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Title: Un billet de loterie
Author: Verne, Jules, 1828-1905
Language: French
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Jules Verne



UN BILLET DE LOTERIE

(Le numéro 9672)



(1886)



Table des matières

I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX



I

-- Quelle heure est-il? demanda dame Hansen, après avoir secoué
les cendres de sa pipe, dont les dernières bouffées se perdirent
entre les poutres coloriées du plafond.

-- Huit heures, ma mère, répondit Hulda.

-- Il n'est pas probable qu'il nous arrive des voyageurs pendant
la nuit; le temps est trop mauvais.

-- Je ne pense pas qu'il vienne personne. En tout cas, les
chambres sont prêtes, et j'entendrai bien si l'on appelle du
dehors.

-- Ton frère n'est pas revenu?

-- Pas encore.

-- N'a-t-il pas dit qu'il rentrerait aujourd'hui?

-- Non, ma mère. Joël est allé conduire un voyageur au lac Tinn,
et, comme il est parti très tard, je ne crois pas qu'il puisse,
avant demain, revenir à Dal.

-- Il couchera donc à Moel?

-- Oui, sans doute, à moins qu'il n'aille à Bamble faire visite au
fermier Helmboë...

-- Et à sa fille?

-- Oui, Siegfrid, ma meilleure amie, et que j'aime comme une
soeur! répondit en souriant la jeune fille.

-- Eh bien, ferme la porte, Hulda, et allons dormir...

-- Vous n'êtes pas souffrante, ma mère?

-- Non, mais demain je compte me lever de bonne heure. Il faut que
j'aille à Moel...

-- À quel propos?

-- Eh! ne faut-il pas s'occuper de renouveler nos provisions pour
la saison qui va venir?

-- Le messager de Christiania est donc arrivé à Moel avec sa
voiture de vins et de comestibles?

-- Oui, Hulda, cet après-midi, répondit dame Hansen. Lengling, le
contremaître de la scierie, l'a rencontré et m'a prévenue en
passant. De nos conserves en jambon et en saumon fumé, il ne reste
plus grand-chose, et je ne veux pas risquer d'être prise au
dépourvu. D'un jour à l'autre, surtout si le temps redevient
meilleur, les touristes peuvent commencer leurs excursions dans le
Telemark. Il faut que notre auberge soit en état de les recevoir
et qu'ils y trouvent tout ce dont ils peuvent avoir besoin pendant
leur séjour. Sais-tu bien, Hulda, que nous voici déjà au 15 avril?

-- Au 15 avril! murmura la jeune fille.

-- Donc, demain, reprit dame Hansen, je m'occuperai de tout cela.
En deux heures, j'aurai fait nos achats que le messager apportera
ici, et je reviendrai avec Joël dans sa kariol.

-- Ma mère, au cas où vous rencontreriez le courrier, n'oubliez
pas de demander s'il y a quelque lettre pour nous...

-- Et surtout pour toi! C'est bien possible, puisque la dernière
lettre de Ole a déjà un mois de date.

-- Oui! un mois!... un grand mois!

-- Ne te fais pas de peine, Hulda! Ce retard n'a rien qui puisse
nous étonner. D'ailleurs, si le courrier de Moel n'a rien apporté,
ce qui n'est pas venu par Christiania ne peut-il venir par Bergen?

-- Sans doute, ma mère, répondit Hulda; mais que voulez-vous? Si
j'ai le coeur gros, c'est qu'il y a loin d'ici aux pêcheries du
New Found Land! Toute une mer à traverser, et lorsque la saison
est mauvaise encore! Voilà près d'un an que mon pauvre Ole est
parti, et qui pourrait dire quand il viendra nous revoir à Dal?...

-- Et si nous y serons à son retour! murmura dame Hansen, mais si
bas, que sa fille ne put l'entendre.

Hulda alla fermer la porte de l'auberge, qui s'ouvrait sur le
chemin du Vestfjorddal. Elle ne prit même pas le soin de donner un
tour de clé à la serrure. En cet hospitalier pays de Norvège, ces
précautions ne sont pas nécessaires. Il convient, aussi, que tout
voyageur puisse entrer, de jour, comme de nuit, dans la maison des
gaards et des soeters, sans qu'il soit besoin de lui ouvrir.

Aucune visite de rôdeurs ou de malfaiteurs n'est à craindre, ni
dans les bailliages ni dans les hameaux les plus reculés de la
province. Aucune tentative criminelle contre les biens ou les
personnes n'a jamais troublé la sécurité de ses habitants.

La mère et la fille occupaient deux chambres du premier étage sur
le devant de l'auberge -- deux chambres fraîches et propres,
d'ameublement modeste, il est vrai, mais dont la tenue indiquait
les soins d'une bonne ménagère. Au-dessus, sous la couverture,
débordant comme un toit de chalet, se trouvait la chambre de Joël,
éclairée par une fenêtre, encadrée d'un découpage en sapin
amenuisé avec goût. De là, le regard, après avoir parcouru un
grandiose horizon de montagnes, pouvait descendre jusqu'au fond de
l'étroite vallée, où mugissait le Maan, moitié torrent, moitié
rivière. Un escalier de bois, à consoles trapues, à marches
miroitantes, montait de la grande salle du rez-de-chaussée aux
étages supérieurs. Rien de plus attrayant que l'aspect de cette
maison, où le voyageur trouvait un confort bien rare dans les
auberges de Norvège.

Hulda et sa mère habitaient donc le premier étage. C'est là que de
bonne heure elles se retiraient toutes deux, quand elles étaient
seules. Déjà dame Hansen, s'éclairant d'un chandelier de verre
multicolore, avait gravi les premières marches de l'escalier,
lorsqu'elle s'arrêta.

On frappait à la porte. Une voix se faisait entendre:

-- Eh! dame Hansen! dame Hansen! Dame Hansen redescendit.

-- Qui peut venir si tard? dit-elle.

-- Est-ce qu'il serait arrivé quelque accident à Joël? répondit
vivement Hulda. Aussitôt, elle revint vers la porte.

Il y avait là un jeune gars, un de ces gamins qui font le métier
de skydskarl, lequel consiste à s'accrocher à l'arrière des
kariols et à ramener le cheval au relais, quand l'étape est finie.
Celui-ci était venu à pied et se tenait debout sur le seuil.

-- Eh! que veux-tu à cette heure? dit Hulda.

-- D'abord vous souhaiter le bonsoir, répondit le jeune gars.

-- C'est tout?

-- Non! ce n'est pas tout, mais ne faut-il pas toujours commencer
par être poli?

-- Tu as raison! Enfin, qui t'envoie?

-- Je viens de la part de votre frère Joël.

-- Joël?... Et pourquoi? répliqua dame Hansen. Elle s'avança vers
la porte, de ce pas lent et mesuré qui caractérise la marche des
habitants de la Norvège. Qu'il y ait du vif-argent dans les veines
de leur sol, soit! mais dans les veines de leur corps, peu ou
point.

Cependant cette réponse avait évidemment causé quelque émotion à
la mère, car elle se hâta de dire:

-- Il n'est rien arrivé à mon fils?

-- Si!... Il est arrivé une lettre que le courrier de Christiania
avait apportée de Drammen...

-- Une lettre qui vient de Drammen? dit vivement dame Hansen en
baissant la voix.

-- Je ne sais pas, répondit le jeune gars. Tout ce que je sais,
c'est que Joël ne peut revenir avant demain et qu'il m'a envoyé
ici pour vous apporter cette lettre.

-- C'est donc pressé?

-- Il paraît.

-- Donne, dit dame Hansen, d'un ton qui dénotait une assez vive
inquiétude.

-- La voici, bien propre et pas chiffonnée. Seulement cette lettre
n'est pas pour vous. Dame Hansen sembla respirer plus à l'aise.

-- Et pour qui? demanda-t-elle.

-- Pour votre fille.

-- Pour moi! dit Hulda. C'est une lettre de Ole, j'en suis sûre,
une lettre qui sera venue par Christiania! Mon frère n'aura pas
voulu me la faire attendre!

Hulda avait pris la lettre, et, après s'être éclairée du
chandelier, qui avait été déposé sur la table, elle regardait
l'adresse.

-- Oui!... C'est de lui!... C'est bien de lui!... Puisse-t-il
m'annoncer que le _Viken _va revenir! Pendant ce temps, dame
Hansen disait au jeune gars:

-- Tu n'entres pas?

-- Une minute alors! Il faut que je retourne ce soir à la maison,
parce que je suis retenu demain matin pour une kariol.

-- Eh bien, je te charge de dire à Joël que je compte aller le
rejoindre. Qu'il m'attende donc.

-- Demain soir?

-- Non, dans la matinée. Qu'il ne quitte pas Moel sans m'avoir
vue. Nous reviendrons ensemble à Dal.

-- C'est convenu, dame Hansen.

-- Allons, une goutte de brandevin?

-- Avec plaisir! Le jeune gars s'était approché de la table, et
dame Hansen lui avait présenté un peu de cette réconfortante
eau-de-vie, toute-puissante contre les brumes du soir. Il n'en
laissa pas une goutte au fond de la petite tasse. Puis:

-- _God aften! _dit-il.

-- _God aften, _mon garçon!

C'est le bonsoir norvégien. Il fut simplement échangé. Pas même
une inclination de tête. Et le jeune gars partit, sans s'inquiéter
de la longue trotte qu'il avait à faire. Ses pas se furent bientôt
perdus sous les arbres du sentier qui côtoie la torrentueuse
rivière.

Cependant Hulda regardait toujours la lettre de Ole et ne se
hâtait pas de l'ouvrir. Qu'on y songe! Cette frêle enveloppe de
papier avait dû traverser tout l'Océan pour arriver jusqu'à elle,
toute cette grande mer où se perdent les rivières de la Norvège
occidentale. Elle en examinait les différents timbres. Mise à la
poste le 15 mars, cette lettre n'arrivait à Dal que le 15 avril.
Comment, il y avait un mois déjà que Ole l'avait écrite! Que
d'événements avaient pu se produire pendant ce mois, sur ces
parages du New Found Land -- nom que les Anglais donnent à l'île
de Terre-Neuve! N'était-ce pas encore la période de l'hiver,
l'époque dangereuse des équinoxes? Ces lieux de pêche ne sont-ils
pas les plus mauvais du monde, avec les formidables coups de vent
que le pôle leur envoie à travers les plaines du Nord-Amérique?
Métier pénible et périlleux, ce métier de pêcheur, qui était celui
de Ole! Et s'il le faisait, n'était-ce point pour lui en rapporter
les bénéfices, à elle, sa fiancée, qu'il devait épouser au retour!
Pauvre Ole! Que disait-il dans cette lettre? Sans doute, qu'il
aimait toujours Hulda, comme Hulda l'aimerait toujours, que leurs
pensées se confondaient, malgré la distance, et qu'il voudrait
être au jour de son arrivée à Dal!

Oui! il devait dire tout cela, Hulda en était sûre. Mais, peut-être
ajoutait-il que son retour était proche, que cette campagne
de pêche, qui entraîne les marins de Bergen si loin de leur terre
natale, allait prendre fin! Peut-être Ole lui apprenait-il que le
_Viken _achevait d'arrimer sa cargaison, qu'il se préparait à
appareiller, que les derniers jours d'avril ne s'écouleraient pas
sans que tous deux fussent réunis en cette heureuse maison du
Vestfjorddal? Peut-être l'assurait-il, enfin, que l'on pouvait
déjà fixer le jour où le pasteur viendrait de Moel pour les unir
dans la modeste chapelle de bois dont le clocher émergeait d'un
épais massif d'arbres, à quelques centaines de pas de l'auberge de
dame Hansen?

Pour le savoir, il suffisait simplement de briser le cachet de
l'enveloppe, d'en tirer la lettre de Ole, de la lire, même à
travers les larmes de douleur ou de joie que son contenu pourrait
amener dans les yeux de Hulda. Et, sans doute, plus d'une
impatiente fille du Midi, une fille de la Dalécarlie, du Danemark
ou de la Hollande, eût déjà su ce que la jeune Norvégienne ne
savait pas encore! Mais Hulda rêvait, et les rêves ne se terminent
que lorsqu'il plaît à Dieu de les finir. Et que de fois on les
regrette, tant la réalité est décevante!

-- Ma fille, dit alors dame Hansen, cette lettre que ton frère t'a
envoyée, c'est bien une lettre de Ole?

-- Oui! j'ai reconnu son écriture!

-- Eh bien, veux-tu donc remettre à demain pour la lire? Hulda
regarda une dernière fois l'enveloppe. Puis, après l'avoir
décachetée sans trop de hâte, elle en retira une lettre
soigneusement calligraphiée et lut ce qui suit:

«Saint-Pierre-Miquelon, 17 mars 1882.

«Chère Hulda,

«Tu apprendras avec plaisir que nos opérations de pêche ont
prospéré et qu'elles seront achevées dans quelques jours.

Oui! Nous touchons à la fin de la campagne! Après un an d'absence,
combien je serai heureux de revenir à Dal, et d'y retrouver la
seule famille qui me reste et qui est la tienne.

«Mes parts de bénéfice sont belles. Ce sera pour notre entrée en
ménage. Messieurs Help frères, Fils de l'Aîné, nos armateurs de
Bergen, sont avisés que le _Viken _sera probablement de retour du
15 au 20 mai. Tu peux donc t'attendre à me voir à cette époque,
c'est-à-dire, au plus, dans quelques semaines.

«Chère Hulda, je compte te trouver encore plus jolie qu'à mon
départ, et, comme ta mère, en bonne santé. En bonne santé aussi,
ce hardi et brave camarade, mon cousin Joël, ton frère, qui ne
demande pas mieux que de devenir le mien.

«Au reçu de la présente, fais bien toutes mes amitiés à dame
Hansen, que je vois d'ici, au fond de son fauteuil de bois, près
du vieux poêle, dans la grande salle. Répète-lui que je l'aime
deux fois, d'abord parce qu'elle est ta mère, et ensuite parce
qu'elle est ma tante.

«Surtout ne vous dérangez pas pour venir au-devant de moi à
Bergen. Il serait possible que le _Viken _fût signalé plus tôt que
je le marque. Quoi qu'il en soit, vingt-quatre heures après mon
débarquement, chère Hulda, tu peux compter que je serai à Dal.
Mais ne va pas être trop surprise si j'arrive en avance.

«Nous avons été rudement secoués par les gros temps pendant cet
hiver, le plus mauvais que nos marins aient jamais passé. Par
bonheur, la morue du grand banc a donné avec abondance. Le _Viken
_en rapporte près de cinq mille quintaux, livrables à Bergen, déjà
vendus par les soins de Messieurs Help frères, Fils de l'Aîné.
Enfin, ce qui doit intéresser la famille, c'est que nous avons
réussi, et les profits seront bons pour moi qui, maintenant, suis
à part entière.

«D'ailleurs, si ce n'est pas la fortune que je rapporte au logis,
j'ai comme une idée, ou plutôt j'ai comme un pressentiment qu'elle
doit m'attendre au retour! Oui! la fortune... sans compter le
bonheur! Comment?... Cela, c'est mon secret, chère Hulda, et tu me
pardonneras d'avoir un secret pour toi.

«C'est le seul! D'ailleurs, je te le dirai... Quand? Eh bien, dès
que le moment sera venu -- avant notre mariage, s'il était reculé
par quelque retard imprévu -- après, si je reviens à l'époque
dite, et si, dans la semaine qui suivra mon retour à Dal, tu es
devenue ma femme, comme je le désire tant!

«Je t'embrasse, chère Hulda. Je te charge d'embrasser pour moi
dame Hansen et mon cousin Joël. J'embrasse encore ton front,
auquel la couronne rayonnante des mariées du Telemark mettra comme
un nimbe de sainte. Une dernière fois, adieu, chère Hulda, adieu!

«Ton fiancé,

«Ole Kamp.»


II

Dal -- quelques maisons seulement, les unes le long d'une route
qui n'est à vrai dire qu'un sentier, les autres éparses sur les
croupes voisines. Elles tournent la face à l'étroite vallée du
Vestfjorddal, le dos au cadre des collines du nord, au pied
desquelles coule le Maan. L'ensemble de ces constructions
formerait un des gaards très communs dans le pays, s'il était sous
la direction d'un seul propriétaire de cultures ou d'un fermier à
gages. Mais il a droit, si ce n'est au nom de bourg, du moins à
celui de hameau. Une petite chapelle, édifiée en 1855, dont le
chevet est percé de deux étroites fenêtres à vitraux, dresse non
loin, à travers le fouillis des arbres, son clocher à quatre pans
-- le tout en bois. Çà et là, au-dessus des rios qui courent à la
rivière, sont jetés quelques ponceaux, charpentés en losange, dont
l'entrecroisement est rempli de pierres moussues. Plus loin se
font entendre les grincements d'une ou deux scieries
rudimentaires, actionnées par les torrents, avec une roue pour
manoeuvrer la scie, et une roue pour mouvoir la poutre ou le
madrier. À courte distance, chapelle, scieries, maisons, cabanes,
tout semble baigné dans une molle vapeur de verdure, sombre avec
les sapins, glauque avec les bouleaux, que dessinent les arbres,
isolés ou groupés, depuis les berges sinueuses du Maan jusqu'à la
crête des hautes montagnes du Telemark.

Tel est ce hameau de Dal, frais et riant, avec ses habitations
pittoresques, extérieurement peintes, celles-ci de couleurs
tendres -- vert naissant ou rose clair -- celles-là enluminées de
couleurs violentes, jaune éclatant ou sang-de-boeuf. Leurs toits
d'écorces de bouleau, emplâtrés d'un gazon verdoyant que l'on
fauche à l'automne, sont coiffés de fleurs naturelles. Tout cela
est délicieux et appartient au plus charmant pays du monde. Pour
tout dire, Dal est dans le Telemark, le Telemark est en Norvège,
et la Norvège, c'est la Suisse avec plusieurs milliers de fiords
qui permettent à la mer de gronder au pied de ses montagnes.

Le Telemark est compris dans cette portion renflée de l'énorme
cornue que figure la Norvège entre Bergen et Christiania. Ce
bailliage -- une dépendance de la préfecture de Batsberg -- a des
montagnes et des glaciers comme la Suisse, mais ce n'est pas la
Suisse. Il a des chutes grandioses comme le Nord-Amérique, mais ce
n'est pas l'Amérique. Il a des paysages avec des maisons peintes
et des processions d'habitants, vêtus de costumes d'un autre âge,
comme certains bourgs de la Hollande, mais ce n'est pas la
Hollande. Le Telemark, c'est mieux que tout cela, c'est le
Telemark, contrée peut-être unique au monde par les beautés
naturelles qu'elle renferme. L'auteur a eu le plaisir de le
visiter. Il l'a parcouru en kariol avec des chevaux pris aux
relais de poste -- quand il s'en trouvait. Il en a rapporté une
impression de charme et de poésie, si vivace encore dans son
souvenir, qu'il voudrait pouvoir en imprégner ce simple récit.

À l'époque où se passe cette histoire -- en 1862 -- la Norvège
n'était pas encore sillonnée par le chemin de fer qui permet
actuellement d'aller de Stockholm à Drontheim par Christiania.
Maintenant un immense lien de rails est tendu à travers ces deux
pays scandinaves, peu enclins à vivre d'une vie commune. Mais,
enfermé dans les wagons de ce chemin de fer, si le voyageur va
plus vite qu'en kariol, il ne voit plus rien de l'originalité des
routes d'autrefois. Il perd la traversée de la Suède méridionale
par le curieux canal de Gotha, dont les steam-boats, s'élevant
d'écluse en écluse, grimpent à trois cents pieds de hauteur.
Enfin, il ne s'arrête ni aux chutes de Trolletann, ni à Drammen,
ni à Kongsberg, ni devant toutes les merveilles du Telemark.

À cette époque, le railway n'était qu'en projet. Quelque vingt ans
devaient s'écouler encore avant qu'on pût traverser le royaume
scandinave d'un littoral à l'autre -- en quarante heures -- et
aller jusqu'au cap Nord, avec billets d'aller et retour pour le
Spitzberg.

Or, précisément, Dal était alors -- et qu'il le soit longtemps! --
ce point central qui attirait les touristes étrangers ou
indigènes, ces derniers, pour la plupart, étudiants de
Christiania. De là, ils peuvent se disperser sur toute la région
du Telemark et du Hardanger, remonter la vallée du Vestfjorddal
entre le lac Mjös et le lac Tinn, se rendre aux merveilleuses
cataractes du Rjukan. Sans doute, il n'y a qu'une seule auberge
dans ce hameau; mais c'est bien la plus attrayante, la plus
confortable que l'on puisse désirer, la plus importante aussi,
puisqu'elle met quatre chambres à la disposition des voyageurs. En
un mot, c'est l'auberge de dame Hansen.

Quelques bancs entourent la base de ses parois roses, isolées du
sol par une solide fondation de granit. Les poutres et les
planches de sapin de ses murs ont acquis avec le temps une dureté
telle que l'acier d'une hache s'y émousserait. Entre ces poutres,
à peine équarries, disposées horizontalement les unes sur les
autres, un rejointoiement de mousses, mélangées de terre glaise,
forme des bourrelets étanches qui empêchent même les plus
violentes pluies d'hiver d'y pénétrer. Au-dessus des chambres, le
plafond chevronné est peint de tons rouges et noirs, contrastant
avec les couleurs plus douces et plus réjouissantes des lambris.
En un coin de la grande salle, le poêle circulaire envoie son
tuyau se perdre dans la cheminée du fourneau de la cuisine.

Ici, la boîte à horloge promène sur un large cadran d'émail ses
aiguilles ouvragées et pique, de seconde en seconde, un tic-tac
sonore. Là s'arrondit le vieux secrétaire à moulures brunes, près
d'un trépied massif, peint en fer. Sur une planchette se dresse le
chandelier en terre cuite, qui devient candélabre à trois branches
quand on le retourne. Les plus beaux meubles de la maison ornent
cette salle; la table en racine de bouleau, à pieds renflés, le
coffre-bahut, à fermoirs historiés, où sont rangées les belles
toilettes des fêtes et dimanches, le grand fauteuil dur comme une
stalle d'église, les chaises de bois peinturluré, le rouet
rustique, agrémenté de tons verts qui tranchent vivement sur la
jupe rouge des fileuses. Puis, deçà delà, le pot pour conserver le
beurre, le rouleau qui sert à le comprimer, la boîte à tabac et la
râpe en os sculpté. Enfin, au-dessus de la porte, ouverte sur la
cuisine, un large dressoir étale ses rangées d'ustensiles de
cuivre et d'étain, des plats et des assiettes, à émail vif, en
faïence et en bois, la petite meule à aiguiser, à demi plongée
dans son colimaçon verni, le coquetier antique et solennel qui
pourrait servir de calice; et quelles parois amusantes, tendues en
tapisseries de linge, représentant des sujets de la Bible,
enluminées de toutes les couleurs de l'imagerie d'Épinal! Quant
aux chambres des voyageurs, pour être plus simples, elles n'en
sont pas moins confortables avec leurs quelques meubles d'une
propreté engageante, leurs rideaux de fraîche verdure qui pendent
de la crête du toit gazonné, leur large lit à draps blancs, en
frais tissu d'»akloede», et leurs lambris qui portent des versets
de l'Ancien Testament, écrits en jaune sur fond rouge.

Il ne faut point oublier que les planchers de la grande salle,
comme ceux des chambres du rez-de-chaussée et du premier étage,
sont semés de petites branches de bouleau, de sapin, de genévrier,
dont les feuilles emplissent la maison de leur vivifiante odeur.

Pourrait-on imaginer une plus charmante posada en Italie, une plus
alléchante fonda en Espagne? Non! Et le flot de touristes anglais
n'en avait pas encore fait élever les prix, comme en Suisse -- du
moins à cette époque. À Dal, ce n'est pas la livre sterling, le
pound d'or, dont la bourse du voyageur est bientôt veuve, c'est le
species d'argent qui vaut un peu plus de cinq francs, ce sont ses
subdivisions, le mark d'une valeur d'un franc, et le skilling de
cuivre, qu'il faut bien se garder de confondre avec le shilling
britannique, car il n'équivaut qu'à un sou de France. Ce n'est pas
non plus la prétentieuse bank-note dont le touriste vient faire
usage et abus au Telemark. C'est le billet d'un species qui est
blanc, celui de cinq qui est bleu, celui de dix qui est jaune,
celui de cinquante qui est vert, celui de cent qui est rouge. Deux
de plus, et l'on ferait toutes les couleurs de l'arc-en-ciel!

Puis -- ce qui n'est point à dédaigner dans cette hospitalière
maison -- la nourriture y est bonne, chose rare dans la plupart
des auberges de la région. En effet, le Telemark ne justifie que
trop son surnom de «Pays du lait caillé». Au fond de ces trous de
Tiness, de Listhüs, de Tinoset, de bien d'autres, jamais de pain,
ou si mauvais qu'il vaut mieux s'en passer. Rien qu'une galette
d'avoine, le «flatbröd», sec, noirâtre, dur comme du carton, ou
tout simplement un gâteau grossier, fait avec la substance
intermédiaire de l'écorce de bouleau, mélangée de lichens ou de
hachures de paille. Rarement des oeufs, à moins que les poules
n'aient pondu huit jours avant. Mais, à profusion, de la bière
inférieure, du lait caillé, doux ou sur, et quelquefois un peu de
café, si épais qu'il ressemble plutôt à de la suie distillée
qu'aux produits de Moka, de Bourbon ou de Rio Nunez.

Chez dame Hansen, au contraire, la cave et l'office sont
convenablement garnies. Que faut-il de plus aux touristes même
exigeants? Saumon cuit, salé ou fumé, «hores», saumons des lacs
qui n'ont jamais connu les eaux amères, poissons des cours d'eau
du Telemark, volailles ni trop dures ni trop maigres, oeufs à
toutes sauces, fines galettes de seigle et d'orge, fruits, et plus
particulièrement des fraises, pain bis, mais d'excellente qualité,
bière et vieilles bouteilles de ce vin de Saint-Julien qui propage
jusqu'en ces contrées lointaines la renommée des crus de France.

Aussi, réputation faite, dans tous les pays du nord de l'Europe,
pour l'auberge de Dal.

On peut le voir, d'ailleurs, en feuilletant le livre aux feuilles
jaunâtres sur lesquelles les voyageurs signent volontiers de leur
nom quelque compliment à l'adresse de dame Hansen. Pour la
plupart, ce sont des Suédois, des Norvégiens, venus de tous les
points de la Scandinavie.

Cependant, les Anglais y sont en grand nombre, et l'un d'eux, pour
avoir attendu une heure que le sommet du Gousta se dégageât de ses
vapeurs matinales, a britanniquement écrit sur une des pages:

_Patientia omnia vincit._

Il y a également quelques Français, dont l'un, qu'il vaut mieux ne
pas nommer, s'est permis d'écrire:

«Nous n'avons qu'à nous louer de la réception qu'on nous a «fait»
dans cette auberge!»

Peu importe la faute grammaticale, après tout! Si la phrase est
plus reconnaissante que française, elle n'en rend pas moins
hommage à dame Hansen et à sa fille, la charmante Hulda du
Vestfjorddal.


III

Sans être trop versé dans la science ethnographique, on peut
croire, avec plusieurs savants, qu'il existe une certaine parenté
entre les hautes familles de l'aristocratie anglaise et les
anciennes familles du royaume scandinave. On en trouve de
nombreuses preuves dans ces noms d'ancêtres qui sont identiques
entre les deux pays. Et pourtant, il n'y a pas d'aristocratie en
Norvège. Mais, si la démocratie domine, cela ne l'empêche pas
d'être aristocratique au plus haut point. Tous sont égaux en haut,
au lieu de l'être en bas. Jusque dans les plus humbles cabanes se
dresse encore l'arbre généalogique, qui n'a point dégénéré pour
avoir repris racine en terre plébéienne. Là s'écartèlent les
blasons des familles nobles des époques féodales, dont ces simples
paysans descendent.

Il en était ainsi des Hansen, de Dal, parents, à un degré très
éloigné, sans doute, de ces pairs d'Angleterre, créés à la suite
de l'invasion du Rollon de Normandie. Et s'ils n'en possédaient
plus la situation ni la richesse, du moins en avaient-ils conservé
la fierté originelle, ou, plutôt, la dignité, qui est à sa place
dans toutes les conditions sociales.

Peu importait, d'ailleurs! Quoiqu'il eût des ancêtres de haute
naissance, Harald Hansen n'en était pas moins aubergiste à Dal. La
maison lui venait de son père et de son grand-père, dont il
rappelait volontiers la situation dans le pays. Après lui, sa
femme avait continué d'y exercer cette profession de manière à
mériter l'estime publique.

Harald avait-il fait fortune à ce métier? On ne sait. Mais il
avait pu élever son fils Joël et sa fille Hulda, sans que le début
de la vie eût été trop dur à ses deux enfants. Et même, un fils
d'une soeur de sa femme, Ole Kamp, que la mort de son père et de
sa mère devait bientôt laisser à sa charge, avait été élevé par
lui comme ses propres rejetons. Sans son oncle Harald, cet
orphelin eût sans doute été un de ces pauvres petits êtres qui ne
viennent au monde que pour le quitter aussitôt. Du reste, Ole Kamp
montra pour ses parents adoptifs une reconnaissance toute filiale.
Rien ne devait jamais rompre ce lien qui l'unissait à la famille
Hansen. Son mariage avec Hulda allait le resserrer encore et le
nouer pour la vie.

Harald était mort, il y avait dix-huit mois environ. Sans compter
l'auberge de Dal, il laissait à sa veuve un petit «soeter», situé
dans la montagne. Le soeter n'est qu'une sorte de ferme isolée,
d'un rapport généralement médiocre, quand il n'est pas nul. Or,
les dernières saisons n'avaient point été bonnes. Toute culture
avait souffert, même les pâturages. Il y avait eu de ces «nuits de
fer», comme les appelle le paysan norvégien, nuits de bise et de
glace, qui dessèchent tout germe jusqu'au plus profond de l'humus.
De là, ruine pour les paysans du Telemark et du Hardanger.

Cependant, si dame Hansen devait savoir à quoi s'en tenir sur sa
situation, elle n'en avait jamais rien dit à personne, pas même à
ses enfants. D'un caractère froid et taciturne, elle était peu
communicative -- ce dont Hulda et Joël souffraient visiblement.
Mais, avec ce respect pour le chef de famille, inné dans les pays
du Nord, ils s'étaient tenus sur une réserve qui ne laissait pas
de leur être très pénible. D'ailleurs, dame Hansen ne demandait
pas volontiers aide ou conseil, étant absolument convaincue de la
sûreté de son jugement -- très norvégienne sous ce rapport.

Dame Hansen comptait alors cinquante ans. L'âge, s'il avait
blanchi ses cheveux, n'avait point courbé sa haute taille, ni
amoindri la vivacité de son regard d'un bleu intense, dont l'azur
se retrouvait inaltéré dans les yeux de sa fille. Seul son teint
avait pris la nuance jaunâtre d'un vieux papier de procédure, et
quelques rides commençaient à sillonner son front.

La «madame», comme on dit en pays scandinave, était invariablement
vêtue d'une jupe noire à gros plis, en signe du deuil qu'elle ne
quittait plus depuis la mort de Harald. Des entournures de son
corsage brunâtre sortaient les manches d'une chemise en coton
écru. Un fichu de couleur sombre se croisait sur sa poitrine que
recouvrait le montant du tablier rattaché en arrière par de larges
agrafes. Elle était toujours coiffée d'un épais bonnet de soie,
sorte de béguin qui tend à disparaître des modes du jour. Assise
droite, dans le fauteuil de bois, la grave hôtesse de Dal
n'abandonnait son rouet que pour fumer une petite pipe en écorce
de bouleau, dont les vapeurs l'entouraient d'un léger nuage.

En vérité, peut-être la maison eût-elle semblé bien triste sans la
présence des deux enfants!

Un brave garçon, Joël Hansen! Vingt-cinq ans, bien découplé, de
haute taille, comme les montagnards norvégiens, l'air fier, sans
forfanterie, l'allure hardie, sans témérité. C'était un blond
presque châtain, avec des yeux bleus presque noirs. Son costume
faisait valoir ses puissantes épaules qui ne pliaient pas
aisément, sa large poitrine dans laquelle fonctionnaient à l'aise
les poumons du guide des montagnes, ses bras vigoureux, ses jambes
faites aux plus pénibles ascensions des hauts fields du Telemark.
En tenue habituelle, on eût dit un cavalier. Sa jaquette bleuâtre,
avec épaulettes, serrée à la taille, se croisait sur la poitrine
par deux longues pattes verticales et s'agrémentait dans le dos de
dessins en couleurs, semblable à certaines vestes celtiques de la
Bretagne. Son col de chemise s'évasait en entonnoir. Sa culotte
jaune se rattachait au-dessous du genou par une jarretière à
boucle. Sur sa tête s'inclinait un chapeau brun à larges bords
avec ganse noire et lisières rouges. À ses jambes s'adaptaient des
guêtres de bure ou des bottes à fortes semelles, plates de talons,
dont le cou-de-pied se dessinait imparfaitement sous le
chiffonnement du cuir, comme aux bottes de mer.

De son vrai métier, Joël était guide dans le bailliage du Telemark
et jusqu'au fond des montagnes du Hardanger. Toujours prêt à
partir, toujours infatigable, il méritait d'être comparé à ce
héros norvégien, Rollon le Marcheur, célèbre dans les légendes du
pays. Entre-temps, il accompagnait les chasseurs anglais, qui
viennent volontiers tirer le «riper», ce ptarmigan plus gros que
celui des Hébrides, et le «jerper», cette perdrix plus délicate
que la grouse d'Écosse. L'hiver arrivé, c'était la chasse aux
loups qui le réclamait, lorsque ces carnassiers, poussés par la
faim, s'aventurent pendant la mauvaise saison à la surface des
lacs glacés. Puis, l'été, c'était la chasse à l'ours, quand cet
animal, suivi de ses petits, vient chercher sa nourriture d'herbe
fraîche et qu'il faut le poursuivre à travers les plateaux d'une
altitude de mille à douze cents pieds. Plus d'une fois, Joël ne
dut la vie qu'à sa force prodigieuse, qui le rendait capable de
résister aux étreintes de ces formidables bêtes, et à son
imperturbable sang-froid, qui lui permettait de s'en dégager.

Enfin, lorsqu'il n'y avait ni touriste à guider dans la vallée du
Vestfjorddal, ni chasseur à conduire sur les fields, Joël
s'occupait du petit soeter, situé à quelques milles dans la
montagne. Là, un jeune berger, aux gages de dame Hansen, était
employé à la garde d'une demi-douzaine de vaches et d'une
trentaine de moutons -- le soeter ne comprenant que des pâturages
sans aucune sorte de culture.

De sa nature, Joël était obligeant et serviable. Connu dans tous
les gaards du Telemark, c'est dire qu'il était aimé dans tous.
Quant aux trois êtres pour lesquels il éprouvait une affection
sans bornes, c'étaient, avec sa mère, son cousin Ole et sa soeur
Hulda.

Lorsque Ole Kamp avait quitté Dal pour s'embarquer une dernière
fois, combien Joël regretta de ne pouvoir doter Hulda pour lui
garder son fiancé! En vérité, s'il eût été habitué à la mer, il
n'aurait pas hésité à partir à la place de son cousin. Mais il
fallait quelque argent pour les débuts du nouveau ménage. Or, dame
Hansen n'ayant pris aucun engagement, Joël avait compris qu'elle
ne pouvait rien distraire du bien de famille. Ole avait donc dû
s'en aller au loin, de l'autre côté de l'Atlantique. Joël l'avait
conduit jusqu'aux dernières limites de leur vallée, sur la route
de Bergen. Là, après l'avoir longtemps serré dans ses bras, il lui
avait souhaité bon voyage et heureux retour. Puis, il était revenu
consoler sa soeur qu'il aimait d'un amour à la fois fraternel et
paternel.

Hulda, à cette époque, avait dix-huit ans. Ce n'était pas la
«piga», ainsi qu'on appelle la servante dans les auberges
norvégiennes, mais plutôt la «fraken», la miss des Anglais, «la
mademoiselle», comme sa mère était «la madame» de la maison. Quel
charmant visage, encadré de cheveux blonds, un peu dorés, sous un
léger bonnet de linge, dégagé en arrière pour laisser tomber de
longues nattes! Quelle jolie taille sous ce corsage d'étoffe rouge
à lisérés verts, bien ajusté au buste, entrouvert sur le plastron,
orné de broderies en couleurs, surmonté de la chemisette blanche
dont les manches venaient se serrer aux poignets par un bracelet
de rubans! Quelle gracieuse tournure sous le ceinturon rouge à
fermoirs d'argent filigrané, qui retenait la jupe verdâtre,
doublée du tablier à losanges multicolores, et sous lequel
apparaissait le bas blanc, engagé dans cette fine chaussure du
Telemark, effilée à sa pointe.

Oui! la fiancée de Ole était charmante avec cette physionomie un
peu mélancolique des filles du Nord, mais souriante aussi. En la
voyant, on songeait volontiers à cette Hulda la Blonde, dont elle
portait le nom, et que la mythologie scandinave laisse errer,
comme la fée heureuse, autour du foyer domestique.

Sa réserve de fille modeste et sage ne lui ôtait rien de la grâce
avec laquelle elle accueillait les hôtes d'un jour qui
s'arrêtaient à l'auberge de Dal. On le savait dans le monde des
touristes. N'était-ce pas déjà une attraction de pouvoir échanger
avec Hulda le «shake-hand», cette cordiale poignée de main qui se
donne à tous et à toutes?

Et, après lui avoir dit:

-- Merci pour ce repas, _Tack for mad!_

Quoi de plus agréable que de lui entendre répondre de sa voix
fraîche et sonore:

-- Puisse-t-il vous faire du bien, _Wed bekomme!_


IV

Ole Kamp était parti depuis un an. Il l'avait dit dans sa lettre -
- une rude campagne, cette campagne d'hiver sur les parages de New
Found Land! On y gagne bien son argent, quand on en gagne. Il y a
là-bas des coups de vent d'équinoxe qui surprennent les bâtiments,
au large des îles, et détruisent en quelques heures toute une
flottille de pêche. Mais le poisson pullule sur ce haut fond de
Terre-Neuve, et les équipages, lorsqu'ils sont favorisés, trouvent
une large compensation aux fatigues comme aux dangers de ce trou à
tempêtes.

Du reste, les Norvégiens sont de bons marins. Ils ne boudent point
à la besogne. Au milieu des fiords du littoral, depuis
Christiansand jusqu'au cap Nord, entre les récifs du Finmark, à
travers les passes des Loffoden, les occasions ne leur manquent
pas de se familiariser avec les fureurs de l'Océan. Lorsqu'ils
traversent l'Atlantique Nord pour aller de conserve aux lointaines
pêcheries de Terre-Neuve, ils ont déjà fait preuve de courage.
Pendant leur enfance, ce qu'ils ont reçu de coups de queue
d'ouragan, sur la côte européenne, les a mis à même d'affronter
les coups de tête des mêmes tempêtes sur le New Found Land. Ils
attrapent la bourrasque à son début, voilà toute la différence.

Les Norvégiens ont de qui tenir, d'ailleurs. Leurs ancêtres
étaient d'intrépides gens de mer, à l'époque où les Hansen avaient
accaparé le commerce de l'Europe septentrionale. Peut-être
furent-ils un peu pirates dans les anciens temps; mais la piraterie
c'était alors la façon de procéder. Sans doute, le commerce s'est
bien moralisé depuis, bien qu'il soit permis de penser qu'il reste
encore quelque chose à faire.

Quoi qu'il en soit, les Norvégiens étaient d'audacieux
navigateurs, ils le sont aujourd'hui, ils le seront toujours. Ole
Kamp n'était pas homme à démentir les promesses de son origine.
Son apprentissage, son initiation à ces durs travaux, c'est à un
vieux maître au cabotage de Bergen qu'il les devait. Toute son
enfance s'était passée dans ce port, l'un des plus fréquentés du
royaume scandinave. Avant de prendre la grande mer, il avait été
un audacieux gamin des fiords, un dénicheur d'oiseaux aquatiques,
un pêcheur de ces innombrables poissons qui servent à fabriquer le
stock-fish. Puis, devenu mousse, il a commencé à naviguer sur la
Baltique, au large de la mer du Nord, et même jusqu'aux parages de
l'Océan polaire. Il fit ainsi plusieurs voyages à bord des grands
navires de pêche, et obtint le grade de maître, quand il eut plus
de vingt et un ans. Il en avait maintenant vingt-trois.

Entre ses campagnes, il ne manquait jamais de venir revoir la
famille qu'il aimait, la seule qui lui restât au monde.

Et alors, quand il se trouvait à Dal, quel compagnon digne de
Joël! Il le suivait dans ses courses, à travers les montagnes,
jusque sur les plus hauts plateaux du Telemark. Les fields après
les fiords, ça lui allait à ce jeune marin, et il ne restait
jamais en arrière, à moins que ce ne fût pour tenir compagnie à sa
cousine Hulda.

Une étroite amitié s'établit peu à peu entre Ole et Joël. Ce fut
par une conséquence tout indiquée que ce sentiment prit une autre
forme à l'égard de la jeune fille. Et comment Joël ne l'eût-il pas
encouragé? Où sa soeur aurait-elle trouvé dans toute la province
un meilleur garçon, une nature plus sympathique, un caractère plus
dévoué, un coeur plus chaud? Ole pour mari, le bonheur de Hulda
était assuré. Ce fut donc avec l'agrément de sa mère et de son
frère que la jeune fille se laissa aller sur la pente naturelle de
ses sentiments. De ce que ces gens du Nord sont peu démonstratifs,
il ne faudrait pas les taxer d'insensibilité. Non! C'est leur
manière, à eux, et peut-être en vaut-elle bien une autre!

Enfin, un jour, tous quatre étant dans la grande salle, Ole dit,
sans autre entrée en matière:

-- Il me vient une idée, Hulda!

-- Laquelle? répondit la jeune fille.

-- Il me semble que nous devrions nous marier!

-- Je le crois aussi.

-- Cela serait convenable, ajouta dame Hansen, comme si c'eût été
une affaire discutée depuis longtemps déjà.

-- En effet, et de cette façon, Ole, répliqua Joël, je deviendrais
tout naturellement ton beau-frère.

-- Oui, dit Ole, mais il est probable, mon Joël, que je ne t'en
aimerai que davantage...

-- Si c'est possible!

-- Tu le verras bien!

-- Ma foi, je ne demande pas mieux! répondit Joël, qui vint serrer
la main de Ole.

-- Ainsi, c'est entendu, Hulda? demanda dame Hansen.

-- Oui, ma mère, répondit la jeune fille.

-- Tu le penses bien, Hulda, reprit Ole. Il y a beau temps que je
t'aime sans le dire!

-- Moi aussi, Ole!

-- Comment cela m'est venu, je ne le sais guère.

-- Ni moi.

-- Sans doute, Hulda, c'est en te voyant chaque jour plus belle,
et bonne de plus en plus...

-- Tu vas un peu loin, mon cher Ole!

-- Mais non, et je peux bien te dire cela, sans te faire rougir,
puisque c'est vrai! Est-ce que vous ne vous étiez pas aperçue,
dame Hansen, que j'aimais Hulda?

-- Un peu.

-- Et toi, Joël?

-- Moi?... beaucoup!

-- Franchement, répondit Ole en souriant, vous auriez bien dû me
prévenir!

-- Mais tes voyages, Ole, demanda dame Hansen, est-ce qu'ils ne te
paraîtront pas trop pénibles, une fois que tu seras marié?

-- Si pénibles, répondit Ole, que je ne voyagerai plus, quand le
mariage sera fait!

-- Tu ne voyageras plus?...

-- Non, Hulda. Est-ce qu'il me serait possible de te quitter
pendant de longs mois?

-- Ainsi, tu vas pour la dernière fois aller en mer?

-- Oui, mais, avec un peu de chance, ce voyage me permettra de
rapporter quelques économies, puisque MM. Help frères m'ont
formellement promis de me donner part entière...

-- Ce sont de braves gens! dit Joël.

-- Tout ce qu'il y a de meilleur, répondit Ole, et bien connus,
bien appréciés de tous les marins de Bergen!

-- Mon cher Ole, dit alors Hulda, quand tu ne navigueras plus,
qu'est-ce que tu feras?

-- Eh bien, je deviendrai le compagnon de Joël. J'ai de bonnes
jambes, et si elles ne suffisent pas, je m'en fabriquerai en
m'entraînant peu à peu. D'ailleurs, j'ai pensé à une affaire qui
ne serait peut-être pas mauvaise. Pourquoi n'établirions-nous pas
un service de messageries entre Drammen, Kongsberg et les gaards
du Telemark? Les communications ne sont ni faciles ni régulières,
et il y aurait peut-être quelque argent à gagner. Enfin, j'ai des
idées, sans compter...

-- Quoi donc?

-- Rien! Nous verrons cela à mon retour. Mais je vous préviens que
je suis bien décidé à tout faire pour que Hulda soit la femme la
plus enviée du pays. Oui! J'y suis bien décidé.

-- Si tu savais, Ole, comme ce sera facile! répondit Hulda en lui
tendant la main. N'est-ce pas à moitié fait déjà, et existe-t-il
une aussi heureuse maison que notre maison de Dal?

Dame Hansen avait un instant détourné la tête.

-- Ainsi, reprit Ole en insistant d'un ton joyeux, l'affaire est
convenue?

-- Oui, répondit Joël.

-- Et il n'y aura plus à en reparler?

-- Jamais.

-- Tu n'auras pas de regret, Hulda?

-- Aucun, mon cher Ole.

-- Quant à fixer la date du mariage, je pense qu'il vaut mieux
attendre ton retour, ajouta Joël.

-- Soit, mais j'aurai bien du malheur, si avant un an je ne suis
pas revenu pour conduire Hulda à l'église de Moel, où notre ami,
le pasteur Andresen ne refusera pas de dire pour nous ses plus
belles prières!

Et voilà comment avait été décidé le mariage de Hulda Hansen et de
Ole Kamp.

Huit jours après, le jeune marin devait rejoindre son bord à
Bergen. Mais, avant de se quitter, les deux futurs avaient été
fiancés, suivant la touchante coutume des pays scandinaves.

Dans cette simple et honnête Norvège, l'habitude, le plus
généralement, est de se fiancer avant de s'épouser. Quelquefois,
même, le mariage n'est célébré que deux ou trois ans après. Cela
ne rappelle-t-il pas ce qui se passait entre chrétiens aux
premiers jours de l'Église? Mais il ne faudrait pas croire que les
fiançailles ne soient qu'un simple échange de paroles, dont la
valeur ne repose que sur la bonne foi des contractants. Non!
L'engagement est plus sérieux, et si cet acte n'est pas reconnu
par la loi, du moins l'est-il par l'usage, cette loi naturelle.

Il s'agissait donc, dans le cas de Hulda et de Ole Kamp,
d'organiser une cérémonie à laquelle présiderait le pasteur
Andresen. Il n'y a pas de ministre du culte à Dal, ni dans la
plupart des gaards environnants. En Norvège, d'ailleurs, on trouve
certaines localités qui s'appellent «villes de dimanche», où
s'élève le presbytère, le «proestegjelb». C'est là que se
rassemblent, pour l'office, les principales familles de la
paroisse. Elles y ont même un pied-à-terre dans lequel elles
viennent s'établir pendant vingt-quatre heures, le temps
d'accomplir leurs devoirs religieux. De là, on s'en retourne comme
d'un pèlerinage. Dal, il est vrai, possède une chapelle. Toutefois
le pasteur ne s'y rend que sur demande et pour des cérémonies qui
ne sont point d'ordre public, mais privé.

Après tout, Moel n'est pas loin. Rien qu'un demi-mille -- soit à
peu près dix kilomètres de France, depuis Dal jusqu'à l'extrémité
du lac Tinn. Quant au pasteur Andresen, c'est un homme obligeant
et un bon marcheur.

Le pasteur Andresen fut donc prié de venir aux fiançailles, en
cette double qualité de ministre et d'ami de la famille Hansen.
Elle le connaissait et il la connaissait de longue date. Il avait
vu grandir Hulda et Joël. Il les aimait comme il aimait ce «jeune
loup marin» de Ole Kamp. Rien ne pouvait lui faire plus de plaisir
qu'un tel mariage. Il y avait là de quoi mettre en fête toute la
vallée du Vestfjorddal.

Il s'ensuit que le pasteur Andresen prit son petit collet, son
rabat de crêpe, son livre d'office, et partit un beau matin, par
un temps assez pluvieux d'ailleurs. Il arriva en compagnie de
Joël, qui était allé à sa rencontre à mi-route. On laisse à penser
s'il fut bien reçu dans l'auberge de dame Hansen, et s'il eut la
belle chambre du rez-de-chaussée, avec des branches de genévrier
toutes fraîches, qui la parfumaient comme une chapelle.

Le lendemain, à la première heure, s'ouvrit la petite église de
Dal. Là, devant le pasteur et sur son livre d'office, en présence
de quelques amis et des voisins de l'auberge, Ole jura d'épouser
Hulda, et Hulda jura d'épouser Ole, au retour du dernier voyage
que le jeune marin allait entreprendre. Un an d'attente, c'est
long, mais cela passe tout de même, quand on est sûr l'un de
l'autre.

Maintenant, Ole ne pourrait plus, sans un motif grave, répudier
celle dont il avait fait sa fiancée. Hulda ne pourrait pas trahir
la foi qu'elle avait jurée à Ole. Et si Ole Kamp ne fût pas parti
quelques jours après les fiançailles, il aurait pu profiter des
droits qu'elles lui donnaient sans conteste: rendre visite à la
jeune fille quand il lui conviendrait, lui écrire lorsqu'il lui
plairait de le faire, l'accompagner à la promenade, bras dessus,
bras dessous, même en l'absence de la famille, obtenir la
préférence sur tous autres pour danser avec elle dans les fêtes et
cérémonies quelconques.

Mais Ole Kamp avait dû regagner Bergen. Huit jours après, le
_Viken _était parti pour les pêcheries de Terre-Neuve. Maintenant,
Hulda n'avait plus qu'à attendre les lettres que son fiancé avait
promis de lui adresser par tous les courriers d'Europe.

Elles ne manquèrent pas, ces lettres, toujours si impatiemment
attendues. Elles apportèrent un peu de bonheur à la maison
attristée depuis le départ. Le voyage s'accomplissait dans des
conditions favorables. La pêche était fructueuse, les profits
seraient grands. Et puis, à la fin de chaque lettre, Ole parlait
toujours d'un certain secret et de la fortune qu'il devait lui
assurer. Voilà un secret que Hulda aurait bien voulu connaître, et
aussi dame Hansen pour des raisons qu'il eût été difficile de
soupçonner.

C'est que dame Hansen était de plus en plus sombre, inquiète,
renfermée. Et une circonstance, dont elle ne parla point à ses
enfants, vint encore accroître ses soucis.

Trois jours après l'arrivée de la dernière lettre de Ole, le 19
avril, dame Hansen revenait seule de la scierie où elle était
allée commander un sac de copeaux au contremaître Lengling, et se
dirigeait vers la maison. Un peu avant d'arriver devant la porte,
elle fut accostée par un homme qui n'était pas du pays.

-- Vous êtes bien dame Hansen? demanda cet homme.

-- Oui, répondit-elle, mais je ne vous connais pas.

-- Oh! peu importe! reprit l'homme. Je suis arrivé ce matin de
Drammen et j'y retourne.

-- De Drammen? dit vivement dame Hansen.

-- Est-ce que vous ne connaissez pas un certain monsieur
Sandgoïst, qui y demeure?...

-- Monsieur Sandgoïst! répéta dame Hansen, dont la figure pâlit à
ce nom. Oui... je le connais!

-- Eh bien, quand monsieur Sandgoïst a su que je venais à Dal, il
m'a prié de vous donner le bonjour de sa part.

-- Et... rien de plus?...

-- Rien, si ce n'est de vous dire qu'il viendrait probablement
vous voir le mois prochain! -- Bonne santé et bonsoir, dame
Hansen!


V

Hulda, en effet, était très frappée de cette persistance de Ole à
toujours lui parler dans ses lettres de cette fortune qu'il
comptait trouver à son retour. Sur quoi le brave garçon fondait-il
cette espérance? Hulda ne pouvait le deviner, et il lui tardait de
le savoir. Qu'on excuse cette impatience si naturelle. Était-ce
donc une vaine curiosité de sa part? Point. Ce secret la regardait
bien un peu. Non qu'elle fût ambitieuse, l'honnête et simple
fille, ni que ses visées d'avenir se fussent jamais haussées à ce
qu'on appelle la richesse. L'affection de Ole lui suffisait, elle
devait lui suffire toujours. Si la fortune venait, on
l'accueillerait sans grande joie. Si elle ne venait pas, on s'en
passerait sans grand déplaisir.

C'est précisément ce que se disaient Hulda et Joël, le lendemain
du jour où la dernière lettre de Ole était arrivée à Dal. Là-dessus
ils pensaient de la même façon -- comme sur tout le reste,
d'ailleurs.

Et alors Joël d'ajouter:

-- Non! Cela n'est pas possible, petite soeur! Il faut que tu me
caches quelque chose!

-- Moi!... te cacher?...

-- Oui! Que Ole soit parti sans te dire au moins un peu de son
secret... ce n'est pas croyable!

-- T'en a-t-il dit un mot, Joël? répondit Hulda.

-- Non, soeur. Mais moi, je ne suis pas toi.

-- Si, tu es moi, frère.

-- Je ne suis pas le fiancé de Ole.

-- Presque, dit la jeune fille, et, si quelque malheur
l'atteignait, s'il ne revenait pas de ce voyage, tu serais frappé
comme moi, et tes larmes couleraient comme les miennes!

-- Ah! petite soeur, répondit Joël, je te défends bien d'avoir de
ces idées! Ole ne pas revenir de ce dernier voyage qu'il fait aux
grandes pêches! Est-ce que tu parles sérieusement, Hulda?

-- Non, sans doute, Joël. Et pourtant, je ne sais... Je ne peux me
défendre de certains pressentiments... de vilains rêves!...

-- Des rêves, chère Hulda, ne sont que des rêves!

-- Sans doute, mais d'où viennent-ils?

-- De nous-mêmes et non d'en haut. Tu crains, et ce sont tes
craintes qui hantent ton sommeil. D'ailleurs, il en est presque
toujours ainsi, quand on a vivement désiré une chose et que le
moment approche où les désirs vont se réaliser.

-- Je le sais, Joël.

-- Vraiment, je te croyais plus ferme, petite soeur! Oui! plus
énergique! Comment, tu viens de recevoir une lettre dans laquelle
Ole te dit que le _Viken _sera de retour avant un mois, et tu te
mets de pareils soucis dans la tête!...

-- Non... dans le coeur, mon Joël!

-- Et, au fait, reprit Joël, nous sommes déjà au 19 avril. Ole
doit revenir du 15 au 20 mai. Il n'est donc pas trop tôt de
commencer les préparatifs du mariage.

-- Y penses-tu, Joël?

-- Si j'y pense, Hulda! Je pense même que nous avons peut-être
déjà trop tardé! Songes-y donc! Un mariage qui va mettre en joie
non seulement Dal, mais les gaards voisins. J'entends que cela
soit très beau, et je vais m'occuper d'arranger les choses!

C'est que ce n'est pas une petite affaire, une cérémonie de ce
genre dans les campagnes de la Norvège en général et du Telemark
en particulier. Non! cela ne va pas sans quelque bruit.

Il s'ensuit donc que, le jour même, Joël eut à ce sujet un
entretien avec sa mère. C'était peu d'instants après que dame
Hansen avait été si vivement impressionnée par la rencontre de cet
homme qui venait de lui annoncer la prochaine visite de
M. Sandgoïst, de Drammen. Elle était allée s'asseoir dans le
fauteuil de la grande salle, et, là, tout absorbée, faisait
machinalement tourner son rouet.

Joëlle vit bien, sa mère était encore plus tourmentée que
d'habitude; mais comme elle répondait invariablement «qu'elle
n'avait rien», lorsqu'on l'interrogeait à cet égard, son fils ne
voulut lui parler que du mariage de Hulda.

-- Ma mère, dit-il, vous le savez, nous avons appris par la
dernière lettre de Ole qu'il sera vraisemblablement de retour au
Telemark dans quelques semaines.

-- C'est à souhaiter, répondit dame Hansen, et puisse-t-il
n'éprouver aucun retard!

-- Voyez-vous quelque inconvénient à ce que nous fixions au 25 mai
la date du mariage?

-- Aucun, si Hulda y consent.

-- Son consentement est tout donné déjà. Et maintenant, je vous
demanderai, ma mère, si votre intention n'est pas de faire bien
les choses à cette occasion.

-- Qu'entends-tu par «faire bien les choses»? répondit dame
Hansen, sans lever les yeux de son rouet.

-- J'entends, avec votre agrément, cela va de soi, ma mère, que la
cérémonie se rapporte avec notre situation dans le bailliage. Nous
devons y convier nos connaissances, et, si la maison ne peut
suffire à nos hôtes, il n'est pas un voisin qui ne s'empressera de
les héberger.

-- Quels seraient ces hôtes, Joël?

-- Mais je pense qu'il faudra inviter tous nos amis de Moel, de
Tiness, de Bamble, et je m'en charge. J'imagine aussi que la
présence de MM. Help frères, les armateurs de Bergen, ne pourra
que faire honneur à la famille, et, avec votre agrément, je le
répète, je leur offrirai de venir passer une journée à Dal. Ce
sont de braves gens qui aiment beaucoup Ole, et je suis sûr qu'ils
accepteront.

-- Est-il donc si nécessaire, répondit dame Hansen, de traiter ce
mariage avec tant d'importance?

-- Je le pense, ma mère, et cela me paraît bon, ne fût-ce que dans
l'intérêt de l'auberge de Dal, qui ne s'est pas dépréciée, que je
sache, depuis la mort de notre père?

-- Non... Joël... non!

-- N'est-ce pas notre devoir de la maintenir au moins dans l'état
où il l'a laissée? Donc, il me paraît utile de donner quelque
retentissement au mariage de ma soeur.

-- Soit, Joël.

-- D'autre part, n'est-il pas temps que Hulda commence ses
préparatifs, afin qu'aucun retard ne puisse venir d'elle? Que
répondez-vous, ma mère, à ma proposition?

-- Que Hulda et toi, vous fassiez ce qu'il faut!... répondit dame
Hansen.

Peut-être trouvera-t-on que Joël se pressait un peu, qu'il eût été
plus raisonnable d'attendre le retour de Ole, pour fixer la date
du mariage et surtout en commencer les préparatifs. Mais, comme il
le disait, ce qui serait fait ne serait plus à faire. Et puis,
cela distrairait Hulda de s'occuper des mille détails que comporte
une cérémonie de ce genre. Il importait de ne pas laisser à ses
pressentiments, que rien ne justifiait d'ailleurs, le temps de
prendre le dessus.

Et d'abord il fallait songer à la fille d'honneur. Mais qu'on ne
s'inquiète pas! Le choix était déjà fait. C'était une aimable
demoiselle de Bamble, l'intime amie de Hulda. Son père, le fermier
Helmboë, dirigeait un des gaards les plus importants de la
province. Ce brave homme n'était pas sans une certaine fortune.
Depuis longtemps déjà, il avait apprécié le caractère généreux de
Joël, et, il faut le dire, sa fille Siegfrid ne l'appréciait pas
moins à sa manière. Il était donc probable que, dans un temps
prochain, après que Siegfrid aurait servi de fille d'honneur à
Hulda, Hulda lui en servirait à son tour. Cela se fait en Norvège.
Le plus souvent, même, ces agréables fonctions sont réservées aux
femmes mariées. C'était donc un peu par dérogation, au profit de
Joël, que Siegfrid Helmboë devait assister en cette qualité Hulda
Hansen.

Grosse question, pour la fiancée comme pour la fille d'honneur,
cette toilette qu'elles mettront le jour de la cérémonie.

Siegfrid, jolie blonde de dix-huit ans, avait la ferme intention
d'y paraître tout à son avantage. Prévenue par un petit mot de son
amie Hulda -- Joël avait tenu à le lui remettre en main propre --
elle s'occupa, sans perdre un instant, de ce travail qui n'est pas
sans donner quelque souci.

Il s'agissait, en effet, d'un certain corsage dont la broderie, à
dessins réguliers, devait être combinée de manière à renfermer la
taille de Siegfrid comme dans un émail cloisonné. Puis, on parlait
aussi d'une jupe recouvrant une série de jupons, dont le nombre
serait en rapport avec la fortune de Siegfrid, mais sans rien lui
faire perdre des grâces de sa personne. Quant aux bijoux, quelle
affaire que de choisir la plaque centrale du collier à filigrane
d'argent mêlé de perles, les broches du corsage en argent doré ou
en cuivre, les pendeloques en forme de coeur avec disques mobiles,
les doubles boutons qui servent à agrafer le col de la chemise, la
ceinture de laine ou de soie rouge, d'où partent quatre rangées de
chaînettes, les bagues avec petits glands qui s'entrechoquent
harmonieusement, les boucles d'oreilles et les bracelets en argent
ajouré, enfin toute cette joaillerie campagnarde, dans laquelle, à
vrai dire, l'or n'est qu'en mince feuille, l'argent en étamage,
l'orfèvrerie en estampage, dont les perles sont du verre soufflé
et les diamants du cristal! Mais encore convenait-il que l'oeil
fût satisfait de l'ensemble. Et, s'il le fallait, Siegfrid
n'hésiterait pas à aller visiter les riches magasins de M. Benett,
de Christiania, pour y faire ses emplettes. Son père ne s'y
opposerait point. Loin de là! L'excellent homme laissait
volontiers faire sa fille. Siegfrid, d'ailleurs, était assez
raisonnable pour ne pas mettre à sec la bourse paternelle. Enfin,
ce qui importait par-dessus tout, c'était que, ce jour-là, Joël la
trouvât tout à son avantage.

Quant à Hulda, c'était non moins grave. Mais les modes sont
impitoyables et donnent bien du mal aux fiancées dans le choix de
leur toilette de mariage.

Hulda allait enfin abandonner les longues nattes enrubannées qui
s'échappaient de son bonnet de jeune fille, et la haute ceinture à
fermoir, retenant son tablier sur sa jupe écarlate. Elle ne
porterait plus les fichus de fiançailles que Ole lui avait donnés
en partant, ni le cordon auquel pendent ces petits sacs en cuir
brodé où sont renfermés la cuiller d'argent à manche court, le
couteau, la fourchette, l'étui à aiguilles -- autant d'objets dont
une femme doit faire un constant emploi dans le ménage.

Non! Au jour prochain des noces, la chevelure de Hulda flotterait
librement sur ses épaules, et elle était si abondante qu'il ne
serait pas nécessaire d'y mêler ces postiches de lin dont abusent
les jeunes Norvégiennes moins favorisées de la nature. En somme,
pour son vêtement comme pour ses bijoux, Hulda n'aurait qu'à
puiser dans le coffre de sa mère. En effet, ces éléments de
toilette se transmettent de mariage en mariage à toutes les
générations de la même famille. Ainsi voit-on réapparaître le
pourpoint brodé d'or, la ceinture de velours, la jupe de soie unie
ou bariolée, les bas de wadmel, la chaîne d'or du cou et la
couronne -- cette fameuse couronne scandinave, conservée dans le
mieux fermé des bahuts, magnifique cartonnage doré qui se relève
en bosses, tout constellé d'étoiles ou tout enguirlandé de
feuillage, enfin, l'équivalent de la couronne de fleurs d'oranger
en d'autres pays de l'Europe. Ce qui est certain, c'est que ce
nimbe rayonnant avec ses filigranes délicats, ses pendeloques
sonores, ses verroteries de couleur, devait encadrer d'une façon
charmante le joli visage de Hulda. La «fiancée couronnée», comme
on dit, ferait honneur à son époux. Lui, serait digne d'elle dans
son flambant costume de mariage -- jaquette courte à boutons
d'argent très rapprochés, chemise empesée à corolle droite, gilet
à liséré soutaché de soie, culotte étroite, rattachée au genou
avec des bouquets de floches laineuses, feutre mou, bottes
jaunâtres, et, à la ceinture, dans sa gaine de cuir, le couteau
scandinave, le «dolknif», dont est toujours muni le vrai
Norvégien.

Ainsi donc, de part et d'autre, il y aurait de quoi s'occuper
sérieusement. Ce ne serait pas trop de quelques semaines, si l'on
voulait que tout fût fini avant l'arrivée de Ole Kamp. Après tout,
si Ole était de retour un peu plus tôt qu'il ne l'avait dit, et si
Hulda n'était pas prête, Hulda ne s'en plaindrait pas, Ole non
plus.

C'est à ces diverses occupations que se passèrent les dernières
semaines d'avril et les premières de mai. De son côté, Joël était
allé faire lui-même ses invitations, profitant de ce que son
métier de guide lui laissait alors quelques loisirs.

On remarqua même qu'il devait avoir nombre d'amis à Bamble, car il
y alla souvent. S'il ne s'était pas rendu à Bergen, afin d'inviter
MM. Help frères, du moins leur avait-il écrit. Et, comme il le
pensait, ces honnêtes armateurs, avaient accepté, non sans
empressement, l'invitation d'assister au mariage de Ole Kamp, le
jeune maître du _Viken._

Cependant, le 15 mai était arrivé. D'un jour à l'autre, on pouvait
donc s'attendre à voir Ole descendre de sa kariol, ouvrir la
porte, s'écrier de sa voix joyeuse:

-- C'est moi!... Me voilà! Il ne fallait plus qu'un peu de
patience. D'ailleurs, tout était prêt. Siegfrid, de son côté,
n'avait besoin que d'un signe pour apparaître dans tous ses
atours.

Le 16, le 17, rien encore, et pas de nouvelle lettre que les
courriers eussent apportée de Terre-Neuve.

-- Il ne faut pas s'en étonner, petite soeur, répétait souvent
Joël. Un navire à voiles peut avoir des retards. La traversée est
longue de Saint-Pierre-Miquelon à Bergen. Ah! que n'est-ce un
bateau à vapeur, ce _Viken, _et que n'en suis-je la machine! Comme
je le pousserais contre vents et marée, quand je devrais éclater
en arrivant au port!

Il disait tout cela parce qu'il voyait bien l'inquiétude de Hulda
grandir de jour en jour.

Précisément, il y avait alors grand mauvais temps au Telemark. De
rudes vents balayaient les hauts fields, et ces vents, qui
soufflaient de l'ouest, venaient d'Amérique.

-- Ils devraient pourtant favoriser la marche du _Viken! _répétait
souvent la jeune fille.

-- Sans doute, répondait Joël, mais s'ils sont trop forts, ils
peuvent le gêner aussi et l'obliger à tenir tête à l'ouragan. On
ne fait pas ce qu'on veut sur mer!

-- Ainsi, tu n'es pas inquiet, Joël?

-- Non, Hulda, non! Cela est très fâcheux, mais rien de plus
naturel que ces retards! Non! Je ne suis pas inquiet, et il n'y a
vraiment pas lieu de l'être!

Le 19, il arriva à l'auberge un voyageur qui eut besoin d'un
guide. Il s'agissait de le conduire jusque sur la limite du
Hardanger en passant par les montagnes. Bien que très contrarié de
laisser Hulda à elle-même, son frère ne pouvait refuser ses
services. Ce serait une absence de quarante-huit heures au plus,
et Joël comptait bien trouver Ole à son retour. La vérité est que
le brave garçon commençait à être très tourmenté. Il partit donc
dans la matinée, le coeur gros, il faut bien le dire.

Le lendemain, précisément, vers une heure après midi, on frappait
à la porte de l'auberge.

-- Serait-ce Ole! s'écria Hulda. Elle alla ouvrir. Sur le seuil se
tenait un homme en manteau de voyage, juché sur le siège de sa kariol,
et dont le visage lui était inconnu.


VI

-- C'est ici l'auberge de dame Hansen?

-- Oui, monsieur, répondit Hulda.

-- Dame Hansen est-elle là?

-- Non, mais elle va rentrer.

-- Bientôt?

-- À l'instant, et si vous avez à lui parler...

-- Du tout. Je n'ai rien à lui dire.

-- Voulez-vous une chambre?

-- Oui, la plus belle de la maison!

-- Faut-il vous préparer à dîner?

-- Le plus vite possible, et veillez à ce qu'on me serve tout ce
qu'il y a de meilleur!

Tels furent les propos qui s'échangèrent entre Hulda et le
voyageur, avant même que celui-ci fût descendu de la kariol dont
il s'était servi pour venir jusqu'au coeur du Telemark, à travers
les forêts, les lacs et les vallées de la Norvège centrale.

On connaît la kariol, cet engin de locomotion qu'affectionnent
particulièrement les Scandinaves. Deux longs brancards entre
lesquels se meut un cheval carré d'encolure, à robe jaunâtre et
raie mulassière, dirigé par un simple mors de corde, passé non à
sa bouche, mais à son nez -- deux grandes roues maigres, dont
l'essieu, sans ressorts, supporte une petite caisse coloriée, à
peine assez large pour une personne -- pas de capote, pas de
garde-crotte, pas de marchepied -- derrière la caisse, une
planchette sur laquelle se juche le skydskarl. Le tout ressemble à
quelque énorme araignée, dont la double toile serait formée par
les deux roues de l'appareil. Et c'est avec cette machine
rudimentaire que l'on peut faire des relais de quinze à vingt
kilomètres sans trop de fatigue.

Sur un signe du voyageur, le jeune garçon vint tenir le cheval.
Alors ce personnage se releva, se secoua, mit pied à terre, non
sans quelques efforts qui se traduisirent par des maugréements
d'assez mauvaise humeur.

-- On peut remiser ma kariol? demanda-t-il d'un ton rude, en
s'arrêtant sur le seuil de la porte.

-- Oui, monsieur, répondit Hulda.

-- Et donner à manger à mon cheval?

-- Je vais le faire mettre à l'écurie.

-- Qu'on en ait soin!

-- Cela sera fait. Puis-je vous demander si vous comptez rester
quelques jours à Dal?

-- Je n'en sais rien. La kariol et le cheval furent conduits à un
petit hangar, bâti dans l'enclos même, sous l'abri des premiers
arbres, au pied de la montagne. C'était la seule écurie-remise
qu'il y eût à l'auberge, mais elle suffisait au service de ses
hôtes. Un instant après, le voyageur était installé dans la
meilleure chambre, comme il l'avait demandé. Là, après s'être
débarrassé de sa houppelande, il se chauffait devant un bon feu de
bois sec qu'il avait fait allumer. Pendant ce temps, afin
de satisfaire son humeur peu accommodante, Hulda recommandait
à la piga de préparer le meilleur dîner possible -- une forte
fille des environs, cette piga, qui, pendant la saison d'été,
aidait à la cuisine et aux gros ouvrages de l'auberge.

Un homme encore solide, ce nouvel arrivé, bien qu'il eût déjà
dépassé la soixantaine. Maigre, un peu courbé, de moyenne taille,
une tête osseuse, une face glabre, un nez pointu, des yeux petits
avec un regard perçant derrière de grosses lunettes, un front le
plus souvent plissé, des lèvres trop minces pour qu'il pût jamais
s'en échapper de bonnes paroles, de longues mains crochues --
c'était un type de prêteur sur gages ou d'usurier. Hulda eut le
pressentiment que ce voyageur ne devait rien apporter d'heureux
dans la maison de dame Hansen.

Qu'il fût Norvégien, rien de plus sûr; mais du type scandinave il
avait surtout pris les côtés vulgaires. Son costume de voyage
comprenait un chapeau de forme basse à larges bords, un vêtement
en drap blanchâtre, veste croisée sur la poitrine, culotte
rattachée au genou par l'ardillon d'une courroie de cuir, et, sur
le tout, une sorte de pelisse brune, doublée intérieurement de
peau de mouton -- ce que motivaient les soirées et les nuits très
froides encore à la surface des plateaux et dans les vallées du
Telemark.

Quant au nom de ce personnage, Hulda ne l'avait pas demandé. Mais
elle ne pouvait tarder à l'apprendre, puisqu'il fallait qu'il
l'inscrivît sur le livre de l'auberge.

En ce moment, dame Hansen rentra. Sa fille lui annonça l'arrivée
d'un voyageur qui avait demandé le meilleur dîner et la meilleure
chambre. Quant à savoir s'il prolongerait son séjour à Dal, elle
l'ignorait; il ne s'était point prononcé à cet égard.

-- Et il n'a pas dit son nom? demanda dame Hansen.

-- Non, ma mère.

-- Ni d'où il venait?

-- Non.

-- C'est quelque touriste, sans doute. Il est fâcheux que Joël ne
soit pas de retour pour se mettre à sa disposition. Comment
ferons-nous s'il demande un guide?

-- Je ne crois pas que ce soit un touriste, répondit Hulda. C'est
un homme déjà âgé...

-- Si ce n'est point un touriste, que vient-il faire à Dal? dit
dame Hansen, peut-être plus à elle-même qu'à sa fille, et d'un ton
qui dénotait une certaine inquiétude.

À cette question, Hulda ne pouvait répondre, puisque le voyageur
n'avait rien fait connaître de ses projets.

Une heure après son arrivée, cet homme entra dans la grande salle
qui était contiguë à sa chambre. À la vue de dame Hansen, il
s'arrêta un instant sur le seuil.

Évidemment, il était aussi inconnu à son hôtesse que son hôtesse
l'était à lui-même. Aussi s'avança-t-il vers elle, et, après
l'avoir regardée par-dessus ses lunettes:

-- Dame Hansen, je pense? dit-il, sans que le chapeau qu'il avait
sur la tête eût même été touché de la main.

-- Oui, monsieur, répondit dame Hansen.

Et, en présence de cet homme, elle éprouva, comme sa fille, un
trouble dont celui-ci dut s'apercevoir.

-- Ainsi, c'est bien vous dame Hansen, de Dal?

-- Sans doute, monsieur. Avez-vous donc quelque chose de
particulier à me dire?

-- Aucunement. Je voulais seulement faire votre connaissance. Ne
suis-je pas votre hôte? Et maintenant, veillez à ce qu'on me serve
à dîner le plus tôt possible.

-- Votre dîner est prêt, répondit Hulda. Si vous voulez passer
dans la salle à manger...

-- Je le veux! Cela dit, le voyageur se dirigea vers la porte que
lui montrait la jeune fille. Un instant après, il était assis près
de la fenêtre devant une petite table proprement servie. Le dîner
était assurément bon. Aucun touriste -- même des plus difficiles -
- n'y eût trouvé à reprendre. Cependant, ce personnage peu
endurant n'épargna pas les signes et les paroles de mécontentement
-- les signes surtout, car il ne paraissait pas être loquace. On
pouvait se demander, vraiment, si c'était à son mauvais estomac,
ou à son mauvais caractère qu'il devait d'être si exigeant. Le
potage aux cerises et aux groseilles ne lui convint qu'à demi,
bien qu'il fût excellent. Il ne toucha que des lèvres au saumon et
au hareng mariné. Le jambon cru, un demi-poulet fort appétissant,
quelques légumes bien accommodés, ne parurent point lui plaire. Il
n'y eut pas jusqu'à sa bouteille de Saint-Julien et à sa
demi-bouteille de champagne dont il ne se montrât mécontent, bien
qu'elles vinssent authentiquement des bonnes caves de France. Il
s'ensuit donc que, son repas terminé, le voyageur n'eut pas un
seul _tack for mad _pour son hôtesse. Après le dîner, ce mal
embouché alluma sa pipe, sortit de la salle et vint se promener
sur les bords du Maan. Une fois arrivé sur la rive, il se
retourna. Ses regards ne quittaient plus l'auberge. Il semblait
qu'il l'étudiât sous toutes ses faces, plan, coupe, élévation,
comme s'il eût voulu en estimer la valeur. Il en compta les portes
et les fenêtres. Alors, s'étant approché des poutres
horizontalement disposées à la base de la maison, il y fit deux ou
trois entailles avec la pointe de son dolknif, comme s'il eût
cherché à reconnaître la qualité du bois et son état de
conservation. Voulait-il donc se rendre compte de ce que valait
l'auberge de dame Hansen? Prétendait-il s'en rendre acquéreur,
bien qu'elle ne fût point à vendre? C'était au moins fort étrange.
Puis, après la maison, ce fut le petit clos dont il dénombra les
arbres et les arbustes. Enfin, il en mesura deux des côtés d'un
pas métrique, et le mouvement de son crayon sur une page de son
carnet indiqua qu'il les multipliait l'un par l'autre.

Et, à chaque instant, c'étaient des hochements de tête, des
froncements de sourcil, des hums! peu approbateurs.

Pendant ces allées et venues, dame Hansen et sa fille
l'observaient à travers la fenêtre de la salle. À quel bizarre
personnage avaient-elles donc affaire? Quel était le but du voyage
de ce maniaque? En vérité, il était regrettable que tout cela se
passât en l'absence de Joël, puisque ce voyageur allait rester
toute la nuit dans l'auberge.

-- Si c'était un fou? dit Hulda.

-- Un fou?... Non! répondit dame Hansen. Mais c'est au moins un
homme singulier.

-- Il est toujours fâcheux de ne pas savoir qui on reçoit dans sa
maison, dit la jeune fille.

-- Hulda, répondit dame Hansen, avant que ce voyageur soit rentré,
aie soin de porter dans sa chambre le livre de l'auberge.

-- Oui, ma mère.

-- Peut-être se décidera-t-il à y mettre son nom!

Vers huit heures, la nuit étant déjà sombre, une petite pluie fine
commença à tomber, remplissant la vallée d'un nuage de brumaille
qui mouillait jusqu'à mi-montagne. Le temps était peu propice à la
promenade. Aussi, le nouvel hôte de dame Hansen, après avoir
remonté le sentier jusqu'à la scierie, revint-il à l'auberge où il
demanda un petit verre de brandevin. Sans dire un mot de plus,
sans souhaiter le bonsoir à personne, après avoir pris le
chandelier de bois dont la bougie était allumée, il rentra dans sa
chambre, il en verrouilla la porte, et on ne l'entendit plus de
toute la nuit.

Le skydskarl, lui, s'était tout simplement réfugié dans le hangar.
Là, entre les brancards de la kariol, il dormait déjà, en
compagnie du cheval jaune, sans s'inquiéter de la bourrasque.

Le lendemain, dame Hansen et sa fille se levèrent dès l'aube.
Aucun bruit ne venait de la chambre du voyageur, qui reposait
encore. Un peu après neuf heures, il entra dans la grande salle,
l'air plus bourru que la veille, se plaignant du lit qui était
dur, du tapage de la maison qui l'avait éveillé -- ne saluant
personne, d'ailleurs. Puis, il ouvrit la porte et vint regarder le
ciel.

Médiocre apparence de temps. Un vent vif balayait les cimes du
Gousta perdues dans les vapeurs, et s'engouffrait à travers la
vallée en soufflant de violentes rafales.

Le voyageur ne se hasarda donc point à sortir. Mais il ne perdit
pas son temps. Tout en fumant sa pipe, il se promena dans
l'auberge, il chercha à en reconnaître la disposition intérieure,
il en visita les diverses chambres, il examina le mobilier, il
ouvrit les placards et les armoires, sans plus de gêne que s'il
eût été chez lui. On eût dit d'un commissaire-priseur procédant à
quelque récolement judiciaire.

Décidément, si l'homme était singulier, ses procédés étaient de
plus en plus suspects.

Cela fait, il vint prendre place dans le grand fauteuil de la
salle, et d'une voix brève et rude, il adressa plusieurs questions
à dame Hansen. Depuis combien de temps l'auberge était-elle bâtie?
Était-ce son mari Harald qui l'avait fait construire ou la tenait-il
d'héritage? Avait-elle déjà nécessité quelques réparations?
Quelle était la contenance de l'enclos et du soeter qui en
dépendaient? Était-elle bien achalandée et d'un bon rapport?
Combien y venait-il, en moyenne, de touristes pendant la belle
saison? Y passaient-ils un ou plusieurs jours? etc.

Évidemment, le voyageur n'avait pas pris connaissance du livre qui
avait été déposé dans sa chambre, car cela l'eût renseigné, au
moins sur cette dernière question.

En effet, le livre était encore à la place où Hulda l'avait mis la
veille, et le nom du voyageur ne s'y trouvait pas.

-- Monsieur, dit alors dame Hansen, je ne comprends pas trop
comment et pourquoi ces choses peuvent vous intéresser. Mais, si
vous désirez savoir ce qui en est de nos affaires, rien de plus
facile. Vous n'avez qu'à consulter le livre de l'auberge. Je vous
prierai même d'y inscrire votre nom, selon l'habitude...

-- Mon nom?... Certes, j'y mettrai mon nom, dame Hansen!... Je le
mettrai au moment où je prendrai congé de vous!

-- Faut-il vous garder votre chambre?

-- C'est inutile, répondit le voyageur en se levant. Je vais
partir après déjeuner, afin d'être de retour à Drammen demain
soir.

-- À Drammen?... dit vivement dame Hansen.

-- Oui! Ainsi, faites-moi servir à l'instant.

-- Vous demeurez à Drammen?

-- Oui! Qu'y a-t-il d'étonnant, s'il vous plaît, à ce que je
demeure à Drammen?

Ainsi donc, après avoir passé à peine une journée à Dal ou plutôt
dans l'auberge, ce voyageur s'en retournait sans avoir rien vu du
pays! Il ne poussait pas plus loin dans le bailliage! Du Gousta,
du Rjukanfos, des merveilles de la vallée du Vestfjorddal, il ne
se souciait en aucune façon! Ce n'était pas pour son plaisir,
c'était pour ses affaires qu'il avait quitté Drammen, où il
demeurait, et il semblait qu'il n'avait eu d'autre motif que de
visiter en détail la maison de dame Hansen.

Hulda vit bien que sa mère était profondément troublée. Dame
Hansen était allée se placer dans le grand fauteuil, et,
repoussant son rouet, elle resta immobile, sans prononcer une
parole.

Cependant le voyageur venait de passer dans la salle à manger et
s'était mis à table.

Du déjeuner, aussi soigné que l'avait été le dîner de la veille,
il ne parut pas plus satisfait. Et, pourtant, il mangea bien et
but de même, sans se presser. Son attention semblait se porter
plus spécialement sur la valeur de l'argenterie -- luxe auquel
tiennent les campagnards de la Norvège -- quelques cuillers et
fourchettes qui se transmettent de père en fils et que l'on garde
précieusement avec les bijoux de famille.

Pendant ce temps, le skydskarl faisait ses préparatifs de départ
dans la remise. À onze heures, le cheval et la kariol attendaient
devant la porte de l'auberge.

Le temps était toujours peu engageant, le ciel gris et venteux.
Parfois la pluie cinglait le vitrail des fenêtres comme une
mitraille. Mais le voyageur, sous sa grosse capote doublée de
peau, n'était pas homme à s'inquiéter des rafales.

Le déjeuner terminé, il avala un dernier verre de brandevin, il
alluma sa pipe, passa sa houppelande, rentra dans la grande salle,
et demanda sa note.

-- Je vais la préparer, répondit Hulda, qui alla s'asseoir devant
un petit bureau.

-- Faites vite! dit le voyageur. En attendant, ajouta-t-il,
donnez-moi le livre pour que j'inscrive mon nom. Dame Hansen se
leva, alla chercher le livre et vint le poser sur la grande table.

Le voyageur prit une plume, regarda une dernière fois dame Hansen
par-dessus ses lunettes. Et alors, d'une grosse écriture, il
écrivit son nom sur le livre, qu'il referma.

En ce moment, Hulda lui apporta la note. Il la prit, il en examina
les articles, en grommelant; il en refit l'addition, sans doute.

-- Hum! fit-il. Voilà qui est cher! Sept marks et demi pour une
nuit et deux repas?

-- Il y a le skydskarl et le cheval, fit observer Hulda.

-- N'importe! Je trouve cela cher! En vérité, je ne m'étonne pas
si on fait de bonnes affaires dans la maison!

-- Vous ne devez rien, monsieur! dit alors dame Hansen d'une voix
si troublée qu'on l'entendit à peine.

Elle venait d'ouvrir le livre, elle y avait lu le nom inscrit, et
elle répéta, en reprenant la note, qu'elle déchira:

-- Vous ne devez rien!

-- C'est mon avis! répondit le voyageur. Et, sans donner plus de
bonsoir en sortant qu'il n'avait donné de bonjour en arrivant, il
monta dans sa kariol, pendant que le gamin sautait derrière lui
sur la planchette. Quelques instants après, il avait disparu au
tournant de la route. Lorsque Hulda eut ouvert le livre, elle n'y
trouva que ce nom: «Sandgoïst, de Drammen.»


VII

C'était dans l'après-midi, le lendemain, que Joël devait rentrer à
Dal, après avoir laissé sur la route qui conduit au Hardanger le
touriste auquel il servait de guide.

Hulda, sachant que son frère allait revenir en suivant les
plateaux du Gousta, par la rive gauche du Maan, était venue
l'attendre au passage de l'impétueuse rivière. Elle s'assit près
du petit appontement qui sert d'embarcadère au bac. Là, elle se
perdit dans ses réflexions. Aux vives inquiétudes que lui causait
le retard du _Viken _se joignait maintenant une anxiété très
grande. Cette anxiété avait pour cause la visite de ce Sandgoïst
et l'attitude de dame Hansen devant lui. Pourquoi, dès qu'elle
avait appris son nom, avait-elle déchiré la note, refusé de
recevoir ce qui lui était dû? Il y avait là quelque secret --
grave sans doute.

Hulda fut enfin tirée de ses réflexions par l'arrivée de Joël.
Elle l'aperçut qui dévalait les premières assises de la montagne.
Tantôt il apparaissait au milieu des étroites clairières, entre
les arbres abattus ou brûlés par places. Tantôt il disparaissait
sous l'épaisse ramure des pins, des bouleaux et des hêtres dont
ces croupes sont hérissées. Enfin, il atteignit la rive opposée et
se jeta dans le petit bac. En quelques coups d'aviron, il eut
franchi les violents remous du cours d'eau. Puis, sautant sur la
berge, il fut près de sa soeur.

-- Ole est-il de retour? demanda-t-il.

C'est à Ole qu'il pensa tout d'abord. Mais sa demande fut laissée
sans réponse.

-- Pas de lettre de lui?

-- Pas une! Et Hulda s'abandonna à ses larmes.

-- Non, s'écria Joël, ne pleure pas, chère soeur, ne pleure
pas!... Tu me fais trop de mal!... Je ne peux pas te voir
pleurer!... Voyons! Tu dis: pas de lettre!... Évidemment, cela
commence à devenir inquiétant! Mais il n'y a pas encore lieu de se
désespérer! Tiens, si tu veux, je vais aller à Bergen. Je
m'informerai... Je verrai messieurs Help frères. Peut-être ont-ils
des nouvelles de Terre-Neuve. Pourquoi le _Viken _n'aurait-il pas
relâché en quelque port pour cause d'avaries ou par la nécessité
de fuir devant le mauvais temps? Il est certain que le vent
souffle en bourrasque depuis plus d'une semaine. Quelquefois on a
vu des navires du New Found Land se réfugier en Islande ou aux
Feroë. C'est même arrivé à Ole, il y a deux ans, quand il était à
bord du _Strenna. _Et on n'a pas tous les jours des courriers pour
écrire! Je te dis cela comme je le pense, petite soeur. Calme-toi!...
Si tu me fais pleurer, qu'est-ce que nous deviendrons?

-- C'est plus fort que moi, frère!

-- Hulda!... Hulda!... Ne perds pas courage!... Je t'assure que,
moi, je ne suis pas désespéré!

-- Dois-je te croire, Joël?

-- Oui, tu le dois! Mais, pour te rassurer, veux-tu que je parte
pour Bergen, demain matin... ce soir?...

-- Je ne veux pas que tu me quittes!... Non!... Je ne le veux pas!
répondit Hulda, en s'attachant à son frère comme si elle n'avait
plus que lui au monde.

Tous deux reprirent alors le chemin de l'auberge. Mais il s'était
mis à pleuvoir, et même la rafale devint si violente qu'ils durent
se réfugier dans la hutte du passeur, à quelques centaines de pas
en arrière des rives du Maan.

Là, il fallait attendre qu'il se fît quelque accalmie. Et alors
Joël éprouva le besoin de parler, de parler quand même. Le silence
lui semblait plus désespérant que ce qu'il pourrait dire, quand
même ce ne seraient pas des paroles d'espoir.

-- Et notre mère? dit-il.

-- Toujours de plus en plus triste! répondit Hulda.

-- Il n'est venu personne en mon absence?

-- Si, un voyageur, qui est reparti.

-- Ainsi, il n'y a en ce moment aucun touriste à l'auberge, et on
n'a pas fait demander de guide?

-- Non, Joël.

-- Tant mieux, car je préfère ne pas te quitter. D'ailleurs, si le
mauvais temps continue, je crains bien que, cette année, les
touristes renoncent à courir le Telemark!

-- Nous ne sommes encore qu'en avril, frère!

-- Sans doute, mais j'ai le pressentiment que la saison ne sera
pas bonne pour nous! Enfin, nous verrons! Mais dis-moi, c'est hier
que ce voyageur a quitté Dal?

-- Oui, dans la matinée.

-- Et qui était-ce?

-- Un homme venu de Drammen, où il demeure, paraît-il, et qui se
nomme Sandgoïst.

-- Sandgoïst?

-- Le connaîtrais-tu?

-- Non, répondit Joël. Hulda s'était déjà demandé si elle
raconterait à son frère tout ce qui s'était passé à l'auberge en
son absence. Lorsque Joël apprendrait avec quel sans-gêne cet
homme s'était conduit, comment il semblait avoir calculé la valeur
de la maison et du mobilier, quelle attitude dame Hansen avait cru
devoir prendre vis-à-vis de lui, qu'imaginerait-il? Ne penserait-il
pas que leur mère devait avoir de bien graves raisons pour agir
comme elle l'avait fait? Or, quelles étaient ces raisons? Que
pouvait-il y avoir de commun entre elle et ce Sandgoïst? Il y
avait certainement là un secret menaçant pour la famille! Joël
voudrait le connaître, il interrogerait sa mère, il la presserait
de questions... Dame Hansen, si peu communicative, si réfractaire
à toute effusion, voudrait garder le silence comme elle l'avait
fait jusqu'alors. La situation entre elle et ses enfants, si
affligeante déjà, deviendrait plus pénible encore.

Mais la jeune fille aurait-elle pu rien taire à Joël? Un secret
pour lui! N'eût-ce pas été comme une paille dans l'amitié de fer
qui les unissait l'un à l'autre? Non! Il ne fallait pas que cette
amitié pût jamais être brisée! Hulda résolut donc de tout dire.

-- Tu n'as jamais entendu parler de ce Sandgoïst, quand tu allais
à Drammen? reprit-elle.

-- Jamais.

-- Eh bien, sache donc, Joël, que notre mère le connaissait déjà,
au moins de nom!

-- Elle connaissait Sandgoïst?

-- Oui, frère.

-- Mais, ce nom, je ne le lui ai jamais entendu prononcer!

-- Elle le connaissait, cependant, bien qu'elle n'eût jamais vu
cet homme avant sa visite d'avant-hier!

Et Hulda raconta tous les incidents qui avaient marqué le séjour
du voyageur dans l'auberge, sans omettre l'acte singulier de dame
Hansen au moment du départ de Sandgoïst. Elle se hâta d'ajouter:

-- Je pense, mon Joël, qu'il vaut mieux ne rien demander à notre
mère. Tu la connais! Ce serait la rendre plus malheureuse encore.
L'avenir nous apprendra, sans doute, ce qui se cache dans son
passé. Fasse le Ciel que Ole nous soit rendu, et, s'il y a quelque
affliction qui menace la famille, nous serons trois, du moins, à
la partager!

Joël avait écouté sa soeur avec une profonde attention. Oui! Entre
dame Hansen et ce Sandgoïst, il y avait de graves raisons qui
mettaient l'une à la merci de l'autre! Pouvait-on douter que cet
homme fût venu pour inventorier l'auberge de Dal? Évidemment non!
Et cette note déchirée au moment où il allait partir -- ce qui lui
avait paru tout naturel -- qu'est-ce que cela pouvait signifier?

-- Tu as raison, Hulda, dit Joël, je ne parlerai de rien à notre
mère. Peut-être regrettera-t-elle de ne pas s'être confiée à nous.
Pourvu qu'il ne soit pas trop tard! Elle doit bien souffrir, la
pauvre femme! Elle s'est butée! Elle ne comprend pas que le coeur
de ses enfants est fait pour qu'elle y verse ses peines!

-- Elle le comprendra un jour, Joël.

-- Oui! Aussi, attendons! Mais, d'ici là, il ne me sera pas
défendu de chercher à savoir ce qu'est cet individu. Peut-être
monsieur Helmboë le connaît-il? Je le lui demanderai la première
fois que j'irai à Bamble, et, s'il le faut, je pousserai jusqu'à
Drammen. Là, il ne doit pas être difficile d'apprendre au moins ce
que fait cet homme, à quel genre d'affaires il se livre, ce qu'on
en pense...

-- Rien de bon, j'en suis sûre, répondit Hulda. Sa figure est
mauvaise, son regard méchant. Je serais bien surprise s'il y avait
une âme généreuse sous cette grossière enveloppe!

-- Allons, reprit Joël, ne jugeons point les gens sur l'apparence!
Je parie que tu lui trouverais une agréable mine, à ce Sandgoïst,
si tu le regardais, étant au bras de Ole...

-- Mon pauvre Ole! murmura la jeune fille.

-- Il reviendra, il revient, il est en route! s'écria Joël. Aie
confiance, Hulda! Ole n'est plus loin maintenant, et nous le
gronderons au retour pour s'être fait attendre!

La pluie avait cessé. Tous deux sortirent de la hutte et
remontèrent le sentier afin de regagner l'auberge.

-- À propos, dit alors Joël, je repars demain.

-- Tu repars?...

-- Oui, dès le matin.

-- Déjà, frère?

-- Il le faut, Hulda. En quittant le Hardanger, j'ai été prévenu
par un de mes camarades qu'un voyageur venait du nord par les
hauts plateaux du Rjukanfos où il doit arriver demain.

-- Quel est ce voyageur?

-- Ma foi, je ne sais même plus son nom. Mais il est nécessaire
que je sois là pour le ramener à Dal.

-- Pars donc, puisque tu ne peux t'en dispenser! répondit Hulda
avec un gros soupir.

-- Demain, au lever du jour, je me mettrai en route. Cela te
chagrine, Hulda?

-- Oui, frère! Je suis bien plus inquiète quand tu me laisses...
même pour quelques heures!

-- Eh bien, cette fois, sache que je ne pars pas seul!

-- Et qui donc t'accompagne?

-- Toi, petite soeur, toi! Il faut te distraire, et je t'emmène!

-- Ah! merci, mon Joël!


VIII

Le lendemain, tous deux quittèrent l'auberge dès l'aube. Une
quinzaine de kilomètres de Dal aux célèbres chutes, autant pour en
revenir, ce n'eût été qu'une promenade pour Joël, mais il fallait
ménager les forces de Hulda. Joël s'était donc assuré de la kariol
du contremaître Lengling, et, comme toutes les kariols, celle-ci
n'avait qu'une place. Il est vrai, ce brave homme était si gros
qu'il avait fallu fabriquer une caisse à sa convenance. Or,
c'était suffisant pour que Hulda et Joël pussent y tenir l'un près
de l'autre. Donc, si le voyageur annoncé se trouvait au Rjukanfos,
il prendrait la place de Joël, et celui-ci reviendrait à pied ou
monterait sur la planchette derrière la caisse.

Route charmante, de Dal aux chutes, quoique prodigue de cahots.
Incontestablement, c'est plutôt un sentier qu'une route. Des
poutres à peine équarries, jetées sur les rios tributaires du
Maan, le traversent en formant des ponceaux à quelques centaines
de pas les uns des autres. Mais le cheval norvégien est habitué à
les franchir d'un pied sûr, et, si la kariol n'a point de
ressorts, ses longs brancards, un peu élastiques, atténuent, dans
une certaine mesure, les heurts du sol.

Le temps était beau. Joël et Hulda allaient d'un bon pas le long
des verdoyantes prairies, baignées à leur lisière de gauche par
les eaux claires du Maan. Quelques milliers de bouleaux
ombrageaient çà et là le chemin gaiement ensoleillé. La buée de la
nuit se fondait en gouttelettes à la pointe des longues herbes.
Sur la droite du torrent, à deux mille mètres d'altitude, les
plaques neigeuses du Gousta jetaient dans l'espace un intense
rayonnement de lumière.

Pendant une heure, la kariol marcha assez rapidement. La montée
était insensible encore. Mais bientôt le val se rétrécit peu à
peu. De part et d'autre les rios se changèrent en fougueux
torrents. Bien que le chemin devînt sinueux, il ne pouvait éviter
toutes les dénivellations du sol. De là, des passages vraiment
durs, dont Joël se tirait avec adresse. Près de lui, d'ailleurs,
Hulda ne craignait rien. Quand le cahot était trop accentué, elle
s'accrochait à son bras. La fraîcheur du matin colorait sa jolie
figure, bien pâle depuis quelque temps.

Cependant, il fallut encore atteindre une altitude plus élevée. La
vallée ne donnait guère passage qu'au cours resserré du Maan,
entre deux murailles coupées à pic. Sur les fields voisins
apparaissaient une vingtaine de maisons isolées, des ruines de
soeters ou de gaards, livrées à l'abandon, des cabanes de pâtres,
perdues entre les bouleaux et les hêtres. Bientôt il ne fut plus
possible de voir la rivière; mais on l'entendait mugir dans le
sonore encaissement des roches. La contrée avait pris un aspect
grandiose et sauvage à la fois, en élargissant son cadre jusqu'à
la crête des montagnes.

Après deux heures de marche, une scierie se montra sur le bord
d'une chute de quinze cents pieds, utilisée pour le mécanisme de
sa double roue. Les cascades qui ont cette hauteur ne sont point
rares dans le Vestfjorddal; mais le volume de leurs eaux est peu
considérable. C'est en cela que l'emporte celle du Rjukanfos.

Joël et Hulda, arrivés à la scierie, mirent pied à terre.

-- Une demi-heure de marche ne te fatiguera pas trop, petite
soeur? dit Joël.

-- Non, frère, je ne suis point lasse, et même cela me fera du
bien de marcher un peu.

-- Un peu... beaucoup, et toujours en montant!

-- Je m'appuierai à ton bras, Joël! Là, en effet, il avait fallu
abandonner la kariol. Elle n'aurait pu franchir les sentiers
ardus, les passes étroites, les talus semés de roches branlantes,
dont les capricieux contours, ombragés d'arbres ou dénudés,
annoncent la grande chute. Mais, déjà, s'élevait une sorte de
vapeur épaisse au milieu d'un bleuâtre lointain. C'étaient les
eaux pulvérisées du Rjukan, et leurs volutes se déroulaient à une
assez grande hauteur. Hulda et Joël prirent une sente, bien connue
des guides, qui s'abaisse vers l'étranglement de la vallée. Il
fallut se glisser entre les arbres et les arbustes. Quelques
instants après, tous deux étaient assis sur une roche tapissée de
mousses jaunâtres, presque en face de la chute. On ne peut en
approcher de ce côté. Là, le frère et la soeur auraient eu quelque
peine à s'entendre, s'ils eussent parlé. Mais alors leurs pensées
étaient de celles qui peuvent se communiquer, sans que les lèvres
les formulent, par le coeur. Le volume de la chute du Rjukan est
énorme, sa hauteur considérable, son mugissement grandiose. C'est
de neuf cents pieds que le sol manque subitement au lit du Maan, à
mi-chemin à peu près entre le lac Mjös en amont et le lac Tinn en
aval. Neuf cents pieds, c'est-à-dire six fois la hauteur du
Niagara, dont la largeur, il est vrai, mesure trois milles de la
rive américaine à la rive canadienne.

Ici, le Rjukanfos a des aspects étranges, difficiles à reproduire
par la description. La peinture même ne les rendrait que d'une
façon insuffisante. Il est certaines merveilles naturelles qu'il
faut voir pour en comprendre toute la beauté, entre autres cette
chute, la plus célèbre de tout le continent européen.

Et c'est précisément à quoi s'occupait alors un touriste, assis
sur la paroi de gauche du Maan. À cette place, il pouvait observer
le Rjukanfos de plus près et de plus haut.

Ni Joël, ni sa soeur ne l'avaient encore aperçu, bien qu'il fût
visible. Ce n'était pas la distance, mais un effet d'optique,
spécial aux sites de montagnes, qui le faisait paraître très
petit, et, par conséquent, plus éloigné qu'il ne l'était
réellement.

À ce moment, ce voyageur venait de se relever et s'aventurait très
imprudemment sur la croupe rocheuse qui s'arrondissait comme un
dôme vers le lit du Maan. Évidemment, ce que ce curieux voulait
voir, c'étaient les deux cavités du Rjukanfos, l'une à gauche,
pleine du bouillonnement des eaux, l'autre à droite, toujours
emplie d'épaisses vapeurs. Peut-être même cherchait-il à
reconnaître s'il n'existe pas une troisième cavité inférieure à
mi-hauteur de la chute. Sans doute, cela expliquerait comment le
Rjukan, après s'y être engouffré, rebondit en rejetant, à de
certains intervalles, son trop-plein tumultueux. On dirait que les
eaux sont lancées par quelque coup de mine, qui couvre de leurs
embruns les fields environnants.

Cependant le touriste s'avançait toujours sur ce dos d'âne,
pierreux et glissant, sans une racine, sans une touffe, sans une
herbe, qui porte le nom de Passe-de-Marie ou Maristien.

Il ignorait donc, l'imprudent, la légende qui a rendu cette passe
célèbre. Un jour, Eystein voulut rejoindre, par ce dangereux
chemin, la belle Marie du Vestfjorddal. De l'autre côté de la
passe, sa fiancée lui tendait les bras. Tout à coup, son pied
manque, il tombe, il glisse, il ne peut se retenir sur ces roches
unies comme une glace, il disparaît dans le gouffre, et les
rapides du Maan ne rendirent jamais son cadavre.

Ce qui était arrivé à l'infortuné Eystein allait-il donc arriver à
ce téméraire engagé sur les pentes du Rjukanfos?

C'était à craindre. Et, en effet, il s'aperçut du péril, mais trop
tard. Soudain, le point d'appui fit défaut à son pied, il poussa
un cri, il roula d'une vingtaine de pas, et n'eut que le temps de
se raccrocher à la saillie d'une roche, presque à la lisière de
l'abîme.

Joël et Hulda ne l'avaient point encore aperçu, mais ils venaient
de l'entendre.

-- Qu'est-ce donc? dit Joël en se levant.

-- Un cri! répondit Hulda.

-- Oui!... Un cri de détresse!

-- De quel côté?...

-- Écoutons! Tous deux regardaient à droite, à gauche de la chute;
ils ne purent rien voir. Ils avaient bien entendu, cependant, ces
mots: «À moi!... À moi!», jetés au milieu d'une de ces accalmies
régulières, qui durent près d'une minute entre chaque bond du
Rjukan.

L'appel se renouvela.

-- Joël, dit Hulda, il y a quelque voyageur en péril, qui demande
secours! Il faut aller à lui...

-- Oui, soeur, et il ne peut être loin! Mais de quel côté?... Où
est-il?... Je ne vois rien!

Hulda venait de remonter le talus, en arrière de la roche sur
laquelle elle était assise, s'accrochant aux maigres touffes qui
revêtent cette rive gauche du Maan.

-- Joël! cria-t-elle enfin.

-- Tu vois?...

-- Là... là! Et Hulda montrait l'imprudent, suspendu presque
au-dessus du gouffre. Si son pied, arc-bouté contre la mince saillie,
lui manquait, s'il glissait un peu plus bas, s'il se laissait
aller au vertige, il était perdu.

-- Il faut le sauver! dit Hulda.

-- Oui, il le faut! répondit Joël. Avec du sang-froid, nous
arriverons jusqu'à lui!

Joël poussa alors un long cri. Il fut entendu du voyageur, dont la
tête se retourna de son côté. Puis, pendant quelques instants,
Joël chercha à reconnaître ce qu'il y aurait de plus prompt et de
plus sûr à faire pour le tirer de ce mauvais pas.

-- Hulda, dit-il, tu n'as pas peur?

-- Non, frère!

-- Tu connais bien la Maristien?

-- J'y suis déjà passée plusieurs fois!

-- Eh bien, va par le haut de la croupe en te rapprochant du
voyageur d'aussi près que possible! Ensuite, laisse-toi glisser
doucement jusqu'à lui, et prends-le par la main de manière à bien
le tenir. Mais qu'il n'essaie pas encore de se relever! Le vertige
le saisirait, il t'entraînerait avec lui, et vous seriez perdus!

-- Et toi, Joël?

-- Moi, pendant que tu iras par le haut, je ramperai par le bas le
long de l'arête, du côté du Maan. Je serai là quand tu arriveras,
et, si vous glissiez, peut-être pourrais-je vous retenir tous
deux!

Puis, d'une voix retentissante, profitant d'une nouvelle accalmie
du Rjukanfos, Joël cria:

-- Ne bougez pas, monsieur!... Attendez!... Nous allons tâcher
d'aller à vous!

Hulda avait déjà disparu derrière les hautes touffes du talus,
afin de redescendre latéralement sur l'autre croupe de la
Maristien.

Joël ne tarda pas à voir la brave fille qui apparaissait au
tournant des derniers arbres.

De son côté, au péril de sa vie, il se mit à ramper lentement le
long de la portion déclive de ce dos arrondi qui borde
l'encaissement du Rjukanfos. Quel sang-froid surprenant, quelle
sûreté du pied et de la main ne fallait-il pas pour côtoyer ce
gouffre, dont les parois s'humectaient des embruns de la
cataracte!

Parallèlement à lui, mais à une centaine de pieds au-dessus, Hulda
s'avançait en obliquant, de manière à gagner plus aisément
l'endroit où le voyageur se tenait immobile.

Dans la position que celui-ci occupait, on ne pouvait voir sa
figure qui était tournée du côté de la chute.

Joël, arrivé au-dessous de lui, s'arrêta. Après s'être arc-bouté
solidement dans une cassure de roche:

-- Eh! monsieur! cria-t-il. Le voyageur tourna la tête.

-- Eh! monsieur! reprit Joël. Ne faites pas un mouvement, pas un
seul, et tenez bon!

-- Soyez tranquille, je tiens bon, mon ami! lui fut-il répondu
d'un ton qui rassura Joël. Si je ne tenais pas bon, il y a un
quart d'heure que je serais par le fond du Rjukanfos!

-- Ma soeur va descendre jusqu'à vous, reprit Joël. Elle vous
prendra par la main. Mais, avant que je sois là, n'essayez pas de
vous relever!... Ne bougez pas...

-- Pas plus qu'un roc! répliqua le voyageur. Déjà Hulda commençait
à descendre de son côté, cherchant les points moins glissants de
la croupe, engageant son pied dans les crevasses où il trouvait un
appui solide, la tête libre, ainsi qu'il en est de ces filles du
Telemark, habituées à dévaler les rampes des fields. Et, de même
que l'avait crié Joël, elle cria aussi:

-- Tenez bon, monsieur!

-- Oui, je tiens... et je tiendrai, je vous l'assure, tant que je
pourrai tenir!

On le voit, les recommandations ne lui manquaient pas. Elles
venaient d'en bas et d'en haut.

-- Surtout, n'ayez pas peur! ajouta Hulda.

-- Je n'ai pas peur!

-- Nous vous sauverons! cria Joël.

-- J'y compte bien, car, par saint Olaf! je ne pourrais me sauver
tout seul!

Évidemment, ce voyageur avait absolument conservé sa présence
d'esprit. Mais, après sa chute, sans doute, bras et jambes lui
avaient refusé service, et tout ce qu'il pouvait faire,
maintenant, c'était de se retenir à la mince saillie qui le
séparait du gouffre.

Cependant, Hulda descendait toujours. Quelques instants plus tard,
elle eut rejoint le voyageur. Alors, ayant appuyé son pied contre
une aspérité du roc, elle lui prit la main.

Le voyageur essaya de se redresser un peu.

-- Ne bougez pas, monsieur!... Ne bougez pas!... dit Hulda. Vous
m'entraîneriez avec vous, et je ne serais pas assez forte pour
vous retenir! Il faut attendre l'arrivée de mon frère! Quand il se
sera placé entre nous et le Rjukanfos, vous essaierez de vous
relever afin de...

-- Me relever, ma brave fille! C'est plus facile à dire qu'à
faire, et je crains bien que ce soit peu aisé!

-- Seriez-vous blessé, monsieur?

-- Hum! Rien de cassé, rien de luxé, je l'espère, mais, du moins,
une belle et bonne écorchure à la jambe!

Joël se trouvait alors à une vingtaine de pieds de la place
occupée par Hulda et le voyageur -- en contrebas. La courbure de
la croupe l'avait empêché de les rejoindre directement. Il lui
fallait donc remonter maintenant cette surface arrondie. C'était
le plus difficile et aussi le plus dangereux. Il y allait de sa
vie.

-- Pas un mouvement, Hulda! cria-t-il une dernière fois. Si vous
glissiez tous deux, comme je ne suis pas en bonne position pour
vous retenir, nous serions perdus!

-- Ne crains rien, Joël! répondit Hulda. Ne songe qu'à toi, et que
Dieu te vienne en aide!

Joël commença à se hisser sur le ventre, en se traînant par un
véritable mouvement de reptation. Deux ou trois fois, il sentit
que tout point d'appui allait lui manquer. Mais enfin, à force
d'adresse, il parvint à remonter jusque auprès du voyageur.

Celui-ci, un homme âgé déjà, mais de complexion vigoureuse, avait
une belle figure, aimable et souriante. En vérité, Joël se fût
plutôt attendu à trouver là quelque jeune audacieux qui s'était
engagé à franchir la Maristien.

-- C'est bien imprudent ce que vous avez fait, monsieur! dit-il en
se couchant à demi pour reprendre haleine.

-- Comment, si c'est imprudent? répliqua le voyageur. Dites donc
que c'est tout bonnement absurde!

-- Vous avez risqué votre vie...

-- Et je vous ai fait risquer la vôtre!

-- Oh! moi!... c'est un peu mon métier! répondit Joël. Et, se
relevant:

-- Maintenant, il s'agit de regagner le haut de la croupe, ajouta-t-il,
mais le plus difficile est fait.

-- Oh! le plus difficile!...

-- Oui, monsieur, c'était d'arriver jusqu'à vous. Nous n'avons
plus qu'à remonter une pente bien moins raide.

-- C'est que vous ferez bien de ne pas trop compter sur moi, mon
garçon! J'ai une jambe qui ne pourra guère me servir, ni en ce
moment ni pendant quelques jours, peut-être!

-- Essayez de vous relever!

-- Volontiers... avec votre aide!

-- Vous prendrez le bras de ma soeur. Moi, je vous soutiendrai et
vous pousserai par les reins.

-- Solidement?...

-- Solidement.

-- Eh bien, mes amis, je m'en rapporte à vous. Puisque vous avez
eu la pensée de me tirer d'affaire, cela vous regarde.

On procéda, ainsi que l'avait dit Joël, prudemment. Si de remonter
la croupe ne fut pas sans quelque danger, tous trois s'en tirèrent
mieux et plus vite qu'ils ne l'espéraient. D'ailleurs, ce n'était
ni d'une foulure ni d'une entorse que souffrait le voyageur, mais
simplement d'une très forte écorchure. Il put donc faire meilleur
usage de ses deux jambes qu'il ne le croyait, non sans douleur,
toutefois. Dix minutes après, il était en sûreté au-delà de la
Maristien.

Là, il aurait pu se reposer sous les premiers sapins qui bordent
le field supérieur du Rjukanfos. Mais Joël lui demanda un effort
de plus. Il s'agissait de gagner une cabane perdue sous les
arbres, un peu en arrière de la roche sur laquelle sa soeur et lui
s'étaient arrêtés en arrivant à la chute. Le voyageur essaya de
faire l'effort demandé, il y réussit, et, soutenu, d'un côté par
Hulda, de l'autre par Joël, il arriva sans trop de mal devant la
porte de la cabane.

-- Entrons, monsieur, dit alors la jeune fille, et, là, vous vous
reposerez un instant.

-- L'instant pourra-t-il durer un bon quart d'heure?

-- Oui, monsieur, et ensuite, il faudra bien que vous consentiez à
venir avec nous jusqu'à Dal.

-- À Dal?... Eh! c'est précisément à Dal que j'allais!

-- Seriez-vous donc le touriste qui vient du nord, demanda Joël,
et qui m'avait été signalé au Hardanger?

-- Précisément.

-- Ma foi, vous n'aviez pas pris le bon chemin...

-- Je m'en doute un peu.

-- Et, si j'avais pu prévoir ce qui est arrivé, je serais allé
vous attendre de l'autre côté du Rjukanfos!

-- Ça, c'eût été une bonne idée, mon brave jeune homme! Vous
m'auriez épargné une imprudence impardonnable à mon âge...

-- À tout âge, monsieur! répondit Hulda. Tous trois entrèrent
alors dans la cabane, où se trouvait une famille de paysans, le
père, la mère et leurs deux filles qui se levèrent et firent bon
accueil aux arrivants. Joël put alors constater que le voyageur
n'avait qu'une assez grave écorchure à la jambe, un peu au-dessous
du genou. Cela nécessiterait certainement une bonne semaine de
repos; mais la jambe n'était ni luxée ni cassée, l'os n'était pas
même atteint. C'était l'essentiel. Du laitage excellent, des
fraises en abondance, un peu de pain bis, furent offerts et
acceptés. Joël ne se cacha point de montrer un formidable appétit,
et, si Hulda mangea à peine, le voyageur ne refusa pas de tenir
tête à son frère.

-- Vraiment, dit-il, cet exercice m'a creusé l'estomac! Mais
j'avouerai volontiers que de prendre par la Maristien, c'était
plus qu'imprudent! Vouloir jouer le rôle de l'infortuné Eystein,
quand on pourrait être son père... et même son grand-père!...

-- Ah! vous connaissez la légende? dit Hulda.

-- Si je la connais!... Ma nourrice m'endormait en me la chantant,
à l'heureux âge où j'avais encore une nourrice! Oui, je la
connais, ma courageuse fille, et je n'en suis que plus coupable! -
- Maintenant, mes amis, Dal est un peu loin pour l'invalide que je
suis! Comment allez-vous me transporter jusque-là?

-- Ne vous inquiétez de rien, monsieur, répondit Joël. Notre
kariol nous attend au bas du sentier. Seulement, il y aura trois
cents pas à faire...

-- Hum! Trois cents pas!

-- En descendant, ajouta la jeune fille.

-- Oh! si c'est en descendant, cela ira tout seul, mes amis, et un
bras me suffira...

-- Et pourquoi pas deux, répondit Joël, puisque nous en avons
quatre à votre service!

-- Va pour deux, va pour quatre! Ça ne me coûtera pas plus cher,
n'est-ce pas?

-- Ça ne coûte rien.

-- Si! au moins un remerciement par bras, et je m'aperçois que je
ne vous ai point encore remerciés...

-- De quoi, monsieur? répondit Joël.

-- Mais tout simplement de ce que vous m'avez sauvé la vie, en
risquant la vôtre!...

-- Quand vous voudrez?... dit Hulda, qui se leva pour éviter les
compliments.

-- Comment donc!... Mais je veux!... D'abord, moi, je veux tout ce
qu'on veut que je veuille!

Là-dessus, le voyageur régla la petite dépense avec les paysans de
la cabane. Puis, soutenu un peu par Hulda, beaucoup par Joël, il
commença à descendre le sentier sinueux, qui conduit vers la rive
du Maan où il rejoint la route de Dal.

Cela ne se fit pas sans quelques «aïe! aïe!» qui se terminaient
invariablement par un bon éclat de rire. Enfin, on atteignit la
scierie, et Joël s'occupa d'atteler la kariol.

Cinq minutes après, le voyageur était installé dans la caisse avec
la jeune fille près de lui.

-- Et vous? demanda-t-il à Joël. Il me semble bien que j'ai dû
prendre votre place...

-- Une place que je vous cède de bon coeur.

-- Mais peut-être en se serrant...

-- Non... Non!... J'ai mes jambes, monsieur, des jambes de guide!
Ça vaut des roues...

-- Et de fameuses, mon garçon, de fameuses! On partit en suivant
la route qui se rapproche peu à peu du Maan. Joël s'était mis à la
tête du cheval et il le guidait par le bridon, de manière à éviter
de trop forts cahots à la kariol. Le retour se fit gaiement -- du
moins de la part du voyageur. Il causait déjà comme un vieil ami
de la famille Hansen. Avant d'arriver, le frère et la soeur lui
disaient «monsieur Sylvius», et monsieur Sylvius ne les appelait
plus que Hulda et Joël, comme s'ils se fussent connus tous trois
de longue date.

Vers quatre heures, le petit clocher de Dal montra sa fine pointe
entre les arbres du hameau. Un instant après, le cheval s'arrêtait
devant l'auberge. Le voyageur descendit de la kariol, non sans
quelque peine. Dame Hansen était venue le recevoir à la porte, et,
bien qu'il n'eût pas demandé la meilleure chambre de la maison, ce
fut celle-là qu'on lui donna tout de même.


IX

Sylvius Hog -- tel fut le nom qui, ce soir-là, fut inscrit sur le
livre des voyageurs, et précisément à la suite du nom de
Sandgoïst. Vif contraste, on en conviendra, entre les deux noms
comme entre les deux hommes qui les portaient. Entre eux, il n'y
avait aucun rapport ni au physique ni au moral. Générosité d'un
côté, avidité de l'autre. L'un, c'était la bonté du coeur,
l'autre, c'était la sécheresse de l'âme.

Sylvius Hog avait à peine soixante ans. Encore ne les paraissait-il
pas. Grand, droit, bien constitué, sain d'esprit et sain de
corps, il plaisait dès le premier abord avec sa belle et aimable
figure, sans barbe, bien encadrée sous des cheveux grisonnants et
un peu longs, avec ses yeux souriants comme ses lèvres, son front
large où les plus nobles pensées pouvaient circuler sans peine, sa
vaste poitrine dans laquelle le coeur pouvait battre à l'aise. À
tous ces avantages, il joignait un inépuisable fonds de bonne
humeur, une physionomie fine et déliée, une nature capable de
toutes les générosités comme de tous les dévouements.

Sylvius Hog, de Christiania -- cela disait tout. Et non seulement
il était connu, apprécié, aimé, honoré dans la capitale
norvégienne, mais aussi dans tout le pays -- le pays norvégien,
bien entendu. En effet, les sentiments que l'on professait à son
égard n'étaient plus les mêmes dans l'autre moitié du royaume
scandinave, c'est-à-dire, en Suède.

Cela veut être expliqué.

Sylvius Hog était professeur de législation à Christiania. En
d'autres États, être avocat, ingénieur, médecin, négociant, c'est
occuper les premiers rangs de l'échelle sociale. En Norvège, il
n'en va pas ainsi. Être professeur, c'est être au sommet.

Si, en Suède, il y a quatre classes, la noblesse, le clergé, la
bourgeoisie, le paysan, il n'y en a que trois en Norvège; la
noblesse manque. On n'y compte aucun représentant de
l'aristocratie, pas même celle des fonctionnaires. En ce pays
privilégié où il n'existe pas de privilèges, les fonctionnaires
sont les très humbles serviteurs du public. En somme, égalité
sociale parfaite, nulle distinction politique.

Donc, Sylvius Hog étant un des hommes les plus considérables de
son pays, on ne s'étonnera pas qu'il fût membre du Storthing. Dans
cette grande assemblée, autant par sa valeur que par la probité de
sa vie privée et publique, il exerçait une influence que
subissaient même ces paysans-députés, élus en grand nombre par les
campagnes.

Depuis la Constitution de 1814, c'est avec raison qu'on a pu dire:
la Norvège est une république avec le roi de Suède pour président.

Il va de soi que cette Norvège, très jalouse de ses prérogatives,
a su conserver son autonomie. Le Storthing n'a rien de commun avec
le parlement suédois. Aussi comprendra-t-on que l'un de ses
représentants les plus influents et les plus patriotes ne fût pas
bien vu au-delà de cette frontière idéale qui sépare la Suède de
la Norvège.

Ainsi était Sylvius Hog. D'un caractère très indépendant, ne
voulant rien être, il avait maintes fois refusé d'entrer au
ministère. Défenseur de tous les droits de la Norvège, il s'était
constamment et inébranlablement opposé aux empiétements de la
Suède.

Et telle est la séparation morale et politique des deux pays, que
le roi de Suède -- alors Oscar XV -- après s'être fait couronner à
Stockholm, a dû se faire couronner à Drontheim, l'ancienne
capitale de la Norvège. Telle est aussi la réserve quelque peu
défiante des Norvégiens, en affaires, que la Banque de Christiania
ne reçoit pas volontiers les billets de la Banque de Stockholm!
Telle est enfin la démarcation entre les deux peuples, que le
pavillon suédois ne flotte ni sur les édifices, ni sur les navires
norvégiens. À l'un, l'étamine bleue traversée d'une croix jaune, à
l'autre, la croix bleue sur le fond d'étamine rouge.

Or, Sylvius Hog était de coeur et d'âme pour la Norvège. Il en
défendait les intérêts en toute occasion. Aussi, vers 1854,
lorsque le Storthing agita la question de ne plus avoir ni vice-roi
à la tête du pays ni même de gouverneur, il fut l'un de ceux
qui se jetèrent le plus vivement dans la discussion et firent
triompher ce principe.

On conçoit donc que, s'il n'était pas très aimé dans l'est du
royaume, il le fût dans l'ouest, et même au fond des gaards les
plus reculés du pays. Son nom courait la montagneuse Norvège,
depuis les parages de Christiansand jusqu'aux extrêmes roches du
cap Nord. Digne de cette popularité de bon aloi, aucune calomnie
n'avait jamais pu atteindre ni le député ni le professeur de
Christiania. C'était, d'ailleurs, un vrai Norvégien, mais un
Norvégien à sang vif, n'ayant rien du flegme traditionnel de ses
compatriotes, plus résolu de pensées et d'actes que ne le comporte
le tempérament scandinave. Cela se sentait à ses mouvements
prompts, à l'ardeur de sa parole, à la vivacité de ses gestes. Né
en France, on n'eût pas hésité à le dire «un homme du Midi», si
l'on veut bien accepter cette comparaison, qui peut lui être
appliquée avec quelque exactitude.

La situation de fortune de Sylvius Hog ne l'élevait pas au-dessus
d'une assez belle aisance, bien qu'il n'eût point fait monnaie des
affaires publiques. Âme désintéressée, il ne songeait jamais à
lui, mais sans cesse aux autres. Aussi faisait-il fi des
grandeurs. Être député lui suffisait. Il ne voulait rien de plus.

En ce moment, Sylvius Hog profitait d'un congé de trois mois pour
se remettre de ses fatigues, après une laborieuse année de travaux
législatifs. Il avait quitté Christiania depuis six semaines, avec
l'intention de parcourir toute la contrée qui s'étend jusqu'à
Drontheim, le Hardanger, le Telemark, les districts de Kongsberg
et de Drammen. Il voulait visiter ces provinces qu'il ne
connaissait pas encore. Un voyage d'étude et d'agrément.

Sylvius Hog avait déjà traversé une partie de cette région, et
c'était en revenant des bailliages du nord qu'il avait voulu voir
la célèbre chute, une des merveilles du Telemark. Après avoir
examiné, sur les lieux mêmes, le projet, alors à l'étude, du
chemin de fer de Drontheim à Christiania, il avait fait demander
un guide pour le conduire à Dal, et il comptait le trouver sur la
rive gauche du Maan. Mais, sans l'attendre, attiré par ces
admirables sites de la Maristien, il s'était aventuré sur la
dangereuse passe. Rare imprudence! Elle avait failli lui coûter la
vie. Et, il faut bien le dire, sans l'intervention de Joël et de
Hulda Hansen, le voyage eût fini avec le voyageur dans les
gouffres du Rjukanfos.


X

On est fort instruit en ces pays scandinaves, non seulement chez
les habitants des villes, mais aussi en pleine campagne. Cette
instruction va même au-delà de savoir lire, écrire, compter. Le
paysan apprend avec plaisir. Son intelligence est ouverte. Il
s'intéresse à la chose publique. Il prend une large part aux
affaires politiques et communales. Dans le Storthing, les gens de
cette condition sont toujours en majorité. Quelquefois, ils y
siègent avec le costume de leur province. On les cite, et c'est
justice, pour leur haute raison, leur bon sens pratique, leur
compréhension juste -- si elle est un peu lente -- et surtout leur
incorruptibilité.

Il ne faut donc pas s'étonner que le nom de Sylvius Hog fût connu
dans toute la Norvège et prononcé avec respect jusque dans cette
portion un peu sauvage du Telemark.

Aussi, dame Hansen, en recevant un hôte si universellement estimé,
crut-elle convenable de lui dire combien elle était honorée de
l'avoir pour quelques jours sous son toit.

-- Je ne sais pas si cela vous fait honneur, dame Hansen, répondit
Sylvius Hog, mais ce que je sais bien, c'est que cela me fait
plaisir. Oh! il y a longtemps que j'avais entendu mes élèves
parler de cette hospitalière auberge de Dal! C'est pourquoi, je
comptais venir m'y reposer pendant une semaine. Pourtant, que
saint Olaf m'abandonne, si je croyais jamais y arriver sur une
patte!

Et l'excellent homme serra cordialement la main à son hôtesse.

-- Monsieur Sylvius, dit Hulda, voulez-vous que mon frère aille
chercher un médecin à Bamble?

-- Un médecin, ma petite Hulda! Mais vous voulez donc que je perde
l'usage de mes deux jambes!

-- Oh! monsieur Sylvius!

-- Un médecin! Pourquoi pas mon ami le docteur Boek, de
Christiania? Et tout cela pour une égratignure!...

-- Mais une égratignure, si elle est mal soignée, répondit Joël,
cela peut devenir grave!

-- Ah! çà, Joël, me direz-vous pourquoi vous voulez que cela
devienne grave?

-- Je ne le veux pas, monsieur Sylvius, Dieu me garde!

-- Eh bien! il vous gardera, et moi aussi, et toute la maison de
dame Hansen, surtout si cette gentille Hulda veut bien consentir à
me donner ses soins...

-- Certainement, monsieur Sylvius!

-- Parfait, mes amis! Encore quatre ou cinq jours, il n'y paraîtra
plus! D'ailleurs, comment ne guérirait-on pas dans une si jolie
chambre? Où pourrait-on mieux se faire traiter que dans
l'excellente auberge de Dal? Et ce bon lit avec ses devises qui
valent bien les horribles formules de la Faculté! Et cette joyeuse
fenêtre qui s'ouvre sur la vallée du Maan! Et le murmure des eaux
qui se glisse jusqu'au fond de mon alcôve! Et la senteur des vieux
arbres dont toute la maison est embaumée! Et le bon air, l'air de
la montagne! Eh! ne voilà-t-il pas le meilleur des médecins! Quand
on a besoin de lui, on n'a qu'à ouvrir la fenêtre, il arrive, il
vous ragaillardit, et il ne vous met pas à la diète!

Il disait si gaiement toutes ces choses, Sylvius Hog, qu'avec lui,
semblait-il, un peu de bonheur venait d'entrer dans la maison. Du
moins, ce fut l'impression du frère et de la soeur, qui se
tenaient la main en l'écoutant, s'abandonnant tous deux à la même
émotion.

C'était dans la chambre du rez-de-chaussée qu'avait été tout
d'abord conduit le professeur. Maintenant, à demi couché dans un
grand fauteuil, sa jambe étendue sur un escabeau, il recevait les
soins de Hulda et de Joël. Un pansement à l'eau fraîche, il ne
voulut que ce remède. Et, en réalité, en fallait-il un autre?

-- Bien, mes amis, bien! disait-il. Il ne faut pas abuser des
drogues! Et maintenant, savez-vous bien que, sans votre
obligeance, j'aurais vu d'un peu trop près les merveilles du
Rjukanfos! Je roulais dans l'abîme comme un simple roc! J'ajoutais
une nouvelle légende à la légende de Maristien, et, moi, je
n'avais pas d'excuse! Ma fiancée ne m'attendait pas sur l'autre
bord, comme le malheureux Eystein!

-- Et quel chagrin c'eût été pour madame Hog! dit Hulda. Elle ne
se serait jamais consolée...

-- Madame Hog?... répliqua le professeur. Eh bien, madame Hog
n'aurait pas versé une larme!

-- Oh! monsieur Sylvius!...

-- Non, vous dis-je, par cette raison qu'il n'y a pas de madame
Hog! Et je ne puis pas même me figurer ce qu'eût été une madame
Hog: grasse ou maigre, petite ou grande...

-- Elle eût été aimable, intelligente et bonne, étant votre femme,
répondit Hulda.

-- Ah! vraiment, mademoiselle! Bon! Bon! Je vous crois! Je vous
crois!

-- Mais, en apprenant un pareil malheur, vos parents, vos amis,
monsieur Sylvius?... dit Joël.

-- Des parents, je n'en ai guère, mon garçon! Des amis, il paraît
que j'en ai un certain nombre, sans compter ceux que je viens de
me faire dans la maison de dame Hansen, et vous leur avez évité la
peine de me pleurer!

-- À propos, dites-moi, mes enfants, vous pourrez bien me garder
quelques jours ici?

-- Tant qu'il vous plaira, monsieur Sylvius, répondit Hulda. Cette
chambre vous appartient.

-- D'ailleurs, j'avais l'intention de m'arrêter à Dal, comme font
les touristes, de manière à pouvoir rayonner de là sur le
Telemark... Je ne rayonnerai pas, ou je rayonnerai plus tard,
voilà tout!

-- Avant la fin de la semaine, monsieur Sylvius, répondit Joël,
j'espère que vous serez sur pied.

-- Et moi aussi, je l'espère!

-- Et alors je m'offre à vous conduire partout où il vous plaira
d'aller dans le bailliage.

-- Nous verrons cela, Joël! Nous en reparlerons, quand je ne serai
plus à l'état d'écorché! J'ai encore un mois de congé devant moi,
et quand je devrais le passer tout entier dans l'auberge de dame
Hansen, je ne serais pas trop à plaindre! Ne faudra-t-il pas que
je visite la vallée du Vestfjorddal entre les deux lacs, que je
fasse l'ascension du Gousta, que je retourne au Rjukanfos, car
enfin, si j'ai failli y faire un plongeon, je ne l'ai guère vu...
et je tiens à le voir!

-- Vous y retournerez, monsieur Sylvius, répondit Hulda.

-- Et nous y retournerons ensemble avec cette bonne madame Hansen,
si elle veut bien nous accompagner.

-- Eh! j'y pense, mes amis, il faudra que je prévienne, par un
petit mot, Kate, ma vieille bonne, et Fink, mon vieux domestique
de Christiania! Ils seraient très inquiets si je ne leur donnais
pas de mes nouvelles, et je serais grondé!... Et, maintenant, je
vais vous faire un aveu! Les fraises, le laitage, c'est très
agréable, très rafraîchissant; mais cela ne suffit pas, puisque je
ne veux pas entendre parler d'être mis à la diète!... Est-ce
bientôt l'heure de votre dîner?...

-- Oh! peu importe, monsieur Sylvius!...

-- Il importe beaucoup, au contraire! Croyez-vous donc que,
pendant mon séjour à Dal, je vais m'ennuyer tout seul à ma table
et dans ma chambre? Non! je veux manger avec vous et votre mère,
si dame Hansen n'y voit pas d'inconvénient!

Naturellement, dame Hansen, quand on lui fit connaître le désir du
professeur, et bien qu'elle eût peut-être préféré se tenir à part,
suivant son habitude, ne put que s'incliner. Ce serait un honneur
pour elle et les siens d'avoir à sa table un député du Storthing.

-- Ainsi, c'est convenu, reprit Sylvius Hog, nous mangerons
ensemble dans la grande salle...

-- Oui, monsieur Sylvius, répondit Joël. Je n'aurai qu'à vous y
pousser sur votre fauteuil, quand le dîner sera prêt...

-- Bon! Bon! monsieur Joël! Pourquoi pas en kariol? Non! Avec
l'aide d'un bras, j'arriverai. Je ne suis pas amputé, que je
sache!

-- Comme vous voudrez, monsieur Sylvius! répondit Hulda. Mais ne
faites pas inutilement d'imprudences, je vous prie... ou Joël aura
vite fait d'aller chercher le médecin!

-- Des menaces! Eh bien, oui, je serai prudent et docile! Et du
moment qu'on ne me met pas à la diète, je vais être le plus
obéissant des malades! -- Ah! çà! est-ce que vous n'avez pas faim,
mes amis?

-- Nous ne demandons qu'un quart d'heure, répondit Hulda, pour
vous servir une soupe aux groseilles, une truite du Maan, une
grouse que Joël a rapportée hier du Hardanger, et une bonne
bouteille de vin de France.

-- Merci, ma brave fille, merci! Hulda sortit afin de surveiller
le dîner et de préparer la table dans la grande salle, pendant que
Joël allait reconduire la kariol chez le contremaître Lengling.
Sylvius Hog resta seul. À quoi eût-il pu songer, si ce n'est à
cette honnête famille, dont maintenant il était à la fois l'hôte
et l'obligé. Que pourrait-il faire pour reconnaître les services,
les soins de Hulda et de Joël? Mais il n'eut pas le temps de
s'abandonner à de longues réflexions, car, dix minutes après, il
était assis à la place d'honneur de la grande table. Le dîner
était excellent. Il justifiait le renom de l'auberge, et le
professeur mangea de grand appétit.

Ensuite, la soirée se passa en causeries auxquelles Sylvius Hog
prit la plus grande part. À défaut de dame Hansen qui ne s'y mêla
guère, il fit parler le frère et la soeur. La vive sympathie qu'il
éprouvait déjà pour eux ne put que s'accroître. Une si touchante
amitié les unissait l'un à l'autre que le professeur en fut
plusieurs fois ému.

La nuit venue, il regagna sa chambre avec l'aide de Joël et de
Hulda, reçut et donna un aimable bonsoir à ses amis, et, à peine
couché dans le grand lit à devises, il dormit tout d'un somme.

Le lendemain, Sylvius Hog, réveillé dès l'aube, se reprit à
réfléchir avant qu'on eût frappé à sa porte.

«Non, se disait-il, je ne sais vraiment pas comment je m'en
tirerai! On ne peut pourtant pas se faire sauver, soigner, guérir,
et en être quitte pour un simple remerciement! Je suis l'obligé de
Hulda et de Joël, ce n'est pas contestable! Mais voilà! Ce ne sont
pas de ces services qu'on puisse payer en argent! Fi donc!...
D'autre part, cette famille de braves gens me paraît heureuse, et
je ne pourrais rien ajouter à son bonheur! Enfin nous causerons,
et, tout en causant, peut-être...»

Aussi, pendant les trois ou quatre jours que le professeur dut
encore garder sa jambe étendue sur l'escabeau, ils causèrent tous
trois. Par malheur, ce fut avec une certaine réserve de la part du
frère et de la soeur. Ni l'un ni l'autre ne voulurent rien dire de
leur mère, dont Sylvius Hog avait bien observé l'attitude froide
et soucieuse. Puis, par un autre sentiment de discrétion, ils
hésitaient à faire connaître les inquiétudes que leur causait le
retard de Ole Kamp. Ne risquaient-ils pas d'altérer la bonne
humeur de leur hôte en lui contant leurs peines?

-- Cependant, disait Joël à sa soeur, peut-être avons-nous tort de
ne pas nous confier à monsieur Sylvius? C'est un homme de bon
conseil, et, par ses relations, il pourrait peut-être savoir si
l'on se préoccupe à la Marine de ce qu'est devenu le _Viken._

_-- _Tu as raison, Joël, répondait Hulda. Je pense que nous
ferons bien de tout lui dire. Mais attendons qu'il soit bien
guéri!

-- Oui, et cela ne peut tarder! reprenait Joël. La semaine finie,
Sylvius Hog n'avait plus besoin d'aide pour quitter sa chambre,
bien qu'il boitât encore un peu. Il venait alors s'asseoir sur un
des bancs, devant la maison, à l'ombre des arbres. De là, il
pouvait apercevoir la cime du Gousta, qui resplendissait sous les
rayons du soleil, pendant que le Maan, charriant des troncs en
dérive, grondait à ses pieds. On voyait aussi passer du monde sur
la route de Dal au Rjukanfos. Le plus souvent, c'étaient des
touristes, dont quelques-uns s'arrêtaient une heure ou deux à
l'auberge de dame Hansen pour déjeuner ou dîner. Il venait aussi
des étudiants de Christiania, le sac au dos, la petite cocarde
norvégienne à la casquette. Ceux-là reconnaissaient le professeur.
De là, des bonjours interminables, des saluts cordiaux, qui
prouvaient combien Sylvius Hog était aimé de toute cette jeunesse.

-- Vous ici, monsieur Sylvius?

-- Moi, mes amis!

-- Vous que l'on croit au fond du Hardanger!

-- On a tort! C'est au fond du Rjukanfos que je devrais être!

-- Eh bien! nous dirons partout que vous êtes à Dal!

-- Oui, à Dal, avec une jambe... en écharpe!

-- Heureusement, vous avez trouvé bon gîte et bons soins dans
l'auberge de dame Hansen!

-- Imaginez-en une meilleure!

-- Il n'y en a guère!

-- Et de plus braves gens?

-- Il n'y en a pas! répétaient gaiement les touristes. Et, tous
buvaient à la santé de Hulda et de Joël si connus dans tout le
Telemark. Et alors le professeur narrait son aventure. Il
confessait son imprudence. Il racontait comment il avait été
sauvé. Il disait quelle reconnaissance était due à ses sauveurs.

-- Et si je reste ici jusqu'à ce que j'aie payé ma dette,
ajoutait-il, mon cours de législation est fermé pour longtemps,
mes amis, et vous pouvez prendre un congé sans limite!

-- Bon, monsieur Sylvius! reprenait toute cette joyeuse bande.
C'est la jolie Hulda qui vous retient à Dal!

-- Une aimable fille, mes amis, charmante aussi, et je n'ai que
soixante ans, par saint Olaf!

-- À la santé de monsieur Sylvius!

-- Et à la vôtre, jeunes gens! Courez le pays, instruisez-vous,
amusez-vous! Il fait toujours beau quand on a votre âge! Mais
défiez-vous des passes de la Maristien! Joël et Hulda ne seraient
peut-être plus là pour sauver les imprudents qui s'y
hasarderaient.

Puis, tous partaient en faisant bruyamment retentir la vallée de
leur joyeux _God aften._

Cependant, une ou deux fois, Joël dut s'absenter pour servir de
guide à quelques touristes qui voulaient faire l'ascension du
Gousta. Sylvius Hog eût bien voulu les accompagner. Il prétendait
être guéri. En effet, l'écorchure de sa jambe commençait à se
cicatriser. Mais Hulda lui défendit positivement de s'exposer à
une fatigue encore trop forte pour lui, et, lorsque Hulda
ordonnait, il fallait obéir.

Une curieuse montagne, cependant, ce Gousta, dont le cône central,
vallonné de ravins pleins de neige, émerge d'une forêt de sapins
comme d'une collerette verdoyante qui s'épanouit à sa base. Et
quel rayon de vue à son sommet! Dans l'est, le bailliage du
Numedal; dans l'ouest, tout le Hardanger et ses glaciers
grandioses; puis, au pied de la montagne, la sinueuse vallée du
Vestfjorddal entre les lacs Mjös et Tinn, Dal et ses maisons en
miniature, véritable boîte de jeux d'enfants, et le cours du Maan,
lacet lumineux qui miroite à travers la verdure des plaines.

Pour faire cette ascension, Joël partait dès cinq heures du matin,
et il était rentré à six heures du soir. Sylvius Hog et Hulda
allaient au-devant de lui. Ils l'attendaient près de la hutte du
passeur. Dès que le bac avait débarqué les touristes et leur
guide, on échangeait de cordiales poignées de main, et c'était une
bonne soirée de plus que tous trois passaient ensemble. Le
professeur traînait bien encore un peu la jambe, mais il ne se
plaignait pas. Vraiment, on eût dit qu'il n'était pas pressé de
guérir, autant dire, de quitter l'hospitalière maison de dame
Hansen.

D'ailleurs, le temps s'écoulait assez vite. Sylvius Hog avait
écrit à Christiania qu'il resterait quelque temps à Dal. Le bruit
de son aventure au Rjukanfos s'était répandu dans tout le pays.
Les feuilles l'avaient racontée -- quelques-unes en la dramatisant
à leur manière. De là, quantité de lettres qui arrivaient à
l'auberge, sans compter les brochures et les journaux. Il fallait
lire tout cela. Il fallait répondre. Sylvius Hog lisait, il
répondait, et les noms de Joël et de Hulda, mêlés à cette
correspondance, couraient déjà à travers la Norvège.

Cependant, ce séjour chez dame Hansen ne pouvait se prolonger
indéfiniment, et Sylvius Hog n'était pas plus fixé qu'à son
arrivée sur la façon dont il lui serait possible d'acquitter sa
dette. Toutefois, il commençait à pressentir que cette famille
n'était pas aussi heureuse qu'il l'avait pu croire. L'impatience
avec laquelle le frère et la soeur attendaient chaque jour le
courrier de Christiania ou de Bergen, leur désappointement, leur
chagrin même, en voyant qu'il n'y avait jamais de lettres, tout
cela n'était que trop significatif.

C'est qu'on était déjà au 9 juin. Et aucune nouvelle du _Viken!
_Un retard de plus de deux semaines sur la date fixée pour son
retour! Pas une seule lettre de Ole! Rien qui pût adoucir les
tourments de Hulda! La pauvre fille se désespérait, et Sylvius Hog
lui trouvait les yeux bien rouges, lorsqu'elle venait à lui le
matin.

-- Qu'y a-t-il? se disait-il alors. Un malheur qu'on craint et
qu'on me cache! Est-ce un secret de famille dans lequel un
étranger ne peut intervenir? Mais suis-je donc encore un étranger
pour eux? Non! Ils devraient bien le penser! Enfin, quand
j'annoncerai mon départ, peut-être comprendra-t-on que c'est
un véritable ami qui va partir!

Et, ce jour-là, il dit:

-- Mes amis, le moment approche où, à mon grand regret, je vais
être obligé de vous quitter!

-- Déjà, monsieur Sylvius, déjà! s'écria Joël avec une vivacité
dont il ne fut pas maître.

-- Eh! le temps passe vite auprès de vous! Voilà dix-sept jours
que je suis à Dal!

-- Quoi!... dix-sept jours! dit Hulda.

-- Oui, chère enfant, et la fin de mon congé approche. Je n'ai pas
une semaine à perdre si je veux achever ce voyage par Drammen et
Kongsberg. Et cependant, si c'est bien à vous que le Storthing
doit de ne point avoir à me remplacer sur mon siège de député, le
Storthing, pas plus que moi, ne saurait comment reconnaître...

-- Oh! monsieur Sylvius!... répondit Hulda, qui, de sa petite
main, semblait vouloir lui fermer la bouche.

-- C'est convenu, Hulda! Il m'est défendu de parler de cela -- ici
du moins...

-- Ni ici ni ailleurs! dit la jeune fille.

-- Soit! Je ne suis pas mon maître et je dois obéir! Mais, Joël et
vous, ne viendrez-vous pas me voir à Christiania?

-- Vous voir, monsieur Sylvius?...

-- Oui! me voir... passer quelques jours dans ma maison... avec
dame Hansen, s'entend!

-- Et si nous quittons l'auberge, qui la gardera pendant notre
absence? répondit Joël.

-- Mais l'auberge n'a pas besoin de vous, j'imagine, lorsque la
saison des excursions est terminée. Aussi, je compte bien venir
vous chercher à la fin de l'automne...

-- Monsieur Sylvius, dit Hulda, ce sera bien difficile...

-- Ce sera très facile, au contraire, mes amis. Ne me répondez
pas: non! Je n'accepterais pas cette réponse! Et alors, quand je
vous tiendrai là-bas, dans la plus belle chambre de ma maison,
entre ma vieille Kate et mon vieux Fink, vous y serez comme mes
enfants, et il faudra bien que vous me disiez ce que je puis faire
pour vous!

-- Ce que vous pouvez faire, monsieur Sylvius? répondit Joël en
regardant sa soeur.

-- Frère!... dit Hulda, qui avait compris la pensée de Joël.

-- Parlez, mon garçon, parlez!

-- Eh bien, monsieur Sylvius, vous pourriez nous faire un très
grand honneur!

-- Lequel?

-- Ce serait, si cela ne vous dérangeait pas trop, d'assister au
mariage de ma soeur Hulda...

-- Son mariage! s'écria Sylvius Hog! Comment! ma petite Hulda se
marie?... Et on ne m'en avait rien dit encore!...

-- Oh! monsieur Sylvius!... répondit la jeune fille, dont les yeux
se remplirent de larmes.

-- Et quand doit se faire ce mariage?...

-- Quand il aura plu à Dieu de nous ramener Ole, son fiancé!
répondit Joël.


XI

Alors Joël raconta toute l'histoire de Ole Kamp. Sylvius Hog, très
ému par ce récit, l'écoutait avec une profonde attention. Il
savait tout maintenant. Il venait de lire la dernière lettre qui
annonçait le retour de Ole, et Ole ne revenait pas! Quelles
inquiétudes, quelles angoisses pour toute la famille Hansen!

«Et moi qui me croyais chez des gens heureux!» pensait-il.

Cependant, en y réfléchissant bien, il lui parut que le frère et
la soeur se désespéraient, alors que l'on pouvait encore conserver
quelque espoir. À force de compter ces jours de mai et de juin,
leur imagination en exagérait le chiffre, comme si elle les eût
comptés deux fois.

Le professeur voulut donc leur donner ses raisons -- non des
raisons de commande -- mais très sérieuses, très plausibles, et
discuter la valeur de ce retard du _Viken._

Pourtant, sa physionomie était devenue grave. Le chagrin de Joël
et de Hulda l'avait profondément impressionné.

-- Écoutez-moi, mes enfants, leur dit-il. Asseyez-vous à mes côtés
et causons.

-- Eh! que pourrez-vous nous dire, monsieur Sylvius? répondit
Hulda, dont la douleur débordait.

-- Je vous dirai ce qui me paraît juste, reprit le professeur, et
le voici: je viens de réfléchir à tout ce que m'a raconté Joël. Eh
bien, il me semble que votre inquiétude dépasse la mesure. Je ne
voudrais pas vous donner des assurances illusoires, mais il
importe que les choses soient remises à leur véritable point.

-- Hélas! monsieur Sylvius, répondit Hulda, mon pauvre Ole s'est
perdu avec le _Viken!... _Je ne le reverrai plus!

-- Ma soeur!... Ma soeur!... s'écria Joël. Je t'en prie, calme-toi,
laisse parler monsieur Sylvius...

-- Et gardons notre sang-froid, mes enfants! Voyons! C'était du 15
au 20 mai que Ole devait revenir à Bergen?

-- Oui, dit Joël, du 15 au 20 mai, comme le marque sa lettre, et
nous sommes au 9 juin.

-- Cela fait donc un retard de vingt jours sur la date extrême
indiquée pour le retour du _Viken. _C'est quelque chose, j'en
conviens! Cependant, il ne faut pas demander à un navire à voiles
ce que l'on pourrait attendre d'un navire à vapeur.

-- C'est ce que j'ai toujours répété à Hulda, c'est ce que je lui
répète encore, dit Joël.

-- Et vous faites bien, mon garçon, reprit Sylvius Hog. En outre,
il est possible que le _Viken _soit un vieux bâtiment, marchant
mal comme la plupart des navires de Terre-Neuve, surtout quand ils
sont lourdement chargés. D'autre part, il y a eu de grands mauvais
temps depuis quelques semaines. Peut-être Ole n'a-t-il pu prendre
la mer à l'époque que sa lettre indique. Dans ce cas, il suffit
qu'il ait tardé de huit jours pour que le _Viken _ne soit pas
encore arrivé et que vous n'ayez pu recevoir une nouvelle lettre
de lui. Tout ce que je vous dis là, croyez-le, est le résultat de
sérieuses réflexions. De plus, savez-vous si les instructions
données au _Viken _ne lui laissaient pas une certaine latitude
pour porter sa cargaison en quelque autre port, suivant les
demandes du marché?

-- Ole l'aurait écrit! répondit Hulda, qui ne pouvait se rattacher
même à cet espoir.

-- Qui prouve qu'il n'a pas écrit? reprit le professeur. Et, s'il
l'a fait, ce ne serait plus le _Viken _qui aurait du retard, ce
serait le courrier d'Amérique. Supposez que le navire de Ole ait
dû aller en quelque port des États-Unis, cela expliquerait comment
aucune de ses lettres n'est encore arrivée en Europe!

-- Aux États-Unis... monsieur Sylvius?

-- Cela se voit quelquefois, et il suffit de manquer un courrier
pour laisser ses amis longtemps sans nouvelles... En tout cas, il
y a une chose très simple à faire, c'est de demander des
renseignements aux armateurs de Bergen.

-- Les connaissez-vous?

-- Oui, répondit Joël, messieurs Help frères.

-- Help frères, Fils de l'Aîné? s'écria Sylvius Hog.

-- Oui!

-- Mais moi aussi je les connais! Le plus jeune, Help junior,
comme on dit, bien qu'il ait mon âge, est un de mes bons amis.
Nous avons souvent dîné ensemble à Christiania! Help frères, mes
enfants! Ah! je saurai par eux tout ce qui concerne le _Viken. _Je
vais leur écrire aujourd'hui même, et, s'il le faut, j'irai les
voir.

-- Que vous êtes bon, monsieur Sylvius! répondirent à la fois
Hulda et Joël.

-- Ah! pas de remerciements, s'il vous plaît! Je vous le défends
bien! Est-ce que je vous ai remerciés, moi, pour ce que vous avez
fait là-bas?... Comment, je trouve l'occasion de vous rendre un
petit service, et vous voilà tout en l'air!

-- Mais vous parliez de partir pour retourner à Christiania, fit
observer Joël.

-- Eh bien, je partirai pour Bergen, s'il est indispensable que
j'aille à Bergen!

-- Mais vous alliez nous quitter, monsieur Sylvius, dit Hulda.

-- Eh bien, je ne vous quitterai pas, ma chère fille! Je suis
libre de mes actions, je suppose, et, tant que je n'aurai pas tiré
cette situation au clair, à moins qu'on ne me mette à la porte...

-- Que dites-vous là?

-- Et tenez, j'ai bonne envie de rester à Dal jusqu'au retour de
Ole! Je voudrais le connaître, ce fiancé de ma petite Hulda! Ce
doit être un brave garçon -- dans le genre de Joël.

-- Oui! tout comme lui!... répondit Hulda.

-- J'en étais sûr! s'écria le professeur, dont la belle humeur
avait repris le dessus, à dessein, sans doute.

-- Ole ressemble à Ole, monsieur Sylvius, dit Joël, et cela suffit
pour qu'il soit un excellent coeur.

-- C'est possible, mon brave Joël, et cela me donne encore plus le
désir de le voir. Oh! cela ne tardera pas! Quelque chose me dit
que le _Viken _va bientôt arriver!

-- Dieu vous entende!

-- Et pourquoi ne m'entendrait-il pas? Il a l'oreille fine! Oui!
je veux assister à la noce de Hulda, puisque j'y suis invité. Le
Storthing en sera quitte pour prolonger mon congé de quelques
semaines. Il l'aurait prolongé bien davantage, si vous m'aviez
laissé tomber dans le Rjukanfos, comme je le méritais!

-- Monsieur Sylvius, dit Joël, que c'est bon de vous entendre
parler ainsi, et quel bien vous nous faites!

-- Pas aussi grand que je le voudrais, mes amis; puisque je vous
dois tout, et que je ne sais...

-- Non!... n'insistez plus sur cette aventure.

-- Au contraire, j'insisterai! Ah! çà! est-ce que c'est moi qui me
suis tiré des griffes de la Maristien? Est-ce moi qui ai risqué ma
vie pour me sauver? Est-ce moi qui me suis rapporté jusqu'à
l'auberge de Dal? Est-ce moi qui me suis soigné et guéri sans le
secours de la Faculté? Ah! mais je suis entêté comme un cheval de
kariol, je vous en préviens. Or, je me suis mis dans la tête
d'assister au mariage de Hulda et de Ole Kamp, et, par saint Olaf!
j'y assisterai!

La confiance est communicative. Comment résister à celle que
montrait Sylvius Hog? Il le vit bien, quand un demi-sourire
éclaira le visage de la pauvre Hulda. Elle ne demandait qu'à le
croire... Elle ne demandait qu'à espérer.

Sylvius Hog continua de plus belle:

-- Donc, il faut songer que le temps va vite. Allons, commençons
les préparatifs du mariage!

-- Ils sont commencés, monsieur Sylvius, répondit Hulda, et déjà
depuis trois semaines!

-- Parfait! Gardons-nous de les interrompre!

-- Les interrompre? répondit Joël. Mais tout est prêt!

-- Quoi! la jupe de mariée, le corset aux agrafes de filigrane, la
ceinture et ses pendeloques?

-- Même ses pendeloques!

-- Et la couronne rayonnante qui vous coiffera comme une sainte,
ma petite Hulda?

-- Oui, monsieur Sylvius.

-- Et les invitations sont faites?

-- Toutes faites, répondit Joël, même celle à laquelle nous tenons
le plus, la vôtre!

-- Et la demoiselle d'honneur a été choisie parmi les plus sages
filles du Telemark?

-- Et les plus belles, monsieur Sylvius, répondit Joël, puisque
c'est mademoiselle Siegfrid Helmboë, de Bamble!

-- De quel ton il dit cela, le brave garçon! fit observer le
professeur, et comme il rougit en le disant! Eh! Eh! Est-ce que
par hasard mademoiselle Siegfrid Helmboë, de Bamble, serait
destinée à devenir madame Joël Hansen de Dal?

-- Oui, monsieur Sylvius, répondit Hulda, Siegfrid, qui est ma
meilleure amie!

-- Bon! Encore une noce! s'écria Sylvius Hog. Et je suis sûr qu'on
m'y invitera, et je ne pourrai faire moins que d'y assister!
Décidément, il faudra que je donne ma démission de député au
Storthing, car je n'aurai plus le temps d'y siéger! Allons, je
serai votre témoin, mon brave Joël, après avoir d'abord été celui
de votre soeur, si vous le permettez. Décidément, vous faites de
moi tout ce que vous voulez, ou plutôt tout ce que je veux!
Embrassez-moi, petite Hulda! Une poignée de main, mon garçon! Et
maintenant, allons écrire à mon ami Help junior, de Bergen!

Le frère et la soeur quittèrent la chambre du rez-de-chaussée, que
le professeur parlait déjà de prendre à bail, et ils revinrent à
leurs occupations avec un peu plus d'espoir.

Sylvius Hog était resté seul.

-- La pauvre fille! la pauvre fille! murmurait-il. Oui! j'ai un
instant trompé sa douleur!... Je lui ai rendu quelque calme!...
Mais c'est un bien long retard et dans des mers très mauvaises à
cette époque!... Si le _Viken _avait péri!... Si Ole ne devait
plus revenir!

Un instant après, le professeur écrivait aux armateurs de Bergen.
Ce que demandait sa lettre, c'étaient les détails les plus précis
sur tout ce qui concernait le _Viken _et sa campagne de pêche. Il
voulait savoir si quelque circonstance, prévue ou non, n'avait pu
l'obliger à changer son port de destination. Il lui importait de
savoir au plus tôt comment les négociants et les marins de Bergen
expliquaient ce retard. Enfin il priait son ami Help junior de
prendre les informations les plus précises et de l'aviser par le
retour du courrier.

Cette lettre si pressante disait aussi pourquoi Sylvius Hog
s'intéressait au jeune maître du _Viken, _de quel service il était
redevable à sa fiancée, et quelle joie ce serait pour lui de
pouvoir donner quelque espérance aux enfants de dame Hansen.

Dès que cette lettre fut écrite, Joël la porta à la poste de Moel.
Elle devait partir le lendemain. Le 11 juin, elle serait à Bergen.
Donc, le 12, dans la soirée, ou le 13 dans la matinée au plus
tard, M. Help junior pouvait avoir répondu.

Près de trois jours à attendre cette réponse! Comme ils parurent
longs! Cependant, à force de paroles rassurantes, d'encourageantes
raisons, le professeur parvint à rendre moins pénible cette
attente. Maintenant qu'il connaissait le secret de Hulda,
n'avait-il pas un sujet de conversation tout indiqué, et quelle
consolation c'était pour Joël et sa soeur de pouvoir sans cesse
parler de l'absent!

-- À présent, ne suis-je pas de votre famille? répétait Sylvius
Hog. Oui!... quelque chose comme un oncle qui vous serait arrivé
d'Amérique -- ou d'ailleurs?

Et, puisqu'il était de la famille, on ne devait plus avoir de
secrets pour lui.

Or, il n'était pas sans avoir remarqué l'attitude des deux enfants
vis-à-vis de leur mère. La réserve dans laquelle dame Hansen
affectait de se tenir devait avoir, selon lui, un autre motif que
l'inquiétude où l'on était sur le compte de Ole Kamp. Il crut donc
pouvoir en parler à Joël. Celui-ci ne sut que lui répondre. Il
voulut alors pressentir dame Hansen à ce sujet; mais elle se
montra si fermée qu'il dut renoncer à connaître ses secrets.
L'avenir les lui apprendrait sans doute.

Ainsi que l'avait prévu Sylvius Hog, la réponse de Help junior
arriva à Dal dans la matinée du 13. Joël était allé, dès l'aube,
au-devant du courrier. Ce fut lui qui apporta la lettre dans la
grande salle où le professeur se trouvait avec dame Hansen et sa
fille.

Il y eut d'abord un moment de silence. Hulda, toute pâle, n'aurait
pu parler, tant l'émotion lui faisait battre le coeur. Elle avait
pris la main de son frère, aussi ému qu'elle.

Sylvius Hog ouvrit la lettre et la lut à haute voix. À son grand
regret, cette réponse de Help junior ne contenait que de vagues
indications, et le professeur ne put cacher son désappointement
aux jeunes gens qui l'écoutaient, les larmes aux yeux.

_Le Viken _avait effectivement quitté Saint-Pierre-Miquelon à la
date indiquée dans la dernière lettre de Ole Kamp. On l'avait
appris de la façon la plus formelle par d'autres bâtiments qui
étaient arrivés à Bergen depuis son départ de Terre-Neuve. Ces
navires ne l'avaient point rencontré sur leur route. Mais eux
aussi avaient éprouvé de gros mauvais temps dans les parages de
l'Islande. Cependant, ils avaient pu s'en tirer. Dès lors,
pourquoi le _Viken _n'en aurait-il pas fait autant? Peut-être
était-il en relâche quelque part. C'était d'ailleurs un excellent
bateau, très solide, bien commandé par le capitaine Prikel, de
Hammersfest, et monté par un vigoureux équipage qui avait fait ses
preuves. Toutefois, ce retard ne laissait pas d'être inquiétant,
et, s'il se prolongeait, il serait à craindre que le Viken se fût
perdu corps et biens.

Help junior regrettait de ne pas avoir de meilleures nouvelles à
donner du jeune parent des Hansen. En ce qui concernait Ole Kamp,
il en parlait comme d'un excellent sujet, digne de toute les
sympathies qu'il inspirait à son ami Sylvius.

Help junior finissait en assurant le professeur de son affection,
en y joignant les amitiés de sa famille. Enfin, il promettait de
lui faire parvenir, sans délai, toute nouvelle qui pourrait
arriver du _Viken _en n'importe quel port de Norvège, et se disait
son tout dévoué, Help frères.

La pauvre Hulda, défaillante, était tombée sur une chaise, pendant
que Sylvius Hog lisait cette lettre; elle sanglotait, quand il en
eut achevé la lecture.

Joël, les bras croisés, avait écouté sans mot dire, sans même oser
regarder sa soeur.

Dame Hansen, après que Sylvius Hog eut cessé de lire, s'était
retirée dans sa chambre. Il semblait qu'elle se fût attendue à ce
malheur comme elle s'attendait à bien d'autres!

Le professeur fit alors signe à Hulda et à son frère de se
rapprocher de lui. Il voulait encore leur parler de Ole Kamp, leur
dire tout ce que son imagination lui suggérait de plus ou moins
plausible, et il s'exprima avec une assurance au moins singulière
après la lettre de Help junior. Non! -- il en avait le
pressentiment! -- non, rien n'était désespéré. N'y avait-il pas
maint exemple de plus longs retards éprouvés au cours d'une
navigation dans ces mers qui s'étendent de la Norvège à Terre-Neuve?
Oui, sans aucun doute! Le _Viken _n'était-il pas un solide
navire, bien commandé, avec un bon équipage, et, par conséquent,
dans des conditions meilleures que les autres bâtiments qui
étaient revenus au port? Incontestablement.

-- Espérons donc, mes chers enfants, ajouta-t-il, et attendons! Si
le _Viken _eût fait naufrage entre l'Islande et Terre-Neuve, les
nombreux navires qui suivent constamment cette route pour revenir
en Europe n'en auraient-ils pas retrouvé quelque épave? Eh bien,
non! Pas un seul débris n'a été rencontré dans ces parages si
fréquentés au retour de la grande pêche! Néanmoins, il faut agir,
il faut obtenir des renseignements plus certains. Si, pendant
cette semaine, nous sommes encore sans nouvelles du _Viken _ou
sans lettre de Ole, je retournerai à Christiania, je m'adresserai
à la Marine, qui fera des recherches, et, j'en ai la conviction,
elles aboutiront pour notre satisfaction à tous!

Quelque confiance que montrât le professeur, Joël et Hulda
sentaient bien qu'il ne parlait plus maintenant comme il le
faisait avant d'avoir reçu la lettre de Bergen -- lettre dont les
termes ne devaient leur laisser que bien peu d'espoir. Sylvius Hog
n'osait plus à présent faire allusion au mariage prochain de Hulda
et de Ole Kamp. Et, pourtant, il répéta avec une force qui
imposait:

-- Non! Ce n'est pas possible! Ole ne plus reparaître dans la
maison de dame Hansen! Ole ne pas épouser Hulda! Jamais je ne
croirai possible un tel malheur!

Cette conviction lui était personnelle. Il la puisait dans
l'énergie de son caractère, dans sa nature que rien ne pouvait
abattre. Mais comment la faire partager à d'autres, et surtout à
ceux que le sort du _Viken _touchait si directement?

Cependant, quelques jours se passèrent encore. Sylvius Hog,
complètement guéri, faisait de grandes promenades aux environs. Il
obligeait Hulda et son frère à l'accompagner, afin de ne pas les
laisser seuls à eux-mêmes. Un jour, tous trois remontaient la
vallée du Vestfjorddal jusqu'à mi-chemin des chutes du Rjukan. Le
lendemain, ils la descendaient en se dirigeant vers Moel et le lac
Tinn. Une fois même, ils furent absents vingt-quatre heures. C'est
qu'ils avaient prolongé leur excursion jusqu'à Bamble, où le
professeur fit la connaissance du fermier Helmboë et de sa fille
Siegfrid. Quel accueil celle-ci fit à sa pauvre Hulda, et quels
accents de tendresse elle trouva pour la consoler!

Là encore, Sylvius Hog rendit un peu d'espoir à ces braves gens.
Il avait écrit à la Marine de Christiania. Le gouvernement
s'occupait du _Viken. _On le retrouverait. Ole reviendrait. Il
pouvait même revenir d'un jour à l'autre. Non! le mariage n'aurait
pas six semaines de retard! L'excellent homme paraissait si
convaincu que l'on se rendait peut-être plus à sa conviction qu'à
ses arguments.

Cette visite à la famille Helmboë fit du bien aux enfants de dame
Hansen. Et, quand ils rentrèrent à la maison, ils étaient plus
calmes que lorsqu'ils l'avaient quittée.

On était alors au 15 juin. Le _Viken _avait donc maintenant un
mois de retard. Or, comme il s'agissait de cette traversée,
relativement courte, de Terre-Neuve à la côte de Norvège, c'était
véritablement hors de mesure -- même pour un navire à voiles.

Hulda ne vivait plus. Son frère ne parvenait pas à trouver un seul
mot qui pût la consoler. Devant ces deux pauvres êtres, le
professeur succombait à la tâche qu'il s'était donnée de conserver
un peu d'espoir. Hulda et Joël ne quittaient le seuil de la maison
que pour aller regarder du côté de Moel, ou pour s'avancer sur la
route du Rjukanfos. Ole Kamp devait venir par Bergen; mais il
pouvait se faire qu'il arrivât aussi par Christiania, si la
destination du _Viken _avait été modifiée. Un bruit de kariol qui
se faisait entendre sous les arbres, un cri jeté dans les airs,
l'ombre d'un homme se dessinant au tournant du chemin, cela leur
faisait battre le coeur, mais inutilement! Les gens de Dal
veillaient de leur côté. Ils allaient au-devant du courrier, en
amont et en aval du Maan. Tous s'intéressaient à cette famille si
aimée dans le pays, à ce pauvre Ole qui était presque un enfant du
Telemark. Et pas une lettre ne venait de Bergen ou de Christiania
apporter quelque nouvelle de l'absent!

Le 16, rien de nouveau. Sylvius Hog ne pouvait plus tenir en
place. Il comprit qu'il fallait donner de sa personne. Aussi
annonça-t-il que, le lendemain, s'il n'avait rien reçu, il
partirait pour Christiania et s'assurerait par lui-même que les
recherches étaient activement faites. Certes! il lui en coûterait
de laisser Hulda et Joël; mais il le fallait, et il reviendrait,
dès qu'il aurait achevé ses démarches.

Le 17, une grande partie du jour s'était déjà écoulée -- le plus
triste de tous, peut-être! La pluie n'avait cessé de tomber depuis
l'aube. Le vent se déchaînait à travers les arbres. De grands
coups de rafale crépitaient sur les vitraux des fenêtres du côté
du Maan.

Il était sept heures. On venait d'achever le dîner, en silence,
comme dans une maison en deuil. Sylvius Hog n'avait même pu
soutenir la conversation. Les paroles lui manquaient avec les
idées. Qu'aurait-il dit qui ne l'eût été cent fois déjà! Ne
sentait-il pas que cette prolongation d'absence rendait
inacceptables ses arguments d'autrefois?

-- Je partirai demain matin pour Christiania, dit-il. Joël,
occupez-vous de me procurer une kariol. Vous me conduirez à Moel,
et vous reviendrez aussitôt à Dal!

-- Oui, monsieur Sylvius, répondit Joël. Vous ne voulez pas que je
vous accompagne plus loin? Le professeur fit un signe négatif en
montrant Hulda qu'il ne voulait pas priver de son frère.

En ce moment, un bruit, peu sensible encore, se fit entendre sur
la route, du côté de Moel. Tous écoutèrent. Bientôt, il n'y eut
plus de doute, c'était le bruit d'une kariol. Elle se dirigeait
rapidement vers Dal. Était-ce donc quelque voyageur qui venait
passer la nuit à l'auberge? C'était peu probable, et rarement les
touristes arrivaient à une heure aussi avancée.

Hulda venait de se lever toute tremblante. Joël alla vers la
porte, l'ouvrit, regarda.

Le bruit s'accentuait. C'était bien le pas d'un cheval et le
grincement de roues d'une kariol. Mais telle fut alors la violence
de la bourrasque qu'il fallut refermer la porte.

Sylvius Hog allait et venait dans la salle. Joël et sa soeur se
tenaient l'un près de l'autre.

La kariol ne devait plus être qu'à une vingtaine de pas de la
maison. Allait-elle s'arrêter ou passer outre?

Le coeur leur battait à tous -- horriblement.

La kariol s'arrêta. On entendit une voix qui appelait... Ce
n'était pas la voix de Ole Kamp!

Presque aussitôt, on frappa à la porte.

Joël l'ouvrit.

Un homme était sur le seuil.

-- Monsieur Sylvius Hog? demanda-t-il.

-- C'est moi, répondit le professeur, en s'avançant. Qui êtes-vous,
mon ami?

-- Un exprès qui vous est envoyé de Christiania par le directeur
de la Marine.

-- Vous avez une lettre pour moi?

-- La voici! Et l'exprès tendit une grande enveloppe qui était
cachetée du cachet officiel. Hulda n'avait plus la force de se
tenir debout. Son frère venait de la faire asseoir sur un
escabeau. Ni l'un ni l'autre n'osaient presser Sylvius Hog
d'ouvrir la lettre. Enfin, il lut ce qui suit:

«Monsieur le professeur,

«En réponse à votre dernière lettre, je vous adresse sous ce pli
un document qui a été recueilli en mer par un navire danois, à la
date du 5 juin dernier. Malheureusement, ce document ne laisse
plus aucun doute sur le sort du _Viken..._»

Sylvius Hog, sans prendre le temps d'achever la lettre, avait tiré
le document de l'enveloppe... Il le regardait... Il le
retournait...

C'était un billet de loterie, portant le numéro 9672.

Au revers du billet, on lisait ces quelques lignes:

«3 mai. -- Chère Hulda, le _Viken _va sombrer!... Je n'ai plus que
ce billet pour toute fortune!... Je le confie à Dieu pour qu'il te
le fasse parvenir, et, puisque je n'y serai pas, je te prie d'être
là quand il sera tiré!... Reçois-le avec ma dernière pensée pour
toi!... Hulda, ne m'oublie pas dans tes prières!... Adieu, chère
fiancée, adieu!...

«Ole Kamp.»


XII

Voilà donc quel était le secret du jeune marin! C'était là cette
chance sur laquelle il comptait pour apporter une fortune à sa
fiancée! Un billet de loterie, acheté avant son départ!... Et au
moment où allait sombrer le _Viken, _il l'avait enfermé dans une
bouteille, il l'avait jeté à la mer, avec un dernier adieu pour
Hulda!

Cette fois, Sylvius Hog fut anéanti. Il regardait la lettre, puis
le document!... Il ne parlait plus. Qu'eût-il pu dire, d'ailleurs?
Quel doute pouvait exister maintenant sur la catastrophe du
_Viken, _sur la perte de tous ceux qu'il ramenait en Norvège?

Hulda, pendant que Sylvius Hog lisait cette lettre, avait pu
résister et se raidir contre l'angoisse. Mais, après les derniers
mots du billet de Ole, elle tomba dans les bras de Joël. Il fallut
la transporter dans sa chambre, où sa mère lui donna les premiers
soins. Elle voulut rester seule alors, et, maintenant, agenouillée
près de son lit, elle priait pour l'âme de Ole Kamp.

Dame Hansen était rentrée dans la salle. Tout d'abord, elle fit un
pas vers le professeur, comme si elle eût voulu parler, et, se
dirigeant vers l'escalier, elle disparut.

Joël, lui, après avoir reconduit sa soeur, était aussitôt sorti.
Il étouffait dans cette maison ouverte à tous les vents de
malheur. Il lui fallait l'air du dehors, l'air de la bourrasque,
et, pendant une partie de la nuit, il resta à errer sur les bords
du Maan.

Sylvius Hog était seul maintenant. Au premier moment, abattu par
ce coup de foudre, il ne tarda pas à retrouver son énergie
habituelle. Après avoir fait deux ou trois tours dans la salle, il
écouta si quelque appel de la jeune fille n'arriverait pas jusqu'à
lui. N'entendant rien, il s'assit près de la table, et ses
réflexions reprirent leur cours.

«Hulda, se disait-il, Hulda, ne plus revoir son fiancé! Un pareil
malheur serait possible!... Non!... À cette pensée tout se révolte
en moi! Le _Viken _a sombré, soit! Mais y a-t-il donc une
certitude absolue de la mort de Ole? Je ne puis le croire! Dans
tous les cas de naufrage, n'est-ce pas le temps seul qui peut
affirmer que personne n'a pu survivre à la catastrophe?

Oui! je doute, je veux douter encore, dussent ni Hulda, ni Joël,
ni personne ne plus partager ce doute avec moi! Puisque le _Viken
_s'est englouti, cela explique-t-il qu'il n'en soit resté aucun
débris sur la mer?... non!... rien, si ce n'est cette bouteille
dans laquelle le pauvre Ole a voulu mettre sa dernière pensée, et,
avec elle, tout ce qui lui restait au monde!»

Sylvius Hog tenait à la main le document, il le regardait, il le
palpait, il le retournait, ce chiffon de papier sur lequel le
pauvre garçon avait édifié toute une espérance de fortune!

Cependant, le professeur, voulant l'examiner avec plus de soin, se
leva, écouta encore si la pauvre fille n'appelait pas sa mère ou
son frère, et il rentra dans sa chambre.

Ce billet était un billet de la loterie des Écoles de Christiania,
loterie très populaire alors en Norvège. Gros lot: cent mille
marks[1]. Valeur totalisée des autres lots: quatre-vingt-dix mille
marks. Nombre des billets émis: un million -- tous placés
actuellement.

Le billet de Ole Kamp portait le numéro 9672. Mais, maintenant,
que ce numéro fût bon ou mauvais, que le jeune marin eût ou non
quelque secrète raison d'y avoir confiance, il ne serait plus là
au moment du tirage de cette loterie, qui devait s'effectuer le 15
juillet prochain, c'est-à-dire dans vingt-huit jours. Hulda,
suivant sa dernière recommandation, devrait se présenter à sa
place et répondre pour lui!

Sylvius Hog, à la clarté de son chandelier de terre, relisait
attentivement les lignes écrites au dos du billet, comme s'il eût
voulu y découvrir quelque sens caché.

Ces lignes avaient été tracées à l'encre. Il était manifeste que
la main de Ole n'avait pas tremblé pendant qu'il les écrivait.
Cela prouvait que le maître du _Viken _avait tout son sang-froid
au moment du naufrage. Il se trouvait ainsi dans des conditions à
pouvoir profiter d'un moyen de salut quelconque, un espar
flottant, une planche en dérive, si tout n'avait pas été englouti
dans le gouffre où sombrait le navire.

Le plus souvent, ces documents, recueillis en mer, font à peu près
connaître l'endroit où s'est accomplie la catastrophe. Sur celui-ci,
il n'y avait pas une latitude, pas une longitude, rien qui
indiquât quelles étaient les terres les plus rapprochées,
continent ou îles. Il fallait en conclure que le capitaine ni
personne de l'équipage ne savait où se trouvait alors le _Viken.
_Entraîné, sans doute, par une de ces tempêtes auxquelles on ne
peut résister, il avait dû être rejeté hors de sa route, et,
l'état du ciel ne permettant pas d'obtenir une observation
solaire, la position n'avait pu être relevée depuis quelques
jours. Dès lors, il était probable qu'on ne saurait jamais en
quels parages du nord de l'Atlantique, au large de Terre-Neuve ou
de l'Islande, l'abîme s'était refermé sur les naufragés.

C'était là une circonstance qui devait enlever tout espoir, même à
qui ne voulait pas désespérer.

En effet, avec une indication, si vague qu'elle fût, on aurait pu
entreprendre des recherches, envoyer un navire sur le lieu de la
catastrophe, peut-être y retrouver quelques débris
reconnaissables. Qui sait si un ou plusieurs survivants de
l'équipage n'avaient pas atteint un point quelconque de ces
rivages du continent arctique, où ils étaient sans secours, dans
l'impossibilité de se rapatrier?

Tel était le doute qui peu à peu prenait corps dans l'esprit de
Sylvius Hog -- doute inacceptable pour Hulda et Joël, doute que le
professeur eût hésité maintenant à faire naître en eux, tant la
désillusion, si probable, eût été douloureuse.

«Et cependant, se disait-il, si le document ne donne aucune
indication qu'on puisse utiliser, on sait, du moins, dans quels
parages la bouteille a été recueillie! Cette lettre ne le dit pas,
mais la Marine, à Christiania, ne peut l'ignorer! N'est-ce pas un
indice dont on pourrait profiter peut-être? En étudiant la
direction des courants, celle des vents généraux, en se rapportant
à la date présumée du naufrage, ne serait-il pas possible?...
Enfin, je vais écrire de nouveau. Il faut que l'on hâte les
recherches, si peu de chances qu'elles aient d'aboutir! Non!
jamais je n'abandonnerai cette pauvre Hulda! Jamais, tant que je
n'en aurai pas une preuve absolue, je ne croirai à la mort de son
fiancé!»

Ainsi raisonnait Sylvius Hog. Mais, en même temps, il prenait le
parti de ne plus parler des démarches qu'il allait entreprendre,
des efforts qu'il allait provoquer de toute son influence. Hulda
ni son frère ne surent donc rien de ce qu'il écrivit à
Christiania. De plus, ce départ qui devait s'effectuer le
lendemain, il se résolut à le remettre indéfiniment, ou plutôt, il
partirait dans quelques jours, mais ce serait pour se rendre à
Bergen. Là, il saurait de MM. Help tout ce qui concernait le
_Viken, _il prendrait lui-même l'avis des gens de mer les plus
compétents, il déterminerait la manière dont les premières
recherches devraient être faites.

Cependant, sur les renseignements fournis par la Marine, les
journaux de Christiania, puis ceux de la Norvège et de la Suède,
puis ceux de l'Europe, s'étaient peu à peu emparés de ce fait d'un
billet de loterie transformé en document. Il y avait quelque chose
de touchant dans cet envoi d'un fiancé à sa fiancée, et l'opinion
publique s'en émut, non sans raison.

Le doyen des journaux de Norvège, le _Morgen-Blad, _fut le premier
à rapporter l'histoire du _Viken _et de Ole Kamp. Des trente-sept
autres journaux qui paraissaient dans le pays à cette époque, pas
un n'omit de le raconter en termes attendris. _L'Illustreret
Nyhedsblad _publia un dessin idéal de la scène du naufrage. On
voyait le _Viken _désemparé, ses voiles en lambeaux, sa mâture en
partie détruite, prêt à disparaître sous les flots. Ole, debout à
l'avant, lançait la bouteille à la mer, au moment où il
recommandait, avec sa dernière pensée pour Hulda, son âme à Dieu.
Dans un lointain allégorique, au milieu d'une vapeur légère, une
lame apportait la bouteille aux pieds de la jeune fiancée. Le tout
tenait dans le cadre de ce billet dont le numéro se détachait en
exergue. Image naïve, sans doute, mais qui devait avoir un grand
succès dans ces contrées, encore attachées aux légendes des
Ondines et des Valkyries.

Le fait fut ensuite reproduit, commenté, en France, en Angleterre,
jusque dans les États-Unis d'Amérique. Avec les noms de Hulda et
de Ole, leur histoire se popularisa par le crayon et la plume.
Cette jeune Norvégienne de Dal, sans le savoir, eut alors le
privilège de passionner l'opinion publique. La pauvre fille ne
pouvait se douter du bruit qui se faisait autour d'elle.
D'ailleurs, rien n'aurait pu la distraire de la douleur dans
laquelle elle s'absorbait tout entière.

Et, maintenant, on ne s'étonnera pas de l'effet qui se produisit
dans les deux continents -- effet très explicable, étant donné que
la nature humaine glisse volontiers sur la pente des choses
superstitieuses. Un billet de loterie, recueilli dans ces
circonstances, avec ce numéro 9672, si providentiellement arraché
aux flots, ne pouvait être qu'un billet prédestiné. Entre tous,
n'était-il pas miraculeusement indiqué pour gagner le gros lot de
cent mille marks? Ne valait-il pas une fortune, cette fortune sur
laquelle comptait Ole Kamp?

Aussi, qu'on n'en soit pas surpris, arriva-t-il à Dal, un peu de
partout, de très sérieuses propositions d'acheter ce billet, si
Hulda Hansen consentait à le vendre. Tout d'abord, les prix
offerts étaient médiocres; mais ils s'élevèrent de jour en jour.
On pouvait donc prévoir qu'avec le temps et à mesure que se
rapprocherait le jour du tirage de la loterie, il se présenterait
de sérieuses surenchères.

Ces offres se manifestèrent non seulement en ces pays scandinaves,
si portés à reconnaître l'intervention des puissances
surnaturelles dans les choses de ce monde, mais aussi à l'étranger
et même en France. Les Anglais, très flegmatiquement, s'en
mêlèrent, et, après eux, les Américains, dont les dollars ne se
dépensent pas volontiers à des fantaisies si peu pratiques. Une
certaine quantité de lettres furent adressées à Dal. Les journaux
ne négligèrent pas de faire connaître l'importance des
propositions faites à la famille Hansen. On peut dire qu'il
s'établit une sorte de petite bourse, dont la cote variait, mais
toujours en hausse.

Aussi en vint-on à offrir plusieurs centaines de marks de ce
billet, qui, en somme, n'avait qu'un millionième de chance pour
gagner le gros lot. C'était absurde, sans doute, mais on ne
raisonne pas avec les idées superstitieuses. Aussi les
imaginations se montaient-elles, et, avec la force acquise, elles
pouvaient, elles devaient aller plus haut.

C'est ce qui se produisit, en effet. Huit jours après cet
événement, les journaux annonçaient que le cours du billet
dépassait mille, quinze cents, et même deux mille marks. Un
Anglais, de Manchester, était allé jusqu'à cent livres sterling,
soit deux mille cinq cents marks. Un Américain, de Boston,
renchérit encore, et proposa d'acquérir le numéro 9672 de la
loterie des Écoles de Christiania pour la somme de mille dollars -
- environ cinq mille francs.

Il va sans dire que Hulda ne se préoccupait aucunement de ce qui
passionnait à ce point un certain public. De ces lettres arrivées
à Dal, au sujet du billet, elle n'avait même pas voulu prendre
connaissance. Cependant, le professeur fut d'avis qu'on ne pouvait
lui laisser ignorer quelles propositions étaient faites, puisque
Ole Kamp lui avait légué la propriété de ce numéro 9672.

Hulda refusa toutes les offres. Ce billet, c'était la dernière
lettre de son fiancé.

Et qu'on ne croie pas qu'elle y tînt, la pauvre fille, avec
l'arrière-pensée qu'il pourrait lui valoir un des lots de la
loterie! Non! Elle ne voyait là que le suprême adieu du naufragé,
une dernière relique qu'elle voulait conserver précieusement. Elle
ne songeait guère aux chances d'une fortune que Ole ne pourrait
plus partager avec elle! Quoi de plus touchant, de plus délicat,
que ce culte pour un souvenir!

Au surplus, en lui faisant connaître les diverses propositions qui
lui étaient adressées, Sylvius Hog ni Joël n'entendaient
influencer Hulda. Elle ne devait prendre avis que de son coeur. On
sait maintenant ce que son coeur lui avait répondu.

Joël, d'ailleurs, approuva absolument sa soeur. Le billet de Ole
Kamp ne devait être cédé à personne -- à aucun prix.

Sylvius Hog fit plus qu'approuver Hulda: il la félicita de ne
point prêter l'oreille à tout ce commerce. Voit-on ce billet vendu
à l'un, revendu à l'autre, passant de main en main, transformé en
une sorte de papier-monnaie jusqu'au moment où le tirage de la
loterie en aurait fait très probablement un chiffon sans valeur?

Et Sylvius Hog allait même plus loin. Est-ce que par hasard il
était superstitieux? Non, sans doute! Mais Ole Kamp eût été là,
qu'il lui aurait probablement dit:

«Gardez votre billet, mon garçon, gardez-le! On l'a d'abord sauvé
du naufrage, vous ensuite! Eh bien, il faut voir!... On ne sait
pas!... Non!... On ne sait pas!»

Et quand Sylvius Hog, professeur de législation, député au
Storthing, pensait ainsi, pouvait-on s'étonner de l'engouement du
public? Non, et rien de plus naturel que le 9672 eût fait prime?

Dans la maison de dame Hansen, il n'y eut donc personne qui
protestât contre le sentiment si respectable qui faisait agir la
jeune fille -- personne, si ce n'est sa mère.

Le plus souvent, en effet, on entendait récriminer dame Hansen,
surtout en l'absence de Hulda. Cela ne laissait pas de causer un
très gros chagrin à Joël. Sa mère -- il le pensait, du moins -- ne
s'en tiendrait peut-être pas toujours à des récriminations. Elle
voudrait entreprendre secrètement Hulda au sujet des offres qui
lui étaient faites.

-- Cinq mille marks, ce billet! répétait-elle. On en propose cinq
mille marks!

Dame Hansen ne voulait évidemment rien voir de ce qu'il y avait
d'attendrissant dans le refus de sa fille. Elle ne pensait qu'à
cette importante somme de cinq mille marks. Un seul mot de Hulda
les eût fait entrer dans la maison. Elle ne croyait pas,
d'ailleurs, à la valeur surnaturelle du billet, si Norvégienne
qu'elle fût. Et, de sacrifier cinq mille marks pour ce millionième
de chance d'en gagner cent mille, cela ne pouvait entrer dans son
esprit froid et positif.

Il est bien évident que, toute superstition mise à part, rejeter
le certain pour l'incertain, dans des conditions si aléatoires, ce
n'eût point été acte de sagesse. Mais, on le répète, ce billet
n'était pas un billet de loterie pour Hulda; c'était la dernière
lettre de Ole Kamp, et son coeur se fût brisé à la pensée de s'en
dessaisir.

Cependant dame Hansen désapprouvait très manifestement la conduite
de sa fille. On sentait une sourde irritation s'amasser en elle.
Un jour ou l'autre, il était à craindre qu'elle ne mît Hulda en
demeure de revenir sur sa résolution. Déjà, elle avait parlé dans
ce sens à Joël, qui n'avait pas hésité à prendre parti pour sa
soeur.

Naturellement, Sylvius Hog était tenu au courant de ce qui se
passait. C'était un chagrin de plus ajouté à tout ce que souffrait
Hulda, et il le regrettait. Joël lui en parlait quelquefois.

-- Est-ce que ma soeur n'a pas raison de refuser? disait-il. Est-ce
que je ne fais pas bien d'approuver son refus?

-- Sans doute! lui répondait Sylvius Hog. Et, pourtant, au point
de vue mathématique, votre mère a un million de fois raison! Mais,
tout n'est pas mathématique en ce monde! Le calcul n'a rien à voir
dans les choses du coeur!

Pendant ces deux semaines, on avait dû surveiller Hulda. Accablée
par tant de douleurs, elle donna de sérieuses craintes pour sa
santé. Heureusement, les soins ne lui manquèrent pas. Sur la
demande de Sylvius Hog, le célèbre docteur Boek, son ami, vint à
Dal voir la jeune malade. Il n'eut que le repos du corps à lui
prescrire, et le calme de l'âme, s'il était possible. Mais le vrai
moyen de la guérir, c'était le retour de Ole, et ce moyen, Dieu
seul en pouvait disposer. En tout cas, Sylvius Hog n'épargna point
ses consolations à la jeune fille, et il ne cessa pas de lui faire
entendre des paroles d'espérance. Et, quoique cela puisse paraître
invraisemblable, Sylvius Hog ne désespérait pas!

Treize jours s'étaient écoulés depuis l'arrivée du billet envoyé
par la Marine à Dal. On était au 30 juin. Quinze jours encore, et
le tirage de la loterie des Écoles allait s'effectuer en grande
pompe dans un des vastes établissements de Christiania.

Précisément, ce 30 juin, dans la matinée, Sylvius Hog reçut une
nouvelle lettre de la Marine en réponse à ses instances réitérées.
Cette lettre l'engageait à s'entendre avec les autorités maritimes
de Bergen. De plus, elle l'autorisait à organiser immédiatement
les recherches relatives au _Viken _avec le concours de l'État.

Le professeur ne voulut rien dire à Joël ni à Hulda de ce qu'il
allait entreprendre. Il se contenta de leur annoncer son départ,
en prétextant un voyage d'affaires qui ne le retiendrait que
quelques jours.

-- Monsieur Sylvius, je vous en supplie, ne nous abandonnez pas!
lui dit la pauvre fille.

-- Vous abandonner... vous qui êtes devenus mes enfants! répondit
Sylvius Hog.

Joël offrait de l'accompagner. Cependant, ne voulant pas laisser
soupçonner qu'il allait à Bergen, il ne lui permit de venir que
jusqu'à Moel. D'ailleurs, il ne fallait pas que Hulda restât seule
avec sa mère. Après avoir été alitée pendant quelques jours, elle
commençait à se lever, maintenant; mais elle était faible encore,
elle gardait la chambre, et son frère sentait bien qu'il ne
pouvait la quitter.

À onze heures, la kariol se trouvait devant la porte de l'auberge.
Le professeur y prit place avec Joël, après avoir dit un dernier
adieu à la jeune fille. Puis, tous deux disparurent au tournant du
sentier, sous les grands bouleaux de la rive.

Le soir même, Joël était de retour à Dal.


XIII

Sylvius Hog était donc parti pour Bergen. Sa nature tenace, son
caractère énergique, un instant ébranlés, avaient repris le
dessus. Il ne voulait pas croire à la mort de Ole Kamp, ni
admettre que Hulda fût condamnée à ne jamais le revoir. Non! tant
que la matérialité du fait ne serait pas reconnue, il le tenait
pour faux. Et, comme on dit vulgairement, «c'était plus fort que
lui».

Mais avait-il donc un indice sur lequel il lui serait possible
d'appuyer l'oeuvre qu'il allait entreprendre à Bergen? Oui, mais
un indice bien vague, il faut en convenir!

Il savait, en effet, à quelle date le billet avait été jeté à la
mer par Ole Kamp, à quelle date et dans quels parages la
bouteille, qui renfermait ce billet, avait été recueillie. C'est
ce que venait de lui apprendre la lettre de la Marine, lettre qui
l'avait décidé à partir immédiatement pour Bergen, afin de
s'entendre avec la maison Help et les marins les plus compétents
du port. Peut-être cela suffirait-il pour imprimer une utile
direction aux recherches dont le _Viken _allait être l'objet.

Le voyage s'accomplit aussi rapidement que possible. Arrivé à
Moel, Sylvius Hog renvoya son compagnon avec la kariol. Il prit
passage sur une de ces embarcations d'écorce de bouleau, qui font
le service du lac Tinn. Une fois à Tinoset, au lieu de se porter
vers le sud, c'est-à-dire du côté de Bamble, il loua une seconde
kariol et suivit les routes du Hardanger, afin de gagner le golfe
de ce nom par le plus court. Là, le _Run, _petit bateau à vapeur
qui fait le service du golfe, lui permit de le redescendre jusqu'à
son extrémité inférieure. Enfin, après avoir traversé un lacis de
fiords, entre les îlots et les îles dont est semé le littoral
norvégien, le 2 juillet, dès l'aube, il débarqua sur le quai de
Bergen.

Cette ancienne ville que baignent les deux fiords de Sogne et de
Hardanger, est située dans une contrée superbe à laquelle
ressemblera la Suisse, le jour où un bras de mer artificiel aura
amené les eaux de la Méditerranée au pied de ses montagnes. Une
magnifique allée de frênes donne accès aux premières habitations
de Bergen. Ses hautes maisons à pignons pointus resplendissent de
blancheur, comme celles des villes arabes, et sont agglomérées
dans ce triangle irrégulier qui renferme ses trente mille
habitants. Ses églises datent du douzième siècle. Sa haute
cathédrale la signale de loin aux navires qui viennent du large.
C'est la capitale de la Norvège commerçante, bien qu'elle soit
placée très en dehors des voies de communication, et fort éloignée
des deux autres villes qui, politiquement, tiennent le premier et
le deuxième rang dans le royaume -- Christiania et Drontheim.

En toute autre circonstance, le professeur eût pris goût à étudier
ce chef-lieu de préfecture, peut-être plus hollandais que
norvégien par son aspect et ses moeurs. Cela faisait partie du
programme de son voyage. Mais, depuis l'aventure de la Maristien,
depuis son arrivée à Dal, ce programme avait subi d'importantes
modifications. Sylvius Hog n'était plus maintenant le député
touriste, qui voulait prendre un exact aperçu du pays, au point de
vue politique comme au point de vue commercial. C'était l'hôte de
la maison Hansen, l'obligé de Joël et de Hulda, dont les intérêts
primaient tout. C'était le débiteur qui voulait, à n'importe quel
prix, payer sa dette de reconnaissance. «Et, pensait-il, ce qu'il
allait tenter de faire pour eux, ce serait bien peu de chose!»

En arrivant à Bergen par le _Run, _Sylvius Hog prit terre au fond
du port, sur le quai du marché au poisson. Aussitôt, il se rendit
dans le quartier de Tyske-Bodrone, où demeurait Help junior, de la
maison Help frères.

Naturellement, il pleuvait, puisque la pluie tombe à Bergen trois
cent soixante jours par an. Mais, pour être clos et couvert, on
eût difficilement trouvé une maison mieux aménagée que
l'hospitalière maison de Help junior. Quant à l'accueil qu'y reçut
Sylvius Hog, nulle part il n'aurait pu être plus chaud, plus
cordial, plus démonstratif. Son ami s'empara de sa personne comme
d'un colis précieux qu'il prenait en consignation, qu'il
emmagasina avec soin, et qu'il ne délivrerait plus que contre un
reçu en bonne et due forme.

Immédiatement, Sylvius Hog fit connaître le but de son voyage à
Help junior. Il lui parla du _Viken. _Il lui demanda si aucune
nouvelle n'en était arrivée depuis sa dernière lettre. Les marins
de l'endroit le considéraient-ils comme perdu corps et biens? Ce
naufrage, qui mettait en deuil plusieurs familles de Bergen,
n'avait-il pas amené les autorités maritimes à commencer des
recherches?

-- Et comment le pourrait-on, répondit Help junior, puisqu'on ne
sait quel est le lieu du naufrage?

-- Soit, mon cher Help, et c'est précisément parce qu'on l'ignore
qu'il faut chercher à le connaître.

-- À le connaître?

-- Oui! Si on ne sait rien de l'endroit où a sombré le _Viken, _on
sait, du moins, quel est l'endroit où le document a été recueilli
par le navire danois. Il y a là donc un indice certain que nous
serions coupables de négliger.

-- Quel est cet endroit?

-- Écoutez-moi, mon cher Help! Sylvius Hog communiqua alors les
nouveaux renseignements que lui avait fait parvenir en dernier
lieu la Marine, et les pleins pouvoirs qu'elle lui donnait pour
les utiliser.

La bouteille qui renfermait le billet de loterie de Ole Kamp avait
été trouvée, le 5 juin, par le brick-goélette _Christian,
_capitaine Mosselman, d'Elseneur, à deux cents milles dans le
sud-ouest de l'Islande, les vents soufflant du sud-est.

Ce capitaine avait aussitôt pris connaissance du document, comme
il le devait, pour le cas où un secours immédiat eût pu être porté
aux survivants du _Viken. _Mais les lignes écrites au dos du
billet de loterie n'indiquaient en aucune façon le lieu du
naufrage, et le _Christian _ne put se porter sur les parages de la
catastrophe.

C'était un honnête homme, ce capitaine Mosselman. Peut-être un
autre, peu scrupuleux, eût-il gardé le billet pour son compte. Lui
n'eut plus qu'une pensée: c'était de faire parvenir le billet à
son adresse, dès qu'il serait rentré au port. «Hulda Hansen, de
Dal», cela suffisait. Il n'était pas nécessaire d'en savoir
davantage.

Cependant, une fois arrivé à Copenhague, le capitaine Mosselman se
dit qu'il ferait mieux de remettre le document aux autorités
danoises au lieu de l'envoyer directement à la destinataire.
C'était plus sûr et plus régulier. C'est donc ce qu'il fit, et la
Marine de Copenhague avisa aussitôt la Marine de Christiania.

À cette époque, on avait déjà reçu les premières lettres de
Sylvius Hog qui demandait des renseignements précis sur le _Viken.
_L'intérêt tout spécial qu'il portait à la famille Hansen était
connu. Sylvius Hog devait rester à Dal quelque temps encore, on le
savait, et ce fut là que le document, recueilli par le capitaine
danois, lui fut adressé, afin qu'il le remît entre les mains de
Hulda Hansen.

Depuis lors, cette histoire n'avait cessé de passionner l'opinion
publique, on ne l'a point oublié, grâce aux détails touchants que
fournirent les journaux des deux mondes.

Voilà ce que Sylvius Hog apprit sommairement à son ami Help
junior, qui l'écoutait avec le plus vif intérêt, sans
l'interrompre, et il termina son récit en disant:

-- Il y a donc un point qui ne peut être mis en doute: c'est que,
le 5 juin dernier, le document a été trouvé à deux cents milles
dans le sud-ouest de l'Islande, un mois environ après le départ du
_Viken _de Saint-Pierre-Miquelon pour l'Europe.

-- Et vous ne savez rien de plus?

-- Non, mon cher Help: mais, en consultant les marins les plus
expérimentés de Bergen, ceux qui sont ou ont été pratiques de ces
parages, qui connaissent la direction générale des vents et
surtout des courants, ne pourrait-on rétablir la route suivie par
la bouteille? Puis, en tenant compte approximativement de sa
vitesse et du temps écoulé jusqu'au moment où elle a été
recueillie, est-il impossible d'imaginer en quel endroit elle a dû
être jetée par Ole Kamp, c'est-à-dire quel est le lieu du
naufrage?

Help junior secouait la tête d'un air peu approbatif. Faire
reposer toute une tentative de recherches sur de si vagues
indications, auxquelles pouvaient se mêler tant de causes
d'erreur, ne serait-ce pas courir à l'insuccès? L'armateur, esprit
froid et pratique, crut devoir le faire observer à Sylvius Hog.

-- Soit, ami Help! Mais, de ce qu'on ne pourra obtenir que des
données très incertaines, ce n'est pas une raison pour abandonner
la partie. Je tiens à ce que tout soit tenté en faveur de ces
pauvres gens, auxquels je suis redevable de la vie. Oui, s'il le
fallait, je n'hésiterais pas à sacrifier tout ce que je possède
pour retrouver Ole Kamp et le ramener à sa fiancée Hulda Hansen!

Et Sylvius Hog raconta par le détail son aventure du Rjukanfos. Il
dit de quelle façon cet intrépide Joël et sa soeur avaient risqué
leur vie pour lui venir en aide, et comment, sans leur
intervention, il n'aurait pas aujourd'hui le plaisir d'être l'hôte
de son ami Help.

L'ami Help, on l'a dit, était un esprit peu enclin à se payer
d'illusions; mais il n'était point opposé à ce que l'on tentât
même l'inutile, même l'impossible, quand il s'agissait d'une
question d'humanité. Il approuva donc finalement ce que voulait
tenter Sylvius Hog.

-- Sylvius, répondit-il, je vous seconderai de tout mon pouvoir.
Oui! Vous avez raison! N'y eût-il qu'une faible chance de
retrouver quelque survivant du _Viken, _et, entre autres, ce brave
Ole dont la fiancée vous a sauvé la vie, il ne faut pas la
négliger!

-- Non, Help, non, répondit le professeur, cette chance ne fût-elle
que d'une sur cent mille!

-- Aujourd'hui même, Sylvius, je réunirai dans mon cabinet les
meilleurs marins de Bergen. Je ferai appel à tous ceux qui ont
navigué ou naviguent habituellement dans les parages de l'Islande
et de Terre-Neuve. Nous verrons ce qu'ils conseilleront de
faire...

-- Et ce qu'ils conseilleront de faire, nous le ferons! répondit
Sylvius Hog avec son ardeur si communicative. J'ai l'appui du
gouvernement. Je suis autorisé à faire concourir un de ses avisos
à la recherche du _Viken, _et je compte bien que personne
n'hésitera, quand il s'agira de s'adjoindre à une pareille oeuvre!

-- Je vais au bureau de la Marine, dit Help junior.

-- Voulez-vous que je vous accompagne?

-- C'est inutile! Vous devez être fatigué...

-- Fatigué!... moi!... à mon âge!...

-- N'importe. Reposez-vous, mon cher et toujours jeune Sylvius, en
m'attendant ici!

Le jour même, il y eut une réunion de capitaines marchands, de
marins de la grande pêche et de pilotes dans la maison de Help
frères. Là se trouvaient nombre de gens de mer qui naviguaient
encore, et quelques-uns, plus âgés, maintenant à la retraite.

Tout d'abord, Sylvius Hog les mit au courant de la situation. Il
leur apprit à quelle date -- 3 mai -- le document avait été jeté à
la mer par Ole Kamp, à quelle date -- 5 juin -- le capitaine
danois l'avait recueilli, et dans quels parages, soit deux cents
milles au sud-ouest de l'Islande.

La discussion fut assez longue et très sérieuse. Il n'y avait pas
un de ces braves gens qui ne connût quelle était, sur les parages
de l'Islande et des mers de Terre-Neuve, la direction générale des
courants dont il fallait tenir compte pour le problème à résoudre.

Or, il était constant qu'à l'époque du naufrage, pendant
l'intervalle de temps compris entre le départ du _Viken _de
Saint-Pierre-Miquelon et le repêchage de la bouteille par le navire
danois, d'interminables coups de vent de sud-est avaient
bouleversé cette portion de l'Atlantique. C'est à ces tempêtes,
sans doute, qu'il fallait attribuer la catastrophe.

Très probablement, le _Viken, _ne pouvant plus tenir la cape,
avait dû fuir vent arrière. Or, c'est précisément pendant cette
période de l'équinoxe que les glaces polaires commencent à dériver
sur l'Atlantique. Il était possible qu'une collision se fût
produite, et que le _Viken _eût été brisé contre un de ces écueils
mouvants qu'il est si difficile d'éviter.

Donc, en admettant cette explication, pourquoi l'équipage, en tout
ou partie, ne se serait-il pas réfugié sur l'un de ces icefields,
après y avoir déposé une certaine quantité de vivres? Si cela
était, le banc de glace ayant dû être repoussé dans le nord-ouest,
il n'était pas impossible que les survivants eussent pu finalement
atterrir en un point quelconque de la côte groënlandaise. C'était
donc dans cette direction et dans ces parages que les recherches
devraient être tentées.

Telle fut la réponse faite, à l'unanimité, dans cette réunion de
marins, aux diverses questions posées par Sylvius Hog. Nul doute
qu'il ne fallût procéder de la manière indiquée. Mais que
retrouver si ce ne sont des débris, au cas où le _Viken _aurait
abordé quelque énorme iceberg? Devait-on compter sur le
rapatriement des survivants du naufrage? Chose plus que douteuse.
Le professeur, à cette demande directe, vit bien que les plus
compétents ne pouvaient ou ne voulaient rien répondre. Ce n'était
pas une raison pour ne point agir -- là-dessus, ils étaient tous
d'accord -- et cela dans le plus bref délai.

Bergen compte habituellement quelques-uns des navires appartenant
à la flottille norvégienne de l'État. À ce port est attaché un des
trois avisos qui font le service de la côte occidentale, en
s'arrêtant aux escales de Drontheim, du Finmark, d'Hammerfest et
du cap Nord. En ce moment, un de ces avisos était mouillé dans la
baie.

Après avoir rédigé une note qui résumait l'opinion des marins
réunis chez Help junior, Sylvius Hog se rendit aussitôt à bord de
l'aviso _Telegraf. _Là, il fit connaître au commandant la mission
spéciale dont le gouvernement l'avait chargé.

Le commandant reçut le professeur avec empressement et se déclara
prêt à lui donner tout son concours. Il avait déjà fait la
navigation de ces parages pendant les longues et périlleuses
campagnes qui entraînent les pêcheurs de Bergen, des îles Loffoden
et du Finmark, jusqu'aux pêcheries de l'Islande et de Terre-Neuve.
Il pourrait donc apporter ses connaissances personnelles à
l'oeuvre d'humanité qui allait être entreprise, et il promettait
de s'y donner tout entier.

Quant à la note que lui remit Sylvius Hog -- note indiquant le
lieu présumé du naufrage -- il en approuva absolument les
conclusions. C'était dans cette portion de mer comprise entre
l'Islande et le Groënland qu'il fallait rechercher les survivants,
ou tout au moins quelque épave du _Viken. _Si le commandant ne
réussissait pas, il irait explorer les parages voisins et peut-être
la mer de Baffin sur sa côte orientale.

-- Je suis prêt à partir, monsieur Hog, ajouta-t-il. Mon charbon
et mes vivres sont faits, mon équipage est à bord, et je puis
appareiller aujourd'hui même.

-- Je vous remercie, commandant, répondit le professeur, et je
suis très touché de l'accueil que vous m'avez fait. Mais encore
une question: pouvez-vous me dire combien de temps il vous faudra
pour atteindre les parages du Groënland?

-- Mon aviso peut faire onze noeuds à l'heure. Or, comme la
distance de Bergen au Groënland n'est que de vingt degrés environ,
je compte arriver en moins de huit jours.

-- Faites donc toute la diligence possible, commandant, répondit
Sylvius Hog. Si quelques naufragés ont pu échapper à la
catastrophe, voilà déjà deux mois qu'ils sont dans le dénuement,
sans doute, mourant de faim sur quelque côte déserte...

-- Il n'y a pas une heure à perdre, monsieur Hog. Aujourd'hui même
je prendrai la mer avec le jusant, je me tiendrai à mon maximum de
vitesse, et, aussitôt que j'aurai trouvé un indice quelconque,
j'en informerai la marine de Christiania par le fil de Terre-Neuve.

-- Partez donc, commandant, répondit Sylvius Hog, et puissiez-vous
réussir!

Le jour même, le _Telegraf _appareillait, salué par les
sympathiques hurrahs de toute la population de Bergen. Et ce ne
fut pas sans une vive émotion qu'on le vit contourner les passes,
puis disparaître derrière les derniers îlots du fiord.

Cependant Sylvius Hog ne borna pas ses efforts à cette expédition,
dont il venait de charger l'aviso _Telegraf. _Dans sa pensée, on
pouvait faire plus encore en multipliant les moyens de retrouver
quelque trace du _Viken. _N'était-il pas possible d'exciter
l'émulation des navires de commerce et de pêche, joëgts ou autres,
à donner leur concours aux recherches, pendant qu'ils naviguaient
dans les mers des Feroë et de l'Islande? Oui, sans doute! Aussi
une prime de deux mille marks fut-elle promise, au nom de l'État,
à tout bâtiment qui fournirait un indice relatif au navire perdu,
et de cinq mille à quiconque rapatrierait un des survivants du
naufrage.

Voilà donc, pendant les deux jours qu'il passa à Bergen, comment
Sylvius Hog fit tout ce qu'il était possible de faire pour assurer
le succès de cette campagne. Il fut, en cela, parfaitement secondé
par son ami Help junior et les autorités maritimes. M. Help eût
désiré le garder près de lui pendant quelque temps encore. Sylvius
Hog le remercia et refusa de prolonger son séjour. Il lui tardait
d'avoir rejoint Hulda et Joël, qu'il craignait de laisser trop
longtemps livrés à eux-mêmes. Mais Help junior convint avec lui
que, si quelque nouvelle arrivait, elle lui serait aussitôt
transmise à Dal. À lui seul appartenait le soin d'en instruire la
famille Hansen.

Le 4, dès le matin, Sylvius Hog, après avoir pris congé de son ami
Help junior, se rembarqua sur le _Run _pour traverser le fiord du
Hardanger, et, à moins de retards improbables, il comptait être de
retour au Telemark dans la soirée du 5.


XIV

Le jour même où Sylvius Hog avait quitté Bergen, une scène grave
s'était passée dans l'auberge de Dal.

Après le départ du professeur, on eût dit que le bon génie de
Hulda et de Joël avait emporté, avec son dernier espoir, toute la
vie de cette famille. C'était comme une maison morte que Sylvius
Hog laissait derrière lui.

Pendant ces deux jours, d'ailleurs, aucun touriste ne vint à Dal.
Joël n'eut donc point l'occasion de s'absenter, et il put rester
près de Hulda qu'il eût été très anxieux de laisser seule.

En effet, dame Hansen était de plus en plus dominée par ses
secrètes inquiétudes. Elle semblait s'être détachée de tout ce qui
touchait ses enfants, même de la perte du _Viken. _Elle vivait à
l'écart, retirée dans sa chambre, ne se montrant qu'aux heures des
repas. Mais, quand elle adressait la parole à Hulda ou à Joël,
c'était toujours pour leur faire des reproches directs ou
indirects au sujet du billet de loterie, dont ils ne voulaient à
aucun prix se défaire.

C'est que les offres n'avaient cessé de se produire. Il en
arrivait de tous les coins du monde. C'était comme une folie qui
s'était emparée de certains cerveaux. Non! Il n'était pas possible
qu'un pareil billet ne fût pas prédestiné à gagner le lot de cent
mille marks. Il semblait qu'il n'y eût qu'un seul numéro dans
cette loterie, et ce numéro, c'était le 9672! En somme, l'Anglais
de Manchester et l'Américain de Boston tenaient toujours la corde.
L'Anglais en était arrivé à distancer son rival de quelques
livres. Mais, à son tour il fut bientôt dépassé de plusieurs
centaines de dollars. La dernière surenchère était de huit mille
marks -- ce qui ne pouvait s'expliquer que par une véritable
monomanie, à moins qu'il ne s'agît là d'une question d'amour-propre
entre l'Amérique et la Grande-Bretagne.

Quoi qu'il en soit, Hulda répondait négativement à toutes ces
propositions, si avantageuses qu'elles fussent -- ce qui finit par
provoquer les plus amères récriminations de dame Hansen.

-- Et si je t'ordonnais de céder ce billet! dit-elle un jour à sa
fille. Oui! si je te l'ordonnais!

-- Ma mère, je serais désespérée, mais il me faudrait vous
répondre par un refus!

-- Et s'il le fallait, cependant!

-- Pourquoi le faudrait-il? demanda Joël. Dame Hansen ne répliqua
rien. Elle était devenue toute pâle devant cette question
nettement posée, et elle se retira en murmurant d'inintelligibles
paroles.

-- Il y a quelque chose de grave, et ce doit être une affaire
entre notre mère et Sandgoïst! dit Joël.

-- Oui, mon frère. Il faut s'attendre à de fâcheuses complications
pour l'avenir!

-- Ma pauvre Hulda, ne sommes-nous donc pas assez éprouvés depuis
quelques semaines, et quelle catastrophe nous menace encore?

-- Ah! combien monsieur Sylvius tarde à revenir! dit Hulda. Quand
il est ici, je me sens moins désespérée...

-- Et, pourtant, que pourrait-il pour nous? répondit Joël. Mais
qu'y avait-il donc dans le passé de dame Hansen qu'elle ne voulût
pas confier à ses enfants? Quel amour-propre mal entendu
l'empêchait de leur dire le motif de ses inquiétudes? Avait-elle
quelque reproche à se faire? Et, d'autre part, pourquoi cette
pression qu'elle voulait exercer sur sa fille, à propos du billet
de Ole Kamp et de la valeur qu'il avait atteinte? D'où venait
qu'elle se montrait si avide d'en toucher le prix en argent? Hulda
et Joël allaient enfin l'apprendre.

Le 4 juillet, dans la matinée, Joël avait conduit sa soeur à la
petite chapelle où Hulda allait prier chaque jour pour le
naufragé.

Il l'attendait alors et la ramenait à la maison.

Ce jour-là, en revenant, tous deux aperçurent de loin, sous les
arbres, dame Hansen qui marchait rapidement et se dirigeait vers
l'auberge.

Elle n'était pas seule. Un homme l'accompagnait, un homme qui
devait parler à voix haute, et dont les gestes semblaient être
impérieux.

Hulda et son frère s'étaient soudain arrêtés.

-- Quel est cet homme? dit Joël. Hulda fit quelques pas en avant.

-- Je le reconnais, dit-elle.

-- Tu le reconnais?

-- Oui! C'est Sandgoïst!

-- Sandgoïst, de Drammen, qui est déjà venu à la maison pendant
mon absence?...

-- Oui!

-- Et qui agissait en maître, comme s'il avait eu des droits...
sur notre mère... sur nous, peut-être?...

-- Lui-même, frère, et, ces droits, il vient sans doute pour les
exercer aujourd'hui...

-- Quels droits?... Ah!... cette fois je saurai ce que cet homme a
la prétention de faire ici!

Joël se contint, non sans peine, et, suivi de sa soeur, il alla se
mettre un peu à l'écart.

Quelques minutes après, dame Hansen et Sandgoïst arrivaient à la
porte de l'auberge. Sandgoïst en franchissait le seuil -- le
premier. La porte se refermait sur dame Hansen et sur lui, et tous
deux s'installaient dans la grande salle.

Joël et Hulda se rapprochèrent de la maison, où la voix grondante
de Sandgoïst se faisait entendre. Ils s'arrêtèrent, ils
écoutèrent. Dame Hansen parlait alors, mais en suppliante.

-- Entrons! dit Joël. Et tous deux, Hulda, le coeur oppressé,
Joël, frémissant d'impatience, de colère aussi, entrèrent dans la
grande salle, dont la porte fut soigneusement refermée. Sandgoïst
était assis dans le grand fauteuil. Il ne se dérangea même pas en
apercevant le frère et la soeur. Il se contenta de tourner la tête
et de les regarder par-dessus ses lunettes.

-- Ah! voici la charmante Hulda, si je ne me trompe! dit-il d'un
ton qui déplut à Joël.

Dame Hansen était debout devant cet homme, dans une humble et
craintive attitude. Mais elle se redressa soudain et parut très
contrariée à la vue de ses enfants.

-- Et voilà son frère, sans doute? ajouta Sandgoïst.

-- Oui, son frère, répondit Joël. Puis, s'avançant et s'arrêtant à
deux pas du fauteuil:

-- Qu'y a-t-il pour votre service? demanda-t-il.

Sandgoïst lui jeta un mauvais regard, et, de sa voix dure et
méchante, sans se lever:

-- Nous allons vous l'apprendre, jeune homme! dit-il. En vérité,
vous arrivez à propos! J'avais hâte de vous voir, et, si votre
soeur est raisonnable, nous finirons par nous entendre!

-- Mais asseyez-vous donc, vous aussi, jeune fille!

Sandgoïst les invitait à s'asseoir, comme s'il eût été chez lui.
Joël le lui fit observer.

-- Ah! ah! Cela vous blesse! Diable, voilà un gars qui n'a pas
l'air commode!

-- Pas commode, comme vous dites, répliqua Joël, et qui n'accepte
les politesses que de ceux qui ont le droit de les lui faire!

-- Joël! dit dame Hansen.

-- Frère!... frère! ajouta Hulda, dont le regard suppliait Joël de
se contenir.

Celui-ci fit un violent effort pour se maîtriser, et, afin de ne
point céder à l'envie de jeter à la porte ce grossier personnage,
il se retira dans un coin de la salle.

-- Puis-je parler, maintenant? demanda Sandgoïst.

Un signe affirmatif de dame Hansen, ce fut tout ce qu'il obtint.
Mais, paraît-il, cela suffisait.

-- Voici ce dont il s'agit, dit-il, et je vous prie de bien
écouter tous trois, car je n'aime pas à revenir sur mes paroles!

Il s'exprimait, cela ne se voyait que trop, en homme qui se
croyait le droit d'imposer sa volonté,

-- J'ai appris par les journaux, reprit-il, l'aventure d'un
certain Ole Kamp, un jeune marin de Bergen, et d'un billet de
loterie qu'il a envoyé à sa fiancée Hulda, au moment où son navire
le _Viken _allait faire naufrage, J'ai appris également que, dans
le public, on regardait ce billet comme un billet surnaturel, à
raison des circonstances dans lesquelles il avait été retrouvé,
J'ai appris, en outre, qu'on lui attribuait une valeur spéciale
dans les chances du tirage, Enfin, j'ai appris que des offres de
rachat avaient été faites à Hulda Hansen, et même à des prix
considérables,

Il se tut un instant, Puis:

-- Est-ce vrai? dit-il, La réponse à cette dernière question se
fit attendre.

-- Oui!... C'est vrai, dit Joël. Après?

-- Après? reprit Sandgoïst. Voici: que toutes ces offres reposent
sur une superstition absurde, c'est bien mon avis. Mais enfin,
elles ne s'en sont pas moins produites et s'accroîtront encore, je
le suppose, à mesure que le jour du tirage approchera, Or, je suis
un commerçant, moi. J'estime qu'il y a là une affaire qu'il me
conviendrait de prendre à mon compte. C'est pourquoi, hier, j'ai
quitté Drammen pour venir à Dal, afin de traiter de la cession de
ce billet et prier dame Hansen de me donner la préférence sur tous
autres acquéreurs,

Hulda, dans un premier mouvement, allait répondre à Sandgoïst
comme elle l'avait fait à toutes demandes de ce genre, bien qu'il
ne se fût point adressé directement à elle, lorsque Joël l'arrêta.

-- Avant de répondre à monsieur Sandgoïst, dit-il, je lui
demanderai s'il sait à qui appartient ce billet.

-- Mais à Hulda Hansen, j'imagine!

-- Eh bien, c'est à Hulda Hansen qu'il faut demander si elle est
disposée à s'en défaire!

-- Mon fils!... dit dame Hansen.

-- Laissez-moi achever, ma mère, reprit Joël. Ce billet
n'appartenait-il pas légitimement à notre cousin Ole Kamp, et Ole
Kamp n'avait-il pas le droit de le léguer à sa fiancée?

-- Incontestablement, répondit Sandgoïst.

-- C'est donc à Hulda Hansen qu'il faut s'adresser pour l'avoir.

-- Soit, monsieur le formaliste, répondit Sandgoïst. Je demande
donc à Hulda de me céder ce billet, portant le numéro 9672, qui
lui vient de Ole Kamp.

-- Monsieur Sandgoïst, répondit la jeune fille d'une voix ferme,
bien des propositions m'ont été faites au sujet de ce billet, mais
inutilement. Aussi je vous répondrai comme j'ai répondu jusqu'ici.
Si mon fiancé m'a adressé ce billet avec son dernier adieu, c'est
parce qu'il a voulu que je le garde, non que je le vende. Je ne
puis donc m'en dessaisir à aucun prix.

Cela dit, Hulda se disposait à se retirer, considérant que
l'entretien, en ce qui la regardait, devait être terminé par son
refus. Sur un geste de sa mère, elle s'arrêta.

Un mouvement de dépit était échappé à dame Hansen, et Sandgoïst,
par le plissement de son front, l'éclair de ses yeux, montrait que
la colère commençait à s'emparer de lui.

-- Oui! Restez, Hulda, dit-il. Ce n'est pas votre dernier mot, et,
si j'insiste, c'est que j'ai le droit d'insister. Je pense,
d'ailleurs, que je me suis mal expliqué, ou, plutôt, vous m'aurez
mal compris. Il est certain que les chances de ce billet ne se
sont point accrues parce que la main d'un naufragé l'a enfermé
dans une bouteille et qu'il a été fort à propos recueilli. Mais il
n'y a pas à raisonner avec l'engouement du public. Nul doute que
beaucoup de gens désirent en devenir possesseurs. Ils ont déjà
offert de l'acheter, ils l'offriront encore. Je le répète, cela se
présente comme une affaire, et c'est une affaire que je viens vous
proposer.

-- Vous aurez quelque peine à vous entendre avec ma soeur,
monsieur, répondit ironiquement Joël. Quand vous lui parlez
affaire, elle vous répond sentiment!

-- Des mots, tout cela, jeune homme! répondit Sandgoïst, et, quand
mon explication sera terminée, vous verrez que, si c'est une
affaire avantageuse pour moi, elle l'est aussi pour elle. J'ajoute
qu'elle le sera également pour sa mère, dame Hansen, qui s'y
trouve directement intéressée.

Joël et Hulda se regardaient. Allaient-ils apprendre ce que dame
Hansen leur avait caché jusqu'alors?

-- Je reprends, dit Sandgoïst. Je n'ai pas prétendu que ce billet
me fût cédé pour le prix qu'il a coûté à Ole Kamp. Non!... À tort
ou à raison, il a acquis une certaine valeur marchande. Aussi,
j'entends faire un sacrifice pour en devenir possesseur.

-- On vous dit, répliqua Joël, que Hulda a déjà repoussé des
propositions supérieures à tout ce que vous pourriez offrir...

-- Vraiment! s'écria Sandgoïst. Des propositions supérieures! Et
qu'en savez-vous?

-- D'ailleurs, quelles qu'elles soient, ma soeur les refuse, et
j'approuve son refus!

-- Ah! çà, ai-je affaire à Joël ou à Hulda Hansen?

-- Ma soeur et moi, nous ne faisons qu'un, répondit Joël.
Apprenez-le, monsieur, puisque vous semblez ne pas le savoir!

Sandgoïst, sans se déconcerter, haussa les épaules. Puis, en homme
sûr de ses arguments, il reprit:

-- Quand j'ai parlé d'un prix en échange du billet, j'aurais dû
dire que j'ai à vous offrir des avantages: tels que, dans
l'intérêt de sa famille, Hulda ne pourra les rejeter.

-- Vraiment!

-- Et maintenant, mon garçon, sachez, à votre tour, que je ne suis
pas venu à Dal pour prier votre soeur de me céder ce billet! Non!
Mille diables, non!

-- Que demandez-vous alors?

-- Je ne demande pas, j'exige... je veux!...

-- Et de quel droit, s'écria Joël, de quel droit, vous, un
étranger, osez-vous parler ainsi dans la maison de ma mère?

-- Du droit qu'a tout homme, répondit Sandgoïst, de parler quand
il lui plaît et comme il lui plaît, lorsqu'il est chez lui!

-- Chez lui! Joël, au comble de l'indignation, marcha vers
Sandgoïst, qui, bien qu'il ne s'effrayât pas facilement, s'était
vivement rejeté hors du fauteuil. Mais Hulda retint son frère,
pendant que dame Hansen, la tête cachée dans ses mains, reculait à
l'autre extrémité de la salle.

-- Frère!... regarde-la!... dit la jeune fille. Joël s'arrêta
soudain. La vue de sa mère avait paralysé sa fureur. Tout, dans
son attitude, disait à quel point dame Hansen était au pouvoir de
ce Sandgoïst! Celui-ci reprit le dessus en voyant l'hésitation de
Joël et revint à la place qu'il occupait.

-- Oui, chez lui! s'écria-t-il d'une voix plus menaçante encore.
Depuis la mort de son mari, dame Hansen s'est jetée dans des
spéculations qui n'ont point réussi. Elle a compromis le peu de
fortune qu'avait laissé votre père en mourant. Il lui a fallu
emprunter chez un banquier de Christiania. À bout de ressources,
elle a offert cette maison en garantie d'une somme de quinze mille
marks qui lui a été prêtée par obligation bien en règle,
obligation que, moi, Sandgoïst, j'ai rachetée de son prêteur.
Cette maison sera donc la mienne, et très prochainement, si je ne
suis pas payé à l'échéance.

-- Quand, cette échéance? demanda Joël.

-- Le 20 juillet, dans dix-huit jours, répondit Sandgoïst. Et ce
jour-là, que cela vous plaise ou non, je serai ici chez moi!

-- Vous ne serez chez vous, à cette date, que si vous n'avez pas
été remboursé d'ici là! riposta Joël. Je vous défends donc de
parler comme vous le faites devant ma mère et devant ma soeur!

-- Il me défend!... à moi!... s'écria Sandgoïst. Et sa mère me le
défend-elle?

-- Mais parlez donc, ma mère! dit Joël, en allant vers dame
Hansen, dont il voulut écarter les mains.

-- Joël!... Mon frère!... s'écria Hulda... Par pitié pour elle...
je t'en supplie... calme-toi!

Dame Hansen, la tête courbée, n'osait plus regarder son fils. Il
n'était que trop vrai, quelques années après la mort de son mari,
elle avait tenté d'accroître sa fortune en des affaires
hasardeuses. Le peu d'argent dont elle disposait s'était
promptement dissipé. Bientôt il lui avait fallu recourir aux
emprunts ruineux. Et maintenant, une obligation, hypothéquée sur
sa maison, était passée aux mains de ce Sandgoïst, de Drammen, un
homme sans coeur, un usurier bien connu, détesté dans le pays.
Dame Hansen ne l'avait vu pour la première fois que le jour où il
était venu à Dal afin d'évaluer la valeur de l'auberge.

Ainsi donc, voilà quel était le secret qui pesait sur sa vie!
Voilà quelle était l'explication de son attitude, et pourquoi elle
vivait à l'écart, comme si elle eût voulu se cacher de ses
enfants! Voilà enfin ce qu'elle n'avait jamais voulu dire à ceux
dont elle avait compromis l'avenir.

Hulda osait à peine songer à ce qu'elle venait d'entendre. Oui!
Sandgoïst était bien le maître d'imposer ses volontés! Ce billet
qu'il voulait avoir aujourd'hui, il n'aurait plus de valeur dans
quinze jours, et, si elle ne le livrait pas, c'était la ruine,
c'était la maison vendue, c'était la famille Hansen sans domicile,
sans ressources... C'était la misère.

Hulda n'osait pas lever les yeux sur Joël. Mais Joël, emporté par
la colère, ne voulut rien entendre des menaces de l'avenir. Il ne
voyait que Sandgoïst, et, si cet homme parlait encore comme il
l'avait fait devant lui, il ne pourrait plus se maîtriser...

Sandgoïst, se sachant le maître de la situation, devint plus dur,
plus impérieux encore.

-- Ce billet, je le veux et je l'aurai! répéta-t-il. En échange,
je n'offre pas un prix qu'il est impossible d'établir; mais
j'offre de reculer l'échéance de l'obligation souscrite par dame
Hansen, de la reculer d'un an... de deux ans!... Fixez vous-même
la date, Hulda!

Hulda, le coeur étreint par l'angoisse, n'aurait pu répondre. Son
frère répondit pour elle et s'écria:

-- Le billet de Ole Kamp ne peut être vendu par Hulda Hansen! Ma
soeur refuse donc, quelles que soient vos prétentions et vos
menaces! Et maintenant, sortez!

-- Sortir! dit Sandgoïst. Eh bien, non!... Je ne sortirai pas!...
Et si l'offre que j'ai faite n'est pas suffisante... j'irai plus
loin!... Oui!... contre la remise du billet, j'offre... j'offre...

Il fallait que Sandgoïst eût vraiment un irrésistible désir de
posséder ce billet, il fallait qu'il fût bien convaincu que
l'affaire serait avantageuse pour lui, car il alla s'asseoir
devant la table, où se trouvait du papier, une plume et de
l'encre. Un instant après:

-- Voilà ce que j'offre! dit-il. C'était une quittance de la somme
due par dame Hansen, et pour laquelle elle avait donné en garantie
la maison de Dal.

Dame Hansen, les mains suppliantes, à demi courbée, regardait,
implorait sa fille...

-- Et maintenant, reprit Sandgoïst, ce billet... je le veux!... Je
le veux aujourd'hui... à l'instant!... Je ne quitterai pas Dal
sans l'emporter!... Je le veux, Hulda!... Je le veux!

Sandgoïst s'était approché de la pauvre fille, comme s'il eût
voulu la fouiller pour lui arracher le billet de Ole... Ce fut là
plus que ne put supporter Joël, surtout quand il entendit Hulda
crier:

-- Frère!... frère!

-- Sortirez-vous! dit-il.

Et, comme Sandgoïst refusait de sortir, il allait s'élancer sur
lui, lorsque Hulda intervint.

-- Ma mère, voici le billet! dit-elle. Dame Hansen avait vivement
saisi le billet, et, pendant qu'elle l'échangeait contre la
quittance de Sandgoïst, Hulda tombait sur le fauteuil, presque
sans connaissance.

-- Hulda!... Hulda!... s'écria Joël. Reviens à toi!... Ah! ma
soeur, qu'as-tu fait?

-- Ce qu'elle a fait? répondit dame Hansen. Ce qu'elle a fait?...
Oui, je suis coupable! Oui! dans l'intérêt de mes enfants, j'ai
voulu accroître le bien de leur père! Oui! J'ai compromis
l'avenir! J'ai appelé la misère sur cette maison... Mais Hulda
nous a sauvés tous!... Voilà ce qu'elle a fait!... Merci, Hulda...
merci!

Sandgoïst était toujours là. Joël l'aperçut.

-- Vous... ici... encore! s'écria-t-il. Puis, allant vers
Sandgoïst, il le prit par les épaules, il le souleva, et, malgré
sa résistance, malgré ses cris, il le jeta dehors.


XV

Le lendemain, Sylvius Hog revint à Dal dans la soirée. Il ne dit
rien de son voyage. Personne ne sut qu'il était allé à Bergen.
Tant que les recherches commencées n'auraient pas donné un
résultat quelconque, il voulait les taire à la famille Hansen.
Toute lettre ou dépêche, qu'elle vînt de Bergen ou de Christiania,
devait lui être adressée personnellement à l'auberge, où il se
proposait d'attendre les événements. Espérait-il toujours? Oui!
mais il fallait bien l'avouer, ce n'était plus que du
pressentiment.

Dès qu'il fut de retour, le professeur n'eut pas de peine à
reconnaître qu'un événement grave s'était passé pendant son
absence. L'attitude de Joël et de Hulda indiquait clairement
qu'une explication avait dû avoir lieu entre leur mère et eux. Un
nouveau malheur venait-il donc de frapper la famille Hansen?

Cela ne put qu'affliger profondément Sylvius Hog. Il éprouvait
pour le frère et la soeur une affection si paternelle qu'il n'eût
pas été plus étroitement attaché à ses propres enfants. Combien
lui avaient-ils manqué pendant cette courte absence -- et, peut-être,
combien leur avait-il manqué lui-même!

-- Ils parleront! se dit-il. Il faudra qu'ils parlent! Ne suis-je
donc pas de la famille!

Oui! Sylvius Hog se croyait le droit, maintenant, d'intervenir
dans la vie privée de ses jeunes amis, de savoir pourquoi Joël et
Hulda paraissaient plus malheureux qu'ils ne l'étaient au moment
de son départ. Il ne tarda pas à l'apprendre.

En effet, tous deux ne demandaient qu'à se confier à l'excellent
homme qu'ils aimaient d'une affection filiale. Ils attendaient,
pour ainsi dire, qu'il lui convînt de les interroger. Depuis deux
jours, ils s'étaient sentis tellement abandonnés! d'autant plus
que Sylvius Hog n'avait point dit où il allait. Non! jamais heures
ne leur avaient paru plus longues! Pour eux, cette absence ne
pouvait se rapporter aux recherches du _Viken, _et il ne leur
serait pas venu à la pensée que Sylvius Hog eût voulu cacher ce
voyage pour leur épargner une suprême désillusion en cas
d'insuccès.

Et maintenant, combien sa présence leur était plus que jamais
nécessaire! Quel besoin ils éprouvaient de le voir, de prendre ses
conseils, d'entendre sa voix toujours si affectueuse, si
rassurante! Mais oseraient-ils lui dire ce qui s'était passé entre
eux et l'usurier de Drammen, et comment dame Hansen avait
compromis l'avenir de la maison? Que penserait Sylvius Hog, quand
il apprendrait que le billet n'était plus entre les mains de
Hulda, lorsqu'il saurait que dame Hansen l'avait employé à se
libérer vis-à-vis de son impitoyable créancier?

Il allait l'apprendre, cependant. Qui commença à parler, de
Sylvius Hog ou de Joël et de Hulda, on ne sait. Mais peu importe!
Ce qui est certain, c'est que le professeur fut bientôt au courant
de l'affaire. Il sut quelle avait été la situation de dame Hansen
et de ses enfants! Dans quinze jours, l'usurier les aurait chassés
de l'auberge de Dal si la dette n'eût été éteinte par la cession
du billet.

Sylvius Hog avait écouté ce triste récit que lui fit Joël en
présence de sa soeur:

-- Il ne fallait pas vous dessaisir du billet! s'écria-t-il tout
d'abord. Non!... il ne le fallait pas!

-- Le pouvais-je, monsieur Sylvius? répondit la jeune fille,
profondément troublée.

-- Eh non! sans doute!... Vous ne le pouviez pas!... Et
pourtant!... Ah! si j'avais été là!

Et qu'aurait-il fait, s'il eût été là, le professeur Sylvius Hog?
Il n'en dit rien et reprit:

-- Oui, ma chère Hulda, oui, Joël! En somme, vous avez fait ce que
vous deviez faire! Mais ce qui m'enrage, c'est que ce sera
Sandgoïst qui profitera de l'engouement superstitieux du public!
Si l'on attribue au billet du pauvre Ole une valeur surnaturelle,
c'est lui qui va l'exploiter! Et cependant, de croire que ce
numéro 9672 sera nécessairement favorisé par le sort, c'est
ridicule, absurde! Enfin, pour conclure, moi je n'aurais peut-être
pas donné le billet. Après l'avoir refusé à Sandgoïst, Hulda
aurait mieux fait de le refuser à sa mère!

À tout ce que venait de dire Sylvius Hog, le frère et la soeur ne
purent rien répondre. En remettant le billet à dame Hansen, Hulda
avait obéi à un sentiment filial dont on ne pouvait la blâmer. Le
sacrifice auquel elle s'était résolue, ce n'était pas le sacrifice
des chances plus ou moins aléatoires que représentait ce billet
dans le tirage de la loterie de Christiania, c'était le sacrifice
des dernières volontés de Ole Kamp, c'était l'abandon du dernier
souvenir de son fiancé.

Enfin, il n'y avait plus à y revenir maintenant. Sandgoïst avait
le billet. Il lui appartenait. Il le mettrait aux enchères. Un
méchant usurier allait battre monnaie avec ce touchant adieu du
naufragé! Non! Sylvius Hog ne pouvait se faire à cela!

Aussi, ce jour même, Sylvius Hog voulut-il avoir à ce sujet une
conversation avec dame Hansen, conversation qui ne pouvait rien
changer à l'état des choses, mais devenue pour ainsi dire
nécessaire entre eux. Il se trouva, d'ailleurs, en face d'une
femme très pratique, qui, à n'en pas douter, avait plus de bon
sens que de coeur.

-- Ainsi, vous me blâmez, monsieur Hog? dit-elle, après avoir
laissé le professeur parler tout à son aise.

-- Certainement, dame Hansen.

-- Si vous me reprochez de m'être imprudemment lancée dans de
mauvaises affaires, d'avoir compromis la fortune de mes enfants,
vous avez raison. Mais, si vous me reprochez d'avoir agi comme je
l'ai fait pour me libérer, vous avez tort. Qu'avez-vous à
répondre?

-- Rien.

-- Sérieusement, fallait-il refuser l'offre de Sandgoïst, qui, en
fin de compte, a payé quinze mille marks cette cession d'un billet
dont la valeur ne repose sur rien? Je vous le redemande, fallait-il
refuser?

-- Oui et non, dame Hansen.

-- Ce n'est pas oui et non, monsieur Hog, c'est non. Dans la
situation que vous connaissez, si l'avenir n'eût pas été aussi
menaçant -- par ma faute, j'en conviens -- j'aurais compris le
refus de Hulda!... Oui!... j'aurais compris qu'elle ne voulût
céder à aucun prix le billet qu'elle avait reçu de Ole Kamp! Mais,
quand il s'agissait d'être expulsée dans quelques jours d'une
maison où mon mari est mort, où mes enfants sont nés, je ne le
comprends plus, et vous-même, monsieur Hog, à ma place, vous
n'eussiez pas agi autrement!

-- Si, dame Hansen, si!

-- Et qu'auriez-vous fait?

-- J'aurais tout tenté plutôt que de sacrifier le billet que ma
fille avait reçu dans de pareilles circonstances!

-- Ces circonstances le rendent-elles donc meilleur?

-- Ni vous, ni moi, personne n'en sait rien.

-- On le sait, au contraire, monsieur Hog! Ce billet n'est rien
qu'un billet qui a neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent
quatre-vingt-dix-neuf chances de perdre contre une de gagner. Lui
attribuez-vous donc plus de valeur parce qu'il a été trouvé dans
une bouteille recueillie en mer?

À cette question si précise, Sylvius Hog ne pouvait qu'être très
embarrassé de répondre. Aussi revint-il au côté «sentiment» de
l'affaire, en disant:

-- La situation est celle-ci, à présent. Ole Kamp, au moment du
naufrage, a légué à Hulda le seul bien qui lui restât au monde! Il
lui a même recommandé d'être là, le jour du tirage, avec ce
billet, si quelque heureuse chance le lui avait fait parvenir...
et, maintenant, ce billet n'est plus entre les mains de Hulda.

-- Ole Kamp eût été de retour, répondit dame Hansen, qu'il
n'aurait pas hésité à céder son billet à Sandgoïst!

-- C'est possible, reprit Sylvius Hog, mais lui seul avait le
droit de le faire. Et que lui répondriez-vous, s'il n'était pas
mort, s'il n'avait pas péri dans ce naufrage... s'il revenait...
demain... aujourd'hui...

-- Ole ne reviendra pas, répondit dame Hansen d'une voix sourde.
Ole est mort, monsieur Hog, et bien mort!

-- Vous n'en savez rien, dame Hansen! s'écria le professeur avec
un accent de conviction vraiment extraordinaire. Des recherches
très sérieuses sont commencées pour retrouver quelque survivant du
naufrage! Elles peuvent aboutir -- oui! aboutir même avant que le
tirage de cette loterie ait eu lieu! Vous n'avez donc pas le droit
de dire que Ole Kamp est mort, tant qu'il n'y aura pas de preuves
certaines qu'il ait péri dans la catastrophe du _Viken! _Si,
maintenant, je ne parle plus avec cette assurance à vos enfants,
c'est que je ne veux pas leur donner un espoir qui peut amener de
bien douloureuses déceptions! Mais à vous, dame Hansen, je vous
dis ce que je pense! Et que Ole soit mort, non! je ne peux pas le
croire! Non... je ne veux pas le croire... Non! je n'y crois pas!

Dame Hansen, sur ce terrain, où la discussion avait été
transportée, ne pouvait plus lutter avec le professeur. Aussi se
taisait-elle, et cette Norvégienne, quelque peu superstitieuse au
fond, baissait la tête, comme si Ole Kamp eût été prêt à
apparaître devant elle.

-- En tout cas, dame Hansen, reprit Sylvius Hog, avant de disposer
du billet de Hulda, il y avait une chose très simple à faire, et
vous ne l'avez pas faite.

-- Laquelle, monsieur Hog?

-- Il fallait vous adresser d'abord à vos amis, aux amis de votre
famille. Ils n'auraient point refusé de vous venir en aide, soit
en se substituant à Sandgoïst dans sa créance, soit en vous
avançant la somme nécessaire pour le payer!

-- Je n'ai point d'amis, monsieur Hog, auxquels j'eusse pu
demander ce service!

-- Si, vous en avez, dame Hansen, et j'en connais au moins un, qui
l'eût fait sans hésiter et comme un acte de reconnaissance.

-- Et quel est-il?

-- Sylvius Hog, député au Storthing!

Dame Hansen ne put rien répondre, et elle se contenta de
s'incliner devant le professeur.

-- Mais ce qui est fait est fait -- malheureusement! ajouta
Sylvius Hog. Je vous serai donc obligé, dame Hansen, de ne rien
dire à vos enfants de cette conversation sur laquelle il n'y aura
plus lieu de revenir!

Et tous deux se séparèrent.

Le professeur avait repris sa vie habituelle et recommencé ses
promenades quotidiennes. Pendant quelques heures, il visitait avec
Joël et Hulda les environs de Dal, mais sans aller trop loin, afin
de ne point fatiguer la jeune fille. Rentré dans sa chambre, il se
remettait à sa correspondance qui ne laissait pas d'être
importante. Il écrivait lettres sur lettres à Bergen, à
Christiania. Il stimulait le zèle de tous ceux qui concouraient
maintenant à cette bonne oeuvre de la recherche du _Viken. _Son
existence se concentrait dans cette unique pensée: retrouver Ole,
retrouver Ole!

Il crut même devoir s'absenter encore, pendant vingt-quatre
heures, pour un motif qui, sans doute, devait se rattacher à cette
affaire qui intéressait la famille Hansen. Mais il garda, comme
toujours, un secret absolu sur ce qu'il faisait ou faisait faire à
ce sujet.

Cependant la santé de Hulda, si durement éprouvée, ne se
rétablissait que bien lentement. La pauvre fille ne vivait que du
souvenir de Ole, et l'espoir qu'elle mêlait parfois à ce souvenir
s'affaiblissait de jour en jour. Et, pourtant, elle avait alors
près d'elle les deux êtres qu'elle aimait le plus au monde, et
l'un d'eux ne cessait de l'encourager. Mais cela suffisait-il?
N'aurait-il pas fallu la distraire à tout prix? Et comment
l'arracher à ces pensées auxquelles se prenait toute son âme, ces
pensées qui la rattachaient comme par une chaîne de fer au
naufragé du _Viken?_

Ainsi l'on arriva au 12 juillet.

C'était dans quatre jours que devait être tirée la loterie des
Écoles de Christiania.

Il va sans dire que la spéculation tentée par Sandgoïst avait été
portée à la connaissance du public. Par ses soins, les journaux
avaient annoncé que le «célèbre et providentiel billet» portant le
numéro 9672 était maintenant entre les mains de monsieur Sandgoïst
de Drammen, et que ce billet, mis en vente, appartiendrait au plus
offrant. Et, si monsieur Sandgoïst était possesseur dudit billet,
c'est qu'il l'avait acheté fort cher à Hulda Hansen.

On le comprend, cette annonce ne pouvait que diminuer
singulièrement la jeune fille dans l'estime publique. Quoi! Hulda,
séduite par un haut prix, s'était décidée à vendre le billet du
naufragé, le billet de son fiancé Ole Kamp! Elle avait fait argent
de ce dernier souvenir!

Mais une note, parue très à propos dans le _Morgen-Blad, _mit ses
lecteurs au courant de ce qui s'était passé. On sut de quelle
nature avait été l'intervention de Sandgoïst et comment le billet
se trouvait maintenant entre ses mains. Ce fut sur l'usurier de
Drammen que retomba la réprobation publique, ce créancier sans
coeur, qui n'avait pas craint d'utiliser à son profit les malheurs
de la famille Hansen. Et alors il arriva ceci: c'est que, comme
par une entente générale, les offres qui s'étaient produites
lorsque Hulda possédait encore le billet ne se renouvelèrent plus
vis-à-vis du nouveau possesseur. Il semblait que ledit billet
n'avait plus la valeur surnaturelle qu'on lui attribuait depuis
que ce Sandgoïst l'avait souillé de son attouchement. Donc,
Sandgoïst n'avait fait là qu'une très mauvaise affaire, et le
fameux numéro 9672 menaçait de lui rester pour compte.

Il va sans dire que ni Hulda ni même Joël n'étaient au courant de
ce qui se disait. Heureusement! Il leur eût été bien pénible de se
savoir mêlés à cette affaire, qui avait pris une tournure si
mercantile entre les mains de l'usurier.

Le 12 juillet, vers le soir, une lettre arriva à l'adresse du
professeur Sylvius Hog.

Cette lettre, envoyée par la Marine, en contenait une autre, qui
était datée de Christiansand, petit port situé à l'entrée du golfe
de Christiania. Sans doute, elle n'apprit rien de nouveau à
Sylvius Hog, car il la serra dans sa poche et n'en parla ni à Joël
ni à sa soeur.

Seulement, au moment de se retirer dans sa chambre en leur donnant
le bonsoir, il dit:

-- Vous le savez, mes enfants, c'est dans trois jours que sera
tirée la loterie. Est-ce que vous ne comptez pas assister à ce
tirage?

-- À quoi bon, monsieur Sylvius? répondit Hulda.

-- Cependant, reprit le professeur, Ole a voulu que sa fiancée y
assistât; il en a fait l'expresse recommandation dans les
dernières lignes qu'il a écrites, et je pense qu'il faut obéir aux
dernières volontés de Ole.

-- Mais ce billet, Hulda ne l'a plus, répondit Joël, et qui sait
entre quelles mains il est allé!

-- N'importe, répondit Sylvius Hog. Je vous demande donc à tous
deux de m'accompagner à Christiania.

-- Vous le voulez, monsieur Sylvius? répondit la jeune fille.

-- Ce n'est pas moi, chère Hulda, c'est Ole qui le veut, et il
faut obéir à Ole.

-- Soeur, monsieur Sylvius a raison, répondit Joël. Oui! il le
faut!

-- Quand comptez-vous partir, monsieur Sylvius?

-- Demain, dès l'aube, et que saint Olaf nous protège!


XVI

Le lendemain, la kariol du contremaître Lengling emportait Sylvius
Hog et Hulda, assis côte à côte dans la petite caisse
peinturlurée. On le sait, il n'y avait pas de place pour Joël.
Aussi le brave garçon allait-il à pied, près du cheval, qui
secouait gaiement la tête.

Quatorze kilomètres entre Dal et Moel, ce n'était pas assez pour
embarrasser ce vigoureux marcheur.

La kariol suivait donc cette charmante vallée du Vestfjorddal, en
côtoyant la rive gauche du Maan -- vallée étroite et ombreuse,
arrosée de mille cascades rebondissantes, qui tombent de toutes
hauteurs. À chaque détour de ce chemin sinueux, on revoyait et on
perdait de vue la cime du Gousta, marquée de deux brillantes
taches de neige.

Le ciel était pur, le temps magnifique. De l'air pas trop vif, du
soleil pas trop chaud.

Remarque singulière, depuis que Sylvius Hog avait quitté la maison
de Dal, il semblait que sa figure se fût rassérénée. Sans doute,
il se «forçait» un peu, afin que ce voyage fût au moins une
distraction aux chagrins de Hulda et de Joël.

Deux heures et demie, il n'en fallut pas davantage pour atteindre
Moel, à l'extrémité du lac Tinn, où devait s'arrêter la kariol.
Elle n'aurait pu aller plus loin, à moins d'être une voiture
flottante. En ce point de la vallée commence, en effet, le chemin
des lacs. Là se trouve ce qu'on appelle un «vandskyde»,
c'est-à-dire un relais d'eau. Là, enfin, attendent ces fragiles
embarcations qui font le service du Tinn, dans sa longueur comme
dans sa largeur.

La kariol s'arrêta près de la petite église du hameau, au bas
d'une chute de plus de cinq cents pieds. Cette chute, visible sur
un cinquième de son parcours, se perd en quelque profonde crevasse
de la montagne, avant d'être absorbée par le lac.

Deux bateliers se trouvaient sur l'extrême pointe de la rive. Une
barque en écorce de bouleau, dont l'équilibre, absolument
instable, ne permet pas un mouvement d'un bord sur l'autre aux
voyageurs qu'elle transporte, était prête à démarrer.

Le lac apparaissait alors dans toute sa beauté matinale. Le
soleil, à son lever, avait bu les vapeurs de la nuit. On n'aurait
pu souhaiter une plus belle journée d'été.

-- Vous n'êtes pas trop fatigué, mon brave Joël? demanda le
professeur, dès qu'il fut descendu de la kariol.

-- Non, monsieur Sylvius. Ne suis-je pas habitué à ces longues
courses à travers le Telemark?

-- C'est juste! Dites-moi, savez-vous quelle est la route la plus
directe pour aller de Moel à Christiania?

-- Parfaitement, monsieur Sylvius. Une fois arrivés à l'extrémité
du lac, à Tinoset... Par exemple, je ne sais pas si nous y
trouverons une kariol, faute d'avoir envoyé des «forbuds» pour
prévenir de notre arrivée au relais, comme on fait d'habitude dans
le pays...

-- Soyez tranquille, mon garçon, répondit le professeur, j'ai
prévu le cas. Mon intention n'est point de vous obliger à faire la
route à pied de Dal à Christiania.

-- S'il le fallait... dit Joël.

-- Il ne le faudra pas. Revenons à notre itinéraire, et dites-moi
comment vous le comprenez.

-- Eh bien, une fois à Tinoset, monsieur Sylvius, nous
contournerons le lac Fol, en passant par Vik et Bolkesjö, de
manière à gagner Möse, et de là, Kongsberg, Hangsund et Drammen.
Si nous voyageons de nuit comme de jour, il ne sera pas impossible
d'arriver demain, dans l'après-midi, à Christiania.

-- Très bien, Joël! Je vois que vous connaissez le pays, et voilà,
en vérité, un agréable itinéraire.

-- C'est le plus court.

-- Eh bien, Joël, je me moque du plus court, vous m'entendez!
répondit Sylvius Hog. J'en sais un autre qui n'allonge le voyage
que de quelques heures! Et celui-là, vous le connaissez, mon
garçon, bien que vous n'en parliez pas!

-- Et lequel?

-- C'est celui qui passe par Bamble!

-- Par Bamble?

-- Oui, Bamble! Faites donc l'ignorant! Bamble, où demeure le
fermier Helmboë et sa fille Siegfrid!

-- Monsieur Sylvius!...

-- C'est celui-là que nous prendrons, et, en contournant le lac
Fol par le sud au lieu de le contourner par le nord, est-ce que
nous n'atteindrons pas tout aussi bien Kongsberg?

-- Tout aussi bien, et même mieux! répondit Joël en souriant.

-- Merci pour mon frère, monsieur Sylvius! dit la jeune fille.

-- Et pour vous aussi, petite Hulda, car j'imagine que cela vous
fera plaisir de revoir en passant votre amie Siegfrid!

L'embarcation était prête. Tous trois y prirent place sur un
monceau de feuilles vertes, entassées à l'arrière. Les deux
bateliers, ramant et gouvernant à la fois, poussèrent au large.

À mesure qu'on s'éloigne de la rive, le lac Tinn commence à
s'arrondir depuis Haekenoës, petit gaard de deux ou trois maisons,
bâti sur ce promontoire rocheux que baigne l'étroit fiord dans
lequel se déversent paisiblement les eaux du Maan. Le lac est
encore très encaissé; mais, peu à peu, l'arrière-plan des
montagnes recule, et l'on ne se rend compte de leur hauteur qu'au
moment où une embarcation passe à leur base, sans paraître plus
grosse qu'un oiseau aquatique.

De çà et de là émergent une douzaine d'îles ou d'îlots, arides ou
verdoyants, avec quelques huttes de pêcheurs. À la surface du lac
flottent des troncs d'arbres non équarris et des trains de poutres
débités par les scieries du voisinage.

Ce qui fit dire en plaisantant à Sylvius Hog -- et il fallait
qu'il eût bien envie de plaisanter:

-- Si, selon nos poètes scandinaves, les lacs sont les yeux de la
Norvège, il faut convenir que la Norvège a plus d'une poutre dans
l'oeil, comme dit la Bible!

Vers quatre heures, l'embarcation arrivait à Tinoset, simple
hameau des moins confortables. Peu importait, d'ailleurs.
L'intention de Sylvius Hog n'était point de s'y arrêter, même une
heure. Ainsi qu'il l'avait dit à Joël, un véhicule l'attendait sur
la rive. En prévision de ce voyage, depuis longtemps décidé dans
son esprit, il avait écrit à M. Benett, de Christiania, de lui
assurer les moyens de voyager sans retards ni fatigues. C'est
pourquoi, au jour dit, une vieille calèche se trouvait à Tinoset,
son coffre bien garni de comestibles. Donc, transport garanti pour
tout le parcours, nourriture également assurée -- ce qui
dispensait de recourir aux oeufs à demi couvés, au lait caillé et
au brouet spartiate des gaards du Telemark.

Tinoset est situé presque à l'extrémité du lac Tinn. De là, par
une assez belle chute, le Maan se précipite dans la vallée
inférieure, où il retrouve son cours régulier. Les chevaux, venus
du relais, étaient déjà attelés, et la voiture prit aussitôt la
direction de Bamble.

À cette époque, c'était la seule manière de parcourir la Norvège
en général et le Telemark en particulier. Et peut-être les chemins
de fer feront-ils regretter aux touristes la kariol nationale et
les calèches de M. Benett!

Il va sans dire que Joël connaissait parfaitement cette portion du
bailliage qu'il avait si souvent traversée entre Dal et Bamble.

Il était huit heures du soir, lorsque Sylvius Hog, le frère et la
soeur arrivèrent dans cette petite localité.

On ne les y attendait pas; mais le fermier Helmboë ne leur en fit
pas moins le meilleur accueil. Siegfrid embrassa tendrement son
amie qu'elle trouva bien pâlie par tant de douleurs. Pendant
quelques instants, les deux jeunes filles restèrent seules à
échanger leurs peines.

-- Je t'en prie, chère Hulda, dit Siegfrid, ne te laisse pas
abattre par ton chagrin! Moi, je n'ai pas perdu confiance!
Pourquoi renoncer à tout espoir de revoir notre pauvre Ole! Nous
avons appris par les journaux qu'on s'occupait de retrouver le
_Viken! _Les recherches réussiront!... Tiens! je suis sûre que
monsieur Sylvius espère encore!... Hulda... ma chérie... je t'en
supplie... ne désespère pas!

Pour toute réponse, Hulda ne pouvait que pleurer, et Siegfrid la
pressait sur son coeur.

Ah! quelle joie eût régné dans la maison du fermier Helmboë, au
milieu de ces braves gens, simples et bons, si tout ce petit monde
avait eu le droit d'être heureux!

-- Ainsi, vous allez directement à Christiania? demanda le fermier
à Sylvius Hog.

-- Oui, monsieur Helmboë!

-- Pour assister au tirage de la loterie?

-- Sans doute.

-- À quoi bon, puisque le billet de Ole Kamp est maintenant entre
les mains de ce misérable Sandgoïst!

-- C'était la volonté de Ole, répondit le professeur, et il faut
respecter sa volonté.

-- On dit que l'usurier de Drammen n'a pu trouver acquéreur pour
ce billet qui lui coûte cher!

-- On le dit, en effet, monsieur Helmboë.

-- Bon! Il n'a que ce qu'il mérite, ce vilain homme, ce coquin,
monsieur Hog, oui!... ce coquin!... Et c'est bien fait!

-- Oui, en vérité, monsieur Helmboë, c'est bien fait!

Naturellement, il fallut souper à la ferme. Siegfrid ni son père
n'auraient laissé partir leurs amis avant qu'ils n'eussent accepté
cette invitation. Mais il importait de ne pas s'attarder, si l'on
voulait regagner pendant la nuit les quelques heures perdues par
le détour de Bamble. Aussi, à neuf heures, les chevaux avaient-ils
été amenés du relais par un des garçons du gaard, qui s'occupa de
les atteler.

-- À ma prochaine visite, cher monsieur Helmboë, dit Sylvius Hog
au fermier, je resterai six heures à table, si vous l'exigez!
Mais, aujourd'hui, je vous demanderai la permission de remplacer
le dessert par une bonne poignée de main que vous me donnerez, et
par un bon baiser que votre charmante Siegfrid donnera à ma petite
Hulda!

Cela fait, on partit. Sous cette latitude élevée, le crépuscule
devait se prolonger pendant quelques heures encore. Aussi,
l'horizon resta-t-il assez visible, après le coucher du soleil,
tant l'atmosphère était pure. C'est une belle route, assez
accidentée, celle qui va de Bamble à Kongsberg, en passant par
Hitterdal et le sud du lac Fol. Elle traverse ainsi toute la
portion méridionale du Telemark, en desservant les bourgs, hameaux
ou gaards des environs. Une heure après le départ, Sylvius Hog,
sans s'y arrêter, put apercevoir l'église d'Hitterdal, un vieil
édifice très curieux, coiffé de pinacles qui se hissent les uns
sur les autres, sans souci de la régularité des lignes. Le tout
est en bois, depuis les murs faits de poutres jointives et de
planches imbriquées, jusqu'à l'extrême pointe du dernier
clocheton. Cet amoncellement de poivrières est, paraît-il, un
monument vénérable et vénéré de l'architecture scandinave du
treizième siècle.

La nuit vint peu à peu, une de ces nuits qui sont encore
imprégnées des dernières lueurs du jour; mais, vers une heure du
matin, elle allait se fondre dans l'aube naissante.

Joël, assis sur le siège de devant, était absorbé dans ses
réflexions. Hulda restait pensive au fond de la voiture. Quelques
paroles furent alors échangées entre Sylvius Hog et le postillon,
auquel le professeur recommanda de presser ses chevaux. On
n'entendit plus ensuite que les grelots de l'attelage, le
claquement du fouet et le grincement des roues sur un sol raviné.

On marcha toute la nuit, sans relayer. Il ne fut pas nécessaire de
s'arrêter à Listhüs, inconfortable station, perdue au milieu d'un
cirque de montagnes sapineuses, que circonscrit un second
périmètre de montagnes arides et sauvages. On dépassa aussi
Tiness, petit gaard pittoresque, dont quelques maisons sont
juchées sur des pilotis de pierre. La calèche roulait assez
rapidement avec son bruit de ferraille, son cliquetis de boulons
desserrés et de ressorts distendus. Il n'y eut pas un reproche à
adresser au conducteur -- un bon vieux qui dormait à moitié en
secouant ses guides. Machinalement, il allongeait quelques coups
de fouet, pas méchants, mais de préférence au cheval de gauche.
Cela tenait à ce que, si le cheval de droite lui appartenait,
l'autre était la propriété de son voisin du gaard.

À cinq heures du matin, Sylvius Hog ouvrit les yeux, étendit les
bras, et put respirer avec délices la pénétrante senteur des
sapins qui parfumait l'atmosphère.

On était à Kongsberg. La voiture traversa le pont jeté sur le
Laagen, et vint s'arrêter au-delà, après avoir passé près de
l'église, non loin de la chute de Larbrö.

-- Mes amis, dit Sylvius Hog, si vous le voulez, nous ne ferons
que relayer ici. Il est encore trop tôt pour déjeuner. Mieux vaut
ne faire une halte sérieuse qu'à Drammen. Là, nous nous offrirons
un bon repas, afin d'économiser les comestibles de M. Benett!

Cela convenu, le professeur et Joël se contentèrent de prendre un
petit verre de brandevin à _l'Hôtel des Mines. _Un quart d'heure
après, les chevaux étant arrivés, on se remit en route.

Au sortir de la ville, la voiture dut remonter une rampe très
escarpée, hardiment taillée au flanc de la montagne. Un instant,
les hauts pylônes des mines d'argent de Kongsberg se découpèrent
en silhouette sur le ciel. Puis, tout cet horizon disparut
derrière un rideau d'immenses forêts de sapins, obscures et
fraîches comme des caves, dans lesquelles la chaleur du soleil ne
pénétrait pas plus que la lumière.

La ville de bois d'Hangsund fournit un nouvel attelage à la
calèche. On retrouva de longues routes, souvent fermées par
quelques barrières à pivot qu'il fallait faire ouvrir moyennant
cinq ou six shillings. Région fertile, où abondaient les arbres,
qui ressemblaient à des saules pleureurs avec leurs branches
pliant sous le poids des fruits. En se rapprochant de Drammen, la
vallée commença à redevenir monstrueuse.

À midi, la ville, assise sur l'un des bras du fiord de
Christiania, montra ses deux interminables rues, bordées de
maisons peintes, et son port, toujours très animé, où les trains
de bois ne laissent que peu de place aux navires qui viennent s'y
charger des produits du Nord.

La voiture s'arrêta devant _l'Hôtel de Scandinavie. _Le
propriétaire, un important personnage à barbe blanche, l'air
doctoral, parut sur le seuil de son établissement.

Avec cette finesse de perception qui distingue les aubergistes en
tous les pays du monde:

-- Je ne serais pas surpris, dit-il, que ces messieurs et cette
jeune dame voulussent déjeuner?

-- En effet, ne soyez pas surpris, répondit Sylvius Hog, et
faites-nous servir le plus tôt possible.

-- À l'instant! Le déjeuner fut bientôt prêt, et, en réalité, très
acceptable. Il y eut surtout un certain poisson du fiord, truffé
d'une herbe parfumée, dont le professeur mangea avec un évident
plaisir. À une heure et demie, la voiture, attelée de chevaux
frais, revenait devant _l'Hôtel de Scandinavie, _et elle repartit
en remontant au petit trot la grande rue de Drammen. Mais voilà
qu'en passant devant une maison basse, d'aspect peu attrayant, qui
contrastait avec la couleur gaie des maisons voisines, Joël ne put
retenir un mouvement de répulsion.

-- Sandgoïst! s'écria-t-il.

-- Ah! c'est là monsieur Sandgoïst? dit Sylvius Hog. En vérité, il
n'a point bonne figure!

C'était Sandgoïst. Il fumait près de sa porte. Reconnut-il Joël
sur le siège de devant, on ne sait, car la voiture fila rapidement
entre des piles de madriers et des monceaux de planches.

Au-delà d'une route bordée de sorbiers chargés de leurs fruits de
corail, l'attelage s'engagea à travers une épaisse forêt de pins,
qui côtoie la «Vallée du Paradis», magnifique dépression du sol,
avec ses lointains étagés jusqu'aux dernières limites de
l'horizon. Des centaines de monticules apparurent alors, la
plupart couronnés d'une villa ou d'un gaard. Puis, aux approches
du soir, lorsque la voiture commença à redescendre vers la mer en
côtoyant de larges prairies, des fermes montrèrent leurs maisons
d'un rouge vif qui tranchait crûment sur le rideau vert-noir des
arbres. Enfin, les voyageurs atteignirent le fiord même de
Christiania, encadré de pittoresques collines, avec ses
innombrables criques, ses petits ports en miniature, et leurs
«piers» de bois, où viennent accoster les embarcations de la baie
et les vapeurs-omnibus.

À neuf heures du soir -- il faisait encore grand jour sous cette
latitude -- l'antique calèche entrait dans la ville, non sans
tapage, en suivant les rues déjà désertes.

D'après l'ordre donné par Sylvius Hog, elle vint s'arrêter à
_l'Hôtel Victoria. _C'est là que descendirent Hulda et Joël. Des
chambres avaient été d'avance retenues pour eux. Après un bonsoir
affectueux, le professeur regagna sa vieille maison, où sa vieille
servante Kate et son vieux domestique Pink l'attendaient avec une
non moins vieille impatience.


XVII

Christiania -- grande cité pour la Norvège -- ne serait qu'une
assez petite ville en Angleterre ou en France. Sans de fréquents
incendies, elle se montrerait encore telle qu'elle fut bâtie au
onzième siècle. En réalité, elle ne date que de l'année 1624,
époque à laquelle la reconstruisit le roi Christian. D'Opsolö
qu'elle s'appelait alors, elle devint Christiania, du nom féminisé
de son royal architecte. C'est donc une ville régulière, à larges
rues, froides et droites, tracées au tire-ligne, avec des maisons
de pierres blanches ou de briques rouges. Au milieu d'un assez
beau jardin, s'élève le château royal, l'Orscarslot, vaste bâtisse
quadrangulaire, sans style, bien qu'elle soit de style ionien. Çà
et là, apparaissent quelques églises, dans lesquelles les beautés
de l'art ne sauraient distraire l'attention des fidèles. Enfin, il
y a aussi plusieurs édifices civils et établissements publics,
sans compter un grand bazar, disposé en rotonde, où viennent
s'entasser les produits étrangers et indigènes.

En tout cet ensemble, rien de très curieux. Mais, ce qu'il faut
admirer sans réserve, c'est la position de la ville, au milieu de
ce cirque de montagnes, si variées d'aspect, qui lui font un cadre
superbe. Presque plate dans ses quartiers riches et neufs, elle ne
se relève que pour former une sorte de Kasbah, couverte de maisons
irrégulières où végète la population peu aisée, huttes de bois,
huttes de brique, dont les tons criards étonnent le regard plus
qu'ils ne le charment.

Il ne faudrait pas croire que le mot Kasbah, réservé aux villes
africaines, ne saurait être à sa place dans une cité du nord de
l'Europe. Christiania n'a-t-elle pas, dans le voisinage du port,
les quartiers de Tunis, de Maroc et d'Alger? Et, s'il ne s'y
trouve pas des Tunisiens, des Marocains, des Algériens, leur
population flottante n'en vaut guère mieux.

En somme, comme toute ville dont les pieds baignent dans la mer et
qui dresse sa tête au niveau de verdoyantes collines, Christiania
est extrêmement pittoresque. Il n'est pas injuste de comparer son
fiord à la baie de Naples. Ainsi que les rivages de Sorrente ou de
Castellamare, ses rives sont meublées de villas et de chalets, à
demi perdus dans la verdure presque noire des sapins, au milieu de
ces légères vapeurs qui leur donnent ce «flou» spécial aux régions
hyperboréennes.

Sylvius Hog était donc enfin de retour à Christiania. Il est vrai,
ce retour s'accomplissait dans des conditions qu'il n'aurait
jamais pu prévoir, au milieu d'un voyage interrompu. Eh bien! il
en serait quitte pour le recommencer une autre année! En ce
moment, il ne s'agissait que de Joël et de Hulda Hansen. S'il ne
les avait pas fait descendre dans sa maison, c'est qu'il eût fallu
deux chambres pour les recevoir. Bien certainement, le vieux Pink,
la vieille Kate leur auraient fait bon accueil! Mais on n'avait
pas eu le temps de se préparer. Aussi le professeur les avait-il
conduits à _l'Hôtel Victoria _et recommandés particulièrement. Or,
une recommandation de Sylvius Hog, député au Storthing, cela
valait qu'on en tînt compte.

Mais, en même temps que le professeur demandait pour ses protégés
les attentions qu'on aurait eues pour lui-même, il n'avait point
donné leurs noms. Garder l'incognito, tout d'abord, cela ne lui
paraissait que prudent à l'endroit de Joël et surtout de Hulda
Hansen. On sait quel bruit s'était fait autour de la jeune fille,
ce qui eût été une gêne pour elle. Mieux valait ne rien dire de
son arrivée à Christiania.

Il avait été convenu que, le lendemain, Sylvius Hog ne reverrait
pas le frère et la soeur avant l'heure du déjeuner, c'est-à-dire
entre onze heures et midi.

Le professeur, en effet, avait quelques affaires à régler, qui
devaient lui prendre toute la matinée; et il viendrait rejoindre
Hulda et Joël dès qu'elles seraient terminées. Il ne les
quitterait plus alors, il resterait avec eux jusqu'au moment où
l'on procéderait au tirage de la loterie, qui devait s'effectuer à
trois heures.

Donc, Joël, dès qu'il fut levé, alla trouver sa soeur. Hulda, tout
habillée déjà, l'attendait dans sa chambre. Dans le but de la
distraire un peu de ses pensées, qui devaient être plus
douloureuses encore ce jour-là, Joël lui proposa de se promener
jusqu'à l'heure du déjeuner. Hulda, pour ne pas désobliger son
frère, accepta l'offre qu'il lui faisait, et tous deux allèrent un
peu à l'aventure à travers la ville.

C'était un dimanche. Contrairement à ce qui se fait dans les cités
du Nord pendant les jours fériés, où le nombre des promeneurs est
plus restreint, il y avait une grande animation par les rues. Non
seulement les citadins n'avaient point quitté la ville pour la
campagne, mais ils voyaient les ruraux des environs affluer chez
eux. Le railway du lac Miosen, qui dessert les environs de la
capitale, avait dû organiser des trains supplémentaires. Autant de
curieux et surtout d'intéressés qu'attirait cette populaire
loterie des Écoles de Christiania!

Donc, beaucoup de monde à travers les rues, des familles au
complet, même des villages entiers, venus avec l'espérance secrète
de n'avoir point fait un voyage inutile. Qu'on y songe! Le million
de billets avait été placé, et, ne dussent-ils gagner qu'un simple
lot de cent ou deux cents marks, combien de braves gens
rentreraient contents du sort dans leurs humbles soeters ou leurs
modestes gaards!

Joël et Hulda, en quittant _l'Hôtel Victoria, _descendirent
d'abord jusqu'aux quais qui s'arrondissent dans l'est de la baie.
En cet endroit, l'affluence était un peu moins grande, si ce n'est
dans les cabarets, où la bière et le brandevin, versés à pleines
chopes et à pleins verres, rafraîchissaient des gosiers en état de
soif permanente.

Tandis que le frère et la soeur se promenaient entre les magasins,
les rangs de barriques, les tas de caisses de toute provenance,
les bâtiments, amarrés à terre ou mouillés au large, attiraient
plus spécialement leur attention. N'y avait-il pas quelques-uns de
ces navires qui étaient attachés au port de Bergen, où le _Viken
_ne devait plus revenir?

-- Ole!... Mon pauvre Ole! murmurait Hulda. Aussi Joël voulut-il
l'entraîner loin de la baie, en remontant vers les quartiers de la
haute ville.

Là, dans les rues, sur les places, au milieu des groupes, ils
entendirent bien des propos à leur adresse.

-- Oui, disait l'un, on avait été jusqu'à offrir dix mille marks
du numéro 9672!

-- Dix mille? répondait un autre. J'ai entendu parler de vingt
mille et même plus!

-- Monsieur Vanderbilt, de New York, est allé jusqu'à trente
mille!

-- Messieurs Baring, de Londres, à quarante mille!

-- Et messieurs Rothschild, de Paris, à soixante mille! On sait ce
qu'il fallait croire de ces exagérations du populaire. À continuer
cette échelle ascendante, les prix offerts eussent fini par
dépasser le montant du gros lot!

Mais, si les diseurs de nouvelles n'étaient pas d'accord sur le
chiffre des propositions faites à Hulda Hansen, la foule
s'entendait à merveille pour qualifier les agissements de
l'usurier de Drammen.

-- Quel damné coquin, ce Sandgoïst, qui n'a pas eu pitié de ces
braves gens!

-- Oh! il est bien connu dans le Telemark, et il n'en est pas à
son coup d'essai!

-- On dit qu'il n'a pu trouver à revendre le billet de Ole Kamp,
après l'avoir payé d'un bon prix!

-- Non! Personne n'en a voulu!

-- Cela n'est pas étonnant! Entre les mains de Hulda Hansen, ce
billet était bon!

-- Évidemment, tandis qu'entre les mains de Sandgoïst, il ne vaut
plus rien!

-- C'est bien fait! Il lui restera pour compte, et puisse-t-il
perdre les quinze mille marks qu'il lui a coûtés!

-- Mais, si ce gueux allait gagner le gros lot?...

-- Lui!... Par exemple!

-- Voilà qui serait une injustice du sort! En tout cas, qu'il ne
vienne pas au tirage!...

-- Non, car on lui ferait un mauvais parti! Tel est le résumé des
opinions émises sur le compte de Sandgoïst. On sait d'ailleurs
que, par prudence ou pour tout autre motif, il n'avait point
l'intention d'assister au tirage, puisque, la veille, il était
encore dans sa maison de Drammen.

Hulda, très émue, et Joël, qui sentait le bras de sa soeur frémir
au sien, passaient vite, sans chercher à en entendre davantage,
comme s'ils eussent craint d'être acclamés de tous ces amis
ignorés qu'ils comptaient parmi cette foule.

Quant à Sylvius Hog, peut-être avaient-ils espéré le rencontrer
par la ville. Il n'en fut rien. Mais quelques mots, surpris dans
les conversations, leur apprirent que le retour du professeur à
Christiania était déjà connu du public. Depuis le matin, on
l'avait vu marcher d'un air très affairé, en homme qui n'a point
le temps de questionner ni de répondre, tantôt du côté du port,
tantôt du côté des bureaux de la Marine.

Certes, Joël aurait pu demander à n'importe quel passant où
demeurait le professeur Sylvius Hog. Chacun se fût empressé de lui
indiquer sa maison et de l'y conduire. Il ne le fit pas par
crainte d'être indiscret, et, puisque rendez-vous était donné à
l'hôtel, le mieux était de s'en tenir là.

C'est ce que Hulda pria Joël de faire vers dix heures et demie.
Elle se sentait très lasse, et tous ces propos, auxquels son nom
était mêlé, lui faisaient mal.

Elle rentra donc à _l'Hôtel Victoria, _puis remonta dans sa
chambre pour y attendre le retour de Sylvius Hog.

Quant à Joël, il était resté au rez-de-chaussée de l'hôtel, dans
le salon de lecture. Là, machinalement, il occupa son temps à
feuilleter les journaux de Christiania.

Tout à coup, sa figure pâlit, son regard se troubla, le journal
qu'il tenait lui tomba des mains...

Dans un numéro du _Morgen-Blad, _aux nouvelles de mer, il venait
de lire la dépêche suivante, datée de Terre-Neuve:

«L'aviso _Telegraf, _arrivé sur le lieu présumé du naufrage du
_Viken, _n'en a retrouvé aucun vestige. Ses recherches sur la côte
du Groënland n'ont pas eu plus de succès. On doit donc considérer
comme certain qu'il ne reste aucun survivant de l'équipage du
_Viken._»


XVIII

-- Bonjour, monsieur Benett! Quand je trouve l'occasion de vous
donner une poignée de main, cela me fait toujours plaisir.

-- Et cela me fait toujours honneur, monsieur Hog.

-- Honneur, plaisir, plaisir, honneur, répondit gaiement le
professeur, l'un vaut l'autre!

-- Je vois que votre voyage dans la Norvège centrale s'est
heureusement achevé.

-- Il n'est point achevé, mais il est fini, monsieur Benett --
pour cette année du moins.

-- Eh bien, monsieur Hog, parlez-moi, s'il vous plaît, de ces
braves gens dont vous avez fait la connaissance à Dal.

-- De braves gens, en effet, monsieur Benett, de braves gens et
des gens braves! Le mot leur convient dans les deux sens!

-- D'après ce que les journaux nous ont appris, il faut convenir
qu'ils sont bien à plaindre!

-- Très à plaindre, monsieur Benett! Je n'ai jamais vu le malheur
frapper de pauvres êtres avec une obstination pareille!

-- En effet, monsieur Hog. Après l'affaire du _Viken, _l'affaire
de cet abominable Sandgoïst!

-- Comme vous dites, monsieur Benett.

-- En fin de compte, monsieur Hog, Hulda Hansen a bien fait de
livrer le billet contre quittance.

-- Vous trouvez?... Et pourquoi donc, s'il vous plaît?

-- Parce que de toucher quinze mille marks contre la quasi-certitude
de ne rien toucher du tout...

-- Ah! monsieur Benett! riposta Sylvius Hog, vous parlez là en
homme pratique, en négociant que vous êtes! Mais, si l'on veut se
placer à un autre point de vue, cela devient une affaire de
sentiment, et le sentiment ne se chiffre pas!

-- Évidemment, monsieur Hog; mais permettez-moi de vous le dire,
il est très probable que votre protégée en eût été pour son
sentiment!

-- Qu'en savez-vous?

-- Mais songez-y donc! Que représentait ce billet? une seule
chance de gagner sur un million!...

-- En effet, une chance sur un million! C'est bien peu, monsieur
Benett, c'est bien peu!

-- Aussi la réaction s'est-elle faite, après l'engouement des
premiers jours, et, dit-on, ce Sandgoïst, qui n'avait acheté ce
billet que pour spéculer dessus, n'a pu trouver de preneur!

-- Il paraît, monsieur Benett.

-- Et pourtant, si ce maudit usurier venait à gagner le gros lot,
voilà qui serait un scandale!

-- Un scandale, assurément, monsieur Benett, le mot n'est pas trop
fort, un scandale!

En parlant ainsi, Sylvius Hog se promenait à travers les magasins,
on peut dire à travers le bazar de M. Benett, si connu de
Christiania et de toute la Norvège. En effet, que ne trouve-t-on
pas dans ce bazar? Voitures de voyages, kariols par douzaines,
caisses de comestibles, paniers de vins, stock de conserves,
vêtements et ustensiles de touristes, même des guides pour
conduire les voyageurs jusqu'aux dernières bourgades du Finmark,
jusqu'en Laponie, jusqu'au pôle Nord! Et ce n'est pas tout!
M. Benett n'offre-t-il pas aux amateurs d'histoire naturelle les
divers échantillons de pierres et de métaux du sol, comme les
spécimens les plus variés des oiseaux, insectes, reptiles, de la
faune norvégienne? Et -- ce qu'il est bon de savoir -- où
rencontrerait-on un assortiment de bijoux et de bibelots du pays
plus complet que dans ses vitrines?

Aussi ce gentleman est-il la Providence des touristes, désireux de
visiter la région scandinave. C'est l'homme universel dont
Christiania ne pourrait plus se passer.

-- Et, à propos, monsieur Hog, dit-il, vous avez bien trouvé à
Tinoset la voiture que vous m'aviez demandée?

-- Puisque je vous l'avais demandée, monsieur Benett, j'étais
certain qu'elle y serait à l'heure dite!

-- Vous me comblez, monsieur Hog. Mais, d'après votre lettre, vous
deviez être trois personnes...

-- Trois, en effet.

-- Et ces personnes?...

-- Elles sont arrivées, hier soir, en bonne santé, et elles
m'attendent à _l'Hôtel Victoria, _où je vais les rejoindre.

-- Est-ce que ce sont?...

-- Précisément, monsieur Benett, ce sont... Et, je vous prie, n'en
dites rien. Je tiens à ce que leur arrivée ne s'ébruite pas
encore.

-- Pauvre fille!

-- Oui!... Elle a bien souffert!

-- Et vous avez voulu qu'elle assistât au tirage de la loterie,
bien qu'elle n'ait plus le billet que lui avait légué son fiancé?

-- Ce n'est pas moi qui l'ai voulu, monsieur Benett! C'est Ole
Kamp, et, à vous comme à tous, je répéterai: Il faut obéir aux
dernières volontés de Ole!

-- Évidemment, ce que vous faites est toujours bien fait, cher
monsieur Hog.

-- Des compliments, cher monsieur Benett?...

-- Non, mais il est fort heureux pour elle que la famille Hansen
vous ait trouvé sur son chemin!...

-- Bah! Il est encore plus heureux pour moi de l'avoir trouvée sur
le mien!

-- Je vois que vous avez toujours votre bon coeur!

-- Monsieur Benett, puisqu'on est obligé d'avoir un coeur, autant
vaut qu'il soit bon, n'est-ce pas?

Et de quel excellent sourire Sylvius Hog accompagna cette réponse
au digne commerçant.

-- Et maintenant, monsieur Benett, reprit-il, ne croyez pas que je
sois venu chercher des félicitations chez vous! Non! C'est un
autre motif qui m'amène.

-- À votre service.

-- Vous savez, n'est-il pas vrai, que, sans l'intervention de Joël
et de Hulda Hansen, si le Rjukanfos avait bien voulu me rendre, il
ne m'aurait rendu qu'à l'état de cadavre. Je n'aurais donc pas
aujourd'hui le plaisir de vous voir...

-- Oui!... Oui!... Je sais! répondit M. Benett. Les journaux ont
raconté votre aventure!... Et, en vérité, ces courageux jeunes
gens eussent bien mérité de gagner le gros lot!

-- C'est mon avis, répondit Sylvius Hog. Mais, puisque c'est
maintenant impossible, je ne voudrais pas que ma petite Hulda
retournât à Dal sans quelque petit cadeau... un souvenir...

-- C'est là ce que j'appellerai une bonne idée, monsieur Hog!

-- Vous allez donc m'aider à choisir, parmi toutes vos richesses,
quelque chose qui puisse plaire à une jeune fille...

-- Volontiers, répondit M. Benett. Et il pria le professeur de
passer dans le magasin réservé à la joaillerie indigène. Un bijou
norvégien, n'était-ce pas le plus charmant souvenir qu'on pût
emporter de Christiania et du merveilleux bazar de M. Benett?

Ce fut aussi l'avis de Sylvius Hog, auquel le complaisant
gentleman s'empressa d'ouvrir toutes ses vitrines.

-- Voyons, dit-il, je ne suis pas très connaisseur, et je m'en
rapporte à votre goût, monsieur Benett.

-- Nous nous entendrons, monsieur Hog. Il y avait là tout un
assortiment de ces bijoux suédois et norvégiens, de fabrication
très complexe, et qui sont généralement plus précieux de travail
que de matière.

-- Qu'est-ce que cela? demanda le professeur.

-- C'est une bague en doublé, avec glands mobiles, dont le
tintement est fort agréable.

-- Très joli! répondit Sylvius Hog, en essayant la bague à
l'extrémité de son petit doigt. Mettez toujours cette bague de
côté, monsieur Benett, et voyons autre chose.

-- Bracelets ou colliers?

-- Un peu de tout, si vous permettez, monsieur Benett, un peu de
tout! Ah! ceci?...

-- Ce sont des rondelles qui se portent par paires au corsage.
Voyez-vous l'effet du cuivre sur ce fond de laine rouge plissée?
C'est de très bon goût, sans atteindre de trop hauts prix.

-- Charmant, en effet, monsieur Benett. Mettons encore cet
ornement de côté.

-- Seulement, monsieur Hog, je vous ferai observer que ces
rondelles sont absolument réservées aux parures des jeunes
mariées... le jour des noces... et que...

-- Par saint Olaf! vous avez raison, monsieur Benett, vous avez
bien raison! Ma pauvre Hulda! Ce n'est malheureusement pas Ole qui
lui fait ce cadeau, c'est moi, et ce n'est plus à une fiancée que
je vais l'offrir!...

-- En effet, monsieur Hog!

-- Voyons donc d'autres bijoux qui soient à l'usage d'une jeune
fille. Ah! cette croix, monsieur Benett?

-- C'est une croix de suspension, avec disques concaves qui
résonnent à chaque mouvement du cou.

-- Fort joli!... Fort joli!... Mettez cela à part, monsieur
Benett. Quand j'aurai visité toutes vos vitrines, nous ferons
notre choix...

-- Oui, mais...

-- Encore un mais?

-- Cette croix, c'est celle que portent les mariées de la Scanie,
en se rendant à l'église...

-- Diable, monsieur Benett!... Il faut bien avouer que je n'ai pas
la main heureuse!

-- Cela tient, monsieur Hog, à ce que ce sont des bijoux de
mariées dont j'ai le plus grand assortiment et que je vends en
plus grand nombre. Vous ne pouvez vous en étonner.

-- Cela ne m'étonne en aucune façon, monsieur Benett; mais, enfin,
cela m'embarrasse!

-- Eh bien, prenez toujours cet anneau d'or que vous avez fait
mettre de côté!

-- Oui... cet anneau d'or... J'aurais voulu cependant aussi
quelque autre bijou plus... comment dirai-je?... plus décoratif...

-- Alors, n'hésitez pas! Prenez cette plaque d'argent filigrané,
dont les quatre rangées de chaînettes font si bon effet au cou
d'une jeune fille! Voyez! elle est semée de fines verroteries et
agrémentée de fusées de laiton en forme de bobines, avec des
perles de couleur taillées en briolettes! C'est un des plus
curieux produits de l'orfèvrerie norvégienne!

-- Oui!... Oui!... répondit Sylvius Hog. Un joli bijou, mais un
peu prétentieux, peut-être, pour ma modeste Hulda! En vérité, je
préférerais les rondelles que vous m'avez montrées tout à l'heure,
ainsi que la croix de suspension! Sont-elles donc tellement
spéciales aux parures de noces qu'on ne puisse en faire cadeau à
une jeune fille?

-- Monsieur Hog, répondit M. Benett, le Storthing n'a pas encore
fait de loi à cet égard!... C'est sans doute une lacune...

-- Bon, bon, monsieur Benett, nous arrangerons cela! En attendant,
je prends toujours la croix et les rondelles!... Et puis, enfin,
ma petite Hulda peut se marier un jour!... Bonne et charmante
comme elle est, l'occasion ne lui manquera pas d'utiliser ces
parures!... C'est donc décidé, je les prends et je les emporte!

-- Bien, monsieur Hog.

-- Est-ce que nous aurons le plaisir de vous voir au tirage de la
loterie, monsieur Benett?

-- Certainement.

-- Je crois que cela sera très intéressant.

-- J'en suis sûr.

-- À bientôt, monsieur Benett, à bientôt.

-- À bientôt, monsieur Hog.

-- Tiens! fit le professeur en se penchant au-dessus d'une
vitrine. Voilà deux jolis anneaux que je n'avais pas vus!

-- Oh! Ceux-là ne peuvent vous convenir, monsieur Hog. Ce sont des
anneaux gravés que le pasteur met au doigt des mariés, pendant la
cérémonie...

-- Vraiment?... Bah! je les prends tout de même!

-- À bientôt, monsieur Benett, à bientôt. Sylvius Hog sortit, et,
d'un pas léger -- un pas de vingt ans -- il se dirigea vers
_l'Hôtel Victoria. _Arrivé sous le vestibule, il aperçut tout
d'abord ces mots _Fiat lux, _qui sont inscrits en exergue sur la
lanterne du gaz.

«Eh! se dit-il, ce latin-là est de circonstance! Oui! _Fiat
lux!... Fiat lux!»_

Hulda était dans sa chambre. Assise près de la fenêtre, elle
attendait. Le professeur frappa à la porte, qui s'ouvrit aussitôt.

-- Ah! monsieur Sylvius! s'écria la jeune fille en se levant.

-- Me voilà! Me voilà! Mais il ne s'agit pas de monsieur Sylvius,
ma petite Hulda, il s'agit du déjeuner qui est déjà servi. J'ai
une faim de loup. Où est Joël?

-- Dans la salle de lecture.

-- Bien!... Je vais l'y chercher! Vous, chère enfant, descendez
tout de suite nous rejoindre! Sylvius Hog quitta la chambre de
Hulda et alla trouver Joël qui l'attendait aussi, mais désespéré.

Le pauvre garçon lui montra le numéro du _Morgen-Blad. _La dépêche
du commandant du _Telegraf _ne laissait plus aucun doute sur la
perte totale du _Viken._

_-- _Hulda n'a pas lu?... demanda vivement le professeur.

-- Non, monsieur Sylvius, non! Il vaut mieux lui cacher ce qu'elle
n'apprendra que trop tôt!

-- Vous avez bien fait, mon garçon... Allons déjeuner. Un instant
après, tous trois étaient assis à une table particulière. Sylvius
Hog mangeait de grand appétit. Un excellent déjeuner, d'ailleurs,
et qui avait toute l'importance d'un dîner. Qu'on en juge! Soupe
froide à la bière, avec tranches de citron, morceaux de cannelle,
saupoudrée de pain bis en miettes, saumon à la sauce blanche
sucrée, veau cuit dans de la fine chapelure, rosbif saignant avec
une salade non assaisonnée, mais relevée d'épices, glaces à la
vanille, confiture de pommes de terre, framboises, cerises et
noisettes, le tout arrosé d'un vieux Saint-Julien de France.

-- Excellent!... Excellent!... répétait Sylvius Hog. On se
croirait à Dal dans l'auberge de dame Hansen! Et, à défaut de sa
bouche empêchée, ses bons yeux souriaient autant que des yeux
peuvent sourire.

Joël et Hulda eussent vainement voulu se mettre à ce diapason; ils
ne l'auraient pu, et la pauvre fille prit à peine sa part du
déjeuner. Quand le repas fut achevé:

-- Mes enfants, dit Sylvius Hog, vous avez évidemment eu tort de
ne point faire honneur à cette agréable cuisine. Mais, enfin, je
ne pouvais pas vous forcer. Après tout, si vous n'avez pas
déjeuné, vous n'en dînerez que mieux. Par exemple, je ne sais pas
si je pourrai vous tenir tête ce soir! Et maintenant, voici le
moment de se lever de table.

Le professeur était déjà debout, il prenait son chapeau que lui
tendait Joël, lorsque Hulda, l'arrêtant, lui dit:

-- Monsieur Sylvius, vous tenez toujours, n'est-ce pas, à ce que
je vous accompagne?

-- Pour assister au tirage de la loterie?... Certainement j'y
tiens, et beaucoup, ma chère fille!

-- Ce sera bien pénible pour moi!

-- Très pénible, j'en conviens! Mais Ole a voulu que vous fussiez
présente au tirage, Hulda, et il faut respecter la volonté de Ole!

Décidément, cette phrase était devenue un refrain dans la bouche
de Sylvius Hog!


XIX

Quelle affluence en cette grande salle de l'Université de
Christiania, où allait s'effectuer le tirage de la loterie -- et
même dans les cours, puisque la grande salle ne pouvait suffire à
tant de monde -- et jusque dans les rues avoisinantes, puisque les
cours étaient encore trop petites pour contenir tout ce populaire!

Certes, ce dimanche 15 juillet, ce n'est pas à leur calme qu'on
eût pu reconnaître ces Norvégiens si étrangement surexcités. Quant
à cette surexcitation, était-elle due à l'intérêt qui s'attachait
à ce tirage, ou provenait-elle de la haute température de cette
journée d'été? Peut-être intérêt et chaleur y contribuaient-ils?
En tout cas, ce n'était pas l'absorption de ces fruits
rafraîchissants, de ces _multers, _dont il se fait une si grande
consommation en Scandinavie, qui eût pu la refroidir!

Le tirage devait commencer à trois heures précises. Il y avait
cent lots, divisés en trois séries: 1° quatre-vingt-dix lots de
cent à mille marks, d'une valeur totale de quarante-cinq mille
marks; 2° neuf lots de mille à neuf mille marks, également d'une
valeur totale de quarante-cinq mille marks; 3° un lot de cent
mille marks.

Contrairement à ce qui se fait ordinairement dans les loteries de
ce genre, le grand effet avait été réservé pour la fin. Ce ne
devait pas être au premier numéro sortant que serait attribué le
gros lot, ce serait au dernier, c'est-à-dire, au centième. De là,
une succession d'impressions, d'émotions, de battements de coeur,
qui irait toujours croissant. Il va de soi que tout numéro, ayant
gagné une fois, ne pouvait gagner une seconde, et serait annulé,
s'il venait à ressortir des urnes.

Tout cela était connu du public. Il n'y avait plus qu'à attendre
l'heure fixée. Mais, pour tromper les longueurs de l'attente, on
causait, et, le plus souvent, de la touchante situation de Hulda
Hansen. Vraiment, si elle eût encore possédé le billet de Ole
Kamp, chacun aurait fait des voeux pour elle -- après soi, bien
entendu!

À ce moment, quelques personnes avaient déjà connaissance de la
dépêche publiée par le _Morgen-Blad. _Elles en parlèrent à leurs
voisins. On sut bientôt, dans toute l'assistance, que les
recherches de l'aviso n'avaient point abouti. Ainsi donc, il
fallait renoncer à retrouver même une épave du _Viken. _Pas un
homme de l'équipage n'avait survécu au naufrage! Hulda ne
reverrait jamais son fiancé!

Un incident vint détourner les esprits. Le bruit se répandit que
Sandgoïst s'était décidé à quitter Drammen, et quelques-uns
prétendaient l'avoir vu dans les rues de Christiania. Se serait-il
donc hasardé à venir dans la salle! S'il en était ainsi, ce
mauvais homme devait s'attendre à un déchaînement formidable
contre sa personne! Lui! assister au tirage de la loterie!...
Mais, c'était tellement improbable que ce n'était pas possible. En
somme, fausse alerte, rien de plus.

Vers deux heures un quart, il se produisit un certain mouvement
dans la foule.

C'était le professeur Sylvius Hog qui se présentait à la porte de
l'Université. On savait quelle part il avait prise à toute cette
affaire, et comment après avoir été sauvé par les enfants de dame
Hansen, il essayait de payer sa dette.

Aussitôt les rangs de s'ouvrir. Un murmure flatteur, auquel
Sylvius Hog répondit par d'aimables inclinations de tête, se
propagea à travers l'assistance et ne tarda pas à se changer en
acclamations.

Mais le professeur n'était pas seul. Lorsque les plus rapprochés
se reculèrent pour lui faire place, on vit qu'il avait une jeune
fille au bras, tandis qu'un jeune homme les suivait tous deux.

Un jeune homme, une jeune fille! Il y eut là une sorte de secousse
électrique. La même pensée jaillit de tous ces cerveaux comme
l'étincelle d'autant d'accumulateurs.

-- Hulda!... Hulda Hansen! Tel fut le nom qui s'échappa de toutes
les bouches. Oui! C'était Hulda, émue à ne pouvoir se soutenir.
Elle fût tombée, sans le bras de Sylvius Hog. Mais il la tenait
bien, la touchante héroïne de cette fête à laquelle manquait Ole
Kamp! Combien elle eût préféré rester dans sa petite chambre de
Dal! Quel besoin elle éprouvait de se soustraire à toute cette
curiosité, si sympathique qu'elle pût être! Mais Sylvius Hog avait
voulu qu'elle vînt: elle était venue.

-- Place! Place! criait-on de toutes parts. Et on se rangeait
devant Sylvius Hog, devant Hulda, devant Joël. Que de mains
s'allongèrent pour saisir leurs mains! Que de bonnes et
accueillantes paroles sur leur passage! Et comme Sylvius Hog
approuvait toutes ces démonstrations!

-- Oui! c'est elle, mes amis!... C'est ma petite Hulda que j'ai
ramenée de Dal! disait-il. Puis, se retournant:

-- Et c'est Joël, son brave frère! Et il ajoutait:

-- Mais, surtout, ne me les étouffez pas! Et, pendant que les
mains de Joël répondaient à toutes les pressions, celles du
professeur, moins vigoureuses, étaient brisées par tant
d'étreintes. En même temps, son oeil brillait, quoique une petite
larme d'émotion se fût glissée sous sa paupière. Mais -- phénomène
digne de l'attention des ophtalmologistes -- cette petite larme
était comme lumineuse. Il fallut un bon quart d'heure pour
traverser les cours de l'Université, gagner la grande salle,
atteindre les chaises qui avaient été réservées au professeur.
Enfin, cela fut fait, non sans quelque peine. Sylvius Hog prit
place entre Hulda et Joël. À deux heures et demie, une porte
s'ouvrit derrière l'estrade, au fond de la salle. Le président du
bureau apparut, digne, sérieux, ayant cet air dominateur, ce port
de tête spécial à tout homme appelé à une présidence quelconque.
Deux assesseurs le suivaient, non moins graves. Puis, on vit
entrer six petites filles enrubannées, fleuries, toutes blondes
aux yeux bleus, avec des mains un peu rouges, dans lesquelles on
reconnaissait visiblement ces mains de l'innocence, prédestinées
au tirage des loteries. Cette entrée fut accueillie par un
brouhaha, qui témoignait d'abord du plaisir qu'on éprouvait à voir
les directeurs de la loterie de Christiania, ensuite de
l'impatience qu'ils avaient provoquée en ne paraissant pas plus
tôt sur l'estrade. S'il y avait six petites filles, c'est qu'il y
avait six urnes, disposées sur une table, et desquelles six numéros
devaient sortir à chaque tirage.

Ces six urnes contenaient chacune les dix numéros 1, 2, 3, 4, 5,
6, 7, 8, 9, 0, représentant les unités, dizaines, centaines,
mille, dizaines de mille et centaines de mille du nombre million.
S'il n'y avait pas de septième urne pour la colonne du million,
c'est que, d'après ce mode de tirage, il est convenu que si les
six zéros sortent à la fois, ils représentent le nombre million --
ce qui répartit également les chances sur tous les numéros.

En outre, on avait décidé que les numéros seraient successivement
extraits des urnes en commençant par celle qui était à la gauche
du public. Le nombre gagnant se formerait ainsi sous les yeux des
spectateurs, d'abord par le chiffre de la colonne des centaines de
mille, puis des dizaines de mille, et ainsi de suite jusqu'à la
colonne des unités. Grâce à cette convention, on juge avec quelle
émotion chacun verrait s'accroître ses chances, après la sortie de
chaque chiffre.

À trois heures sonnant, le président fit un signe de la main et
déclara la séance ouverte.

Le long murmure qui accueillit cette déclaration dura pendant
quelques minutes, après lesquelles un certain silence s'établit.

Le président se leva alors. Très ému, il prononça le petit
discours de circonstance, dans lequel il parut regretter qu'il n'y
eût pas un gros lot pour chaque billet. Puis, il ordonna de
procéder au tirage de la première série. Elle comprenait, on le
sait, quatre-vingt-dix lots, ce qui allait exiger un certain
temps.

Les six petites filles commencèrent donc à fonctionner avec une
régularité automatique, sans que la patience du public se lassât
un seul instant. Il est vrai, l'importance des lots croissant avec
chaque tirage, l'émotion croissait aussi, et personne ne songeait
à quitter sa place, pas même ceux dont les numéros sortis
n'avaient plus rien à prétendre.

Cela dura une heure, sans qu'il se produisit d'incident. Ce que
l'on put observer, toutefois, c'est que le numéro 9672 n'était pas
encore sorti -- ce qui lui eût enlevé toutes chances de gagner le
lot de cent mille marks.

-- Voilà qui est de bon augure pour ce Sandgoïst! dit un des
voisins du professeur.

-- Bah! Il serait bien étonnant que le gros lot lui échût!
répondait un autre, bien qu'il ait un fameux numéro!

-- En effet, un fameux! répondit Sylvius Hog. Mais ne me demandez
pas pourquoi!... Je ne serais pas capable de vous le dire!

Alors commença le tirage de la deuxième série, qui comprenait neuf
lots. Cela allait devenir tout à fait intéressant, le quatre-
vingt-onzième étant de mille marks, le quatre-vingt-douzième de
deux mille, et ainsi de suite jusqu'au quatre-vingt-dix-neuvième,
lequel était de neuf mille. La troisième série, on ne l'a pas
oublié, se composait uniquement du gros lot.

Le numéro 72521 gagna un lot de cinq mille marks. Ce billet était
celui d'un brave marinier du port, qui fut acclamé par toute
l'assistance et supporta très dignement ces acclamations.

Un autre numéro, le 823752, gagna six mille marks. Et quelle fut
la joie de Sylvius Hog, lorsque Joël lui apprit qu'il appartenait
à la charmante Siegfrid, de Bamble!

Mais alors il se produisit un incident, et tout le public éprouva
une émotion qui se traduisit par des murmures. Lorsqu'on tira le
quatre-vingt-dix-septième lot -- celui de sept mille marks -- on
put croire un instant que Sandgoïst allait être favorisé par le
sort, au moins pour ce lot.

En effet, le numéro qui le gagna fut le 9627. Il ne s'en était
fallu que de quarante-cinq points que ce ne fût celui d'Ole Kamp!

Les deux tirages suivants donnèrent des numéros très éloignés: 775
et 76287.

La deuxième série était close. Il ne restait plus à tirer que le
dernier lot de cent mille marks.

En ce moment, l'agitation des spectateurs devint extraordinaire,
et il serait assez difficile d'en reproduire l'intensité.

Ce fut d'abord un long murmure, qui se propagea de la grande salle
dans les cours et jusque dans les rues. Quelques minutes se
passèrent même, sans qu'il parvînt à se calmer. Cependant le
decrescendo se fit peu à peu, et un profond silence le suivit. On
eût dit que toute l'assistance était figée. Il y avait dans ce
calme une certaine quantité de stupeur -- qu'on nous permette
cette comparaison -- de cette stupeur qu'on éprouve au moment où
un condamné paraît sur la place de l'exécution. Mais, cette fois,
le patient, encore inconnu, n'était condamné qu'à gagner cent
mille marks, non à perdre la tête, à moins qu'il ne la perdit de
joie.

Joël, les bras croisés, regardait vaguement devant lui, étant le
moins émotionné peut-être de toute cette foule.

Hulda, assise, comme repliée en elle-même, ne songeait qu'à son
pauvre Ole. Elle le cherchait instinctivement du regard, comme
s'il eût dû apparaître au dernier moment!

Sylvius Hog, lui... Mais il faut renoncer à dépeindre l'état dans
lequel se trouvait Sylvius Hog.

-- Tirage du lot de cent mille marks! dit le président. Quelle
voix! Elle semblait venir des entrailles de cet homme solennel.
Cela tenait à ce qu'il avait plusieurs billets, qui, n'étant pas
encore sortis, pouvaient prétendre au gros lot.

La première petite fille tira un numéro de l'urne de gauche et le
montra à l'assemblée.

-- Zéro! dit le président.

Ce zéro ne fit pas un très grand effet. Il semblait vraiment qu'on
s'attendît à le voir apparaître.

-- Zéro! dit le président, en proclamant le chiffre tiré par la
seconde petite fille.

Deux zéros! On observa que les chances s'accroissaient notablement
pour tous les numéros compris entre un et neuf mille neuf cent
quatre-vingt-dix-neuf. Or, le billet de Ole Kamp -- qu'on ne
l'oublie pas -- portait le numéro 9672.

Chose singulière, Sylvius Hog commença à s'agiter sur sa chaise,
comme si elle eût été prise de roulis.

-- Neuf! dit le président, en annonçant le chiffre que la
troisième petite fille venait d'extraire de la troisième urne.
Neuf!... C'était le premier chiffre du billet de Ole Kamp!

-- Six! dit le président. Et, en effet, la quatrième fillette
présentait un six à tous les regards braqués sur elle, comme
autant de pistolets chargés, ce qui l'intimidait visiblement.

Les chances de gagner étaient maintenant de une sur cent pour tous
les numéros compris entre un et quatre-vingt-dix-neuf.

Est-ce que le billet de Ole Kamp allait faire tomber cette somme
de cent mille marks dans la poche de ce misérable Sandgoïst?
Vraiment, ce serait à faire douter de Dieu!

La cinquième petite fille plongea sa main dans l'urne et tira le
cinquième chiffre.

-- Sept! dit le président d'une voix si étranglée qu'on l'entendit
à peine, même des premiers rangs.

Mais, si on n'entendait pas, on voyait, et, à ce moment, les cinq
fillettes tendaient les chiffres suivants aux yeux du public:

00967

Le numéro gagnant serait nécessairement compris entre 9670 et
9679. Il avait donc maintenant une chance sur dix.

La stupeur était à son comble.

Sylvius Hog, debout, avait saisi la main de Hulda Hansen. Tous les
regards se portaient sur la pauvre fille. En sacrifiant le dernier
souvenir de son fiancé, avait-elle donc sacrifié la fortune que
Ole Kamp avait rêvée pour elle et pour lui?

La sixième fillette eut quelque peine à introduire sa main dans
l'urne. Elle tremblait, la petiote! Enfin le numéro parut.

-- Deux! s'écria le président. Et il retomba sur sa chaise, à demi
suffoqué par l'émotion.

-- Neuf mille six cent soixante-douze! proclama un des assesseurs
d'une voix retentissante.

C'était le numéro du billet de Ole Kamp, maintenant en la
possession de Sandgoïst! Tout le monde le savait, et personne
n'ignorait dans quelles conditions l'usurier l'avait acquis! Aussi
un profond silence se fit-il, au lieu du tonnerre de hurrahs dont
eût retenti toute la salle de l'Université, si le billet eût
toujours été entre les mains de Hulda Hansen.

Et maintenant, ce coquin de Sandgoïst allait-il donc apparaître,
son billet à la main, pour en toucher le prix?

-- Le numéro neuf mille six cent soixante-douze gagne le lot de
cent mille marks! répéta l'assesseur. Qui le réclame?

-- Moi! Était-ce l'usurier de Drammen qui venait de jeter ce mot?
Non! C'était un jeune homme -- un jeune homme à la figure pâle,
portant, sur ses traits comme dans toute sa personne, les marques
de longues souffrances, mais vivant, bien vivant!

À cette voix, Hulda s'était levée, elle avait poussé un cri, qui
avait été entendu de tous. Puis, elle s'était affaissée... Mais ce
jeune homme venait de fendre la foule, et ce fut lui qui reçut
dans ses bras la jeune fille sans connaissance... C'était Ole
Kamp!


XX

Oui! c'était Ole Kamp. Ole Kamp qui avait survécu, comme par
miracle, au naufrage du _Viken._

Et, si le _Telegraf _ne l'avait pas ramené en Europe, c'est qu'il
n'était plus alors dans les parages visités par l'aviso.

Et, s'il n'y était plus, c'est que, à cette époque, il faisait
déjà route pour Christiania sur le navire qui le rapatriait.

Voilà ce que racontait Sylvius Hog. Voilà ce qu'il répétait à qui
voulait l'entendre. Et tous l'écoutaient, on peut le croire! Voilà
ce qu'il narrait avec un véritable accent de triomphateur. Et ses
voisins le redisaient à ceux qui n'avaient pas le bonheur d'être
près de lui. Et cela se transmettait de groupe en groupe jusqu'au
public du dehors, entassé dans les cours et les rues avoisinantes.

En quelques instants, tout Christiania savait, à la fois, que le
jeune naufragé du _Viken _était de retour et qu'il avait gagné le
gros lot de la loterie des Écoles.

Et il fallait bien que ce fût Sylvius Hog qui racontât toute cette
histoire. Ole ne l'aurait pu, car Joël le serrait dans ses bras à
l'étouffer, tandis que Hulda revenait à elle.

-- Hulda!... chère Hulda!... disait Ole. Oui!... moi... ton
fiancé... et bientôt ton mari!...

-- Dès demain, mes enfants, dès demain! s'écria Sylvius Hog. Nous
partirons ce soir même pour Dal. Et, si cela ne s'est jamais vu,
on verra un professeur de législation, un député au Storthing,
danser à une noce comme le plus découplé des gars du Telemark!

Mais comment Sylvius Hog connaissait-il l'histoire de Ole Kamp?
Tout simplement par la dernière lettre que la Marine lui avait
adressée à Dal. En effet, cette lettre -- la dernière qu'il eût
reçue et dont il n'avait parlé à personne -- en renfermait une
seconde, datée de Christiansand. Cette seconde lettre lui
apprenait ceci: le brick danois _Génius, _capitaine Kroman, venait
de relâcher à Christiansand, ayant à son bord les survivants du
_Viken, _entre autres le jeune maître Ole Kamp, et, trois jours
après, il devait arriver à Christiania.

La lettre de la Marine ajoutait que ces naufragés avaient
tellement souffert qu'ils étaient encore dans un extrême état de
faiblesse. C'est pourquoi Sylvius Hog n'avait rien voulu dire à
Hulda du retour de son fiancé. Aussi, dans sa réponse, avait-il
demandé le plus profond secret sur ce retour, secret qui avait été
soigneusement gardé vis-à-vis du public.

Si l'aviso _Telegraf _n'avait retrouvé ni aucune épave ni aucun
survivant du _Viken, _cela est facile à expliquer.

Pendant une violente tempête, le _Viken, _à demi désemparé, avait
été forcé de fuir dans le nord-ouest, lorsqu'il se trouvait à deux
cents milles au sud de l'Islande. Durant la nuit du 3 au 4 mai --
nuit de rafales -- il vint se heurter contre un de ces énormes
icebergs en dérive, qui sortaient des mers du Groënland. La
collision fut terrible, et si terrible que, cinq minutes après, le
_Viken _allait couler à pic.

C'est alors que Ole avait écrit ce document. Il avait tracé sur ce
billet de loterie un dernier adieu à sa fiancée; puis, il l'avait
jeté à la mer, après l'avoir enfermé dans une bouteille.

Mais la plupart des hommes de l'équipage du _Viken, _y compris le
capitaine, avaient péri au moment de la collision. Seuls, Ole Kamp
et quatre de ses camarades purent sauter sur un débris de
l'iceberg, au moment où s'engloutissait le _Viken. _Pourtant, leur
mort n'eût été que retardée, si cette épouvantable bourrasque
n'eût poussé le banc de glace dans le nord-ouest. Deux jours
après, épuisés, mourant de faim, les cinq survivants du naufrage
étaient jetés sur la côte sud du Groënland, côte déserte, où ils
vécurent à la grâce de Dieu.

Là, s'ils n'étaient secourus sous quelques jours, c'en était fait
d'eux.

Comment auraient-ils eu la force de regagner les pêcheries ou les
établissements danois de la baie de Baffin, sur l'autre
littoral?...

C'est alors que le brick _Génius, _qui avait été rejeté hors de sa
route par la tempête, vint à passer. Les naufragés lui firent des
signaux. Ils furent recueillis.

Ils étaient sauvés.

Toutefois, le _Génius, _arrêté par les vents contraires, éprouva
de grands retards dans cette traversée relativement courte du
Groënland à la Norvège. C'est ce qui explique comment il n'arriva
à Christiansand que le 12 juillet, et à Christiania que dans la
matinée du 15.

Or, c'était ce matin même que Sylvius Hog était allé à bord. Là,
il avait trouvé Ole encore bien faible. Il lui avait dit tout ce
qui s'était passé depuis sa dernière lettre, datée de Saint-
Pierre-Miquelon... Puis, il l'avait emmené à sa demeure, après
avoir demandé quelques heures de secret à l'équipage du _Génius...
_On sait le reste.

Il fut alors convenu que Ole Kamp viendrait assister au tirage de
la loterie. En aurait-il la force?

Oui! la force ne lui manquerait pas, puisque Hulda serait là! Mais
avait-il donc encore un intérêt pour lui, ce tirage? Oui, cent
fois oui! Intérêt pour lui comme pour sa fiancée!

En effet, Sylvius Hog avait réussi à retirer le billet des mains
de Sandgoïst. Il l'avait racheté pour le prix que l'usurier de
Drammen avait payé à dame Hansen. Et Sandgoïst avait été trop
heureux de s'en défaire, maintenant que les surenchères ne se
produisaient plus.

-- Mon brave Ole, avait dit Sylvius Hog, en lui remettant le
billet, ce n'est point une chance de gain, bien improbable en
somme, que j'ai voulu rendre à Hulda, c'est le dernier adieu que
vous lui avez adressé au moment où vous croyiez périr!

Eh bien! il faut avouer qu'il avait été bien inspiré, le
professeur Sylvius Hog, et mieux que ce Sandgoïst, qui faillit se
briser la tête contre un mur, quand il apprit le résultat du
tirage!

Maintenant, il y avait cent mille marks dans la maison de Dal!
Oui! cent mille marks bien au complet, car Sylvius Hog ne voulut
jamais être remboursé de ce qu'il avait payé pour racheter le
billet de Ole Kamp.

C'était la dot qu'il était trop heureux d'offrir, le jour de son
mariage, à sa petite Hulda!

Peut-être trouvera-t-on quelque peu étonnant que ce numéro 9672,
sur lequel l'attention avait été si vivement attirée, fût
précisément sorti au tirage du gros lot.

Oui, on en conviendra, c'est étonnant, mais ce n'était pas
impossible, et, en tout cas, cela est.

Sylvius Hog, Ole, Joël et Hulda quittèrent Christiania le soir
même. Le retour se fit par Bamble, car il fallait remettre à
Siegfrid le montant du lot qu'elle avait gagné. En repassant
devant la petite église d'Hitterdal, Hulda se rappela les tristes
pensées qui l'obsédaient deux jours avant; mais la vue de Ole la
ramena bien vite à l'heureuse réalité.

Par saint Olaf! Que Hulda était donc jolie sous sa couronne
rayonnante, quand, quatre jours après, elle quitta la petite
chapelle de Dal au bras de son mari Ole Kamp! Et, ensuite, quelle
cérémonie, dont le retentissement fut immense jusque dans les
derniers gaards du Telemark! Et quelle joie chez tous, la jolie
fille d'honneur Siegfrid, son père, le fermier Hemlboë, son futur
Joël, et aussi dame Hansen que ne hantait plus le spectre de
Sandgoïst!

Peut-être se demandera-t-on si tous ces amis, tous ces invités,
MM. Help frères, Fils de l'Aîné, et tant d'autres, étaient venus
pour assister au bonheur des jeunes mariés, ou pour voir danser
Sylvius Hog, professeur de législation et député au Storthing.
Question. En tout cas, il dansa très dignement, et, après avoir
ouvert le bal avec sa chère Hulda, il le finit avec la charmante
Siegfrid.

Le lendemain, salué par les hurrahs de toute la vallée du
Vestfjorddal, il partait, non sans avoir formellement promis de
revenir pour le mariage de Joël, qui fut célébré quelques semaines
plus tard, à l'extrême joie des contractants.

Cette fois, le professeur ouvrit le bal avec la charmante
Siegfrid, et il le finit avec sa chère Hulda. Et, depuis lors,
Sylvius Hog ne dansa plus. Que de bonheur accumulé maintenant dans
cette maison de Dal, qui avait été si durement éprouvée. Sans
doute, c'était un peu l'oeuvre de Sylvius Hog, mais il ne voulait
point en convenir et répétait toujours:

-- Bon! C'est encore moi qui redois quelque chose aux enfants de
dame Hansen!

Quant au fameux billet, il avait été rendu à Ole Kamp, après le
tirage de la loterie. Maintenant, il figure à la place d'honneur,
au milieu d'un petit cadre de bois, dans la grande salle de
l'auberge de Dal. Mais, ce que l'on voit, ce n'est point le recto
du billet où est inscrit le fameux numéro 9672, c'est le dernier
adieu, écrit au verso, que le naufragé Ole Kamp adressait à sa
fiancée Hulda Hansen.



     [1] Environ cent mille francs.





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