandonner ses biens... pour la plus grande gloire du
Seigneur.

-- Est-ce que M. Hardy se trouve dans une position aussi
désespérée, mon père?

-- La fièvre le dévore; après tant de coups successifs qui l'ont
miraculeusement poussé dans la voie du salut, reprit Rodin avec
componction, cet homme, d'une nature si frêle et si délicate, est
à cette heure presque entièrement anéanti, moralement et
physiquement. Aussi les austérités, les macérations, les joies
divines de l'extase vont-elles lui frayer on ne peut plus
promptement le chemin de la vie éternelle, et il est probable
qu'avant quelques jours...

Et le prêtre secoua la tête d'un air sinistre.

-- Si tôt que cela, mon père?

-- C'est presque certain; j'ai donc pu, usant de mes dispenses,
faire recevoir ce cher pénitent_, in articulo mortis_, membre de
notre sainte compagnie, à laquelle, selon la règle, il a abandonné
tous ses biens, présents et futurs... de sorte qu'à cette heure il
n'a plus à songer qu'au salut de son âme... Encore une victime du
philosophisme arrachée aux griffes de Satan.

-- Ah! mon père, s'écria la dévote avec admiration, c'est une
miraculeuse conversion... Le père d'Aigrigny m'a dit combien vous
aviez eu à lutter contre l'influence de l'abbé Gabriel.

-- L'abbé Gabriel, reprit Rodin, a été puni de s'être mêlé de ce
qui ne le regardait point et d'autres choses encore... J'ai exigé
son interdiction... et il a été interdit par son évêque et révoqué
de sa cure... On dit qu'afin de passer le temps, il court les
ambulances de cholériques pour y distribuer des consolations
chrétiennes; on ne peut s'opposer à cela... Mais ce consolateur
ambulant sent son hérétique d'une lieue...

-- C'est un esprit dangereux, reprit la princesse, car il a une
assez grande action sur les hommes; aussi n'a-t-il pas fallu moins
que votre éloquence admirable, irrésistible, pour ruiner les
détestables conseils de cet abbé Gabriel, qui s'était imaginé de
vouloir ramener M. Hardy à la vie mondaine... En vérité, mon père,
vous êtes un saint Chrysostome.

-- Bon, bon, madame, dit brusquement Rodin, très peu sensible aux
flatteries, gardez cela pour d'autres.

-- Je vous dis que vous êtes un saint Chrysostome, mon père,
répéta la princesse avec feu; car, comme lui vous méritez le
surnom de saint Jean Bouche d'or.

-- Allons donc, madame! dit Rodin avec brutalité en haussant les
épaules, moi _une bouche d'or!..._ j'ai les lèvres trop livides et
les dents trop noires... Vous plaisantez, avec votre bouche d'or.

-- Mais, mon père...

-- Mais, madame, on ne me prend pas à cette glu-là, moi, reprit
durement Rodin; je hais les compliments, je n'en fais point.

-- Que votre modestie me pardonne, mon père, dit humblement la
dévote, je n'ai pu résister au bonheur de vous témoigner mon
admiration; car, ainsi que vous l'aviez presque prédit... ou prévu
il y a peu de mois, voici déjà deux membres de la famille
Rennepont _désintéressés dans la question de l'héritage..._

Rodin regarda Mme de Saint-Dizier d'un air radouci et approbatif
en l'entendant formuler ainsi la position des deux défunts
héritiers. Car, selon Rodin, M. Hardy, par sa donation et son
ascétisme homicide, n'appartenait plus au monde.

La dévote continua:

-- L'un de ces hommes, misérable artisan, a été conduit à sa perte
par l'exaltation de ses vices... vous avez conduit l'autre dans la
voie du salut en exaltant ses qualités aimantes et tendres. Soyez
donc glorifié dans vos prévisions, mon père, car, vous l'avez dit:
«C'est aux passions que je m'adresserai pour arriver à mon but.»

-- Ne glorifiez pas si vite, je vous prie, dit impatiemment Rodin.
Et votre nièce? et les deux filles du maréchal Simon? Ces
personnes-là ont-elles fait aussi une fin chrétienne, ou sont-
elles désintéressées de la question de l'héritage, pour nous
glorifier sitôt?

-- Non, sans doute.

-- Eh bien, donc! vous le voyez, madame ne perdons point de temps
à nous congratuler du passé; songeons à l'avenir... Le grand jour
approche, le 1er juin n'est pas loin... fasse le ciel que nous ne
voyons pas les quatre membres de la famille qui survivent
continuer de vivre dans l'impénitence jusqu'à cette époque et
posséder cet énorme héritage... objet de nouvelles perditions
entre leurs mains, objet de gloire pour le Seigneur et pour son
Église entre les mains de notre compagnie.

-- Il est vrai, mon père...

-- À propos de cela, vous devriez voir des gens d'affaires au
sujet de votre nièce?

-- Je les ai vus, mon père; et, si incertaine que soit la chance
dont je vous ai parlé, elle est à tenter; je saurai aujourd'hui,
je l'espère, si légalement cela est possible...

-- Peut-être alors, dans le milieu où cette nouvelle condition la
placerait, trouverait-on... moyen d'arriver... à... sa
_conversion! _dit Rodin avec un étrange et hideux sourire; car
jusqu'ici, depuis qu'elle s'est fatalement rapprochée de cet
Indien, le bonheur de ces deux païens paraît inaltérable et
étincelant comme le diamant; rien n'y peut mordre... pas même la
dent de Faringhea... Mais espérons que le Seigneur fera justice de
ces vaines et coupables félicités.

Cet entretien fut interrompu par le père d'Aigrigny; il entra dans
le salon d'un air triomphant et s'écria de la porte:

-- Victoire!

-- Que dites-vous? demanda la princesse.

-- Il est parti... cette nuit, dit le père d'Aigrigny.

-- Qui cela?... fit Rodin.

-- Le maréchal Simon, répondit le père d'Aigrigny.

-- Enfin... dit Rodin, qui ne put cacher sa joie profonde.

-- C'est sans doute son entretien avec le général d'Havrincourt
qui aura comblé la mesure, s'écria la dévote; car, je le sais, il
a eu une entrevue avec le général, qui, comme tant d'autres, a cru
aux bruits plus ou moins fondés que j'avais fait répandre... Tout
moyen est bon pour atteindre l'impie, ajouta la princesse en
manière de correctif.

-- Avez-vous quelques détails? dit Rodin.

-- Je quitte Robert, dit le père d'Aigrigny; son signalement, son
âge, peuvent se rapporter à l'âge et au signalement du maréchal;
celui-ci est parti avec ses papiers. Seulement une chose a
profondément surpris votre émissaire.

-- Laquelle? dit Rodin.

-- Jusqu'alors, il avait eu sans cesse à combattre les hésitations
du maréchal; il avait, en outre, remarqué son air sombre,
désespéré... Hier, au contraire, il lui a trouvé un air si
heureux, si rayonnant, qu'il n'a pu s'empêcher de lui demander la
cause de ce changement.

-- Eh bien! dirent à la fois Rodin et la princesse, étrangement
surpris.

--» Je suis en effet l'homme le plus heureux du monde, a répondu
le maréchal, car je vais avec joie et bonheur remplir un devoir
sacré.»

Les trois acteurs de cette scène se regardèrent en silence.

-- Et qui a pu amener ce brusque changement dans l'esprit du
maréchal? dit la princesse d'un air pensif; on comptait au
contraire sur des chagrins, sur des irritations de toute sorte
pour le jeter dans cette aventureuse entreprise.

-- Je m'y perds, dit Rodin en réfléchissant; mais il m'importe, il
est parti: il ne faut pas perdre un moment pour agir sur ses
filles... A-t-il emmené ce maudit soldat?

-- Non... dit le père d'Aigrigny, malheureusement non... mis en
défiance et instruit par le passé, il va redoubler de précautions,
et un homme qui aurait pu, dans un cas désespéré, nous servir
contre lui... vint d'être frappé par la contagion.

-- Qui donc cela? demanda la princesse.

-- Morok... Je pouvais compter sur lui en tout, pour tout,
partout... et il est perdu, car, s'il échappe à la contagion, il
est à craindre qu'il ne succombe à un mal horrible et incurable.

-- Que dites-vous?...

-- Il y a peu de jours, il a été mordu par un des molosses de sa
ménagerie, et le lendemain la rage s'est déclarée chez le chien.

-- Ah! c'est affreux! s'écria la princesse. Et où est ce
malheureux?

-- On l'a transporté dans une des ambulances provisoires établies
à Paris, car le choléra seul s'est déclaré chez lui jusqu'à
présent... et, je le répète, c'est un double malheur, car c'était
un homme dévoué, décidé et prêt à tout... Or, le soldat, gardien
des orphelines, sera d'un abord presque impossible, et par lui
seul cependant on peut arriver aux filles du maréchal Simon.

-- C'est évident, dit Rodin d'un air pensif.

-- Surtout depuis que les lettres anonymes ont de nouveau éveillé
ses soupçons, ajouta le père d'Aigrigny et...

-- À propos de lettres anonymes, dit tout à coup Rodin en
interrompant le père d'Aigrigny, il est un fait qu'il est bon que
vous sachiez; je vous dirai pourquoi.

-- De quoi s'agit-il?

-- Outre les lettres que vous savez, le maréchal Simon en a reçu
nombre d'autres que vous ignorez, et dans lesquelles, par tous les
moyens possibles, on tâchait d'exaspérer son irritation contre
vous, en lui rappelant toutes les raisons qu'il avait de vous
haïr, et en le raillant de ce que votre caractère sacré vous
mettait à l'abri de sa vengeance.

Le père d'Aigrigny regarda Rodin avec stupeur, et s'écria en
rougissant malgré lui:

-- Mais dans quel but... Votre Révérence a-t-elle agi ainsi?

-- D'abord, afin de détourner de moi les soupçons qui pouvaient
être éveillés par ces lettres; puis, afin d'exalter la rage du
maréchal jusqu'au délire, en lui rappelant sans cesse et les
justes motifs de sa haine contre vous, et l'impossibilité où il
était de vous atteindre. Ceci, joint aux autres ferments de
chagrins, de colère, d'irritation, que les brutales passions de
cet homme de bataille faisaient bouillonner en lui, devait le
pousser à cette folle entreprise, qui est la conséquence et la
punition de son idolâtrie pour un misérable usurpateur.

-- Soit, dit le père d'Aigrigny d'un air contraint; mais je ferai
observer à Votre Révérence qu'il était un peu dangereux d'exciter
ainsi le maréchal Simon contre moi.

-- Pourquoi? demanda Rodin en attachant un coup d'oeil perçant sur
le père d'Aigrigny.

-- Parce que le maréchal, poussé hors des bornes, ne se souvenant
que de notre haine mutuelle... pouvait me chercher, me
rencontrer...

-- Eh bien! après? fit Rodin.

-- Eh il pouvait oublier... que je suis prêtre... et...

-- Ah! vous avez peur?... dit dédaigneusement Rodin en
interrompant le père d'Aigrigny.

À ces mots de Rodin: «Vous avez peur» le révérend père bondit sur
sa chaise; puis, reprenant son sang-froid, il ajouta:

-- Votre Révérence ne se trompe pas; oui, j'aurais peur... oui...
Dans une circonstance pareille... J'aurais peur d'oublier que je
suis prêtre... et de trop me souvenir que j'ai été soldat.

-- Vraiment? dit Rodin avec un souverain mépris... vous en êtes
encore là... à ce niais et sauvage point d'honneur? Votre soutane
n'a pas éteint ce beau feu? Ainsi, ce sabreur, dont j'étais bien
sûr de détraquer la pauvre cervelle, vide et sonore comme un
tambour, en prononçant quelques mots magiques pour ces batailleurs
stupides: _Honneur militaire... serment... Napoléon II_, ainsi, ce
sabreur, s'il se fût porté contre vous à quelque acte de violence,
il vous eût fallu faire un grand effort pour rester calme?

Et Rodin attacha de nouveau son regard pénétrant sur le révérend
père.

-- Il est inutile, je crois, à Votre Révérence, de faire des
suppositions semblables, dit le père d'Aigrigny en contenant
difficilement son agitation.

-- Comme votre supérieur, reprit sévèrement Rodin, j'ai le droit
de vous demander ce que vous eussiez fait si le maréchal Simon
avait levé la main sur vous...

-- Monsieur! s'écria le révérend père.

-- Il n'y a pas de _messieurs _ici, il y a des prêtres, dit
durement Rodin. Le père d'Aigrigny baissa la tête, contenant
difficilement sa colère.

-- Je vous demande, reprit obstinément Rodin, quelle aurait été
votre conduite si le maréchal Simon vous eût frappé? Est-ce clair?

-- Assez! de grâce, dit le père d'Aigrigny, assez!

-- Ou, si vous l'aimez mieux, s'il vous eût souffleté sur les deux
joues? reprit Rodin avec un flegme opiniâtre.

Le père d'Aigrigny, blême, les dents serrées, les poings crispés,
était en proie à une sorte de vertige à la seule pensée d'un
outrage, tandis que Rodin, qui n'avait pas sans doute fait en vain
cette question, soulevant ses flasques paupières, semblait
profondément attentif aux symptômes significatifs qui se
trahissaient sur la physionomie bouleversée de l'ancien colonel.

La dévote, de plus en plus sous le charme de _l'ex-socius,
_trouvant la position du père d'Aigrigny aussi pénible que fausse,
sentait s'augmenter son admiration pour Rodin.

Enfin le père d'Aigrigny, reprenant peu à peu son sang-froid,
répondit à Rodin d'un ton calme et contraint:

-- Si j'avais à subir un pareil outrage, je prierais le Seigneur
de me donner la résignation de l'humilité.

-- Et certainement le Seigneur écouterait vos voeux, dit
froidement Rodin, satisfait de l'épreuve qu'il venait de tenter
sur le père d'Aigrigny. D'ailleurs, vous voici prévenu, et il est
peu probable, ajouta-t-il avec un sourire affreux, que le maréchal
Simon revienne ici afin d'éprouver si rudement votre humilité...
Mais s'il revenait, et Rodin attacha de nouveau un regard long et
perçant sur le révérend père, s'il revenait... vous sauriez, je
n'en doute pas, montrer à ce brutal traîneur de sabre, malgré ses
violences, tout ce qu'il y a de résignation et d'humilité dans une
âme vraiment chrétienne.

Deux coups, discrètement frappés à la porte de l'appartement
interrompirent un moment la conversation. Un valet de chambre
entra portant sur un plateau une large enveloppe cachetée, qu'il
remit à la princesse, après quoi il sortit.

Mme de Saint-Dizier, ayant d'un regard demandé à Rodin la
permission de décacheter cette lettre, la parcourut, et bientôt
une satisfaction cruelle éclata sur son visage.

-- Il y a de l'espoir, s'écria-t-elle en s'adressant à Rodin; la
demande est rigoureusement légale, elle se renforce de l'instance
en interdiction; les conséquences peuvent être celles que nous
souhaitons. En un mot, ma nièce peut, du jour au lendemain, être
menacée de la plus complète misère... Elle si prodigue... quel
bouleversement dans toute sa vie!...

-- Il y aurait sans doute alors quelque prise sur ce caractère
indomptable... dit Rodin d'un air méditatif; car jusqu'ici tout a
échoué. On dirait que certains bonheurs rendent invulnérable,
murmura le jésuite en rongeant ses ongles plats et noirs.

-- Mais, pour obtenir le résultat que je désire, il faut exaspérer
l'orgueil de ma nièce; il est donc absolument indispensable que je
la voie et que je cause avec elle, dit Mme de Saint-Dizier en
réfléchissant.

-- Mlle de Cardoville refusera cette entrevue, dit le père
d'Aigrigny.

-- Peut-être, dit la princesse. Elle est si heureuse!... que son
audace doit être à son comble; oui... oui... je la connais. Je lui
écrirai de telle sorte... qu'elle viendra.

-- Vous croyez? demanda Rodin d'un air dubitatif.

-- N'en doutez pas, mon père, reprit la princesse, elle viendra.
Et, une fois sa fierté en jeu... on peut beaucoup espérer.

-- Il faut donc agir, madame, reprit Rodin, agir promptement, le
moment approche, les haines, les défiances sont éveillées... il
n'y a pas un moment à perdre.

-- Quant aux haines, reprit la princesse, Mlle de Cardoville a pu
voir où aboutit le procès qu'elle a tenté de faire à propos de ce
qu'elle appelle sa détention dans une maison de santé, et la
séquestration des demoiselles Simon dans le couvent de Sainte-
Marie. Dieu merci, nous avons des amis partout; je sais de bonne
part qu'il sera passé outre sur ces criailleries, faute de preuves
suffisantes, malgré l'acharnement de certains magistrats
parlementaires qui seront notés, et bien notés...

-- Dans ces circonstances, reprit Rodin, le départ du maréchal
donne toute latitude; il faut agir immédiatement sur ses filles.

-- Mais comment? dit la princesse.

-- Il faut d'abord les voir, reprit Rodin, causer avec elles, les
étudier... ensuite on agira en conséquence.

-- Mais le soldat ne les quittera pas d'une seconde, dit le père
d'Aigrigny.

-- Alors, reprit Rodin, il faudra causer avec elles devant le
soldat et le mettre des nôtres.

-- Lui!... Cet espoir est insensé! s'écria le père d'Aigrigny;
vous ne connaissez pas cet homme.

-- Je ne le connais pas! dit Rodin en haussant les épaules. Mlle
de Cardoville ne m'a-t-elle pas présenté à lui comme son
libérateur, lorsque je vous ai eu dénoncé comme l'âme de cette
machination? n'est-ce pas moi qui lui ai rendu sa ridicule relique
impériale... sa croix d'honneur, chez le docteur Baleinier?...
n'est-ce pas moi enfin qui lui ai ramené les jeunes filles du
couvent, et qui les ai mises aux bras de leur père?

-- Oui, reprit la princesse; mais, depuis ce temps, ma nièce
maudite a tout deviné, tout découvert. Elle vous a dit, à vous-
même, mon père...

-- Qu'elle me considérait comme son plus mortel ennemi, dit Rodin.
Soit. Mais a-t-elle dit cela au maréchal? M'a-t-elle nommé à lui?
et si elle l'a fait, le maréchal a-t-il appris cette circonstance
à son soldat? Cela se peut, mais cela n'est pas certain; en tous
cas, il faut s'en assurer: si le soldat me traite en ennemi
dévoilé... nous verrons... mais je tenterai d'abord d'être
accueilli en ami.

-- Quand cela? dit la dévote.

-- Demain matin, répondit Rodin.

-- Grand Dieu! mon cher père, s'écria Mme de Saint-Dizier avec
crainte, si ce soldat voit en vous un ennemi? Prenez garde...

-- Je prends toujours garde, madame... J'ai eu raison de
compagnons plus terribles que lui... du choléra, par exemple. Et
le jésuite sourit en montrant ses dents noires...

-- Mais, s'il vous traite en ennemi... il refusera de vous
recevoir; de quelle manière parviendrez-vous jusqu'aux filles du
maréchal Simon? dit le père d'Aigrigny.

-- Je n'en sais rien du tout, dit Rodin; mais, comme je veux y
parvenir... j'y parviendrai.

-- Mon père, dit tout à coup la princesse en réfléchissant, ces
jeunes filles ne m'ont jamais vue... si, sans me nommer... je
pouvais m'introduire auprès d'elles?

-- Cela serait, madame, parfaitement inutile, car il faut d'abord
que je sache à quoi me résoudre à l'égard de ces orphelines... À
tout prix, je veux donc les voir, les entretenir longtemps...
alors seulement, une fois mon plan bien arrêté, votre concours
pourra m'être utile... En tous cas... veuillez être prête demain
matin, afin de m'accompagner, madame.

-- Où cela, mon père?

-- Chez le maréchal Simon.

-- Chez lui?

-- Pas précisément chez lui; vous monterez dans votre voiture, moi
je prendrai un fiacre: je tenterai de m'introduire auprès des
jeunes filles; pendant ce temps-là, vous m'attendrez à quelques
pas de la maison du maréchal; si je réussis, si j'ai besoin de
votre aide, j'irai vous trouver dans votre voiture; vous recevrez
mes instructions, et rien n'aura paru concerté entre nous.

-- Soit, mon révérend père; mais, en vérité, je tremble en
songeant à votre entrevue avec ce soldat brutal, dit la princesse.

-- Le seigneur veillera sur son serviteur, madame, répondit Rodin.
Quant à vous, mon père, ajouta-t-il en s'adressant au père
d'Aigrigny, faites à l'instant partir pour Vienne la note qui
était prête, afin d'annoncer à qui vous savez le départ et la
prochaine arrivée du maréchal. Tout est prévu. Ce soir, j'écrirai
plus amplement.

Le lendemain matin, sur les huit heures, Mme de Saint-Dizier, dans
sa voiture, et Rodin dans son fiacre, se dirigeaient vers la
maison du maréchal Simon.



XLVII. Le bonheur.

Depuis deux jours le maréchal Simon est parti. Il est huit heures
du matin. Dagobert, marchant avec de grandes précautions sur la
pointe du pied, afin de ne pas faire crier le parquet, traverse le
salon qui conduit à la chambre à coucher de Rose et de Blanche, et
va discrètement coller son oreille à la porte de l'appartement des
jeunes filles; Rabat-Joie suit exactement son maître, et semble
marcher avec autant de précaution que lui.

La figure du soldat est inquiète, préoccupée; tout en
s'approchant, il dit à demi-voix:

-- Pourvu que ces chères enfants n'aient rien entendu... cette
nuit! Cela les effrayerait, il vaut mieux qu'elles ne sachent cet
événement que le plus tard possible. Cela serait capable de les
attrister cruellement; pauvres petites, elles sont si gaies, si
heureuses, depuis qu'elles savent l'amour de leur père pour
elles!... Elles ont si bravement supporté son départ... Aussi,
pourvu qu'elles ne soient pas instruites de l'accident de cette
nuit! elles en seraient trop affligées!

Puis, prêtant encore l'oreille, le soldat reprit:

-- Je n'entends rien... rien... Elles toujours éveillées de si
bonne heure... c'est peut-être le chagrin.

Les réflexions de Dagobert furent interrompues par deux éclats de
rire d'une fraîcheur charmante qui retentirent tout à coup dans
l'intérieur de la chambre à coucher des jeunes filles.

-- Allons! elles ne sont pas si tristes que je croyais, dit
Dagobert en respirant plus à l'aise; probablement elles ne savent
rien.

Bientôt les éclats de rires redoublèrent tellement, que le soldat,
ravi de cet accès de gaieté si rare chez _ses enfants_, se sentit
d'abord tout attendri; un instant ses yeux devinrent humides en
pensant que les orphelines avaient retrouvé l'heureuse sérénité de
leur âge; puis, passant de l'attendrissement à la joie, l'oreille
toujours collée contre la porte, le corps à demi penché, les mains
appuyées sur ses genoux, Dagobert, épanoui, rayonnant, les lèvres
relevées par une expression de jovialité muette, hochant un peu la
tête, accompagna de son rire muet les éclats d'hilarité croissante
des jeunes filles... Enfin, comme rien n'est plus contagieux que
la gaieté, et que le digne soldat se pâmait d'aise, il finit par
rire tout haut, et de toutes ses forces, sans savoir pourquoi, et
seulement parce que Rose et Blanche riaient de tout leur coeur.
Rabat-Joie n'avait jamais vu son maître dans un tel accès de
jovialité; il regarda d'abord avec un profond et silencieux
étonnement, puis il se mit à japper d'un air interrogatif.

À cet _accent _bien connu, le rire des jeunes filles s'arrêta tout
à coup, et une voix fraîche, encore un peu tremblante de joyeuse
émotion, s'écria:

-- C'est donc toi, Rabat-Joie, qui viens nous éveiller?

Rabat-Joie comprit, remua la queue, coucha ses oreilles et, rasant
près de la porte comme un chien couchant, répondit par un léger
grognement à l'appel de sa jeune maîtresse.

-- Monsieur Rabat-Joie, dit la voix de Rose, qui contenait à peine
un nouvel accès d'hilarité, vous êtes bien matinal!

-- Alors, pourrez-vous nous dire l'heure, s'il vous plaît,
monsieur Rabat-Joie? ajouta Blanche.

-- Oui, mesdemoiselles: il est huit heures passées, dit tout à
coup la grosse voix de Dagobert, qui accompagna cette facétie d'un
immense éclat de rire.

Un léger cri de gaie surprise se fit entendre, puis Rose reprit:

-- Bonjour Dagobert.

-- Bonjour, mes enfants... Vous êtes bien paresseuses aujourd'hui,
sans reproche.

-- Ce n'est pas notre faute, notre chère Augustine n'est pas
encore entrée chez nous, dit Rose; nous l'attendons.

-- Nous y voilà, se dit Dagobert, dont les traits redevinrent
soucieux.

Puis il reprit tout haut avec un accent assez embarrassé, car le
digne homme savait mal mentir:

-- Mes enfants, votre gouvernante est sortie ce matin... de très
bonne heure... elle est allée à la campagne pour... pour
affaires... elle ne reviendra que dans quelques jours... ainsi,
pour aujourd'hui, vous ferez bien de vous lever toutes seules.

-- Cette bonne madame Augustine... reprit la voix de Blanche avec
intérêt. Ce n'est pas quelque chose de fâcheux pour elle qui l'a
fait s'en aller si vite, n'est-ce pas, Dagobert?

-- Non, non, pas du tout, c'est pour affaires, répondit le soldat;
pour voir... un de ses parents...

-- Ah! tant mieux, dit Rose. Eh bien, Dagobert, quand nous
t'appellerons, tu pourras entrer.

-- Je reviens dans un quart d'heure, dit le soldat en s'éloignant;
puis il pensa:

-- Il faut que je chapitre cet animal de Jocrisse, car il est si
bête et si bavard, qu'il peut tout éventer.

Le nom du niais supposé servira de transition naturelle pour faire
connaître la cause de la folle gaieté des deux soeurs; elles
riaient des nombreuses jeannoteries de ce lourdaud.

Les deux jeunes filles s'étaient levées et habillées, se servant
mutuellement de femme de chambre; Rose avait coiffé et peigné
Blanche; c'était au tour de Blanche de coiffer Rose; les deux
jeunes filles, ainsi groupées, offraient un tableau rempli de
grâce. Rose était assise devant une toilette; sa soeur, debout
derrière elle, lissait ses beaux cheveux bruns. Âge heureux et
charmant, encore si voisin de l'enfance, que la joie présente fait
vite oublier les chagrins passés. Et puis, les orphelines
éprouvaient plus que de la joie, c'était du bonheur, oui, un
bonheur profond désormais inaltérable; leur père les adorait; leur
présence, loin de lui être pénible, le ravissait. Enfin rassuré
lui-même sur la tendresse de ses enfants, il n'avait non plus,
grâce à elles, aucun chagrin à redouter. Pour les trois êtres,
ainsi certains de leur mutuelle et ineffable affection, que
pouvait être une séparation momentanée?

Ceci dit et compris, on concevra l'innocente gaieté des deux
soeurs, malgré le départ de leur père et l'expression enjouée,
heureuse, qui animait leurs ravissantes figures, sur lesquelles
refleurissaient déjà leurs couleurs naguère mourantes; leur foi
dans l'avenir donnait à leur physionomie quelque chose de résolu,
de décidé qui ajoutait un charme piquant à leurs traits
enchanteurs.

Blanche, en lissant les cheveux de sa soeur, laissa tomber son
peigne; comme elle se baissait pour le ramasser, Rose la prévint
et le lui rendit en disant:

-- S'il s'était cassé, tu l'aurais mis dans le _panier aux anses_.

Et les deux jeunes filles de rire comme des folles, à ces mots qui
faisaient allusion à une admirable jeannoterie de Jocrisse.

Le niais supposé avait cassé l'anse d'une tasse et, la gouvernante
des jeunes filles le réprimandant, il avait répondu: «Soyez
tranquille, madame, j'ai mis l'anse _dans le panier aux anses_.

_-- _Le panier aux anses?

-- Oui, madame c'est là où je serre toutes les anses que je casse
et que je casserai.»

-- Mon Dieu, dit Rose en essuyant ses yeux humides de larmes de
joie, que c'est donc ridicule de rire de pareilles sottises!

-- C'est que c'est si drôle aussi! reprit Blanche; comment y
résister?

-- Tout ce que je regrette... c'est que notre père ne nous entende
pas rire ainsi.

-- Il était si heureux de nous voir gaies!

-- Il faudra lui écrire aujourd'hui l'histoire du panier aux
anses.

-- Et celle du plumeau, afin de lui montrer que, selon notre
promesse, nous n'avons pas de chagrin pendant son absence.

-- Lui écrire... Ma soeur... mais non... tu le sais bien, il nous
écrira, lui... mais nous ne pouvons pas lui répondre.

-- C'est vrai... Alors... une idée. Écrivons-lui toujours, à son
adresse ici. Dagobert mettra les lettres à la poste et, à son
retour, notre père lira notre correspondance.

-- Tu as raison, c'est charmant. Que de folies nous allons lui
conter, puisqu'ils les aime!...

-- Et nous aussi... Il faut l'avouer, nous ne demandons pas mieux
que d'être gaies.

-- Oh! certes... les dernières paroles de notre père nous ont
donné tant de courage, n'est-ce pas, soeur?

-- Moi, en l'écoutant, je me sentais intrépide au sujet de son
départ.

-- Et quand il nous a dit: «Mes enfants, je vais vous confier...
ce que je puis vous confier... J'avais à remplir un devoir
sacré... pour cela il me fallait vous quitter pendant quelque
temps; et quoique je fusse assez aveugle pour douter de votre
tendresse, je ne pouvais me résoudre à vous abandonner...
cependant ma conscience était inquiète, agitée; le chagrin abat
tellement que je n'avais pas la force de prendre une décision, et
les jours se passaient ainsi dans les hésitations remplies
d'angoisses; mais, une fois certain de votre tendresse, tout à
coup ces irrésolutions ont cessé, j'ai compris qu'il ne s'agissait
pas de sacrifier un devoir à un autre et de me préparer ainsi un
remords, mais qu'il fallait accomplir deux devoirs à la fois,
devoirs sacrés tous deux, et c'est ce que je fais avec joie, avec
coeur, avec bonheur.»

-- Oh! dis, dis, ma soeur, continue, s'écria Blanche en se levant
pour se rapprocher de Rose, il me semble entendre notre père;
rappelons-nous-les souvent, ces paroles; elles nous
soutiendraient, si nous avions l'envie de nous attrister de son
absence.

-- N'est-ce pas, soeur? Mais, comme notre père nous le disait
encore: «Au lieu d'être chagrines de mon départ, mes enfants,
soyez-en joyeuses, soyez-en fières. Je vous quitte pour accomplir
quelque chose de bien, de généreux. Tenez, figurez-vous qu'il y
ait quelque part un pauvre orphelin, souffrant, opprimé, abandonné
de tous; que le père de cet orphelin ait été mon bienfaiteur, que
je lui aie juré de me dévouer à son fils... et que les jours de
son fils soient menacés!... Dites, mes enfants, seriez-vous
tristes de me voir vous quitter pour aller au secours de cet
orphelin?

-- Oh! non, non, brave père, avons-nous répondu, nous ne serions
pas tes filles, alors! reprit Rose avec exaltation. Va, sois sûr
de nous. Nous serions trop malheureuses de penser que notre
tristesse pourrait affaiblir ton courage; va, pars, et chaque jour
nous nous dirons avec orgueil: «C'est pour accomplir un noble et
grand devoir que notre père nous a quittées; aussi il nous est
doux de l'attendre.»

-- Comme c'est beau, comme cela soutient, l'idée du devoir... du
dévouement, ma soeur! reprit Rose avec exaltation! vois donc, cela
donne à notre père le courage de nous quitter sans chagrin, et à
nous le courage d'attendre gaiement son retour.

-- Et puis, de quel calme nous jouissons à cette heure! Ces rêves
affligeants qui nous présageaient de si tristes événements ne nous
tourmentent plus.

-- Je te le dis, soeur, cette fois nous sommes pour toujours en
plein bonheur...

-- Et puis, es-tu comme moi? Il me semble maintenant que je me
sens plus forte, plus courageuse, et que je braverais tous les
malheurs possibles.

-- Je le crois bien; vois donc comme nous sommes fortes
maintenant; notre père au milieu de nous, toi d'un côté, moi de
l'autre, et...

-- Dagobert à l'avant-garde, Rabat-Joie à l'arrière-garde: donc
l'armée sera complète. Aussi qu'on vienne l'attaquer, mille
escadrons! ajouta une grosse et joyeuse voix en interrompant la
jeune fille, et Dagobert parut à la porte du salon, qu'il
entrebâilla. Heureux, radieux, il fallait voir; car le vieil
indiscret avait quelque peu écouté les jeunes filles avant de se
montrer.

-- Ah! tu nous écoutais, curieux! dit gaiement Rose en sortant de
sa chambre avec sa soeur, et entrant dans le salon, où toutes deux
embrassèrent affectueusement le soldat.

-- Je crois bien, que je vous écoutais, et je ne regrettais qu'une
chose, c'était de ne pas avoir les oreilles aussi grandes que
celles de Rabat-Joie, pour entendre davantage. Braves, braves
filles, voilà comme je vous aime... un peu crânes, mordieu! et
disant au chagrin: Allons, demi-tour à gauche... assez causé...
fichtre!

-- Bon... tu vas voir qu'il va nous dire de jurer maintenant, dit
Rose à sa soeur en riant.

-- Eh! eh! ma foi, de temps en temps... je ne dis pas non, reprit
le soldat; ça soulage, ça calme; car si, pour supporter des
tremblements de misère, on ne pouvait pas jurer les cinq cent
mille noms de...

-- Mais veux-tu bien te taire, dit Rose en mettant sa jolie main
sur la moustache grise de Dagobert pour lui couper la parole, si
Mme Augustine t'entendait...

-- Pauvre gouvernante, si douce, si timide!... reprit Blanche.

-- Quelle peur tu lui ferais!

-- Oui, dit Dagobert en tâchant de cacher son embarras renaissant;
mais elle ne nous entend pas, puisqu'elle est... partie pour la
campagne.

-- Bonne et digne femme, reprit Blanche avec intérêt, elle nous a
dit, à propos de toi, un mot bien touchant qui peint son excellent
coeur.

-- Certainement, reprit Rose; en nous parlant de toi, elle nous
disait: «Ah! mesdemoiselles, auprès de l'affection de M. Dagobert,
je sais que mon attachement si récent doit vous paraître bien peu
de chose, que vous n'en avez pas besoin, et pourtant je me _sens
le droit _de me dévouer aussi pour vous.»

-- Sans doute, sans doute, c'était... c'est un coeur d'or, dit
Dagobert puis il ajouta tout bas:

-- C'est comme un fait exprès, voilà qu'elles mettent la
conversation sur cette pauvre femme...

-- Du reste, mon père l'a bien choisie, reprit Rose, elle est
veuve d'un ancien militaire qui a fait la guerre avec lui...

-- Du temps que nous étions tristes, dit Blanche, il fallait voir
ses inquiétudes; et son chagrin, tout ce qu'elle tentait bien
timidement pour nous consoler.

-- Vingt fois j'ai vu rouler de grosses larmes dans ses yeux en
nous regardant, reprit Rose; oh! elle nous aime tendrement, et
nous le lui rendons bien... et, à ce sujet, tu ne sais pas,
Dagobert? nous avons un projet dès que notre père sera de
retour...

-- Tais-toi donc, ma soeur... reprit Blanche en riant, Dagobert ne
nous gardera pas le secret.

-- Lui?

-- N'est-ce pas tu nous le garderas, Dagobert?

-- Tenez, dit le soldat de plus en plus embarrassé, vous ferez
bien de ne rien dire...

-- Tu ne peux donc rien cacher à Mme Augustine?

-- Ah! monsieur Dagobert, monsieur Dagobert, dit Blanche gaiement
en menaçant le soldat du bout du doigt, je vous soupçonne d'avoir
fait le coquet auprès de notre bonne gouvernante.

-- Moi... coquet? dit le soldat. Le ton, l'expression de Dagobert
en prononçant ces mots furent si puissants, que les deux soeurs
partirent d'un grand éclat de rire. Leur hilarité était au comble
lorsque la porte s'ouvrit.

Jocrisse fit quelques pas dans le salon, en annonçant à haute
voix:

-- Monsieur Rodin. En effet, le jésuite se glissa précipitamment
dans l'appartement comme pour prendre possession du terrain; une
fois entré, il crut la partie gagnée, et ses yeux de reptile
étincelèrent. Il serait difficile de peindre la surprise des deux
soeurs et la colère du soldat à cette visite imprévue. Courant à
Jocrisse, Dagobert le prit au collet, et s'écria:

-- Qui t'a permis d'introduire quelqu'un ici... sans me prévenir?

-- Grâce, monsieur Dagobert! dit Jocrisse en se jetant à genoux,
et joignant les mains d'un air aussi niais que suppliant.

-- Va-t'en... sors d'ici, et vous aussi... et vous surtout! ajouta
le soldat d'un air menaçant en se retournant vers Rodin, qui déjà
s'approchait des jeunes filles en souriant d'un air paterne.

-- Je suis à vos ordres, mon cher monsieur... dit humblement le
prêtre en s'inclinant, mais sans bouger de place.

-- T'en iras-tu, criait le soldat à Jocrisse, toujours agenouillé,
car, grâce à l'avantage de cette position, cet homme savait
pouvoir dire un certain nombre de paroles avant que Dagobert pût
le mettre à la porte.

-- Monsieur Dagobert, disait Jocrisse d'une voix dolente, pardon
d'avoir conduit ici monsieur sans vous prévenir; mais, hélas! j'ai
la tête perdue à cause du malheur qui est arrivé à
Mme Augustine...

-- Quel malheur? s'écrièrent aussitôt Rose et Blanche, en
s'approchant vivement de Jocrisse avec inquiétude.

-- T'en iras-tu! reprit Dagobert en secouant Jocrisse par le
collet pour le forcer à se relever.

-- Parlez... parlez... reprit Blanche en s'interposant entre le
soldat et Jocrisse, qu'est-il donc arrivé à Mme Augustine?

-- Mademoiselle, se hâta de dire Jocrisse, malgré les bourrades du
soldat, Mme Augustine a été attaquée cette nuit du choléra, et on
l'a...

Jocrisse ne put achever, Dagobert lui asséna dans la mâchoire le
plus glorieux coup de poing qu'il eût donné depuis longtemps; et
puis, usant de sa force encore redoutable pour son âge, l'ancien
grenadier à cheval, d'un poignet vigoureux, redressa Jocrisse sur
ses jambes et, d'un violent coup de pied au bas des reins,
l'envoya rouler dans la pièce voisine. Se retournant alors vers
Rodin, les joues animées, l'oeil étincelant de colère, Dagobert
lui montra la porte d'un geste expressif en lui disant d'une voix
courroucée:

-- À votre tour... si vous ne filez pas... et rondement...

-- À vous rendre mes devoirs, mon cher monsieur, dit Rodin en se
dirigeant à reculons vers la porte, tout en saluant les jeunes
filles.



XLVIII. Le devoir.

Rodin, opérant lentement sa retraite sous le feu des regards
courroucés de Dagobert, gagnait la porte à reculons en jetant des
regards obliques et pénétrants sur les orphelines visiblement
émues par l'indiscrétion calculée de Jocrisse (Dagobert lui avait
ordonné de ne pas parler devant les jeunes filles de la maladie de
leur gouvernante; le niais supposé avait, à tout hasard, fait le
contraire de l'ordre qu'on lui avait donné).

Rose, se rapprochant vivement du soldat, lui dit:

-- Est-il vrai, mon Dieu! que cette pauvre Mme Augustine soit
attaquée du choléra?

-- Non... je ne sais pas... je ne crois pas... répondit le soldat
avec hésitation; d'ailleurs, que vous importe?...

-- Dagobert... tu veux nous cacher... un malheur, dit Blanche: je
me souviens maintenant de ton embarras lorsque, tout à l'heure, tu
nous parlais de notre gouvernante.

-- Si elle est malade... nous ne devons pas l'abandonner, elle a
eu pitié de nos chagrins, nous devons avoir pitié de ses
souffrances.

-- Viens, ma soeur... allons dans sa chambre, dit Blanche en
faisant un pas vers la porte, où Rodin s'était arrêté prêtant une
attention croissante à cette scène imprévue, qui semblait le faire
si profondément réfléchir.

-- Vous ne sortirez pas d'ici, dit sévèrement le soldat
s'adressant aux deux soeurs.

-- Dagobert, dit Blanche avec fermeté, il s'agit d'un devoir
sacré, il y aurait lâcheté à y manquer.

-- Je vous dis que vous ne sortirez pas... dit le soldat en
frappant du pied avec impatience.

-- Mon ami, reprit Blanche d'un air non moins résolu que sa soeur,
et avec une sorte d'exaltation qui colora son charmant visage d'un
vif incarnat, notre père, en nous quittant, nous a donné un
admirable exemple de dévouement au devoir... il ne nous
pardonnerait pas d'avoir oublié sa leçon.

-- Comment! s'écria Dagobert hors de lui en s'avançant vers les
deux soeurs pour les empêcher de sortir, vous croyez que si votre
gouvernante avait le choléra, je vous laisserais aller près d'elle
sous prétexte de devoir?... Votre devoir est de vivre, et de vivre
heureuses pour votre père... et pour moi, par-dessus le marché...
Ainsi, plus un mot de cette folie.

-- Nous ne courons aucun danger à aller auprès de notre
gouvernante dans sa chambre, dit Rose.

-- Eh, y eût-il danger, ajouta Blanche, nous ne devrions pas non
plus hésiter. Ainsi, Dagobert, sois bon... laisse-nous passer.

Tout à coup Rodin, qui avait écouté ce qui précède avec une
attention méditative, tressaillit; son oeil brilla, et un éclair
de joie sinistre illumina son visage.

-- Dagobert, ne nous refuse pas, dit Blanche; tu ferais pour nous
ce que tu nous reproches de faire pour une autre.

Dagobert avait, jusque-là, pour ainsi dire barré le passage au
jésuite et aux deux soeurs, en se mettant devant la porte; après
un moment de réflexion, il haussa les épaules, s'effaça et dit
avec calme:

-- J'étais un vieux fou. Allez, mesdemoiselles... allez... si vous
trouvez Mme Augustine dans la maison... je vous permets de rester
auprès d'elle...

Interdites de l'assurance et des paroles de Dagobert, les deux
jeunes filles restèrent immobiles et indécises.

-- Si notre gouvernante n'est pas ici... où est-elle donc? dit
Rose.

-- Vous croyez peut-être que je vais vous le dire, après
l'exaltation où je vous vois!

-- Elle est morte!... s'écria Rose en pâlissant.

-- Non, non, calmez-vous, dit vivement le soldat; non... sur votre
père, je vous jure que non... seulement, à la première atteinte de
la maladie, elle a demandé à être transportée hors de la maison...
craignant la contagion pour ceux qui l'habitent.

-- Bonne et courageuse femme... dit Rose avec attendrissement, et
tu ne veux pas...

-- Je ne veux pas que vous sortiez d'ici, et vous n'en sortirez
pas, quand je devrais vous enfermer dans cette chambre, s'écria le
soldat en frappant du pied avec colère; puis se rappelant que la
malheureuse indiscrétion de Jocrisse causait seule ce fâcheux
incident, il ajouta avec une fureur concentrée:

-- Oh! il faudra que je casse ma canne sur le dos de ce gredin-
là...

Ce disant, il se retourna vers la porte, où Rodin se tenait
silencieusement attentif, dissimulant sous son impassibilité
habituelle les funestes espérances qu'il venait de concevoir.

Les deux jeunes filles, ne doutant plus du départ de leur
gouvernante, et persuadées que Dagobert ne leur apprendrait pas où
on l'avait transportée, restèrent pensives et attristées.

À la vue du prêtre, qu'il avait un moment oublié, le courroux du
soldat augmenta, et il lui dit brutalement:

-- Vous êtes encore là?

-- Je vous ferai observer, mon cher monsieur, dit Rodin avec l'air
de bonhomie parfaite qu'il savait prendre dans l'occasion, que
vous vous teniez devant la porte, ce qui m'empêchait naturellement
de sortir.

-- Eh bien! maintenant... rien ne vous empêche, filez...

-- Je m'empresserai donc de... _filer... _mon cher monsieur,
quoique j'aie, je crois, le droit de m'étonner d'une réception
pareille...

-- Il ne s'agit pas de réception, mais de départ... Allez-vous-en.

-- J'étais venu, mon cher monsieur, pour vous parler...

-- Je n'ai pas le temps de causer.

-- Il s'agit d'affaires graves...

-- Je n'ai pas d'autre affaire grave que celle de rester avec ces
enfants...

-- Soit, mon cher monsieur, dit Rodin en touchant au seuil de la
porte, je ne vous importunerai pas plus longtemps; excusez mon
indiscrétion... porteur de nouvelles... d'excellentes nouvelles du
maréchal Simon... je venais...

-- Des nouvelles de notre père! dit vivement Rose en s'approchant
de Rodin.

-- Oh! parlez... parlez, monsieur, ajouta Blanche.

-- Vous avez des nouvelles du maréchal, vous! dit Dagobert en
jetant sur Rodin un regard soupçonneux. Et quelles sont-elles, ces
nouvelles?

Mais Rodin, sans d'abord répondre à cette question, quitta le
seuil de la porte, rentra dans le salon et, contemplant tour à
tour Rose et Blanche avec admiration, il reprit:

-- Quel bonheur pour moi de venir encore apporter quelque joie à
ces chères demoiselles! Les voilà bien comme je les ai laissées,
toujours gracieuses et charmantes, quoique moins tristes que le
jour où j'ai été les chercher dans ce vilain couvent où on les
retenait prisonnières... Avec quel bonheur... je les ai vues se
jeter dans les bras de leur glorieux père!...

-- C'était là leur place, et la vôtre n'est pas ici... dit
rudement Dagobert en tenant toujours le battant de la porte ouvert
derrière Rodin.

-- Avouez au moins que ma place était chez le docteur Baleinier...
dit le jésuite en regardant le soldat d'un air fin, vous savez,
dans cette maison de santé... ce jour où je vous ai rendu cette
noble croix impériale que vous regrettiez si fort... ce jour où
cette bonne Mlle de Cardoville, en vous disant que j'étais son
libérateur, vous a empêché de m'étrangler, un peu... mon cher
monsieur... Ah! mais, c'est que c'est ainsi que j'ai l'honneur de
vous le dire, mesdemoiselles, ajouta Rodin en souriant, ce brave
soldat commençait à m'étrangler; car, soit dit, sans le fâcher, il
a, malgré son âge, un poignet de fer. Eh! eh! eh! les Prussiens et
les Cosaques doivent le savoir encore mieux que moi...

Ce peu de mots rappelaient à Dagobert et aux jeunes filles les
services que Rodin leur avait véritablement rendus.

Quoique le maréchal eût entendu parler de Rodin par Mlle de
Cardoville comme d'un homme fort dangereux, dont elle avait été
dupe, le père de Rose et de Blanche, sans cesse tourmenté,
harcelé, n'avait pas fait part de cette circonstance à Dagobert;
mais celui-ci, instruit par l'expérience, et malgré tant
d'apparences favorables au jésuite, éprouvait à son endroit un
éloignement insurmontable; aussi reprit-il brusquement:

-- Il ne s'agit pas de savoir si j'ai le poignet rude ou non,
mais...

-- Si je fais allusion à cette innocente vivacité de votre part,
mon cher monsieur, dit Rodin d'un ton doucereux en interrompant
Dagobert et se rapprochant davantage des deux soeurs par une sorte
de circonlocution de reptile qui lui était particulière, si j'y
fais allusion, c'est en me souvenant involontairement des petits
services que j'ai été trop heureux de vous rendre.

Dagobert regarda fixement Rodin, qui aussitôt abaissa sur sa
prunelle fauve sa flasque paupière.

-- D'abord, dit le soldat après un moment de silence, un homme de
coeur ne parle jamais des services qu'il a rendus... et voilà
trois fois que vous revenez là-dessus...

-- Mais, Dagobert, lui dit tout bas Rose, s'il s'agit de nouvelles
de notre père...

Le soldat fit un geste de la main comme pour prier la jeune fille
de le laisser parler, et reprit en regardant toujours Rodin entre
les deux yeux:

-- Vous êtes malin... mais je ne suis pas un conscrit.

-- Je suis malin, moi? dit Rodin d'un air béat.

-- Beaucoup... Vous croyez m'entortiller avec vos belles phrases,
mais ça ne prend pas... Écoutez-moi bien: Quelqu'un de votre bande
de robes noires m'avait volé ma croix... vous me l'avez
restituée... soit... quelqu'un de votre bande avait enlevé ces
enfants... vous les avez été chercher... soit... Vous avez dénoncé
le renégat d'Aigrigny... c'est encore vrai... mais tout cela ne
prouve que deux choses: la première, c'est que vous avez été assez
misérable pour être le complice de ces gueux-là... la seconde,
c'est que vous avez été assez misérable pour les dénoncer; or, ces
deux choses-là sont ignobles... vous m'êtes suspect. Filez, et
filez vite, votre vue n'est pas sainte pour ces enfants.

-- Mais, mon cher monsieur...

-- Il n'y a pas de mais, reprit Dagobert d'une voix irritée; quand
un homme bâti comme vous fait le bien, ça cache quelque chose de
mauvais... il faut se défier... et je me défie.

-- Je conçois, dit froidement Rodin en cachant son désappointement
croissant, car il avait cru facilement amadouer le soldat; on
n'est pas maître de cela... pourtant... si vous réfléchissez...
quel intérêt puis-je avoir à vous tromper, et sur quoi vous
tromperais-je?

-- Vous avez un intérêt quelconque à vous entêter à rester là
malgré moi... quand je vous dis de vous en aller.

-- J'ai eu l'honneur de vous dire le but de ma visite, mon cher
monsieur.

-- Des nouvelles du maréchal Simon, n'est-ce pas?

-- C'est cela même; je suis assez heureux pour avoir des nouvelles
de M. le maréchal, répondit Rodin en se rapprochant de nouveau des
jeunes filles comme pour regagner le terrain qu'il avait perdu, et
il leur dit:

-- Oui, mes chères demoiselles, j'ai des nouvelles de votre
glorieux père.

-- Alors, venez tout de suite chez moi, vous me les direz, reprit
Dagobert.

-- Comment!... vous avez la cruauté de priver ces chères
demoiselles... d'entendre... les nouvelles que...

-- Mordieu! monsieur, s'écria Dagobert d'une voix tonnante, vous
ne voyez donc pas qu'il me répugne de jeter un homme de votre âge
à la porte! Ça finira-t-il!

-- Allons, allons, dit doucement Rodin, ne vous emportez pas
contre un vieux bonhomme comme moi... Est-ce que j'en vaux la
peine?... Allons chez vous... soit... Je vous conterai ce que j'ai
à vous conter... et vous vous repentirez de ne m'avoir pas laissé
parler devant ces chères demoiselles, ce sera votre punition,
méchant homme!

Ce disant, Rodin, après s'être de nouveau incliné, cachant son
dépit et sa colère, passa devant Dagobert, qui ferma la porte
après avoir fait un signe d'intelligence aux deux soeurs, qui
restèrent seules.

-- Dagobert, quelles nouvelles de notre père? dit vivement Rose au
soldat en le voyant rentrer un quart d'heure après être sorti en
accompagnant Rodin.

-- Eh bien... ce vieux sorcier sait, en effet, que le maréchal est
parti et qu'il est parti joyeux; il connaît, m'a-t-il dit,
M. Robert. Comment est-il instruit de tout cela?... je l'ignore,
ajouta le soldat d'un air pensif; mais c'est une raison de plus
pour me défier de lui.

-- Et les nouvelles de notre père, quelles sont-elles? demanda
Rose.

-- Un des amis de ce vieux misérable (je ne m'en dédis pas!)
connaît, m'a-t-il dit, votre père, et l'a rencontré à vingt-cinq
lieues d'ici; sachant que cet homme revenait à Paris, le maréchal
l'aurait chargé de vous dire ou de vous faire dire qu'il était en
parfaite santé, et qu'il espérait bientôt vous revoir...

-- Ah! quel bonheur! s'écria Rose.

-- Tu vois bien, tu avais tort de le soupçonner... ce pauvre
vieillard, ajouta Blanche, tu l'as traité si durement!...

-- C'est possible... mais je ne m'en repens pas...

-- Pourquoi cela?

-- J'ai mes raisons... et une des meilleures, c'est que lorsque je
l'ai vu entrer, tourner, virer autour de vous, je me suis senti
froid jusque dans la moelle des os, sans savoir pourquoi...
j'aurais vu un serpent s'avancer vers vous en rampant, que je
n'aurais pas été plus effrayé... Je sais bien que, devant moi, il
ne pouvait pas vous faire de mal; mais, que voulez-vous que je
vous dise, mes enfants!... malgré les services qu'après tout il
nous a rendus, je me tenais à quatre pour ne pas le jeter par la
fenêtre... Or, cette manière de lui prouver ma reconnaissance
n'est pas naturelle... Il faut donc se défier des gens qui vous
inspirent ces idées-là.

-- Bon Dagobert, c'est ton affection pour nous qui te rend si
soupçonneux, dit Rose d'un ton caressant; cela prouve combien tu
nous aimes.

-- Combien tu aimes tes enfants, ajouta Blanche en s'approchant de
Dagobert et en jetant un coup d'oeil d'intelligence à sa soeur
comme si toutes deux allaient réaliser quelque complot fait en
l'absence du soldat...

Celui-ci, qui était dans un de ces jours de défiance, regarda tour
à tour les orphelines, puis, secouant la tête, il reprit:

-- Hum!... vous me câlinez bien... vous avez quelque chose à me
demander...

-- Eh bien!... oui... tu sais que nous ne mentons jamais... dit
Rose.

-- Voyons, Dagobert, sois juste... voilà tout, ajouta Blanche.

Et chacune d'elles s'approchant du soldat, qui était resté debout,
joignit et appuya ses mains sur son épaule en le regardant et lui
souriant de l'air le plus séducteur.

-- Allons, parlez, voyons... dit Dagobert en les regardant l'une
après l'autre, je n'ai qu'à me bien tenir. Il s'agit de quelque
chose de difficile à arracher, j'en suis sûr...

-- Écoute, toi qui es si brave, si bon, si juste, toi qui nous as
louées quelquefois d'être courageuses comme des filles de
soldat...

-- Au fait... au fait... dit Dagobert, qui commençait à
s'inquiéter de ces précautions oratoires.

La jeune fille allait parler lorsqu'on frappa discrètement à la
porte (la leçon que Dagobert avait donnée à Jocrisse avait été
d'un exemple salutaire, il venait de le chasser à l'instant même
de la maison).

-- Qui est là! dit Dagobert.

-- Moi, Justin, monsieur Dagobert, dit une voix.

-- Entrez.

Un domestique de la maison, homme honnête et fidèle, parut à la
porte.

-- Qu'est-ce? lui dit le soldat.

-- Monsieur Dagobert, répondit Justin, il y a en bas une dame en
voiture. Elle a envoyé son valet de pied s'informer si l'on
pouvait parler à M. le duc et à mesdemoiselles... On lui a dit que
M. le duc n'y était pas, mais que mesdemoiselles y étaient; alors
elle a demandé à les voir... disant que c'était pour une quête.

-- Et cette dame... l'avez-vous vue?... a-t-elle dit son nom?

-- Elle ne l'a pas dit, monsieur Dagobert, mais ça a l'air d'une
grande dame... une voiture superbe... des domestiques en grande
livrée.

-- Cette dame vient pour une quête, dit Rose à Dagobert, sans
doute pour des pauvres; on lui a dit que nous y étions: nous ne
pouvons nous empêcher de la recevoir... il me semble!

-- Qu'en penses-tu, Dagobert? dit Blanche.

-- Une dame... à la bonne heure... ce n'est pas comme ce vieux
sorcier de tout à l'heure, dit le soldat, et d'ailleurs je ne vous
quitte pas.

Puis s'adressant à Justin:

-- Fais monter cette dame. Le domestique sortit.

-- Comment, Dagobert... tu te défies aussi de cette dame que tu ne
connais pas?

-- Écoutez, mes enfants, je n'avais aucune raison de me défier de
ma brave et digne femme, n'est-ce pas? ça n'empêche pas que c'est
elle qui vous a livrées entre les mains des robes noires... et
cela... sans savoir faire mal... et seulement pour obéir à son
gredin de confesseur.

-- Pauvre femme! c'est vrai. Elle nous aimait bien pourtant, dit
Rose pensive.

-- Quand as-tu eu de ses nouvelles? dit Blanche.

-- Avant-hier. Elle va de mieux en mieux; l'air du petit pays où
est la cure de Gabriel lui est favorable, et elle garde le
presbytère en l'attendant.

À ce moment les deux battants de la porte du salon s'ouvrirent, et
la princesse de Saint-Dizier entra après une respectueuse
révérence. Elle tenait à la main une de ces bourses de velours
rouge employées dans les églises par les quêteuses.



XLIX. La quête.

Nous l'avons dit, la princesse de Saint-Dizier savait prendre,
lorsqu'il le fallait, les dehors les plus attrayants, le masque le
plus affectueux; ayant d'ailleurs conservé des habitudes galantes
de sa jeunesse, une coquetterie câline singulièrement insinuante,
elle l'appliquait à la réussite de ses intrigues dévotes, comme
elle l'avait autrefois appliquée au bon succès de ses intrigues
amoureuses. Un air de grande dame, tempéré, nuancé çà et là de
retours de simplicité cordiale, pendant lesquels Mme de Saint-
Dizier jouait merveilleusement bien la _bonne femme_, se joignait
à ces séduisantes apparences. Telle était la princesse lorsqu'elle
se présenta devant les filles du maréchal Simon et devant
Dagobert. Bien corsée dans sa robe de moire grise, qui dissimulait
autant que possible sa taille trop replète, un chaperon de velours
noir et de nombreuses boucles de cheveux blonds encadraient son
visage à trois mentons grassouillets, encore fort agréable, et
auquel un regard d'une aménité charmante, un gracieux sourire qui
mettait en valeur des dents très blanches, donnaient l'expression
de la plus aimable bienveillance.

Dagobert, malgré sa mauvaise humeur, Rose et Blanche, malgré leur
timidité, se sentirent tout d'abord prévenus en faveur de
Mme de Saint-Dizier; celle-ci, s'avançant vers les jeunes filles,
leur fit une demi-révérence du meilleur air, et leur dit de sa
voix onctueuse et pénétrante:

-- C'est à mesdemoiselles de Ligny que j'ai l'honneur de parler?

Rose et Blanche, peu habituées à s'entendre donner le nom
honorifique de leur père, rougirent et se regardèrent avec
embarras sans répondre.

Dagobert, voulant venir à leur secours, dit à la princesse:

-- Oui, madame, ces demoiselles sont les filles du maréchal
Simon... Mais d'habitude on les appelle tout bonnement
mesdemoiselles Simon.

-- Je ne m'étonne pas, monsieur, répondit la princesse, de ce que
la plus aimable modestie soit une des qualités habituelles aux
filles de M. le maréchal; elles voudront donc bien m'excuser de
les avoir nommées du glorieux nom qui rappelle l'immortel souvenir
d'une des plus brillantes victoires de leur père.

À ces mots flatteurs et bienveillants, Rose et Blanche jetèrent un
regard reconnaissant sur Mme de Saint-Dizier, tandis que Dagobert,
heureux et fier de cette louange à la fois adressée au maréchal et
à ses filles, se sentit comme elles de plus en plus en confiance
avec la quêteuse.

Celle-ci reprit d'un ton touchant et pénétré:

-- Je viens vers vous, mesdemoiselles, pleine de confiance dans
les exemples de noble générosité que vous a donnés M. le maréchal,
implorer votre charité en faveur des victimes du choléra; je suis
l'une des dames patronnesses d'une oeuvre de secours et, quelle
que soit votre offrande, mesdemoiselles, elle sera accueillie avec
une vive reconnaissance...

-- C'est nous, madame, qui vous remercions d'avoir voulu songer à
nous pour cette bonne oeuvre, dit Blanche avec grâce.

-- Permettez-moi, madame, ajouta Rose, d'aller chercher tout ce
dont nous pouvons disposer pour vous l'offrir.

Et, ayant échangé un regard avec sa soeur, la jeune fille sortit
du salon et entra dans la chambre à coucher qui l'avoisinait.

-- Madame, dit respectueusement Dagobert, de plus en plus séduit
par les paroles et les manières de la princesse, faites-nous donc
l'honneur de vous asseoir en attendant que Rose revienne avec son
boursicaut...

Puis le soldat reprit vivement, après avoir avancé un siège à la
princesse, qui s'assit:

-- Pardon, madame, si je dis Rose... tout court, en parlant d'une
des filles du maréchal Simon... mais j'ai vu naître ces enfants...

-- Et, après mon père, nous n'avons pas d'ami meilleur, plus
tendre, plus dévoué que Dagobert, madame, ajouta Blanche en
s'adressant à la princesse.

-- Je le crois sans peine, mademoiselle, répondit la dévote, car
vous et votre charmante soeur paraissez bien dignes d'un pareil
dévouement... dévouement, ajouta la princesse en se tournant vers
Dagobert, aussi honorable pour ceux qui l'inspirent que pour celui
qui le ressent...

-- Ma foi, oui, madame, dit Dagobert, je m'en honore et je m'en
flatte, car il y a de quoi... Mais, tenez, voilà Rose avec son
magot.

En effet, la jeune fille sortit de la chambre tenant à la main une
bourse de soie verte assez remplie. Elle la remit à la princesse,
qui avait déjà deux ou trois fois tourné la tête vers la porte
avec une secrète impatience, comme si elle eût attendu la venue
d'une personne qui n'arrivait pas. Ce mouvement ne fut pas
remarqué par Dagobert.

-- Nous voudrions, madame, dit Rose à Mme de Saint-Dizier, vous
offrir davantage; mais c'est là tout ce que nous possédons...

-- Comment!... de l'or? dit la dévote en voyant plusieurs louis
briller à travers les maillons de la bourse. Mais votre _modeste
_offrande, mesdemoiselles, est d'une générosité rare.

Puis la princesse ajouta en regardant les jeunes filles avec
attendrissement:

-- Cette somme était sans doute destinée à vos plaisirs, à votre
toilette. Ce don n'en est que plus touchant... Ah! je n'avais pas
trop présumé de votre coeur... Vous imposer de ces privations
souvent si pénibles pour les jeunes filles!

-- Madame, dit Rose avec embarras, croyez que cette offrande n'est
nullement une privation pour nous...

-- Oh! je vous crois, reprit gracieusement la princesse, vous êtes
trop jolies pour avoir besoin des ressources superflues de la
toilette, et votre âme est trop belle pour ne pas préférer les
jouissances de la charité à tout autre plaisir...

-- Madame...

-- Allons, mesdemoiselles, dit Mme de Saint-Dizier en souriant et
en prenant son air de _bonne femme_, ne soyez pas confuses de ces
louanges. À mon âge on ne flatte guère, et je vous parle en
mère... que dis-je! en grand'mère, je suis bien assez vieille pour
cela...

-- Nous serions bien heureuses si notre aumône pouvait alléger
quelques-uns des maux pour le soulagement desquels vous quêtez,
madame, dit Rose; car ces maux sont affreux sans doute.

-- Oui, bien affreux, reprit tristement la dévote; mais ce qui
console un peu de tels malheurs, c'est de voir l'intérêt, la pitié
qu'ils inspirent dans toutes les classes de la société... En ma
qualité de quêteuse, je suis plus à même que personne d'apprécier
tant de nobles dévouements, qui ont aussi, pour ainsi dire, leur
contagion... car...

-- Entendez-vous, mesdemoiselles, s'écria Dagobert triomphant, et
en interrompant la princesse afin d'interpréter les paroles de
celle-ci dans un sens favorable à l'opposition qu'il apportait au
désir des orphelines, qui voulaient aller visiter leur gouvernante
malade; entendez-vous ce que dit si bien madame? Dans certains
cas, le dévouement devient une espèce de contagion... or, il n'y a
rien de pire que la contagion... et...

Le soldat ne put continuer, un domestique entra et l'avertit que
quelqu'un voulait à l'instant lui parler. La princesse dissimula
parfaitement le contentement que lui causait cet incident auquel
elle n'était pas étrangère, et qui éloignait momentanément
Dagobert des deux jeunes filles.

Dagobert, assez contrarié d'être obligé de sortir, se leva et dit
à la princesse en la regardant d'un air d'intelligence:

-- Merci, madame, de vos bons avis sur la contagion du dévouement!
aussi, avant de vous en aller, dites encore, je vous prie,
quelques mots comme ceux-là à ces jeunes filles; vous rendrez
grand service à elles, à leur père et à moi... Je reviens à
l'instant, madame, car il faut que je vous remercie encore.

Puis, passant auprès des deux soeurs, Dagobert leur dit tout bas:

-- Écoutez bien cette brave dame, mes enfants, vous ne pouvez
mieux faire; et il sortit en saluant respectueusement la
princesse.

Le soldat sorti, la dévote dit aux jeunes filles d'une voix calme
et d'un air parfaitement dégagé, quoiqu'elle brûlât du désir de
profiter de l'absence momentanée de Dagobert, afin d'exécuter les
instructions qu'elle venait de recevoir à l'instant de Rodin:

-- Je n'ai pas bien compris les dernières paroles de votre vieil
ami... ou plutôt il a, je crois, mal interprété les miennes...
Quand je vous parlais tout à l'heure de la généreuse contagion du
dévouement, j'étais loin de jeter le blâme sur ce sentiment, pour
lequel j'éprouve, au contraire, la plus profonde admiration...

-- Oh! n'est-ce pas, madame? dit vivement Rose, et c'est ainsi que
nous avions compris vos paroles.

-- Puis, si vous saviez, madame, combien ces paroles viennent à
propos pour nous!... ajouta Blanche en regardant sa soeur d'un air
d'intelligence.

-- J'étais sûre que des coeurs comme les vôtres me comprendraient,
reprit la dévote; sans doute le dévouement a sa contagion, mais
c'est une généreuse, une héroïque contagion!... Si vous saviez de
combien de traits touchants, adorables, je suis chaque jour
témoin, combien d'actes de courage m'ont fait tressaillir
d'enthousiasme! Oui, oui, gloire et grâces soient rendues au
Seigneur! ajouta Mme de Saint-Dizier avec componction. Toutes les
classes de la société, toutes les conditions rivalisent de zèle,
de charité chrétienne.

Ah! si vous voyiez dans ces ambulances établies pour donner les
premiers soins aux personnes atteintes de la contagion, quelle
émulation de dévouement! Pauvres et riches, jeunes gens et
vieillards, femmes de tout âge, s'empressent autour des malheureux
malades, et regardent comme une faveur d'être admis au pieux
honneur de soigner... d'encourager... de consoler tant
d'infortunes...

-- Et c'est à des étrangers pour elles que tant de personnes
courageuses témoignent un si vif intérêt, dit Rose en s'adressant
à sa soeur d'un ton pénétré d'admiration.

-- Sans doute, reprit la dévote. Tenez, hier encore, j'ai été émue
jusqu'aux larmes: je visitais l'ambulance provisoire établie...
justement à quelques pas d'ici... tout près de votre maison. Une
des salles était presque entièrement remplie de pauvres créatures
du peuple apportées là mourantes; tout à coup je vois entrer une
femme de mes amies accompagnée de ses deux filles, jeunes,
charmantes et charitables comme vous, et bientôt toutes trois, la
mère et ses deux filles, se mettent, ainsi que d'humbles servantes
du Seigneur, aux ordres des médecins pour soigner ces infortunées.

Les deux soeurs échangèrent un regard impossible à rendre en
entendant ces paroles de la princesse, paroles perfidement
calculées pour exalter jusqu'à l'héroïsme les penchants généreux
des jeunes filles; car Rodin n'avait pas oublié leur émotion
profonde en apprenant la maladie subite de leur gouvernante; la
pensée rapide, pénétrante du jésuite, avait aussitôt tiré parti de
cet incident, et aussitôt il avait enjoint à Mme de Saint-Dizier
d'agir en conséquence.

La dévote continua donc en jetant sur les orphelines un regard
attentif, afin de juger de l'effet de ses paroles:

-- Vous pensez bien qu'au premier rang de ceux qui accomplissent
cette mission de charité, l'on compte les ministres du Seigneur...
Ce matin même, dans cet établissement de secours dont je vous
parle... et qui est situé près d'ici... j'ai été, comme bien
d'autres, frappée d'admiration à la vue d'un jeune prêtre... que
dis-je!... d'un ange! qui semblait descendu du ciel pour apporter
à toutes ces pauvres femmes les ineffables consolations de la
religion... Oh! oui, ce jeune prêtre est un être angélique... car
si, comme moi, dans ces tristes circonstances, vous saviez ce que
l'abbé Gabriel...

-- L'abbé Gabriel! s'écrièrent les jeunes filles en échangeant un
regard de surprise et de joie.

-- Vous le connaissez? demanda la dévote en feignant la surprise.

-- Si nous le connaissons, madame... Il nous a sauvé la vie...

-- Lors du naufrage où nous périssions sans son secours.

-- L'abbé Gabriel vous a sauvé la vie? dit Mme de Saint-Dizier en
paraissant de plus en plus étonnée; mais ne vous trompez-vous pas?

-- Oh! non, non, madame; vous parlez de dévouement courageux,
admirable: ce doit être lui...

-- D'ailleurs, ajouta Rose ingénument, Gabriel est bien
reconnaissable, il est beau comme un archange...

-- Il a de longs cheveux blonds, ajouta Blanche.

-- Et des yeux bleus si doux, si bons, qu'on se sent tout
attendrie en le regardant, ajouta Rose.

-- Plus de doute... c'est bien lui, reprit la dévote; alors vous
comprendrez l'adoration qu'on lui témoigne et l'incroyable ardeur
de charité que son exemple inspire à tous. Ah! si vous aviez
entendu, ce matin encore, avec quelle tendre admiration il parlait
de ces femmes généreuses qui avaient le noble courage, disait-il,
de venir soigner, consoler d'autres femmes, leurs soeurs, dans cet
asile de souffrances!... Hélas! je l'avoue, le Seigneur nous
commande l'humilité, la modestie; pourtant, je le confesse, en
écoutant ce matin l'abbé Gabriel, je ne pouvais me défendre d'une
sorte de pieuse fierté; oui, malgré moi, je prenais ma faible part
des louanges qu'il adressait à ces femmes, qui, selon sa touchante
expression, semblaient reconnaître une soeur bien-aimée dans
chaque pauvre malade auprès de laquelle elles s'agenouillaient
pour lui prodiguer leurs soins.

-- Entends-tu, ma soeur? dit Blanche à Rose avec exaltation: comme
l'on doit être fière de mériter de pareilles louanges!

-- Oui, oui! s'écria la princesse avec un entraînement calculé, on
peut en être fière, car c'est au nom de l'humanité, c'est au nom
du Seigneur qu'il les accorde, ces louanges, et l'on dirait que
Dieu parle par sa bouche inspirée.

-- Madame, dit vivement Rose, dont le coeur battait d'enthousiasme
aux paroles de la dévote, nous n'avons plus notre mère; notre père
est absent... vous avez une si belle âme, un si noble coeur, que
nous ne pouvons mieux nous adresser qu'à vous... pour demander
conseil...

-- Quel conseil, ma chère enfant? dit Mme de Saint-Dizier d'une
voix insinuante; oui... ma chère enfant, laissez-moi vous donner
ce nom, plus en rapport avec votre âge et le mien...

-- Il nous sera doux aussi de recevoir ce nom de vous, madame,
reprit Blanche; puis elle ajouta: Nous avions une gouvernante:
elle nous a toujours témoigné le plus vif attachement; cette nuit,
elle a été frappée du choléra.

-- Oh! mon Dieu! dit la dévote, feignant le plus touchant intérêt;
et comment va-t-elle?

-- Hélas, madame, nous l'ignorons.

-- Comment! vous ne l'avez pas encore vue?

-- Ne nous accusez pas d'indifférence ou d'ingratitude, madame,
dit tristement Blanche; ce n'est pas notre faute, si nous ne
sommes pas déjà auprès de notre gouvernante.

-- Et qui vous empêche de vous y rendre?

-- Dagobert... notre vieil ami, que vous avez vu ici tout à
l'heure.

-- Lui!... pourquoi s'oppose-t-il à ce que vous remplissiez un
devoir de reconnaissance?

-- Il est donc vrai, madame, que notre devoir est de nous rendre
auprès d'elle?

Mme de Saint-Dizier regarda tour à tour les deux jeunes filles
comme si elle eût été au comble de l'étonnement, et dit:

-- Vous me demandez si c'est votre devoir; c'est vous... vous dont
l'âme est si généreuse, qui me faites une pareille question!

-- Notre première pensée a été de courir auprès de notre
gouvernante, madame, je vous l'assure; mais Dagobert nous aime
tant, qu'il tremble toujours pour nous...

-- Et puis, ajouta Rose, mon père nous a confiées à lui; aussi,
dans sa tendre sollicitude pour nous, il s'exagère le danger
auquel nous nous exposerions peut-être en allant voir notre
gouvernante.

-- Les scrupules de cet excellent homme sont excusables, dit la
dévote; mais ses craintes sont, ainsi que vous dites, exagérées;
depuis nombre de jours je vais visiter les ambulances, plusieurs
de mes amies font comme moi, et jusqu'à présent nous n'avons pas
ressenti la moindre atteinte de la maladie... qui d'ailleurs n'est
pas contagieuse; cela est maintenant prouvé... aussi, rassurez-
vous...

-- Qu'il y ait ou non du danger, madame, dit Rose, notre devoir
nous appelle auprès de notre gouvernante.

-- Je le crois, mes enfants; sinon elle vous accuserait peut-être
d'ingratitude et de lâcheté; puis, ajouta Mme de Saint-Dizier avec
componction, il ne s'agit pas seulement de mériter l'estime du
monde, il faut songer à mériter la grâce du Seigneur... pour
soi... et pour les siens... Ainsi, vous avez eu le malheur de
perdre votre mère, n'est-ce pas?

-- Hélas! oui, madame.

-- Eh bien, mes enfants, quoiqu'il n'y ait pas à douter qu'elle
soit placée... au paradis, parmi les élus, car elle est morte en
chrétienne, n'est-ce pas? elle a reçu les derniers sacrements de
notre sainte mère l'Église? ajouta la princesse en manière de
parenthèse.

-- Nous vivions au fond de la Sibérie, dans un désert... madame,
répondit tristement Rose. Notre mère est morte du choléra... il
n'y avait pas de prêtres aux environs... pour l'assister...

-- Serait-il possible? s'écria la princesse d'un air alarmé. Votre
pauvre mère est morte sans l'assistance d'un ministre du Seigneur?

-- Ma soeur et moi nous avons veillé auprès d'elle après l'avoir
ensevelie, en priant Dieu pour elle... comme nous savions le
prier... dit Rose les yeux baignés de larmes; puis Dagobert a
creusé la fosse où elle repose.

-- Ah! mes chères enfants, dit la dévote en feignant un
accablement douloureux.

-- Qu'avez-vous, madame? s'écrièrent les orphelines effrayées.

-- Hélas!... votre digne mère, malgré toutes ses vertus, n'est pas
encore montée au paradis parmi les élus.

-- Que dites-vous, madame?

-- Malheureusement, elle est morte sans avoir reçu les sacrements;
de sorte que son âme reste errante parmi les âmes du purgatoire,
attendant ainsi l'heure de la clémence du Seigneur... délivrance
qui peut être hâtée, grâce à l'intercession de prières que l'on
prononce chaque jour dans les églises pour le rachat des âmes en
peine.

Mme de Saint-Dizier prit un air si désolé, si convaincu, si
pénétré, en prononçant ces paroles; les jeunes filles avaient un
sentiment filial si profond, que, dans leur ingénuité, elles
crurent aux frayeurs de la princesse à l'endroit de leur mère, se
reprochant avec une tristesse naïve d'avoir ignoré jusqu'alors la
particularité du purgatoire. La dévote, voyant, à l'expression de
douloureuse tristesse qui se répandit aussitôt sur la physionomie
des jeunes filles, que sa fourberie hypocrite avait produit
l'effet qu'elle attendait, ajouta:

-- Il ne faut pas vous désespérer, mes enfants; tôt ou tard le
Seigneur appellera votre mère dans son saint paradis; d'ailleurs,
ne pouvez-vous pas hâter l'heure de la délivrance de cette âme
chérie?

-- Nous, madame!... Oh! dites, dites, car vos paroles nous
effrayent pour notre mère.

-- Pauvres enfants, comme elles sont intéressantes! dit la
princesse avec attendrissement, en pressant les mains des
orphelines dans les siennes. Rassurez-vous, vous dis-je, reprit-
elle; vous pouvez beaucoup pour votre mère: oui, mieux que
personne vous obtiendrez du Seigneur qu'il retire cette pauvre âme
du purgatoire et qu'il la fasse monter dans son saint paradis.

-- Nous, madame! Mon Dieu! et comment donc?

-- En méritant les bontés du Seigneur par une conduite édifiante.
Ainsi, par exemple, vous ne pouvez lui être plus agréables qu'en
accomplissant cet acte de dévouement et de reconnaissance envers
votre gouvernante: oui, j'en suis certaine, cette preuve de zèle
tout chrétien, comme dit le saint abbé Gabriel, compterait
efficacement auprès du Seigneur pour la délivrance de votre mère;
car dans sa bonté, le Seigneur accueille surtout favorablement les
prières des filles qui prient pour leur mère et qui, pour obtenir
sa grâce, offrent au ciel de nobles et saintes actions.

-- Ah! ce n'est plus seulement de notre gouvernante qu'il s'agit
maintenant, s'écria Blanche.

-- Voilà Dagobert, dit tout à coup Rose en prêtant l'oreille et en
entendant à travers la cloison le pas du soldat, qui montait
l'escalier.

-- Remettez-vous... Calmez-vous... Ne dites rien de tout ceci à
cet excellent homme... dit vivement la princesse; il
s'inquiéterait à tort et mettrait peut-être des obstacles à votre
généreuse résolution.

-- Mais comment faire madame, pour découvrir où est notre
gouvernante? dit Rose.

-- Nous saurons tout cela... fiez-vous à moi, dit tout bas la
dévote; je reviendrai vous voir... et nous conspirerons
ensemble... oui, nous conspirerons pour le prochain rachat de
l'âme de votre pauvre mère...

À peine la dévote avait-elle prononcé ces derniers mots avec
componction que le soldat rentra, l'air épanoui, rayonnant. Dans
son contentement, il ne s'aperçut pas de l'émotion que les deux
soeurs ne parvinrent pas à dissimuler tout d'abord.

Mme de Saint-Dizier, voulant distraire l'attention du soldat, lui
dit en se levant et allant vers lui:

-- Je n'ai pas voulu prendre congé de ces demoiselles, monsieur,
sans vous adresser sur leurs rares qualités toutes les louanges
qu'elles méritent.

-- Ce que vous me dites là, madame, ne m'étonne pas... mais je
n'en suis pas moins heureux. Ah çà, vous avez, je l'espère,
chapitré ces mauvaises petites têtes sur la contagion du
dévouement...

-- Soyez tranquille, monsieur, dit la dévote en échangeant un
regard d'intelligence avec les deux jeunes filles, je leur ai dit
tout ce qu'il fallait leur dire; nous nous entendons maintenant.

Ces mots satisfirent complètement Dagobert; et Mme de Saint-
Dizier, après avoir pris affectueusement congé des orphelines,
regagna sa voiture et alla retrouver Rodin, qui l'attendait à
quelques pas de là dans un fiacre, afin de savoir l'issue de
l'entrevue.



L. L'ambulance.

Parmi un grand nombre d'ambulances provisoires ouvertes à l'époque
du choléra dans tous les quartiers de Paris, on en avait établi
une dans un vaste rez-de-chaussée d'une maison de la rue du Mont-
Blanc; et cet appartement, alors vacant, avait été généreusement
mis, par son propriétaire, à la disposition de l'autorité. Dans
cet endroit l'on transportait les malades indigents qui,
subitement atteints de la contagion, étaient jugés dans un état
trop alarmant pour pouvoir être immédiatement conduits aux
hôpitaux.

Il faut le dire, à la louange de la population parisienne, non
seulement les dons volontaires de toute nature affluaient dans ces
succursales, mais des personnes de toutes conditions, gens du
monde, ouvriers, industriels, artistes, s'y organisaient en
service de jour et de nuit, afin de pouvoir établir l'ordre,
exercer une active surveillance dans ces hôpitaux improvisés, et
venir en aide aux médecins pour exécuter les prescriptions à
l'égard des cholériques. Des femmes de toutes conditions
partageaient cet élan de généreuse fraternité pour le malheur, et
si rien n'était plus respectable que les susceptibilités de la
modestie, nous pourrions citer, entre mille, deux jeunes et
charmantes femmes dont l'une appartenait à l'aristocratie et
l'autre à la riche bourgeoisie, qui, pendant cinq ou six jours
durant lesquels l'épidémie sévit avec le plus de violence, vinrent
chaque matin partager, avec d'admirables soeurs de charité, les
périlleux et humbles soins que celles-ci donnaient aux malades
indigentes que l'on amenait dans l'ambulance provisoire de l'un
des quartiers de Paris.

Ces faits de charité fraternelle, et tant d'autres qui se passent
de nos jours, montrent combien sont vaines et intéressées les
prétentions effrontées de certains ultramontains. À les entendre,
eux ou leurs moines, en vertu de leur détachement de toutes les
affections terrestres, sont seuls capables de donner au monde ces
merveilleux exemples d'abnégation, d'ardente charité, qui font
l'orgueil de l'humanité; à les entendre, il n'est, par exemple,
dans la société, rien de comparable au courage et au dévouement du
prêtre qui va administrer un mourant; rien n'est plus admirable
que le trappiste qui, le croirait-on! pousse l'abnégation
évangélique jusqu'à défricher, jusqu'à cultiver des terres
appartenant à son ordre!... N'est-ce pas idéal? n'est-ce pas
divin? Labourer, ensemencer _la terre dont les produits sont _à
_vous! _En vérité, c'est héroïque; aussi nous admirons la chose de
toutes nos forces.

Seulement, tout en reconnaissant ce qu'il y a de bon dans un bon
prêtre, nous demanderons humblement s'ils sont moines, clercs ou
prêtres:

Ces médecins des pauvres qui, à toute heure du jour ou de la nuit,
accourent au misérable chevet de l'infortune?

Ces médecins qui, pendant le choléra, ont risqué mille fois leur
vie avec autant de désintéressement que d'intrépidité?

Ces savants, ces jeunes praticiens qui, par amour de la science et
de l'humanité, ont sollicité comme une grâce, comme un honneur,
d'aller braver la mort en Espagne lorsque la fièvre jaune décimait
la population?

Était-ce donc le célibat, le renoncement qui faisait la force de
tant d'hommes généreux? Hésitaient-ils à sacrifier leur vie,
préoccupés qu'ils étaient de leurs plaisirs ou des doux devoirs de
la famille? Non, aucun d'eux ne renonçait pour cela aux joies du
monde. La plupart d'entre eux avaient des femmes, des enfants; et
c'est parce qu'ils connaissaient les joies de la paternité, qu'ils
avaient le courage de s'exposer à la mort pour sauver la femme,
les enfants de leur frères; s'ils faisaient enfin si vaillamment
le bien, c'est qu'ils vivaient selon les vues éternelles du
Créateur, qui a fait l'homme pour la famille et non pour le
stérile isolement du cloître.

Sont-ils trappistes, ces millions de cultivateurs, de prolétaires
des campagnes, qui défrichent et arrosent de leurs sueurs des
terres qui _ne sont pas les leurs_, et cela pour un salaire
insuffisant aux premiers besoins de leurs enfants?

Enfin (ceci paraîtra peut-être puéril, mais nous le tenons pour
incontestable), sont-ils moines, clercs ou prêtres, ces hommes
intrépides qui, à toute heure du jour ou de la nuit, s'élancent
avec une fabuleuse intrépidité au milieu des flammes et de la
fournaise, escaladant des poutres embrasées, des décombres
brûlants, pour préserver des biens qui ne sont pas à eux, pour
sauver des gens qui leur sont inconnus, et cela simplement, sans
fierté, sans privilège, sans morgue, sans autre rémunération que
le pain de munition qu'ils mangent, sans autre signe honorifique
que l'habit de soldat qu'ils portent, et cela surtout sans
prétendre le moins du monde à monopoliser le courage, le
dévouement, et à être un jour quelque peu canonisés et enchâssés?
Et pourtant, nous pensons que tant de hardis sapeurs qui ont
risqué leur vie dans vingt incendies, qui ont arraché aux flammes
des vieillards, des femmes, des enfants, qui ont préservé des
villes entières des ravages du feu, ont _au moins _autant mérité
de Dieu et de l'humanité que _saint Polycarpe, saint Fructueux,
saint Privé_, et autres plus ou moins sanctifiés.

Non, non, grâce aux doctrines morales de tous les siècles; de tous
les peuples, de toutes les philosophies, grâce à l'émancipation
progressive de l'humanité, les sentiments de charité, de
dévouement, de fraternité, sont presque devenus des instincts
naturels, et se développent merveilleusement chez l'homme
lorsqu'il se trouve dans la condition de bonheur relatif pour
lequel Dieu l'a doué et créé.

Non, non, certains ultramontains intrigants et tapageurs ne
conservent pas seuls, comme ils le voudraient faire croire, la
tradition du dévouement de l'homme à l'homme, de l'abnégation de
la créature: en théorie et en pratique, MarcAurèle vaut bien saint
Jean; Platon, saint Augustin; Confucius, saint Chrysostome; depuis
l'antiquité jusqu'à nos jours, la _maternité, l'amitié, l'amour,
_la _science_, la _gloire_, la _liberté_, ont, en dehors de toute
orthodoxie, une armée de glorieux noms, d'admirables martyrs à
opposer aux saints et aux martyrs du calendrier; oui, nous le
répétons, jamais les ordres monastiques qui se sont le plus piqués
de dévouement à l'humanité n'ont fait pour leurs frères plus que
n'ont fait, pendant les terribles journées du choléra, tant de
jeunes gens libertins, tant de femmes coquettes et charmantes,
tant d'artistes païens, tant de lettrés panthéistes, tant de
médecins matérialistes.

* * * * *

Deux jours s'étaient passés depuis la visite de Mme de Saint-
Dizier aux orphelines; il était environ dix heures du matin. Les
personnes qui avaient volontairement fait le service de nuit
auprès des malades à l'ambulance établie rue du Mont-Blanc
allaient être relevées par d'autres servants volontaires.

-- Eh bien! messieurs, dit l'un des nouveaux arrivants, où en
sommes-nous? y a-t-il eu décroissance cette nuit dans le nombre
des malades?

-- Malheureusement non..., mais les médecins croient que la
contagion a atteint son plus haut degré d'intensité.

-- Il reste du moins l'espérance de la voir décroître...

-- Et parmi ces messieurs que nous remplaçons, aucun n'a-t-il été
atteint?

-- Nous sommes venus onze hier; ce matin nous ne sommes plus que
neuf.

-- C'est triste... Et ces deux personnes ont été rapidement
frappées?

-- Une des victimes... jeune homme de vingt-cinq ans, officier de
cavalerie en congé... a été pour ainsi dire foudroyé... en moins
d'un quart d'heure il est mort; quoique de pareils faits soient
fréquents, nous sommes tous restés dans la stupeur.

-- Pauvre jeune homme!...

-- Il avait un mot d'encouragement cordial et d'espoir pour
chacun; il était parvenu à remonter tellement le moral de
plusieurs malades, que plusieurs d'entre eux, qui avaient moins le
choléra que la peur du choléra, sont sortis à peu près guéris de
l'ambulance...

-- Quel dommage!... un si brave jeune homme!... Enfin, il est mort
glorieusement; il y a autant de courage à mourir ainsi qu'à la
bataille...

-- Il n'y avait pour rivaliser de zèle, de courage avec lui, qu'un
jeune prêtre d'une figure angélique; on le nomme l'abbé Gabriel;
il est infatigable; à peine prend-il quelques heures de repos,
courant de l'un à l'autre, se faisant tout à tous; il n'oublie
personne; ses consolations, qu'il donne partout du plus profond de
son coeur, ne sont pas des banalités qu'il débite par métier; non,
non, je l'ai vu pleurer la mort d'une pauvre femme à qui il avait
fermé les yeux après une déchirante agonie. Ah! si tous les
prêtres lui ressemblaient!...

-- Sans doute, c'est si vénérable, un bon prêtre!... Et quelle est
l'autre victime de cette nuit parmi vous?

-- Oh! cette mort-là a été affreuse... N'en parlons pas, j'ai
encore cet horrible tableau devant les yeux.

-- Une attaque de choléra foudroyante?

-- Si ce malheureux n'était mort que de la contagion, vous ne me
verriez pas si effrayé à ce souvenir.

-- De quoi est-il donc mort?

-- C'est toute une histoire sinistre... Il y a trois jours, on a
amené ici un homme que l'on croyait seulement atteint du
choléra... vous avez sans doute entendu parler de ce personnage,
c'est un dompteur de bêtes féroces qui a fait courir tout Paris à
la Porte-Saint-Martin.

-- Je sais de qui vous voulez parler... un nommé Morok; il jouait
une espèce de scène avec une panthère noire apprivoisée!

-- Précisément, j'étais même à une représentation singulière, à la
fin de laquelle un étranger, un Indien, par suite d'un pari, dit-
on, a sauté sur le théâtre et a tué la panthère... Eh bien,
figurez-vous que chez Morok, amené d'abord ici comme cholérique,
et en effet il offrait les symptômes de la contagion, une maladie
affreuse s'est tout à coup déclarée.

-- Et cette maladie?

-- L'hydrophobie.

-- Il est devenu enragé?

-- Oui!... il a avoué avoir été mordu, il y a peu de jours, par
l'un des molosses qui gardent sa ménagerie; malheureusement, il
n'a fait cet aveu qu'après le terrible accès qui a coûté la vie au
malheureux que nous regrettons.

-- Comment cela s'est-il donc passé?

-- Morok occupait une chambre avec trois autres malades. Tout à
coup, saisi d'une espèce de délire furieux, il se lève en poussant
des cris féroces... et se précipite comme un fou dans le
corridor... Le malheureux que nous regrettons se présente à lui et
veut l'arrêter. Cette espèce de lutte exalte la frénésie de Morok,
et il se jette sur celui qui s'opposait à son passage, le mord, le
déchire... et tombe enfin dans d'horribles convulsions.

-- Ah! vous avez raison, c'est affreux... Et malgré tous les
secours, la victime de Morok?...

-- Est morte cette nuit, au milieu de souffrances atroces; car
l'émotion avait été si violente, qu'une fièvre cérébrale s'est
aussitôt déclarée.

-- Et Morok, est-il mort?

-- Je ne sais pas... On a dû le transporter hier dans un hôpital,
après l'avoir garrotté pendant l'état d'affaissement qui succède
ordinairement à ces crises violentes; mais en attendant qu'il pût
être emmené d'ici, on l'a enfermé dans une chambre haute de cette
maison.

-- Mais il est perdu?

-- Il doit être mort... Les médecins ne lui donnaient pas vingt-
quatre heures à vivre.

Les interlocuteurs de cet entretien se tenaient dans une
antichambre située au rez-de-chaussée où se réunissaient
ordinairement les personnes qui venaient offrir volontairement
leur aide et leurs concours. D'un côté, cette pièce communiquait
avec les salles de l'ambulance; de l'autre, avec le vestibule,
dont la fenêtre s'ouvrait sur la cour.

-- Ah! mon Dieu! dit l'un des interlocuteurs en regardant à
travers la croisée, voyez donc quelles charmantes jeunes personnes
viennent de descendre de cette belle voiture; comme elles se
ressemblent! En vérité, une pareille ressemblance est
extraordinaire.

-- Sans doute, ce sont deux jumelles... Pauvres jeunes filles!
elles sont vêtues de deuil... Peut-être ont-elles à regretter un
père ou une mère.

-- L'on dirait qu'elles viennent de ce côté.

-- Oui, elles montent le perron... Bientôt, en effet, Rose et
Blanche entrèrent dans l'antichambre, l'air timide, inquiet,
quoique une sorte d'exaltation fébrile et résolue brillât dans
leurs regards.

L'un des deux hommes qui causaient ensemble, touché de l'embarras
des jeunes filles, s'avança vers elle et leur dit d'un ton de
politesse prévenante:

-- Désirez-vous quelque chose, mesdemoiselles?

-- N'est-ce pas ici, monsieur, reprit Rose, l'ambulance de la rue
du Mont-Blanc?

-- Oui, mademoiselle.

-- Une dame nommée Mme Augustine du Tremblay a été, nous a-t-on
dit, amenée ici il y a deux jours, monsieur. Pourrions-nous la
voir?

-- Je dois vous faire observer, mademoiselle, qu'il y a quelque
danger... à pénétrer dans les salles des malades.

-- C'est une amie bien chère que nous désirons voir, répondit Rose
d'un ton doux et ferme qui disait assez son mépris du danger.

-- Je ne puis d'ailleurs, vous assurer, mademoiselle, reprit son
interlocuteur, que la personne que vous cherchez soit ici; mais si
vous voulez vous donner la peine d'entrer dans cette pièce, à main
gauche, vous trouverez la bonne soeur Marthe dans son cabinet:
elle est chargée de la salle des femmes, et vous donnera tous les
renseignements que vous pourrez désirer.

-- Merci, monsieur, dit Blanche en s'inclinant gracieusement, et
elle entra avec sa soeur dans l'appartement que l'on venait de lui
indiquer.

-- En vérité, elles sont charmantes, dit l'homme en suivant du
regard les deux soeurs, qui disparurent bientôt. Ce serait dommage
si...

Il ne put achever... Tout à coup un tumulte effroyable mêlé de
cris d'horreur et d'épouvante, retentit dans les pièces voisines;
presque aussitôt deux portes qui communiquaient à l'antichambre
s'ouvrirent violemment, et un grand nombre de malades, la plupart
demi-nus, hâves, décharnés, les traits altérés par la terreur, se
précipitèrent dans cette pièce en criant: «Au secours! au secours!
l'enragé!...»

Il est impossible de peindre la mêlée désespérée furieuse, qui
suivit cette panique de gens effarés se ruant sur l'unique porte
de l'antichambre afin d'échapper au péril qu'ils redoutaient, et
là, luttant, se battant, se foulant aux pieds, afin de fuir par
cette étroite issue. Au moment où le dernier de ces malheureux
parvenait à gagner la porte, se traînant épuisé sur ses mains
ensanglantées, car il avait été renversé et presque écrasé durant
la mêlée, Morok, l'objet de tant d'épouvante... Morok apparut.

Il était horrible... un lambeau de couverture ceignait ses reins;
son torse blafard et meurtri était nu ainsi que ses jambes, autour
desquelles se voyaient encore les débris des liens qu'il venait de
briser; son épaisse chevelure jaunâtre se roidissait sur son
front; sa barbe semblait se hérisser, par la même horripilation;
ses yeux, roulant égarés, sanglants dans leurs orbites, brillaient
illuminés d'un éclat vitreux; l'écume inondait ses lèvres: de
temps à autre il poussait des cris rauques, gutturaux; les veines
de ses membres de fer étaient tendues à se rompre; il bondissait
par saccades, comme une bête fauve, en étendant devant lui ses
doigts osseux et crispés.

Au moment où Morok allait atteindre l'issue par laquelle ceux
qu'il poursuivait venaient de s'échapper, des personnes valides,
accourues au bruit, parvinrent à fermer au dehors et cette porte
et celles qui communiquaient aux salles de l'ambulance. Morok se
vit prisonnier. Il courut alors à la fenêtre pour la briser et se
précipiter dans la cour; mais s'arrêtant tout à coup, il recula
devant l'éclat miroitant des carreaux, saisi de l'horreur
invincible que tous les hydrophobes éprouvent à la vue des objets
luisants, et surtout des glaces.

Bientôt les malades qu'il avait poursuivis, ameutés dans la cour,
le virent, à travers la fenêtre, s'épuiser en efforts furieux pour
ouvrir les portes que l'on venait de fermer sur lui. Puis,
reconnaissant l'inutilité de ses tentatives; il poussa des cris
sauvages et se mit à tourner rapidement autour de cette salle,
comme un animal féroce qui cherche en vain l'issue de sa cage.
Mais ceux des spectateurs de cette scène qui collaient leurs
visages aux vitres de la fenêtre poussèrent une grande clameur
d'angoisse et d'épouvante.

Morok venait d'apercevoir la petite porte qui communiquait au
cabinet occupé par la soeur Marthe, et dans lequel Rose et Blanche
venaient d'entrer quelques instants auparavant. Morok, espérant
sortir par cette issue, tira violemment à lui le bouton de cette
porte, et parvint à l'entr'ouvrir, malgré la résistance qu'il
éprouvait à l'intérieur...

Un instant, la foule, effrayée vit, de la cour, les bras roidis de
la soeur Marthe et des orphelines cramponnés à la porte et la
retenant de tout leur pouvoir.



LI. L'hydrophobie.

Lorsque les malades rassemblés dans la cour virent l'acharnement
des tentatives de Morok pour forcer la porte de la chambre où
étaient renfermées soeur Marthe et les orphelines, la terreur
redoubla.

-- La soeur est perdue! s'écriait-on avec horreur.

-- Cette porte va céder...

-- Et ce cabinet n'a pas d'autre issue!

-- Il y a deux jeunes filles en deuil avec elle...

-- On ne peut pourtant laisser de pauvres femmes aux prises avec
ce furieux!... À moi, mes amis! dit généreusement un spectateur
valide en courant vers le perron pour rentrer dans l'antichambre.

-- Il est trop tard, c'est vous exposer en vain, dirent plusieurs
personnes en le retenant malgré lui. À ce moment, on entendit des
voix crier:

-- Voici l'abbé Gabriel!

-- Il descend du premier... il accourt au bruit.

-- Il demande ce que c'est.

-- Que va-t-il faire?

En effet, Gabriel, occupé près d'un mourant dans une salle
voisine, venait d'apprendre que Morok, brisant ses liens, était
parvenu à s'échapper par une étroite lucarne de la chambre où on
l'avait enfermé provisoirement. Prévoyant les terribles dangers
qui pouvaient résulter de l'évasion du dompteur de bêtes, le jeune
missionnaire, ne consultant que son courage, accourut dans
l'espoir de conjurer de plus grands malheurs. D'après ses ordres,
un infirmier le suivait tenant à la main un réchaud portatif
rempli d'une braise ardente, au milieu de laquelle chauffaient à
blanc plusieurs fers à cautériser, dont les médecins se servaient
dans quelques cas de choléra désespérés.

L'angélique figure de Gabriel était pâle; mais une calme
intrépidité éclatait sur son noble front. Traversant
précipitamment le vestibule, écartant de droite et de gauche la
foule pressée sur son passage, il se dirigeait, en hâte, vers
l'antichambre. Au moment où il s'en approchait, un des malades lui
dit d'une voix lamentable:

-- Oh! monsieur l'abbé... c'est fini; ceux qui sont dans la cour
et qui voient à travers les vitres, disent que la soeur Marthe est
perdue...

Gabriel ne répondit rien, mit vivement la main sur la clef de la
porte; mais avant de pénétrer dans cette pièce où était renfermé
Morok, il se retourna vers l'infirmier et lui dit d'une voix
ferme.

-- Vos fers sont chauffés à blanc?

-- Oui, monsieur l'abbé.

-- Attendez-moi là... et tenez-vous prêt. Quant à vous, mes amis,
ajouta-t-il en s'adressant à quelques malades frissonnant
d'effroi, dès que je serai entré... fermez la porte sur moi... Je
réponds de tout; et vous, infirmier, ne venez que lorsque
j'appellerai...

Puis le jeune missionnaire fit jouer le pêne dans la serrure. À ce
moment, un cri de terreur, de pitié, d'admiration, sortit de toute
les poitrines, et les spectateurs de cette scène, rassemblés
autour de la porte, s'en éloignèrent en hâte par un mouvement
d'épouvante involontaire.

Après avoir levé les yeux au ciel comme pour invoquer Dieu à cet
instant terrible, Gabriel poussa la porte et la referma aussitôt
sur lui. Il se trouva seul avec Morok.

Le dompteur de bêtes, par un dernier effort de fureur, était
parvenu à ouvrir presque entièrement la porte à laquelle la soeur
Marthe et les orphelines se cramponnaient agonisantes de frayeur,
en poussant des cris désespérés. Au bruit des pas de Gabriel,
Morok se retourna brusquement. Alors loin de persister à entrer
dans le cabinet, d'un bond il s'élança en rugissant sur le jeune
missionnaire.

Pendant ce temps, la soeur Marthe et les orphelines, ignorant la
cause de la retraite de leur agresseur, et profitant de ce moment
de répit, poussèrent un verrou et se mirent ainsi à l'abri d'une
nouvelle attaque.

Morok, l'oeil hagard, les dents convulsivement serrées, s'était
rué sur Gabriel, les mains étendues en avant afin de le saisir à
la gorge; le missionnaire reçut vaillamment le choc; ayant, d'un
coup d'oeil rapide, deviné le mouvement de son adversaire, à
l'instant où celui-ci s'élança sur lui, il le saisit par les deux
poignets... et, le contenant ainsi, les abaissa violemment d'une
main vigoureuse.

Pendant une seconde, Morok et Gabriel restèrent muets, haletants,
immobiles, se mesurant du regard; puis, le missionnaire, arc-bouté
sur ses reins, le haut du corps renversé en arrière, tâcha de
vaincre les efforts de l'hydrophobe, qui, par de violents
soubresauts, tentait de lui échapper et de se jeter sur lui, la
tête en avant, pour le déchirer.

Tout à coup le dompteur de bêtes sembla défaillir, ses genoux
fléchirent; sa tête, livide, violacée, se pencha sur ses épaules;
ses yeux se fermèrent... Le missionnaire, pensant qu'une faiblesse
passagère succédait à l'accès de rage de ce misérable, et qu'il
allait tomber, cessa de le maintenir pour lui prêter secours... Se
sentant libre, grâce à sa ruse, Morok se releva tout à coup pour
se jeter avec rage sur Gabriel. Surpris par cette brusque attaque,
celui-ci chancela et se sentit saisir et enlacer dans les bras de
fer de ce furieux.

Redoublant pourtant d'énergie et d'efforts, luttant poitrine
contre poitrine, pied contre pied, le missionnaire fit à son tour
trébucher son adversaire, d'un élan vigoureux parvint à le
renverser, à lui saisir de nouveau les mains, et à le tenir
presque immobile sous son genou... L'ayant ainsi complètement
maîtrisé, Gabriel tournait la tête pour appeler à l'aide, lorsque
Morok, par un effort désespéré, parvint à se redresser sur son
séant et à saisir entre ses dents le bras gauche du missionnaire.
À cette morsure aiguë, profonde, horrible, qui entama les chairs,
le missionnaire ne put retenir un cri de douleur et d'effroi... il
voulut en vain se dégager; son bras restait serré comme dans un
étau entre les mâchoires convulsives de Morok, qui ne lâchait pas
prise...

Cette scène effrayante avait duré moins de temps qu'il n'en faut
pour l'écrire, lorsque tout à coup la porte donnant sur le
vestibule s'ouvrit violemment; plusieurs hommes de coeur, ayant
appris par les malades terrifiés le danger que courait le jeune
prêtre, accouraient à son secours, malgré la recommandation qu'il
avait faite de n'entrer que lorsqu'il appellerait.

L'infirmier portant son réchaud et ses fers rougis à blanc était
au nombre des nouveaux arrivants; Gabriel, l'apercevant, lui cria
d'une voix altérée:

-- Vite, vite, mon ami, vos fers; j'y avais pensé, grâce à Dieu...

L'un des hommes qui venait d'entrer s'était heureusement
précautionné d'une couverture de laine; au moment où le
missionnaire parvenait à arracher son bras d'entre les dents de
Morok, qu'il tenait toujours sous son genou, on jeta la couverture
sur la tête de l'hydrophobe, qui fut aussitôt enveloppé et
garrotté sans danger, malgré sa résistance désespérée.

Gabriel alors se releva, déchira la manche de sa soutane, et
mettant à nu son bras gauche, où l'on voyait une profonde morsure,
saignante et bleuâtre, il fit signe à l'infirmier d'approcher,
saisit un des fer rougis à blanc et, par deux fois, d'une main
ferme et sûre, il appliqua l'acier incandescent sur sa plaie avec
un calme héroïque qui frappa tous les assistants d'admiration.
Mais bientôt tant d'émotions diverses, si intrépidement
combattues, eurent une réaction inévitable: le front de Gabriel se
perla de grosses gouttes de sueur, ses longs cheveux blonds se
collèrent à ses tempes, il pâlit... chancela... perdit
connaissance, et fut transporté dans une pièce voisine pour y
recevoir les premiers secours.

* * * * *

Un hasard, concevable d'ailleurs, avait fait, à l'insu de
Mme de Saint-Dizier, une vérité de l'un de ses mensonges. Afin
d'engager encore davantage les orphelines à se rendre à
l'ambulance provisoire, elle avait imaginé de leur dire que
Gabriel s'y trouvait ce qu'elle était loin de croire; car elle
eût, au contraire, tenté d'empêcher cette rencontre, qui pouvait
nuire à ses projets, l'attachement du jeune missionnaire pour les
jeunes filles lui étant connu.

Peu de temps après la scène terrible que l'on a racontée, Rose et
Blanche entrèrent, accompagnées de soeur Marthe, dans une vaste
salle d'un aspect étrange, sinistre, où l'on avait transporté un
grand nombre de femmes subitement frappées du choléra. Cet immense
appartement généreusement prêté pour établir une ambulance
temporaire, était décoré avec un luxe excessif; la pièce alors
occupée par les femmes malades dont nous parlons avait servi de
salon de réception; les boiseries blanches étincelaient de
somptueuses dorures: des glaces magnifiquement encadrées
séparaient les trumeaux de fenêtres à travers lesquelles on
apercevait les fraîches pelouses d'un riant jardin que les
premières pousses de mai verdissaient déjà. Au milieu de ce luxe,
de ces lambris dorés, sur un parquet de bois précieux, richement
incrusté, l'on voyait symétriquement disposées quatre files de
lits de toute formes, provenant aussi de dons volontaires, depuis
l'humble lit de sangle jusqu'à la riche couchette d'acajou
sculpté.

Cette longue salle avait été partagée en deux, dans toute sa
longueur, par une cloison provisoire de quatre à cinq pieds de
hauteur; l'on s'était ainsi ménagé la faculté d'établir quatre
rangées de lits; cette séparation s'arrêtait à quelque distance
des deux extrémités de ce salon: à cet endroit, il conservait
toute sa largeur; dans cet espace réservé l'on ne voyait point de
lits; là se tenaient les servants volontaires, lorsque les malades
n'avaient pas besoin de leurs soins; à l'une de ces extrémités
était une haute et magnifique cheminée de marbre, ornée de bronze
doré; là chauffaient différents breuvages; enfin, comme dernier
trait à ce tableau d'un si singulier aspect, des femmes,
appartenant aux conditions les plus diverses, se chargeaient
volontairement de soigner tout à tour ces malades, dont les
sanglots, les gémissements, étaient toujours accueillis par elles
avec de consolantes paroles de commisération et d'espérance. Tel
était l'endroit à la fois bizarre et lugubre dans lequel Rose et
Blanche, se tenant par la main, entrèrent quelque temps après que
Gabriel eut déployé un courage si héroïque dans sa lutte contre
Morok.

La soeur Marthe accompagnait les filles du maréchal Simon; après
leur avoir dit quelques mots tout bas, elle indiqua à chacune
d'elles un des côtés de la cloison où étaient rangés des lits,
puis se dirigea vers l'autre extrémité de la salle afin de donner
quelques ordres.

Les orphelines, sous le coup de la terrible émotion causée par le
péril dont Gabriel les avait sauvées à leur insu, étaient d'une
excessive pâleur; néanmoins une ferme résolution se lisait dans
leurs yeux. Il s'agissait non seulement pour elles d'accomplir un
impérieux devoir de reconnaissance, et de se montrer ainsi dignes
de leur valeureux père; il s'agissait encore pour elles du salut
de leur mère, dont la félicité éternelle pouvait dépendre, leur
avait-on dit, des preuves de dévouement chrétien qu'elles
donneraient au Seigneur. Est-il besoin d'ajouter que la princesse
de Saint-Dizier, suivant les avis de Rodin, dans une seconde
entrevue habilement ménagée entre elle et les deux soeurs, à
l'insu de Dagobert, avait tour à tour abusé, exalté, fanatisé ces
pauvres âmes confiantes, naïves et généreuses, en poussant jusqu'à
l'exagération la plus funeste tout ce qu'il y avait en elles de
sentiments élevés et courageux? Les orphelines ayant demandé à la
soeur Marthe si Mme Augustine du Tremblay avait été amenée dans
cet asile de secours depuis trois jours, la soeur leur avait
répondu qu'elle l'ignorait... mais qu'en parcourant les salles des
femmes il leur serait très facile de s'assurer si la personne
qu'elles cherchaient s'y trouvait. Car l'abominable dévote qui,
complice de Rodin, jetait ces deux enfants au milieu d'un péril
mortel, avait menti effrontément en leur affirmant qu'elle venait
d'apprendre que leur gouvernante avait été transportée dans cette
ambulance.

Les filles du maréchal Simon avaient, et pendant l'exil et durant
leur pénible voyage avec Dagobert, été exposées à de bien rudes
épreuves; mais jamais un spectacle aussi désolant que celui qui
s'offrait tout à coup à leurs yeux n'avait frappé leurs regards...
Cette longue file de lits, où tant de créatures étaient gisantes,
où celles-ci se tordaient en poussant des gémissements de douleur,
où celles-là faisaient entendre les sourds râlements de l'agonie,
où d'autres, enfin, dans le délire de la fièvre, éclataient en
sanglots ou appelaient à grands cris les êtres dont la mort allait
les séparer; ce spectacle effrayant, même pour des hommes
aguerris, devait presque inévitablement, selon l'exécrable
prévision de Rodin et de ses complices, causer une impression
fatale à ces deux jeunes filles, qu'une exaltation de coeur aussi
généreuse qu'irréfléchie poussait à cette funeste visite. Puis,
circonstance funeste, qui pour ainsi dire ne se révéla dans toute
la poignante et profonde amertume de leur souvenir qu'au chevet
des premières malades qu'elles virent, c'était aussi du choléra...
de cette mort affreuse, qu'était morte la mère des orphelines...

Que l'on se figure donc les deux soeurs arrivant dans ces vastes
salles d'un aspect si effrayant, déjà affreusement émues par la
terreur que leur avait inspirée Morok, et commençant leur triste
recherche parmi ces infortunées dont les souffrances, dont
l'agonie, dont la mort, rappelaient à chaque instant aux
orphelines la souffrance, l'agonie, la mort de leur mère.

Un moment, pourtant, à l'aspect de cette salle funèbre, Rose et
Blanche sentirent leur résolution faiblir: un noir pressentiment
leur fit regretter leur héroïque imprudence; enfin, depuis
quelques minutes, elles commençaient à ressentir les sourds
tressaillements d'un frisson fébrile, glacé; puis, de douloureux
élancements faisaient parfois battre leurs tempes; mais attribuant
ces symptômes, dont elles ignoraient le danger, aux suites de
l'effroi que venait de leur causer Morok, tout ce qu'il y avait de
bon, de valeureux en elles étouffa bientôt ces craintes; et toutes
deux, Rose d'un côté de la cloison, Blanche de l'autre,
commencèrent séparément leur pénible recherche.

Gabriel, transporté dans la chambre des médecins de service, avait
bientôt repris ses sens. Grâce à sa présence d'esprit et à son
courage, sa blessure, cicatrisée à temps, ne pouvait plus avoir de
suites dangereuses; sa plaie pansée, il voulut retourner dans la
salle des femmes; car c'était là qu'il donnait de pieuses
consolations à une mourante quand l'on était venu le prévenir des
affreux dangers qui pouvaient résulter de l'évasion de Morok.

Peu d'instants avant que le missionnaire entrât dans cette salle,
Rose et Blanche arrivaient presque ensemble au terme de leur
triste recherche, l'une ayant parcouru la ligne gauche des lits,
l'autre la ligne droite, séparées par la cloison qui traversait
toute la salle...

Les deux soeurs ne s'étaient pas encore rejointes. Leurs pas
devenaient de plus en plus chancelants; à mesure qu'elles
s'avançaient, elles étaient obligées de s'appuyer de temps à autre
sur les lits auprès desquels elles passaient; les forces
commençaient à leur manquer. En proie à une sorte de vertige, de
douleur et d'épouvante, elles ne paraissaient plus agir que
machinalement. Hélas! les orphelines venaient d'être frappées
presque ensemble des terribles symptômes du choléra. Par suite de
cette espèce de phénomène physiologique dont nous avons déjà
parlé, phénomène fréquent chez les êtres jumeaux, et qui déjà
plusieurs fois s'était révélé lors de deux ou trois maladies dont
les jeunes filles avaient été pareillement atteintes; cette fois
encore, une cause mystérieuse soumettant leur organisation à des
sensations, à des accidents simultanés, semblaient les assimiler à
deux fleurs d'une même tige, qui tour à tour renaissent et se
flétrissent ensemble. Puis, l'aspect de toutes les souffrances, de
toutes les agonies auxquelles les orphelines venaient d'assister
en traversant cette longue salle, avait encore accéléré le
développement de cette effroyable maladie. Rose et Blanche
portaient déjà sur leur visage bouleversé, méconnaissable, la
mortelle empreinte de la contagion, lorsque chacune d'elles sortit
de son côté des subdivisions de la salle qu'elles venaient de
parcourir sans trouver leur gouvernante.

Rose et Blanche, séparées jusqu'alors par la haute cloison qui
régnait dans toute la longueur du salon, n'avaient pu
s'apercevoir... mais lorsqu'enfin elles jetèrent les yeux l'une
sur l'autre, il se passa une scène déchirante.



LII. L'ange gardien.

À la fraîcheur charmante de Rose et de Blanche avait succédé une
pâleur livide; leurs grands yeux bleus devenus caves, commençant à
se retirer au fond de leurs orbites, paraissaient énormes; leurs
lèvres, naguère si vermeilles, se couvraient déjà d'une teinte
violette... comme celle qui remplaçait peu à peu la transparence
carminée de leurs joues et de leurs doigts effilés. On eût dit que
tout ce qu'il y avait de rose et de pourpre dans leur ravissant
visage se ternissait ainsi peu à peu sous le souffle bleuâtre et
glacé de la mort.

Lorsque les orphelines se trouvèrent face à face, défaillantes, se
soutenant à peine... un cri de mutuel effroi sortit de leur sein;
chacune, à la vue de l'épouvantable altération des traits de sa
soeur, s'écria:

-- Ma soeur... toi aussi, tu souffres!...

Et toutes deux se précipitèrent dans les bras l'une de l'autre en
fondant en larmes; puis, s'interrogeant du regard:

-- Mon Dieu, Rose... tu es bien pâle!

-- Comme toi, ma soeur...

-- Tu ressens aussi un frisson glacé?...

-- Oui, je suis brisée... ma vue se trouble...

-- Moi, j'ai la poitrine en feu...

-- Ma soeur, nous allons peut-être mourir...

-- Pourvu que cela soit ensemble...

-- Et notre pauvre père?...

-- Et Dagobert?

-- Ma soeur... notre rêve... était vrai! s'écria tout à coup Rose
délirante, en jetant ses bras autour du cou de sa soeur.
Regarde... regarde... l'ange Gabriel vient nous chercher...

À ce moment, en effet, Gabriel entrait dans l'espèce d'hémicycle
réservé à chaque extrémité du salon.

-- Ciel!... que vois-je!... les filles du maréchal Simon, s'écria
le jeune prêtre.

Et, s'élançant, il reçut les orphelines entre ses bras; elles
n'avaient plus la force de se soutenir; déjà leurs têtes
alanguies, leurs yeux mourants, leur souffle péniblement oppressé
annonçaient les approches de la mort...

La soeur Marthe n'était qu'à quelques pas, elle accourut à l'appel
de Gabriel; aidé de cette sainte femme, il put transporter les
orphelines sur le lit réservé au médecin de garde. De peur que le
spectacle de cette déchirante agonie n'impressionnât trop vivement
les malades voisines, la soeur Marthe tira un grand rideau, et les
deux soeurs furent séparées, de la sorte, du reste de la salle.

Leurs mains s'étaient si étroitement entrelacées pendant un accès
de paroxysme nerveux, que l'on ne put disjoindre leurs doigts
crispés; ce fut ainsi que les premiers secours leurs furent
donnés... secours impuissants à vaincre le mal, mais qui du moins
calmèrent pour quelques instants l'atroce violence de leurs
douleurs et jetèrent une faible lueur au milieu de leur raison
obscurcie et troublée.

À ce moment Gabriel, debout à leur chevet et penché vers elles,
les contemplait avec une douleur inexprimable; le coeur brisé, la
figure baignée de larmes, il songeait avec épouvante au sort
étrange qui le rendait témoin de la mort de ces deux jeunes
filles, ses parentes, que peu de mois auparavant il avait
arrachées aux horreurs de la tempête... Malgré la fermeté d'âme du
missionnaire, il ne pouvait s'empêcher de frémir en réfléchissant
à la destinée des orphelines, à la mort de Jacques Rennepont, à
l'effrayante captation qui, après avoir jeté M. Hardy dans la
solitude claustrale de Saint-Hérem, en avait fait, presque à
l'agonie, un membre de la société de Jésus; le missionnaire se
disait que déjà quatre membres de la famille Rennepont... de sa
famille à lui, Gabriel, venaient d'être successivement frappés par
un concours de circonstances funestes; il se demandait enfin avec
effroi comment les détestables intérêts de la société d'Ignace de
Loyola étaient servis par une fatalité si providentielle!...
L'étonnement du jeune missionnaire eût fait place à l'horreur la
plus profonde, s'il eût connu la part que Rodin et ses complices
avaient à la mort de Jacques Rennepont, en faisant surexciter par
Morok les mauvais penchants de cet artisan, et à la fin prochaine
de Rose et de Blanche, en faisant exalter par la princesse de
Saint-Dizier les inspirations généreuses des orphelines jusqu'à un
héroïsme homicide.

Rose et Blanche, sortant un moment du douloureux anéantissement où
elles étaient plongées, ouvrirent à demi leurs grands yeux déjà
troublés, éteints; et puis toutes deux, de plus en plus
délirantes, attachèrent un regard fixe, extatique, sur l'angélique
figure de Gabriel...

-- Ma soeur, dit Rose d'un voix affaiblie, vois-tu l'archange...
comme dans notre rêve... en Allemagne?...

-- Oui... il y a trois jours, il nous est encore apparu.

-- Il vient... nous chercher.

-- Hélas! notre mort... sauvera-t-elle notre pauvre mère... du
purgatoire -- Archange... saint archange... priez Dieu pour notre
mère... et pour nous...

Jusqu'alors, Gabriel, stupéfait d'étonnement et de douleur,
presque suffoquant par les sanglots, n'avait pu trouver une
parole; mais à ces mots des orphelines, il s'écria:

-- Chères enfants, pourquoi douter du salut de votre mère?...
Ah!... jamais âme plus pure, plus sainte, n'est remontée vers le
Créateur... Votre mère!... mais je le sais par mon père adoptif,
ses vertus, son courage ont fait l'admiration de ceux qui la
connaissaient... aussi, croyez-moi... Dieu l'a bénie...

-- Oh! tu l'entends... ma soeur, s'écria Rose, et un éclat céleste
illumina un instant la figure livide des orphelines. Notre mère
est bénie de Dieu!...

-- Oui, oui, reprit Gabriel; écartez ces idées funestes... pauvres
enfants... reprenez courage, vous ne mourrez pas... Songez à votre
père...

-- Notre père! dit Blanche en tressaillant; et elle reprit avec un
mélange de raison et d'exaltation délirante qui eût déchiré l'âme
la plus indifférente:

-- Hélas! il ne nous retrouvera plus à son retour... Pardonne-
nous, mon père... nous n'avons pas cru mal agir... Nous avons,
comme toi, voulu faire quelque chose de généreux, en tâchant
d'aller secourir notre gouvernante...

-- Et puis nous ne savions pas mourir si vite et si tôt... Hier
encore nous étions gaies, heureuses...

-- Ô bon archange! vous apparaîtrez en rêve à notre père, comme
vous nous êtes apparu; vous lui direz qu'en mourant, la dernière
pensée... de ses enfants... a été pour lui...

-- C'est sans avertir Dagobert que nous sommes... venues ici...
que notre père ne le gronde pas.

-- Saint archange, reprit l'autre orpheline d'une voix de plus en
plus affaiblie, à Dagobert aussi... vous apparaîtrez... pour lui
dire que nous lui demandons pardon du chagrin que notre mort lui
aura causé...

-- Que notre vieil ami donne... une bonne caresse pour nous au
pauvre Rabat-Joie, notre gardien fidèle, ajouta Blanche et tâchant
de sourire.

-- Et puis... enfin... reprit Rose d'une voix plus faible,
promettez-nous d'apparaître aussi à deux personnes... qui ont été
si affectueuses pour nous... portez-leur notre dernier souvenir...
à cette bonne Mayeux... et à cette belle mademoiselle Adrienne.

-- Nous n'oublions... personne de ceux qui nous ont aimées, dit
Blanche avec un suprême effort; maintenant... que le bon Dieu...
fasse... que nous allions rejoindre notre mère... pour ne plus
jamais la quitter.

-- Vous nous l'avez promis... vous savez... bon archange, dans le
rêve... vous nous avez dit: «Pauvres enfants, venues... de si
loin... vous aurez... traversé cette terre... pour aller vous
reposer à jamais dans le sein maternel...»

-- Oh! c'est affreux... affreux! si jeunes... et aucun espoir de
les sauver... murmura Gabriel en cachant dans ses mains sa figure
altérée. Seigneur, Seigneur, tes vues sont impénétrables... Hélas!
pourquoi frapper ces enfants d'une mort si cruelle?

Rose poussa un grand soupir et dit d'une voix expirante:

-- Que nous soyons... ensevelies... ensemble... afin d'être, après
notre mort... comme pendant notre vie... ensemble.

Et les deux soeurs tournèrent leurs regards expirants et tendirent
leurs mains suppliantes vers Gabriel.

-- Ô saintes martyres du plus généreux dévouement! s'écria le
missionnaire en levant au ciel ses yeux baignés de larmes, âmes
angéliques... trésors d'innocence et de candeur, remontez,
remontez au ciel!... puisque, hélas! Dieu vous rappelle à lui,
comme si la terre n'était pas digne de vous posséder.

-- Ma soeur!... mon père!... Tels furent les mots suprêmes que les
orphelines prononcèrent d'une voix mourante... Puis, les deux
soeurs, par un dernier mouvement instinctif, semblèrent vouloir se
serrer l'une contre l'autre, leurs paupières appesanties se
soulevèrent à demi, comme pour échanger encore un regard; alors
elles frissonnèrent deux ou trois fois, leurs membres
s'affaissèrent... et un profond soupir s'exhala de leurs lèvres
violettes faiblement entrouvertes... Rose et Blanche étaient
mortes!... Gabriel et la soeur Marthe, après avoir fermé la
paupière des orphelines, s'agenouillèrent pour prier auprès de la
couche funèbre. Tout à coup un grand tumulte se fit entendre dans
la salle. Bientôt des pas précipités, mêlés d'imprécations,
retentirent; le rideau qui environnait cette scène lugubre
s'ouvrit et Dagobert entra précipitamment, pâle, égaré, les habits
en désordre...

À la vue de Gabriel et de la soeur de charité agenouillés auprès
du corps de _ses enfants_, le soldat, pétrifié, poussa un cri
terrible, essaya de faire un pas... mais en vain, car avant que
Gabriel eût pu courir à lui, Dagobert tomba à la renverse, et sa
tête grise rebondit sur le parquet.

* * * * *

Il fait... nuit... une nuit sombre, orageuse.

Une heure du matin vient de sonner à l'église de Montmartre. C'est
au cimetière de Montmartre que, le même jour, on a transporté le
cercueil qui, selon le voeu de Rose et de Blanche, les contenait
toutes deux...

À travers l'ombre épaisse qui enveloppe le champ des morts, on
voit errer une pâle lumière. C'est le fossoyeur. Il marche avec
précaution, une lanterne sourde à la main. Un homme, enveloppé
d'un manteau, l'accompagne; sa tête est baissée, il pleure. C'est
Samuel.

Samuel... vieux juif... le gardien de la maison de la rue Saint-
François.

La nuit des funérailles de Jacques Rennepont, le premier mort des
sept héritiers, enterré dans un autre cimetière, Samuel est aussi
venu s'entretenir mystérieusement avec le fossoyeur... pour en
obtenir à prix d'or... une faveur...

Étrange et effrayante faveur!!!

Après avoir traversé bien des sentiers bordés de cyprès, côtoyé
bien des tombes, le juif et le fossoyeur arrivèrent à une petite
clairière située près de la muraille occidentale du cimetière.

La nuit était toujours si noire, que l'on y voyait à peine.

Après avoir promené çà et là sa lanterne à terre et autour de lui,
le fossoyeur, montrant à Samuel, au pied d'un grand if aux longs
rameaux noirs, une éminence de terre fraîchement remuée, il dit:

-- C'est là...

-- Vous en êtes sûr?...

-- Oui, oui... deux corps dans une même bière... ça ne se
rencontre pas tous les jours.

-- Hélas! toutes deux dans le même cercueil... dit le juif en
gémissant.

-- Maintenant que vous savez l'endroit... que voulez-vous de plus?
demanda le fossoyeur.

Samuel ne répondit pas. Il tomba à genoux, baisa pieusement la
terre qui recouvrait la fosse, puis se relevant, les yeux baignés
de larmes, il s'approcha du fossoyeur et lui parla quelques
instants tout bas... à l'oreille, tout bas... quoiqu'ils fussent
seuls, au fond de ce cimetière désert.

Alors entre ces deux hommes commença un mystérieux entretien que
la nuit enveloppait de son ombre, de son silence.

Le fossoyeur, épouvanté de ce que Samuel lui demandait, refusa
d'abord. Mais le juif, employant tour à tour la persuasion, les
prières, les larmes, et enfin la séduction de l'or, que l'on
entendit tinter, le fossoyeur, après une longue résistance, parut
vaincu... Quoique frémissant à la pensée de ce qu'il promettait à
Samuel, il lui dit d'une voix altérée:

-- Dans la nuit de demain... à deux heures.

-- Je serai derrière ce mur, dit Samuel en montrant, à l'aide de
la lanterne, la clôture peu élevée; pour signal... je jetterai
trois pierres dans le cimetière.

-- Oui... pour signal, trois pierres, répondit le fossoyeur en
frissonnant et en essuyant la sueur froide qui coulait sur son
front.

Retrouvant un reste de vigueur, Samuel, malgré son grand âge,
s'aidant des anfractuosités des pierres, escalada le mur peu élevé
à cet endroit et disparut.

Le fossoyeur regagna sa maison à grands pas... regardant de temps
à autre avec effroi derrière lui, comme s'il eût été poursuivi par
quelque sinistre vision.

* * * * *

Le soir des funérailles de Rose et de Blanche, Rodin écrivit deux
billets. Le premier, adressé à son mystérieux correspondant de
Rome, faisait allusion à la mort de Jacques Rennepont, à la mort
de Rose et de Blanche Simon, à la captation de M. Hardy et à la
donation de Gabriel, événements qui réduisaient le nombre des
héritiers à deux... à Mlle de Cardoville et à Djalma. Ce premier
billet, écrit par Rodin et adressé à Rome, contenait ces seuls
mots: «Qui de _sept ôte cinq_, reste DEUX. -- Faites connaître ce
résultat au cardinal-prince, et qu'il marche... car moi
j'avance... j'avance... j'avance...» Le second billet, d'une
écriture contrefaite, fut adressé et devait parvenir sûrement au
maréchal Simon. Il contenait ce peu de mots:

«S'il en est temps encore, revenez en hâte, vos filles sont
mortes.

«On vous dira qui les a tuées.»



LIII. La ruine.

C'est le lendemain de la mort des filles du maréchal Simon.

Mlle de Cardoville ignore encore la funeste fin de ses jeunes
parentes; sa figure est rayonnante de bonheur. Jamais elle n'a été
plus jolie; jamais ses yeux n'ont été plus brillants, son teint
d'une blancheur plus éblouissante, ses lèvres d'un corail plus
humide. Selon son habitude un peu excentrique de se vêtir chez
elle d'une manière pittoresque, Adrienne porte, quoiqu'il soit
environ trois heures de l'après-midi, une robe de moire d'un vert
pâle, à jupe très ample, dont les manches et le corsage, largement
tailladés de rose, sont rehaussés de passementeries de jais blanc
d'une exquise délicatesse; un léger réseau de perles, aussi de
jais blanc, cachant la natte épaisse qui se tord derrière la tête
d'Adrienne, forme une sorte de coiffure orientale d'une
originalité charmante accompagnant à merveille les longues boucles
de cheveux de la jeune fille qui encadrent son visage et tombent
presque jusque sur son sein arrondi. À l'expression de bonheur
ineffable qui épanouit les traits de Mlle de Cardoville se joint
certain air résolu, railleur incisif, qui ne lui est pas habituel;
sa ravissante tête semble se redresser plus vaillante encore sur
un cou gracieux et blanc comme celui d'un cygne: on dirait qu'une
ardeur mal contenue dilate ses petites narines roses et
sensuelles, et qu'elle attend avec une impatience hautaine le
moment d'une lutte agressive et ironique...

Non loin d'Adrienne est la Mayeux; elle a repris dans la maison la
place qu'elle y avait d'abord occupée; la jeune ouvrière porte le
deuil de sa soeur; son visage exprime une tristesse douce et
calme. Elle regarde Mlle de Cardoville avec surprise, car jamais
jusqu'alors elle n'a vu la physionomie de la belle patricienne
empreinte de cette expression d'audace et d'ironie.

Mlle de Cardoville n'avait pas la moindre coquetterie, dans le
sens étroit et vulgaire de ce mot; pourtant elle jetait un regard
interrogatif sur la glace devant laquelle elle se tenait debout;
puis, après avoir rendu sa souplesse élastique à une boucle de ses
longs cheveux d'or, en l'enroulant un moment sur son doigt
d'ivoire, elle effaça du plat de sa main quelques plis
imperceptibles formés par le froncement de l'épaisse étoffe autour
de son élégant corsage. Ce mouvement et celui qu'elle fit en
tournant à demi le dos à la glace pour voir si sa robe s'ajustait
parfaitement de tout point, révélèrent par une ondulation
serpentine tout le charme voluptueux, tous les divins trésors de
cette taille souple, fine et cambrée; car malgré la richesse
sculpturale du contour de ses hanches et de ses épaules blanches,
fermes et lustrées comme un beau marbre pentélique, Adrienne était
aussi l'une de ces heureuses privilégiées du Seigneur... qui
peuvent se faire une ceinture de leur jarretière. Ces charmantes
évolutions de coquetterie féminine accomplies avec une grâce
indicible, Adrienne se tournant vers la Mayeux, dont la surprise
allait croissant, lui dit en souriant:

-- Ma douce Madeleine, ne vous moquez pas trop de ma question: Que
diriez-vous d'un tableau... qui me représenterait comme me voilà?

-- Mais, mademoiselle...

-- Comment! encore mademoiselle! dit Adrienne d'un ton de doux
reproche -- Mais... Adrienne... reprit la Mayeux, je dirais que je
vois un charmant tableau... et que, comme toujours, vous êtes mise
avec un goût parfait...

-- Vous ne me trouvez pas mieux aujourd'hui... que les autres
jours? Cher poète... je commence par vous déclarer que ce n'est
pas pour moi que je vous demande cela... ajoute gaiement Adrienne.

-- Je m'en doute, répondit la Mayeux en souriant un peu; eh bien,
à vrai dire, il est impossible d'imaginer une toilette plus à
votre avantage. Cette robe d'un vert tendre et d'un rose pâle,
relevée par le doux éclat de ces garnitures de jais blanc qui
s'harmonisent si merveilleusement avec l'or de vos cheveux, tout
cela fait que de ma vie, je vous le répète, je n'ai vu un aussi
gracieux tableau...

Ce que la Mayeux disait, elle le sentait, et elle se trouvait
heureuse de pouvoir l'exprimer, car nous avons dit la vive
admiration de cette âme poétique pour tout ce qui était beau.

-- Eh bien, reprit gaiement Adrienne, je suis ravie de ce que vous
me trouvez mieux aujourd'hui qu'un autre jour, mon amie.

-- Seulement... reprit la Mayeux en hésitant.

-- Seulement? dit Adrienne en regardant la jeune ouvrière d'un
regard interrogatif.

-- Seulement, mon amie, reprit la Mayeux, si je ne vous ai jamais
vue plus jolie... jamais je n'ai vu non plus sur vos traits
l'expression résolue, ironique que vous aviez tout à l'heure...
C'était comme un air d'impatient défi.

-- C'est cela même, ma douce petite Madeleine, dit Adrienne en se
jetant au cou de la Mayeux, avec une joyeuse tendresse; il faut
que je vous embrasse pour m'avoir si bien devinée; car si j'ai,
voyez-vous, cet air un peu agressif... c'est que j'attends ma
chère tante.

-- Mme la princesse de Saint-Dizier! s'écria la Mayeux avec
crainte, cette grande dame si méchante qui vous a fait tant de
mal?

-- Justement; elle m'a demandé un moment d'entretien, et je me
fais une joie de la recevoir...

-- Une joie!...

-- Une joie... un peu moqueuse, un peu ironique... un peu
méchante, il est vrai, reprit gaiement Adrienne... Jugez donc...
Elle regrette ses galanteries, sa beauté, sa jeunesse; enfin, son
embonpoint même la désole, cette sainte femme!... et elle va me
voir belle, aimée, amoureuse, et mince... oui, surtout mince...
ajouta Mlle de Cardoville, en riant comme une folle; puis elle
reprit:

-- Or, vous ne pouvez vous imaginer, mon amie, l'envie forcenée,
le désespoir atroce que cause aux ridicules prétentions d'une
grosse femme mûre... la vue d'une jeune femme... mince...

-- Mon amie... dit sérieusement la Mayeux, vous plaisantez... et
pourtant, je ne sais pourquoi la venue de la princesse
m'effraye...

-- Cher et tendre coeur, rassurez-vous donc, reprit
affectueusement Adrienne; cette femme, je ne la crains pas... je
ne la crains plus... pour le lui bien prouver, et aussi pour la
désoler beaucoup, je vais la traiter, elle, un monstre
d'hypocrisie, de noirceur... elle, qui vient sans doute ici dans
quelque dessein affreux... je vais la traiter en femme inoffensive
et ridicule... pour tout dire, en grosse femme...

Et Adrienne se prit à rire de nouveau.

Un valet de chambre, entra, interrompit l'accès de folle gaieté
d'Adrienne et lui dit:

-- Mme la princesse de Saint-Dizier fait demander si mademoiselle
peut la recevoir.

-- Certainement, dit Mlle de Cardoville. Le domestique sortit. La
Mayeux allait, par discrétion, se lever et quitter la chambre,
Adrienne la retint et lui dit avec un accent de sérieuse tendresse
en lui prenant la main:

-- Mon amie... restez... je vous en prie...

-- Vous voulez...

-- Oui... je veux... toujours par vengeance, reprit Adrienne en
souriant, montrer à Mme de Saint-Dizier... que j'ai une tendre
amie... qu'enfin je jouis de tous les bonheurs à la fois...

-- Mais, Adrienne, reprit timidement la Mayeux, pensez donc...
que...

-- Silence! Voici la princesse, restez... Je vous le demande en
grâce et comme un service. Votre rare instinct de coeur...
devinera peut-être le but caché de sa visite... les pressentiments
de votre affection ne m'ont-ils pas éclairée sur les trames de cet
odieux Rodin?

Devant une telle prière, la Mayeux ne pouvait hésiter; elle resta,
mais fit quelques pas pour se reculer de la cheminée.

Adrienne la prit par la main, la fit se rasseoir dans le fauteuil
qu'elle occupait au coin du foyer, et lui dit:

-- Ma chère Madeleine, gardez votre place; vous ne devez rien à
Mme de Saint-Dizier; moi, c'est différent: elle vient chez moi.

À peine Adrienne avait-elle prononcé ces mots, que la princesse
entra, la tête haute, l'air imposant (et elle avait, on l'a dit,
le plus grand air du monde), le pas ferme, la démarche altière.

Les caractères les plus entiers, les esprits les plus réfléchis,
cèdent presque toujours par quelque endroit à de puériles
faiblesses; une envie féroce, excitée par l'élégance, par la
beauté, par l'esprit d'Adrienne, avait toujours eu une large part
dans la haine de la princesse contre sa nièce; quoiqu'il lui fût
impossible de songer à rivaliser avec Adrienne, et qu'elle n'y
songeât même pas sérieusement, Mme de Saint-Dizier n'avait pu
s'empêcher, pour se rendre à l'entrevue qu'elle lui avait
demandée, de mettre plus de recherche dans sa toilette et de se
faire corser, serrer, sangler à triple tour, dans sa robe de
taffetas changeant; compression qui lui rendait le visage beaucoup
plus coloré qu'elle ne l'avait habituellement. En un mot, la foule
de haineux sentiments qui l'animaient contre Adrienne avait, à la
seule pensée de cette rencontre, jeté une telle perturbation dans
l'esprit ordinairement calme et mesuré de la princesse, qu'au lieu
de ces toilettes simples et peu voyantes qu'en femme de tact et de
goût elle portait d'ordinaire, elle avait commis la maladresse
d'une robe gorge de pigeon et d'un chapeau grenat orné d'un
magnifique oiseau de paradis.

La haine, l'envie, et l'orgueil du triomphe (la dévote songeait à
l'habileté perfide avec laquelle elle avait envoyé à une mort
presque assurée les filles du maréchal Simon), l'exécrable
espérance mal dissimulée de réussir dans de nouvelles trames, se
partageaient, pour ainsi dire, l'expression de la physionomie de
la princesse de Saint-Dizier lorsqu'elle entra chez sa nièce.

Adrienne, sans faire un pas au-devant de sa tante, se leva
néanmoins très poliment du sofa où elle était assise, fit une
demi-révérence remplie de grâce et de dignité, puis elle se
rassit; montrant alors du geste à la princesse un fauteuil placé
en face de la cheminée dont la Mayeux occupait un angle, et elle,
Adrienne, un autre côté, elle dit:

-- Donnez-vous la peine de vous asseoir, madame. La princesse
devint très rouge, resta debout, et jeta un regard de dédaigneuse
et insolente surprise sur la Mayeux, qui, fidèle à la
recommandation d'Adrienne, s'était légèrement inclinée à l'entrée
de Mme de Saint-Dizier sans lui offrir sa place. La jeune ouvrière
avait agi de la sorte et par réflexion de dignité, et en écoutant
aussi la voix de sa conscience qui lui disait que la véritable
supériorité de position n'appartenait pas à cette princesse lâche,
hypocrite et méchante, mais à elle, la Mayeux, si admirablement
bonne et dévouée.

-- Ayez donc la bonté de vous asseoir, madame, reprit Adrienne de
sa voix douce en désignant à sa tante le siège vacant.

-- L'entretien que je vous ai demandé, mademoiselle, dit la
princesse, doit être secret.

-- Je n'ai pas de secret, madame, pour ma meilleure amie; vous
pouvez donc parler devant mademoiselle.

-- Je sais depuis longtemps, reprit Mme de Saint-Dizier avec une
ironie amère, qu'en toutes choses vous vous souciez fort peu du
secret et que vous êtes facile sur le choix de ce que vous appelez
vos amis... mais vous me permettrez d'agir autrement que vous. Si
vous n'avez pas de secrets, mademoiselle, j'en ai... moi... et je
n'entends pas en faire confidence à la première venue...

Et la dévote jeta un nouveau coup d'oeil de mépris sur la Mayeux.
Celle-ci, blessée du ton insolent de la princesse, répondit
doucement et simplement.

-- Je ne vois pas jusqu'ici, madame, la différence si humiliante
qui peut exister entre la première... et la dernière venue chez
Mlle de Cardoville.

-- Comment!... _ça _parle! s'écria la princesse d'un ton de pitié
superbe et insolente.

-- Du moins, madame... _ça _répond, reprit la Mayeux de sa voix
calme.

-- Je veux vous entretenir seule; est-ce clair, mademoiselle? dit
impatiemment la dévote à sa nièce.

-- Pardon... je ne vous comprends pas, madame, fit Adrienne d'un
air étonné; mademoiselle, qui m'honore de son amitié, veut bien
consentir à assister à l'entretien que vous m'avez demandé. Je dis
qu'elle le veut bien... parce qu'il lui faut, en effet, une très
affectueuse condescendance pour se résigner à entendre... pour
l'amour de moi... toutes les choses gracieuses, bienveillantes...
charmantes... dont vous venez sans doute me faire part...

-- Mais, mademoiselle... dit vivement la princesse.

-- Permettez-moi de vous interrompre, madame, reprit Adrienne avec
l'accent d'une aménité parfaite, et comme si elle eût adressé à la
dévote des compliments les plus flatteurs. Afin de vous mettre
tout de suite en confiance avec mademoiselle, je m'empresse de
vous apprendre qu'elle est instruite de toutes les pieuses
noirceurs... de toutes les dévotes dignités... dont vous avez
voulu, et failli me rendre victime... elle sait enfin que vous
êtes une mère de l'Église... comme on en voit peu... Puis-je
espérer maintenant, madame, voir cesser votre délicate et
intéressante réserve?

-- En vérité, dit la princesse avec une sorte d'ébahissement
courroucé, je ne sais si je veille ou si je rêve...

-- Ah! mon Dieu! dit Adrienne d'un air alarmé, ce doute que vous
manifestez sur l'état de vos facultés est inquiétant, madame. Le
sang vous monte sans doute à la tête... car votre visage est très
coloré... vous semblez oppressée... comprimée... déprimée... peut-
être (l'on peut se dire cela entre femmes)... peut-être êtes-vous
un peu serrée... madame?

Ces mots, dits par Adrienne avec un adorable semblant d'intérêt et
de naïveté, manquèrent de faire suffoquer la princesse qui, malgré
elle, devint cramoisie et s'écria en s'asseyant brusquement:

-- Eh bien, soit, mademoiselle... Je préfère cet accueil à tout
autre, il me met à l'aise... en confiance, comme vous dites...

-- N'est-ce pas madame? dit Adrienne en souriant; au moins l'on
peut franchement dire tout ce que l'on a sur le coeur... ce qui
doit avoir pour vous le charme de la nouveauté... Voyons, entre
nous, avouez que vous nous savez gré de vous mettre ainsi à même
de déposer un instant ce fâcheux masque de dévotion, de douceur et
de bonté qui doit tant vous peser...

En entendant les sarcasmes d'Adrienne, innocente vengeance, bien
excusable si l'on songe à tout le mal que la princesse avait voulu
faire à sa nièce, la Mayeux sentait son coeur se serrer, car plus
qu'Adrienne, et avec raison, elle redoutait la princesse, qui
reprit avec plus de sang-froid:

-- Mille grâces, mademoiselle, de vos excellentes intentions et de
vos sentiments pour moi; je les apprécie tels qu'ils sont, et
comme je dois, j'espère, sans plus attendre, vous le prouver.

-- Voyons, voyons, madame, répondit Adrienne avec enjouement.
Contez-nous donc cela tout de suite... Je suis d'une impatience...
d'une curiosité...

-- Et pourtant, dit la princesse en feignant à son tour un
enjouement ironique et amer, vous êtes à mille lieues de vous
douter de ce que je vais vous annoncer...

-- Vraiment!... Moi je crains, madame, que votre candeur, que
votre modestie ne vous abusent, reprit Adrienne avec la même
affabilité railleuse; car il est bien peu de choses qui, de votre
part, puissent me surprendre, madame, ne savez-vous pas... que, de
vous... je m'attends à tout?

-- Peut-être, mademoiselle... dit la dévote en articulant
lentement ses paroles; si, par exemple... je vous disais... qu'en
vingt-quatre heures, d'ici à demain... je suppose... vous allez
être réduite à la misère?...

Ceci était si imprévu, que Mlle de Cardoville fit malgré elle un
vif mouvement de surprise, et que la Mayeux tressaillit.

-- Ah!... mademoiselle, dit la princesse avec une joie triomphante
et d'un ton doucereusement cruel en voyant la surprise croissante
de sa nièce, avouez maintenant que je vous étonne... quoique peu
de chose de ma part, disiez-vous, dût avoir le droit de vous
surprendre. Combien vous avez eu raison de donner à notre
entretien le tour qu'il a pris... Il m'aurait fallu toutes sortes
de périphrases pour vous dire: Mademoiselle, demain vous serez
aussi pauvre que vous êtes riche aujourd'hui... tandis que je vous
apprends cela tout simplement... tout bonnement... tout
naïvement...

Son premier étonnement passé, Adrienne reprit en souriant avec un
calme qui stupéfia la dévote:

-- Eh bien, je vous l'avoue franchement, madame, oui, j'ai été
surprise... car je m'attendais, de votre part, à quelqu'une de ces
noires méchancetés où vous excellez, à quelque perfidie bien
ourdie, bien cruelle... mais pouvais-je croire que vous feriez un
si grand éclat d'une pareille insignifiance?...

-- Être ruinée... complètement ruinée... s'écria la dévote, ruinée
d'ici à demain, vous si audacieusement prodigue; voir non
seulement vos revenus, mais cet hôtel, mais vos meubles, vos
chevaux, vos bijoux, voir tout enfin, jusqu'à ces ridicules
parures dont vous êtes si vaine... mis sous le séquestre, vous
appelez cela une insignifiance? Vous dépensez indifféremment des
milliers de louis, vous voir réduite à une pension alimentaire
bien inférieure aux gages que vous donnez à une de vos femmes,
vous appelez cela une insignifiance?...

Au plus cruel désappointement de sa tante, Adrienne, qui
paraissait de plus en plus rassérénée, allait répondre à la
princesse, lorsque la porte du salon s'ouvrit et, sans qu'il eût
été annoncé, le prince Djalma entra.

Une folle et orgueilleuse tendresse resplendit sur le front
radieux d'Adrienne à la vue du prince et il est impossible de
rendre le regard de bonheur triomphant et dédaigneux qu'elle jeta
sur Mme de Saint-Dizier.

Jamais non plus Djalma n'avait été plus idéalement beau, jamais
bonheur plus ineffable n'avait rayonné sur un visage humain.
L'Indien portait une longue robe de cachemire blanc à mille raies
de pourpre et d'or; son turban était de même couleur et de même
étoffe; un magnifique châle à palmes lui servait de ceinture.

À la vue de l'Indien, qu'elle n'avait pas espéré rencontrer chez
Mlle de Cardoville, la princesse de Saint-Dizier ne put cacher
d'abord son profond étonnement.

Ce fut donc entre Mme de Saint-Dizier, Adrienne, la Mayeux et
Djalma que se passa la scène suivante.



LIV. Souvenirs.

Djalma, n'ayant jamais jusqu'alors rencontré chez Adrienne
Mme de Saint-Dizier, avait d'abord paru assez surpris de sa
présence. La princesse, gardant un morne silence, contemplait tour
à tour avec une haine sourde et une envie implacable ces deux
êtres si beaux, si jeunes, si amoureux, si heureux; tout à coup
elle tressaillit comme si un souvenir d'une grande importance
s'offrait à son esprit, et, durant quelques secondes, elle resta
profondément absorbée.

Adrienne et Djalma profitèrent de ce moment pour se _couver _des
yeux, avec une sorte d'idolâtrie ardente qui remplissait leurs
yeux d'une flamme humide; puis, à un mouvement de Mme de Saint-
Dizier qui parut sortir de sa préoccupation momentanée, Mlle de
Cardoville dit en souriant au jeune Indien:

-- Mon cher cousin, je vais réparer un oubli, je vous l'avoue,
très volontaire (vous en saurez la cause) en vous parlant pour la
première fois d'une de mes parentes à laquelle j'ai l'honneur de
vous présenter... Mme la princesse de Saint-Dizier.

Djalma s'inclina. Mlle de Cardoville reprit vivement, au moment où
sa tante allait répondre:

-- Mme de Saint-Dizier venait me faire très gracieusement part
d'un événement on ne peut plus heureux pour moi... et dont je vous
instruirai plus tard, mon cousin, à moins que cette bonne
princesse ne veuille me priver du plaisir de vous faire cette
confidence.

L'arrivée inattendue de Djalma, les souvenirs qui venaient
subitement frapper l'esprit de la princesse, modifièrent sans
doute beaucoup ses premiers projets, car, au lieu de poursuivre
l'entretien au sujet de la ruine d'Adrienne, Mme de Saint-Dizier
répondit en souriant d'un air doucereux, qui cachait une odieuse
arrière-pensée:

-- Je serais désolée, prince, de priver mon aimable et chère nièce
du plaisir de vous annoncer bientôt l'heureuse nouvelle dont elle
parle, et dont, en bonne parente... je me suis hâtée de venir
l'instruire... Voici à ce sujet quelques notes, et la princesse
remit un papier à Adrienne, qui, je l'espère, lui démontreront
jusqu'à la plus entière évidence... la réalité de ce que je lui
annonce.

-- Mille grâces, ma chère tante, dit Adrienne en prenant le papier
avec une souveraine indifférence; cette précaution, cette preuve
étaient superflues; vous le savez, je vous crois toujours sur
parole... lorsqu'il s'agit de votre bienveillance envers moi.

Malgré son ignorance des perfidies raffinées, des cruautés perlées
de la civilisation, Djalma, doué d'un tact très fin comme toutes
les natures un peu sauvages et violemment impressionnables,
ressentait une sorte de malaise moral en entendant cet échange de
fausses aménités; il n'en devinait pas le sens détourné; mais,
pour ainsi dire, elles sonnaient faux à son oreille; puis,
instinct ou pressentiment, il éprouvait une vague répulsion pour
Mme de Saint-Dizier. En effet, la dévote, songeant à la gravité de
l'incident qu'elle s'apprêtait à soulever, contenait à peine son
agitation intérieure, que trahissaient la coloration croissante de
son visage, son sourire amer et l'éclat méchant de son regard;
aussi, à la vue de cette femme, Djalma, ne pouvant vaincre une
antipathie croissante, resta silencieux, attentif, et ses traits
charmants perdirent même de leur sérénité première.

La Mayeux se sentait aussi sous le coup d'une impression de plus
en plus pénible; elle jeta tour à tour des regards craintifs sur
la princesse, implorant vers Adrienne, comme pour supplier celle-
ci de cesser un entretien dont la jeune ouvrière pressentait les
suites funestes.

Mais, malheureusement, Mme de Saint-Dizier avait alors trop
d'intérêt à prolonger cette entrevue, et Mlle de Cardoville,
puisant un nouveau courage, une nouvelle et audacieuse confiance
dans la présence de l'homme qu'elle adorait, ne voulait que trop
jouir du cruel dépit que causait à la dévote la vue d'un amour
heureux, malgré tant de complots infâmes tramés par elle et par
ses complices.

Après un instant de silence, Mme de Saint-Dizier prit la parole et
dit d'un ton doucereux et insinuant:

-- Mon Dieu, prince, vous ne sauriez croire combien j'ai été ravie
d'apprendre par le bruit public (car on ne parle pas d'autre
chose, et pour raison), d'apprendre, dis-je, votre adorable
affection pour ma chère nièce, car sans vous en douter, vous me
tirez d'un furieux embarras.

Djalma ne répondit pas; mais il regarda Mlle de Cardoville d'un
air surpris et presque attristé, comme pour lui demander ce que
voulait dire sa tante.

Celle-ci, s'étant aperçue de cette muette interrogation, reprit:

-- Je vais être plus claire, prince; en un mot, vous comprenez
que, me trouvant la plus proche parente de cette chère et mauvaise
petite tête... elle désigna Adrienne du regard, j'étais plus ou
moins responsable de son avenir aux yeux de tous... et voici,
prince, que vous arrivez justement de l'autre monde pour vous
charger candidement de cet avenir qui m'effrayait si fort... C'est
charmant, c'est excellent; aussi, en vérité, l'on se demande ce
qu'il y a de plus à admirer en vous, de votre bonheur ou de votre
courage.

Et la princesse, jetant un regard d'une méchanceté diabolique sur
Adrienne, attendit sa réponse d'un air de défi.

-- Écoutez bien ma bonne tante, mon cher cousin, se hâta de dire
la jeune fille en souriant avec calme, depuis un instant que cette
tendre parente nous voit, vous et moi, réunis et heureux, son âme
est tellement inondée de joie, qu'elle a besoin de s'épancher; et
vous ne pouvez vous imaginer ce que sont les épanchements d'une si
belle âme... Un peu de patience... et vous en jugerez...

Puis Adrienne ajouta le plus naturellement du monde:

-- Je ne sais pourquoi, à propos de ces épanchements de ma chère
tante, car cela y a peu de rapport, je me souviens de ce que vous
me disiez, mon cousin, de certaines espèces de vipères de votre
pays: souvent dans une morsure impuissante elles se brisent les
dents qui filtrent le venin, et l'absorbent ainsi mortellement; de
sorte qu'elles sont elles-mêmes victimes du poison qu'elles
distillent... Voyons, ma chère tante, vous qui avez un si bon, un
si noble coeur... je suis sûre que vous vous intéressez tendrement
à ces pauvres vipères...

La dévote jeta un regard implacable à sa nièce et reprit d'une
voix altérée:

-- Je ne vois pas beaucoup le but de cette histoire naturelle; et
vous prince?

Djalma ne répondit pas; accoudé à la cheminée, il jetait un regard
de plus en plus sombre et pénétrant sur la princesse; une haine
involontaire pour cette femme lui montait au coeur.

-- Ah! ma chère tante, reprit Adrienne d'un ton de doux reproche,
aurais-je donc trop présumé de votre coeur?... Vous n'avez pas de
sympathie, même... pour les vipères!... Pour qui en aurez-vous
donc, mon Dieu? Après tout, cela se conçoit, ajouta Adrienne comme
se parlant à elle-même par réflexion, elles sont si _minces...
_Mais laissons ces folies, reprit-elle gaiement en voyant la rage
contenue de la dévote. Dites-nous donc vite, bonne tante, toutes
les tendres choses que vous inspire la vue de notre bonheur.

-- Mais, je l'espère bien, mon aimable nièce: d'abord, je ne
saurais trop féliciter ce cher prince d'être venu du fond de
l'Inde pour se charger de vous... en toute confiance... les yeux
fermés... le digne nabab... de vous, pauvre chère enfant, que l'on
a été obligé de renfermer comme folle (afin de donner un nom
décent à vos débordements), vous savez bien... à cause de ce beau
garçon que l'on a trouvé caché chez vous... mais aidez-moi donc...
est-ce que vous auriez déjà oublié jusqu'à son nom, vilaine petite
infidèle?... un très beau garçon et poète, s'il vous plaît, un
certain Agricol Baudoin, que l'on a découvert dans un réduit
secret attenant à votre chambre à coucher... ignoble scandale dont
tout Paris s'est occupé... car vous n'épousez pas une femme
inconnue, cher prince... le nom de la vôtre est dans toutes les
bouches.

Et comme, à ces paroles imprévues, effrayantes, Adrienne, Djalma
et la Mayeux, quoique obéissant à des ressentiments divers,
restèrent un moment muets de surprise, la princesse, ne jugeant
pas nécessaire de contenir et sa joie infernale et sa haine
triomphante, s'écria en se levant, les joues enflammées, les yeux
étincelants, s'adressant à Adrienne:

-- Oui, je vous défie de me démentir; a-t-on été forcé de vous
enfermer sous prétexte de folie? a-t-on, oui ou non, trouvé cet
artisan... votre amant d'alors, caché dans votre chambre à
coucher?

À cette horrible accusation, le teint de Djalma, transparent et
doré comme de l'ambre, devint subitement mat et couleur de plomb;
sa lèvre supérieure, rouge comme du sang, se relevant par une
sorte de rictus sauvage, laissa voir ses petites dents blanches
convulsivement serrées; enfin sa physionomie devint à ce moment si
épouvantablement menaçante et féroce, que la Mayeux frissonna
d'effroi.

Le jeune Indien, emporté par l'ardeur, par la violence du sang,
éprouvait un vertige de rage irréfléchie, involontaire, une
commotion fulgurante, pareille à celle qui de son coeur fait
jaillir le sang à ses yeux qu'il trouble, à son cerveau qu'il
égare, lorsque l'homme d'honneur se sent frappé au visage... Si
pendant ce moment terrible, rapide comme la clarté de la foudre
qui sillonne la nue, l'action avait remplacé la pensée de Djalma,
la princesse, Adrienne, la Mayeux et lui-même eussent été anéantis
par une explosion aussi effroyable, aussi soudaine que celle d'une
mine qui éclate.

Il eût tué la princesse, parce qu'elle accusait Adrienne d'une
trahison infâme; Adrienne, parce qu'on pouvait la soupçonner de
cette infamie; la Mayeux, parce qu'elle était témoin de cette
accusation; lui-même enfin se fût tué pour ne pas survivre à une
si horrible déception.

Mais, ô prodige!... son regard sanglant, insensé, a rencontré le
regard d'Adrienne, regard rempli de dignité calme et de sereine
assurance, et voilà que l'expression de rage féroce qui
transportait l'Indien a passé... fugitive comme l'éclair.

Bien plus, à la profonde stupeur de la princesse et de la jeune
ouvrière, à mesure que les regards que Djalma jetait sur Adrienne
devenaient plus profonds, plus pénétrants et, pour ainsi dire,
plus intelligents de cette âme si belle, si pure, non seulement
l'Indien s'apaisa, mais se transfigurant, sa physionomie, d'abord
si violemment troublée, se rasséréna, et bientôt refléta comme un
miroir la noble sécurité du visage de la jeune fille.

Maintenant, traduisons pour ainsi dire physiquement cette
révolution morale, si charmante pour la Mayeux, d'abord si
épouvantée, si désespérante pour la dévote.

À peine la princesse venait-elle de distiller son atroce calomnie
de sa lèvre venimeuse, que Djalma, alors debout devant la
cheminée, avait, dans le paroxysme de sa fureur, fait brusquement
un pas vers la princesse; puis, comme s'il eût voulu se modérer
dans sa rage, il s'était, pour ainsi dire, retenu au marbre de la
cheminée, qu'il semblait pétrir de sa main d'acier, un
tressaillement convulsif agitait tout son corps; ses traits,
contractés, méconnaissables, étaient devenus effrayants.

De son côté, en entendant la princesse, Adrienne, cédant à un
premier mouvement d'indignation courroucée, de même que Djalma
avait cédé à un premier mouvement de fureur aveugle, Adrienne
s'était brusquement levée, le regard étincelant de fierté
révoltée; mais, presque aussitôt apaisée par la conscience de sa
pureté, son charmant visage était redevenu d'une adorable
sérénité...

Ce fut alors que ses yeux rencontrèrent ceux de Djalma. Pendant
une seconde la jeune fille fut encore plus affligée qu'effrayée de
l'expression menaçante, formidable de la physionomie de
l'Indien... «Une stupide indignité l'exaspère à ce point! s'était
dit Adrienne; il me soupçonne donc?...» Mais à cette réflexion,
aussi rapide que cruelle succéda une joie folle lorsque, les yeux
d'Adrienne s'étant longuement arrêtés sur ceux de l'Indien, elle
vit instantanément ces traits si farouches s'adoucir comme par
magie, et redevenir radieux et enchanteurs comme ils l'étaient
naguère.

Ainsi l'abominable trame de Mme de Saint-Dizier tombait devant
l'expression digne, confiante et sincère de la physionomie
d'Adrienne.

Ce ne fut pas tout. Au moment où, témoin de cette scène muette si
expressive qui prouvait la merveilleuse sympathie de ces deux
êtres, qui, sans prononcer une parole et grâce à quelques regards
muets, s'étaient compris, expliqués et mutuellement rassurés, la
princesse suffoquait de dépit et de colère.

Adrienne, avec un sourire adorable et un geste d'une coquetterie
charmante, tendit sa belle main à Djalma, qui, s'agenouillant, y
imprima un baiser de feu dont l'ardeur fit monter un léger nuage
rose au front de la jeune fille.

L'Indien se plaçant alors sur le tapis d'hermine aux pieds de Mlle
de Cardoville, dans une attitude remplie de grâce et de respect,
appuya son menton sur la paume de l'une de ses mains et, plongé
dans une adoration muette, il se mit à contempler silencieusement
Adrienne qui, penchée vers lui, souriante, heureuse, mirait, comme
dit la chanson_, dans ses yeux ses yeux _avec autant d'amoureuse
complaisance que si la dévote, étouffant de haine, n'eût pas été
là.

Mais bientôt Adrienne, comme si quelque chose eût manqué à son
bonheur, appela d'un signe la Mayeux et la fit asseoir auprès
d'elle; alors, une main dans la main de cette excellente amie,
Mlle de Cardoville, souriant à Djalma en adoration devant elle,
jeta sur la princesse, de plus en plus stupéfaite, un regard à la
fois si suave, si ferme, et qui peignait si noblement l'invincible
quiétude de sa félicité et l'inabordable hauteur de ses dédains
pour la calomnie, que Mme de Saint-Dizier, bouleversée, hébétée,
balbutia quelques paroles à peine intelligibles d'une voix
frémissant de colère, puis, perdant complètement la tête, se
dirigea précipitamment vers la porte.

Mais à ce moment, la Mayeux, qui redoutait quelque embûche,
quelque complot ou quelque perfide espionnage, se résolut, après
avoir échangé un coup d'oeil avec Adrienne, de suivre la princesse
jusqu'à sa voiture.

Le désappointement de Mme de Saint-Dizier, lorsqu'elle se vit
ainsi accompagnée et surveillée par la Mayeux, parut si comique à
Mlle de Cardoville, qu'elle ne put s'empêcher de rire aux éclats;
ce fut donc au bruit de cette dédaigneuse hilarité que la dévote,
éperdue de rage et de désespoir, quitta cette maison, où elle
avait espéré apporter le trouble et le malheur.

Adrienne et Djalma restèrent seuls.

Avant de poursuivre la scène qui se passe entre eux, quelques mots
rétrospectifs sont indispensables.

L'on croira sans peine que, du moment où Mlle de Cardoville et
l'Indien furent rapprochés l'un de l'autre après tant de
traverses, leurs jours s'écoulèrent dans un bonheur indicible;
Adrienne s'appliqua surtout à faire naître l'occasion de mettre en
lumière et pour ainsi dire une à une les généreuses qualités de
Djalma, dont elle avait lu, dans les livres des voyageurs, de si
brillants récits.

La jeune fille s'était imposé cette tendre et patiente étude du
caractère de Djalma, non seulement pour justifier l'amour exalté
qu'elle éprouvait, mais encore parce que cette espèce de temps
d'épreuve, auquel elle avait assigné un terme, l'aidait à
tempérer, à distraire les emportements de l'amour de Djalma...
tâche d'autant plus méritoire pour Adrienne, qu'elle ressentait
les mêmes impatients enivrements, les mêmes ardeurs passionnées...
Chez ces deux êtres, les brûlants désirs des sens et les
aspirations de l'âme les plus élevées s'équilibraient, se
soutenaient merveilleusement dans leur mutuel essor, Dieu ayant
doué ces deux amants de la plus rare beauté du corps et de la plus
adorable beauté du coeur, comme pour légitimer l'irrésistible
attrait qui les attachait l'un à l'autre.

Quel devait être le terme de cette épreuve si pénible qu'Adrienne
imposait à Djalma et à elle-même! C'est ce que Mlle de Cardoville
projette d'apprendre à Djalma dans l'entretien qu'elle va avoir
avec lui, après le brusque départ de Mme de Saint-Dizier.



LV. L'épreuve.

Mlle de Cardoville et Djalma restèrent seuls.

Telle était la noble confiance qui avait succédé dans l'esprit de
l'Indien à son premier mouvement de fureur irréfléchie, en
entendant l'infâme calomnie de Mme de Saint-Dizier, qu'une fois
seul avec Adrienne, il ne lui dit pas un mot de cette accusation
indigne.

De son côté, touchante et admirable entente de ces deux coeurs! la
jeune fille était trop fière, elle avait trop la conscience de la
pureté de son amour, pour descendre à une justification envers
Djalma. Elle aurait cru l'offenser et s'offenser elle-même.

Les deux amants commencèrent donc leur entretien, comme si
l'incident soulevé par la dévote n'avait pas eu lieu.

Le même dédain s'étendit aux notes, qui, selon la princesse,
devaient prouver l'imminence de la ruine d'Adrienne.

La jeune fille avait posé, sans le lire, ce papier sur un guéridon
placé à sa portée. D'un geste rempli de grâces, elle fit signe à
Djalma de venir s'asseoir auprès d'elle; celui-ci, obéissant à ce
désir, quitta, non sans regret, la place qu'il occupait aux pieds
de la jeune fille.

-- Mon ami, lui dit Adrienne d'un ton grave et tendre, vous m'avez
souvent... et impatiemment demandé quand arriverait le terme de
l'épreuve que nous nous imposions: cette épreuve touche à sa fin.

Djalma tressaillit et ne put retenir un léger cri de bonheur et de
surprise; mais cette exclamation presque tremblante fut si suave,
si douce, qu'elle semblait plutôt le premier cri d'une ineffable
reconnaissance, que l'accent passionné du bonheur.

Adrienne continua -- Séparés... environnés d'embûches, de
mensonges, mutuellement trompés sur nos sentiments, pourtant nous
nous aimions, mon ami... En cela, nous suivions un irrésistible et
sûr attrait, plus fort que les événements contraires, mais depuis,
durant ces jours passés dans une longue retraite où nous venons de
vivre isolés de tout et de tous, nous avons appris à nous estimer,
à nous honorer davantage... Livrés à nous-mêmes, libres tous
deux... nous avons eu le courage de résister à tous les brûlants
enivrements de la passion, afin de nous acquérir le droit de nous
y livrer plus tard sans regrets. Pendant ces jours où nos coeurs
sont demeurés ouverts l'un à l'autre, nous y avons lu... tout
lu... Aussi, Djalma... je crois en vous et vous croyez en moi...
Je trouve en vous ce que vous trouvez en moi, n'est-ce pas?...
toutes les garanties possibles, désirables, humaines, pour notre
bonheur. Mais à cet amour il manque une consécration... et aux
yeux du monde où nous sommes appelés à vivre, il n'en est qu'une
seule... une seule... le mariage, et il enchaîne la vie entière.

Djalma regarda la jeune fille avec surprise.

-- Oui, la vie entière... et pourtant, quel est celui qui peut
répondre à jamais des sentiments de toute sa vie? reprit la jeune
fille. Un Dieu... qui saurait l'avenir des coeurs pourrait seul
lier irrévocablement certains êtres... pour le bonheur; mais,
hélas! aux yeux des créatures humaines, l'avenir est impénétrable:
aussi, lorsqu'on ne peut répondre sûrement que de la sincérité
d'un sentiment présent, accepter des liens indissolubles, n'est-ce
pas commettre une action folle, égoïste, impie?

-- Cela est triste à penser, dit Djalma après un moment de
réflexion, mais cela est juste... Puis il regarda la jeune fille
avec une expression de surprise croissante. Adrienne se hâta
d'ajouter tendrement d'un ton pénétré:

-- Ne vous méprenez pas sur ma pensée, mon ami; l'amour de deux
êtres qui, comme nous, après mille patientes expériences de coeur,
d'âme et d'esprit, ont trouvé l'un dans l'autre toutes les
assurances de bonheur désirables; un amour comme le nôtre enfin
est si noble, si grand, si divin, qu'il ne saurait se passer de
consécration divine... Je n'ai pas la religion de la messe, comme
ma tante, mais j'ai la religion de Dieu; de lui nous est venu
notre brûlant amour, il doit en être pieusement glorifié: c'est
donc en l'invoquant avec une profonde reconnaissance que nous
devons, non pas jurer de nous aimer toujours, non pas d'être à
jamais l'un à l'autre...

-- Que dites-vous? s'écria Djalma.

-- Non, reprit Adrienne, car personne ne peut prononcer un tel
serment sans mensonge ou sans folie... mais nous pouvons, dans la
sincérité de notre âme, jurer de faire l'un et l'autre loyalement
tout ce qui est humainement possible pour que notre amour dure
toujours et que nous soyons ainsi l'un à l'autre: nous ne devons
pas accepter des liens indissolubles; car, si nous nous aimons
toujours, à quoi bon ces liens? Si notre amour cesse, à quoi bon
ces chaînes, qui ne seront plus alors qu'une horrible tyrannie?...
Je vous le demande, mon ami.

Djalma ne répondit pas, mais d'un geste presque respectueux, il
fit signe à la jeune fille de continuer.

-- Et puis, enfin, reprit-elle avec un mélange de tendresse et de
fierté, par respect pour votre dignité et pour la mienne, mon ami,
jamais je ne ferai serment d'observer une loi faite par l'homme
_contre _la femme avec un égoïsme dédaigneux et brutal, une loi
qui semble nier l'âme, l'esprit, le coeur de la femme, une loi
qu'elle ne saurait accepter sans être esclave ou parjure, une loi
qui_, fille_, lui retire son nom; _épouse_, la déclare à l'état
d'imbécillité incurable, en lui imposant une dégradante tutelle;
_mère_, lui refuse tout droit, tout pouvoir sur ses enfants, et
_créature humaine _enfin, l'asservit, l'enchaîne à jamais au bon
plaisir d'une autre créature humaine, sa pareille et son égale
devant Dieu.

-- Vous savez, mon ami... ajouta la jeune fille avec une
exaltation passionnée, vous savez combien je vous honore, vous
dont le père a été nommé le père du Généreux; je ne crains donc
pas, noble et valeureux coeur, de vous voir user contre moi de ces
droits tyranniques... mais de ma vie je n'ai menti, et notre amour
est trop saint, trop céleste, pour être soumis à une consécration
achetée par un double parjure... non, jamais je ne ferai serment
d'observer une loi que ma dignité, que ma raison repoussent;
demain le divorce serait rétabli... demain les droits de la femme
seraient reconnus, j'observerais ces usages, parce qu'ils seraient
d'accord avec mon esprit, avec mon coeur, avec ce qui est juste,
avec ce qui est possible, avec ce qui est humain...

Puis s'interrompant, Adrienne ajouta, avec une émotion si
profonde, si douce, qu'une larme d'attendrissement voila ses beaux
yeux:

-- Oh! si vous saviez, mon ami... ce que votre amour est pour moi;
si vous saviez combien votre félicité m'est précieuse, sacrée,
vous excuseriez, vous comprendriez ces superstitions généreuses
d'un coeur aimant et loyal, qui verrait un présage funeste dans
une consécration mensongère et parjure; ce que je veux... c'est
vous fixer par l'attrait, vous enchaîner par le bonheur, et vous
laisser libre pour ne vous devoir qu'à vous-même.

Djalma avait écouté la jeune fille avec une attention passionnée.
Fier et généreux, il idolâtrait ce caractère fier et généreux.
Après un moment de silence méditatif, il lui dit de sa voix suave
et sonore, et d'un ton presque solennel:

-- Comme vous, le mensonge, le parjure, l'iniquité me révoltent...
comme vous, je pense qu'un homme s'avilit en acceptant le droit
d'être tyrannique et lâche. Quoique résolu de ne pas user de ce
droit... comme vous il me serait impossible de penser que ce n'est
pas à votre coeur seulement, mais à l'éternelle contrainte d'un
lien indissoluble que je dois tout ce que je ne veux tenir que de
vous; comme vous, je pense qu'il n'y a de dignité que dans la
liberté... Mais, vous l'avez dit, à cet amour si grand, si saint
vous voulez une consécration divine... et si vous repoussez des
serments que vous ne sauriez faire sans folie, sans parjure, il en
est d'autres que votre raison, que votre coeur accepteraient.
Cette consécration divine... qui nous la donnera? Ces serments,
entre les mains de qui les prononcerons-nous?

-- Dans bien peu de jours, mon ami... je pourrai, je crois, vous
le dire... Chaque soir... après votre départ... je n'avais pas
d'autre pensée que celle-là: trouver le moyen de nous engager,
vous et moi, aux yeux de Dieu, mais en dehors des lois, et dans
les seules limites que la raison approuve; ceci sans heurter les
exigences, les habitudes d'un monde dans lequel il peut nous
convenir de vivre plus tard... et dont il ne faut pas blesser les
susceptibilités apparentes; oui, mon ami, lorsque vous saurez
entre quelles nobles mains je vous offrirai de joindre les nôtres,
quel est celui qui remerciera et glorifiera Dieu de cette union...
union sacrée qui pourtant nous laissera libres pour nous laisser
dignes... vous direz comme moi, j'en suis certaine, que jamais
mains plus pures n'auraient pu nous être imposées... Pardonnez,
mon ami... tout ceci est grave... grave comme le bonheur... grave
comme notre amour... Si mes paroles vous semblent étranges, mes
pensées déraisonnables... dites... dites, mon ami, nous
chercherons, nous trouverons un meilleur moyen de concilier ce que
nous devons à Dieu, ce que nous devons au monde, avec ce que nous
nous devons à nous-mêmes... On prétend que les amoureux sont fous,
ajouta la jeune fille en souriant, je prétends, moi, qu'il n'y a
rien de plus sensé que les vrais amoureux.

-- Quand je vous entends parler ainsi de notre bonheur, dit Djalma
profondément ému, en parler avec cette sérieuse et calme
tendresse, il me semble voir une mère sans cesse occupée de
l'avenir de son enfant adoré... tâchant de l'entourer de tout ce
qui peut le rendre vaillant, robuste et généreux, tâchant
d'écarter de sa route tout ce qui n'est pas noble et digne... Vous
me demandez de vous contredire si vos pensées me semblent
étranges, Adrienne. Mais vous oubliez donc que ce qui fait ma foi,
ma confiance dans notre amour, c'est que je l'éprouve avec les
mêmes nuances que vous? Ce qui vous blesse me blesse; ce qui vous
révolte, me révolte; tout à l'heure, quand vous me citiez les lois
de ce pays, qui, dans la femme, ne respectent pas même la mère...
je pensais avec orgueil que dans nos contrées barbares où la femme
est esclave, du moins elle devient libre quand elle devient
mère... Non, non, ces lois ne sont faites ni pour vous ni pour
moi. N'est-ce pas prouver le saint respect que vous portez à notre
amour que de vouloir l'élever au-dessus de tous ces indignes
servages qui l'auraient souillé? Et... voyez-vous, Adrienne
j'entendais souvent dire aux prêtres de mon pays qu'il y avait des
êtres inférieurs aux divinités, mais supérieurs aux autres
créatures, je ne croyais pas ces êtres; ici, je les crois.

Ces derniers mots furent prononcés, non pas avec l'accent de la
flatterie, mais avec l'accent de la conviction la plus sincère,
avec cette sorte de vénération passionnée, de ferveur presque
intimidée qui distingue le croyant lorsqu'il parle de la
croyance... Mais ce qu'il est impossible de rendre, c'est
l'ineffable harmonie de ces paroles presque religieuses et du
timbre doux et grave de la voix du jeune Indien; ce qu'il est
impossible de peindre, c'est l'expression d'amoureuse et brûlante
mélancolie qui donnait un charme irrésistible à ses traits
enchanteurs.

Adrienne avait écouté Djalma avec un indicible mélange de joie, de
reconnaissance et d'orgueil. Bientôt, posant sa main sur son sein,
comme pour en comprimer les violentes pulsations, elle reprit en
regardant le prince avec enivrement:

-- Le voilà bien... toujours bon, toujours juste, toujours
grand!... Oh! mon coeur... mon coeur, comme il bat!... fier et
radieux... Soyez béni, mon Dieu! de m'avoir créée pour cet amant
adoré. Vous voulez donc étonner le monde par les prodiges de
tendresse et la charité qu'un pareil amour peut enfanter! L'on ne
sait pas encore la toute-puissance souveraine de l'amour heureux,
ardent et libre!... Oh! grâce à nous deux, n'est-ce pas, Djalma,
le jour où nos mains seront jointes, que d'hymnes de bonheur, de
reconnaissance, monteront de toutes parts vers le ciel!... Non,
non, l'on ne sait pas de quel immense, de quel insatiable besoin
de joie et d'allégresse deux amants comme nous sont possédés...
L'on ne sait pas tout ce qui rayonne d'inépuisable bonté de la
céleste auréole de leur coeur embrasé!... Oh! oui, oui, je le
sens, bien des larmes seront séchées! Bien des coeurs glacés par
le chagrin seront ravivés par le feu divin de notre amour!... Et
c'est aux bénédictions de ceux que nous aurons sauvés que l'on
connaîtra la sainte ivresse de nos voluptés!

Aux regards éblouis de Djalma, Adrienne devenait de plus en plus
un être idéal, participant de la Divinité par les inépuisables
trésors de sa bonté... de la créature sensuelle par l'ardeur...
car Adrienne, cédant malgré elle à l'entraînement de la passion,
attachait sur Djalma des regards étincelants d'amour.

Alors éperdu, insensé, l'Indien, se jetant aux pieds de la jeune
fille, s'écria d'une voix suppliante:

-- Grâce!... je n'ai plus de courage!... pitié! ne parle plus
ainsi... Oh! ce jour... que d'années de ma vie... je donnerais
pour le hâter!...

-- Tais-toi... tais-toi... pas de blasphème... tes années...
m'appartiennent...

-- Adrienne!... tu m'aimes? La jeune fille ne répondit pas... mais
son regard profond, brûlant, à demi voilé... porta le dernier coup
à la raison de Djalma.

Saisissant les deux mains d'Adrienne dans les siennes, il s'écria
d'une voix palpitante:

-- Ce jour... ce jour suprême... ce jour, où nous toucherons au
ciel... ce jour qui nous fera dieux par le bonheur et par la
bonté... ce jour, pourquoi l'éloigner encore?

-- Parce que notre amour, pour être sans réserve, doit être
consacré par la bénédiction de Dieu.

-- Ne sommes-nous pas libres?

-- Oui, oui, mon amant, mon idole, nous sommes libres; mais soyons
dignes de notre liberté.

-- Adrienne... grâce!

-- Et toi aussi je demande grâce et pitié... oui, pitié pour la
sainteté de notre amour... ne le profane pas dans sa fleur...
Crois mon coeur, crois mes pressentiments; ce serait le flétrir...
ce serait le tuer que l'avilir... Courage, mon ami, amant doré,
quelques jours encore... et le ciel... sans remords, sans
regrets!...

-- Mais, jusque-là, l'enfer... des tortures sans nom; car tu ne
sais pas que ton souvenir me suit, qu'il m'entoure, qu'il me
brûle; il me semble que c'est ton souffle qui m'embrase; tu ne
sais pas ce que sont mes insomnies... Je ne te disais pas cela...
mais, vois-tu, dans mon égarement, chaque nuit, je t'appelle, je
pleure, j'éclate en sanglots... comme je t'appelais, comme je
pleurais, quand je croyais que tu ne m'aimais pas... et pourtant
je sais que tu m'aimes, et que tu es à moi! Mais aussi te voir...
te voir chaque jour plus belle, plus adorée... et chaque jour te
quitter plus enivré... non, tu ne sais pas...

Djalma ne put continuer.

Ce qu'il disait de ses tortures dévorantes, Adrienne l'avait aussi
ressenti, peut-être encore plus vivement que lui; aussi, troublé,
enivrée par l'accent électrique de Djalma si beau, si passionné,
elle sentit son courage faiblir... Déjà une langueur irrésistible
paralysait ses forces, sa raison, lorsque tout à coup, par un
suprême effort de chaste volonté, elle se leva brusquement, et se
précipitant vers une porte qui communiquait à la chambre de la
Mayeux, elle s'écria:

-- Ma soeur!... ma soeur!... sauvez-moi!... sauvez-nous!... Une
seconde à peine s'était écoulée, et Mlle de Cardoville, le visage
inondé de larmes, toujours belle, toujours pure, serrait entre ses
bras la jeune ouvrière, tandis que Djalma était respectueusement
agenouillé au seuil de la porte, qu'il n'osait franchir.



LVI. L'ambition.

Très peu de jours après l'entrevue de Djalma et d'Adrienne que
nous avons racontée, Rodin se promenait seul dans sa chambre à
coucher de la maison de la rue de Vaugirard, où il avait si
vaillamment subi les moxas du docteur Baleinier.

Les deux mains plongées dans les poches de derrière de sa
redingote, la tête baissée sur sa poitrine, le jésuite
réfléchissait profondément. Son pas, tantôt lent, tantôt
précipité, trahissait son agitation.

-- Du côté de Rome, se disait Rodin, je suis tranquille, tout
marche... l'abdication est pour ainsi dire consentie... et si je
peux les payer... le prix convenu... le cardinal-prince m'assure
neuf voix de majorité au prochain conclave... Notre GÉNÉRAL est à
moi... les doutes que le cardinal Malipieri avait conçus sont
dissipés... ou n'ont pas d'écho là-bas!... Néanmoins... je ne suis
pas sans inquiétude sur la correspondance que le père d'Aigrigny
a, dit-on, avec le Malipieri... il m'a été impossible de rien
surprendre... Il n'importe... cet ancien sabreur est un homme...
_jugé; _son affaire est dans le sac; un peu de patience, il est
_exécuté..._

Et les lèvres livides de Rodin se contractèrent par un de ces
sourires affreux qui donnaient à sa figure une expression
diabolique.

Après une pause, il reprit:

-- Les funérailles du libre-penseur... du philanthrope ami de
l'artisan, ont eu lieu avant-hier à Saint-Hérem... François Hardy
s'est éteint dans un accès de délire extatique... J'avais sa
donation; mais ceci est plus sûr... tout se plaide... les morts ne
plaident point...

Rodin resta quelques minutes pensif; puis il dit avec un accent
concentré:

-- Restent cette rousse et son mulâtre... nous sommes au 27 mai;
le 1er juin approche... et ces deux étourneaux amoureux semblent
invulnérables... La princesse avait cru trouver un bon point; je
l'aurais cru comme elle... C'était excellent de rappeler la
découverte d'Agricol Baudoin chez cette folle... car le tigre
indien a rugi de jalousie féroce; oui, mais à peine la colombe
amoureuse a-t-elle eu roucoulé du bout de son bec rose... que le
tigre imbécile... est venu se tortiller à ses pieds... en rentrant
les griffes; c'est dommage... il y avait quelque chose là...

Et la marche de Rodin devint de plus en plus agitée.

-- Rien n'est plus étrange, reprit-il, que la succession
génératrice des idées. En comparant cette péronnelle rousse à une
colombe, pourquoi est-ce qu'il me vient à l'esprit le souvenir de
cette infâme vieille appelée Sainte-Colombe, que ce gros drôle de
Jacques Dumoulin courtise, et que l'abbé Corbinet finira par
exploiter à notre profit, je l'espère? oui, pourquoi le souvenir
de cette mégère me revient-il à l'esprit?... J'ai souvent remarqué
que, de même que les hasards les plus incroyables apportent
d'excellentes rimes aux rimeurs, le germe de meilleures idées se
trouve quelquefois dans un mot, dans un rapprochement absurde
comme celui-ci... la Sainte-Colombe, abominable sorcière...
et la belle Adrienne de Cardoville... Cela, en effet... va
ensemble comme une bague à un chat, comme un collier à un
poisson... Allons... il n'y a rien là...

À peine Rodin avait-il prononcé ces mots qu'il tressaillit; sa
figure rayonna d'abord d'une joie sinistre; puis elle prit bientôt
une expression d'étonnement méditatif ainsi que cela arrive
lorsque le hasard apporte au savant, surpris et charmé, quelque
découverte imprévue.

Bientôt, le front haut, l'oeil découvert, étincelant, ses joues
flasques et creuses palpitantes sous une sorte de gonflement
orgueilleux, Rodin se redressa, croisa ses bras avec une indicible
expression de triomphe, et s'écria:

-- Oh! c'est quelque chose de beau, d'admirable, de merveilleux,
que les mystérieuses évolutions de l'esprit... que les
incompréhensibles enchaînements de la pensée humaine... qui
partent souvent d'un mot absurde pour aboutir à une idée
splendide, lumineuse, immense... Est-ce infirmité! est-ce
grandeur! Étrange... étrange... étrange... Voici que je compare
cette rousse à une colombe... cette comparaison me rappelle cette
mégère qui a trafiqué du corps et de l'âme de tant de créatures...
De vulgaires dictons me viennent à l'esprit, une bague à un
chat... un collier à un poisson... Et tout à coup de ce mot
COLLIER... la lumière jaillit à ma vue et éclaire les ténèbres où
je m'agitais en vain depuis longtemps en songeant à ces amoureux
invulnérables... Oui, ce seul mot, COLLIER, a été la clef d'or qui
vient d'ouvrir une case de mon cerveau, bêtement bouchée depuis je
ne sais quand...

Et, après avoir marché avec une nouvelle précipitation, Rodin
reprit:

-- Oui... c'est à tenter... plus j'y réfléchis, plus ce projet me
semble possible... Seulement cette mégère de Sainte-Colombe... par
quel intermédiaire?... Mais ce gros drôle... ce Jacques
Dumoulin... bien... l'autre!... l'autre... où la trouver?... puis
comment la décider?... là est la pierre d'achoppement... Allons,
je m'étais trop hâté de crier victoire.

Et Rodin se mit à se promener çà et là, en rongeant ses ongles
d'un air violemment préoccupé; pendant quelques moments, la
tension de son esprit fut telle que de grosses gouttes de sueur
perlèrent son front jaune et sordide; et le jésuite allait,
venait, s'arrêtait, frappait du pied... tantôt levant les yeux au
ciel pour y chercher une inspiration; tantôt, pendant qu'il
rongeait les ongles de sa main droite grattant son crâne de sa
main gauche; enfin, de temps à autre il laissait échapper des
exclamations de dépit, de colère, ou d'espoir tour à tour naissant
et déçu.

Si la cause de la préoccupation de ce monstre n'avait pas été
horrible, c'eût été un spectacle curieux, intéressant, que
d'assister invisible à l'enfantement de ce puissant cerveau en
travail... que de suivre pour ainsi dire une à une toutes le
péripéties bonnes ou mauvaises de l'éclosion du projet sur lequel
il concentrait toutes les ressources, toute la puissance de sa
forte intelligence.

Enfin, l'oeuvre parut avancer et devoir bientôt s'accomplir, car
Rodin reprit:

-- Oui... oui... c'est risqué, c'est hardi, c'est aventureux: mais
c'est prompt... et les conséquences peuvent être incalculables...
Qui peut prévoir les suites de l'explosion d'une mine?

Puis, cédant à un mouvement d'enthousiasme qui lui était peu
naturel, le jésuite s'écria, le regard rayonnant:

-- Oh! les passions!... les passions!... quel magnifique
clavier... pour qui sait promener sur ses touches une main légère,
habile et vigoureuse! Mais que c'est beau, le pouvoir de la
pensée!... mon Dieu! que c'est donc beau!... Que l'on vienne,
après cela, parler des merveilles du gland qui devient chêne, du
grain de blé qui devient épi; mais, au grain de blé, il faut des
mois pour se développer; mais au gland il faut des siècles pour
acquérir sa splendeur; tandis que ce seul mot, composé de sept
lettres, COLLIER... oui, ce seul mot, ce seul germe, est tombé il
y a quelques minutes dans mon cerveau, et grandissant, grandissant
tout à coup, il est devenu, à cette heure, quelque chose d'aussi
immense qu'un chêne; oui, ce seul mot a été le germe d'une idée
qui, comme le chêne, a mille rameaux souterrains... qui, comme le
chêne, s'élance vers le ciel... car c'est pour la plus grande
gloire du Seigneur que j'agis... oui, du Seigneur... tels qu'ils
le font, tel qu'ils le donnent, tel que je le maintiendrai... si
j'arrive... et j'arriverai... car ces misérables Rennepont auront
passé comme des ombres. Et que fait, après tout, à l'ordre moral,
dont je serai le messie, que ces gens-là vivent ou meurent?
qu'est-ce qu'auraient pesé de pareilles vies dans les balances des
grandes destinées du monde?... tandis que cet héritage que je vais
y jeter, moi, dans la balance, d'une main audacieuse, me fera
monter jusqu'à une sphère, d'où l'on domine encore bien des rois,
bien des peuples, quoi qu'on fasse, quoi qu'on crie... Les
niais... les doubles crétins!... non, non, au contraire, les bons,
les saints, les adorables crétins!... ils croient nous écraser,
nous autres gens d'Église, en nous disant... d'une grosse voix:
«Vous aurez le _spirituel... _mais nous, morbleu! nous gardons le
_temporel!...»_ Oh! que leur conscience et leur modestie les
inspirent bien en leur disant de ne rien revendiquer du
_spirituel... _d'abandonner le _spirituel_, de mépriser le
_spirituel! _ça se voit, du reste, qu'ils ne doivent avoir rien de
commun avec le spirituel... Ô les vénérables ânes! ils ne voient
pas que, de même qu'ils vont, eux, tout droit au moulin, c'est par
le spirituel... qu'on va tout droit au temporel; comme si ce
n'était pas par l'esprit qu'on domine le corps... Ils nous
laissent le _spirituel... _ils dédaignent le _spirituel... _c'est-
à-dire la domination des consciences, des âmes, des esprits, des
coeurs, des jugements; le _spirituel... _c'est-à-dire le pouvoir
de dispenser au nom du ciel le châtiment, le pardon, la récompense
et la rémission... et cela sans contrôle, et cela dans l'ombre et
le secret du confessionnal, et cela sans que ce lourdaud de
_Temporel _ait rien à y voir... À lui tout ce qui est corps et
matière; et, de joie, le bonhomme s'en frotte la panse. Seulement,
de temps à autre, il s'aperçoit, un peu tard, que, s'il prétend
avoir les corps, nous avons les âmes, et que, les âmes dirigeant
les corps, les corps finissent par venir avec nous; le tout, au
naturel hébétement du bonhomme _Temporel. _qui reste béant, les
mains sur sa panse, ses gros yeux éparpillés, en disant: «Ah
bah!... c'est-y Dieu possible!...»

Puis, poussant un éclat de rire de dédain sauvage, Rodin reprit en
marchant à grands pas:

-- Oh! que j'arrive... que j'arrive... à la fortune de Sixte-
Quint... et le monde verra... un jour à son réveil... ce que c'est
que le pouvoir spirituel entre des mains comme les miennes, entre
les mains d'un prêtre qui, jusqu'à cinquante ans, est resté
crasseux, frugal et vierge, et qui, même s'il devient pape, mourra
crasseux, frugal et vierge!

Rodin devenait effrayant en parlant ainsi.

Tout ce qu'il y a eu d'ambition sanguinaire, sacrilège, exécrable,
dans quelques papes trop célèbres, semblait éclater en traits
sanglants sur le front de ce fils d'Ignace; un éréthisme de
domination dévorante brassait le sang impur du jésuite, une sueur
brûlante l'inondait, et une sorte de vapeur nauséabonde s'épandait
autour de lui.

Tout à coup, le bruit d'une voiture de poste qui entrait dans la
cour de la maison de Vaugirard attira l'attention de Rodin;
regrettant de s'être laissé emporter à tant d'exaltation, il tira
de sa poche son sale mouchoir à carreaux blancs et rouges, le
trempa dans un verre et s'en imbiba le front, les joues et les
tempes, tout en s'approchant de sa fenêtre pour regarder à travers
la persienne entrouverte quel voyageur venait d'arriver. La
projection d'un auvent dominant la porte près de laquelle la
voiture était arrêtée intercepta le regard de Rodin.

-- Peu importe... dit-il en reprenant son sang-froid peu à peu,
tout à l'heure, je saurai qui vient d'arriver... Écrivons d'abord
à ce drôle de Jacques Dumoulin de se rendre ici immédiatement; il
m'a déjà bien et fidèlement servi à propos de cette misérable
petite fille, qui, rue Clovis, me faisait horripiler avec ses
refrains de cet infernal Béranger... Cette fois Dumoulin peut me
servir encore. Je le tiens dans ma main... il obéira.

Rodin se mit à son bureau et écrivit. Au bout de quelques
secondes, on frappa à la porte, fermée à double tour, contre la
règle; mais, de temps à autre, sûr de son influence et de son
importance, Rodin, qui avait obtenu de son _général _d'être
débarrassé, pendant un certain temps, de l'incommode compagnie
d'un _socius_, sous prétexte des intérêts de la société, Rodin
s'échappait souvent jusqu'à d'assez nombreuses infractions aux
ordonnances de l'ordre.

Un servant entra et remit une lettre à Rodin. Celui-ci la prit et,
avant de l'ouvrir, dit à cet homme:

-- Quelle est cette voiture qui vient d'arriver?

-- Cette voiture vient de Rome, mon père, répondit le servant en
s'inclinant.

-- De Rome!... dit vivement Rodin et, malgré lui, une vague
inquiétude se peignit sur ses traits; puis, plus calme, il ajouta,
en tenant toujours, sans l'ouvrir, la lettre qu'il avait entre les
mains:

-- Et qui est dans cette voiture?

-- Un révérend père de notre sainte compagnie, mon père...

Malgré son ardente curiosité, il savait qu'un révérend père
voyageant en poste est toujours chargé d'une mission importante et
hâtée, Rodin ne fit pas une question de plus à ce sujet, et dit en
montrant la lettre qu'il tenait:

-- D'où vient cette lettre?

-- De notre maison de Saint-Hérem, mon père. Rodin regarda plus
attentivement l'écriture et reconnut celle du père d'Aigrigny, qui
avait été chargé d'assister M. Hardy à ses derniers moments. Cette
lettre contenait ces mots:

«Je dépêche un exprès à Votre Révérence pour lui apprendre un fait
peut-être plus étrange qu'important. Après les funérailles de
M. François Hardy, le cercueil contenant ses restes avait été
provisoirement déposé dans un caveau de notre chapelle, en
attendant qu'il fût possible de conduire le corps au cimetière de
la ville voisine; ce matin, au moment où nos gens sont descendus
dans le caveau pour faire les apprêts nécessaires à la translation
du corps... le cercueil avait disparu...»

Rodin fit un mouvement de surprise, et dit:

-- En effet, cela est étrange... Puis il continua. «Toutes
recherches ont été vaines pour découvrir les auteurs ou les traces
de cet enlèvement sacrilège; la chapelle étant isolée de notre
maison, ainsi que vous le savez, et n'étant pas gardée, on a pu
s'y introduire sans donner l'éveil; nous avons seulement remarqué,
sur un terrain détrempé par la pluie, les traces récentes d'une
voiture à quatre roues; mais à quelque distance de la chapelle,
ces traces se sont perdues dans les sables, et il a été impossible
de rien découvrir.»

-- Qui a pu enlever ce corps, dit Rodin d'un air pensif, et qui
peut avoir intérêt à l'enlèvement de ce corps? Il continua:

«Heureusement l'acte de décès est en règle et parfaitement
légalisé; un médecin d'Étampes est venu, à ma demande, constater
le décès; la mort est donc parfaitement et régulièrement établie,
et conséquemment la substitution des droits à nous accordés par la
donation et l'abandon des biens, valable et irrécusable de tous
points. En tout état de cause, j'ai cru devoir vous envoyer un
exprès pour instruire Votre Révérence de cet événement, afin
qu'elle avise, etc.»

Après un moment de réflexion, Rodin se dit:

-- D'Aigrigny a raison, c'est plus étrange qu'important;
néanmoins, cela me donne à penser... Nous songerons à cela.

Se retournant vers le servant qui lui avait apporté cette lettre,
Rodin lui dit en lui remettant le mot qu'il venait d'écrire à
Nini-Moulin:

-- Faites porter à l'instant cette lettre à son adresse, on
attendra la réponse.

-- Oui, mon père.

À l'instant où le servant quittait la chambre de Rodin, un
révérend père y entra et lui dit:

-- Le révérend père Caboccini, de Rome, arrive à l'instant, chargé
d'une mission pour Votre Révérence de la part de notre
révérendissime général.

À ces mots, le sang de Rodin ne fit qu'un tour, mais il garda un
calme imperturbable, et il dit simplement:

-- Où est le révérend père Caboccini?

-- Dans la pièce voisine, mon père.

-- Priez-le d'entrer, et laissez-nous, dit Rodin.

Une seconde après, le révérend père Caboccini, de Rome, entrait et
restait seul avec Rodin.



LVII. À socius, socius et demi.

Le révérend père Caboccini, jésuite romain, qui entra chez Rodin,
était un petit homme de trente ans au plus, grassouillet,
rondelet, et dont l'abdomen gonflait la noire soutanelle.

Ce bon petit père était borgne; mais l'oeil qui lui restait
brillait de vivacité; sa figure fleurie souriait, avenante,
joyeuse, splendidement couronnée d'une épaisse chevelure châtaine,
frisée comme celle d'un enfant Jésus de cire; un geste cordial
jusqu'à la familiarité, des manières expansives et pétulantes
s'harmonisaient à merveille avec la physionomie de ce personnage.

En une seconde, Rodin eut _dévisagé _l'émissaire italien; et comme
il connaissait sa compagnie et les habitudes de Rome sur le bout
du doigt, il éprouva tout d'abord une sorte de pressentiment
sinistre à la vue de ce bon petit père aux façons si accortes; il
eût moins redouté quelque révérend père long et osseux, à la face
austère et sépulcrale, car il savait que la compagnie tâchait
autant que possible de dérouter les curieux par la physionomie et
les dehors de ses agents.

Or, si Rodin pressentait juste, à en juger par les cordiales
apparences de cet émissaire, celui-ci devait être chargé de la
plus funeste mission. Défiant, attentif, l'oeil et l'esprit au
guet, comme un vieux loup qui évente et flaire une attaque ou une
surprise, Rodin, selon son habitude, s'était lentement et
tortueusement avancé vers le petit borgne, afin d'avoir le temps
de bien examiner et de pénétrer sûrement sous cette joviale
écorce; mais le Romain ne lui en laissa pas le temps; dans l'élan
de son impétueuse affectuosité, il s'élança presque de la porte au
cou de Rodin, en le serrant entre ses bras avec effusion,
l'embrassant, le réembrassant encore, et toujours sur les deux
joues, et si plantureusement, et si bruyamment, que ses baisers
monstres retentissaient d'un bout de la chambre à l'autre.

De sa vie Rodin ne s'était trouvé à pareille fête; de plus en plus
inquiet de la fourbe que devaient cacher de si chaudes
embrassades, sourdement irrité d'ailleurs par ses mauvais
pressentiments, le jésuite français faisait tous ses efforts pour
se soustraire aux marques de la tendresse assez exagérée du
jésuite romain; mais ce dernier tenait bon et ferme; ses bras,
quoique courts, étaient vigoureux, et Rodin fut baisé et rebaisé
par le gros petit borgne jusqu'à ce que celui-ci manquât
d'haleine.

Il est inutile de dire que ces accolades enragées étaient
accompagnées des exclamations les plus amicales, les plus
affectueuses, les plus fraternelles; le tout en assez bon
français, mais avec un accent italien des plus prononcés, dont
nous ferons grâce au lecteur en le priant de suppléer par la
pensée cette espèce de patois assez comique, après que nous en
aurons donné une phrase comme spécimen.

On se souvient peut-être que, comprenant les dangers que pouvaient
attirer ses machinations ambitieuses, et sachant par l'histoire
que l'usage du poison avait été souvent considéré à Rome comme
nécessité d'État et de politique, Rodin, mis en défiance par
l'arrivée du cardinal Malipieri, et brusquement attaqué du
choléra, mais ignorant que les douleurs atroces qu'il ressentait
étaient les symptômes de la contagion, s'était écrié en lançant un
regard furieux sur le prélat romain:

-- _Je suis empoisonné!... _Les mêmes appréhensions vinrent
involontairement au jésuite pendant qu'il tâchait, par d'inutiles
efforts, d'échapper aux embrassades de l'émissaire de son général,
et il se disait à part soi:

-- _Ce borgne me paraît bien tendre... Pourvu qu'il n'y ait pas de
poison sous ces baisers de Judas!_

Enfin, le bon petit père Caboccini, soufflant d'ahan, fut obligé
de s'arracher du cou de Rodin, qui, rajustant son collet
graisseux, sa cravate et son vieux gilet, de plus en plus
incommodé par cet ouragan de caresses, dit d'un ton bourru:

-- Serviteur, mon père, serviteur... il n'est point besoin de me
baiser si fort...

Mais, sans répondre à ce reproche, le bon petit père, attachant
sur Rodin son oeil unique avec une expression d'enthousiasme et
accompagnant ces mots de gestes pétulants, s'écria dans son
patois:

-- _Enfin ze la vois, cette soupârbe loumière de noutre sinte
compagnie; ze pouis la sarrer contre mon cûr... Si... encoûre...
encoûre..._

Et, comme le bon petit père avait suffisamment repris haleine, il
s'apprêtait à s'élancer, afin d'accoler de nouveau Rodin; celui-ci
recula vivement en étendant les bras en avant comme pour se
garantir, et dit à cet impitoyable embrasseur, en faisant allusion
à la comparaison illogiquement employée par le père Caboccini:

-- Bon, bon, mon père; d'abord, on ne serre pas une lumière contre
son coeur; puis je ne suis pas une lumière... je suis un humble et
obscur travailleur de la vigne du Seigneur.

Le Romain reprit avec exaltation (nous traduirons désormais le
patois, dont nous ferons grâce au lecteur après l'échantillon ci-
dessus), le Romain reprit donc avec emphase:

-- Vous avez raison, mon père, on ne serre pas une lumière contre
son coeur, mais on se prosterne devant elle pour admirer son éclat
resplendissant, éblouissant.

Et le père Caboccini allait joindre l'action à la parole, et
s'agenouiller devant Rodin, si celui-ci n'eût prévenu ce mouvement
d'adulation, en retenant le Romain par le bras, et lui disant avec
impatience:

-- Voici qui devient de l'idolâtrie, mon père; passons, passons
sur mes qualités, et arrivons au but de votre voyage: quel est-il?

-- Ce but, mon cher père, me remplit de joie, de bonheur, de
tendresse; j'ai tâché de vous témoigner cette tendresse par mes
caresses et mes embrassades, car mon coeur déborde; c'est tout ce
que j'ai pu faire que de le retenir pendant toute la route, car il
s'élançait toujours ici vers vous, mon cher père; ce but, il me
transporte, il me ravit; ce but... il...

-- Mais ce but qui vous ravit, s'écria Rodin exaspéré par ces
exagérations méridionales, interrompant le Romain, ce but, quel
est-il?

-- Ce rescrit de notre révérendissime et excellentissime général
vous en instruira, mon très cher père...

Et le père Caboccini tira de son portefeuille un pli cacheté de
trois sceaux, qu'il baisa respectueusement avant de le remettre à
Rodin, qui le prit et, après l'avoir baisé de même, le décacheta
avec une vive anxiété.

Pendant qu'il lut, les traits du jésuite demeurèrent impassibles;
le seul battement précipité des artères de ses tempes annonçait
son agitation intérieure.

Néanmoins, mettant froidement la lettre dans sa poche, Rodin
regarda le Romain et lui dit:

-- Il en sera fait ainsi que l'ordonne notre excellentissime
général.

-- Ainsi, mon père, s'écria le père Caboccini avec une
recrudescence d'effusion et d'admiration de toute sorte, c'est moi
qui vais être l'ombre de votre lumière, votre second vous-même;
j'aurai le bonheur de ne vous quitter ni le jour ni la nuit,
d'être votre _socius_, en un mot, puisque, après vous avoir
accordé la faculté de n'en point avoir pendant quelque temps,
selon votre désir, et dans le meilleur intérêt des affaires de
notre sainte compagnie, notre excellentissime général juge à
propos de m'envoyer de Rome auprès de vous pour remplir cette
fonction; faveur inespérée, immense, qui me remplit de
reconnaissance pour notre général et de tendresse pour vous, mon
cher et digne père.

-- C'est bien joué, pensa Rodin, mais, moi, on ne me prend sans
_vert_, et ce n'est que dans le royaume des aveugles que les
borgnes sont rois.

* * * * *

Le soir du jour même où cette scène s'était passée entre le
jésuite et son nouveau _socius_, Nini-Moulin, après avoir reçu en
présence de Caboccini les instructions de Rodin, s'était rendu
chez Mme de la Sainte-Colombe.



LVIII. Madame de la Sainte-Colombe.

Mme de la Sainte-Colombe qui, au commencement de ce récit, était
venue visiter la terre et le château de Cardoville dans
l'intention d'acheter cette propriété, avait fondé sa fortune en
tenant un magasin de modes sous les galeries de bois du Palais-
Royal, lors de l'entrée des alliés à Paris. Singulier magasin,
dans lequel les ouvrières étaient toujours plus jolies et beaucoup
plus fraîches que les chapeaux qu'elles accommodaient.

Il serait assez difficile de dire par quels moyens cette créature
était parvenue à se créer une fortune considérable, sur laquelle
les révérends pères, parfaitement insoucieux de l'origine de ces
biens, pourvu qu'ils les puissent empocher _(ad majorem Dei
gloriam)_, avaient de sérieuses visées. Ils avaient procédé selon
l'ABC de leur métier. Cette femme était d'un esprit faible,
vulgaire, grossier.

Les révérends pères, parvenant à s'introduire auprès d'elle, ne
l'avaient pas trop blâmée de ses abominables antécédents. Ils
avaient même trouvé moyen d'atténuer ses _peccadilles_, car leur
morale est facile et complaisante; mais ils lui avaient déclaré
que, de même qu'un veau devient taureau avec l'âge, les
peccadilles grandissaient dans l'impénitence et que, croissant
avec la vieillesse, elles finissaient par atteindre les
proportions de péchés énormes; et alors, comme punition redoutable
de ces péchés énormes, était venue la fantasmagorie obligée du
diable et de ses cornes, de ses flammes et de ses fourches; dans
le cas, au contraire, où la répression de ces peccadilles
arriverait en temps utile et se formulerait par quelque belle et
bonne donation à leur compagnie, les révérends pères se faisaient
fort de renvoyer Lucifer à ses fourneaux, et de garantir à la
Sainte-Colombe, toujours moyennant valeur mobilière ou
immobilière, une bonne place parmi les élus. Malgré l'efficacité
ordinaire de ces moyens, cette conversion avait présenté de
nombreuses difficultés. La Sainte-Colombe, sujette, de temps à
autre, à de terrible retours de jeunesse, avait usé deux ou trois
directeurs.

Enfin, brodant sur le tout, Nini-Moulin, qui convoitait
sérieusement la fortune et forcément la main de cette créature,
avait quelque peu nui aux projets des révérends pères.

Au moment où l'écrivain religieux se rendait auprès de la Sainte-
Colombe comme mandataire de Rodin, elle occupait un appartement au
premier, rue Richelieu, car, malgré ses velléités de retraite,
cette femme trouvait un plaisir infini au tapage assourdissant, à
l'aspect tumultueux d'une rue passante et populeuse.

Ce logis était richement meublé, mais presque toujours en
désordre, malgré les soins, ou à cause des soins de deux ou trois
domestiques, avec qui la Sainte-Colombe fraternisait tour à tour
de la façon la plus touchante ou se querellait avec furie.

Nous introduirons le lecteur dans le sanctuaire où cette créature
était depuis quelque temps en conférence secrète avec Nini-Moulin.

La néophyte ambitionnée des révérends pères trônait sur un canapé
d'acajou recouvert de soie cramoisie. Elle avait deux chats sur
ses genoux et un chien caniche à ses pieds, tandis qu'un gros
vieux perroquet gris allait et venait, perché sur le dos du
canapé; une perruche verte, moins privée ou moins favorisée,
glapissait de temps à autre, enchaînée à un bâton, près de
l'embrasure d'une fenêtre; le perroquet ne criait pas, mais
parfois il intervenait brusquement dans la conversation en faisant
entendre d'une voix retentissante les jurements les plus
effroyables, ou en grasseyant le plus distinctement du monde un
vocabulaire digne des halles ou des lieux déshonnêtes où s'était
passée son enfance; pour tout dire, cet ancien commensal de la
Sainte-Colombe, avant sa conversion, avait reçu de sa maîtresse
cette éducation peu édifiante, et avait même été baptisé par elle
d'un nom des plus malsonnants, auquel la Sainte-Colombe, abjurant
ses premières erreurs, avait depuis substitué le nom modeste de
_Barnabé_.

Quant au portrait de la Sainte-Colombe, c'était une robuste femme
de cinquante ans environ, au visage large, coloré, quelque peu
barbu, et à la voix virile; elle portait ce soir-là une manière de
turban orange et une robe de velours violâtre, quoiqu'on fût à la
fin de mai; elle avait en outre des bagues à tous les doigts et
sur le front une ferronnière de diamants.

Nini-Moulin avait abandonné le paletot-sac quelque peu sans façon
qu'il portait habituellement pour un habillement noir complet et
un large gilet blanc à la Robespierre; ses cheveux étaient aplatis
autour de son crâne bourgeonné, et il avait pris une physionomie
des plus béates, dehors qui lui semblaient devoir mieux servir ses
projets matrimoniaux et contrebalancer l'influence de l'abbé
Corbinet que les allures de _Roger-Bontemps _qu'il avait d'abord
affectées. Dans ce moment, l'écrivain religieux, laissant de côté
ses intérêts, ne s'occupait que de réussir dans la délicate
mission dont il avait été chargé par Rodin, mission qui,
d'ailleurs, lui avait été adroitement présentée par le jésuite
sous des apparences parfaitement acceptables, et dont le but, à
tout prendre honorable, faisait excuser les moyens quelque peu
hasardeux.

-- Ainsi, disait Nini-Moulin en continuant un entretien commencé
depuis quelque temps, elle a vingt ans?

-- Tout au plus, répondit la Sainte-Colombe qui paraissait en
proie à une vive curiosité; mais c'est tout de même bien farce ce
que vous me dites là... mon gros bibi (la Sainte-Colombe était, on
le sait, déjà sur un pied de douce familiarité avec l'écrivain
religieux).

-- Farce... n'est peut-être pas le mot tout à fait propre, ma
digne amie, fit Nini-Moulin d'un air confit; c'est touchant...
intéressant, que vous voulez dire... car si vous pouvez retrouver
d'ici à demain la personne en question...

-- Diable!... d'ici à demain, mon fiston, s'écria cavalièrement la
Sainte-Colombe, comme vous y allez! voilà plus d'un an que je n'ai
entendu parler d'elle... Ah! si... pourtant; Antonia, que j'ai
rencontrée il y a un mois, m'a dit où elle était.

-- Alors... par le moyen auquel vous aviez d'abord pensé, ne
pourrait-on pas la découvrir?

-- Oui... gros bibi! mais c'est joliment sciant, ces démarches-là,
quand on n'en a pas l'habitude...

-- Comment! ma belle amie, vous si bonne, vous qui travaillez si
fort à votre salut... vous hésitez devant quelques démarches...
désagréables... surtout lorsqu'il s'agit d'une action exemplaire,
lorsqu'il s'agit d'arracher une jeune fille à Satan et à ses
pompes?...

Ici le perroquet Barnabé fit entendre deux effroyables jurons,
admirablement bien articulés.

Dans son premier mouvement d'indignation, la Sainte-Colombe
s'écria en se retournant vers Barnabé d'un air courroucé et
révolté:

-- Ce... (un mot aussi gros que celui prononcé par Barnabé) ne se
corrigera jamais... Veux-tu te taire?... (Ici une kyrielle
d'autres mots du vocabulaire de Barnabé.) C'est comme un fait-
exprès... Hier encore il a fait rougir l'abbé Corbinet jusqu'aux
oreilles... Te tairas-tu?

-- Si vous reprenez toujours Barnabé de ses écarts avec cette
sévérité-là, dit Nini-Moulin conservant un imperturbable sérieux,
vous finirez par le corriger. Mais, pour en revenir à notre
affaire, voyons, soyez ce que vous êtes naturellement, ma
respectable amie, obligeante au possible; concourez à une double
bonne action: d'abord à arracher, je vous le disais, une jeune
fille à Satan et à ses pompes, en lui assurant un sort honnête,
c'est-à-dire le moyen de revenir à la vertu; et ensuite, chose non
moins capitale, le moyen de rendre ainsi peut-être à la raison une
pauvre mère devenue folle de chagrin... Pour cela, que faut-il
faire?... quelques démarches... voilà tout.

-- Mais pourquoi cette fille-là plutôt qu'une autre, mon gros
bibi? C'est donc parce qu'elle est comme une espèce de rareté?

-- Certainement, ma respectable amie... sans cela, cette pauvre
mère folle... que l'on veut ramener à la raison, ne serait pas, à
sa vue, frappée comme il faut qu'elle le soit.

-- Ça c'est juste.

-- Allons, voyons, un petit effort, ma digne amie.

-- Farceur... allez! dit Sainte-Colombe avec un mol abandon; il
faut faire tout ce que vous voulez...

-- Ainsi, dit vivement Nini-Moulin, vous promettez...

-- Je promets... et je fais mieux que ça... je vais tout de
suite... aller où il faut; ça sera plus tôt fait. Ce soir... je
saurai de quoi il retourne, et si ça se peut ou non.

Ce disant, la Sainte-Colombe se leva avec effort, déposa ses deux
chats sur le canapé, repoussa son chien du bout du pied et sonna
vigoureusement.

-- Vous êtes admirable... dit Nini-Moulin avec dignité. Je
n'oublierai de ma vie...

-- Faut pas vous gêner... mon gros, dit la Sainte-Colombe en
interrompant l'écrivain religieux, c'est pas à cause de vous que
je me décide.

-- Et à cause de qui! ou de quoi!... demanda Nini-Moulin.

-- Ah! c'est mon secret, dit la Sainte-Colombe.

Puis, s'adressant à sa femme de chambre, qui venait d'entrer, elle
ajouta:

-- Ma biche, dis à Ratisbonne d'aller me chercher un fiacre, et
donne-moi mon chapeau de velours coquelicot à plumes.

Pendant que la suivante allait exécuter les ordres de sa
maîtresse, Nini-Moulin s'approcha de la Sainte-Colombe et lui dit
à mi-voix d'un ton modeste et pénétré:

-- Vous remarquerez du moins, ma belle amie, que je ne vous ai pas
dit ce soir un seul mot de mon amour... me tiendrez-vous compte de
ma discrétion!

À ce moment, la Sainte-Colombe venait d'enlever son turban; elle
se retourna brusquement et planta cette coiffure sur le crâne
chauve de Nini-Moulin, en riant d'un gros rire.

L'écrivain religieux parut ravi de cette preuve de confiance et,
au moment où la suivante rentrait avec le châle et le chapeau de
sa maîtresse, il baisa passionnément le turban, en regardant la
Sainte-Colombe à la dérobée.

* * * * *

Le lendemain de cette scène, Rodin dont la physionomie paraissait
triomphante, mettait lui-même une lettre à la poste. Cette lettre
portait pour adresse:

_À monsieur Agricol Baudoin,_
_Rue Brise-Miche, n° _2.
PARIS.

_(Très pressée.)_



LIX. Les amours de Faringhea.

Djalma, on s'en souvient peut-être, lorsqu'il eut appris pour la
première fois qu'il était aimé d'Adrienne, avait, dans
l'enivrement de son bonheur, dit à Faringhea, dont il pénétrait la
trahison:

-- Tu t'es ligué avec mes ennemis, et je ne t'avais fait aucun
mal... Tu es méchant parce que tu es sans doute malheureux... je
veux te rendre heureux pour que tu sois bon; veux-tu de l'or! tu
auras de l'or... veux-tu un ami! tu es esclave, je suis fils de
roi, je t'offre mon amitié.

Faringhea avait refusé l'or et paru accepter l'amitié du fils de
Kadja-Sing.

Doué d'une intelligence remarquable, d'une dissimulation profonde,
le métis avait facilement persuadé de la sincérité de son
repentir, de sa reconnaissance et de son attachement un homme d'un
caractère aussi confiant, aussi généreux que Djalma; d'ailleurs,
quels motifs celui-ci aurait-il eus de se défier désormais de son
esclave devenu son ami!

Certain de l'amour de Mlle de Cardoville auprès de laquelle il
passait chaque jour, il eût été défendu par la salutaire influence
de la jeune fille contre les perfides conseils ou contre les
calomnies du métis, fidèle et secret instrument de Rodin qui
l'avait affilié à sa compagnie; mais Faringhea, dont le tact était
parfait, n'agissait pas légèrement; ne parlait jamais au prince de
Mlle de Cardoville, et attendait discrètement les confidences
qu'amenait parfois la joie expansive de Djalma.

Très peu de jours après qu'Adrienne, par un tout-puissant effort
de chaste volonté, eût échappé au contagieux enivrement de la
passion de Djalma, le lendemain du jour où Rodin, certain du bon
succès de la mission de Nini-Moulin auprès de la Sainte-Colombe,
avait mis lui-même une lettre à la poste à l'adresse d'Agricol
Baudoin, le métis, assez sombre depuis quelque temps, avait semblé
ressentir un violent chagrin qui alla bientôt tellement empirant,
que le prince, frappé de l'air désespéré de cet homme, qu'il
voulait ramener au bien par l'affection et par le bonheur, lui
demanda plusieurs fois la cause de cette accablante tristesse;
mais le métis, tout en remerciant le prince de son intérêt avec
une reconnaissante effusion, s'était tenu dans une réserve
absolue.

Ceci posé, on concevra la scène suivante.

Elle avait lieu, vers le milieu du jour, dans la petite maison de
la rue de Clichy, occupée par l'Indien.

Djalma, contre son habitude, n'avait pas passé cette journée avec
Adrienne. Depuis la veille, il avait été prévenu par la jeune
fille qu'elle lui demanderait le sacrifice de ce jour entier, afin
de l'employer à prendre les mesures nécessaires pour que leur
mariage fût béni et acceptable aux yeux du monde, et que pourtant
il demeurât entouré des restrictions qu'elle et Djalma désiraient.
Quant aux moyens que devait employer Mlle de Cardoville pour
arriver à ce résultat, quant à la personne si pure, si honorable,
qui devait consacrer cette union, c'était un secret qui,
n'appartenant pas seulement à la jeune fille, ne pouvait être
encore confié à Djalma.

Pour l'Indien, depuis si longtemps habitué à consacrer tous ses
instants à Adrienne, ce jour entier passé loin d'elle était
interminable. Enfin, depuis la scène passionnée pendant laquelle
Mlle de Cardoville avait failli succomber, elle avait, se défiant
de son courage, prié la Mayeux de ne plus la quitter désormais:
aussi l'amoureuse et dévorante impatience de Djalma était à son
comble.

Tour à tour en proie à une agitation brûlante ou à une sorte
d'engourdissement dans lequel il tâchait de se plonger pour
échapper aux pensées qui lui causaient de si enivrantes tortures,
Djalma était étendu sur un divan, son visage caché dans ses mains,
comme s'il eût voulu échapper à une trop séduisante vision.

Tout à coup, Faringhea entra chez le prince sans avoir frappé à la
porte, selon son habitude.

Au bruit que fit le métis en entrant, Djalma tressaillit, releva
la tête et regarda autour de lui avec surprise; mais, à la vue de
cette physionomie pâle, bouleversée de l'esclave, il se leva
vivement et, faisant quelques pas vers lui, s'écria:

-- Qu'as-tu Faringhea? Après un moment de silence, et comme s'il
eût cédé à une hésitation pénible, Faringhea, se jetant aux pieds
de Djalma, murmura d'une voix faible, avec un accablement
désespéré, presque suppliant:

-- Je suis bien malheureux... ayez pitié de moi, monseigneur!

L'accent du métis fut si touchant, la grande douleur qu'il
semblait éprouver donnait à ses traits, ordinairement impassibles
et durs comme ceux d'un masque de bronze, une expression tellement
navrante, que Djalma se sentit attendri et, se courbant pour
relever le métis, lui dit avec affection:

-- Parle, parle... la conscience apaise les tourments du coeur...
Aie confiance, ami... et compte sur moi... l'ange me le disait il
y a peu de jours encore: «L'amour heureux ne souffre pas de larmes
autour de lui.»

-- Mais l'amour infortuné, l'amour misérable, l'amour trahi...
verse des larmes de sang, reprit Faringhea avec un abattement
douloureux.

-- De quel amour trahi parles-tu? dit Djalma surpris.

-- Je parle de mon amour... répondit le métis d'un air sombre.

-- De ton amour?... dit Djalma de plus en plus surpris; non que le
métis, jeune encore et d'une figure d'une sombre beauté, lui parût
incapable d'inspirer ou d'éprouver un sentiment tendre, mais parce
qu'il n'avait pas cru jusqu'alors cet homme capable de ressentir
un chagrin aussi poignant.

-- Monseigneur, reprit le métis: vous m'aviez dit: «Le malheur t'a
rendu méchant... sois heureux, et tu seras bon...» Dans ces
paroles... j'avais vu un présage; on aurait dit que pour entrer
dans mon coeur un noble amour attendait que la haine, que la
trahison fussent sorties de ce coeur... Alors, moi, à demi
sauvage, j'ai trouvé une femme belle et jeune qui répondait à ma
passion; du moins je l'ai cru... mais j'avais été traître envers
vous, monseigneur, et, pour les traîtres, même repentants, il
n'est jamais de bonheur... À mon tour, j'ai été trahi...
indignement trahi.

Puis, voyant le mouvement de surprise du prince, le métis ajouta,
comme s'il eût été écrasé de confusion:

-- Grâce, ne me raillez pas... monseigneur; les tortures les plus
affreuses ne m'auraient pas arraché cet aveu misérable... mais
vous, fils de roi, vous avez daigné dire à votre esclave: «Sois
mon ami...»

-- Et cet ami... te sait gré de ta confiance, dit vivement Djalma;
loin de te railler, il te consolera... Rassure-toi; mais... te
railler... moi!

-- L'amour trahi... mérite tant de mépris, tant de huées
insultantes!... dit Faringhea avec amertume. Les lâches mêmes ont
le droit de vous montrer au doigt avec dédain... car dans ce pays
la vue de l'homme trompé dans ce qui est l'âme de son âme, le sang
de son sang... la vie de sa vie... fait hausser les épaules et
éclater de rire...

-- Mais es-tu certain de cette trahison? répondit doucement
Djalma.

Puis il ajouta avec une hésitation qui prouvait la bonté de son
coeur:

-- Écoute... et pardonne-moi de te parler du passé... Ce sera,
d'ailleurs, de ma part, te prouver encore que je n'en garde contre
toi aucun mauvais souvenir... et que je crois au repentir, à
l'affection que tu me témoignes chaque jour... Rappelle-toi que
moi aussi j'ai cru que l'ange qui est maintenant ma vie ne
m'aimait pas... et pourtant cela est faux... Qui te dit que tu
n'es pas, comme je l'étais, abusé par de fausses apparences?...

-- Hélas! monseigneur... je le voudrais croire... mais je n'ose
l'espérer... Dans ces incertitudes, ma tête s'est perdue, je suis
incapable de prendre une résolution et je viens à vous,
monseigneur.

-- Mais qui a fait naître tes soupçons?...

-- Sa froideur, qui parfois succède à une apparente tendresse; les
refus qu'elle me fait au nom de ses devoirs... et puis...

Mais le métis ne continua pas, parut céder à une réticence et
ajouta, après quelques minutes de silence:

-- Enfin, monseigneur... elle raisonne mon amour... preuve qu'elle
ne m'aime pas ou qu'elle ne m'aime plus.

-- Elle t'aime peut-être davantage, si elle raisonne l'intérêt, la
dignité de son amour.

-- C'est ce qu'elles disent toutes, reprit le métis avec une
ironie sanglante, en attachant un regard profond sur Djalma; du
moins ainsi parlent celles qui aiment faiblement; mais celles qui
aiment vaillamment ne montrent jamais cette outrageante
méfiance... pour elles, un mot de l'homme qu'elles adorent est un
ordre... elles ne se marchandent pas, pour se donner le cruel
plaisir d'exalter la passion de leur amant jusqu'au délire, et de
le dominer ainsi plus sûrement... Non, non, ce que leur amant leur
demande, dût-il leur coûter la vie, l'honneur... elles
l'accordent, parce que, pour elles, le désir, la volonté de leur
amant est au-dessus de toute considération divine et humaine...
Mais ces femmes... et celle qui me fait souffrir est de ce
nombre... ces femmes rusées qui mettent leur méchant orgueil à
dompter l'homme, à l'asservir, plus il est fier et impatient du
joug; ces femmes qui se plaisent à irriter en vain sa passion, en
semblant parfois sur le point d'y céder... ces femmes sont des
démons... elles se réjouissent dans les larmes, dans les tourments
de l'homme fort qui les aime avec la malheureuse faiblesse d'un
enfant. Tandis que l'on meurt d'amour à leurs pieds, ces perfides
créatures, dans leurs blessantes méfiances, calculent habilement
la portée de leur refus, car il ne faut pas tout à fait désespérer
sa victime... Oh! qu'elles sont froides et lâches auprès de ces
femmes passionnées, valeureuses, qui, éperdues, folles d'amour,
disent à l'homme qu'elles adorent: «Être à toi aujourd'hui...
selon ton désir... à toi... tout à toi... et demain viennent pour
moi l'abandon, la honte, la mort, que m'importe! sois heureux...
ma vie ne vaut pas une de tes larmes...»

Le front de Djalma s'était peu à peu assombri en écoutant le
métis. Ayant gardé envers cet homme le secret le plus absolu sur
les divers incidents de sa passion pour Mlle de Cardoville, le
prince ne pouvait voir dans ces paroles qu'une allusion
involontaire et amenée par le hasard aux enivrants refus
d'Adrienne; et pourtant Djalma souffrit un moment dans son orgueil
en songeant qu'en effet, ainsi que le disait Faringhea, il était
des considérations, des devoirs qu'une femme mettait au-dessus de
son amour; mais cette amère et pénible pensée s'effaça bientôt de
l'esprit de Djalma, grâce à la douce et bienfaisante influence du
souvenir d'Adrienne; son front se rasséréna peu à peu et il
répondit au métis qui, d'un regard oblique, l'observait
attentivement:

-- Le chagrin t'égare; si tu n'as pas d'autre raison pour douter
de celle que tu aimes... que ces refus, que ces vagues soupçons
dont ton esprit ombrageux s'effarouche rassure-toi... tu es
aimé... plus peut-être que tu ne le penses.

-- Hélas! puissiez-vous dire vrai, monseigneur! répondit le métis
avec accablement après un moment de silence et comme touché des
paroles de Djalma; et pourtant je me dis: «Il est donc pour cette
femme quelque chose au-dessus de son amour pour moi; délicatesse,
scrupule, dignité, honneur... soit..., mais elle ne m'aime pas
assez pour me sacrifier ses délicatesses, ses scrupules, sa dignité,
son honneur... Il n'importe... je me dirai... après tout cela...
vient peut-être le tour de mon amour.

-- Ami, tu te trompes, reprit doucement Djalma, quoiqu'il eût
encore ressenti une impression pénible aux paroles du métis; oui,
tu te trompes: plus l'amour d'une femme est grand, plus il est
digne et chaste... c'est l'amour seul qui éveille ces scrupules,
ces délicatesses. Il domine tout... au lieu d'être dominé par
tout.

-- Cela est juste, monseigneur... reprit le métis avec une ironie
amère. Cette femme m'impose sa façon d'aimer, de me prouver son
amour: c'est à moi de me soumettre...

Puis, s'interrompant tout à coup, le métis cacha son visage dans
ses mains et poussa un long gémissement; ses traits exprimaient un
mélange de haine, de rage et de désespoir, à la fois si effrayant
et si douloureux, que Djalma, de plus en plus ému, s'écria en
saisissant la main du métis:

-- Calme ces emportements, écoute la voix de l'amitié; elle
conjurera cette influence mauvaise... Parle... parle...

-- Non... non, c'est trop affreux...

-- Parle, te dis-je...

-- Abandonnez un malheureux à son désespoir incurable...

-- M'en crois-tu capable? dit Djalma avec un mélange de douceur et
de dignité qui parut faire impression sur le métis.

-- Hélas! reprit-il en hésitant encore, vous le voulez,
monseigneur?

-- Je le veux.

-- Eh bien... je ne vous ai pas tout dit... car, au moment de cet
aveu... la honte... la peur de la raillerie m'ont retenu... vous
m'avez demandé quelles raisons j'avais de croire à une trahison...
je vous ai parlé de vagues soupçons... de refus... de froideur...
ce n'était pas tout; ce soir... cette femme...

-- Achève... achève...

-- Cette femme... a donné un rendez-vous... à l'homme qu'elle me
préfère...

-- Qui t'a dit cela?

-- Un étranger à qui mon aveuglement a fait pitié.

-- Et si cet homme te trompait... se trompait?

-- Il m'a offert des preuves de ce qu'il avançait.

-- Quelles preuves?...

-- De me rendre ce soir témoin de ce rendez-vous. «Il se peut,
m'a-t-il dit, que cette entrevue ne soit pas coupable, malgré les
apparences contraires. Jugez-en par vous-même, a ajouté cet homme,
ayez ce courage, et vos cruelles indécisions cesseront.»

-- Et qu'as-tu répondu?

-- Rien, monseigneur, j'avais la tête perdue, comme maintenant;
c'est alors que j'ai songé à vous demander conseil...

Puis, faisant un geste de désespoir, le métis reprit d'un air
égaré avec un éclat de rire sauvage:

-- Un conseil... un conseil... c'est à la lame de mon kanjiar que
je devais le demander... Elle m'aurait dit: «Du sang... du sang.»

Et le métis porta convulsivement la main à un long poignard
attaché à sa ceinture.

Il est une sorte de contagion funeste, fatale, dans certains
emportements. À la vue des traits de Faringhea bouleversés par la
jalousie et par la fureur, Djalma tressaillit; il se souvenait de
l'accès de rage insensée dont il s'était senti possédé lorsque la
princesse de Saint-Dizier avait défié Adrienne de nier qu'on eût
trouvé caché dans sa chambre Agricol Baudoin, son amant prétendu.

Mais à l'instant rassuré par le maintien fier et digne de la jeune
fille, Djalma n'avait bientôt éprouvé qu'un souverain mépris pour
cette horrible calomnie, à laquelle Adrienne n'avait pas même
daigné répondre. Deux ou trois fois cependant, ainsi qu'un éclair
sillonne par hasard le ciel le plus pur et le plus radieux, le
souvenir de cette indigne accusation avait traversé l'esprit de
l'Indien comme un trait de feu, mais s'était presque aussitôt
évanoui au milieu de la sérénité de son bonheur et de son
ineffable confiance dans le coeur d'Adrienne.

Ces souvenirs et ceux des refus passionnés de la jeune fille, en
attristant quelques instants Djalma, le rendirent cependant encore
plus pitoyable envers Faringhea qu'il ne l'eût été sans ce
rapprochement secret et étrange entre la position du métis et la
sienne.

Sachant par lui-même à quel délire peut vous pousser une fureur
aveugle, voulant continuer à dompter le métis à force d'affection
et de bonté, Djalma lui dit d'une voix grave et douce:

-- Je t'ai offert mon amitié... je veux agir avec toi selon cette
amitié.

Mais le métis, semblant en proie à une sourde et muette fureur,
les yeux fixes, hagards, ne parut pas entendre Djalma. Celui-ci,
posant sa main sur l'épaule du métis, reprit:

-- Faringhea... écoute-moi...

-- Monseigneur, dit le métis en tressaillant brusquement comme
s'il se fût éveillé en sursaut, pardon... mais...

-- Dans les angoisses où de cruels soupçons te jettent... ce n'est
pas à ton kanjiar que tu dois demander conseil... c'est à ton
ami... et je te l'ai dit, je suis ton ami.

-- Monseigneur...

-- À ce rendez-vous... qui te prouvera, dit-on, l'innocence... ou
la trahison de celle que tu aimes... à ce rendez-vous... il faut
aller...

-- Oh! oui, dit le métis d'une voix sourde et avec un sourire
sinistre, oui... j'irai...

-- Mais tu n'iras pas seul!...

-- Que voulez-vous dire, monseigneur? s'écria le métis; qui
m'accompagnera?...

-- Moi...

-- Vous, monseigneur?

-- Oui... pour t'épargner un crime peut-être... car je sais...
combien le premier mouvement de colère est souvent aveugle et
injuste...

-- Mais aussi... le premier mouvement nous venge! reprit le métis
avec un sourire cruel.

-- Faringhea... cette journée est à moi tout entière: je ne te
quitte pas... dit résolument le prince. Ou tu n'iras pas à ce
rendez-vous... ou je t'y accompagnerai.

Le métis, paraissant vaincu par cette généreuse insistance, tomba
aux pieds de Djalma, prit sa main, qu'il porta respectueusement
d'abord à son front, puis à ses lèvres, et dit:

-- Monseigneur... il faut être généreux jusqu'au bout et me
pardonner.

-- Que veux-tu que je te pardonne?

-- Avant de venir auprès de vous... ce que vous m'offrez...
j'avais eu l'audace de songer à vous le demander... Oui, ne
sachant pas où pourrait m'emporter ma fureur... j'avais songé à
vous demander cette preuve de bonté que vous n'accorderiez pas
peut-être à vos égaux... mais, ensuite, je n'ai plus osé... J'ai
aussi reculé devant l'aveu de la trahison que je redoute, et je
suis seulement venu vous dire que j'étais bien malheureux... parce
qu'à vous seul... au monde... je pouvais le dire.

On ne peut rendre la simplicité presque candide avec laquelle le
métis prononça ces mots, l'accent pénétrant, attendri, mêlé de
larmes, qui succéda à son emportement sauvage.

Djalma, vivement ému, lui tendit la main, le fit relever, et lui
dit:

-- Tu avais le droit de me demander une preuve d'affection. Je
suis heureux de t'avoir prévenu... Allons... courage!... espère...
À ce rendez-vous je t'accompagnerai, et si j'en crois mes voeux...
de fausses apparences t'auront trompé.

Lorsque la nuit fut venue, le métis et Djalma, enveloppés de
manteaux, montèrent dans un fiacre. Faringhea donna au cocher
l'adresse de la maison de la Sainte-Colombe.



LX. Une soirée chez la Sainte-Colombe.

Djalma et Faringhea étaient montés en voiture et se dirigeaient
vers la demeure de la Sainte-Colombe.

Avant de poursuivre le récit de cette scène, quelques mots
rétrospectifs sont indispensables.

Nini-Moulin, continuant d'ignorer le but réel des démarches qu'il
faisait à l'instigation de Rodin, avait la veille, selon les
ordres de ce dernier, offert à la Sainte-Colombe une somme assez
considérable, afin d'obtenir de cette créature, toujours
singulièrement cupide et rapace, la libre disposition de son
appartement pendant toute la journée.

La Sainte-Colombe ayant accepté cette proposition, trop
avantageuse pour être refusée, était partie dès le matin avec ses
domestiques, auxquels elle voulait, disait-elle, en retour de
leurs bons services, offrir une partie de campagne.

Maître du logis, Rodin, le crâne couvert d'une perruque noire,
portant des lunettes bleues, enveloppé d'un manteau, et ayant le
bas du visage enfoui dans une haute cravate de laine, en un mot,
parfaitement déguisé, était venu le matin même, accompagné de
Faringhea, jeter un coup d'oeil sur cet appartement et donner ses
instructions au métis.

Celui-ci, après le départ du jésuite, avait, en deux heures, grâce
à son adresse et à son intelligence, fait certains préparatifs des
plus importants, et était retourné en hâte auprès de Djalma jouer
avec une détestable hypocrisie la scène à laquelle on a assisté.

Pendant le trajet de la rue de Clichy à la rue de Richelieu, où
demeurait la Sainte-Colombe, Faringhea parut plongé dans un
accablement douloureux; tout à coup il dit à Djalma d'une voix
sourde et brève:

-- Monseigneur... si je suis trahi... il me faut une vengeance
pourtant.

-- Le mépris est une terrible vengeance, répondit Djalma.

-- Non, non, reprit le métis avec un accent de rage contenu; non,
ce n'est pas assez... plus le moment approche, plus je vois qu'il
faut du sang.

-- Écoute-moi...

-- Monseigneur, ayez pitié de moi... j'étais lâche, j'avais
peur... je reculais devant ma vengeance, maintenant... je
donnerais pour elle... torture pour torture. Monseigneur...
laissez-moi vous quitter... j'irai seul à ce rendez-vous...

Ce disant, Faringhea fit un mouvement comme s'il eût voulu se
précipiter hors de la voiture. Djalma le retint vivement par le
bras et lui dit:

-- Reste... je ne te quitte pas... Si tu es trahi, tu ne répandras
pas le sang; le mépris te vengera... l'amitié te consolera.

-- Non... non... Monseigneur... j'y suis décidé... quand j'aurai
tué... je me tuerai... s'écria le métis avec une exaltation
farouche. Aux traîtres ce kanjiar... et il mit la main sur un long
poignard qu'il avait à la ceinture. À moi le poison... que ce
poignard renferme dans sa garde...

-- Faringhea!

-- Monseigneur, si je vous résiste... Pardonnez-moi, il faut que
ma destinée s'accomplisse...

Le temps pressait; Djalma, désespérant de calmer la rage féroce du
métis, résolut d'agir par ruse. Après quelques minutes de silence,
il dit à Faringhea:

-- Je ne te quitterai pas... je ferai tout pour t'épargner un
crime... Si je n'y parviens pas... si tu méconnais ma voix... que
le sang que tu auras répandu retombe sur toi... De ma vie ma main
ne touchera la tienne...

Ces mots parurent produire une profonde impression sur Faringhea;
il poussa un long gémissement et, courbant sa tête sur sa
poitrine, il resta silencieux et sembla réfléchir.

Djalma s'apprêtait, à la faible clarté que projetaient les
lanternes dans l'intérieur de la voiture, à user de surprise ou de
force pour désarmer le métis, lorsque celui-ci, qui d'un regard
oblique avait deviné l'intention du prince, porta brusquement la
main à son kanjiar, le retira de sa ceinture, lame et fourreau;
puis le tenant à la main, il dit au prince d'un ton à la fois
solennel et farouche:

-- Ce poignard, manié par une main ferme, est terrible... dans ce
flacon est renfermé un poison subtil comme tous ceux de notre
pays.

Et le métis ayant fait jouer un ressort caché dans la monture du
kanjiar, le pommeau se leva comme un couvercle, et laissa voir le
col d'un petit flacon de cristal caché dans l'épaisseur du manche
de cette arme meurtrière.

-- Deux ou trois gouttes de ce poison sur les lèvres, reprit le
métis, et la mort vient lente... paisible et douce... sans
agonie... Au bout de quelques heures... pour premier symptôme, les
ongles bleuissent... Mais qui viderait ce flacon d'un trait...
tomberait mort... tout à coup, sans souffrance, et comme
foudroyé...

-- Oui, répondit Djalma, je sais qu'il est dans notre pays de
mystérieux poisons qui glacent peu à peu la vie ou qui frappent
comme la foudre... mais... pourquoi s'appesantir ainsi sur les
sinistres propriétés de cette arme?...

-- Pour vous montrer, Monseigneur, que ce kanjiar est la sûreté et
l'impunité de ma vengeance... avec ce poignard, je tue; avec ce
poison, j'échappe à la justice des hommes par une mort rapide...
Et pourtant... ce kanjiar... je vous l'abandonne, prenez-le...
Monseigneur... Plutôt renoncer à ma vengeance que de me rendre
indigne de jamais toucher votre main.

Et le métis tendit le poignard au prince. Djalma, aussi heureux
que surpris de cette détermination inattendue, passa vivement
l'arme terrible à sa ceinture pendant que le métis reprit d'une
voix émue:

-- Gardez ce kanjiar, Monseigneur, et lorsque vous aurez vu... et
entendu ce que nous allons voir et entendre, ou vous me donnerez
le poignard, et je frapperai une infâme... ou vous me donnerez le
poison... et je mourrai sans frapper... À vous d'ordonner... à moi
d'obéir...

Au moment où Djalma allait répondre, la voiture s'arrêta devant la
maison de la Sainte-Colombe.

Le prince et le métis, bien encapés, entrèrent sous un porche
obscur. La porte cochère se referma sur eux. Faringhea échangea
quelques mots avec le portier; celui-ci lui remit une clef.

Les deux Indiens arrivèrent bientôt devant une des portes de
l'établissement de la Sainte-Colombe. Ce logis avait deux entrées
sur ce palier et une entrée donnant sur la cour.

Faringhea, au moment de mettre la clef dans la serrure, dit à
Djalma d'une voix altérée:

-- Monseigneur... ayez pitié de ma faiblesse... mais, à ce moment
terrible... je tremble... j'hésite; peut-être vaut-il mieux rester
en proie à mes doutes... ou bien oublier...

Puis, à l'instant où le prince allait répondre, le métis s'écria:

-- Non... non... pas de lâcheté... Et, ouvrant précipitamment, il
passa le premier. Djalma le suivit.

La porte refermée, le métis et le prince se trouvèrent dans un
étroit corridor au milieu d'une profonde obscurité.

-- Votre main, Monseigneur... laissez-vous guider, et marchez
doucement, dit le métis à voix basse. Et il tendit sa main au
prince, qui la prit. Tous deux s'avancèrent silencieusement dans
les ténèbres.

Après avoir fait faire à Djalma un assez long circuit, en ouvrant
et fermant plusieurs portes, le métis, s'arrêtant tout à coup, dit
tout bas au prince en abandonnant sa main, qu'il avait jusqu'alors
tenue:

-- Monseigneur, le moment décisif approche... attendons ici
quelques instants.

Un profond silence suivit ces mots du métis. L'obscurité était si
complète, que Djalma ne distinguait rien; au bout d'une minute, il
entendit Faringhea s'éloigner de lui, puis tout à coup le bruit
d'une porte brusquement ouverte et fermée à double tour.

Cette disparition subite commença par inquiéter Djalma. Par un
mouvement machinal, il porta la main à son poignard, et fit
vivement quelques pas à tâtons du côté où il supposait une issue.

Tout à coup la voix du métis frappa l'oreille du prince, et, sans
qu'il lui fût possible de savoir où se trouvait alors celui qui
lui parlait, ces mots arrivèrent jusqu'à lui:

-- Monseigneur... vous m'avez dit: «Sois mon ami;» j'agis en
ami... J'ai employé la ruse pour vous conduire ici...
L'aveuglement de votre funeste passion vous eût empêché de
m'entendre et de me suivre... La princesse de Saint-Dizier vous a
nommé Agricol Baudoin... l'amant d'Adrienne de Cardoville...
Écoutez... voyez... jugez...

Et la voix se tut. Elle avait paru sortir de l'un des angles de
cette chambre. Djalma, toujours dans les ténèbres, reconnaissant
trop tard dans quel piège il était tombé, tressaillit de rage et
presque d'effroi.

-- Faringhea... s'écria-t-il, où suis-je?... où es-tu? Sur ta vie,
ouvre-moi, je veux sortir à l'instant...

Et Djalma, étendant les mains en avant, fit précipitamment
quelques pas, atteignit un mur tapissé d'étoffe et le suivit à
tâtons, espérant trouver une porte; il en trouva une en effet:
elle était fermée... en vain il ébranla la serrure; elle résista à
tous ses efforts. Continuant ses recherches, il rencontra une
cheminée dont le foyer était éteint, puis une seconde porte,
également fermée; en peu d'instants, il eut fait ainsi le tour de
la chambre, et se retrouva près de la cheminée qu'il avait
rencontrée.

L'anxiété du prince augmentait de plus en plus; d'une voix
tremblante de colère, il appela Faringhea.

Rien ne lui répondit.

Au dehors régnait le plus profond silence; au dedans, les ténèbres
les plus complètes.

Bientôt une sorte de vapeur parfumée d'une indicible suavité, mais
très subtile, très pénétrante, se répandit insensiblement dans la
petite chambre où se trouvait Djalma; on eût dit que l'orifice
d'un tube, passant à travers une des portes de cette pièce, y
introduisait ce courant embaumé.

Djalma, au milieu de préoccupations terribles, frémissant de
colère, ne fit aucune attention à cette senteur... mais bientôt
les artères de ses tempes battirent avec plus de force, une
chaleur profonde, brûlante, circula rapidement dans ses veines; il
éprouva une sensation de bien-être indéfinissable; les violents
ressentiments qui l'agitaient semblèrent s'éteindre peu à peu
malgré lui, et s'engourdir dans une douce et ineffable torpeur,
sans qu'il eût presque la conscience de l'espèce de transformation
morale qu'il subissait malgré lui.

Cependant, par un dernier effort de sa volonté vacillante, Djalma
s'avança au hasard pour essayer encore d'ouvrir une des portes,
qu'il trouva, en effet; mais, à cet endroit, la vapeur embaumée
était si pénétrante, que son action redoubla, et bientôt Djalma,
n'ayant plus la force de faire un mouvement, s'appuya contre la
boiserie[34].

Alors il advint une chose étrange: une faible lueur se répandant
graduellement dans une pièce voisine.

Djalma, plongé dans une hallucination complète, s'aperçut de
l'existence d'une sorte d'oeil-de-boeuf qui prenait ou donnait du
jour dans la chambre où il se trouvait.

Du côté du prince, cette ouverture était défendue par un treillis
de fer aussi léger que solide, et qui à peine interceptait la vue;
de l'autre côté, une épaisse vitre de glace, placée dans
l'épaisseur de la cloison, était éloignée du treillis de deux à
trois pouces.

La chambre, qu'à travers cette ouverture Djalma vit ainsi éclairée
faiblement d'une lueur douce, incertaine et voilée, était assez
richement meublée.

Entre deux fenêtres drapées de rideaux de soie cramoisie, il y
avait une grande armoire à glace servant de psyché; en face de la
cheminée, seulement garnie de braise ardente, d'un rouge de sang,
était un large et long divan garni de ses carreaux.

Au bout d'une seconde à peine, une femme entra dans cet
appartement; on ne pouvait distinguer ni sa figure ni sa taille,
soigneusement enveloppée qu'elle était d'une longue mante à
capuchon d'une forme particulière et de couleur foncée.

La vue de cette mante fit tressaillir Djalma: au bien-être qu'il
avait d'abord ressenti succédait une agitation fiévreuse, pareille
à celle des fumées croissantes de l'ivresse; à ses oreilles
bruissait ce bourdonnement étrange que l'on entend lorsque l'on
plonge au fond des grandes eaux.

Djalma regardait toujours avec une sorte de stupeur ce qui se
passait dans la chambre voisine.

La femme qui venait d'y apparaître était entrée avec précaution,
presque avec crainte; d'abord elle alla écarter un des rideaux
fermés, et jeta au travers des persiennes un regard dans la rue;
puis elle revint lentement vers la cheminée, où elle s'accouda un
moment, pensive, et toujours soigneusement enveloppée de sa mante.

Djalma, complètement livré à l'influence croissante de
l'exhilarant qui troublait sa raison, ayant complètement oublié
Faringhea et les circonstances qui l'avaient conduit dans cette
maison, concentrait toute la puissance de son attention sur le
spectacle qui s'offrait à sa vue, et auquel il assistait comme
s'il eût été spectateur de l'un de ses rêves... les yeux toujours
ardemment fixés sur cette femme.

Tout à coup Djalma la vit quitter la cheminée, s'avancer vers la
psyché; puis, faisant face à cette glace, cette femme laissa
glisser jusqu'à ses pieds la mante qui l'enveloppait entièrement.
Djalma resta foudroyé. Il avait devant les yeux Adrienne de
Cardoville.

Oui, il croyait voir Adrienne de Cardoville telle qu'il l'avait
encore vue la veille, et vêtue ainsi qu'elle l'était lors de son
entrevue avec la princesse de Saint-Dizier... d'une robe vert
tendre, tailladée de rose et rehaussée d'une garniture de jais
blanc.

Une résille, aussi de jais blanc, cachait la natte qui se tordait
derrière sa tête, et qui s'harmonisait si admirablement avec l'or
bruni de ses cheveux... C'était enfin, autant que l'Indien pouvait
en juger à travers une lueur presque crépusculaire et le treillis
du vitrage, c'était la taille de nymphe d'Adrienne, ses épaules de
marbre, son cou de cygne, si fier et si gracieux.

En un mot, c'était Mlle de Cardoville... il ne pouvait en douter,
il n'en doutait pas.

Une sueur brûlante inondait le visage de Djalma; son exaltation
vertigineuse allait toujours croissant; l'oeil enflammé, la
poitrine haletante, immobile, il regardait sans réfléchir, sans
penser.

La jeune fille, tournant toujours le dos à Djalma, après avoir
rajusté ses cheveux avec une coquetterie pleine de grâce, ôta la
résille qui lui servait de coiffure, la déposa sur la cheminée,
puis fit un mouvement pour dégrafer sa robe; mais quittant alors
la glace devant laquelle elle s'était d'abord tenue, elle disparut
aux yeux de Djalma pendant un instant.

_Elle attend Agricol Baudoin, son amant... _dit alors dans
l'ombre une voix qui semblait sortir de la muraille de la pièce où
se trouvait le prince.

Malgré l'égarement de son esprit, ces paroles terribles: _Elle
attend Agricol Baudoin son amant... _traversèrent le cerveau et le
coeur de Djalma, aiguës, brûlantes comme un trait de feu...

Un nuage de sang passa devant sa vue; il poussa un rugissement
sourd, que l'épaisseur de la glace empêcha de parvenir jusqu'à la
pièce voisine, et le malheureux se brisa les ongles en voulant
arracher le treillis de fer de l'oeil-de-boeuf...

Arrivé à ce paroxysme de rage délirante, Djalma vit la lumière,
déjà si indécise, qui éclairait l'autre chambre, s'affaiblir
encore, comme si on l'eût discrètement ménagée; puis, à travers ce
vaporeux clair-obscur, il vit revenir la jeune fille, vêtue d'un
long peignoir blanc, qui laissait voir ses bras et ses épaules
nus; sur celles-ci flottaient les longues boucles de ses cheveux
d'or.

Elle s'avançait avec précaution, se dirigeant vers une porte que
Djalma ne pouvait apercevoir...

À ce moment, une des issues de l'appartement où se trouvait le
prince, pratiquée dans la même cloison que l'oeil-de-boeuf, fut
doucement ouverte par une main invisible. Djalma s'en aperçut au
bruit de la serrure et au courant d'air plus frais qui le frappa
au visage, car aucune clarté n'arriva jusqu'à lui.

Cette issue, que l'on venait de laisser à Djalma, donnait, ainsi
qu'une des portes de la pièce voisine, où se trouvait la jeune
fille, sur une antichambre communiquant à l'escalier, où l'on
entendit bientôt monter quelqu'un qui, s'arrêtant au dehors,
frappa deux fois à la porte extérieure.

-- _C'est Agricol Baudoin... Écoute et regarde... _dit dans
l'obscurité la voix que le prince avait déjà entendue.

Ivre, insensé, mais ayant la résolution et l'idée fixe de l'homme
ivre et de l'insensé, Djalma tira le poignard que lui avait laissé
Faringhea... puis immobile, il attendit.

À peine les deux coups avaient-ils été frappés au dehors, que la
jeune fille, sortant de sa chambre, d'où s'échappa une faible
lumière, courut à la porte de l'escalier, de sorte que quelque
clarté arriva jusqu'au réduit entr'ouvert où Djalma se tenait
blotti, son poignard à la main.

Ce fut de là qu'il vit la jeune fille traverser l'antichambre et
s'approcher de la porte de l'escalier en disant tout bas:

-- Qui est là?

-- Moi! Agricol Baudoin, répondit du dehors une voix mâle et
forte.

Ce qui se passa ensuite fut si rapide, si foudroyant, que la
pensée pourrait seule le rendre. À peine le jeune fille eut-elle
tiré le verrou de la porte, à peine Agricol Baudoin eut-il franchi
le seuil, que Djalma, bondissant comme un tigre, frappa pour ainsi
dire à la fois, tant ses coups furent précipités, et la jeune
fille, qui tomba morte, et Agricol, qui, sans être mortellement
blessé, chancela et roula auprès du corps inanimé de cette
malheureuse.

Cette scène de meurtre, rapide comme l'éclair, avait eu lieu au
milieu d'une demi-obscurité; tout à coup la faible lumière qui
éclairait la chambre d'où était sortie la jeune fille s'éteignit
brusquement, et une seconde après, Djalma sentit dans les ténèbres
un poignet de fer saisir son bras, et il entendit la voix de
Faringhea lui dire:

-- Tu es vengé! viens... la retraite est sûre. Djalma, ivre,
inerte, hébété par le meurtre, ne fit aucune résistance, et se
laissa entraîner par le métis dans l'intérieur de l'appartement
qui avait deux issues.

* * * * *

Lorsque Rodin s'était écrié, en admirant la succession générale
des pensées que le mot COLLIER avait été le germe du projet
infernal qu'alors il entrevoyait vaguement, le hasard venait de
rappeler à son souvenir la trop fameuse affaire du _collier_, dans
lequel une femme, grâce à sa vague ressemblance avec la reine
Marie-Antoinette, et s'étant d'ailleurs habillée comme cette
princesse, avait, à la faveur d'une demi-obscurité, joué si
habilement le rôle de cette malheureuse reine... que le cardinal
prince de Rohan, familier de la cour, fut dupe de cette illusion.

Une fois son exécrable dessein bien arrêté, Rodin avait dépêché
Jacques Dumoulin à la Sainte-Colombe, sans lui dire le véritable
but de sa mission, qui se bornait à demander à cette femme
expérimentée si elle ne connaîtrait pas une jeune fille, belle,
grande et rousse; cette fille trouvée, un costume en tout pareil à
celui que portait Adrienne, et dont la princesse de Saint-Dizier
avait fait le récit devant Rodin (il faut le dire, la princesse
ignorait cette trame), devait compléter l'illusion.

On sait ou l'on devine le reste: la malheureuse fille_, Sosie
_d'Adrienne, avait joué le rôle qu'on lui avait tracé, croyant
qu'il s'agissait d'une plaisanterie.

Quant à Agricol, il avait reçu une lettre dans laquelle on
l'engageait à se rendre à une entrevue qui pouvait être d'une
grande importance pour Mlle de Cardoville.



LXI. Le lit nuptial.

Une douce lumière s'épandant d'une lampe sphérique d'albâtre
oriental, suspendue au plafond par trois chaînes d'argent, éclaire
faiblement la chambre à coucher d'Adrienne de Cardoville.

Le large lit d'ivoire, incrusté de nacre, n'est pas occupé et
disparaît à demi sous des flots de mousseline blanche et de
valenciennes, légers rideaux diaphanes et vaporeux comme des
nuages.

Sur la cheminée de marbre blanc, dont le brasier jette des reflets
vermeils sur le tapis d'hermine, une grande corbeille est, comme
d'habitude, remplie d'un véritable buisson de frais camélias roses
à feuilles d'un vert lustré. Une suave odeur aromatique,
s'échappant d'une baignoire de cristal remplie d'eau tiède et
parfumée, pénètre dans cette chambre, voisine de la salle de bains
d'Adrienne.

Tout est calme, silencieux au dehors.

Il est à peine onze heures du soir.

La porte d'ivoire opposée à celle qui conduit à la salle de bains
s'ouvre lentement.

Djalma paraît.

Deux heures se sont écoulées depuis qu'il a commis un double
meurtre et qu'il croit avoir tué Adrienne dans un accès de jalouse
fureur.

Les gens de Mlle de Cardoville, habitués à voir venir Djalma
chaque jour, et qui ne l'annonçaient plus, n'ayant pas reçu
d'ordre contraire de leur maîtresse, alors occupée dans l'un des
salons du rez-de-chaussée, n'ont pas été surpris de la visite de
l'Indien.

Jamais celui-ci n'était entré dans la chambre à coucher de la
jeune fille; mais sachant que l'appartement particulier qu'elle
occupait se trouvait au premier étage de la maison, il y était
facilement arrivé. Au moment où il entra dans ce sanctuaire
virginal, la physionomie de Djalma était assez calme, tant il se
contraignait puissamment; à peine une légère pâleur ternissait-
elle la brillante couleur ambrée de son teint... Il portait ce
jour-là une robe de cachemire pourpre rayée d'argent, de sorte que
l'on n'apercevait pas plusieurs taches de sang qui avaient jailli
sur l'étoffe lorsqu'il avait frappé la jeune fille aux cheveux
d'or et Agricol Baudoin.

Djalma ferma la porte sur lui, et jeta au loin son turban blanc
car il lui semblait qu'un cercle de fer brûlant étreignait son
front; ses cheveux d'un noir bleu encadraient son pâle et beau
visage; croisant ses bras sur sa poitrine, il regarda autour de
lui.

Lorsque ses yeux s'arrêtèrent sur le lit d'Adrienne, il fit un
pas, tressaillit brusquement, et son visage s'empourpra; mais
passant sa main sur son front, il baissa la tête, et demeura
quelques instants rêveur et immobile comme une statue...

Après quelques instants d'une morne et sombre méditation, Djalma
tomba à genoux en levant sa tête vers le ciel.

Le visage de l'Indien, ruisselant alors de larmes, ne révélait
aucune passion violente; on ne lisait sur ses traits ni la haine,
ni le désespoir, ni la joie féroce de la vengeance assouvie; mais
si cela peut se dire, l'expression d'une douleur à la fois naïve
et immense...

Pendant quelques minutes les sanglots étouffèrent Djalma; les
pleurs inondèrent ses joues.

-- Morte!... morte!... murmura-t-il d'une voix étouffée, morte!...
elle qui, ce matin encore, reposait si heureuse dans cette
chambre, je l'ai tuée. Maintenant qu'elle est morte, que me fait
sa trahison? Je ne devais pas la tuer pour cela... Elle m'avait
trahi... elle aimait cet homme que j'ai aussi frappé... elle
l'aimait... C'est que, hélas! je n'avais pas su me faire préférer,
ajouta-t-il avec une résignation pleine d'attendrissement et de
remords. Moi, pauvre enfant, à demi barbare... en quoi pouvais-je
mériter son coeur?... quels droits?... quel charme? Elle ne
m'aimait pas! c'était ma faute... et elle, toujours généreuse, me
cachait son indifférence sous des dehors d'affection... pour ne
pas me rendre trop malheureux... et pour cela je l'ai tuée... Son
crime, où est-il? n'était-elle pas venue librement à moi?... ne
m'avait-elle pas ouvert sa demeure? ne m'avait-elle pas permis de
passer des jours près d'elle... seul avec elle?... Sans doute...
elle voulait m'aimer, et elle n'a pas pu... Moi, je l'aimais de
toutes les forces de mon âme; mais mon amour n'était pas celui
qu'il fallait... à son coeur... et pour cela, je ne devais pas la
tuer. Mais un fatal vertige m'a saisi... et, après le crime... je
me suis éveillé comme d'un songe... et ce n'est pas un songe,
hélas!... je l'ai tuée... Et pourtant, jusqu'à ce soir, que de
bonheur je lui ai dû!... que d'espérances ineffables... que de
longs enivrements!... Et comme elle avait... rendu... mon coeur
meilleur, plus noble, plus généreux!... Cela venait d'elle... cela
me restait, au moins, ajouta l'Indien en redoublant de sanglots.
Ce trésor du passé... personne ne pouvait me le reprendre, cela
devait me consoler!... Mais pourquoi penser à cela?... elle et cet
homme... je les ai frappés tous deux... meurtre lâche et sans
lutte... férocité de tigre, qui rugit et déchire une proie
innocente...

Et Djalma cacha son visage dans ses mains avec douceur; puis il
reprit en essuyant ses larmes:

-- Je sais bien que je vais me tuer aussi... mais ma mort ne lui
rendra pas la vie, à elle...

Et, se relevant avec peine, Djalma tira de sa ceinture le poignard
sanglant de Faringhea, prit dans la monture de cette arme le
flacon de cristal contenant le poison, et jeta la lame sanglante
sur le tapis d'Adrienne, dont la blancheur immaculée fut
légèrement rougie.

-- Oui, reprit Djalma en serrant le flacon dans sa main
convulsive, oui, je le sais bien, je vais me tuer; je le dois...
sang pour sang; ma mort la vengera... Comment se fait-il que le
fer ne se soit pas retourné contre moi... quand je l'ai
frappée?... Je ne sais... mais enfin, elle est morte... de ma
main... Heureusement, j'ai le coeur rempli de remords, de douleur
et d'une inexprimable tendresse pour elle; aussi j'ai voulu venir
mourir ici... ici, dans cette chambre, reprit-il d'une voix
altérée, dans ce ciel de mes brûlantes visions...

Puis il s'écria avec un accent déchirant, en cachant sa figure
dans ses mains:

-- Et morte!... morte!...

Après quelques sanglots, il reprit d'une voix ferme:

-- Allons! moi aussi je vais être bientôt mort... non, je veux
mourir lentement, pas bientôt... -- et d'un regard assuré il
regarda le flacon. -- Ce poison peut être foudroyant, et peut être
aussi d'un effet moins rapide, mais toujours sûr, m'a dit
Faringhea. Pour cela, quelques gouttes suffisent... il me semble
que lorsque je serai certain de mourir... mes remords seront moins
affreux... Hier, lorsqu'en me quittant, elle m'a serré la main...
qui m'aurait dit cela pourtant?

Et l'Indien porta résolument le flacon à ses lèvres. Après avoir
bu quelques gouttes de la liqueur qu'il contenait, il le replaça
sur une petite table d'ivoire placée auprès du lit d'Adrienne.

-- Cette liqueur est âcre et brûlante, dit-il; maintenant, je suis
certain de mourir... Oh! que j'aie du moins le temps de m'enivrer
encore de la vue et du parfum de cette chambre... que je puisse
reposer ma tête mourante sur ce lit où a reposé la sienne...

Et Djalma tomba agenouillé devant le lit, où il appuya son front
brûlant.

À ce moment la porte d'ivoire qui communiquait à la salle de bains
roula doucement sur ses gonds, et Adrienne entra...

La jeune fille venait de renvoyer ses femmes qui avaient assisté à
sa toilette de nuit.

Elle portait un long peignoir de mousseline d'une éblouissante
blancheur; ses cheveux d'or, coquettement tressés pour la nuit en
petites nattes, formaient ainsi deux larges bandeaux qui donnaient
à sa ravissante figure un caractère d'une juvénilité charmante;
son teint de neige était légèrement animé par la tiède moiteur du
bain parfumé où elle se plongeait quelques instants chaque soir.

Lorsqu'elle ouvrit la porte d'ivoire et qu'elle posa son petit
pied rose et nu, chaussé d'une mule de satin blanc, sur le tapis
d'hermine, Adrienne était d'une resplendissante beauté; le bonheur
éclatait dans ses yeux, sur son front, dans son maintien... toutes
les difficultés relatives à la forme de l'union qu'elle voulait
contracter étaient résolues, dans deux jours elle serait à
Djalma... Et la vue de la chambre nuptiale la jetait dans une
vague et ineffable langueur.

La porte d'ivoire avait roulé si doucement sur ses gonds, les
premiers pas de la jeune fille s'étaient tellement amortis sur la
fourrure du tapis, que Djalma, le front appuyé sur le lit, n'avait
rien entendu.

Mais soudain un cri de surprise et d'effroi frappa son oreille...
Il se retourna brusquement.

Adrienne apparaissait à ses yeux.

Par un mouvement de pudeur, Adrienne croisa son peignoir sur son
sein nu et se recula vivement, encore plus affligée que
courroucée, croyant que Djalma, emporté par un fol accès de
passion, s'était introduit dans sa chambre avec une espérance
coupable.

La jeune fille, cruellement blessée de cette tentative déloyale,
allait la reprocher à Djalma, lorsqu'elle aperçut le poignard
qu'il avait jeté sur le tapis d'hermine.

À la vue de cette arme, à l'expression d'épouvante, de stupeur,
qui pétrifiait les traits de Djalma, toujours agenouillé,
immobile, le corps renversé en arrière, les mains étendues en
avant, les yeux fixes, démesurément ouverts, cerclés de blanc...

Adrienne, ne redoutant plus une amoureuse surprise, mais
ressentant un indicible effroi, au lieu de fuir le prince, fit
quelques pas vers lui et s'écria d'une voix altérée en lui
montrant du geste le kanjiar:

-- Mon ami, comment êtes-vous ici? Qu'avez-vous?... Pourquoi ce
poignard? Djalma ne répondait pas...

Tout d'abord, la présence d'Adrienne lui avait semblé être une
vision qu'il attribuait à l'égarement de son cerveau, déjà
troublé, pensait-il, par l'effet du poison.

Mais lorsque la douce voix de la jeune fille eut frappé son
oreille... mais lorsque son coeur eut tressailli à l'espèce de
choc électrique qu'il ressentait toujours dès que son regard
rencontrait le regard de cette femme si ardemment aimée... mais
lorsqu'il eut contemplé cet adorable visage, si rose, si frais, si
reposé, malgré son expression de vive inquiétude... Djalma comprit
qu'il n'était le jouet d'aucun rêve, et que Mlle de Cardoville
était devant ses yeux... Alors, et à mesure qu'il se pénétrait
pour ainsi dire de cette pensée qu'Adrienne n'était pas morte, et
quoiqu'il ne pût s'expliquer le prodige de cette résurrection, la
physionomie de l'Indien se transfigura, l'or pâli de son teint
redevint chaud et vermeil; ses yeux, ternis par les larmes du
remords, s'illuminèrent d'un vif rayonnement; ses traits enfin,
naguère contractés par une terreur désespérée, exprimèrent toutes
les phases croissantes d'une joie folle, délirante, extatique...

S'avançant, toujours à genoux, vers Adrienne, en élevant vers elle
ses mains tremblantes... trop ému pour pouvoir prononcer un mot,
il la contemplait avec tant de stupeur, tant d'amour, tant
d'adoration, tant de reconnaissance... oui, de reconnaissance de
ce qu'elle vivait... que la jeune fille, fascinée par ce regard
inexplicable, muette aussi, immobile aussi, sentait aux battements
précipités de son sein, à un sourd frémissement de terreur, qu'il
s'agissait de quelque effrayant mystère.

Enfin... Djalma, joignant les mains, s'écria avec un accent
impossible à rendre:

-- Tu n'es pas morte!...

-- Morte!... répéta la jeune fille stupéfaite.

-- Ce n'était pas toi... Ce n'est pas toi... que j'ai tuée... Dieu
est bon et juste...

En prononçant ces mots avec une joie insensée, le malheureux
oubliait la victime qu'il avait frappée dans son erreur.

De plus en plus épouvantée, jetant de nouveau les yeux sur le
poignard laissé sur le tapis, et s'apercevant alors qu'il était
ensanglanté... terrible découverte qui confirmait les paroles de
Djalma, Mlle de Cardoville s'écria:

-- Vous avez tué... vous... Djalma! Ô mon Dieu! qu'est-ce qu'il
dit! C'est à devenir folle!

-- Tu vis... je te vois... tu es là... disait Djalma d'une voix
palpitante, enivrée; te voilà, toujours belle, toujours pure...
car ce n'était pas toi... Oh! non... si ç'avait été toi... je le
disais bien... plutôt que de te tuer, le fer se serait retourné
contre moi...

-- Vous avez tué! s'écria la jeune fine, presque égarée par cette
révélation imprévue, en joignant les mains avec horreur. Mais
pourquoi? mais qui avez-vous tué?...

-- Que sais-je, moi!... une femme... qui te ressemblait, et puis
un homme que j'ai cru ton amant... c'était une illusion... un rêve
affreux... tu vis, car te voilà...

Et l'Indien sanglotait de joie.

-- Un rêve!... mais ce n'est pas un rêve... À ce poignard il y a
du sang!... s'écria la jeune fille en montrant le kanjiar d'un
geste effaré. Je vous dis qu'il y a du sang à ce poignard...

-- Oui... tout à l'heure, j'ai jeté là ce kanjiar... pour prendre
le poison... quand je croyais t'avoir tuée...

-- Le poison!... s'écria Adrienne, et ses dents se heurtèrent
convulsivement. Quel poison?

-- Je croyais t'avoir tuée; j'ai voulu venir mourir ici...

-- Mourir!... comment mourir?... Ô mon Dieu! pourquoi cela,
mourir?... mais qui, mourir?... s'écria la jeune fille presque en
délire.

-- Mais moi... je te dis, reprit Djalma avec une douceur
inexprimable; je croyais t'avoir tuée... alors j'ai pris du
poison...

-- Toi!... dit Adrienne en devenant pâle comme une morte,
toi!!!...

-- Oui...

-- Ce n'est pas vrai!... dit la jeune fille avec un geste de
dénégation sublime.

-- Regarde, dit l'Indien. Et machinalement il tourna la tête du
côté du lit, vers la petite table d'ivoire, où étincelait le
flacon de cristal.

Par un mouvement irréfléchi, plus rapide que la pensée, peut-être
même que sa volonté, Adrienne s'élança vers la table, saisit le
flacon et le porta à ses lèvres avides.

Djalma était jusqu'alors resté à genoux: il poussa un cri
terrible, fut d'un bond auprès de la jeune fille, et il lui
arracha le flacon qu'elle tenait collé à ses lèvres.

-- N'importe... j'en ai bu autant que toi... dit Adrienne avec une
satisfaction triomphante et sinistre. Pendant un instant, il se
fit un silence effrayant.

Adrienne et Djalma se contemplèrent muets, immobiles, épouvantés.
Ce lugubre silence, la jeune fille le rompit la première et dit
d'une voix entrecoupée qu'elle tâchait de rendre ferme:

-- Eh bien!... qu'y a-t-il là d'extraordinaire? tu as tué... tu as
voulu que la mort expiât ton crime... c'était juste... Je ne veux
pas te survivre... c'est tout simple... Pourquoi me regardes-tu
ainsi? Ce poison est bien âcre... aux lèvres; son effet est-il
prompt? dis, mon Djalma.

Le prince ne répondit pas; tremblant de tous ses membres, il jeta
un coup d'oeil sur ses mains...

Faringhea avait dit vrai... une légère teinte violette colorait
déjà les ongles polis du jeune Indien...

La mort approchait... lente... sourde... encore presque
insensible... mais sûre...

Djalma, écrasé par le désespoir en songeant qu'Adrienne aussi
allait mourir, sentit son courage l'abandonner; il poussa un long
gémissement, cacha sa figure dans ses mains, ses genoux se
dérobèrent sous lui, et il tomba assis sur le lit, auprès duquel
il se trouvait alors...

-- Déjà!... s'écria la jeune fille avec horreur, en se précipitant
à genoux aux pieds de Djalma, déjà la mort... tu me caches ta
figure...

Et, dans son effroi, elle abaissa vivement les mains de l'Indien
pour le contempler... il avait le visage inondé de larmes.

-- Non... pas encore... la mort, murmura-t-il à travers ses
sanglots: Ce poison... est lent...

-- Vrai? s'écria Adrienne avec une joie indicible; puis elle
ajouta en baisant les mains de Djalma avec une ineffable
tendresse: Puisque ce poison est lent... pourquoi pleures-tu,
alors?

-- Mais toi... mais toi!!!... disait l'Indien d'une voix
déchirante.

-- Il ne s'agit pas de moi... reprit résolument Adrienne; tu as
tué... nous expierons ton crime... J'ignore ce qui s'est passé...
mais, sur notre amour... je le jure... tu n'as pas fait le mal
pour le mal... il y a là quelque horrible mystère!

-- Sous un prétexte auquel j'ai dû croire, reprit Djalma d'une
voix haletante et précipitée, Faringhea m'a emmené dans une
maison; là, il m'a dit que tu me trompais... je ne l'ai pas cru
d'abord, mais je ne sais quel vertige s'est emparé de moi... et
bientôt, à travers une demi-obscurité, je t'ai vue...

-- Moi?...

-- Non... pas toi... mais une femme vêtue comme toi; elle te
ressemblait tant... que... dans le trouble de ma raison, j'ai cru
à cette illusion... Enfin... un homme est venu... tu as couru à
lui... Alors, moi, fou de rage, j'ai frappé la femme... et puis
l'homme... je les ai vus tomber; ensuite je suis revenu mourir
ici... et... je te retrouve... et c'est pour causer ta mort... Oh!
malheur! malheur!... tu devais mourir par moi!!!

Et Djalma, cet homme d'une si redoutable énergie, se prit de
nouveau à éclater en sanglots avec la faiblesse d'un enfant.

À la vue de ce désespoir si profond, si touchant, si passionné...
Adrienne, avec cet admirable courage que les femmes seules
possèdent dans l'amour, ne songea plus qu'à consoler Djalma... Par
un effort de passion surhumaine, à cette révélation du prince qui
dévoilait un complot infernal, la figure de la jeune fille devint
si resplendissante d'amour, de bonheur et de passion, que
l'Indien, la regardant avec stupeur, craignit un instant qu'elle
n'eût perdu la raison.

-- Plus de larmes, mon amant adoré, s'écria la jeune fille
radieuse, plus de larmes, mais des sourires de joie et d'amour...
rassure-toi; non... non... nos ennemis acharnés ne triompheront
pas.

-- Que dis-tu?

-- Ils nous voulaient malheureux... plaignons-les... notre
félicité ferait envie au monde.

-- Adrienne... reviens à toi...

-- Oh! j'ai ma raison... toute ma raison... Écoute-moi, mon
ange... maintenant, je comprends tout. Tombant dans le piège que
ces misérables t'ont rendu, tu as tué... Dans ce pays... vois-
tu... un meurtre... c'est l'infamie... ou l'échafaud... Et
demain... cette nuit peut-être, tu aurais été jeté en prison.
Aussi nos ennemis se sont dit: «Un homme comme le prince Djalma
n'attend pas l'infamie ou l'échafaud, il se tue... Une femme comme
Adrienne de Cardoville ne survit pas à l'infamie ou à la mort de
son amant... elle se tue... ou elle meurt de désespoir... Ainsi...
mort affreuse pour lui... mort affreuse pour elle... et, pour
nous... ont dit ces hommes noirs... l'héritage que nous
convoitons...»

-- Mais pour toi!... si jeune, si belle, si pure... la mort est
affreuse... et ces monstres triomphent! s'écria Djalma. Ils auront
dit vrai...

-- Ils auront menti... s'écria Adrienne; notre mort sera
céleste... enivrante... car ce poison est lent... et je t'adore...
mon Djalma!...

En disant ces mots d'une voix basse et palpitante de passion,
Adrienne, s'accoudant sur les genoux de Djalma, s'était approchée
si près... de lui, qu'il sentit sur ses joues le souffle embrasé
de la jeune fille... À cette impression enivrante, aux jets de
flamme humide que lui dardaient les grands yeux nageants
d'Adrienne, dont les lèvres entr'ouvertes devenaient d'un pourpre
de plus en plus éclatant, l'Indien tressaillit... une ardeur
brûlante le dévora; son sang vierge, brassé par la jeunesse et par
l'amour, bouillonna dans ses veines; il oublia tout, et son
désespoir et une mort prochaine qui ne se manifestait encore chez
lui, ainsi que chez Adrienne, que par une ardeur fiévreuse. Sa
figure, comme celle de la jeune fille, était redevenue d'une
beauté resplendissante... idéale!

-- Ô mon amant... mon époux adoré... comme tu es beau! disait
Adrienne avec idolâtrie. Oh! tes yeux... ton front... ton cou...
tes lèvres... comme je les aime!... Que de fois le souvenir de ta
ravissante figure, de ta grâce... de ton brûlant amour... a égaré
ma raison!... que de fois j'ai senti faiblir mon courage... en
attendant ce moment divin où je vais être à toi... oui, à toi...
toute à toi!... Tu le vois, le ciel veut que nous soyons l'un à
l'autre, et rien ne manquera aux ravissements de nos voluptés...,
car, ce matin même, l'homme évangélique qui devait dans deux jours
bénir notre union a reçu de moi, en ton nom et au mien, un don
royal qui mettra pour jamais la joie au coeur et au front de bien
des infortunés... Ainsi, que regretter, mon ange? Nos âmes
immortelles vont s'exhaler dans nos baisers, pour remonter, encore
enivrées d'amour... vers ce Dieu adorable qui est tout amour.

-- Adrienne!

-- Djalma!...

* * * * *

Et, retombant, les rideaux diaphanes et légers voilèrent comme un
nuage cette couche nuptiale et funèbre. Funèbre: car, deux heures
après, Adrienne et Djalma rendaient le dernier soupir dans une
voluptueuse agonie.



LXII. Une rencontre.

Adrienne et Djalma étaient morts le 30 mai. La scène suivante se
passait le 31 du même mois, veille du jour fixé pour la dernière
convocation des héritiers de Marius Rennepont.

On se souvient sans doute de la disposition de l'appartement que
M. Hardy avait occupé dans la maison de retraite des révérends
pères de la rue Vaugirard, appartement sombre, isolé, et dont la
dernière pièce donnait sur un triste petit jardin planté d'ifs et
entouré de hautes murailles.

Pour arriver dans cette pièce reculée, il fallait traverser deux
vastes chambres, dont les portes, une fois fermées, interceptaient
tout bruit, toute communication du dehors.

Ceci rappelé, poursuivons.

Depuis trois ou quatre jours, le père d'Aigrigny occupait cet
appartement; il ne l'avait pas choisi; mais il avait été amené à
l'accepter sous des prétextes d'ailleurs parfaitement plausibles
que lui avait donnés le révérend père économe, à l'instigation de
Rodin.

Il était environ midi.

Le père d'Aigrigny, assis dans un fauteuil auprès de la porte-
fenêtre qui donnait sur le triste jardin, tenait à la main un
journal du matin, et lisait ce qui suit aux nouvelles de Paris:

«_Onze heures du soir._

_-- _Un événement aussi horrible que tragique vient de jeter
l'épouvante dans le quartier Richelieu: un double assassinat a été
commis sur une jeune fille et sur un jeune artisan. La jeune fille
a été tuée d'un coup de poignard; on espère sauver les jours de
l'artisan. On attribue ce crime à la jalousie. La justice informe.
À demain les détails.»

Après avoir lu ces lignes, le père d'Aigrigny jeta le journal sur
la table et devint pensif.

-- C'est incroyable, dit-il avec une envie amère, songeant à
Rodin. Le voici arrivé au but qu'il s'était proposé... presque
aucune de ses prévisions n'a été trompée... Cette famille a été
anéantie par le seul jeu des passions, bonnes ou mauvaises, qu'il
a su faire mouvoir... Il l'avait dit!!! Oh! je le confesse, ajouta
le père d'Aigrigny avec un sourire jaloux et haineux, le père
Rodin est un homme dissimulé, habile, patient, énergique,
opiniâtre, et d'une rare intelligence... Qui m'eût dit, il y a
quelques mois, lorsqu'il écrivait sous mes ordres, humble et
discret _socius... _que cet homme était déjà depuis longtemps
possédé de la plus audacieuse, de la plus énorme ambition, qu'il
osait jeter les yeux jusque sur le saint-siège... et que, grâce à
des intrigues merveilleusement ourdies, à une corruption
poursuivie avec une incroyable habileté, au sein du sacré collège,
cette visée... n'était pas déraisonnable... et que bientôt peut-
être cette ambition infernale eût été réalisée, si, depuis
longtemps, les sourdes menées de cet homme étonnamment dangereux
n'eussent pas été surveillées à son insu, ainsi que je viens de
l'apprendre... Ah!... reprit le père d'Aigrigny avec un sourire
d'ironie et de triomphe, ah! vous crasseux personnage, vous voulez
jouer au Sixte-Quint! et, non content de cette audacieuse
imagination, vous voulez, si vous réussissez, annuler, absorber
notre compagnie dans votre papauté, comme le sultan a absorbé les
janissaires! Ah! nous ne sommes pour vous qu'un marchepied!... Ah!
vous m'avez brisé, humilié, écrasé sous votre insolent dédain?...
Patience, ajouta le père d'Aigrigny avec une joie concentrée,
patience! le jour des représailles approche... moi seul suis
dépositaire de la volonté de notre général; le père Caboccini,
envoyé ici comme _socius_, l'ignore lui-même... Le sort du père
Rodin est donc entre mes mains. Oh! il ne sait pas ce qui
l'attend. Dans cette affaire Rennepont, qu'il a admirablement
conduite, je le reconnais, il croit nous évincer et n'avoir réussi
que pour lui seul; mais demain...

Le père d'Aigrigny fut soudain distrait de ses agréables
réflexions; il entendit ouvrir les portes des pièces qui
précédaient la chambre où il se trouvait.

Au moment où il détournait la tête pour voir qui entrait chez lui,
la porte roula sur ses gonds. Le père d'Aigrigny fit un brusque
mouvement et devint pourpre.

Le maréchal Simon était devant lui...

Et derrière le maréchal... dans l'ombre... le père d'Aigrigny
aperçut la figure cadavéreuse de Rodin.

Celui-ci, après avoir jeté sur le père d'Aigrigny un regard
empreint d'une joie diabolique, disparut rapidement; la porte se
referma, le père d'Aigrigny et le maréchal Simon restèrent seuls.

Le père de Rose et de Blanche était méconnaissable: ses cheveux
gris avaient complètement blanchi; sur ses joues pâles, marbrées,
décharnées, pointait une barbe drue, non rasée depuis quelques
jours; ses yeux caves, rougis, ardents et extrêmement mobiles,
avaient quelque chose de farouche, de hagard; un ample manteau
l'enveloppait, et c'est à peine si sa cravate noire était nouée
autour de son cou.

Rodin, en sortant, avait, comme par inadvertance, fermé au dehors
la porte à double tour.

Lorsqu'il fut seul avec le jésuite, le maréchal fit, d'un geste
brusque, tomber son manteau de dessus ses épaules, et le père
d'Aigrigny put voir, passées à un mouchoir de soie qui servait de
ceinture au père de Rose, deux épées de combat nues et affilées.

Le père d'Aigrigny comprit tout. Il se rappela que, plusieurs
jours auparavant, Rodin lui avait opiniâtrement demandé ce qu'il
ferait si le maréchal le frappait à la joue... Plus de doute, le
père d'Aigrigny, qui avait cru tenir le sort de Rodin entre ses
mains, était joué et acculé par lui dans une effrayante impasse;
car il le savait, les deux pièces précédentes étant fermées il n'y
avait aucune possibilité de se faire entendre du dehors en
appelant au secours, et les hautes murailles du jardin donnaient
sur des terrains inhabités.

La première idée qui lui vint, et elle ne manquait pas de
vraisemblance, fut que Rodin, soit par ses intelligences avec
Rome, soit par une incroyable pénétration, ayant appris que son
sort allait dépendre entièrement du père d'Aigrigny, espérait se
défaire de lui en le livrant ainsi à la vengeance inexorable du
père de Rose et de Blanche.

Le maréchal, gardant toujours le silence, détacha le mouchoir qui
lui servait de ceinture, déposa les deux épées sur une table, et
croisant ses bras sur sa poitrine, s'avança lentement vers le père
d'Aigrigny.

Ainsi se trouvèrent face à face ces deux hommes qui, pendant toute
leur vie de soldat, s'étaient poursuivis d'une haine implacable,
et qui, après s'être battus dans deux camps ennemis, s'étaient
déjà rencontrés dans un duel à outrance; ces deux hommes, dont
l'un, le maréchal Simon, venait demander compte à l'autre de la
mort de ses enfants.

À l'approche du maréchal, le père d'Aigrigny se leva; il portait
ce jour-là une soutane noire, qui fit paraître plus grande encore
la pâleur qui avait succédé à une rougeur subite.

Depuis quelques secondes, ces deux hommes se trouvaient debout,
face à face, et aucun n'avait encore dit un mot.

Le maréchal était effrayant de désespoir paternel; son calme,
inexorable comme la fatalité, était plus terrible que les fougueux
emportements de la colère.

-- Mes enfants sont morts, dit-il enfin au jésuite d'une voix
lente et creuse, en rompant le premier le silence; il faut que je
vous tue...

-- Monsieur, s'écria le père d'Aigrigny, écoutez-moi... ne croyez
pas...

-- Il faut que je vous tue... reprit le maréchal en interrompant
le jésuite: votre haine a poursuivi ma femme jusque dans l'exil,
où elle a péri; vous et vos complices avez envoyé mes enfants à
une mort certaine... Depuis longtemps vous êtes mon mauvais
démon... C'est assez, il me faut votre vie... je l'aurai...

-- Ma vie appartient d'abord à Dieu, répondit pieusement le père
d'Aigrigny, ensuite à qui veut la prendre.

-- Nous allons nous battre à mort dans cette chambre, dit le
maréchal, et comme j'ai à venger ma femme et mes enfants... je
suis tranquille.

-- Monsieur, répondit froidement le père d'Aigrigny, vous oubliez
que mon caractère me défend de me battre... Autrefois, j'ai pu
accepter le duel que vous m'avez proposé... aujourd'hui ma
position a changé.

-- Ah! fit le maréchal avec un sourire amer, vous refusez de vous
battre maintenant parce que vous êtes prêtre?...

-- Oui... monsieur, parce que je suis prêtre.

-- De sorte que, parce qu'il est prêtre, un infâme comme vous est
certain de l'impunité, et qu'il peut mettre sa lâcheté et ses
crimes à l'abri de sa robe noire?

-- Je ne comprends pas un mot à vos accusations, monsieur; en tout
cas, il y a des lois, dit le père d'Aigrigny en mordant ses lèvres
blêmes de colère, car il ressentait profondément l'injure que
venait de lui adresser le maréchal; si vous avez à vous
plaindre... adressez-vous à la justice... elle est égale pour
tous.

Le maréchal Simon haussa les épaules avec un dédain farouche.

-- Vos crimes échappent à la justice... elle les punirait, que je
ne lui laisserais pas encore le soin de me venger... après tout le
mal que vous m'avez fait, après tout ce que vous m'avez ravi...
Et, au souvenir de ses enfants, la voix du maréchal s'altéra
légèrement: mais il reprit bientôt son calme terrible. Vous sentez
bien que je ne vis plus que pour la vengeance... moi... mais il me
faut une vengeance que je puisse savourer... en sentant votre
lâche coeur palpiter au bout de mon épée... Notre dernier duel...
n'a été qu'un jeu; mais celui-ci... oh! vous allez voir celui-
ci...

Et le maréchal marcha vers la table où il avait posé les épées.

Il fallait au père d'Aigrigny un grand empire sur lui-même pour se
contraindre; la haine implacable qu'il avait toujours éprouvée
contre le maréchal Simon, ses provocations insultantes,
réveillaient en lui mille ardeurs farouches; pourtant il répondit
d'un ton assez calme:

-- Une dernière fois, monsieur, je vous le répète, le caractère
dont je suis revêtu m'empêche de me battre.

-- Ainsi... vous refusez? dit le maréchal en se retournant vers
lui et s'approchant.

-- Je refuse.

-- Positivement?

-- Positivement; rien ne saurait m'y forcer.

-- Rien?

-- Non, monsieur, rien.

-- Nous allons voir, dit le maréchal. Et sa main tomba d'aplomb
sur la joue du père d'Aigrigny. Le jésuite poussa un cri de
fureur; tout son sang reflua sur sa face si rudement souffletée;
la bravoure de cet homme, car il était brave, se révolta; son
ancienne valeur guerrière l'emporta malgré lui; ses yeux
étincelèrent, et, les dents serrées, les poings crispés, il fit un
pas vers le maréchal en s'écriant:

-- Les épées... les épées!

Mais soudain se rappelant l'apparition de Rodin et l'intérêt que
celui-ci avait eu à amener cette rencontre, il puisa dans la
volonté d'échapper au piège diabolique que lui tendait son ancien
_socius _le courage de contenir un ressentiment terrible. À la
fougue passagère du père d'Aigrigny succéda donc subitement un
calme rempli de contrition; voulant jouer son rôle jusqu'au bout,
il s'agenouilla, et, baissant la tête, il se frappa la poitrine
avec componction en disant:

-- Pardonnez-moi, Seigneur, de m'être abandonné à un mouvement de
colère... et surtout pardonnez à celui qui m'outrage.

Malgré sa résignation apparente, la voix du jésuite était
profondément altérée; il lui semblait sentir un fer brûlant sur sa
joue; car, pour la première fois de sa vie de soldat ou de prêtre,
il subissait une pareille insulte; il s'était jeté à genoux autant
par mômerie que pour ne pas rencontrer le regard du maréchal,
craignant, s'il le rencontrait, de ne pouvoir plus répondre de
soi, et de se laisser entraîner à ses impétueux ressentiments.

En voyant le jésuite tomber à genoux, en entendant son hypocrite
invocation, le maréchal, qui avait déjà mis l'épée à la main,
frémit d'indignation et s'écria:

-- Debout... fourbe... infâme, debout à l'instant! Et de sa botte
le maréchal crossa rudement le jésuite. À cette nouvelle insulte,
le père d'Aigrigny se redressa et bondit comme s'il eût été mû par
un ressort d'acier. C'était trop; il n'en pouvait supporter
davantage. Emporté, aveuglé par la rage, il se précipita vers la
table où était l'autre épée, la saisit, et s'écria en grinçant des
dents:

-- Ah!... il vous faut du sang!... eh bien!... du sang... le
vôtre... si je peux...

Et le jésuite, dans toute la vigueur de l'âge, la face empourprée,
ses grands yeux gris étincelants de haine, tomba en garde avec
l'aisance et l'aplomb d'un gladiateur consommé.

-- Enfin!... s'écria le maréchal en s'apprêtant à croiser le fer.

Mais la réflexion vint encore une fois éteindre la fougue du père
d'Aigrigny; il songea de nouveau que ce duel hasardeux comblerait
les voeux de Rodin, dont il tenait le sort entre les mains, qu'il
allait écraser à son tour et qu'il exécrait plus encore peut-être
que le maréchal; aussi, malgré la furie qui le possédait, malgré
son secret espoir de sortir vainqueur de ce combat, car il se
sentait plein de force, de santé, tandis que d'affreux chagrins
avaient miné le maréchal Simon, le jésuite parvint à se calmer,
et, à la profonde stupeur du maréchal, il baissa la pointe de son
épée en disant:

-- Je suis ministre du Seigneur, je ne dois pas verser de sang.
Cette fois encore, pardonnez-moi mon emportement, Seigneur, et
pardonnez aussi à celui de mes frères qui a excité mon courroux.

Puis, mettant aussitôt la lame de l'épée sous son talon, il ramena
vivement la garde à lui, de sorte que l'arme se brisa en deux
morceaux. Il n'y avait plus ainsi de duel possible. Le père
d'Aigrigny se mettait lui-même dans l'impuissance de céder à une
nouvelle violence, dont il ressentait l'imminence et le danger. Le
maréchal Simon resta un moment muet et immobile de surprise et
d'indignation, car lui aussi voyait alors le duel impossible; mais
tout à coup, imitant le jésuite, le maréchal mit comme lui la lame
de son épée sous son talon et la brisa à peu près à sa moitié,
ainsi qu'avait été brisée l'épée du père d'Aigrigny; puis,
ramassant le tronçon pointu, long de dix-huit pouces environ, il
détacha sa cravate de soie noire, l'enroula autour de ce fragment
du côté de la cassure, improvisa ainsi une poignée, et dit au père
d'Aigrigny:

-- Va pour le poignard...

Épouvanté de tant de sang-froid, de tant d'acharnement, le père
d'Aigrigny s'écria:

-- Mais c'est donc l'enfer!...

-- Non... c'est un père dont on a tué les enfants, dit le maréchal
d'une voix sourde en assurant son poignard dans sa main; et une
larme fugitive mouilla ses yeux, qui redevinrent aussitôt ardents
et farouches.

Le jésuite surprit cette larme... Il y avait dans ce mélange de
haine vindicative et de douleur paternelle quelque chose de si
terrible, de si sacré, de si menaçant, que, pour la première fois
de sa vie, le père d'Aigrigny éprouva un sentiment de peur... de
peur lâche... ignoble... de peur pour sa peau... Tant qu'il
s'était agi d'un combat à l'épée, dans lequel la ruse, l'adresse
et l'expérience sont de si puissants auxiliaires du courage, il
n'avait eu qu'à réprimer les élans de sa fureur et de sa haine,
mais devant ce combat corps à corps, face à face, coeur contre
coeur, il trembla, pâlit, et s'écria:

-- Une boucherie à coups de couteau... jamais!

L'accent, la physionomie du jésuite, trahissait tellement son
effroi, que le maréchal en fut frappé et s'écria avec angoisse,
car il redoutait de voir sa vengeance lui échapper:

-- Mais il est donc vraiment lâche!... Ce misérable n'avait donc
que le courage de l'escrime ou de l'orgueil... ce misérable
renégat, traître à son pays... que j'ai souffleté... crossé... car
je vous ai souffleté... marquis de vieille roche! je vous ai
crossé... marquis de vieille souche!... vous, la honte de votre
maison, la honte de tous les braves gentilshommes anciens ou
nouveaux... Ah! ce n'est pas par hypocrisie ou par calcul... comme
je le croyais, que vous refusez de vous battre... c'est par
peur... Ah! il vous faut le bruit de la guerre ou les regards des
témoins d'un duel pour vous donner du coeur...

-- Monsieur... prenez garde, dit le père d'Aigrigny les dents
serrées, et en balbutiant, car, à ces écrasantes paroles, la rage
et la haine lui firent oublier sa peur.

-- Mais il faut donc que je te crache à la face, pour y faire
monter le peu de sang qui te reste dans les veines!... s'écria le
maréchal exaspéré.

-- Oh! C'est trop! dit le jésuite.

Et il se précipita sur le morceau de lame acérée qui était à ses
pieds en répétant:

-- C'est trop!

-- Ce n'est pas assez, dit le maréchal d'une voix haletante,
tiens, Judas!... Et il lui cracha à la face.

-- Et si tu ne te bats pas maintenant, ajouta le maréchal, je
t'assomme à coups de chaise, infâme tueur d'enfants...

Le père d'Aigrigny, en recevant le dernier outrage qu'un homme
déjà outragé puisse recevoir, perdit la tête, oublia ses intérêts,
ses résolutions, sa peur, oublia jusqu'à Rodin; une ardeur de
vengeance effrénée, voilà tout ce qu'il ressentit, puis, une fois
son courage revenu, au lieu de redouter cette lutte, il s'en
félicita en comparant sa vigoureuse carrure à la maigreur du
maréchal presque épuisé par le chagrin; car, dans un pareil
combat, combat brutal, sauvage, corps à corps, la force physique
est d'un avantage immense. En un instant le père d'Aigrigny eut
roulé son mouchoir autour de la lame d'épée qu'il avait ramassée,
et il se précipita sur le maréchal Simon, qui reçut intrépidement
le choc.

Pendant le peu de temps que dura cette lutte inégale, car le
maréchal était depuis quelques jours en proie à une fièvre
dévorante qui avait miné ses forces, les deux combattants, muets,
acharnés, ne dirent pas un mot, ne poussèrent pas un cri.

Si quelqu'un eût assisté à cette scène horrible, il lui eût été
impossible de dire où et comment se portaient les coups: il aurait
vu deux têtes effrayantes, livides, convulsives, s'abaisser, se
redresser, ou se renverser en arrière, selon les incidents du
combat, les bras se roidir comme des barres de fer ou se tordre
comme des serpents, et puis, à travers les brusques ondulations de
la redingote bleue du maréchal et de la soutane noire du jésuite,
parfois luire et reluire comme un vif éclair d'acier... il eût
enfin entendu un piétinement sourd, saccadé, ou de temps à autre
quelque aspiration bruyante.

Au bout de deux minutes au plus, les deux adversaires tombèrent
l'un sur l'autre.

L'un d'eux, c'était le père d'Aigrigny, faisant un violent effort,
parvint à se dégager des bras qui l'étreignaient et à se mettre à
genoux... Ses bras retombèrent étourdis, puis la voix expirante du
maréchal murmura ses mots:

-- Mes enfants!... Dagobert!...

-- Je l'ai tué... dit le père d'Aigrigny d'une voix affaiblie,
mais... je le sens... je suis blessé à mort... Et, s'appuyant
d'une main sur le sol, le jésuite porta son autre main à sa
poitrine.

Sa soutane était labourée de coups... mais les lames, dites de
carrelet, qui avaient servi au combat, étant triangulaires et très
acérées, le sang, au lieu de s'épancher au dehors, se résorbait au
dedans.

-- Oh! je meurs... j'étouffe... dit le père d'Aigrigny, dont les
traits décomposés annonçaient déjà les approches de la mort.

À ce moment, la clef de la serrure tourna deux fois avec un bruit
sec; Rodin parut sur le seuil de la porte, et avança la tête en
disant d'une voix humble et d'un air discret:

-- Peut-on entrer? À cette épouvantable ironie, le père d'Aigrigny
fit un mouvement pour se précipiter sur Rodin, mais il retomba sur
une de ses mains en poussant un sourd gémissement: le sang
l'étouffait.

-- Ah! monstre d'enfer!... murmura-t-il en jetant sur Rodin un
regard effrayant de rage et d'agonie; c'est toi qui causes ma
mort...

-- Je vous avais toujours dit, mon très cher père, que votre vieux
levain de batailleur vous serait fâcheux, répondit Rodin avec un
affreux sourire. Il y a peu de jours encore... je vous ai
averti... en vous recommandant de vous laisser patiemment
souffleter par ce sabreur... qui ne sabrera plus rien du tout...
et c'est bien fait; parce que, d'abord, «qui tire le glaive...
périt par le glaive», dit l'Écriture. Et puis, ensuite, le
maréchal Simon... héritait de ses filles... Voyons, là... entre
nous, comment vouliez-vous que je fisse, mon très cher père?... Il
fallait bien vous sacrifier à l'intérêt commun, d'autant plus que
je savais ce que vous me ménagiez pour demain. Or, moi, on ne _me
prend pas sans vert_.

_-- _Avant d'expirer... dit le père d'Aigrigny d'une voix
affaiblie, je vous démasquerai...

-- Oh! que non point, dit Rodin en hochant la tête d'un air futé,
que non point!... Moi seul je vous confesserai, s'il vous plaît...

-- Oh!... cela m'épouvante, murmura le père d'Aigrigny, dont les
paupières s'appesantissaient. Que Dieu ait pitié de moi... s'il
n'est pas trop tard... Hélas! je suis à ce moment suprême... je...
suis un grand coupable...

-- Et surtout un grand niais, dit Rodin en haussant les épaules et
en contemplant l'agonie de son complice avec un froid mépris.

Le père d'Aigrigny n'avait plus que quelques minutes à vivre;
Rodin s'en aperçut et se dit:

-- Il est temps d'appeler du secours. À ses cris, on arriva. Ainsi
qu'il l'avait dit, Rodin ne quitta pas le père d'Aigrigny jusqu'à
ce que celui-ci eût rendu le dernier soupir.

* * * * *

Le soir, seul au fond de sa chambre, à la lueur d'une petite
lampe, Rodin était plongé dans une sorte de contemplation
extatique devant la gravure représentant le portrait de SIXTE
QUINT.

Minuit sonna lentement à la grande horloge de la maison.

Lorsque le dernier coup eut vibré, Rodin se redressa dans toute la
sauvage majesté de son triomphe infernal, et s'écria:

-- Nous sommes au 1er juin... Il n'y a plus de Rennepont!!!... Il
me semble entendre sonner l'heure à Saint-Pierre de Rome...



LXIII. Un message.

Pendant que Rodin restait plongé dans une ambitieuse extase en
contemplant le portrait de Sixte-Quint, le bon petit père
Caboccini, dont les chaudes et pétulantes embrassades avaient si
fort impatienté Rodin, était allé trouver mystérieusement
Faringhea, et, lui remettant un fragment du crucifix d'ivoire, lui
avait dit ces deux mots, avec son air de bonhomie et de joyeuseté
habituel:

-- Son Excellence le cardinal Malipieri, à mon départ de Rome, m'a
chargé de vous remettre ceci, seulement aujourd'hui... 31 mai.

Le métis, qui ne s'émouvait guère, tressaillit brusquement,
presque avec douleur; sa figure s'assombrit encore, et, attachant
sur le petit père un regard perçant, il répondit.

-- Vous devez encore me dire quelques paroles?

-- Il est vrai, reprit le père Caboccini. Ces paroles les voici:
_Souvent de la coupe aux lèvres... il y a loin._

_-- _C'est bien, dit le métis. Et poussant un profond soupir, il
rapprocha le fragment du crucifix d'ivoire du fragment qu'il
possédait déjà; le tout s'ajustait à merveille. Le père Caboccini
le regardait faire avec curiosité, car le cardinal ne lui avait
rien dit autre chose, sinon de remettre ce morceau d'ivoire à
Faringhea, et de lui répéter les mots précédents, afin de bien
établir l'authenticité de sa mission; le révérend père, assez
intrigué, dit au métis:

-- Et qu'allez-vous faire de ce crucifix maintenant complet?

-- Rien... dit Faringhea, toujours absorbé dans une méditation
pénible.

-- Rien! reprit le révérend père étonné. Mais à quoi bon vous
l'apporter de si loin? Sans satisfaire à cette curieuse demande,
le métis lui dit:

-- À quelle heure le révérend père Rodin se rend-il demain rue
Saint-François?

-- De très bon matin.

-- Avant de sortir, il ira à la chapelle faire sa prière?

-- Oui, selon l'habitude de tous nos révérends pères.

-- Vous couchez près de lui?

-- Comme son _socius_, j'occupe une chambre contiguë à la sienne.

-- Il se pourrait, dit Faringhea après un moment de silence, que
le révérend père, absorbé par les grands intérêts qui
l'occupent... oubliât de se rendre à la chapelle... Rappelez-lui
ce devoir pieux.

-- Je n'y manquerai pas.

-- Non... n'y manquez pas, ajouta Faringhea avec insistance.

-- Soyez tranquille, dit le bon petit père, je vois que vous vous
intéressez à son salut...

-- Beaucoup...

-- Cette préoccupation est louable... continuez ainsi, et vous
pourrez appartenir un jour tout à fait à notre compagnie, dit
affectueusement le père Caboccini.

-- Je ne suis encore qu'un pauvre membre auxiliaire et affilié,
dit humblement Faringhea; mais nul plus que moi n'est dévoué, âme,
corps, esprit, à la société, dit le métis avec une sourde
exclamation. Bohwanie n'est rien auprès d'elle!...

-- Bohwanie!... qu'est-ce que cela, mon bon ami?

-- Bohwanie fait des cadavres qui pourrissent... et la sainte
société fait des cadavres qui marchent...

-- Ah! oui... _Perinde ac cadaver... _c'est le dernier mot de
notre grand saint Ignace de Loyola; mais qu'est-ce que c'est que
Bohwanie?

-- Bohwanie est à la sainte société ce que l'enfant est à
l'homme... répondit le métis de plus en plus exalté. Gloire à la
Compagnie! gloire!! Mon père serait son ennemi... que je
frapperais mon père... L'homme dont le génie m'inspirerait le plus
d'admiration, de respect et de terreur, serait son ennemi... que
je frapperais cet homme malgré l'admiration, le respect et la
terreur qu'il m'inspirerait, dit le métis avec effort; puis, après
un instant de silence, il ajouta en regardant en face le père
Caboccini:

-- Je parle ainsi, pour que vous reportiez mes paroles au cardinal
Malipieri, en le priant de les rapporter... au... Faringhea
s'arrêta court.

-- À qui le cardinal rapportera-t-il vos paroles?

-- Il le sait, dit brusquement le métis. Bonsoir.

-- Bonsoir, mon bon ami; je ne puis que vous louer de vos
sentiments à l'endroit de notre compagnie. Hélas! elle a besoin de
défenseurs énergiques... car il se glisse, dit-on, des traîtres
jusque dans son sein...

-- Pour ceux-là, dit Faringhea, il faut surtout être sans pitié.

-- Sans pitié, dit le bon père... nous nous entendons.

-- Peut-être, dit le métis; n'oubliez pas surtout de faire songer
au révérend père Rodin à aller à la chapelle avant de sortir.

-- Je n'y manquerai pas, dit le révérend père Caboccini. Et les
deux hommes se séparèrent. En rentrant, le père Caboccini apprit
qu'un courrier, arrivé de Rome la nuit même, venait d'apporter des
dépêches à Rodin.



LXIV. Le premier juin.

La chapelle de la maison des révérends pères de la rue de
Vaugirard était coquette et charmante; de grandes verrières
colorées y jetaient un mystérieux demi-jour; l'autel éblouissait
de dorures et de vermeil; à la porte de cette petite église, sous
les assises du buffet d'orgues, dans un obscur renfoncement, était
un large bénitier de marbre richement sculpté.

Ce fut auprès de ce bénitier, dans un recoin ténébreux où on le
distinguait à peine, que Faringhea vint s'agenouiller le 1er juin,
de grand matin, dès que les portes de la chapelle furent ouvertes.
Le métis était profondément triste; de temps à autre il
tressaillait et soupirait comme s'il eût contenu les agitations
d'une violente lutte intérieure; cette âme sauvage, indomptable,
ce monomane possédé du génie du mal et de la destruction,
éprouvait, ainsi qu'on l'a peut-être deviné, une profonde
admiration pour Rodin, qui exerçait sur lui une sorte de
fascination magnétique; le métis, bête féroce à intelligence et à
face humaine, voyait dans le génie infernal de Rodin, quelque
chose de surhumain. Et Rodin, trop pénétrant pour ne pas être
certain du dévouement farouche de ce misérable, s'en était, on l'a
vu, fructueusement servi pour amener le dénouement tragique des
amours d'Adrienne et de Djalma.

Ce qui excitait à un point incroyable l'admiration de Faringhea,
c'était ce qu'il connaissait ou ce qu'il comprenait de la société
de Jésus. Ce pouvoir immense, occulte, qui minait le monde par ses
ramifications souterraines, et arrivait à son but par des moyens
diaboliques, avait frappé le métis d'un sauvage enthousiasme. Et
si quelque chose au monde primait son admiration fanatique pour
Rodin, c'était son dévouement aveugle à la compagnie d'Ignace de
Loyola, qui faisait des _cadavres qui marchaient_, ainsi que le
disait le métis.

Faringhea, caché dans l'ombre de la chapelle, réfléchissait donc
profondément, lorsque des pas se firent entendre; bientôt Rodin
parut, accompagné de son _socius_, le bon petit père borgne.

Soit préoccupation, soit que les ténèbres projetées par le buffet
d'orgues ne lui eussent pas permis de voir le métis, Rodin trempa
ses doigts dans le bénitier auprès duquel se tenait Faringhea,
sans apercevoir ce dernier, qui resta immobile comme une statue,
sentant une sueur glacée couler de son front, tant son émotion
était vive.

La prière de Rodin fut courte, on le conçoit; il avait hâte de se
rendre rue Saint-François.

Après s'être, ainsi que Caboccini, agenouillé pendant quelques
instants, il se leva, salua respectueusement le choeur, et se
dirigea vers la porte de sortie, suivi à quelques pas de son
_socius_.

Au moment où Rodin approchait du bénitier, il aperçut le métis,
dont la haute taille se dessinait dans la pénombre au milieu de
laquelle il s'était jusqu'alors tenu; s'avançant un peu, le métis
s'inclina respectueusement devant Rodin, qui lui dit tout bas et
d'un air préoccupé:

-- Tantôt, à deux heures... chez moi.

Ce disant, Rodin allongea le bras afin de plonger sa main dans le
bénitier; mais Faringhea lui épargna cette peine en lui présentant
vivement le goupillon qui restait d'ordinaire dans l'eau sainte.

Pressant entre ses doigts crasseux les brins humectés du goupillon
que le métis tenait par le manche, Rodin imbiba suffisamment son
index et son pouce, les porta à son front, où, selon l'usage, il
traça le signe d'une croix; puis, ouvrant la porte de la chapelle,
il sortit, après s'être retourné pour dire de nouveau à Faringhea:

-- À deux heures, chez moi. Croyant pouvoir user de l'occasion du
goupillon que Faringhea, immobile, atterré, tenait toujours, mais
d'une main tremblante, agitée, le père Caboccini avançait les
doigts, lorsque le métis, voulant peut-être borner sa gracieuseté
à Rodin, retira vivement l'instrument; le père Caboccini, trompé
dans son attente, suivit précipitamment Rodin, qu'il ne devait
pas, ce jour-là surtout, perdre de vue un seul instant, et monta
avec lui dans un fiacre qui les conduisit rue Saint-François. Il
est impossible de peindre le regard que le métis avait jeté sur
Rodin au moment où celui-ci sortait de la chapelle. Resté seul
dans le saint lieu, Faringhea s'affaissa sur lui-même et tomba sur
les dalles, moitié agenouillé, moitié accroupi, cachant son visage
dans ses mains. À mesure que la voiture approchait du quartier du
Marais, où était située la maison de Marius Rennepont, la
fiévreuse agitation, la dévorante impatience du triomphe se lisait
sur la physionomie de Rodin; deux ou trois fois, ouvrant son
portefeuille, il relut et classa les différents actes ou
notifications de décès des membres de la famille Rennepont, et de
temps en temps il avançait la tête à la portière avec anxiété,
comme s'il eût voulu hâter la marche lente de la voiture.

Le bon petit père son _socius _ne le quittait pas du regard; ce
regard avait une expression aussi sournoise qu'étrange.

Enfin la voiture, entrant dans la rue Saint-François, s'arrêta
devant la porte ferrée de la vieille maison, naguère fermée depuis
un siècle et demi. Rodin sauta du fiacre, agile comme un jeune
homme, et heurta violemment à la porte pendant que le père
Caboccini, moins leste, prenait terre plus prudemment.

Rien ne répondit aux coups de marteau retentissants que Rodin
venait de frapper.

Frémissant d'anxiété, il frappa de nouveau: cette fois, prêtant
l'oreille attentivement, il entendit s'approcher des pas lents et
traînants, mais ils s'arrêtèrent à quelques pas de la porte, qui
ne s'ouvrait pas.

-- C'est griller sur des charbons ardents, dit Rodin, car il lui
semblait que sa poitrine en feu se desséchait d'angoisse. Après
avoir violemment heurté de nouveau à la porte, il se mit à ronger
ses ongles, selon son habitude. Soudain la porte cochère roula sur
ses gonds; Samuel, le gardien juif, parut sous le porche...

Les traits du vieillard exprimaient une douleur amère; sur ses
joues vénérables on voyait encore les traces de larmes récentes,
que ses mains séniles et tremblantes achevaient d'essuyer
lorsqu'il ouvrit à Rodin.

-- Qui êtes-vous, messieurs? dit Samuel à Rodin.

-- Je suis le mandataire chargé des pouvoirs et procurations de
l'abbé Gabriel, seul héritier vivant de la famille Rennepont,
répondit Rodin d'une voix hâtée.

-- Monsieur est mon secrétaire, ajouta-t-il en désignant d'un
geste le père Caboccini, qui salua. Après avoir attentivement
regardé Rodin, Samuel reprit:

-- En effet... je vous reconnais. Veuillez me suivre, monsieur.

Et le vieux gardien se dirigea vers le bâtiment du jardin, en
faisant signe aux deux révérends pères de le suivre.

-- Ce maudit vieillard m'a tellement irrité en me faisant attendre
à la porte, dit tout bas Rodin à son _socius_, que j'en ai, je
crois, la fièvre... Mes lèvres et mon gosier sont secs et brûlants
comme du parchemin racorni au feu...

-- Vous ne voulez rien prendre, mon bon père, mon cher père!... Si
vous demandiez un verre d'eau à cet homme? s'écria le petit borgne
avec la plus tendre sollicitude.

-- Non, non, répondit Rodin, cela n'est rien... L'impatience me
dévore. C'est tout simple.

Pâle et désolée, Bethsabée, la femme de Samuel, était debout à la
porte du logement qu'elle occupait avec son mari, et qui donnait
sous la voûte de la porte cochère; lorsque l'israélite passa
devant sa compagne, il lui dit en hébreu:

-- Et les rideaux de la chambre de deuil?

-- Ils sont fermés...

-- Et la cassette de fer?

-- Elle est préparée, répondit Bethsabée aussi en hébreu.

Après avoir prononcé ces paroles, complètement inintelligibles
pour Rodin et pour le père Caboccini, Samuel et Bethsabée, malgré
la désolation qui se lisait sur leurs traits, échangèrent une
sorte de sourire singulier et sinistre.

Bientôt Samuel, précédant les deux révérends pères, monta le
perron et entra dans le vestibule, où brûlait une lampe; Rodin,
doué d'une excellente mémoire locale, se dirigeait vers le salon
rouge où avait eu lieu la première convocation des héritiers,
lorsque Samuel l'arrêta et lui dit:

-- Ce n'est pas là qu'il faut aller... Puis, prenant la lampe, il
se dirigea vers un sombre escalier, car les fenêtres de la maison
n'avaient pas été démurées.

-- Mais, dit Rodin, la dernière fois... on s'était rassemblé dans
ce salon du rez-de-chaussée...

-- Aujourd'hui... on se rassemble en haut, répondit Samuel. Et il
commençait de gravir lentement l'escalier.

-- Où çà... en haut?... dit Rodin en le suivant.

-- Dans la chambre de deuil... dit l'israélite. Et il montait
toujours.

-- Qu'est-ce que la chambre de deuil?... reprit Rodin assez
surpris.

-- Un lieu de larmes et de mort, dit l'israélite. Et il montait
toujours à travers les ténèbres, qui s'épaississaient davantage,
car la petite lampe les dissipait à peine.

-- Mais... dit Rodin, de plus en plus surpris et en s'arrêtant
court, pourquoi aller dans ce lieu?

-- L'argent y est, répondit Samuel.

Et il montait toujours.

-- L'argent y est, c'est différent, reprit Rodin. Et il se hâta de
gagner les quelques marches qu'il avait perdues pendant son temps
d'arrêt.

Samuel montait... montait toujours.

Arrivé à une certaine hauteur, l'escalier faisant brusquement un
coude, les deux jésuites purent apercevoir, à la pâle clarté de la
petite lampe et dans le vide laissé entre la balustrade de fer et
la voûte, le profil du vieil israélite qui, les dominant,
gravissait l'escalier en s'aidant péniblement de la rampe de fer.

Rodin fut frappé de l'expression de la physionomie de Samuel, ses
yeux noirs, ordinairement doux et voilés par l'âge, brillaient
d'un vif éclat. Ses traits, toujours empreints de tristesse,
d'intelligence et de bonté, semblaient se contracter, se durcir,
et de ses lèvres minces il souriait d'une façon étrange.

-- Ce n'est pas excessivement haut, dit tout bas Rodin au père
Caboccini, et pourtant j'ai les jambes brisées, je suis tout
essoufflé... et les tempes me bourdonnent.

En effet, Rodin haletait péniblement, sa respiration était
embarrassée. À cette confidence, le bon petit père Caboccini,
toujours si rempli de tendres soins pour son compagnon, ne
répondit pas; il paraissait fort préoccupé.

-- Arrivons-nous bientôt?... dit Rodin à Samuel d'une voix
impatiente.

-- Nous y voici... répondit Samuel.

-- Enfin! c'est bien heureux, dit Rodin.

-- Très heureux, répondit l'israélite.

Et se rangeant le long d'un corridor où il avait précédé Rodin, il
indiqua de la main dont il tenait sa lampe une grande porte d'où
sortait une faible clarté. Rodin, malgré sa surprise croissante,
entra résolument, suivi du père Caboccini et de Samuel.

La chambre où se trouvaient alors ces trois personnages était très
vaste; elle ne pouvait recevoir de lumière que par un belvédère
carré, mais les vitres des quatre faces de cette lanterne
disparaissaient sous des plaques de plomb percées chacune de sept
trous formant la croix.

Aussi, le jour n'arrivant dans cette pièce que par ces croix
ponctuées, l'obscurité eût été complète sans une lampe qui brûlait
sur une grande et massive console de marbre noir appuyée à l'un
des murs. On eût dit un appartement funéraire; ce n'étaient
partout que draperies ou rideaux noirs frangés de blanc. On ne
voyait d'autre meuble que la console de marbre dont on a parlé.

Sur cette console était une cassette de fer forgé du dix-septième
siècle, admirablement travaillée à jour, une véritable dentelle
d'acier.

Samuel, s'adressant à Rodin, qui s'essuyant le front avec son sale
mouchoir, regardait autour de lui très surpris, mais nullement
effrayé, lui dit:

-- Les volontés du testateur, si bizarres qu'elles puissent vous
paraître, sont sacrées... pour moi... je les accomplirai donc
toutes... si vous le voulez bien.

-- Rien de plus juste, reprit Rodin; mais que venons-nous faire
ici?...

-- Vous le saurez tout à l'heure, monsieur... Vous êtes le
mandataire de l'unique héritier restant de la famille Rennepont,
M. l'abbé Gabriel de Rennepont?

-- Oui, monsieur, et voici mes titres, répondit Rodin.

-- Afin d'épargner le temps, reprit Samuel, je vais, en attendant
l'arrivée du magistrat, faire devant vous l'inventaire des valeurs
montant de la succession Rennepont, renfermées dans cette cassette
de fer, et que hier j'ai été retirer de la Banque de France.

-- Les valeurs... sont là?... s'écria Rodin d'une voix ardente en
se précipitant vers la cassette.

-- Oui, monsieur, répondit Samuel, voici mon bordereau. Monsieur
votre secrétaire fera l'appel des valeurs; je vous en présenterai
à mesure les titres, vous les examinerez, et ils seront ensuite
replacés dans cette cassette, que je vous remettrai en présence du
magistrat.

-- Ceci est parfait de tous points, dit Rodin. Samuel remit un
carnet au père Caboccini, s'approcha de la cassette, fit jouer un
ressort, que Rodin ne put apercevoir; le lourd couvercle se leva,
et, à mesure que le père Caboccini, lisant le bordereau, énonçait
une valeur, Samuel en mettait le titre sous les yeux de Rodin, qui
le remettait au vieux juif après un mûr examen. Cette vérification
fut rapide, car ces valeurs immenses ne se composaient, comme on
sait, que de huit titres[35] et d'un appoint de cinq cent mille
francs en billets de banque, de trente-cinq mille en or, et de
deux cent cinquante francs en argent; total: _deux cent douze
millions cent soixante-quinze mille francs._

Lorsque Rodin, après avoir compté le dernier des cinq cents
billets de banque de mille francs, dit, en les remettant à Samuel:

-- C'est bien cela... total: DEUX CENT DOUZE MILLIONS CENT
SOIXANTE-QUINZE MILLE FRANCS, il eut sans doute une espèce
d'étouffement de joie, d'éblouissement de bonheur, car un instant
sa respiration s'arrêta, ses yeux se fermèrent, et il fut forcé de
s'appuyer sur le bras du bon petit père Caboccini, en lui disant
d'une voix altérée:

-- C'est singulier... je me croyais... plus fort contre les
émotions... Ce que je ressens est extraordinaire.

Et la lividité naturelle du jésuite augmenta tellement, il fut
agité de frémissements convulsifs si saccadés, que le père
Caboccini s'écria tout en le soutenant:

-- Mon cher père... revenez à vous... revenez à vous... il ne faut
pas que l'ivresse du succès vous trouble à ce point...

Pendant que le petit borgne donnait à Rodin cette preuve de sa
tendre sollicitude, Samuel s'occupait de replacer les titres et
les valeurs dans la cassette de fer...

Rodin, grâce à son indomptable énergie et à l'indicible joie qu'il
ressentait en se voyant sur le point de toucher à un but si
ardemment poursuivi, Rodin surmonta cet excès de faiblesse, et, se
redressant, calme, fier, il dit au père Caboccini:

_-- _Ce n'est rien... je n'ai pas voulu mourir du choléra, ce
n'est pas pour mourir de joie le 1er juin. Et, en effet, quoique
d'une lividité effrayante, la face du jésuite rayonnait d'orgueil
et d'audace.

Lorsqu'il eut vu Rodin complètement remis, le père Caboccini
sembla se transformer: quoique petit, obèse et borgne, ses traits,
naguère si riants, prirent tout à coup une expression si ferme, si
dure, si dominatrice, que Rodin recula d'un pas en le regardant.

Alors le père Caboccini, tirant de sa poche un papier, qu'il baisa
respectueusement, jeta un regard d'une sévérité extrême sur Rodin,
et lut ce qui suit d'une voix sonore et menaçante:

«Au reçu du présent rescrit, le révérend père Rodin remettra tous
ses pouvoirs au révérend père Caboccini, qui demeurera seul
chargé, ainsi que le révérend père d'Aigrigny, de recueillir la
succession de Rennepont, si, dans sa justice éternelle, le
Seigneur veut que ces biens, qui ont été autrefois dérobés à notre
compagnie, nous soient rendus.

«De plus, au reçu du présent rescrit, le révérend père Rodin,
surveillé par un de nos pères, que désignera le révérend père
Caboccini, sera conduit dans notre maison de la ville de Laval,
où, mis en cellule, il restera en retraite et claustration absolue
jusqu'à nouvel ordre.»

Et le père Caboccini tendit le rescrit à Rodin pour que celui-ci
pût y lire la signature du général de la compagnie. Samuel,
vivement intéressé par cette scène, laissant la cassette
entrouverte, se rapprocha de quelques pas. Tout à coup Rodin
éclata de rire... mais d'un rire de joie, de mépris et de
triomphe, impossible à rendre.

Le père Caboccini le regardait avec un étonnement irrité, lorsque
Rodin se grandissant encore, et redevenant plus impérieux, plus
hautain, plus souverainement dédaigneux que jamais, écarta du
revers de sa main crasseuse le papier que lui tendait le père
Caboccini, et lui dit:

-- De quelle date est ce rescrit!

-- Du 11 mai... dit le père Caboccini stupéfait.

-- Voici un bref que j'ai reçu cette nuit de Rome, il est daté du
18... et m'apprend que je suis nommé général de l'ordre...
Lisez...

Le père Caboccini prit la cédule, lut, et resta d'abord atterré.
Puis il rendit humblement le rescrit à Rodin en ployant
respectueusement le genou devant lui.

Ainsi se trouvait accomplie la première visée ambitieuse de
Rodin... Malgré tous les soupçons, toutes les défiances, toutes
les haines qu'il avait soulevées dans le parti dont le cardinal
Malipieri était le représentant et le chef, Rodin, à force
d'adresse, de ruse, d'audace, de persuasion, et surtout à raison
de la haute idée que ses partisans de Rome avaient de sa rare
capacité, était parvenu, grâce à l'activité, aux intrigues de ses
séides, à faire déposer son général et à se faire élever à ce
poste éminent...

Or, selon les combinaisons de Rodin, garanties par les millions
qu'il allait posséder, de ce poste au trône pontifical... il ne
lui restait plus qu'un pas à faire...

Muet témoin de cette scène, Samuel sourit aussi, lui, d'un air de
triomphe, lorsqu'il eut fermé la cassette au moyen du secret que
lui seul connaissait.

Ce bruit métallique rappela Rodin des hauteurs d'une ambition
effrénée aux réalités de la vie, et il dit à Samuel d'une voix
brève:

-- Vous avez entendu!... À moi... à moi seul... ces millions...

Et il étendit ses mains impatientes et avides vers la caisse de
fer, comme pour en prendre possession avant l'arrivée du
magistrat.

Mais alors Samuel, à son tour se transfigura; croisant les bras
sur sa poitrine, redressant sa taille courbée par le grand âge, il
apparut imposant, menaçant; ses yeux, de plus en plus brillants,
lançaient des éclairs d'indignation; il s'écria d'une voix
solennelle:

-- Cette fortune, d'abord humble débris de l'héritage du plus
noble des hommes, que les trames des fils de Loyola ont forcé au
suicide... cette fortune, devenue royale, grâce à la sainte
probité de trois générations de serviteurs fidèles... ne sera pas
le prix du mensonge, de l'hypocrisie... et du meurtre... Non,
non... dans son éternelle justice... Dieu ne le veut pas...

-- Que parlez-vous de meurtre, monsieur! demanda témérairement
Rodin. Samuel ne répondit pas... il frappa du pied... et étendit
lentement le bras vers le fond de la salle. Alors Rodin et le père
Caboccini virent un spectacle effrayant.

Les draperies qui cachaient les murailles s'écartèrent comme si
elles eussent cédé à une main invisible... Rangés autour d'une
sorte de crypte éclairée par la lueur funèbre et bleuâtre d'une
lampe d'argent, six corps étaient couchés sur des draperies noires
et vêtus de longues robes noires...

C'étaient: Jacques Rennepont, François Hardy, Rose et Blanche
Simon, Adrienne et Djalma.

Ils paraissaient endormis... leurs paupières étaient closes...
leurs mains croisées sur leur poitrine...

Le père Caboccini, tremblant de tous ses membres, se signa et
recula jusqu'à la muraille opposée, où il s'appuya en cachant sa
figure dans ses mains.

Rodin, au contraire, les traits bouleversés, les yeux fixes, les
cheveux hérissés, cédant à une invincible attraction, s'avança
vers ces corps inanimés.

On eût dit que ces derniers des Rennepont venaient d'expirer à
l'instant même, car ils semblaient être dans la première heure du
sommeil éternel.

-- Les voilà... ceux que vous avez tués... reprit Samuel d'une
voix entrecoupée de sanglots. Oui, vos horribles trames ont dû
causer leur mort... car vous aviez besoin de leur mort... Chaque
fois que tombait, frappé par vos maléfices... un des membres de
cette famille infortunée... je parvenais à m'emparer de ses restes
avec un soin pieux... car, hélas! ils doivent tous reposer dans le
même sépulcre. Oh! soyez maudit... maudit... maudit, vous qui les
avez tués!... Mais leurs dépouilles échapperont à vos mains
homicides.

Rodin, toujours attiré malgré lui, s'était peu à peu approché de
la couche funèbre de Djalma: surmontant sa première épouvante, le
jésuite, pour s'assurer qu'il n'était pas le jouet d'une
effrayante illusion... osa toucher les mains de l'Indien qu'il
avait croisées sur sa poitrine... Ces mains étaient glacées mais
leur peau était souple et humide. Rodin recula d'horreur...
Pendant quelques secondes, il frémit convulsivement; mais sa
première stupeur passée, la réflexion lui vint, et, avec la
réflexion, cette invincible énergie, cette infernale opiniâtreté
de caractère qui lui donnait tant de puissance; alors, se
raffermissant sur ses jambes chancelantes, passant sa main sur son
front, redressant la tête, mouillant deux ou trois fois ses lèvres
avant de parler, car il se sentait de plus en plus la poitrine, la
gorge et la bouche en feu sans pouvoir s'expliquer la cause de
cette chaleur dévorante, il parvint à donner à ses traits altérés
une expression impérieuse et ironique, se retourna vers Samuel,
qui pleurait silencieusement et lui dit d'une voix rauque et
gutturale:

-- Je n'ai pas besoin de vous montrer les actes de décès...
les voici... en personne.

Et de sa main décharnée, il désigna les six cadavres.

À ces mots de son général, le père Caboccini se signa de nouveau
avec effroi, comme s'il eût vu le démon.

-- Ô mon Dieu! dit Samuel, vous vous êtes donc tout à fait retiré
de lui?... De quel regard il contemple ses victimes!...

-- Allons donc, monsieur! dit Rodin avec un affreux sourire, c'est
une exposition de _Curtius _au naturel... rien de plus... Mon
calme vous prouve mon innocence. Allons, au fait... car j'ai un
rendez-vous chez moi à deux heures. Descendons cette cassette...

Et il fit un pas vers la console.

Samuel, saisi d'indignation, de courroux et d'horreur, devança
Rodin, et pesant avec force sur un bouton placé au milieu du
couvercle de la cassette, bouton qui céda sous cette pression, il
s'écria:

-- Puisque votre âme infernale ne connaît pas le remords... peut-
être la rage de la cupidité trompée l'ébranlera-t-elle...

-- Que dit-il!... s'écria Rodin. Que fait-il!...

-- Regardez, dit à son tour Samuel avec un farouche triomphe; je
vous l'ai dit, les dépouilles de vos victimes échapperont à vos
mains homicides.

À peine Samuel eut-il prononcé ces mots, qu'à travers les
découpures de la cassette de fer travaillée à jours s'échappèrent
quelques jets de fumée, et une légère odeur de papier brûlé se
répandit dans la salle...

Rodin comprit.

-- Le feu!... s'écria-t-il en se précipitant sur la cassette pour
l'enlever. Elle était rivée à la pesante console de marbre.

-- Oui... le feu!... dit Samuel; dans quelques minutes... de ce
trésor immense il ne restera plus que des cendres... et mieux vaut
qu'il soit réduit en cendres que d'être à vous et aux vôtres... Ce
trésor ne m'appartient pas... il ne me reste plus qu'à l'anéantir,
car Gabriel de Rennepont sera fidèle au serment qu'il a fait!

-- Au secours!... de l'eau!... de l'eau!... criait Rodin en se
précipitant sur la cassette qu'il couvrait de son corps, tâchant
en vain d'étouffer la flamme, qui, activée par le courant d'air,
sortait par les mille découpures du fer; puis bientôt son
intensité diminua peu à peu, quelques filets de fumée bleuâtre
s'échappèrent alors de la cassette... et tout s'éteignit!...

C'en était fait... Alors Rodin, éperdu, haletant, se retourna; il
s'appuyait d'une main sur la console... pour la première fois de
sa vie... il pleurait... de grosses larmes... larmes de rage,
ruisselaient sur ses joues cadavéreuses.

Mais soudain d'atroces douleurs, d'abord sourdes, mais qui avaient
peu à peu augmenté d'intensité, quoiqu'il usât de toute son
énergie pour les combattre, éclatèrent en lui avec tant de furie,
qu'il tomba sur ses genoux en portant ses deux mains à sa
poitrine, et il murmura, tâchant encore de sourire:

-- Ce n'est rien... ne vous réjouissez pas... quelques spasmes,
voilà tout. Le trésor est détruit... mais je... reste toujours...
général... de l'ordre... et je... Oh!... je souffre... Quelle
fournaise! ajouta-t-il en se tordant dans d'horribles étreintes.
Depuis... que je suis entré dans cette maison maudite... reprit-
il, je ne sais... ce que j'ai... Si... je ne vivais... depuis
longtemps... que de racines... d'eau et de pain... que je vais...
acheter moi-même... je croirais... au poison... car... je
triomphe... et le... cardinal Malipieri... a les bras longs...
Oui... je triomphe... aussi... je ne mourrai pas... non... pas
plus cette fois que les autres... Je ne veux pas... mourir, moi.

Puis, faisant un bond convulsif et raidissant les bras:

-- Mais c'est du... feu... qui me dévore les entrailles... Plus de
doute... on... a voulu m'empoisonner... aujourd'hui... mais... où?
mais qui?...

Et s'interrompant encore, Rodin cria de nouveau d'une voix
étouffée:

-- Au secours!... mais secourez-moi donc; vous me regardez là...
tous deux... comme des spectres... Au secours!

Samuel et le père Caboccini, épouvantés de cette horrible agonie,
ne pouvaient faire un mouvement.

-- Au secours!... criait Rodin d'une voix strangulée... car ce
poison est horrible... Mais comment... me l'a-t-on...

Puis, poussant un terrible cri de rage, comme si une idée subite
se fût offerte à sa pensée, il s'écria:

-- Ah!... Faringhea... ce matin... ce matin... l'eau bénite...
qu'il m'a donnée... il connaît des poisons si subtils... Oui...
c'est lui... il avait... eu une entrevue... avec Malipieri... Oh!
démon... C'est bien joué... je l'avoue... les Borgia... chassent
de race... Oh!... c'est fini... je meurs... ils me regretteront...
les niais... Oh!... enfer!... enfer!... Oui... l'Église ne sait
pas... ce qu'elle perd!... Mais je brûle! Au secours!

On vint au secours de Rodin. Des pas précipités se firent entendre
dans l'escalier; bientôt le docteur Baleinier, suivi de la
princesse de Saint-Dizier, parut à la porte de la chambre de
deuil... La princesse, ayant appris vaguement le matin même la
mort du père d'Aigrigny, accourait interroger Rodin à ce sujet.
Lorsque cette femme, entrant brusquement, eut jeté un regard sur
l'effrayant spectacle qui s'offrait à ses yeux... lorsqu'elle eut
vu Rodin se tordant au milieu d'une affreuse agonie, puis, plus
loin, éclairés par la lampe sépulcrale, les six cadavres... et
parmi eux le corps de sa nièce et ceux des deux orphelines qu'elle
avait envoyées à la mort... la princesse resta pétrifiée... sa
raison ne put résister à ce formidable choc... Après avoir
lentement regardé autour d'elle, elle leva les bras au ciel et
éclata d'un rire insensé...

Elle était folle...

Pendant que le docteur Baleinier, éperdu, soutenait la tête de
Rodin, qui expirait entre ses bras, Faringhea parut à la porte,
resta dans l'ombre, et dit en jetant un regard farouche sur le
cadavre de Rodin:

-- Il voulait se faire chef de la compagnie de Jésus pour la
détruire... pour moi, la compagnie de Jésus remplace Bohwanie...
j'ai obéi au cardinal.



Épilogue


I. Quatre ans après.

Quatre années s'étaient écoulées depuis les événements précédents.

Gabriel de Rennepont écrivait la lettre suivante à M. l'abbé
_Joseph Charpentier_, curé desservant de la paroisse de Saint-
Aubin, pauvre village de Sologne.

«Métairie des _Vives-Eaux_, 2 juin 1836. «Voulant hier vous
écrire, mon bon Joseph, je m'étais assis devant cette vieille
petite table noire que vous connaissez; la fenêtre de ma chambre
donne, vous le savez, sur la cour de notre métairie: je puis, de
ma table, en écrivant, voir tout ce qui se passe dans cette cour.
«Voici de bien graves préliminaires, mon ami; vous souriez:
j'arrive au fait. «Je venais donc de m'asseoir devant ma table,
lorsque, regardant au hasard par la fenêtre ouverte, voilà ce que
je vis; vous qui dessinez si bien, mon bon Joseph, vous eussiez,
j'en suis sûr, reproduit cette scène avec un charme touchant. «Le
soleil était à son déclin, le ciel d'une grande sérénité, l'air
printanier, tiède et tout embaumé par la haie d'aubépine fleurie
qui, du côté du petit ruisseau, sert de clôture à notre cour; au-
dessous du gros poirier qui touche au mur de la grange était assis
sur le banc de pierre mon père adoptif, Dagobert, ce brave et
loyal soldat que vous aimez tant; il paraissait pensif; son front
blanchi était baissé sur sa poitrine, et d'une main distraite il
caressait le vieux Rabat-Joie, qui appuyait sa tête intelligente
sur les genoux de son maître; à côté de Dagobert était sa femme,
ma bonne mère adoptive, occupée d'un travail de couture, et auprès
d'eux, sur un escabeau, Angèle, la femme d'Agricol, allaitant son
dernier-né, tandis que la douce Mayeux, tenant l'aîné assis sur
ses genoux, lui apprenait à épeler ses lettres dans un alphabet.

«Agricol venait de rentrer des champs; il commençait de dételer
ses boeufs du joug, lorsque, frappé sans doute de ce tableau, il
resta un instant immobile à le regarder, la main toujours appuyée
au joug sous lequel pliait, puissant et soumis, le large front de
ses deux grands boeufs noirs.

«Je ne puis vous exprimer, mon ami, le calme enchanteur de ce
tableau éclairé par les derniers rayons du soleil, brisés çà et là
dans le feuillage. Que de types divers et touchants! la figure
vénérable du soldat... la physionomie si bonne et si tendre de ma
mère adoptive, le frais et charmant visage d'Angèle souriant à son
petit enfant, la douce mélancolie de la Mayeux appuyant de temps à
autre ses lèvres sur la tête blonde et rieuse du fils aîné
d'Agricol, et enfin Agricol lui-même, d'une beauté si mâle, où
semble se refléter cette âme loyale et valeureuse!...

«Ô mon ami! en contemplant cette réunion d'êtres si bons, si
dévoués, si nobles, si aimants et si chers les uns aux autres,
retirés dans l'isolement d'une petite métairie de notre Sologne,
mon coeur s'est élevé vers Dieu avec un sentiment de
reconnaissance ineffable. Cette paix de la famille, cette soirée
si pure, ce parfum de fleurs sauvages et que la brise apportait,
ce profond silence seulement troublé par le bruissement de la
petite chute d'eau qui avoisine la métairie, tout cela me faisait
monter au coeur de ces _bouffées _de vague et suave
attendrissement que l'on ressent et que l'on n'exprime pas, vous
le savez, mon ami... vous qui, dans vos promenades solitaires au
milieu de vos immenses plaines de bruyères roses entourées de
grands bois de sapins, sentez si souvent vos yeux devenir humbles
sans pouvoir vous expliquer cette émotion que j'éprouvai aussi
tant de fois, durant d'admirables nuits passées dans les profondes
solitudes de l'Amérique.

«Mais, hélas! un incident pénible vint troubler la sérénité de ce
tableau.

«J'entends tout à coup la femme de Dagobert s'écrier:

«-- Mon ami, tu pleures!

«À ces mots, Agricol, Angèle, la Mayeux, se levèrent et
entourèrent spontanément le soldat; l'inquiétude était peinte sur
tous les visages... alors lui, ayant brusquement relevé la tête,
on put voir, en effet, deux larmes qui coulaient de ses joues sur
sa moustache blanche...

«-- Ce n'est rien... mes enfants, dit-il d'une voix émue, ce n'est
rien... mais c'est aujourd'hui le 1er juin... et il y a quatre
ans...

«Il ne put achever; et, comme il portait les mains à ses yeux pour
essuyer ses larmes, on s'aperçut qu'il tenait une petite chaîne de
bronze à laquelle une médaille était suspendue. C'était sa relique
la plus chère; car, il y a quatre ans, presque mourant du chagrin
désespéré que lui causait la perte de ces deux anges, dont je vous
ai tant de fois parlé, mon ami, il avait trouvé au cou du maréchal
Simon, ramené mort après un combat à outrance, cette médaille que
ses enfants avaient si longtemps portée. Je descendis à l'instant,
comme bien vous pensez, mon ami, afin de tâcher aussi de calmer
les douloureux ressouvenirs de cet excellent homme; peu à peu, en
effet, ses regrets s'adoucirent, et la soirée se passa dans une
tristesse pieuse et calme. Vous ne sauriez croire, mon ami,
lorsque je fus monté dans ma chambre, toutes les cruelles pensées
qui me revinrent en songeant à ce passé dont je détourne toujours
mon esprit avec crainte et horreur.

«Alors m'apparurent les touchantes victimes de ces terribles et
mystérieux événements dont on n'a jamais pu sonder et éclairer
l'effrayante profondeur, grâce à la mort du père d'A... et du père
R... ainsi qu'à la folie incurable de Mme de Saint-D..., tous
trois auteurs ou complices de tant d'affreux malheurs. Malheurs à
jamais irréparables; car ceux-là qui ont été sacrifiés à une
épouvantable ambition auraient été l'orgueil de l'humanité par le
bien qu'ils auraient fait.

«Ah! mon ami, si vous saviez quels étaient ces coeurs d'élite! Si
vous saviez les projets de charité splendide de cette jeune fille,
dont le coeur était si généreux, l'esprit si élevé, l'âme si
grande... La veille de sa mort, et comme pour préluder à ses
magnifiques desseins, ensuite d'un entretien dont je dois, même à
vous, mon ami, taire le secret... elle m'avait confié une somme
considérable, en me disant avec sa grâce et sa bonté habituelle:

«-- On prétend me ruiner, on le pourra peut-être. Ce que je vous
remets sera du moins à l'abri... pour ceux qui souffrent...
Donnez... donnez beaucoup... Faites le plus d'heureux possible...
Je veux royalement inaugurer mon bonheur!

«Je ne sais si je vous ai dit, mon ami, que, par suite de ces
sinistres événements, voyant Dagobert et sa femme, ma mère
adoptive, réduits à la misère, la douce Mayeux pouvant vivre à
peine d'un salaire insuffisant, Agricol bientôt père, et moi-même
révoqué de mon humble cure et interdit par mon évêque pour avoir
donné les secours de notre religion à un protestant et pour avoir
prié sur la tombe d'un malheureux poussé au suicide par le
désespoir, me voyant moi-même, à cause de cette interdiction,
bientôt sans ressources, car le caractère dont je suis revêtu ne
me permet pas d'accepter indifféremment tous les moyens
d'existence, je ne sais si je vous ai dit qu'après la mort de Mlle
de Cardoville, j'ai cru pouvoir distraire, de ce qu'elle m'avait
confié pour être employé en bonnes oeuvres, une somme bien minime
dont j'ai acquis cette métairie au nom de Dagobert.

«Oui, mon ami, telle est l'origine de ma _fortune_. Le fermier qui
faisait valoir ces quelques arpents de terre a commencé notre
éducation agronomique; notre intelligence, l'étude de quelques
bons livres pratiques, l'ont achevée; d'excellent artisan, Agricol
est devenu excellent cultivateur. Je l'ai imité; j'ai mis avec
zèle la main à la charrue sans _déroger_, car ce labeur nourricier
c'est trois fois saint; et c'est encore servir, glorifier Dieu,
que de féconder la terre qu'il a créée. Dagobert, lorsque ses
chagrins se sont apaisés, a retrempé sa vigueur à cette vie
agreste et salubre: dans son exil en Sibérie, il était déjà devenu
presque laboureur. Enfin, ma bonne mère adoptive, l'excellente
femme d'Agricol, la Mayeux, se sont partagé les travaux
intérieurs, et Dieu a béni cette pauvre petite colonie de gens,
hélas! bien éprouvés par le malheur, qui ont demandé à la solitude
et aux rudes travaux des champs une vie paisible, laborieuse,
innocente, et l'oubli de grands chagrins.

«Quelquefois vous avez pu, dans nos veillées d'hiver, apprécier
l'esprit si délicat, si charmant, de la douce Mayeux, la rare
intelligence poétique d'Agricol, l'admirable sentiment maternel de
sa mère, le sens parfait de son père, le naturel gracieux et
exquis d'Angèle; aussi dites, mon ami, si jamais l'on a pu réunir
tant d'éléments d'adorable intimité. Que de longues soirées
d'hiver nous avons ainsi passées autour d'un foyer de sarments
pétillants, lisant tour à tour ou commentant ces quelques livres
toujours nouveaux, impérissables, divins, qui réchauffent toujours
le coeur, agrandissent toujours l'âme!... Que de causeries
attachantes prolongées ainsi bien avant dans la nuit!... et les
poésies pastorales d'Agricol! Et les timides confidences
littéraires de la Mayeux! Et la voix si pure, si fraîche d'Angèle,
se joignant à la voix mâle et vibrante d'Agricol dans des chants
d'une mélodie simple et naïve!... Et les récits de Dagobert, si
énergiques, si pittoresques dans leur naïveté guerrière! Et
l'adorable gaieté des enfants, et leurs ébats avec le bon vieux
Rabat-Joie, qui se prête à leurs jeux plus qu'il n'y prend
part!... Bonne et intelligente créature qui _semble toujours
chercher quelqu'un_, dit Dagobert qui le connaît; et il a
raison... Oui... ces deux anges dont il était le gardien fidèle,
lui aussi les regrette...

«Ne croyez pas, mon ami, que notre bonheur nous rende oublieux;
non, il ne se passe pas de jour que des noms bien chers à tous nos
coeurs ne soient prononcés avec un pieux et tendre respect...
Aussi les souvenirs douloureux qu'ils rappellent, planant sans
cesse autour de nous, donnent à notre existence calme et heureuse
cette nuance de douce gravité qui vous a frappé...

«Sans doute, mon ami, cette vie restreinte dans le cercle intime
de la famille et ne rayonnant pas au dehors pour le bien-être et
l'amélioration de nos frères, est peut-être d'une félicité un peu
égoïste; mais, hélas! les moyens nous manquent, et, quoique le
pauvre trouve toujours une place à notre table frugale et un abri
sous notre toit, il nous faut renoncer à toute grande pensée
d'action fraternelle; le modique revenu de notre métairie suffit
rigoureusement à nos besoins.

«Hélas! lorsque ces pensées me viennent, malgré les regrets
qu'elles me causent, je ne puis blâmer la résolution que j'ai
prise de tenir fidèlement mon serment d'honneur, sacré,
irrévocable, de renoncer à cette succession devenue immense,
hélas! par la mort des miens. Oui, je crois avoir rempli un grand
devoir en engageant le dépositaire de ce trésor à le réduire en
cendres, plutôt que de le voir tomber entre les mains de gens qui
en eussent fait un exécrable usage, ou de me parjurer en attaquant
une donation faite par moi librement, volontairement, sincèrement.
Et pourtant, en songeant à la réalisation des magnifiques volontés
de mon aïeul, admirable utopie, seulement possible avec ces
ressources immenses, et que Mlle de Cardoville, avant tant de
sinistres événements, pensait à réaliser avec le concours de
M. François Hardy, du prince Djalma, du maréchal Simon, de ses
filles et de moi-même; en songeant à l'éblouissant foyer de forces
vives de toutes sortes qu'une telle association eût fait
resplendir; en songeant à l'immense influence que ses rayonnements
auraient pu avoir pour le bonheur de l'humanité tout entière, mon
indignation, mon horreur, ma haine d'honnête homme et de chrétien,
augmentent encore contre cette compagnie abominable, dont les
noirs complots ont tué dans son germe un avenir si beau, si grand,
si fécond...

«De tant de splendides projets, que reste-t-il? sept tombes... car
la mienne est aussi creusée dans ce mausolée que Samuel a fait
élever sur l'emplacement de la rue Neuve-Saint-François, et dont
il s'est constitué le gardien... fidèle jusqu'à la fin...

* * * * *

«J'en étais là de ma lettre, mon ami, lorsque je reçois la vôtre.

«Ainsi, après vous avoir défendu de me voir, votre évêque vous
défend de correspondre désormais avec moi.

«Vos regrets si touchants, si douloureux, m'ont profondément ému;
mon ami... bien des fois nous avons causé de la discipline
ecclésiastique et du pouvoir absolu des évêques sur nous autres,
pauvres prolétaires du clergé, abandonnés à leur merci, sans
soutien et sans secours... Cela est douloureux, mais cela est la
loi de l'église, mon ami; vous avez juré d'observer cette loi...
il faut vous soumettre comme je me suis soumis; tout serment est
sacré pour l'homme d'honneur.

«Pauvre et bon Joseph, je voudrais que vous eussiez les
compensations qui me restent après la rupture de relations si
douces pour moi... Mais, tenez, je suis trop ému... je souffre,
oui, beaucoup... car je sais ce que vous devez ressentir...

«Il m'est impossible de continuer cette lettre... je serais peut-
être amer contre ceux dont nous devons respecter les ordres...

«Puisqu'il le faut, cette lettre sera la dernière; adieu,
tendrement, mon ami; adieu encore et pour toujours, adieu... J'ai
le coeur brisé...

GABRIEL DE RENNEPONT.»



II. La rédemption.

Le jour allait bientôt paraître...

Une lueur rose, presque imperceptible, commençait de poindre à
l'orient, mais les étoiles brillaient encore, étincelantes de
lumière, au milieu de l'azur du zénith.

Les oiseaux, s'éveillant sous la fraîche feuillée des grands bois
de la vallée, préludaient par quelques gazouillements isolés à
leur concert matinal.

Une légère vapeur blanchâtre s'élevait des hautes herbes baignées
de la rosée nocturne, tandis que les eaux calmes et limpides d'un
grand lac réfléchissaient l'aube blanchissante dans leur miroir
profond et bleu.

Tout annonçait une de ces joyeuses et chaudes journées du
commencement de l'été...

À mi-côté du versant du vallon, et faisant face à l'orient, une
touffe de vieux saules moussus, creusés par le temps, et dont la
rugueuse écorce disparaissait presque sous les rameaux grimpants
de chèvrefeuilles sauvages et de liserons aux clochettes de toutes
couleurs, une touffe de vieux saules formait une sorte d'abri
naturel, et sur leurs racines noueuses, énormes, recouvertes d'une
mousse épaisse, un homme et une femme étaient assis; leurs cheveux
entièrement blanchis, leurs rides séniles, leur taille voûtée,
annonçaient une grande vieillesse...

Et pourtant cette femme était naguère encore jeune, belle, et de
longs cheveux noirs couvraient son front pâle.

Et pourtant cet homme était naguère encore dans toute la vigueur
de l'âge.

De l'endroit où se reposaient cet homme et cette femme, on
découvrait la vallée, le lac, les bois, et au-dessus des bois la
cime âprement découpée d'une haute montagne bleuâtre, derrière
laquelle le soleil allait se lever.

Ce tableau, à demi voilé par la pâle transparence de l'heure
crépusculaire, était à la fois riant, mélancolique et solennel...

-- Ô ma soeur! disait le vieillard à la femme qui, comme lui, se
reposait dans le réduit agreste formé par le bouquet de saules, ô
ma soeur, que de fois... depuis tant de siècles que la main du
Seigneur nous a lancés dans l'espace, et que séparés, nous
parcourions le monde d'un pôle à l'autre; que de fois nous avons
assisté au réveil de la nature avec un sentiment de douleur
incurable! Hélas! c'était encore un jour à traverser... de l'aube
au couchant... un jour inutilement ajouté à nos jours, dont il
augmentait en vain le nombre, puisque la mort nous fuyait
toujours.

-- Mais, ô bonheur! depuis quelques temps, mon frère, le Seigneur,
dans sa pitié, a voulu qu'ainsi que pour les autres créatures,
chaque jour écoulé fût pour nous un pas de plus fait vers la
tombe. Gloire à lui!... gloire à lui!...

-- Gloire à lui, ma soeur... car depuis hier que sa volonté nous a
rapprochés... je ressens cette langueur ineffable que doivent
causer les approches de la mort...

-- Comme vous, mon frère, j'ai aussi peu à peu senti mes forces,
déjà bien affaiblies, s'affaiblir encore dans un doux épuisement;
sans doute le terme de notre vie approche... La colère du Seigneur
est satisfaite.

-- Hélas! ma soeur, sans doute aussi... le dernier rejeton de ma
race maudite... va, par sa mort prochaine, achever ma
rédemption... car la volonté de Dieu s'est enfin manifestée; je
serai pardonné lorsque le dernier de mes rejetons aura disparu de
la terre... À celui-là... saint parmi les plus saints... était
réservée la grâce d'accomplir mon rachat... lui qui a tant fait
pour le salut de ses frères.

-- Oh! oui, mon frère, lui qui a tant souffert, lui qui, sans se
plaindre, a vidé de si amers calices, a porté de si lourdes croix;
lui qui, ministre du Seigneur, a été l'image du Christ sur la
terre, il devait être le dernier instrument de cette rédemption...

-- Oui... car je le sens à cette heure, ma soeur, le dernier des
miens, touchante victime d'une lente persécution, est sur le point
de rendre à Dieu son âme angélique... Ainsi... jusqu'à la fin...
j'aurai été fatal à ma race maudite... Seigneur, Seigneur, si
votre clémence est grande, votre colère aussi a été grande.

-- Courage et espoir, mon frère... songez qu'après l'expiation
vient le pardon, après le pardon la récompense... Le Seigneur a
frappé en nous et dans votre postérité l'artisan rendu méchant par
le malheur et par l'injustice; il vous a dit: «Marche!...
Marche!... sans trêve ni repos, et ta marche sera vaine, et chaque
soir, en te jetant sur la terre dure, tu ne seras pas plus près du
but que tu ne l'étais le matin en recommençant ta course
éternelle...». Ainsi, depuis les siècles, des hommes impitoyables
ont dit à l'artisan... «Travaille... travaille... travaille...
sans trêve ni repos, et ton travail, fécond pour tous, pour toi
seul sera stérile, et chaque soir, en te jetant sur la terre dure,
tu ne seras pas plus près d'atteindre le bonheur et le repos que
tu n'en étais près la veille, en revenant de ton labeur
quotidien... Ton salaire t'aura suffi à entretenir cette vie de
douleurs, de privations et de misère...»

-- Hélas!... hélas!... en sera-t-il donc toujours ainsi!...

-- Non, non, mon frère, au lieu de pleurer sur ceux de votre race,
réjouissez-vous en eux; s'il a fallu au Seigneur leur mort pour
votre rédemption, le Seigneur, en rédimant en vous l'artisan
maudit du ciel... rédimera aussi l'artisan maudit et craint de
ceux qui le soumettent à un joug de fer... les temps approchent...
les temps approchent... la commisération du Seigneur ne s'arrêtera
pas à nous seuls... Oui, je vous le dis, en nous seront rachetés
et la femme et l'esclave moderne. L'épreuve a été cruelle, mon
frère... depuis tantôt dix-huit siècles... elle dure; mais elle a
assez duré... Voyez, mon frère, voyez à l'orient cette lueur
vermeille, qui peu à peu gagne... gagne le firmament... Ainsi
s'élèvera bientôt le soleil de l'émancipation nouvelle, qui
répandra sur le monde sa clarté, sa chaleur vivifiante, comme
celle de l'astre qui va bientôt resplendir au ciel...

-- Oui, oui, ma soeur, je le sens, vos paroles sont
prophétiques... oui... nous fermerons nos yeux appesantis en
voyant du moins l'aurore de ce jour de délivrance... jour beau,
splendide comme celui qui va naître... Oh! non... non... je n'ai
plus que des larmes d'orgueil et de glorification pour ceux de ma
race qui sont morts peut-être pour assurer cette rédemption!
saints martyrs de l'humanité, sacrifiés par les éternels ennemis
de l'humanité; car les ancêtres de ces sacrilèges qui blasphèment
le saint nom de Jésus, en le donnant à leur compagnie, sont les
pharisiens, les faux et indignes prêtres, que le Christ a maudits.
Oui, gloire aux descendants de ma race d'avoir été les derniers
martyrs immolés par ces complices de tout esclavage, de tout
despotisme, par ces impitoyables ennemis de l'affranchissement de
ceux qui veulent jouir, comme fils de Dieu, des dons que le
Créateur a départis sur la grande famille humaine... Oui, oui,
elle approche, la fin du règne de ces modernes pharisiens, de ces
faux prêtres, qui prêtent un appui sacrilège à l'égoïsme
impitoyable du fort contre le faible, en osant soutenir, à la face
des inépuisables trésors de la création, que Dieu à fait l'homme
pour les larmes, pour le malheur et pour la misère... ces faux
prêtres qui, séides de toutes les oppressions, veulent toujours
courber vers la terre, humilié, abruti, désolé, le front de la
créature. Non, non, qu'elle relève fièrement son front; Dieu l'a
faite pour être digne, intelligente, libre et heureuse.

-- Ô mon frère!... vos paroles sont aussi prophétiques... Oui,
oui, l'aurore de ce beau jour... approche... elle approche...
comme approche le lever de ce jour qui, par la miséricorde de
Dieu, sera le dernier de notre vie... terrestre...

-- Le dernier... ma soeur... car je ne sais quel anéantissement me
gagne... il me semble que tout ce qui est en moi matière se
dissout; je sens les profondes aspirations de mon âme qui semble
vouloir s'élancer vers le ciel.

-- Mon frère... mes yeux se voilent; c'est à peine si, à travers
mes paupières closes, j'aperçois à l'orient cette clarté tout à
l'heure si vermeille...

-- Ma soeur... c'est à travers une vapeur confuse que je vois la
vallée... le lac... les bois... mes forces m'abandonnent...

-- Mon frère... Dieu soit béni... il approche, le moment de
l'éternel repos.

-- Oui... il vient, ma soeur... le bien-être du sommeil éternel...
s'empare de tous mes sens...

-- Ô bonheur!... mon frère... j'expire...

-- Ma soeur... mes yeux se ferment... Pardonnés... pardonnés...

-- Oh!... mon frère... que cette divine rédemption s'étende sur
tous... ceux qui souffrent... sur la terre.

-- Mourez... en paix... ma soeur... L'aurore de ce... grand
jour... a lui... le soleil se lève... voyez.

-- Ô Dieu!... soyez béni...

-- Ô Dieu!... soyez béni...

* * * * *

Et au moment où ces deux voix se turent pour jamais, le soleil
parut radieux, éblouissant, et inonda la vallée de ses rayons.



Conclusion

Notre tâche est accomplie, notre oeuvre achevée.

Nous savons combien cette oeuvre est incomplète, imparfaite; nous
savons tout ce qui lui manque, et sous le rapport du style, et de
la conception et de la fable. Mais nous croyons avoir le droit de
dire cette oeuvre honnête, consciencieuse et sincère. Pendant le
cours de sa publication, bien des attaques haineuses, injustes,
implacables, l'ont poursuivie; bien des critiques sévères, pures,
quelquefois passionnées, mais loyales, l'ont accueillie. Les
attaques violentes, haineuses, injustes, implacables nous ont
diverti par cela même, nous l'avouons, en toute humilité, par cela
même qu'elles tombaient formulées en mandements contre nous, du
haut de certaines chaires épiscopales. Ces plaisantes fureurs, ces
bouffons anathèmes qui nous foudroient depuis plus d'une année,
sont trop divertissants pour être odieux; c'est simplement de la
haute et belle et bonne comédie de moeurs cléricales.

Nous avons joui, beaucoup joui de cette comédie; nous l'avons
goûtée, savourée; il nous reste à exprimer notre bien sincère
gratitude à ceux qui en sont à la fois, comme le divin Molière,
les auteurs et les acteurs.

Quant aux critiques, si amères, si violentes qu'elles aient été,
nous les acceptons d'autant mieux, en tout ce qui touche la partie
littéraire de notre livre, que nous avons souvent tâché de
profiter des conseils qu'on nous donnait peut-être un peu
âprement.

Notre modeste déférence à l'opinion d'esprits plus judicieux, plus
mûrs, plus corrects que sympathiques et bienveillants, a, nous le
craignons, quelque peu déconcerté, dépité, contrarié ces mêmes
esprits. Nous en sommes doublement aux regrets, car nous avons
profité de leurs critiques, et c'est toujours involontairement que
nous déplaisons à ceux qui nous obligent... même en espérant nous
désobliger.

Quelques mots encore sur des attaques d'un autre genre, mais plus
graves.

Ceux-ci nous ont accusé d'avoir fait un appel aux passions, en
signalant à l'animadversion publique tous les membres de la
société de Jésus.

Voici ma réponse:

Il est maintenant hors de doute, il est démontré par des textes
soumis aux épreuves les plus contradictoires, depuis Pascal
jusqu'à nos jours; il est démontré, disons-nous, par ces textes,
que les oeuvres théologiques des membres les plus accrédités de la
compagnie de Jésus contiennent l'excuse ou la justification:

DU VOL, -- DE L'ADULTÈRE, -- DU VIOL, -- DU MEURTRE.

Il est également prouvé que des oeuvres immondes, révoltantes,
signées par les révérends pères de la compagnie de Jésus, ont été
plus d'une fois mises entre les mains de jeunes séminaristes.

Ce dernier fait établi, démontré par le scrupuleux examen des
textes, ayant été d'ailleurs solennellement consacré naguère
encore, grâce au discours rempli d'élévation, de haute raison, de
grave et généreuse éloquence, prononcé par M. l'avocat général
Dupaty, lors du procès du savant et honorable M. de Strasbourg,
comment avons-nous procédé?

Nous avons supposé des membres de la compagnie de Jésus inspirés
par les détestables principes de _leurs théologiens classiques,
_et agissant selon l'esprit et la lettre de ces abominables
livres, leur catéchisme, leur rudiment; nous avons enfin mis en
action, en mouvement, en relief, en chair et en os, ces
détestables doctrines; rien de plus, rien de moins.

Avons-nous prétendu que tous les membres de la société de Jésus
avaient le noir talent ou la scélératesse d'employer ces armes
dangereuses que contient le ténébreux arsenal de leur ordre? Pas
le moins du monde. Ce que nous avons attaqué, c'est l'abominable
esprit des _Constitutions _de la compagnie de Jésus, ce sont les
livres de ses théologiens classiques.

Avons-nous enfin besoin d'ajouter que, puisque des papes, des
rois, des nations, et dernièrement encore la France, ont flétri
les horribles doctrines de cette compagnie, en expulsant ses
membres ou en dissolvant leur congrégation, nous n'avons, à bien
dire, que présenté sous une forme nouvelle des idées, des
convictions, des faits depuis longtemps consacrés par la notoriété
publique?

Ceci dit, passons. L'on nous a reproché d'exciter les rancunes des
pauvres contre les riches. À ceci nous répondrons que nous avons,
au contraire, tenté, dans la création d'Adrienne de Cardoville, de
personnifier cette partie de l'aristocratie de nom et de fortune
qui, autant par une noble et généreuse impulsion que par
l'intelligence du passé et par la prévision de l'avenir, tend ou
devrait tendre une main bienfaisante et fraternelle à tout ce qui
souffre, à tout ce qui conserve la probité dans la misère, à tout
ce qui est dignifié par le travail.

Est-ce, en un mot, semer des germes de division entre le riche et
le pauvre, que de montrer Adrienne de Cardoville, la belle et
riche patricienne appelant la Mayeux sa soeur, et la traitant en
soeur, elle, pauvre ouvrière, misérable et infirme?

Est-ce irriter l'ouvrier contre celui qui l'emploie que de montrer
M. François Hardy jetant les premiers fondements d'une maison
commune?

Non, nous avons au contraire tenté une oeuvre de rapprochement, de
conciliation, entre les deux classes placées aux deux extrémités
de l'échelle sociale; car, depuis tantôt trois ans, nous avons
écrit ces mots:

-- SI LES RICHES SAVAIENT!!!

Nous avons dit et nous répétons qu'il y a d'affreuses et
innombrables misères; que les masses, de plus en plus éclairées
sur leurs droits, mais encore calmes, patientes, résignées,
demandent que ceux qui gouvernent s'occupent enfin de
l'amélioration de leur déplorable position, chaque jour aggravée
par l'anarchie et l'industrie. Oui, nous avons dit et nous
répétons que l'homme laborieux et probe _a droit _à un travail qui
lui donne un salaire suffisant.

Que l'on nous permette enfin de résumer en quelques lignes les
questions soulevées par nous dans cette oeuvre.

Nous avons essayé de prouver la cruelle insuffisance du salaire
des femmes, et les horribles conséquences de cette insuffisance.

Nous avons demandé de nouvelles garanties contre la facilité avec
laquelle quiconque peut être renfermé dans une maison d'aliénés.
Nous avons demandé que l'artisan pût jouir du bénéfice de la loi à
l'endroit de la _liberté sous caution_, caution portée à un
chiffre tel (cinq cents francs) qu'il lui est impossible de
l'atteindre; liberté dont pourtant il a plus besoin que personne,
puisque souvent sa famille vit de son industrie, qu'il ne peut
exercer en prison. Nous avons donc proposé le chiffre de _soixante
à quatre-vingts francs_, comme représentant la moyenne d'un mois
de travail.

Nous avons enfin, en tâchant de rendre pratique l'organisation
d'une maison commune d'ouvriers, démontré, nous l'espérons, quels
avantages immenses, même avec le taux actuel des salaires, si
insuffisant qu'il soit, les classes ouvrières trouveraient dans le
principe de l'association et de la vie commune, si on leur
facilitait les moyens de les pratiquer.

Et afin que ceci ne fût pas traité d'utopie, nous avons établi par
des chiffres que des _spéculateurs _pourraient à la fois faire une
action humaine, généreuse, profitable à tous, et retirer cinq pour
cent de leur argent, en concourant à la fondation de maisons
communes.

Maintenant, un dernier mot pour remercier du plus profond de notre
coeur les amis connus et inconnus dont la bienveillance, les
encouragements, la sympathie, nous ont constamment suivi et nous
ont été d'un si puissant secours dans cette longue tâche...

Un mot encore de respectueuse et inaltérable reconnaissance pour
nos amis de Belgique et de Suisse qui ont daigné nous donner des
preuves publiques de leur sympathie, dont nous nous glorifierons
toujours, et qui auront été une de nos plus douces récompenses.

FIN



    [1] On sait qu'il y a en effet deux ordonnances,
remplies d'un touchant intérêt pour la race canine, qui
interdisent l'attelage des chiens.
    [2] Selon la tradition, il aurait été prédit à la mère de
Sixte-Quint qu'il serait pape, et il aurait été dans sa
première jeunesse, gardeur de troupeaux.
    [3] On lit dans les _Affaires de Rome_, cet admirable
réquisitoire contre Rome, dû au génie le plus
véritablement _évangélique _de notre siècle: « Tant que
l'issue de la lutte entre la Pologne et ses oppresseurs
demeura douteuse, le journal officiel romain ne contint
pas un mot qui pût blesser le peuple vainqueur en tant de
combats; mais à peine eut-il succombé, à peine les atroces
vengeances du czar eurent-elles commencé le long supplice
de toute une nation dévouée au glaive, à l'exil, à la
servitude, que le même journal ne trouva pas d'expressions
assez injurieuses pour flétrir ceux que la fortune avait
abandonnés. _On aurait tort pourtant d'attribuer
directement cette indigne lâcheté au pouvoir pontifical_, il
_subissait la loi que la Russie lui imposait; elle lui disait:
_VEUX-TU VIVRE? TIENS-TOI LÀ!... PRÈS DE
L'ÉCHAFAUD... ET À MESURE QU'ELLES PASSERONT...
MAUDIS LES VICTIMES!!! » - (Lamennais_, Affaires de
Rome_, page 110. Pagnerre, 1844.)
    [4] Le pape Grégoire XVI venait à peine de monter sur
le trône pontifical quand il apprit la révolte de Bologne.
Son premier mouvement fut d'appeler les Autrichiens et
d'exciter les _Sanfédistes. _Le cardinal Albani battit les
libéraux à Césène, ses soldats pillèrent les églises,
saccagèrent les villes, violèrent les femmes. À _Forli_, les
bandes commirent des assassinats de sang-froid. En 1832,
les _Sanfédistes _se montrèrent au grand jour avec des
médailles à l'effigie du duc de Modène et du saint-père, des
lettres patentes au nom de la congrégation apostolique, des
privilèges et des indulgences. Les _Sanfédistes _prêtaient
littéralement le serment suivant: « Je jure d'élever le
trône et l'autel sur les os des infâmes libéraux, et de les
exterminer, sans pitié pour les cris des enfants et les
larmes des vieillards et des femmes. » Les désordres
commis par ses brigands passaient toutes les limites; la
cour de Rome régularisait l'anarchie, organisait les
_Sanfédistes _en corps de volontaires auxquels elle
accordait de nouveaux privilèges. _(La Révolution et les
Révolutionnaires en Italie. _- Revue des Deux Mondes, 15
novembre 1844.)
    [5] Variété des oiseaux de paradis, gallinacés fort
amoureux.
    [6] Célèbre marchand et entreposeur de chevaux, de
meutes, etc., etc., à Londres.
    [7] On lit dans la _Ruche populaire_, excellent recueil
rédigé par des ouvriers, dont nous avons déjà parlé:
« CARDEUSE DE MATELAS. - La poussière qui s'échappe
de la laine fait du cardage un état nuisible à la santé, mais
dont le danger est encore augmenté par les falsifications
commerciales. Quand un mouton est tué, la laine du cou
est teinté de sang; il faut la décolorer, afin de pouvoir la
vendre. À cet effet, on la trempe dans la chaux qui, après en
avoir opéré le blanchiment, y reste en partie; c'est
l'ouvrière qui en souffre; car, lorsqu'elle fait cet ouvrage,
la chaux, qui se détache sous forme de poussière, se porte à
sa poitrine par le fait de l'aspiration, et le plus souvent lui
occasionne des crampes d'estomac et des vomissements
qui la mettent dans un état déplorable; la plupart d'entre
elles y renoncent; celles qui s'y obstinent gagnent pour le
moins un catarrhe ou un asthme qui ne les quitte qu'à la
mort.
    [8] Disons-le à la louange des ouvriers, ces scènes
cruelles deviennent d'autant plus rares qu'ils s'éclairent
davantage et qu'ils ont plus conscience de leur dignité. Il
faut aussi attribuer ces tendances meilleures à la juste
influence d'un excellent livre sur le compagnonnage,
publié par M. Agricol Perdignier, dit Avignonais la Vertu,
compagnon menuisier (Paris, Pagnerre, 1841, 2 vol. in-18).
    [9] Les _Loups _et les _Gavots_, entre autres, font
remonter l'institution de leur compagnonnage jusqu'au roi
Salomon. (Voir, pour plus de détails, le curieux ouvrage de
M. Agricol Perdiguier, que nous avons déjà cité et d'où ce
chant de guerre est extrait.)
    [10] Nous serons compris de ceux qui ont entendu les
admirables concerts de l'Orphéon, où plus de mille
ouvriers, hommes, femmes et enfants, chantent avec un
merveilleux ensemble.
    [11] C'est en effet, le prix moyen d'un logement
d'ouvrier, composé au plus de deux petites pièces et d'un
cabinet, au troisième ou au quatrième étage.
    [12] Ce chiffre est exact, peut-être même exagéré... Un
bâtiment pareil, à une lieue de Paris, du côté de
Montrouge, avec toutes les grandes dépendances
nécessaires, cuisine, buanderie, lavoir, etc., réservoir à gaz,
prise d'eau, calorifère, etc., entouré d'un jardin de dix
arpents, aurait, à l'époque de ce récit, à peine coûté cinq
cent mille francs. Un constructeur expérimenté a bien
voulu nous faire un devis détaillé qui confirme ce que nous
avançons. On voit donc que _même à prix égal _de ce que
payent généralement les ouvriers, on pourrait leur assurer
des logements vraiment salubres et encore placer son
argent à dix pour cent.
    [13] Le fait a été expérimenté lors des travaux du
chemin de fer de Rouen. Les ouvriers français qui, n'ayant
pas de famille, ont pu adopter le régime des Anglais, ont
fait au moins autant de besogne, réconfortés qu'ils étaient
par une nourriture saine et suffisante.
    [14] Nous avons dit que la voie de bois en falourdes ou
cotrets revenait au pauvre à _quatre-vingt-dix francs_, il
en est de même de tous les objets de consommation pris
au détail, le fractionnement et le déchet étant à son
désavantage.
    [15] Le règlement qui traite des fonctions du comité
est précédé des considérations suivantes, aussi honorables
pour le fabricant que pour ses ouvriers:
    « Nous aimons à le reconnaître, chaque contremaître,
chaque chef de partie et chaque ouvrier contribue dans la
sphère de son travail, aux qualités qui recommandent les
produits de notre manufacture. Ils doivent donc participer
aux bénéfices qu'elle rapporte, et continuer à se vouer aux
progrès qui restent à faire; il est évident qu'il résultera un
grand bien de la réunion des lumières et des idées de
chacun. Nous avons, à cet effet, institué le comité dont la
composition et les attributions seront réglées ci-après.
Nous avons eu aussi pour but, dans cette institution,
d'augmenter, par un fréquent échange d'idées entre les
ouvriers, qui, jusqu'à présent, vivaient et travaillaient
presque tous isolément, la somme de connaissances de
chacun, et de les initier aux principes généraux d'une
bonne et saine administration. De cette réunion des forces
vives de l'atelier autour du chef de l'établissement
résultera le double bénéfice de l'amélioration intellectuelle
et matérielle des ouvriers et l'accroissement de la
prospérité de la manufacture.
    « Admettant d'ailleurs, comme juste, que la part
d'efforts de chacun soit récompensée, nous avons décidé
que, sur les bénéfices nets de la maison, tous frais et
allocations déduits, il sera prélevé une prime de cinq pour
cent, laquelle sera partagée par portions égales entre tous
les membres du comité, à l'exclusion des président, vice-
président et secrétaire, et leur sera remise chaque année le
31 décembre. Cette prime sera augmentée d'un pour cent
chaque fois que le comité aura admis trois membres
nouveaux.
    « La moralité, la bonne conduite, l'habileté et les
diverses aptitudes au travail ont déterminé nos choix dans
la désignation des ouvriers que nous appelons à la
formation du comité. En accordant à ses membres la
faculté de proposer l'adjonction de nouveaux membres,
dont l'admission aura pour base les mêmes qualifications
et qui seront élus par le comité lui-même, nous voulons
présenter à tous les ouvriers de nos ateliers un but qu'il
dépendra d'eux d'atteindre un peu plus tôt ou un peu plus
tard. L'application à remplir tous leurs devoirs dans
l'accomplissement le plus parfait de leurs travaux et dans
leur conduite hors du travail leur ouvrira successivement
la porte du comité. Ils seront aussi appelés à jouir d'une
participation juste et raisonnable aux avantages résultant
des succès qu'obtiendront les produits de notre
manufacture, succès auxquels ils auront concouru, et qui
ne pourront qu'augmenter par la bonne intelligence et par
la féconde émulation qui régneront, nous n'en doutons
pas, parmi les membres du comité. (Extrait des
dispositions relatives au comité consultatif composé d'un
président (chef de la fabrique, - d'un vice-président, - d'un
secrétaire - et de quatorze membre, dont quatre chefs
d'ateliers et dix ouvriers des plus intelligents dans chaque
spécialité.)
    « Art. 6. Trois membres réunis auront le droit de
proposer l'adjonction d'un nouveau membre dont le nom
sera inscrit pour qu'il soit délibéré sur son admission dans
la séance suivante. Cette admission sera prononcée
lorsque, au scrutin secret, le membre proposé aura obtenu
les deux tiers des suffrages des membres présents.
    « Art. 7. Le comité s'occupera, dans ses séances
mensuelles:
    « 1° De trouver les moyens de remédier aux
inconvénients qui se présentent chaque jour dans la
fabrication;
    Nous ferons remarquer seulement que les conditions
actuelles de l'industrie et d'autres considérations n'ont pas
permis de faire jouir tout d'abord la totalité des ouvriers de
ce bénéfice qui leur est octroyé d'ailleurs volontairement et
auquel tous participeront un jour; nous pouvons affirmer
que, dès la quatrième séance de ce comité consultatif,
l'honorable industriel dont nous parlons avait obtenu de
tels résultats de l'appel fait aux connaissances pratiques de
ses ouvriers, qu'il pouvait déjà évaluer à trente mille francs
environ pour l'année les bénéfices qui résulteraient soit de
l'économie, soit du perfectionnement de la fabrication.
    Résumons-nous. Il y a dans toute industrie trois
forces, trois agents, trois moteurs, dont les droits sont
également respectables:
    Le capitaliste qui fournit l'argent;
    L'homme intelligent qui dirige l'exploitation;
    Le travailleur qui exécute.
    « 2° De proposer les meilleurs moyens et les moins
dispendieux d'établir une fabrication spéciale destinée aux
pays d'outre-mer, et de combattre ainsi efficacement, par la
supériorité de notre construction, la concurrence
étrangère;
    « 3° Des moyens d'arriver à la plus grande économie
dans l'emploi des matériaux, sans nuire à la solidité ni à la
qualité des objets fabriqués;
    « 4° D'élaborer et de discuter les positions qui seront
présentées par le président ou les divers membres du
comité, ayant trait aux améliorations et aux
perfectionnements de la fabrication;
    « 5° Enfin de mettre le prix de la main-d'oeuvre en
rapport avec la valeur des objets façonnés. »
    Nous ajoutons, nous, que, d'après les renseignements
que M... a bien voulu nous donner, la part du bénéfice de
chacun de ses ouvriers (en outre de son salaire habituel)
sera au moins de trois cents à trois cent cinquante francs
par année. Nous regrettons cruellement que de modestes
susceptibilités ne nous permettent pas de révéler le nom
aussi honorable qu'honoré de l'homme de bien qui a pris
cette généreuse initiative.
    [16] Nous désirons qu'il soit bien entendu par le
lecteur que la seule nécessité de notre fable a donné aux
_Loups _le rôle agressif. Tout en essayant de montrer un
des abus de compagnonnage, abus qui, d'ailleurs, tendent à
s'effacer de jour en jour, nous ne voudrions pas paraître
attribuer un caractère d'hostilité farouche à une secte
plutôt qu'à une autre, aux _Loups _plutôt qu'aux
_Dévorants. _Les _Loups_, compagnons tailleurs de
pierres, sont généralement des ouvriers très laborieux, très
intelligents, et dont la position est d'autant plus digne
d'intérêt, que non seulement leurs travaux, d'une précision
presque mathématique, sont des plus rudes et des plus
pénibles, mais que ces travaux leur manquent pendant
deux ou trois mois de l'année, leur dure profession étant
malheureusement une de celles que l'hiver frappe d'un
chômage inévitable. Un assez grand nombre de _Loups,
_afin de se perfectionner dans leur métier, suivent chaque
soir un cour de géométrie linéaire appliqué à la coupe des
pierres. Plusieurs compagnons tailleurs de pierres avaient
même exhibé à la dernière exposition un modèle
d'architecture en plâtre.
    [17] En 1346, la fameuse peste noire ravagea le globe;
elle offrait les mêmes symptômes que le choléra, et le
même phénomène inexplicable de sa marche progressive
et par étapes, selon une route donnée. En 1660, une autre
épidémie analogue décima encore le monde.
    On sait que le choléra s'est d'abord déclaré à Paris, en
interrompant, si cela peut se dire, sa marche progressive,
par un bond énorme et inexplicable. - On se souvient aussi
que le vent du nord-est a constamment soufflé pendant les
plus grands ravages du choléra.
    [18] Une personne parfaitement digne de foi nous a
affirmé avoir assisté à un dîner d'apparat chez un prélat
fort éminent, et avoir vu au dessert une pareille exhibition,
ce qui fit dire par cette personne au prélat en question. « Je
croyais, monseigneur, que l'on mangeait le corps du
Sauveur sous les deux espèces, mais non pas en
angélique. » - Il faut reconnaître que l'invention de cette
sucrerie apostolique n'était pas du fait du prélat, mais était
due au catholicisme un peu exagéré d'une pieuse dame qui
avait une grande autorité dans la maison de
_Monseigneur_.
    [19] Un ecclésiastique aussi honorable qu'honoré nous
a cité le fait d'un pauvre jeune prêtre de paroisse qui,
interdit par son évêque sans aucune raison valable,
mourant de faim et de misère, a été réduit (en cachant son
saint caractère, bien entendu) à servir comme _garçon de
café_, à Lille, dans un établissement où son frère exerçait
le même emploi.
    [20] On sait que lors du choléra des placards pareils
furent répandus à profusion dans Paris, et tour à tour
attribués à différents partis.
    [21] On sait qu'à cette malheureuse époque plusieurs
personnes furent massacrées sous le faux prétexte
d'empoisonnement.
    [22] On lit dans le _Constitutionnel _du samedi 31
mars 1832: « Les Parisiens se conforment à la partie de
l'instruction populaire sur le choléra, qui, entre autres
recettes conservatrices, prescrit de n'avoir pas peur du mal,
de se distraire, etc, etc. Les plaisirs de la mi-carême ont été
aussi brillants et aussi fous que ceux du carnaval même;
on n'avait pas vu depuis longtemps, à cette époque de
l'année, autant de bals; le choléra lui-même a été le sujet
d'une caricature ambulante. »
    [23] Le fait est historique: un homme a été massacré
parce qu'on a trouvé sur lui un flacon d'ammoniaque. Sur
son refus de le boire, la populace, persuadée que le flacon
était rempli de poison, déchira ce malheureux.
    [24] Pour ne citer qu'un de ces livres, nous indiquerons
un opuscule vendu dans le mois de Marie. et où se
trouvent les détails les plus révoltants sur les couches de la
Vierge. Ce livre est destiné aux jeunes filles.
    [25] Cette ingénieuse parodie du procédé de la roulette
et du biribi, appliquée à un simulacre de la Vierge, a eu lieu
pour le tirage d'une loterie religieuse, il y a six semaines,
dans un couvent de femmes. Pour les croyants, ceci doit
être monstrueusement sacrilège; pour les indifférents,
c'est d'un ridicule déplorable; car de toutes les traditions,
celle de Marie est une des plus touchantes et des plus
respectables.
    [26] Jacques Rennepont étant mort, et Gabriel étant en
dehors des intérêts par sa donation régularisée, il ne restait
que cinq personnes de la famille: Rose et Blanche, Djalma,
Adrienne et M. Hardy.
    [27] Quelques curieux possèdent de pareilles
esquisses, produits de l'art indien, d'une naïveté primitive.
    [28] On lit ce qui suit dans le _Directorium _à propos
des moyens à employer afin d'attirer dans la compagnie de
Jésus les personnes que l'on veut y exploiter:
    _Pour attirer quelqu'un dans la société, il ne faut pas
agir brusquement, il faut attendre quelque bonne occasion,
par exemple que _LA PERSONNE ÉPROUVE UN
VIOLENT CHAGRIN_, ou encore qu'elle fasse de
mauvaises affaires; une excellente commodité se trouve
dans les vices mêmes._
    [29] Il est inutile de dire que ces passages sont
textuellement extraits de l'_Imitation _(traduction et
préface par le révérend père Gonnelieu).
    [30] La doctrine, non du _partage_, mais de _la
communauté_, non de _la division_, mais de
_l'association_, est tout entière en substance dans ce
passage du _Nouveau Testament: _« Tous ceux qui se
convertissent à la foi mettent leurs biens, leurs travaux,
leur vie en _commun; _ils n'ont tous qu'un coeur, qu'une
âme; ils ne forment tous ensemble qu'un seul corps; nul
ne possède rien en particulier, mais toutes choses sont
communes entre eux; C'EST POURQUOI IL N'Y A PAS DE
PAUVRES PARMI EUX. » _(Actes des Apôtres_, chap. IV,
32, 33.)
    Nous empruntons cette citation à un excellent article
de M. F. VIDAL: _De la justice distributive. (Revue
indépendante)._
    [31] Il nous serait impossible, à l'appui de ceci, de citer,
même en les _gazant_, les élucubrations du délire érotique
de soeur Thérèse, à propos de _son amour extatique pour le
Christ. _Ces maladies ne peuvent trouver place que dans le
_Dictionnaire des sciences médicales_ ou dans _le
Compendium_.
    [32] On sait combien les dénonciations, menaces,
calomnies anonymes sont familières aux révérends pères
et autres congréganistes. Le vénérable cardinal de la Tour
d'Auvergne s'est plaint dernièrement, dans une lettre
adressée aux journaux, des manoeuvres indignes et des
nombreuses menaces anonymes qui l'ont assailli, parce
qu'il refusait d'adhérer sans examen au mandement de
M. de Bonald contre le Manuel de M. Dupin, qui, malgré le
parti prêtre, restera toujours un Manuel de raison, de droit
et d'indépendance. Nous avons eu sous les yeux les pièces
d'un procès en captation, actuellement déféré au conseil
d'État, dans lesquelles se trouvaient un grand nombre de
notes anonymes écrites au vieillard que les prêtres
voulaient capter, et contenant soit des menaces contre lui
s'il ne déshéritait pas ses neveux, soit d'abominables
dénonciations contre son honorable famille; il ressort des
faits du procès même que ces lettres sont de la main de
deux religieux et d'une religieuse qui ne quittaient pas le
vieillard à ses derniers moments, et qui ont enfin spolié la
famille de plus de quatre cent mille francs.
    [33] Est-il besoin de nommer M. Ary Scheffer, un de
nos plus grands peintres de l'école moderne, et le plus
admirablement poète de tous nos grands peintres?
    [34] Voir les effets étranges du wambay, gomme
résineuse provenant d'un arbuste de l'Himalaya, dont la
vapeur a des propriétés exhilarantes d'une énergie
extraordinaire et beaucoup plus puissantes que celle de
l'opium, du hachisch, etc. On attribue à l'effet de cette
gomme l'espèce d'hallucination qui frappait les
malheureux dont le _prince des Assassins _(le Vieux de la
Montagne) faisait les instruments de ses vengeances.
    [35] À savoir: 2 millions de rente française en 5 pour
100 français_, au porteur; _900 000 francs de rente
française 3 pour 100 aussi _au porteur; _5000 actions de
la Banque de France_, au porteur_, 3000 actions des
Quatre Canaux_, au porteur; _125 000 ducats de rente de
Naples_, au porteur; _3900 métalliques d'Autriche_, au
porteur; _76 000 livres sterling de rente 3 pour 100
anglais_, au porteur; _1 200 000 florins hollandais_, au
porteur;_ 28 800 000 florins des Pays-Bas_, au porteur_.





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