Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: L'enfant
Author: Vallès, Jules, 1832-1885
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'enfant" ***


is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format,
Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format.



Jules Vallès

(1832-1885)

L'ENFANT

(1879)



Table des matières

DÉDICACE
1 Ma mère
2 La famille
3 Le collège
4 La petite ville
5 La toilette
6 Vacances
7 Les joies du foyer
8 Le Fer-à-Cheval
9 Saint-Étienne
10 Braves gens
11 Le lycée
12 Frottage--Gourmandise--Propreté
13 L'argent
14 Voyage au pays
15 Projets d'évasion
16 Un drame
17 Souvenirs
18 Le départ
19 Louisette
20 Mes humanités
21 Madame Devinol
22 La pension Legnagna
23 Madame Vingtras à Paris
24 Le retour
25 La délivrance



DÉDICACE

À TOUS CEUX
qui crevèrent d'ennui au collège
ou
qu'on fit pleurer dans la famille
qui, pendant leur enfance,
furent tyrannisés par leurs maîtres
ou
rossés par leurs parents

Je dédie ce livre.
Jules VALLÈS.


1
Ma mère

Ai-je été nourri par ma mère? Est-ce une paysanne qui m'a donné
son lait? Je n'en sais rien. Quel que soit le sein que j'ai mordu,
je ne me rappelle pas une caresse du temps où j'étais tout petit;
je n'ai pas été dorloté, tapoté, baisoté; j'ai été beaucoup
fouetté.

Ma mère dit qu'il ne faut pas gâter les enfants, et elle me
fouette tous les matins; quand elle n'a pas le temps le matin,
c'est pour midi, rarement plus tard que quatre heures.

Mademoiselle Balandreau m'y met du suif.

C'est une bonne vieille fille de cinquante ans. Elle demeure
au-dessous de nous. D'abord elle était contente: comme elle n'a pas
d'horloge, ça lui donnait l'heure. «Vlin! Vlan! Zon! Zon!--voilà
le petit Chose qu'on fouette; il est temps de faire mon café au
lait.»

Mais un jour que j'avais levé mon pan, parce que ça me cuisait
trop, et que je prenais l'air entre deux portes, elle m'a vu; mon
derrière lui a fait pitié.

Elle voulait d'abord le montrer à tout le monde, ameuter les
voisins autour; mais elle a pensé que ce n'était pas le moyen de
le sauver, et elle a inventé autre chose.

Lorsqu'elle entend ma mère me dire: «Jacques, je vais te fouetter!

--Madame Vingtras, ne vous donnez pas la peine, je vais faire ça
pour vous.

--Oh! chère demoiselle, vous êtes trop bonne!»

Mademoiselle Balandreau m'emmène; mais au lieu de me fouetter,
elle frappe dans ses mains; moi, je crie. Ma mère remercie, le
soir, sa remplaçante.

«À votre service» répond la brave fille, en me glissant un bonbon
en cachette.

Mon premier souvenir date donc d'une fessée. Mon second est plein
d'étonnement et de larmes.


C'est au coin d'un feu de fagots, sous le manteau d'une vieille
cheminée; ma mère tricote dans un coin; une cousine à moi, qui
sert de bonne dans la maison pauvre, range sur des planches
rongées quelques assiettes de grosse faïence avec des coqs à crête
rouge et à queue bleue.

Mon père a un couteau à la main et taille un morceau de sapin; les
copeaux tombent jaunes et soyeux comme des brins de rubans. Il me
fait un chariot avec des languettes de bois frais. Les roues sont
déjà taillées; ce sont des ronds de pommes de terre avec leur
cercle de peau brune qui imite le fer... Le chariot va être fini;
j'attends tout ému et les yeux grands ouverts, quand mon père
pousse un cri et lève sa main pleine de sang. Il s'est enfoncé le
couteau dans le doigt. Je deviens tout pâle et je m'avance vers
lui; un coup violent m'arrête; c'est ma mère qui me l'a donné,
l'écume aux lèvres, les poings crispés.

«C'est ta faute si ton père s'est fait mal!»

Et elle me chasse sur l'escalier noir, en me cognant encore le
front contre la porte.

Je crie, je demande grâce, et j'appelle mon père: je vois, avec ma
terreur d'enfant, sa main qui pend toute hachée; c'est moi qui en
suis cause! Pourquoi ne me laisse-t-on pas entrer pour savoir? On
me battra après si l'on veut. Je crie, on ne me répond pas.
J'entends qu'on remue des carafes, qu'on ouvre un tiroir; on met
des compresses.

«Ce n'est rien,» vient me dire ma cousine, en pliant une bande de
linge tachée de rouge.

Je sanglote, j'étouffe: ma mère reparaît et me pousse dans le
cabinet où je couche, où j'ai peur tous les soirs.

Je puis avoir cinq ans et me crois un parricide.

Ce n'est pas ma faute, pourtant!

Est-ce que j'ai forcé mon père à faire ce chariot? Est-ce que je
n'aurais pas mieux aimé saigner, moi, et qu'il n'eût point mal?

Oui--et je m'égratigne les mains pour avoir mal aussi.

C'est que maman aime tant mon père! Voilà pourquoi elle s'est
emportée.

On me fait apprendre à lire dans un livre où il y a écrit en
grosses lettres, qu'il faut obéir à ses père et mère: ma mère a
bien fait de me battre.


La maison que nous habitons est dans une rue sale, pénible à
gravir, du haut de laquelle on embrasse tout le pays, mais où les
voitures ne passent pas. Il n'y a que les charrettes de bois qui y
arrivent, traînées par des boeufs qu'on pique avec un aiguillon.
Ils vont, le cou tendu, le pied glissant; leur langue pend et leur
peau fume. Je m'arrête toujours à les voir, quand ils portent des
fagots et de la farine chez le boulanger qui est à mi-côte; je
regarde en même temps les mitrons tout blancs et le grand four
tout rouge,--on enfourne avec de grandes pelles, et ça sent la
croûte et la braise!


La prison est au bout de la rue, et les gendarmes conduisent
souvent des prisonniers qui ont les menottes, et qui marchent sans
regarder ni à droite ni à gauche, l'oeil fixe, l'air malade.

Des femmes leur donnent des sous qu'ils serrent dans leurs mains
en inclinant la tête pour remercier.

Ils n'ont pas du tout l'air méchant.

Un jour on en a emmené un sur une civière, avec un drap blanc qui
le couvrait tout entier; il s'était mis le poignet sous une scie,
après avoir volé; il avait coulé tant de sang qu'on croyait qu'il
allait mourir.

Le geôlier, en sa qualité de voisin, est un ami de la maison; il
vient de temps en temps manger la soupe chez les gens d'en bas, et
nous sommes camarades, son fils et moi. Il m'emmène quelquefois à
la prison, parce que c'est plus gai. C'est plein d'arbres; on
joue, on rit, et il y en a un, tout vieux, qui vient du bagne et
qui fait des cathédrales avec des bouchons et des coquilles de
noix.

À la maison, l'on ne rit jamais; ma mère bougonne toujours.--Oh!
comme je m'amuse davantage avec ce vieux là et le grand qu'on
appelle le braconnier, qui a tué le gendarme à la foire du
Vivarais!

Puis, ils reçoivent des bouquets qu'ils embrassent et cachent sur
leur poitrine. J'ai vu, en passant au parloir, que c'étaient des
femmes qui les leur donnaient.

D'autres ont des oranges et des gâteaux que leurs mères leur
portent, comme s'ils étaient encore tout petits. Moi, je suis tout
petit, et je n'ai jamais ni gâteaux, ni oranges.

Je ne me rappelle pas avoir vu une fleur à la maison. Maman dit
que ça gêne, et qu'au bout de deux jours ça sent mauvais. Je
m'étais piqué à une rose l'autre soir, elle m'a crié: «Ça
t'apprendra!»


J'ai toujours envie de rire quand on dit la prière. J'ai beau me
retenir! Je prie Dieu avant de me mettre à genoux, je lui jure
bien que ce n'est pas de lui que je ris, mais, dès que je suis à
genoux, c'est plus fort que moi. Mon oncle a des verrues qui le
démangent, et il les gratte, puis il les mord; j'éclate.--Ma
mère ne s'en aperçoit pas toujours, heureusement; mais Dieu, qui
voit tout, qu'est-ce qu'il peut penser?

Je n'ai pas ri pourtant, l'autre jour! On avait dîné à la maison
avec ma tante de Vourzac et mes oncles de Farreyrolles; on était
en train de manger la _tourte_, quand tout à coup il a fait noir.
On avait eu chaud tout le temps, on étouffait, et l'on avait ôté
ses habits. Voilà que le tonnerre a grondé. La pluie est tombée à
torrents, de grosses gouttes faisaient _floc_ dans la poussière.
Il y avait une fraîcheur de cave, et aussi une odeur de poudre;
dans la rue, le ruisseau bouillait comme une lessive, puis les
vitres se sont mises à grincer; il tombait de la grêle.

Mes tantes et mes oncles se sont regardés, et l'un d'eux s'est
levé; il a ôté son chapeau et s'est mis à dire une prière. Tous se
tenaient debout et découverts, avec leurs fronts jeunes ou vieux
pleins de tristesse. Ils priaient Dieu de n'être pas trop cruel
pour leurs champs, et de ne pas tuer, avec son plomb blanc, leurs
moissons en fleur.

Un grêlon a passé par une fenêtre, au moment où l'on disait
_Amen_, et a sauté dans un verre.


Nous venons de la campagne.

Mon père est fils d'un paysan qui a eu de l'orgueil et a voulu que
son fils étudiât _pour être prêtre_. On a mis ce fils chez un
oncle curé pour apprendre le latin, puis on l'a envoyé au
séminaire.

Mon père--celui qui devait être mon père--n'y est pas resté, a
voulu être bachelier, arriver aux honneurs, et s'est installé dans
une petite chambre au fond d'une rue noire, d'où il sort, le jour,
pour donner quelques leçons à dix sous l'heure, et où il rentre le
soir, pour faire la cour à une paysanne qui sera ma mère, et qui
accomplit pour le moment ses devoirs de nièce dévouée près d'une
tante malade.

On se brouille pour cela avec l'oncle curé, on dit adieu à
l'Église; on s'aime, on _s'accorde_, on s'épouse! On est aussi au
plus mal avec les père et mère, à qui l'on a fait des sommations
pour arriver à ce mariage de la débine et de la misère.

Je suis le premier enfant de cette union bénie. Je viens au monde
dans un lit de vieux bois qui a des punaises de village et des
puces de séminaire.


La maison appartient à une dame de cinquante ans qui n'a que deux
dents, l'une marron et l'autre bleue, et qui rit toujours; elle
est bonne et tout le monde l'aime. Son mari s'est noyé en faisant
le vin dans une cuve; ce qui me fait beaucoup rêver et me donne
grand'peur des cuves, mais grand amour du vin. Il faut que ce soit
bien bon pour que M. Garnier--c'est son nom--en ait pris
jusqu'à mourir. Madame Garnier boit, tous les dimanches, de ce vin
qui sent l'homme qu'elle a aimé: les souliers du mort sont aussi
sur une planche, comme deux chopines vides.

On se grise pas mal dans la maison où je demeure.

Un abbé qui reste sur notre carré ne sort jamais de table sans
avoir les yeux hors de la tête, les joues luisantes, l'oreille en
feu. Sa bouche laisse passer un souffle qui sent le fût, et son
nez a l'air d'une tomate écorchée. Son bréviaire embaume la
matelote.

Il a une bonne, mademoiselle Henriette, qu'il regarde de côté,
quand il a bu. On parle quelquefois d'elle et de lui dans les
coins.

Au second, M. Grélin. Il est lieutenant des pompiers, et, le jour
de la Fête-Dieu, il commande sur la place. M. Grélin est
architecte, mais on dit qu'il n'y entend rien, que «c'est lui qui
est cause que le Breuil est toujours plein d'eau, qu'il a coûté
cinquante mille francs à la ville, et que, _sans sa femme_...» On
dit je ne sais quoi de sa femme. Elle est gentille, avec de grands
yeux noirs, de petites dents blanches, un peu de moustache sur la
lèvre; elle fait toujours bouffer son jupon et sonner ses talons
quand elle marche.

Elle a l'accent du Midi, et nous nous amusons à l'imiter
quelquefois.

On dit qu'elle a des «amants». Je ne sais pas ce que c'est, mais
je sais bien qu'elle est bonne pour moi, qu'elle me donne, en
passant, des tapes sur les joues, et que j'aime à ce qu'elle
m'embrasse, parce qu'elle sent bon. Les gens de la maison ont
l'air de l'éviter un peu, mais sans le lui montrer.

» Vous dites donc qu'elle est bien avec l'adjoint?

--Oui, oui, au mieux!

--Ah! ah! et ce pauvre Grélin?»

J'entends cela de temps en temps, et ma mère ajoute des mots que
je ne comprends pas.

«Nous autres, les honnêtes femmes, nous mourons de faim. Celles-là,
on leur fourre des places pour leurs maris, des robes pour
leurs fêtes!»

Est-ce que madame Grélin n'est pas honnête? Que fait-elle? Qu'y a-t-il?
pauvre Grélin! Mais Grélin a l'air content comme tout. Ils
sont toujours à donner des caresses et des joujoux à leurs
enfants; on ne me donne que des gifles, on ne me parle que de
l'enfer, on me dit toujours que je crie trop. Je serais bien plus
heureux si j'étais le fils à Grélin: mais voilà! L'adjoint
viendrait chez nous quand ma mère serait seule... Ça me serait
bien égal, à moi. Madame Toullier reste au troisième: voilà une
femme honnête! Madame Toullier vient à la maison avec son ouvrage,
et ma mère et elle causent des gens d'en bas, des gens de dessus,
et aussi des gens de Raphaël et d'Espailly. Madame Toullier prise,
a des poils plein les oreilles, des pieds avec des oignons; elle
est plus honnête que madame Grélin. Elle est plus bête et plus
laide aussi.


Quels souvenirs ai-je encore de ma vie de petit enfant? Je me
rappelle que, devant la fenêtre, les oiseaux viennent l'hiver
picorer dans la neige; que, l'été, je salis mes culottes dans une
cour qui sent mauvais; qu'au fond de la cave, un des locataires
engraisse des dindes. On me laisse pétrir des boulettes de son
mouillé, avec lesquelles on les bourre, et elles étouffent. Ma
grande joie est de les voir suffoquer, devenir bleues. Il paraît
que j'aime le bleu!

Ma mère apparaît souvent pour me prendre par les oreilles et me
calotter. C'est pour mon bien; aussi, plus elle m'arrache de
cheveux, plus elle me donne de taloches, et plus je suis persuadé
qu'elle est une bonne mère et que je suis un enfant ingrat.

Oui ingrat! car il m'est arrivé quelquefois, le soir, en grattant
mes bosses, de ne pas me mettre à la bénir, et c'est à la fin de
mes prières, tout à fait, que je demande à Dieu de lui garder la
santé pour veiller sur moi et me continuer ses bons soins.


Je suis grand, je vais à l'école.

Oh! la belle petite école! Oh! la belle rue! et si vivante, les
jours de foire!

Les chevaux qui hennissent; les cochons qui se traînent en
grognant, une corde à la patte; les poulets qui s'égosillent dans
les cages; les paysannes en tablier vert, avec des jupons
écarlates; les fromages bleus, les _tomes_ fraîches, les paniers
de fruits; les radis roses, les choux verts!...

Il y avait une auberge tout près de l'école, et l'on y déchargeait
souvent du foin.

Le foin, où l'on s'enfouissait jusqu'aux yeux, d'où l'on sortait
hérissé et suant, avec des brins qui vous étaient restés dans le
cou, le dos, les jambes, et vous piquaient comme des épingles!...

On perdait ses livres dans la meule, son petit panier, son
ceinturon, une galoche... Toutes les joies d'une fête, toutes les
émotions d'un danger... Quelles minutes!

Quand il passe une voiture de foin, j'ôte mon chapeau et je la
suis.



2
La famille

Deux tantes du côté de ma mère, la tante Rosalie et la tatan
Mariou. On appelle cette dernière _tatan_; je ne sais pourquoi,
parce qu'elle est plus caressante peut-être. Je vois toujours son
grand rire blanc et doux dans son visage brun: elle est maigre et
assez gracieuse, elle est femme.

Ma tante Rosalie, son aînée, est énorme, un peu voûtée; elle a
l'air d'un chantre; elle ressemble au père Jauchard, le boulanger,
qui entonne les vêpres le dimanche et qui commence les cantiques
quand on fait le Chemin de la croix. Elle est _l'homme _dans son
ménage; son mari, mon oncle Jean, ne compte pas: il se contente de
gratter une petite verrue qui joue le grain de beauté dans son
visage fripé, tiré, ridé.--J'ai remarqué, depuis, que beaucoup
de paysans ont de ces figures-là, rusées, vieillottes, pointues;
ils ont du sang de théâtre ou de cour qui s'est égaré un soir de
fête ou de comédie dans la grange ou l'auberge, ils sentent le
cabotin, le ci-devant, le vieux noble, à travers les odeurs de
l'étable à cochons et du fumier: ratatinés par leur origine, ils
restent gringalets sous les grands soleils.

Le mari de la tatan Mariou, lui, est bien un bouvier! Un beau
laboureur blond, cinq pieds sept pouces, pas de barbe, mais des
poils qui luisent sur son cou, un cou rond, gras, doré; il a la
peau couleur de paille, avec des yeux comme des bleuets et des
lèvres comme des coquelicots; il a toujours la chemise
entrouverte, un gilet rayé jaune, et son grand chapeau à chenille
tricolore ne le quitte jamais. J'ai vu comme cela des dieux des
champs dans des paysages de peintres.

Deux tantes du côté de mon père.

Ma tante Mélie est muette,--avec cela bavarde, bavarde!

Ses yeux, son front, ses lèvres, ses mains, ses pieds, ses nerfs,
ses muscles, sa chair, sa peau, tout chez elle remue, jase,
interroge, répond; elle vous harcèle de questions, elle demande
des répliques; ses prunelles se dilatent, s'éteignent; ses joues
se gonflent, se rentrent; son nez saute! elle vous touche ici, là,
lentement, brusquement, pensivement, follement; il n'y a pas moyen
de finir la conversation. Il faut y être, avoir un signe pour
chaque signe, un geste pour chaque geste, des réparties, du trait,
regarder tantôt dans le ciel, tantôt à la cave, attraper sa pensée
comme on peut, par la tête ou par la queue, en un mot, se donner
tout entier, tandis qu'avec les commères qui ont une langue, on ne
fait que prêter l'oreille: rien n'est bavard comme un sourd-muet.

Pauvre fille! elle n'a pas trouvé à se marier. C'était certain, et
elle vit avec peine du produit de son travail manuel; non qu'elle
manque de rien, à vrai dire, mais elle est coquette, la tante
Amélie!

Il faut entendre son petit grognement, voir son geste, suivre ses
yeux, quand elle essaye une coiffe ou un fichu. Elle a du goût:
elle sait planter une rose au coin de son oreille morte, et
trouver la couleur du ruban qui ira le mieux à son corsage, près
de son coeur qui veut parler...

Grand-tante Agnès.

On l'appelle la «béate[1]«.

Il y a tout un monde de vieilles filles qu'on appelle de ce nom-là.

«M'man, qu'est-ce que ça veut dire, une béate?»

Ma mère cherche une définition et n'en trouve pas; elle parle de
consécration à la Vierge, de voeux d'innocence.

«L'innocence. Ma grand-tante Agnès représente l'innocence? C'est
fait comme cela, l'innocence!»

Elle a bien soixante-dix ans, et elle doit avoir les cheveux
blancs; je n'en sais rien, personne n'en sait rien, car elle a
toujours un serre-tête noir qui lui colle comme du taffetas sur le
crâne; elle a, par exemple, la barbe grise, un bouquet de poils
ici, une petite mèche qui frisotte par là, et de tous côtés des
poireaux comme des groseilles, qui ont l'air de bouillir sur sa
figure.

Pour mieux dire, sa tête rappelle, par le haut, à cause du serre-tête
noir, une pomme de terre brûlée et, par le bas, une pomme de
terre germée: j'en ai trouvé une gonflée, violette, l'autre matin,
sous le fourneau, qui ressemblait à grand-tante Agnès comme deux
gouttes d'eau.

«Voeux d'innocence.»

Ma mère fait si bien, s'explique si mal, que je commence à croire
que c'est malpropre d'être béate, et qu'il leur manque quelque
chose, ou qu'elles ont quelque chose de trop.

Béate?

Elles sont quatre «béates» qui demeurent ensemble--pas toutes
avec des poireaux couleur de feu sur une peau couleur de cendre,
comme grand-tante Agnès, qui est coquette, mais toutes avec un
brin de moustache ou un bout de favoris, une noix de côtelette, et
l'inévitable serre-tête, l'emplâtre noir!

On m'y envoie de temps en temps.

C'est au fond d'une rue déserte, où l'herbe pousse.

Grand-tante Agnès est ma marraine, et elle adore son filleul.

Elle veut me faire son héritier, me laisser ce qu'elle a,--pas
son serre-tête, j'espère.

Il paraît qu'elle garde quelques vieux sous dans un vieux bas, et
quand on parle d'une voisine chez qui l'on a trouvé un sac d'écus
dans le fond d'un pot à beurre, elle rit dans sa barbe.

Je ne m'amuse pas fort chez elle, en attendant qu'on trouve son
pot à beurre!

Il fait noir dans cette grande pièce, espèce de grenier soutenu
par des poutres qui ont l'air en vieux bouchon, tant elles sont
piquées et moisies!

La fenêtre donne sur une cour, d'où monte une odeur de boue cuite.

Il n'y a que les rideaux de lit qui me plaisent,--ils suffisent
à me distraire; on y voit des bonshommes, des chiens, des arbres,
un cochon; ils sont peints en violet sur l'étoffe, c'est le même
sujet répété cent fois. Mais je m'amuse à les regarder de tous les
côtés, et je vois surtout toutes sortes de choses dans les rideaux
de ma grand-tante, quand je mets ma tête entre mes jambes pour les
regarder.

La chasse--c'est le sujet--me paraît de toutes les couleurs.
Je crois bien! Le sang me descend à la figure; j'ai le cerveau
comme un fond de barrique: c'est l'apoplexie! Je suis forcé de
retirer ma tête par les cheveux pour me relever, et de la replacer
droit comme une bouteille en vidange.

On fait des prières à tout bout de champ: _Amen! Amen! _avant la
rave et après l'oeuf.

Les raves sont le fond du dîner qu'on m'offre quand je vais chez
la béate; on m'en donne une crue et une cuite.

Je racle la crue, qui semble mousser sous le couteau, et a sur la
langue un goût de noisette et un froid de neige.

Je mords avec moins de plaisir dans celle qui est cuite au feu de
la chaufferette que la tante tient toujours entre les jambes, et
qui est le meuble indispensable des béates.--Huit jambes de
béates: quatre chaufferettes--qui servent de boîte à fil en été,
et dont elles tournent la braise avec leur clef en hiver.

Il y a de temps en temps un oeuf.

On tire cet oeuf d'un sac, comme un numéro de loterie et on le met
à la coque, le malheureux! C'est un véritable crime, un
_coquicide_, car il y a toujours un petit poulet dedans.

Je mange ce foetus avec reconnaissance, car on m'a dit que tout le
monde n'en mange pas, que j'ai le bénéfice d'une rareté, mais sans
entrain, car je n'aime pas l'avorton en mouillettes et le poulet à
la petite cuiller.

En hiver, les béates travaillent _à la boule:_ elles plantent une
chandelle entre quatre globes pleins d'eau, ce qui donne une lueur
blanche, courte et dure, avec des reflets d'or.

En été, elles portent leurs chaises dans la rue sur le pas de la
porte, et les _carreaux _vont leur train.

Avec ses bandeaux verts, ses rubans roses, ses épingles à tête de
perle, avec les fils qui semblent des traînées de bave d'argent
sur un bouquet, avec ses airs de corsage riche, ses fuseaux
bavards, le _carreau _est un petit monde de vie et de gaieté.

Il faut l'entendre babiller sur les genoux des dentellières, dans
les rues de béates, les jours chauds, au seuil des maisons
muettes. Un tapage de ruche ou de ruisseau, dès qu'elles sont
seulement cinq ou six à travailler,--puis quand midi sonne, le
silence!...

Les doigts s'arrêtent, les lèvres bougent, on dit la courte prière
de l'Angelus. Quand celle qui la dit a fini, tous répondent
mélancoliquement: _Amen! _et les _carreaux_ se remettent à
bavarder...


Mon oncle Joseph, mon _tonton _comme je dis, est un paysan qui
s'est fait ouvrier. Il a vingt-cinq ans, et il est fort comme un
boeuf; il ressemble à un joueur d'orgue; la peau brune, de grands
yeux, une bouche large, de belles dents; la barbe très noire, un
buisson de cheveux, un cou de matelot, des mains énormes toutes
couvertes de verrues,--ces fameuses verrues qu'il gratte pendant
la prière!

Il est _compagnon du devoir_, il a une grande canne avec de longs
rubans, et il m'emmène quelquefois chez la Mère des menuisiers. On
boit, on chante, on fait des tours de force; il me prend par la
ceinture, me jette en l'air, me rattrape et me jette encore. J'ai
plaisir et peur! puis je grimpe sur les genoux des compagnons; je
touche à leurs mètres et à leurs compas, je goûte au vin qui me
fait mal, je me cogne au _chef-d'oeuvre_, je renverse des
planches, et m'éborgne à leurs grands faux-cols, je m'égratigne à
leurs pendants d'oreilles. Ils ont des pendants d'oreilles.

«Jacques, est-ce que tu t'amuses mieux avec ces "messieurs de la
bachellerie" qu'avec nous?

--Oh! mais non!»

Il appelle «messieurs de la bachellerie» les instituteurs,
professeurs, maîtres de latinage ou de dessin, qui viennent
quelquefois à la maison et qui parlent du collège, tout le temps;
ce jour-là, on m'ordonne majestueusement de rester tranquille, on
me défend de mettre mes coudes sur la table, je ne dois pas remuer
les jambes, et je mange le gras de ceux qui ne l'aiment pas! Je
m'ennuie beaucoup avec ces messieurs de la bachellerie, et je suis
si heureux avec les menuisiers!

Je couche à côté de tonton Joseph, et il ne s'endort jamais sans
m'avoir conté des histoires--il en sait tout plein,--puis il
bat la retraite avec ses mains sur son ventre. Le matin, il
m'apprend à donner des coups de poing, et il se fait tout petit
pour me présenter sa grosse poitrine à frapper; j'essaie aussi le
coup de pied, et je tombe presque toujours.

Quand je me fais mal, je ne pleure pas, ma mère viendrait.

Il part le matin et revient le soir.

Comme j'attends après lui! Je compte les heures quand il est sur
le point de rentrer.

Il m'emporte dans ses bras après la soupe, et il m'emmène jusqu'à
ce qu'on se couche, dans son petit atelier, qu'il a en bas, où il
travaille à son compte, le soir, en chantant des chansons qui
m'amusent, et en me jetant tous les copeaux par la figure; c'est
moi qui mouche la chandelle, et il me laisse mettre les doigts
dans son vernis.

Il vient quelquefois des camarades le voir et causer avec lui, les
mains dans les poches, l'épaule contre la porte. Ils me font des
amitiés, et mon oncle est tout fier: «Il en sait déjà long, le
gaillard--Jacques, dis-nous ta fable!»

Un jour, l'oncle Joseph partit.

Ce fut une triste histoire!

Madame Garnier, la veuve de l'ivrogne qui s'est noyé dans sa cuve,
avait une nièce qu'elle fit venir de Bordeaux, lors de la
catastrophe.

Une grande brune, avec des yeux énormes, des yeux noirs, tout
noirs, et qui brûlent; elle les fait aller comme je fais aller
dans l'étude un miroir cassé, pour jeter des éclairs; ils roulent
dans les coins, remontent au ciel et vous prennent avec eux.

Il paraît que j'en tombai amoureux fou. Je dis «il paraît», car je
ne me souviens que d'une scène de passion, d'épouvantable
jalousie.

Et contre qui?

Contre l'oncle Joseph lui-même, qui avait fait la cour à
mademoiselle Célina Garnier, s'y était pris, je ne sais comment,
mais avait fini par la demander en mariage et l'épouser.

L'aimait-elle?

Je ne puis aujourd'hui répondre à cette question; aujourd'hui que
la raison est revenue, que le temps a versé sa neige sur ces
émotions profondes. Mais alors,--au moment où mademoiselle
Célina se maria, j'étais aveuglé par la passion.

Elle allait être la femme d'un autre! Elle me refusait, moi si
pur. Je ne savais pas encore la différence qu'il y avait entre une
dame et un monsieur, et je croyais que les enfants naissaient sous
les choux.

Quand j'étais dans un potager, il m'arrivait de regarder; je me
promenais dans les légumes, avec l'idée que moi aussi je pouvais
être père...

Mais tout de même, je tressaillais quand ma tante me tapotait les
joues et me parlait en bordelais. Quand elle me regardait d'une
certaine façon, le coeur me tournait, comme le jour où, sur le
Breuil, j'étais monté dans une balançoire de foire.

J'étais déjà grand: _dix ans._ C'est ce que je lui disais:

«N'épouse pas mon oncle Joseph! Dans quelque temps, je serai un
homme: attends-moi, jure-moi que tu m'attendras! C'est pour de
rire, n'est-ce pas, la noce d'aujourd'hui?»

Ce n'était pas pour de rire, du tout; ils étaient mariés bel et
bien, et ils s'en allèrent tous les deux.

Je les vis disparaître.

Ma jalousie veillait. J'entendis tourner la clef.

Elle me tordit le coeur, cette clef! J'écoutai, je fis le guet.
Rien! rien! Je sentis que j'étais perdu. Je rentrai dans la salle
du festin, et _je bus pour oublier._

Je n'osai plus regarder l'oncle Joseph en face depuis ce temps-là.
Cependant quand il vint nous voir, la veille de son départ pour
Bordeaux, il ne fit aucune allusion à notre rivalité et me dit
adieu avec la tendresse de l'oncle, et non la rancune du mari!

Il y a aussi ma cousine Apollonie; on l'appelle la Polonie.

C'est comme ça qu'ils ont baptisé leur fille, ces paysans!

Chère cousine! grande et lente, avec des yeux bleu de pervenche,
de longs cheveux châtains, des épaules de neige; un cou frais, que
coupe de sa noirceur luisante un velours tenant une croix d'or; le
sourire tendre et la voix traînante, devenant rose dès qu'elle
rit, rouge dès qu'on la fixe. Je la dévore des yeux quand elle
s'habille,--je ne sais pas pourquoi,--je me sens tout chose en
la regardant retenir avec ses dents et relever sur son épaule
ronde sa chemise qui dégringole, les jours où elle couche dans
notre petite chambre, pour être au marché la première, avec ses
blocs de beurre fermes et blancs comme les moules de chair qu'elle
a sur sa poitrine. On s'arrache le beurre de la Polonie.

Elle vient quelquefois m'agacer le cou, me menacer les côtes, de
ses doigts longs. Elle rit, me caresse et m'embrasse; je la serre
en me défendant, et je l'ai mordue une fois; je ne voulais pas la
mordre, mais je ne pouvais pas m'empêcher de serrer les dents,
comme sa chair avait une odeur de framboise... Elle m'a crié:
Petit méchant! en me donnant une tape sur la joue, un peu fort;
j'ai cru que j'allais m'évanouir et j'ai soupiré en lui répondant;
je me sentais la poitrine serrée et l'oeil plus doux.

Elle m'a quitté pour se rejeter dans son lit, en me disant qu'elle
avait attrapé froid. Elle ressemble par derrière au poulain blanc
que monte le petit du préfet.

J'ai pensé à elle tout le temps, en faisant mes thèmes.


Je reste quelquefois longtemps sans la voir, elle garde la maison
au village, puis elle arrive tout d'un coup, un matin, comme une
bouffée.

«C'est moi, dit-elle, je viens te chercher pour t'emmener chez
nous! Si tu veux venir!»

Elle m'embrasse! Je frotte mon museau contre ses joues roses, et
je le plonge dans son cou blanc, je le laisse traîner sur sa gorge
veinée de bleu!

Toujours cette odeur de framboise.

Elle me renvoie, et je cours ramasser mes hardes et changer de
chemise.

Je mets une cravate verte et je vole à ma mère de la pommade pour
sentir bon, moi aussi, et pour qu'elle mette sa tête sur mes
cheveux!

Mon paquet est fait, je suis graissé et cravaté, mais je me trouve
tout laid en me regardant dans le miroir, et je m'ébouriffe de
nouveau! Je tasse ma cravate au fond de ma poche, et, le col
ouvert, la casquette tombante, je cours avoir un baiser encore. Ça
me chatouillait; je ne lui disais pas.

Le garçon d'écurie a donné une tape sur la croupe du cheval, un
cheval jaune, avec des touffes de poils près du sabot; c'est celui
de ma _tatan _Mariou, qu'on enfourche, quand il y a trop de beurre
à porter, ou de fromages bleus à vendre. La bête va l'amble ta ta
ta, ta ta ta! toute raide; on dirait que son cou va se casser, et
sa crinière couleur de mousse roule sur ses gros yeux qui
ressemblent à des coeurs de moutons.

La tante ou la cousine montent dessus comme des hommes; les
mollets de ma tante sont maigres comme des fuseaux noirs, ceux de
ma cousine paraissent gras et doux dans les bas de laine blanche.

Hue donc! Ho, ho!

C'est Jean qui tire et fait virer le cheval; il a eu son picotin
d'avoine et il hennit en retroussant ses lèvres et montrant ses
dents jaunes.

Le voilà sellé.

«Passez-moi Jacquinou», dit la Polonie, qui est parvenue à
abaisser sur ses genoux sa jupe de futaine et s'est installée à
pleine chair sur le cuir luisant de la selle. Elle m'aide à
m'asseoir sur la croupe.


J'y suis!

Mais on s'aperçoit que j'ai oublié mes habits roulés dans un
torchon, sur la table d'auberge pleine de ronds de vin cernés par
les mouches.

On les apporte.

«Jean, attachez-les. Mon petit Jacquinou, passe tes bras autour de
ma taille, serre-moi bien.»

Le pauvre cheval a le tricotement sec et les os durs; mais je
m'aperçois à ce moment que ce que dit la fable qu'on nous fait
réciter est vrai.

Dieu fait bien ce qu'il fait!

Ma mère en me fouettant m'a durci et tanné la peau.

«Serre, je te dis! Serre-moi plus fort!»

Et je la serre sous son fichu peint semé de petites fleurs comme
des hannetons d'or, je sens la tiédeur de sa peau, je presse le
doux de sa chair. Il me semble que cette chair se raffermit sous
mes doigts qui s'appuient, et tout à l'heure, quand elle m'a
regardé en tournant la tête, les lèvres ouvertes et le cou
rengorgé, le sang m'est monté au crâne, a grillé mes cheveux.

J'ai un peu desserré les bras dans la rue Saint-Jean. C'est par là
que passent les bestiaux, et nous allions au pas. J'étais tout
fier. Je me figurais qu'on me regardait, et je faisais celui qui
sait monter: je me retournais sur la croupe en m'appuyant du plat
de la main, je donnais des coups de talons dans les cuisses et je
disais hue! comme un maquignon.

Nous avons traversé le faubourg, passé le dernier bourrelier.

Nous sommes à Expailly!

Plus de maisons! excepté dans les champs quelques-unes; des fleurs
qui grimpent contre les murs, comme des boutons de rose le long
d'une robe blanche; un coteau de vignes et la rivière au bas,--
qui s'étire comme un serpent sous les arbres, bornée d'une bande
de sable jaune plus fin que de la crème, et piqué de cailloux qui
flambent comme des diamants.

Au fond, des montagnes. Elles coupent de leur échine noire, verdie
par le poil des sapins, le bleu du ciel où les nuages traînent en
flocons de soie; un oiseau, quelque aigle sans doute, avait donné
un grand coup d'aile et il pendait dans l'air comme un boulet au
bout du fil.

Je me rappellerai toujours ces bois sombres, la rivière
frissonnante, l'air tiède et le grand aigle...

J'avais oublié que j'étais le coeur battant contre le dos de la
Polonie. Elle-même, ma cousine, semblait ne penser à rien, et je
ne me souviens avoir entendu que le pas du cheval et le beuglement
d'une vache...



3
Le collège

Le collège.--Il donnait, comme tous les collèges, comme toutes
les prisons, sur une rue obscure, mais qui n'était pas loin du
Martouret, le Martouret, notre grande place, où étaient la mairie,
le marché aux fruits; le marché aux fleurs, le rendez-vous de tous
les polissons, la gaieté de la ville. Puis le bout de cette rue
était bruyant, il y avait des cabarets, «des bouchons», comme on
disait, avec un trognon d'arbre, un paquet de branches, pour
servir d'enseigne. Il sortait de ces bouchons un bruit de
querelles, un goût de vin qui me montait au cerveau, m'irritait
les sens et me faisait plus joyeux et plus fort.

Ce goût de vin!--la bonne odeur des caves!--j'en ai encore le
nez qui bat et la poitrine qui se gonfle.

Les buveurs faisaient tapage; ils avaient l'air sans souci, bons
vivants, avec des rubans à leur fouet et des agréments pleins leur
blouse--ils criaient, _topaient_ en jurant, pour des ventes de
cochons ou de vaches.

Encore un bouchon qui saute, un rire qui éclate, et les bouteilles
trinquent du ventre dans les doigts du cabaretier! Le soleil jette
de l'or dans les verres, il allume un bouton sur cette veste, il
cuit un tas de mouches dans ce coin. Le cabaret crie, embaume,
empeste, fume et bourdonne.


À deux minutes de là, le collège moisit, sue l'ennui et pue
l'encre; les gens qui entrent, ceux qui sortent éteignent leur
regard, leur voix, leur pas, pour ne pas blesser la discipline,
troubler le silence, déranger l'étude.

Quelle odeur de vieux!...


C'est mademoiselle Balandreau qui m'y conduit--ma mère est
souffrante.--On me fait mon panier avant de partir, et je vais
m'enfermer là-dedans jusqu'à huit heures du soir. À ce moment-là,
mademoiselle Balandreau revient et me ramène. J'ai le coeur bien
gros quelquefois et je lui conte mes peines en sanglotant.


Mon père fait la première étude, celle des élèves de
mathématiques, de rhétorique et de philosophie. Il n'est pas aimé,
on dit qu'il est _chien_.

Il a obtenu du proviseur la permission de me garder dans son
étude, près de sa chaire, et je suis là, piochant mes devoirs à
ses côtés, tandis qu'il prépare son agrégation.

Il a eu tort de me prendre avec lui. Les grands ne sont pas trop
méchants pour moi; ils me voient timide, craintif, appliqué; ils
ne me disent rien qui me fasse de la peine, mais j'entends ce
qu'ils disent de mon père, comment ils l'appellent; ils se moquent
de son grand nez, de son vieux paletot, ils le rendent ridicule à
mes yeux d'enfant, et je souffre sans qu'il le sache.

Il me brutalise quelquefois dans ces moments-là. «Qu'est-ce que tu
as donc?--Comme il a l'air nigaud!»

Je viens de l'entendre insulter et j'étais en train de dévorer un
gros soupir, une vilaine larme.

Il m'envoie souvent, pendant l'étude du soir, demander un livre,
porter un mot à un des autres pions qui est au bout de la cour,
tout là-bas... il fait noir, le vent souffle; de temps en temps,
il y a des étages à monter, un long corridor, un escalier obscur,
c'est tout un voyage; on se cache dans les coins pour me faire
peur. Je joue au brave, mais je ne me sens bien à l'aise que quand
je suis rentré dans l'étude où l'on étouffe.

J'y reste quelquefois tout seul, quand mademoiselle Balandreau est
en retard. Les élèves sont allés souper, conduits par mon père.


Comme le temps me semble long! C'est vide, muet; et s'il vient
quelqu'un, c'est le lampiste qui n'aime pas mon père non plus, je
ne sais pourquoi: un vieux qui a une loupe, une casquette de peau
de bête et une veste grise comme celle des prisonniers; il sent
l'huile, marmotte toujours entre ses dents, me regarde d'un oeil
dur, m'ôte brutalement ma chaise de dessous moi, sans m'avertir,
met le quinquet sur mes cahiers, jette à terre mon petit paletot,
me pousse de côté comme un chien, et sort sans dire un mot. Je ne
dis rien non plus et ne parle pas davantage quand mon père
revient. On m'a appris qu'il ne fallait pas «rapporter». Je ne le
fais point, je ne le ferai jamais dans le cours de mon existence
de collégien, ce qui me vaudra bien des tortures de la part de mes
maîtres.

Puis, je ne veux pas que, parce qu'on m'a fait mal, il puisse
arriver du mal, à mon père, et je lui cache qu'on me maltraite,
pour qu'il ne se dispute pas à propos de moi. Tout petit, je sens
que j'ai un devoir à remplir, ma sensibilité comprend que je suis
un fils de galérien, pis que cela! de garde-chiourme! et je
supporte la brutalité du lampiste.

J'écoute, sans paraître les avoir entendues, les moqueries qui
atteignent mon père; c'est dur pour un enfant de dix ans.

Il est arrivé que j'ai eu très faim, quelques-uns de ces soirs-là,
quand on tardait trop à venir. Le réfectoire lançait des odeurs de
grillé, j'entendais le cliquetis des fourchettes à travers la
cour.

Comme je maudissais mademoiselle Balandreau qui n'arrivait pas!

J'ai su depuis qu'on la retenait exprès; ma mère avait soutenu à
mon père que s'il n'était pas une poule mouillée, il pourrait me
fournir mon souper avec les restes du sien, ou avec le supplément
qu'il demanderait au réfectoire.

«Si c'était elle, il y a longtemps que ce serait fait. Il n'avait
qu'à mettre cela dans du papier. Elle lui donnerait une petite
boîte, s'il voulait.»

Mon père avait toujours résisté--le pauvre homme. La peur d'être
vu! le ridicule s'il était surpris--la honte! Ma mère tâchait de
lui forcer la main de temps en temps, en me laissant affamé, dans
son étude, à l'heure du souper. Il ne cédait pas, il préférait que
je souffrisse un peu et il avait raison.

Je me souviens pourtant d'une fois où il s'échappa du réfectoire,
pour venir me porter une petite côtelette panée qu'il tira d'un
cahier de thèmes où il l'avait cachée: il avait l'air si troublé
et repartit si ému! Je vois encore la place, je me rappelle la
couleur du cahier, et j'ai pardonné bien des torts plus tard à mon
père, en souvenir de cette côtelette chipée pour son fils, un
soir, au lycée du Puy...


Le proviseur s'appelle Hennequin,--envoyé en disgrâce dans ce
trou du Puy.

Il a écrit un livre: _Les Vacances d'Oscar._

On les donne en prix, et après ce que j'ai entendu dire, ce que
j'ai lu à propos des gens qui étaient auteurs, je suis pris d'une
vénération profonde, d'une admiration muette pour l'auteur des
_Vacances d'Oscar_, qui daigne être proviseur dans notre petite
ville, proviseur de mon père, et qui salue ma mère quand il la
rencontre.

J'ai dévoré _Les Vacances d'Oscar_.

Je vois encore le volume cartonné de vert, d'un vert marbré qui
blanchissait sous le pouce et poissait les mains, avec un dos de
peau blanche, s'ouvrant mal, imprimé sur papier à chandelle. Eh
bien! il tombe de ces pages, de ce malheureux livre, dans mon
souvenir, il tombe une impression de fraîcheur chaque fois que j'y
songe!

Il y a une histoire de pêche que je n'ai point oubliée.

Un grand filet luit au soleil, les gouttes d'eau roulent comme des
perles, les poissons frétillent dans les mailles, deux pêcheurs
sont dans l'eau jusqu'à la ceinture, c'est le frisson de la
rivière.

Il avait su, cet Hennequin, ce proviseur dégommé, ce chantre du
petit Oscar, traîner ce grand filet le long d'une page et faire
passer cette rivière dans un coin de chapitre...


Le professeur de philosophie--M. Beliben--petit, fluet, une
tête comme le poing, trois cheveux, et un filet de vinaigre dans
la voix.

Il aimait à prouver l'existence de Dieu, mais si quelqu'un
glissait un argument, même dans son sens, il indiquait qu'on le
dérangeait, il lui fallait toute la table, comme pour une
réussite.

Il prouvait l'existence de Dieu avec des petits morceaux de bois,
des haricots.

«Nous plaçons ici un haricot, bon!--là, une allumette.--Madame
Vingtras, une allumette?--Et maintenant que j'ai rangé, ici les
vices de l'homme, là les vertus, j'arrive avec les FACULTÉS DE
L'ÂME.»

Ceux qui n'étaient pas au courant regardaient du côté de la porte
s'il entrait quelqu'un, ou du côté de sa poche, pour voir s'il
allait sortir quelque chose. Les facultés de l'âme, c'était de la
haute, du chenu! Ma mère était flattée.

«Les voici!»

On se tournait encore, malgré soi, pour saluer ces dames; mais
Beliben vous reprenait par le bouton du paletot et tapait avec
impatience sur la table. Il lui fallait de l'attention. Que
diable! voulait-on qu'il prouvât l'existence de Dieu, oui ou non!

«Moi, ça m'est égal, et vous?» disait mon oncle Joseph à son
voisin, qui faisait chut, et allongeait le cou pour mieux voir.

Mon oncle remettait nonchalamment ses mains dans ses poches et
regardait voler les mouches.

Mais le professeur de bon Dieu tenait à avoir mon oncle pour lui
et le ramenait à son sujet, l'agrippant par son amour-propre et
s'accrochant à son métier.

«Chadenas, vous qui êtes menuisier, vous savez qu'avec le
compas...»

Il fallait aller jusqu'au bout: à la fin le petit homme écartait
sa chaise, tendait une main, montrait un coin de la table et
disait: «DIEU EST LÀ.»

On regardait encore, tout le monde se pressait pour voir: tous les
haricots étaient dans un coin avec les allumettes, les bouts de
bouchons et quelques autres saletés, qui avaient servi à la
démonstration de l'_Être suprême_.

Il paraît que les vertus, les vices, les facultés de l'âme
venaient toutes _fa-ta-le-ment_ aboutir à ce tas-là. Tous les
haricots y sont. Donc Dieu existe. C. Q. F. D.



4
La petite ville

La porte de Pannesac.

Elle est en pierre, cette porte, et mon père me dit même que je
puis me faire une idée des monuments romains en la regardant.

J'ai d'abord une espèce de vénération, puis ça m'ennuie; je
commence à prendre le dégoût des monuments romains.

Mais la rue!... Elle sent la graine et le grain.

Les culasses de blé s'affaissent et se tassent comme des endormis,
le long des murs. Il y a dans l'air la poussière fine de la farine
et le tapage des marchés joyeux. C'est ici que les boulangers ou
les meuniers, ceux qui font le pain, viennent s'approvisionner.


J'ai le respect du pain.

Un jour je jetais une croûte, mon père est allé la ramasser. Il ne
m'a pas parlé durement comme il le fait toujours.

«Mon enfant, m'a-t-il dit, il ne faut pas jeter le pain; c'est dur
à gagner. Nous n'en avons pas trop pour nous; mais si nous en
avions trop, il faudrait le donner aux pauvres. Tu en manqueras
peut-être un jour, et tu verras ce qu'il vaut. Rappelle-toi ce que
je te dis là, mon enfant!»

Je ne l'ai jamais oublié.

Cette observation, qui, pour la première fois peut-être dans ma
vie de jeunesse, me fut faite sans colère, mais avec dignité, me
pénétra jusqu'au fond de l'âme; et j'ai eu le respect du pain
depuis lors.

Les moissons m'ont été sacrées, je n'ai jamais écrasé une gerbe,
pour aller cueillir un coquelicot ou un bluet; jamais je n'ai tué
sur sa tige la fleur du pain!

Ce qu'il me dit des pauvres me saisit aussi et je dois peut-être à
ces paroles, prononcées simplement ce jour-là, d'avoir toujours eu
le respect, et toujours pris la défense de ceux qui ont faim.

«Tu verras ce qu'il vaut.»

Je l'ai vu.


Aux portes des allées sont des mitrons en jupes comme des femmes,
jambes nues, petite camisole bleue sur les épaules.

Ils ont les joues blanches comme de la farine et la barbe blonde
comme de la croûte.

Ils traversent la rue pour aller boire une goutte, et
blanchissent, en passant, une main d'ami qu'ils rencontrent, ou
une épaule de monsieur qu'ils frôlent.

Les patrons sont au comptoir, où ils pèsent les miches, et eux
aussi ont des habits avec des tons blanchâtres, ou couleur de
seigle. Il y a des gâteaux, outre les miches, derrière les vitres:
des brioches comme des nez pleins, et des tartelettes comme du
papier mou.

À côté des haricots ou des graines charnues comme des fruits verts
ou luisants comme des cailloux de rivière, les marchands avaient
du plomb dans les écuelles de bois.

C'était donc là ce qu'on mettait dans un fusil? ce qui tuait les
lièvres et traversait les coeurs d'oiseaux? On disait même que les
charges parfois faisaient balle et pouvaient casser un bras ou une
mâchoire d'homme.

Je plongeais mes doigts là-dedans, comme tout à l'heure j'avais
plongé mon poing dans les sacs de grain, et je sentais le plomb
qui roulait et filait entre les jointures comme des gouttes d'eau.
Je ramassais comme des reliques ce qui était tombé des écuelles et
des sacs.


Les articles de pêche aussi se vendaient à Pannesac.

Tout ce qui avait des tons vifs ou des couleurs fauves, gros comme
un pois ou comme une orange, tout ce qui était une tache de
couleur vigoureuse ou gaie, tout cela faisait marque dans mon oeil
d'enfant triste, et je vois encore les bouchons vernis de rouge et
les belles lignes luisantes comme du satin jaune.

Avoir une ligne, la jeter dans le frais des rivières, ramener un
poisson qui luirait au soleil comme une feuille de zinc et
deviendrait d'or dans le beurre!

Un goujon pris par moi!

Il portait toute mon imagination sur ses nageoires!

J'allais donc vivre du produit de ma pêche; comme les insulaires
dont j'avais lu l'histoire dans les voyages du capitaine Cook.

J'avais lu aussi qu'ils faisaient des vitres à leurs huttes avec
de la colle de poisson, et je voyais le jour où je placerais les
carreaux à toutes les fenêtres de ma famille; je me proposais de
gratter tout ce qui «mordrait» et de mettre ce résidu d'écaille et
de fiente dans ma grande poche.

Je le fis plus tard; mais la fermentation, au fond de la poche,
produisit des résultats inattendus, à la suite desquels je fus un
objet de dégoût pour mes voisins.

Cela ébranla ma confiance dans les récits des voyageurs, et le
doute s'éleva dans mon esprit.

Il y avait une épicerie dans le fond de Pannesac, qui ajoutait aux
odeurs tranquilles du marché une odeur étouffée, chaude, violente,
qu'exhalaient les morues salées, les fromages bleus, le suif, la
graisse et le poivre.

C'était la morue qui dominait, en me rappelant plus que jamais les
insulaires, les huttes, la colle et les phoques fumés.

Je lançais un dernier regard sur Pannesac, et je manquais
régulièrement d'être écrasé, près de la porte de pierre.

Je me jetais de côté pour laisser passer les grands chariots qui
portaient tous ces fonds de campagne, ces jardins en panier, ces
moissons en sac. Ces chariots avaient l'air des voitures de fête
dans les mascarades italiennes, avec leur monde d'enfarinés et de
pierrots à dos d'Hercule!


Là-haut, tout là-haut, est l'École normale.


Le fils du directeur vient me prendre quelquefois pour jouer.

Il y a un jardin derrière l'école, avec une balançoire et un
trapèze.

Je regarde avec admiration ce trapèze et cette balançoire;
seulement il m'est défendu d'y monter.

C'est ma mère qui a recommandé aux parents du petit garçon de ne
pas me laisser me balancer ou me pendre.

Madame Haussard, la directrice, ne se soucie pas d'être toujours à
me surveiller; mais elle m'a fait promettre d'obéir à ma mère.
J'obéis.

Madame Haussard aime bien son fils, autant que ma mère m'aime; et
elle lui permet pourtant ce qu'on me défend!

J'en vois d'autres, pas plus grands que moi, qui se balancent
aussi.

Ils se casseront donc les reins?

Oui, sans doute; et je me demande tout bas si ces parents qui
laissent ainsi leurs enfants jouer à ces jeux-là ne sont pas tout
simplement des gens qui veulent que leurs enfants se tuent. Des
assassins sans courage! des monstres! qui, n'osant pas noyer leurs
petits, les envoient au trapèze--et à la balançoire!

Car enfin, pourquoi ma mère m'aurait-elle condamné à ne point
faire ce que font les autres?

Pourquoi me priver d'une joie?

Suis-je donc plus cassant que mes camarades?

Ai-je été recollé comme un saladier?

Y a-t-il un mystère dans mon organisation?

J'ai peut-être le derrière plus lourd que la tête!

Je ne peux pas le peser à part pour être sûr.

En attendant je rôde, le museau en l'air, sous le petit gymnase,
que je touche du doigt en sautant comme un chien après un morceau
de sucre placé trop haut.

Mais que je voudrais donc avoir la tête en bas!

Oh! ma mère! ma mère! Pourquoi ne me laissez-vous pas monter sur
le trapèze et me mettre la tête en bas!

Rien qu'une fois!

Vous me fouetterez après, si vous voulez!


Mais cette mélancolie même vient à mon secours et me fait trouver
les soirées plus belles et plus douces sur la grande place qui est
devant l'école, et où je vais, quand je suis triste d'avoir vu le
trapèze et la balançoire me tendre inutilement les bras dans le
jardin!

La brise secoue mes cheveux sur mon front et emporte avec elle ma
bouderie et mon chagrin.

Je reste silencieux, assis quelquefois comme un ancien sur un
banc, en remuant la terre devant moi avec un bout de branche, ou
relevant tout d'un coup ma tête pour regarder l'incendie qui
s'éteint dans le ciel...

«Tu ne dis rien, me fait le petit de l'École normale, à quoi
penses-tu?

--À quoi je pense? Je ne sais pas.»

Je ne pense pas à ma mère, ni au bon Dieu, ni à ma classe; et
voilà que je me mets à bondir! Je me fais l'effet d'un animal dans
un champ, qui aurait cassé sa corde; et je grogne, et je caracole
comme un cabri, au grand étonnement de mon petit camarade, qui me
regarde gambader, et s'attend à me voir brouter. J'en ai presque
envie.



5
La toilette

Un jour, un homme qui voyageait m'a pris pour une curiosité du
pays, et m'ayant vu de loin, est accouru au galop de son cheval.
Son étonnement a été extrême, quand il a reconnu que j'étais
vivant. Il a mis pied à terre, et s'adressant à ma mère, lui a
demandé respectueusement si elle voulait bien lui indiquer
l'adresse du tailleur qui avait fait mon vêtement.

«C'est moi», a-t-elle répondu, rougissant d'orgueil.

Le cavalier est reparti et on ne l'a plus revu.

Ma mère m'a parlé souvent de cette apparition, de cet homme qui se
détournait de son chemin pour savoir qui m'habillait.


Je suis en noir souvent, «rien n'habille comme le noir», et en
habit, en frac, avec un chapeau haut de forme; j'ai l'air d'un
poêle.

Cependant, comme j'use beaucoup, on m'a acheté, dans la campagne,
une étoffe jaune et velue, dont je suis enveloppé. Je joue
l'ambassadeur lapon. Les étrangers me saluent; les savants me
regardent.

Mais l'étoffe dans laquelle on a taillé mon pantalon se sèche et
se racornit, m'écorche et m'ensanglante.

Hélas! Je vais non plus vivre, mais me traîner.

Tous les jeux de l'enfance me sont interdits. Je ne puis jouer aux
barres, sauter, courir, me battre. Je rampe seul, calomnié des
uns, plaint par les autres, inutile! Et il m'est donné, au sein
même de ma ville natale, à douze ans, de connaître, isolé dans ce
pantalon, les douleurs sourdes de l'exil.


Madame Vingtras y met quelquefois de l'espièglerie.

On m'avait invité pendant le carnaval à un bal d'enfants. Ma mère
m'a vêtu en charbonnier. Au moment de me conduire, elle a été
forcée d'aller ailleurs; mais elle m'a mené jusqu'à la porte de
M. Puissegat, chez qui se donnait le bal.

Je ne savais pas bien le chemin et je me suis perdu dans le
jardin; j'ai appelé.

Une servante est venue et m'a dit:

«C'est vous, le petit Choufloux, qui venez pour aider à la
cuisine?»

Je n'ai pas osé dire que non, et on m'a fait laver la vaisselle
toute la nuit.

Quand le matin ma mère est venue me chercher, j'achevais de rincer
les verres; on lui avait dit qu'on ne m'avait pas aperçu; on avait
fouillé partout.

Je suis entré dans la salle pour me jeter dans ses bras: mais, à
ma vue, les petites filles ont poussé des cris, des femmes se sont
évanouies, l'apparition de ce nain, qui roulait à travers ces
robes fraîches, parut singulière à tout le monde.

Ma mère ne voulait plus me reconnaître; je commençais à croire que
j'étais orphelin!

Je n'avais cependant qu'à l'entraîner et à lui montrer, dans un
coin, certaine place couturée et violacée, pour qu'elle criât à
l'instant: «C'est mon fils!» Un reste de pudeur me retenait. Je me
contentai de faire des signes, et je parvins à me faire
comprendre.

On m'emporta comme on tire le rideau sur une curiosité.


La distribution des prix est dans trois jours.

Mon père, qui est dans le secret des dieux, sait que j'aurai des
prix, qu'on appellera son fils sur l'estrade, qu'on lui mettra sur
la tête une couronne trop grande, qu'il ne pourra ôter qu'en
s'écorchant, et qu'il sera embrassé sur les deux joues par quelque
autorité.

Madame Vingtras est avertie, et elle songe...

Comment habillera-t-elle son fruit, son enfant, son Jacques? Il
faut qu'il brille, qu'on le remarque,--on est pauvre, mais on a
du goût.

«Moi d'abord, je veux que mon enfant soit bien mis.»

On cherche dans la grande armoire où est la robe de noce, où sont
les fourreaux de parapluie, les restes de jupe, les coupons de
soie.

Elle s'égratigne enfin à une étoffe criante, qui a des reflets de
tigre au soleil;--une étoffe comme une lime, qui exaspère les
doigts quand on la touche, et qui flambe au grand air comme une
casserole! Une belle étoffe, vraiment, et qui vient de la grand-mère,
et qu'on a payée à prix d'or. «Oui, mon enfant, à prix d'or,
dans l'ancien temps.»

«Jacques, je vais te faire une redingote avec ça, m'en priver pour
toi!...», et ma mère ravie me regarde du coin de l'oeil, hoche la
tête, sourit du sourire des sacrifiées heureuses.

«J'espère qu'on vous gâte, monsieur», et elle sourit encore, et
elle dodeline de la tête, et ses yeux sont noyés de tendresse.

«C'est une folie! tant pis! on fera une redingote à Jacques avec
ça.»

On m'a essayé la redingote, hier soir, et mes oreilles saignent,
mes ongles sont usés. Cette étoffe crève la vue et chatouille si
douloureusement la peau!

«Seigneur! délivrez-moi de ce vêtement!»

Le ciel ne m'entend pas! La redingote est prête.


Non, Jacques, elle n'est pas prête. Ta mère est fière de toi; ta
mère t'aime et veut te le prouver.

Te figures-tu qu'elle te laissera entrer dans ta redingote, sans
ajouter un grain de beauté une mouche, un pompon, un rien sur le
revers, dans le dos, au bout des manches! Tu ne connais pas ta
mère, Jacques!

Et ne la vois-tu pas qui joue, à la fois orgueilleuse et modeste,
avec des noyaux verts!

La mère de Jacques lui fait même kiki dans le cou.

Il ne rit pas.--Ces noyaux lui font peur!...

Ces noyaux sont des boutons, vert vif, vert gai, en forme
d'olives, qu'on va,--voyez si madame Vingtras épargne rien!--
qu'on va coudre tout le long, à la _polonaise_! À la polonaise,
Jacques!

Ah! quand, plus tard, il fut dur pour les Polonais, quoi
d'étonnant! Le nom de cette nation, voyez-vous, resta chez lui
cousu à un souvenir terrible... la redingote de la distribution
des prix, la redingote à noyaux, aux boutons ovales comme des
olives et verts comme des cornichons.

Joignez à cela qu'on m'avait affublé d'un chapeau haut de forme
que j'avais brossé à rebrousse-poil et qui se dressait comme une
menace sur ma tête.

Des gens croyaient que c'étaient mes cheveux et se demandaient
quelle fureur les avait fait se hérisser ainsi. «Il a vu le
diable», murmuraient les béates en se signant...

J'avais un pantalon blanc. Ma mère s'était saignée aux quatre
veines.

Un pantalon blanc à sous-pieds!

Des sous-pieds qui avaient l'air d'instruments pour un pied-bot et
qui tendaient la culotte à la faire craquer.

Il avait plu, et, comme on était venu vite, j'avais des plaques de
boue dans les mollets, et mon pantalon blanc, trempé par endroits,
collé sur mes cuisses.

«MON FILS», dit ma mère d'une voix triomphante en arrivant à la
porte d'entrée et en me poussant devant elle.

Celui qui recevait les cartes faillit tomber de son haut et me
chercha sous mon chapeau, interrogea ma redingote, leva les mains
au ciel.


J'entrai dans la salle.

J'avais ôté mon chapeau en le prenant par les poils; j'étais
reconnaissable, c'était bien moi, il n'y avait pas à s'y tromper,
et je ne pus jamais dans la suite invoquer un alibi.

Mais, en voulant monter par-dessus un banc pour arriver du côté de
ma classe, voilà un des sous-pieds qui craque, et la jambe du
pantalon qui remonte comme un élastique! Mon tibia se voit,--
j'ai l'air d'être en caleçon cette fois;--les dames, que mon
cynisme outrage, se cachent derrière leur éventail...

Du haut de l'estrade, on a remarqué un tumulte dans le fond de la
salle.

Les autorités se parlent à l'oreille, le général se lève et
regarde: on se demande le secret de ce tapage.

«Jacques, baisse ta culotte», dit ma mère à ce moment, d'une voix
qui me fusille et part comme une décharge dans le silence.

Tous les regards s'abaissent sur moi.

Il faut cependant que ce scandale cesse. Un officier plus
énergique que les autres donne un ordre:

«Enlevez l'enfant aux cornichons!»


L'ordre s'exécute discrètement; on me tire de dessous la banquette
où je m'étais tapi désespéré, et la femme du censeur, qui se
trouve là, m'emmène, avec ma mère, hors de la salle, jusqu'à la
lingerie, où on me déshabille.

Ma mère me contemple avec plus de pitié que de colère.

«Tu n'es pas fait pour porter la toilette, mon pauvre garçon!»

Elle en parle comme d'une infirmité et elle a l'air d'un médecin
qui abandonne un malade.

Je me laisse faire. On me loge dans la défroque d'un petit, et ce
petit est encore trop grand, car je danse dans ses habits. Quand
je rentre dans la salle, on commence à croire à une mystification.

Tout à l'heure j'avais l'air d'un léopard, j'ai l'air d'un
vieillard maintenant. Il y a quelque chose là-dessous.

Le bruit se répand, dans certaines parties de la salle, que je
suis le fils de l'escamoteur qui vient d'arriver dans la ville et
qui veut se faire remarquer par un tour nouveau. Cette version
gagne du terrain; heureusement on me connaît, on connaît ma mère;
il faut bien se rendre à l'évidence, ces bruits tombent d'eux-mêmes,
et l'on finit par m'oublier.

J'écoute les discours en silence et en me fourrant les doigts dans
le nez, avec peine, car mes manches sont trop longues.

À cause de l'orage la distribution a lieu dans un dortoir,--un
dortoir dont on a enlevé les lits en les entassant avec leurs
accessoires dans une salle voisine. On voyait dans cette salle par
une porte vitrée, qui aurait dû avoir un rideau, mais n'en avait
pas; on distinguait des vases en piles, des vases qui pendant
l'année servaient, mais qu'on retirait de dessous les lits pendant
les vacances. On en avait fait une pyramide blanche.

C'était le coin le plus gai; un malin petit rayon de soleil avait
choisi le ventre d'un de ces vases pour y faire des siennes, s'y
mirer, coqueter, danser, le mutin, et il s'en donnait à coeur
joie!

Adossée à cette salle était l'estrade, avec le personnel de la
baraque, je veux dire du collège:--Monseigneur au centre, le
préfet à gauche, le général à droite, galonnés, teintés de violet,
panachés de blanc, cuirassés d'or comme les écuyers du cirque
Bouthors. Il n'y avait pas de chameau, malheureusement.

Je crus voir un éléphant; c'était un haut fonctionnaire qui avait
la tête, la poitrine, le ventre et les pieds couleur d'éléphant,
mais qui était douanier de son état ou capitaine de gendarmerie,
j'ai oublié. Il était gros comme une barrique et essoufflé comme
un phoque: il avait beaucoup du phoque.

C'est lui qui me couronna pour le prix d'Histoire sainte. Il me
dit: «C'est bien, mon enfant!» Je croyais qu'il allait dire «Papa»
et replonger dans son baquet.



6
Vacances

Je m'amuse un peu pendant les vacances chez Soubeyrou, puis à
Farreyrolles.


M. Soubeyrou est un maraîcher des environs.

Trois fois par semaine, mon père donne quelques leçons au fils de
ce jardinier, et comme l'enfant est maladif, sort peu, on a
demandé que je vinsse lui tenir compagnie de temps en temps.

Je prends le plus long pour arriver.


Je suis donc libre!


Ce n'est pas pour faire une commission, avec l'ordre de revenir
tout de suite et de ne rien casser; ce n'est pas accompagné,
surveillé, pressé, que je descends la rue en me laissant glisser
sur la rampe de fer.

Non. J'ai mon temps, une après-midi, toute une après midi!

«Cela t'amuse d'aller chez M. Soubeyrou? demande ma mère.

--Oui, m'man.»

Mais un _oui_ lent, un _oui_ avec une moue.

Tiens! si je disais trop vite que ça m'amuse, elle serait capable
de m'empêcher d'y aller.

Si une chose me chagrine bien, me répugne, peut me faire pleurer,
ma mère me l'impose sur-le-champ.

«Il ne faut pas que les enfants aient de volonté; ils doivent
s'habituer à tout.--Ah! les enfants gâtés! Les parents sont bien
coupables qui les laissent faire tous leurs caprices...»

Je dis: «Oui, m'man», de façon qu'elle croie que c'est _non_, et
je me laisse habiller et sermonner en rechignant.


Je descends dans la ville.

Je ne m'arrête pas au Martouret, parce que ma mère peut me voir
des fenêtres de notre appartement, perché là-haut au dernier étage
d'une maison, qui est la plus haute de la ville.

Je fais le sage et le pressé en passant sur le marché; mais, dans
la rue Porte-Aiguière, je m'abrite derrière le premier gros homme
qui passe, et j'entre dans la cour de l'auberge du _Cheval-Blanc_.

De cette cour, je vois la rue en biais, et je puis dévorer des
yeux la devanture du bourrelier, où il y a des tas de houppes et
de grelots, des pompons bleus, de grands fouets couleur de cigare
et des harnais qui brillent comme de l'or.

Je reste caché le temps qu'il faut pour voir si ma mère est à la
fenêtre et me surveille encore; puis, quand je me sens libre, je
sors de la cour du _Cheval-Blanc_ et je me mets à regarder les
boutiques à loisir.


Il y a un chaudronnier en train de taper sur du beau cuivre rouge,
que le marteau marque comme une croupe de jument pommelée et qui
fait «dzine, dzine», sur le carreau; chaque coup me fait froncer
la peau et cligner des yeux.

Puis c'est la boutique d'Arnaud, le cordonnier, avec sa botte
verte pour enseigne, une grande botte cambrée, qui a un éperon et
un gland d'or; à la vitrine s'étalent des bottines de satin bleu,
de soie rose, couleur de prune, avec des noeuds comme des
bouquets, et qui ont l'air vivantes.

À côté, les pantoufles qui ressemblent à des souliers de Noël.

Mais le fils du jardinier attend.

Je m'arrache à ces parfums de cirage et à ces flamboiements de
vernis.


Je prends le Breuil...

Il y a un décrotteur qui est populaire et qu'on appelle Moustache.

Mon rêve est de me faire décrotter un jour par Moustache, de venir
là comme un homme, de lui donner mon pied,--sans trembler, si je
puis,--et de paraître habitué à ce luxe, de tirer négligemment
mon argent de ma poche en disant, comme font les messieurs qui lui
jettent leurs deux sous:

_Pour la goutte, Moustache!_

Je n'y arriverai jamais; je m'exerce pourtant!

_Pour la goutte, Moustache!_

J'ai essayé toutes les inflexions de voix; je me suis écouté, j'ai
prêté l'oreille, travaillé devant la glace, fait le geste:

_Pour la goutte_...

Non, je ne puis!

Mais, chaque fois que je passe devant Moustache, je m'arrête à le
regarder; je m'habitue au feu, je tourne et retourne autour de sa
boîte à décrotter; il m'a même crié une fois:

_Cirer vos bottes, m'ssieu?_

J'ai failli m'évanouir.

Je n'avais pas deux sous,--je n'ai pu les réunir que plus tard
dans une autre ville,--et je dus secouer la tête, répondre par
un signe, avec un sourire pâle comme celui d'une femme qui
voudrait dire: «Il m'est défendu d'aimer!»


Au fond du Breuil est la tannerie avec ses pains de tourbe, ses
peaux qui sèchent, son odeur aigre.

Je l'adore, cette odeur montante, moutardeuse, verte--si l'on
peut dire verte,--comme les cuirs qui faisandent dans l'humidité
ou qui font sécher leur sueur au soleil.

Du plus loin que j'arrivais dans la ville du Puy, quand j'y revins
plus tard, je devinais et je sentais la tannerie du Breuil.

--Chaque fois qu'une de ces fabriques s'est trouvée sur mon
chemin, à deux lieues à la ronde, je l'ai flairée, et j'ai tourné
de ce côté mon nez reconnaissant...


Je ne me souviens plus du chemin, je ne sais par où je passais,
comment finissait la ville.

Je me rappelle seulement que je me trouvais le long d'un fossé qui
sentait mauvais, et que je marchais à travers un tas d'herbes et
de plantes qui ne sentaient pas bon.

J'arrivais dans le pays des jardiniers. Que c'est vilain, le pays
des maraîchers!

Autant j'aimais les prairies vertes, l'eau vive, la verdure des
haies; autant j'avais le dégoût de cette campagne à arbres courts,
à plantes pâles, qui poussent, comme de la barbe de vieux, dans un
terrain de sable ou de boue, sur le bord des villes.

Quelques feuilles jaunâtres, desséchées, galeuses, pendaient avec
des teintes d'oreilles de poitrinaires.

On avait déshonoré toutes les places, et l'on dérangeait à chaque
instant un tourbillon d'insectes qui se régalaient d'un chien
crevé.


Pas d'ombre!

Des melons qui ont l'air de boulets chauffés à blanc; des choux
rouges, violets,--on dirait des apoplexies, une odeur de poireau
et d'oignons!


J'arrive chez M. Soubeyrou.

Je reste, avec le petit malade, dans la serre.

Il est tout pâle, avec un grand sourire et de longues dents, le
blanc des yeux taché de jaune; il me montre un tas de livres qu'on
lui a achetés pour qu'il ne s'ennuie pas trop.

Un _Ésope_ avec des gravures coloriées.

Je me rappelle encore une de ces gravures qui représentait Borée,
le Soleil et un voyageur.

Le voyageur avait de la sueur chocolat qui lui coulait sur le
front et un énorme manteau lie-de-vin.


«Veux-tu t'amuser, m'aider à arroser les choux?» me dit le père
Soubeyrou, qui tient un arrosoir de chaque main et qui marche le
pantalon retroussé, les jambes et les pieds nus, depuis le matin.

Son mollet ressemble, velu et cuit par la chaleur, à une patte de
cochon grillé; il a sa chemise trempée et des gouttes d'eau
roulent sur le poil de son poitrail.

Non, je ne veux pas m'amuser, aider à arroser les choux!

Si ça l'amuse lui, tant mieux!

Je ne veux pas priver M. Soubeyrou d'un plaisir, et je lui réponds
par un mensonge.

«Je suis tombé hier, et je me suis fait mal aux reins.»

J'aime les choux, mais cuits.

Je ne fuis pas le baquet maternel, la vaisselle de mes pères, pour
venir tirer de l'eau chez des étrangers.

Je tire assez d'eau comme cela dans la semaine, et je sens assez
l'oignon.

Non, M. Soubeyrou, je ne vous suivrai pas à ce puits là-bas: je ne
tournerai pas la manivelle, je ne ferai pas venir le seau, je ne
me livrerai pas au travail honnête des jardins.

Je suis corrompu, malsain, que voulez-vous!

Mais je ne veux pas tirer d'eau!


DEVANT LES MESSAGERIES

En revenant, je fais le grand tour et je passe devant le _Café des
Messageries_.

L'enseigne est en lettres qui forment chacune une figure, une
bonne femme, un paysan, un soldat, un prêtre, un singe.

C'est peint avec une couleur jus de tabac, sur un fond gris, et
c'est une histoire qui se suit depuis le _C_ de Café jusqu'à l'_S_
de Messageries.

Je n'ai jamais eu le temps de comprendre.

Il fallait rentrer.

Puis, tandis que je regardais l'enseigne, que ma curiosité
saisissait le cotillon de la bonne femme, le grand faux-col du
paysan, la giberne du soldat, le rabat du curé, la queue du singe,
autour de moi on attelait les chevaux, on lavait les voitures; les
palefreniers, le postillon et le conducteur faisaient leur métier,
donnaient de la brosse, du fouet ou de la trompe.

Les voyageurs venaient prendre leurs places, retenir un coin.

J'étais là quelquefois à l'arrivée: la diligence traversait le
Breuil avec un bruit d'enfer, en soulevant des flots de poussière
ou en envoyant des étoiles de boue.

Elle était assaillie par un troupeau de portefaix qui se
disputaient les bagages, et vomissait de ses flancs jaunes des
gens engourdis qui s'étiraient les jambes sur le pavé.

Ils tombaient dans les bras d'un parent, d'un ami, on se serrait
la main, on s'embrassait; c'étaient des adieux, des au revoir, à
n'en plus finir.

On avait fait connaissance en route; les messieurs saluaient avec
regret des dames, qui répondaient avec réserve:

«Où aurai-je le plaisir de vous retrouver?

--Nous nous rencontrerons peut-être. Ah! voici maman.

--Voici mon mari.

--Je vois mon frère qui arrive avec sa femme.»

Il y avait des Anglais qui ne disaient rien et des commis-voyageurs
qui parlaient beaucoup. Tout le monde remuait, courait, s'échappait
comme les insectes quand je soulevais une pierre au bord d'un
champ.


J'en ai vu pourtant qui restaient là, à la même place, fouillant
le boulevard et le Breuil du regard, attendant quelqu'un qui ne
venait pas.

Il y en avait qui juraient, d'autres qui pleuraient.


Je me rappelle une jeune femme qui avait une tête fine, longue et
pâle.

Elle attendit longtemps...

Quand je partis, elle attendait encore. Ce n'était pas son mari,
car sur la petite malle qu'elle avait à ses pieds, il y avait
écrit: «Mademoiselle.»

Je la rencontrai quelques jours plus tard devant la poste; les
fleurs de son chapeau étaient fanées, sa robe de mérinos noir
avait des reflets roux, ses gants étaient blanchis au bout des
doigts. Elle demandait s'il n'était pas venu de lettre à telle
adresse: poste restante.

«Je vous ai dit que non.

--Il n'y a plus de courrier aujourd'hui?

--Non.»

Elle salua, quoiqu'on fût grossier, poussa un soupir et s'éloigna
pour aller s'asseoir sur un banc du _Fer-à-cheval_, où elle resta
jusqu'à ce que des officiers qui passaient l'obligèrent, par leurs
regards et leurs sourires, à se lever et à partir.

Quelques jours après, on dit chez nous qu'il y avait sur le bord
de l'eau le cadavre d'une femme qui s'était noyée. J'allai voir.
Je reconnus la jeune fille à la tête pâle...


Je vais chez mes tantes à Farreyrolles.

J'arrive souvent au moment où l'on se met à table.

Une grosse table, avec deux tiroirs de chaque bout et deux grands
bancs de chaque côté.

Dans ces tiroirs il traîne des couteaux, de vieux oignons, du
pain. Il y a des taches bleues au bord des croûtes, comme du
vert-de-gris sur de vieux sous.

Sur les deux bancs s'abattent la famille et les domestiques.

On mange entre deux prières.

C'est l'oncle Jean qui dit le bénédicité.

Tout le monde se tient debout, tête nue, et se rassoit en disant:
«_Amen!»_

_Amen! _est le mot que j'ai entendu le plus souvent quand
j'étais petit.

_Amen! _et le bruit des cuillers de bois commence; un bruit mou,
tout bête.

Viennent les grandes taillades de pain, comme des coups de
faucille. Les couteaux ont des manches de corne, avec de petits
clous à cercle jaune, on dirait les yeux d'or des grenouilles.

Ils mangent en bavant, ouvrent la bouche en long; ils se mouchent
avec leurs doigts, et s'essuient le nez sur leurs manches.

Ils se donnent des coups de coude dans les côtes, en manière de
chatouillade.

Ils rient comme de gros bébés; quand ils éclatent, ils renâclent
comme des ânes ou beuglent comme des boeufs.


C'est fini,--ils remettent le couteau à oeil de grenouille dans
la grande poche qui va jusqu'aux genoux, se passent le dos de la
main sur la bouche, se balayent les lèvres, et retirent leurs
grosses jambes de dessous la table.

Ils vont flâner dans la cour, s'il fait soleil, bavarder sous le
porche de l'écurie, s'il pleut; soulevant à peine leurs sabots qui
ont l'air de souches, où se sont enfoncés leurs pieds.

Je les aime tant avec leur grand chapeau à larges ailes et leur
long tablier de cuir! Ils ont de la terre aux mains, dans la
barbe, et jusque dans le poil de leur poitrail; ils ont la peau
comme de l'écorce, et des veines comme des racines d'arbres.

Quelquefois, quand leur tablier de cuir est à bas, le vent
entrouvre leur chemise toute grande, et en dessous du triangle de
hâle qui fait pointe au creux de l'estomac, on voit de la chair
blanche, tendre comme un dos de brebis tondue ou de cochon jeune.

Je les approche et je les touche comme on tâte une bête; ils me
regardent comme un animal de luxe,--moi de la ville!--
quelques-uns me comparent à un écureuil, mais presque tous à un
singe.

Je n'en suis pas plus fier, et je les accompagne dans les champs,
en leur empruntant l'aiguillon pour piquer les boeufs.

J'entre jusqu'au genou dans les sillons, à la saison du labourage;
je me roule dans l'herbe au moment où l'on fait les foins, je
piaule comme les cailles qui s'envolent, je fais des culbutes
comme les petits qui tombent des nids quand la charrue passe.

Oh! quels bons moments j'ai eus dans une prairie, sur le bord d'un
ruisseau bordé de fleurs jaunes dont la queue tremblait dans
l'eau, avec des cailloux blancs dans le fond, et qui emportait les
bouquets de feuilles et les branches de sureau doré que je jetais
dans le courant!...

Ma mère n'aime pas que je reste ainsi, muet, la bouche béante, à
regarder couler l'eau.

Elle a raison, je perds mon temps.

«Au lieu d'apporter ta grammaire latine pour apprendre tes
leçons!»

Puis, faisant l'émue, affichant la sollicitude:

«Si c'est permis, tout taché de vert, des talons pleins de boue...
On t'en achètera des souliers neufs pour les arranger comme cela!
Allons, repars à la maison, et tu ne sortiras pas ce soir!»

Je sais bien que les souliers s'abîment dans les champs et qu'il
faut mettre des sabots, mais ma mère ne veut pas! ma mère me fait
donner de l'éducation, elle ne veut pas que je sois un campagnard
comme elle!

Ma mère veut que son Jacques soit un _Monsieur_.

Lui a-t-elle fait des redingotes avec olives, acheté un tuyau de
poêle, mis des sous-pieds, pour qu'il retombe dans le fumier,
retourne à l'écurie mettre des sabots!

Ah oui! je préférerais des sabots! j'aime encore mieux l'odeur de
Florimond le laboureur que celle de M. Sother, le professeur de
huitième; j'aime mieux faire des paquets de foin que lire ma
grammaire, et rôder dans l'étable que traîner dans l'étude.

Je ne me plais qu'à nouer des gerbes, à soulever des pierres, à
lier des fagots, à porter du bois!

Je suis peut-être né pour être domestique!

C'est affreux! oui, je suis né pour être domestique! je le vois!
je le sens!!!

Mon Dieu! Faites que ma mère n'en sache rien!

J'accepterais d'être Pierrouni le petit vacher, et d'aller, une
branche à la main, une pomme verte aux dents, conduire les bêtes
dans le pâturage, près des mûres, pas loin du verger.

Il y a des églantiers rouges dans les buissons, et là-haut un
point barbu, qui est un nid; il y a des bêtes du bon Dieu, comme
de petits haricots qui volent, et dans les fleurs, des mouches
vertes qui ont l'air saoules.

On laisse Pierrouni se dépoitrailler, quand il a chaud, et se
dépeigner quand il en a envie.

On n'est pas toujours à lui dire:

«Laisse tes mains tranquilles, qu'est-ce que tu as donc fait à ta
cravate?--Tiens-toi droit.--Est-ce que tu es bossu?--Il est
bossu!--Boutonne ton gilet.--Retrousse ton pantalon,--
Qu'est-ce que tu as fait de l'olive? L'olive là, à gauche, la plus
verte!--Ah! cet enfant me fera mourir de chagrin!»


Mais les grands domestiques aussi sont plus heureux que mon père!

Ils n'ont pas besoin de porter des gilets boutonnés jusqu'en haut
pour couvrir une chemise de trois jours! Ils n'ont pas peur de mon
oncle Jean comme mon père a peur du proviseur; ils ne se cachent
pas pour rire et boire un verre de vin, quand ils ont des sous;
ils chantent de bon coeur, à pleine voix, dans les champs, quand
ils travaillent; le dimanche, ils font tapage à l'auberge.

Ils ont, au derrière de leur culotte, une pièce qui a l'air d'un
emplâtre: verte, jaune; mais c'est la couleur de la terre, la
couleur des feuilles, des branches et des choux.

Mon père, qui n'est pas domestique, ménage, avec des
frissonnements qui font mal, un pantalon de casimir noir, qui a
avalé déjà dix écheveaux de fil, tué vingt aiguilles, mais qui
reste grêlé, fragile et mou!

À peine il peut se baisser, à peine pourra-t-il saluer demain...

S'il ne salue pas, celui-ci..., celui-là... (il y a à donner des
coups de chapeau à tout le monde, au proviseur, au censeur, etc.),
s'il ne salue pas en faisant des grâces, dont le derrière du
pantalon ne veut pas, mais alors on l'appelle chez le proviseur!

Et il faudra s'expliquer!--pas comme un domestique--non!--
comme un professeur. Il faudra qu'il demande pardon.

On en parle, on en rit, les élèves se moquent, les collègues
aussi. On lui paye ses gages (ma mère nomme ça «les
appointements») et on l'envoie en disgrâce quelque part faire
mieux raccommoder ses culottes, avec sa femme qui a toujours
l'horreur des paysans; avec son fils... qui les aime encore...


Je me suis battu une fois avec le petit Viltare, le fils du
professeur de septième.

Ç'a été toute une affaire!...

On a fait comparaître mon père, ma mère; la femme du proviseur
s'en est mêlée; il a fallu apaiser madame Viltare qui criait:

«Si maintenant les fils de pion assassinent les fils de
professeur!»

Le petit Viltare m'avait jeté de l'encre sur mon pantalon et mis
du bitume dans le cou: je ne l'ai pas assassiné, mais je lui ai
donné un coup de poing et un croc-en-jambe..., il est tombé et
s'est fait une bosse.

On a amené cette bosse chez le proviseur (qui s'en moque comme de
_Colin Tampon_, qui se fiche de monsieur Viltare comme de monsieur
Vingtras), mais qui doit «surveiller la discipline et faire
respecter la hiérarchie»; je les entends toujours dire ça. Il m'a
fait venir, et j'ai dû demander pardon à M. Viltare, à
Mme Viltare, puis embrasser le petit Viltare, et enfin rentrer à
la maison pour me faire fouetter.

Ma mère m'avait dit d'être là au quart avant cinq heures.


Ce n'est pas comme ça à Farreyrolles.

Je me suis battu avec le petit porcher, l'autre jour, nous nous
sommes roulés dans les champs, arraché les cheveux, cognés, et
recognés, il m'a poché un oeil, je lui ai engourdi une oreille,
nous nous sommes relevés, pour nous retomber encore dessus!

Et après?

Après?--nous avons rentré nos tignasses, lui, sous son chapeau,
moi sous ma casquette, et on nous a fait nous taper dans la main.
--On en a ri tout le soir devant le chaudron entre le Bénédicité
et les Grâces, et au lieu de me cacher de mon oncle, je lui ai
montré que j'avais du sang à mon mouchoir.


C'est le jour du _Reinage_.

On appelle ainsi la fête du village; on choisit un roi, une reine.

Ils arrivent couverts de rubans. Des rubans au chapeau du roi, des
rubans au chapeau de la reine.

Ils sont à cheval tous deux, et suivis des beaux gars du pays, des
fils de fermiers, qui ont rempli leurs bourses ce jour-là, pour
faire des cadeaux aux filles.

On tire des coups de fusil, on crie hourrah! on caracole devant la
mairie, qui a l'air d'avoir un drapeau vert: c'est une branche
d'un grand arbre.

Les gendarmes sont en grand uniforme, le fusil en bandoulière, et
mon oncle dit qu'ils ont leurs gibernes pleines; ils sont pâles,
et pas un ne sait si, le soir, il n'aura pas la tête fendue ou les
côtes brisées.

Il y en a un qui est la bête noire du pays et qui sûrement ne
reviendrait pas vivant s'il passait seul dans un chemin où serait
le fils du braconnier Souliot ou celui de la mère Maichet, qu'on a
condamnée à la prison parce qu'elle a mordu et déchiré ceux qui
venaient l'arrêter pour avoir ramassé du bois mort.

En revenant de l'église, on se met à table.

Le plus pauvre a son litre de vin et sa terrine de riz sucré, même
Jean le Maigre qui demeure dans cette vilaine hutte là bas.

On a du lard et du pain blanc,--du pain blanc!...

On remplit jusqu'au bord les verres; quand les verres manquent, on
prend des écuelles et on boit du vivarais comme du lait,--un
vivarais qu'on va traire tout mousseux à une barrique qui est près
des vaches...

Les veines se gonflent, les boutons sautent!

On est tous mêlés; maîtres et valets, la fermière et les
domestiques, le premier garçon de ferme et le petit gardeur de
porcs, l'oncle Jean, Florimond le laboureur, Pierrouni le vacher,
Jeanneton la trayeuse, et toutes les cousines qui ont mis leur
plus large coiffe et d'énormes ceintures vertes.

Après le repas, la danse sur la pelouse ou dans la grange.

Gare aux filles!

Les garçons les poursuivent et les bousculent sur le foin, ou
viennent s'asseoir de force près d'elles sur le chêne mort qui est
devant la ferme et qui sert de banc.

Elles relèvent toujours leur coude assez à temps pour qu'on les
embrasse à pleines joues.

Je danse la bourrée aussi, et j'embrasse tant que je peux.


Un bruit de chevaux!--Les gendarmes passent au galop...

C'est à la maison Destougnal dans le fond du village; ceux de
Sansac sont venus, et il y a eu bataille.

On se tue dans le cabaret.

--_Anyn! les gars! _--ceux de Farreyrolles en avant!

On franchit les fossés, en se baissant dans la course pour
ramasser des pierres; en cassant, dans les buissons qu'on saute,
une branche à noeuds; j'en vois même un qui a un vieux fusil! ils
ne crient pas, ils vont essoufflés et pâles...

Voilà le cabaret!

On entend des bouteilles qui se brisent, des cris de douleur: «À
moi, à moi!» comme un sanglot.

C'est Bugnon_ le Velu_ qui crie!

Ils se sont jetés sur ce cabaret comme des mouches sur un tas
d'ordures; comme j'ai vu un taureau se jeter sur un tablier rouge,
un soir, dans le pré.

Du rouge! il y en a plein les vitres du cabaret et plein les
bouches des paysans...

Est-ce du vin du Vivarais ou du sang de Farreyrolles qui coule?

J'ai la tête en feu, car j'ai du sang de Farreyrolles aussi dans
mes veines d'enfant!

Je veux y être comme les autres, et taper dans le tas!

Je me sens pris par un pan de ma veste, arrêté brusquement, et je
tombe, en me retournant, dans les bras de ma tante, qui n'a pas
empêché ses fils d'aller au cabaret de Destougnal, mais qui ne
veut pas que son petit neveu soit dans cette tuerie.

Ça ne fait rien. Si je peux de derrière un arbre lancer une pierre
aux gendarmes, je n'y manquerai pas. Comme j'aimerais cette vie de
labour, de reinage et de bataille!


7
Les joies du foyer

_1er janvier._

Les collègues de mon père, quelques parents d'élèves, viennent
faire visite, on m'apporte des bouts d'étrennes.

«Remercie donc, Jacques! Tu es là comme un imbécile.»


Quand la visite est finie, j'ai plaisir à prendre le jouet ou la
friandise, la boîte à diable ou le sac à pralines;--je bats du
tambour et je sonne de la trompette, je joue d'une musique qu'on
se met entre les dents et qui les fait grincer, c'est à en devenir
fou!

Mais ma mère ne veut pas que je devienne fou! elle me prend la
trompette et le tambour. Je me rejette sur les bonbons et je les
lèche. Mais ma mère ne veut pas que j'aie des manières de
courtisan: «On commence par lécher le ventre des bonbons, on finit
par lécher...» Elle s'arrête, et se tourne vers mon père pour voir
s'il pense comme elle, et s'il sait de quoi elle veut parler;--
en effet, il se penche et montre qu'il comprend.

Je n'ai plus rien à faire siffler, tambouriner, grincer, et l'on
m'a permis seulement de traîner un petit bout de langue sur les
bonbons fins: et l'on m'a dit de la faire pointue encore! Il y
avait Eugénie et Louise Rayau qui étaient là, et qui riaient en
rougissant un peu. Pourquoi donc?

Plus de gros vernis bleu qui colle aux doigts et les embaume, plus
le goût du bois blanc des trompettes!...

On m'arrache tout et l'on enferme les étrennes sous clef.

«Rien qu'aujourd'hui, maman, laisse-moi jouer avec, j'irai dans la
cour, tu ne m'entendras pas! rien qu'aujourd'hui, jusqu'à ce soir,
et demain je serai bien sage!

--J'espère que tu seras bien sage demain; si tu n'es pas sage, je
te fouetterai. Donnez donc de jolies choses à ce saligaud, pour
qu'il les abîme.»

Ces points vifs, ces taches de couleur joyeuse, ces bruits de
jouet, ces trompettes d'un sou, ces bonbons à corset de dentelle,
ces pralines comme des nez d'ivrognes, ces tons crus et ces goûts
fins, ce soldat qui coule, ce sucre qui fond, ces gloutonneries de
l'oeil, ces gourmandises de la langue, ces odeurs de colle, ces
parfums de vanille, ce libertinage du nez et cette audace du
tympan, ce brin de folie, ce petit coup de fièvre, ah! comme c'est
bon, une fois l'an!--Quel malheur que ma mère ne soit pas
sourde!

Ce qui me fait mal, c'est que tous les autres sont si contents!
Par le coin de la fenêtre, je vois dans la maison voisine, chez
les gens d'en face, des tambours crevés, des chevaux qui n'ont
qu'une jambe, des polichinelles cassés! Puis ils sucent, tous,
leurs doigts; on les a laissés casser leurs jouets et ils ont
dévoré leurs bonbons.

Et quel boucan ils font!


Je me suis mis à pleurer.

C'est qu'il m'est égal de regarder des jouets, si je n'ai pas le
droit de les prendre et d'en faire ce que je veux; de les découdre
et de les casser, de souffler dedans et de marcher dessus, si ça
m'amuse...

Je ne les aime que s'ils sont à moi, et je ne les aime pas s'ils
sont à ma mère. C'est parce qu'ils font du bruit et qu'ils agacent
les oreilles qu'ils me plaisent; si on les pose sur la table comme
des têtes de mort, je n'en veux pas. Les bonbons, je m'en moque,
si on m'en donne un par an comme une exemption, quand j'aurai été
sage. Je les aime quand j'en ai trop.

«Tu as un coup de marteau, mon garçon!» m'a dit ma mère un jour
que je lui contais cela, et elle m'a cependant donné une praline.

«Tiens, mange-la avec du pain.»

On nous parle en classe des philosophes qui font tenir une leçon
dans un mot. Ma mère a de ces bonheurs-là, et elle sait me
rappeler par une fantaisie, un rien, ce qui doit être la loi d'une
vie bien conduite et d'un esprit bien réglé.

«Mange-la avec du pain!»

Cela veut dire: Jeune fou, tu allais la croquer bêtement, cette
praline. Oublies-tu donc que tu es pauvre! À quoi cela t'aurait-il
profité! Dis-moi! Au lieu de cela, tu en fais un plat utile, une
portion, tu la manges avec du pain.

J'aime mieux le pain tout seul.


LA SAINT-ANTOINE

C'est samedi prochain la fête de mon père.

Ma mère me l'a dit soixante fois depuis quinze jours.

«C'est la fête--_de--ton--père_.»

Elle me le répète d'un ton un peu irrité; je n'ai pas l'air assez
remué, paraît-il.

«Ton père s'appelle Antoine.»

Je le sais, et je n'éprouve pas de frisson; il n'y a pas là le
mystérieux et l'empoignant d'une révélation. Il s'appelle Antoine,
voilà tout.

Je suis sans doute un mauvais fils.

Si j'avais du coeur, si j'aimais bien mon père, ce qu'elle dit me
ferait plus d'effet. Je me tords la cervelle, je me frappe la
poitrine, je me tâte et me gratte; mais je ne me sens pas changé
du tout, je me reconnais dans la glace, je suis aussi laid et
aussi malpropre. C'est pourtant sa fête, samedi.


«As-tu appris ton compliment?»

Je me trouve un peu grand pour apprendre un compliment,--je ne
sais pas comment j'oserai entrer dans la chambre, ce qu'il faudra
dire, s'il faudra rire, s'il faudra pleurer, si je devrai me jeter
sur la barbe de mon père et la frotter en y enfonçant mon nez--
bien rapproprié, par exemple!--s'il sera filial que j'appuie,
que j'y reste un moment, ou s'il vaudra mieux le débarrasser tout
de suite, et m'en aller à reculons, avec des signes d'émotion, en
murmurant: «Quel beau jour!» À ce moment-là, je commencerai:

«_Oui, cher papa_...»

J'en tremble d'avance. J'ai peur d'avoir l'air si bête...--Non,
j'ai peur qu'on devine que j'aimerais que ce ne fût point sa
fête...

La fête de mon père!


Mes inquiétudes redoublent, quand ma mère m'annonce que je devrai
offrir un pot de fleurs.

Comme ce sera difficile!

Mais ma mère sait comment on exprime l'émotion et la joie d'avoir
à féliciter son père de ce qu'il s'appelle Antoine.

Nous faisons des répétitions.

D'abord, je gâche trois feuilles de papier à compliments: j'ai
beau tirer la langue, et la remuer, et la crisper en faisant mes
majuscules, j'éborgne les _o_, j'emplis d'encre la queue des _g_,
et je fais chaque fois un pâté sur le mot «allégresse». J'en suis
pour une série de taloches. Ah! elle me coûte gros, la fête de mon
père!

Enfin, je parviens à faire tenir, entre les filets d'or teintés de
violet et portés par des colombes, quelques phrases qui ont l'air
d'ivrognes, tant les mots diffèrent d'attitudes, grâce aux haltes
que j'ai faites à chaque syllabe pour les _fioner!_

Ma mère se résigne et décide qu'on ne peut pas se ruiner en mains
de papier; je signe--encore un pâté--encore une claque.--
C'est fini!

Reste à régler la cérémonie.

«Le papier comme ceci, le pot de fleurs comme cela, tu
t'avances...»

Je m'avance et je casse deux vases qui figurent le pot de fleurs;
--c'est quatre gifles, deux par vase.


Il est temps que le beau jour arrive: la nuit, je rêve que je
marche pieds nus sur des tessons et qu'on m'empale avec des
rouleaux de papier à compliment, ce qui me fait mal!

L'achat du pot provoque un grand désordre sur la place du marché.
Ma mère prend les pots et les flaire comme du gibier; elle en
remue bien une centaine avant de se décider, et voilà que les
jardiniers commencent à se fâcher!--elle a dérangé les étalages,
troublé les classifications, brouillé les familles; un botaniste
s'y perdrait!

On l'insulte, on a des mots grossiers pour elle--et même pour
son fils--qu'on ne craint pas d'appeler «aztèque» et avorton. Il
est temps de fuir.

Au bout de la place, ma mère s'arrête et me dit:

«Jacques, va-t'en demander au gros--celui qui est au bout, tu
sais,--s'il veut te donner le géranium pour onze sous.»

Il faut que je retourne dans cette bagarre, vers ce gros-là; c'est
justement celui qui m'a appelé «avorton».

J'en ai la chair de poule. J'y vais tout de même; j'ai l'air de
chercher une épingle par terre; je marche les yeux baissés, les
cuisses serrées, comme un ressort rouillé qui se déroule mal, et
j'offre mes onze sous.

Il a pitié, ce gros, et il me donne le géranium sans trop se
moquer de moi. Les autres ne sont pas trop cruels non plus, et je
puis rejoindre ma mère avec cette fleur, emblème de notre
allégresse:


_Accepte cette fleur..._
_Qui poussa dans mon coeur._


_Vendredi soir._

Vendredi soir, répétition générale, dans le mystère et l'ombre.

Mon père--Antoine--est censé ne plus savoir ce qui se passe.
Il sait tout; il a même hier soir renversé le géranium mal caché,
et je l'ai vu qui le relevait à la sourdine et le refrisait d'un
geste furtif.

Il a failli marcher sur le compliment raide, gommé, et qui en
gardera la cassure. Je l'avais pourtant caché dans la table de
nuit. Il sait tout, mais il feint, naïf comme un enfant et bon
comme un patriarche, de tout ignorer. Il faut que ce soit une
surprise.

Le matin du jour solennel, j'arrive: il est dans son lit.

«Comment! c'est ma fête?»

Avec un sourire, tournant un oeil d'époux vers ma mère:

«Déjà si vieux! Allons, que je vous embrasse!»

Il embrasse ma mère qui me tient par la main comme Cornélie
amenant les Gracques, comme Marie-Antoinette traînant son fils.
Elle me lâche pour tomber dans les bras de son époux.


C'est mon tour; je croyais que je devais dire le compliment
d'abord et qu'on n'embrassait qu'après le pot de fleurs. Il paraît
qu'on embrasse avant.

Je m'avance.

Je tiens le géranium de onze sous et le rouleau, ce qui me gêne
pour grimper.

Mon père m'aide, il me trouve lourd; je monte une jambe,--je
glisse. Mon père me rattrape, il est forcé de me saisir par le
fond de la culotte, et je tourne un peu dans l'espace. Ce n'est
pas ma figure qu'il a devant les yeux; moi-même je ne trouve pas
son visage. Quelle position! Puis je sens le géranium qui file; il
a filé, et tout le terreau tombe dans le lit. La couverture était
un peu soulevée.

On me chasse dans la chambre à coups de pied, et je n'ai pas la
joie pure d'embrasser mon père, d'être embrassé par lui le jour de
sa fête; mais je n'ai pas non plus à lire le compliment. C'est
entendu, bâclé, fini. Il y a un peu de fumier dans le lit.


La fête de ma mère ne me produit pas les mêmes émotions: c'est
plus carré.

Elle a déclaré nettement, il y a de longues années déjà, qu'elle
ne voulait pas qu'on fît des dépenses pour elle. Vingt sous sont
vingt sous. Avec l'argent d'un pot de fleurs, elle peut acheter un
saucisson. Ajoutez ce que coûterait le papier d'un compliment!
Pourquoi ces frais inutiles? Vous direz: ce n'est rien. C'est bon
pour ceux qui ne tiennent pas la queue de la poêle de dire ça;
mais elle, qui la tient, qui fricote, qui dirige le ménage, elle
sait que c'est quelque chose. Ajoutez quatre sous à un franc, ça
fait vingt-quatre sous partout.

Quoique je ne songe pas à la contredire, mais pas du tout (je
pense à autre chose, et j'ai justement mal au ventre), elle me
regarde en parlant, et elle est énergique, très énergique.

Puis les plantes, ça crève quand on ne les soigne pas.

Elle a l'air de dire: on ne peut pas les fouetter!


La grande distraction qu'elle m'offre est la messe de minuit,
parce que c'est gratis.

La messe de minuit!

De la neige sur les toits et la crête des murs.

Elle a fondu sous les pieds des passants dans la rue et l'on
patauge dans la boue.

C'est triste en haut, sale en bas.

Il y a un monde fou chez les charcutiers.

On commande du boudin pour la nuit; et notre épicier a tué un
cochon exprès l'autre soir.

L'odeur vive et crue des salaisons domine mes souvenirs de Noël.

Une satanée petite queue de cochon m'apparaît partout, même dans
l'église.

Le cordon de cire au bout de la perche de l'allumeur, le ruban
rose, qui sert à faire des signets dans les livres et jusqu'à la
mèche d'un vicaire, qui tire-bouchonne, isolée et fadasse au coin
d'une oreille violette; la flamme même des cierges, la fumée qui
monte en se tortillant des trous des encensoirs, sont autant de
petites queues de cochon que j'ai envie de tirer, de pincer ou de
dénouer; que je visse par la pensée à un derrière de petit porc
gras, rose et grognon, et qui me fait oublier la résurrection du
Christ, le bon Dieu, Père, Fils, Vierge et Cie.

J'aspire une odeur de sel comme au bord de la mer, et par la
pensée je gratte la cire jaune pour en faire de la chapelure ou de
la moutarde!

Je lâche ma mère pour aller avec les voisins à l'épicerie qui est
à côté de chez nous.

Les acheteurs chez notre épicière sont des impies.

Ils ont attaqué un saucisson sur le comptoir en buvant une
bouteille de vin blanc.

J'en ai une goutte, et le piquant du vin, la saveur de la
charcuterie m'ont agaillardi.

Leur conversation est poivrée comme le reste.

Je n'y comprends rien, mais je vois qu'ils disent du mal du ciel
et de l'Église, et qu'ils sont tout de même pleins d'appétit et de
gaieté.

«Encore une rondelle, une hostie à l'ail!--Versez toujours,
madame Potin!--Nous nous retrouverons en enfer, n'est-ce pas?
Toutes les jolies femmes y sont. Croyez-vous pas que saint Joseph
était cocu»


8
Le Fer-à-Cheval

Le Fer-à-cheval...

J'y vais avec ma cousine Henriette.

C'est pour voir Pierre André, le sellier du faubourg, qu'elle y
vient.

Il est de Farreyrolles comme elle et elle doit lui donner des
nouvelles de sa famille, des nouvelles intimes et que je ne puis
pas connaître; car ils s'écartent pour se les confier, et elle les
lui dit à l'oreille.

Je le vois là-bas qui se penche; et leurs joues se touchent. Quand
Henriette revient, elle est songeuse et ne parle pas.


Il y a aussi la promenade d'Aiguille, toute bordée de grands
peupliers. De loin ils font du bruit comme une fontaine.

C'est l'automne; ils laissent tomber des feuilles d'or qui ont
encore la queue vivante et la peau tendre comme des poires.

Je m'amuse à bouleverser ces tas de feuilles sous mes pieds. Plus
loin, de hauts marronniers, avec les marrons tombés. J'en ramasse
plein mes poches pour en faire des chapelets; mais je ne pensais
pas au bon Dieu en les enfilant!

Je me figure que je troue des rognons, de ces beaux rognons frais,
violets, luisants que j'entrevois chez les bouchers.


Ce que j'aime, c'est le soleil qui passe à travers les branches et
fait des plaques claires, qui s'étalent comme des taches jaunes
sur un tapis; puis les oiseaux qui ont des pattes élastiques comme
des fils de fer, avec une tête qui remue toujours;--et surtout
cet air frais, ce silence!

On ne distingue que la cloche du couvent de Sainte-Marie, et le
bruit que fait un attelage à grelots dans la route blanche, là-bas...

«Écoute, mademoiselle Balandreau, on n'entend que moi...»

Et je jette un cri, ou je lance une pierre bien haut, qui emplit
tout l'horizon et retombe.

C'est comme un coup sur la poitrine.

Quelquefois sur les bancs du fond un monsieur et une dame
s'asseyent et causent tout bas.

Mademoiselle Balandreau m'éloigne, mais je me retourne.

Comme ils s'embrassent!


LE PLOT

Mes tantes y arrivent le samedi pour vendre du fromage, des
poulets et du beurre.

Je vais les y voir, et c'est une fête chaque fois.

C'est qu'on y entend des cris, du bruit, des rires!

Il y a des embrassades et des querelles.

Il y a des engueulades qui rougissent les yeux, bleuissent les
joues, crispent les poings, arrachent les cheveux, cassent les
oeufs, renversent les éventaires, dépoitraillent les matrones et
me remplissent d'une joie pure.

Je nage dans la vie familière, grasse, plantureuse et saine.

J'aspire à plein nez des odeurs de nature: la marée, l'étable, les
vergers, les bois...

Il y a des parfums âcres et des parfums doux, qui viennent des
paniers de poissons ou des paniers de fruits, qui s'échappent des
tas de pommes ou des tas de fleurs, de la motte de beurre ou du
pot de miel.

Et comme les habits sont bien des habits de campagne!

Les vestes des hommes se redressent comme des queues d'oiseaux,
les cotillons des femmes se tiennent en l'air comme s'il y avait
un champignon dessous.

Des cols de chemise comme des oeillères de cheval, des pantalons à
ponts, couleur de vache, avec des boutons larges comme des lunes,
des chemises pelucheuses et jaunes comme des peaux de cochons, des
souliers comme des troncs d'arbre...

Les parapluies énormes, en coton sang-de-boeuf, les longs bâtons
qui ont le bout comme un oignon, les petites poules noires qui se
cognent contre les cages, les coqs fiers, piaffant sur leurs
pattes à la hussarde...

C'est l'arche de Noé en plein vent, déballée sur un lit de fumier,
de paille et de feuillage.

La fontaine claire vomit par la gueule de ses lions des nappes de
fraîcheur.


Un homme qui a une tête de belette, la mine triste, qui n'a pas
l'air d'un paysan, ni d'un ouvrier, mais d'un mendiant endimanché
ou d'un prisonnier libéré de la veille, montre dans un panier des
petits loups vivants.

Prisonnier? Mendiant?

Il appartient, bien sûr, à cette race.

On ne veut pas de lui dans les fermes, parce qu'il y a quelque
histoire dans sa vie.

Il est le fils d'un guillotiné ou d'un galérien; ou bien il a
lui-même eu affaire aux gendarmes.

Il rôde sur la marge des bois, sur le bord de la rivière, dans la
montagne.

Quand il peut attraper un renard, un loup,--quelquefois il
blesse un aigle,--il montre sa bête ou sa nichée pour deux sous
à la ville; pour un morceau de lard dans les villages.

J'ai eu peur de lui jusqu'au jour où mon oncle Joseph lui a donné
dix sous et lui a parlé:

«Comment ça va, Désossé?»

Et en s'en allant il a dit: «Pauvre bougre! il ne mange pas tous
les jours.»


SUR LE BREUIL

J'ai eu bien des émotions au Breuil.

On a planté une tente de toile comme une grosse toupie renversée,
et, en allant faire une commission, j'ai vu par-là un grand nègre.

C'est le cirque Bouthors, qui vient s'installer dans la ville.

Ils ont un éléphant et un chameau, une bande de musiciens à shakos
et à tuniques rouges, avec des parements d'or et des épaulettes
comme des pâtés.

Ils ont fait le tour de la ville en battant de la grosse caisse;
les écuyères sont en amazones et les écuyers en généraux.

Les paysans regardaient, la bouche ouverte; les gamins suivaient
en trottant.

Une écuyère a laissé tomber sa cravache.

Nous nous sommes jetés dix pour la ramasser, et on s'est battu à
qui la rendrait. L'écuyère riait; son oeil a rencontré le mien; et
j'ai senti comme quand ma tante de Bordeaux m'embrassait...

J'veux _la_ revoir, _cette femme_!

Puis je reverrai aussi le chameau et l'éléphant.

Sur l'affiche on les montre qui se mettent à genoux, dansent sur
deux jambes, débouchent des bouteilles--avec un clown bariolé
qui fait le saut périlleux par-dessus.

Je les ai revus, tous; et même le clown m'a donné, en se jetant,
par farce, sur le parterre, un coup de tête dans l'estomac.


«C'est sur moi qu'il est tombé!

--Pas vrai, sur moi!

--À preuve qu'il m'a laissé du blanc sur ma veste!

--Il ne t'a pas écorché, toi,--j'ai du rouge à la joue, c'est
lui qui m'a fait ça!»

Et de là, dispute à qui a été bousculé, blanchi, ensanglanté par
le clown!


Au tour de l'écuyère!

Elle arrive!--Je ne vois plus rien! Il me semble qu'elle me
regarde...

Elle crève les cerceaux, elle dit: Hop! hop!

Elle encadre sa tête dans une écharpe rose, elle tord ses reins,
elle cambre sa hanche, fait des poses; sa poitrine saute dans son
corsage, et mon coeur bat la mesure sous mon gilet.

«Qu'est-ce que tu as donc, Jacques, tu es blanc comme le clown!»


Je suis amoureux de Paola!--c'est le nom de l'écuyère.

J'ai envie de la voir encore. Il le faut! Mais je n'ai pas les dix
sous, prix des troisièmes.

J'irai tout de même.

Je me fais beau, je prends en cachette dans l'armoire mon gilet
des dimanches, je mets des manchettes de ma mère et je pars pour
le Breuil, en disant que je vais jouer chez le petit Grélin.

Il fait nuit. Je traverse la place toute noire, jusqu'à ce que
j'aperçoive les lampions qui brûlent rouge dans la brume. La
musique est rentrée dans l'intérieur; on a commencé. J'entends
claquer la chambrière à travers la toile qui sert de mur.

_Elle_ est là!

Je n'ai pas dix sous, rien, rien!... que mon amour.

Je fais le tour du manège, je colle mon oeil à des fentes, je me
dresse sur mes orteils, à m'en casser les ongles; pas un trou pour
mon regard de flamme!


Par ici...

Par ici la toile est plus courte. Elle est déchirée près du
poteau, et en déchirant encore un peu...

J'ai élargi la déchirure, mis le pied--je veux dire passé la
tête--dans le chemin qui conduit à l'écurie.

Je suis à plein ventre par terre, dans la boue, et je me glisse
comme un voleur, comme un assassin, la nuit, dans un cirque
habité!

M'y voici! Je rampe sous les planches, je me racle au poteau, je
me fais des écorchures aux mains; mon nez, qui s'est aplati contre
un madrier, ne donne plus signe de vie; je ne le sens plus, j'ai
peur de l'avoir perdu en route; ce que je tiens n'y ressemble
guère; mais encore un effort, encore une blessure, et je pourrai
_la_ voir en passant derrière cette grosse bonne.

Je vais grimper!... Je grimpe,--un point d'appui me manque... je
me raccroche à ce que je trouve...

Un cri!... tumulte!

Une femme serre ses jupes, appelle au secours!

On croit que le cirque s'écroule!

J'ai pris la bonne à pleine chair, je ne sais où; elle a cru que
c'était le singe ou la trompe égarée de l'éléphant.

On me prend moi-même par la peau de ce qu'on peut, on me pousse
comme du crottin dans l'écurie, on m'interroge, je ne réponds pas!

On m'entoure. ELLE est là près de moi. ELLE! Je l'entends, mais je
ne peux pas la voir à cause de mon nez qui gonfle.


Je me retrouve à temps à la maison pour m'entendre avec madame
Grélin, qui m'empêchera d'être fouetté,--(oh! Paola!) et à qui
je dis tout,--tout, moins le secret de mon amour! Compromettre
une femme! J'ai tout mis sur le compte du chameau, qui a bon dos,
et de l'éléphant dont on a soupçonné la trompe.

Et quand quelquefois je tâche de me rappeler le Breuil, c'est
toujours Paola et le gras de la bonne que la mémoire empoigne. Le
Breuil tient dans ce cirque, sous ce maillot et cette jupe...



9
Saint-Étienne

Mon père a été appelé comme professeur de septième à Saint-Étienne,
par la protection d'un ami. Il a dû filer _dare-dare_.

Ma mère et moi, nous sommes restés en arrière, pour arranger les
affaires, emballer, etc., etc.


Enfin nous partons. Adieu le Puy!


Nous sommes dans la diligence; il fait froid, c'est en décembre.
Nous avons pour compagnons de route un commis voyageur, une grosse
femme et un petit vieux.

La grosse femme a une poitrine comme un ballon, avec une
échancrure dans la robe qui laisse voir un V de chair blanche,
douce à l'oeil et qui semble croquante comme une cuisse de noix.
Elle a des yeux dans le genre de ceux de ma tante, avec des cils
très longs.

Une plaisanterie--à laquelle je ne comprends rien--dite par le
commis voyageur, lui écarte les lèvres et lui arrache un bon gros
rire. À partir de ce moment-là, ils ne font plus que rigoler et
ils se donnent même des tapes, au grand scandale de ma mère, qui
s'écarte et manque de m'écraser dans mon coin, à la grande joie du
petit vieux qui se frotte les mains et cligne de l'oeil en
branlant la tête.

Quand on arrive aux relais, ils descendent ensemble et je les vois
à travers les fenêtres de l'auberge qui se passent les radis--
toujours en riant--et s'allongent des coups de coude.

Le commis voyageur offre à la grosse un bouquet qu'un mendiant lui
a vendu et demande qu'elle le fourre dans son corsage; elle finit
par mettre le bouquet où il veut.

Comme elle est plus gaie que ma mère, celle-là!

Que viens-je de dire?... Ma mère est une sainte femme qui ne rit
pas, qui n'aime pas les fleurs, qui a son rang à garder,--son
honneur, Jacques!

Celle-ci est une femme du peuple, une marchande (elle vient de le
dire en remontant dans sa voiture); elle va à Beaucaire pour
vendre de la toile et avoir une boutique à la foire. Et tu la
compares à ta mère, jeune Vingtras!


Nous arrivons à Saint-Étienne.


Il fait nuit; mon père n'est pas là pour nous recevoir.

Nous attendons debout entre les malles. Il y a de la neige plein
les rues et je regarde l'ombre des réverbères se détacher sur ce
blanc cru. Ma mère fouille la place d'un oeil qui lance des
éclairs; elle va et vient, se mord les lèvres, se tord les mains,
fatigue les employés de questions éternelles.

On lui demande si elle veut entrer ou sortir, se tenir dans le
bureau ou sur le pavé, si elle persistera longtemps avec ses
malles à encombrer la porte.

«J'attends mon mari qui est professeur au lycée.»

Ils ont l'air de s'en moquer un peu!

Je voudrais bien rester dans le bureau; j'ai les pieds gelés, les
doigts engourdis, le nez qui me cuit. J'en fais part à ma mère.

«Jacques!»

Un «Jacques» qui inaugure mal notre entrée dans cette ville--et
elle marmotte entre ses dents qui claquent:

«Il laisserait sa mère crever de froid, tenez, tandis qu'il se
rôtirait les cuisses!»

Mais elle peut se rôtir les jambes aussi! Rien ne l'empêche,
puisqu'on lui a demandé si elle voulait se mettre près du feu.


Mon père arrive tout essoufflé.

«Je suis en retard... (Il s'essuie le front.) Vous avez fait un
bon voyage?» (Il tend les bras vers ma mère et la manque.)

Il se retourne vers moi.

«Ah! voilà Jacques!

--Crois-tu pas que je t'en aurais amené un autre?» dit ma mère.

Mon père dit: «Non, non!»--c'est-à-dire--il ne sait plus trop.

Il va pour m'embrasser à mon tour, il me rate; comme il a raté ma
mère. Pas de chance pour les embrassades, pas de veine pour les
baisers.

«J'étais avec l'économe, M. Laurier, tu sais... Je croyais que la
diligence...»

On ne lui répond rien, rien, rien!


Nous prenons un fiacre pour nous rendre à la maison.

Du silence tout le long de la route, du silence et de la neige.
Mon père regarde à la portière, ma mère s'est accroupie dans un
coin, je suis au milieu, n'osant bouger de crainte qu'on n'entende
tourner mes os, virer ma tête. Je tourmente du bout du doigt un
gland de parapluie; à ce moment le parapluie m'échappe--je me
penche pour le rattraper; mon père se tournait--_pan! _--Nous
nous cognons--nous nous relevons comme deux Guignols!--Encore
un faux mouvement--_pan, pan! _--c'est en mesure.

Le sourire jaune reparaît sur la face de mon père; des changements
visibles s'opèrent sur la mienne. C'était la lutte de l'oeuf dur
contre l'oeuf mollet. Mon père a pu supporter le choc et il
sourit.--Bonne nature! Mais moi j'ai une bosse qui enfle, c'est
pesant comme une maison. Mon père étend sa main dans l'obscurité,
pour tâter, et aussi parce que mon front a l'air d'avancer et va
le gêner tout à l'heure; il étend la main, c'est mon nez qu'il
attrape; il croit de son devoir, plus paternel et plus gracieux,
plus conforme à sa dignité ou meilleur à ma santé de rester un
instant sur ce nez qu'il a l'air de bénir ou de consulter.

De ma mère on ne voit rien, on n'entend rien, qu'un grincement de
soie: ce sont ses ongles qui en veulent à sa ceinture.

Ce grincement dans le silence a quelque chose de terrible. Pour
des augures, c'eût été un présage; pour mon pauvre père, c'en
était un aussi; il annonçait des malheurs. Il devait nous en
arriver au moins un, en effet, dans cette ville que traversait,
neigeuse et triste, notre fiacre muet.


La maison où la voiture nous descend fait le coin de la rue.

L'entrée est misérable, avec des pierres qui branlent sur le
seuil, un escalier vermoulu et une galerie en bois moisi à
laquelle il manque des membres.

Nous faisons trembler ce bois sous nos mains, ces pierres sous nos
pieds--ce qui gêne tout le monde. Il semblait qu'on devait
rester muet jusqu'à la fin des siècles. Mon père fait l'affairé.

«Passe devant, dit-il. Il y a une marche ici. Prends garde, un
trou là. Tiens-toi à la rampe.»

Il joue avec la clef pendue à son petit doigt; le geste est isolé
et saugrenu comme un geste de bébé.

Je traînais le parapluie.

Ordinairement, quand je laisse ce parapluie piquer la robe ou
cogner le flanc de ma mère, c'est du «maladroit» par-ci, du
«nigaud» par-là; elle crie, je reçois une gifle.

Je donnerais beaucoup pour recevoir une gifle; ma mère est
contente quand elle me donne une gifle,--cela l'émoustille,
c'est le frétillement du hoche-queue, le plongeon du canard,--
elle s'étire et rencontre la joue de son fils. Quelle joie pour
une mère de le sentir à sa portée et de se dire: c'est lui, c'est
mon enfant, mon fruit, cette joue est à moi,--clac!

Mais non.

Elle a les bras croisés et les garde cachés sous son châle...
Allons! Elle n'est pas disposée à la bonne humeur.

Mon père use un tas d'allumettes; elles se cassent et font un
petit bruit sec qui est tout ce qu'on entend devant cette porte
fermée, dans le corridor que glace le vent, avec ma mère et moi
contre le mur comme des habits de la Morgue.

Jamais moment ne m'a paru plus long.

Enfin une des chimiques prend, et mon père peut introduire la clef
dans la serrure...

Nous entrons dans une pièce immense où arrive, par des croisées
énormes, la lumière d'un réverbère qui clignote dans la rue.

Elle tombe en plein sur ma mère, qui se tient immobile et muette,
avec la rigidité d'une morte, l'insensibilité d'un mannequin et la
solennité d'un revenant.

....................................

Mais je sauve toujours les situations avec ma tête ou mon
derrière, mes oreilles qu'on tire ou mes cheveux qu'on arrache, en
glissant, m'accroupissant ou roulant, comme l'ahuri des
pantomimes, comme l'_innocent _des escamoteurs.

Je me sens tout d'un coup dégringoler, je tombe!

Il y avait une pelure d'orange sous mon talon; ce dont on
s'aperçoit en se penchant vers moi, comme sur un problème. Je
déconcerte les mathématiciens par l'imprévu de mes opérations.--
C'est ma mère tout d'un coup rappelée à l'amour de son fils, par
cette chute à tournure de mystification, qui remarque la première
cette peau d'orange.

Elle croise ses bras et avance sur mon père:

«On mange donc des oranges ici, on mange des oranges!...»

Et elle trépigne, trépigne... Je ne sais ce que cela veut dire.

Je suis à terre, forcé de lever la tête pour voir tout ce qui se
passe; ma situation d'historiographe ressemble à celle d'un
cul-de-jatte qu'on a porté là et laissé tomber comme un sac trop
lourd.

Je ne veux pourtant pas mourir à cette place! Puis je ne dois pas
écouter ma mère qui est debout, dans cette position indifférente,
m'isolant d'elle avec l'apparence du mépris; Jacques, tu as trop
tardé déjà!

Relève-toi, et mets-toi entre le discours de ta mère et l'effroi
de ton père. Relève-toi, fils ingrat.

Mais non, non!

J'ai voulu bouger... je ne puis...

Je suis tombé sur une gravure et j'ai cassé le verre.

On est forcé de reconnaître des lésions affligeantes, et quelques
gouttes de sang qui traînent sur le plancher servent de prétexte à
mon père--et à ma mère aussi--pour entrer dans des mouvements
nouveaux. J'en tressaille d'aise (autant que je puis tressaillir
sans trop de souffrance, entendons-nous). Mais je suis bien
content tout de même d'avoir dérangé ce silence, _cassé la glace_,
et ma famille en arrache les morceaux.

On me lave comme une pépite; on me sarcle comme un champ.

L'opération est minutieuse et faite avec conscience.

Dans le hasard de l'échenillage, les mains se rencontrent, les
paroles s'appellent; on se réconcilie sournoisement sur ma
blessure, et je crois même que mon père fait traîner le sarclage
pour laisser à la colère de sa femme le temps de tomber tout à
fait. Je saigne bien un peu; je suis tantôt à quatre pattes,
tantôt sur le ventre, suivant qu'ils l'ordonnent et que les
piquants se présentent; mais je sens que j'ai rendu service à ma
famille, et cela est une consolation, n'est-ce pas?

Au lieu de pousser tant de haricots dans les coins, pourquoi
M. Beliben ne dirait-il pas: «Voyez si Dieu est fin et s'il est
bon! que lui a-t-il fallu pour raccommoder l'époux et l'épouse qui
se fâchaient? Il a pris le derrière d'un enfant, du petit
Vingtras, et en a fait le siège du raccommodement.»

On pouvait me montrer dans les cours de philosophie ou de
catéchisme.

J'en fus malade, j'eus la fièvre. Mais l'orage avait été apaisé:
on s'explique sur la peau d'orange, avec calme; on donna une
raison pour l'arrivée tardive à la diligence; on mit les
compresses sur la colère; on m'en mit aussi ailleurs.

On s'expliqua sur la peau d'orange, mais il paraît qu'il y avait
un mystère, tout de même...

Mon père avait menti en disant que M. Laurier l'avait retenu; je
le sus en l'entendant causer avec un collègue, qui vint le voir, à
un moment où ma mère, fatiguée par le voyage, l'attente, l'orage
et surtout l'échenillage, faisait un somme.

«Vous direz ceci, je dirai cela. Nous préviendrons Chose.--
Pourvu qu'_elles_ ne s'avisent pas de nous reconnaître dans la
rue.--Il n'y a pas de danger, au moins?»

J'entendais tout de mon lit, où je reposais à plat ventre, un peu
de côté, par instants, et je me demandais ce que ce _elles_
signifiait.


10
Braves gens

Je pourrais à peine dire comment était fait l'appartement dans
lequel nous entrâmes, ainsi que je l'ai conté, avec bris de cadre,
clignotement de réverbère et raccommodement posthume--si
posthume est le mot.

À peine étions-nous installés, qu'un grand événement arriva.

Ma mère dut repartir pour recueillir ou soigner une succession,--
celle de la tante Agnès peut-être, et je restai seul avec mon
père.


C'est une vie nouvelle,--il n'est jamais là, je suis libre, et
je vis au rez-de-chaussée avec les petits du cordonnier et ceux de
l'épicière.

J'adore la poix, la colle, le tire-fil: j'aime à entendre le
tranchet passer dans le gras du cuir et le marteau tinter sur le
veau neuf et la pierre bleue.

On s'amuse dans ce tas de savates, et le grand frère ressemble à
mon oncle Joseph. Il est compagnon du Devoir aussi, il a un grade,
et quelquefois c'est moi qui attache les rubans à sa canne et
brosse sa redingote de cérémonie. Les jours ordinaires, il me
laisse planter des clous et prendre des coins de maroquin rouge.

Je suis presque de la famille. Mon père m'a mis en pension chez
eux; il dîne je ne sais où, au collège sans doute, avec les
professeurs d'élémentaires. Moi, j'avale des soupes énormes, dans
des écuelles ébréchées, et j'ai ma goutte de vin dans un gros
verre, quand on mange le _chevreton_.

Ils sont heureux dans cette famille!--c'est cordial, bavard, bon
enfant: tout ça travaille, mais en jacassant; tout ça se dispute,
mais en s'aimant.

On les appelle les Fabre.

L'autre famille du rez-de-chaussée, les Vincent, sont épiciers.


Madame Vincent est une rieuse. Je les trouve tous gais, les gens
que je vois et que ma mère méprise parce qu'ils sont paysans,
savetiers ou peseurs de sucre.

Madame Vincent n'est pas avec son mari. On ne l'a vu qu'une fois,
vêtu en Arabe, avec un burnous blanc, mais il n'est resté que deux
heures, et est reparti.

Il paraît qu'ils sont séparés--judiciairement, je ne sais pas ce
que c'est--et il vit en Afrique, en _Algère_, dit Fabre.

Il était venu pour chercher un de ses fils. Madame Vincent, qui
rit toujours, ne riait pas ce jour-là! Il s'en fallait de tout; on
l'entendait qui disait: «Non; non», d'une voix dure, à travers la
porte--et le petit Vincent qui pleurait:

«Je veux rester avec maman!

--Je te donnerai un cheval, avec un pistolet comme celui là.»

Un pistolet! un cheval!

Si mon père m'avait promis cela, et, en plus de m'emmener loin de
ma mère! s'il m'avait pris avec lui, sans la redingote à olives et
le chapeau tuyau de poêle, quel soupir de joie j'aurais poussé!--
à la porte seulement--de peur que ma mère ne m'entendît et ne
voulût me reprendre!... Oh! oui, je serais parti!

Le petit Vincent, au contraire, pleurait et s'accrochait aux
jupes.

Il y eut encore du bruit... le père qui se fâchait, la mère qui
parlait plus haut et l'enfant qui sanglotait... puis la porte
s'ouvrit, le burnous blanc passa. Il ne reparut plus.

Il me fit de la peine tout de même. Je le vis qui se cachait au
coin de la rue; il regardait la maison d'où il sortait, où étaient
sa femme, son enfant; il resta un long moment, l'air triste, et je
crus m'apercevoir qu'il pleurait.

Je trouve des pères qui pleurent, des mères qui rient; chez moi,
je n'ai jamais vu pleurer, jamais rire; on geint, on crie. C'est
qu'aussi mon père est un professeur, un homme du monde, c'est que
ma mère est une mère courageuse et ferme qui veut m'élever comme
il faut.


Les Vincent, les Fabre et le petit Vingtras forment une colonie
criarde, joueuse, insupportable.

«Vous êtes insupportables, Jacques, Ernest...»

C'est la mère Vincent qui veut faire la méchante et qui ne peut
pas; c'est le père Fabre qui le dit faiblement, avec un doux
sourire de vieux.

«Insupportables! Ah! si je vous y reprends!»

On nous y reprend sans cesse, et on nous supporte toujours.

Braves gens! Ils juraient, sacraient, en lâchaient de salées; mais
on disait d'eux: «Bons comme le bon pain, honnêtes comme l'or.» Je
respirais dans cette atmosphère de poivre et de poix, une odeur de
joie et de santé; ils avaient la main noire, mais le coeur dessus;
ils balançaient les hanches et tenaient les doigts écarquillés,
parlaient avec des velours et des cuirs;--c'est le métier qui
veut ça, disait le grand Fabre. Ils me donnaient l'envie d'être
ouvrier aussi et de vivre cette bonne vie où l'on n'avait peur ni
de sa mère ni des riches, où l'on n'avait qu'à se lever de grand
matin, pour chanter et taper tout le jour.

Puis, on avait de belles alènes pointues. On voyait luire sous la
main le museau allongé d'une bottine, le talon cambré d'une botte,
et l'on tripotait un cirage qui sentait un peu le vinaigre et
piquait le nez.

Braves gens!

Ils ne battaient pas leurs enfants--et ils faisaient l'aumône.
Ce n'était pas comme chez nous.


Pendant toute mon enfance, j'ai entendu ma mère dire qu'il ne
fallait pas donner aux pauvres: que l'argent qu'ils recevaient,
ils l'allaient boire, que mieux valait jeter un sou dans la
rivière, qu'au moins il ne roulait pas au cabaret. Je n'ai jamais
pu cependant voir un homme demander un sou pour acheter du pain,
sans qu'il me tombât du chagrin sur le coeur, comme un poids.

Mais comment cela se fait-il cependant?

Madame Vincent était contente quand son fils tirait un des sous de
sa petite bourse pour le mettre dans la main d'un malheureux. Elle
embrassait Ernest et disait: «Il a bon coeur!»

Madame Vincent voulait donc le malheur de son fils? Elle l'aimait
pourtant, sans cela elle l'aurait donné à l'homme au burnous
blanc.

Ah! elles me troublaient un peu, les braves femmes, la mère
Vincent et la mère Fabre! Heureusement cela ne durait pas et ne
tenait pas une minute quand j'y réfléchissais.

Elles n'osaient pas battre leur enfant, parce qu'elles auraient
souffert de le voir pleurer! Elles lui laissaient faire l'aumône,
parce que cela faisait plaisir à leur petit coeur.

Ma mère avait plus de courage. Elle se sacrifiait, elle étouffait
ses faiblesses, elle tordait le cou au premier mouvement pour se
livrer au second. Au lieu de m'embrasser, elle me pinçait;--vous
croyez que cela ne lui coûtait pas!--Il lui arriva même de se
casser les ongles. Elle me battait pour mon bien, voyez-vous. Sa
main hésita plus d'une fois; elle dut prendre son pied.

Plus d'une fois aussi elle recula à l'idée de meurtrir sa chair
avec la mienne; elle prit un bâton, un balai, quelque chose qui
l'empêchait d'être en contact avec la peau de son enfant, son
enfant adoré.

Je sentais si bien l'excellence des raisons et l'héroïsme des
sentiments qui guidaient ma mère, que je m'accusais devant Dieu de
ma désobéissance, et je disais bien vite deux ou trois prières
pour m'en disculper. Malheureusement, j'avais très peu de temps à
moi, et mes _mea culpa_ restaient en l'air parce qu'Ernest,
Charles ou Barnabé, un Vincent ou un Fabre, m'appelait pour une
glissade, une promenade ou une bourrade, à propos de bottes ou de
marmelade; il y avait toujours quelque tonneau, quelque baquet,
quelque querelle ou quelque pot à vider pour aider la boutique ou
l'échoppe, le travail ou la rigolade.


Nous allions au second faire enrager la femme du plâtrier.

La plâtrière était une grande blonde, à l'air très doux, fort
propre,--un peu languissante;--elle nous laissait nous
engouffrer quelquefois dans sa chambre au milieu de nos jeux,
quand son mari n'était pas là; mais, dès qu'elle l'entendait, il
fallait descendre; elle fermait sa porte et ne reparaissait que
pour montrer une figure plus lasse et des hanches plus
languissantes encore. Elle parlait toujours à madame Vincent
d'avoir un enfant, «qu'elle avait peur que ce ne fût pas encore
pour cette fois, que cela désespérait son mari».

Si un des Fabre, celui de dix-huit ans, ou celui de vingt-trois,
passait à ce moment, elle se taisait; mais lui, en manière de
farce, jetait un mot qui la faisait rougir jusqu'à la racine de
ses cheveux pâles: elle essayait de sourire tout de même, mais
elle semblait doucement gênée.

«Vous avez du plâtre ici (il montrait une place blanche) et de
l'édredon là--(il enlevait une petite plume sur l'épaule, et
hochait la tête en rigolant).

--Ce M. Fabre!...

--Mais dame! dit-il un jour, on ne les trouve pas sous les
choux.»

J'étais là, quand il lâcha ce: «On ne les trouve pas sous les
choux.»


Le mot m'entra dans l'oreille comme une alène et s'y attacha comme
de la poix.

M'a-t-on égaré?


Ma mère est revenue. L'affaire d'héritage s'est arrangée, je ne
sais trop comment. Je suis retombé sous le fouet et je ne suis
plus libre que les jours où elle est absente par hasard.

Mais le mardi gras, la femme d'un collègue est venue la prendre à
l'improviste pour la consulter sur une toilette,--elle a tant de
goût!--et en même temps pour passer la journée. Ma mère n'a pas
eu le temps de m'enfermer. Je suis mon maître, un mardi gras!

Ce jour-là, c'est la coutume que dans chaque rue on élève une
pyramide de charbon, un bûcher en forme de meule, comme un gros
bonnet de coton noir avec une mèche à laquelle on met le feu le
matin.

On avait dit que ceux de la rue à côté devaient venir démolir
notre édifice; il y avait haine depuis longtemps entre les deux
rues. Un polisson, le fils de l'aubergiste du Lion-d'Or, propose
de faire sentinelle avec des pierres et une fronde dans la poche;
on a l'ordre de lancer la fronde si l'ennemi s'avance en masse et
de loin, de cogner avec la pierre dans sa main si l'on est surpris
et saisi.


Je suis de garde un des premiers.

Voilà que je crois reconnaître le petit Somonat, un de la rue
Marescaut, qui passe son nez derrière la porte de l'église...

Il me semble qu'il fait des signes; ils vont arriver en masse; je
serai débordé, tourné.--Que dira le fils de l'aubergiste, et
toute ma rue? Oserai-je y repasser, si je ne me défends pas en
héros?

Mon parti est pris: j'ai mon tas de pierres, je charge ma fronde
et je la fais claquer, en lançant au hasard du côté des Marescauts
une mitraille de cailloux, qui sifflent dans l'air et dont
j'entends le bruit contre les portes de bois, dans les volets
fermés! Je fouille à l'aventure comme on fouille avec le canon.--
Je me figure que je suis au siège d'Arbelles ou à Mazagran.--Si
j'avais un drapeau tricolore, je le planterais.--Cette histoire
d'Arbelles, nous l'avons traduite hier dans _Quinte-Curce_. Celle
de Mazagran est toute fraîche. On ne parle que de cela et du
capitaine Lelièvre.

Ah! l'on parlera de moi aussi,--nom de nom!

Je bombarde de pierres tout un quartier, au risque de tuer les
gens et d'interrompre l'existence normale d'une ville.

On sort des maisons et l'on regarde--pas trop--car je manie
toujours ma fronde, mais je commence à me demander comment finira
le siège.

J'ai entendu des carreaux tomber, j'ai vu un caillou entrer dans
une chambre; j'ai peut-être tué quelqu'un. On ne riposte pas! Je
me suis donc trompé; on n'attaquait point.--Je vais être pris,
jugé, mon père perdra sa place.

Que faire?

J'ai entendu dire que pour les cessations de feu on arborait le
drapeau blanc; j'ai mon mouchoir,--il est bleu.--Se retirer?
Je le puis peut-être, la place est déserte, en filant à gauche...

Je prends ma course.


Qu'ai-je donc? Je suis tombé. On m'entoure. J'ai le bras cassé.

M. Dropal, le médecin passe, on l'arrête. Que va-t-il dire?

Si par hasard ce n'était rien, que deviendrais-je?

Comment oser rentrer devant ma mère. Et les lapidés, que me
feront-ils?

Le médecin hoche la tête avec un «ah!» qui est triste. Je fais
l'évanoui pour mieux l'entendre.

«C'est grave, c'est grave!»

Dieu soit loué! Qu'on aille vite dire à ma mère que c'est grave,
pour qu'elle ne pense pas à me gronder et à me rosser!

C'était grave; je ne pouvais pas dire un mot. Plus de chance que
je ne méritais: on dit que j'ai la langue coupée! Comme c'est
commode! pas d'explication à donner; je serai malade pendant
longtemps probablement, et tout sera apaisé quand je serai guéri.


Je restai longtemps sans pouvoir parler, mais je ne parlai point
dès que je le pus.

Je voyais bien qu'à mesure que je guérissais, ma mère faisait des
additions.

«Déjà pour deux francs de diachylum[2]!»

Brave femme qui voulait l'économie dans son ménage, et n'oubliait
jamais les lois d'ordre, qui sont seules le salut des familles, et
sans lesquelles on finit par l'hôpital et l'échafaud.

Moi, je me désolais à l'idée que j'allais guérir!

J'appréhendais le moment où je serais à point pour être corrigé,
quoique je n'eusse pas besoin d'une roulée pour n'avoir pas envie
de recommencer; je ne me sentais pas la moindre inclination pour
un nouveau siège, une nouvelle chute, un flot si terrible
d'émotions. J'aurais voulu que ma mère le sût, que mon père le
comprît, et l'on ne m'aurait peut-être pas frappé.

On ne me frappa pas--on fit pire.

On savait que je m'amusais chez les Fabre, on me punit par là.


Au surplus, il y avait longtemps que ma mère était jalouse et
honteuse; elle souffrait de me voir traîner dans un monde de
cordonniers, et depuis quelques semaines elle nourrissait le
projet de m'en détacher.

Seulement elle était bavarde, la mère Vingtras, et on l'écoutait
chez les Fabre. Avec leur bonhomie, ils croyaient peut-être
qu'elle leur était supérieure, cette dame à chapeau; en tout cas,
ils lui prêtaient une oreille complaisante, et l'on écartait la
poix et la colle avec politesse quand elle venait me chercher.

Elle voulait que son Jacques ne frayât plus avec les savetiers,
mais elle ne voulait pas perdre un auditoire.

Mon aventure de mardi gras lui permit de basculer la situation, de
ménager la chèvre et le chou.

Elle m'infligea comme punition de ne plus y retourner; elle ne se
brouilla point pourtant.

«Il faut punir Jacques, n'est-ce pas? Il faut le punir, mais il a
déjà assez souffert, le pauvre enfant.

--Oh oui, dit la mère Fabre qui pensait qu'une approbation--
même de savetière--, ferait pencher la balance du côté du pardon.

--Aussi je ne veux pas le battre.»

J'entendais la conversation, non pas que je l'écoutasse, mais
j'étais derrière la porte; ma mère le savait et voulait peut-être
que je l'entendisse. C'était la première sortie: j'étais encore
assez faible, mal recousu, nourri depuis quinze jours de bouillon
un peu pâle; ma mère savait que trop de suc fait plus de mal que
de bien, et qu'on grise les veines avec du jus de vache comme avec
du jus de raisin--car c'était de la vache.--«C'est plus
tendre, disait-elle, la vache pour les enfants, le boeuf pour les
grandes personnes.»

J'étais donc soutenu seulement par un peu de vache détrempée;
j'avais encore le détraquement de la chute, et ma tête me semblait
vide comme un globe: il me restait peu de sang; ce qui en restait
fit un tour, monta vers les joues creuses, et je les sentais qui
brûlaient.

«On ne voulait pas me battre!»

On voulait faire plus.

«Je ne veux pas le battre, reprit ma mère, mais comme je sais
qu'il se plaît bien avec vos fils je l'empêcherai de les voir; ce
sera une bonne correction.»

Les Fabre ne répondaient rien,--les pauvres gens ne se croyaient
pas le droit de discuter les résolutions de la femme d'un
professeur de collège, et ils étaient au contraire tout confus de
l'honneur qu'on faisait à leurs gamins, en ayant l'air de dire
qu'ils étaient la compagnie que Jacques, qui apprenait le latin,
préférait.

Je compris leur silence, et je compris aussi que ma mère avait
deviné où il fallait me frapper, ce qui faisait mal à mon âme.
J'ai quelquefois pleuré étant petit; on a rencontré, on
rencontrera des larmes sur plus d'une page, mais je ne sais
pourquoi je me souviens avec une particulière amertume du chagrin
que j'eus ce jour-là. Il me sembla que ma mère commettait une
cruauté, était méchante.

Tout malade encore, presque estropié, enfermé depuis des semaines
dans une chambre avec la souffrance et la fièvre, j'avais besoin
de causer à des enfants comme moi, de leur demander des nouvelles,
et de leur raconter mon histoire.

Ils avaient eu l'air bon comme tout, en venant à moi dans
l'escalier, et m'avaient dit avec affection: «Comme tu es
pâle!...» Il y avait dans leur voix de l'émotion, presque de
l'amitié. Braves petits garçons, saine nichée de savetiers,
marmaille au bon coeur! Je les aimais bien. Ma mère aurait mieux
faire de me battre et de me laisser les revoir quand mon bras fut
guéri.



11
Le lycée

Mon père était donc professeur de septième, professeur
élémentaire, comme on disait alors.

J'étais dans sa classe.

Jamais je n'ai senti une infection pareille. Cette classe était
près des latrines, et ces latrines étaient les latrines des
petits!

Pendant une année j'ai avalé cet air empesté. On m'avait mis près
de la porte parce que c'était la plus mauvaise place, et en ma
qualité de fils de professeur, je devais être à l'avant-garde, au
poste du sacrifice, au lieu du danger...

À côté de moi, un petit bonhomme qui est devenu un haut
personnage, un grand préfet, et qui à cette époque-là était un
affreux garnement, fort drôle du reste, et pas mauvais compagnon.

Il faut bien qu'il ait été vraiment un bon garçon, pour que je ne
lui aie pas gardé rancune de deux ou trois brûlées que mon père
m'administra, parce qu'on avait entendu de notre côté un bruit
comique, ou qu'il était parti d'entre nos souliers une fusée
d'encre. C'était mon voisin qui s'en payait.

Chaque fois que je le voyais préparer une farce, je tremblais; car
s'il ne se dénonçait pas lui-même par quelque imprudence, et si sa
culpabilité ne sautait pas aux yeux, c'était moi qui la gobais;
c'est-à-dire que mon père descendait tranquillement de sa chaire
et venait me tirer les oreilles, et me donner un ou deux coups de
pied, quelquefois trois.

Il fallait qu'il prouvât qu'il ne favorisait pas son fils, qu'il
n'avait pas de préférence. Il me favorisait de roulées magistrales
et il m'accordait la préférence pour les coups de pied au
derrière.

Souffrait-il d'être obligé de taper ainsi sur son rejeton?

Peut-être bien, mais mon voisin, le farceur, était fils d'une
autorité.--L'accabler de pensums, lui tirer les oreilles,
c'était se mettre mal avec la maman, une grande coquette qui
arrivait au parloir avec une longue robe de soie qui criait, et
des gants à trois boutons, frais comme du beurre.

Pour se mettre à l'aise, mon père feignait de croire que j'étais
le coupable, quand il savait bien que c'était l'autre.

Je n'en voulais pas à mon père, ma foi non! je croyais, je sentais
que ma peau lui était utile pour son commerce, son genre
d'exercice, sa situation,--et j'offrais ma peau.--Vas-y, papa!

Je tenais tant bien que mal ma place (empoisonnée) dans ce milieu
de moutards malins, tout disposés à faire souffrir le fils du
professeur de la haine qu'ils portaient naturellement à son père.

Ces roulées publiques me rendaient service; on ne me regardait pas
comme un ennemi, on m'aurait plaint plutôt, si les enfants
savaient plaindre!

Mon apparence d'insensibilité d'ailleurs ne portait pas à la
pitié; je me garais des horions tant bien que mal et pour la
forme; mais quand c'était fini, on ne voyait pas trace de peur ou
de douleur sur ma figure. Je n'étais de la sorte ni un _patiras
_ni un pestiféré; on ne me fuyait pas, on me traitait comme un
camarade moins chançard qu'un autre et meilleur que beaucoup,
puisque jamais je ne répondais: «Ça n'est pas moi.» Puis j'étais
fort, les luttes avec Pierrouni m'avaient aguerri, j'avais du
_moignon_, comme on disait en raidissant son bras et faisant
gonfler son bout de biceps. Je m'étais battu,--_j'y avais fait_
avec Rosée qui était le plus fort de la cour des petits. On
appelait cela _y faire_. «Veux-tu _y faire_, en sortant de
classe?»

Cela voulait dire qu'à dix heures cinq ou à quatre heures cinq, on
se proposait de se flanquer une trépignée dans la cour du Coq-Rouge,
une auberge où il y avait un coin dans lequel on pouvait se
battre sans être vu.

J'avais infligé à Rosée quelques atouts qui avaient fait du bruit
--sur son nez et au collège.--Songez donc! j'avais
l'autorisation de mon père.

Il avait eu vent de la querelle--pour une plume volée--et vent
de la provocation.

Rosée ne tenait par aucun fil à l'autorité. Il y avait plus; son
oncle, conseiller municipal, avait eu maille à partir avec
l'administration. Je pouvais _y faire_.

Et à chaque coup de poing que je lui portais, à ce malheureux, je
me figurais que je semais une graine, que je plantais une
espérance dans le champ de l'avancement paternel.

Grâce à cette bonne aventure, j'échappai au plus épouvantable des
dangers, celui d'être--comme fils de professeur--persécuté,
isolé, cogné. J'en ai vu d'autres si malheureux!

Si cependant mon père m'avait défendu de me battre; si Rosée eût
été le fils du maire; s'il avait fallu, au contraire, être
battu?...

On doit faire ce que les parents ordonnent; puis c'est leur pain
qui est sur le tapis. Laisse-toi moquer et frapper, souffre et
pleure, pauvre enfant, fils du professeur...


Puis les principes!

«Que deviendrait une société, disait M. Beliben, une société
qui... que... Il faut des principes... J'ai encore besoin d'un
haricot...»

J'eus la chance de tomber sur Rosée.

Où qu'il soit dans le monde, s'il est encore vivant, que son nez
reçoive mes sincères remerciements:


_Calice à narines, sang de mon sauveur,_
_Salutaris nasus, encore un baiser!_


... J'ai été puni un jour: c'est, je crois, pour avoir roulé sous
la poussée d'un grand, entre les jambes d'un petit pion qui
passait par là, et qui est tombé derrière par-dessus tête! Il
s'est fait une bosse affreuse, et il a cassé une fiole qui était
dans sa poche de côté; c'est une topette de cognac dont il boit--
en cachette, à petits coups, en tournant les yeux. On l'a vu: il
semblait faire une prière, et il se frottait délicieusement
l'estomac.--Je suis cause de la topette cassée, de la bosse qui
gonfle... Le pion s'est fâché.

Il m'a mis aux arrêts;--il m'a enfermé lui-même dans une étude
vide, a tourné la clef, et me voilà seul entre les murailles
sales, devant une carte de géographie qui a la jaunisse, et un
grand tableau noir où il y a des ronds blancs et la binette du
censeur.

Je vais d'un pupitre à l'autre: ils sont vides--on doit nettoyer
la place, et les élèves ont déménagé.

Rien, une règle, des plumes rouillées, un bout de ficelle, un
petit jeu de dames, le cadavre d'un lézard, une agate perdue.

Dans une fente, un livre: j'en vois le dos, je m'écorche les
ongles à essayer de le retirer. Enfin, avec l'aide de la règle, en
cassant un pupitre, j'y arrive; je tiens le volume et je regarde
le titre: ROBINSON CRUSOÉ.


Il est nuit.

Je m'en aperçois tout d'un coup. Combien y a-t-il de temps que je
suis dans ce livre?--quelle heure est-il?

Je ne sais pas, mais voyons si je puis lire encore! Je frotte mes
yeux, je _tends _mon regard, les lettres s'effacent, les lignes se
mêlent, je saisis encore le coin d'un mot, puis plus rien.

J'ai le cou brisé, la nuque qui me fait mal, la poitrine creuse;
je suis resté penché sur les chapitres sans lever la tête, sans
entendre rien, dévoré par la curiosité, collé aux flancs de
Robinson, pris d'une émotion immense, remué jusqu'au fond de la
cervelle et jusqu'au fond du coeur; et en ce moment où la lune
montre là-bas un bout de corne, je fais passer dans le ciel tous
les oiseaux de l'île, et je vois se profiler la tête longue d'un
peuplier comme le mât du navire de Crusoé! Je peuple l'espace vide
de mes pensées, tout comme il peuplait l'horizon de ses craintes;
debout contre cette fenêtre, je rêve à l'éternelle solitude et je
me demande où je ferai pousser du pain...

La faim me vient: j'ai très faim.

Vais-je être réduit à manger ces rats que j'entends dans la cale
de l'étude? Comment faire du feu? J'ai soif aussi. Pas de bananes!
Ah! lui, il avait des limons frais! Justement j'adore la limonade!


Clic, clac! on farfouille dans la serrure.


Est-ce Vendredi? Sont-ce des sauvages?

C'est le petit pion qui s'est souvenu, en se levant, qu'il m'avait
_oublié_, et qui vient voir si j'ai été dévoré par les rats, ou si
c'est moi qui les ai mangés.

Il a l'air un peu embarrassé, le pauvre homme!--Il me retrouve
gelé, moulu, les cheveux secs, la main fiévreuse; il s'excuse de
son mieux et m'entraîne dans sa chambre, où il me dit d'allumer un
bon feu et de me réchauffer.

Il a du thon mariné dans une timbale «et peut-être bien une goutte
de je ne sais quoi, par là dans un coin, qu'un ami a laissée il y
a deux mois».

C'est une topette d'eau-de-vie, son péché mignon, sa marotte
humide, son dada jaune.

Il est forcé de repartir, de rejoindre sa division. Il me laisse
seul, seul avec du thon,--poisson d'Océan,--la goutte--salut
du matelot--et du feu,--phare des naufragés.

Je me rejette dans le livre que j'avais caché entre ma chemise et
ma peau, et je le dévore--avec un peu de thon, des larmes de
cognac--devant la flamme de la cheminée.

Il me semble que je suis dans une cabine ou une cabane, et qu'il y
a dix ans que j'ai quitté le collège; j'ai peut-être les cheveux
gris, en tout cas le teint hâlé.--Que sont devenus mes vieux
parents? Ils sont morts sans avoir eu la joie d'embrasser leur
enfant perdu? (C'était l'occasion pourtant, puisqu'ils ne
l'embrassaient jamais auparavant.) Ô ma mère! ma mère!

Je dis: «ô ma mère!» sans y penser beaucoup, c'est pour faire
comme dans les livres.

Et j'ajoute: «Quand vous reverrai-je? Vous revoir et mourir!»

Je la reverrai, _si Dieu le veut._

Mais quand je reparaîtrai devant elle, comment serai-je reçu? Me
reconnaîtra-t-elle?

Si elle allait ne pas me reconnaître!

N'être pas reconnu par celle qui vous a entouré de sa sollicitude
depuis le berceau, enveloppé de sa tendresse, une mère enfin!

Qui remplace une mère?

Mon Dieu! une trique remplacerait assez bien la mienne!

Ne pas me reconnaître! mais elle sait bien qu'il me manque
derrière l'oreille une mèche de cheveux, puisque c'est elle qui me
l'a arrachée un jour. Ne pas me reconnaître; mais j'ai toujours la
cicatrice de la blessure que je me suis faite en tombant, et pour
laquelle on m'a empêché de voir les Fabre. Toutes les traces de sa
tutelle, de sa sollicitude, se lisent en raies blanches, en
petites places bleues. Elle me reconnaîtra; il me sera donné
d'être encore aimé, battu, fouetté, pas gâté!

Il ne faut pas gâter les enfants.


Elle m'a reconnu! merci, mon Dieu! Elle m'a reconnu et s'est
écriée:

«Te voilà donc! s'il t'arrive de me faire encore t'attendre
jusqu'à deux heures du matin, à brûler la bougie, à tenir la porte
ouverte, c'est moi qui te corrigerai! Et il bâille encore! devant
sa mère!

--J'ai sommeil.

--On aurait sommeil à moins!

--J'ai froid.

--On va faire du feu exprès pour lui,--brûler un fagot de bois!

--Mais c'est M. Doizy qui...

--C'est M. Doizy qui t'a oublié, n'est-ce pas! Si tu ne l'avais
pas fait tomber, il n'aurait pas eu à te punir, et il ne t'aurait
pas oublié. Il voudrait encore s'excuser, voyez-vous! Tiens! voilà
ce qui me reste d'une bougie que j'ai commencée hier. Tout ça pour
veiller en se demandant ce qu'était devenu monsieur! Allons, ne
faisons pas le gelé,--n'ayons pas l'air d'avoir la fièvre...
Veux-tu bien ne pas claquer des dents comme cela! Je voudrais que
tu fusses bien malade une bonne fois, ça te guérirait peut-être...»


Je ne croyais pas être tant dans mon tort: en effet, c'est ma
faute; mais je ne puis pas m'empêcher de claquer des dents, j'ai
les mains qui me brûlent, et des frissons qui me passent dans le
dos. J'ai attrapé froid cette nuit sur ces bancs, le crâne contre
le pupitre; cette lecture aussi m'a remué...

Oh! je voudrais dormir! je vais faire un somme sur la chaise.

«Ôte-toi de là, me dit ma mère en retirant la chaise. On ne dort
pas à midi. Qu'est-ce que c'est que ces habitudes maintenant?

--Ce ne sont pas des habitudes. Je me sens fatigué, parce que je
n'ai pas reposé dans mon lit.

--Tu trouveras ton lit ce soir, si toutefois tu ne t'amuses pas à
_vagabonder_.

--Je n'ai pas vagabondé...

--Comment ça s'appelle-t-il, coucher dehors? Il va donner tort à
sa mère à présent! Allons, prends tes livres. Sais-tu tes leçons
pour ce soir?»


Oh! l'île déserte, les bêtes féroces, les pluies éternelles, les
tremblements de terre, la peau de bête, le parasol, le pas du
sauvage, tous les naufrages, toutes les tempêtes, des cannibales,
--mais pas les leçons pour ce soir!

Je grelottai tout le jour. Mais je n'étais plus seul; j'avais pour
amis Crusoé et Vendredi. À partir de ce moment, il y eut dans mon
imagination un coin bleu, dans la prose de ma vie d'enfant battu
la poésie des rêves, et mon coeur mit à la voile pour les pays où
l'on souffre, où l'on travaille, mais où l'on est libre.

Que de fois j'ai lu et relu ce _Robinson_!

Je m'occupai de savoir à qui il appartenait; il était à un élève
de quatrième qui en cachait bien d'autres dans son pupitre; il
avait le _Robinson suisse_, les _Contes_ du Chanoine Schmidt, la
_Vie de Cartouche_, avec des gravures.

Ici se place un acte de ma vie que je pourrais cacher. Mais non!
Je livre aujourd'hui, aujourd'hui seulement, mon secret, comme un
mourant fait appeler le procureur général et lui confie l'histoire
d'un crime. Il m'est pénible de faire cette confession, mais je le
dois à l'honneur de ma famille, au respect de la vérité, à la
Banque de France, à moi-même.

J'ai été _faussaire! _La peur du bagne, la crainte de désespérer
des parents qui m'adoraient, on le sait, mirent sur mon front de
faussaire un masque impénétrable et que nulle main n'a réussi à
arracher.

Je me dénonce moi-même, et je vais dire dans quelle circonstance
je commis ce faux, comment je fus amené à cette honte, et avec
quel cynisme j'entrai dans la voie du déshonneur.

Des gravures! la _Vie de Cartouche_, les _Contes_ du Chanoine
Schmidt, les aventures du _Robinson suisse_!... un de mes
camarades--treize ans et les cheveux rouges--était là qui les
possédait...

Il mit à s'en dessaisir des conditions infâmes; je les acceptai...
Je me rappelle même que je n'hésitai pas.

Voici quelles furent les bases de cet odieux marché.

On donnait au collège de Saint-Étienne, comme partout, des
exemptions. Mon père avait le droit d'en distribuer ailleurs que
dans sa classe, parce qu'il faisait tous les quinze jours une
surveillance dans quelque étude; il allait dans chacune à tour de
rôle, et il pouvait infliger des punitions ou délivrer des
récompenses. Le garçon qui avait les livres à gravures consentit à
me les prêter, si je voulais lui procurer des exemptions.

Mes cheveux ne se dressèrent pas sur ma tête.

«Tu sais faire le paraphe de ton père?»

Mes mains ne me tombèrent pas des bras, ma langue ne se sécha pas
dans ma bouche.

«Fais-moi une exemption de deux cents vers et je te prête la _Vie
de Cartouche_.»

Mon coeur battait à se rompre.

«Je te la donne! Je ne te la _prête_ pas, je te la _donne_...»

Le coup était porté, l'abîme creusé; je jetai mon honneur
par-dessus les moulins, je dis adieu à la vie de société, je me
réfugiai dans le faussariat.


J'ai ainsi fourni d'exemptions pendant un temps que je n'ose
mesurer, j'ai bourré de signatures contrefaites ce garçon, qui
avait, il est vrai, conçu le premier l'idée de cette criminelle
combinaison, mais dont je me fis, tête baissée, l'infernal
complice.

À ce prix-là, j'eus des livres,--tous ceux qu'il avait lui-même;
--il recevait beaucoup d'argent de sa famille et pouvait même
entretenir des grenouilles derrière des dictionnaires. J'aurais pu
avoir des grenouilles aussi--il m'en a offert--mais si j'étais
capable de déshonorer le nom de mon père pour pouvoir lire, parce
que j'avais la passion des voyages et des aventures, et si je
n'avais pu résister à cette tentation-là, je m'étais juré de
résister aux autres, et je ne touchai jamais la queue d'une
grenouille, qu'on me croie sur parole! Je ne ferai pas des moitiés
d'aveux.

Et n'est-ce point assez d'avoir trompé la confiance publique,
imité une signature honorable et honorée, pendant deux ans! Cela
dura deux ans. Nous nous arrêtâmes, las du crime ou parce que cela
ne servait plus à rien; j'ai oublié, et nul ne sut jamais que nous
avions été des faussaires. Je le fus et je ne m'en portai pas plus
mal. On pourrait croire que le sentiment du crime enfièvre, que le
remords pâlit; il est des criminels, malheureusement, sur qui rien
ne mord et que leur infamie n'empêche pas de jouer à la toupie et
de mettre insouciamment des queues de papier au derrière des
hannetons.


Ce fut mon cas: beaucoup de queues de papier, force toupies. C'est
peut-être un remède, et je n'ai jamais eu le teint si frais, l'air
si ouvert, que pendant cette période du faussariat.

Ce n'est qu'aujourd'hui que la honte me prend et que je me
confesse en rougissant. On commence par contrefaire des
exemptions, on finit par contrefaire des billets. Je n'ai jamais
pensé aux billets: c'est peut-être que j'avais autre chose à
faire, que je suis paresseux, ou que je n'avais pas d'encre chez
moi; mais si la contrefaçon des exemptions mène au bagne, je
devrais y être.


Et qui dit que je n'irai pas?


12
Frottage--Gourmandise--Propreté

On me charge des soins du ménage. «Un homme doit savoir tout
faire.»

Ce n'est pas grand embarras: quelques assiettes à laver, un coup
de balai à donner, du plumeau et du torchon; mais j'ai la main
malheureuse, je casse de temps en temps une écuelle, un verre.

Ma mère crie que je l'ai fait exprès, et que nous serons bientôt
sur la paille, si ce _brise-tout_ ne se corrige pas.

Une fois, je me suis coupé le doigt--jusqu'à l'os.

«Et encore il se coupe!» fait-elle avec fureur.

Le malheur est qu'elle a une méthode... comme Descartes, dont
M. Beliben parlait quelquefois: il faudrait que je fisse des
bouquets avec des épluchures.


«Pas pour deux liards d'idée.»

Et, prenant l'arrosoir et le balai, elle fait des dessins sur le
plancher avec l'eau ou la poussière, en se balançant un peu,
minaudière et souriante.

Ah! je n'ai pas cette grâce, certainement!

Quelquefois, c'est le coup de la vigueur: elle prend une peau avec
du tripoli ou une brosse à gros poils, et elle attaque un luisant
de cuivre ou un coin de meuble.

Elle fait: «Han!» comme un mitron; elle geint à faire pousser des
pains sur le parquet! J'en ai la sueur dans le dos!

Mais je suis vigoureux, j'ai du moignon, et je lui prends le
torchon des mains pour continuer la lutte. Je me jette sur le
meuble ou je me précipite contre la rampe, et je mange le bois, je
dévore le vernis.

«Jacques, Jacques! tu es donc fou!»

En effet, l'enthousiasme me monte au cerveau, j'ai la monomanie
flottante...

«Jacques, veux-tu bien finir! Il nous démolirait la maison, ce
brutal, si on le laissait faire!»

Je suis fort embarrassé:--ou l'on m'accuse de paresse, parce que
je n'appuie pas assez, ou l'on m'appelle brutal, parce que
j'appuie trop.

Je n'ai pas deux liards d'idée. C'est vrai, je le sens. Pas même
capable de faire la vaisselle avec grâce! Que deviendrai-je plus
tard? Je ne mangerai que de la charcuterie,--du lard sur du pain
et du jambon dans le papier. J'irai dîner à la campagne pour
laisser les restes dans l'herbe.

(Serais-je poète? J'aime à dîner dans la prairie!)

C'est que je n'aurai pas à laver d'assiettes, et Dieu ne
m'obligera pas à enlever les crottes des petits oiseaux.

Le plus terrible, dans cette histoire de vaisselle, c'est qu'on me
met un tablier comme à une bonne. Mon père reçoit quelquefois des
visites de parents, de mères d'élèves, et l'on m'aperçoit à
travers une porte, frottant, essuyant et lavant, dans mon costume
de Cendrillon. On me reconnaît et on ne sait à quoi s'en tenir, on
ne sait pas si je suis un garçon ou une fille.


Je maudis l'oignon...

Tous les mardis et vendredis, on mange du hachis aux oignons, et
pendant sept ans je n'ai pas pu manger de hachis aux oignons sans
être malade.

J'ai le dégoût de ce légume.

Comme un riche! mon Dieu, oui!--Espèce de petit orgueilleux, je
me permettais de ne pas aimer ceci, cela, de rechigner quand on me
donnait quelque chose qui ne me plaisait pas. Je _m'écoutais_, je
me sentais surtout, et l'odeur de l'oignon me soulevait le coeur,
--ce que j'appelais mon coeur, comprenons-nous bien; car je ne
sais pas si les pauvres ont le droit d'avoir un coeur.

«Il faut _se forcer_, criait ma mère. Tu le fais exprès,
ajoutait-elle comme toujours.»


C'était le grand mot. «Tu le fais exprès!»

Elle fut courageuse heureusement: elle tint bon, et au bout de
cinq ans, quand j'entrai en troisième, je pouvais manger du hachis
aux oignons. Elle m'avait montré par là qu'on vient à bout de
tout, que la volonté est la grande maîtresse.

Dès que je pus manger du hachis aux oignons sans être malade, elle
n'en fit plus--à quoi bon? c'était aussi cher qu'autre chose et
ça empoisonnait. Il suffisait que sa méthode eût triomphé,--et
plus tard, dans la vie, quand une difficulté se levait devant moi,
elle disait:

«Jacques, souviens-toi du hachis aux oignons. Pendant cinq ans tu
l'as vomi et au bout de cinq ans tu pouvais le garder. Souviens-toi,
Jacques!»

Et je me souvenais trop.


J'aimais les poireaux.

Que voulez-vous?--Je haïssais l'oignon, j'aimais les poireaux.
On me les arrachait de la bouche, comme on arrache un pistolet des
mains d'un criminel, comme on enlève la coupe de poison à un
malheureux qui veut se suicider.

«Pourquoi ne pourrais-je pas en manger? demandai-je en pleurant.

--Parce que tu les aimes», répondait cette femme pleine de bon
sens, et qui ne voulait pas que son fils eût de passions.

Tu mangeras de l'oignon, parce qu'il te fait mal, tu ne mangeras
pas de poireaux, parce que tu les adores.

«Aimes-tu les lentilles?

--Je ne sais pas...»

Il était dangereux de s'engager, et je ne me prononçais plus
qu'après réflexion, en ayant tout balancé.

Jacques, tu mens!

Tu dis que ta mère t'oblige à ne pas manger ce que tu aimes.

Tu aimes le gigot, Jacques.

Est-ce que ta mère t'en prive?

Ta mère en fait cuire un le dimanche.--On t'en donne.

Elle en reprend du froid le lundi.--T'en refuse-t-on?

On le fait revenir aux oignons le mardi--le jour des oignons,
c'est sacré--tu en as deux portions au lieu d'une.

Et le mercredi, Jacques! qui est-ce qui se sacrifie, le mercredi,
pour son fils? Le jeudi, qui est-ce qui laisse tout le gigot à son
enfant? Qui? parle!

C'est ta mère--comme le pélican blanc! Tu le finis, le gigot--
à toi l'honneur!

«Décrotte l'os! ce n'est pas moi qui t'en empêcherai, va!»

Entends-tu, c'est ta mère qui te crie de ne pas avoir de
scrupules, d'en prendre à ta faim, elle ne veut pas borner ton
appétit... «Tu es libre, il en reste encore, ne te gêne pas!»

Mais Dieu se reposa le septième jour! voilà huit fois que j'y
reviens, j'ai un mouton qui bêle dans l'estomac: grâce, pitié!

Non, pas de grâce, pas de pitié! Tu aimes le gigot, tu en auras.

«As-tu dit que tu l'aimais!

--Je l'ai dit, lundi...

--Et tu te contredis samedi! mets du vinaigre,--allons, la
dernière bouchée! J'espère que tu t'es régalé?...»


C'est que c'est vrai! On achetait un gigot au commencement du
mois, quand mon père touchait ses appointements. Ils y goûtaient
deux fois; je devais finir le reste--en salade, à la sauce, en
hachis, en boulettes; on faisait tout pour masquer cette lugubre
monotonie; mais à la fin, je me sentais devenir brebis, j'avais
des bêlements et je pétaradais quand on faisait «prou, prou».


Le bain!--Ma mère en avait fait un supplice.

Heureusement elle ne m'emmenait avec elle, pour me récurer à fond,
que tous les trois mois.

Elle me frottait à outrance, me faisait avaler, par tous les
pores, de la soude et du suif, que pleurait un savon de Marseille
à deux sous le morceau, qui empestait comme une fabrique de
chandelles. Elle m'en fourrait partout, les yeux m'en piquaient
pendant une semaine, et ma bouche en bavait...

J'ai bien détesté la propreté, grâce à ce savon de Marseille!


On me nettoyait hebdomadairement à la maison.

Tous les dimanches matin, j'avais l'air d'un veau. On m'avait
fourbi le samedi; le dimanche on me passait à la détrempe; ma mère
me jetait des seaux d'eau, en me poursuivant comme Galatée, et je
devais comme Galatée--fuir pour être attrapé, mon beau Jacques!
Je me vois encore dans le miroir de l'armoire, pudique dans mon
impudeur, courant sur le carreau qu'on lavait du même coup, nu
comme un amour, cul-de-lampe léger, ange du décrotté.

Il me manquait un citron entre les dents et du persil dans les
narines, comme aux têtes de veau. J'avais leur reflet bleuâtre,
fade et mollasse; mais j'étais propre, par exemple!


Et les oreilles! ah! les oreilles! On tortillait un bout de
serviette et on l'y entrait jusqu'au fond, comme on enfonce un
foret, comme on plante un tire-bouchon...

Le petit tortillon était enfoncé si vigoureusement que j'en avais
les amygdales qui se gonflaient; le tympan en saignait, j'étais
sourd pour dix minutes, on aurait pu me mettre une pancarte.

La propreté avant tout, mon garçon!

Être propre et se tenir droit, tout est là.


Je suis propre comme une casserole rétamée. Oui, mais je ne me
tiens pas droit.

C'est-à-dire que pendant que j'apprends mes leçons, je m'endors
souvent, et je me cache la tête dans les bras, le dos en rond.

Ma mère veut que je me tienne droit.

«Personne n'a encore été bossu dans notre famille, ce n'est pas
toi qui vas commencer, j'espère!»

Elle dit cela d'un ton de menace, et si j'avais l'intention d'être
bossu, elle m'en ôterait du coup l'envie.



13
L'argent

«M'man! J'ai mal.

--Ce sont les vers, mon enfant!

--Je sens bien que j'ai mal.

--Douillet, va! Ah! si tu avais dix mille livres de rentes!...
Quand tu as mal au ventre, fais comme faisait mon père, fais la
culbute!»


L'argent!--les rentes!

On me promet, comme à tous les gamins, des récompenses, un gros
sou, si je suis sage, et chaque fois que je suis premier, une
petite piécette blanche. On me la donne?... Non, ma mère m'aime
trop pour cela.

Elle ne me privait pourtant pas pour s'enrichir.

Les dix sous ne rentraient pas dans la famille,--ils allaient se
coucher dans une tirelire dont la gueule me riait au nez.

«C'est pour toi», disait ma mère en me faisant voir la pièce et
avant de la glisser dans le trou!

Je ne la revoyais plus!

«Ce sera, ajoutait-elle, pour t'acheter un homme!»

C'est le remplaçant caché dans cette tirelire qui absorbe toutes
les petites pièces et les gros sous que d'autres, mes copains,
dépensent le dimanche et les jours de foire, en entrées aux
baraques, cigares à paille, canons en cuivre.

Toujours sage, donnant la leçon sans pédantisme, ma mère, qui
marchait avec son siècle, m'inspirait ainsi la haine des _armées
permanentes _et me faisait réfléchir sur _l'impôt du sang_. Je me
regimbais quelquefois et je citais mes camarades qui dépensaient
leur argent au lieu de le garder pour acheter un homme.


«C'est que sans doute ils sont infirmes, vois-tu!»

Elle avait même une parole de tristesse et un accent de compassion
à l'égard de ces pauvres enfants qui faisaient bien de se consoler
en dépensant leurs sous, eux que le ciel avait tordus ou embossés
sans que cela parût.

«Et pourquoi!» disait-elle en se parlant à elle-même et arrivant
jusqu'à l'impiété.

«C'est un crime de la nature, presque une injustice de Dieu.--Il
t'a épargné, toi», reprenait-elle en me tapant sur le dos, pour me
montrer qu'il n'y avait pas de gibbosité et qu'elle pouvait,
qu'elle devait,--c'était son rôle de mère--continuer à nourrir
le remplaçant dans le fond de la tirelire...

Et moi, défiant, ingrat, désirant monter sur les chevaux de bois,
je regrettais souvent de n'être pas bossu, et je priais Dieu de
commettre quelque injustice que je cacherais sous ma chemise, et
qui, me sauvant du tirage au sort, me donnerait le droit de
prendre ce qu'on avait mis et de ne plus mettre rien dans cette
satanée tirelire.


Les inspecteurs généraux vont arriver dans quelque temps.

Mon père éreinte les élèves et convoque les forts pour préparer
l'inspection. Il leur distribue les rôles. Il demandera à celui-ci
ce passage, à celui-là cet autre.

«Tribouillard, vous avez le _que retranché_[3].--Caillotin,
l'_Histoire sainte_. Piochez _les prophètes_.

--M'sieu, dit Caillotin, comment faut-il prononcer _Ezéchiel?»_


Ma mère se frappe le front, comme André Chénier.

«Jacques, si tu es dans les trois premiers d'ici à ce que
l'inspecteur vienne, je te donnerai... Regarde! Pour toi, pour toi
tout seul; tu en feras ce qu'il te plaira.»

Elle m'a montré de _l'or_; c'est une pièce de vingt sous. Oh!
pourquoi me donner la soif des richesses? Est-ce bien de la part
d'une mère?

Il se livré un combat en moi-même--pas très long.

«Pour moi tout seul? J'achèterai ce qu'il me plaira avec? Je les
donnerai à un pauvre, si je veux?»

Les donner à un pauvre!--ma mère chancelle; ma folie l'épouvante
et pourtant elle répond à la face du ciel:

«Oui, elle sera à toi. J'espère bien que tu ne la donneras pas à
un pauvre!»

Mais c'est une révolution, alors! Jusqu'ici je n'ai rien eu qui
fût à moi, pas même ma peau.

Je lui fais répéter.


_Minuit._

Il s'agit de bien apprendre mon histoire pour être premier,--et
je pioche, je pioche!

Le samedi arrive.

Le proviseur entre. Les élèves se lèvent; le professeur lit:

«Thème grec.

--Premier: Jacques Vingtras.»


«Eh bien? dit ma mère en arrivant.

--Je suis premier.

--Ah! c'est bien. Tu vois, quand tu travailles, comme tu peux
avoir de bonnes places! Demain je te ferai une bonne pachade.»

La pachade est une espèce de pâte pétrie avec des pommes de terre,
un mortier jaune, sans beurre, que ma mère m'a présenté comme un
plat de luxe. Mais il n'est pas question de pachade! C'est une
pièce de vingt sous que je veux. On n'en parle pas. La question
est si grave que je n'ose pas l'attaquer. Ma mère fait l'affairée
pour la pachade et me montre un oeuf tout crotté en me disant:
«J'espère qu'il est gros!»

Des farces, tout cela. Et mes vingt sous, les ai-je gagnés, oui ou
non? Est-ce qu'on me les a promis? Il faut peut-être que je les
lui demande. Pourquoi donc? Est-ce qu'elle a oublié?

Je vois bien à un peu de gêne, à cette coquetterie de l'oeuf, à la
contrainte du sourire, je vois bien qu'elle se souvient. Elle
tient peut-être à garder son rang. C'est le fils qui doit rappeler
à la mère ce qu'elle a promis.

«Maman, et mes vingt sous?»

Elle ne me répond pas de suite; mais, venant à moi tout d'un coup,
d'une voix qui n'est plus celle qu'elle avait, espiègle et
charmante, en montrant le gros oeuf crotté:

«Jacques, veux-tu faire crédit à ta mère?...»

Il y a dans l'accent toute la dignité d'une vaincue qui accepte
son sort d'avance, mais demande une grâce au vainqueur. Elle ne
défend pas sa bourse, la voilà!--Les vingt sous sont sur la
table--mais elle prie qu'on lui laisse du temps.

Oui, ma mère, je vous fais crédit. Oh! gardez, gardez ces vingt
sous, soit qu'ils doivent servir à réparer une brèche, soit que
vous vouliez les engager pour moi dans une entreprise,--et sans
me rien dire, en ayant l'air plutôt de mendier un pardon, vous
joignez mon capital au vôtre, vous m'intéressez dans les affaires,
vous me faites l'associé de la maison! Merci!

Et elle s'entend en affaires, ma mère; elle sait comment on fait
rapporter à l'argent; car elle m'a raconté, bien souvent, qu'à
quatre ans, elle pouvait déjà gagner sa vie.

Elle a commencé par acheter un pigeon avec sept sous qu'on lui
avait donnés, parce qu'elle avait gardé les oies. Elle a engraissé
le pigeon et l'a revendu pour acheter un agneau qui sortait du
ventre de la mère.

Elle a revendu cet agneau et s'est procuré un veau, toujours du
même âge.

Dès qu'il y avait dans une écurie, une étable, un chenil, quelque
bête en travail, on voyait accourir ma mère qui attendait,
curieuse des phénomènes de la nature, avec son argent tout prêt à
déposer écus sur bonde, monnaie sous ventre.

Je n'ai pas sa force, moi! J'aurais trois sous, je les entamerais
et je ne penserais pas à acheter un lapereau à la mamelle pour
gagner avec l'argent un veau au débarqué.


Je crus bien une fois que j'allais avoir quarante sous à refuser
au remplaçant et à donner aux chevaux de bois. Il s'agissait
encore d'être _premier _deux ou trois fois avant le bal du
proviseur.

Je décrochai de nouveau la timbale.

J'avais bien fait mes conditions, cette fois. J'avais bien
demandé: «_Elle sera pour moi? Je la garderai_.» J'avais indiqué
que je ne voulais pas joindre cette somme à celle que j'avais déjà
dans les affaires. On met cinq francs dans une entreprise, on n'en
met pas sept.

«_Je la garderai?_

--_Tu la garderas._»

Ma mère ne manqua pas à sa promesse. On me remit les quarante
sous; je les serrai dans mon gousset; mais quand je parlai d'aller
sur les chevaux de bois, ma mère me rappela le contrat:

«Tu m'as dit que tu les _garderais_!»

Et elle ajouta que, si je m'avisais de changer la pièce, j'aurais
affaire à elle. Comme je protestais:

«Tu es devenu menteur maintenant; il ne te manquait plus que ça,
mon garçon!»

Je ne pouvais pas le nier; j'étais écrasé par moi-même. Je m'étais
suicidé avec ma propre langue.

J'en fus réduit à traîner ces quarante sous comme une plaque
d'aveugle.

Tous les soirs, ma mère demandait à les voir.

Un jour je ne pus les lui montrer!...

J'étais allé sur la place Marengo, dans un bazar à treize, _tout
à_ treize!

J'achetai une paire de bretelles à pattes. Elles étaient rose
tendre!

À peine eus-je commis cette faute que j'en compris l'étendue. La
pièce était entamée: j'avais treize sous de bretelles. Il ne
restait que vingt-sept sous! Qu'allait dire ma mère?--Perdu pour
perdu, je me dis qu'il fallait aller jusqu'au bout.

Jouir...--après moi, le déluge!

Je commençai par m'enfoncer dans une allée où je me déshabillai
pour mettre mes bretelles. Après quelques tentatives inutiles,
toujours dérangé et regardé de travers par des gens étonnés de me
voir demi-nu sur le pas de leurs portes, je crus plus prudent,
quoiqu'un peu moins noble, d'entrer dans un lieu retiré, le
premier que je trouverais.

Il me restait vingt-sept sous, en sous,--jamais je n'avais eu
une si grosse somme à ma disposition. Elle gonflait et crevait mes
poches.--Patatras! les sous roulent à terre,--même ailleurs!

C'est horrible.

Je n'ai retrouvé qu'un franc deux sous. Je perds la tête...

Je m'approche d'un des jeux qui sont installés place Marengo:

«Trois balles pour un sou! On gagne un lapin.»

Je prends la carabine, j'épaule et je tire... Je tire les yeux
fermés, comme un banquier se brûle la cervelle.

«Il a gagné le lapin!»


C'est un bruit qui monte, la foule me regarde, on me prend pour un
Suisse; quelqu'un dit que, dans ce pays-là, les enfants apprennent
à tirer à trois ans et qu'à dix ans il y en a qui cassent des
noisettes à vingt pas.

«Il faut lui donner le lapin!»

Le marchand n'avait pas l'air de se presser en effet, mais la
foule approche, avance et va faire une gibelotte avec l'homme s'il
ne donne pas le lapin qui est là et qui broute.

Je l'ai, je l'ai! Je le tiens par les oreilles et je l'emporte.

Il faut voir le monde qu'il y a! Le lapin fait des sauts
terribles. Il va m'échapper tout à l'heure.

Comme dans toutes les luttes, chaque côté a ses partisans. Les uns
tiennent pour le lapin, les autres pour le Suisse--c'est moi, le
Suisse--et je sens toute la responsabilité qui pèse sur ma tête.
Quelquefois l'animal fait un bond qui épouvante les miens. Je
voudrais changer de main, le prendre par la queue de temps en
temps. Je n'ose pas devant cette foule.

Je n'ai pas le courage de tourner la tête, mais je devine que les
rangs se sont grossis.

On marque le pas.

Je suis en avant, à quelques pas de la colonne, seul comme un
prophète ou un chef de bande...

On se demande sur la route ce que nous voulons, si c'est une idée
religieuse ou une pensée sociale qui me pousse.

Si elle est pratique, on verra;--mais que je laisse là le lapin!
--Est-ce un drapeau?--Il faut le dire alors.

Mes doigts sont crispés, les oreilles vont me rester dans la main.
Le lapin fait un suprême effort...

Il m'échappe! Mais il tombe en aveugle dans ma culotte--une
culotte de mon père, mal retapée, large du fond, étroite des
jambes.--Il y reste.

On s'inquiète, on demande...

Les foules n'aiment pas qu'on se joue d'elles. On n'escamote pas
ainsi son drapeau!

«_Le La-pin! Le La-pin!»_ sur l'air des _Lampions_.

Des gens se mettent aux fenêtres; les curieux arrivent.

Le lapin est toujours entre chair et étoffe, je le sens.

Oh! si je pouvais fuir! Je vais essayer. Un passage est là--je
l'enfile...

On me cherche, mais je connais les coins.

Où aller?--Je tombe sur M. Laurier, l'économe. Je lui ai fait
des commissions, j'ai porté des lettres à une dame. J'ai son
secret, je suis prêt au chantage.--Il faut qu'il me sauve! Je
lui dis tout.

«Tiens, voilà tes quarante sous. Je vais te reconduire et dire que
c'est moi qui t'ai gardé, et lâche-moi cette bête!»


Ma mère croit à notre mensonge.

«Bien, bien, M. Laurier,--du moment qu'il était avec vous...
Savez-vous ce qu'il y a dans les rues, ce soir? On dit que les
mineurs ont voulu se révolter et ont mis le feu à un couvent.»


Le lendemain.

«Mange donc, Jacques, mange! Tu n'aimes donc plus le lapin
maintenant?»

Elle a acheté un lapin, ce matin, à bas prix, parce qu'il est un
peu écrasé, et qu'on lui a trouvé des bouts de chemise dans les
dents.

Où est la peau?...

Je vais à la cuisine.

C'est _lui!..._



14
Voyage au pays

Jacques ira passer ses vacances au pays.

C'est ma mère qui m'annonce cette nouvelle.

«Tu vois, on te pardonne tes farces de cette année, nous
t'envoyons chez ton oncle; tu monteras à cheval, tu pêcheras des
truites, tu mangeras du saucisson de campagne. Voilà trois francs
pour tes frais de voyage.»

La vérité est que mon oncle le curé, qui _va sur soixante-dix_, a
parlé de me faire son héritier, et il demande à m'avoir près de
lui pendant les vacances.

Le vieux prêtre, qui économise, a pour notaire un bonhomme qui en
a touché deux mots à mon père dans une lettre qu'on a oubliée sur
la table et que j'ai lue. Je suis au courant. On me laisserait une
somme de... payable à ma majorité: c'est l'idée du testament.


J'ai mon paletot sur le bras, une casquette sans visière et une
gourde.

«Il a l'air d'un Anglais.»

Ce mot me remplit d'orgueil.

Mon père (il me gâte!) m'emmène au café pour lamper le coup de
l'étrier.

«Allons, bois cela, ça te fera du bien.»

J'avale l'eau-de-vie tout d'un trait, ce qui me fait éternuer
pendant cinq minutes et me mouille les yeux, comme si j'avais
pleuré toute la nuit. La langue me cuit à vouloir la tremper dans
le ruisseau.

«Sois aimable avec ton oncle.»

C'est la dernière recommandation de mon père.

«Aie bien soin de ta veste neuve.»

C'est le cri suprême de ma mère.


En route, fouette, cocher!


Les adieux ont été simples. Il faut que j'arrive au plus vite chez
le grand-oncle.

On n'a pas fait de sentiment.

Et je n'attendais, moi, que le moment où les chevaux fileraient...


J'ai passé ma nuit à savourer ma joie. J'ai bu, dormi, rêvé, j'ai
pris des sirops au buffet, j'ai soulevé les vasistas, je suis
descendu_ aux côtes_.

À six heures du matin, je me suis trouvé en plein Puy, devant le
café des Messageries.

Je laisse mon bagage au bureau, et je grimpe vers notre ancienne
maison, où mademoiselle Balandreau doit m'attendre. On lui a écrit
que j'arriverais, sans fixer le jour.

Je frappe.

Ah! ce n'est pas long! La bonne vieille fille m'arrive ébouriffée
et émue! et m'embrasse, m'embrasse--comme jamais ne m'a embrassé
ma mère.

Elle s'occupe de me débarrasser, et elle a peur que je sois las,
et que j'aie eu froid...

«Tu dois être fatigué. Ôte-moi ce paletot-là. Ce n'est pas
possible, ce n'est pas toi!--Comme tu es grand!--Toute la nuit
en voiture, pauvre petit,--tu dois avoir sommeil. As-tu dormi?

--Pas fermé l'oeil.»

Je mens comme un arracheur de dents, mais cela la flattera que son
favori n'ait pas fermé l'oeil et paraisse si frais, si fort.--
C'est un grand garçon qui peut passer les nuits.

«Veux-tu te coucher?--Tiens, couche-toi.--Tu ne veux pas?--
Tu vas prendre une tasse de café au moins?--Tu sais, comme je
t'en donnais en cachette de ta mère, avec du lait.--Tu
l'écrémais toujours,--tu disais: "donne-moi _la peau_".»

Comme elle m'aime!

Nous faisons le café ensemble. Elle a l'air d'une sorcière, et moi
d'un diablotin; elle, avec ses _coques_ en l'air, tournant le
moulin; moi, dans les cendres, soufflant le feu...

Comme toutes les vieilles filles--qui ont une gourmandise--
elle aime son café au lait à l'adoration,--et il est bon, ma
foi! J'en ai les lèvres toutes grasses et les joues toutes
chaudes. C'est le même bol que celui où je trempais autrefois mon
museau, en buvant des gorgées doubles parce que ma mère pouvait
arriver et que ma mère ne voulait pas qu'on me gâtât en dehors
d'elle;--puis le café au lait, c'est mauvais pour les enfants,
«ça donne des glaires».


«Mais venez donc le voir!»

Elle est allée chercher les voisins, elle a ramené les commères.
Il y a une petite demoiselle dans un coin.

«Tu ne reconnais pas mademoiselle Perrinet?»

Quoi, cette petite fille qui avait toujours un pantalon de
velours, ses cheveux défaits, avec qui je me battais, qui
m'égratignait--j'en ai encore la marque,--elle était méchante
comme la gale; c'est elle qui est là avec une belle natte retenue
par un peigne d'écaille, un noeud bleu au corsage, une petite
fraise de tulle qui entoure son cou doré, une fumée brune sur les
joues et la lèvre?

«Embrassez-vous donc!»

Je n'ose pas, elle attend. On me pousse, elle avance. Pas trop!

Je suis rouge, elle l'est bien un peu aussi! Nous avions joué au
petit mari et à la petite femme, dans le temps; nous avions fait
la dînette ensemble, et la grande égratignure, celle qui me reste
comme un bout de fil blanc, avait été donnée, je crois, à la suite
d'une scène de jalousie.

Je m'en souviens, elle ne l'a peut-être pas oublié.

«Ma malle est aux messageries.»

Je dis cela avec un revenez-y de vanité, il est entendu que j'irai
avec un petit voisin la chercher.

«C'est bien lourd pour toi», dit mademoiselle Balandreau.

Il y a mon trousseau, quelques chemises, ma veste neuve, un paquet
pour la tante Rosalie, un paquet pour le vieil oncle et une pierre
pour un monsieur.

Ce monsieur est un personnage qui fait une collection de cailloux
et a cherché partout un _rognon_.

J'ai entendu parler de ce rognon pendant six mois, toujours avec
le même étonnement; à la fin on a trouvé une chose couleur de fer,
que mon père a empaquetée avec soin et que je dois porter au
collectionneur; il est parent de je ne sais plus qui dans la haute
Université, et la fortune professionnelle de M. Vingtras peut
s'accrocher à ce rognon.

Ce mot de rognon me gêne tout de même, et quand une dame, qui se
trouve là au moment où je déboucle ma malle, demande ce que c'est
que ce caillou bleu, je ne lui dis pas comment on l'appelle.

J'emporte vite cette pierre chez le destinataire qui la tourne,
retourne et la regarde comme on mire un oeuf. Il me reconduit et
me met cinq francs dans la main en arrivant à la porte.

«C'est pour toi, fait-il.

--Pas pour mes parents? ai-je dit tout bouleversé.

--Pour toi, pour t'amuser en vacances.»


Je viens de faire le tour de la ville, j'ai longé la rivière, j'ai
cherché des endroits déserts, j'avais besoin d'être seul.

À la tête d'une fortune!--Si jeune, à mon âge, sans que j'aie
besoin d'en rendre compte à mes parents, avec le droit d'en
disposer comme je l'entendrai, de faire des folies ou
d'économiser, de mettre cet argent dans un pot ou de le jeter par
les fenêtres!

Il y a peut-être un crime là-dessous.

Non, M. Buzon, le destinataire, est un honnête homme, il a une
bonne figure,--même l'air un peu bête;--j'ai entendu dire que
les criminels n'ont jamais l'air bête. M. Buzon a une situation à
l'abri du soupçon.


Cependant!--Je ne sais pas, moi, si je dois garder l'argent de
ce monsieur!... Oh! j'ai eu tort. Je suis un petit mendiant.


«Dis, mademoiselle Balandreau, tu le lui rapporteras, je t'en
prie! tu diras que je l'ai pris sans savoir...»

Et je n'ai pas de cesse que je ne l'aie entraînée par sa robe
jusque devant la porte du monsieur «au rognon».

Je suis caché dans un coin et je regarde si elle entre.

Quand elle sort, elle me dit: «C'est fait», et elle m'embrasse en
se frottant le nez plusieurs fois.

«Mais tu pleures!

--Cher petit! fait-elle en ne cachant plus ses larmes et en
s'essuyant les yeux. Le brave homme, il ne voulait pas reprendre
la pièce. Je lui ai dit qu'il le fallait. Je pleure. Est-ce que je
pleure?... C'est de voir que tu as fait cela, toi, tout petit!
Déjà si fier...»

Elle s'éponge le nez et les cils.

Moi, j'ai envie de jeter des pierres dans les carreaux en m'en
allant; un peu plus, je lui en casserais pour ses cinq francs.


À cheval!

Mon oncle m'attend demain. Quelques-uns de ses paroissiens venus
pour la foire doivent repartir en bande; ils m'emmèneront. L'un
d'eux a justement acheté un cheval. Je le monterai et nous irons
en caravane à Chaudeyrolles.

Le rendez-vous est chez Marcelin.

Marcelin tient une auberge dans une rue du faubourg. Il a la
réputation à dix lieues à la ronde pour le vin blanc et les
grillades de cochon.

Il y a, quand on entre, une odeur chaude de fumier et de bêtes en
sueur qui avance, comme une buée, de l'écurie. Dans la salle où
l'on boit, on sent le piquant du vinaigre cuit, versé sur la
grillade, et qui mord les feuilles de persil.

Il y a aussi les émanations fortes du fromage bleu.

C'est vigoureux à respirer, et c'est plein de montant, plein de
bruit, plein de vie.

On dit des bêtises en patois, et l'on se verse le vin à rasades.

Je joue avec une paire de vieux éperons qui rôdent sur la table,
et je soupèse de gros bâtons cravatés de cuir: quelques-uns ont
une histoire qu'on raconte.--Il y a après le bout de la peau
d'huissier.

_Anyn!... _Il faut partir.

Le bruit que font les étriers en se cognant au moment où l'on
apporte les selles, le clic-clac des cuirs, le rongement du mors,
j'ai encore cela dans l'oreille, avec le nom de Baptiste, le
garçon d'écurie.

Je suis trop petit: on me plante et on raccourcit les courroies.

Encore, encore! J'ai les jambes si courtes. M'y voilà! On me met
rênes en mains.

«Tu feras comme ceci, comme cela. As-tu monté quelquefois?

--Non.

--Ça ne fait rien. _As pas peur!»_

Tout le monde est à cheval. Nous sommes cinq en me comptant. On
s'occupe à peine de moi. On me trouve assez grand, on me trouve
assez au courant pour me laisser seul. J'en suis si fier!


CHAUDEYROLLES

Je suis arrivé bien moulu et bien écorché, mais j'ai fait celui
qui n'est pas fatigué.


Les premiers moments ont été tristes.


Le cimetière est près de l'église, et il n'y a pas d'enfants pour
jouer avec moi; il souffle un vent dur qui rase la terre avec
colère, parce qu'il ne trouve pas à se loger dans le feuillage des
grands arbres. Je ne vois que des sapins maigres, longs comme des
mâts, et la montagne apparaît là-bas, nue et pelée comme le dos
décharné d'un éléphant.

C'est vide, vide, avec seulement des boeufs couchés, ou des
chevaux plantés debout dans les prairies!

Il y a des chemins aux pierres grises comme des coquilles de
pèlerins, et des rivières qui ont les bords rougeâtres, comme s'il
y avait eu du sang; l'herbe est sombre.

Mais, peu à peu, cet air cru des montagnes fouette mon sang et me
fait passer des frissons sur la peau.

J'ouvre la bouche toute grande pour le boire, j'écarte ma chemise
pour qu'il me batte la poitrine.

Est-ce drôle? Je me sens, quand il m'a baigné, le regard si pur et
la tête si claire!...

C'est que je sors du pays du charbon avec ses usines aux pieds
sales, ses fourneaux au dos triste, les rouleaux de fumée, la
crasse des mines, un horizon à couper au couteau, à nettoyer à
coups de balai...

Ici le ciel est clair, et s'il monte un peu de fumée, c'est une
gaieté dans l'espace,--elle monte, comme un encens, du feu de
bois mort allumé là-bas par un berger, ou du feu de sarment frais
sur lequel un petit vacher souffle dans cette hutte, près de ce
bouquet de sapins...

Il y a le vivier, où toute l'eau de la montagne court en moussant,
et si froide qu'elle brûle les doigts. Quelques poissons s'y
jouent. On a fait un petit grillage pour empêcher qu'ils ne
passent. Et je dépense des quarts d'heure à voir bouillonner cette
eau, à l'écouter venir, à la regarder s'en aller, en s'écartant
comme une jupe blanche sur les pierres!

La rivière est pleine de truites. J'y suis entré une fois
jusqu'aux cuisses; j'ai cru que j'avais les jambes coupées avec
une scie de glace. C'est ma joie maintenant d'éprouver ce premier
frisson. Puis j'enfonce mes mains dans tous les trous, et je les
fouille. Les truites glissent entre mes doigts; mais le père Regis
est là, qui sait les prendre et les jette sur l'herbe, où elles
ont l'air de lames d'argent avec des piqûres d'or et de petites
taches de sang.


Mon oncle a une vache dans son écurie; c'est moi qui coupe son
herbe à coups de faux. Comme elle siffle dans le gras du pré,
cette faux, quand j'en ai aiguisé le fil contre la pierre bleue
trempée dans l'eau fraîche!

Quelquefois je sabre un nid ou un noeud de couleuvres.

Je porte moi-même le fourrage à la bête, et elle me salue de la
tête quand elle entend mon pas. C'est moi qui vais la conduire
dans le pâturage et qui la ramène le soir. Les bonnes gens du pays
me parlent comme à un personnage, et les petits bergers m'aiment
comme un camarade.

Je suis heureux!

Si je restais, si je me faisais paysan?

J'en parle à mon oncle, un soir qu'il avait fait servir le dîner
sous le manteau de la cheminée, et qu'il avait bu de son vin
pelure d'oignon.

«Plus tard, quand je serai mort. Tu pourras acheter un domaine,
mais tu ne voudrais pas être valet de ferme?»

Je n'en sais trop rien.


Quand il pleut et qu'il n'y a pas moyen de pêcher ni d'aller
chercher des groseilles sauvages là-bas, au pied de la montagne,
entre les pierres galeuses,--ou bien quand le soleil brûle comme
une plaque de tôle bleuie au feu et grille le pays sans ombre,--
ces jours-là, je m'enferme dans la bibliothèque de mon oncle et je
lis, je lis. Il y a la biographie des hommes illustres de l'abbé
de Feller. Je cours aux passages qui parlent de Napoléon, et je
fais tout éveillé des rêves pleins de Sainte-Hélène. Je regarde
par la fenêtre la campagne déserte, l'horizon vide, et je cherche
Hudson Lowe. Si je le tenais!


Mon oncle attend les curés du voisinage pour la _conférence_.

Ils viennent. Je les entends à table qui disent du mal du vicaire
de Saint-Parlier, du curé de Solignac; ils ne paraissent pas plus
penser au bon Dieu qu'à l'an quarante!

Mon oncle se mêle peu aux conversations. Son âge l'en dispense; il
se fait même plus vieux qu'il n'est, contrefait le sourd et
presque l'aveugle; mais le vin a délié la langue des autres. Un
gros, qui a l'air ivrogne, fait sauter les boutons de sa robe
crasseuse tachée de vin et dérange son rabat jaune de café. Un
maigre, à tête de serpent, ne boit que de l'eau; mais il jette de
côté et d'autre des regards qui me font peur. J'ai vu au théâtre
de Saint-Étienne, une fois, le traître qui servait du poison dans
les verres; il a cet air-là.

Les autres mangent, boivent comme des goinfres, et quand ils ont
une prière à dire, ils ont encore la bouche pleine.

On voit leur culotte sous leur robe sale.

Le crasseux, le gros, se tourne de mon côté.

«C'est votre neveu, monsieur le curé? Il a bon appétit au moins,
ce gaillard-là; est-il râblé!»

Et il me passe la main sur le dos, ce qui me dégoûte et me gêne.


«Et Maclou, le protestant, qu'est-ce que vous en faites? dit une
voix.

--Il est maintenant au lac de Saint-Front.

--Avec le tas! C'est là qu'ils ont fait leur nid.

--Nid de vipères», siffle la _tête_ de serpent.

Il y a donc des protestants! J'ai lu ce qu'on en dit dans la
bibliothèque de Chaudeyrolles, et les protestants qu'on a brûlés,
qu'on envoie en enfer, me semblent une race de damnés.

Je vais un jour jusqu'au lac Saint-Front, tout seul. C'est un
grand voyage. Je pense tout le long du chemin à la Saint-Barthélemy,
et je vois des croix rouges sur le ciel bleu.

Voici le lac avec une ou deux barques dans les roseaux, des
cabanes perdues dans des champs tout autour.

On m'a dit d'aller vers la hutte à gauche, chez Jean Robanès; je
n'ai qu'à dire que je suis le neveu du curé, on m'offrira du lait
et on me montrera les protestants.

On m'accueille bien; «et quant aux protestants, me dit l'homme, il
y en a un qui est justement là-bas, debout dans le sillon.»

Il a l'air dur et triste,--maigre, jaune, le menton pointu,--
et raide comme une épée.

Est-ce que les gendarmes ne le surveillent pas? Lui parle-t-on?
A-t-il un boulet? Je me rappelle bien que l'on punit tous les impies
dans la Bible, et les livres de la bibliothèque les appellent des
scélérats! J'en touche un mot à mon oncle, le soir; il me répond
mal, et je commence à croire qu'il en est des protestants infâmes
comme des bêtes qui parlent dans La Fontaine. Des farces tout ça!


Il faut partir.

Mon oncle a une tournée à faire, et je dois d'ailleurs bientôt
rentrer à Saint-Étienne pour le collège.

Nous partons par le chemin que j'ai pris pour venir, mais j'ai
cette fois un cheval doux, on m'a caleçonné, ouaté, et je me suis
suifé d'avance. D'ailleurs, j'ai monté à cheval depuis un mois, je
suis aguerri, et je trouve une joie bien vive à me retourner sur
la selle pour dire adieu au paysage. Je donne un coup de talon
pour avoir un temps de galop, je flatte la bête comme un vieil
ami...

Mon oncle me quitte à la Croix de la Mission. Il me parle avec
bonté.

«Travaille bien, dit-il.

--Vous écrirez à papa de me faire revenir l'année prochaine.

--Ton père! ce n'est pas ton père qui t'empêchera, mais peut-être
ta mère; je ne suis pas bien avec ta mère, vois-tu!»

Je le sais. Dans les premiers jours de mon arrivée, j'ai entendu
la servante parler dans la chambre.

«C'est le fils de madame Vingtras?

--Oui.

--Celle qui disait tant de mal de vous?

--C'est fini maintenant, je lui ai pardonné,--et j'aime cet
enfant.»


Il n'était pas beau, mon oncle, il avait les yeux petits, le nez
gros, des poils un peu partout, mais il était bon.

Je savais qu'il sentait que j'étais malheureux chez nous et qu'en
le quittant je perdais de la liberté et du bonheur. Il était aussi
triste que moi.


«Adieu, me dit-il en m'embrassant et en me donnant une poignée de
main qui me fit encore plus de plaisir que son embrassade. Tu
trouveras quelque chose au fond de ta valise, n'en dis rien à ta
mère.»

Il me tendit encore ses vieux doigts gris, fit un mouvement de
tête et partit.

Oh! s'il eût été mon père, cet oncle au bon coeur!

Mais les prêtres ne peuvent être les pères de personne, il paraît:
pourquoi donc?

J'avais envoyé une lettre à mademoiselle Balandreau lui annonçant
mon arrivée, une lettre qu'elle a montrée à tout le monde.

«Comme il écrit bien! voyez ces majuscules!»

Elle m'a préparé un lit dans un petit cabinet qui est à côté de sa
chambre. C'est grand comme une carafe, mais j'ai le droit de
fermer ma porte, de jeter ma casquette sur mon lit et de planter
mon paletot en disant ouf! Je fais des gestes de célibataire, je
range des papiers, je fredonne...


Qu'y a-t-il dans ma valise, dont m'a parlé mon oncle?

_Dix francs!_

Je puis les accepter de lui...

Me voilà riche tout d'un coup.


Le temps est superbe, et je descends dès neuf heures en ville,
libre, et craquant du bonheur d'être libre; je me sens gai, je me
sens fort, je marche en battant la terre de mes talons et en
avalant des yeux tout ce qui passe la nue dans le ciel, le soldat
dans la rue; je rôde à travers le marché, je longe la mairie, je
vais au Breuil flâner, les mains derrière le dos, en chassant
quelque caillou du bout de mon soulier, comme le receveur
particulier qui marche devant moi et que j'imite un peu.

Il n'y a pas de devoirs, pas de pensums, ni père ni mère,
personne, rien!

Il y a le tambour de ville qui s'arrête au coin du carrefour et
amasse les gens; il y a les officiers à épaulettes d'or que je
frôle; j'ai le droit d'aller à tous les rassemblements.

Je me fais cirer mes souliers tous les matins par Moustache. Ah!
mais!

Il m'a fallu seulement un mois de vacances avec la vache à
conduire, les courses dans les champs, les promenades seul, pour
m'ouvrir les idées et le coeur!


Nous allons le soir au café; on est trois ou quatre anciens
camarades; on joue sa demi-tasse, son petit verre et l'on fait
brûler son eau-de-vie! Cette fumée, cette odeur d'alcool, le bruit
des billes, le saut des bouchons, les gros rires, tout cela double
mes sens et il me semble qu'il m'est poussé des moustaches et que
je soulèverais le billard!

On va en sortant au Fer-à-Cheval faire un tour--comme des
rentiers!--On s'arrête en rond aux moments intéressants, je
marche quelquefois à reculons devant la bande.

Puis l'âge reprend le dessus.

«C'est toi qui l'es! Sauterais-tu ce banc à pieds joints?
Lèverais-tu cette pierre à bras tendu?

--Je parie que je renverse Michelon.»

Je ne sais si je suis le plus fort, mais on le croit, tant j'y
mets de volonté! J'aurais préféré vomir le sang par la bouche que
lâcher la pierre ou demander grâce à Michelon.

Je suis _mon maître_; je fais ce que je veux et même je suis un
peu le chef, celui qu'on écoute et qui a dit l'autre jour, quand
un voyou nous a jeté une pierre: «Ne bougez pas, vous autres!»--
J'ai attrapé le voyou et je l'ai ramené en le tenant par la
ceinture, et en le calottant jusque devant la bande.--«Demande
pardon!» Il était plus grand que moi.


Nous avons fait une partie de bateau: personne ne sait ramer, et
nous avons failli nous noyer dix fois. Ah! nous nous sommes bien
amusés!


On m'avait voulu nommer capitaine.

«Des blagues! nommez Michelon; moi, je me couche.»

Et je me suis étendu dans le bateau, regardant le soleil qui me
faisait cligner les yeux, et trempant mes mains dans l'eau
bleue...


Un oncle de je ne sais quelle branche court après moi dans le
Martouret et ne prend que le temps d'aller avertir mademoiselle
Balandreau qu'il m'emmène dans sa carriole voir sa famille; il me
renverra après-demain.

«Filons, mon neveu. Hue! la Grise.»

C'est moi qui tiens les rênes en passant dans le faubourg.
J'envoie de temps en temps un coup de fouet inutile et j'ai l'air
de jurer en frappant avec le manche: «Ah! _carcan!»_

Nous nous arrêtons au Cheval-Blanc pour le picotin à la Grise. Je
saute de la carriole comme un clown et je donne un clic-clac en
l'air comme un maquignon.

L'oncle de je ne sais quelle branche est fier comme tout.

«C'est mon neveu!» dit-il à tout le monde dans l'hôtel.

Nous dînons les coudes sur la table, il me raconte (tout en
mangeant des oeufs au vin, puis des oeufs au lard, pour finir par
une salade aux oeufs durs), il me raconte l'histoire de sa
branche. Il a épousé ci, ça, il est issu de germain, etc.

«Tu verras tes cousines, elles sont jolies.»


Oui, elles le sont, et comme elles ont l'air déluré, mâtin!

C'est moi qui suis _la fille_, je redeviens gauche, je me sens
bête. Elles parlent très bien français pour des paysannes. Elles
ont été à l'école au bourg voisin.

«Un verre de vin! me disent-elles.

--Oui, un verre de vin.»

Je n'en accepte que pour trinquer dans les cabarets ou dans les
auberges, parce que c'est gai les verres qui se choquent, comme je
ne prends de cognac que pour faire des brûlots: c'est joli les
flammes bleues. Mais, ma foi, je me trouve dépassé tout d'un coup
par ces cousines à l'air hardi, à la voix tintante, et je vais
boire--boire du bleu et du courage.

«À votre santé!» font-elles après avoir versé une goutte, une
toute petite goutte au fond de leurs verres.

Elles ont rempli le mien jusqu'au bord.

Je crois que je suis un peu gris.--Gare à vous! cousines.

C'est qu'en effet j'ai un toupet du diable, une audace d'enfer!


Elles ont voulu me faire voir le verger. Va pour le verger! et j'y
entre en sautant par-dessus la barrière à pieds joints.

Voilà comme je suis, moi!

Mes cousines me regardent ébahies, je ris en revenant à elles pour
leur tendre la main et les aider à enjamber. Une, deux, voyons!

Elles poussent de petits cris et me retombent dans les bras en
mettant pied à terre; elles s'appuient et s'accrochent, et nous
allons dégringoler! Nous dégringolons, ma foi, on perd tous
l'équilibre, et nous tombons sur le gazon. Elles ont des
jarretières bleues.

Comme il fait beau! un soleil d'or! de larges gouttes de sueur me
tombent des tempes, et elles ont aussi des perles qui roulent sur
leurs joues roses. Le bourdonnement des abeilles qui ronflent
autour des ruches, derrière ces groseilliers, met une musique
monotone dans l'air...


«Qu'est-ce que vous faites donc là-bas?» crie une voix du seuil de
la maison.

Ce que nous faisons?... Nous sommes heureux, heureux comme je ne
l'ai jamais été, comme je ne le serai jamais. J'enfonce jusqu'aux
chevilles dans les fleurs et je viens d'embrasser deux joues qui
sentaient la fraise.


Il faut rentrer, on nous appelle! Nous revenons comme des gens
sages, et ces demoiselles m'ont pris chacune par un bras; elles
s'appuient un peu en croisant les mains et me secouant le coude,
chaque fois qu'elles veulent m'apprendre quelque chose, ou me
demander ce que je sais.

On me gronde déjà, remarquez! On prétend que je ne réponds pas ou
que je réponds mal. «On ne me dira plus rien si je me moque comme
ça... Voulez-vous bien!»

On me donne des tapes, on me fait des reproches.

C'est que j'ai adopté un système pour être à l'aise: je les
embrasse quand elles me posent une question que je trouve trop
difficile.

Ah! que j'ai bien fait de boire du vin!

Elles veulent me _rouler._

«Vous savez la géographie?

--Pas trop.

--Vous savez bien quel est le chef-lieu de...»

Je l'ignore absolument, et, pour m'en tirer, j'embrasse,
j'embrasse; j'en perds mon assurance, malgré le verre de gros
bleu, et si elles ne faisaient pas des petites mines pour se
cacher, elles me verraient rougir comme une pivoine.


Nous arrivons à table. Il est midi. Les sabots des garçons de
ferme battent l'heure du dîner dans la cour, et tout le monde
rentre, même les poules, qui viennent attendre leur grain et se
pressent contre la porte. Un poussin estropié se dépêche en tirant
la patte; les abords de la maison sont vides, je vois dans les
champs les charrues s'arrêter et les laboureurs s'asseoir pour
manger la soupe que vient d'apporter la servante dans son tablier
vert.

C'est le grand calme de midi et son grand silence.


À notre table (on a servi le dîner à part pour le neveu), il y a
une nappe blanche, des fruits dressés dans des soucoupes et une
branche d'églantier, qui est là toute frissonnante dans l'eau,
fraîche comme un panache vert avec des grelots rouges.

Il vient je ne sais quelle odeur de sureau.--Ah! j'ai le coeur
qui s'en va, tant cette odeur est douce!


Après le dîner.

«Si nous partions faire un tour en carriole avec notre cousin?

--La Grise est trop fatiguée, dit le père.

--C'est vrai. Où irons-nous alors?»

J'offre d'aller du côté des sureaux, et nous voilà, au bout d'un
moment, occupés à vider la moelle de ces sureaux et à faire des
sifflets luisants comme des cuivres; la cousine Marguerite se
coupe le doigt et laisse tomber de grosses gouttes de sang sur le
blanc des feuilles.

On arrache une herbe pour la panser, et l'on va loin des vilains
arbres qui sont cause qu'on s'est coupé.

On va vers la mare où les canards barbotent, on va dans la grange
où les _fléaux _s'arrêtent quand les demoiselles et le cousin
entrent! Puis ils repartent décrivant un grand cercle, et battent
en mesure les gerbes sur le plancher sonore. J'en attrape un pour
essayer; je sens tourner le battant qui part comme une fronde, et
qui revient comme un marteau, qui prend de l'air et fait du
vent... S'il touchait une tête, il la casserait comme du verre.

Au fond du clos, il y a un trou plein d'eau et de branches mortes,
avec de petites grenouilles vertes qui luisent au soleil; je fais
une ligne avec un bâton que je ramasse à terre, un bout de ficelle
que je trouve dans mes poches, et une épingle que fournit
Marguerite. Sa soeur donne un morceau de ruban écarlate, et la
pêche commence.

Quels cris quand la première rainette mord! Mais il faut
l'arracher de l'hameçon, personne n'ose, la grenouille s'échappe
et les jeunes filles s'enfuient.


Je les suis! Nous passons une journée délicieuse à battre les
champs, à entrer jusqu'aux genoux dans la rivière! Je cours après
elles en sautant sur les pierres, que polit le courant.

À un moment, le pied me glisse et je tombe dans l'eau.

Je sors ruisselant, et je m'en vais, le pantalon tout collé et
pesant, m'étendre au soleil. Je fume comme une soupe.

«Si nous le tordions?» dit une cousine, en faisant un geste de
lessive.

Elles vont de leur côté, derrière une pierre qui les cache mal,
ôter leurs bas; elles ont les jambes trempées, quoi qu'elles en
disent... et si blanches!

Enfin nous voilà séchés, et nous repartons joyeux.

Nous avons les yeux clairs, la peau brillante. Nous prenons des
chemins bordés de mûres, et pleins de petites prunes violettes qui
sont aigres comme du vinaigre, et que nous mangeons à poignées,--
j'avale les noyaux pour faire l'homme.

On se fâche, on se perd! mais on se retrouve toujours bras dessus,
bras dessous, raccommodés et curieux: moi, racontant ce que je
fais à Saint-Étienne, les farces de collège; elles, disant des
gaietés de pension, ceci, cela, et finissant par crier:

«Laquelle aimez-vous le mieux de nous deux?

--Laquelle aimes-tu mieux?» dit carrément Marguerite, qui jette
le_ vous_ par-dessus les moulins et se plante devant moi.

Ne sachant que répondre, je les embrasse toutes deux. On me
fouette la figure avec une fleur et l'on s'écarte pour me
bombarder de prunes violettes.


Le soir nous trouve un peu las, et nous causons sur la pierre usée
devant la maison, comme de petits vieux à la porte d'une auberge.

Ah! c'est Marguerite que je préfère décidément! Elle me prend la
main toujours à la fin de ses phrases, elle me dit, ébouriffant ma
crinière de ses doigts: «Rejette donc tes cheveux en arrière, tu
n'es pas beau comme ça!»

On me conduit à ma chambre qui est près du grenier,--le grenier
où l'on a, l'hiver dernier, pendu les raisins, entassé les pommes,
avec des bouquets de fenouil et des touffes sèches de lavandes. Il
en est resté une odeur et je laisse la porte ouverte pour qu'elle
entre _chez moi_,--encore un _chez moi_ d'un soir!

Je me mets à la fenêtre et regarde au loin s'éteindre les hameaux.
Un rossignol froufroute dans un tas de fagots et se met à chanter.
Il y a le coucou qui fait hou-hou! dans les arbres du grand bois,
et les grenouilles qui font croa-croa dans les herbages du marais.

J'écoute et finis par ne rien entendre.

Le coq me réveille en sursaut, je m'étais endormi le front dans
mes mains et je me déshabille avec un frisson, pour dormir d'un
sommeil sans rêve, étourdi de parfums, écrasé de bonheur.

Deux jours comme cela,--avec des disputes et des raccommodailles
près des buissons, dans les fleurs, dans le foin; le grand jeu du
fléau, le chant doux des rivières et l'odeur du sureau!


Il faut partir!


«Tu m'écriras, soupire Marguerite, me disant adieu. Tiens tu
garderas ce petit bouquet comme souvenir. Bonsoir!...»

Elle me donne son front à embrasser, rien que son front. Ces deux
jours-ci, elle se laissait embrasser sur les lèvres; elle a l'air
toute sérieuse, et je la vois de loin, debout, qui agite son
mouchoir, comme font les châtelaines dans les livres, quand leur
fiancé s'en va; je tâte le bouquet qu'elle a fourré dans ma
poitrine et je me pique le doigt à ses épines. J'ai sucé ce doigt-là.

Nous le retrouverons, ce bouquet, avec des larmes dans les fleurs
sèches...



15
Projets d'évasion

J'entre en quatrième. Professeur Turfin.

Il a été reçu le second à l'agrégation; il est le neveu d'un chef
de division, il porte de grands faux-cols, des redingotes longues,
il a la lèvre d'en bas grosse et humide, des yeux bleus de
faïence, des cheveux longs et plats.

Il a du mépris pour les pions, du mépris pour les pauvres,
maltraite les boursiers et se moque des mal vêtus.

Il fait rire les autres à mes dépens; je crois qu'il veut faire
rire de ma mère aussi.

Je le hais...


On m'accorde des _faveurs_ en ma qualité de fils de professeur.

Externe, je suis puni comme un interne. Toujours en retenue. Je ne
rentre presque jamais à la maison. On m'apporte du réfectoire un
morceau de pain sec.

«De cette façon, on lui donne à déjeuner pour rien; je sauve
encore une ratatouille à la mère Vingtras.»

C'est Turfin qui parle ainsi à quelque collègue qui sourit; il le
dit assez loin de moi à demi-voix, mais il veut, je crois, que je
l'entende.

Je me contente d'enfoncer mes mains dans mes poches, et j'ai l'air
de rire! Je pleure. Que de sanglots j'ai étouffés pendant qu'on ne
me voyait pas!


Je ne suis plus qu'une bête à pensums!

Des lignes, des lignes!--des arrêts et des retenues, du cachot!

Je préfère le cachot à la retenue.

Je suis libre entre mes quatre murs, je siffle, je fais des
boulettes, je dessine des bonshommes, je joue aux billes tout
seul.

Avec des morceaux de bois et des bouts de ficelle je monte des
potences auxquelles je pends Turfin, je me remets à la besogne
vers le soir et je fais mon pensum.

On me renvoie à neuf heures à la maison.

Le cachot ne m'épouvante pas; même j'éprouve un petit orgueil à
revenir le soir par les cours désertes, en rencontrant au passage
quelques élèves qui me regardent comme un révolté!

Nous nous croisons souvent avec Malatesta, qui sort d'un autre
cachot. C'est le chef des _chahuteurs _dans l'étude des grands.

Il va entrer en élémentaires.

C'est lui qui doit être reçu à Saint-Cyr l'an prochain. C'est le
champion de Saint-Étienne; on ne le renverrait pas pour un empire.

Il porte un képi à galons d'or et _il prend des leçons d'armes._

Malatesta me fait des signes de tête en passant et me dit: «Salut,
Vingtras!» Salut, comme en latin, «Vingtras», comme à un homme.


C'est la retenue qui m'ennuie le plus.

J'y gobe encore des pensums.--Je suis si maladroit!--C'est mon
encrier que je renverse, c'est mon porte-plume qui tombe, mes
papiers qui s'envolent, mon pupitre que je démanche.

«Vingtras, cent lignes!»

Patatras! mon paquet de livres qui dégringole et fait un tapage
d'enfer!

«Cent lignes de plus.

--M'sieu!

--Vous répliquez? Cinq pages de grammaire grecque.»

Encore! Toujours!

Ils veulent me faire mourir sous le pensum, ces gens-là!

C'est à peine si je vois le soleil!

Le dimanche, comme les autres jours, j'arrive pour la grande
retenue, de deux à six, dans cette salle vraiment lugubre ce jour-là,
à cause du silence écrasant, du bruit mélancolique que fait un
soulier qui passe, une porte qui tombe, un fredon solitaire, un
cri de marchand bien loin, bien loin!

Nous sommes là une vingtaine.

Une plume grince, quelqu'un tousse, le pion fait deux ou trois
tours en regardant le ciel à travers les croisées.

«M'sieu... sortir!»

Il fait oui de la tête, et sous prétexte d'aller là-bas, je traîne
un peu dans les longs corridors, je fourre le nez dans des salles
vides, je jette par une fenêtre une bille, j'envoie une boulette
de pain à un moineau, je lorgne l'infirmière et je tâche d'aller
chiper des fruits au réfectoire, puis je reviens à cloche-pied,
dans l'étude.

Je me replonge la tête dans ce qui me reste de papier, que je
barbouille avec ce qui me reste d'encre, je pense à tout autre
chose qu'à ce que j'écris--et il se trouve qu'il y a quelquefois
dans mes pensums des «Turfin pignouf. Turfin crétin.»


_Mardi matin_.

C'était composition en version latine.

Je cherchais un mot, dans un dictionnaire tout petit que mon père
m'a donné à la place de Quicherat.

Turfin croit que c'est une traduction.

Il s'avance et me demande le livre que je cachais tout à l'heure.

Je lui montre le petit dictionnaire.

«Ce n'est pas celui-là.

--Si, m'sieu!

--Vous copiez votre version.

--Ce n'est pas vrai!»

Je n'ai pas fini le mot qu'il me soufflette.

Mon père et mère me battent, mais eux seuls dans le monde ont le
droit de me frapper. Celui-là me bat parce qu'il déteste les
pauvres.

Il me bat pour indiquer qu'il est l'ami du sous-préfet, qu'il a
été reçu second à l'agrégation.

Oh! si mes parents étaient comme d'autres, comme ceux de Destrême
qui sont venus se plaindre parce qu'un des maîtres avait donné une
petite claque à leur fils!

Mais mon père, au lieu de se fâcher contre Turfin, s'est tourné
contre moi, parce que Turfin est son collègue, parce que Turfin
est influent dans le lycée, parce qu'il pense avec raison que
quelques coups de plus ou de moins ne feront pas grand-chose sur
ma caboche. Non, mais ils font marque dans mon coeur.

J'ai eu un mouvement de colère sourd contre mon père.

Je n'y puis plus tenir; il faut que je m'échappe de la maison et
du collège.


Où irai-je?--À Toulon.

Je m'embarquerai comme mousse sur un navire et je ferai le tour du
monde.

Si l'on me donne des coups de pied ou des coups de corde, ce sera
un étranger qui me les donnera. Si l'on me bat trop fort, je
m'enfuirai à la nage dans quelque île déserte, où l'on n'aura pas
de leçon à apprendre ni du grec à traduire.

Il y a encore une consolation, même si l'on est attaché au grand
mât ou enchaîné à fond de cale; il y a l'espérance d'arriver à
être officier à son tour, et l'on a le droit de souffleter le
capitaine.

Turfin, lui, peut me tourmenter tant qu'il voudra, sans que je
puisse me venger.

Mon père peut me faire pleurer et saigner pendant toute ma
jeunesse; je lui dois l'obéissance et le respect.

Les règles de la vie de famille lui donnent droit de vie et de
mort sur moi.

Je suis un mauvais sujet, après tout!

On mérite d'avoir la tête cognée et les côtes cassées, quand, au
lieu d'apprendre les verbes grecs, on regarde passer les nuages ou
voler les mouches.

On est un fainéant et un drôle, quand on veut être cordonnier,
vivre dans la poix et la colle, tirer le fil, manier le tranchet,
au lieu de rêver une _toge_ de professeur, avec une toque et de
l'hermine.

On est un insolent vis-à-vis de son père, quand on pense qu'avec
la_ toge_ on est pauvre, qu'avec le tablier de cuir on est libre!

C'est moi qui ai tort, il a raison de me battre.

Je le déshonore avec mes goûts vulgaires, mes instincts
d'apprenti, mes manies d'ouvrier.

Mes parents m'ont donné de l'éducation et je n'en veux plus!

Je me plais mieux avec les laboureurs et les savetiers qu'avec les
agrégés; et j'ai toujours trouvé mon oncle Joseph moins bête que
M. Beliben!...

«Fort comme il est, et si fainéant!» disent-ils toujours. C'est
justement parce que je suis fort que je m'ennuie dans ces classes
et ces études où l'on me garde tout le jour. Les jambes me
démangent, la nuque me fait mal.

Je suis gai de nature; j'aime à rire et j'ai la rate qui va en
éclater quelquefois! Quand je peux échapper aux pensums, éviter le
séquestre, être loin du pion ou du professeur, je saute comme un
gros chien, j'ai des gaietés de nègre.

Être nègre!

Oh! comme j'ai désiré longtemps être nègre!

D'abord, les négresses aiment leurs petits.--J'aurais eu une
mère aimante.

Puis quand la journée est finie, ils font des paniers pour
s'amuser, ils tressent des lianes, cisèlent du coco, et ils
dansent en rond!

Zizi, bamboula! Dansez, Canada!

Ah! oui! j'aurais bien voulu être nègre. Je ne le suis pas, je
n'ai pas de veine!

Faute de cela, je me ferai matelot.

Tout le monde s'en trouvera bien.

«Je les fais périr de chagrin?» ils me l'ont assez dit, n'est-ce
pas?

Ils vont revivre, ressusciter.

Je leur laisse ma part de haricots, ma tranche de pain; mais ils
devront finir le gigot!

Finir le gigot?

Je suis une triste nature décidément! Je ne songe pas seulement au
plaisir d'échapper à ce gigot; mais, dévoré d'une idée de
vengeance, je me dis, comme un petit jésuite, que c'est eux qui
auront à le manger, rôti, revenu, en vinaigrette, à la sauce
noire, en émincés et en boulettes,--comme je faisais.


Je vais plus loin, hypocrite que je suis!

Je me dis qu'il faut m'exercer, me tâter, m'endurcir, et je
cherche tous les prétextes possibles pour qu'on me _rosse_.

J'en verrai de dures sur le navire. Il faut que je me _rompe
_d'avance, ou plutôt qu'on me _rompe _au métier; et me voilà
pendant des semaines disant que j'ai cassé des écuelles, perdu des
bouteilles d'encre, mangé tout le papier!--Il faut dire que je
mange toujours du papier et que je bois toujours de l'encre, je ne
peux pas m'en empêcher.

Mon père ne se doute de rien et se laisse prendre au piège, le
malheureux!...

Je lui use trois règles et une paire de bottes en quinze jours, il
me casse les règles sur les doigts et m'enfonce ses bottes dans
les reins.

Je lui coûte les yeux de la tête, je le ruine, cet homme!

Je pense qu'il me pardonnera plus tard en faveur de l'intention;
et d'ailleurs il me semble que cela ne l'ennuie pas trop.

Un peu fatigué seulement quand il m'a rossé trop longtemps,--il
a chaud!

Je me traîne alors jusqu'à la fenêtre, et je la ferme pour qu'il
n'attrape pas de courants d'air.

La nuit, je me couche dans une malle,--en chemise.

_Je me couche en chemise!_
_Dieu puissant! favorise_
_Cette sainte entreprise!_

Partirai-je seul?

C'est bien ennuyeux! Et puis à plusieurs on peut s'emparer d'un
navire, faire le corsaire, au besoin mener les révoltes, et quand
on est fatigué, fonder une colonie.

Qui entraînerai-je dans cette expédition?

Malatesta est justement parti d'hier.

Sa mère est tout d'un coup tombée malade, et il est allé la voir.

Il adore sa mère, une mauvaise mère, cependant!

Elle lui envoie toujours des pastèques, des dattes et des oranges;
elle lui fait passer de l'argent en cachette du proviseur.

«Elle est donc bien riche, ta mère? lui demandai-je un jour.

--Non, mais elle est si bonne!

--Tu l'aimes bien!

--Si je l'aime!»

Il me dit cela avec une petite larme dans les yeux.

Lui qui doit être soldat!

Avoir une si mauvaise mère et l'aimer tant! Une mère qui le
console quand il est puni, qui mange peut-être moins de pain pour
que son enfant ait plus d'oranges!

«Que fait-elle, ta mère?

--Elle est charcutière à Modène.»

Et il n'a pas l'air de rougir!

Charcutière! Tout s'explique. C'est une femme _du commun_.

Ma mère n'aurait jamais été charcutière. Jamais!


Ah! elle est fière, ma mère, il faut lui accorder ça.

Si ce n'avait pas été pour elle, c'eût été pour son fils qu'elle
n'eût pas voulu vendre du jambon.

Elle préférait crever la misère, conseiller à mon père d'être
lâche!...

Elle préférait vivre d'une vie sourde, bête et vile; mais elle
était la femme d'un fonctionnaire, une dame, et son enfant dirait
un jour:

«Mon père était dans l'Université.»

Ah! cela me fera une belle jambe, et on a l'air de les estimer
drôlement, ces messieurs de l'université!

Si elle entendait ce que j'entends, moi, non pas seulement ce que
les élèves marmottent--ce n'est rien--mais ce que les parents
disent, elle verrait ce qu'on pense des professeurs! si elle
savait comme ils sont méprisés par les chefs même: le proviseur,
l'inspecteur, le censeur, qui, quand une mère riche se plaint,
répondent:

«N'ayez peur: je lui laverai la tête!»

Du petit cabinet où l'on m'enferme d'habitude avant de me mener au
cachot, je puis saisir ce qu'on dit dans le salon du proviseur, et
je n'ai pas manqué d'appliquer mes oreilles contre le mur, chaque
fois que j'ai pu.

Un jour, un des maîtres est venu se plaindre qu'un domestique
l'avait insulté. Le proviseur n'a fait ni une ni deux: il appelle
le pion Souillard, qui lui sert de secrétaire: «M. Souillard, il y
a M. Pichon qui se plaint de ce que Jean lui ait parlé insolemment
devant les élèves;--il faut que l'un des deux file. Je tiens à
Jean; il nettoie bien les lieux. M. Pichon est un imbécile qui n'a
pas de protections, qui achète cent francs de bouquins pour faire
son livre d'étymologie et qui porte des habits qui nous
déshonorent.

«Écrivez en marge à son dossier:

«"PICHON. Se commet avec les domestiques--a des habitudes de
saleté--sait ses classiques. Rendrait de grands services dans
une autre localité."«


Ah! vivent les charcutiers, nom d'une pipe!

Et les cordonniers aussi! vivent les épiciers et les bouviers!

Vivent les nègres!...

Moi, plutôt que d'être professeur, je ferai tout, tout, tout!...


Il n'y a donc pas à compter sur Malatesta, qui est à la
charcuterie de Modène, et il a même laissé intacte dans son
pupitre une boîte de fruits confits qu'on se partage en retenue.

Je cherche de tous côtés d'autres complices; je jette sur la foule
des camarades le regard creux du capitaine. Je fais des ouvertures
à plusieurs: ils hésitent. Les uns disent qu'ils ne s'ennuient pas
à la maison, qu'ils s'y amusent beaucoup, au contraire, que leur
père rigole avec eux, que leur mère a les mêmes défauts que celle
de Malatesta.

«On ne te bat donc pas?

--Si, quelquefois, mais je suis content ces jours-là; je suis sûr
que le soir on me mènera au spectacle ou bien qu'on me donnera une
pièce de dix sous. Mon père en est tout embêté, et ils se
cherchent des raisons avec ma mère.--C'est toi qui en es cause.
--Je te dis que c'est toi.--Tu ne lui as pas fait de mal au
moins!--J'ai bien tapé un peu fort, quel brutal je suis!»

«Tu lui as fait du mal au moins», demande ma mère à mon père, à
l'envers de ces parents imbéciles. «J'espère qu'il l'a senti cette
fois!»

Et il faut bien avouer que ma mère est logique. Si on bat les
enfants, c'est pour leur bien, pour qu'ils se souviennent, au
moment de faire une faute, qu'ils auront les cheveux tirés, les
oreilles en sang, qu'ils souffriront, quoi!... Elle a un système,
elle l'applique.

Elle est plus raisonnable que les parents de ce petit à qui on
donne dix sous quand on lui a envoyé une taloche; qui tapent sans
savoir pourquoi, et qui regrettent d'avoir fait mal.

Je ne comprends pas comment mon camarade aime tant ses parents,
qui sont si bêtes et ont si peu d'énergie.

Je suis tombé sur une mère qui a du bon sens, de la méthode.


Je ne trouverai donc personne qui veuille s'enfuir avec moi!

Ricard?

Ils sont neuf enfants.

On les fouette à outrance.--Quel bonheur!

Je tâte Ricard;--quand je dis je tâte, je parle au figuré: il me
défend de le tâter (il a trop mal aux côtes)--il est sale comme
un peigne; il m'explique que c'est parce qu'ils sont sales que
leur mère les bat; mais elle est diablement sale aussi, elle!

Elle les rosse encore parce qu'ils disent des gros mots; ils
jurent comme des charretiers; il y a le petit de cinq ans qui crie
toujours: «_Crotte pour toi!»_

Il n'y en a qu'un dans la famille qui soit bien sage et qui ne
jure pas. C'est celui qui est en classe avec moi.

On le bat tout de même. Pourquoi donc?

Parce qu'il ne faut pas faire de préférences dans les familles,
c'est toujours d'un mauvais effet. Les autres pourraient s'en
plaindre.

Puis, «il est là comme une oie.»

Il est là comme une oie.--Voilà pourquoi on le bat.

On fouette les autres parce qu'ils font du bruit et qu'ils jurent
et sont grossiers: on le fouette, lui, parce qu'il ne dit rien et
se tient tranquille.

«_Il est là comme une oie_...»

Il a encore une faiblesse--(qui n'a pas les siennes!)--il
pisse au lit.

Voilà le secret de sa misère, pourquoi il est triste, pourquoi sa
mère crie toujours qu'elle va lui enlever la peau de ceci, la peau
de cela!

Et ses parents ont l'air de croire que c'est pour s'amuser, parce
qu'il y trouve du plaisir, que c'est par coquetterie ou défi, un
jeu ou une menace, une fantaisie de talon rouge, un mouvement de
désoeuvré. Le malheureux fait pourtant ce qu'il peut,--ce qu'il
fait ne sert à rien.--Il se réveille dans le crime, et on est
obligé de mettre ses draps à la fenêtre tous les matins.

On lui procure cette honte.--Tout le monde sait sa faute; comme
on sait que le roi est aux Tuileries, quand le drapeau flotte
au-dessus du château!...

Il en pleure de douleur, le pauvre mâtin, il se prive de tout,
exprès, quand il soupe le soir, et boit avec une paille.

C'est en vain qu'il prie Dieu, la sainte Vierge et cherche s'il y
a un saint spécialement affecté à ce genre de péché; il retombe
désespéré sous le coup de torchon de sa mère, qui a une drôle
d'expression pour annoncer que la danse commence. Elle dit de sa
grosse voix, et en levant le fouet:

«Ah! nous allons _faire pleurer le lapin_!»

Allusion, sans doute (ironique et cruelle), à la faiblesse de son
enfant et à l'opération que le chasseur fait subir au lapin
atteint par son plomb meurtrier.

Je le décide. Il fera son hamac lui-même à bord du navire, et
personne ne saura que le lapin a pleuré!


Si je parlais aussi à Vidaljan?

C'est le fils d'un rat-de-cave; il reçoit, comme moi, des roulées
à tout casser.

Encore un qui voudrait être ce que son père ne voudrait pas qu'il
fût: il voudrait être escamoteur.

Il est venu un escamoteur au collège. Les élèves payaient vingt
sous. Vidaljan a eu le malheur d'être choisi pour monter sur
l'estrade et tenir le paquet de cartes; il a vu couper le cou à la
tourterelle, brûler le mouchoir; il a frôlé Domingo, le compère.

«Pardon, mon ami, qu'avez-vous là dans votre poche?»

Et l'on a retiré de sa poche une perruque.

«Vous portez donc vos économies dans vos cheveux?»

Et l'on rafle sur sa tête une pièce de cinq francs.

«Maintenant, mon ami, je vous remercie.»

Il est descendu à sa place devant tout le collège, entouré,
questionné, envié; sa classe crève de jalousie.

Pourquoi est-ce lui qu'on a pris? Qui l'a fait choisir?

«Il a de la chance», a dit Ricard aîné, qui pense que, la nuit
prochaine...


Depuis cette soirée où il a eu son rôle, éclairé par toutes les
bougies du sorcier, objet de l'attention de la foule, dévoré par
les regards des _grands_ et des _moyens_, depuis ce jour-là, la
résolution de Vidaljan est prise, sa vocation est décidée: il va
se mettre au travail tout de suite. Il a toujours eu un penchant
pour l'escamotage!

C'est le plus grand chipeur du collège; il aimait déjà à fouiller
dans les pupitres, et il savait retirer un crayon de dessus
l'oreille d'un camarade, sans que le camarade s'en doutât. Il
savait couper une orange en huit et cacher une pièce dans le coin
d'un mouchoir.

Il escamotait déjà la toupie, l'agate et la plume à tête de mort.
Il avait une collection de petits dessins cueillis à l'aide de
fausses clefs dans les boîtes des copains.

Non qu'il aimât les arts, mais il se plaisait à faire de la
serrurerie sournoise et à passer sa main entre les fentes. Il
volait les cahiers de punition et les listes de places dans la
poche des maîtres. Il avait une fois subtilisé le porte-feuille
d'un professeur, et les secrets de M. Boquin avaient été à la
merci des moutards pendant huit jours.

Le pauvre Boquin en avait manqué un mariage et failli perdre sa
place.

Vidaljan avait apporté aussi des améliorations dans la plume à
_pensums:_ il était parvenu à ficeler quatre becs ensemble, ce qui
ne s'était jamais vu encore, de l'aveu même de Gravier, qui avait
été trois mois en pension à Paris, et il écrivait quatre vers de
Virgile à la fois.

Déjà porté à l'escamotage, il eut la tête tournée par la magie
blanche.

Il acheta les _Secrets du petit Albert. _Nous le vîmes avec des
gobelets et des muscades, avec des crapauds séchés et des
coquilles d'oeufs vides.

Il fabriquait de la poudre.

C'est ce qui me décida à m'adresser à lui,--malgré l'espèce de
défiance que m'inspiraient ses habitudes.

Il avait, deux jours auparavant, failli être assommé par l'auteur
de ses jours, qui avait appris qu'au lieu de faire ses devoirs son
fils se livrait à la mécanique; et, en retournant le lit de son
enfant, la mère avait trouvé des peaux de serpents et des punaises
de cuivre mêlées aux punaises de famille.

Je lui offris d'être mon lieutenant.

Il accepta.--Ricard aussi.


Mais, au jour fixé, le drapeau flotte à la fenêtre de Ricard, et
il me jette par cette fenêtre un papier, un peu humide, qui me
donne de douloureux détails. Il a été criminel plus que de coutume
et on l'a battu plus que jamais; il ne peut pas se traîner.

Et Vidaljan?--Il n'est pas au rendez-vous. Les élèves arrivent
l'un après l'autre, la cloche sonne, on entre, il n'est pas là.
Que s'est-il passé?

Je vais du côté de sa maison en me cachant; je rencontre des
commères qui racontent que le quartier a failli sauter, et le fils
Vidaljan avec.

«Il a laissé tomber une allumette sur une écuelle où il faisait de
la poudre. C'est un petit vaurien qui lui avait mis ça dans la
tête, le petit de cette dame qui marchande toujours, vous savez,
et qui a son châle collé sur le dos comme une limande: Vingtrou,
Vingtras... On doit être en train de le chercher. J'espère qu'on
le fichera en prison.

--Mais le voilà, je le reconnais», crie une commère, qui
m'aperçoit tout d'un coup dans le coin où j'étais courbé, et d'où
j'essayais de filer.

On s'empare de moi.--On me ramène à la maison.

Ma mère m'en donna une volée!

Elle ne s'arrêta que quand j'eus promis sur tous les saints du
paradis de ne plus m'échapper.


Et Vidaljan?--Il guérit et ne fit plus de poudre.

Et Ricard aîné?--La peur qu'il eut en apprenant l'accident de
Vidaljan lui fit une révolution, et il ne pissa plus au lit.

C'est toujours ça.



16
Un drame

Madame Brignolin, une voisine, est devenue l'amie de la maison.

C'est une petite créature potelée, vive, aux yeux pleins de
flamme; elle est gaie comme tout, c'est plaisir de la voir
trottiner, rigoler, coqueter, se pencher en arrière pour rire,
tout en lissant ses cheveux d'un geste un peu long et qui a l'air
d'une caresse! Et elle vous a des façons de se trémousser qui
paraissent singulières à mon père lui-même, car il rougit, pâlit,
perd la voix et renverse les chaises.

Drôle de petite femme! Elle a trois enfants.

Elle conduit et élève tout cela avec une activité fiévreuse, elle
ne fait qu'aller, venir; habillant l'un, savonnant l'autre,
plantant une casquette sur cette binette, un bonnet sur ce bout de
crâne, recousant les culottes, repassant les robes, mouchant
celui-ci, nettoyant celle-là. Toujours en l'air!

Le soir, elle sort un peignoir frais et fait un bout de musique
devant un vieux piano à queue; à la fin de chaque morceau, elle en
arrache un _boum _grave du côté des notes graves et un _hi_ flûté
du côté des notes minces. _Boum, boum, hi hi..._


«M. Vingtras, vous êtes triste comme un bonnet de nuit, c'est que
vous ne vous êtes pas fait raser, voyez-vous! Revenez demain en
sortant de chez le coiffeur. Je vous embrasserai; vous me donnerez
l'étrenne de votre barbe.»

Et en même temps elle passe près de lui, met sa main sur sa main,
le frôle avec sa jupe. Elle lui prend le bras même et lui donne sa
ceinture à presser.

«Valsons», dit-elle.

Et avançant, d'un air joyeux, ses petits pieds hardis, le buste
rejeté en arrière, les cheveux flottants, elle entraîne son
cavalier; un ou deux tours dans la chambre trop étroite,--et
elle va retomber, en riant, sur une chaise qui crie, devant mon
père qui ne dit rien.

Puis elle file du côté de la cuisine où l'on a entendu du bruit.

C'est la fillette qui est à terre; c'est le gamin qui a cassé une
cruche; elle roule comme un tourbillon de mousseline, s'engouffre,
disparaît, revient, tapageuse et folle, serrant ses deux mains à
plat entre ses genoux, penchée pour mieux rire, et secouant sa
jolie tête, en racontant quelque aventure salée arrivée à un de
ses rejetons.

Elle trouve encore moyen d'effleurer et de bousculer M. Vingtras
en passant.


M. Brignolin est rarement là: c'est un savant. Il est associé dans
une fabrique de produits chimiques, et il a déjà inventé un tas de
choses qui font bouillir ses fourneaux et sa marmite: il est
toujours dans les _cornues_, et j'ai même remarqué que l'on riait
quand on disait ce mot-là.


Il y a une cousine dans la maison: mademoiselle Miolan.

Elle a vingt ans: douce, complaisante et pâle, pâle comme la cire,
et j'entends dire tout bas qu'elle va bientôt mourir.

Madame Brignolin est pleine de bonté pour elle, nous l'aimons
tous; nous jouons aux cartes et aux dés sur ses genoux; elle nous
fait des cocardes avec des bouts de rubans,--elle est si habile
de ses doigts maigres! Elle a dans une poche un portefeuille à
coins de nacre, la seule chose qu'elle nous empêche de toucher:
«C'est là qu'est mon coeur», a-t-elle dit un jour, et l'on raconte
qu'elle meurt d'un amour perdu.

Le jour où madame Brignolin contait cela, mon père était près
d'elle. Ma mère était absente. Je tournai la tête: j'entendis un
soupir, et, quand je regardai, je vis madame Brignolin qui avait
les mains sur celles de mon père et les yeux dans ses yeux! Il
avait l'air gêné, lui. Elle souriait doucement, et elle lui dit:

«Grand bête!»

Je devinai que je les embarrassais et ils jetèrent sur moi, tous
les deux en même temps, un regard qui voulait dire: «Pas devant
lui», ou «Pourquoi est-il là?» Je n'ai jamais oublié ce «grand
bête!» si tendre et ce geste si doux.


Pour mademoiselle Miolan, on a loué un bout de campagne, où l'on
va passer deux ou trois heures le soir, après le collège, où l'on
dépense, quand il fait beau, toute la journée du dimanche.

Les belles heures pour les petits Brignolin et moi!

Les environs de la maison de plaisance ne sont pas beaux,--c'est
au bout d'un chemin désert, noir de charbon, jaune de sable, gris
de poussière, qui sent le brûlé, a des odeurs de cendre, sur
lequel les souliers s'écorchent et les voitures crient. Il y a une
mine là-bas et deux briqueteries qui montrent leurs toits plats
dans le vide des champs;--l'herbe est maigre et roussie, elle
traîne par places comme des restes de poil sur un dos de chameau;
il y a des débris de coke et de briques, rougeâtres et ternes
comme des grumeaux de sang caillé; mais nous entassons tout cela
en forme de portiques et de cabanes, et nous faisons des trous
dans la terre; on y allume du feu, l'on souffle, et la flamme
brille, la fumée tourne dans le vent. Cela sent le travail,
rappelle Robinson; on est seul dans cette vaste plaine--comme si
l'on devait vivre sans le secours des villes: on parle comme des
hommes, et comme des hommes on a l'émotion que donne toujours le
silence.

Quand on est las de cette nature muette et vide, quand le froid de
la nuit descend, quand les bruits tombent un à un comme des
pierres dans un gouffre, on revient vers la petite maison qui est
coiffée de rouge et chaussée de vert.

Il y a un jardinet, deux arbres, des carrés de pensées, un
_soleil_.

Ces pensées, je les vois encore, avec leurs prunelles d'or et
leurs paupières bleues, je sens le velours de leurs feuilles, et
je me rappelle qu'il y avait une touffe dont je prenais soin; il
en reste encore des pétales dans un vieux livre où je les avais
mises.

À l'heure où la maison s'allume, nous voyons de loin la lampe qui
luit comme une étoile.

Ces dames et mon père improvisent un souper de fruits, avec du
lait et du pain noir. On est allé chercher tout cela dans le fond
du village.--Quel calme! J'en ai des larmes de félicité dans les
yeux.


Le dimanche, c'est un brouhaha! Nous portons les provisions.
Madame Brignolin met un tablier blanc, ma mère retrousse sa robe,
et mon père aide à éplucher les légumes.--On nous jette, à nous,
quelques carottes crues à grignoter, et nous aidons pour la
cuisine, nous faisons tourner le poulet devant le feu de braise
(en arrêtant en route les larmes de jus): nous embrouillons tout,
nous troublons tout, nous cassons tout, personne ne s'en plaint.

C'est un bruit de casseroles et d'assiettes, puis un bruit de
mâchoires, puis un bruit de bouchons!--Au dessert, on goûte au
vin blanc mousseux.

On trinque, on retrinque.

C'est toujours à la santé de madame Vingtras qu'on boit d'abord!

Elle répond toute rouge de joie: son sang de paysanne coule plus
libre dans cette atmosphère de campagne, avec ces petites odeurs
de cabaret et ces vues de fermes dans le lointain!

À peine elle pense à mon pantalon que je dois retrousser, à mes
chaussures neuves qui ont des boulets de boue. Madame Brignolin,
d'ailleurs, l'en empêche.

«Il faut que tout le monde s'amuse!» dit-elle en lui fermant la
bouche et en la tirant par le bras pour l'entraîner à la promenade
ou au jardin.

C'est mon père qui paraît heureux!

Il joue comme un enfant; c'est lui qui fait le _pot_ aux quatre
coins, qui pousse la balançoire quand on est las de jouer, il
chante (il a un filet de voix). Madame Brignolin lance après lui
des chansons du Midi.

Ma mère--paysanne--dit: «Ça, c'est des airs de freluquets», et
elle entonne en auvergnat:

_Digue d'Janette,_
_Te vole marigua_
_Laya!_
_Vole prendre un homme!_
_Que sabe trabailla,_
_Laya!_

«_Laya!»_ reprend madame Brignolin en esquissant à son tour une
pose de danse--rien qu'un geste, la tête renversée, le buste
pliant et puis tout d'un coup un ramassis de jupes, un rejeté de
hanche!

Elle tape du pied, fait claquer ses doigts, et elle a l'air enfin
de s'évanouir avec les lèvres entrouvertes, par où passe un
souffle qui soulève sa poitrine; elle est restée un moment sans
rire, mais elle repart bien vite dans un accès de gaieté qui mêle
la cachucha et la bourrée, l'espagnol et l'auvergnat,

_La Madona et la fouchtra,_
_Laya!_

«Qu'est-ce que cela veut dire?» demande M. Brignolin, un positif,
qui vient de temps en temps pour le malheur des sauces.

Il essaye des jus concentrés basés sur la chimie, qui sentent le
savant et gâtent le dîner.

On joue,--il embrouille le jeu,--ne devine jamais!

Il_ l'_est toujours.

«C'est lui qui_ l'est!»_

Mme Brignolin dit cela d'une drôle de façon et presque toujours en
regardant mon père; puis elle ajoute en secouant son mari:

«Allons, tu n'es bon qu'à donner le bras; prends le bras de
Mme Vingtras.--M. Vingtras, voulez-vous me donner le vôtre?--
Jacques, toi tu seras avec Mlle Miolan.»


Pauvre fille! tandis que nous jouons et faisons tapage, elle est
souvent prise d'un serrement de coeur ou d'une quinte de toux qui
empourpre ses joues pâles, puis la laisse retomber sur l'oreiller
qui rembourre sa chaise longue;--elle sourit tout de même et
elle se fâche quand nous voulons nous taire à cause d'elle.

«Non, non, amusez-vous, je vous en prie. Cela me fait plaisir,
cela me fait du bien, amusez-vous.»

Sa voix s'arrête, mais son geste continue et nous dit:

«Amusez-vous!»


CHÔMAGE

La vie change tout d'un coup.

J'ai été jusqu'ici le tambour sur lequel ma mère a battu des
_rrra_ et des _fla_, elle a essayé sur moi des roulées et des
étoffes, elle m'a travaillé dans tous les sens, pincé, balafré,
tamponné, bourré, souffleté, frotté, cardé et tanné, sans que je
sois devenu idiot, contrefait, bossu ou bancal, sans qu'il m'ait
poussé des oignons dans l'estomac ni de la laine de mouton sur le
dos--après tant de gigots pourtant!

À un moment, son affection se détourne. Elle se relâche de sa
surveillance.

On n'entendait jadis que pif-paf, v'li-v'lan, et allez donc!--On
m'appelait bandit, _sapré_ gredin!--_Sapré_ pour sacré;--elle
disait_ bouffre_ pour _bougre_.

Depuis treize ans, je n'avais pas pu me trouver devant elle cinq
minutes--non, pas cinq minutes, sans la pousser à bout, sans
exaspérer son amour.

Qu'est devenu ce mouvement, ce bruit, le train-train des calottes?

Je ne détestais pas qu'on m'appelât bandit, gredin; j'y étais
fait,--même cela me flattait un peu.

Bandit!--comme dans le roman à gravures.--Puis je sentais bien
que cela faisait plaisir à ma mère de me faire du mal; qu'elle
avait besoin de mouvement et pouvait se payer de la gymnastique
sans aller au gymnase, où il aurait fallu qu'elle mît un petit
pantalon et une petite blouse.--Je ne la voyais pas bien en
petite blouse et en petit pantalon.

Avec moi, elle tirait au mur; elle faisait envoler le pigeon, elle
gagnait le lapin, elle amenait le grenadier.


Je vis donc depuis quelque temps, sans rien qui me rafraîchisse ou
me réchauffe, comme la gerbe qui moisit dans un coin, au lieu de
palpiter sous le fléau, comme l'oie qui, clouée par les pattes,
gonfle devant le feu.

Je n'ai plus à me lever pour aller--cible résignée--vers ma
mère; je puis rester assis tout le temps!

Ce chômage m'inquiète.

Rester assis, c'est bien,--mais quand on retournera aux
habitudes passées, quand l'heure du fouet sonnera de nouveau, où
en serai-je? Les délices de Capoue m'auront perdu: je n'aurai plus
la cuirasse de l'habitude, le caleçon de l'exercice, le grain du
cuir battu!


Que se passe-t-il donc?

Je ne comprends guère, mais il me semble que madame Brignolin est
pour quelque chose dans cette tristesse noire de la maison, dans
cette colère blanche de ma mère.

Ma mère reste de longues soirées sans rien dire, les yeux fixes et
les lèvres pincées. Elle se cache derrière la fenêtre et soulève
le rideau, elle a l'air de guetter une proie.


«Vous ne voyez plus madame Brignolin? lui demande un jour une
voisine.

--Si, si!

--Il y a un peu de froid?

--Non, non!... nous allons même à la campagne ensemble, dimanche
prochain.»

En effet, j'ai entendu parler d'une partie qui est comme une
réconciliation après quelques semaines de froideur; j'ai aussi
distingué quelques mots que ma mère a prononcés tout bas: «N'avoir
l'air de rien, les laisser seuls, venir à pas de loup...»

On se fait de nouveau des amitiés, on se voit le jeudi et l'on
combine tout pour le dimanche.


J'avais justement gobé une _retenue!_

J'avais laissé tomber un morceau de charbon en pleine classe--du
charbon ramassé près de la maison de campagne. J'avais entendu
M. Brignolin dire qu'il y avait du diamant dans les éclats de
mine; et depuis ce jour-là, je ramassais tous les morceaux qui
avaient une veine luisante, un point jaune.

Le professeur crut à une farce,--me voilà pincé! forcé de rester
en ville ce dimanche-là, pour aller à une heure faire ma retenue--
dans l'étude des internes, au lycée même.

Adieu la maison de campagne!

Je les vis partir avec les paniers de provisions.

Les dames avaient mis ce jour-là des robes neuves.

Madame Brignolin était charmante; un peu décolletée, avec une
écharpe à raies bleues, des bottines prunelles, et elle sentait
bon--mais bon!

Ma mère étrennait un châle vert qui criait comme un damné à côté
de la robe de mousseline fraîche à pois roses, qui faisait
brouillard autour de madame Brignolin.


On m'avait tracé mon programme. Je devais déjeuner avec des
haricots à l'huile, aller en retenue--puis me rendre chez
l'économe, M. Laurier, qui me ferait dîner à sa table.

«C'est plus que tu ne mérites», m'avait dit ma mère.

Cette perspective était assez flatteuse pour que le regret de ne
point aller à la maison de campagne ne fût pas trop grand; et
j'acceptai mon sort de bon coeur.

Je mangeai les haricots à l'huile,--j'allai jouer aux billes
avec des petits ramoneurs que je connaissais.--J'arrivai à la
retenue en retard et couvert de suie,--je trouvai moyen, sous
prétexte de besoins urgents, d'aller flâner dans le gymnase, où je
décrochai un trapèze et faillis me casser les reins; je bâclai mon
pensum, bus un peu d'encre, et six heures arrivèrent.

La retenue était finie, on nous lâcha, je montai chez M. Laurier.

«Te voilà, gamin?

--Oui, m'sieu.

--Toujours en retenue, donc!

--Non, m'sieu!

--Tu as faim?

--Oui, m'sieu!

--Tu veux manger?

--Non, m'sieu!»

Je croyais plus poli de dire _non_: ma mère m'avait bien
recommandé de ne pas accepter tout de suite, ça ne se faisait pas
dans le monde. On ne va pas se jeter sur l'invitation comme un
goulu, «tu entends»; et elle prêchait d'exemple. Nous avions dîné
quelquefois chez des parents d'élèves.

«Voulez-vous de la soupe, madame?

--Non, si, comme cela, très peu...

--Vous n'aimez pas le potage?

--Oh! si, je l'aime bien, mais je n'ai pas faim...

--Diable! pas faim, déjà!»


«Tu dois toujours en laisser un peu dans le fond.» Encore une
recommandation qu'elle m'avait faite.

En laisser un peu dans le fond.

C'est ce que je fis pour le potage, au grand étonnement de
l'économe, qui avait déjà trouvé que j'étais très bête en disant
que j'avais faim, mais que je ne voulais pas manger.

Mais moi, je sais qu'on doit obéir à sa mère--elle connaît les
belles manières, ma mère,--j'en laisse dans le fond, et je me
fais prier.

L'économe m'offre du poisson.--Ah! mais non!

Je ne mange pas du poisson comme cela du premier coup, comme un
paysan.

«Tu veux de la carpe?

--Non, M'sieu!

--Tu ne l'aimes pas?

--Si, M'sieu!»

Ma mère m'avait bien recommandé de tout aimer chez les autres; on
avait l'air de faire fi des gens qui vous invitent, si on n'aimait
pas ce qu'ils vous servaient.

«Tu l'aimes? eh bien!»

L'économe me jette de la carpe comme à un niais, qui y goûtera
s'il veut, qui la laissera s'il ne veut pas.

Je mange ma carpe--difficilement.

Ma mère m'avait dit encore: «Il faut se tenir écarté de la table;
il ne faut pas avoir l'air d'être chez soi, de prendre ses aises.»
Je m'arrangeais le plus mal possible,--ma chaise à une lieue de
mon assiette; je faillis tomber deux ou trois fois.


J'ai fini mon pain!

Ma mère m'a dit qu'il ne fallait jamais «demander», les enfants
doivent attendre qu'on les serve.

J'attends! mais M. Laurier ne s'occupe plus de moi--il m'a
lâché, et il mange, la tête dans un journal.

Je fais des petits bruits de fourchette, et je heurte mes dents
comme une tête mécanique. Ce cliquetis à la Galopeau, à la Fattet,
le décide enfin à jeter un regard, à couler un oeil par-dessous
_Le Censeur de Lyon_, mais il voit encore de la carpe dans mon
assiette, avec beaucoup de sauce. J'ai le coeur qui se soulève, de
manger cela sans pain, mais je n'ose pas en demander!

Du pain, du pain!

J'ai les mains comme un allumeur de réverbères, je n'ose pas
m'essuyer trop souvent à la serviette. «On a l'air d'avoir les
doigts trop sales, m'a dit ma mère, et cela ferait mauvais effet
de voir une serviette toute tachée quand on desservira la table.»

Je m'essuie sur mon pantalon par derrière,--geste qui déconcerte
l'économe quand il le surprend du coin de l'oeil.--Il ne sait
que penser!

«Ça te démange?

--Non, m'sieu!

--Pourquoi te grattes-tu?

--Je ne sais pas.»

Cette insouciance, ces réponses de rêveur et ce fatalisme mystique
finissent, je le vois bien, par lui inspirer une insurmontable
répulsion.

«Tu as fini ton poisson?

--Oui, m'sieu!»

M. Laurier m'ôte mon assiette et m'en glisse une autre avec du ris
de veau et de la sauce aux champignons.

«Mange, voyons, ne te gêne pas, mange à ta faim.»

Ah! puisque le maître de la maison me le recommande! et je me
jette sur le ris de veau.

Pas de pain! pas de pain!

Le veau et le poisson se rencontrent dans mon estomac sur une mer
de sauce et se livrent un combat acharné.

Il me semble que j'ai un navire dans l'intérieur, un navire de
beurre qui fond, et j'ai la bouche comme si j'avais mangé un pot
de pommade à six sous la livre!

Le dîner est fini: il était temps! M. Laurier me renvoie, non sans
mettre son binocle pour regarder les dessins dont j'ai tigré mon
pantalon bleu; le repas finit en queue de léopard.

_7 heures et demie_.

Je suis étendu tout habillé sur mon lit; un bout de lune perce les
vitres; pas un bruit!

J'ai la tête qui me brûle, et il me semble qu'on m'a cassé le
crâne d'un côté.

Je me souviens de tout: du pain qui manquait, du poisson qui
nageait, du veau qui tétait...

Ça ne fait rien; je puis me rendre cette justice, que j'ai au
moins conservé les belles manières. J'ai souffert, mais je suis
resté loin de la table, je n'ai pas eu l'air de mendier mon pain;
j'ai été fidèle aux leçons de ma mère.


_9 heures_.

Deux heures de sommeil; le mal de tête est parti. Si je voyais un
veau dans la chambre, je sauterais par la fenêtre; mais ce n'est
pas probable, et je rêvasse en me déshabillant.


_10 heures_.

J'avais allumé la chandelle, et je lisais; mais la chandelle va
finir, il n'en reste plus qu'un bout pour mes parents quand ils
rentreront.

Je monte dans ma soupente. Je couche dans une soupente à laquelle
on arrive par une petite échelle; on y étouffe en été, on y gèle
en hiver; mais j'y suis libre, tout seul, et je l'aime, ce cabinet
suspendu, où je peux m'isoler, dont les murs de bois ont entendu
tous les murmures de mes colères et de mes douleurs.


_Minuit_.

Je m'étais assoupi!--Je me suis réveillé brusquement!

Un bruit confus, des cris déchirants,--un surtout qui m'entre au
coeur et me le fend comme un coup de couteau. C'est la voix de ma
mère...

Je saute au bas de l'échelle, en chemise; l'échelle n'était pas
accrochée et je tombe avec fracas. Je me suis presque fendu le
genou sur le carreau.

C'est dans l'escalier que le drame se passe; entre ma mère qui est
renversée sur la rampe, les yeux hagards, et mon père qui la tire
à lui, pâle, échevelée.

Je me jette en pleurant au milieu d'eux. Qu'y a-t-il?

Je veux crier.

«Non, non! fait mon père en me fermant la bouche, non!»--Il me
brise presque les dents sous son poing.--«Non, non!»--Il y a
autant de colère que de terreur dans sa voix.

Je me penche sur ma mère évanouie; j'inonde sa face de mes larmes.
C'est bon, il parait, des larmes d'enfant qui tombent sur les
fronts des mères! La mienne ouvre tout d'un coup les yeux, et me
reconnaît, elle dit: «Jacques! Jacques!»--Elle prend ma main
dans sa main, et elle la presse. C'est la première fois de sa vie.

Je ne connaissais que le calus de ses doigts, l'acier de ses yeux
et le vinaigre de sa voix; en ce moment, elle eut une minute
d'abandon, un accès de tendresse, une faiblesse d'âme, elle laissa
aller doucement sa main et son coeur.

Je sentis à ce mouvement de bonté que lui arrachait l'effroi dans
cet instant suprême, je sentis que tous les gestes bons auraient
eu raison de moi dans la vie.

«Retourne te coucher», m'a dit mon père.

J'y retourne glacé, j'ai attrapé froid sur les dalles de
l'escalier, puis dans la grande chambre, avec les fenêtres
ouvertes pour que la malade eût de l'air!


Qu'est-il donc arrivé?

Mon coeur aussi a son orage, et je ne puis assembler deux pensées,
réfléchir dans ma fièvre! Les heures tombent une à une.

Je regarde mourir la nuit, arriver le matin; une espèce de fumée
blanche monte à l'horizon.

J'ai vu, comme un assassin, passer seules en face de moi les
heures sombres; j'ai tenu les yeux ouverts tandis que les autres
enfants dorment; j'ai suivi dans le ciel la lune ronde et sans
regard comme une tête de fou; j'ai entendu mon coeur d'innocent
qui battait au-dessus de cette chambre silencieuse. Il a passé un
courant de vieillesse sur ma vie, il a neigé sur moi. Je sens
qu'il est tombé du malheur sur nos têtes!


Qu'est-il arrivé? Je voudrais le savoir.

J'ai connu souvent des situations douloureuses; mais je n'ai
jamais tremblé comme je tremblais ce jour-là, quand je me
demandais comment on allait m'accueillir, de quel oeil me
regarderait mon père qui avait dit si pâle: «Non, non, n'appelle
pas!»

J'avais peur qu'ils eussent honte devant moi.

Je cherchais quel visage il fallait qu'eût leur fils, quels mots
je devais dire, s'il ne serait pas bon d'aller les embrasser.--
Mais par qui commencer?

Et je frissonnais de tous mes membres... chose bizarre,--plus
effrayé d'être gauche, d'avancer, ou de pleurer à faux, qu'effrayé
du drame inconnu dont je ne savais pas le secret.

C'est ainsi quand on n'est point sûr du coeur des siens et qu'on
craint de les irriter par les explosions de sa tendresse;
instinctivement, on sent qu'il ne faut pas à ces douleurs un
accueil cruel, le coeur ne saurait l'oublier et il garderait,
noire ou rouge, une tache ou une plaie, une tristesse ou une
colère.

Aussi on hésite, on recule!

Ne rien dire?--mais ils peuvent vous accuser d'être méchant,
puisque vous ne semblez pas ému de leur douleur!--Parler? Mais
ils vous en voudront de ce que vous avez souligné leur faute ou
leur crime, de ce que vous avez, le matin, réveillé par vos
larmes,--vos _simagrées_--des fantômes qui devaient mourir
avec le dernier cri, le premier soleil!

Et je ne savais que faire!


Il y avait longtemps que c'était le matin.--Mon père se levait
d'ordinaire à sept heures afin d'être prêt pour la classe de huit
heures. Je me levais aussi.

Je fis comme toujours; je m'habillai, mais lentement, et ne mis
pas mes souliers; j'attendis assis sur mon lit.

Il ne venait aucun bruit de leur chambre; un silence de mort.

Enfin, au quart avant huit heures mon père m'appela.

Il ne parut point étonné de me trouver tout prêt; à travers la
porte il me demanda du papier et de l'encre; écrivit une lettre au
censeur et une autre à un médecin, et me chargea de les porter.

«Tu reviendras dès que tu les auras remises.

--Je n'irai pas en classe?

--Non, il faut soigner ta mère malade. Si le censeur te demande
ce qu'elle a, tu lui diras qu'elle a été prise de frayeur dans la
campagne, et qu'elle est au lit avec la fièvre...»

Il disait cela sans paraître trop ému, avec un peu de vulgarité
dans la tournure,--il traînait ses pantoufles sur le parquet et
rajustait son pantalon.

Que s'était-il passé?

Je ne l'ai jamais bien su. À des cris qui échappèrent dans les
orages, à des éclats de querelles que mes oreilles recueillirent,
je crus comprendre que ma mère s'était mise en embuscade et avait
surpris madame Brignolin causant bas avec mon père au détour du
jardin, dans ce dimanche de malheur!

Il s'en était suivi une scène de jalousie et de bataille, il
paraît, et qui s'était continuée jusqu'au milieu de la nuit,
jusqu'à l'heure où je les avais vus revenir.

Je ne pouvais questionner personne; d'ailleurs, le souvenir seul
de ce moment m'obsédait comme un mal, et je le chassais au lieu
d'essayer de le savoir!

Savoir quoi? Ce qui était fait était fait!


Je suis peut-être le plus atteint, moi, l'innocent, le jeune,
l'enfant!

Mon père, depuis ce jour-là (est-ce la fièvre ou le remords, la
honte ou le regret?), mon père a changé pour moi. Il avait
jusqu'ici vécu en dehors du foyer, par la raison ou sous le
prétexte qu'il avait à donner des répétitions au collège et à
assister à quelques conférences que faisait le professeur de
rhétorique, pour les maîtres qui n'étaient pas agrégés.

Il reste à la maison, maintenant, quatre fois sur six; il y reste,
le sourcil froncé, le regard dur, les lèvres serrées, morne et
pâle, et un rien le fait éclater et devenir cruel.

Il parle à ma mère d'une voix blanche, qui soupire ou siffle; on
sent qu'il cherche à paraître bon et qu'il souffre; il lui montre
une politesse qui fait mal et une tendresse fausse qui fait pitié.

Il a le coeur ulcéré, je le vois.

Oh! la maison est horrible! et l'on marche à pas lents, et l'on
parle à voix basse.

Je vis dans ce silence et je respire cet air chargé de tristesse.

Quelquefois, je trouble cette paix de mes cris.

Mon père a besoin de rejeter sur quelqu'un sa peine et il fait
passer sur moi son chagrin, sa colère. Ma mère m'a lâché, mon père
m'empoigne.

Il me sangle à coups de cravache, il me rosse à coups de canne
sous le moindre prétexte, sans que je m'y attende: bien souvent,
je le jure, sans que je le mérite.

J'ai gardé longtemps un bout de jonc qu'on me cassa sur les côtes
et auquel j'avais machinalement emmanché une lame, je m'étais dit
que si jamais je me tuais, je me tuerais avec cela.--Et j'ai eu
l'idée de me tuer une fois!

Voici à quelle occasion.


Mon père rentre brusque et pâle, et me prenant par le bras qu'il
faillit casser:

«Gredin! dit-il entre ses dents, je vais te laisser pour mort sur
le carreau!»

J'entrevis un supplice--et justement, j'étais à peine guéri
d'une dernière correction qui m'avait rompu les membres.

Il prétendit que chez le proviseur, au moment où l'on traitait la
question des boursiers et des non payants, quand on était arrivé à
mon nom, le proviseur, s'avançant, lui avait dit:

«M. Vingtras, votre fils pourrait tenir dans la classe un autre
rang que celui qu'il tient, s'il travaillait. Nous vous
conseillons de vous occuper de lui... entendez-vous?

--C'est toi, misérable, qui me fais avoir des reproches du
proviseur?» et il se jeta sur moi avec fureur.

Ce furent de véritables souffrances,--mais mon chagrin était
bien plus grand que mon mal!

Quoi! j'étais pour quelque chose dans son avenir, je serais cause
qu'on le déplacerait par disgrâce, ou peut-être qu'on le
destituerait! Je me donnai sur la poitrine, en _mea culpa_, des
coups plus forts que ceux de ses poings fermés, et le me serais
peut-être tué, tant j'étais désespéré, si je n'avais pensé à
réparer le mal que mon père m'accusait d'avoir fait.

Je me mis à travailler bien fort, bien fort; on ne me punissait
plus au collège, mais à la maison on me battait tout de même.

J'aurais été un ange qu'on m'aurait rossé aussi bien en
m'arrachant les plumes des ailes car j'avais résolu de me raidir
contre le supplice, et comme je dévorais mes larmes et cachais mes
douleurs, la fureur de mon père allait jusqu'à l'écume.

Deux ou trois fois, je dus pousser des cris comme en poussent ceux
qu'on tue en leur arrachant l'âme: il en fut épouvanté lui-même!
mais il recommençait toujours, tant il avait la pensée malade,
l'esprit noir.--Il croyait vraiment que j'étais un gredin, je le
pense.--Il voyait tout à travers le dégoût ou la fureur!

Quelquefois, c'est plus affreux encore,--ma mère intervient;--
et elle qui m'a calotté à outrance, accuse mon père de barbarie!

«Tu ne toucheras pas cet enfant!»


De temps en temps ils se raccommodent et me battent tous deux à la
fois! Les raccommodements durent peu.

Je suis bien malheureux, mais j'ai toujours à coeur le reproche
sanglant de mon père, et je me dis que je dois expier ma faute, en
courbant la tête sous les coups et en _bûchant _pour que sa
situation universitaire, déjà compromise, ne souffre pas encore de
ma paresse!

Je fais tout ce que je peux; je me couche quelquefois à minuit, et
même ma mère, qui jadis m'accusait de dormir trop tôt, m'accuse
maintenant de brûler trop de chandelle: «Et pour quoi faire? Des
singeries, tout ça.»

Mon père prétend que je lis des romans en cachette, on ne me sait
pas gré du mal que je me donne, et c'est à peine si l'on paraît
content de ce que j'ai de bonnes places, car j'ai repris la tête
et je suis le premier de la classe.

Pour arriver à cela, quelles heures ennuyeuses j'ai passées!

Ce _Gradus ad Parnassum_[4] où je cherche les épithètes de qualité,
et les brèves et les longues, ce sale bouquin me fait horreur!

Mon _Alexandre_[5]_ _a les coins mangés; c'est moi qui les ai
mordus de rage et j'ai de son cuir dans l'estomac.

Tout ce latin, ce grec, me paraît baroque et barbare; je m'en
bourre, je l'avale comme de la boue.

Je ne cause pas, je ne bavarde plus; on m'aimait davantage avant,
et j'entends qu'on dit par derrière:

«C'est parce que son père lui donne des danses.»

On dit aussi:

«Ne trouvez-vous pas qu'il est devenu sournois et qu'il a l'air
sainte-nitouche?»


J'ai été premier en je ne sais plus quoi, et le premier porte les
compositions au proviseur; mais il est en conversation
particulière avec quelqu'un et l'on me dit d'attendre dans le
cabinet voisin.--celui d'où l'on entend tout.

On parlait de nous.

«Nous ne disons rien de l'affaire Vingtras, c'est entendu?

--Non rien; ce serait lui faire du tort pour toute sa vie dans
l'Université, et puis, vous savez, j'aurais été à sa place, avec
une femme comme celle qu'il a...

--Il est de fait! et toujours à vous parler des cochons qu'elle a
gardés, des bourrées qu'elle a dansées.--Youp, la, la!--tandis
que madame Brignolin, eh! eh!

--Plus bas, dit le proviseur, si ma femme entendait!»

J'eus peur dans mon cabinet. Je me les figurais allant à la porte,
l'entrouvrant pour voir s'il y avait des oreilles.

C'était le proviseur et l'inspecteur d'académie: j'avais reconnu
leur voix. Ils reprirent:

«Je me suis contenté de lui donner un avertissement une fois. J'ai
pris le prétexte de son fils.

--Qu'est-ce que c'est que ce garçon-là?

--Un pauvre petit malheureux qu'on habille comme un singe, qu'on
bat comme un tapis, pas bête, bon coeur. Il a plu beaucoup à
l'inspecteur, la dernière fois... Je l'ai donc pris pour prétexte.
"Occupez-vous plus de votre fils"; cela voulait dire: "Restez un
peu plus avec votre femme",--et il a tenu compte de
l'observation.»


Je restai rêveur toute la journée du lendemain...

Mon père s'en fâcha, et me bousculant avec un geste de colère:

«Vas-tu retomber dans tes rêvasseries, fainéant? L'inspecteur doit
arriver dans quelque temps, il ne s'agit pas de me faire honte,
comme l'an passé, et de nous faire souffrir tous de ta paresse!»

Quelle honte? quelle paresse?

Mon père m'avait menti.


17
Souvenirs

M. Laurier, l'économe, qui a passé dans un collège de première
classe du côté de l'Ouest, a entendu dire qu'une place est vacante
à Nantes. La chaire d'un professeur de grammaire est vide. Il
s'est démené pour que mon père l'obtînt.


La nomination arrive.


Nous allons quitter Saint-Étienne. Je viens de ranger les cahiers
d'agrégation de mon père: les thèmes grecs ici, les versions
latines par-là; il y en a des tas.

Mes parents vont faire leurs adieux.

Ils sortent, je les vois qui descendent la rue sans se parler.

Instinctivement, près du passage Kléber, ils se détournent et
prennent la gauche du chemin, pour éviter la maison où madame
Brignolin demeure...


J'enfile du regard cette rue qui d'un côté mène au collège, de
l'autre à la place Marengo; qui me rappelle le plaisir, la peine,
les longues heures d'ennui et les minutes de bonheur.

Ah! j'ai grandi maintenant; je ne suis plus l'enfant qui arrivait
du Puy tout craintif et tout simple. Je n'avais lu que le
catéchisme et je croyais aux revenants. Je n'avais peur que de ce
que je ne voyais pas, du bon Dieu, du diable; j'ai peur
aujourd'hui de ce que je vois; peur des maîtres méchants, des
mères jalouses et des pères désespérés. J'ai touché la vie de mes
doigts pleins d'encre. J'ai eu à pleurer sous des coups injustes
et à rire des sottises et des mensonges que les grandes personnes
disaient.

Je n'ai plus l'innocence d'autrefois. Je doute de la bonté du ciel
et des commandements de l'Église. Je sais que les mères promettent
et ne tiennent pas toujours.

À l'instant, en rôdant dans cet appartement où traînent les
meubles comme les décors d'un drame qu'on démonte, j'ai vu les
débris de la tirelire où ma mère mettait l'argent pour m'acheter
un homme et qu'elle vient de casser.

Est-ce le silence, l'effet de la tristesse qui m'envahira toujours
plus tard, quand j'aurai quitté un lieu où j'ai vécu, même un coin
de prison?

Est-ce l'odeur qui monte de toutes ces choses entassées? Je
l'ignore; mais tous mes souvenirs se ramassent au moment de
partir.


Voici, dans ce coin, un bout de ruban bleu.

C'était à ma cousine Marianne. On l'avait fait venir de
Farreyrolles sous prétexte qu'elle était née avec des manières de
dame, et qu'un séjour de quelque temps dans notre famille ne
pouvait manquer de lui donner le vernis et la tournure qu'on gagne
dans la compagnie des gens d'éducation et de goût.


Pauvre cousine Marianne!

On en fit une domestique, qu'on maltraitait tout comme moi,--
moins les coups.

Nous étions ensemble dans la cuisine,--je faisais le _gros_--
un homme doit savoir tout faire. Je grattais le fond des
chaudrons, elle en faisait reluire le ventre. Pour les assiettes,
c'est moi qui raclais le ventre, c'est elle qui essuyait le fond:
c'était la consigne. Ma mère avait fait remarquer avec conviction
que ce qui est sale dans les chaudrons, c'est le dessous; que ce
qui est sale dans les assiettes, c'est le dessus. Et voilà
pourquoi je faisais le_ gros_.

On l'a obligée aussi à garder son petit bonnet de campagne. Elle
en était toute fière à Farreyrolles et savait que les gars
disaient qu'elle le portait bien. Mais elle sentait qu'à
Saint-Étienne cela faisait rire. On détournait la tête, on la
regardait avec curiosité.

Ma mère de dire:

«C'est que je l'aime comme mon fils, voyez-vous! Je ne fais pas de
différence entre eux deux.» Et elle ajoutait: «Jacques pourrait
presque s'en fâcher.»

Oui, je me fâche, et je voudrais qu'on fît une différence; c'est
bien assez qu'on m'ait ennuyé comme on l'a fait, sans qu'on
l'ennuie aussi.

M. Laurier lui-même a fait observer que ce n'était point de mise à
la ville; ma mère a répondu:

«Croyez-vous donc que je rougisse de mon origine? Voulez-vous que
j'aie l'air d'être honteuse de mes soeurs et de ne pas oser sortir
avec ma nièce parce qu'elle a un bonnet de campagne?... Ah! vous
me connaissez mal, M. Laurier.»


Un jour cependant elle crut avoir assez brisé la volonté de sa
nièce et assez prouvé qu'elle ne rougissait pas de son origine;
elle supprima la coiffe; mais elle _dicta_ un bonnet, coupa
elle-même une robe.

«Je ne sortirai jamais habillée comme ça, dit Marianne le jour où
on les essaya.

--Tu entends par là que ta tante n'a pas de goût, que ta tante
est une bête, qui ne sait pas comment on s'habille, qui souillonne
ce qu'elle touche. Ah! je souillonne?...

--Je n'ai pas dit ça, ma tante.

--Et hypocrite avec ça!--Oui va-t'en dire partout que je
souillonne les robes de mes nièces.--Tu ajouteras peut-être
aussi que je les laisse mourir de faim!»

Une pause.

Tout d'un coup se tournant vers moi, d'une voix qui était vraiment
celle du sang, dans laquelle on sentait mourir la tante et
ressusciter la mère:

«Jacques, fit-elle, mon fils, viens embrasser ta mère...»

Tant d'amour, de tendresse, cette explosion, ce coeur qui tout
d'un coup battait au-dessus du sein qui m'avait porté, tout cela
me troubla beaucoup et je m'avançai comme si j'avais marché dans
de la colle.

«Tu ne viens pas embrasser ta mère!» s'écria-t-elle attristée de
ce retard en levant les mains au ciel.

Je pressai le pas,--elle m'attira par les cheveux et elle me
donna un baiser à ressort qui me rejeta contre le mur où mon crâne
enfonça un clou!

Oh! ces mères! quand la tendresse les prend! Ça ne fait rien, le
clou m'a fait une mâchure.

Ces mères qu'on croit cruelles et qui ont besoin tout d'un coup
d'embrasser leur petit!

Quel coup! j'ai mal pourtant! et je me frotte l'occiput.

«Jacques! veux-tu ne pas te gratter comme ça! Ah! tu sais, j'ai
regardé le fond du grand chaudron, tout à l'heure:--tu appelles
ça nettoyer, mon garçon, tu te trompes. Il y a deux jours qu'on
n'y a pas touché, je parie!

--Ce matin, maman!

--Ce matin! tu oses!...

--Je t'assure.

--Allons, c'est moi qui ai tort, c'est ta mère qui ment.

--Non! m'man.

--Viens que je te gifle!»


Chère Marianne, depuis ce jour-là, elle fut bien malheureuse. Elle
écrivit à sa mère qui l'aimait bien, et lui demanda de retourner
tout de suite au village.

Mais à la lettre qui vint de Farreyrolles, ma mère répliqua:

«Veux-tu donner raison à ta fille contre moi? Crois-tu ta soeur
une menteuse? Crois-tu, comme elle l'a dit, que je souillonne!
Crois-tu?...--Si tu le crois,--c'est bien!»

C'est moi qui mis les virgules et les pluriels.

On n'osa pas reprendre Marianne tout de suite, et elle resta un
mois encore.

Elle souffrit beaucoup pendant ce mois-là, mais moi, comme je fus
heureux!

Elle était blonde, avec de grands yeux bleus toujours humides, un
peu froids, qui avaient l'air de baigner dans l'eau.--Ses
cheveux étaient presque couleur de chanvre, et ses joues étaient
saupoudrées de rousseurs; mais la peau du cou était blanche,
tendre et fine comme du lait caillé.

Je l'ai revue, longtemps après, dans le fond d'un couvent, à
travers une grille: elle s'était faite religieuse.

«Si j'étais restée plus longtemps à Saint-Étienne, murmura-t-elle
en baissant les paupières, je ne serais peut-être jamais venue
ici.

--Le regrettez-vous?»

Elle éloigna du guichet sa tête pâle encadrée dans la grande
coiffe blanche des soeurs de Charité et ne répondit rien, mais je
crus voir deux larmes tomber de ses yeux clairs, et il me sembla
reconnaître un geste de regret et de tendresse...

Elle disparut dans le silence du couloir muet qu'ornait un Christ
d'ivoire taché de sang.


Voilà le pupitre noir devant lequel je m'asseyais, qui était si
haut; il fallait mettre des livres sur ma chaise.

Quelles soirées tristes et maussades j'ai passées là, et quelles
mauvaises matinées de dimanche, quand on exigeai que j'eusse fait
dix vers ou appris trois pages avant de mettre ma chemise blanche
et mes beaux habits!

Mon père m'a souvent cogné la tête contre l'angle, quand je
regardais le ciel par la fenêtre au lieu de regarder dans les
livres. Je ne l'entendais pas venir, tant j'étais perdu dans mon
rêve, et il m'appelait «fainéant», en me frottant le nez contre le
bois.

C'est sensible, le nez! On ne sait pas comme c'est sensible.

J'avais fait un jour une entaille dans ce pupitre. Il m'en est
resté une cicatrice à la figure, d'un coup de règle qu'il me donna
pour me punir.


Voilà, plein de vieille vaisselle, un panier rongé!

C'était là que dormait Myrza, la petite chienne que l'ancien
censeur, envoyé en disgrâce, nous avait donnée pour en avoir soin.
Il n'avait pas d'argent pour l'emmener avec lui; puis il ne savait
pas si, dans le trou où on l'enterrait, il aurait seulement du
pain pour sa femme et son enfant.

Myrza mourut en faisant ses petits, et l'on m'a appelé imbécile,
grand niais, quand, devant la petite bête morte, j'éclatai en
sanglots, sans oser toucher son corps froid et descendre le panier
en bas comme un cercueil!

J'avais demandé qu'on attendît le soir pour aller l'enterrer. Un
camarade m'avait promis un coin de son jardin.

Il me fallut la prendre et l'emporter devant ma mère, qui
ricanait. Bousculé par mon père, je faillis rouler avec elle dans
l'escalier. Arrivé en bas, je détournai la tête pour vider le
panier sur le tas d'ordures, devant la porte de cette maison
maudite. Je l'entendis tomber avec un bruit mou, et je me sauvai
en criant:

«Mais puisqu'on pouvait l'enterrer!» C'était une idée d'enfant,
qu'elle n'eût point la tête entaillée par la pelle du boueux ou
qu'elle ne vidât pas ses entrailles sous les roues d'un camion! Je
la vis longtemps ainsi, guillotinée et éventrée, au lieu d'avoir
une petite place sous la terre où j'aurais su qu'il y avait un
être qui m'avait aimé, qui me léchait les mains quand elles
étaient bleues et gonflées, et regardait d'un oeil où je croyais
voir des larmes son jeune maître qui essuyait les siennes...


18
Le départ

Quelle joie de partir, d'aller loin!

Puis, Nantes, c'est la mer!--Je verrai les grands vaisseaux, les
officiers de marine, la vigie, les hommes de quart, je pourrai
contempler des tempêtes!

J'entrevois déjà le phare, le clignotement de son oeil sanglant et
j'entends le canon d'alarme lancer son soupir de bronze dans les
désespoirs des naufrages.

J'ai lu _la France maritime_, ses récits d'abordages, ses
histoires de radeau, ses prises de baleine, et, n'ayant pu être
marin, par la catastrophe Vidaljan, je me suis rejeté dans les
livres, où tourbillonnent les oiseaux de l'Océan.

J'ai déjà fait des narrations de sinistres comme si j'en avais été
un des héros, et je crois même que les phrases que je viens
d'écrire sont des réminiscences de bouquins que j'ai lus, ou des
compositions que j'ai esquissées dans le silence du cachot.

Désespoirs des naufrages, soupirs de bronze, tourbillonnage des
oiseaux; il me semble bien que c'est de Fulgence Girard, mon
_tempêtard_ favori. Je me répète ces grands mots comme un
perroquet enchaîné au grand mât; mais au fond de moi-même il y a
l'espérance du galérien qui pense s'évader cette fois.

À Nantes, je pourrai m'échapper quand je voudrai.

En face de _la grande tasse! _on se laisse glisser et l'on est
dans l'Océan.

Je n'appartiens plus à mon père; je me cache dans la sainte-barbe,
je me fourre dans la gueule d'un canon, et quand on s'aperçoit de
ma disparition, je suis en pleine mer.

Le capitaine a juré, sacré--mille sabords du diable!--en me
voyant sortir de ma cachette et m'offrir comme novice, mais il ne
peut pas me jeter par-dessus bord; je suis de l'équipage!


Le voyage actuel, en attendant l'évasion par eau salée, est déjà
plein de poésie.

Nous avons d'abord la diligence,--l'impériale,--puis nous
entrons dans une gare!

Les machines renâclent comme des ânes, ou beuglent comme des
boeufs, et jettent du feu par les naseaux. Il y a des coups de
sifflet qui fendent l'âme!


ORLÉANS

Nous arrivons à Orléans la nuit.

Les malles sont laissées à la gare.

«Mais il y a des choses qu'il faut garder avec soi», dit ma mère.
Et elle a gardé beaucoup de choses; on les entasse sur moi, j'ai
l'air d'une boutique de marchand de paniers, et je marche avec
difficulté.

Il s'écroule toujours quelque boîte qu'on ramasse aux clartés de
la lune.

On ne se décide à rien: on est porté, par l'heure et le calme
immense, à une espèce de recueillement très fatigant pour moi qui
ai tout sur le dos.

Il y a bien eu des facteurs et des garçons d'hôtel qui, à la gare,
ont voulu nous emmener au Lion-d'Or, au Cheval-Blanc, au
Coq-Hardi.--«À deux pas, monsieur!--Voici l'omnibus de l'hôtel!»

Aller à l'hôtel, au Cheval-Blanc, au Lion-d'Or, mon coeur en
battait d'émoi; mais mes parents ne sont pas des fous qui vont se
livrer comme cela au premier venu et suivre un étranger dans une
ville qu'ils ne connaissent pas.

Ma mère sait juger son monde, elle a voulu trouver une figure qui
lui convînt, et elle rôde, tirant mon père comme un aveugle,
hasardant des regards et lançant des questions qui se perdent dans
l'obscurité et le brouhaha.

Elle a si bien fait, qu'à un moment on s'est trouvé seuls comme un
paquet d'orphelins.


On éteint les lumières.--Il n'est plus resté qu'un réverbère à
l'huile devant la grande porte, comme une veilleuse; et voilà
comment nous errons, muets et sans espoir, sur une place à
laquelle nous sommes arrivés en nous traînant, ma mère disant à
mon père: «C'est ta faute!» mon père répondant: «C'est trop fort;
est-ce que ce n'est pas toi!

--Ah! par exemple!»

Nous avons hélé des isolés qui passaient par là; nous avons même
cru voir une chaise à porteurs, mais nos cris se sont perdus dans
l'espace.

La lune est dans son plein--toutes mes nuits qui _datent _l'ont
eue jusqu'ici pour témoin.

Elle inonde la place de ses rayons, et nous tachons l'espace de
notre ombre. C'est même curieux.

Je parais énorme avec mon échafaudage biblique, et quand mon père
ou ma mère courent après un colis qui est tombé, les ombres
s'allongent et se cognent sur le pavé.--Mon père a un nez!

Je ne puis pas rire;--si je riais, je laisserais encore échapper
quelque chose;--puis je n'ai pas grande envie de rire.


«Quelqu'un là-bas!»


Je me tourne comme une paysanne qui porte un seau, comme un
jongleur qui attend une boule; j'ai la tête qui m'entre dans la
poitrine, les bras qui me tombent des épaules, j'ai l'air d'un
télescope qu'on ferme.

«Quelqu'un!

--C'est une femme! Je te dis que c'est une femme!

--Sur quoi est-elle montée?

--Sur quoi?

--Oui, sur quoi?--(Ma mère est aigre, très aigre.)

--Hé! la bonne femme!»

Rien ne bouge que mes colis qui ont failli s'écrouler.

....................................

«Mes amis, nous nous sommes tous trompés...»

La voix de mon père a un accent religieux, des notes graves; on
dirait qu'une larme vient d'en mouiller les cordes.

«Tous trompés, reprend-il avec le ton du plus sincère repentir.

«Ce que nous avons devant nous n'est pas un homme, n'est pas une
femme, c'est la PUCELLE D'ORLÉANS.»

Il s'arrête un moment:

«Jacques, c'est la _Pucelle!»_

J'ai entendu parler d'elle en classe: la vierge de Domrémy, la
bergère de Vaucouleurs!

«C'est la Pucelle, Jacques!»


Je sens qu'il faut être ému, je ne le suis pas. J'ai trop de
paniers, aussi!

Ma mère a pris dans le ménage le rôle ingrat; elle a voulu être
mère de famille, selon la Bible, et elle n'a guère eu que le temps
de fouetter son enfant et de lui faire des polonaises; elle
connaît de réputation Jeanne d'Arc, mais elle ignore le nom chaste
que lui a donné l'Histoire.

«Quand tu auras fini de dire des saletés à cet enfant!»

Les bras lui tombent en voyant que mon père me dit des mots qui ne
doivent pas se dire, pendant que je porte des bagages à deux
heures de la nuit, dans une ville de province, que nous ne
connaissons pas...

«C'est Jeanne d'Arc, reprend ce père accusé d'être léger devant
son enfant, celle qui a sauvé la France!

--Oui, répond ma mère d'un air distrait, et elle ajoute d'un air
content: on peut s'asseoir contre.»


Nous avons passé la nuit là;--c'était un peu dur, mais on avait
le dos appuyé.

Un sergent de ville qui nous a vus s'est approché.

Le sergent de ville nous a pris pour une famille de pèlerins
fanatiques, qui étaient venus tomber d'épuisement--avec beaucoup
de bagages, par exemple,--aux pieds de leur sainte;--il ne
nous a pas brusqués, mais il nous a dit qu'il fallait partir. Il
s'est offert à nous mener dans une auberge tenue par son beau-frère
même, au bout de la rue, près du marché.

«Tu n'as pas faim? demande mon père à ma mère pendant le chemin.

--Pourquoi aurais-je faim?»

Il faut dire que mon père, dans la soirée, avait parlé de dîner au
buffet de Vierzon, de peur de manger trop tard si on ne prenait
pas cette précaution. Ma mère s'y était opposée et elle
n'entendait pas qu'on eût l'air de jeter un reproche sur sa
décision en lui demandant si elle avait faim.

Mon père ne souffle mot.--Le sergent de ville coule vers ma mère
un regard de terreur.


Nous sommes dans l'auberge.

Elle s'éveillait; un garçon d'écurie rôdait avec une lanterne, on
attelait la carriole d'un paysan. Le sergent de ville appelle son
beau-frère, en tapant contre une cloison.

Un grognement.

«On y va, on y va!»

À travers les fentes, on voit passer une lumière et l'on entend
l'homme qui s'habille en bâillant, ses bretelles qui claquent et
ses souliers qui traînent.

«Ces personnes demandent à coucher et un morceau sur le pouce.»

Morceau sur le pouce est dit le visage tourné vers mon père. Il se
souvient de ce: «Pourquoi aurais-je faim?» de ma mère.

Mais elle intervient.

«Coucher seulement, fit-elle; nous souperons en nous réveillant.

--Comme vous voudrez», fait l'aubergiste, à qui il importe peu de
vendre ses fricots le matin ou la nuit, et qui préfère même, une
fois les voyageurs couchés, se recoucher aussi.

J'entends les boyaux de mon père qui grognent comme un tonnerre
sous une voûte: les miens hurlent;--c'est un échange de
borborygmes; ma mère ne peut empêcher, elle aussi, des glouglous
et des bâillements; mais elle a dit, à la station, qu'il ne
fallait pas dîner et l'on ne mangera pas avant demain. On ne
_man-ge-ra_ pas.

Elle a pourtant crié à mon père:

«Mange, si tu veux, toi!»

Mon père a simplement branlé la tête; il a ouvert la bouche comme
une carpe, et il a murmuré:

«Non, non, demain.»

Il sait ce que cela signifie!

Cela signifie: Je ne veux pas que tu prennes une miette,
que tu grattes un radis, que tu effleures une andouille, que tu
respires un fromage! Mon père va se coucher; ma mère le suit. On
met une paillasse pour moi dans un coin. Je tombe de fatigue et je
m'endors; mes parents en font autant. Mais nous nous réveillons
tous les trois, par moments, au bruit que font nos intestins.

Ma mère est du concert comme les autres,--mais elle ne cédera
pas.--C'est une femme de tête, ma mère. Ah! je l'admire
vraiment! Quelle volonté! Quelle différence avec moi! Si j'avais
faim, moi, je le dirais, et même je becquèterais... s'il y avait
de quoi!

Nature vulgaire, poule mouillée, avorton!

Regarde donc ta mère, qui, pour être fidèle à sa parole, s'en
tenir à ce qu'elle a dit, passe la nuit à se serrer le ventre, et
attend le matin pour casser une croûte. Elle fera encore celle qui
mange par habitude, sans appétit, tu verras.--Tu as pour mère
une Romaine, Jacques! tu ne tiens pas d'elle,--surtout par le
nez, car tu l'as en pied de marmite.


Nous avons déjeuné,--ma mère, du bout des dents: mais je l'ai
vue qui dévorait, dans un coin, un foie de veau qu'elle avait
demandé à la cuisine, et qu'on lui avait enfoui dans du pain;--
elle mordait là-dedans!

Mon père a mangé à en éclater,--il en a les oreilles bleues.

Il ne s'est pas rebiffé cette nuit, parce qu'il a les mains liées
et qu'il a commis au moment du départ une grande imprudence. Il a
confié à ma mère tout l'argent.

Ma mère avait dit, sans avoir l'air de rien:

«Mes poches sont plus grandes que les tiennes, l'argent y tiendra
mieux; c'est moi qui payerai en route.»

Mon père n'a pas compris tout de suite l'étendue de son malheur,
la gravité de la faute; mais au premier relais il a senti la
blessure. Il ne lui restait plus rien, pas une pièce d'un franc,
pas une pièce de deux sous. Il avait vidé sa monnaie dans les
mains des gens à pourboires, porteurs du roulage ou facteurs des
messageries, et il n'avait pas même de quoi rendre un verre de
groseille.

Il mourait de soif.

«Donne-moi de l'argent.

--Tu veux de l'argent?...

--Oui, Jacques a soif...»

Ma mère se tourne vers moi.

«Tu as soif?»

Ma foi! Je veux bien soutenir mon père, quand c'est possible; mais
pourquoi, quand il a soif, dit-il que c'est moi? Je ne réponds
rien à la question de ma mère, dont les yeux vont avec une ironie
froide de son fils à son époux.

«Il peut attendre, bien sûr, dit-elle en se replongeant dans son
coin, et ne paraissant pas plus se soucier de mon père que s'il
n'existait pas.»


Cela a duré trois jours, les demandes d'argent et les refus de
versement!

Mon père s'est fâché;--il y a même eu scandale, d'abord sur le
pas d'une auberge, puis dans un wagon; et ma mère a eu le dessus:
mon père a demandé grâce.

C'est qu'elle est courageuse et franche.--Elle dit souvent: «Je
suis franche comme l'or.»

Et, comme elle est franche, elle reproche tout haut à mon père,
devant les hôteliers, devant les voyageurs, d'être un homme sans
coeur, un époux sans conduite.

Elle conte son histoire, elle dit les noms tout haut.

«C'est le regret de quitter ta Brignoline qui te talonne.--Ah!
ah!--On veut_ s'empiffrer_ pour oublier... Monsieur veut peut-être
l'argent pour lâcher sa femme et son fils et retourner chez
sa maîtresse.»


Mon père qui a demandé cinq malheureux francs! Ce n'est pas avec
cela!

Il est sur des épines, tâche de couper les phrases, de morceler
les mots, de détruire l'effet; mais ma mère est si franche!

«Tu ne me feras pas taire, je pense! Tu n'as pas besoin de me
pousser le coude: ce que je dis est vrai, tu le sais bien...
Heureusement qu'il y a du monde; tu ne me frapperas pas devant le
monde, peut-être?...»


SUR LE BATEAU

Le bateau nous affranchit,--ma mère se trouve malade
heureusement.

Elle est restée trop longtemps sans manger, elle a avalé le foie
de veau trop vite,--elle n'a pas fermé l'oeil de la nuit.--
Enfin la migraine la prend et l'endort.

Mon père reste près d'elle, le temps moral nécessaire pour être
sûr qu'elle repose, qu'elle est en plein sommeil, et qu'elle n'a
plus la force de fondre sur lui.

Il monte sur le pont...


UNE RECONNAISSANCE

«Chanlaire!

--Vingtras!»

Chanlaire est un ancien pion du Puy, qui possède à Nantes un oncle
avec lequel il était brouillé pendant le pionnage, mais avec
lequel il s'est raccommodé, et chez qui il retourne après un
voyage à Paris dans l'intérêt de la maison.

Il est heureux, gagne de l'argent.

«Quelle rencontre!

--Nous allons faire la noce,--votre femme n'est pas avec vous?»

Il pose cette question, comme on manifeste un espoir, et il semble
un peu désappointé quand mon père répond, d'un air triste:

«En bas,--et d'un air plus gai: malade.

--Ce ne sera rien.

--Non,--non,--non.

--Ça n'empêche pas de décoiffer une bouteille de bourgogne, au
contraire...»

Se tournant vers moi:

«Savez-vous qu'il a grandi, votre gamin? Quelle tignasse et quels
yeux!--Garçon!»


Il y avait des sous-officiers qui allaient en congé, et avaient
aussi rencontré des camarades.

La table de la cabine est couverte de bouteilles de vin et de
cruches de bière.

De la gaieté, des rires comme je n'en ai jamais entendu de si
francs! On joue aux cartes, on allume des punchs, on boit des
bishofs; il y a une odeur de citron.

Voilà qu'on chante, maintenant!

Un fourrier entonne un air de garnison,--tous au refrain!

Je m'en mêle, et ma voix criarde se mêle à leurs voix mâles: j'ai
bu un petit coup, il faut le dire, dans le verre de mon père, qui
a les pommettes roses, les yeux brillants.

Il a conté bravement à Chanlaire,--après la troisième tournée,--
qu'il a le gousset vide.

C'est la bourgeoise qui a le sac!

«Voulez-vous vingt francs? vous me les rendrez à Nantes, nous nous
y reverrons, j'espère, et, nous y ferons de bonnes parties...
Mais, je dis cela devant le moutard...

--Il n'y a pas de danger.»

Non, père, il n'y a pas de danger. Ah! comme il a l'air jeune! et
je ne l'ai jamais vu rire de si bon coeur.

Il me parle comme à un grand garçon.

«Allons, Jacques, une goutte!»

Puis une idée lui vient:

«Si nous cassions une croûte? Ces pieds de cochon me disent
quelque chose; j'ai envie de leur répondre deux mots.»

C'est un langage hardi pour un professeur de septième; mais le
proviseur de Saint-Étienne est loin; le proviseur de Nantes n'est
pas encore là, et les pieds de cochon tendent leurs orteils
odorants.

Oh! j'ai encore le goût de la sauce Sainte-Menehould, avec son
parfum de ravigote, et le fumet du vin blanc qui l'arrosa!


On me donne un couvert, comme aux autres, et on me laisse me
servir et me verser moi-même. C'est la première fois que je suis
camarade avec mon père, et que nous trinquons comme deux amis.

Je m'essuie à la serviette,--tant pis!--je mets ma chaise
commodément,--encore tant pis!--J'ai de mauvaises manières, je
suis à mon aise! on ne me parle ni de mes coudes ni de mes jambes,
j'en fais ce que je veux. C'est un quart d'heure de bonheur
indicible! Je ne l'ai pas encore connu; ma jeunesse s'éveille, ma
mère dort.


... Ma jeunesse s'éteint, ma mère est éveillée!

Elle apparaît comme un spectre dans la cabine,--elle était dans
celle du fond, nous sommes dans celle du devant,--elle vient
droit à nous, et va commencer une scène.

Mais bah! le tapage couvre sa voix.--Les garçons vont et
viennent, le cuisinier passe avec ses plats, les sous-officiers
rôdent avec des bouteilles sur le coeur; il y a une farce qui
part, une chanson qui éclate, un vacarme, un tohu-bohu! Sa fureur
fait long feu.

«Seule de femme», elle est d'avance sûre d'être vaincue; puis,
elle a vu de l'argent dans la main de mon père, qui paye les pieds
de cochon.

«Oui, nous avons de l'argent, dit mon père guilleret et narquois,
et il crie:

--Une autre bouteille de ce jaune-là!

--Je n'ai pas soif.

--Mais, moi, j'ai soif.--Jacques a soif aussi. As-tu soif?»

C'est la riposte joyeuse au trait de la veille; il y met de la
malice, pas de méchanceté, le vin l'a rendu bon.

«Et vous, madame?» fait-il en tendant un verre et la bouteille.

Il n'y a pas moyen de se fâcher. Ma mère ne s'y frotte pas et sent
que le terrain lui manque. Elle dit sans trop de mauvaise humeur:

«Je monte sur le pont. Tu me rejoindras quand tu auras fini.
Jacques, viens avec moi.

--Non, il reste avec nous! Nous allons jouer une partie de
dominos, il fera le _troisième_.»

Faire le troisième, à côté des sous-officiers, sur la même table;
écarter les bouteilles pour placer mon jeu, avec les garçons qui
me demandent pardon quand ils me heurtent en passant! Je ne me
tiens pas d'orgueil, et c'est moi, moi le fouetté, le battu, le_
sanglé_, qui suis là, écartant les jambes, ôtant ma cravate,
pouvant rire tout haut et salir mes manches!


La partie de dominos est finie.

«Jacques, va dire à ta mère que nous montons.»

Nous l'avions oubliée, et j'en ai, dès que le coup de feu de la
première émotion est passée, j'en ai un peu de remords. Ma mère
m'accueille d'un regard dur et d'un mot menaçant; mon remords s'en
va. Il me semble qu'elle aurait dû deviner que je pensais en ce
moment à elle; qu'il y avait un sentiment tendre qui surnageait
au-dessus de mon explosion de gaieté, et je lui en veux de son
accueil.

«Quand nous serons arrivés, tu me payeras tout ça.»

Payer quoi? un moment de bonheur? Ai-je donc fait du mal? J'ai
trempé le bout de mes lèvres dans des verres où il y avait de la
mousse, et où je voyais danser le soleil. Il faudrait payer cela.
--Oh! je ne le payerai jamais trop cher, et quand je serai arrivé
vous pourrez me battre...


C'est mon jour de chance!

Une dame est venue s'asseoir près de nous et la conversation s'est
engagée. Mme Vingtras est toujours aux anges quand une femme bien
mise lui fait l'honneur de causer avec elle.

On parle, et les enfants, qui viennent de temps en temps rire à
leur mère, m'entraînent dans leurs jeux.

«Jacques, reste là.

--Laissez-les s'amuser ensemble, dit avec un air de bonté
l'interlocutrice élégante.

--Vous n'avez pas peur qu'ils se noient?»

C'est tout ce que ma mère trouve à dire, mais elle est flattée que
son fils soit admis dans un jeu d'enfants de riches, et si je me
noie, tant pis!

Je crois vraiment qu'elle a peur que je me noie! Quand nous
approchons d'un feu, elle a peur que je me brûle. Un jour, un
ballon partait dans la cour du collège, elle a crié: «Il va
t'emporter!»

Mais elle ne sait donc pas que chaque fois qu'elle a soufflé ou
tapé sur ma curiosité, mes envies ont enflé comme ma peau sous le
fouet.

C'est plus fort que moi. Je me dis que je ne dois pas être plus
poltron que les autres, et je cherche toutes les occasions de
m'amuser comme mes camarades s'amusent; ils ne se noient pas, ils
ne se brûlent pas, les ballons ne les emportent pas. Et je n'ai
jamais raté un _filage_; je me suis empressé de manquer la classe
aussi souvent que j'ai pu, pour filer en bateau sur le Furens, ou
près de la forge, dans la grande usine, dont le père de Terrasson
est le contremaître.

Je suis monté sur le grand arbre du _Clos Pélissier_, et je suis
allé jusqu'au bout de la grande branche.

Je me rappelle tout cela en ce moment; j'ai le cerveau un peu
émoustillé. Je me figure que je tiens une balance. Si on m'empêche
d'aller sur le bord de l'eau, de m'approcher des briqueteries ou
des ballons, je ne dirai rien,--je ne veux pas que ma mère ait
peur;--mais, à la première occasion, je me rattraperai,
j'entrerai dans la rivière jusqu'à la ceinture, et je mettrai mon
pied au-dessus des _coulées_ de fer fondu.

C'est bien décidé. En attendant, ce soir, comme ma mère m'a laissé
libre, je ferai tout pour ne pas me noyer.

Si elle m'avait défendu de jouer, je n'aurais pas pu m'empêcher de
me pencher sur la roue, de chercher à prendre de l'écume dans le
creux de la main...

Nous courons d'un bout du bateau à l'autre; nous hélons le
mécanicien, nous tourmentons l'homme du gouvernail, nous touchons
aux cordages, nous tâtons le cabestan, nous essayons de soulever
l'ancre...

La journée fuit, le soir arrive.


Nous nous laissons prendre comme des hommes par la mélancolie du
crépuscule; les joues froides, avec un frisson dans le cou, nos
grands cheveux secoués par le vent, nous regardons le sillon que
creuse le bateau dans sa marche, nous fixons les premières étoiles
qui tremblent au ciel, et nous suivons dans l'eau moirée les
traînées de lune.

La machine fait _poum, poum_!


C'est la cloche qui parle à présent; nous approchons du pont.

Nous voici à Tours: on relâche ici.

M. Chanlaire connaît un hôtel, pas cher. Nous irons tous, si l'on
veut. C'est entendu. Et, dix minutes après le débarquement, nous
arrivons au _Grand-Cerf_.


Nous dînons à la table d'hôte.

Il y a des commis voyageurs, une Anglaise, un prêtre: tout le
monde fait honneur à la cuisine, qui sent bon, et une certaine
moutarde de Dijon a un succès qui profite à la cave. Son piquant
donne soif.

J'ouvre des yeux énormes, j'écarte les narines et je dresse les
oreilles. Quel luxe! Combien de réchauds d'argent! Dix plats! On
bavarde, on dévore.

«Passez-moi le civet.--Voulez-vous du saumon?»

Il me semble que je suis à un repas des _Mille et une Nuits_.

Je suis profondément étonné de voir que tout le monde foule aux
pieds les préceptes que m'a inculqués ma mère sur la façon de se
tenir en société. Le curé lui-même a les coudes sur la nappe et sa
chaise tout près de la table, comme j'étais, moi aussi, ce matin,
dans la cabine, en face du pied de cochon grillé et du petit vin
jaune.

Ma mère est à côté de la dame de Paris, qui nous a placés à sa
droite, ses fils et moi.

Je suis presque libre, je tombe sur les plats. Ma mère ne s'en
plaint pas, et même elle se fâche à un moment parce que je refuse
de quelque chose.

«Comme si on voulait le faire mourir de faim! C'est bien à prix
fixe, n'est-ce pas? demande-t-elle à M. Chanlaire.

--Oui, deux francs par tête.

--Jacques, crie-t-elle aussitôt, mange de tout!»

C'est jeté comme un cri des croisades, comme une devise de combat:
«Mange de tout!»

Cela s'entend par-dessus le bruit des cuillers et des fourchettes,
et fait rire tout un coin de table.

Elle ne peut s'empêcher de s'occuper de moi, de la place où elle
est, et veille toujours sur son enfant.

«Jacques, on ne fait pas des tartines de moutarde.--Jacques, tu
sais bien que je ne veux pas qu'on suce ses doigts.--Veux-tu
bien ne pas faire ce bruit en te mouchant!--Jacques, tu ne sais
pas manger les croupions!»

Je la vois en ce moment qui ramasse en cachette et glisse dans sa
poche des provisions qui traînent. On la remarque.

J'en deviens rouge.

«Jacques, veux-tu bien ne pas rougir comme cela!»

Ah! elle m'a gâté mon plaisir... Je m'aperçois parfaitement que
les voisins se moquent d'elle, et les maîtres de l'hôtel la
regardent de travers. Puis j'aurais voulu avoir l'air d'un homme,
en redemander aux garçons: «Passez-moi ce plat-là!» m'essuyer la
bouche avec une serviette, en me renversant en arrière, et dire en
finissant: «En voilà encore un que les Prussiens n'auront pas.»


M. Chanlaire se lève:

«Mesdames, messieurs et gamins, j'offre du champagne.

--Jacques, tu boiras dans mon verre, dit ma mère, du ton dont
elle dirait: «On ne m'enlèvera pas mon fils.»

--Non, il boira dans le sien, et c'est lui qui aura l'étrenne de
cette bouteille, dit M. Chanlaire en pressant le bouchon, qui part
comme une balle; les enfants les premiers!»

Il remplit mon verre, qui déborde, et dit:

«Vide-moi ça!»

Ma mère me lance des yeux terribles, et tape de petits coups sur
la table, qui veulent dire: regarde-moi donc!

Je n'ose la regarder ni boire.

«Tu es là comme un empoté, voyons!»

Empoté! M. Chanlaire dit cela tout haut; j'en ai le coeur qui se
fend, la main qui tremble et je renverse la moitié du champagne
sur une robe d'à côté.

«Nigaud!» dit l'inondée...

Empoté! Nigaud! C'est ma mère qui est cause que j'ai été si bête.

Elle me sermonne encore après, en renchérissant sur les autres.

Je vais me coucher gonflé et piteux.

«Par ici, votre chambre», dit le garçon.

Au moment où je suis au bout du corridor, disant adieu à la dame
de Paris et à ses fils, qui m'ont fait tout le soir des amitiés,
ma mère m'appelle:

«Jacques, LES CABINETS SONT EN BAS!»


Il y a l'accent du commandement dans la voix--de la sollicitude
aussi--elle prend des précautions auxquelles son enfant, avec
l'imprudence de son âge, ne songe pas.

Mes camarades sourient, leur mère rougit, la mienne salue.

Aujourd'hui encore dans mes rêves, dans un salon quelquefois, au
milieu de femmes décolletées, à table, dans un bal, j'entends,
comme Jeanne d'Arc, une voix: «Jacques! les cabinets sont en bas!»


Le lendemain matin nous reprenons le bateau.

La dame de Paris est encore avec ma mère et je suis avec ses fils.

Ils sont plus remuants que moi et ne s'arrêtent pas au milieu du
pont, les lèvres entrouvertes et le nez frémissant, pour respirer
et boire le petit vent qui passe: brise du matin qui secoue les
feuilles sur les cimes des arbres et les dentelles au cou des
voyageuses. Le ciel est clair, les maisons sont blanches, la
rivière bleue; sur la rive, il y a des jardins pleins de roses et
j'aperçois le fond de la ville qui dégringole tout joyeux!


Là-bas, un pont sur lequel trottinent des paysannes qui rient et
un vieillard qui va lentement, avec un chapeau à grandes ailes et
des cheveux gris, sans barbe, une redingote comme en ont les
prêtres, l'air jésuite aussi.

«C'est lui! c'est lui!»

Quelqu'un a donné un nom à cet homme qui passe et on l'a reconnu.

«C'est le chantre des_ Gueux_, Jacques, c'est Béranger[6].»

Mon père me dit cela, comme il m'a dit: c'est la Pucelle!

Il a ôté son chapeau, je crois, et il a pris un air grave, comme
s'il faisait sa prière. Il est plein de respect pour les gloires,
mon père, et il s'enrhumerait pour les saluer. Il n'a pas encore
réussi à m'inspirer cette vénération, et tandis qu'on regarde
Béranger sur le pont, je regarde au loin, dans un champ, des
oiseaux qui font des cercles autour d'un grand arbre, puis
s'abattent et plongent dans l'argent des trembles et dans l'or des
osiers.

Dans ma géographie, j'ai vu qu'on appelait ce pays le jardin de la
France.

Jardin de la France! oui, et je l'aurais appelé comme ça, moi
gamin! C'est bien l'impression que j'en ai gardée;--ces parfums,
ce calme, ces rives semées de maisons fraîches, et qui ourlent de
vert et rose le ruban bleu de la Loire!...

Il se tache de noir, ce ruban; il prend une couleur glauque, tout
d'un coup, et il semble qu'il roule du sable sale, ou de la boue.
C'est la mer qui approche, et vomit la marée; la Loire va finir,
et l'Océan commence.

Nous arrivons, voici la prairie de Mauves!--Je suis resté tout
le jour sous l'impression calme du matin.--J'ai peu joué avec
mes petits camarades, qui s'étonnaient de mon silence.

L'espace m'a toujours rendu silencieux.

Nous sommes près du pont en fil de fer, je lis au loin _Hôtel de
la Fleur_.--C'est Nantes.


NANTES

Ma mère a tanné M. Chanlaire pour lui demander où nous ferions
bien d'aller en débarquant, et elle s'y est prise si bien, qu'il
l'a envoyée au diable,--tout bas,--et qu'il s'esquive aussitôt
qu'on arrive. Il jette son adresse à mon père, sa valise à un
portefaix, et le voilà loin.

La dame de Paris s'en va de son côté. Nous nous serrons la main
avec ses enfants, et voilà M. Vingtras, professeur de sixième au
collège de Nantes, debout, sur le pavé de la ville, avec ses
malles, sa femme et son garçon.


Notre spécialité est d'encombrer de notre présence et de gêner de
nos bagages la vie des cités où nous pénétrons. Pour le moment,
nous avons l'air de vouloir demeurer sur le versant du quai et
l'on croit que nous allons allumer du feu et faire la soupe. Nous
sommes un obstacle au commerce, les déchargements se font mal.--
À nous trois, nous tenons plus de place qu'il n'est permis dans un
port marchand, et déjà il se forme des rassemblements autour de
notre colonie.

Ma mère a _entrepris_ mon père.

«Tu ne pouvais pas demander à M. Chanlaire?...

--Puisque c'est toi qui t'en étais chargée...

--Moi!»

Elle a la note aiguë et qui fait retourner les passants. On
s'attroupe. Un portefaix s'approche. «Combien! dit ma mère, pour
emporter ça?

--Trois francs.

--Trois francs!

--Pas un sou de moins.

--Je vais en trouver un, moi, laisse faire, qui ne demandera pas
trois francs», dit ma mère, confiant ses paquets, ses châles et
une boîte à mon père et allant à un malheureux en guenilles qui
traînait par là.

Il a à peine le temps de répondre que le portefaix arrive, montre
sa médaille, fond dans le tas, accable le déguenillé de coups et
la famille Vingtras d'injures.

Dans la bagarre, les boîtes s'écroulent et roulent vers la
rivière.

«Jacques, Jacques!»

Je cours après un colis, ma mère en poursuit un autre; elle pousse
des cris, le déguenillé aussi; les gendarmes arrivent vers mon
père. Je remonte pour le secourir; on nous cerne. Voilà notre
entrée à Nantes.


Ouf!!!

Nous sommes installés, ce n'est pas sans peine.

Nous avons passé huit jours dans une auberge dont le propriétaire
s'appelait Houdebine, je m'en souviens, je ne l'oublierai
_jamais._

Nous avons eu naturellement des discussions avec lui, et ma mère a
trouvé moyen de mettre la maison sens dessus dessous: histoires de
corridors, disputes d'escalier, _piques _avec des femmes de
voyageurs. On a discuté sur la note; la bonne a réclamé un
pourboire. On nous a chassés; nous nous sommes trouvés de nouveau
à midi sur le pavé, M. Vingtras, son épouse et son rejeton.

Heureusement, M. Chanlaire est arrivé au moment où nous montions
la garde autour des malles. Moi, j'avais les paquets pour pouvoir
me mettre en route, comme une division sac au dos, dès qu'on
saurait où se diriger.

Nous étions déjà connus dans le quartier, qui avait remarqué nos
querelles avec les portefaix. Ce nouveau déballage en pleine rue,
cet entassement de caisses qui, une fois de plus, interrompait le
mouvement des affaires dans la ville, ma tournure, les cris de ma
mère, l'embarras de mon père, tout avait fait sensation et, après
avoir inspiré la curiosité, commençait à inspirer la défiance.

Que j'aurais donc voulu être sur un navire, pendant une bataille
navale, la hache d'abordage à la main, sous les boulets, loin des
bagages!

Nous étions dans la rue,--ma mère d'un côté, moi de l'autre, mon
père en éclaireur morne,--quand M. Chanlaire vint par hasard; il
est notre providence décidément.

Il nous mena comme une bande de prisonniers dans un logement qu'il
connaissait: je crois que des agents nous suivirent. Ils se
demandaient ce que voulait cette famille.

Mon père n'avait pas voulu dire qui il était, l'auberge étant
indigne de sa situation, et il planait du mystère sur nos têtes.


Mon père est entré en fonctions le lendemain même de notre
emménagement, et il a fait peur aux élèves, tout de suite: cela
lui garantit la tranquillité dans sa classe pour toujours et des
leçons particulières en quantité.--Il a l'air si chien,--on
prendra des répétitions!

Tout va bien.--Voyons maintenant la ville.

Toutes mes illusions sur l'Océan, envolées; tous mes rêves de
tempêtes tombés dans l'eau douce, car c'était de l'eau douce!

Point de vaisseaux avec les canons qui tendent la gueule ni
d'officiers en chapeau de commandement; point de salves
d'artillerie ni de manoeuvres de guerre; pas de faces de corsaires
ni de soute aux poudres; point de répétition de branle-bas; pas
d'exercice d'abordage; des odeurs de goudron, point de parfums de
mer. J'eus une espérance: on me parla de _têtes de mort _entassées
sur un trois-mâts; c'étaient des fromages de Hollande.

Comme la vie de marin me paraît bête!

Il y a une petite buvette en bas de notre maison; j'y vais
chercher du vin en chopine pour notre dîner et j'y coudoie des
matelots. Ils ne parlent jamais de combats, ils ne savent pas
nager, ils ne plongent donc pas du haut du grand mât «dans la
vague écumante», ils ne luttent pas «contre la fureur des
flots...». Non, s'ils tombaient à l'eau, ils se noieraient. Il n'y
a pas cinq matelots sur dix capables de traverser la Loire. Ah
bien! merci!

Il faut dire que nous demeurons au haut de la ville et que les
grands vaisseaux sont au bas, sur la Fosse; mais je ne fais pas
grande différence entre les navires marchands et les bateaux. Vu
cette absence de canons et d'uniformes, je confonds le matelot et
le marinier dans un même mépris; j'enveloppe dans mon dédain, je
confonds dans ma désillusion le loup de mer et l'ameneur de
fromages.


MON PROFESSEUR

J'ai pour professeur un petit homme à lunettes cerclées d'argent,
au nez et à la voix pointus, avec un brin de moustache, des bouts
de jambes un peu cagneuses,--elles ne l'empêcheront pas de faire
son chemin,--insinuant, fouilleur, chafoin, furet, belette,
taupe: il arrive de Paris, où il a été reçu, comme Turfin, un des
premiers à l'agrégation; il y a laissé des protecteurs que son
esprit de gringalet amuse; il en a rapporté une femme amusante,
jolie, et qui doit trouver tous ces provinciaux bien sots.

M. Larbeau, c'est son nom, se fiche un peu de ses élèves,--il
est caressant avec les fils des influents, qu'il ménage et auprès
de qui il a conquis une popularité parce qu'il les traite comme de
grands garçons, mais il n'est pas _rosse_ pour les autres. Pourvu
qu'on rie de ce qu'il dit!--il fait des calembours et propose
quelquefois des charades; on l'appelle le Parisien.

Je crois qu'il me trouve un peu _couenne_,--parce que ses
blagues ne m'amusent pas; puis, il a entendu dire par un camarade
qui prend des répétitions avec lui, que j'ai voulu être cordonnier
et que maintenant j'aimerais être forgeron. Je lui semble commun;
ma mère d'ailleurs lui paraît vulgaire et mon père lui fait
l'effet d'un pauvre diable. Mais il ne me tourmente pas, il a
l'air de me croire, même quand je dis que j'ai _oublié _mes
devoirs, ou que je me suis _trompé _de leçon.

À la fin de l'année, aux compositions de prix, il nous lit des
romans de Walter Scott.


Arrive la distribution solennelle;--je n'ai rien--ou j'ai
quelque chose,--il me semble bien que je remportai une ou deux
couronnes et que je fus embrassé sur l'estrade par un homme qui
empoisonnait.--Toujours donc!

Mais je n'avais pas la foi et je me moquais d'avoir des prix ou de
n'en pas avoir, du moment que mon père ne me tourmentait point.


LA MAISON

Nous demeurons dans une vieille maison replâtrée, repeinte, mais
qui sent le vieux, et quand il fait chaud il s'en dégage une odeur
de térébenthine et de fonte qui me cuit comme une pomme de terre à
l'étouffée: pas d'air, point d'horizon!

Je passe là, les dimanches surtout, des heures pénibles. Pas de
bruit, que celui des cloches, et ma tristesse d'ailleurs, même en
semaine, est plus lourde dans ce pays, sous ce ciel clair, que
sous le ciel fumeux de Saint-Étienne.

J'aimais le bruit des chariots, le voisinage des forgerons, le feu
des brasiers, et il y avait une chronique des malheurs de la mine
et des colères des mineurs.

Ici, dans le quartier que nous habitons du moins, il n'y a pas
d'usines à étincelles et d'hommes à oeil de feu, comme presque
tous ceux qui travaillent le fer et vivent devant les fournaises.

Il y a des paysans aux cheveux longs et rares, tristes et laids:
ils vont muets derrière leurs chariots à travers la ville et ont
l'air terne et morne des sourds. Pas de gestes robustes, point
l'allure large, la voix forte! La lèvre est mince ou le nez est
pointu, l'oeil est creux et la tempe en front de serpent,--ils
ne ressemblent pas, comme les paysans de la Haute-Loire, à des
boeufs,--ils ne sentent pas l'herbe, mais la vase; ils n'ont pas
la grosse veste couleur de vache, ils portent une camisole d'un
blanc sale, comme un surplis crotté. Je leur trouve l'air dévot,
dur et faux, à ces fils de la Vendée, à ces hommes de Bretagne.

Le cours Saint-Pierre me paraît si vide--avec ses quelques vieux
qui viennent s'asseoir sur les bancs! Il y a aussi les ombres qui
glissent comme des insectes noirs du côté de l'église...

Je me sens des envies de pleurer!


On ne me bat plus. C'est peut-être pour ça. J'étais habitué à la
souffrance ou à la colère,--je vivais toujours avec un peu de
fièvre.

On ne me bat plus. Le proviseur n'est pas de cette école. Il a
entendu parler d'un de ses professeurs qui appliquait la même
méthode que mon père sur les reins de son fils;--il l'a fait
venir.

«Vous irez rosser vos enfants ailleurs, si cela vous tient trop,
a-t-il dit; mais si j'apprends que vous continuez ici, je demande
votre changement et j'appuie pour votre disgrâce.»

La nouvelle est arrivée aux oreilles de mon père et a protégé les
miennes.

Ma mère a fait connaissance de la femme d'un professeur qui est
bossue.

On va se promener tous les soirs quand il fait beau.

J'ai l'air d'un prisonnier qu'on sort un peu. Je marche devant
avec ordre de ne pas m'écarter, de ne pas courir, et je ne puis
même pas me baisser pour ramasser une branche ou un caillou,--
cela ferait éclater mon pantalon.

Il est arrivé qu'une de mes culottes a craqué un jour, et madame
Boireau, qui n'y voit pas clair, a cependant été très offusquée.
On m'a défendu de me baisser jusqu'à ce qu'on m'ait fait une
culotte large.

On me l'a faite, il n'y a plus de danger,--j'y flâne à l'aise,--
j'ai l'air d'un canard dont le derrière pousse.

Je vois bien qu'on me regarde et les mariniers m'entourent, mais
ils me respectent comme l'inconnu! Les camarades qui me
connaissent me font des niches, tirent cela en passant comme la
queue d'un chien,--on y met du sel aussi,--on m'appelle Circé.


COSTUMES ET TRAHISONS POLITIQUES

Le supplice à propos de ma toilette recommence. Beaucoup de
personnes me croient légitimiste.--J'ai une cravate qui fait
trois fois le tour de mon cou, comme en portaient les incroyables,
comme en avaient les royalistes sous la Restauration.--Cependant
les espérances que ce parti a pu concevoir à mon propos ne tardent
pas à s'évanouir. Ma mère a trouvé à côté d'un collier de chien,
dans le fond d'une malle, un col en crin, et je le mets. On crie
au «bonapartisme» cette fois! C'est le signe de ralliement des
brigands de la Loire, la cravate des duellistes du café Lemblin.

Suis-je venu pour chercher querelle aux membres du club blanc, qui
est justement là sur la place? On se perd en conjectures, mais
l'étonnement devient bien autre, quand un dimanche on me voit
apparaître sur le cours, vêtu comme la _meilleure des
républiques_.

J'ai une redingote marron, un parapluie vert et un chapeau gris.

C'est mon costume de demi-saison. Ma mère voit que je grandis et
elle a voulu m'habiller comme un homme des classes moyennes, qui a
de l'étoffe, ne vise pas au freluquet et a pourtant son cachet à
lui. J'ai du cachet,--mais je suis modeste et je préférerais
vivre dans l'obscurité, ne pas donner aux partis des espérances
étouffées le lendemain,--avec cela que j'étouffe aussi! cette
redingote est si lourde et les manches sont si longues que je ne
puis pas me moucher.

Légitimiste aujourd'hui, bonapartiste demain, constitutionnel
après-demain, c'est ainsi qu'on pervertit les consciences et qu'on
démoralise les masses!

Puis les camarades sont toujours là,--on m'appelle Louis-Philippe.
C'est même dangereux par ce temps de régicide.

Les jours de _classe moyenne_, quand je suis en _bourgeois
citoyen_, je rentre brisé.


NOS BONNES

Nous avons une bonne,--il paraît que mon père gagne de l'argent.

Il donne la répétition en_ tas_; il prend six ou sept élèves qui
lui valent chacun vingt-cinq francs et il leur dit pendant une
heure des choses qu'ils n'écoutent pas; à la fin du mois, il
envoie sa note,--et il se fait avec cette distribution de
participes, entre les deux classes, une assez jolie somme par
trimestre.

Les répétés ont moins de pensums et flânent pendant ces va-et-vient
dans les corridors. C'est pendant ce temps-là que s'écrivent
ou se dessinent sur les murs et sur les tableaux des farces contre
les professeurs ou les pions,--le nez de celui-ci, les cornes de
celui-là, avec des vers de haulte graisse au fusain. On en met de
raides, et la femme du censeur est gênée quand elle passe.

Nous la regardons à travers des trous, des fentes: elle est bien
jolie, bien fraîche; elle a épousé le censeur parce qu'il avait
quelques sous, puis qu'il sera proviseur un jour.--C'est ce que
j'ai entendu marmotter à ma mère qui ajoute aussi qu'elle
s'habille mal.

«Si c'est ça, la mode de Paris, j'aime encore mieux celle de
_cheux nous._»

Cela est lancé à la paysanne, d'un ton bon enfant, avec un petit
rire qui a sa portée. Moi, je n'aime pas mieux celle de chez nous!

Bien désintéressé dans la question,--puisque j'étonne même les
tailleurs du pays et que je ne suis vêtu à aucune mode connue
depuis l'antiquité jusqu'à nos jours! mannequin inconscient d'une
politique que je ne comprends pas, caméléon sans le vouloir,--je
puis apporter mon témoignage, il a son poids.

Eh bien, je préfère l'écharpe rose que la femme du censeur
entortille autour de sa taille souple, au châle jaunâtre dont ma
mère est maintenant si fière. Je préfère le chapeau de la
Parisienne, à petites fleurs tremblotantes, avec deux ou trois
marguerites aux yeux d'or, à la coiffure que porte celle qui m'a
donné ou fait donner le sein,--je ne me rappelle plus,--où il
y a un petit melon et un oiseau qui a un trop gros ventre.


On est donc heureux à la maison.

Ça m'ennuie que l'on ait pris une bonne! car j'étais occupé au
moins, quand j'allais chercher de l'eau, quand je montais du bois,
lorsque je déplaçais les gros meubles. J'aimais à donner des coups
de marteau, des coups d'épaule et des coups de scie. Je me sentais
fort et je m'exerçais à porter des armoires sur le dos et des
seaux pleins à bras tendus. Je ne dois plus toucher à rien et si
je suis pressé, je ne puis même pas décrotter mes souliers.

«Il y a de la boue autour!

--C'est l'affaire de la bonne, cela!

--Avec la grosse brosse seulement?

--Nous avons une bonne, ce n'est pas pour qu'elle reste à bâiller
toute la journée.»

Elle n'a pas le temps de bâiller, la pauvre fille! Oh! ma mère a
l'oeil!

Ce n'est pourtant pas son enfant, ni sa nièce! Pourquoi donc lui
montrer les mêmes égards qu'à moi? Elle fait pour les étrangers ce
qu'elle faisait pour Jacques. Elle n'établit pas de différence
entre sa domestique et son fils. Ah! je commence à croire qu'elle
ne m'a jamais aimé!

La pauvre fille ne peut plus y tenir. On la nourrit bien,
cependant. Ma mère lui donne tout ce dont nous n'avons pas voulu.

«Ce n'est pas moi qui épargnerais le manger à une bonne!»

Et elle met sur un rebord d'assiette les nerfs, les peaux, le suif
cuit.

«C'est bon pour son tempérament, ces choses-là. Et les boulettes
froides, voilà qui fortifie!»

Pauvre Jeanneton! Si elle n'était pas soignée si bien, comme elle
dépérirait! Car même avec ce régime, elle se porte mal, elle n'est
pas grasse, tant s'en faut!

Je crois m'apercevoir que Jeanneton n'est pas folle de ma mère et
queue s'applique à la contrarier.

«Voulez-vous un verre de cidre, Jeanneton?

--Merci, madame.

--Merci oui, ou merci non.

--Non, madame.

--Vous n'aimez pas le cidre?»

Jeanneton balbutie.

«Comme vous voudrez, ma fille!» Et ma mère ajoute d'un air dépité:
«Je mets le verre là, vous le prendrez tout à l'heure si vous
voulez; vous le laisserez s'éventer, si cela vous amuse.»

Le cidre ne s'éventera pas, il y a bon temps qu'il l'est. Il y a
deux jours qu'il traîne dans une bouteille que mon père a
repoussée parce qu'elle sentait l'aigre et qu'on a oublié de
boucher.--Il est tombé un _cafard_ dedans. Mais ma mère l'a
retiré tout à l'heure, avec grand soin, comme elle aurait fait
pour elle, et c'est parce qu'elle a senti le cidre qu'elle s'est
décidée à l'offrir à Jeanneton.

«Le cidre neuf, le cidre frais a un acide qui est mauvais pour les
femmes faibles... Rappelle-toi cela, mon enfant.»

Je me le rappellerai. Si jamais j'ai les poumons faibles, je
prendrai du cidre comme celui-là, _qui n'a pas d'acide_, qui sent
l'aigre et le moisi. Faudra-t-il mettre un cafard dedans?

Ma mère m'avait vu regarder ce cafard en réfléchissant.

«C'est signe que le cidre est bon. S'il était mauvais, il n'y
serait pas allé. Les insectes ont leur_ jugeote _aussi.»

Ah! les malins!

Encore une observation dont je tiendrai compte. Quand il y a des
insectes dans quelque chose, c'est bon. Et moi qui ne voulais pas
manger de fromage parce qu'il y avait des vers et qui aimais mieux
qu'il n'y eût pas de mouches dans l'huile!

Jeanneton est partie en refusant encore un verre de vin que ma
mère lui offrait en signe d'adieu.

«Jacques, m'avait-elle dit, va chercher la bouteille qui était
pour faire du vinaigre, tu sais, qui avait des_ fleurs._»

Jeanneton a refusé.

On remplace Jeanneton par Margoton.

Mais la maison est connue maintenant pour les distributions de
nerfs, de peaux et de suif cuit. Margoton fait ses conditions en
entrant.

«Moi, je n'ai pas les poumons faibles, dit-elle, et elle se donne
un coup de poing dans l'estomac, un gros estomac qui danse dans sa
robe d'indienne; je n'ai pas les poumons faibles et j'aime la
viande; je veux manger chaud.»


Margoton joue gros jeu.

Mais Margoton vient de la part de la femme du proviseur, et
l'estomac de Margoton est protégé comme les reins du petit
Vingtras. L'autorité veille dans le corsage de la bonne comme dans
la culotte de l'enfant. On ne destituerait pas publiquement
M. Vingtras parce qu'il flanquerait en passant une roulée à son
rejeton, ou parce qu'il étoufferait sa bonne avec des chicots de
boulettes ou de gras de mouton; mais il fera bien tout de même de
ne pas déplaire au grand chef à propos de son môme et de sa
domestique.

Ah! quelle faute on a commise en s'adressant à la femme du
proviseur, par genre, pour avoir l'air de demander avis!

On n'ose pas renvoyer la grosse recommandée, malgré les
prétentions qu'elle affiche, et elle entre en place.


Ma mère a toujours la main sur le gigot et un pied dans la tombe,
à propos de cette bonne.

Elle n'est pas forte et ça la fatigue de couper. Couper une
tranche pour son mari, pour son enfant, c'est son devoir d'épouse,
c'est son rôle de mère; elle n'y faillira pas!

Mais quand il faut servir Margoton!...

«Vous avez encore faim?

--Oui, madame.

--Comme cela?

--Encore un petit morceau, si vous voulez.»

Ma mère en mourra; je le vois bien, je le vois aux sons douloureux
qu'elle étrangle quand elle reprend le couteau, à l'expression de
ses yeux quand elle ajoute du jus, et elle est si lasse au
dessert, qu'elle est forcée de mettre les cerises dans l'assiette
de la bonne, une par une, comme avec un déchirement.

Marguerite en demande toujours.


Mais ma mère renaît à vue d'oeil. Mon Dieu! mon Dieu! soyez béni!

Elle renaît, redevient espiègle, reprend des couleurs. Elle est
entrée un jour dans le cabinet de mon père, toute joyeuse.

«Antoine!--et elle lui a parlé à l'oreille.

--Tu es sûre?» a répondu mon père avec stupeur et en dérangeant
son bonnet grec.

Elle se contente de hocher la tête en souriant.

«Il ne s'agit plus que de les surprendre...»

Elle enlève le bonnet grec et dépose d'un geste à la fois
langoureux et hardi, sur le front d'Antoine, son époux, mon père,
un baiser furtif.

On a surpris quelque chose ce matin, je ne sais pas quoi, mais ma
mère a mis son châle jaune et son beau chapeau--celui au petit
melon et à l'oiseau au gros ventre. Elle va chez la femme du
proviseur.

Elle en revient en se frottant les mains et en balançant
joyeusement la tête: à en faire tomber l'oiseau et le melon.

Dix minutes après, je vois Margoton qui fait ses paquets et à qui
on règle son compte. Elle a laissé de la viande dans son assiette:
qu'y a-t-il?

Les larmes lui sortent des yeux comme des gouttes de bouillon.

«Madame, c'était pour le bon motif!

--Pour le bon motif!... dans une cave!...»

Qu'est-ce que c'est que le bon motif? On ne m'en dit rien, mais
quelques jours après, ma mère parlant à mon père cause de
Margoton.

«Heureusement nous avons eu cette occasion de la renvoyer sans que
le proviseur se fâche. Si elle n'avait pas eu ce routier pour
amant!»

Je ne comprends pas.

Il est décidé qu'on ne prendra plus de bonnes qu'on nourrira: ça
fatigue trop ma mère!

Je vois arriver un matin une grosse fille, rouge, mais rouges avec
des taches de rousseur, courte et ronde,--une boule. Des yeux
qui sortent de la tête, et de l'estomac qui crève sa robe! Il nous
vient beaucoup d'estomac à la maison.

Elle doit venir faire la vaisselle, l'ouvrage sale, et accompagner
ma mère au marché pour porter les provisions. Ma mère veut même
qu'elle sorte avec moi, pour montrer que nous avons toujours une
bonne, qu'il y a une domestique attachée à ma personne. J'obéis,
en allant en peu en avant ou en arrière de Pétronille; c'est son
nom. Elle a malheureusement la manie de parler et elle s'accroche
à moi; on nous voit ensemble.

On nous voit, et il arrive qu'un matin, en entrant au collège, on
m'appelle _suçon_. Sur les murs des classes, je vois le portrait
de mon père avec _suçon_ au bas et l'on ne nous nomme plus que les
Suçons.

Voici pourquoi:

Pétronille occupe ses heures de loisir à vendre des sucres d'orge
dans les rues, et les élèves la connaissent bien. On s'est
demandé, en me rencontrant avec elle, quel lien mystérieux nous
reliait, et le bruit se répand que nous fabriquons les sucres
d'orge la nuit, que mon père a ajouté cette branche d'industrie au
professorat.

On dit même qu'ils sont moins bons depuis qu'il est associé à
Pétronille.


Comme je m'ennuie!--Je trouve mal qu'on ne me permette pas de
rester à la maison et qu'on me force à sortir pour marcher, sans
avoir le droit de ramasser des fleurs. On m'en fait ramasser
quelquefois, mais c'est comme si je m'appelais _Munito_,--comme
si les fleurs étaient des dominos, que j'ai à aller chercher sur
un coup d'oeil; qu'il faut prendre comme ceci, puis placer comme
cela. Hé! Munito!

Je me pique dans les orties, je m'enfonce les épines sous la peau,
c'est une corvée, un embêtement! J'en arrive à haïr les jardins, à
détester les bouquets, à confondre les fleurs nobles et les fleurs
comiques, les roses et les gratte-culs.


Je dois faire de très grands pas, c'est plus _homme_, puis ça use
moins les souliers. Je fais de grands pas et j'ai toujours l'air
d'aller relever une sentinelle, de rejoindre un guidon, d'être à
la revue. Je passe dans la vie avec la raideur d'un soldat et la
rapidité d'une ombre chinoise.

Et toujours une petite queue d'étoffe par derrière!


Je voudrais être en cellule, être attaché au pied d'une table, à
l'anneau d'un mur; mais ne pas aller me promener avec ma famille,
le soir.


J'ai marché ce matin, pieds nus, sur un _chose_ de bouteille. (Ma
mère dit que je grandis et que je dois me préparer à aller dans le
monde; elle me demande pour cela de châtier mon langage, et elle
veut que je dise désormais: _chose_ de bouteille, et quand j'écris
je dois remplacer _chose_ par un trait.)

J'ai marché sur un _chose_ de bouteille et je me suis entré du
verre dans la plante des pieds. Ah! quel mal cela m'a fait! le
médecin a eu peur en voyant la plaie.

«Vous devez souffrir beaucoup, mon enfant?»

Oui, je souffre, mais à ce moment le vent a entrouvert ma fenêtre;
j'ai aperçu dans le fond le coin du faubourg, le bout de banlieue,
le bord de campagne triste où l'on m'emmène tous les soirs. Je
n'irai plus de quelque temps. J'ai le pied coupé. Quelle chance!

Et je regarde avec bonheur ma blessure qui est laide et profonde.


MON ENTRÉE DANS LE MONDE

Ma mère ne se contente pas de me recommander la chasteté pour les
mots, elle veut que je joigne l'élégance à la pudeur.

Elle a eu l'idée de me faire donner des leçons de «_comme il
faut_».

Il y a M. Soubasson qui est maître de danse, de chausson et
professeur de «_maintien_».

C'est un ancien soldat, qui boit beaucoup, qui bat sa femme, mais
qui nage comme un poisson et a une médaille de sauvetage. Il a
retiré de l'eau l'inspecteur d'académie qui allait se noyer. On
lui a donné cette_ chaire_ de chausson et de danse au lycée en
manière de récompense et de gagne-pain. Il y a adjoint son cours
de _maintien_, qui est très suivi, parce que M. Soubasson a la vue
basse, l'oreille dure, aime à _téter_, et qu'en lui portant aux
lèvres un biberon plein de _tord-boyaux_, on est libre de faire ce
qu'on veut dans son cours.

Dieu sait ce qu'on n'y fait pas!

Mais moi, j'ai des leçons particulières en dehors du lycée.
M. Soubasson vient à la maison. Il amène son fils, que mon père
saupoudre d'un peu de latin, et en échange M. Soubasson me donne
des répétitions de maintien.

Ma mère y assiste.

«Glissez le pied, une, deux, trois,--la révérence!--souriez!

--Tu entends, Jacques, souris donc! mais tu ne souris pas!»

Je ne souris pas? Mais je n'en ai pas envie.

Il faut essayer tout de même, et je fais la bouche en _chose_ de
poule.

Ma mère, elle, minaude devant la glace, essaye, cherche, travaille
et trouve enfin un sourire qu'elle me présente comme une grimace.

«Tiens, comme cela!»

Je dois aussi tenir le petit doigt en l'air, ça me fatigue!

«Attention à l'auriculaire», dit toujours M. Soubasson, qui s'est
fait indiquer les noms scientifiques des doigts de la main, et qui
trouve que le latin est une bien belle chose, vu que c'est
toujours avec ce petit doigt qu'il se fouille l'oreille. Il se la
fouille même un peu trop à mon idée.


Ce que ma mère me dit de choses blessantes pendant la leçon de
maintien, ce que je la fais souffrir dans ses goûts d'élégance,
cette femme, à quel point je suis commun et j'ai l'air d'un
paysan, non, ce n'est pas possible de le dire! Je ne puis pas
arriver à glisser mon pied ni même à tenir mon petit doigt en
l'air!

«Je te croyais fort», dit ma mère, qui sait que je pose un peu
pour le _moignon_ et qui veut me blesser dans mon orgueil.

Je ne suis pas fort, il paraît, puisque au bout de dix minutes,
l'auriculaire retombe énervé, demandant grâce, crispé comme une
queue de rat empoisonné! Rien que d'y penser, il se tord encore
aujourd'hui et j'en ai la chair de poule.

Au bout de deux mois, c'est à peine si je suis en état de faire
une révérence à trois glissades; en tout cas, je suis incapable de
parler en même temps. Si je parlais, il me semble que je dirais:
_j'avons, jarnigué, moussu le maire_, parce que je salue comme les
villageois dans les pièces. Il me prend des envies, quand je
répète avec ma mère, de l'appeler «Nanette» et de lui crier que je
m'appelle «Jobin», ce qui est faux, on le sait, et ce qui est mal,
je le sens bien!


Il faut pourtant que tout ce temps-là n'ait pas été perdu, que je
mette en pratique, tôt ou tard, mes leçons d'élégance et que je
fasse plus ou moins honneur à M. Soubasson, à ma mère.

«Jacques, nous irons samedi voir la femme du proviseur. Prépare
ton maintien.»

J'en serre l'auriculaire avec frénésie, je fais et refais des
révérences, j'en sue le jour, j'en rêve la nuit!

Le samedi arrive, nous allons chez le proviseur en cérémonie.

«Pan, pan!

--Entrez!»

Ma mère passe la première, je ne vois pas comment elle s'en tire,
j'ai un brouillard devant les yeux.


C'est mon tour!

Mais il me faut de la place, je fais machinalement signe qu'on
s'écarte. La compagnie stupéfaite se retire comme devant un
faiseur de tours. On se demande ce que c'est; vais-je tirer une
baguette, suis-je un sorcier? Vais-je faire le saut de carpe? On
attend. J'entre dans le cercle et je commence:

Une--je glisse.

Deux--je recule.

Trois--je reviens, et je fends le tapis comme avec un couteau.

C'est un clou de mon soulier.

Ma mère était derrière modestement et n'a rien vu. Elle me
souffle:

«Le sourire, maintenant!»

Je souris.

«Et il rit, encore!» murmure indignée la femme du proviseur.

Oui, et je continue à éventrer le tapis.

«C'est trop fort!»

On se rapproche, on m'enveloppe, je suis fait prisonnier.

Ma mère demande grâce.

Moi, j'ai perdu la tête et je crie: «Nanette! Nanette!»

«Mon avancement est fichu pour cinq ans», dit mon père le soir en
se couchant.

On renvoie M. Soubasson le lendemain, comme un malotru, et nous en
faisons tous trois une maladie. Je retourne aux mauvaises
manières; je n'en suis pas fâché pour mon petit doigt qui se
détend, reprend sa forme accoutumée. Je préfère avoir de mauvaises
manières et n'avoir pas l'auriculaire comme une queue de rat
empoisonné.


J'ai une _veine _dans mon malheur.

Ma blessure au pied était mal guérie. Elle se rouvre de temps en
temps et je mens un peu d'ailleurs pour avoir le droit de ne pas
sortir, sous prétexte que je ne puis marcher. Je la gratte même et
je la gratterais encore davantage, mais ça me chatouille.

Ce_ chose_ de bouteille (je vous obéirai, ma mère) m'a rendu un
fier service. Je reste à la maison et je ne rôde plus dans les
chemins vides, bordés d'arbres, auxquels je ne puis pas grimper,
ourlés d'herbe sur laquelle je ne puis pas me rouler, et dans la
poussière desquels je traîne, comme un insecte estropié dans la
boue.

Je reste devant une table où il y a des livres que j'ai l'air de
lire, tandis que je fais des rêves qu'on ne devine point.

Mon père travaille de l'autre côté et ne me gêne pas, excepté
quand il se mouche avec trop de fracas. Il a bien, bien soin de
son nez.

Je n'ai pas besoin de bûcher beaucoup pour le collège, je suis
souvent le premier et je n'ai qu'à faire claquer les feuilles du
dictionnaire pour que mon père croie que je cherche des mots,
tandis que je cours après des souvenirs de Farreyrolles, du Puy,
de Saint-Étienne...

Je trouve une drôle de joie à regarder dans ce passé.

On nous donne quelquefois un paysage à traiter en _narration_. J'y
mets mes souvenirs.

«Vous avez fait de mauvais devoirs cette semaine», me dit le
professeur, qui n'y retrouve ni du Virgile ni de l'Horace, si ce
sont des vers; ni des guenilles de Cicéron, si c'est du latin; ni
du Thomas ni du Marmontel, si c'est du français.

Mais je vais arriver à être le dernier un de ces matins!

Je me sens grandir, j'oublie les _anciens_. Je songe plus à ce que
je deviendrai qu'à ce qu'est devenu tel empereur romain. Ma_
facilité_, mon imagination s'évanouissent, se meurent, sont
mortes!!! (Bossuet, _Oraisons funèbres_.)


Un M. David, qui est président de l'_Académie poétique_ de Nantes,
donne de grandes soirées. Il invite les professeurs et leurs
femmes à venir danser chez lui.

C'est dans un grand salon nu, où il y a le buste de Socrate sur la
cheminée. Une jeune dame le regarde et dit:

«C'est donc si vilain que ça, un philosophe?»

Ma mère vient avec mon père, _naturellement_, et même on m'a amené
au commencement.

Notre arrivée est annoncée avec plaisir et est accueillie avec
faveur.

Mon père est, comme toujours, sec, maigre, le nez en corne, le
front comme un toit sur des yeux gris: on dirait deux prunelles de
chat sous une gouttière. Il a l'air peu commode.

Ma mère!... hum!... ma mère!... Elle a une robe raisin avec une
ceinture jaune; aux poignets, des noeuds jaunes aussi, un peu
bouffants, comme des noeuds de paille à la queue troussée d'un
cheval. Rien que ça comme toilette._ Être simple_, c'est sa
devise.

Une fois seulement, elle a ajouté l'oiseau de son chapeau--en
broche, le bec en bas, le _chose_ en l'air. Une fantaisie, un
essai, comme la Metternich mit une couleuvre en bracelet.

«Qu'est-ce que cet oiseau fait là?» demande-t-on.

Il y en avait qui auraient préféré le bec en l'air, le _chose _en
bas.

Ma mère faisait la mignonne, agaçant le bec de la bête comme s'il
était vivant.

«Ti... ti... le joli petit oiseau, c'est mon _toiseau!»_

Mon père a obtenu qu'elle laissât l'oiseau sur le chapeau,--le
joli toiseau!

Mais pour les noeuds, comme il avait voulu y toucher une fois:

«Antoine, avait répondu ma mère, suis-je une honnête femme? Oui ou
non! Tu hésites, tu ne dis rien! Ton silence devient une
injure!...

--Ma chère amie!

--Tu me crois honnête, n'est-ce pas?... Jamais tu n'as pu
soupçonner que Jacques, notre enfant, provenait d'une source
impure, était un fruit gâté, avec un ver dedans?...

«Avec un ver dedans? reprend-elle. Eh bien, aie confiance. Ta
femme a un soupçon de coquetterie, peut-être,--nous sommes
filles d'Ève, que veux-tu? Mais aie confiance, Antoine. Si
j'allais trop loin,--je suis ignorante, moi!--tu aurais le
droit de me faire des reproches. Mais, non!... Et ne prends pas
pour les hommages d'une flamme coupable les politesses qu'on fait
à un brin de toilette et de bon goût.»

Elle tape sur sa jupe et taquine un des noeuds jaunes, puis donne
un petit coup sec sur la main de mon père:

«Vilain jaloux!»


On danse.

«Vous ne dansez pas, Mme Vingtras?

--Nous sommes trop _vieux_, dit mon père avec un sourire et en
saluant.

--Trop _vieux_! C'est pour moi que tu as dit cela?» fait ma mère.

La scène se passe dans un coin où elle a acculé Antoine, derrière
un rideau.

«Ce ne peut être que pour moi, puisque ce monsieur est plus jeune
que sa femme. Antoine, écoute-moi...

--Parle moins haut.

--Je parlerai sur le ton qu'il me plaît.»

Elle élève encore plus la voix.

«Oh! tu ne me feras pas taire! Non. Si tu veux m'insulter, je n'ai
pas envie de l'être, entends-tu. Trop _vieux_! (Elle le toise des
pieds à la tête.) Trop _vieux! _parce que je n'ai pas l'âge de la
Brignoline, n'est-ce pas?»

Je suis sur des épines et je fais un peu de bruit avec mes pieds,
un peu de bruit avec ma bouche. Pour couvrir leurs voix, j'imite
dans mon coin des instruments à vent,--au risque d'être
calomnié!

Enfin, on s'apaise derrière le rideau.


Je ne m'amuse pas aux soirées du proviseur; on me trouve trop
triste.--Je suis habillé à neuf. Seulement on a choisi une drôle
d'étoffe; j'ai l'air d'être dans un bas de laine; c'est terne, _à
côtes, _mais si terne!

Comme ça déteint, je fais des taches aux habits des autres.

On s'écarte de moi. Ma mère elle-même ne me parle que de loin,
comme à un étranger presque!--Oh! mon Dieu!


«Je dan-se-rai», a-t-elle dit; et elle danse.

Elle embrouille le quadrille, marche sur quelques pieds, mais,
bah! elle sauve tout par de petites plaisanteries et des petits
airs;--une véritable écolière, je vous dis!

Au galop final une idée lui vient, celle de faire partager à son
enfant les joies de Terpsichore, et s'éloignant du galop une
seconde, elle me saisit et m'attire dans le tourbillon. Le galop
est fini que je saute encore et elle a l'air d'un Savoyard qui
fait danser une marionnette.--Ça me fait si mal sous les bras!

Depuis quelque temps elle est rêveuse.

«Ta mère a quelque idée en tête», fait mon père du ton d'un homme
qui prévoit un malheur.

Elle s'enferme toute seule et on entend des bruits, des petits
cris, des tressaillements de plancher; on l'a surprise à travers
la porte qui faisait des grâces devant un miroir, en s'appuyant le
front.

Soirée chez M. David. La femme du professeur d'histoire, qui est
d'origine espagnole, esquisse un fandango assez leste, eh! eh!
quoique revu et corrigé comme les morceaux choisis par
l'archevêque de Tours.

La femme du professeur d'allemand, une Alsacienne, chante un _titi
la itou, la itou la la, _en valsant une valse du pays.

C'est fini. Elle se repose sur la banquette et le cercle où l'on
vient de danser est vide.

On entend un petit cri.

_Eh! youp! eh! youp!_

Mon père, qui est en face de moi, a l'air frappé d'un coup de sang
et je vais _voler dans ses bras._

_Eh! youp! eh! youp! la Catarina! eh! youp!_

En même temps une apparition traverse le salon et tourne sur le
parquet.

L'apparition chante:


_Ché la bourra, la la!_
_Oui, la bourra, fouchtra!_


Et la voix devenant énergique, presque biblique, dit tout d'un
coup:

«_Anyn_, mon homme!»

Cet homme, c'est _Antoine_ qui au premier _youp! youp! _avait
pressenti le danger,--c'est mon père qui est entraîné comme je
le fus le jour des marionnettes.

«_Anyn_, mon homme, _Anyn!»_

Et ma mère le plante devant elle, en le gourmandant de sa
_mollèche_--à la _chtupéfacchion_ de l'assistance, qui n'a pas
été prévenue.

«Eh! chante! chante donque!»

J'ai peur qu'on _chonge_ à moi aussi, et je disparais dans les
cabinets. Toute la soirée, je répondis:

«_Il y a quelqu'un!...»_

La nuit me trouva harassé, vide!

Je sortis enfin quand la dernière lampe fut éteinte, et je revins
au logis, où l'on ne pensait pas à moi.

Ma mère seule avec mon père murmurait à son oreille:

«Eh bien! Est-ce que la bourrée ne vaut pas le fandango?»

Et elle ajouta d'une voix un peu tremblante:

«Dis-moi _cha!»_

C'était la mutinerie dans la fierté, l'espièglerie dans le
bonheur!


Tout se gâte.

Mon père--Antoine--n'a plus voulu aller dans le monde avec ma
mère.

La soirée de la bourrée lui a complètement tourné la tête, elle
s'est grisée avec son succès; restant dans la veine trouvée,
s'entêtant à suivre ce filon, elle parle_ charabia_ tout le temps,
elle appelle les gens_ mouchu_ et_ monchieu._

Mon père à la fin lui interdit formellement l'auvergnat.

Elle répond avec amertume:

«Ah! c'est bien la peine d'avoir reçu de l'éducation pour être
jaloux d'une femme qui n'a pour elle que son _esprit naturel! _Mon
pauvre ami, avec ta latinasserie et ta grécaillerie, tu en es
réduit à défendre à ta femme, qui est de la campagne, de_
t'éclipser!»_

Les querelles s'enveniment.

«Tu sais, Antoine, je t'ai fait assez de sacrifices, n'en demande
pas trop! Tu as voulu que je ne dise plus _estatue_, je l'ai fait.
Tu as voulu que je ne dise plus _ormoire_, je ne l'ai plus dit,
mais ne me pousse pas à bout, vois-tu, ou je recommence.»

Elle continue:

«Et d'abord ma mère disait _estatue_... elle était aussi
respectable que la tienne, sache-le bien!»

Mon père se trouve menacé de tous côtés, entre _estatue_ et
_mouchu._

Il met les pieds dans le plat et défend l'un et l'autre.

Ma mère se venge en l'injuriant; elle cherche des mots qui le
blessent: _es_cargot--_es_pectacle! _es_tomac--_es_quelette!
Ces diphtongues entrent profondément dans le coeur de mon père. Le
samedi suivant, il s'habille sans mot dire et va en soirée sans
elle.


Le samedi d'après, même jeu, mais à minuit ma mère vient me
réveiller.

«Lève-toi, tu vas aller attendre ton père à la porte de chez
M. David, et quand il sortira tu crieras: _La la, fouchtra!
_J'arriverai, tu nous laisseras.»


J'ai crié:_ La la, fouchtra! _J'ai eu tort.

Elle lui fait une scène devant tout le monde, tout haut, disant
qu'il laisse mourir sa famille de faim pour courir les bals.

«Il a un bien gros derrière pour un enfant qui meurt de faim, dit
quelqu'un.

--Oui, répète ma mère, il nous laisse mourir de faim.»

Nous avons mangé une grosse soupe à dîner, puis des andouilles:
pour finir, il y a eu du lapin. Moi, je ne meurs pas de faim; elle
a beaucoup mangé aussi.

Ma mère crie toujours.

«Mon enfant n'a pas une chemise à se mettre sur le dos, voyez
comme il est mis!»

Je ne suis pas en noir aujourd'hui, je suis en habit gris,
pantalon gris; je ressemble à un infirmier.

Le monde s'amasse, mon père veut glisser sous une voiture, s'égare
entre les jambes des chevaux. Il faut le tirer de là-dessous.

Il reparaît enfin; son chapeau de soirée est écrasé et a l'air
d'un accordéon. Ma mère lui prend le bras comme ferait un sergent
de ville.

«Viens, mon enfant, ajoute-t-elle, en me parlant avec des larmes.
Viens, dis-lui que tu es son fils!»

Il le sait bien; est-ce qu'il ne m'a pas reconnu? Est-ce que je
suis changé depuis sept heures?

Tout le long du chemin, je tâche de trouver à la porte des
modistes ou des tailleurs une glace, pour voir quelle figure j'ai
depuis que je meurs de faim.


TU, VOUS

La maison est redevenue morne presque autant que jadis, du temps
de Mme Brignolin, quand c'était si triste. Mon père ne va plus en
soirée, il va je ne sais où.

Ma mère, un soir, m'a ordonné de le suivre en me cachant. Mais mon
père est arrivé au même moment.

Je me tenais devant elle, tout craintif, tout honteux, me disant
tout bas: Est-ce que c'est bien d'espionner son père?

«Voulez-vous donc faire un policier de votre fils? a-t-il dit.
J'ai entendu ce que vous lui recommandiez.»

Ce _vous_ la fit pâlir. Jamais elle ne m'en reparla depuis.

Elle essaye de rattraper par quelque bout le terrain qu'elle perd,
on le sent à l'accent, on le voit au geste.

«C'est que, dit-elle, ce n'est pas gai d'être éveillé tous les
soirs quand_ tu_ rentres...

--Je ne _vous_ réveillerai plus», répond mon père.

Le soir de ce jour-là, mon père alla chercher un matelas et un
pliant dans le grenier.


On n'entendit plus de bruit dans la maison. Nous vivions chacun
dans notre coin, et l'on se parlait à peine.

Les femmes de ménage au bout de huit jours partaient, disant qu'on
jaunissait dans cette baraque.

«Comme c'est triste là-dedans!» C'était le proverbe du quartier.


Il y a longtemps que cela dure. Ma mère m'oblige à lui tenir
compagnie le soir, et je lui lis des choses saintes, dans sa
chambre, à la lueur d'une mauvaise chandelle, près d'un feu sans
flamme.

Il n'est question que d'enfer et de douleur.--C'est toujours des
désolations dans ces livres d'église.


Une scène!

Mon père, en retournant une vieille malle, a découvert quelque
chose de lourd, de sonnant. C'est un bas plein jusqu'à la cheville
de pièces de cent sous.

Il est en train de s'étonner, quand ma mère entre comme une furie
et se jette sur le bas pour le lui arracher.

«C'est à moi, cet argent-là. Je l'ai économisé sur ma toilette.»

Mon père ne lâche pas, ma mère crie:

«Jacques, aide-moi!»

Moi, je ne sais que crier et dire en allant de l'un à l'autre:

«Papa! Maman!»

Mon père reste maître du sac et l'enferme dans son armoire.


Ils se sont raccommodés!

Ma mère est tout simplement allée trouver mon père et lui a dit:

«Je ne puis plus vivre comme cela, j'aime mieux partir,--
retourner chez ma soeur, emmener mon enfant.»


Mais elle ne veut pas s'en aller, et elle finit par le dire tout
haut, par l'avouer à Antoine, à qui elle confesse qu'elle a eu
tort--et lui demande d'oublier.

Il en a assez lui aussi, sans doute, et il ne se défend que pour
la forme, il se fait un peu tirer l'oreille; il est flatté qu'on
lui demande grâce; c'est le fond de sa nature, qu'on s'agenouille
devant lui; et maintenant qu'il est sûr d'être le maître, qu'elle
a lâché pied, il préfère s'évader de la gêne où le mettait tant de
tristesse et de silence.

«Faut-il reporter le pliant et le matelas au grenier, dis, papa?»

J'ai regret de ce que j'ai dit, je les vois embarrassés.

«Jacques, répond mon père, tu peux aller jouer avec le petit du
premier.»



19
Louisette

M. Bergougnard a été le camarade de classe de mon père.

C'est un homme osseux, blême, toujours vêtu sévèrement.

Il était le premier en dissertation, mon père n'était que le
second, mais mon père redevenait le _preu_ en vers latins. Ils ont
gardé l'un pour l'autre une admiration profonde, comme deux hommes
d'État, qui se sont combattus, mais ont pu s'apprécier.

Ils ont tous les deux la conviction qu'ils sont nés pour les
grandes choses, mais que les nécessités de la vie les ont tenus
éloignés du champ de bataille.

Ils se sont partagé le domaine.

«Toi, tu es l'Imagination, dit Bergougnard, une imagination
brûlante...»

Mon père se rengorge et se donne un mal du diable pour se mettre
un éclair dans les yeux; il jette un regard un peu trouble dans
l'espace--et se dépeigne en cachette.

«Tu es l'Imagination folle...»

Mon père joue l'égarement et fait des grimaces terribles.

«Moi, reprend Bergougnard, je suis la Raison froide, glacée,
implacable.» Et il met sa canne toute droite entre ses jambes.

Il ajuste en même temps, sur un nez jaunâtre, piqué de noir comme
un dé, il ajuste une paire de lunettes blanches qui ressemblent à
des lentilles solaires, et m'effraient pour mon habit un peu sec.

On croit qu'elles vont faire des trous. Je me demande même
quelquefois si elles ne lui ont pas cuit les yeux, qui ont l'air
d'une grosse tache noire, là-dessous.

«Je suis la Raison froide, glacée, implacable...»

Il y tient. Il dit cela presque en grinçant des dents, comme s'il
écrasait un dilemme et en mâchait les cornes.

Il a été dans l'Université aussi, ça se voit bien; mais il en est
sorti pour épouser une veuve,--qui crut se marier à un grand
homme et lui apporta des petites rentes, avec lesquelles il put
travailler à son grand livre _De la Raison chez les Grecs._

Il y travaille depuis trois ans; toujours en ayant l'air de
grincer des dents; il tord les arguments comme du linge, il veut
raisonner serré, lui, il ne veut pas d'une logique lâche,--ce
qui le constipe, il paraît, et lui donne de grands maux de tête.

«Le cerveau, vois-tu, dit-il à mon père, en se tapant le front
avec l'index...

--Pas le cerveau», dit le médecin, qui croit à une affection du
gros intestin; si bien qu'il ne sait pas au juste si
M. Bergougnard est philosophe parce qu'il est constipé, ou s'il
est constipé parce qu'il est philosophe.

On en parle; il s'élève quelques petites discussions très aigres à
ce propos dans les cafés. Le cerveau a ses partisans.

Ma mère s'était d'abord prononcée avec violence.

Mon père, un certain jour, avait eu l'idée de prendre
M. Bergougnard comme orateur et de le dépêcher à elle, solennel,
les dents menaçantes, venant, avec l'arme de la raison, essayer de
la convaincre qu'elle s'écartait quelquefois, vis-à-vis de son
mari, des lois du respect tel que les anciens et les modernes
l'ont compris, en lui faisant des scènes dont on n'avait pas
l'équivalent dans les grands classiques.

«Je viens vous poser un dilemme.

--Vous feriez mieux de vous mettre des sinapismes quelque part.»

Il était parti, et il ne serait jamais revenu si ma mère n'avait
surmonté ses répugnances à cause de moi.

Elle mit sa réponse un peu verte sur le compte d'une gaieté de
paysanne qui aime à _rire un brin_, et elle qui ne faisait jamais
d'excuses, en avait fait pour que M. Bergougnard revînt--dans
mon intérêt--par amour pour son fils.

C'est pour son Jacques qu'elle s'abaissait jusqu'à l'excuse, et
faisait encore asseoir près d'elle,--autant que s'asseoir se
pouvait,--cette statue vivante de la constipation.

Pour moi, oui!--parce que M. Bergougnard m'apprenait, me
montrait dans les textes, me prouvait, livre en main, que les
philosophes de la vieille Grèce et de Rome battaient leurs fils à
tour de bras; il rossait les siens au nom de Sparte et de Rome,--
Sparte les jours de gifles, et Rome les jours de fessées.

Ma mère, malgré son antipathie, par amour pour son Jacques,
s'était rejetée dans les bras horriblement secs de M. Bergougnard,
qui avait les entrailles embarrassées, comme homme, mais qui n'en
avait pas comme philosophe, et qui mouillait des chemises à graver
les principes de la philosophie sur le _chose _de ses enfants,--
comme on cloue une enseigne, comme on plante un drapeau.

Ma mère avait deviné que je n'avais pas la foi cutanée.

«Demande à M. Bergougnard! vois M. Bergougnard, regarde les côtes
du petit Bergougnard!»

En effet, après avoir mis quatre ou cinq fois le nez dans le
ménage de M. Bergougnard, je trouvais ma situation délicieuse à
côté de celles dans lesquelles les petits Bergougnard étaient
placés journellement: tantôt la tête entre les jambes de leur
père, qui, du même coup, les étranglait un peu et les fouettait
commodément; tantôt de face, enlevés par les cheveux et époussetés
à coups de canne, mais à fond,--jusqu'à ce qu'il n'y eût plus de
cheveux ou de poussière.

On entendait quelquefois des cris terribles sortir de là-dedans.

Des hommes du pays montraient la villa Bergougnard à des
illustrations:

«C'est là que demeure le philosophe, disaient-ils en étendant les
bras vers la villa,--c'est là que M. Bergougnard écrit: _De la
Raison chez les Grecs_... C'est la maison du sage.»

Tout d'un coup ses fils apparaissaient à la fenêtre en se tordant
comme des singes et en rugissant comme des chacals.


Oui, les coups qu'on me donne sont des caresses à côté de ceux que
M. Bergougnard distribue à sa famille.

M. Bergougnard ne se contente pas de battre son fils pour son
bien,--le bien de Bonaventure ou de Barnabé,--et pour son
plaisir à lui Bergougnard.

Il n'est pas égoïste et personnel,--il est dévoué à une cause,
c'est à l'humanité qu'il s'adresse, en relevant d'une main la
chemise de Bonaventure, en faisant signe de l'autre aux savants
qu'il va exercer son système.

Il donne une fessée comme il tire un coup de canon, et il est
content quand Bonaventure pousse des cris à faire peur à une
locomotive.

Il aurait apporté aux rostres le derrière saignant de son fils; en
Turquie, il l'eût planté comme une tête au bout d'une pique, et
enfoncé à la grille devant le palais.


Je ne suis qu'un isolé, un déclassé, un inutile,--je ne sers à
rien,--on me bat, je ne sais pas pourquoi, tandis que
Bonaventure est un exemple et entre _à reculons_, mais
profondément dans la philosophie.

Je ne plains pas Bonaventure.

Bonaventure est très laid, très bête, très méchant. Il bat les
petits comme son père le bat, il les fait pleurer et il rit. Il a
coupé une fois la queue d'un chat avec un rasoir et on la voyait
dégoutter comme un bâton de cire à la bougie; il faisait mine de
cacheter les lettres avec les gouttes de sang.

Une autre fois, il a plumé un oiseau vivant.

Son père était bien content.

«Bonaventure aime à se rendre compte, Bonaventure aime la
science...»

Depuis qu'il a coupé la queue du chat, depuis qu'il a plumé
l'oiseau, je le déteste. Je le laisserais écraser à coups de
pierre comme un crapaud. Est-ce que je suis cruel aussi?

L'autre jour il tordait le poignet d'un mioche; je l'ai bourré de
coups de pied et tapé le nez contre le mur.


Mais sa petite soeur!--ô mon Dieu!


Elle était restée chez une tante, au pays. La tante est morte, on
a renvoyé l'enfant. Pauvre innocente, chère malheureuse!

Mon coeur a reçu bien des blessures, j'ai versé bien des larmes!
J'ai cru que j'allais mourir de tristesse plus d'une fois, mais
jamais je n'ai eu devant l'amour, la défaite, la mort, des affres
de douleur, comme au temps où l'on tua Louisette devant moi.

Cette enfant, qu'avait-elle donc fait? On avait raison de me
battre, moi, parce que, quand on me battait, je ne pleurais pas,--
je riais quelquefois même parce que je trouvais ma mère si drôle
quand elle était bien en colère,--j'avais des os durs, du
_moignon, _j'étais un homme.

Je ne criais pas, pourvu qu'on ne me cassât pas les membres,--
parce que j'aurais besoin de gagner ma vie.

«Papa, je suis un pauvre, ne m'estropie pas!»

Mais la mignonne qu'on battait, et qui demandait pardon, en
joignant ses menottes, en tombant à genoux, se roulant de terreur
devant son père qui la frappait encore... toujours!...

«Mal, mal! Papa, papa!»

Elle criait comme j'avais entendu une folle de quatre-vingts ans
crier en s'arrachant les cheveux, un jour qu'elle croyait voir
quelqu'un dans le ciel qui voulait la tuer!

Le cri de cette folle m'était resté dans l'oreille, la voix de
Louisette, folle de peur aussi, ressemblait à cela!

«Pardon, pardon!»

J'entendais encore un coup; à la fin je n'entendais plus rien,
qu'un bruit étouffé, un râle.

Une fois je crus que sa gorge s'était cassée, que sa pauvre petite
poitrine s'était crevée, et j'entrai dans la maison.

Elle était à terre, son visage tout blanc, le sanglot ne pouvant
plus sortir, dans une convulsion de terreur, devant son père
froid, blême, et qui ne s'était arrêté que parce qu'il avait peur,
cette fois, de l'achever.


On la tua tout de même. Elle mourut de douleur à dix
ans....................

De douleur!... comme une personne que le chagrin tue.

Et aussi du mal que font les coups!

On lui faisait si mal! et elle demandait grâce en vain.

Dès que son père approchait d'elle, son brin de raison tremblait
dans sa tête d'ange....................

Et on ne l'a pas guillotiné, ce père-là! on ne lui a pas appliqué
la peine du talion à cet assassin de son enfant, on n'a pas
supplicié ce lâche, on ne l'a pas enterré vivant à côté de la
morte!

«Veux-tu bien ne pas pleurer», lui disait-il, parce qu'il avait
peur que les voisins entendissent, et il la cognait pour qu'elle
se tût: ce qui doublait sa terreur et la faisait pleurer
davantage.


Elle était gentille, toute gaie, toute contente, si rose, quand
elle arriva.

Au bout de quelque temps, elle n'avait plus de couleurs déjà, et
elle avait des frissons comme un chien qu'on bat, quand elle
entendait rentrer son père.

Je l'avais embrassée en caressant ses joues rondes et tièdes! aux
Messageries, où nous avions accompagné M. Bergougnard, pour la
recevoir comme un bouquet.

Dans les derniers temps (ah! ce ne fut pas long, heureusement pour
elle!) elle était blanche comme la cire; je vis bien qu'elle
savait que toute petite encore elle allait mourir,--son sourire
avait l'air d'une grimace.--Elle paraissait si vieille,
Louisette, quand elle mourut à dix ans,--de douleur, vous dis-je!

Ma mère vit mon chagrin le jour de l'enterrement.

«Tu ne pleurerais pas tant, si c'était moi qui étais morte?»

Ils m'ont déjà dit ça quand le chien est crevé.

«Tu ne pleurerais pas tant.»

Je ne dis rien.

«Jacques! quand ta mère te parle, elle entend que tu lui
répondes...--Veux-tu répondre?»

Je n'écoute seulement pas ce qu'ils disent, je songe à l'enfant
morte, qu'ils ont vu martyriser comme moi, et qu'ils ont laissé
battre, au lieu d'empêcher M. Bergougnard de lui faire mal; ils
lui disaient à elle qu'elle ne devait pas être méchante, faire de
la peine à son papa!

Louisette, méchante! cette miette d'enfant, avec cette voix tendre
et ce regard mouillé!

Voilà que mes yeux s'emplissent d'eau, et j'embrasse je ne sais
quoi, un bout de fichu, je crois, que j'ai pris au cou de la
pauvre assassinée.

«Veux-tu lâcher cette saleté!»

....................................

Ma mère se précipite sur moi. Je serre le fichu contre ma
poitrine; elle se cramponne à mes poignets avec rage.

«Veux-tu le donner!

--C'était à Louisette...

--Tu ne veux pas?--Antoine, vas-tu me laisser traiter ainsi par
ton fils?»

Mon père m'ordonne de lâcher le fichu.

«Non, je ne le donnerai pas!

--Jacques!» crie mon père furieux.

Je ne bouge pas.

«Jacques!»

Et il me tord les bras. Ils me volent ce bout de soie que j'avais
de Louisette.

«Il y a encore une saleté dans un coin que je vais faire
disparaître aussi», dit ma mère.

C'est le bouquet que me donna ma cousine.

Elle l'a trouvé au fond d'un tiroir, en fouillant un jour.

Elle va le chercher, l'arrache et le _tue_. Oui, il me sembla
qu'on _tuait_ quelque chose en déchirant ce bouquet fané...

J'allai m'enfermer dans un cabinet noir pour les maudire tout bas;
je pensais à Bergougnard et à ma mère, à Louisette et à la
cousine...

Assassins! assassins!

Cela sortait de ma poitrine comme un sanglot, et je le répétai
longtemps dans un frisson nerveux...

Je me réveillai, la nuit, croyant que Louisette était là, assise
avec son drap de morte, sur mon lit. Il y avait son bras grêle qui
sortait, avec des marques de coups!...



20
Mes humanités

Comme mon professeur de cette année est _serin!_

Il sort de l'École normale, il est jeune, un peu chauve, porte des
pantalons à sous-pieds et fait une traduction de Pindare. Il dit
_arakné _pour araignée, et quand je me baisse pour rentrer mes
lacets dans mes souliers, il me crie: «Ne portez pas vos
extrémités digitales à vos cothurnes.» De beaux _cothurnes_, vrai,
avec des caillots de crottes et des dorures de fumier.

Je vais toujours rôder dans une écurie, qui est près de chez nous,
et où je connais des palefreniers, avant d'entrer en classe, et je
n'ai pas seulement du crottin aux pieds, j'en dois avoir aussi
dans mes livres.

Il dit _cothurnes_ et _arakné _avec un bout de sourire, pour qu'on
ne se moque pas trop de lui, mais il y croit au fond, cela se
voit, il aime ces allusions antiques, _je le sais_ (imité de
Bossuet).


Il m'aime, parce que je trousse bien le vers latin.

«Quelle imagination il a, et quelle facilité! Minerve est sa
marraine!

--Tante Agnès, dit ma mère.

--Tantagnès, Tantagnétos, Tantagnététon.

--Vous dites, fait Mme Vingtras, qui semble effrayée par une de
ces consonances, et a rougi du génitif pluriel!

--Quelle imagination!» répète le professeur pour se sauver.

Et je laisse dire que je suis intelligent, que j'ai _des moyens._

JE N'EN AI PAS!


On nous a donné l'autre jour comme sujet--«Thémistocle
haranguant les Grecs». Je n'ai rien trouvé, rien, rien!

«J'espère que voilà un beau sujet, hé!» a dit le professeur en se
passant la langue sur les lèvres,--une langue jaune, des lèvres
crottées.

C'est un beau sujet certainement, et, bien sûr, dans les petits
collèges, on n'en donne pas de comme ça; il n'y a que dans les
collèges royaux, et quand on a des élèves comme moi.

Qu'est-ce que je vais donc bien dire?

«Mettez-vous à la place de Thémistocle.»

Ils me disent toujours qu'il faut se mettre à la place de celui-ci,
de celui-là,--avec le nez coupé comme Zopyre? avec le poignet
rôti comme Scévola?

C'est toujours des généraux, des rois, des reines!

Mais j'ai quatorze ans, je ne sais pas ce qu'il faut faire dire à
Annibal, à Caracalla, ni à Torquatus, non plus!

Non, je ne le sais pas!

Je cherche aux adverbes, et aux adjectifs du _Gradus_, et je ne
fais que copier ce que je trouve dans l'_Alexandre._

Mon père l'ignore, je n'ai pas osé l'avouer.

Mais lui, lui-même! (Oh! je vends un secret de famille!) j'ai vu
que ses exercices à lui, pour l'agrégation, étaient faits aussi de
pièces et de morceaux.--Sommes-nous une famille de crétins?...

Quelquefois il compose un discours où il faut faire parler une
femme.--Les plaintes d'Agrippine, Aspasie à Socrate, Julie à
Ovide.

Je le vois qui se gratte le front, et il touche sa barbe avec
horreur;--il est Agrippinus, Aspasios, il n'est pas Aspasie, il
n'est pas Agrippine,--il se tord les poils et les mord,
désespéré!

Je sens toute l'infériorité de ma nature, et j'en souffre
beaucoup.

Je souffre de me voir accablé d'éloges que je ne mérite pas, on me
prend pour un fort, je ne suis qu'un simple filou. Je vole à
droite, à gauche, je ramasse des _rejets_ au coin des livres. Je
suis même malhonnête quelquefois. J'ai besoin d'une épithète; peu
m'importe de sacrifier la vérité! Je prends dans le dictionnaire
le mot qui fait l'affaire, quand même il dirait le contraire de ce
que je voulais dire. Je perds la notion juste! Il me faut mon
spondée ou mon dactyle, tant pis!--la _qualité_ n'est rien,
c'est la _quantité_ qui est tout.


Il faut toujours être près du Janicule avec eux.

Je ne puis cependant pas me figurer que je suis un Latin.

Je ne puis pas!

Ce n'est pas dans les latrines de Vitellius que je vais, quand je
sors de la classe. Je n'ai pas été en Grèce non plus! Ce ne sont
pas les lauriers de Miltiade qui me gênent, c'est l'oignon qui me
fait du mal. Je me vante, dans mes narrations, de blessures que
j'ai reçues par devant, _adverso pectore; _j'en ai bien reçu
quelques-unes par derrière.

«Vous peindrez la vie romaine comme ci, comme ça...»

Je ne sais pas comment on vivait, moi! Je fais la vaisselle, je
reçois des coups, j'ai des bretelles, je m'ennuie pas mal; mais je
ne connais pas d'autre consul que mon père, qui a une grosse
cravate, des bottes ressemelées, et en fait de vieille femme
(_anus_), la mère Gratteloux qui fait le ménage des gens du
second.

Et l'on continue à dire que j'ai de la facilité.


C'est trop d'hypocrisie. Oh! le remords m'étouffe!...

Il y a M. Jaluzot, le professeur d'histoire, que tout le monde
aime au collège. On dit qu'il est riche _de chez lui_, et qu'il a
son franc parler. C'est un bon garçon.

Je me jette à ses pieds et je lui dis tout.

«M'sieu Jaluzot!

--Quoi donc, mon enfant?

--M'sieu Jaluzot!»

Je baigne ses mains de mes larmes.

«J'ai, m'sieu, que je suis un filou!»

Il croit que j'ai volé une bourse et commence à rentrer sa chaîne.

Enfin, j'avoue mes vols dans Alexandre, et tout ce que j'ai
réavalé de _rejets_, je dis où je prends le derrière de mes vers
latins.

«Relevez-vous, mon enfant! Avoir ramassé ces épluchures et fait
vos compositions avec? Vous n'êtes au collège que pour cela, pour
mâcher et remâcher ce qui a été mâché par les autres.

--Je ne me mets jamais à la place de Thémistocle!»

C'est l'aveu qui me coûte le plus.

M. Jaluzot me répond par un éclat de rire, comme s'il se moquait
de Thémistocle. On voit bien qu'il a de la fortune.


Pour la _narration française_, je réussis aussi par le retapage et
le ressemelage, par le mensonge et le vol.

Je dis dans ces narrations qu'il n'y a rien comme la patrie et la
liberté pour élever l'âme.

Je ne sais pas ce que c'est que la liberté, moi, ni ce que c'est
que la patrie. J'ai été toujours fouetté, giflé,--voilà pour la
liberté;--pour la patrie, je ne connais que notre appartement où
je m'embête, et les champs où je me plais, mais où je ne vais pas.

Je me moque de la Grèce et de l'Italie, du Tibre et de l'Eurotas.
J'aime mieux le ruisseau de Farreyrolles, la bouse des vaches, le
crottin des chevaux, et ramasser des pissenlits pour faire de la
salade.


RÉCITATION CLASSIQUE ET DÉBIT

«Plus fort, mon enfant!»

C'est ma mère qui parle, elle a bien de la douceur aujourd'hui!
«Plus fort» est dit comme par une soeur d'hôpital à un malade dont
on tient le front brûlant; «plus fort! là! du courage! c'est
bien!»

Je retombe exténué sur un fauteuil, les bras pendants et mous
comme un lapin mort; j'ai même, comme le lapin assassiné, une
goutte de sang au bout du museau: puis, tout autour, la peau est
rougeâtre et lisse comme une pelure d'oignon, lisse, lisse!... Si
j'avais quelques petits poils qui faisaient les fous, ils sont
partis, noyés, tant il m'a passé d'eau dans les narines depuis ce
matin!


C'est qu'aujourd'hui on compose en _récitation classique et
débit_, et ma mère veut que j'aie le prix.

Pour cela, il faut non seulement savoir, mais _bien dire_; et un
nez vigoureusement clarifié permet d'avoir la voix claire.

On m'a clarifié le nez.

Ma mère l'a pris et mis dans l'eau; il est resté là longtemps,
longtemps! oh! les minutes étaient des siècles!

Enfin elle l'a retiré bien proprement et m'a dit:

«Renifle, mon enfant! renifle!»

Je ne pouvais plus.

«Fais un effort, Jacques!»

Je l'ai fait.


Seringue molle, mon nez a tiré et craché l'eau pendant une
demi-heure, peut-être plus, et il me semble qu'on m'a vidé et que ma
tête tient à mon cou comme un ballon rose à un fil; le vent la
balance. J'y porte la main. «Où est-elle?--Ah! la voilà!»

Il n'y a que le nez qui compte; il me cuit comme tout et il flambe
comme un bouchon de carafe.

Je m'y attache, je le prends par le bout, moi-même, et je me
conduis comme cela, sans me brusquer, jusqu'à mon pupitre, où je
repasse ma leçon.

Quelquefois le but est manqué, mon nez dégoutte dans tous les
sens, il en tombe des perles d'eau comme d'un torchon pendu, et je
dis: «Baban.»

BABAN, pour appeler celle qui m'a donné le jour!

_Oh! baban, ba bère! _pour dire: «Maman, ma mère.»

En classe, quand je récite le premier chant de l'_Iliade_, je dis:
_Benin, aeïde!--atchiou! theia Beleiadeo,--atchiou!_

Je traîne dans le ridicule le vieil _Hobère! _Atchoum! Atchoum!
Zim, mala ya, boum, boum!


Quelquefois le rhume ne vient pas, et je parle simplement comme un
trombone qui a un trou,--où j'ai le nez. Je représente bien
l'homme tel qu'un philosophe l'a dépeint, un tube percé par les
deux bouts.


Rien de meilleur pour une tête d'enfant, dit le proviseur parlant
de l'exercice de purification nasale dont ma mère lui a parlé.
Rien de meilleur pour en faire une pâte, oui.

Je suis malgré ou _balgré_ tout,--avec ou sans _atchiou,
atchoum, _--d'une force _énorbe_ en récitation. Ma mémoire prend
ça comme mon nez prend l'eau, et je renifle des chants entiers de
l'_Iliade _et des choeurs d'Eschyle, du Virgile et du Bossuet,--
mais ça part comme c'est venu. J'oublie le Bossuet comme on oublie
l'aloès bienfaisant.

LES MATHÉMATIQUES


«Il a une imagination de feu, cet enfant.»

C'est acquis. Je suis un petit volcan (dont la bouche sent souvent
le chou: on en mange tant à la maison!).


«Une imagination de feu, je vous dis! ah! ce n'est pas lui qui
sera fort en mathématiques!»


On a l'air d'établir qu'être fort en mathématiques c'est bon pour
ceux qui n'ont rien _là._

Est-ce qu'à Rome, à Athènes, à Sparte, il est question de
chiffres, une minute! Justement je n'aime pas faire des
soustractions avec des zéros, et je ne comprends rien à la preuve
de la division, rien, rien!

Mon père en rit, le professeur de lettres aussi.

Je suis toujours dans les six derniers.

Mais un beau jour, une nouvelle se répand.

Grand étonnement. Rumeur dans la cour, sous les arcades.

J'ai été premier en géométrie.

Le professeur de lettres me fait un peu la mine. Suis-je un volcan
--ou n'en suis-je pas un?...

Le coup est tellement inattendu qu'on se demande si je n'ai pas
pillé, copié, _truqué_, et l'on m'appelle au tableau pour voir si
je m'en tirerai la craie à la main.

Je m'en tire, et j'ajoute même à la leçon. Je me tourne vers mes
camarades et je leur explique le problème en faisant des gestes,
en prenant des livres, en ramassant des bouts de bois; je roule
des cornets, je bâtis des figures et je ne m'arrête que quand le
professeur me dit d'un air blessé:

«Est-ce que vous avez bientôt fini votre manège? Est-ce vous qui
faites le cours, ou moi?»

Je remonte à ma place au milieu d'un murmure d'admiration.

À la fin de la classe, on m'interroge:

«Comment as-tu donc fait! Quand as-tu appris?» Comment j'ai
appris?


Il y a dans une petite rue une maison bien triste avec quelques
carreaux cassés qu'on a emplâtrés de papier; une cage noire pend à
la fenêtre du second, au-dessus d'un pot de fleurs qui grelotte au
vent.

Là demeure un pauvre, un Italien proscrit.

La première fois que je le vis, je frissonnai; j'étais ému. Tout
le passé de mes versions allait m'apparaître en chair et en os,
représenté par un homme qui s'était baigné dans le Tibre: Tacite,
Tite-Live, le cheval de César, la chèvre de Septimus, la torche de
Néron!...

Mais comme ce logement est triste!

Une petite lampe qui brûle sur une table chargée de vieux livres,
un chien qui me regarde en faisant les yeux blancs, et un homme à
cheveux gris, avec de grosses lunettes, qui raccommode une culotte
en guenilles.

C'était le Romain.

«Je viens de la part de mon père, M. Vingtras...»

Je lui remis une lettre qu'on m'avait chargé de porter. Il lut, je
le suivais des yeux.

Quoi! il venait de Rome? Il était du pays des gladiateurs, ce
vieux tout gris, qui avait l'air d'un hibou dans une échoppe de
savetier et qui mettait un fond à son pantalon.

C'était son _vexillum_[7] à lui, et cette aiguille était son épée?
Où donc son casque et son bouclier? Il a un tricot de laine...

En regardant, je vis qu'il lui manquait trois doigts à la main;
c'était laid, ces bouts d'os ronds, et les autres doigts qui
restaient avaient l'air de deux cornes.

Il trembla un peu en refermant la lettre.

«Vous remercierez bien votre père», dit-il.

Il me sembla qu'il avait une tache brillante, une goutte d'eau
dans les yeux.

Il pleurait,--mais est-ce que les Romains pleuraient?

Je commençais à croire qu'on s'était trompé ou qu'il avait menti;
il me tendait un petit livre.

«C'est moi qui l'ai fait, dit-il. Aimez-vous les
mathématiques?...»

Il vit que non à mon air.

«Non!--Eh bien! mon livre vous plaira peut-être tout de même.
Tenez, il y a une boîte avec.»

Il me conduisit jusqu'à la porte, tenant toujours sa culotte, et
relevant ses lunettes avec ses bouts de doigts je l'entendis qui
disait à son chien:

«C'est une leçon de quarante sous; tu auras de la pâtée; moi,
j'aurai du pain.»

Il avait été adressé à mon père, par hasard, et mon père lui avait
trouvé une répétition; c'était l'objet de la lettre.

«Aimez-vous les mathématiques?»

Il ne voyait donc pas tout de suite que j'étais un _volcan? _Est-ce
qu'il les aimait, lui? Est-ce que c'était une âme de teneur de
livres, ce descendant de Romulus? Il n'avait vraiment rien du
civis et du _commilito_[8], avec son pantalon et ses lunettes!

Qu'y avait-il dans sa boîte?

Des plâtres en tranches.

Et dans ce livre? Des mots de géométrie.


Le lendemain, un dimanche, au lieu d'aller chez un camarade, comme
mon père me l'avait permis, je passai ma journée avec ce livre et
ces plâtres.

C'est le samedi suivant que j'étais premier.

J'allai tout joyeux en faire part à cet homme, qui me raconta son
histoire.

Il avait failli mourir sous les coups des agents du roi de Naples,
qui étaient venus pour l'arrêter comme conspirateur, et contre
lesquels il s'était défendu pour sauver des papiers qui
compromettaient d'autres gens. C'est là qu'il avait eu les doigts
hachés. Il avait pu se traîner dans un coin; on l'avait ramassé,
sauvé, et il était passé en France.

«Conspirateur! Vous étiez conspirateur?

--J'étais maçon, heureusement. J'ai profité de ce que je savais
de mon métier pour faire ces modèles de géométrie. À propos: vous
avez compris mon système, il paraît.

--Il n'y a qu'à regarder et à toucher. Tenez, voulez-vous que je
vous explique?»

Prenant les plâtres que je trouvais sous la main, je refis ma
démonstration.

«C'est ça! c'est ça! disait-il en hochant la tête. On veut
enseigner aux enfants ce que c'est qu'un cône, comment on le
coupe, le volume de la sphère, et on leur montre des lignes, des
lignes! Donnez-leur le cône en bois, la figure en plâtre,
apprenez-leur cela, comme on découpe une orange!--De la
théologie, tout leur vieux système! Toujours le bon Dieu! le bon
Dieu!

--Qu'est-ce que vous dites du bon Dieu?

--Rien, rien.»

Il eut l'air de sortir d'une colère, et il me reparla de la
géométrie avec des fils et du plâtre.


21
Madame Devinol

«M. Vingtras, quand Jacques sera premier, je l'emmènerai au
théâtre avec moi.

«Voulez-vous?»

C'est Mme Devinol qui demande cela. Elle a un fils dans la classe
de mon père, qui est un cancre et un _bouzinier_. Si M. Devinol
n'était pas un personnage influent, riche, on aurait mis le
moutard à la porte depuis longtemps.

Mais sa mère est distinguée, un peu trop brune peut-être: les yeux
si noirs, les dents si blanches! Elle vous éclaire en vous
regardant. Elle vous serre les mains quand elle les prend. C'est
doux, c'est bon.

«Pourquoi deviens-tu rouge?» me demanda-t-elle brusquement.

Je balbutie et elle me tape sur la joue en disant:

«Voyez-vous ce grand garçon!... Oui, je l'emmènerai au théâtre
chaque fois qu'il sera premier.»

Cela flatte mon père qu'on me voie dans la société d'une si
importante personne, mais cela étonne beaucoup ma mère.

«Vous n'avez pas peur qu'il vous fasse honte?

--Honte!--Mais savez-vous qu'il a de la tournure, votre fils,
un petit mulâtre, et qui marche comme un soldat!

--Il a un bien gros ventre! dit ma mère. On ne le dirait pas...
mais Jacques a beaucoup de ventre.»

Moi, du ventre! Je fais des signes de protestation.

«Oui, oui, c'est comme ça; peut-être moins maintenant, mais tu as
eu le _carreau_, mon enfant. (Se tournant vers madame Devinol.) Je
dissimule ça par la toilette.»


Madame Devinol sourit en me regardant.

«Moi, il me plaît comme il est. Veux-tu prendre ton chapeau, mon
ami, et m'accompagner?

Quel chapeau? Le gris? Celui des _classes moyennes_, qui me fait
ressembler à Louis-Philippe?

Ma mère consent à me laisser sortir avec ma casquette.

J'ai par hasard un habit assez propre, gagné à la loterie. Il y
avait une tombola. Une maison de confection avait offert un
costume; ma mère avait pris un numéro au nom de son enfant.

Le numéro est sorti.

«Tu le vois, mon fils, la vertu est toujours récompensée.

--Et ceux qui n'ont pas gagné?

--Les desseins de Dieu sont impénétrables. Ce n'est pas tout
laine, par exemple.»


Madame Devinol m'emmène.

«Donne-moi ton bras, pas un petit bout de rien du tout... Comme
ça, là; très bien! Je puis m'appuyer sur toi; tu es fort.»

Je ne sais pas comment je n'éclate pas brusquement, d'un côté ou
d'un autre, tant je gonfle et raidis mes muscles pour qu'elle
sente la vigueur du biceps.

«Et maintenant, dis-moi, il y a donc une histoire sur ce chapeau
gris? Et puis, tu as eu le _carreau; _tu as bien des choses à me
conter!»

Je perds contenance, je rougis, je pâlis. Ah! bah! tant pis! Je
lui conte tout.

Elle rit, elle rit à pleine bouche, et elle se trémousse en
disant:

«Vrai, la_ polonaise_, le gigot!»

Et ce sont des _ah! ah! _sonores et gais comme des grelots
d'argent.

Je lui narre mes malheurs.

J'ai jeté mon chapeau gris par-dessus les moulins, et je lui ai
dévidé mon chapelet avec un peu de verve; je crois même que je
l'ai tutoyée à un moment; je croyais parler à un camarade.

«Ça ne fait rien, va, reprend-elle en s'apercevant de ma peur. Je
te tutoie bien, moi. Vous voulez bien qu'on vous tutoie, monsieur?
C'est que je pourrais être ta maman, sais-tu?»

Fichtre! comme j'aurais préféré ça!

«Je suis une vieille... Me trouves-tu bien vieille, dis?»

Elle me regarde avec des yeux comme des étoiles.

«Non, non!

--Tu me trouves jolie ou laide? Tu n'oses pas me répondre? C'est
que tu me trouves laide alors, trop laide pour m'embrasser...

--Non... oh! non!..

--Eh bien! embrasse-moi donc, alors...»


Elle me mène au spectacle chaque fois que je suis premier, comme
c'est convenu.

Il y a un mois que nous nous connaissons.

«Tu aimes à venir avec moi? me demanda-t-elle un jour.

--Oui, madame; moi, j'aime bien le théâtre, je me plais beaucoup
à la comédie.»

Une fois, à Saint-Étienne, on m'avait mené voir _les Pilules du
Diable_; j'étais sorti fou, et je n'avais fait que parler, pendant
deux mois, de Seringuinos et de Babylas. C'était des drames,
maintenant; quelquefois de l'opéra. Il n'y avait plus tant de
décors! Mais comme je prenais tout de même à coeur la misère des
orphelins, les malheurs du grand rôle! Et _les Huguenots_, avec la
bénédiction des poignards! La _Favorite_, quand mademoiselle
Masson chantait:

«Ô mon Fernand!»

Elle dénouait ses cheveux, tordait ses bras:


_Ô mon Fernand, tous les biens de la terre!_


Elle disait cela avec son âme, et comme si elle était une de ces
chrétiennes dont on nous racontait le martyre au collège, mais ce
n'était pas le ciel qu'elle priait, c'était un grand brun, qui
avait une moustache noire, des bottes molles.

Ce n'était donc pas pour le bon Dieu seulement qu'on soupirait
fort et qu'on tournait les yeux!


_Oh! viens dans une autre patrie!_
_Viens cacher ton bonheur..._


Mes jambes tremblaient, et mon col se mouillait sur ma nuque;--
la mère Vingtras disait que ces soirées, c'était la mort du linge.

Même avant que le rideau fût levé, je me sentais grandi et pris
d'émotion.

J'ouvrais les narines toutes larges pour humer l'odeur de gaz et
d'oranges, de pommades et de bouquets, qui rendait l'air lourd et
vous étouffait un peu. Comme j'aimais cette impression chaude, ces
parfums, ce demi-silence!... ce froufrou de soie aux _premières_,
ce bruit de sabots au _paradis! _Les dames décolletées se
penchaient nonchalamment sur le devant des loges; les voyous
jetaient des lazzis et lançaient des programmes. Les riches
mangeaient des glaces; les pauvres croquaient des pommes; il y
avait de la lumière à foison!

J'étais dans une île enchantée; et devant ces femmes qui
tournaient la traîne de leurs robes, comme des sirènes dans nos
livres de mythologie tournaient leur queue, je pensais à Circé et
à Hélène.

Il y avait le gémissement du trombone, le pleur du violon, le
_pchhh_ des cymbales, en notes sourdes comme des chuchotements de
voleur, quand les musiciens entraient un à un à l'orchestre et
essayaient leurs instruments.


Lorsque Mlle Masson était en scène, j'oubliais que Mme Devinol
était là.

Elle s'en apercevait bien.

«Tu l'aimes plus que moi, n'est-ce pas?

--Non!... oui!... je l'aime bien.»


Mme Devinol était venue me prendre un peu plus tôt, certain jour,
pour faire un tour, et nous flânions près du théâtre.

Nous croisons une dame en chemin.

«La reconnais-tu?

--Qui?

--Cette femme, là-bas, qui passe près du café, avec un mantelet
de soie.»

Je regarde.

«Mlle Masson?»

Je ne suis pas encore bien sûr.

«Oui, _mon Fernand_», fit Mme Devinol en riant...

Quelle désillusion! Elle avait presque la figure d'un homme, puis
trop de choses au cou: un fichu, une dentelle, un boa,--je ne
sais quoi aussi en poil ou en laine, qui pendait à sa ceinture,
trop gros, et elle relevait mal sa jupe.

«Eh bien!» me dit Mme Devinol.

À ce moment même, le directeur du théâtre passa et salua l'actrice
qu'il vit la première, Mme Devinol ensuite.

Elles répondirent à son salut: l'actrice comme tout le monde,
Mme Devinol avec une inclination de tête, et un jeu de paupières
qui lui donnèrent une petite mine de religieuse, mais si jolie, et
un air fier, mais si fier!

Le directeur disparu, elle s'appuya de nouveau sur mon bras.

«Eh bien! l'aimes-tu toujours mieux que moi?

--Oh! non! par exemple!

--Il dit cela de si bon coeur! grand gamin, va! On me préfère
alors?»


Quand je suis dans sa baignoire, elle me fait asseoir près d'elle,
tout près.

«Encore plus près. Je te fais donc peur?»

Un peu.


Comme je bûche mes compositions maintenant!

De temps en temps je rate mon affaire tout de même. Je ne suis pas
premier.

Oh! une fois! en vers latins!

On nous avait donné à raconter la mort d'un perroquet. J'ai dit
tout ce qu'on pouvait dire quand on a à parler d'un malheur comme
celui-là: que jamais je ne m'en consolerais, que Caron en voyant
passer la cage--cercueil aujourd'hui,--en laisserait tomber sa
rame, que d'ailleurs j'allais l'ensevelir moi-même!--_triste
ministerium_,--et que nous verserions des fleurs. _Manibus date
lilia plenis_.[9]

Dans un vers ingénieux, je m'étais écrié: «Maintenant, hélas! vous
pouvez planter du persil sur la tombe!»

Le professeur a rendu hommage à ce dernier trait, mais je ne dois
passer qu'après Bresslair, dont l'émotion s'est encore montrée
plus vive, la douleur plus vraie. Il a eu l'idée, comme dans les
cantiques, de mettre un refrain qui revient:

Psittacus interiit! Jam fugit psittacus, eheu!

_Eheu_, quatre fois répété! Je ne puis pas crier à l'injustice.
Oh! c'est bien!

Je ne suis que second, et je n'irai pas au théâtre. C'est à
s'arracher les cheveux: et je m'en arrache. Je les mets même de
côté. Qui sait?

Ils sont gras comme tout, par exemple! Car je me pommade,
maintenant. J'ai soin de moi. Je me rase aussi. Je voudrais avoir
de la barbe.


Mon père cache ses rasoirs. J'ai pris un couteau que je fourre
sous mon matelas, parce qu'il a le fil tout mince et tout bleu. Je
l'ai usé à force de frotter sur la machine.

Le matin, au lever du soleil, je le tire de sa retraite, et je me
glisse, comme un assassin... dans un lieu retiré.

Je ne suis pas dérangé. Il est trop tôt!

Je puis m'asseoir.

J'accroche un miroir contre le mur, je fouette mon savon, je fais
tous mes petits préparatifs, et je commence.

Je racle, je racle, et je fais sortir de ma peau une espèce de jus
verdâtre, comme si on battait un vieux bas.


J'attrape des entailles terribles.

Elles sont souvent horizontales--ce qui fait beaucoup réfléchir
le professeur d'histoire naturelle, qui demeure au second, et qui
me prend la tête quand il a le temps.

«Ou cet enfant se penche de côté exprès, pour que le chat puisse
l'égratigner, ce qui n'est pas dans la nature humaine...»

Il s'arrête pensif et m'interroge.

«Te penches-tu pour qu'il t'égratigne?

--Quelquefois. (Je dis ça pour me ficher de lui.)

--Pas toujours?

--Non, m'sieu.

--Pas toujours!--C'est donc les moeurs du chat qui changent...
Après avoir été donné, pendant des siècles, de haut en bas, le
coup de patte est donné maintenant de droite à gauche...
Bizarrerie du grand Cosmos! métamorphose curieuse de
l'animalisme!»

Il s'éloigne en branlant la tête.


Nous étions au théâtre. Mme Devinol me dit:

«Tu as l'air tout drôle aujourd'hui. Qu'as-tu donc? Tu es
fâché?...»

Fâché! elle croit que je puis être fâché contre elle, moi qui ai
quinze ans, des lacets de cuir, qui ai un pensum à faire pour
demain, moi l'indécrottable!

Je ne suis pas fâché. Mais je me suis, hier, presque coupé le bout
de nez en me rasant, et j'ai une petite place rose comme une
bague.

Je dirai tout de même: «Je suis fâché!»

C'est commode comme tout. J'ai un prétexte pour lui tourner le dos
et cacher mon nez.


Je m'arrangeai pour n'être pas premier, tant que la cicatrice fit
anneau, et pour n'être pas là quand elle venait à la maison.
Enfin, il ne resta qu'une petite place blanche d'un côté. Je pus
lui parler de profil.

Quelles soirées!

Nous revenons du théâtre ensemble et tout seuls quelquefois. Son
mari ne s'occupe point d'elle. Il est toujours au _Café des
acteurs_, où l'on fait la partie après le spectacle. C'est un
joueur. Elle prend mon bras la première, et elle le presse. Elle
languit contre moi. Je sens depuis son épaule jusqu'à ses hanches.
Il y a toujours une de ses mains qui me touche la main; le bout de
ses doigts traîne sur mon poignet entre ma manche et mon gant.

Arrivés à sa porte, nous revenons sur nos pas, et nous
recommençons ce manège jusqu'à ce qu'elle se dégage elle-même d'un
geste lent et sans me lâcher.

«Tu me retiens toujours si longtemps...»

Moi! Mais je ne l'ai jamais retenue, j'ai même été si étonné le
premier jour où, au lieu de rentrer, elle a voulu se promener
encore et rôder en chatte sur le trottoir, où sonnaient ses
bottines! Elle relevait sa robe et je voyais le chevreau qui
moulait sa cheville, en se fronçant quand elle posait son petit
pied; elle avait un bas blanc, d'un blanc doré comme de la laine,
un peu gras comme de la chair.

Elle s'arrêta deux ou trois fois.

«Est-ce que je n'ai pas perdu mon médaillon?»

Elle cherchait dans son cou mat, et elle dut défaire un bouton.

«Tu ne le vois pas? dit-elle.--Oh! il aura glissé!»

Ses doigts tournaient dans sa collerette, comme les miens dans ma
cravate quand elle serre trop.

«Aide-moi...»

Au même moment le médaillon jaillit et brilla sous la lune.

On aurait dit qu'elle en était furieuse.

«Tu as perdu quelque chose aussi, fit-elle, d'une voix un peu
sèche, en voyant que je me baissais.

--Non, je lace mes souliers.»

Je lace toujours mes souliers parce que les lacets sont trop gros
et les oeillets trop petits, puis il y a une boutonnière qui a
crevé.


«Jacques, si tu es premier pour le second samedi du mois, je
t'emmènerai à Aigues-la-Jolie. Je dirai à mon mari que je vais
chez la nourrice de Joséphine, et nous partirons pour la campagne
tous les deux _en garçons_. Nous mangerons des pommes vertes dans
le verger, et puis des truffes dans un restaurant.»

Des truffes? Ah! j'ai besoin de lacer mes souliers!

J'ai entendu parler des truffes une fois par un ami de mon père,
devant ma mère qui a rougi.


Je suis premier, parbleu!

J'ai accouché d'une poésie latine qui a soulevé l'admiration.

«Ne croirait-on pas entendre le gallinacé?» a dit le professeur.

Il s'agissait encore d'un oiseau,--d'un coq.

Et j'avais fait un vers qui commençait:

_Caro, cara, canens... _(harmonie imitative.)

Nous irons donc à la campagne, comme c'est convenu.


Nous nous trouverons dans la cour de l'auberge où est la diligence
pour Aigues. Le conducteur achève d'habiller les chevaux.

Je m'étais caché au coin de la rue pour _la_ voir venir, et je ne
suis arrivé qu'après elle; j'avais peur de rester là tout seul. Si
l'on m'avait demandé: «Qui attendez-vous?»

Elle m'a dit qu'il faudrait l'appeler «ma tante» devant le monde.
Elle m'a dit cela hier, et elle me le répète aujourd'hui, en
montant dans la voiture.

Il arrive une goutte d'eau, comme un crachat, sur la vitre du
coucou.

Le ciel devient sombre--un coup de tonnerre au loin,--la pluie
à torrents.

Un voyageur de l'impériale demande si on peut lui donner asile. On
n'ose lui refuser, mais chacun se fait gros pour ne pas l'avoir à
son côté.

Ma _tante_ seule se fait mince et montre qu'il y a de la place à
sa gauche, de son côté.

Elle est bonne et se sacrifie; elle appuie à droite, elle est
presque assise sur moi, qui en ai la chair de poule...

À chaque coup de tonnerre, elle fait un saut et paraît avoir bien
peur. Je crains qu'elle ne voie la petite cicatrice qui fait
anneau, et je ne sais où mettre mon nez. Mais comme c'est doux,
cette femme à moitié dans mes bras, et dont le souffle me fait
chaud dans le dos!...


Nous sommes arrivés; il pleut toujours. Elle se retrousse, sous le
porche, pendant qu'on dételle la diligence dont la bâche
ruisselle, et que j'étire mes jambes moulues. «Il n'y a pas moyen
d'avoir une voiture?

--Une voiture, pour aller aux Aigues, avec des chemins larges
d'un pied, et des ornières comme des cavernes! Vous plaisantez, ma
petite dame!

--Dis donc, Jacques! Qu'allons-nous devenir?»

Elle me regarde, et elle rit.

«S'il y avait une chambre où s'abriter en regardant l'orage.

--Nous en avons une, dit l'aubergiste.

--Ah!»


DANS LA CHAMBRE

«Je me sens toute mouillée, sais-tu...»

Comment! le temps d'aller de la voiture sous le porche!

«Toute mouillée.--J'ai de l'eau plein le cou. Ça me roule dans
la poitrine. Oh! c'est froid... Il faut que j'ôte ma guimpe... Tu
permets! Je vous fais peur, monsieur?»

....................................

Des cris, une explosion de cris! On m'appelle...

«Vingtras! Vingtras!»

Ils sont dix à demander Vingtras.

C'est la seconde étude qui est venue en promenade de ce côté et
qui s'est précipitée dans l'auberge. Je vois cela à travers le
rideau. Mme Devinol saute sur la porte et la ferme à clef; puis
elle se ravise. «Non, sors plutôt; va, va vite!» Je cherche mon
chapeau, qui n'y est pas.

«Avez-vous vu mon chapeau?

--Sors donc, que je referme!

--Oui, oui; mais qu'est-ce que je dirai?

--Tu diras ce que tu voudras, IMBÉCILE.»


Voici ce qui s'était passé. En entrant dans l'auberge on avait
remarqué sur une table un pardessus bizarre, c'était le mien, et
mon chapeau à gros poils. On m'avait reconnu!...

ÉPILOGUE


Je suis forcé de quitter la ville. On a jasé de mon aventure.

Le proviseur conseille à mon père de m'éloigner.

«Si vous voulez, mon beau-frère le prendra à Paris, à prix réduit,
comme il est fort, dit le professeur de seconde. Voulez-vous que
je lui écrive?

--Oui, mon Dieu, oui», dit mon père, qui a envie d'aller faire un
tour à Paris; et c'est une occasion.

On fixe le chiffre. Je me jette dans les bras de ma mère; je m'en
arrache, et en route!

Nous courons sur Paris.



22
La pension Legnagna

Je suis à Paris.

J'y suis arrivé avec une fluxion. Legnagna, le maître de pension,
m'a accueilli avec étonnement. Il a dit à sa femme: «Ce n'est pas
un élève, c'est une vessie.»

Enfin, cela n'empêche pas d'avoir des prix aux concours.

«Vous travaillez bien, n'est-ce pas?»

Et moi dont la lèvre tient toute la joue, je réponds:

«Boui, boui.»

Il m'a trouvé moins fort qu'il ne pensait. Je mets _du mien_ dans
mes devoirs.

«Il ne faut pas mettre du _vôtre_, je vous dis: il faut imiter les
Anciens.»

Il me parle haut, me fait sentir que je paye moins que les
camarades.

Il y a fait allusion dès le second jour. Il y avait des épinards.
Je n'aime pas les épinards, et voilà que je laisse le plat.

Il passait.

«Vous n'aimez pas ça?

--Non, monsieur!

--Vous mangiez peut-être des ortolans chez vous? Il vous faut
sans doute des perdrix rouges?

--Non; j'aime mieux le lard!»

Il a ricané en haussant les épaules et s'en est allé en murmurant:
«Paysan!»


Il donne des soirées, le dimanche; on m'invite.

Je dis toujours: «Sacré mâtin!» C'est une habitude; elle me suit
jusque dans son salon.

«_Mossieu_ Vingtras, me crie-t-il d'un bout de la table à l'autre,
où avez-vous été élevé? Est-ce que vous avez gardé les vaches?

--Oui, monsieur, avec ma cousine.»

Il en perd la tête et devient tout rouge.

«Croyez-vous, madame!» dit-il à une voisine.

Et se tournant vers moi:

«Allez au dortoir!»


Je suis dans la classe des grands, qui se fichent de moi tant soit
peu, mais sans que ça me gêne; qui ont l'air de faire les malins,
et que je trouve bêtes, mais bêtes!... Il y a une gloire, un prix
de concours; il est maigre, vert, a comme la danse de Saint-Guy,
se gratte toujours les oreilles, et cherche constamment à
s'attraper le bout du nez avec le petit bout de sa langue.

Il y a une demi-gloire,--Anatoly.

Il est pour les bons rapports entre les élèves et les maîtres; il
voudrait qu'on s'entendît bien,--pourquoi donc?

J'ai l'air _mastoc; _on me trouve lourd quand je joue aux barres,
on me blague comme provincial. Anatoly me protège.

«Il se fera, ne l'embêtez pas! Dans un mois il sera comme nous;
dans deux, vous verrez!»

Oh! on ne m'embête pas beaucoup! Je suis solide, et je n'ai pas
mes parents pour me rendre timide, honteux, gauche. Ça m'est à peu
près égal qu'on me blague, je ne suis pas ébloui par les copains.

Ah! je me faisais une autre idée de ces forts en latin! Je
trouvais la province plus gaie, moi!

Ils parlent toujours, mais toujours de la même chose,--de celui-ci
qui a eu un prix, de celui-là qui a failli l'avoir; il y a eu
un barbarisme commis par Gerbidon, un solécisme par...

«Chez Labadens, tu sais, le petit qui devait avoir le prix de
version grecque, il n'est pas venu parce que son père était mort
le matin. Labadens a été le chercher en lui promettant qu'il le
ramènerait en voiture à l'enterrement. Il n'a pas voulu et a
continué à pleurer.»

Ils ont l'air de trouver ce petit stupide.

La pension mène à Bonaparte.

Le mardi, on a le droit de rester pour fignoler sa composition, et
je reste jusqu'à ce que le professeur ait eu le temps de tourner
le coin; alors je m'échappe aussi. J'ai devant moi une grande
heure, au bout de laquelle j'irai porter chez son concierge la
copie qu'on me croit en train de finir.

Je flâne dans les rues pleines de femmes en cheveux; elles sont si
gaies et si jolies avec leurs grands sarraux d'atelier! Je les
suis des yeux, je les écoute fredonner, et je les regarde à
travers les vitres déjeuner à côté de ciseleurs en blouses
blanches et d'imprimeurs en bonnets de papier. C'est tout ce que
je regarde.

Je n'ai pas envie de voir les monuments, quoiqu'il n'y ait plus de
bagages pour m'en empêcher; je trouve que toutes les pierres se
ressemblent, et je n'aime que ce qui marche et qui reluit.

Je ne connais donc rien de Paris, rien que les alentours du
faubourg Saint-Honoré, le chemin du lycée Bonaparte, la rue
Miromesnil, la rue Verte, place Beauvau; j'y rencontre beaucoup de
domestiques en gilet rouge et de femmes de chambre, en coiffe,
dont les rubans volent à la brise.


Le dimanche, nous allons en promenade.

Le plus souvent, c'est aux Tuileries, dans l'allée du Sanglier.

Ce _Sanglier! _je le déteste, il m'agace avec son groin de pierre.


Je m'ennuie moins cependant, à partir du jour où M. Chaillu
devient notre pion.

Il n'a pas la foi, lui; il nous laisse nous éparpiller le
dimanche, à condition qu'à six heures nous soyons là.

Nous, nous filons sur les Hollandais, au Palais-Royal. C'est le
café des saint-cyriens et des volailles. On appelle _volailles_
ceux qui se destinent aux écoles à uniforme et en ont un déjà, à
bande orange, à collet saumon, avec des képis à visières dures, à
galons d'or ou d'argent.

Quoique _des lettres_, je suis bien avec les volailles, surtout
avec les Lauriol. Malheureusement, je n'ai que des semaines de
vingt sous, et je suis forcé d'y regarder à deux fois avant de
trinquer.

Un jour j'ai eu une fière peur. Nous avions joué et j'avais perdu
un franc cinquante. À partir de la première partie, je voulais me
lever; je n'ai pas osé.

«Allons, allons, reste là!»

Sueur dans le dos, frissons sur le crâne.

Je joue mal, et je laisse voir mes dominos. Tout est fini, j'ai la
_culotte_!...

Par bonheur on se battit. Il s'éleva une querelle entre une
volaille jaune et une volaille rouge, entre des nouveaux et des
anciens de Saint-Cyr, et les carafons se mirent à voler.

Ce fut une mêlée, je m'y jetai à corps perdu.

Je comptais sur quelque coup qui me mettrait en pièces.

Pas de chance! Je donne beaucoup et ne reçois rien.

Je n'en fus pas moins sauvé tout de même.

On nous jeta à la porte, tout un lot, pour débarrasser la place,
et je partis vers le Sanglier, devant trente sous aux Hollandais;
mais j'avais jusqu'à l'autre dimanche.

Je vendis un discours latin à la composition du mardi,--vingt
sous comptant.

Je faisais ce commerce quelquefois, je procurais ainsi une bonne
place à quelqu'un qui attendait un oncle, ou qui voulait épater
pour sa fête, ou qui avait un intérêt quelconque à être _dans les
dix_, quoi!

Je retournai aux_ _Hollandais, mes trente sous dans le creux de la
main. On ne voulut pas mon argent. C'est la caisse de Saint-Cyr ou
une souscription des volailles qui avait réglé la _casse_ et les
consommations.

J'eus de l'argent devant moi, et en plus une réputation de friand
du coup de poing.

N'importe, je reviens toujours pensif de cet estaminet de riches!
Et la nuit, dans mon lit d'écolier, je me demande ce que je
deviendrai, moi que l'on destine à une école dans laquelle j'ai
peur d'entrer, moi qui n'ai pas, comme ces volailles, ma volonté,
mon but, et qui n'aurai pas de fortune.


Ma vie des dimanches change tout d'un coup.

Il y avait au collège de Nantes un élève modèle nommé Matoussaint.

Matoussaint vient rester à Paris. Mon père lui a donné une lettre
qui l'autorise à me faire sortir le dimanche.

Matoussaint n'est libre qu'à deux heures. C'est bien assez de la
demi-journée,--nous ne savons que faire jusqu'à cinq heures;
nous ne voulons pas aller au café pour ne pas dépenser notre
argent. Il m'a apporté vingt francs de la part de ma mère; mais je
les ménage.

Nous tuons mal l'après-midi.--C'est ennuyeux, je trouve, de se
promener quand tous les autres se promènent aussi, et qu'on a tous
l'air bête. Ah! si c'était comme en semaine! On verrait grouiller
le monde. Aujourd'hui, on ne fait pas de bruit; on glisse comme
des prêtres.

Il faudrait aller à Meudon. Là on rit, on s'amuse.

Mais c'est_ dix sous_, de Paris à Meudon! Attendons qu'on ait fait
fortune!

«Ça fait du bien de marcher par ce froid-là», dit Matoussaint,--
qui veut me faire croire qu'il s'amuse, mais qui grelotte comme un
lustre qu'on époussette.

J'aimerais mieux me porter plus mal et avoir plus chaud.

Les dimanches de pluie, nous allons dans les musées.

«On apprend toujours quelque chose,» dit Matoussaint, en entrant
dans les galeries.

«On apprend quoi?

--Tu contemples les tableaux, les marbres!

--Et après?»

Matoussaint m'appelle positif, et me dit avec amertume:

«Toi qui as fait de si beaux vers latins!»

C'est vrai, tout de même!

Matoussaint me voit ébranlé et continue

«Tu renies tes dieux, tu craches sur ta lyre!

--Messieurs, crie le gardien en habit vert, en étendant sa
baguette et nous montrant du son, si vous voulez cracher, c'est
dans le coin.»

Cinq heures arrivent enfin. Je ne suis pas fou des chefs-d'oeuvre
et des monuments, décidément.


C'est à cinq heures que Lemaître nous rejoint. Lemaître est
_calicot _et Matoussaint le tient en petite estime; il ne comprend
que les professions nobles. Cependant, comme Lemaître connaît des
_douillards_ et des_ rigolos_, il l'accueille à bras ouverts.

Il arrive et l'on va prendre l'absinthe à la Rotonde, ou à la
_Pissote_, où l'on espère rencontrer Grassot. «Oh! voici
Sainville!--Non! Si!»

L'absinthe une fois sirotée dans le demi-jour de six heures, nous
filons du côté du Palais-Royal, où l'on doit trouver les amis chez
Tavernier. Ils se mettent toujours dans la grande salle, à la
table du coin.

Nous dînons à trente-deux sous.

Les calicots, camarades de Lemaître, sont avec leurs petites
amies, bien chaussées, toutes gentilles, et qui rient, qui rient,
à propos de tout et de rien...


Et comme c'est bon ce qu'on mange!

_Purée Crécy, côtelettes Soubise, sauce Montmorency_. À la bonne
heure! Voilà comment on apprend l'histoire!

Ça vous a un goût relevé, piquant, ces plats et ces sauces!

M. Radigon, le loustic de la bande, n'est pas pour toutes ces
blagues-là.

«Garçon, un pied de cochon grillé... Pour faire des pieds de
cochon, prenez vos pieds, grattez-les.»

On rit. Moi, je ne dis rien, j'écoute.

«Votre ami est muet, M. Matoussaint?»

Je fais une grimace et pousse un son, pour établir que je
n'appartiens pas aux disciples de l'abbé de l'Épée. On me discute
au coin de la table.

«Une tête--des yeux.--Mais il a l'air trop _couenne!»_

Je me rattrape par les tours de force. J'abaisse les poignets,
j'écrase les doigts, je soulève la soupière avec les dents, je
reste quatre-vingts secondes sans respirer, à la grande peur des
gens d'à-côté, qui voient mes veines se gonfler; les yeux me
sortent de la tête.

«Je n'aime pas qu'on fasse ça près de moi quand je mange», dit un
voisin.

Radigon lui-même en a assez.

«Ah! c'est qu'il nous embête à la fin, avec sa respiration!»


Après le dîner, il faut que je parte.

Les autres élèves de la pension ont jusqu'à minuit. Legnagna--
par méchanceté,--exige que je sois là à huit heures.

Je quitte la _société _et je redescends du côté du faubourg
Saint-Honoré.

Il me reste un quart d'heure à assassiner avant de regagner le
bahut, mais j'aurais l'air de n'avoir pas su où dépenser mon temps
si je reparaissais avant l'heure.

J'aimerais mieux être rentré. Je ne crains pas la solitude de ce
dortoir où j'entends revenir un à un les camarades. Je puis
penser, causer avec moi, ce sont mes seuls moments de grand
silence. Je ne suis pas distrait par le bruit de la foule où ma
timidité m'isole, je ne suis pas troublé par les bruits de
dictionnaires ni les récits de grand concours.

Je me souviens de ceci, de cela,--d'une promenade à Vourzac,
d'une moisson au grand soleil!--et dans le calme de cette
pension qui s'endort, la tête tournée vers la fenêtre d'où
j'aperçois le champ du ciel, je rêve non à l'avenir, mais au
passé.


On m'appelle un jour chez Legnagna.

Il me délivre un paquet que ma mère m'envoie; il a l'air furieux.

«Vous emporterez cela aussi», me dit-il.

Il me glisse en même temps un pot et me reconduit vers la porte.

Je n'y comprends rien, je déplie le paquet. J'y trouve une lettre:


«_Mon cher fils,_

«_Je t'envoie un pantalon neuf pour ta fête, c'est ton père qui
l'a taillé sur un de ses vieux, c'est moi qui l'ai cousu. Nous
avons voulu te donner cette preuve de notre amour. Nous y ajoutons
un habit bleu à boutons d'or. Par le même courrier, j'envoie à
M. Legnagna un bocal de cornichons pour le disposer en ta faveur._

«_Travaille bien, mon enfant, et relève tes basques quand tu
t'assieds._»


Il y avait un mot de mon père aussi.

Je lui avais écrit que Legnagna essayait de m'humilier, que je
voudrais quitter la pension, vu que je souffrais d'être ainsi
blessé tous les jours.

Mon père m'a répondu une lettre qui m'a tout troublé. Fait-il le
comédien? Est-il bon au fond?


«_Prends courage, mon ami! Je ne veux pas te dire que c'est de ta
faute si tu es à Paris... Aie de la patience, travaille bien, paye
avec tes prix ta pension, puis tu pourras lui dire ses vérités._»


Pas une allusion au passé, rien? Pas un reproche; presque de la
bonté, un peu de tristesse!... Je lui aurais sauté au cou s'il
avait été là.

Je ferai comme il l'a dit: j'attendrai et j'essayerai d'avoir des
prix.

Et cependant comme ce latin et ce grec sont ennuyeux! Et qu'est-ce
que cela me fait à moi les barbarismes et les solécismes!

Et toujours, toujours le grand concours!

Le professeur s'appelle D***.

Il a une petite bouche pincée, il marche comme un canard, il a
l'air de glousser quand il rit, et sa perruque est luisante comme
de la plume. Il a eu pour la troisième fois le prix d'honneur au
concours général; l'an passé, on l'a décoré, il a une crête rouge.
Il parle un peu comme un incroyable, il prononce: «Cicé-on,
discou-e, _Alma pa-ens_.»

Il est le professeur de latin, il a un français à lui.

Quand des élèves ont manqué la classe pour aller au café ou au
bain et qu'il aperçoit des bancs vides, il dit:

«Je vois ici beaucoup d'élèves qui n'y sont pas.»

Le professeur de français s'appelle N***. c'est le frère d'un
académicien qui a deux morales au lieu d'une: abondance de bien ne
nuit pas.

Il est long, maigre et rouge, a une redingote à la prêtre, des
lunettes de carnaval, une voix cassée, flûtée, sifflante.

De cette voix-là, il lit des tirades d'_Iphigénie_ ou d'_Esther_,
et quand c'est fini, il joint les mains, regarde le plafond plein
d'araignées et crie: «À genoux! à genoux! devant le divin Racine!»

Il y a un nouveau qui, une fois, s'est mis à genoux pour tout de
bon.

Et d'un geste de dédain, chassant le bouquin qu'il a devant lui,
le professeur continue:

«Il ne reste plus qu'à fermer les autres livres.»

Je ne demande pas mieux.

«Et à s'avouer impuissant.»

C'est son affaire.


J'ai commencé par avoir de bonnes places en discours français,
mais je dégringole vite.

De second, je tombe à dixième, à quinzième!

Ayant à parler de paysans qui, pour fêter leur roi, trinquent
ensemble, j'avais dit une fois:

_Et tous réunis, ils burent un_ BON _verre de vin_.

«UN BON!--Ce garçon-là n'a rien de fleuri, rien, rien; je ne
serais pas étonné qu'il fût méchant. UN BON! Quand notre langue
est si fertile en tours heureux, pour exprimer l'opération
accomplie par ceux qui portent à leurs lèvres le jus de Bacchus,
le nectar des Dieux! Et que ne se souvenait-il de l'image à la
fois modeste et hardie de Boileau:

_Boire un verre de vin_ qui rit dans la fougère!»

C'est que je n'ai jamais compris ce vers-là, moi! Boire un verre
qui se tient les côtes dans l'herbe, sous la coudrette!

Je suis sec, plus sec encore qu'il ne croit, car il y a un tas de
choses que je ne comprends pas davantage.

«Bien peu là-dedans», fait le professeur en mettant un doigt sur
son coeur.


Il s'arrête un moment:

«Mais rien là-dedans, bien sûr», ajoute-t-il en se frappant le
front, et secouant la tête d'un air de compassion profonde. «Il a
une fois réussi parce qu'il avait lu Pierrot,--mais allez, c'est
un garçon qui aimera toujours mieux écrire «fusil», qu'_arme qui
vomit la mort_.»

C'est que ça me vient comme cela à moi! nous parlons comme cela à
la maison;--on parle comme cela dans celles où j'allais.--Nous
fréquentions du monde si pauvre!

Je me rejette sur le vers latin, et le vers latin me réussit.


Il était temps.

Je sentais le moment où ce misérable Legnagna, dans son dépit de
me voir sans succès, me porterait trop de coups sourds. Je lui
aurais, un beau matin, cassé les reins.

J'avais même songé une fois à filer pour tout de bon; non pas pour
aller flâner aux Champs-Élysées ou devant les saltimbanques, comme
je faisais quand je manquais la classe; mais pour lâcher la
pension du coup, et me plonger, comme un évadé du bagne, dans les
profondeurs de Paris.

Qu'aurais-je fait? Je l'ignore.

Mais je me suis demandé souvent s'il n'aurait pas autant valu que
je m'échappasse ce jour-là, et qu'il fût décidé tout de suite que
ma vie serait une série de combats? Peut-être bien.

Ma résolution était presque prise. C'est Anatoly le Pacifique qui
la changea, parce qu'il crut bon d'avertir Legnagna.

Celui-ci me fit venir et me dit qu'il savait ce que je voulais
faire. Il ajouta qu'il avait prévenu le commissaire, et que si je
m'échappais, j'appartenais aux gendarmes. Ce mot me fit peur.

C'est sur ces entrefaites que je composai une pièce en distiques,
qui fut, paraît-il, une révélation. J'aurais le prix si je m'en
tirais comme cela au concours.

Le prix au concours, je voudrais bien. Ce serait pour payer ma
dette, et en sortant de la Sorbonne, en pleine cour, je prendrais
les oreilles de Legnagna et je ferais un noeud avec.

Le jour du concours arrive.

Nous nous levons de grand matin. On nous a donné un _filet_ qui
est un des trophées de la maison, et l'on y met du vin, du poulet
froid. Legnagna me tend la main. Je ne puis pas lui refuser la
mienne, mais je la tends mal, et ce geste de fausse amitié est
pire que l'hostilité et le silence.

«Distinguez-vous...»

Il rit d'un rire lâche.

Nous partons, Anatoly et moi; il fait un petit froid piquant.


Nous arrivons presque en retard.

Je n'avais jamais vu Paris par le soleil frais du matin, vide et
calme, et je me suis arrêté cinq minutes sur le pont, à regarder
le ciel blanc et à écouter couler l'eau. Elle battait l'arche du
pont.

Il y avait sur le bord de la Seine un homme en chapeau qui lavait
son mouchoir. Il était à genoux comme une blanchisseuse; il se
releva, tordit le bout du linge et l'étala une seconde au vent. Je
le suivais des yeux. Puis il le plia avec soin et le mit à sécher
sous sa redingote, qu'il entrouvrit et reboutonna d'un geste de
voleur.

Il ramassa quelque chose que j'avais remarqué par terre. C'était
un livre comme un dictionnaire.

Anatoly me tira par les basques, il fallait partir; mais j'eus le
temps de voir une face pâle, tout d'un coup au-dessus des marches.

Je l'ai encore devant les yeux, et toute la journée elle fut entre
moi et le papier blanc. Je ferais mieux de dire qu'elle a été
devant moi toute ma vie.


C'est que dans la face de ce laveur de guenille, plus blanc que
son mouchoir mal lavé, j'avais lu sa vie.

Ce livre me disait qu'il avait été écolier aussi, lauréat peut-être.
Je m'étais rappelé tout d'un coup toute l'existence de mon
père, les proviseurs bêtes, les élèves cruels, l'inspecteur lâche,
et le professeur toujours humilié, malheureux! menacé de disgrâce!

«Je parierais que ce pauvre que je viens de voir sous le pont est
bachelier», dis-je à Anatoly.

Je ne me trompais pas.

Au moment même où l'on nous appelait pour entrer à la Sorbonne,
_un Charlemagne_ avait crié, montrant une ombre noire qui montait
la rue:

«Tiens, l'ancien répétiteur de Jauffret!»

C'était la face pâle, l'homme au mouchoir, le pauvre au livre.


On dicte la composition.

Vais-je la faire? À quoi bon!

Pour être répétiteur comme cet homme, puis devenir laveur de
mouchoir sous les ponts? Quelle est son histoire à cet être qui
obsède ma pensée?

Je ne sais. Il a peut-être giflé un censeur, pas même giflé,
blagué seulement.

Il a peut-être écrit un article dans _l'Argus de Dijon_ ou _le
Petit homme gris_ d'Issingeaux, et pour cette raison on l'a
destitué.

Pas ce métier-là, non, non!

Il faut cependant que je me conduise honnêtement, il faut que je
fasse ce que je puis.


Je ne trouve rien, rien,--j'ai du dégoût, comme une fois où
j'avais, tout petit, mangé trop de mélasse.

Voilà enfin quarante alexandrins de_ tournés._ C'est ma copie.

«Tu as fini? me dit mon voisin.

--Oui.

--Moi aussi. Veux-tu que nous fassions cuire des petites
saucisses?»

Il tire un petit fourneau à esprit-de-vin et le cache entre les
dictionnaires, puis il sort un bout de poêle.

«Ça va crier, prends garde!»

Le professeur qui surveillait était Deschanel; c'était un garçon
d'esprit,--il entendait cuire les saucisses.--On avait le
droit de manger cru dans la longue séance,--il pensa qu'on
pouvait manger cuit. Tans pis pour celui qui tenait la casserole
au lieu du dictionnaire dans la bataille!

«Le café, maintenant. J'aime bien mon café, et toi?» Celui de
Charlemagne fit le café.

Il manquait la goutte. On vendit des morceaux de composition, des
tranches de copie à des _bouche-trou_ de Stanislas et de Rollin
qui avaient des faux cols droits, des rondins de drap fin, et de
l'argent dans leurs goussets. Nous eûmes une bonne rincette et une
petite _consolation_. Pour finir, je me chargeai spécialement du
_brûlot_.


«Ton brouillon?» fit Anatoly le Pacifique, dès que je rentrai à la
pension.

Legnagna arriva, et ils l'épluchèrent ensemble.

Je sais que ma composition est ratée, et maintenant que le
souvenir de la face pâle est moins vif et que les fumées de notre
banquet sont évanouies, je me sens chagrin, j'éprouve comme des
remords.

Legnagna ne me dit pas un mot. Il me jette un regard de haine.


Le résultat est connu.--Je n'ai rien!

Mais Anatoly n'a rien non plus, la classe n'a rien, le collège n'a
pas grand-chose. C'est un désastre pour le lycée.

Les bûcheurs et les malins n'ont pas fait mieux que moi; ma
conscience est plus calme.

La distribution des prix arrive. J'y assiste obscur et inglorieux!
_Fractis occumbam inglorius armis! _[10]

Et chacun s'en va...


Moi, je reste.

J'attends une lettre de mon père, et des instructions. Rien ne
vient. On me laisse ici à la merci de Legnagna, qui me hait.

Nous sommes quatre dans la pension.

Un qui n'a pas de parents et dont le tuteur envoie la pension, un
créole des Antilles qui ne sort que par hasard, et un petit
Japonais qui ne sort jamais.

Ils payent cher, ceux-là; moi, je suis engagé au rabais, et je
devais avoir des prix. Je n'ai rien eu, et je mange beaucoup.


J'ai écrit. Si mes parents ne viennent pas demain, si je n'ai pas
de réponse, je quitte la maison et je pars.

Legnagna me laissera filer, par économie, sans aller chez le
commissaire, cette fois.

Oh! ces lettres attendues! ce facteur guetté! mes supplications
dont mon père et ma mère se rient!

J'ai presque pleuré dans mes phrases, en demandant qu'on vînt me
chercher, parce que Legnagna me larde de reproches éternels.

«C'était bien assez de me nourrir pendant l'année, il faut qu'il
me nourrisse encore pendant les vacances!»


Un jour une scène éclate; mon père est en jeu. Legnagna arrive
échevelé.

«Quoi! me dit-il en écumant, je viens d'apprendre que monsieur
votre père gagne de l'argent, _s'est fait huit mille, _cette
année; je viens d'apprendre que j'ai été sa dupe, que je vous ai
fait payer comme à un gueux, quand vous pouviez payer comme un
riche. C'est de la malhonnêteté cela, monsieur, entendez-vous?»

Il frappe du pied, marche vers moi...

Oh! non, halte-là! Gare dessous, Legnagna!

Il devine et s'échappe en déchargeant sa colère contre la porte
avec laquelle il soufflette le mur.

Une fois parti, le bruit de ses injures tombé, je réfléchis à ce
qu'il vient de dire, et je lui donne raison.

Oh! mon père! vous pouviez m'éviter ces humiliations!

Est-ce bien vrai que vous n'êtes pas un pauvre?

C'est vrai.--Celui qui a averti Legnagna est son beau-frère lui-même,
arrivé de Nantes la veille.

Après la scène, Legnagna est venu à moi dans la cour.

«Je n'aurais rien dit, fait-il, si votre père vous avait retiré à
la fin des classes, mais voilà huit jours qu'on vous laisse ici
sans nouvelles; cela a l'air d'une moquerie, vous comprenez!»

Je balbutie et ne trouve rien à répondre; je pense comme lui.

«Mon père payera ces huit jours.

--Il le peut. Votre père a plus gagné que moi cette année, et il
n'avait pas besoin de venir demander une remise de trois cent
francs sur votre pension.»

C'est pour trois cent francs que j'ai tant souffert!



23
Madame Vingtras à Paris

«Jacques!»

C'est ma mère! Elle s'avance et, mécaniquement, me prend la tête.
Le petit Japonais rit, le créole bâille,--il bâille toujours.

Ma tête a été prise de côté, et ma mère a toutes les peines du
monde à trouver une place convenable pour m'embrasser.


On nous a fait entrer dans une chambre où l'on voit à peine clair,
c'est le soir, et la bougie que le concierge apporte ne jette
qu'une faible lumière.

«Comme tu as grandi! comme tu es devenu fort!»

C'est son premier mot. Elle ne me laisse pas le temps de parler;
elle me tourne, retourne, et vire sur ses petites jambes.

«Embrasse-moi donc comme il faut; va, ne sois pas méchant pour ta
mère.»

C'est dit d'assez bon coeur. Elle crie toujours:

«Tu as si bonne tournure! Je t'ai apporté un habit à la française;
je te ferai faire des bottes. Mais fais-toi donc voir: de la
moustache! tu as des moustaches!»

Elle n'y peut plus tenir de joie, d'orgueil. Elle lève les mains
au ciel et va tomber à genoux.

«C'est que tu es beau garçon, sais-tu!»

Elle me dévisage encore.

«Tout le portrait de sa mère!»

Je ne crois pas. J'ai la tête taillée comme à coups de serpe, les
pommettes qui avancent et les mâchoires aussi, des dents aiguës
comme celles d'un chien. J'ai du chien. J'ai aussi de la toupie,
le teint jaune comme du buis.

Quant à mes yeux, prétendait Mme Allard, la lingère, qui me
demanda une fois si je la trouvais potelée, je ne pouvais pas
cacher que j'étais Auvergnat; ils ressemblaient à deux morceaux de
charbon neuf.

«Tu as l'air sérieux, sais-tu?»

Peut-être bien. Cette année-là a été la plus dure. J'ai été
humilié pour de bon, sans gaieté pour faire balance.

J'ai aussi un dégoût au coeur. Ma désillusion de Paris a été
profonde.

Je vois l'horizon bête, la vie plate, l'avenir laid. Je suis dans
la grande Babylone! Ce n'est que cela, Babylone!

Les gens y sont si petits! Je n'ai entendu que parler latin!

Dimanche et semaine, j'ai été à la merci de ce Legnagna, qui est
né faible, envieux, capon, et que l'insuccès a encore aigri.

Ces dix derniers jours m'ont pesé comme un supplice.


«Pourquoi ne m'écrivais-tu pas?

--Je m'attendais à partir d'un jour à l'autre», dit ma mère.

C'était pour épargner un timbre. Je lui parle des reproches de
pauvreté qu'on me faisait, des humiliations que j'ai bues.

«C'est lui qui parle de notre pauvreté! Quand il aura gagné ce
qu'a gagné ton père cette année, il pourra dire quelque chose...

--Mais alors, si mon père a gagné de l'argent, pourquoi ne pas
lui avoir payé ma pension au prix des autres, quand je vous ai
écrit qu'il m'insultait et que j'étais si malheureux?

--Des insultes, des insultes?--Eh bien, après? Est-ce que tu
t'en portes plus mal, dis, mon garçon? Nous aurons toujours
épargné trois cents francs, et tu seras bien content de les
trouver après notre mort. Il y a trois cents francs et plus, tiens
là-dedans... Ce n'est pas lui qui les aura!»

Elle rit et tape sur sa poche.

«Il faut faire comme ça dans le monde, vois-tu; maintenant que tu
es grand, tu dois le savoir. Crois-tu par hasard qu'il t'a pris
pour tes beaux yeux et pour nous faire la charité? Non, on t'a
pris comme une bonne vache, tu ne vêles pas comme ils veulent, tu
n'as pas des prix à leur grand concours. Il fallait choisir mieux:
qu'ils te tâtent avant que tu commences. Je vais lui dire son
affaire, moi, attends un peu, va!»


Je souffre de la voir se fâcher ainsi. Cet homme que je croyais
haïr, voilà qu'il me fait de la peine!

Tout en m'annonçant ses intentions de le _sabouler _d'importance,
ma mère dit:

«Fais tes paquets!»

Nous étions déjà dans le corridor,--le concierge y était aussi.

«Madame, rien ne peut sortir de la maison.

--Les affaires de mon fils!--Je n'aurais pas le droit de
prendre son linge? Les chaussettes de mon enfant!... C'est votre
_Gnagnagna_ qui a dit ça?

--Non. C'est le propriétaire, à qui M. Legnagna doit, et qui a
donné la consigne. Il y a le boulanger aussi qui a une note, puis
le boucher...

Triste homme, oui, triste homme! Il bousculait les pauvres, car il
n'y avait pas que moi qu'il traitât mal. Tous ceux qui étaient
abandonnés ou à prix réduit recevaient ses crachats, et les petits
même recevaient des coups.

Il est bête,--on parle de lui comme d'un type, entre pensions.
On emploie son nom pour dire cuistre, bêta et un peu cafard.


Le raisonnement que vient de me tenir ma mère, l'argument de la
vache, m'a ôté des scrupules, m'a frappé.

Cette vache... c'est vrai! Ils ne m'ont pas pris pour mes beaux
yeux, bien sûr!

«Non, va, tu peux être tranquille», a repris ma mère, qui lisait
mes réflexions dans mon silence et mon regard.


Je le plains tout de même, ce malheureux. J'obtiens de ma mère
qu'elle ne fasse pas de scène, et nous obtenons du propriétaire
qu'il laisse sortir mon trousseau.

On quitte la pension, je ne sais comment. On prend un fiacre pour
aller rejoindre les malles que ma mère a laissées au bureau de la
diligence.

Elle murmure toujours des injures contre Legnagna; ce sont des
ricanements, des cris: elle le blague et le bouscule de la voix,
du geste, comme s'il était là:

«Voulez-vous bien vous taire! Ah! si vous m'aviez dit ce que vous
lui avez dit! (Se tournant vers moi.) Tu n'as pas eu de coeur de
t'être laissé traiter ainsi! Ah! tu n'es pas le fils de ta mère!»

Suis-je un enfant du hasard? Ai-je été fouetté par erreur pendant
treize ans? Parlez, vous que j'ai appelée jusqu'ici _genitrix_, ma
mère, dont j'ai été le _cara soboles_, parlez!


«Et où allons-nous, maintenant?»

Ma mère me pose cette question quand nous sommes déjà empilés dans
la voiture. Le cocher attend.

«Nous n'allons pas coucher dans le fiacre, n'est-ce pas? Voilà un
an que tu es à Paris, et tu ne sais pas encore où mener ta mère,
tu ne connais pas un endroit où descendre?»

Je connais la Sorbonne?--Le Sanglier?--Est-ce qu'on lui ferait
un lit aux Hollandais?

«Allons, c'est moi qui vais te conduire! Ah! les enfants.»

Elle me pousse vers la portière.

«Appelle le cocher?

--Cocher!»

Il arrête et se penche.

«Connaissez-vous l'Écu-de-France?

--C'est à Dijon, ça, ma bourgeoise!

--Dans toutes les villes, il y a un hôtel qui s'appelle
l'Écu-de-France.

--Connais pas ici!»

Relevant son châle sur ses épaules, prenant son sac de voyage
d'une main, elle empoigne la portière de l'autre et saute à terre.

«Je ne resterai pas une minute de plus dans cette voiture.

--Comme vous voudrez, mes enfants; j'aime pas trimbaler du monde
qui est si _chose_ que ça! Payez l'heure, et voilà vos malles.»

Nous payons,--et l'histoire d'Orléans, de la place de la
Pucelle, de Nantes et du quai recommence. Nous sommes debout
devant des colis et des cartons à chapeau qui s'écroulent. Ma mère
ne peut pas entrer dans une ville sans embarrasser la voie!...

Elle me donne des coups de parapluie.

«Mais remue-toi donc!»

Je remue ce que je peux, il faut que je veille aux cartons, je
n'ai pas grand-chose de libre sur moi, tout est pris, il me reste
un doigt.

«Arrête une autre voiture.»

Je fais signe à un nouvel automédon[11], mais l'équilibre a des
lois fatales qu'il ne faut pas violer, et ce signe me perd! La
montagne de bagages s'écroule.--Ma mère pousse un cri! Les
voitures s'arrêtent, des sergents de ville accourent,--toujours!
toujours! Quelle spécialité!


Que serions-nous devenus sans des philanthropes qui passaient par
là?

Ils ne nous demandèrent rien qui pût attenter à nos convictions
politiques ou religieuses! Non, rien. Ils nous aidèrent de leurs
conseils, sans exiger ni transaction de conscience ni lâcheté. Ce
n'est pas les jésuites qui auraient fait ça!

Ils nous conseillèrent d'aller en face, «Juste en face, où il y a
un écriteau», et ils nous apprirent que les _chambres meublées_
étaient pour les gens qui n'en avaient pas.

«Tu ne le savais donc pas, Jacques! dit ma mère. C'est les vers
latins qui l'auront rendu comme ça! ou peut-être un coup. Tu n'es
pas tombé sur la tête, dis?

--Non, sur le derrière seulement.»

Ma mère paraît un peu plus tranquille.


Nous sommes installés: une chambre et un cabinet.

Des cris dans la chambre de ma mère...

«Jacques, Jacques!

--Me voilà.»

À peine j'ai le temps de passer mon pantalon, mais j'ai tout le
mal du monde pour le garder.

Elle l'a attrapé par le fond et elle m'attire à elle, à rebours.

«Es-tu mon fils?»

Je commence à être sérieusement inquiet. Elle me l'a déjà demandé
une fois.

Je vois, éparpillées sur la table, deux culottes et deux vestes
que j'ai portées toute cette année.

Elle me fait tourner brusquement et me fixe comme si elle
soupçonnait toujours que je lui ai présenté un étranger à ma
place.

Enfin, presque sûre que je ne me suis pas trompé, avertie
d'ailleurs par la voix du sang, elle laisse échapper sa douleur.

«Jacques, dit-elle, Jacques, sont-ce là les culottes, sont-ce là
les vestes, est-ce l'habit bleu barbeau que je t'ai envoyés? Je
sais comme un habit est tout de suite sale avec toi, je le sais,
mais je ne puis pas croire que tu aies mangé la couleur pour
t'amuser, et puis ce que je t'ai envoyé était plus large! Il y
avait une ressource dans le fond, du flottant, de l'air, de la
place! Ici, rien! rien!»

«Jacques, nous l'avons cousu ensemble, ton père et moi! Je te l'ai
écrit, tu le savais!--Qu'ont-ils fait de mon fils?»

C'est la troisième fois qu'elle a l'air d'être inquiète! Je me
tâte.

«Mais explique-toi, imbécile!»

Oh non, elle m'a bien reconnu.

J'explique l'histoire des vêtements.

J'avais usé les habits que je portais en arrivant. Ceux qu'on
m'avait envoyés, taillés par mon père, cousus par ma mère, étaient
trop larges; il aurait pu tenir quelqu'un avec moi dedans. Je ne
connaissais personne.

Je suis tombé sur Rajoux qui était deux fois gros comme moi, et
qui avait, lui, des habits trop petits.

Il m'a demandé si je voulais changer, que j'avais une si drôle de
tournure avec ces fonds trop abondants. Ça inquiétait beaucoup de
gens de me voir marcher avec difficulté! Que ne disait-on pas?

Nous avons signé le marché un jour au dortoir; il m'a donné ses
frusques, j'ai pris les siennes, et j'ai pu jouer aux barres de
nouveau.


Ma mère se taisait. J'attendais, accablé; enfin elle sortit de son
silence.

«Ah! ce n'est pas du mauvais drap!... Mais il ne devait rien y
connaître, ton Rajoux, tu aurais pu demander quelque chose en
retour, un gilet de flanelle, un bout de caleçon. Ah! si ç'avait
été moi! va! Oui, le drap est bon. Seulement nous n'avons pas de
pièce (examinant un fond rayé); pour ce fond là, je ne vois que le
tapis de ma chambre. Je pourrai arranger cette doublure avec mes
vieux rideaux.»

Diable!

«Tu ne peux pas faire des conquêtes avec ça, par exemple. Et moi
j'aime bien un homme qui a un peu de coquetterie dans sa toilette,
--une redingote verte, un pantalon à carreaux... Oh! je ne
voudrais pas qu'on en abuse! Plaire, mais non pas se lancer dans
le vice; parce qu'on est bien mis, ne pas rouler dans la vie
dorée, non! mais, tu diras ce que tu voudras, un brin
d'originalité ne fait pas mal, et je ne t'en aurais pas voulu, si
on s'était retourné pour te regarder à mon bras dans la rue. Qui
est-ce qui se retournera pour te regarder? personne! Tu passeras
inaperçu. Enfin, si tu es modeste!... (il y a un peu d'ironie et
de désappointement dans l'accent), mais c'est du bon, je ne dis
pas que ce n'est pas du bon.»


«Où me mènes-tu dîner?»

Elle dit ça presque comme Mlle Herminie le disait à Radigon, en me
câlinant.

Il me va et me touche, cet air bon enfant, et je lui parle tout de
suite de Tavernier, à trente-deux sous.

«Je voudrais aller une fois aux Frères-Provençaux ou chez Véfour?
--pour une fois, on n'en meurt pas, va; puis ton père a fait une
si bonne année!»

J'ai eu toutes les peines du monde à éviter Véfour. Elle était
disposée à ne pas lésiner; s'il fallait dix francs, on les
mettrait! «Ah! tant pis! on fait la noce!»

Dix francs, fichtre!--j'entrevis la note montant à un louis, ma
mère les appelant voleurs. «Je sais le prix de la viande, moi!
Vous ne m'apprendrez pas ce que c'est qu'un rognon. Vingt sous
pour un fromage!»

Je mentis un peu, je dis qu'il y avait des amis qui y avaient
dîné, et qu'ils m'avaient juré que les côtelettes coûtaient trente
sous.

«On s'est moqué de toi, mon garçon! Ah! tu ne t'es pas plus déluré
que ça dans ton Paris! Tu ne me feras pas croire qu'on demande
trente sous pour une côtelette. Mais avec trente sous on peut
avoir un petit cochon dans nos pays!

--Ce n'est pas si bon qu'on le croit! (je hasarde cela
timidement.)

--Si c'est mauvais, je leur savonnerai la tête pour leurs dix
francs, sois tranquille!»

Je ne l'étais pas, et je reprends:

«Essayons de Tavernier d'abord, crois-moi.»

Nous allons chez Tavernier.


Elle a commencé par dire en entrant: «C'est trop beau ici pour
qu'ils donnent bon; tout ça, c'est du flafla, vois-tu?»

Elle parlait tout haut, comme chez elle, et j'étais tout honteux
en voyant la dame _du comptoir des desserts_ qui l'entendait.

Pour trouver une place, nous avons fait trois fois le tour de la
salle. On commence à dire que nous passons bien souvent! Enfin ma
mère paraît fixée.

«Nous serons bien ici...--non, de ce côté-là...--Va-t'en voir
si nous ne pourrions pas nous mettre près de la fenêtre, au fond.»

Je traverse le restaurant, rouge jusqu'aux oreilles.

Nous interrompons la circulation des garçons de salle et la
délivrance des menus. Il m'arrive deux ou trois fois de m'opposer
absolument au passage d'une sole et d'un oeuf sur le plat. Le
garçon prenait à gauche, moi aussi!--À droite: il me trouvait
encore! Il allait droit--halte-là!

Des paris s'engagent dans le fond.

--Passera, passera pas!

Ma mère disait: C'est mon fils!

«_Je vous en félicite, madame!»_

Je parviens à la rejoindre; le garçon m'a filé sous le bras, aux
applaudissements des spectateurs. Ceux qui ont perdu à cause de
moi règlent leurs paris en louchant de mon côté, en me regardant
d'un air courroucé.

Nous sommes plus forts à deux; ma mère ne veut plus me quitter.

«Restons ensemble!» dit-elle.

Nous nous portons sur un point stratégique qui nous paraît le plus
sûr, et nous tenons conseil.

On nous regarde beaucoup.

«Tu as faim? mon pauvre enfant!»

Pourquoi m'appelle-t-elle son pauvre enfant devant tout ce monde-là?

Une scie s'organise.

«_Va rincer l'pau..._

--_Consoler l'pau..._

--_Remplir l'pau... vre enfant._»

Mais on est allé avertir le patron, qui mettait du vin en
bouteilles. Il arrive avec sa serviette qui frémit sous son bras.

«Êtes-vous venus pour dîner? Voyons!»

Je réponds «non», audacieusement.

Étonnement de cet homme,--murmure de la foule.

J'ai dit non, parce qu'il avait l'air si furieux!

«Vous n'êtes pas venus pour dîner? Pour quoi faire donc?

--Monsieur, je m'appelle Mme Vingtras, j'arrive de Nantes.--Il
s'appelle Jacques, lui!»

On crie bravo dans la salle.--_Écoutez! écoutez! laissez parler
l'orateur._

Mes oreilles tintent. Je n'entends plus. Je distingue seulement
que le patron dit: Il faut en finir!

On vint à bout de nous; on nous accula dans un coin.

J'avouai à la fin que nous étions venus pour dîner.

On nous servit en se tenant sur la défensive.

«Je connais ça, disait un des garçons, un vieux; ce sont des
frimes, ils font les ânes pour avoir du foin, tout à l'heure, ils
pisseront à l'anglaise.»

«J'aime autant un autre restaurant, et toi? demande ma mère.

--Moi aussi, oh! oui, moi aussi. Je déteste la chanson: _Rincer
l'pau..., vider l'pau... _Nous irons chez Bessay, il est à deux
pas justement, et ce n'est que vingt-deux sous.»

Ma mère s'installe chez Bessay.

«Qu'allez-vous me donner, monsieur le garçon?

--Maman, on ne dit pas _monsieur _le garçon?

--Ah! tu es devenu impoli, maintenant! Il ne faut pas être si
fier avec les gens, on ne sait pas ce qu'on peut devenir, mon
enfant!»

Le garçon n'a pas répondu à la question polie de ma mère, il est
occupé avec un client, à qui il dit:

«Nous avons une tête de veau, n'est-ce pas?»

Le monsieur fait signe que oui, il ne nie pas, il a bien une tête
de veau.


Le garçon revient à nous.

«Voyons, que nous conseillez-vous? dit ma mère.

--Je vous recommande le fricandeau.

--Je ne suis pas venue à Paris pour manger ce que je puis manger
chez moi,--non.--Que mangeriez-vous, vous-même? Dites-nous
ça?»

Elle compte qu'il lui parlera comme un ami. «Là, voyons, qu'y a-t-il
de bon?... De quel pays êtes-vous?» Il propose un plat, elle a
l'air d'accepter, mais non, non, elle a réfléchi...

«Jacques, rappelle-le!

--Garçon?»

Je dis ça timidement, comme on sonne à la porte d'un dentiste.
J'espère qu'il ne m'entendra pas.

«Tu ne vois donc pas qu'il s'en va: cours après lui, cours donc!»

Je rattrape le garçon qui, un pied en l'air, la tête en bas, crie
d'une voix de stentor dans l'escalier:

«ET MES TRIPES?»

Il se retourne brusquement:

«Qu'y a-t-il?

--Ce n'est pas un rôti qu'il faut.

--Qu'est-ce qu'il faut, alors!»

Ma mère, du fond de la salle:

«Une bonne côtelette, pas très grasse; si elle est grasse, il n'en
faut pas; avec une assiette bien chaude, s'il vous plaît!»


«La côtelette... enlevons!

--Je vous ai dit: pas grasse!

--Ce n'est pas gras, ça, madame!

--Voyons, mon ami, si vous êtes franc...»

Le garçon a disparu.

Ma mère tourne et retourne la côtelette du bout de sa fourchette;
elle finit par accoucher de cette proposition:

«Jacques, va t'informer à la cuisine si on veut te la changer.

--Maman!

--Si on ne peut pas avoir ce qu'on aime, avec son argent! Ne
dirait-on pas que nous demandons la charité, maintenant! (d'une
voix tendre): Tu voudrais donc que je mange quelque chose qui me
ferait du mal? Va prier qu'on la change, va, mon ami.»

Je ne sais où me fourrer; on ne voit que moi, on n'entend que
nous; je trouve un biais, et d'un air espiègle et boudeur (je
crois même que je mords mon petit doigt):

«Moi qui aime tant le gras!

--Tu l'aimes donc, maintenant? Qu'est-ce que je te disais, quand
j'étais forcée de te fouetter pour que tu en manges,--que tu en
serais fou un jour?--Tiens, mon enfant, régale-toi.»


Je déteste toujours le gras, mais je ne vois que ce moyen pour ne
pas reporter la côtelette, puis je pourrai peut-être escamoter ce
gras-là. En effet, j'arrive à en fourrer un morceau dans mon
gousset, et un autre dans ma poche de derrière.


Mais un soir ma mère me prend à part; elle a à me parler
sérieusement:

«Ce n'est pas tout ça, mon garçon, il faut savoir ce que nous
allons faire maintenant. Voilà une semaine que nous courons les
théâtres, que nous nous gobergeons dans les restaurants, et nous
n'avons rien décidé pour ton avenir.»

Chaque fois que ma mère va être solennelle, il me passe des sueurs
dans le dos. Elle a été bonne femme pendant sept jours; le
huitième, elle me fait remarquer qu'elle se saigne aux quatre
veines, que j'en prends bien à mon aise. «On voit bien que ce
n'est pas toi qui gagnes l'argent. Le restaurant, ce n'est que
vingt-deux sous pour un, mais pour deux, c'est quarante-quatre
sous, sans compter le garçon. Tu as voulu qu'on lui donnât trois
sous! Je les ai donnés, c'est bien, quand deux auraient suffi
parfaitement; si c'était moi, je ne donnerais rien, pas ça!»

Elle a une façon de souligner les plaisirs qu'elle m'offre qui les
gâte un peu.

Quand nous sommes allés au Palais-Royal, par exemple, il faut que
je rie pendant deux jours--pour bien montrer que ça n'a pas été
de l'argent perdu.--Si je ne me tords pas les côtes, elle dit:
«C'était bien la peine de dépenser quatre francs!»

Je ris autant que je puis! Dès qu'elle tourne la tête, je me
repose un peu, mais ça fatigue tout de même.


Elle m'a mené voir l'Hippodrome--nous sommes revenus à pied.
Elle aime marcher, moi pas. J'ai l'air mélancolique.

«Monsieur fait le triste, maintenant! Tu ne faisais pas le triste
quand tu jouais au mirliflore dans une bonne _seconde_ et que tu
regardais les écuyères.»

Au mirliflore???

«Allons! Que va-t-on faire de toi?

--Je n'en sais rien!

--As-tu une idée?

--Non.

--Il faut finir tes classes.»

Je n'en vois pas la nécessité.

Ma mère devine le fond de ma pensée.

«Je parie,--oui, je parie!--qu'il consentirait à ce que les
sacrifices qu'on a faits pour lui soient perdus. Il accepterait de
quitter le collège, tenez! Il laisserait ses études en plan!...»

Pour ce que ça m'amuse et pour ce que ça me servira!... (c'est en
dedans toujours que je fais ces réflexions).

«Mais répondras-tu, crie ma mère, me répondras-tu?

--À quoi voulez-vous que je réponde?

--Que comptes-tu faire? As-tu une idée, quelque chose en tête?»

Je ne réponds pas, mais tout bas je me dis:

Oui, j'ai une idée et quelque chose en tête! J'ai l'idée que le
temps passé sur ce latin, ce grec--ces blagues! est du temps
perdu; j'ai en tête que j'avais raison étant tout petit, quand je
voulais apprendre un état! J'ai hâte de gagner mon pain et de me
suffire!

Je suis las des douleurs que j'ai eues et las aussi des plaisirs
qu'on me donne. J'aime mieux ne pas recevoir d'éducation et ne pas
recevoir d'insultes. Je ne veux pas aller au théâtre le lundi,
pour que le mardi on me reproche de m'y avoir conduit; je sens que
je serai malheureux toujours avec vous, tant que vous pourrez me
dire que je vous coûte un sou!...

Voilà ce que je pense, ma mère.

J'ai à vous dire autre chose encore;--malgré moi, je me souviens
des jours, où, tout enfant, j'ai souffert de votre colère. Il me
passe parfois des bouffées de rancune, et je ne serai content,
voulez-vous le savoir, que le jour où je serai loin de vous!...

Ces pensées-là, à un moment, m'échappent tout haut!

Ma mère en est devenue pâle.

«Oui, je veux entrer dans une usine, je veux être d'un atelier, je
porterai les caisses, je mettrai les volets, je balayerai la
place, mais j'apprendrai un métier. J'aurai cinq francs par jour
quand je le saurai. Je vous rendrai alors l'argent du Palais-Royal,
et les trois sous du garçon...

--Tu veux désespérer ton père, malheureux!

--Laissez-moi donc avec vos désespoirs! Ce que je veux, c'est ne
pas prendre sa profession, un métier de chien savant! Je ne veux
pas devenir bête comme N***, bête comme D***. J'aime mieux une
veste comme mon oncle Joseph, ma paye le samedi, et le droit
d'aller où je veux le dimanche.»

....................................

«Et tu voudrais ne plus nous voir, tu dis?»

Elle a oublié toutes les autres colères qui blessent son orgueil,
dérangent ses plans, déconcertent sa vie, pour ne se rappeler
qu'une phrase, celle où j'ai crié que je ne les aimais pas, et ne
voulais plus les voir!

Son air de tristesse m'a tout ému; je lui prends les mains.

«Tu pleures?»

Elle n'a pu retenir un sanglot, et avec un geste si chagrin, comme
j'en ai vu dans les tableaux d'église, elle a laissé tomber sa
tête dans ses mains...

Quand elle releva son visage, je ne la reconnaissais plus: il y
avait sur ce masque de paysanne toute la poésie de la douleur;
elle était blanche comme une grande dame, avec des larmes comme
des perles dans les yeux.

«Pardon!»

Elle me prit la main. Je demandai pardon encore une fois.

«Je n'ai pas à te pardonner... J'ai à te demander seulement, vois-tu,
de ne plus me dire de ces mots durs.»

Elle baissa la voix et murmura:

«Surtout si je les ai mérités, mon enfant...

--Non, non, dis-je à travers mes pleurs.

--Peut-être, fit-elle. Je veux être seule ce soir; tu peux
sortir... Laisse-moi. Laisse-moi.»

Elle me fit donner la clef--«pour qu'il puisse rester jusqu'à
minuit», avait-elle dit à M. Molay, le propriétaire.

Je pris le premier chemin qui s'ouvrit devant moi, je me perdis
dans une rue déserte, et je pensai, tout le soir, aux paroles
touchantes qui venaient d'effacer tant de paroles dures et de
gestes cruels...


«Jacques? est-ce que tu veux nous accorder cette grâce d'aller
encore au collège?

--Oui, mère.»

Je ne l'appelai plus que «mère» à partir de ce jour jusqu'à sa
mort.

«Ah! tu me fais plaisir! Merci, mon enfant! Vois-tu! J'aurais tant
souffert de voir qu'après avoir fait toutes tes classes tu
t'arrêtais avant la fin. C'est pour ton père que ça me faisait de
la peine. Tu le contenteras, tu seras bachelier, et puis après...
Après, tu feras ce que tu voudras... puisque tu serais malheureux
de faire ce que nous voulons...»


Il a été décidé, le lendemain du jour où elle avait pleuré, que
l'on ne parlerait plus de l'École normale, et que je préparerais
simplement mon baccalauréat.

J'ai accepté, heureux d'essuyer avec cette promesse et de laver
avec ce sacrifice les yeux de la pauvre femme!

Elle ne me parle plus comme jadis.

Elle est si grave et a si peur de me blesser!

«Je t'ai fait bien souffrir avec mes ridicules, n'est-ce pas?»

Elle ajoute avec émotion:

«C'est toi qui me gronderas maintenant. Tu auras la bourse,
d'abord. Ne dis pas non, j'y tiens, je le veux. Puis je suis une
vieille femme, tu dois t'ennuyer d'être avec moi tout le temps. Je
puis très bien rester à causer avec Mme Molay. Elle me mènera voir
les belles choses aussi bien que toi. Je veux que tu aies tes
soirées, au moins. Revois tes amis, tes camarades; va chez
Matoussaint.»


J'ai rejoint Matoussaint dans une chambre du quartier latin, où il
demeure avec un homme qui a dix ans de plus que lui, qui est
jacobin et qui écrit dans un journal républicain. Il fait une
histoire de la Convention.

Matoussaint écrit sous sa dictée.

Ils étaient en train de causer gravement. On m'a fait bon accueil,
mais on a continué la conversation.

Leurs phrases font un bruit d'éperons:

«Un journaliste doit être doublé d'un soldat.»--«Il faut une
épée près de la plume.»--«Être prêt à verser dans son écritoire
des gouttes de sang.»--«Il y a des heures dans la vie des
peuples.»

Matoussaint et son ami le journaliste, comme nous l'appelons,
m'ont prêté des volumes que j'ai emportés jeudi. Le dimanche
suivant, je n'étais plus le même.


J'étais entré dans l'histoire de la Révolution.

On venait d'ouvrir devant moi un livre où il était question de la
misère et de la faim, où je voyais passer des figures qui me
rappelaient mon oncle Joseph ou l'oncle Chadenas, des menuisiers
avec leurs compas écartés comme une arme, et des paysans dont les
fourches avaient du sang au bout des dents.

Il y avait des femmes qui marchaient sur Versailles, en criant que
Mme _Veto_ affamait le peuple; et la pique à laquelle était
embrochée la miche de pain noir--un drapeau--trouait les pages
et me crevait les yeux.

C'était de voir qu'ils étaient des simples comme mes grands-parents,
et qu'ils avaient les mains couturées comme mes oncles;
c'était de voir les femmes qui ressemblaient aux pauvresses à qui
nous donnions un sou dans la rue, et d'apercevoir avec elles des
enfants qu'elles traînaient par le poignet; c'était de les
entendre parler comme tout le monde, comme le père Fabre, comme la
mère Vincent, comme moi; c'était cela qui me faisait quelque chose
et me remuait de la plante des pieds à la racine des cheveux.

Ce n'était plus du latin, cette fois. Ils disaient: «Nous avons
faim! Nous voulons êtres libres!»

J'avais mangé du pain trop amer chez nous, j'avais été trop martyr
à la maison pour que le bruit de ces cris ne me surprît pas le
coeur.

Puis je déchirais, en idée, les habits si mal bâtis que j'avais
toujours portés et qui avaient toujours fait rire; je les
remplaçais par l'uniforme des _bleus, _je me glissais dans les
haillons de Sambre-et-Meuse.

On n'était plus fouetté par sa mère, ni par son père, on était
fusillé par l'ennemi, et l'on mourait comme Barra. _Vive le
peuple!_

C'étaient des gens en tablier de cuir, en veste d'ouvrier et en
culottes rapiécées, qui étaient le peuple dans ces livres qu'on
venait de me donner à lire, et je n'aimais que ces gens-là, parce
que, seuls, les pauvres avaient été bons pour moi, quand j'étais
petit.


Je me rappelais maintenant des mots que j'avais entendus dans les
veillées, les chansons que j'avais entendues dans les champs, les
noms de Robespierre ou de _Buonaparte_ au bout de refrains en
patois; et un vieux, tout vieux, avec des cheveux blancs, qui
vivait seul au bout du village, et qu'on appelait le fou. Il
mettait quelquefois sur ses cheveux blancs un bonnet rouge et
regardait les cendres d'un oeil fixe.

Je me rappelais celui qu'on appelait le_ sans-culotte_ et qui ne
_tolérait_ pas les prêtres. Il était sorti de la maison le jour où
sa femme, avant de mourir, avait demandé_ le bon Dieu._

Je me souvenais aussi des gestes qu'on avait faits devant moi, en
tapant sur la crosse d'un fusil, ou en allongeant le canon, avec
un regard de colère, du côté du château.

Et tout mon sang de fils de paysanne, de neveu d'ouvriers,
bondissait dans mes veines de savant malgré moi!

Il me prenait des envies d'écrire à l'oncle Joseph et à l'oncle
Chadenas... «Soyez sûrs que je ne vous ai pas oubliés, que
j'aurais mieux aimé être avec vous, à la charrue ou à l'étable,
qu'être dans la maison au latin. Mais si vous marchez contre les
_aristocrates_, appelez-moi!»


«Tu as l'air tout exalté depuis quelque temps», dit ma mère.

C'est vrai;--j'ai sauté d'un monde mort dans un monde vivant.--
Cette histoire que je dévore, ce n'est pas l'histoire des dieux,
des rois, des saints,--c'est l'histoire de Pierre et de Jean, de
Mathurine et de Florimond, l'histoire de mon pays, l'histoire de
mon village; il y a des pleurs de pauvre, du sang de révolté, de
la douleur des miens dans ces annales-là, qui ont été écrites avec
une encre qui est à peine séchée.


Comme je profite avec passion de la liberté que me laisse ma mère!
J'arrive tous les jours rue Jacob pour mettre le coeur dans les
livres qui sont là, ou pour entendre le journaliste parler du
drapeau républicain engagé sur les ponts, et défendu par les
brigades au cri de: «_Vive la nation! _--_À bas les rois! _--_La
liberté ou la mort!»_

Être libre? Je ne sais pas ce que c'est, mais je sais ce que c'est
d'être victime; je le sais, tout jeune que je suis.


Nous nous imaginons quelquefois avec Matoussaint que nous sommes
en campagne, et chacun fait ses rêves.

Il voudrait, lui, le chapeau de Saint-Just aux armées, les
épaulettes d'or et la grande ceinture tricolore.

Moi, je me vois sergent, je dis: _Allons-y! Eh! mes enfants!_

On est tous du même pays, autour du même feu du bivouac, et l'on
parle de la Haute-Loire.

Je rêve l'épaulette de laine, le baudrier en ficelle.

Je voudrais être du bataillon de la Moselle. Avec des paysans et
des ouvriers. L'oncle Joseph serait capitaine et l'oncle Chadenas,
lieutenant.

Nous retournerions faire de la menuiserie, ou moissonner les
champs «après la victoire».


_Rue Coq-Héron._

Le journaliste nous mène un soir à l'imprimerie, dans le
rez-de-chaussée où le journal se tire; il est l'ami d'un des
ouvriers.

La machine roule, avale les feuilles et les vomit, les courroies
ronflent. Il y a une odeur de résine et d'encre fraîche.

C'est aussi bon que l'odeur du fumier. Ça sent aussi chaud que
dans une étable. Les travailleurs sont en manches de chemise, en
bonnet de papier. Il y a des commandements comme sur un navire en
détresse. Le margeur, comme un mousse, regarde le conducteur, qui
surveille comme un capitaine.

Un rouleau de la machine s'est cassé.--Ohé!--oh!

On arrête,--et, cinq minutes après, la bête de bois et de fer se
remet à souffler.


J'ai trouvé l'état qui me convient...

J'aurai, moi aussi, le bourgeron bleu et le bonnet de papier gris,
j'appuierai sur cette roue, je brusquerai ces rouleaux, je
respirerai ce parfum,--c'est grisant, vrai! comme du gros vin.

Compositeur? Non.--Imprimeur, à la bonne heure!

Le beau métier, où l'on entend vivre et gémir une machine, où tout
le monde à un moment est ému comme dans une bataille.

Il faut être fort,--de grands gestes. Il y a du fer, du bruit,
j'aime ça. On gagne sa vie, et l'on lit le premier le journal.


Je n'en parle pas; je garde pour moi mon projet. Je sens que c'est
une force d'être muet, quand ce que l'on veut est ce que les
autres ne veulent pas. Je ne dirai rien, mais quelle joie!

Il y a un peu de vanité cruelle dans cette joie-là.

Je pense que je vais être si supérieur aux camarades qui mènent la
vie de bohème!--il n'y a pas à dire--parce qu'ils n'ont pas
d'ouvrage sûr; tandis que moi, je me ferai mes cinq francs par
jour vaille que vaille, en ne fatiguant que mes bras.

Je ne dépendrai de personne, et la nuit je lirai, le dimanche
j'écrirai.--Je serai d'une société secrète, si je veux.--
J'aurai mangé quand j'irai, et je pourrai encore donner quelque
chose pour les prisonniers politiques ou pour acheter des armes...

_Vivre en travaillant, mourir en combattant!_

«Jacques, j'ai reçu une lettre de ton père, qui décide que nous
retournerons à Nantes pour que tu prépares ton baccalauréat avec
lui.»

Je n'y pensais plus. J'étais dans la révolution jusqu'au cou, et
j'aimais Paris maintenant. Cette imprimerie!... Puis nous avions
été manger des_ ordinaires_ dans des crèmeries, où il venait des
ouvriers qui avaient appartenu aux _Saisons_ et qui avaient été
mêlés à des émeutes.

La blouse et la redingote s'asseyaient à la même table et l'on
trinquait.

Le dimanche, nous allions dans une goguette, _la Lyre chansonnière
_ou _les Enfants du Luth:_ je ne me rappelle plus bien.

Je m'ennuyais un peu quand on chantait des gaudrioles; mais on
disait tout à coup: «C'est Festeau, c'est Gille.» Et il me
semblait entendre dans le lointain la batterie sourde d'un tambour
républicain; puis la batterie était plus claire, Gille entonnait,
et cette musique tirait à pleines volées sur mon coeur.

Je ne sais pas cependant si je ne préfère pas aux chansons qui
parlent de ceux qui vont se battre et mourir, les chansons de
batteur de blé ou de forgeron, qu'un grand mécanicien, qui a l'air
doux comme un agneau, mais fort comme un boeuf, chante à pleine
voix. Il parle de la poésie de l'atelier,--le grondement et le
brasier,--il parle de la ménagère qui dit: «Courage, mon homme,
--travaille,--c'est pour le moutard.»

À ce moment, le chanteur baisse la voix. «Fermez la fenêtre», dit
quelqu'un. Et l'on salue au refrain:

_Le drapeau que le peuple avait à Saint-Merry!_

Il y a de la révolte au coin des vers.--Moi, j'en mets du moins,
moi qui, hier, ai ouvert l'_Histoire de dix ans_, qui n'en suis
plus à 93. J'en suis à Lyon et au drapeau noir. Les tisseurs se
fâchent, et ils crient: _Du pain ou du plomb!_

«Jacques, c'est lundi que nous partirons pour Nantes.»

Un coup de couteau ne me ferait pas plus de mal.

Il y a un mois, je serais parti content, et j'aurais peut-être
craché sur Paris en passant la barrière, tant j'avais été étouffé
là-dedans, tant j'avais eu de désillusions en voyant mes camarades
et mes maîtres.

Mais depuis un mois, il y a eu les larmes de ma mère et, au
lendemain de cette scène, la liberté pleine; de temps en temps
quarante sous, pour souper d'un peu de cochon avec des amis, et,
le dimanche, dîner d'un boeuf braisé à Ramponneau.

J'ai été mêlé à la foule, j'ai entendu rire en mauvais français,
mais de bon coeur. J'ai entendu parler du peuple et des citoyens:
on disait _Liberté_ et non pas _Libertas._


Il a toujours été question de pauvreté autour de moi; mon père a
été humilié parce qu'il était pauvre, je l'ai été aussi, et voilà
qu'au lieu des discours de Caton, de Cicéron, des gens en _o,
onis, us, i, orum, _je vois qu'on se réunit sur la place publique
pour discuter la misère, et demander du travail ou la mort.

«Hé! Jean-Marie, puisqu'il n'y a pas de miche à la maison, vaut-il
pas mieux _passer le goût du pain?»_


Retourner là-bas?

À qui parlerai-je de République et de révolte?

Est-ce qu'on s'est jamais soulevé à Nantes? Ce serait autre chose
à Lyon!

Oh! si je n'avais promis à ma mère!--si elle n'avait pas pleuré!

Si elle n'avait pas pleuré, j'aurais dit: «Je ne veux pas partir.»
Le puritain m'aurait placé comme garçon de bureau comme homme de
peine, dans un des journaux. Il y a justement (c'était une
chance!), il y a une place au _National_; on donne trente francs
par mois pour _tenir la copie, _pour lire à l'homme qui corrige.
J'aurais vécu avec ces trente francs-là. Ma besogne faite, je
descendais dans l'imprimerie sentir l'encre et le papier, et je
demandais aux ouvriers de m'apprendre l'état.

Si j'en parlais à ma mère?


Je lui en parle.

«Tu m'avais dit, cependant...

--C'est vrai, oui.»

Je vais dire adieu au journaliste et à Matoussaint. Le journaliste
me donne du courage.

«Vous reviendrez, mon cher.

--Écrivez-moi, au moins!

--Oui. Même, dit-il en souriant, si c'est pour vous appeler à
l'assaut de l'Élysée.

--Surtout dans ce cas, citoyen!»



24
Le retour

Ah! que la route est triste!

Ma mère voit bien ma douleur et essaye de me consoler, ce qui
m'irrite, et je suis forcé de me retenir pour ne pas là brusquer.
Je m'en veux de paraître accablé: je n'ai donc pas de courage!

Non, je n'en ai pas; les noms de stations criés à la gare
m'entrent dans la poitrine comme des coups de corne.

Beaugency! Amboise! Ancenis!

On signale un château, une ruine; mais c'est tout près de Nantes,
cela!

«Jeune homme, nous n'en sommes pas à plus de cinq lieues.

--Oh! mon Dieu!

--Nous y sommes.»


Comme les rues paraissent désertes! Sur le quai où nous demeurons,
il y a deux ou trois personnes qui passent,--pas plus. Je
reconnais un ancien capitaine sur le banc où je le voyais jadis en
allant en classe, puis un nègre en guenilles qui avait des enfants
à qui l'on faisait la charité.

Quel silence! on dirait qu'on est dans une campagne.

Je lève les yeux vers la fenêtre de notre appartement.

Mon père est là, maigre, l'air chagrin, immobile.

Il me repoussait quand j'étais petit et qu'on me jetait dans ses
bras pour un baiser.

Aussi, chaque fois qu'il y a la solennité d'un départ ou d'une
_retrouvée_, est-ce un embarras pour nous deux!

Il m'offre à embrasser, cette fois, une face pâle, un front de
pierre.

Je n'ose pas.

Ma mère nous pousse un peu, j'avance le cou, il tend le sien. Mes
cheveux l'aveuglent et sa barbe me pique; nous nous grattons d'un
air de rancune tous les deux.

On monte les escaliers sans dire un mot.

Mon père arrive par derrière; on dirait une _exécution_ à la Tour
de Londres.

Si l'on exécutait tout de suite,--mais non--mon père _prend
des temps _de solennité.

C'est le latin.--C'est le souvenir des pères qui assassinent
leurs fils dans l'histoire: Caton, Brutus. Il ne pense pas à
m'assassiner, mais au fond, je suis sûr qu'il se trouve lâche, et
il voudrait que son fils, que_ Bruticule_ lui en sût gré; et
chaque fois que je fais un geste, ou que je dis un mot un peu vif,
il fronce les sourcils, serre les lèvres (ça doit le fatiguer
beaucoup, ce digne homme!) et il semble me dire: «Tu oublies donc
que tu ne vis que par charité, et que je pourrais te donner un
coup de hache, te livrer au licteur?»

Il reste antique jusqu'à ce que le nez lui chatouille; ou qu'il ne
puisse plus y tenir.

Il s'épuise à la fin, à force de vouloir paraître amer, et il est
forcé de se desserrer la mâchoire de temps en temps.


Jamais il n'a été si Brutus qu'aujourd'hui.

Il a rejeté le gland de son bonnet grec, comme s'il y avait de la
faiblesse dedans, et il se tient dans le fauteuil comme si c'était
une chaise curule.

«Vous êtes mon fils, je suis votre père.»

--Oh! oui, tu peux en être sûr, Antoine! a l'air de dire ma mère.

--Il y avait à Rome une loi (m'écoutez-vous, mon fils?) qui
donnait au père déshonoré, dans la personne d'un des siens, le
droit de faire mourir ce... ce... ce _sien_... _suum_.»

Il s'embrouille.


PHILOSOPHIE


«Tu feras ta philosophie jusqu'à Pâques, et à Pâques tu te
présenteras au baccalauréat.»

Telle est la décision adoptée.

On me regarde un peu quand je reparais dans la cour des classes.
On m'entoure, et l'on me dévisage. Un garçon qui revient de
Paris... jugez!...


Le professeur est un jeune homme qui, sorti le premier de l'École
normale, a été reçu à l'agrégation le premier; qui arrive toujours
le premier au cours, et qui se présente toujours le premier à
l'économat pour toucher ses appointements. Il loge au premier,
dans une maison au fond d'une rue lugubre. Au théâtre, il va aux
premières, et au premier rang.

C'est sa mère qui a fait cette combinaison.

«Je veux que tu sois partout, partout, le _premier._»


Ce professeur me traite assez bien. Il compte sur moi pour faire
le péripatéticien chez lui, dans son jardin.

Il avait du monde autrefois, à qui il faisait tirer de l'eau pour
arroser son potager; il n'a plus personne.

Il pense que moi, fils de collègue--qui suis d'Éleusis aussi,--
j'ai l'étoffe d'un disciple et d'un tireur d'eau.

Je ne sais comment il a été nommé à ce poste-là.

Je trouvais mes professeurs de rhétorique ennuyeux à Paris, mais
l'on m'assurait qu'il y avait parmi les professeurs de philosophie
des gens qui raisonnaient, qui pensaient, qui avaient la tête
pleine.

Une fois même, il y en avait un qui était venu serrer la main du
_journaliste_, quoique ce journaliste fût républicain.

J'avais grande idée de ces chercheurs de vertu.

Mais celui-ci est vraiment comique!


EN CLASSE

«M. Vingtras, quelles sont les preuves de l'existence de Dieu?»

Je me gratte l'oreille.

«Vous ne savez pas?»

Il paraît étonné, il a l'air de dire: «Vous qui arrivez de Paris,
voyons!

--Gineston, les preuves de l'existence de Dieu?

--M'sieu, je ne sais pas, il manque des pages dans mon livre.

--Badigeot?

--M'sieu, il y a le _consensus omnium_!

--Ce qui veut dire?... (Le professeur prend les poses de Socrate
accouchant son génie.)

--Ce qui veut dire...--Pitou, souffle-moi donc!

--Ce qui veut dire (reprend le professeur aidant le malade) que
tout le monde est d'accord pour reconnaître un Dieu?

--Oui, m'sieu.

--Ne sentez-vous pas qu'il y a un être au-dessus de nous?»

Badigeot regarde attentivement le plafond! Rafoin y a lancé le
matin un petit bonhomme en papier qui pend à un fil au bout d'une
boulette de pain mâché.

«Oui, m'sieu, il y a un bonhomme là-haut.

--Bonhomme, bonhomme (dit le professeur qui est myope et n'a pas
vu ce qui pend au plafond), mais c'est aussi le Dieu de la Bible.
Sa droite est terrible!»

Le mot ne lui a pas déplu, cependant.

«J'aime cette familiarité, tout de même», disait-il en sortant de
la classe. «Il y a un_ bonhomme_ là-haut!... Ce cri d'un enfant
pour désigner Dieu!»

Il en a parlé en haut lieu.

«Qu'en dites-vous, monsieur le proviseur? N'est-ce pas l'enfant
qui ne sait rien, parlant comme le vieillard qui sait tout?--
Oui, il y a un _bonhomme_ là-haut!»


À la classe suivante il s'adresse de nouveau à Badigeot et
commence en lui rappelant le mot:

«Il y a un bonhomme là-haut?»

--Non, m'sieu, il n'y est plus. Il tenait mal et il est tombé.»


MON ÂME

Le professeur m'a mis aux_ facultés de l'âme._

Les autres n'y sont pas encore, il fait cela pour moi.

Ce n'est qu'après Pâques qu'on sait comment l'âme est faite dans
ce collège-ci.

Il y a sept facultés de l'âme.

«Comptez sur vos doigts, c'est plus facile», me dit le maître.


On annonce à Nantes l'arrivée d'un professeur de Faculté célèbre,
M. Chalmat. Chalmat lui-même est dans nos murs!

Il a connu mon père à Paris, au moment de l'agrégation.

Ils dînaient à côté l'un de l'autre, dans un restaurant à prix
fixe. M. Chalmat sortit le premier, oubliant un manuscrit, que mon
père prit. Il y avait l'adresse, et il put rapporter le paquet à
son propriétaire désespéré.

«Quand vous aurez besoin de moi, dit le philosophe, je suis là.»

Il était là, en chair et en os, par hasard, et par hasard aussi il
y avait un appartement meublé dans notre maison, ce qui fit de lui
notre voisin.

M. Chalmat dormait sur le même carré que nous.

Il dormait peu, et la nuit il parlait tout haut. Je l'entendais
qui disait: «Il y en a HUIT, HUIT! Oui, il y en a HUIT.»


Il voulut me faire un cadeau.

Il nous prit à part, mon père et moi; il nous parla à coeur
ouvert.

«Mes amis, dit-il (il m'honorait moi-même de ce nom), je désire
vous payer du service que vous m'avez rendu jadis, en sauvant mon
manuscrit. Je n'ai pas de fortune, mais je vous donnerai ce que
j'ai, le résultat de vingt ans de réflexions et de travail!»

Mon père semble dire: «c'est trop».

«Non, non! Écoutez-moi bien.»

Nous retenons notre souffle, on aurait entendu voler une mouche.

«On vous dit qu'il y a sept facultés de l'âme? _Il y en a huit!»_

On me trompait donc? on me volait d'une? Pourquoi? Que signifie?

«Oui, oui, c'est comme ça», et M. Chalmat me montrait ses cinq
doigts de la main droite et trois autres couchés dans la main
gauche.

Il a ajouté avec bonté:

«Servez-vous de la découverte, je vous y autorise; on l'ignore
encore, dans deux mois seulement ce sera dans mes livres.»


_Rennes, lundi._

Je suis arrivé ce matin. Demain, la version. Mon père voulait me
suivre à Rennes, mais il est forcé de rester avec ses
pensionnaires.


_Mardi._

Je suis le second en version.

J'ai _fait_ encore trop près du texte, sans cela j'aurais été le
premier.


Cette après-midi, l'examen.

Je repasse, je repasse, comme si je pouvais avaler le Manuel en
trois bouchées.

«Monsieur Vingtras!»

C'est mon tour.

On tire les boules.

«Traduisez-moi ceci, traduisez-moi cela.»

Je traduis comme un ange.

«On voit, dit publiquement le doyen, non seulement que vous avez
été bercé sur les genoux d'une tête universitaire, mais encore que
vous vous êtes abreuvé aux grandes sources, que vous avez passé
par cette belle école de Paris, à laquelle nous avons tous
appartenu. (Se ravisant.) Ah! non, pas tous; il y a notre collègue
M. Gendrel.»

M. Gendrel est le professeur de philosophie. Il est licencié de
_province_, docteur ès lettres de _province_; il n'a pas bu aux
fortes sources comme eux, comme moi, et, comme c'est un _cafard_,
à ce qu'on dit, le doyen le pique chaque fois qu'il le peut. Il
m'a pris pour prétexte à l'instant.

M. Gendrel est jaune, jaune comme un coing, avec des lunettes
comme celles de Bergougnard.


Je passe par le professeur de mathématiques avant d'arriver à lui.

Je ne sais pas grand-chose de ce qu'on me demande, mais l'éloge
qu'on vient de m'adresser publiquement engage le professeur à être
indulgent.

«Qu'est-ce que le pendule compensateur?

--C'est un pendule qui compense.

--Bien, très bien!»

Se penchant à l'oreille du doyen:

«Il est intelligent.»

Se retournant vers moi:

«Et la machine pneumatique, quel est son usage?

--La machine pneumatique?...

--Oh! je ne vous demande pas grands détails. C'est pour faire le
vide, n'est-ce pas? Et si on met des oiseaux dedans, ils meurent.
Bien, très bien!»

Il reprend:

«Vous avez en géométrie la section d'un cône?»

Oui, mais il me faut un chapeau pour faire une bonne
démonstration, comme avec les plâtres du vieil Italien, et je la
fais à la bonne franquette.

Prenant un chapeau qui me tombe sous la main, et d'où je retire un
vieux mouchoir, je coupe mon cône.

On rit dans la salle parce que la coiffe est très grasse et le
mouchoir très sale; les examinateurs me regardent avec un sourire
de bonne humeur.

Le professeur de mathématiques, qui décidément veut faire sa cour
au doyen (il doit épouser sa fille), me parle à son tour:

«Monsieur, on voit que vous préférez Virgile à Pythagore; mais
comme le disait si bien monsieur le doyen tout à l'heure, vous
avez bu aux grandes sources séquanaises, et Pythagore même en a
profité.»

Murmure flatteur.

Encore un coup à Gendrel!

C'est à lui que j'ai affaire maintenant.

Il me fixe: ses lunettes flamboient comme des pièces de cent sous
toutes neuves.

Il lui prend l'envie de se moucher.

Il cherche son mouchoir, c'est lui que j'ai retiré tout à l'heure
et remis dans la coiffe si grasse.

C'était le chapeau de Gendrel.

Je suis perdu!

Il m'en veut pour les allusions que le doyen a lancées contre lui
sous mon couvert; il m'en veut pour la coiffe et le mouchoir.

Il ne me laisse pas le temps de me reconnaître.

«Monsieur, vous avez à nous parler des facultés de l'âme.»

(D'une voix ferme): «Combien y en a-t-il?»

Il a l'air d'un juge d'instruction qui veut faire avouer à un
assassin, ou d'un cavalier qui enfonce un carré avec le poitrail
de son cheval.

«Je vous ai demandé, monsieur, combien il y a de facultés de
l'âme?»

Moi, abasourdi: «Il y en a HUIT.»


....................................


Stupeur dans l'auditoire, agitation au banc des examinateurs!

Il y a un revirement général, comme il s'en produit quelquefois
dans les foules, et l'on entend: _huit, huit, huit._

Pi--houit!...


J'attends l'opinion de Gendrel. Il me regarde bien en face.

«Vous dites qu'il y a huit facultés de l'âme? Vous ne faites pas
honneur à la _source des hautes études _à laquelle monsieur le
doyen vous félicitait si généreusement de vous être abreuvé, tout
à l'heure. Dans le collège de Paris où vous étiez, il y en avait
peut-être huit, monsieur. Nous n'en avons que _sept en province_.»

Les examinateurs, qui lui en veulent, ne peuvent cependant
accepter ma _théorie des huit_ publiquement, et je vais porter la
peine d'avoir lancé à un examen une franchise qui avait besoin de
volumes et d'hommes célèbres pour la faire accepter.

Le doyen rentre et dit sèchement: «Monsieur Vingtras est appelé à
se présenter à une autre session.»

La foule se retire en se demandant qui je suis, ce que je veux, et
où l'on en arriverait si l'on jouait ainsi avec l'âme; je renverse
les bases sur lesquelles repose la conscience humaine.

Je n'y tiens pas du tout, moi! C'est la faute à M. Chalmat, qui
m'a dit qu'il y en a huit. Je ne suis pas un instrument aux mains
d'une secte ou d'une faction.

J'ai dit ce qu'il m'a dit!

Il n'y a donc que sept facultés de l'âme: j'en perds une,--je
m'en fiche,--mais je serai forcé de me représenter devant la
Faculté de Rennes,--et je ne m'en fiche pas. Je suis bien
triste...


Mon père me reçoit, les lèvres serrées, le front plissé, l'oeil
cave.

C'est qu'il n'est pas seulement blessé dans ma personne! Il l'est
dans son propre orgueil!

Un élève qui lui en veut a retourné le poignard dans la plaie.

Le soir du même jour où l'on apprit que j'étais refusé, on lisait
sur notre porte:


À LA BOULE NOIRE
AUBERGE DES RETOQUÉS
AGRÉGATION ET BACCALAURÉAT
(On porte tout de même des participes en ville)

_On porte tout de même des participes en ville! _c'est-à-dire
qu'on donne des répétitions tout de même et qu'on demande vingt-cinq
francs par mois, tout comme si on avait été reçu d'emblée,
comme si on avait passé des agrégations du premier coup, et comme
si le fils de la maison avait jonglé avec des _blanches!..._


«Jacques, il vaut mieux que tu ne te mettes pas à table avec
nous.»

Ma pauvre mère ne vit plus. Elle assiste chaque jour à des scènes
pénibles.

Mon père me reproche le pain que je mange.

On m'apporte des provisions dans ma chambre, comme à un homme qui
se cache.

«Oh! je ne veux plus de cette vie! Je veux repartir pour Paris.

--Dans ces habits?» dit ma mère en regardant mes hardes.

Je serai donc toujours écrasé par mon costume!

Ah! je partirai tout de même!

Mon père a eu vent de ce propos.

«S'il part, dis-lui que je le ferai arrêter par les gendarmes.»

Legnagna m'avait déjà menacé d'eux...

Vous voulez faire de moi un gibier de prison, mon père?

Il a donc le droit de me faire prendre, il a le droit de me
traiter comme un voleur, il est maître de moi comme d'un chien...

«Jusqu'à ta majorité, mon garçon!»

Il a dit cela avec emportement, en tapant sur un livre qui
s'appelle le Code; je le retrouve le soir dans un coin, ce vieux
livre. Je le lis en cachette, à la lueur du réverbère qui éclaire
ma chambre.

«_Peut être enfermé, sur l'ordre de ses parents_, etc.»


Me faire arrêter?--Pourquoi?

Parce que je ne veux pas qu'il dise que je ne gagne pas la pâtée
que je mange,--parce que je ne veux pas qu'il s'amuse à me
frapper, moi qui pourrais le casser en deux,--parce que je veux
avoir un état, et que ça l'humilie de penser que lui, qui a tant
lutté pour avoir une _toge_ roussie, il aura un fils qui aura une
cotte, un bourgeron!

Il me fera mettre les menottes peut-être et ordonnera aux
gendarmes de serrer dur si je résiste. Et cela, parce que je ne
veux pas être professeur comme lui.

Je comprends. C'est que j'insulte toute sa vie en déclarant que je
veux retourner au métier comme nos grands-parents! Dire que je
désire entrer en atelier, c'est dire qu'il a eu tort de lâcher la
charrue et l'écurie.

Il me ferait donc conduire de brigade en brigade; si ce n'est pas
ce soir, ce sera demain, ou dans un mois. Jusqu'à vingt et un ans,
il le peut.

On a pensé à moi pour une leçon.

Mes succès de collège m'ont fait une réputation; et puis quelques
personnes, devinant peut-être le drame muet qui se joue chez nous,
veulent me montrer de l'amitié.

L'une de ces personnes s'adresse à ma mère; c'est une dame qui
veut que j'apprenne un peu de latin à son fils. Ma mère a répondu:

«Madame, je serais bien contente s'il pouvait gagner un peu
d'argent, parce qu'il se disputerait moins avec son père. Ils sont
bons tous deux, dit-elle, mais ils se chamaillent toujours.--Il
faudrait, par exemple, que vous parliez à M. Vingtras pour qu'il
achète une culotte à Jacques, si vous ne voulez pas (esquissant un
sourire) qu'il aille chez vous tout nu--sauf votre respect. Je
vous dis ça comme une paysanne; c'est que je suis partie de bas.--
J'ai gardé les vaches, voyez-vous!»

J'entends cela de la chambre où je suis. Pauvre mère!


La personne qui venait chercher la leçon s'en va, ayant peur de
recevoir une carafe à la tête, quelque bouteille égarée de son
chemin,--si mon père rentrait et que nous nous prissions aux
cheveux. Puis elle ne se sent pas le courage de parlementer pour
ma culotte. En un mot, on a gardé des animaux dans notre famille,
et elle vient chercher un professeur et non pas un berger.

Ma mère attend une réponse. (On doit lui écrire.)

«Je lui ai pourtant dit ce qu'il fallait dire, fait-elle en
croisant les bras; oh! ces riches, ces riches!...»

Ah! cette paysanne!


Ma réputation de fort en thème me fait retrouver pourtant une
leçon; mais mon père, afin de m'humilier, ne me laisse pas même
prendre dans sa garde-robe une culotte neuve. Mes habits ne
tiennent pas.

Je suis forcé de m'asseoir de côté.

Je tremblai si fort un jour où l'on me dit:

«Donnez donc votre leçon dans le jardin, M. Vingtras, et ôtez
votre paletot. Il fait si chaud! Vous suez à grosses gouttes.

--Oh! non, au contraire, merci.»

Je ruisselle.

«Il a l'air timide, un peu inquiet, votre fils, dit-on à ma mère,
qu'on n'attendait pas, mais qui est venue un jour pour demander si
l'on était content de moi et pour parler en ma faveur.

--Ne vous y fiez pas! et si vous avez des demoiselles qui ont de
beaux yeux, ne les laissez pas trop courir quand il est là. Il y a
déjà eu des histoires! Il est parisien pour ça, allez! et avant
même d'aller à Paris, il avait (elle fait des cornes sur son front
avec les doigts), oui, oui, comme je vous dis!...»

On me chasse le lendemain.

Mais j'étais engagé pour un mois, et l'on me paye le mois entier.
«Cinquante francs.»


Avec cet argent-là, je vais me commander des habits. Ma mère
intervient. «Je te les ferai moi-même, nous achèterons du drap.

--Oh! non, par exemple, non!

--Mon fils ne m'aime plus, conte-t-elle, le soir, à une voisine
qui a sa confiance.--S'il me laissait choisir le drap encore!»

J'achète un costume tout fait.

Ma mère me suit en cachette et pendant que je traite elle demande
à parler en particulier au patron de l'établissement et lui
explique mon histoire. «Donnez-lui du solide, murmure-t-elle, les
larmes aux yeux!»


Je vois un peu plus de monde, maintenant que je suis propre. Ma
mère me prie de l'accompagner chez des gens qu'elle connaît.

Elle en est si contente et si fière!

Mais au milieu d'une conversation elle dit tout à coup:

«Comme ça fronce! Et comme on voit qu'il n'y a qu'une demi-doublure!
Si tu te tenais comme ça au moins, ça cacherait!» (et elle me
tire mon gilet pour le faire aller, elle tripote ma cravate).

Claquant la langue tristement, elle ajoute:

«Tu peux te vanter d'avoir choisi du salissant! Et il n'a
seulement pas demandé des morceaux!»


Mon père sent que je suis ulcéré, et un jour où il me voyait
pâlir, il eut peur de mon désespoir.

«Ton fils a voulu s'empoisonner», dit-il à ma mère.

Il en est à croire cela.

La pauvre femme reste muette, glacée.

Il est d'ailleurs las, lui-même, de la vie que nous menons sous le
même toit. La maison a l'air d'une maison maudite.


«Dis-lui de m'écrire ce qu'il compte faire.»

C'est le dernier mot qu'il adresse à ma mère, après cette soûleur
du suicide.


C'est affreux de prendre cette grande feuille de papier vide pour
écrire à, son père. Il faut mettre _vous_.

Je dis _vous_ pour la première fois.

Je ne vois pas bien avec la chandelle.

«Mère, donne-moi donc une bougie.

--Ça n'éclaire pas mieux, va, c'est un peu plus propre, mais ça
éclaire moins bien, et c'est beaucoup plus cher, vois-tu!»

J'écris à mon père! Je rature, et je rature!

Tout en écrivant, il m'est venu de la sensibilité, j'ai peur de
paraître faible.

Je recommence; c'est difficile et douloureux.

Ah! ma foi, non! et je déchire encore...

Je vais mettre deux lignes seulement,--pas deux lignes,--
quatre mots. Ça m'évitera ce «_vous»_, et ce que je veux dire y
sera tout de même. J'écris simplement ceci:

_Je veux être ouvrier._

«Ton père est furieux», me glisse à l'oreille ma mère, qui vient
de remettre le bout de papier.


Il me rencontre dans un corridor:

«Tu te f... de moi, dis...?»

Il lève la main, et j'ai cru qu'il allait m'écraser.
L'abîme est creusé,--il va arriver un malheur.


25
La délivrance

Le malheur est arrivé!

Je sors quelquefois, le soir--bien rarement. Que dirais-je aux
gens que je rencontrerais? Je n'ai pas le sou pour aller au café
où les collégiens vont. Je ne veux pas me laisser offrir et ne pas
payer: je suis trop pauvre pour cela. C'est quand j'ai de l'argent
dans ma poche que j'accepte, parce que je sens que l'on ne me fait
pas l'aumône et qu'à mon tour je puis régaler.

Mais il y a longtemps que je n'ai plus rien--même un sou.

J'avais fait un peu d'argent avec mes livres de prix. _La Poésie
au seizième siècle_, par Sainte-Beuve, un Bossuet, et les oeuvres
de M. Victor Cousin.

Ma mère trouvant cinq francs dans ma poche m'avait demandé où je
les avais pris. Elle avait l'air de croire que c'était le produit
d'un vol ou d'un assassinat. «Il se sera laisser entraîner par les
mauvais conseils. Ce sont les mauvais conseils qui perdent les
jeunes gens.»

Qui me donnerait des conseils?--Des copains? Je suis plus vieux
qu'eux, même s'ils ont mon âge. On ne les a pas battus tant que
moi. Ils n'ont pas connu Legnagna et la maison muette.--Des
vieux? les collègues de mon père? Ils ont bien assez à faire de
nouer les deux bouts, et puis ils ne savent que ce qui se passait
chez les anciens, et n'ont pas le temps,--à cause des
répétitions,--de juger ce qui se passe autour d'eux.

J'avais dit à ma mère d'où venaient ces cinq francs.

Elle avait levé les mains au ciel.

«Tu as vendu tes livres de prix, Jacques!...»

Pourquoi pas? Si quelque chose est à moi, c'est bien ces bouquins,
il me semble! Je les aurais gardés, si j'avais trouvé dedans ce
que coûte le pain et comment on le gagne. Je n'y ai trouvé que des
choses de l'autre monde!--tandis qu'avec l'argent, j'ai pu
acheter une cravate qui n'était pas ridicule et aller aussi
prendre un gloria aux Mille-Colonnes. J'y lis la _feuille _de
Paris, qui sent encore l'imprimerie, quand le facteur l'apporte.

Mais je me suis trouvé un soir face à face avec mon père qui
passait. Il m'a insulté, d'un mot, d'un geste.

«Te voilà, fainéant?»

Et il a continué son chemin.

Fainéant?--Ah! j'avais envie de courir après lui et de lui
demander pourquoi il m'avait jeté entre les dents, et sans me
regarder en face, ce mot qui me faisait mal!

Fainéant!--Parce que, dans le silence glacial de la maison, ce
travail de bachot et cet acharnement sur les morts m'ennuient,
parce que je trouve les batailles des Romains moins dures que les
miennes, et que je me sens plus triste que Coriolan! Oh! il ne
faut pas qu'il m'appelle fainéant!

Fainéant!

Si mon père était un autre homme, j'irais à lui, et je lui dirais:

«Je te jure que je vais travailler, bien travailler, mais n'aie
plus vis-à-vis de moi cette attitude cruelle!»

Il me renverrait comme un menteur. J'ai bien vu cela, quand
j'étais plus jeune.

Deux ou trois fois, quand il allait m'humilier ou me battre, je
lui promis, s'il ne le faisait point, de tenir n'importe quelle
parole il voudrait. Il avait fait fi de mes engagements, et je lui
en avais voulu, tout enfant que je fusse, de si peu croire au
courage de son fils.

Aujourd'hui encore il me rirait au nez et il croirait que je
caponne!

Allons! je vivrai à côté de lui comme à côté d'un garde-chiourme,
et je travaillerai tout de même! C'est dit.

Mais, le lendemain soir, ma mère venait m'annoncer, tout effrayée,
que mon père ne voulait plus que je restasse dehors et que je
courusse les cafés comme un vagabond. Il fallait être rentré à
huit heures, ou sinon je coucherais dans la rue.


J'y ai couché.

C'est long, une nuit à assassiner, et vers deux heures du matin il
a plu. J'étais trempé jusqu'aux os, j'avais les pieds glacés, et
je me cachais sous les auvents des portes. J'avais peur aussi des
sergents de ville! J'ai tourné, tourné, autour de la maison. À dix
heures, elle avait été fermée, suivant la menace. J'avais trouvé
le verrou mis.

Demain encore, je le trouverai tiré si mon père a autant de
courage que moi.

Je ne tiens pas à rôder dans les rues. J'aimerais mieux être dans
ma chambre, mais on a l'air de me _menacer_. Je ne veux pas
paraître avoir peur, et je grelotte, et mes dents claquent.

Comme c'est froid, quand le soleil se lève!


Je ne suis rentré que quand mon père devait être au collège, à
huit heures et demie du matin.

Il n'était pas sorti. C'est la première fois, depuis la scène
sanglante avec ma mère, qu'il a manqué la classe.

M'avait-il vu et m'attendait-il? Était-il malade de fureur?

La porte était à peine poussée qu'il s'est jeté sur moi. Il était
blanc comme un mort.

«Gredin, dit-il, je vais te casser les bras et les jambes!»


_Dans la maison, une heure après._

«Qu'y a-t-il?

--Il y a le fils Vingtras, qui a voulu assassiner son père!»

Je n'ai pas essayé d'assassiner mon père. C'est lui qui m'aurait
volontiers estropié; il répétait:

«Je te casserai les bras et les jambes.»

«Eh bien, non! Vous ne casserez les bras et les jambes à personne.
Oh! je ne vous frapperai pas! Mais vous ne me toucherez point.
C'est trop tard; je suis trop grand.»


BAS LES MAINS! OU GARE À VOUS!


_Minuit._

Mon père me fera arrêter, bien sûr.

La prison demain, comme un criminel.

Ma vie sera une vie de bataille. C'est le sort de celles qui
commencent comme cela. Je le sens bien.

Je ne resterais en prison qu'une semaine, pas plus, que je serais
tout de même montré au doigt pour longtemps dans cette province.

L'idée m'est presque venue d'en finir.

Si je me tuais cette nuit, pourtant, ce serait mon père qui
m'aurait assassiné!

Et qu'ai-je fait de mal? des fautes de quantité et de grammaire,
voilà tout. Puis j'ai, sur un faux renseignement, dit qu'il y
avait huit facultés de l'âme quand il n'y en a que sept.--Voilà
pourquoi je me pendrais à cette fenêtre?

Je n'ai pas un reproche à m'adresser.

Je n'ai pas même une bille _chipée _sur la conscience. Une fois
mon père me donna trente sous pour acheter un cahier qui en
coûtait vingt-neuf; je gardai le sou. C'est mon seul vol. Je n'ai
jamais _rapporté_, oh! non! ni _cané__[12]__ _quand il fallait se
battre.

Si c'était à Paris, encore! En sortant de prison, on me serrerait
la main tout de même. Ici, point!

Eh bien! _je ferai mon temps_ ici, et j'irai à Paris après; et
quand je serai là, je ne cacherai pas que j'ai été en prison, je
le crierai! Je défendrai les DROITS DE L'ENFANT, comme d'autres
les DROITS DE L'HOMME.

Je demanderai si les pères ont liberté de vie et de mort sur le
corps et l'âme de leur fils; si M. Vingtras a le droit de me
martyriser parce que j'ai eu peur d'un métier de misère, et si
M. Bergougnard peut encore crever la poitrine d'une Louisette.

Paris! oh! Je l'aime!

J'entrevois l'imprimerie et le journal, la liberté de se défendre,
la sympathie aux révoltés.

L'idée de Paris me sauva de la corde ce jour-là. Je tourmentais
déjà ma cravate.


Encore des cris, des cris! C'est deux jours après.

Ma mère, éperdue, entre dans ma chambre.

«Jacques, viens, viens!»

On était en train d'insulter mon père. Il avait, quelques jours
auparavant, frappé un de ses élèves, et voilà que dans la maison
où la veille il avait failli me tuer, les parents de l'enfant
calotté venaient exiger une réparation. On voulait que M. Vingtras
fît des excuses, demandât pardon; et comme M. Vingtras balbutiait,
on lui mettait le poing sous le nez.

Ils étaient deux, le père et le frère aîné, un vieux et un jeune.

«Qu'y a-t-il?

--Il y a, disait le jeune, que votre père s'est permis de gifler
mon frère. S'il n'était pas si décati, c'est moi qui le giflerais.

--Malheureux!»

Je l'ai pris à bras-le-corps. Ah! il ne pèse pas lourd! et le
vieux non plus. Par la porte, allons! Un peu plus, ils étaient en
morceaux.

Ils amassaient du monde dans la rue.

«Viens donc, me crie le frère aîné écumant.

--Eh! je viens!»


On nous a séparés à grand-peine. Il a dix-huit ans, c'est un
saint-cyrien, il est courageux, mais je le _règle_. Je le tiens
comme j'ai vu l'oncle Chadenas tenir des cochons. Je ne veux pas
lui faire de mal, maintenant qu'il est à terre. Seulement il bouge
encore. On me tire par les cheveux.

On me l'a à peine ôté des mains qu'il me jette une carte
par-dessus la foule. «Si c'était devant une épée, tu ferais moins
le fier. C'est l'épée qui est mon arme, à moi», et il gesticule, et
il en conte!...

L'imbécile!

«Hé, Massion, veux-tu aller lui dire que s'il ne se tait pas, je
vais le _casser_ de nouveau, mais que s'il se tait, je me battrai
à l'épée avec lui.»


_Prairie de Mauves, 7 heures du matin._

Ça s'est arrangé sans que chez nous on en sût rien. Tout le
collège en parle, par exemple, mais mon père est au lit avec la
fièvre,--le médecin a même ordonné qu'on le laissât reposer,--
ce qui me donne ma liberté.

J'ai trouvé des témoins: tous ceux de mes anciens condisciples qui
ont un brin de moustache et veulent entrer à Saint-Cyr ou à la
Navale s'offrent pour la chose.

«Vous êtes bien jeune, dit quelqu'un mêlé aux pourparlers.

--J'ai dix-huit ans.»

Je mens de deux ans, voilà tout.

On se demande tout bas si au dernier moment je ne _fouinerai _pas
devant Saint-Cyr.

Ils ne savent pas que la vie m'embête, qu'un duel est comme un
paletot neuf non choisi par ma mère, que c'est la première fois
que je fais acte d'homme. C'est que j'en ai envie; nom d'un
tonnerre! Si le saint-cyrien ne voulait plus, je l'y forcerais.

Je suis ému tout de même! Je vais peut-être avoir l'air si gauche?
Mais je me ferai tuer tout de suite si l'on rit.


Nous sommes sur le terrain.

«Avancez, messieurs!»

Les témoins sont plus inquiets que nous, et puis ils ont peur de
rater le cérémonial.

L'autre ne vient donc pas?... Il a engagé le fer, puis a fait un
bond en arrière et il me laisse là.

J'ai l'air d'un chien qui a perdu son maître.

Il ne vient pas, j'avance.

Cri du médecin!

«Quoi donc?

--Vous êtes blessé.

--Moi?

--Vous avez la cuisse pleine de sang.»

Je ne sens rien.

«Recommençons, recommençons ça!»

Et croyant que c'est le grand genre de bondir en arrière comme a
fait l'autre, je bondis.

«Mais c'est un saltimbanque!» dit le chirurgien.

Enfin on m'amène à lui. Je ne sais pas encore pourquoi.

«Le gras de la cuisse traversé!

--Vous croyez?

--Et quinze jours sans marcher!»

Oh! je n'ai pas grand endroit où aller!

Je suis donc blessé, il paraît. En effet, ça saigne.

Le saint-cyrien me serre la main et me dit: «Je regrette...»

Moi, je ne regrette rien. C'est un quart d'heure de passé, et j'ai
vu que ça ne me faisait pas plus qu'un cautère sur une jambe de
bois.

J'avais laissé un mot à ma mère le matin: «Je suis chez un
camarade.»

Elle a même fait cette remarque:

«C'est mal pendant que son père est malade.»


Je suis revenu en voiture. Il a fallu de l'argent pour cette
voiture; je n'en avais pas. En arrivant, j'ai dû demander trente
sous à ma mère qui m'a cru fou.

«Il prend des voitures, maintenant!»

L'escalier est noir.

J'ai monté en me tenant la jambe, sans rien dire, et, sous
prétexte de migraine (on croit que j'ai bu), je suis allé me
fourrer dans mon lit.

Mais une voisine,--à peine étais-je dans les draps, lui a conté
toute l'histoire. Ma mère lâche le chevet de son époux pour le
mien.

«Jacques, tu as _été en duel_!

--Et mon père, comment va-t-il?»


Il est dans la chambre à côté de la mienne depuis ce matin. Le
médecin a fait observer qu'il y avait plus d'air. Ma mère retourne
à lui.

Je ne comprends pas bien ce qu'ils disent, mais on parle de moi,
elle raconte l'histoire. Je saisis des bribes.

Un bruit qui se faisait dans l'escalier s'éteint et j'entends
tout.

C'est mon père qui parle avec émotion:

«Oui, quand il sera guéri, il partira.

--Pour Paris?

--Pour Paris.

--Il n'est pas blessé grièvement, n'est-ce pas? Ce n'est rien, au
moins?

--Je t'ai dit que non.»

Un silence.

«C'est pour moi qu'il s'est battu... Après la scène de la
veille!...»

Il semble que sa voix tremble.

«Oui, oui... il vaut mieux que nous nous séparions. De loin, nous
ne nous querellerons pas. De près, il me haïrait!... Il me hait
peut-être déjà! Mais c'est plus fort que moi! Ce professorat a
fait de moi une vieille bête qui a besoin d'avoir l'air méchant,
et qui le devient, à force de faire le croquemitaine et les yeux
creux... Ça vous tanne le coeur... On est cruel... J'ai été cruel.

--Comme moi, dit ma mère... Mais je le lui ai dit un jour à
Paris, je lui ai presque demandé pardon, et si tu avais vu comme
il a pleuré!

--Toi, tu as su lui dire, moi je ne saurais pas. J'aurais peur de
_blesser la discipline_. Je craindrais que les élèves, je veux
dire que mon fils ne rie de moi. J'ai été pion, et il m'en reste
dans le sang. Je lui parlerai toujours comme à un écolier, et je
le confondrai avec les gamins qu'il faut que je punisse pour
qu'ils me craignent et qu'ils n'attachent pas des rats au collet
de mon habit... Il vaut mieux qu'il parte.

--Tu l'embrasseras avant de partir.

--Non. Tu l'embrasseras pour moi. Je suis sûr que j'aurais encore
l'air _chien_ sans le vouloir. C'est le professorat, je te dis!...
Tu l'embrasseras... et tu lui diras, en cachette, que je l'aime
bien... Moi, je n'ose pas.»


«Madame, madame!

--Quoi donc!

--Il y a les agents en bas!

--Les agents!»

Il y a, en effet, des étrangers dans l'escalier, et j'entends
parler.

«Nous venons pour emmener votre fils.

--Parce qu'il s'est battu?»

Elle remonte vers mon père.

«Plus bas, plus bas, mon amie, c'est moi qui avais écrit pour
qu'on se tînt prêt à l'arrêter, depuis huit jours déjà!... J'avais
signé, après cette scène... Oh! j'ai honte... Il n'entend pas,
dis, au moins, à travers la cloison?»

....................................

J'entends.

Quel bonheur que j'aie été blessé et que je sois couché dans ce
lit! Je n'aurais jamais su qu'il m'aimait.

Ah! je crois qu'on eût mieux fait de m'aimer tout haut! Il me
semble qu'il me restera toujours, de ma vie d'enfant, des trous de
mélancolie et des plaies sensibles dans le coeur!


Mais aussi j'entre dans la vie d'homme, prêt à la lutte, plein de
force, bien honnête. J'ai le sang pur et les yeux clairs, pour
voir le fond des âmes; ils sont comme cela, ai-je lu quelque part,
ceux qui ont un peu pleuré.

Il ne s'agit plus de pleurer! il faut _vivre_.

Sans métier, sans argent, c'est dur; mais on verra. Je suis mon
maître à partir d'aujourd'hui. Mon père avait le droit de
frapper... Mais malheur maintenant, malheur à qui me touche!--
Ah! oui! malheur à celui-là!

Je me parle ainsi, la cuisse tendue dans mon lit de blessé.

Huit jours après, le chirurgien vient, défait le bandage et dit:

«Grâce à mon pansement,--un nouveau système,--vous êtes guéri;
vous pouvez vous lever aujourd'hui et vous pourrez sortir demain.»

Ma mère remercie Dieu.

«Oh! j'ai eu si peur!... S'il avait fallu te couper la jambe!--
je vais t'apprendre une nouvelle maintenant...»

Elle me conte tout ce que je sais, ce que j'ai entendu à travers
la cloison.


«Tu vas me quitter!» dit-elle en sanglotant.

Je veux me lever tout de suite pour ramasser un peu mes livres,
faire ma petite malle, et je lui demande mes habits.

Ce sont ceux du duel.

Ma mère les apporte. Elle aperçoit mon pantalon avec un trou et
taché de sang.

«Je ne sais pas si le sang s'en ira... la couleur partira avec,
bien sûr...»

Elle donne encore un coup de brosse, passe un petit linge mouillé,
fait ce qu'il faut,--elle a toujours eu si soin de ma toilette!
--mais finit par dire en hochant la tête:

«Tu vois, ça ne s'en va pas... Une autre fois, Jacques, mets au
moins ton vieux pantalon!»



    [1] Religieuse qui ne vit pas dans un couvent.
    [2] Sorte de cataplasme.
    [3] Il s'agit d'une question de grammaire.
    [4] Dictionnaire utilisé pour écrire des vers latins.
    [5] Dictionnaire de grec.
    [6] Auteur de chansons très populaire.
    [7] Drapeau.
    [8] _Civis_: citoyen, _commilito_: compagnon
d'armes.
    [9] « Donnez des lys à pleines mains. » (Virgile,
Énéide, VI, 863.)
    [10] « Je tombe sans gloire, les armes brisées. »
    [11] Conducteur, cocher.
    [12] Fuit.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'enfant" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home