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Title: Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de V... - Un dernier amour de René
Author: Vichet, Marie-Louise de, Chateaubriand, François-René, vicomte de, 1768-1848
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de V... - Un dernier amour de René" ***


produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



                    UN DERNIER AMOUR DE RENÉ



                CORRESPONDANCE DE CHATEAUBRIAND

                    AVEC LA MARQUISE DE V...


Paris,
Librairie Académique Didier Perrin et Cie,
Libraires-Éditeurs,
35, Quai des Grands-Augustins.



1903


PRÉFACE


Dans un château des environs de Viviers, propriété séculaire de sa famille,
demeurait, en l'année 1827, une femme d'une sensibilité délicate et de
l'esprit le plus distingué, la marquise de V... Née en 1779, elle avait
épousé à quinze ans un gentilhomme du Languedoc, d'excellente maison, lui
aussi; et elle avait eu de lui un fils, son unique enfant. Mais, en 1827,
elle demeurait seule dans son château du Vivarais. Son mari, entré dans
l'administration sous l'Empire, habitait Toulouse, où il remplissait les
fonctions d'inspecteur des douanes. Son fils, officier de chasseurs,
avait sa garnison à l'autre bout du royaume. De telle sorte que, dans sa
solitude, Mme de V... pouvait entretenir à loisir le culte qu'elle avait
voué depuis sa jeunesse à l'auteur du _Génie du Christianisme_. Elle avait
été de celles que l'apparition de ce livre, jadis, avait affolées
d'enthousiasme[1]: toujours, depuis lors, elle continuait à être partagée
entre son désir de connaître Chateaubriand et la crainte d'importuner
celui-ci ou de lui déplaire. Déjà en 1816, profitant d'un séjour à Paris,
elle avait écrit à son grand homme; puis, au dernier moment, elle avait
imaginé un prétexte pour se dispenser de le rencontrer. Onze ans plus
tard, à propos de quelques mots lus dans le _Journal des Débats_ sur une
indisposition de Chateaubriand, elle s'enhardit à lui écrire de nouveau;
et, cette fois, sa lettre fut le point de départ d'une correspondance qui
devait durer sans interruption près de deux ans, jusqu'au mois de juin
1829.

[Note 1: «Je serais embarrassé de raconter avec une modestie convenable
comment on se disputait un mot de ma main, comment on ramassait une
enveloppe écrite par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en
baissant la tête, sous le voile tombant d'une longue chevelure.»
(Chateaubriand, _Mémoires d'Outre-Tombe_.)]

Au moment où s'ouvrit cette correspondance, Chateaubriand traversait une
des périodes les plus tristes et les plus inquiètes de sa vie. Il avait
perdu, peu de mois auparavant, sa vieille amie Mme de Custine. Mme de
Chateaubriand, très souffrante elle-même, lui faisait sentir plus vivement
que jamais l'incompatibilité naturelle de leurs caractères. Ruiné,
dépossédé de toute influence politique, réduit à une opposition hargneuse
et rebutante, toujours plus ennuyé des autres et de lui-même à mesure
qu'il découvrait davantage son inutilité, René se trouvait dans une
disposition morale qui, sans doute, lui rendit plus sensible l'hommage
imprévu de la marquise de V... Le fait est qu'il y répondit aussitôt avec
une passion extraordinaire, se livrant comme il se livrait à peine à ses
plus intimes confidents. C'est ainsi que s'engagea, entre lui et son
«inconnue», un véritable petit roman, dont aucun de ses biographes ne
paraît avoir soupçonné l'existence, et que, grâce à une pieuse précaution
de Mme de V...[2], nous pouvons aujourd'hui mettre tout entier sous les
yeux du public.

[Note 2: «Quand mes lettres sont faites, je les copie telles qu'elles sont,
et les joins aux vôtres. Tout ce que j'ai écrit à vous et de vous m'est
ainsi resté.» (Mme de V... à Chateaubriand, lettre du 16 décembre 1828.)
On sait que Chateaubriand avait l'habitude de détruire aussitôt toutes les
lettres de femmes qu'il recevait.]

Disons-le tout de suite: ce qui donne à ce roman un intérêt, un piquant
très particulier, c'est que la marquise de V... est restée, presque
jusqu'au bout, une «inconnue» pour Chateaubriand. Celui-ci, pendant tout
le temps qu'ont duré leurs relations, a ignoré l'âge et la figure de sa
correspondante. Il y a eu là un mystère, et, à la suite de ce mystère, un
malentendu, qui seuls peuvent faire comprendre la vraie signification des
lettres qu'on va lire. Et le mystère était né du hasard; et si, peut-être,
Mme de V... n'a pas fait absolument tout ce qui était en son pouvoir pour
dissiper le malentendu, nous ne croyons pas que personne, ayant lu ses
lettres, trouve jamais le courage de le lui reprocher.

Personne n'aura jamais le courage de lui reprocher que, lorsque l'homme
qu'elle adorait a enfin daigné s'enquérir d'elle, elle ne lui ait pas
nettement déclaré qu'elle n'était pas la jeune femme qu'il semblait
supposer. Elle avait alors près de cinquante ans; elle aurait pu le dire à
Chateaubriand, et ne le lui a pas dit; on sent qu'elle n'a pas eu la force
de s'y résigner. Mais, on le sent aussi, elle a cruellement souffert de ce
malentendu qu'elle n'osait dissiper. Sans cesse, et de mille façons les
plus touchantes du monde, elle s'efforce de suggérer à Chateaubriand
qu'elle ne saurait attendre de lui qu'une amitié toute fraternelle. Tantôt
elle le gronde de sa familiarité, tantôt elle projette de ne plus lui
écrire; elle va même jusqu'à le prier de se renseigner sur elle auprès
d'amis communs. Et le poète s'obstine dans ses illusions, avec une
insistance dont on devine que la pauvre femme est à la fois effrayée et
ravie. «Votre écriture est toute jeune, lui dit-il, la mienne est vieille
comme moi.» Il est certain de retrouver en elle, quand il la verra, «une
image de femme qu'il s'est faite depuis sa jeunesse», et qu'il «n'a encore
rencontrée nulle part». Quand elle lui demande de «ne penser à elle que
comme à une personne simple et bonne qui l'aime de tout son cœur», il
l'accuse de vouloir «commencer une correspondance orageuse». Et il achète
une carte de France, pour y regarder l'endroit où demeure «Marie»; et il
l'invite à venir avec lui à Rome; et il lui parle des longues années «qui
seront pour elle, et non pour lui qui s'en va». Mais surtout il veut la
voir; c'est comme le refrain de toutes ses lettres: «Venez à moi!... Il
faut que je vous voie!»

Et d'autant plus Mme de V... a peur de se laisser voir. L'affection de
Chateaubriand lui est désormais devenue si nécessaire qu'elle s'épouvante
à l'idée de la perdre. «Ma vie, lui écrit-elle un jour, s'est passée tout
entière à désirer votre affection et à fuir votre présence.» Ou plutôt
elle désire de toute son âme la présence de son ami: elle rêve de le
rencontrer aux eaux où il doit aller, de l'avoir près d'elle dans
son château, de se promener avec lui sous le mail de l'Infirmerie
Marie-Thérèse; mais, dès que l'occasion s'offre à elle de réaliser un de
ces rêves, elle hésite, elle ajourne, elle invente un prétexte pour rester
«inconnue» quelque temps encore. Que d'angoisses il y a en elle, dont
chacune de ses lettres nous apporte l'écho! Et comme ses lettres nous sont
aujourd'hui expressives et touchantes, avec leurs contradictions, leurs
alternatives de confiance et de désespoir, avec ce gracieux déploiement
d'images et de style par où elle s'efforce de se gagner, dans le cœur
de son «maître», une estime assez forte pour pouvoir survivre aux
désillusions de l'amour! «Pourquoi donc, lui demande-t-elle naïvement,
pourquoi ne pouvez-vous m'aimer par mes lettres, comme je vous aime par
vos livres?»

Mais Chateaubriand s'obstine à ne pas la comprendre. Il ne voit, dans
toute cette conduite, qu'un caprice, peut-être une ruse pour piquer
davantage sa curiosité. Et, en effet, sa curiosité se pique sans cesse
davantage, pendant les premiers mois de la correspondance. Il écrit lettre
sur lettre, du ton à la fois le plus tendre et le plus sincère. Lui dont
Mme de Duras disait «qu'il ne répondait jamais rien qui eût rapport à ce
qu'on lui écrivait», il n'y a pas dans les lettres de Mme de V... un seul
passage où il ne prenne à cœur de répondre. Puis, peu à peu, on sent que
sa curiosité commence à se fatiguer. La chute du cabinet Villèle vient de
lui rendre l'espoir d'un grand rôle politique: il refuse des offres de
ministères, il se fait nommer ambassadeur à Rome: une vie nouvelle s'ouvre
devant lui, qui ne lui laisse plus guère de loisirs pour échanger des
rêves et des confidences avec une «sœur» qu'il n'a jamais vue.

Il continue cependant à solliciter les lettres de son inconnue; il
continue à lui dire: «Il faut que je vous voie!» Mais il le lui dit
avec moins d'impatience; et sa pauvre «Marie», qui naguère le priait de
ne penser à elle que comme à une bonne et simple amie, lui reproche
maintenant que ses lettres «aient une sorte de style anonyme, comme si
elles ne s'adressaient à personne!» Hélas! oui, les dernières lettres de
Chateaubriand, plus précieuses peut-être pour nous que les premières par
les renseignements historiques qu'elles nous offrent, justifient les
reproches et les plaintes de Mme de V... Si intéressantes que soient ces
dernières lettres de Chateaubriand, bien plus profondément nous émeuvent
les longues et maladroites réponses où l'amie, affolée, s'épuise en
efforts inutiles pour retenir une attention qui se détourne d'elle. C'est
dans ces réponses que se révèlent à nous, en même temps, tout l'amour de
Mme de V... et toute sa souffrance. Et puis nous nous rappelons son âge,
la situation particulière où elle se trouve vis-à-vis de l'homme qu'elle
aime d'un tel amour: et nous ne pouvons nous empêcher d'imaginer quel
magnifique sujet aurait été, pour un Balzac, ce roman de «l'inconnue» de
Chateaubriand.

Enfin,--après combien de luttes, et avec quelle crainte!--Marie se décide
à affronter la présence de son ami; et ainsi s'achève son triste roman.
«M. de Chateaubriand est venu me voir le samedi 30 mai et le samedi
suivant, 6 juin», écrit-elle, bien des années plus tard, à la dernière
page d'un cahier où elle vient de recopier, une fois de plus, toute sa
correspondance avec «l'élu de son cœur». Et celui-ci s'en va aux eaux de
Cauterets, où il l'avait maintes fois invitée à l'accompagner; et elle,
pendant les longues années qui lui restent à vivre (elle est morte en 1848,
presque en même temps que Chateaubriand), nous ne voyons pas qu'elle
tente même la plus timide démarche pour se rappeler au souvenir de celui
qui, jadis, jurait «d'aimer pour la vie sa Marie inconnue».

Heureuse est-elle encore d'être morte avant lui, et de n'avoir pas pu
lire, dans les _Mémoires d'Outre-Tombe_, le récit d'une aventure arrivée
précisément pendant ce séjour aux eaux de Cauterets!

     Voilà qu'en poétisant (il s'amusait à composer une ode) je rencontrai
     une jeune femme assise au bord du gave. Elle se leva et vint droit à
     moi. Elle savait, par la rumeur publique, que j'étais à Cauterets.
     Il se trouva que l'inconnue était une Occitanienne, qui m'écrivait
     depuis deux ans sans que je l'eusse jamais vue. La mystérieuse anonyme
     se dévoila: _patuit dea._ J'allai rendre une visite respectueuse à la
     naïade du torrent. Un soir qu'elle m'accompagnait lorsque je me
     retirais, elle me voulut suivre: je fus forcé de la reporter chez elle
     dans mes bras... J'ai laissé s'effacer l'impression fugitive de ma
     Clémence Isaure; la brise de la montagne a bientôt emporté ce caprice
     d'une fleur; la spirituelle, déterminée, et charmante étrangère de
     seize ans m'a su gré de m'être rendu justice: elle est mariée[3].

[Note 3: _Mémoires d'Outre-Tombe_, IIIe partie, livre XIII. On trouvera,
sur cet épisode, des renseignements très curieux dans une étude de M.
Victor Giraud (_Revue des Deux Mondes_, 1er avril 1899).]

Ainsi Chateaubriand, pendant les deux années qu'a duré sa correspondance
avec Mme de V..., avait une autre «inconnue», à qui peut-être il
promettait aussi de «l'aimer pour la vie»! Peut-être lui avait-il proposé,
à elle aussi, de venir le rejoindre à Rome, en même temps qu'il le
proposait à «Marie» et à Mme Récamier? Et peut-être n'est-ce pas
simplement le hasard qui la lui a fait rencontrer à Cauterets, «assise au
bord du gave»? Il avait toujours eu le goût de conduire en même temps
plusieurs petites intrigues sentimentales, traitant chacune d'elles avec
tant de chaleur, et tant de mystère, qu'on pouvait croire qu'il s'y
donnait tout entier; mais parfois le mystère se découvrait, et un pauvre
cœur de femme en était déchiré. Heureuse du moins «Marie» de n'avoir pas
connu cette souffrance-là!

Oui,--les lettres qu'on va lire le prouvent une fois de plus,
--Chateaubriand avait raison de dire que «son amour portait malheur»; mais
nous soupçonnerions volontiers que la faute en était au moins autant à
lui-même qu'à la fatalité. Il était fait de telle sorte que, attachant
toujours beaucoup plus de prix à ce qu'il n'avait pas qu'à ce qu'il avait,
il ne pouvait s'empêcher de le laisser voir. La dureté qu'on lui a
reprochée pour les femmes qui ont «agréé sa vie» semble bien avoir
consisté surtout en un contraste trop rapide, trop peu dissimulé, entre
ses façons d'agir à leur égard avant et après sa victoire sur elles;
et sans doute ses amies l'auraient trouvé moins dur s'il ne les avait
pas habituées, d'abord, à toutes les douceurs d'une tendresse, d'une
prévenance, d'une sollicitude infinies. Ses premières lettres à Mme de
V... suffiraient pour nous donner une idée de l'art vraiment merveilleux
que ce grand artiste savait mettre à la conquête d'un cœur. Tous les mots
y sont des caresses; et leur musique même, tour à tour langoureuse ou
pressante, c'est avec un attrait irrésistible qu'elle murmure: «Venez à
moi!» Comme on comprend que, accoutumée à une telle musique, une femme ait
pleuré toutes ses larmes avant de se résigner à ne plus l'entendre!

Mais Mme de V... avait l'esprit trop droit et l'âme trop généreuse pour ne
pas se rappeler que l'homme par qui elle souffrait était celui aussi qui,
durant de longs mois, avait transfiguré sa vie en un rêve enchanté. De la
même façon qu'elle avait aimé Chateaubriand avant de le connaître, elle a
continué de l'aimer après que la destinée les eut séparés: le soin qu'elle
a pris de conserver, de transcrire, d'annoter ses lettres nous montre
assez que, jusqu'au bout, elle est restée pieusement fidèle à «l'élu de
son cœur». Et nous, à notre tour, tout en la plaignant, gardons-nous
d'êtres injustes ou sévères pour lui! Par une étrange perversité de notre
nature, nous sommes trop souvent tentés de donner tort, d'avance, aux
hommes de génie, dans les aventures d'amour où nous les voyons engagés;
nous sentons ces hommes si différents de nous, si supérieurs à nous, que
nous ne pouvons nous défendre de vouloir les en punir une fois encore. Et
cependant, à y regarder de plus près, il est bien rare que le véritable
génie ne s'accompagne pas d'une certaine bonté: d'une bonté faite parfois
de détachement, voire d'indifférence, mais répugnant d'instinct à toutes
les formes de la bassesse, dont il n'y en a pas de plus basse que de
faire souffrir. Pour ce qui est de Chateaubriand, en particulier, si ses
premières lettres à Mme de V... nous le révèlent infiniment habile à tous
les artifices de la séduction, les dernières nous apportent un nouveau
témoignage de ce qu'il a appelé quelque part, en riant, «sa maudite
bonté». Dès le moment de son départ pour Rome, nous sentons que son
«inconnue» ne l'intéresse plus; nous le sentons, comme elle le sentait
elle-même, au «style anonyme» de ses lettres, à mille petites nuances
involontaires de froideur et de gêne: mais il n'en continue pas moins de
lui écrire, et de la consoler, avec une complaisance d'autant plus
touchante qu'on devine davantage l'effort qu'elle lui coûte. Ce n'est pas
lui qui, comme le médiocre Adolphe, serait descendu jusqu'à se plaindre
d'une femme qu'il aurait cessé d'aimer. Il avait toujours vite fait,
malheureusement, de cesser d'aimer, et nombreuses sont les femmes qui en
ont souffert; mais il n'accusait jamais que lui seul de cette fatale et
malfaisante mobilité de son cœur. Et personne n'en a souffert autant que
lui-même.

C'était un de ces enfants gâtés qui ne peuvent résister à la tentation de
casser aussitôt les jouets qu'on leur donne, et qui ensuite se désolent de
les avoir cassés. Combien de jouets divers il a cassés, ou tout au moins
ébréchés, au cours de sa vie, depuis des cœurs de femmes jusqu'à une
religion et une royauté! Et combien, toute sa vie, il s'en est désolé!
Sous les apparences extérieures d'une vanité enfantine, ses _Mémoires_ ne
sont, d'un bout à l'autre, que la plainte d'un enfant sur ses jouets
brisés. «N'est-ce pas une chose curieuse, écrivait-il en 1826 dans une
préface des _Martyrs_, que je sois aujourd'hui un chrétien douteux et un
royaliste suspect?» Hélas! il était vraiment l'un et l'autre, malgré les
meilleures intentions du monde; et, bien qu'il s'en défendît au dehors,
il ne pouvait s'empêcher de le reconnaître, au-dedans de soi, ni de s'en
affliger, ni de sentir qu'il allait recommencer le lendemain les fautes
qu'il se repentait d'avoir commises la veille. C'était un enfant, un
malheureux enfant. À Rome, un soir, pendant une des brillantes réceptions
de l'ambassade de France, une dame anglaise, «qu'il ne connaissait ni de
nom, ni de visage», s'est approchée de lui, l'a regardé, et lui a dit, en
français, mais avec un fort accent de son pays: «Monsieur de Chateaubriand,
vous êtes bien malheureux!» Étonné de «cette manière d'entrer en
conversation», l'ambassadeur a demandé à la dame ce qu'elle voulait dire.
«Je veux dire que je vous plains!» lui a-t-elle répondu, après quoi elle a
«accroché le bras d'une autre Anglaise, et s'est perdue dans la foule».
Rien de ce qu'on pourra jamais écrire de Chateaubriand n'égalera, en
finesse ni en profondeur, le jugement porté sur lui par cette dame
inconnue.

T. W



                  UN  DERNIER AMOUR DE RENÉ

                           PROLOGUE



_À M. de Chateaubriand_

Paris, 15 mars 1816.

Monsieur le Vicomte,


J'ai trouvé chez moi, parmi de vieux papiers négligés, un petit manuscrit
dont la lecture m'a vivement intéressée. C'est, à ce qu'il m'a paru, la
copie d'une correspondance qu'on avait voulu soustraire aux profanations
révolutionnaires, mais qu'on n'avait pu se résoudre à sacrifier tout à
fait.

L'élégance et la pureté du style de ces lettres, les nobles sentiments
dont elles sont remplies, et le tableau consolant et mélancolique qu'offre
leur ensemble dans un espace de trente-trois années, me donnèrent le désir
de les faire imprimer, en changeant toutefois les noms des lieux et des
personnes, par respect pour ces dernières, s'il en existait encore. Je
n'ai point de notions là-dessus, parce que j'habite le Vivarais où je suis
née, et que je ne connais personne en Bretagne, d'où ces lettres ont été
écrites.

Une seconde lecture de mon petit manuscrit me fit naître un doute qui
changea mon projet.

Plusieurs passages de ces lettres dans lesquels se trouve votre nom me
firent imaginer que la dame qui les avait écrites pouvait être votre
parente.

Cette pensée me rendit le manuscrit bien plus précieux, et, quoiqu'il
n'y eût point d'apparence que j'eusse jamais l'honneur de vous voir, je
résolus de n'en disposer qu'après m'être assurée qu'il n'avait point
d'intérêt pour vous.

J'aurai donc l'avantage de vous le remettre, si vous désirez le lire.
Mais, pour ne pas vous obliger à cette lecture inutilement, voici quelques
mots qui vous en dispenseront peut-être:

L'auteur de ces lettres se nommait Mme la marquise de P.... (le nom est en
abrégé dans le cahier), elle habitait _Auray_, et deux terres dont l'une
se nommait _Le Lardais_, et l'autre _Lannouan_. Elle avait passé ses
premières années à _Châteaubriand_, et était nièce de M. de _La Chalotais_.

Si à ces renseignements vous reconnaissez en effet, monsieur le vicomte,
une personne dont le souvenir vous soit cher, je serai bien heureuse de
pouvoir vous en offrir cet intéressant vestige.

Vous le recevrez comme un gage des sentiments de respect et de
reconnaissance que je vous ai voués avec tous les vrais Français.
Veuillez bien en agréer suis partie sur-le-champ pour aller la chercher.
Pardonnez-moi, Monsieur le vicomte, de ne vous avoir pas écrit pour vous
prévenir de mon absence! Cette bonne pensée ne m'est pas venue, je suis
partie en toute hâte, et préoccupée d'inquiétude et de regret.

Ce soir, à mon retour, j'ai trouvé votre carte. Je conclus de votre billet
et de votre visite que mon manuscrit vous intéresse, en effet, et je me
réjouis de tout mon cœur de pouvoir vous en faire l'hommage. Tous
les Français vous offrent celui de leur reconnaissance pour les bons
sentiments et les douces émotions qu'ils vous doivent. Ceux que vous avez
consolés dans leurs peines peuvent vous en vouer une plus spéciale
encore.

Votre temps est trop précieux, monsieur le vicomte, pour que j'ose vous
demander une seconde visite. Si vous me la destiniez, je voudrais en
savoir le moment? Mais je me bornerai à vous envoyer le manuscrit; s'il
vous intéresse, vous le garderez tout à fait. S'il vous est étranger, ne
vous donnez pas la peine de me le renvoyer, je l'enverrai chercher chez
vous avant mon départ.

Agréez...



_De M. de Chateaubriand_, Paris, mardi 19 mars 1816.


Selon toutes les apparences, madame, le manuscrit n'intéresse personne de
ma famille. Mais j'ai à vous remercier de votre politesse. Puisque vous
voulez bien me le permettre, madame, et me laisser le choix du jour,
j'aurai l'honneur de passer chez vous, samedi 29, à midi.

Agréez, madame, je vous en prie, l'hommage de mon respect.

de CHATEAUBRIAND.

_Note de Mme de V._--Me trouvant suffisamment remerciée, je voulus épargner
à M. de Chateaubriand l'ennui d'une visite sans but, et me punir moi-même
d'avoir risqué d'abuser de sa politesse. Je partis de Paris avant le jour
qu'il avait fixé pour notre entrevue.



CORRESPONDANCE DE CHATEAUBRIAND AVEC LA MARQUISE DE V...



I

_À M. le vicomte de Chateaubriand_

Hlle, 14 novembre 1827.

Monsieur le Vicomte,


Depuis que je sais aimer et honorer quelque chose, vous avez tout mon
respect et tout mon attachement; à mesure que votre caractère public s'est
développé, ces sentiments se sont fortifiés dans mon cœur, et ils y ont
enfin jeté de si profondes racines que je me crois quelques droits à
votre bienveillance, parce que, depuis bien des années, les principaux
événements de votre vie forment un des plus chers intérêts de la mienne.

Depuis que notre ami commun, M. Hyde de Neuville, est revenu des pays
étrangers, il m'a donné de vos nouvelles de loin en loin. Mais le voilà
trop occupé des élections pour que je puisse en attendre, ni même lui en
demander.

Cependant, je viens de lire, dans le _Journal des Débats_ du 9 novembre,
la lettre que vous avez adressée au rédacteur du courrier. Mes yeux se
sont mouillés de larmes en y voyant que «votre santé est altérée par un
travail excessif et par les vives inquiétudes que vous cause une autre
sauté qui vous est plus chère que la vôtre!»

En prenant, monsieur, la liberté de vous écrire et de vous dérober
quelques minutes d'un temps toujours si précieux, et dans ce moment si
péniblement employé, je serais coupable d'une indiscrète présomption, si
le sentiment qui dicte ma lettre n'était pas de ceux qu'il est toujours
doux et honorable d'inspirer, et d'accueillir. Vous êtes fait pour en être
touché, et j'en suis si persuadée que j'ose vous en demander une preuve.
Remettez ma lettre à votre secrétaire, et recommandez-lui de m'adresser,
tous les quinze jours, deux lignes en forme de bulletin, qui me tirent
d'inquiétude sur votre santé, et sur Mme de Chateaubriand!

Cependant, monsieur, si vous ne jugez pas à propos d'accorder un soin si
obligeant à une personne qui vous est étrangère, et qui probablement ne
vous verra jamais, je vous prie au moins de juger ma lettre d'après les
circonstances qui me sont personnelles et non d'après les règles générales
de la bienséance! Je ne crois cependant pas les enfreindre aujourd'hui; il
me paraît simple de vous demander de vos nouvelles, et juste que vous m'en
fassiez donner, car j'ai passé beaucoup d'années, je ne dis pas à vous
admirer (l'admiration ne me donnerait aucun droit particulier auprès de
vous), mais à vous chérir avec une attention que rien n'a pu détourner.
D'ailleurs qui peut mieux que vous justifier une exception, et combien de
fois ne devez-vous pas avoir reçu des marques d'attachement de personnes
auxquelles le sort, ainsi qu'à moi, a refusé le bien de vous connaître et
d'obtenir votre affection?

Recevez donc avec bienveillance l'assurance du profond attachement que je
vous ai voué pour toujours, et celle des vœux que je ne cesse de former
pour votre bonheur.

j'ai l'honneur d'être avec un tendre respect, monsieur le vicomte, votre
très humble servante.

La marquise de V... née d'H.

H., 13 novembre 1827,
près La Voulte en Vivarais.



II

_De M. de Chateaubriand_

Paris, 24 novembre 1827.

Madame la Marquise,


J'espère que vous n'avez pas cru sérieusement que je laisserais à mon
secrétaire l'honneur de vous répondre. Votre lettre, madame, m'a pénétré
de reconnaissance; j'accepte cordialement votre amitié _étrangère_, elle
remplacera celle de tant de vieux amis qui ont fui avec la fortune. Je
vais donc sur-le-champ vous donner les ennuis de l'intimité. Mme de
Chateaubriand est un peu moins souffrante, ma santé est aussi un peu
meilleure. Tout cela est à charge de revanche, madame la marquise: vous
allez être obligée de me dire ce que vous faites, comment vous vous portez,
ce que vous pensez? Mais ne sais-je pas d'avance ce que doit être l'amie
de M. Hyde de Neuville? Réjouissez-vous, madame: le voilà nommé dans la
Mayenne. Il viendra nous aider à débarrasser la France des seuls ennemis
qui restent au roi, les ministres.

Je voudrais bien, madame, que mon écriture ressemblât à la vôtre; mais
voilà déjà un des inconvénients de mon amitié: votre écriture est toute
jeune, la mienne est vieille comme moi[4]. Il vous faudra beaucoup de
temps pour apprendre à la lire. Je suis presque tenté de désirer de n'être
jamais connu de vous; j'aime trop vos illusions, madame, pour n'avoir pas
peur de les dissiper par ma présence. Si vous m'écrivez, de grâce ne me
parlez plus de respect! C'est moi, madame, qui mets le mien à vos pieds,
avec les tendres hommages que vous me permettez de vous
offrir.

CHATEAUBRIAND.

[Note 4: «Je parle souvent de ma tête grise: calcul de mon amour propre,
afin qu'on s'écrie en me voyant: _Ah! il n'est pas si vieux!..._ Ma petite
ruse m'a réussi quelquefois.» (_Mémoires d'Outre-Tombe_, IVe partie,
livre V.)]



III

_À M. de Chateaubriand_

H., 28 novembre 1827.

Monsieur le Vicomte,


Je vous remercie mille fois de m'avoir appris que Mme de Chateaubriand est
mieux portante et que vous êtes vous-même plus content de votre santé.

Je dois marquer le jour où j'ai reçu votre lettre avec une pierre blanche.
Je n'ose pas vous dire combien le nombre de ces jours est petit, parmi
celui des miens.

Lorsque, dans le premier moment d'alarme où me jeta la nouvelle de votre
chagrin et de l'altération de votre santé, je vous écrivis pour vous
offrir l'hommage du profond intérêt que j'y prenais et pour vous prier de
me faire donner de vos nouvelles et de celles de Mme de Chateaubriand,
je crus faire une chose juste et simple. Cependant, la crainte que ma
lettre vous parût peu convenable traversa mon esprit, au moment même où
j'écrivais. La réflexion fortifia cette crainte, et l'élection de M. Hyde
de Neuville ne put m'en distraire; votre pensée ne me quittait pas. Je
faisais et refaisais souvent, intérieurement, la réponse que j'espérais
recevoir de vous, d'abord telle que je la désirais, ensuite telle qu'il
était probable qu'elle serait, et plus tard telle que je la craignais.
Enfin j'avais fini par me résigner à n'en point avoir du tout. Je me
souvenais que ma lettre s'était trouvée plus affectueuse que je n'avais
d'abord compté la faire. Dès lors, vous n'étiez pas homme à l'abandonner à
un secrétaire; cependant, en y pensant bien, je ne pouvais supposer qu'un
nom qui vous était inconnu obtiendrait de vous des égards de sentiment
jusqu'à vous faire sacrifier une partie de votre temps et entrer en
correspondance avec une étrangère. Je pensais donc que je n'aurais de
vous que des remerciements aimables et pleins de bonté, et que vous en
chargeriez M. Hyde de Neuville, lorsque vous le reverriez.

Ce matin, parmi les lettres qu'on m'apporte, j'en vois une qui me frappe.
Une écriture qui m'est étrangère: sur le cachet, des lettres initiales qui
ne me l'ont jamais été m'annoncent bien vite de qui elle me vient. Alors
le cœur me manque, et je n'ose plus l'ouvrir. Bien que je ne sois pas
très heureuse, je suis, je crois, difficile en bonheur. Ce mot de La
Bruyère, _Il est malaisé d'être content de quelqu'un_, me revenait pour
m'effrayer. Je sentais que j'allais recevoir une décision bien plus
importante pour moi que si elle eût fixé les plus grands intérêts de ma
vie extérieure. Je tâchais de me fortifier contre la perte d'une espérance
trop douce. Je la jugeais moi-même chimérique. J'ouvre enfin cette lettre
si désirée et maintenant si redoutée. Un coup d'œil rapide me montre
qu'elle est longue, qu'elle est de votre main; je vois briller ce nom
chéri, synonyme de tout ce qu'il y a de plus noble et de plus beau dans ce
monde: et les mots de reconnaissance, d'amitié, de tendre hommage,
frappent mes yeux et mon cœur. Mon Dieu! que ce moment m'a été doux! Je
ne connaissais pas le tumulte d'idées et de sentiments dans lequel jette
un bonheur inattendu: il m'a fallu du temps pour m'en remettre.

Mais est-il vrai, monsieur le vicomte, qu'avec la généreuse confiance de
l'âme la plus belle qui fût jamais, vous acceptiez une affection étrangère,
et lui remettiez le soin de remplacer les ingrats qui vous ont fui? Avec
quelle vive et profonde reconnaissance je reçois cet honneur! Avec quel
plaisir j'ose vous donner l'assurance que je le mérite! Ah! tout le monde,
sans doute, vous admire et vous honore: beaucoup de personnes vous aiment:
mais aucune ne saura vous chérir mieux que moi.

Vous me demandez ce que je pense? Cette question que votre bonté m'adresse
est un bonheur de plus pour moi, je n'aurais jamais osé vous entretenir
avec quelque détail des sentiments que je vous ai voués depuis mon
enfance. Ils ont toujours rempli mon cœur et tenu une si grande place
dans ma vie qu'ils se répandent quelquefois dans mes conversations et
surtout dans mes lettres. Le hasard m'en a fait retrouver plusieurs ici,
écrites à diverses personnes, en différentes circonstances et à des
époques très éloignées. En copiant pour vous, monsieur le vicomte,
quelques-uns des passages où je parle de vous, vous verrez non seulement
ce que je pense à présent, mais ce que j'ai toujours pensé. Alors mes
inquiétudes du 13 novembre, la lettre qu'elles me poussèrent à vous écrire,
la joie que j'ai ressentie de votre réponse et l'éloignement où je suis
restée de vous, vous seront expliqués par l'existence d'un attachement
qui, pour être extraordinaire, n'en est pas moins fidèle et inaltérable.

_Du 29_. Monsieur le vicomte, ce matin, à mon réveil, la pensée que vous
êtes plus heureux et mieux portant, que vous connaissez mes sentiments,
que vous en êtes touché, que vous les acceptez et que vous me l'avez écrit,
ne m'a plus semblé qu'un beau rêve. Mais la vue de votre lettre, que j'ai
déjà relue tant de fois, m'a rassurée sur la réalité d'une situation si
douce. J'ai aussi relu ma lettre, et j'ai pensé qu'il fallait la refaire.
Mais ce changement m'a laissée encore plus mécontente. Cette nouvelle
lettre était sèche, froide, et comme menteuse. Je l'ai jetée dans le feu;
celle-ci partira.

Pourquoi vous cacherais-je une partie de mes sentiments, et quel intérêt
pourriez-vous prendre à moi si vous les ignoriez? Mon nom ne vous présente
point d'image; il ne vous rappelle aucun souvenir; il ne vous offre aucune
espérance. Mon existence relativement à vous n'a d'autre réalité que celle
d'un écho que vous entendriez répéter votre nom dans la solitude.

Malgré ces raisons avec lesquelles je m'encourage, je n'ose vous envoyer
tant d'écriture à la fois, et ce sera le courrier de demain qui vous
portera les copies dans lesquelles vous verrez _ce que je pense_.

Adieu, monsieur le vicomte, adieu, vous que depuis si longtemps j'ai nommé
mon étoile chérie! Si je ne vous étais pas inconnue, je remplacerais à la
fin de ma lettre la formule d'usage, que vous repoussez, par celle d'Henri
IV: _Mon cher monsieur de Beuvron, faites-moi ce bien de m'aimer![5]_ Mais,
puisqu'il n'en peut être ainsi, je me borne à vous souhaiter un bonheur
inaltérable.

Marquise de V...

[Note 5: Mme de V... ignorait que Chateaubriand, en 1821, avait écrit à
Mme de Custine «qu'on lui avait un peu gâté Henri IV» à force de lui en
parler dans ces derniers temps.]



IV

_De M. de Chateaubriand_

Paris, 10 décembre 1827.


Ainsi, mon _ancienne amie_, j'avais en France une personne inconnue qui me
défendait à mon insu, qui prenait mon parti même contre un ministre de
l'Empire[6], qui soutenait que ce gros livre[7] que je viens de réimprimer
et de condamner moi-même n'était ni aussi impie, ni aussi mauvais qu'on se
plaisait à le dire! Savez-vous, Madame, que cela ne ressemble pas mal à
ces fées bienfaisantes qui protégeaient les faibles et les malheureux? Je
suis pourtant charmé que mon bon génie ait manqué l'occasion de me voir.
On prête à ce qu'on aime en pensée mille agréments que la réalité
détruit. Dans ma jeunesse, je m'étais fait une image de femme que je n'ai
rencontrée nulle part. Ce fantôme charmant, qui me suivait partout, qui
était toujours invisible à mes côtés et que j'aimais à l'idolâtrie, si
vous m'apparaissiez, je le reconnaîtrais; mais, moi, serais-je ce que vous
avez rêvé? Non, sans doute. Le vent de l'adversité n'a pas plus épargné
_ma moustache_ que celle d'Henri IV, et mes années sont écrites sur mon
front.

[Note 6: Parmi les pièces envoyées par Mme de V... à Chateaubriand se
trouvait la copie d'une de ses lettres de 1812, où elle racontait à son
père une discussion qu'elle venait d'avoir avec Montalivet, alors ministre,
au sujet de l'_Essai sur les Révolutions_.]

[Note 7: Chateaubriand venait de rééditer son _Essai sur les Révolutions_,
dans le premier volume de ses _œuvres complètes_.]

Savez-vous, Madame, que tous les ans je veux aller aux eaux des Pyrénées?
Si je faisais ce voyage, et si je ne passais pas bien loin de votre maison,
me recevriez-vous? Voilà comme je suis fait: au commencement de cette
lettre, je vous disais que je ne voulais pas vous voir, et, à la fin, je
vous menace d'une prochaine visite! Vous me demandez une lettre par an, et
en voilà deux en moins d'un mois! Vous me direz, Madame, quand vous aurez
assez de moi.

Je prie ma généreuse protectrice d'agréer mon tendre et respectueux
hommage.

CHATEAUBRIAND.



V

_À M. de Chateaubriand_

H., 16 et 19 décembre 1827.


Serez-vous surpris, monsieur le vicomte, que la lecture de votre lettre
m'ait laissé beaucoup de tristesse et de confusion? Si je vous parle de
cette impression, ce n'est pas pour m'en plaindre, mais pour vous dire que,
parce qu'il n'y a pour moi aucune autorité si haute et si chère que la
vôtre, j'accepte de bon cœur la petite correction que vous m'avez envoyée,
comme une preuve de votre amitié naissante. Je suis certaine de l'avoir
méritée par l'imprudence de mes lettres, puisque vous en jugez ainsi.

J'ai hâte de vous dire que je n'ai rien _rêvé_. Parmi les qualités que
vous possédez, celles qui m'attachent à vous ne peuvent être mises au rang
des _illusions_. L'affection que j'ai pour vous, monsieur, c'est de
l'estime toute pure. En voilà pour toute ma vie. Je ne connais rien sur la
terre de plus réel et de plus solide que cela. Cette affection n'a rien
que je veuille cacher ni aux autres ni à vous-même. Si vous n'aviez pas
été persécuté, si votre conduite n'avait pas révélé votre âme, si sa noble
et touchante empreinte ne faisait pas le charme le plus irrésistible de
vos immortels écrits, je laisserais à d'autres le soin de les louer, et je
ne penserais pas plus à vous que je ne pense à Tacite ou à
Virgile.

Mais vous devez avoir souffert de la vanité d'autrui; cette laide passion
a beaucoup d'empire sur nos compatriotes; vous lui offrez une puissante
tentation; elle a dû souvent troubler votre bonheur dans vos sentiments
les plus doux. L'habitude de la rencontrer sous vos pas doit vous rendre
quelquefois inattentif à des sentiments plus estimables et plus dignes de
vous. Les miens sont de ceux-là. Dans la solitude où s'écoule ma vie,
personne ne sait, personne ne saura que vous m'écrivez, et qu'il m'y
arrive de vous des paroles décevantes et légères qui me font mal.

Vous parlez de faibles et de malheureux: c'est peut-être parce que le sort
m'a rangée parmi eux que j'ai ressenti vos chagrins. C'est apparemment la
même raison qui, dans ce moment, fait rouler des larmes sur mes joues;
elles n'ont pourtant été provoquées que par une raillerie bien douce. Mais
le railleur, c'est vous, et le sujet me tient bien au cœur! Quelqu'un que
vous avez, je crois, aimé[8] a dit: «_Les cœurs souffrants ainsi que les
santés faibles s'affectent de mille nuances que le bonheur et la force
n'aperçoivent pas_.» Ah! vous ne savez pas quel délicieux abri je
trouverais dans quelques expressions affectueuses qui me viendraient de
vous!

[Note 8: Cette pensée, avec son élégante et fine niaiserie, pourrait bien
être de Joubert.]

Je vous demande en grâce d'oublier votre beau _fantôme_ quand vous vous
souviendrez de moi. Je suis attristée de la pensée de lui être comparée,
je ne puis lui ressembler, moi qui n'ai peut-être rien d'aimable, et
sûrement rien de brillant. Ne pensez à moi que comme à une personne simple
et bonne qui vous aime de tout son cœur, parce qu'elle vous connaît trop
bien pour pouvoir s'en empêcher! Voilà mes sentiments! Voilà aussi ceux
que vous m'auriez accordés, s'il m'eût été donné de vivre près de vous! Il
n'y aurait eu là ni déception ni mécompte, ni serrement de cœur comme ce
soir.

Si j'ai mal compris votre lettre, monsieur le vicomte, excusez-moi!
Le sentiment de ma faute m'a peut-être trop alarmée; il est d'ailleurs
facile de se tromper sur le sens d'une expression: les lettres n'ont
malheureusement ni expression, ni regard. N'en recevrai-je pas bientôt une
autre qui me rende le bonheur qui devrait être mon partage quand _vous_
m'adressez le nom d'_amie_, et que _vous_ voulez venir me chercher? et, si
je la reçois, aurez-vous encore oublié le sujet qui m'est cher, _vous_ et
ceux que vous aimez?

Si je recevrai votre visite? Sans doute: mon Dieu, oui! Mais comment
avez-vous trouvé le moyen, comment avez-vous eu le pouvoir d'éteindre la
joie qu'une nouvelle si inespérée devait me donner? et est-ce bien moi qui
suis si triste en l'apprenant?

Je devais aller aussi aux eaux des Pyrénées: la mauvaise santé de ma mère
m'a empêchée d'aller y joindre M. de V... qui y a passé les deux derniers
étés, et qui doit y retourner encore celui-ci. Je n'ai pas besoin de vous
dire que j'avancerai ou reculerai mon voyage, ou que j'y renoncerai tout à
fait, pour profiter de cette lueur que vous me promettez. Je me recommande
à vous pour qu'elle me soit heureuse.

Adieu, mon étoile chérie, je voudrais être réellement une de ces fées
bienfaisantes dont vous plaisantez, ou plutôt, si j'étais une sainte, si
j'avais quitté la vie, s'il m'était donné de choisir ma récompense, je
voudrais devenir votre ange gardien.

MARIE.



VI

_De M. de Chateaubriand_

Paris, 24 décembre 1827.


Il faut bien le dire à ma nouvelle amie, sa lettre m'a confondu. Moi, lui
écrire des choses légères! la blesser! Je ne sais plus ce que j'ai écrit,
mais je suis sûr qu'elle s'est trompée. Dans tous les cas, je proteste de
la pureté, de la sincérité de mes intentions; et je supplie mon amie de ne
pas commencer une correspondance orageuse.

Elle me parle de l'estime qu'elle veut bien avoir pour moi. Est-ce que je
lui demande autre chose? Aurait-elle vu dans l'histoire de mon fantôme une
galanterie hors de saison pour moi? En vérité, j'en ai parlé dans toute la
sincérité de mon cœur, dans toute la joie que j'éprouvais d'avoir trouvé,
vers la fin de ma vie, quelqu'un qui consentît à avoir pour moi cette
bienveillance dont les hommes, arrivés à l'âge où je suis, sont rarement
entourés. Si je veux vous voir pleine de charme et de grâce, quel mal cela
vous fait-il? Pourquoi voulez-vous que notre vieille amitié ne se pare
pas des illusions de la jeunesse? Votre estime pour moi serait-elle un
sentiment moins grave, si je veux, dans mon imagination, en faire quelque
chose de plus tendre et de plus doux? Vous avez visiblement tort dans
cette première querelle, et j'attends de vous une _réparation_ en forme.

Mon projet des eaux est devenu presque une réalité, depuis que je sais que
vous aviez pareil projet. Je vais vite en fait de chimères.

Cette lettre arrivera à ma nouvelle amie au commencement de l'année
nouvelle: c'est ce qu'elle a désiré. Je ne lui souhaite pas beaucoup de
jours: je sens l'inconvénient de ce bagage que je traîne après moi.

J'espère d'elle une meilleure lettre.

CHATEAUBRIAND.



VII

_À M. de Chateaubriand_

H., 1er janvier 1828.


La crainte d'avoir commis une faute devant vous, monsieur le vicomte, en
vous écrivant la première; celle de vous avoir donné une fausse idée de
moi; le regret d'être moins belle que votre trop belle chimère; et
peut-être les inquiétudes d'un cœur souffrant, avaient sans doute
contribué à me faire prendre le change sur vos expressions; mais j'ai
surtout manqué de pénétration.

En chérissant vos grandes qualités, je vous croyais cependant un cœur
lassé d'impressions, de succès, et d'hommages. Je n'ai pu croire tout de
suite à cette simplicité de cœur, à cette candeur véritablement adorable
qui vous a fait accueillir si doucement mon affection timide: elle venait
pourtant à vous sans autre cortège que sa tendresse et sa sincérité.

Ô mon maître chéri, oubliez cette injustice involontaire, et laissez à
votre reconnaissante disciple le soin de la réparer en vous aimant encore
davantage! Ne craignez pas une correspondance orageuse! Croyez-moi, mon
ami, Dieu vous rend une sœur qui se consacre à vous. Les hasards de la
vie vous en séparent aussi. Mais la tendresse d'une âme toute empreinte de
la vôtre la dédommagera de ses mécomptes, la reposera quelquefois de ses
travaux.

Vous reparlez encore de ce voyage dans les Pyrénées! Cette espérance de
vous voir s'est emparée de mon esprit. Je me suis si souvent représenté ce
moment, que je crois vous avoir déjà vu. Il y a ici une place que
j'affectionne plus que les autres. Je m'y retire ordinairement pour vous
écrire; c'est une retraite tranquille, sous de grands arbres, au bord d'un
ruisseau. Il me semble que je vous voyais vous avancer vers ce lieu; que
j'allais à votre rencontre. Je vous offrais mes mains unies, vous les
pressiez dans les vôtres, et sur votre cœur. Mon front s'inclinait devant
vous, et vos regards renouvelaient ma vie... J'ignore si j'ai eu cette
vision durant la veille ou le sommeil, mais elle m'a laissé un souvenir
distinct, comme un événement arrivé. Hélas! qui sait si mes yeux vous
verront jamais?

Quand je regarde les hautes montagnes qui m'entourent, la vallée solitaire
que j'habite: quand je me rappelle que je n'en suis pas sortie, que
personne n'y est venu, j'ai peine à comprendre comment mon sort est
changé. Il l'est pourtant, ô destinée! quelques larmes furtives qui n'ont
point eu de témoin, quelques pensées secrètes qui n'ont point été confiées,
ont eu la force d'attirer jusqu'ici l'affection de celui dont j'ai
presque fait ma divinité sur la terre.

1er janvier 1828.

Il est plus de minuit. A genoux devant ce ciel d'hiver, si beau dans mon
pays, j'ai prié Dieu pour vous, j'ai demandé le rétablissement de Mme de
Chateaubriand, votre bonheur et celui de tous ceux que vous aimez. J'ai
aussi demandé votre amitié, votre tendresse même... Je les ai demandées
pour toute ma vie. Le temps est passé où je pouvais vivre étrangère à vous.

En 1817, je vous écrivis pour vous proposer de lire un manuscrit que je
croyais intéressant pour vous. Un accident arrivé à une de mes parentes me
priva de votre visite: il ne m'en reste qu'une carte que je conserve
encore, et deux petites lettres, de cette grosse écriture que j'ai
regardée tant de fois. Le hasard qui trompait mon espérance me parut un
avertissement du ciel, je résolus de ne vous voir jamais. Je vins ici
reposer près de mon père ma santé altérée et mon cœur abattu. Le calme et
la douceur des affections de famille me rétablirent bientôt. Peu de temps
après vous devîntes ambassadeur, puis ministre.

Alors, je voyais le mérite à sa place, la France glorifiée par vous, les
affaires en dignes mains, et je ne pensais plus à vous qu'avec joie et
contentement.

Il y a trois ans, votre sortie du ministère et la vengeance que vous en
tirâtes en donnant au roi de France les cœurs des Français[9], vous
asservirent mon âme pour toujours. J'aurais donné mille fois ma vie pour
vous. Je revins ici, je vous y retrouvai dans le recueillement de la
solitude et la lecture de l'_Itinéraire_, dont je m'étais longtemps
privée. Depuis, vous ne m'avez plus quittée, et maintenant, pour vivre,
j'ai besoin de votre affection.

Adieu, noble et aimable ami; quels que soient votre gloire, vos travaux,
et vos généreux efforts, votre solitaire attend une lettre où vous lui
parlerez enfin de celui qu'elle aime. Songez qu'un plus long silence sur
un sujet si cher deviendrait une véritable injustice!

MARIE.

[Note 9: Allusion à la brochure _Le Roi est mort! Vive le Roi!_ publiée
par Chateaubriand en 1824.]



VIII

_De M. de Chateaubriand_

Paris, 12 janvier 1828.


Vous dirai-je que votre lettre m'a touché jusqu'aux larmes! Est-il
possible que vous aimiez si profondément, si sincèrement, un étranger, un
homme que vous n'avez jamais vu, qui n'est entré dans aucun des secrets de
votre vie, qui ne se mêle à aucun de vos souvenirs, et à qui vous seriez
obligée de raconter votre histoire depuis votre berceau jusqu'au jour où
vous avez commencé à m'écrire? Je vous le dis avec joie et vérité, que ce
bonheur inattendu effacerait en moi le souvenir de bien des jours pénibles,
et rendrait pleins de charmes mes derniers jours.

Il me semble à mon tour que je vous ai vue. Votre ciel d'hiver, vos
montagnes, votre vallée, vos grands arbres auprès d'un ruisseau, je vois
tout cela. Mais il me prend une crainte, je vous la confie naïvement:
devons-nous détruire notre roman? Dois-je vous voir? Serai-je semblable à
la vision que vous avez eue? Dans la jeunesse, on est présomptueux; il y a
je ne sais quoi, dans les jeunes années, qui se sent fait pour être aimé.
À mon âge, on est timide, on craint de se montrer. Vous souvenez-vous du
récit que fait Jean-Jacques Rousseau de ces voix mélodieuses qu'il
entendit dans un couvent à Venise? Il prêtait aux divinités de ces chants
une beauté et des grâces divines; et puis il vit sortir de petites filles
affreusement laides, borgnes, boiteuses, bossues. Si je n'allais être pour
vous qu'une voix? Réfléchissez-y avant que nous nous voyions!

Comment, je vous ai écrit un billet en 1817[10]? Je n'en savais pas un mot.
Je suis allé chez vous! Que ne disiez-vous cela tout de suite? Savez-vous
que Hyde de Neuville est ici? Je n'ose lui parler de vous, en vérité ne
sais pourquoi.

Bien des gens me croient dans ce moment occupé de politique et de
ministères, et c'est avec une sorte de félicité que j'écris à une femme
qui m'est inconnue. Je lui écris du fond de ma solitude, car j'habite
aussi une solitude, un hospice que Mme de Chateaubriand et moi avons
établi pour de pauvres femmes et de vieux prêtres, à une barrière de
Paris[11]. J'ai un grand enclos comme un chartreux, où je fais planter une
allée droite et longue comme autrefois, et qui dans cent ans prêtera son
ombre à quelques vieillards descendus de l'autel faute de pouvoir achever
le sacrifice. Maintenant vous savez d'où je vous écris, comme je sais d'où
viennent vos lettres. Vous voyez que je m'y plais. Voilà un long
bavardage! Votre empire sur moi est singulier. Je n'ai pu de ma vie écrire
une lettre de deux pages[12]: n'ai-je pas raison de dire que vous êtes le
brillant fantôme de ma jeunesse? Vous m'apparaissez, comme le fantôme des
rois de France, lorsque je vais bientôt mourir...

[Note 10: C'était, plus exactement, en 1816 (Voir le _Prologue_, p. 3 et 4)]

[Note 11: L'Infirmerie Marie-Thérèse, fondée en 1823 par Mme de
Chateaubriand à la Barrière d'Enfer.]

[Note 12: De la meilleure foi du monde, Chateaubriand se trompait il ne se
rendait pas compte d'un changement que l'âge avait amené peu à peu, dans
ses habitudes: en réalité les lettres de ses dernières années étaient
volontiers assez longues.]

J'attends une réponse de mon amie.

CHATEAUBRIAND.



IX

_À M. de Chateaubriand_

H., 19 janvier 1828.


Je me vantais que mon âme était toute empreinte de la vôtre. Ô mon maître,
mon erreur était grande! Je confondais ma tendresse avec le reflet de vos
vertus. Je suis encore si loin de vous que je ne vous devine même pas.

Parce que vous aviez attaqué M. de Villèle, je croyais que vous aviez
renoncé à revenir au ministère. Mais vous étiez plus haut que cette
hauteur moyenne où je vous plaçais. Vous avez attaqué M. de Villèle parce
qu'il faisait le mal, vous lui succèderez parce que vous ferez le bien[13].
Tant que vous pourrez en faire encore, vous ne direz point: c'est assez.
Mais si vous vous rendez à la France, qui vous appelle de tant de vœux,
à la famille royale, qui est encore comme étrangère sur ses foyers si
longtemps perdus, cette surcharge de travail à un travail déjà excessif,
ce surcroît de sollicitude dans une vie qui n'est déjà que trop remplie,
n'épuiseront-ils pas enfin vos forces? Au nom de ce que vous avez le plus
aimé, je vous conjure d'arrêter vos réflexions sur cette question, et de
vous souvenir qu'après tout vous n'êtes qu'un homme, quoique le plus
excellent d'entre eux!

[Note 13: M. de Villèle avait donné sa démission, le 2 décembre 1827.]

Heureux le pays qui vous a vu naître! Heureuse la patrie que vous servez!
Mais, pour moi, ô mon étoile! vous brillez dans une sphère bien au-dessus
des grandeurs que les hommes peuvent vous offrir, ou vous retirer. Dans
les forêts de l'Amérique, dans les landes de la Bretagne, dans les
solitudes de la Grèce, dans les sables des Tuileries ou dans l'allée de
votre chartreuse, je vous vois des mêmes yeux; et je vous suis avec le
même cœur.

La lecture des _Débats_, en me faisant entrevoir la possibilité de votre
retour aux affaires, m'avait fait concevoir pour vous la crainte que je
viens de vous détailler: j'en avais aussi pour moi-même. J'étais abattue,
découragée. Pour la seconde fois j'allais être effacée de votre souvenir.
Mais celui qui me soutint la première fois est maintenant au-delà du
tombeau, il y est avec ma meilleure mère, avec l'amie de mon enfance,
avec le frère élu par mon cœur: je les avais tous alors. Que ferai-je
maintenant? Je mesurais tristement la hauteur de mes montagnes: je me
sentais exilée dans cette vallée chérie où il me suffisait autrefois
d'ouvrir les yeux pour être charmée, de respirer pour être heureuse; je
murmurais ces paroles de Jean-Jacques: «Que le jour me dure, passé loin de
toi! Toute la nature n'est plus rien pour moi!» La résignation sortait de
mon cœur, mon sort me semblait triste et dur, mes devoirs pénibles, et
l'air pesant; et, durant ce temps, ô mon ami! oubliant le monde rempli
de votre renommée, retiré dans le sanctuaire de vos vertus et de vos
affections les plus intimes, vous m'écriviez, à _loisir_, une lettre si
touchante qu'elle vous acquitte envers moi! Depuis que j'ai reçu cette
lettre, tout est encore changé autour de moi. J'ai remarqué plusieurs fois
l'étonnement du peu de personnes qui me parlent. C'est que la joie brille
sur mon visage, quoique je n'aie aucun sujet connu de contentement. C'est
que je regarde avec une profonde tendresse quelque objet inanimé que je ne
vois point. Ah! je le sens, tout ce qu'il peut y avoir de plus honorable
et de plus doux dans le sort d'une femme sur cette terre se trouve réuni
pour elle dans le bonheur de dépendre d'une âme comme la vôtre!

Et ce bonheur deviendra-t-il un jour mon partage? M'aimerez-vous? Hélas!
laissez-moi les craintes, à moi, qui ne suis pas même une voix pour vous!
Si vous relisiez mes lettres à M. Hyde de Neuville, vous verriez l'empire
que ces craintes ont eu sur moi. Je voudrais que vous parlassiez de moi à
cet excellent homme: il sait comment je vous ai toujours chéri, il vous
le dirait. Ses expressions simples et inattentives me peindraient à vous
telle que je suis; mais aussi, elles désespéreraient la belle chimère qui
vous conduit à moi. Il ne m'a pas écrit depuis son élection, je comprends
qu'_il n'a pas le temps_. Ne vous souvenez-vous plus de ces belles paroles
que vous lui adressâtes il y a deux ans, au sujet d'une femme généreuse,
disiez-vous, que vous le chargiez de remercier? _Si j'ai souffert
des hommes... qui n'en a pas souffert?..._ Cette femme, c'était moi.
Pardonnez-moi ces fréquents retours vers le passé: j'ai besoin de vous
prouver qu'il s'agit ici d'un sentiment digne de vous.

Les quelques années de différence qu'il y a entre nous vous causent une
sorte d'inquiétude à laquelle je refuserais de croire si vous-même ne m'en
faisiez pas l'aveu avec la sincérité d'une âme demeurée jeune et pure. Ô
mon aimable ami, ne soyez pas ingrat envers ces année qui semblent, en
votre faveur, ne poursuivre leur cours que pour ajouter à votre gloire et
à vos vertus, sans pour cela vous priver d'aucun des avantages qui vous
ont été prodigués! Je n'avais jamais songé à vous créer dans ma pensée un
extérieur qui pût vous représenter à moi et, lorsque je pensais à vous,
je ne voyais qu'un _nom_, le hasard ne m'ayant jamais offert aucun de vos
portraits. Je ne faisais point de questions sur vous. Depuis l'époque
malheureuse où je ne pus vous voir après vous avoir cherché, je ne voulais
plus vous trouver que dans mon cœur. Je vous fuyais partout, même dans
vos ouvrages; j'ai passé plusieurs années sans pouvoir lire _René_, et
surtout l'_Itinéraire_. Dernièrement encore, ils m'ont fait mal: c'est à
leur lecture que j'attribue l'abattement où j'étais tombée à la seule
pensée que le torrent des affaires vous ferait perdre mon souvenir. Dès
votre première et votre seconde lettre, vous parûtes très préoccupé de
cette différence d'âge: cela me fit naître le désir d'avoir une idée de
vous, car je n'en avais point du tout, quoique je connusse bien le fond de
votre âme. J'écrivis à une femme de ma connaissance qui vous a vu cet
automne. Je ne sais comment il se fit que je n'osais guère lui faire de
questions: cependant, sa réponse, toute incomplète qu'elle est, suffira,
de reste, à vous _rassurer_, «M. de Chateaubriand est d'une taille moyenne,
il a l'air noble et très distingué; il est d'une belle figure; il parle
peu; il est cependant fort aimable.» Savez-vous l'effet que ce portrait
produisit sur moi? Je demeurai troublée et confuse de vous tant aimer.
J'ai ajouté beaucoup de choses à ce portrait; je sens que je ne me trompe
sur aucune: vous me le direz?

L'âme d'un ange, le caractère d'un héros, peut-être le cœur d'une
femme... et quelquefois la gaîté franche et naïve d'un enfant. La
puissance de votre regard est irrésistible comme le charme de votre
sourire: vos manières sont nobles et charmantes. Votre invincible fermeté
ajoute en vous son attrait à l'attrait de vos malheurs, et votre modestie
sincère fait aimer votre gloire. Ami! vous n'êtes que trop bien doué pour
plaire, et celui de nous deux qui doit trembler, ce n'est pas vous.

Mais pour vous punir de votre coquetterie avec moi, je dois vous apprendre
qu'il ne faut pas tant d'agréments pour me plaire. Il y a à Paris un homme
que nos connaissances communes appellent mon _chevalier_, qu'on m'accuse
de préférer à tous les autres hommes, et qu'en effet j'aime comme mes
yeux. C'est un des députés de la Côte-d'Or, le chevalier de Berbis. Si
vous le connaissiez, vous seriez de mon goût, et tomberiez à mes genoux
pour obtenir votre pardon de l'affront que vous faites à ma solidité.

Dites-moi, je vous prie, dans quel quartier est votre hospice, afin que je
le cherche sur la carte; ce sera un plaisir pour moi. Je n'ai pas oublié
la folle joie que j'éprouvai, il y a dix ans, lorsque je vis mon nom tracé
de votre main sur une de vos cartes.

Adieu, mon maître aimé! Vous savez que vos lettres font le bonheur de ma
vie. N'en aurai-je pas bientôt une autre? ou du moins me pardonnerez-vous
de l'avoir demandée?

MARIE.



X

_De M. de Chateaubriand_

Janvier 1828.


J'allais répondre en détail à votre aimable lettre du 20, lorsque j'ai
appris la mort d'une femme que j'aimais depuis longues années et dont
la tendre amitié m'avait bien souvent consolé[14]. Le cœur me manque
aujourd'hui pour vous écrire. Vous le voyez, vous n'avez sauvé qu'un
solitaire que tout quitte et qui ne vous apporte que ses souvenirs et ses
souffrances; je vous fais là un triste présent. Plus votre lettre me
charme, plus en même temps elle me désespère. Qu'ai-je à vous offrir?
quelques jours qui seront bientôt écoulés! Et ne dois-je pas craindre de
me rattacher à une vie qui m'échappe? Ne craignez pas, au reste, que la
politique puisse me distraire de vous: je ne serai point ministre; j'ai
refusé de l'être, parce que, dans la position où l'on m'aurait placé, je
n'aurais pu donner la majorité au roi, et j'aurais perdu ma place dans
l'opinion publique sans être utile à la couronne. De plus, ce ne serait
qu'avec une peine mortelle que je sortirais de la solitude qui doit me
conduire au dernier repos: j'avance à grands pas dans le désert où je dois
rester.

[Note 14: Mme de Duras, morte à Nice, le 16 janvier 1828.]

Vous vous êtes trompée sur ma _coquetterie_, je n'en ai aucune. Votre amie
m'a peint comme je ne suis point. Que j'aie peur de mes années comparées
aux vôtres, rien de plus naturel, mais mes prétentions ne vont pas
au-dessus de mes cheveux blancs. Pourtant, je ne sais pourquoi, je n'aime
point que vous aimiez un chevalier de Bourgogne «comme vos yeux».
Expliquez-moi cela?--Je devais dîner demain chez Hyde de Neuville; je lui
aurais parlé de vous. Au lieu de cela, je m'ensevelis dans mon
_infirmerie_. Elle est située à deux cents pas de la barrière d'Enfer,
Route du Midi, conséquemment sur la route qui mène vers vous: c'est un
tout-ensemble composé de pâturages, de vergers, de maisons pour les
malades, d'une chapelle, et d'une petite maison pour moi. Écrivez-moi une
lettre pour le moins aussi bonne que la dernière; j'en ai besoin.
Serait-il vrai que je sois pour quelque chose dans votre vie?--C'est la
pauvre Mme de Duras dont je veux vous parler. Elle est morte à Nice.



XI

_À M. de Chateaubriand_

H., 29 janvier 1828.

MON AMI,


Je viens de recevoir votre lettre du 26. J'y réponds tout de suite; je ne
veux pas que le courrier retourne sans vous porter les larmes et les
tendresses d'une autre ancienne amie dont la mort pourra seule vous
priver. Je pleure avec vous celle que vous venez de perdre; elle était
digne de vous aimer, et toutes ses nobles vertus étaient récompensées par
votre tendresse et votre suffrage. Hélas! je voudrais avoir eu son sort et
être où elle est; et pourtant, si elle s'est vue mourir, quel regret elle
a dû éprouver de quitter la vie sans presser encore une fois votre main,
sans retrouver encore une fois votre regard! Tout ce qu'il y a de plus
soumis dans la résignation à la volonté de Dieu suffit à peine à un tel
sacrifice. Pauvre ange souffrant! vous endurez dans ce moment l'une des
deux véritables infortunes de notre vie mortelle, la perte de ce qu'on
aime, et vous ne la sentez que trop! Je vous plains du fond d'un cœur
tout à vous. Je connais cette douleur, je sais la trace qu'elle laisse
dans l'âme. L'amie qui vous a quitté était ornée de tous les dons qui lui
avaient obtenu votre attachement; et celle que la Providence semble vous
envoyer à la place n'est qu'un écho mélancolique et fidèle, qui, dans un
lieu désert, répète vos soupirs. Mais, de si loin, cette voix, si faible,
pourra-t-elle arriver jusqu'à vous?--Et vous me demandez si vous êtes
quelque chose dans ma vie! Vous m'assurez que mon affection suffirait
pour vous faire oublier bien des jours pénibles; vous me demandez de vous
consoler! Mon front s'abaisse et mon cœur bat à ces paroles: je les
reçois comme une bénédiction, elles adoucissent tous les regrets, tous les
chagrins de ma vie; elles me rendraient heureuse si je pouvais l'être
quand vous ne l'êtes pas. Je vous le dis sans contrainte, parce que je ne
vous ai jamais vu: si j'avais vécu près de vous, il est probable que vous
n'auriez jamais su combien vous étiez aimé, ou plutôt je sens que je
n'aurais pas osé vous tant aimer en votre présence.--Il y quatre jours que
j'ai reçu une lettre de M. Hyde de Neuville: je la parcourus deux fois
très rapidement pour y chercher votre nom; ne l'y trouvant pas, je la
lisais posément, lorsque j'arrivai à ce passage: «Celui que nous aimons et
admirons se porte bien. (Bon M. de Neuville! Ces douces paroles se sont
gravées dans mon cœur à côté des plus chères obligations que je vous ai).
Il a pu être ministre, il y a deux jours, il ne l'a pas voulu[15]. Il est
cependant probable qu'il le sera encore; mais il est certain qu'il n'y
consentira qu'avec les moyens d'être utile au roi et à la France. Quand on
fait un aussi grand sacrifice que l'acceptation d'un portefeuille dans des
circonstances aussi pénibles, il faut au moins s'assurer tous les moyens
de succès.»

[Note 15: A la chute du cabinet Villèle, Charles X avait fait offrir à
Chateaubriand le ministère de l'instruction publique dans le nouveau
cabinet: mais Chateaubriand avait refusé, en déclarant qu'il ne voulait
rentrer au pouvoir que par la porte du ministère des affaires étrangères,
par laquelle il en était sorti trois ans auparavant.]

Cette lettre me combla de joie, et admirez ma folie! Ce ministère, que je
redoutais pour votre santé, pour votre repos et aussi pour le mien, dont
la seule crainte m'avait jetée dans un si grand accablement, à présent
qu'on me l'annonçait comme un événement probable, ne me donnait qu'une
vive satisfaction. J'étais transportée à l'idée d'une réparation éclatante,
d'un triomphe public. Faible femme que je suis! Comme si vous aviez
besoin de tout cela, _vous!_

L'autre jour, un jeune homme, qui était à Paris cet été, me racontait quel
enthousiasme vous aviez fait naître à la séance de M. Villemain[16], et
comment une foule immense, ravie de vous voir et de vous rendre hommage,
vous avait accompagné jusque chez vous. «Sa belle figure, disait-il, et
son regard animé peignaient franchement sa satisfaction.» Toutes les
conversations ramènent votre nom et votre éloge, tous les journaux en
retentissent, je vous retrouve dans le cœur de mes amis, dans vos
ouvrages, où je «m'amourache», comme dit ma mère, au point que, lorsque
j'ouvre un de vos volumes, je ne puis m'en arracher. Vous remplissez ma
vie: vous charmez ma solitude, mon affection pour vous croît avec mon
estime, heureuse que je suis de ne sentir les bornes ni de l'une ni de
l'autre! et ce sentiment n'est pas d'un jour! Je me suis rendue malade en
relisant les deux premières lettres que je vous écrivis, il y a onze ans,
et vos réponses. Alors le regret altéra ma santé et peu s'en faut qu'il ne
l'altère encore aujourd'hui quand je pense à tant d'années perdues pour
une amitié si chère! Nous devions donc une fois nous aimer, nous
rencontrer dans ce monde?... A ces pensées un frisson me saisit. Je me
souviens que nous ne nous connaissons point, que nous ne nous verrons
peut-être jamais, que vous ne m'aimerez peut-être pas... Si ce malheur
m'arrivait, je crois que ce serait le dernier de mes malheurs.

[Note 16: Villemain avait été chargé par l'Académie de rédiger, en
collaboration avec Châteaubriand et Lacretelle, une adresse au roi
contre le rétablissement de la censure.]

Il y a dans votre lettre des choses si tristes que mes larmes ne peuvent
tarir depuis que je l'ai lue. O mon maître bien-aimé! avez-vous donc reçu
de si profondes blessures? vous, placé si haut, comment n'avez-vous pu
échapper aux traits de l'adversité? Hélas! j'ai trop bien deviné, il y a
sans doute dans votre cœur une sorte de sensibilité de femme qui vous a
rendu vulnérable a des peines que vous méritiez d'ignorer.

Le chevalier de Berbis _est un homme d'acier dur et tranchant, mais pur et
fidèle_. C'est un saint qui s'en va faisant le bien. Sa sœur est l'amie
de ma mère: ses nièces sont mes amies: je lui ai des obligations et je
l'estime parfaitement, ce qui dans mon cœur compose toujours une
véritable tendresse. Il disait plaisamment que M. de Villèle lui avait
l'obligation de n'être pas l'homme de France le plus laid; il est vrai
qu'il l'est au point qu'en le voyant vous ne pourrez vous empêcher de rire
de la qualification de «mon chevalier», comme je riais moi-même en
l'écrivant comme preuve de ma solidité. Adieu, mon maître bien-aimé, j'ai
mis en vous toute mon espérance! Si jamais vous prenez un peu d'amitié
pour moi, j'aurai tout sur la terre en dépit d'un sort contraire.

MARIE.

_P.-S_. Je reviens à mon bon chevalier de Berbis: en relisant ma lettre,
je trouve que je ne vous ai pas parlé de lui convenablement. Il mérite
l'honneur d'être estimé de vous. En 1824, M. de Villèle voulait le faire
questeur «Non, lui dit-il, je ne veux _point_, je veux voter en
conscience.» Dernièrement, sur ce que je lui demandais des nouvelles de la
pairie, que les journaux lui avaient octroyée, il y a deux ans, et s'il
n'avait pas eu l'esprit de la trouver dans cette année d'abondance, il me
répondit: «Non, je ne suis point pair, parce que je ne suis point du bois
dont on les fait, parce qu'il faut d'autres services que les miens, une
autre fortune, et, en tout, quelque chose de plus étoffé que ma chétive
personne! Non, je ne suis point directeur général, parce qu'il faut plus
de souplesse que je n'en veux avoir et plus d'ambition que je n'en ai! Je
suis Gros Jean comme devant et comme je serai toujours tant que je vivrai,
n'aspirant à rien qu'à ne rien être et croyant d'ailleurs qu'un député
doit être indépendant.» Ce bon garçon, grosse tête chiffrante et
combinante, ressemble presque à vos petites filles de Venise; il n'a pas
le temps d'être aimable et, s'il l'avait, il n'en prendrait pas la peine;
il est bon gentilhomme, tout juste, et n'a que cinq mille livres de rente,
qu'il mange de reste dans les sessions. Avec tout cela, je l'ai vu
accueilli par tous les grands sociétaires de M. de Villèle avec une
considération qui allait jusqu'au respect. M. de Rainneville lui parlait
avec déférence. Le veau d'or de nos jours, Rothschild, ne ricanait pas
devant lui; et, lorsque ce digne homme se sépara de M. Villèle dont il
était l'ancien ami, son départ fit sensation. Ma lettre est presque
illisible; ma mère est ici; pour que je vous écrive à mon aise, il faut
que nous y soyons seuls.--La longueur de mes lettres me rend presque
confuse devant vous, dont le temps est si rempli. Cela tient à deux
choses: l'une, c'est que j'ai le cœur plein; l'autre que, n'ayant jamais
rien composé, je n'ai pas le savoir de resserrer mes idées en peu de mots,
comme mon maître chéri, qui sait, en une ligne, m'envoyer de quoi vivre
pour huit jours.--Je viens de lire la notice sur la pauvre Mme de
Duras[17]. Cette notice est de vous certainement. Je l'ai coupée et réunie
à votre lettre d'aujourd'hui.

[Note 17: Dans le _Journal des Débats_.]



XII

_De M. de Chateaubriand_

Paris, 5 février 1828.


Sans doute, mon amie, ces quelques mots étaient de moi; mais ils étaient
bien froids, bien glacés; je les avais écrits en présence même du premier
mouvement de ma douleur et de toutes les convenances sociales dont je
me sentais entouré: craignant de blesser une mémoire sacrée au lieu de
l'honorer, je n'ai trouvé sous ma plume qu'un sentiment contraint qui,
à force d'être mal à l'aise, a pris l'air de l'indifférence. Je ne me
consolerais pas si je ne retrouvais un jour l'occasion de dire tout ce que
j'ai perdu[18]. Pardonnez-moi ces détails; je ne devrais vous parler que de
vous, et vous remercier tendrement de votre généreuse amitié. Envoyez-moi
tout ce que vous voudrez, mais rien de moi, c'est de vous seulement que je
veux avoir quelque chose!

[Note 18: On sait que Chateaubriand a longuement parlé de Mme de Duras,
et de ses relations avec elle, dans plusieurs endroits des _Mémoires
d'Outre-Tombe_.]

Je ne vois presque pas l'excellent Hyde de Neuville; nous demeurons aux
deux barrières opposées de Paris. Il a bien deux vieux chevaux qui le
traînent, mais qui ne peuvent suffire à ses courses. Moi, je suis à pied,
et je me fatigue à présent beaucoup en marchant. Nos misères ne peuvent se
rencontrer que de loin à loin. Je brûle de lui parler de vous. Je le
verrai ce matin même, à la séance royale.

Je ne suis pas rassuré par le portrait de votre chevalier. Ces chevaliers
si laids, comme Du Guesclin, font souvent des conquêtes.

M. Villemain a toutes sortes de bontés pour moi, il me fait passer à
travers la magie de son talent. N'allez pas vous monter la tête sur mon
refus du ministère! Il est plus aisé de refuser d'être ministre que de
rendre une monarchie; vous m'avez pris pour un brave, et je n'ai été qu'un
poltron.

Il faut que vous sachiez que j'ai acheté une carte de France qui me coûte
8 francs; elle n'est pas belle. Savez-vous ce que je fais de cette carte?
Je regarde _La Voulte_, ne pouvant voir H..., qui ne s'y trouve point.
Quand j'avais vingt ans, je faisais de ces choses-là. Je retourne à
l'enfance, et cela est fort naturel.

Je mets mes respectueuses tendresses aux pieds de Marie.

Écrivez-moi!



XIII

_À M. de Chateaubriand_

H., 11 février 1828.

MON AMI,


La profonde tristesse que respirait votre lettre m'affligea sans me
surprendre. Mais, en relisant les précédentes, j'y retrouve les mêmes
pensées, j'en suis troublée. J'ai peine à comprendre que le chagrin puisse
vous poursuivre. Dans mes idées, vous devez être heureux. Si, comme je le
crains, vous ne l'êtes pas, la charité vous consolera. Après la mort de
mon père, je n'ai trouvé que ce baume pour ma blessure.

Je suis les événements avec une attention silencieuse. Que d'ennemis
contre celui que j'aime! La lutte va devenir terrible. Si vous ne
l'emportez pas, on vous offrira sans doute une ambassade.
_L'accepterez-vous?_ C'est à votre indulgente bonté que j'ose adresser
cette question.

Lorsque j'ai appris comment vous aviez disposé de vos biens et arrangé
votre vie, mon cœur a été comme envahi de sentiments divers, parmi
lesquels la satisfaction a dominé. La solitude a toujours été un besoin de
votre âme. La pratique du bien en est une nécessité. La palme de Vincent
de Paule n'était pas indigne de vous. Dieu vous voit sans doute avec amour,
la réunir à celle de Tacite et du Tasse, et maintenant, François-Auguste
de Chateaubriand, les Français veulent vous décerner celle de leur Sully!
Ah! pourquoi le vertueux Charles X ne vous prend-il pas pour ami? Si cet
événement arrivait, je m'en réjouirais sans restriction; non par vertu,
mais par tendresse.

L'autre jour, quelqu'un, parlant des gens de lettres, demanda si aucun
d'eux ne faisait une _Histoire de France_. «M. de Chateaubriand en fait
une[19]», dit une autre personne. «Oui, dit le prêtre qui avait déjà parlé;
mais, depuis son apostasie, on n'aime pas à lire ses ouvrages.» Tout le
monde resta muet. «Monsieur, lui dis-je, sachez que, si l'infortune
atteint un jour votre vieillesse, vous pourrez en toute assurance aller
frapper à la porte de cet _apostat_; il vous recueillera dans sa maison
sans s'enquérir de vos opinions ou de vos injustices; il vous nourrira du
pain qu'il doit à ses glorieux travaux: et, lorsque la maladie pèsera sur
vous, il veillera lui-même avec sa femme autour de votre lit.» Un grand
silence suivit. Mes yeux étaient pleins de larmes, et d'autres aussi. Une
vive rougeur couvrit le front du coupable, et je rougis moi-même de la
honte de mon supérieur.

[Note 19: Chateaubriand avait en effet, dès lors, conçu le projet de ses
_Études Historiques_, qu'il ne devait écrire que trois ans plus tard.]

(Mon maître chéri, vous avez fondé un hospice, et vous êtes à pied!)

Vous écrivez souvent dans les _Débats_. Je reconnais vos articles, je les
lis avec attention, triste à vos regrets, que ne donnerais-je pour vous
être quelque chose, pour les recueillir et les adoucir en les partageant
de tout mon cœur? Je n'avais jamais senti la force de cette expression si
usuelle: _vivre dans le cœur de ceux qu'on aime_; j'en éprouve
aujourd'hui la justesse. Ce n'est pas mourir que d'être pleuré. La mort
véritable est dans l'oubli de ceux qu'on chérit. Regrettez bien votre amie;
mais ne la plaignez pas; son sort fut heureux, elle fut aimée _de vous_
durant sa vie, et vous la pleurez à présent!

J'ai eu le cœur atteint par ces paroles: «_Je me fatigue beaucoup en
marchant_»... Soyez bon tout à fait, parlez-moi un peu plus de vous! Votre
santé n'est-elle donc pas rétablie? Et cette autre santé si chère, vous ne
m'en avez plus rien dit, et pourtant croyez-vous que je n'y pense plus?
C'est une chose amère que d'ignorer _tout_ de ceux dont on s'occupe sans
cesse.

Vous m'écrivez le matin même de la séance royale: vous regardez le pays
que j'habite! Mon cœur devrait être content, et je ne puis respirer! Mais
tout ceci n'est et ne peut être qu'un jeu pour vous. Vous trouvez qu'il
est inutile de me donner quelques-unes de vos pensées: et cela n'est que
trop juste, envers une étrangère que vous n'avez jamais vue et dont vous
ne savez rien. Moi, je vous donne beaucoup des miennes, et cela est juste
encore...

J'ai été près de me trouver mal, quand j'ai vu mon nom de Marie écrit de
votre main. Voici pourquoi: je m'appelle Marie-Louise-Élisabeth. Le nom
d'Éliza était à la mode dans mon enfance: ma mère le choisit, c'est celui
que je signe et qu'on me donne. Mon père préférait le nom de Marie, et me
nommait toujours ainsi. Depuis qu'il a emporté dans son tombeau tout mon
amour et tout mon bonheur, je n'avais plus reçu de personne ce nom que son
souvenir m'a rendu si cher. Je ne sais par quelle fatalité ce nom m'est
revenu en vous écrivant; je n'avais pas besoin de rien ajouter à la pente
qui m'entraîne à vous. Mon ami, je vous prie de ne m'abandonner jamais!

Je vous envoie donc notre première correspondance, vous y verrez mes
premières espérances et mes premiers chagrins, et comment le cœur de
Marie vous suit depuis si longtemps sans se détourner.

Si vous allez dans le midi, si vous me destinez l'honneur et le bonheur de
vous recevoir, me donnerez-vous autant de jours que je vous ai donné
d'années?

J'espère que vous avez demandé mes lettres à M. Hyde de Neuville. Il vous
les aura données, je lui ai écrit il y a quelques jours.

Adieu, mon ami, je vous envoie les plus tendres vœux.

MARIE.

_P.-S._ Soyez indulgent pour ma tristesse! Songez pour m'excuser que vous
êtes beaucoup pour moi et que je ne suis rien pour vous!

_Note de Mme de V._--À cette lettre étaient joints la copie des deux
lettres que je lui écrivis en 1816, et les originaux de ses
réponses.



XIV

_De M. de Chateaubriand_

Paris, 16 février 1828.


Vous êtes une éloquente amie. Ces pauvres prêtres sont un peu ingrats, et
la charité n'est pas leur première vertu; mais ils souffrent; ils sont
trompés par les calomniateurs à gages d'une petite faction qui se sert
d'eux et qui les perdra. Il est probable que _l'apostat_ sera le seul
défenseur qui leur restera dans la catastrophe dont ils sont menacés; si
toutefois ma vie ne va pas plus vite encore que le temps.

Ainsi vous aviez deux billets de moi, longtemps avant le commencement de
notre correspondance! Vous le voyez bien, c'était un sort, je devais finir
par vous aimer! Dans ce moment-ci, notre ami[20] est tout à la politique.
Il a de grandes espérances. Lui parler d'une affaire comme la nôtre lui
paraîtrait folie. Gardons-la pour vos montagnes et pour mon hospice!

[Note 20: Hyde de Neuville, qui allait devenir ministre de la marine
dans le nouveau cabinet.]

«Donnerai-je à Marie autant de jours qu'elle m'a donné d'années?» Cette
question me pénètre le cœur de reconnaissance, de regrets, et de
tristesse. Que ne vous ai-je connue à l'époque des deux premiers billets?
Hélas! qui sait ce que je ferai? Ma vie est tellement entravée que tous
mes projets ne sont que des songes. Je cherche à les réaliser, mais je
n'ai plus cette foi vive de la jeunesse qui parvient à transformer les
chimères en réalités. Ce que j'ai de plus certainement arrêté dans ma
pensée, c'est ce voyage qui me conduirait dans votre petit bois. Mais il y
a encore cinq ou six mois à attendre, et, comme les sauvages auxquels je
ressemble assez, je ne compte guère que sur l'espace renfermé entre deux
soleils.

Si l'on m'offre une ambassade, l'accepterai-je? On me l'a déjà offerte,
ainsi qu'un ministère, et je l'ai refusée; mais des détails d'intérieur et
de position dans lesquels je ne puis entrer peuvent influer sur ma
destinée.

Dites-moi à votre tour si vous ne voyageriez pas en Italie, dans le cas où
la fortune me pousserait dans ce riant exil?

Ce qu'il y a de mieux, c'est de ne pas nous inquiéter de l'avenir. Prenons
le présent; je le trouve heureux pour moi, au-delà de ce que je puis dire,
puisqu'il me donne l'amitié de Marie.

_P.-S._ J'ai écrit assez souvent dans le _Journal des Débats_, avant la
chute du dernier ministère, il y a deux ou trois ans. Mais, depuis près
d'un an, j'y ai à peine mis quelques mots. J'ai un sosie[21].

[Note 21: Ce «sosie» était Salvandy, qu'on appelait volontiers «le clair de
lune de Chateaubriand».]



XV

_À M. de Chateaubriand_

La Voulte, 20 février 1828.

MON AMI,


Quand je redoutais pour vous les fatigues du ministère, j'ignorais le
genre de vie que vous aviez embrassé. Lorsque je l'appris, je vous admirai,
mais j'eus le cœur percé de douleur, en vous trouvant fixé dans une
retraite sombre et prématurée. L'innocente Prêtresse des Muses n'était ni
plus gracieuse ni plus belle que ne l'est encore l'imagination de mon cher
maître. Quel regret de la trouver captive dans cette atmosphère de
tristesse et d'austérité. Je craignais la suite de cette résolution. Je
vous cachai mes craintes, mais, dès lors, tous mes vœux se tournèrent
vers ce ministère que j'avais tant redouté: je le désirai comme un
honorable moyen de distraction pour vous. Je possède le don funeste de la
prévision. Sans réflexion, sans prévention, pour les choses importantes
comme pour les moindres choses, j'entends intérieurement une voix
distincte qui, dans une phrase courte et claire, me dit l'avenir. Il y a
plus de quinze jours que j'entendis ces mots: «On veut qu'il aille en
ambassade»... de là ma question. Et vous y voilà presque décidé! Ainsi
vous quitterez l'arène où vous avez vaincu, où tôt ou tard
vous auriez triomphé! Vous abandonnerez la retraite d'où, rayonnant dans
l'obscurité, vous éclairiez la marche de ceux qui vous redoutent!

Cédant aux impulsions de cette faction, vous allez fuir la France et vous
laisser repousser au pied d'un trône étranger quand le nôtre chancelle!...
Votre devoir est-il là? Votre gloire est-elle là? Je ne le pense pas.
Le public dira comme moi. Enfin vos ennemis personnels, ou ceux que la
calomnie vous a faits, triompheront de votre départ. Mais aussi le
changement de scène vous sera peut-être favorable. Mon cher maître,
l'apologie de la liberté de mes réflexions est dans mes droits d'amie. Je
les ai tous, bien que je sois privée du bonheur que ce titre chéri devrait
me donner. Vous le voyez, je crois en vous. Vos paroles ne sont point pour
moi des paroles vaines. Si mon ignorance des choses, des personnes, et des
circonstances, fait porter mes réflexions à faux, mon ami y verra toujours
le dévouement et la confiance de son amie. Peut-être aussi le regret de
vous perdre me fait-il voir les choses autrement qu'elles ne sont?

Si vous aviez simplement dit à M. Hyde de Neuville: «Qu'est-ce que votre
amie, Mme de V..., qui m'a écrit une lettre fort aimable au sujet de Mme
de Chateaubriand?» il vous aurait répondu quelques mots qui m'auraient
donné votre estime et m'auraient tirée des _petites vénitiennes_. Il ne
m'en fallait pas davantage pour être aimée de vous. Mais vous n'êtes pas
curieux de votre Marie, et ne songez point à l'aimer. Vous lisez mes
lettres comme on respire le parfum d'un bouquet de violettes, sans songer
à cueillir dans le buisson la plante qui le produit.

Notre ami vous aurait aussi appris une chose que notre correspondance
m'avait presque fait oublier. Le 12 novembre, le jour même où elle a
commencé, une inondation furieuse, un ouragan des Antilles, m'a enlevé
la touffe d'herbe dans laquelle j'avais un abri. Les belles allées de
Beauchastel et d'H... sont ravagées à jamais. Les arbres à soie et les
prairies ont disparu: il ne reste à leur place que des grèves désolées et
incultivables, sur la montagne; les vignes sont demeurées déracinées sur
des roches dépouillées de terre. Vos lettres m'avaient comme endormie
sur ce malheur. Je sens aujourd'hui qu'il m'a ravi le peu de liberté
matérielle que la mauvaise fortune m'avait laissé.

La profonde tristesse de votre lettre du 25 janvier fit naître dans mon
cœur le désir de vous voir plus tôt et je commençai à regarder mon départ
pour Paris comme nécessaire et prochain. Mes devoirs s'y trouvaient.
J'aurais été réclamer les soins de mes amis pour réparer mon désastre. Ses
suites menacent la vieillesse de ma mère et d'autres parents dont je suis
chargée. La force de mes obligations m'aurait donné celle de commencer
cette tâche, presque impossible à accomplir pour une femme fière et
timide. J'aurais placé mes devoirs sous la protection tutélaire de votre
amitié. Encouragée par vous dans leur accomplissement, et me reposant dans
votre force, j'aurais goûté sans trouble, le bonheur de vous offrir la
sœur qui vous a tant aimé.

C'est ainsi que j'étais charmée d'une lueur douce et belle, que je voyais
dans le lointain. J'allais à elle sans regarder autour de moi: mais la
voilà déjà qui disparaît à l'horizon: je suis seule dans un désert et je
voudrais retourner sur mes pas. Mais j'ai perdu mon chemin...

Vous me demandez si je voyagerais en Italie dans le cas où vous y iriez?
Mon maître!!! si j'étais un oiseau, je m'envolerais après vous dans
l'Italie ou la Norvège avec la même joie... si j'étais un jeune garçon,
je deviendrais votre secrétaire ou votre page, et marcherais à votre suite
sans regarder derrière moi tant que la terre pourrait me porter. Si
j'étais la parente ou l'amie de Mme de Chateaubriand, je quitterais tout
pour la suivre. Je dévouerais mon cœur et ma force à la soigner nuit et
jour, pour vous la mieux conserver. Mais, étant ce que je suis, comment
pourrais-je avec convenance voyager seule en pays étranger?

Non, cette fois encore, nous serons séparés! Vous partirez encore sans
emporter dans votre cœur l'image de celle qui vous aime et sans lui
laisser la vôtre. Bientôt sa pensée s'effacera de votre esprit. Seulement
quelquefois peut-être, dans des jours d'abattement (puissent-ils être
rares, ô mon maître trop aimé!) et de tristesse, vous vous rappellerez la
pieuse tendresse de Marie: cette tendresse qui vivait de vos peines.



XVI

_De M. de Chateaubriand_

Paris, 21 février 1828.


J'allais écrire à Marie lorsque sa lettre est arrivée; j'étais inquiet de
son silence. Mon âme est triste et malheureuse. Je crois déjà le lui avoir
dit: je porte malheur. A peine notre liaison commence-t-elle que voilà sa
retraite ravagée, et l'asile où elle comptait me recevoir détruit! C'est
ma destinée; elle m'emporte, moi et tout ce qui s'attache à moi!

Pourtant, je dirai à Marie que je ne quitterai point la France; qu'il est
possible que les négociations se renouent, et que, dans tous les cas, je
resterai. Il faut que le vieux voyageur se repose pour le dernier voyage.
Si mille raisons ne m'arrêtaient, je ne serais pas retenu par l'idée du
triomphe des ennemis: sur ce point-là je suis invulnérable; mon mépris est
si complet, ou mon indifférence si profonde pour eux, que je ne pense
jamais à leur peine ou à leur joie.

Viendrez-vous à Paris? quel bonheur de vous voir et de vous aimer, devant
vous, auprès de vous, et de vous le dire! Vous avez été injuste. Vous
croyez que je ne suis point _curieux_ de Marie. J'en ai parlé à Hyde de
Neuville. Il m'a dit quelques mots gracieux, mais insuffisants. Je n'ai
pas recommencé, car je suis timide pour ce que j'aime, et puis vous ne
savez pas ce que c'est que la politique pour un homme du caractère, de
l'esprit, et de l'âge de notre ami: il ne voit et n'entend rien dans ce
moment. Moi, qui n'ai certainement aucune ambition véritable, et que la
fatalité a poussé aux affaires, sans en avoir le goût, quoiqu'en ayant
assez l'aptitude, vous me donneriez cette passion pour vous être utile.
Cette pauvre vallée ravagée me tourmente l'esprit; voilà ce que c'est
que les orages! Vous vantiez votre beau ciel d'hiver et vos solitaires
montagnes, et vous voyez ce que cela est devenu! Je vous ai surpris
pourtant un sentiment qui me plaît: vous voulez sortir du rang des petites
vénitiennes! Soyez tranquille, vous restez pour moi un ange, et vous avez
raison de le dire: vos lettres sont un parfum.

J'espère bientôt une lettre de vous, moins triste et moins découragée.
J'aime pour la vie mon inconnue.



XVII

_À M. de Chateaubriand_

La Voulte, 1er mars 1828.


Je suis venue passer ici le carême chez ma mère, pour donner le temps de
déblayer les suites de l'inondation et de réparer une portion de ce qui
est réparable. Hier matin, je partis pour H..., où j'allais passer la
journée. Je laissai l'ordre de m'y apporter mon courrier. J'expliquais à
deux jeunes nièces et à leur petit frère, que j'emmenais avec moi, ce que
nous allions faire à la campagne; nous étions joyeux tous quatre de cette
explication, et je ne pensais pas à vous, lorsqu'en montant en voiture
j'entendis: «_Il n'y aura pas de lettre ce soir_». Cet avertissement
ne m'effraya pas: depuis deux jours, ma tristesse s'était dissipée
d'elle-même. Je revis ma pauvre vallée avec bonheur; votre cher souvenir
m'embellissait ce chaos. Nous eûmes une journée délicieuse; nous fûmes,
dans un désert, sur des rochers inaccessibles, au-dessus d'une cascade
inconnue, enlever un bel _arbre aux fraises_, dont la première vue,
lorsqu'il était couvert à la fois de ses fleurs et de ses fruits, nous
causa des transports de joie, il y a deux ans. Avec beaucoup de peine,
et même de dangers, nous déracinâmes notre charmant solitaire, et nous
l'apportâmes en triomphe dans un bosquet d'H... Nous le fîmes planter avec
des soins et des précautions infinies. On dit qu'il reprendra... Cependant,
cette douceur et cette abondance lui plairont-elles autant que son
rocher? Je n'ose l'espérer: les pauvres montagnards sont fortement
enracinés et difficiles à transplanter.

Au retour, à moitié chemin, l'oracle secret du matin se vérifia. Je n'eus
point de lettre. Je n'en fus point troublée, mon cœur était plein
d'espérance. Je me fis descendre au pied de la montagne, fis reconduire
les enfants chez eux, et continuai seule ma promenade à pied.

La montagne que je gravissais s'élève à pic, au-dessus du Rhône qui, dans
cet endroit, se divise en trois branches, comme pour mieux arroser la
plaine du Dauphiné, couverte d'habitations et d'une riche culture. Au-delà,
les montagnes du matin s'élèvent insensiblement en amphithéâtre, et si
chargées de villages qu'on les prendrait pour une ville immense coupée de
jardins. Enfin, à l'horizon, les Hautes-Alpes portent jusqu'au ciel leurs
cimes pittoresques, dont les formes bizarres offrent des masses de rose ou
d'albâtre ou d'azur, dont les riches nuances varient à toutes les heures
du jour, suivant le passage d'un nuage ou la direction d'un rayon de
soleil. Pour mieux jouir de cette vue, je fus m'asseoir dans un abri d'où
je découvrais à ma gauche le vieux château de La Voulte avec ses tours,
ses terrasses, et ses murailles crénelées, qui semblent protéger les
tombes chéries qui sont à leur pied. Le soleil se couchait:
_Roche-Colombe_ et _le Roi-René_ qui font partie des Hautes-Alpes, à
l'horizon, étaient chargées de neiges. Sur la chaîne inférieure des
montagnes du matin, tout était d'or, de laque ou de rose, et la lune,
qui semblait sortir des eaux parmi les îles déjà verdoyantes, mêlait ses
blanches clartés aux teintes enflammées du couchant. Ce spectacle était
digne de vos yeux et de vos pinceaux.

Un nuage d'or brillait, isolé, il venait lentement du nord, et me fit
penser à vous. Je le contemplai longtemps, et, lorsqu'il disparut enfin
derrière les montagnes du midi, je ne vous crus point parti pour Naples;
je ne me sentis point délaissée. Tranquille et charmée, je regardais
monter paisiblement la lune dans le ciel et paraître l'une après l'autre
les constellations que j'aime. J'entendis sonner l'office du soir à la
chapelle ducale du château, devenue l'église paroissiale. J'y portai votre
pensée. Que mes prières furent douces!

Cependant, aujourd'hui, quand votre lettre est arrivée, je n'osais plus
l'ouvrir: mais il en est toujours ainsi; et, lorsque j'ai vu que vous
resterez en France et que vous m'aimez, des torrents de larmes se sont
échappés de mes yeux. La joie brisait mon âme: il m'a fallu la répandre
devant Dieu et chercher dans des prières récitées, souvent reprises et
longtemps continuées, l'_apaisement_ dont j'avais besoin.

Votre lettre, ô mon ami! aurait fait de votre Marie une créature heureuse
si elle pouvait l'être quand vous souffrez. Ainsi l'ordre et l'innocence
suffisent dans ce monde au bonheur des hommes ordinaires: et la pratique
des plus hautes vertus laisse malheureuse l'âme noble de mon noble
maître! Mais cette âme est tendre aussi! Dieu ne la voulut pas créer
invulnérable... Puisse-t-il du moins l'avoir rendue accessible aux baumes
de l'amitié! Je n'ose en dire plus: je crains, hélas! d'appuyer une épine
sur une blessure que je ne vois pas.

Mais perdez, mon bon ange, l'idée de la fatalité qui vous poursuit;
reconnaissez au moins, par rapport à moi, que votre influence ne m'a pas
été moins secourable qu'elle ne m'est chère! En effet, que serais-je
devenue, seule au milieu de ce désastre irréparable, dont les suites
atteignent tout ce que j'aime le mieux: que serais-je devenue sans cette
existence intime et passionnée que vous avez créée en moi? Sa puissance a
suffi pour détourner mes yeux d'un avenir menaçant, et je vous fais l'aveu
que je me suis plusieurs fois reproché de sentir mon âme nager dans la
joie, lorsqu'une pénible sollicitude devait la remplir; et maintenant que
vos expressions si douces me peignent un intérêt si tendre et si profond,
de quoi ne serais-je pas consolée? Écoutez, mon ami: le bien suprême, pour
moi, c'est d'être aimée de vous et digne de l'être. Quel que soit le reste
de ma destinée, je l'accepte de plein cœur.

J'osais à peine vous écrire, sur votre demande; j'osais à peine espérer
vos réponses; il me semblait que ces longues effusions de cœur, sans art,
que je vous envoyais, vous étaient presque à charge, surtout pendant cette
crise politique qui agite la France et tient l'Europe en suspens, cette
crise qui est en grande partie votre ouvrage et où vous jouez le principal
rôle; et pourtant, pendant ce temps même, vous m'écrivez des lettres
longues et fréquentes, vous remarquez dans les miennes un retard de deux
jours! Vous me parlez à cœur ouvert, vous me laissez entrer dans la
discussion de vos plus grands intérêts, de vos desseins les plus secrets,
avec une douceur et une bonté d'ange: moi, étrangère, absente,
inconnue!... Ami, sentez-vous au cœur combien je vous aime?

Mais admirez les exigences de votre Marie; je ne veux plus que vous me
nommiez votre _inconnue_, ce mot me glace le sang; il me présente en face
l'idée que j'ai établi ma vie sur un rêve... du moins suivant le train du
monde.

Adieu! Que je serais heureuse si vous me disiez une fois que le bonheur de
Marie a pénétré jusqu'au cœur de son ami!

J'ai la tête dans un sac pour cette malheureuse politique. Imaginez que je
n'y comprends plus rien du tout. J'avais d'abord envie de me désoler de ce
que notre ami n'avait pas été choisi par le roi, mais je vous remets le
tout, ne pouvant m'empêcher de penser que tout va bien, puisque vous
restez.

MARIE.

4 mars.



XVIII

_De M. de Chateaubriand_

Paris, 10 mars 1828.


Eh bien! Marie, êtes-vous contente? voilà notre ami ministre, et vous
serez encore plus satisfaite que j'aie eu le bonheur de contribuer à sa
nomination. Je vis les ministres le samedi, et, le lundi, il était à la
marine. C'est une excellente acquisition pour la France et pour le roi.

Votre promenade solitaire m'a charmé. J'aurais voulu vous aider à
transporter cet arbre et cheminer dans les rudes sentiers de la montagne.
Vous avez pris un nuage pour moi. Vous avez raison; je passerai bientôt,
mais je n'aurai que la courte existence de votre nuage et non sa beauté.

Ne viendrez-vous point, à présent, solliciter quelque chose à Paris? Vous
serez en crédit; vous me trouverez dans mon hôpital; j'en sortirai pour
vous. J'irai importuner les ministres. Tâchez de prendre un peu à
l'ambition: j'en profiterai, et, si ma vue ne détruit pas votre illusion,
nous pourrons nous aimer en nous connaissant, après nous être aimés sans
nous connaître.

Je ne puis vous écrire plus au long aujourd'hui, j'ai mon rhumatisme dans
la tête: car, malgré votre indulgente imagination, vous vous doutez bien
qu'un rhumatisme s'est fourré sous des cheveux gris. Prenez-moi comme je
suis; moi, je vous aime à jamais comme vous êtes.



XIX

_À M. de Chateaubriand_

La Voulte, 16 mars.


C'est avec peine que j'apprends votre indisposition. Je vous remercie de
m'avoir écrit, quoique vous fussiez souffrant. J'ai déjà reçu plusieurs
preuves de votre condescendance et de votre bonté.

Je croyais qu'un ministère serait pour vous une utile distraction. Je le
désirais donc avec une passion qui m'a fait, je crois, éprouver toutes les
anxiétés poignantes qui doivent être le partage des ambitieux: j'en suis
comme épuisée, votre silence à ce sujet a renversé les espérances que je
me plaisais à former.

Je comprends que je vous ai parlé trop librement de ce qui vous concerne.
Je tâcherai de mettre plus de convenance dans notre relation, ou plutôt
dans mes lettres. Il est vrai que j'ai ardemment désiré le pouvoir pour
vous, mais ce désir était généreux, car, s'il avait été réalisé, je
n'aurais pas été à Paris et vous n'auriez plus eu le temps de m'écrire.

J'avais aussi une haute ambition pour moi-même: vous n'y avez pas fait
attention. J'espérais que ma présence pourrait vous apporter une
distraction douce et consolante. De là mon projet, que j'entourais de
raisons plausibles. J'ouvre enfin les yeux sur le peu de réalité de ces
espérances présomptueuses; je ne serais pas un bien pour vous. Je resterai.

Je vous remercie du fond du cœur de vos bontés; pardonnez si je ne les
mets pas à l'épreuve! Ce que je peux désirer est si peu de chose qu'il
n'est pas nécessaire de si puissants ressorts pour mouvoir un poids si
léger. M. de Berbis y suffira de reste, sans que j'aie besoin d'aller
moi-même _solliciter_, c'est-à-dire appliquer incessamment toutes mes
forces et mes attentions à subir de bonne grâce et avec dignité des refus
ou des dégoûts. Je vidai ce calice, il y a quelques années; j'avais alors
le cœur plus libre et l'âme plus ferme qu'à présent: il m'en reste
pourtant le souvenir le plus déplaisant de toute ma vie. Non, je n'irai
point mêler le sentiment le plus tendre et le plus pur à la _lie_ des
sollicitations! Je veux vous regretter en paix et loin de vous. Je n'ai
besoin que d'ombre et de silence.

Adieu, mon cher maître, pensez quelquefois à moi avec un peu d'amitié; ne
m'accusez pas d'ingratitude, je ne suis que trop touchée de votre bonté.

MARIE.

Je ne suis pas surprise que vous ayez puissamment contribué à faire entrer
M. Hyde de Neuville au ministère: je ne vous soupçonne pas de froideur
envers vos amis.



XX

_De M. de Chateaubriand_

Paris, le 21 mars 1828.


Mon amie, pourquoi cette lettre triste et contrainte? Vous aurais-je
blessée sans le vouloir? Avez-vous cru que je vous disais que j'étais
souffrant pour abréger ma lettre? Vous auriez été injuste, je souffrais
beaucoup, et je souffre encore. Mais ne parlons point de mes maux!

Je ne vous engagerai jamais à vous transformer en solliciteuse. J'aimerais
mieux mourir que de demander une faveur, une place, et même un service à
qui que ce soit; je comprends donc très bien votre répugnance. Mais je
n'aime point que vous n'ayez besoin que de M. de Berbis, et il me semble
que, si je vous parlais de venir à Paris, je n'étais pas aussi généreux et
désintéressé que j'en avais l'air. Je meurs d'envie de vous voir: cela
vous fait-il bien de la peine? Je me creuse la tête à deviner ce que j'ai
pu faire qui vous ait donné ce mouvement d'irritation et de peine. Vous
voyez du moins que j'ai déjà tous les symptômes d'une vieille et longue
amitié! Peut-être me suis-je trompé? Peut-être n'avez-vous rien contre
moi? Vous m'avez promis que nous n'aurions jamais d'orages; mais les
habitantes des montagnes peuvent-elles bien tenir cette promesse?

Je ne vous parle point de politique. Nous sommes encore chancelants, mais
nous finirons par marcher. Il est toujours question de moi pour un
ministère. Je ne sais si cela s'arrangera, j'espère que vous ne croyez pas
à la Révolution renaissante et à toute cette fantasmagorie de l'opposition
Villéliste. Il n'y a plus en France de principe révolutionnaire, le peuple
ne remuera pas; l'armée est fidèle, nous jouissons de toute les libertés
raisonnables. Le gouvernement seul pourrait se précipiter; mais, s'il est
sage, de longue années de repos sont assurées à la France.

Elles seront pour vous, ces années, et non pour moi qui m'en vais, et dont
la destinée est d'être troublé jusqu'à ma dernière heure: vivez longtemps,
vivez heureuse et n'oubliez pas votre tout à la fois vieux et nouvel ami!



XXI

_À M. de Chateaubriand_

Hlle, 24 mars 1828.


Mon ami, pour me reposer de la lettre que je vous écrivis le 15 de ce mois,
je suis revenue passer quelques jours au milieu de mon _déblaiement_.
Pour mon hygiène morale, j'ai relu d'un bout à l'autre les mémoires de La
Rochejacquelein, et le numéro du _Conservateur_ dans lequel vous en avez
fait un magnifique résumé. Lorsqu'on fixe son attention sur ces grandes
souffrances, sur ces hautes vertus, on rougit d'accorder tant de
sensibilité aux revers qui n'affligent qu'une famille, aux chagrins qui
n'atteignent qu'un ou deux cœurs... on retrouve alors la force de
reprendre son fardeau, et de bon cœur, suivant la volonté de Dieu. Mais
on ne marche point sans penser: tout mon courage n'a pu suffire à vous
éloigner tout à fait, et, faute de pouvoir m'en défendre, je vous ai mis
de moitié dans mes rêves.

Ce qui n'en pas un, c'est le désir d'avoir un hôpital dans le département
de l'Ardèche. À force de le désirer, nous avons déjà une grande et belle
maison, huit lits, une petite Sainte Vierge, des promesses pour environ
mille francs de rentes, plus deux saintes religieuses habituées, en fait
de charité, à faire de rien toutes choses. Nous avons donc cela, mais rien
de plus. Si vous étiez devenu président des ministres, comme je l'espérais,
nous vous aurions mis dans la balance avec toutes nos ressources, et vous
auriez pesé plus que notre grande maison. Vous nous auriez fait avoir je
ne sais quoi, qui nous aurait fait faire les premiers pas (les seuls
difficiles dans ces sortes d'entreprises), et nous aurait peut-être donné
le droit de faire porter votre nom chéri à notre hospice... Mais, pour
n'être point ministre, vous n'en êtes pas moins _vous_, et qui sait si
vous ne prendrez pas un peu d'intérêt aux projets de votre Marie, comme
vous en prenez à sa vallée?

Pauvre vallée; que je l'aime en pensant que vous y viendrez peut-être! Que
j'aimerais à avoir son _portrait_ écrit par vous! J'ai le plan d'un petit
appartement que je voulais faire faire pour moi, et qu'à présent je vous
destine avec délices. Deux croisées au midi, la cheminée entre deux.
En face du lit, une croisée au levant. Un cabinet de toilette, aussi
au levant. Un cabinet d'étude au couchant... La vue de la vallée de
Beauchastel, le bassin du Rhône et les Alpes en bordure. Et pourquoi ne
pourriez-vous de temps en temps y revenir comme dans une propriété
favorite, pour jouir de la campagne et de la solitude, près d'un cœur
ami, dans un climat béni, sous un ciel de bonheur? Les combinaisons de la
politique ne sont pour rien dans ce doux rêve. Il est pour moi comme votre
_royaume de Grèce_ était pour vous autrefois: moins chimérique, pourtant,
si vous m'aimez un jour autant que je vous aime à présent. Alors donc,
pourquoi ne viendriez-vous pas goûter la paix de cette riante retraite que
votre pensée m'embellit depuis si longtemps? Vous visiteriez aussi votre
hospice: vous y verriez, dans les yeux reconnaissants de vos humbles
amies, de vos malades, des vieux prêtres auxquels nous destinons aussi un
asile, tout le bonheur que votre présence chérie leur apporterait. Je
crois à présent plus que jamais qu'à force de désirer les choses, elles
arrivent... Quoique ce soit aujourd'hui le dixième jour et que je n'aie
rien, je n'ai pas d'inquiétude. Je ne suis ni triste ni abattue, ce qui me
persuade que vous n'êtes pas souffrant.

Le jour est trop court pour cueillir de la violette, et voici une lettre
qui m'en coûte _haut comme cela_. Il est six heures du soir, et je suis
descendue au jardin à onze heures. J'ai dîné dans une petite cabane sur
le ruisseau, c'est de là que je vous écris. Le temps est charmant, tout
pousse, l'air est doux et embaumé, on sent le printemps encore plus qu'on
ne le voit. Les merles et les pinsons chantent dans les cimes des grands
arbres, mais les rossignols chuchotent et tracassent déjà dans les
chèvrefeuilles et les lilas, pour commencer leur ménage. J'ai passé la
journée auprès des jardiniers, faisant semer de pleins paniers de graines
de fleurs, et planter des fagots de rosiers, de bégonias, et d'autres
bonnes choses. Pourquoi n'avez-vous pas dîné dans ma cabane avec moi? Vous
auriez été heureux comme moi. Je voudrais vous envoyer le _soleil de ma
Savane_, les parfums de l'air, mes eaux si riantes et si vives, et tout
cet enchantement si bon à partager avec ce qu'on chérit.

_Du 25_.--Je viens d'assister à l'installation des deux religieuses
trinitaires dans notre _hospice_. En entrant dans l'allée droite qui
précède la maison, j'ai frissonné de la pensée que mon exil s'achèverait
là. J'ai senti que je vous suivrais sans que vous me vissiez. J'ai vu
toute ma destinée, mes yeux ne s'en sont pas détournés. _Notre vie et
notre cœur sont entre les mains de Dieu, laissons-le disposer de l'un et
de l'autre!_

_Du 26_.--Ami trop aimé, je reçois votre lettre, elle m'accable. Je sens
que je pourrai mourir de votre tristesse, si je ne puis l'adoucir. Que
ferai-je, je suis déjà lasse! Pardonnez le trouble de votre pauvre Marie,
c'est un faible roseau! Je ne puis répondre aujourd'hui à cette lettre
cruelle et douce: mais, au milieu de cet _orage_ de larmes que je n'ai pu
conjurer, je vous répète vos paroles: vivez longtemps, vivez heureux, et
n'oubliez pas votre dernière sœur!

MARIE.



XXII

_À M. de Chateaubriand_

La Voulte, 29 mars 1828.


Non, mon maître chéri, non, point d'orages, mais une tendresse qui
durera plus que ma vie! Je serais bien injuste si je vous envoyais des
impressions pénibles, à vous qui êtes si bon et si aimable pour moi, à
vous qui, sans m'avoir jamais vue, me donnez le saint nom d'amie; qui
plaignez mes chagrins; qui voulez rendre mon sort plus doux; qui, malgré
l'accablement d'affaires et de travaux où vous êtes, m'écrivez exactement,
même quand vous souffrez. Mais comment pouvez-vous supposer que je doute
de ce que vous me dites? Ami, c'est impossible: je ne puis douter de vous
_en rien_. Non, point d'orages, mais quelques larmes, peut-être quelques
regrets; la nature de notre relation le comporte, au moins quant à moi.
D'ailleurs, c'est une femme qui vous aime, et non pas un ange.

Puisque vous voulez savoir ce que j'avais, je vais vous le dire. Vous me
supposiez dans une joie parfaite, et vous ne m'annonciez pourtant qu'une
nomination... J'étais peinée que vous n'eussiez pas mieux lu dans mon
cœur. Mais tout savant que vous êtes, vous ne savez pas lire de si
loin... J'avais aussi le cœur bien serré de ce que votre tristesse ne
s'adoucissait jamais dans les moments où vous m'écriviez. Enfin, je
voulais être quelque chose pour vous, c'est-à-dire que je voulais
l'impossible; je le reconnais, n'en parlons plus; mais ne me jugez pas mal
pour cela; si vous connaissiez ma vie, vous comprendriez mon caractère et
surtout mes sentiments. Vous verriez bien qu'il n'est pas possible que je
vive, que je pense, et que j'aime comme ceux qui n'ont pas souffert, ou
qui du moins ont souffert librement.

Il faut, mon aimable ami, que vous me permettiez de vous confier la peine
qui me fait souffrir. Jusqu'à présent, j'avais attribué les réflexions
tristes qui se trouvent dans toutes vos lettres à des chagrins que je
couvrais du voile de mes larmes, sans chercher à les pénétrer. Mais votre
lettre d'avant-hier a jeté dans mon esprit un doute si insupportable, que
le désir d'en sortir surmonte jusqu'à mon respect pour votre volonté, et
jusqu'à la crainte de vous attrister en sortant des limites où je dois
sans doute rester. Il m'est venu dans l'esprit que c'était peut-être une
altération grave dans votre santé qui faisait naître ces sombres pensées
dont je suis alarmée? Si cela est, ne me laissez pas loin de vous!
Appelez-moi, je viendrai. Vous le savez, le regard de l'affection est bon
pour tous les maux.

MARIE.



XXIII

_De M. de Chateaubriand_

Paris, vendredi saint, matin. (4 avril 1828.)


J'ai reçu vos deux lettres. Je suis désolé de vous avoir fait la moindre
peine. J'étais touché de votre tristesse, et je craignais d'y avoir donné
lieu par quelque bévue, voilà tout. Rassurez-vous; ma santé est bonne, je
n'ai que des années; maladie incurable, mais avec laquelle on se traîne
quelquefois trop longtemps. Je suis las de la vie. Je l'étais dès ma
jeunesse: c'est un travers d'esprit, ou de cœur, dont je n'ai jamais pu
me corriger. Je m'y suis accoutumé et, toujours rongé d'un ennui secret,
j'avance vers le terme qui m'a toujours semblé si loin qu'on ne peut
l'atteindre. Toute votre grâce, toute votre amitié ne changeront pas en
moi cette disposition intérieure, mais l'adouciront.

Il paraît que vous prenez à la politique plus vivement que moi. Je n'ai
jamais eu de bouffées d'ambition que par amour-propre blessé. N'allez donc
pas vous affliger de ce qui n'est rien du tout dans ma vie; ma passion est
la solitude, et cette passion s'accroît naturellement, à mesure que l'on
devient moins propre au monde: heureuse passion qui s'enrichit de tout ce
qu'on perd.

Vous me donnez appétit de votre retraite. Si rien ne se dérange dans ma
destinée et dans mes projets, je pourrai vous voir cet automne en revenant
des eaux des Pyrénées: mais je n'ose trop me plonger dans ce rêve, de peur
d'être encore trompé.

Savez-vous que je vous gronderai pour votre hospice? Je sais ce que cela
coûte. J'y ai mis tous les travaux et toutes les sueurs de ma vie.
_L'Infirmerie_ est fondée, prospère, mais c'est aux dépens de ma santé et
de mon aisance. Sans elle, je serais aujourd'hui indépendant et à mon
aise: et je n'ai rien, à la fin de mes jours, et je suis obligé, pour
vivre, d'être aux gages d'un libraire! Prenez bien garde à cela, et
arrêtez-vous à propos! Vous voyez que je vous aime au point de me mêler de
vos affaires, et pourtant je vous proteste que je n'aime point du tout les
affaires.

Mille tendres hommages à Marie.



XXIV

_À M. de Chateaubriand_


Je vous remercie, mon cher maître, de m'avoir tirée d'une inquiétude bien
pénible. Mes propres réflexions m'avaient déjà allégée d'une partie.

Pendant que je croyais votre existence heureuse et votre santé menacée,
vous étiez bien portant, grâces au ciel! mais en proie à un funeste
mécompte, et livré à des circonstances dont je ne puis soutenir la pensée.
C'est l'inévitable effet de l'absence que les espérances, les craintes,
les suppositions, les projets, portent toujours à faux. Pour les âmes
tendres, l'absence est comme un néant tourmenté.

Je regrette que vous ne puissiez venir à H., en allant aux eaux plutôt
qu'en en revenant. Il y a bien loin, d'ici au mois de septembre, et je ne
sais où l'orage de l'automne dernier m'aura poussée dans ce temps-là.

Il faut que je vous dise ce qui m'est arrivé et
comment, sans le savoir, vous avez peut-être
décidé de mon sort.

M. de V. émigré non indemnisé et rangé dans toutes les plus fâcheuses
_catégories_, s'est réfugié dans une inspection des douanes à Toulouse.
Toute son ambition se borna à avoir son changement à Lyon, pour être plus
près de nous. Il m'écrivit, il y a quelques jours, pour m'avertir que
l'inspection de Lyon était vacante et m'engager à partir sur-le-champ,
s'il m'était possible, pour aller la demander à M. Roy[22]. Il m'observait
que c'était la seule qu'il désirât et qui lui convînt, qu'elle était
vacante pour la première et probablement pour la dernière fois, et que,
dans cette circonstance décisive, il ne fallait rien négliger. Je compris
d'autant mieux ces raisons qu'elles étaient fortifiées pour moi par
l'événement du 12 novembre, dont j'ai laissé ignorer à M. de V. les plus
fâcheuses suites. Mais je me sentis si intimidée de notre singulière
relation, que je ne pus me résoudre à partir pour l'endroit où vous êtes,
et j'aimai mieux tout abandonner au hasard. À présent, je crains d'avoir
manqué à ce que je dois à M. de V. en négligeant l'occasion de le sortir
d'un abîme; mais je n'ai pas su mieux faire... Si l'influence que vous
exercez autour de vous est proportionnée à ceci, vous êtes un puissant
enchanteur; mais c'est ce dont je n'ai jamais douté...

[Note 22: Le comte Roy était redevenu ministre des finances, dans le
nouveau cabinet.]

Depuis que j'ai reçu votre lettre, tout est peine dans mon cœur, et
confusion dans mon esprit. Mais je ne veux plus vous parler des
impressions d'une personne qui ne vous est, qui ne vous sera jamais rien.
Si ces impressions étaient douces et heureuses, alors seulement je
regretterais le pouvoir de vous les faire partager.

Adieu, mon cher maître, je voudrais bien que mes vœux fussent exaucés;
s'ils l'étaient, vous seriez si parfaitement heureux dans ce monde que
vous perdriez le désir de le quitter.

MARIE.



XXV

_De M. de Chateaubriand_

Paris, 18 avril 1828.


Votre frayeur de me voir me toucherait au fond de l'âme, si elle ne me
faisait rire en me forçant de me regarder. Quelle peur puis-je inspirer à
une femme? Je ne fais pas de mes années et de mes cheveux blancs un roman
et un texte de sagesse; la chose est bien réelle, je ne m'en plains ni ne
m'en vante. Venez donc, et vous me verrez à vos pieds sans être troublée!
Ma vie est si incertaine que, toujours faisant des projets, je ne sais si
jamais je les réaliserai. Aller aux eaux, c'est ma passion. Mais irai-je?
et, si j'y vais, pourrai-je aller vous chercher dans vos montagnes, en
allant ou en revenant? Un mois encore pourra éclaircir mon avenir. Dans
tous les cas, je ne puis rester comme je suis, et il faudra qu'en peu de
temps j'en vienne à quelque parti.

J'ai senti un vif regret en lisant votre lettre. Croiriez-vous que, sous
ce ministère qui suit pas à pas la route que j'ai indiquée, et parmi
lequel j'ai placé de ma propre main un ami[23], croiriez-vous que je n'ai
pas plus de crédit que je n'en avais sous l'ancien ministère, dont la
chute est en grande partie mon ouvrage? Je voudrais vous servir que je ne
le pourrais pas! jugez-en! J'avais à Bordeaux un parent chargé d'une
recette particulière; il est accouru à Paris, croyant que j'allais
disposer de tout, et jouir de la plus haute faveur. Il m'a fait faire une
démarche auprès du ministre des finances, et je n'ai rien obtenu, et je
n'obtiendrai rien. Voyez pourtant si vous voulez m'employer pour M. de V.!
Je suis à vos ordres. Mais si vous veniez? quel bonheur pour moi!

[Note 23: Hyde de Neuville, nommé ministre de la marine sur la désignation
de Chateaubriand.]



XXVI

_À M. de Chateaubriand_

Hlle, 25 avril 1828.


Vous avez enfin parlé, dans cette préface du XXVIIIe tome[24]! J'ai besoin
de vous en remercier. Tout ce qu'il y a de conviction dans mon estime,
d'involontaire tendresse dans mon attachement, et d'orgueil dans mon choix,
se trouve consolé par ces lignes: elles allègent mon cœur; elles me
contentent, car je sens que, si je savais dire, c'est tout cela que
j'aurais dit. Mais pour qui le roi garde-t-il cette présidence? Est-ce
pour un plus habile? pour un plus digne? ou pour un plus fidèle? tout cela
ne peut être que ténèbres pour moi; mais je partage bien, de toute mon âme,
vos chagrins, que je respecte et dont je n'ose vous entretenir; ils font
mon étonnement, comme ils causent ma peine. Je comprends que vous êtes
dans une crise importante. Je me résigne à tout, pourvu qu'elle se termine
heureusement pour vous. Je prie Dieu de vous éclairer et de vous garantir
de toute démarche dont vous puissiez vous repentir dans d'autres temps.

[Note 24: Des œuvres complètes.]

Voilà, mon cher maître, la seconde fois que vous m'offrez vos soins pour
arranger mon sort. Les circonstances incompréhensibles dans lesquelles
vous vous trouvez augmentent tellement le prix de cette offre que je la
tiens d'une bonté parfaite. Recevez l'assurance de ma gratitude, mais
souffrez avec amitié que je vous dise sincèrement ce que je pense à ce
sujet! J'ai trouvé dans votre correspondance de l'urbanité, de la
franchise, et de la bienveillance, mais rien de plus. Si j'étais aimée de
vous, je crois que j'aimerais à vous devoir moi-même jusqu'à l'air que je
respire; mais, dans l'état de notre relation, vous n'avez pas encore gagné
le droit de me rendre service. Vous seriez sur le trône, que je ne vous
répondrais pas autrement.

Quand je croyais que ma présence vous serait douce dans un moment de
chagrin, ou que votre santé était menacée, je partais sans crainte; mais,
pour des affaires ou pour mon plaisir, je ne puis m'y résoudre... Vous me
grondez un peu rudement d'avoir eu peur de vous voir, et en cela vous êtes
injuste, ou insensible pour moi; il fallait au contraire m'approuver et
m'encourager. Croyez-vous donc que, si le courage m'a manqué pour partir,
les larmes m'aient manqué pour rester? Vous oubliez qu'il y a onze ans
que je vous fuis, même en pensée, et que voici la troisième fois que je
repousse l'occasion prochaine de vous voir. À présent plus que jamais,
je crains qu'en me connaissant vous ne m'aimiez pas assez, et qu'en vous
connaissant je ne puisse plus vous quitter. Voilà tout, comme vous dites,
et vous auriez trente ans de plus qu'il en serait de même.

À ces craintes trop bien fondées, il se joint une timidité que vous avez
fort augmentée vous-même, par la supposition répétée que _votre vue
détruirait mon illusion_... J'en fus blessée dès le commencement, je m'en
défendis vivement; je vous expliquai que non seulement l'âge et
l'extérieur de mes amis m'étaient indifférents, mais encore que je pouvais
aimer avec attrait des personnes dépourvues de toute espèce de charme,
et pour lesquelles je n'avais que de l'estime et de la reconnaissance.
Vous ne fûtes pas convaincu. Je m'attribuai la première faute de cette
injustice, et ne m'y soumis qu'à regret. La timidité me resta. Sans elle,
nous nous serions vus depuis longtemps, et maintenant qui sait si nous
nous verrons jamais! Mais le malentendu que vous avez fait vient de ce que
vous n'avez aucune notion de mon caractère, et il n'est pas étonnant qu'il
y ait quelque embarras dans l'intimité de deux personnes qui ne se sont
jamais vues. Vous me croyez peut-être romanesque et exaltée? Il n'en est
rien. Je ne suis qu'aimante et craintive. Depuis ma naissance, le malheur
est mon maître et la crainte ma compagne. J'ai été forcée de me replier
dans une vie toute intérieure. Habituée à voir les choses mal tourner pour
moi, j'ai fini par y être moins attentive: de là vient que je suis plus
affligée d'une marque d'indifférence que d'un revers de fortune, et que je
suis plus touchée d'une parole de tendresse que d'un service.

Par suite de cette manière d'être, le ton de vos deux dernières lettres
(malgré l'offre qu'elles contenaient) m'a fait naître une crainte.
Peut-être la sympathie qui m'attire vers vous n'est-elle pas réciproque,
peut-être ne m'écrivez-vous que par pure condescendance? Si rien de ce que
je vous ai écrit n'est allé jusqu'à vous, si mon affection lointaine n'est
qu'une charge de plus pour un cœur lassé qui se détourne de tout, vous
devez en conscience m'en avertir.

Je vous aimais pour vous et non pour moi; je ne songeais qu'à vous offrir
l'hommage d'un sentiment capable d'adoucir votre âme offensée. Ce
sentiment, croyez-moi, est bien indépendant de l'âge et de la figure, et
même des circonstances de la vie extérieure. C'est de l'enthousiasme;
c'est un attachement électif; je m'y suis acheminée par l'admiration, par
la pitié, par la tristesse; il s'est formé dès mon enfance et me survivra.
Vous m'affligez en le confondant avec l'exaltation du caprice et de
la vanité. L'un et l'autre me sont étrangers; mais vous vivez dans le
tourbillon des plus grandes affaires de ce monde. Quelque supérieur
que vous soyez, vous n'avez pas le temps de comprendre, de si loin,
l'affection d'un être doux et dévoué qui, dans une retraite écartée, suit
vos chagrins et use sa vie dans le vain désir de vous honorer et de vous
servir. Dieu seul, dans sa gloire, entend une fleur s'ouvrir et distingue
le dernier souffle de l'oiseau du ciel, mourant sous le feuillage.



XXVII

_De M. de Chateaubriand_

Paris, le 1er mai 1828.


Le résultat de votre lettre est que vous viendriez à Paris si je vous
aimais. Eh! bien, si je vous aime, vous viendrez donc à Paris? Mais
comment vous persuader que je vous aime, vous que je n'ai jamais vue?
Un esprit aussi facile à se tourmenter que me semble être le vôtre ne
s'arrangera pas de toutes mes protestations. Vous chercheriez dans les
phrases, dans les mots de ma lettre, la preuve que je n'ai pour vous que
de la politesse, de la bienveillance commune; que mes sentiments ne sont
que cette galanterie dont on se fait un devoir envers toutes les femmes.
Mais, en vérité, convenez que, pour une simple politesse, elle serait
assez longue! Prendre tant de plaisir à vous écrire si souvent passe un
peu le savoir-vivre; et, si un grand attrait ne m'entraînait vers vous,
moi qui ai toujours eu en horreur les lettres, ma correspondance avec
vous deviendrait bien inexplicable. Allons, ne vous creusez pas la tête;
reconnaissez la vérité; et convenez que, si vous ne venez pas à Paris, ce
n'est pas à cause de mon indifférence pour Marie!

Je veux vous détromper encore sur un autre point. Vous me paraissez croire
que j'attache un grand intérêt à la politique, que je suis tourmenté sous
ce rapport, que j'ai de grands soucis d'ambition: c'est une complète
erreur. Je suis profondément indifférent à ce qu'on appelle la politique.
C'est là, même, mon véritable défaut comme homme public, et ce qui
m'empêche de parvenir. Je désire sans doute sortir de la position pénible
où je suis, encore plus pour Mme de Chateaubriand que pour moi; mais ce
désir ne s'étend pas au-delà d'une aisance honorable qui me permette de me
reposer sur mes vieux jours, et ne m'oblige plus d'être aux gages d'un
libraire. Vous voyez combien vous êtes, en tout, loin de la vérité;
j'aime Marie et ne désire qu'une vie retirée, exempte des inquiétudes du
lendemain.

Vous voilà bien grondée! Humiliez-vous et demandez pardon à «_votre
maître_»!



XXVIII

_À M. de Chateaubriand_

H., le 10 mai 1828.


Vous m'écrivez que vous m'aimez et ne souhaitez qu'une vie retirée et
tranquille. Ce peu de mots contient nos vœux et nos espérances à tous
deux; puissent les unes et les autres n'être pas trompés!--Ce n'est pas à
moi, «mon cher maître», que vous avez besoin d'expliquer que vous n'avez
pas d'ambition, c'est-à-dire une ardeur aveugle pour les richesses et
le pouvoir. Je le sais depuis que j'admire votre conduite. Mais je
n'apprendrais pas sans regret que la noble émulation des grandes âmes fût
sortie de la vôtre. Quoi qu'il en soit, c'est moi qui, par moments, ai de
l'ambition pour vous. En dépit de ma raison, je vous désire tous les
triomphes. Mon amitié voudrait que vous eussiez tous les moyens de
retrouver ce que, dans toute la terre, vous avez trop généreusement
sacrifié; mais je ne sais où ces moyens peuvent exister pour vous, qui
vous obérez dans les ambassades, qui sortez pauvre des ministères, et vous
ruinez dans la retraite. Je voyais un grand succès dans cette place de
gouverneur[25]; il me semblait qu'avec le génie de Fénelon et le caractère
de Tancrède vous pouviez élever le duc de Bordeaux à son rang. J'ai donc
souffert de ce que vous ne l'ayez pas eue. À présent je m'en félicite.
Quelle chaîne! pour vous surtout!

[Note 25: On avait parlé de nommer Chateaubriand gouverneur du duc de
Bordeaux.]

Cependant, vous m'écrivez que vous ne pouvez rester comme vous êtes: que
votre sort va se décider. Alors mes craintes de l'ambassade recommencent.
Je la redoute comme si je vous voyais tous les jours et jouissais de votre
amitié. Mes vœux recommencent aussi, car je désire avant tout que vos
affaires s'arrangent sans que vos goûts soient contrariés.--Si j'étais
roi de France, je mettrais ma gloire à vous nommer mon ami, et je vous
formerais un modeste apanage.

Les regrets que je vous exprimais vaguement, de peur d'appuyer sur vos
peines, ne portaient pas sur l'ambition. Je ne puis avoir oublié que vous
seriez ambassadeur ou ministre depuis quatre mois si vous l'aviez voulu,
ou plutôt que vous l'auriez toujours été depuis bien des années si
la morale des intérêts eût été à votre usage. Je ne pensais qu'à vos
affaires, qui vous tourmentent; à quelques-unes de vos relations, dont
vous paraissez mécontent; et à vos dispositions intérieures, dont je
m'occupe peut-être trop, parce que, si vous n'avez pas assez de temps pour
penser à moi, j'en ai trop pour penser à vous.

Dans mon ancien système d'éloignement de vous, je ne lisais pas vos
ouvrages. Je les réservais d'ailleurs pour me servir un jour de
consolation. Je ne connais aucun de ceux que vous avez publiés depuis
quelques années. Je ne connais pas davantage la société de Paris, où
j'aurais tant entendu parler de vous. Il résulte de tout cela que j'ignore
de vous une foule de choses que tout le monde sait. Si vous vouliez être
véritablement aimable et bon pour moi, vous abandonneriez vos réserves de
bon goût, qui ne sont avec moi que des ingratitudes, et vous me parleriez
beaucoup de vous.

Vous m'écriviez, il y a quelques mois: «Je voudrais connaître votre vie
depuis votre berceau jusqu'au commencement de notre correspondance.»
Ce désir était amical; je devais y accéder. Mais la répugnance que
j'éprouvais à vous occuper de moi seule pendant trois ou quatre pages, et
à m'en souvenir moi-même si longtemps, me fit éloigner l'accomplissement
de cette tâche. Cette omission a tourné contre moi. Je sens aujourd'hui le
besoin d'empêcher à l'avenir tout malentendu entre nous en vous montrant
votre amie inconnue. Au premier moment, je vous écrirai les principales
circonstances de ma destinée. Le mal que me fera cette démarche sera
compensé par le plaisir de vous donner une preuve de confiance parfaite.
Quand vous recevrez cette feuille, réservez-la pour la lire dans un moment
de repos d'esprit!

Mais n'attendez pas, pour m'écrire, que vous l'ayez reçue, car mon dessein
peut encore changer!

Je suis enfin revenue dans ma solitude riante et chérie. Il me semble que
je vous y ai retrouvé comme après une absence. Il y a des places qui me
rappellent vos lettres, les miennes, et jusqu'à des pensées qui m'ont
occupée... Ces lieux alors étaient attristés par l'hiver, désolés par
l'orage; je m'y plaisais pourtant! Aujourd'hui je les retrouve embellis de
tout le triomphe, de toutes les délices du printemps, et j'y suis moins
bien! il y a trop de roses, de rossignols, de parfums, de fraîcheur et de
paix pour moi toute seule; je voudrais de tout mon cœur pouvoir vous
donner ma place ici et aller prendre la vôtre, le travail, les ennuis, les
affaires qui vous obsèdent: mais que sont les vœux du cœur? et l'amitié
lointaine, qu'est-elle?

Quand je vous écris, c'est presque toujours immédiatement après avoir reçu
vos lettres. Ordinairement pendant la nuit, toujours d'abondance de cœur
et sans réflexions. (Si j'en faisais, il est probable que nous ne serions
pas en correspondance.) Mais il est remarquable que j'aie commencé et
soutenu une correspondance avec le plus grand écrivain de son siècle et de
bien d'autres siècles, sans éprouver le moindre embarras. La vérité est
que je ne pense pas plus à bien écrire quand je vous écris que je ne pense
à bien parler quand je fais mes prières. Si vous avez révélation du ciel,
vous savez qu'on y aime ainsi! Ne me laissez pas dans l'anxiété sur
votre position! Je ne sais plus rien de M. Hyde de Neuville depuis le
rétablissement de sa femme, qu'il m'écrivit. Il est juste qu'il ait du
temps pour aller vous voir et qu'il n'en ait pas pour m'écrire; dites m'en
quelque chose!... Mon ignorance se trompe-t-elle en croyant voir que sa
position politique est difficile, séparé de vous?



XXIX

_À M. de Chateaubriand_

H., le 18 mai.

HOMMAGE À L'ÉLU DE MON CŒUR


À l'âge de dix-huit ans, mon père se maria contre son gré pour complaire à
sa mère. Il aimait avant son mariage une jeune personne, digne de tous les
vœux et de tous les hommages. On l'en sépara parce qu'elle était pauvre.
De son côté, ma mère ne s'était mariée que par dépit; ils ne furent pas
heureux ensemble.

Ils n'eurent jamais d'autre enfant que moi. Dès ma naissance, je devins la
consolation de mon père et l'objet du déplaisir de ma mère. Je restai chez
ma nourrice jusqu'à l'âge de cinq ans. J'en revins faible et délicate,
parce que j'y avais souffert. Mon père, peu de temps après son mariage,
était tombé dans une maladie de langueur qui l'avait empêché de veiller
sur moi. Il se rétablit enfin. Il avait repris à la vie et retrouvé son
amie.

Il faut que je vous parle d'elle, parce qu'elle a eu une grande influence
sur mon sort. L'enfant de celui qu'elle aimait devint son trésor.
Sa tendre pitié me donna l'existence une seconde fois; elle m'aimait
chèrement et ne pouvait me quitter. Elle employait tous les moyens pour me
retenir auprès d'elle; elle me prodiguait tous les soins, tous les dons,
toutes les caresses. J'apprenais d'elle à prier Dieu, à chérir mon père,
et à aimer les pauvres. Quelquefois elle me dérobait à ma mère; d'autres
fois, ne pouvant m'obtenir, elle allait m'attendre dans le bois de pins,
au bord de la rivière, et mon père me conduisait à elle. Nous la trouvions
qui nous attendait, les larmes aux yeux et le sourire sur la bouche. Il me
plaçait dans ses bras et s'asseyait auprès d'elle. Sans comprendre leurs
discours, je sentais qu'ils se plaignaient, et tâchais de les consoler par
des paroles enfantines qui les faisaient sourire quelquefois, et plus
souvent redoublaient leur tristesse. Ils ne sortaient guère de leur vallée,
s'aimaient uniquement, vivaient de larmes, et se quittaient peu. Leur
amour n'eut d'autre terme que celui de leur vie; et, maintenant qu'ils
reposent l'un et l'autre dans le tombeau, leur pauvre délaissée porte
rivée à son cou la même chaîne qui les a liés autrefois, et les aime
encore l'un pour l'autre. J'étais incessamment couverte de leurs caresses,
et baignée de leurs larmes. C'est ainsi que, dès mon bas âge, mon cœur fut
empreint de tendresse et de mélancolie.

D'un autre côté, mon enfance fut très malheureuse. Le désespoir ne m'était
pas étranger. Une aimable sainte, ma grand'mère maternelle, me donna une
dévotion exaltée qui me sauva; plusieurs fois, en faisant mes prières du
soir, je demandai à mon ange gardien de me transporter durant mon sommeil
dans les déserts de la Thébaïde. L'histoire de saint Alexis me touchait
beaucoup[26]. Une fois, à l'âge de sept ans, je demeurai deux jours et une
nuit cachée dans un endroit d'où j'espérais voir passer ma mère chaque
jour sans qu'elle me revît jamais.

[Note 26: On pourra lire dans la _Légende Dorée_, à la date du 17 juillet,
la romanesque légende de Saint Alexis.]

Ces premiers temps ont laissé dans mon âme des traces ineffaçables; la
suite de ma vie les a gravées encore plus profondément.

Mon père, mon appui, mon ami, me fut enlevé lorsqu'il était encore dans
la force de sa jeunesse. Frappé à mort, sa vie demeura suspendue jusqu'à
ce qu'il fût près de moi; et lorsque sa tête fut appuyée sur mon sein,
lorsque son regard eut retrouvé mon regard, il expira. J'abaissai ses
paupières pour toujours. Il en fut de lui comme de votre père; un sourire
plein de noblesse et de douceur vint aussi embellir ses traits; on voyait
qu'il jouissait du repos de la mort, et de la vue de son Dieu. Lorsqu'il
me le fallut quitter, je n'avais ni paroles, ni larmes, ni pensée;
il ne me resta qu'un baiser. J'appuyai longtemps mes lèvres froides et
tremblantes sur sa poitrine froide, plus froide que je ne puis le dire!
mais le contact de la mort a peut-être quelque chose de funeste pour les
vivants! L'impression de ce baiser demeura pendant des années comme un
sceau de glace sur mes lèvres et sur mon cœur, et m'ôta presque la raison.

Cependant, j'exécutai religieusement les désirs secrets de mon père en
partageant son héritage avec sa malheureuse amie (mon digne mari
m'approuva), mais elle ne demeura pas longtemps après lui. De ma main
incertaine, je fermai aussi ses yeux... je ne puis me rappeler ce
temps.

Des arrangements de fortune et d'autres motifs avaient déterminé ma mère à
me marier à l'âge de treize ans avec un de ses parents, qui avait, dans
mon intérêt, donné son consentement. Je subis alors le sort de la comtesse
de Ganges[27]; vous n'avez peut-être jamais entendu parler d'elle, mais ses
infortunes sont connues de tout le monde, dans le Languedoc. La mienne fut
ignorée du public.

[Note 27: Marie-Elisabeth de Rossan, née à Avignon en 1637, avait été
mariée d'abord au marquis de Castellane. Devenue veuve en 1656, elle avait
épousé en secondes noces, deux ans après, le marquis de Ganges. Les deux
frères de son mari s'étaient épris d'elle, et, comme elle refusait de
se livrer à eux, ils avaient tenté de l'empoisonner. En 1667, ces deux
hommes, d'accord cette fois avec leur frère le marquis,--désireux
d'hériter des biens de sa femme,--assaillirent celle-ci, la forcèrent à
avaler de l'arsenic, la poursuivirent à travers tout le bourg de Ganges,
et lui déchirèrent le corps à coups de couteaux. Elle survécut à ses
blessures, mais mourut des suites de l'empoisonnement, le 5 juin 1667,
après dix-neuf jours de souffrances. En se comparant à la marquise de
Ganges, Mme de V. voulait, sans doute, simplement faire entendre qu'elle
avait été mal mariée: mais on ne peut pas s'étonner qu'une telle
comparaison ait, comme l'on va voir, vivement excité la curiosité de
Chateaubriand.]

L'excellent M. de V. eut tous les malheurs, je les partageai dans toute la
sensibilité de mon cœur. Son estime et son amitié sont mes uniques biens.
Mais ses chagrins ont affaibli son âme. Le spleen et ses conséquences les
plus funestes le menacent incessamment, et moi, avec un caractère craintif
et irrésolu, il me faut en secret soutenir et conduire celui qui devrait
être mon guide et mon appui... Quoique je le chérisse et l'estime
parfaitement, la confiance m'est interdite avec lui. Je dois lui cacher
soigneusement la force des atteintes que j'ai reçues moi-même; je cultive
la gaieté naturelle et la douceur de mon humeur avec les mêmes soins
qu'une autre femme pourrait donner à ses grâces et à sa parure. Ces soins
me sont doux à remplir; mais le poids des affaires, pour lesquelles ma
répugnance est extrême, est aussi tombé sur moi.

Une circonstance funeste m'a longtemps privée du seul fils que Dieu m'ait
donné. Mais il vit et il me sera rendu. La santé de ma mère s'altéra, il y
a plusieurs années; il me fallut alors m'arracher à mes regrets et à M. de
V. pour demeurer auprès d'elle... Dieu a béni mes soins. Elle est enfin
rétablie, et je puis maintenant goûter la solitude et le silence, derniers
biens qui me restent.

Cependant, mes chagrins n'ont jamais éclaté au dehors; il n'ont soulevé
contre ceux qui les ont causés la censure de personne: eux-mêmes en
ignorent peut-être une partie. Je n'ai rompu ni desserré aucune de mes
relations naturelles, je suis demeurée étroitement attachée à ce qui me
faisait mal, parce que l'honneur vaut mieux que la vie. M'abandonnant au
destin contraire, j'ai vécu d'une vie tout intérieure, séparée par la mort
de tout ce que j'ai aimé, privée par l'absence de tout ce que j'aime.
D'autres malheurs se sont succédé et... j'ai eu des ailes comme celles de
la colombe. J'ai volé et j'ai trouvé le lieu de mon repos! Le sort
inévitable m'a réfugiée dans votre sein: rien ne peut plus m'en éloigner
que vous-même, et vous ne m'en éloignerez pas!

Pour vous seul au monde, je pouvais rassembler ces terribles souvenirs qui
dorment habituellement au fond de mon cœur. Que maintenant ils reposent
dans le vôtre, et que ce dépôt, sacré pour moi, le soit aussi pour mon
ami! Cependant, ne concluez pas de ce sombre tableau que je suis tout à
fait malheureuse! Non, cette funeste destinée n'a détruit dans mon âme ni
la confiance ni l'espoir. Même avant de vous écrire, il y avait dans ma
vie un grand nombre d'heures pleines de douceur, et des moments de joie
sans cause qui me sont peut-être doubles en compensation. J'ai d'ailleurs
embrassé la résignation comme une véritable amie; je puis souffrir
paisiblement sans attrister personne. Je ne connais pas le ressentiment,
tout calcul m'est impossible, et, si j'ai de la fierté comme femme, Dieu
m'a fait la grâce de me laisser douce et humble de cœur. Mes goûts sont
simples, et je prends volontiers tous les petits bonheurs dont la vie est
comme semée à chaque pas. Voilà toute l'amie que Dieu envoya à celui
auquel les dons les plus parfaits n'ont pu faire aimer la vie!



XXX

_De M. de Chateaubriand_

Paris, 28 mai 1828.


J'ai lu et relu votre terrible et touchante histoire. Mais votre comtesse
de Ganges est-elle la marquise de Ganges? Je n'ose le croire. Non, cela
n'est pas possible! Et ce fils dont vous me parlez tout à coup, pourquoi
a-t-il disparu, pourquoi revient-il? Vous m'en dites trop ou trop peu. Et
quand reçois-je ces confidences? à l'instant où ma vie change encore une
fois, où ma bizarre destinée me rappelle encore sur la scène du monde et
me pousse hors de ma patrie. Ne vous verrai-je donc jamais? Je vais à
Rome[28]. Y viendrez-vous? Pouvez-vous y venir? Puis-je vous rencontrer sur
la route? Moi-même serai-je longtemps dans cet exil? Suis-je longtemps
quelque part? La roue de ma fortune tourne encore plus vite que ne passent
mes années, qui touchent à leur terme.

[Note 28: Chateaubriand venait d'être nommé ambassadeur auprès du
Saint-Siège, en remplacement du duc de Laval, envoyé à Vienne.]

Je suis, je vous assure, tout bouleversé de votre lettre et de ma nouvelle
position. J'attends avec impatience une lettre de vous. Je demande
peut-être de la force à la faiblesse: mais deux roseaux s'appuient
mutuellement.

Il me serait impossible d'écrire quelques lignes de plus. Votre histoire
me poursuit comme un mauvais songe. Quelle femme ai-je donc rencontrée?
Venez à moi! L'abri n'est pas bien sûr, mais on se cache quelquefois dans
des ruines.

J'aime celle qui ne m'est plus inconnue que de visage.



XXXI

_À M. de Chateaubriand_

Hlle, 8 juin 1828.


J'ai lu votre lettre avec joie. Je vous le dis devant Dieu, je vous aurais
donné cette ambassade de ma main, si cela eût été en mon pouvoir, et je
vous la redonnerais encore dans ce moment. Et, pourtant, le cœur me manque
à l'idée de vous perdre. Allez, mon maître bien aimé, mon ami chéri, vous
emportez les dernières lueurs de ma vie! Soyez heureux, vous et la chère
compagne de votre destinée, et gardez un souvenir à votre Marie!

Le rétablissement de la santé de ma mère, l'inutilité de mon séjour ici,
au moins pendant dix-huit mois, m'avaient fait projeter de m'en absenter.
Trop pauvre maintenant pour faire de longs séjours à Paris, j'avais enfin
accepté l'invitation d'une amie qui vit seule à la campagne avec son
enfant, à quelques lieues de Paris. Je devais aller, avec une seule femme
de chambre, passer l'automne et l'hiver chez elle, pour être plus près de
vous, et elle devait venir passer ici l'année suivante. Depuis que vous
m'avez donné le nom d'amie, ce projet a été mon idée fixe. Hélas!

Le mois qui vient de s'écouler m'avait préparée à l'événement. J'ai reçu
votre lettre en allant à vêpres. J'ai versé beaucoup de larmes devant
Dieu. Je me plains moi-même de vous perdre sans vous avoir vu. Je
vous plains aussi d'avoir inspiré vainement une affection si tendre.
Avions-nous donc mérité cette rigueur du sort?

Vous me demandez si j'irai à Rome? Si je pourrai y venir? Relisez ma
lettre du 20 février!

Vous ajoutez: _Venez à moi!_ Cette parole est puissante. Écoutez:

Le cœur de Mme de Chateaubriand vous appartient. Dites-lui que vous avez
une dernière sœur! Priez-la de m'aimer, et elle m'aimera! Alors je
pourrai faire avec vous deux le voyage de Rome. Je ne serai au milieu de
vous que lorsque vos cœurs m'y appelleront. Notre vie sera pleine de
douceur et de charme. Vous deux, heureux l'un par l'autre, vous trouverez
le délassement de votre situation dans mon amitié pure et fidèle. Et moi,
solitaire là comme ici, sans crainte et sans regret, je livrerai toute mon
âme au bonheur de vivre près de vous et pour vous. Voilà l'inspiration que
j'ai reçue au milieu de mes prières: je me suis vue versant, sur les
marbres éternels des vastes basiliques de Rome, les mêmes larmes de
tendresse que je répands si souvent ici, dans l'église rustique où je vous
conduis avec moi.

Si ce projet de ma tendresse ne peut s'exécuter, quelque chose me dit que
je ne vivrai pas jusqu'à votre retour.--Quand partez-vous? Par où
passez-vous? Ah! retardez tant que vous pourrez!



XXXII

_De M. de Chateaubriand_

Paris, ce 13 juin 1828.


Enfin, me voilà libre de causer avec vous. Il m'a fallu franchir les
premiers moments d'une position nouvelle, et répondre à plus de cent
lettres de demandes ou de compliments. Ma main est si fatiguée que je puis
à peine écrire, mais le cœur n'est pas las, et il est à vous.

Que ne puis-je disposer de ma vie! quel bonheur j'aurais de vous voir avec
nous! Mais je ne puis rien, et je ne hasarderai pas même une proposition
qui paraîtrait extraordinaire. Beaucoup de vertus ne sont pas toujours des
raisons de paix, de douceur, et de bonheur.

Une chose me console. Ma vie est d'une vicissitude si continuelle que je
parierais ne rester à Rome que quelques moments. Irai-je même? Je suis
nommé, mais je ne suis pas parti, et je ne puis partir, au plus tôt, que
vers la fin du mois prochain. Que de choses peuvent arriver dans cet
intervalle! Ah! comment songerais-je à associer une autre existence à une
existence aussi troublée et aussi incertaine que la mienne?

«_Vous ne vivrez pas jusqu'à mon retour!_» Ne le croyez pas! Vous me
survivrez de longues années. Mais savez-vous une chose? Il faut absolument
que je vous voie! Si vous perdez vos illusions, tant mieux pour vous; si
je les réalise, elles deviendront des vérités. N'êtes-vous pas fatiguée de
cette ombre qui vous poursuit comme vous me poursuivez? Il y avait d'abord
du charme, dans cette amitié adressée à quelque chose d'inconnu: mais ce
charme, à la longue, devient une espèce de désespoir. Quand je n'aurais
pas pour moi toutes les bizarreries de ma destinée, les sessions me
ramèneront nécessairement tous les ans. Je ne sortirai pas de France ou je
n'y rentrerai pas sans vous voir, mon parti est arrêté.

J'attendais une explication sur votre vie. Vous ne me la donnez pas.
Parlez-moi de votre fils! Est-ce la marquise de Ganges qu'il faut lire
dans votre lettre? Écrivez-moi comme à l'ordinaire! Rien n'est changé.
Écrivez-moi!



XXXIII

_À M. de Chateaubriand_

Hlle, 13 juin 1828.


J'ai vu dans les _Débats_ l'inauguration de l'Infirmerie de Marie-Thérèse.
Ce récit serait plein de charme même pour une étrangère. J'ai eu de la
joie des justes hommages qu'on vous rend. J'ai eu de la tristesse en
apprenant cette maladie que vous m'avez laissé ignorer; mais vous ne
pouvez partir avant le rétablissement de Mme de Chateaubriand, et
pouvez-vous exposer sa convalescence aux fatigues du voyage, jointes aux
chaleurs caniculaires du Midi? D'ailleurs on annonce que vous devez
défendre la loi de la presse. Tout cela entraîne des délais que je saisis
comme une branche...

_16 juin_.--Hier, je fus voir ma mère, elle reçoit la _Gazette_, que
je ne daigne jamais regarder, mais dont je suis quelquefois contrainte
d'entendre lire et commenter les ignobles insolences. Expressément invitée
à lire celle du 10, je ne sais quelle prévision me poussa à la parcourir
avec rapidité: j'y vis ces mots: _M. de Chateaubriand a enfin pris congé
du roi_. Ainsi, l'audience de congé avait eu lieu il y avait déjà cinq ou
six jours: elle précède immédiatement le départ des ambassadeurs. Le vôtre
était donc effectué; vous deviez même avoir passé les monts! Je demeurai
tranquille sous le coup, mais il ne porta pas à faux. D'affreuses douleurs
de cœur me saisirent; je réunis toutes mes forces pour les surmonter,
et me hâtai de me faire conduire ici, où mes pauvres domestiques me
soignèrent de bon cœur. Ces douleurs aiguës augmentaient de moment en
moment, elles m'ôtaient le pouls, la respiration, et presque la vie.
J'ai été bien soignée, le danger est passé. Ainsi une pensée a suffi pour
renverser une santé que les chagrins avaient toujours laissée inaltérable
(hors une fois)!

Que devins-je, hier au soir, en revenant aux lieux d'où j'étais partie le
matin pleine d'espérance et de joie, parce que je ne prévoyais point
d'obstacle à notre réunion? Je dois rester ici jusqu'à ce que M. de V.
revienne à Lyon. Il plaint ma solitude, et les ennuis qui la troublent; il
ne m'aurait pas refusé son agrément pour le voyage de Rome, entrepris sous
vos auspices; votre heureuse compagne ne m'aurait d'abord aimée que de sa
tendresse pour vous; mais, bientôt, elle m'aurait aimée pour moi-même.
Quelle femme au monde pourrait lui offrir une affection plus tendre et
plus vive, des soins plus doux et plus caressants? Que mes heures, que mes
jours seraient bien employés à la distraire de ses maux, s'ils duraient
encore, à la délasser des contraintes de la position! Mon pauvre ami, que
je me sentais heureuse de devenir l'amie de votre femme: de ne vous voir,
de ne vous aimer qu'ensemble; et de vous confondre dans mon cœur en vous
apercevant l'un et l'autre pour la première fois, en allant vous chercher
tous deux en toute sécurité. Et tout cela n'était qu'un rêve! Pauvre
Marie! Oublie l'espérance, suis encore un peu de temps ta carrière
solitaire, marche encore sans assistance et sans appui!

_Du 17_.--Hier, quoique souffrante, j'ai lu les _Débats_. L'article paru ne
confirmait pas votre départ, mais ce silence ne me rassure pas, parce que
je l'avais aussi remarqué lors de votre nomination. Aujourd'hui, triste,
abattue, je parcourais avec langueur et distraction la séance du 11.
Je me réveille en apercevant ce nom trop cher que j'entends toujours
intérieurement. C'est M. Dupin qui le prononce. Il dit: «Ce Chateaubriand,
dont le nom se lie inséparablement à la liberté de la presse: _quoique
absent de la France, sa voix y retentit encore dans tous les souvenirs_.»
Ces paroles excitent un enthousiasme général... Voilà donc la confirmation
de votre départ! Les termes sont ceux que mon cœur aurait employés; mais
il est donc vrai que, déjà depuis plusieurs jours, vous êtes _absent de
la France!_ Vous l'avez toujours chérie; n'oubliez pas ceux que vous y
laissez! Puissent leurs regrets ne pas vous poursuivre, puissent ces
ombres, trop fidèles, ne pas obscurcir pour vous les beaux jours de
l'Italie! et puissiez-vous y trouver, avec l'éclatante réparation qui vous
y attend, la fin de vos ennuis et l'oubli des injustices sans bornes et
sans nombre qui n'ont pu ni vous lâcher, ni vous changer.

_Du 18_.--Mon ami, quelles tristes lettres je vous écris, moi qui voudrais
acheter votre bonheur au prix du mien! Quelle âme blessée vous avez
recueillie! C'est un chagrin de plus pour moi de ne pouvoir retenir ma
tristesse et de l'envoyer jusqu'à vous. Pardonnez-la-moi ou soyez-en
reconnaissant; il y a dans mon attachement pour vous une confiance intime
et expansive qui m'empêche de vous cacher aucune de mes impressions,
malgré le désir sincère que j'en ai quand elles sont pénibles.

_18 au soir_.--Depuis trois jours j'oubliais d'envoyer à la poste. Mais
voici une lettre de vous. Elle est timbrée de _Paris 13 juin, Chambre des
Pairs_. Vous n'étiez donc pas parti le 10, ainsi qu'amis et ennemis se
sont rencontrés pour me le faire croire? Quel changement autour de moi!
Cette lettre m'a remplie de trouble, d'étonnement, et de regret, mais
aussi de consolation, car vous êtes en France et vous m'aimez! Je l'ai
relue plusieurs fois; puis, la pressant sur mon cœur souffrant, comme un
baume pour les blessures, je me suis endormie d'un sommeil paisible qui
s'est prolongé trois heures et a commencé ma convalescence. Je suis
confuse d'avoir tant souffert et de vous le dire. Mais ma lettre partira
telle qu'elle est. Vous y verrez, il est vrai, que j'ai besoin d'appui;
mais je le trouverai tout entier dans les fréquentes expressions de votre
tendresse; elles suffiront à tout, même à une absence éternelle. Soutenue
par vous, je ne vous donnerai que des consolations.

Que d'espérances cette lettre m'apporte! Je veux m'y livrer; cette fois
encore elles m'aideront. Mais la série d'espérances déçues qui me sont
venues de vous, et de craintes chimériques qui m'ont troublée à votre
sujet, serait singulière à détailler. L'absence donne naissance à beaucoup
de déceptions; mais quelle absence que la nôtre! elle n'a point eu de
commencement, puisse-t-elle avoir une fin! Ainsi, en mettant tout au pire,
vous reviendrez donc tous les ans à Paris! Si je l'habitais, cette
espérance me rendrait heureuse. Elle change déjà l'aspect de ma profonde
vallée.

J'ai lu, dans les _Débats_ du 13, un article qui commence ainsi: «M. de
Villèle et ses plans secrets...» Cet article est de vous, c'est le réveil
du lion! Dieu vous garde, noble et intrépide ami! Quant à votre gloire,
elle s'accroîtra, je le sais, et sortira plus brillante et plus pure de
cette troisième persécution.

Mon fils est sans reproche. Sa passion pour l'état militaire le lui a
fait embrasser bien avant la fin de ses études; il est entré au service
prématurément, à l'époque de la guerre d'Espagne; il a été fait lieutenant
à la rentrée du prince. Sa conduite est parfaite. Il a d'excellentes
qualités. Il y a deux ans que nous ne nous sommes vus. Je ne sais quand je
le retrouverai. Son père en décidera. Je n'en puis dire plus.

C'était bien la marquise de Ganges qu'il fallait lire. Je n'avais
confondu que le titre de ce malheureux modèle. Mais ne rappelons plus les
souvenirs! Ce n'est pas impunément que je les ai rassemblés, pour que vous
eussiez une idée vraie du cœur qui vous aime.

Ainsi donc, mon projet était impossible! Si vous connaissiez ma timidité,
vous m'aimeriez de l'avoir formé; je serais embarrassée devant tout autre
que vous; mais vous, qui connaissez le fond des cœurs, vous voyez le mien.
Vous ne tournerez en dérision ni sa confiance, ni l'ignorance du monde où
je suis demeurée. Pourquoi faut-il que vous soyez privé de moi? Cette
douceur et cet abandon vous reposeraient! L'explication que vous me donnez
m'oblige à vous prier de régler vous-même ma conduite en ce qui vous
concerne. Mais est-il possible que la pensée faible et incertaine de votre
Marie inconnue puisse arriver jusqu'à vous, à travers le bruit et le
trouble d'une existence si forte et si tumultueuse? C'est le brin d'herbe
qui se fait jour dans le marbre et le granit.

Adieu, mon maître chéri, mes vœux vous suivent.

MARIE.



XXXIV

_De M. de Chateaubriand_

Paris, 24 juin 1828.


Il faut bien que je vous gronde. Vous rendre malade pour un article de
gazette, est-ce sage? Que m'importe, d'abord, l'injure de Villèle, et,
ensuite, suis-je parti parce qu'il le dit ou le fait dire? Mais enfin,
vous êtes guérie. Dieu soit loué! Venons aux faits! Il est impossible
désormais que je parte avant le mois de septembre, et nous avons d'abord
deux grands mois à nous écrire. Ensuite je reviendrai à chaque session, et
il est plus que probable que je ne ferai pas un long séjour à Rome.

Comme je reviendrai seul en France, je suis déterminé à revenir par la
Corniche et aller vous voir dans votre désert; vous pouvez y compter. Nous
nous verrons avant de quitter la vie; soyez-en sûre!

Ce n'est aucune des idées qui semblent vous être venues qui fait la
difficulté pour Mme de Ch. C'est le tour de son esprit, et la presque
impossibilité où elle est de rompre des habitudes intérieures de sa vie et
de s'associer une compagne. Je l'ai vue quelquefois tentée de prendre avec
elle une jeune ou une vieille parente, pour la soigner, et jamais elle n'a
pu arriver à une détermination. Lui proposer une inconnue lui semblerait
une folie. Si quelque hasard vous la faisait connaître, alors il y aurait
quelque chance; encore, il ne faudrait guère y compter.

Non, Marie, c'est moi qui irai vous trouver! C'est moi qui arrangerai
votre vie! Un peu de temps encore, et les difficultés s'aplaniront.

Vous vous êtes trompée sur l'article. Depuis la chute de Villèle, je n'ai
pas mis un seul mot dans les _Débats_, ni n'y mettrai. L'article, je crois,
était de Salvandy.



XXXV

_À M. de Chateaubriand_

Hlle, 25 juin 1828.


J'étais assise, ce matin, sur ma terrasse, ombragée et entourée des cimes
des grands arbres qui s'élèvent du fond du vallon. Je voyais briller
à leurs pieds les eaux qui rafraîchissent mon asile, pendant que la
sécheresse atteint tout un peu plus loin, je jouissais du calme de ma
solitude et de mes espérances. J'oubliais le parfum des fraises et du café
servi devant moi. J'abandonnais les soins que je donne tous les jours aux
mélodieux compagnons de ma retraite; soins payés par une confiance si
parfaite, qu'après m'avoir ravie par leurs beaux chants, qu'ils ne
refusent jamais à mon appel, ils amènent maintenant leurs petits autour de
moi, pendant que je déjeune ou que je me baigne; j'oubliais donc tout cela,
pour chercher la mystérieuse jouissance de ma mystérieuse tendresse, dans
les journaux livrés à toute l'Europe. C'était vous que je cherchais là,
mon maître. Je vous y ai trouvé tout entier dans l'éloge de M. de Sèze[29].
Tout ce qu'il y a de noble, de bon, de satisfaisant, dans l'âme et dans
la destinée humaine, abonde dans ces lignes immortelles qui consolent,
qui récompensent, qui rendent heureux! Hélas! est-il possible que vous
n'aimiez pas la vie, vous qui la rendez si belle? vous dont l'âme
est un si riche trésor de ses véritables biens? Je pensais à ma vie,
mystérieusement empoisonnée dans toutes les sources de bonheur ouvertes à
tous, et mystérieusement consolée par votre affection sympatique, et je
sentais que cette affection suffit pour me dédommager de tout ce m'a qui
été refusé. Elle m'entraîne pourtant dans les troubles et vicissitudes de
votre destinée. Je ne m'en plaindrai jamais.

[Note 29: Avant de partir pour Rome, le 18 juin 1828, Chateaubriand avait
lu à la Chambre des Pairs un éloge du comte de Sèze, qui était mort le 2
mai précédent.]

Cet éloge de M. de Sèze a d'abord rempli mon cœur des plus tendres,
des plus généreuses émotions; puis, il m'a rappelé un chagrin que j'eus
autrefois par rapport à vous, et à son occasion.

J'étais à Paris en 1816. Vous savez que je désirais vivement vous voir. On
allait célébrer à Saint-Denis, pour la première ou la seconde fois, le
service solennel pour le roi Louis XVI. Je résolus d'y aller pour vous
voir. L'occasion était bien choisie; on vous aurait sûrement montré à moi,
sans que j'eusse besoin de m'en enquérir; vous seriez en face de moi
pendant plus d'une heure, et je pourrais, sans craindre vos regards ni
ceux de personne, graver à loisir dans ma mémoire les traits dont je
voulais emporter le souvenir pour toute ma vie. J'arrivai tard, la
cérémonie était commencée. J'étais émue de mon projet, je l'étais aussi de
la circonstance, car j'avais été nourrie dans un royalisme ardent. La
travée dans laquelle j'étais était vis-à-vis une autre travée dont
l'intérieur était caché par un vaste crêpe noir qui descendait jusqu'au
pavé du chœur. Je demandai ce que c'était, on me dit que Mme Royale[30]
était là... Immédiatement au-dessous et, je crois, le premier parmi les
pairs, je vis un vieillard prosterné dans une attitude de désolation. Il
était à genoux sur le pavé; ses bras étaient jetés en avant de lui dans le
fond de sa stalle, où sa tête chauve demeurait comme ensevelie. On me
nomma M. de Sèze. L'émotion toujours croissante dont je n'avais pu me
défendre me surmonta dans ce moment: je perdis connaissance. Quand je
revins à moi, on me ramenait à Paris. Ce fut ainsi que je ne vous vis
point. Je passai plusieurs mois combattue entre le désir de vous voir et
la timidité qui m'en empêchait. Vous savez que vous vîntes chez moi, et
qu'un accident me força à m'en éloigner, le jour où je vous y attendais;
que ma volonté m'en fit partir quand vous dûtes y revenir une seconde
fois: et comment notre bizarre destinée nous a conduits enfin à nous
chérir sans nous connaître, et probablement à nous perdre avec déchirement
de cœur sans nous être jamais vus!

[Note 30: La duchesse d'Angoulême, fille de Louis XVI.]

Mais revenons à vous! Je croyais que vous aviez trouvé l'amour dans le
mariage, la sérénité dans l'étude, et le bonheur dans la vertu. Puisqu'il
n'en est pas ainsi, tout est trouble et confusion dans mon cœur et dans
mon esprit. Tout l'ordre moral est comme bouleversé pour moi par cet
incompréhensible mécompte; il me jette dans des pensées dangereuses et
affligeantes que je voudrais éloigner, mais où je retombe souvent. Quand
vous aurez un moment pour moi, guérissez-moi de ce mal: et si jamais il
vous arrive quelque impression de vrai bonheur, quelque charme puissant
qui vous contente, dites-le-moi!

Je crois que vous aviez donné à mon projet de Rome plus d'extension que je
ne lui en avais donné moi-même. Je désirais, pour la bienséance, qu'il ne
fût pas dit que j'y allais avec vous. Je pensais que nous pourrions nous
rencontrer sur la route, que ma voiture suivrait la vôtre jusqu'à Rome,
que, là, nous nous serions séparés, et que ma qualité de voyageuse
stationnaire me permettrait d'éloigner ou de rapprocher mes visites à Mme
de Chateaubriand, suivant le degré d'amitié qui s'établirait entre nous.

_Du 28 juin._ En relisant ma lettre, j'hésite à vous l'envoyer. Je vois
que je vous écris avec détail et abandon, comme à mes plus anciens amis.
Mais c'est ainsi qu'il faut que je vous écrive, ou pas du tout; et,
puisque vous aimez mes lettres telles qu'elles sont, je ne referai pas
celle-ci parce que mes rossignols et mes _prognettes_ (nom vulgaire des
hirondelles dans mon pays) s'y sont glissés; laissez-les passer, comme
l'araignée de Pélisson! D'ailleurs, vous leur devez de l'indulgence, c'est
vous qui m'avez appris à les aimer; que n'étiez-vous moins aimable en
parlant d'eux?

Vous me grondez d'avoir été malade, comme les mères grondent leurs enfants
lorsqu'ils tombent. Pouvais-je supposer un mensonge sur un fait aussi
public que le départ d'un ambassadeur? Et M. Dupin? C'était donc une fleur
de rhétorique? Non, je devais le croire: et je ne vous aurais pas aimé si
je n'avais été navrée en vous voyant quitter la France sans m'adresser un
adieu. Mais tout ce tracas de politique, de chambres et de journaux m'est
si étranger que, livrée à moi-même au fond de mes bois, je n'y comprends
rien du tout. Tout est contraste entre nous, hors le fond du cœur.

_Du 28 juin_. J'avais bien raison, hier, quand je vous écrivais que vous
vous étiez trompé sur mon projet de Rome, faute d'avoir eu le temps de
deviner ce que je ne vous disais pas. Vous m'avez crue si folle que j'en
suis peinée.

Ce projet était extraordinaire dans le fond; mais il pouvait devenir fort
simple et fort convenable, dans le fait.

Je pensais que vous pouviez dire à Mme de Chateaubriand qu'une femme dont
vous avez reçu des marques d'attachement, il y a bien des années, vous
avait inspiré une bienveillance que sa correspondance avait portée jusqu'à
l'amitié; que, cette femme devant venir à Rome, vous désiriez profiter de
cette occasion pour lui faire un bon accueil et la prier de s'en charger.
De là une présentation et quelques visites, ainsi que je vous l'ai dit au
commencement de ma lettre. Si Mme de Chateaubriand vous avait aimé du
sentiment que je lui supposais, vous seriez inévitablement devenu notre
lien: elle m'aurait bientôt donné son amitié parce que je vous aime, et
par la même sympathie qui me fait à présent lui accorder tout mon intérêt,
sans que je sache rien d'elle que son nom. Il est vrai que ce nom
établissait dans mon esprit toutes les bases d'une généreuse amitié, avec
l'attrait et la grâce qui en font le charme. Tout cela n'était pas si
extravagant. Ce qui l'était un peu (pardon, mon cher maître!) c'était
l'idée que vous me supposiez. En vérité, vous me rendez comme Mme de
Grignan, qui rougissait en pensant aux péchés des autres.

J'avais bien de mon côté quelque chose à me reprocher. Ce mot: _venez à
moi!_ et le plaisir d'y répondre par une confiance _imprudente_, par un
dévouement _impossible_, me faisaient affronter bien des choses qui me
sont contraires. J'avais destiné de brillantes inutilités aux dépenses de
ce voyage, ce qui m'empêchait d'en avoir du scrupule; mais cependant ce
léger sacrifice n'était fait que pour moi, et ce n'est pas à moi que je
dois songer maintenant. Enfin, aurais-je obtenu l'agrément de M. de V.?
J'en doute en y pensant bien; et moi-même, en définitive, la résolution ne
m'aurait-elle pas manqué? J'étais comme quelqu'un qui veut aborder sur un
point unique, et qui nage en pleine mer, dans une profonde obscurité. N'y
pensons plus, et mettez ce projet dans le trésor des tendresses perdues!


La Voulte, 30 juin.

Je croyais notre correspondance ignorée, parce que je n'en avais jamais
parlé: je me trompais. La connaissance qu'on en a dans mes relations les
plus indispensables y jette des dégoûts et une amertume pénible; une
conversation dont je vous parlais cet hiver, et sur laquelle vous me
répondites que j'étais une éloquente amie (je répète cette phrase pour que
vous me compreniez, ne voulant rien préciser ici), a été suivie de mille
attaques et intrigues qui, ne pouvant être dirigées contre moi, ont
atteint dans leur fortune et leur existence des personnes auxquelles je
m'intéresse. Tout cela fermentait autour de moi depuis quelque temps sans
que je m'en fusse aperçue. Je ne trouve plus qu'une investigation haineuse
et accusatrice dans une autorité qui devrait être régénératrice et sainte,
et ne dépose à ses pieds qu'une résistance de conviction, à la place de la
soumission repentante que j'y devrais apporter. Je me trouve déconcertée
de ce perfectionnement d'ennui, et affligée de ce que mon amitié ait été
si nuisible à une famille estimable.

Soyez assez bon pour observer les timbres et les cachets de mes lettres!

M. Hyde de Neuville et le chevalier de Berbis ne m'écrivent plus, et n'ont
pas même répondu à mes lettres de cet hiver. Tout se trouble et
s'obscurcit autour de moi, de plus en plus.

Vous me dites: «_Nous nous verrons avant de quitter la vie_», et, plus
loin: «_c'est moi qui arrangerai votre vie!_» Ces paroles sont douces, je
les prends pour soutien. Je crois que vous m'avez envoyé votre mal.



XXXVI

_De M. de Chateaubriand_

Paris, lundi 7 juillet 1828.


Je n'ai rien remarqué dans vos lettres qui pût motiver vos craintes sur
les dates et les cachets. Il faut accorder aux hommes auprès desquels vous
avez été éloquente du respect et de l'estime, mais les tenir à distance,
ne pas leur permettre de s'emparer de notre vie, ce qu'ils sont toujours
prêts à faire, et bien distinguer ce qui est de notre devoir de leur
confier, et de notre devoir de leur taire.

Je n'avais pas compris votre voyage comme vous l'expliquez. Comme cela, il
était praticable, aux inconvénients près du caractère et des humeurs, que
je ne puis vous détailler. Le mieux, si votre bonne intention subsistait,
serait de venir directement à Rome. Là vous feriez la connaissance de Mme
de Ch. et, si vous trouviez la chose possible quand vous auriez vu, vous
resteriez.

Nous ne partons qu'au mois de septembre, et il serait possible que je
revinsse dès le mois de novembre. Je vous l'ai dit, ma destinée ne me
permet de rester nulle part avec la fortune. Je suis donc à peu près sûr
de vous voir avant peu de temps, car je reviendrai par le midi de la
France. En vérité, j'en suis quelquefois à croire que je ne partirai pas.

Je suis obligé de quitter aujourd'hui ma mystérieuse amie plus tôt que je
ne le voudrais. Voici cette loi sur la presse qui vient aux Pairs; il faut
que je l'étudie pour parler après-demain, et, jusqu'à présent, je n'ai pu
m'en occuper. Ce sera mon dernier travail et, après, je ne songerai plus
qu'aux préparatifs de mon exil. Dites à vos oiseaux de chanter pour moi,
et à Marie de m'aimer!



XXXVII

_De M. de Chateaubriand_

Paris, ce 9 août 1828.


Je vous ai écrit le mois dernier, il y a environ trois semaines.
J'attendais votre réponse de jour en jour; elle n'arrive point. Je
m'inquiète de cette interruption subite de notre correspondance. Êtes-vous
souffrante? Que vous est-il arrivé? Est-ce tout simplement l'ennui
d'écrire qui vous a saisie tout à coup? Est-ce mes lettres qui sont trop
régulières? Enfin, dites-moi par un mot ce qui est! J'ai encore le temps
de recevoir ce mot ici, ne partant que le 1er septembre. Quand j'aurai
cessé d'être inquiet, je gronderai bien ma nouvelle amie.



XXXVIII

_À M. de Chateaubriand_

La Voulte, 14 août 1828.


Mon cher maître, des raisons de convenance et de délicatesse ont seules
causé mon silence depuis six semaines. Hier, en revoyant enfin une lettre
de vous, mon cœur s'est ému de la pensée que je ne suis pas encore sortie
de votre mémoire. J'en aurais eu de la joie, si la joie maintenant pouvait
arriver jusqu'à moi. Mais, en lisant ces lignes insuffisantes, qui
semblent toujours ne s'adresser à personne (j'oublie souvent que vous ne
m'avez jamais vue), en y trouvant enfin l'annonce positive de votre départ,
je suis retombée dans une tristesse morne contre laquelle je ne lutte plus.

J'avais perdu l'espérance de vous voir à H., cette année. Je voulais
affaiblir une préoccupation vaine et douloureuse, et me disposais à
retourner auprès de M. de V. Je sentais enfin le besoin d'un peu d'amitié
pour reposer ma vie de l'aride solitude dans laquelle j'éteins mon cœur
depuis si longtemps. Mais les Pyrénées fuient aussi devant moi. Dans les
commencements de notre correspondance, vous y deviez aller aussi. Je crus
pendant quelque temps que nous nous rencontrerions au Cirque de Marbre ou
à la Cascade de Gavarnie. Mais ce rêve se perdit comme ceux qui l'ont
suivi.

À la veille de mon départ, ma mère tomba dangereusement malade; privée,
pendant deux jours, du seul médecin qu'il y ait ici, il me fallut la
soigner sans guide, dans une maladie dont je savais le danger. Dans ces
deux jours je connus le malheur. Dieu me prit en pitié, je la sauvai. Je
passai trente-sept jours sans sortir de sa chambre; mes soins lui furent
agréables. Pendant quelques jours, lorsque je fus rassurée, je me sentais
plus heureuse que je ne croyais pouvoir l'être. Je pensais rarement à vous,
j'espérais vous oublier comme l'autre fois. Mais, à mesure que nous nous
sommes éloignées du danger, je suis retombée dans mon isolement. Le regret
de votre départ m'est revenu, et je suis seule et triste comme avant.

Durant tant d'heures de veille, pendant la nuit, durant tant d'heures de
silence et d'obscurité pendant le jour, le temps ne m'aurait pas manqué
pour vous écrire; mais je ne voulais rien ajouter à l'accablement du
départ, rien ôter à vos amis; et j'aimais mieux vous _attendre_ que vous
_prévenir_.

Voilà mes raisons; elles sont bonnes: je ne me plaindrai pas si vous les
jugez autrement.

Adieu, monsieur l'ambassadeur! Adieu mon
cher maître! Mes vœux vous suivront partout,
et votre nom me sera cher tant que je vivrai.

MARIE.

_P.-S._ M. de V. me presse d'aller à Paris pour l'affaire dont je vous
avais parlé cet hiver. M. de Berbis me le conseille, et je sens moi-même
que je ne puis longtemps rester comme je suis. J'irai donc, je crois, au
mois d'octobre, précisément au moment où vous en serez parti, et il est
probable que j'en reviendrai quand vous y rentrerez vous-même.



XXXIX

_À M. de Chateaubriand_

La Voulte, 22 août 1828.


Mon ami, la convalescence de ma pauvre maman languit. Cependant, je ne
vous oublie pas. Ah! soyez-en reconnaissant, c'est la plus tendre preuve
d'attachement que je vous aie encore offerte!

J'ai relu votre dernière lettre, et j'y ai remarqué un doute qui ne
m'avait pas arrêtée d'abord, parce que je ne puis comprendre tout de suite
que vous ne compreniez pas mes sentiments. Cependant, en y regardant, je
trouve que, malheureusement pour nous, vous êtes un pauvre ami qui n'a pas
bien le temps d'aimer. Il faut donc tout vous dire, et prendre au pied de
la lettre ce que vous dites, même ceci: _«Vous vous ennuyez peut-être de
m'écrire? vous trouvez peut-être mes lettres trop régulières?...»_ Puisque
j'avais laissé en arrière la réponse à ces injustices, je veux bien en
faire une aujourd'hui. Emportez-la dans votre cœur, s'il y a place pour
Marie!

Vos lettres sont ce que je désire le plus, et la seule chose qui puisse me
faire plaisir.

Ainsi donc, s'il reste quelque chose de ces apparitions d'amitié, et même
de tendresse, qui, depuis près d'un an, m'ont fait vivre dans un songe si
doux, réglez notre correspondance, et n'oubliez plus ce que vous êtes pour
moi!

Adieu, mon maître bien-aimé!

MARIE.

_P.-S_. J'avais depuis longtemps une demande à vous faire; j'ai eu tort
d'attendre le dernier moment. Je n'osais, je ne sais pourquoi, car un
grand nombre de vos amis possèdent ce que je désire. N'avez-vous pas
autour de vous quelque esquisse, quelque lithographie, qui puisse me
donner une idée de vos traits et de votre regard? Ordonnez qu'on me
l'envoie! Elle me servira d'appui dans ce moment; et, s'il me faut
abandonner ma retraite chérie et menacée, que je ne puis garantir, j'y
laisserai cette chère image, comme pour la protéger et lui porter bonheur.



XL

__De M. de Chateaubriand__

(_écrit par un secrétaire_)


Votre lettre m'a fort affligé, et je ne puis y répondre de ma propre main,
comme vous le voyez, car je viens d'éprouver une fièvre rhumatismale, qui
m'a laissé dans un grand état de faiblesse. Il n'en faut pas moins que je
parte, et je me mettrai en route, Dieu aidant, d'aujourd'hui en quinze,
c'est-à-dire le 7 septembre, pour Rome.

J'ai encore le temps de recevoir une lettre de vous ici. Je vous répondrai
courrier par courrier. J'espère vous écrire la première fois moi-même, et
vous dire mieux qu'aujourd'hui.

CHATEAUBRIAND.
Paris, 23 août 1828.



XLI

_À M. de Chateaubriand_

La Voulte, 30 août 1828.


Je reçois la lettre que vous m'avez fait écrire. Je l'ai lue sans la
comprendre d'abord, tant a été grand le trouble que m'a causé l'absence de
votre écriture. Aimer c'est vivre, avais-je toujours pensé. Ah! je crois
maintenant qu'aimer c'est souffrir! Vous voilà malade au moment de partir!
Je craignais pour vous la malaria de Rome et les chaleurs, et vous allez
affronter tout cela lorsque vous serez à peine en convalescence!... Hélas!
mon pauvre maître, faut-il donc que vous vous exposiez à mourir pour cette
fatale politique? Est-il donc impossible que vous fassiez comme les
autres? Ne pouvez-vous prendre du repos chez vous, ou aller chercher la
santé à quelque source salutaire, dans quelque température douce et pure?
Ne pouvez-vous attendre la fin de septembre? Les chaleurs sont encore
affreuses ici, jugez de l'Italie! Mais les vœux sont inutiles, les prières
sont vaines, la résignation s'épuise, il faut souffrir sans en avoir la
force. Hélas! que fais-je sur la terre? Sans consolation, sans appui,
inconnue à ce que j'ai de plus cher! C'est de la chambre de ma mère, et à
l'aide d'un faible rayon de jour, que je vous écris; d'épais rideaux
lui cachent ma présence... mes soins timides sont sans succès, elle
s'affaiblit, elle souffre de plus en plus. J'ai la double tâche de
préparer son âme à l'avenir, qui l'effraie et me navre, et de la garantir
des assauts dangereux qui la troubleraient sans la consoler. Ô mon maître,
où êtes-vous?

Le 25 août, le jour même où vous m'avez fait écrire, vous aurez reçu ma
lettre du 22. Puissiez-vous y répondre vous-même, ainsi qu'à la précédente!

Reviendrez-vous cet hiver? Prévoyez-vous de pouvoir tenir votre promesse?
Me conseillez-vous d'aller à Paris en octobre? Aurai-je de vous une image
quelconque? M'oublierez-vous? et cette correspondance mélancolique
lassera-t-elle votre cœur? Quoi qu'il en soit, ne me laissez pas sans
nouvelles pendant votre voyage! Je ne suis pas moins tendre que le vieux
modèle de La Fontaine, et, comme à lui, _un songe, un rien, tout me fait
peur quand il s'agit de ce que j'aime_.



XLII

_De M. de Chateaubriand_

Paris, ce 2 septembre 1828.


J'ai déjà reconnu que mon inconnue était susceptible et un peu
capricieuse. Qu'importe! elle n'en est pas moins digne de tout mon
attachement. Je lui écris, encore assez malade et au milieu des
préparatifs de mon départ, qui aura lieu du 8 au 10 de ce mois. Elle se
plaît à me dire qu'elle viendra à Paris quand je n'y serai plus; cela
n'est pas bien. Moi, je la chercherai, quoiqu'elle en pense et en dise,
aux lieux où elle sera, et je la trouverai, et je la verrai malgré elle.
Je n'ai point de portrait que je puisse laisser. Ma gravure fait une
affreuse grimace; mais, si Marie veut me voir tel que j'étais il y a vingt
ans, elle trouvera l'admirable portrait de Girodet dans mon ermitage; elle
pourra demander à le voir dans ma petite maison, après avoir vu la _Sainte
Thérèse_ à la chapelle de l'infirmerie; et, si elle me veut voir tel que
je suis aujourd'hui, le sculpteur David[31] vient de faire de moi un buste
très beau et très ressemblant.

[Note 31: David d'Angers]

Je vous écrirai encore avant de quitter Paris. Je vous écrirai de Rome,
mais où? M'écrirez-vous aussi à Rome? Il faudra affranchir les lettres;
elles mettent dix à douze jours en route, et sont lues trois ou quatre
fois, chemin faisant; ne vous effrayez pas et écrivez toujours! J'attends
encore une lettre de vous, ici, avant de partir.

Marie est un grand charme dans ma vie; je ne voudrais pas être un tourment
pour elle.



XLIII

_À M. Chateaubriand_

La Voulte, 6 septembre 1828.


Vous qui n'avez de moi que des sentiments tendres et doux, vous ne pouvez
guère savoir l'effet de votre grosse injure. Il est juste que je vous
en punisse en vous disant qu'elle a augmenté ma tristesse de votre
éloignement. Je ne suis point capricieuse, mais inquiète et troublée;
ma situation vis-à-vis de vous le comporte.

Ce n'est point par plaisir, mais par regret, que je vous ai parlé de mon
voyage à Paris lorsque vous l'aurez quitté. Je ne puis rester comme je
suis; c'est pourquoi il faut que j'y aille. Malgré cela, s'il était
certain que vous deviez venir dans mon désert, je vous y attendrais
pourtant; tout me fait mal ici, même la solitude, et vous savez que je n'y
ai plus d'amis. Vos lettres seules pourraient m'y soutenir si... votre
réponse me fixera. Ainsi vous devenez le régulateur de ma vie; mais, si
quelque circonstance imprévue venait à m'éloigner précipitamment de ma
vallée, vos lettres me seraient soigneusement renvoyées où je serais.

Il est vrai qu'il y a depuis longtemps, dans vos lettres, une chose qui
m'attriste toujours. La réflexion me fait vous la pardonner. N'en parlons
donc point!

Si le profond isolement où je suis, si les peines qui m'envahissent de
toutes parts me rendaient en effet susceptible, mon ami m'excuserait.
Peut-être même ne m'offrirait-il que de la reconnaissance pour ces pauvres
défauts que de si loin il juge avec rigueur, s'il les voyait de plus près.

Vous me dites (et c'est un perfectionnement d'absence sur lequel je
n'avais pas compté) que mes lettres seront lues trois ou quatre fois
chemin faisant, et vous ajoutez: «Ne vous effrayez pas et écrivez
toujours»!... En lisant cette phrase, j'ai crié; en la relisant, je n'ai
pu m'empêcher d'en rire, et, en l'écrivant, j'en ris encore; c'est un
véritable bout d'oreille. Dans vos idées d'ambassadeur, cela ne vous
paraît rien du tout, et vous en parlez tout résolument. J'écrirai donc,
je le veux bien, mais que vous dirai-je? en vérité, je n'en sais rien.
Vous auriez dû m'envoyer quelque chiffre pour me soustraire à ces
indiscrétions: mais, ne l'ayant pas fait, il me semble que, de mon côté du
moins, ce serait le cas de recourir à une correspondance rétrograde et
qu'en mettant une date à une feuille de papier, et en vous priant de
relire la lettre que je vous ai écrite le même jour un an plus tôt, nous y
perdrions moins l'un et l'autre. Mais avez-vous conservé la seule chose
que vous ayez de Marie?

Il me vient beaucoup d'idées sur ces lettres lues en chemin. Soyez
assez bon pour numéroter les vôtres, ainsi que je le ferai moi-même!
Permettez-moi de vous désigner quelquefois sous la qualification de
l'étoile, que je vous ai donnée si souvent! Laissez-moi me nommer la
violette!

Je ne veux pas finir ma lettre sans vous remercier de m'avoir écrit
vous-même. Cette marque d'amitié m'a allégée d'un grand poids; mais,
dussiez-vous m'accuser de mille défauts, il faut que je vous reproche de
ne m'avoir rien dit de vos santés.

La lettre la plus véritablement bonne et aimable que vous m'ayez écrite,
c'est la première.

Je voudrais à présent être assez aimée de vous pour avoir le droit de vous
dire: soignez-vous, ménagez-vous, pour l'amour de moi!

Adieu, monsieur l'ambassadeur; adieu, mon cher maître: aucune des
personnes qui vous voient partir à regret ne vous regrette plus que moi,
et ne souhaite plus tendrement votre bonheur.

MARIE.

Ma mère est rétablie. Je sors d'une fournaise.



XLIV

_De M. de Chateaubriand_

Paris, 3 septembre 1828.


Je venais de mettre à la poste la lettre que je vous ai écrite hier,
lorsque la vôtre est arrivée. Hélas! vous passez la vie comme moi auprès
de ceux qui souffrent! J'espère que Dieu vous rendra votre mère.

Que voulez-vous que je vous dise sur votre voyage à Paris? Je ne serai
plus dans mon ermitage: faites ce qui conviendra le mieux à vos affaires!
Oui, très certainement, je reviendrai bientôt de Rome, et je vous verrai.

Je quitte Paris du 8 au 10. Calculez si une lettre de vous peut encore
m'arriver ici!

Tout à Marie.



XLV

_De M. de Chateaubriand_

Paris, ce samedi 13 septembre 1828.


Je pars demain! Je pars d'autant plus tourmenté que la dernière lettre de
Marie, du 6 septembre, et numérotée 24, est une véritable énigme pour moi.
Je ne me souviens jamais de ce que j'ai écrit et ne saurais jamais dire
ce que contiennent mes lettres; je suis sûr seulement qu'elles doivent
renfermer pour Marie l'expression d'un tendre et sincère sentiment. Si,
par hasard, je l'ai blessée dans quelques-unes de ses idées, je lui en
demande un million de pardons; mais, si j'ai des torts, je sens que je ne
les réparerai bien que quand je l'aurai vue.

Pour couper court à tous les inconvénients des postes, écrivez-moi sous
enveloppe à cette adresse: À M. Henri Hildebrand, rue d'Enfer, n° 84, à
Paris: en dedans, mettez mon nom! On me fera passer vos lettres par les
courriers des Affaires Étrangères. Je vous répondrai par la même voie.

Je ne puis, dussé-je encore vous offenser, m'empêcher de vous dire que je
m'afflige de ce que vous viendrez à Paris quand je n'y serai plus. Est-ce
quelque chose qui puisse vous déplaire?

J'accepte vos vœux de bonheur, puisqu'ils me ramènent auprès de vous.
Je ne serai à Rome que du 10 au 15 du mois prochain. J'ignore si je
reviendrai pour la session, mais, avant six mois, j'espère avoir vu Marie.



XLVI

_À M. de Chateaubriand_

H..., 23 septembre 1828.


Mon cher maître, j'espère que cette lettre ira vous trouver dans votre
route. L'époque de votre fête et de votre jour de naissance s'approche.
J'ai vu dans l'_Itinéraire_ que c'est le 4 d'octobre, jour de Saint
François. Je ne veux pas perdre l'occasion de faire comme ceux que vous
aimez. Comme eux, je vous souhaite une bonne fête, et c'est avec un cœur
plein des meilleurs sentiments pour vous. Puissiez-vous ne conserver dans
votre éloignement que des souvenirs doux et tendres! Puissiez-vous trouver,
sur les bords étrangers qui vont vous retenir, la santé, la paix, et la
joie! Je vous envoie une violette des rives ignorées où vous êtes aimé.
Lorsqu'elle vous parviendra, ses couleurs se seront effacées, ses parfums
se seront perdus, mais le cœur de votre amie n'aura pas changé.

L'entier rétablissement de maman m'a permis de revoir ma solitude. Après
deux mois et demi d'absence, j'y suis rentrée dépouillée d'espérances
chéries, le cœur meurtri de peines présentes et surchargé de regrets; vous
avez dit quelque part que Dieu n'approuve pas les préférences exclusives,
et je le reconnais, au profond abattement de mon âme. Si vous voulez me
soutenir, envoyez-moi de Rome une prière faite par vous et écrite de votre
main, que je puisse attacher dans un livre d'heures[32]!

[Note 32: Mme de V. avait évidemment entendu parler de la prière écrite
par Chateaubriand pour Mme Récamier, après la mort de Mathieu de
Montmorency.]

J'ai reçu votre lettre de Paris 13 septembre, veille de votre départ: j'y
répondrai quand vous serez à Rome.

Adieu, monsieur le vicomte; adieu, mon maître trop admiré et trop chéri!
Ne m'oubliez pas!

MARIE.

Violette odorante de la lisière du bois des pins, sur les bords de
l'Érieu.

H..., 23 septembre 1828.



XLVII

_De M. de Chateaubriand_

Milan, 29 septembre 1828.


Je veux vous prouver que la distance ne fait rien à mes sentiments. Je
mets ce petit mot à la poste pour vous, en traversant l'Italie. Hélas! je
revois cette belle Italie sans plaisir. Mon rôle de voyageur a fini avec
ma jeunesse. Adieu, je vous écrirai de Rome.

CHATEAUBRIAND.



XLVIII

_À M. de Chateaubriand_

H..., 9 octobre 1828.


Le 14 septembre, jour malheureux, je quittai furtivement mes hôtes.
J'étais triste, j'avais besoin d'être seule. Mes pensées m'entraînèrent,
presque à mon insu, dans un endroit nommé Pontpéri, parce que, sur la cime
de rochers élevés, on voit encore les débris d'un pont romain qui devait
être d'une seule arche jetée sur l'Erieu, d'une montagne à l'autre;
mais ces montagnes ne sont aujourd'hui que des masses escarpées, sans
culture, sans végétation, tourmentées par une multitude de torrents, et
profondément ravinées par l'eau des pluies. La sombre horreur de ce lieu
sauvage n'a peut-être point d'égale dans les Alpes et les Apennins. La
rivière y est renfermée dans une espèce de bassin circulaire, formé par
des masses de granit qui s'élèvent perpendiculairement du fond de l'eau à
une grande hauteur, en affectant des formes bizarres de niches, d'antres,
de chapelles, et d'aiguilles, qui jettent de grandes ombres sur l'eau
profonde et tranquille. À peu de distance au-dessous, cette même eau
bondit avec fracas et se fraie à grand bruit un passage entre les rochers
entassés. Ce n'étaient point ces grands effets d'une nature sauvage et
désolée qui captivaient mon attention. Un tableau qui parlait à mon
cœur attristé l'attirait davantage. Une bergeronnette lavandière s'est
fixée dans ce lieu. Je l'y ai toujours vue. J'avais déjà remarqué sa
prédilection, cette fois elle m'inspirait plus d'intérêt. Elle revient
toujours avec amour se reposer sur le même rocher de granit bleu tout
brillant de mica. Mais le beau rocher ne sent pas les pieds du petit
oiseau, dont le chant faible se perd aussi dans le bruit retentissant des
vagues. Je songeais tristement, en le regardant, à ce que pouvait devenir
une âme tendre et méditative autour d'un homme politique... ces pensées
m'absorbaient, je marchais sans précaution sur une corniche de roches dont
le sommet aplati pend en voûte sur le bassin. Tout à coup, le pied me
manqua, je glissai, et je tombais dans la combe, lorsque, saisissant
machinalement une touffe de petite meringia mousseuse, le mouvement que je
fis pour m'y attacher me rendit l'équilibre que mon inattention m'avait
fait perdre. Je pus me relever et, retrouvant une agilité montagnarde,
m'éloigner du danger. Ô mon ami, si j'avais péri dans ces ondes ignorées,
vous ne l'auriez point appris. D'abord vous m'auriez crue légère: plus
tard, vous m'auriez oubliée; et pourtant ma mort eût été comme ma vie...
En revenant à moi, je retrouvai dans ma main la méringia secourable. Je
voulais vous l'envoyer pour votre fête; mais, en remarquant la mollesse et
la ténuité de la tige et des feuilles filiformes, la délicatesse presque
aérienne de ses petites étoiles blanches, je pensai que le cœur de mon ami
se troublerait en voyant quel avait été, le jour de son départ, le dernier
appui de Marie. Je ne veux plus permettre à mon cœur de se répandre devant
vous. Je veux garder pour moi seule les tristesses de l'éloignement, et ne
vous envoyer que des impressions douces et tendres comme ce que je sens
pour vous. Je ne vous ai donc adressé, le 22 septembre, sous le couvert de
M. Henri Hildebrand, qu'une violette du bois de pins, avec les vœux de mon
cœur. Auront-ils été, suivant mon désir, vous trouver pour le 4 octobre,
jour de votre naissance et de votre fête?

Votre lettre de Milan m'est parvenue au sixième jour de sa date. Je ne
l'attendais pas du tout. Sans croire notre relation tout à fait rompue,
il me semblait pourtant que vous étiez comme perdu pour moi. Un mot, une
pensée de vous, rattachent ce lien faible et chéri. Votre petite lettre
ne m'a pas été moins secourable que la touffe d'herbes qui m'a sauvée
le 14 septembre. Les amis que vous regrettez en France seront heureux
d'apprendre que vous revoyez l'Italie sans plaisir. Je suis comme eux.
Je voudrais que vous ne songeassiez qu'à revenir.

J'ai renoncé à sortir d'ici, et j'y veux demeurer pour vous attendre
jusqu'à votre retour.

Adieu, monsieur l'ambassadeur; adieu, mon maître aimé! N'oubliez pas
Marie! Personne au monde ne vous honore plus tendrement, même parmi ceux
qui sont comblés des douceurs de votre amitié.



XLIX

_À M. de Chateaubriand_

H..., 23 octobre 1828.


Le journal du 20 dit, mon cher maître, que le 1er octobre vous avez passé
à Bologne. Voilà un bien long intervalle; cependant, c'est quelque chose
de savoir qu'il y a vingt jours vous étiez arrivé jusque-là sans accident.

Dans l'ignorance où je suis de tout ce qui vous touche, je veux vous
écrire de provision, et me donner la consolation de parler à vous, mon
cher maître; j'aimerais bien à vous parler de vous; mais je ne sais rien.
Il me semble qu'en vous écrivant j'attirerai cette lettre de Rome que
j'attends avec un si vif désir; il me tarde d'y voir que vous et les
vôtres êtes en bonne santé, que vous êtes satisfait, et que la pensée de
votre amie ne s'est pas dissipée dans ce long chemin et parmi tant de
personnes et de choses diverses, quand rien ne vous rappelle le cœur
solitaire qui vous attend.

Je vous ai écrit sous le couvert de M. Henri Hildebrand, le 22 septembre
et aussi le 9 octobre, en réponse à votre lettre de Milan.

Mais je dois encore une réponse à votre dernière lettre de Paris, et je
veux la faire dans ce moment, où la privation de vos nouvelles me laisse
de l'espace.

Dans cette lettre de Paris, vous m'accusiez un peu légèrement d'être
capricieuse. Comme je suis loin de vous, je vous assure que vous vous êtes
trompé. Si vous étiez à mes côtés, je vous tendrais la main et vous
verriez dans mon sourire joyeux ma justification et votre pardon. Éloignez
donc cette idée de votre esprit, non seulement pour le présent, mais
encore pour l'avenir! Quand nous nous verrons, ne m'accusez pas de caprice,
si mes discours et mes manières ne ressemblent point à mes
lettres!

À présent que je ne vous connais pas, mon sentiment pour vous est sans
entraves; c'est une affection élective que je regarde comme une sorte
d'alliance généreuse entre nous, et, de ma part, comme une consécration au
génie, au malheur, à la gloire. Rien n'est si noble, rien n'est si beau!
Je m'en fais une vertu; et lorsque j'ai tâché de vous convaincre que je
suis votre sœur par le cœur, je suis satisfaite et crois avoir tout fait
pour vous et pour moi-même, car je n'ai pas oublié que je dois remplacer
dans votre cœur les «vieux amis qui ont fui avec la fortune».

Les convenances sociales modifieront un jour
l'expression de ces sentiments; mais ils demeureront
inaltérables au fond de mon cœur jusqu'à
ce qu'il ait cessé de battre.

Vous me dites encore, dans cette lettre de Paris: «Si j'ai des torts, je
sens que je ne les réparerai bien que lorsque je vous aurai vue...» Cela
ne veut-il pas dire: «Je vous aimerai si vous me plaisez...» Mais pourquoi
donc, mon cher maître, ne pouvez-vous m'aimer par mes lettres, comme je
vous aime par vos livres? Serait-ce que vos livres sont beaux et que mes
lettres ne sont pas belles? Ah! il est vrai; mais aussi vos livres sont
pour tout le monde, et mes lettres ne sont que pour vous!... Vous avez
sûrement remarqué, au musée, un tableau de Champaigne[33] qui, sans le
secours des grâces de l'extérieur, offre, sous des traits vulgaires et
presque ignobles, une beauté morale qui touche à l'âme et qu'on n'oublie
plus? Il représente deux religieuses: l'une est malade, sa compagne
la sert. Celle qui prie pour sa sœur n'observe pas que l'objet de sa
sollicitude est privé de la beauté, et pourtant rien ne manque à la
tendresse de ses soins, à la ferveur de sa prière; et la pauvre souffrante,
dans sa paisible résignation, dans sa douce reconnaissance, ne songe
point à examiner si sa bienfaitrice est belle. Que ce tableau devienne le
modèle de votre amitié! Supposez-moi semblable à l'une de ces religieuses,
et aimez-moi franchement pour l'attachement que j'ai pour vous, et non
pour mon extérieur, quel qu'il soit! Tel est le partage auquel mon cœur
aspire, je le mérite et je l'obtiendrai. Avant que vous soyez rentré en
France, vous m'aurez honorée du nom de sœur, ou, je le promets à Dieu
devant vous, ma vie, qui s'est passée à désirer votre affection et à fuir
votre présence, achèvera de s'écouler sans que nos regards se soient
rencontrés.

[Note 33: Ce tableau de Philippe de Champaigne, que l'on peut voir
aujourd'hui encore au Musée du Louvre, représente deux religieuses de
Port-Royal, la mère Agnès Catherine Arnauld et la sœur Catherine de
Sainte-Suzanne, fille du peintre bruxellois.]

Mon ami, je vous conjure de graver ceci dans votre mémoire!

Vous le savez, la vie n'est pour moi qu'un désert plein de dangers. Je le
traverse seule. Ma main n'est point pressée dans une main amie qui me
conduise doucement et me soutienne avec bonté. Je ne vois point le but de
ma course: j'espère pourtant! et continue sans m'arrêter; c'est que je ne
suis pas tout à fait abandonnée. J'aperçois des jalons qui me guident
dans ces solitudes glacées: ce sont vos lettres... je prends courage et
j'avance: bientôt deux mois seront passés.

Tant de temps écoulé dans une si vive anxiété de votre destinée; la rapide
succession de craintes et d'espérances qui me venaient de vous, et les
chagrins qui me troublent ici, joints à votre départ, m'avaient enfin
découragée. Vous apprendrez avec plaisir que je suis revenue de cet
abattement. Je ne sais quelle paix, quelle espérance est rentrée dans mon
âme. Je sens de nouveau ces vifs mouvements de joie qui me faisaient
tressaillir au commencement de notre amitié. Je suis enfin seule dans ma
vallée chérie. J'y pourrais avoir des visites, mais je les fuis. C'est
seule que je veux être, avec une pensée délicieuse et chère, avec _vous_,
mon maître, qui êtes à Rome et que je n'ai jamais vu. Je prévois avec
bonheur une solitude absolue de quatre ou cinq mois passée avec les
manuscrits et les souvenirs de mon père, avec vos livres, vos lettres, et
l'idée de votre retour. Je sens que tout ce bien-être me vient d'avoir
repoussé ce voyage de Paris, si cruel pour moi, surtout quand vous veniez
d'en partir. Vous voyez que je ne suis pas _fâchée_ que vous en ayez été
_affligé!_

Il y a dans mon âme trois prédilections invincibles, qui font les seuls
plaisirs de ma vie: une mémoire sacrée, un ami inconnu, une vallée
solitaire. Je ne me fais pas scrupule d'entretenir mon cher maître de
ma résurrection morale, parce qu'il sera bien aise de me voir sortie
de la tristesse dans laquelle j'étais tombée; d'ailleurs, je ne puis
l'entretenir de ce qui le touche; je ne sais rien.

Je voudrais vous parler de Rome, mais je n'en suis pas encore là. Je
crains, si j'y pense, de redevenir triste: je n'ose regarder encore que le
retour. Vous me disiez, une fois, «_ce riant exil_»; mais je ne m'en fais
pas cette idée: il me semble au contraire que ce séjour doit être bien
mélancolique. C'est le tombeau de la puissance humaine. On y est toujours
en face du néant des grandeurs et de la brièveté de la vie... j'aimerais
mieux Florence et Naples, où c'est la nature qu'on voit dans sa force et
sa beauté. Je suis bien fâchée de n'avoir pas lu votre voyage en Italie,
je saurais ce qu'elle est. Je ne me souviens plus de _Corinne_, mais, par
ce que j'ai lu ailleurs, il me semble que j'aimerais le caractère des
Romains, s'ils sont en effet passionnés dans leurs affections, vrais
dans leurs plaisirs, et orgueilleux sans vanité. C'est le contraire des
Parisiens, qui, dit-on, se plaisent mieux à juger qu'à _sentir_, et qui
aiment mieux _paraître_ qu'_être_.

_28 octobre_.--Avec la sérénité, j'ai retrouvé les impressions agréables
que l'aspect de la nature avait cessé de m'inspirer; je sens de nouveau le
beau temps. Le soleil est encore chaud, l'air est doux et léger, les eaux
étincellent à travers la riche verdure des mûriers et des châtaigniers,
que l'automne commence à nuancer d'or et de feu. Une atmosphère douce et
brillante rend beaux ou gracieux tous les objets que l'œil peut voir, car
nous n'avons pas ici les tons durs et crus des Alpes et des Pyrénées. Des
vapeurs lumineuses, et colorées d'une manière ravissante, couvrent nos
montagnes bleues et les rendent comme transparentes et poudrées d'or ou
veloutées de rose; et ces belles nuances changent à chaque instant: il
serait peut-être difficile de trouver, dans une autre chaîne de montagnes,
des aspects d'un caractère plus imposant que ceux de quelques vallées du
Vivarais. Ces beaux lieux où la nature ne se montre plus que sous des
traits d'une grandeur paisible ont été, dans des temps bien loin de nous,
bouleversés par d'effroyables catastrophes. Les magnifiques colonnades en
basalte de Jaugeac et de Montpesat, la chaussée des géants de Thueyle,
le pont d'Arc, la gueule d'Enfer, le mont Mézenc, la Solfatare et cent
cinquante volcans réunis dans une même chaîne et se touchant par leurs
bases comme les vagues de la mer, sont d'une magnificence à laquelle,
suivant mon père, le nouveau monde, dans ses pompes terribles, n'offre
peut-être rien d'égal, et qui n'a besoin, pour exciter à l'avenir
l'intérêt et l'admiration, que d'avoir un moment charmé les yeux de mon
ami... Mon âme ambitionne cet honneur pour mon pays. Oh! venez donc, mon
noble maître, illustrer cette portion de notre patrie! Vous y recueillerez
quelques rayons d'une gloire nouvelle, et vous y trouverez aussi ce bien
que l'Écriture appelle _un trésor_.

_Du 30_, au soir.--Je reçois votre lettre de Rome en date du 11. Elle est
restée dix-neuf jours. Vous êtes arrivé; vous êtes fidèle à la pensée de
Marie; vous ne pouvez l'oublier; vous reviendrez bientôt; je devrais être
contente; et savez-vous ce que cette lettre, cette écriture, ce même
timbre, et tout cela m'a fait? J'ai pleuré des larmes amères, mais
si longtemps que j'en suis épuisée. Il est donc vrai que vous êtes
ambassadeur à Rome! mon pauvre ami, je crois que Dieu me punit de vous
trop aimer. Puisse-t-il vous bénir et vous rendre heureux! Adieu.

Quand vous le pourrez, envoyez-moi la prière dont j'ai besoin et que je
vous a demandée dans ma lettre du 22 septembre! N'y manquez pas, si vous
m'aimez!

MARIE.



L

_De M. de Chateaubriand_

Rome, ce 11 octobre 1828.


Me voilà à Rome, qui ne m'a rien fait. À mon âge, il ne faut plus voyager:
on n'y voit plus. J'espère me retrouver bientôt dans notre commune patrie.
Je vous écrirai plus au long quand j'aurais rempli les premiers devoirs de
ma position. Ce mot est seulement pour vous prouver ma fidélité, et mon
impossibilité d'oublier Marie. Cette lettre, que j'envoie aux Affaires
Étrangères, sera mise à la poste à Paris. J'espère avoir bientôt une
lettre de vous.

CHATEAUBRIAND.

Je vous ai écrit de Milan.



LI

__De M. de Chateaubriand__

Rome, 21 octobre 1828.


Votre première lettre de France est venue me trouver à travers les
montagnes au milieu des ruines de Rome: elle m'a fait un grand bien, et je
vous en remercie; elle n'avait pas même perdu la petite violette attachée
à l'une des feuilles; j'ai salué cette fleur de mon pays, cueillie par une
main amie. Que vous dirai-je? Rome m'ennuie: tout m'ennuie[34]! J'ai passé
l'âge des joies, il faut que je me retire. Que fais-je dans ce monde? Je
le connais trop et j'y ai été trop longtemps. Je me réserve pourtant
encore un dernier plaisir, c'est celui d'aller vous trouver dans votre
solitude. Quand j'aurai vu cette Marie inconnue, tout sera accompli.
Pensez à moi et écrivez-moi!

[Note 34: Dans cette lettre et dans les suivantes, Chateaubriand exagère un
peu la tristesse et la solitude de son séjour à Rome. Nous savons
notamment, par les Souvenirs de M. d'Haussonville, que trois belles jeunes
femmes, Mme D., la Del Drago, et une dame qui, sous le pseudonyme de Mme
de Saman, devait plus tard publier un petit roman autobiographique
intitulé _Les Enchantements de Prudence_, ont, toutes trois, fait de leur
mieux pour distraire son ennui.]



LII

_À M. de Chateaubriand_

H..., 8 novembre 1828.


Mon cher maître, il y a aujourd'hui un an que vous écrivîtes cette lettre
qui perça mon cœur d'un trait aigu, en m'apprenant que vous étiez menacé
dans ce que vous aimiez. Je vous écrivis moi-même, et, du moment où j'eus
reçu votre réponse, je fus invinciblement entraînée dans votre sphère.

Mes dernières lettres n'étaient remplies que de mes chagrins, de mes
regrets, de mon abattement, parce que mon cœur se répand quand je vous
écris; et pourtant je n'ai pas tout dit, car je n'ai jamais tout pensé.
Dans la convalescence de ma mère, je lui ai lu plus de soixante numéros de
la Gazette. Vous ne me plaindrez peut-être pas d'avoir subi si longtemps,
dans le milieu du cœur, ce petit supplice renouvelé de Saint-Sébastien! Je
n'ai ni l'âme d'un ange, ni celle d'un héros, votre inconnue n'est qu'une
simple femme; elle n'a pu recevoir sans blessure tant de traits acérés;
elle n'est point demeurée invulnérable à tous ces poisons. Cette troisième
persécution m'a été plus douloureuse que les autres, à présent que vous
êtes mon ami. Je n'osais vous en parler, mais j'en souffrais. Je voyais
l'unique et éclatante réparation de tant d'injures dans cette ambassade
de Rome. Cette considération a été ma véritable consolation, et je vous
aurais prié à genoux de partir, si votre départ eût été à ma décision.

Aujourd'hui, je lis dans le journal du 1er novembre: «Depuis son arrivée
dans cette ville, M. le vicomte de Chateaubriand est l'objet de toutes
les prévenances du Souverain Pontife et de tout ce que Rome a de plus
distingué; quoique Son Excellence ne reçoive point encore, l'hôtel de
l'ambassade est continuellement visité par les cardinaux, les princes
romains, et les familles patriciennes. C'est une chose remarquable que,
dans cette capitale du monde catholique, on ne connaisse en aucune manière
cet esprit étroit et tracassier des coteries religieuses de Paris. On n'a
point nié ici à l'auteur du _Génie du Christianisme_ sa noble piété; au
serviteur fidèle de la couronne, à l'écrivain courageux de la Restauration,
le titre de royaliste. M. de Chateaubriand a été vengé des outrages d'un
parti par le Saint-Père lui-même»... Et je me dis: «C'en est fait, le
roi de France et le Chef de l'Église l'ont en effet vengé, et se sont
eux-mêmes garantis du blâme de la postérité!» En même temps, je reçois
votre lettre du 20 octobre. Elle est si sombre que mon cœur se trouble à
vos tristes paroles... ô mon maître! Ont-ils blessé votre âme? et ce juste
triomphe n'est-il pour vous qu'une tâche que vous vous êtes imposée et que
vous avez accomplie?

Je ne m'explique pas bien vos expressions. Vous dites: «_Il faut que je me
retire_»... Ah! plût au Ciel que cela pût être; mais je ne le comprends
pas et n'ose le croire.

La même destinée qui, de si loin, m'a dévouée à vous vous entraîne aussi
vers moi. Je le reconnais à ce que vos pensées les plus intimes se
décèlent toujours dans les lettres que vous m'écrivez. Vous aimez les
miennes, elles vous sont bonnes. Vous voulez me voir. Vous nommez notre
rencontre sur la terre «votre dernier plaisir»... Voilà ce qui me soutient
et m'encourage contre ces mêmes lettres!... Elles ont une sorte de style
anonyme, comme si elles ne s'adressaient à personne. Vous n'y parlez plus
de vos sentiments pour moi. Vous ne répondez pas aux miens. Tous détails
sur ce qui vous concerne en sont sévèrement bannis. Hélas! pour qui donc
les réservez-vous? Vous connaissez l'amitié: vous ne pouvez ignorer que
vous contristez la mienne en paraissant la méconnaître, et me laissant si
parfaitement étrangère à vous après avoir commencé notre correspondance
avec tant de douceur et des formes si différentes. Ô mon cher maître! que
vous m'affligez en cela! Vous ne savez pas combien il me faut de confiance
en votre bonté d'âme pour surmonter ma timidité naturelle, augmentée par
le changement de votre style! Depuis bien des mois, il semble que vous
m'interdisiez tout autre sujet que moi-même et que vous ne veuillez
m'envoyer que quelques _jalons_, uniquement pour m'empêcher de perdre
vos traces... Que deviendrait notre amitié, si je ne m'encourageais pas
moi-même à écarter jusqu'au moindre mouvement de cet orgueil qu'on
inspire à toutes les femmes? Mais c'est ce que je fais avec une profonde
tendresse. J'aime à vous prodiguer à présent les hommages d'une âme
élevée, et je donnerais ma vie sans regret pour effacer les peines de la
vôtre, et pour vous assurer un bonheur digne de vous.

Voilà ce que je vous écris sans pouvoir m'en empêcher; et voilà aussi que
je vous ai un peu grondé sans en avoir eu le projet; mais je ne puis rien
vous cacher.

Vous dites aussi: «_Je viendrai bientôt_». Pour moi, _bientôt_, c'est cet
hiver; aussi, quand je marche sur les gazons encore trop verts, je me
réjouis en traînant sous mes pas les feuilles sèches qui commencent à les
cacher; elles vous promettent à moi. Mais comment viendrez-vous? Les monts
sont remplis de dangers durant l'hiver. Les côtes de la Méditerranée sont
infestées de corsaires tripolitains. Si vous ne voulez pas fâcher Marie,
vous répondrez un petit mot là-dessus.

Adieu, mon cher maître, mon étoile toujours belle, toujours chérie,
laissez-moi vous assurer de mon respect; vous ne savez pas combien ce mot
est tendre, quand je vous l'adresse.

MARIE.

Je vous ai écrit le 9 et le 30 octobre.

_Du 9 novembre_.--J'ai lu et relu votre seconde lettre de Rome; elle
pénètre toute mon âme de votre tristesse, je la sens sans la comprendre.
Je crois que je dépends de vous.

J'ai aussi relu ma lettre: il faut que j'y ajoute quelques mots parce
que j'ai beaucoup tourné autour de mon chagrin sans avoir osé vous
l'expliquer. Aujourd'hui, j'ai plus de courage et je vais en profiter de
peur que, faute de temps pour m'écouter, vous ne m'entendiez pas bien.

Toutes vos lettres sont très courtes; j'en suis attristée _malgré moi_;
mais je n'oublie pas que vous les avez écrites au milieu du tourbillon
politique qui vous entraîne _et de vos plus tendres regrets_.

Mais il y a une autre chose qui me fait mal, à tort ou à raison: depuis
bien longtemps le nom d'amie ne se trouve pas dans vos lettres.
Rendez-le-moi, j'en ai besoin!

_Du 10_. À la réflexion, je suis inquiète de vous avoir parlé si
franchement. Me trouverez-vous susceptible? Que je serais fâchée si vous
preniez de moi une idée peu aimable! Pourtant, il faut que vous me voyiez
telle que je suis, et mon affection aussi. Si j'ai besoin d'excuse auprès
de vous, songez combien les pensées se creusent dans le silence d'une
solitude absolue! Il y a des moments où je suis alarmée de l'abandon avec
lequel je laisse aller une relation isolée de tout, qui ne se soutient que
par sa propre force, et qui m'est si chère; mais, outre que mon esprit est
peu susceptible de combinaisons et de calculs, c'est précisément votre
supériorité qui me rassure. Le jour où vous voudrez me regarder dans mes
lettres, vous me verrez comme à travers un cristal. Ce qui est bon est
bon. Ce qui est vrai est vrai. Je me confie.



LIII

_De M. de Chateaubriand_

Rome, ce 15 novembre 1828.


Eh! bien, j'aime que vous restiez dans votre solitude! Vous dirai-je
pourquoi? Je n'en sais rien, car, enfin, je ne profite pas de cette
solitude. Est-ce que je serais jaloux d'une personne que je n'ai jamais
vue? Pourquoi pas? Vos lettres me plaisent, du désert; elles me plairaient
moins, venant de Paris. Seulement ne tombez point dans un abîme! Vos
belles descriptions me font frémir.

Je ne m'accoutume point aux ruines de Rome; j'ai assez vu de débris. Il
est plus que temps que je rentre dans ma solitude, pour ne plus en sortir.
Au fond de tous les tableaux que je vois à présent, j'aperçois toujours ma
tombe; elle ne m'effraie pas du tout, j'aime même à la contempler; mais,
en même temps, elle m'ôte le goût de tout, l'intérêt de toute chose; en
face de la mort, les plus grandes affaires paraissent misérables. Les
attachements resteraient encore, mais personne ne s'attache à ce qui s'en
va et vieillit, et c'est quand on a le plus besoin d'être entouré qu'on se
trouve plus seul et plus délaissé.

Je ne sais quel sera le terme de mon brillant exil; tout ce que je puis
vous dire, c'est qu'il ne sera pas éloigné, puisqu'il dépend toujours
de moi d'en finir. J'attendrai sans doute un temps raisonnable; je n'y
mettrai point de précipitation; mais, à mon âge, il faut compter par jours
et non par années.

Écrivez-moi! Vos lettres me font un plaisir extrême, ne me le retranchez
pas! C'est charité que de venir à mon secours.



LIV

_De M. de Chateaubriand_

Rome, ce 20 novembre 1828.


Votre petit journal du 23 au 28 octobre m'est parvenu. Je vous remercie de
me rendre ainsi compte de vos pensées: vous me faites des _aveux_; est-ce
que vous espérez bien ne jamais me voir, ou que mes vieux ans vous mettent
en paix? N'importe; ces aveux sont doux, et je les prends pour ce que vous
me les donnez. Je ne sais pourquoi ma lettre, arrivée de Rome, vous a
rendue tout à coup si triste: qu'est-ce donc que vous avez pour un inconnu,
pour un étranger que vos regards n'ont jamais rencontré? Une passion? je
l'accepte. Votre imagination amusa votre solitude: elle me plairait même,
dans ces jeux où vous vous moqueriez de la vanité d'un homme assez fou
pour tomber en imagination à vos pieds, tout chargé du poids d'une longue
vie. Il faudra bien enfin que j'arrive jusqu'à vous; si vous avez des
illusions, elles s'évanouiront; vous m'aimerez peut-être encore, mais je
ne vous tourmenterai plus, si toutefois je vous tourmente.

Je vous ai écrit par l'avant-dernier courrier, le 15 de ce mois.
Écrivez-moi longuement, et j'aimerai Marie.

CHATEAUBRIAND.

La prière que vous demandez, je l'offre, mais je ne puis la parler, ni
l'écrire.



LV

_À M. de Chateaubriand_

H..., 10 décembre 1828.


Je le vois à regret, les solitaires ne peuvent être entendus; leurs
sentiments, agrandis et fortifiés par la retraite, sont taxés d'illusions
et de chimères, lorsqu'ils les laissent égarer jusqu'aux gens du monde,
et leurs expressions, parce qu'elles peignent naïvement des sentiments
généreux et peu communs, sont prises pour les jeux frivoles d'imaginations
capricieuses et mal réglées. Vous-même, mon cher maître, de la sphère
bruyante où vous vivez, vous n'entendez plus leur langage. Pourquoi le mien
n'a-t-il pas aujourd'hui la puissance du vôtre! et que je souhaiterais en
ce moment le pouvoir de vous persuader!

Jamais nous ne fûmes autant menacés qu'aujourd'hui d'une séparation
éternelle. Vous seul pouvez nous en garantir.

Votre lettre du 20 novembre me trouble et me troublera; elle est
venue m'apporter mille peines. Vous pouvez m'en délivrer, mais y
consentirez-vous? Je crains, hélas! que Marie ne soit pour vous un sujet
de curiosité plutôt que d'intérêt. Vous n'êtes pas soigneux de son
repos...

Je ne puis avec convenance répondre à votre lettre du 20 novembre.
Pendant quelques jours, j'ai cru que je ne devais plus vous écrire, mais
je n'ai pu m'y résoudre. Dans vos précédentes lettres, vous me demandez la
continuation des miennes, en m'assurant qu'elles vous sont bonnes... et,
moi, j'ai une dernière demande à vous faire.

Le temps se passe, il me presse; celui de votre retour s'approche;
peut-être m'en reste-t-il à peine assez pour recevoir votre réponse. Je
l'attendrai, cette réponse, avec autant d'anxiété que d'impatience.
L'oublierez-vous?

J'avais besoin d'une prière faite par vous et écrite de votre main, et
vous me la refusez!

Je vous ai demandé le nom de sœur, point de réponse. Eh! bien, si vous me
croyez au-dessous de ce beau présent, je ne m'en offenserai pas, je me
résignerai sincèrement!

Mais, par compensation, s'il est vrai que le partage des devoirs soit la
première obligation de l'amitié, vous me promettrez votre appui dans
l'accomplissement des miens. Je me reposerai tout à fait sur cette
promesse et je vous attendrai en toute joie et sécurité.

Mais, si vous ne m'entendez pas, si vous continuez à ne pas me répondre,
si vous éludez ou repoussez encore cette prière, vous ne verrez jamais
votre Marie, vous n'entendrez plus parler d'elle. Vous pourrez croire que
sa tendresse ne fut qu'un songe. Je fuirai ma vallée, dont la solitude
profonde et sauvage ne put m'abriter contre votre pensée. Aux approches
de votre retour en France, je quitterai ma demeure. J'y laisserai mon
espérance flétrie. La douleur seule me suivra. Je continuerai à vous
écrire tant que je vivrai; mais mes lettres demeureront avec moi. Elles ne
vous parviendront que lorsque le courage ne me sera plus nécessaire, et
que le repos sera devenu mon partage.

MARIE.



LVI

_À M. de Chateaubriand_

H., le 16 décembre 1828.


Mon cher maître, il serait mal à moi de douter de votre réponse à ma
lettre du 8 de ce mois. Puisque vous me voulez pour amie, vous ne me
refuserez pas la demande qu'elle contient. Je me tiens pour assurée de
la recevoir, et je continue à vous écrire avec la confiance qui vous est
due.

Je voulus, l'année dernière, arranger mes pensées et mes expressions en
vous écrivant ma seconde lettre, cela ne me réussit pas, j'y renonçai pour
toujours. Depuis, je vous ai écrit du premier mouvement, à cœur ouvert et
plume courante; mais, quand mes lettres sont faites, je les copie telles
qu'elles sont, et les joins aux vôtres. Tout ce que j'ai écrit à vous et
de vous m'est ainsi resté. Quelque chose m'a toujours poussée à retenir
autour de moi cette vie intérieure et secrète.

Lorsque je reçus cette troisième lettre de Rome, qui m'a troublé l'âme,
je vous écrivais de provision et à loisir, goûtant la paix que mon séjour
ici et l'espoir de votre retour m'avaient rendue, et le plaisir de
m'entretenir avec vous. J'ai sous les yeux le commencement de cette
lettre, que l'arrivée de la vôtre a interrompue. La voici:

«Dans ma longue lettre du 23 au 30 octobre, je vous ai très bien expliqué
l'amitié que j'ai pour vous et celle que je demande de vous. Je suis très
contente de ma lettre. Toutes les fois que je me la rappelle, j'ai le cœur
soulagé. Je crois que vous avez compris mes sentiments et que vous les
reconnaîtrez en m'en accordant de semblables. Je vous ai présenté ces
pauvres religieuses de Champaigne comme le modèle de l'attachement qui
doit nous lier. En vous priant de ne penser à moi qu'en me prêtant les
traits de l'une d'elles, je me suis garantie des surprises de votre
imagination. En vous demandant le titre de sœur, j'ai préparé ma
justification du passé. Ce nom sera cause que je paraîtrai devant vous
sans confusion de vous avoir tant aimé. Une sœur ne peut rougir de son
dévouement à un frère tel que vous. Ce nom si cher contentera l'ambition
de mon cœur; il sera tout à la fois ma récompense et ma justification...»

D'après ce qui précède, jugez de la confusion des pensées que votre lettre
a élevées dans mon esprit! J'ai couru à mes anciennes lettres et j'ai
trouvé dans celles à mon père (écrites il y a tant d'années), à une
amie qui n'est plus, à M. Hyde de Neuville, les mêmes sentiments qui
remplissent aujourd'hui celles que je vous écris à vous-même. Ils sont
exprimés de la même manière et souvent dans les mêmes termes. Cette
lecture m'a rassurée. La trempe de mon âme n'est pas mon ouvrage. Vous
l'avez formée en partie, vous y régnez par les qualités de la vôtre. Je ne
puis ni me le reprocher ni m'en plaindre. S'il s'y trouve en effet quelque
chose de passionné, je le tiens de mon père: ce trait nous est commun avec
la plupart de nos compatriotes, et ma vie solitaire et éprouvée n'a pas dû
l'effacer.

_Du 17_.--Quand j'ai passé une partie du jour à vous lire et qu'il me
vient tout à coup à l'esprit que vous m'écrivez souvent, j'ai peine à le
croire! et puis je viens à penser que vous soutenez cette correspondance
depuis treize mois, à travers une vie qui se précipite dans un tumulte de
grands événements, que vous répondez fidèlement à des lettres où il n'y a
rien, rien qu'un attachement vrai; je sens que c'est à cet attachement que
vous répondez. Cette certitude me suffit. Je ne crains rien de l'avenir,
vous aimerez Marie.

J'ai souri à un endroit de vos lettres où vous dites _que je vous fais des
descriptions_. Il est vrai, et, ce qu'il y a de mieux, c'est que je n'y
suis pas plus embarrassée qu'à vous dire l'heure qu'il est... Vous méritez
bien, mon cher maître, d'être aimé parfaitement; mais l'avez-vous jamais
été avec plus de tendresse et d'abnégation que cela?

_Du 18_.--J'écris encore! Est-ce pour endormir mes craintes? Non, je n'ai
point de craintes contre l'élu de mon cœur. C'est plutôt pour soulever un
moment le poids qui pèse sur mon âme; trop de choses se réunissent contre
moi! Une pensée me soutenait: à présent elle me trouble. Je suis seule! je
ne sais où m'appuyer! Nous voilà dans une saison que j'aimais autrefois
ici: elle y est bien triste, cette année; tout y est encore bien beau;
mais, depuis quelques jours, les montagnes ont été mauvaises, il y est
tombé beaucoup de neiges, des familles entières en descendent et se
succèdent continuellement pour venir chercher dans nos vallées de
l'ouvrage et des secours. L'année dernière, elles en trouvèrent encore;
cette année, je ne puis leur accorder qu'un soulagement passager. Mes
voisins indigents ont déjà souffert de ma pauvreté. Hier, pourtant, une
jeune orpheline nouvellement veuve, que les larmes et la blancheur des
neiges avaient à demi aveuglée, fut un objet d'envie pour moi autant que
de pitié; un bandeau rafraîchissant, quelques livres de lin à filer, et
une modique pension payée pour trois mois la comblèrent de joie. C'est
qu'elle n'était pas loin de ce qu'elle aimait. Son cher petit enfant était
suspendu à son cou, et pressé sur son sein comme son trésor. Elle l'avait
enveloppé de tous les vêtements dont elle avait pu se priver, et l'avait
apporté ainsi à travers les glaces, les rudes, et les torrents.
Ses pauvres yeux n'avaient pas cessé de le regarder et ses bras de
l'étreindre... c'était pour lui qu'elle était joyeuse!

Tout émeut quand on n'est pas heureux. Ce matin, dans une note du
traducteur de lord Byron, j'ai trouvé cette ligne: «_N'est-ce pas un peu
la touche de notre Chateaubriand?_» Ces simples paroles m'ont fait fondre
en larmes. Un temps viendra où tous les Français parleront ainsi. Oh!
puisse ce temps être bien éloigné! puisse la pauvre Marie ne pas le voir
même un seul jour!



LVII

_De M. de Chateaubriand_

Rome, ce 11 décembre 1828.


Vos lettres m'arrivent très bien, mais longtemps après leur date. J'en
suis à celle du 8 et 9 novembre... Voilà le malheur des distances! Je
remercie mon amie de toutes ses sollicitudes, mais je ne lui pardonne pas
de s'affliger d'une Gazette. Pour mon compte, je ne la lis point, je
devine très bien ce qu'elle peut dire. Elle doit chercher les endroits
qu'elle croit sensibles, m'attaquer et comme homme public, et comme homme
privé, et comme écrivain, et comme poète, que sais-je enfin? Eh! bien,
qu'est-ce que tout cela me fait? Si elle a tort, elle ne m'atteint pas; si
elle a raison, qu'y faire? M'a-t-elle nui dans l'opinion publique? Il
paraît que non. Dans ce cas, quel mal me fait-elle? et, même si elle
m'avait fait ce mal, je me réfugierais encore dans ma conscience et là je
serais à l'abri. Soyez pour ces misères aussi impassible que moi, ou
plutôt faites comme moi: je n'ai de ma vie lu un seul numéro de la
_Gazette_. Pourtant, depuis que je suis ici, les rédacteurs ont eu
l'impudence de me l'envoyer; apparemment pour voir si je voulais m'y
abonner; je me suis contenté de la jeter au feu sans l'ouvrir.

Laissons cet ennuyeux sujet!

Vous êtes étonnée du contraste de mes succès à Rome et de la tristesse de
mes lettres: il existe, il est vrai; on ne peut être mieux accueilli, plus
comblé de soins que je ne le suis; mais je me suis mesuré aux ruines de
Rome; j'ai trouvé que j'ai vieilli plus qu'elles; je leur ai demandé mes
anciennes rêveries, elles ne m'ont donné que des avertissements et des
leçons. Je me retire parce que mes années se retirent, parce que je m'en
vais, parce qu'il faut finir. Mes pensées ne sont pas le fruit d'un
chagrin secret, d'une peine cachée, d'un sentiment de l'injustice des
hommes; au contraire, les hommes me rendent plus que je vaux: elles sont
le résultat de mon âge. Je suis déterminé à quitter le monde, à me
réserver à moi seul mes derniers jours; j'en ai trop donné au public. Je
deviens avare du temps lorsqu'il m'échappe; j'aurais dû commencer à
thésauriser plus tôt.

Voilà l'explication que désire celle qui veut que je l'appelle mon amie.
Elle se plaint encore de la brièveté de mes lettres. Eh! bien, je n'ai
jamais écrit si longuement à personne qu'à elle; je ne sais point causer.

Quand reviendrai-je? Au printemps. À cette époque, je demanderai un congé
et je passerai, soit en allant, soit en revenant, par le midi de la France,
pour voir mon inconnue.



LVIII

_À M. de Chateaubriand_

H..., le 26 décembre 1828.


Je veux écrire à mon cher maître jusqu'à ce que sa réponse ou son silence
m'apprennent qu'il ne faut plus que mes pensées aillent jusqu'à lui, et
que je dois reprendre le sentier solitaire que son regard n'éclairera
jamais.

Je viens de recevoir sa grave et obligeante lettre du 11 décembre; je le
remercie des détails dans lesquels il est entré sur ses dispositions
intimes: je n'ose lui dire ma réflexion à ce sujet, mes droits d'amie
inconnue ne vont pas jusqu'à exprimer une demi-désapprobation à celui
qu'il faudrait choisir pour arbitre suprême de tout ce qui est généreux
et élevé. Vous voulez vous retirer; peut-être ne le devez-vous pas? Si,
contre mon pressentiment, vous exécutez ce projet, que tous les biens vous
suivent! Heureux ceux qui, dans cette retraite, donneront quelques beaux
jours à celui qui méritait de ne pas en connaître d'autres!

Les journaux m'ennuient. Ils sont hors de mes goûts et de ma portée; ils
blessent mes idées de convenance et de délicatesse. Quant à la _Gazette_,
je ne l'aurais jamais lue si j'en avais été la maîtresse: c'est le journal
de ma mère, elle y tient. Les lectures que je lui fais à haute voix sont
pour son plaisir, et non pour le mien; c'est pourquoi tant de bassesses et
d'irrévérences sont venues, non pas ébranler ma foi dans l'élu de mon
cœur, mais contrister mon esprit déjà trop abattu. Je ne lis les _Débats_
assidûment que depuis deux ans, pour y chercher de vos nouvelles. C'est là
que j'ai trouvé des détails sur votre infirmerie, votre séjour à Rome, et
une foule de choses que j'aurais ignorées si je n'avais pris ce soin.
Dernièrement, j'ai été presque jalouse d'une _Muse de Nantes_[35], non pas
de ce qu'elle vous a adressé une _épître dédicatoire_, car je vous en ai
adressé tant d'autres que, pour les sentiments que vous méritez, je ne me
crois en arrière de personne (que sous des rapports qui me touchent peu),
_mais de ce qu'on l'a fait rester à Paris_, où vous voulez vous retirer.

[Note 35: Cette «Muse de Nantes» était la pauvre Élisa Mercœur, de qui
Lamartine écrivait vers le même temps: «Cette petite fille nous effacera
tous, tant que nous sommes!» et qui devait mourir de misère, à Paris,
quelques années après.]


_La Voulte, 1er janvier 1829_.--La nuit est avancée, le premier jour de
l'année nouvelle est commencé. Je veille ma mère. Je prie Dieu de soulager
ses maux et de me la conserver. Je prie aussi pour vous, mon cher maître,
mais vous voilà établi en Italie, je vous suis toujours inconnue! Je n'ose
plus demander à Dieu qu'une chose, c'est de vous accorder _ce que vous
voulez_. Je ne fais plus aucun vœu pour moi-même. Mon cœur lassé ne peut
s'élever jusqu'à l'espérance, et mon regard découragé reste abattu vers la
terre.

_5 janvier_.--Je vous le disais l'autre jour, c'est dans les journaux que
je cherche à présent les choses qui m'intéressent le plus. Dernièrement
j'y ai appris un événement dont j'ai peut-être déjà reçu le contre-coup de
Rome: c'est la mort d'une personne dont j'ignorais jusqu'à l'existence[36].
Pourtant cette nouvelle m'a frappée, elle a ouvert pour moi une source de
réflexions et de sentiments mélancoliques. Je plains du fond de l'âme
celle qui, en abandonnant la vie, a quitté un sort si doux. (Je ne puis
m'empêcher de penser que son cœur fut rempli du même attachement qui
remplit le mien). Il est probable aussi que M. de Chateaubriand vient de
perdre en elle quelque chose de plus qu'une personne chargée du soin de
distribuer ses bienfaits aux objets de sa généreuse pitié. C'est peut-être
cette mort qui le rend si triste, et qui entraîne ses pensées vers le
tombeau, loin de ceux qu'il oublie et délaisserait sans regret... Cette
sainte personne n'avait que quelques années de plus que moi, mais de
combien elle m'a devancée! Sa tâche est accomplie! Elle avait quitté le
monde, mais elle était honorablement fixée auprès de ce que le monde
renferme de plus digne et de plus aimable! Elle avait dévoué sa vie à la
charité et à la retraite, mais cette retraite était la maison de mon
illustre ami, et ses devoirs lui venaient de lui; il partait, mais son
retour n'était pas douteux pour elle, et c'était dans ses foyers qu'elle
l'attendait... Combien elle a dû regretter les années qui lui étaient
promises dans l'accomplissement des plus hautes vertus et le recueillement
d'un bonheur si rare! Mais qu'il y a eu de consolations dans sa mort! Sa
cendre ne sera point bannie loin de lui. Sa tombe ne sera point délaissée,
elle attirera quelquefois ses regards attendris et demeurera dans l'asile
où elle fut elle-même accueillie, où elle voulut vivre et mourir. Ils
seront un jour réunis dans le même repos et sans doute dans la même
récompense!

[Note 36: La sœur Reine, qui avait aidé Mme de Chateaubriand à installer
l'Infirmerie Marie-Thérèse, et qui était devenue la directrice de cette
maison.]

Dans le cours d'une année, voici la seconde mort que je trouve digne
d'envie[37]!

[Note 37: La première de ces morts était, sans doute, celle de Mme deDuras.]

Mais cette douce et sombre image d'un bonheur permis n'est peut-être qu'un
de ces rêves mélancoliques que l'isolement produit... Plaise à Dieu qu'il
en soit ainsi, et que M. de Chateaubriand n'ait à regretter en ce moment
qu'une perte réparable!

MARIE.



LIX

_De M. de Chateaubriand_

Rome, 31 décembre 1828.


Je ne sais plus que penser de Marie: je ne sais ce que disait ma lettre du
20 novembre, je ne garde ni la copie, ni la mémoire de ce que j'écris. Je
désavoue seulement du fond du cœur tout ce qui aurait pu vous déplaire. Un
pardon demandé à genoux est facile à accorder.

Pourquoi ces menaces d'un grand parti, pris ou à prendre? Pourquoi songer
à ne jamais me voir, même à ne jamais m'écrire? qu'ai-je fait pour
produire tout cela?

Vous voulez une prière: je la ferai, mais je suis à présent trop souffrant.

Vous voulez porter le nom de sœur? je vous le donne, quoique à regret.
J'ai eu des sœurs trop malheureuses. Enfin, rassurez-vous; je n'arrive pas;
je ne vais pas fondre sur vous comme un oiseau de proie, je ne reviendrai
en France qu'après Pâques. Je ne vous chercherai pas, si vous ne le voulez
pas. Il faut que je vous aide à remplir des devoirs, dites-vous? Ai-je
jamais songé à vous en éloigner, moi qui m'en vais, qui quitterai bientôt
cette vie, qui ne demande à ce qui s'intéresse encore à moi que du repos
et un peu d'amitié? J'espère que cette lettre vous satisfera, et que vous
m'écrirez que vous m'attendez, à mon retour, dans votre solitude.

Que le ciel accorde à ma sœur de longues années de bonheur, après celle
qui finira demain!

CHATEAUBRIAND.



LX

_À M. de Chateaubriand_

La Voulte, 15 janvier.


Que le temps est long quand on vit si loin des lieux où l'on est! Ma
lettre du 9 décembre est partie depuis trente-sept jours, et je ne puis
assigner celui où j'en recevrai la réponse. Mon ami ne me la fera pas
attendre, j'y trouverai la promesse que lui-même m'a inspiré de lui
demander.

Depuis quelques jours, je suis retombée dans les mêmes anxiétés qui me
troublèrent tout l'hiver dernier. La maladie de M. de La Ferronnays[38]
fait penser à son successeur.

[Note 38: Ministre des Affaires Étrangères.]

L'année passée, la crainte qu'un surcroît de travail ne nuisît à votre
santé, que je croyais altérée, et aussi la peur d'être oubliée de vous, me
firent redouter cet événement. Plus tard, étant mieux instruite de votre
situation, je souhaitai que votre retour aux affaires vous éloignât d'une
vie trop mélancolique. J'y croyais aussi votre devoir engagé, et j'y
voyais toutes vos convenances; je désirais donc ce ministère autant que je
l'avais redouté. On vous l'offrit, et vous le refusâtes. Ami, comment
oubliâtes-vous dans ce moment que votre nom vivra toujours? Et pourquoi la
main puissante qui venait d'enlever l'écluse se retirait-elle quand il
fallut diriger le cours du torrent? L'ambassade ne justifia que trop mes
profonds regrets. Quand je pense aux longues années que les autres ont
passées dans le même poste, j'en suis effrayée. Je sais, mon indulgent
ami, qu'il ne m'appartient pas d'avoir un avis sur de semblables sujets;
mais je ne puis éloigner la pensée que, si les choses vont mal par la
suite, vous en supporterez le blâme dans l'avenir. Maintenant, tout va
peut-être être réparé; mais, en songeant à l'envie que vous excitez,
aux ressentiments que vous avez attirés sur vous, il me semble voir un
bouclier, tout hérissé de traits, et je n'ose espérer, car vous avez
d'habiles ennemis même dans le ministère. Il est vrai que M. Hyde de
Neuville et M. de la Ferronnays sont, je crois, tout à vous; mais si,
malgré votre absence, votre souvenir surmonte tant d'obstacles, si le
ministère vous est encore offert, le refuserez-vous encore? Votre dégoût
du monde, vos projets de retraite l'emporteront-ils sur votre pays, et
sur vos amis de France? Pensez que vous êtes trop jeune encore pour vous
retirer dans votre chartreuse et y vivre pour vous seul! Ce n'est pas aux
deux tiers du jour qu'on cherche le repos du soir.

En répondant à votre lettre du 11 novembre, je n'ai pas osé vous dire tout
cela, je me suis trouvée plus timide pour les affaires de l'État que pour
les descriptions; mais cet embarras s'est dissipé; je n'en aurai plus, de
ma vie, à vous dire quoi que ce soit. Avec de bons sentiments, que peut-on
craindre devant vous? Je connais déjà par expérience la bonté parfaite de
mon incomparable ami; plus je pense à lui (et j'y pense beaucoup), plus je
m'y abandonne; c'est pour sa belle âme que je l'aime, plus que pour son
beau génie. Je n'ai plus de doutes sur votre réponse à ma lettre du 10
décembre. Je n'en ai jamais eu. La continuation des miennes vous l'aura
prouvé d'avance; il y a eu des instants où j'ai seulement craint que vous
n'eussiez pas le temps d'écouter ma pensée, que je n'exprime pas toujours
bien.

Je reviens à ce ministère. Que je le désire! Jamais ambitieux n'a formé
tant de vœux! Il vous ramènerait en France! Quel plaisir d'en finir avec
cette ambassade! Je crains toujours que, malgré vos projets, vous ne vous
accoutumiez à Rome et que vous n'y restiez. Alors, quel serait mon sort?
Quel charme décevant m'aurait entraînée si loin de moi-même et de tout ce
que le reste du monde peut m'offrir? Quelle espérance moqueuse aurait
trompé ma vie, qu'une destinée fatale n'avait pu désenchanter?

_Du 16_.--Voilà votre lettre du 31 décembre, mon maître chéri! Mon frère
_choisi et donné!_ Vous m'honorez du nom de sœur. Ce nom me fera vivre
heureuse et mourir en paix. C'est plus que je n'osais attendre. Mon cœur
est accablé d'un bonheur inespéré, des larmes de reconnaissance et de
tendresse inondent mon visage. Vous avez tout fait pour moi, je n'envie
plus personne, ni sur la terre ni dans le ciel, pas même celles dont la
tombe garde les droits.

_Du 18._--Il n'y a que des joies troublées. La mienne l'est. Cette lettre,
qui m'apporte ce que je désirais le plus au monde, m'apporte aussi des
sujets de peine; vous êtes souffrant, vous me le dites, sans vous
expliquer davantage. Cette pensée jette bien de la mélancolie sur la
douceur de vous trouver si bon pour moi. Vous êtes triste aussi, et je
suis trop loin de vous pour pouvoir vous offrir aucune consolation.

Vous deviez venir pour la session, et voilà votre retour renvoyé au mois
de mai!...

Enfin, vous paraissez mécontent de moi, vous dites: «_Je ne sais plus que
penser de Marie_»... et, plus loin: «_Qu'ai-je fait pour produire tout
cela?_» J'ai besoin d'adoucir le cœur de mon ami. Je ne puis souffrir
qu'il me croie injuste pour lui, et susceptible de sottes craintes. C'est
pourquoi je me décide à lui renvoyer sa lettre du 20 novembre, que je ne
veux ni transcrire ni commenter. Il reconnaîtra facilement les passages
qui m'ont troublée; il verra comment lui-même m'a dessillé les yeux, et
il saura que penser de Marie. Écoutez, mon cher maître, je sais que
l'âme humaine est devant vous comme un livre ouvert où vous lisez; c'est
pourquoi je n'ai pas eu de peine à croire que mes sentiments vous sont
mieux connus qu'à moi-même. Je sais aussi que je ne puis rien contre eux;
ils régnent dans mon cœur depuis que je me connais, et remplissent ma vie
depuis que vous m'écrivez. J'ai donc réclamé votre appui: suivant mon
espérance vous me le promettez, je ne crains et ne demande plus rien. Vous
m'aviez ôté une sécurité d'aveuglement, vous m'en donnez une de confiance.
Vous avez remplacé un mal par un bien. Laissez-moi vous en remercier
encore!

Un moment de retour sur le passé m'a trop prouvé que vous aviez raison, le
20 novembre, et que j'ai bien fait de vous croire et de recourir à vous,
non contre vos volontés, vous ne pouvez en avoir de mauvaises, mais contre
l'influence que vous exercez _involontairement_ sur moi.

Je ne vous connais pas, et pourtant, sans que vous le veuillez, sans que
je le veuille moi-même, vous êtes devenu le régulateur de ma vie. L'hiver
dernier, M. de V... me priait instamment d'aller à Paris: il s'agissait
d'une chose qui, dans la médiocrité de notre situation, décidait du repos
ou du malheur de ma famille. Je rougis en avouant que la pensée que vous
crussiez que j'allais vous chercher me fit rester ici et tout abandonner.
Pendant l'été, j'aurais tout quitté si j'avais pu le faire avec convenance
pour aller en Italie chercher Mme de Ch... et vous, que je n'avais jamais
vus. Au mois d'octobre, lorsque mon voyage à Paris était devenu encore
plus nécessaire, la crainte de manquer le temps où vous deviez y venir
vous-même, et le plaisir de m'enfermer en votre absence, m'ont fait
demeurer en dépit de tout; et, à présent même, l'espérance, chimérique
peut-être, de vous voir quelques jours ou quelques heures à votre arrivée
en France, ou même à votre départ (dites-vous maintenant), me retient
encore... Il est des devoirs. Si, par exemple, lorsque nous serons réunis,
le charme de votre présence me fait oublier de partir, je sais à présent
que vous m'aimerez assez tendrement pour me dire: «_Marie, je veux que
vous me quittiez_!» Ce ne sera jamais pour vous obéir que la force me
manquera.

Votre dernière lettre, en m'affranchissant de toute crainte sur mes
propres sentiments, assure à jamais la douceur et la facilité de notre
relation.

Vous dites: «Rassurez-vous, je ne vous chercherai pas malgré vous, je ne
viendrai pas comme un oiseau de proie.»... Est-ce vous, mon cher maître,
qui avez pu revêtir de si fausses couleurs la plus douce espérance de ma
vie? Injuste, injuste ami! Croyez-moi, si, pensant bien faire, j'avais fui
votre présence, j'aurais dû vous inspirer plus de tristesse que de colère.
Ce qui m'en avait inspiré l'idée, c'est que je ne croyais pas avoir le
temps d'échanger plusieurs lettres avec vous; votre retour devait être
bien plus rapproché. Mais chacune de vos lettres en retarde l'époque, et
maintenant la rigueur de l'hiver me fait souhaiter que vous attendiez le
printemps.

Renvoyez-moi, je vous prie, votre lettre du 20 novembre! Lisez-la bien;
mais n'y revenons plus: c'est un écueil franchi qu'il faut oublier.

_Du 20_.--Ils ont évité de vous nommer et de vous placer à leur tête sans
secousse, sans dislocation. On dit qu'ils vous craignent: et, moi, moi, je
crains qu'ils n'aient agi d'accord avec vous et que vous ne restiez à
Rome.

Dans l'abattement de mon âme, je vous souhaitais dernièrement _ce que vous
voulez_. C'est du repos et un peu d'amitié que vous demandez. Aimez donc
votre Marie, qui vous consacre l'une et ne troublera jamais l'autre!



LXI

_De M. de Chateaubriand_

Rome, 27 janvier 1829.


J'ai reçu votre lettre du 16 et 26 décembre. Vous avez maintenant entre
vos mains une réponse de moi à ce nom de sœur que vous désiriez porter.
Je vous le donne à regret, il est fatal.

Le récit de vos rêveries me charme et entretient les miennes. Tandis qu'à
Paris on me croit sans doute occupé de ministère et de projets d'ambition,
je me promène seul dans la campagne romaine au milieu des ruines,
repassant les souvenirs de ma vie, ne demandant à Dieu qu'un peu de temps
pour achever mes _mémoires_ et laisser de moi un portrait fidèle; si,
toutefois, la postérité s'embarrasse de moi, et se soucie de savoir ce que
j'étais, et comment j'étais.

Vous faites bien d'abandonner les journaux, je n'en lis plus; ils sont
utiles à la liberté et à la politique; mais, quand cette liberté est
établie et n'est plus en péril, l'intérêt d'une gazette cesse en partie;
et, lorsqu'on est vieux comme moi, qu'on cherche le repos, le bruit des
passions et du monde, qui vous arrive par la feuille du matin, vous
trouble.

Vous avez vu que je fais élever un tombeau au Poussin[39]. J'aime les
renommées que la postérité a faites, et envers lesquelles les
contemporains furent injustes. Mon nom restera du moins à Rome sous la
protection de celui d'un homme de génie. La mélancolie et la philosophie
des tableaux du Poussin me plaît, et je passe des heures à les regarder.

[Note 39: Le monument élevé, par les soins de Chateaubriand, sur la tombe
de Poussin, dans l'église San Lorenzo in Lucina, porte l'inscription
suivante: _F. A. de Chateaubriand à Nicolas Poussin, pour la gloire des
arts et l'honneur de la France_.]

Je vais aussi commencer une fouille[40]; je ne suis pas heureux, et, sans
doute, je ne trouverai rien, mais je trompe le temps; si cependant
j'allais tomber sur quelque chef-d'œuvre enterré de Praxitèle? Cela fait
battre le cœur.

[Note 40: À Torre Vergata, près de Rome. Ces fouilles étaient dirigées par
l'archéologue Philippe Aurélien Visconti.]

C'est toujours au printemps que j'aurai un congé, et c'est cette année
1829 que je dois vous voir. Songez bien à cela!



LXII

_À M. de Chateaubriand_

H..., 23 janvier 1829.


Avant-hier, voyant ma mère très bien, je bravai neiges et glaces et revins
dans ma vallée, comme pour vous faire une visite. La solitude est un
besoin pour moi, ce n'est que là que je respire librement; il me semble
que mon âme, chargée de la double vie qui l'anime, s'allège dans la paix
du silence et la contemplation de la nature. Je suis ici plus loin de ma
vie réelle et plus près de vous, mon ami: j'y suis bien!

L'hiver a pourtant des rigueurs extraordinaires; cette nuit, il est tombé
près de deux pieds de neige, et me voilà renfermée pour quelques jours.
J'aurais le temps d'aller à Rome! On ne voit ni ciel, ni terre, ni rivière,
ni montagnes; on ne distingue plus que quelques traits noirs sur la
blancheur de la neige; l'horizon est à dix pas. Les eaux sont enchaînées;
nul vent ne souffle. On n'entend point de bruit. L'air est glacé. Mais mon
cœur joyeux bat plus vite, à l'espoir de votre prochain retour qui m'est
encore rendu, et ce deuil de la nature n'offre à mes regards satisfaits
qu'un spectacle agréable et nouveau. Un feu brillant égaie ma chambre, De
gros bouquets de roses, de narcisses, et de violettes, en parfument l'air,
et mon cher _Piétrino_, ravi de me revoir, chante sa plus longue chanson
de montagne.

_Piétrino_ est un rouge-gorge qui, depuis cinq ans, revient fidèlement
passer ses hivers avec moi. La nuit, il est perché près de mon lit. Le
jour, il est souvent caché dans mes cheveux; il se chauffe beaucoup, mange
à ma table avec satisfaction, me suit fort loin dans mes promenades, et
vole à mon appel. Quand il ne peut entrer chez moi, il frappe avec son
bec en dehors des vitres, et se fait ouvrir. Il y a deux ans, j'eus
l'ingratitude de vouloir le marquer. Pour cela je nouai à sa patte le
petit ruban d'un livre. Je ne sais comment l'accident arriva: à son retour,
la petite patte était pendante et brisée. Je le soignai de mon mieux; il
guérit fort bien, et, quoique un peu boiteux, le charmant petit invalide
ne se souvient plus de son malheur et n'est ni moins gai, ni moins fidèle
qu'auparavant.

Il me fait quelquefois penser à un véritable invalide, mon héros de
prédilection: c'est Dominique de Vicq, qui, retenu dans son manoir
d'Ermenonville par une blessure incurable à la jambe, apprenant qu'Henri
IV allait entrer en campagne et manquait d'argent, se fit couper la jambe
pour pouvoir servir encore, vendit tous ses biens et en donna le prix au
Roi, contribua puissamment par sa bravoure et son habilité à le mettre en
possession de son royaume, demeura près de lui à Paris, dont il fut, je
crois, gouverneur, et, le lendemain de l'assassinat du roi, expira dans la
rue de la Ferronnerie, en regardant l'endroit où celui qu'il aimait avait
été frappé. Heureux ceux qui sur la terre aiment comme Dominique de Vicq!
Heureux ceux qui vivent et meurent comme lui! Je n'ai jamais été à
Ermenonville, mais, dans la foule de choses que j'ai lues sur cet aimable
lieu, dont la tombe de Jean-Jacques a fait un but de pèlerinage, je n'ai
jamais vu que des larmes aient coulé, que des genoux aient fléchi, à
l'aspect de l'armure qui couvrit autrefois ce noble cœur. C'est à vous,
mon cher maître, que revient l'honneur de consacrer sa mémoire à
l'immortalité. Le sujet est digne de l'historien.

De ma fenêtre, je vois pointer au-dessus des grands arbres les tourelles
du vieux château des Maugiron, seul vestige des anciens temps qui ait
échappé aux destructions des bandes noires à deux lieues à la ronde... Il
est garanti au nord par une haute montagne, il domine, au midi, la vallée
de Beauchastel, au levant celle du Rhône, vis-à-vis la tour d'Étoile,
séjour favori de Diane de Poitiers. En perspective, les Alpes, magnifiques
en cet endroit. Ce château va être mis en vente. Si j'étais riche, je
l'achèterais pour en faire l'ermitage de mon frère, dans les moments où il
voudra être ermite tout de bon. Ah! s'il m'était donné de voir sa demeure
à un quart de lieue de la mienne, c'est alors que ma pauvre vallée serait
pour moi un _vero paradiso!_

Mais, pendant que Marie se détourne de tout pour s'attacher de plus en
plus à la belle chimère, dans laquelle elle concentre les plus grands
plaisirs et les plus douces espérances de la vie mortelle, que fait son
ami?

Il voudrait le repos, mais il est la cause d'une grande agitation, et le
point de mire des partis qui partagent l'Europe. Les uns l'appellent à
grands cris; les autres le repoussent avec fureur.

Peut-être le devoir, et la prudence l'attirent; et peut-être le dégoût et
ses regrets le détournent. Que Dieu l'inspire et le protège!

Cependant, il vit dans un grand trouble. L'incertitude le poursuit.
L'éclat l'environne. Les séductions l'entourent. Garde-t-il un souvenir
pour celle dont, il y a un mois, _il ne savait que penser?..._

_15 février_.--J'en étais restée, monsieur l'ambassadeur, à cette phrase
de votre lettre du 31 décembre. Elle arrête par une commotion assez
rude le cours de celle-ci. L'enchanteresse de ma solitude, la rêverie,
s'évanouit, et me laisse à sa place, la réflexion, compagne dure et sévère
dans l'isolement, mais aussi moins trompeuse.

À un mois d'intervalle, je reçois votre lettre du 27 janvier. Si elle ne
m'apprend pas vos intentions sur ce que je souhaite savoir, elle vous
montre à moi dans une meilleure situation d'esprit. Vous partîtes de
France avec regret, vous arrivâtes à Rome avec tristesse. Vous y restiez
avec ennui. «J'ai assez vu de débris», me disiez-vous; mais cet ennui
s'est enfin dissipé: vous fouillez les ruines pour y chercher les trésors
de l'antiquité; vous jouissez sans doute à Rome de la liberté tranquille
qu'on peut y trouver, dit-on, même au milieu des grandeurs. Vous viendrez
au mois de mai, dites-vous; mais alors la session sera presque finie, vos
travaux seront plus attachants, vos habitudes mieux prises, vos souvenirs
plus faibles; et... reviendrez-vous? je crois que non. À tout événement,
je veux me forcer dès à présent à souffrir cette idée, et à trouver le
dédommagement de mon regret dans votre satisfaction.

Mes yeux se sont mouillés de larmes en voyant que vous faites vos mémoires;
rien n'est si juste et si sage. Tous ceux qui vous sont attachés doivent
en être charmés. Si vous continuez cette occupation, vous n'aurez plus
d'ennuis. Je trouve votre secrétaire bien heureux.

Je ne suis pas surprise que vous aimiez notre Poussin, c'est le peintre
des âmes tendres et méditatives. Le touchant rapprochement que vous faites
de son sort et du vôtre m'avait émue quand je vis que vous preniez la
tâche d'offrir un hommage à ses mânes délaissées. J'aime _son Orphée
jouant de la lyre au bord de la mer_; il ne représente que trop fidèlement
l'espèce de bonheur qu'on peut goûter sur la terre.

Vous exprimez encore du regret sur ce nom de sœur, que vous croyez fatal!
La première fois, la vivacité de ma joie m'étourdit sur ce mot, il glissa;
aujourd'hui, j'en ai frissonné. Pourtant qu'ai-je à craindre? _Je ne vous
suis inconnue que de visage_. Vous m'avez dit: _Venez à_ _moi!_ C'est ce
que j'ai fait de cœur et d'âme. La reconnaissance et la pitié vous ont
attaché à moi, cela ne peut changer, vous ne pouvez être mal pour moi. Si
vous l'étiez, le mal serait grand sans doute; mais, passager, il porterait
son remède avec lui; car l'amitié s'éteint quand elle ne trouve pas de
retour.

J'ai de tristes pensées en finissant mes lettres, elles viennent de
l'éloignement et grandissent dans la solitude.

Adieu, monsieur l'ambassadeur, je fais des vœux pour votre bonheur,
dussiez-vous le trouver loin de nous!

MARIE.



LXIII

_De M. de Chateaubriand_

Rome, 17 février 1829.


Je vous renvoie cette lettre, qui ne valait pas les alarmes qu'elle vous a
données. Ne vous inquiétez pas de mon avenir; je ne resterai pas à Rome,
et je ne serai rien dans le ministère; je rentrerai avec joie dans mon
hospice pour le reste de mes jours; je vous aurai vue et je serai heureux.
La mort du pape[41] ne me retiendra pas ici au-delà de l'époque où je
comptais demander un congé, c'est-à-dire après Pâques; la nouvelle
élection d'un autre pape ne peut pas se prolonger au-delà d'un ou deux
mois. Mais voyez une preuve de cette fatalité qui s'attache à mes pas:
Léon XII m'aimait; j'avais gagné toute sa confiance, et ma présence l'a
fait mourir! Ne vous troublez pas pour tout ce que vous voyez et lisez
dans les journaux; mon nom m'y paraît, pour moi, comme celui de l'Empereur
de la Chine, tant j'y suis indifférent. Cela n'est peut-être pas bon, mais
cela m'est venu de trente ans d'habitude. Quant à Rome, où tant de gens
sont restés longtemps, personne n'était moi, ni dans ma position.

[Note 41: Léon XII, mort le 10 février 1829.]

Souvenez-vous d'une seule chose: je n'ai accepté l'ambassade de Rome que
pour La Ferronnays. S'il ne rentre pas au ministère[42], je donnerai ma
démission, et, dans tous les cas, je veux, dans une époque peu éloignée,
sans faire de bruit, sans scène et sans fâcherie, demander au Roi la
permission d'aller mourir à l'Infirmerie de Marie-Thérèse.

[Note 42: M. de La Ferronnays, gravement malade, avait dû donner sa
démission, le 3 janvier 1829; mais il n'avait pas été remplacé, et
l'intérim des Affaires Etrangères avait été confié au garde des sceaux
Portalis, un des hommes que Chateaubriand méprisait le plus.]

Je suis, comme vous le pensez, bien accablé d'affaires dans ce moment:
c'est un courrier extraordinaire qui vous porte cette lettre; ainsi vous
la recevrez un peu plus tôt que de coutume. Écrivez-moi, ma sœur, et ne
rêvez plus des tristesses et des ennuis que je ne vous donnerai
jamais!

CHATEAUBRIAND.



LXIV

_À M. de Chateaubriand_

H., 21 mars 1829.


Par discrétion, j'avais, monsieur l'ambassadeur, formé le dessein de ne
vous écrire qu'après le conclave. Mais j'ai un remerciement à vous faire
et une explication à vous donner. Dans votre lettre du 17 février, vous me
confirmez votre retour; cette bonne nouvelle mérite bien un remerciement,
et je prie Votre Excellence de vouloir bien le trouver ici.

Vous me renouvelez aussi, mon cher maître, la promesse de venir me voir.
J'apprécie convenablement cette promesse; elle m'impose l'obligation de
vous dire quelques mots de ma position. Ils serviront d'apologie à une
démarche qui me coûtera de vifs regrets, mais à laquelle je suis forcée.
Jugez-en!

Il y a eu un an au mois de janvier que M. de V... me pria d'aller demander
à M. Roy un changement de résidence qui eût été alors, et qui serait
encore aujourd'hui, un événement heureux pour nous. Je ne sais si vous
avez oublié la raison qui me fit rester ici? Un nouveau malheur réveilla
le projet de M. de V...; une banqueroute presque générale à Valence
consomma notre ruine, il y a six mois, et me mit dans l'impossibilité de
remplir mes engagements avec ma mère autrement qu'en lui abandonnant H...
Dès lors il devint indispensable que je fusse _solliciter_ ce que souhaite
M. de V... Je devais donc partir pour Paris au mois d'octobre; je ne pus
m'y résoudre, je renvoyai mon voyage au mois de décembre, à l'ouverture
des Chambres. Quand cette époque fut arrivée, je reculai mon départ
jusqu'au mois de mai prochain. Mais, enfin, M. de V... s'est affligé de
ces lenteurs; il craint qu'elles n'entraînent la dernière planche à
laquelle il voudrait s'attacher. M. de Berbis pense comme lui; je vais
donc partir. Si mon cher maître se souvient encore de moi, il me plaindra,
il m'approuvera. Il recevra tous ces détails avec indulgence; quelque
ennuyeux qu'ils soient, je suis forcée de les lui donner plutôt que de lui
laisser croire que c'est par inconstance ou par légèreté que je m'éloigne
de chez moi, lorsque le temps approche où il doit y venir. Non, je ne puis
renoncer à l'honneur et au bonheur d'y saluer à la fois mon frère et mon
hôte, l'élu de mon cœur, je n'y puis renoncer que forcément et avec un
regret amer. Adieu donc, espérance trop chère, si longtemps nourrie!
Adieu, retraite chérie! montagnes solitaires, tranquille séjour! Adieu!
beaux ombrages, eaux fraîches et pures, adieu! et vous, oiseaux du ciel
dont mes soins avaient fait des hôtes reconnaissants et fidèles, vous
reviendrez ici et je n'y serai plus! Oh! puissé-je y revenir aussi, mais
je n'ai pas vos ailes et votre liberté! J'ose à peine vous dire que je
regrette les fleurs des pêchers et des amandiers, celles d'acacias et de
marronniers, les roses, les cerises, et, je crois, jusqu'aux feuilles des
ronces et aux pierres du chemin.

Je n'aime pas Paris; en y arrivant, je m'enchante de musique, de peinture,
et d'élégance; j'admire les places publiques et l'intérieur des maisons;
mais ces impressions agréables se dissipent promptement, et j'y reste en
souffrance; mon âme y est attristée, mes sens blessés. Je regrette
les champs, leur liberté, leur silence, et surtout leurs loisirs. Le
mouvement tumultueux de Paris m'y fait éprouver le même malaise que les
quatre-vingt-seize ans de Fontenelle lui causaient. Il n'éprouvait,
disait-il, d'autre mal _que la difficulté d'être_. Moi, à Paris, _je n'ai
pas le temps d'être_. Je me fais aussi une peine de revoir le monde, que
j'ai oublié; je ne sais plus causer, il me sera peut-être plus facile de
chanter comme une fauvette ou de parler comme un livre que de soutenir la
conversation la plus ordinaire; mais tout cela s'efface devant une pensée
dominante: je vous verrai! Je profiterai de tous les moments que vous
pourrez me donner. Puissé-je vous paraître aussi affectionnée que je le
suis en effet, aussi aimable que je voudrais l'être pour gagner votre
amitié, durant le seul temps de ma vie que je dois passer près de vous!
Vous-même, mon frère, resterez-vous longtemps à Paris? Soyez assez bon
pour me le dire, parce que je veux régler mon itinéraire sur le vôtre,
autant qu'il me sera possible! Que j'aimerais à savoir beaucoup de choses
de vous avant de vous voir! Je m'effraie de paraître devant vous en ne
connaissant que quelques-uns de vos ouvrages, tandis que, vous, vous me
connaissez si bien. J'espère que je comprendrai mieux vos paroles que vos
lettres, qui me causent souvent du trouble et du découragement. Cependant,
je trouve dans chacune d'elles _un mot_ que je crois tendre et que je
prends _pour moi_; ce mot renoue mon lien, et me fait de nouveau vous
écrire en toute confiance; mais il me vient souvent à votre sujet des
pensées qui ne sont pas moins singulières que notre position; une entre
mille: _Quand les génies vivent sur la terre, sont-ils susceptibles de
soins tendres et doux envers les mortels qui leur sont donnés?_

Je ne sais encore où je logerai à Paris. C'est pourquoi je vous prie de
vouloir bien m'écrire chez M. Henri Hildebrand; j'y enverrai chercher vos
lettres. Je désire que vous m'écriviez le plus souvent possible, et que
vos lettres soient bien bonnes! Elles seules pourraient alléger mes
regrets.

Adieu, monsieur l'ambassadeur, je prie Votre Excellence de ranimer mon
souvenir dans son esprit; tant de choses l'occupent que je crains d'en
être effacée.

MARIE.

J'ai toujours suivi mon cher maître. La mort de Léon XII, qui l'aimait et
dont il possédait la confiance et l'affection, le beau discours de
l'ambassadeur de France au conclave, et le succès de la fouille[43] m'ont
occupée tour à tour.

[Note 43: Le 12 février, Chateaubriand écrivait à Mme Récamier: «La fouille
réussit. J'ai trouvé trois belles têtes, un torse de femme drapé, une
inscription funèbre d'un frère pour sa jeune sœur, ce qui m'a attendri».]



LXV

_De M. de Chateaubriand_

Rome, 17 mars 1829.


Votre lettre du 22 janvier m'a charmé! je
voudrais être ce pauvre petit rouge-gorge:
vous me donneriez l'hospitalité le soir et le
jour. Je vous suivrais à la promenade. Quand
habiterai-je la solitude, quand en finirai-je du
monde et de la vie?

Vous savez maintenant le grand malheur qui est arrivé à Rome. J'ai perdu
Léon XII, un pape qui était devenu mon ami. Je le regrette sincèrement, et
tous les jours je lui demande, dans le ciel, où il est, de prier pour moi.
Son successeur sera bientôt nommé. Alors, je serai libre et rien ne
m'empêchera d'être en France (comme je le comptais) au mois de mai; quoi
qu'il arrive, je vous verrai et vous ferez de moi ce qu'il vous plaira.
Vous être prompte à me menacer de l'oubli de votre amitié; vous ne serez
pas facilement débarrassée de la mienne.

J'étais sûr que le Poussin vous charmait: c'est le peintre des âmes
souffrantes et des imaginations mélancoliques. J'ai un plaisir que je ne
puis dire à lui élever un monument et à mêler mon nom au sien sur une
tombe. Je voudrais être riche pour acheter votre vieux château. Combien
coûterait-il?

Enfin votre Dominique de Vicq m'a été au cœur. Marie était dans un jour de
sympathie avec son inconnu. Il n'y a qu'un côté de mon esprit qu'elle ne
comprend pas: elle me croit toujours occupé de mon amour-propre ou de mon
ambition! Je lui proteste que je n'ai ni l'amour d'un vain bruit, ni celui
des places. Je suis, sous ce rapport, d'une indifférence dont elle ne se
fait pas la moindre idée. Je la pousse trop loin, car, si le peu de bien
qu'on peut dire de moi me touche peu, je devrais être sensible aux
calomnies; or, elles ne me troublent d'aucune façon, et je lis ce qu'on
dit de moi comme si on le disait de l'empereur de la Chine. Quant aux
emplois, je ne me défendrais pas d'avoir de l'ambition, c'est la passion
des hommes de mon âge; mais le fait est que cette passion m'est totalement
inconnue. Je n'ai eu qu'une seule passion dans ma vie, et ce n'était pas
celle-là.

J'attends de nouvelles lettres de Marie, elles me font grand bien sur ces
ruines.

CHATEAUBRIAND.



LXVI

_À M. de Chateaubriand_

H., 3 avril 1829.

Mon cher Maître,


Votre lettre du 17 mars m'est arrivée à quinze jours de date; elle m'a été
une véritable bénédiction. Je ne sais si je dois vous remercier d'être
aimable, bon, et tendre pour moi, mais il est bien juste que je vous dise
combien j'en suis heureuse. Quoique vous m'eussiez priée de vous écrire et
que je n'en eusse que trop de raisons, ce ne fut qu'avec crainte que je
vous adressai ma dernière lettre du 21 mars. Il me semblait que, pendant
la durée du conclave, il y avait de l'indiscrétion à vous écrire et à
provoquer vos lettres. Je n'en avais point reçu depuis vingt-sept jours.
Je comptais souvent; plusieurs fois je m'étais trompée en croyant qu'il
s'en était passé quarante. Le temps me semblait d'autant plus long que je
m'étais résignée à le voir s'écouler sans joie et sans bonheur, car je
n'attendais pas encore de lettre de Votre Excellence. J'étais triste,
il me semblait que tout s'éteignait entre nous, que j'allais perdre mon
dernier bien; j'achevais de meurtrir mon cœur en m'occupant de mon départ,
et mes tristes regards se détournaient de Rome, dont l'étoile chérie
ne brillait plus sur moi. Hier, je vis une lettre de vous; je n'osais
l'ouvrir, dans l'abattement où j'étais tombée. Je craignais de n'y pas
trouver l'assistance dont j'avais besoin. Que cet aveu ne vous donne pas
sujet de mal juger mon caractère! Sachez que, de vous, il suffit de peu de
chose pour m'affliger ou me rendre contente! Pauvre lettre! que j'avais
tort de la redouter! Qu'elle est bonne! C'est la meilleure de toutes, je
l'aime encore mieux que la première et la quatrième.

_Vous voudriez acheter ce château, combien il_ _coûterait?_ Mon Dieu!
hier, à la première lecture de ces paroles, elles me donnèrent comme un
éblouissement, et, ce matin, elles m'ont réveillée en remplissant mon cœur
d'espérance et de joie. Je les recueille comme un bon présage. L'accord de
nos âmes ne sera point vain. Je pourrai vous consacrer ma vie, après vous
avoir consacré les plus tendres et les meilleures affections de mon cœur.
Alors je serai l'heureuse, et, je crois, l'orgueilleuse Marie. Le vieux
château du Bosquet, c'est ainsi qu'on le nomme, sera compté pour peu de
chose dans la vente des terres qui en dépendent. Le tout ensemble ne
s'élèvera pas, je crois, à plus de cinquante mille francs, et ces terres,
à ce prix, formeraient un placement très raisonnable et même avantageux.
Je n'ai jamais vu le baron de Cheylus, qui en est le propriétaire; mais le
curé, qui a été son tuteur, me donnera demain toutes les explications
nécessaires; je ne terminerai ma lettre que lorsque je les aurai, et je
crois que, si vous voulez une retraite près de moi, rien ne s'y opposera,
ô mon cher maître! ô ma chère vallée!

Vous vous trompez tout à fait en supposant que je vous crois ambitieux.
Il y a entre nous un malentendu complet à ce sujet, et je vais l'éclaircir,
à votre étonnement. De nous deux, ce n'est pas vous qui avez de
l'ambition: _c'est moi_. Elle m'est venue depuis qu'il a été question de
l'ambassade; j'en ai pour vous et pour moi, puisque votre oublieuse
générosité vous a privé de l'indépendance que vos glorieux travaux vous
avaient reconquise, puisque l'éclat est, malgré vous-même, la condition
nécessaire de votre existence. J'aimerais mieux vous voir ministre à Paris
que vous savoir ambassadeur à Rome. Je vous désire le pouvoir comme
dédommagement du repos que vous ne pouvez attendre encore, et comme le
moyen de l'obtenir plus tôt; je vous le désire aussi pour moi. J'ai besoin
que vous en ayez. _C'est moi_ qui ai une ambition vive, exclusive, dont
rien ne me détournera plus... Quand vous serez près de moi, je vous en
dirai l'objet, si vous me le demandez; mais je vous le dirai bien bas, car
ceci tient au secret le plus intime, au vœu le plus cher à mon cœur.
J'ignore si ma confidence vous sera douce, mais je suis sûre que vous ne
l'entendrez pas avec indifférence.

Ce je viens d'écrire me fait sourire et, cette fois, je permets à Votre
Excellence de me répondre: «_Je ne sais plus que penser de Marie_»...
Est-ce moi, qui déteste tout ce qui ressemble aux affaires, qui voudrais
ignorer qu'il y a de l'argent dans le monde, qui hais le bruit et l'éclat,
qui n'ai pu trouver une larme pour la perte d'une grande fortune, qui
jouis de la culture d'une fleur, du chant d'un oiseau, de l'amitié d'un
chien, qui prends plaisir à voir tomber la pluie et briller le soleil, qui
écoute le bruit du vent, qui m'intéresse à un nuage et m'enchante d'un
effet de lumière, qui n'aime que le silence et une solitude si profonde
que peu d'hommes pourraient la supporter; moi qui, depuis quinze mois, ne
puis m'arracher de ma retraite et y demeure au mépris de l'intérêt le plus
pressant, est-ce donc moi qui suis ambitieuse? Oui, oui, c'est moi; rien
n'est si vrai, mais n'en parlons pas à présent!

Je pense toujours à mon triste départ. Je voudrais être à Paris vers le 15
d'avril, afin d'y trouver M. de Berbis, qui part après la session. Si vous
aviez envie de me voir et de profiter du seul temps de ma vie que j'ai la
certitude de passer près de vous, vous n'éloignerez pas votre retour.

Mon très cher Dominique de Vicq vous a donc charmé? S'il en est ainsi,
vous me récompenserez de vous avoir fait souvenir de lui, en lui donnant
de votre main chérie la couronne que je lui désire depuis longtemps.

Ne point lire de journaux: sans doute, c'est bien fait; mais, quand on
meurt d'envie de savoir des nouvelles de quelqu'un, on les cherche dans
les journaux, quand c'est là qu'on peut les trouver. J'avais admiré de
toute mon âme les deux discours de l'ambassadeur de France à Rome, et
voilà aujourd'hui que je lis celui du cardinal Castiglione[44], chef des
cardinaux, et cette feuille de journal s'est attiré des larmes et des
baisers avant que j'aie eu le temps de m'en apercevoir. Vous dites, mon
cher maître, que je vous crois occupé de votre amour-propre. Mon Dieu!
quelle erreur est la vôtre! Ah! je crois aisément que vous demeurez
au-dessus de la louange et du blâme; mais c'est moi qui suis blessée,
quand l'envie vous attaque. C'est moi qui suis transportée de plaisir des
éclatants hommages que vous recevez. Excusez un peu de faiblesse, je crois
pourtant vous aimer dignement. Je prie Dieu tous les jours de vous
inspirer dans votre suffrage, et de l'agréer. Tout mon orgueil est engagé
dans ce triomphe, qui viendrait du ciel et y retournerait. Quelle belle
fin au _Génie_, aux _Martyrs_, à l'_Itinéraire_, à _la Monarchie selon la
Charte_, à _Le Roi est mort, Vive le roi!_ que de donner un bon pape à la
chrétienté dans un ami de Charles X!

[Note 44: Ce cardinal, qui avait répondu au discours prononcé par
Chateaubriand au conclave, devait être élu pape, quelques semaines après,
sous le nom de Pie VIII. On sait que Chateaubriand, à tort ou à raison, a
toujours cru que cette élection d'un pape «modéré, antijésuite, et tout
dévoué à la France», était, en majeure partie, son ouvrage.]

Vous viendrez au mois d'avril, et je m'en vais au mois de mai. Je prie
Votre Excellence de s'arrêter un moment sur la peine que j'éprouve de
partir d'ici six semaines trop tôt, et de comprendre que, si j'attendais
le mois de juin, M. de Berbis ne serait plus à Paris, et que c'est sur lui
que je compte pour M. de V..., M. Hyde de Neuville n'en ayant plus le
temps, quoique toujours fort aimable pour moi.

Le curé sort d'ici. Voici tous les détails sur la terre du Bosquet: il y a
vingt-huit _stérées_ de huit cents traites de terres en bonne culture, qui
donnent quinze cents francs de rente! Je crois qu'il faut trois stérées
pour un arpent. M. de Cheylus en demande cinquante mille francs, et la
laisserait probablement à quarante-huit. Je vous ai détaillé la position
du Bosquet; j'ajoute seulement qu'il est enfoui au couchant d'un quart de
lieue, dans la vallée de l'Érieu, sur la rive droite du Rhône. Si Votre
Excellence ne voulait acheter que le château et un petit enclos, il serait
facile de les faire séparer. Le curé a prié M. de Cheylus de ne vendre
à personne avant de m'avoir prévenue. Le ciel et le climat sont bien
préférables à ceux de Provence. Les productions sont à souhait; mais,
cette terre étant affermée depuis plus de cinquante ans, tout ce qui était
d'agrément à l'intérieur est perdu, sauf une belle avenue de grands
marronniers de cent ans; il y a une source dans le jardin. Le château, qui
fût bâti sous Henri III, est d'un gothique large et simple et en très bon
état. Les murs ont six pieds d'épaisseur. Les plafonds sont très élevés,
les portes sont basses, les fenêtres gigantesques, les cheminées de
l'époque, les chambres boisées du haut en bas en chêne ou en noyer. Les
pièces sont vastes et peu nombreuses, chaudes en hiver et fraîches en été;
il y a une chapelle. Pour rendre cette habitation riante et agréable, il
faudrait huit ou dix mille francs; mais mon cher maître n'aurait pas
besoin de se presser; il trouverait à H. des ombrages amis, et un ermitage
_à lui_, que sa présence bénirait à jamais. En écrivant ceci, mon front
s'incline et les larmes me tombent des yeux.



LXVII

_De M. de Chateaubriand_

Rome, 18 avril 1829.


Votre lettre m'embarrasse beaucoup: vous me dites que vous partez pour
Paris, et en même temps que vous réglerez votre marche sur la mienne; où
donc alors vous écrire, à Paris ou à H.? Je ne sais plus quand j'y serai
moi-même, pas certainement avant la fin de mai, si, toutefois, je quitte
Rome. Ma vie est tellement le jouet des événements que je ne puis jamais
dire ce que je deviens. Si vous arrivez avant moi à Paris, visitez mon
ermitage, vous y trouverez des arbres, pas si beaux que les vôtres, mais
qui vous parleront de moi; vous verrez que j'étais aussi isolé dans cette
grande ville que vous l'êtes dans vos montagnes. Je n'aspire qu'à rentrer
dans cette retraite, où m'appellent le temps qui fuit et la mort qui me
réclame. Il est donc possible que je rencontre enfin mon inconnue? Quel
effet ferai-je sur elle et quel sentiment fera-t-elle naître en moi? Eh!
bien, si je gâte son propre ouvrage, si je ne suis plus à ses yeux ce
qu'elle s'était plu à me faire, je me réfugierai dans ses vieilles
illusions, dans ses songes, je lui demanderai de vivre dans l'image
qu'elle s'était créée et d'oublier la triste réalité.

Je n'ai pas trop à me louer de l'obligeance de M. Roy; mais, si je puis
vous être bon à quelque chose, Marie n'aura qu'à me donner ses ordres.
Hélas! et moi aussi, j'ai quitté des vieux châteaux, des lieux que
j'aimais et où j'aurais voulu passer ma vie! Je suis comme ces arbres que
les pépiniéristes veulent vendre, et qu'ils déplantent et replantent tous
les ans, de peur qu'ils ne s'enracinent; mais, au bout de quelque temps,
le pauvre arbre, qui n'a point de sol paternel, se dessèche et meurt dans
la terre nouvelle où on l'a mis.

Cette lettre vous attendra entre les mains du fidèle Henri, rue d'Enfer.

Quel bonheur pourtant, de voir Marie! Mais je ne puis y croire.

CHATEAUBRIAND.



LXVIII

_À M. de Chateaubriand_

Paris, 10 mai 1829.


Mon âme n'est pas avec moi: elle n'est plus avec vous, mon espérance est
perdue; mes vœux sont incertains, mes regrets confus. Dès mon arrivée ici,
j'ai été malade comme je le fus il y a un an. Je suis restée enfermée au
milieu des pierres et du bruit de la Place Vendôme, sans voir personne,
n'osant ni penser ni agir, de peur de m'assurer davantage que je suis
sortie de ma vallée, que vous n'y êtes pas venu, que je suis à Paris sans
vous, que vous n'y viendrez pas, et qu'après avoir reçu de vous les noms
de sœur et d'amie, ma vie s'achèvera sans doute sans que j'aie reçu un
regard de vos yeux, ni recueilli un mot de votre bouche. Il est probable,
mon cher maître, que vous m'avez adressé quelques mots de consolation;
mais je n'ai pas osé m'en assurer, je voulais repartir sans voir votre
maison, ni votre portrait; j'espérais, je crois, me détacher de votre idée,
comme les autres fois, mais il est trop tard. Je vous regretterai tant
que je serai sur la terre. Si vous devenez plus heureux et plus affectueux
pour moi, je me consolerai peu à peu. Je sais plier devant le malheur et
vivre de regrets cachés.

Je viens d'écrire à M. H. H... pour lui dire que vous souhaitez que je
voie votre infirmerie, et que je le prie, en conséquence, de donner les
ordres nécessaires pour qu'on me montre tout ce qui vous intéresse là. Je
tremble de ce que je verrai, de ce que je devinerai, et surtout de ce que
cette visite me laissera. Peut-être finirai-je par ne pas la faire! J'ai
l'âme malade; M. H. H... viendra sûrement me voir. C'est un événement pour
moi d'entendre parler de vous.

Le temps n'est plus où je me croyais trop étrangère à vous pour accepter
vos bons offices et où je pouvais craindre que mes sentiments fussent
méconnus par vous. Maintenant, rien de pareil: j'ai en vous et sur toutes
choses une confiance ineffable. Ce n'est pas sans m'aimer que vous m'avez
donné le nom de sœur. Ce sera donc avec bonheur que je recevrai les bons
offices que vous m'offrez, quand j'aurai assez repris mes esprits pour
rassembler mes idées à ce sujet.

En vous priant de me donner votre itinéraire parce que je voulais y
conformer le mien, cela se rapportait seulement à la durée de votre séjour
à Paris, j'y voulais demeurer autant que vous.

_17 au soir_.--M. H. H... sort d'ici; il dit que vous arrivez! Il m'a
montré une petite lettre de vous. J'ai feint de la lire, mon trouble était
si grand à ses paroles que je n'ai pu lire un seul mot. Il assure que vous
serez ici vers le 25, mais je ne mérite pas ce bonheur, je n'ai pas assez
de soumission à la volonté de Dieu; j'étais lasse de tout, et surtout de
moi-même!

Depuis plusieurs jours, votre nom retentit plus que jamais, et durant ce
temps, une feuille muette et inanimée vient de si loin déposer dans le
fond d'une âme étrangère toute la mélancolie de la vôtre, ô maître chéri!
Avec quelle tendre et profonde sympathie je suis vos impressions et les
événements! M. H. H... est, m'a-t-il dit, spécialement chargé par vous de
me montrer votre retraite; j'irai donc, et dans des dispositions bien plus
douces que je ne croyais; et, si cette visite m'attache davantage à vous,
vous en serez responsable.

_20 mai_.--J'ai passé quatre heures _chez vous_. En entrant dans la cour,
le chant du rossignol et le parfum des fleurs m'ont frappée; j'ai cru
retrouver ma vallée et votre présence. Le cœur m'a presque manqué; mon bon
custode ne s'en est pas aperçu. Du premier regard j'ai admiré avec joie la
vaste étendue de votre parc et de _vos bois_ qui, le développant à droite
et à gauche, laissent en face l'air et la vue s'étendre librement dans
un large espace. C'est planté de main de maître, Delille et Morel ne
l'auraient pas mieux agrandi. Nous avons d'abord visité l'appartement de
Mme de Ch...; votre portrait n'y était pas, je n'en ai pas été fâchée,
c'était assez d'émotion pour un jour. Nous sommes ensuite montés
chez vous. Avec quel sentiment religieux je suis entrée dans votre
bibliothèque! Je voulais y tout examiner, mais la place où vous écrivez a
captivé tous mes regards et toutes mes pensées. J'ai appuyé ma main sur ce
bureau, dépositaire de tant de gloire et de tristesse! Je ne pouvais
m'arracher de cet endroit; j'y demeurai comme charmée; nous avons ensuite
visité le jardin; je l'ai examiné comme le mien. Tous vos élèves sont
frais et vigoureux. Les peupliers de l'allée droite et longue viennent à
merveille; mais ne sont-ils pas un peu trop serrés? Vos massifs sentent
déjà bon. J'ai rapporté un énorme bouquet de fleurs de chez vous, elles
sont là, devant moi; je crois rêver! Je me suis assise à l'ombre, sur un
banc de pierre, près de la butte. Votre fidèle Henri causait, il me disait
avec quel plaisir il venait soigner et visiter votre demeure, et combien
il s'y trouvait tristement en votre absence; combien vous étiez adoré de
tous, dans le voisinage; il parlait de votre bonté d'âme; de vos goûts
simples et modestes; de votre amour pour le bien. Cet honnête homme se
livrait à son attachement pour vous sans y penser et sans attention; et,
moi, je ne songeais plus ni à lui, ni à moi. Je recueillais ses paroles,
elles descendaient sur mon cœur abattu comme la rosée du ciel sur une
terre altérée, des larmes douces coulaient lentement sur mon visage et
rafraîchissaient mes yeux. Je me représentais que, dans un avenir bien
éloigné, d'autres étrangers viendraient à cette même place répandre comme
moi des larmes de regret et d'admiration.

Je pensais aussi à la satisfaction avec laquelle vous alliez vous
retrouver dans la solitude. Je vous voyais au milieu des heureux que vous
faites, laissant arriver jusqu'à vous les bénédictions du retour, visitant
vos arbres, examinant tout, et bon pour tous. Mais la haïssable politique,
la foule des amis et des ennemis, les tracasseries, les négociations, les
incertitudes, ne viendront que trop tôt troubler ce bonheur suave; et,
lorsque vous voudrez enfin vous reposer de tant de bruit et d'ennui, vous
viendrez accueillir votre dernière sœur. Mais je reviens; j'ai vu vos
vieux prêtres; deux d'entre eux s'amusaient à voir faucher les gazons;
plusieurs femmes étaient établies avec leurs ouvrages et leurs livres
entre des massifs de cilytes et de lilas. Je me trouvais dans la cuisine
au moment où on dressait le dîner, simple, mais excellent, que vous leur
offrez. Les malades, si bien soignés, si bien servis dans leurs jolis
lits; les petites chambres si riantes, si bien pourvues de tout ce qui
est commode; des sœurs si douces, des protecteurs si bons, tant de
consolations réunies là que le malheur y est vaincu, ô mon maître! Vous
vous êtes réduit en esclavage pour racheter les infortunes d'autrui.
Dans cette chapelle où j'ai humblement remercié Dieu de vos vertus et
de votre retour, j'ai demandé où était votre place? «Oh! me dit votre
Henri, sa place! sur la dernière chaise, derrière la dernière colonne
tout à fait»... On juge mal, dans l'éloignement; aucune des idées qui
m'occupaient à l'avance ne m'est venue, et cette retraite que je croyais
sévère est toute gracieuse, toute aimable, j'y trouvais tout le monde
digne d'envie. Je voudrais m'appeler Silence, et être la dernière des
sœurs de la maison. Je suis restée longtemps avec la Supérieure, je lui
ai demandé si elle ne se trouvait pas bien plus heureuse dans ce lieu
charmant que dans cet entassement d'infortunes (l'hospice de la Charité),
où elle était auparavant. «Non, m'a-t-elle dit, le contentement est le
même quand on fait son devoir.» Oh! je l'avoue, cette vertueuse abnégation
est au-dessus de ma portée. Je comprends mieux le regard de la sainte[45],
qui dévoile si simplement tout ce que l'âme humaine peut contenir de
tendresse et d'adoration.

[Note 45: Sainte Thérèse, dans le tableau de Gérard qui ornait l'autel de
la chapelle de l'Infirmerie.]

_Note de Mme de V._.--M. de Chateaubriand est arrivé à Paris le jeudi 28
mai, à deux heures.



LXIX

_De M. de Chateaubriand_

Paris, jeudi soir, 28 mai 1829,


Vous avez vu ma petite maison; maintenant c'est moi qu'il faut voir.
Comment allez-vous faire? Vous voilà obligée de me donner un rendez-vous;
dites-moi donc l'heure et le jour de la fin de nos illusions!



LXX

_À M. de Chateaubriand_

Paris, 28 mai à minuit, 1829.


Mon cher maître, je vous remercie de votre prompt message; je l'avais
pressenti. Ma porte était fermée pour tout autre que M. H. H...

Ma pauvre amitié étrangère est toute troublée devant les convenances;
votre bonne délicatesse me remettra. J'ai peur à mon tour; ne parlez pas
d'illusions, cela me fait mal: je n'en ai jamais eu, mais je crains les
vôtres. Les anciens amis doivent passer avant moi, et le Roi par-dessus
tout. Je ne veux pas disposer de vos moments, mais je prie Votre
Excellence d'accepter la disposition des miens. Fixez donc vous-même le
jour et l'heure où je dois recevoir une visite regrettée depuis tant
d'années!



LXXI

_De M. de Chateaubriand_

Paris, vendredi matin, 29 mai 1829.


Demain, à une heure, je serai chez vous. Mille hommages à Marie.

_Note de Mme de V._--M. de Chateaubriand est venu me voir le samedi 30 mai,
et le samedi suivant 6 juin.



LXXII

_À M. de Chateaubriand_

Paris, 31 mai 1829.


Mon frère, vous m'avez trompée involontairement! J'ignorais votre âge, à
sept ou huit ans près. Quel qu'il eût été, je vous aurais adressé ma
première lettre telle qu'elle était. Mais, dès le commencement de votre
correspondance, vous m'avez si souvent parlé de vos années et de vos
cheveux blancs, que, mes idées ayant suivi cette direction, j'adressais
librement à celui que vous me représentiez, l'hommage d'une tendresse
dévouée, comme si cet hommage était flatteur pour lui, sans être malséant
pour moi. Vous êtes plus jeune que je ne croyais; vous paraissez plus
jeune que vous n'êtes, et mes lettres sont inconvenantes. Mon orgueil en
souffre, vous me consolerez aisément en me traitant comme une femme qui
voit ce qu'elle est et sent ce qu'elle vaut. Cette peine d'amour-propre
troubla hier le bonheur que j'aurais eu à vous voir. Qu'elle soit oubliée!
Que n'êtes-vous plus jeune encore, ô mon frère, pour la gloire de notre
pays et le bonheur de ceux que vous honorez en les aimant!

Que l'erreur où j'étais ne vous surprenne pas! il y a toujours eu un peu
de folie dans ma manière de vous aimer. Je ne m'informais jamais des
circonstances qui vous étaient personnelles, et ne parlais de vous que
dans des discussions générales.

J'ignore de vous ce que tout le monde en sait. Je n'ai pas voulu lire vos
derniers ouvrages. Il y a quatre ans que la lecture de l'_Itinéraire_ me
ramena trop à vous. En vous lisant, on éprouve une admiration passionnée
qui détourne de tout, et l'âme s'abreuve d'une sorte de tendresse vague
qui ne trouve rien digne d'elle et ne sait où s'attacher.

_4 juin_.--Ma lettre commencée à H. le 17 avril et finie à Paris le 5 mai,
est sûrement revenue entre vos mains. Vous savez à présent _pourquoi_ je
suis ici et _depuis quand_ j'y suis. Cette lettre complète le tableau de
mon sentiment pour vous. Ce sentiment fut, je crois, unique comme son
objet. Que maintenant il demeure muet! Dans ma montagne, il avait pour
témoins un ciel pur et une nature grande et paisible, et pour confident,
vous. Ici, tout le refoule et l'oppresse; il accable ma vie, je
l'éteindrais si je pouvais.

Ne me croyez pas injuste, non! Je sais que les objets chéris de vos
regrets, joints aux exigences de votre position, ne vous laissent point de
temps pour moi; mais, si vous m'aviez envoyé une des feuilles de vos
arbres, j'aurais su que vous ne m'avez pas oubliée dès les premiers jours.

_7 juin_.--Je vous ai revu, aimable, doux et triste; vous m'avez dit
souvent: «je vous aime tendrement!» Mon cœur est presque consolé.

Samedi, j'oubliai de vous dire que M. de Neuville m'avait engagée à ne pas
manquer son mardi, parce que, dit-il, «j'ai un cadeau à vous faire: je
vous présenterai _À M. de Chateaubriand_ et vous ferai faire connaissance
avec lui». Je ne répondis pas, mais je m'inclinai en signe de
remerciement. Personne ne connaît mieux que M. de Neuville mon sentiment
pour vous; pourtant, je ne lui ai pas parlé de notre correspondance, de
peur qu'il m'accusât d'être romanesque. Je hais les grands salons, mais
j'irai chez M. de Neuville parce que je ne veux pas perdre une occasion de
vous voir. Je préviens donc mon cher maître que sa nouvelle sœur lui sera
présentée demain.



LXXIII

_Réponse _De M. de Chateaubriand__

Mardi, 9 juin 1829.


J'accepte la présentation et je vous répète mille fois que j'aime
tendrement Marie. Venez de bonne heure, parce que je m'en irai vite!



LXXIV

_À M. de Chateaubriand_

Paris, 16 juin 1829.


MON AMI CHÉRI!

Vous avez trop oublié votre malheureuse sœur. Si vous saviez le mal que ce
long oubli lui a fait, vous en seriez affligé!

Elle a besoin d'un conseil: elle vous le demande, le lui refuserez-vous?

Si nous devons nous revoir, écrivez-moi le jour, quelque éloigné qu'il
puisse être! Je vous en prie, parce que l'anxiété et l'attente déçue me
font mal. Ma santé est très altérée.

MARIE.

_Du 17_.--Je n'osais pas envoyer ma lettre, mais je viens de lire votre
discours d'hier; il a fait sortir beaucoup de larmes de mon cœur et m'a
donné du courage. «_Vous sympathisez avec tout ce qui souffre_»: vous
viendrez donc consoler votre fidèle amie.



LXXV

_Réponse de M. de Chateaubriand_

18 juin, jeudi.


J'ai passé mes heures à la Chambre des Pairs et mes soirées en dîners
ministériels; demain matin (je ne puis le soir) je serai chez Marie.

CHATEAUBRIAND.

FIN



TOURS, IMPRIMERIE DESLIS FRÈRES, 6, rue Gambetta.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de V... - Un dernier amour de René" ***

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