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Title: Les deux nigauds
Author: Ségur, Comtesse de, 1799-1874
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les deux nigauds" ***


La comtesse de Ségur

LES DEUX NIGAUDS



I

PARIS! PARIS!

M. et Mme Gargilier étaient seuls dans leur salon; leurs enfants,
Simplicie et Innocent, venaient de les quitter pour aller se coucher.
M. Gargilier avait l'air impatienté; Mme Gargilier était triste et
silencieuse.

--Savez-vous, chère amie, dit enfin M. Gargilier, que j'ai presque envie
de donner une leçon, cruelle peut-être, mais nécessaire, à cette petite
sotte de Simplicie et à ce benêt d'Innocent?

--Quoi? Que voulez-vous faire? répondit Mme Gargilier avec effroi.

--Tout bonnement contenter leur désir d'aller passer l'hiver à Paris.

--Mais vous savez, mon ami, que notre fortune ne nous permet pas cette
dépense considérable; et puis votre présence est indispensable ici pour
tous vos travaux de ferme, de plantations.

--Aussi je compte bien rester ici avec vous.

--Mais. comment alors les enfants pourront-ils y aller?

--Je les enverrai avec la bonne et fidèle Prudence; Simplicie ira chez
ma soeur, Mme Bonbeck, à laquelle je vais demander de les recevoir chez
elle en lui payant la pension de Simplicie et de Prudence, car elle
n'est pas assez riche pour faire cette dépense. Quant à Innocent, je
l'enverrai dans une maison d'éducation dont on m'a parlé, qui est tenue
très sévèrement, et qui le dégoûtera des uniformes dont il a la tête
tournée.

--Mais, mon ami, votre soeur a un caractère si violent, si emporté; elle
a des idées si bizarres, que Simplicie sera très malheureuse, auprès
d'elle.

--C'est précisément ce que je veux; cela lui apprendra à aimer la vie
douce et tranquille qu'elle mène près de nous, et ce sera une punition
des bouderies, des pleurnicheries, des humeurs dont elle nous ennuie
depuis un mois.

--Et le pauvre Innocent, quelle vie on lui fera mener dans cette
pension!

--Ce sera pour le mieux. C'est lui qui pousse sa soeur à nous
contraindre de les laisser aller à Paris, et il mérite d'être puni. On
envoie dans cette pension les garçons indociles et incorrigibles: ils
lui rendront la vie dure; j'en serai bien aise. Quand il en aura assez,
il saura bien nous l'écrire et se faire rappeler.

--Et Prudence? Elle est bien bonne, bien dévouée, mais elle n'a jamais
quitté la campagne, et je crains qu'elle ne sache pas comment s'y
prendre pour arriver à Paris.

--Elle n'aura aucun embarras; le conducteur de la diligence la connaît,
prendra soin d'elle ainsi que des enfant; une fois en chemin de fer, ils
auront trois heures de route, et ma soeur ira les attendre à la gare
pour les emmener chez elle.

Mme Gargilier chercha encore à détourner son mari d'un projet qui
l'effrayait pour ses enfants, mais il y persista, disant qu'il ne
pouvait plus supporter l'ennui et l'irritation que lui donnaient les
pleurs et les humeurs de Simplicie et d'Innocent Il parla le soir même à
Prudence, en lui recommandant de ne rien dire encore aux enfants. Elle
fut très contrariée d'avoir à quitter ses maîtres, mais flattée en même
temps, de la confiance qu'ils lui témoignaient. Elle détestait
Paris sans le connaître, et elle comptait bien que les enfants s'en
dégoûteraient promptement et que leur absence ne serait pas longue.

Quelques jours après Simplicie essuyait pour la vingtième fois ses
petits yeux rouges et gonflés. Sa mère qui la regardait de temps en
temps d'un air mécontent, leva les épaules et lui dit avec froideur:

--Voyons, Simplicie, finis tes pleurnicheries; c'est ennuyeux, à la fin.
Je t'ai déjà dit que je ne voulais pas aller passer l'hiver à Paris et
que je n'irai pas.

SIMPLICIE.--Et c'est pour cela que je pleure. Croyez-vous que ce soit
amusant pour moi, qui vais avoir douze ans, de passer l'hiver à la
campagne dans la neige et dans la boue?

MADAME GARGILIER.--Est-ce que tu crois qu'à Paris il n'y a ni neige ni
boue?

SIMPLICIE.--Non, certainement; ces demoiselles m'ont dit qu'on balayait
les rues tous les jours.

MADAME GARGILIER.--Mais on a beau balayer, la neige tombe et la boue
revient comme sur les grandes routes.

SIMPLICIE.--Çà m'est égal, je veux aller à Paris.

MADAME GARGILIER.--Ce n'est pas moi qui t'y mènerai, ma chère amie.

Simplicie recommence à verser des larmes amères; elle y ajoute de petits
cris aigus qui impatientent sa mère et qui attirent son père occupé à
lire dans la chambre à côté.

M. GARGILIER, avec impatience.--Eh bien! qu'y a-t-il donc? Simplicie
pleure et crie?

MADAME GARGILIER.--Toujours sa même chanson: «Je yeux aller à Paris.

M. GARGILIER--Petite sotte, va! Tu fais comme ton frère dont je ne peux
plus rien obtenir. Monsieur a dans la tête d'entrer dans une pension à
Paris, et il ne travaille plus, il ne fait plus rien.

MADAME GARGILIER.--Il serait bien attrapé d'être en pension; mal nourri,
mal couché, accablé de travail, rudoyé par les maîtres, tourmenté par
les camarades, souffrant du froid l'hiver, de la chaleur l'été; ce
serait une vie bien agréable pour Innocent, qui est paresseux, gourmand
et indocile. Ah! le voilà qui arrive avec un visage long d'une aune.

Innocent entre sans regarder personne; il va s'asseoir près de
Simplicie; tous deux boudent et tiennent les yeux baissés vers la terre.

MADAME GARGILIER.--Qu'as-tu, Innocent? Pourquoi boudes-tu?

INNOCENT.--Je veux aller à Paris.

M. GARGILIER.--Petit drôle! toute la journée le même refrain: «Je veux
aller à Paris... Ah! tu veux aller à Paris! Eh bien! mon garçon, tu iras
à Paris et tu y resteras, quand même tu y serais malheureux comme un
âne.

--Et moi, et moi? s'écria Simplicie en s'élançant de sa chaise vers son
père.

--Toi, nigaude?... tu mériterais bien d'y aller, pour te punir de ton
entêtement maussade.

--Je veux y aller avec Innocent! Je ne veux pas rester seule à
m'ennuyer.

--Sotte fille! Tu le veux, eh bien! soit; mais réfléchis bien avant
d'accepter ce que je te propose. J'écrirai à ta tante, Mme Bonbeck, pour
qu'elle te reçoive et te garde jusqu'à l'été; une fois que tu seras là,
tu y resteras malgré prières et supplications.

--J'accepte, j'accepte, s'écria Simplicie avec joie.

MADAME GARGILIER.--Tu n'as jamais vu ta tante, mais tu sais qu'elle
n'est pas d'un caractère aimable, qu'elle ne supporte pas la
contradiction.

--Je sais, je sais, j'accepte, s'empressa de dire Simplicie.

Le père regarda Innocent, et Simplicie, dont la joie était visible; il
leva encore les épaules, et quitta la chambre suivi de sa femme.

Quand ils furent partis, les enfants restèrent un instant silencieux,
se regardant avec un sourire de triomphe; lorsqu'ils se furent assurés
qu'ils étaient seuls, qu'on ne pouvait les entendre, ils laissèrent
éclater leur joie par des battements de mains, des cris d'allégresse,
des gambades extravagantes.

INNOCENT.--Je t'avais bien dit que nous l'emporterions à force de
tristesse et de pleurs. Je sais comment il faut prendre papa et maman.
En les ennuyant on obtient tout.

SIMPLICIE.--Il était temps que cela finisse, tout de même; je n'y
pouvais plus tenir; c'est si ennuyeux de toujours bouder et pleurnicher!
Et puis, je voyais que cela faisait de la peine à maman: je commençais à
avoir des remords.

INNOCENT.--Que tu es bête! Remords de quoi? Est-ce qu'il y a du mal à
vouloir connaître Paris? Tout le monde y va; il n'y a que nous dans le
pays qui n'y soyons jamais allés.

SIMPLICIE.--C'est vrai, mais papa et maman resteront seuls tout l'hiver,
ce sera triste pour eux,

INNOCENT.--C'est leur faute; pourquoi ne nous mènent ils pas eux-mêmes à
Paris? Tu as entendu l'autre jour Camille, Madeleine, leurs amies, leurs
cousins et cousines: tous vont partir pour Paris.

SIMPLICIE.--On dit que ma tante n'est pas très bonne; elle ne sera pas
complaisante comme maman.

INNOCENT.--Qu'est-ce que cela fait? Tu as douze ans; est-ce que tu as
besoin qu'on te soigne comme un petit enfant?

SIMPLICIE.--Non, mais...

INNOCENT.--Mais quoi? Ne va pas changer d'idée maintenant! Puisque papa
est décidé, il faut le laisser faire.

SIMPLICIE.--Oh! je ne change pas d'idée, sois tranquille; seulement,
j'aimerais mieux que maman vint à Paris avec nous.

Et les enfants allèrent dans leur chambre pour commencer leurs
préparatifs de départ. Simplicie n'était pas aussi heureuse qu'elle
lavait espéré; sa conscience lui reprochait d'abandonner son père et sa
mère. Innocent, de son côté, n'était plus aussi enchanté qu'il en avait
l'air; ce que sa mère avait dit de la vie de pension lui revenait à la
mémoire, et il craignait qu'il n'y eût un peu de vrai; mais il aurait
des camarades, des amis; et puis il verrait Paris, ce qui lui semblait
devoir être un bonheur sans égal.

Ils n'osèrent pourtant plus en reparler devant leurs parents, qui n'en
parlaient pas non plus.

--Ils auront oublié, dit un jour Simplicie.

--Ils ont peut-être voulu nous attraper, répondit Innocent.

--Que faire alors?

--Attendre, et si dans deux jours on ne nous dit rien, nous
recommencerons à bouder et à pleurer.

--Je voudrais bien qu'on nous dit quelque chose; c'est si ennuyeux de
bouder?

Deux jours se passèrent; on ne parlait de rien aux enfants; M. Gargilier
les regardait avec un sourire moqueur; Mme Gargilier paraissait
mécontente et triste.

Le troisième jour, en se mettant à table pour déjeuner, Innocent dit
tout bas à Simplicie:

--Commence! il est temps.

SUPPLICIE.--Et toi?

INNOCENT.--Moi aussi; je boude. Ne mange pas.

Le père et ta mère prennent des oeufs frais; les enfants ne mangent
rien; ils ont les yeux fixés sur leur assiette, la lèvre avancée, les
narines gonflées.

LE PÈRE.--Mangez donc, enfants; vous laissez refroidir les oeufs.

Pas de réponse.

LE PÈRE.--Vous n'entendez pas? Je vous dis de manger.

INNOCENT.--Je n'ai pas faim.

SIMPLICIE.--Je n'ai pas faim.

LE PERE.--Vous allez vous faire mal à l'estomac, grands nigauds.

INNOCENT.--J'ai trop de chagrin pour manger.

SIMPLICIE.--Je ne mangerai que lorsque je serai sûre aller à Paris.

LE PÈRE.--Alors tu peux manger tout ce qu'il y a sur la table, car vous
vous mettrez en route après-demain; j'ai écrit à ta tante, qui consent
à vous recevoir. Vous partirez avec Prudence, votre bonne, et vous y
resterez tout l'hiver, le printemps et une partie de l'été: votre tante
vous renverra à l'époque des vacances de l'année prochaine.

Simplicie et Innocent s'attendaient si peu à cette nouvelle, qu'ils
restèrent muets de surprise, la bouche ouverte, les yeux fixes, ne
sachant comment passer de la bouderie à la joie.

--Vous viendrez nous voir à Paris? demanda enfin Simplicie.

LE PERE.--Pas une fois! Pour quoi faire? Nous déplacer, dépenser de
l'argent pour des enfants qui ne demandent qu'à nous quitter? Nous nous
passerons de vous comme vous vous passerez de nous, mes chers amis.

SIMPLICIE.--Mais, vous nous écrirez souvent?

LE PERE.--Nous vous répondrons quand vous écrirez et quand cela sera
nécessaire.

Simplicie se contenta de cette assurance, et commença à réparer le temps
perdu, en mangeant tout ce qu'il y avait sur la table. Innocent aurait
bien voulu questionner ses parents sur sa pension, sur son uniforme de
pensionnaire, mais l'air triste de sa mère et la mine sévère de son père
lui firent garder le silence; il fit comme sa soeur, il mangea.

Quand on sortit de table, les parents se retirèrent, laissant les
enfants seuls. Au lieu de se laisser aller à une joie folle comme à
la première annonce de leur voyage, ils restaient silencieux, presque
tristes.

--Tu n'as pas Fair d'être contente, dit Innocent à sa soeur.

--Je suis enchantée, répondit Simplicie d'une voix lugubre, mais...

--Mais quoi?

--Mais... tu as toi-même l'air si sérieux, que je ne sais plus si je
dois être contente ou fâchée.

--Je suis très gai, je t'assure, reprit tristement Innocent; C'est un
grand bonheur pour nous; nous allons bien nous amuser.

SIMPLICIE.--Tu dis cela drôlement! Comme si tu étais inquiet ou triste.

INNOCENT.--Puisque je te dis que je suis gai; c'est ta sotte figure qui
m'ennuie.

SIMPLICIE.--Si tu voyais la tienne, tu bâillerais rien qu'à te regarder.

INNOCENT.--Laisse-moi tranquille; ma figure est cent fois mieux que la
tienne.

SIMPLICIE.--Elle est jolie, ta figure? tes petits yeux verts! un nez
coupant comme un couteau, pointu comme une aiguille; une bouche sans
lèvres, un menton finissant en pointe, des joues creuses, des cheveux
crépus, des oreilles d'âne, un long cou, des épaules...

INNOCENT.--Ta, ta, ta... C'est par jalousie que tu parles, toi, avec
tes petits yeux noirs, ton nez gras en trompette, ta bouche à lèvres
épaisses, tes cheveux épais et huileux, tes oreilles aplaties, tes
épaules sans cou et ta grosse taille. Tu auras du succès à Paris, je te
le promets, mais pas comme tu l'entends!

Simplicie allait riposter, quand la porte s'ouvrit, et M. Gargilier
entra avec un tailleur qui apportait à Innocent des habits neufs et
un uniforme de pensionnaire. Il fallait les essayer; ils allaient
parfaitement... pour la campagne; dans la prévision qu'il grandirait et
grossirait, M. Gargilier avait commandé la tunique très longue, très
large; les manches couvraient le bout des doigts, les pans de la tunique
couvraient les chevilles; on passait le poing entre le gilet et la
tunique boutonnée. Le pantalon battait les talons et flottait comme une
jupe autour de chaque jambe; Innocent se trouvait superbe, Simplicie
était ravie: M. Gargilier était satisfait, le tailleur était fier
d'avoir si bien réussi. Tous les habits étaient confectionnés avec la
même prévoyance et permettaient à Innocent de grandir d'un demi-mètre et
d'engraisser de cent livres.

Simplicie fut appelée à son tour pour essayer les robes que sa bonne
lui avait faites avec d'anciennes robes de grande toilette, de Mme
Gargilier: l'une était en soie brochée grenat et orange; l'autre en
popeline à carreaux verts, bleus, rosés, violets et jaunes; les couleurs
de l'arc-en-ciel y étaient fidèlement rappelées; deux autres, moins
belles, devaient servir pour les matinées habillées: l'une en satin
marron et l'autre en velours de coton bleu; le tout était un peu passé,
un peu éraillé, mais elles avaient produit un grand effet dans leur
temps, et Simplicie, accoutumée à les regarder avec admiration, se touva
heureuse et fière du sacrifice que lui en faisait sa mère; dans sa joie,
elle oublia de la remercier et courut se montrer à son frère, qui ne
pouvait se décider à quitter son uniforme.

Ils se promenèrent longtemps en long et en large dans le salon, se
regardant avec orgueil et comptant sur des succès extraordinaires à
Paris.

SIMPLICIE.--Tes camarades de pension n'oseront pas te tourmenter avec
tes beaux habits.

INNOCENT.--Je crois bien! Ce n'est pas comme dans leurs vestes
étriquées! On n'a pas ménagé l'étoffé dans les miens; on leur portera
respect, je t'en réponds.

SIMPLICIE.--Et moi! Quand ces demoiselles me verront! Camille,
Madeleine, Elisabeth, Valentine, Henriette et les autres? Elles n'ont
rien d'aussi beau, bien certainement.

INNOCENT.--Elles vont crever de jalousie...

SIMPLICIE.--D'autant qu'on ne trouve plus d'étoffes pareilles, à ce que
m'a dit maman.

INNOCENT.--Comme on nous traitera avec respect quand on nous verra si
bien habillés!

SIMPLICIE.--Il ne faudra plus bouder, n'est-ce pas?

INNOCENT.--Non, non; il faut au contraire être gais et aimables.

Leur entretien fut interrompu par Prudence, qui venait chercher les
habits neufs pour les emballer; Innocent et Simplicie se déshabillèrent
avec regret et allèrent aider leur mère et leur bonne à tout préparer
pour le départ, qui devait avoir lieu le surlendemain.



II

LE DÉPART

Ces derniers jours se passèrent lentement et tristement; M. Gargilier
regrettait presque d'avoir consenti à la leçon d'ennui et de déception
que méritaient si bien ses enfants, Mme Gargilier s'affligeait et
s'inquiétait de cette longue séparation à laquelle elle n'avait consenti
qu'à regret; les enfants eux-mêmes commençaient à entrevoir que leurs
espérances de bonheur pourraient bien ne pas se réaliser,

L'heure du départ sonna enfin; Mme Gargilier pleurait, M. Gargilier
était fort ému. Simplicie ne retenait plus ses larmes et désirait
presque ne pas partir; Innocent cherchait à cacher son émotion et
plaisantait sa soeur sur les pleurs qu'elle versait. Prudence paraissait
fort mécontente.

--Allons, Mam'selle, montez en voiture; il faut partir puisque c'est
vous qui l'avez voulu!

--Adieu, Simplicie; adieu, mon enfant, dit la mère en embrassant sa
fille une dernière fois.

Simplicie ne répondit qu'en embrassant tendrement sa mère; elle craignit
de n'avoir plus le courage de la quitter si elle s'abandonnait à son
attendrissement, et Simplicie voulait à toute force voir Paris.

Elle monta en voiture; Innocent y était déjà. Prudence se plaça en face
d'eux; elle avait de l'humeur et elle la témoignait.

PRUDENCE.--Belle campagne que nous allons faire! Je n'avais jamais
pensé. Monsieur et Mam'selle, que vous auriez assez peu de coeur pour
quitter comme ça votre papa et votre maman!

INNOCENT.--Mais, Prudence, c'est pour aller à Paris!

PRUDENCE.--Paris!... Paris!... Je me moque bien de votre Paris! Une sale
ville qui n'en finit pas, où on ne se rencontre pas, où on s'ennuie à
mourir, où il y a des gens mauvais et voleurs à chaque coin de rue...

INNOCENT.--Prudence, tu ne connais pas Paris, tu ne peux en parler.

PRUDENCE.--Tiens! faut-il ne parler que de ceux qu'on connaît? Je ne
connais pas Notre-Seigneur, et j'en parle pourtant tout comme si je
l'avais vu. Ce n'est pas lui qui aurait tourmenté sa maman, la bonne
sainte Vierge, pour aller à Paris!

INNOCENT.--Nôtre-Seigneur a été à Jérusalem, c'était le Paris des Juifs.

PRUDENCE.--Laissez donc! Vous ne me ferez pas croire cela, quand vous
m'écorcheriez vive...; Tout de même, Mam'selle Simplicie a meilleur
coeur que vous. Monsieur Innocent; elle pleure tout au moins.

INNOCENT.--C'est parce qu'elle est fille et que les filles sont plus
pleurnicheuses que les garçons.

PRUDENCE.--Ma foi. Monsieur, s'il est vrai, comme on dit, que les larmes
viennent du coeur, ça prouve qu'elles ont le coeur plus tendre et
meilleur.

Innocent leva les épaules et ne continua pas une discussion inutile.
Simplicie finit par essuyer ses larmes; elle essaya de se consoler par
la perspective de Paris. Ils arrivèrent bientôt à la petite ville d'où
partaient la diligence qui devait les mener au chemin de fer; leurs
places étaient retenues dans l'intérieur. Prudence fit charger sa malle
sur la diligence; il n'y en avait qu'une pour les trois voyageurs;
Prudence n'était pas riche en vêtements; Innocent n'avait que son petit
trousseau de pensionnaire; Simplicie possédait, en dehors de ses quatre
belles robes, deux robes de mérinos et peu d'accessoires.

--En route, les voyageurs pour Redon! cria le conducteur. M: Gargilier,
trois places d'intérieur!

Nos trois voyageurs prirent leurs places.

--M. Boginski, deux places! Mme Courtemiche, deux places! Mme
Petitbeaudoit, une place!

Les voyageurs montaient; il y avait six places, on y entassa les
personnes que l'on venait d'appeler; Mme Courtemiche avait pris deux
places pour elle et pour son chien, une grosse laide bête jaune puante
et méchante; elle se trouva voisine de Prudence qui, se voyant écrasée,
poussa à gauche; la grosse Bête, bien établie sur la banquette, grogna
et montra les dents; Prudence la poussa plus fort; la bête se lança sur
Prudence, qui para cette attaque par un vigoureux coup de poing sur
l'échine; le chien jette des cris pitoyables, Mme Courtemiche venge son
chéri par des cris et des injures. Le conducteur arrive, met la tête à
la portière.

--Qu'est-ce qu'il y a donc? dit-il avec humeur.

MADAME COURTEMICHE.--Il y a que Madame, que voici, veut usurper la place
de mon pauvre Chéri-Mignon, qu'elle l'a injurié, poussé, frappé, blessé
peut-être.

PRUDENCE.--La diligence est pour les humains et pas pour les chiens;
est-ce que je dois accepter la société d'une méchante bête puante, parce
qu'il vous plaît de la traiter comme une créature humaine?

LE CONDUCTEUR.--Les chiens doivent être sur l'impériale avec les
bagages; donnez-moi cette bête, que je la hisse.

MADAME COURTEMICHE.--Non, vous n'aurez pas mon pauvre Chéri-Mignon, je
ne le lâcherai pas, quand vous devriez me hisser avec.

--Tiens, c'est une idée, dit le conducteur en riant Voyons, Madame,
donnez-moi votre chien.

--Jamais! dit Mme Courtemiche avec majesté.

LE CONDUCTEUR.--Alors montez avec lui sur l'impériale.

MADAME COURTEMICHE.--J'ai payé mes places à l'intérieur.

LE CONDUCTEUR.--On vous rendra l'argent.

MADAME COURTEMICHE.--Eh bien, oui, je monterai je n'abandonnerai pas
Chéri-Mignon.

Mme Courtemiche descendit de l'intérieur, suivit le conducteur et se
prépara à grimper après lui l'échelle qu'on avait appliquée contre la
voiture. A la seconde marche, elle trébucha, lâcha son chien, qui alla
tomber en hurlant aux pieds d'un voyageur, et serait tombée elle-même
sans l'aide d'un des garçons d'écurie resté au pied de l'échelle, et du
conducteur, qui la saisit par le bras.

--Poussez, cria le conducteur; poussez, ou je lâche.

--Tirez, cria le garçon d'écurie; tirez ou je tombe avec mon colis.

Le conducteur avait beau tirer, le garçon avait beau pousser, Mme
Courtemiche restait au même échelon, appelait d'une voix lamentable son
Chéri-Mignon.

--Le voilà, votre Chéri-Mignon, dit un voyageur ennuyé de cette scène. A
vous, conducteur! ajouta-t-il en ramassant le chien et en le lançant sur
l'impériale.

Le voyageur avait mal pris son élan; le chien n'arriva pas jusqu'au
sommet de la voiture; il retomba sur le sein de sa maîtresse, que le
choc fit tomber sur le garçon d'écurie; et tous trois roulèrent sur
les bottes de paille placées là heureusement pour le chargement de la
voiture, entraînant avec eux le conducteur, qui n'avait pas pu dégager
son bras de l'étreinte de Mme Courtemiche. La paille amortit le choc;
mais le chien, écrasé par sa maîtresse, redoublait ses hurlements, le
garçon d'écurie étouffait et appelait au secours, le conducteur ne
parvenait pas à se dégager du châle de Mme Courtemiche, des pattes du
chien et des coups de pied du garçon; les voyageurs riaient à gorge
déployée de la triste position des quatre victimes. Enfin, avec un
peu d'aide, quelques tapes au chien, quelques poussades à la dame et
quelques secours au garçon, chacun se releva plus ou moins en colère.

--Madame veut-elle qu'on la hisse? dit un des voyageurs.

--Je veux user de mes droits, répondit Mme Courtemiche, d'une voix
tonnante.

Et, saisissant son Chéri-Mignon de ses bras vigoureux, elle s'élança,
avec plus d'agilité qu'on n'aurait pu lui en supposer, à la portière de
l'intérieur restée ouverte. De deux coups de coude elle refit sa place
et celle de Chéri-Mignon, et déclara qu'on ne l'en ferait plus bouger.

Ses compagnons de l'intérieur voulaient réclamer, mais les autres
voyageurs étaient impatients de partir, le conducteur se voyait en
retard; sans écouter les lamentations de Prudence, de Mme Petitbeaudoit
et des deux Polonais (c'est-à-dire de Boginski et de son compagnon), il
monta sur le siège, fouetta les chevaux, et la diligence partit.

PRUDENCE.--Vous voilà donc revenue avec votre vilaine bête. Madame,
Prenez garde toujours qu'elle ne gêne ni moi ni mes jeunes maîtres, et
qu'elle ne nous empeste pas plus que de droit.

MADAME COURTEMICHE.--Qu'appelez-vous vilaine bête, Madame?

PRUDENCE.--Celle que vous avez sous le bras. Madame.

MADAME COURTEMICHE.--Bête vous-même. Madame.

PRUDENCE.--Vilaine vous-même, Madame.

--Mesdames, de grâce, dit Mme Petitbeaudoit, de la douceur, de la
charité!

--Oui, Mesdames, reprit un des Polonais avec un accent très prononcé,
donnez-nous la paix.

PRUDENCE.--Je ne demande pas mieux, moi, pourvu que le chien ne se mette
pas de la partie comme tout à l'heure.

SECOND POLONAIS.--Moi vous promets que si chien ouvre sa gueule, moi,
faire taire.

PRUDENCE.--Avec quoi?

SECOND POLONAIS.--Avec le poignard qui a tué Russes à Ostrolenka.

PREMIER POLONAIS.--Et avec le bras qui a tué Russes à Varshava.

MADAME COURTEMICHE.--Ciel! mon pauvre Chéri-Mignon! Malheureux Polonais,
la France qui vous reçoit, la France qui vous nourrit, la France qui
vous protège! Et vous oserez percer le coeur d'un enfant de France?

PREMIER POLONAIS.--Chien pas enfant de France; moi tuer chien, pas tuer
Français.

PRUDENCE, riant.--Ah! ah! ah! Je n'en demande pas tant; que ce chien
reste seulement tranquille et ne nous ennuie pas.

Innocent et Simplicie, placés en face de Prudence, de Mme Courtemiche
et de son chien, étaient plus effrayés qu'amusés de tout ce qui s'était
passé depuis qu'ils étaient installés dans la diligence. Le chien leur
causait une grande terreur, sa maîtresse plus encore. Ils se tenaient
blottis dans leur coin, ne quittant pas des yeux Chéri-Mignon, toujours
prêt à montrer les dents et à s'en servir; Mme Courtemiche leur lançait
des regards flamboyants, ainsi qu'aux Polonais, qu'elle prenait pour des
assassins, des égorgeurs.

Mme Courtemiche gardait son chien sur ses genoux; Prudence, se voyant
plus à l'aise, se calma entièrement; fatiguée de ses dernières veilles
pour les préparatifs du départ, elle s'endormit; Innocent et Simplicie
fermèrent aussi les yeux; le silence régnait dans cet intérieur, si
agité une demi-heure auparavant. Chacun dormit jusqu'au relais; il
fallait encore deux heures de route.

Mais pendant ce calme, ce silence, Mme Courtemiche seule veillait
Chéri-Mignon flairait des provisions dans le panier que Prudence avait
placé par terre sous, ses jambes; il luttait depuis quelques instants
contre sa maîtresse pour s'assurer du contenu du panier. Mme Courtemiche
l'avait péniblement retenu tant qu'un oeil ouvert pouvait le voir et le
dénoncer. Mais quand elle vit le sommeil gagner tous ses compagnons de
route, elle ne résista plus aux volontés de l'animal gourmand et gâté,
et, le déposant doucement près du panier, non seulement elle le laissa
faire, mais encore elle aida au vol en défaisant sans bruit le papier
qui enveloppait la viande. Chéri-Mignon fourra son nez dans le panier,
saisit un gros morceau de veau froid, et se mit à le dévorer avec un
appétit dont se réjouissait le faible coeur de sa sotte maîtresse: A
peine avait-il avalé le dernier morceau que la diligence s'arrêta et
que chacun se réveilla. Les chevaux furent bientôt attelés; la voiture
repartit.

--Il est près de midi, dit Prudence: c'est l'heure de déjeuner;
avez-vous faim, Monsieur Innocent et Mademoiselle Simplicie?

--Très faim, fut la réponse des deux enfants.

==Alors nous pouvons déjeuner, et si ces messieurs les Polonais ont bon
appétit, nous trouverons bien un morceau à leur offrir.

Les yeux des Polonais brillèrent, leurs bouches s'ouvrirent; les pauvres
gens n'avaient rien mangé depuis la veille, pour ménager leur maigre
bourse et pouvoir payer le dîner au Mans. Prudence les avait pris
en amitié à cause de leurs menaces contre le chien; elle reçut avec
plaisirs les vifs remerciements des deux affamés,

Prudence se baisse, prend le panier, le trouve léger, y jette un prompt
et méfiant regard.

--On a fouillé dans le panier! s'écrie-t-elle. On a pris la viande! Un
morceau de veau, blanc comme du poulet, pas un nerf, et pesant cinq
livres!

Prudence lève son visage étincelant de colère; elle parcourt de
l'oeil tous ses compagnons de route; les Polonais désappointés, Mme
Petitbeaudoit stupéfaite ne font naître aucun soupçon. L'air mielleux et
placide de Mme Courtemiche éveille sa méfiance: Chéri-Mignon a le museau
gras, il y passe sans cesse la langue; son ventre est gonflé outre
mesure; de petits morceaux de papier gras paraissent sur son front et
sur une de ses oreilles.

--Voilà le voleur! s'écrie Prudence. C'est ce chien maudit qui a mangé
notre déjeuner, notre meilleur morceau! un morceau que j'avais choisi
entre cent chez le boucher, que j'avais fait rôtir avec tant de soin!
Messieurs les Polonais, vengez-vous!

A peine Prudence avait-elle proféré ces derniers mots, à peine Mme
Courtemiche avait-elle eu le temps de frémir devant la vengeance qu'elle
prévoyait, que les deux Polonais. obéissant à un même sentiment,
s'étaient élancés sur le chien et l'avaient précipité sur la grande
route par la glace restée ouverte.

La stupéfaction de Mme Courtemiche donna à la diligence lancée au galop,
le temps de faire un assez long trajet avant qu'elle, fût revenue de
son saisissement. Un silence solennel régnait dans l'intérieur; chacun
contemplait Mme Courtemiche et se demandait à quel excès pourrait se
porter sa colère. Son visage, devenu violet, commençait à blêmir, sa
lèvre inférieure tremblait, ses mains se crispaient. Elle cherchait à
faire expier à Prudence le secours que lui avaient accordé les
Polonais; elle n'osait pourtant s'attaquer à Prudence elle-même; mais
l'attachement qu'elle paraissait avoir pour ses jeunes maîtres, dirigea
l'attaque de Mme Courtemiche. Elle poussa un cri sauvage, et, s'élançant
sur Innocent avant que personne eût pu l'arrêter, elle lui appliqua
soufflet sur soufflet, coup de poing sur coup de poing. Prudence n'avait
pas encore eu le temps de s'interposer entre cette femme furieuse et sa
victime, que les Polonais avaient ouvert la portière placée au fond de
la voiture, et, profitant d'un moment d'arrêt, ils avaient saisi Mme
Courtemiche et l'avaient déposée un peu rudement sur la même grande
route où avait été lancé son Chéri-Mignon. La diligence, en s'éloignant,
leur laissa voir longtemps encore Mme Courtemiche, d'abord assise sur
la grande route, puis levée et menaçant du poing la voiture qui
disparaissait rapidement à ses regards. Prudence approuva et remercia
les Polonais, Mme Petitbeaudoit les blâma et leur dit qu'il pourrait
leur en arriver des désagréments; les Polonais s'en moquèrent et
demandèrent à Prudence d'examiner le panier et ce qui restait. On
profita des places qui restaient libres pour se mettre à l'aise et pour
défaire tout ce que renfermait le panier.

La prévoyance de la bonne reçut sa récompense; on trouva encore un gros
morceau de jambon, des oeufs durs, des pommes de terre, des galettes et
force poires et pommes. Le vin et le cidre n'avaient pas, été oubliés.
Dans la joie de sa vengeance satisfaite. Prudence invita aussi Mme
Petitbeaudoit à partager leur repas; mais elle avait déjeuné avant de
partir et ne voulait rien devoir à Prudence, dont le langage et les
allures ne lui convenaient guère.

Les cinq autres convives s'acquittèrent si bien de leurs fonctions, que
le panier demeura entièrement vide; les Polonais en avaient consommé les
trois quarts; quand Simplicie demanda encore une poire et de la galette,
tout était mangé. Prudence se repentit de n'avoir pas mieux surveillé
et ménagé les provisions; elle jeta un regard de travers aux Polonais;
ceux-ci étaient rassasiés et contents: ils ne bougèrent plus jusqu'à
l'arrivée à Laval, où les voyageurs descendirent pour attendre le train
qui devait les mener à Paris,



III

LE CHEMIN DE FER

--J'espère que nous serons plus agréablement en chemin de fer que dans
cette vilaine diligence, dit Simplicie.

C'étaient les premières paroles qu'elle prononçait depuis leur départ;
Mme Courtemiche et son chien l'avaient terrifiée ainsi qu'Innocent:

--Faites enregistrer votre bagage! cria un employé,

--Où faut-il aller? dit Prudence.

--Par ici, Madame, dans la salle des bagages.

--Prenez vos billets, dit un second employé. On n'enregistre pas les
bagages sans billets.

Prudence ne savait auquel entendre, où aller, à qui s'adresser;
Simplicie à sa droite, Innocent à sa gauche gênaient ses mouvements;
elle demandait sa malle aux voyageurs, qui l'envoyaient promener, les
uns en riant, les autres en jurant. Enfin, les Polonais lui vinrent
obligeamment en aide: l'un se chargea des billets, l'autre du bagage. En
quelques minutes tout fut en règle.

Prudence remerciait les Polonais, qui se rengorgeaient, ils la firent
entrer dans la salle d'attente des troisièmes par habitude d'économie,
ils avaient pris des troisièmes pour leurs trois protégés comme pour
eux-mêmes.

--Comme on est mal ici! dit Innocent.

--Il n'y a que des blouses et des bonnets ronds, dit Simplicie.

--La blouse vous gêne donc, Mam'selle? s'écria un ouvrier à la face
réjouie. La blouse n'est pourtant pas méchante... quand on ne l'agace
pas.

--Est-ce que vous préféreriez le voisinage d'une crinoline qui vous
écrase les genoux, qui vous serre les hanches, qui vous bat dans les
jambes? ajouta une brave femme à bonnet rond, en regardant de travers
Innocent et Simplicie.

Simplicie eut peur; elle se serra contre Prudence; celle-ci se leva
toute droite, le poing sur la hanche.

--Prenez garde à votre langue, ma bonne femme. Mam'selle Simplicie n'a
pas l'habitude qu'on lui parle rude; son papa, M. Gargilier, est un gros
propriétaire d'à huit lieues d'ici, je vous en préviens, et...

--Laissez-moi tranquille avec votre Monsieur propriétaire. Je m'en moque
pas mal, moi. Je ne veux pas qu'on me méprise, moi et mon bonnet rond,
et je parlerai si je veux et comme je veux.

--Bien, la mère! reprit l'ouvrier à face réjouie. C'est votre droit de
vous défendre; mais tout de même, je pense que Mam'selle... Simplicie,
puisque Simplicie il y a, n'y a pas mis de malice; la voilà tout
effrayée, voyez-vous; les malicieux ça ne s'effarouche pas pour si peu.
N'ayez pas peur, Mam'selle; vous n'êtes pas ces habitués de troisièmes,
je crois bien. Tenez votre langue et on ne vous dira rien, non plus qu'à
ce grand garçon qu'on dirait passé dans une filière, ni à cette brave
dame qui veille sur vous comme une poule sur ses poussins.

La bonhomie de l'ouvrier calma la bonne femme et rassura Prudence,
Innocent et Simplicie. Peu d'instants après, le sifflet, la cloche
et l'appel des employés annoncèrent l'arrivée du train; les portes
s'ouvrirent; les voyageurs se précipitèrent sur le quai, et chacun
chercha une place convenable dans les wagons.

Prudence voulut entrer dans les premières, les employés la repoussèrent;
dans les secondes, elle fut renvoyée aux troisièmes, dont l'aspect lui
parut si peu agréable qu'elle commença une lutte pour arriver du
moins aux secondes. Mais les employés, trop occupés pour continuer la
querelle, s'éloignèrent, la laissant sur le quai avec les enfants.

--Train va partir! cria un des Polonais établis dans un wagon de
troisième.

--Montez vite! cria le second Polonais.

Prudence hésitait encore; le premier coup de sifflet était donné; les
deux Polonais s'élancèrent sur le quai, saisirent Prudence, Innocent et
Simplicie, les entraînèrent dans leur wagon et refermèrent la portière.
Au même instant le train s'ébranla, et Prudence commença à se
reconnaître. Elle était entre ses deux jeunes maîtres et en face des
Polonais; le wagon était plein, il y avait trois nourrices munies de
deux nourrissons chacune, un homme ivre et un grand Anglais à longues
dents.

BOGINSKI.--Sans nous, vous restiez à Laval, Madame, et vous perdiez
places et malle.

PRUDENCE.--La malle! Seigneur Jésus! Où est-elle, la malle? Qu'en
ont-ils fait?

BOGINSKI.--Elle est dans bagage, Madame; soyez tranquille, malle jamais
perdue avec chemin de fer!

Prudence prenait confiance dans les Polonais; elle ne s'inquiéta donc
plus de sa malle et commença l'examen des voyageurs; les poupons
criaient tantôt un à un, tantôt tous ensemble. Les nourrices faisaient
boire l'un, changeaient, secouaient l'autre; les couches salies
restaient sur le plancher pour sécher et pour perdre leur odeur
repoussante, Simplicie était en lutte avec une nourrice qui lui déposait
un de ses nourrissons sur le bras. La nourrice ne se décourageait pas
et recommençait sans cesse ses tentatives. Simplicie sentit un premier
regret d'avoir quitté la maison paternelle; ce voyage dont elle se
faisait une fête, qui devait être si gai, si charmant, avait commencé
terriblement, et continuait fort désagréablement.

--Prudence, dit-elle enfin à l'oreille de sa bonne, prends ma place, je
t'en prie, et donne-moi la tienne; cette nourrice met toujours son sale
enfant sur moi; tu, la repousseras mieux que moi.

Prudence ne se le fit pas dire deux fois; elle se leva, changea de place
avec Simplicie, et, regardant la nourrice d'un air peu conciliant, elle
lui dit en se posant carrément dans sa place:

--Ne nous ennuyez pas avec votre poupon, la nourrice. C'est vous qui en
êtes chargée, n'est-ce pas? C'est vous qui gardez l'argent qu'il vous
rapporte? Gardez donc aussi votre marmot: je n'en veux point, moi;
vous êtes avertie; tant pis pour lui si j'ai à le pousser. Je pousse
rudement, je vous en préviens.

LA NOURRICE.--En quoi qu'il vous gêne, mon enfant? Le pauvre innocent ne
sait pas seulement ce que vous lui voulez.

PRUDENCE.--Aussi n'est-ce pas à lui que je m'adresse, mais à vous. Je ne
veux que la paix moi, et pas autre chose.

--La paix armée, je crois, dit le grand Anglais avec un accent très
prononcé.

LA NOURRICE.--Ah! vous êtes un milord, vous! Ne vous mêlez pas de nos
affaires, s'il vous plaît Quand les Anglais vous arrivent à la traverse,
ils font toujours du gâchis!

--Quoi c'est gâchis? demanda l'Anglais.

Un des Polonais voulut expliquer à l'Anglais dans son jargon ce qu'on
entend en français par le mot gâchis, il mêla à son explication quelques
mots piquants contre le gouvernement anglais dans les affaires de
l'Europe.

«Moi comprends pas», dit l'Anglais avec calme, et il resta silencieux;
mais sa rougeur, son air mécontent prouvaient qu'il avait compris.

Prudence approuvait le Polonais du sourire; on approchait du Mans;
les Polonais espéraient voir récompenser leur persévérance à aider et
soutenir Prudence et ses enfants par une invitation à dîner.

Leur espoir ne fut pas trompé. Quand le train s'arrêta et que
4es Polonais eurent fait comprendre à Prudence que les voyageurs
descendaient pour dîner, elle sortit du wagon avec Innocent et
Simplicie, escortée de ses deux gardes du corps, qui la firent placer à
table. Ils allaient faire mine de se retirer, quand Prudence, effrayée
du bruit et du mouvement. leur proposa de se mettre à fable avec eux et
de les faire servir. Les Polonais se regardèrent d'un air triomphant
et prirent place, l'un à la droite, l'autre à la gauche de leurs trois
protégés et bienfaiteurs. Le service se fit rapidement; Prudence et les
enfants mangeaient et buvaient comme s'ils avaient la soirée devant eux;
mais les Polonais dévoraient avec rapidité; ils connaissaient le prix du
temps en chemin de fer.

Quand les employés crièrent: «En voiture. Messieurs! en voiture!» les
Polonais avaient bu et mangé tout ce qu'ils avaient devant eux et tout
ce qu'on leur avait servi. Prudence et les enfants commençaient leur
rôti.

--Comment! en voiture! Mais, nous n'avons pas fini. Dites donc,
conducteur, attendez un peu; laissez-nous finir, dit Prudence, alarmée.

La cloche sonna. «En voiture. Messieurs!» fut la seule réponse qu'elle
reçut. Les Polonais se chargèrent du paiement avec la bourse de
Prudence; elle profita de ces courts instants pour remplir ses poches de
poulet, de gâteaux, de pommes, et se laissa entraîner ensuite par les
Polonais. Ils lui firent retrouver son wagon qu'elle avait perdu,
et chacun reprit sa place, excepté le milord, qui avait changé de
compartiment et l'homme ivre, qu'on avait tiré du wagon et qu'on avait
couché sur un des bancs de la salle des bagages.



IV

ARRIVÉE ET DÉSAPPOINTEMENT

Simplicie et Innocent achevèrent leur voyage silencieusement comme ils
l'avaient commencé. Ils furent enchantés d'arriver enfin à Paris, objet
de leurs voeux. Ils s'attendaient à voir leur tante avec ses gens et une
voiture, les attendant à la gare. Personne ne vint les réclamer. Les
enfants, étaient désappointés; Prudence était effrayée. Qu'allaient-ils
devenir, au milieu de ce monde agité, de ce bruit? Heureusement, les
Polonais étaient encore à ses côtés et l'aidèrent, comme à Redon, à
sortir d'embarras. Quand elle eut sa malle, quand les Polonais lui
eurent fait avancer un fiacre et l'y eurent fait entrer en lui demandant
où il fallait aller, la pauvre Prudence resta terrifiée; elle avait
oublié l'adresse dela, tante des enfants et elle ne retrouvait pas sur
elle la lettre que M. Gargilier lui avait remise pour sa soeur.

La terreur de Prudence gagna les enfants; ils se mirent à pleurer. Le
cocher s'impatientait; les Polonais ne bougeaient pas; un nouvel espoir
se glissait dans leur coeur. Prudence serait obligée de coucher dans un
hôtel, ils lui offriraient de la garder jusqu'à ce qu'elle eût retrouvé
la tante perdue, et ils vivraient jusque-là sans rien dépenser.

--Que faire? où aller? s'écria Prudence éperdue.

--Malheureux voyage! s'écria Simplicie.

--Où coucherons-nous? s'écria Innocent.

--Ça pas difficile, dit un des Polonais. Moi connaître hôtel excellent
pour coucher et manger.

--Excellents Polonais! sauvez-nous. Menez-nous dans quelque maison où
mes jeunes maîtres soient en sûreté, et ne nous quittez pas, ne nous
abandonnez pas.

--Rue de la Clef, 25! s'écrièrent les Polonais en sautant dans le
fiacre.

--C'est diablement loin, murmura le cocher en refermant la portière avec
humeur.

Le fiacre se mit en route; Prudence tranquillisée par la présence de
ses sauveurs, se mit à regarder avec une admiration croissante les
boutiques, les lanternes, le mouvement incessant des voitures et des
piétons.

Le coeur des Polonais nageait dans la joie; leur petite bourse restait
intacte; ils avaient vécu toute la journée aux dépens des Gargilier, et
ils étaient certains de pouvoir continuer leur protection intéressée
pendant deux ou trois jours encore.

Innocent et Simplicie pleuraient leurs espérances trompées; ils étaient
humiliés, désolés et déjà découragés. Les exclamations de Prudence les
tirèrent pourtant de leur abattement, et ils admirèrent à leur tour, en
longeant les quais, cette longue file de lumières reflétée dans l'eau et
ces boutiques si bien éclairées.

Enfin, ils arrivèrent rue de la Clef, 25. La maison était de pauvre
apparence; les Polonais descendirent et demandèrent les logements
nécessaires. Il fallut payer d'avance, Prudence leur remit dix francs,
prix des cinq lits nécessaires pour la nuit. On descendit la malle de
dessus l'impériale; on la monta le long de l'escalier sale, sombre
et infect qui, menait aux logements arrêtés, et on entra dans un
appartement composé de deux pièces; la première était sans croisées et
contenait deux lits pour les Polonais. La seconde avait une fenêtre et
trois lits pour Prudence et les enfants. On leur apporta leur malle, une
chandelle pour eux et une autre pour la première pièce.

--Madame a-t-elle besoin de quelque chose? demanda la fille.

--Rien, rien, répondit tristement Prudence.

La fille se retira en fermant la porte; les Polonais avaient allumé
chacun leur pipe; ils fumaient et chantaient à mi-voix: _Bozé cos
Polski_ en action de grâces de la bonne chance que le bon Dieu leur
avait envoyée.

--Nous heureux! nous heureux! disait à mi-voix Cozrgbrlewski.

--Pourvu cela dure, répondit de même Boginski. Si elle ne peut avoir
l'adressé qu'en écrivant à père!

COZRGBRLEWSKI.--Non! non, pas comme ça! Est facile à arranger. Nous
aiderons à défaire paquets et chercher lettre; et si je trouve!

BOGINSKI.--Que feras-tu?

COZRGBRLEWSKI.--Tu verras! Ferons chose ensemble.

--Messieurs les Polonais, êtes-vous couchés? dit la voix lamentable de
Prudence.

--Mon, non, Madame; toujours à votre service, répondirent-ils d'un
commun accord en s'élançant dans la chambre.

--Je ne trouve pas la clef de ma malle; nos effets de nuit sont dedans;
nous ne pouvons rien avoir.

--Mille tonnerres! Comment faire, Boginski?

--Donne-moi quelque chose; as-tu un crochet?

Cozrgbrlewski tira de sa poche un crochet; il le fit entrer lui-même
dans la serrure de la malle, tourna, retourna, et, à force de tourner
et de fouiller, il parvint à ouvrir la malle. La première chose qu'il
aperçut fut la lettre de M, Gargilier à Mme Bonbeck, rue Godot, No 15.
Il répéta plusieurs fois en lui-même cette précieuse adresse et fit
ensuite une exclamation de surprise comme s'il venait de découvrir la
lettre.

--Quoi! s'écria Prudence, la malle serait-elle vide?

--Bonheur, Madame, bonheur! Voici lettre!

--Imbécile! lui dit Boginski à l'oreille.

--Tu verras; tais-toi, répondit de même Cozrgbrlewski.

--Ma lettre! merci, Messieurs, merci! Que de reconnaissance nous vous
devons! Que de services vous nous avez rendus!

Les Polonais saluèrent d'un air satisfait et se retirèrent dans leur
chambre, laissant, Prudence et les enfants fouiller dans la malle pour y
retrouver leurs affaires de nuit. Quand ils eurent fermé la porte:

BOGINSKI.--Pourquoi toi rendre lettre, imbécile? Nous maintenant devenus
inutiles.

COZRGBRLEWSKI.--Imbécile toi-même! Toi pas voir pourquoi? Moi courir
vite chez Bonbeck; dire à elle que neveu, nièce et bonne dame perdus,
embarrassés. Elle contente; nous ramener à elle neveu, nièce et bonne
dame; tous remercier, contents; inviter toi, moi à venir voir; et nous
dîner, déjeuner, tout. Et puis moi commence à aimer les petits et la
dame; eux tristes; elle très bonne, et confiante en nous.

--Très bien, répondit Boginski; moi rester, toi Vite partir chez
Bonbeck.

Cozrgbrlewski prit sa vieille casquette dix fois raccommodée, descendit
l'escalier, sauta dans la rue et partit en courant.

Pendant qu'il courait, les enfants regardaient tristement leurs lits
sales et vieux. Simplicie pensait à celui qu'elle avait eu chez sa mère
et soupirait. Innocent faisait les mêmes réflexions et répondait par des
soupirs à ceux de sa soeur.

--Et bien, qu'avez-vous. Monsieur et Mam'selle? N'êtes-vous pas
contents? Ne sommes-nous pas à Paris, votre beau Paris? Jolies auberges,
vraiment! Beau plaisir! Voyage bien agréable! Bonne nuit que nous allons
passer!

--Mon Dieu, mon Dieu! s'écria Simplicie, laissant couler ses larmes, si
j'avais deviné tout cela, je n'aurais jamais demandé à venir à Paris.

INNOCENT.--Attends donc! Tu vois que nous sommes perdus! Demain nous
irons chez ma tante; c'est alors que nous serons bien. C'est la faute de
Prudence qui a mis la lettre de papa dans la malle.

PRUDENCE.--Et où fallait-il donc que je la misse Monsieur?

INNOCENT.--Dans ta poche! tu l'aurais trouvée en arrivant.

PRUDENCE.--Cest facile à dire: dans ta poche. Ma poche est si bourrée
qu'on n'y ferait pas entier une épingle. Est-ce aussi ma faute si
ce gueux de chien et sa méchante maîtresse nous ont volé, mangé nos
provisions? Et puis tout le reste, est-ce ma faute aussi?

INNOCENT.--Je ne dis pas cela. Prudence; seulement je dis que...,
que..., enfin que c'est ta faute.

PRUDENCE.--Cest cela| Et moi. Je dis que si vous n'aviez pas pleurniché,
ennuyé, assoté votre papa et votre maman, on ne nous aurait pas envoyés
à Paris, et que nous, serions restés tranquillement chez nous.

SIMPLICIE.--C'est ta faute, Innocent: c'est toi qui m'as dit de pleurer
et de bouder.

INNOCENT.--Eh bien, n'avons-nous pas réussi? Tu verras demain comme
tu seras contente!... Je suis fatigué, j'ai sommeil, ajouta-t-il en
bâillant.

Les enfants, se couchèrent; Prudence se coucha aussi après avoir rangé
sa malle, mais ce ne fut pas pour dormir. A peine la chandelle fut-elle;
éteinte, que des centaines, des milliers de punaises commencèrent leur
repas sur le corps des trois dormeurs. Ils se tournaient, s'agitaient
dans leurs lits; ils écrasaient les punaises par centaines; d'autres
revenaient, et toujours et toujours. Simplicie se grattait, se relevait,
se recouchait, gémissait, pleurait. Innocent grognait, se fâchait,
tapait son lit à coups de poing. Prudence comprimait sa colère,
maudissait Paris, sans oser toutefois maudire la fantaisie absurde
des enfants et l'incroyable faiblesse des parents. Le jour vint: les
punaises se retirèrent bien repues, bien gonflées du sang de
leurs victimes, et les trois infortunés, succombant à la fatigue,
s'endormirent si profondément, qu'ils n'entendirent l'appel des Polonais
qu'au troisième coup de poing qui ébranlait la porte. Il faisait grand
jour; il était neuf heures.

--Quoi? qu'est-ce? que me veut-on? s'écria Prudence à moitié endormie.

BOGINSKI.--Il est neuf heures. Madame. Tante Bonbeck attend à dix. Faut
partir bientôt.

PRUDENCE.--Je ne comprends pas. Comment Mme Bonbeck sait-elle que nous
sommes ici?

BOGINSKI.--Mon ami est allé hier soir; il a lu l'adresse sur la lettre,
a couru pour aider.

PRUDENCE.--Excellents Polonais! vous serez récompensés! Vite, Monsieur,
Mademoiselle, levez-vous... Levez-vous promptement et partons.

COZRGBRLEWSKI.--Pas partir sans manger; pas sain à Paris sortir sans
estomac plein. Voilà café prêt.

PRUDENCE.--Merci, chers sauveurs! Cinq minutes et nous sommes prêts.

La toilette ne fut pas longue; un peu d'eau aux main et au visage, un
coup de brosse aux cheveux emmêlés, et la porte fut ouverte par Prudence
pour donner passage aux Polonais apportant un plateau chargé de tasses,
de café, lait, sucre, pain, beurre.

Vous permettez-nous manger avec vous? dit Boginski.

--Avec plaisir et reconnaissance, chers protecteurs, répondit Prudence
attendrie.

Ils avaient tous faim et tous mangèrent copieusement; mais, entre tous,
les Polonais se distinguèrent par leur appétit vorace; le pain de six
livres, le litre de café, la cruche de lait, la motte de beurre, le
sucrier plein furent engloutis par les Polonais affamés. Lorsqu'il n'y
eut plus rien à manger, ils se levèrent, regardèrent Prudence et les
enfants, et ne purent s'empêcher de sourire en voyant leurs visages
rouges et bouffis.

--C'est puces qui ont mangé visage? demanda Boginski en cherchant à
prendre un air de compassion.

PRUDENCE.--Non, ce sont des punaises; nous n'avons pas dormi jusqu'au
jour. Je ne pensais pas qu'à Paris on fût mangé de punaises.

COZRGBRLEWSKI.--Paris grand! Place pour tous.

--Il faut payer et partir, Madame, dit Boginski d'un air aimable.

PRUDENCE.--A qui faut-il payer?

BOGINSKI.--Moi vous épargner la peine. Donnez argent, et moi aller
payer.

Prudence remercia, salua et remit à son protecteur une pièce de vingt
francs. Boginski revint bientôt, lui apportant douze francs de monnaie.



V

MADAME BONBECK

Prudence acheva de tout ranger dans la malle, que les Polonais
chargèrent sur leurs épaules, et tous descendirent l'escalier noir et
tortueux, qui les mena jusque dans la rue. La malle fut posée à terre;
Cozrgbrlewski courut chercher un fiacre, qu'il ne tarda pas à amener
à la porte; on plaça la malle sur l'impériale; Prudence, Innocent,
Simplicie et les Polonais s'entassèrent dans le fiacre.

«15, rue Godot!» cria Boginski; et le fiacre partit. A dix heures
sonnantes, il s'arrêta à l'adresse indiquée. Tous descendirent; on prit
la malle.

--Mme Bonbeck? dit Boginski au portier après avoir payé le fiacre avec
l'argent de Prudence.

--Au cinquième, au bout du corridor, première porte à gauche, répondit
le portier sans regarder les entrants.

Tous montèrent; au troisième étage, ils commencèrent à ralentir le pas,
à souffler à s'arrêter.

--Comme ma tante demeure haut! dit Simplicie.

--L'escalier est joli et clair! dit Innocent.

--Diable de Paris! marmotta Prudence. Tout y est incommode et pas du
tout comme chez nous. Cette idée de bâtir des maisons qui n'en finissent
pas; étage sur étage! Ça n'a pas de bon sens!

--Ouf! dirent les Polonais en déposant lourdement leur charge à la porte
de Mme Bonbeck;

Boginski, qui, était au fait des usages de Paris, tira le cordon de la
sonnette; une femme assez sale et d'apparence maussade vint ouvrir,

--Qui demandez-vous? dit-elle d'un ton bref. C'est vous qui êtes venu
hier soir pour parler à Madame?

--Oui, Madame, et nous demander Bonbeck, dit Cozrgbrlewski

--Qu'est c'est que ça, Bonbeck? répondit la bonne en fronçant le
sourcil.

--Mme Bonbeck, tante de M. Innocent que voici et de Mlle Simplicie que
voilà, s'empressa de répondre Prudence en faisant force révérences.

--Entrez, reprit la bonne en s'adoucissant... Et ces messieurs,
entrent-ils aussi? Qu'est-ce qu'ils veulent?

--Nous amis de Madame et des enfants; nous les défendre les aider
beaucoup.

--Ce sont nos protecteurs, nos sauveurs, reprit Prudence avec vivacité.

--Entrez tous, continua la bonne, en jetant toutefois sur les Polonais
un regard de méfiance.

--Sac à papier! sabre de bois! vas-tu me laisser aller, toi, l'amour des
chiens! cria une voix presque masculine.

Au même instant, la porte du salon s'ouvrit, et Mme Bonbeck fit son
entrée tenant par les oreilles un superbe épagneul qui sautait sur elle
et gênait sa marche.

C'était une femme de soixante-dix ans, sèche, vigoureuse, décidée,
taille moyenne, cheveux gris, tête nue, petits yeux gris malicieux, nez
recourbé, bouche maligne; l'ensemble bizarre et conservant des restes de
beauté.

--A bas! l'amour des chiens! Va embrasser tes nouveaux compagnons!
Bonjour, Simplette; bonjour pauvre Innocent; bonjour, dame Prude. On
vous a annoncés hier soir; je vous attendais; je n'ai pas été vous
prendre à la gare, comme le demandait mon frère, parce que j'avais de
la musique... chez moi, mais j'ai bien pensé que vous vous tireriez
d'affaire sans moi. Ah! ah! ah! quelles mines vous avez!... Allons donc,
n'allongez pas vos visages! Sont-ils rouges, sont-ils drôles! Et vous
autres, grands nigauds! Des Polonais, pas vrai? Je vous reconnais, mes
gaillards. Allons entrez tous chez la vieille tante. Pas de cérémonies,
et pas d'air guindé! J'aime qu'on rie chez moi! Celui qui ne rit pas
n'a pas une bonne conscience! Par ici, l'amour des chiens, par ici;
fais-leur voir comme tu es bon ami avec l'amour des chats... Tenez,
voyez-moi ça! Voyez cet amour de chat! un peu pelé parce qu'il est vieux
comme sa maîtresse, et qu'il bataille par-ci par-là avec l'amour des
chiens. A bas! à bas! l'amour des chats! Voyons, pas de batailles! A
bas, l'amour des chiens! Sac à papier! A bas! Je dis!

L'amour des chiens, l'amour des chats n'écoutaient pas les paroles
conciliantes de leur maîtresse, ils se battaient comme des enragés;
l'amour des chiens arrachait à belles dents les poils déjà endommagés
de son ami; l'amour des chats griffait à pleines griffes le nez, les
oreilles, les yeux de son camarade. Mme Bonbeck criait, se jetait entre
eux, tapait l'un, tapait l'autre, sans pouvoir les séparer.

--Satanées bêtes! s'écria-t-elle. Ah! vous en voulez? On y va, on y va!

Et, saisissant un fouet, elle distribua des avertissements si frappants,
que chien et chat se séparèrent et se réfugièrent dans leurs coins,
hurlant et miaulant.

Mme Bonbeck remit son fouet en place, s'approcha en riant des enfants
consternés, de Prudence pétrifiée et des Polonais ébahis:

--Voilà ma manière, dit-elle. Je fais tout rondement. Allons entrez
au salon. Prude, ma fille, va-t'en dans ta chambre; range tout,
Croquemitaine, t'aidera. C'est ma bonne que j'appelle Croquemitaine,
parce qu'elle à toujours l'air de vouloir avaler tout le monde. Allons,
ajouta-t-elle en poussant à deux mains les enfants et les Polonais, je
veux qu'on rie, moi.

--Ah! ah! ah! ont-ils l'air effarés! Je ne vous mangerai pas allez!

COZRGBRLEWSKI.--Moi pas me laisser avaler, pas passer. Gorge étroite,
moi large!

MADAME BONBECK.--Bien dit, mon garçon! Comment vous appelez-vous?

COZRGBRLEWSKI.--Cozrgbrlewski. Mâme Bonbeck.

MADAME BONBECK.--Eh? Coz... quoi?

COZRGBRLEWSKI.--Cozrgbrlewski. Mâme Bonbeck.

MADAME BONBECK.--Diable de nom! Ces Polonais, ça a des noms qu'une
langue française ne peut pas prononcer.

BOGINSKI.--Langue française douée, jolie, bonne, comme dames français.

MADAME BONBECK.--Tiens, tiens, vous êtes le flatteur de la bande! C'est
bien mon ami; c'est l'ancienne politesse française. Et comment vous
appelez-vous?

BOGINSKI--Boginski, Madame Bonbeck.

MADAME BONBECK.--A la bonne heure! Boginski! c'est un nom chrétien,
au moins. Cozi.. ki! je ne vous appellerai pas souvent, vous. Et toi,
Simplette, et toi, Innocent, allez-vous rester à tournoyer comme des
toupies d'Allemagne? Que veux-tu faire, toi?

SIMPLICIE, timidement.--Ce que vous voudrez, ma tante.

MADAME BONBECK, _l'imitant_.--Ce que vous voudrez, ma tante... Sotte,
va! Tâche d'avoir une volonté, sans quoi je t'en donnerai avec le fouet
de l'amour des chiens et l'amour des chats.

Simplicie frémit et regarda sa tante avec terreur.

MADAME BONBECK.--Et toi. Innocent, n'as-tu pas une volonté?

INNOCENT.--Si, ma tante. Je veux entrer en pension.

MADAME BONBECK.--Pour quoi faire, imbécile? Pour crever d'ennui?

INNOCENT.--Je veux porter un uniforme comme Léonce qui est entré au
collège Stanislas.

MADAME BONBECK.--Si c'est pour porter un uniforme, je te ferai recevoir
dans les enfants de troupe, grand nigaud; tu aurais bien par-ci par-là
quelques coups de fouet et tes camarades à tes trousses, mais tu
courrais les champs et tu ne pâlirais pas sur ces diables de grec et de
latin auxquels ils ne comprennent rien, quoi qu'ils en disent.

INNOCENT.--Papa veut bien que j'entre en pension, ma tante; et il ma dit
que j'entrerais dans la pension des Jeunes savants.

MADAME BONBECK.--Ânes savants, tu veux dire, nigaud?

Innocent n'osa pas répliquer; Mme Bonbeck lui donna en riant une
tape sur les reins, et s'assit dans un fauteuil. Elle interrogea les
Polonais, qui lui racontèrent les aventures du voyage de Prudence et des
enfants; elle rit à se pâmer; sa gaieté gagna, les Polonais et même les
enfants.

--Je vois que vous êtes de bons enfants, dit-elle aux Polonais. Où
demeurez-vous? que faites-vous?

BOGINSKI.--Nous n'avons pas de demeure et pas rien à faire.

MADAME BONBECK.--De quoi vivez-vous?

BOGINSKI.--Gouvernement donne un franc cinquante par jour.

MADAME BONBECK.--Mais c'est une horreur! Comment peut-on vous faire
vivre avec si peu de chose? Écoutez-moi, mes amis; moi qui n'ai pas
comme le gouvernement dix ou quinze mille Polonais à nourrir, Je vous
offre une chambrette chez moi. Je ne suis pas riche, mais j'ai bon
coeur, moi. Vous m'aiderez à faire marcher mon ménage et vous aiderez
Croquemitaine. Est-ce entendu? cela vous convient-il?

BOGINSKI.--Mâme Bonbeck très bonne; mon camarade et moi très contents,
très reconnaissants. Nous faire tout pour Marne Bonbeck et Marne
Croquemitaine.

MADAME BONBECK.--Cest bien; suivez-moi tous, je vais vous établir chacun
chez vous.

Mme Bonbeck sortit suivie des enfants, des Polonais, de l'amour des
chiens et de l'amour des chats; ils marchèrent vers la cuisine en
traversant la salle à manger, la chambre de Mme Bonbeck, la chambre
destinée à Innocent, à Simplicie et à Prudence, ensuite un bout du
corridor, puis la cuisine, où Croquemitaine fit connaissance avec
Prudence.

MADAME BONBECK.--Tiens, Croquemitaine, je t'amène de bons garçons qui
vont t'aider et qui nous feront rire.

CROQUEMITAINE.--Madame veut loger ces messieurs?

--Et où Madame veut-elle les mettre?

MADAME BONBECK.--C'est ton affaire, mets-les où tu voudras, couche-les
comme tu pourras, et fais-les marcher rondement. Ils ont de drôles de
noms, va; celui-ci s'appelle Boginski, et l'autre, Polonais pur sang,
Cozrrrbrrrgrr... je ne sais quoi. Nous l'appellerons Coz pour abréger.
Là! vous, voilà installés, les Polonais. Venez, vous autres, et toi
aussi, Prude, tu vas défaire la malle des enfants.

Elle les mena dans leur chambre, donna une tape à l'un, tira l'oreille
de l'autre, et les quitta en riant pour étudier sur son violon un
morceau de Mozart qu'elle devait écorcher le soir avec trois ou quatre
vieux amis qui grattaient comme elle du violon, de la contrebasse, ou
qui soufflaient dans des flûtes.

--Innocent, dit Simplicie, quand ils furent seuls avec Prudence, ma
tante est singulière; elle me fait peur.

INNOCENT.--Pas à moi; il ne s'agit que de lui répondre et de la faire
rire. C'est une bonne femme.

SIMPLICIE.--Bonne! tu as donc oublié comme elle a battu son chien et son
chat?

INNOCENT.--Je crois bien; ils se battent quand elle veut nous faire voir
comme ils sont bons amis!

SIMPLICIE.--Et puis, comme elle crie, comme elle rit fort, comme elle
jure! Mon Dieu! que je vais être malheureuse! Pourquoi ne suis-je pas
restée avec maman et papa?

INNOCENT.--Laisse donc! tu t'habitueras. Je te dis qu'elle est très
bonne femme.

PRUDENCE.--Je ne sais pas où mettre nos affaires; il n'y a ni commode,
ni armoire dans la chambre.

INNOCENT.--Tiens, voilà un grand placard avec six tablettes; mets tout
cela dedans.

PRUDENCE.--C'est aisé à dire, mets tout cela dedans! où voulez-vous que
j'accroche les robes de Mademoiselle et vos habits d'uniforme?

INNOCENT.--Laisse-les dans la malle; d'abord, pour les miens, j'espère
bien les emporter bientôt à la pension.

PRUDENCE.--Et les robes de Mademoiselle, elles seront chiffonnées dans
la malle.

INNOCENT.--Bah! il n'y a pas grand malheur? Ça ira tout de même.

SIMPLICIE.--Tu es bon, toi! Je ne veux pas que mes robes soient
chiffonnées; je veux qu'on les accroche.

PRUDENCE.--Où Mademoiselle veut-elle que je les mette? Il n'y a ni
armoires ni portemanteaux.

SIMPLICIE.--Je veux qu'on sorte mes robes.

INNOCENT.--Non, on ne les sortira pas.

SIMPLICIE.--Je te dis que si; je les sortirai moi-même.

Simplicie voulut tirer ses robes hors de la malle; Innocent se
jeta dessus et la repoussa. La lutte continua quelque temps assez
silencieuse, mais petit à petit s'anima; des paroles on en vint aux
tapes, et les enfants se querellaient avec acharnement, malgré les
remontrances de la bonne, quand la tante Bonbeck entra pour connaître la
cause des cris et du bruit qui troublaient sa musique.

«Diables d'enfants! allez-vous finir! A-t-on jamais vu des enragés
pareils! Faut-il que je prenne mon fouet pour vous séparer comme l'amour
des chiens et l'amour des chats?»

La menace fit son effet. Innocent lâcha Simplicie, qu'il tenait par ses
jupes d'une main, pendant qu'H tapait de l'autre, et Simplicie abaissa
ses pieds qui battaient le tambour sur les jambes et les reins
d'Innocent. La tante les fit approcher, les gratifia chacun d'une paire
de claques, et retourna à son violon.

Prudence resta ébahie de voir ainsi traiter ses jeunes maîtres; Innocent
et Simplicie, se frottaient les joues en pleurnichant tout bas.

--Tu vois comme elle est méchante, dit Simplicie à voix basse.

INNOCENT.--Elle tape joliment fort; sa main est sèche et dure comme du
fer.

SIMPLICIE.--J'écrirai à maman que je ne veux pas rester chez elle.

INNOCENT.--Où iras-tu? Moi, c'est différent; J'irai à la pension des
Jeunes savants. Prudence, prends la lettre que papa a écrite au maître
de pension; nous irons la porter aujourd'hui.

PRUDENCE.--La voici dans mon portefeuille, monsieur Innocent. Mais
comment trouverons-nous la rue et la maison?

INNOCENT.--Nous dirons à un des Polonais de nous y mener.

PRUDENCE.--C'est une bonne idée, ça. Je vais vite ranger vos effets, et
nous appellerons les Polonais.

Prudence, aidée d'Innocent et de Simplicie, parvint à tout mettre en
ordre; elle mit le linge entre les matelas; elle enveloppa dans une
serviette celui d'Innocent, dans une autre tes habits et chaussures du
collège; elle arrangea de son mieux ses robes et celles de Simplicie
dans les deux compartiments de la malle; ensuite elle donna aux enfants
de l'eau, du savon, des peignes et des brosses. Ils firent leur toilette
et s'apprêtaient à sortir, quand Croquemitaine vint les prévenir qu'il
était midi et, que leur tante les attendait pour déjeuner. Ils n'osèrent
pas résister à la sommation, et, laissant Prudence déjeuner de son côté
avec Croquemitaine, ils allèrent au salon.

--Arrivez donc, sapristi! J'aime qu'on soit exact, moi; mettons-nous à
table, j'ai une faim d'enragée. Mets-toi là, Simplette, à ma droite; et
toi, par ici, nigaud, en face de moi. Où sont les Polonais? Fais-les
venir, Croquemitaine. Je n'aime pas attendre, tu sais.

Deux minutes après, les Polonais, lavés, peignés, nettoyés, entraient,
saluaient, remerciaient.

--Aurez-vous bientôt fini vos révérences? Je n'aime pas tout ça. A
table, et mangeons.

Croquemitaine apporta une omelette. Mme Bonbeck la partagea en cinq
parts, réservant un bout pour Prudence et Croquemitaine.

--Tiens, Croquemitaine, emporte ça et mange là-bas avec Prude, qui doit
avoir l'estomac creux. J'ai une faim terrible, moi!

Tous mangèrent leur omelette sans souffler mot. Quand ils eurent fini,
la tante Bonbeck versa à boire.

--Peu de vin, beaucoup d'eau, dit-elle en riant; c'est mon régime et
celui de ma bourse, qui est maigre et souvent vide, Ça ne vous va pas,
eh! les Polonais? Vous aimeriez beaucoup: de vin et peu d'eau! Pas vrai?

COZRGBRLEWSKI.--Je ne dis pas non, Mâme Bonbeck; mais faut prendre quoi
on donne.

MADAME BONBECK.--Et dire merci encore, Monsieur Coz. Avec vos trente
sous par jour. Vous auriez chez vous de l'eau de Seine et du pain de
munition.

COZRGBRLEWSKI.--Je dis pas non, Mâme Bonbeck; faut prendre quoi on a.

MADAME BONBECK.--Dites donc, mon cher, ne répétez pas à chaque phrase:
Mâme Bonbeck. Avez-vous peur que je n'oublie mon nom, par hasard?

COZRGBRLEWSKI.--Oh! cela non, Mâme Bon...

MADAME BONBECK.--Encore? Sac à papier! vous m'ennuyez, savez-vous?
Laissez parler Boginski; je l'aime mieux que vous avec votre nez rouge
et vos grosses moustaches rousses. Voyons, Boginski, mon garçon,
racontez-nous quelque chose.

BOGINSKI.--Volontiers, moi savoir beaucoup; moi raconter comment un jour
j'étais beaucoup fatigué, avec camarades aussi; j'avais resté à cheval
quinze jours; j'avais pas ôté bottes; les Russes toujours près; chevaux
pas ôté brides et selles; pieds à moi grattaient beaucoup; cheval buvait
eau fraîche; moi ôté bottes et voir pieds en sang, des bêtes mille et
dix mille courir partout sur pieds et jambes et manger moi; moi laver,
layer; bêtes mourir et, noyer; moi content; puis laver bottes pleines
des bêtes; moi plus content encore. Voilà Russes arrivent. Nous sauter
à cheval, moi nu-pieds, galoper, tuer Russes, fendre têtes, percer
poitrines; Russes peur et sauver; moi rire, moi tout à fait content;
camarades aussi; après, pas content; moi plus de bottes, tombées là-bas.
Mais moi pas bête; descendre par terre; tirer bottes à Russe mort, laver
beaucoup, puis mettre; et c'est très bien; bottes bonnes; pas trous
comme miennes; bonnes, très bonnes; et moi toujours content et galoper à
camarades pour Ostrolenka.

MADAME BONBECK.--Qu'est-ce que c'est que ça, Olenka?

BOGINSKI.--C'est bataille terrible; longtemps, 1831; moi quinze ans, tué
vingt-cinq Russes, puis échappé bien loin et venir en bonne France et
avoir trente sous par jour. C'est bon ça. Pas mourir de faim toujours,
c'est beaucoup. Pas mourir de froid, beaucoup aussi; et trouver bonne
Mme Bonbeck, c'est excellent, ça!

--Pauvre garçon! dit Mme Bonbeck touchée de cette dernière phrase. Coz,
allez nous chercher le plat de viande.

Coz se précipita, disparut et revint presque immédiatement apportant un
grand plat de boeuf aux oignons.

Mme Bonbeck donna chacun une part suffisante.

--Portez à Croquemitaine, mon ami Coz, dit-elle, et revenez vite manger
votre part.

Coz revint plus vite encore, et mangea avec empressement la grosse part
que lui avait servie Mme Bonbeck.

--Sapristi! quel appétit! s'écria-t-elle. Vous êtes tous deux de
vrais Polonais. C'est égal, je vous utiliserai. Que savez-vous faire,
Boginski?

Moi faire écritures comme maître; moi donner leçons musique.

--Musique! dit Mme Bonbeck en sautant sur sa chaise. Vous aimez la
musique? vous jouez de quelque instrument?

--Moi aimer beaucoup musique; moi jouer piano et flûte; moi savoir
accorder et raccommoder pianos, flûtes, violons.

--Mon ami! mon bon ami! s'écria Mme Bonbeck en se jetant au cou de
Boginski surpris et enchanté. Vous aimez la musique! c'est admirable!
Nous ferons de la musique ensemble.

--Tout le jour, si plait à Madame, répondit Boginski; moi jamais fatigué
pour musique.

MADAME BONBECK.--Mon cher ami! Quel bonheur! Comme je vous remercie de
vouloir bien loger chez moi! Mais riez donc, vous autres! Ris donc,
Simplette; ris, nigaud; ris diable de Coz... Que sais-tu toi, mon pauvre
Coz?

COZRGBRLEWSKI.--Moi sais relier livres, graver musique.

MADAME BONBECK.--Graver musique! Mais c'est une bénédiction! Vous
allez me graver des sonates écrites à la main, vieilles mais superbes,
admirables. Nous les vendrons, nous gagnerons de l'argent; car je ne
suis pas riche, moi mes chers, mes bons amis, et je ne pourrais pas vous
garder longtemps si vous ne gagniez pas quelque argent.

INNOCENT.--Ma tante, je voudrais bien sortir après dîner.

MADAME BONBECK.--Pour aller où, nigaud?

INNOCENT.--Pour porter à la pension la lettre de papa.

--MADAME BONBECK.--Tu es bien pressé, mon garçon; mais je ne te retiens
pas. Va où tu voudras, restes-y si tu veux; emmène Simplette avec toi;
je garde mes Polonais, moi.

INNOCENT.--Mais, ma tante, nous ne savons pas le chemin; nous voudrions
un Polonais pour nous mener.

MADAME BONBECK.--Sac à papier! diables de nigauds, qui ne connaissent
pas Paris! Coz, allez avec eux, et revenez vite. Je garde mon ami
Boginski.

Pendant ce dialogue, Croquemitaine avait apporté de la salade et du
fromage; on finissait le repas et Mme Bonbeck se leva de table, emmenant
avec elle Boginski. Peu d'instants après, on les entendit racler du
violon et souffler de la flûte. Les enfants allèrent chercher Prudence,
et descendirent, accompagnés de Cozrgbrlewski et enchantés de prendre
l'air.



VI

PREMIÈRE PROMENADE DANS PARIS

La pension était située dans une des rues qui avoisinent le jardin du
Luxembourg; ils mirent près de deux heures pour arriver parce que les
enfants et Prudence s'arrêtaient avec admiration devant chaque boutique,
et ne pouvaient se lasser de regarder les étalages. Leurs cris de
joie faisaient retourner et rire les passants; la toilette bizarre de
Simplicie, qui avait mis sa robe de velours de coton bleu, l'air nigaud
d'Innocent, le bonnet de paysanne de Prudence et l'habit tapé du
Polonais excitaient les moqueries et les quolibets.

--Drôles de corps! disait l'un.--Toilettes impayables! disait un
autre.--Des échappés de Charenton! s'écriait un troisième.--Combien
paye-t-on, pour les voir?--Ce sont des faiseurs de tours!--Belle famille
à montrer à la foire! etc., disaient des gamins en éclatant de rire.

Simplicie et Innocent n'entendaient rien, ne s'apercevaient de rien:
Prudence commençait à comprendre qu'on se moquait de quelqu'un; elle
crut que c'était du Polonais. Cozrgbrlewski voyait bien que ses trois
compagnons étaient ridicules; il n'osait rien dire; mais il voyait avec
inquiétude quelques gamins s'obstiner à les suivre; d'autres gamins
grossissaient leur cortège à mesure qu'ils avançaient. Ils arrivèrent
ainsi jusqu'au Pont-Neuf. Les rires des gamins avaient fait place aux
huées; Prudence et les enfants s'aperçurent enfin que c'était eux qu'on
suivait, que c'était d'eux qu'on se moquait. Prudence s'arrêta tout
court au milieu du pont, et se retournant vers son escorte:

--A qui en avez-vous, polissons? De quoi riez-vous? Qu'avons-nous de
drôle?

--Ha! ha! ha! répondirent les gamins.

--Voulez-vous vous en aller et nous laisser tranquilles! Je ne veux pas
qu'on se moque de mes jeunes maîtres, entendez-vous?

--Ha! ha! ha! répondirent encore les gamins.

--Monsieur le Polonais, chassez ces gamins.

--Comment, Madame, vous voulez que je fasse? ils sont beaucoup.

--Faites comme à votre Ostrolenka; chargez-les, faites-leur peur.

Le Polonais ne bougea pas. Prudence fut indignée.

--Puisque le Polonais manque de courage, j'en aurai, moi, pour défendre
mes jeunes maîtres. Arrière, gamins!

Les gamins ne reculèrent pas; mais l'air résolu de la pauvre Prudence
prenant la défense des enfants qu'elle conduisait, leur plut, et l'un
d'eux s'écria:

--Vive la bonne!--Vive le Polonais! ajouta un autre.--Vivent les
provinciaux! Vive la bande! Vive le bonnet rond! Honneur au bonnet rond
hurlèrent-ils tous en choeur--Un triomphe au bonnet rond! Un triomphe
aux petits!

Et dans une seconde, Prudence et les enfants furent entourés par, les
gamins et escortés, malgré leurs supplications et leur résistance. Le
Polonais effaré courait après eux muet de terreur; Prudence suppliait
en vain qu'on la laissât avec ses jeunes maîtres; les enfants se
révoltaient, mais les rires des gamins étouffaient leurs paroles. Le
Polonais cherchait des yeux un sergent de ville qui lui portât secours;
aucun ne se trouvait sur leur chemin. Les passants s'éloignaient de ce
groupe devenu très considérable; enfin un soldat, auquel le Polonais
exposa la cause de ce tumulte, courut chercher du secours au poste
voisin. Quand les gamins virent venir un caporal et trois soldats ils ne
jugèrent pas prudent de les attendre ils se sauvèrent dans toutes les
directions, poussant et culbutant Prudence, Innocent et Simplicie. Tous
trois se relevèrent pleins de crotte et terrifiés. Le Polonais les
rejoignit essoufflé et pâle de frayeur. Les soldats arrivèrent pour
porter secours aux victimes, qu'ils croyaient blessées.

Prudence leur expliqua ce qui était arrivé, elle accepta l'offre caporal
qui leur proposa de les faire entrer au corps de garde pour enlever la
boue dont ils étaient couverts. On emmena donc au poste Prudence, les
enfants et le Polonais qui ne voulut pas les abandonner. Ils entendaient
sur leur passage des réflexions peu agréables:

--Ce sont de mauvais sujets qu'on vient d'arrêter.

--Une bande de voleurs, sans doute.

--Ou bien des gens qui se battaient au cabaret.

--Les petits ont l'air de scélérats.

--La femme a l'air féroce tout à fait.

--C'est du sang qu'ils ont sur leurs habits et leurs visages.

--Peut-être bien que oui, ils ont sans doute assassine quelqu'un.

--Le garçon a-t-il l'air bête!

--Et la fille, est-elle grasse et laide!

--Et quels oripeaux elle a sur elle!

--L'homme a un air tout drôle; on dirait que c'est lui qui a été
assassiné.

--Imbécile! comment veux-tu qu'il soit assassine, puisqu'il se porte
bien et qu'il marche aussi ferme que toi et moi!

--Il est pâle tout de même.

--C'est qu'il a peur.

--Entrés au corps de garde, le Polonais et ses malheureux compagnons
furent entourés par les soldats Quand ils surent que loin d'être
des malfaiteurs, c'étaient des victimes d'une gaieté populaire, ils
s'empressèrent de leur venir en aide; ils leur apportèrent de l'eau pour
enlever la boue qui couvrait leurs visages et leurs vêtements. Simplicie
pleurait. Innocent tremblait de tous ses membres. Prudence grommelait
contre Paris et ses habitants; le Polonais pompait de l'eau, tordait
leurs mouchoirs et leurs jupes, allait de l'un à l'autre, et parlait
d'Ostrolenka, des Russes, de Varsovie, au grand amusement des soldats,
qui le prenaient pour un fou.

Quand la boue fut enlevée, que les habits furent à moitié sèches il
courut chercher un fiacre, y fit monter la bonne et les enfants, et s'y
plaça prés d'eux en donnant au cocher l'adresse de la pension des jeunes
savants Prudence avait fait force remerciements et révérences aux
soldats, qui riaient sous cape de l'aventure burlesque des pauvres
provinciaux. Le cocher fouetta ses chevaux, la voiture se mit en marche.
Personne ne parlait. Le Polonais avait bonne envie de leur reprocher
leur toilette et leur tenue ridicule, cause du tumulte, mais il jugea
prudent de se taire. Prudence aurait bien voulu reprocher au Polonais
son attitude trop pacifique vis-a-vis des gamins, mais elle avala ses
remontrances tardives et inutiles. Innocent aurait volontiers réprimandé
le Polonais et Prudence, mais il n'osa exprimer son mécontentement.
Simplicie aurait de grand coeur témoigné ses regrets d'avoir quitté la
paisible demeure paternelle, mais elle ne voulut pas avoir l'air de
revenir sur un désir si vivement et si longuement témoigné.

On arriva ainsi à la pension. Prudence, suivie des enfants et du
Polonais et introduite par le portier, qui la priait d'attendre, entra,
sans écouter sa recommandation, dans une cour où les pensionnaire
étaient en récréation. Prudence, tenant en main la lettre de M.
Gargilier, s'avança vers un groupe de jeunes gens. Les écoliers,
étonnés ne répondaient à ses révérences que par des sourires et des
chuchotements.

Lequel de vous, Messieurs, voudrait bien m'indiquer le chef de la
pension? demanda Prudence de son air le plus aimable.

--C'est moi. Madame, qui suis son délégué, répondit le plus grand de la
bande. Que demandez-vous?

--Monsieur le délégué du chef, voici une lettre de mon maître, M.
Jonathas Gargilier.

--Que dit cette lettre? répondit l'écolier, dont l'audace; n'allait pas
jusqu'à ouvrir la lettre destinée à son maître:

--M. Gargilier, mon maître, désire placer dans votre estimable maison
mon jeune maître que voici. Saluez, Monsieur Innocent, saluez M. le
délégué du chef et ses estimables collègues.

Innocent, salua, Simplicie fit un plongeon, le Polonais s'inclina.

Au nom de mes estimables collègues et de M. le chef de pension, dont je
suis le délégué, dit l'élève en retenant avec peine un, éclat de rire
prêt à lui échapper, je reçois dans mon estimable maison le jeune
provincial que voilà, et je vous reçois tous avec lui, car tous vous me
paraissez dignes de cet honneur.

--Monsieur est bien honnête, monsieur est trop honnête; mais je dois
ramener Mlle Simplicie, que voici, à sa tante, Mme Bonbeck et je dois
dire à Monsieur que je ne manque jamais à mon devoir.

--Gloire à vous, estimable dame! Venez, dans un lieu plus digne de vous
attendre la réception définitive de votre honorable maître.

Et marchant devant eux, suivi de tous les écoliers chuchotants et
enchantés, il se dirigea vers une petite cour isolée.

Après avoir fait passer Prudence, Simplicie et le Polonais, il referma
la porte au nez d'Innocent ébahi.

Venez, jeune postulant, venez au milieu de vos futurs camarades,
recevoir les honneurs dus à tout nouveau venu.

Et, entraînant Innocent dans la grande cour de récréation, il le plaça
au milieu, et tous, se prenant la main, Se mirent à danser une ronde
effrénée autour de lui: Chacun à son tour se détachait du cercle et,
s'approchant d'Innocent, donnait une saccade au pan de sa redingote,
démesurément longue en chantant sur l'air des _Lampions_: «Le cordon,
s'il vous Plait». Innocent ne comprenait rien à cette étrange réception;
il avait des inquiétudes sur sa redingote, que les saccades répétées
menaçaient de mettre en pièces. Il voulut s'échapper; toute issue lui
était fermée. La peur commençait à la gagner; il s'élança contre un
groupe moins serre que les autres; le groupe le repoussa. Innocent tomba
à la renverse en criant comme un possédé.

--Tais-toi, imbécile! lui dirent à mi-voix les pensionnaires, qui
voyaient approcher le maître d'étude.

Et ils se dispersèrent, ne laissant près d'Innocent que quelques-uns
d'entre eux, qui s'empressaient comme pour le relever.

--Eh bien, qu'y a-t-il donc, Messieurs? Qui est-ce jeune homme? Pourquoi
a-t-on crié?

--M'sieu, c'est un petit jeune homme qui est tombée; il était venu avec
sa famille, qui est allée chercher M. le chef, d'institution, et en
jouant il est tombé et nous le ramassons.

Innocent allait parler mais un des collègues, se baissant près de son
oreille, lui dit:

--Tais-toi; si tu dis un mot, tu auras Une poussée.

Le maître d'étude regarda ses élèves avec méfiance, Innocent avec un air
moqueur, et lui demanda où était sa famille.

--Là-bas! répondit Innocent en montrant du doigt la petite cour où
étaient enfermées Prudence et Cie.

--Comment, là-bas! s'écria le maître d'étude en jetant autour de lui un
regard menaçant. Qui est-ce qui les a menés là?

INNOCENT.--C'est le délégué.

LE MAÎTRE D'ÉTUDE.--Quel délégué? Délégué de qui?

INNOCENT.--Délégué du maître.

LE MAÎTRE D'ÉTUDE--Ah ça! Messieurs, quelle sotte farce avez-vous jouée
là? Lequel de vous a osé prendre le titre de délégué de M. le chef de
pension?

Silence général. Personne ne bougea.

LE MAÎTRE D'ÉTUDE, _à Innocent_.--Jeune homme, indiquez-moi celui de ces
messieurs qui s'est dit délégué de M. le chef du pensionnat.

Innocent regarda autour de lui: le coupable avait disparu. Innocent ne
répondit pas.

LE MAÎTRE D'ÉTUDE.--C'est bien, Messieurs; nous verrons cela plus tard.

Il alla ouvrir la porte de la petite cour et en fit sortir, avec force
excuses. Prudence, Simplicie et le Polonais, assez étonnés de leur
longue attente et du lieu où on les faisait attendre. Le maître d'étude
salua, s'excusa et proposa à Prudence de la mener à M. le chef de
pension, ce que Prudence accepta avec un plaisir évident. Après quelques
minutes passées dans une salle du parloir, le maître de pension entra,
salua, se nomma, reçut la lettre que lui présentait Prudence, la lut et
souriant, examina du regard Innocent, qui les avait rejoints quand ils
avaient traversé la cour de récréation et il demanda s'il était prêt à
entrer en pension.

INNOCENT.--Oui, Monsieur, tout prêt, quand vous voudrez.

LE CHEF DE PENSION.--Eh bien, mon ami, puisque vous y voilà, pourquoi
n'y resteriez-vous pas? Monsieur votre père me demande de vous recevoir
le plus tôt possible.

INNOCENT.--Je n'ai pas mes uniformes, Monsieur, ni mon linge; ils sont
restés à la maison.

LE CHEF DE PENSION.--On pourra vous les envoyer.

INNOCENT.--Je veux bien. Monsieur. Prudence, envoie-moi mes effets ce
soir, tout de suite en rentrant.

PRUDENCE.--Mais Je n'ai personne à envoyer, Monsieur Innocent.

INNOCENT.--Et les Polonais, donc! Monsieur Coz, vous voudrez bien
m'apporter un paquet, n'est-ce pas?

COZRGBRLEWSKI.--Moi porter tout; moi porter beaucoup plus après
Ostrolenka: selle, bagage, manger, tout.

LE CHEF DE PENSION.--Eh bien, voilà l'affaire arrangée, mon ami. Votre
père me donne les renseignements nécessaires sur vous, ainsi que sur son
banquier pour l'argent à toucher. Et vous voilà reçu.

INNOCENT.--Monsieur, je vous prie de défendre à mes camarades de me
tourmenter; ils m'ont tiraillé, jeté par terre; ils ont presque déchiré
ma redingote.

CHEF DE PENSION.--Je ferai les recommandations nécessaires, mon ami;
faites vos adieux à votre famille. Je vais vous présenter à vos maîtres
et à vos camarades.

Innocent embrassa Prudence et Simplicie sans témoigner le moindre
chagrin de la séparation, et suivit le maître avec une satisfaction
visible.



VII

AGRÉMENTS DIVERS

Prudence, étonnée de ce brusque départ, pleura un peu; Simplicie se
sentit aussi un peu émue. Le Polonais proposa de retourner à la maison.
Ils rentrèrent chez Mme Bonbeck. après une absence de quatre heures.

--Où diable avez-vous été tout ce temps? leur dit la tante en les voyant
entrer.

Prudence raconta les événements de la journée et l'entrée d'Innocent au
pensionnat.

--Petit animal! s'écria Mme Bonbeck; est-il nigaud, ce garçon! Et tout
cela pour porter une espèce d'uniforme qui n'a ni queue ni tête! Coz,
courez vite porter les effets de ce garçon, et ne soyez pas en retard
pour le dîner, car nous ne vous attendrons pas. Je vous préviens. A six
heures précises, comme à l'ordinaire, nous nous mettront à la table;
tant pis pour les absents.

Coz ne se le fit pas dire deux fois. Le paquet fut bientôt prêt; il
le chargea sur son dos, marcha d'un pas accéléré en allant, courut en
revenant, et rentra dans le salon au moment où six heures sonnaient.

--A la bonne heure! voilà ce qui s'appelle être exact! C'est bien, ça!
J'aime les gens exacts s'écria Mme Bonbeck en donnant une tape sur le
dos fatigué du pauvre Coz. A table, à présent! Simplette, tu mangeras,
tu causeras, et tu riras surtout; sans quoi nous ne serons pas amis.

--Oui, ma tante, répondit tristement Simplicie.

--Petite sotte, tu as toujours l'air de venir d'un enterrement. Ris
donc! je n'aime pas les visages allongés, moi.

Simplicie fit un effort pour sourire, mais son air terrifié contrastait
tellement avec ce sourire forcé, que Mme Bonbeck éclata de rire, et que
les Polonais même ne purent s'empêcher de prendre part à sa gaieté.
Heureusement pour Simplicie que le rire la gagna aussi, et, quand
Croquemitaine apporta le potage, tous riaient à ne pouvoir lui répondre.

--A la bonne heure! C'est bon, ça! Avec moi, d'abord, il faut qu'on rie.
Mangeons, à présent; Croquemitaine nous regarde avec indignation.

--Je crois bien! Laisser refroidir un si bon potage!

--Nous ne l'en avalerons que mieux, ma fille; ne te fâche pas et va nous
chercher le plat de viande et la salades.

A la soupe succéda un excellent haricot de mouton, puis la salade, et
puis des pruneaux pour dessert. Les Polonais se léchaient les lèvres
après avoir avalé tout ce que Mme Bonbeck leur servait. Simplicie, un
peu rassurée par la gaieté de sa tante, passa une soirée assez agréable
à écouter d'abord les récits bizarres des Polonais, les plaisanteries de
Mme Bonbeck, et puis le concert qui termina la soirée. Boginski était
réellement bon musicien; il joua bien du piano et de la flûte, et trouva
moyen de marcher d'accord avec Mme Bonbeck, et de couvrir les sons faux,
discordants et piaillants qu'elle tirait de son violon. Mme Bonbeck
était ravie; elle adorait les Polonais, surtout Boginski, et eut de
la peine à le laisser partir pour se reposer des fatigues de la nuit
précédente.

Quand Simplicie eut dit adieu à sa tante et se fut retirée dans sa
chambre, qu'elle partageait avec Prudence, elle s'assit sur une chaise
et, se mit à pleurer amèrement.

PRUDENCE.--Eh bien, Mam'selle, qu'est-ce qui vous prend? Auriez-vous
déjà assez de Paris?

SIMPLICIE.--Si j'avais su comment ce serait et tout ce qui nous arrive,
je n'aurais jamais demandé de venir à Pans, répondit Simplicie en
sanglotant.

PRUDENCE.--Je vous le disais bien; vous ne vouliez pas me croire. Il
en sera de même pour M. Innocent; il se se fatiguera bien vite de la
pension, vous verrez ça.

SIMPLICIE.--Tant pis pour lui, c'est sa faute: c'est lui qui m'a dit de
pleurer et de bouder pour qu'on nous mène à Paris; c'est lui qui ma dit
que je m'y amuserais, beaucoup. Joli plaisir que la promenade de ce
matin; un monde énorme qui vous empêche d'avancer, une boue affreuse qui
abîme les robes et la chaussure, un bruit de voitures qui empêche de
s'entendre! Cest bien amusant, en vérité!

PRUDENCE.--Ah bien! Mam'selle, à présent que le mal est fait, à quoi
sert de se désoler et de pleurer? Votre tante n'est pas si méchante
qu'il le parait, et vous vous accoutumerez aux ennuis de Paris;
d'ailleurs, ne suis-je pas là, moi, pour vous consoler?

SIMPLICIE.--Je voudrais retourner à Gargilier.

PRUDENCE.--Ça, c'est impossible; votre papa m'a défendu de vous ramener
avant qu'il en donne l'ordre.

SIMPLICIE.--J'écrirai demain à maman que je m'ennuie et que je veux
revenir.

PRUDENCE:--Écrivez, Mam'selle: J'écrirai aussi moi comme votre papa me
l'a ordonné.

Simplicie allait répliquer, lorsqu'elle entendit frapper contre le mur;
sa tante couchait dans la chambre à côté.

--Allez-vous bientôt vous taire et me laisser dormir bavardes! Soufflez
la bougie; je n'aime pas qu'on brûle mes bougies inutilement.

Simplicie et prudence se regardèrent avec frayeur et se déshabillèrent
promptement. Cinq minutes après une obscurité complète régnait dans la
chambre; elles firent leur prière se couchèrent à tâtons et ne tardèrent
pas à s'endormir. Simplicie était fatiguée; elle dormit tard. Prudence
s'était levée de bonne heure, avait tout préparé pour la toilette de
Simplicie et avait déjà écrit la lettre suivante:

«Monsieur et Madame,

«J'ai l'honneur de vous faire part de notre arrivée. Nous avons eu tout
plein d'aventures en route et dans cet affreux Paris, qui n'a pas du
tout l'air comme il faut; les gens ne sont pas honnêtes; ils vous rient
au nez, vous éclaboussent et vous bousculent en criant, puis ils vous
font tomber dans la crotte. Monsieur et Madame pensent que ce n'est pas
de bonnes manières. En diligence, un vaurien de chien a dévoré le beau
morceau de veau rôti que j'avais préparé pour mes jeunes maîtres;
heureusement qu'un brave Polonais a jeté par la fenêtre le chien et la
dame avec. Les Polonais sont de braves gens; ils ont tué beaucoup de
Russes, parce qu'ils avaient les jambes dévorées de vermine; ils ont
tout de même été très bons; ils nous ont menés dans une maison très
laide, toute noire, où nous n'avons pas dormi par rapport aux punaises
qui nous ont mis la figure et les bras comme des boisseaux. La soeur de
Monsieur n'est pas très méchante; seulement, qu'elle crie beaucoup, à
preuve que Mam'selle en a peur tout à fait. M. Innocent est entré à la
maison des _savants_ après que les bons soldats nous ont nettoyés et
débarbouillés; la robe de Mam'selle est perdue de boue et d'eau. Le
Polonais roux nous a suivis, mais il s'est tout de même sauvé; ce
n'était pas gentil. Il nous a ramenés en voiture; elles ne sont pas
belles; si Monsieur voyait les chevaux et le cocher, il rirait, bien
sûr; c'est maigre, c'est sale, ça ne ressemble pas à la belle carriole
bleue de Monsieur, ni à son char à bancs rouge et vert. Mam'selle a bien
ri à dîner, parce que Madame était en colère, comme toujours, ce qui a
bien fait plaisir à Madame et, ce qui a fait bien pleurer Mam'selle en
se couchant, qui regrette Monsieur, Madame et Gargilier. Et M. Innocent
a des camarades qui me font l'effet d'être des diables, et qu'ils nous
ont enfermés dans un trou sale et qu'on nous a ouvert avec le Polonais
roux. Et Madame est si contente des Polonais, qu'elle les a gardés et
qu'ils mangent comme des affamés, et M. Boginski fait de la musique avec
Madame; elle racle sur ses cordes qui font comme si elles miaulaient, et
M. Boginski souffle dans une chose comme un mirliton; ça fait une drôle
de musique dont Madame est si contente que ça fait rire. C'est après que
Mam'selle, qui dort, a pleuré. J'ai dépensé pas mal d'argent que m'a
donné Monsieur, mais j'en ai encore plein la bourse, je présente bien
mes respects à Monsieur et à Madame; je puis dire que Mam'selle se
repent déjà de son voyage et que la leçon de Monsieur commence son
effet, et qu'elle sera bonne, et que Mam'selle reviendra tout autre et
que Monsieur n'aura plus à s'en plaindre. J'ai l'honneur de saluer bien
respectueusement Monsieur et Madame; je dis bien des amitiés à Florence,
à Rigobert, à Chariot et à Amable.

«Votre dévouée servante pour la vie, «PRUDENCE CRÉPINET.»

Elle finissait d'écrire l'adresse: _A Monsieur et Madame Gargilier à
Castel-Gargilier_, lorsque Simplicie s'éveilla en demandant s'il faisait
jour.

--Comment, Mam'selle, s'il fait jour? Madame a déjà demandé deux fois si
Mam'selle était prête.

--Ah! mon Dieu! s'écria Simplicie en sautant à bas de son lit. Pourquoi
ne m'as-tu pas éveillée. Prudence?

--Ma foi, Mam'selle, vous dormiez si bien que je n'en pas eu le coeur.

--Vite de l'eau, du savon!

--Voilà, voilà, Mam'selle; tout est prêt.

Simplicie se débarbouilla, $e peigna, se coiffa en moins d'un quart
d'heure. Elle acheva de s'habiller, et elle finissait sa prière, lorsque
la porte s'ouvrit avec violence, et Mme Bonbeck parut:

--Quelle diable d'habitude avez-vous là, vous autres! Comme des
princesses! A peine habillées à neuf heures! Mon café qui m'attend
depuis une heure! Ah! mais je n'aime pas ça, moi; j'aime qu'on soit
exact. Entends-tu, petite?

--Pardon, ma tante; j'étais si fatiguée que j'ai dormi plus longtemps.
Je ne savais pas... je ne croyais pas...

--C'est bon, c'est bon, tu t'excuseras plus tard. Vite, viens prendre
le café; les Polonais ont les dents longues, prends garde qu'ils ne
t'avalent.

Mme Bonbeck, satisfaite de sa plaisanterie, partit en riant, suivie de
Simplicie. Les Polonais saluèrent; on se mit à table, et ils mangèrent,
comme d'habitude, tout ce qu'on leur servit.

Mme Bonbeck donna ensuite à Cozrgbrlewski de la musique à graver; elle
lui apporta les outils nécessaires et l'établit à son travail jusqu'au
second déjeuner. Boginski fut employé à ranger la musique, à accorder le
piano et à nettoyer les violons et flûtes, Simplicie s'ennuya, bâilla,
fut grondée, et se retira dans sa chambre pour écrire à sa mère.



VIII

PREMIÈRE VISITE

Après déjeuner, Simplicie, voyant que sa tante s'apprêtait à reprendre
son violon, lui demanda la permission d'aller voir ses amies avec sa
bonne.

--Tes amies! Quelles amies as-tu ici?

--Mlles de Roubier, et bien d'autres que je vois à la campagne.

--Va, va, ma fille, fais ce que tu voudras; je ne suis pas un tyran,
moi; j'aime la liberté. Boginski, nous allons faire de la musique
pendant une heure ou deux. Vous, Coz, vous allez accompagner Simplicie
avec Prude, et vous prendrez garde à ne pas laisser recommencer les
sottises d'hier.

--Madame Bonbeck, c'est pas ma faute à moi; c'est robe drôle et manières
et tout; messieurs regarder, rire, gamins moquer et courir, Mam'selle
Simplette doit pas mettre robe comme hier.

--Ah! c'est pour ça. Attendez, j'y vais, moi, et je vais la faire
habiller comme il faut.

Mme Bonbeck se dirigea comme une flèche vers la chambre où Simplicie
achevait de boutonner sa robe de satin marron.

MADAME BONBECK.--Qu'est-ce que c'est que cette toilette, Mademoiselle?
Etes-vous folle? Allez-vous vous faire suivre et huer, comme hier,
par tous les polissons des rues? Ôtez-moi cela! Prude, enlève cela et
habille-la devant moi.

SIMPLICIE.--Mais, ma tante.

MADAME BONBECK.--Il n'y a pas de mais, tu vas défaire cette robe et en
mettre une autre tout de suite, devant moi.

PRUDENCE.--Mam'selle n'a pas de robe plus simple, Madame; c'est sa moins
belle.

MADAME BONBECK.--Comment diable t'a-t-on nippée? Ça a-t-il du bon sens!
Mets ta robe de voyage, si tu n'en as pas d'autre. Prude a de l'argent!
demain elle t'en achètera une avec Croquemitaine; mais Je ne veux pas
que tu sortes parée comme une châsse.

SIMPLICIE.--Ma tante, tout le monde s'habille comme cela.

MADAME BONBECK.--Personne, petite sotte, personne. Vas-tu m'en remontrer
à moi qui habite Paris depuis cinquante ans, sans en bouger?

SIMPLICIE.--Je vous en prie, ma tante,, laissez-moi mettre ma robe
aujourd'hui seulement, pour aller chez mes amies.

MADAME BONBECK.--Pour te faire insulter comme hier! Non, non, cent fois
non!

SIMPLICIE.--J'irai en voiture, ma tante; il n'y aura pas de danger
puisqu'on ne me verra pas.

MADAME BONBECK.--En voiture, vas-y si tu veux; sois ridicule, fais-toi
moquer dans les salons, si cela te fait plaisir; mais ne circule pas
dans les rues, entends-tu bien?

SIMPLICIE.--Non, ma tante, je ne marcherai pas, bien sûr.

MADAME BONBECK.--Ha! ha! ha! quelle figure tu as! C'est à rire, en
vérité. Ma soeur a perdu la cervelle pour t'avoir affublée de ces vieux
oripeaux.

Simplicie était fort choquée de voir sa tante rire de ce qu'elle croyait
si beau et si enviable; mais elle n'osa pas le témoigner et acheva de
s'habiller pendant que Mme Bonbeck appelait Coz pour aller chercher un
fiacre.

--Allez vite, mon ami Coz, courez, chercher fin petit fiacre pour
Simplette et Prude; vous les accompagnerez, car elles n'y entendent
rien; on les mènerait aux abattoirs ou au Jardin Turc sans qu'elles
pussent s'expliquer.

Coz expédiait vite les commissions: il fut bientôt de retour; Simplicie
était prête, Prudence attendait: elles montèrent dans le fiacre, Coz
s'assit à côté du cocher, Prudence donna l'adresse de Mlles de Roubier,
et la voiture roula dans les beaux quartiers de Paris, les boulevards,
la place de la Concorde et le faubourg Saint-Germain; Clara et Marthe
demeuraient dans la rue de Grenelle. Le fiacre s'arrêta à la porte du
91. Coz descendit, ouvrit la portière et fit descendre Prudence et
Simplicie. Il les mena chez le concierge, où elles demandèrent Mlles de
Roubier. «Au premier, en face», répondit le concierge. Elles allaient
monter suivies de Coz, quand le cocher de fiacre courut après eux:

--Hé! bourgeois dites donc, et ma course?

COZRGBRLEWSKI:--On payera quand seront revenues les dames.

LE COCHER.--Ah! mais non! Dites donc, bourgeois, vous ne m'avez pas pris
à l'heure; vous me devez la course. Un franc cinquante.

Coz commença une dispute sérieuse avec le cocher; Prudence s'en mêla
pour ne pas abandonner son ami dans le danger; les gros mots se
faisaient déjà entendre; le cocher jurait comme un templier. Coz
fit voir qu'il connaissait très bien ce genre de langage; Prudence,
effrayée, allait de l'un à l'autre, sans avoir l'idée de terminer ce
combat de langues en payant au cocher la somme qu'il demandait; les
fenêtres commençaient à se garnir de, têtes, lorsque le concierge,
jaloux de l'honneur de la maison, parvint à glisser dans F oreille de
Prudence:

--Payez-lui ses trente sous, tout sera fini.

--Tenez, monsieur le cocher, voilà votre argent; prenez, je vous en
prie, prenez, s'empressa de dire Prudence en lui tendant deux pièces
d'argent.

Le cocher, ne se le fit pas dire deux fois; il prit ses trente sous et
s'en alla en grommelant. Le concierge rentra dans sa loge, non sans
avoir jeté un regard étonné sur la toilette de Simplicie et de Prudence.
Elle montèrent l'escalier; Coz, faisant l'office de domestique, ouvrit,
dit au valet de chambre d'annoncer Simplicie et resta dans l'antichambre
avec Prudence.

Simplicie entra donc seule chez Clara et Marthe, qui s'amusaient à faire
des fleurs avec leurs amies, Elisabeth, Valentine, Marguerite et Sophie.
La toilette éclatante et ridicule de Simplicie causa un étonnement
général; on la regardait sans parler. Simplicie fut un peu embarrassée
de ces marques de surprise; elle sentit pour la première fois qu'elle
était ridicule, ce qui lui donna un malaise si visible que Clara s'en
aperçut et en eut pitié.

--Bonjour, Simplicie, lui dit Clara en s'avançant vers elle et en lui
prenant la main; vous voilà donc à Paris! Depuis quand? Êtes-vous venue
avec votre maman? Est-elle au salon, chez maman?

--Non, répondit Simplicie avec un embarras croissant, maman est restée à
Gargilier.

--Vous êtes donc seule avec votre papa? reprit Marthe.

--Non, répondit Simplicie plus bas encore, papa est resté à Gargilier.

--Comment et pourquoi alors êtes-vous à Paris? s'écrièrent les enfants.

Simplicie ne savait que répondre; là encore elle commençait à voir le
tort qu'elle avait eu; elle ne savait comment expliquer son voyage, et
elle se taisait, roulant son mouchoir entre ses tenant les yeux baissés,
commençant un mot, puis un autre; enfin elle eut la pensée de mettre son
voyage sur le dos de sa tante.

Ma tante ne nous connaissait pas; elle désirait nous voir. On nous a
envoyés chez elle avec ma bonne, Prudence.

MARGUERITE.--Je. vous plains, pauvre Simplicie; c'est un grand chagrin
pour vous d'être séparée de votre maman et de votre papa.

SOPHIE.--Pourquoi ayez-vous accepté? Il fallait dire à à votre maman que
vous ne vouliez pas; on ne vous aurait pas envoyée de force.

SIMPLICIE.--C'est que..., c'est que... Innocent et moi, nous avions
envie de voir Paris.

Les enfants la regardèrent avec surprise, et, malgré le silence qu'elles
gardèrent toutes, Simplicie devina sans peine que ce silence même était
un blâme, que ces demoiselles trouvaient qu'elle avait eu tort, et que
si elles ne le lui disaient pas, c'était par politesse.

--Asseyez-vous donc, Simplicie, lui dit enfin Clara. Voyez les jolies
fleurs que nous faisons. Vous pourrez nous aider en coupant les bandes
de papier vert, en arrangeant les queues, les boutons, les feuilles.

Après avoir travaillé quelque temps Simplicie leur demanda:

--Comment avez-vous pu faire ces jolies fleurs toutes seules?

MARTHE.--Nous avons eu une maîtresse de fleurs.

SIMPLICIE.--Où donc en avez-vous trouvé une?

SOPHIE.--Dans tous les magasins de fleurs il y a des demoiselles qui
viennent donner des leçons.

SIMPLICIE.--C'est charmant; on trouve de tout à Paris. A la campagne il
n'y a rien de tout cela.

MARGUERITE.--Oui, mais à la campagne on vit bien plus à l'aise; on est
bien plus avec ses parents.

SOPHIE.--Tu dois penser que Simplicie ne tient pas beaucoup à voir ses
parents, puisqu'elle a mieux aimé venir chez sa tante.

CLARA.--Pourquoi dis-tu cela, Sophie? Ses parents lui ont probablement
ordonné de partir.

SOPHIE.--Est-ce vrai, Simplicie? Est-ce que vous auriez mieux aimé
rester chez vous?

Simplicie rougit, balbutia et ne savait comment répondre sans trop
mentir, lorsque Cozrgbrlewski vint la tirer d'embarras en entr'ouvrant
la porte; il passa sa grosse tête rousse et fit signe du doigt à
Simplicie de venir. Et comme Simplicie ne répondait pas à son appel, il
entra son corps à moitié, au grand ébahissement des enfants, et fit:

--Pst, Pst, Mam'selle! faut venir de suite, Mme Prude demande venir. Mme
Bonbeck gronder si Mam'selle rester longtemps.

Les enfants, surpris et un peu troublés d'abord, partirent d'un éclat de
rire qui rassura Coz. Il entra tout à fait. Les enfants, le prenant pour
un fou, se mirent à crier. Simplicie était honteuse et désolée. Coz
avançait toujours en souriant; les enfants reculèrent jusqu'au coin le
plus éloigné de la chambre en continuant à appeler leurs bonnes, deux
autres portes s'ouvrirent; la bonne de Clara et de Marthe entra par
l'une pendant que Prudence apparaissait par l'autre. La bonne, voyant
cet homme roux, à longs cheveux, à moustaches et à barbiche,, crut
que c'était un voleur, et appela au secours de toutes la force de ses
poumons; deux domestiques accoururent, et, partageant l'erreur de la
bonne, Se jetèrent sur Coz, qui se débattait en criant:

--Moi Polonais; moi pas faire mal, moi chercher fiacre; moi ami de Mme
Bonbeck... Lâchez! lâchez!... Polonais mauvais en colère; moi tuer
beaucoup de Russes à Ostrolenka!

Plus il parlait et plus les domestiques tenaient à s'assurer de ce fou
dangereux. Ils l'avaient saisi, le tenaient fortement et s'apprêtaient
à l'emmener, quand Prudence, s'élançant à son secours, cria aux
domestiques:

--Arrêtez, Messieurs: c'est notre ami, notre sauveur! C'est M. Coz,
brave Polonais: il a accompagné Mlle Simplicie; il nous a protégés en
voyage; il a jeté par la fenêtre le méchant chien qui nous a mangé notre
veau, il nous a emmenés dans une auberge; il nous suit partout, il est
très bon, je vous assure.

La bonne, qui comprenait enfin son erreur, dit aux domestiques de
laisser aller le Polonais. Coz avait ses habits en désordre; le noeud
de sa cravate était à la nuque, ses cheveux étaient ébouriffés; il
arrangeait ses vêtements, ces cheveux, sa cravate, tout en marmottant:

--Moi Polonais; moi tirer Russes, moi chercher voiture, moi appeler Mlle
Simplicie; moi pas content; moi dire à Mme Bonbeck!

Simplicie, rouge et humiliée, restait muette et immobile; les enfants,
que la bonne avait calmés, et qui comprenaient la méprise, cherchèrent à
leur tour à rassurer Simplicie; Clara et Marthe lui proposèrent de
venir les voir le soir pour passer plus de temps ensemble; Sophie et
Marguerite lui firent leurs excuses de la scène, qui venait d'avoir
lieu, et firent si bien que Simplicie crut que le tort venait d'elles
et non de Coz. Simplicie reprit son air satisfait et s'en alla en
promettant de revenir. Quand elle fut partie, les enfants furent pris
d'un fou rire, et toutes quatre se roulèrent sur les canapés en riant à
suffoquer. La bonne partagea leur accès de gaieté.

--Quelle drôle de visite nous avons eue là! s'écria enfin Marguerite.

SOPHIE.--Et quelle toilette ridicule avait Simplicie!

MARTHE.--Et quelle figure a cet homme roux qui l'accompagne!

--J'ai eu peur tout de bon! j'ai réellement cru que c'était un fou!

MARGUERITE.--Si du moins Simplicie avait dit quelque chose pour nous
rassurer! Elle restait muette comme un poisson!

CLARA.--C'est que la pauvre fille était honteuse. Il était ridicule!

SOPHIE.--Pourquoi l'as-tu engagée à venir le soir, Clara? Elle nous
ennuiera horriblement.

CLARA.--Parce qu'elle était si embarrassée, qu'elle m'a fait pitié.
Puisqu'on l'engageait à revenir, elle a dû croire que nous la trouvions
ni ridicule ni ennuyeuse.

SOPHIE.--Tu as bien de la charité; je ne l'aurais pas engagée, moi.

CLARA.--Tu aurais fait comme moi si tu avais vu comme moi combien la
pauvre fille était honteuse de son Polonais et de sa bonne.

SOPHIE.--C'est bien fait! Cela lui apprendra à quitter ses parents pour
venir s'amuser à Paris et nous ennuyer de ses visites.

CLARA.--Ce n'est pas bien, ce que tu dis, ma petite Sophie; ses parents
l'ont probablement obligée à venir voir sa tante.

SOPHIE.--Laisse donc! Comme c'est probable! Envoyer sa fille à Paris
malgré elle! Je ne crois pas cela, moi.

CLARA.--Crois ce que tu voudras, mais ne le dis pas.

SOPHIE.--Ce qui veut dire que tu crois tout comme moi, mais que par
bonté tu fais semblant de croire le contraire.

MARGUERITE.--Et quand cela serait, Sophie, c'est d'autant plus beau à
Clara, et tu ne devrais pas la taquiner là-dessus.

SOPHIE.--Je te prie, toi, de ne pas me prêcher; tes sermons me mettent
toujours en colère.

MARGUERITE.--Parce que je dis vrai et que tu n'as rien à répondre, ma
belle amie.

SOPHIE.--Parce que vous avez le talent d'impatienter, Mademoiselle, et
que vous parlez sans savoir ce que vous dites, comme une corneille qui
abat des noix.

MARGUERITE.--Où Mademoiselle à-t-elle entendu des corneilles parler?

SOPHIE.--Laisse-moi tranquille! Tu m'ennuies.

Marguerite allait répliquer, mais Clara et Marthe l'engagèrent à ne pas
continuer la dispute; elles en dirent autant à Sophie; une fois apaisée,
elle se mit à rire et embrassa affectueusement Marguerite, qui venait
se jeter à son cou. Les enfants racontèrent à leurs mamans la visite
de Simplicie, et leur terreur mal fondée; Sophie compléta le récit
imparfait de ses amies en décrivant la toilette de Simplicie, en blâmant
son séjour à Paris, en riant de la figure et du langage du Polonais et
de Prudence. Mme de Roubier mit fin à son caquet en lui reprochant son
peu d'indulgence; elle trouva pourtant que l'invitation de Clara était
un peu trop charitable.



IX

SCÈNES DÉSAGRÉABLES

Lorsque Simplicie fut en voiture avec Prudence, elle lui reprocha de
l'avoir envoyé chercher si tôt et d'avoir laissé entrer le Polonais chez
ses amies.

PRUDENCE.--Et que fallait-il donc que je fisse, Mam'selle? Je n'osais
pas entrer, moi.

SIMPLICIE.--Mais pourquoi si tôt?

PRUDENCE.--Parce que M. Coz était allé chercher une voiture, et le
cocher tempêtait à la porte parce qu'on le faisait attendre.

SIMPLICIE.--Par exemple! celui qui nous a amenées à ta pension
d'Innocent a attendu bien plus longtemps et il n'a rien dit.

PRUDENCE.--Parce qu'on l'avait prévenu qu'on lui payait l'heure,
Mam'selle.

SIMPLICIE.--Et pourquoi Coz ne l'a-t-il pas dit à celui-ci?

PRUDENCE.--Parce que, Mam'selle, quand on prend un cocher à l'heure,
c'est plus cher que quand on le prend à la course.

SIMPLICIE.--Qu'est-ce que ça fait?

PRUDENCE.--Ça fait que monsieur votre papa ma bien recommandé de ménager
l'argent, et que nous en avons terriblement dépensé jusqu'à présent.

SIMPLICIE.--Ah bah! Nous ne dépenserons plus rien maintenant que nous
sommes chez ma tante.

PRUDENCE.--Pardon, Mam'selle; votre papa m'a ordonné de payer la moitié
de la dépense chez madame votre tante, qui n'est pas assez riche pour
nous garder sans rien payer.

SIMPLICIE.--C'est tout de même ennuyeux. Ce Polonais est ridicule; ces
demoiselles se sont moquées de lui... et de moi aussi bien certainement.

PRUDENCE.--Et que vous importe que ces péronnelles se rient de vous?
Est-ce que je m'en tourmente, moi? Est-ce que nous avons besoin d'elles?
Est-ce que ça m'amuse d'y aller?

Pendant qu'on se moquait de vous au salon, les domestiques riaient de
moi et du pauvre Coz, à l'antichambre.

SIMPLICIE.--Que t'ont-ils dit? de quoi se sont-ils moqués?

PRUDENCE.--Que sais-je, moi? De tout! de notre cocher de fiacre, de
votre belle toilette, de la mienne, de mon bonnet breton, comme si
j'allais me mettre en marionnettes comme leurs filles, avec leurs
ridicules cages qui accrochent les passants et qui emportent les
boutiques des petits marchands. C'est pour cela que Coz, qui commençait
à se mettre en colère, à été chercher une voiture pour nous tirer de là.

SIMPLICIE.--C'est agréable de ne pas pouvoir rester chez mes amies parce
que Coz et toi vous dites des choses ridicules.

PRUDENCE.--Comment, Mam'selle! Qu'ai-je dit, moi, de ridicule? J'ai pris
parti pour vous, qui êtes ma jeune maîtresse, et je le ferai toujours,
quoi que vous en disiez. Ce n'est pas ridicule cela. Et ce pauvre Coz
est un bien bon garçon; il fait tout ce qu'on veut, ne se refuse à rien,
et ne demande qu'à être bien nourri. Vouliez-vous qu'il vous laissât
insulter sans répondre?

SIMPLICIE.--Je veux que tu me laisses tranquille, toi; tu m'ennuies avec
tes explications qui sont sottes comme toi.

PRUDENCE.--Ah! Mam'selle, ce n'est pas bien ce que vous dites là! non,
ce n'est pas bien!

La pauvre Prudence se mit à pleurer; Simplicie, impatientée, lui tourna
le dos, tout en se reprochant sa dureté envers la pauvre Prudence, si
dévouée et si affectionnée. Elles arrivèrent, sans avoir dit un mot de
plus, à la porte de Mme Bonbeck au moment où cette dernière descendait
l'escalier pour sortir. Prudence donna à Coz l'argent nécessaire peut
payer le cocher, et suivit tristement Simplicie, qui allait à la
rencontre de sa tante.

MADAME BONBECK.--Eh bien! déjà de retour? Ta belle toilette n'a donc pas
produit l'effet que tu espérais! Quelle diable de mine boudeuse tu fais!
Et toi, Prude, pourquoi pleurniches-tu? Raconte-moi ça! Vous n'avez
pourtant pas eu d'escorte de gamins?

PRUDENCE.--Hi! hi! hi! Madame, c'est Mam'selle qui me gronde, qui me
bouscule, qui me dit que je suis sotte, Ce n'est pourtant pas ma faute
si les domestiques sont mal élevés à Paris et s'ils se moquent de la
robe de Mam'selle et de son châle, et de M. Coz, et du cocher. Que
pouvais-je faire que ce que j'ai fait? Défendre Mam'selle, qui est ma
maîtresse, et M. Coz, qui est tout de même bien complaisant et tout à
fait bon garçon.

Le visage de Mme Bonbeck s'enflammait de colère à mesure que Prudence
parlait.

--Sotte! dit-elle en saisissant Simplicie par le bras. Ingrate! fais tes
excuses à Prude! Et tout de suite encore..., entends-tu? Embrasse-la et
demande-lui pardon.

SIMPLICIE.--Mais, ma tante...

MADAME BONBECK.--Il n'y a pas de mais. Tu as chagriné cette bonne fille,
qui se dévoue à te servir, et je veux que tu lui fasses réparation.

SIMPLICIE.--Mais, ma tante...

MADAME BONBECK.--Ah! sapristi! tu résistes, mauvais coeur! sans coeur! A
genoux, alors, à genoux!...

Simplicie n'obéissait pas; son orgueil se révoltait à la pensée de
s'humilier devant une pauvre et humble servante. Mme Bonbeck, que
la colère gagnait de plus en plus, lui secoua les épaules, la fit
pirouetter, lui donna un coup de genou dans les reins et lui cria de
rentrer, dans sa chambre pendant qu'elle emmènerait la pauvre Prude et
Coz. Avant que Prudence et Coz eussent pu se reconnaître, Mme Bonbeck
les avait saisis par le bras et entraînés dans la rue.

--Viens, ma pauvre Prude; tu es une bonne fille. Tu vas venir avec moi
acheter deux robes raisonnables à Simplette, qui est une sotte et une
ingrate, puis un chapeau pour remplacer son extravagant chaperon à
plumes, puis une casaque pour compléter sa toilette; Coz, mon ami, tu
vas avoir la complaisance de nous accompagner pour porter nos emplettes.

Coz salua et suivit, pendant que Prudence, plus embarrassée de la bonté
de Mme Bonbeck que de ses colères, raccompagnait avec tremblement, mais
sans résistance.

Simplicie, suffoquée de honte et de colère d'avoir été traitée si
brutalement devant témoins, s'empressa de rentrer dans sa chambre, se
jeta sur son lit et se mit à sangloter avec violence,

«Suis-je malheureuse, se dit-elle, de m'être mise dans les mains de
cette méchante femme! Papa n'aurait pas dû m'envoyer chez elle! Si
j'avais pu deviner tout ce qui m'arrive depuis mon départ. Je n'aurais
pas écouté Innocent et je n'aurais pas demandé à venir à Paris. C'est
que je ne m'amuse, pas du tout! je m'ennuie à périr... Je suis mal
logée, l'appartement est si petit qu'on y étouffe, perché au cinquième
étage; je n'ai rien pour m'amuser; j'ai une peur horrible de ma tante!
Mon Dieu! mon Dieu! que je suis malheureuse! Et cette sotte Prudence qui
va se plaindre à ma tante! Je vais joliment la gronder ce soir.»

Pendant longtemps Simplicie continua à former des projets sinistres, à
entretenir dans son coeur des sentiments de colère et de vengeance; mais
à force de pleurer, de s'ennuyer, elle eut enfin la pensée de s'adresser
au bon Dieu pour qu'il lui vienne, en aide. Dieu exauça en amollissant
son coeur et en lui ouvrant les yeux sur ses propres torts; elle comprit
qu'elle avait été dure et injuste pour la pauvre Prudence, qui avait
montré au contraire une patience et une bonté touchantes; qu'elle était
injuste aussi pour le Polonais, qui était complaisant et serviable,

Sa colère se calma; elle conserva seulement de la rancune contre sa
tante, qui la traitait avec une rudesse à laquelle ses parents ne
l'avaient pas habituée, et elle se mit à écrire à sa mère pour lui
demander... non pas encore de la faire revenir près d'elle, mais
seulement de ne pas la laisser trop longtemps à Paris.

«Je commence déjà à m'y ennuyer quelquefois, écrivait-elle. Ma tante est
sans cesse en colère; je ne sais comment faire pour la mettre de bonne
humeur; elle veut que je rie toujours, et j'ai plus souvent envie de
pleurer que de rire. Mais bientôt je m'amuserai beaucoup, parce que
Mlles de Roubier m'ont engagée à aller chez elles le soir, et que j'irai
faire des visites à toutes ces demoiselles de la campagne. J'espère que
nous irons au spectacle et aux promenades. Je vous écrirai, tout cela,
ma chère maman, etc.»

Pendant qu'elle se consolait en écrivant, Mme Bonbeck lui achetait une
robe de mérinos bleu foncé et une autre à fond marron avec pois bleus;
un chapeau marron et bleu orné d'un simple ruban et un manteau-paletot
de drap noir. Elle rentra dans le salon et y fit déposer le paquet que
Coz avait porté.

--Allez me chercher Simplette, dit-elle à Prudence,

--Votre tante vous demande, Mam'selle, dit Prudence en entrant.

SIMPLICIE.--Je ne veux pas y aller, pour qu'elle recommence à me
secouer. J'aime mieux rester avec toi.

PRUDENCE.--Oh Mam'selle, je vous en supplie, allez-y; Mme Bonbeck n'est
guère patiente, vous savez. Si elle allait se mettre en colère!

SIMPLICIE.--D'abord, si elle me bat, je me sauverai avec toi.

PRUDENCE.--Et où irions-nous, Mam'selle?

SIMPLICIE.--Nous irions au chemin de fer et nous retournerions à
Gargilier. Décidément, je m'ennuie chez ma tante à Paris.

PRUDENCE.--Est-ce que vous savez si vous vous y ennuierez! Nous n'y
sommes que depuis trois jours.

La sonnette s'agita avec violence.

--C'est votre tante, Mam'selle! c'est votre tante! s'écria Prudence avec
terreur. Allez-y; elle vous battrait.

Simplicie, qui partageait la frayeur de Prudence et qui devait se
soumettre aux exigences de sa tante, se rendit enfin à son appel et la
trouva avec un commencement de colère.

--Qu'est-ce qui te prend donc de ne pas venir quand je t'appelle! Je
n'aime pas à attendre, moi. Tiens, voici deux robes, un chapeau et un
manteau raisonnables; tu ne sortiras pas sans qu'une des robes soit
faite; travailles-y avec Prudence; Croquemitaine t'aidera quand elle
pourra. Emporte ça, et à dîner ne m'apporte pas un air grognon; je
n'aime pas cela. Tu as vu que je sais me servir de mes mains et de mes
pieds; ne me fais pas recommencer une seconde fois; je te secouerais
plus fort que la première.

Simplicie ne répondît pas, prit le paquet et le porta dans sa chambre.

SIMPLICIE.--Ma tante veut que nous fassions les robes nous-mêmes; elle
dit que je ne sortirai que lorsqu'il y en aura une de faite.

PRUDENCE.--Soyez tranquille, Mam'selle, je vais bien me dépêcher; quand
je devrais veiller un peu, vous l'aurez après-demain.

SIMPLICIE.--Il ne faut pas que tu te fatigues par trop, Prudence. Je
t'aiderai de mon mieux.

PRUDENCE.--Bien, bien, Mam'selle, vous m'aiderez si vous voulez; ça n'en
marchera que mieux. Je vais me mettre tout de suite à en tailler une.
Laquelle voulez-vous avoir: la première, Mam'selle?

SIMPLICIE.--Celle à pois bleus, elle me plaît beaucoup.

Prudence prit la pièce marron et bleu, et commença par tailler la jupe
pour donner à Simplicie une occupation facile. Leur journée s'acheva
paisiblement; Mme Bonbeck semblait avoir oublié sa colère et le reste;
les yeux seuls de Simplicie en témoignaient.



X

INNOCENT AU COLLÈGE

Deux jours après, Simplicie eut sa robe. Prudence avait passé presque
toute la nuit à la terminer, et le lendemain, elle eut à supporter une
bonne gronderie de Mme Bonbeck, qui ne voulait pas qu'on veillât à cause
de la chandelle ou de l'huile qu'on brûlait. Simplicie, qui s'était
ennuyée pendant deux jours et qui avait plus d'une fois regretté ses
parents à la campagne, fut enchantée de s'habiller pour aller voir
Innocent à la pension. Cette fois elle n'alla pas en voiture, elle ne
s'arrêta pas à toutes les boutiques, et Coz, qui les accompagnait,
n'eut pas à faire taire des gamins ni à dissiper des attroupements. Ils
arrivèrent sans aventure à la pension et demandèrent Innocent; on les
fit entrer au parloir, et ils attendirent.

Pendant que ces dames attendent, nous allons raconter comment Innocent
avait passé ses premiers jours avec ses nouveaux camarades.

Quand le maître de pension ramena Innocent dans la cour où jouaient les
élèves, il les appela tous:

--Messieurs, leur dit-il, je vous recommande de l'indulgence et de la
charité envers ce nouveau camarade que je vous amène; vous l'avez déjà
bousculé et maltraité. Je ne veux pas ces plaisanteries brutales qui
nuisent à la bonne renommée de ma maison,

--Nous n'avons rien fait. Monsieur; nous avons joué entre nous,
s'écrièrent les élèves.

--Ce n'est pas vrai, dit Innocent; vous m'avez tiré ma redingote,
vous m'avez jeté à terre, vous avez enfermé Prudence, Simplicie et le
Polonais dans la cour.

--Tu mens, dit un grand élève, ce n'est pas nous, qui avons fait cela.

INNOCENT.--C'est vous tous; et vous qui parlez, vous avez dit que vous
étiez le délégué du maître.

LE MAÎTRE.--Ah! c'est donc vous. Monsieur Léon. qui vous êtes rendu
coupable de ce manque de respect, de cette haute inconvenance envers ma
maison et les personnes qui m'avaient amené un élève?

LEON.--Non, M'sieu; il ment, ce n'est pas moi.

INNOCENT.--C'est vous, je vous reconnais bien; et quand Prudence,
Simplicie et le Polonais viendront me voir, ils vous reconnaîtront bien
aussi.

LE MAÎTRE.--Monsieur Léon, je vois à votre mine que vous êtes coupable;
et l'accent de ce jeune homme est l'accent de la vérité.

LEON.--Mais, M'sieu...

LE MAÎTRE.--Je ne vous parle pas de ça. Je dis que c'est vous et que
vous serez privé de sortie dimanche prochain.

LEON.--Mais, M'sieu...

LE MAÎTRE.--Je ne vous parle pas de ça. Vous ne sortirez pas.

Le maître se retira,, laissant Innocent en proie aux vengeances de ses
ennemis.

--Rapporteur! capon! dit Léon en lui allongeant un coup de poing sur
l'épaule.

--Méchant! langue de pie! dit un autre élève eu lui tirant les cheveux,

--Mouchard! crièrent les autres en lui tirant les oreilles, les cheveux,
en lui assénant des coups de pied, des coups de poing.

--Aïe, aïe! au secours! ils me battent, ils m'arrachent les cheveux, ils
me griffent! cria Innocent en se débattant.

Le maître d'étude, habitué à ces cris et à ces combats dans cette
pension mal tenue et mal composée, n'y fit aucune attention, jusqu'à ce
que les cris furent devenus aigus et violents. Il marcha alors vers le
groupe, se fit jour jusqu'à Innocent qu'il dégagea des mains et des
pieds de ses ennemis. Il le retira échevelé et sanglotant.

--C'est une honte. Messieurs! un abus de force! une lâcheté! Tomber
cinquante à la fois sur un innocent, maigre, faible et incapable de se
défendre. Vous êtes tous au piquet, messieurs.

--Mais M'sieu, il a rapporté; il a fait punir Léon; il mérite d'être
puni lui-même.

--Vous voyez bien que, venant d'arriver, il, ne connaît pas les usages
de la pension. Fallait-il l'assommer pour cela? Au piquet tous, jusqu'à
la fin de la récréation.

La résistance était inutile: les élèves s'aliénèrent contre le mur,
laissant Innocent maître du champ de bataille, il remit en ordre ses
vêtements, ses cheveux, regarda les élèves d'un air de triomphe, et se
promena de long en large derrière eux. Quand il les approchait de trop
près, il recevait un coup de pied lestement détaché; d'autres lui
tiraient la langue, lui lançaient de petits cailloux, du sable, lui
décochaient des injures et des menaces.

--Tu ne l'emporteras pas en paradis, mauvais mouchard! lui dit Léon.

--Nous te corrigerons de faire le rapporteur, dit un autre.

--Je me mettrai près du maître, répondit Innocent.

--On saura, bien te trouver seul, mauvais Judas.

--M'sieu, dit Innocent, en s'approchant du maître d'étude, ils
m'appellent Judas, mouchard, rapporteur, et je ne sais quoi encore.

LE MAÎTRE.--Taisez-vous, Monsieur; vous me fatiguez de vos plaintes. Ne
les agacez pas, ils ne vous diront rien.

INNOCENT.--Je ne leur dis rien, M'sieu; je me promène.

LE MAÎTRE.--Vous les narguez. Monsieur. Est-ce que je ne vois pas votre
air moqueur et insolent?

INNOCENT.--Mais, M'sieu, puisqu'ils m'appellent Judas!

LE MAÎTRE.--Ils ont raison. Monsieur. Et je vous préviens que si vous
continuez comme vous avez commencé ils vous rompront les os, ils vous
écorcheront vif, sans que je puisse les en empêcher.

INNOCENT.--Ah! mon Dieu! je ne peux pas rester ici; je veux m'en aller
chez ma tante.

LE MAÎTRE.--Il n'y a plus de tante pour vous, Monsieur; vous êtes ici,
vous y resterez; nous répondons de votre personne, et personne n'a le
droit de venir vous reprendre.

INNOCENT.--J'écrirai à papa, à maman; je ne peux pas rester ici pour
avoir les os rompus et la peau arrachée. Les méchants garçons! Je les
déteste!

LE MAÎTRE.--Détestez-les tant que vous voudrez, Monsieur, mais ne les
taquinez pas; c'est dans votre intérêt que je vous le dis.

Le maître d'étude s'éloigna, laissant Innocent tout penaud an milieu de
la cour. Quand il leva les yeux sur ses camarades, ils lui firent tous
les cornes.

Innocent resta immobile en face d'eux, cherchant, sans le trouver,
un moyen de défense contre les agressions qu'il redoutait. Mais que
pouvait-il faire seul contre douze? La cloche sonnait pendant qu'il
réfléchissait.

--En classe. Messieurs! en classe! cria le maître d'étude.

Les élèves quittèrent leur mur avec une vive satisfaction et se
dirigèrent deux par deux vers la classe, ils défilèrent devant Innocent,
et chacun lui donna en passant une chiquenaude, un pinçon, une claque,
un coup de pied. Innocent, au lieu de s'éloigner, resta en place comme
un nigaud et suivit ses camarades en pleurnichant. Le maître d'étude lui
assigna sa place, lui fit donner un pupitre et les cahiers et livres
nécessaires.

Le voisin d'Innocent lui pinça les parties charnues.

--Laisse-moi, méchant! Ne me touche pas!

--Silence, là-bas! dit te maître d'étude.

Quelques instants après, même agacerie, même réclamation d'Innocent.

--Monsieur, si vous parlez encore. Je vous marque dix mauvais points.

INNOCENT.--M'sieu, ce n'est pas ma faute; il me pince.

LE MAÎTRE D'ÉTUDE.--Taisez-vous, Monsieur...

INNOCENT.--M'sieu, c'est lui...

LE MAÎTRE D'ÉTUDE, _écrivant sur le tableau_.--Dix mauvais points pour
Gargilier.

INNOCENT, _pleurant_.--M'sieu, ce n'est pas juste; ce n'est pas ma
faute.

LE MAÎTRE D'ÉTUDE, _écrivant_.--Vingt mauvais.. points pour Gargilier.

INNOCENT, _sanglotant_.--Je le dirai au maître; ce n'est pas juste.

LE MAÎTRE D'ÉTUDE.--Deux cents vers à copier. Monsieur Gargilier, pour
insubordination et impertinences.

Des bravas et des battements de mains partirent de tous les bancs.

LE MAÎTRE D'ÉTUDE.--Silence, mauvais sujets! mauvais coeurs! Comme c'est
vilain de se réjouir du malheur d'un camarade.

PLUSIEURS VOIX.--M'sieu, puisqu'il est impertinent pour vous!

LE MAÎTRE D'ÉTUDE.--Ça vous chagrine beaucoup, n'est-il pas vrai, qu'il
soit impertinent envers moi? On dirait que vous ne l'êtes jamais, vous
autres; un tas d'insolents, de braillards, de fainéants!

QUELQUES VOIX.--Mais, M'sieu...

LE MAÎTRE D'ÉTUDE.--Silence! Le premier qui parle a trois cents vers à
copier.

La menace fit son effet; le silence le plus absolu régna dans la salle;
on n'entendait d'autre bruit que celui des feuillets qu'on tournait, des
plumes grinçant sur le papier, et les sanglots d'Innocent.

LE MAÎTRE.--Aurez-vous bientôt fini vos gémissements douloureux,
Gargilier! Cest assommant, ça. Si j'entends encore un sanglot ou un
soupir, je vous donne cinq cents vers au lieu de deux cents.

Innocent se moucha fortement, essuya ses yeux, retint ses pleurs. Il
commença son pensum tout en pestant contre le maître, les élèves, et en
regrettant déjà de se trouver dans cette pension, objet de ses ardents
désirs depuis plusieurs mois.

--Je mènerai une jolie vie dans cette maudite maison! pensait-il en
répandant quelques larmes silencieuses, De méchants camarades, des
maîtres injustes et cruels! On me gronde, ou me punit à tort, et l'on
ne veut pas me laisser parler pour me justifier! Si j'avais su que la
pension fût si désagréable, je n'aurait jamais demandé à y entrer.

Les voisins d'Innocent, satisfaits de le voir puni, ne le tourmentèrent
plus et le laissèrent tranquillement achever ses deux cents vers, ce qui
fut facile; n'ayant pas de devoir à faire de la classe précédente, il
employa les deux heures d'étude à faire son pensum.

Quand la cloche sonna la classe, Innocent présente son cahier au maître
d'étude, qui l'examina, et le trouva bien.

--C'est bien, Monsieur. Je vous marque dix bons points.

--Merci, Monsieur, vous êtes bien bon, répondit Innocent enchanté.

Le maître d'étude, qui n'était pas habitué aux politesses et aux
compliments de ses élèves, parut très satisfait, et, sans en rien dire
effaça les vingt mauvais points qu'il avait marqués précédemment.

La classe se passa, comme toutes les classes de cette pension: le maître
fat ennuyeux, sévère, parfois injuste; les élèves furent bruyants,
indociles, insupportables: un ange y aurait perdu patience. Innocent
était ébahi; il eut de la peine à comprendre la leçon, tant il y eut
d'interruptions, de tumulte sourd, de réclamations. Deux élèves furent
renvoyés de la classe; Innocent croyait les retrouver tristes et
honteux; il fut surpris de les entendre, à la récréation, rire de leur
renvoi et raconter qu'ils avaient réussi à le cacher au maître de
pension.

--Comment avez-vous fait? demanda Innocent.

LES ÉLÈVES.--Pas difficile, va; au lieu de rentrer en étude, nous
sommes restés au parloir à nous reposer et à nous amuser. Et quand les
camarades sont rentrés, nous nous sommes mêlés à eux comme si nous
n'avions pas quitté les rangs.

INNOCENT.--Et si quelqu'un était entré au parloir?

LES ÉLÈVES.--Bah! personne n'y entre à cette heure; et si même quelqu'un
était venu, nous nous serions fourrés sous la table, qui est couverte
d'un grand tapis; personne ne nous aurait vus.

INNOCENT.--Et si le professeur dit au maître qu'il vous a renvoyés?

LES ÉLÈVES.--Pas de danger: une fois sorti de la classe, il ny pense
plus, et il ne voit pas souvent le maître.

--Dis donc, Gargilier, s'écria un élève, est-ce que tu ne manges rien
avec ton pain?

INNOCENT.--Je n'ai rien; il faut bien que je le mange sec.

L'ÉLÈVE.--Et pourquoi n'achètes-tu pas quelque chose?

INNOCENT.--Quoi?

L'ÉLÈVE.--Quoi? Du chocolat, parbleu! des tartes, des noix, des pommes,
etc.

INNOCENT.--Où?

L'ÉLÈVE.--Chez le portier, imbécile; il vend de tout.

INNOCENT.--Je ne sais pas comment faire.

L'ÉLÈVE.--As-tu de l'argent? Je t'achèterai ce qu'il te faut, moi.

INNOCENT.--J'ai vingt francs; mais, dans ma poche, je n'ai que vingt
sous.

--C'est bien, donne-les moi; tu vas voir.

L'élève courut chez le portier:

--Père Frimousse, avez-vous de bonne marchandise, bien fraîche?

LE PORTIER.--Je crois bien. Monsieur! Voyez, choisissez.

L'ÉLÈVE.--Je prends dix croquets, deux pommes, un quarteron de noix et
deux tartes. Combien le tout?

LE PORTIER.--Dix croquets, cent centimes; deux pommes, vingt centimes;
les noix, vingt-cinq centimes; les tartes, quarante centimes: total,
deux francs quinze centimes.

L'élève ne prit pas la peine de vérifier le compte du portier; il ne
s'aperçut pas qu'on faisait payer trente centimes de trop.

L'ÉLÈVE.--Tenez, voici toujours un franc à compte; mettez le reste sur
le mémoire de Gargilier.

PORTIER.--Gargilier? connais pas. Je ne fais pas crédit à l'inconnu.

L'ÉLÈVE.--C'est le nouvel élève arrivé ce matin; son père est
immensément riche; il donne au fils tout ce qu'il veut il n'y a pas de
danger que vous perdiez avec lui.

LE PORTIER.--C'est possible! Mais, tout de même, Je ne serais pas fâché
d'avoir mon argent: si demain je ne suis pas payé; je fais du bruit.

L'ÉLÈVE.--Vous serez payé demain, c'est moi qui vous le dis.

LE PORTIER.--Avec ça que vous êtes de bonne paye, vous qui n'avez jamais
un sou! C'est toujours les autres qui payent pour vous.

L'ÉLÈVE.--Qu'est-ce que ça vous fait, puisque, au total, vous n'y perdez
jamais rien! Je fais aller votre commerce, moi.

LE PORTIER.--Et vous vous nourrissez bien, aussi. Voilà que vous avez
mangé la moitié des provisions de votre protégé. Comment l'appelez-vous,
ce brave garçon?

L'ÉLÈVE.--Gargilier! Une bonne pratique, allez! Bête comme il n'y en a
pas; niais comme on n'en voit pas, un vrai Jocrisse.

LE PORTIER.-Bien, bien, on en fera son profit; merci, Monsieur.. Tout de
même ne mangez pas tout.

L'ÉLÈVE.--Non, non, je n'en mange que juste la moitié; le reste est pour
lui.

L'élève partit en courant, et remit aux mains impatientes d'Innocent
cinq croquets, une pomme, dix noix et une tarte.

L'ÉLÈVE.--Tiens, Gargilier, tu vas te régaler; j'en ai pris beaucoup, tu
en auras pour deux ou trois jours; alors tu me redois un franc quinze,
que j'ai payés pour toi.

INNOCENT.--Comme c'est cher! Deux franco quinze pour si peu de chose!

L'ÉLÈVE.--Tu appelles ça peu de chose, toi! Cinq beaux Croquets...

INNOCENT.--Pas déjà si beaux, et secs comme des pendus.

L'ÉLÈVE.--Une pomme magnifique...

INNOCENT.--Petite et ridée, tu appelles cela magnifique!

L'ÉLÈVE.--Dix noix, une tarte excellente!

Innocent goûta la tarte et dit, en faisant la grimace:

--La cuisinière de maman en faisait de meilleures; ça sent le rance et
la poussière!

L'ÉLÈVE.--Ma foi, mon cher, une autre fois achète toi-même et choisis à
ton idée; Je ne fais plus tes commissions, moi. En attendant, rends-moi
mes vingt-trois sous.

INNOCENT.--Je te les donnerai quand nous rentrerons en étude; j'ai mis
mon argent dans mon pupitre.

L'élève, satisfait de son premier succès, n'insista pas. Innocent goûta
à tout et y goûta tant et tant qu'il ne lui resta plus rien pour le
lendemain. En rentrant à l'étude, il donna à l'élève infidèle une pièce
de cinq francs en le priant de lui rendre le reste en monnaie.

--Je n'en ai pas maintenant, Je te la rendrai à la première occasion.

-Il courut chez le portier, et, lui remettant la pièce de cinq francs:

--Tenez père Frimousse, Gargilier vous envoie cinq francs.

Vous les garderez et il aura chez vous un compte courant. Il vous
donnera de temps en temps une ou deux pièces de cinq francs. De cette
façon, vous êtes payé d'avance, et vous êtes bien sûr de n'y rien
perdre.

Le portier enchanté de cet arrangement au moyen duquel il pouvait faire
des gains considérables, remercia l'élève qui lui valait cette bonne
pratique et témoigna sa satisfaction en lui offrant une tablette de
chocolat, que le coupable accepta et avala avec joie.



XI

LA POUSSÉE

Innocent croyait être rentré en grâce auprès de ses camarades; les
dernières récréations s'étaient bien passées; le maître d'étude, qui les
surveillait de près, ne trouva rien à redire à la conduite des élèves
envers Innocent, qu'il honorait d'une protection particulière, et
qui cherchait toutes les occasions de lui être agréable. Les élèves
s'apercevaient bien de la faveur d'Innocent; ils en parlaient; bas entre
eux, mais ils ne lui en faisaient voir ni jalousie ni rancune. Trois
jours s'étaient passés depuis rentrée d'Innocent en pension; il
paraissait s'habituer à ses camarades, et eux, de leur côté, ne
semblaient avoir conservé aucun souvenir des orages du premier jour.
Mais ce calme était, un calme trompeur; l'oubli du passé n'était
qu'apparent. Le grand élève ne perdait pas de vue sa vengeance, exaspéré
par l'approche du dimanche, qui était son jour de pénitence. Il avait
vainement cherché un moment d'absence ou d'inattention du maître
d'étude; toujours il le voyait à son poste et attentif à leurs
mouvements. Un vendredi enfin le maître d'étude fut demandé par le
chef du pensionnat pour la vérification des bons et mauvais points des
élèves; le grand élève s'aperçut de l'absence, il fit un signal convenu
avec les élèves de la classe supérieure qui étaient dans le complot; un
hop! retentissant se fit entendre, et toute la grande classe se rua sur
le malheureux Innocent, l'entraîna dans une encoignure, et là commença
ce que les collégiens appellent la presse ou une poussée. Tous se
jetèrent sur Innocent pour le presser, l'écraser contre le mur; les plus
rapprochés l'écrasaient de leur poids, ceux qui suivaient aidaient à la
poussée. Le malheureux Innocent, effrayé, éperdu, voulut crier, mais
ses cris furent étouffés par les cris de joie et de triomphe de ses
bourreaux. Il suffoquait de plus en plus, la frayeur lui coupait la
respiration, qui devenait difficile, ses yeux s'injectaient de sang, sa
voix ne pouvait plus se faire passage, son regard suppliant demandait
grâce, et les méchants élèves poussaient, poussaient toujours, ne
croyant pas le mal aussi grand et riant des gémissements de leur
victime. A ce moment, un autre grand cri, parti d'un autre groupe, se
fit entendre. C'était la classe moyenne, celle d'Innocent, qui, d'abord
spectatrice indifférente de la poussée, commença à s'indigner et à
s'émouvoir quand elle vit la torture qu'on infligeait à Innocent.
Paul, Louis et Jacques se concertèrent en un infant pour délivrer leur
camarade; il ameutèrent la classe, se mirent à sa tête, et, poussant
un hourra formidable, s'élancèrent comme des lions, sur le groupe des
pousseurs; ils les tirèrent par leurs habits, par les jambes, par les
cheveux, par les oreilles, les forcèrent à lâcher prise, arrivèrent
ainsi jusqu'à Innocent, qu'ils trouvèrent haletant, sans parole, presque
sans regard. Pendant que Paul, aidé de quelques camarades, emportait
Innocent au grand air, Louis et Jacques; menaient les amis au combat
contre les grands élèves, qu'ils rossèrent et culbutèrent malgré leur
force. Au plus fort de la bataille, mais au moment où la défaite des
grands était constatée par une fuite générale, le maître d'étude et le
maître de pension parurent, attirés par les cris étranges qu'ils avaient
entendus. Innocent était couché par terre; Paul aidé par trois de ses
camarades, lui avait dénoué sa cravate, déboutonné son gilet; ils lui
mouillaient le front et les tempes d'eau froide qu'ils prenaient à la
pompe; les yeux d'Innocent étaient fermés, ses dents étaient serrées,
ses mains raidies convulsivement; son front était pâle et crispé.

La cour de récréation était un vaste champ de bataille; de tous côtés on
se battait; des grands fuyaient devant les moyens qui étaient en bien
plus grand nombre; d'autres se retiraient en montrant les poings et en
lançant des ruades à leurs poursuivants.

--Qu'est-ce donc qui se passe ici, pour l'amour de Dieu? s'écria le
maître alarmé. Hervé, tâchez de établir l'ordre, pendant que je tâcherai
de mon côté, de savoir ce qui est arrivé.

Et, s'approchant du groupe qui entourait Innocent, il demanda à Paul ce
qu'il y avait et pourquoi Innocent était dans ce déplorable état.

Monsieur, répondit Paul avec force et avec calme, vous savez que jamais
je ne dénonce aucun de mes camarades, mais aujourd'hui je me croirais
coupable si je vous cachais la vérité. Par suite de la dénonciation de
Gargilier contre Léon Granier, celui-ci a juré avec Georges Crépu et
Alamir Dandin de se venger de ce pauvre garçon, qui ne connaissait pas
les usages des pensions, et qui croyait sans doute agir loyalement en
disant la vérité. Ils ont attendu un moment où l'absence de M. Hervé
donnait le champ libre à leur vengeance, ils ont pressé Gargilier, et
d'une manière inusitée, car jamais nous ne prolongeons cette punition au
delà d'une plaisanterie plus alarmante que pénible. Malgré sa terreur,
ses cris et ses supplications, ils l'ont pressé jusqu'à ce qu'il fût
hors d'état de se défendre. Moi et mes camarades, nous nous sommes
précipités pour le délivrer quand nous avons reconnu qu'il courait un
danger séreux; mais nous n'y avons réussi qu'après bataille; il y a eu
du temps perdu, et lorsque nous avons pu le dégager, il était près de
perdre connaissance. Nous l'avons apporté ici pendant que les autres
continuaient à mettre la grande classe en déroute, et nous ne sayons que
faire pour lui rendre le sentiment.

--Vite un médecin! s'écria le maître, s'adressant à un garçon de classe.
Vous avez bien agi, mes amis, ajouta-t-il en serrant fortement la main
à Paul, à Louis et à Jacques. Quant à ces méchants garnements, ils
recevront leur punition.

Le maître d'étude était parvenu à rétablir l'ordre; la grande classe,
honteuse et alarmée, l'oeil morne et la tête baissée, s'était rangée
d'un côté de la cour; la classe moyenne, radieuse et triomphante,
s'était placée en face, la tête haute, les yeux brillants.

--Messieurs, dit le maître s'adressant à la classe moyenne, vous vous
êtes comportés bravement, avec humanité et générosité; vous avez, comme
preuve de ma satisfaction, une levée générale de mauvais points.

Cette annonce fut reçue avec enthousiasme par des cris de:

--Vive Monsieur le chef de la pension!

Se tournant ensuite vers la grande classe:

--Messieurs, leur dit-il, vous vous êtes conduits comme des barbares et
des lâches! (Un frémissement de colère se fait sentir dans l'auditoire.)
Oui, Messieurs, comme des lâches, répéta le maître avec force. Vous vous
êtes mis douze contre un; vous avez usé lâchement et cruellement d'un
moyen barbare en lui-même, et que des garçons de coeur et d'honneur
devraient repousser avec indignation. Vous vous êtes sauvés devant une
classe inférieure qui vous a battue et chassé: elle, forte du sentiment
généreux qui l'excitait contre vous; et vous, faibles par le sentiment
de votre propre dégradation. Messieurs Granier, Crépu et Dandin, vous
êtes chassés de ma maison; vous resterez consignés dans les cachots
jusqu'à ce que vos parents vous envoient chercher... Ah! pas de
réclamations, Messieurs! elles seraient inutiles, continua le maître;
je ne fais jamais grâce aux fautes de coeur et d'honneur. Et vous,
Messieurs de la grande classe, vous êtes tous en retenue; jusqu'à nouvel
ordre; rentrez en étude, votre récréation est finies.

La grande classe défila en silence et se rendit à l'étude; l'absence du
maître leur permit de raisonner de l'événement dont les rendait victimes
leur'méchanceté. Ils se disputèrent, se reprochèrent les uns aux autres
de s'être entraînés, se désolèrent de la retenue qui pouvait les priver
de la sortie du dimanche. L'un devait aller au spectacle; l'autre avait
un dîner d'amis et de cousins; un troisième avait une soirée de tours
merveilleux; un autre encore avait, chez un oncle fort riche, une
loterie où tous les numéros étaient gagnants, et de fort beaux lots.
D'autres frémissaient, pleuraient. Peu se repentaient sincèrement et
s'affligeaient de la mauvaise action qu'ils avaient commise; parmi ces
derniers, l'un d'eux, Hector Froment, qui était resté silencieux, la
tête cachée dans ses main frappa tout à coup du poing sur la table et
s'écria:

--Eh bien, mes amis, c'est bien fait! Nous n'avons que ce que nous
méritons! Depuis six mois que nous nous laissons conduire par ces trois
méchants garçons qui vont être chassés (et j'en suis très content), nous
n'avons que des retenues, des pensums, des réprimandes; je ne sais si
cela vous arrange, vous, mais moi, je déclare, que tout cela m'ennuie et
que je n'en veux plus; je veux redevenir ce que j'étais, un bon élève,
un brave garçon, comme l'est ce Paul Rivier qui nous a dénoncés. Il a eu
raison; c'est...

--C'est un pestard et un lâche! je ne le regarderai de ma vie! s'écria
un élève furieux.

--Je te dis, moi, que c'est un brave et honnête garçon. Les lâches,
c'est nous, comme a dit le maître.

--Ah ça! vas-tu fouiner, capon?

--Je ne fouine pas, je ne caponne pas; mais je dis ce que je pense, et
je pense ce que je dis.

--Imbécile! dit l'élève en levant les épaules.

Hector ne répondit pas; il prit du papier et se mit à écrire. Les
autres, après quelques instants de discussions, de gémissements et de
regrets, firent comme lui: les devoirs y gagnèrent d'être mieux, faits
que d'habitude; les leçons apprises et bien sues; le silence fut gardé
plus exactement que jamais. Le maître d'étude n'eut pas un mauvais point
à marquer.

Pendant que les coupables se rendaient, les uns au cachot, les autres en
étude, le garçon de classe courait à toutes jambes chercher le médecin,
qu'il ne trouva pas; et qu'il poursuivit de maison en maison en faisant
quelques haltes, soit au café, soit au cabaret, quand il rencontrait un
ami qui lui proposait une tasse ou un petit verre; pendant ce
temps. Innocent se remettait petit à petit de sa frayeur et de son
évanouissement; il ouvrit les yeux, la bouche, avala de l'air à pleins
poumons, se releva, regarda autour de lui d'un air effaré, voulut
marcher, et serait retombé si ses nouveaux amis ne l'eussent soutenu;
il les regarda avec surprise, essaya de parler, mais ne put parvenir à
articuler une parole.

Le maître et le maître d'étude Hervé firent approcher un banc, sur
lequel on assit Innocent. On lui fit avaler quelques gorgées d'eau
fraîche et d'arnica; on lui frotta d'eau et de vinaigre les tempes,
le front et le visage. Il revint complètement à lui, et, quand il put
parler, il remercia vivement les élèves qui lui donnaient des soins, et
fondit en larmes.

--C'est bon cela, dit le maître, c'est une détente. Laissez-le pleurer
c'est très bon.

Innocent pleura pendant quelques minutes; il se calma graduellement,
et, se tournant vers le maître, il le remercia de ses bontés; il en fit
autant au maître d'étude; puis il demanda aux élèves ce qui était arrivé
depuis qu'il avait perdu connaissance, qui l'avait sauvé et où étaient
ses ennemis.

Paul lui expliqua ce qui s'était passé; le maître compléta le récit et
fit un grand éloge de Paul, Louis et Jacques. Innocent leur demanda de
continuer à le protéger.

--Tu peux être tranquille, tu ne cours plus de dangers, M. le chef de
pension renvoie les trois méchants qui montaient toujours les mauvais
coups; les autres auront peur et se tiendront en repos. Mais si on
voulait te tourmenter, nous sommes là. C'est que nous avons gagné là une
fameuse victoire! Vingt-trois moyens qui ont fait fuir douze grands!

--Nous sommes les zouaves du collège! s'écria Louis.

--C'est ça! 3 zouaves! répondit Jacques.

--Mon pauvre garçon, tu devrais aller à l'infirmerie prendre un bain de
pieds et te coucher, dit le maître d'étude.

--Oui Monsieur, répondit Innocent en se levant.

Ses amis demandèrent la permission de le conduire jusqu'à l'infirmerie
et de le recommander à l'infirmière. Le maître y consentit, et Innocent
et son escorte firent une entrée, triomphale et bruyante à l'infirmerie.
Il n'y avait heureusement aucun malade ce jour-là; ils racontèrent
à l'infirmière ce qui était arrivé à Innocent; le récit traîna, fut
recommencé dix fois; enfin, la classe moyenne fut obligée de se rendre à
l'étude, et Innocent resta seul. Il était dans son lit, seul, bien seul:
personne pour le plaindre, pour le consoler, pour l'amuser. L'infirmière
allait et venait, lisait, travaillait et ne regardait seulement pas
Innocent Il acheva tristement la journée, dormit mal, se leva le
lendemain après la visite du médecin, qui déclara qu'il avait eu plus de
peur que de mal, et qui ne lui ordonna ni sangsues, ni vésicatoire, ni
diète, ni purgation. On lui apporta à manger; il mourait de faim, et
il aurait voulu manger quatre fois autant qu'on lui en donnait, mais
l'infirmière fut inflexible. Innocent passa encore une triste journée
sans aucune occupation. Quelques élèves de la moyenne vinrent le voir
pendant quelques instants. Paul lui apporta un livre amusant, Jacques
lui donna un douzaine de billes; Louis lui glissa en cachette deux
croquets et une tablette de chocolat, qu'il mangea avec délices;
l'infirmière ne s'en aperçut qu'à la dernière bouchée: il n'y avait plus
rien, à confisquer; elle gronda, menaça de se plaindre. Innocent se
fâcha, se plaignit de mourir de faim. Ce fut la seule distraction réelle
de la journée. Le second jour, qui était dimanche, il allait si bien
qu'on lui permit de quitter l'infirmerie et de sortir si on venait le
chercher. Mais, hélas! personne ne vint! Les élèves étaient tous partis,
excepté la grande classe, condamnée à la retenue, et Innocent restait
là: ni sa tante, ni sa soeur, ni Prudence n'avaient pensé à lui.



XII

LE PARLOIR

Après dîner. Innocent s'était retiré tristement dans un coin de la cour,
lorsqu'il entendit appeler:

«Monsieur Gargilier, au parloir!»

Ses yeux brillèrent, et il s'élança vers la porte qui menait au parloir.
En l'ouvrant il se trouva en, face de Simplicie, de Prudence et de
Cozrgbrlewski.

--Simplicie, Prudence, s'écria-t-il avec un accent de joie qui les
surprit, que je suis content de vous voir! Bonjour, Monsieur Coz.
Comment allez-vous vous? Comment va ma tante?

SIMPLICIE,--Nous allons bien et ma tante va bien. Qu'est-ce qui te
prend? Pourquoi es-tu si content de nous voir?

INNOCENT.--Oh oui! je suis content! Si tu savais comme c'est triste
d'être seul, sans amis, sans personne qui vous aime, qui s'intéresse à
vous!

SIMPLICIE.--Comment, seul? Vous êtes près de cent ici.

INNOCENT.--On est plus de cent, plus de mille dans la rue et pourtant
on est comme si on était seul.

COZRGBRLEWSKI.--Tiens, tiens! vous pas content, Monsieur Nocent? Vous
pas aimer être sans soeur et sans bonne femme?

INNOCENT.--Je m'ennuie. Je suis seul.

SIMPLICIE.--C'est bien ta faute! Pourquoi as-tu voulu venir à Paris et
en pension? Et moi aussi, je m'ennuie, et joliment va?

INNOCENT.--Tu as ma tante, toi.

SIMPLICIE.--Oui, c'est agréable, ma tante! Elle me donne des soufflets,
elle me gronde. Je la déteste.

INNOCENT.--Tu as Prudence.

SIMPLICIE.--Prudence est ma bonne; je ne peux pas faire d'elle ma
société.

INNOCENT.--Elle t'aime. Ici personne ne m'aime,

SIMPLICIE.--Pourquoi as-tu voulu venir? C'est ta faute.

INNOCENT.--Oui, c'est ma faute; je m'en repens bien, Je t'assure.

SIMPLICIE.--Et moi donc, si je pouvais retourner à Gargilier, comme je
serais contente!

INNOCENT.--A quoi t'amuses-tu?

SIMPLICÏE.--A rien; je m'ennuie.

INNOCENT.--Et toi. Prudence?

PRUDENCE.--Oh! l'ouvrage ne me manque pas, Monsieur; je ne m'ennuie pas.
Je savonne, je repasse, je couds, je lave la vaisselle, j'aide à la
cuisine, je promène Mam'selle.

INNOCENT.--Tu es bien heureuse de ne pas t'ennuyer, MOI, je m'ennuie.

SIMPLICIE.--Tu ne fais donc rien?

INNOCENT.--Rien.

SIMPLICIE.--A quoi passes-tu ton temps? Je croyais qu'on travaillait
beaucoup en pension.

INNOCENT.--C'est vrai, on travaille; mais je n'ai pu rien faire parce
que j'ai été malade.

PRUDENCE.--Qu'avez-vous eu. Monsieur Innocent.

INNOCENT.--Ils m'ont pressé, j'ai manqué étouffer je suis tombé sans
connaissance; Paul, Louis et Jacques m'ont délivré.

PRUDENCE.--Mais c'est abominable! et pourquoi? et qui?

Innocent, enchanté d'exciter la compassion, raconta longuement la
poussée dont il avait été victime et le renvoi des trois élèves qui
avaient excité les autres et qui avaient dirigé la presse. Simplicie
admirait plus le courage des défenseurs d'Innocent qu'elle ne, plaignait
son frère. Quand il eut fini son récit. Prudence pleurait à chaudes
larmes. Cozrgbrlewski regardait le plafond d'un air féroce, serrait les
poings et répétait:

--Si moi là, moi aurais tué tous, comme à Ostrolenka. Brigands,
scélérats, bêtes brutes!

Simplicie restait impassible et disait de temps en temps: «Voilà ce que
c'est!... C'est bien ta faute! Tu as voulu être en pension!... et voilà
ce que tu as gagné à ton pensionnat.»

INNOCENT.--Tais-toi donc, tu m'ennuies! Est-ce que je savais que ces
garçons étaient si méchants!

PRUDENCE.--Qu'allez-vous devenir, mon pauvre Monsieur Innocent, avec ces
mauvais garnements? Ils vont vous mettre en pièces.

INNOCENT.--Le maître a chassé les trois plus méchants; les autres
n'oseront pas; et puis j'ai des amis qui me défendront contre les
grands.

COZRGBRLEWSKI.--C'est grand qui a fait cela.

INNOCENT.--Oui, c'est la grande classe.

COZRGBRLEWSKI.--Coquins! Grand contre petit! Lâches! lâches!

Au moment de la plus grande indignation de Coz, deux élèves de la grande
classe entrèrent au parloir. Coz s'élança vers eux:

--Vous, quelle classe? petit ou grand?

--Grande, comme vous voyez; nous ne sommes plus dans les moutards.

--Ah! vous grande! vous lâches! vous presser M. Nocent? Voilà pour
grands, voilà pour lâches, voilà pour presser.

Et chaque voilà fut accompagné d'un moulinet de bras et de jambes qui
terrassa les élèves avant qu'ils eussent pu se reconnaître. Prudence
applaudissait, Simplicie criait. Innocent restait ébahi; Coz, les poings
menaçants, regardait avec un sourire satisfait les deux élèves étendus à
ses pieds, se relevant lentement et avec effroi.

Quand ils furent debout, ils jetèrent à Coz un regard menaçant et
quittèrent la salle, Coz se frottait les mains en riant et marchait à
grands pas en long et en large dans le parloir.

INNOCENT.--Vous avez fait mal, Coz; ils vont être furieux contre moi.

COZRGBRLEWSKI.--Eux lâches, pas oser vous rien faire. Vos amis petits
faire peur aux grands.

--Certainement que vous avez très mal fait. Monsieur Coz, reprit
Simplicie avec aigreur, ces jeunes élèves ont l'air très bon et vous
avez été très grossier pour eux.

COZRGBRLEWSKI--Moi pas grossier, Mam'selle, mais moi juste, punir
lâches, grands comme petits.

SIMPLICIE,--Mais ils sont punis, puisqu'ils ne sortent pas aujourd'hui
dimanche.

COZRGBRLEWSKI.--Pas assez cela. Mam'selle, pas assez: moi donner coups,
c'est mieux.

--Ce Polonais est insupportable, marmotta Simplicie en haussant les.
épaules.

--Est-ce que vous n'allez pas venir avec nous, Monsieur Innocent? dit
Prudence après une demi-heure de conversation. On sort le dimanche. Vous
dînerez, et le soir Coz vous ramènera.

INNOCENT.--Je ne demande pas mieux, je serai enchanté; mais il faut une
permission.

PRUDENCE.--Et comment faire?

INNOCENT.--Je vais aller, la demander au maître. Attendez-moi, je vais
revenir.

Innocent se leva, ouvrit la porte, poussa un cri et rentra d'un bond
dans le parloir. Coz, Prudence et Simplicie répétèrent ce cri, Innocent
était noir comme un nègre; sa tête, son visage, ses habits, ses mains
étaient couverts d'un enduit noir et gluant. Ils continuèrent tous
quatre à crier pendant que la porte, restée ouverte, laissait voir des
têtes d'élèves qui apparaissaient et se retiraient aussitôt; les éclats
de rire de la cour répondaient aux cris de détresse du parloir.
Le portier arriva enfin, vit Innocent, devina le tour, et sortit
précipitamment pour aller chercher les maîtres. Ils ne tardèrent pas à
accourir et témoignèrent leur colère en voyant cette nouvelle méchanceté
des élèves. Les deux grands que Coz avait si bien rossés avaient pris
conseil de leurs camarades et avaient décidé que Coz ou Innocent
recevrait le grand baptême; ils étaient allés accrocher un pot de
cirage à une ficelle au-dessus de la porte, de façon que la porte, en
s'ouvrant, devait faire basculer le pot et le vider sur la personne qui
sortirait la première. Ils étaient bien sûrs que ce serait Innocent
ou un des siens, puisqu'il n'y avait qu'eux au parloir, et ils se
vengeraient ainsi de la volée de coups que Coz leur avait donnée.

Les maîtres emmenèrent Innocent dans la cuisine, où on le savonna à
l'eau chaude des pieds à la tête. Prudence avait voulu le suivre et
donner ses soins à son jeune, maître. Simplicie et Coz étaient restés
au parloir, Simplicie grondant Coz et lut reprochant d'avoir excité la
colère des élèves en les injuriant et en les battant sans aucun motif.
Coz ne disait rien et supportait avec une patience imperturbable les
accusations malveillantes de Simplicie.

Enfin, Innocent rentra au parloir, blanc comme avant son baptême au
cirage, et vêtu de sa plus belle redingote traînante, de son plus large
pantalon à la mamelouk,, de sa plus longue cravate à cornes menaçantes,
et de ses bottes vernies à grands talons. Prudence était fière de la
toilette de son jeune maître; Innocent était si content de sortir avec
ses plus beaux vêtements, qu'il ne songeait plus à sa teinture si
récente. Le maître, qui pensait à l'honneur de sa maison, restait sombre
et mécontent; il dit à Prudence et à Simplicie de ne pas s'alarmer
du tour qu'on avait joué à Innocent, qu'il punirait sévèrement les
coupables afin que chose pareille ne recommençât pas. Simplicie balbutia
quelques paroles de remerciement, Prudence fit révérence sur révérence,
Coz salua trois fois, et ils partirent avec Innocent.

Le maître entra dans la cour, il fit mettre en rang la grande classe, et
demanda le nom des nouveaux coupables. Le silence fut la seule réponse
de la classe,

--Les coupables ne peuvent pas rester impunis, Messieurs, dit le maître,
toute la classe est consignée jusqu'à ce qu'ils se soient déclarés; pas
de récréations, pas de promenades. Le maître se retira: Les élèves se
regardèrent avec, anxiété, et tous entourèrent Grégoire et Honoré, les
deux meneurs.

--Allez-vous nous laisser trimer jusqu'aux vacances, dites-donc? Cest
joliment aimable ce que vous faites là! Nous allons tous être enfermés
parce qu'il vous plaît de vous faire rosser et de vous venger sur ce
grand dadais de Gargilier. Ce garçon est un porte-malheur. Il nous a
donné plus d'ennuis depuis huit jours qu'il est ici que nous n'en avions
eu dans toute l'année.

GREGOIRE.--Alors pourquoi vous plaignez-vous que nous l'ayons un peu
noirci! Il n'a pas eu ce qu'il méritait je déteste ce Gargilier.

LES ÉLÈVES.--Mais ce n'est pas une raison pour faire une sottise qui
nous a fait consigner.

GREGOIRE.--Ah bah! Vous avez tous dit oui, quand Honoré et moi nous
avons parlé du grand baptême.

UN ÉLÈVE.--Oui, mais nous n'avons pas attaché le pot de cirage.

UN AUTRE ÉLÈVE.--Et puis, il fallait bien dire comme vous, pour ne pas
se mettre en guerre avec vous.

LES ÉLÈVES.--Vous allez vous déclarer, et dès ce soir, avant la
récréation; sinon, vous aurez les petites et les grandes misères,
soyez-en sûrs.

Grégoire, et Honoré s'éloignèrent pour se consulter, pendant que
les élèves continuèrent à s'agiter et à délibérer sur les vexations
auxquelles seraient soumis les coupables. On décida que leurs pupitres
seraient bouleversés, leurs copies déchirées, leurs livres tachés
d'encre, leurs lits inondés, leurs chaussures enlevées, leurs brosses à
cheveux brûlées, leurs provisions de bouche saupoudrées de terre et de
cendre, leurs cheveux tirés, leurs oreilles, allongées, leurs habits
déchiquetés, et quelques autres inventions aussi méchantes. Quand on
rentra dans les salles d'étude, Grégoire et Honoré, qui avaient appris
par leurs camarades la décision prise contre eux, jugèrent prudent de
se déclarer, et ils prièrent le maître d'étude d'aller dire au chef de
pension qu'ils étaient les seuls coupables du tour joué à Innocent.
Le maître d'étude les engagea à y aller, eux-mêmes et leur donna une
permission de sortie de classe.

--Que me voulez-vous. Messieurs? Pourquoi, quittez vous l'étude? leur
demanda rudement le maître en les voyant entrer.

Les deux élèves présentèrent leur permission et balbutièrent une phrase
pour expliquer que c'étaient eux qui avaient accroché le pot de cirage à
la porte du parloir.

--C'est bien. Messieurs; vous faites bien d'avouer la vérité; votre
punition en sera plus légère. Au lieu de vous renvoyer de ma maison,
comme je l'aurais fait si je vous avais reconnus coupables sans votre
aveu, je me borne à vous mettre en demi-retenue de récréation pendant
trois jours, et à vous priver de la promenade au bois de Vincennes,
jeudi prochain. Allez, Messieurs, et portez à M. Hervé ce papier qui
lève la retenue de la classe.

Ce fut ainsi que se termina l'aventure d'Innocent au parloir. Depuis ce
jour, les vexations auxquelles il fut soumis furent moins pénibles et
moins apparentes, mais dans la grande classe il resta toujours des
sentiments de haine et de vengeance dont il eut souvent à souffrir, et
que nous aurons encore occasion de signaler.



XIII

LA SORTIE

Innocent partit enchanté de se retrouver avec les siens. Il n'attendit
pas Simplicie, Prudence et Coz pour monter quatre à quatre l'escalier de
sa tante Et se précipiter dans le salon, où elle jouait sur son violon
une symphonie de Beethoven, accompagnée par la flûte de Boginski.

--Bonjour, ma tante, comment vous portez-vous? s'écria Innocent en se
jetant à son cou, sans égard pour la symphonie, le violon et l'archet.

MADAME BONBECK.--Que le diable t'emporte! Tu m'as fait rouler mon
violon; tu as manqué briser mon meilleur archet, et tu nous as
interrompus au plus beau passage de cette admirable symphonie en la
bémol.

INNOCENT.--Pardon, ma tante; c'est que j'étais si content de vous voir!

MADAME BONBECK.--De me voir? Tiens! qu'est-ce qui te prend? tu me
connais à peine.

INNOCENT.--Oui, ma tante, mais je vous aime beaucoup, et je vous ai
regrettée plus d'une fois depuis huit jours que je suis en pension.

MADAME BONBECK.--Ce qui ne veut pas dire que tu m'aimes, mon garçon,
mais que tu détestes la pension. Te voilà donc sorti?

INNOCENT.--Oui, ma tante, je viens achever la journée avec vous.

MADAME BONBECK.--Mais tu ne vas pas m'ennuyer au salon, empêcher ma
musique, briser mes violons et me faire enrager. Va-t'en chez Simplicie
et reviens pour dîner. Allons, Boginski, reprenons _l'andante
pianissimo, con amore, maestoso_!

A peine eut-elle tiré quelques sons du violon, qu'une nouvelle
interruption vint l'irriter contre Innocent. En se retirant, il marcha
sans voir sur la queue du chat, à demi-couché sur le ventre du chien. La
douleur fit faire au chat un bond prodigieux; en retombant, les
griffes de ses quatre pattes s'enfoncèrent dans la peau du chien, qui,
bondissant à son tour, s'élança sur le chat, puis sur Innocent: le chat
le reçût à coups de griffes, Innocent à coup de pied. La tante s'élança
sur Innocent et lui cassa son archet sur le dos; d'un coup de pied elle
lança l'amour des chats à l'autre bout de la chambre et d'un coup de
poing terrassa l'amour des chiens; Innocent se sauva chez sa soeur, le
chat se blottit sous un canapé, le chien se réfugia derrière un rideau,
et Mme Bonbeck revint près de Boginski, son archet cassé à la main,
jurant contre Innocent, regrettant un excellent archet, tâchant de le
remplacer en cherchant dans cent qu'elle avait en réserve, et pestant
contre les importuns, les enfants et les parents incommodes. Boginski
ne disait rien, mais cherchait à la calmer en l'approuvant du geste,
du regard et par quelques offres de service pour remettre en hon état
l'archet cassé. Pendant qu'elle grondait, jurait et menaçait, Innocent
et Simplicie demandèrent à Prudence de sortir à pied pour se promener et
pour éviter la tante jusqu'au dîner. Prudence, toujours aux ordres de
ses jeunes maîtres, y consentit sans peine, et ils sortirent tous trois
accompagnés du fidèle Coz.

Innocent et Simplicie marchaient en avant; Prudence suivait avec Coz,
qui lui offrit le bras pour avoir l'air de bons bourgeois faisant leur
dimanche avec leurs enfants. Prudence, enchantée de se donner une
si noble apparence, prit le bras de Coz, et tous deux suivirent les
enfants.

Ils marchèrent longtemps et toujours droit en avant. Ils étaient arrivés
sans le savoir aux Champs-Elysées; c'était pour eux un spectacle
magnifique; les voitures, le beau monde, les petites boutiques, les jeux
divers, les Guignols et autres théâtres leur causaient une admiration
telle, que les enfants, oubliant Prudence et Coz, se perdirent dans la
foule, et que Prudence et Coz, oubliant les enfants, les perdirent de
vue. Innocent et Simplicie marchaient, s'arrêtaient, regardaient! Ils
s'assirent devant un Guignol, et virent tous les crimes de Polichinelle
et sa punition par le diable. Comme ou finissait, une femme vint leur
demander trois sous par chaise; ils n'avaient pas d'argent et se
retournèrent pour en demander à Prudence. Point de Prudence, ils étaient
seuls.

--Nous n'avons pas d'argent, dit timidement Innocent.

--Comment, pas d'argent! Et pourquoi venez-vous prendre mes chaises, si
vous n'avez pas de quoi les payer?

--Nous croyions que ma bonne était avec nous.

--Ma bonne! Voyez donc ce grand dadais qui se promène avec sa bonne!
Tout cela est bel et bon, mon brave garçon, mais il me faut mes six
sous, et je saurai bien vous les faire dégorger.

Innocent et Simplicie regardaient alentour d'eux avec frayeur; la foule
les entourait et prenait parti, les uns pour la femme, les autres pour
les enfants. La femme les tarabustait, les menaçait de les faire arrêter
comme vagabonds, et terrifiait de plus en plus les enfants, qui finirent
par pleurera et appeler é leur secours Coz et leur bonne.

--Ça n'a pas de bon sens de tourmenter ainsi ces enfants, dit une bonne
femme avec un panier sous le bras; vous voyez bien qu'ils n'ont pas de
quoi vous payer; laissez-les donc tranquilles!

--Plus souvent que je me laisserais pigeonner de mes six sous! S'ils
n'ont pas d'argent, ils ont des vêtements; ceux du garçon sont assez
grands pour en vêtir deux. J'ai tout juste besoin d'une calotte pour
mon petit gars; j'en trouverai une dans le trop-plein de sa redingote.
Voyons, mon garçon, voici des ciseaux; vous allez vous tenir bien
tranquille pendant que je vais tailler ma calotte.

--Au secours! au secours! criais Innocent poursuivi par la femme et se
sauvant de chaise en chaise.

--Au secours! répétait Simplicie courant après son frère.

--Un sergent de ville arriva et s'informa de la cause de ce tumulte.

--Ils veulent me voler six sous! cria la femme.

--Elle veut me couper ma redingote, balbutia Innocent.

--Rendez à cette femme les six sous que vous lui avez volés, mauvais
garnements, dit le sergent de ville.

--Nous n'avons pas volé; nous n'avons pas d'argent pour payer ses
chaises; c'est ma bonne qui a l'argent, et ma bonne est perdue.

Après quelques informations prises de droite et de gauche, le servent
de ville déclara à la femme furieuse q'il prenait les enfants sous sa
protection.

--Mais soyez tranquille pour vos six sous, ajoute-t-il ces enfants
ont sans doute leurs parents à Paris; en sachant leur adresse, vous
rentrerez toujours dans vos six sous. Où demeurez-vous, mon garçon?

--Je loge à la pension des Jeunes savants, mais je suis sorti chez ma
tante, Mme Bonbeck.

Le sergent de ville sourit; la foule éclata de rire à nom significatif,

--Un nom qui vous irait, dit un des rieurs à la bonne femme.

--Où demeure votre tante? demanda le sergent de ville.

--Rue Godot, répondit Innocent

--Quel numéro?

--Je ne sais pas, j'ai oublié.

--Et comment donc ferez-vous pour payer cette brave femme? demanda le
sergent de ville.

--Mous reconnaîtrons bien la maison, Simplicie et moi; nous prendrons un
fiacre qui nous y mènera.

--Connu, connu, mon fiston, dit la femme. Le fiacre vous emmènera, mais
ne vous mènera pas chez la tante, et j'en serai pour mon argent.

--Mon Dieu! mon Dieu! comment faire? s'écria Innocent éclatant en
sanglots.

Le sergent, qui reconnaissait dans Innocent un accent et un air de
vérité, lui dit de se calmer, qu'il ne leur arriverait rien de fâcheux,
et qu'il les mènerait lui-même rue Godot.

--Je vous avancerais bien les six sous, bonne femme, mais je ne les ai
pas sur moi, dit le sergent de ville; vous savez que je suis tous les
jours de garde ici; vous me retrouverez, c'est moi qui réponds des six
sous qu'on vous doit.

Cette assurance calma la femme, et le sergent de ville allait emmener
Innocent et Simplifie lorsque des cris se firent entendre, la foule fut
séparée violemment, et une femme éperdue, suivie par un homme à mine
étrange, s'élança dans le cercle au milieu duquel se tenaient le
sergent, la loueuse de chaises et les enfants. Elle poussa la loueuse de
chaises, fit trébucher le sergent, et saisit les enfants dans ses bras.

--Mes pauvres enfants, mes pauvres jeunes maîtres, faut-il que j'aie eu
ce malheur! Vous perdre, et apprendre eu vous cherchant que vous étiez
accusés de vol par une méchante créature qui...

--Qu'est-ce à dire, méchante créature? interrompit la loueuse avec
colère. Créature vous-même, et mauvaise créature, encore!...

--J'ai retrouvé mes enfants, je me moque de vos injures, vieille rien du
tout, répondit Prudence avec majesté.

--Ah! vraiment! Moi, une rien du tout! Venez-y voir donc, perdeuse
d'enfants, coureuse, de promenades!

--Silence, Mesdames. Pas d'injures! Du calme, de la modération, dit le
sergent.

--Mes pauvres enfants! mes pauvres jeunes maîtres! pardonnez-moi ma
distraction; Je ne sais où j'avais la tête d'avoir pu vous perdre de vue
une seule minute! Je n'ai pas cessé de courir et de vous appeler depuis
que je vous ai perdus.

Prudence les embrassait, leur baisait les mains elle ne songeait plus à
la loueuse de chaises, ni à ses injures; elle questionnait les enfants,
écoutait leurs explications, remerciait le sergent de ville. La foule
s'attendrissait et laissa éclater un murmure de désapprobation quand la
loueuse de chaises, s'approchant de Prudence, lui demanda impérieusement
ses six sous.

--Quels six sous? que voulez-vous encore?

--Je veux mes six sous, ou je vous fais fourrer au violon.

Le sergent de ville expliqua à Prudence la réclamation de la loueuse.
Prudence s'empressa de tirer les six sous de sa poche et de les remettre
à la femme, en lui disant avec sévérité:

--Les voilà, ces six sous pour lesquels vous avez insulté mes pauvres
jeunes maîtres. Cet argent ne vous profitera pas, c'est moi qui vous le
prédis.

La femme, contente de ravoir un argent qu'elle croyait perdu, l'empocha
sans répondre. La foule se dispersa, et Prudence, tenant Innocent d'une
main, Simplicie de l'autre, et suivie de Coz, se mit en marche pour
retourner à la maison, non sans avoir remercié encore le sergent de
ville de la protection qu'il avait accordée à ses jeunes maîtres. Le
Polonais était honteux d'avoir si mal rempli son rôle.

--Si Madame, Prudence et Mam'selle et Monsieur veut rien dire à tante
et à camarade Boginski; moi pas bien faire; moi avoir oublié regarder
enfants, avoir regardé chevaux et Mme Prudence. Moi mauvais, mal fait.
Tante gronder, camarade gronder! Et moi pauvre, triste. Je vous prie
rien dire du pauvre Coz.

PRUDENCE.--Non, mon pauvre Monsieur Coz, je ne dirai rien, ni mes jeunes
maîtres non plus, c'est ma faute plus que la vôtre, moi la bonne, moi
qui les ai élevés, C'est moi qui suis coupable.

INNOCENT.--Non, non. Prudence, console-toi; nous sommes bien plus
coupables que toi; nous marchions, nous nous arrêtions sans penser à toi
et sans nous retourner pour voir si tu nous suivais. N'en parlons pas à
ma tante; elle serait probablement, en colère.

SIMPLICIE.--Et nous aurions des soufflets pour toute consolation.

COZRGBRLEWSKI.--Et moi chassé; et n'avoir plus chambre ni dîner; garder
seulement trente sous, donnés par le gouvernement; c'est pas assez pour
tout acheter, tout payer.

PRUDENCE.--N'ayez pas peur. Monsieur Coz; Mme Bonbeck et votre camarade
ne sauront pas un mot de l'affaire. Dépêchons-nous pour ne pas être en
retard. Mme Bonbeck n'aime pas à attendre.



XIV

POLONAIS RECONNAISSANTS

Ils se dépêchèrent si bien qu'ils arrivèrent à la maison juste à temps
pour dîner. Six heures sonnaient comme ils entraient au salon. Coz
et Prudence, qui avaient longtemps couru à la recherche des enfants,
étaient rouges et suants; il allèrent chacun chez soi pour changer de
linge, mais? Coz n'eut que le temps de se baigner le visage; on l'appela
et il accourut dans la salle à manger; où Mme Bonbeck se mettait à table
avec Boginski et les enfants.

MADAME BONBECK.--Vous voila, mon ami Coz? Quelle diable de figure vous
avez! Plus rouge que vos cheveux! Où avez-vous été pour vous mettre en
cet état?

COZ.--Moi pas rouge, Mâme Bonbeck; moi pas état, moi comme toujours.

MADAME BONBECK.--Je n'ai pourtant pas la berlue; je vous dis que vous
êtes rouge comme un homme qui a couru la poste. Et Je veux savoir
pourquoi vous êtes rouge. Que diable! J'ai bien le droit de savoir
pourquoi vous êtes rouge.

COZ.--Moi peux pas savoir, Mâme Bonbeck.

MADAME BONBECK.--Ah! je vois bien; on me cache quelque chose. Simplicie,
qu'est-ce que c'est? Je veux que tu me le dises.

SIMPLICIE.--Je ne sais rien du tout, ma tante; M. Coz est rouge parce
qu'il a chaud probablement.

MADAME BONBECK.--Et pourquoi a-t-il chaud?

SIMPLICITÉ.--Je ne sais pas, ma tante; probablement parce qu'il fait
chaud.

MADAME BONBECK.--Alors pourquoi n'es-tu pas rouge, ni Innocent non plus?

SIMPLICIE.--Je ne sais pas, ma tante.

MADAME BONBECK.--Sotte, va! toujours la même réponse: «Je ne sais pas,
ma tante». Innocent, mon garçon, tu n'es pas dissimulé, toi; et tu vas
me dire pourquoi Coz est si rouge.

INNOCENT.--Ma tante, c'est parce qu'il a voulu se faire beau et qu'il a
tellement serré sa cravate, qu'il suffoque et qu'il en sue.

MADAME BONBECK.--Merci, mon ami; et toi, grand imbécile, veux-tu lâcher
ta cravate tout de suite? A-t-on jamais, vu une sottise pareille!

Coz ne répondit pas, il était stupéfait de l'invention d'Innocent et il
n'éprouvait, nullement le besoin de dénouer sa cravate.

--Entêté! coquet! s'écria Mme Bonbeck en se levant de table et se
dirigeant vers Coz, attends, mon garçon, je vais te faire respirer
librement.

Elle saisit le bout de la cravate de Coz, qui voulant se dégager, tira
en arrière; la cravate se dénoua et resta dans les mains de Mme Bonbeck;
on vit alors, à la grande confusion du pauvre Coz, qu'il n'avait pas de
chemise et qu'au bas de la cravate était attaché un morceau de papier
formant devant de chemise. Mme Bonbeck s'aperçut la première du dénûment
du malheureux Polonais.

--Pauvre garçon! dit-elle. Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que vous
manquiez de linge? Et vous, Boginski, êtes-vous aussi pauvre que Coz?

Boginski ne répondit pas, rougit et baissa la tête. Mme Bonbeck examina
sa cravate et vit qu'elle avait également un morceau de papier comme
celle de Coz. Elle ne dit rien, se rassit, servit la soupe, et chacun la
mangea en silence. Le reste du dîner fut sérieux. Mme Bonbeck servit
les Polonais plus abondamment que de coutume. Après dîner, elle appela
Croquemitaine, causa avec elle quelques instants, lui glissa dans la
main quelques pièces d'argent, rentra dans le salon, donna à Coz de la
musique à graver, fit accorder le piano et les violons par Boginski, ne
s'occupa aucunement des enfants, qui s'amusèrent à examiner les outils à
graver et la manière dont Coz s'en servait, et fut assez agitée pendant
une heure que dura l'absence de Croquemitaine. Cette dernière revint
portant un gros paquet, qu'elle remit à Mme Bonbeck. Le paquet fut
ouvert, examiné.

MADAME BONBECK.--Coz, Boginski, venez ici. Tenez, voilà pour vous
apprendre à venir dîner chez moi sans chemise, dit Mme Bonbeck en
leur jetant à la tête deux paquets dont ils eurent quelque peine à se
dépêtrer.

Ils ramassèrent les effets épars sur le parquet, virent avec bonheur que
chacun d'eux avait six bonnes chemises dont trois blanches et trois
de couleur. Ils prirent les mains de Mme Bonbeck et les baisèrent à
plusieurs reprises, avec affection et respect.

--C'est bien, c'est bien, mes amis, dit Mme Bonbeck avec émotion; et une
autre fois, quand vous manquerez du nécessaire, venez me le dire. Je ne
laisserai pas dans le besoin des créatures humaines chassées de leur
pays par un abominable Néron.

Boginski et Coz essuyèrent du, revers de la main (ils n'avaient pas de
mouchoirs) les larmes de reconnaissance qui coulaient malgré eux; Mme
Bonbeck se moucha deux ou trois fois, fit une pirouette:

--Allons, allons, s'écria-t-elle avec gaieté, nous voici à même de
trouver la chose introuvable, dit-on: la chemise d'un homme heureux. Je
veux que dans ma maison toutes les chemises soient des chemises de gens
heureux.

--Ce ne sera pas toujours la mienne, dit Simplicie à mi-voix.

--Ni la mienne, ajouta Innocent de même en soupirant.

MADAME BONBECK.--Qu'est-ce que vous marmottez là-bas, vous autres?
Pourquoi soupirez-vous? Je veux qu'on rie moi; je veux que tout le monde
soit heureux.

INNOCENT.--Ma tante, je soupire parce que je ne suis pas heureux, et je
ne suis pas heureux parce que je vis éloigné de vous dans cette horrible
pension où je m'ennuie à mourir.

MADAME BONBECK.--Qu'est-ce que je te disais, mon garçon? tu as voulu
faire à ta tête, et voilà. C'est bien tout de même, ce que tu dis là.
Nous arrangerons cela; j'écrirai à mon frère Gargilier; nous te tirerons
de ta pension, sois tranquille. Et toi, Simplicie, pourquoi fais-tu la
moue?

SIMPLICIE.--Je ne sais pas, ma tante.

MADAME BONBECK.--Diable de sotte! On n'a jamais vu une fille plus
impatientante. «Je ne sais pas, ma tante.» Pourquoi ne dis-tu pas comme
ton frère? A la bonne heure, celui-là. Il parle et parle très bien.
Tiens, j'ai une furieuse démangeaison de te donner une paire de claques.
Va-t'en. Vrai je ne réponds pas de moi; la main me démange.

Simplicie ne se le fit pas dire deux fois; elle s'empressa de se
soustraire aux envies fâcheuses de sa tante et courut se jeter sur une
chaise dans sa chambre; elle réfléchit tristement à la vie qu'elle
menait à Paris: pas un plaisir, pas même de repos, et beaucoup de
contrariétés, de peines et d'ennuis. Elle commença à reconnaître le vide
que lui laissait l'absence de ses parents, de leur protection, de leur
tendresse; leur dévouement lui apparut sous son vrai jour; elle se
trouva ingrate et méchante; elle sentit combien elle les avait blessés,
chagrinés; elle pensa avec effroi au temps considérable qui lui restait
encore à vivre loin d'eux et près d'une tante qu'elle redoutait; Après
quelques hésitations elle se décida à écrire à sa mère et à la prier de
la laisser revenir à Gargilier.

Mme Bonbeck fut si satisfaite de la flatterie d'Innocent qu'elle le
garda jusqu'au lendemain matin. Coz fut chargé de le ramener au collège,
où il fut reçu par l'annonce d'une retenue de récréation pour n'être pas
rentré la veille. Il eut beau réclamera le maître d'étude lui répondait
toujours: «C'est le règlement! je n'y puis rien changer». Il se soumit
en pleurant et, de même que Simplicie, réfléchit avec douleur aux
douceurs de la vie de famille dont il s'était privé, et aux ennuis
pénibles que lui valaient son obstination et son ingratitude. Il
réfléchit aux privations quotidiennes qu'il endurait, et l'heure
matinale du lever, à la nourriture mauvaise et insuffisante, à la
tyrannie des élèves, à la longueur des leçons, aux punitions infligées
pour la moindre négligence, et il se repentit amèrement d'avoir forcé
son père à l'envoyer dans cette maison d'éducation.



XV

LA POLICE CORRECTIONNELLE

Quelques jours après la visite d'Innocent, Mme Bonbeck sortait de table
avec ses Polonais reconnaissants, ayant chacun sur le corps une belle
chemise à carreaux lilas et bistre, lorsque Croquemitaine entra effarée,
présentant d'une main tremblante un papier à sa maîtresse. Mme Bonbeck
prit le papier avec empressement. Je parcourut, tapa du pied, laissa
échapper un juron et, se tournant vers les Polonais:

--C'est une horreur! C'est une infamie! Mes pauvres amis! on vous traîne
en police correctionnelle! on vous accuse d'avoir voulu assassiner Mme
Courtemiche et son chien.

--Ha! ha! ha! répondit Boginski en riant; moi savoir ce ce que c'est. Ce
n'est rien, pas de danger. Mme Courtemiche, vieille folle; son chien,
méchante bête. Coz et moi avoir jeté chien par la fenêtre, puis Mme
Courtemiche avec chien; voilà tout.

MADAME BONBECK.--Comment, voilà tout? Mais c'est énorme! Avec une femme
furieuse qui veut plaider, vous serez condamnés à l'amende, à la prison.

BOGINSKI.--Eh bien, pas si mauvais! Amende, pas payer, pas d'argent;
prison, pas bien grand malheur: gouvernement nourrit et couche. Pauvre
Polonais habitués à mal coucher mal manger. Pas souvent rencontrer
des Bonbeck, si bon, si Boginski termina sa phrase eh baisant avec
attendrissement les mains ridées de sa bienfaitrice; qui éclata en
sanglots.

MADAME BONBECK.-Mon pauvre garçon! hi! hi! hi! je suis désolée! hi!
hi! hi! Il faut aller demain au tribunal; le juge d'instruction vous
interrogera. Le papier dit que c'est à une heure, hi! hi! hi! J'irai
avec vous, mon ami, je vous protégerai; et le pauvre Coz aussi; car il
est également appelé devant le juge d'instruction.

A peine finissait-elle sa phrase, que Prudence entra éperdue.

--Madame! Madame! quel malheur, mon Dieu! comment faire? Oh! Madame!
faut-il que J'aie vécu pour voir une chose pareille! Mes pauvres jeunes
maîtres! ils ne peuvent pas aller là-bas; n'est-ce pas. Madame? C'est
impossible! Mes pauvres jeunes maîtres!

MADAME BONBECK.--Quoi donc?... Qu'est-il arrivé? Parle donc, parle donc,
folle que tu es!... Pourquoi cries-tu?... De quel malheur parles-tu?
Vas-tu répondre oiseau de malheur si tu ne veux pas que je te rosse
d'importance.

PRUDENCE.--Voilà, Madame! Lisez! Mes jeunes maîtres et moi, appelés
devant le juge d'instruction, en police correctionnelle, pour avoir
battu et jeté sur la route Mme Courtemiche et Chéri-Mignon.

MADAME BONBECK.--Que diable! il n y a pas de quoi crier! Nous irons
tous; et nous verrons si l'on ose tourmenter mes braves Polonais et vous
autres. A demain! A nous deux, la police correctionnelle! Je lui en
dirai, ainsi qu'à sa Courtemiche. Et j'emmènerai l'amour des chiens; il
débrouillera l'affaire, avec ce Chéri-Mignon, qui me fait l'effet d'être
un vaurien, un animal fort mal élevé.

PRUDENCE.--Pour ça oui. Madame! Mal élevé tout à fait! Grognon,
querelleur, méchant, voleur! rien n'y manque. Tout l'opposé de l'Amour.

MADAME BONBECK.--Comment? de l'Amour? Quel Amour?

PRUDENCE.--L'Amour de Madame, celui qui dort sous, la table.

MADAME BONBECK.--Ha! ha! ha! Tu veux dire Folo! C'est moi qui rappelle
l'amour des chiens; ce n'est pas son nom.

PRUDENCE.--Pardon, Madame, je croyais..,

MADAME BONBECK.--C'est bon, c'est bon. Préparons-nous pour le tribunal
de demain. Raconte-moi bien en détail ce qui est arrivé.

PRUDENCE.--Une chose bien simple, Madame, il est arrivé que ce maudit
chien a mangé tout mon veau, un superbe morceau que j'avais choisi entre
mille.

MADAME BONBECK.--Ceci n'est pas un grand crime, Prude, certainement, si
tu étais chien, tu en ferais autant.

PRUDENCE, piquée.--Ça se pourrait bien, Madame; mais comme je n'avais
pas l'honneur d'être chien, et chien grognon, querelleur, méchant,
voleur, je ne puis dire à Madame ce que j'aurais fait, si j'avais eu
cette chance-là.

MADAME BONBECK.--C'est bon, c'est bon! Faut pas te fâcher. Prude; tu
pourrais être pis qu'un chien. Mais qu'a-t-il fait encore, cet animal?

PRUDENCE.--Si Madame trouve que ce n'est pas assez comme ça, j'ajouterai
qu'il empestait, qu'il montrait les dents, qu'il était grognon,
hargneux.

MADAME BONBECK.--Ce n'est pas encore un grand mal. S'il empestait, c'est
que sa maîtresse ne l'avait pas lavé; s'il montrait les dents, c'est
qu'il les avait belles et qu'il croyait vous plaire; s'il était grognon,
c'est que vous ne le traitiez pas poliment. Vois-tu, Prude, un chien a
son amour-propre tout comme un autre; il ne faut pas le blesser.

PRUDENCE.--Puisque Madame trouve des excuses à toutes les sottises de
cet animal, je n'ai plus rien à dire.

MADAME BONBECK.--Boginski, mon ami, racontez-moi ce qui est arrivé;
Prude parle comme une crécelle, sans rien dire,

BOGINSKI.--Voilà, Mâme Bonbeck. Chien mauvais; maîtresse méchante,
colère; donne claques terribles à M. Innocent. Mme Prude crier. Moi
punir. Courtemiche et jeter chien sur route. Courtemiche crier, crier;
vouloir battre tous, crever oeil à tous. Diligence arrêter; camarade et
moi, prendre Courtemiche pousser à la porte; Courtemiche grosse, pas
passer, donner coups de pied; moi pousser, camarade pousser, Courtemiche
tomber assise sur la route, montrer poing, crier, hurler; diligence
repartir vite et rouler; nous rire, faire cornes à Courtemiche. Voilà.

MADAME BONBECK.--Hem! hem! la Courtemiche va vous faire payer une
voiture et sa route jusqu'à Paris.

BOGINSKI.--Moi pas payer; moi et camarade pas d'argent.

MADAME BONBECK.--Ce n'est pas une raison, mon ami; avec une Courtemiche,
il faut faire de l'argent.

BOGINSKI.--Moi veux bien; mais comment?

MADAME BONBECK.--Nous verrons cela demain. Soyez tranquilles, mes amis,
je ne vous laisserai pas pourrir en prison.

Les Polonais, suivant le conseil de Mme Bonbeck, restèrent fort
tranquilles; Prudence continua à se désoler, à s'inquiéter pour ses
jeunes maîtres; Mme Bonbeck prit son violon; les Polonais profitèrent
d'une sonate qu'elle s'acharnait à écorcher en mesures ou hors de
mesures, pour s'échapper et faire une promenade dans les rues. Simplicie
resta dans sa chambre s'ennuyant, bâillant, pleurnichant et...
regrettant Gargilier.

Le lendemain Mme Bonbeck, escortée des Polonais, de Prudence et de
Simplicie, et tenant Folo en laisse, partit pour le Palais où se tenait
la police correctionnelle; ils attendirent longtemps; on jugeait
d'autres causes.

Enfin on les introduisit dans la salle; leur entrée causa quelque
surprise, vu l'étrangeté des figures. Mme Courtemiche et Chéri-Mignon
occupent le banc des plaignants. Mme Bonbeck et sa suite s'assoient sur
le banc des prévenus.

Le président du tribunal va parler; un grognement, puis un aboiement se
font entendre. C'est Chéri-Mignon qui récuse le témoin Folo.

L'HUISSIER.--Silence, Messieurs!

Chéri-Mignon aboie avec fureur.

LE PRÉSIDENT. _riant_--Huissier, faites taire le plaignant.

Tout le monde rit; Mme Courtemiche cherche à apaiser Chéri-Mignon.

LE PRÉSIDENT.--Mme Courtemiche et le nommé Chéri-Mignon par l'organe de
sa maîtresse, accusent de voies de faits et d'injures gaves les nommés
Prudence Crépinet, Innocent et Simplicie Gargilier, plus deux Polonais
faisant partie de leur suite. Madame Courtemiche, qu'avez-vous à
reprocher aux prévenus.

MADAME COURTEMICHE.--Je leur reproche tout: cruauté, méchanceté,
injustice, assassinat.

LE PRÉSIDENT.--Précisez votre accusation.

MADAME COURTEMICHE.--Mon président, je précise en les accusant de tout
ce qu'on, peut reprocher à des êtres à face humaine, mais qui sont plus
brutes que les brutes.

LE PRÉSIDENT.--Ne dites pas d'injures, et expliquez-vous plus
clairement.

MADAME COURTEMICHE.--Ce que je dis est pourtant assez clair, mon
président. Ce sont des gens à périr sur l'échafaud.

LE PRÉSIDENT.--Si vous continuez à ne vouloir rien dire de positif, on
va passer à une autre cause et renvoyer les prévenus de la plainte.

MADAME COURTEMICHE.--Renvoyez, mon président, renvoyez en prison, à
Mazas, à Vincennes, ça m'est égal, pourvu qu'ils y restent. Pas vrai,
Chéri-Mignon, tu veux bien qu'on les laisse en prison?

Chéri-Mignon répondit par un aboiement formidable auquel Folo répliqua
par un grognement sourd. Chéri-Mignon, s'élança des bras de sa
maîtresse, saute aux oreilles de Folo qui le reçut avec un coup de dent.
Chéri-Mignon, exaspéré par cette défense inattendue, se jeta de nouveau
sur Folo et lui fit au cou une morsure assez profonde.

«Pille, Folo!» lui cria Mme Bonbeck, irritée de l'acharnement du
caniche.

Folo ne se le fit pas dire deux fois; plus gros et plus fort que
Chéri-Mignon, il le roula par terre et le couvrit de morsures sans lui
donner le temps de se relever.

Mme Courtemiche criait: Mme Bonbeck applaudissait; les juges riaient;
les spectateurs regardaient et s'amusaient; les Polonais battaient
des mains. Les cris des chiens, ceux de Mme Courtemiche, les
applaudissements de Mme Bonbeck et des Polonais, empêchaient la voix
du président de se faire entendre; enfin, les huissiers saisirent les
chiens et remirent à Mme Courtemiche son favori, mordu et éreinté; Folo
alla recevoir les caresses de sa maîtresse et les félicitations de la
foule.

LE PRÉSIDENT.--Cette scène est inconvenante. Madame Courtemiche, pour la
dernière fois, expliquez-vous ou quittez l'audience.

MADAME COURTEMICHE.--Que Je m'explique! Que je m'explique devant une
Cour qui laisse insulter, dévorer mon Chéri-Mignon, mon ami, mon
enfant! Plus souvent que je m'expliquerai, devant des sans-coeur et des
sans-cervelle...

LE PRESIDENT.--Madame Courtemiche, vous injuriez le tribunal. Je vous
engage à vous taire.

MADAME COURTEMICHE.--Ah! vous voulez me faire taire! Je veux parler,
moi; je veux qu'on sache comment le gouvernement rend la justice; que
c'est une honte, une humiliation pour le pays que je représente, d'être
traitée comme je le suis par un tas de gens...

LE PRESIDENT.--Huissier, faites sortir la plaignante; elle abuse de la
patience du tribunal.

MADAME COURTEMICHE.--Je ne veux pas sortir, moi; laissez-moi; ne me
touchez pas... Je veux leur dire... Aïe! Aïe! Ne me tirez pas... Je veux
leur dire qu'ils sont un tas... Aïe aïe! au secours! à l'assassin! Ne me
poussez pas! Aïe!...

Le reste se perdit dans les couloirs du Palais; les huissiers avaient
appelé main-forte et avaient réussi à faire sortir Mme Courtemiche et
son chien. Mme Bonbeck, restée triomphante s'approcha du président, à la
grande surprise de tous les assistants, et, lui donnant une poignée de
main:

--Bien jugé, président! Vous êtes un brave homme, saperlotte! Folo s'est
sagement et bravement comporté; l'autre est un lâche, un chien, sans
coeur et sans éducation. Bonsoir, président; je voua salue. Messieurs,
et je vous présente deux braves Polonais...

BOGINSKI.--Moi et camarade, tuer beaucoup de Russes à Ostrolenka, tuer
beaucoup. Moi prier président faire donner pension plus grande; Mme
Bonbeck bonne, très bonne, mais pas riche; moi...

--Emmenez ces gens, dit le président à l'huissier; les prévenus sont
aussi fous que la plaignante. C'est la cause la plus ridicule que j'aie
jamais eu à juger.

L'huissier engage Mme Bonbeck et les Polonais a sortir; les Polonais
saluèrent humblement; Mme Bonbeck regimba et voulut résister. L'huissier
essaya de lui prendre le bras.

--Ne me touchez pas, sapristi! Si vous mettez la main sur moï, je vous
fais dévorer par mon chien. Ici, Folo, partons mon ami; la justice,
c'est toujours la même chose; nous la rendrions mieux nous deux.

Avant que le président se fût décidé à relever la phrase injurieuse
de Mme Bonbeck, celle-ci était partie comme une flèche... suivie des
Polonais, de Prudence et de Simplicie, ces deux dernières effrayées et
troublées.

--Eh bien, mes amis, nous nous sommes joliment tirés d'affaire; bravo,
mon Folo! toi tu as rendu la justice au moins. Ha! ha! ha! comme tu y
allais l'amour des chiens! A-t-on jamais vu un mauvais caniche, un chien
de rien du tout, montrer les dents à mon beau et brave Folo, et sauter
dessus, encore. Aussi a-t-il eu son affaire, ce vaurien, cet animal
digne de sa maîtresse. C'est à rire, parole d'honneur!

Ils rentrèrent chez eux tout satisfaits de l'heureuse issue de cette
affaire, qui aurait pu être fâcheuse pour les Polonais si elle avait été
plaidée par une personne moins sotte que Mme Courtemiche. Mme Bonbeck
régala Folo d'un poulet maigre pour le récompenser de sa belle conduite.
Prudence et Simplicie ne disaient rien, mais elles ne purent jamais
comprendre comment et pourquoi Mme Bonbeck était si fière de Folo et de
quoi elle avait remercié, le président, pourquoi elle lui avait dit des
injures en se retirant, et par quelle action d'éclat Folo avait mérité
un poulet. Les Polonais se couchèrent satisfaits sans savoir de quoi,
et s'éveillèrent le lendemain en espérant, sans savoir pourquoi, une
augmentation de leur paye de un franc cinquante centimes par jour.



XVI

UNE SOIRÉE CHEZ DES AMIES

Quelques jours après la scène de police correctionnelle, Mme Bonbeck
dit à Simplicie de s'habiller pour aller passer la soirée chez Mme de
Roubier. Simplicie, qui n'avait pas encore mis ses belles robes, courut
appeler Prudence.

--Vite, Prudence que je m'habille.

PRUDENCE.--Quelle robe Mademoiselle va-t-elle mettre?

SIMPLICIE.--Ma plus belle, en taffetas à carreaux.

PRUDENCE.--Et comment Mademoiselle se coiffera-t-elle?

SIMPLICIE.--Ah! mon Dieu! je n'ai pas pensé à la coiffure. Je n'en ai
pas.

PRUDENCE.--Heureusement que Mademoiselle a de beaux cheveux, bien
pommadés, bien gras; je les lisserai et je ferai une natte.

SIMPLICIE.--Ce ne sera pas assez beau. Va vite dire à Coz d'aller
m'acheter une couronne de fleurs.

PRUDENCE.--Oui, Mam'selle.

Prudence courut chercher Coz, qui courut à son tour faire l'emplette
demandée par Simplicie. Un quart d'heure après il rentra tout essoufflé,
apportant une magnifique couronne de pivoines rouges.

SIMPLICIE.--Qu'est-ce que ces énormes fleurs? C'est beaucoup trop gros,
trop grand.

PRUDENCE.--Le marchand a dit à Coz qu'on les portait comme ça, que
c'était la grande mode.

SIMPLICIE.--Vraiment? Alors je les garde; attache cette couronne sur ma
tête. Prudence.

PRUDENCE.--Oui, Mam'selle; je vais vous arranger cela sur votre natte;
ce sera magnifique.

Prudence, ne sachant pas employer les épingles à cheveux, se mit à
coudre la couronne sur la natte de Simplicie, que le désir d'être belle
tenait immobile sur sa chaise. Quand Prudence eut fini son travail, elle
regarda Simplicie avec admiration.

--Oh! Mam'selle que c'est joli! que c'est beau! Si Mam'selle voulait
voir dans la glace? Ces pivoines sont presque aussi grosses que la tête
de Mademoiselle! Et rouges, presque comme les joues de Mademoiselle.

Simplicie se leva, regarda avec complaisance, admira le tour de fleurs
qui surmontait sa tête déjà trop grosse et acheva de s'habiller.

SIMPLICIE.--Et toi, Prudence, va changer de robe pour me faire honneur.

PRUDENCE.--Mais je n'entre pas au salon avec Mademoiselle; pour rester à
l'antichambre, ma robe d'indienne est bien assez belle.

SIMPLICIE.--Pas du tout! les domestiques se moqueraient de toi, et c'est
sur moi que cela retomberait; on dirait que j'ai une servante de quatre
sous à mon service. Je ne veux pas recommencer les humiliations de
l'autre jour.

La pauvre Prudence, un peu mortifiée et chagrine mais toujours dévouée à
ses maîtres, quitta la chambre sans mot dire et revint, au bout de dix
minutes, parée comme une châsse. Un grand bonnet breton, une croix à la
Jeannette un châle en foulard de coton, plissé à la bretonne, une robe
de laine rayée rouge un tablier en laine noire, des souliers à boucles,
des bas à côtes formaient un ensemble breton pur sang. Simplicie
l'examina des pieds à la tête, et fut contente, son amour-propre était
satisfait.

--C'est bien, dit-elle; dis à Coz d'aller chercher une voiture.

Peu d'instants après, Simplicie roulait avec Prudence et Coz vers le
faubourg Saint-Germain, cette fois, aucune discussion ne s'éleva entre
Coz et le cocher. Simplicie entra au salon, laissant Prudence et Coz
à l'antichambre. Claire laissa échapper un: «Ah!» involontaire à
l'apparition de cette toilette singulière. L'exclamation de Claire fit
retourner une douzaine de cousines et d'amies qui étaient réunies dans
le salon, et chacune répéta le «Ah!» de Claire; un sourire général
succéda à ce premier moment de surprise. Simplicie avança pour dire
bonjour à ces demoiselles; elle se mit en devoir d'adresser une
révérence à chacune d'elles. A la cinquième, Sophie s'écria:

--Assez, assez, Simplicie; nous ne sommes pas en cérémonie comme à une
présentation; Claire, mène la dire bonjour à maman.

Claire, étouffant un sourire, emmena Simplicie dans le salon à côté.

--Maman, dit-elle...

--Que veux-tu, Claire? dit Mme de Roubier sans se retourner

CLAIRE.--Maman, voici Simplicie Gargilier qui vient vous dire bonjour.

MADAME DE ROUBIER.--Bonjour, Mademoiselle. Vous me... Ah! mon Dieu!
quelle plaisanterie! Claire, pourquoi as-tu déguisé si ridiculement
cette pauvre fille?

CLAIRE.--Ce n'est pas moi, maman, elle vient d'arriver.

MADAME DE ROUBIER.--Ha! ha! ha! Mais regardez donc cette toilette!
Quelle idée bizarre! Ma pauvre Simplicie, à Paris il n'est pas d'usage
de se déguiser autrement qu'aux jours gras, et nous en sommes encore
loin. Ôtez tout cela, et gardez les vêtements que vous avez sous cette
robe de grand'mère qui ne vous va pas du tout.

SIMPLICIE.--Mais, Madame...

MADAME DE ROUBIER.--Claire, explique-lui que c'est ridicule.

CLAIRE, _riant_.--Mais, maman...

MADAME DE ROUBIER.--Allez donc, Simplicie, vous voyez bien que tout le
monde rit de votre déguisement.

Simplicie rougit et parut agitée; elle venait de comprendre le ridicule
de sa mise.

MADAME DE ROUBIER.--Eh bien, qu'avez-vous, ma pauvre enfant? Êtes-vous
souffrante?

Simplicie ne répondit pas; elle quitta le salon et rentra dans celui
où étaient les enfants; elle les trouva riant tous aux éclats; le rire
gagna Claire, malgré ses efforts pour garder son sérieux; Marguerite
et Sophie chuchotaient et riaient à se tordre. Simplicie, honteuse,
désolée, restait debout, tête baissée, plus ridicule encore par le
contraste de ses pivoines énormes et de sa robe arc-en-ciel, avec sa
mine piteuse et ses yeux larmoyants.

CLAIRE.--On s'est moqué de vous, pauvre Simplicie, en vous habillant et
vous coiffant ainsi; laissez-moi vous ôter ces fleurs horribles; vous
serez déjà moins drôle.

MADELEINE.--Nous allons toutes vous aider. Asseyez-vous sur ce tabouret;
ce ne sera pas long.

Simplicie s'assoit; les enfants se groupent autour d'elle Sophie tire
une pivoine.

SIMPLICIE.--Aïe vous m'arrachez les cheveux.

SOPHIE.--J'ai à peine tiré; je n'ai touché qu'une pivoine, une belle,
par exemple.

Marguerite et Valentine viennent en aide; elles tirent; Simplicie crie.

MARGUERITE.--Qu'y a-t-il donc à ces pivoines? On ne peut pas les
détacher des cheveux!

--C'est cousu! s'écria Sophie.

--Cousu! répétèrent les enfants, en se poussant pour voir,

SOPHIE.--Cousu, cousu; tiens, regarde. Des ciseaux vite des ciseaux!

Chacune apporta des ciseaux, et une douzaine de mains se disputèrent la
tête de Simplicie pour couper les fils qui retenaient les pivoines.

Les ciseaux se pressaient, se poussaient, taillaient, et firent si bien
que, peu d'instants après la couronne de pivoines put être enlevée; mais
hélas! avec un accompagnement formidable de cheveux,

Claire poussa un cri. Simplicie leva la tête et vit les pivoines avec
une frange de ses cheveux.

SIMPLICIE.--Mes cheveux! mes pauvres cheveux!

Et, se levant avec précipitation, elle courut à une glace, où un
spectacle déplorable s'offrit à ses regards; sa tête ressemblait à une
tête de loup: ses cheveux, coupés en brosse, se dressaient de tous
côtés; partout des mèches tombantes, des bouts de nattes. Elle restait
immobile et consternée. Se retournant enfin avec colère:

--Vous êtes des méchantes, Mesdemoiselles; c'est exprès que vous m'avez
rendue affreuse et ridicule.

MARGUERITE.--Affreuse, vous ne l'êtes pas plus qu'avant, Mademoiselle;
et ridicule, vous l'êtes moins que vous ne l'étiez.

SIMPLICIE.--C'est par jalousie que vous avez abîmé mes fleurs et mes
cheveux.

VALENTINE.--C'est par charité pour qu'on ne se moque pas de vous toute
la soirée.

SIMPLICIE.--Il n'y a que chez vous où l'on se moque de moi; à Gargilier
et chez ma tante, personne ne s'en moque.

SOPHIE.--Et pourquoi venez-vous alors? Croyez-vous que nous ayons besoin
de vous pour nous amuser? Est-ce nous qui avons été vous chercher?

SIMPLICIE.--Pourquoi m'avez vous invitée?

MARGUERITE.--C'est Claire, toujours bonne, qui la fait pour vous
consoler de votre aventure de l'autre jour.

CLAIRE.--Écoutez, Simplicie, je vous assure que nous sommes très fâchées
de notre maladresse, laissez-nous vous recoiffer; avec quelques coups de
peigne, il ny paraîtra pas.

SIMPLICIE.--Non, je ne veux pas que vous me touchiez; vous m'arracheriez
le reste de mes cheveux. Je veux ma bonne, elle me recoiffera.

CLAIRE--Où est votre bonne?

SIMPLICIE.--Dans l'antichambre... Prudence! Prudence! viens me
recoiffer.

Claire alla ouvrir la porte et appela Prudence qui s'empressa de se
rendre à l'appel de sa jeune maîtresse. Elle poussa un cri d'effroi en
voyant la tête hérissée de Simplicie, dépouillée de ses belles pivoines.

SIMPLICIE.--Arrange-moi, Prudence; recoiffe-moi; vois ce qu'elles ont
fait par jalousie de mes pivoines.

PRUDENCE.--Pas possible, Mam'selle! Par jalousie! De si gentilles
demoiselles! Pas possible!

SIMPLICIE.--Regarde mes cheveux; vois comme elles les ont coupés.

--Oh! Mesdemoiselles! c'est-y possible! Cette pauvre Mam'selle
Simplicie! Je n'aurais jamais cru...

CLAIRE.--Vous avez raison de ne pas croire que ce soit par jalousie
que nous avons coupé si maladroitement les cheveux de votre pauvre
Simplicie; nous avons été maladroite en voulant la débarrasser de sa
couronne de pivoines, qui était ridicule.

PRUDENCE.--Mam'selle trouve! C'était pourtant bien joli; je les avais
cousues bien solidement, et ça faisait bon effet sur la tête de
Mam'selle.

Tout en parlant, Prudence défaisait les nattes de sa jeune maîtresse;
on lui avait apporté un peigne et une brosse. Quand tout fut défait, il
n'en resta pas le quart sur la tête de Simplicie; presque tout était
coupé. Simplicie pleurait, Prudence se désolait, les enfants étaient
consternés, quoique Simplicie n'inspirât pas beaucoup de compassion.

--Que faire? s'écria enfin Claire. Comment la coiffer? Je vais demander
à maman de venir voir.

Claire courut raconter à sa mère ce qui était arrivé. Mme de Roubier ne
fut pas fâchée de cette leçon donnée à la vanité de Simplicie; elle alla
juger par elle-même, avec ses soeurs, A et amies, de l'étendue du dégât;
elle sourit de la figure étrange de Simplicie, et jugea qu'un coiffeur
seul pouvait trouver un remède à l'ouvrage de ces demoiselles. Elle
sonna, dit à un domestique d'aller chercher le coiffeur du coin, et
consola Simplicie en lui disant quelle la ferait coiffer à la Caracalla,
avec les cheveux courts et frisés partout. Le coiffeur arriva sourit,
coupa les mèches restantes, retailla les cheveux mal coupés, mit les
fers au feu, roula et frisa tout, et Simplicie sortit de la frisée comme
un bichon; elle se regarda dans la glace, se trouva bien et reprit sa
bonne humeur. La soirée se passa à plaisanter sans méchanceté de la
mésaventure de Simplicie, quelques pointes lancées par Marguerite et
par Sophie piquèrent légèrement Simplicie, mais elle ne les comprit
pas toutes, et elle s'amusa beaucoup; des gâteaux, du thé des sirops
terminèrent la soirée. Quand Simplicie prit congé de Mme de Roubier,
celle-ci lui dit:

--Ma chère enfant, si vous revenez voir mes filles et leurs amies, soyez
habillée simplement, comme le sont mes filles: le moyen de plaire n'est
pas de se faire des toilettes ridicules, mais de se mettre simplement,
de ne pas attirer sur soi l'attention des autres, mais de s'oublier
soi-même, et ne pas chercher à être mieux que les autres. Je suis fâchée
que vos cheveux soient au panier au lieu d'être restés sur votre tête,
mais la faute en est à votre mauvais goût et à votre vanité.

Simplicie rougit, ne dit rien, mais se révolta dans son coeur contre
le bon conseil de Mme de Roubier. Coz dormais profondément sur une
banquette de l'antichambre, pendant que Prudence sommeillait sur une
chaise. On eut de la peine à réveiller le pauvre Coz; il courut chercher
un fiacre et ramena sans autre aventure Prudence, et Simplicie au
domicile de Mme Bonbeck. Simplicie était loin de s'attendre à l'orage
qui avait grondé en son absence et qui devait éclater au retour sur sa
tête frisée à la Caracalla.



XVII

COLÈRE DE MADAME BONBECK

Pendant que Simplicie se rendait chez Mme de Roubier Mme Bonbeck
attendait au salon que Boginski eût revêtu les beaux habits qu'elle lui
avait fait faire; elle-même avait fait une toilette soignée; ses cheveux
gris étaient ornés d'un bonnet de gaze et de fleurs, sa robe était en
soie brochée d'émeraude; ses mains ridées étaient cachées par des gants
blanc en peau de daim, et ses pieds étaient chaussés de bas chinés et
de souliers de peau, plus fins que ceux qu'elle mettait habituellement.
Boginski entra, bien peigné, bien cravaté, bien habillé.

--C'est bien, mon ami, lui dit-elle après l'avoir inspecté, vous êtes
très bien comme cela. Allez voir si Simplicie est prêtes et envoyez
chercher un fiacre.

Boginski revint la mine effarée.

Mâme Bonbeck, Mam'selle partie. Coz parti; personne chez eux.

MADAME BONBECK.--Partis! Comment, partis! Où partis?

BOGINSKI.--Moi pas savoir, Mâme Bonbeck. Trouvé personne, chambre vide.

MADAME BONBECK.--Mon ami, je vous ai déjà dit de ne pas toujours répéter
Bonbeck. Cela m'agace je n'aime pas cela. Allez me chercher Prudence
Je vais lui laver la tête d'importance. A-t-on jamais vu une sotte
pareille, qui laisse courir cette péronnelle avec ce Polonais roux!

Boginski avait disparu aussitôt après avoir reçu l'ordre de chercher
Prudence; il rentra comme elle finissait de parler.

BOGINSKI.--Madame, Prudence partie, personne! chambre vide!

MADAME BONBECK.--Elle aussi. C'est trop fort! la misérable! Je lui
donnerai une danse, qui lui fera garder la chambre à l'avenir! Ah! elles
croient qu'on peut se moquer de moi et me planter là comme une vieille
guenille! Elles croient quelles iront en soirée et que je resterai à
garder la maison! Et qu'allons-nous faire à présent, mon ami? Où aller
pour nous amuser?... Mais parlez-donc. Où voulez-vous que j'aille?

BOGINSKI--Moi peut mener Mâme, B.... (Boginski s'arrête à temps) au café
Musard. Très joli! Dames superbes! Musique bonne! Seulement...

MADAME BONBECK--Seulement quoi?... Parlez, donc, diable d'homme!

BOGINSKI.--Seulement, moi pas d'argent pour payer entrée.

MADAME BONBECK.--Je payerai, imbécile! Donne-moi le bras et viens.

Mme Bonbeck, écumant de colère, saisit le bras de Boginski terrifié,
descendit l'escalier quatre à quatre, traversa, les rues, longea les
trottoirs en renversant tout sur son passage, et finit par se heurter
contre un homme qui avait un cigare entre les dents.

«Doucement, la belle», dit l'homme en étendant les bras et lui barrant
le passage.

Mme Bonbeck le repoussa et voulut passer. L'homme, qui était un peu pris
de vin et qui, dans l'obscurité, croyait reconnaître sa soeur qu'il
attendait, voulut l'attirer sous le réverbère pour se montrer à elle.

«Lâchez-moi!» cria Mme Bonbeck.

L'homme lui prit les mains. Mme Bonbeck les retira avec violence, saisit
le cigare de l'homme, l'arracha d'entre ses dents, et le jeta dans le
ruisseau en s'écriant:

«Gredin!»

Le réverbère éclairait en ce moment le visage furibond et la personne
étrange de Mme Bonbeck.

L'homme se recula épouvanté en criant:

«Le diable!»

--A ce cri, la foule ne tarda pas à s'amasser; Boginski, embarrassé de
l'attitude de sa compagne, la supplia de s'en aller.

--Non mon ami. Je n'ai jamais fui le danger! Qu'ils osent me toucher, et
ils verront ce que peut faire une femme, une vieille femme, contre un
tas de lâches et de gredins!

Mme Bonbeck s'était reculée d'un pas sur le trottoir et s'était mise
en position de boxe; la foule riait et grossissait; l'homme s'était
esquivé, sentant le ridicule d'une bataille avec une vieille femme.

--Personne? dit-elle en respirant avec force. Personne n'ose
m'attaquer?... C'est bien, mes amis, vous êtes de braves gens
Laissez-moi passer... Merci, mes amis; vous êtes de bons enfants.

Et Mme Bonbeck s'éloigna avec Boginski, dont elle avait pris le bras,
laissant la foule ébahie et grandement amusée des allures et du langage
de la _vieille_.

--Rentrons à la maison, mon garçon, dit Mme Bonbeck; cette scène m'a
émue; je ne suis pas en train de m'amuser et puis, je veux être là quand
cette sotte de Simplicie reviendra avec Prude et Coz; ils auront chacun
leur paquet.

--Bonne Mâme, dit Boginski de son air le plus câlin, pas gronder fort
Pauvre Coz, lui pas faute: lui faire comme dit Mam'selle et Mme Prude;
lui pas savoir faut pas sortir. Lui aimer bonne Mâme; lui triste,
triste, si Mâme gronder; lui souffrir pauvre Coz.

--Bien! bien! mon ami! répondit Mme Bonbeck d'une voix attendrie; vous
êtes un brave garçon, un bon ami; je ne gronderai pas votre ami; je lui
dirai seulement de me demander la permission quand ces sottes filles
veulent sortir.

--Et vous pas dire trop fort à pauvre ami, bonne Mâme? reprit Boginski
en la regardant avec inquiétude.

--Non, mon ami, non. Quand je te le dis, que diable! tu peux me croire,
dit Mme Bonbeck avec un commencement d'impatience.

Boginski jugea prudent de se taire; il se borna à serrer la main de sa
vieille amie en signe de reconnaissance, et ils continuèrent leur route
silencieusement. Mme Bonbeck marchait rapidement; elle rentra, dit à
Boginski d'aller se coucher et resta seule à attendre Simplicie et
Prudence.

Elle marchait à grands pas dans le salon, augmentant sa l'attente; son
irritation était au comble quand elle entendit la porte s'ouvrir, elle
marcha à la rencontre de Simplicie et de Prudence.

--Pan! pan! Aïe! aïe! Deux soufflets et deux cris furent le signal du
retour. Puis une rude poussée à Prudence stupéfaite, qui alla tomber sur
une chaise de l'antichambre.

--Insolentes! je vous apprendrai à me jouer des tours, à courir la
prétentaine, à me laisser droguer à la maison, à débaucher mes Polonais,
à prendre des voitures! Ah! vous voulez faire les maîtresses! Vous
croyez pouvoir vous moquer de moi!

Et Mme Bonbeck, au plus fort de sa colère, saisit les cheveux frisés de
Simplicie, lui donna une nouvelle paire de soufflets s'lança hors de
la chambre, revint sur Prudence, tremblante et immobile, lui secoua le
bras, lui arracha son bonnet, et, d'un coup de pied, l'envoya rejoindre
Simplicie. Toutes deux criaient à ameuter la maison; Boginski redoutant
pour son ami Coz, qui voulait aller au secours des victimes de la colère
de Mme Bonbeck, le retenait violemment sur le palier de l'escalier. Coz
parvint enfin à se dégager de l'étreinte de son camarade et entra
dans le salon ou il trouva Mme Bonbeck écumant de colère, les yeux
étincelants, les lèvres, tremblantes, le visage affreusement contracté,
les poings crispés, haletant et suffoquant.

--Oh! Mâme Bonbeck!

--Tais-toi! hurla-t-elle.

--Pourquoi vous battre pauvre Mam'selle et bonne Mme Prudence?

--Tais-toi! répéta-t-elle.

--Non! moi pas taire. Vous bonne pour moi, pour Boginski, pourquoi vous
méchante pour pauvre petite, et pour pauvre bonne? Pourquoi vous battre,
vous forte, vous tante, vous Madame pauvre enfant et pauvre bonne qui
fait rien mal. Pauvre Mme Prude aimer sa Mam'selle, suivre partout, et
vous battre, punir comme si Mme Prude méchante! Pas bien, Mâme Bonbeck,
pas bien. Moi battez, si faire plaisir, moi homme moi fort; mais enfant,
femme, petite, faible, c'est pas bien! Oh! pas bien du tout.

A mesure que Coz parlait, la colère de Mme Bonbeck tombait; elle finit
par être honteuse de sa violence, s'attendrit, prit les mains de Coz:

--Vous avez raison, mon ami, vous avez raison; j'ai eu tort! j'ai agi
comme une bête brute... J'étais en colère contre vous aussi, mon pauvre
Coz.

COZ.--Moi? Moi rien fait pour fâcher! Pourquoi colère sur Coz?

MADAME BONBECK.--Parce que vous étiez parti avec Simplette et Prude
sans me le demander, et, que j'attendais pour aller avec Simplette et
Boginski chez Mme de Roubier.

COZ.--Ah! bon! Moi comprendre! Mais moi pas savoir! Eux croire aller
seules, sans tante ni Boginski. Moi, autre fois, demander permission à
vous.

MADAME BONBECK.--C'est bien, mon ami. Mais voyez donc Prude et
Simplette; amenez-les-moi, que je leur dise... que je leur explique...,
que je leur demande pardon, puisque ai eu tort.

Coz, content du changement d'humeur de Mme Bonbeck courut frapper à
la porte de Prudence et de Simplicie; personne ne répondit. Il frappa
encore; même silence.

--Mam'selle! Madame Prude! Mâme Bonbeck vous demander; venir au salon
tout de suite.

Le silence continua. Coz frappa plus fort, appela, supplia d'ouvrir; on
continua à ne pas répondre.

--Mam'selle et Mme Prude pas répondre, vint dire Coz, consterné, à Mme
Bonbeck, dont il redoutait la colère.

--Elles sont furieuses, dit Mme Bonbeck, jugeant les autres d'après
elle-même. Demain elles seront calmées et je leur demanderai pardon, car
je dois avouer que je les ai menées un peu rudement. Bonsoir mon ami; il
est près de onze heures; allez vous coucher; je vais en faire autant.

Coz salua, sortit, et alla rejoindre son ami Boginski, qui attendait
avec inquiétude le résultat des reproches hardis de son ami. Quand il
sut le retour de Mme Bonbeck et le succès évident de Coz, il fut content
et dit, en se frottant les mains:

--Bon ça! Mâme Bonbeck colère, furieuse, mais pas méchant. Mais dis pas
trop: c'est mal; c'est pas bon. Pas fâcher Mâme Bonbeck; elle bonne pour
nous, donner chambre, donner chemises, habits, donner pain, viande, vin.
Nous pauvres; nous heureux chez Bonbeck; nous rester toujours; nous égal
les autres. Entends-tu, Coz! Toi pas recommencera dire: «Méchant, pas
bon.»

COZ.--Moi recommencer toujours quand Bonbeck battre fille petite, femme
excellent. Moi pas aimer lâche, pas aimer colère.

BOGINSKI.--Et si Bonbeck se fâche et chasse nous?

COZ.--Moi alors partir et aller chez Prude et Simplette; elle a papa,
maman, bons; moi là-bas travailler, servir; moi pas aimer à faire
musique; moi aimer courir, travailler à terre, à chose qui fait remuer.

BOGINSKI.--Moi aimer, musique et dîner chez Bonbeck; avec moi, Bonbeck
très bon. Toi partir si veux moi rester.

Coz ne répondit pas, se déshabilla et se coucha; Boginski en fit autant,
et tous deux ne tardèrent pas à ronfler.



XVIII

LA FUITE

Le lendemain de bonne heure, Coz fut éveillé par trois légers coups
frappés à sa porte. Il se leva, passa ses habits, entrouvrit la porte et
vit avec surprise Prudence qui lui faisait signe de la suivre.

Il voulut parler, elle lui fit signe de garder le silence. Surprit de
ce mystère, Coz la suivit sans bruit jusque, dans la chambre où était
Simplicie tout habillée, défigurée par les soufflets que lui avait
donnés sa tante, et surtout par les larmes quelle n'avait cessé de
répandre depuis la veille. Prudence, pâle et défaite, avait passé la
nuit à la plaindre, à la consoler; elle avait enfin consenti à quitter
avec Simplicie la maison détestée de la tante Bonbeck et à chercher un
refuge chez Mme de Roubier, en qualité de voisine de campagne. Il leur
fallait l'aide de Coz pour descendre leur malle, avoir une voiture et
les mener chez Mme de Roubier. Prudence avait fait la malle pendant la
nuit, car Simplicie, terrifiée par la violence de sa tante, ne voulait
pas la revoir, et il fallait être parties avant huit heures pour
l'éviter à son réveil.

--Mon bon Coz, dit Prudence à voix basse, vous voyez l'état dans lequel
Mme Bonbeck à mis ma pauvre jeune maîtresse; elle veut s'en aller, je
veux l'emmener; il faut que vous nous aidiez. Allez nous chercher une
voiture, descendez-nous notre malle et venez avec nous chez Mme de
Roubier. J'ai peur qu'on ne veuille pas nous y garder; alors que
deviendrions-nous dans ce maudit Paris, seules, abandonnées? Ayez pitié
de nous, mon bon Coz, aidez-nous à partir d'ici et ne nous abandonnez
pas.

--Pauvre Madame Prude! pauvre Mam'selle! répondit Coz attendri. Moi tout
faire, aider à tout, moi aller partout, vous mettre bien. Ordonnez à
pauvre Coz; moi pas mauvais comme, Bonbeck, faire tout pour servir, pas
abandonner bonne Mme Prude et pauvre Mam'selle.

--Merci, mon bon Coz! c'est le bon Dieu qui vous envoyé à nous. Allez
vite, mon ami, chercher une voiture.

Coz partit comme une flèche; avant de chercher la voiture, il fit à la
hâte un bout de toilette, un petit paquet de ses effets, courut arrêter
un fiacre et revint sans bruit prévenir Prudence que la voiture
attendait à la porte.

--Emportons la malle à nous deux, dit Prudence.

--Moi porter seul. Madame Prude; malle lourd pour vous, léger pour moi.

Et chargeant la malle sur ses robustes épaules, il descendit lentement
les cinq étages de Mme Bonbeck, suivi par Prudence et Simplicie. La peur
d'être aperçues et arrêtées par Mme Bonbeck leur donnait des ailes; leur
terreur ne se dissipa que lorsqu'elles furent établies dans le fiacre,
Coz sur le siège, la malle sur l'impériale.

Quand ils arrivèrent chez Mme de Roubier, il était huit heures. Le
concierge, surpris de les voir de si bon matin, plus surpris encore de
les voir décharger une malle et renvoyer la voiture, et reconnaissant
le Polonais roux qui avait eu une scène violente avec un cocher quinze
jours auparavant, hésitait à les recevoir.

--Mme de Roubier ne reçoit pas si matin, Madame et Mademoiselle. Ayez la
bonté de revenir plus tard et de me débarrasser de cette malle dont je
ne sais que faire.

PRUDENCE.--Et où voulez-vous que nous allions? Où puis-je loger en
sûreté ma jeune maîtresse, si Mme de Roubier ne la reçoit pas?

LE CONCIERGE.--Mais, Madame, cela ne me regarde pas; je suis chargé de
garder la porte, de ne pas laisser entrer avant l'heure convenable; je
ne peux pas faire de la cour un dépôt de malles et d'effets.

PRUDENCE.--Mon Dieu! mon Dieu! Ma pauvre petite maîtresse! Moi, cela
m'est bien égal, mais pour elle, pauvre entant, je vous supplie de nous
laisser entrer ou attendre chez vous les ordres de Mme de Roubier, qui
connaît bien Mademoiselle et ses parents, puisque notre demeure est à
une-lieue de son château.

Le concierge était bon homme, il se trouva plus embarrassé encore, il
regardait d'un air indécis Prudence, dont le chagrin l'attendrissait,
Simplicie, dont le visage gonflé et marbré de plaques rouges lui
faisait compassion, et Coz, dont l'air décidé et la figure rousse lui
inspiraient de la méfiance.

--Entrez, Madame, avec votre petite, dit-il enfin; Monsieur attendra en
bas.

--Coz ne dit rien et s'appuya, les bras croisés, contre le mur. Prudence
lui fit signe d'y rester et entra dans l'hôtel avec Simplicie. La porte
était ouverte, elles se dirigèrent vers la chambre de Claire et de
Marthe et entrèrent sans frapper. Claire se coiffait Marthe s'habillait.
Mme de Roubier était chez ses filles. Toutes trois poussèrent une
exclamation de surprise.

MADAME DE ROUBIER.--Qu'est-ce que c'est? Que vous est-il arrivé?
Pourquoi Simplicie a-t-elle le visage enflé et rouge? Pourquoi
venez-vous de si bonne heure?

SIMPLICIE.--C'est ma tante qui m'a battue hier soir quand je suis
rentrée; elle a battu aussi Prudence; je ne veux plus rester chez elle,
elle est trop méchante, elle me rend trop malheureuse.

MADAME DE ROUBIER.--Mais pourquoi, ma pauvre enfant, au lieu de venir
ici, ne retournez-vous pas à Gargilier chez vos parents?

Simplicie embarrassée ne répondit pas; Prudence prit la parole.

Mam'selle ne peut pas y retourner sans la permission de Monsieur et de
Madame, parce que, voyez-vous Madame ils sont en colère contre Mam'selle
et son frère, qui ont tant pleuré, tant tourmenté Monsieur et Madame
pour venir à Paris, que la moutarde a monté au nez de Monsieur; il m'a
appelé et m'a dit:

--Prudence, tu as vu naître mes enfants, tu leur es dévouée; veux-tu les
suivre à Paris?

---Oh! Monsieur, que je lui dis, j'irai partout ou Monsieur voudra avec
lui et Madame, je ne crains pas Paris.

--C'est sans nous qu'il faut y aller, ma pauvre Prudence, qu'il me dit:
tu les mèneras seule à Paris.

--Helas! Monsieur, que je lui réponds, j'aurais trop peur qu'il
n'arrivât malheur à mes jeunes maîtres; moi qui ne connais rien dans
cette grande caverne, je risquerais de m'y perdre.

--Sois tranquille, je te donnerai une lettre pour ma soeur Mme Bonbeck;
elle est bonne femme, quoique un peu vive; elle n'a pas quitté Paris et
elle ne m'a pas vu depuis quinze ans que je suis marié, mais elle m'aime
et je suis sûr que vous y serez bien.

--J'ai dit oui, comme c'était mon devoir de le dire; Monsieur me donna
des instructions, de l'argent plein deux bourses, et me défendit de
ramener les enfants s'ils s'ennuyaient de Paris et demandaient à
revenir.

--Je veux, dit-il, leur donner une leçon; je sais qu'ils y seront
ennuyés et malheureux; mais ils le méritent par leur déraison et leur
manque de tendresse et de reconnaissance pour moi et pour leur mère.
Je veux qu'ils passent l'année à Paris, et qu'ils ne reviennent qu'aux
vacances.

--Madame pense bien que je ne puis enfreindre les ordres de Monsieur
et ramener Mam'selle au bout d'un mois, laissant M. Innocent dans son
collège de bandits et d'assassins, sans personne pour l'en tirer les
dimanches et fêtes.

MADAME DE ROUBIER.--Mais que voulez-vous que je fasse, ma pauvre femme?
Je ne peux pas vous garder chez moi! je n'ai pas de quoi vous loger.

PRUDENCE.--Que Madame veuille bien nous garder seulement la journée,
et nous placer quelque part où Mam'selle soit en sûreté jusqu'à ce que
j'aie la réponse de Monsieur.

MADAME DE ROUBIER.--Je vais tâcher de vous caser dans une chambre
quelconque en attendant que vous ayez un logement convenable. Quant
à vous garder chez moi, en compagnie de mes enfants, je vous dirai
franchement que je ne le veux pas; Simplicie est trop mal élevée, trop
vaniteuse, trop égoïste et trop volontaire, pour que j'en fasse
la compagnie de mes filles, de Sophie, ma fille d'adoption, et de
Marguerite, la soeur adoptive de mes filles. Venez avec moi, je vais
voir à vous établir quelque part.

Mme de Roubier sortit, suivie de Prudence consternée des paroles de Mme
de Roubier, et de Simplicie profondément humiliée de ces reproches si
mérités. Mme de Roubier appela un valet de chambre, donna des ordres,
et, après une courte attente. Prudence et Simplicie furent menées dans
un petit appartement de deux pièces précédées d'une antichambre et d'une
cuisine, habité ordinairement par une femme de charge et qui se trouvait
vacant en ce moment.

--Mme de Roubier est bien impertinente, dit Simplicie avec humeur quand
elles furent seules.

PRUDENCE.--Écoutez, Mam'selle, elle a dit vrai, voyez-vous. Je serais
elle que je dirais comme elle.

SIMPLICIE.--Ah! c'est ainsi que tu m'aimes et que tu me protège, comme
papa t'a dit de le faire?

PRUDENCE.--Pour vous aimer, Mam'selle, Dieu m'est témoin que je vous
aime de tout mon coeur, pour vous protéger, je me ferais hacher en
morceaux pour vous garantir d'un malheur. Mais ça n'empêche pas que je
voie clair et que je trouve comme d'autres que vous ne vous êtes pas
comportée gentiment avec votre papa et votre maman. Parce que le fromage
sent mauvais, ça n'empêche pas de l'aimer et de le manger avec plaisir.
Parce que les gens ont des défauts, ce n'est pas une raison pour qu'on
ne les aime pas et qu'on ne se dévoue pas à eux.

--Je te remercie de la comparaison, dit Simplicie piquée et humiliée; me
comparer à un fromage puant, c'est trop fort en vérité!

PRUDENCE.--Oh! Mam'selle, je n'ai pas dit que vous étiez un fromage;
j'ai seulement dit...

SIMPLICIE.--Tu as dit des choses ridicules et méchantes, et je te prie
de te taire; je ne veux plus t'écouter et je ne veux plus que tu me
parles.

--Comme Mam'selle voudra, dit Prudence en soupirant et en essuyant une
larme qui roulait le long de sa joue.

Un domestique ne tarda pas à apporter le déjeuner de ces dames; c'était
du café au lait avec des rôties de pain et de beurre. Simplicie mangea
comme un requin malgré son chagrin et son irritation, et Prudence,
malgré son inquiétude et sa tristesse, prit sa large part du déjeuner.
Quand le domestique avait apporte le plateau, elle lui avait demandé de
s'occuper du pauvre Coz et de le leur envoyer avec la malle quand
il aurait déjeuné Elles avalent à peine fini que Coz entra d'un air
inquiet.

--Madame Prude, moi où demeurer? Moi vouloir garder vous et Mam'selle.
Domestique me dire:

--Grand Polonais, pas entrer; Polonais roux, pas rester. Pas connaître
Polonais; pas aimer Polonais.

--Madame Prude, moi pas méchant, moi bon, moi rendre service moi aimer
Madame Prude très bonne, Mam'selle triste et petite. Moi veux rester
pour aider et servir Madame Prude.

SIMPLICIE.--Oh! oui, Coz, restez avec nous, vous nous serez très utile.

PRUDENCE.--Mais que dira Mme Bonbeck? Elle sera en colère contre Coz et
contre nous.

SIMPLICIE.--Je me moque bien de ma tante, à présent que Je ne suis plus
chez elle; je ne la reverrai de ma vie,

COZRGBRLEWSKI.--Bonbeck peut pas colère. Pourquoi colère? Moi pas
esclave à Bonbeck? Moi aimer plus Madame Prude et Mam'selle, et moi
partir.

PRUDENCE.--Eh bien! mon brave Coz, montez-nous la malle qui est restée
dans la cour. Vous pourrez rester avec nous; vous coucherez dans
l'antichambre; vous nous aiderez à faire notre ménage; l'argent ne me
manque pas; nous mangerons chez nous et nous ne gênerons personne.

Coz, enchanté, ne fit qu'un saut dans la cour et monta la malle. La
femme de chambre de Mme de Roubier vint apporter des draps et ce qui
était nécessaire pour habiter l'appartement; elle leur dit, de la part
de sa maîtresse, qu'elle pouvaient y rester jusqu'au retour de la femme
de charge, qui était dans son pays pour un mois encore, mais qu'elle
leur demandait de se mettre à leur ménage.

--Vous trouverez tout ce qui est nécessaire pour la cuisine et votre
ménage; la femme de charge y vit avec ses deux filles: elles faisaient
leur cuisine elles-mêmes. Je vous trouverai une fille de cuisine qui
fera votre affaire.

--Merci bien. Madame, répondit Prudence, je n'ai besoin de personne;
voici M. Coz qui veut bien nous aider; je, le ferai coucher dans
l'antichambre, et il nous achètera ce qui nous est nécessaire.

--Si vous avez besoin de quelque chose, Mademoiselle, j'espère bien que
vous ne vous gênerez pas pour le demander soit à moi, soit à la cuisine.

--Vous êtes bien honnête. Madame; je profiterai de votre permission si
j'en ai besoin, mais j'espère n'avoir à déranger personne.

La femme de chambre se retira; Prudence déballa et rangea, pendant que
Simplicie boudait, assise dans un fauteuil, et que Coz courait au marché
pour avoir de quoi déjeuner et dîner. Quand il apporta ses provisions.
Prudence les examina avec satisfaction, plaça le vin dans un endroit
frais; le charbon et le bois dans un réduit destiné à cet usage, les
provisions de bouche dans un garde-manger attenant à la cuisine; Coz lui
fut d'un grands secours; Simplicie finit par se dérider et par
aider aussi, non seulement à l'arrangement général, mais encore aux
préparatifs du déjeuner; elle voulut mettre le couvert pour trois, mais
Prudence s'y opposa.

--Non, Mam'selle, les maîtres ne mangent pas avec les serviteurs; Coz
et moi, nous vous servirons, et nous déjeunerons ensuite dans
l'antichambre.

En effet; quand le déjeuner fut prêt, Simplicie se mit à table; Prudence
lui apporta une omelette, deux côtelettes et une tasse de café au lait
avec une brioche. Simplicie mangea avec appétit et trouva le service
très bien fait. Coz y mettait toute son intelligence et sa bonne
volonté; Prudence y avait mis tout son amour-propre et son amour pour sa
jeune maîtresse.

Après le repas, quand la table fut desservie et pendant que Prudence et
Coz mangeaient à leur tour, Simplicie, restée seule, sans livres, sans
occupations, réfléchit beaucoup et profita de ses réflexions; elle
commença à être touchée! du dévouement de Prudence, qui ne trouvait même
pas sa récompense dans, l'amitié et les bonnes paroles de Simplicie;
toujours Simplicie la rudoyait et jamais elle ne lui témoignait la
moindre reconnaissance, la moindre affection. La pauvre Prudence, comme
un chien fidèle, supportait tout, ne se plaignait de rien, ne demandait,
ni récompense, ni merci, et croyait n'accomplir qu'un devoir rigoureux
là où elle donnait des preuves du plus humble dévouement et de la plus
vive affection. Les reproches de Mme de Roubier revinrent à la mémoire
de Simplicité; son orgueil, d'abord révolté, fut obligé de reconnaître
la vérité de ses accusations; elle rougit à la pensée du peu d'estime
qu'elle inspirait; elle regretta d'être reléguée seule dans un, coin de
l'hôtel, au lieu de s'amuser avec ces charmantes petites, filles, si
aimables, si bonnes, si aimées. Elle n'était pas encore changée, mais
elle commençait à reconnaître qu'il y avait à changer en elle et à
rougir de ses défauts. Elle eut le temps de réfléchir, de rougir et de
soupirer, car, après le repas, Prudence et Coz rangèrent l'appartement,
puis lavèrent et essuyèrent la vaisselle et les casseroles.

Il était deux heures quand ils eurent fini leur ouvrage; on frappa à la
porte.

--Entrez! cria Prudence.

C'était Mme de Roubier, avec Claire et Marthe, qui venait savoir des
nouvelles de Simplicie, voir si elle ne manquait de rien et si elle ne
désirait pas quelques livres.

Prudence ouvrit la porte; Simplicie, étendue dans un fauteuil, s'y
était profondément endormie; elle n'entendit pas entrer ces dames, qui
examinèrent avec curiosité et pitié les marques des soufflets de sa
tante.

--Comment cette tante a-t-elle pu se portera de tels actes de colère,
demanda Mme de Roubier, et pourquoi vous a-t-ellc ainsi battues toutes
deux?

Prudence raconta à Mme de Roubier la scène qu'elles avaient subie en
rentrant de chez elle la veille au soir.

--Pourquoi? c'est ce que je ne puis dire à Madame, j'ai bien vu, à
quelques paroles qui lui échappaient; qu'elle aurait voulu venir avec
Mam'selle chez Madame; mais comme elle n'en avait rien dit avant notre
départ, ni Mam'selle ni moi nous n'étions pas plus coupables que
l'enfant que vient de naître. Madame juge que Mam'selle, qui n'a pas
l'habitude d'être battue, a été impressionnée à croire qu'elle allait
mourir; la pauvre enfant a passé la nuit à pleurer et à trembler.
Moi-même, qui n'étais pas plus contente qu'elle, je ne trouvais rien
pour la consoler, sinon quand je lui ai proposé de nous sauver de grand
matin. Ça l'a un peu remontée; et puis nous avons résolu de demander
refuge à Madame, ne connaissant personne dans Paris. Ville de malheur,
nous n'y avons eu que de l'ennui! Madame me croira si elle veut, mais je
considère le temps que j'y ai passé comme un temps de galères. J'espère
bien que Monsieur me permettra de lui ramener Mam'selle et M. Innocent
qui n'est guère plus heureux dans sa pension. Le voilà bien avancé avec
son uniforme qui lui bat les talons; joli respect qu'on lui porte! En
voila encore une idée!

Simplicie dormait toujours; elle rêvait, elle gémissait, se tordait
les mains; des larmes coulèrent de ses yeux et roulèrent sur ses joues
gonflées. Claire et Marthe eurent pitié d'elle.

--Maman, quand elle s'éveillera, elle pourra venir chez nous n'est-ce
pas? Voyez comme elle a l'air malheureux, comme elle gémit.

--En rêve, mon enfant, en rêve, Il est probable qu'au réveil elle se
retrouvera dans son état accoutumé.

--Mais nous pourrons venir la voir pour la désennuyer?

--Oui, nous reviendrons après notre promenade; en attendant, laissez-lui
les livres que nous lui avions apportés.

Mme de Roubier sortit avec ses filles, laissant Simplicie toujours
endormie.



XIX

LES ÉPREUVES D'INNOCENT

Innocent n'avait aucun soupçon de ce qui s'était passé chez sa tante et
de la fuite de sa soeur. Il continuait à la pension sa vie pénible et
accidentée par les tours innombrables que lui jouaient ses camarades.
Paul, Jacques et Louis le protégeaient de leur mieux mais ils n'étaient
pas de sa classe et ils ne pouvaient prévoir ni empêcher les méchancetés
de détail dont il était la victime.

Un jour, pendant le silence de l'étude, une légère agitation se
manifesta sur les bancs. Une révolte avait été préparée par la majorité
de la classe pour se venger des maîtres de cette pension où les élèves
étaient rudement traités, mal nourris, mal couchés et sans aucune des
distractions et des douceurs qu'on a souvent dans les bons collèges;
c'était Innocent qui avait été désigné pour servir de prétexte à
l'émeute projetée On se poussait du coude, on riait sous cape, on se
risquait même à chuchoter, tous les regards se dirigeaient furtivement
sur Innocent, dont l'air benêt et les vêtements démesurément longs et
et larges provoquaient les malices de ses camarades. Le maître d'étude
avait plusieurs, fois levé des yeux courroucés sur ses élèves, mais ces
derniers semblaient deviner l'instant où le maître les regarderait, et
il n'avait pu encore surprendre un seul coupable. Innocent regardait
aussi, sans comprendre la cause de ce désordre; il souriait et ne
prenait aucune précaution pour s'en cacher, précisément parce qu'il
n'avait aucune part au complot. Il arriva que le maître surprit un
regard d'Innocent, qui tournait la tête à droite et à gauche pour
trouver le motif de la gaieté de ses camarades.

--Monsieur Gargilier, s'écria le maître, qui croyait avoir trouvé le
coupable. Monsieur Gargilier, venez ici.

Innocent se leva, mais, au premier pas qu'il fit il trébucha contre la
table; il se remit en équilibre, trébucha de nouveau, se débattit contre
un lien qui le retenait à son banc et tomba le nez par terre. Ce fut le
signal d'un tumulte général, les uns se précipitèrent pour le relever,
d'autres pour aider ceux qui le ramassaient, le reste pour changer de
place et faire du bruit sous prétexte de le secourir. Le maître tapait
sur son pupitre, criait: «En place, Messieurs!» mais ils faisaient
semblant de ne pas entendre et de se montrer inquiets de la chute
d'Innocent.

--Dix mauvais points pour Gargilier! cria le maître... Deux cents vers
à copier pour Gargilier! ajouta-t-il, voyant qu'Innocent restait par
terre.

Et comment pouvait-il se relever? Les camarades venus à son secours le
tiraient par les jambes, l'aplatissaient à terre, le roulaient sous le
banc sous prétexte de lui venir en aide. Enfin le maître d'étude, outré
de colère, arriva lui-même dispersa les élèves en s'aidant des pieds et
des poings, et donna une taloche à Innocent toujours étendu. Innocent
tira les jambes, le banc suivit le mouvement; il se leva avança d'un
pas, toujours suivi du banc à la grande surprise du maître et à la
grande joie des élèves qui laissèrent échapper des rires contenus
jusqu'alors. Le maître se baissa et vit qu'une des jambes d'innocent
avait été attachée au banc de la classe; les élèves l'ayant quitté,
Innocent entraînait le banc ainsi allégé.

--Messieurs, cria le maître irrité, vous êtes un tas de mauvais petits
drôles, de vrais Satans, d'affreux Méphistophélès, du gibier de
Lucifer, la honte de la maison! C'est une infamie, une ignominie! Quand
aurez-vous fini vos scélératesses à l'égard de ce jeune Innocent, dont
vous faites un martyr, dont vous êtes les bourreaux, que vous rendrez
imbécile, idiot, à force de tortures! Je consigne toute la classe
jusqu'à ce que j'aie pris les ordres de M. le chef de pension. Je vous
défends de rire, parler, de bouger, de respirer....

Le maître fut interrompu par des rires partis de tous les coins de
l'étude.

--A bas le pion! à bas le tyran! cria-t-on de toutes parts.

--Messieurs...

--A la porte, le pion! A la porte! Une danse au pion! Une danse à son
capon!

--Messieurs...

Une foule compacte d'écoliers lui coupa la parole en se ruant sur lui;
en une seconde il se vit entouré d'une quarantaine de furieux; les uns
lui tiraient les jambes, les autres le mordaient, d'autres l'accablaient
de coups de poing, de coups de pied on le griffait, on le pinçait, on le
secouait. La quantité devant à la longue l'emporter sur la qualité, le
maître jugea prudent de ne pas attendre; il se débarrassa de ses ennemis
comme il put, et à grand'peine il parvint à gagner la porte, l'ouvrit,
se précipita dehors, la referma à double tour et courut prévenir le
maître de l'émeute qui venait d'éclater. Le maître n'était pas dans son
cabinet; il fallut le chercher dans la maison, et, avant que le maître
d'étude l'eût rejoint et l'eut amené à la porte de la classe, les petits
misérables, excités par quatre ou cinq mauvais garnements qui avait
tramé ce complot et qui avaient attaché la pauvre d'Innocent pour amené
le désordre se mirent en devoir de faire subir au pauvre Innocent la
punition de sa prétendue trahison.

Dès qu'ils furent enfermés, ils comprirent l'abîme dans lequel ils
s'étaient jetés, et le calme se rétablit subitement.

Innocent était encore attaché au banc et cherchait vainement à casser la
solide ficelle qui le retenait.

--Tire-toi de là si tu peux, mauvais capon! cria un des élèves, tu iras
nous dénoncer après.

--Il faut l'empêcher de sortir! cria un autre.

--Et le punir de ses caponneries, dit un troisième.

--Jugeons-le, procédons légalement.

--Oui, pour qu'il s'échappe pendant que nous le jugerons!

--La porte a été fermée par le pion; comment veux-tu qu'il l'ouvre?

--Il sautera par la fenêtre.

--Nous saurons bien l'en empêcher.

--Ne perdons pas de temps, jugeons-le. Moi, d'abord, je le déclare
coupable et je le condamne à recevoir cinquante coups de règle sur les
reins.

--Moi aussi! moi aussi! crièrent, la plupart des élèves.

Une vingtaine des plus mauvais se jetèrent sur Innocent, qui les mains
jointes, l'air effaré, les yeux larmoyants, les suppliait d'avoir pitié
de lui et de ne pas lui faire de mal.

--Je n'ai rien fait, je vous assure que je n'ai rien fait ni rien dit,
je vous eu prie, mes amis, ayez pitié de moi.

--Nous ne sommes pas tes amis, tartufe! tu nous a fait tous punir; tu
vas être puni, toi aussi.

Et sans écouter ses supplications et ses cris, ils le jetèrent par
terre, lui arrachèrent sa redingote et tombèrent sur lui armés chacun
d'une règle. Innocent poussait des cris lamentables et demandait grâce;
les méchants garçons, s'animant les uns les autres, le frappaient
toujours.

Le groupe qui s'était abstenu de l'exécution commençait à murmurer et à
s'émouvoir.

--Assez!... cria enfin une voix qui ne fut pas écoutée.

--Assez! répétèrent trois ou quatre voix.

--Assez! cria le groupe, en choeur sans plus de succès. Le groupe
s'agita, se concerta un instant, et tous, s'élançant d'un commun accord
sur les méchants camarades, délivrèrent le malheureux Innocent, dont les
vêtements déchirés et les cris pitoyables témoignaient de l'animosité
ainsi que de la malice de ses assaillants.

Pendant que quelques élèves maintenaient de vive force les dix ou douze
qui avaient été les plus acharnés au supplice du pauvre Innocent,
les autres le relevaient et le secouraient de leur mieux; à peine
avaient-ils eu le temps d'essuyer ses larmes et de le rassurer par des
promesses de protection, qu'on entendit du bruit au dehors; la porte
s'ouvrit et M chef d'institution, accompagné du maître d'étude et de
quelques hommes attachés à la maison, parut et parcourut du regard
les différents groupes qui, s'offraient à ses yeux. Dans un coin, un
demi-combat avait lieu entre les ennemis d'Innocent et ses défenseurs;
à un autre bout se tenaient immobiles et craintifs ceux qui s'étaient
abstenus à la fin et qui n'avaient pas lutté contre les libérateurs
d'Innocent. Au milieu de la salle éfait un groupe nombreux qui soutenait
Innocent et qui cherchait à mettre un peu d'ordre dans ses vêtements en
lambeaux. Son visage était couvert de sang par suite d'un rude coup de
poing qu'il avait reçu sur le nez.

D'un coup d'oeil le maître comprit ce qui venait de se passer. Il
commença par appeler deux domestiques:

--Prenez cet infortuné Gargilier, montez-le à l'infirmera et dites à
l'infirmière de voir si ces petits misérables ne lui ont pas fait un mal
sérieux.

--Prenez dans le coin, là-bas, les mauvais garnements qui se défendent
la règle à la main et enfermez-les au cachot. Que deux hommes se
tiennent prêts à porter les lettres aux parents de ces élèves.

Puis, se tournant vers le maître d'étude:

--Pour les autres, tous coupables, mais à de moindres degrés grande
retenue jusqu'à nouvel ordre. Nous ferons une enquête et nous séparerons
les sots des méchants pour leur faire des parts différentes.

Les ordres du maître s'exécutèrent sans aucune opposition; les élèves
étaient tous plus ou moins consternés, selon qu'ils se sentaient plus ou
moins coupables, car aucun n'était innocent.

Le résultat de l'enquête fut l'expulsion de cinq élèves qu'on renvoya le
soir même à leurs parents; la privation de sortie pendant un mois pour
douze autres élèves, et la privation d'une sortie et d'une promenade
pour le reste de la classa Innocent contusionné, meurtri, resta quelque
jours à l'infirmerie. La nouvelle de sa maladie et de la scène qui
l'avait occasionnée se répandit promptement dans toutes les classes;
elles témoignèrent une curiosité générale et chacun voulut visiter
Innocent et lui témoigner sa sympathie. Les plus charitables furent,
comme toujours, Paul, Jacques et Louis, qui se trouvaient absents de la
pension le jour de l'événement ils inspirèrent à Innocent une amitié qui
le disposa à la confiance; il leur raconta tout ce qu'il avait fait pour
obtenir de ses parents l'autorisation de venir à Paris et à la pension;
il un témoigna un grand regret; ses amis profitèrent de ses aveux pour
lui donner de bons conseils; ils lui firent voir combien sa
conduite avait été coupable et comme le bon Dieu le punissait par
l'accomplissement même de ses désirs.

--Si tu étais resté chez toi, tu aurais toujours regretté la pension; tu
n'en aurais pas connu les désagréments, tu aurais eu de l'humeur contre
ton père, dont tu ne savais pas apprécier la bonté.

--Oh! oui tu as bien raison, mon bon Paul; à présent, quand j'aurai le
bonheur de retourner à Gargilier, je ne demanderai à mon père qu'une
seule grâce, c'est de ne jamais le quitter. Je serai aussi obéissant que
j'étais révolté, aussi studieux, que j'étais paresseux. Oui, mes amis,
grâce à vous je sais, je vois combien j'ai été coupable et combien je
dois remercier Dieu de m'avoir envoyé de si rudes châtiments.

En sortant de l'infirmerie, Innocent devint; comme ses amis, un
excellent élève; quand il fut tout à fait rétabli, il écrivit à son père
la lettre suivante:

«Mon père, mon cher père, pardonnez-moi, car j'ai été bien coupable;
ayez pitié de moi, car j'ai bien souffert. Je vous ai pour ainsi dire
forcé, par mes humeurs, mes tristesses hypocrites, mes résistances à vos
ordres et à vos sages conseils, a vous séparer de moi en m'envoyant
dans cette pension dont je voulais si sottement et si méchamment porter
l'uniforme. J'ai entraîné Simplicie à faire comme moi, à bouder, à
pleurer, pour vous obliger, à force d'ennui et de contrariété, à me
donner une compagne de voyage. Je suis si malheureux dans cette maison,
j'y suis si maltraité, que vous auriez pitié de moi si vous voyiez ma
tristesse, mon repentir et toutes mes souffrances; les maîtres sont
assez bons, mais il y en a de bien durs; les élèves sont d'une
méchanceté que je n'aurais jamais soupçonnée; une fois ils m'ont presque
étouffé; J'ai été malade trois jours; une autre fois ils m'ont tant
battu avec leurs règles, dans une révolte, qu'ils ont déchiré mes habits
et qu'ils m'ont tout meurtri; j'ai été obligé d'aller à l'infirmerie;
j'ai encore des plaques noires partout et je puis à peine m'asseoir: Je
n'ai pas vu Prudence ni Simplicie depuis quinze jours; je ne sais pas
pourquoi elles ne sont pas venues me voir.

«Je vous en prie, mon cher papa, faites-moi revenir près de vous et
gardez-moi toujours; je serai si heureux de vous revoir à Gargilier,
ainsi que maman, et de penser que je ne vous quitterai jamais et que je
ne reviendrai plus dans ce Paris que je déteste! J attends votre réponse
avec une grande impatience. Je ne veux pas croire que vous me refusez,
car je sens que je mourrais de chagrin si je restais ici. Je vous
embrasse, mon cher papa et ma chère maman et je suis votre fils bien
repentant et bien malheureux.

«Innocent GARGILIER.»

Quand cette lettre fut écrite. Innocent se sentit le coeur soulagé; il
savait combien ses parents l'aimaient, et il ne douta pas que son
père ne vint immédiatement le chercher. Dans cet espoir, il écrivit à
Prudence pour lui demander de venir le voir et pour lui raconter ce qui
venait de lui arriver et la demande qu'il avait adressée à son père.

Le chef d'institution écrivait de son côté à M. Gargilier:

«Monsieur,

«Je dois vous prévenir que monsieur votre fils a été pris en grippe
par ses camarades à la suite d'une dénonciation qu'il a faite, dans
l'ignorance des usages des pensions. On lui a fait subir deux épreuves
dans lesquelles il a couru des dangers sérieux et sans que les maîtres
chargés de la garde des élèves aient pu l'empêcher. Il est sans cesse en
proie à des vexations de toute sorte. Dans ces conditions et dans son
intérêt, il m'est impossible de le garder, et je vous serai obligé de me
délivrer le plus tôt possible de l'inquiétude dans laquelle je suis à
son égard!

«Héraclius DOGUIN.»

Ces deux lettres trouvèrent M. et Mme Gargilier partis de la veille pour
un voyage de quinze jours. Ce ne fut qu'à leur retour qu'ils apprirent
la triste position de leur fils.



XX

SIMPLICIE AU SPECTACLE

Simplicie dormit longtemps encore après le départ de Mme de Roubier; En
s'éveillant elle vit les livres que Claire et Marthe avaient pris soin
de lui apporter, et comme elle s'ennuyait elle fut contente de pouvoir
lire pendant qu'elle était seule. Prudence, qui était entrée dix fois
pour voir si elle s'éveillait, ne tarda pas à entr'ouvrir la porte et à
passer la tête.

--Vous voilà donc enfin réveillée. Mademoiselle: je me réjouissais de
vous voir si bien dormir. Voilà votre visage dégonflé et reposé: ces
demoiselles de Roubier sont venues vous voir avec Madame, mais vous
dormiez; elles sont revenues après leur promenade, vous dormiez encore.
Voulez-vous que j'aille leur dire que vous êtes éveillée?

SIMPLICIE.--Non, j'aime mieux les voir plus tard, demain, Mme de Roubier
ne m'aime pas, je suis honteuse devant elle.

PRUDENCE.--Honteuse! Et pourquoi seriez-vous honteuse, Mam'selle? Ce
n'est pas votre faute si votre tante vous a battue.

SIMPLICIE.--Oh! ce n'est pas pour cela! C'est parce qu'elle a dit des
choses si désagréables de moi et que je vois bien qu'elle a raison.

PRUDENCE.--Faut pas croire cela, Mam'selle; on dit comme ça des choses
qu'on ne pense pas. C'était pour expliquer comme quoi elle ne voulait
pas être gênée pour les leçons de ces demoiselles.

SIMPLICIE.--Non, non, je te dis que je sens dans ma tête et dans mon
coeur qu'elle a raison. Je vois à présent comme j'étais sotte de vouloir
venir à Paris, comme c'était mal pour pauvre maman et pour papa, de
bouder, de pleurer, de les tourmenter pour nous laisser aller à Paris.
Innocent est cause de tout cela, mais je n'aurais pas dû l'écouter et
j'aurais dû rester avec maman. Je voulais m'amuser. Je ne pensais pas à
autre chose, et me voila bien punie; je n'ai jamais été si malheureuse
que depuis que j'ai quitté maman. Le bon Dieu nous a envoyé une quantité
de malheurs. Et puis ma tante qui est si méchante! Si j'avais su cela,
je n'aurais jamais désiré venir à Paris. Je m'y ennuie à mourir; on y
est toujours enfermé; on ne peut pas se promener et courir à son aise;
les rues sont crottées et pleines de monde; on ne connaît personne.
Je veux écrire demain à maman pour la prier de me laisser revenir à
Gargilier. Veux-tu, Prudence?

PRUDENCE.--Si je veux! Oh! Mam'selle, je serai si contente! C'est moi
qui m'ennuie à Paris, allez! je ne vous ai pas fait voir le chagrin que
j'avais en m'en allant et celui que j'ai dans ce maudit Paris. Écrivez,
écrivez, Mam'selle! Dieu de Dieu! serai-je contente quand il faudra
monter en voiture pour retourner là-bas! Je ne regretterai qu'une chose
à Paris; c'est ce pauvre Coz, qui nous a été si utile et qui nous sert
si bien et qui a vraiment l'air de nous aimer!

SIMPLICIE.--Pourquoi ne l'emmènerions-nous pas?

PRUDENCE.--Impossible, Mam'selle; que dirait votre papa? lui qui ne le
connaît seulement pas? Et puis Coz n'aurait rien à faire là-bas, il ne
serait bon à rien.

Coz avait entendu la conversation par la porte restée entr'ouverte; il
avait passé sa grosse tête rousse aux dernières paroles de Prudence,
et il était entré tout à fait pendant qu'elle donnait le détail de ses
qualités.

--Moi bon à tout. Madame Prude, dit-il, moi savoir tout faire; soigner
chevaux, bêcher terre, faucher herbe, servir dans maison, écrire
comptes. Moi domestique-intendant chez comte Wieizikorgaczki; moi tout
dire, tout ordonner, tout faire. Moi aimer maître, moi vous aimer tous.

Prudence restait interdite; Simplicie riait.

SIMPLICIE.--Tu vois. Prudence, que Coz nous sera très utile. Si maman
veut bien nous faire revenir à Gargilier, nous emmènerons certainement
Coz. Papa ne le renverra pas, j'en suis sûre.

COZ.--Merci, Mam'selle; moi apprendre polonais à vous et à frère; moi
aimer campagne, moi aimer tout; seulement pas aimer Russes; moi tuer
Russes à Ostrolenka à Varshava, partout.

Simplicie riait toujours; Prudence se rassurait.

COZ.--Madame Prude, si Mam'selle veut dîner, dîner prêt; moi tout
préparer. Et si Mam'selle et Mme Prude s'ennuient, moi mener au
spectacle très joli; chevaux galopent, hommes sautent; femmes, enfants
dansent, courent sur chevaux; très joli, très joli.

Les yeux de Simplicie brillèrent; elle sauta de dessus sa chaise et dit
à Prudence d'accepter la proposition de Coz.

PRUDENCE.--Mais, Mam'selle, vous êtes fatiguée, vous êtes souffrante; il
faut vous coucher de bonne heure.

SIMPLICIE.--Non, non, je ne suis plus fatiguée ni souffrante, dînons
vite et allons au spectacle.

Prudence soupira et céda. Simplicie mangea, pressa le dîner de Prudence
et de Coz, mit son chapeau, et tous trois partirent pour le cirque des
Champs-Elysées. Coz les fit placer au premier rang, s'assit derrière
elles et attendit. Le spectacle allait commencer, lorsqu'un tumulte de
voix furieuses leur fit tourner la tête. Quel fut l'effroi de Simplicie,
quand elle reconnut sa tante accompagnée de Boginski, et qui voulait à
toute force pénétrer au premier rang!

--Vous voyez bien. Madame, dit un des spectateurs, que c'est plein comme
un oeuf; toutes les places sont occupées.

MADAME BONBECK.--Je me fiche pas mal des places occupées; j'ai pris deux
billets de premier rang et je veux m'y mettre, quand tous les diables y
seraient.

LE SPECTATEUR.--Vous ne passerez pas, corbleu! c'est moi qui vous le
dis.

MADAME BONBECK.--Je passerai, parbleu! Tant pis pour ceux qui se
trouveront sur mon chemin.

Et, enjambant sur le monsieur qui défendait le passage, elle allait se
jeter sur une dame placée devant, lorsque le monsieur tira si fortement
ses jupes, que sa jambe resta en l'air; un autre monsieur saisit cette
jambe pour prêter main-forte à son voisin; Mme Bonbeck se mit à jurer
comme un templier, à vouloir se faire jour à coups de coude et à coups
de genou. Le public, impatienté, cria: «À la porte!» On s'attendait à
une bataille en règle, lorsque, à la stupéfaction générale, Mme Bonbeck
resta immobile, la jambe dans les mains du monsieur, les bras sur les
épaules, d'une dame et d'une demoiselle, la bouche ouverte, les yeux
effarés: elle venait, d'apercevoir Simplicie, Prudence et Coz.

--Simplette! cria-t-elle; Prude! Coz! Comment diable êtes-vous ici?

Et, redevenant douce comme un agneau, elle fit des excuses à droite, à
gauche, devant, derrière, se retira au dernier rang avec Boginski, qui
suait à grosses gouttes, et continua à appeler de sa voix la plus douce
Simplette Prude et Coz,

Simplicie, terrifiée, supplia Prudence de l'emmener; Prudence, plus
effrayée encore que sa jeune maîtresse, ne pouvait faire un mouvement
ni prononcer une parole. Coz regardait Mme Bonbeck d'un air féroce et
Boginski d'un air de reproche. Boginski ne voyait ni n'entendait, tant
il était honteux de la scène qui venait de se passer. Mme Bonbeck
continuait à appeler Simplette, Prude et Coz d'un ton plus élevé.

--Taisez-vous donc, vieille folle! lui dit un vieux monsieur qu'elle
importunait.

MADAME BONBECK.--Je ne veux pas me taire, moi; je n'ai d'ordre à
recevoir de personne. Je n'empêche personne de parler, et je veux parler
si cela me plaît.

LE MONSIEUR.--Vous devez vous taire comme nous faisons tous. Vous n'avez
pas le droit de troubler la représentation.

MADAME BONBECK.--Je veux avoir ma nièce, et je l'aurai.

LE MONSIEUR.--Quelle nièce? Vous êtes arrivée en tête-à-tête avec cet
infortuné qui sue sang et eau, tant il est honteux.

Mme Bonbeck se tourna vers Boginski.

--Venez ici, près de moi, mon garçon. Pas vrai, vous n'êtes pas honteux?

BOGINSKI.--Non, Mâme Bonbeck.

--Ah! ah! ab! firent les voisins de Mme Bonbeck, le nom est bien choisi!

MADAME BONBECK.--Combien de fois ne t'ai-je pas dit, imbécile, de ne pas
répéter mon nom à chaque parole!

--Oui, Mâme Bonbeck, dit le malheureux Boginski, de plus en plus
troublé.

MADAME BONBECK.--Encore?

BOGINSKI.--Oui, Mâme Bonbeck.

MADAME BONBECK.--Animal! tu mériterais...

BOGINSKI.--Oui, Mâme Bonbeck.

--Ah! ah! ah! continuèrent les voisins; la bonne pièce! c'est plus
amusant que les chevaux.

--Tas d'imbéciles! leur cria Mme Bonbeck.

Des éclats de rire furent la seule réponse que lui adressèrent ses
voisins. «Silence! criait-on de toutes parts! la représentation va
commencer!»

Mme Bonbeck se tourna encore vers Simplicie: les places étaient vides;
Coz avait profité de l'épisode de Boginski pour faire partir Prudence et
Simplicie demi-mortes de frayeur. Elles étaient si tremblantes, qu'il
les fit monter en voiture pour les ramener, et il fit bien, car à peine
le fiacre s'était-il éloigné de dix pas, que Mme Bonbeck parut à la
porte du théâtre, cherchant Simplicie, Prudence et Coz; elle regarda
de tous côtés, fit le tour du théâtre, et ne voyant pas ce qu'elle
cherchait, elle reprit le bras de Boginski en jurant.

MADAME BONBECK.--Cest votre faute, nigaud! Sans vous je les aurais eus.

BOGINSKI.--Comment, ma faute, Mâme, B...?

MADAME BONBECK:--Certainement! Votre sotte habitude de répéter à tout
propos: «Mâme Bonbeck, Mâme Bonbeck», a fait rire ces mauvais drôles; je
me suis fâchée, j'ai perdu de vue ma nièce et les autres, et ils se sont
sauvés pendant, que vous débitiez vos sottises.

BOGINSKI--Bien sûr, Mâme B... Mâme, moi pas recommencer.

MADAME BONBECK.--A la bonne heure; je vous pardonne pour cette fois
encore. Marchons un peu vite; j'ai le sang au cerveau. Ces sottes gens,
cette diable de Simplicie L'ai-je cherchée depuis ce matin!

Et Mme Bonbeck courait, courait d'un tel train, que Boginski avait peine
à. la suivre. Ils furent arrêtés deux fois par des patrouilles; on les
prenait pour des malfaiteurs qui se sauvaient. Une troisième fois, un
sergent de ville, ayant la même pensée, leur barra le passage, et ne
consentit à les laisser aller qu'à la condition de les accompagner
jusqu'à l'adresse qu'ils indiquaient, pour s'assurer qu'ils étaient
réellement innocents de tout vol et de tout délit.

Mme Bonbeck rentra furieuse. Boginski, tout attristé de la vie à
laquelle il s'était condamné, et presque décider à faire comme son ami
Coz et à chercher un autre moyen d'être logé, nourri, habillé gratis.

Simplicie rentrait, de son côté, désolée d'avoir manqué le spectacle
dont elle comptait tant s'amuser; Prudence, agitée de la crainte d'être
retrouvées et enlevées par Mme Bonbeck, et Coz content d'avoir sauvé ses
protégées des vivacités de cette excellente furie. En rentrant, elles
apprirent que Mlles de Roubier étaient encore venues voir Simplicie et
avaient témoigné leur étonnement de la savoir sortie.

Simplicie se coucha et dormit profondément; Prudence en fit autant, Coz
mit son lit en travers de la porte d'entrée. Rassuré par cette mesure
contre toute attaque nocturne, il ne tarda pas à ronfler jusqu'au
lendemain.

Plusieurs jours se passèrent ainsi: Simplicie voyait chaque soir Mlles
de Roubier; elle devenait meilleure en leur société, et sentait de plus
en plus ses ridicules et ses défauts. Elle attendait avec anxiété une
réponse à la lettre qu'elle avait adressée à sa mère le jour même
qu'Innocent écrivait à son père, et qui était conçue dans les fermer
suivants:

«Ma chère maman,

«Je ne suis plus chez ma tante; je me suis échappée avec Prudence et
Coz; ma tante m'a tant battue, que j'avais le visage et la tête rouges
et enflés; elle a battu aussi Prudence; nous ne savons pas pourquoi. Ma
tante m'avait déjà donné plusieurs soufflets; elle est si colère et j'ai
si peur d'elle, que Prudence et moi nous nous sommes sauvées chez Mme
de Roubier, qui nous a donné un petit appartement où nous vivons seules
avec Coz, qui est excellent; Mme de Roubier a dit que j'étais méchante,
vaniteuse, ridicule, et je ne sais quoi encore; elle a raison, c'est
pourquoi, ma chère maman, je vous demande bien pardon d'avoir été si
méchante, d'avoir voulu absolument vous quitter, et de vous avoir donné
beaucoup de chagrin. Le bon Dieu m'a bien punie; ma tante est méchante
comme une gale, Paris est horriblement ennuyeux; je suis très triste et
très malheureuse, et la pauvre Prudence aussi. Je vous en prie, ma chère
maman, faites-moi revenir près de vous; jamais je ne m'ennuierai, jamais
je ne m'en irai, jamais je ne bouderai. Je vous| prie aussi, ma chère
maman, de laisser le pauvre Coz venir avec nous; il est si bon que je
ne sais pas ce que nous serions devenues sans lui; il sait tout faire,
ainsi il sera très utile à papa. Adieu, ma chère maman, je vous embrasse
de tout mon coeur| ainsi que papa.

«Votre pauvre Simplicie, malheureuse et repentante.»



XXI

VISITE A LA PENSION. DETTES D'INNOCENT.

SIMPLICIE.--Prudence, il y a quinze jours que nous n'avons vu Innocent;
si nous allions lui faire une visite au collège?

PRUDENCE.--Très volontiers; nous irons avec Coz, de peur de nous perdre.

Prudence alla prévenir Coz; Simplicie prit son chapeau et son mantelet,
et ils se mirent en route, Coz suivant Simplicie et Prudence. La
promenade était longue, mais il faisait un temps superbe, et Simplicie
était contente de marcher et de respirer. Ils arrivèrent à la pension,
furent introduits dans le parloir et attendirent Innocent.

Quand il entra, Prudence et Simplicie poussèrent toutes deux une
exclamation de surprise.

SIMPLICIE.--Ah! comme tu es changé! Est-ce que tu as été malade?

PRUDENCE.--Hélas! mon pauvre Monsieur Innocent, êtes-vous pâle et
maigre!

INNOCENT.--J'ai passé huit jours à l'infirmerie.

SIMPLICIE.--Pourquoi? Qu'est-ce que tu as eu?

INNOCENT.--Les élèves m'ont tant battu avec leurs règles, que j'étais
tout meurtri depuis les épaules jusqu'aux jarrets.

--Les misérables! s'écria Prudence.

SIMPLICIE.--Pourquoi t'es-tu laissé faire?

INNOCENT.--Comment pouvais-je les empêcher? Ils étaient plus de vingt
après moi.

SIMPLICIE,--Pourquoi le maître ne t'a-t-il pas secouru?

INNOCENT.--Il avait été obligé de sortir pour chercher le chef
d'institution; toute la classe s'est révoltée; ils ont manqué
l'assommer.

PRUDENCE.--Et aucun d'eux n'a eu le coeur de vous défendre? Tous se sont
mis contre vous?

INNOCENT.--Au commencement, oui; après, quand ils m'ont entendu tant
crier, plusieurs, sont venus à mon secours et ils ont chassé les
méchants garçons qui me frappaient toujours.

PRUDENCE.--Mais, mon pauvre Monsieur Innocent, vous ne pouvez pas rester
dans cette caverne d'assassins! ils vous tueront, mon pauvre petit
maître; ils vous tueront. Il faut sortir.

INNOCENT.--J'ai écrit à papa pour le supplier de me faire revenir à
Gargilier; j'attends sa réponse. C'est étonnant que Je ne l'aie pas
encore! Et toi aussi, Simplicie, comme tu es changée! Tu es très
maigrie; tes joues ne sont plus grosses. Et puis tes cheveux! Pourquoi
les as-tu coupés?

Simplicie raconta à Innocent les événements qu'il ignorait et la fuite
de chez sa tante.

--Tu vois, dit-elle en finissant, que je n'ai pas été beaucoup plus
heureuse que toi; j'ai aussi écrit à maman de me faire revenir; si maman
le veut bien, nous nous en retournerons ensemble. Dieu! que je serai
contente de me retrouver près de maman!

Et elle se mit à pleurer.

--Et moi donc! Serai-je heureux d'être chez nous! dit Innocent, qui
pleura de compagnie avec sa soeur. Quel voyage, mon Dieu! Quel bonheur
de le voir fini!

Prudence sanglota. Pendant que tous trois versaient des larmes amères,
la porte du parloir s'ouvrit, et Coz entra suivi du portier.

--Pourquoi tous pleurer? s'écria Coz. Qui tourmenter Mam'selle, Mme
Prude, M Nocent? Moi quoi peux faire.

PRUDENCE.--Ce n'est rien, hi, hi, hi, mon bon Coz. Nous sommes, hi, hi,
hi, très heureux... Il n'y a, hi, hi, hi, rien à faire.

COZ.--Mme Prude tromper Coz; tous trois pas pleurer quand heureux. Coz
pas bête; moi sais quoi c'est pleurer, quoi c'est souffrir.

INNOCENT.--Je vous assure, Coz, que nous pleurons de joie à la pensée de
revenir bientôt chez nous; vous comprenez bien cela, n'est-ce pas?

--Oui, dit Coz avec tristesse; moi comprendre, mais moi Jamais heureux
comme vous; moi jamais, revenir chez parents, amis, pays; jamais. Moi
toujours seul, toujours triste; personne plaindre Coz; personne aimer
Coz.

--Mon pauvre Coz, dit Prudence attendrie, Mam'selle et moi nous vous
aimons beaucoup, et nous vous plaignons, je vous assure.

--Et vous partir, et moi rester; vous rire, et moi pleurer! répondit
Coz.

--J'ai demandé à maman la permission de vous emmener, s'écria Simplicie
avec empressement.

--Vrai, Mam'selle? Alors moi content.

Et le visage de Coz s'éclaircit.

Le portier attendait à la porte la fin de ce dialogue; voyant qu'il se
prolongeait, il fit: quelques pas et présenta à Innocent une feuille de
papier pleine de chiffres.

INNOCENT.--Que me donnez-vous là, père Frimousse.

LE PORTIER.--C'est la note de ce que vous avez consommé. Monsieur.
Faut-il pas que je sois payé à la longue?

INNOCENT.--Moi! Je n'ai jamais mange qu'une seule fois de vos croquets,
tartes, etc., et je n'ai eu aucune envie de recommencer.

LE PORTIER.--Pardon, excuse. Monsieur, mais tout cela a été consommé en
votre nom, et je réclame le payement, profitant de la présence de Madame
qui tient sans doute les cordons de la bourse.

INNOCENT.--Je vous dis que je ne vous dois rien et que je ne vous
payerai rien, par conséquent.

Il est très fort, celui-là. Et ça ne se passera pas comme ça, mon petit
Monsieur, dit le portier, le poing sûr la hanche. Vous me payerez
jusqu'au dernier sou; c'est moi qui vous le dis. Et je vais de ce pas
me plaindre à M. Doguin, qui vous régalera d'une salade de retenues de
récréation, promenades et sorties. Et, nous verrons bien si je perdrai
mes tartes, croquets, noix, pommes, tablettes et autres friandises! Vous
me payerez, que je vous dis, et Madame ne sortira pas d'ici qu'elle ne
m'ait tout payé ou fait une reconnaissance comme quoi qu'elle me doit
trente-cinq francs et vingt-cinq centimes; pas un sou de moins.

--Mon pauvre Monsieur Innocent, si vous les devez, avouez-le-moi, je
payerai, dit Prudence à mi-voix.

INNOCENT.--Je t'assure, Prudence que je ne dois rien du tout; c'est au
contraire lui qui me doit trois francs et quelques sous sur une pièce de
cinq francs.

--Seigneur! faut-il être méchant et menteur! s'écria le portier.

Il ne put continuer, parce que Coz, le saisissant au collet, le secoua
rudement en disant: Toi taire! toi partir! toi insolent pour M. Nocent
et Mme Prude! Moi, Coz veux pas! Va garder porte!

--Oui, je garderai la porte, grand vaurien, vilain roux; je la garderai
si bien que ni toi ni tes maîtres vous n'en sortirez. Vous croyez que je
me laisserai voler sans dire gare! que des méchants provinciaux peuvent
venir gruger les gens de Paris, et puis, pst! disparaître! Vous verrez
cela, vous verrez!

Avant que Coz eût pu abaisser le poing qu'il avait levé sur la tête du
portier, celui-ci s'esquiva et referma la porte sur lui.

--Monsieur Nocent, dit Coz, moi penser faut pas rester ici; maison
mauvaise, portier voleur, garçons méchants; pas bon, ça. Mme Prude et
moi emmener M. Nocent, c'est mieux.

--Que dira papa? On lui écrira que je me suis sauvé; il sera en colère.

--Non, non. Monsieur Nocent, papa pas colère, papa rien à dire, papa
trouver bon. Moi chercher habits, maîtres; Monsieur Nocent dire adieu et
puis partir.

Prudence trouvait bonne l'idée de Coz et donnait ses raisons à Innocent,
quand le maître entra.

--Monsieur Gargilier, dit-il, le portier réclame l'argent que vous lui
devez pour des friandises que vous avez eu tort d'acheter et de manger;
mais parce qu'on a eu tort d'acheter, ça ne veut pas dire qu'on ne doive
pas payer, et je m'étonne que vous refusiez un payement que la justice
vous oblige à faire.

INNOCENT.--Je vous assure. Monsieur, que je ne dois rien au portier,
et que je n'ai acheté qu'une fois quelque? tartes et croquets que j'ai
payés et sur lesquels il me redoit, plus de trois francs.

M. DOGUIN.--Mon ami, je comprends que vous ayez peur d'avouer la dette
devant Madame, qui pourrait en informer votre père, mais ce que vous
faites n'est pas honnête, et il faudra bien que vous payiez.

--PRUDENCE.--M. Innocent n'a pas peur de moi. Monsieur, et il sait bien
que je n'irai pas rapporter de lui à son papa; je lui ai offert de payer
l'argent que réclame votre portier, mais il a refusé, m'assurant qu'il
ne devait rien.

INNOCENT.--Voyez vous-même la note. Monsieur. Comment pouvais-je lui
acheter des tartes quand j'étais malade, à l'infirmerie? Voyez, tous les
jours il y a une quantité de croquets, pommes, noix, tartes et je ne
pouvais ni bouger ni manger.

--C'est vrai, dit M. Doguin en examinant la note: il y a quelque chose
là-dessous. Holà! père Frimousse!

--Voilà, Monsieur, répondit le portier, accourant à l'appel et croyant
qu'il allait être payé par ordre du maître.

M. DOGUIN.--Père Frimousse, vous portez tous les jours sur votre note
des objets achetés par M. Gargilier, et je suis sûr qu'il n'a pas bougé
de l'infirmerie pendant plusieurs jours.

LE PORTIER.--Possible, Monsieur; je ne dis pas non.

M. DOGUIN.--Alors, comment a-t-il pu acheter les choses marquées sur
votre note?

LE PORTIER.--Je n'ai pas dit, Monsieur, que ce soit par lui-même que M.
Gargilier ait acheté mes friandises; c'est par procuration.

M. DOGUIN.--Quelle procuration? Par qui les a-t-il achetées?

LE PORTIER.--Par M. Félix Oursinet, Monsieur.

INNOCENT.--Je n'ai jamais chargé Oursinet d'un achat.

LE PORTIER.--Pardon, excuse. Monsieur M. Félix est venu me demander un
crédit pour faire affaire avec vous, et à preuve qu'il m'a donné cinq
francs pour commencer.

INNOCENT.--Oursinet est un fripon. Je prie Monsieur le chef
d'institution de vouloir bien le faire venir.

M. DOGUIN.--Père Frimousse, amenez-moi Oursinet.

Le portier s'empressa d'obéir, plein d'inquiétude pour le payement de sa
note, il ne fut pas longtemps à faire comparaître devant le maître celui
qu'il soupçonnait déjà d'avoir abusé de sa bonne foi.

--Savez-vous pourquoi on me demande? demanda Oursinet.

--Comment puis-je savoir? Pour vous donner une sortie de faveur,
peut-être... Attrape, se dit-il en lui-même; tu vas avoir une bonne
danse, et moi je te secouerai jusqu'à ce que j'aie retrouvé mes
trente-cinq francs et vingt-cinq centimes.

Ils entrèrent au parloir. Quand Oursinet vit Innocent, il devina ce qui
allait arriver et voulut payer d'audace.

--Monsieur m'a demandé? dit-il d'un air patelin.

M. DOGUIN.--Oui, Monsieur Oursinet; nous avons besoin de vous pour
éclaircir une affaire plus que désagréable pour| vous.

OURSINET.--Je devine ce que vous allez me dire Monsieur; c'est le père
Frimousse qui réclamé trente-cinq francs de Gargilier.

LE PORTIER.--Trente-cinq francs vingt-cinq centimes. Monsieur.

OURSINET--Et Gargilier ne veut pas les payer?

INNOCENT.--Pourquoi payerais-je ce que je ne dois pas? Toi qui a pris
tout cela chez le père Frimousse, tu sais bien que je ne t'en ai jamais
chargé et que c'est toi-même qui as tout mangé, si tu les as pris.

Oursinet sourit, et ne répondit pas.

M. DOGUIN.--Répondez nettement Oursinet Avez-vous pris pour le compte,
de Gargilier les objets portés sur la note du père Frimousse?

OURSINET.--Sans vouloir examiner la note, ce qui est inutile vu la
probité reconnue du père Frimousse, je puis répondre très nettement,
oui.

M. DOGUIN.--Et pourquoi avez-vous pris au nom de Gargilier ce qui était
pour vous, pour satisfaire votre gourmandise?

OURSINET.--Je n'ai rien pris pour moi. Monsieur. J'ai tout pris pour
Gargilier.

M. DOGUIN.--Oui, mais pour le dévorer comme un glouton et sans lui en
parler.

OURSINET.--Pardon, Monsieur, c'est Gargilier qui recevait et qui
mangeait tout.

--Menteur! s'écria Innocent en bondissant de dessus sa chaise. Je ne
t'ai seulement pas vu pendant que j'étais à l'infirmerie, et le reste du
temps je ne t'ai pas dit trois paroles.

OURSINET.--Ecoute, Gargilier, le père Frimousse ne t'oblige pas à payer
tout de suite; il sait bien que nous autres élèves nous n'avons pas
toujours trente-cinq francs sous la main...

LE PORTIER.--Trente-cinq francs vingt-cinq centimes, Monsieur.

OURSINET.--Et je suis fâché qu'il t'ait réclamé cette somme devant tout
le monde; je comprends que tu ne veuilles pas, l'avouer, Laissez-nous,
père Frimousse, ajouta-t-il tout bas, j'arrangerai cela.

--Tu es un calomniateur, un menteur et un voleur! s'écria Innocent
hors de lui. Restez, restez, père Frimousse; je prie, M. le chef
d'institution de s'informer auprès de l'infirmière et auprès de
mes camarades si on m'a vu manger ou distribuer une seule fois des
friandises; et si, au contraire, nous ne nous sommes pas étonnés de voir
Oursinet revenir de chez le portier les mains et la bouche pleines à
chaque récréation. Au reste, je déclare à Monsieur le chef d'institution
que si le mensonge et la déloyauté d'Oursinet ne sont pas prouvés, je
suis prêt à tout payer, quoique je ne le doive pas, parce que je ne veux
pas que le pauvre père Frimousse perde à cause de moi une somme aussi
considérable.

--Vous êtes un brave garçon. Monsieur, s'écria le portier. Si c'est M.
Oursinet qui a voulu nous attraper vous et moi, il faudra bien qu'il me
paye, car je m'adresserai à ses parents.

--C'est moi qui me charge de débrouiller vôtre affaire, père Frimousse,
dit le maître; mais à l'avenir je vous défends expressément de faire
crédit, à aucun des élèves. Je vais m'occuper de l'enquête, Monsieur
Gargilier; dans un quart d'heure je vous en rendrai compte. Attendez-moi
tous ici.

Le maître sortit, laissant dans l'anxiété les acteurs de la scène.
Innocent avait peur que les élèves, par haine contre lui, ne rendissent
de faux témoignages. Oursinet tremblait que les élèves, n'étant pas
prévenus, ne disent l'exacte vérité, et que sa culpabilité ne fût par
là clairement démontrée. Le père Frimousse s'inquiétait encore de ses
trente-cinq francs vingt-cinq centimes, dont les parents d'Oursinet
pouvaient refuser le paiement. Prudence se désolait de voir son jeune
maître faussement accusé. Simplicie s'ennuyait d'être retenue si
longtemps, au parloir. Cozrgbrlewski contenait difficilement sa colère
contre le calomniateur, qu'il aurait volontiers mis en pièces, et contre
le portier insolent qui osait soupçonner la véracité d'Innocent. Ses
yeux exprimaient une telle fureur, que le père Frimousse et Oursinet
s'éloignèrent par instinct jusqu'au coin le plus reculé du parloir. Le
maître ne tarda pas à rentrer. Il était'grave et sévère.

--Monsieur Gargilier, approchez.

Innocent vint se placer devant lui, le regard calme, le front haut.

--Monsieur Oursinet, venez. Monsieur, venez donc.

Oursinet s'approche lentement la tête inclinée, les yeux à demi baissés.

Coz fait quelques pas; ses yeux lancent des éclairs.

--Monsieur Gargilier, votre innocence est parfaitement reconnue. Il m'a
été démontré que Félix Oursinet s'est servi de votre nom pour, dévorer
des masses de friandises, et que vous ne devez rien au père Frimousses.

Coz se retire au fond de la chambre.

--Monsieur Oursinet, il m'est prouvé que vous êtes un menteur, un
voleur, un lâche calomniateur; que votre présence est une humiliation
pour vos camarades et une honte pour ma maison; en conséquence, je vais
vous faire conduire au cachot et je vais faire prévenir vos parents afin
qu'ils viennent vous chercher dès ce soir.

Coz se frotte les mains.

--Grâce! grâce! Monsieur, s'écria Oursinet tombant à genoux. Ne
dites rien à mes parents, je vous en supplie, ils me battront, ils
m'enfermeront...

--Lâche! dit le maître avec indignation, vous tremblez devant la
punition que vous avez si bien méritée, et vous n'avez pas craint de
faire passer Gargilier pour un gourmand, un menteur, un trompeur. Votre
terreur ne m'inspire aucune pitié.

--Dégoûtant! dégoûtant! dit Coz à mi-voix.

--Père Frimousse, menez Oursinet au cachot de la petite cour. Vous lui
porterez du pain et de l'eau pour son dîner.

Le père Frimousse saisit Oursinet par le collet, et, malgré sa
résistance, il le mena au cachot désigné, sombre réduit à peine éclairé
par une lucarne, n'ayant pour meubles qu'un lit de planches avec une
couverture, une table, une chaise et la vaisselle strictement nécessaire
pour une si triste demeure.

--Madame, dit le maître à Prudence, j'ai écrit il y a peu de jours à M.
Gargilier pour l'engager à retirer son fils de chez moi; sa position
n'est plus tenable, les élèves l'ayant pris en grippe. Malgré la
plus grande surveillance, il est impossible d'empêcher des scènes
déplorables, comme celles dont il vous a sans doute rendu compte. Je
crois dangereux pour lui de prolonger son séjour dans ma maison, et je
vous demande, dans son intérêt, de le retirer le plus tôt possible. La
scène d'aujourd'hui va s'ébruiter, va être interprétée méchamment pour
lui par ses camarades, et il pourrait y avoir encore quelque complot qui
éclaterait un de ces jours.

--Je l'emmènerai tout de suite, Monsieur, tout de suite, s'empressa de
répondre Prudence, terrifiée.

--Oh! ce n'est pas pressé à ce point, reprit le maître en souriant; il
sera temps demain; d'ici là, je ferai préparer son paquet.

--Oui, j'aime mieux ne partir que demain, dit Innocent, parce
qu'aujourd'hui nous devons, aller à l'école de natation; cela m'amusera
et me fera du bien.

--A demain donc, mon pauvre petit maître; prenez bien garde à vos
méchants camarades. Coz et moi, nous viendrons vous prendre demain, à
l'heure que vous voudrez.

--A midi, avant la récréation, dit Innocent.

--C'est bien; à midi nous serons ici.

Et l'on se sépara,



XXII

LE BAIN

A quatre heures, les élèves devaient aller au bain; la saison était un
peu avancée, mais il faisait encore très chaud, et c'était toujours une
grande joie quand on y allait: d'abord c'était du nouveau, ensuite il y
avait une grande heure d'étude de moins. Innocent avait désiré se donner
ce dernier petit plaisir, et chacun sait que les plaisirs sont rares
en pension. On arriva aux bains; on assigna des cabinets aux élèves
répartis par groupes. Innocent se trouva avec trois ennemis et quatre
amis, de sorte qu'il se crut bien protégé. Oh se déshabilla, on revêtit
le caleçon, chacun accrocha ses vêtements au clou désigné, et on se
lança dans l'immense bassin. Innocent savait un peu nager, de sorte
qu'il se dirigea vers la partie profonde du bassin; plusieurs élèves de
sa classe s'y trouvaient.

--Une passade à Gargilier! dit l'un d'eux.

--Hop! Il appuya ses mains sur la tête d'Innocent et le fit aller au
fond.

--Une passade à Gargilier! dit le second en le voyant revenir sur l'eau.

--Une passade à Gargilier! dit un troisième.

Innocent s'enfonçait, se débattait, revenait sur l'eau cherchait à
reprendre ça respiration, replongeait de nouveau, à la quatrième
passade, il était haletant, il étouffait; il faisait des efforts inouïs
pour pousser un cri, un seul, espérant être entendu par ses amis,
mais on ne lui en donnait pas le temps. Les petits malheureux, qui ne
voyaient pas le danger de ces passades multipliées, ne cessaient de
le faire plonger et replonger; son air de détresse, ses mouvements
convulsifs les amusaient au lieu de les toucher. Enfin, à une dernière
passade, Innocent ne revint plus sur l'eau; il flottait au fond, ayant
perdu connaissance. A ce moment les grands élèves arrivaient; Paul
sentit un corps que ses pieds repoussaient; il plongea et retira le
pauvre Innocent les yeux fermés, les mains crispées.

--Au secours! cria-t-il; au secours! Gargilier est noyé!

Vingt élèves et les maîtres arrivèrent, près de Paul et l'aidèrent à
ramener sur le plancher le corps d'Innocent. On le porta dans la cabine
des noyés, où les secours en usage lui fuient prodigués: frictions,
cendres chaudes, etc. Ce ne fut qu'après une demi-heure des soins les
plus assidus qu'il donna quelques signes de vie; bientôt il ouvrit les
yeux, mais les referma aussitôt. Le médecin qui présidait au sauvetage
le saigna au bras; le sang coula, donc il vivait et il était sauvé. Le
chef de pension, qu'on avait été prévenir et qui venait d'arriver, passa
de l'inquiétude à la joie; il ne tarda pas à voir Innocent revenir tout
à fait à la vie, parler et vouloir se lever. Le maître le fit envelopper
dans des couvertures et emporter dans une voiture qui l'attendait. Ce
fut encore à l'infirmerie qu'on le déposa en rentrant à la pension.
Innocent songea avec bonheur que c'était sa dernière nuit à passer dans
cette maison qu'il avait tant désiré habiter, et qui avait été pour lui
un lieu de torture et de misère.

Il remercia Dieu de l'avoir sauvé de ce dernier danger, et, en
témoignage de sa reconnaissance, il résolut de rendre le bien pour le
mal et de ne nommer aucun des élèves qu'il avait parfaitement reconnus,
et qui avaient manqué le faire périr. Cette résolution lui coûta
beaucoup, mais il n'y faillit pas, et quand le chef d'institution et
le maître d'étude vinrent le lendemain savoir de ses nouvelles et
le questionner sur accident dont il avait été victime, il répondit
vaguement qu'il avait perdu connaissance sans savoir comment.

LE MAÎTRE.--Mais de plus jeunes élèves ont dit depuis avoir vu vos
camarades vous donner des passades, et les recommencer dès que vous
reveniez sur l'eau.

INNOCENT.--C'est possible; quand on est dans l'eau on n'a pas le
sentiment bien clair de ce qui se passe; j'ai enfoncé, j'étouffais, et
puis je me suis évanoui.

LE MAÎTRE.--Mais vous avez dû reconnaître ceux qui vous entouraient
quand vous avez enfoncé.

INNOCENT.--Je n'ai regardé personne; je m'amusait à nager et je ne
faisais pas attentions aux autres.

LE MAÎTRE.--Je vois que vous ne voulez nommer personne; c'est bien
généreux à vous vis-à-vis de ces mauvais garnements.

Innocent ne répondit pas; il remerciait le bon Dieu de lui avoir donné
le courage de cette générosité. Le maître le quitta en lui serrant la
main.

Il avait passé une assez bonne nuit; il allait bien, de sorte que le
médecin lui permit de se lever, de déjeuner et de se préparer à quitter
la maison. Quand Prudence et Coz arrivèrent. Innocent leur raconta
l'accident de la veille; Prudence faillit tomber à la renverse de
frayeur et de chagrin. Elle alla toute tremblante régler ses comptes
avec le maître qui lui témoigna sa satisfaction de voir emmener
Innocent.

--J'étais désolé, dit-il, de ne pas vous l'avoir laissé emmener hier,
quand je l'ai vu encore une fois victime de la méchanceté de ses
camarades. Le voilà de nouveau hors d'affaire; gardez-le à la maison,
croyez-moi, et ne le laissez plus remettre en pension ni au collège; il
y sera toujours le jouet des autres.

Coz avait mis les effets d'Innocent dans la voiture; Prudence y monta
avec son jeune maître; Coz prit sa place accoutumée sur le siège, et,
quelques minutes après, de Roubier avait un hôte de plus.



XXIII

VISITE IMPRÉVUE

Simplicie était restée seule à la maison; elle préparait l'appartement
pour la réception de son frère, dont elle attendait le retour avec
impatience. Des pas se firent entendre sur l'escalier.

«C'est Innocent, je reconnais son pas», dit Simplicie en courant
joyeusement ouvrir la porte. «C'est toi. Innocent! Ah!»

Et Simplicie, terrifiée, repoussa la porte et alla se cacher dans le
lavoir.

La porte ne tarda pas à se rouvrir; les mêmes pas se firent entendre
dans l'appartement, mais plus précipités; Simplicie entendait aller,
venir, chercher, fureter. Plus morte que vive, elle se gardait bien de
bouger, car, en courant au-devant d'Innocent, elle avait vu apparaître
sa tante, accompagnée de Boginski.

MADAME BONBECK--Où diable a-t-elle passé? Cherchez donc, Boginski. Vous
êtes là comme un bonhomme de plâtre; regardez partout, ouvrez tout.

BOGINSKI.--Je vois rien, Mâme.

MADAME BONBECK.--Voyez dans ce cabinet; c'est un sale lavoir, elle y est
peut-être.

Boginski entra, aperçut Simplicie blotti dans un coin; elle joignait les
mains d'un air suppliant pour qu'il ne la dénonçât pas, Boginski, qui
était bon garçon et qui, savait combien elle serait malheureuse si sa
tante la reprenait, fit un petit signe rassurant à Simplicie, eut l'air
de chercher partout, remua les marmites, les casseroles; il mit une
marmite sur la tête de Simplicie, un balai devant ses jambes, il
accrocha un torchon à la marmite.

--Rien, dit-il, personne; c'est étonnant!

Et il sortit du lavoir. Mme Bonbeck le regarda et, le menaçant du doigt:

--Je crois que tu me trompes, mon garçon; laisse-moi y aller voir
moi-même.

Elle entra, regarda partout ne vit rien, sortit et allait partir, quand
un bruit retentissant la fit rentrer dans le cabinet, ou elle aperçut
par terre Simplicie, que la peur et l'émotion veinaient de faire tomber
en faiblesse; la marmite avait dégringolé, le balai avait roulé, et
Simplicie apparut aux yeux courroucés de sa tante.

--Je suis donc un diable, un Satan! Est-ce ainsi qu'on se comporte
envers sa tante? Allons, sors de là, je te pardonne; mets ton chapeau et
viens avec moi.

--Non, non, je ne veux pas, Boginski, pour l'amour de Dieu, sauvez-moi,
ne me laissez pas emmener! gardez-moi jusqu'à l'arrivée de Prudence et
de Coz, qui sont allés chercher Innocent.

Mme Bonbeck s'élança vers sa nièce pour la saisir et l'emmener de force;
mais, Boginski se plaça devant Simplicie.

--Non; non, Mâme Bonbeck, moi pas laisser prendre par force pauvre
enfant. Pas bien, ça, pas bien.

--Drôle, cria Mme Bonbeck, misérable ingrat!

Et, se jetant sur Boginski, elle voulut passer; il la repoussa
doucement; elle l'accabla d'injures, de coups; il supporta tout et ne
bougea pas d'une semelle.

--Pas bien, Mâme Bonbeck, pas bien. Battre moi, ça fait rien, moi pas
faire mal; mais battre enfant, c'est mauvais. Pauvre petite! elle a
peur; veut pas venir, veut rester; faut la laisser.

--Animal! dit Mme Bonbeck en s'éloignant, je te croyais plus plat.
J'aime mieux ça: je n'aime pas les gens qui me cèdent toujours. Vous
avez raison, mon ami, il faut laisser cette péronnelle. Qu'en ferais-je,
au total? Qu'elle aille au diable! ça m'est parfaitement égal.

Mme Bonbeck regarda Simplicie avec dédain, et, tournant les talons, elle
marcha vers la porte d'entrée.

--Ouvrez, dit-elle à Boginski.

Boginski ouvrit et attendit pour la laisser passer.

«Passez donc, puisque vous êtes là», continua-t-elle.

Boginski passa. Il n'eut pas plus tôt franchi le seuil, que Mme Bonbeck
poussa la porte avec violence, mit le verrou et se retourna vers
Simplicie d'un air de triomphe:

--Te voilà prise, ma fille; pas moyen d'échapper à la vieille tante. Ce
que je veux, je le veux bien! Sera bien fin celui qui m'attrapera...
Vas-tu finir ton train, toi, Polonais? cria-t-elle à Boginski, qui
frappait à la porte. Oui, oui, tambourine, mon garçon, démène-toi. Ah!
Ah! ah! je les tiens à présent!

Boginski criait, appelait, frappait; Mme Bonbeck riait, jurait et se
frottait les mains. La malheureuse Simplicie, consternée, pâle comme une
morte, tremblant de tous ses membres, n'osait ni répondre aux cris de
Boginski ni faire un mouvement. Mme Bonbeck la regardait avec un rire
moqueur; elle se plaça devant elle, les bras croisés; Simplicie recula
jusqu'au mur, sa tante la suivit jusqu'à ce que ses bras, qu'elle tenait
toujours croisés, touchassent à la poitrine de Simplicie.

--N'aie pas peur, je ne te battrai pas (ses yeux lançaient des éclairs).
Je ne suis pas en colère; je yeux seulement te faire voir que je ne me
laisse pas jouer comme un enfant, que Boginski ne peut m'empêcher de
faire ce que je veux, et que s'il me plaît de t'emmener, je t'emmènerai.

Simplicie poussa un cri, auquel répondit un cri sauvage: elle reconnut
la voix de Coz.

--Au secours! au secours! cria-t-elle. Coz, sauvez-moi!

Mme Bonbeck la saisit dans ses bras vigoureux malgré son âge, la poussa
dans la seconde chambre, dont elle verrouilla la porte, ouvrit une porte
qui donnait sur un petit perron, et, voyant qu'il n'y avait personne
dans la cour, elle empoigna Simplicie, sauta les trois marches du
perron, la tenant toujours et l'entraînant après elle, et courut à la
voiture qui l'avait amenée; elle y poussa Simplicie, y monta elle-même,
et ordonna au cocher de retourner rue Godot, 15. Le cacher partit,
et Simplicie se trouva encore une fois au pouvoir de sa tante. Son
désespoir fut terrible; son imagination lui représenta les scènes les
plus affreuses; elle sanglotait, et se tordait les bras.

--Simplette, dit Mme Bonbeck d'une voix radoucie, je t'ai cherchée
partout le lendemain de la scène où je t'avais battue; je ne t'ai
pas trouvée puisque tu t'étais sauvée. Boginski et moi, nous t'avons
cherchée à la pension où l'on ne t'avait pas vue, chez Mme de Roubier,
où l'on n'a jamais voulu me laisser entrer, malgré tout ce que j'ai pu
faire, j'ai été fâchée de ta fuite; j'ai craint de te laisser sans autre
protection qu'une sotte Bretonne et un rustre Polonais. J'ai vu en
retournant à la pension, il y a une demi-heure, descendre de voiture
Prude et Coz; je suis accourue ici, te sachant seule; je t'ai demandée
poliment au concierge, il m'a indiqué ta porte et c'est toi qui m'as
ouverte Maintenant, écoute-moi: je ne veux pas que tu restes à la charge
de Mme de Roubier; je suis ta tante, et c'est chez moi que tu dois
demeurer et tu y viendras, et tu vivras seule avec moi; je ne veux pas
de Prude, qui te gâte et qui te laisse faire des sottises. Je ne veux
pas de Coz, qui a aidé à ta fuite, et je ne veux, pas d'Innocent, qui
est un sot. Je te promènerai moi-même, je te ferai travailler...

--Et moi, je me tuerai si papa me laisse chez vous!

--Ta, ta, ta! on ne se tue pas pour si peu de chose; mais nous voilà
arrivées; descends et monte l'escalier pendant que Je paye le cocher.

Mme Bonbeck, qui avait été si fine avec Boginski, le fut moins avec
Simplicie; celle-ci ne fut pas plus tôt descendue de voiture, qu'elle
partit comme une flèche et courut vers le boulevard; Mme Bonbeck,
ébahie, appela d'abord, voulut courir ensuite, mais le cocher l'arrêta.

--Mon argent, s'il vous plaît, bourgeoise.

--Je vous payerai tout à l'heure, mon ami...

--Du tout, du tout! Je connais ces rubriques! On se fait voiturer, puis
on s'arrange pour disparaître sans payer.

--Malheureux! tu vas me faire perdre ma nièce? la voilà qui tourne sur
le boulevard?

--Eh bien! il n'y a pas de mal; elle n'avait pas déjà l'air si joyeux
quand vous l'avez jetée dans ma voiture comme un paquet de linge sale.

--Misérable! je te dis...

--Il n'y a pas d'injures qui tiennent! Vous avez la langue bien pendue,
mais je n'écoute pas tout ça, moi. Il me faut mes deux francs pour
l'heure, et je ne vous lâche pas que vous ne me les ayez versés dans la
main que voici.

Et le cocher, maintenant fortement le bras de Mme Bonbeck, lui
présentait la main restée libre.

Mme Bonbeck jura, tapa des pieds, mais paya. Il était trop tard pour
courir après Simplicie; elle rentra de fort mauvaise humeur, s'en
prenant à tout le monde de sa mésaventure, et se promettant de faire
repentir Boginski de la part qu'il y avait prise.



XXIV

RETOUR DE PRUDENCE ET DE COZ

Pendant que Simplicie se trouvait au pouvoir de Mme Bonbeck, Coz et
Prudence, informés par Boginski de ce qui s'était passé, employaient
leurs efforts réunis pour briser la porte on faire sauter la serrure
afin de délivrer Simplicie, dont ils avaient entendu le cri de détresse.
Prudence courut chercher du renfort; elle ne trouva que le concierge,
qui monta précipitamment avec une seconde clef de l'appartement. La clef
tourna, mais le verrou était mis; comment l'ouvrir? Coz, désespéré,
donna un si vigoureux coup d'épaule que la porte tomba: toute la ferrure
s'était brisée; ils se précipitèrent dans l'appartement, personne; ils
ouvrirent la porte de la chambre à coucher personne encore; mais
la porte du perron, restée ouverte, leur apprit l'enlèvement de la
malheureuse Simplifie.

Tous restèrent consternés,

--Je cours, dit enfin Boginski; Mâme Bonbeck emporté pauvre Mam'selle,
moi la rapporter.

Prudence pleurait. Innocent se désolait; Coz restait pensif, les bras
croisés, la tête baissée.

--Mâme Prude, dit-il d'un air résolu, moi vous aider. Moi courir chez
Bonbeck, moi demander Mam'selle; si Bonbeck pas vouloir donner, moi tout
casser, ouvrir portes, arracher Mam'selle et amener ici.

PRUDENCE.--C'est impossible, mon pauvre Coz; Mme Bonbeck porterait
plainte contre vous, et comme Polonais, vous seriez condamné et puis
chassé hors de France.

COZ.--Moi pas vouloir quitter France; moi rester chez papa de Mam'selle
et M. Nocent. Alors, moi quoi faire pour aider?

PRUDENCE.--Attendons le retour de Boginski; peut-être nous la
ramènera-t-il.

COZ.--Et si pas ramener?

PRUDENCE.--Alors j'écrirai à M. Gargilier pour qu'il vienne tirer ma
pauvre petite maîtresse des griffes de cette femme abominable, et nous
retournerons tous à Gargilier.

COZ.--Dieu soit béni quand être à Gargilier!

Coz se résigna à attendre; Prudence le chargea d'avoir soin d'Innocent
pendant qu'elle irait informer Mme de Roubier de ce qui venait
d'arriver, et lui demander conseil sur ce qu'il y avait à faire pour
ravoir Simplicie.

Boginski courait à la rue de Godot, pendant que Simplicie courait à la
rue de Grenelle. Elle avait souvent parcouru la distance qui la séparait
de Mlles de Roubier; elle s'était promenée plusieurs fois aux Tuileries,
de sorte qu'elle trouva facilement son chemin; elle traversait les
Tuileries comme une flèche, lorsqu'elle se sentit arrêtée; un sergent
de ville l'avait saisie par le bras: il la prenait pour une voleuse qui
s'échappait.

--Où courez-vous donc si vite, la belle? On dirait, que vous avez cent
diables à vos trousses.

--Oh! laissez-moi, laissez-moi! elle va venir, elle va me reprendre;
elle me battra, me tuera, dit Simplicie avec détresse.

--Qui cela, elle? dit le sergent de ville surpris.

--Elle, ma tante! Oh! je vous en prie, laissez-moi. Si elle m'attrape,
je suis perdue.

--Au contraire, la belle, vous êtes retrouvée.

--Au secours! laissez-moi; je veux voir ma bonne.

--Où est-elle votre bonne? Pourquoi vous êtes-vous sauvée?

--Je ne me suis pas sauvée, c'est ma tante qui ma volée; ma bonne, est
chez Mme de Roubier.

--Mme de Roubier? Dans la rue de Grenelle?

--Oui, oui, 91: c'est là où je demeure, où je veux aller.

--Tiens! c'est singulier, dit le sergent de ville à mi-voix elle n'a
pourtant pas mine d'appartenir à une bonne maison cette petite.

Il ne savait trop s'il devait la laisser aller ou la retenir, lorsque
Simplicie poussa un grand cri, donna une secousse si violente que le
sergent de ville la laissa échapper, et elle reprit sa course avec plus
de vitesse qu'auparavant, criant:

--Au secours! Boginski, ramenez-moi!

Le sergent de ville courut après elle de toute la vitesse de ses jambes,
et parvenait à la saisir au moment ou Simplicie tombait haletante et
demi-morte dans les bras de Boginski.

La foule, qui s'était amassée autour d'eux pendant le premier
interrogatoire du sergent de ville, et qui courait avec lui pour
assister à la fin de cette scène étrange, se rassembla plus compacte,
et écouta avec, intérêt les explications de Boginski et les paroles
entrecoupées, les exclamations joyeuses de la pauvre Simplicie.

--Pauvre Mam'selle! dit Boginski quand elle fut un peu remise de son
émotion, Mme Prude là-bas, attendre désolée. Nous croire Mam'selle
chez Mme Bonbeck; moi courir pour arracher pauvre Mam'selle. Comment
Mam'selle ici?

--Je me suis sauvée pendant que ma tante payait le cocher, et j'ai
couru, couru si vite, que j'étouffais. C'est que j'avais si peur de la
voir arriver!

Le sergent de ville se retira et fit faire place à Simplicie et à
Boginski, qui se dirigèrent vers le pont Royal et la rue du Bac.
Boginski rentra triomphant dans le petit appartement où l'attendaient
tristement Prudence, Innocent et Coz. Le retour de Simplicie fut
accueilli par des cris de joies; Prudence l'embrassa à l'étouffer;
Innocent lui témoigna plus d'affection qu'il ne l'avait jamais fait.
Coz, en la voyant, fit un bond de joie, la saisit dans ses bras et la
porta dans ceux de Prudence. On envoya Boginski prévenir Mme de Roubier
de l'heureux retour de Simplicie. Prudence voulut fêter cet agréable
évènement par un bon repas; elle leur servit à dîner un gâteau
excellent, surmonté d'une crème vanillée et entourée d'une muraille de
fruits confits; elle y ajouta une bouteille de frontignan-muscat pour
célébrer la rentrée en famille d'Innocent et le retour de Simplicie. Ils
invitèrent Boginski à dîner; celui-ci prit sa large part du festin, puis
il retourna chez Mme Bonbeck.

Il ne restait qu'à préparer le coucher d'Innocent; Coz lui donna son lit
qu'il transporta dans la première pièce faisant salon.

--Et vous, où coucherez-vous, Coz? lui demanda Prudence.

--Moi coucher par terre; moi habitué, moi dormir partout.

--Mais vous aurez froid?

--Moi rouler dans manteau; pas froid, pas mauvais, très bon.

Il fit comme il l'avait dit, et il dormit si bien, qu'il ronfla plus
fort que jamais.

Trois jours se passèrent encore et l'on ne recevait aucune réponse ni de
M. ni de Mme Gargilier. Prudence s'inquiétait de ce silence; Innocent
et Simplicie s'ennuyaient; Coz était triste: il craignait qu'on ne le
laissât à Paris; il redoublait de soins et d'activité pour se faire
accepter. Prudence l'élevait aux nues; Simplicie et Innocent ne
pouvaient plus s'en passer et lui donnaient toutes les assurances
possibles de son engagement chez leur père.

Le quatrième Jour de l'arrivée d'Innocent, le facteur entra:

--Une lettre pour Mme Prudence, trente centimes.

Prudence paya, ouvrit la lettre; elle était de M. Gargilier. Les enfants
étaient aussi impatients que Prudence de savoir ic contenu de la lettre.

--Lis tout haut, je t'en prie, s'écrièrent-ils. Prudence tut ce qui
suit:

«Ma chère Prudence,

«Ma femme et moi, nous avons été passer dix jours chez mon frère, et
hier, à notre retour, nous avons trouvé les lettres des enfants, la
vôtre et celle du maître de pension. Ne perdez pas un jour, pas une
heure, pas une minute pour retirer notre pauvre Innocent de cette maison
où l'ont fait entrer son entêtement et ma faiblesse. Quant à Simplicie,
Je ne veux pas non plus qu'elle reste chez ma soeur; depuis quinze ans
que nous vivons, ma soeur à Paris, moi à la campagne, il paraît que
son humeur violente a fait des progrès déplorables. J'accorde donc à
Simplicie comme à Innocent le pardon de leur conduite absurde, et je les
attends avec une impatience égalé à la leur. Je n'aurais jamais consenti
à la séparation qu'ils désiraient si ardemment si j'avais pu deviner les
peines et les souffrances qui en résulteraient pour eux et pour vous ma
pauvre Prudence, si dévouée, si attachée à mes enfants et à ma maison.
Je voulais partir moi-même pour les ramener, mais ma femme s'est donné
une entorse en descendant de voiture; elle ne peut pas bouger, et je
reste près d'elle pour la soigner et la distraire. Arrivez le plus
tôt possible et tâchez de trouver un homme, sûr pour vous accompagner
jusqu'à Gargilier. C'est à vous de voir si la personne que Simplicie
nomme dans sa lettre mérite confiance. Adieu, ma bonne Prudence;
embrassez bien tendrement pour nous les chers enfants. Je ne regrette
pas d'avoir cédé à leurs désirs, puisque la leçon a été bonne et
complète et qu'ils me reviennent meilleurs qu'ils ne sont partis.
Dites-leur que nous leur pardonnons de grand coeur leur sotte équipée,
et remerciez Mme de Roubier de l'hospitalité qu'elle a bien voulu
accorder à ma pauvre petite folle Simplicie. Je vous embrasse, ma bonne
Prudence, avec tout rattachement que vous méritez si bien. J'écris à ma
soeur pour la prévenir de ma détermination.

«Hugues GARGILIER.»

--Quel bonheur! Oh! Prudence, que je suis heureuse! Je reverrai ma
pauvre chère maman et mon pauvre papa!

Et Simplicie fondit en larmes. Innocent partagea sa joie et son
attendrissement. Prudence rayonnait; Coz restait triste et silencieux.

--Eh bien! mon pauvre Coz, qu'avez-vous? Vous n'êtes pas content des
bonnes nouvelles que nous donne Monsieur.

--Pourquoi moi content? Moi voir partir et moi aimer vous tous! Moi
rester seul, triste! triste! et personne pour consoler pauvre Coz...

--Mon pauvre ami, mais vous n'avez donc pas entendu que Monsieur me dit
que si l'homme indiqué par Mam'selle Simplicie mérite confiance, il
nous ramènera; cet homme, c'est vous! C'est vous qui nous ramènerez à
Gargilier.

--Moi confiance? moi ramener? moi rester? moi pas quitter? Merci Madame
Prude! merci Mam'selle! merci Monsieur!

Et en disant ces mots, Coz riait, tournait comme un toton, étouffait
Prudence, secouait les bras de Simplicie, écrasait les mains d'Innocent;
il était fou de joie; il demandait à partir tout de suite, de peur qu'on
ne changeât d'avis. Prudence eut quelque peine à lui faire comprendre
qu'il fallait attendre au lendemain.

--Il nous faut le temps de faire nos paquets, dit-elle.

--Moi faire tout en une heure, répondit Coz.

PRUDENCE.--Il faut faire nos adieux à Mme de Roubier, la remercier de
ses bontés.

COZ.--Cela pas long; moi dire pour vous.

PRUDENCE.--Non, ce ne serait pas poli; nous devons aller nous-mêmes et à
une heure convenable de l'après-midi. Et puis, il faut que nous menions
les enfants dire adieu à leur tante.

--Ah! s'écrièrent les enfants avec effroi, je ne veux pas y aller! j'ai
trop peur.

PRUDENCE.--Avec moi et Coz, il n y aura aucun danger.

SIMPLICIE.--Mais si elle m'enferme comme l'autre jour?

PRUDENCE.--Elle ne le peut plus, maintenant que votre papa vous
redemande et qu'il le lui a écrit.

SIMPLICIE.--Mon Dieu! mon Dieu! quelle terrible visite! C'est
heureusement notre dernière corvée à Paris.

Prudence, aidée de Coz et des enfants emballa tous leurs effets; ceux
de Coz ne prirent pas beaucoup de place, il n'avait emporté de chez Mme
Bonbeck qu'un peu de linge qu'il avait acheté avec les trente sous qui
lui donnait chaque jour le gouvernement, et une paire de chaussures; du
reste, il ne possédait que les habits dont il était vêtu.

Après le déjeuner de midi. Prudence mena les enfanta chez Mme de
Roubier, qui leur dit des choses fort aimables, et approuva beaucoup le
changement qui s'était opéré en eux.

--Je vous assure, Simplicie, dit-elle, que je ne vous ferais plus
aujourd'hui les reproches que je vous ai adressés il y a quinze jours;
vous vous êtes corrigée de vos défauts, et je suis sûre que lorsque
nous vous reverrons à la campagne l'année prochaine, vous serez aussi
gentille, simple et bonne et aimable que vous l'étiez peu jadis. Il
en est de même pour Innocent: ses malheurs au pensionnat ont servi
à l'améliorer sensiblement. Adieu donc, mes enfants, au revoir à la
campagne. Adieu, Prudence; vous n'avez rien à gagner, vous; vous êtes
aussi bonne et aussi dévouée qu'il est possible de l'être.

--Madame est mille fois trop bonne, répondit Prudence, en faisant une
profonde révérence, et très flattée des éloges adressés par Mme de
Roubier à ses jeûnes maîtres et à elle-même.

--Moi saluer bonne Madame, remercier bonne Madame, dit Coz, qui était
entré inaperçu.

Mme de Roubier sourit et tendit la main à ce brave garçon, dont elle
avait entendu faire un grand éloge par les domestiques. Coz, enchantée
crut bien faire de serrer la main qu'elle lui présentait, et avec une
telle force de reconnaissance, que Mme de Roubier poussa un cri, et,
secouant sa main:

--Quelle vigueur de poignet, mon brave garçon! dit-elle en riant. Un peu
plus, vous me broyiez les os.

Prudence fit signe à Coz de s'éloigner, ce qu'il fit avec une
promptitude qui témoignait de son obéissance aux ordres de Prudence.

Après la visite à Mme et à Mlles de Roubier, Prudence et Coz menèrent
les enfants chez Mme Bonbeck, qu'ils trouvèrent fort mécontente de la
fuite de Simplicie et de la lettre qu'elle venait de recevoir de son
frère. Elle reçut les enfants en colère, moitié riant; elle dit à Coz
qu'il était un ingrat de l'avoir quittée.

--Pardon Mâme Bonbeck; moi pas vouloir fâcher; mais moi aimer pauvre
Mam'selle et bonne Mme Prude; moi triste quand voir battre pauvre
Mam'selle et colère quand Mâme Bonbeck battre Prude. Elles besoin de
Coz, vous pas besoin: Vous avoir Boginski, plus savant que Coz; moi, en
Pologne domestique; lui, intendant.

--Ne me parlez pas de ce diable de Boginski, Je n'en peux plus rien
faire; il me met en colère dix fois par jour; je lui donne des tapes,
des coups d'archet, c'est comme si je chantais. Il me dit de son air
calme et imbécile. «Mme Bonbeck bonne pour Boginski; moi laisser battre
si fait plaisir!» comme si cela pouvait m'amuser de battre une pareille
bûche! Et ne voilà-t-il pas qu'hier il refuse de jouer du violon! Il
se couche, il prétend qu'il a mal à la tête. Aujourd'hui je ne l'ai
seulement pas vu! Allez donc voir, Coz, ce que fait cet imbécile; il n'a
pas déjeuné.

Coz alla voir et ne tarda pas à revenir, disant que son ami était
malade, qu'il avait la fièvre et mal à la tête. Mme Bonbeck s'inquiéta,
s'alarma, envoya chercher le médecin, s'établit près de son lit et le
soigna jour et nuit pendant une semaine entière. Coz était parti avec
Prudence et les enfants, le reste de la journée leur parut d'une
longueur insupportable. Le lendemain, à neuf heures, après avoir
déjeuné, Coz alla chercher une voiture, et tous y montèrent, le coeur
plein de joie,



XXV

CONCLUSION

Nos quatre voyageurs, heureux et radieux prirent leurs places et
s'installèrent dans un wagon: aucun incident fâcheux ne contraria leur
bonheur; leurs compagnons de route ne disaient rien et ne les gênaient
pas. Prudence, toujours digne de son nom, avait emporté abondance de
provisions; la joie, au lieu de leur ôter l'appétit, le développa si
bien, que le panier à ventre rebondi se trouva vide en arrivant. Du
chemin de ils passèrent à la diligence; cette fois, ni Mme Courtemiche
ni Polonais ne l'encombraient, et on descendit sans autre aventure à la
ville où les attendait la voiture de M. Gargilier. Innocent et Simplicie
manquèrent de sauter au cou du cocher, tant ils furent heureux de revoir
un visage ami. Prudence l'embrassa sur les deux joues.

--Bonjour, mon cousin.

--Bonjour, ma cousine.

En Bretagne comme en Normandie, on est cousin et cousine à trois lieues
à la ronde, vu que les parentés ne se perdent jamais et que vingt
générations ne détruisent pas le lien primitif du vingtième ancêtre.

Germain, le cocher, ayant Coz à sa gauche sur le siège partit au grand
trot; les chevaux s'animèrent, Germain perdit la tête lâcha les guides;
les chevaux s'emportèrent, allèrent comme le vent et auraient jeté la
voiture dans un fossé de vingt pieds de profondeur, si Coz n'eût saisi
les rênes, n'eut maintenu et calmé les chevaux et ne les eût remis au
trot raisonnable de bons normands.

Prudence et les enfants n'avaient pas perdu une si belle occasion pour
crier et appeler au secours.

--Vous pas crier, disait Coz; chevaux s'effrayer, courir plus vite.

Quand les chevaux ralentirent leur marche, les cris cessèrent de se
faire entendre. Coz se retourna,

--Vous voyez, pas danger; Coz sait conduire chevaux; cocher pas bien
tenir; laisser aller trop fort mauvais; chevaux toujours faut tenir.

Il voulut rendre Les rênes au cocher mais celui-ci refusa

--Je n'aime pas ces chevaux, dit-il, ils sont trop vifs, ils courent
trop fort. Monsieur vient de les acheter; il fera bien de les revendre.

--Non, pas revendre; chevaux bons, pieds bons; trop bon, tout bon.

--Alors Monsieur prendra un cocher plus habile que moi, car je ne me
charge pas de mener ces bêtes, qui s'emportent pour un rien.

--Moi mener; pas s'emporter avec Coz; moi tenir eux.

On arriva au petit castel de Gargilier. Innocent et Simplicie se
précipitèrent dans les bras de leur père, qui les attendait au bas du
perron. «Pardon, papa, pardon! disaient-ils tous deux. Que vous êtes bon
de nous avoir pardonnés, de nous avoir laissés revenir!»

Pendant qu'ils couraient embrasser leur maman que son entorse retenait
dans sa chambre, M. Gargilier embrassait Prudence, la questionnait
sur les derniers événements dont il ignorait les détails, et faisait
connaissance avec Coz, que Prudence lui présenta avec, un tel éloge,
qu'il comprit tout de suite combien Coz avait dû rendre de services
pour être tellement vanté par la sage Prudence. Il le questionna sur sa
position, ses moyens d'existence.

--Moi avoir rien, dit Coz; moi, pauvre Polonais, seul pas heureux. Si
moi rester ici, moi si content, moi faire tout pour Monsieur, Madame, M.
Nocent, Mam'selle et bonne Mme Prude. Moi aimer les trois, et moi pas
vouloir quitter.

MONSIEUR GARGILIER.--Mais, mon pauvre garçon, je n'ai pas d'ouvrage à
vous donner ici; je ne peux pas faire de vous un domestique, un ouvrier.

COZ.--Pourquoi? Moi tout savoir: moi domestique chez Monsieur le comte,
moi cocher, moi bêcher, faucher, tout faire chez vous.

MONSIEUR GARGILIER.--Je veux bien croire à vos talents, mon garçon: mais
vous êtes sans doute habitué à gagner beaucoup d'argent, et je n'ai pas
de quoi payer les gens comme font les grands seigneurs.

COZ.--Moi! beaucoup d'argent! Moi demander rien; seulement logement,
nourriture; moi avoir du gouvernement quarante-cinq francs par mois;
c'est assez, c'est trop.

MONSIEUR GARGILIER.--Nous verrons cela, mon ami; Je verrai comment vous
travaillez.

M. Gargilier alla rejoindre ses enfants; il les trouva à genoux près du
canapé de leur mère, lui baisant les mains, et témoignant leur bonheur
avec une tendresse, dont elle n'avait pas l'habitude et qui la
remplissait de joie.

Quelques jours se passèrent dans les mêmes sentiments de bonheur; la
campagne apparaissait aux enfants sous un aspect nouveau et charmant Ils
ne comprenaient pas comment ils avaient pu désirer de quitter la vie
tranquille, heureuse, utile de la campagne, pour l'agitation, les
ennuis, l'isolement de Paris. Ils faisaient de Paris, de la pension, de
la tante Bonbeck, une peinture si affreuse, que M. et Mme Gargilier en
riaient malgré eux. Prudence ne cessait de faire l'éloge des Polonais,
surtout de Coz, et déclarait que sans lui ils eussent tous péri dix
fois. Coz travaillait comme un nègre, se mettait à tout, était partout,
faisait l'ouvrage de trois hommes; jamais M. Gargilier n'avait eu un si
excellent serviteur; il ne tarda pas à le prendre définitivement à son
service en qualité de surveillant, cocher, ouvrier, domestique, etc. Coz
était plus heureux que tous les rois de la terre: il ne manquait à son
bonheur que Boginski dont il n'avait pas de nouvelles. Un jour, le
facteur apporta à M. Gargilier une lettre qu'il lut tout haut à sa femme
et à ses enfants, moitié riant, moitié fâché:

«Mon frère,

«Vos enfants sont des nigauds, surtout Simplette, qui n'a pas voulu
rester avec moi. Votre Prude est une sotte que vous devriez renvoyer
et qui gâte vos enfants. Ils ont emmené un de mes Polonais; c'est un
ingrat, je ne le regrette pas. Voilà mon imbécile de Boginski qui s'est
avisé d'être malade; il est guéri, mais il ne peut pas faire de musique;
le médecin lui ordonne d'aller passer une quinzaine de jours à la
campagne; comme je ne sais où le faire aller, je l'envoie demain chez
vous, j'ai gardé votre sotte fille et sa sotte bonne pendant un mois.
vous pouvez bien me garder mon Polonais pendant quinze jours. Ne manquez
pas de me le renvoyer dès qu'il pourra jouer du violon. Adieu, mon
frère. Dites à Simplette qu'elle est plus bête qu'une oie. Vous avez
bien mal élevé vos enfants; si je les avais eus, ils eussent été élevés
autrement. «Votre soeur,

«Ambroisine BONBECK.»

SIMPLICIE,--Tiens? ma tante qui envoie Boginski! je vais le dire à
Prudence.

INNOCENT.--Prudence, Boginski arrive ce soir! ma tante l'envoie.

PRUDENCE.--Que je suis contente! Quel plaisir son arrivée va faire à
notre bon Coz!... Coz, Coz!... le voilà qui passe passe tout juste. Coz!
votre ami Boginski arrive ce soir; Mme Bonbeck nous l'envoie!

--Bonheur! s'écria Coz, merci, Madame Prude, vous bien bonne de dire à
Coz; vous toujours bonne. Moi vous aider à tout préparer pour ami.

Coz et Prudence préparèrent une chambre pour Boginski et Coz par ordre
de M. Gargilier, partit avec une carriole peur ramener son ami de la
ville.

Quand Boginski arriva, ni Prudence ni les enfants ne le reconnurent,
tant il était changé, maigri et pâli. Il avait été fort malade; Mme
Bonbeck avait été très bonne pour lui, mais elle était si agitée, si
remuante, elle parlait tant, elle grondait tellement tout le monde que
le médecin déclara que le malade mourrait si on ne lui donnait, du repos
en l'envoyant à la campagne; c'était lui-même qui avait demandé aller
chez M. Gargilier.

Au bout d'un mois, il fallut répondre à Mme Bonbeck, qui menaçait de
venir elle-même chercher son Polonais. M. Gargilier fit venir Boginski
et lui fit voir la lettre de sa soeur.

--Que dois-je lui répondre, mon ami? Désirez-vous nous quitter et
retourner chez ma soeur?

BOGINSKI.--Monsieur, moi désire ne jamais vous quitter; moi suis très
heureux ici. Chez Mme Bonbeck, c'est terrible; moi, j'ai été malade de
tristesse et fatigue; si j'y retourne, serai encore malade; la vie est
si terrible chez elle; toujours musique ou colère!

MONSIEUR GARGILIER.--Comme cela, mon ami, vous seriez bien aise de
rester chez moi, près de mes enfants?

BOGINSKI.--Pas aise, mais heureux, heureux! Oh! Monsieur, si vous
garder moi, pauvre Polonais, jamais je n'oublierai; serai toujours
reconnaissant. J'apprendrai français bien; je parle déjà mieux; dans un
an ce sera bien tout à fait.

MONSIEUR GARGILIER.--Alors, mon cher, c'est une affaire décidée. Vous
me convenez beaucoup; vous êtes un brave garçon, dévoué, reconnaissant,
sage et religieux. Je n'ai pas besoin d'un savant près de mon fils; vous
en savez autant qu'il lui en faut, et je vous charge d'Innocent, que
vous ne quitterez plus.

La vie des habitants de Gargilier s'écoula heureuse et paisible;
Innocent devint un charmant garçon, instruit et bien élevé, grâce aux
soins de Boginski. Simplicie grandit, embellit et fut une agréable et
aimable personne.





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