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Title: Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 8 - comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
Author: Byron, George Gordon Byron, Baron, 1788-1824
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 8 - comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore" ***


http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)



ŒUVRES COMPLÈTES
DE
LORD BYRON,
AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,
COMPRENANT
SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,
ET ORNÉS D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.

_Traduction Nouvelle_

PAR M. PAULIN PARIS,
DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.



TOME HUITIÈME.

Paris.
DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIB. RUE SAINT-LOUIS, N° 46, ET RUE
RICHELIEU, N° 47 _bis._

1831.



LES DEUX FOSCARI.

TRAGÉDIE HISTORIQUE.

      Le _père_ est touché, mais le _gouverneur_
      est inflexible.

      (_Le Critique_.)



PERSONNAGES.

      HOMMES.

      FRANCIS FOSCARI, Doge de Venise.
      JACOPO FOSCARI, fils du Doge.
      JACQUES LORÉDANO, patricien.
      MARCO MEMMO, chef des Quarante.
      BARBARIGO, sénateur.
      AUTRES SÉNATEURS, LE CONSEIL DES DIX, GARDES, SUIVANS,
      etc., etc.

      FEMMES.

      MARINA, épouse du jeune Foscari.


La scène est à Venise, dans le palais ducal.



LES DEUX FOSCARI.

TRAGÉDIE HISTORIQUE.



ACTE PREMIER.



SCÈNE PREMIÈRE.

(Une salle du palais ducal.)

Entrent LORÉDANO et BARBARIGO, de côtés opposés.


LORÉDANO.

Où est le prisonnier?

BARBARIGO.

Il se remet de la question.

LORÉDANO.

L'heure fixée hier pour la reprise de son jugement est
passée.--Hâtons-nous de rejoindre nos collègues dans la salle du
conseil, et de proposer son rappel.

BARBARIGO.

Pour moi je pense qu'il serait bon de donner à ses membres torturés un
relâche de quelques minutes; la question l'avait hier épuisé, et si on
l'y replaçait de suite, il pourrait expirer dans les tourmens.

LORÉDANO.

Eh bien?

BARBARIGO.

Comme vous, j'aime la justice; autant que vous je déteste les ambitieux
Foscari, père et fils, et toute leur race dangereuse; mais le malheureux
a souffert au-delà des forces de la nature avec la constance la plus
stoïque.

LORÉDANO.

Sans faire l'aveu de ses crimes.

BARBARIGO.

Et peut-être sans en avoir commis. Seulement il a avoué la lettre au duc
de Milan, et ce qu'il vient de souffrir peut être considéré comme un
châtiment presque suffisant d'une pareille faiblesse.

LORÉDANO.

C'est ce que nous verrons.

BARBARIGO.

Lorédano! vous suivez trop loin les inspirations d'une haine
héréditaire.

LORÉDANO.

Jusqu'où?

BARBARIGO.

Jusqu'à l'extermination.

LORÉDANO.

Quand les Foscari seront éteints, vous pourrez parler ainsi; mais allons
au conseil.

BARBARIGO.

Encore un instant:--nos collègues ne sont pas en nombre; deux autres
doivent encore venir avant que la délibération puisse être reprise.

LORÉDANO.

Et le président, le Doge?

BARBARIGO.

Oh! pour lui, avec un courage plus que romain, il est toujours le
premier à son poste dans ce déplorable procès contre son dernier et
unique fils.

LORÉDANO.

Oui,--oui--son _dernier_.

BARBARIGO.

Rien ne peut-il vous toucher?

LORÉDANO.

_Souffre-t-il_? croyez-vous?

BARBARIGO.

Il ne le témoigne pas.

LORÉDANO.

Je l'avais déjà remarqué,--le misérable!

BARBARIGO.

Mais hier, comme il rentrait dans l'appartement ducal et qu'il en
passait le seuil, on ma dit que le pauvre vieillard s'était trouvé mal.

LORÉDANO.

Il commence donc à sentir?

BARBARIGO.

C'est à vous qu'il le doit en partie.

LORÉDANO.

Je devrais en être la seule cause:--mon père et mon oncle ne sont plus.

BARBARIGO.

D'après leur épitaphe que j'ai lue, ils sont morts empoisonnés.

LORÉDANO.

Oui: à peine le Doge avait-il déclaré qu'il ne se croirait jamais
souverain, tant que vivrait Péter Lorédano, que les deux frères
tombèrent malades:--il _est_ souverain.

BARBARIGO.

Bien déplorable!

LORÉDANO.

Et ceux qu'il a rendus orphelins?

BARBARIGO.

Mais pouvez-vous en accuser le Doge?

LORÉDANO.

Oui.

BARBARIGO.

Quelle preuve?

LORÉDANO.

Quand les princes ourdissent en secret leurs trames, il est difficile de
retrouver contre eux des preuves et de leur faire leur procès; mais je
crois avoir assez recueilli des premières pour me passer des délais du
second.

BARBARIGO.

Vous en appelez cependant aux lois.

LORÉDANO.

Oui, aux seules lois qu'il voulut nous laisser.

BARBARIGO.

Dans notre république il est plus facile d'obtenir réparation que chez
les nations étrangères. Est-il vrai que, sur vos livres de commerce
(source de l'opulence de nos plus illustres patriciens), vous ayez écrit
ces mots: «Doit le doge Foscari la mort de Marco et celle de Piétro
Lorédano, mes père et oncle?»

LORÉDANO.

Oui, cela est écrit.

BARBARIGO.

Mais ne l'effacerez-vous pas?

LORÉDANO.

J'attendrai la balance.

BARBARIGO.

Par quel moyen?

(Deux sénateurs traversent la scène en se dirigeant vers la salle du
conseil des Dix.)

LORÉDANO.

Vous voyez que nous sommes en nombre. Suivez-moi.

(Sort Lorédo.)

BARBARIGO, seul.

_Te_ suivre! je n'ai que trop long-tems suivi la trace de tes fureurs,
semblable à la vague soulevée à la suite d'une autre vague, et frappant
également le vaisseau qu'entr'ouvrent les vents déchaînés, et
l'infortuné qui remplit de ses cris l'asile où commencent à pénétrer les
flots. Mais ce fils, mais son père, seraient capables d'attendrir les
élémens eux-mêmes, et devrais-je, après tout, imiter leur inexorable
furie?--Oh! que ne suis-je comme eux aveugle et sans remords!--Mais le
voici!--Contiens-toi, mon cœur! ils sont tes ennemis; il faut qu'ils
tombent tes victimes: voudrais-tu t'attendrir pour ceux qui furent sur
le point de te briser?

(Entrent des gardes, entourant le jeune Foscari.)

GARDE.

Laissez-le reposer. Arrêtons-nous, seigneur.

JACOPO FOSCARI.

Ami, je te remercie; je suis faible; mais ce retard pourrait t'être
reproché.

GARDE.

J'en courrai les chances.

JACOPO FOSCARI.

Quoi! de la bienveillance!--Jusqu'alors j'avais trouvé quelques indices
de pitié, mais de miséricorde, jamais; voici le premier.

GARDE.

Et le dernier peut-être, si ceux qui gouvernent nous entendaient.

BARBARIGO, s'avançant vers le garde.

Il en est un qui vous entend: ne crains rien cependant, je ne veux être
ton juge ni ton accusateur; et bien que l'heure soit passée, attends ici
leur dernier appel.--Je suis des Dix, et je ne m'arrête ici que pour
justifier votre retard: quand le dernier avis te parviendra, j'aurai
franchi la porte du conseil.--Surveille exactement le prisonnier.

JACOPO FOSCARI.

Quelle est cette voix?--celle de Barbarigo! Ciel! l'ennemi de notre
maison est du petit nombre de mes juges!

BARBARIGO.

Mais pour balancer l'influence d'un tel ennemi, si toutefois il mérite
ce nom, ton père n'est-il pas également au nombre de tes juges?

JACOPO FOSCARI.

En effet, il juge.

BARBARIGO.

N'accuse donc pas la rigueur des lois, quand elles vont jusqu'à
permettre à un père de déposer son vote dans une affaire qui intéresse
si gravement le salut de l'état.

JACOPO FOSCARI.

Oui, et de son fils. Je me trouve mal; permettez-moi, je vous prie, de
prendre un instant l'air à cette fenêtre qui donne sur les flots.

(Entre un officier qui parle bas à Barbarigo.)

BARBARIGO, au garde.

Laissez-le approcher. Je ne dois pas m'arrêter près de lui davantage;
j'ai même, dans ce court entretien, oublié mes devoirs; il faut que
j'aille me racheter dans la chambre du conseil.

(Barbarigo sort.--Le garde conduit à la fenêtre Jacopo Foscari.)

GARDE.

La voilà ouverte, seigneur.--Comment vous trouvez-vous?

JACOPO FOSCARI.

Comme un enfant.--O Venise! Venise!

GARDE.

Et vos membres?

JACOPO FOSCARI.

Mes membres! Oh! que de fois ils m'ont soutenu sur cette plaine d'azur,
où je devançais le rapide sillon de la gondole! Que de fois, masqué
comme un jeune batelier, entouré de mes compagnons, gais et nobles comme
moi, nous nous plaisions à lutter sur ces flots d'enjouement et de bonne
grâce! Alors mille beautés ravissantes nous animaient de leurs aimables
sourires; nous entendions leurs vœux passionnés; nous distinguions, de
nos brillans esquifs, leurs mouchoirs ondoyans, leurs mains
retentissantes! Oh! que de fois, d'un bras plus robuste, d'un sein plus
téméraire encore, j'ai fendu ces vagues impétueuses! Alors, avec
l'adresse du nageur, je secouais mon humide chevelure; en riant, je
chassais loin de mes lèvres les vagues qui semblaient, en les pressant,
caresser une coupe. Plus elles s'élevaient, plus je semblais aisément
les surmonter, et plus j'étais fier de l'espèce de trône qu'elles me
dressaient. Souvent, dans mon ardeur téméraire, je plongeais dans leurs
gouffres de verdure et de cristal; je m'ouvrais un chemin jusqu'aux
coquillages, jusqu'aux algues marines, que les spectateurs
n'apercevaient du rivage qu'à l'instant où ils ne tremblaient plus pour
moi: puis je revenais la main chargée des preuves irrécusables de ma
longue course; d'un élan rapide et vigoureux je reparaissais à la
surface, je tirais un profond soupir emprisonné si long-tems dans ma
poitrine; j'essuyais l'écume qui bouillonnait autour de moi, et, comme
un oiseau de mer, je reprenais tranquillement ma course.--J'étais alors
un enfant.

GARDE.

Soyez homme maintenant: jamais vous n'avez eu plus besoin d'un mâle
courage.

JACOPO FOSCARI, regardant du balcon.

O Venise! ma belle, mon unique patrie!--Je sens donc que je respire!
comme ta brise, ta brise adriatique caresse délicieusement mon visage!
Tes vents eux-mêmes portent dans mes veines l'impression du pays natal;
ils les rafraîchissent, ils calment mon sang. Qu'il est différent, le
vent brûlant des horribles Cyclades qui mugissaient en Candie autour de
ma prison, et qui portaient dans mon cœur le désespoir!

GARDE.

En effet, vos joues reprennent leur coloris: puisse le ciel vous donner
la force de supporter ce qui peut encore vous attendre!--Je frémis d'y
penser.

JACOPO FOSCARI.

Ils ne me banniront pas une seconde fois.--Non, non, ils peuvent briser
mes membres, j'ai de la force.

GARDE.

Avouez, et la torture vous sera épargnée.

JACOPO FOSCARI.

J'ai déjà avoué une fois--deux fois: et deux fois ils m'ont exilé!

GARDE.

Et la troisième fois ils vous tueront.

JACOPO FOSCARI.

Eh bien! qu'ils me tuent, pourvu que je sois enseveli aux lieux où je
suis né; mieux valent ici des cendres que l'existence ailleurs.

GARDE.

Pouvez-vous tant chérir la terre qui vous déteste?

JACOPO FOSCARI.

La terre!--Oh! non, ce sont les enfans de la terre qui seuls me
persécutent: mais le sol natal me pressera de nouveau comme une tendre
mère dans ses bras: un tombeau vénitien, c'est là ce que je demande; ou
du moins un cachot, tout ce qu'ils voudront enfin, pourvu que ce soit
ici.

(Entre un officier.)

OFFICIER.

Emmenez le prisonnier!

GARDE.

Seigneur, vous entendez l'ordre.

JACOPO FOSCARI.

J'y suis habitué; c'est la troisième fois qu'ils m'ont torturé. (Au
garde.) Donnez-moi donc le bras.

OFFICIER.

Prenez le mien; il m'est recommandé de rester le plus près de votre
personne.

JACOPO FOSCARI.

Vous!--C'est vous qui dirigiez hier mes bourreaux.--Arrière!--Je
marcherai seul.

OFFICIER.

Comme il vous plaira, seigneur; ce n'est pas moi qui signai la sentence,
et je ne pouvais désobéir au conseil, quand ils--

JACOPO FOSCARI.

Oui, quand ils t'ordonnaient de m'étendre sur leurs horribles chevalets.
Ne me touche pas, je te prie, du moins pour le moment; le tems viendra
qu'ils renouvelleront leurs ordres; mais jusque-là éloigne-toi de moi. A
la vue de tes mains, mes membres frémissent et se glacent, en songeant
aux nouveaux supplices qui m'attendent, et mon front se couvre tout à
coup d'une sueur froide, comme si--mais loin de nous ces terreurs--j'ai
déjà supporté la torture,--je la supporterai bien encore.--De quel œil
mon père voit-il tout cela?

OFFICIER.

Avec son calme ordinaire.

JACOPO FOSCARI.

Oui; la terre, le ciel, l'azur de l'océan, l'éclat de notre ville et de
ses dômes, les jeux de la place Saint-Marc, et même le bourdonnement des
nations, tout porte les indices de calme et de plaisir jusque dans ces
salles où gouvernent des inconnus, où d'innombrables inconnus sont
chaque jour jugés et immolés en silence.--Tout garde le même aspect,
jusqu'à mon propre père! Et rien n'éprouve la moindre sympathie pour
Foscari, pas même un Foscari.--(A l'officier.) Je vous suis.

(Sortent Jacopo Foscari, officier, etc.--Entrent Memmo et un autre
sénateur.)

MEMMO.

Il est parti.--Nous avons trop tardé.--Pensez-vous que les Dix demeurent
long-tems assemblés aujourd'hui?

SÉNATEUR.

Le prisonnier, dit-on, est fort endurci; il persiste toujours dans sa
première déposition; voilà tout ce que je sais.

MEMMO.

Et cela est beaucoup; pour nous, premiers patriciens de la république,
les secrets de cette terrible chambre sont des mystères comme pour le
dernier citoyen.

SÉNATEUR.

Seulement, quelques rumeurs qui (semblables aux contes de revenans
reconnus dans l'ombre des bâtimens en ruines) n'ont jamais été prouvées
ni entièrement démenties: ici les hommes connaissent aussi peu les
véritables actes du pouvoir que les mystères informes de la tombe.

MEMMO.

Mais, avec le tems, nous faisons un pas dans cette initiation; et j'ai
l'espoir un jour d'être décemvir.

SÉNATEUR.

Ou même doge...

MEMMO.

Pourquoi pas? non, cependant, si je puis m'en dispenser.

SÉNATEUR.

C'est la première magistrature de l'état; on peut y aspirer
légitimement, et de nobles rivaux peuvent se glorifier d'y atteindre.

MEMMO.

Je leur laisse cette prétention. Né patricien, mon ambition toutefois a
des limites: j'aimerais mieux être l'un des membres égaux de l'impérial
conseil des Dix, que de briller d'un éclat solitaire et comme un zéro
couronné.--Mais qui s'approche? la femme de Foscari.

(Entre Marina avec une suivante.)

MARINA.

Eh quoi! personne?--Je me trompe, ils sont encore deux; mais ce sont des
sénateurs.

MEMMO.

Qu'ordonnez-vous de nous, noble dame?

MARINA.

Moi, ordonner! hélas! ma vie n'a été qu'une longue prière, et une prière
inutile.

MEMMO.

Je comprends, mais je ne dois pas répondre.

MARINA, avec dédain.

En effet,--on n'ose répondre ici qu'à la torture, on n'ose interroger
que ceux--

MEMMO, l'interrompant.

Femme imprudente! songez-vous où vous êtes en ce moment?

MARINA.

En ce moment!--je suis où fut le palais du père de mon époux.

MEMMO.

Vous êtes dans le palais du Doge.

MARINA.

Et dans la prison de son fils.--Non, je ne l'ai pas oublié; et si je
n'en trouvais pas ici des souvenirs plus intimes et plus amers, je
rendrais grâce à l'illustre Memmo de me rappeler les délices de cet
endroit.

MEMMO.

Soyez calme!

MARINA, levant les yeux au ciel.

Je le suis; mais toi, Dieu tout-puissant, peux-tu bien l'être également,
en voyant un monde pareil?

MEMMO.

Votre mari peut encore être absous.

MARINA.

Il l'est, mais dans le ciel. Je vous en prie, seigneur sénateur, ne
parlez pas de cela. Vous êtes un homme d'état, ainsi que le Doge; en ce
moment même il a sur le chevalet un fils, et moi un époux: ils sont là,
face à face, l'un comme juge, l'autre comme accusé.--Pensez-vous qu'_il
le_ condamne?

MEMMO.

Je ne le crois pas.

MARINA.

Mais s'il ne le fait pas, les autres ne les condamneront-ils pas tous
deux?

MEMMO.

Ils le peuvent.

MARINA.

Et pour eux, quand il s'agit d'un crime exécrable, pouvoir et vouloir
sont la même chose:--mon époux est perdu!

MEMMO.

Ne dites pas cela; à Venise, c'est la justice qui juge.

MARINA.

Ah! s'il en était ainsi, il n'y aurait plus aujourd'hui de Venise!
Qu'elle existe, mais du moins que les hommes de bien ne meurent pas
avant l'heure prescrite par la nature. Pourquoi faut-il que les Dix
soient plus impatiens qu'elle, et qu'ils décident en ce moment de notre
sort? Ah ciel! un cri de détresse!

(On entend un cri douloureux.)

SÉNATEUR.

Écoutez!

MARINA.

C'est un cri de--Non, non, ce n'est pas mon mari, ce n'est pas la voix
de Foscari.

MEMMO.

Cependant--

MARINA.

Non, ce n'est pas la sienne. Non, non; lui, pousser des cris! c'est le
rôle de son père: mais lui--il mourra en silence.

(On entend un nouveau hurlement.)

MEMMO.

Comment! encore?

MARINA.

_C'est bien sa voix_! je crois la reconnaître: je ne l'aurais pas cru.
Toutefois se plaindrait-il, je ne puis cesser de l'aimer; mais--non,
non.--Hélas! ce doit être une bien terrible angoisse, celle qui put lui
arracher un gémissement.

SÉNATEUR.

Mais vous qui sentez les injures de votre mari comme les vôtres,
voudriez-vous qu'il supportât en silence des douleurs plus que
mortelles?

MARINA.

Chacun de nous a ses douleurs. Grâce à moi, et quand ils arracheraient
la vie au Doge et à son fils, la grande maison de Foscari ne s'éteindra
pas. En donnant la vie à ceux qui leur succéderont, j'ai enduré des
douleurs comparables à celles qui la leur feront perdre: mais les
miennes étaient de douces angoisses; et cependant, telle était leur
violence que j'aurais pu jeter des cris. Je ne l'ai pas fait, car
j'avais l'espoir d'enfanter un héros, et je n'aurais pas voulu
l'accueillir avec des larmes.

MEMMO.

Tout se tait maintenant.

MARINA.

Tout est fini peut-être; mais je ne veux pas le croire: il a réuni
toutes ses forces, et sans doute il les défie en ce moment.

(Un officier entre brusquement.)

MEMMO.

Eh quoi! mon ami, que cherchez-vous?

OFFICIER.

Un médecin. Le prisonnier s'est trouvé mal.

(L'officier sort.)

MEMMO.

Vous feriez bien, madame, de vous retirer.

SÉNATEUR, lui offrant son bras.

Je vous en prie, suivez ce conseil.

MARINA.

Non, non; je veux le secourir.

MEMMO.

Vous, madame? oubliez-vous que personne n'a le droit de pénétrer dans
ces chambres, à l'exception des Dix et de leurs familiers?

MARINA.

Oui, je sais que nul de ceux qui entrent ne revient comme il est
entré,--que la plupart ne retournent jamais; mais ils ne pourront
refuser de me voir.

MEMMO.

Hélas! vous n'éprouverez qu'un dur refus, une incertitude plus grande
encore.

MARINA.

Et qui m'arrêtera?

MEMMO.

Ceux que leur devoir y oblige.

MARINA.

Est-ce _leur_ devoir de fouler aux pieds tous les sentimens de
l'humanité, et tous les liens qui enchaînent l'homme à l'homme; de
rivaliser ici-bas avec les démons qui plus tard réclameront le droit de
les plonger dans un abîme de tortures! Quoi qu'il en soit, j'avancerai.

MEMMO.

C'est impossible.

MARINA.

C'est ce que l'on verra. Le désespoir peut défier jusqu'au despotisme.
Il y a quelque chose dans mon cœur qui braverait les fers croisés d'une
armée entière; et vous croyez qu'une poignée de geôliers pourront
arrêter mes pas? Laissez-moi passer. C'est ici le palais du Doge; je
suis la femme du fils du Doge, de l'_innocent_ fils du Doge: il faudra
bien qu'ils m'entendent!

MEMMO.

Vous ne parviendrez ainsi qu'à irriter ses juges davantage.

MARINA.

Eh quoi! ceux qui le forcent à gémir sont des _juges_! ils ne sont que
des assassins. Laissez-moi passer.

(Marina sort.)

SÉNATEUR.

Pauvre dame!

MEMMO.

C'est l'effet de son désespoir; elle ne sera pas admise.

SÉNATEUR.

Elle le serait qu'elle ne parviendrait pas à sauver son mari. Mais
voyez, l'officier revient.

(L'officier traverse la scène suivi d'une autre personne.)

MEMMO.

A peine si j'eusse supposé que les Dix eussent assez de pitié pour
permettre qu'on portât quelque assistance au patient.

SÉNATEUR.

De la pitié! c'est une pitié qui consiste à rappeler au sentiment
l'infortuné trop heureux d'échapper à la mort, par cette faiblesse,
dernière ressource de notre pauvre nature contre la tyrannie de la
peine.

MEMMO.

Je suis surpris qu'ils tardent tant à le condamner.

SÉNATEUR.

Ce n'est pas là leur politique: ils le retiennent vivant parce qu'il ne
redoute pas la mort; ils l'avaient banni, parce que toute la terre, à
l'exception de sa patrie, est pour lui une immense prison, parce que
chaque souffle d'air étranger semble pour sa poitrine un _dévorant_
poison, qui, sans le tuer, le consume.

MEMMO.

L'ensemble des circonstances atteste ses crimes, cependant il n'en fait
pas l'aveu.

SÉNATEUR.

On ne peut lui opposer que la lettre qu'il a écrite, et qu'il n'a,
dit-il, adressée au duc de Milan que dans la pleine conviction qu'elle
tomberait entre les mains du sénat, et qu'elle déciderait ses juges à le
transporter à Venise.

MEMMO.

Comme accusé?

SÉNATEUR.

Oui; mais enfin dans sa chère patrie: c'est là, s'il faut l'en croire,
tout ce qu'il désirait.

MEMMO.

L'imputation des présens est bien prouvée.

SÉNATEUR.

Non entièrement, et la charge d'homicide a été annulée par la confession
de Nicolas Erizzo, qui déclara à son lit de mort avoir assassiné le
dernier chef des Dix.

MEMMO.

Pourquoi donc tarder à l'absoudre?

SÉNATEUR.

C'est à eux de vous répondre; car il est bien connu, comme je l'ai dit,
qu'Almoro Donato fut tué par Erizzo, par vengeance particulière.

MEMMO.

Il doit y avoir dans cet étrange procès d'autres crimes que n'en
divulgue l'acte d'accusation. Mais j'aperçois deux des Dix qui
s'approchent; éloignons-nous.

(Sortent Memmo et le sénateur.--Entrent Lorédano et Barbarigo.)

BARBARIGO.

C'en était trop: croyez-moi, il n'était pas convenable de poursuivre le
jugement dans un pareil moment.

LORÉDANO.

Ainsi donc il faudra rompre le conseil, arrêter la justice au milieu de
sa carrière, parce qu'une femme viendra troubler nos délibérations?

BARBARIGO.

Non, ce n'est pas le motif; mais vous avez vu l'état du prisonnier.

LORÉDANO.

N'avait-il pas recouvré ses sens?

BARBARIGO.

Pour les reperdre à la première épreuve.

LORÉDANO.

On la lui a épargnée.

BARBARIGO.

Vos murmures furent inutiles; la majorité dans le conseil était contre
vous.

LORÉDANO.

Oui, grâce à vous, monsieur, et grâce à notre vieux barbon de Doge, qui
sut réunir les voix généreuses qui rendirent la mienne inutile.

BARBARIGO.

Je suis juge; mais, je le confesse, cette portion de nos pénibles
devoirs qui, en prescrivant la torture, nous ordonne de rester en
présence du malheureux qu'elle déchire, me fait désirer--

LORÉDANO.

Quoi?

BARBARIGO.

Que vous puissiez une fois _sentir_ ce que je sens toutes les fois.

LORÉDANO.

Allez! vous êtes un enfant, faible de résolution comme de sensibilité,
ballotté par le moindre souffle, ébranlé par un soupir, et attendri par
une larme. Précieux juge, admirable homme d'état pour prêter son
concours à ma politique!

BARBARIGO.

Pour des larmes, il n'en a pas répandu.

LORÉDANO.

N'a-t-il pas crié deux fois?

BARBARIGO.

Un saint même, ayant déjà sous les yeux l'auréole du martyre, n'aurait
pu s'en défendre, en présence du cruel raffinement de supplice qu'on lui
infligeait. Mais était-ce la pitié que réclamaient ces cris? pas un mot,
pas un murmure ne lui échappèrent, et ces deux hurlemens étaient
arrachés par la douleur cruelle: aucune prière ne les accompagna.

LORÉDANO.

Plusieurs fois il murmurait entre ses dents des sons inarticulés.

BARBARIGO.

Je ne m'en suis pas aperçu; mais vous étiez plus près de lui.

LORÉDANO.

Aussi l'ai-je entendu.

BARBARIGO.

J'ai cru voir, et à ma grande surprise, que vous ressentiez quelque
pitié, et que vous fûtes le premier à invoquer des secours quand il se
trouva mal.

LORÉDANO.

Je croyais qu'il allait expirer.

BARBARIGO.

Mais souvent je vous ai entendu dire que sa mort et celle de son père
était votre vœu le plus ardent.

LORÉDANO.

J'en serais désolé, s'il mourait innocent, c'est-à-dire avant d'avoir
fait l'aveu de son crime.

BARBARIGO.

Eh quoi! seriez-vous aussi acharné contre sa mémoire?

LORÉDANO.

Et vous, voudriez-vous que son rang passât à ses enfans, comme il
arriverait s'il mourait non jugé?

BARBARIGO.

Ainsi donc, guerre à eux tous!

LORÉDANO.

A toute leur maison, jusqu'à ce que les leurs et les miens ne soient
plus.

BARBARIGO.

Ainsi, la profonde agonie de sa femme, les convulsions réprimées sur le
noble front de son vieux père, dont la douleur s'échappait en faibles
gémissemens, ou bien en quelques sanglots bientôt étouffés sous
l'ascendant d'une grave sérénité, rien n'a pu vous toucher?

(Sort Lorédano.)

BARBARIGO, seul.

Sa haine est silencieuse, comme la souffrance dans l'ame de Foscari.
L'infortuné! il m'a plus ému par son silence que n'auraient pu le faire
des milliers de hurlemens. Spectacle déchirant que celui de sa femme
franchissant tous les obstacles, pénétrant dans la salle du tribunal, et
forçant les juges, accoutumés à de pareilles scènes, à baisser les yeux
devant elle! Mais n'y pensons plus, oublions cette compassion; en
plaignant le sort de nos ennemis, j'oublierais leurs premières injures,
et je déconcerterais les plans de Lorédano, auquel je suis associé. Mais
ma haine serait apaisée par une vengeance plus douce que celle qu'il
demande, et je voudrais changer en dispositions plus humaines sa haine
trop profonde. Foscari, pour le moment, obtient un court répit d'une
heure: on l'accorda aux instances des membres les plus âgés, plus émus
sans doute par l'apparition de sa femme dans la salle, que par les
tourmens de l'accusé.--O ciel! ils approchent: comme ils sont faibles et
désespérés! je ne puis, dans cette extrémité, arrêter sur eux ma vue.
Éloignons-nous, et allons essayer de ramener Lorédano à des sentimens
plus doux.

(Sort Barbarigo.)

FIN DU PREMIER ACTE.



ACTE II.



SCÈNE PREMIÈRE.

(Salle dans le palais du Doge.)

Le DOGE, un SÉNATEUR.


SÉNATEUR.

Vous plaît-il de signer le rapport maintenant ou de tarder jusqu'à
demain?

LE DOGE.

Maintenant; hier je l'ai examiné: il n'y manque plus que la signature.
Donnez-moi la plume.--(Le Doge s'asseoit et signe le papier.) Le voici,
seigneur.

SÉNATEUR, regardant sur le papier.

Vous avez oublié; il n'est pas signé.

LE DOGE.

Pas signé? Ah! je le vois, l'âge commence à affaiblir mes yeux. Je ne
m'apercevais pas que j'avais trempé la plume sans la mouiller.

SÉNATEUR. Il trempe la plume dans l'encrier, et place le papier devant
le Doge.

Monseigneur, c'est votre main aussi qui tremble: permettez-moi donc--

LE DOGE.

Je vous remercie; j'ai fait.

SÉNATEUR.

Ainsi confirmé par vous et par les Dix, cet acte va donner la paix à
Venise.

LE DOGE.

Il y a bien long-tems qu'elle n'en a joui; puisse un tems aussi long
s'écouler avant qu'elle ne reprenne les armes!

SÉNATEUR.

Voilà plus de trente-trois ans de guerres continuelles avec les Turcs ou
les états de l'Italie; la république sent le besoin de quelque repos.

LE DOGE.

Sans doute: je trouvai Venise reine de l'Océan, je l'ai laissée dame de
la Lombardie. Je me sens heureux d'avoir pu ajouter à son diadême les
perles de Ravennes et de Brescia: d'ailleurs Crême et Bergame lui sont
demeurés; et tandis que sa domination a pris sous mon règne un tel
accroissement, son orgueil maritime ne recevait aucun affront.

SÉNATEUR.

Nous l'avouons tous, et ces bienfaits vous concilient la reconnaissance
de la patrie.

LE DOGE.

Peut-être.

SÉNATEUR.

Elle devrait complètement se manifester.

LE DOGE.

Je ne me plains pas, monsieur.

SÉNATEUR.

Mon noble seigneur, pardonnez-moi.

LE DOGE.

Pourquoi?

SÉNATEUR.

Ah! mon cœur saigne pour vous.

LE DOGE.

Pour moi, seigneur?

SÉNATEUR.

Et pour votre--

LE DOGE.

Arrêtez!

SÉNATEUR.

Monseigneur, vous m'entendrez: j'ai trop de liens qui m'attachent à
vous, à toute votre famille, qui me font un devoir de la reconnaissance,
pour ne pas partager profondément le sort de votre fils.

LE DOGE.

Et qu'importe pour la commission dont vous êtes chargé?

SÉNATEUR.

Comment, monseigneur?

LE DOGE.

Vous ignorez ce dont vous parlez; mais le rapport est signé: reportez-le
à ceux qui vous envoient.

SÉNATEUR.

J'obéis. Le conseil m'avait encore chargé de vous prier de fixer l'heure
de sa réunion.

LE DOGE.

Dites quand ils voudront;--maintenant, à l'instant même si cela leur
convient: je suis le serviteur de l'état.

SÉNATEUR.

Ils vous accorderont quelque tems pour vous reposer.

LE DOGE.

Je ne veux pas de repos; du moins aucun repos qui puisse entraîner la
perte d'une heure pour le gouvernement. Qu'ils se réunissent quand ils
voudront; je me trouverai _où_ je dois être, et _ce que_ j'ai toujours
été.

(Le sénateur sort.--Le Doge reste silencieux.--Entre un domestique.)

LE DOMESTIQUE.

Prince.

LE DOGE.

Parlez.

LE DOMESTIQUE.

La noble dame Foscari demande une audience.

LE DOGE.

Introduisez-la. Pauvre Marina!

(Le domestique sort.--Le Doge reste dans le même silence.--Entre
Marina.)

MARINA.

Mon père, je viens vous poursuivre dans votre intérieur.

LE DOGE.

Ma fille, je n'en ai pas pour vous. Disposez de mon tems, quand l'état
ne l'exige pas.

MARINA.

Je voulais _vous_ parler de _lui_.

LE DOGE.

De votre époux?

MARINA.

De votre fils.

LE DOGE.

Je vous écoute, ma fille!

MARINA.

J'avais obtenu des Dix la permission de rester près de mon mari pendant
un certain nombre d'heures.

LE DOGE.

Cette permission, vous l'avez encore.

MARINA.

Elle est révoquée.

LE DOGE.

Par qui?

MARINA.

Par les Dix.--Quand nous arrivâmes au _Pont des Soupirs_, je me
préparais à le traverser avec mon cher Foscari, lorsque le brutal
gardien de ce passage m'en ferma l'entrée: puis un messager fut envoyé
vers les Dix; leur séance était levée: et comme je n'avais aucune
permission écrite, je fus impitoyablement laissée dehors; on m'assura
même que les murailles de la prison ne cesseraient pas de nous séparer
tant que le suprême tribunal ne serait pas de nouveau réuni.

LE DOGE.

En effet, l'on avait oublié les formes prescrites, par suite de la hâte
avec laquelle la cour s'est ajournée, et le fait reste douteux jusqu'à
nouvelle réunion.

MARINA.

Nouvelle réunion! Quand elle aura lieu, ils rappelleront leurs
supplices; et c'est par le renouvellement de la torture que nous
obtiendrons une entrevue de mari et d'épouse, lien sacré, auquel tous
les autres devraient céder sous le ciel.--Grand Dieu! et tu vois cela!

LE DOGE.

Ma fille,--ma fille!

MARINA, avec violence.

Ne m'appelez pas votre fille! bientôt vous n'aurez plus d'enfant.--Et
méritez-vous d'en avoir,--vous qui pouvez parler froidement de votre
fils dans un moment où des larmes de sang couleraient en abondance de
l'œil d'un Spartiate? Ceux-là ne pleuraient pas leurs fils morts dans
les combats; mais est-il écrit qu'en les voyant expirer minute par
minute, ils n'eussent pas tendu la main qui pouvait les sauver?

LE DOGE.

Vous le voyez, je ne pleure pas;--et plût à Dieu que je le pusse. Ma
fille, s'il y avait dans chaque cheveu blanc de cette tête une source de
jeunesse, si le bonnet ducal donnait l'empire de la terre, si l'anneau
avec lequel j'épousai les flots était un talisman pour les
gouverner,--je sacrifierais tout encore pour lui.

MARINA.

Son salut n'exigerait pas un aussi grand sacrifice.

LE DOGE.

Votre réponse prouve que vous ne connaissez pas Venise. Et comment le
pourriez-vous? hélas! elle ne connaît pas bien elle-même tous les
mystères de sa puissance. Écoutez-moi:--ceux qui poursuivent Foscari en
veulent également à son père, et la perte du vieillard ne pourrait
sauver le fils. Ils tendent par différens sentiers au même but,
c'est-à-dire à--mais ils ne sont pas encore vainqueurs.

MARINA.

Ils vous ont pourtant terrassé.

LE DOGE.

Non, non,--car je vis encore.

MARINA.

Et votre fils, vivra-t-il long-tems encore?

LE DOGE.

Je l'espère; malgré les tourmens passés, il verra des années aussi
nombreuses et plus fortunées que son père. L'imprudent, dans
l'impatience, digne d'une femme, qui l'entraînait à revenir, a tout
ruiné par la découverte de sa lettre. C'est un haut crime; je ne puis le
contester ni l'excuser, comme parent ou comme souverain. Encore quelque
tems, quelques jours de plus d'exil en Candie, j'avais l'espoir--mais il
l'a fait évanouir:--il faut qu'il retourne--

MARINA.

Dans la terre d'exil?

LE DOGE.

J'ai dit.

MARINA.

Et m'est-il interdit de le suivre?

LE DOGE.

Vous savez bien que le conseil des Dix a déjà deux fois rejeté la même
prière; il est donc à craindre qu'il ne témoigne pas plus de
bienveillance aujourd'hui que de nouveaux torts de la part de votre mari
les ont rendus plus sévères.

MARINA.

Sévères? dites atroces. Ces vieux démons de la terre, avec un pied dans
la tombe, avec des yeux éteints, étrangers à d'autres pleurs que ceux
d'une seconde enfance, avec leurs cheveux rares et blanchis, leurs mains
tremblantes, leurs têtes aussi décolorées que leur cœur est insensible,
ces démons, dis-je, se rassemblent, cabalent, et privent les hommes de
leur vie, comme si cette vie ne comportait rien de plus que les
sentimens depuis long-tems éteints dans leurs ames damnées.

LE DOGE.

Vous ignorez--

MARINA.

Je sais--je sais--et vous devriez, je pense, savoir qu'ils sont de vrais
démons. Comment supposer, en effet, que des hommes enfantés et allaités
par des femmes,--des hommes qui jadis auraient aimé ou du moins entendu
parler d'amour,--qui auraient uni leurs mains pour des engagemens
sacrés,--qui auraient fait danser leurs enfans sur leurs genoux, qui
auraient eu plus d'une fois à trembler de leurs dangers, à gémir de
leurs peines, à se désespérer de leur mort;--comment, s'ils avaient
seulement les traits de l'homme, agiraient-ils comme ils le font envers
les vôtres, envers vous-même, _vous_ qui les défendez?

LE DOGE.

Je vous pardonne; vous ne connaissez pas ce que vous dites.

MARINA.

Vous le connaissez mieux, et vous y compatissez moins.

LE DOGE.

Oui; il y a si long-tems que j'existe que les paroles ont cessé de
m'émouvoir.

MARINA.

Oh! sans doute! car vous avez vu couler le sang de votre fils, et le
vôtre n'a pas tressailli! Après une pareille épreuve, que sont les
paroles d'une femme? Peuvent-elles espérer de vous toucher davantage?

LE DOGE.

Femme! la violence de vos plaintes, je vous le dis, ne peut balancer le
poids...--mais je te plains, ma pauvre Marina!

MARINA.

Plaignez mon mari; moi, quel besoin ai-je de vos plaintes? Plains ton
fils, vieillard insensible;--_plaindre_! toi! pour ton cœur c'est un mot
bien étrange:--comment se présente-t-il sur tes lèvres?

LE DOGE.

Je dois supporter ces reproches, quelle que soit leur injustice. Ah! si
tu pouvais lire--

MARINA.

Ou?--ce n'est pas dans tes yeux, sur ton front, dans tes actes
enfin?--Où trouverai-je donc la preuve de la compassion dont tu te
vantes?

LE DOGE, indiquant la terre.

Là.

MARINA.

Dans la terre?

LE DOGE.

Dans laquelle je vais descendre. Quand elle pèsera sur ce cœur, plus
léger alors, et moins oppressé par le marbre d'une tombe que par les
pensées qui m'accablent aujourd'hui, alors vous me connaîtrez mieux.

MARINA.

Serait-il vrai que vous fussiez digne de pitié?

LE DOGE.

De pitié! nul n'aura jamais le droit de flétrir mon nom d'un mot qui
témoigne, au sein de la prospérité, le triomphe insultant des hommes;
tant que je le porterai, ce nom conservera la dignité qui l'entourait
quand mon père me le transmit.

MARINA.

Mais sans les tristes enfans de celui que tu ne peux ou ne veux pas
sauver, tu serais le dernier qui portât le nom de Foscari.

LE DOGE.

Plût à Dieu! Mieux eût valu pour lui de ne pas naître, mieux pour
moi:--j'ai vu le déshonneur entrer dans notre maison.

MARINA.

Cela est faux! jamais souffle de vie n'anima un cœur plus loyal, plus
noble, plus sincère, plus généreux et plus aimant. Je n'échangerais pas
mon époux, exilé, persécuté et torturé, opprimé, mais non flétri, mort
ou vivant, pour le premier héros de l'histoire ou de la fable, pour un
prince dont le douaire serait l'empire du monde. Déshonoré! _lui_
déshonoré! Doge! apprends-le de moi, c'est Venise qui est déshonorée;
son nom sera l'objet des reproches les plus odieux et les plus justes,
pour ce qu'a souffert ton noble fils, et non pour ce qu'il a fait. C'est
vous qui tous êtes des traîtres, des tyrans!--Ah! si vous aimiez
seulement votre patrie autant que la victime que vous retenez dans les
fers au milieu des tortures, et qui préfère tout au monde aux ennuis de
l'exil, vous tomberiez à ses pieds, et vous imploreriez à genoux la
grâce de votre infâme conduite.

LE DOGE.

Oui, il fut tel que vous venez de le peindre. Aussi la mort de deux
enfans que le ciel m'a ravis m'accabla moins que le déshonneur de
Jacopo.

MARINA.

Encore ce mot.

LE DOGE.

N'a-t-il pas été condamné?

MARINA.

Le déshonneur peut-il atteindre d'autres que les coupables?

LE DOGE.

Le tems peut relever sa mémoire:--je voudrais l'espérer. Il était mon
orgueil,--ma--mais oublions--j'ai peu l'habitude des pleurs; cependant,
quand il naquit, je versai des larmes de joie: présage fatal!

MARINA.

Je répète qu'il est innocent; et ne le serait-il pas, ce n'est pas à nos
parens, à notre propre sang, qu'il sied bien de nous repousser dans ces
douloureux instans.

LE DOGE.

Je ne le repousse pas; mais j'ai d'autres devoirs que ceux d'un père,
des devoirs dont la république n'admet pas de dispense. Deux fois j'ai
demandé de m'en abstenir, deux fois je n'obtins que des refus; il faut
que je les remplisse.

(Entre un domestique.)

LE DOMESTIQUE.

Un message des Dix.

LE DOGE.

Qui le porte?

LE DOMESTIQUE.

Le noble Lorédano.

LE DOGE.

Lui!--qu'il entre cependant.

(Le domestique sort.)

MARINA.

Dois-je me retirer?

LE DOGE.

Peut-être n'est-il pas nécessaire quand il s'agirait de votre époux, et
autrement--(A Lorédano qui entre.) Eh bien! seigneur, que
souhaitez-vous?

LORÉDANO.

Je viens transmettre ce que souhaitent les Dix.

LE DOGE.

Ils ont bien choisi leur organe.

LORÉDANO.

C'est _leur_ choix qui fait que vous me voyez ici.

LE DOGE.

Par là, ils témoignent leur sagesse, non moins que leur
courtoisie.--Parlez.

LORÉDANO.

Nous avons décidé--

LE DOGE.

Nous?

LORÉDANO.

Les Dix en conseil.

LE DOGE.

Eh quoi! ils sont de nouveau réunis, réunis sans m'en avertir?

LORÉDANO.

Ils ont voulu épargner votre cœur non moins que votre âge.

LE DOGE.

Cela est nouveau.--Quand épargnèrent-ils l'un ou l'autre? Je les
remercie néanmoins.

LORÉDANO.

Ils ont, vous le savez bien, droit d'agir, à leur discrétion, en
présence du Doge ou sans lui.

LE DOGE.

Il y a quelques années, en effet, que je le sais;--long-tems avant
d'être Doge, ou de songer à un pareil honneur. Vous n'avez pas,
seigneur, la prétention de m'instruire; vous étiez bien jeune encore
quand je siégeais déjà dans ce conseil.

LORÉDANO.

Oui, dans le tems de mon père; maintes fois je l'entendis, lui et son
frère l'amiral, répéter la même chose. Votre altesse doit se souvenir
d'eux: tous deux ils moururent subitement.

LE DOGE.

S'ils moururent ainsi, leur sort fut préférable à celui des victimes
d'une agonie prolongée.

LORÉDANO.

Sans doute; néanmoins bien des hommes souhaitent jouir de tous leurs
jours.

LE DOGE.

Et n'en ont-ils pas joui?

LORÉDANO.

C'est à la tombe à le déclarer. Je l'ai dit, ils sont morts subitement.

LE DOGE.

Cela est-il donc bien étrange, que vous répétiez cette parole avec tant
d'emphase?

LORÉDANO.

Si peu étrange, que jamais, à mes yeux, il n'y eut de mort aussi
naturelle que la leur. Ne pensez-_vous_ pas ainsi?

LE DOGE.

Qu'y a-t-il de certain sur les mortels?

LORÉDANO.

Qu'ils ont des ennemis mortels.

LE DOGE.

Je vous entends; vos pères étaient les miens, et vous avez recueilli
tout leur héritage.

LORÉDANO.

Vous savez mieux que personne si j'ai dû le faire.

LE DOGE.

Oui. Vos pères furent mes ennemis; j'ai même entendu à ce sujet
d'étranges rumeurs; j'ai même lu l'épitaphe qui attribue leur mort au
poison. Peut-être est-elle aussi véridique que la plupart des
inscriptions funéraires: ce n'en est pas moins une fable.

LORÉDANO.

Qui ose parler ainsi?

LE DOGE.

Moi!--Vos pères, je le répète, furent mes ennemis, aussi mortels que
leur fils peut jamais l'être: moi, j'étais aussi bien le leur, mais je
les détestais ouvertement; et jamais, ni dans le conseil, ni par les
brigues, ni par d'obscures pratiques, on ne me vit cabaler contre leur
vie, et recourir, pour me venger, au fer ou au poison. La preuve est
dans votre existence même.

LORÉDANO.

Je suis sans craintes.

LE DOGE.

Mon caractère justifie votre sécurité; mais si j'étais tel que vous me
supposez, il y a long-tems qu'il ne serait plus en votre pouvoir de
craindre. Cependant, haïssez-moi; je n'en ai pas de souci.

LORÉDANO.

Je ne savais pas qu'à Venise la vie d'un noble pût dépendre de la
volonté d'un Doge; j'entends la volonté publiquement exprimée.

LE DOGE.

Mais moi, mon cher seigneur, je suis, ou j'étais du moins, par ma
famille, mes facultés et ma fortune, plus qu'un simple Doge; ils le
savent bien ceux qui songèrent à me choisir, ceux qui depuis ont tout
fait pour me renverser. Soyez sûr qu'avant ou depuis mon élection, si
j'avais fait assez de cas de vous pour vouloir m'en débarrasser, un seul
mot de ma part eût suffi pour vous anéantir. Mais, dans toutes les
circonstances, j'ai montré le plus grand respect pour les lois, pour
celles même que vous avez violées, afin de me dépouiller d'une autorité
que j'aurais pu à mon tour fortifier (et je ne parle ici de vous que
comme une des voix coupables). Avec la vénération d'un prêtre à l'autel,
au prix de mon sang, de mon repos, de ma vie, de tout, excepté
l'honneur, j'ai fléchi le genou devant les décrets, les avantages, la
gloire, la sécurité de la chose publique. Maintenant, j'écoute votre
message.

LORÉDANO.

Il est décrété que, sans répéter une dernière fois la torture, sans
poursuivre une instruction qui ne tendrait qu'à mieux prouver
l'endurcissement du coupable (les Dix, se relâchant de la sévérité des
lois qui prescrivent la question jusqu'au moment d'un aveu complet, et
le prisonnier ayant en partie reconnu son crime en ne désavouant pas la
lettre au duc de Milan), Jacques Foscari retournera en exil, et partira
sur le même vaisseau qui l'avait amené.

MARINA.

Dieu soit loué! du moins ils ne le tortureront plus devant leur horrible
tribunal. Que ne pense-t-il de même? cette sentence serait la plus
heureuse que l'on pût prononcer, non-seulement contre lui, mais contre
tous ses compatriotes, auxquels elle permettrait de fuir une terre aussi
odieuse.

LE DOGE.

Ma fille, cette pensée n'est pas d'une ame vénitienne.

MARINA.

En effet, elle est trop compatissante. Mais partagerai-je son exil?

LORÉDANO.

Quant à cela, les Dix ont gardé le silence.

MARINA.

Je le présumais bien: cette mention eût également été trop
compatissante. Mais il n'y a pas de défense?

LORÉDANO.

Il n'en a pas été parlé.

MARINA, au Doge.

Vous pourrez donc, mon père, obtenir ou m'accorder cette grande faveur;
(à Lorédano) et vous, seigneur, vous ne vous opposerez pas à la demande
que je fais d'accompagner mon époux?

LE DOGE.

Je ferai mes efforts.

MARINA.

Et vous, seigneur?

LORÉDANO.

Madame! il ne m'appartient pas de prévenir l'agrément du tribunal.

MARINA.

L'agrément! quel mot pour exprimer les décrets de--

LE DOGE.

Femme! savez-vous en présence de qui vous parlez ainsi?

MARINA.

En présence d'un souverain, et de l'un de ses sujets.

LORÉDANO.

Sujet!

MARINA.

Oh! cela vous offense.--Eh bien! vous êtes son égal, vous le croyez, j'y
consens; mais ce que vous ne voudriez pas être, vous ne le seriez pas
s'il n'était qu'un paysan:--vous êtes donc un prince, un sublime prince;
mais que suis-je donc, moi?

LORÉDANO.

La fille d'une noble race.

MARINA.

Et l'épouse d'un citoyen aussi noble qu'elle. Qui donc aurait le droit,
par sa présence, d'imposer silence à mes libres pensées?

LORÉDANO.

Les juges de votre époux.

LE DOGE.

Et le respect dû aux plus légers des mots qui tombent de la bouche des
maîtres de Venise.

MARINA.

Gardez ces maximes pour la masse de vos artisans effrayés, pour vos
marchands, vos esclaves de Grèce et de Dalmatie, pour vos tributaires,
vos citoyens stupides, votre noblesse masquée, vos sbires, vos espions,
vos forçats de toute espèce. Je le sais, grâce à vos enlèvemens, à vos
noyades nocturnes, aux donjons pratiqués sous le toit de vos palais, ou
sous les flots qui les environnent; grâce à vos mystérieuses assemblées,
à vos jugemens secrets, à vos exécutions subites, à votre _Pont des
Soupirs_, à votre chambre de dernière agonie, à vos instrumens de
torture, vous êtes parvenus à leur faire croire que vous étiez des êtres
d'un autre monde plus méchant encore; réservez pour eux ces avis: je ne
les crains pas. Je vous connais; je vous ai vus pires que tout cela dans
l'infernal procès de mon pauvre mari! Traitez-moi comme vous l'avez
traité:--vous l'avez déjà fait d'ailleurs en vous attaquant à sa
personne. Que puis-je donc avoir à craindre de vous, quand même je
serais craintive de mon naturel, ce qui, je l'espère, n'est pas?

LE DOGE.

Vous l'entendez, elle a perdu la raison.

MARINA.

La prudence, peut-être, mais non pas la raison.

LORÉDANO.

Madame! je n'emporterai pas au-delà du seuil de ces portes le souvenir
des paroles prononcées dans cette enceinte: j'en excepte celles qui
concernent le service de l'état, et prononcées entre le Doge et moi.
Doge! avez-vous quelque réponse à faire?

LE DOGE.

Oui, comme Doge, et peut-être aussi comme père.

LORÉDANO.

Ma mission dans ces lieux ne se rapporte qu'au _Doge_.

LE DOGE.

Dites donc que le Doge fera choix d'un ambassadeur spécial, ou qu'il
exposera lui-même ses intentions; quant au père.--

LORÉDANO.

Je n'oublierai pas ce qui me concerne.--Adieu! je baise les mains de
l'illustre dame, et je m'incline devant le Doge.

(Lorédano sort.)

MARINA.

Êtes-vous content?

LE DOGE.

Je suis tel que vous voyez.

MARINA.

Et cela est encore un mystère.

LE DOGE.

Pour les mortels, tout est mystère; qui peut les éclaircir, sauf celui
qui les fit? Si parfois ils y parviennent, c'est quelques esprits
privilégiés qui long-tems ont étudié le fastidieux volume de l'humanité,
qui, sur chacune de ses pages noires ou sanglantes, ont fatigué leur
intelligence et leur cœur: encore le fatal grimoire retombe-t-il sur
l'adepte qui l'étudie; tous les vices que nous trouvons dans les autres
sont de l'essence de notre nature, tous nos avantages appartiennent à la
fortune. C'est elle que nous devons remercier de la beauté, de la
naissance, de la richesse, de la santé; et quand nous nous plaignons du
destin, nous devrions nous rappeler qu'il ne nous a repris que ce qu'il
nous avait _donné_. Pour le reste, la nudité, les passions basses, les
frivoles vanités, c'est l'héritage universel, c'est là ce qu'il nous
faut combattre dans toutes les positions; et si nous devons moins les
craindre dans le plus humble sort, c'est que là, la faim rend sourd à
tout autre besoin, c'est que l'homme a reçu l'ordre de suer pour obtenir
sa nourriture; c'est que là, toutes les passions se taisent devant la
crainte de la famine. Tout est vil, faux et trompeur,--de la première
créature jusqu'à la dernière. Notre gloire, l'urne du prince comme celle
du mendiant, dépend du souffle des hommes; notre vie de quelque chose
plus léger encore que leur souffle; notre existence tient à des jours,
les jours à des saisons, et tout notre être sur ce qui est indépendant
de _nous_.--Ainsi, du plus grand au plus petit, nous sommes des
esclaves:--rien ne dépend de notre volonté; un fétu de paille peut
ébranler cette volonté aussi bien qu'un orage. Quand nous croyons
conduire, c'est nous que l'on traîne,--jusqu'à la mort, fantôme qui se
présente comme le reste sans notre participation ou notre influence, tel
enfin que notre premier jour. Ah! sans doute il faut que nous ayons
péché dans quelque autre monde antérieur, et que _celui-ci_ en soit
l'enfer! Heureusement, il n'est point éternel.

MARINA.

Tout cela, nous ne pouvons en être juges sur terre.

LE DOGE.

Pourquoi donc faut-il que nous nous jugions les uns les autres, nous
enfans de la terre; et que moi, je sois forcé de juger mon propre fils?
J'ai administré mon pays loyalement, au sein de la victoire,--j'en
atteste l'état dans lequel je l'ai trouvé, dans lequel je le laisse: mon
règne a doublé sa puissance; en récompense, Venise, dans sa gratitude,
me laisse ou s'apprête à me laisser isolé sur la terre.

MARINA.

Et Foscari? Ah! qu'on me laisse avec lui, et je ne songerai plus à mes
maux.

LE DOGE.

Vous le suivrez, du moins ils ne peuvent guère vous le refuser.

MARINA.

Et s'ils le refusent, je m'enfuirai avec lui.

LE DOGE.

Impossible. Où vous enfuiriez-vous?

MARINA.

Je l'ignore, et ne m'en inquiète pas:--en Syrie, en Égypte, chez les
Turcs, partout où nous pourrons respirer libres, et vivre loin de l'œil
des espions, affranchis des édits de vos inquisiteurs d'état.

LE DOGE.

Ainsi vous consentiriez à faire de votre époux un renégat, à le
transformer en traître?

MARINA.

Non, il ne l'est pas! c'est la patrie qui se trahit elle-même en
rejetant son meilleur, son plus intrépide citoyen. La pire des
trahisons, c'est la tyrannie. Penses-tu donc qu'il n'y ait de rebelles
que les esclaves? Le prince qui viole ou néglige ses devoirs est un
brigand à plus juste titre qu'un chef de bandits.

LE DOGE.

Je ne puis me reprocher quelque déloyauté de ce genre.

MARINA.

Non; car tu observes et respectes des lois près desquelles celles du
vieux Dracon seraient un code de miséricorde.

LE DOGE.

Ces lois existaient avant moi: je ne les ai pas faites. Si je n'étais
qu'un sujet, je trouverais moyen de réclamer quelque amélioration parmi
elles; mais comme prince, jamais je ne songerai, au prix de ma vie et du
salut des miens, à changer la charte dont nos pères m'ont transmis le
dépôt.

MARINA.

Est-ce donc pour la ruine de leurs enfans qu'ils te l'ont transmis?

LE DOGE.

Venise, sous le joug de pareilles lois s'est élevée au point où nous la
voyons,--à celui d'une république digne de rivaliser en hauts faits, en
durée, en puissance, et je puis ajouter en gloire (car nous avons eu
aussi parmi nous des ames romaines), avec tout ce que l'histoire nous
rappelle des plus beaux tems de Carthage et de Rome, alors que le peuple
régnait par le sénat.

MARINA.

Dites plutôt, fléchissait sous la verge implacable de l'oligarchie.

LE DOGE.

Peut-être; mais enfin c'est ainsi qu'il parvint à réduire le monde. Or,
dans un tel état, qu'un individu soit le plus riche de son rang, ou le
plus humble de ses concitoyens, son importance disparaît devant le grand
but que l'on se propose, tant qu'on ne l'a pas perdu de vue.

MARINA.

Cela veut dire que vous êtes plutôt Doge que père.

LE DOGE.

Cela veut dire que je suis citoyen avant d'être l'un ou l'autre. Si
pendant nombre de siècles nous n'avions pas eu des milliers de pareils
citoyens, si nous n'en avions plus, Venise aurait cessé d'être une cité.

MARINA.

Maudite la cité où la voix des lois étouffe celle de la nature!

LE DOGE.

J'aurais autant de fils que j'ai d'années, je les donnerais tous, non
sans douleur, mais je les donnerais dans l'intérêt de l'état, et pour
obéir à ses exigences; je les sacrifierais sur les flots, sur les champs
de bataille, ou s'il le fallait, hélas! comme déjà il l'a fallu, je les
abandonnerais à l'ostracisme, à l'exil, aux chaînes, en un mot à tout ce
qu'on pourrait leur imposer de pire.

MARINA.

Et c'est là du patriotisme! pour moi, je n'y vois que la plus odieuse
barbarie. Laissez-moi rejoindre mon mari; avec tous leurs soupçons, le
sage conseil des Dix aura peine à combattre contre la faiblesse d'une
femme, et à lui refuser un moment d'accès dans sa prison.

LE DOGE.

Je puis prendre sur moi d'ordonner que l'on vous laisse pénétrer jusqu'à
lui.

MARINA.

Et que dirai-je à Foscari de son père?

LE DOGE.

Qu'il sait obéir aux lois.

MARINA.

Rien de plus? Ne voulez-vous pas le voir avant qu'il ne parte? ce serait
peut-être pour la dernière fois.

LE DOGE

La dernière!--mon enfant!--le dernier de mes enfans; la dernière fois
que je le verrai! Dites-lui que je me rendrai près de lui.

(Ils sortent.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.



ACTE III.



SCÈNE PREMIÈRE.

(La prison de Jacopo Foscari.)


JACOPO FOSCARI, seul.

Pas de jour, si ce n'est cette faible lueur qui me laisse apercevoir des
murs où ne retentirent jamais que les accens de la douleur, les soupirs
des prisonniers, le bruit des pieds chargés de fers, l'agonie de la
mort, les imprécations du désespoir! Voilà donc pourquoi je revins à
Venise, soutenu, il est vrai, par une sorte d'espérance que le tems, qui
ronge jusqu'au marbre, aurait arraché la haine du cœur des hommes.
Hélas! j'éprouvai qu'il n'en était rien; c'est ici que le mien va se
consumer, lui qui ne battit jamais sans regretter Venise, et soupirer
après elle comme la colombe éloignée de son nid, alors qu'elle s'élance
dans l'air pour rejoindre sa jeune famille. Mais quels caractères sont
tracés sur ces inexorables murailles? (Il s'approche du mur.) Le rayon
de jour me permettra-t-il de les distinguer? Ah! ce sont des noms; ceux
de mes tristes prédécesseurs dans ces lieux, l'époque de leur désespoir,
la courte expression d'un chagrin insupportable pour la plupart. Comme
une épitaphe, cette page de pierre reproduit leur histoire, et le récit
du malheureux captif est gravé sur les barreaux de sa prison, comme les
souvenirs de l'amant sur l'écorce de quelque grand arbre confident de
son nom et de celui de sa maîtresse. Hélas! plusieurs de ces noms me
sont connus; ils sont néfastes comme le mien que je vais mettre à leur
suite, bien digne de figurer dans une chronique que ne peuvent jamais
lire ou écrire d'autres êtres que des infortunés.

(Il trace son nom.--Entre un familier des Dix.)

LE FAMILIER.

Je vous apporte de la nourriture.

JACOPO FOSCARI.

Déposez-la, je vous prie; je n'ai pas faim; mais je sens mes lèvres
desséchées:--de l'eau!

LE FAMILIER.

En voici.

JACOPO FOSCARI, après avoir bu.

Je vous remercie; je suis mieux.

LE FAMILIER.

J'ai ordre de vous apprendre que l'on a sursis à votre jugement
définitif.

JACOPO FOSCARI.

Jusqu'à quand?

LE FAMILIER.

Je l'ignore.--J'ai de plus reçu l'ordre de laisser parvenir jusqu'à vous
votre noble épouse.

JACOPO FOSCARI.

Ah! ils se ralentissent donc?--j'avais cessé de l'espérer: il était
tems.

(Entre Marina.)

MARINA.

Mon bien-aimé!

JACOPO FOSCARI, l'embrassant.

Ma chère femme, ma seule amie! quel bonheur!

MARINA.

Nous ne nous séparerons plus.

JACOPO FOSCARI.

Comment! voudrais-tu partager un cachot?

MARINA.

Oui; la torture, la tombe, tout!--tout avec toi; mais la tombe la
dernière de toutes, car là nous ne saurions plus que nous sommes réunis:
néanmoins je la partagerais plutôt encore qu'une séparation nouvelle;
c'est déjà trop d'avoir survécu à la première. Comment te trouves-tu?
tes pauvres membres? Hélas! pourquoi le demander? ta pâleur--

JACOPO FOSCARI.

C'est la joie de te revoir sitôt, et sans m'y attendre encore, qui a
fait refluer le sang vers mon cœur, et rendu mes joues comme les
tiennes; car toi aussi, tu es pâle, chère Marina.

MARINA.

C'est le reflet de cette éternelle prison, où jamais ne pénétra un rayon
de soleil; c'est la triste et mourante lueur de la torche du familier,
qui semble favoriser l'obscurité au lieu de la dissiper, en ajoutant aux
vapeurs du cachot un nuage sulfureux qui ternit tous les objets, même
tes yeux;--mais non, tes yeux brillent--oh! comme ils étincellent!

JACOPO FOSCARI.

Et les tiens!--mais cette torche m'empêche de voir.

MARINA.

Et sans elle j'aurais encore moins vu. Peux-tu donc distinguer ici
quelque chose?

JACOPO FOSCARI.

D'abord rien; mais le tems et l'habitude m'ont rendu familier avec
l'obscurité: la plus faible lueur qui pénètre à travers les crevasses de
ces murs battus des vents, enivre plus mes yeux que tout l'éclat du
soleil quand il dore orgueilleusement toutes les tourelles du monde,
sauf pourtant celles de Venise. À l'instant même où tu es entrée,
j'étais occupé à écrire.

MARINA.

Quoi donc?

JACOPO FOSCARI.

Mon nom. Regarde, le voici, placé à la suite du nom de celui qui m'a
précédé dans ces lieux, si les dates de cachot ne sont pas trompeuses.

MARINA.

Et celui-là, qu'est-il devenu?

JACOPO FOSCARI.

Ces murs gardent le silence sur la fin de leurs victimes, et par là ils
semblent nous en avertir. Jamais murs plus insensibles ne pesèrent sur
les mortels, si ce n'est sur les morts, ou sur ceux qui ne vont pas
tarder à l'être. Tu demandes ce qu'il est devenu? que serai-je devenu
moi-même? on le demandera bientôt, on n'obtiendra que la même
réponse:--un doute, un soupçon douloureux,--à moins que tu ne racontes
mes infortunes.

MARINA.

Moi, _parler_ de toi?

JACOPO FOSCARI.

Pourquoi non? alors mon nom serait dans toutes les bouches. La tyrannie
du silence n'est pas éternelle; on peut étouffer la vérité, mais le
murmure des hommes justes soulève bientôt toutes les entrailles, même
celles d'un vivant tombeau. Je n'ai pas d'incertitude sur ma mémoire,
mais sur ma mort, et je ne redoute ni l'une ni l'autre.

MARINA.

Ta vie est en sûreté.

JACOPO FOSCARI.

Et ma liberté?

MARINA.

C'est l'ame qui seule devrait pouvoir la donner.

JACOPO FOSCARI.

Voilà un beau mot, mais ce n'est qu'un mot; une mélodie bien pénétrante,
mais aussi bien passagère. L'ame sans doute est beaucoup, mais ce n'est
pas tout. C'est l'ame qui m'a donné la force de courir le risque de la
mort, et de subir des tortures bien plus cruelles que la mort (si la
mort n'est qu'un profond sommeil), sans un gémissement, ou du moins avec
un cri qui faisait pâlir mes juges encore plus que moi. Mais enfin ce
n'est pas tout; il est des choses dont l'ame ne peut tempérer
l'horreur,--et tel est cet étroit cachot, où je dois respirer pendant
longues années.

MARINA.

Hélas! un étroit cachot, voilà tout ce qui t'appartient de ce vaste
empire dont ton père est le souverain.

JACOPO FOSCARI.

Cette pensée ajoute encore à mes souffrances. Mon sort est commun à
plusieurs: les captifs ne sont pas rares; mais il n'en est pas qui
languissent comme moi aussi près du palais de leur père. Quelquefois
cependant, mon cœur, à cette idée, se relève; l'espérance glisse jusqu'à
moi de ces épaisses lueurs peuplées de poudreux atômes, le seul jour que
je connaisse; car, excepté la torche du geolier et une sorte de
lampyris, qui la dernière nuit est venue se prendre dans les filets de
cette énorme araignée, je n'ai rien vu qui eût quelque apparence de
rayon. Hélas! je sais quelle force l'ame peut nous communiquer; je le
sais, j'en ai fait preuve devant les hommes; mais elle ne résiste pas à
la solitude, et je sens que mon esprit est fait pour la société.

MARINA.

Je ne te quitterai plus.

JACOPO FOSCARI.

Ah! s'il en était ainsi! mais jamais ils ne l'ont accordé,--ils ne
l'accorderont pas, et je resterai seul. Pas d'êtres vivans,--pas de
livres,--cette image trompeuse des mortels trompeurs. J'aurais voulu que
ces vestiges de l'espèce humaine, qu'ils appellent annales, histoires,
ce que vous voudrez, et ce qu'ils lèguent aux générations suivantes
comme autant de portraits fidèles; j'aurais voulu, dis-je, qu'elles
s'ouvrissent pour moi: on me l'a refusé. Aussi j'ai dirigé mon étude
vers ces murailles, peinture de l'histoire vénitienne plus fidèle, avec
toutes ses lacunes, ses obscurités sinistres, que n'est la salle bâtie à
quelques pas de là, où sont renfermés les cent portraits des Doges et le
récit de leurs actions.

MARINA.

Je viens t'apprendre ce qu'ils viennent de décider dans leur dernier
conseil.

JACOPO FOSCARI.

Je le sais:--regarde.

(Il indique du doigt ses membres, comme pour rappeler la question qu'il
a subie.)

MARINA.

Non, non,--ce n'est plus cela: leur cruauté même s'est ralentie.

JACOPO FOSCARI.

En quoi donc?

MARINA.

Tu retournes à Candie.

JACOPO FOSCARI.

Adieu donc ma dernière espérance! Je pouvais endurer mon cachot: c'était
encore Venise; je pouvais supporter la torture: il y avait dans mon air
natal quelque chose qui ranimait mes forces, comme, sur l'océan, le
vaisseau battu des orages se soutient pourtant encore à la hauteur des
vagues, et continue fièrement sa course. Mais _là-bas_, dans cette île
maudite d'esclaves, de prisonniers et de mécréans, mon ame, telle qu'un
bâtiment naufragé, se brise dans mon sein; et si l'on m'y renvoie, je
périrai dans une cruelle agonie.

MARINA.

Mais _ici_?

JACOPO FOSCARI.

Je périrai de même;--mais en moins de tems, et moins péniblement. Eh
quoi! prétendent-ils donc me refuser le tombeau de mes pères, aussi bien
que leur demeure et leur héritage?

MARINA.

Écoute, Foscari: j'ai sollicité la permission de t'accompagner dans ton
exil, mais je ne partage pas ton désespoir. Cet amour que tu conserves
pour une terre ingrate et tyrannique est une passion, et non du
patriotisme. Pour moi, si je pouvais revoir le calme dans tes traits,
s'il nous était permis de profiter de la douce liberté de l'air et de la
terre, peu m'importeraient les climats et les pays. Cette multitude de
palais et de prisons n'est pas un Éden; ses premiers habitans étaient de
misérables proscrits.

JACOPO FOSCARI.

Oui, je sens qu'ils devaient être bien misérables!

MARINA.

Et cependant, vois: refoulés par les Tartares dans ces îles étroites, et
soutenus par cette énergie antique (tout ce qui leur restait de
l'héritage de Rome), ils parvinrent à créer, par degrés, une Rome
flottante. Ton courage sera-t-il donc au-dessous d'une infortune qui
tant de fois devint l'occasion d'une grande prospérité?

JACOPO FOSCARI.

Ah! si j'étais sorti de ma patrie, cherchant, comme les anciens
patriarches, une autre contrée, suivi comme eux de leurs familles et de
leurs troupeaux; si j'avais été exilé, comme les juifs, de Sion, ou,
comme nos pères chassés par Attila, des belles campagnes de l'Italie,
j'aurais sans doute encore donné quelques pleurs à mon ancienne contrée,
quelques pensées amères: mais bientôt je me serais relevé; et de concert
avec les miens, qui n'auraient pas cessé de m'entourer, j'aurais créé
une nouvelle patrie, une autre chose publique: peut-être alors aurais-je
supporté mon sort--bien que je n'ose l'assurer!

MARINA.

Pourquoi pas? c'est le sort de tant de milliers d'hommes! tant d'autres
le supporteront encore!

JACOPO FOSCARI.

Oui;--mais l'on nous parle uniquement de ceux qui, dans une nouvelle
terre, ont survécu à leurs maux; de leur nombre, de leur succès: qui
aurait pu compter les cœurs brisés en silence par cet exil? Qui pourrait
compter les victimes de cette maladie[1] qui, de l'impitoyable mer,
semble tout d'un coup faire jaillir les belles campagnes de la patrie;
qui les représente si fidèlement aux yeux malades du malheureux
proscrit, qu'on peut difficilement l'empêcher de se précipiter devant
l'image trompeuse? Rappelez-vous cette mélodie traînante[2] qui, tout
d'un coup, ranime les regrets passionnés du montagnard éloigné de ses
hauteurs couronnées de neige et de nuages; il s'abandonne à ses regrets,
mais il porte le poison dans ses veines, et bientôt il expire de
désespoir. Vous appelez cela de _la faiblesse_! c'est de la force; c'est
la source de tous les sentimens généreux: qui n'aime pas sa patrie est
incapable de rien aimer.

[Note 1: La calenture.]

[Note 2: Allusion à l'air suisse (le _ranz des vaches_) et à ses
effets.]

MARINA.

Obéis-lui donc, car c'est elle qui te proscrit.

JACOPO FOSCARI.

Oui, c'est elle: et son arrêt pèse sur mon cœur comme la malédiction
d'une mère;--l'empreinte en brûle mon front. Ces exilés dont vous me
parlez, ils s'éloignaient en foule les mains pressées l'une dans
l'autre, pendant la route; et leurs tentes réunies et confondues:--moi,
je suis seul.

MARINA.

Non, tu ne le seras plus:--ne vais-je pas avec toi?

JACOPO FOSCARI.

Chère Marina!--et nos enfans?

MARINA.

Pour eux, je crains bien que les soupçons de votre odieuse politique
(qui se joue de tous les liens et les brise à son plaisir) ne nous
permettent pas de les emmener avec nous.

JACOPO FOSCARI.

Et toi, peux-tu donc les quitter?

MARINA.

Oui, avec bien de la peine; mais je puis les laisser, enfans comme ils
sont, pour vous apprendre à l'être moins vous-même; apprenez par-là à
étouffer des sentimens sacrés, quand d'autres devoirs plus sacrés encore
le commandent: dans ce monde, d'ailleurs, notre premier devoir est de
savoir souffrir.

JACOPO FOSCARI.

N'ai-je encore rien supporté?

MARINA.

Beaucoup trop d'une injuste tyrannie, et assez pour vous apprendre à ne
pas être épouvanté d'une perspective qui n'a plus rien de pénible,
comparée à tout ce que vous avez déjà souffert.

JACOPO FOSCARI.

Ah! je le vois, vous n'avez jamais été proscrite loin de Venise; vous
n'avez jamais vu s'éloigner progressivement ses ravissantes tourelles,
alors que chaque sillon creusé dans la mer par le vaisseau semble
frapper et entr'ouvrir votre cœur; vous n'avez jamais vu le jour
s'abaisser sur nos rivages, et les couvrir de son auréole calme et
rougissante; puis, ayant rêvé qu'ils vous apparaissaient dans toute leur
beauté, vous ne vous êtes jamais réveillée sans les retrouver.

MARINA.

Je partagerai avec vous tout cela. Faisons-nous à l'idée de quitter
cette ville bien-aimée (car elle le mérite bien sans doute), et cette
prison d'état que vous devez à ses bontés. Nos enfans recevront les
soins du Doge et de mes oncles: il faut que nous mettions à la voile
avant la nuit.

JACOPO FOSCARI.

Ce terme est bien court. Ne verrai-je donc pas mon père?

MARINA.

Vous le verrez.

JACOPO FOSCARI.

Où?

MARINA.

Ici ou dans l'appartement ducal:--il n'a pas dit où. Que ne
supportez-vous votre exil comme il le supporte!

JACOPO FOSCARI.

Oh! ne le blâmez pas. Quelquefois il m'est arrivé de murmurer un
instant; mais il ne pouvait pas autrement agir. Le moindre témoignage de
pitié ou de sympathie de sa part n'eût fait que rejeter sur ses cheveux
blancs le soupçon des Dix, et sur ma tête des malheurs accumulés.

MARINA.

Accumulés! Quels sont donc les tourmens qu'ils vous ont épargnés?

JACOPO FOSCARI.

Celui de quitter Venise sans vous voir, lui ou toi; ils m'auraient
interdit ce bonheur, comme la première fois qu'ils m'exilèrent.

MARINA.

Cela est vrai; oui, pour cela, j'avoue ma dette envers la république, et
je lui devrai davantage encore quand tous deux nous flotterons sur les
libres vagues.--Partons! ah! partons aux extrémités du monde, s'il le
faut; mais loin de cette horrible, injuste et--

JACOPO FOSCARI.

Ne la maudissez pas. Quand je me tais, qui ose accuser ma patrie?

MARINA.

Ciel et terre! qui ose l'accuser? le sang de plusieurs millions d'hommes
s'élevant au ciel contre elle; les accens de désespoir des esclaves
enchaînés, des citoyens dans les cachots, des mères, des épouses, des
enfans, des pères, et de tous les sujets courbés sous le joug de dix
vieilles têtes; enfin, jusqu'à _ton silence_. Et quand tu pourrais
encore alléguer quelque chose en sa faveur, quel autre, dis-moi,
voudrait le faire à ta place?

JACOPO FOSCARI.

Songeons, puisqu'il le faut, à notre départ. Mais qui vient ici?

(Entre Lorédano suivi de familiers.)

LORÉDANO, aux familiers.

Retirez-vous, et laissez-moi le flambeau.

(Les familiers se retirent.)

JACOPO FOSCARI.

Noble signor, soyez le bien-venu; je ne croyais pas que ces tristes
lieux recevraient jamais l'honneur d'une pareille visite.

LORÉDANO.

Ce n'est pas la première fois que je me trouve dans ces sortes de lieux.

MARINA.

Ni la dernière, si la récompense suivait le mérite. Venez-vous ici pour
nous insulter, pour faire l'office d'espion, ou pour demeurer en otage
auprès de nous?

LORÉDANO.

Telle n'est pas ma mission, noble dame! je suis envoyé vers votre mari
pour lui apprendre le décret des Dix.

MARINA.

L'on a prévenu cet acte de bonté: il le connaît.

LORÉDANO.

Et comment?

MARINA.

Je l'ai informé de l'indulgence de vos collègues, non sans doute avec
les délicates précautions que vous aurait suggérées votre naïve
sensibilité; mais enfin il la connaît. Si vous venez recevoir nos
remerciemens, prenez-les et sortez! L'horreur du cachot est assez
profonde sans vous; il s'y rencontre assez de reptiles non moins
malfaisans, bien que leur venin soit moins lâche.

JACOPO FOSCARI.

Calmez-vous, je vous prie. À quoi servent de telles paroles?

MARINA.

À lui faire connaître qu'il est connu.

LORÉDANO.

La belle dame doit conserver les priviléges de son sexe.

MARINA.

Signor, j'ai des fils: un jour ils sauront mieux vous remercier.

LORÉDANO.

Vous ferez bien de les élever dans de bons sentimens. Foscari,--vous
connaissez donc votre sentence?

JACOPO FOSCARI.

Je retourne à Candie?

LORÉDANO.

Oui,--pour la vie.

JACOPO FOSCARI.

Pour peu de tems.

LORÉDANO.

J'ai dit--pour _la vie_.

JACOPO FOSCARI.

Et je répète--pour peu de tems.

LORÉDANO.

Une année d'emprisonnement à la Cannée,--ensuite la liberté de l'île
entière.

JACOPO FOSCARI.

C'est tout un pour moi: cette liberté est à mes yeux comme la prison qui
doit la précéder. Est-il vrai que ma femme m'accompagne?

LORÉDANO.

Oui, si elle le veut.

MARINA.

Qui a réclamé pour moi cette justice?

LORÉDANO.

Quelqu'un qui ne fait pas la guerre aux femmes.

MARINA.

Mais qui opprime les hommes. Quoi qu'il en soit, je le remercie de la
seule faveur que j'aurais voulu demander ou recevoir de lui ou de ses
semblables.

LORÉDANO.

Il reçoit ces remerciemens avec les sentimens de celle qui les lui
offre.

MARINA.

Et puissent-ils lui servir en proportion de leur sincérité!--Mais assez.

JACOPO FOSCARI.

Est-ce là, signor, toute votre mission? Songez qu'il nous reste peu de
tems pour nous préparer, et que votre présence est pénible pour cette
dame, dont la famille est noble comme la vôtre.

MARINA.

Plus noble.

LORÉDANO.

Comment, plus noble?

MARINA.

Oui, car plus généreuse! Nous disons d'un coursier qu'il est _généreux_,
quand nous voulons exprimer la pureté de sa race. Je le sais, bien que
née à Venise où l'on ne connaît guère que des coursiers de bronze; mais
je l'ai appris de ces Vénitiens qui ont abordé sur les côtes d'Égypte,
et de l'Arabie leur voisine. Pourquoi donc ne dirions-nous mieux encore:
l'_homme généreux_? Si la famille est quelque chose, c'est pour les
vertus, plutôt que pour les années qu'elle rappelle; et la mienne, aussi
ancienne que la vôtre, est plus recommandable dans ses rejetons. Oh!
n'affectez pas de l'indignation,--mais reportez vos yeux en arrière;
considérez votre arbre généalogique aux feuillages si verts, aux fruits
si mûrs: alors vous serez forcé de rougir d'ancêtres qui rougiraient
eux-mêmes d'un fils tel que vous,--cœur aride et dévoré de haine!

JACOPO FOSCARI.

Encore, Marina!

MARINA.

Encore! Ne voyez-vous pas qu'il vient ici pour assouvir sa rage, en
reposant sur nos malheurs un dernier regard? laissez-le les partager.

JACOPO FOSCARI.

Cela serait difficile.

MARINA.

Nullement. Il les partage déjà:--c'est en vain qu'il cherche à dérober
ses angoisses sous un front de marbre et sous un dédaigneux sourire; il
les partage. Quelques mots précis de vérité confondent les suppôts de
l'enfer aussi bien que leur maître; j'ai mis un instant son ame à
l'épreuve, comme le fera avant peu le feu éternel qui le réclame. Vois
comme il recule à ma voix! et cependant il porte en ses mains la mort,
les fers et l'exil, qu'il déverse à volonté sur ses semblables. Mais ces
armes ne sont pas défensives, car j'ai percé du premier coup son cœur
glacé. Je brave ses furieux regards. Nous ne pouvons que mourir; il est
plus à plaindre que nous, car il ne peut que vivre, et chaque jour
avance l'heure inévitable de son châtiment.

JACOPO FOSCARI.

Vous avez perdu la raison.

MARINA.

Cela peut être; mais quelle est la cause de ce _délire_?

LORÉDANO.

Laissez-la poursuivre; elle ne m'atteint pas.

MARINA.

Vous mentez! Vous veniez ici pour savourer un lâche triomphe, à la vue
de notre déplorable situation. Vous veniez pour écouter froidement nos
prières,--pour compter nos pleurs et nos sanglots,--pour contempler le
naufrage auquel vous aviez réduit mon époux, le fils de votre souverain;
en un mot, vous veniez fouler aux pieds la victime,--idée devant
laquelle le bourreau recule, lui qui fait horreur à tous les hommes!
Qu'en est-il résulté? Nous sommes malheureux, signor; malheureux autant
que votre scélératesse et votre soif de vengeance pouvaient le désirer:
et cependant, comment _vous trouvez-vous_?

LORÉDANO.

Comme un roc.

MARINA.

Oui, mais frappé de la foudre: ils sont insensibles, mais ils demeurent
sillonnés. Allons, Foscari! éloignons-nous, et laissons cet être vil, le
seul digne d'habiter ces lieux qu'il a tant de fois peuplés de victimes,
mais qui ne seront purifiés qu'à l'instant où ils se fermeront sur lui.

(Entre le Doge.)

JACOPO FOSCARI.

Mon père!

LE DOGE, l'embrassant.

Jacopo! mon fils!--mon fils!

JACOPO FOSCARI.

Encore une fois, mon père! Qu'il y a long-tems que je ne t'avais entendu
prononcer mon nom--_notre_ nom!

LE DOGE.

Mon enfant! que ne peux-tu savoir--

JACOPO FOSCARI.

Il m'est échappé rarement des murmures.

LE DOGE.

C'est ton silence que j'ai senti le plus vivement.

MARINA.

Doge! regardez--là! (Elle indique Lorédano.)

LE DOGE.

Je vois cet homme--eh bien?

MARINA.

De la prudence!

LORÉDANO.

Cette vertu étant celle dont la noble dame aurait le plus besoin, il est
naturel qu'elle la recommande aux autres.

MARINA.

Misérable! ce n'est pas une vertu: c'est la politique des hommes de bien
forcés de se trouver en face du vice; c'est auprès de tes semblables que
je la recommande, comme je le ferais à celui dont le pied serait prêt de
toucher une vipère.

LE DOGE.

Cela est superflu à ma fille; depuis long-tems je connais Lorédano.

LORÉDANO.

Vous pouvez le connaître mieux encore.

MARINA.

Oui, mais non pas plus pervers sans doute.

JACOPO FOSCARI.

Mon père, ne perdons pas ces dernières heures dans de stériles
reproches. Est-ce bien en effet maintenant notre dernière entrevue?

LE DOGE.

Tu vois ces cheveux blancs.

JACOPO FOSCARI.

Et de plus, je sens que les miens ne blanchiront jamais ainsi. Mon père,
embrassez-moi! je vous ai toujours aimé,--jamais plus qu'aujourd'hui.
Ayez soin de mes enfans,--ceux de votre dernier enfant; qu'ils soient
pour vous tout ce que je fus long-tems moi-même, et jamais ce que je
suis aujourd'hui. Ne puis-je donc pas _les_ voir aussi?

MARINA.

Non,--pas _ici_.

JACOPO FOSCARI.

Partout ils peuvent embrasser leurs parens.

MARINA.

Je ne voudrais pas qu'ils vissent leur père dans un lieu qui pourrait
mêler à leur tendresse des sentimens de crainte, et troubler le cours
naturel de leur sang jeune et généreux. Ils sont heureux; ils dorment
tranquilles; ils ignorent que leur père n'est qu'un malheureux proscrit.
Je sais bien que leur destinée sera la même un jour; mais qu'ils ne la
reçoivent qu'à titre de succession, et non pas comme un droit de leur
enfance même. Leurs sens ouverts aux inspirations de l'amour le sont
également à celles de la terreur; et cette obscure humidité, et ces eaux
verdâtres et fangeuses qui flottent au-dessus de cet horrible asile,--ce
cachot lui-même, creusé au-dessous de la source des eaux, et enfermant
dans chaque crevasse un germe pestilentiel; tout cela pourrait être à
craindre pour eux: ce n'est pas _leur_ atmosphère, bien que vous,--vous
aussi,--et avant tous les autres, et comme en étant le plus
digne,--_vous_, noble Lorédano, vous puissiez respirer ici sans le
moindre danger.

JACOPO FOSCARI.

Je n'avais pas fait ces réflexions; je les approuve. Ainsi, je
m'éloignerai sans les avoir vus.

LE DOGE.

Non; il n'en sera rien: vous les verrez dans mon appartement.

JACOPO FOSCARI.

Et faudra-t-il _tous_ les quitter?

LORÉDANO.

Il le faut.

JACOPO FOSCARI.

Sans une seule exception?

LORÉDANO.

Ils sont le bien de l'état.

MARINA.

Je supposais qu'ils étaient le mien.

LORÉDANO.

Ils le sont, en effet, dans tout ce qui se rapporte à la puissance
maternelle.

MARINA.

C'est-à-dire, dans tous les soins pénibles. Sont-ils malades? on me les
confiera pour les soigner; meurent-ils? c'est à moi qu'il appartiendra
de les pleurer, de les ensevelir; mais s'ils vivent, vous en ferez des
soldats, des sénateurs, des esclaves, des proscrits,--ce que vous
voudrez; ou s'ils sont de l'autre sexe et doués d'un patrimoine, des
épouses et des courtisanes! Admirable sollicitude de l'état pour ses
fils et les mères de ses fils!

LORÉDANO.

L'heure approche, et les vents sont favorables.

JACOPO FOSCARI.

Qu'en savez-vous ici, où jamais les vents n'ont soufflé dans leur
liberté?

LORÉDANO.

Ils l'étaient quand j'entrai ici. La galère flottait à une portée d'arc
de _la riva di Schiavoni_.

JACOPO FOSCARI.

Mon père, précédez-moi, je vous prie, et préparez mes enfans à voir leur
père.

LE DOGE.

Allons, mon fils, du courage!

JACOPO FOSCARI.

Je ferai tous mes efforts.

MARINA.

Adieu, du moins, à cet infâme donjon, et à celui aux bons offices duquel
nous sommes en partie redevables de notre captivité passée.

LORÉDANO.

Et de la délivrance présente.

LE DOGE.

Il dit vrai.

JACOPO FOSCARI.

Sans doute; mais je ne lui dois qu'un échange de mes chaînes pour des
chaînes plus pesantes. Il le savait bien, ou il ne l'eût pas sollicité;
mais je ne lui reproche rien.

LORÉDANO.

Le tems presse, signor.

JACOPO FOSCARI.

Hélas! pouvais-je penser que je quitterais jamais avec douleur un pareil
séjour! Mais quand je sais que chaque pas qui m'en éloigne m'éloigne en
même tems de Venise, j'éprouve des regrets en regardant pour la dernière
fois ces murailles humides et--

LE DOGE.

Enfant! pas de pleurs.

MARINA.

Laissez-les plutôt couler; il n'a pas pleuré au milieu des tortures,
elles ne peuvent ici le déshonorer. Elles soulageront son cœur,--ce cœur
trop sensible,--et je _saurai_ essuyer ces larmes amères ou y joindre
les miennes; je pourrais pleurer maintenant, mais je ne veux pas faire
tant de plaisir au méchant qui nous contemple. Sortons. Doge!
conduisez-nous.

LORÉDANO, aux familiers.

La torche!

MARINA.

Oui, éclairez-nous comme dans une pompe funèbre, suivie par Lorédano,
pleurant comme un avide héritier.

LE DOGE.

Mon fils! vous êtes faible: prenez cette main.

JACOPO FOSCARI.

Hélas! faut-il que la jeunesse s'appuie sur les années! c'était moi qui
devais être votre soutien.

LORÉDANO.

Prenez mon bras.

MARINA.

Foscari! Foscari! ne le touchez pas; c'est un dard vénéneux. Signor,
arrêtez! nous savons bien que si la main des vôtres devait nous sortir
du gouffre où nous sommes plongés, vous vous garderiez bien de nous la
présenter. Viens, Foscari! prends la main que l'autel a jointe à la
tienne; elle n'a pu te sauver, elle te soutiendra du moins toujours.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.



ACTE IV.



SCÈNE PREMIÈRE.

(Une salle dans le palais du Doge.)

Entrent LORÉDANO et BARBARIGO.


BARBARIGO.

Avez-vous confiance dans un pareil projet?

LORÉDANO.

Oui.

BARBARIGO.

Sa vieillesse en sera bien affligée.

LORÉDANO.

Dites plutôt qu'elle se trouvera heureuse d'être ainsi délivrée du
fardeau de l'état.

BARBARIGO.

Son cœur en sera brisé.

LORÉDANO.

La vieillesse n'a plus de cœur à briser. Il a vu celui de son fils sur
le point de l'être, et, si l'on excepte un éclair d'attendrissement, en
le voyant dans son cachot, il n'a pas été ému.

BARBARIGO.

Dans sa contenance, je l'avoue; mais quelquefois je l'ai vu en proie à
un tel découragement intérieur, que le plus bruyant désespoir ne pouvait
rien trouver à lui envier. Où est-il?

LORÉDANO.

Dans ses appartemens, avec son fils, et toute la race des Foscari.

BARBARIGO.

Ils se disent adieu.

LORÉDANO.

Un dernier adieu, comme celui que le vieillard fera bientôt à la dignité
de Doge.

BARBARIGO.

Et quand le fils met-il à la voile?

LORÉDANO.

Tout de suite, et quand ils en auront fini avec leurs longs adieux. Il
est tems de les avertir.

BARBARIGO.

Arrêtez! Voulez-vous encore abréger de pareils momens?

LORÉDANO.

Ce n'est pas moi; nous avons des soins plus importans. Il faut que ce
jour soit en même tems le dernier du règne du vieux Doge et le premier
du dernier bannissement de son fils. Et voilà la vengeance.

BARBARIGO.

À mes yeux trop cruelle.

LORÉDANO.

Elle est trop douce.--Ce n'est pas même vie pour vie, cette loi de
représailles admise dans tous les âges: ils me doivent encore la mort de
mon père et de mon oncle.

BARBARIGO.

Mais cette dette, le Doge ne l'a-t-il pas hautement niée?

LORÉDANO.

Sans doute.

BARBARIGO.

Et ce désaveu n'a-t-il pas ébranlé vos doutes?

LORÉDANO.

Non.

BARBARIGO.

Quoi qu'il en soit, si la déchéance doit être obtenue par notre
influence réunie dans le conseil, il faut que ce soit avec toute la
déférence due à ses cheveux blancs, à son rang et à ses services.

LORÉDANO.

Avec toutes les cérémonies qu'il vous plaira, pourvu que la chose se
fasse. Vous pouvez, je m'en soucie peu, lui députer le conseil, pour lui
demander, les genoux en terre (comme Barberousse au pape), d'avoir
l'extrême courtoisie d'abdiquer.

BARBARIGO.

Et s'il ne veut pas?

LORÉDANO.

Alors, nous en choisirons un autre, et nous annulerons son élection.

BARBARIGO.

Mais les lois?--

LORÉDANO.

Quelles lois?--Les Dix, voilà les lois; et s'ils n'existaient pas, je
serais, dans cette circonstance, législateur.

BARBARIGO.

À vos propres périls?

LORÉDANO.

Ce n'est pas ici le cas,--vous dis-je; nous en avons le droit.

BARBARIGO.

Mais déjà, à deux reprises, il a sollicité la permission de se retirer,
et deux fois on la lui a refusée.

LORÉDANO.

Excellente raison pour la lui accorder une troisième fois.

BARBARIGO.

Sans qu'il le demande?

LORÉDANO.

Pour lui prouver que ses premières instances ont fait impression. Si
elles partaient du cœur, il nous devra des remerciemens: sinon, il est
juste de punir son hypocrisie. Allons, ils ont eu le tems de se réunir,
il faut les rejoindre; et sur ce point-là seulement, montrez une
résolution inébranlable. Les argumens que j'ai préparés sont de nature à
les ébranler et à renverser le vieillard. N'allez pas, avec vos
scrupules ordinaires, et quand nous sommes sûrs de leurs dispositions et
de leur volonté, nous arrêter au moment de la réussite.

BARBARIGO.

Si j'étais sûr que la déchéance du père ne sera pas le prélude d'une
persécution acharnée comme celle dont son fils est la victime, je vous
appuierais sans hésiter.

LORÉDANO.

Il n'a rien à craindre, vous dis-je; ses quatre-vingt-cinq ans
continueront autant qu'il pourra les traîner: il ne s'agit que de son
trône.

BARBARIGO.

Les princes déposés ont rarement beaucoup de tems à vivre.

LORÉDANO.

Plus rarement encore les octogénaires.

BARBARIGO.

Pourquoi donc ne pas attendre quelques jours?

LORÉDANO.

Parce que nous avons déjà bien assez attendu, et qu'il vit plus qu'il ne
convient. Allons! rendons-nous au conseil!

(Lorédano et Barbarigo sortent.--Entrent Memmo et un sénateur.)

SÉNATEUR.

Un ordre de nous rendre au conseil des Dix! quel en peut être le motif?

MEMMO.

Les Dix seuls peuvent répondre: rarement ils manifestent leurs pensées
d'avance. Nous sommes cités;--il suffit.

SÉNATEUR.

Il suffit pour eux, mais non pour nous; je voudrais savoir pourquoi.

MEMMO.

En obéissant vous le saurez; autrement, vous n'en apprendrez pas moins
pourquoi vous auriez dû obéir.

SÉNATEUR.

Je ne prétends pas m'opposer, _mais_--

MEMMO.

Dans Venise, _mais_ désigne un traître. Ne hasardez pas de _mais_, à
moins que vous ne vouliez passer sur le pont que l'on repasse bien
rarement.

SÉNATEUR.

Je me tais.

MEMMO.

Pourquoi d'ailleurs cette agitation?--Les Dix invoquent, dans leurs
délibérations, l'assistance de vingt-cinq patriciens;--vous êtes l'un de
ceux qu'ils ont choisis, j'en suis un autre; et le choix, ou la chance
qui nous réunit à une assemblée si auguste, me paraît également
honorable pour nous deux.

SÉNATEUR.

Sans doute. Je n'ajoute rien.

MEMMO.

Comme nous avons l'espoir (et tout le monde, seigneur, peut honnêtement
le caresser, je veux dire tous ceux d'une noble famille), l'espoir qu'un
jour nous pourrons être décemvirs, c'est sans doute comme une école de
sagesse pour les délégués du sénat qu'une pareille initiation comme
novice dans les plus profonds mystères de l'état.

SÉNATEUR.

Connaissons-les donc: ils méritent certainement toute notre attention.

MEMMO.

Comme nous ne pourrions les divulguer sans exposer nos vies, ils
méritent en effet quelque intérêt de notre part.

SÉNATEUR.

Je ne demande pas une place dans le sanctuaire; mais puisque l'on m'a
choisi, et non pas sans répugnance de ma part, je ferai mon devoir.

MEMMO.

Ne soyons pas les derniers à obéir à la sommation des Dix.

SÉNATEUR.

Tous ne sont pas encore arrivés; mais je suis de votre avis.--Entrons.

MEMMO.

Les plus pressés sont les mieux venus dans les conseils d'urgence,--et
du moins nous ne serons pas les derniers.

(Entrent le Doge, Jacopo Foscari et Marina.)

JACOPO FOSCARI.

Ah! mon père! je sens qu'il faut partir, j'y suis décidé. Cependant, je
vous en conjure, obtenez pour moi qu'un jour je sois rappelé dans mes
foyers, un jour, quelqu'éloigné qu'il puisse être: qu'il y ait dans
l'espace un point qui soit pour mon cœur comme une sorte de phare;
j'accepte tous les tourmens qu'ils voudront m'infliger; mais, que je
puisse revenir!

LE DOGE.

Fils Jacopo, va, obéis aux volontés de notre pays: nous ne devons rien
voir au-delà.

JACOPO FOSCARI.

Mais du moins puis-je regarder derrière moi. Je vous prie, ne m'oubliez
pas.

LE DOGE.

Hélas! quand j'avais de nombreux enfans, vous étiez celui que je
chérissais davantage; en peut-il être autrement aujourd'hui, où vous me
restez seul de tous? Mais quand l'état demanderait que l'on exhumât la
cendre de vos trois excellens frères, quand leurs ombres indignées
s'élèveraient pour s'opposer à un pareil acte, et défendre leur dernière
demeure dans la terre de la patrie, je n'en obéirais pas moins à un
devoir plus impérieux encore.

MARINA.

Partons, cher époux! tout cela ne fait que prolonger notre douleur.

JACOPO FOSCARI.

L'on ne nous a pas encore prévenus; les voiles du vaisseau ne sont pas
déployées:--qui sait? le vent peut changer.

MARINA.

Il peut changer, mais leurs cœurs et votre destinée sont immuables; et
la rame des galériens suppléera au calme des vents, et nous éloignera
rapidement du havre.

JACOPO FOSCARI.

Ô mers! où sont donc vos orages?

MARINA.

Dans le cœur des hommes. Hélas! rien ne peut-il vous calmer?

JACOPO FOSCARI.

Jamais marinier n'invoqua son patron pour des vents doux et prospères,
comme je vous implore aujourd'hui, ô vous, patron tutélaire d'une patrie
que, dans votre saint amour, vous ne pouvez chérir plus tendrement que
moi! Soulevez les vagues furieuses de l'Adriatique; réveillez l'Auster,
souverain des tempêtes! Que l'Océan bouleversé rejette bientôt sur les
rivages déserts du Lido mon cadavre sans vie; que j'y puisse embrasser
encore les sables qui bordent cette terre tant aimée, et que je ne dois
plus jamais revoir!

MARINA.

Et sans doute vous formez les mêmes vœux pour moi qui ne vous quitte
plus?

JACOPO FOSCARI.

Non;--ah! non pour toi, chère et pieuse Marina! puisses-tu long-tems me
survivre, et protéger les tendres années de ces enfans, que ton sublime
dévouement va priver aujourd'hui de tes soins. Mais pour moi seul,
puissent tous les vents se déchaîner contre le vaisseau et mugir dans le
golfe; puissent tous les marins tourner sur moi leurs visages pâles et
désespérés; puissent-ils m'accuser, comme autrefois les Phéniciens
accusèrent Jonas d'appeler seul les tempêtes, et me précipiter dans les
flots comme une offrande pour les apaiser! L'abîme qui me détruira sera
plus compatissant que les hommes; il me transportera sans vie, mais
enfin il me transportera jusqu'aux rivages natals: je devrai une tombe
aux mains des pêcheurs, sur un sable désolé, qui jamais, dans la foule
innombrable des naufragés, n'aura recueilli un cœur aussi déchiré que le
mien ne l'aura été.--Mais pourquoi ne se brise-t-il pas? Comment se
fait-il que je vive?

MARINA.

Pour te dompter toi-même, je pense, et pour maîtriser avec le tems ce
vain désespoir. Jusqu'alors tu souffrais; mais les plaintes n'étaient
pas bruyantes. Que souffres-tu donc au prix de ce qui n'a pu t'arracher
un seul cri,--la prison et la torture?

JACOPO FOSCARI.

Ah! je souffre une double, une vingt fois plus cruelle torture! Mais
vous dites vrai, il faut la supporter. Votre bénédiction, mon père.

LE DOGE.

Que ne peut-elle te protéger! je te la donne pourtant.

JACOPO FOSCARI.

Pardonnez--

LE DOGE.

Eh quoi! mon fils?

JACOPO FOSCARI.

Ma naissance à ma pauvre mère, à moi d'avoir vécu, et à vous-même, comme
je vous le pardonne, le don que vous m'avez fait de la vie.

MARINA.

De quoi pourrais-tu t'accuser?

JACOPO FOSCARI.

De rien. Ma mémoire n'est ouverte qu'à la douleur. Mais après avoir si
horriblement souffert, je ne puis m'empêcher de croire que je l'ai
mérité. S'il en est ainsi, puissent mes souffrances sur la terre adoucir
celles que l'avenir me réserve!

MARINA.

Ne crains rien, l'enfer est réservé à tes oppresseurs.

JACOPO FOSCARI.

J'espère que non.

MARINA.

Tu l'espères?

JACOPO FOSCARI.

Non, je ne puis leur souhaiter tous les maux qu'ils m'ont infligés.

MARINA.

Quoi! ces démons incarnés! Ah! puissent-ils mille fois les subir à leur
tour; et puissent les vers éternellement rongeurs les dévorer!

JACOPO FOSCARI.

Ils peuvent se repentir.

MARINA.

Dans ce cas-là même, leurs remords seraient trop tardifs; Dieu n'accepte
pas ceux des démons.

(Entrent un officier et des gardes.)

OFFICIER.

Signor! la barque est sur le rivage;--le vent est levé: nous n'attendons
plus que vous.

JACOPO FOSCARI.

Je suis prêt. Mon père, encore votre main.

LE DOGE.

La voici. Hélas! comme la tienne tremble!

JACOPO FOSCARI.

Non, vous vous trompez: c'est la vôtre, mon père. Adieu.

LE DOGE.

Adieu. N'as-tu plus rien à recommander?

JACOPO FOSCARI.

Non--rien. (À l'officier.) Donnez-moi votre bras, cher signor.

OFFICIER.

Vous devenez pâle,--laissez-moi vous soutenir,--plus pâle!--holà!
quelque aide! de l'eau!

MARINA.

Il se meurt!

JACOPO FOSCARI.

Je suis prêt maintenant.--Un nuage étrange couvre mes yeux;--où est la
porte?

MARINA.

Éloignez-vous! c'est à moi de le soutenir.--Mon bien-aimé! ô ciel! comme
le mouvement de son cœur est faible!

JACOPO FOSCARI.

De la lumière! Est-ce là de la lumière?--je me meurs. (L'officier lui
présente de l'eau.)

OFFICIER.

Peut-être sera-t-il mieux au grand air.

JACOPO FOSCARI.

Je n'en doute pas. Vos mains, mon père, ma femme--

MARINA.

La mort est dans cette étreinte glacée. Ô ciel!--mon Foscari, comment
vous trouvez-vous?

JACOPO FOSCARI.

Bien! (Il expire.)

OFFICIER.

Il est passé.

LE DOGE.

Il est libre.

MARINA.

Non,--non, il n'est pas mort; il doit encore y avoir de la vie dans ce
cœur:--il n'aurait pu me laisser ainsi.

LE DOGE.

Ma fille!

MARINA.

Silence, vieillard! je ne suis plus ta fille:--tu n'as plus de fils. Ô
Foscari!

OFFICIER.

Il nous faut emporter le corps.

MARINA.

Ne le touchez pas, odieux bourreau! avec sa vie cessent vos viles
fonctions; et vos lois homicides elles-mêmes ne les continuent pas
au-delà du meurtre. Laissez sa dépouille mortelle à ceux qui seuls
peuvent honorer sa mémoire.

OFFICIER.

Je dois prévenir la seigneurie, et attendre sa volonté.

LE DOGE.

Informez la seigneurie de ma part, de la part du Doge, qu'ils n'ont plus
le moindre droit sur ces cendres. Pendant sa vie, il leur appartenait,
comme étant leur sujet:--maintenant il m'appartient.--Mon déplorable
fils!

(L'officier sort.)

MARINA.

Et je vis encore!

LE DOGE.

Marina! vos enfans vivent.

MARINA.

Mes enfans! oui--ils vivent, et moi aussi je dois vivre pour leur
apprendre à servir l'état, à mourir comme mourut leur père. Combien on
doit désirer et bénir dans Venise la stérilité! Pourquoi ma mère
m'a-t-elle mis au monde!

LE DOGE.

Mes malheureux enfans!

MARINA.

Quoi? vous aussi, vous êtes enfin sensible!--vous! Qu'est donc devenu le
stoïcisme de l'homme d'état?

LE DOGE, se jetant sur le corps.

Là!

MARINA.

Vous pleurez! je pensais que vos yeux n'avaient pas de larmes:--vous les
réserviez pour l'instant où elles sont superflues. Mais pleurez! lui ne
pleurera plus jamais--jamais, ô ciel! jamais!

(Entrent Lorédano et Barbarigo.)

LORÉDANO.

Qu'y a-t-il ici?

MARINA.

Ah! le démon venant insulter à la mort! Fuis! Satan incarné! cette terre
est sainte, les cendres d'un martyr y reposent et en font un autel.
Retourne au séjour des tourmens!

BARBARIGO.

Madame, nous ignorions ce triste événement; nous allions au conseil, et
nous ne faisons que passer.

MARINA.

Passez donc!

LORÉDANO.

Nous cherchons le Doge.

MARINA, indiquant le Doge, toujours étendu sur le corps de son fils.

Il est occupé, vous le voyez, des affaires que vous lui avez préparées.
Êtes-vous contens?

BARBARIGO.

À Dieu ne plaise que nous troublions la douleur d'un père!

MARINA.

Non; il vous a suffi de la causer: votre rôle est fini.

LE DOGE, se levant.

Signor, je suis prêt.

BARBARIGO.

Non,--pas maintenant.

LORÉDANO.

Cependant, il importe beaucoup.

LE DOGE.

S'il en est ainsi, je le répète encore,--je suis prêt.

BARBARIGO.

Il n'en sera pas ainsi maintenant; dût Venise, comme un frêle vaisseau,
s'engloutir dans l'abîme! Je respecte votre douleur.

LE DOGE.

Je vous remercie. Mais si les nouvelles que vous apportez sont
fâcheuses, parlez, rien ne peut me frapper plus vivement que l'objet que
vous avez devant les yeux. Si elles sont bonnes, parlez; vous n'avez pas
à _craindre_ qu'elles me _consolent_.

BARBARIGO.

Je voudrais qu'elles le pussent.

LE DOGE.

Je ne m'adresse pas à _vous_, mais à Lorédano. _Il_ me comprend.

MARINA.

Je le prévoyais bien.

LE DOGE.

Que voulez-vous dire?

MARINA.

Voyez! le sang commence à rougir de nouveau les lèvres glacées de
Foscari;--le corps saigne à la vue de l'assassin. (À Lorédano.) Vil
meurtrier juridique, regarde! la mort elle-même rend témoignage de ton
forfait.

LE DOGE.

Ma fille! c'est une illusion de la douleur. (Aux suivans.) Emportez le
corps. Signor, si vous le désirez, je vous écouterai dans une heure.

(Sortent le Doge, Marina et suivans avec le corps.--Lorédano et
Barbarigo demeurent sur la scène.)

BARBARIGO.

On ne peut dans ce moment le troubler.

LORÉDANO.

Lui-même ne dit-il pas que désormais rien ne pourrait le troubler?

BARBARIGO.

Le chagrin aime la solitude, et la rompre est une barbarie.

LORÉDANO.

La solitude est l'aliment de tout chagrin; et rien n'est plus capable de
dissiper les sombres visions de l'autre monde que le retour des vives
impressions de celui-ci. Les affaires ne comportent pas les pleurs.

BARBARIGO.

Et c'est pour cela que vous voulez écarter ce vieillard de toutes les
affaires?

LORÉDANO.

La chose est décrétée. La giunta et les Dix l'ont convertie en loi. Qui
oserait braver la loi?

BARBARIGO.

L'humanité!

LORÉDANO.

Quoi! parce que son fils est mort?

BARBARIGO.

Et qu'il n'est pas encore enseveli.

LORÉDANO.

Si, quand nous vous avons proposé la mesure, nous avions connu cet
incident, nous en aurions suspendu l'adoption; mais une fois passé, rien
ne peut en arrêter l'effet.

BARBARIGO.

Non, je ne consentirai jamais.

LORÉDANO.

Vous avez consenti à l'essentiel,--remettez-vous à moi du reste.

BARBARIGO.

Son abdication presse-t-elle donc tant?

LORÉDANO.

L'impression d'un sentiment particulier n'a pas droit d'arrêter ce qui
importe à la république; et un malheur simple et naturel ne peut
retarder d'un jour l'exécution d'une loi.

BARBARIGO.

Vous avez un fils.

LORÉDANO.

Oui,--et même j'_avais_ un père.

BARBARIGO.

Cependant, toujours aussi inexorable?

LORÉDANO.

Toujours.

BARBARIGO.

Mais du moins, avant de presser l'exécution de l'édit qui le dépose,
laissez-le enterrer son fils.

LORÉDANO.

Qu'il rappelle donc à la vie mon oncle et mon père,--et j'y consens. Les
hommes peuvent, dans leur vieillesse même, devenir, ou paraître devenir
pères d'une centaine d'enfans; mais ils ne peuvent rallumer l'existence
d'un seul de leurs ancêtres. Le sacrifice n'est pas égal: il a vu ses
enfans expirer d'une mort naturelle; mes pères sont tombés victimes de
maladies violentes et mystérieuses. Je n'ai pas eu recours au poison; je
n'ai pas soudoyé quelque subtil opérateur dans l'art destructeur de
guérir, pour abréger leur route vers la guérison éternelle. Ses fils, et
il en avait quatre, sont morts sans que j'invoquasse le secours de
drogues homicides.

BARBARIGO.

Et êtes-vous sur qu'il soit plus coupable que vous?

LORÉDANO.

Très-sûr.

BARBARIGO.

Il semble pourtant la loyauté même.

LORÉDANO.

Ainsi le jugeait Carmagnuola, il n'y a pas long-tems encore.

BARBARIGO.

Quoi! cet étranger convaincu de trahison?

LORÉDANO.

Lui-même. Vous vous rappelez la nuit dans laquelle les Dix réunis au
Doge décidèrent de sa perte? Le lendemain, à l'heure du crépuscule,
Carmagnuola rencontre le Doge, et lui demande, en plaisantant, s'il doit
lui souhaiter le bonjour ou le bonsoir. Sa seigneurie répondit qu'en
effet il avait veillé toute la nuit dernière: «Et, ajouta-t-il avec le
plus gracieux sourire, dans cette nuit il a souvent été question de
vous[3].» Il disait vrai; on y avait résolu la mort de Carmagnuola huit
mois avant sa mort. Et cependant le vieux Doge, qui connaissait l'arrêt,
l'accueillait avec une hypocrite bienveillance avant
l'exécution;--certes, quatre-vingts années peuvent seules apprendre une
pareille dissimulation. Le brave Carmagnuola est mort; le jeune Foscari
et ses frères le sont également:--jamais ils ne m'ont fait sourire.

[Note 3: Fait historique.]

BARBARIGO.

Étiez-vous donc l'ami de Carmagnuola?

LORÉDANO.

Il était la sauve-garde de Venise. Dans sa jeunesse, il avait été son
ennemi; mais dans sa virilité il fut son sauveur d'abord, et puis sa
victime.

BARBARIGO.

Tel est le châtiment de ceux qui sauvent les républiques. Celui que nous
poursuivons maintenant, non-seulement a sauvé la nôtre, il en a réduit
d'autres sous son pouvoir.

LORÉDANO.

Les Romains (et nous sommes leurs émules) donnaient une couronne à qui
prenait une ville: ils en donnaient également une à celui qui parvenait
à sauver un citoyen dans le combat. La récompense était la même. Que si
nous comparons aujourd'hui le nombre des cités prises par le Doge
Foscari, à celui des citoyens mis à mort par lui, ou durant son
gouvernement, la balance sera terriblement contre lui, quand on se
bornerait aux désastres particuliers, nés de sa haine pour mon
malheureux père.

BARBARIGO.

Ainsi vous êtes inébranlable?

LORÉDANO.

Qui donc aurait pu m'ébranler?

BARBARIGO.

Ce qui m'a ébranlé moi-même. Pour vous, je le sais, vous êtes de marbre
dans votre haine. Mais quand tout sera accompli, quand le vieillard sera
déposé, son nom flétri, sa famille déshonorée, tous ses enfans morts,
vous et les vôtres triomphans, comment dormirez-vous?

LORÉDANO.

Plus profondément.

BARBARIGO.

Vous vous abusez, et vous serez forcé de le reconnaître avant de vous
assoupir près de vos pères.

LORÉDANO.

Ils ne sommeillent pas dans leurs tombes prématurées; ils ne le veulent
pas tant que Foscari ne remplit pas la sienne. Chaque nuit je les vois
se lever en sourcillant autour de ma couche, désigner le palais ducal,
et m'exhorter à la vengeance.

BARBARIGO.

Erreur de l'imagination! Aucune passion n'évoque comme la haine les
spectres et les fantômes; l'amour lui-même ne peuple pas les airs
d'illusions comme cette maladie du cœur.

(Un officier entre.)

LORÉDANO.

Où allez-vous?

OFFICIER.

Disposer, par l'ordre du Doge, la cérémonie des funérailles du dernier
Foscari.

BARBARIGO.

Depuis quelques années les voûtes de leur sépulture se sont ouvertes
bien souvent.

LORÉDANO.

Elles seront bientôt comblées, et cesseront à jamais de s'ouvrir.

OFFICIER.

Puis-je continuer?

LORÉDANO.

Passez.

BARBARIGO.

Mais comment le Doge supporte-t-il cette dernière calamité?

OFFICIER.

Avec une fermeté désespérée. Il parle peu en présence de témoins, mais
j'ai vu ses lèvres s'entr'ouvrir de tems en tems; une ou deux fois même
je l'ai entendu, de l'appartement voisin, murmurer ces paroles: _Mon
fils_! Je dois m'éloigner.

(L'officier sort.)

BARBARIGO.

Cette catastrophe va mettre tout Venise de son côté.

LORÉDANO.

Sans doute. Il faut nous hâter: réunissons les membres délégués pour
faire connaître la résolution du conseil.

BARBARIGO.

Je proteste dès maintenant contre elle.

LORÉDANO.

À votre aise:--je n'en recueillerai pas moins les voix; et voyons qui de
nous deux aura le plus d'influence sur les esprits.

(Sortent Barbarigo et Lorédano.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.



ACTE V.



SCÈNE PREMIÈRE.

(Les appartemens du Doge.)

Le DOGE, DOMESTIQUE.


DOMESTIQUE.

Monseigneur, la députation attend; mais elle ajoute que si vous désiriez
la recevoir à une autre heure elle attendrait votre plaisir.

LE DOGE.

Pour moi toutes les heures sont égales. Qu'ils entrent.

(Le domestique sort.)

OFFICIER.

Prince! j'ai rempli votre ordre.

LE DOGE.

Quel ordre?

OFFICIER.

Un bien triste.--J'ai disposé le convoi de--

LE DOGE.

Oui--oui--oui,--pardon. Je commence à perdre la mémoire; je me fais trop
vieux,--aussi vieux que l'annoncent mes années. Jusqu'à présent j'avais
lutté contre elles; mais elles commencent à l'emporter sur moi.

(Entre la députation composée de six de la seigneurie et du chef des
Dix.)

LE DOGE.

Soyez les bien-venus, nobles seigneurs!

LE CHEF DES DIX.

Avant tout, le conseil partage avec le Doge le chagrin de son dernier
malheur privé.

LE DOGE.

Assez--assez de cela.

LE CHEF DES DIX.

Le Doge refuse-t-il cet hommage de respect?

LE DOGE.

Je le reçois comme on le présente.--Poursuivez.

LE CHEF DES DIX.

Les Dix, réunis à une giunta tirée du sénat, et composée de vingt-cinq
des plus nobles patriciens, ayant délibéré sur l'état de la république,
et sur les soucis qui, en ce moment, doivent doublement oppresser vos
années depuis si long-tems dévouées à la patrie, ont jugé convenable de
solliciter humblement de votre sagesse (qui ne pourra s'empêcher d'y
consentir) la résignation de l'anneau ducal, que vous avez si long-tems
et si glorieusement porté. Et pour témoigner qu'ils ne sont ingrats ni
insensibles envers vos années et vos services, ils vous destinent un
apanage de deux mille ducats d'or, pour entourer votre retraite d'un
éclat digne de celle d'un prince.

LE DOGE.

L'ai-je bien entendu?

LE CHEF DES DIX.

Ai-je besoin de répéter?

LE DOGE.

Non.--Avez-vous fait?

LE CHEF DES DIX.

J'ai parlé. Vingt-quatre heures vous sont accordées pour rendre réponse.

LE DOGE.

Je n'aurais pas besoin du même nombre de secondes.

LE CHEF DES DIX.

Nous n'avons plus qu'à nous retirer.

LE DOGE.

Restez! vingt-quatre heures ne changeront rien à ce que j'ai à dire.

LE CHEF DES DIX.

Parlez!

LE DOGE.

Quand par deux fois j'ai exprimé le vœu d'abdiquer, on m'en a refusé la
liberté; et non-seulement on me l'a refusée, mais vous m'avez arraché le
serment de ne plus jamais à l'avenir renouveler cette demande. J'ai
alors juré de mourir dans l'exercice des fonctions que ma patrie m'avait
ici confiées; je dois écouter la voix de l'honneur, de ma
conscience:--je ne puis violer _mon_ serment.

LE CHEF DES DIX.

Ne nous réduisez pas à recourir à la nécessité d'un décret, à défaut de
votre assentiment.

LE DOGE.

La Providence se plaît à prolonger mes jours pour m'éprouver et me
punir; mais vous, avez-vous quelque droit d'accuser la longueur d'une
vie dont chaque heure fut consacrée au service de l'état? Je suis prêt à
sacrifier encore ma vie pour lui, comme je lui ai déjà sacrifié d'autres
objets mille fois plus chers que la vie. Mais quant à ma dignité,--je la
tiens de _toute_ la république; quand la volonté _générale_ sera
consultée, alors je pourrai vous donner une réponse.

LE CHEF DES DIX.

Celle que vous nous faites nous afflige, mais elle ne peut avoir le
moindre poids.

LE DOGE.

Je suis prêt à tout; mais rien ne changera ma volonté, même pour un
moment. Décrétez--ce qu'il vous plaira.

LE CHEF DES DIX.

Voici donc la réponse que nous devons transmettre à ceux qui nous
envoient?

LE DOGE.

Vous m'avez entendu.

LE CHEF DES DIX.

Nous nous retirons respectueusement.

(La députation sort.--Un domestique entre.)

LE DOMESTIQUE.

Monseigneur, la noble dame Marina demande une audience.

LE DOGE.

Mon tems est à elle.

(Entre Marina.)

MARINA.

Pardonnez, monseigneur, si je vous trouble;--peut-être souhaitiez-vous
d'être seul?

LE DOGE.

Seul? Quand tout le monde se presserait autour de moi, je n'en resterai
pas moins seul aujourd'hui et désormais. Mais nous avons des forces.

MARINA.

Oui, conservons-les pour les objets--Oh! mon cher Jacopo!

LE DOGE.

Ne te contrains pas! je n'ai pas de consolations à t'offrir.

MARINA.

Ah! s'il avait vécu dans une autre contrée; doué de tous les avantages,
si chéri, si accompli, qui pouvait être plus heureux, plus envié que mon
pauvre Foscari? Rien n'eût manqué à son bonheur et au mien; rien, s'il
n'eût pas été de Venise.

LE DOGE.

Ou le fils d'un prince.

MARINA.

Oui; tout ce que les autres hommes souhaitent dans leur vanité ou dans
leurs illusions de bonheur, tout, par une destinée étrange, lui est
devenu fatal. La patrie, le peuple qui l'idolâtrait, le prince dont il
était le fils aîné, et--

LE DOGE.

Le prince? il n'a plus long-tems à l'être.

MARINA.

Comment?

LE DOGE.

Ils m'ont ravi mon fils, maintenant ils songent à me ravir un anneau et
un diadême trop long-tems portés. Ah! laissons-leur reprendre ces vains
hochets!

MARINA.

Les tyrans! et dans un tel jour encore!

LE DOGE.

Ils n'en pouvaient choisir un plus favorable: une heure plus tôt j'y
eusse été sensible.

MARINA.

Quoi! n'avez-vous pas de ressentiment?--Ô vengeance! mais hélas! celui
qui vous eût protégé si lui-même l'avait été, mon cher Foscari, ne peut
plus aider son père.

LE DOGE.

Il ne l'eût jamais aidé contre son pays, quand il aurait eu mille vies
au lieu de celle--

MARINA.

Qu'ils lui arrachèrent dans les supplices. Vous appelez cela du
patriotisme? Mais je suis femme; et mon mari, mes enfans, voilà ma
patrie et mon bonheur. Je l'ai aimé,--je l'ai idolâtré! et je l'ai vu
supporter des épreuves qui eussent glacé d'épouvante les plus intrépides
martyrs. Il n'est plus; et moi, qui aurais voulu donner tout mon sang
pour lui, je n'ai rien à lui donner que des larmes! Que ne puis-je
espérer de le voir venger?--Mais j'ai des fils: un jour ils seront des
hommes.

LE DOGE.

Le malheur vous égare.

MARINA.

Je croyais pouvoir le supporter quand je le voyais en proie à
d'horribles tourmens; oui, je pensais que mieux eût valu le voir mort
que victime d'une captivité plus longue:--je reçois la punition d'une
pareille pensée. Que ne suis-je dans son tombeau!

LE DOGE.

Il faut que je le voie encore une fois.

MARINA.

Venez avec moi.

LE DOGE.

Est-il--

MARINA.

Son monument aujourd'hui est notre lit nuptial.

LE DOGE.

Mais est-il dans son linceul?

MARINA.

Viens, vieillard, viens!

(Le Doge et Marina sortent.--Entrent Barbarigo et Lorédano.)

BARBARIGO, à un domestique.

Où est le Doge?

LE DOMESTIQUE.

Il vient de se retirer à l'instant avec l'illustre dame, veuve de son
fils.

LORÉDANO.

Où?

LE DOMESTIQUE.

Dans la chambre où le corps est déposé.

BARBARIGO.

Il ne nous reste donc qu'à retourner.

LORÉDANO.

Vous oubliez que vous ne le pouvez. Nous avons l'ordre implicite de la
junte d'attendre qu'elle se présente ici, et de l'assister: elle ne
tardera pas à arriver.

BARBARIGO.

Et la junte se hâtera-t-elle de faire entendre au Doge sa réponse?

LORÉDANO.

Elle exprime le vœu d'une grande célérité. Le Doge avait répondu
vivement, il faut qu'on lui réplique de même. On a égard à sa dignité;
on s'est occupé de son sort:--que peut-il désirer de plus?

BARBARIGO.

De mourir dans ses vêtemens de Doge. Certes, il ne peut survivre
long-tems encore; mais j'ai fait de mon mieux pour défendre son rang; et
jusqu'à la fin j'ai combattu la proposition, bien que sans succès.
Pourquoi me forcer ici à exprimer le vote de la majorité?

LORÉDANO.

Il était important d'appeler à témoins quelques opinions différentes des
nôtres, afin d'empêcher la calomnie d'insinuer qu'une majorité
tyrannique redoutait pour ses actes l'assistance des autres.

BARBARIGO.

Dites aussi, car je dois le croire, que vous avez voulu me faire rougir
de l'inutilité de ma résistance. Lorédano! dans vos moyens de vengeance,
vous êtes ingénieux, poétique même, un véritable Ovide dans _l'art de
haïr_; c'est donc à vous--(car la haine porte un œil microscopique, même
dans les objets secondaires) que je dois, pour mieux faire ressortir le
zèle des autres, d'avoir été associé involontairement aux travaux de
votre junte.

LORÉDANO.

Comment! ma junte?

BARBARIGO.

Oui, la _vôtre_! Ils parlent d'après vous, ourdissent vos trames,
adoptent vos plans et exécutent votre ouvrage; ne sont-ils pas les
vôtres?

LORÉDANO.

Vous oubliez la prudence:--souhaitez qu'ils ne vous entendent pas.

BARBARIGO.

Oh! viendra le jour qu'ils entendront des voix plus terribles que la
mienne: ils ont outrepassé tous leurs excès; et quand on montre une
telle audace dans les états les plus vils et les plus méprisés,
l'humanité s'y relève encore pour les punir.

LORÉDANO.

Vous parlez avec peu de sagesse.

BARBARIGO.

C'est ce qu'il faudrait prouver. Mais voici nos collègues.

(Entre la députation de la junte.)

LE CHEF DES DIX.

Le Doge sait-il que nous désirons le voir?

LE DOMESTIQUE.

On va le lui apprendre.

(Le domestique sort.)

BARBARIGO.

Le Doge est avec son fils.

LE CHEF DES DIX.

S'il en est ainsi, nous remettrons l'affaire après la cérémonie.
Sortons; nous avons encore jusqu'au soir assez de tems.

LORÉDANO, à part, à Barbarigo.

Que le feu de l'enfer dessèche ton indiscrète langue! Je l'arracherai de
cette imprudente et sotte bouche, et je saurai bien ainsi vous ôter le
pouvoir d'exprimer autre chose que des sanglots. (Haut, à ses autres
collègues.) Sages signors, un instant de retard, je vous prie.

BARBARIGO.

Soyons humains!

LORÉDANO.

Voyez, le duc approche!

(Entre le Doge.)

LE DOGE.

J'obéis à votre sommation.

LE CHEF DES DIX.

Nous venons encore une fois pour vous faire agréer notre dernière
demande.

LE DOGE.

Et moi pour vous dire--

LE CHEF DES DIX.

Quoi?

LE DOGE.

La même chose. Vous m'avez entendu.

LE CHEF DES DIX.

Vous allez donc entendre le décret absolu et définitif que nous venons
de rendre.

LE DOGE.

Au fait--au fait! Je connais les vieilles formes de votre justice, et
les gracieux préludes de vos actes tyranniques. Poursuivez!

LE CHEF DES DIX.

Vous n'êtes plus Doge; vous êtes délié de votre impérial serment comme
souverain; vous déposerez la robe ducale; mais, par égard pour vos
services, l'état vous alloue l'apanage dont nous vous avons parlé dans
notre précédente entrevue. Vous avez trois jours pour quitter ces lieux,
sous peine de voir confisquer vos biens, et toute votre fortune
particulière.

LE DOGE.

Cette dernière clause, et je suis fier de le dire, n'enrichira pas le
trésor.

LE CHEF DES DIX.

Doge! votre réponse.

LORÉDANO.

Répondez, François Foscari!

LE DOGE.

Si j'avais pu jamais prévoir que mon âge portât quelque préjudice à la
chose publique, je n'aurais pas, chef de l'état, témoigné assez
d'ingratitude pour préférer la dignité suprême à l'intérêt de ma patrie.
Mais cette _vie_, que vous abreuvez d'amertume, ne lui fut pas inutile
pendant de longues années; et je devais espérer que mes derniers momens
pourraient encore lui être consacrés. Mais le décret étant rendu,
j'obéis.

LE CHEF DES DIX.

Si vous aviez désiré prolonger le délai des trois jours, nous l'aurions
volontiers, comme témoignage de notre estime, étendu jusqu'à huit.

LE DOGE.

Pas même huit heures, signor; pas même huit minutes.--(Déposant son
anneau et son bonnet.) Voici l'anneau ducal et voici le ducal diadême.
Ainsi l'Adriatique est libre d'en épouser un autre.

LE CHEF DES DIX.

Veuillez montrer moins d'empressement.

LE DOGE.

Ah! signor, je suis vieux; et pour vous donner le tems de me déposer, je
dois moi-même ne pas en perdre. Je crois voir parmi vous une figure que
je ne connais pas.--Sénateur! votre nom? votre costume m'annonce que
vous êtes le chef des Quarante?

MEMMO.

Signor, je suis le fils de Marco Memmo.

LE DOGE.

Ah! votre père était mon ami;--les _fils_ et les pères... Mais qu'y
a-t-il? mes gens ici!

LE DOMESTIQUE.

Mon prince!

LE DOGE.

Je ne suis plus prince:--voici les princes du prince! (Montrant la
députation des Dix.) Disposez-vous à quitter ces lieux sur-le-champ.

LE CHEF DES DIX.

Pourquoi si brusquement? ce sera éveiller le scandale.

LE DOGE, aux Dix.

Vous en répondrez; c'est votre affaire.--(Aux domestiques.) Pour vous,
il est une charge que je remets encore à vos soins les plus grands,
quoique je n'en aie plus le droit;--mais non, je dois m'occuper
moi-même--

BARBARIGO.

Il entend le corps de son fils.

LE DOGE.

Appelez Marina, ma fille.

(Entre Marina.)

LE DOGE.

Disposez-vous, ma fille; nous pouvons aller pleurer ailleurs.

MARINA.

Ah! dans tous les lieux.

LE DOGE.

Oui; mais en liberté, et non plus devant les yeux jaloux de ces espions
de la grandeur. Signors, vous pouvez partir. Que voudriez-vous de plus?
nous allons sortir. Craignez-vous que nous n'emportions avec nous le
palais? Ces murs, dix fois aussi vieux que moi, et je le suis pourtant
assez, vous ont servis comme je vous ai servis moi-même; eux et moi nous
pourrions même vous rappeler quelques souvenirs: mais je ne les conjure
pas de vous écraser, comme autrefois les colonnes du temple de Dagon se
détachèrent sur l'Israélite et les Philistins ses ennemis! Le pouvoir de
les ébranler appartiendrait, je pense, à une malédiction comme la
mienne, provoquée par des êtres tels que vous; mais je ne maudis point.
Adieu! généreux signors! puisse le Doge suivant être meilleur que le
Doge actuel!

LORÉDANO.

Le Doge _actuel_ est Pascal Malipiero.

LE DOGE.

Non, tant que je n'ai pas franchi le seuil de ces portes.

LORÉDANO.

La grande cloche de Saint-Marc doit bientôt retentir pour son
inauguration.

LE DOGE.

Ciel et terre! vous oserez donner ce signal de mort, et je vivrai pour
l'entendre!--moi, le premier Doge qui l'aura jamais entendu pour son
successeur! Plus heureux cent fois mon coupable prédécesseur, le fier
Marino Faliero:--cette insulte du moins lui fut épargnée.

LORÉDANO.

Eh quoi! regretteriez-vous un traître?

LE DOGE.

Non;--mais j'envie le sort d'un mort.

LE CHEF DES DIX.

Monseigneur, si vous êtes décidé à quitter aussi brusquement le palais
ducal, retirez-vous du moins par l'escalier particulier qui conduit sur
les bords du canal.

LE DOGE.

Non. Je descendrai les escaliers par lesquels j'arrivai autrefois à la
souveraineté:--l'escalier du Géant, au sommet duquel je reçus
l'investiture de Doge. Mes services me l'avaient fait gravir, les
odieuses pratiques de mes ennemis vont m'en faire descendre. C'est là
que je fus installé, il y a trente-cinq ans, et que je traversai les
appartemens que je ne devais plus craindre de quitter, si ce n'est comme
cadavre,--cadavre luttant peut-être pour les protéger encore,--mais non
chassé honteusement par mes propres concitoyens. Allons, cependant; mon
fils et moi nous en sortirons ensemble,--lui pour sa dernière demeure,
moi pour la demander au ciel.

LE CHEF DES DIX.

Quoi! en public?

LE DOGE.

Je fus élu publiquement, je veux être déposé de même. Marina! es-tu
prête?

MARINA.

Voici mon bras.

LE DOGE.

Oui, mon bâton de vieillesse! Grâce à ce soutien, je puis partir.

LE CHEF DES DIX.

Cela ne peut être:--le peuple vous verrait.

LE DOGE.

Le peuple!--il n'y a pas ici de peuple; vous le savez: autrement vous
n'auriez pas osé insulter ainsi lui et moi. Il est peut-être une
_populace_ dont l'aspect vous fera rougir; mais ne craignez pas qu'elle
ose murmurer ou vous maudire, si ce n'est du fond du cœur, et par leurs
muets regards.

LE CHEF DES DIX.

Vous parlez ainsi par emportement, autrement--

LE DOGE.

Vous avez raison. J'ai parlé plus que je n'en ai l'habitude; c'est un
faible qui n'est pas le mien, et qui vous excuse le mieux, en ce qu'il
semble indiquer que les années affaiblissent ma raison. Adieu!
seigneurs.

BARBARIGO.

Vous ne vous éloignerez pas sans une escorte convenable à votre rang
passé et actuel. Nous accompagnerons le Doge, avec le respect qui lui
est dû, jusqu'à son palais particulier. N'est-ce pas là votre avis, mes
collègues?

PLUSIEURS VOIX.

Oui, oui.

LE DOGE.

Vous ne marcherez pas du moins à ma suite. J'entrai ici souverain;--je
sortirai par les mêmes portes, mais comme citoyen. Toutes ces vaines
cérémonies sont autant de lâches insultes qui ne font qu'ulcérer le cœur
davantage, et lui offrir, au lieu d'antidote, de nouveaux poisons. La
pompe est faite pour les princes;--je ne le suis pas!--il est faux même
que je sois quelque chose avant de franchir ces portes.--Ah!

LORÉDANO.

Écoutez!

(On entend sonner la grande cloche de Saint-Marc.)

BARBARIGO.

La cloche!

LE CHEF DES DIX.

Oui, de Saint-Marc, qui s'ébranle pour l'élection de Malipiero.

LE DOGE.

Je reconnais le son! je l'entendis une fois, une fois seulement, et il y
a de cela trente-cinq années. Dès-lors j'avais cessé d'être jeune.

BARBARIGO.

Asseyez-vous, monseigneur! vous tremblez.

LE DOGE.

C'est le signal de mes funérailles! Mon cœur souffre horriblement.

BARBARIGO.

Asseyez-vous, je vous prie.

LE DOGE.

Non; mon siége était jusqu'à présent un trône. Marina! allons.

MARINA.

Oui, le plus promptement possible.

LE DOGE. Il fait quelques pas, puis s'arrête.

Je sens une soif dévorante.--Qui m'apportera un peu d'eau?

BARBARIGO.

Moi--

MARINA.

Moi--

LORÉDANO.

Moi--

(Le Doge prend un gobelet de la main de Lorédano.)

LE DOGE.

Je le reçois de vous, Lorédano, de la main la plus digne de m'assister à
une pareille heure.

LORÉDANO.

Par quel motif?

LE DOGE.

Il est dit que le cristal de Venise a pour les poisons une telle
antipathie, qu'il vient à se briser dès qu'on y dépose le moindre venin.
Cependant vous portez ce gobelet, il n'éclate pas.

LORÉDANO.

Eh bien?

LE DOGE.

Le cristal est donc faux ou vous êtes loyal. Pour moi, je ne crois l'un
ni l'autre; c'est une légende mensongère.

MARINA.

Vous parlez beaucoup; mieux vaudrait vous asseoir, et ne pas encore
partir. Ô ciel! vos regards ressemblent aux derniers de mon mari!

BARBARIGO.

Il tombe!--supportez-le!--Un siége!

LE DOGE.

La cloche sonne!--Laissez-moi!--ma tête est en feu!

BARBARIGO.

Appuyez-vous sur nous, je vous en conjure.

LE DOGE.

Non! un souverain doit mourir debout. Soutenez-moi, ma pauvre
fille!--Ah! _cette cloche_!

(Le Doge retombe et meurt.)

MARINA.

Mon Dieu! mon Dieu!

BARBARIGO, à Lorédano.

Contemplez votre ouvrage; il est complet.

LE CHEF DES DIX.

N'a-t-on aucun secours? Appelez à l'aide.

LE DOMESTIQUE.

Il n'y a plus d'espérance.

LE CHEF DES DIX.

S'il en est ainsi, qu'au moins ses obsèques soient dignes de son nom, de
sa patrie, de son rang, de son dévouement aux devoirs que lui imposait
la république, tant que son âge lui permettait de s'y livrer. Mes
collègues, parlez; n'êtes-vous pas de cet avis?

BARBARIGO.

Il n'a pas eu le malheur de mourir sujet aux lieux où il avait régné: il
faut donc que ses funérailles soient celles d'un prince.

LE CHEF DES DIX.

Ainsi on nous approuve?

TOUS, à l'exception de Lorédano, répondent:

Oui.

LE CHEF DES DIX.

La paix du ciel soit avec lui.

MARINA.

Veuillez m'excuser, signors; c'est une raillerie. Ne plaisantez pas
davantage avec ces tristes restes, qui, lorsqu'ils étaient le séjour
d'une ame (une ame sur laquelle vous avez exercé tout votre empire),
furent par vous insultés avec une rage aussi glorieuse pour vous que sa
vertu l'était pour lui; vous avez banni Foscari de son palais, vous
l'avez arraché impitoyablement de son trône; et maintenant, quand il ne
peut plus apprécier vos marques de respect, quand il ne voudrait plus
les accepter s'il voulait encore quelque chose, vous préparez, signors,
une pompe vaine et superflue, pour honorer la mémoire de celui que vous
avez foulé aux pieds. De royales funérailles n'ajouteraient rien à son
honneur, et ne pourraient que mieux faire ressortir votre crime.

LE CHEF DES DIX.

Madame, nous ne changeons pas aussi promptement de projet.

MARINA.

Je le sais, du moins quand il s'agit de torturer les vivans; mais je
pensais que les morts n'étaient plus sous votre empire, et qu'ils
étaient confiés à des êtres supérieurs, dont l'office, il faut l'avouer,
ressemble beaucoup à celui que vous exercez sur la terre. Laissez-le à
mes soins; vous me l'auriez abandonné si vous n'eussiez porté le dernier
coup à ce vieillard infortuné: c'est mon dernier devoir, et, dans mon
malheur, il peut m'offrir une sorte de consolation. Le désespoir est
fantastique, il recherche les images de mort et l'appareil des
funérailles.

LE CHEF DES DIX.

Prétendez-vous encore à cet office?

MARINA.

Oui, seigneur, j'y prétends. Sa fortune, il est vrai, fut dissipée au
service de l'état; mais il me reste mon douaire, et je le consacre à ses
obsèques et à celles de--(Elle s'arrête agitée.)

LE CHEF DES DIX.

Gardez-le plutôt pour vos enfans.

MARINA.

Oui; en effet, ils sont orphelins: je vous remercie.

LE CHEF DES DIX.

Quant à votre requête, nous ne pouvons y souscrire. Ces restes seront
exposés avec la pompe accoutumée; ils seront accompagnés à leur dernier
gîte par le nouveau Doge, non pas revêtu des insignes de sa dignité mais
de la simple robe des sénateurs.

MARINA.

L'on m'a cité des meurtriers qui avaient enterré leurs victimes; mais
jusqu'à présent je n'avais jamais entendu parler d'une apparence
hypocrite de splendeur semblable à celle que les assassins de Faliero
veulent préparer. L'on m'a cité des veuves en larmes,--hélas! j'en ai
versé quelques-unes,--et toujours grâce à vous! L'on m'a cité des
héritiers à la tête du deuil;--et sans doute, n'en ayant pas laissé au
défunt, vous prétendez aujourd'hui en remplir le rôle. Fort bien,
seigneurs; votre volonté sera faite, comme un jour, je l'espère, le sera
la volonté du ciel!

LE CHEF DES DIX.

Songez-vous, madame, à qui vous parlez, et tout le danger d'un pareil
discours?

MARINA.

Quant au premier point, je le connais mieux, et quant au dernier, aussi
bien que vous-mêmes; je puis les envisager. Souhaitez-vous quelques
funérailles de plus?

BARBARIGO.

Ne relevez pas ces expressions passionnées; sa position doit lui servir
d'excuse.

LE CHEF DES DIX.

Nous n'en tiendrons donc pas compte.

BARBARIGO, à Lorédano qui trace quelques mots sur ses tablettes.

Qu'écrivez-vous donc là avec tant d'empressement?

LORÉDANO, montrant du doigt le corps du Doge.

Qu'_il_ m'a payé[4].

[Note 4: _L'ha pagata_, fait historique. Voyez l'_Histoire de Venise_,
par Pierre Daru, page 411, vol. II.]

LE CHEF DES DIX.

Quelle dette vous devait-il?

LORÉDANO.

Une dette ancienne et juste; la dette de la nature et la _mienne_.

(La toile tombe.)

FIN DES DEUX FOSCARI.



APPENDICE.

EXTRAIT
DE L'HISTOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE,
PAR P. DARU, DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.


Depuis trente ans, la république n'avait pas déposé les armes. Elle
avait acquis les provinces de Brescia, de Bergame, de Crême, et la
principauté de Ravenne.

Mais ces guerres continuelles faisaient beaucoup de malheureux et de
mécontens. Le Doge François Foscari, à qui on ne pouvait pardonner d'en
avoir été le promoteur, manifesta une seconde fois, en 1442, et
probablement avec plus de sincérité que la première, l'intention
d'abdiquer sa dignité. Le conseil s'y refusa encore. On avait exigé de
lui le serment de ne plus quitter le dogat. Il était déjà avancé dans la
vieillesse, conservant toujours beaucoup de force de tête et de
caractère, et jouissant de la gloire d'avoir vu la république étendre au
loin les limites de ses domaines pendant son administration.

Au milieu de ses prospérités, de grands chagrins vinrent mettre à
l'épreuve la fermeté de son ame.

Son fils, Jacques Foscari, fut accusé, en 1445 d'avoir reçu des présens
de quelques princes ou seigneurs étrangers, notamment, disait-on, du duc
de Milan, Philippe Visconti. C'était non-seulement une bassesse, mais
une infraction des lois positives de la république.

Le conseil des Dix traita cette affaire comme s'il se fût agi d'un délit
commis par un particulier obscur. L'accusé fut amené devant ses juges,
devant le Doge, qui ne crut pas pouvoir s'abstenir de présider le
tribunal. Là, il fut interrogé, appliqué à la question[5], déclaré
coupable; et il entendit, de la bouche de son père, l'arrêt qui le
condamnait au bannissement perpétuel, et le reléguait à Naples de
Romanie, pour y finir ses jours.

[Note 5: _E datagli la corda per avere da lui la verita; chiamato il
consiglio de' Dieci colla giunta, nel quale fù messer lo Doge, fù
sentenziato_. (Marin Sanuto, _Vite de' Duchi, F. Foscari_.)]

Embarqué sur une galère pour se rendre au lieu de son exil, il tomba
malade à Trieste. Les sollicitations du Doge obtinrent, non sans
difficulté, qu'on lui assignât une autre résidence. Enfin le conseil des
Dix lui permit de se retirer à Trévise, en lui imposant l'obligation d'y
rester sous peine de mort, et de se présenter tous les jours devant le
gouverneur.

Il y était depuis cinq ans, lorsqu'un des chefs du conseil des Dix fut
assassiné. Les soupçons se portèrent sur lui: un de ses domestiques
qu'on avait vu à Venise fut arrêté et subit la torture. Les bourreaux ne
purent lui arracher aucun aveu. Ce terrible tribunal se fit amener son
maître, le soumit aux mêmes épreuves; il résista à tous les tourmens, ne
cessant d'attester son innocence[6]. Mais on ne vit dans cette constance
que de l'obstination; de ce qu'il taisait le fait, on conclut que ce
fait existait: on attribua sa fermeté à la magie, et on le relégua à la
Canée. De cette terre lointaine, le banni, digne alors de quelque pitié,
ne cessait d'écrire à son père, à ses amis, pour obtenir quelque
adoucissement à sa déportation. N'obtenant rien, et sachant que la
terreur qu'inspirait le conseil des Dix ne lui permettait pas d'espérer
de trouver dans Venise une seule voix qui s'élevât en sa faveur, il fit
une lettre pour le nouveau duc de Milan, par laquelle, au nom des bons
offices que Sforce avait reçus du chef de la république, il implorait
son intervention en faveur d'un innocent, du fils du Doge.

[Note 6: _E fù tormentato nè mai confessò cosa alcuna, pure parve al
consiglio de' Dieci di confinarlo in vita alla Canea_. (Ibid.) Voici le
texte du jugement: _«Cùm Jacobus Foscari, per occasioneni percussionis
et mortis Hermolai Donati, fuit retentus et examinatus, et propter
significationes, testificationes, et scripturas quœ habentur contra eum,
clare apparet ipsum esse reum criminis prœdicti; sed propter
incantationes et verba quœ sibi reperta sunt, de quibus exsistit indicia
manifesta, videtur, propter obstinatam mentem suam, non esse possibile
extrahere ab ipso illam veritatem, quœ clara est per scripturas et per
testificationes, quoniam in fune aliquam nec vocem, nec gemitum, sed
solum intra dentes voces ipse videtur et auditur infra se loqui_,
etc.... _Tamen non est standum in istis terminis, propter honorem status
nostri et pro multis respectibus, prœsertìm quòd regimen nostrum
occupatur in hac re, et qui interdictum est ampliùs progredere; vadit
pars quòd dictus Jacobus Foscari, propter ea quœ habentur de illo,
mittatur in confinium in civitate Caneœ_, etc.» Notice sur le procès de
Jacques Foscari, dans un volume intitulé, _Raccolta di memorie storiche
e annedote, per formar la Storia dell' eccellentissimo consiglio de'
Dieci dalla sua prima istituzione sino a' giorni nostri, con le diverse
variazioni e riforme nelle varie epoche successe_. (Archives de
Venise.)]

Cette lettre, selon quelques historiens, fut confiée à un marchand qui
avait promis de la faire parvenir au duc, mais qui, trop averti de ce
qu'il avait à craindre en se rendant l'intermédiaire d'une pareille
correspondance, se hâta, en débarquant à Venise, de la remettre au chef
du tribunal. Une autre version, qui paraît plus sûre, rapporte que la
lettre fut surprise par un espion, attaché aux pas de l'exilé[7].

[Note 7: La notice citée ci-dessus, qui rapporte les actes de cette
procédure.]

Ce fut un nouveau délit dont on eut à punir Jacques Foscari. Réclamer la
protection d'un prince étranger était un crime dans un sujet de la
république. Une galère partit sur-le-champ pour l'amener dans les
prisons de Venise. À son arrivée, il fut soumis à l'estrapade[8].
C'était une singulière destinée pour le citoyen d'une république et pour
le fils d'un prince, d'être trois fois dans sa vie appliqué à la
question. Cette fois la torture était d'autant plus odieuse, qu'elle
n'avait point d'objet, le fait qu'on avait à lui reprocher étant
incontestable.

[Note 8: _Ebbe prima par sapere la verità trenta squassi di corda_.
(Marin Sanuto, _Vite de' Duchi, F. Foscari_.)]

Quand on demanda à l'accusé, dans les intervalles que les bourreaux lui
accordaient, pourquoi il avait écrit la lettre qu'on lui produisait, il
répondit que c'était précisément parce qu'il ne doutait pas qu'elle ne
tombât entre les mains du tribunal, que toute autre voie lui avait été
fermée pour faire parvenir ses réclamations, qu'il s'attendait bien
qu'on le ferait amener à Venise, mais qu'il avait tout risqué pour avoir
la consolation de voir sa femme, son père et sa mère encore une fois.

Sur cette naïve déclaration, on confirma sa sentence d'exil; mais on
l'aggrava, en ajoutant qu'il serait retenu en prison pendant un an.
Cette rigueur dont on usait envers un malheureux, était sans doute
odieuse; mais cette politique, qui défendait à tous les citoyens de
faire intervenir des étrangers dans les affaires intérieures de la
république, était sage. Elle était chez eux une maxime de gouvernement
et une maxime inflexible. L'historien Paul Morosini[9] a conté que
l'empereur Frédéric III, pendant qu'il était l'hôte des Vénitiens,
demanda, comme une faveur particulière, l'admission d'un citoyen dans le
grand conseil, et la grâce d'un ancien gouverneur de Candie; gendre du
Doge, et banni par sa mauvaise administration, sans pouvoir obtenir ni
l'une ni l'autre.

[Note 9: _Historia di Venezia_, lib. 23.]

Cependant on ne put refuser au condamné la permission de voir sa femme,
ses enfans, ses parens, qu'il allait quitter pour toujours. Cette
dernière entrevue même fut accompagnée de cruauté, par la sévère
circonspection qui retenait les épanchemens de la douleur paternelle et
conjugale. Ce ne fut point dans l'intérieur de leur appartement, ce fut
dans une des grandes salles du palais, qu'une femme, accompagnée de ses
quatre fils, vint faire les derniers adieux à son mari; qu'un père
octogénaire, et la dogaresse accablée d'infirmités, jouirent un moment
de la triste consolation de mêler leurs larmes à celles de leur exilé.
Il se jeta à leurs genoux en leur tendant des mains disloquées par la
torture, pour les supplier de solliciter quelque adoucissement à la
sentence qui venait d'être prononcée contre lui. Son père eut le courage
de lui répondre: «Non, mon fils, respectez votre arrêt, et obéissez sans
murmure à la seigneurie[10].» À ces mots, il se sépara de l'infortuné,
qui fut sur-le-champ embarqué pour Candie.

[Note 10: Marin Sanuto, dans sa Chronique, _Vite de' Duchi_, se sert
ici, sans en avoir eu l'intention, d'une expression assez énergique:
«_Il Doge era vecchio, in decrepita eta, et camminava con una mazzetta:
É quando gli ando parlogli molto constantemente che parea che non fosse
suo figliuolo, licet fosse figliuolo unico, e Jacopo disse, Messer
padre, vi prego che procuriate per me, acciocchè io torni a casa mia. Il
Doge disse: Jacopo, va e obbedisci a quello che vuole la terra, e non
cercar più oltre_.»]

L'antiquité vit avec autant d'horreur que d'admiration un père
condamnant ses fils évidemment coupables. Elle hésita pour qualifier de
vertu sublime ou de férocité cet effort qui paraît au-dessus de la
nature humaine[11]; mais ici, où la première faute n'était qu'une
faiblesse, où la seconde n'était pas prouvée, où la troisième n'avait
rien de criminel, comment concevoir la constance d'un père qui voit
torturer trois fois son fils unique, qui l'entend condamner sans
preuves, et qui n'éclate pas en plaintes; qui ne l'aborde que pour lui
montrer un visage plus austère qu'attendri, et qui, au moment de s'en
séparer pour jamais, lui interdit les murmures et jusqu'à l'espérance?
Comment expliquer une si cruelle circonspection, si ce n'est en avouant,
à notre honte, que la tyrannie peut obtenir de l'espèce humaine les
mêmes efforts que la vertu? La servitude aurait-elle son héroïsme comme
la liberté?

[Note 11: «Cela fut un acte que l'on ne sçaurait ni suffisament louer,
ny assez blasmer: car, ou c'estait une excellence de vertu qui rendait
ainsi son cœur impassible, ou une violence de passion qui le rendait
insensible; dont ne l'une ne l'autre n'est chose petite, ains surpassant
l'ordinaire d'humaine nature, et tenant ou de la divinité ou de la
bestialité. Mais il est plus raisonnable que le jugement des hommes
s'accorde à sa gloire, que la faiblesse des jugeants fasse descroire sa
vertu. Mais pour lors'quand il se fut retiré, tout le monde demoura sur
la place; comme transy d'horreur et de frayeur par un long temps sans
mot dire, pour avoir veu ce qui avait été fait.»

(PLUTARQUE, _Valérius Publicola_.)]

Quelque tems après ce jugement, on découvrit le véritable auteur de
l'assassinat dont Jacques Foscari portait la peine; mais il n'était plus
tems de réparer cette atroce injustice, le malheureux était mort dans sa
prison.

Il me reste à raconter les suites des malheurs du père. L'histoire les
attribue à l'impatience qu'avaient ses ennemis et ses rivaux de voir
vaquer sa place. Elle accuse formellement Jacques Lorédan, l'un des
chefs du conseil des Dix, de s'être livré contre ce vieillard aux
conseils d'une haine héréditaire, et qui depuis long-tems divisait leurs
maisons[12].

[Note 12: Je suis principalement dans ce récit une relation manuscrite
de la déposition de François Foscari, qui est dans le volume intitulé,
_Raccolta di memorie storiche e annedote, per formar la Storia dell'
eccellentissimo consiglio de' Dieci_. (Archives de Venise.)]

François Foscari avait essayé de la faire cesser, en offrant sa fille à
l'illustre amiral P. Lorédano, pour un de ses fils. L'alliance avait été
rejetée, et l'inimitié s'en était accrue. Dans tous les conseils, dans
toutes les affaires, le Doge trouvait toujours les Lorédano prêts à
combattre ses propositions ou ses intérêts. Il lui échappa un jour de
dire qu'il ne se croirait réellement prince que lorsque Pierre Lorédano
aurait cessé de vivre. Cet amiral mourut quelque tems après d'une
incommodité assez prompte qu'on ne put expliquer. Il n'en fallut pas
davantage aux malveillans pour insinuer que François Foscari, ayant
désiré cette mort, pouvait bien l'avoir hâtée.

Ces bruits s'accréditèrent encore lorsqu'on vit aussi mourir subitement
Marc Lorédan, frère de Pierre, et cela dans le moment où, en sa qualité
d'avogador, il instruisait un procès contre André Donato, gendre du
Doge, accusé de péculat. On écrivit sur la tombe de l'amiral, qu'il
avait été enlevé à la patrie par le poison.

Il n'y avait aucune preuve, aucun indice contre François Foscari, aucune
raison même de le soupçonner. Quand sa vie entière n'aurait pas démenti
une imputation aussi odieuse, il savait que son rang ne lui promettait
ni l'impunité ni même l'indulgence. La mort tragique de l'un de ses
prédécesseurs l'en avertissait, et il n'avait que trop d'exemples
domestiques du soin que le conseil des Dix prenait d'humilier le chef de
la république.

Cependant Jacques Lorédan, fils de Pierre, croyait ou feignait de croire
avoir à venger les pertes de sa famille[13]. Dans ses livres de comptes
(car il faisait le commerce, comme à cette époque presque tous les
patriciens), il avait inscrit de sa propre main le Doge au nombre de ses
débiteurs, «pour la mort, y était-il dit, de mon père et de mon
oncle[14]». De l'autre côté du registre, il avait laissé une page en
blanc, pour y faire mention du recouvrement de cette dette; et en effet,
après la perte du Doge, il écrivit sur son registre: «Il me l'a payée,
_l'ha pagata_.»

[Note 13: _Hasce tamen injurias, quamvis imaginarias, non tam ad animum
revocaverat Jacobus Lauredanus defunctorum nepos, quam in abecedarium
vindictam opportunam_.

(PALAZZI, _Fasti ducales_.)]

[Note 14: Note ci-contre, et l'histoire vénitienne de Vianolo.]

Jacques Lorédan fut élu membre du conseil des Dix, en devint un des
trois chefs, et se promit bien de profiter de cette occasion pour
accomplir la vengeance qu'il méditait.

Le Doge, en sortant de la terrible épreuve qu'il venait de subir pendant
le procès de son fils, s'était retiré au fond de son palais; incapable
de se livrer aux affaires, consumé de chagrins, accablé de vieillesse,
il ne se montrait plus en public, ni même dans les conseils. Cette
retraite, si facile à expliquer dans un vieillard octogénaire si
malheureux, déplut aux décemvirs, qui voulurent y voir un murmure contre
leurs arrêts.

Lorédan commença par se plaindre devant ses collègues du tort que les
infirmités du Doge, son absence dans le conseil, apportaient à
l'expédition des affaires; il finit par hasarder, et réussit à faire la
proposition de le déposer. Ce n'était pas la première fois que Venise
avait pour prince un homme dans la caducité; l'usage et les lois y
avaient pourvu: dans ces circonstances, le Doge était suppléé par le
plus ancien du conseil. Ici, cela ne suffisait pas aux ennemis de
Foscari. Pour donner plus de solennité à la délibération, le conseil des
Dix demanda une adjonction de vingt-cinq sénateurs; mais comme on n'en
énonçait pas l'objet, et que le grand conseil était loin de le
soupçonner, il se trouva que Marc Foscari, frère du Doge, leur fut donné
pour l'un des adjoints. Au lieu de l'admettre à la délibération, on
enferma ce sénateur dans une chambre séparée, et on lui fit jurer de ne
jamais parler de cette exclusion qu'il éprouvait, en lui déclarant qu'il
y allait de sa vie; ce qui n'empêcha pas qu'on n'inscrivit son nom au
bas du décret, comme s'il y eût pris part[15].

[Note 15: Il faut cependant remarquer que, dans la notice où l'on
raconte ce fait, la délibération est rapportée, que les vingt-cinq
adjoints y sont nommés, et que le nom de Marc Foscari ne s'y trouve
pas.]

Quand on en vint à la délibération, Lorédan la provoqua en ces
termes[16]: «Si l'utilité publique doit imposer silence à tous les
intérêts privés, je ne doute pas que nous ne prenions aujourd'hui une
mesure que la patrie réclame, que nous lui devons. Les états ne peuvent
se maintenir dans un ordre de choses immuable: vous n'avez qu'à voir
comme le nôtre est changé, et combien il le serait davantage s'il n'y
avait une autorité assez ferme pour y porter remède. J'ai honte de vous
faire remarquer la confusion qui règne dans les conseils, le désordre
des délibérations, l'encombrement des affaires, et la légèreté avec
laquelle les plus importantes sont décidées; la licence de notre
jeunesse, le peu d'assiduité des magistrats, l'introduction de
nouveautés dangereuses. Quel est l'effet de ces désordres? de
compromettre notre considération. Quelle en est la cause? l'absence d'un
chef capable de modérer les uns, de diriger les autres, de donner
l'exemple à tous, et de maintenir la force des lois.

[Note 16: Cette harangue se lit dans la notice citée ci-dessus.]

«Où est le tems où nos décrets étaient aussitôt exécutés que rendus; où
François Carrare se trouvait investi dans Padoue, avant de pouvoir être
seulement informé que nous voulions lui faire la guerre? Nous avons vu
tout le contraire dans la dernière guerre contre le duc de Milan.
Malheureuse la république qui est sans chef!

«Je ne vous rappelle pas tous ces inconvéniens et leurs suites
déplorables pour vous affliger, pour vous effrayer; mais pour vous faire
souvenir que vous êtes les maîtres, les conservateurs de cet état fondé
par vos pères, et de la liberté que nous devons à leurs travaux, à leurs
institutions. Ici, le mal indique le remède. Nous n'avons point de chef,
il nous en faut un. Notre prince est notre ouvrage, nous avons donc le
droit de juger son mérite quand il s'agit de l'élire, et son incapacité
quand elle se manifeste. J'ajouterai que le peuple, encore bien qu'il
n'ait pas le droit de prononcer sur les actions de ses maîtres,
apprendra ce changement avec transport. C'est la Providence, je n'en
doute pas, qui lui inspire elle-même ces dispositions, pour vous avertir
que la république réclame cette résolution, et que le sort de l'état est
en vos mains.»

Ce discours n'éprouva que de timides contradictions; cependant la
délibération dura huit jours. L'assemblée, ne se jugeant pas aussi sûre
de l'approbation universelle que l'orateur voulait le lui faire croire,
désirait que le Doge donnât lui-même sa démission. Il l'avait déjà
proposée deux fois, et on n'avait pas voulu l'accepter.

Aucune loi ne portait que le prince fût révocable: il était au contraire
à vie; et les exemples qu'on pouvait citer de plusieurs Doges déposés
prouvaient que de telles révolutions avaient été le résultat d'un
mouvement populaire.

Mais, d'ailleurs, si le Doge pouvait être déposé, ce n'était pas
assurément par un tribunal composé d'un petit nombre de membres,
institué pour punir les crimes, et nullement investi du droit de
révoquer ce que le corps souverain de l'état avait fait.

Cependant le tribunal arrêta que les six conseillers de la seigneurie,
et les chefs du conseil des Dix, se transporteraient auprès du Doge,
pour lui signifier que l'excellentissime conseil avait jugé convenable
qu'il abdiquât une dignité dont son âge ne lui permettait plus de
remplir les fonctions. On lui donnait 1500 ducats d'or pour son
entretien, et vingt-quatre heures pour se décider[17].

Foscari répondit sur-le-champ avec beaucoup de gravité, que deux fois il
avait voulu se démettre de sa charge; qu'au lieu de le lui permettre, on
avait exigé de lui le serment de ne plus réitérer cette demande; que la
Providence avait prolongé ses jours pour l'éprouver et pour l'affliger,
et que cependant on n'était pas en droit de reprocher sa longue vie à un
homme qui avait employé quatre-vingt-quatre ans au service de la
république; qu'il était prêt encore à lui sacrifier sa vie; mais que,
pour sa dignité, il la tenait de la république entière, et qu'il se
réservait de répondre sur ce sujet quand la volonté générale serait
légalement manifestée.

Le lendemain, à l'heure indiquée, les conseillers et les chefs des Dix
se présentèrent. Il ne voulut pas leur donner d'autre réponse. Le
conseil s'assembla sur-le-champ, lui envoya demander encore une fois sa
résolution, séance tenante; et, la réponse ayant été la même, on
prononça que le Doge était relevé de son serment et déposé de sa
dignité; on lui assignait une pension de 1500 ducats d'or, en lui
enjoignant de sortir du palais dans huit jours, sous peine de voir tous
ses biens confisqués[18].

[Note 17: Ce décret est rapporté textuellement dans la notice.]

[Note 18: La notice rapporte aussi ce décret.]

Le lendemain, ce décret fut porté au Doge, et ce fut Jacques Lorédan qui
eut la cruelle joie de le lui présenter. Il répondit: «Si j'avais pu
prévoir que ma vieillesse fût préjudiciable à l'état, le chef de la
république ne se serait pas montré assez ingrat pour préférer sa dignité
à la patrie; mais cette vie lui ayant été utile pendant tant d'années,
je voulais lui en consacrer jusqu'au dernier moment. Le décret est
rendu, je m'y conformerai.» Après avoir parlé ainsi, il se dépouilla des
marques de sa dignité, remit l'anneau ducal, qui fut brisé en sa
présence; et dès le jour suivant, il quitta ce palais, qu'il avait
habité pendant trente-cinq ans, accompagné de son frère, de ses parens
et de ses amis. Un secrétaire qui se trouva sur le perron, l'invita à
descendre par un escalier dérobé, afin d'éviter la foule du peuple, qui
s'était rassemblé dans les cours; mais il s'y refusa, disant qu'il
voulait descendre par où il était monté; et quand il fut au bas de
l'escalier des Géans, il se retourna, appuyé sur sa béquille, vers le
palais, en proférant ces paroles: «Mes services m'y avaient appelé, la
malice de mes ennemis m'en fait sortir.»

La foule qui s'ouvrait sur son passage, et qui avait peut-être désiré sa
mort, était émue de respect et d'attendrissement[19]. Rentré dans sa
maison, il recommanda à sa famille d'oublier les injures de ses ennemis.
Personne, dans les divers corps de l'état, ne se crut en droit de
s'étonner qu'un prince inamovible eût été déposé sans qu'on lui
reprochât rien; que l'état eût perdu son chef, à l'insu du sénat et du
corps souverain lui-même. Le peuple seul laissa échapper quelques
regrets: une proclamation du conseil des Dix prescrivit le silence le
plus absolu sur cette affaire, sous peine de mort.

[Note 19: On lit dans la notice ces propres mots: «_Se fosse stato in
loro potere, volentieri lo avrebbero restituito_.»]

Avant de donner un successeur à François Foscari, une nouvelle loi fut
rendue, qui défendait au Doge d'ouvrir et de lire, autrement qu'en
présence de ses conseillers, les dépêches des ambassadeurs de la
république, et les lettres des princes étrangers[20].

Les électeurs entrèrent au conclave, et nommèrent au dogat Pascal
Malipior, le 30 octobre 1457. La cloche de Saint-Marc, qui annonçait à
Venise son nouveau prince, vint frapper l'oreille de François Foscari;
cette fois sa fermeté l'abandonna: il éprouva un tel saisissement, qu'il
mourut le lendemain[21].

[Note 20: _Hist. di Venezia, di Paolo Morosini_, lib. 24.]

[Note 21: _Hist. di Pietro Justiniani_, lib. 8.]

La république arrêta qu'on lui rendrait les mêmes honneurs funèbres que
s'il fût mort dans l'exercice de sa dignité. Mais lorsqu'on se présenta
pour enlever ses restes, sa veuve, qui de son nom était Marine Nani,
déclara qu'elle ne le souffrirait point; qu'on ne devait pas traiter en
prince, après sa mort, celui que, vivant, on avait dépouillé de la
couronne; et que, puisqu'il avait consumé ses biens au service de
l'état, elle saurait consacrer sa dot à lui faire rendre les derniers
honneurs[22]. On ne tint aucun compte de cette résistance; et, malgré
les protestations de l'ancienne dogaresse, le corps fut enlevé, revêtu
des ornemens ducaux, exposé en public, et les obsèques furent célébrées
avec la pompe accoutumée. Le nouveau Doge assista au convoi en robe de
sénateur.

La pitié qu'avait inspirée le malheur de ce vieillard, ne fut pas
tout-à-fait stérile. Un an après, on osa dire que le conseil des Dix
avait outrepassé ses pouvoirs; et il lui fut défendu, par une loi du
grand conseil, de s'ingérer à l'avenir de juger le prince, à moins que
ce ne fût pour cause de félonie[23].

[Note 22: _Hist. d'Egnatio_, lib. 6, cap. 7.]

[Note 23: Ce décret est du 25 octobre 1458. La notice le rapporte.]

Un acte d'autorité tel que la déposition d'un Doge inamovible de sa
nature aurait pu exciter un soulèvement général, ou au moins occasionner
une division dans une république autrement constituée que Venise. Mais,
depuis trois ans, il existait dans celle-ci une magistrature, ou plutôt
une autorité, devant laquelle tout devait se taire.



EXTRAIT
DE L'HISTOIRE DES RÉPUBLIQUES DU MOYEN AGE,
PAR J.C.L. SIMONDE DE SISMONDI, TOME X.


Le Doge de Venise, qui avait prévu par ce traité une guerre non moins
dangereuse que celle qu'il avait terminée presque en même tems par le
traité de Lodi, était alors parvenu à une extrême vieillesse. François
Foscari occupait cette première dignité de l'état dès le 13 avril 1423.
Quoiqu'il fût déjà âgé de plus de cinquante-et-un ans à l'époque de son
élection, il était cependant le plus jeune des quarante-et-un électeurs.
Il avait eu beaucoup de peine à parvenir au rang qu'il convoitait, et
son élection avait été conduite avec beaucoup d'adresse. Pendant
plusieurs tours de scrutin ses amis les plus zélés s'étaient abstenus de
lui donner leur suffrage, pour que les autres ne le considérassent pas
comme un concurrent redoutable[24]. Le conseil des Dix craignait son
crédit parmi la noblesse pauvre, parce qu'il avait cherché à se la
rendre favorable, tandis qu'il était procurateur de Saint-Marc, en
faisant employer plus de trente mille ducats à doter les jeunes filles
de bonne maison, ou à établir de jeunes gentilshommes. On craignait
encore sa nombreuse famille; car alors il était père de quatre enfans,
et marié de nouveau; enfin on redoutait son ambition et son goût pour la
guerre. L'opinion que ses adversaires s'étaient formée de lui fut
vérifiée par les événemens; pendant trente-quatre ans que Foscari fut à
la tête de la république, elle ne cessa point de combattre. Si les
hostilités étaient suspendues durant quelques mois, c'était pour
recommencer avec plus de vigueur. Ce fut l'époque où Venise étendit son
empire sur Brescia, Bergame, Ravenne et Crême; où elle fonda sa
domination de Lombardie, et parut sans cesse sur le point d'asservir
toute cette province. Profond, courageux, inébranlable, Foscari
communiqua aux conseils son propre caractère; et ses talens lui firent
obtenir plus d'influence sur la république que n'avaient exercé la
plupart de ses prédécesseurs. Mais si son ambition avait eu pour but
l'agrandissement de sa famille, elle fut cruellement trompée: trois de
ses fils moururent dans les huit années qui suivirent son élection; le
quatrième, Jacob, par lequel la maison Foscari s'est perpétuée, fut
victime de la jalousie du conseil des Dix, et empoisonna par ses
malheurs les jours de son père[25].

[Note 24: Marin Sanuto, _Vite de' Duchi di Venezia_, p. 967.]

[Note 25: Marin Sanuto, page 968.]

En effet, le conseil des Dix, redoublant de défiance envers le chef de
l'état, lorsqu'il le voyait plus fort par ses talens et sa popularité,
veillait sans cesse sur Foscari, pour le punir de son crédit et de sa
gloire. Au mois de février 1445, Michel Bevilacqua, Florentin, exilé à
Venise, accusa en secret Jacques Foscari, auprès des inquisiteurs
d'état, d'avoir reçu du duc Philippe Visconti des présens d'argent et de
joyaux, par les mains des gens de sa maison. Telle était l'odieuse
procédure adoptée à Venise, que, sur cette accusation secrète, le fils
du Doge, du représentant de la majesté de la république, fut mis à la
torture. On lui arracha par l'estrapade l'aveu des charges portées
contre lui; il fut relégué pour le reste de ses jours à Napoli de
Romanie, avec obligation de se présenter tous les matins au commandant
de la place[26]. Cependant le vaisseau qui le portait ayant touché à
Trieste, Jacob, grièvement malade de la torture, et plus encore de
l'humiliation qu'il avait éprouvée, demanda en grâce au conseil des Dix
de n'être pas envoyé plus loin. Il obtint cette faveur, par une
délibération du 28 décembre 1446; il fut rappelé à Trévise, et il eut la
liberté d'habiter tout le Trévisan indifféremment[27].

[Note 26: Marin Sanuto, p. 968.]

[Note 27: _Ibid. Vite_, p. 1123.]

Il vivait en paix à Trévise, et la fille de Léonard Contarini, qu'il
avait épousée le 10 février 1441, était venue le joindre dans son exil,
lorsque, le 5 novembre 1450, Almoro Donato, chef du conseil des Dix, fut
assassiné. Les deux autres inquisiteurs d'état, Triadano Gritti et
Antonio Venieri, portèrent leurs soupçons sur Jacob Foscari, parce qu'un
domestique à lui, nommé Olivier, avait été vu ce soir-là même à Venise,
et avait des premiers donné la nouvelle de cet assassinat. Olivier fut
mis à la torture; mais il nia jusqu'à la fin, avec un courage
inébranlable, le crime dont on l'accusait, quoique ses juges eussent la
barbarie de lui faire donner jusqu'à quatre-vingts tours d'estrapade.
Cependant, comme Jacob Foscari avait de puissans motifs d'inimitié
contre le conseil des Dix qui l'avait condamné, et qui témoignait de la
haine au Doge son père, on essaya de mettre à son tour Jacob à la
torture, et l'on prolongea contre lui ces affreux tourmens, sans réussir
à en tirer aucune confession. Malgré sa dénégation, le conseil des Dix
le condamna à être transporté à la Canée, et accorda une récompense à
son délateur. Mais les horribles douleurs que Jacob Foscari avait
éprouvées, avaient troublé sa raison; ses persécuteurs, touchés de ce
dernier malheur, permirent qu'on le ramenât à Venise le 26 mai 1451. Il
embrassa son père, il puisa dans ses exhortations quelque courage et
quelque calme, et il fut reconduit immédiatement à la Canée[28]. Sur ces
entrefaites, Nicolas Erizzo, homme déjà noté pour un précédent crime,
confessa, en mourant, que c'était lui qui avait tué Almoro Donato[29].

[Note 28: Marin Sanuto, p. 1138.--M. Ant. Sabellico, Dec. III, lib. VI,
fol. 187.]

[Note 29: Marin Sanuto, p. 1139.]

Le malheureux Doge, François Foscari, avait déjà cherché, à plusieurs
reprises, à abdiquer une dignité si funeste à lui-même et à sa famille.
Il lui semblait que, redescendu au rang de simple citoyen, comme il
n'inspirerait plus de crainte ou de jalousie, on n'accablerait plus son
fils par ces effroyables persécutions. Abattu par la mort de ses
premiers enfans, il avait voulu, dès le 26 juin 1433, déposer une
dignité durant l'exercice de laquelle sa patrie avait été tourmentée par
la guerre, par la peste, et par des malheurs de tout genre[30]. Il
renouvela cette proposition après les jugemens rendus contre son fils;
mais le conseil des Dix le retenait forcément sur le trône, comme il
retenait son fils dans les fers.

[Note 30: _Ibid._, p. 1032.]

En vain Jacob Foscari, obligé de se présenter chaque jour au gouverneur
de la Canée, réclamait contre l'injustice de sa dernière sentence, sur
laquelle la confession d'Erizzo ne laissait plus de doutes. En vain il
demandait grâce au farouche conseil des Dix; il ne pouvait obtenir
aucune réponse. Le désir de revoir son père et sa mère, arrivés tous
deux au dernier terme de la vieillesse, le désir de revoir une patrie
dont la cruauté ne méritait pas un si tendre amour, se changèrent en lui
en une vraie fureur. Ne pouvant retourner à Venise pour y vivre libre,
il voulut du moins y aller chercher un supplice. Il écrivit au duc de
Milan, à la fin de mai 1456, pour implorer sa protection auprès du
sénat: et sachant qu'une telle lettre serait considérée comme un crime,
il l'exposa lui-même dans un lieu où il était sûr qu'elle serait saisie
par les espions qui l'entouraient. En effet, la lettre étant déférée au
conseil des Dix, on l'envoya chercher aussitôt, et il fut conduit à
Venise le 19 juillet 1456[31].

[Note 31: Marin Sanuto, p. 1162.]

Jacob Foscari ne nia point sa lettre; il raconta en même tems dans quel
but il l'avait écrite, et comment il l'avait fait tomber entre les mains
de son délateur. Malgré ces aveux, Foscari fut remis à la torture, et on
lui donna trente tours d'estrapade, pour voir s'il confirmerait ensuite
ses dépositions. Quand on le détacha de la corde, on le trouva déchiré
par ces horribles secousses. Les juges permirent alors à son père, à sa
mère, à sa femme et à ses fils, d'aller le voir dans sa prison. Le vieux
Foscari, appuyé sur un bâton, ne se traîna qu'avec peine dans la chambre
où son fils unique était pansé de ses blessures. Ce fils demandait
encore la grâce de mourir dans sa maison.--«Retourne à ton exil, mon
fils, puisque ta patrie l'ordonne, lui dit le Doge, et soumets-toi à sa
volonté.» Mais, en rentrant dans son palais, ce malheureux vieillard
s'évanouit, épuisé par la violence qu'il s'était faite. Jacob devait
encore passer une année en prison à la Canée, avant qu'on lui rendît la
même liberté limitée à laquelle il était réduit avant cet événement;
mais à peine fut-il débarqué sur cette terre d'exil, qu'il y mourut de
douleur[32].

[Note 32: _Ibid._, p. 1163.--Navagiero, _Storia Venez._, p. 1118.]

Dès-lors, et pendant quinze mois, le vieux Doge, accablé d'années et de
chagrins, ne recouvra plus la force de son corps ou celle de son ame; il
n'assistait plus à aucun des conseils, et il ne pouvait plus remplir
aucune des fonctions de sa dignité. Il était entré dans sa
quatre-vingt-sixième année; et si le conseil des Dix avait été
susceptible de quelque pitié, il aurait attendu en silence la fin, sans
doute prochaine, d'une carrière marquée par tant de gloire et de
malheurs. Mais le chef du conseil des Dix était alors Jacques Lorédano,
fils de Marc, et neveu de Pierre, le grand amiral, qui, toute leur vie,
avaient été ennemis acharnés du vieux Doge. Ils avaient transmis leur
haine à leurs enfans, et cette vieille rancune n'était pas encore
satisfaite[33]. A l'instigation de Lorédano, Jérôme Barbarigo,
inquisiteur d'état, proposa au conseil des Dix, au mois d'octobre 1457,
de soumettre Foscari à une nouvelle humiliation. Dès que ce magistrat ne
pouvait plus remplir ses fonctions, Barbarigo demanda qu'on nommât un
autre Doge. Le conseil, qui avait refusé par deux fois l'abdication de
Foscari, parce que la constitution ne pouvait la permettre, hésita avant
de se mettre en contradiction avec ses propres décrets. Les discussions
dans le conseil et la junte se prolongèrent pendant huit jours, jusque
fort avant dans la nuit. Cependant on fit entrer dans l'assemblée Marco
Foscari, procurateur de Saint-Marc, et frère du Doge, pour qu'il fût lié
par le redoutable serment du secret, et qu'il ne pût arrêter les menées
de ses ennemis. Enfin, le conseil se rendit auprès du Doge, et lui
demanda d'abdiquer volontairement un emploi qu'il ne pouvait plus
exercer. «J'ai juré, répondit le vieillard, de remplir jusqu'à ma mort,
selon mon honneur et ma conscience, les fonctions auxquelles ma patrie
m'a appelé. Je ne puis me délier moi-même de mon serment; qu'un ordre
des conseils dispose de moi, je m'y soumettrai, mais je ne le devancerai
pas.» Alors une nouvelle délibération du conseil délia François Foscari
de son serment ducal, lui assura une pension de 2,000 ducats pour le
reste de sa vie, et lui ordonna d'évacuer en trois jours le palais, et
de déposer les ornemens de sa dignité. Le Doge ayant remarqué parmi les
conseillers qui lui portèrent cet ordre, un chef de la Quarantie, qu'il
ne connaissait pas, demanda son nom: «Je suis le fils de Marco Memmo,»
lui dit le conseiller. «Ah! ton père était mon ami,» lui dit le vieux
Doge en soupirant. Il donna aussitôt des ordres pour qu'on transportât
ses effets dans une maison à lui; et le lendemain, 23 octobre, on le
vit, se soutenant à peine, et appuyé sur son vieux frère, redescendre
ces mêmes escaliers sur lesquels, trente-quatre ans auparavant, on
l'avait vu installé avec tant de pompe, et traverser ces mêmes salles où
la république avait reçu ses sermens. Le peuple entier parut indigné de
tant de dureté exercée contre un vieillard qu'il respectait et qu'il
aimait; mais le conseil des Dix fit publier une défense de parler de
cette révolution, sous peine d'être traduit devant les inquisiteurs
d'état. Le 20 octobre, Pascal Malipieri, procurateur de Saint-Marc, fut
élu pour successeur de Foscari; celui-ci n'eut pas néanmoins
l'humiliation de vivre sujet là où il avait régné. En entendant le son
des cloches qui sonnaient en actions de grâces pour cette élection, il
mourut subitement d'une hémorragie causée par une veine qui s'éclata
dans sa poitrine[34].

[Note 33: Vettor Sandi, _Storia civile Venez._, pt. II, lib. VIII, p.
715-717.]

[Note 34: Marin Sanuto, _Vite de' Duchi di Venezia_, p.
1164.--_Chronicon Eugubinum_, t. XXI, p. 992.--Cristoforo de Soldo,
_Istoria Bresciana_, t. XXI, p. 891.--Novigero, _Storia Veneziana_, t.
XXIII, p. 1120.--M.A. Sabellico, Dec. III, lib. VIII, f. 201.]

«Le Doge, blessé de trouver constamment un contradicteur et un censeur
si amer dans son frère, lui dit un jour en plein conseil: «Messire
Augustin, vous faites tout votre possible pour hâter ma mort: vous vous
flattez de me succéder; mais si les autres vous connaissent aussi bien
que je vous connais, ils n'auront garde de vous élire.» Là-dessus il se
leva, ému de colère, rentra dans son appartement, et mourut quelques
jours après. Ce frère, contre lequel il s'était emporté, fut précisément
le successeur qu'on lui donna. C'était un mérite dont on aimait à tenir
compté, surtout à un parent, de s'être mis en opposition avec le chef de
la république.»

(DARU, _Histoire de Venise_; vol. II, sect. XI, p. 533.)

FIN DE L'APPENDICE.



NOTE DE LORD BYRON.

Dans l'excellent et courageux ouvrage sur l'Italie, de lady Morgan, je
remarque que l'expression _Rome de l'Océan_ est appliquée à Venise; la
même phrase se retrouve dans _les Deux Foscari_. Heureusement mon
éditeur peut attester en mon nom que la tragédie fut composée et envoyée
en Angleterre avant que j'eusse vu l'ouvrage de lady Morgan, que je
reçus seulement le 16 d'août. Mais je m'empresse de remarquer cette
coïncidence, et de céder l'originalité de la phrase à celle qui l'a pour
la première fois présentée au public. Et je le fais avec d'autant plus
d'empressement, que l'on m'apprend (car je me suis peu donné la peine de
m'en assurer par moi-même) que je viens d'être l'objet d'une accusation
de plagiat. Déjà l'on m'avait envoyé sous le voile de l'anonyme une
déclaration menaçante de la même espèce, sans doute dans le but
d'arracher de moi quelque argent. Quoi qu'il en soit, je n'ai rien à
répondre aux imputations de ce genre. L'on m'accuse d'avoir composé la
description d'un voyage en vers d'après le récit de plusieurs naufrages
réels _en prose_, en prenant à cette source tous les matériaux qui me
semblaient le plus importans. Gibbon fait un mérite au Tasse «d'avoir
copié dans les chroniqueurs les plus minutieux détails du siége de
Jérusalem.» La même chose est peut-être à blâmer chez moi; je m'en
soucie fort peu.

Pendant que je travaillais à défendre le caractère de Pope, la troupe
famélique des écrivains de _Grub-Street_ semble avoir voulu attaquer _le
mien_: rien de mieux, pour eux et pour moi. Une des accusations portées
dans leur épître anonyme est surtout fort amusante: on y pose en fait
sérieusement que «j'ai reçu 500 livres sterling pour avoir annoncé le
cirage patenté de Day et Martin.» Voilà le compliment le plus flatteur
que l'on ait jamais accordé à la puissance de mon style. On y voit
encore la preuve qu'une personne a tenté de faire connaissance avec M.
Townsend (homme de lois, qui vint, il y a trois ans, me trouver à Venise
pour affaire), dans l'intention de recevoir de ce visiteur accidentel la
confidence de quelques diffamations particulières sur mon compte. M.
Townsend est libre de dire ce qu'il sait. Je ne rappelle cette
circonstance que pour indiquer quel misérable monde se trouve renfermé
au milieu du monde littéraire, et comment ces honnêtes gens-là
travaillent. On me fait un autre crime, m'a-t-on dit, dans la _Gazette
littéraire_, d'avoir écrit des notes pour la _Reine Mab_, ouvrage que je
n'avais jamais vu avant sa publication, et que je me souviens d'avoir
alors montré à M. Sotheby comme un poème d'un mérite et d'une
imagination remarquable. Je n'ai pas écrit une seule de ces notes; je ne
les ai jamais vues manuscrites. Personne même ne sait mieux que leur
véritable auteur combien nous différons tous deux matériellement
d'opinion quant à la partie métaphysique de l'ouvrage; mais je n'en
admire pas moins hautement, avec tout ce qui n'est pas aveuglé par la
bassesse et la bigotterie, ce qu'il y a de poésie dans cette production
et dans les autres du même auteur.

M. Southey aussi, dans la pieuse préface d'un poème où l'irréligion est
aussi inoffensive que dans Wat-Tyler l'esprit de sédition, attendu que
l'un et l'autre restent également absurdes, invoque contre moi la
sévérité des lois, attendu que la tolérance de pareils écrits aurait
conduit à la révolution française: _non pas_ des écrits dans le genre de
Wat-Tyler, mais de ceux de l'_école satanique_. Cela est faux, et M.
Southey sait fort bien que cela est faux. Tous les écrivains français de
quelqu'indépendance furent persécutés; Voltaire et Rousseau furent
exilés, Marmontel et Diderot furent mis à la Bastille; et le despotisme
de ce tems fit une guerre continuelle à tous les écrivains de la même
secte. En second lieu, la révolution française ne fut pas occasionnée
par un écrit quelconque; elle serait arrivée quand même aucun de ces
écrits n'eût existé. C'est la mode d'attribuer tout à la révolution
française, et la révolution française à tout, excepté à sa réelle cause.
Cette cause est évidente:--le gouvernement exigeait trop, et le peuple
ne pouvait _donner_ ni _supporter davantage_; sans cela, les
encyclopédistes auraient inutilement usé toutes les plumes du monde. Et
la révolution _anglaise_--(la première, j'entends), par qui fut-elle
occasionnée? Certes, les puritains étaient aussi pieux, aussi sévères
que Wesley ou son biographe! Je le répète donc; les actes,--les actes de
la part du gouvernement, et non pas les écrits qui les attaquent, ont
causé les tourmentes passées, et causeront celles qui se préparent.

Je ne suis pas révolutionnaire, mais je les regarde comme inévitables.
Mon vœu serait de voir la constitution anglaise restaurée plutôt que
renversée. Aristocrate par ma naissance, et j'ajouterai par mon
caractère, j'ai encore la plus grande partie de ma fortune dans les
fonds publics; qu'aurais-je donc à gagner à une révolution? Peut-être
ai-je plus à y perdre, en tous cas, que M. Southey, avec toutes ses
places, ses gratifications, pour ses panégyriques et ses calomnies.
Mais, je le répète, une révolution est inévitable. Que le gouvernement
soit fier d'avoir réprimé quelques misérables tumultes; ils ne sont que
de faibles vagues repoussées pour un instant du rivage, tandis que la
grande marée roule cependant, et gagne à chaque minute un nouveau
terrain. M. Southey nous accuse de saper la religion du pays; croit-il
donc la soutenir en écrivant des vies telle que celle de Wesley? Jamais
un culte ne tombe sans qu'un autre ne le remplace. Il n'y eut, il n'y
aura jamais de contrée sans religion. On nous citera encore la France;
mais ce fut dans Paris seulement un parti frénétique, qui soutint, et
pour un instant encore, la dogmatique absurdité de la théophilantropie.
Si l'église d'Angleterre est renversée, elle tombera sous les coups des
sectaires, et non pas des sceptiques. Les hommes sont aujourd'hui trop
sages, trop éclairés, trop convaincus de leur immense importance dans
les royaumes de la métaphysique, pour jamais se soumettre à l'impiété du
doute. Il peut y avoir quelques spéculateurs incrédules; mais c'est
comme quelques rares gouttes d'eau dans le pâle rayon de la raison
humaine. Ils sont en fort petit nombre; et leurs opinions, dépouillées
d'enthousiasme et sans aliment pour les passions, ne feront jamais de
prosélytes,--à moins toutefois qu'on ne les persécute: cette
circonstance, sans doute, pourrait leur donner quelque importance.

M. Southey triomphe avec une lâche férocité, en prévoyant le _repentir
du lit de mort_ des objets de sa haine; il a formé lui-même une
charmante _vision du jugement_ en prose aussi bien qu'en vers, et
remplie de la plus impudente impiété. Quelles seront les sensations de
M. Southey ou les miennes, dans l'instant terrible où il faudra quitter
la vie? c'est ce que ni lui ni moi ne devrions songer à décider. Je n'ai
pas attendu _mon lit de mort_ pour me repentir d'une foule d'actions;
j'ai cela de commun avec la plupart des hommes, tant soit peu réfléchis,
et en dépit de l'_orgueil diabolique_ que, dans sa fureur, ce misérable
renégat attribue à ceux qui _le_ méprisent. Sans doute il ne
m'appartient pas de peser et de déterminer ce que j'ai pu faire de bien
ou de mal; mais du moins je puis borner ma défense à l'assertion
très-facile à prouver, que, dans ma position, j'ai toujours fait plus de
bien réel dans une seule année, depuis que j'ai atteint ma vingtième,
que n'en a fait M. Southey dans tout le cours de sa méprisable et mobile
existence. Il est quelques actions que je puis me rappeler avec un noble
orgueil, et que les calomnies d'un écrivain vendu ne sauraient
atteindre. Il en est d'autres auxquelles je me reporte avec douleur et
repentir; mais le seul acte de ma vie que M. Southey puisse réellement
connaître, puisqu'il me mit en rapport avec l'un de ses amis intimes, ne
saurait certainement être une occasion de déshonneur pour cet ami ni
pour moi-même.

Je n'ignore pas les autres calomnies de M. Southey; je sais tout ce
qu'il osa publier, à son retour de Suisse, contre moi et d'autres
personnes honorables: dans ce monde, cette conduite lui a fait peu de
profit, et si sa croyance est la bonne, elle doit lui en faire encore
moins dans l'autre. Il ne m'appartient pas de préjuger quel sera _son
lit de mort_: c'est une affaire entre lui et son créateur. Mais, certes,
il est plaisant et odieux de voir l'arrogance de ce prédicateur
indifférent de toutes les doctrines, désignant à la damnation éternelle,
ses frères, quand il a dans son pupitre des productions telles que
_Wat-Tyler_, l'_Apothéose de George III_, et l'_Élégie sur Martin le
régicide_. Il semble que l'une de ses consolations soit une certaine
note latine d'un certain ouvrage d'un certain M. Landor, pour lequel
l'amitié de Robert Southey sera, dit-il, _un honneur, quand les disputes
éphémères et les éphémères réputations du jour seront oubliées_. Pour
moi, je n'envie pas une amitié ni une gloire réversible, avec les
intérêts, comme la fortune de M. Thélusson, à la troisième et quatrième
génération.--Cette amitié sera probablement aussi mémorable que les
épopées de M. Southey, desquelles Porson a dit (comme je l'ai répété, il
y a dix ou douze ans, dans _les Bardes anglais_), qu'on s'en
souviendrait quand Homère et Virgile seront oubliés, et non pas avant.
Je le laisse pour le présent.

FIN DE LA NOTE.



CAÏN,

MYSTÈRE.

      «Or le serpent était le plus malin
      des animaux que le Seigneur Dieu
      avait faits.»

      (_Genèse_, chap. III, vers. I.)


A
SIR WALTER SCOTT, BARONNET,
_Ce Mystère de Caïn_ est dédié, par son obligé ami et dévoué serviteur,

L'AUTEUR.



PRÉFACE.


Les scènes suivantes sont intitulées _Mystère_, par allusion à l'ancien
titre de _mystère_ ou _moralité_ donné aux drames dont le sujet était
analogue. L'auteur n'a cependant pas pris les mêmes libertés qui jadis
étaient tolérées dans les ouvrages de ce genre, comme peut s'en
convaincre tout lecteur curieux de consulter ces productions
très-profanes, en anglais, en français, en italien ou en espagnol.
L'auteur s'est efforcé de conserver le langage qui convenait le mieux à
ses personnages; et quand il a cru devoir emprunter celui de
l'_Écriture_, il l'a reproduit en l'altérant aussi peu, même quant aux
paroles, que pouvait le permettre le rhythme poétique. Le lecteur se
souviendra que la _Genèse_ ne dit pas qu'Ève fut tentée par un démon,
mais par _le serpent_; et cela, uniquement parce qu'il était le plus
subtil des animaux. Quelle que soit l'interprétation que les rabbins et
les pères aient donnée à ce passage, j'ai dû prendre les mots comme je
les ai trouvés, et répliquer avec l'évêque Watson, quand on lui citait
en pareille occasion les Pères, tandis qu'il était recteur de Cambridge:
«Voyez le livre,» entendant parler de l'Écriture. Il faut encore se
rappeler que mon sujet n'a rien de commun avec le _Nouveau-Testament_,
et que l'on ne pourrait, sans anachronisme, s'y reporter le moins du
monde.

Depuis long-tems je n'ai lu de poèmes sur des sujets religieux. Je n'ai
pas relu Milton depuis l'âge de vingt ans; mais avant cet âge, je
l'avais tant de fois parcouru, que l'impression ne s'en est jamais
effacée. Je n'ai pas lu _la Mort d'Abel_ de Gessner depuis l'âge de huit
ans, à Aberdeen. Le souvenir que j'en ai conservé est en général
agréable; mais quant aux détails, je me souviens seulement que la femme
de Caïn s'appelait Meala.--Dans mon ouvrage, je les appelle Adah et
Zillah, les premiers noms féminins qui soient écrits dans la _Genèse_;
c'était celui des femmes de Lamech: celles de Caïn et d'Abel ne sont pas
désignées par leurs noms. Ainsi, dans le cas où le même sujet nous
aurait inspiré quelques idées analogues, je puis dire que je l'ignore,
et je ne m'en soucie que légèrement.

Le lecteur n'oubliera pas non plus qu'on ne trouve pas une seule
allusion à la vie future dans les ouvrages de Moïse, ni même dans tout
le vieux Testament. Les raisons de cette singulière omission sont
développées dans le livre de Warburton, de _la Légation divine_; elles
sont, ou elles ne sont pas satisfaisantes: mais il est certain qu'on
n'en a pas trouvé de meilleures. J'ai pu supposer, dans tous les cas,
que Caïn n'en avait pas encore pris connaissance, sans avoir eu besoin,
je l'espère, de falsifier l'Écriture-Sainte.

Quant au langage de Lucifer, je ne pouvais guère le modeler sur celui
d'un prédicateur chrétien; mais j'ai fait ce qui était en mon pouvoir
pour le maintenir dans les bornes de la politesse spiritualiste.

S'il se défend d'avoir tenté Ève sous la forme du serpent, c'est
uniquement parce que la _Genèse_ n'offre pas la plus indirecte allusion
à quelque chose de ce genre, et qu'elle ne met en scène le serpent que
dans le cercle de ses facultés serpentines.

NOTA.--Le lecteur remarquera que l'auteur adopte dans ce poème l'opinion
de Cuvier, que le monde, avant la création de l'homme, avait été déjà
plusieurs fois détruit. Cette hypothèse, fondée sur l'étude des
différentes couches de terre, et sur les ossemens des énormes animaux
dont la race est perdue, et que l'on a trouvés parmi elles, n'est pas
contraire au récit de Moïse, et sert plutôt à le confirmer. Nul ossement
humain n'a été découvert, bien que ceux d'autres animaux dont la race
est encore aujourd'hui conservée se retrouvent mêlés aux squelettes des
races disparues. L'assertion de Lucifer, que le monde préadamite fut
aussi peuplé d'êtres raisonnables, d'une intelligence supérieure à celle
de l'homme, et doués d'une force comparable à celle du mammoth, etc.,
etc., est d'ailleurs une fiction poétique destinée à le servir dans ses
projets de séduction.

Je dois ajouter qu'Alfieri a fait une _tramélogédie_ intitulée _Abel_.
Je ne l'ai jamais lue, non plus qu'aucun des autres ouvrages posthumes
de cet écrivain, à l'exception de sa Vie.

PERSONNAGES.

      HOMMES.

      ADAM.
      CAÏN.
      ABEL.

      FEMMES

      ÈVE.
      ADAH.
      ZILLAH.

      ESPRITS

      L'ANGE DU SEIGNEUR.
      LUCIFER.



CAÏN.



ACTE PREMIER.



SCÈNE PREMIÈRE.

(La scène se passe hors du Paradis.--Le soleil se lève.)

ADAM, ÈVE, CAÏN, ABEL, ADAH, ZILLAH, offrant un sacrifice.


ADAM.

O Dieu, l'éternel, l'infini, le très-sage!--toi qui d'une parole fis
jaillir des ténèbres la lumière sur l'abîme des eaux:--salut, Jéhovah!
salut encore au retour de la lumière!

ÈVE.

O Dieu! qui nommas le jour, et séparas pour la première fois le matin de
la nuit;--toi qui divisas les flots, et donnas le nom de firmament à une
partie de ton ouvrage,--à jamais, salut!

ABEL.

O Dieu! qui transformas les élémens en terre, en eau, en air et en
flamme; toi, père des jours et des nuits, et avec eux des mondes
éclairés de leurs flambeaux, ou voilés de leurs ténèbres; toi qui
communiques l'existence à des êtres faits pour en jouir et pour les
aimer aussi bien que toi,--salut, mille fois salut!

ADAH.

Dieu éternel! père de toutes choses! qui créas ces êtres excellens et
brillans de beauté, pour être aimés plus que toutes choses, à
l'exception de toi,--permets-moi de les confondre avec toi dans le même
amour.--Salut! mille fois salut!

ZILLAH.

O Dieu! qui, malgré ton amour, ta puissance et ta bonté, permis au
serpent de nous séduire, et d'arracher mon père au paradis terrestre,
préserve-nous aujourd'hui d'autres malheurs.--Salut! mille fois salut!

ADAM.

Caïn, mon fils, mon premier né, pourquoi gardes-tu le silence?

CAÏN.

Pourquoi parlerais-je?

ADAM.

Pour prier.

CAÏN.

N'avez-vous pas prié vous-même?

ADAM.

Oui, et de la plus grande ferveur.

CAÏN.

Et très-haut: je vous ai entendus.

ADAM.

Puisse Dieu nous avoir également entendus!

ABEL.

Ainsi soit-il!

ADAM.

Et cependant mon fils aîné se tait encore.

CAÏN.

Mieux vaut que je reste silencieux.

ADAM.

Pourquoi?

CAÏN.

Je n'ai rien à demander.

ADAM.

Rien dont tu puisses rendre grâce?

CAÏN.

Non.

ADAM.

Ne vis-tu pas?

CAÏN.

Ne dois-je pas mourir?

ÈVE.

Hélas! le fruit défendu de l'arbre commence à tomber devant nous.

ADAM.

Et nous devons le recueillir. O Dieu! pourquoi as-tu planté l'arbre de
la science?

CAÏN.

Et pourquoi n'avez-vous pas cueilli le fruit de l'arbre de vie? alors
vous auriez pu le braver!

ADAM.

O mon fils! ne blasphème pas: c'est ainsi que parlait le serpent.

CAÏN.

Pourquoi pas? le reptile parlait bien. Vous aviez l'arbre de la science,
vous aviez celui de la vie:--la science est bonne et la vie est bonne;
comment donc toutes deux peuvent-elles être mauvaises?

ÈVE.

Mon fils, tu parles comme à l'instant où je péchai, alors que tu n'étais
pas encore né. Ne me rappelle pas mon malheur par le tien. Je me suis
repentie. Ne m'offre pas la vue de l'un de mes enfans succombant aux
inspirations du serpent devant les murs mêmes du paradis qu'il a pour
jamais fermé à tes parens. Sois satisfait de ce qui est. Sans notre
curiosité fatale, tu serais heureux dans ce moment,--ô mon cher fils!

ADAM.

Nos prières sont terminées, séparons-nous, et reprenons nos travaux: ils
sont nécessaires sans être pénibles. La terre est jeune encore; elle
récompense volontiers, par le don de ses fruits, notre léger travail.

ÈVE.

Caïn, vois ton père calme et résigné: fais comme lui.

(Adam et Ève sortent.)

ZILLAH.

Ne le veux-tu pas, mon frère?

ABEL.

Pourquoi ce nuage qui obscurcit ton front? il ne peut te servir de rien,
si ce n'est à réveiller le courroux de l'Éternel.

ADAH.

Mon cher Caïn, serais-je également l'objet de ton courroux?

CAÏN.

Non, Adah! seulement je voulais être seul un instant. Abel! je souffre;
mais ce mal sera passager. Devance mes pas, mon frère,--je ne tarderai
pas à te suivre; et vous aussi, mes sœurs, ne tardez pas davantage: vous
ne devez pas recevoir un repoussant accueil. Je vous suis.

ADAH.

Mais je reviendrai, si tu tardes quelque tems.

ABEL.

La paix du Seigneur soit dans votre ame, mon frère!

(Sortent Abel, Zillah, Adah.)

CAÏN, seul.

Et c'est là la vie!--Travailler! et pourquoi travailler?--parce que mon
père n'a pu conserver sa place dans l'Éden. Mais en suis-je cause?--je
n'étais pas né; je ne cherchais pas à naître, et je ne tiens nullement
au sort dans lequel m'a placé cette naissance. Pourquoi faut-il qu'il
ait cédé au serpent et à la femme? ou pourquoi souffrir d'avoir cédé?
Quel crime dans cette faiblesse? L'arbre était planté, pourquoi ne
l'était-il pas pour lui? et sinon, pourquoi le placer près de lui, au
centre de l'Éden, et le plus beau de tous les arbres? A toutes mes
questions, ils n'ont qu'une réponse: «Il l'a voulu; il est bon.» Et
comment puis-je le savoir? Parce qu'il est tout-puissant, s'ensuit-il
qu'il soit souverainement bon? Je ne le juge que par les résultats:--ils
sont amers.--Faut-il que je les subisse pour une faute qui n'est pas la
mienne? Mais qu'aperçois-je près d'ici?--une forme comme celle des
anges; mais l'aspect plus triste et plus sévère que le leur. Je frémis
malgré moi; pourquoi cependant le craindrais-je plus que les autres
esprits dont je vois tous les jours, dans le crépuscule, les épées
flamboyantes, alors qu'errant autour des portes dont l'entrée nous est
interdite, je cherche à saisir quelque chose des jardins qui devaient
être mon héritage, avant que la nuit n'en obscurcisse les murailles et
les arbres immortels? Si les chérubins armés ne m'effraient pas,
pourquoi frémirais-je à l'aspect de celui qui maintenant s'approche?
Cependant, il semble plus puissant qu'eux tous; leur égal en beauté, et
cependant moins radieux qu'il ne fut ou pourrait être. Le chagrin semble
une partie de son immortalité; se pourrait-il? et la douleur ne
serait-elle pas le partage exclusif des hommes? Le voici.

(Entre Lucifer.)

LUCIFER.

Mortel!

CAÏN.

Ange! quel es-tu?

LUCIFER.

Le maître des anges.

CAÏN.

S'il est ainsi, peux-tu les abandonner, et descendre près d'une vile
poussière?

LUCIFER.

Je connais les pensées de la poussière; j'y compatis, ainsi qu'aux
vôtres.

CAÏN.

Eh quoi! vous connaissez mes pensées?

LUCIFER.

Elles sont celles de tout être digne de penser;--c'est la partie
immortelle de votre substance qui parle en vous.

CAÏN.

Quelle partie immortelle? cela ne nous a pas été révélé. L'arbre de vie
nous fut enlevé par la folie de mon père, et celui de la science fut
trop tôt dépouillé par l'avidité de ma mère; tout le fruit qui nous en
soit resté est la mort!

LUCIFER.

Ils t'ont trompé; tu vivras.

CAÏN.

Je vis, mais je vis pour mourir. Je ne vois rien dans la mort qui
m'effraie, si ce n'est que je sens un frisson invincible, un aveugle et
naturel instinct de vie que j'abhorre, autant que je me méprise
moi-même, et cependant que je ne puis dompter:--voilà pourquoi je vis
encore. Pourquoi suis-je, hélas! né?

LUCIFER.

Tu vis, et tu vivras à jamais. Ne crois pas que la terre qui forme ton
enveloppe soit la condition de ton existence:--elle te quittera, et tu
seras encore le même.

CAÏN.

Le _même_! et pourquoi pas mieux?

LUCIFER.

Il se pourra que tu sois comme nous.

CAÏN.

Et vous?

LUCIFER.

Nous sommes éternels.

CAÏN.

Êtes-vous heureux?

LUCIFER.

Nous sommes puissans.

CAÏN.

Êtes-vous heureux?

LUCIFER.

Non: l'es-tu?

CAÏN.

Comment le serais-je? Regarde-moi.

LUCIFER.

Pauvre argile! Et tu as la prétention d'être malheureux! toi!

CAÏN.

Je le suis.--Mais toi, avec toute ta puissance, qui es-tu?

LUCIFER.

Un être qui aspire au rang de ton créateur, et qui ne t'aurait pas fait
ce que tu es.

CAÏN.

Ah! tu me sembles presque un dieu, et--

LUCIFER.

Je ne le suis pas; et n'ayant pu le devenir, je ne veux être que ce que
je suis. Il a vaincu; qu'il règne!

CAÏN.

Qui?

LUCIFER.

Le créateur de ton père et celui de la terre.

CAÏN.

Et du ciel, de tout ce qu'il renferme. J'ai entendu ses anges le
chanter, et mon père le redire.

LUCIFER.

Ils disent--ce qu'ils sont forcés de chanter et de dire, sous peine
d'être ce que je suis,--ce que tu es: des esprits et des hommes.

CAÏN.

Et que sommes-nous?

LUCIFER.

Des ames qui osent jouir de leur immortalité,--des ames qui osent
regarder en face leur éternel tyran, et lui dire que son mal n'est pas
bon. Si, comme il le dit, il nous a créés--ce que je ne sais ni ne
crois;--quoi qu'il en soit--il ne peut nous anéantir: nous sommes
immortels!--Bien plus, il en est ravi, afin de nous torturer davantage.
Qu'il le fasse donc: il est tout-puissant;--mais dans sa grandeur, il
n'est pas plus heureux que nous au milieu de nos tourmens. La bonté
n'aurait pas fait le mal; et qu'a-t-il fait autre chose? Laissons-le
cependant reposer sur son trône immense et solitaire; qu'il crée des
mondes nouveaux pour adoucir l'ennui d'une insipide éternité et d'une
immense solitude! Qu'il lance dans l'espace globes sur globes: le tyran
n'en est pas moins seul; et s'il pouvait donner la faculté de le
combattre, il serait moins malheureux. Mais qu'il règne, et que sans
cesse il multiplie sa misère. Esprits et hommes, nous devons entre nous
sympathiser: nos souffrances sont communes; apprenons à les supporter,
en réunissant à jamais notre misère, tandis que lui, accablé sous le
poids de sa grandeur, il ne pourra que créer encore, et toujours
créer.--

CAÏN.

Tu me parles de choses qui, depuis long-tems, flottent comme autant de
visions à travers mes pensées: je ne pouvais concilier ce que je vois
avec ce que j'entends. Mon père et ma mère me parlent de serpent,
d'arbres et de fruits; je vois les portes de ce qu'ils nomment leur
paradis gardées par l'épée flamboyante de chérubins qui nous repoussent,
eux et moi; je sens le poids d'un travail journalier et d'une constante
pensée; je contemple un monde où je ne semble rien, avec des idées qui
semblent capables de tout maîtriser:--mais je me croyais seul en proie à
ce genre de misère.--Mon père est abattu; ma mère n'a plus cette ame qui
lui faisait aspirer après la science, au risque d'une malédiction
éternelle; mon frère est un jeune gardeur de troupeaux, qui offre les
premiers nés de ses brebis à celui qui ne permet pas à la terre de rien
donner qui ne soit arrosé de nos sueurs; ma sœur Zillah chante un hymne
d'actions de grâces avant les oiseaux du matin; et mon Adah, ma
bien-aimée, elle ne comprend rien aux soucis qui me dévorent: en un mot,
jusqu'alors, aucun être n'avait sympathisé avec moi. Eh bien!--je suis
ravi de m'associer aux esprits.

LUCIFER.

Si ton ame ne te rendait pas digne d'une pareille association, je
n'apparaîtrais pas maintenant à tes yeux. Comme la première fois, un
serpent eût suffi pour te charmer.

CAÏN.

Oh! serait-ce donc toi qui tentas ma mère?

LUCIFER.

Je ne tente qu'avec l'appât de la vérité. N'y avait-il pas l'arbre de la
science? l'arbre de vie n'était-il pas encore chargé de fruits? Suis-je
cause qu'elle trembla d'y toucher? Est-ce moi qui plaçai des objets
défendus à la portée d'êtres innocens, et que leur innocence même devait
rendre curieux? Moi, je vous aurais créés des dieux; et celui qui vous a
exilés ne l'a fait que pour vous empêcher «de manger le fruit de vie, et
de devenir des dieux comme nous.» N'étaient-ce pas là ses paroles?

CAÏN.

Oui; et je les entendis de ceux qui les avaient entendues au milieu des
éclairs.

LUCIFER.

Quel était donc le démon, de celui qui vous défendait de vivre, ou de
celui qui voulait vous faire vivre à jamais dans le bonheur et le
pouvoir de la science?

CAÏN.

Pourquoi n'ont-ils pas ravi le fruit de l'un et de l'autre arbre, ou
n'ont-ils pas laissé tous les deux?

LUCIFER.

L'un vous appartient déjà, l'autre peut vous appartenir encore.

CAÏN.

Et par quel moyen?

LUCIFER.

En résistant; en demeurant vous-mêmes. L'ame est supérieure à tout,
quand l'ame veut bien se comprendre, quand elle se fait le point central
du cercle qui l'entoure,--et qu'elle est faite pour maîtriser.

CAÏN.

Mais n'as-tu pas tenté mes parens?

LUCIFER.

Moi? misérable poussière! et pourquoi, comment les aurais-je tentés?

CAÏN.

Le serpent, disent-ils, était un esprit.

LUCIFER.

Qui l'a dit? cela n'est pas écrit là-haut. L'homme, dans ses craintes
immenses et sa petite vanité, peut bien rejeter sur les substances
spirituelles le tort de sa propre chute; mais notre orgueilleux despote
ne voudrait pas falsifier ainsi les faits. Le serpent était le
serpent,--rien de plus, et cependant l'égal de ceux qu'il tenta, par sa
nature terrestre comme la leur;--leur supérieur en sagesse, puisqu'il
put les séduire, et leur donner la connaissance qui devait détruire
leurs insipides plaisirs. Crois-tu que je voulusse revêtir l'enveloppe
des êtres qui doivent mourir?

CAÏN.

Mais, enfin, le reptile avait-il un démon en lui?

LUCIFER.

Il ne fit qu'en éveiller un dans ceux qu'entraînait sa langue venimeuse.
Je te répète que le serpent n'était rien de plus qu'un serpent:
demande-le au chérubin qui garde l'arbre séducteur. Quand des milliers
de siècles auront roulé sur vos cendres dispersées et sur celles de
votre race, les habitans de la terre pourront bien alors cacher sous les
fables leurs fautes primitives, m'attribuant un déguisement que je
méprise, comme je méprise tout ce qui plie le genou devant celui qui ne
fit des êtres que pour les courber devant sa triste et solitaire
éternité; mais nous qui voyons la vérité en face, nous devons la
reproduire. Tes malheureux parens écoutèrent les conseils d'un reptile;
ils tombèrent. Et pourquoi les esprits les auraient-ils tentés? Quel
objet digne d'envie, que les bornes étroites de votre paradis, pour des
intelligences qui peuvent traverser l'espace!--Mais je te parle de
choses que tu ignores, avec ton arbre de la science.

CAÏN.

Mais du moins tu ne peux parler d'une nouvelle science sans m'inspirer
le désir de la pénétrer, la soif de m'en abreuver; oui, mon ame est
digne de la comprendre.

LUCIFER.

En aurais-tu le courage?

CAÏN.

Tu peux l'éprouver.

LUCIFER.

Oserais-tu contempler la mort?

CAÏN.

Je ne l'ai pas encore vue.

LUCIFER.

Mais tu devras la subir.

CAÏN.

Mon père dit que c'est une chose terrible, ma mère pleure en l'entendant
nommer: Abel, alors, lève les yeux au ciel; Zillah laisse retomber les
siens vers la terre, en soupirant une prière; Adah me regarde, et se
tait.

LUCIFER.

Mais toi?

CAÏN.

D'indicibles pensées pénètrent dans mon cœur embrasé, quand j'entends
parler de cette toute-puissante mort qui semble inévitable. Ne
pourrais-je lutter contre elle? J'ai lutté avec le lion, quand j'étais
encore enfant; je jouais avec lui, jusqu'à ce qu'il s'échappât de mes
bras en rugissant.

LUCIFER.

Elle n'a pas de forme; mais elle anéantira tous les êtres, enfans de la
terre, qui sont revêtus d'une forme.

CAÏN.

Ah! je croyais que c'était un être; et quel autre qu'un être pouvait
créer quelque chose d'aussi fatal aux êtres?

LUCIFER.

Demande au destructeur.

CAÏN.

Quel est-il?

LUCIFER.

Le créateur.--Donne-lui le nom qu'il te plaira; il ne crée que pour
détruire.

CAÏN.

Je ne le savais pas; cependant, au nom de la mort, je le conjecturais:
je ne la connais pas, mais elle me semble horrible. Dans la vaste
désolation des nuits, je l'ai recherchée, j'ai tenté de la surprendre;
et quand je voyais les formes gigantesques que l'ombrage jetait sur les
murs d'Éden, et que traversait le glaive étincelant des chérubins,
j'attendais après ce que je croyais elle: car, en même tems que la
crainte, naissait dans mon cœur le désir de connaître ce qui devait tous
nous subjuguer;--mais rien ne se présentait. Alors je détachais mes yeux
accablés de la vue du paradis défendu, notre première patrie; je les
reportais aux flambeaux répandus sur nos têtes, si nombreux et si
ravissans: eux aussi devront-ils donc mourir?

LUCIFER.

Peut-être;--mais long-tems après que vous ne serez plus, toi et les
tiens.

CAÏN.

J'en suis ravi; je n'aurais pas voulu les voir mourir: ils sont trop
beaux. Qu'est-ce que la mort? Je sens, et je le crains, que c'est une
chose terrible; mais, pourquoi? je ne puis le comprendre. On nous l'a
dénoncée comme un mal, à nous, à ceux qui péchèrent, à ceux qui ne
péchèrent pas:--ce mal, quel est-il?

LUCIFER.

On l'apprend dans la terre.

CAÏN.

Mais pourrai-je le connaître?

LUCIFER.

Comme je n'ai rien de commun avec la mort, je ne puis répondre.

CAÏN.

Je ne serais qu'une poussière tranquille, il n'y aurait pas de mal; et
que n'ai-je jamais été autre chose!

LUCIFER.

Ce vœu est ignoble; il est même indigne de ton père: car, du moins, il
souhaita de connaître.

CAÏN.

Mais non pas de vivre; car il eût dépouillé l'arbre de vie.

LUCIFER.

Il en fut empêché.

CAÏN.

Erreur mortelle, de n'avoir pas d'abord cueilli ce fruit; mais avant de
ravir la science, il ne connaissait pas la mort. Hélas! à peine si
j'entrevois ce qu'elle est, et pourtant je la redoute:--je tremble
devant ce que j'ignore!

LUCIFER.

Et moi, je ne crains rien, parce que je connais tout: voilà quelle est
la vraie science.

CAÏN.

Veux-tu m'apprendre tout?

LUCIFER.

Oui, à une condition.

CAÏN.

Désigne-la.

LUCIFER.

C'est que tu t'inclineras pour adorer en moi--ton seigneur.

CAÏN.

Tu n'es pas le seigneur que mon père adore.

LUCIFER.

Non.

CAÏN.

Es-tu son égal?

LUCIFER.

Non;--je n'ai rien de commun avec lui! je ne le voudrais pas. Je veux
être au-dessus,--au-dessous, tout enfin, plutôt que de partager ou de
reconnaître son pouvoir. Je reste à part, mais pourtant je suis
grand;--il en est beaucoup qui m'adorent, un plus grand nombre encore
m'adorera dans la suite:--sois au nombre des premiers.

CAÏN.

Jusqu'à présent, je ne me suis pas incliné devant le Dieu de mon père,
bien que mon frère Abel me conjurât souvent de me joindre à lui dans un
commun sacrifice:--pourquoi fléchirais-je devant toi?

LUCIFER.

N'as-tu jamais fléchi le genou devant lui?

CAÏN.

Je te l'ai dit;--et quel besoin de le dire? ta science suprême ne
doit-elle pas te l'apprendre?

LUCIFER.

Celui qui n'a pas fléchi devant lui s'incline devant moi!

CAÏN.

Je ne fléchis devant personne.

LUCIFER.

Tu n'en es pas moins mon adorateur: lui refuser son hommage, c'est par
cela même me l'accorder.

CAÏN.

Que veux-tu dire?

LUCIFER.

Tu le sauras--et bientôt.

CAÏN.

Découvre-moi du moins le mystère de mon existence.

LUCIFER.

Suis-moi où je te conduirai.

CAÏN.

Mais je dois retourner pour travailler à la terre;--j'ai promis--

LUCIFER.

Quoi?

CAÏN.

De cueillir les prémices de quelques fruits.

LUCIFER.

Pourquoi?

CAÏN.

Pour les offrir sur un autel avec Abel.

LUCIFER.

N'as-tu pas dit que jamais tu n'avais fléchi devant celui qui t'a créé?

CAÏN.

Oui;--mais les vives instances d'Abel m'ont entraîné: l'offrande est
plutôt la sienne que la mienne,--et Adah--

LUCIFER.

Pourquoi hésiter ainsi?

CAÏN.

C'est ma sœur, née le même jour, des mêmes entrailles; elle m'a arraché
à force de pleurs cette promesse: car pour ne pas la voir pleurer, il me
semble que je supporterais tout, et que j'adorerais tout.

LUCIFER.

Alors, suis-moi!

CAÏN.

Volontiers.

(Entre Adah.)

ADAH.

Mon frère, je viens vers toi; c'est l'heure du repos et du bonheur,--et
nous en jouissons moins en ton absence. Tu n'as pas travaillé ce matin;
mais j'ai fait nos deux tâches. Viens! les fruits sont mûrs; ils sont
colorés comme la lumière à laquelle ils doivent leur saveur: viens!

CAÏN.

Ne vois-tu pas?

ADAH.

Je vois un ange; nous en avons vu beaucoup. Voudrait-il partager nos
instans de repos?--il est le bien-venu.

CAÏN.

Il ne ressemble pas aux anges que nous avons vus.

ADAH.

Est-ce qu'il en est d'autres? Il est le bien-venu, s'il leur ressemble.
Ils n'ont pas dédaigné de s'asseoir quelquefois à notre table.--Que
veut-il?

CAÏN, à Lucifer.

Le veux-tu?

LUCIFER.

Et toi, veux-tu être à moi?

CAÏN.

Il faut que je m'éloigne avec lui.

ADAH.

Quoi! nous laisser?

CAÏN.

Oui.

ADAH.

Moi!

CAÏN.

Chère Adah!

ADAH.

Laisse-moi te suivre.

LUCIFER.

Non! elle ne le doit pas.

ADAH.

Qui es-tu pour te mettre ainsi entre nos deux cœurs?

CAÏN.

C'est un dieu.

ADAH.

Comment le sais-tu?

CAÏN.

Il parle comme un dieu.

ADAH.

Le serpent aussi, et il mentait.

LUCIFER.

Tu te trompes, Adah!--L'arbre dont il parlait n'était-il pas celui de la
science?

ADAH.

Oui,--pour notre malheur éternel.

LUCIFER.

Encore ce malheur était-il la science:--il n'a donc pas menti. S'il vous
a perdus, il n'a pas, du moins, trahi la vérité; et l'essence de la
vérité ne peut être que bonne.

ADAH.

Tout ce que nous savons d'elle, c'est qu'elle a réuni sur nos têtes tous
les maux: expulsion de notre patrie, terreur, travail, sueur et
lassitude; regrets du passé, espérance de ce qui ne se réalise pas.
Caïn! ne va pas avec cet esprit; souffre encore ce que nous avons déjà
souffert, et aime-moi.--Je t'aime.

LUCIFER.

Tu l'aimes? Quoi! plus que ta mère et que ton père?

ADAH.

Oui; est-ce un péché encore?

LUCIFER.

Non,--pas encore; mais plus tard c'en sera un--pour vos enfans.

ADAH.

Comment! ma fille ne pourra-t-elle pas aimer son frère Énoch?

LUCIFER.

Comme tu aimes Caïn? non.

ADAH.

O mon Dieu! ils ne s'aimeraient pas? ils ne reproduiraient pas des êtres
aimans comme eux? N'ont-ils pas sucé le lait du même sein? Leur père
n'était-il pas sorti des mêmes flancs, et à la même heure que moi? Ne
nous aimons-nous pas l'un l'autre? et multipliant notre existence, ne
multiplions-nous pas des êtres qui se chériront encore, et comme je te
chéris, mon Caïn? Oh! ne va pas avec cet esprit; il n'est pas des
nôtres.

LUCIFER.

Le péché dont je parle n'est pas de mon œuvre; en vous, il ne peut être
un péché,--bien qu'il le paraisse dans ceux auxquels vous transmettrez
votre humanité.

ADAH.

Qu'est-ce qu'un péché qui n'est pas péché en lui-même? Les circonstances
peuvent-elles tour à tour transformer le péché en vertu?--S'il en est
ainsi, nous sommes donc les esclaves de--

LUCIFER.

Des êtres plus élevés que vous sont esclaves; et de plus élevés qu'eux
ont préféré la liberté des tortures aux lentes agonies d'une adulation
qui s'exhalait en hymnes, en concerts, en prières intéressées vers le
Tout-Puissant, non parce qu'il inspirait de l'amour, mais parce qu'il
était tout-puissant, parce qu'il éveillait leur ambition ou leur
terreur.

ADAH.

La toute-puissance doit s'unir à la toute-bonté.

LUCIFER.

Alors, que signifie Éden?

ADAH.

Démon! ne me tente pas par ta beauté; plus que le serpent, tu es beau:
tu es aussi menteur que lui.

LUCIFER.

Aussi sincère. Demandez à Ève, votre mère; n'a-t-elle pas conquis la
science du bien et du mal?

ADAH.

O ma mère! tu as cueilli un fruit plus fatal à tes descendans qu'à
toi-même. Toi, du moins, tu as passé ta jeunesse dans le paradis,
jouissant de l'innocence et du bonheur de converser avec des esprits
bienheureux; pour nous, tes enfans, ignorans de l'Éden, nous vivons
environnés par les démons qui, s'emparant des paroles de Dieu, nous
séduisent, en profitant de nos propres pensées, de nos regrets et de
notre curiosité.--Ainsi devins-tu la proie du serpent dans tes plus
beaux jours de simplicité, de candeur et de joie. Je ne sais que
répondre à l'être immortel qui se tient devant moi; je ne puis le
détester; je le contemple avec une inquiétude qui n'est pas sans charme,
et pourtant je ne puis m'éloigner de lui. Dans son regard est une
attraction magique qui fixe sur les siens mes yeux éblouis; mon cœur bat
avec rapidité; je tremble, et pourtant je me rapproche plus
près,--toujours plus près. Caïn! ô Caïn! défends-moi de lui!

CAÏN.

Pourquoi craindre, mon Adah? ce n'est pas un mauvais ange.

ADAH.

Ce n'est pas Dieu;--il n'est pas à Dieu. J'ai vu les chérubins et les
séraphins: il ne regarde pas comme eux.

CAÏN.

Mais il est des esprits plus élevés encore:--les archanges.

LUCIFER.

De plus élevés encore que les archanges.

ADAH.

Oui;--mais ils ne sont pas heureux.

LUCIFER.

Si le bonheur consiste dans l'esclavage,--non.

ADAH.

J'ai entendu dire que les séraphins _aimaient le plus_,--les chérubins
_connaissaient le mieux_:--celui-ci doit être un chérubin,--car il
n'aime pas.

LUCIFER.

Et si la science la plus élevée affaiblit l'amour, comment se fait-il
que vous cessiez d'aimer en commençant à connaître? Puisque les
chérubins qui savent tout, aiment le moins, l'amour des séraphins ne
peut être que l'ignorance: qu'ils soient incompatibles, la sentence
portée contre tes malheureux parens le prouve assez. Choisissez donc
entre l'amour et la science:--il n'est pas d'autre choix. Votre père
s'est déjà décidé: son culte n'est que de la peur.

ADAH.

O Caïn! choisis l'amour.

CAÏN.

Oui, pour toi, chère Adah! mais le choix est inutile:--il est né avec
moi;--je n'aime rien de plus.

ADAH.

Et nos parens?

CAÏN.

Nous aimaient-ils quand ils enlevèrent de l'arbre ce qui nous exila tous
du paradis?

ADAH.

Alors nous n'étions pas née;--et quand nous l'aurions été, ne
devrions-nous pas les aimer, ainsi que nos enfans, Caïn?

CAÏN.

Mon petit Énoch! et sa sœur encore bégayante! Ah! si je pouvais les
croire heureux, j'oublierais à demi--mais jamais on ne l'oubliera, même
après trois milliers de générations! jamais les hommes ne chériront la
mémoire de l'homme qui, dans la même heure, perpétua la source du mal et
de l'humanité. Ils se sont emparés de l'arbre de la science et du
péché;--non contens de leur propre infortune, ils nous ont imposé, à
moi,--à toi, au petit nombre des êtres aujourd'hui vivans, à la
multitude innombrable des êtres à venir, l'obligation d'hériter d'une
agonie que le tems ne peut qu'accroître encore!--Et je serai le père de
tant d'infortunés! et ta beauté, ton amour,--ma tendresse, les momens
ravissans écoulés dans tes bras; tout ce que nous aimons dans nous-mêmes
et dans nos enfans, doit les conduire, après de longues années de péchés
et de douleur,--ou même après quelques instans également pénibles, et
mêlés à peine d'une courte lueur de plaisir; tout cela doit les mener à
la mort,--ce fantôme inconnu! Non! l'arbre de la science n'a pas
acquitté sa promesse:--s'ils ont péché, ils devaient du moins, en
échange, savoir tout ce qui est du domaine de la science, et, par
conséquent, les mystères qui environnent la mort! Que
savent-ils?--qu'ils sont misérables. Quel besoin de serpens et de fruits
pour nous l'apprendre?

ADAH.

Je ne serais pas à plaindre, Caïn, si tu étais heureux.--

CAÏN.

Sois donc heureuse seule:--je ne veux pas d'un bonheur qui m'avilit, moi
et les miens.

ADAH.

Seule, je ne pourrais, je ne _voudrais_ pas être heureuse; mais je pense
qu'entourée de leurs bras je puis l'être, en dépit de la mort que je ne
redoute pas, puisque je l'ignore, bien qu'elle paraisse un fantôme
terrible,--si j'en juge d'après ce que j'en entends dire.

LUCIFER.

Et, dis-tu, tu pourrais être heureuse _seule_?

ADAH.

Seule! O mon Dieu! qui pourrait être heureux ou bon dans la solitude?
L'isolement est à mes yeux un péché; si ce n'est quand je pense que
bientôt je reverrai mon frère, son frère, nos enfans et nos parens.

LUCIFER.

Ton Dieu est pourtant seul: est-il heureux, est-il bon?

ADAH.

Tu te trompes; il a les anges et les mortels à rendre heureux: son
bonheur consiste à le répandre autour de lui; et quel bonheur peut-il
exister qu'on ne cherche à répandre?

LUCIFER.

Interrogez votre père sur son exil d'Éden,--sur son
premier-né;--interrogez votre propre cœur: il n'est pas tranquille.

ADAH.

Hélas! non; et vous--êtes-vous du ciel?

LUCIFER.

Si je n'en suis pas, jugez quel est ce bonheur universel que se plaît à
répandre (comme vous le dites) ce créateur tout-puissant et
souverainement bon de la vie et des choses vivantes; c'est là son
secret, et il le garde. Nous devons souffrir, quelques-uns de nous
doivent résister, et le tout en vain, à entendre ces séraphins. Mais il
faut en faire l'épreuve, puisque d'ailleurs nous ne serions pas mieux.
Il y a dans les esprits un sens qui leur indique toujours le juste,
comme au sein des nuits vos yeux, jeunes mortels, se dirigent
naturellement vers l'étoile vigilante qui annonce le matin.

ADAH.

C'est une ravissante étoile; sa beauté me force à l'aimer.

LUCIFER.

Et pourquoi ne l'adorez-vous pas?

ADAH.

Notre père n'adore que l'être invisible.

LUCIFER.

Le symbole de l'invisible est ce qu'il y a de plus ravissant dans ce qui
est visible; et cet astre brillant est le conducteur de l'armée céleste.

ADAH.

Notre père dit qu'il a vu le Dieu même qui le créa, lui et ma mère.

LUCIFER.

_Toi_, l'as-tu vu!

ADAH.

Oui,--dans ses œuvres.

LUCIFER.

Mais en lui-même?

ADAH.

Non,--si ce n'est dans mon père qui est l'image de Dieu, ou dans ses
anges qui te ressemblent,--plus brillans encore, mais moins beaux, et
d'un aspect moins imposant. Ils nous apparaissent éclatans comme le
silencieux milieu du jour; mais pour toi, tu ressembles à la nuit
éthérée, quand de longs et blancs nuages croisent l'immensité violette,
quand d'innombrables étoiles étincellent sur l'admirable et mystérieuse
voûte entourée d'objets qui semblent tentés de briller comme le soleil;
leur beauté, leur multitude, leurs mouvemens, leurs doux rayons, tout
nous entraîne vers eux: ils remplissent mes yeux de larmes; tu produis
sur moi le même effet. Tu ne sembles pas heureux; ah! ne nous entraîne
pas dans ton malheur, et je pleurerai sur toi.

LUCIFER.

Hélas! ces pleurs! tu ne sais pas quels océans doivent en être
répandus--

ADAH.

Par moi?

LUCIFER.

Par tous.

ADAH.

Comment, tous?

LUCIFER.

Par des millions, des myriades,--par toute la terre peuplée,--la terre
non peuplée,--par l'enfer toujours encombré des êtres dont ton sein doit
être le germe.

ADAH.

O Caïn! cet esprit nous maudit.

CAÏN.

Laisse-le dire; je veux le suivre.

ADAH.

Où?

LUCIFER.

Dans un endroit d'où il pourra revenir vers toi dans une heure; mais
d'ici là, il verra des objets de plusieurs siècles.

ADAH.

Comment cela peut-il être?

LUCIFER.

Votre créateur n'a-t-il pas fait en quelques jours, du débris des
anciens mondes, celui que vous habitez? et moi qui l'ai aidé dans cette
œuvre, ne pourrais-je montrer dans une heure ce qu'il a fait en
plusieurs, ou détruit en moins de tems encore?

CAÏN.

Je suis prêt à te suivre.

ADAH.

Mais dans une heure, reviendra-t-il sain et sauf?

LUCIFER.

Oui. Pour nous, les actes sont indépendans des entraves du tems; nous
pouvons franchir en une heure l'éternité, ou bien transporter dans le
cercle d'une heure tout ce que l'éternité renferme. Notre souffle ne se
règle pas comme celui des mortels--mais cela est un mystère. Caïn, viens
avec moi.

ADAH.

Reviendra-t-il?

LUCIFER.

Oui, femme! lui seul entre tous les mortels (le premier et le dernier, à
l'exception d'un.....) reviendra de ces lieux, et te sera rendu pour
peupler avec toi cette contrée silencieuse et aride, comme le sera votre
monde, aujourd'hui borné à quelques habitans.

ADAH.

Où demeures-tu?

LUCIFER.

Au milieu des espaces. Où devrais-je demeurer? près de ton ou tes
dieux:--il n'en est rien. C'est en ma présence que toutes les divisions
s'opèrent; la vie et la mort,--le tems et l'éternité,--le ciel et la
terre.--Ce qui n'est ni ciel ni terre est habité de l'ombre de ceux qui
jadis l'habitaient ou plus tard l'habiteront:--voilà mes domaines! Du
moins puis-je les séparer de _son_ empire, et posséder un royaume qui
n'est pas _sien_; et si je n'étais pas ce que je dis, pourrais-je
demeurer en ces lieux? vous ne faites qu'entrevoir ses anges.

ADAH.

En effet; ils apparurent quand le beau serpent parla pour la première
fois à notre mère.

LUCIFER.

Caïn! tu m'as entendu. Soupires-tu après la science? je puis assouvir ta
soif: je ne te demande pas de partager des fruits qui pourraient te
ravir un seul des biens que vous ait laissés le vainqueur. Suis-moi.

CAÏN.

Esprit! je l'ai dit.

(Caïn et Lucifer sortent.)

ADAH s'écrie en les suivant:

Caïn! Caïn! mon frère!

FIN DU PREMIER ACTE.



ACTE II.



SCÈNE PREMIÈRE.

(L'abîme de l'espace.)

CAÏN, LUCIFER.


CAÏN.

Je foule l'air et ne tombe pas; cependant je tremble de tomber.

LUCIFER.

Si tu as foi en moi, les airs te soutiendront, les airs dont je suis
souverain.

CAÏN.

Mais puis-je le faire sans impiété?

LUCIFER.

Croire est ne pas tomber, douter est périr! Tel est l'édit que porte
l'autre Dieu, celui qui me donne devant ses anges le nom de Démon. Ce
nom, ils le répètent en écho à des êtres misérables qui, ne connaissant
rien au-dessus de leurs sens rétrécis, s'inclinent devant le mot qui
frappe leur oreille, et croient toujours sincèrement le bien ou le mal
que l'on proclame devant leur faiblesse. Je n'exige rien de pareil:
honore-moi ou ne m'honore pas, tu franchiras des mondes au-delà de ton
petit monde; quelques doutes conçus par toi durant ta fragile existence
ne seront pas récompensés par des tortures de _ma_ conception. Une heure
viendra qu'en planant sur quelques gouttes d'eau, un homme dira à un
homme: _Crois en moi, et marche sur les eaux_; alors l'homme pourra
braver les vagues en sécurité. Je ne te dirai pas: Crois en moi, comme
la condition de ton salut; mais: Suis mes pas sur le gouffre des
espaces, et je te montrerai ce que tu ne pourras prendre pour un
mensonge, l'histoire des mondes passés, présens et futurs.

CAÏN.

O dieu, démon, ou ce que tu peux être, est-ce là votre terre?

LUCIFER.

Eh quoi! tu ne reconnais pas la poussière dont votre père fut formé?

CAÏN.

Se peut-il? Ce petit cercle bleu nageant dans l'espace éthéré, et près
de lui un cercle plus étroit encore, et dont la lueur rappelle celle de
notre nuit terrestre; est-ce là notre paradis?

LUCIFER.

Indique-moi la position de ce paradis.

CAÏN.

Comment le pourrais-je? A mesure que nous avançons, il devient toujours
plus petit; et en diminuant progressivement, il s'entoure d'une auréole
semblable à la lumière qui jaillit de la plus belle des étoiles, quand
je la contemple des limites du paradis. En nous écartant, je crois les
voir toutes deux se joindre aux innombrables étoiles qui nous entourent,
et augmenter ainsi leur multitude infinie.

LUCIFER.

Et s'il existait des mondes plus grands que le tien, habités par des
formes plus grandes; si ces mondes étaient plus nombreux que la
poussière de la triste terre, multipliée comme elle le sera en atomes
animés, tous vivans, tous condamnés au malheur et à la mort, que
penserais-tu?

CAÏN.

Je serais fier de la pensée qui comprend de telles choses.

LUCIFER.

Mais si cette haute pensée était enchaînée à une masse servile de
matière; si, connaissant de telles choses, aspirant après elles, et
après une science encore plus élevée, tu demeurais l'esclave des besoins
les plus grossiers et les plus misérables; si tes plaisirs les plus purs
n'étaient qu'un avilissement déguisé, une illusion énervante et
honteuse, dont le seul but serait de t'entraîner à renouveler des corps
et des ames toutes condamnées à la même fragilité, presque toutes à la
même infortune--

CAÏN.

Esprit! je ne connais pas la mort, si ce n'est que c'est un être
terrible, un hideux héritage qu'avec la vie je dois à mes parens, et
dont je les ai entendu parler; double et triste héritage, autant que
j'en puis juger encore. Mais enfin, si notre sort est tel que tu me le
dépeins (et je sens en moi le douloureux pressentiment de la vérité),
permets-moi de mourir ici; car donner le jour à des êtres dont le
partage serait de souffrir longues années, et puis enfin mourir, ce
n'est après tout que propager la mort et multiplier le meurtre.

LUCIFER.

Tu ne peux pas mourir tout-à-fait;--il est quelque chose qui doit
survivre.

CAÏN.

L'autre n'en a rien dit à mon père, quand il le chassa du paradis, avec
la mort écrite sur son front. Mais au moins laisse-moi détruire ce qu'il
y a de mortel en moi, pour que je sois, quant au reste, semblable aux
anges.

LUCIFER.

Je suis de l'essence angélique: voudrais-tu me ressembler?

CAÏN.

Je ne sais pas ce que tu es: je sens ton pouvoir. Tu me montres des
objets qui surpassent mes facultés, et qu'il ne serait pas en ma
puissance de voir; bien qu'ils soient encore inférieurs à mes désirs et
à ma conception.

LUCIFER.

Quelles sont-elles, ces conceptions d'un orgueil assez humble pour
séjourner avec les vers dans une enveloppe de terre?

CAÏN.

Et toi-même, qui es-tu pour affecter un esprit si hautain, pour jouir
des priviléges des choses créées _et_ des choses immortelles, et qui
cependant sembles dévoré de chagrin?

LUCIFER.

Je parais ce que je suis; voilà pourquoi je te demande si tu voudrais
être immortel.

CAÏN.

Tu l'as dit; il faut, même en dépit de moi, que je sois immortel. Je
l'ignorais;--mais puisqu'il le faut, permets-moi, heureux ou malheureux,
d'anticiper aujourd'hui sur mon immortalité.

LUCIFER.

Tu l'anticipais avant de me connaître.

CAÏN.

Comment?

LUCIFER.

En souffrant.

CAÏN.

Les tourmens seraient-ils immortels?

LUCIFER.

Nous verrons, moi et tes fils. Mais regarde maintenant, n'es-tu pas
ravi?

CAÏN.

Que vois-je, et qu'êtes-vous, magnifiques espaces que l'imagination
n'aurait pu rêver? Qu'êtes-vous, globes infinis d'une lumière toujours
plus éblouissante? Quel est ce désert azuré, ces champs de l'air sans
bornes où vous roulez, semblables aux feuilles que je voyais flotter sur
les ondes limpides de l'Éden? Votre course est-elle mesurée? ou
parcourez-vous un espace sans bornes, un univers aérien toujours
nouveau, auquel mon ame, éblouie par l'idée de l'éternité, ne peut
penser sans vertige? O dieu! dieux! ou qui que vous soyez! que vous êtes
beaux à contempler! quelle merveille dans vos effets ou dans vos
accidens! Que je meure comme un atôme (s'il en est qui meurent), ou que
je sois initié au mystère de votre nature! Mes pensées, en ce moment, ne
sont pas aussi indignes que la poussière qui les recèle, des objets que
je contemple. Esprit! donne-moi la mort, ou laisse-moi approcher
davantage.

LUCIFER.

N'es-tu pas assez près? Baisse les yeux vers votre terre!

CAÏN.

Ou est-elle? je ne vois plus rien qu'une masse d'innombrables lueurs.

LUCIFER.

Regarde-là.

CAÏN.

Je ne vois rien.

LUCIFER.

Elle brille cependant encore.

CAÏN.

Quoi! ce point imperceptible?

LUCIFER.

Oui.

CAÏN.

Se peut-il? J'ai vu des vers luisans et d'autres insectes lumineux
étinceler sur les gazons dans un sombre crépuscule; ils répandaient un
éclat plus vif que le monde qui les contient.

LUCIFER.

Eh bien! tu as vu briller des vers et des mondes;--qu'en penses-tu?

CAÏN.

Qu'ils sont beaux chacun dans leur propre sphère; et qu'au milieu des
nuits auxquelles ils doivent leur beauté, l'imperceptible insecte, dans
sa course lumineuse, et l'étoile immortelle, dans son immense carrière,
doivent également être guidés.

LUCIFER.

Mais comment et par qui?

CAÏN.

Montre-le-moi.

LUCIFER.

Oses-tu le demander?

CAÏN.

N'ai-je pas osé connaître ce que j'oserai en ce moment voir? Tu ne m'as
rien montré qui satisfasse encore mon imagination.

LUCIFER.

Avance donc avec moi. Veux-tu contempler les objets mortels ou
immortels?

CAÏN.

Que vois-je là?

LUCIFER.

Des objets qui participent des deux natures: lequel saisit le plus ton
cœur?

CAÏN.

Les choses que je vois.

LUCIFER.

Mais qui te frappe le plus?

CAÏN.

Les choses que je n'ai vues et ne verrai jamais:--les mystères de la
mort.

LUCIFER.

Mais si je te montre les choses qui sont mortes, comme je t'ai montré
plusieurs de celles qui ne mourront pas?

CAÏN.

Fais-le.

LUCIFER.

Avance donc sur nos ailes puissantes.

CAÏN.

Oh! comme nous fendons les airs! les astres s'éteignent peu à peu. La
terre! où est ma terre? Laisse-moi, que je la regarde encore; c'est
d'elle que je fus formé.

LUCIFER.

Elle est aujourd'hui moins que toi dans l'univers. Cependant, ne crois
pas pouvoir lui échapper; bientôt tu lui seras rendu et à toute sa vile
poussière: c'est une partie de ton éternité et de la mienne.

CAÏN.

Où me conduis-tu?

LUCIFER.

A ce qui existait avant toi. C'est le fantôme d'un monde dont le tien
n'offre que les débris.

CAÏN.

Eh quoi! notre monde n'est-il pas nouveau?

LUCIFER.

Pas plus que ne l'est la vie, et ce qui était avant que toi ou moi ne
fussions, et les objets qui nous semblent plus grands que moi-même.
Maintes choses n'auront pas de fin; quelques-unes, prétendant n'avoir
pas eu de commencemens, en ont eu d'aussi misérables que le tien; et si
de plus nobles substances ont été éteintes, c'est pour faire place à
d'autres plus méprisables que nous ne pourrions l'imaginer: car il n'y a
d'éternellement _immobile_ que les _momens_ et l'_espace_. Le changement
n'est pas la mort, si ce n'est pour la matière; mais tu es matière, et
tu ne peux comprendre que les êtres de la même nature: je t'en
montrerai.

CAÏN.

Matière, esprits, je puis contempler tout ce que tu voudras.

LUCIFER.

Avance donc!

CAÏN.

Les astres disparaissent; quelques-uns, au contraire, s'agrandissent à
notre approche, et semblent de véritables mondes.

LUCIFER.

Ce qu'ils sont en effet.

CAÏN.

Quoi! chacun d'eux aurait-il un Éden?

LUCIFER.

Peut-être.

CAÏN.

Et des hommes?

LUCIFER.

Oui, ou des êtres plus grands.

CAÏN.

Ont-ils aussi des serpens?

LUCIFER.

Voudrais-tu des hommes sans serpens, et que nul ne pût ramper à
l'exception de tes semblables?

CAÏN.

Comme tous les flambeaux disparaissent! Où fuyons-nous?

LUCIFER.

Vers le monde des fantômes; celui des êtres passés, et des ombres qui
n'existent pas encore.

CAÏN.

Mais l'obscurité augmente de plus en plus;--il n'y a plus d'astres.

LUCIFER.

Cependant tu vois encore.

CAÏN.

Sinistre lumière! pas de lune, pas de soleil, pas une immensité
d'étoiles. L'azur nuancé de pourpre de la nuit disparaît lui-même en un
crépuscule glacial; je vois des masses épaisses, mais elles ne
ressemblent pas aux mondes que tu viens de me montrer, et qui,
environnés de lumières, semblaient encore pleins de vie, quand avait
disparu leur atmosphère radieuse; déroulant alors aux yeux surpris les
formes variées de profondes vallées ou de vastes montagnes; quelques-uns
lançant des jets de feu, d'autres déployant de vastes plaines liquides,
d'autres placés à quelques pas de comètes étincelantes et de lunes
régulières qui semblaient prendre les traits capricieux de ces belles
terres:--mais ici, tout est sombre et terrible.

LUCIFER.

Rien, toutefois, n'y semble confus. Tu demandes à voir la mort et les
objets morts?

CAÏN.

Je ne le demande pas; mais comme je sais qu'il en existe, et que, par le
péché de mon père, nous sommes condamnés, lui, moi, et tous ceux qui
nous remplaceront, à la subir, je veux la voir une fois de mon plein
gré, avant d'être un jour entraîné à la voir malgré moi.

LUCIFER.

Regarde.

CAÏN.

C'est la nuit.

LUCIFER.

C'est ainsi qu'elle sera toujours; mais franchissons le seuil.

CAÏN.

D'énormes nuages l'environnent;--quel est ceci?

LUCIFER.

Entre.

CAÏN.

Pourrai-je revenir?

LUCIFER.

Revenir! assurément. Comment pourrait être d'ailleurs peuplé cet empire?
Son enceinte actuelle est déserte auprès de ce qu'elle doit être, grâce
aux tiens et à toi-même.

CAÏN.

Les vapeurs s'épaississent de plus en plus; elles forment autour de nous
des cercles fantastiques.

LUCIFER.

Avance!

CAÏN.

Mais toi?

LUCIFER.

Ne crains rien; tu ne pourrais sans moi entrer dans ce royaume. En
avant!

(Ils disparaissent à travers les nuages.)



SCÈNE II.

(Le séjour des ombres.)

Entrent LUCIFER et CAÏN.


CAÏN.

Quel silence! quelle obscure immensité! Ils ne semblent former qu'un
seul être, et cependant ces mondes sont plus peuplés que les orbes
brillans et lumineux qui parsèment les champs supérieurs de l'air. Telle
était cependant leur multitude, que je les prenais plutôt pour de
légères étincelles égarées dans les célestes espaces, que pour des
mondes habités eux-mêmes; mais en m'approchant davantage, je m'aperçus
qu'ils se transformaient en autant de mondes matériels, faits plutôt
pour servir de demeure à la vie, que pour vivre par eux-mêmes. Ici, au
contraire, tout est si ténébreux, ou d'une lueur si épaisse, qu'on y
reconnaît l'image d'un jour qui n'est plus.

LUCIFER.

C'est le royaume de la mort.--Désires-tu la voir maintenant?

CAÏN.

Comment répondrais-je avant de savoir précisément ce qu'elle est? Mais
si j'en juge d'après les longues homélies de mon père, c'est une
chose--grand Dieu! je n'ose y penser! Maudit soit celui qui inventa la
vie pour conduire à la mort! ou bien maudite la grossière masse de vie
qui ne put retenir ses priviléges, et transmit les conséquences de son
crime aux innocens eux-mêmes!

LUCIFER.

Tu maudis ton père?

CAÏN.

Ne m'a-t-il pas maudit en me donnant le jour? Ne m'a-t-il pas maudit
avant ma naissance, en osant arracher le fruit défendu?

LUCIFER.

Tu dis vrai: entre ton père et toi la malédiction est mutuelle. Mais tes
enfans et ton frère?

CAÏN.

Qu'ils la partagent avec moi; qu'ils héritent de ce qu'on m'a légué.
Mais vous, royaumes obscurs, séjour d'ombres éternelles et de formes
immenses, les unes complètement tracées, les autres indistinctes, mais
toutes également imposantes et mélancoliques:--qui êtes-vous?
Vivez-vous, ou vécûtes-vous un jour?

LUCIFER.

Quelque chose de l'un et de l'autre.

CAÏN.

Alors, qu'est-ce que la mort?

LUCIFER.

Eh quoi! celui qui vous a créés ne vous a-t-il pas dit qu'il existait
une autre vie?

CAÏN.

Jusqu'à présent, il ne nous a dit qu'une chose: c'est que nous devions
tous mourir.

LUCIFER.

Peut-être vous dévoilera-t-il un jour le reste.

CAÏN.

Jour heureux!

LUCIFER.

Oui, heureux! quand à travers d'inexprimables agonies, avant-courières
d'agonies éternelles, il sera révélé à une multitude innombrable d'êtres
animés, qu'ils n'ont reçu la vie que pour souffrir à jamais!

CAÏN.

Quels sont ces fantômes puissans que je vois flotter autour de moi?--Ils
n'ont pas la forme des intelligences que j'ai vu errer autour de notre
regretté paradis; ils n'ont pas celle de l'homme, telle que je l'ai
remarquée dans Adam, dans Abel et en moi-même, ni dans mes sœurs, ni
dans mes enfans. Toutefois, leur aspect, différent de celui des hommes
et des anges, révèle des substances qui, s'ils le cèdent aux derniers;
semblent l'emporter sur mes semblables; altiers, fiers, d'une beauté et
d'une force remarquable, mais d'une expression inexplicable, jamais rien
de tel ne s'offrit à ma vue. Ils n'ont pas l'aile du séraphin, la figure
de l'homme, ou la forme des plus grands animaux; ils n'ont rien de ce
qui respire aujourd'hui: grands, toutefois, et beaux comme les plus
beaux et les plus grands des êtres animés, et cependant si différens
d'eux, que je puis à peine supposer qu'ils existent.

LUCIFER.

Ils vécurent cependant.

CAÏN.

Où?

LUCIFER.

Où tu vis toi-même.

CAÏN.

Quand?

LUCIFER.

Ils ont habité sur ce que tu nommes aujourd'hui la terre.

CAÏN.

Adam est pourtant le premier.

LUCIFER.

De ta race, je l'avoue;--mais il est en même tems le dernier de ceux-là.

CAÏN.

Et quels sont-ils?

LUCIFER.

Ce que tu seras.

CAÏN.

Mais enfin, qu'étaient-ils?

LUCIFER.

Vivans, forts, intelligens, bons, grands et glorieux; des êtres en tout
aussi supérieurs à ton père, dans l'Éden, que toi et ton fils le serez à
votre soixante-millième génération, lorsqu'elle aura atteint le dernier
degré de dégradation;--et juge, par ta propre faiblesse, de ce qu'ils
devront être.

CAÏN.

O ciel! et tous ils ont péri?

LUCIFER.

Ils ont quitté leur terre comme tu quitteras la tienne.

CAÏN.

Mais la mienne fut-elle la leur?

LUCIFER.

Elle le fut.

CAÏN.

Mais elle était différente: elle est aujourd'hui trop resserrée et trop
humble pour porter de pareilles créatures.

LUCIFER.

Elle était en effet plus glorieuse.

CAÏN.

Et pourquoi est-elle déchue?

LUCIFER.

Demande à celui qui l'atteignit.

CAÏN.

Comment?

LUCIFER.

Par la plus rigoureuse et la plus inexorable catastrophe; par le
désordre des élémens, qui rendirent le inonde au chaos, comme auparavant
le chaos avait vomi un monde: de tels événemens, rares dans le tems,
sont fréquens dans l'éternité.--Passons, et jette les yeux sur le passé!

CAÏN.

Tableau terrible!

LUCIFER.

Et vrai. Regarde ces fantômes! ils furent jadis, comme toi, entourés de
matière.

CAÏN.

Et serai-je un jour comme eux?

LUCIFER.

C'est à celui qui te fit à te répondre. Je te montre quels sont tes
prédécesseurs; ce qu'ils étaient, tu l'es aujourd'hui, mais dans un
degré inférieur, proportionné à tes faibles sentimens, à ta faible
portion d'immortalité, d'intelligence et de force terrestre. Ce que vous
avez de commun avec ce qu'ils avaient, c'est la vie; ce qui vous unira
encore--la mort. Quant au reste de vos attributs, ils sont tels qu'ils
conviennent à des reptiles engendrés de la fange refroidie d'un puissant
univers, à des êtres confinés dans une planète encore informe, à des
êtres dont le bonheur devait dépendre de leur aveuglement,--d'un paradis
d'ignorance d'où la science était proscrite comme une substance
empoisonnée. Mais regarde quels sont où quels étaient ces êtres
supérieurs; ou, si tu n'en as pas le courage, recule, et reprends sur la
terre ta tâche ordinaire:--je t'y transporterai en sécurité.

CAÏN.

Non! je veux rester ici.

LUCIFER.

Combien de tems?

CAÏN.

Pour toujours. Aussi bien, puisqu'il faut que j'y retourne de la terre,
je préfère rester; je suis las de tout ce que la matière m'a
découvert:--laisse-moi rester parmi les ombres.

LUCIFER.

Cela ne peut être: ce que tu prends pour la réalité, n'est à présent
qu'une vision. Pour te disposer à cette demeure, il te faut passer par
le même chemin que ceux que tu vois,--par les portes de la mort.

CAÏN.

Mais par quelle porte venons-nous d'y entrer?

LUCIFER.

Par les miennes. Mais je me suis engagé à te ramener, et mon esprit te
soutient dans des régions où tout, à l'exception de toi-même, est privé
de souffle. Regarde, mais n'espère pas demeurer ici avant que ton tour
soit venu.

CAÏN.

Et ceux-ci, ne peuvent-ils plus revenir sur la terre?

LUCIFER.

_Leur_ terre est pour jamais évanouie;--elle est tellement changée,
qu'ils ne voudraient pas respirer une seconde fois dans le plus agréable
lieu de sa surface aujourd'hui décharnée.--C'était--oh! quel beau monde
c'était alors!

CAÏN.

Et c'est encore. Je le sens, ce n'est pas la terre contre laquelle je
suis en guerre; je me plains seulement de ne pouvoir jouir de ce qu'elle
offre de beau, sans l'acheter par le travail; je me plains de ne pouvoir
assouvir ma soif dévorante de connaissance, et de ne pouvoir dompter mes
mille craintes de mort et de vie.

LUCIFER.

Tu vois ce qu'est ton monde; mais il ne t'est pas donné de concevoir
l'ombre de ce qu'il fut.

CAÏN.

Mais ces énormes créatures, fantômes inférieurs en intelligence (du
moins tels paraissent-ils) aux êtres que nous avons déjà vus;
comparables, en quelque chose, aux sauvages habitans des forêts de la
terre, aux monstres dont les rugissemens font retentir les bois, mais
dix fois plus grands et plus terribles encore; leur taille est plus
élevée que les murailles défendues de l'Éden, leurs yeux étincellent
comme les épées flamboyantes dont les anges sont armés, et leurs
défenses se projettent comme des troncs d'arbres dépouillés de leurs
branches et de leurs écorces:--qu'étaient-ils?

LUCIFER.

Ce qu'est le mammoth dans votre monde;--mais ces derniers-là même gisent
étendus par myriades sous sa surface.

CAÏN.

Et non pas comme nous sur le sol?

LUCIFER.

Non. En faisant la guerre à ta fragile race, ils rendraient inutile la
malédiction lancée contre elle,--ils l'extermineraient trop promptement.

CAÏN.

Mais pourquoi la guerre?

LUCIFER.

Vous avez oublié l'arrêt qui vous a chassés de l'Éden,--guerre avec
tous, mort à tous, maladie, douleur, amertume pour tous; tels ont été
les fruits de l'arbre défendu.

CAÏN.

Mais les animaux--en ont-ils donc mangé, qu'ils doivent aussi mourir?

LUCIFER.

Votre créateur vous l'a dit; _ils_ furent faits pour vous, comme vous
pour lui.--Vous ne voudriez pas que leur sort fût préférable au vôtre?
Sans la chute d'Adam, ils seraient comme lui restés debout.

CAÏN.

Malheureuses créatures! ils partagent le destin de mon père, de même que
ses enfans; comme eux, sans avoir partagé le fruit fatal: comme eux
aussi, sans avoir atteint le rameau désiré de la _science_! arbre de
mensonge:--car nous ne savons rien. Au prix de la mort, il nous avait du
moins promis la connaissance; mais qu'est-ce que l'homme connaît?

LUCIFER.

Il se peut que la mort conduise à la plus haute science; comme elle est
de toutes les choses la seule certaine, elle mène, du moins, à une
science assurée. L'arbre était donc véridique, bien qu'il donne la mort.

CAÏN.

Mais ces obscures contrées, je les vois sans les comprendre.

LUCIFER.

Parce que ton heure est encore loin, et que la matière ne peut concevoir
parfaitement ce qu'est l'esprit;--mais c'est quelque chose de savoir
qu'il existe de telles contrées.

CAÏN.

Nous savions déjà que la mort existait.

LUCIFER.

Mais non pas ce qui était après elle.

CAÏN.

Et je l'ignore encore.

LUCIFER.

Tu as appris qu'il est, au-delà de ton existence, une et plusieurs
autres existences,--et tu l'ignorais ce matin.

CAÏN.

Mais tout à mes yeux reste obscur et chargé de nuages.

LUCIFER.

Sois satisfait; tout s'éclaircira devant ton immortalité.

CAÏN.

Et cet immense et liquide espace azuré, dont les flots radieux, élancés
devant nous, ressemblent à des ondes, et que je prendrais pour les
sources de notre paradis, si l'azur éthéré de sa surface n'était pas
sans bornes et sans rivages:--quel est-il?

LUCIFER.

Son image se retrouve encore en petit sur la terre, et tes enfans
habiteront près d'elle--c'est le fantôme d'un océan.

CAÏN.

On dirait un autre univers, un soleil liquide.--Et ces créatures
informes qui se jouent sur sa lumineuse surface?

LUCIFER.

Tu vois en eux ses habitans, les Léviathans d'autrefois.

CAÏN.

Et cet immense serpent qui prolonge ses replis tortueux et sa tête
énorme, dix fois plus haut que le cèdre le plus élevé, regardant comme
s'il voulait atteindre les globes que nous avons auparavant
contemplés?--n'est-il pas de l'espèce de celui qui glissait dans le
feuillage de l'arbre de la science?

LUCIFER.

Ève, ta mère, peut dire mieux que personne quelle espèce de serpent la
séduisit.

CAÏN.

Celui-ci est trop effrayant. L'autre, sans doute, avait plus de beauté.

LUCIFER.

Toi-même, ne l'as-tu jamais vu?

CAÏN.

J'en ai vu plusieurs appelés du même nom, mais jamais précisément celui
qui persuada de cueillir le fruit fatal.

LUCIFER.

Votre père ne le vit-il pas?

CAÏN.

Non: ce fut ma mère qui le tenta. Elle-même l'avait été par le serpent.

LUCIFER.

Honnête homme! toutes les fois que ta femme, les femmes de tes enfans
vous entraîneront, toi ou bien eux, vers quelque chose d'étrange ou de
nouveau, sois persuadé que tu auras vu la première source de la
séduction.

CAÏN.

Ton conseil vient trop tard: il n'est plus de serpent pour tenter nos
femmes.

LUCIFER.

Mais il reste encore pour les femmes des motifs de tenter les hommes, et
pour l'homme de tenter la femme.--Que tes enfans y songent! ce conseil
est bienveillant: je le donne surtout à mon détriment; mais il est vrai
qu'il ne sera pas suivi, et qu'ainsi je cours peu de risques.

CAÏN.

Je n'entends pas cela.

LUCIFER.

O le plus heureux des hommes!--ton monde et toi-même êtes encore trop
jeunes! Tu te crois très-malheureux et le plus criminel, n'est-il pas
vrai?

CAÏN.

Quant au crime, je l'ignore; mais quant aux souffrances, j'en ai déjà
trop senti.

LUCIFER.

Premier né du premier homme! ton état présent de péché--car tu es
coupable; de douleur--car tu souffres, est une sorte d'Éden dans toute
son innocence, comparé à l'état dans lequel tu seras bientôt; et cet
état prochain, ces crimes, ces souffrances redoublées seront encore un
paradis, comparés à tout ce que doivent souffrir tes enfans et les
enfans de tes enfans.--Maintenant, retournons sur la terre.

CAÏN.

Et n'est-ce que pour m'apprendre cela que tu m'as traîné jusqu'ici?

LUCIFER.

Ne cherchais-tu pas la science?

CAÏN.

Oui, mais la science qui conduit au bonheur.

LUCIFER.

Tu as réussi, s'il est vrai que la vérité y conduise.

CAÏN.

Ainsi donc le Dieu de mon père avait bien fait de défendre l'approche de
l'arbre fatal.

LUCIFER.

Il eût mieux fait de ne pas le planter. Mais l'ignorance du mal ne vous
a pas préservés du mal; il en sera toujours de même, le mal se
retrouvera dans tout.

CAÏN.

Non, je ne te crois pas.--J'aspire après le bien.

LUCIFER.

Et qui ne le fait pas? qui aspire après le mal? qui ne recule pas devant
ses fruits amers? personne--rien au monde: le mal est la terreur de tout
ce qui vit.

CAÏN.

Dans ces orbes glorieux et innombrables, dont nous avons admiré le
lointain éclat, avant de descendre dans cet abîme fantastique, le mal ne
peut être; ils sont trop beaux.

LUCIFER.

Tu les as vus de loin.

CAÏN.

Et qu'importe? la distance ne peut ternir que leur éclat;--vus de plus
près, ils doivent être plus radieux encore.

LUCIFER.

Vois de près les plus beaux objets de la terre, et juge alors de leur
beauté.

CAÏN.

Je l'ai fait;--les choses les plus belles m'ont paru de près plus
ravissantes.

LUCIFER.

Ce doit être une illusion.--Quel est donc l'objet qui, frappant la vue
de plus près, a pu t'offrir plus de charmes que contemplé dans le
lointain?

CAÏN.

C'est ma sœur Adah.--Toutes les étoiles du ciel, la nuance de la mer aux
approches de la nuit, quand elle est éclairée par le globe qui semble
lui-même un esprit, ou le séjour d'un esprit;--les couleurs du
crépuscule,--le lever pompeux du soleil,--son élévation sublime, son
coucher qui remplit mes yeux de délicieuses larmes, et semble entraîner
doucement mon cœur avec lui au-delà des eclatans nuages de
l'horizon;--l'ombrage des forêts,--les bourgeons naissans,--la voix des
oiseaux,--les soupirs du rossignol qui semble parler d'amour, et se
joindre aux chants des chérubins, à l'instant où le jour s'évanouit des
murailles d'Éden;--tout cela n'est rien à mes yeux et pour mon cœur
comme la figure d'Adah: pour la contempler, je sacrifierais et la terre
et les cieux!

LUCIFER.

Dans sa fragilité, elle est belle comme une substance mortelle pouvait
l'enfanter au premier instant de la création, et par l'effet du premier
et du plus tendre amour: ce n'en est pas moins une illusion.

CAÏN.

Vous le pensez; vous n'êtes pas son frère.

LUCIFER.

Mortel! apprends que mes pareils n'ont pas de frères.

CAÏN.

Quelle alliance veux-tu donc contracter avec nous?

LUCIFER.

Il se peut que tu en contractes une éternelle avec moi. Mais enfin, si
tu possèdes un être plus beau mille fois que tous les objets qui
t'environnent, pourquoi es-tu malheureux?

CAÏN.

Demande-moi pourquoi j'existe? pourquoi toi-même, pourquoi toutes choses
connaissent-elles le malheur? Ah! celui qui nous a créés doit lui-même
être malheureux comme son ouvrage! Ce n'est pas dans un instant de
bonheur que l'on peut enfanter la désolation; et pourtant, si j'en crois
mon père, il est tout-puissant. Pourquoi donc le mal--si lui-même est
bon? J'ai fait cette question à mon père; il m'a répondu que le mal
était la seule route qui pût conduire au bien. Étrange bien qui doit
provenir de son plus grand ennemi! J'ai vu dernièrement un agneau piqué
par un reptile: la malheureuse victime se roulait en écumant sur la
terre, vainement protégée par les tristes et inquiets bêlemens de sa
mère. Mon père cueillit quelques herbes, et les étendit sur la blessure;
par degrés, le petit animal revint à la vie, souleva sa tête vers la
mamelle de sa mère, qui marquait sa joie en ranimant de son lait ses
forces affaiblies. Mon fils, dit alors Adam, voilà comme du mal peut
naître le bien.

LUCIFER.

Que répondis-tu?

CAÏN.

Rien: car il est mon père; mais je pensais qu'il eût mieux valu pour
l'animal n'avoir jamais été piqué, que d'acheter le retour de sa frêle
existence par une agonie horrible.

LUCIFER.

Mais tu m'as dit que tu n'aimais rien autant que celle qui partagea le
lait de ta mère, et qui le donne à tes enfans?--

CAÏN.

Certainement. Que pourrais-je être sans elle?

LUCIFER.

Et que suis-je, moi?

CAÏN.

Est-ce que tu n'aimes rien?

LUCIFER.

Qu'est-ce que ton Dieu aime?

CAÏN.

Toutes choses, dit mon père. Mais, je l'avoue, je ne le vois pas dans le
sort auquel il nous soumet.

LUCIFER.

C'est pourquoi tu ne peux pas voir davantage si moi j'aime ou n'aime
pas; si je tiens à quelqu'autre chose qu'à un vaste projet, devant
lequel les individus disparaissent comme de la neige.

CAÏN.

De la neige! qu'est-ce que cela?

LUCIFER.

Tu es heureux d'ignorer ce que tes descendans doivent souffrir; jouis
encore d'un climat qui ne connaît pas d'hiver!

CAÏN.

Mais n'aimes-tu rien autant que toi-même?

LUCIFER.

Et Caïn s'aime-t-il lui-même?

CAÏN.

Oui, mais j'aime plus encore celle qui me fait supporter mes
souffrances, et il ne dépend pas de moi de ne pas la chérir.

LUCIFER.

Tu la chéris parce qu'elle est belle, comme fut la pomme aux yeux de ta
mère; et quand elle cessera de l'être, ton amour cessera, comme aurait
cessé tout autre désir.

CAÏN.

Elle cessera d'être belle! Comment cela pourrait-il être?

LUCIFER.

Avec le tems.

CAÏN.

Mais le tems a déjà passé; et, jusqu'à présent, Adam et ma mère ont
gardé leur beauté: une beauté réelle, bien qu'elle n'égale plus celle
d'Adah et des séraphins.--

LUCIFER.

Tout cela doit passer en eux et en elles.

CAÏN.

J'en suis affligé; mais pour cela, je ne puis concevoir que mon amour
s'affaiblisse jamais. Et si je voyais sa beauté s'évanouir, je croirais
que le créateur de toute beauté perdrait plus que moi, en perdant son
plus bel ouvrage.

LUCIFER.

Je te plains d'aimer ce qui doit périr.

CAÏN.

Je te plains de ne rien aimer.

LUCIFER.

Et ton frère,--est-il également cher à ton cœur?

CAÏN.

Pourquoi ne le serait-il pas?

LUCIFER.

Ton père l'aime beaucoup,--ton Dieu aussi.

CAÏN.

Et je les imite.

LUCIFER.

C'est une action bonne et généreuse.

CAÏN.

Généreuse!

LUCIFER.

C'est le second né de la chair; c'est le favori de sa mère.

CAÏN.

Qu'il garde des faveurs dont le serpent eut les prémices.

LUCIFER.

Mais l'amour de son père.

CAÏN.

Que m'importe? Faut-il que je n'aime pas ce que tout le monde aime?

LUCIFER.

Oui; celui que Jéhovah,--le seigneur indulgent, le miséricordieux
constructeur du paradis défendu,--regarde toujours en souriant.

CAÏN.

Moi, je n'ai jamais vu Lui; je ne sais pas si Il sourit.

LUCIFER.

Mais vous avez vu ses anges.

CAÏN.

Rarement.

LUCIFER.

Assez cependant pour remarquer qu'ils aiment ton frère, et que ses
sacrifices sont agréables.

CAÏN.

Qu'ils le soient! Pourquoi me parler de cela?

LUCIFER.

Parce que tu y pensais auparavant.

CAÏN.

Et si j'y ai pensé, quel besoin de me rappeler une pensée.....--- (Il
s'arrête comme agité.)--Esprit! nous sommes ici dans _ton_ monde; ne
parle pas du mien. Tu m'as montré des merveilles; tu m'as montré ces
puissans préadamites qui habitaient la terre dont la nôtre est un
débris; tu m'as fait distinguer des myriades de mondes célestes, dont le
nôtre est le triste et lointain compagnon dans l'immensité des êtres; tu
as découvert à mes regards des ombres frappées de la terrible étreinte,
de celle que nous apporta mon père,--la mort; tu m'as fait voir
beaucoup, mais non pas tout: montre-moi où demeure Jéhovah, son paradis
spécial--le _tien_; où est-il?

LUCIFER.

Ici, et dans tout l'espace.

CAÏN.

Mais comme toutes les choses, vous avez une demeure particulière; la
chair a la terre, les autres mondes ont également leurs habitans. Toutes
les créatures ont un élément dans lequel elles respirent; et les êtres
qui ne respirent plus de notre souffle ont le leur, comme tu l'as dit:
Jéhovah et toi-même vous avez le vôtre.--N'habitez-vous pas ensemble?

LUCIFER.

Non; nous régnons ensemble, mais nos demeures sont divisées.

CAÏN.

Pourquoi n'êtes-vous pas un seul! peut-être l'unité de vos projets
ferait l'union des élémens, aujourd'hui le jouet des tempêtes. Comment
s'est-il fait que vous, étant des esprits sages et infinis, vous soyez
séparés? N'êtes-vous pas comme des frères dans votre essence, votre
nature et votre gloire?

LUCIFER.

N'es-tu pas le frère d'Abel?

CAÏN.

Nous sommes frères, nous resterons frères; mais s'il n'en était pas
ainsi, qu'est-ce que la chair auprès de l'esprit? Ce dernier peut-il
tomber? L'immortalité n'est-elle pas une condition de l'infini? et se
quereller, remplir l'espace de sa misère,--pourquoi?

LUCIFER.

Pour régner.

CAÏN.

Ne m'as-tu pas dit que tous deux vous êtes éternels?

LUCIFER.

Oui.

CAÏN.

Et que cette immensité d'azur que j'ai vue est sans bornes?

LUCIFER.

Oui.

CAÏN.

Comment donc ne pouvez-vous tous les deux _régner_?--N'avez-vous pas
assez? Pourquoi vous séparer?

LUCIFER.

Nous régnons _tous les deux_.

CAÏN.

Mais l'un de vous fait le mal.

LUCIFER.

Lequel?

CAÏN.

Toi! car si tu pouvais donner à l'homme le bien, pourquoi ne le fais-tu?

LUCIFER.

Et pourquoi pas celui qui les créa? Je ne vous ai pas faits; vous êtes
ses créatures et non les miennes.

CAÏN.

Alors laisse-nous _ses_ créatures, comme tu dis que nous le sommes, ou
bien montre-moi ta demeure ou la _sienne_.

LUCIFER.

Je pourrais toutes deux te les montrer; mais un tems viendra que tu
verras pour toujours l'une d'elles.

CAÏN.

Et pourquoi pas à cette heure?

LUCIFER.

Ton esprit d'homme a eu de la peine à concentrer dans une pensée nette
et calme le peu que je t'ai montré, et déjà tu voudrais aspirer au plus
grand des mystères! à celui des _deux principes_! Tu voudrais les
contempler sur leurs trônes les plus secrets! Poussière! apprends à
limiter ton ambition; car pour toi, voir l'une ou l'autre serait périr!

CAÏN.

Laisse-moi périr pourvu que je les voie!

LUCIFER.

Voilà bien le langage du fils de celle qui cueillit la pomme! Mais tu
périrais seulement, et tu ne les verrais pas; cette vue t'est réservée
dans un autre état.

CAÏN.

Celui de mort.

LUCIFER.

Du moins le prélude de la mort.

CAÏN.

Je la crains donc moins, puisque je sais qu'elle conduit à quelque chose
de défini.

LUCIFER.

Maintenant je vais te ramener dans ton monde, où tu pourras multiplier
la race d'Adam, manger, boire, travailler, trembler, rire, pleurer,
sommeiller et mourir.

CAÏN.

Et que me servira d'avoir vu les choses que tu m'as montrées?

LUCIFER.

N'as-tu pas demandé la connaissance? et dans ce que j'ai montré, ne
t'ai-je pas appris à te connaître toi-même?

CAÏN.

Hélas! je ne distingue rien encore.

LUCIFER.

Et justement, la somme des connaissances humaines devrait être la
conscience du néant de l'humaine nature; transmets cette science à tes
enfans, elle leur épargnera maintes tortures.

CAÏN.

Orgueilleux esprit! ta parole est dédaigneuse; mais toi-même, malgré ton
arrogance, tu reconnais un supérieur.

LUCIFER.

Non! par le ciel qu'il gouverne, par l'abîme, par l'infinité de mondes
et de vies que je tiens avec lui en commun.--Non! j'ai un vainqueur, je
l'avoue; mais je ne reconnais pas de maître. Il reçoit l'hommage de
tous;--mais il n'a pas le mien. Je combats contre lui aujourd'hui, comme
je combattis au plus haut des cieux. A travers toute éternité, parmi les
gouffres informes des enfers, dans les interminables royaumes de
l'espace, dans les siècles des siècles, je disputerai tout, tout avec
lui! et tour à tour, chaque monde, chaque étoile, chaque univers
trembleront dans la balance, jusqu'au jour où cessera le grand combat,
si jamais il cesse, c'est-à-dire si jamais lui ou moi pouvons être
écrasés! Et qui pourra exterminer notre immortalité, notre haine
irrévocable et mutuelle? Il pourra, à titre de vainqueur, appeler le
vaincu génie du mal; mais quel sera donc le _bien_ qu'il prétend donner?
Si j'étais le vainqueur, ses œuvres seraient jugées les seules
mauvaises. Et vous, mortels, à peine nés, quels dons avez-vous reçus de
lui dans votre misérable monde?

CAÏN.

Ils sont faibles, et quelques-uns bien amers.

LUCIFER.

Redescends donc avec moi sur cette terre; retourne éprouver le reste des
faveurs que toi et les tiens devez au ciel. Les choses sont bonnes ou
mauvaises dans leur essence, et non pas d'après le nom de celui qui les
répand. S'il vous donne le bien,--appelez le principe du bien; si le mal
découle de _lui_, apprenez à ne pas m'en rendre responsable, avant de
savoir mieux sa véritable source. Ce n'est pas aux paroles des anges
eux-mêmes qu'il faut croire, c'est aux fruits de votre existence, tels
que vous les savourez. La pomme fatale vous a fait un don
précieux,--celui de la _raison_.--Que des menaces tyranniques ne
l'écrasent point, et ne vous réduisent pas à croire aveuglément, en
dépit de vos sens extérieurs et de vos sentimens intimes:--examinez et
souffrez,--créez-vous un monde intérieur dans votre propre sein, où
viendront expirer les impressions du dehors. C'est ainsi que vous vous
rapprocherez le plus de la nature des esprits et que vous parviendrez à
triompher de votre enveloppe grossière.

(Ils disparaissent.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.



ACTE III.



SCÈNE PREMIÈRE.

(La terre près d'Éden, comme dans l'acte premier.)

Entrent CAÏN et ADAH.


ADAH.

Silence, Caïn; marche doucement.

CAÏN.

J'y consens; mais pourquoi?

ADAH.

Notre petit Énoch dort sur un lit de feuilles, à l'ombre de ce cyprès.

CAÏN.

Un cyprès! c'est un arbre mélancolique; on dirait qu'il pleure sur ceux
qu'il protége de son ombre. Pourquoi l'as-tu choisi pour reposer notre
enfant?

ADAH.

Parce que ses branches interceptent le soleil comme la nuit, et qu'elles
paraissent ainsi faites pour inviter au sommeil.

CAÏN.

Oui, au dernier,--au plus long sommeil; mais n'importe,--mène-moi à lui.
(Ils s'approchent de l'enfant.) Comme il est beau! Ses petites joues,
dans leur pur incarnat, semblent vouloir lutter avec les roses
effeuillées sous lui.

ADAH.

Et ses lèvres, comme elles sont gracieusement entr'ouvertes! Non!
garde-toi de les baiser, du moins en ce moment: il s'éveillerait.--Son
heure de repos est, il est vrai, presque écoulée; mais ce serait dommage
de l'interrompre volontairement.

CAÏN.

Vous dites bien; je contiendrai mes désirs. Il dort, il sourit!--Ah!
dors et souris, toi le fragile et jeune héritier d'un monde presque
aussi jeune: dors et souris! les heures et les jours d'innocence et de
bonheur t'appartiennent encore! _Tu_ n'as pas dérobé le fruit,--tu ne
sais pas que tu es nu! Le tems viendra où tu recevras le châtiment de
crimes inconnus, dont ni toi ni moi ne furent coupables. Mais
aujourd'hui sommeille en paix! Voilà que ses joues se colorent d'un vif
sourire, ses cils brillent au-dessous de ses longues paupières noires
comme le cyprès qui se balance sur elles: le sommeil ne peut cacher
entièrement le limpide azur de ses yeux. Sans doute il rêve;--de quoi?
du paradis!--oui! Rêve, mon enfant, de cet héritage qui t'est ravi! ce
n'est qu'un songe! car jamais, à l'avenir, ni toi, ni tes enfans, ni tes
pères, ne franchiront le seuil de ces lieux de bonheur!

ADAH.

Cher Caïn! ne souffle pas dans l'oreille de notre enfant des regrets
aussi mélancoliques. Pourquoi toujours regretter le paradis? N'en
pouvons-nous créer un autre?

CAÏN.

Où?

ADAH.

Ici, où tu voudras: partout où tu seras, je ne sens pas la perte de cet
Éden trop pleuré. N'ai-je pas et toi et notre enfant, mon père, mon
frère et Zillah notre douce sœur, et notre Ève, à qui nous devons bien
plus que la naissance?

CAÏN.

Oui, la mort est aussi l'une des dettes que nous lui devons.

ADAH.

Caïn! cet esprit orgueilleux qui t'a entraîné loin d'ici a contribué à
te rendre encore plus sombre. J'espérais que les merveilles qu'il avait
promis de te montrer, que ces visions, comme tu les appelles, de mondes
passés et présens rendraient à ton esprit le calme d'une curiosité
satisfaite; mais, je le vois, ton guide a redoublé tes maux. Cependant,
je le remercie et je lui pardonne tout, en songeant qu'il t'a sitôt
rendu à nos vœux.

CAÏN.

Sitôt?

ADAH.

A peine s'il y a deux heures que vous vous êtes éloignés: heures longues
pour moi; mais enfin deux heures seulement, en consultant le soleil.

CAÏN.

Et pourtant ce soleil, je m'en suis approché; j'ai vu des mondes qu'il
éclairait jadis, et qu'il n'éclairera plus; j'en ai vu que sa lumière ne
pénétrera jamais: j'aurais cru que mon absence avait duré des années.

ADAH.

A peine une heure.

CAÏN.

C'est donc l'esprit qui dispose du tems, et qui le mesure suivant que
les objets qu'il contemple sont plaisans ou pénibles, sublimes ou
méprisables. J'ai vu des infinités de mondes; j'ai franchi des univers
disparus; j'ai contemplé l'éternité, et je croyais que quelques gouttes
de l'océan des âges m'avaient donné quelque chose de son immensité; mais
à présent, je reconnais ma faiblesse: l'esprit avait raison de dire que
je n'étais rien.

ADAH.

Pourquoi le disait-il? Jéhovah n'en a pas parlé.

CAÏN.

Non; il s'est contenté de nous réduire à ce que nous sommes. Après avoir
flatté la poussière avec quelques rayons d'Éden et d'immortalité, il
nous fait de nouveau retourner en poussière:--et pourquoi?

ADAH.

Tu le sais:--c'est la faute de nos parens.

CAÏN.

Qu'a de commun avec nous leur faute? Ils ont péché, c'est à eux de
mourir.

ADAH.

Tu ne parles pas bien, Caïn: cette pensée n'est pas la tienne, mais
celle de l'esprit qui était avec toi. Plût à Dieu que je mourusse pour
eux, si je pouvais ainsi les conserver à la vie!

CAÏN.

Tels seraient aussi mes vœux, si une seule victime devait assouvir la
colère insatiable du destructeur de la vie, et si notre enfant qui
repose ne devait jamais connaître la mort ni le chagrin, ni les
transmettre à ceux qui naîtront de lui.

ADAH.

Ne savons-nous pas qu'un jour viendra où notre race sera rachetée!

CAÏN.

Oui, par le sacrifice de l'innocent à la place du coupable. Quelle
expiation que celle-là! Ne sommes-nous pas innocens? Nous n'avons rien
fait pour être les victimes d'une faute commise avant notre naissance,
ou pour être forcés d'expier un crime inouï et mystérieux,--si c'est un
crime que de poursuivre la science.

ADAH.

Hélas! mon cher Caïn, tu pèches en ce moment; tes paroles frappent mes
oreilles comme autant d'impiétés.

CAÏN.

Alors laisse-moi!

ADAH.

Jamais, quand ton Dieu te laisserait.

CAÏN.

Dis-moi, qu'y a-t-il ici?

ADAH.

Deux autels que, pendant ton absence, a dressés notre frère Abel, afin
d'y offrir un sacrifice au Seigneur, au moment de ton retour.

CAÏN.

Et qui _lui_ a dit que je m'empresserais de concourir aux offrandes
qu'il élève chaque jour vers le Créateur, avec un front dont l'indigne
et lâche humilité révèle mille fois plus de crainte que d'amour?

ADAH.

Certes, il fait bien.

CAÏN.

Un autel suffit: je n'ai rien à offrir.

ADAH.

Les fruits de la terre, le calice, le bouton et la tige des fleurs:
voilà pour notre Dieu de douces offrandes, quand elles sont présentées
d'un cœur satisfait et contrit.

CAÏN.

J'ai travaillé, j'ai creusé la terre; la sueur a coulé de mon front: en
un mot, j'ai accompli sa malédiction;--que faut-il de plus encore?
Pourquoi serais-je satisfait? sans doute parce qu'il m'a fallu lutter
avec tous les élémens, pour en arracher le pain qui me nourrit? Pourquoi
serais-je reconnaissant? parce que je suis poudre, que je m'agite dans
la poudre, et que je retournerai en poudre? Ah! si je ne suis rien,--du
moins, pour rien au monde, ne serai-je un lâche hypocrite, affectant la
joie, quand intérieurement le chagrin me dévore. Pourquoi serais-je
contrit? Pour la faute de mon père? Mais déjà tous nos maux l'ont
suffisamment expiée, et les prophéties nous apprennent que nos enfans
l'expieront encore bien au-delà de ce qu'elle mérite. Il ne sait pas,
notre jeune enfant, à présent livré au sommeil, il ne sait pas qu'il
doit transmettre à des multitudes innombrables le germe d'une misère
éternelle: mieux vaudrait l'étouffer au milieu de ses doux rêves, et
écraser sa tête contre les rochers, plutôt que de le laisser vivre
pour--

ADAH.

O mon Dieu! ne le touche pas!--mon--ton enfant! Caïn!

CAÏN.

Ne crains rien. Pour tous les globes célestes, et le pouvoir qui les
gouverne, je ne voudrais pas déposer autre chose qu'un baiser de père
sur les lèvres de cet enfant.

ADAH.

Alors, pourquoi ces horribles paroles?

CAÏN.

Mieux vaudrait, disais-je, qu'il cessât de vivre, au lieu de transmettre
à d'autres descendans des chagrins plus insupportables encore que ceux
auxquels il sera soumis. Mais puisque ces paroles vous déplaisent, je me
contente de dire--qu'il eût mieux valu pour lui de ne pas naître.

ADAH.

Oh! ne parle pas ainsi. Où seraient donc mes joies, ces joies
maternelles que j'éprouve à le veiller, le nourrir et l'aimer? Silence!
il s'éveille. Doux Énoch! (Elle s'approche de l'enfant.) Caïn, viens le
voir! regarde comme il est plein de vie, de force, de fraîcheur, de
beauté, de bonheur; comme il me ressemble, comme il est semblable à toi,
quand tu souris: car _alors_ nous sommes _tout_ autres. N'est-il pas
vrai, Caïn? Mère, père, enfant, chacun de nous réfléchit les traits de
l'autre, comme le fait une claire fontaine, quand elle est calme, et
quand ton ame est calme comme elle. Aime-nous, mon cher Caïn! Aime-toi à
cause de nous, qui te chérissons tant! Vois comme il sourit! comme il
étend ses bras, comme il arrête ses grands yeux bleus sur les tiens
comme pour saluer son père, tandis que son petit corps s'agite et semble
tressaillir de plaisir. Que nous parles-tu de peines? les chérubins qui
n'ont pas d'enfans t'envieraient les joies de la paternité. Caïn!
bénis-le! il n'a pas de parole pour te remercier, mais son cœur lui
indique ta présence comme le tien la sienne.

CAÏN.

Enfant, sois béni! si toutefois la bénédiction d'un mortel peut te
garantir de la malédiction du serpent.

ADAH.

Elle le peut. Sans doute la fourberie d'un reptile ne peut l'emporter
sur la bénédiction d'un père.

CAÏN.

Oh! pour cela, j'en doute; toutefois, je le bénis.

ADAH.

Notre frère approche.

CAÏN.

Ton frère Abel.

(Entre Abel.)

ABEL.

Bonjour, Caïn! la paix de Dieu soit avec toi, mon frère.

CAÏN.

Abel! salut!

ABEL.

Notre sœur m'a dit que tu avais voyagé avec un esprit, bien au-delà des
limites que nous ne sommes pas habitués à franchir. Etait-il de ceux que
nous avons déjà vus, auxquels nous avons parlé comme à notre père?

CAÏN.

Non.

ABEL.

Pourquoi donc rester avec lui? c'est peut-être l'ennemi du Très-Haut.

CAÏN.

Et l'ami de l'homme. Le Très-Haut, comme vous le nommez, le fut-il
jamais?

ABEL.

_Nous le nommons_! vos paroles sont étranges aujourd'hui. Adah, ma sœur,
laisse-nous pour un instant:--nous voulons offrir un sacrifice.

ADAH.

Adieu, mon Caïn; mais auparavant, embrasse ton fils. Puisse le calme de
son ame, et les pieux efforts d'Abel, te rendre à l'innocence et au
bonheur!

(Adah sort avec son enfant.)

ABEL.

Où as-tu été?

CAÏN.

Je ne sais pas.

ABEL.

Quoi? ni ce que tu as vu?

CAÏN.

Les morts, les immortels; les immenses, les tout-puissans, les
inconcevables mystères de l'espace;--les univers sans nombre qui furent
ou sont encore;--un abîme d'objets étourdissans, des soleils, des lunes
et des terres roulant comme un tonnerre autour de moi; tout cela m'a
rendu incapable de suivre une conversation mortelle: Abel, laisse-moi.

ABEL.

Tes yeux sont animés d'un éclat surnaturel; une rougeur surnaturelle
couvre tes joues; un accent surnaturel exprime tes paroles.--Que
signifie tout cela?

CAÏN.

Cela signifie--je te prie, laisse-moi.

ABEL.

Non pas, jusqu'à ce que nous ayons prié et sacrifié ensemble.

CAÏN.

Abel, je te prie, sacrifie seul.--Jéhovah t'aime bien.

ABEL.

Bien _tous les deux_, j'espère.

CAÏN.

Mais toi le mieux. Peu m'importe pourquoi; tu as mieux trouvé grâce que
moi: respecte-le donc,--mais respecte seul,--ou du moins sans moi.

ABEL.

Mon frère, je serais indigne d'être le fils de notre commun père, si je
ne te respectais pas comme le premier-né, et si je ne te priais pas de
te joindre à moi, de me précéder même dans les pieux sacrifices que nous
offrons à Dieu:--c'est là ta place.

CAÏN.

Je ne l'ai jamais réclamée.

ABEL.

Et c'est là ce qui m'afflige. Je t'en prie, consens à ce que je demande
de toi. Ton ame semble oppressée de je ne sais quelle étrange illusion;
cela te rendra le calme.

CAÏN.

Non; rien ne peut me calmer désormais. Que dis-je, me _calmer_? jamais
je n'ai senti le calme dans mon cœur, même dans le silence complet des
élémens. Cher Abel, laisse-moi! ou permets-moi de ne pas troubler plus
long-tems tes pieuses intentions.

ABEL.

Non, non: il faut que nous fassions ensemble notre devoir. Ne me
repousse pas.

CAÏN.

Puisqu'il le faut--eh bien donc, qu'ai-je à faire?

ABEL.

Choisis l'un de ces deux autels.

CAÏN.

Choisis pour moi. Ils ne sont tous les deux, pour moi, que de la pierre
et du gazon.

ABEL.

Cependant, choisis!

CAÏN.

Je l'ai fait.

ABEL.

C'est le plus élevé, celui qui te convenait le mieux, comme à l'aîné.
Maintenant, prépare tes offrandes.

CAÏN.

Et les tiennes, où sont-elles?

ABEL.

Les voici.--Les premiers-nés, les plus gras du troupeau:--c'est l'humble
don d'un pasteur.

CAÏN.

Je n'ai pas d'agneaux; mon sort est de creuser la terre: je ne puis
offrir que ce qu'elle accorde à mes sueurs,--des fruits. (Il cueille des
fruits.) Les voici dans leur fraîcheur, dans leur maturité.

(Ils dressent leurs autels, et allument une flamme au-dessous.)

ABEL.

Mon frère, tu es l'aîné; offre d'abord, avec le sacrifice, ta prière et
tes actions de grâce.

CAÏN.

Non.--Je n'ai pas l'habitude de cela;--donne-moi l'exemple, je le
suivrai--comme je pourrai.

ABEL, s'agenouillant.

O Dieu! toi qui nous créas, et déposas dans nos narines le souffle de la
vie; qui nous as béni, et qui, en dépit de la faute de notre père, as
bien voulu ne pas perdre tous ses enfans, comme ils eussent été perdus,
si ta justice n'eût pas été tempérée par la bonté dans laquelle tu te
complais; toi qui nous accordas le pardon, comme un autre paradis, si on
le compare à l'énormité de notre crime;--seul maître de la lumière, du
bien, de la gloire, de l'éternité; sans qui tout serait mal, avec qui
rien ne peut faillir, si ce n'est dans un but louable et prévu par ton
impénétrable et toute-puissante bonté,--accepte le premier des prémices
du troupeau de ton humble pasteur:--cette offrande n'est rien en
elle-même;--et quelle offrande serait quelque chose auprès de toi?--Mais
pourtant accepte-la, comme une action de grâce de celui qui la dépose à
la face sublime de tes cieux, en inclinant son front jusque dans la
poussière dont il est lui-même formé, pour mieux, et à jamais, rendre
hommage à toi et à ton nom!

CAÏN, demeuré debout.

Esprit! quelque tu sois;--tout-puissant, il se peut;--bon, comme doivent
l'être toutes tes créations; Jéhovah sur la terre, et Dieu dans le ciel!
décoré d'autres noms encore, peut-être, car tes attributs semblent aussi
multipliés que tes ouvrages: si les prières peuvent te rendre propice,
reçois les miennes. Si tu dois être honoré par des autels, adouci par
des sacrifices, accueille ceux que je te présente! Deux créatures
viennent en ériger de concert vers toi. Si tu aimes le sang, l'autel du
pasteur, qui fume à mes côtés, en a répandu devant toi, et les membres
de ses agneaux, palpitans encore, élèvent vers les cieux un encens
ensanglanté; ou si les fruits doux et parfumés de la terre, présentés
devant toi, à la face du soleil qui les a mûris, peuvent t'agréer, en
cela qu'ils sont aussi beaux encore que tu nous les as donnés, et
semblent déposés ici plutôt pour témoigner de la beauté de tes ouvrages
que pour attirer l'un de tes regards sur les nôtres; si l'autel privé de
victimes et l'autel non rougi de sang peuvent obtenir tes faveurs,
regarde le mien; et quant à celui qui l'éleva,--il est tel que tu l'as
fait: il ne sait rien solliciter à genoux. S'il est méchant, frappe-le!
tu es tout-puissant, et tu le peux;--qui pourrait en effet s'y opposer?
S'il est bon, frappe ou épargne-le, comme il te plaira! puisque tout
dépend de toi; puisque le bon et le mauvais sont eux-mêmes sans pouvoir,
quand tu ne les soutiens pas. Que ta volonté elle-même soit juste ou
partiale, je l'ignore; n'étant pas tout-puissant, ne pouvant juger la
toute-puissance, mais seulement subir les arrêts, hélas! déjà trop
cruellement subis!

(Le feu allumé sous l'autel d'Abel s'élève en colonne, et s'élance
lumineusement vers le ciel; un ouragan renverse l'autel de Caïn, et
disperse les fruits sur la terre.)

ABEL, s'agenouillant.

O mon frère, prie! Jéhovah est irrité contre toi.

CAÏN.

Et pourquoi?

ABEL.

Tes fruits sont épars sur la terre.

CAÏN.

Ils viennent de la terre; laisse-les y retourner: leur graine portera de
nouveaux fruits avant l'été. Quant à ton offrande carnassière, elle
plaît davantage; vois comme le ciel suce la flamme que le sang a
engraissée.

ABEL.

Ne songe pas au succès de mon offrande; mais hâte-toi d'en préparer une
autre, avant qu'il ne soit trop tard.

CAÏN.

Je ne veux plus élever d'autels, ni souffrir qu'on en élève.--

ABEL, se levant.

Caïn! que prétends-tu?

CAÏN.

Renverser ce lâche courtisan des nuages, cet enfumé réceptacle de tes
sottes prières,--ton autel enfin, rougi du sang des faibles agneaux que
leur mère a nourris de lait pour qu'ils fussent égorgés à ton Dieu.

ABEL, le retenant.

Tu ne le feras pas.--N'ajoute pas à des actions impies des paroles
impies! N'ébranle pas l'autel,--il est sacré maintenant, par le bon
plaisir de Jéhovah, puisqu'il en a daigné accepter les offrandes.

CAÏN.

_Son plaisir_! Le met-il donc, ce plaisir, dans le parfum des chairs
pantelantes et du sang encore bouillant? dans le bêlement des mères
désolées, qui redemandent leurs expirans nourrissons? dans l'agonie des
tristes et innocentes victimes sous le couteau sacré? Va-t'en! aussi
bien ce trophée sanglant n'épouvantera pas long-tems le soleil, et ne
restera pas la honte de la création.

ABEL.

Mon frère, arrête-toi. Tu ne veux pas employer la violence contre mon
autel; si tu en es jaloux, il est à toi: consomme-s-y un autre
sacrifice.

CAÏN.

Un autre sacrifice? Va-t'en, ou ce sacrifice peut en effet--

ABEL.

Que veux-tu dire?

CAÏN.

Va--va-t'en.--Ton Dieu, n'est-ce pas, aime le sang?--songe-s-y.--Va-t'en
avant qu'il n'y en ait _davantage_!

ABEL.

Je me place, en son divin nom, entre toi et l'autel qui l'a sanctifié.

CAÏN.

Si tu te chéris toi-même, recule, jusqu'à ce que j'aie rendu ce gazon à
son sol naturel;--autrement--

ABEL, le retenant.

J'aime Dieu bien plus que la vie.

CAÏN. Il le frappe sur les tempes, avec l'un des tisons qu'il enlève de
l'autel.

Offre donc à ton Dieu le sacrifice de ta vie, puisqu'il aime ceux de ce
genre.

ABEL. Il tombe.

Qu'as-tu fait, mon frère?

CAÏN.

Frère?

ABEL.

O Dieu! reçois ton serviteur, et pardonne à son assassin; il n'a pas su
ce qu'il faisait.--Caïn, donne, donne-moi ta main, et dis à la pauvre
Zillah--

CAÏN, après un instant de stupeur.

_Ma_ main! elle est rouge, et du--de quoi? (Long silence. Il jette les
yeux autour de lui.) Où suis-je? Seul! Où est Abel? où Caïn? Se peut-il
que je sois Caïn? Mon frère, réveille-toi!--Pourquoi restes-tu couché
sur l'herbe? ce n'est pas l'heure du sommeil.--Pourquoi si
pâle?--qu'as-tu?--ce matin, tu étais plein de vie! Abel! ah! je t'en
prie, ne te joue pas de moi! Je t'ai frappé trop fort, mais non pour
toujours! Pourquoi as-tu voulu me résister? C'est un jeu! tu veux
m'épouvanter.--Un coup--un seul coup!--Remue,--oh! remue--une seule
fois;--oui, comme cela!--bien!--tu respires! souffle sur moi! O Dieu!
Dieu!

ABEL, d'une voix mourante.

Qui parle ici de Dieu?

CAÏN.

Ton meurtrier.

ABEL.

Alors,--puisse Dieu lui pardonner! Caïn, console la pauvre Zillah;--elle
n'a plus maintenant qu'un frère. (Il expire.)

CAÏN.

Et moi, plus! Qui m'a enlevé le mien,--mon frère?--Ses yeux sont
ouverts! donc il n'est pas mort! La mort ressemble au sommeil,--et le
sommeil ferme nos paupières. Ses lèvres aussi sont ouvertes; il respire
donc! et pourtant je ne le sens pas.--Son cœur!--son cœur!--que je voie
s'il bat.--Il me semble:--non!--non!--c'est une illusion; il faut que je
sois passé dans un autre monde pire que le premier. La terre tourne
autour de moi:--qu'est-ce cela? de l'eau! (Il porte la main à son front,
puis la regarde.) Pourtant, il ne pleut pas! C'est du sang!--le sang de
mon frère, le mien lui-même, et répandu par moi! Qu'a de commun encore
avec moi la vie, puisque j'ai pris celle de ma propre chair? Non, il ne
peut être mort!--Est-ce la mort que le silence? Non; il s'éveillera: je
vais attendre à ses côtés. Se pourrait-il que la vie fût assez fragile
pour être si facilement anéantie?--Depuis, il m'a parlé;--que lui
dirai-je maintenant?--Mon frère!--non; il ne répondra pas à ce nom: les
frères ne se frappent pas l'un l'autre. Cependant--encore--parle-moi,
Abel! Un mot, un seul mot encore de ta douce voix, pour m'aider à
supporter le bruit de la mienne!

(Entre Zillah.)

ZILLAH.

J'ai cru entendre un son douloureux; qu'est-ce donc? c'est Caïn; il
veille auprès de mon époux. Que fais-tu là, mon frère? Est-ce qu'il
dort?--O ciel! que signifie cette pâleur et ce flot?--Non! non! ce n'est
pas du sang; qui l'aurait répandu, ce sang? Abel! qu'y a-t-il?--qui t'a
fait cela? Il ne remue pas; il ne respire pas; ses mains tombent sur les
miennes, froides et insensibles comme les pierres! Ah! cruel Caïn!
n'as-tu pu le garantir à tems de cette violence? Quel qu'ait été
l'agresseur, un étranger lui-même se serait placé entre lui et le
meurtrier! Mon père!--Ève!--Adah!--venez, approchez! la mort est dans le
monde!

(Zillah sort en appelant ses parens.)

CAÏN, seul.

Dans le monde!--Et qui l'y a introduite? moi!--moi qui abhorre tellement
ce nom de mort, que lui seul empoisonnait toute ma vie avant que je
connusse son aspect.--Je l'ai conduite ici; j'ai livré mon frère à ses
froids et terribles embrassemens, comme si, sans mon aide, elle n'eût
pas assez haut réclamé ses droits inexorables! Du moins, je suis
éveillé,--un rêve douloureux m'a rendu fou;--mais lui, il ne s'éveillera
donc plus!

(Entrent Adam, Ève, Adah et Zillah.)

ADAM.

Une voix de douleur, celle de Zillah, m'a conduit ici.--Que vois-je?
Est-il vrai?--Mon fils!--mon fils! Femme, voilà l'ouvrage du serpent;
voilà ton ouvrage!

ÈVE.

Oh! ne parle pas ainsi: l'aiguillon du serpent est dans mon cœur. Abel!
mon bien-aimé! C'est un châtiment, Jéhovah, au-dessus du crime, de
_l_'avoir enlevé à sa mère!

ADAM.

Quel est le coupable de ce crime?--Parle, Caïn; tu étais présent. Est-ce
quelqu'un de ces anges ennemis qui ne marchent pas avec Jéhovah? quelque
sauvage et féroce habitant des bois?

ÈVE.

Ah! une lumière livide me pénètre comme un éclat de foudre! ce tison
lourd et sanglant arraché de l'autel, noirci par la fumée, et rougi du--

ADAM.

Parle, mon fils! parle; et malheureux comme nous le sommes, assure-nous
que nous ne sommes pas plus déplorables encore.

ADAH.

Parle, Caïn! et dis que ce n'est pas _toi_!

ÈVE.

C'est lui. Je le vois maintenant;--il baisse la tête; il cache ses yeux
féroces de ses mains rouges de sang.

ADAH.

Ma mère, tu l'outrages;--et toi, Caïn, éclaircis donc cette horrible
accusation que nos parens, dans leur désespoir, font peser sur toi.

ÈVE.

Écoute, Jéhovah! Puisse l'éternelle malédiction du serpent être sur lui!
elle est faite pour sa race plutôt que pour nous. Puissent tous ses
jours être désolés! puisse--

ADAH.

Arrête! c'est ton fils; ne le maudis pas, ma mère: ne le maudis pas,
mère! il est mon frère, mon époux.

ÈVE.

Il t'a enlevé ton frère!--Zillah, il t'a ravi ton époux:--pour moi,
_plus de fils_!--A jamais je le maudis; je renonce à le voir! Tous les
liens sont rompus entre nous, comme lui-même a rompu ceux de la
nature.--O mort, mort! pourquoi ne m'as-tu pas prise, moi à laquelle tu
fus d'abord infligée? Qu'attends-tu encore?

ADAM.

Ève, prends garde que ta douleur, hélas! trop légitime, ne te conduise à
l'impiété. Une douloureuse destinée nous a été prédite; maintenant
qu'elle commence, il faut la supporter de manière à prouver à notre Dieu
que nous sommes entièrement soumis à sa sainte volonté.

ÈVE, désignant Caïn.

_Sa volonté_!--c'est celle de cet esprit incarné de mort, que j'ai mis
sur la terre pour y faire entrer la mort. Puissent toutes les
malédictions de la vie peser sur lui! ses tourmens le chasser au fond
des déserts, comme les nôtres nous ont chassés d'Éden, jusqu'à ce que
ses enfans lui rendent ce qu'il a donné à son frère! Que jour et nuit le
glaive et les ailes des chérubins le poursuivent;--que les serpens se
dressent sous ses pas!--que les fruits de la terre deviennent cendre
dans sa bouche! que les feuilles dont il entoure sa tête pour reposer
soient le séjour des scorpions! qu'il rêve sans cesse de son innocente
victime! que ses veilles ne soient qu'un autre rêve prolongé de mort!
que les claires fontaines se tournent en sang dès qu'il voudra les
souiller de l'impur contact de ses lèvres avides! que les élémens
reculent ou se transforment devant lui! qu'il vive au sein de l'agonie
qui accompagnera les derniers instans des autres hommes! et que la mort
soit pour lui, qui le premier l'introduisit dans le monde, quelque chose
de pire que la mort! Va-t'en, fratricide! Désormais ton nom, le mot
Caïn, sera pour le genre humain un objet d'horreur, même pour ceux dont
tu dois être le père! Que l'herbe se dessèche sous tes pieds! que les
bois te refusent leur abri, la terre une couche, la poussière une tombe,
le soleil ses rayons et le ciel son Dieu!

(Ève sort.)

ADAM.

Caïn! éloigne-toi: nous ne pouvons plus demeurer ensemble. Fuis! laisse
le mort à mes soins;--désormais je suis seul:--nous ne nous reverrons
plus.

ADAH.

O mon père! ne le quitte pas ainsi. Ne va pas ajouter à la terrible
malédiction d'Ève sur sa tête!

ADAM.

Je ne le maudis pas: son esprit est sa malédiction. Viens, Zillah!

ZILLAH.

Je dois veiller sur le corps de mon époux.

ADAM.

Nous reviendrons quand celui qui nous a préparé ce douloureux devoir
aura disparu. Viens, Zillah!

ZILLAH.

Auparavant un baiser sur cette pâle figure, sur ces lèvres autrefois si
animées.--O mon cœur! mon cœur!

(Adam et Zillah sortent en pleurant.)

ADAH.

Caïn! vous avez entendu; il faut nous éloigner. Je suis prête, nos
enfans aussi! Je porterai Énoch, et vous sa sœur. Partons avant que le
soleil ne tombe, et n'attendons pas l'obscurité de la nuit pour
traverser le désert.--Eh bien! parle, parle-moi, _moi_--qui suis à toi.

CAÏN.

Laisse-moi!

ADAH.

Pourquoi? tout le monde t'a quitté.

CAÏN.

Et que tardes-tu de te réunir à eux? Ne crains-tu pas de rester avec
l'auteur d'une pareille action?

ADAH.

Après la crainte de t'abandonner, il n'en est pas de plus grande pour
moi que celle que m'inspire le crime qui te prive d'un frère. Je n'en
dois pas parler:--c'est entre toi et le Tout-Puissant.--

UNE VOIX D'EN HAUT.

Caïn! Caïn!

ADAH.

Entends-tu cette voix?

LA VOIX D'EN HAUT.

Caïn! Caïn!

ADAH.

Elle retentit comme celle d'un ange.

(Entre l'ange du Seigneur.)

L'ANGE.

Où est ton frère Abel?

CAÏN.

Suis-je donc le gardien de mon frère?

L'ANGE.

Caïn! qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie de la terre vers
le Seigneur!--Maintenant, tu es maudit de la terre, qui vient d'ouvrir
sa bouche pour boire le sang versé par ta main fratricide. Désormais,
quand tu creuseras la terre, elle demeurera stérile; tu resteras fugitif
et vagabond dans le monde!

ADAH.

Le châtiment est au-delà de ses forces. Vois! tu lui dérobes la face de
la terre; il reste privé de la face de Dieu. Vagabond et fugitif, il
arrivera que ceux qui le trouveront le tueront.

CAÏN.

Que ne le peuvent-ils! Mais où sont ceux qui me tueront? où sont-ils sur
cette terre encore déserte et inhabitée?

L'ANGE.

Tu as tué ton frère, qui te garantira de ton fils?

ADAH.

Ange de lumière! sois miséricordieux; ne dis pas que mon sein déchiré
nourrisse maintenant dans mon fils un meurtrier, un meurtrier de son
père.

L'ANGE.

Il ne ferait que suivre les traces de Caïn. Le lait d'Ève n'a-t-il pas
nourri celui que tu vois maintenant noyé dans le sang? Le fratricide
peut bien engendrer le parricide;--mais il n'en sera pas ainsi.--Le
Seigneur, ton Dieu et le mien, m'a commandé d'imprimer son sceau sur
Caïn, pour qu'il puisse errer en sûreté. Qui tuera Caïn attirera sur sa
tête une punition sept fois plus forte. Approche!

CAÏN.

Que veux-tu de moi?

L'ANGE.

Marquer sur ton front l'affranchissement du crime que tu as commis
toi-même.

CAÏN.

Non, laisse-moi mourir!

L'ANGE.

Cela ne peut être.

(L'ange imprime une marque sur le front de Caïn.)

CAÏN.

Je sens mon front brûlé, mais ce n'est rien auprès du feu intérieur; que
faut-il encore? accable-moi de tout ce que je puis supporter.

L'ANGE.

Tu as été sombre et farouche dès le sein de ta mère, semblable à la
terre que tu as jusqu'à présent creusée; mais celui que tu as immolé
était doux comme les troupeaux qu'il paissait.

CAÏN.

Je fus enfanté trop tôt après la chute; l'esprit de ma mère était encore
fasciné par le serpent, et mon père pleurait encore sur Éden. Je suis ce
que je suis; je n'ai pas demandé la vie; je ne me la suis pas donnée
moi-même. Que ne puis-je seulement de mon sang racheter celui--et
pourquoi pas? Qu'Abel renaisse, et que je sois rayé du livre de vie!
Ainsi l'existence sera rendue par Dieu au bien-aimé de Dieu, et je
perdrai un don qui n'eut jamais d'attrait pour moi.

L'ANGE.

Qui pourrait anéantir le meurtre? ce qui est fait est fait. Éloigne-toi!
accomplis tes jours! et puissent tes actions ne pas ressembler à celle
que tu viens de commettre!

(L'ange disparaît.)

ADAH.

Il est parti; éloignons-nous. J'entends les cris de notre petit Énoch
dans son berceau.

CAÏN.

Ah! il ignore pourquoi il pleure! et moi qui répandis le sang, je ne
puis répandre de larmes; mais les quatre rivières ne pourraient laver
mon ame[35]. Crois-tu que mon fils puisse jamais me regarder?

[Note 35: Les quatre rivières qui entouraient l'Éden, les seules, par
conséquent, que connût Caïn sur la terre.]

ADAH.

Si je croyais qu'il ne le voulût pas, je voudrais--

CAÏN, l'interrompant.

Non, non! plus de menace: nous en avons trop subi. Va prendre ton
enfant; je vous suivrai.

ADAH.

Je ne te laisse pas seul avec le mort; quittons ces lieux ensemble.

CAÏN.

O toi, image inanimée et toujours présente! toi dont le sang doit voiler
de deuil la terre et les cieux! J'ignore ce que tu es _maintenant_! mais
si _tu_ vois ce que _je_ suis, je crois que tu me pardonnes ce que ne
pardonnera jamais ni ton Dieu ni mon propre cœur.--Adieu! je ne dois, je
n'ose toucher ce que j'ai fait. Je sortis des mêmes entrailles que toi;
j'ai sucé le même sein; je t'ai souvent pressé dans mes bras; souvent
nos jeux enfantins se confondirent; et voilà que je ne puis plus
t'approcher, que je n'ose pas même faire pour toi ce que tu aurais fait
pour moi:--réunir tes membres dans leur tombeau,--le premier tombeau
creusé pour les mortels. Mais ce tombeau, qui l'a creusé? O terre! ô
terre! voilà le trésor que je dépose dans ton sein, en récompense de
tous ceux que j'ai reçus de toi.--Au désert maintenant!

(Adah s'incline, et baise le corps d'Abel.)

ADAH.

Cruelle et prématurée fut ta mort, ô mon frère! et moi seule, de tous
ceux qui pleurent sur toi, je ne puis verser de larmes. Mon devoir est
désormais de sécher des pleurs, et non pas d'en répandre. Mais pourtant,
de tous ceux qui gémissent, nul ne gémit comme moi, non-seulement sur
toi, mais sur celui qui t'a frappé. Allons, Caïn! je supporterai la
moitié de ton fardeau.

CAÏN.

Nous marcherons à l'orient d'Éden; cette ligne est plus désolée: elle me
convient davantage.

ADAH.

Marche le premier! tu seras mon guide, et puisse être le tien notre
Dieu! Allons chercher nos enfans.

CAÏN.

Celui qui repose ici n'en avait pas; j'ai tari la source d'une race
vertueuse qui eût bientôt charmé les nœuds d'une union récente. Hélas!
en les joignant plus tard aux enfans d'Abel, la dureté de mon naturel se
fût adoucie chez eux! Abel!

ADAH.

La paix soit avec lui.

CAÏN.

Mais avec _moi_!--

(Ils sortent.)

FIN DE CAÏN.



L'ILE,
OU
CHRISTIAN ET SES CAMARADES.



AVERTISSEMENT.

Le morceau suivant est fondé en partie sur la relation du soulèvement de
l'équipage _la Bonté_, dans les mers du Sud, en 1789, et en partie sur
la _Relation des îles Tonga_, par Marnier.



Chant Premier.

1. L'instant de la veille matinale était arrivé. Le vaisseau avançait
avec grâce, traçant sur les flots un sentier mobile. La vague
entr'ouverte par la proue se courbait en sillons complaisans devant la
majestueuse charrue. L'onde immense embrassait toute la perspective, et
derrière s'évanouissaient maints rivages de la Mer du Sud. La nuit
paisible, déjà nuancée d'argent, opposait encore sa mourante obscurité
aux atteintes de l'aube naissante. Les dauphins, avertis de l'approche
du jour, s'élançaient au-dessus des flots, comme pour aspirer plus tôt
ses premières lueurs. Les étoiles détournaient de l'océan leurs
scintillans regards, et disparaissaient devant une clarté plus radieuse.
La voile reprenait sa blancheur naguère obscurcie; une brise
rafraîchissante glissait sur les vents. Déjà même la pourpre de l'Océan
annonçait la venue du soleil;--mais un coup sera tenté avant qu'il
n'apparaisse.

2. Le vaillant chef dormait dans sa cabine, confiant dans ceux qui
faisaient la veille. Il rêvait des rivages désirés de la vieille
Angleterre, de ses travaux récompensés, de ses dangers évanouis; son nom
était ajouté à la liste glorieuse de ceux qui avaient visité les pôles,
séjour des orages. Le plus difficile était passé, rien ne pouvait
justifier de nouvelles inquiétudes; pourquoi donc le sommeil avait-il
pour lui des dangers? Hélas! son tillac était foulé par un pied
indiscipliné; des mains plus inhabiles voulaient diriger la voile du
vaisseau; de jeunes cœurs, languissant après je ne sais quelle île
favorisée du soleil, où l'été dure toute l'année, où les femmes sourient
pendant tout l'été; des hommes éloignés de leur patrie, et qui, trop
long-tems voyageurs, n'avaient jamais revu la maison natale, ou
l'avaient trouvée toute changée, et demi-barbare, préféraient une
fraîche et douce grotte sauvage à l'incertitude des flots.--Puis le
souvenir des fruits savoureux que donnait une terre incultivée; des
forêts qui ne connaissaient d'autres sentiers que ceux qu'ils y
frayèrent; des champs sur lesquels l'abondance étendait sa corne
fortunée; des terres, domaine commun et indépendant d'un seul
possesseur..... Puis le vœu que les siècles n'ont jamais étouffé dans le
cœur de l'homme--de ne connaître d'autre maître que sa volonté; la terre
offrant à sa surface des mines non exploitées; la liberté qu'on y
trouvait d'appeler chaque grotte sa propre demeure; ce jardin commun
ouvert devant tous les pas, où la nature traite en tendre mère tout un
peuple charmé des délices du désert; leurs coquillages, leurs fruits,
seule opulence qu'ils connaissent; leurs canots toujours retenus à
l'entour des rivages; leur chasse, leur gibier, leurs armes, leur aspect
enfin si étrange aux yeux d'un Européen:--tels étaient les objets et la
contrée qui réveillaient les désirs de ces marins,--désirs qu'ils
devaient chèrement expier.

3. Debout, brave Bligh! l'ennemi est à la porte! debout! debout!--Hélas!
il est trop tard! derrière ta case se tient le féroce rebelle proclamant
déjà le règne de la rage et de la terreur. Tes membres sont enchaînés,
la baïonnette touche ton sein, les mains qui tremblaient à ta voix te
saisissent; traîné sur le tillac, tu ne verras plus l'obéissant
gouvernail ou la voile attentive attendre tes ordres pour suivre une
direction, ou se développer; cet esprit sauvage qui voudrait étouffer à
force de délire le sentiment de sa révolte, fait briller autour de toi
les yeux encore étonnés de ceux qui redoutent le chef qu'ils sacrifient:
car jamais l'homme ne peut étourdir le cri de la conscience, s'il ne
porte à ses lèvres la coupe passionnée de la rage.

4. C'est en vain que, bravant l'œil de la mort, ta poitrine menacée
implore ceux de tes compagnons restés loyaux:--ils ne viennent pas; ils
sont rares: il faut qu'ils consentent à ce qu'applaudissent des cœurs
plus indociles. En vain tu cherches la cause: la malédiction est leur
seule réponse, ou la menace de quelque chose de pire. A tes yeux brille
le poignard homicide; sur ta gorge reste suspendue la baïonnette
effilée; les mousquets chargés t'environnent, et semblent prêts à
terminer tes jours. Tu les y encourages, en leur criant: Feu! Mais des
cœurs impitoyables admirent encore, et quelque souvenir de leur ancien
respect les arrête, plutôt que la voix méconnue de leurs devoirs; ils ne
voudraient pas perdre leur ame en répandant le sang: ils préfèrent
t'abandonner à la merci des flots.

5. «Disposez la chaloupe!» c'est le cri du nouveau chef; et qui jamais
osa dire _non_ à la révolte dans la première impétuosité de son ivresse,
dans les saturnales d'un pouvoir inattendu? La chaloupe est disposée
avec tout l'empressement de la haine; et déjà de légères planches te
séparent seules de l'abîme qui doit t'engloutir; de faibles provisions
te promettent une fin que leurs mains te refusent: c'est justement ce
qu'il faut d'eau et de pain pour garantir quelques jours le moribond de
la mort; de plus, quelques cornes, un peu de toile, des livres, unique
trésor des hermites de l'Océan; quelques cordages sont ensuite ajoutés,
aux instances de ceux qui n'espéraient plus pour toi que dans l'air et
les flots; puis enfin ce mobile et tremblant vassal des pôles, cette
aiguille sensible, ame de la navigation.

6. Et maintenant, le chef élu par lui-même juge à propos d'étouffer le
premier sentiment de son crime; il réveille ainsi ses compagnons:--«A
boire!» tant il craint que la passion ne cède bientôt à la voix de la
raison! «De l'eau-de-vie pour les héros!» Ainsi jadis s'était écrié
Burke;--et sans doute cette liqueur peut conduire à la gloire. Nos héros
partagèrent cette opinion; au milieu de bruyans applaudissemens, ils
vidèrent la coupe. Huzza! huzza! Otaïti! tel fut leur cri; étrange
exclamation de la part des fils de la révolte! Comment cette île
délicieuse, cette terre chérie de la nature, des cœurs aimans, des fêtes
sans périls, des mœurs aimables, étrangères à l'art, cette opulence
commune, cet amour sans inquiétude; comment tout cela pouvait-il avoir
des charmes pour de grossiers marins ballottés sous leurs mâts par
chaque souffle de vent? Et maintenant, par quels nouveaux crimes se
préparent-ils à réaliser les vains désirs de la vertu, le repos? Hélas!
telle est notre nature! notre but est le même à tous, seulement nous
suivons des routes diverses; nos moyens, notre naissance, notre pays,
notre gloire, notre fortune, nos goûts, tout cela est plus puissant sur
notre faible poussière que tout ce qui est en dehors du misérable cercle
de notre égoïsme. Cependant murmure encore au-dedans de nous-mêmes une
faible voix troublant le silence de l'intérêt ou le tumulte de la
gloire; quelle que soit notre foi, quelque terre que nous foulions, Dieu
fait toujours entendre son oracle, la conscience de l'homme!

7. La chaloupe est chargée du brave et triste petit nombre demeuré
fidèle au chef; quelques-uns, restés sur le tillac du
vaisseau--maintenant jouet d'un moral naufrage--faisaient des vœux
tardifs pour partager le sort d'un capitaine que leurs yeux voyaient
s'éloigner; d'autres calculaient pour lui de nouveaux malheurs,
plaisantaient à la vue lointaine de sa faible voile, à l'idée de cette
faible barque, si fragile et si chargée. Oh! combien il est plus assuré,
plus tranquille, le tendre nautile[36], pilote maritime de sa couche
imperceptible, la fée, le génie de la mer. Lui, quand l'ouragan siffle
et jaillit en éclairs sur les ondes, demeure en sûreté,--son port est
dans la ville,--il triomphe sur les _armadas_ du genre humain, qui
ébranlent le monde, et fléchissent sous la verge des vents.

[Note 36: Espèce de coquillage.]

8. Quand tout fut prêt sur le vaisseau, qui maintenant avouait un
révolté pour son maître,--un matelot, moins endurci que ses compagnons,
témoigna cette pitié inutile, faite seulement pour irriter le malheur.
D'un regard inquiet, il veillait sur les mouvemens de son ancien chef,
et cherchait même, à force de signes, à lui exprimer son compatissant
repentir. Déjà même il avançait un humide flacon jusqu'à ses lèvres
arides et desséchées; mais bientôt, observé lui-même, ce gardien fut
éloigné, et la pitié cessa de percer le nuage que la sédition étendait
autour du brave chef. Alors s'approcha l'audacieux et sombre jeune homme
que, pour son malheur, avait trop aimé le capitaine; il s'écria, en
désignant la chaloupe abandonnée: «Partez! tout retard coûterait la
vie!» Et pourtant, même en ce dernier instant, il n'avait pas étouffé
toute sympathie. Un mot pouvait encore ramener le remords dans cette ame
violente et passionnée; et ce que les autres ne soupçonnaient pas, la
victime put le reconnaître. Quand Bligh, avec un ton de reproche amer,
lui demanda qu'était devenu le souvenir des anciens
bienfaits;--qu'étaient devenues ses espérances d'une gloire supérieure à
celle des mille écussons pompeux de la Grande-Bretagne? ses lèvres
tremblantes semblèrent céder devant une force invincible. «C'est cela!
c'est cela! prononça-t-il; je suis damné! damné!» Il n'en dit pas
davantage; mais, poussant dans sa barque son maître, il le confia au
faible esquif. Sa langue ne put articuler d'autres accens; mais combien
d'idées dans ses brusques adieux!

9. Le large soleil des régions arctiques s'élevait sur les ondes; la
brise tantôt s'engouffrait, tantôt ressortait de ses humides grottes.
Son aile capricieuse s'éloignait, puis revenait effleurer les sillons de
l'Océan, comme les cordes d'une harpe éolienne. D'une rame désespérée et
presque silencieuse, déjà l'esquif se creusait un chemin redouté vers
une roche à peine visible, qui dressait, comme un lointain nuage, son
front au-dessus des flots. La chaloupe et le vaisseau ne se réuniront
plus! mais ce n'est pas à moi de dire les infortunes de Bligh, leurs
dangers continuels, leurs rares espérances; leurs jours de péril, leurs
nuits de désespoir; leur courage toujours le même, quand il semblait le
plus inutile; la famine dévorante, rendant un fils méconnaissable à
l'œil même de sa mère; les autres maux, assez horribles pour faire trêve
à la faim, jusqu'à ce qu'elle n'eût plus sur eux de prise; les fureurs
et les égards de la mer, tantôt les couvrant de son abîme, tantôt les
laissant briser de leurs rames fatiguées les vagues qui ne cédaient qu'à
tous leurs efforts réunis.--Une fièvre continue, une soif sèche, qui
leur faisait saluer, comme un bonheur, les nuages qui glaçaient leurs os
nus, savourer avec délices la froide humidité des nuits orageuses, et
presser avidement la toile tendue sur leur tête, pour recueillir
quelques gouttes de pluie. Il leur fallut fuir mainte horde sauvage,
pour redemander un asile plus sûr encore aux flots impitoyables. Et
pourtant, il fut accordé à ces spectres animés de raconter leurs dangers
passés, et des angoisses telles que jamais les annales de l'humide abîme
n'en avaient retracées, pour arracher de la terreur aux hommes, aux
femmes des larmes.

10. Laissons-les à leur destin, il ne sera ignoré ni impuni. La justice
aura son jour; la discipline violée prendra leur défense, et la marine
insultée proclamera le cri des lois. Nous allons suivre les pas du
rebelle, qu'une vengeance éloignée ne saurait épouvanter. Arrière!
arrière! sur les vagues! ses yeux reverront la baie désirée; et les
rivages heureux où les lois ne sont pas connues recevront les matelots
mis hors la loi de leur pays.--La nature, et cette déesse de la
nature--la femme--les rappelle vers une terre où rien, sauf leur
conscience, ne songera à les accuser; où tout le monde jouit sans
querelle des biens de la terre; où le pain lui-même est cueilli comme un
fruit[37]; où nul ne séquestre pour lui seul les champs, les forêts, les
rivières:--âge sans or, où ce métal ne trouble pas les songes, et n'a
pas, ou n'avait pas alors, envahi ces rivages. Depuis, l'Europe y porta
ses vastes connaissances, ses coutumes, ses mœurs, mais au prix d'une
multitude de vices qu'elle enseigna aux fils de ces contrées. Mais loin
de nous ces images! Voyons les insulaires tels qu'ils étaient; bons par
les leçons de la nature, vicieux sous ses inspirations. _Huzza_!
_Otaïti_! tel fut le cri lancé d'un commun accord par le rapide
vaisseau. La brise s'élève; la voile, naguère détendue, et maintenant
gonflée, précède joyeusement le souffle des vents. En plus rapides
rubans se pressent les ondes autour du vaisseau; la vague jaillit plus
haute sous les coups de la proue. Ainsi _l'Argo_ soulevait-il la
virginale écume de l'Euxin; mais ceux qu'il portait jetaient vers leurs
foyers un regard de regret:--ceux-là renoncent pour jamais à la leur, et
leur barque rebelle s'en éloigne aussi rapidement que le corbeau en
s'envolant de l'arche sainte. Et pourtant leur projet est d'aller
partager de nouveau le nid de la colombe, et de courber sous le joug de
l'amour leur front indomptable.

[Note 37: _L'arbre à pain_, si fameux, et que l'expédition du capitaine
Bligh avait pour but de transplanter.]



Chant Deuxième.

1. Combien doux étaient les chants de Toobonai, alors que le soleil
d'été descendait sur la baie de corail[38]! Viens, disaient les jeunes
filles; avançons vers le plus frais ombrage de l'îlette: nous y
écouterons le ramage des oiseaux! la colombe des bois enverra, du milieu
des arbres, son roucoulement, semblable à la voix des dieux partie de
Bolotoo; nous cueillerons les fleurs qui naissent sur la couche des
morts: les plus fraîches s'élèvent où repose la tête des guerriers. Nous
nous assiérons en face du crépuscule; nous verrons les suaves rayons de
la lune glisser au travers des branches du tooa, et le bruissement léger
de leurs soupirs charmera nos oreilles, quand nous nous reposerons sous
leur abri. Ou bien gravissons le précipice: nous contemplerons les flots
venant combattre le gigantesque rocher, qui bientôt les repousse
dédaigneusement en écumantes colonnes. Qu'elles sont belles! et qu'ils
sont heureux ceux qui, libres des travaux et du tumulte de l'existence,
se contentent de regarder du rivage l'espace que l'Océan remplit tout
entier! L'Océan lui-même se complaît dans l'azur de sa surface; et
souvent il vient, à la clarté de la lune, peigner en cet endroit sa
flottante chevelure.

[Note 38: Les trois premiers couplets sont empruntés à une chanson
favorite des insulaires de Tonga, traduite en prose dans la _Relation
des îles Tonga_, par Mariner. Toobonai n'est cependant pas l'une de ces
îles; mais elle fut l'une de celles où se réfugièrent les mutins. J'ai
altéré et ajouté; cependant j'ai conservé de l'original tout ce que j'ai
pu.

(_Note de Lord Byron_.)]

2. Oui,--nous cueillerons les fleurs du sépulcre; nous rivaliserons de
plaisir avec les esprits des bocages promis; puis nous plongerons, et
nous jouirons au sein des vagues; puis nous déposerons nos membres sur
le tendre gazon; bientôt, humides encore de nos premiers jeux, nous
oindrons nos corps de l'huile embaumée; nous laisserons les fleurs
cueillies sur les tombes, et nous nous parerons des guirlandes
empreintes du souvenir des braves. Mais voici la nuit; le _Mooa_ dissipe
nos projets: déjà, près de nous, retentit le bruissement des mâts. Et
pourtant le flambeau, signal de la danse, répand ses étincelles
cadencées sur le gazon de Marli. Nous aussi, courons-y; là, nous nous
rappellerons l'heureux souvenir de maintes fêtes, avant que Fiji n'eût
soufflé dans la trompe guerrière, avant que les ennemis ne parussent
dans leurs canots à la portée de nos rivages. Hélas! par eux se flétrit
la fleur du genre humain; hélas! par eux les ronces se dressent à l'envi
dans nos champs; et par eux est oublié le ravissement que nous
éprouvions à errer à la lueur de la lune, avec l'amour pour unique
compagnon de nos pas. Résignons-nous:--ils nous ont appris à manier une
massue, à inonder nos champs d'une pluie de flèches. Qu'ils recueillent
la moisson qu'ils nous ont forcé de semer. Mais cette nuit doit être
toute entière aux fêtes; demain il nous faudra partir. Frappez la danse!
emplissez la large coupe!--demain nous pouvons mourir. Enveloppons nos
membres dans des vêtemens d'été; autour de nos reins déployons le blanc
de Tappa; que des guirlandes fraîches comme le printems même forment
notre couronne, et qu'autour de nos épaules brillent les grains de
l'hooni: ses vives couleurs contrasteront avec la teinte de feu des
poitrines qui battent sous elles.

3. Mais la danse a cessé.--Ah! restez encore! arrêtez! ne déposez pas le
sourire de fête. C'est demain que nous partons pour le Mooa; demain, non
pas cette nuit:--la nuit appartient encore à la tendresse. Jeunes
enchanteresses de la joyeuse Licoo, rendez-nous les guirlandes que nous
préférons au sein du plaisir! Que vos formes sont charmantes! comme
chacun de nos sens excité, ravi et doublé, rend hommage à votre beauté!
Ainsi les fleurs qui parsèment le rocher de Mataloco, portent leurs
parfums jusqu'aux bornes de l'humide horizon. Nous aussi, nous nous
rendrons à Licoo; mais, ô mon cœur, que dis-je? nous irons?--et demain
il nous faut partir!

4. Tels étaient les chants--harmonie des jours que l'approche des
flottes européennes n'avait pas encore infectés. Sans doute, ces
insulaires avaient leurs vices--ceux que la nature tolère--et résultats
de la barbarie.--Nous avons les uns et les autres: ceux qui naissent de
l'excès de la civilisation, ceux qui, chez les peuples sauvages,
inspirent le plus d'horreur. Qui n'a pas vu le règne de
l'hypocrisie,--les prières d'Abel réunies aux forfaits de Caïn, qui ne
les a pas vus, dis-je, peut, de son balcon, voir la preuve que notre
vieux monde est mille fois plus perverti que le _nouveau_;--mais il
n'est plus de _nouveau_ monde, si ce n'est aux lieux où Colombie vient
de voir naître deux gigantesques enfans de la liberté; où le Chimboraço
peut à son gré promener son regard de Titan sur les flots, les airs et
la terre, sans y rencontrer un esclave!

5. Telle était l'épopée des jours de tradition; les chants auxquels se
rattachait la gloire des morts, quand la gloire n'avait d'autre
expression que celle d'une mélodie presque divine. Ces chants ne
satisfont pas l'œil glacé du sceptique, mais ils livrent à la puissance
de l'harmonie une histoire entière. C'est un Achille enfant, qui, la
lyre du Centaure en main, apprend à surpasser la vertu des tems passés.
Le simple couplet d'une vieille et chère ballade, répété par les roches,
se confondant avec le vagissement des ondes, parti de la pelouse
humectée par un murmurant ruisseau, ou multiplié par les échos prolongés
des montagnes, a, sur les cœurs naïfs, plus de pouvoir que toutes les
colonnes érigées par les favoris de la victoire. Il garde son éloquence,
quand les hiéroglyphes ne sont plus qu'une source de conjectures ou de
rêveries pour les sages ou les savans. Primitive et virginale expression
du cœur, il nous attendrit, quand les monumens de l'histoire nous
fatiguent. Telle était cette chanson barbare,--car le chant est né chez
les barbares;--telle en inspirait la solitude des hommes du nord, qui
vinrent nous conquérir, et telle en inspirera toujours la contrée que
nul ennemi lointain ne sera venu détruire ou civiliser. Quelle
impression plus vive et plus puissante produiraient aujourd'hui sur les
cœurs les artifices de notre savante musique?

6. Alors ces mélodies, inconnues aujourd'hui, traversaient suavement le
gracieux silence des airs, la douce sieste d'une journée d'été, le calme
après-midi de Toobonai; alors chaque fleur était épanouie, l'air était
un immense parfum, un léger souffle commençait à balancer le palmier, la
première impression de la brise encore silencieuse effleurait les ondes
comme pour transporter la fraîcheur dans la grotte avide. C'était
l'asile de la chanteuse et du jeune étranger qui lui avait appris les
douloureux plaisirs de l'amour, plaisirs toujours enivrans, mais surtout
pour les cœurs qui ne savent pas encore qu'on puisse les perdre, et qui
s'élancent comme des martyrs sur leur bûcher funéraire, tellement ravis
dans leur délirant enthousiasme, que rien dans la vie ne leur semblerait
comparable aux joies de cette mort: aussi meurent-ils réellement.
Qu'est-ce, en effet, pour eux, que les autres promesses de la vie, à
côté de l'idée seule de cet entraînement, de cette exaltation de toutes
les forces de la nature? Aussi nos rêves d'une meilleure vie sont-ils
renfermés dans l'espoir d'aimer éternellement encore.

7. Là était assise l'aimable sauvage du désert, enfant par les années,
femme par les formes, quand on se reporte à l'enfance de nos froids
climats, où rien n'atteint une prompte maturité, à l'exception du crime.
Mais c'était l'enfant d'un monde enfant, et comme la nature, charmante,
animée et naïve; noire comme la nuit, mais la nuit avec tous ses astres,
ou comme la grotte étincelante de stalactites. Ses yeux étaient un
langage et un charme; ses contours, ceux d'Aphrodite sur son char de
coquillage, et au milieu d'un riant cortége d'Amours. Voluptueuse comme
la première approche du sommeil, et pourtant pleine de vie,--car ses
joues, brunies par les feux du tropique, se nuançaient souvent d'une
aimable rougeur; le sang des brûlans climats colorait son cou, et
traçait un sillon radieux sur la pâleur obscure de ses épaules, comme on
voit dans l'onde ténébreuse les rameaux du corail attirer le plongeur
vers les grottes qu'ils rougissent. Telle était la fille des mers du
Sud. Telle qu'une vague dont la force pouvait soulever la barque
fortunée des autres, heureuse de leur bonheur, triste de leurs seules
peines; son sein brûlant, énergique, et pourtant fidèle, ne recelait pas
de joie égale à celle qu'elle donnait. Ses espérances n'allaient pas
au-delà de l'expérience, cette pierre de touche glaciale, dont le
contact dépouille ordinairement tous les objets de leurs radieuses
couleurs. Elle ne redoutait pas les maux; elle n'en connaissait aucun,
ou, si elle en connaissait, ils étaient bientôt--trop tôt--oubliés. Ses
souris et ses larmes passaient avec la rapidité du vent ridant la
surface des lacs, et troublant, sans le briser, leur délicat miroir.
Bientôt la sérénité remontera d'une profondeur non sondée, ou descendra
des sources pures de la montagne, jusqu'à ce qu'enfin un tremblement de
terre, bouleversant la grotte de la Naïade, en dissipera les ondes, les
chassera devant lui dans quelque cavité déserte, devenue le réceptacle
d'un marais fétide. La fille des îles partagera-t-elle leur destin?
Hélas! le changement éternel agite la vague incertaine de l'humanité;
mais ceux qui tombent, comme tomberont les mondes eux-mêmes, renaîtront
du moins, s'ils ont bien vécu, en esprits supérieurs à l'univers écrasé.

8. Et lui, quel est-il, cet enfant du Nord aux yeux bleus, venu d'îles
moins inconnues à l'homme, mais presqu'aussi sauvages? Quel est ce jeune
homme aux cheveux blonds, sorti des Hébrides, là où grondent les vagues
agitées du Pentland? Balancé dans son berceau par les vents mugissans;
né au milieu des orages, avec un corps et une ame créés pour les orages;
le premier objet sur lequel s'ouvrirent ses jeunes yeux fut la blanche
écume de l'océan, et depuis ce moment l'océan fut sa patrie. Compagnon
gigantesque de ses rêveries et de son âpre solitude, ce fut le seul
Mentor de sa jeunesse partout où les flots portèrent sa barque. Quant à
lui, jouet des vagues et des vents, c'était un être insouciant qui
s'abandonnait au hasard. Nourri des légendes merveilleuses de son pays
natal, se livrant avec ardeur à l'espérance, mais ferme dans les revers,
le désespoir était la seule des sensations qu'il ne connût pas. Sous le
ciel de l'Arabie, il eût été le plus intrépide des enfans errans de ces
déserts de sable, ses lèvres immobiles endurant la soif avec autant de
patience qu'Ismaël lui-même porté sur le vaisseau du désert[39]; sur les
rivages du Chili. Cacique orgueilleux; dans les montagnes d'Hellas, Grec
rebelle; né sous une tente, peut-être un nouveau Tamerlan; élevé pour le
trône, qui sait s'il eût été digne de régner? car l'ame ambitieuse qui,
pour s'élever à la domination, a détruit la route qu'elle devait
parcourir; créée pour le pouvoir, et n'ayant d'autre proie qu'elle-même,
est forcée de rétrograder[40], et de se plonger dans la douleur pour y
chercher le plaisir. Dans une condition plus humble, avec une éducation
vertueuse, ce même esprit qui fit un Néron, la honte de Rome, aurait pu
devenir l'imitateur du héros qui porta si glorieusement son nom[41];
mais laissez-lui encore tous ses vices, quel étroit théâtre pour eux si
vous ne leur donnez un trône!

[Note 39: Le vaisseau du désert est une figure orientale, en parlant
d'un chameau ou d'un dromadaire: et ils méritent bien cette métaphore;
le premier par sa patience, le second par sa légèreté à la course.]

[Note 40: Lucullus, ayant trouvé des charmes dans la frugalité, prodigua
les navets dans sa ferme sabine.

(POPE.)]

[Note 41: Le consul Néron qui fit cette marche incomparable dont Annibal
fut la dupe, et qui défit Asdrubal, accomplissant ainsi un fait d'armes
presque sans exemple dans les annales militaires. La première nouvelle
qu'Annibal eut de son retour fut par la tête d'Asdrubal jetée dans son
camp. Annibal, en la voyant, s'écria, avec un soupir, que Rome allait
maintenant devenir la maîtresse du monde. Et cependant, c'est peut-être
grâce à cette victoire du consul Néron que l'empereur du même nom régna
par la suite; mais l'infamie de l'un a surpassé la gloire de l'autre.
Quand on entend prononcer le nom de Néron, qui songe au consul? telles
sont les choses humaines!]

9. Tu souris, lecteur.--Pour celui qui voit les choses d'un œil facile à
se laisser éblouir, de telles comparaisons semblent prises bien haut à
propos du nom obscur d'un être dont le sort n'a rien de commun avec la
gloire, Rome, le Chili, Hellas ou l'Arabie. Tu souris? j'y consens: il
vaut mieux sourire que de soupirer; cependant il aurait pu être tout ce
que j'ai dit. C'était un homme dont l'esprit ambitieux l'entraînait
toujours en avant, formé pour devenir un héros patriote ou un chef
despotique; pour faire la gloire ou le malheur d'une nation. Il était né
sous des auspices qui font l'homme plus grand ou plus abject que
l'imagination même n'a osé le rêver. Mais tout ceci n'est que chimères;
dites enfin, qu'est-il dans ces lieux?--c'est un frais adolescent, un
jeune mutin affranchi par la révolte; c'est le blond Torquil, qui ne
connaît pas plus d'entraves que les vagues écumeuses de l'océan,--c'est
l'époux de la fiancée de Toobonaï.

10. Les yeux fixés sur les flots, il était assis auprès de Neuah, de
Neuah qui, parmi les filles de l'île, est comparable à cette plante qui,
sans cesse tournée vers le soleil, en a reçu le nom. Noble, mais d'une
noblesse qui fait sourire nos généalogistes qui n'ont pas d'armoiries
pour ces contrées inconnues; issue d'une longue race d'hommes libres et
vaillans, race de preux ne connaissant pas l'usage des vêtemens, et
formant une chevalerie sauvage dont les huttes couvertes de mousse
s'élèvent le long des rivages de la mer. J'ai vu la tienne, Achille, et
n'ai pas vu autre chose! Mais quand ces étrangers porteurs de la foudre
arrivèrent dans leurs vastes canots ceints de traits de flamme, hérissés
de grands arbres qui, plus hauts que le palmier, semblaient, pendant le
calme, avoir pris racine dans les profondeurs de l'océan, et, lorsque
les vents se réveillaient, déployaient des ailes aussi larges que le
nuage qui s'étend à l'horizon; et, semblables à des cités de la mer,
commandaient aux flots, et enchaînaient presque les vagues turbulentes,
la jeune sauvage, dans son léger esquif, agitant mollement sa pagaïe,
s'élança sur la surface des ondes, comme les rennes à travers les
neiges, glissant doucement sur le bord écumeux des brisans, légère comme
une Néréide sur son char marin[42], elle contempla, pleine d'étonnement
et d'admiration, cette construction gigantesque refoulant chaque vague
sous sa pesante masse. L'ancre est jetée, le vaisseau repose au sein de
l'océan; et tandis qu'une foule d'embarcations légères forment autour de
lui une chaîne mobile, il semble un lion majestueux endormi aux rayons
du soleil, et dont un essaim d'abeilles bourdonnantes entourent la
flottante crinière.

[Note 42: Il y a dans le texte: _sur son traîneau marin_.]

11. Les hommes blancs débarquèrent. Est-il besoin de dire le reste? le
nouveau monde étendit sa main noire à l'ancien. Chacun d'eux était une
merveille pour l'autre, et l'attrait de la surprise et de l'admiration
fit bientôt place à un sentiment plus bienveillant. Parmi ces enfans du
soleil, l'accueil des pères fut affectueux; celui des filles, agitées
par de plus douces passions, le fut bien plus encore. Ils s'unirent par
de tendres liens. Les enfans des tempêtes s'aperçurent que la beauté
peut être jointe à une peau noire, et les filles de l'île admirèrent à
leur tour cette teinte plus pâle, qui paraît si blanche aux climats qui
ne connaissent pas la neige. La course, la chasse, la liberté d'errer
sur ce sol, où chaque cabane était la leur; le plaisir de jeter un filet
à la mer, de s'élancer dans ces légers canots qui voguent sur cet
archipel, au sein bleuâtre duquel s'élèvent ces îles heureuses; ce
sommeil rafraîchissant obtenu par de joyeux travaux; ce palmier qui nous
représente la plus majestueuse Dryade des forêts, où l'enfance du jeune
Bacchus fut cachée, et dont la cime, ombrageant la _vigne renfermée_
dans son sein, est si élevée que l'aigle bâtit rarement son nid plus
haut; le festin composé de caviar et d'ignames; ce cocotier qui porte à
la fois la coupe, le lait et le fruit; l'arbre à pain qui, sans le
secours de la charrue et du moissonneur, donne l'abondant produit d'un
champ cultivé, tandis que ses pains, offrandes de la nature, cuisant
sans l'aide d'un feu artificiel, dans des forêts qui ne sont encore ni
achetées ni vendues, chassent la famine de leur sein fertile, et offrent
une denrée sans prix à l'homme qui la recueille. Tous ces trésors, et
les douces voluptés des eaux et des bois, les joies folâtres de ces
solitudes peuplées, adoucirent les mœurs de ces farouches aventuriers,
et les disposant à sympathiser avec un peuple moins éclairé, mais plus
heureux, firent plus que l'éducation européenne n'avait pu faire en
civilisant les enfans de la civilisation!

12. Parmi eux, on remarquait plus d'un couple amoureux, et entre
ceux-ci, Neuah et Torquil n'étaient pas le moins aimable. Tous deux
enfans des îles, quoique d'îles bien éloignées l'une de l'autre; tous
deux nés sous cette étoile qui préside à la mer, ils avaient été nourris
tous deux au milieu de ces beautés primitives de la nature qu'on chérit
jusqu'au tombeau lorsqu'elles ont attiré nos premiers regards, et excité
notre intérêt dans l'enfance. Celui dont les monts bleuâtres de l'Écosse
frappèrent d'abord les yeux, aimera chaque cime qui lui offrira une
teinte semblable; il saluera dans chaque rocher la figure bien connue
d'un ami; et à l'aspect d'une montagne, ses bras s'ouvriront comme pour
l'étreindre contre son cœur. Long-tems j'ai erré dans des pays qui ne
sont pas le mien, adorant les Alpes, chérissant les Apennins, prosterné
devant le Parnasse et devant la cime escarpée du mont Ida, berceau de
Jupiter, et de l'Olympe dominant majestueusement la mer. Mais ce n'était
pas seulement les souvenirs de l'antiquité ni cette belle nature qui me
jetaient dans des ravissemens extatiques:--les émotions de l'enfance lui
avaient survécu dans le jeune homme; et sur le mont Ida, cherchant des
yeux Troie et Loch na Gar, ma mémoire attachait des souvenirs celtiques
aux monts Phrygiens, et confondait les cascades d'Écosse avec la
fontaine limpide de Castalie. Pardonne, ombre universelle d'Homère!
pardonne, ô Phébus! aux écarts de mon imagination:--ce fut dans le nord
que je puisai le premier sentiment des beautés de la nature, et que
j'appris à adorer vos scènes sublimes[43].

[Note 43: Étant très-enfant (j'avais a peu près huit ans), ayant été
attaqué de la fièvre scarlatine, à Aberdeen, je fus transporté dans les
montagnes par le conseil des médecins. Là, il m'arriva quelquefois de
passer l'été, et c'est de ce moment que je date mon penchant pour les
pays montagneux. Je n'oublierai jamais l'effet que produisit sur moi,
quelques années après, en Angleterre, le spectacle d'un objet que je
n'avais pas vu depuis long-tems, même en miniature, d'une montagne de la
chaîne des Malvernes. À mon retour à Cheltenham, je la contemplais tous
les soirs, au coucher du soleil, avec une émotion que je ne puis
décrire. Ceci était bien d'un enfant; mais je n'avais que treize ans, et
c'était pendant les vacances.]

13. L'amour qui embellit et attendrit tous les êtres; la jeunesse qui
colore l'air qui l'entoure; le ciel qui la couvre des nuances brillantes
de l'arc-en-ciel; le souvenir des périls passés, qui fait que l'homme
lui-même jouit de l'intervalle où il cesse de détruire;--l'attrait
réciproque de cette beauté qui se fait sentir au cœur le plus farouche,
et le frappe comme l'éclair frappe l'acier: tout contribua à unir
l'homme à demi civilisé et la fille sauvage, et à confondre, dans une
seule ame absorbée par la passion, l'adolescent et la jeune fille. Les
souvenirs tumultueux des combats avaient cessé de remplir d'une joie
sombre un cœur qui commençait à se détacher d'eux. Il ne ressentait plus
cet ennui, cette impatience du repos qui le troublait naguère, comme
l'aigle dans son nid, dont le bec aiguisé et l'œil perçant cherchent une
victime dans la vaste étendue des cieux:--son ame s'était amollie dans
cet état voluptueux, où il goûtait ces douceurs efféminées de l'Élysée,
qui ne promettent pas de lauriers à la tombe des héros; mais, hélas! ces
lauriers se flétrissent s'ils ne sont arrosés de sang.--Et lorsque les
cendres d'un mortel sont déposées dans l'urne funèbre, le myrte ne leur
prête-t-il pas un aussi doux ombrage? Si César n'eût connu que les
baisers de Cléopâtre, Rome eût été libre, et le monde ne fût pas devenu
sa conquête. Eh! qu'ont fait pour le monde les exploits de César, la
renommée de César? Nous le sentons dans notre avilissement: cette gloire
a posé son cachet sanglant sur nos chaînes, elle y a fait naître la
rouille que nos tyrans se plaisent à y entretenir. Eh quoi! la gloire,
la nature, la raison et la liberté réunies ordonneront à des millions
d'hommes exaspérés de faire ce que Brutus exécuta seul!--Elles leur
commanderont de renverser du poste élevé qu'ils occupent depuis trop
long-tems, ces vils imitateurs d'un despote, qui, semblables à l'oiseau
moqueur, répètent le chant de la tyrannie! et cependant nous
continuerons à être traqués par ces chats-huans ignobles, dignes
seulement de la chasse aux souris, et que nous nous obstinons à prendre
pour de nobles faucons, tandis que le premier mot de liberté suffirait
pour chasser ces épouvantails: car leur effroi nous prouve assez qu'ils
ne sont pas autre chose!

14. Plongée dans les ravissemens de la passion, et oubliant doucement la
vie, Neuah, la fille de la mer du Sud, était tout ce qu'une femme peut
être pour un époux lorsqu'aucune distraction du monde ne la détourne de
son amour; loin d'une société railleuse, toujours prête à se moquer
d'une flamme nouvelle et passagère, et de cet essaim bourdonnant de
fats, qui fait bruyamment éclater son admiration, ou murmure à son
oreille les expressions d'une flamme adultère, qui en veut à son devoir,
à sa gloire et à son bonheur. Son ame et toutes les sensations qui
l'agitaient étaient à nu comme ses belles formes. On pouvait la comparer
à l'arc-en-ciel pendant l'orage:--ses nuances mobiles offrent une
brillante variété, mais colorent toujours les cieux du plus doux éclat;
son arc a beau s'étendre, ses couleurs changer, ce n'est pas moins le
nuage qui porte la messagère des amours.

15. C'est là, c'est dans cette grotte du rivage battu par les vagues
qu'ils passaient les matinées brûlantes du tropique. Les heures
n'existaient pas pour eux:--ils ne calculaient pas le tems. Leurs
oreilles n'étaient pas frappées du son lugubre de l'horloge, qui nous
distribue la portion journalière de la vie, et avertit l'homme, en s'en
moquant, avec un rire d'airain. Que leur importait le passé ou l'avenir?
Le présent, comme un tyran, les tenait enchaînés;--leur sablier était le
sable du rivage, et la mer voyait s'écouler leurs doux momens ainsi que
ses vagues paisibles; leur horloge, c'était le soleil dans son immense
horizon. Ils ne comptaient pas, eux pour qui la journée n'était qu'une
heure. Le rossignol remplaçait pour eux la cloche du soir, lorsqu'il
chantait mélodieusement à la rose les adieux du jour[44]. Ils voyaient
se coucher leur large soleil, non comme dans le nord, d'une marche lente
et graduée, et affaiblissant son éclat à mesure qu'il descend sur
l'océan; mais ardent, enflammé, conservant toute sa plénitude, et comme
s'il abandonnait pour jamais le monde, et le privait de lumière,
plongeant dans les flots son front étincelant, tel qu'un héros, qui se
précipite dans la tombe. Alors ils se levaient tous deux, regardaient
d'abord le firmament, puis revenaient chercher la lumière dans les yeux
l'un de l'autre; et s'étonnant qu'un soleil d'été durât si peu, ils se
demandaient si en effet le jour était à sa fin.

[Note 44: On n'a besoin de rien ajouter à cette allusion à la fable bien
connue des amours du rossignol et de la rose, qui est devenue maintenant
aussi familière au lecteur de l'Occident qu'à celui de l'Orient.]

16. Et pourquoi ceci paraîtrait-il étrange?--Le dévot ne vit pas sur la
terre; dans son extase, les jours et les mondes passeraient devant lui
sans être aperçus: son ame a pris son vol vers le ciel avant sa
poussière.--L'amour est-il donc moins puissant? Non; sa route est
glorieusement tracée, et c'est aussi vers Dieu qu'elle le conduit. Tout
ce que nous connaissons ici-bas des délices du ciel est attaché à cette
autre meilleure moitié de nous-mêmes, dont nous ressentons la joie ou la
douleur bien plus que celle qui nous est propre. Cette flamme qui
absorbe tout, et qui, jointe à celle qui l'allume, ne forme plus qu'un
seul feu, feu pur, semblable au bûcher funèbre des Indiens, où les cœurs
tendres brûlent sans exhaler un soupir. Combien de fois n'avons-nous pas
oublié le tems, lorsque, dans la solitude, nous admirions le trône
universel de la nature, ses forêts, ses déserts, ses eaux, cette réponse
éloquente et profonde qu'elle fait à notre intelligence? N'y a-t-il pas
de la vie dans les étoiles et les montagnes? Une ame n'anime-t-elle pas
les vagues de la mer? Les larmes muettes qui dégouttent de ces humides
rochers n'expriment-elles pas un sentiment?--Non, non! elles nous
appellent, elles nous ouvrent leurs sphères, elles nous invitent à nous
affranchir avant l'heure du poids de cette enveloppe d'argile, à plonger
notre ame dans l'immensité, à nous dépouiller de cette forme trompeuse
et fragile qui nous est si chère!--Qui peut encore songer à soi en
contemplant les cieux? Et sans porter si haut ses regards, quel est
celui qui, dans les frais momens de la jeunesse, avant d'avoir reçu les
leçons du tems, a jamais pensé à la dépravation de l'homme et à la
sienne? À cette heureuse époque de la vie, la nature entière est son
royaume et l'amour son trône.

17. Neuah et Torquil se levèrent. Les teintes douces et mélancoliques du
crépuscule avaient pénétré dans la grotte qui leur servait d'asile, et
dont la voûte, tapissée de spar humide de rosée, joignait son faible
éclat à celui des étoiles qui se rassemblaient sur le firmament. Le
couple heureux, partageant le calme de la nature, prit lentement le
chemin de sa cabane élevée au pied d'un palmier, tantôt souriant, tantôt
silencieux comme tout ce qui les entourait. Que l'ame est belle dans cet
état de sérénité; elle est belle comme l'amour même! Le murmure des
flots de l'océan était presque aussi faible que celui du coquillage
imitateur de leur bruissement[45], et qui, tel que l'enfant né dans les
profondeurs des mers et séparé du sein maternel, crie sans cesse et ne
veut pas dormir, faisant entendre sa petite plainte, et se désespérant
en vain dans le vaste sein de la vague sa nourrice. Les forêts
disparaissaient insensiblement dans l'obscurité, comme pour aller se
livrer au repos; l'oiseau du tropique regagnait son nid par le chemin
des rochers, et le ciel d'azur qui les entourait semblait un lac
paisible où l'ardente piété pouvait étancher sa soif.

[Note 45: Si le lecteur veut appliquer à son oreille le coquillage qui
est sur sa cheminée, il comprendra l'allusion qu'on veut faire ici. Si
ce passage lui paraît obscur, il trouvera dans _Gébir_ la même idée,
mieux exprimée en deux lignes. Je n'ai jamais lu ce poème; mais j'ai
entendu citer ces deux vers par un lecteur plus profond, et qui parait
être d'une opinion bien différente de celle exprimée par l'éditeur de la
_Revue du trimestre_, qui, dans sa réponse au rédacteur chargé de la
critique de son _Juvénal_, prononça qu'on ne pouvait rien lire de plus
mauvais et de plus absurde. C'est à M. Landor, l'auteur de _Gébir_, qui
fut ainsi jugé, et de quelques autres poèmes latins qui rivalisent
d'obscénité avec Martial et Catulle, que l'immaculé M. Southey a adressé
ses déclamations contre l'impureté.]

18. Mais écoutez! À travers les palmiers et les plantains, une voix se
fait entendre; non telle qu'un amant l'eût choisie pour venir
interrompre, à une telle heure, le silence d'une nuit si calme. Ce
n'était pas la brise du soir passant sur la montagne, et faisant frémir
les rochers et les arbres, ces cordes sonores de la nature, le premier
et le plus harmonieux des instrumens, et puis leur servant elle-même
d'écho. Ce n'était pas non plus l'alarme du bruyant cri de guerre, qui
venait de rompre le charme, ni le soliloque plaintif du hibou hermite,
anachorète ailé aux grands yeux, à la vue faible, qui entonne la nuit
son hymne lugubre, dans laquelle s'exhale son ame solitaire:--c'était le
sifflet d'un marin, fort et prolongé, aussi perçant que le sifflement
d'un oiseau de mer. Il y eut une pause; puis une voix rauque cria:
«Holà! Torquil! mon garçon! Quelles nouvelles! Holà! frère, holà!» «Qui
appelle?» s'écria Torquil, en suivant des yeux le son de la voix.
«Quelqu'un,» répondit-on brièvement.

19. En ce moment, celui dont on venait d'entendre la voix parut
lui-même, et avec lui la brise aromatique du sud se chargea, non de ces
parfums qu'elle recueille en passant sur une couche de violettes, mais
de ces tourbillons de fumée qui aiment à se mêler aux vapeurs de
l'eau-de-vie et du vin. Ils s'échappaient alors d'une pipe courte et
fragile, mais qui avait porté ses émanations odorantes dans les deux
zones, et toujours en action là où les vents soufflent et où la mer
roule ses flots, avait exhalé sa fumée de Portsmouth au pôle, et
opposant sa vapeur à la lueur éblouissante des éclairs, toujours calme
et paisible, au milieu des montagnes de vagues, et dans toutes les
variations d'un ciel inconstant, n'avait cessé d'offrir à Éole un
perpétuel sacrifice. Et quel était celui qui la portait? Je puis me
tromper, mais je le prendrais pour un marin ou pour un philosophe[46]. Ô
sublime tabac, qui de l'est à l'ouest charmes les travaux du marin et le
repos des enfans de Mahomet; toi qui, sur l'ottomane du musulman,
partages ses heures entre l'opium et ses femmes dont tu es devenu le
rival; magnifique à Stamboul, moins noble mais non moins chéri dans
Wapping ou le Strand, divin en _Hookas_, superbe dans une riche et
brillante pipe dont l'ambre orne le bout; comme tant d'autres objets qui
nous charment, si tu attires plus généralement les hommages revêtu de
tout l'éclat de la parure, tes vrais adorateurs admirent bien davantage
tes beautés sans déguisement. Donnez-moi un cigarre.

[Note 46: Hobbes, à qui nous devons Locke et d'autres philosophes, était
un fumeur déterminé,--même jusqu'à fumer plus de pipes qu'on n'en
pourrait compter.]

20. Une figure humaine s'approche au milieu de l'obscurité de la forêt
dont elle vient troubler la solitude. Son aspect a quelque chose de
fantastique; on dirait un marin revêtu d'un déguisement de sauvage, et
tel qu'il paraît sortant des flots de l'océan lorsque les joyeux
vaisseaux traversent la ligne et qu'une foule de matelots, se livrant à
ces bruyantes saturnales, se rassemblent sur le tillac dans le char
emprunte de Neptune. Le dieu de l'océan sourit de voir son nom revivre
encore une fois, ne fût-ce que dans la pantomime grotesque de ses
fidèles enfans qui s'abandonnent à la joie au milieu de vents inconnus à
ses Cyclades natales. Cependant le vieux Neptune se réjouit de voir
reparaître sur l'océan quelques faibles traces de son règne antique. La
veste que porte notre marin, quoique presque en lambeaux; sa pipe qu'il
ne quitte pas et qui ne cesse jamais de fumer; quelque chose dans son
air et dans sa taille qui ressemble à un mât de misaine, et un certain
balancement dans sa démarche, semblable à celui de son vaisseau chéri,
indiquent assez son premier état: cependant l'espèce de mouchoir dont sa
tête est enveloppée avec si peu d'élégance et de soin, et le morceau
d'étoffe trop exigu qui remplace un pantalon trop tôt la proie des
épines (car les plus belles forêts ont aussi les leurs), et lui tient
lieu de ce vêtement pour lequel les Anglais n'ont pas trouvé
d'expression[47]; ses pieds et sa poitrine nus, et cette figure brûlée
par le soleil, pourraient annoncer un sauvage aussi bien qu'un homme de
mer. Mais ces armes sont celles de sa profession, et les produits de
cette Europe que deux mondes bénissent pour la civilisation qu'ils lui
doivent. Son fusil est suspendu derrière ses larges épaules, un peu
courbées par le séjour de la mer, mais robustes comme celles du
sanglier.

[Note 47: Il y a dans le texte: _qui lui servent d'inexpressible_.]

Son coutelas privé de sa gaîne, perdue ou usée par le tems, pend à son
côté: et à sa ceinture est une paire de pistolets, qu'on pourrait
comparer à un couple d'époux (que cette métaphore ne soit pas prise pour
un sarcasme), car si l'un manque son feu, l'autre n'en part pas moins à
l'instant. Tout ceci, avec une baïonnette un peu moins exempte de
rouille que lorsqu'elle était sortie pour la première fois du fourreau,
complète l'accoutrement de cet homme qui s'avance au milieu des ombres
de la nuit, muette spectatrice de ce costume bizarre.

21. «Quelles nouvelles, Ben Bunting? s'écria notre nouvel ami Torquil,
lorsqu'il vit le marin en face. Y a-t-il quelque chose de neuf?» «Oui,
oui, répondit Ben, rien de neuf, mais assez de nouvelles; une étrange
voile s'est montrée au large.» «Une voile! qu'entends-je? Mais comment
avez-vous pu la découvrir? C'est impossible. Je n'ai pas vu sur la mer
le moindre lambeau de toile.» «Cela se peut, dit Ben, vous avez pu ne
pas la voir de la baie; mais moi, du haut du rocher où j'ai fait le
quart aujourd'hui, je l'ai aperçue dans le bassin, car le vent était
frais et propice.» «Et lorsque le soleil s'est couché, où était-elle?
Avait-elle jeté l'ancre?» «Non, mais elle a continué de se diriger sur
nous jusqu'à ce que le vent soit tombé.» «Et son pavillon?» «Je n'avais
pas de lunette; mais, de par Dieu, tout loin qu'elle fût, la sorcière ne
m'a pas paru nous vouloir du bien.» «Est-elle armée?» «Je m'y attends;
on a envoyé à la découverte; il est tems, ce me semble, pour nous de
mettre à la mer.» «À la mer? Quel que soit celui qui nous donne
maintenant la chasse, nous ne fuirons pas le combat, car ce serait une
lâcheté; nous mourrons à notre poste comme des braves.» «Oui, oui; quant
à cela, c'est tout-à-fait égal à Ben.» «Christian sait-il cette
nouvelle?» «Oui, et il a mis tous les bras en réquisition, et rassemblé
tous nos gens au quartier. Ils sont occupés à fourbir leurs armes, et
nous avons des canons à transporter et à mettre en état; on vous
demande.» «C'est trop juste, et ne le serait-ce pas, je n'ai pas une ame
capable d'abandonner mes camarades sans secours pendant l'orage. Ma
Neuah! ah! pourquoi le sort ne poursuit-il pas que moi seul? Pourquoi
doit-il persécuter aussi un être si tendre et si fidèle? Mais quoi qu'il
arrive, ah! Neuah, n'amollis pas mon courage. Le tems presse et ne me
permet pas une seule larme.--Mais quoi qu'il advienne, je suis à
toi.»--«Il a raison, ajouta Ben. C'est bon pour la marine[48].»

[Note 48: _C'est bon pour la marine, mais les matelots ne veulent pas le
croire_, est un vieux dicton, et une des dernières traces qui subsistent
encore (mais en plaisanterie seulement) de la jalousie qui exista jadis
entre deux armées également braves.]



Chant Troisième.

1. Le combat était terminé. Cette lueur fatale qui enveloppe le canon
lorsqu'il porte la mort, avait aussi cessé d'éclairer les ténèbres; la
vapeur sulfureuse des armes à feu avait abandonné la terre, et, chassée
vers le ciel, en avait souillé un moment l'éclat. Le bruit effroyable de
chaque décharge ne faisait plus retentir les échos, de nouveau livrés à
leur paisible mélancolie. On n'entendait plus de cris d'horreur répétés
de part et d'autre. La lutte avait cessé. Les vaincus subissaient leur
sort. Les révoltés étaient écrasés, dispersés ou pris, ou, si
quelques-uns survivaient, c'était pour envier le destin des morts. Un
petit nombre, un bien petit nombre s'était échappé, et ceux-ci étaient
poursuivis dans toute cette île qu'ils avaient aimée par-dessus leur
pays natal. Ils n'avaient plus, sur la terre, d'asile et de patrie,
après avoir renié celle qui les avait vus naître. Traqués comme des
bêtes sauvages, comme elles ils cherchaient le désert, de même que
l'enfant se réfugie dans le sein de sa mère. Mais en vain les loups et
les lions, poursuivis par le chasseur, cherchent leur antre, et plus
vainement encore l'homme voudrait échapper à l'homme.

2. Il est un rocher dont la base saillante se projette au loin dans
l'océan, et brave les plus terribles accès de sa fureur. Lorsque la
vague irritée escalade ses flancs énormes, aussitôt elle en est
précipitée, comme le brave qui s'élance le premier à l'assaut, et
retombe sur cette masse de flots écumeux qui combattent sous les
bannières du vent. C'est là que se rassemblent quelques malheureux
échappés au combat, faibles, sanglans, brûlans de soif, mais tenant
encore leurs armes, et conservant un reste d'orgueil de leur ancienne
résolution, qui annonce en eux des hommes plus habitués à lutter contre
le sort qu'à s'en laisser surprendre. Ils semblaient avoir prévu et
défié leur destinée, comme un événement probable. Et cependant une lueur
d'espoir, non celui d'être pardonnes, mais de rester dans l'oubli, ou
d'échapper aux recherches sur ce rocher éloigné, au milieu de cet océan
de vagues, avait en partie effacé de leurs pensées qu'ils venaient de
contempler et de subir la vengeance des lois de leur pays. Leur île,
verdâtre comme les flots de la mer, ce paradis gagné au prix d'un crime,
ne pouvait plus servir d'asile à leurs vices et à leurs vertus. Leurs
sentimens honnêtes, s'ils en avaient encore, étaient perdus pour
eux:--leurs fautes leur restaient seules. Proscrits jusque dans leur
seconde patrie, ils étaient perdus. En vain le monde s'ouvrait devant
eux, toutes les portes leur en paraissaient fermées. Leurs nouveaux
alliés avaient combattu, avaient versé leur sang dans ce sacrifice
mutuel; mais à quoi leur avaient servi la massue, la lance et le bras
d'Hercule contre la puissance magique de ce talisman destructeur, de ce
tonnerre qui écrase le guerrier avant qu'il puisse faire l'emploi de sa
force; et, semblable à ce fléau pestilentiel dont on ne peut arrêter les
ravages, creuse en même tems la tombe du brave et celle de la valeur
humaine[49]? Ce peu de guerriers avaient fait tout ce que des hommes
déterminés ont souvent osé et fait contre le nombre, mais quoique le
choix naturel de l'homme semble être de mourir libre, la Grèce
elle-même, la Grèce n'avait vu qu'une fois les Thermopyles, jusqu'à ce
jour où, se forgeant un glaive de ses chaînes brisées, elle expire pour
revivre encore.

[Note 49: Archidamus, roi de Sparte, et fils d'Agésilas, en voyant une
machine inventée pour lancer des pierres et des dards, s'écria que
c'était le tombeau de la valeur. La même anecdote a été attribuée à
quelques chevaliers, lorsqu'on fit pour la première fois usage de la
poudre à canon; mais le fait original se trouve dans Plutarque.]

3. Au pied de ce roc immense, ce petit nombre d'hommes ressemblait aux
restes fugitifs d'une troupe de daims.--Leurs yeux étaient
enflammés,--leur aspect indiquait l'épuisement de leurs forces;
cependant ils étaient encore teints du sang de ceux qui les
poursuivaient. Une petite source, tombant du haut du rocher, précipitait
en bouillonnant, de cime en cime, son onde douce et fraîche, qui,
folâtre et vagabonde, allait égarer son cristal limpide et étincelant
aux rayons du jour, dans le vaste sein de la mer. Réunie à l'immense, au
farouche océan, mais encore pure et fraîche comme l'innocence, et
courant moins de dangers qu'elle, son onde argentée brillait encore d'un
doux éclat sur la surface des flots, semblable au timide chamois qui
contemple sans s'effrayer, le précipice au-dessous duquel mugissent,
s'élèvent et s'abaissent les vagues bleuâtres de la vaste mer. Ce fut à
cette fraîche source qu'ils coururent:--toutes leurs sensations étant
absorbées en ce moment par cet impérieux besoin de la nature, la soif
brûlante qui les dévorait. Ils burent comme ceux qui croient boire pour
la dernière fois, et se débarrassèrent de leurs armes pour mieux
savourer cette rosée délicieuse. Ils rafraîchirent leurs gosiers
desséchés, et lavèrent le sang de leurs blessures qui ne devaient
peut-être avoir d'autres bandages que des chaînes. Après avoir étanché
leur soif, ils regardèrent tristement autour d'eux, et comme étonnés de
retrouver encore autant des leurs vivans et libres. Mais chacun, gardant
le silence, semblait interroger les yeux de son camarade pour y chercher
un langage que ses lèvres lui refusaient, comme si leur voix eût expiré
avec leur cause.

4. Sombre, et un peu séparé du reste, se tenait Christian, les bras
croisés sur sa poitrine. Ce coloris animé, jadis répandu sur ses joues,
et que rien n'y faisait jamais pâlir, avait été remplacé par la teinte
livide du plomb. Ces cheveux d'un brun clair, flottant avec tant de
grâce, se dressaient maintenant sur son front comme autant de vipères.
Immobile comme une statue, les lèvres serrées comme pour comprimer
jusqu'au souffle qui soulevait encore sa poitrine, muet et menaçant, il
était debout appuyé contre le rocher; et à l'exception d'un faible
battement de pied qui, de tems à autre, laissait une impression plus
profonde sur le sable, on aurait pu le croire changé en pierre. À
quelques pas de là, Torquil, la tête appuyée contre un banc de roc, ne
parlait pas, mais perdait son sang par une blessure qui pourtant n'était
pas mortelle:--la plus dangereuse était celle dont il souffrait
intérieurement. Son front était pâle, ses yeux bleus caves; et les
gouttes de sang dont sa blonde chevelure était teinte indiquaient assez
que son abattement n'était pas l'effet du désespoir, mais de
l'épuisement de la nature. À côté de lui était un homme aussi farouche
qu'un ours, et cependant plein de la bonne volonté d'un frère: c'était
Ben Bunting, qui, ayant essayé d'étancher, de laver et de bander sa
blessure, se mit ensuite à allumer tranquillement sa pipe, ce trophée
qui avait survécu à cent combats, ce phare qui l'avait réjoui pendant
mille et mille nuits. Le quatrième et le dernier de ce groupe solitaire
marchait de long en large, s'arrêtant de tems à autre, et se baissant
comme pour ramasser un caillou; puis le rejetant, et recommençant à
marcher à la hâte; puis s'arrêtant tout-à-coup pour jeter les yeux sur
ses compagnons, et sifflant à demi la moitié d'un air; après quoi il
reprenait sa marche précipitée, avec quelque chose qui indiquait en lui
un mélange d'insouciance et d'inquiétude. Voici une longue description,
quoiqu'elle s'applique à une scène qui à peine dura cinq minutes; mais
quelles minutes! des momens semblables changent la vie des hommes en
éternité!

5. À la fin, Jack Skyserape, homme actif et mobile comme le vif-argent,
effleurant tout comme le souffle léger de l'éventail, plus brave que
ferme, plus disposé à affronter la mort et à la subir tout d'un coup,
qu'à lutter contre le désespoir, s'écria: «_God damn_[50]!» ces syllabes
énergiques, qui servent de base à l'éloquence anglaise, comme l'_Allah_
du Turc ou l'exclamation payenne du Romain: _de par Jupiter_! servaient
autrefois, dans des cas embarrassans, pour exhaler la première
impression.--Jack était donc embarrassé: jamais héros ne le fut
davantage; et, ne sachant que dire, il se mit à jurer. Ces sons
long-tems familiers arrachèrent Ben aux méditations de la pipe. Il l'ôta
de sa bouche; et, d'un air grave et important, ajouta seulement au
juron: «_His eyes_[51]!» complétant ainsi cette phrase restée
imparfaite, et que je ne crois pas avoir besoin de répéter.

[Note 50: _Dieu damne_.--Il me semble que ce jurement intraduisible, et
d'ailleurs bien connu des Français, sera mieux ici en anglais.

(_N. du Tr._)]

[Note 51: _Ses yeux_. God damn his eyes, _Dieu damne ses yeux_.--Ce
juron est familier à la classe la plus grossière du peuple anglais.

(_N. du Tr._)]

6. Mais Christian, d'une nature plus noble, offrait l'image d'un volcan
éteint. Silencieux, morne et farouche, les traces brûlantes des passions
subsistaient encore sur ses traits obscurcis de sombres nuages. Enfin,
portant devant lui un œil austère, son regard tomba sur Torquil, qui,
dans sa faiblesse, était forcé de s'appuyer. «En est-il donc ainsi?
s'écria-t-il; et toi aussi, malheureux enfant, et toi aussi, il faut que
ma démence te perde!» Il dit, et s'avança à grands pas vers le lieu où
était le jeune Torquil, encore teint du sang qu'il venait de perdre. Il
saisit sa main avec ardeur, mais ne la pressa pas comme redoutant pour
lui-même l'effet de cette caresse. Puis il s'informa de son état, et
lorsqu'il apprit que la blessure était plus légère qu'il ne l'avait
imaginé ou craint, son front parut s'éclaircir autant qu'un tel moment
le lui permettait. «Oui, s'écria-t-il, nous avons succombé dans le
combat; mais notre défaite n'a pas été celle de lâches: elle n'a pas
offert à nos ennemis un triomphe facile.--Ils nous ont chèrement
achetés; ils peuvent nous payer plus cher encore, car j'y perdrai la
vie. Mais vous, avez-vous la force de fuir? Ce serait encore une
consolation pour moi si vous pouviez me survivre; notre troupe affaiblie
est réduite à un trop petit nombre pour résister. Oh! un canot, un seul
canot; ne fût-ce qu'une coquille, pour vous transporter loin d'ici, aux
lieux où l'espérance peut encore habiter avec vous.--Quant à moi, mon
sort est tel que je l'ai voulu; j'ai vécu, et je mourrai libre et sans
peur.»

7. Comme il parlait, au bord du promontoire qui élève au-dessus des
flots sa tête haute et grisâtre, une tache noire se fit apercevoir sur
l'océan, volant avec rapidité et ressemblant à l'ombre d'une
mouette.--Oh ciel! elle est suivie d'une seconde; et toutes deux, tantôt
en vue, tantôt cachées, suivant les sinuosités de l'océan, s'approchent
enfin d'assez près pour qu'on puisse reconnaître les traits bien connus
de leur noir équipage, pour qu'on puisse distinguer leurs agiles
pagaïes, légères comme une paire d'ailes, se jouant sur les brisans et
fuyant à travers les ondes, tantôt perchées au sommet de la vague
houleuse, tantôt se plongeant dans l'écume mugissante qui surgit en
bouillonnant et couvre successivement le sein de la mer de blanches
nappes qui se divisent bientôt en gros flocons, formant à leur tour une
neige fine et subtile. Cependant les barques, comme de petits oiseaux
traversant un ciel menaçant, continuent de voguer en dépit des brisans
et des vagues, et approchent enfin du rivage. Leur art leur semble
enseigné par la nature, tant est remarquable l'adresse avec laquelle ces
sauvages fendent les flots de l'océan avec lequel dès l'enfance ils sont
habitués à jouer!

8. Et quelle est celle qui, sautant la première sur le rivage, s'élance
comme une Néréide de sa conque marine? Sa peau est noire, mais brillante
comme l'ébène, ses yeux humides respirent l'amour, l'espoir et la
constance. C'est Neuah! Neuah! tendre, fidèle, adorée.--Son cœur
s'épanche dans celui de Torquil comme un torrent: elle sourit, elle
pleure, elle le presse plus étroitement encore sur son sein comme pour
s'assurer que c'est bien lui, frémit en apercevant sa blessure encore
tiède de sang; puis, en s'assurant qu'elle est légère, elle sourit de
nouveau, et de nouveau verse des larmes. Neuah est la fille d'un
guerrier; elle peut supporter un tel spectacle, le comprendre, en gémir,
mais non se livrer au désespoir. Son amant vit;--aucun ennemi, aucune
crainte ne peut troubler les délices que voit éclore un tel moment. La
joie brille à travers ses larmes. C'est encore la joie qui gonfle son
sein de sanglots et agite si violemment son cœur qu'on en pourrait
presque entendre les battemens: et le ciel lui-même est dans le soupir
qu'exhale l'enfant de la nature livrée à ses plus douces extases.

9. Les êtres plus austères, témoins de cette entrevue, n'y furent pas
insensibles. Et qui pourrait l'être en voyant ainsi deux cœurs s'élancer
l'un vers l'autre? Christian lui-même contempla la jeune fille et le
jeune homme, d'un œil sec, mais brillant d'une joie sombre et où se
peignait toute l'amertume que les souvenirs d'un tems meilleur répandent
dans notre ame, alors que tout est perdu sans espoir jusqu'au dernier
rayon de l'arc-en-ciel.--«Et sans moi!» s'écria-t-il; puis il s'arrêta
et se détourna, puis regarda encore le jeune couple de la même manière
que, dans son antre, le lion contemple ses petits. Après quoi il retomba
dans sa sombre indifférence, comme insensible à sa destinée future.

10. Mais le tems ne permettait pas de se livrer long-tems à de bonnes ou
de mauvaises pensées.--Les vagues ne tardèrent pas à apporter autour du
promontoire le bruit des rames ennemies.--Hélas! qui rendait ce bruit si
effrayant? Tout le monde se prépara à la défense, tous, excepté la
fiancée de Toobonaï, elle qui la première avait aperçu, dans la baie,
les chaloupes armées qui se hâtaient de presser leurs voiles pour
achever la destruction du petit nombre qui leur était échappé; elle,
dis-je, fit signe à ses compatriotes de retourner à leur proue, fit
embarquer ses hôtes, et lancer à la mer leurs fragiles canots. Dans l'un
elle avait placé Christian et ses deux camarades: mais Torquil et elle
ne pouvaient plus se séparer; elle l'établit dans le sien. Au large! au
large! Ils sortent des brisans, s'élancent le long de la baie vers un
groupe de petites îles, retraite des oiseaux de mer qui y forment leurs
nids, et du veau marin qui vient creuser son lit dans le sable du
rivage. Ils rasent la cime azurée des vagues, fuient rapidement, et sont
rapidement poursuivis par leurs cruels persécuteurs. Ces derniers
obtiennent de l'avantage, puis le reperdent, puis le regagnent et les
menacent sur l'océan; bientôt les deux canots ainsi chassés se séparent
et prennent chacun une route différente sur les flots pour déjouer les
poursuites. Vite! vite! chaque pagaïe aujourd'hui décide de la vie d'un
homme; mais il s'agit de bien autre chose pour Neuah que de la vie ou de
plusieurs vies.--L'amour a frété sa frêle barque, et c'est lui qui la
pousse vers la baie; et maintenant l'ennemi et le port sont proches.--Un
moment!... un seul moment encore!--Fuis, barque légère! Fuis!



Chant Quatrième.

1. Le dernier rayon d'espoir dans l'homme réduit aux abois ressemble à
la blanche voile livrée à une mer orageuse, lorsque la moitié de
l'horizon est obscurcie de nuages et que l'autre moitié en est dégagée.
Flottante entre le ciel et la sombre vague, son ancre l'a abandonnée,
mais sa voile de neige, au milieu de la violence des vents, continue
d'attirer nos yeux, et quoique chaque flot qu'elle surmonte l'éloigne de
plus en plus de nous, le cœur se plaît à la suivre des plus lointains
rivages.

2. Non loin de l'île de Toobonaï un noir rocher élève son sein au-dessus
des flots. Sauvage demeure des oiseaux désertée par les hommes, c'est là
que le veau marin farouche se met à l'abri du vent, et repose sa masse
pesante dans son obscure caverne, ou qu'il gambade lourdement aux
brûlans rayons du soleil. C'est là que la barque à son passage entend
l'écho répéter le cri perçant de l'oiseau de l'océan qui élève sur cette
cime nue sa jeune couvée, destinée à devenir à son tour les pêcheurs
ailés de cette solitude. Une étroite portion de sable jaune, s'avançant
dans la mer en demi-cercle, forme d'un côté le contour d'une espèce de
plage. Ici la jeune tortue, rampant hors de sa coquille, se traîne vers
les flots, demeure de ceux qui lui donnèrent la vie; nourrisson d'un
jour, un rayon vivifiant du soleil la fit éclore pour la rendre à
l'océan. Tout le reste n'était qu'un précipice affreux, le plus affreux
où les matelots aient jamais trouvé un asile et le désespoir; lieu
capable de faire regretter aux échappés du naufrage le vaisseau qu'ils
ont vu s'engloutir, et de leur faire envier le sort des victimes de la
tempête. Tel était le triste refuge que Neuah avait choisi pour son
amant. Mais tous ses secrets n'étaient pas révélés, et elle y
connaissait un trésor caché à tous les yeux.

3. Avant que les canots se séparassent dans ce même endroit, les hommes
qui dirigeaient celui auquel était confié le sort de son cher Torquil
furent envoyés par ses ordres dans la barque de Christian, afin de
réunir leurs forces pour presser sa fuite.--Vainement ce dernier tenta
de s'y opposer.--Elle lui montra en souriant et d'un air calme l'île
rocailleuse et lui dit: «Hâtez-vous et soyez sauvé!» Quant à elle, elle
répondait du reste, pour l'amour de Torquil. Le canot partit avec ce
renfort de bras, s'élança comme une étoile qui file, et fut bientôt loin
de l'ennemi qui se dirigeait alors tout droit sur le rocher dont
s'approchaient Neuah et Torquil. Ils firent force de rames. Le bras de
la jeune sauvage, quoique délicat, était agile et vigoureux à lutter
contre la mer, et le cédait à peine à la force masculine de Torquil;
leur canot n'était plus qu'à la distance de sa longueur du front
escarpé, impraticable, du rocher qui n'avait à sa base que des eaux sans
fond; l'ennemi n'était plus séparé d'eux que par la longueur d'une
centaine de barques, et maintenant quel refuge était offert à leur
fragile canot? Ce fut la question que Torquil adressa à Neuah avec un
regard qui exprimait presque un reproche et semblait dire: «Neuah
m'a-t-elle amené ici pour y mourir? Est-ce ici un lieu d'asile ou un
tombeau, et cet immense rocher est-il le sépulcre des victimes des
vagues?»

4. Ils étaient appuyés sur leurs pagaïes. Neuah se lève, et lui montrant
l'ennemi qui s'approchait, s'écrie: «Suis-moi, Torquil, et suis-moi sans
crainte!» Soudain elle se plonge dans les profondeurs de l'océan. Il n'y
avait pas une minute à perdre;--les ennemis étaient proches, offrant des
chaînes à ses yeux et exhalant des menaces à ses oreilles. Ils ramaient
avec vigueur, et, en s'approchant, lui criaient de se rendre au nom de
son _honneur_ perdu. Torquil se précipite dans les flots.--L'art du
nageur lui était familier dès l'enfance, et c'était de lui maintenant
qu'allait dépendre tout son espoir.--Mais où va-t-il?--Il s'enfonce et
ne reparaît plus? L'équipage de la chaloupe regarde avec consternation
la mer et le rivage. Il n'y avait pas d'endroit où l'on pût débarquer
sur ce précipice escarpé, nu et glissant comme une montagne de glace.
Ils regardèrent quelque tems, s'attendant à le voir flotter au-dessus
des flots; mais nulle trace ne sillonna la mer. La vague continua de
s'écouler après qu'ils se furent plongés dans son sein, sans qu'aucun
bouillonnement en rappelât le moindre indice. Le faible reflux de l'eau;
la légère écume qui, semblable à un blanc sépulcre, s'était élevée sur
l'endroit qui semblait le dernier gîte de ce jeune couple, qui ne
laissait pas après lui de monument fastueusement triste comme un
héritier; la barque paisible ballottée par les flots: voilà tout ce qui
parlait encore de Torquil et de son épouse; et, sans cette petite
barque, tout ceci aurait pu passer pour le fantôme évanoui du rêve d'un
marin. Ils s'arrêtèrent, et cherchèrent en vain; puis se remirent à
ramer pour s'en retourner, la superstition même leur défendant de
s'arrêter là plus long-tems. Quelques-uns dirent qu'il ne s'était pas
plongé dans les vagues, mais qu'il s'était évanoui comme un esprit
follet; d'autres que quelque chose de surnaturel les avait frappés dans
sa figure et dans sa taille au-dessus de l'humaine; tandis que tous
convenaient que ses joues et ses yeux offraient la teinte cadavéreuse de
la mort. Cependant, tout en s'éloignant du rocher, ils s'arrêtaient
auprès de chaque plante marine, s'attendant à trouver quelque trace de
leur proie.--Mais non, elle s'était dissipée à leurs yeux comme l'écume
marine.

5. Et où était-il ce pèlerin de l'océan? Suivait-il sa Néréide? Tous
deux avaient-ils cessé pour jamais de souffrir, ou, reçus dans des
grottes de corail, avaient-ils arraché quelque pitié aux vagues
attendries, et en avaient-ils obtenu la vie? Habitaient-ils parmi les
mystérieux souverains de l'océan? faisaient-ils résonner avec _Mermen_
le coquillage fantastique? Neuah, au milieu des sirènes, peignait-elle
ses longs cheveux alors flottans sur l'océan comme ils l'avaient jadis
été dans l'air? Ou bien avaient-ils péri, et dormaient-ils du sommeil de
la mort sous ce gouffre dans lequel ils s'étaient élancés avec tant
d'intrépidité?

6. La jeune Neuah s'était plongée dans les flots, et il l'avait suivie.
À la manière dont elle traversait les profondeurs de sa mer natale, on
l'eût cru née au sein de cet élément, tant elle avait d'aisance, de
grâce et de fermeté! Une trace lumineuse marquait son passage; on eût
dit qu'il sortait des étincelles de ses pieds, comme d'un acier
_amphibie_. Ne la perdant pas de vue, et presque aussi habile qu'elle à
explorer les abîmes où les plongeurs vont à la recherche des perles,
Torquil, le nourrisson des mers du Nord, suivait ses pas liquides avec
adresse et facilité. Pendant un moment, Neuah s'enfonça plus bas; puis
se relevant, elle reparut, étendit les bras, secoua sa noire chevelure
pleine d'écume, et fit résonner les rochers d'un rire joyeux. Ils
avaient de nouveau atteint un royaume central de la terre, mais c'est en
vain qu'on y aurait cherché un arbre, des champs et un ciel.--Elle
indiqua du doigt à son époux une grotte spacieuse[52], dont la vague
mobile était le seul portique; cavité profonde, que le soleil ne voit
jamais, si ce n'est à travers le voile verdâtre des flots, dans ces
jours de fête de l'océan où son onde est claire et transparente, et où
tout le peuple poisson se livre à de folâtres jeux. Avec ses cheveux,
Neuah essuya l'eau qui découlait des yeux de Torquil, puis elle frappa
dans ses mains de joie en voyant son étonnement. Elle le conduisit dans
un endroit où le roc paraissait s'avancer en saillie et former une
espèce de hutte semblable à celle d'un triton. Du moins à ce qu'il leur
parut, car pendant quelque tems ils se trouvèrent dans les ténèbres,
jusqu'à ce que le jour, pénétrant par les fentes du rocher, y eût
répandu une faible clarté, telle que celle qui luit dans l'aile d'une
vieille cathédrale où d'antiques monumens poudreux fuient l'éclat de la
lumière: de même la voûte de leur grotte marine ne laissait entrer
qu'une lueur mélancolique.

[Note 52: La description de cette cave (qui n'est pas une fiction) se
trouvera dans le neuvième chapitre du _Rapport_ fait sur les îles de
Tonga, par Mariner. J'ai pris la liberté poétique de la transplanter à
Toobonaï, le dernier endroit où l'on ait eu quelque nouvelle certaine de
Christian et de ses camarades.]

7. La jeune sauvage tira de son sein une torche de pin, entourée de
gnatoo, et recouverte d'une feuille de plantain, afin de mieux préserver
de l'humidité des flots sa dernière étincelle. Cette enveloppe l'avait
tenue sèche; puis, tirant de la même feuille de plantain une pierre et
quelques petits branchages de bois sec, elle en fit jaillir du feu avec
la lame du couteau de Torquil, et allumant sa torche, elle en éclaira la
grotte. Cette dernière apparut alors vaste et élevée; c'était une voûte
gothique qui s'était créée elle-même. La nature était l'architecte qui
avait élevé ses arceaux; les architraves étaient peut-être dus à quelque
tremblement de terre. Les arcs-boutans avaient pu être précipités du
sein de quelque montagne, alors que les pôles craquaient, et que le
monde était couvert d'eau; ou peut-être calcinés par un feu concentré
dans les entrailles de la terre, tandis qu'à peine échappé de son bûcher
funèbre, les débris du globe fumaient encore. Rien n'y manquait, ni le
faîte orné de ciselures et de reliefs, ni les ailes[53], ni la nef. Là,
tout semblait avoir été creusé des mains de l'obscurité pour y faire son
temple. Là, aussi, en se livrant quelque peu aux fantaisies de
l'imagination, on croyait voir la voûte peuplée de figures bizarres,
tristes ou grimaçantes. Une mitre, une châsse attiraient l'œil qui se
reportait bientôt sur l'image d'un crucifix. C'est ainsi que la nature,
se jouant avec les stalactites, s'était élevé une chapelle au sein des
mers.

[Note 53: Ces détails peuvent paraître trop minutieux par rapport à la
description générale d'où ils sont puisés (dans Mariner); mais il y a
peu d'hommes qui aient voyagé sans voir quelque chose de semblable, sur
terre c'est-à-dire, et sans parler d'_Ellora_, dont il est question dans
le dernier journal de _Mungo-Park_ (si ma mémoire ne me trompe pas, car
il y a huit ans que j'ai lu cet ouvrage) Il dit aussi avoir rencontré un
rocher, ou une montagne, dont l'intérieur ressemblait tellement à une
cathédrale gothique, qu'il fallut le plus minutieux examen pour le
convaincre qu'elle était l'œuvre de la nature.]

8. Neuah prit alors son Torquil par la main; et agitant le long de la
voûte sa torche allumée--elle le conduisit dans chaque enfoncement, et
lui montra tous les endroits secrets de leur nouvelle demeure. Elle n'en
resta pas là; tout avait été dès long-tems préparé par elle pour adoucir
le sort qu'elle devait partager avec son amant. Il y trouva une natte
pour se livrer au repos; le frais _gnatoo_ pour lui servir de vêtement,
et l'huile de sandale pour se garantir de la rosée. Pour aliment, la
noix de coco, l'igname et le pain produit de l'arbre. Pour table, le
plantain étendant ses larges feuilles, et l'écaille de la tortue qui
offre un banquet délicieux dans la chair qu'elle renferme. La gourde
remplie d'eau fraîchement puisée à la source, la mûre banane cueillie
sur la fertile montagne, une pile de branches de pin, pour entretenir
sous ces voûtes une clarté perpétuelle; enfin, Neuah elle-même, belle
comme la nuit, venait animer de son ame tout ce qui les entourait, et
répandre la sérénité et la lumière dans ce monde souterrain. Depuis que
l'étranger avait débarqué pour la première fois dans son île, elle avait
prévu que la force ou la fuite pouvait les trahir. Alors elle avait
formé un asile de cet antre rocailleux où Torquil put être en sûreté
contre ses compatriotes. Chaque aurore, la brise matinale avait
transporté vers ces lieux son léger canot chargé de tous les fruits
dorés qui mûrissent dans ces beaux climats. Chaque soir l'avait vue s'y
diriger encore avec tout ce qui pouvait embellir et égayer leur grotte
de spath. Et maintenant elle étalait à ses yeux ses petits trésors avec
un sourire qui indiquait assez que Neuah était la plus heureuse des
filles de ces îles hospitalières.

9. Tandis qu'il la regardait avec admiration et reconnaissance, elle,
pressant sur son cœur passionné l'amant qu'elle venait de sauver,
accompagnait ses douces caresses d'un ancien conte d'amour; car l'amour
est vieux, vieux comme l'éternité, quoiqu'il ne soit pas usé par tous
les êtres qui furent, sont, ou seront un jour[54]. Elle lui raconta
comment il y avait bien mille lunes, un jeune chef, s'étant plongé dans
ces profondeurs à la recherche de la tortue, en suivant les traces de sa
proie, s'était trouvé dans la grotte qui leur servait d'asile; comment,
quelque tems après, à la suite d'un combat sanglant, il y avait caché
une fille du sol, qui devait la naissance à ses ennemis, ennemie trop
chère, sauvée par sa tribu pour subir le sort des captifs; comment,
lorsque les orages de la guerre furent calmés, il avait conduit sa tribu
insulaire à l'endroit où les ondes étendent leur ombre épaisse et
verdâtre sur l'entrée rocailleuse de la grotte, puis s'était enfoncé
dans les flots comme pour n'en ressortir jamais, tandis que ses
compagnons consternés, dans leurs barques, le croyaient fou, et
tremblaient de le voir la proie du bleu requin. Plongés dans
l'affliction, ils ramèrent tristement autour du rocher qu'entourait la
mer, puis se reposèrent sur leurs pagaies avec abattement, lorsque
tout-à-coup ils voient surgir des flots une fraîche déesse, telle elle
leur apparut, du moins, dans la surprise et l'admiration dont ils furent
frappés. Leur chef était à ses côtés, relevant la tête avec orgueil,
heureux et fier de sa jeune sirène, de sa belle épouse, et comment,
lorsque ses compatriotes reconnurent leur erreur, ils portèrent les deux
époux sur le rivage, au son des conques marines, et de mille
acclamations joyeuses; enfin, comment ils vécurent heureux et moururent
en paix. Et pourquoi n'en serait-il pas de même de Torquil et de son
épouse? Il ne m'appartient pas de décrire les caresses impétueuses,
passionnées, qui suivirent ce récit, et qui firent de cet asile sauvage
un séjour d'ivresse. Il suffit de dire que tout était amour, dans cette
grotte aussi souterraine, aussi éloignée des regards des humains, que la
tombe où Abailard, vingt ans après sa mort, ouvrit encore les bras pour
recevoir le corps d'Héloïse descendu sous la voûte nuptiale, et presser
contre son cœur ranimé ses restes de nouveau palpitans[55]. Les vagues
avaient beau murmurer autour de leur couche, leur mugissement n'était
pas plus entendu que si la vie les eût abandonnés. Au-dedans d'eux,
leurs cœurs formaient une délicieuse harmonie qui s'exhalait dans le
murmure et les soupirs entrecoupés de l'amour.

[Note 54: Le lecteur se rappellera ici l'épigramme de l'anthologie
grecque, ou sa traduction dans la plupart des langues modernes:

      Qui que tu sois, voici ton maître;
      Il le fut, il l'est, ou doit l'être.
]

[Note 55: La tradition attachée à l'histoire d'Héloïse rapporte que,
lorsque l'on descendit son corps dans le tombeau d'Abailard (enterré
vingt ans auparavant) ses bras s'ouvrirent pour la recevoir.]

10. Et ceux qui avaient causé et partagé ce désastre; ceux qui les
livraient à l'exil dans la cavité d'un roc, qu'étaient-ils devenus à
leur tour? Ramant comme lorsqu'il y va de la vie, ils demandaient au
ciel l'asile que les hommes leur refusaient. Libres de leur choix, ils
eussent suivi une autre route; mais où se diriger! le flot qui les
portait portait aussi leurs ennemis! Ceux-ci, trompés dans leurs
premiers efforts, s'étaient remis de nouveau à la poursuite; enflammés
de colère, comme des vautours privés de leur proie, leurs bras vigoureux
fendaient les flots. Bientôt ils gagnèrent de l'avantage sur ceux qui ne
pouvaient plus trouver de salut que sur quelque roc aride ou dans
quelque baie enfoncée et inconnue:--nulle autre chance, nul autre espoir
ne leur restait.--Ils se dirigèrent donc vers le premier rocher qui
frappa leurs regards, pour prendre leur dernier congé de la terre, et
céder comme des victimes ou mourir le glaive à la main. Là, Christian
renvoya les sauvages et leur canot, quoique ceux-ci eussent encore voulu
se battre pour ce petit nombre d'hommes; mais il leur commanda de
retourner dans leur île, et de ne pas ajouter à tout ce qu'ils avaient
déjà fait un sacrifice inutile: car que pouvaient l'arc et la lance
grossière contre les armes qui allaient être employées?

11. Ils débarquèrent sur une plage étroite et sauvage, où l'on avait
rarement vu d'autres traces que celles de la nature, et avec ce regard
sombre, fixe et farouche de l'homme parvenu aux dernières extrémités du
malheur, alors que tout espoir est perdu, que la gloire elle-même ne lui
reste pas pour animer sa résistance contre la mort ou les fers, ils
attendirent tous trois, comme attendirent jadis les trois cents braves
qui teignirent les Thermopyles de leur sang héroïque.--Mais quelle
différence entre eux! c'est la cause qui fait tout; c'est elle qui
dégrade ou consacre le courage qui succombe. Sur ces trois hommes, aucun
rayon de gloire, aucune promesse d'immortalité ne brillait à travers les
nuages épais de la mort. Une patrie reconnaissante, souriant à travers
ses larmes, n'entonnait pas pour eux cet hymne de louanges répété
pendant plus de mille ans. Les yeux d'aucune nation ne devaient se fixer
sur leur tombe;--aucun monument funèbre, élevé à leur mémoire, ne devait
exciter l'envie des héros. Avec quelqu'intrépidité qu'ils répandissent
les derniers flots de leur sang, leur vie était un opprobre,--leur
épitaphe devait contenir un crime. Et tout ceci, ils le savaient et le
comprenaient, du moins le chef de la troupe qu'il avait entraînée à sa
perte, lui qui, né peut-être pour quelque chose de mieux, avait placé sa
vie sur une chance long-tems incertaine; mais le dé allait être jeté, et
toutes les probabilités se réunissaient pour annoncer sa chute. Et
quelle chute! Toutefois, il envisageait la catastrophe d'un cœur aussi
endurci que le rocher sur lequel il se tenait, et où il avait pointé son
fusil, sombre lui-même comme le nuage épais qui se montre à côté du
soleil.

12. La chaloupe s'approchait: elle était bien armée, elle avait un
équipage ferme et prêt à faire ce que le devoir lui commanderait,
indifférent aux dangers comme le vent d'automne l'est à la chute des
feuilles qu'il fait tomber. Et cependant ces hommes auraient peut-être
préféré marcher contre une nation étrangère que contre un ennemi natal,
et sentaient que cette malheureuse victime de ses passions, pour avoir
cessé d'être Anglais, n'en avait pas moins été un enfant de
l'Angleterre. Ils lui crient de se rendre;--pas de réponse; leurs armes
sont pointées, elles étincellent aux rayons du jour. Le même cri est
répété,--pas de réponse; et cependant, une troisième fois, et plus haut
que les deux premières,--on lui offre encore quartier.--L'écho résonnant
du rocher répéta seul les sons mourans de leurs voix.--Alors une lueur
jaillit, et l'on vit briller la décharge meurtrière: un nuage de fumée
s'éleva entre les deux partis, tandis que le roc retentissait du bruit
des balles qui sifflaient en vain et allaient s'aplatir en tombant. Ce
fut alors que partit la seule réponse qui pût être faite par ceux qui
avaient perdu tout espoir sur la terre ou dans le ciel. Après la
première décharge, s'étant approchés de plus près, les Anglais
entendirent la voix de Christian crier:--Maintenant feu! et avant que
l'écho eût achevé de redire ces mots, deux hommes étaient tombés. Les
autres assaillirent les âpres flancs du rocher, et, furieux de la
démence de leur ennemi, dédaignèrent toute autre tentative pour en venir
aux mains. Mais le roc était escarpé, et ne présentait aucun sentier
frayé. À chaque pas, un nouveau rempart s'opposait à leur fureur; tandis
que, debout au milieu des sommités les plus inaccessibles que l'œil de
Christian était bien habitué à distinguer, nos trois rebelles
soutenaient un combat à mort aux lieux que l'aigle a choisis pour
construire son nid. Chacun de leurs coups portait, tandis que les
assaillans tombaient brisés comme le coquillage rampant qui s'attache
aux flancs du rocher. Cependant il en survivait encore assez qui ne se
lassaient pas d'escalader et de se disperser çà et là, jusqu'à ce
qu'enfin cerné et environné de toutes parts, non d'assez près pour être
pris, mais assez pour y périr, le trio désespéré, comme des requins qui
se sont gorgés de leur proie, vit que son sort ne tenait plus qu'à un
fil. Quoi qu'il en soit, jusqu'au dernier moment ils se battirent bien,
et aucun gémissement n'apprit à l'ennemi quel était celui qui venait de
tomber. Christian succomba le dernier.--Deux fois blessé, on lui offrit
encore merci en voyant son sang couler. Mais il était trop tard pour
vivre et non pour mourir avec une main ennemie pour lui fermer les yeux.
Un de ses membres était rompu et tomba le long du rocher comme un faucon
privé de ses petits. Ce bruit le ranima et parut réveiller en lui
quelque sentiment exprimé dans son faible geste. Il fit signe aux plus
avancés, qui s'approchèrent en ce moment: il éleva son arme, sa dernière
balle avait été tirée; mais, arrachant le premier bouton de sa
veste[56], il l'enfonça dans le canon, ajusta, fit feu et sourit en
voyant son ennemi tomber; puis, repliant comme un serpent son corps
mutilé et épuisé, il se mit à ramper vers l'endroit où le précipice,
s'élevant à pic au-dessus des flots, offrait comme lui l'image du
désespoir.--Là, jetant un dernier regard derrière lui, il serra
convulsivement le poing, déchargea pour la dernière fois sa rage contre
cette terre qu'il allait quitter, et se laissa rouler dans l'abîme. Le
rocher reçut en bas son corps brisé comme du verre, et ne formant plus
qu'une masse sanglante dont il restait à peine un fragment qui parût
avoir appartenu à une forme humaine, et qui pût servir de proie à
l'oiseau marin où au ver. Un crâne à cheveux blonds souillé de sang et
d'herbes de mer fumait encore. C'était tout ce qui restait de cet homme
et de ses actions. On vit briller un instant encore dans le lointain
quelques débris de ses armes que sa main avait tenues serrées jusqu'au
dernier moment; mais bientôt, entraînés dans les flots, ils allèrent se
couvrir de rouille sous les ondes écumeuses qui les engloutissaient:
voilà toutes les traces qu'il laissa de lui, si l'on en excepte une vie
mal employée, et une ame;--mais qui osera dire où elle alla? C'est à
nous de pardonner et non de juger les morts, et ceux qui les condamnent
si légèrement à l'enfer, en sont eux-mêmes sur la route, à moins que ces
espèces de fanfarons, qui se plaisent à exagérer les peines éternelles,
n'obtiennent grâce pour leur mauvais cœur, en faveur de leur plus
mauvaise tête.

[Note 56: Dans l'ouvrage de Thibault, sur Frédéric II de Prusse, il y a
une singulière histoire d'un jeune Français et de sa maîtresse, qui
paraissaient être de quelque distinction. Il s'était engagé, et avait
déserté à Sweidnitz, et fut pris après une résistance désespérée; il
avait tué un officier qui avait essayé de le saisir, étant déjà blessé
lui-même par la décharge de son fusil, dans lequel il avait mis un
bouton de son uniforme en guise de balle. Quelques circonstances de son
procès, devant la cour martiale, excitèrent un grand intérêt parmi ses
juges, qui désirèrent connaître sa véritable situation. Il offrit de la
révéler, mais au roi seulement, auquel il demandait permission d'écrire.
Cette permission lui fut refusée, et Frédéric fut rempli de la plus
grande indignation, soit de voir sa curiosité trompée, ou par
quelqu'autre motif, quand il apprit qu'on avait rejeté sa requête.
(Voyez l'ouvrage de Thibault, vol. II.--Je cite de mémoire.)

(_Note de Lord Byron_.)]

13. L'action était terminée! tout était pris ou détruit, fugitif, captif
ou mort. Le peu de malheureux qui avaient survécu à l'escarmouche de
l'île étaient enchaînés sur ce vaisseau, après avoir fait autrefois
honorablement partie de son brave équipage. Mais le dernier rocher
n'avait pas vu de dépouilles vivantes. Couchés à l'endroit où ils
étaient tombés, froids, nageant dans leur sang, le vorace oiseau de mer
agitait sur eux son aile humide, et quelquefois, se rapprochant de la
vague voisine avec des cris perçans et discords, entonnait l'hymne
funèbre. Mais, calme et insouciante, la vague continuait de se soulever,
et poursuivait son cours avec son éternelle indifférence. Les dauphins
se jouaient sur sa surface et le poisson-volant s'élançait vers le
soleil, jusqu'à ce que son aile desséchée le fît retomber de sa hauteur
éphémère, et plonger de nouveau dans l'onde pour se préparer à prendre
un nouvel essor.

14. Le matin avait paru; et Neuah, qui dès l'aurore s'était mollement
plongée dans l'onde pour recueillir les rayons naissans du jour, et
examiner si personne ne s'approchait de l'antre amphibie où reposait son
amant, aperçut une voile en mer: elle s'agitait, se gonflait, et
courbait son arc flottant sous le joug de la brise naissante. Le souffle
commença à lui manquer, tant elle se sentit troublée par la
crainte!--son cœur se gonfla et palpita violemment, tandis qu'elle
doutait encore de quel côté se dirigeait sa course.--Mais non, le
vaisseau ne s'avance pas,--il s'éloigne au contraire rapidement. Il est
déjà loin, et son ombre s'efface à mesure qu'il sort de la baie. Elle
regarde, elle secoue l'écume de mer qui couvre ses yeux, afin de le
contempler comme elle contemple les cieux quand elle espère y voir
paraître l'arc-en-ciel. Le bâtiment, parvenu au dernier point de
l'horizon, diminue, et bientôt ne présente plus qu'un point noir qui
bientôt s'évanouit. Tout est océan, tout est bonheur. De nouveau elle se
plonge à la mer pour aller réveiller son jeune amant, lui dit ce qu'elle
a vu, ce qu'elle espère, enfin tout ce que l'amour heureux peut former
de rians présages, s'élançant encore une fois avec Torquil, qui suit
gaîment sa Néréide, bondissante au milieu de la vaste mer,--nageant
autour du rocher vers un creux qui cachait le canot que Neuah y avait
laissé flottant avec la marée, sans une rame, le soir où les étrangers
les avaient chassés du rivage. Mais ceux-ci ont disparu; elle va à la
recherche de sa pagaie, la retrouve, en reprend possession, et jamais,
jamais, jamais barque fragile ne porta tant d'amour et de bonheur que
celle-ci n'en contient en ce moment.

15. Leur rivage chéri paraît encore une fois à leurs yeux, non plus
souillé par des couleurs hostiles; plus de vaisseau menaçant, de prison
flottante fièrement arrêtée sur ses bords: tout est espoir et patrie!
Mille embarcations s'élancent dans la baie, en sonnant dans des conques
marines, et annoncent leur retour. Les chefs s'assemblèrent, le peuple
se répandit en flots; tous accueillirent Torquil comme un fils qui leur
était rendu. Les femmes se pressèrent en foule pour embrasser Neuah, qui
les embrassait à son tour; lui demandèrent comment ils avaient été
poursuivis, et comment ils s'étaient échappés? Le récit en fut fait, et
une seule acclamation retentit jusqu'au ciel; et depuis ce moment, une
nouvelle tradition donna à leur asile le nom de _Grotte de Neuah_. Mille
feux flamboyant sur les hauteurs éclairèrent les réjouissances générales
de cette nuit, et la fête donnée en l'honneur de l'hôte rendu au repos
et à des plaisirs gagnés au prix de tant de dangers; et à cette nuit
succédèrent ces jours de bonheur, tels que peut seul en offrir un monde
encore enfant.

FIN DE L'ILE.



APPENDICE.

EXTRAIT DU VOYAGE DU CAPITAINE BLIGH.


Le 27 décembre, il souffla un vent d'est très-violent, pendant lequel
nous souffrîmes beaucoup. Une lame emporta la vergue de rechange et les
esparres des chaînes de haubans du grand mât sur le tribord; une autre
entra dans le vaisseau et couvrit toutes les chaloupes; plusieurs
tonneaux de bière, qui avaient été amarrés sur le pont, se défoncèrent
et furent emportés, et ce ne fut pas sans beaucoup de risque et de
danger que nous parvînmes à attacher les embarcations pour empêcher
qu'elles n'eussent le même sort. Une grande quantité de notre provision
de biscuit fut aussi gâtée de manière à ne plus pouvoir en faire usage;
car la mer avait pénétré dans l'arrière du bâtiment et avait rempli la
cabine d'eau.

Le 5 janvier 1788, nous vîmes l'île de Ténériffe à environ douze lieues
de nous, et le lendemain étant un dimanche, nous jetâmes l'ancre dans la
rade de Santa-Cruz. Là, nous renouvelâmes nos provisions, et après avoir
terminé nos affaires, nous mîmes à la voile le 10.

Je divisai alors nos gens en trois quarts, et je chargeai du troisième
quart M. Fletcher Christian, un des lieutenans. J'ai toujours pensé
qu'il était à désirer que ce réglement fût établi lorsque les
circonstances le permettaient, et je suis persuadé qu'un sommeil non
interrompu contribue non-seulement beaucoup à la santé de l'équipage
d'un vaisseau, mais même le rend bien plus capable de supporter la
fatigue en cas d'un événement imprévu.

Comme je désirais me rendre à Otaïti sans m'arrêter, je réduisis d'un
tiers la portion de biscuit, et je fis filtrer l'eau destinée à la
boisson dans des pierres filtrantes que j'avais achetées à Ténériffe à
cet effet. J'appris alors à l'équipage du vaisseau le but de notre
voyage, et donnai l'assurance d'un avancement certain à quiconque le
mériterait par ses efforts.

Le mardi 26 février, étant dans une latitude sud 29° 38', et dans une
longitude ouest 44° 38', nous enverguâmes de nouvelles voiles, et fîmes
d'autres préparatifs nécessaires contre le tems que nous devions nous
attendre à avoir dans cette haute latitude. Nous n'étions éloignés de la
côte du Brésil que d'environ 100 lieues.

Dans la matinée du dimanche 2 mars, après m'être assuré que tout le
monde était propre et en bonne tenue, le service divin fut célébré,
comme c'était toujours l'usage, ce jour-là: je donnai à M. Christian
Fletcher, que j'avais précédemment chargé du troisième quart, une
autorisation écrite de remplir les fonctions de lieutenant.

Le changement de température commença bientôt à se faire sentir d'une
manière remarquable, et afin que nos gens ne souffrissent pas par
négligence de leur part, je leur fis donner des vêtemens plus chauds et
plus convenables au climat. Le 11, nous vîmes un grand nombre de
baleines d'une immense grosseur, avec deux trous derrière la tête, d'où
l'eau jaillissait.

Le contre-maître m'ayant porté plainte, je jugeai qu'il était nécessaire
de punir de vingt-quatre coups de fouet Mathieu Quintal, un des
matelots, à cause de son insolence et de son insubordination. C'était la
première fois que je me trouvais dans la nécessité d'ordonner un
châtiment depuis que nous étions à bord.

Nous nous trouvions à la hauteur du cap San-Diégo, à l'est de la Terre
de Feu, et le vent ne nous étant pas favorable, je jugeai plus prudent
de tourner à l'est de la terre de Stalen, que de traverser le détroit de
Lemaire. Nous passâmes le port de la Nouvelle-Année et le cap
Saint-Jean, et le lundi 31 nous arrivâmes au 60° 1' de latitude sud;
mais le vent devint variable, et nous eûmes du mauvais tems.

Des orages, accompagnés d'une grosse mer, continuèrent jusqu'au 12
avril. Le vaisseau commença à faire eau, ce qui exigeait que l'on pompât
toutes les heures, et nous ne devions pas nous attendre à moins, après
une telle continuité de vents et de grosses mers. Les ponts aussi firent
eau de telle sorte qu'il fut nécessaire d'abandonner la grande cabine,
dont je ne faisais pas grand usage, excepté quand il faisait beau, à
ceux qui n'avaient pas de place pour y suspendre leurs hamacs, et par ce
moyen les entre-ponts furent moins obstrués.

Joint à tout ce mauvais tems, nous avions encore le chagrin de nous
apercevoir, à la fin de chaque jour, que nous rétrogradions; car, malgré
tous nos efforts pour louvoyer, nous ne faisions guère que dériver sous
le vent. Le mardi 22 avril, nous avions huit hommes sur la liste des
malades, et le reste de notre monde, quoiqu'en bonne santé, était
très-fatigué; mais je vis avec beaucoup de chagrin qu'il nous serait
impossible d'arriver de ce côté aux îles de la Société, car il y avait
trente jours que nous étions dans une mer orageuse. La saison était trop
avancée pour que nous pussions espérer qu'un meilleur tems nous permît
de doubler le cap Horn. D'après ces considérations, jointes à d'autres
encore, je fis gouverner au vent et porter sur le cap de
Bonne-Espérance, à la grande satisfaction de tous ceux qui étaient à
bord.

Nous jetâmes l'ancre, le vendredi 23 mai, dans la baie de Sunon, au Cap,
après une assez bonne navigation. Le vaisseau avait besoin d'être
complètement calfaté, car il faisait tellement eau que nous avions été
obligés de pomper toutes les heures pendant la traversée depuis le cap
Horn.--Les voiles et les agrès avaient aussi besoin de réparations, et
en examinant les provisions on en trouva une quantité considérable
avariée.

Après être restés trente-huit jours dans ce mouillage, et lorsque mon
équipage eut recueilli tout l'avantage qu'on pouvait attendre des
rafraîchissemens de toute espèce qui s'y trouvaient, nous appareillâmes
le 1er juillet.

Un vent frais souffla: le 20 la mer devint houleuse, et dans
l'après-midi il augmenta avec tant de violence que le vaisseau fut
presque chassé sur le gaillard d'avant, avant que nous pussions carguer
nos voiles. On abaissa les basses vergues et on descendit le mât de
perroquet sur le pont, ce qui soulagea beaucoup le bâtiment. Le vaisseau
se tint sur le côté. Toute la nuit et le matin nous fîmes route
vent-arrière après avoir pris des ris dans notre voile de misaine. La
mer étant encore grosse, il devint très-dangereux dans l'après-midi de
redresser le bâtiment. Nous restâmes donc encore sur le côté toute la
nuit, sans éprouver d'accident, à l'exception d'un homme qui, étant au
gouvernail, fut jeté par-dessus la roue, et en sortit très-meurtri. Vers
midi la violence du vent diminuant, nous continuâmes notre route sous la
voile de misaine avec les ris que nous avions pris.

En peu de jours nous dépassâmes l'île de Saint-Paul, où l'on trouve de
bonne eau comme je l'ai appris d'un capitaine hollandais, ainsi qu'une
source chaude dans laquelle on peut faire bouillir le poisson aussi
complètement que sur le feu. En approchant de la terre de Van-Diémen,
nous eûmes un très-mauvais tems accompagné de neige et de grêle, mais
nous ne vîmes rien qui pût nous indiquer notre position exacte le 13
août, à l'exception d'un veau marin qui parut à la distance de vingt
lieues. Nous jetâmes l'ancre dans la baie de l'Aventure le mercredi 20.

Pendant notre traversée, depuis le cap de Bonne-Espérance, nous eûmes
presque toujours le vent à l'ouest avec un très-gros tems. L'approche
d'un vent violent du sud est annoncée par des nuées d'oiseaux de la
famille des albatross ou des peterels, et la baisse ou le changement du
vent quand il tourne au nord, par l'éloignement où ils se tiennent. Le
thermomètre aussi varie de cinq ou six degrés dans sa hauteur quand on
doit s'attendre à un de ces changemens de vent.

Dans le pays qui environne la baie de l'Aventure, il y a dans les forêts
beaucoup d'arbres de cent-cinquante pieds de hauteur. Nous remarquâmes
plusieurs aigles, quelques hérons d'un magnifique plumage, et une grande
variété de perroquets.

Les indigènes ne paraissant pas, nous allâmes à leur recherche vers le
cap Frédéric-Henri. Bientôt ayant jeté le grapin près du rivage, car il
était impossible d'aborder, nous entendîmes leurs voix semblables au
gloussement des oies, et nous en vîmes une vingtaine sortir du bois.
Nous leur jetâmes des paquets de menues quincailleries qu'ils ne
voulurent pas ouvrir qu'ils ne m'eussent vu faire signe de les quitter;
alors ils s'y décidèrent, et tirant ces objets, ils les mirent sur leur
tête. En nous apercevant, ils s'étaient mis à parler avec une grande
volubilité et d'une manière très-bruyante, élevant leurs bras au-dessus
de leur tête. Ils parlaient si vite qu'il était impossible de distinguer
un seul des mots qu'ils prononçaient. Leur couleur est d'un noir
terne.--Leur peau est tatouée sur la poitrine et sur les épaules. L'un
d'eux se distinguait par la couleur de son corps peint en ocre rouge;
mais tous les autres étaient enduits de noir avec une espèce de suie,
dont ils avaient une couche si épaisse sur la figure et sur les épaules,
qu'il était difficile de dire à quoi ils ressemblaient.

Le jeudi 4 septembre, nous sortîmes de la baie de l'Aventure, gouvernant
d'abord vers l'est-sud-est, puis au nord-est, et le 19 nous arrivâmes en
vue d'un groupe de petites îles rocailleuses que je nommai les îles
Bonté. Peu de tems après, nous remarquâmes que la mer était souvent
couverte, pendant la nuit, d'une quantité étonnante de petites méduses
qui répandent une clarté semblable à celle d'une chandelle par des
fibres phosphorescentes qui s'étendent sur une partie de leur corps, et
laissent le reste dans l'obscurité.

Nous découvrîmes l'île d'Otaïti le 15, et avant de jeter l'ancre le
lendemain matin dans la baie de Matavaï, un si grand nombre de canots
était venu à notre rencontre, qu'après que les naturels se furent
assurés que nous étions des amis, ils vinrent à bord, et obstruèrent
tellement le pont, que j'avais de la peine à trouver les gens de mon
équipage. La distance que le vaisseau avait parcourue, depuis qu'il
était parti d'Angleterre jusqu'à son arrivée à Otaïti, tant en courses
directes qu'en courses contraires, était en tout de 27,086 milles, ce
qui fait, l'un dans l'autre, 108 milles par 24 heures.

Nous perdîmes ici notre chirurgien le 9 décembre. Depuis peu il ne
sortait presque plus de la cabine, quoiqu'on ne regardât pas son état
comme dangereux. Néanmoins, comme il parut plus mal le soir, on le
transporta dans un lieu où il avait plus d'air, mais sans aucun succès,
puisqu'il mourut une heure après. Ce malheureux homme buvait beaucoup,
et aimait si peu à faire de l'exercice, qu'on ne put jamais le décider à
faire une douzaine de tours sur le pont pendant tout le tems que dura la
traversée.

Le lundi 5 juin, on ne trouva pas le petit cutter, ce dont on me fit
part immédiatement; l'équipage du vaisseau ayant été rassemblé, on
s'aperçut qu'il manquait trois hommes qui l'avaient emmené.

Ils avaient pris avec eux huit armemens complets et des munitions; mais
quant à leur plan, tout le monde à bord paraissait en être complètement
ignorant. Je descendis à terre et j'engageai tous les chefs à m'aider à
ratrapper la chaloupe et les déserteurs. Effectivement, le cutter fut
ramené dans le courant de la journée par cinq des indigènes; mais les
hommes ne furent pris que près de trois semaines plus tard. Ayant appris
qu'il étaient dans une partie différente de l'île d'Otaïti, j'y allai
dans la chaloupe, pensant qu'il ne serait pas très-difficile de s'en
assurer avec le secours des naturels. Cependant ils apprirent mon
arrivée, et lorsque je fus près de l'habitation où ils étaient, ils
vinrent sans armes et se rendirent. Quelques-uns des chefs avaient déjà
saisi, une fois auparavant, ces déserteurs, et les avaient enchaînés;
mais ils s'étaient laissés persuader de leur rendre la liberté, par les
belles promesses qu'ils leur avaient faites de retourner au vaisseau;
après quoi, ayant trouvé moyen de s'emparer de nouveau des armes, ils
avaient nargué les indigènes.

L'objet de ce voyage était accompli, puisque j'avais fait porter à bord,
le mardi 31 mars, 115 plants de l'arbre à pain: outre cela, nous avions
recueilli plusieurs autres plantes, dont quelques-unes portaient les
plus beaux fruits du monde, et étaient précieuses pour les différentes
teintures qu'elles pouvaient offrir et les propriétés qu'elles
possédaient. Le 4 avril, au coucher du soleil, nous appareillâmes
d'Otaïti et dîmes adieu à une île où, pendant vingt-trois semaines, nous
avions été traités avec une amitié et des égards qui semblaient croître
en proportion de la longueur de notre séjour. Les circonstances
suivantes prouveront assez que nous n'avions pas été insensibles à
l'hospitalité de ce peuple; car c'est à ses manières affectueuses et
attachantes qu'on doit attribuer les causes de l'événement qui amena la
ruine d'une expédition qui, selon toutes les apparences, devait avoir le
résultat le plus favorable.

Le lendemain, nous arrivâmes en vue de l'île Huaheine, et un double
canot, contenant dix indigènes, étant venu sur nos bordages, je vis
parmi eux un jeune homme qui me reconnut; j'y étais venu en 1780, avec
le capitaine Cook, à bord de _la Résolution_. Quelques jours après avoir
quitté cette île, le tems devint sujet aux rafales, et une masse épaisse
de nuages obscurs se forma à l'est. Bientôt après nous aperçûmes une
trombe d'eau qui ressortait en proportion de l'obscurité des nuages qui
étaient derrière. Autant que je pus en juger, la partie supérieure
pouvait avoir deux pieds de diamètre et la base environ huit pouces. À
peine avais-je fait ces remarques, que j'observai qu'elle s'avançait
rapidement vers le vaisseau. Nous changeâmes immédiatement de direction,
et déployâmes toutes nos voiles, excepté celle de misaine. Bientôt
après, elle passa à trente pieds de l'arrière avec un frémissement, mais
sans que personne en ressentît aucun effet, quoiqu'elle fût aussi
rapprochée. Elle semblait marcher de la vitesse environ de dix milles à
l'heure, et elle se dissipa un quart-d'heure après nous avoir dépassés.
Il est impossible de dire le mal qu'elle aurait pu nous faire si elle
fût passée directement sur nous. Nos mâts, à ce que j'imagine, auraient
pu en être emportés; mais je ne crois pas qu'elle eût occasionné la
perte du vaisseau.

Laissant plusieurs îles sur notre route, nous jetâmes l'ancre à
Anamooka, le 23 avril; un vieillard infirme, nommé Tapa, que j'y avais
connu en 1777, et que je reconnus sur-le-champ, vint à bord avec
d'autres de différentes îles du voisinage. Ils désiraient voir le
vaisseau; et lorsqu'on les mena en bas, où les plants de l'arbre à pain
étaient arrangés, ils témoignèrent une grande surprise. Quelques-uns de
ces plants étaient morts; nous fûmes à terre pour nous en procurer
d'autres.

Nous remarquâmes chez les indigènes de nombreuses marques du deuil
très-profond auquel ils se livrent quand ils perdent leurs parens,
telles que des tempes ensanglantées, des têtes dépouillées de cheveux,
et, ce qui est pis encore, dans la plupart d'entre eux, des mains
privées de plusieurs doigts. De beaux petits garçons, qui n'avaient pas
plus de six ans, avaient perdu le petit doigt des deux mains, et
plusieurs des hommes s'étaient en outre coupé le doigt du milieu de la
main droite.

Les chefs vinrent dîner avec moi, et nous traitâmes ensemble pour
l'achat d'une grande quantité d'ignames: nous en obtînmes aussi des
plantains et des fruits de l'arbre à pain. Mais les ignames surtout
étaient en très-grande abondance chez eux, et d'une grosseur
remarquable; une entre autres pesait quarante-cinq livres. Il vint des
canots à voile, dont quelques-uns ne contenaient pas moins de
quatre-vingt-dix passagers; et il en arriva successivement un si grand
nombre des îles différentes, qu'il devint impossible de rien faire au
milieu d'une telle multitude qui n'avait aucun chef revêtu d'une
autorité suffisante pour la commander. J'ordonnai donc à une de leurs
bandes, qui se disposait à venir à bord, d'aller faire de l'eau, et nous
levâmes l'ancre le samedi 26 avril.

Nous nous tînmes près de l'île de Kotoo, pendant la plus grande partie
de l'après-midi du lundi, dans l'espoir que quelque canot viendrait au
vaisseau; mais cet espoir fut trompé. Le vent étant au nord, nous
gouvernâmes à l'ouest dans la soirée pour passer au sud de Tofoa, et je
donnai des ordres pour que l'on continuât toute la nuit de suivre cette
direction. Le maître eut le premier quart, le canonnier eut le second,
et M. Christian le quart du matin: tel était l'ordre de la nuit.

Jusque-là, le voyage s'était continué avec une prospérité dont rien
n'avait troublé le cours, et il avait été accompagné de circonstances à
la fois agréables et satisfaisantes; mais la scène allait changer, et se
présenter sous un aspect bien différent. Il s'était formé une
conspiration qui devait détruire le fruit de nos travaux passés, et ne
produire que malheur et détresse; et elle avait été concertée avec tant
de mystère et de circonspection, qu'il n'en transpira aucune
circonstance capable de nous avertir du danger qui nous menaçait.

La nuit du lundi, le quart avait été distribué comme je viens de le
dire. Le mardi, avant le lever du soleil, pendant que je dormais encore,
M. Christian avec le capitaine d'armes, le second canonnier et Thomas
Burkits, matelot, entrèrent dans ma cabine, et s'emparant de moi, me
lièrent les mains derrière le dos avec une corde, me menaçant d'une mort
immédiate si je parlais ou faisais le moindre bruit. Cela ne m'empêcha
pas de crier aussi haut que je pus, dans l'espoir d'obtenir du secours;
mais les officiers qui n'étaient pas du complot étaient déjà gardés par
des sentinelles placées à leur porte: à celle de ma cabine, on avait
posté trois hommes, indépendamment des quatre qui étaient dans
l'intérieur. Tous, excepté Christian, avaient des fusils et des
baïonnettes, lui seul un coutelas. Je fus traîné hors du lit, en
chemise, sur le tillac, souffrant beaucoup de la manière dont on m'avait
serré les mains en les attachant. Lorsque je demandai les motifs d'une
telle violence, la seule réponse que je reçus fut des injures pour ne
pas garder le silence. Le maître, le canonnier, le chirurgien, le second
maître et Nelson, le jardinier, étaient renfermés dans les soutes, et
l'écoutille de la fosse aux câbles était gardée par des sentinelles. Le
maître d'équipage, le charpentier et l'ecclésiastique eurent la
permission de venir sur le tillac, où ils me virent debout, en arrière
du mât de misaine, les mains liées derrière le dos, entouré de gardes, à
la tête desquels était Christian. Le maître d'équipage reçut alors
l'ordre de mettre la chaloupe à la mer, avec la menace de prendre garde
à lui, s'il n'obéissait pas immédiatement.

La chaloupe ayant été hissée, M. Heyward et M. Mallet, deux des
aspirans, et M. Samuel, l'ecclésiastique, reçurent l'ordre d'y entrer.
Je demandai le motif de cet ordre, et cherchai à persuader aux gens qui
m'entouraient de ne pas persévérer dans ces actes de violence, mais ce
fut en vain.--Leur réponse fut constamment: «Taisez-vous, ou vous êtes
mort.»

Le maître avait envoyé demander la permission de venir sur le tillac; et
elle lui avait été accordée; mais on lui commanda bientôt de retourner
dans sa cabine. Je ne discontinuais pas mes efforts pour changer la face
des affaires, lorsque Christian remplaçant le coutelas qu'il tenait par
une baïonnette, et me saisissant fortement par la corde qui liait mes
mains me menaça d'une mort immédiate si je ne me tenais pas tranquille;
et les scélérats qui m'entouraient avaient leurs fusils armés, la
baïonnette au bout.

D'autres individus furent appelés pour entrer dans la chaloupe, et on
les entraîna par-dessus le bordage, d'où je conclus que je devais être
abandonné à la mer avec eux. Une autre tentative pour changer les
esprits n'amena que la menace de me brûler la cervelle.

On permit au maître d'équipage et à ceux des matelots qui devaient être
mis dans la chaloupe de prendre de la ficelle, de la toile, des lignes,
des voiles, des cordages et une tonne d'eau de vingt-huit gallons. M.
Samuel obtint cent-cinquante livres de biscuit avec une petite quantité
de rum et de vin, ainsi qu'un octant et une boussole. Mais on lui
défendit, sous peine de mort, de toucher à aucune carte, à aucun livre
ou instrument d'astronomie, et surtout à mes dessins et à mes
observations.

Les mutins ayant ainsi jeté dans la chaloupe les matelots dont ils
voulaient se débarrasser, Christian ordonna qu'on donnât un verre
d'eau-de-vie à chaque homme de son équipage. Les officiers furent
ensuite appelés sur le tillac et jetés par-dessus l'abordage dans la
chaloupe, tandis qu'on me tenait séparé de tout le monde en arrière du
mât de misaine. Christian, armé d'une baïonnette, tenait la corde qui
liait mes mains, et les gardes qui m'entouraient avaient leurs fusils en
joue; mais lorsque je défiai ces misérables ingrats de tirer, ils les
remirent au repos. Je m'aperçus que l'un d'eux, Isaac Martin, était
disposé à me secourir, et comme il me faisait manger du shaddock, mes
lèvres étant entièrement desséchées, nos regards nous firent comprendre
mutuellement nos sentimens; mais ceci fut remarqué et on l'emmena. Il
entra alors dans la chaloupe, essayant de quitter le vaisseau; cependant
il fut obligé d'y retourner. Quelques autres y furent aussi retenus
contre leur inclination.

Je crus remarquer que Christian balança quelque tems s'il garderait le
charpentier, ou ses aides. À la fin il se détermina pour ces derniers,
et le charpentier fut conduit dans la chaloupe.--On lui laissa prendre
sa caisse à outils, non pourtant sans de grandes difficultés.

M. Samuel sauva mon journal et ma commission, avec quelques autres
papiers très-importans relatifs au vaisseau. Il exécuta ceci avec
beaucoup de courage, quoique sévèrement surveillé. Il tenta aussi de
sauver le garde-tems et une boîte contenant mes plans, dessins et
observations depuis quinze ans, qui étaient en grand nombre, mais on
l'entraîna en lui disant: «Malédiction! vous êtes bien heureux d'en
avoir autant.»

D'assez vives altercations eurent lieu parmi l'équipage révolté pendant
que tout ceci se passait. Quelques-uns s'écriaient en jurant: «Je veux
être damné s'il ne trouve pas moyen de s'en retourner en Angleterre, si
on lui laisse emporter quelque chose.» Ils voulaient parler de moi; et
lorsqu'ils virent le charpentier emporter sa boîte à outils:
«Malédiction! dans un mois il aura un autre vaisseau;» tandis que
d'autres tournaient en ridicule la situation malheureuse de la chaloupe,
qui tirait beaucoup d'eau et offrait si peu de place pour tous ceux qui
y étaient contenus. Quant à Christian, on aurait dit qu'il méditait sa
destruction et celle du monde entier.

Je demandai des armes, mais les mutins se moquèrent de moi en disant que
je connaissais bien les gens chez lesquels j'allais. Quatre coutelas,
cependant, nous furent jetés dans la chaloupe après que nous eûmes viré
de bord.

Les officiers et les matelots étant dans la chaloupe, on n'attendait
plus que moi. Le capitaine d'armes en informa Christian, qui dit alors:
«Allons, capitaine Bligh, vos officiers et vos hommes sont maintenant
dans la chaloupe, et il faut que vous alliez avec eux. Si vous essayez
de faire la moindre résistance, vous serez immédiatement mis à mort.» Et
sans plus de cérémonie, je fus jeté par-dessus le bordage, par une
troupe de scélérats armés. Alors on me délia les mains. Une fois dans la
chaloupe, on nous fit virer sur l'arrière, au moyen de la corde qui nous
tenait amarrés. Alors on nous jeta quelques morceaux de porc, ainsi que
les quatre coutelas. L'armurier et le charpentier m'appelèrent alors
pour me dire de ne pas oublier qu'ils n'avaient pris aucune part dans
toute cette affaire. Après être restés quelque tems à servir de jouet à
ces malheureux sans compassion, et en butte à leurs railleries, nous
fûmes à la fin poussés au large, et abandonnés aux flots de l'Océan.

Dix-huit personnes étaient avec moi dans la chaloupe: le maître, le
premier chirurgien, le botaniste, le canonnier, le maître d'équipage, le
charpentier, le maître timonier et le quartier-maître en second; deux
quartier-maîtres, le voilier, deux cuisiniers, l'ecclésiastique, le
boucher et un garçon. Il restait à bord Fletcher Christian, le maître en
second, Pierre Haywood, Edward Young, George Stewart, aspirans; le
capitaine d'armes, le second canonnier, le second maître d'équipage, le
jardinier, l'armurier, le second charpentier et ses ouvriers, et
quatorze matelots: c'était, à tout prendre, les hommes les plus
capables.

Ayant peu ou pas de vent, nous voguâmes assez vite vers l'île de Tofoa,
qui était au nord-est, à environ dix lieues de distance. Tant que le
vaisseau resta en vue, il gouverna ouest ouest-nord; mais je regardai
ceci comme une feinte, car lorsqu'on nous éloigna, les mutins répétèrent
plusieurs fois, par acclamations: «Otaïti! Otaïti!»

Christian, leur chef, était d'une famille respectable du nord de
l'Angleterre: c'était le troisième voyage qu'il faisait avec moi. Malgré
la dureté avec laquelle il me traita, le souvenir d'anciens bienfaits
produisit en lui quelques remords. Lorsque l'on m'entraîna hors du
vaisseau, je lui demandai si c'était ainsi qu'il répondait aux marques
nombreuses qu'il avait eues de mon amitié. Il parut troublé de cette
question, et me répondit avec une grande émotion: «Capitaine Bligh, vous
avez frappé juste: je suis dans l'enfer; je suis dans l'enfer!» Ses
talens le rendaient parfaitement capable de se charger du troisième
quart, d'après la manière dont j'avais divisé l'équipage du vaisseau.

Haywood était aussi d'une famille respectable du nord de l'Angleterre;
et, ainsi que Christian, c'était un jeune homme de talent. Ces deux
jeunes gens avaient été les objets particuliers de mes soins, et je
m'étais donné beaucoup de peine pour les instruire, ayant conçu l'espoir
qu'ils feraient un jour honneur à leur pays dans cette profession. Young
m'était bien recommandé, et Stewart appartenait à des parens des
Orkneys, pays où nous avions été si bien accueillis à notre retour des
mers du Sud, en 1780, que, d'après cette seule considération, je
l'aurais pris volontiers avec moi; mais d'ailleurs il avait toujours
joui d'une bonne réputation.

Lorsque j'eus le loisir de réfléchir, une satisfaction secrète m'empêcha
de me livrer à l'abattement. Et cependant, quelques heures auparavant,
je me trouvais dans la situation la plus satisfaisante: commandant un
vaisseau dans le meilleur état possible, pourvu de tout ce qui pouvait
être nécessaire à la santé et au service de l'équipage; le but de notre
voyage était atteint, nous en avions accompli les deux tiers, et le
reste de la traversée n'offrait qu'une perspective de succès.

On demandera naturellement quelle pouvait être la cause d'une pareille
révolte? En réponse à cette question, je ne puis donner que mes
conjectures.--J'ai souvent pensé que les mutins s'étaient flattés de
l'espoir de passer une vie plus heureuse parmi les Otaïtiens qu'il ne
leur serait jamais possible de se la procurer en Angleterre: ceci, joint
à quelques liaisons qu'ils avaient formées avec des femmes du pays,
occasionna très-probablement toute cette affaire.

Les femmes d'Otaïti sont belles, douces, enjouées dans leur conversation
et leurs manières, et ont assez de délicatesse pour se faire admirer et
chérir. Les chefs étaient si attachés à nos gens, qu'ils les
encourageaient, en quelque sorte, à rester avec eux, et leur
promettaient de vastes possessions. Dans des circonstances semblables,
auxquelles s'en joignirent d'autres encore, on ne peut guère s'étonner
qu'une troupe de matelots, dont la plupart n'avaient pas de famille, se
soient laissés entraîner, lorsqu'il ne dépendait que d'eux de s'établir
au milieu de l'abondance, dans une des plus belles îles du monde, où il
n'y avait pas de nécessité de se livrer au travail, et qui leur offrait
l'attrait de plaisirs dont il est impossible de se former une idée.
Cependant, tout ce qu'un commandant pouvait craindre était la désertion,
telle qu'il y en a plus ou moins d'exemples dans les mers du Sud, et non
une révolte complète.

Mais le secret qui accompagna ce complot surpasse toute croyance. Treize
de ceux qui partageaient mon sort avaient toujours vécu avec les
matelots; et cependant, ni eux, ni les camarades de Christian, de
Stewart, d'Heywood et de Young n'avaient jamais remarqué aucune
circonstance qui pût faire soupçonner ce qui se tramait. Il n'est donc
pas étonnant que j'en sois devenu victime, mon esprit étant complètement
exempt de méfiance. Peut-être la chose ne serait-elle pas arrivée s'il y
eût eu des troupes à bord et une sentinelle à la porte de ma cabine, que
je laissais toujours ouverte pendant la nuit, afin que l'officier de
quart put entrer chez moi toutes les fois qu'il en avait besoin. Si
cette révolte eût été occasionnée par quelque sujet de mécontentement,
fondé ou non, j'en aurais découvert des symptômes, ce qui m'aurait mis
sur mes gardes; mais il en était bien autrement. Je vivais, surtout avec
Christian, de la manière la plus amicale; ce jour même, il était engagé
à dîner avec moi, et la veille au soir, il s'était excusé de partager
mon souper, sous prétexte d'une indisposition dont j'avais témoigné de
l'inquiétude, étant bien loin de soupçonner son intégrité ou son
honneur.

FIN DE L'APPENDICE.



LA VISION
DU JUGEMENT,

PAR QUEVEDO REDIVIVUS.

POÈME INSPIRÉ PAR UNE COMPOSITION DU MÊME TITRE,
PAR L'AUTEUR DE WAT-TYLER.

      «C'est un Daniel venu pour prononcer le jugement! oui, un
      vrai Daniel! Je te remercie, Juif, de m'avoir enseigné ce
      mot.»



LA VISION DU JUGEMENT.


1. Saint Pierre était assis auprès de la porte du ciel; les clefs en
étaient rouillées et la serrure un _peu_ dure, par suite du _peu_
d'usage qu'on en avait fait depuis quelque tems: non, à beaucoup près,
que le paradis fût plein; mais, depuis l'ère gallique quatre-vingt-huit,
les diables s'étaient tellement démenés, ils avaient si bien conduit
leur barque, comme le dirait un marin, qu'ils avaient entraîné presque
toutes les ames de leur côté.

2. Les anges chantaient faux, et s'étaient enroués à force d'exercer
leur voix, car ils n'avaient presque autre chose à faire qu'à remonter
le soleil et la lune, et contenir dans le devoir quelqu'étoile
vagabonde, ou quelque comète étourdie, qui, s'émancipant trop tôt sur
l'azur éthéré, avait pourfendu quelque planète en folâtrant avec sa
queue, comme la baleine en use quelquefois à l'égard des petits
bâtimens, dans ses accès de gaîté.

3. Les séraphins, nos anges gardiens, voyant qu'ils ne pouvaient suffire
à leur emploi ici-bas, s'étaient retirés là-haut; les affaires
terrestres n'occupaient plus aucune place dans le ciel, si ce n'est sur
le noir bureau de l'ange chargé de nos archives. Celui-ci, voyant les
exemples de vices et de malheur se multiplier avec une telle rapidité,
avait arraché toutes les plumes de ses deux ailes sans pouvoir encore
finir d'enregistrer les misères humaines.

4. Ses occupations avaient tellement augmenté depuis quelques années,
que (contre sa volonté, sans doute, et comme ces chérubins ministres
terrestres) il avait été forcé de chercher des ressources autour de lui,
et de réclamer l'aide de ses pairs célestes, avant que le besoin
croissant qu'on avait de son ministère eût achevé de l'épuiser. En
conséquence, six anges et douze saints lui furent donnés pour commis.

5. C'était là un fameux bureau,--du moins pour le ciel; et cependant,
tous tant qu'ils étaient, ils ne manquaient pas de besogne. On voyait
tous les jours le triomphe de tant de conquérans et tant de royaumes
remis à neuf! chaque jour aussi avait son carnage de six ou sept mille
hommes, jusqu'à ce que celui de Waterloo arrivant pour couronner le
tout, les esprits célestes jetèrent leurs plumes, saisis d'un divin
dégoût, tant cette dernière page était barbouillée de fange et de sang!

6. Par parenthèse, ce n'est pas à moi à redire ce qui fit frémir les
anges.--Le diable lui-même, dans cette occasion, abhorra son propre
ouvrage, tant il était rassasié du banquet infernal! Et quoique ce fût
lui-même qui eût aiguisé chaque glaive, sa soif innée du mal en était
presque éteinte. Ici, la seule bonne œuvre de Satan mérite bien d'être
citée: c'est qu'il s'était réservé les deux généraux, en toute
propriété, après leur mort.

7. Sautons par-dessus quelques années d'une paix factice, pendant
lesquelles la terre ne fut ni plus ni moins bien peuplée, l'enfer comme
de coutume, et le ciel pas du tout. Elles forment le bail des tyrans,
seulement ce sont de nouveaux noms qui l'ont signé.--Cela finira quelque
jour; en attendant ils vont toujours augmentant, avec leurs sept têtes
et leurs dix cornes, comme la bête prédite par l'Apocalypse.--Quant aux
nôtres[57], elles sont moins redoutables par la tête que par les cornes.

[Note 57: Ce pronom se rapporte probablement au mot _bête_.

(_N. du Tr._)]

8. La seconde aurore de la première année de la liberté, Georges III
mourut. Sans être un tyran, il avait protégé les tyrans, jusqu'au moment
où, chaque sens lui étant ravi, il avait perdu et la lumière
intellectuelle, et la lumière extérieure. Jamais meilleur fermier
n'avait fait valoir un pré; jamais plus mauvais roi n'avait laissé un
royaume livré à sa perte. Il mourut, et laissa la moitié de ses sujets
aussi fous, et l'autre moitié aussi aveugles que lui.

9. Il mourut!--sa mort ne fit pas beaucoup de bruit sur la terre. Ses
funérailles eurent quelque éclat;--le velours, les dorures, le cuivre y
furent en profusion. Il n'y manqua que des larmes, excepté celles de
convention: car cette espèce de marchandise peut s'acheter à sa vraie
valeur.--Quant aux élégies, il y eut un nombre convenable de ces
inspirations, bien entendu qu'elles furent aussi payées. Puis vinrent
les torches, les manteaux, les bannières, les hérauts d'armes, et tous
ces restes des vieilles coutumes gothiques.

10. Cela formait un mélodrame vraiment sépulcral. De tous les fous
accourus pour augmenter et contempler ce spectacle, qui se souciait du
défunt? La pompe des funérailles était le seul motif d'attraction, et le
noir composait tout le deuil. Là, pas une pensée qui s'élançât au-delà
du drap mortuaire; et lorsque le magnifique cercueil fut enseveli, on
eût dit une dérision de l'enfer, qui renfermait ainsi dans l'or une
pourriture de quatre-vingts ans.

11. C'est ainsi que son corps fut mêlé à la poussière! Il aurait pu
redevenir bien plus tôt ce qu'il faut qu'il soit un jour, si ses élémens
naturels eussent été livrés à eux-mêmes pour s'incorporer de nouveau
avec la terre, l'eau et le feu. Mais ces parfums étrangers ne font que
contrarier les intentions de la nature, qui le créa aussi nu que ces
millions d'hommes dont on n'embaume pas l'argile vulgaire. Et cependant,
toutes ces épices ne réussissent qu'à prolonger sa corruption.

12. Il est mort! la terre extérieure n'a plus rien à démêler avec lui.
Il est enterré, et, à l'exception du mémoire des funérailles et du
griffonnage du lapidaire, il ne sera plus question de lui dans le monde,
à moins qu'il n'ait fait son testament tout entier;--mais quel est le
procureur qui le demandera à son fils, à son fils en qui nous voyons ses
qualités briller encore, excepté cette vertu domestique, si rare
aujourd'hui, la fidélité envers une femme laide et méchante?

13. Dieu sauve le roi[58]! Ce serait une grande économie pour Dieu que
d'épargner cette race-là; mais s'il veut être d'humeur miséricordieuse,
tant mieux. Je ne suis pas de ceux qui prêchent pour la damnation;--je
ne sais pas trop même si je ne suis pas, à peu près, le seul qui, dans
le faible espoir d'adoucir la perspective de nos maux futurs, ait mis, à
quelques légères restrictions près, des bornes aussi étroites à
l'infernale juridiction des peines éternelles.

[Note 58: _God save the king!_ acclamation nationale des Anglais, qui
répond à notre cri de: «Vive le roi!» _Save_ vent dire aussi _épargner_;
de là l'espèce de jeu de mot du commencement de cette stance.

(_N. du Tr._)]

14. Je sais que cette opinion n'est pas populaire; je sais que c'est un
blasphême; je sais que l'on peut être damné pour avoir espéré que
personne ne le serait jamais; je sais que, dès l'enfance, l'on nous
gorge des meilleures doctrines, jusqu'à ce que nous soyons prêts à en
déborder;--je sais qu'excepté l'église anglicane, toutes, sans
exception, nous en ont fait accroire, et que les trois ou quatre cents
autres qui restent, ainsi que les synagogues, ont fait une maudite
acquisition.

15. Dieu nous soit en aide à tous! Dieu me soit en aide à moi surtout
qui suis, Dieu le sait, aussi fragile que le diable peut le souhaiter,
et non plus difficile à damner qu'un poisson qui a avalé l'hameçon ne
l'est à amener au rivage, ou que l'agneau à servir de proie au boucher:
non pourtant que je sois prêt encore à faire partie du noble mets que
formera un jour cette immortelle friture composée de presque tous les
êtres créés pour mourir.

16. Saint Pierre donc était assis auprès de la porte céleste, et
s'endormait sur ses clefs, lorsque tout-à-coup survient un bruit
merveilleux qu'il n'avait pas entendu depuis long-tems. C'était le
bruissement du vent, des flots et des flammes, bref un mélange de bruits
extrêmement imposans, et qui eût arraché une exclamation à tout autre
qu'à un saint; mais celui-ci se contenta de faire un saut sur sa chaise,
et de dire en clignotant de l'œil: «Je crois que voilà encore une étoile
qui file!»

17. Mais avant qu'il pût se rendormir, un chérubin lui effleura les yeux
du bout de son aile droite, sur quoi Saint Pierre bâilla et se gratta le
nez. «Saint portier, dit l'ange en agitant une aile sacrée, brillante de
couleur céleste, comme brille sur la terre la queue éblouissante du
paon; saint portier, lève-toi, je te prie.» À quoi le saint répondit:
«Eh bien, que veut dire tout cela? Est-ce Lucifer qui revient avec tout
ce tintamarre?»

18. «Non, répondit le chérubin,--George III est mort.» «Et quel est ce
George III? demanda l'apôtre. Quel George? quel trois?» «C'est un roi
d'Angleterre, dit l'ange.» «Bon, il ne trouvera pas ici de rois pour le
coudoyer sur sa route. Mais a-t-il sa tête sur ses épaules? car le...
dernier que nous vîmes ici n'avait qu'un tronc, et jamais il n'aurait
obtenu les bonnes grâces du ciel s'il ne nous avait jeté sa tête au
visage.

19. «Il était, si je me le rappelle bien, roi d'***. Et cette tête, qui
n'avait pas su conserver une couronne sur la terre, osa, à mon nez,
venir réclamer des droits semblables aux miens, à celle de martyr. Si
j'avais eu le sabre que je portais jadis quand je coupais des oreilles,
je l'aurais pourfendue; mais n'ayant que mes clefs et pas de glaive, je
me contentai de lui faire sauter sa tête des mains.

20. «Alors il poussa des cris si étourdissans[59] que tous les saints
sortirent et le firent entrer. Et le voilà depuis lors qui siége auprès
de saint Paul, de pair et compagnon avec ce Paul le parvenu! La peau de
saint Barthélemy, qui lui sert d'auréole dans les cieux, après avoir
racheté ses péchés sur la terre par le martyre, ne fit pas mieux que
cette tête faible et sans cervelle.

[Note 59: Il y a dans le texte _headless_, qui veut dire aussi _sans
tête_; mais cette double acception est perdue en français.

(_N. du Tr._)]

21. «Mais s'il l'eût apportée ici sur ses épaules, la chose se serait
différemment passée.--Le sentiment de compassion sympathique
qu'éprouvèrent les saints, produisit sur eux l'effet d'un charme. Ainsi
le ciel souda de nouveau cette tête sur son corps.--Cela peut être fort
bien, mais il semble que ce soit chez nous la coutume de renverser tout
ce qui se fait de sage là-bas.»

22. L'ange répondit: «Allons, Pierre, ne boudez pas; le roi qui nous
arrive a sa tête et tout le reste.--Il n'a jamais très-bien compris ce
qu'il faisait, et agissait à peu près comme une marionnette qui se meut
par des fils. Il sera jugé comme tout le reste sans doute, ce n'est ni
mon affaire ni la vôtre de nous mêler de cela; bornons-nous à remplir
notre rôle, qui consiste à faire ce qui nous est ordonné.»

23. Pendant qu'ils parlaient ainsi, la caravane céleste arriva comme un
tourbillon de vent traverse les champs de l'espace, ou comme le cygne
fend quelque rivière argentée, comme qui dirait le Gange, le Nil,
l'Indus, la Tamise ou la Tweed. Au milieu d'elle, un vieux homme avec
une vieille ame, l'un et l'autre extrêmement aveugles, s'arrêta devant
la porte, et les anges firent asseoir sur un nuage leur compagnon de
voyage enveloppé de son drap mortuaire.

24. Mais, derrière cette troupe brillante, dont il fermait la marche, un
esprit d'un aspect bien différent agitait ses ailes semblables à des
nuages orageux planant sur quelque plage déserte souvent jonchée de
débris de naufrage; son front ressemblait à l'océan agité par la
tempête. Des pensées sombres et impénétrables avaient imprimé le sceau
d'un éternel courroux sur ses traits immortels, et là où s'arrêtait son
regard, tout devenait ténèbres.

25. En s'approchant il jeta sur cette porte, dont, ainsi que le péché,
il ne devait jamais passer le seuil, un regard plein d'une haine si
implacable et tellement surnaturelle, que saint Pierre aurait bien voulu
être au-dedans. Ce dernier se mit à chercher dans ses clefs avec
beaucoup d'application, suant à grosses gouttes dans sa peau
apostolique: bien entendu que sa transpiration n'était que de l'ichor ou
quelqu'autre fluide spirituel du même genre.

26. Les chérubins eux-mêmes se rassemblèrent en foule comme des oiseaux
qui voyent le faucon prendre son essor, et ils sentirent un frémissement
jusqu'au bout de chacune de leurs plumes. Formant un cercle comme la
ceinture d'Orion, ils entourèrent leur vieux protégé qui savait à peine
où ses gardes célestes l'avaient conduit, quoique ceux-ci en usent
poliment avec les ombres royales, car nous avons pu apprendre par plus
d'une véridique histoire que les anges étaient tous torys.

27. Les choses étant dans cet état, la porte s'ouvrit tout-à-coup, et la
clarté qui en jaillit répandit dans l'espace une teinte de flammes de
plusieurs couleurs, dont les reflets arrivant jusqu'à notre petite
planète, on vit naître une nouvelle aurore boréale sur le pôle arctique,
la même qui apparut au milieu des glaces à l'équipage du capitaine Parry
dans le détroit de Melville.

28. Et de cette porte ouverte on vit sortir tout rayonnant un esprit de
lumière, majestueux par sa puissance et sa beauté, radieux de gloire
comme la bannière flottante revenant victorieuse d'un de ces combats qui
changent la face du monde. Il faut que mes humbles comparaisons se
composent d'images terrestres, car ici-bas les ténèbres de la chair
obscurcissent nos meilleures conceptions, exceptez-en les rêveries de
Johanna Southcote ou de Robert Southey.

29. C'était l'archange Michel. Tout le monde sait comment sont faits les
anges et les archanges, car il n'y a presque pas un écrivailleur qui
n'ait le sien à nous offrir, depuis le chef des démons jusqu'au prince
des anges. Nous les voyons aussi sur quelques tableaux d'autels,
quoiqu'en vérité ceux-ci ne prouvent guère que personne ait jamais eu de
notions antérieures sur ces esprits immortels. Mais c'est aux
connaisseurs à indiquer leur mérite.

30. Michel parut donc rayonnant de gloire et de beauté, œuvre digne de
celui d'où dérive toute beauté et toute gloire. Il traversa le seuil et
s'arrêta; devant lui étaient les jeunes chérubins et le saint à tête
grise (quand je dis jeunes, entendons-nous; c'est-à-dire jeunes de
figures et non d'âge; car je serais bien fâché d'avancer qu'ils
n'étaient pas plus vieux que saint Pierre; je voulais dire seulement
qu'ils étaient un peu plus jolis que lui.)

31. Les chérubins et les saints s'inclinèrent devant le chef de la
hiérarchie céleste, le premier des esprits angéliques qui eût revêtu
l'aspect d'un Dieu saint, sans qu'aucun orgueil se fût glissé dans son
cœur divin, au fond duquel aucune pensée, hors celle du service de son
créateur, n'osa pénétrer jamais. Tout exalté, tout comblé de gloire
qu'il fût, il savait bien n'être que le vice-roi du ciel.

32. Lui et le taciturne esprit des ténèbres se trouvèrent en face. Ils
se connaissaient tous deux en bien et en mal, et, malgré leur puissance,
aucun des deux ne pouvait oublier dans l'autre son ancien ami et son
ennemi futur. Il y avait dans les regards de chacun un mélange de
hauteur, d'orgueil et de regret, comme si c'était moins leur volonté que
le destin qui les condamnât à la guerre pendant l'éternité, et leur
donnait les sphères pour champ clos.

33. Mais ici ils étaient sur un terrain neutre: nous savons par Job que
Satan a la faculté de rendre visite au ciel deux ou trois fois par an,
et que les fils de Dieu, comme ceux de la terre, doivent lui tenir
compagnie. Nous pourrions aussi faire voir d'après le même livre, quelle
politesse règne dans la conversation qui a lieu entre les puissances du
bien et du mal.--Mais il faudrait pour cela des heures.

34. Et comme ceci n'est pas un traité de théologie, pour discuter, à
l'aide de l'hébreu et de l'arabe, si le livre de Job est une allégorie
ou un fait, mais bien une narration véridique; je n'emprunte çà et là
que ce qui peut écarter le plus léger soupçon d'imposture d'un ouvrage
qui est de toute vérité d'un bout à l'autre et aussi exact que toute
autre vision.

35. Donc les esprits immortels étaient sur un terrain neutre et devant
la porte, de même que sur le seuil de l'Orient se discute la grande
cause de la mort, et que c'est de là qu'on expédie les ames dans un
monde ou dans l'autre. Michel et son antagoniste avaient donc un air
fort civil, quoique cela n'allât pas jusqu'à s'embrasser; mais son
altesse ténébreuse et son altesse lumineuse échangèrent mutuellement des
regards pleins de politesse.

36. L'archange salua, non comme salue un petit maître de nos jours, mais
en s'inclinant gracieusement, à la mode de l'Orient, et portant un de
ses bras rayonnans sur l'endroit où l'on suppose que le cœur est placé
chez les gens de bien. Il salua Satan comme un égal, pas trop bas, mais
avec affabilité. Quant à celui-ci, il aborda son ancien ami avec plus de
hauteur, et comme un vieux et pauvre seigneur castillan pourrait aborder
un riche bourgeois parvenu.

37. Il ne fit qu'incliner un moment son front diabolique; puis le
relevant, il se prépara à soutenir ses droits, et à démontrer comme quoi
le roi Georges ne pouvait justifier de ses titres à être exempt des
peines éternelles plus que tant d'autres rois cités dans l'histoire,
doués d'un meilleur sens et d'un meilleur cœur, et qui, depuis
long-tems[60], «pavaient l'enfer de leurs bonnes intentions.»

[Note 60: Cette dernière ligne est une citation.

(_N. du Tr._)]

38. Michel répondit: «Pourquoi en veux-tu à cet homme qui est mort, et
amené devant le Seigneur? Quel mal a-t-il fait depuis le commencement de
sa vie mortelle? qui te donne le droit de le réclamer? Parle, et que ta
volonté soit faite si elle est juste.--Dis; et si, pendant sa carrière
terrestre, il a manqué gravement à l'accomplissement de ses devoirs,
comme roi et comme homme, il est à toi; sinon, laisse-le passer.»

39. «Michel, répondit le prince de l'air, jusqu'en ces lieux mêmes, et
devant la porte de celui que tu sers, je viens réclamer mon sujet; et je
prouverai que, de même qu'il fut mon adorateur dans sa poussière, il le
sera en esprit: quoique chéri de toi et des tiens, parce qu'aucun
penchant pour le vin et la volupté ne se mêla à ses faiblesses, du trône
où il était placé, il ne régna sur des millions d'hommes que pour me
servir seul.

40. «Regarde cette terre, notre domaine, ou plutôt le mien; jadis elle
appartenait à ton maître. Mais je ne m'enorgueillis pas de la conquête
de cette misérable planète, et celui que tu sers ne doit pas, hélas!
m'envier non plus mon lot. Au milieu de ces myriades de mondes lumineux
qui passent devant lui pour lui rendre hommage, il a pu oublier cette
pitoyable création d'êtres chétifs dont bien peu me semblent mériter la
damnation, excepté leurs rois.

41. «Et même je ne regarde ceux-ci que comme une espèce de redevance
pour soutenir mes droits de seigneur; et eussé-je des inclinations
contraires, elles seraient, vous le savez bien, superflues. Les hommes
sont devenus si méchans que l'enfer lui-même n'a rien de mieux à faire
que de les abandonner à eux-mêmes, plus tourmentés et plus frénétiques
cent fois par les malédictions qu'ils se donnent. Le ciel ne peut pas
les faire meilleurs et je ne saurais les rendre pires.

42. «Regarde sur la terre, te dis-je encore.--Lorsque ce misérable ver
de terre, ce vieillard faible, infirme, aveugle et insensé, commença son
règne dans tout l'éclat et la fraîcheur de la jeunesse, le monde et lui
se présentaient tous deux sous un aspect bien différent. Une grande
partie de la terre et des plaines liquides de l'océan le reconnaissaient
pour roi.--À travers plus d'une tempête, ses îles avaient surnagé sur
l'abîme du tems, car elles étaient l'asile des vertus austères.

43. «Jeune, il arriva au trône; vieux, il le quitte: vois dans quel état
il trouva son royaume, et comment il le laissa; consulte ses annales:
vois d'abord comment il abandonna le pouvoir à un favori; puis comment
la soif de l'or, ce vice du mendiant, qui ne peut remplir que les ames
basses, s'empara graduellement de son cœur.--Et quant au reste, jette
seulement un coup d'œil sur l'Amérique et la France.

44. «Il est vrai de dire que, depuis le commencement jusqu'à la fin, il
ne fut qu'un instrument, et j'ai mis en lieu de sûreté ceux qui s'en
servirent. Eh bien! ainsi qu'un instrument qu'il soit consumé! Fouillez
dans tous les siècles passés depuis que le genre humain a plié devant un
monarque, parcourez toutes les annales sanglantes qui consacrent le
crime et le carnage, choisissez le plus criminel des disciples de César,
et citez-moi un règne plus abreuvé de sang, plus encombré de morts.

45. «Il ne cessa de faire la guerre à la liberté et aux hommes libres.
Les nations comme les particuliers, ses propres sujets, ses ennemis
étrangers, tout ce qui prononça le mot de liberté eut George III pour
adversaire. Quelle histoire sera jamais plus souillée que la sienne de
malheurs publics et individuels! Je lui accorde la continence
domestique. Je lui accorde ces vertus passives qui manquent à la plupart
des monarques.

46. «Je sais qu'il fut mari constant; je conviens que c'était un homme
sobre et décent et un assez bon maître. Tout cela est beaucoup, et bien
plus encore sur un trône; de même que la tempérance a bien plus de
mérite observée au banquet d'Apicius qu'à la table de l'anachorète. Je
lui accorde tout ce que les plus indulgens peuvent lui accorder;--tout
cela fut bien quant à lui, mais non pour les millions d'hommes qui le
trouvèrent toujours tel que l'oppression pouvait le désirer.

47. «Le Nouveau-Monde se débarrassa de lui. L'ancien gémit encore du
sort que lui et les siens lui préparèrent du moins, s'ils ne purent
entièrement l'accomplir. Il laissa sur plusieurs trônes des héritiers de
ses vices, sans l'être de ses vertus domestiques, qui ont inspiré la
compassion pour lui.--Rois fainéans endormis sur le trône de la terre,
ou despotes veillant au même poste et qui ont oublié déjà une leçon
qu'on leur apprendra de nouveau.--Qu'ils tremblent!

48. «Cinq millions d'hommes de l'église primitive, conservant cette foi
qui vous rend puissans sur la terre, implorèrent une partie de ce tout
immense qu'ils possédaient jadis--la liberté de leur
culte.--Non-seulement votre maître, Michel, mais vous-même, et vous
aussi, saint Pierre, il faut que vous ayez une ame de glace si vous
n'abhorrez pas l'ennemi de la participation des catholiques à toutes les
libertés d'une nation chrétienne.

49. «À la vérité, il leur permit de prier Dieu; mais, comme une
conséquence de la prière, il leur refusa la loi qui les aurait placés
sur la même base que ceux qui n'adoraient pas les saints.» Ici saint
Pierre, faisant un bond hors de sa place, s'écria: «Vous pouvez emmener
le prisonnier. Avant que le ciel ouvre ses portes à ce Guelfe, tandis
que je suis de garde, je veux être damné moi-même.

50. «J'aimerais mieux changer de place avec Cerbère (et la sienne n'est
pas une sinécure), que de voir ce vieux fou, ce vieux bigot de roi
parcourir les plaines azurées du ciel.» «Saint, répondit Satan, vous
ferez bien de vous venger des maux qu'il a fait souffrir à vos
satellites; et si vous étiez disposé à l'échange en question, je
tâcherais d'apprivoiser notre Cerbère avec le ciel.»

51. Mais ici Michel intervint: «Bon saint, dit-il, et démon! je vous
prie, n'allez pas si vite; vous passez tous deux les bornes de la
discrétion. Saint Pierre! vous aviez coutume d'être plus poli, et vous,
Satan, excusez la chaleur de ses expressions, et cette condescendance
qui le fait descendre au niveau du vulgaire: les saints eux-mêmes
quelquefois s'oublient à leur tour.--Avez-vous autre chose à dire?»
«Non.» «Eh bien, je vous prierai d'appeler vos témoins.»--

52. Satan se retourna, et agita sa main basanée dont les facultés
électriques attirent les nuages de plus loin que nous ne pouvons le
comprendre, quoique nous le retrouvions souvent dans notre ciel. Soudain
le tonnerre infernal fit trembler la mer et la terre dans toutes les
planètes, et les batteries de l'enfer firent jouer cette artillerie dont
parle Milton comme d'une des plus sublimes inventions de Satan.

53. Ceci fut un signal pour ces ames damnées qui voient s'étendre les
priviléges de leur damnation au-delà du contrôle ordinaire des mondes
passés, présens ou futurs. Aucune place ne leur est particulièrement
assignée dans les archives de l'enfer; mais ils sont libres d'aller où
leur inclination les porte à la poursuite du gibier,--n'en étant ni plus
ni moins damnés.

54. Ils sont fiers de ce privilége, et ils ont raison de l'être.--C'est
une espèce de chevalerie, ou de clef d'or attachée à leur ceinture, ou
quelqu'association du même genre, ou bien encore une entrée dans les
petits appartemens. J'emprunte mes comparaisons à la chair étant chair
moi-même. Que les esprits immortels ne soient pas choqués de ces
similitudes basses et vulgaires! Nous savons qu'ils occupent là-haut des
postes bien plus exaltés.

55. Lorsque le formidable signal vola du ciel à l'enfer, séparés par une
distance dix millions de fois plus grande environ que celle qui existe
entre notre globe et le soleil, et il nous est facile de calculer à une
seconde près combien de tems il fallut pour cela, car chaque rayon qui
se fraye une voie pour dissiper les brouillards de Londres et qui dore
faiblement ses clochers à peu près trois fois par an, quand l'été n'est
pas trop rigoureux.

56. J'ai dit que je pouvais faire ce calcul.--Il fallut donc une
demi-minute.--Je sais qu'il faut plus de tems aux rayons solaires pour
faire leurs préparatifs de voyage et se mettre en route, mais aussi leur
télégraphe est bien moins sublime, et s'ils joutaient à la course contre
les courriers de Satan partis pour leurs climats, ils ne gagneraient
pas: Il faut au soleil des années pour que chacun de ses rayons regagne
le point d'où il est parti, il ne faut pas au diable une demi-journée.

57. À l'extrémité de l'horizon parut une petite tache, de la grandeur
environ d'une demi-couronne; j'ai vu quelquefois dans les cieux quelque
chose de semblable étant sur la mer Égée, avant une rafale. Bientôt
grossissant, cet objet changea de forme, et, semblable à un vaisseau
aérien, paraissait louvoyer, et _se gouvernait_ ou _était gouverné_, je
ne suis pas bien sûr de la correction de cette dernière phrase qui fait
clocher la stance.

58. Au surplus, choisissez entre les deux. Bientôt cet objet ressembla à
un nuage, et c'en était un en effet, un nuage de témoins, et quel nuage!
La terre ne vit jamais de nuées de sauterelles aussi nombreuses que
celles qui couvraient en ce moment le ciel, et en obscurcissaient
l'espace de leurs myriades. Leurs cris perçans et variés ressemblaient à
ceux d'une troupe d'oies sauvages (si toutefois on peut comparer les
nations à des oies), et réalisaient l'expression de l'enfer déchaîné.

59. Ici résonnait le bon juron du gros John Bull qui damnait ses
yeux[61] comme de par le passé. Puis Paddy[62], dans son patois,
s'écriait: «De par Jésus.» Venait ensuite le flegmatique Écossais,
demandant d'un ton plus calme: «Quel est votre bon plaisir?» Puis l'ame
du Français jurait en certains termes que je ne traduirai pas
littéralement, le premier cocher pouvant le faire pour moi. Et au milieu
de tout ce vacarme, on entendait la voix de Jonathan[63], qui
disait:--«Notre président va faire la guerre, à ce qu'il paraît.»

[Note 61: _Who damned his eyes_. Juron favori de la dernière classe du
peuple anglais.]

[Note 62: Nom donné par les Anglais à la nation irlandaise, comme celui
de John Bull au peuple anglais.]

[Note 63: Les Américains des États-Unis.

(_N. du Tr._)]

60. Il y avait en outre des Espagnols, des Hollandais et des Danois,
bref une multitude universelle d'ombres, depuis l'île d'Otaïti jusqu'aux
plaines de Salisbury, de tous les climats et professions, de tous les
âges et de tous les métiers, prêts à déposer contre le règne du bon roi,
aussi acharnés que les trèfles le sont contre les piques, et tous cités
par le grand _sub pœna_ pour essayer de prouver que les rois peuvent
être damnés comme vous ou moi.

61. Quand Michel vit toute cette armée, il pâlit d'abord autant que les
anges peuvent pâlir.--Puis devint de toutes les couleurs, comme un
crépuscule d'Italie, ou la queue d'un paon, ou les rayons du soleil
couchant vus à travers les gothiques vitraux d'une vieille abbaye, ou
comme une truite encore fraîche, ou comme l'éclair qui brille la nuit
sur le lointain horizon, ou comme l'arc-en-ciel à son premier aspect, ou
comme une grande revue de trente régimens habillés de rouge, de vert et
de bleu.

62. Puis, s'adressant à Satan: «Pourquoi, dit-il, mon bon vieil ami, car
je vous tiens pour tel, quoiqu'étant de différens partis, nous soyons
obligés de nous faire la guerre, je ne vous ai jamais regardé comme un
ennemi personnel; nos différends sont tout politiques, et j'espère que,
quoi qu'il puisse arriver là-bas, vous connaissez ma grande estime pour
vous, et c'est par cette raison que je regrette de vous trouver des
torts--

63. «Pourquoi donc, dis-je, mon cher Lucifer, voulez-vous abuser de la
demande que j'ai faite des témoins? Mon intention n'était pas que vous
fissiez venir la moitié de la terre et de l'enfer; cela est même inutile
puisque deux témoins honnêtes, décens et véridiques nous suffisent. Nous
perdons notre tems, que dis-je? notre éternité, entre l'accusation et la
défense: si nous écoutons l'une et l'autre, cela prolongera notre
immortalité.»

64. Satan répondit: «Cette affaire m'est fort indifférente sous un point
de vue personnel.--Je puis avoir cinquante ames meilleures que celle-ci
avec la moitié moins de peine qu'elle ne m'en a déjà donné, et je n'ai
discuté avec vous la cause de feu sa majesté britannique que comme un
point de droit. Vous pouvez disposer de lui.--Dieu sait que j'ai assez
de rois là-bas.»

65. Ainsi parla le démon, appelé dernièrement _à plusieurs faces_ par
l'écrivain Southey. «Alors, reprit Michel, nous appellerons une ou deux
personnes des myriades qui entourent notre congrès, et nous donnerons
congé au reste.--Qui aura l'honneur de parler le premier? Il y a de quoi
choisir. Qui prendrons-nous?» Satan répondit: «Il n'en manque pas; mais
quant à choisir, autant vaut Jack Wilkes qu'un autre.»

66. À l'instant on vit sortir de la foule un esprit à l'aspect bizarre
et joyeux et à l'œil perçant, vêtu d'une manière tout-à-fait oubliée
maintenant, car les gens de l'autre monde conservent long-tems les modes
de celui-ci; ce qui fait qu'on y trouve réunis tous les costumes bons ou
mauvais qui ont paru depuis Adam, à commencer par la feuille de figuier
de notre mère Ève jusqu'au jupon presqu'aussi rétréci d'une époque plus
récente.

67. L'esprit, jetant les yeux sur les foules assemblées, s'écria: «Mes
amis de toutes les sphères, nous courons risque de nous enrhumer au
milieu de ces nuages; occupons-nous donc d'affaires. Pourquoi cette
assemblée générale? Sont-ce des électeurs que j'aperçois là à couvert?
Si c'est pour une élection qu'ils font tout ce tapage, voyez en moi un
candidat qui n'a pas tourné casaque.--Saint Pierre, puis-je compter sur
votre vote?»

68. «Monsieur, répondit Michel, vous vous méprenez, ces choses-là
appartiennent à la vie humaine, nous nous occupons ici d'affaires plus
augustes: Le tribunal est assemblé pour juger des rois; vous voilà au
fait maintenant.» «Alors, dit Wilkes, je présume que ces messieurs qui
ont des ailes sont des chérubins, et cet esprit là-bas me paraît
ressembler fort à George III. Mais, dans mon opinion, il est beaucoup
plus vieux.--Dieu me pardonne, il est aveugle.»

69. «Il est, dit l'ange, tel que vous le voyez, et son sort va dépendre
de ses actions. Si vous avez quelque chose à lui reprocher, songez que
la tombe permet au plus humble mendiant de lever la tête en présence du
potentat le plus superbe.» «Il y a des gens, dit Wilkes, qui n'attendent
pas que les rois soient déposés dans leur cercueil de plomb, pour
prendre cette liberté, et moi, par exemple; je leur ai toujours dit ce
que je pensais à la face du soleil.»

70. «Eh bien donc, au-dessus du soleil, répétez ce que vous avez à faire
valoir contre lui,» dit l'archange. «Eh quoi, répliqua l'esprit, quand
depuis si long-tems il n'est plus question de tout cela, faut-il que je
devienne un témoin accusateur? Non, de par ma foi. D'ailleurs j'avais
fini par le battre à plates coutures devant ses pairs et ses communes.
Je ne me plais pas à faire revivre de vieilles histoires dans le ciel,
d'autant plus que sa conduite était toute naturelle dans un prince.

71. «C'était une sottise sans doute, et une mauvaise action d'opprimer
un pauvre diable qui ne possédait pas un schelling: mais j'en veux moins
à l'homme lui-même qu'à Bute et à Graftan, et je ne voudrais pas le voir
puni de leur crime, d'autant plus qu'ils sont damnés depuis
long-tems.--Quant à moi, j'ai pardonné, et je vote pour son _habeas
corpus_ dans le ciel.»

72. «Wilkes, dit le diable, je comprends tout ceci; vous étiez devenu à
moitié courtisan avant votre mort, et il paraît que vous avez envie de
le devenir tout-à-fait de l'autre côté de la barque de Caron. Vous
oubliez que le règne de cet homme est fini, et que, quoi qu'il puisse
être d'ailleurs, il ne sera plus souverain. Vous avez perdu vos peines,
car le mieux qui puisse lui arriver est de se trouver votre voisin.

73. «Mais j'ai su tout de suite qu'en penser, lorsque je vous ai vu,
avec votre air goguenard, voltiger et chuchoter autour de la broche, où
Bélial, qui était de service ce jour-là, arrosait, avec la graisse de
Fox, Guillaume Pitt, son élève. Je sus qu'en penser, dis-je; cet homme,
même dans l'enfer, trouve encore le moyen de faire du mal.--Je le ferai
bâillonner: voici l'effet d'un de ses bills.

74. «Qu'on appelle Junius!» Une ombre s'avança à grands pas hors de la
foule; et à ce nom, il y eut une telle presse, que les esprits cessèrent
de se mouvoir commodément et à leur aise aérienne. Mais ils se
heurtèrent et se bousculèrent, se poussant des bras et des genoux (et
tout cela pour rien, comme nous le verrons tout-à-l'heure), de telle
sorte qu'on eût dit du vent comprimé et renfermé dans une vessie, ou, ce
qui est bien pis, une colique humaine.

75. L'ombre parut: c'était une grande figure maigre, à cheveux gris, qui
semblait n'avoir été autre chose qu'une ombre sur la terre. Ses
mouvemens étaient vifs, et ne manquaient pas de vigueur; mais rien ne
pouvait indiquer son origine: tantôt elle diminuait, tantôt elle
grossissait, ayant tantôt un air sombre, tantôt celui d'une gaîté
sauvage. Mais en contemplant ses traits, on les voyait changer à tous
momens, et ressembler--personne ne pouvait dire à quoi.

76. Plus les esprits le fixaient avec attention, moins ils pouvaient
distinguer à qui ses traits appartenaient. Le diable lui-même semblait
embarrassé de le deviner. Ils variaient comme un rêve, offrant tantôt
une forme, tantôt une autre. Plusieurs personnes de la foule jurèrent
qu'elles le connaissaient parfaitement; l'un affirmait qu'il était son
père; sur quoi un autre répondait qu'il était le frère du cousin de sa
mère.

77. D'autres prétendaient que c'était un duc, un chevalier, un orateur,
un avocat, un prêtre, un nabab, un accoucheur; mais l'être mystérieux
changeait au moins aussi souvent de visage qu'ils changeaient d'opinion.
Et quoiqu'il se tînt devant eux de façon à ce qu'ils en eussent la vue
tout entière, leur embarras ne faisait que s'en accroître. Cet homme
était une véritable fantasmagorie, tant il était mince et volatil!

78. Dès que vous aviez décidé que c'était un tel, _presto_, la figure
changeait, et c'était un autre; et à peine la métamorphose était-elle
bien accomplie, qu'il variait encore, tellement que je ne pense pas que
sa propre mère (si toutefois il en avait une) eût pu reconnaître son
fils, tant il prenait de formes différentes!--Si bien que le plaisir de
deviner ce _masque de fer_ épistolaire finissait par se changer en une
tâche pénible.

79. Quelquefois, comme le triple Cerbère, il représentait trois
gentilshommes à la fois (comme le dit très-bien la bonne madame
Malaprop[64]); puis ensuite, il n'en était pas même un. Tantôt des
rayons de lumière jaillissaient autour de lui; tantôt une vapeur épaisse
le dérobait à tous les yeux, comme le brouillard de Londres y cache le
jour. Aujourd'hui c'était Burke, demain Tooke, au gré du caprice des
gens; et certes, plus d'une fois il ressembla à sir Philippe Francis.

[Note 64: Personnage ridicule de la comédie des _Rivaux_ de Shéridan.

(_N. du Tr._)]

80. J'ai fait une supposition qui vient entièrement de moi.--Je ne l'ai
communiquée à personne jusqu'à présent, de crainte de faire du tort à
ceux qui entourent le trône, ou à quelque ministre ou pair, sur lequel
la honte pourrait en rejaillir. C'est... ami lecteur, prête-moi une
oreille attentive: c'est que ce que nous avons continué d'appeler Junius
n'était réellement, et en vérité, rien du tout.

81. Je ne vois pas pourquoi des lettres ne seraient pas écrites sans
mains, puisque nous les voyons tous les jours écrites sans tête, et sans
que les livres en soient moins bien remplis pour cela. Et en vérité,
jusqu'à ce que nous ayons trouvé quelqu'un qui ait le droit
incontestable de les réclamer, le nom de leur auteur, comme l'embouchure
du Niger, ne cessera d'embarrasser le monde, incertain de décider s'il y
a une embouchure au fleuve, et s'il y a un auteur des lettres.

82. «Et qui es-tu?» demanda l'archange. «Vous pouvez consulter le titre
de mon livre pour cela, répondit cette ombre majestueuse d'une ombre;
car si j'ai gardé mon secret pendant un demi-siècle, il n'est pas
probable que je vous le dise aujourd'hui.» «As-tu rien à dire contre
Georges _rex_, continua Michel, ou quelque charge à porter contre lui?»
«Vous ferez mieux, répondit Junius, de lui demander d'abord sa réponse à
mes lettres.

83. «Les charges qu'elles renferment contre lui survivront, dans les
annales du tems, au marbre de son épitaphe et de sa tombe.» «N'as-tu pas
à te repentir, dit Michel, de quelque exagération dans le passé, de
quelque accusation qui pourrait amener ta condamnation éternelle, si
elle était fausse, ou la sienne, si elle était vraie? N'as-tu pas mis
trop d'amertume dans tes écrits? la passion ne t'emporta-t-elle pas trop
loin?» «La passion? interrompit le sombre fantôme; j'aimais mon pays, et
lui, je le haïssais.

84. «Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit: que le reste retombe sur sa tête
ou sur la mienne!» Ainsi parla le vieux _Nominis umbra_; et à peine
avait-il fini, qu'il se dissipa en une fumée céleste. Alors Satan dit à
Michel: «N'oubliez pas d'appeler Georges Washington, John Horne Tooke et
Franklin.»--Mais en ce moment on entendit crier: «Place! place!» quoique
pas un fantôme ne bougeât.

85. À la fin, à force de pousser et de coudoyer, et avec le secours des
chérubins chargés de cet emploi, le diable Asmodée arriva jusqu'au
cercle, d'un air qui annonçait que le voyage lui avait coûté quelque
fatigue. Lorsqu'il déposa le fardeau dont il était chargé:--«Qu'est-ce
ceci? s'écria Michel: comment donc, mais ce n'est pas une ombre?»--«Je
le sais, répondit l'incube; mais il en sera bientôt une, si vous
m'abandonnez cette affaire.

86. «La peste soit du renégat! Je me suis foulé l'aile gauche; il est si
lourd, qu'on croirait qu'il porte quelqu'un de ses ouvrages pendu à son
cou. Mais venons au fait. Tandis que je planais sur les bords du
Skiddaw, où, comme à l'ordinaire, il pleut; je vis la faible lueur d'une
lumière au-dessous de moi, et me baissant, je surpris cet homme écrivant
un libelle, non moins contre l'histoire que contre la sainte Bible.

87. «La première est la sainte écriture du diable, la seconde est la
vôtre, bon Michel. Ainsi, comme vous voyez, l'affaire vous regarde tous
deux. Je l'ai saisi dans l'état où il est là, et l'ai apporté ici
incontinent pour y être jugé. Je n'ai pas été dix minutes dans les airs,
ou du moins à peine un quart d'heure: je gagerais que sa femme est
encore à prendre le thé.»

88. Ici, Satan dit: «Il y a déjà long-tems que je connais cet homme, et
que je l'attendais ici; vous ne trouverez guère d'être plus sot et plus
présomptueux dans sa petite sphère. Assurément ce n'était pas la peine
de mettre cela sous votre aile, mon cher Asmodée; nous ne pouvions
manquer d'avoir ici ce pauvre misérable, sans se charger de le
porter;--il y serait venu de son plein gré.

89. «Mais puisqu'il est ici, voyons, qu'a-t-il fait?» «Ce qu'il a fait?
s'écria Asmodée;--il s'est mêlé d'avance de l'affaire dont vous vous
occupez aujourd'hui, et griffonne comme s'il était premier commis du
Destin. Qui sait à quoi l'on pourrait encore s'attendre, quand on voit
un âne tel que celui-ci parler comme celui de Balaam?» «Écoutons,
répondit Michel, ce qu'il peut avoir à nous dire; vous savez que c'est
une obligation dont nous ne pouvons nous dispenser.»

90. Alors le poète, joyeux d'avoir un auditoire, chose à laquelle il
n'était pas accoutumé dans le monde là-bas, commença à tousser, à
cracher, à se dérouiller la voix, et à prendre cet accent lamentable si
redouté des malheureux auditeurs qui se trouvent à la portée des poètes,
quand ils laissent déborder le torrent de leur verve. Mais celui-ci se
trouva arrêté dès le premier hexamètre, dont les pieds goutteux ne
purent jamais cheminer.

91. Et avant qu'il pût presser la marche de ses dactyles boiteux et en
former un récitatif, on entendit un murmure d'épouvante et de
découragement dans la longue file des chérubins et des séraphins; et
Michel s'étant levé avant que le poète eût pu retrouver un seul de ses
hémistiches restés en chemin, s'écria: «Pour l'amour de Dieu, arrêtez,
mon ami! il vaut mieux _non dî, non homines_; vous savez le reste.»

92. Il y eut alors un grand tumulte dans la foule, qui paraissait avoir
toute espèce de vers en horreur. Les anges, bien entendu, avaient assez
de leurs chansons quand ils étaient de service, et la génération des
ombres en avait trop entendu pendant la vie pour se soucier de profiter
de cette nouvelle occasion. Le monarque, jusque-là muet, s'écria alors:
«Eh quoi! encore du pâté? c'est assez, c'est assez comme ça!

93. Le tumulte redoubla de toutes parts; une toux universelle fit
retentir les cieux, comme pendant un débat où Castlereagh aurait eu
quelque tems la parole (avant qu'il fut ministre d'état, pourtant
_maintenant les esclaves écoutent_). Il y en eut qui crièrent: «À bas! à
bas!» comme à la comédie. Jusqu'à ce qu'enfin le poète saint Pierre,
presque désespéré, en qualité d'auteur, demanda grâce pour la prose
seulement.

94. Le drôle n'était pas trop disgracié de la nature. Sa figure ne
ressemblait pas mal à celle d'un vautour, avec un nez recourbé et un œil
de faucon qui donnait un air de vivacité et de pénétration à toute sa
personne qui, quoique grave, était loin d'être aussi vilaine que son
affaire, car cette dernière était aussi désespérée que possible: c'était
une espèce de félonie _de se_.

95. Alors Michel sonna de sa trompette, et apaisa le bruit en en faisant
un plus grand, comme c'est encore la mode à présent chez nous. À
l'exception de quelque voix grommelante qui se permettra de tems en tems
d'interrompre le décorum du silence, il y a peu de gens qui exercent
deux fois leurs poumons, quand ils voient qu'on crie plus fort qu'eux.
Ainsi donc le barde eut la faculté de plaider sa mauvaise cause, avec
toutes les attitudes de l'homme le plus satisfait de lui-même.

96. Il dit (je ne rapporte ici que les principaux points de son
discours), il dit que de mauvaises intentions ne guidaient pas sa
plume;--que sa coutume était d'écrire sur tous les sujets; que c'était
de plus son pain, qu'il n'aimait pas à manger sec; qu'il retiendrait
l'assemblée trop long-tems (du moins il avait quelque raison de le
craindre), et qu'il lui faudrait plus d'un jour entier s'il voulait
nommer tous ses ouvrages! il n'en citerait donc que quelques-uns:
Wat-Tyler,--des vers sur Blenheim et Waterloo.

97. Il avait écrit les louanges d'un régicide; il avait écrit les
louanges de tous les rois quelconques. Il avait écrit pour les
républiques voisines et lointaines; puis ensuite contre elles, avec une
verve plus mordante que jamais. Il avait jadis proclamé _un_ plan plus
ingénieux que moral en faveur de la Pantisocratie; puis était devenu un
véritable anti-jacobin,--après quoi il avait tourné casaque: s'il l'eût
fallu, il aurait changé de peau.

98. Il avait tonné dans ses vers contre la guerre et les batailles; puis
il avait chanté des louanges en leur honneur. Il avait appelé la
critique un métier malhonnête[65], et lui-même était devenu de tous les
critiques le plus bas et le plus rampant, nourri, payé et choyé par les
mêmes hommes qui avaient déchiré ses mœurs et sa muse.--Il avait écrit
beaucoup de vers blancs et de prose encore plus pâle, et en plus grande
quantité que personne ne l'imaginait.

[Note 65: Voyez la _Vie de H. Kirke White_.]

99. Il avait écrit la vie de Wesley.--Ici, se tournant vers Satan:
«Monsieur, continua-t-il, je suis prêt à écrire la vôtre, en deux
volumes in-octavo, élégamment reliés, avec des notes et une préface,
enfin tout ce qui peut attirer le pieux acheteur. Et vous n'avez aucun
motif de crainte, car je puis choisir parmi les critiques celui qui
rendra compte de mon ouvrage.--Veuillez donc me donner les documens
nécessaires, que je puisse ajouter votre nom à celui de mes autres
saints.»

100. Satan s'inclina, et garda le silence. «Eh bien! si, par une aimable
modestie, vous refusez mon offre, voyons ce qu'en dira Michel? Il y a
peu de mémoires susceptibles de devenir aussi parfaits. Ma plume se
prête à tout: elle est un peu moins neuve que jadis, mais je vous ferai
briller comme brille votre trompette, par parenthèse. Il y a plus de
cuivre dans la mienne; elle rend d'aussi beaux sons.

101. «Mais, à propos de trompettes, voici ma vision! Maintenant vous
allez en juger, tous tant que vous êtes; oui, vous allez juger d'après
mon jugement, et apprendre, d'après ma décision, qui entrera dans le
ciel, et qui en sera repoussé.--Je décide de tout cela par intuition, et
prononce sur le présent, le passé, l'avenir, le ciel, l'enfer, enfin sur
tout, de même que le roi Alphonse[66]! Quand je suis en train de voir
double, j'épargne à la divinité des peines incroyables.»

[Note 66: Le roi Alphonse, en parlant du système de Ptolémée, disait
que, s'il avait été consulté à la création du monde, il aurait évité au
créateur bien des absurdités.]

102. Il s'arrêta pour tirer un manuscrit de sa poche; et aucune
persuasion de la part des diables, des saints ou des anges ne put
arrêter ce torrent. Il lut les trois premières lignes du contenu; mais à
la quatrième, tout le cortége spirituel s'évanouit en laissant une
variété d'odeurs ambroisiennes ou sulfureuses; échappant avec la
rapidité de l'éclair à son mélodieux charivari[67].

[Note 67: Voyez la _Description_ d'Aubray d'une apparition qui
s'évanouit en répandant d'étranges parfums et un mélodieux
charivari;--ou voyez le Ier vol. de _l'Antiquaire_.

(_Note de Lord Byron_.)]

103. Les vers héroïques avaient eu l'effet d'un charme. Les anges
s'étaient bouché les oreilles, et avaient joué des ailes.--Les diables
assourdis avaient pris leur course en hurlant vers l'enfer.--Les ombres
s'étaient enfuies en baragouinant dans leurs domaines (car on n'est pas
encore bien sûr du lieu où elles font leur séjour, et je laisse à chaque
homme son opinion là-dessus). Pour Michel, il eut recoure à sa
trompette; mais hélas! il grinçait tellement des dents qu'il n'en put
sonner.

104. Saint Pierre, qui a toujours passé pour un saint un peu vif, agita
ses clefs en l'air, et au cinquième vers renversa notre poète, qui tomba
comme Phaéton dans son lac, mais plus commodément, car il ne se noya
pas; la destinée ayant décrété une autre fin pour le poète lauréat, et
lui réservant autre chose pour sa dernière couronne, lorsque la réforme
arrivera dans un lieu ou dans l'autre.

105. Il tomba d'abord, et coula à fond comme ses ouvrages; mais bientôt
il reparut sur la surface, semblable à lui-même, car tout ce qui est
corrompu flotte comme le liége[68], la corruption rendant un objet léger
comme un esprit follet, ou une poignée de paille surnageant sur une mare
d'eau. Peut-être se tient-il encore caché dans son antre, comme des
livres ennuyeux oubliés sur une tablette, à griffonner quelque vie ou
quelque vision, et réalisant, comme dit Wellborn, le diable devenu
ermite.

[Note 68: Le corps d'un noyé reste au fond jusqu'à ce qu'il soit
corrompu; alors il flotte, comme on le sait généralement.]

106. Quant à ce qui est du reste, pour en venir à la conclusion de ce
rêve véridique, je dirai que j'ai perdu le télescope qui permettait à
mes yeux de voir les objets sans prestige, et qui me dévoilait ce que
j'ai dévoilé à mon tour. La dernière chose que je vis au milieu de toute
cette confusion, fut le roi Georges se glisser enfin, pour tout de bon,
dans le ciel; et lorsque le tumulte s'affaiblissant fut suivi du calme,
je le laissai étudiant le centième psaume.

FIN DE LA VISION DU JUGEMENT.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 8 - comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore" ***

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