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Title: Cours de philosophie positive.(2/6)
Author: Comte, Auguste
Language: French
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)



COURS
DE
PHILOSOPHIE POSITIVE.

IMPRIMERIE DE BACHELIER,
rue du Jardinet, n° 12.

COURS
DE
PHILOSOPHIE POSITIVE,

PAR M. AUGUSTE COMTE,

ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, RÉPÉTITEUR D'ANALYSE
TRANSCENDANTE ET DE MÉCANIQUE RATIONNELLE À LADITE ÉCOLE.

TOME DEUXIÈME,

CONTENANT
LA PHILOSOPHIE ASTRONOMIQUE ET LA PHILOSOPHIE
DE LA PHYSIQUE.

PARIS,
BACHELIER, IMPRIMEUR-LIBRAIRE
POUR LES SCIENCES,
QUAI DES AUGUSTINS, Nº 55.

1835

AVIS DE L'AUTEUR.

Le premier volume de cet ouvrage, renfermant les préliminaires généraux
et la philosophie mathématique, a paru en juillet 1830. La crise
extraordinaire survenue dans la librairie, à la suite des événements
politiques, a long-temps interrompu cette publication, que les premiers
éditeurs se sont vus contraints d'abandonner. Confiée maintenant à un
nouvel éditeur, dont le nom est une garantie, elle sera désormais
continue, de façon à être terminée à la fin de l'année 1835.

Il peut être utile de rappeler ici que, suivant le plan général exposé
dès l'origine, ce second volume comprend la philosophie astronomique et
la philosophie de la physique proprement dite; le troisième sera
consacré à la philosophie chimique et à la philosophie physiologique;
enfin, le quatrième contiendra la philosophie sociale et les conclusions
philosophiques qui résultent de l'ensemble de l'ouvrage; chaque volume
étant composé de dix-huit leçons.



COURS
DE
PHILOSOPHIE POSITIVE.



DIX-NEUVIÈME LEÇON.

Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science astronomique.

L'astronomie est jusqu'ici la seule branche de la philosophie naturelle
dans laquelle l'esprit humain se soit enfin rigoureusement affranchi de
toute influence théologique et métaphysique, directe ou indirecte; ce
qui rend particulièrement facile de présenter avec netteté son vrai
caractère philosophique. Mais, pour se faire une juste idée générale de
la nature et de la composition de cette science, il est indispensable,
en sortant des définitions vagues qu'on en donne encore habituellement,
de commencer par circonscrire avec exactitude le véritable champ des
connaissances positives que nous pouvons acquérir à l'égard des astres.

Parmi les trois sens propres à nous faire apercevoir l'existence des
corps éloignés, celui de la vue est évidemment le seul qui puisse être
employé relativement aux corps célestes; en sorte qu'il ne saurait
exister aucune astronomie pour des espèces aveugles, quelque
intelligentes qu'on voulût d'ailleurs les imaginer; et, pour nous-mêmes,
les astres obscurs, qui sont peut-être plus nombreux que les astres
visibles, échappent à toute étude réelle, leur existence pouvant tout au
plus être soupçonnée par induction. Toute recherche qui n'est point
finalement réductible à de simples observations visuelles nous est donc
nécessairement interdite au sujet des astres, qui sont ainsi de tous les
êtres naturels ceux que nous pouvons connaître sous les rapports les
moins variés. Nous concevons la possibilité de déterminer leurs formes,
leurs distances, leurs grandeurs et leurs mouvemens; tandis que nous ne
saurions jamais étudier par aucun moyen leur composition chimique, ou
leur structure minéralogique, et, à plus forte raison, la nature des
corps organisés qui vivent à leur surface, etc. En un mot, pour
employer immédiatement les expressions scientifiques les plus précises,
nos connaissances positives par rapport aux astres sont nécessairement
limitées à leurs seuls phénomènes géométriques et mécaniques, sans
pouvoir nullement embrasser les autres recherches physiques, chimiques,
physiologiques, et même sociales, que comportent les êtres accessibles à
tous nos divers moyens d'observation.

Il serait certainement téméraire de prétendre fixer avec une précision
rigoureuse les bornes nécessaires de nos connaissances dans chaque
partie déterminée de la philosophie naturelle; car, en s'engageant dans
le détail, on les placerait presque inévitablement ou trop près ou trop
loin. Une telle appréciation est d'ailleurs singulièrement influencée
par l'état de notre développement intellectuel. Ainsi, tel esprit,
entièrement étranger aux conceptions mathématiques, ne comprend pas même
qu'on puisse estimer avec certitude les distances et les dimensions des
corps célestes, puisqu'ils ne sont point accessibles; tandis que tel
autre, à demi éclairé sous ce rapport, admettra sans difficulté la
possibilité de semblables mesures, mais niera à son tour qu'on puisse
peser indirectement le soleil et les planètes. Nonobstant ces remarques
évidentes, il n'en est pas moins indispensable, ce me semble, de poser
à cet égard des limites générales, pour que l'esprit humain ne se laisse
point égarer dans le vague de recherches nécessairement inabordables,
sans que cependant il s'interdise celles qui sont vraiment accessibles
par des procédés plus ou moins indirects, quelque embarras qu'on doive
éprouver à concilier ces deux conditions également fondamentales. Cette
conciliation si délicate me paraît essentiellement établie à l'égard des
recherches astronomiques par la maxime philosophique ci-dessus énoncée,
qui les circonscrit dans les deux seules catégories des phénomènes
géométriques et des phénomènes mécaniques. Une telle règle n'a rien
d'arbitraire, puisqu'elle résulte évidemment d'une comparaison générale
entre les objets à étudier et nos moyens pour les explorer. Son
application peut seule présenter quelque difficulté, qu'un examen
spécial plus approfondi fera presque toujours disparaître dans chaque
cas particulier, en continuant à procéder d'après le même principe
fondamental. Ainsi, pour fixer les idées, dans la célèbre question des
atmosphères des corps célestes, on pouvait certainement concevoir, même
avant la découverte des ingénieux moyens imaginés pour leur exacte
exploration, qu'une telle recherche nous présentait quelque chose
d'accessible, à cause des phénomènes lumineux plus ou moins appréciables
que ces atmosphères doivent évidemment produire; mais il est tout aussi
sensible, par la même considération, que nos connaissances, à l'égard de
ces enveloppes gazeuses, sont nécessairement bornées à celles de leur
existence, de leur étendue plus ou moins grande, et de leur vrai pouvoir
réfringent, sans que nous puissions nullement déterminer ni leur
composition chimique, ni même leur densité; en sorte qu'il y aurait une
grave inadvertance à supposer, par exemple, comme on l'a fait
quelquefois, l'atmosphère de Vénus aussi dense que notre atmosphère,
d'après la réfraction horizontale d'environ un demi-degré qui leur est
commune, car la nature chimique des gaz influe autant que leur densité
sur leur puissance réfringente.

En général, dans chaque espèce de question que nous pouvons imaginer sur
les astres, ou nous apercevons clairement qu'elle ne dépend en dernier
lieu que d'observations visuelles plus ou moins directes, et alors nous
n'hésitons pas à la déclarer tôt ou tard accessible; ou bien nous
reconnaissons avec évidence qu'elle exigerait par sa nature, quelque
autre genre d'exploration, et dans ce cas nous ne devons pas balancer
davantage à l'exclure comme radicalement inabordable; ou, enfin, nous
ne voyons nettement ni l'un ni l'autre, et dès lors nous devons
complétement suspendre notre jugement, jusqu'à ce que le progrès de nos
connaissances réelles vienne nous fournir quelques indications
décisives, disposition d'esprit malheureusement fort rare et pourtant
bien nécessaire. Cette règle est d'autant plus aisément applicable que
l'observation scientifique n'emploie jamais et ne saurait employer
d'autres moyens que l'observation la plus vulgaire dans des
circonstances analogues; seulement elle en perfectionne et en étend
l'usage.

La détermination des températures est probablement la seule à l'égard de
laquelle la limite précédemment établie pourra paraître aujourd'hui trop
sévère. Mais, quelques espérances qu'ait pu faire concevoir à ce sujet
la création si capitale de la thermologie mathématique par notre
immortel Fourier, et spécialement sa belle évaluation de la température
de l'espace dans lequel nous circulons, je n'en persiste pas moins à
regarder toute notion sur les véritables températures moyennes des
différens astres comme devant nécessairement nous être à jamais
interdite. Quand même toutes les influences thermologiques proprement
dites, relatives aux échanges de chaleur entre les divers corps
célestes, auraient été mathématiquement analysées, ce qui d'ailleurs me
semble peu admissible, la question renfermerait toujours un élément qui
doit être éternellement inconnu, et qui cependant est peut-être
prépondérant pour certains astres, l'état interne de chacun d'eux, et,
dans beaucoup de cas, la manière non moins inconnue dont la chaleur est
absorbée par son atmosphère. Ainsi, par exemple, la tentative de Newton,
pour évaluer la température de la comète de 1680 à son périhélie, était
certainement illusoire; car un tel calcul, refait même aussi
convenablement qu'il peut l'être aujourd'hui, apprendrait, tout au plus,
quelle serait la température de notre terre si, sans rien changer à sa
constitution actuelle, on la supposait transportée dans cette position:
ce qui, vu les différences physiques et chimiques, peut s'écarter
extrêmement de la température effective de la comète.

D'après les considérations précédentes, je crois donc pouvoir définir
l'astronomie avec précision, et néanmoins d'une manière assez large, en
lui assignant pour objet de découvrir les lois des phénomènes
géométriques et des phénomènes mécaniques que nous présentent les corps
célestes.

À cette limitation nécessaire portant sur la nature des phénomènes
observables, il faut, ce me semble, pour être pleinement dans la
réalité scientifique, en ajouter une autre relative aux corps qui
peuvent être le sujet de telles explorations. Cette dernière restriction
n'est point sans doute absolue comme la première, et il importe beaucoup
de le remarquer; mais, dans l'état présent de nos connaissances, elle
est presque aussi rigoureuse.

Les esprits philosophiques auxquels l'étude approfondie de l'astronomie
est étrangère, et les astronomes eux-mêmes, n'ont pas suffisamment
distingué jusqu'ici, dans l'ensemble de nos recherches célestes, le
point de vue que je puis appeler _solaire_, de celui qui mérite
véritablement le nom d'_universel_. Cette distinction me paraît
néanmoins indispensable pour séparer nettement la partie de la science
qui comporte une entière perfection, de celle qui, par sa nature, sans
être sans doute purement conjecturale, semble cependant devoir toujours
rester presque dans l'enfance, du moins comparativement à la première.
La considération du système solaire dont nous faisons partie nous offre
évidemment un sujet d'étude bien circonscrit, susceptible d'une
exploration complète, et qui devait nous conduire aux connaissances les
plus satisfaisantes. Au contraire, la pensée de ce que nous appelons
l'_univers_ est par elle-même nécessairement indéfinie, en sorte que,
si étendues qu'on veuille supposer dans l'avenir nos connaissances
réelles en ce genre, nous ne saurions jamais nous élever à la véritable
conception de l'ensemble des astres. La différence est extrêmement
frappante aujourd'hui, puisque, à côté de la haute perfection acquise
dans les deux derniers siècles par l'astronomie solaire, nous ne
possédons pas même encore, en astronomie sidérale, le premier et le plus
simple élément de toute recherche positive, la détermination des
intervalles stellaires. Sans doute nous avons tout lieu de présumer,
comme j'aurai soin de l'expliquer plus tard, que ces distances ne
tarderont pas à être évaluées, du moins entre certaines limites, à
l'égard de plusieurs étoiles, et que, par suite, nous connaîtrons, pour
ces mêmes astres, divers autres élémens importans, que la théorie est
toute prête à déduire de cette donnée fondamentale, tels que leurs
masses, etc. Mais l'importante distinction établie ci-dessus n'en sera
nullement affectée. Quand même nous parviendrions un jour à étudier
complètement les mouvemens relatifs de quelques étoiles multiples, cette
notion, qui serait d'ailleurs très précieuse, surtout si elle pouvait
concerner le groupe dont notre soleil fait probablement partie, ne nous
laisserait évidemment guère moins éloignés d'une véritable connaissance
de l'univers, qui doit inévitablement nous échapper toujours.

Il existe, dans toutes les classes de nos recherches et sous tous les
grands rapports, une harmonie constante et nécessaire entre l'étendue de
nos vrais besoins intellectuels et la portée effective, actuelle ou
future, de nos connaissances réelles. Cette harmonie, que j'aurai soin
de signaler dans tous les phénomènes, n'est point, comme les philosophes
vulgaires sont tentés de le croire, le résultat ni l'indice d'une cause
finale. Elle dérive simplement de cette nécessité évidente: nous avons
seulement besoin de connaître ce qui peut agir sur nous, d'une manière
plus ou moins directe; et, d'un autre côté, par cela même qu'une telle
influence existe, elle devient pour nous tôt ou tard un moyen certain de
connaissance. Cette relation se vérifie d'une manière remarquable dans
le cas présent. L'étude la plus parfaite possible des lois du système
solaire dont nous faisons partie, est pour nous d'un intérêt capital, et
aussi sommes-nous parvenus à lui donner une précision admirable. Au
contraire, si la notion exacte de l'univers nous est nécessairement
interdite, il est évident qu'elle ne nous offre point, excepté pour
notre insatiable curiosité, de véritable importance. L'application
journalière de l'astronomie montre que les phénomènes intérieurs de
chaque système solaire, les seuls qui puissent affecter ses habitans,
sont essentiellement indépendans des phénomènes plus généraux relatifs à
l'action mutuelle des soleils, à peu près comme nos phénomènes
météoroliques vis-à-vis des phénomènes planétaires. Nos tables des
événemens célestes, dressées, long-temps d'avance, en ne considérant
dans l'univers aucun autre monde que le nôtre, s'accordent jusqu'ici
rigoureusement avec les observations directes, quelque minutieuse
précision que nous y apportions aujourd'hui. Cette indépendance si
manifeste se trouve d'ailleurs pleinement expliquée par l'immense
disproportion que nous savons certainement exister entre les distances
mutuelles des soleils et les petits intervalles de nos planètes. Si,
suivant une grande vraisemblance, les planètes pourvues d'atmosphères,
comme Mercure, Vénus, Jupiter, etc., sont effectivement habitées, nous
pouvons en regarder les habitans comme étant en quelque façon nos
concitoyens, puisque, de cette sorte de patrie commune, il doit résulter
nécessairement une certaine communauté de pensées et même d'intérêts;
tandis que les habitans des autres systèmes solaires nous doivent être
entièrement étrangers. Il faut donc séparer plus profondément qu'on n'a
coutume de le faire le point de vue solaire et le point universel,
l'idée de monde et celle d'univers: le premier est le plus élevé auquel
nous puissions réellement atteindre, et c'est aussi le seul qui nous
intéresse véritablement.

Ainsi, sans renoncer entièrement à l'espoir d'obtenir quelques
connaissances sidérales, il faut concevoir l'astronomie positive comme
consistant essentiellement dans l'étude géométrique et mécanique du
petit nombre de corps célestes qui composent le _monde_ dont nous
faisons partie. C'est seulement entre de telles limites que l'astronomie
mérite par sa perfection le rang suprême qu'elle occupe aujourd'hui
parmi les sciences naturelles. Quant à ces astres innombrables
disséminés dans le ciel, ils n'ont guère, pour l'astronome, d'autre
intérêt principal que celui de nous servir de jalons dans nos
observations, leurs positions pouvant être regardées comme fixes
relativement aux mouvemens intérieurs de notre système, seul objet
essentiel de notre étude.

En considérant, dans tout le développement de ce cours, la succession
des divers ordres de phénomènes naturels, je ferai soigneusement
ressortir une loi philosophique très importante, et tout-à-fait
inaperçue jusqu'à présent, dont je dois signaler ici la première
application. Elle consiste en ce que, à mesure que les phénomènes à
étudier deviennent plus compliqués, ils sont en même temps susceptibles,
par leur nature, de moyens d'exploration plus étendus et plus variés,
sans que toutefois il puisse y avoir une exacte compensation entre
l'accroissement des difficultés et l'augmentation des ressources; en
sorte que, malgré cette harmonie, les sciences relatives aux phénomènes
les plus complexes n'en restent pas moins nécessairement les plus
imparfaites, suivant l'échelle encyclopédique établie dès le début de
cet ouvrage. Ainsi, les phénomènes astronomiques étant les plus simples,
doivent être ceux pour lesquels les moyens d'exploration sont les plus
bornés.

Notre art d'observer se compose, en général, de trois procédés
différens: 1º l'observation proprement dite, c'est-à-dire l'examen
direct du phénomène tel qu'il se présente naturellement; 2º
l'expérience, c'est-à-dire la contemplation du phénomène plus ou moins
modifié par des circonstances artificielles, que nous instituons
expressément en vue d'une plus parfaite exploration; 3º la comparaison,
c'est-à-dire la considération graduelle d'une suite de cas analogues,
dans lesquels le phénomène se simplifie de plus en plus. La science des
corps organisés, qui étudie les phénomènes du plus difficile accès, est
aussi la seule qui permette véritablement la réunion de ces trois
moyens. L'astronomie, au contraire, est nécessairement bornée au
premier. L'expérience y est évidemment impossible; et, quant à la
comparaison, elle n'y existerait que si nous pouvions observer
directement plusieurs systèmes solaires, ce qui ne saurait avoir lieu.
Reste donc la simple observation, et réduite même, comme nous l'avons
remarqué, à la moindre extension possible, puisqu'elle ne peut concerner
qu'un seul de nos sens. Mesurer des angles et compter des temps écoulés,
tels sont les seuls moyens d'après lesquels notre intelligence puisse
procéder à la découverte des lois qui régissent les phénomènes célestes.
Mais ces moyens n'en sont pas moins parfaitement adaptés à la nature des
véritables recherches astronomiques, car il ne faut pas autre chose pour
observer des phénomènes géométriques ou des phénomènes mécaniques, des
grandeurs ou des mouvemens. On doit seulement en conclure que, entre
toutes les branches de la philosophie naturelle, l'astronomie est celle
où l'observation directe, quelque indispensable qu'elle soit, est par
elle-même la moins significative, et où la part du raisonnement est
incomparablement la plus grande, ce qui constitue le premier fondement
de sa dignité intellectuelle. Rien de vraiment intéressant ne s'y
décide jamais par la simple inspection, contrairement à ce qui se passe
en physique, en chimie, en physiologie, etc. Nous pouvons dire, sans
exagération, que les phénomènes, quelque réels qu'ils soient, y sont
pour la plupart essentiellement construits par notre intelligence; car
on ne saurait _voir_ immédiatement la figure de la terre, ni la courbe
décrite par une planète, ni même le mouvement journalier du ciel; notre
esprit seul peut former ces diverses notions, en combinant, par des
raisonnemens souvent très prolongés et fort complexes, des sensations
isolées, que, sans cela, leur incohérence rendrait presque entièrement
insignifiantes. Ces difficultés fondamentales propres aux études
astronomiques, qui offrent un attrait de plus aux intelligences d'un
certain ordre, inspirent ordinairement au vulgaire une répugnance très
pénible à surmonter.

La combinaison de ces deux caractères essentiels, extrême simplicité des
phénomènes à étudier, et grande difficulté de leur observation, est ce
qui constitue l'astronomie une science si éminemment mathématique. D'une
part, la nécessité où l'on s'y trouve sans cesse de déduire d'un petit
nombre de mesures directes, soit angulaires, soit horaires, des
quantités qui ne sont point par elles-mêmes immédiatement observables,
y rend l'usage continuel de la mathématique abstraite absolument
indispensable. D'une autre part, les questions astronomiques étant
toujours en elles-mêmes ou des problèmes de géométrie, ou des problèmes
de mécanique, elles tombent naturellement dans le domaine de la
mathématique concrète. Enfin, sous le rapport géométrique, la parfaite
régularité des formes astronomiques, et, sous le rapport mécanique,
l'admirable simplicité de mouvemens s'opérant dans un milieu dont la
résistance est jusqu'ici négligeable et sous l'influence d'un petit
nombre de forces constamment assujetties à une même loi très facile,
permettent d'y conduire, beaucoup plus loin qu'en tout autre cas,
l'application des méthodes et des théories mathématiques. Il n'est
peut-être pas un seul procédé analytique, une seule doctrine géométrique
ou mécanique, qui ne trouvent aujourd'hui leur emploi dans les
recherches astronomiques, et la plupart même n'ont pas eu jusqu'ici
d'autre destination primitive. Aussi est-ce surtout en étudiant
convenablement une telle application qu'on peut acquérir un juste
sentiment de l'importance et de la réalité des spéculations
mathématiques.

En considérant la nature éminemment simple des recherches astronomiques,
et la facilité qui en résulte d'y appliquer de la manière la plus
étendue l'ensemble des moyens mathématiques, on conçoit pourquoi
l'astronomie est unanimement placée aujourd'hui à la tête des sciences
naturelles. Elle mérite cette suprématie, 1º par la perfection de son
caractère scientifique; 2º par l'importance prépondérante des lois
qu'elle nous dévoile.

Je ne dois point envisager ici sa haute utilité pratique pour la mesure
des temps, pour la description exacte de notre globe, et surtout pour le
perfectionnement de la navigation; car une telle considération ne
saurait devenir un moyen de classement entre les différentes sciences,
qui, à cet égard, sont en réalité essentiellement équivalentes. Mais il
importe de remarquer à ce sujet, comme rentrant pleinement dans l'esprit
général de cet ouvrage, que l'astronomie nous offre l'exemple le plus
étendu et le plus irrécusable de l'indispensable nécessité des
spéculations scientifiques les plus sublimes pour l'entière satisfaction
des besoins pratiques les plus vulgaires. En se bornant au seul problème
de la détermination des longitudes en mer, on voit que sa liaison intime
avec l'ensemble des théories astronomiques a été établie, dès l'origine
de la science, par son plus éminent fondateur, le grand Hipparque. Or,
quoiqu'on n'ait, depuis cette époque, rien ajouté d'essentiel à l'idée
fondamentale de cette relation, il a fallu tous les immenses
perfectionnemens successivement apportés jusqu'ici à la science
astronomique pour qu'une telle application devînt susceptible d'être
suffisamment réalisée. Sans les plus hautes spéculations des géomètres
sur la mécanique céleste, qui ont tant augmenté la précision des tables
astronomiques, il serait absolument impossible de déterminer la
longitude d'un vaisseau avec le degré d'exactitude que nous pouvons
maintenant obtenir; et, bien loin que la science soit à cet égard plus
parfaite que ne l'exige la pratique, il est au contraire certain que si
nous ne pouvons pas encore connaître toujours sûrement notre position
avec une erreur de moins de trois ou quatre lieues dans les mers
équatoriales, cela tient essentiellement à ce que la précision de nos
tables n'est point encore assez grande. De telles réflexions sont
propres à frapper ces esprits étroits qui, s'ils pouvaient jamais
dominer, arrêteraient aveuglément le développement des sciences, en
voulant les restreindre à ne s'occuper que de recherches immédiatement
susceptibles d'utilité pratique.

En examinant scrupuleusement l'état philosophique actuel des diverses
sciences fondamentales, nous aurons lieu de reconnaître, comme je l'ai
déjà indiqué, que l'astronomie est aujourd'hui la seule qui soit enfin
réellement purgée de toute considération théologique ou métaphysique.
Tel est, sous le rapport de la méthode, son premier titre à la
suprématie. C'est là que les esprits philosophiques peuvent efficacement
étudier en quoi consiste véritablement une science; et c'est sur ce
modèle qu'on doit s'efforcer, autant que possible, de constituer toutes
les autres sciences fondamentales, en ayant toutefois convenablement
égard aux différences plus ou moins profondes qui résultent
nécessairement de la complication croissante des phénomènes.

Sans doute, la géométrie abstraite et la mécanique rationnelle sont, en
réalité, des sciences naturelles, et les premières de toutes, comme je
me suis efforcé de le montrer dans le premier volume; elles sont
supérieures à l'astronomie elle-même, à cause de la perfection de leurs
méthodes et de l'entière généralité de leurs théories. En un mot, nous
avons établi qu'elles constituent le véritable fondement primitif de
toute la philosophie naturelle, et cela est particulièrement sensible à
l'égard de l'astronomie. Mais, quelque réel que soit leur caractère
physique, leurs phénomènes sont d'une nature trop abstraite pour
qu'elles puissent être habituellement, sous ce rapport, appréciées
d'une manière convenable, surtout à cause de l'esprit vicieux qui domine
encore dans leur exposition ordinaire. Nos intelligences ont besoin
jusqu'ici de voir ces combinaisons générales de figures ou de mouvemens
se spécifier dans des corps existans, comme le fait si complètement
l'astronomie, pour que leur réalité devienne suffisamment manifeste.
Quoique la connaissance des lois géométriques et mécaniques soit, en
elle-même, extrêmement précieuse, il est certain que, dans l'état
présent de l'esprit humain, elle est bien plus employée comme un
puissant et indispensable moyen d'investigation dans l'étude des autres
phénomènes naturels, que comme une véritable science directe. Ainsi, le
premier rang, dans la philosophie naturelle proprement dite, reste
incontestablement à l'astronomie.

Ceux qui font consister la science dans la simple accumulation des faits
observés, n'ont qu'à considérer avec quelque attention l'astronomie,
pour sentir combien leur pensée est étroite et superficielle. Ici, les
faits sont tellement simples, et d'ailleurs si peu intéressans, qu'il
devient impossible de méconnaître que leur liaison seule, l'exacte
connaissance de leurs lois, constituent la science. Qu'est-ce réellement
qu'un fait astronomique? rien autre chose habituellement que: tel astre
a été vu à tel instant précis et sous tel angle bien mesuré; ce qui,
sans doute, est, en soi-même, fort peu important. La combinaison
continuelle et l'élaboration mathématique plus ou moins profonde de ces
observations caractérisent uniquement la science, même dans son état le
plus imparfait. L'astronomie n'a pas réellement pris naissance quand les
prêtres de l'Égypte ou de la Chaldée ont fait sur le ciel une suite
d'observations empiriques plus ou moins exactes, mais seulement lorsque
les premiers philosophes grecs ont commencé à ramener à quelques lois
géométriques le phénomène général du mouvement diurne. Le véritable but
définitif des recherches astronomiques étant toujours de prédire avec
certitude l'état effectif du ciel dans un avenir plus ou moins lointain,
l'établissement des lois des phénomènes offre évidemment le seul moyen
d'y parvenir, sans que l'accumulation des observations puisse être, en
elle-même, d'aucune utilité pour cela, autrement que comme fournissant à
nos spéculations un fondement solide. En un mot, il n'y a pas eu de
véritable astronomie tant qu'on n'a pas su, par exemple, prévoir, avec
une certaine précision, au moins par des procédés graphiques, et surtout
par quelques calculs trigonométriques, l'instant du lever du soleil ou
de quelque étoile pour un jour et pour un lieu donnés. Ce caractère
essentiel de la science a toujours été le même depuis son origine. Tous
ses progrès ultérieurs ont seulement consisté à apporter définitivement
dans ces prédictions une certitude et une précision de plus en plus
grandes, en empruntant à l'observation directe le moins de données
possible pour la prévoyance la plus lointaine. Aucune partie de la
philosophie naturelle ne peut donc manifester avec plus de force la
vérité de cet axiome fondamental: _toute science a pour but la
prévoyance_, qui distingue la science réelle de la simple érudition,
bornée à raconter les événemens accomplis, sans aucune vue d'avenir.

Non-seulement le vrai caractère scientifique est plus profondément
marqué dans l'astronomie qu'en aucune autre branche de nos connaissances
positives; mais on peut même dire que, depuis le développement de la
théorie de la gravitation, elle a atteint la plus haute perfection
philosophique à laquelle une science puisse jamais prétendre sous le
rapport de la méthode, l'exacte réduction de tous les phénomènes, soit
quant à leur nature, soit quant à leur degré, à une seule loi générale;
pourvu toutefois que, suivant l'explication précédemment établie, on ne
considère que l'astronomie solaire. Sans doute, la complication
graduelle des phénomènes doit nous faire envisager une telle perfection
comme absolument chimérique dans toutes les autres sciences
fondamentales. Mais tel n'en est pas moins le type général que les
diverses classes de savans doivent sans cesse avoir en vue, en
s'efforçant d'en approcher autant que le comportent les phénomènes
correspondans, comme je tâcherai de le montrer successivement dans les
différentes parties de cet ouvrage. C'est toujours là qu'il faut
remonter désormais pour sentir, dans toute sa pureté, ce que c'est que
l'_explication_ positive d'un phénomène, sans aucune enquête sur sa
cause ou première ou finale; c'est là enfin qu'on doit apprendre le
véritable caractère et les conditions essentielles des _hypothèses_
vraiment scientifiques, nulle autre science n'ayant fait de ce puissant
secours un usage à la fois aussi étendu et aussi convenable. Après avoir
exposé la philosophie astronomique de manière à faire ressortir, le plus
qu'il me sera possible, ces grandes propriétés générales, je
m'efforcerai ensuite de les appliquer, plus profondément qu'on ne l'a
fait encore, à perfectionner le caractère philosophique des autres
sciences principales.

En général, chaque science, suivant la nature de ses phénomènes, a dû
perfectionner la méthode positive fondamentale sous quelque rapport
essentiel qui lui est propre. Le véritable esprit de cet ouvrage
consiste, à cet égard, à saisir successivement ces divers
perfectionnemens, et ensuite à les combiner, d'après la hiérarchie
scientifique établie dans la deuxième leçon, de manière à acquérir,
comme résultat final d'un tel travail, une connaissance parfaite de la
méthode positive, qui, j'espère, ne laissera plus aucun doute sur
l'utilité réelle de semblables comparaisons pour les progrès futurs de
notre intelligence.

En considérant maintenant l'ensemble de la science astronomique, non
plus relativement à la méthode, mais quant aux lois naturelles qu'elle
nous dévoile effectivement, sa prééminence est tout aussi incontestable.

J'ai toujours regardé comme un véritable trait de génie philosophique,
de la part de Newton, d'avoir intitulé son admirable traité de Mécanique
céleste: _Philosophiæ naturalis principia mathematica_. Car, on ne
pouvait indiquer avec une plus énergique concision que les lois
générales des phénomènes célestes sont le premier fondement du système
entier de nos connaissances réelles.

La loi encyclopédique établie au commencement de cet ouvrage me dispense
de grands développemens à ce sujet. Il est évident que l'astronomie
doit être par sa nature, essentiellement indépendante de toutes les
autres sciences naturelles, et qu'elle a seulement besoin de s'appuyer
sur la science mathématique. Les divers phénomènes physiques, chimiques
et physiologiques, ne peuvent certainement exercer aucune influence sur
les phénomènes astronomiques, dont les lois ne sauraient éprouver la
moindre altération même par les plus grands bouleversemens intérieurs de
chaque planète sous tous ces autres rapports naturels. La physique, il
est vrai, et même, à quelques égards secondaires, la chimie[1], ont pu
fournir à l'astronomie, lorsqu'elle a été très avancée, des secours
indispensables pour perfectionner ses observations; mais il est clair
que cette influence accessoire n'a été nullement nécessaire à sa
constitution scientifique. L'astronomie avait certainement, entre les
mains d'Hipparque et de ses successeurs, tous les caractères d'une
véritable science, au moins sous le rapport géométrique, pendant que la
physique, la chimie, etc., étaient encore profondément enfouies dans le
chaos métaphysique et même théologique. À une époque toute moderne,
Képler a découvert ses grandes lois astronomiques d'après les
observations faites par Tycho-Brahé, avant les grands perfectionnemens
des instrumens, et essentiellement avec les mêmes moyens matériels
qu'employaient les Grecs. Les instrumens de précision n'ont aussi
nullement contribué à la découverte de la gravitation; et c'est
seulement depuis lors qu'ils sont devenus nécessaires pour correspondre
à la nouvelle perfection que la théorie permettait désormais dans les
déterminations astronomiques. Le grand instrument qui réellement
produisit toutes les découvertes fondamentales de l'astronomie, ce fut
d'abord la géométrie, et plus tard la mécanique rationnelle, dont les
progrès sont, en effet, à chaque époque, un excellent critérium pour
présumer, avec une entière certitude, l'état général des connaissances
astronomiques correspondantes. L'indépendance de l'astronomie,
relativement aux autres branches de la philosophie naturelle, demeure
donc incontestable.

      [Note 1: C'est évidemment la chimie, par exemple, qui a
      fourni à Wollaston l'ingénieux procédé par lequel on obtient
      aujourd'hui les meilleurs fils micrométriques.]

Mais, au contraire, il est certain que les phénomènes physiques,
chimiques, physiologiques, et même sociaux, sont essentiellement
subordonnés, d'une manière plus ou moins directe, aux phénomènes
astronomiques, indépendamment de leur coordination mutuelle. L'étude des
autres sciences fondamentales ne peut donc avoir un caractère vraiment
rationnel, qu'en prenant pour base une connaissance exacte des lois
astronomiques, relatives aux phénomènes les plus généraux. Notre esprit
pourrait-il penser, d'une manière réellement scientifique, à aucun
phénomène terrestre, sans considérer auparavant ce qu'est cette terre
dans le monde dont nous faisons partie, sa situation et ses mouvemens
devant nécessairement exercer une influence prépondérante sur tous les
phénomènes qui s'y passent? Que deviendraient nos conceptions physiques,
et par suite chimiques, physiologiques, etc., sans la notion
fondamentale de la gravitation, qui les domine toutes? Pour choisir
l'exemple le plus défavorable, où la subordination est la moins
manifeste, il faut reconnaître, quoique cela puisse d'abord sembler
étrange, que, même les phénomènes relatifs au développement des sociétés
humaines, ne sauraient être conçus rationnellement sans la considération
préalable des principales lois astronomiques. On pourra le sentir
aisément en observant que si les divers élémens astronomiques de notre
planète, comme sa distance au soleil, et, par suite, la durée de
l'année, l'obliquité de l'écliptique, etc., éprouvaient quelques
changemens importans, ce qui, en astronomie, n'aurait guère d'autre
effet que de modifier quelques coefficiens, notre développement social
en serait sans doute notablement affecté, et deviendrait même impossible
si ces altérations étaient poussées trop loin. Je ne crains nullement de
mériter le reproche d'exagération, en établissant à ce sujet, que la
physique sociale n'était point une science possible, tant que les
géomètres n'avaient pas démontré, comme résultat général de la mécanique
céleste, que les dérangemens de notre système solaire ne sauraient
jamais être que des oscillations graduelles et très limitées autour d'un
état moyen nécessairement invariable. Comment espérerait-on, en effet,
former avec certitude quelques lois naturelles relativement aux
phénomènes sociaux, si les données astronomiques, sous l'empire
desquelles ils s'accomplissent, pouvaient comporter des variations
indéfinies? Je reprendrai cette considération d'une manière spéciale
dans la dernière partie de cet ouvrage. Il me suffit, quant à présent,
de l'indiquer pour faire comprendre que le système général des
connaissances astronomiques est un élément aussi indispensable à
combiner dans la formation rationnelle de la physique sociale qu'à
l'égard de toutes les autres sciences principales.

On n'aurait qu'une idée imparfaite de la haute importance intellectuelle
des théories astronomiques, si l'on se bornait à envisager ainsi leur
influence nécessaire et spéciale sur les diverses parties de la
philosophie naturelle, quelque essentielle que soit d'ailleurs une telle
considération. Il faut encore avoir égard à l'action générale qu'elles
exercent directement sur les dispositions fondamentales de notre
intelligence, à la rénovation de laquelle les progrès de l'astronomie
ont plus puissamment contribué que ceux d'aucune autre science.

Je n'ai pas besoin de signaler expressément ici, comme trop évident par
lui-même et trop communément apprécié aujourd'hui, l'effet des
connaissances astronomiques pour dissiper entièrement les préjugés
absurdes et les terreurs superstitieuses, tenant à l'ignorance des lois
célestes, au sujet de plusieurs phénomènes remarquables, tels que les
éclipses, les comètes, etc. Ces dispositions naturelles ont cessé ou
cessent de jour en jour dans les esprits les plus vulgaires, même
indépendamment de la diffusion des vraies notions astronomiques, par
l'éclatante coïncidence de ces événemens avec les prédictions
scientifiques. Toutefois, nous ne devons jamais oublier à cet égard que,
suivant la juste remarque de Laplace, elles renaîtraient promptement si
les études astronomiques pouvaient jamais cesser d'être cultivées.

Mais je dois principalement insister dans cet ouvrage sur une action
philosophique plus générale et plus profonde, jusqu'ici bien moins
sentie, inhérente à l'ensemble même de la science astronomique, et qui
résulte de la connaissance de la vraie constitution de notre monde et de
l'ordre qui s'y établit nécessairement. Je la développerai soigneusement
à mesure que l'examen philosophique des diverses théories astronomiques
m'en fournira l'occasion. En ce moment, il me suffira de l'indiquer.

Pour les esprits étrangers à l'étude des corps célestes, quoique souvent
très éclairés d'ailleurs sur d'autres parties de la philosophie
naturelle, l'astronomie a encore la réputation d'être une science
éminemment religieuse, comme si le fameux verset: _Coeli enarrant
gloriam Dei_ avait conservé toute sa valeur[2]. Il est cependant
certain, ainsi que je l'ai établi, que toute science réelle est en
opposition radicale et nécessaire avec toute théologie; et ce caractère
est plus prononcé en astronomie que partout ailleurs, précisément parce
que l'astronomie est, pour ainsi dire, plus _science_ qu'aucune autre,
suivant la comparaison indiquée ci-dessus. Aucune n'a porté de plus
terribles coups à la doctrine des causes finales, généralement regardée
par les modernes comme la base indispensable de tous les systèmes
religieux, quoiqu'elle n'en ait été, en réalité, qu'une conséquence. La
seule connaissance du mouvement de la terre a dû détruire le premier
fondement réel de cette doctrine, l'idée de l'univers subordonné à la
terre et par suite à l'homme, comme je l'expliquerai spécialement en
traitant de ce mouvement. D'ailleurs, l'exacte exploration de notre
système solaire ne pouvait manquer de faire essentiellement disparaître
cette admiration aveugle et illimitée qu'inspirait l'ordre général de la
nature, en montrant, de la manière la plus sensible, et sous un très
grand nombre de rapports divers, que les élémens de ce système n'étaient
certainement point disposés de la manière la plus avantageuse, et que la
science permettait de concevoir aisément un meilleur arrangement[3].
Enfin, sous un dernier point de vue encore plus capital, par le
développement de la vraie mécanique céleste depuis Newton, toute
philosophie théologique, même la plus perfectionnée, a été désormais
privée de son principal office intellectuel, l'ordre le plus régulier
étant dès lors conçu comme nécessairement établi et maintenu, dans notre
monde et même dans l'univers entier, par la simple pesanteur mutuelle de
ses diverses parties.

      [Note 2: Aujourd'hui, pour les esprits familiarisés de
      bonne heure avec la vraie philosophie astronomique, les
      cieux ne racontent plus d'autre gloire que celle
      d'Hipparque, de Képler, de Newton, et de tous ceux qui ont
      concouru à en établir les lois.]

      [Note 3: Il convient d'observer à ce sujet, comme trait
      caractéristique que, lorsque des astronomes se livrent
      aujourd'hui à un tel genre d'admiration, il porte
      essentiellement sur l'organisation des animaux, qui leur est
      entièrement étrangère; tandis que les anatomistes, au
      contraire, qui en connaissent toute l'imperfection, se
      rejettent sur l'arrangement des astres, dont ils n'ont
      aucune idée approfondie et ce qui est propre à mettre en
      évidence la véritable source de cette disposition d'esprit.]

Si les philosophes qui, de nos jours, tiennent encore à la doctrine des
causes finales n'étaient point, ordinairement, dépourvus d'une véritable
instruction scientifique un peu approfondie, ils n'auraient pas manqué
de faire ressortir, avec leur emphase habituelle, une considération
générale fort spécieuse, à laquelle ils n'ont jamais eu égard, et que je
choisis exprès comme l'exemple le plus défavorable. Il s'agit de ce beau
résultat final de l'ensemble des travaux mathématiques sur la théorie de
la gravitation, mentionné ci-dessus pour un autre motif, la stabilité
essentielle de notre système solaire. Cette grande notion, présentée
sous l'aspect convenable, pourrait sans doute devenir aisément la base
d'une suite de déclamations éloquentes, ayant une imposante apparence de
solidité. Et, néanmoins, une constitution aussi essentielle à
l'existence continue des espèces animales est une simple conséquence
nécessaire, d'après les lois mécaniques du monde, de quelques
circonstances caractéristiques de notre système solaire, la petitesse
extrême des masses planétaires en comparaison de la masse centrale, la
faible excentricité de leurs orbites, et la médiocre inclinaison
mutuelle de leurs plans; caractères qui, à leur tour, peuvent être
envisagés avec beaucoup de vraisemblance, ainsi que je le montrerai plus
tard suivant l'indication de Laplace, comme dérivant tout naturellement
du mode de formation de ce système. On devait d'ailleurs _à priori_
s'attendre, en général, à un tel résultat, par cette seule réflexion que
puisque nous existons, il faut bien, de toute nécessité, que le système
dont nous faisons partie soit disposé de façon à permettre cette
existence, qui serait incompatible avec une absence totale de stabilité
dans les élémens principaux de notre monde. Pour apprécier
convenablement cette considération, il faut observer que cette stabilité
n'est nullement absolue; car elle n'a pas lieu à l'égard des comètes,
dont les perturbations sont beaucoup plus fortes, et peuvent même
s'accroître presque indéfiniment par le défaut des conditions de
restriction que je viens d'énoncer, ce qui ne permet guère de les
concevoir habitées. La prétendue cause finale se réduirait donc ici,
comme on l'a déjà vu dans toutes les occasions analogues, à cette
remarque puérile: il n'y a d'astres habités, dans notre système
solaire, que ceux qui sont habitables. On rentre, en un mot, dans le
principe des conditions d'existence, qui est la vraie transformation
positive de la doctrine des causes finales, et dont la portée et la
fécondité sont bien supérieures.

Tels sont, en aperçu, les services immenses et fondamentaux rendus par
le développement des théories astronomiques à l'émancipation de la
raison humaine. Je m'efforcerai de les mettre en évidence dans les
différentes parties de l'examen philosophique dont je vais m'occuper.

Après avoir expliqué l'objet réel de l'astronomie, et m'être efforcé de
circonscrire, avec une sévère précision, le véritable champ de ses
recherches; après avoir établi sa vraie position encyclopédique, par sa
subordination nécessaire à la science mathématique et par son rang
incontestable à la tête des sciences naturelles; après avoir enfin
signalé ses propriétés philosophiques, quant à la méthode et quant à la
doctrine, il ne me reste plus, pour compléter cet aperçu général, qu'à
envisager la division principale de la science astronomique, qui découle
tout naturellement des considérations déjà exposées dans ce discours.

Nous avons précédemment établi le principe que les phénomènes étudiés
en astronomie sont, de toute nécessité, ou des phénomènes géométriques,
ou des phénomènes mécaniques. De là résulte immédiatement la division
naturelle de la science en deux parties profondément distinctes, quoique
maintenant combinées de la manière la plus heureuse: 1º l'astronomie
géométrique, ou la _géométrie céleste_, qui, pour avoir eu, si
long-temps avant l'autre, le caractère scientifique, a conservé encore
le nom d'astronomie proprement dite; 2º. l'astronomie mécanique, ou la
_mécanique céleste_, dont Newton est l'immortel fondateur, et qui a
reçu, dans le siècle dernier, un si vaste et si admirable développement.
Il est d'ailleurs évident que cette division convient aussi bien à
l'astronomie sidérale, si jamais elle existe véritablement, qu'à notre
astronomie solaire, la seule que je doive avoir essentiellement en vue
par les raisons expliquées ci-dessus, et qui, dans toute hypothèse,
occupera toujours le premier rang. Une telle distribution dérive si
directement aujourd'hui de la nature même de la science, qu'on la voit
dominer presque spontanément dans toute exposition un peu méthodique,
bien qu'elle n'ait jamais été, ce me semble, rationnellement examinée.

Il importe de remarquer à cet égard que cette division est parfaitement
en harmonie avec la règle encyclopédique posée au commencement de cet
ouvrage, et que je m'efforcerai toujours de suivre, autant que possible,
dans la distribution intérieure de chaque science fondamentale. Il est
clair, en effet, que la géométrie céleste est, par sa nature, beaucoup
plus simple que la mécanique céleste: et, d'un autre côté, elle en est
essentiellement indépendante, quoique celle-ci puisse contribuer
singulièrement à la perfectionner. Dans l'astronomie proprement dite, il
ne s'agit que de déterminer la forme et la grandeur des corps célestes,
et d'étudier les lois géométriques suivant lesquelles leurs positions
varient, sans considérer ces déplacemens relativement aux forces qui les
produisent, ou, en termes plus positifs, quant aux mouvemens
élémentaires dont ils dépendent. Aussi a-t-elle pu faire et a-t-elle
fait réellement les progrès les plus importans avant que la mécanique
céleste eût aucun commencement d'existence; et, même depuis lors, ses
découvertes les plus remarquables ont encore été dues à son
développement spontané, comme on le voit si éminemment dans le beau
travail du grand Bradley sur l'aberration et la nutation. Au contraire,
la mécanique céleste est, par sa nature, essentiellement dépendante de
la géométrie céleste, sans laquelle elle ne saurait avoir aucun
fondement solide. Son objet, en effet, est d'analyser les mouvemens
effectifs des astres, afin de les ramener, d'après les règles de la
mécanique rationnelle, à des mouvemens élémentaires régis par une loi
mathématique universelle et invariable; et, en partant ensuite de cette
loi, de perfectionner à un haut degré la connaissance des mouvemens
réels, en les déterminant _à priori_ par des calculs de mécanique
générale, empruntant à l'observation directe le moins de données
possible, et néanmoins toujours confirmés par elle. C'est par là que
s'établit, de la manière la plus naturelle, la liaison fondamentale de
l'astronomie avec la physique proprement dite; liaison devenue telle
aujourd'hui, que plusieurs grands phénomènes forment de l'une à l'autre
une transition presque insensible, comme on le voit surtout dans la
théorie des marées. Mais il est évident que ce qui constitue toute la
réalité de la mécanique céleste, ainsi que je m'attacherai à le faire
ressortir en son lieu, c'est d'avoir pris son point de départ dans
l'exacte connaissance des véritables mouvemens, fournie par la géométrie
céleste. C'est précisément faute d'avoir été conçues d'après cette
relation fondamentale, que toutes les tentatives faites avant Newton
pour former des systèmes de mécanique céleste, et entre autres celle de
Descartes, ont dû être nécessairement illusoires sous le rapport
scientifique, quelque utilité qu'elles aient pu avoir d'ailleurs
momentanément sous le point de vue philosophique.

La division générale de l'astronomie en géométrique et mécanique n'a
donc certainement rien d'arbitraire, ni même de scolastique: elle dérive
de la nature même de la science; elle est à la fois historique et
dogmatique. Il serait inutile d'insister davantage sur un principe aussi
évident, et que personne n'a jamais contesté. Quant aux subdivisions,
d'ailleurs très aisées à établir, ce n'est point le moment de s'en
occuper: elles seront expliquées à mesure que le besoin s'en fera
sentir.

Relativement au point de vue où le lecteur doit se placer, je renvoie
aux judicieuses remarques de Delambre sur l'innovation tentée par
Lacaille, qui, pour simplifier son exposition, avait imaginé de
transporter son observateur à la surface du soleil. Il est certain que
la conception des mouvemens célestes devient ainsi beaucoup plus facile;
mais on ne saurait plus comprendre par quel enchaînement de
connaissances on a pu s'élever à une telle conception. Le point de vue
solaire doit être le terme et non l'origine d'un système rationnel
d'études astronomiques. L'obligation de partir de notre point de vue
réel est surtout prescrite par la nature de cet ouvrage, où l'analyse
de la méthode scientifique et l'observation de la filiation logique des
idées principales doivent avoir encore plus d'importance que
l'exposition plus claire des résultats généraux.

Il convient, enfin, d'avertir ceux de mes lecteurs qui seraient
étrangers à l'étude de l'astronomie, mais qui, doués d'un véritable
esprit philosophique, voudraient se former une juste idée générale de
ses méthodes essentielles et de ses principaux résultats, que je leur
suppose préalablement au moins une exacte connaissance des deux
phénomènes fondamentaux, le mouvement diurne et le mouvement annuel,
telle qu'on peut l'obtenir par les plus simples observations, faites
sans aucun instrument précis, et seulement élaborées par la
trigonométrie. Je les renvoie pour cet objet, comme, en général, pour
toutes les autres données nécessaires, à l'excellent traité de mon
illustre maître en astronomie, le judicieux Delambre. Il ne s'agit point
ici d'un traité, même sommaire, d'astronomie; mais d'une suite de
considérations philosophiques sur les diverses parties de la science:
toute exposition spéciale de quelque étendue y serait donc déplacée.

Ayant ainsi considéré, sous tous les aspects essentiels, le système de
la science astronomique, je dois procéder maintenant à l'examen
philosophique de ses diverses parties, dans l'ordre établi ci-dessus.
Mais il faut auparavant jeter un coup d'oeil général sur l'ensemble des
moyens d'observation nécessaires aux astronomes, ce qui fera l'objet de
la leçon suivante.



VINGTIÈME LEÇON.

Considérations générales sur les méthodes d'observation en astronomie.

Toutes les observations astronomiques se réduisent nécessairement, comme
nous l'avons vu, à mesurer des temps et des angles. La nature de cet
ouvrage ne comporte nullement une exposition, même sommaire, des divers
procédés par lesquels en a enfin obtenu, dans ces deux sortes de
mesures, l'étonnante précision que nous y admirons aujourd'hui. Il
s'agit seulement ici de concevoir, d'une manière générale, l'ensemble
des idées fondamentales qui ont pu successivement conduire à une telle
perfection.

Cet ensemble se compose essentiellement, pour l'un et l'autre genre
d'observations, de deux ordres d'idées bien distincts, quoiqu'il y ait
entre eux une harmonie nécessaire: le premier est relatif au
perfectionnement des instrumens; le second concerne certaines
corrections fondamentales apportées par la théorie à leurs indications,
et sans lesquelles leur précision serait illusoire. Telle est la
division naturelle de nos considérations générales à cet égard. Nous
devons commencer par celles sur les instrumens.

Quoique les moyens gnomoniques aient dû être rejetés avec raison par les
modernes, comme n'étant pas susceptibles de la précision nécessaire, il
convient d'abord de les signaler ici dans leur ensemble, à cause de leur
extrême importance pour la première formation de la géométrie céleste
par les astronomes grecs.

Les ombres solaires, et même, à un degré moindre, les ombres lunaires,
ont été, dans l'origine de l'astronomie, un instrument très précieux,
immédiatement fourni par la nature, aussitôt que la propagation
rectiligne de la lumière a été bien reconnue. Elles peuvent devenir un
moyen d'observation astronomique sous deux rapports: envisagées quant à
leur direction, elles servent à la mesure du temps; et, par leur
longueur, elles permettent d'évaluer certaines distances angulaires.

Sous le premier point de vue, lorsque l'uniformité du mouvement diurne
apparent de la sphère céleste a été une fois admise, il suffisait,
évidemment, de fixer un style dans la direction, préalablement bien
déterminée, de l'axe de cette sphère, pour que l'ombre qu'il projetait
sur un plan ou sur toute autre surface fît connaître, à toute époque
dans chaque lieu correspondant, les temps écoulés, par le seul indice de
ses diverses positions successives. En se bornant au cas le plus simple,
celui d'un plan perpendiculaire à cet axe, duquel tous les autres cas
peuvent être aisément déduits par des moyens graphiques, il est clair
que les angles horaires sont exactement proportionnels aux déplacemens
angulaires de l'ombre depuis sa situation méridienne. Toutefois, de
semblables indications doivent être imparfaites, puisqu'elles supposent
que le soleil décrit chaque jour le même parallèle de la sphère céleste,
et que, par conséquent, elles exigent une correction, impossible à
exécuter sur l'appareil lui-même, à raison de l'obliquité du mouvement
annuel, outre celle qui correspond à son inégalité; ce qui rend de tels
instrumens inapplicables à des observations précises.

Sous le second point de vue, il est évident que la longueur variable de
l'ombre horizontale projetée à chaque instant par un style vertical,
étant comparée à la longueur fixe et bien connue de ce style, on en
conclut immédiatement la distance angulaire correspondante du soleil au
zénith; ce rapport constituant par lui-même la tangente trigonométrique
de cet angle, dont il a primitivement inspiré l'idée aux astronomes
arabes. De là est résulté un moyen long-temps précieux, d'observer les
variations qu'éprouve la distance zénithale du soleil aux divers instans
de la journée, et celles plus importantes de sa position méridienne aux
différentes époques de l'année. L'inexactitude inévitable des procédés
gnomoniques consiste, à cet égard, dans l'influence de la pénombre, qui
laisse toujours une incertitude plus ou moins grande sur la vraie
longueur de l'ombre, dont l'extrémité ne peut jamais être nettement
terminée. Cette influence, qui affecte d'une manière nécessairement fort
inégale les diverses distances au zénith, peut bien être atténuée par
l'emploi de très grands gnomons; mais il est évidemment impossible de
s'y soustraire tout-à-fait.

Cette double propriété des indications gnomoniques avait été réalisée,
dès l'origine de la science, par l'ingénieux instrument connu sous le
nom d'hémisphère creux de Bérose, qui servait à mesurer simultanément
les temps et les angles, quoique, d'ailleurs, il fût encore moins
susceptible d'exactitude que les instrumens imaginés plus tard d'après
le même principe.

L'imperfection fondamentale des procédés gnomoniques, la difficulté
d'une exécution suffisamment rigoureuse, et l'inconvénient de cesser
d'être applicables précisément aux instans les plus convenables pour
l'observation, ont déterminé les astronomes à y renoncer entièrement,
aussitôt qu'il a été possible de s'en passer. Dominique Cassini est le
dernier qui en ait fait un usage important, à l'aide de ses grands
gnomons, pour sa théorie du soleil. Toutefois, la spontanéité d'un tel
moyen d'observation, lui conservera toujours une valeur réelle, pour
procurer une première approximation de certaines données astronomiques,
lorsqu'on se trouve placé dans des circonstances défavorables, qui ne
permettent pas l'emploi des instrumens modernes. Il est resté,
d'ailleurs, dans nos observatoires actuels, la base de l'importante
construction de la ligne méridienne, envisagée comme divisant en deux
parties égales l'angle formé par les ombres horizontales de même
longueur qui correspondent aux deux parties symétriques d'une même
journée. Dans ce cas spécial, les deux causes fondamentales d'erreur
signalées ci-dessus sont essentiellement éludées; car la pénombre
affecte évidemment au même degré les deux ombres conjuguées; et, quant à
l'obliquité du mouvement du soleil, il est facile d'en éviter presque
entièrement l'influence en faisant l'opération aux environs des
solstices, surtout vers le solstice d'été. On peut, en outre, la
vérifier et la rectifier aisément par l'observation des étoiles.

Considérons maintenant les procédés les plus exacts, en séparant, comme
il devient indispensable de le faire, ce qui se rapporte à la mesure du
temps de ce qui concerne celle des angles, et en examinant d'abord la
première.

Il faut, à cet égard, reconnaître, avant tout, que le plus parfait de
tous les chronomètres est le ciel lui-même, par l'uniformité rigoureuse
de son mouvement diurne apparent, en vertu de la rotation réelle de la
terre. Il suffit, en effet, d'après cela, lorsqu'on sait exactement la
latitude de son observatoire, d'y mesurer, à chaque instant, la distance
au zénith d'un astre quelconque, dont la déclinaison, d'ailleurs
variable ou constante, est actuellement bien connue, pour en conclure
l'angle horaire correspondant, et, par une suite immédiate, le temps
écoulé, en résolvant le triangle sphérique que forment le pôle, le
zénith et l'astre, et dont les trois côtés sont ainsi donnés. Si l'on
avait dressé, dans chaque lieu, des tables numériques très étendues de
ces résultats pour quelques étoiles convenablement choisies, ce moyen
naturel deviendrait, sans doute, beaucoup plus praticable qu'il ne le
semble d'abord. Mais il ne saurait, évidemment, jamais comporter toute
l'actualité nécessaire pour qu'il pût entièrement suffire, outre le
grave inconvénient qu'il présente de faire dépendre la mesure du temps
de celle des angles, qui est réellement aujourd'hui moins parfaite.
Aussi ce procédé chronométrique n'est-il employé qu'à défaut de tout
autre moyen exact, comme c'est essentiellement le cas en astronomie
nautique. Sa grande propriété usuelle consiste, dans nos observatoires,
à régler avec précision la marche de toutes les autres horloges, en la
confrontant à celle de la sphère céleste. Et, cette importante
vérification se fait même le plus souvent sans exiger aucun calcul
trigonométrique; car on peut se borner à modifier le mouvement du
chronomètre jusqu'à ce qu'il marque très exactement vingt-quatre heures
sidérales, entre les deux passages consécutifs d'une même étoile
quelconque à une lunette fixée, aussi invariablement que possible, dans
une direction d'ailleurs arbitraire.

Les moyens artificiels pour mesurer le temps avec précision par des
instrumens de notre création sont donc indispensables en astronomie.
Cherchons à en saisir l'esprit général.

Tout phénomène qui présente des changemens graduels quelconques est
réellement susceptible de nous fournir, par l'étendue des changemens
opérés, une certaine appréciation du temps employé à les produire. Dans
ce sens général, l'homme semble pouvoir choisir à cet égard entre toutes
les classes des phénomènes naturels. Mais son choix devient, en réalité,
infiniment restreint, quand il veut obtenir des estimations précises.
Les divers ordres de phénomènes étant, de toute nécessité, d'autant
moins réguliers qu'ils sont plus compliqués, cette loi nous prescrit de
chercher seulement parmi les plus simples nos vrais moyens
chronométriques. Ainsi, les mouvemens physiologiques eux-mêmes[4]
pourraient, à cet égard, nous procurer quelques indications, en
comptant, par exemple, le nombre de nos pulsations dans l'état sain, ou
le nombre de pas bien réglés, ou celui des sons vocaux, etc., pendant le
temps à évaluer, et, quelque grossier que soit nécessairement un tel
procédé, il peut néanmoins avoir une véritable utilité dans certaines
occasions où tout autre nous est interdit. Mais il est évident, en
général, que les divers mouvemens des corps vivans varient d'une manière
beaucoup trop irrégulière pour qu'on puisse jamais les employer à la
mesure du temps. Il en est encore essentiellement de même, quoiqu'à un
degré bien moindre, des phénomènes chimiques. La combustion d'une
quantité déterminée de matière quelconque homogène, peut devenir, par
exemple, un moyen d'évaluer, avec une grossière approximation, le temps
écoulé. Mais la durée totale de cette combustion, et surtout celle de
ses diverses parties, sont évidemment trop incertaines et trop variables
pour qu'on en déduise aucune détermination précise. Ainsi, puisqu'il a
fallu écarter les phénomènes astronomiques, comme seulement destinés à
la vérification, quoiqu'ils soient, par leur nature, les plus réguliers,
ce n'est donc que dans les mouvemens physiques proprement dits, et
surtout dans ceux dus à la pesanteur, que nous pouvons réellement
chercher des procédés chronométriques susceptibles d'exactitude. C'est
aussi là où ils ont été puisés de tout temps, aussitôt qu'on a senti le
besoin de ne plus se borner aux moyens gnomoniques.

      [Note 4: On peut utilement remarquer à ce sujet, d'après
      les poëmes d'Homère et les récits de la Bible, que, dans
      l'enfance de la civilisation, les fonctions sociales
      elles-mêmes servaient, jusqu'à un certain point, à marquer
      et à mesurer le temps.]

Les anciens ont d'abord employé le mouvement produit par la pesanteur
dans l'écoulement des liquides: de là leurs diverses clepsydres, et les
sabliers encore usités à bord de nos vaisseaux. Mais il est évident que
de tels instrumens, même en les supposant aussi perfectionnés que le
permettraient nos connaissances actuelles, ne sont pas susceptibles,
par leur nature, d'une grande précision, à cause de l'irrégularité
nécessaire de tout mouvement dans les liquides. C'est pourquoi on a été
rationnellement conduit, dans le moyen âge, à substituer les solides aux
liquides, en imaginant les horloges fondées sur la descente verticale
des poids. Ainsi, en cherchant, parmi tous les phénomènes naturels, des
moyens exacts de mesurer le temps, on a été successivement conduit à se
borner à un principe unique de chronométrie, qui semble, d'après
l'analyse précédente, être en effet le seul propre à nous fournir
définitivement une solution convenable du problème, et qui, sans doute,
servira toujours de base à nos horloges astronomiques. Mais il s'en
fallait de beaucoup qu'il pût suffire par lui-même, sans une longue et
difficile élaboration, qui se rattache aux plus hautes questions
mathématiques. En effet, le mouvement vertical des corps pesans, bien
loin d'être uniforme, étant, au contraire, nécessairement accéléré, les
indications d'un tel instrument sont donc naturellement vicieuses,
quoique assujetties à une loi régulière. Le ralentissement indispensable
de la chûte, à l'aide des contre-poids, ne remédie en rien à ce défaut
capital, puisque, affectant proportionnellement les diverses vitesses
successives, il ne saurait altérer leurs rapports: il peut seulement
diminuer la résistance de l'air, qui n'est là qu'une cause fort
accessoire. Le problème chronométrique fondamental n'était donc
nullement résolu jusqu'à ce que la création de la dynamique rationnelle
par le génie de Galilée eût conduit à découvrir, dans une modification
capitale du mouvement naturel des corps pesans, la parfaite régularité
qu'on avait jusqu'alors vainement cherchée.

On a long-temps disputé à Galilée la gloire d'avoir eu, le premier,
l'idée de mesurer le temps par les oscillations d'un pendule; et la
discussion attentive de ce point d'érudition a montré, ce me semble, que
c'était à tort. Mais il est, dans tous les cas, scientifiquement
incontestable que ses belles découvertes en dynamique devaient y amener
naturellement. Car, il en résultait nécessairement que la vitesse d'un
poids qui descend suivant une courbe verticale décroît à mesure qu'il
s'approche du point le plus bas, en raison du sinus de l'inclinaison
horizontale de chaque élément parcouru: de sorte qu'on pouvait aisément
concevoir que, par une forme convenable de la courbe, l'isochronisme des
oscillations serait obtenu si le ralentissement se trouvait, en chaque
point, compenser exactement la diminution de l'arc à décrire. La
solution de ce dernier problème mathématique était réservée à Huyghens,
la géométrie n'étant point assez avancée à l'époque de Galilée pour
qu'il fût encore accessible. Galilée paraît avoir été seulement conduit
par l'observation à regarder comme rigoureusement isochrones les
oscillations circulaires, sans avoir nullement connu la restriction
relative à leur amplitude très petite, quoique ses propres théorèmes
permissent de l'apercevoir aisément.

À partir de la première idée du pendule, et de la connaissance du défaut
d'isochronisme rigoureux dans le cercle, l'histoire, impossible à
développer ici, de la solution de ce beau problème par les immortels
travaux d'Huyghens devient un des plus admirables exemples de cette
relation intime et nécessaire qui fait dépendre les questions pratiques
les plus simples en apparence des plus éminentes recherches
scientifiques. Après avoir découvert que l'égalité parfaite de la durée
des oscillations quelconques n'appartenait qu'à la cycloïde, Huyghens,
pour faire décrire cette courbe à son pendule, imagina un appareil aussi
simple que possible, fondé sur la belle conception des développées, qui,
transportée ensuite dans la géométrie abstraite, en est devenue un des
élémens fondamentaux. Les difficultés d'une exécution précise, et
surtout l'impossibilité pratique de maintenir un tel appareil
suffisamment inaltérable, ont dû faire entièrement renoncer au pendule
cycloïdal. Quand Huyghens l'eut reconnu, il déduisit de sa théorie un
moyen heureux de revenir enfin au pendule circulaire, le seul vraiment
admissible, en démontrant que, le rayon de courbure de la cycloïde à son
sommet étant égal à la longueur totale de son pendule, il pouvait
transporter, d'une manière suffisamment approchée, au cercle osculateur
tout ce qu'il avait trouvé sur l'isochronisme et sur la mesure des
oscillations cycloïdales, pourvu que les oscillations circulaires
fussent toujours très petites, ce qu'il assura par l'ingénieux mécanisme
de l'échappement, en appliquant le pendule à la régularisation des
horloges. Mais cette belle solution ne pouvait encore devenir
entièrement pratique, sans avoir préalablement traité une dernière
question fondamentale, qui tient à la partie la plus élevée de la
dynamique rationnelle, la réduction du pendule composé au pendule
simple, pour laquelle Huyghens inventa le célèbre principe des forces
vives, et qui, outre qu'elle était indispensable, indiquait à l'art de
nouveaux moyens de modifier les oscillations sans changer les dimensions
de l'appareil. Par un tel ensemble de découvertes pour une même
destination, le beau traité _De Horologio oscillatorio_ est peut-être
l'exemple le plus remarquable de recherches spéciales que nous offre
jusqu'ici l'histoire de l'esprit humain tout entière.

Depuis ce grand résultat, le perfectionnement des horloges astronomiques
a été uniquement du domaine de l'art. Il a porté essentiellement sur
deux points: la diminution du frottement, par un meilleur mode de
suspension, et la correction des irrégularités dues aux variations de
température, par l'ingénieuse invention des appareils compensateurs. Je
n'ai point d'ailleurs à considérer ici les chronomètres portatifs,
fondés sur la distension graduelle d'un ressort métallique plié en
spirale, et dont l'étonnante perfection, presque égale aujourd'hui à
celle des horloges astronomiques, est due essentiellement à l'art, la
science y ayant peu contribué.

Tel est, en aperçu, l'ensemble des moyens par lesquels le temps est
habituellement mesuré, d'une manière sûre, dans nos observations
astronomiques, à une demi-seconde près, et quelquefois même avec une
précision encore plus grande.

Considérons maintenant, sous un point de vue général, le
perfectionnement de la mesure des angles, dont l'histoire n'offre point
toutefois un ensemble de recherches aussi intéressant.

Pour concevoir nettement d'abord, en quoi consiste, à cet égard, la
difficulté essentielle, il suffit, ce me semble, de se représenter que,
lorsqu'on se propose d'évaluer un angle seulement à une minute près, il
faudrait, d'après un calcul très facile, un cercle de sept mètres de
diamètre environ, en y accordant aux minutes une étendue d'un
millimètre; et l'indication directe des secondes sexagésimales, en
réduisant chacune à occuper un dixième de millimètre, exigerait un
diamètre de plus de quarante mètres. D'un autre côté, en restant même
fort au-dessous de dimensions aussi impraticables, l'expérience a
démontré que, indépendamment de l'exécution difficile et de l'usage
incommode, la grandeur des instrumens ne pouvait excéder certaines
limites assez médiocres sans nuire nécessairement à leur précision, à
cause de leur déformation inévitable par le poids, la température, etc.
Les astronomes arabes du moyen âge ont vainement employé des instrumens
gigantesques, sans en obtenir l'exactitude qu'ils y avaient cherchée; et
on y a généralement renoncé depuis plusieurs siècles. Les télescopes à
grandes dimensions qu'on remarque dans nos observatoires actuels sont
uniquement destinés à procurer de forts grossissemens pour voir les
astres les moins apparens, et ils seraient entièrement impropres à
aucune mesure exacte. Tous les observateurs conviennent aujourd'hui que
les instrumens destinés à mesurer les angles ne sauraient avoir sans
inconvénient plus de trois ou quatre mètres de diamètre, quand il s'agit
d'un cercle entier; et les plus usités n'ont guère que deux mètres. Cela
posé, la question consiste essentiellement à comprendre comment on a pu
parvenir à évaluer les angles à une seconde près, comme on le fait
habituellement aujourd'hui, avec des cercles dont la grandeur
permettrait à peine d'y marquer les minutes.

Trois moyens principaux ont concouru à produire un aussi grand
perfectionnement: l'application des lunettes aux instrumens angulaires;
l'usage du vernier; et enfin la répétition des angles.

Les astronomes se sont long-temps bornés à employer leurs lunettes pour
distinguer dans le ciel de nouveaux objets, sans penser à l'usage bien
plus important qu'ils en pouvaient faire pour augmenter la précision des
mesures d'angles. Mais la curiosité primitive une fois satisfaite, le
télescope devait être naturellement appliqué, comme il le fut par Morin
un demi-siècle environ après son invention, à remplacer dans les
instrumens angulaires les alidades des anciens et les pinnules du moyen
âge, pour permettre de viser plus exactement. Cette heureuse idée put
être entièrement réalisée lorsque Auzout eut imaginé, trente ans après,
le réticule, destiné à fixer avec la dernière précision l'instant
effectif du passage d'un astre par l'axe optique de la lunette. Enfin,
ces importans perfectionnemens furent complétés, un siècle plus tard,
par la mémorable découverte que fit Dollond, des objectifs
achromatiques, qui ont tant augmenté la netteté des observations.

L'ingénieux procédé imaginé par Vernier, en 1631, pour subdiviser un
intervalle quelconque en parties beaucoup moindres que les plus petites
qu'on y puisse marquer distinctement, est la seconde cause fondamentale
à laquelle nous devons la précision actuelle des mesures angulaires. Les
transversales de Tycho-Brahé avaient offert pour cela un premier moyen,
d'un usage incommode et très limité, que l'emploi du vernier a fait avec
raison entièrement oublier. On a pu ainsi déterminer aisément les
angles, à une demi-minute près, par exemple, avec des cercles divisés
seulement en sixièmes de degré. Ce simple appareil semble pouvoir
procurer, par lui-même, une précision en quelque sorte indéfinie, qui
n'est limitée, en réalité, que par la difficulté d'apercevoir assez
distinctement la coïncidence des traits du vernier avec ceux du limbe.

Quelle que soit l'importance de la lunette et du vernier, la combinaison
de ces deux moyens aurait été néanmoins insuffisante pour porter la
mesure des angles jusqu'à la précision des secondes, sans une dernière
cause essentielle de perfectionnement, l'idée éminemment heureuse de la
répétition des angles, conçue d'abord par Mayer et réalisée plus tard
par Borda, avec les modifications qu'exigeait la nature des observations
astronomiques. Il est vraiment singulier qu'on ait été aussi long-temps
à reconnaître que, l'erreur des instrumens angulaires étant
nécessairement indépendante de la grandeur des angles à évaluer, il y
aurait avantage, pour l'atténuer, à augmenter exprès, dans une
proportion connue, chaque angle proposé, pourvu que cette multiplication
s'effectuât sans dépendre en rien de l'exactitude de l'instrument: un
procédé analogue était habituellement employé depuis des siècles, dans
d'autres genres d'évaluation, il est vrai, et entre autres dans
l'approximation indéfinie des racines numériques, qui repose directement
sur le même principe. Quoi qu'il en soit, la répétition des angles était
immédiatement exécutable, par un mécanisme très simple, relativement aux
mesures terrestres, à cause de l'immobilité des points de mire. Mais,
au contraire, le déplacement continuel des corps célestes, présentait,
dans l'application d'un tel moyen, une difficulté spéciale, que Borda
parvint à surmonter. En se bornant, comme on le peut presque toujours, à
mesurer les distances zénithales des astres lorsqu'ils traversent le
méridien, il est clair que, malgré son déplacement, l'astre reste, à
cette époque, sensiblement à la même distance du zénith, pendant un
temps assez long pour permettre d'opérer la multiplication de l'angle.
Cette remarque est le fondement de la disposition imaginée par Borda.

C'est d'après ces diverses bases essentielles que d'habiles
constructeurs ont pu donner aux instrumens angulaires une précision en
harmonie avec celle des instrumens horaires, et qui impose maintenant à
l'observateur la stricte obligation de pratiquer, avec une constance
infatigable, les précautions minutieuses et les nombreuses
rectifications dont l'expérience a fait reconnaître successivement la
nécessité, pour tirer réellement de ces puissans appareils tous les
avantages possibles.

Afin de compléter cet aperçu général des moyens fondamentaux sur
lesquels repose la perfection des mesures astronomiques, il est
indispensable de signaler ici l'instrument capital inventé par Roëmer
sous le nom de _lunette méridienne_. Il est destiné à fixer avec une
merveilleuse exactitude le véritable instant du passage d'un astre
quelconque à travers le plan du méridien. Avec quelque soin que pût être
exécuté un méridien matériel, il laisserait toujours à cet égard une
incertitude inévitable. C'est pour l'éluder que Roëmer imagina de
réduire ce plan à être purement géométrique, en le décrivant par l'axe
optique d'une simple lunette convenablement disposée, ce qui suffit
quand on veut seulement connaître le moment précis du passage. La
distance zénithale correspondante est d'ailleurs mesurée nécessairement
sur un cercle effectif; mais il peut ne pas coïncider entièrement avec
le vrai méridien, sans qu'il en résulte aucune inexactitude sur cette
distance, qui est, à une telle époque de mouvement, sensiblement
invariable.

Enfin, il faut encore mentionner, comme instrumens essentiels, les
divers appareils micrométriques successivement imaginés pour mesurer
avec précision les diamètres apparens des astres, et généralement tous
les petits intervalles angulaires.

Quoique la théorie en soit extrêmement facile, depuis le simple
micromètre réticulaire jusqu'au micromètre à double image, il est
néanmoins remarquable qu'ils aient tous été inventés par des astronomes,
sans que les constructeurs y aient eu aucune part essentielle, comme le
montre, au reste, l'histoire de tous les instrumens de précision. Cela
tient principalement, sans doute, à l'éducation si imparfaite de la
plupart des constructeurs habiles, dont plusieurs ont évidemment
témoigné par leurs productions un génie mécanique plus que suffisant
pour inventer spontanément les instrumens qu'ils se bornaient à
exécuter, s'ils eussent pu en mieux sentir l'importance et en comprendre
plus clairement la destination.

Après avoir considéré le perfectionnement des mesures astronomiques,
soit angulaires, soit horaires, relativement aux principaux moyens
matériels qu'on y emploie, il faut maintenant envisager les moyens
intellectuels qui sont au moins aussi nécessaires, c'est-à-dire la
théorie des corrections indispensables que les astronomes doivent faire
subir à toutes les indications de leurs instrumens pour les dégager des
erreurs inévitables dues à diverses causes générales, et surtout aux
réfractions et aux parallaxes.

Il existe, comme je l'ai indiqué ci-dessus, une harmonie fondamentale
entre ces deux ordres de perfectionnemens. Car il faut des instrumens
d'une certaine précision pour que la réfraction et la parallaxe
deviennent suffisamment appréciables; et, d'un autre côté, il serait
parfaitement inutile d'inventer des instrumens extrêmement exacts, si la
réfraction ou la parallaxe devaient, à elles seules, apporter dans les
observations une incertitude supérieure à celle qu'on se propose
d'éviter par l'amélioration des appareils. Pourquoi, par exemple, les
Grecs se seraient-ils efforcés de perfectionner beaucoup leurs
instrumens, lorsque l'impossibilité où ils étaient de tenir compte des
réfractions et des parallaxes introduisait nécessairement dans leurs
mesures angulaires des erreurs habituelles de un à deux degrés, et
quelquefois même davantage? C'est sans doute dans une telle corrélation
qu'il faut chercher l'explication véritable de la grossièreté des
instrumens grecs, qui forme un contraste si frappant avec la sagacité
d'invention et la finesse d'exécution dont les anciens ont donné tant de
preuves irrécusables dans d'autres genres de productions.

Ces corrections fondamentales peuvent être distinguées, d'après leurs
causes, en deux classes. Les unes tiennent, d'une manière directe et
évidente, à la position de l'observateur, et n'exigent aucune
connaissance approfondie des phénomènes astronomiques: ce sont la
réfraction et la parallaxe ordinaire proprement dite. Les autres, qui
ont sans doute, au fond, la même origine, puisqu'elles proviennent des
mouvemens de la planète sur laquelle l'observateur est situé, sont
fondées, au contraire, sur le développement même des principales
théories astronomiques: ce sont la parallaxe annuelle, la précession,
l'aberration et la nutation. Nous devons nous borner, en ce moment, à
envisager les premières, qui sont d'ailleurs habituellement les plus
importantes, les autres étant plus convenablement examinées à mesure
qu'il sera question des phénomènes compliqués dont elles dépendent.

Considérons, en premier lieu, la théorie générale des réfractions
astronomiques.

La lumière qui nous vient d'un astre quelconque doit être,
inévitablement, plus ou moins déviée par l'action de l'atmosphère
terrestre, qu'elle est obligée de traverser dans toute son étendue avant
d'agir sur nous. De là une source fondamentale d'erreur, dont toutes nos
observations astronomiques ont besoin d'être soigneusement dégagées,
avant de pouvoir servir à former aucune théorie précise. Conçue d'une
manière générale, son influence consiste évidemment, d'après la loi de
la réfraction, à rapprocher constamment l'astre du zénith, en le
laissant toujours dans le même plan vertical; et cet effet, qui ne peut
être rigoureusement nul qu'au zénith seul, devient graduellement de plus
en plus considérable à mesure que l'astre descend vers l'horizon. La
manifestation la plus simple de cette altération s'obtient en mesurant
la hauteur du pôle, en un lieu quelconque, comme étant la moyenne entre
les deux hauteurs méridiennes d'une même étoile circompolaire. Cette
hauteur, qui naturellement devrait être exactement la même de quelque
étoile qu'on se fût servi, éprouve au contraire des variations très
sensibles suivant les diverses étoiles employées; et elle devient
d'autant plus grande que l'étoile descend plus près de l'horizon, ce qui
rend évidente l'influence de la réfraction.

Quoique l'altération qui provient d'une telle cause ne puisse porter
immédiatement que sur les distances zénithales, il est clair que, par
une suite nécessaire, elle doit affecter indirectement toutes les autres
mesures astronomiques, à l'exception des azimuths, qui restent seuls
inaltérables. Par cela même que l'astre se trouve élevé dans son plan
vertical, sa distance au pôle, l'instant de son passage au méridien,
l'heure de son lever et de son coucher, etc., éprouvent des
modifications inévitables. Mais ces effets secondaires seraient
évidemment très faciles à calculer avec exactitude par de simples
formules trigonométriques, si l'effet principal était une fois bien
connu. Toute la difficulté se réduit donc à découvrir la véritable loi
suivant laquelle la réfraction diminue les diverses distances
zénithales, et c'est en cela que consiste le grand problème des
réfractions astronomiques, dont il s'agit maintenant d'apprécier la
nature.

On en peut chercher la solution par deux voies opposées: l'une
rationnelle, l'autre empirique, que les astronomes ont fini par
combiner.

Si l'atmosphère terrestre pouvait être regardée comme homogène, la
lumière n'y subirait qu'une seule réfraction à son entrée, et sa
direction demeurant ensuite invariable, il serait aisé de calculer _à
priori_ la déviation, d'après la célèbre loi du rapport constant qui
existe entre les sinus des angles que le rayon réfracté et le rayon
incident font avec la normale à la surface réfringente: il resterait
tout au plus à déterminer, par l'observation, un seul coefficient, si
l'on ignorait la vraie valeur de ce rapport. Tel est le procédé très
simple d'après lequel Dominique Cassini construisit la première table de
réfractions un peu satisfaisante, lorsque Descartes et Snellius eurent
découvert cette loi générale de la réfraction. Il avait heureusement,
jusqu'à un certain point, compensé, à son insu, ce que l'hypothèse
d'homogénéité avait de profondément défectueux, en supposant à
l'atmosphère une hauteur totale beaucoup trop petite. Mais la diminution
de la densité des différentes couches atmosphériques à mesure qu'on
s'élève est trop considérable, et d'ailleurs trop intimement liée à la
notion même d'atmosphère, pour qu'une telle solution puisse être
envisagée comme vraiment rationnelle. Or, c'est là ce qui fait la
difficulté, jusqu'ici insurmontable, de cette importante recherche. Car
il résulte de cette constitution nécessaire de l'atmosphère, non pas une
réfraction unique, mais une suite infinie de petites réfractions toutes
inégales et croissantes à mesure que la lumière pénètre dans une couche
plus dense, en sorte que sa roule, au lieu d'être simplement rectiligne,
forme une courbe extrêmement compliquée, dont il faudrait connaître la
nature pour calculer, par sa dernière tangente comparée à la première,
la véritable déviation totale. La détermination de cette courbe
deviendrait un problème purement géométrique, d'ailleurs plus ou moins
difficile à résoudre, si la loi relative à la variation de la densité
des couches atmosphériques pouvait être une fois exactement obtenue; ce
qui, en réalité, doit être jugé impossible lorsqu'on veut tenir compte
de toutes les causes essentielles.

Sans doute, en considérant l'équilibre mathématique de notre atmosphère
comme simplement produit par la pression de ses diverses couches les
unes sur les autres, en vertu de leur seule pesanteur, on trouve
aisément la loi suivant laquelle leur densité varie; mais un tel état
est évidemment tout-à-fait idéal. D'abord, l'atmosphère n'est jamais et
ne saurait être en équilibre, et ses mouvemens peuvent altérer beaucoup
la densité statique de ses diverses parties, en changeant leurs
pressions. De plus, en supposant cet équilibre, il est clair que
l'abaissement graduel et très considérable qu'éprouvent les températures
atmosphériques à mesure qu'on s'élève, et même leurs variations non
moins réelles dans le sens horizontal, doivent altérer notablement le
mode de changement des densités qui correspondrait à la seule
considération des pressions. La solution rationnelle du problème des
réfractions astronomiques ne serait donc réductible à des difficultés
purement mathématiques, qui pourraient bien d'ailleurs se trouver
finalement très grandes, que si l'on avait préalablement découvert la
véritable loi de la température dans l'atmosphère, sur laquelle nous
n'avons encore aucune donnée exacte, et qu'on ne saurait guère espérer
d'obtenir jamais d'une manière assez précise pour une telle
destination. C'est pourquoi les travaux de Laplace et de quelques autres
géomètres à cet égard ne peuvent être raisonnablement envisagés que
comme de simples exercices mathématiques, dont l'influence sur le
perfectionnement réel des tables de réfraction est fort équivoque. Il
faut donc renoncer, au moins dans l'état présent de la science, et
probablement aussi pour jamais, à établir d'une manière purement
rationnelle une vraie théorie des réfractions astronomiques.

Quant au procédé empirique, il est aisé de comprendre que si les
réfractions étaient rigoureusement constantes à une même hauteur, on en
pourrait dresser facilement, par l'observation, des tables fort exactes
et suffisamment étendues, pour les diverses distances zénithales. On
peut d'abord mesurer la vraie hauteur du pôle, sans avoir besoin de
connaître exactement les réfractions, par les deux hauteurs méridiennes
d'une étoile très rapprochée du pôle, comme la polaire, entre autres, ce
qui est surtout susceptible d'exactitude dans les latitudes supérieures
à 45°. Cela posé, il suffit de choisir une étoile qui passe au méridien
extrêmement près du zénith: en observant, à l'instant de ce passage, sa
distance zénithale, qui fera connaître immédiatement sa distance
polaire, on pourra calculer d'avance, par la simple résolution d'un
triangle sphérique, sa véritable distance au zénith à telle époque
précise qu'on voudra de son mouvement diurne. La parallaxe des étoiles
étant tout-à-fait insensible, comme il sera dit plus bas, l'excès plus
ou moins grand que l'on trouvera ainsi sur la distance apparente
directement observée sera dû entièrement à la réfraction, dont il
mesurera l'influence effective. Le grand nombre d'étoiles qui admettent
convenablement de telles comparaisons permet, évidemment, des
vérifications très multipliées, qui peuvent d'ailleurs être complétées,
sous un autre point de vue, par la confrontation des résultats obtenus
dans des observatoires différens, inégalement rapprochés du pôle. Telle
est, en effet, essentiellement la marche laborieuse, mais sûre, que
suivent les astronomes pour dresser leurs tables de réfraction, depuis
que la grande précision de leurs instrumens, soit angulaires, soit
horaires (sans laquelle ce procédé serait évidemment illusoire), a
permis de l'adopter. Ils emploient néanmoins, d'une manière secondaire,
l'une ou l'autre des diverses formules rationnelles proposées par les
géomètres, mais seulement pour se diriger, ou pour remplir les lacunes
inévitables que laisse l'observation. L'usage réel de ces formules est
tellement peu fondamental désormais, dans les déterminations de ce
genre, que l'on regarde comme presque indifférent, par exemple, de
supposer la réfraction proportionnelle au sinus ou à la tangente de la
distance zénithale apparente. Si des tables qu'on présente comme fondées
sur des hypothèses mathématiquement aussi différentes coïncident
néanmoins, en réalité, d'une manière presque absolue, jusqu'à 80° du
zénith, c'est sans doute parce que ces hypothèses n'ont pas joué un rôle
effectif bien important dans leur construction.

La marche ainsi caractérisée laisserait peu de regrets, du moins quant
aux observations astronomiques, sur l'imperfection nécessaire de la
théorie mathématique des réfractions, si l'on pouvait supposer une
constance rigoureuse dans les résultats obtenus; mais il est
malheureusement évident que les innombrables variations qui doivent
survenir continuellement dans la densité, et par suite dans la puissance
réfringente de chaque couche atmosphérique, en résultat de l'agitation
de l'atmosphère et de ses changemens thermométriques, barométriques, et
même hygrométriques, ne sauraient manquer d'altérer plus ou moins la
fixité des réfractions. On tient compte, il est vrai, maintenant, d'une
partie de ces modifications, en notant avec soin l'état du baromètre et
celui du thermomètre au moment de chaque observation, ce qui permet
d'apprécier, d'après deux lois physiques actuellement bien établies, les
changemens survenus dans la densité, et par suite dans les réfractions.
Mais, quelque précieuses que puissent être ces corrections, elles sont
nécessairement fort imparfaites. Outre qu'elles ne concernent qu'une
partie des causes d'altération, il faut encore y noter que, même à
l'égard de cette partie, nos instrumens ne peuvent nous instruire,
suivant la juste remarque de Delambre, que des variations
thermométriques et barométriques de l'atmosphère à l'endroit où nous
observons, et nullement de celles qu'ont pu éprouver toutes les autres
portions du trajet de la lumière, et qui, quoique relatives à des
couches moins denses, ont peut-être beaucoup contribué à l'effet total.
Aussi ne faut-il point s'étonner des dissidences plus ou moins graves
que présentent des tables de réfractions également bien dressées pour
des observatoires différens, et même pour un lieu unique, en divers
temps. On sait que Delambre a trouvé, du jour au lendemain, des
différences inexplicables, et pourtant certaines, de quatre ou cinq
minutes dans la réfraction horizontale, après avoir cependant tenu
compte des indications du baromètre et du thermomètre, à la manière
ordinaire. Toutefois, il importe de reconnaître, pour ne rien exagérer,
que ces fâcheuses irrégularités deviennent seulement sensibles dans le
voisinage de l'horizon, et disparaissent presque entièrement à 10° ou
15° d'élévation, ce qui fait présumer qu'elles proviennent
principalement de l'état éminemment variable de la surface terrestre.
Ainsi, la conclusion pratique de cet ensemble de considérations est
qu'il faut, autant que possible, éviter d'observer très près de
l'horizon, à cause de la trop grande incertitude des réfractions
correspondantes, et c'est ce qu'on peut presque toujours faire en
astronomie, tandis qu'on n'en a point, au contraire, la faculté dans les
opérations géodésiques. Avec une telle précaution, la réfraction, qui
est seulement d'une minute à 45° de distance zénithale, de 5' ou 6' à
80° et d'environ 34' à l'horizon, doit être regardée comme suffisamment
connue, dans l'état actuel des mesures angulaires, d'après les tables
maintenant usitées, surtout si l'on a soin de préférer, toutes choses
d'ailleurs égales, dans chaque observatoire, celles qui y ont été
construites. On voit donc que les inextricables difficultés
fondamentales du problème des réfractions astronomiques n'exercent
point, à beaucoup près, sur l'imperfection réelle de nos observations
ordinaires, autant d'influence effective qu'elles semblent d'abord
devoir le faire inévitablement.

Passons maintenant à la considération générale de la théorie des
parallaxes, qui est, par sa nature, beaucoup plus facile, et par suite,
bien plus satisfaisante.

Les observations célestes faites en des lieux différens ne seraient pas
exactement comparables, si on ne les ramenait point sans cesse, par la
pensée, à celles qu'on ferait d'un observatoire idéal, situé au centre
de la terre, qui est d'ailleurs le véritable centre des mouvemens
diurnes apparens. Cette correction, qu'on a nommée la _parallaxe_, est
parfaitement analogue à celle que l'on fait journellement dans les
opérations géodésiques, sous la dénomination plus rationnelle de
_réduction au centre de la station_; et elle suit exactement les mêmes
lois, sauf la difficulté d'évaluer les coefficiens.

Il est d'abord évident que l'effet de la parallaxe porte directement,
comme celui de la réfraction, sur la seule distance zénithale, et
consiste, en laissant toujours l'astre dans le même plan vertical, à
l'éloigner du zénith, tandis que la réfraction l'en rapproche. Cette
nouvelle déviation, qui aussi n'est rigoureusement nulle qu'au zénith,
croît d'ailleurs constamment à mesure que l'astre descend vers
l'horizon, ainsi que dans le cas de la réfraction, quoique ce ne soit
pas suivant la même loi mathématique. De l'altération fondamentale de la
distance au zénith, résultent pareillement aussi des modifications
secondaires pour toutes les autres quantités astronomiques, excepté
encore à l'égard des seuls azimuths; et qui s'en déduisent absolument de
la même manière que dans la théorie des réfractions; en sorte que les
mêmes formules trigonométriques servent pour les deux cas, en changeant
seulement le signe de la correction et les valeurs des coefficiens.
Toute la difficulté essentielle se réduit donc également à déterminer la
rectification que doit subir la distance zénithale; ce qui, pour être
effectué de la manière la plus rationnelle, consiste simplement ici dans
un problème élémentaire de trigonométrie rectiligne, au lieu de
présenter cet ensemble de profondes recherches physiques et
mathématiques qui fera toujours le désespoir des géomètres dans la
théorie des réfractions. Il convient, au reste, de noter que cette
opposition d'effets assujettis à une marche semblable, a dû contribuer
beaucoup à empêcher les astronomes de prendre plus promptement en
considération, soit la réfraction, soit la parallaxe, dont une telle
opposition tend à dissimuler, quoique très imparfaitement sans doute,
l'influence propre dans les observations effectives.

À l'inspection du triangle rectiligne formé par le centre de la terre,
l'observateur et l'astre, il est clair que la loi mathématique de la
parallaxe consiste en ce que le sinus de la parallaxe est nécessairement
proportionnel à celui de la distance zénithale apparente. La raison
constante de ces deux sinus, qui constitue ce qu'on appelle justement la
parallaxe horizontale, est évidemment égale au rapport entre le rayon de
la terre et la distance de son centre à l'astre; du moins en supposant
la terre sphérique, ce qui est pleinement suffisant dans toute cette
théorie. D'après ces lois simples et exactes, il est sensible que la
parallaxe ne produit point, comme la réfraction, un effet commun sur
tous les astres, son influence est, au contraire, fort inégale suivant
les astres que l'on considère, et même selon les diverses situations de
chacun d'eux. Elle est complètement insensible pour tous ceux qui sont
étrangers à notre système solaire, à cause de leur immense éloignement;
et elle varie extrêmement, dans l'intérieur de ce système, depuis la
parallaxe horizontale d'Uranus, qui ne peut jamais atteindre entièrement
une demi-seconde, jusqu'à celle de la lune, qui peut quelquefois
surpasser un degré. C'est là ce qui établit, dans les calculs
astronomiques, une profonde distinction entre la théorie des parallaxes
et celle des réfractions.

La détermination rationnelle de tout ce qui concerne les parallaxes
repose donc finalement sur l'évaluation des distances des astres à la
terre; et en ce sens, cette théorie préliminaire ne fait pas seulement
partie, comme celle des réfractions, des méthodes d'observation en
astronomie; elle constitue déjà une portion directe de la science
proprement dite; et même elle se rattache à l'ensemble de la géométrie
céleste, par le besoin qu'elle a de connaître la loi du mouvement de
chaque astre, pour prendre facilement en considération les changemens
continuels de ces distances. Sous ce rapport, nous devons nécessairement
renvoyer à la leçon suivante pour l'estimation _à priori_ des
coefficiens propres à la théorie des parallaxes. Mais, quoique ce mode
d'évaluation soit, sans aucun doute, le plus sûr et le plus précis, il
importe néanmoins de remarquer ici que ces coefficiens peuvent être
essentiellement déterminés, en éludant la connaissance directe des
distances des astres à la terre, par un procédé empirique, analogue à
celui expliqué ci-dessus à l'égard des réfractions.

Il suffit, en effet, après avoir choisi un lieu et un temps tels, que
l'astre proposé passe au méridien très près du zénith, de mesurer,
pendant quelques jours consécutifs, sa distance polaire, de manière à
pouvoir connaître fort approximativement la valeur de cette distance à
un instant quelconque de la durée de l'opération. Cela posé, en
calculant pour cet instant, d'après l'angle horaire et ses deux côtés,
la vraie distance de l'astre au zénith, quand il en est très éloigné,
sans cependant qu'il approche trop de l'horizon, à 75° ou 80°, par
exemple, la comparaison de cette distance avec celle qu'on observera
réellement en ce moment fera évidemment apprécier la parallaxe
correspondante, et par suite, la parallaxe horizontale; pourvu toutefois
que la distance apparente ait été, préalablement, bien corrigée de la
réfraction. Tel est le procédé par lequel on constate le plus aisément
que la parallaxe de toutes les étoiles est absolument insensible. Il
présente, évidemment, le grave inconvénient de faire immédiatement
dépendre la détermination des parallaxes, de celle des réfractions, et
de transporter, par conséquent, à la première, toute l'incertitude qui
existera toujours plus ou moins pour la seconde. Cette incertitude a peu
d'influence dans une telle application, lorsqu'il s'agit d'un astre dont
la parallaxe est très forte, comme la lune surtout. Mais elle devient
très sensible à l'égard des astres plus éloignés; et, pour le soleil,
par exemple, une telle méthode pourrait produire une erreur d'un tiers
ou même de moitié, en plus ou en moins, sur la vraie valeur de sa
parallaxe horizontale. Enfin, le procédé deviendrait totalement
inapplicable aux corps les plus lointains de notre monde, et
non-seulement à Uranus, mais à Saturne, et même à Jupiter. Pour tous ces
astres, il devient indispensable de recourir à la détermination directe
de leurs distances à la terre, qui seront considérées dans la leçon
suivante. J'ai cru, néanmoins, que l'indication générale d'un tel
procédé présentait ici un véritable intérêt philosophique, en montrant
que, jusqu'à un certain point, les astronomes pouvaient connaître, par
des observations faites en un lieu unique, les vraies distances des
astres à la terre, au moins comparativement à son rayon; ce qui semble
d'abord géométriquement impossible.

Pour avoir un aperçu complet de l'ensemble actuel des moyens
d'observation nécessaires en astronomie, je crois devoir enfin y faire
rentrer, contrairement aux usages ordinaires, la formation de ce qu'on
appelle un catalogue d'étoiles, c'est-à-dire un tableau mathématique des
directions exactes suivant lesquelles nous apercevons les diverses
étoiles. Relativement à l'astronomie sidérale, une telle détermination
constitue sans doute une connaissance directe et fondamentale; mais,
pour notre astronomie solaire, on n'y peut voir réellement qu'un
précieux moyen d'observation, qui nous fournit des termes de
comparaison, indispensables à l'étude des mouvemens intérieurs de notre
monde. Tel est, en effet, depuis Hipparque, l'usage essentiel des
catalogues d'étoiles.

Afin de marquer exactement les positions angulaires respectives de tous
les astres, les astronomes emploient constamment, d'après Hipparque qui
en eut le premier l'idée, deux coordonnées sphériques fort simples, qui
ont une parfaite analogie avec nos deux coordonnées géographiques, dont,
au reste, Hipparque est également l'inventeur. L'une, analogue à la
latitude terrestre, est la _déclinaison_ de l'astre, c'est-à-dire sa
distance à l'équateur céleste, mesurée sur le grand cercle mené du pôle
à l'astre. L'autre, connue sous la dénomination peu heureuse
d'_ascension droite_, correspond à notre longitude géographique: elle
consiste dans la distance du point où le grand cercle précédent vient
couper l'équateur à un point fixe choisi sur cet équateur, et qui est
ordinairement celui de l'équinoxe du printemps pour notre hémisphère.
Il faut d'ailleurs, évidemment, afin que la détermination soit
rigoureusement complète, noter le signe de chaque coordonnée, ce que les
astronomes ont l'habitude de faire en distinguant les déclinaisons en
boréales et australes, et les ascensions droites, en orientales et
occidentales.

Le moyen le plus simple de mesurer avec précision ces deux coordonnées
angulaires à l'égard d'un astre quelconque, consiste à observer son
passage au méridien. L'heure exacte de ce passage, donnée par la lunette
méridienne et l'horloge astronomique, étant comparée à celle qui
correspond au passage du point équinoxial, fait connaître immédiatement
l'ascension droite de l'astre, après avoir converti les temps en degrés,
suivant la règle ordinaire du mouvement diurne. D'une autre part, la
distance de l'astre au zénith, exactement évaluée à l'aide du cercle
répétiteur, étant comparée à la hauteur du pôle, donne évidemment la
déclinaison par une simple addition ou soustraction. Il est d'ailleurs
bien entendu que les indications des deux instrumens doivent être
préalablement rectifiées d'après les deux corrections fondamentales de
la réfraction et de la parallaxe examinées ci-dessus, qui se réduisent à
la première pour les étoiles. Nous considérerons plus tard les autres
corrections moins considérables, mais nécessaires aujourd'hui. Tel est
le procédé facile et exact d'après lequel on construit tous les
catalogues d'étoiles.

Pour que ces catalogues remplissent convenablement l'office auquel ils
sont destinés, il importe sans doute qu'ils comprennent le plus grand
nombre d'astres possible; mais il est encore plus essentiel que ces
astres se trouvent répartis dans toutes les régions du ciel. Du reste,
les astronomes sont, à cet égard, à l'abri de tout reproche, par
l'excellente habitude qu'ils ont contractée de déterminer, autant qu'ils
le peuvent, les coordonnées de chaque nouvelle étoile qu'ils viennent à
apercevoir; ce qui a dû finir par rendre nos catalogues nécessairement
très volumineux, au point de comprendre aujourd'hui jusqu'à cent vingt
mille étoiles, quoique l'hémisphère austral soit encore peu exploré.

Il serait inutile de mentionner spécialement ici le système de
classification et de nomenclature que les astronomes emploient pour
cette multitude d'astres.

Ce système est sans doute, extrêmement peu rationnel, surtout en ce qui
concerne la nomenclature, qui porte encore si profondément l'empreinte
barbare de l'état théologique primitif de l'astronomie. Il ne serait
certainement pas difficile de le remplacer, si l'on en éprouvait
vivement le besoin, par un système vraiment méthodique. On y
rencontrerait, évidemment, bien moins d'obstacles que n'en présentait la
formation de la nomenclature chimique, par exemple, les objets à classer
et à désigner étant ici de la plus grande simplicité possible, puisque
tout se réduit essentiellement à des positions. Mais c'est précisément
cette extrême simplicité qui doit empêcher les astronomes d'attacher une
importance majeure à un système rationnel, quoiqu'il pût faciliter
secondairement leurs observations, en permettant, s'il était
heureusement construit, de retrouver plus promptement dans le ciel la
position d'une étoile d'après son seul nom méthodique, et
réciproquement. Un tel perfectionnement, qui finira, sans doute, par
s'établir dans la suite, n'est nullement urgent. Ce qui fait réellement
reconnaître et retrouver une étoile, ce n'est pas son nom, qui pourrait
presque être totalement supprimé sans inconvénient; ce sont uniquement
les valeurs assignées par le catalogue à ses deux coordonnées
sphériques; et, sous ce rapport essentiel, la classification, qui
résulte de la division fondamentale du cercle, est certainement aussi
parfaite que possible, ainsi que la nomenclature correspondante: tout
le reste est de peu d'importance. Je ne crois donc pas devoir proposer
ici aucun changement à cet égard dans les usages établis, qui, quelque
imparfaits qu'ils soient, ont l'immense avantage d'être universellement
adoptés. Je me borne seulement à demander à ce sujet qu'on remplace
désormais, ce qui serait très facile, par l'expression exacte de
_clarté_, la dénomination vicieuse de _grandeur_ appliquée aux étoiles,
qui a l'inconvénient de tendre à induire en erreur, en faisant supposer
que les étoiles les plus brillantes sont nécessairement les plus
grandes; tandis que la proximité compense peut-être, en réalité, la
petitesse, dans un grand nombre de cas; ce que nous ignorons totalement
jusqu'ici. Le mot _clarté_ aurait l'avantage d'être le strict énoncé du
fait.

Tels sont, en aperçu, dans leur ensemble total, les divers moyens
généraux d'observation propres à l'astronomie, et dont la réunion a été
indispensable pour apporter dans les déterminations modernes l'admirable
précision qui les distingue maintenant. On peut aisément résumer, sous
ce rapport, l'ensemble des progrès depuis l'origine de la science,
d'après ce simple rapprochement: en ce qui concerne les mesures
angulaires, par exemple, les anciens observaient à la précision d'un
degré tout au plus; Tycho-Brahé parvint le premier à pouvoir répondre
ordinairement d'une minute, et les modernes ont porté la précision
habituelle jusqu'aux secondes. Ce dernier perfectionnement est tellement
récent que toutes les observations qui remontent au-delà d'un siècle à
partir d'aujourd'hui, c'est-à-dire qui sont antérieures à l'époque de
Bradley, de Lacaille et de Mayer, doivent être regardées comme
inadmissibles dans la formation exacte des théories astronomiques
actuelles, attendu qu'elles n'ont point la précision qu'on y exige
aujourd'hui.

Je me suis particulièrement attaché, dans cette revue philosophique, à
faire nettement ressortir l'harmonie fondamentale qui existe
nécessairement entre les différens moyens d'observation. Si cette
harmonie a sans doute puissamment contribué à leur perfectionnement
respectif, il faut également reconnaître qu'elle y pose des limites
inévitables, indépendamment de celles plus éloignées qui tiennent à la
nature de l'organisation humaine, puisque ces moyens se bornent
mutuellement. Quelle pourrait être, par exemple, l'importance
astronomique réelle d'un accroissement notable dans la précision
actuelle des instrumens angulaires ou horaires, tant que la connaissance
des réfractions restera aussi imparfaite qu'elle l'est? Mais,
d'ailleurs, rien évidemment n'autorise à penser que nous ayons déjà
atteint à cet égard les limites qui nous sont naturellement imposées par
l'ensemble des conditions du sujet.

Après avoir suffisamment considéré, pour la destination de cet ouvrage,
les instrumens généraux, matériels ou intellectuels, de l'observation
astronomique, nous devons commencer, sans autre préparation, dans la
leçon suivante, l'examen philosophique de la géométrie céleste,
c'est-à-dire, étudier de quelle manière la connaissance précise des
phénomènes géométriques des astres de notre monde a pu être exactement
ramenée à de simples élaborations mathématiques, basées sur des mesures
dont nous avons ci-dessus apprécié les divers procédés fondamentaux.



VINGT-UNIÈME LEÇON.

Considérations générales sur les phénomènes géométriques élémentaires
des corps célestes.

Les phénomènes géométriques qui peuvent être le sujet de nos recherches
dans le système solaire dont nous faisons partie forment deux classes
bien distinctes: les uns se rapportent à chaque astre envisagé comme
immobile, et comprennent sa distance, sa figure, sa grandeur,
l'atmosphère dont il est peut-être entouré, etc., en un mot tous les
élémens essentiels qui le caractérisent directement; les autres sont
relatifs à l'astre considéré dans ses déplacemens, et se réduisent à la
comparaison mathématique des diverses positions qu'il occupe aux
différentes époques de sa course périodique. Le premier ordre de
phénomènes est, par sa nature, tout-à-fait indépendant du second,
quoique, pour obtenir des déterminations plus exactes, on soit
fréquemment obligé, comme nous allons le voir, de l'y rattacher. Il
continuerait d'avoir lieu quand même le ciel ne nous offrirait plus
d'autre spectacle que la rigoureuse invariabilité de son mouvement
journalier: il serait, dans cette hypothèse idéale, le seul objet de nos
études astronomiques. Au contraire, le second ordre de phénomènes
dépend nécessairement du premier, au moins en ce qui concerne les
positions. Enfin, l'étude des derniers phénomènes doit être, par sa
nature, plus difficile et plus compliquée, en même temps qu'elle
constitue seule le véritable but définitif de la géométrie céleste, la
prévision exacte de l'état du ciel à une époque quelconque, à l'égard
duquel la connaissance des premiers phénomènes n'est qu'un préliminaire
indispensable. Cette division n'est donc point purement artificielle. On
pourra l'exprimer commodément en employant les expressions de phénomènes
_statiques_ pour le premier ordre, et phénomènes _dynamiques_ pour le
second, à la condition toutefois de n'attacher ici à ces termes qu'un
simple sens géométrique. Telle est la division rationnelle d'après
laquelle je me propose d'examiner l'esprit de la géométrie céleste.
Cette leçon sera essentiellement consacrée à la considération des
phénomènes statiques, et je ne ferai qu'y ébaucher l'analyse des
phénomènes dynamiques, dont l'examen, nécessairement, bien plus étendu,
sera le sujet spécial des deux leçons suivantes conformément au tableau
synoptique contenu dans le premier volume de cet ouvrage.

La détermination la plus fondamentale à l'égard des astres consiste
dans l'évaluation de leurs distances à la terre, et, par suite, entre
eux, qui est la première base nécessaire de toutes les spéculations
mathématiques dont les corps célestes peuvent être l'objet, soit sous le
point de vue géométrique, soit sous le point de vue mécanique. Cherchons
à nous faire une juste idée générale des moyens par lesquels on a pu
obtenir cette donnée capitale, relativement à tous les astres de notre
monde.

Il ne saurait exister à cet égard d'autre procédé élémentaire que celui
imaginé, dès l'origine de la géométrie, pour connaître, en général, les
distances des corps inaccessibles. Une telle distance ne peut jamais
être déterminée par la seule direction précise dans laquelle le corps
est aperçu d'un point de vue unique, mais en comparant exactement la
différence des directions qui correspondent à deux points de vue
distincts avec l'écartement mutuel, préalablement bien connu, de ces
deux points de vue. En termes plus géométriques, il est clair que la
distance angulaire observée à chacune des deux stations, entre l'astre
et l'autre station, conjointement avec l'intervalle linéaire de ces
stations, permet de résoudre le triangle rectiligne formé par l'astre et
les deux points de vue, ce qui fait connaître la distance cherchée.
Telle est la méthode fondamentale qui semble, par sa nature, devoir
être exactement applicable à quelque distance que ce soit.

Mais, en l'examinant avec plus d'attention, on reconnaît, au contraire,
qu'elle est en réalité nécessairement limitée, dans les cas
astronomiques, par l'imperfection plus ou moins inévitable des mesures
angulaires, dont le degré actuel de précision a été fixé dans la leçon
précédente. En effet, la résolution de ce triangle exige
indispensablement la connaissance du troisième angle, celui dont le
sommet est au point inaccessible proposé. Si donc, par l'immensité de la
distance, ou par la petitesse de la base, cet angle se trouve être
extrêmement petit, il sera fort mal connu, et, par suite, la distance
sera très inexactement calculée. Cet inconvénient est d'autant plus
possible, qu'un tel angle ne pouvant être, par sa nature, directement
évalué, mais seulement conclu des deux autres, suivant la règle
ordinaire, comme étant le supplément de leur somme, l'incertitude des
observations y sera nécessairement doublée; en sorte que, dans l'état
présent de nos mesures, on n'en pourra pas répondre ordinairement à
moins de deux secondes près. Il suit de là que si l'angle est, en
réalité, moindre que deux secondes, il ne saurait être nullement connu,
et que, dans ce cas, on pourra seulement déterminer une limite
inférieure de la distance cherchée, sans savoir, en aucune manière, si
cette distance est effectivement beaucoup au-delà ou très rapprochée
d'une telle limite.

Dans tous les cas terrestres, nous avons, il est vrai, la faculté
d'échapper complètement à cet inconvénient radical, quelque grande que
puisse être la distance proposée, en augmentant convenablement
l'intervalle des deux stations. C'est pourquoi les longueurs terrestres
sont susceptibles d'être mesurées avec beaucoup plus de précision que
les distances célestes, l'angle à l'objet étant non-seulement toujours
très sensible, mais pouvant même avoir constamment la grandeur que nous
jugeons la plus favorable à l'exactitude du résultat. Il ne saurait en
être ainsi pour les cas célestes, la nécessité qui nous renferme dans
les limites de notre planète imposant des bornes fort étroites, et
souvent, en effet, très insuffisantes, à l'agrandissement possible de
nos bases. Telle est la difficulté fondamentale que présente la
détermination des distances astronomiques, et qui restreint
considérablement nos connaissances à cet égard, comme nous allons
l'expliquer en examinant sous ce rapport les différens cas principaux.

Envisageons d'abord, pour bien fixer les idées, l'astre dont la
distance peut être le plus exactement calculée, en mesurant sur la terre
une très grande base. Quand on voulut déterminer avec toute la précision
possible la parallaxe horizontale de la lune, vers le milieu du siècle
dernier, Lacaille se transporta au cap de Bonne-Espérance et Lalande à
Berlin, afin d'y observer la distance zénithale de cet astre en un même
instant, bien convenu d'avance d'après un signal céleste quelconque, par
exemple au milieu d'une éclipse exactement prévue. Les latitudes et les
longitudes des deux stations, choisies, pour plus de facilité, sous deux
méridiens très rapprochés, permettaient préalablement de connaître sans
peine, du moins comparativement au rayon de la terre, la grandeur
linéaire de la base, qui est à peu près la plus étendue que notre globe
puisse effectivement nous offrir. Cela posé, l'observation directe des
deux distances zénithales procurait immédiatement toutes les données
nécessaires à la résolution du triangle rectiligne d'où résultait la
distance cherchée. Une telle opération, dans laquelle l'angle à la lune
était presque de deux degrés, devait faire connaître très exactement la
distance de cet astre, qui, dans sa valeur moyenne, est d'environ
soixante rayons terrestres, et sur laquelle on peut ainsi garantir que
l'erreur n'excède point deux myriamètres.

Le même moyen pourrait être directement appliqué, quoique avec une
précision bien moins grande, à quelques astres plus éloignés, surtout à
Vénus et même à Mars, dans le moment où ces deux planètes sont à leur
moindre distance de la terre. Mais il devient beaucoup trop incertain à
l'égard du soleil, sur la distance duquel une semblable opération
laisserait une incertitude d'au moins un huitième, ou d'environ deux
millions de myriamètres. Enfin, il est tout-à-fait insuffisant envers
les astres plus lointains de notre système.

L'ingénieux procédé général d'après lequel les astronomes sont enfin
parvenus à surmonter ces difficultés fondamentales, consiste à se servir
des plus petites distances, à l'égard desquelles les bases terrestres
suffisent, afin de s'élever aux plus grandes, d'après la liaison
qu'établissent entre elles certains phénomènes, long-temps inaperçus ou
négligés; de manière, en quelque sorte, à utiliser les premières, comme
d'immenses bases nouvelles, pour l'évaluation des autres. Considérons,
en général, la nature et les limites nécessaires d'un tel procédé.

Il faut, à cet effet, distinguer deux cas essentiels: celui du soleil,
et ensuite celui de tous les autres astres.

Dès l'origine de la véritable astronomie, Aristarque de Samos avait
imaginé un moyen fort ingénieux de rattacher la distance du soleil à
celle de la lune par une considération très simple, propre à faire
comprendre, plus aisément qu'aucune autre, en quoi peuvent généralement
consister de semblables rapprochemens. Nous ne pouvons évaluer
directement le rapport de ces deux distances, parce que, dans le
triangle où elles se trouvent, l'angle à la terre est le seul qui puisse
être immédiatement observé, tandis que, cependant, il faudrait encore
connaître l'angle à la lune, ce qui semble exiger, en général, que les
distances soient données. Or, il y a, dans le cours mensuel de la lune,
un instant particulier où cet angle se trouve être naturellement tout
estimé d'avance; c'est celui de l'un ou l'autre quartier, où il est
nécessairement droit. Il suffirait donc d'observer la distance angulaire
de la lune au soleil au moment exact de la quadrature, pour avoir
aussitôt, par la sécante de cet angle, la valeur du rapport entre la
distance solaire et la distance lunaire. Telle est la méthode
d'Aristarque. Mais, malheureusement, elle ne comporte, en réalité,
aucune précision, vu l'impossibilité de saisir avec l'exactitude
nécessaire le véritable instant de la dichotomie, et la grande influence
qu'une erreur médiocre à cet égard peut exercer sur le résultat final,
l'angle à la terre se trouvant être presque droit. Aussi Aristarque
avait-il trouvé par là que la distance du soleil était seulement
dix-neuf à vingt fois celle de la lune, ce qui est environ vingt fois
trop petit. Sans doute, une opération de ce genre recommencée
aujourd'hui donnerait une conclusion beaucoup moins erronée. Mais il est
certain qu'on ne saurait déterminer ainsi la distance du soleil, même
avec autant d'exactitude que le permettrait l'emploi immédiat d'une base
terrestre. La méthode d'Aristarque ne peut donc servir qu'à indiquer
nettement l'esprit général de ces procédés indirects.

L'observation des passages de Mercure, et surtout de Vénus, sur le
soleil, a offert à Halley, vers le milieu du siècle dernier, un moyen
bien plus détourné, et qui supposait un bien plus grand développement de
la géométrie céleste, mais qui est aussi infiniment plus exact, et le
seul admissible aujourd'hui, pour déterminer la parallaxe relative de
chacun de ces astres et du soleil, et par suite la distance de celui-ci
à la terre, d'après la seule indication de la différence très sensible
que peut présenter la durée du passage observé en deux stations fort
éloignées. Je ne dois caractériser ce procédé que dans la
vingt-troisième leçon quand j'aurai convenablement examiné les lois
astronomiques sur lesquelles il est fondé. Il me suffit ici, après
l'avoir mentionné, de dire, par anticipation, qu'il permet, comme nous
le verrons, d'évaluer la distance du soleil à la terre à moins d'un
centième près. C'est ainsi que les fameuses opérations exécutées sur le
plan de Halley, par divers astronomes, au sujet des passages de Vénus en
1761, et surtout en 1769, ont assigné; à la parallaxe horizontale
moyenne du soleil, une valeur définitive de 8'',6; ce qui revient à dire
que la distance du soleil à la terre est, à très peu près, quatre cents
fois plus grande que la moyenne distance de la lune, indiquée ci-dessus.
L'incertitude d'un tel résultat est, au plus, de 160000 myriamètres.

Cette distance fondamentale étant, ainsi, bien déterminée, la
connaissance du mouvement de la terre permet de la prendre pour base de
l'estimation des autres distances astronomiques plus considérables. Il
suffit, en effet, d'observer la distance angulaire du soleil à l'astre
proposé, à deux époques séparées par un intervalle de six mois, qui
correspond à deux positions diamétralement opposées de la terre dans son
orbite. On a dès lors, pour calculer la distance linéaire de cet astre,
un triangle immense, dont la base est double de la distance de la terre
au soleil. C'est ainsi que la découverte du mouvement de notre planète
nous a permis d'appliquer, à la mesure des espaces célestes, une base
vingt-quatre mille fois plus étendue que la plus grande qui puisse être
conçue sur notre globe. À la vérité, quand il s'agit d'une planète, ce
qui est jusqu'ici le seul cas réel, le déplacement de l'astre, pendant
le temps qui s'écoule entre les deux observations comparatives, doit
nécessairement affecter plus ou moins l'exactitude du résultat. Mais, il
faut considérer, à ce sujet, qu'un tel procédé est exclusivement
destiné, par sa nature, aux planètes les plus lointaines, qui sont, de
toute nécessité, comme nous l'expliquerons dans la suite, les moins
rapides; en sorte qu'on pourrait d'abord, pour une première
approximation, négliger entièrement leur déplacement, surtout à l'égard
d'Uranus. Cela est d'autant moins nuisible que les proportions de notre
monde n'exigent nullement un intervalle de six mois, supposé ci-dessus
afin de présenter d'un seul coup toute la portée du procédé; deux mois
et même un seul suffisent pleinement, envers les planètes les plus
éloignées, pour obtenir, en choisissant des situations favorables, un
angle à l'astre qui soit très appréciable: or, pendant un temps aussi
court, une planète, telle que Saturne par exemple, qui met environ
trente ans à parcourir le ciel, pourra être envisagée comme
sensiblement immobile; et, si l'astre est moins lent, il ne faudra, par
compensation, qu'un moindre intervalle, puisqu'il sera plus rapproché.
Enfin, il est possible de prendre en suffisante considération le petit
déplacement de la planète, d'après la théorie géométrique de son
mouvement propre, dans l'application de laquelle on pourra se contenter
ici de la première approximation déjà obtenue pour la distance cherchée.

C'est ainsi que les astronomes ont pu déterminer avec exactitude les
positions réelles des astres les plus lointains dont notre monde soit
composé. Quand on considère les valeurs de ces distances en myriamètres,
ou seulement même en rayons terrestres, elles sont nécessairement
affectées de l'incertitude indiquée plus haut sur la distance de la
terre au soleil. Mais, si l'on se borne à envisager leurs rapports à
cette dernière distance, ce qui est le cas le plus ordinaire et le seul
important en astronomie, il est clair que le procédé précédent comporte
une précision bien supérieure. Les nombres par lesquels on exprime
habituellement ces rapports, sont certains aujourd'hui jusqu'à la
troisième décimale au moins.

L'immense accroissement de la base d'observation, qui résulte de la
connaissance du mouvement de la terre, est, évidemment, le plus grand
qui nous soit permis: si nous avons pu, en quelque sorte, franchir ainsi
les limites de notre globe, celles de l'orbite qu'il parcourt sont
nécessairement insurmontables. Or, cette base, quelque prodigieuse
qu'elle doive nous paraître, devient, à son tour, du moins jusqu'ici,
totalement illusoire, aussitôt que nous voulons estimer l'éloignement
des astres étrangers à notre système. En lui donnant alors toute
l'étendue possible, par un intervalle de six mois entre les deux
observations, la somme des deux distances angulaires ne laisse point,
pour l'angle à l'étoile, une quantité qui soit même légèrement
supérieure à l'erreur totale d'une telle mesure, dans l'état actuel de
nos moyens. Nous ne pouvons donc assigner encore, à cet égard, qu'une
simple limite inférieure, nécessairement insuffisante, en établissant
seulement avec certitude que l'étoile la plus voisine est, au moins,
deux cent mille fois plus éloignée que le soleil, ou dix mille fois plus
lointaine que la dernière planète de notre système; ce qui suffit
pleinement, il est vrai, pour constater l'indépendance de notre monde.
J'indiquerai dans la suite l'ingénieux procédé récemment imaginé par M.
Savary, et d'après lequel on peut espérer d'obtenir plus tard, pour
certaines étoiles, des limites supérieures de distance, plus ou moins
rapprochées des limites inférieures.

Après avoir déterminé exactement les distances de tous les astres de
notre monde à la terre, il est aisé de comprendre comment on calcule
leurs distances mutuelles, puisque, dans le triangle où chacune est
contenue, deux côtés sont déjà donnés et l'angle à la terre peut
toujours être mesuré. C'est seulement pour la lune et le soleil que les
distances à la terre méritent d'être soigneusement retenues. Quant à
tous nos autres astres, de telles distances sont beaucoup trop variables
et d'ailleurs trop peu importantes en astronomie pour qu'il convienne de
les considérer directement. On doit se borner, comme le font depuis
long-temps les astronomes, à mentionner les distances des planètes au
soleil, et celle de chaque satellite à sa planète, lesquelles
n'éprouvent que de légères variations, dont nous aurons plus tard à nous
occuper.

Tel est l'ensemble des moyens que possède aujourd'hui l'astronomie pour
déterminer les diverses distances célestes. On voit que, comme le bon
sens l'indiquait d'avance, nous les connaissons d'autant plus exactement
qu'elles sont plus petites, au point d'ignorer totalement les plus
considérables. On doit aussi remarquer déjà cette harmonie qui lie
profondément entre elles toutes les parties de la science astronomique,
puisque la détermination la plus simple et la plus élémentaire se trouve
finalement dépendre, dans la plupart des cas, des théories les plus
délicates et les plus compliquées de la géométrie céleste.

J'ai cru devoir insister sur cette première recherche, comme étant la
plus fondamentale, en même temps qu'elle me paraît la plus propre à
faire ressortir l'esprit général des méthodes astronomiques. Cela nous
permettra, d'ailleurs, d'examiner maintenant avec plus de rapidité, sous
le point de vue philosophique de cet ouvrage, les autres déterminations
statiques dont la géométrie céleste est composée.

Les distances des astres à la terre étant une fois bien connues, l'étude
de leur figure et de leur grandeur ne peut plus présenter d'autre
difficulté que celle d'une observation suffisamment précise, en
réservant toutefois la question à l'égard de notre propre planète, qui
sera ci-après spécialement considérée. Cette recherche est, en effet,
par sa nature, du ressort de l'inspection immédiate. L'éloignement même
où ces grands corps sont placés de nos yeux est une circonstance
éminemment favorable qui nous permet d'embrasser d'un seul regard
l'ensemble de leur forme, en même temps que leur mouvement ou le nôtre
nous les fait voir successivement sous tous les aspects possibles. La
distance, il est vrai, pourrait être tellement grande que les dimensions
et, par suite, la forme nous devinssent totalement imperceptibles: tel
est le cas de tous les astres extérieurs à notre monde, qui ne sont
aperçus, dans les plus puissans télescopes, que comme des points
mathématiques d'un très vif éclat, et dont la sphéricité ne nous est
réellement indiquée que par une induction très forte. C'est aussi ce qui
arrive jusqu'ici pour quelques corps secondaires de notre propre
système, pour les satellites d'Uranus par exemple, et même, à un certain
degré, pour les quatre petites planètes situées entre Mars et Jupiter.
Mais tous les astres de quelque importance dans notre monde comportent,
à cet égard, une exploration complète, du moins avec nos instrumens
actuels. Il suffit donc de mesurer soigneusement, par les meilleurs
moyens micrométriques, leurs diamètres apparens dans tous les sens
possibles, pour juger immédiatement de leur véritable figure, après
avoir toutefois effectué les deux corrections fondamentales de la
réfraction et de la parallaxe. Si la figure de la terre a été long-temps
mise en question, et si sa connaissance exacte a exigé les recherches
les plus difficiles et les plus laborieuses, comme je l'indiquerai plus
bas, il n'a jamais pu en être ainsi du soleil et de la lune, et
successivement de tous les autres astres de notre système; à mesure que
le perfectionnement de la vision artificielle a permis de les explorer
assez distinctement. Un seul cas a dû présenter, à cet égard, une
véritable difficulté scientifique. C'est celui des deux singuliers
satellites annulaires dont Saturne est immédiatement entouré.
L'étrangeté de leur figure a exigé que, pour la bien reconnaître,
Huyghens, guidé par des apparences long-temps inexplicables, formât à ce
sujet une heureuse hypothèse, qui a satisfait ensuite à toutes les
observations. Il en a été ainsi, jusqu'à un certain point, dans
l'origine de la science astronomique, à l'égard de la lune, par la
diversité de ses aspects, quoique la plus simple géométrie permette ici
de décider la question. À ces seules exceptions près, l'inspection
immédiate a évidemment suffi pour reconnaître la sphéricité presque
parfaite de tous nos astres[5], et pour s'apercevoir plus tard qu'ils
sont tous légèrement aplatis dans le sens de leur axe de rotation et
renflés dans leur équateur. La quantité de cet aplatissement a pu même
être exactement mesurée avec des micromètres perfectionnés. Le résultat
général de ces mesures a été de montrer, ce me semble, que les astres
sont d'autant plus aplatis que leur rotation est plus rapide, depuis
l'aplatissement presque imperceptible de la lune ou de Vénus, jusqu'à
l'aplatissement d'environ 1/12 dans Jupiter ou dans Saturne; ce que nous
verrons plus tard être conforme à la théorie de la gravitation.

      [Note 5: Il semble nécessaire d'en excepter les quatre
      petites planètes découvertes depuis le commencement de ce
      siècle, et dont la forme semble être beaucoup moins
      régulière, autant que leur faible étendue et leur grand
      éloignement permettent jusqu'ici d'en juger.]

Quant à la véritable grandeur des corps célestes, un calcul très facile
la déduit immédiatement de la mesure du diamètre apparent combinée avec
la détermination de la distance. Car, la sécante du demi-diamètre
apparent d'un corps sphérique est évidemment égale au rapport entre son
rayon réel et sa distance à l'oeil; ce qui permet d'évaluer maintenant
ce rayon, et, par suite, la surface et le volume. L'homme n'a eu si
long-temps des idées profondément erronées des vraies dimensions des
astres que parce que leurs distances réelles lui étaient inconnues;
quoique, d'ailleurs, par son ignorance des lois de la vision, il n'ait
pas toujours maintenu une exacte harmonie entre les fausses notions
qu'il se formait des unes et des autres.

Le résultat général de ces diverses déterminations pour tous les astres
de notre monde, comparé avec l'ordre fondamental de leurs distances au
soleil, ne se montre assujetti jusqu'à présent à aucune règle. On y
remarque seulement que le soleil est beaucoup plus volumineux que tous
les autres corps de ce système, même réunis; et, en général, que les
satellites sont aussi beaucoup moindres que leurs planètes, comme
l'exige la mécanique céleste.

Il est presque superflu d'ajouter ici que notre ignorance à l'égard des
distances effectives de tous les corps extérieurs à notre monde, nous
interdit toute connaissance de leurs vraies dimensions, quand même nous
parviendrions, à l'aide de plus puissans télescopes, à mesurer leurs
diamètres apparens. Nous avons seulement lieu de penser vaguement que
leur volume doit être analogue à celui de notre soleil.

Une question secondaire, mais qui n'est point sans intérêt, se rattache
à l'étude de la figure et de la grandeur des astres, dont elle est, en
quelque sorte, un complément minutieux. C'est l'évaluation exacte de la
hauteur des petites aspérités qui recouvrent leur surface, à la façon de
nos montagnes. Rien n'est plus propre peut-être qu'une telle estimation
à rendre sensible la puissance de nos lunettes actuelles et la
précision qu'ont acquis nos moyens micrométriques.

On conçoit, en général, que l'un quelconque des astres intérieurs à
notre monde doit avoir un hémisphère éclairé par le soleil et un autre
hémisphère visible de la terre; et que nous apercevons seulement la
portion commune, plus ou moins étendue suivant les divers aspects, de
ces deux hémisphères, dont chacun serait d'ailleurs nettement terminé
par un cercle, si la surface était parfaitement polie. Cela posé, s'il
existe, dans la partie invisible de l'hémisphère éclairé, ou dans la
partie obscure de l'hémisphère visible, et tout près de la ligne de
séparation, une montagne suffisamment élevée, son sommet nous apparaîtra
nécessairement, dans l'image de l'astre, comme un point isolé extérieur
au disque régulier, et dont la distance à ce disque, ainsi que la
situation, exactement appréciées l'une et l'autre à l'aide d'un bon
micromètre, nous permettront de déterminer, avec plus ou moins de
précision, par un calcul trigonométrique fort simple, la hauteur
cherchée, d'abord comparativement au rayon de l'astre, et finalement en
mètres si nous le désirons. Le degré de précision que comporte une
estimation aussi délicate dépend, évidemment, de l'étendue et de la
netteté du disque; et l'absence d'atmosphère doit aussi contribuer à
l'augmenter. Aucun astre, sous ces divers rapports, ne peut être plus
exactement exploré, à cet égard, que la lune, dont les principales
montagnes sont peut-être mieux mesurées aujourd'hui, d'après les
opérations de M. Schroëter, qu'un grand nombre des montagnes terrestres.
Il est remarquable qu'elles soient, en général, plus élevées que nos
plus hautes montagnes, puisqu'on en trouve de huit mille mètres au
moins, ce qui est surtout frappant par contraste avec un diamètre plus
de trois fois moindre. La même singularité s'observe à l'égard de Vénus
et de Mercure, seules planètes qui aient pu jusqu'ici permettre une
semblable détermination, bien moins exacte toutefois que pour la lune;
M. Schroëter a trouvé que leurs montagnes atteignent jusqu'à quatre
myriamètres environ, dans la première, qui est à peu près égale en
grandeur à la terre, et deux dans la seconde, dont le diamètre est
presque trois fois moindre.

Une recherche plus importante, qui complète naturellement l'étude de la
figure et de la grandeur des astres, consiste à évaluer l'étendue et
l'intensité de leurs atmosphères. Elle est fondée sur la déviation
appréciable que ces atmosphères doivent imprimer à la lumière des
astres extérieurs à notre monde, devant lesquels vient se placer en
ligne droite l'astre intérieur proposé; ce qui constitue ce genre
particulier d'éclipses, connu sous le nom d'occultations d'étoiles, et
qui est, comme tout autre, et même mieux qu'aucun autre, susceptible
d'être exactement calculé. Cette déviation, qui est parfaitement
semblable à la réfraction horizontale de notre atmosphère, peut être
surtout estimée d'une manière extrêmement précise, par un procédé
indirect, qui ne nous serait point applicable, d'après l'influence très
sensible qu'elle exerce sur la durée totale de l'occultation. Par le
simple mouvement diurne du ciel, cette durée serait naturellement
indéfinie; mais elle est, en réalité, plus ou moins longue, suivant le
mouvement propre plus ou moins lent de l'astre proposé. On peut la
calculer d'avance avec exactitude, d'après la vitesse angulaire et la
direction de ce mouvement, comparées au diamètre apparent de l'astre, et
modifiées d'ailleurs par le mouvement de l'observateur lui-même. Or,
maintenant, la réfraction atmosphérique doit, en réalité, diminuer, plus
ou moins selon les différens astres, mais toujours très notablement,
cette durée géométrique; car elle retarde le commencement de
l'occultation, et elle en accélère la fin. Cette influence, entièrement
comparable à celle qui prolonge un peu la présence du soleil sur notre
horizon, est d'ailleurs beaucoup plus grande; elle quadruple en quelque
sorte l'effet direct de la réfraction, puisqu'on cumule ainsi la
déviation éprouvée par la lumière à sa sortie de l'atmosphère aussi bien
qu'à son entrée, et cela tant à la fin de l'occultation qu'au
commencement. On pourra donc, en comparant la durée effective de cette
occultation avec sa durée mathématique, connaître, d'après l'excès plus
ou moins grand de celle-ci sur l'autre, la valeur de la réfraction
horizontale de l'atmosphère proposée, bien plus exactement que par
aucune observation directe. Le degré de précision que comporte cette
détermination compliquée, et qui est évidemment mesuré par le temps plus
ou moins long que l'occultation doit durer, est très inégal suivant les
différens astres. C'est ainsi que, pour la lune, qui offre, il est vrai,
le cas le plus favorable, on a pu garantir que la réfraction
horizontale, dont la valeur est, sur notre terre, de trente-quatre
minutes, ne s'élève pas à une seule seconde, d'après les mesures de M.
Schroëter, et que, par conséquent, il n'y existe aucune atmosphère
appréciable, ce qui a été confirmé plus tard par M. Arago, d'après un
tout autre genre d'observations, relatif à la polarisation de la
lumière que réfléchissent sous certaines incidences les surfaces
liquides, et d'où il est résulté qu'il n'y a point, à la surface de la
lune, de grandes masses liquides, susceptibles de former une atmosphère.
Parmi tous les autres cas, le mieux connu est celui de Vénus, où M.
Schroëter a constaté une réfraction horizontale de trente minutes
vingt-quatre secondes.

Quant à l'étendue des atmosphères, il est clair qu'elle est appréciable,
jusqu'à un certain point, en examinant, soit d'après le procédé
précédent, soit à l'aide d'une observation directe, à quelle distance de
la planète peut cesser l'action réfringente. Mais, comme la réfraction
décroît graduellement à mesure qu'on s'éloigne de l'astre, elle finit
par devenir assez faible pour ne plus exercer aucune influence bien
sensible, quoique les limites de l'atmosphère soient peut-être encore
très reculées. Le résultat le plus singulier, à cet égard, est celui des
planètes télescopiques, en exceptant Vesta, dont les atmosphères sont
vraiment monstrueuses; la hauteur de l'atmosphère de Pallas surtout
excède, suivant M. Schroëter, douze fois le rayon de la planète. Le cas
normal, dans l'ensemble du système solaire, semble être cependant, comme
pour la terre, une très petite étendue atmosphérique comparativement
aux dimensions de l'astre, quoique l'extrême incertitude de ce genre
d'exploration ne permette encore de rien affirmer bien positivement à ce
sujet.

Pour compléter l'examen des phénomènes statiques étudiés en géométrie
céleste, il me reste enfin à considérer la question fondamentale de la
figure et de la grandeur de la terre, qui a dû ci-dessus être
soigneusement réservée, à cause de sa nature toute spéciale.

Si l'inspection immédiate a dû suffire pour connaître, d'après leurs
distances, les dimensions et la forme de tous les astres de notre monde,
il est évident que cela ne pouvait être à l'égard de la planète que nous
habitons. L'impossibilité absolue où nous sommes de nous en écarter
assez pour en apercevoir l'ensemble d'un seul coup d'oeil ne nous a
permis de connaître exactement sa véritable figure qu'à l'aide de
raisonnemens mathématiques très compliqués, fondés sur une longue suite
d'observations indirectes, laborieusement accumulées. Quoiqu'une telle
question se rattache aux plus hautes théories de la mécanique céleste,
et malgré même que la première impulsion des plus grands travaux
géométriques à cet égard soit réellement due à une conception mécanique,
je dois néanmoins me réduire ici, autant que possible, à considérer ce
sujet sous le point de vue purement géométrique, devant l'envisager plus
tard sous le rapport mécanique.

À la naissance de l'astronomie mathématique, les variations que présente
dans les différens lieux le spectacle général du mouvement diurne ont
d'abord fourni la preuve géométrique de la figure sphérique de la terre.
Il a suffi, pour s'en convaincre, de constater que le changement éprouvé
par la hauteur du pôle sur chaque horizon était toujours exactement
proportionnel à la longueur du chemin parcouru suivant un même méridien
quelconque, ce qui est un caractère évident et exclusif de la sphère.
Or, cette comparaison primitive, sans cesse développée et perfectionnée
pendant vingt siècles, est la véritable et unique source de toutes nos
connaissances géométriques sur la forme et la grandeur de notre planète.
L'explication en sera simplifiée si, sans nous occuper d'abord de la
figure, et continuant à la supposer parfaitement sphérique, nous
cherchons à déterminer la grandeur, comme l'ont réellement fait les
astronomes; car la connaissance de la forme n'a pu être perfectionnée
que par la comparaison des mesures effectuées en des lieux différens.
Dans ce cas, comme dans tout autre, la figure d'un corps n'est
appréciable qu'en comparant ses dimensions en divers sens: il n'y a ici
de particulier que la difficulté de les mesurer.

Le principe fondamental de cette importante détermination a été établi,
dès les premiers temps de l'école d'Alexandrie, par Ératosthène. Il
consiste, sous sa forme la plus simple et la plus ordinaire, à mesurer
la longueur effective d'une portion plus ou moins grande d'un méridien
quelconque, pour en conclure celle de la circonférence entière, et par
suite du rayon, d'après les hauteurs comparatives du pôle observées aux
deux extrémités de l'arc. On pourrait choisir, sans doute, au lieu d'un
méridien, un grand cercle quelconque, et même un petit cercle; mais
l'opération deviendrait plus compliquée et plus incertaine, sans
procurer d'ailleurs aucune facilité réelle.

Quelque reculée que soit l'origine de cette idée générale, elle n'a pu
être, en réalité, convenablement appliquée que dans la célèbre opération
conçue et exécutée par Picard, vers le milieu de l'avant-dernier siècle,
pour mesurer le degré entre Paris et Amiens; soit que, jusque alors, la
hauteur du pôle ne pût pas être connue d'une manière suffisamment
exacte; soit, surtout, qu'on n'eût point imaginé de déterminer la
longueur de l'arc par des procédés purement trigonométriques. Tel est
le vrai point de départ des grands travaux géodésiques exécutés depuis,
et qui ont très peu changé la valeur moyenne du rayon terrestre que
Picard avait obtenue.

Malgré le penchant naturel à regarder la terre comme une sphère
parfaite, le simple désir de perfectionner cette mesure fondamentale, en
donnant à l'arc plus d'étendue, aurait sans doute inévitablement conduit
à découvrir la vraie figure, par la seule inégalité des degrés les plus
opposés. Mais cette importante connaissance eût été certainement très
retardée, puisque le premier prolongement, inexactement opéré par
Jacques Cassini et La Hire, et d'ailleurs trop peu considérable, avait
d'abord donné, comme on sait, une figure inverse de la véritable. Cette
réflexion doit faire sentir, quoique ce ne soit pas ici le moment de
l'expliquer davantage, combien a été nécessaire, pour hâter cette
découverte, la grande impulsion donnée par Newton, qui, d'après la seule
théorie de la gravitation, et sans aucun autre fait que le simple
raccourcissement du pendule à secondes à Cayenne, eut l'heureuse
hardiesse de décider que notre globe devait être nécessairement aplati à
ses pôles et renflé à son équateur, dans le rapport de 229 à 230.

Ce trait de génie devint l'origine de la controverse, prolongée pendant
plus d'un demi-siècle, entre les géomètres proprement dits, pour
lesquels la théorie newtonienne avait une pleine évidence, et les
astronomes, qui ne croyaient point devoir prononcer contrairement à des
mesures directes. Rien n'a plus excité qu'un tel débat à entreprendre
les mémorables opérations qui, faisant cesser cette sorte d'anarchie
scientifique, ont mis enfin les observations en harmonie avec les
principes, et déterminé exactement la forme réelle de notre planète.

Si la terre était rigoureusement sphérique, les degrés du méridien
seraient parfaitement égaux, à quelque latitude qu'ils fussent mesurés:
ainsi, le seul fait de leur inégalité constate directement le défaut de
sphéricité. D'une autre part, si la terre est aplatie dans un sens
quelconque, il est clair qu'il faudra parcourir un arc plus étendu pour
que le pôle s'élève sur l'horizon d'un degré de plus, à mesure que la
courbure deviendra moindre. Toute la question se réduit donc
essentiellement à savoir dans quel sens effectif a lieu l'accroissement
des degrés. Mais l'aplatissement réel devant, en tout cas, être fort
petit, ce qu'indiquait clairement le fait même d'une telle indécision,
il ne saurait être sensible dans la comparaison de degrés très
rapprochés, et l'on ne pouvait le découvrir irrécusablement qu'en
confrontant les degrés les plus différens. Tel est le motif rationnel de
la grande expédition scientifique exécutée, il y a un siècle, par les
académiciens français, pour aller mesurer, les uns à l'équateur, les
autres aussi près que possible du pôle, les deux degrés extrêmes, dont
la comparaison, soit entre eux, soit avec le degré de Picard, termina
enfin, à la satisfaction générale, cette longue contestation, en
confirmant la profonde justesse de la pensée de Newton, et même
l'exactitude très approchée de son calcul. Cette conclusion a été de
plus en plus vérifiée par toutes les mesurés exécutées depuis en divers
pays, et surtout par la plus importante d'entre elles, cette que
Delambre et Méchain parvinrent à effectuer avec une si merveilleuse
précision, au milieu de l'époque la plus orageuse, de Dunkerque à
Barcelone, pour la fondation du nouveau système métrique, et qui a été
ensuite considérablement prolongée par différens astronomes. Le
perfectionnement des procédés a permis de constater, entre des limites
moins écartées, l'accroissement continuel des degrés à mesure qu'on
s'avance vers le pôle.

En supposant à la terre la forme rigoureuse d'un ellipsoïde de
révolution, la seule comparaison entre deux degrés évalués à des
latitudes quelconques bien connues doit suffire pour déterminer, d'après
la théorie de l'ellipse, le vrai rapport des deux axes. Si donc on en a
mesuré un plus grand nombre, en les comparant deux à deux de toutes les
manières possibles, on doit toujours trouver le même aplatissement, ou
bien la véritable figure ne serait pas encore obtenue, et il faudrait
alors construire une nouvelle hypothèse, nécessairement plus compliquée:
celle, par exemple, d'un ellipsoïde à trois axes inégaux. Tel est l'état
d'indécision où l'on se trouve aujourd'hui, d'après les mesures les plus
parfaites. L'aplatissement de 1/300, indiqué par l'ensemble des
opérations, s'écarte trop peu de chacune d'elles, pour qu'on puisse
affirmer que cette différence ne tient pas à ce qui reste encore
d'incertitude inévitable dans les résultats des observations. D'un autre
côté, la comparaison de quelques degrés mesurés à la même latitude, sous
des méridiens différens ou dans les deux hémisphères, tend à démontrer
que la terre n'est pas un véritable ellipsoïde de révolution. Cette
figure et cet aplatissement sont cependant encore généralement adoptés.
Quels que puissent être, sous ce rapport, les progrès des opérations
futures, il restera toujours bien certain que cette hypothèse s'écarte
extrêmement peu de la réalité, et beaucoup moins que la sphère ne
différait de l'ellipsoïde régulier. Or, cette dernière différence est
déjà assez petite pour être négligeable sans inconvénient dans la
plupart des cas usuels, excepté dans les questions les plus délicates de
la mécanique céleste. Aucune recherche n'exige jusqu'ici qu'on ait égard
à l'irrégularité de l'ellipsoïde; ce qui reste à désirer à ce sujet ne
saurait donc avoir une véritable importance. La figure précise de notre
planète est probablement très compliquée à cause des influences locales,
qui, en descendant dans un détail trop minutieux, doivent nécessairement
devenir sensibles. Il faut donc reconnaître que toute connaissance
absolue nous est interdite à cet égard, comme à tout autre, et nous
devons nous contenter de compliquer nos approximations à mesure que de
nouveaux phénomènes viennent réellement à l'exiger.

Aucun exemple ne rend plus sensible cette marche rationnelle de l'esprit
humain une fois engagé dans la direction positive, que l'histoire
générale des travaux sur la figure de la terre, depuis l'école
d'Alexandrie jusqu'à nos jours. Quelque différence qu'aient présentée
les opinions scientifiques successivement adoptées à ce sujet, chacune
d'elles a conservé indéfiniment la propriété de correspondre aux
phénomènes qui l'ont inspirée, et de pouvoir être toujours employée,
même aujourd'hui, lorsqu'il s'agit seulement de considérer ces mêmes
phénomènes. C'est ainsi que, en conservant une exacte harmonie entre la
précision de nos théories et celle dont nous avons besoin dans nos
déterminations, l'ensemble de nos études positives présente, en tout
genre, malgré les révolutions scientifiques, un véritable caractère de
stabilité, propre à détruire entièrement le reproche d'arbitraire
suggéré si souvent à des esprits superficiels par le spectacle
inattentif de ces variations.

Après avoir suffisamment considéré l'étude générale des phénomènes
géométriques que présentent les astres de notre monde envisagés dans
l'état de repos, je dois commencer l'examen philosophique de la théorie
géométrique de leurs mouvemens, qui sera complété dans les deux leçons
suivantes.

Le mouvement d'un astre, comme celui de tout autre corps, est toujours
composé de translation et de rotation. La liaison de ces deux mouvemens
est tellement naturelle, ainsi que nous l'avons vu en philosophie
mathématique, que la seule connaissance de l'un est un motif extrêmement
puissant de présumer l'existence de l'autre. Néanmoins, il est
indispensable, en géométrie céleste, de les étudier séparément, car ils
présentent des difficultés très inégales.

Quoique les rotations de nos astres aient été connues beaucoup plus tard
que leurs translations, vu l'impossibilité de les observer à l'oeil nu,
leur étude n'en est pas moins, en réalité, bien plus facile sous le
point de vue géométrique, et c'est justement l'inverse sous le point de
vue mécanique. Il est d'abord évident que ces rotations peuvent être
déterminées géométriquement, sans qu'il soit nécessaire d'avoir aucun
égard aux mouvemens de l'observateur lui-même, qui doivent être pris, au
contraire, en considération essentielle quand il s'agit d'explorer les
translations. En second lieu, la connaissance des rotations est en
elle-même d'une bien plus grande simplicité, puisque la question
d'orbite, qui constitue la principale difficulté de l'étude des
translations, en est nécessairement exclue: elle se rapproche beaucoup,
par sa nature, des recherches purement statiques dont nous venons de
nous occuper. L'ensemble de ces motifs ne permet point d'hésiter, ce me
semble, à placer désormais l'étude des rotations avant celle des
translations, dans toute exposition rationnelle de la géométrie
céleste.

La connaissance des rotations célestes a commencé par la découverte que
fit Galilée de la rotation du soleil, la plus aisée de toutes à
déterminer, et qui ne pouvait manquer de suivre presque immédiatement
l'invention du télescope. La méthode très simple imaginée dans cette
première occasion a été, au fond, constamment la même pour tous les
autres cas, qui ne diffèrent que par la difficulté plus ou moins grande
de l'observation: elle est directement indiquée par la nature même du
problème. En effet, la rotation d'une sphère inaccessible et très
éloignée serait impossible à apercevoir, si sa surface était
parfaitement polie et exactement uniforme. Mais il suffit de pouvoir y
distinguer, soit par leur obscurité, soit, au contraire, par leur éclat,
ou de toute autre manière, quelques points reconnaissables, qui soient
réellement adhérens à la surface, ou du moins susceptibles d'être
regardés comme tels pendant un certain temps (et tel est aujourd'hui le
cas de presque tous nos astres intérieurs), pour que l'examen attentif
de leur déplacement graduel sur l'image totale permette la détermination
géométrique de cette rotation. Un cercle étant connu par trois de ses
points, on pourrait, à la rigueur, se borner à observer exactement
trois positions successives de l'un quelconque des indices ainsi
choisis, en notant avec soin les époques correspondantes. D'après ces
données, un calcul géométrique, d'ailleurs un peu compliqué,
déterminerait entièrement le parallèle décrit par cet indice, comme le
temps employé à le parcourir; conséquemment, la durée totale de la
rotation et l'axe autour duquel elle s'effectue seraient ainsi
exactement connus. Mais il est évidemment indispensable de combiner un
plus grand nombre de positions, et surtout de varier, autant que
possible, les indices, pour obtenir des moyens de vérification dans des
opérations aussi délicates, qui reposent entièrement sur les seules
variations de la différence très petite que présentent, à chaque
instant, l'ascension droite et la déclinaison de l'indice comparées à
celles du centre de l'astre. Ces comparaisons étaient, en outre,
primitivement nécessaires afin de constater l'uniformité réelle de la
rotation. Il faut d'ailleurs remarquer que l'observation directe de la
durée totale d'une révolution, fondée sur le retour exact du même indice
à la même situation, fournit un moyen général de vérification très
précieux; pourvu que l'on soit bien assuré de l'invariabilité relative
des indices, et même, si la rotation est un peu lente, ce qui n'a guère
lieu qu'à l'égard du soleil et de la lune, qu'on ait suffisamment tenu
compte du déplacement propre de l'observateur dans cet intervalle.

D'après l'ensemble des conditions du problème, cette détermination doit
offrir évidemment un degré de précision très inégal suivant les
différens astres. Excepté pour le soleil et la lune, elle exige
indispensablement l'emploi des moyens d'observation les plus
perfectionnés que possède l'astronomie, dont elle constitue peut-être
l'exploration pratique la plus délicate, non-seulement par la difficulté
des mesures, mais aussi à cause des illusions presque inévitables
auxquelles on est alors exposé, et qui ne peuvent être prévenues qu'à
l'aide d'une sorte d'éducation spéciale et graduelle de l'oeil. On se
figure aisément quels obstacles doit présenter le succès d'une telle
opération, d'après ce seul fait, qu'un observateur exact et
recommandable, Bianchini, a pu s'y tromper au point de supposer la
rotation de Vénus vingt-quatre fois plus lente qu'elle n'est
effectivement. Il y a même des planètes trop éloignées ou trop petites,
Uranus, d'une part, et les quatre planètes télescopiques de l'autre,
dont la rotation n'est encore nullement déterminée, son existence étant
seulement admise _à priori_, par une analogie et surtout par une
induction très puissantes. Il en est ainsi d'ailleurs des satellites de
Jupiter et de Saturne, et, à plus forte raison, de ceux d'Uranus, sauf
toutefois les motifs généraux qu'on a de penser que, à leur égard comme
envers la lune, la durée de la rotation est nécessairement égale à celle
de leur circulation autour de la planète correspondante, d'après une
notion de mécanique céleste qui sera indiquée en son lieu.

Parmi les rotations bien connues, on n'aperçoit jusqu'ici aucune trace
de loi régulière, au sujet de leur durée, qui ne se lie ni aux
distances, ni aux grandeurs, et qui paraît seulement, comme je l'ai noté
plus haut, avoir une sorte de relation générale avec le degré
d'aplatissement: encore cette analogie n'est-elle point sans exception,
l'aplatissement de Mars étant beaucoup plus prononcé que celui de la
terre ou de Vénus, et sa rotation n'étant certainement point plus
rapide. Il faut toutefois remarquer que la rotation du soleil est
beaucoup plus lente que celle d'aucune planète. Mais, si les durées des
rotations, quoique d'ailleurs rigoureusement invariables, semblent
tout-à-fait irrégulières, il n'en est nullement ainsi de leurs
directions, ces mouvemens ayant toujours lieu de l'ouest à l'est dans
toutes les parties de notre monde, et suivant des plans très peu
inclinés sur celui de l'équateur solaire; ce qui constitue une donnée
générale fort importante sous le point de vue cosmogonique.

Passons maintenant à l'examen des mouvemens de translation, dont
l'étude, beaucoup plus compliquée, est aussi bien autrement importante,
en égard au but définitif des recherches astronomiques, la prévision
exacte de l'état du ciel à une époque future quelconque, dont je ne
saurais craindre de rappeler trop souvent la considération formelle.

Outre que le mouvement de la terre constitue directement une partie fort
essentielle de cette grande recherche, il ne saurait évidemment être
indifférent, à l'égard des autres astres, de regarder l'observateur
comme fixe ou comme mobile, puisque son déplacement doit notablement
affecter, de toute nécessité, sa manière d'apercevoir les divers
mouvemens extérieurs. On peut bien, à la vérité, décider avec certitude,
sans cette connaissance préalable, que le soleil et non la terre est le
vrai centre des mouvemens de toutes les planètes, comme l'avait reconnu
Tycho-Brahé, en niant notre propre mouvement: car il suffit pour cela de
constater, d'après les procédés indiqués dans cette leçon, que les
distances des planètes au soleil sont très peu variables, tandis que, au
contraire, leurs distances à la terre varient extrêmement; et, en
second lieu, que la distance solaire de chaque planète inférieure est
constamment moindre, et celle d'une planète supérieure constamment plus
grande que l'intervalle entre le soleil et la terre: ce qui résulte des
plus simples observations de parallaxe et de diamètre apparent. Mais on
ne peut aller plus loin, et déterminer la vraie figure des orbites
planétaires, ainsi que la manière dont elles sont parcourues, sans tenir
un compte exact et indispensable du déplacement de l'observateur. C'est
pourquoi la leçon suivante sera tout entière consacrée à l'examen de la
théorie fondamentale du mouvement de la terre, après quoi nous pourrons
poursuivre, d'une manière vraiment rationnelle, l'étude générale des
mouvemens planétaires. Toutefois, il convient, ce me semble, de
compléter la leçon actuelle, en considérant la détermination de
certaines données capitales au sujet de ces mouvemens, qui peuvent être
obtenues, comme elles l'ont été en effet, sans avoir égard à notre
mouvement, et dont la théorie, parfaitement analogue à celle qui vient
d'être caractérisée pour les rotations, présente aussi la simplicité
essentielle des recherches purement statiques; en sorte que
l'homogénéité de cette leçon sera pleinement maintenue. Je veux parler
de la connaissance des plans des orbites et de la durée des révolutions
sidérales, entièrement indépendante, par sa nature, de tout ce qui
concerne la figure des orbites et la vitesse variable de l'astre. On
peut même, pour plus de simplicité, regarder ici tous les mouvemens
comme circulaires et uniformes, ainsi que les astronomes ont dû le faire
primitivement.

Cela posé, il est évident, comme dans le cas des rotations, que, un plan
étant déterminé par trois points, il suffit d'observer trois positions
différentes de l'astre pour en conclure géométriquement la situation du
plan de son orbite. Dans ces opérations, les astronomes ont renoncé
depuis long-temps à employer les déclinaisons et les ascensions droites,
qui continuent toutefois à être les seules coordonnées directement
observées, afin d'adopter l'usage plus commode de deux autres
coordonnées sphériques, connues sous les noms impropres de _latitude_ et
_longitude_ astronomiques, et qui sont exactement, par rapport à
l'écliptique, l'analogue des premières à l'égard de l'équateur. Cette
substitution, qui permet de comparer plus aisément les mouvemens des
planètes à celui de la terre, s'effectue aisément par des formules
trigonométriques invariables, qui conduisent du premier système au
second[6]. Après avoir déterminé ainsi la latitude et la longitude de
l'astre dans les trois positions considérées, on en déduit la situation
de ses _noeuds_, c'est-à-dire la ligne suivant laquelle son orbite
rencontre le plan de l'écliptique, et l'inclinaison de l'orbite sur ce
plan. Il est d'ailleurs évident que toutes les autres positions
observées fourniront autant de moyens de vérifier et de rectifier cette
importante détermination du plan de l'orbite, en ayant soin, pour plus
de sûreté, de comparer entre elles des positions suffisamment éloignées.
On voit que ce cas comporte, par sa nature, une précision bien plus
grande que celui des rotations.

      [Note 6: Il serait peut-être plus convenable encore de
      prendre pour terme de comparaison le plan de l'équateur
      solaire, du moins jusqu'à l'époque d'une exacte connaissance
      de ce qu'on appelle le _plan invariable_. Les coordonnées ne
      se ressentiraient plus ainsi de la considération spéciale
      d'une planète unique, et d'ailleurs les orbites planétaires
      s'approchent en général davantage de ce plan que de celui de
      l'écliptique. Cette transformation, si jamais elle est jugée
      utile, s'effectuera évidemment par les mêmes formules qui
      nous font passer de notre équateur à l'écliptique, en y
      changeant seulement quelques coefficiens. Au reste,
      l'équateur terrestre continuera nécessairement à être le
      terme immédiat de comparaison le plus commode dans toutes
      les observations.]

C'est par là qu'on a reconnu que les plans de toutes les orbites
planétaires passent par le soleil, et de même à l'égard des divers
satellites d'une planète quelconque; et que ces plans sont, en général,
peu inclinés sur l'écliptique, et encore moins sur le plan de l'équateur
solaire, sauf les quatre planètes télescopiques où l'on trouve des
inclinaisons beaucoup plus considérables.

Quant à la durée des révolutions sidérales, elle peut évidemment,
d'abord, être directement observée, d'après le retour de l'astre à la
même situation par rapport au centre de son mouvement. Les temps écoulés
entre les trois positions successives considérées ci-dessus
permettraient même de l'évaluer, comme dans le cas des rotations, sans
attendre une révolution complète, souvent très lente, si l'on supposait
l'uniformité du mouvement ainsi qu'on le peut pour une première
approximation. La connaissance complète de la loi géométrique de ce
mouvement donne le moyen de déduire de cette observation partielle une
détermination exacte, ainsi que nous l'expliquerons plus tard.

Les valeurs de ces temps périodiques ne sont point, comme toutes les
autres données examinées dans cette leçon, irrégulièrement réparties
entre les différens astres de notre monde. En les comparant avec les
distances de ces astres aux centres de leurs mouvemens, on reconnaît
aussitôt que la révolution est toujours d'autant plus rapide qu'elle est
plus courte, et que sa durée croît même plus promptement que la
distance correspondante; en sorte que la vitesse moyenne diminue à
mesure que la distance augmente. Il existe entre ces deux élémens
essentiels une harmonie fondamentale qui sera examinée dans la
vingt-troisième leçon, et dont la découverte, due au génie de Képler,
est un des plus beaux résultats généraux de la géométrie céleste et une
des bases les plus indispensables de la mécanique céleste.

Tel est l'esprit des divers procédés par lesquels la géométrie céleste
détermine, d'une manière sûre et précise, les différentes données
élémentaires qui caractérisent chacun des astres de notre système, et
qui nous permettront de nous élever à la connaissance exacte des vraies
lois géométriques de leurs mouvemens lorsque ceux de notre propre
planète, d'ailleurs si importans en eux-mêmes, auront été préalablement
considérés dans la leçon suivante. Il eût été contraire à la nature de
cet ouvrage d'insérer ici, pour une quelconque de ces données, aucun de
ces tableaux numériques que l'on doit trouver dans les traités
d'astronomie, et dont tout le monde peut même aujourd'hui consulter
aisément les plus importans dans l'_Annuaire du Bureau des longitudes_,
ou dans tout autre recueil de ce genre.



VINGT-DEUXIÈME LEÇON.

Considérations générales sur le mouvement de la terre.

Pour faciliter l'examen général de cette grande question fondamentale,
il convient d'envisager séparément, comme à l'égard des autres astres,
les deux mouvemens dont notre planète est animée, en commençant aussi
par la rotation, bien plus simple à reconnaître directement que la
translation. Cette décomposition est ici d'autant plus naturelle que,
dans l'accomplissement total de la profonde révolution intellectuelle
qui a dû résulter du passage de l'idée de repos à celle de mouvement,
l'esprit humain a formé en effet une hypothèse intermédiaire, peu connue
aujourd'hui, celle de Longomontanus, qui admettait la rotation de la
terre en continuant à méconnaître sa translation, et qui, quelque
absurde qu'elle soit sans doute, astronomiquement, n'a pas été inutile,
sous le point de vue philosophique, comme moyen transitoire. Il est
d'ailleurs évident que, suivant le principe général de la liaison de ces
deux mouvemens dans un corps quelconque, les preuves directes de chacun
deviennent ici, de même qu'envers toutes les planètes, autant de
preuves indirectes de l'autre. Mais, de plus, cette relation présente,
dans le cas actuel, un caractère tout spécial, qui ne saurait avoir lieu
à l'égard d'aucun autre corps céleste: c'est l'impossibilité évidente
que le mouvement annuel de la terre existe sans son mouvement diurne,
quoique l'inverse ait pu logiquement être supposé.

La rotation de la terre ne pouvant point, par sa nature, être exactement
commune au même degré à tous les points de sa surface, doit laisser,
parmi les phénomènes purement terrestre quelques indices sensibles de
son existence, comme je l'ai noté d'avance dans le premier volume, ce
qui ne saurait être pour la translation. Il faut donc distinguer les
preuves célestes et les preuves terrestres de notre mouvement diurne,
tandis que notre mouvement annuel n'en comporte que du premier genre,
qui sont, il est vrai, plus variées.

Les astronomes commencent avec raison, par écarter entièrement la
considération des apparences immédiates, qui ne sauraient devenir, en
aucun sens, un motif réel de décision, puisqu'elles s'accordent
également bien avec les deux hypothèses opposées. Il est clair, en
effet, que l'observateur, ne pouvant avoir nullement la conscience de la
rotation de sa planète, doit apercevoir, en vertu de cette rotation, le
même spectacle céleste que si le ciel tournait journellement, comme un
système solide, autour de l'axe de la terre, et en sens contraire du
vrai mouvement; ainsi qu'on l'observe habituellement dans une foule de
cas analogues.

Dans l'enfance de l'esprit humain, l'opinion, d'ailleurs spontanée, de
l'immobilité de la terre, et du mouvement quotidien de la sphère céleste
autour d'elle, n'avait point, à beaucoup près, le degré d'absurdité
qu'elle présente de nos jours chez le petit nombre d'intelligences mal
organisées qui s'obstinent quelquefois à la maintenir: elle était, au
contraire, ce me semble, aussi logique que naturelle. Car elle se
trouvait être exactement en harmonie avec les idées profondément
erronées que l'on se formait nécessairement des distances et des
dimensions des astres avant la naissance de la géométrie céleste. Les
astres étaient regardés comme très voisins, et par suite supposés très
peu supérieurs à leurs grandeurs apparentes, en même temps qu'on devait
naturellement s'exagérer beaucoup les dimensions de la terre, lorsqu'on
eut commencé à lui reconnaître des limites. Avec de tels renseignemens,
il eût été, évidemment, impossible de ne pas admettre l'immobilité d'une
masse aussi immense, et le mouvement journalier d'un univers dont les
élémens et les intervalles étaient, comparativement, aussi petits. Une
conception tellement enracinée, et appuyée sur des motifs directs d'une
telle force, indépendamment de la confiance énergique que lui prêtait
l'ensemble des sentimens humains, ne pouvait donc être ébranlée que par
une approximation au moins grossière, mais, pourtant géométrique, des
distances et des dimensions célestes, comparées à la grandeur de la
terre. Or, malgré que ces déterminations statiques, objet essentiel de
la leçon dernière, doivent certainement précéder aujourd'hui l'étude des
mouvemens dans une exposition rationnelle de la géométrie céleste, il
n'a pu en être entièrement ainsi dans le développement historique de la
science. L'astronomie grecque avait ébauché la théorie vraiment
géométrique des mouvemens célestes, en n'envisageant essentiellement que
les directions, sans s'être nullement occupée de mesurer les proportions
de l'univers; ce qui a dû maintenir beaucoup plus long-temps l'opinion
primitive sur le système du monde.

Mais, depuis que ces proportions ont commencé à être géométriquement
appréciées, l'ensemble des notions sur lesquelles reposait une telle
opinion a pris un caractère absolument inverse, qui a dû provoquer de
plus en plus la formation de la conception copernicienne. Quand il a été
une fois bien constaté que la terre n'est qu'un point au milieu des
intervalles célestes, et que ses dimensions sont extrêmement petites
comparativement à celles du soleil et même de plusieurs autres astres de
notre monde, il est devenu absurde d'en faire le centre de divers
mouvemens, et surtout l'immense rotation journalière du ciel a aussitôt
impliqué une contradiction choquante. À la vérité, les astres extérieurs
à notre système seront réputés 24000 fois moins lointains, d'après la
leçon précédente, en n'admettant point la circulation annuelle de la
terre: mais leurs distances n'en cesseraient pas d'être immenses, et
beaucoup plus grandes que celle du soleil; ce qui doit, en outre, leur
faire attribuer certainement des volumes au moins analogues. Dès lors,
la prodigieuse vitesse que devraient avoir tous ces grands corps pour
décrire en un jour, autour de la terre, des cercles d'une telle
immensité, devient évidemment inadmissible, surtout quand on reconnaît
que, pour l'éviter, il suffit en laissant tout ce système immobile,
d'attribuer à la terre un très petit mouvement, qui n'excède point, même
à l'équateur, le mouvement initial d'un boulet de 24. Cette
considération est puissamment fortifiée en pensant, sous le point de vue
mécanique, à l'énormité de la force centrifuge qui résulterait de
mouvemens aussi étendus et aussi rapides, et qui exigerait
continuellement, de la part de la terre, imperceptible comparativement à
l'univers, un effort évidemment impossible, pour empêcher ces masses
immenses de poursuivre à chaque instant leur route suivant la tangente,
tandis que la rotation de la terre détermine seulement une force
centrifuge presque insensible, aisément surmontée par la pesanteur, dont
elle n'est, même à l'équateur, que la deux cent quatre-vingt-neuvième
partie.

Une seconde preuve fondamentale, indépendante de la connaissance des
intervalles et des dimensions, se tire de l'existence des mouvemens
propres. Il a suffi de voir les astres passer les uns devant les autres
pour être assuré qu'ils sont inégalement éloignés; ensuite,
l'observation des mouvemens particuliers aux différentes planètes, en
sens contraire du mouvement général du ciel, et selon des directions et
des périodes fort distinctes, a constaté que tous les astres ne tenaient
point ensemble. Or, il était évidemment impossible de concilier cette
indépendance avec la liaison si étroite qu'exigeait l'harmonie
fondamentale du mouvement diurne, où l'on voyait le ciel tourner tout
d'une pièce. Aristote et Ptolémée avaient été inévitablement conduits,
pour établir cette conciliation, à construire l'hypothèse si compliquée,
quoique ingénieuse, d'un système de cieux solides et transparens, qui
présente d'ailleurs tant d'absurdités physiques. Mais la simple
connaissance de certains astres, comme les comètes, qui passent
successivement dans toutes les régions célestes, aurait suffi seule à
détruire tout ce pénible échafaudage, qui, suivant l'ingénieuse
expression de Fontenelle, exposait ainsi l'univers à être cassé. Il est
singulier que ce soit Tycho-Brahé, le plus illustre antagoniste de la
découverte de Copernic, qui ait ainsi fourni un des argumens les plus
sensibles contre sa propre opinion, en ébauchant, le premier, la vraie
théorie géométrique des comètes.

Quel que doive être l'empire des opinions établies, surtout quand elles
sont aussi profondément enracinées, l'ensemble des considérations
précédentes, aurait, probablement, par son évidence de plus en plus
puissante, déterminé les astronomes à reconnaître, long-temps avant
Copernic, la réalité du mouvement de rotation de la terre; car, la
précision des déterminations modernes n'était nullement nécessaire pour
faire sentir la force de telles preuves: il suffisait d'une
approximation grossière, déjà essentiellement obtenue à une époque très
antérieure. Mais l'ignorance des lois fondamentales du mouvement
présentait un obstacle nécessairement insurmontable à l'admission d'une
théorie, dont la supériorité astronomique était sans doute vivement
sentie, par un aussi grand astronome que Tycho entre autres, et qui
toutefois paraissait absolument inconciliable avec l'observation de qui
se passe habituellement sous nos yeux à la surface de la terre,
principalement dans la chute des corps pesans. Copernic ne fit nullement
disparaître cet obstacle radical, il dura encore près d'un siècle,
jusqu'à la mémorable époque de la création de la dynamique par le génie
de Galilée, qui établit, le premier, cette grande loi, que j'ai cru
devoir présenter, dans la philosophie mathématique, comme une des trois
bases physiques nécessaires de la mécanique rationnelle: l'indépendance
totale des mouvemens relatifs de différens corps quelconques envers le
mouvement commun de leur ensemble. Jusque alors, la rotation de la
terre, quelque probable qu'elle fût comme hypothèse astronomique, était
nécessairement inadmissible. Telle est la prépondérance des habitudes
intellectuelles natives, que, sans que personne eût jamais pensé à faire
l'expérience, on admettait, comme un fait incontestable, que la balle
jetée du haut du mât, dans un vaisseau en mouvement, ne retombait point
au pied du mât, mais à quelque distance en arrière, ce dont le moindre
observateur eût immédiatement signalé la fausseté grossière. Delambre a
justement remarqué, dans son _Histoire de l'Astronomie moderne_, combien
l'argumentation des Coperniciens avant Galilée, dans cette célèbre
discussion, était encore plus vicieuse et plus métaphysique à cet égard
que celle de leurs adversaires, puisqu'ils admettaient aussi la réalité
de ce prétendu fait, et que seulement ils s'efforçaient, par de vaines
subtilités, de détruire l'objection qu'on en tirait très logiquement
contre le mouvement de la terre. Même après les démonstrations de
Galilée, il fallut encore que Gassendi provoquât spécialement, dans le
port de Marseille, une expérience publique pour achever de convaincre à
ce sujet les péripatéticiens obstinés.

Depuis que la propagation des saines doctrines mécaniques a fait ainsi
disparaître la seule difficulté qui s'opposât réellement à l'admission
de la rotation de la terre, on a cherché, dans l'examen plus approfondi
de ces mêmes phénomènes de chute, une confirmation directe et terrestre
de l'existence de ce mouvement. Il est clair, en effet, qu'un corps en
tombant du sommet d'une tour très élevée, doit avoir une légère vitesse
initiale horizontale dans le sens de la rotation terrestre, d'après le
petit excès de la vitesse du sommet sur celle du pied, à raison de son
cercle diurne un peu plus grand. Le corps, ainsi lancé comme un
projectile, retombe donc nécessairement un peu à l'est du pied de la
tour; et la quantité de cette déviation est aisément calculable, du
moins en négligeant la résistance de l'air, en fonction de la hauteur de
la tour et de sa latitude. Si cet écartement était plus grand, on aurait
là un moyen expérimental très précieux de démontrer la rotation
terrestre. Mais il est malheureusement trop petit, à l'égard même de nos
édifices les plus élevés, pour que l'expérience soit vraiment décisive,
à cause de l'impossibilité presque absolue, quelques précautions qu'on
ait prises, de laisser tomber le corps sans qu'il reçoive aucune petite
impulsion, comparable à celle dont on veut apprécier l'effet. Néanmoins,
cette ingénieuse expérience, tentée en divers lieux au commencement de
ce siècle, a généralement donné une déviation dans le sens convenable,
quoique sa valeur n'ait pu être celle que la théorie avait assignée; ce
qui fait espérer qu'on pourra plus tard, en choisissant des conditions
plus favorables, parvenir à la compléter. Il est regrettable qu'on ne
l'ait point essayée à l'équateur, où l'écartement doit avoir plus
d'étendue qu'en aucun autre lieu.

Afin d'obtenir des preuves terrestres vraiment incontestables de la
réalité de notre rotation, il faut considérer l'influence de la force
centrifuge qui en résulte nécessairement, pour altérer la direction
naturelle et surtout l'intensité propre de la pesanteur.

La célèbre observation faite par Richer à Cayenne en 1672, de la
diminution d'environ 3/2 ligne, à l'équateur, dans la longueur exacte du
pendule à secondes réglé à Paris, fournit, en l'analysant
convenablement, la première confirmation directe du mouvement de
rotation de la terre. Notre globe s'écarte trop peu, d'après la leçon
précédente, de la figure exactement sphérique, pour qu'un tel
décroissement de la pesanteur puisse provenir du seul renflement
équatorial, en vertu de la loi générale de la variation de la gravité
inversement au quarré de la distance au centre de la terre. Suivant
l'aplatissement le plus certain, cette cause ne pourrait produire qu'une
différence d'à peine 1/8 ligne. Reste donc, évidemment, 1 ligne pour
l'influence propre de la force centrifuge, qui, étant, à l'équateur, à
la fois la plus grande possible, et directement opposée à la gravité,
doit la diminuer davantage qu'en tout autre lieu. La quantité de cette
diminution, qui peut être aisément calculée _à priori_ avec une entière
certitude, coïncide, d'une manière admirable, entre les limites des
erreurs des observations, avec la portion qui appartient ainsi à la
force centrifuge dans le raccourcissement total; et cela, non-seulement
à l'équateur, mais encore à toutes les latitudes où cette comparaison
délicate a pu être établie avec le surcroît de soin qu'exige l'effet
moins prononcé. Une démonstration aussi mathématique ne permettrait plus
aucun doute sur la rotation de la terre, quand même on écarterait
entièrement les preuves astronomiques, d'ailleurs si évidentes. C'est
ainsi que l'immortelle observation de Richer se rattache aux deux plus
grandes découvertes de la philosophie naturelle, le mouvement de la
terre, et la théorie de la gravitation: les deux tiers de l'effet mesuré
ont irrécusablement vérifié la rotation de notre planète, et l'autre
tiers a conduit Newton à déterminer son aplatissement. Aucun autre fait
particulier n'a eu peut-être d'aussi grandes conséquences dans toute
l'histoire de l'esprit humain.

Passons maintenant à la considération spéciale du mouvement de
translation de la terre, dont l'existence ne peut être constatée, comme
nous l'avons remarqué, que par des preuves astronomiques, à cause de la
différence tout-à-fait insensible de la vitesse des divers points de la
terre en vertu de ce mouvement, qui ne saurait donc exercer la moindre
influence sur nos phénomènes terrestres.

La seule position exacte de la question établit d'abord une analogie
puissante en faveur de la théorie copernicienne, puisque la circulation
de toutes les autres planètes autour du soleil avait été déjà constatée
par Tycho lui-même, le système ancien proprement dit étant ainsi
définitivement écarté de la discussion, qui s'est dès lors trouvée
réduite à examiner si la terre circule aussi à son rang, comme Vénus,
Mars, Jupiter, etc., ou bien si le soleil, centre reconnu de tous les
mouvemens planétaires, parcourt annuellement l'écliptique autour de la
terre immobile. Par ce simple énoncé, tout esprit impartial est,
évidemment, porté à présumer que le vrai motif de cette indécision tient
uniquement à la situation de l'observateur, qui, placé sur quelque autre
planète, en eût fait sans doute aussi le centre général des mouvemens
célestes.

Ici, comme à l'égard de la rotation, il est d'abord évident que les
apparences ne peuvent rien décider. Car, en ôtant la terre du centre de
l'écliptique pour y mettre le soleil, il suffit de placer la terre en un
point de cette orbite diamétralement opposé à celui qu'occupait le
soleil auparavant; et dès lors, sans rien changer au sens du mouvement,
l'observateur terrestre apercevra continuellement le soleil dans la même
direction que ci-devant. En regardant le mouvement annuel de la terre
comme n'altérant point le parallélisme de son axe de rotation, toute
l'explication des phénomènes relatifs aux saisons et aux climats, étant
reprise sous ce point de vue, donnera, évidemment, les mêmes résultats
que dans l'ancien système. Tous les phénomènes les plus sensibles du
ciel sont donc exactement les mêmes pour les deux hypothèses. Ainsi,
c'est uniquement dans des comparaisons plus délicates et plus
détournées, fondées sur des observations plus approfondies, qu'il faut
chercher des motifs de prononcer entre elles, en considérant des
phénomènes qui conviennent beaucoup mieux à l'une qu'à l'autre, ou même,
comme on en a découvert, qui soient absolument incompatibles avec le
système ancien, et mathématiquement en harmonie avec le système moderne.
Si l'on ne voulait point distinguer, à cet égard, entre les preuves
directes et indirectes, il faudrait, pour ainsi dire, envisager
l'ensemble des phénomènes célestes, tant mécaniques que géométriques;
car il n'en est presque aucun qui ne puisse fournir indirectement une
confirmation spéciale du mouvement de notre planète, dont l'influence
doit, en effet, se faire sentir naturellement dans toutes nos
explorations astronomiques. Mais il ne saurait évidemment être question,
en ce moment, que des preuves les plus directes. Je crois devoir les
réduire à trois principales, que je vais successivement considérer dans
l'ordre croissant de leur validité logique; elles se tirent de l'examen
des phénomènes: 1º. de la précession des équinoxes, modifiée par la
nutation de l'axe terrestre; 2º. des apparences stationnaires et
rétrogrades que présentent les mouvemens planétaires; 3º. enfin, de
l'aberration de la lumière, d'où l'on a déduit la démonstration la plus
décisive et la plus mathématique.

En comparant deux catalogues d'étoiles dressés à des époques
différentes, on remarque, dans les positions de tous ces astres, une
variation très singulière et croissante avec le temps, qui ne semble
assujettie à aucune loi, quand on se borne à envisager les ascensions
droites et les déclinaisons. Mais, si l'on en déduit les longitudes et
les latitudes, on reconnaît aussitôt que les dernières n'ont éprouvé
aucun changement, et que les premières ont subi une modification
commune, consistant dans une augmentation générale d'environ cinquante
secondes par an, qui se continue indéfiniment avec uniformité. Cette
importante découverte fut faite par Hipparque, d'après la différence de
deux degrés qu'il aperçut entre ses longitudes d'étoiles et celles qui
résultaient des observations d'Aristille et Timocharis un siècle et demi
auparavant. La précision des observations modernes permet de vérifier ce
fait général par des comparaisons beaucoup plus rapprochées, et même
d'une année à l'autre. Ce phénomène équivaut évidemment à une
rétrogradation des points équinoxiaux sur l'écliptique contre l'ordre
des signes; d'où vient sa dénomination habituelle, à cause de
l'avancement continuel d'environ vingt minutes, qui en résulte
nécessairement chaque année pour l'époque des équinoxes.

Cette précession des équinoxes ne pouvait être conçue, dans l'hypothèse
de la terre immobile, qu'en faisant tourner l'univers tout d'une pièce
autour des pôles de l'écliptique en vingt-cinq mille neuf cent vingt
ans, en même temps qu'il tournait chaque jour, en sens contraire, autour
des pôles de l'équateur. Aussi Ptolémée avait-il imaginé, à cet effet,
un ciel de plus. Au lieu de cette complication inintelligible, il
suffit, au contraire, en admettant le mouvement de la terre, d'altérer
le parallélisme de son axe de rotation d'une quantité presque
insensible; car, le phénomène sera complètement représenté, si l'on fait
tourner lentement cet axe, pendant cette longue période, autour de celui
de l'écliptique, en formant avec lui un angle constant.

La différence des deux hypothèses à cet égard devient bien plus sensible
encore en considérant le phénomène secondaire, désigné sous le nom de
_nutation_, dont les anciens n'ont pu avoir aucune connaissance, à cause
de son extrême petitesse, quoiqu'il ne soit qu'une sorte de
différentiation de la précession des équinoxes, et qu'il se manifeste
essentiellement de la même manière, pourvu que les observations soient
faites avec toute la précision moderne. Ce phénomène remarquable, dont
la période est de dix-huit ans environ, avait été indiqué par Newton
d'après la théorie de la gravitation; mais il a été réellement constaté,
pour la première fois, par Bradley. On le représente aisément, dans
l'hypothèse copernicienne, en modifiant un peu le mouvement conique
précédent de l'axe terrestre, qui correspond à la précession. Il faut
alors concevoir que cet axe, au lieu d'occuper à chaque instant une des
génératrices de ce cône, tourne autour d'elle en dix-huit ans, suivant
un autre cône très petit, ayant pour base une ellipse, dont les deux
demi-axes sont à peu près de neuf secondes et de six secondes. Ce
phénomène obligerait évidemment, dans l'hypothèse de la terre en repos,
à supposer à l'univers un troisième mouvement général, encore plus
difficile à concilier que celui de la précession avec le mouvement
fondamental.

La considération de ces phénomènes du point de vue mécanique rend
beaucoup plus frappant le contraste des deux systèmes à ce sujet. Car,
ces légères altérations du parallélisme de l'axe terrestre sont, d'après
la théorie de la gravitation, une simple conséquence nécessaire et
évidente, comme je l'indiquerai plus tard, de l'action du soleil, et
surtout de la lune, sur le renflement équatorial de notre globe, suivant
le beau travail de D'Alembert, qui explique complètement, non-seulement
la nature, mais encore la quantité exacte de ces deux perturbations.

Voilà donc une première classe de phénomènes qui, sans être absolument
inconciliables avec l'ancien système du monde, s'accordent infiniment
mieux avec le mouvement de la terre, même en se bornant à les envisager
sous le rapport géométrique, comme nous devons le faire
actuellement[7].

Cette évidente supériorité du système copernicien, est encore plus
clairement prononcée à l'égard des nombreux phénomènes connus sous le
nom de _rétrogradations et stations des planètes_, qui, dans l'hypothèse
de la terre immobile, ne pouvaient être que vaguement expliqués à l'aide
des suppositions les plus forcées et les plus arbitraires; tandis que
toutes leurs diverses circonstances, même numériquement appréciées,
résultent immédiatement, et de la manière la plus simple, du seul
mouvement de notre planète.

      [Note 7: Craignant d'interrompre la série naturelle des
      idées dans cette importante exposition, je n'ai pas cru
      devoir mentionner l'application chronologique qu'on a voulu
      faire quelquefois de la procession des équinoxes, d'après
      l'indication de Newton à ça sujet, afin de remonter à des
      époques très reculées, par les monumens de diverses sortes
      qui retraçaient alors l'état du ciel, à raison de
      soixante-douze ans pour chaque degré de différence dans la
      position des points équinoxiaux. Quoique sans doute très
      rationnelle en elle-même, cette application me semble
      réellement dépourvue de toute utilité essentielle, à cause
      de l'extrême imperfection nécessaire des observations
      antiques, et de la grossière infidélité de leur expression
      par les monumens considérés. Car, il résulterait
      probablement de cette double cause, convenablement
      appréciée, une incertitude chronologique très supérieure,
      dans la plupart des cas, à celle que laissent les procédés
      ordinaires de l'exploration historique. Cette méthode ne
      deviendrait donc applicable, avec quelque précision, qu'à
      partir de la naissance de la véritable astronomie chez les
      Grecs; et, pour des temps si peu lointains, les autres
      renseignemens suffisent déjà entièrement. Je ne pense pas
      qu'on puisse citer aucune véritable découverte chronologique
      qui soit effectivement due à ce procédé, depuis plus d'un
      siècle qu'on s'en est occupé.]

On a justement comparé ces phénomènes aux apparences que présente
journellement un bateau, descendant une large rivière, à un observateur
qui la descend aussi de son côté, sans avoir conscience de son
mouvement; et d'où il résulte que le mouvement de ce bateau semble
direct, stationnaire, ou rétrograde, selon que sa vitesse est
supérieure, égale, ou inférieure à celle de l'observateur. Nous
concevons en effet, que le mouvement de notre globe doit nous faire
continuellement apercevoir chaque planète au point de son orbite où elle
se trouverait en lui imprimant, en sens contraire, une vitesse égale à
la nôtre. Cela posé, à partir du moment où la planète quelconque est le
plus près de nous, afin que les deux mouvemens soient exactement dans le
même sens, cette correction la fera évidemment paraître rétrograde
pendant un temps plus ou moins long dépendant des vitesses et des
distances relatives, jusqu'à ce que sa direction se trouve suffisamment
changée, par la continuité de sa propre circulation, pour que son
mouvement apparent redevienne direct, comme il l'est le plus souvent. Il
est d'ailleurs évident que, suivant la règle ordinaire de tous les
phénomènes qui changent de signe, il y aura, vers la fin et vers le
renouvellement de la rétrogradation, un instant où la planète paraîtra
sensiblement stationnaire dans le ciel. Toutes les parties du phénomène,
l'époque et la durée de la rétrogradation, l'étendue de l'arc qu'elle
embrasse et la position de ses points extrêmes, peuvent être exactement
calculées d'après la distance de la planète au soleil et la durée de sa
révolution, comparées au mouvement de la terre. On peut, dans ce cas,
simplifier beaucoup le calcul, sans aucun inconvénient réel, en
supposant tous les mouvemens circulaires et uniformes, et même dans le
plan de l'écliptique. Les résultats doivent évidemment présenter de
grandes différences, suivant les diverses planètes. Leur comparaison
générale montre que la durée absolue de la rétrogradation augmente à
mesure qu'on s'éloigne du soleil; mais que, relativement au temps
périodique de la planète, elle diminue, au contraire, très rapidement et
de plus en plus. Or, l'observation directe de ces phénomènes vérifie,
d'une manière remarquable, toutes ces conséquences de la théorie du
mouvement de la terre, même quant à leur valeur numérique.

Ces apparences si simples n'avaient pu être expliquées, dans l'ancien
système, qu'en faisant mouvoir chaque planète sur la circonférence d'un
cercle idéal, dont le centre parcourait l'orbite effective. On conçoit
que, ces deux mouvemens se trouvant être tantôt conformes et tantôt
contraires, il était possible, en disposant convenablement du rayon
arbitraire de cet épicycle et du temps fictif de la révolution
correspondante, de représenter, jusqu'à un certain point, la
rétrogradation et la station de chaque planète. Cette conception, qu'il
faut juger comme subordonnée à l'ancien système, était sans doute fort
ingénieuse. Mais, malgré toutes les ressources arbitraires qu'on s'y
était ménagé, elle ne satisfaisait que d'une manière très vague aux
phénomènes mêmes qui l'avaient provoquée, et elle était manifestement
contraire à la véritable nature des orbites planétaires, comme nous le
verrons dans la leçon suivante. Ainsi, indépendamment de son absurdité
physique, elle ne pouvait évidemment soutenir à cet égard la moindre
concurrence, avec la théorie de Copernic, qui a rendu ces phénomènes
tellement simples et vulgaires, que les astronomes ne s'en occupent plus
aujourd'hui. On n'avait pas même tenté d'y expliquer la circonstance la
plus frappante que présentent les rétrogradations planétaires, leur
coïncidence invariable avec l'époque de l'opposition, s'il s'agit d'une
planète supérieure, ou de la conjonction inférieure, à l'égard des deux
autres planètes, ce qui, au contraire, résulte, au premier coup d'oeil,
de l'explication moderne.

Le mouvement annuel de la terre pourrait donc être regardé comme
suffisamment constaté par cette seconde classe de phénomènes, qui
faisait en effet la principale force de l'argumentation des coperniciens
avant Képler et Galilée. Néanmoins, comme elle peut à la rigueur se
concilier, jusqu'à un certain point, avec l'ancien système du monde,
quelque étrange et imparfaite qu'y soit son explication, l'astronomie
moderne, dans l'admirable sévérité de sa méthode, ne proclame
aujourd'hui, comme une vraie démonstration mathématique du mouvement de
la terre, que celle qui résulte de l'analyse exacte des phénomènes si
variés de l'aberration de la lumière, absolument incompatibles avec
l'immobilité de notre globe, et si parfaitement déduits au contraire par
le grand Bradley de la théorie copernicienne; quoique, d'ailleurs, cette
théorie se trouvât déjà généralement admise par les astronomes, quand
ces phénomènes furent découverts. Telle est la troisième considération
fondamentale, qui me reste à indiquer ici, au sujet du mouvement de la
terre.

Il est préalablement indispensable d'examiner comment l'astronomie
parvient à mesurer la vitesse avec laquelle la lumière se propage.

Les distances terrestres sont beaucoup trop petites pour que le procédé
qui permet d'estimer, par des observations directes, la durée de la
propagation du son, puisse être jamais applicable à la lumière, dont le
mouvement est tellement rapide qu'on ne saurait constater, quelques
précautions qu'on ait prises, la moindre différence perceptible entre
l'instant où la lumière est émise en un certain lieu et le moment où
elle est vue d'un autre lieu aussi éloigné que possible, quoique les
deux phénomènes ne soient pas sans doute exactement simultanés. Mais la
grandeur des espaces intérieurs de notre système solaire comporte, au
contraire, une évaluation très précise de cette vitesse. Toutefois, il
semble au premier abord, que, quel que soit le temps employé par la
lumière à nous venir des astres, il n'en doit résulter qu'un simple
retard dans l'époque que nous assignons à chacune de leurs positions, ce
qui n'exercerait aucune influence sur nos observations comparatives.
C'est pourquoi ce temps ne peut être aperçu et mesuré qu'en considérant
des phénomènes uniformes qui s'exécutent successivement à des distances
de la terre extrêmement inégales, et qui, dès lors, présenteront pour
cette seule cause des différences appréciables suivant les diverses
situations. Tel est, en effet, le procédé imaginé par Roëmer, auteur de
cette immortelle découverte, que lui fournit l'observation comparative
des éclipses des satellites de Jupiter dans les situations opposées de
cette planète à l'égard de la terre.

Le premier satellite, par exemple, est éclipsé par Jupiter toutes les
quarante-deux heures et demie. Supposons que les tables en aient été
dressées pour la moyenne distance de Jupiter à la terre, qui a lieu
lorsque Jupiter nous semble à quatre-vingt-dix degrés environ du soleil.
En comparant à cette situation moyenne l'époque de l'opposition et celle
de la conjonction, il est clair que l'apparition de l'éclipse aura lieu
plus tôt dans le premier cas, et plus tard dans le second, à cause du
chemin moindre ou plus grand que la lumière devra parcourir. La
confrontation des deux cas extrêmes détermine le temps très sensible
employé par la lumière à décrire le diamètre de l'orbite terrestre, et
il en est résulté qu'elle nous vient du soleil en huit minutes environ.
L'observation des autres satellites, et, plus tard, celle des satellites
de Saturne et même d'Uranus, ont fourni à cet égard de nombreux moyens
de vérification, qui, d'ailleurs, ont constaté l'exacte uniformité du
mouvement de la lumière, du moins entre les limites de notre monde.

D'après cette importante détermination préliminaire, il devient aisé de
concevoir comment le mouvement de la terre produit les phénomènes de
l'aberration de la lumière dans les étoiles et dans les planètes.

Quoique la lumière emploie certainement plusieurs années à nous
parvenir, même des étoiles les plus voisines, il n'en peut évidemment
résulter, si la terre est immobile, qu'une simple erreur d'époque, et
jamais aucune erreur de lieu. Au contraire, notre mouvement doit
nécessairement altérer un peu la direction suivant laquelle nous
apercevons l'astre, et qui s'obtient alors en composant, d'après la
règle ordinaire du parallélogramme des mouvemens, la vitesse de la
lumière avec celle de la terre. Comme la première est environ dix mille
fois supérieure à la seconde, cette déviation ne peut être, à son
_maximum_ (qui a lieu lorsque les deux mouvemens sont rectangulaires),
que de vingt secondes, tantôt en un sens, tantôt dans l'autre; d'où
résulte au plus une variation de quarante secondes dans les positions
des étoiles pendant tout le cours de l'année. Il fallait donc toute la
précision des observations modernes pour parvenir à la constater avec
une entière certitude, quoique plusieurs astronomes aient semblé
l'entrevoir un peu avant Bradley, sans pouvoir d'ailleurs se l'expliquer
en aucune manière.

La loi fondamentale de cette déviation ne laisse évidemment rien
d'arbitraire. L'aberration a toujours lieu dans le plan qui passe à
chaque instant par la direction variable et exactement connue du
mouvement de la terre, et par le rayon visuel mené à l'étoile, qui peut
être regardé, d'après la leçon précédente, comme sensiblement parallèle,
en tous temps, à la droite que déterminent la longitude et la latitude
de cet astre. L'angle formé par ces deux droites règle tous les
changemens que ce phénomène doit présenter. Tout est donc mathématique
ici, et peut être confronté, sans la moindre équivoque, à l'observation
directe, après avoir, pour plus de facilité, déduit de l'aberration
primitive les variations qu'elle entraîne dans l'ascension droite et la
déclinaison, préalablement corrigées de la précession.

En considérant la marche générale du phénomène, on peut envisager
l'ensemble des rayons visuels menés à l'étoile dans toutes les positions
de la terre, comme formant un cylindre plus ou moins oblique, dont la
base est le cercle de l'écliptique. Le plus grand angle que la
génératrice de ce cylindre puisse former avec la tangente de la base,
et qui détermine la plus grande aberration, a lieu dans les deux points
diamétralement opposés où son plan est perpendiculaire à l'écliptique:
l'angle est au contraire le plus éloigné possible d'être droit, d'où
résulte le _minimum_ d'aberration, dans les deux points de l'écliptique
situés à quatre-vingt-dix degrés des précédens. Le développement total
du phénomène, pendant le cours de l'année, doit donc présenter quatre
phases principales, deux _maxima_ et deux _minima_, tantôt dans un sens,
tantôt dans l'autre, suivant les directions opposées de la terre aux
deux moitiés de sa route. Cette marche caractéristique de l'aberration,
et surtout la périodicité si frappante de l'ensemble des phénomènes
après chaque année révolue, ont été pour Bradley les premiers symptômes
qui l'aient naturellement conduit à en chercher la vraie théorie dans la
combinaison du mouvement de la terre avec le mouvement de la lumière.

L'aberration doit, évidemment, présenter des différences très
considérables suivant les diverses étoiles. Ce qui vient d'être indiqué
sur sa marche générale, correspond essentiellement au cas le plus
ordinaire d'une étoile plus ou moins écartée de l'écliptique. Mais, si
l'on envisage les deux cas extrêmes, il est d'abord évident que, pour
une étoile située au pôle de l'écliptique, le cylindre précédent
deviendra droit, et, par conséquent, l'aberration fondamentale aura
toujours la même valeur, égale à son _maximum_ de vingt secondes, et
sera seulement tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Quant au contraire,
à une étoile située exactement dans le plan de l'écliptique, les
variations seront plus prononcées qu'en aucun autre cas; puisque, notre
cylindre se réduisant alors à un plan, l'aberration pourra être nulle à
deux époques opposées de l'année, tandis que, à trois mois de chacune
d'elles, elle atteindra toute sa valeur. Voilà donc une nouvelle source
de vérifications très sensibles pour la théorie générale de
l'aberration.

Enfin, l'observation des planètes doit nécessairement être affectée
aussi d'une erreur de lieu semblable à l'aberration des étoiles.
Seulement, la loi fondamentale en est plus compliquée; car, au lieu du
simple parallélogramme des mouvemens, il faut considérer alors le
parallélépipède destiné à composer les trois vitesses de la lumière, de
la terre, et de la planète; ce qui produit des formules plus
embarrassantes; mais d'ailleurs entièrement analogues. Cette nouvelle
aberration est susceptible d'un troisième genre de changement, dû aux
vitesses fort inégales des diverses planètes, indépendamment de celles
qui correspondent aux directions continuellement variables de la terre
et de la planète. Il en résulte des différences plus étendues entre les
valeurs extrêmes du phénomène, ainsi qu'une moindre régularité dans ses
phases principales, quoique tout continue évidemment à pouvoir être
calculé _à priori_ avec exactitude.

Tel est, dans son ensemble, l'esprit du beau travail de Bradley, qu'on
peut considérer comme présentant, après la grande suite de recherches de
Képler, la plus haute manifestation de génie astronomique qui ait jamais
été produite jusqu'ici: une nouvelle classe de phénomènes très délicats
et très variés, ramenée mathématiquement tout entière, et jusque dans
ses moindres détails numériques, à un seul principe éminemment simple et
lucide. Le merveilleux accord de cette théorie avec les observations
directes les plus précises, diversifiées de mille manières, nous offre
donc enfin une démonstration complètement irrécusable de la réalité du
mouvement annuel de la terre, sans lequel aucun de ces nombreux
phénomènes ne saurait évidemment avoir lieu.

La vitesse due à la rotation quotidienne de notre globe doit aussi,
d'après le même principe fondamental, produire une certaine aberration
diurne, présentant, comme l'aberration annuelle, quatre phases
principales et analogues, séparées par des intervalles de six heures, et
susceptible, en outre, d'un nouvel ordre de variations, suivant les
latitudes des divers observatoires. Mais nos observations ne deviendront
peut-être jamais assez précises pour procurer à notre intelligence la
vive satisfaction de trouver, dans un même ordre de phénomènes, une
démonstration mathématique de la rotation de notre planète aussi bien
que de sa translation. En effet, la vitesse qui résulte de la rotation
de la terre étant plus de soixante fois moindre, même à l'équateur, que
celle due à la translation, le _maximum_ de cette aberration diurne est
un peu au-dessous de un tiers de seconde, et par conséquent
inappréciable jusqu'ici. Il en serait, à bien plus forte raison, de même
pour les plus grandes vitesses artificielles que nous puissions nous
imprimer, et qui ne sauraient produire aucune aberration perceptible
dans les objets fixes vers lesquels nous dirigerions nos regards pendant
ces mouvemens.

Il ne faut pas négliger de noter, au sujet de la théorie de
l'aberration, que tous les calculs y étant fondés sur l'uniformité du
mouvement de la lumière, leur exacte harmonie avec l'observation
immédiate a étendu, aux plus grands espaces imaginables, la preuve de
cette uniformité, constatée seulement jusque alors dans l'intérieur de
notre monde par le travail de Roëmer. En même temps, on a ainsi reconnu
que la vitesse de la lumière est la même pour toutes les étoiles, ou, du
moins, que les différences ne peuvent point s'élever à un vingtième de
la valeur moyenne.

Enfin, il est évident que la connaissance de l'aberration a nécessité
désormais, dans toutes les observations astronomiques, une nouvelle
correction fondamentale, à joindre à celles de la réfraction et de la
parallaxe, avant de pouvoir les employer à des déterminations qui
exigent toute la précision possible. Il en est de même à l'égard de la
précession et de la nutation. Ces trois nouvelles corrections générales
peuvent se faire par des formules trigonométriques essentiellement
analogues à celles déjà usitées pour la réfraction et la parallaxe, sauf
le changement des coefficiens. On conçoit que, par l'ensemble de ces
opérations, le simple dépouillement d'une observation brute, faite avec
les meilleurs instrumens, soit devenu, pour les modernes, une opération
délicate et pénible.

Telles sont, en aperçu, les diverses considérations essentielles dont
l'influence combinée a graduellement conduit l'homme à reconnaître
enfin, de la manière la plus irrésistible, le double mouvement effectif
de la planète qu'il habite. Aucune révolution intellectuelle ne fait
autant d'honneur à la rectitude naturelle de l'esprit humain, et ne
montre aussi bien l'action prépondérante des démonstrations positives
sur nos opinions définitives, car aucune n'a eu à surmonter un tel
ensemble d'obstacles fondamentaux. Un très petit nombre de philosophes
isolés, sans autre supériorité sociale que celle qui dérive du génie
positif et de la science réelle, a suffi pour détruire, en moins de deux
siècles, chez tous les hommes civilisés, une doctrine aussi ancienne que
notre intelligence, directement établie sur les apparences les plus
fortes et les plus vulgaires, intimement liée au système entier des
opinions dirigeantes, et, par suite, aux intérêts généraux des plus
grands pouvoirs existans, et à laquelle, enfin, l'orgueil humain prêtait
même un appui instinctif, dans le secret de chaque conscience
individuelle.

Ce n'est pas ici le lieu d'analyser l'influence nécessaire qu'une
innovation aussi radicale a effectivement exercée et doit exercer de
plus en plus sur l'ensemble des idées humaines. Cet examen appartient
spécialement à la dernière partie de cet ouvrage, destinée, comme on
sait, à étudier les lois naturelles de notre développement social. Mais
il convient d'indiquer ici, d'une manière générale, l'opposition directe
et inévitable que présente la connaissance du mouvement de la terre avec
tout le système des croyances théologiques. Ce système, en effet, repose
évidemment sur la notion de l'ensemble de l'univers essentiellement
ordonné pour l'homme; ce qui doit paraître absurde, même aux esprits les
plus ordinaires, quand il est enfin constaté que la terre n'est point le
centre des mouvemens célestes, qu'on n'y peut voir qu'un astre
subalterne, circulant à son rang et en son temps, autour du soleil,
entre Vénus et Mars, dont les habitans auraient tout autant de motifs de
s'attribuer le monopole d'un monde qui est lui-même presque
imperceptible dans l'univers. Les demi-philosophes qui ont voulu
maintenir la doctrine des causes finales et des lois providentielles, en
s'écartant des notions vulgaires admises de tout temps sur la nature de
leur destination, sont tombés, ce me semble, dans une grave
inconséquence fondamentale. Car, après avoir ôté la considération, au
moins claire et sensible, du plus grand avantage de l'homme, je défie
qu'on puisse assigner aucun but intelligible à l'action providentielle.
L'admission du mouvement de la terre, en faisant rejeter cette
destination humaine de l'univers, a donc tendu nécessairement à saper
par sa base tout l'édifice théologique. On s'explique aisément ainsi la
répugnance instinctive des esprits vraiment religieux contre cette
grande découverte, et l'acharnement opiniâtre du pouvoir sacerdotal
contre son plus illustre promoteur.

La philosophie positive n'a jamais détruit une doctrine quelconque, sans
lui substituer immédiatement une conception nouvelle, capable de
satisfaire encore plus complètement aux besoins fondamentaux et
permanens de la nature humaine, comme j'aurai tant d'occasions de le
constater dans le quatrième volume de cet ouvrage. Ainsi, la vanité de
l'homme a dû être, sans doute, profondément humiliée, quand la
connaissance du mouvement de la terre est venue dissiper les illusions
puériles qu'il s'était faites sur son importance prépondérante dans
l'univers. Mais, en même temps, le seul fait de cette découverte ne
tendait-il point nécessairement à lui donner un sentiment plus élevé de
sa vraie dignité intellectuelle, en lui faisant apprécier toute la
portée de ses moyens réels convenablement employés, par l'immense
difficulté que notre position, dans le monde dont nous faisons partie,
opposait à l'acquisition exacte et certaine d'une telle vérité? Laplace
a justement signalé cette considération philosophique. À l'idée
fantastique et énervante d'un univers arrangé pour l'homme, nous
substituons la conception réelle et vivifiante de l'homme découvrant,
par un exercice positif de son intelligence, les vraies lois générales
du monde, afin de parvenir à le modifier à son avantage entre certaines
limites, par un emploi bien combiné de son activité, malgré les
obstacles de sa condition? Laquelle est, au fond, la plus honorable pour
la nature humaine, parvenue à un certain degré de développement social?
Laquelle est le mieux en harmonie avec nos plus nobles penchans?
Laquelle enfin tend à stimuler avec plus d'énergie notre intelligence et
notre activité? Si l'univers était réellement disposé pour l'homme, il
serait puéril à lui de s'en faire un mérite, puisqu'il n'y aurait
nullement contribué, et qu'il ne lui resterait qu'à jouir, avec une
inertie stupide, des faveurs de sa destinée; tandis qu'il peut, au
contraire, dans sa véritable condition, se glorifier justement des
avantages qu'il parvient à se procurer en résultat des connaissances
qu'il a fini par acquérir, tout ici étant essentiellement son
ouvrage[8].

Une dernière conséquence philosophique, très imparfaitement appréciée
jusqu'ici, et qui me semble fort importante, résulte nécessairement de
la doctrine du mouvement de la terre. C'est la distinction, désormais
profondément tranchée, entre l'idée d'_univers_ et celle de _monde_,
trop souvent encore prises l'une pour l'autre. On n'a point reconnu
jusqu'à présent que la notion d'univers, c'est-à-dire la considération
de l'ensemble des grands corps existans comme formant un système unique,
était essentiellement fondée sur l'opinion primitive à l'égard de
l'immobilité de la terre. Dans cette manière de voir, tous les astres
constituaient, en effet, malgré leurs caractères propres et la diversité
de leurs mouvemens, un véritable système général, ayant la terre pour
centre évident. Au contraire, la connaissance du mouvement de notre
globe, transportant subitement toutes les étoiles à des distances
infiniment plus considérables que les plus grands intervalles
planétaires, n'a plus laissé, dans notre pensée, de place à l'idée
réelle et sensible de _système_ qu'à l'égard du très petit groupe dont
nous faisons partie autour du soleil. Dès lors, la notion de _monde_
s'est introduite comme claire et usuelle; et celle d'_univers_ est
devenue essentiellement incertaine et même à peu près inintelligible.
Car, nous ignorons complétement aujourd'hui, et nous ne saurons
probablement jamais avec une véritable certitude, si les innombrables
soleils que nous apercevons composent finalement, en effet, un système
unique et général, ou, au contraire, un nombre, peut-être fort grand, de
systèmes partiels, entièrement indépendans les uns des autres. L'idée
d'univers se trouve donc ainsi essentiellement exclue de la philosophie
vraiment positive, et l'idée de monde devient la pensée la plus étendue
qu'il nous soit permis de poursuivre habituellement avec fruit; ce qui
doit être regardé comme un véritable progrès, cette pensée ayant
l'avantage d'être, par sa nature, exactement circonscrite, tandis que
l'autre est, de toute nécessité, vague et indéfinie; comme je l'ai
remarqué au commencement de ce volume. Cette restriction de nos
conceptions générales usuelles est d'autant plus rationnelle que nous
avons acquis, par l'expérience la plus étendue et la plus décisive, la
conviction de l'indépendance fondamentale des phénomènes intérieurs de
notre monde, les seuls dont la connaissance nous soit indispensable, à
l'égard des phénomènes vraiment universels, puisque, comme je l'ai déjà
signalé, les tables astronomiques de l'état de notre système solaire,
dressées sans avoir aucun égard à l'action des autres soleils,
coïncident journellement avec les observations directes les plus
minutieuses.

      [Note 8: Vauvenargues a dit avec une profonde raison:
      «Le monde est ce qu'il doit être pour un être actif,
      c'est-à-dire fertile en obstacles.»]

La théorie du mouvement de la terre n'a point encore certainement
exercé, dans notre manière de voir habituelle, toute son influence
nécessaire, surtout au sujet de cette distinction fondamentale, qui en
est néanmoins une conséquence immédiate et évidente. Cela tient, sans
doute, à l'extrême imperfection de notre système d'éducation, qui ne
permet, même aux plus éminens esprits, d'être initiés à ces hautes
pensées philosophiques, que lorsque tout l'ensemble de leurs idées a
déjà reçu la profonde empreinte habituelle d'une doctrine absolument
opposée: en sorte que les connaissances positives qu'ils parviennent à
acquérir, au lieu de dominer et de diriger leur intelligence, ne servent
ordinairement qu'à modifier et à contenir la tendance vicieuse qu'on a
d'abord développée en elle.



VINGT-TROISIÈME LEÇON.

Considérations générales sur les lois de Képler, et sur leur
application à la théorie géométrique des mouvemens célestes.

La connaissance du mouvement de la terre nous conduit naturellement à
nous transporter au point de vue solaire, puisqu'il devient dès lors
nécessaire, et en même temps possible, de ramener nos observations
immédiates à celles qui seraient faites du centre du soleil, désormais
reconnu comme le vrai centre immobile de tous les mouvemens intérieurs
de notre monde, seul objet essentiel de nos études astronomiques. Cette
transformation, justement nommée _parallaxe annuelle_, suit, en effet,
les mêmes règles que la parallaxe ordinaire ou diurne, examinée dans la
vingtième leçon: elle est seulement beaucoup plus grande, la distance de
la terre au soleil y remplaçant le rayon de la terre; ce qui n'a
d'influence que sur les coefficiens des formules trigonométriques déjà
usitées dans le premier cas. À la vérité, le changement qu'éprouve,
pendant le cours de l'année, la distance de la terre au soleil, tend à
introduire, entre ces deux réductions, une différence essentielle. Mais,
cette variation, dont la plus grande valeur n'est que d'un trentième,
peut, d'abord, être entièrement négligée, sans aucun inconvénient réel,
dans une première étude des mouvemens célestes: et la découverte des
lois géométriques de ces mouvemens permet, ensuite, d'en tenir compte
avec exactitude, dans les cas qui l'exigent.

C'est ainsi que les astronomes convertissent habituellement toutes leurs
observations géocentriques en observations héliocentriques. À l'égard
des étoiles, nous savons déjà, par l'avant-dernière leçon, que cette
transformation, quelque considérable qu'elle doive paraître, est
toujours entièrement insensible jusqu'ici: en sorte que, dans
l'observation de tous les astres extérieurs à notre monde, il est
parfaitement indifférent que le spectateur soit placé sur la terre, ou
sur le soleil, ou sur une planète quelconque. Mais, pour l'intérieur de
notre système, la parallaxe annuelle doit, évidemment, avoir une valeur
très sensible, quelquefois extrêmement grande, et dont il est
indispensable de tenir compte, même envers les planètes les plus
lointaines.

D'après cette transformation fondamentale, nous pouvons maintenant
poursuivre et terminer l'étude géométrique des mouvemens planétaires,
déjà ébauchée, à la fin de l'avant-dernière leçon, quant à leurs
périodes et aux plans dans lesquels ils s'exécutent, et au sujet de
laquelle nous avions dû réserver la partie la plus importante et la plus
difficile, la détermination exacte de la vraie figure des orbites et de
la manière dont elles sont parcourues. Ces connaissances essentielles
une fois acquises, nous pourrons enfin nettement comprendre comment
l'astronomie atteint son véritable but définitif, la prévision exacte et
rationnelle de l'état de notre système à une époque quelconque donnée.
Tel est l'objet de la leçon actuelle.

Dans la première enfance de l'astronomie mathématique, on a dû
naturellement regarder les mouvemens des planètes comme exactement
uniformes et circulaires. Quoique cette supposition fût, sans doute,
appuyée, si ce n'est inspirée, par des considérations métaphysiques et
même théologiques sur la perfection de ce genre de mouvemens, convenable
à la nature divine des astres, comme les écrits des anciens nous en
offrent d'incontestables témoignages, elle n'en était pas moins alors
profondément rationnelle. Car, il était indispensable de former à cet
égard une hypothèse quelconque pour parvenir graduellement, en la
comparant de plus en plus aux observations, à la vraie connaissance des
mouvemens célestes, qui n'était point susceptible d'être jamais obtenue
d'une manière directe. Or, on ne pouvait, évidemment, adopter une
hypothèse plus simple qui, représentant à peu près l'ensemble des
premières observations, fût plus aisément susceptible de leur être,
ensuite, extrêmement confrontée par la géométrie alors naissante. Telle
est la valeur réelle de cette hypothèse fondamentale, qui a d'abord
constitué la science astronomique, que nous l'employons encore
aujourd'hui, quand nous voulons nous contenter d'une première
approximation, toutes les fois, par exemple, que nous ébauchons la
théorie d'un nouvel astre.

Mais, par les progrès mêmes que permettait l'usage d'une telle
hypothèse, on ne dut pas tarder à reconnaître que les planètes ne
demeurent point à des distances invariables du centre de leurs
mouvemens, et que leurs vitesses autour de lui ne sont pas constantes.
Cette remarque générale dut être surtout hâtée par l'obligation qu'on
s'était imposée de placer ce centre sur la terre; car, si l'on eût
rapporté les mouvemens au soleil, ces irrégularités eussent été beaucoup
moins prononcées, et, par conséquent, bien plus tard constatées. Dès
lors, les astronomes grecs imaginèrent, pour représenter les phénomènes,
de modifier leur hypothèse fondamentale par deux conceptions
principales, dont chacune isolément permettait d'expliquer, jusqu'à un
certain point, les irrégularités observées, et qui, surtout, combinées,
pouvaient long-temps suffire à cette interprétation, tant que les
progrès de la géométrie abstraite ne comportaient pas une confrontation
mathématique entièrement rigoureuse. Ces deux hypothèses secondaires
sont connues sous les noms d'excentrique, et d'épicycle. La première
consiste à placer l'astre central à une certaine distance du centre
géométrique des mouvemens circulaires et uniformes; ce qui suffit pour
faire varier les rayons vecteurs ainsi que les vitesses angulaires,
d'une manière à peu près conforme aux observations, tant que celles-ci
n'ont pas atteint un certain degré de précision, et que, en même temps,
la théorie du cercle n'a point fait exactement connaître la relation
propre de ses coordonnées polaires. Dans la seconde conception, déjà
indiquée par la leçon précédente, l'astre est supposé décrire
immédiatement avec une vitesse constante la circonférence d'un petit
cercle auxiliaire, dont le centre parcourt uniformément l'orbite
primitive; d'où résulte une certaine variation nécessaire dans les
mouvemens rapportés à l'astre central, même sans le déplacer du centre
du cercle principal. Cette seconde hypothèse fournit plus de ressources
que la première, puisqu'elle dispose de deux quantités arbitraires, au
lieu de la seule excentricité. Elle est, d'ailleurs, beaucoup plus
féconde; car, rien n'empêche, à chaque nouvelle découverte d'un défaut
d'harmonie avec les observations, de créer un nouvel épicycle, comme
l'ont fait effectivement, et au degré le plus abusif, les astronomes du
moyen âge. Enfin, les deux hypothèses peuvent, évidemment, être réunies.

À partir de l'époque où l'usage régulier de ces deux conceptions fut
devenu dominant, il n'est pas douteux, ce me semble, que la philosophie
métaphysique, à laquelle se rattachait l'hypothèse fondamentale, ait
considérablement retardé les progrès de la science astronomique. Sans
les mystiques chimères de cette philosophie sur la convenance absolue du
mouvement circulaire et uniforme à l'égard des astres, on eût
certainement tenté beaucoup plus tôt de sortir d'une hypothèse qui,
n'ayant, à l'origine, d'autre mérite réel que celui de sa simplicité
primitive, avait fini par présenter une complication presque
inextricable, par la multiplication graduelle des épicycles successifs.
Les inconvéniens de cette complication étaient déjà vivement sentis par
tous les astronomes lors de la composition des tables pruténiques, et
même à l'époque des tables alphonsines, comme l'indique clairement le
mot célèbre et énergique du roi Alphonse. Néanmoins, l'influence
prépondérante des préjugés métaphysiques prolongea l'emploi de cette
théorie, jusqu'à ce qu'il fût devenu réellement impossible de la suivre
davantage, lorsque, vers la fin du seizième siècle, le nombre total des
cercles employés à l'explication des mouvemens célestes s'éleva jusqu'à
74, pour les sept astres considérés alors; tandis que, en même temps,
les progrès importans que Tycho introduisit dans toutes les observations
astronomiques ne permirent plus de représenter suffisamment ainsi les
mouvemens planétaires effectifs, malgré la multitude de quantités
arbitraires dont les astronomes pouvaient disposer d'après un tel
système. C'est ainsi que, même dans les sciences, les hommes ne se
déterminent à changer radicalement leurs institutions primitives
(surtout quand elles n'ont pas été rationnellement établies), que
lorsqu'elles ont enfin complètement cessé de remplir l'office auquel
elles étaient destinées, et après que les nombreuses modifications dont
on les avait, à cet effet, successivement surchargées, sont évidemment
devenues impuissantes.

Tel était l'état de l'astronomie avant le grand rénovateur Képler, qui,
le premier après vingt siècles, osa reprendre, de fond en comble, le
problème général des mouvemens planétaires, en regardant tous les
travaux antérieurs comme non-avenus, et n'adoptant d'autre base
générale que le système complet d'observations exactes auquel la vie de
son illustre précurseur, Tycho-Brahé, venait d'être si noblement
dévouée. Malgré la hardiesse naturelle de son génie, ses écrits nous
montrent, dans leur admirable naïveté, combien il avait besoin d'exciter
son enthousiasme pour soutenir l'exécution d'une entreprise aussi
audacieuse et aussi difficile, quoique si éminemment rationnelle.

Le choix que fit Képler de la planète Mars, pour son système de
recherches astronomiques, était extrêmement heureux, à cause de
l'excentricité plus prononcée de cette planète, qui devait rendre plus
facile à saisir la vraie loi des inégalités. Mercure, à la vérité, est
encore plus excentrique; mais la difficulté de l'observer d'une manière
assez suivie, ne permettait pas de l'employer.

Il s'agit donc maintenant de considérer directement les trois grandes
lois fondamentales, découvertes par Képler au sujet de Mars, et qu'il
étendit ensuite à tous les autres mouvemens intérieurs de notre système.
L'ordre suivant lequel on les dispose habituellement aujourd'hui n'est
point indifférent: c'est celui dans lequel elles servent à fonder la
mécanique céleste, comme le montrera la leçon prochaine. Sous le point
de vue purement géométrique, les deux premières suffisent pour
déterminer complètement le mouvement propre à chaque planète, l'une en
réglant sa vitesse à chaque instant, l'autre en fixant la figure de
l'orbite. La troisième loi est destinée à établir une harmonie
fondamentale entre tous les divers mouvemens planétaires.

_Première loi._ On avait depuis long-temps remarqué que la vitesse
angulaire de chaque planète, c'est-à-dire, l'angle plus ou moins grand
décrit, en un temps donné, par son rayon vecteur, augmente constamment à
mesure que l'astre s'approche davantage du centre de son mouvement: mais
on ignorait entièrement la relation exacte entre les distances et les
vitesses. Képler la découvrit, en comparant les deux cas extrêmes du
_maximum_ et du _minimum_ de ces quantités, où leur vraie liaison devait
être, en effet, plus sensible. Il reconnut ainsi que les vitesses
angulaires de Mars, à son périhélie et à son aphélie, sont inversement
proportionnelles aux quarrés des distances correspondantes. Cette loi,
saisie par son génie dans le simple rapprochement de deux seules
observations, fut ensuite vérifiée pour toutes les positions
intermédiaires de Mars, et, plus tard, étendue à toutes les autres
planètes. Son exactitude a été constatée depuis par l'expérience
habituelle de tous les astronomes. Elle est ordinairement présentée
sous une autre forme géométrique, imaginée par Képler lui-même. Au lieu
de dire que la vitesse angulaire d'une planète quelconque est, à chaque
point de son orbite, en raison inverse du quarré de la distance au
soleil, on préfère exprimer, plus simplement, que l'aire tracée, en un
temps donné et très court, chaque jour par exemple, par le rayon vecteur
de la planète, est d'une grandeur constante, quoique sa forme soit
variable: ou, en d'autres termes, que les aires décrites croissent
proportionnellement aux temps écoulés. Cet énoncé n'est évidemment
qu'une heureuse transformation géométrique de l'énoncé primitif. Car, en
choisissant un temps assez court pour que le mouvement de l'astre puisse
être envisagé comme momentanément circulaire autour du soleil, il est
clair que l'aire qu'engendre le rayon vecteur est proportionnelle au
produit de la vitesse angulaire par le quarré de la distance; et
qu'ainsi la réciprocité des deux facteurs équivaut à l'invariabilité du
produit.

En détruisant radicalement la prétendue uniformité des mouvemens
célestes, Képler a donc satisfait aux besoins fondamentaux de l'esprit
humain en la remplaçant par une analogie du même ordre et plus réelle:
la constance n'a plus été dans les arcs décrits, mais dans les aires
tracées. On a même judicieusement remarqué à ce sujet que cette loi
nouvelle, quoique moins simple en apparence, était, au fond, beaucoup
plus favorable pour faciliter la solution effective du problème
géométrique des planètes. Car, avec la vraie figure des orbites
planétaires, et même en conservant des cercles excentriques, l'égalité
des arcs eût, en réalité, bien moins simplifié le travail que ne l'a
fait l'égalité des aires.

_Seconde loi._ La véritable nature des orbites était peut-être moins
difficile à découvrir. Car, il suffit essentiellement, à un homme tel
que Képler, d'avoir enfin bien senti, d'une manière franche et complète,
la nécessité d'abandonner irrévocablement les mouvemens circulaires, ce
à quoi l'on conçoit d'ailleurs aisément qu'il n'a pu parvenir tout d'un
coup. C'est là qu'on peut apercevoir clairement la funeste influence des
préjugés métaphysiques pour entraver la marche de Képler, en le faisant
si souvent hésiter, dans ses diverses tentatives, à renoncer
définitivement au mouvement circulaire. Mais, cette condition préalable
une fois remplie, il était fort naturel d'essayer l'ellipse, la plus
simple de toutes les courbes fermées après le cercle, qui n'en est
qu'une modification.

La théorie abstraite de cette courbe avait été heureusement poussée
assez loin par les géomètres grecs pour qu'il devînt possible de la
reconnaître avec certitude dans les orbites planétaires. Il ne pouvait y
avoir une longue hésitation sur la place que le soleil devait occuper.
Car, on ne pouvait, évidemment, lui assigner que deux positions
remarquables, ou le centre, ou l'un des deux foyers. Or, une réflexion
générale sur les mouvemens célestes excluait immédiatement le centre,
sans avoir besoin d'aucun travail mathématique. Car, dans cette
hypothèse, l'orbite présenterait deux périhélies diamétralement opposés,
ainsi que deux aphélies; et chaque périhélie serait à quatre-vingt-dix
degrés seulement, au lieu de cent quatre-vingt degrés, de chaque
aphélie, ce qui est trop manifestement contraire à l'ensemble des
observations, même les plus grossières, pour pouvoir être un seul
instant supposé. Voilà comment Képler, en adoptant les orbites
elliptiques, fut nécessairement conduit à placer le soleil au foyer,
pour toutes les planètes à la fois. Quand son hypothèse eut été ainsi
bien formée, il devint aisé d'en constater la justesse, en la comparant
aux observations, par des calculs dont tous les principes étaient posés
d'avance.

Telle est donc la seconde loi de Képler: les orbites planétaires
elliptiques, ayant le soleil pour foyer commun. Les excentricités sont
toujours fort petites pour les planètes proprement dites, excepté à
l'égard de deux des quatre planètes télescopiques, dans lesquelles la
distance des foyers s'élève jusqu'à un quart du grand axe. Cette belle
loi fut long-temps méconnue par la plupart des astronomes, même de ceux
qui sentaient vivement la nécessité d'abandonner les mouvemens
circulaires, et qui faisaient, à cet effet, dans une autre direction que
Képler, d'infructueuses tentatives. Dominique Cassini lui-même, plus
d'un demi-siècle après, eut la malheureuse idée de remplacer l'ellipse
de Képler par une courbe du quatrième degré, grossièrement semblable, en
certains cas, à l'ellipse, et dans laquelle le produit des distances aux
deux foyers, au lieu de leur somme, reste invariable[9]. Mais,
l'expérience journalière de tous les astronomes a démontré depuis
combien était exacte la découverte de Képler, qui d'ailleurs, avait déjà
donné à cet égard les preuves les plus irrécusables, en construisant,
d'après ses deux premières lois, les célèbres tables rudolphines, qui
représentaient l'ensemble des observations avec bien plus de précision
que toutes les tables antérieures.

      [Note 9: Le nom bizarre de _cassinoïde_, donne à cette
      courbe par quelques écrivains, a tendu à éterniser le
      souvenir de l'erreur fondamentale de ce célèbre astronome.]

_Troisième loi._ Les deux lois précédentes déterminent entièrement la
course de chaque planète, considérée séparément, d'après le petit nombre
de constantes nécessaires pour la caractériser. Mais, les mouvemens des
diverses planètes autour du foyer commun restaient encore complètement
isolés les uns des autres, toutes ces constantes paraissant avoir des
valeurs essentiellement arbitraires. Képler, qui, de tous les hommes
peut-être, a possédé au plus haut degré le génie analogique, chercha (ce
que les anciens n'avaient jamais tenté, même grossièrement) à établir
entre tous ces mouvemens si différens, une certaine harmonie exacte et
fondamentale. Tel est l'objet de sa troisième loi.

Plusieurs philosophes ont pensé (et j'avoue l'avoir d'abord cru
moi-même), que les vagues conceptions de la métaphysique sur les
harmonies mystiques de l'univers n'avaient pas été inutiles à cette
sublime découverte, en excitant les recherches de Képler sur la relation
entre les temps périodiques des diverses planètes et leurs moyennes
distances. Mais, en examinant plus profondément ce point intéressant de
l'histoire de l'esprit humain, il est aisé, ce me semble, de se
convaincre du contraire. Long-temps avant Képler, la philosophie
métaphysique avait entièrement cessé d'avoir, en astronomie, aucune
utilité réelle. Elle n'eût pu servir, en cette occasion, qu'à soutenir
la constance de ses travaux, par la persuasion préalable de l'existence
certaine d'une harmonie quelconque à cet égard. Or, sous ce rapport,
elle était complètement inutile, puisque beaucoup d'astronomes avaient
déjà remarqué que les révolutions planétaires sont toujours d'autant
plus lentes que les orbites ont plus d'étendue, ce qui suffisait,
évidemment, à Képler, pour motiver, à ce sujet, une recherche
mathématique. Il est clair, au contraire, que les considérations
métaphysiques ont considérablement retardé sa marche, en lui faisant
chercher avec une longue obstination, des harmonies qui ne pouvaient
avoir aucune réalité. En suivant d'abord la direction positive, comme il
finit par le faire, après s'être si long-temps égaré dans ces recherches
chimériques, sa découverte n'eût certainement point exigé dix-sept ans
de travaux assidus. Ayant préalablement reconnu que les temps
périodiques des diverses planètes croissent plus rapidement que leurs
moyennes distances au soleil, il suffisait d'essayer successivement,
parmi les diverses puissances du demi-grand axe, celle à laquelle la
durée de la révolution devait être proportionnelle. L'ensemble des
données du problème excluait d'abord les puissances entières, en
montrant que les temps périodiques croissent moins rapidement que les
quarrés des moyennes distances. Képler était ainsi naturellement conduit
à essayer l'exposant 3/2, le plus simple de tous les exposans entre 1 et
2. C'est par là qu'il découvrit enfin que les quarrés des temps des
révolutions sidérales de toutes les diverses planètes sont exactement
proportionnels aux cubes des demi-grands axes de leurs orbites: loi que
les observations postérieures ont toujours entièrement confirmée. On
voit que les conceptions métaphysiques furent, en réalité, parfaitement
étrangères à sa découverte, et que, loin d'y guider Képler, elles l'en
détournèrent long-temps.

Outre la destination fondamentale de cette grande loi pour la mécanique
céleste, comme nous l'indiquerons dans la leçon suivante, elle présente
évidemment, en géométrie céleste, cette importante propriété directe, de
permettre de déterminer, l'un par l'autre, le temps périodique et la
moyenne distance de toutes les diverses planètes, quand ces deux élémens
ont été d'abord bien observés à l'égard d'une seule planète quelconque.
C'est ainsi, par exemple, qu'on a pu évaluer très promptement la durée
de la révolution d'Uranus, une fois que sa distance au soleil a été
mesurée, sans avoir besoin d'attendre l'accomplissement si lent d'une
révolution entière, qui a seulement servi plus tard à confirmer le
résultat primitif. De même, en sens inverse, si l'on venait à découvrir
quelque nouvelle planète très rapprochée du soleil, il suffirait
d'observer la durée très courte de sa révolution sidérale, pour en
conclure immédiatement la valeur de sa distance, dont la détermination
directe serait alors embarrassante. Les astronomes font continuellement
usage de cette double faculté, que la troisième loi de Képler leur a
procurée.

Telles sont les trois lois générales qui serviront éternellement de base
à la géométrie céleste pour l'étude rationnelle des mouvemens
planétaires, et qui régissent aussi, exactement de la même manière, les
mouvemens des satellites autour de leurs planètes, en plaçant l'origine
des aires ou le foyer de l'ellipse au centre de la planète
correspondante. Depuis que l'admirable génie de Képler nous les a
dévoilées, le nombre total des astres de notre monde, sans même y
comprendre les comètes, a plus que triplé; et cette multiplicité
d'épreuves aussi inattendues n'a fait que confirmer successivement de
plus en plus leur profonde justesse. Leur ensemble a réduit toute notre
détermination des mouvemens de translation de ces corps, à un simple
problème de géométrie (dont les difficultés abstraites sont d'ailleurs
considérables), qui n'emprunte plus à l'observation directe que les
données fondamentales strictement indispensables: ce qui a imprimé à
l'astronomie un caractère profondément rationnel. Ces données sont, pour
chaque astre, au nombre de six: 1º. deux, déjà envisagées dans la
vingt-unième leçon, relativement au plan de l'orbite, déterminé
habituellement par la longitude de l'un ou l'autre noeud, et par
l'inclinaison à l'écliptique; 2º. la longitude du périhélie, qui fixe la
direction de l'orbite dans son plan; 3º. le rapport de la distance
focale au grand axe, qui caractérise la forme de l'ellipse décrite; 4º.
la moyenne distance au soleil, c'est-à-dire le demi-grand axe de cette
ellipse, qui définit entièrement sa grandeur; 5º. enfin, la durée de la
révolution sidérale, indiquant suffisamment la vitesse moyenne de
l'astre. Nous devons regarder, dans cette leçon, tous ces élémens
fondamentaux comme rigoureusement constans, l'étude des légères
variations qu'ils subissent progressivement étant le principal objet
définitif de la mécanique céleste, quoique plusieurs aient d'abord été
appréciées, avec plus ou moins d'exactitude, par la simple observation
directe. D'après ces élémens, il suffit de connaître une seule position
de chaque astre, pour que toute sa course se trouve être géométriquement
définie: ce que les astronomes font ordinairement, en se bornant à
indiquer la longitude de l'astre à une époque donnée.

Quoiqu'il soit évident, en thèse générale, que l'étude des mouvemens
intérieurs de notre monde est ainsi entièrement tombée sous le ressort
de la géométrie abstraite, il n'en est pas moins indispensable de
considérer ici la nature spéciale de ce grand problème géométrique,
suivant les principaux cas généraux qu'il doit présenter, sans entrer
d'ailleurs dans aucun détail de solution, incompatible avec l'esprit et
la destination de cet ouvrage. Il faut distinguer, à cet effet, trois
cas essentiels, que je range ici dans l'ordre astronomique de leur
difficulté croissante: le cas des planètes proprement dites, celui des
satellites, et enfin celui des comètes. Nous devons nous borner ici à
caractériser nettement les différences essentielles que présente à cet
égard le problème général de la géométrie céleste. En outre, on doit
reconnaître préalablement que, par sa nature, ce problème se décompose
toujours en deux questions distinctes, inverses l'une de l'autre: 1º.
étant donnés les élémens astronomiques de l'orbite, déterminer tout ce
qui concerne la course entière de l'astre, ce qui est la recherche la
plus ordinaire à l'égard des astres anciennement connus; 2º.
réciproquement, comme on doit surtout le faire envers tout astre
nouvellement étudié, trouver les valeurs de tous ces divers élémens,
d'après l'observation d'une partie suffisamment étendue de la course de
l'astre. Il importe fort peu d'ailleurs laquelle de ces deux questions
essentielles sera placée avant l'autre.

_Problème des planètes._ La difficulté bien moindre que présente l'étude
géométrique des mouvemens des planètes proprement dites résulte
uniquement de la faible excentricité de leurs orbites, et de la petite
inclinaison des plans correspondans, seuls caractères essentiels qui,
aux yeux des astronomes, les distinguent réellement des comètes. Ces
deux circonstances caractéristiques facilitent beaucoup la solution
précise du problème, en permettant, dans les divers développemens
analytiques qu'elle exige, de s'en tenir aux premières puissances des
inclinaisons et des excentricités. En même temps, sous le point de vue
mécanique, les perturbations étant, en général, comme nous le verrons,
bien plus petites, par une suite nécessaire de ces mêmes conditions, on
conçoit que la solution doit naturellement avoir plus d'exactitude.

En supposant d'abord que tous les élémens astronomiques de la planète
soient donnés, il est clair que, partant d'une position connue, on
pourra calculer, par la combinaison des deux premières lois de Képler,
en quel lieu se trouvera l'astre à telle époque, ou, au contraire, en
combien de temps il se transportera de telle situation à telle autre. La
difficulté consiste essentiellement dans cette question relative à la
théorie de l'ellipse: trouver l'angle compris entre deux rayons vecteurs
qui forment un secteur elliptique dont l'aire est donnée, ou,
réciproquement, passer de l'angle à l'aire. Ce problème fondamental, si
justement désigné sous le nom de _Problème de Képler_, ne peut être
résolu que par approximation dans l'état présent de l'analyse
mathématique, car il dépend d'une intégration qu'on ne sait point
jusqu'ici effectuer en termes finis. Les astronomes emploient encore, à
cet égard, des transformations géométriques essentiellement semblables à
celles imaginées par Képler.

Une ellipse, dont le foyer est donné, étant suffisamment déterminée par
trois quelconques de ses points, il est clair, en considérant maintenant
la question inverse, que trois positions exactement observées d'une
planète, doivent permettre de remonter à la connaissance de tous ses
élémens astronomiques. Cette seconde recherche générale est susceptible
d'une solution parfaitement rigoureuse, quoique, d'ailleurs, elle exige
des calculs fort compliqués. L'orbite une fois géométriquement définie,
la simple comparaison de l'aire comprise entre deux des trois rayons
vecteurs primitifs, avec le temps employé par l'astre à passer de l'un à
l'autre, suffira pour faire connaître, d'après la première loi de
Képler, la durée totale de sa révolution, ce qui complétera la solution.
Ici se reproduit d'ailleurs, dans l'évaluation de cette aire, la
difficulté fondamentale du problème de Képler.

En principe, trois positions quelconques sont strictement suffisantes.
Mais il est d'abord évident que, la solution étant fondée sur la
différence de ces positions, les résultats seraient trop incertains si
l'on ne mettait point, entre les trois observations successives un
notable intervalle, dont la valeur doit naturellement augmenter à mesure
qu'il s'agit d'une planète plus lointaine. En second lieu, il est
indispensable de connaître un plus grand nombre de positions
suffisamment distinctes, au moins cinq ou six, afin de se procurer des
moyens de vérifier et de rectifier les premiers résultats par les
diverses combinaisons ternaires des observations effectuées, dont le
degré d'accord mesurera l'exactitude de l'opération.

Cette double nécessité entraînant le besoin d'un temps plus ou moins
considérable, et, en certains cas, très long, pour l'exacte
détermination définitive d'une orbite planétaire, les astronomes ont
senti l'importance d'employer d'abord provisoirement, comme guide
général de leurs observations, l'antique hypothèse du mouvement
circulaire et uniforme, dans toute sa simplicité primitive, qui présente
le précieux avantage de pouvoir être beaucoup plus facilement calculée,
d'après deux positions seulement, contrôlées, tout au plus, si on le
juge à propos, par une troisième. On peut même avant tout, ce qui est
encore plus simple, commencer par regarder, pendant un temps très court,
la route de l'astre comme rectiligne; et les astronomes l'ont fait
quelquefois avec succès, pour discerner tout d'un coup, surtout envers
un astre nouveau, dans quelle partie du ciel il doit être observé
prochainement. Mais, c'est seulement lorsqu'on se borne à des procédés
graphiques, qui suffisent à un tel but, que cette hypothèse peut être
utilement employée. Quant aux calculs, l'hypothèse circulaire méritera
seule d'être considérée, puisqu'elle s'y adapte avec presque autant de
facilité, et que, d'ailleurs, elle représente infiniment mieux le vrai
mouvement, pour une bien plus grande portion de la course totale. Quoi
qu'il en soit, on voit clairement par là que l'astronomie moderne, en
détruisant sans retour les hypothèses primitives, envisagées comme lois
réelles du monde, a soigneusement maintenu leur valeur positive et
permanente, la propriété de représenter commodément les phénomènes quand
il s'agit d'une première ébauche. Nos ressources à cet égard sont même
bien plus étendues, précisément à cause que nous ne nous faisons aucune
illusion sur la réalité des hypothèses; ce qui nous permet d'employer
sans scrupule, en chaque cas, celle que nous jugeons la plus
avantageuse.

_Problème des satellites._ Les lois de Képler, dans leur application aux
satellites, ne concernent que les mouvemens relatifs de chaque satellite
autour de sa planète, envisagée comme immobile. Ainsi, la difficulté
supérieure du problème des satellites a évidemment pour cause
fondamentale la nécessité de tenir compte du déplacement continuel du
foyer de leurs orbites elliptiques, si l'on veut réellement parvenir à
représenter par des tables effectives la suite de leurs positions, comme
les astronomes l'ont toujours finalement en vue dans leurs travaux. À
cela près, et la course de la planète correspondante étant préalablement
connue, la marche générale de la solution est d'ailleurs entièrement
analogue, dans l'une et l'autre des deux questions inverses, à celle
ci-dessus caractérisée, puisque les mêmes circonstances essentielles, de
la petitesse des excentricités et des inclinaisons, se reproduisent ici.
Mais cette mobilité du foyer de l'ellipse décrite doit nécessairement
compliquer beaucoup la recherche, en regardant même, ainsi qu'il
convient à la leçon actuelle, tous les élémens astronomiques comme
constans, quoique leurs variations soient bien plus prononcées qu'à
l'égard des planètes. Heureusement l'extrême rapidité de la circulation
des satellites compense un peu, dans la plupart des cas, cet
accroissement général de difficulté, en permettant de déterminer, par
des observations immédiates fréquemment renouvelées, leurs principaux
élémens. La première approximation, qui consiste ici, en regardant
d'ailleurs le mouvement comme toujours circulaire et uniforme, à
négliger entièrement le déplacement de la planète pendant
l'accomplissement d'une révolution entière, est peut-être même plus
facile alors qu'en aucun autre cas.

La difficulté fondamentale du problème des satellites doit, évidemment,
présenter des degrés très inégaux, à raison de la disproportion plus ou
moins grande entre le temps périodique de chaque satellite et celui de
la planète correspondante. Si l'on compare, par exemple, le premier
satellite d'Uranus avec le dernier satellite de Jupiter, on voit que
celui-ci emploie deux fois plus de temps que l'autre à faire le tour de
sa planète, qui, d'un autre côté circule autour du soleil sept fois plus
rapidement. Il y aura donc, sans doute, beaucoup moins d'inconvénient à
traiter le premier comme s'il tournait autour d'un foyer immobile; et,
lorsqu'on voudra tenir compte du déplacement, son influence réelle étant
bien moindre, on obtiendra par des calculs moins pénibles le même degré
d'approximation. Aucun cas ne présente à cet égard, par sa nature,
autant de difficultés que celui de la lune, dont la théorie a toujours
fait, même sans compter les perturbations, le plus grand embarras des
astronomes, et dont cependant l'étude exacte nous importe davantage que
celle de tout autre satellite. Il est clair, en effet que, le temps
périodique de la lune étant seulement treize fois moindre environ que
celui de la terre, le déplacement de la planète a ici une extrême
influence sur les positions successives du satellite. La disproportion
des deux mouvemens est infiniment supérieure envers tous les autres
satellites.

_Problème des comètes._ Les comètes ne se distinguent essentiellement
des planètes proprement dites, comme je l'ai indiqué plus haut, que par
la très grande excentricité de leurs orbites, et les inclinations
presque illimitées des plans qui les contiennent. La petitesse si
prononcée et si constante de leurs masses, indiquée par la mécanique
céleste, n'est pas même un caractère vraiment exclusif, puisque les
quatre planètes télescopiques n'ont point probablement des masses
supérieures à celles de presque toutes les comètes. Toutes les autres
circonstances, et surtout celles qui attirent principalement l'attention
vulgaire à l'égard des comètes, sont secondaires et accidentelles, et
manquent d'ailleurs dans plusieurs de ces corps, outre qu'elles ne
sauraient exercer aucune sorte d'influence sur leur étude astronomique.
C'est même de l'extrême excentricité des orbites cométaires, comparée à
la faible excentricité des orbites planétaires, que doit résulter
l'ensemble des différences les plus importantes entre les planètes et
les comètes quant à leur constitution physique et chimique,
essentiellement fixe, d'après cela, dans les premières, et, au
contraire, éminemment variable dans les dernières. Les philosophes qui
ont regardé les comètes comme habitables n'ont point suffisamment
considéré, ce me semble, l'influence physiologique de cette distinction
fondamentale. D'après tout ce que nous connaissons de positif jusqu'ici
sur les lois de la vie, son existence doit être jugée radicalement
incompatible avec une aussi énorme variation dans l'ensemble des
circonstances extérieures, sous les rapports thermométriques,
hygrométriques, barométriques, et probablement électriques et chimiques,
que celle qui doit nécessairement avoir lieu lors du passage,
quelquefois très rapide, d'une comète de son périhélie à son aphélie ou
réciproquement.

On conçoit aisément, du point de vue astronomique, la difficulté
nouvelle que doivent introduire, dans l'étude des mouvemens, ces deux
caractères essentiels des comètes, si peu intéressans en apparence.
Indépendamment des perturbations bien plus grandes qui en sont la suite
nécessaire, et que nous ne devons point considérer encore, il est clair
que l'obligation de ne rien négliger, à l'égard des excentricités et des
inclinaisons, doit rendre les calculs purement géométriques presque
inextricables dans l'exécution, quoique d'ailleurs la théorie soit
entièrement semblable à celle des planètes. Il est remarquable toutefois
que, même dans ce cas, l'hypothèse circulaire puisse être encore
réellement employée pour diriger les premières observations, quoiqu'il
faille évidemment la restreindre à un temps beaucoup plus court. C'est
par l'emploi de cette hypothèse, à laquelle Tycho s'était borné, qu'il
démontra, le premier, contrairement à tous les préjugés philosophiques,
que les comètes sont de véritables astres, aussi réguliers dans leur
cours que les planètes elles-mêmes, quoique d'une étude plus difficile,
après qu'il eut d'abord établi, par l'évaluation grossièrement approchée
de leurs distances, qu'on ne saurait y voir des météores atmosphériques.

Mais, la première ébauche de la théorie des comètes se fait
essentiellement aujourd'hui à l'aide d'une nouvelle hypothèse, imaginée
par Newton, et qui leur est spécialement adaptée, à raison même de la
forme très allongée de leurs orbites elliptiques. C'est l'hypothèse
parabolique, qui, moins simple sans doute que l'hypothèse circulaire,
représente nécessairement beaucoup mieux la course de l'astre, jusqu'à
une assez grande distance de son périhélie. On conçoit, en effet, que
l'ellipse d'une comète, vu sa grande excentricité, doit peu s'écarter,
depuis son périhélie jusqu'à environ quatre-vingt-dix degrés de là, de
la parabole qui aurait le même sommet et le même foyer: c'est seulement
plus loin que la distance des deux courbes devient de plus en plus
considérable, et bientôt immense, quelque allongée que puisse être
l'ellipse. La parabole peut donc suffisamment correspondre aux positions
effectives de l'astre pendant cette première partie de sa course, dont
elle simplifie extrêmement l'étude, d'après l'ensemble des propriétés
géométriques de cette courbe, bien plus facile à traiter que l'ellipse.
Cette substitution provisoire est d'autant plus heureuse, qu'elle
convient précisément à la seule portion qui intéresse vivement la
curiosité publique, l'astre n'étant plus ordinairement assez éclairé,
lorsqu'il s'écarte davantage du soleil, pour être visible de la terre à
l'oeil nu.

Pour employer une telle hypothèse, il suffit évidemment, d'après la
nature de la parabole, d'avoir observé la comète dans deux positions
différentes, comme s'il s'agissait du cercle. On en déduit alors
géométriquement tous les élémens ordinaires, sauf bien entendu, le temps
périodique, et le grand axe étant remplacé par la distance du sommet au
foyer. Ce sont ces cinq élémens qui servent aux astronomes de
signalement ordinaire pour reconnaître ou distinguer les comètes dans
leurs apparitions successives, quoique les variations considérables
qu'ils sont susceptibles d'éprouver en réalité puissent souvent induire
en erreur à ce sujet, et qu'elles aient probablement conduit en effet à
multiplier beaucoup trop le nombre des comètes. Enfin, le problème de
Képler, qui comporte alors une solution rigoureuse et même facile,
déterminant l'aire décrite pendant l'intervalle connu des deux
observations primitives, achève de régler tout ce qui concerne la course
de l'astre, en faisant apprécier sa vitesse, ce qui permet dès lors à
nos calculs de le devancer dans toutes ses positions successives,
jusqu'aux limites naturelles de l'hypothèse parabolique.

C'est dans cet esprit que la théorie géométrique des comètes est
habituellement traitée; car, sur le très grand nombre de comètes
actuellement connues et paraboliquement caractérisées, il n'y en a pas
dix dont les orbites elliptiques soient jusqu'ici bien établies, tant
est extrême la difficulté mathématique de la solution rigoureuse.
Néanmoins, sans la théorie elliptique on ne saurait, évidemment,
atteindre à la partie la plus intéressante de cette recherche, la
prévision exacte des retours, d'après l'évaluation du temps périodique.
Il faut même reconnaître, à cet égard, que la durée de la révolution
sidérale constitue le trait le plus caractéristique, et peut-être le
seul vraiment décisif, du signalement d'une comète; car, malgré les
perturbations dont cet élément est aussi susceptible, il varie beaucoup
moins que les divers élémens paraboliques.

On conçoit, par cet ensemble de considérations, quelle est jusqu'ici
l'imperfection nécessaire de la théorie des comètes, comparée à celle
des planètes.

Tels sont, dans leurs caractères essentiels, les trois cas généraux que
présente l'application des lois de Képler au problème fondamental de la
géométrie céleste. C'est ainsi que l'astronomie a pu parvenir à assigner
mathématiquement, pour la suite entière des temps, ou futurs ou passés,
la position qu'occupe, en un instant donné, l'un quelconque des divers
astres qui composent le système solaire dont nous faisons partie.
D'après ces déterminations fondamentales, il devient aisé de comprendre,
en thèse générale, comment tous les phénomènes secondaires qui peuvent
résulter de la situation mutuelle de plusieurs de ces corps ont dû être
exactement calculés et prévus, d'une manière entièrement rationnelle.
Les principaux de ces aspects sont les éclipses de diverses sortes,
qu'entraîne naturellement le passage de ces astres les uns devant les
autres par rapport à nous. L'exactitude et la rationnalité de leur
prévision ont toujours été le critérium évident et décisif d'après
lequel la perfection effective des théories astronomiques est devenue
facilement appréciable, même par le vulgaire, puisqu'un tel résultat
suppose nécessairement une profonde connaissance réelle des lois
géométriques que suivent, dans leurs mouvemens, les deux ou les trois
astres qui concourent au phénomène. À la vérité, tous les événemens
célestes sont, par leur nature, essentiellement périodiques, puisque les
orbites sont toujours nécessairement des courbes fermées. Ainsi, la
notion empirique et grossière de quelques périodes qui reproduisent à
peu près certains genres d'éclipses, a pu devenir, dès la première
enfance de l'astronomie, un moyen direct de prédiction fort imparfait;
ce qui a souvent trompé les érudits sur l'étendue des connaissances de
quelques castes antiques, quoique cela ne supposât essentiellement
d'autre découverte que celle d'une écriture quelconque pour tenir
registre des événemens observés. Mais, il ne saurait évidemment être
question ici de ce procédé anti-géométrique, fondé sur des périodes très
mal observées à l'origine, et d'ailleurs réellement variables, qui
pourrait tout au plus indiquer vaguement, même aujourd'hui, le jour de
l'événement. Il s'agit uniquement de prédictions vraiment mathématiques,
qui n'ont pu commencer que dans l'immortelle école d'Alexandrie; et dont
le degré de précision, à l'heure, à la minute, et enfin à la seconde,
représente fidèlement en effet les grandes phases historiques du
perfectionnement graduel de l'ensemble de la géométrie céleste. Voilà ce
qui, abstraction faite de toute application à nos besoins, fera
toujours, de l'observation des éclipses, un spectacle aussi intéressant
pour les vrais philosophes que pour le public lui-même, et par des
motifs que la propagation de l'esprit positif rendra, j'espère, de plus
en plus, essentiellement analogues, quoique inégalement énergiques.

Indépendamment de la haute utilité pratique de cette classe générale de
phénomènes au sujet du grand problème des longitudes, quelques-uns
d'entre eux sont devenus, depuis un siècle, susceptibles d'une
destination scientifique fort importante, en fournissant, comme je l'ai
annoncé dans l'avant-dernière leçon, les meilleurs moyens de déterminer
avec exactitude la distance du soleil à la terre, donnée si
indispensable à toute notre astronomie.

Quand le soleil est plus ou moins éclipsé par un astre quelconque, soit
qu'il s'agisse d'une éclipse très apparente, comme celles que produit la
lune, soit, au contraire, que le phénomène se réduise à obscurcir un
seul point du disque solaire, d'une manière imperceptible à l'oeil nu,
comme lors des passages de Vénus ou de Mercure entre le soleil et nous,
l'observation de ces phénomènes, dont la théorie est, dans tous les cas,
essentiellement identique, peut nous conduire à apprécier, plus
exactement que par aucune autre voie, la parallaxe relative de cet astre
et du soleil, et par suite la distance du soleil lui-même, d'après la
différence, soigneusement mesurée, que doit présenter la durée totale du
phénomène aux divers observatoires de notre globe. Considérons, en
effet, que la théorie a d'abord déterminé cette durée pour le centre de
la terre, qui verrait l'astre décrivant une certaine corde du disque
solaire. Dès lors, par l'effet de la parallaxe, qui abaisse inégalement
les deux astres, l'observateur situé à la surface du globe verra décrire
une corde différente, ce qui changera la durée effective du phénomène.
Or, dans les cas ordinaires, cet effet se trouvera nécessairement
inverse pour deux lieux situés de part et d'autre de l'équateur
terrestre. Car, si la parallaxe relative rapproche la corde du centre du
disque, à l'égard de l'un de nos hémisphères, et, conséquemment,
augmente la durée mathématique du passage, elle l'en éloignera, au
contraire, et diminuera cette durée, envers l'hémisphère opposé. Il y
aura donc, sous ce rapport, une différence très appréciable entre deux
lieux distincts, convenablement choisis parmi ceux qui permettent
d'apercevoir le phénomène, et surtout d'un hémisphère à l'autre. Cette
différence constatée, ne dépendant, évidemment, que de la parallaxe
relative et de la vitesse angulaire, déjà bien connue, de l'astre
considéré, conduira à l'évaluation de la première de ces deux quantités
et, par suite, de la parallaxe horizontale du soleil.

Tous les astres susceptibles de passer entre le soleil et nos yeux ne
sont pas, à beaucoup près, également propres à une telle détermination.
Il faut d'abord que la parallaxe relative ne soit pas trop considérable,
afin que l'influence propre à la parallaxe solaire ne s'efface point,
pour ainsi dire, vis-à-vis de celle de l'astre, dont la distance à la
terre serait alors insuffisante à nous servir de base dans l'exacte
évaluation de l'éloignement du soleil. D'un autre côté, cette parallaxe
relative serait elle-même trop mal connue si elle ne surpassait pas
notablement la parallaxe du soleil, qu'il vaudrait alors presque autant
déterminer d'une manière directe; et d'ailleurs la différence des durées
serait trop peu prononcée. Enfin, il faut aussi que le mouvement
angulaire de l'astre soit assez lent, pour que, le phénomène se
prolongeant long-temps, cette différence doive être très sensible.

Parmi les trois seuls astres connus qui puissent ainsi éclipser le
soleil, l'ensemble de ces motifs exclut, évidemment, la lune, et même
Mercure, en sorte qu'il ne reste que Vénus. La parallaxe, dans une telle
position, offre les proportions convenables, étant presque triple de
celle du soleil; et la vitesse angulaire est assez petite pour que le
phénomène, dont la durée totale est de six à huit heures, puisse
présenter des différences de vingt minutes au moins entre deux
observatoires bien choisis. Telle est la belle méthode imaginée par
Halley, et pratiquée plus tard par divers astronomes. Le degré de
précision du résultat se trouve, évidemment fixé d'après les
considérations qui précèdent.

J'ai cru devoir caractériser nettement cette application de la théorie
géométrique des mouvemens célestes, à cause de son extrême importance
pour le système entier de la science astronomique. Mais, il serait
contraire à la nature de cet ouvrage d'y considérer spécialement aucune
autre de ces questions secondaires, quelque grande que puisse être,
d'ailleurs, leur utilité pratique.

L'ensemble de ces phénomènes provoque naturellement une remarque
philosophique fort essentielle, sur l'opposition nécessaire et de plus
en plus prononcée de l'esprit positif contre l'esprit théologique ou
métaphysique, à mesure que la géométrie céleste s'est perfectionnée
davantage. Le caractère fondamental de toute philosophie théologique
est d'envisager tous les phénomènes comme gouvernés par des volontés,
et, par conséquent, comme éminemment variables et irréguliers, au moins
virtuellement. Au contraire, la philosophie positive les conçoit comme
assujettis, à l'abri de tout caprice, à des lois invariables, qui
permettent de les prévoir exactement. L'incompatibilité radicale de ces
deux manières de voir n'est, aujourd'hui, nulle part plus saillante qu'à
l'égard des événemens célestes, depuis qu'on a pu les prévoir
complètement et avec la dernière précision. En voyant toujours arriver
les comètes et les éclipses, avec toutes les circonstances minutieuses
exactement annoncées long-temps à l'avance, suivant les lois que le
génie humain a su enfin créer d'après ses observations, le vulgaire
lui-même doit être inévitablement entraîné à sentir que ces phénomènes
sont soustraits à l'empire de toute volonté, qui n'aurait pu, sans
doute, se subordonner aussi complaisamment à nos décisions
astronomiques.

Je me suis efforcé de caractériser aussi nettement que possible, dans
cette leçon et dans les deux précédentes, le véritable esprit général
de la géométrie céleste, envisagée sous ses divers aspects principaux,
et en faisant complètement abstraction de toute considération mécanique.
Il faut maintenant passer à l'examen philosophique, bien plus difficile
et non moins important, de la théorie mécanique dont sont susceptibles
aussi les phénomènes astronomiques, en concevant les résultats généraux
de leur étude géométrique, si admirablement résumés par les trois lois
de Képler, comme autant de faits fondamentaux, propres à nous conduire à
une conception supérieure et unique. Cette seconde étude procure de
nouvelles déterminations, qui, sans elle, nous seraient nécessairement
interdites. Mais, sa principale influence scientifique est de réagir sur
le perfectionnement de la géométrie céleste elle-même, en rendant ses
théories plus précises, par suite de la liaison sublime qu'elle établit
profondément entre tous les phénomènes intérieurs de notre monde, sans
aucune exception. C'est ainsi que l'esprit humain en est enfin venu à
regarder les lois de Képler elles-mêmes comme une sorte d'approximation,
qui n'en conserve pas moins toute l'éminente valeur que nous lui avons
assignée ici. Les divers élémens que ces lois supposent constans sont,
en réalité, ainsi que j'ai dû déjà l'annoncer, susceptibles
d'altérations plus ou moins étendues. La connaissance exacte des lois si
complexes de leurs variations, constitue le principal résultat
astronomique de la mécanique céleste, indépendamment de sa haute
importance directe sous le rapport philosophique.



VINGT-QUATRIÈME LEÇON.

Considérations fondamentales sur la loi de la gravitation.

Beaucoup d'esprits judicieux, auxquels la saine philosophie n'est point
étrangère, mais qui n'ont pas une connaissance générale assez
approfondie des conceptions mathématiques, se représentent encore
l'étude mécanique des corps célestes comme étant nécessairement moins
positive que leur étude géométrique; parce qu'ils la confondent, sans
doute, avec la recherche inaccessible de l'origine et du mode de
production des mouvemens, méprise que les expressions vicieuses trop
souvent employées par les géomètres semblent tendre, il est vrai, à
autoriser. Cependant, les lois fondamentales du mouvement, quoique plus
difficiles à découvrir que celles de l'étendue, et connues bien
long-temps après elles, ne sont, incontestablement, ni moins certaines
ni moins universelles, ni d'une positivité moins évidente. Comment
pourrait-il en être autrement de leur application? Tout déplacement
curviligne d'un corps quelconque, d'un astre aussi bien que d'un boulet,
peut être étudié sous ces deux points de vue, également mathématiques:
géométriquement, en déterminant, d'après les observations directes, la
forme de la trajectoire, et la loi suivant laquelle varie la vitesse,
comme Képler l'a fait pour les corps célestes; mécaniquement, en
cherchant la loi du mouvement qui empêche continuellement le corps de
poursuivre sa route naturelle en ligne droite, et qui, combiné à chaque
instant avec sa vitesse actuelle, lui fait décrire sa trajectoire
effective, dès lors susceptible d'être connue _à priori_. Ces deux
recherches sont, évidemment aussi positives l'une que l'autre, et
pareillement fondées sur les phénomènes. Si dans la seconde, on se sert
encore quelquefois de termes qui paraissent indiquer une enquête de la
nature essentielle et de la cause première des mouvemens considérés,
cette habitude blâmable, dernier vestige de l'esprit métaphysique à cet
égard, ne doit pourtant pas faire illusion sur le vrai caractère
fondamental d'une telle étude.

À la vérité, le cas du boulet et celui de l'astre présentent entre eux
cette différence essentielle, que, dans le premier, les deux mouvemens
élémentaires dont se compose, à chaque instant, le mouvement effectif,
sont préalablement bien connus, ce qui ne saurait avoir lieu dans
l'autre cas. Mais, cette circonstance ne fait qu'introduire, dans la
théorie mécanique de l'astre, une importante difficulté préliminaire de
plus, exactement compensée par la parfaite connaissance géométrique de
la trajectoire, qui manque immédiatement pour le boulet. Si la loi
fondamentale de la chute des poids n'eût pas été découverte d'après une
étude directe, la dynamique abstraite eût pu incontestablement la
déduire, d'une manière tout aussi sûre, quoique moins facile, de
l'observation des divers phénomènes que présentent les mouvemens
curvilignes produits par la pesanteur, qui nous fournissent
effectivement la meilleure mesure du coefficient numérique de cette loi.
Ce qui serait simplement facultatif à l'égard du boulet, devient forcé à
l'égard de l'astre; telle est, au fond, la seule différence réelle entre
les deux cas.

La mécanique céleste a donc été fondée sur une base inébranlable, quand,
d'après les trois lois de Képler, désormais envisagées comme autant de
faits généraux, on est parvenu à déterminer, par les règles de la
dynamique rationnelle, la loi relative à la direction et à l'intensité
de la force qui doit agir incessamment sur l'astre pour le détourner de
sa route tangentielle. Cette loi fondamentale une fois découverte,
toutes les recherches astronomiques sont rentrées dans la catégorie
ordinaire des problèmes de mécanique, où l'on calcule les mouvemens des
corps d'après les forces dont ils sont animés. Telle est la marche
admirablement philosophique suivie, avec une si complète persévérance,
par le génie du grand Newton. La leçon actuelle doit être
essentiellement consacrée au premier ordre de considérations; le second
sera l'objet exclusif des deux leçons suivantes.

Pour se conformer rigoureusement à l'exactitude historique, il faut
reconnaître, quoique cela n'altère en rien le sublime mérite des travaux
de Newton, que la fondation réelle de la mécanique céleste avait été
vaguement ébauchée par Képler lui-même, qui parut dignement pressentir
la haute destination philosophique des lois géométriques qu'il avait
établies. Il poussa, ce me semble, leur interprétation dynamique aussi
loin que le permettait alors l'état si imparfait de la science
mathématique. Il entrevit, en effet, la relation exacte de sa première
loi avec le principe que la direction de la force accélératrice de
chaque planète passe continuellement par le soleil, ce qui n'exige que
les considérations mathématiques les plus élémentaires. Quant à la loi
relative à l'intensité, qui constitue la difficulté essentielle de cette
grande recherche, il était absolument impossible de la découvrir à cette
époque. Néanmoins, Képler osa la chercher; mais, n'y pouvant suivre la
marche positive, il s'abandonna à cette métaphysique qui avait déjà tant
entravé ses travaux propres. Il serait superflu de rappeler ici sa
chimérique conception des rayons attractifs, par laquelle il tenta de
mesurer la force accélératrice des planètes, ni même son rapprochement,
moins métaphysique, entre cette force et la pesanteur. Quand même ces
considérations vagues et illusoires eussent fait accidentellement
deviner la loi véritable, ce qui arriva à Bouillaud en rectifiant le
propre raisonnement de Képler à ce sujet, cette circonstance
insignifiante ne pouvait faciliter, en aucune manière, la découverte
fondamentale de Newton, où il s'agissait réellement d'établir la
correspondance mathématique entre la loi des orbites elliptiques ayant
le soleil pour foyer, et celle de la variation de la force accélératrice
inversement au carré de la distance; ce que de telles tentatives
n'avaient nullement en vue. Les vrais précurseurs de Newton, sous ce
rapport, sont Huyghens et surtout Galilée, comme fondateurs de la
dynamique. Néanmoins, on peut remarquer avec intérêt comment le génie de
Képler, après avoir parcouru une aussi belle carrière, en constituant
définitivement la géométrie céleste, osa s'élancer aussitôt dans la
carrière, toute différente et alors inaccessible, de la mécanique
céleste, que la marche générale de l'esprit humain réservait si
impérieusement à ses héritiers; succession d'efforts, dont l'histoire
des sciences ne présente peut-être, dans tout son ensemble, aucun autre
exemple aussi prononcé. Personne, d'ailleurs, ne sent plus profondément
que moi la nullité radicale de toute semblable tentative.

Dans un temps où l'on s'efforce chaque jour davantage de rabaisser au
niveau des plus médiocres intelligences les plus hautes conceptions du
génie humain, il est du devoir de tout vrai philosophe de se prononcer,
aussi énergiquement que possible, contre cette tendance déplorable, qui
finirait par pervertir, jusqu'en son germe, le développement général de
l'esprit positif chez les masses, en leur persuadant que ces découvertes
sublimes, qui ont coûté tant d'efforts du premier ordre à la série des
hommes les plus éminens dont notre espèce puisse s'honorer, étaient
susceptibles d'être simplement obtenues par quelques aperçus vagues et
faciles, accessibles, sans aucune préparation laborieuse, aux
entendemens les plus vulgaires. Quoiqu'il soit, sans doute, infiniment
plus aisé d'apprendre que d'inventer, il faut enfin que le public, pour
n'être point livré aux sophistes et vendu aux trafiquans de science,
soit profondément convaincu que, comme le simple bon sens l'indique
clairement, ce qui a été découvert par le long et pénible travail du
génie, la raison commune ne saurait se l'approprier réellement que par
une méditation persévérante, précédée d'études convenables. Si, comme
il est évident, ces conditions indispensables ne peuvent pas toujours
être suffisamment remplies, à l'égard de toutes les vérités
scientifiques destinées à entrer dans la circulation générale, n'est-il
pas bien préférable de le déclarer avec franchise, et de réclamer
directement une confiance, qui n'a jamais été refusée quand elle a été
convenablement motivée, au lieu de vouloir lutter contre une difficulté
insurmontable, en essayant vainement de rendre élémentaires des
conceptions nécessairement transcendantes? Car, les hommes ont encore
plus besoin de méthode que de doctrine, d'éducation que d'instruction.

Conformément à ces maximes générales, je ne saurais trop condamner ici
les tentatives illusoires et nuisibles qu'on a si fréquemment
renouvelées, dans la vulgarisation, d'ailleurs si utile quand elle est
sagement conçue et exécutée, des principales notions de la philosophie
naturelle, pour rendre indépendante des grandes théories mathématiques
la démonstration de la loi fondamentale de la gravitation, d'après des
raisonnemens vagues et essentiellement métaphysiques sur les émanations
et les attractions, dont l'idée première est empruntée à Képler. Outre
le vide profond de ces considérations absolues, il est clair qu'une
telle manière de procéder tend à faire radicalement disparaître tout ce
qui constitue l'admirable réalité de la découverte newtonienne, sa
parfaite harmonie mathématique avec les lois géométriques des mouvemens
célestes, seul fondement positif de la mécanique des astres.

Considérons maintenant, d'une manière directe, l'établissement vraiment
rationnel de cette conception fondamentale, en réservant à l'analyse
transcendante sa grande et indispensable part dans une telle opération.

Il est d'abord évident, comme je l'ai déjà indiqué, que la première loi
de Képler prouve, sans aucune incertitude et de la manière la plus
simple, que la force accélératrice de chaque planète est constamment
dirigée vers le soleil. On n'a pas besoin, pour s'en convaincre, de
recourir à la théorie dynamique des aires. Une figure très élémentaire
suffit à démontrer, comme l'a fait Newton, que la force accélératrice,
quelque énergique qu'on l'imagine, ne saurait altérer en rien la
grandeur de l'aire qui serait décrite, en un temps donné, autour du
soleil, par le rayon vecteur de l'astre, en vertu de sa seule vitesse
actuelle, si sa direction passe exactement par le soleil, tandis qu'elle
la changerait inévitablement dans toute autre supposition. Ainsi, la
constance de cette aire, première donnée générale de l'observation,
dévoile la loi de la direction. La principale difficulté du problème,
celle qui fait la gloire essentielle de Newton, consiste donc dans la
découverte, d'après les deux autres théorèmes astronomiques de Képler,
de la loi relative à l'intensité de cette action continuelle que nous
concevons dès lors exercée, sans nous enquérir de son mode, par le
soleil sur les planètes.

Dans la première ébauche de sa conception, Newton a pris pour base la
troisième loi de Képler, en considérant d'abord les mouvemens comme
circulaires et uniformes, ce qui suffisait en commençant. L'action
solaire, dès lors égale et contraire à la force centrifuge de la
planète, devenait ainsi nécessairement constante aux divers points de
l'orbite, et ne pouvait varier qu'en passant d'une planète à une autre.
Les théorèmes d'Huyghens sur la force centrifuge dans le cercle, dont la
démonstration est presque élémentaire, conduisaient immédiatement à
saisir la loi de cette variation. Car, la force centrifuge étant,
d'après ces théorèmes, proportionnelle au rapport entre le rayon de
l'orbite et le quarré du temps périodique, elle variait évidemment d'un
astre à l'autre, inversement au quarré de sa distance au soleil, en
vertu de la constance, établie par Képler, du rapport entre le cube de
cette distance et ce même quarré du temps périodique, pour toutes les
planètes. Telle est la considération mathématique qui mit réellement
Newton, à l'origine de ses recherches, sur la voie de cette loi
fondamentale, à la simple indication de laquelle ne contribuèrent
nullement les raisonnemens métaphysiques antérieurs, dont il n'avait
même probablement alors aucune connaissance.

Mais, quelque précieuse que fût l'ouverture donnée par cette première
approximation, le noeud essentiel de la difficulté n'en continuait pas
moins à subsister dans son intégrité. Car, il fallait surtout expliquer
comment cette loi sur la variation de l'action solaire s'accordait avec
la nature géométrique des orbites, découverte par Képler. À la vérité,
l'orbite elliptique présentait deux points remarquables, l'aphélie et le
périhélie, où la force centrifuge était encore directement opposée, et,
par conséquent, égale à l'action du soleil, dont le changement devait
naturellement y être, en même temps, plus prononcé. La courbure de
l'orbite était, évidemment, identique en ces deux points; cette action
se trouvait donc simplement mesurée, d'après ces mêmes théorèmes
d'Huyghens, par le quarré de la vitesse correspondante. Dès lors, un
raisonnement facile déduisait immédiatement de la première loi de
Képler, que le décroissement de l'action solaire, du périhélie à
l'aphélie, s'opérait encore inversement au quarré de la distance. Ainsi,
la loi indiquée par un premier rapprochement entre les diverses
planètes, se trouvait pleinement confirmée par une exacte comparaison
entre les deux positions principales de chacune d'elles. Mais tout cela
était encore évidemment insuffisant, puisque le mouvement elliptique
n'était nullement pris en considération. Toute autre courbe que
l'ellipse eût incontestablement donné le même résultat, à la simple
condition d'avoir, en ses deux sommets, une égale courbure.

Ces deux considérations préliminaires sont, néanmoins, les seules
parties de la démonstration qui puissent être rendues vraiment sensibles
à toutes les intelligences qui n'ont, en mathématique, que des notions
purement élémentaires. Quant à la mesure de l'action solaire dans toute
l'étendue de l'orbite, qui constitue la portion essentielle et
réellement décisive de cette démonstration, l'analyse transcendante y
est absolument indispensable. En continuant à procéder dans le même
esprit, c'est-à-dire d'après la comparaison de l'action solaire à la
force centrifuge, la première a dès lors besoin d'être décomposée, en un
point quelconque, suivant la normale correspondante, avant de pouvoir
être appréciée par la seconde, qui ne lui est plus directement
antagoniste, et dont l'évaluation exige, d'ailleurs, la théorie exacte
de la courbure de l'ellipse. Par l'ensemble de ses découvertes, en
géométrie et en mécanique, qu'il lui eût suffi de combiner, le grand
Huyghens touchait certainement au principe de cette détermination
capitale. Mais enfin, il n'a point eu réellement l'idée de cette
combinaison: et, ce qu'on doit surtout remarquer, l'eût-il même conçue,
il n'aurait, sans doute, pu la suivre complètement qu'avec le secours de
l'analyse différentielle, dont nous savons que Newton est l'inventeur
aussi bien que Leïbnitz.

À l'aide de cette analyse, on mesure facilement, et de diverses
manières, l'énergie de l'action solaire en tous les points de l'orbite,
et l'on reconnaît aussitôt qu'elle varie toujours inversement au quarré
de la distance, et qu'elle est indépendante de la direction. Enfin, le
même calcul démontre que sa valeur propre pour chaque planète, ramenée,
suivant cette loi, à l'unité de distance, est proportionnelle au rapport
entre le quarré du temps périodique et le cube du demi-grand axe de
l'ellipse; ce qui prouve exactement, d'après la troisième loi de Képler,
l'identité de cette valeur à l'égard de toutes les planètes, sur
lesquelles l'action du soleil ne change donc qu'en vertu de la seule
distance, quelles que soient les grandes différences de leurs
dimensions. C'est de là que Newton a déduit cette importante
conséquence, qui complète l'établissement de la loi fondamentale, que
l'action solaire est, en chaque cas, proportionnelle, à distance égale,
à la masse de la planète; de la même manière que, par l'identité de la
chute de tous les corps terrestres dans le vide, ou par l'exacte
coïncidence de leurs oscillations, on avait déjà constaté évidemment la
proportionnalité entre leurs poids et leurs masses.

On voit ainsi comment les trois grandes lois de Képler ont concouru,
chacune pour sa part essentielle, à établir exactement, d'après les
règles de la mécanique rationnelle, cette loi fondamentale de la nature.
La première démontre la tendance continuelle de toutes les planètes vers
le soleil; la seconde fait connaître que cette tendance, la même en tous
sens, change avec la distance au soleil, inversement à son quarré;
enfin, la troisième apprend que cet effort, nullement spécifique, est
toujours simplement proportionnel, pour une même distance, à la masse de
chaque planète. Il serait sans doute inutile de prévenir expressément
que les lois de Képler ayant lieu exactement de la même manière, dans
les mouvemens des satellites autour de leurs planètes, il en résulte
nécessairement les mêmes conséquences dynamiques pour l'action continue
exercée par chaque planète sur chacun de ses satellites, en raison
directe de la masse de celui-ci, et en raison inverse du quarré de sa
distance à la planète.

Afin de compléter cette démonstration capitale, Newton jugea sagement
qu'il devait reprendre, en sens inverse, l'ensemble de la question, en
déterminant, _à priori_, les mouvemens planétaires qui résulteraient
d'une telle loi dynamique. C'est ainsi que, par une intégration alors
difficile, il retomba complètement sur les lois de Képler, comme cela
devait être de toute nécessité. Indépendamment de cette utile
vérification mathématique, qui fournit d'ailleurs incidemment quelques
moyens de simplifier l'étude géométrique de ces mouvemens, cette analyse
inverse fit reconnaître que l'orbite aurait pu être, non-seulement une
ellipse, mais une section conique quelconque, ayant toujours le soleil
pour foyer. La nature de la courbe dépend uniquement de l'intensité de
la vitesse initiale, et nullement de sa direction; en sorte qu'un
certain accroissement déterminé, qui surviendrait tout à coup dans la
vitesse d'une planète, changerait son ellipse en une parabole, et plus
grand encore, en une hyperbole. Ainsi, les orbites devant être, par une
nécessité évidente, des courbes fermées, la figure elliptique est donc
la seule qui puisse réellement dériver de la loi newtonienne.

Parmi les objections, aussi vaines qu'innombrables, que dut soulever à
son origine cette admirable découverte, et que reproduisent encore
quelquefois des esprits mal organisés, une seule mérite d'être ici
mentionnée, comme tendant à éclaircir la notion fondamentale, et comme
ayant beaucoup frappé autrefois, par son apparence très spécieuse,
plusieurs philosophes fort recommandables, entre autres le judicieux
Fontenelle. Elle est fondée sur la considération que si, pendant une
moitié de sa révolution, la planète se rapproche de plus en plus du
soleil, elle s'en éloigne évidemment toujours davantage dans l'autre
partie de l'orbite; ce qui semble impliquer une contradiction frappante
avec l'idée d'une tendance continuelle _vers_ le soleil. L'emploi du
malheureux mot _attraction_, beaucoup trop prodigué par Newton et par
presque tous ses successeurs, donnait à cette objection une nouvelle
apparence de solidité. Aussi quelques newtoniens n'avaient-ils pas
hésité d'abord à recourir, pour la résoudre, à cet expédient absurde, de
déclarer l'action solaire tantôt attractive et tantôt répulsive. Laplace
lui-même en a donné, ce me semble, une explication peu satisfaisante,
puisqu'elle se borne à reproduire, sous un autre point de vue, le fait
lui-même, en disant que la planète doit s'approcher du soleil, tant que
sa direction forme un angle aigu avec celle de l'action solaire, et s'en
éloigner quand cet angle devient obtus. Cette considération exige donc
un nouvel examen.

Il faut reconnaître, avant tout, qu'elle ne saurait exercer la moindre
influence effective sur les calculs de la mécanique céleste, ce qui
explique qu'on s'en soit si peu inquiété. Car il n'importe guère aux
géomètres que l'action solaire soit, en réalité, attractive ou
répulsive, pourvu que la direction de la force accélératrice de la
planète, prolongée s'il le faut, vienne toujours passer exactement par
le soleil, ce que la première loi de Képler assure incontestablement.
Mais, néanmoins, le doute à cet égard donnerait un caractère trop
indécis à la conception fondamentale, pour qu'on ne doive pas le
dissiper entièrement.

Afin de mettre l'objection dans un plus grand jour, il convient de
considérer le cas hypothétique d'une orbite parabolique ou hyperbolique,
qui nous montre l'astre, parti du périhélie, s'éloignant toujours et
indéfiniment du soleil, quoiqu'on puisse aisément prouver qu'il ne cesse
pas un seul instant de tendre _vers_ lui. En effet, on ne doit point
constater cette tendance en comparant la position actuelle de l'astre à
celle qu'il occupait auparavant, mais à celle qu'il occuperait au même
instant, en vertu de sa seule vitesse acquise, si l'action solaire
n'existait pas: c'est évidemment le seul moyen d'apprécier l'influence
réelle de cette action. Or, d'après ce principe, on voit clairement
qu'elle tend, dans tous les cas, à rapprocher l'astre du soleil,
puisqu'il s'en trouve toujours effectivement plus près, même avec une
orbite hyperbolique, que s'il eût continué son mouvement naturel suivant
la tangente. La vraie solution de l'objection se réduit donc à remarquer
que l'orbite est constamment concave vers le soleil: elle serait
évidemment insurmontable, si la trajectoire eût pu être convexe. On
rencontre ici la même circonstance que dans le mouvement ascensionnel
des bombes, que personne ne s'est jamais avisé d'attribuer à une
pesanteur suspendue ou renversée: le projectile, quoiqu'il s'élève, ne
cesse réellement de tomber, et tombe de plus en plus, comme dans sa
chute ordinaire, puisqu'il est continuellement, et toujours davantage,
au-dessous du lieu où l'aurait porté sa seule impulsion initiale, la
trajectoire étant constamment concave vers le sol.

Dans l'exposition habituelle de la conception fondamentale de la
mécanique céleste, on néglige aujourd'hui beaucoup trop de considérer
les cas hypothétiques où il faut remonter de telle forme idéale des
orbites planétaires à telle autre loi correspondante de l'action
solaire, et réciproquement. Ce n'est pas uniquement pour mieux
caractériser sa théorie générale des forces centrales, qui eût été
suffisamment expliquée par l'analyse exacte du seul cas naturel, que
Newton s'est plu à développer avec tant de soin cette importante
considération. Il a probablement senti qu'une telle étude devait
réfléchir une nouvelle lumière sur le vrai caractère de la loi
effective, en faisant ressortir avec plus d'évidence ses conditions
essentielles. Rien n'est plus propre surtout à lui ôter cette apparence
d'absolu, qui résulte si fréquemment de l'exposition ordinaire, en
montrant combien il y aurait peu à changer aux orbites planétaires pour
que l'action solaire dût suivre nécessairement une loi toute
différente. Je dois me borner ici à mentionner à cet égard le cas le
plus remarquable et le plus instructif, parmi tous ceux que Newton a
envisagés. C'est celui de l'orbite elliptique, mais dont le soleil
occuperait le centre, au lieu du foyer. On trouve alors que l'action
solaire, au lieu d'être inversement proportionnelle au quarré de la
distance, varierait au contraire en raison directe de la distance
elle-même. Il serait impossible d'obtenir une plus grande opposition
dans les résultats pour une modification, aussi légère en apparence, à
l'hypothèse primitive; et cependant rien n'est mieux démontré. De bons
esprits, auxquels la mathématique est étrangère, pourraient même
envisager un tel défaut d'harmonie comme devant inspirer d'abord
quelques doutes raisonnables sur la réalité de la loi effective, surtout
en considérant que, les orbites planétaires étant presque circulaires,
il s'en faut de bien peu que le soleil n'en occupe le centre. Mais, j'ai
indiqué à dessein dans la leçon précédente, au sujet de la seconde loi
de Képler, les principales différences astronomiques des deux orbites,
pour montrer que leur opposition réelle, sous le simple point de vue
géométrique, est beaucoup plus prononcée qu'elle ne le semble au premier
aspect, tellement que jamais les astronomes n'ont pu s'y tromper,
quelque petites que soient les excentricités. En appréciant cette
comparaison, on reconnaîtra facilement, j'espère, que l'harmonie
générale et indispensable entre la considération géométrique et la
considération dynamique n'est pas plus altérée dans ce cas hypothétique
que dans tout autre. Mais, comme l'idée d'une orbite elliptique autour
du soleil pour centre, quelque opposée qu'elle soit à toutes nos
observations astronomiques, est fort loin, évidemment, de présenter
aucune absurdité intrinsèque, on aperçoit ainsi dans tout son jour la
profonde inanité nécessaire de tous les prétendus raisonnemens _à
priori_ par lesquels tant d'esprits se sont efforcés d'établir,
abstraction faite de l'analyse mathématique des phénomènes exactement
explorés, l'impossibilité absolue d'aucune autre loi que celle de
Newton, relativement à l'action du soleil sur les planètes[10]. Que
peuvent donc signifier tous ces vains projets de démonstrations
élémentaires, contre lesquels je m'élevais ci-dessus, où l'on ne tient
même aucun compte de la forme elliptique des orbites, et où, à plus
forte raison, on ne s'est jamais inquiété si le soleil occupe le foyer
plutôt que le centre qui en est tout près?

Je me suis jusqu'ici soigneusement abstenu de qualifier, par aucun terme
spécial, la tendance continue des planètes vers le soleil, et des
satellites vers leurs planètes, dont l'existence et la loi ont été le
seul objet des considérations précédentes. Mais, si ces notions
suffisent pour que les phénomènes célestes soient désormais parfaitement
liés entre eux, et mathématiquement calculables, c'est surtout par une
autre propriété essentielle de la conception fondamentale de Newton
qu'ils sont réellement _expliqués_ dans le sens propre du mot,
c'est-à-dire compris, d'après leur exacte assimilation générale avec les
phénomènes si vulgaires que la pesanteur produit continuellement à la
surface de notre globe. Examinons maintenant ce complément indispensable
donné par Newton à sa sublime pensée.

      [Note 10: Il est même évidemment impossible, d'après
      cela, d'expliquer réellement _à priori_ pourquoi un astre
      tend nécessairement vers le soleil avec d'autant plus
      d'énergie qu'il en est plus près, quelle que soit d'ailleurs
      la loi mathématique de cette variation. Car, dans une telle
      hypothèse, l'action solaire augmenterait, au contraire,
      quand l'astre serait plus éloigné; en sorte que, s'il, en
      est autrement, il faut l'attribuer uniquement à ce que le
      soleil occupe le foyer et non le centre de l'ellipse.
      Comment oserait-on, dès lors proclamer _évident à priori_,
      le décroissement nécessaire de cette action à mesure que la
      distance augmente, sans aucun égard à cette circonstance
      caractéristique?]

Si notre planète n'avait aucun satellite, cette comparaison capitale
serait évidemment impossible, comme manquant de base. Il eût fallu alors
nous contenter de calculer exactement les mouvemens célestes, d'après
les règles générales de la dynamique, sans pouvoir jamais les rattacher
à ceux qui s'exécutent journellement parmi nous. Quoique l'harmonie
universelle de notre monde devînt ainsi infiniment moindre, cette
conception n'en serait pas moins extrêmement précieuse. Mais l'existence
de la lune nous a rendu l'immense service philosophique de lier
intimement la mécanique du ciel à la mécanique terrestre, en nous
permettant de constater l'identité de la tendance continue de la lune
vers la terre avec la pesanteur proprement dite: ce qui a suffi pour
démontrer ensuite que l'action mutuelle des corps célestes n'était autre
chose que la pesanteur convenablement généralisée, ou, en sens inverse,
que la pesanteur ordinaire n'était qu'un cas particulier de cette
action.

Ce rapprochement fondamental est susceptible d'un examen mathématique
qui ne saurait laisser aucune incertitude à cet égard. Car, d'après
l'analyse dynamique du mouvement de la lune, on connaît l'intensité de
l'action que la terre exerce sur elle, c'est-à-dire la quantité dont
elle tend à tomber vers le centre de notre globe en un temps donné, une
seconde par exemple. En regardant le mouvement comme circulaire et
uniforme, ce que Newton a d'abord jugé avec raison pleinement suffisant
ici, cette évaluation se fait aisément, d'après la règle d'Huyghens sur
la mesure de la force centrifuge; d'ailleurs, on peut aussi l'effectuer,
avec un peu plus de peine, en ayant égard au mouvement elliptique et
varié. Elle ne dépend que de données parfaitement connues, sur
lesquelles il ne peut y avoir aucune hésitation, le temps périodique de
la lune, sa distance à la terre, et enfin le rayon de la terre. Cela
posé, il suffit d'augmenter cette intensité primitive, inversement au
quarré de la distance, suivant la loi fondamentale, pour savoir ce
qu'elle deviendrait en supposant la lune placée tout près de la surface
de la terre, afin de la confronter avec l'intensité effective de la
pesanteur proprement dite, que nous savons être exactement la même dans
tous les corps grands et petits, et qui est mesurable, avec la dernière
précision, soit par l'observation directe de la chute des poids, soit
surtout par les expériences du pendule. L'identité ou la diversité de
ces deux nombres, décidera évidemment, en dernier ressort, pour ou
contre l'assimilation entre la tendance de la lune vers la terre et la
pesanteur. Or, l'exécution d'une telle comparaison établit la parfaite
coïncidence des deux résultats; d'où s'ensuit la démonstration
mathématique de cette assimilation. Telle est la marche profondément
rationnelle suivie à cet égard par Newton, sauf que, pour plus de
clarté, j'ai cru devoir l'indiquer en ordre inverse, ce qui est en soi
fort indifférent. L'histoire de ce beau travail nous présente une
anecdote très intéressante, qui caractérise fortement l'admirable
sévérité de la méthode philosophique constamment suivie, avec une si
sage énergie, par le grand Newton. On sait que, dans ses premières
recherches, il avait employé une valeur erronée du rayon de la terre,
déduite d'une mauvaise mesure exécutée un peu avant lui en Angleterre:
il en résultait une différence assez sensible entre les deux nombres qui
devaient parfaitement coïncider. Newton eut le rare courage
philosophique de renoncer, d'après cela seul et pendant long-temps, à
cette partie importante de sa conception générale, jusqu'à ce que Picard
eût enfin opéré la mesure exacte de la terre, qui permit à Newton de
constater la profonde justesse de sa pensée primitive.

Cette identité entre la tendance de la lune vers la terre et la
pesanteur proprement dite présente sous un jour tout nouveau l'ensemble
de la conception fondamentale de la mécanique céleste. Elle nous montre
le mouvement des astres comme parfaitement semblable à celui des
projectiles, qui nous est si familier, et que, par cela seul, nous
devons trouver suffisamment compris, et propre à servir de type
d'explication. La seule différence réelle qu'il y ait entre eux résulte
simplement de ce que nos projectiles ne sont pas lancés d'assez loin, ni
assez énergiquement, pour que leur inégal éloignement du centre de notre
globe puisse manifester l'influence de la variation de la pesanteur
inversement au quarré de la distance. Projetés d'un peu plus haut et
avec un peu plus de force, ils circuleraient indéfiniment autour de nous
comme de petits astres (sauf la résistance de notre atmosphère), ainsi
que le fait la lune, ainsi que la terre elle-même et toutes les planètes
le font autour du soleil. C'est par là que l'astronomie tout entière est
devenue réellement une sorte de problème d'artillerie, beaucoup
simplifié par l'absence d'un milieu sensiblement résistant, mais
compliqué, à la vérité, par la variation et la pluralité des pesanteurs.

En même temps que la notion mécanique fondamentale des mouvemens
célestes se trouvait ainsi considérablement éclaircie par l'assimilation
de la force qui les produit à la pesanteur ordinaire, la conception
générale de celle-ci a éprouvé, par une heureuse réaction nécessaire, un
immense perfectionnement, puisque la loi de sa variation, imperceptible
dans les phénomènes terrestres habituels, a été dès lors immédiatement
connue. L'homme avait conçu jusque là le poids d'un corps comme une
qualité rigoureusement inaltérable, suivant les expériences les plus
diverses et les plus précises, que ni le changement de forme, ni le
passage d'une constitution physique à une autre, ni aucune métamorphose
chimique, ni la différence même entre l'état de vie et l'état de mort,
ne pouvaient nullement modifier, tant que l'intégrité de la substance
était maintenue. C'était, en un mot, la seule notion qui pût présenter,
même aux philosophes les plus positifs, un véritable caractère d'absolu.
Ce caractère, qui devait sembler si indestructible, la conception
newtonienne est venue l'effacer entièrement d'un seul trait, en
montrant, avec une pleine évidence, que le poids d'un corps est au
contraire un phénomène purement relatif, non pas il est vrai aux
diverses circonstances dont on avait jusque alors analysé l'influence,
et qui effectivement ne l'altèrent en rien, mais à une autre à laquelle
on n'eût jamais pensé sans cela, tant elle eût paru devoir être
insignifiante, et qui seule le règle souverainement, la simple position
de ce corps dans le monde, ou, plus exactement, sa distance au centre de
la terre, indépendamment de la direction, au quarré de laquelle il est
toujours inversement proportionnel. Sans doute, une connaissance aussi
opposée à l'ensemble des idées humaines n'aurait pas même été jamais
cherchée directement, si la mécanique céleste ne l'eût, pour ainsi dire,
involontairement établie d'une manière invincible, en prouvant
l'identité mathématique de la pesanteur avec la force accélératrice des
astres, à l'égard de laquelle une telle loi de variation devenait
incontestable et évidente. Ainsi avertis, les physiciens ont pu vérifier
ensuite, par des expériences directes et irrécusables, en s'écartant
plus ou moins du centre de la terre, soit dans le sens vertical, soit
surtout dans le sens horizontal, la réalité de cette loi, même à la
surface de notre globe, où les différences qu'elle engendre sont trop
délicates à constater pour qu'on eût jamais pu les apprécier, si l'on
n'eût pas été certain d'avance qu'elles devaient exister.

C'est afin d'énoncer brièvement cette assimilation fondamentale entre la
pesanteur et la force accélératrice des astres qu'on a créé le mot
heureux de _gravitation_, envisagé comme exactement synonyme de
pesanteur universelle, pour désigner l'action du soleil sur les
planètes, et de celles-ci sur leurs satellites. L'emploi de ce terme a
le précieux avantage philosophique d'indiquer strictement un simple fait
général, mathématiquement constaté, sans aucune vaine recherche de la
nature intime et de la cause première de cette action céleste ni de
cette pesanteur terrestre. Il tend à faire éminemment ressortir le vrai
caractère essentiel de toutes nos explications positives, qui
consistent, en effet, à lier et à assimiler le plus complètement
possible. Nous ne pouvons évidemment savoir ce que sont au fond cette
action mutuelle des astres, et cette pesanteur des corps terrestres: une
tentative quelconque à cet égard serait, de toute nécessité,
profondément illusoire aussi bien que parfaitement oiseuse; les esprits
entièrement étrangers aux études scientifiques peuvent seuls s'en
occuper aujourd'hui. Mais nous connaissons, avec une pleine certitude,
l'existence et la loi de ces deux ordres de phénomènes; et nous savons,
en outre, qu'ils sont identiques. C'est ce qui constitue leur véritable
_explication_ mutuelle, par une exacte comparaison des moins connus aux
plus connus. Pour le géomètre, qu'une longue et habituelle méditation a
profondément familiarisé avec le vrai mécanisme des mouvemens célestes,
la pesanteur terrestre est expliquée, quand il la conçoit comme un cas
particulier de la gravitation générale. Au contraire, c'est la
pesanteur qui fait comprendre la gravitation céleste au physicien
proprement dit, ainsi qu'au vulgaire, la notion lui en étant seule
suffisamment familière. Nous ne pouvons jamais aller réellement au-delà
de semblables rapprochemens.

D'après ces principes élémentaires de la philosophie positive, je ne
saurais ici trop fortement blâmer l'usage irrationnel que l'on fait
encore si fréquemment du mot _attraction_, dans l'étude de la mécanique
céleste. Son emploi, qu'un simple artifice de langage eût toujours
permis d'éviter, est surtout devenu sans excuse depuis la formation du
mot _gravitation_. Quoique cette réserve du style ne doive sans doute
dégénérer jamais en une affectation puérile et pédantesque, il importe
infiniment que le discours maintienne inaltérable le vrai caractère
d'une conception positive aussi fondamentale. Or, le mot _attraction_
tend, par lui-même, à jeter aussitôt l'esprit dans une direction vague
et anti-scientifique, par la prétention qu'il annonce inévitablement,
malgré tous les commentaires préalables, à caractériser le mode d'action
du soleil sur les planètes, et de la terre sur les poids, en le
comparant à l'effort par lequel nous tirons à nous, à l'aide d'un lien
quelconque, un objet éloigné: car tel est le sens de ce terme, ou il
n'en a aucun. Depuis un siècle que cette expression est usitée
scientifiquement, il me semble étrange qu'on n'ait pas encore nettement
senti qu'une telle comparaison n'est nullement propre, en n'y voyant
même qu'une image grossière, à donner aucune idée de l'action solaire ou
terrestre, dont elle tend, au contraire, à obscurcir la notion. Car, une
semblable métaphore ne pourrait avoir quelque utilité dans le discours
que si l'action effective de tirer était réellement influencée par la
distance, ce qui est évidemment absurde: qu'un objet soit à dix mètres
ou à cent, le même effort l'attirera vers nous exactement de la même
quantité, en négligeant du moins la masse et la raideur du lien. Comment
un tel mot serait-il donc propre à qualifier un phénomène qui, à une
distance décuple, est nécessairement cent fois moindre, sans qu'aucune
autre circonstance ait changé? Je ne vois, dans son emploi, qu'un grand
nombre d'inconvéniens majeurs, sans le moindre avantage réel.

Il y a tout lieu de penser que cette idée inintelligible d'attraction
fut pour beaucoup dans l'opposition que rencontra si long-temps, surtout
en France, la conception newtonienne, dont l'étude approfondie n'avait
point encore démontré combien elle est au fond nécessairement
indépendante d'une telle notion. Elle devait, en effet, sous une
semblable forme, se présenter naturellement à nos penseurs comme
susceptible de faire rétrograder la philosophie, et de la ramener à
l'état métaphysique, en rétablissant ces qualités occultes que notre
grand Descartes avait, après tant d'efforts, si justement bannies. Telle
est aussi la principale objection que les cartésiens, parmi lesquels on
distingue l'illustre Jean Bernouilli et le sage Fontenelle, reproduisent
continuellement dans tous leurs écrits. Il n'est pas douteux, ce me
semble, que l'esprit français, éminemment clair et positif, n'ait ainsi
puissamment contribué, en résultat général de cette utile discussion, à
épurer le caractère primitif de la pensée fondamentale de Newton, en
détruisant l'apparence métaphysique qui altérait la réalité admirable de
cette sublime découverte.

Pour compléter l'examen général de la loi de la gravitation, il faut
encore l'envisager sous un dernier aspect élémentaire, indispensable à
son entière explication mathématique.

Nous avons jusqu'ici considéré l'action du soleil sur les planètes et de
celles-ci sur leurs satellites, sans avoir aucun égard aux dimensions
et aux formes de ces grands corps, et comme si tous étaient autant de
points. Mais, la proportionnalité bien constatée entre l'intensité de
cette action et la masse du corps qui l'éprouve, montre clairement
qu'elle ne s'exerce directement que sur les molécules, qui toutes y
participent indépendamment les unes des autres, et avec une égale
énergie, sauf la diversité des distances. La gravitation moléculaire est
donc seule réelle, et celle des masses n'en peut être que le résultat
mathématique. Celle-ci néanmoins peut seule être immédiatement
considérée, soit dans l'observation des phénomènes, soit dans l'étude
mathématique des mouvemens, qui exige indispensablement la conception
d'une force unique, au lieu de cette infinité d'actions élémentaires. De
là est résulté nécessairement une partie essentielle, quoique
préliminaire, de la mécanique céleste, celle qui a pour objet de
composer en une seule résultante toutes les gravitations mutuelles des
molécules de deux astres. Cette portion, aujourd'hui très étendue, a
été, comme toutes les autres, fondée par Newton, et les deux théorèmes
essentiels qu'il a primitivement établis à ce sujet, sont encore ce que
cette importante théorie présente de plus usuel. Ils reposent sur la
forme presque exactement sphérique de tous les astres. En supposant des
sphères parfaites, et composées de couches homogènes, dont la densité
varie d'ailleurs arbitrairement, Newton a découvert, par des
considérations géométriques extrêmement simples: 1º. que les
gravitations mutuelles de toutes les molécules d'une même couche sur un
point intérieur quelconque se détruisent nécessairement; 2º que la
gravitation totale d'un point extérieur vers les diverses molécules de
la sphère, est exactement la même que si la masse entière de cette
sphère était condensée à son centre; et qu'il en est par conséquent
ainsi de la gravitation mutuelle de deux sphères. Il en résulte
immédiatement la précieuse faculté de pouvoir traiter les corps célestes
comme des points, dans l'étude de leurs mouvemens de translation. Mais,
l'irrégularité effective de la figure des astres, quelque petite qu'elle
soit, a besoin d'être prise en considération dans la théorie de leurs
rotations, où ces théorèmes cessent d'être applicables. C'est même
seulement d'après cette différence que les géomètres ont pu expliquer, à
cet égard, plusieurs phénomènes importans, comme je l'indiquerai dans la
vingt-sixième leçon. Pour toute autre forme que la sphère, le problème
général se complique beaucoup, et les difficultés analytiques qu'il
présente ne sont encore habituellement surmontables que par
approximation, malgré l'importance des derniers perfectionnemens
introduits dans cette théorie, surtout par les travaux tout récens de
M. Jacobi. Enfin la solution parfaitement exacte exigerait évidemment la
connaissance de la vraie loi de la densité dans l'intérieur des astres,
qu'on ne peut guère envisager comme susceptible d'être jamais réellement
obtenue.

La loi générale de l'égalité constante et nécessaire entre la réaction
et l'action, qui est une des trois bases physiques essentielles de la
mécanique rationnelle, comme je l'ai établi dans la philosophie
mathématique, montre évidemment, sans aucune explication spéciale, que
la gravitation est essentiellement mutuelle, en sorte que le soleil pèse
vers chaque planète, et les planètes vers leurs satellites. Quoique
l'extrême inégalité des masses doive rendre naturellement les effets de
cette pesanteur inverse fort difficiles à constater, à cause de leur
excessive petitesse par rapport aux mouvemens principaux, j'indiquerai
néanmoins, dans les deux leçons suivantes, comment la mécanique céleste
les a mis en évidence à l'égard de divers phénomènes secondaires.

Quant à la gravitation des planètes les unes vers les autres, elle était
sans doute naturellement indiquée par la seule exposition de la
conception fondamentale. Mais il faut reconnaître, ce me semble,
qu'elle n'a été mathématiquement démontrée que lorsque les successeurs
de Newton en ont déduit l'explication exacte des perturbations
effectives qu'éprouve le mouvement principal des planètes, comme
l'indiquera la vingt-sixième leçon. Dès que ce résultat capital a été
obtenu, cette gravitation secondaire s'est trouvée établie d'une manière
aussi positive que la gravitation principale.

C'est ainsi que l'analyse approfondie des phénomènes célestes a
irrévocablement prouvé, dans toutes ses diverses parties, cette grande
loi fondamentale, résultat le plus sublime de l'ensemble de nos études
sur la nature: _Toutes les molécules de notre monde gravitent les unes
vers les autres, proportionnellement à leurs masses, et inversement aux
quarrés de leurs distances._

Je croirais méconnaître profondément le vrai caractère de cette
admirable conception, qui n'est que l'exacte représentation d'un fait
général, si je l'étendais aussitôt, comme on ne craint pas
habituellement de le faire, aux phénomènes les plus généraux de
l'univers, relatifs à l'action mutuelle des divers systèmes solaires.
Qu'on le suppose par simple analogie, et en attendant des renseignemens
directs, qui, si jamais ils arrivent, prouveraient peut-être le
contraire, je n'y vois sans doute aucun inconvénient. Ce procédé me
paraît même très philosophique, comme devant nécessairement hâter à cet
égard les découvertes réelles, si elles sont effectivement possibles.
Mais, regarder témérairement une telle extension comme aussi certaine
que la gravitation intérieure de notre monde, c'est, à mon avis, altérer
autant que possible la nature de nos vraies connaissances, en confondant
ce qu'il y a de véritablement positif avec ce qui sera peut-être
toujours essentiellement conjectural. En procédant ainsi, on obéit
encore, à son insu, à cette tendance métaphysique vers les connaissances
absolues, dont l'esprit humain a eu tant de peine à s'affranchir. Sur
quoi est fondée la réalité de la gravitation newtonienne? Uniquement
sans doute sur sa relation avec les phénomènes, à défaut de laquelle ce
ne serait qu'un admirable jeu d'esprit. Or, dans la considération de
l'_univers_, il n'y a pas encore de phénomènes exactement observés et
mesurés, à plus forte raison, aucune loi géométrique comparable à celles
de Képler: quelle serait donc alors la base de nos conceptions
dynamiques, qui n'auraient rien à interpréter? Je n'ignore pas que, dans
les mouvemens relatifs de quelques étoiles doubles, on a cru reconnaître
depuis peu les ellipses de Képler: je le désire vivement, mais sans en
être jusqu'ici bien convaincu. Les mesures sont encore tellement
délicates dans ce genre d'observations, que leur précision ne saurait
être garantie, à l'abri de toute prévention, au degré où l'exigerait une
semblable conclusion. Si quelque astronome y avait bien cherché les
orbites elliptiques où l'astre principal occupe le centre au lieu du
foyer, ou le milieu entre ces deux points, etc., ne serait-il point
peut-être parvenu à les y rencontrer? Et dès lors, cependant, la loi de
gravitation eût été, comme on sait, absolument opposée[11]. D'ailleurs,
en admettant la parfaite réalité de ces résultats, qui, dans toute
hypothèse, n'en sont pas moins fort précieux, ils ne constituent
évidemment qu'un cas extrêmement particulier, encore impropre à motiver
suffisamment une conclusion vraiment universelle. Je crois donc devoir
maintenir, en mécanique céleste, comme je l'ai déjà fait en géométrie
céleste, la séparation tranchée que je me suis efforcé de rendre
sensible, entre la notion de monde et celle d'univers, et la restriction
fondamentale que j'ai tâché d'établir, pour nos études vraiment
positives, à la seule considération des phénomènes intérieurs de notre
système solaire. Il est d'ailleurs évident que j'indique ici une simple
suspension de jugement; car, je suis loin d'avoir aucun motif direct
pour que la loi de la gravitation cesse d'être vraie dans l'action
mutuelle des soleils; ce qui ne saurait être, pour moi, une raison de
l'y étendre positivement, si ce n'est comme moyen artificiel
d'investigation. Malgré le fameux principe de la raison suffisante,
l'absence de motifs de nier ne constitue certainement point le droit
d'affirmer, sans aucune preuve directe. Les notions absolues me semblent
tellement impossibles, que je n'oserais même nullement garantir, quelque
vraisemblance que j'y voie, la perpétuité nécessaire et inaltérable de
la théorie de la gravitation, restreinte à l'intérieur de notre monde,
si l'on venait un jour, ce qu'il est au reste bien difficile d'admettre,
à perfectionner la précision de nos observations actuelles autant que
nous l'avons fait comparativement à celles d'Hipparque. Mais, quand même
cela pourrait jamais arriver, et qu'il fallût alors construire une autre
loi de gravitation, il resterait éternellement vrai, de toute nécessité,
que la loi actuelle satisfait aux observations en se contentant de la
précision des secondes, angulaires ou horaires, propriété qui suffit
pleinement sans doute à nos besoins réels. C'est ainsi que, malgré la
nature nécessairement relative de nos connaissances positives, nos
théories présentent, au milieu de leurs variations inévitables, et par
leur subordination même aux faits observés, un caractère fondamental de
stabilité réelle, propre à prévenir la vacillation de nos intelligences:
comme je l'ai déjà indiqué ailleurs, au sujet de la figure de la terre.

      [Note 11: Je regretterais profondément d'exciter ainsi
      le moindre doute sur l'exactitude et la sagacité des
      astronomes dont la constance à poursuivre des observations
      aussi délicates et aussi pénibles mérite assurément tous nos
      respects. Mais peut-être n'ont-ils pas, avant tout, assez
      réfléchi au degré de précision tout particulier
      qu'exigeraient de telles déterminations pour motiver une
      conséquence dynamique solidement fondée. L'immense
      éloignement de ces orbites, dont les rayons n'ont jamais
      qu'une étendue angulaire de quelques secondes, ne nous
      interdit-il point, de toute nécessité, d'apporter dans
      l'étude mathématique de leur figure les précautions
      indispensables qui ont été possibles à l'égard de nos
      orbites planétaires?]

Telles sont les considérations essentielles que je devais présenter sur
la loi fondamentale de la gravitation, avant de passer à l'examen
philosophique de l'immense perfectionnement qu'elle a introduit dans la
connaissance effective des phénomènes intérieurs de notre monde, surtout
en dévoilant la véritable règle de leurs anomalies apparentes. On a dû
remarquer, dans cette exposition, combien la conception newtonienne,
abstraction faite des notions infiniment précieuses qu'elle nous a
directement procurées, a perfectionné notre marche philosophique,
combien elle a avancé l'éducation générale de la raison humaine.

Jusque alors l'esprit humain n'avait pu s'élever, dans la personne de
notre grand Descartes, à une conception mécanique des phénomènes
généraux, qu'en créant, sans aucune base positive, une vaste hypothèse
sur leur mode de production. Cet ébranlement énergique était, sans
doute, indispensable, comme je l'établirai spécialement dans la dernière
partie de cet ouvrage, pour dégager définitivement notre intelligence
des voies métaphysiques, qui l'avaient si long-temps poussée à la vaine
recherche des notions absolues. Mais l'empire trop prolongé d'une telle
conception eût entravé profondément le développement de l'esprit humain,
en lui faisant user ses forces à la poursuite de théories
essentiellement arbitraires. L'action philosophique de la découverte
newtonienne est venue le lancer dans la véritable direction positive,
susceptible d'un progrès réel et indéfini. Elle a soigneusement conservé
de Descartes l'idée fondamentale d'un mécanisme; mais en écartant
définitivement, comme radicalement inaccessible à nos moyens, toute
enquête de l'origine et du mode de production. Elle a montré, par un
exemple admirable, comment, sans pénétrer dans l'essence des phénomènes,
nous pouvions parvenir exactement à les lier et à les assimiler, de
manière à atteindre, avec autant de précision que de certitude, le
véritable but définitif de nos études réelles, une juste prévision des
événemens, que des conceptions _à priori_ sont nécessairement incapables
de procurer.



VINGT-CINQUIÈME LEÇON.

Considérations générales sur la statique céleste.

Avant l'admirable découverte de Newton, les phénomènes célestes étaient
liés entre eux, à un certain degré, par les trois grandes lois de
Képler. Mais cette liaison, quoique infiniment précieuse, était
nécessairement fort imparfaite; car elle laissait entièrement
indépendans les uns des autres les phénomènes qui se rattachaient à deux
lois différentes. La réduction de ces trois divers faits généraux à un
fait unique et encore plus général, a établi, au contraire, parmi tous
les phénomènes intérieurs de notre monde, une harmonie rigoureusement
universelle, qui permet toujours d'apercevoir exactement, d'une manière
plus ou moins indirecte, la relation intime et nécessaire de deux
quelconques d'entre eux, constamment rattachés désormais à une théorie
commune, qui les lie en outre à nos principaux phénomènes terrestres.
C'est ainsi que la science astronomique a enfin acquis la plus haute
perfection spéculative dont nos études soient jamais susceptibles,
l'entière systématisation mathématique de toutes ses diverses parties;
en sorte qu'il n'y aurait rien à gagner, sous ce rapport, à découvrir un
principe encore plus étendu, quand même un tel espoir ne devrait pas
être regardé comme éminemment chimérique.

On ne connaîtrait donc pas convenablement la conception fondamentale de
la mécanique céleste en se bornant à l'envisager en elle-même, ainsi que
nous avons dû le faire dans la leçon précédente. Afin d'en sentir
dignement toute la valeur philosophique, il est indispensable de
caractériser maintenant, sous ses divers aspects principaux,
l'application de la théorie de la gravitation à l'explication
mathématique des phénomènes célestes et au perfectionnement de leur
étude. Tel est l'objet spécial de cette leçon et de la suivante.

Pour faciliter cet aperçu général, je crois utile de transporter ici la
distinction élémentaire que j'ai établie dans l'examen de la géométrie
céleste, entre les phénomènes propres à chaque astre envisagé comme
immobile, et ceux qui concernent ses divers mouvemens. Cette division
est sans doute, en mécanique céleste, plus astronomique que
mathématique; car les deux genres de questions ne présentent point
d'ailleurs des différences bien tranchées quant à leur degré de
difficulté, ni quant à la nature des considérations employées, toujours
nécessairement relatives à une même pensée fondamentale. Mais elle me
paraît propre à éclaircir cette importante exposition, en la rendant
plus méthodique que ne le permet l'ordre essentiellement arbitraire
qu'on y suit ordinairement. La leçon actuelle sera consacrée aux
phénomènes statiques, et la suivante aux phénomènes dynamiques.

La détermination des masses de nos différens astres est aussi
fondamentale, en mécanique céleste, que celle de leurs distances en
géométrie céleste, puisque, sans elle, on ne pourrait évidemment se
former aucune idée exacte de leur gravitation mutuelle. Une telle
connaissance présente en même temps la manifestation la plus saillante
des ressources générales que la théorie de la gravitation nous a
procurées pour obtenir à l'égard des astres des notions entièrement
nouvelles, qui devaient jusque alors nous paraître, quoique à tort,
radicalement inaccessibles. Essayons de caractériser successivement les
trois procédés principaux qu'on applique à cette importante recherche,
et qui diffèrent beaucoup, soit en généralité, soit en simplicité.

Le moyen le plus général, le seul même qui soit réellement applicable à
tous les cas, mais aussi celui dont l'emploi est le plus difficile,
consiste à analyser, aussi exactement que possible, la part spéciale de
chaque astre dans les perturbations qu'éprouve le mouvement principal
d'un autre, en translation ou en rotation. Cette influence ne dépend
évidemment que de deux élémens, la distance et la masse de l'astre
considéré. Le premier est bien connu; et le second, qui est constant,
étant introduit dans le calcul comme un coefficient indéterminé, sa
valeur pourra être appréciée par la comparaison du résultat avec les
observations directes. Malheureusement, dans l'état présent de la
mathématique abstraite, l'analyse des perturbations ne saurait être, par
sa nature, que simplement approximative, comme l'indiquera la leçon
suivante. Il est surtout extrêmement difficile d'isoler, dans chaque
perturbation totale, ce qui tient spécialement à l'action de tel astre
proposé; quelque soin qu'on apporte dans le choix des divers
dérangemens, on ne parvient guère à établir cette séparation d'une
manière aussi précise que l'exigerait une semblable détermination. Aussi
les astronomes et les géomètres sont-ils loin de compter autant
jusqu'ici sur les masses qui n'ont pu être obtenues que par cette
méthode, que sur celles qui ont permis l'application des autres
procédés.

Tel était à cet égard l'état de la mécanique céleste, lorsque, dans ces
dernières années, M. Poinsot a imaginé pour ces évaluations
fondamentales un moyen parfaitement rationnel, le plus direct et le
plus sûr de tous, quoique, par sa nature, son emploi exige
malheureusement beaucoup de temps[12]. Au lieu de se borner à démêler
péniblement dans les diverses perturbations naturelles l'influence
détournée et peu distincte de chaque masse envisagée séparément, M.
Poinsot propose de déterminer désormais toutes les masses à la fois, par
l'examen d'un nouveau genre de perturbations, en quelque sorte
artificielles, spécialement adaptées à un tel usage, et les seules qui
observent nécessairement entre elles une relation invariable, aussi
simple que rigoureuse. Il s'agit des changemens que l'action mutuelle
des astres de notre monde fait subir aux aires décrites en un temps
donné par leurs rayons vecteurs autour du centre de gravité général. On
sait, d'après la mécanique rationnelle, que parmi ces diverses
variations il s'opère nécessairement une telle compensation, que la
somme algébrique de toutes ces aires, projetées en un instant quelconque
sur un même plan d'ailleurs arbitraire, et multipliées chacune par la
masse correspondante, demeure rigoureusement invariable. Ainsi, en
comparant entre eux les divers états du ciel à des époques suffisamment
distinctes, l'égalité mutuelle de toutes ces sommes peut fournir, dans
la suite des temps, autant d'équations qu'on voudra, propres à faire
connaître, si l'on a eu soin d'en former le nombre convenable, les
valeurs des différentes masses, seules inconnues qu'elles contiennent,
puisque les aires sont d'ailleurs exactement mesurables, d'après les
positions et les vitesses effectives des astres considérés.

      [Note 12: Voyez le beau Mémoire de ce grand géomètre sur
      la vraie théorie du _plan invariable_, maintenant annexé à
      la dernière édition de sa _Statique_.]

Indépendamment de sa rationnalité parfaite et de son entière généralité,
cette méthode présente un caractère philosophique bien remarquable, en
ce que, comme l'indique avec raison M. Poinsot, elle rend l'évaluation
des masses relatives de tous les astres de notre monde entièrement
indépendante de la loi de gravitation, suivant l'esprit de la théorie
des aires, ce que jusque alors aucun géomètre n'eût jamais jugé
possible. Il en résulte d'ailleurs que les résultats ne sont plus
affectés des approximations relatives à cette loi dans les calculs
ordinaires de la mécanique céleste.

On doit vivement regretter que la nature de cette méthode ne permette
point son application immédiate, ne fût-ce que pour obtenir, par la
confrontation de ses résultats avec ceux déjà connus, une des
confirmations les plus décisives de la théorie de la gravitation. Mais
la nécessité évidente d'attendre que toutes les aires individuelles
aient assez varié pour rendre significative la comparaison de leurs
sommes, exige un intervalle considérable entre les époques successives,
dont le nombre dépend d'ailleurs de celui des masses cherchées. Le temps
total doit même être d'autant plus grand que, d'après la rectification
importante apportée par M. Poinsot à la théorie générale des aires, il
est mathématiquement indispensable de prendre en considération celles
qui résultent des rotations, comme je l'indiquerai plus tard au sujet du
plan invariable. Cette obligation, en introduisant dans les équations
les divers momens d'inertie, tendrait à doubler le nombre des époques
nécessaires pour obtenir des résultats parfaitement rigoureux; mais en
procurant, à la vérité, une nouvelle détermination essentielle, qui
devait sembler d'abord encore plus inaccessible que celle des masses.
Les observations suffisamment précises sont encore si peu anciennes que
le passé nous offrirait à cet égard un bien petit nombre d'équations, en
sorte qu'un tel procédé ne deviendrait entièrement applicable, sans
aucun auxiliaire, que dans un avenir assez lointain. Je n'ai pas cru
néanmoins pouvoir me dispenser d'indiquer cette méthode générale et
directe, dont le caractère spéculatif est si parfait. On doit
reconnaître d'ailleurs qu'en la réservant pour les masses qui ne sont
pas encore bien connues d'une autre manière, et en négligeant d'abord
les termes peu influens, le temps nécessaire à son application effective
se trouverait notablement abrégé[13].

      [Note 13: Cette méthode de M. Poinsot me fait naître
      l'idée d'un nouveau moyen rationnel, analogue au précédent,
      pour déterminer simultanément les masses de tous les astres
      de notre monde, d'après un autre théorème fondamental de
      mécanique rationnelle, la conservation nécessaire du
      mouvement du centre de gravité de l'ensemble de ces astres,
      quelles que puissent être les perturbations provenant de
      leur action mutuelle. Il en résulte la constance, à une
      époque quelconque, de la somme des produits de toutes les
      diverses masses par les vitesses correspondantes,
      décomposées suivant une même droite arbitraire; ce qui peut
      fournir autant d'équations qu'on voudra comparer d'époques.
      Dans l'estimation de ces produits pour les différentes
      molécules de chaque astre, il est clair, quant à la
      translation, qu'on pourrait traiter l'astre comme condensé à
      son centre de gravité, d'après la propriété fondamentale de
      ce point; et, quant à la rotation, cette même propriété
      indique qu'il n'y aurait pas lieu à la considérer, puisque
      l'ensemble des produits qui en résulteraient serait
      nécessairement nul pour l'astre entier. Ce procédé me
      semblerait donc plus simple que celui fondé sur le théorème
      des aires: il exigerait moins d'équations, et par suite
      beaucoup moins de temps pour son application complète, en ne
      procurant point, il est vrai, l'évaluation des momens
      d'inertie, indispensable à la détermination du plan
      invariable. La durée totale de l'opération serait d'autant
      moindre, que les vitesses varient avec plus de rapidité que
      les aires, ce qui permettrait de rapprocher davantage les
      époques comparatives d'observation.]

Après le procédé général fondé sur l'analyse des perturbations, soit
sous sa forme ordinaire, soit avec la modification si heureusement
imaginée par M. Poinsot, le moyen le moins restreint pour évaluer les
masses des astres de notre monde, est celui que Newton créa, dès
l'origine, à l'égard des planètes pourvues d'un satellite. La méthode,
aussi simple qu'immédiate, consiste à comparer le mouvement du
satellite autour de la planète, au mouvement de celle-ci autour du
soleil. On sait que, dans chacun d'eux, la gravitation exercée par
l'astre central, et qui doit être en raison de sa masse, est
proportionnelle au rapport entre le cube du demi-grand axe de l'orbite
et le quarré du temps périodique, en ramenant l'action, suivant la loi
ordinaire, à l'unité de distance. Ainsi, il suffit de comparer entre
elles les deux valeurs bien connues que prend cette fraction dans les
deux cas, pour obtenir aussitôt le rapport des masses du soleil et de la
planète. À la vérité, on néglige alors nécessairement la masse de la
planète vis-à-vis de celle du soleil, ou au moins du satellite envers la
planète. Mais l'erreur qui en résulte est trop peu importante, dans
presque tous les cas de notre monde, pour que le degré de précision
auquel nous pouvons réellement prétendre à l'égard des masses
planétaires en soit sensiblement affecté. La masse de Jupiter,
déterminée ainsi par Newton, n'a reçu qu'un très léger changement des
divers moyens qu'on a pu y appliquer depuis; et encore la différence
tient-elle, presqu'en totalité, à ce que les données du procédé
newtonien sont aujourd'hui mieux connues.

Enfin, la méthode la plus simple et la plus directe de toutes, mais
aussi la plus particulière, puisqu'elle est nécessairement bornée à la
planète qu'habité l'observateur, consiste à évaluer les masses relatives
par la comparaison des pesanteurs qu'elles produisent. Si la masse d'un
astre bien connu était exactement déterminée, elle permettrait
évidemment d'apprécier l'énergie de la pesanteur à sa surface, ou à une
distance quelconque donnée: donc, réciproquement, la mesure directe de
cette intensité suffira pour estimer la masse. Ainsi, les expériences du
pendule ayant mesuré, avec la dernière précision, la pesanteur
terrestre; en la diminuant, inversement au quarré de la distance, on
saura quelle serait sa valeur à la distance dit soleil; et l'on n'aura
dès lors qu'à la comparer avec la quantité, préalablement bien connue,
qui exprime l'action du soleil sur la terre, pour trouver immédiatement
le rapport de la masse de la terre à celle du soleil. Envers toute autre
planète, ce serait, au contraire, l'évaluation de sa masse qui
permettrait seule l'estimation de la gravité correspondante. Ce procédé
n'est, en réalité, qu'une modification du précédent, où la chute du
satellite se trouvait être au fond indirectement évaluée, au lieu de
résulter d'une expérience immédiate, qui permet sans doute un peu plus
de précision, surtout à cause de la masse du satellite, relativement à
celles qui nous servent à mesurer la pesanteur.

L'ensemble de tous ces divers moyens étant applicable à la terre, sa
masse comparée à la masse solaire, unité naturelle à cet égard, doit
être regardée comme la mieux connue de notre monde. La masse de la lune,
et surtout celle de Jupiter, sont aujourd'hui estimées presque aussi
parfaitement; viennent ensuite les masses de Saturne et d'Uranus; on
compte moins sur les trois autres déjà évaluées, celles de Mercure, de
Vénus et de Mars, quoique l'incertitude ne puisse pas y être très
grande. On ignore presque entièrement les masses des quatre planètes
télescopiques, et surtout celles des comètes, ce qui tient à leur
extrême petitesse, qui ne leur permet aucune influence appréciable sur
les perturbations. Ce caractère est particulièrement remarquable à
l'égard des comètes, qui, dans leur course allongée, passent fréquemment
dans le voisinage de forts petits astres, comme les satellites de
Jupiter et de Saturne, sans y produire aucun dérangement perceptible.
Quant aux satellites, en exceptant la lune, on ne connaît encore que les
valeurs approchées des masses de ceux de Jupiter.

Aucune exacte comparaison générale des résultats obtenus n'a pu
jusqu'ici faire apercevoir entre eux une harmonie quelconque. La seule
circonstance essentielle qu'ils présentent est l'immense supériorité de
la masse du soleil à l'égard de tout le reste de notre monde, dont la
masse, même réunie, en fait à peine la millième partie. On devait
évidemment s'y attendre, du moins à un certain degré, quoique rien
n'indiquât directement une aussi grande disproportion, si ce n'est la
petitesse des perturbations planétaires, qui en dépend essentiellement.
Du reste, à partir du soleil, on voit alterner, sans aucun ordre
sensible, des masses tantôt décroissantes, tantôt croissantes. On avait
pensé d'abord, conformément à une supposition _à priori_ de Képler, que
les masses étaient régulièrement liées aux volumes (d'ailleurs
irréguliers eux-mêmes, comme nous l'avons remarqué); en sorte que les
densités moyennes fussent continuellement moindres en s'éloignant du
soleil, en raison inverse des racines quarrées des distances. Mais,
indépendamment de cette loi numérique, qui ne s'observe jamais
exactement, le simple fait du décroissement des densités présente
quelques exceptions, entre autres pour Uranus. On ne saurait d'ailleurs
lui assigner aucun motif rationnel.

Tels sont, en aperçu, les divers moyens que possède aujourd'hui
l'astronomie, quant à l'évaluation relative des différentes masses qui
composent notre système solaire. Mais, pour compléter cette connaissance
fondamentale, il reste à indiquer comment on a pu rapporter enfin toutes
ces masses à nos unités de poids habituelles, par l'importante
détermination directe du véritable poids total de la terre, qui
constitue une des applications les plus simples et les plus
intéressantes de la théorie générale de la gravitation.

Bouguer est le premier qui ait aperçu distinctement la possibilité d'une
telle évaluation, en reconnaissant, dans sa célèbre expédition
scientifique au Pérou, l'influence du voisinage des grosses montagnes
pour altérer légèrement la direction de la pesanteur. On conçoit en
effet, d'après la loi fondamentale de la gravitation, qu'une masse
considérable, envisagée comme condensée en son centre de gravité, peut,
quand le fil-à-plomb s'en trouve très rapproché, déterminer en lui, à
raison de cette proximité, une gravitation secondaire, extrêmement
petite sans doute vis-à-vis de celle de l'ensemble de la terre, mais
néanmoins perceptible, qui le fasse dévier vers elle d'une quantité
presque insensible, susceptible cependant d'être mesurée par des
observations très délicates sur la comparaison de sa direction effective
avec la verticale naturelle du lieu, préalablement bien connue. Cette
déviation étant exactement appréciée, l'équation d'équilibre facile à
établir entre l'action de la montagne et celle de la terre doit
permettre d'en déduire le rapport des deux masses, et par suite la
valeur de la masse terrestre, d'après le poids de la montagne, puisque
toutes les autres quantités que renferme cette équation sont déjà
évidemment données. Les observations astronomiques ne pouvaient pas être
assez précises à l'époque de Bouguer pour que ce procédé fut dès lors
réellement applicable, tant est minime la déviation sur laquelle il
repose. Mais un demi-siècle après, Maskelyne parvint à constater, en
Écosse, une altération de cinq à six secondes dans la direction
naturelle de la pesanteur, et Hutton en déduisit le poids de la terre
égal à 4-1/8 fois celui d'un pareil volume d'eau distillée à son
_maximum_ de densité. Toutefois, un tel procédé présente évidemment,
outre la petitesse de la déviation, une source notable d'incertitude,
dans l'impossibilité de connaître avec assez d'exactitude le poids de la
montagne, qui ne peut être que grossièrement obtenu d'après son volume.

Quand Coulomb eut créé sa célèbre balance de torsion, destinée à la
mesure précise des plus petites forces quelconques, Cavendish conçut la
possibilité de déterminer beaucoup plus exactement la masse de la terre
en la comparant, à l'aide de cet appareil, à des masses artificielles,
susceptibles d'être parfaitement connues. C'est ainsi que, dans
l'immortelle expérience qu'il imagina, il parvint à rendre sensible
l'action de deux sphères de plomb sur un petit pendule horizontal, dont
les oscillations, comparées à celles que produit la pesanteur,
permettaient de déterminer mathématiquement, avec une précision
remarquable, le rapport de la masse de ces sphères à celle de la terre.
Par ce procédé bien plus parfait, Cavendish trouva la densité moyenne de
notre globe égale à 5-1/2 fois celle de l'eau; d'où l'on peut déduire,
si on le juge à propos, le vrai poids de la terre en kilogrammes ou en
tonneaux.

Indépendamment de l'importance d'une telle détermination, pour faire
connaître les masses et les densités effectives de tous les astres de
notre monde, ce qui est peu utile en astronomie, où l'on n'a besoin que
de leurs rapports, ce résultat présente la propriété essentielle de nous
fournir, sur la constitution intérieure de notre globe, une première
donnée générale, qui, fort incomplète sans doute, n'en est pas moins
infiniment précieuse, en vertu de son incontestable positivité, qui peut
déjà suffire à exclure plusieurs conjectures hasardées. En effet, la
densité moyenne de la terre étant, d'après cette mesure, très supérieure
à la densité des couches qui composent sa surface, formée d'eau en si
grande partie, il est indispensable que les couches deviennent, en
général, de plus en plus denses, en se rapprochant du centre, sauf les
irrégularités accidentelles, ce qui est d'ailleurs parfaitement en
harmonie avec l'indication mathématique de la mécanique céleste à
l'égard de toutes les planètes, comme nous le mentionnerons ci-après.
Une conjecture quelconque sur la structure interne de la terre est donc
désormais assujettie à cette indispensable condition, en sorte que
celles qui n'y satisferaient pas, en supposant vide par exemple
l'intérieur du globe, seraient, par cela même, radicalement fausses.
Mais, ce renseignement, le seul réel qui existe encore à cet égard, est
malheureusement très imparfait; car il ne donne évidemment aucun indice,
même sur l'état physique des couches internes, qu'on pourrait supposer
liquides et peut-être gazeuses, aussi bien que solides, sans que cette
condition fût effectivement violée.

La seconde grande détermination statique que nous devions caractériser
dans la mécanique céleste, concerne l'importante et difficile étude
mathématique de la figure des astres, envisagée comme déduite de la
théorie générale de leur équilibre, indépendamment d'aucune mesure
géométrique.

Si la terre, ou toute autre planète, avait toujours été dans l'état de
consistance que nous observons, la mécanique céleste n'aurait évidemment
aucune base pour déterminer _à priori_ sa figure, puisque l'équilibre
d'un système solide est certainement compatible avec une forme
extérieure quelconque. C'est pourquoi les géomètres, afin d'étudier la
figure des astres d'après les règles générales de la statique, ont dû
les supposer antérieurement fluides, du moins à la surface, ce qui ne
permet plus l'équilibre qu'avec certaines formes spéciales. L'accord
remarquable des principaux résultats de cette hypothèse indispensable
avec l'ensemble des observations directes, a démontré ensuite la
justesse d'une conjecture indiquée d'ailleurs, surtout envers la terre,
par beaucoup d'autres phénomènes.

En considérant ainsi la question d'une manière générale, il est d'abord
évident que, si les astres n'avaient aucun mouvement de rotation, la
figure parfaitement sphérique conviendrait à l'équilibre de leurs
molécules, puisque la pesanteur, dès lors constamment dirigée au centre,
serait toujours perpendiculaire aux couches de niveau, pourvu qu'on les
supposât homogènes, et que la densité variât seulement de l'une à
l'autre, suivant une loi d'ailleurs arbitraire. Mais on conçoit aisément
que la force centrifuge engendrée par la rotation doit nécessairement
modifier cette forme primitive, en altérant plus ou moins soit la
direction, soit l'intensité de la pesanteur proprement dite.

Sous le premier point de vue, qui est celui d'Huyghens, il est facile de
constater que si la terre, par exemple, était exactement sphérique, la
force centrifuge écarterait sensiblement le fil-à-plomb de la direction
perpendiculaire à la surface. Cette déviation, nécessairement nulle au
pôle, où la force centrifuge n'existe pas, et à l'équateur, où elle agit
suivant la même droite que la pesanteur, atteindrait son _maximum_ vers
quarante-cinq degrés de latitude, où elle devrait être d'environ six
minutes, et, par conséquent, très appréciable. Ainsi, la droite décrite
par les corps dans leur chute naturelle, c'est-à-dire celle suivant
laquelle se dirige, en chaque lieu, la résultante de la gravité et de la
force centrifuge, ne saurait être, conformément à toutes les
observations et à la théorie générale de l'équilibre des fluides,
exactement perpendiculaire à la surface, qu'autant que la planète cesse
d'être une sphère parfaite, pour devenir un sphéroïde aplati aux pôles
et renflé à l'équateur.

Il en est de même sous le point de vue de l'intensité, que Newton
adopta. Deux colonnes fluides menées du centre de l'astre à son pôle et
à son équateur, doivent nécessairement, pour l'égalité de leurs poids,
avoir des longueurs inégales, puisque la gravité naturelle n'est
nullement affaiblie dans la première par la force centrifuge, qui, au
contraire, diminue diversement la pesanteur propre à chacun des points
de la seconde. La comparaison des colonnes correspondantes à deux
latitudes quelconques donnerait lieu évidemment à une remarque analogue,
la différence y étant seulement moins prononcée. Les divers rayons de
l'astre doivent donc augmenter graduellement depuis le pôle jusqu'à
l'équateur, et rester seulement égaux entre eux à la même latitude,
comme dans une surface de révolution.

Cette première vue du sujet explique donc, d'une manière aussi
élémentaire que satisfaisante, et la forme presque sphérique de tous
nos astres, et le léger aplatissement que chacun d'eux nous présente à
ses pôles. Mais quand on veut aller au-delà de cet aperçu général, et
déterminer mathématiquement la véritable figure, ainsi que la valeur
exacte de l'aplatissement, la question devient tout-à-coup
transcendante, et présente des obstacles qui ne sauraient jamais être
entièrement surmontés.

La cause essentielle de ces hautes difficultés tient à ce que, par sa
nature, le fond d'une telle recherche présente une sorte de cercle
vicieux, qui ne comporte point d'issue parfaitement rationnelle. En
effet, la théorie mathématique de l'équilibre des fluides exige
évidemment que, pour former l'équation de la surface, on connaisse
d'abord la vraie loi de la pesanteur dont ses diverses molécules sont
animées. Or, d'un autre côté, cette loi ne saurait être exactement
déterminée, d'après la théorie fondamentale de la gravitation, qu'autant
que la forme de l'astre, et même le mode de variation de la densité dans
son intérieur, seraient préalablement donnés. Il est donc impossible,
même en supposant l'astre homogène, d'obtenir une solution directe et
complète qui indique avec une pleine certitude les formes propres à
l'équilibre, en donnant une exclusion nécessaire à toutes les autres. On
ne peut réellement qu'essayer si telle figure proposée remplit ou non
les conditions fondamentales. Aussi les géomètres attachent-ils avec
raison un très grand prix au beau théorème découvert par Maclaurin, qui
est devenu le fondement nécessaire de toutes leurs recherches à ce
sujet[14], en démontrant que l'ellipsoïde de révolution satisfait
exactement aux conditions de l'équilibre. Ce point de départ, que
Maclaurin avait établi seulement dans l'hypothèse de l'homogénéité, fut
ensuite étendu par Clairaut au cas d'un astre composé de couches dont la
densité varie arbitrairement, et qui ne serait même que partiellement
fluide[15]. La question a dès lors été réduite à la détermination du
rapport des deux axes. Or, cette évaluation ne présente aucune
difficulté en regardant l'astre comme homogène. Mais les mesures
directes ayant toujours montré, à l'égard des diverses planètes, un
aplatissement moindre que celui obtenu ainsi, cette hypothèse,
directement reconnue fausse d'ailleurs envers la terre, comme nous
l'avons vu plus haut, et évidemment invraisemblable en général, a dû
être définitivement exclue. Dès ce moment, l'aplatissement a cessé de
comporter une détermination directe et rigoureuse, puisque nous ignorons
nécessairement la vraie loi suivant laquelle la densité croît de la
surface au centre dans un astre quelconque, et qu'il serait strictement
indispensable d'y avoir égard. Néanmoins, les travaux des géomètres, et
surtout de Laplace, sur l'influence de diverses lois de la densité, ont
fait connaître des limites très précieuses, souvent fort resserrées,
entre lesquelles l'aplatissement doit inévitablement tomber. La plus
générale et la plus usuelle consiste en ce que cet aplatissement est
compris, de toute nécessité, pour un astre quelconque, entre les cinq
quarts et la moitié du rapport de la force centrifuge à l'équateur à la
gravité correspondante, puisque la première valeur aurait lieu si
l'astre était homogène, et la seconde si la densité croissait avec une
telle rapidité qu'elle devînt infinie au centre. C'est ainsi que
l'aplatissement terrestre ne peut excéder un deux cent trentième, ni
être moindre qu'un cinq cent soixante-dix-huitième; ce qui est
parfaitement conforme aux mesures directes, que cette règle mathématique
a plus d'une fois servi à contrôler.

      [Note 14: Le travail de Newton ne fit réellement que
      poser la question, puisqu'il y avait supposé, sans aucune
      démonstration, la figure elliptique des méridiens, ce qui
      réduisait dès lors la recherche à la mesure de
      l'aplatissement, extrêmement facile dans l'hypothèse
      d'homogénéité qu'il avait adoptée.]

      [Note 15: M. Jacobi a fait tout récemment, pour le seul
      cas de l'homogénéité, la découverte remarquable de la
      possibilité de l'équilibre avec un ellipsoïde à trois axes
      inégaux, dont le moindre est toujours nécessairement celui
      du pôle.]

Au reste, dans presque toutes les planètes, l'aplatissement exerce,
comme nous l'indiquerons prochainement, une influence nécessaire et
appréciable sur certains phénomènes de perturbation, ce qui fournit de
nouveaux moyens indirects de le déterminer, en éludant la difficulté
insurmontable que présente à cet égard la théorie de l'équilibre des
astres.

L'ensemble de ces évaluations coïncide avec les mesures immédiates plus
parfaitement qu'on n'avait lieu de l'espérer d'après les causes
fondamentales d'incertitude inhérentes à une telle recherche. Le seul
cas qui semble présenter une exception réelle, est celui de Mars, qui,
suivant sa grandeur, sa masse, et la durée de sa rotation, ne devrait
être guère plus aplati que la terre, et qui cependant le serait presque
autant que Jupiter, si les observations d'Herschell sont parfaitement
exactes.

Quoique l'équilibre soit compatible avec la figure ellipsoïdique,
d'après le théorème de Maclaurin, la nature de cette question ne permet
nullement d'assurer que cette forme doive être regardée comme exclusive.
Aussi notre monde nous offre-t-il, dans les anneaux de Saturne, un
exemple très prononcé d'une figure différente. Laplace a démontré qu'ils
pouvaient être en équilibre, même à l'état fluide, en les supposant
engendrés par la révolution d'une ellipse autour d'une droite
extérieure, menée, parallèlement à son petit axe et dans son plan, par
le centre de Saturne. L'équilibre subsisterait même encore avec
l'inégalité de ces méridiens elliptiques, qui semble indiquée par les
observations.

La plus utile conséquence finale de la théorie mathématique des formes
planétaires, consiste dans l'importante relation qu'elle a naturellement
établie entre la valeur des différens degrés terrestres et l'intensité
de la pesanteur correspondante mesurée par la longueur du pendule à
secondes aux diverses latitudes. Il en est résulté l'heureuse faculté de
multiplier ainsi presqu'à volonté, de la manière la plus commode, nos
renseignemens indirects sur la figure de notre globe, tandis que
l'estimation géométrique des degrés est une opération longue et pénible,
qui ne saurait être fréquemment répétée avec tout le soin qu'elle exige.
Mais, en général, plus une mesure est indirecte, tout étant d'ailleurs
égal, moins elle est certaine. Aussi, quelque précise que soit
réellement cette ressource, il faut reconnaître, ce me semble, que les
procédés géodésiques convenablement appliqués n'en continuent pas moins
à mériter la préférence, à cause de la loi intérieure des densités
terrestres, élément inconnu qui affecte nécessairement les indications
fournies par les expériences du pendule pour la figure de la terre.

Un appendice naturel et intéressant de la théorie hydrostatique de la
figure des planètes, consiste dans les conditions de la stabilité de
l'équilibre des fluides qui recouvrent, en totalité ou en partie, la
surface des astres. Laplace a établi à ce sujet un théorème général,
aussi simple qu'important, qu'un premier aperçu semble d'ailleurs devoir
indiquer d'avance. Il fait dépendre cette stabilité, quels que puissent
être et le mode de répartition du fluide et la loi interne des densités,
de la seule supériorité de la densité moyenne de l'astre sur celle du
fluide; caractère si évidemment constaté, pour la terre, par la belle
expérience de Cavendish. On pourrait aisément en faire le texte d'une
cause finale, puisque la perpétuité des espèces terrestres exige
clairement que l'équilibre des mers tende à se rétablir spontanément,
après avoir été momentanément troublé d'une manière quelconque. Mais
l'examen attentif du sujet fait aussitôt disparaître la finalité, en
rendant sensible la nécessité d'un tel arrangement dans la formation
primitive des planètes, la densité des couches ayant dû naturellement
croître de la surface au centre, comme l'indique si nettement toute la
théorie de la figure des astres.

La grande question des marées constitue la dernière recherche
essentielle que je crois devoir classer parmi les études principales de
la statique céleste. Sous le point de vue astronomique, le caractère
statique de cette théorie se montre évidemment, puisque l'astre y est
essentiellement envisagé comme immobile. Mais ce caractère n'est pas, au
fond, moins réel sous le point de vue mathématique, en considérant le
véritable esprit de la solution, où l'on ne s'occupe surtout que de la
figure vers laquelle tend l'Océan par l'équilibre périodique des
diverses forces qui le sollicitent, sans penser aux mouvemens que
produisent les variations de cet équilibre. Enfin, cette étude fait
naturellement suite à celle de la figure des astres.

Ce beau problème, indépendamment de son importance propre, présente un
intérêt philosophique tout particulier, en établissant une transition
naturelle et évidente de la physique du ciel à celle de la terre, par
l'explication céleste d'un grand phénomène terrestre.

Descartes est réellement le premier philosophe qui ait tenté de fonder
une théorie positive des marées, exclusivement rattachées jusque alors à
des conceptions métaphysiques, dont Képler lui-même n'avait pas cru
pouvoir se passer. Quoique l'explication proposée par Descartes soit,
sans doute, entièrement inadmissible, c'est néanmoins à lui que nous
devons l'observation fondamentale de l'harmonie constante entre la
marche générale de ce phénomène et le mouvement de la lune, qui a
certainement contribué à mettre Newton sur la voie de la vraie théorie.
Il suffisait, en quelque sorte, d'être averti que la cause réelle de ce
grand phénomène devait nécessairement se trouver dans le ciel, pour que
la théorie de la gravitation dévoilât aussitôt son explication générale,
tant elle en résulte naturellement.

L'inégale gravitation des diverses parties de l'Océan vers un quelconque
des astres de notre monde, et particulièrement vers le soleil et la
lune: tel est le principe, éminemment simple et lucide, d'après lequel
Newton a ébauché la véritable théorie des marées, approfondie ensuite
par Daniel Bernouilli, dont le beau travail n'a réellement subi depuis
aucun perfectionnement essentiel. Essayons de caractériser nettement
l'esprit général de cette grande recherche. La théorie convient en
elle-même aussi bien à l'atmosphère qu'à l'Océan. Mais je considérerai
seulement ce dernier cas, puisque les marées atmosphériques, d'ailleurs
infiniment moindres, à cause de la masse si minime de notre enveloppe
gazeuse, échappent essentiellement, par leur nature, à toute
observation réelle, malgré les efforts tentés quelquefois pour en
manifester l'influence, surtout dans les variations diurnes du
baromètre, dont l'examen attentif pendant plusieurs années a cependant
indiqué à M. Flaugergues une relation certaine avec le mois lunaire.

En joignant le centre de la terre à un astre quelconque, les deux points
correspondans de la surface terrestre doivent graviter évidemment l'un
un peu plus, l'autre un peu moins que le centre lui-même, inversement
aux quarrés de leurs distances respectives. Le premier tend donc à
s'éloigner du centre, ce qui doit produire une certaine élévation de la
surface fluide, et le centre tend, au contraire, à s'éloigner du second
point, où doit survenir ainsi une élévation analogue et à très peu près
égale. Cet effet diminue nécessairement à mesure qu'on s'écarte
davantage de ces deux points dans un sens quelconque, et devient nul à
quatre-vingt-dix degrés de là, où, les parties de l'Océan gravitant
comme le centre, le niveau doit baisser pour fournir à l'exhaussement du
reste, indépendamment d'une dépression directe presque insensible. En
même temps, ces divers changemens de niveau font varier la pesanteur
terrestre des eaux correspondantes; et cette seconde cause, la plus
difficile et la plus incertaine à calculer, agit évidemment dans le
même sens que la première, quoique avec moins d'énergie, pour
l'établissement définitif du niveau général.

On voit ainsi comment l'action d'un astre quelconque sur l'Océan, qui ne
pourrait nullement altérer sa surface naturelle, si elle avait partout
la même intensité, tend nécessairement, à raison de son inégale énergie
sur les divers lieux, à la modifier un peu, en lui faisant prendre la
forme d'un sphéroïde allongé vers l'astre. Sous ce rapport fondamental,
la question est parfaitement semblable à celle considérée ci-dessus de
la figure mathématique de la terre, la force centrifuge étant ici
remplacée par la différence entre la gravitation du centre de notre
globe et celle de sa surface vers l'astre proposé. La recherche est
seulement encore plus compliquée, puisqu'il faut évidemment y tenir
compte aussi de l'ellipticité naturelle du globe. Mais l'esprit et la
marche générale de la solution mathématique doivent être essentiellement
identiques dans les deux cas. C'est ainsi que Newton a pu d'abord
calculer aisément la partie principale du phénomène, en supposant, sans
la démontrer, une figure ellipsoïdique, comme il l'avait déjà fait pour
l'autre question, et se bornant à comparer immédiatement, dans
l'hypothèse de l'homogénéité, les deux axes de l'ellipse. De même
encore, le théorème de Maclaurin est aussi devenu plus tard, pour Daniel
Bernouilli, la base naturelle d'une exacte théorie des marées.

Jusque là, toutefois, il n'y a point de marées proprement dites,
c'est-à-dire ces élévations et dépressions alternatives et périodiques,
qui en font le caractère le plus saillant. Le phénomène semble consister
en un simple renflement fixe de la partie de l'Océan située sous l'astre
considéré. Mais, quoiqu'un tel effet paraisse différer beaucoup d'une
véritable marée, il n'en constitue pas moins la principale base
mathématique de cette grande question. Il est maintenant très facile de
concevoir la périodicité fondamentale du phénomène en introduisant la
considération du mouvement diurne, jusque alors écartée. Si ce mouvement
n'avait pas lieu, ou si seulement il s'exécutait autour de la droite qui
joint l'astre au centre de la terre, toutes les parties de l'Océan
conservant sans cesse la même situation envers cet astre, la surface de
la mer resterait invariable, après avoir pris, dès l'origine, la forme
convenable à son équilibre. Mais, en réalité, la rotation quotidienne de
notre globe transporte successivement les eaux qui le recouvrent dans
toutes les positions où l'astre tend à les élever et dans celles où il
doit les abaisser. C'est ainsi que la marche journalière du phénomène se
compose nécessairement de quatre alternatives périodiques à peu près
également réparties: les deux plus grandes élévations correspondent aux
deux passages de l'astre par le méridien du lieu, et les moindres
niveaux à son lever et à son coucher; la période totale étant d'ailleurs
exactement fixée par la combinaison de la rotation terrestre avec le
mouvement propre de l'astre en un jour.

Un dernier élément indispensable nous reste à indiquer, pour avoir
établi toutes les bases de la notion abstraite des marées; c'est la
règle générale d'après laquelle on peut apprécier à cet égard l'énergie
des différens astres, dont aucun ne semble mathématiquement devoir être
négligé. Cette énergie est évidemment mesurée par la différence entre la
gravitation du centre de notre globe et celle des points extrêmes de sa
surface vers l'astre proposé. En exécutant, d'après la loi fondamentale
de la gravitation, cette différentiation très facile, on trouve aussitôt
que la puissance de chaque astre pour produire nos marées est en raison
directe de sa masse et en raison inverse du cube de sa distance à la
terre. Il résulte de cette règle essentielle la précieuse faculté de
déterminer rationnellement, parmi tous les astres de notre monde, quels
sont ceux qui peuvent concourir sensiblement au phénomène, et de mesurer
à chacun d'eux sa part d'influence. On reconnaît ainsi que le soleil, en
vertu de sa masse immense, et la lune, par son extrême proximité,
doivent seuls produire des marées appréciables; tous les autres corps
célestes sont ou trop éloignés ou de trop peu de poids pour qu'il en
résulte aucun effet perceptible. Enfin, l'action de la lune est de deux
fois et demi à trois fois plus grande que celle du soleil. Ainsi, lors
même que les deux astres agissent en sens opposé, c'est sur la lune que
doit se régler constamment la marche générale du phénomène; ce qui
explique parfaitement l'observation fondamentale de Descartes, quant à
la continuelle coïncidence de la période des marées avec le jour
lunaire.

Toutes les considérations mathématiques précédemment indiquées ne
s'appliquent directement qu'à la marée simple et abstraite, produite par
un astre unique. Mais la nécessité d'envisager simultanément les actions
de deux astres différens rendrait la solution analytiquement
inextricable, si Daniel Bernouilli ne l'eût radicalement simplifiée, en
y appliquant son célèbre principe dynamique sur la coexistence des
petites oscillations, que j'ai exposé à la fin du premier volume de ce
cours. Suivant ce principe, les marées lunaire et solaire se superposent
sans altération, ce qui réduit aussitôt le problème à l'analyse
partielle de chacune d'elles. Toutes les grandes variations régulières
du phénomène s'expliquent dès lors avec une admirable facilité.
Considérons seulement les plus importantes et les plus simples, celles
qui correspondent aux diverses phases mensuelles de la lune. Aux deux
syzygies, l'action solaire et l'action lunaire coïncident exactement;
donc la marée effective doit alors atteindre son _maximum_, égal à la
somme des deux marées élémentaires. Dans les deux quadratures, au
contraire, le moindre niveau produit par l'un des astres accompagne
nécessairement le plus haut niveau correspondant à l'autre; en sorte que
l'on doit alors observer le _minimum_ d'effet, égal à la différence des
marées simples. Aux diverses époques intermédiaires, la marée solaire
modifie toujours inégalement la marée lunaire, et ces variations se
reproduisent par périodes d'un mois lunaire synodique, dont elles
doivent suivre les irrégularités séculaires. La comparaison des deux cas
extrêmes, si les observations permettaient de l'établir avec assez
d'exactitude, conduirait même évidemment à estimer _à posteriori_ le
vrai rapport entre l'action de la lune et celle du soleil. Or, ce
rapport dépendant des distances et des masses relatives des deux astres,
suivant la règle exposée ci-dessus, on en pourrait déduire la raison de
leurs masses, celle de leurs distances étant déjà bien connue. Cette
considération, quoique ne devant pas être exclusivement employée, peut
utilement concourir avec d'autres moyens pour déterminer la masse de la
lune.

Suivant la mesure fondamentale de chaque marée simple, cette classe de
phénomènes doit éprouver un nouvel ordre de modifications régulières et
périodiques, en vertu des changemens naturels qu'éprouve, pendant le
cours de l'année ou du mois, la distance de la terre au soleil ou à la
lune. Cette influence est ici proportionnellement plus sensible que dans
beaucoup d'autres phénomènes, puisqu'elle y dépend du cube de la
distance. Elle doit affecter particulièrement l'action lunaire,
non-seulement comme étant la plus forte, mais encore en vertu de
l'excentricité bien supérieure de l'orbite lunaire. Enfin, les deux
variations peuvent se combiner de diverses manières, tantôt
convergentes, tantôt divergentes; et elles doivent aussi modifier très
diversement les inégalités principales, dues aux phases de la lune.

Dans tout ce qui précède, le mouvement diurne de l'astre proposé est
censé avoir exactement lieu suivant le plan de l'équateur. Mais, à une
époque quelconque, son action doit évidemment être décomposée en deux;
l'une, selon l'axe de rotation de la terre, et qui est nulle pour
produire une marée; l'autre, parallèlement à l'équateur, et qui, seule,
détermine le phénomène. Voilà donc, à cet égard, un dernier genre de
modifications générales, indépendantes de la distance, et uniquement
dues à la direction: en sorte que, toutes choses d'ailleurs égales,
chaque marée élémentaire doit varier proportionnellement au cosinus de
la déclinaison de l'astre correspondant. Telle est la raison simple de
la différence notable, si généralement remarquée, quant à l'ensemble des
marées, entre le mois lunaire équinoxial et le mois lunaire solsticial,
surtout en considérant, pour notre hémisphère, le solstice d'été, où
l'affaiblissement déterminé par la distance du soleil concourt avec
celui qui résulte de sa direction.

Quant aux variations du phénomène dans nos divers climats, la théorie ne
peut apprécier jusqu'ici d'autre influence régulière que celle de la
latitude. Aux deux pôles, il ne saurait exister évidemment que de
faibles marées indirectes dues à la nécessité d'y prendre ou d'y envoyer
les eaux qui s'élèvent ou s'abaissent ailleurs; car, là, il n'y a plus,
à proprement parler, de mouvement diurne. À l'équateur, au contraire, le
phénomène doit se manifester au plus haut degré possible, non-seulement
à cause de la diminution de la pesanteur, mais surtout en vertu de la
diversité plus complète des positions successives occupées par les eaux
pendant la rotation journalière. En tout autre lieu, l'intensité de la
marée doit varier proportionnellement à l'énergie de cette rotation, et,
par conséquent, en raison du cosinus de la latitude.

Tel est, en aperçu, l'esprit général de la grande théorie mathématique
des marées, envisagée sous ses divers aspects réguliers. Toutes ses
différentes parties, abstraction faite des évaluations numériques, sont
dans une admirable harmonie avec l'ensemble des observations directes.
On a même lieu d'être surpris, quant aux nombres, de ne pas les trouver
plus différens de la réalité, convenablement explorée, lorsqu'on pense
aux hypothèses que les géomètres ont dû faire pour rendre les calculs
exécutables, et aux données nécessairement inaccessibles qu'exigerait
une estimation parfaitement rationnelle. Il ne suffirait point, en
effet, de connaître exactement l'étendue et la forme du lit de l'Océan.
La question dépend encore évidemment d'une notion bien plus inabordable,
la vraie loi de la densité dans l'intérieur de la terre, comme à l'égard
de la figure des astres. Il y a même ici une circonstance nouvelle,
suivant la judicieuse remarque de Daniel Bernouilli; car il faudrait
connaître aussi quel est l'état, fluide ou solide, des couches internes,
pour savoir si elles participent ou non au phénomène, et si, par
conséquent, elles modifient l'effet produit à la surface. L'ensemble de
ces considérations peut faire apprécier la profondeur du conseil général
donné par Daniel Bernouilli, qui possédait à un degré si éminent le
véritable esprit mathématique, consistant surtout dans la relation du
concret à l'abstrait, comme je me suis efforcé de le faire sentir en
traitant de la philosophie mathématique. Il recommande prudemment aux
géomètres, à cet égard, ainsi que Clairaut, «de ne point trop presser
les conséquences des formules, de peur d'en tirer des conclusions
contraires à la vérité.» Laplace, en détaillant davantage la théorie de
son illustre prédécesseur, n'a peut-être pas toujours fait assez
d'attention à cette sage maxime philosophique.

Quant à la comparaison générale et exacte de la théorie mathématique des
marées avec leur observation effective, on doit reconnaître, ce me
semble, qu'elle n'a point encore été convenablement faite, puisque
toutes les mesures ont été prises dans des ports, ou du moins très près
des côtes. Or, dans de telles localités, on ne peut apercevoir
essentiellement que des marées indirectes, qui ne doivent représenter
que fort imparfaitement les marées régulières dont elles émanent, leur
intensité étant principalement déterminée le plus souvent par l'étendue
et la configuration du sol, tant au fond qu'à la surface, et pouvant
même être influencée par sa structure. C'est à de telles circonstances,
qu'aucune théorie mathématique ne saurait évidemment considérer, qu'il
faut sans doute attribuer ces énormes différences que présente en
quelques lieux la hauteur des marées, aux mêmes époques, et dans des
positions presque identiques; comme, par exemple, les marées
comparatives de Granville et Dieppe, ou de Bristol et Liverpool. Afin
d'apprécier empiriquement l'exactitude numérique de la théorie des
marées, il serait indispensable d'entreprendre, pendant un nombre
d'années assez grand pour que les diverses variations régulièrement
prévues fussent plusieurs fois reproduites, une suite continue
d'observations précises, dans une île très petite, située à l'équateur,
et à trente degrés au moins de tout continent. Tel est le seul contrôle
réellement susceptible de contribuer essentiellement à vérifier et
surtout à perfectionner la théorie générale des marées mathématiques.

Quelque incertitude inévitable que présentent plusieurs données de cette
grande théorie, surtout dans son application à nos ports, elle n'en
reçoit pas moins, de notre expérience journalière, la sanction la plus
décisive et la plus utile, puisqu'elle atteint le but définitif de toute
science réelle, une exacte prévision des événemens, propre à régler
notre conduite. Les principales circonstances locales devant avoir, à
l'exception des vents, une influence essentiellement constante, il a été
possible de modifier heureusement, d'après l'observation, pour chaque
port, les deux coefficiens fondamentaux, relatifs à la hauteur moyenne
des marées, et à l'heure de leur entier établissement; ce qui a permis
de rendre toutes les déterminations mathématiques suffisamment conformes
à la réalité. C'est ainsi que, depuis un siècle, une classe importante
de phénomènes naturels, généralement regardés jusque alors comme
inexplicables, a été ramenée avec précision à des lois invariables, qui
en excluent irrévocablement toute intervention providentielle et toute
conception arbitraire.

Tels sont les caractères philosophiques des trois hautes questions dont
se compose la mécanique céleste, envisagée sous le point de vue
statique. Il nous reste maintenant à entreprendre, dans la leçon
suivante, le même examen général à l'égard des phénomènes vraiment
dynamiques que présente notre monde, et dont l'étude a été précédemment
ébauchée par la géométrie céleste, résumée dans les trois grandes lois
de Képler, qui éprouvent en réalité des modifications indispensables à
connaître pour l'exacte prévision de l'état du ciel à une époque
quelconque.



VINGT-SIXIÈME LEÇON.

Considérations générales sur la dynamique céleste.

La gravitation mutuelle des différens astres de notre monde doit
nécessairement altérer la parfaite régularité de leur mouvement
principal, déterminé, conformément aux lois de Képler, par la seule
pesanteur de chacun d'eux vers le foyer de son orbite. Parmi ces divers
dérangemens, les plus considérables furent directement observés dès
l'origine de l'astronomie mathématique dans l'école d'Alexandrie;
d'autres ont été aperçus plus tard de la même manière, à mesure que
l'exploration du ciel est devenue plus précise; enfin, les moindres
n'ont pu être découverts que par l'emploi des moyens d'observation les
plus perfectionnés de l'astronomie moderne. Tous sont maintenant
expliqués, avec une admirable exactitude, par la théorie générale de la
gravitation, qui a même devancé quelquefois l'inspection immédiate à
l'égard des moins prononcés. Cet important résultat de l'ensemble des
grands travaux mathématiques exécutés, dans le siècle dernier, par les
successeurs de Newton, constitue une des vérifications les plus
décisives de la théorie newtonienne, surtout en ce qu'il met hors de
doute l'universelle réciprocité de la gravitation entre tous les corps
qui composent notre système solaire.

Le caractère fondamental de cet ouvrage et ses limites nécessaires
interdisent évidemment de considérer ici séparément chacun de ces
nombreux problèmes, dont les difficultés sont d'ailleurs
essentiellement analytiques, leurs équations différentielles étant
presque toujours très faciles à former, d'après les règles de la
dynamique rationnelle. L'esprit général des recherches de mécanique
céleste se trouve être suffisamment caractérisé par les questions
examinées dans la leçon précédente, les seules, en réalité, qui exigent
des conceptions propres, indépendantes du calcul. Nous devons donc ici
nous borner essentiellement à examiner le plan rationnel et la nature
générale des principales études relatives aux modifications des
mouvemens célestes.

À l'égard de ces mouvemens, comme envers tous les autres, il importe
beaucoup de distinguer d'abord, avec Lagrange, deux genres principaux
d'altérations, qui diffèrent profondément, aussi bien quant à leur
théorie mathématique que par les circonstances qui les constituent: les
changemens brusques, provenant de chocs ou d'explosions internes, dont
l'action peut, sans aucun inconvénient, être conçue instantanée; les
changemens graduels, ou les perturbations proprement dites, dues à
l'influence continue des gravitations secondaires, dont l'effet dépend
du temps écoulé. Quoique le premier ordre de dérangemens soit, sans
doute, dans notre monde, presque entièrement idéal, il n'en est pas
moins essentiel à considérer, ne fût-ce que comme un préliminaire
indispensable à l'étude du second, dont l'esprit consiste, en effet, à
traiter chaque gravitation perturbatrice comme une suite de petites
impulsions, selon la méthode ordinaire de la mécanique rationnelle.

L'influence des changemens brusques, bien qu'elle puisse être beaucoup
plus grande que celles des simples perturbations, comporte une étude
infiniment plus facile. Il est clair, en effet, que les lois de Képler
ne doivent point cesser, pour cela, d'être exactement maintenues: tout
au plus, l'ellipse pourrait-elle dégénérer en parabole ou en hyperbole,
comme je l'ai indiqué dans l'avant-dernière leçon. Tout l'effet doit
évidemment consister à donner subitement de nouvelles valeurs aux six
élémens fondamentaux du mouvement elliptique, puisque rien n'est changé
dans les forces accélératrices. Après une telle variation, ces nouveaux
élémens resteront d'ailleurs aussi fixes qu'auparavant, jusqu'à ce qu'il
survienne quelque autre événement semblable. D'ailleurs l'altération
peut porter indifféremment sur chacun des six élémens, dont plusieurs
sont, au contraire, fort peu affectés par les perturbations.

On éprouverait de vraies difficultés mathématiques à déterminer
rationnellement, d'après les règles de la mécanique abstraite, quel doit
être l'effet d'un choc ou d'une explosion sur le changement instantané
de la vitesse actuelle d'un astre, quant à son intensité et à sa
direction. Mais, cette variation une fois donnée, il est au contraire
facile d'en déduire, comme Lagrange l'a montré, les nouvelles valeurs
des élémens fondamentaux, et par suite toutes les modifications que
pourra présenter le mouvement de translation. La question pourrait être
beaucoup plus compliquée à l'égard de la rotation, si l'événement ne se
bornait point à en altérer la durée, et qu'il changeât la direction de
l'axe autour duquel elle s'exécute. Car, la nouvelle droite cessant
d'être un des axes dynamiques principaux de l'astre, cet événement,
quoique instantané, deviendrait nécessairement, d'après la théorie
générale de la rotation, la source d'une suite perpétuelle, ou du moins
très prolongée, d'altérations difficiles à analyser; ce qui ne saurait
jamais avoir lieu, quant à la translation.

Quoique le choc mutuel de deux astres et la rupture d'un astre unique en
plusieurs fragmens séparés par suite d'une explosion interne, puissent
déterminer des variations quelconques dans tous les élémens
astronomiques de leur mouvement elliptique, il existe deux relations
fondamentales, qui, d'après les lois générales du mouvement, doivent
rester, même alors, nécessairement inaltérables, et qui pourraient, ce
me semble, en les employant convenablement, nous conduire souvent à
constater la réalité de tels événemens à une époque quelconque. Ce sont
les deux propriétés essentielles de la conservation du mouvement du
centre de gravité et de l'invariabilité de la somme des aires, qui
reposent seulement, comme on sait, sur l'égalité entre la réaction et
l'action, à laquelle sans doute de tels changemens ne cesseraient point
de se conformer. Il en résulte deux équations très importantes entre les
masses, les vitesses et les positions des deux astres ou des deux
fragmens du même astre, considérées avant et après l'événement.

Aucun indice ne paraît jusqu'ici nous autoriser à penser que le cas du
choc se soit jamais réellement présenté dans notre monde, et l'on
conçoit en effet combien la rencontre de deux astres doit y être
difficile, sans qu'elle y soit, néanmoins, mathématiquement impossible.
Mais, il n'en est nullement ainsi à l'égard des explosions. L'identité
presque parfaite des moyennes distances et des temps périodiques propres
aux quatre petites planètes situées entre Mars et Jupiter, a conduit,
comme on sait, M. Olbers à conjecturer ingénieusement qu'elles formaient
autrefois une planète unique, dont une forte explosion interne aurait
déterminé la division en plusieurs fragmens séparés. Presque toutes les
autres circonstances caractéristiques de ces petits astres sont en
harmonie avec cette opinion, à laquelle Lagrange a ajouté, d'après
l'irrégularité de leur figure, que l'événement a dû être postérieur à la
consolidation de la planète primitive. Quand leurs masses seront
connues, je pense que cette hypothèse pourra être soumise à une
vérification mathématique, qu'il me suffit d'indiquer ici, suivant les
deux théorèmes précédemment mentionnés. En calculant ainsi les positions
et les vitesses successives du centre de gravité du système de ces
quatre planètes, on devrait, en effet, d'après une telle origine,
retrouver le mouvement principal de l'astre primitif. Si donc les
résultats de ces calculs représentaient ce centre de gravité décrivant
une ellipse autour du soleil pour foyer, et son rayon vecteur traçant
des aires proportionnelles aux temps, cet événement serait aussi
constaté, ce me semble, que peut l'être un fait dont on n'a pas été
témoin. Mais notre ignorance actuelle au sujet des momens d'inertie et
surtout des masses de ces petits corps ne permet point encore
d'assujettir la conjecture de M. Olbers à une semblable épreuve. Il n'en
est pas moins intéressant, sous le point de vue philosophique, de voir
comment la mécanique céleste peut parvenir à constater, d'une manière
entièrement positive, de tels événemens, qui paraissent ne devoir
laisser aucun témoignage appréciable. Il est, d'ailleurs, évident que la
nature instantanée de ces changemens nous interdirait nécessairement
d'en reconnaître l'époque, puisque les phénomènes seraient exactement
les mêmes, que l'explosion fût récente ou ancienne; tandis qu'il n'en
est point ainsi à l'égard des perturbations.

Lagrange a pensé, avec beaucoup de vraisemblance, que le cas des
explosions avait été très fréquent dans notre monde, et qu'on pouvait
expliquer ainsi l'existence des comètes, d'après la grandeur des
excentricités et des inclinaisons et la petitesse des masses, qui les
caractérisent principalement. Il suffit, en effet, de concevoir qu'une
planète ait éclaté en deux fragmens extrêmement inégaux, pour que le
mouvement du plus considérable soit resté presque tel qu'auparavant,
tandis que le plus petit aura pu décrire une ellipse très allongée et
fort inclinée à l'écliptique. L'intensité de l'impulsion nécessaire à ce
dernier changement est, en général, assez médiocre, comme Lagrange l'a
établi, et d'ailleurs d'autant moindre que la planète primitive est plus
éloignée du soleil. Cette opinion me paraît beaucoup plus satisfaisante
que toutes celles qui ont été proposées au sujet des comètes,
quoiqu'elle soit loin, sans doute, d'être jusqu'ici démontrée.

Passons maintenant à la considération bien plus importante et bien
autrement difficile des perturbations proprement dites, principal objet
de la mécanique céleste pour le perfectionnement des tables
astronomiques.

Elles doivent être distinguées en deux classes générales, suivant
qu'elles portent sur les mouvemens de translation, ou de rotation. La
théorie abstraite des rotations constituant, par sa nature, comme nous
l'avons reconnu en philosophie mathématique, la partie la plus difficile
de la dynamique des solides, il en doit être nécessairement de même pour
l'application au ciel.

Heureusement, les mouvemens de rotation sont, en général, moins altérés,
dans notre monde, que ceux de translation; et surtout, leurs
perturbations sont bien moins importantes à connaître, si ce n'est dans
le seul cas de la terre. Envisageons d'abord l'étude des translations,
où les astres doivent être traités comme condensés en leurs centres de
gravité.

Quoiqu'il fût aisé de former, d'après les règles de la dynamique
rationnelle, les équations différentielles du mouvement d'un quelconque
des astres de notre monde, sollicité par ses diverses gravitations
variables vers tous les autres, l'ensemble de ces équations ne
constituerait, en réalité, dans l'état présent de nos connaissances
mathématiques, et probablement toujours, qu'une énigme analytique
absolument inextricable, dont il serait impossible de tirer aucun parti
effectif pour l'étude des phénomènes célestes. Obligés de renoncer à
cette marche directe, la seule pleinement rationnelle, les géomètres ont
dû se réduire à analyser séparément le mouvement de chaque astre autour
de celui qui en est le foyer, en ne considérant à la fois qu'un seul
astre modificateur. C'est ce qui constitue, en général, le célèbre
problème des trois corps, quoique cette dénomination n'ait d'abord été
employée que pour la théorie de la lune. On conçoit aisément à quelles
circonvolutions doit entraîner une telle manière de procéder, puisque
l'astre qui modifie, étant à son tour modifié par d'autres, ses
perturbations exigent un retour indispensable à l'étude du corps
primitif. À quelques expédiens que notre impuissance mathématique nous
contraigne de recourir, nous ne saurions empêcher que la détermination
de l'ensemble des mouvemens de notre monde ne constitue nécessairement
par sa nature, un problème vraiment unique, et non une suite de
problèmes détachés les uns des autres. Cette séparation irrationnelle,
et néanmoins impérieusement prescrite par l'imperfection de notre
analyse, est la première source des modifications si multipliées dont
les géomètres sont forcés de surcharger successivement leurs formules
célestes.

Si le problème des trois corps comportait une solution rigoureuse, ces
corrections pourraient être bien moindres et surtout beaucoup moins
nombreuses, puisque, en prenant pour type le mouvement qui lui
correspond dans chaque cas, les mouvemens effectifs ne s'en écarteraient
qu'à très peu d'égards et de quantités presque insensibles. Mais le
problème fondamental et élémentaire de deux corps, dont l'un est même
regardé comme fixe, c'est-à-dire le problème du mouvement elliptique,
représenté par les lois de Képler, est le seul dont notre analyse
actuelle permette une solution vraiment rationnelle, et encore
avons-nous reconnu combien sont pénibles les calculs qu'elle exige.
C'est donc à ce type, plus éloigné de la réalité, que les géomètres sont
obligés de rapporter, par des approximations successives extrêmement
compliquées, les vrais mouvemens des astres, en accumulant les
perturbations produites séparément par chaque corps susceptible d'une
influence appréciable; l'intégration des équations relatives au cas des
trois corps ne pouvant s'opérer que par des séries ordonnées de diverses
manières suivant les perturbations qu'on veut mettre en évidence.

La petitesse ordinaire des perturbations a d'abord naturellement
introduit cette manière de procéder, puisque le mouvement elliptique
représente suffisamment, pendant un temps plus ou moins long, le
véritable état du ciel. Elle a été ensuite érigée en principe, quand les
géomètres ont bien connu la nature mathématique du problème général, et
l'impossibilité de le traiter autrement que par approximation. C'est
Lagrange qui a essentiellement donné à cette marche nécessaire son
caractère méthodique définitif, en créant sa célèbre théorie générale de
la variation des constantes arbitraires, si fondamentale dans toute la
mécanique céleste, dont elle tend à régulariser les recherches et à
rendre les procédés uniformes aussi rationnels que le comportent les
difficultés insurmontables radicalement inhérentes à la question réelle.
L'esprit de cette théorie consiste à concevoir le mouvement effectif
d'un astre quelconque comme s'il était véritablement elliptique, mais
avec des élémens variables, au lieu d'élémens fixes. Dès lors, Lagrange
a établi des formules analytiques entièrement générales, pour
déterminer les variations qu'éprouve chacun des six élémens, lorsque la
force perturbatrice est donnée. L'étude de la mécanique céleste sera
beaucoup simplifiée, quand l'usage direct de cette belle méthode y
deviendra prépondérant.

Pour se diriger dans le choix des perturbations dont il convient
d'apprécier l'influence, la loi fondamentale de la gravitation permet
immédiatement de comparer avec exactitude les diverses influences
secondaires propres à chaque cas, du moins en regardant toutes les
masses comme bien connues. Il suffit, en effet, de diviser le rapport
des masses de deux astres modificateurs par le quarré du rapport de
leurs distances à l'astre modifié, et ce quotient fait aussitôt
distinguer quelle est la force perturbatrice qu'il faut principalement
considérer, et quelle peut être, en général, la part d'influence de
chacune des autres. Sous ce rapport fondamental, il faut reconnaître que
la constitution effective de notre monde favorise éminemment la
simplification de nos recherches mathématiques. Car, les astres qui le
composent ont tous, comparativement au soleil, des masses extrêmement
faibles, ce qui est la condition première de la petitesse habituelle des
perturbations; mais, de plus, ils sont peu nombreux, très écartés les
uns des autres, et fort inégaux en masse, d'où il résulte que, dans
presque tous les cas, et surtout dans les plus importans, le mouvement
principal n'est sensiblement modifié que par l'action d'un seul corps.
Si, comme il arrive peut-être dans quelque autre monde, les astres du
système eussent été, au contraire, plus multipliés, presque égaux en
masse, très rapprochés, et beaucoup moins différens de l'astre central,
quand même les inclinaisons et les excentricités de leurs orbites
eussent continué à être fort petites, il est évident que les
perturbations seraient devenues beaucoup plus considérables, et surtout
bien plus variées, puisqu'un grand nombre de corps auraient presque
également concouru à chacune d'elles. Ainsi, dans un tel arrangement, la
mécanique céleste aurait probablement présenté une complication
inextricable, n'étant plus essentiellement réductible au seul problème
des trois corps.

L'étude dynamique des modifications du mouvement elliptique des
différens astres de notre monde, reproduit naturellement, et par les
mêmes motifs, la distinction fondamentale que j'ai établie dans la
vingt-troisième leçon, sous le point de vue géométrique, entre les trois
cas généraux, inégalement difficiles, des planètes, des satellites et
des comètes. En procédant avec toute la rigueur mathématique, il
faudrait ici considérer sans doute un nouveau cas, celui du soleil, qui
ne peut plus être regardé comme parfaitement immobile, en vertu de la
réaction nécessaire que les planètes exercent sur lui. Les phénomènes
intérieurs de notre monde ne comportent en effet d'autre point
absolument fixe que le centre de gravité général de ce système, dont la
position, d'après les lois abstraites du mouvement, demeure entièrement
indépendante de toutes les actions mutuelles, quand même elles seraient
beaucoup plus grandes. C'est, à vrai dire, ce centre de gravité qui
constitue le foyer réel des mouvemens planétaires, et le soleil lui-même
doit osciller continuellement autour de lui, dans des directions
toujours variables suivant la situation des planètes. Mais, d'après la
grandeur et la masse du soleil comparées aux distances et aux masses de
tous les autres corps du système, il est évident que ce point tombe
toujours entre le centre du soleil et sa surface. Ce serait donc
affecter vainement d'introduire dans la dynamique céleste une précision
qu'elle ne saurait comporter par tant d'autres motifs bien plus
puissans, que d'y vouloir tenir compte de ces oscillations solaires,
dont aucune observation ne parviendra probablement jamais à constater
l'existence. On doit donc continuer à traiter le soleil comme
rigoureusement fixe, sauf sa rotation. La même considération ne semble
pas d'abord devoir être aussi négligée dans les systèmes partiels formés
par une planète et ses satellites, où la disproportion des masses est
quelquefois beaucoup moindre. Mais les distances étant pareillement
réduites, le résultat se trouve être essentiellement identique, même à
l'égard du système de la terre et de la lune, qui offre la disposition
la plus défavorable, et dont néanmoins le centre de gravité est toujours
situé dans l'intérieur de la terre. Cette circonstance peut donc être
entièrement écartée de l'étude des mouvemens de translation, qui n'en
sauraient éprouver que des modifications imperceptibles. Ainsi, la
mécanique céleste ne présente réellement, dans cette étude, d'autres
problèmes essentiels que ceux déjà traités, sous un autre point de vue,
par la géométrie céleste.

Le problème des planètes est ici, comme là, le plus simple de tous, et
par suite des mêmes caractères, la petitesse des excentricités et des
inclinaisons de leurs orbites, qui doit évidemment simplifier autant les
approximations dynamiques que les séries géométriques. Outre cette
influence algébrique, il en résulte surtout une bien plus grande fixité
des perturbations, puisque chaque astre, demeurant toujours ainsi dans
les mêmes régions célestes, se trouve sans cesse dans les mêmes rapports
mécaniques, quoique leur intensité varie nécessairement entre certaines
limites. Le cas le moins avantageux de cette première classe est
malheureusement celui de notre planète, à cause du lourd satellite qui
l'escorte de si près, et auquel sont dues ses principales perturbations,
ce qui ne l'empêche pas d'ailleurs d'être sensiblement troublée, en
outre, à l'époque des oppositions, surtout par une masse aussi
supérieure que celle de Jupiter. Aucune autre planète à satellites ne se
trouve dans un ensemble de conditions aussi défavorables; car, le
mouvement de Jupiter, par exemple, ne saurait être notablement dérangé
par l'action de ses satellites, quoique proportionnellement plus
voisins, puisque la masse du plus considérable n'est pas tout-à-fait la
dix-millième partie de la sienne, tandis que la masse lunaire est
seulement soixante-huit fois moindre que celle de notre globe. Aussi la
circulation de Jupiter n'est-elle sensiblement altérée que par
l'influence de Saturne. Le cas le plus simple paraît toutefois devoir
être celui d'Uranus, comme étant la dernière planète, en même temps
qu'elle se trouve toujours extrêmement loin de celle qui la précède
immédiatement: ses six satellites ne paraissent pas troubler beaucoup
son mouvement.

Le problème des satellites est nécessairement plus compliqué que celui
des planètes, à cause de la mobilité du foyer du mouvement principal,
comme en géométrie céleste. Il en résulte que, même abstraction faite
des perturbations qui lui sont propres, toutes celles qu'éprouve la
planète correspondante viennent inévitablement se réfléchir sur lui.
C'est ainsi, par exemple, que la petite accélération perpétuelle du
moyen mouvement de la lune avait si long-temps vainement occupé les
fondateurs de la mécanique céleste, qui la regardaient comme
inexplicable, jusqu'à ce que Laplace eût démêlé sa véritable cause dans
la légère variation à laquelle est assujettie l'excentricité de l'orbite
terrestre. Quant aux perturbations directes du mouvement des satellites,
le problème général exige une distinction essentielle, suivant que la
planète a un seul satellite, ou plusieurs. Dans le premier cas, qui
n'existe que pour la lune, l'astre perturbateur est essentiellement le
soleil, à cause de son inégale action sur la planète et sur son
satellite. Il est clair, en effet, que si la terre et la lune
gravitaient vers le soleil avec la même énergie et dans la même
direction, cette action commune ne pourrait aucunement altérer le
mouvement relatif de la lune en vertu de sa pesanteur terrestre. La
différence de direction peut être presque négligée, mais non celle
d'intensité. Il en résulte une force perturbatrice, dont la loi doit
être naturellement analogue à celle considérée dans la leçon précédente
au sujet des marées, en raison directe de la masse du soleil et inverse
du cube de sa distance à la terre. Elle est ainsi seulement cent
quatre-vingts fois plus petite que l'action de la terre sur la lune, et,
par conséquent, elle doit fortement altérer le mouvement principal.
C'est par là, entre autres, que les géomètres ont exactement expliqué
ces grands dérangemens connus dès l'origine de l'astronomie, la
révolution rétrograde des noeuds de l'orbite lunaire en dix-neuf ans
environ, et celle, encore plus rapide, de son périgée en un peu moins de
neuf ans. Il en est de même des inégalités moins prononcées, qui ne
sauraient être énumérées ici. Il faut considérer, en outre, que la force
perturbatrice variant alors, d'après la distance, bien plus rapidement
que pour les planètes, le déplacement de la terre, même en s'y bornant
au mouvement elliptique, change sensiblement l'intensité de cette force,
ce qui introduit une complication nouvelle dans la théorie lunaire.
Cependant, si cette théorie est justement réputée plus difficile que
celle d'aucun autre satellite, cela tient surtout à ce que sa précision
nous importe bien davantage, en même temps que les observations
manifesteraient beaucoup mieux son imperfection. Car, d'ailleurs, sous
le point de vue mathématique, il y a réellement une complication bien
supérieure dans le cas de la pluralité des satellites, qui nous reste
maintenant à signaler. Alors, en effet, toutes les considérations
propres au cas précédent se reproduisent nécessairement, à l'égard du
mouvement de chaque satellite, quoique leur influence puisse être
réellement moindre. De plus, il faut tenir compte de l'action encore
plus embarrassante, et pourtant aussi essentielle au moins, des divers
satellites les uns sur les autres. Les complications hypothétiques
indiquées ci-dessus envers les planètes d'un autre monde, se trouvent
ici pleinement réalisées par l'extrême rapprochement et l'inégalité peu
prononcée de ces différentes masses, qui peuvent être au nombre de six
ou sept à traiter simultanément. Cette difficulté fondamentale se
trouve, il est vrai, un peu compensée par la prépondérance de l'action
de la planète, beaucoup plus prononcée que dans le cas précédent, et qui
doit rendre les perturbations mutuelles des satellites bien moins
considérables. Mais les obstacles inhérens à cette recherche n'en sont
pas moins tels que jusqu'ici la mécanique céleste n'a réellement établi
à cet égard que la théorie des satellites de Jupiter, au sujet desquels
Laplace a découvert deux propriétés remarquables que présentent
constamment, malgré toutes leurs perturbations, les positions et les
vitesses de trois d'entre eux. Les tables des satellites de Saturne et
d'Uranus ne sont encore construites que sous le point de vue
géométrique, sans qu'on ait même aucune valeur approchée de leurs
masses. Il faut reconnaître, toutefois, que nous n'avons heureusement
aucun besoin de rendre leur étude aussi parfaite que celle de la lune,
leur office pratique à l'égard de la détermination des longitudes
pouvant être aisément suppléé. On conçoit d'ailleurs que notre grand
éloignement de ces mondes secondaires nous permet de représenter
suffisamment leur observation par une théorie bien plus grossière que ne
doit l'être celle relative à un astre aussi rapproché que la lune, dont
les moindres irrégularités nous deviennent nécessairement très
appréciables. Quoique la mécanique céleste ait quelquefois réellement
devancé l'exploration directe envers certains petits phénomènes peu
importans, il ne faut point, ce me semble, que de tels exemples nous
conduisent à exagérer notre ambition spéculative, qui doit sans doute se
réduire, en général, à porter dans nos explications un degré de
précision correspondant à celui des observations effectives. Un tel rôle
est certainement assez élevé et assez difficile, pour provoquer le plus
complet développement de nos forces intellectuelles: le reste serait,
même en astronomie, essentiellement illusoire.

Quelles que soient les difficultés fondamentales de la théorie dynamique
des satellites, les circonstances caractéristiques propres au problème
des comètes doivent le rendre encore plus compliqué. Il est clair, en
effet, que, par suite de l'extrême allongement et de l'inclinaison en
tous sens de leurs orbites, ces astres se trouvent, pendant leur
révolution autour du soleil, dans des rapports mécaniques
continuellement variables, à cause des différens corps près desquels ils
viennent successivement à passer; tandis que les planètes, et même les
satellites, ont toujours au contraire les mêmes relations, dont
l'intensité seule varie. Les comètes s'éloignent ainsi à tel point du
soleil, et se rapprochent tellement des diverses planètes, que la force
perturbatrice peut devenir presque égale à la gravitation principale,
dont elle n'est jamais, en tout autre cas, qu'une fraction très
médiocre: il ne serait nullement impossible que cet effet devînt assez
prononcé pour dénaturer entièrement le mouvement de la comète, et la
convertir en un satellite, lorsqu'elle arrive dans le voisinage d'une
planète considérable, comme Jupiter, Saturne, ou même Uranus. En restant
dans les cas ordinaires, il faut noter, en outre, que la masse
extrêmement petite de toutes les comètes rend nécessairement leurs
diverses perturbations beaucoup plus prononcées qu'elles ne le seraient
pour des masses supérieures qui circuleraient de la même manière: sans
compter que leur poids éprouve probablement quelques variations,
impossibles à apprécier, par l'absorption que peuvent exercer d'autres
corps très voisins sur une partie de leur atmosphère, quand celle-ci est
très étendue; absorption qui, très petite sans doute en elle-même,
devient peut-être fort sensible à la longue, puisqu'elle doit
naturellement se reproduire à chaque révolution. Telles sont les
conditions principales qui produisent nécessairement l'extrême
imperfection de la théorie des perturbations cométaires, indépendamment
des inconvéniens algébriques qui résultent directement de la grandeur
des excentricités et des inclinaisons pour compliquer les séries qui s'y
rapportent, de même qu'en géométrie céleste. Voilà surtout ce qui rend
si difficile et souvent si incertaine la prévision exacte du retour de
ces petits astres, qui, lorsque nous croyons, après de longs et pénibles
travaux, avoir suffisamment calculé toutes leurs modifications
possibles, éprouvent quelquefois, par suite d'une circonstance oubliée,
une forte perturbation susceptible de changer complètement leurs
périodes: comme la comète de 1770, calculée par Lexell, en a offert un
mémorable exemple, cet astre, dont la révolution était alors de moins de
six ans, n'ayant pas reparu une seule fois depuis, à cause du grand
dérangement qu'il a subi en passant très près de Jupiter. Il faut
reconnaître, toutefois, que les mêmes caractères en vertu desquels
l'étude des comètes est si imparfaite, font aussi qu'elle ne saurait
avoir pour nous une grande importance réelle. Car, l'extrême variation
de leurs distances ne leur permettrait d'exercer sur les autres astres
de notre monde qu'une action presque instantanée, que leur peu de poids
doit d'ailleurs rendre entièrement insensible, même sur d'aussi petits
corps que les satellites. Le passage de la comète de 1770 entre les
satellites de Jupiter, vérifia d'une manière frappante cette loi
nécessaire, puisque leurs tables, calculées d'avance sans penser à cet
événement inattendu, n'en continuèrent pas moins à se trouver encore
parfaitement conformes aux observations directes, ce qui prouve
clairement que leurs mouvemens n'avaient pas été sensiblement dérangés.
Les craintes puériles qui ont remplacé les terreurs religieuses
inspirées par les comètes avant que nous les eussions ramenées à des
théories positives, ne sauraient donc avoir aucun fondement réel. Quant
à leur choc contre la terre, il est évidemment presque impossible, et,
néanmoins, c'est seulement ainsi que leur influence deviendrait
sensible. Leur voisinage, même extrême, ne pourrait avoir d'autre effet
que d'augmenter un peu la hauteur de la marée correspondante. Or, même
sous ce rapport, on voit clairement que, si une comète venait à passer
deux ou trois fois plus près de nous que la lune, ce qui est fort loin
d'être possible à l'égard d'aucune comète connue, une masse aussi minime
ne produirait, dans nos marées, qu'un accroissement imperceptible.
L'inévitable imperfection d'une telle théorie est donc, en réalité, peu
regrettable, si ce n'est sous un point de vue indirect qui sera indiqué
plus bas.

Considérons maintenant la seconde classe principale des perturbations,
celles relatives aux rotations, dont l'étude présenterait, par sa
nature, des difficultés d'un ordre encore plus élevé, si sa précision
avait en général autant d'importance, et si quelques circonstances
favorables ne la simplifiaient beaucoup, dans le seul cas vraiment
essentiel à bien analyser.

Les ellipsoïdes célestes ont dû nécessairement sinon commencer, ce qui
serait fort invraisemblable, du moins finir, au bout d'un temps plus ou
moins long, par tourner autour d'un de leurs trois axes dynamiques
principaux, et même de celui à l'égard duquel la rotation a le plus de
stabilité, c'est-à-dire de leur moindre diamètre. Car, d'après la
théorie de la figure des astres, c'est leur rotation même qui a produit,
comme nous l'avons vu, leur écartement de la forme parfaitement
sphérique, et qui l'a naturellement déterminé dans ce sens le plus
favorable à la stabilité. Ainsi, sous ce rapport fondamental, comme sous
tant d'autres, l'ordre s'est établi spontanément dans notre monde. Du
reste, la stabilité de la rotation d'un astre, quant à ses pôles et
quant à sa durée, est évidemment si indispensable à l'existence des
corps vivans à sa surface, que l'on pourrait, _à priori_, garantir cette
stabilité, du moins pour la terre et pour tous les astres habités, à
partir de l'époque où la vie y est devenue possible. Mais, si la
rotation de chaque corps céleste, envisagé comme isolé, est
naturellement stable, la gravitation de ses diverses parties vers le
reste de notre monde lui fait éprouver, non moins nécessairement,
certaines modifications secondaires, qui ne peuvent porter que sur la
direction absolue de son axe dans l'espace. Ces modifications
n'importent réellement à connaître qu'envers la terre; car,
fussent-elles extrêmement prononcées à l'égard des autres astres, il
n'en saurait évidemment résulter pour nous aucune action appréciable, ni
même, suivant la remarque ci-dessus indiquée, aucun intérêt sympathique.

D'après les lois fondamentales du mouvement, la rotation d'un corps
quelconque autour de son centre de gravité s'exécute nécessairement de
la même manière que si ce centre était fixe dans l'espace. Ainsi,
non-seulement l'action mutuelle des molécules d'un astre ne saurait
nullement influer sur sa rotation, due à une impulsion primitive; mais
aucune force accélératrice extérieure, quelque grande qu'on la suppose,
ne peut davantage la troubler, quand sa direction passe exactement par
le centre de gravité de l'astre. Or, si les corps célestes étaient
parfaitement sphériques, en les supposant d'ailleurs, comme il est très
naturel, composés de couches concentriques homogènes dont la densité
varierait arbitrairement de l'une à l'autre, on sait que la résultante
totale de la gravitation mutuelle de toutes leurs molécules devrait
passer rigoureusement par leurs centres de gravité. Les astres de notre
monde ne peuvent donc altérer mutuellement leurs rotations propres,
qu'en vertu du léger défaut de sphéricité produit par ces rotations
elles-mêmes. On voit par là que cette même nécessité qui assure la
stabilité essentielle des rotations célestes, relativement à leur durées
et à leurs pôles, détermine aussi, envisagée sous un autre point de vue,
l'altération inévitable du parallélisme de leurs axes.

À l'égard de la terre, cette altération consiste, comme nous l'avons
déjà constaté sous le rapport géométrique, dans la précession des
équinoxes, modifiée par la nutation. Elles résultent de l'action des
différens astres de notre monde, et surtout du soleil et de la lune, sur
notre renflement équatorial, suivant la belle théorie mathématique créée
par D'Alembert. La méthode des couples[16] de M. Poinsot facilite
beaucoup la conception générale de leur mécanisme. Il suffit, en effet,
de transporter au centre de la terre, d'après cette méthode, les
gravitations de toutes les parties de cette protubérance vers un astre
quelconque, pour que de tous ces couples élémentaires il résulte
immédiatement un couple général, susceptible de modifier la direction
absolue de la rotation principale, en se composant avec le couple
primitif qui lui correspond. Le pouvoir de chaque astre à cet égard est
naturellement, comme pour les marées, en raison directe de sa masse et
inverse du cube de sa distance; en sorte que le soleil et la lune sont
encore les seuls dont l'influence y doive être considérée, en la
répartissant d'ailleurs entre eux de la même manière: en outre,
l'étendue effective de la déviation dépend de la masse et de la grandeur
de la terre, de la durée de sa rotation, de son degré d'aplatissement,
et enfin de l'obliquité de l'écliptique. Si la lune circulait dans le
plan de l'écliptique, ou si les noeuds de son orbite étaient fixes, le
phénomène se réduirait à la précession proprement dite, l'axe du couple
perturbateur étant alors exactement perpendiculaire à ce plan. Mais, la
légère inclinaison de l'orbite lunaire détermine, à raison du mouvement
rétrograde de ses noeuds, une modification secondaire de même vitesse,
qui produit la nutation. La quantité du phénomène est réglée en chaque
cas par le rapport entre le moment du couple principal et celui du
couple modificateur. Or, comme celui-ci dépend, entre autres élémens, de
la masse de l'astre qui le produit, on conçoit comment l'observation du
phénomène peut offrir un moyen de la déterminer. C'est ainsi que la
mesure précise de la nutation a spécialement perfectionné l'évaluation
de la masse lunaire. La théorie de ces phénomènes montre d'ailleurs que,
comme dans les marées, leur intensité doit changer d'après les distances
variables du soleil et surtout de la lune à la terre. Mais les effets
sont eux-mêmes trop peu prononcés pour que ce défaut d'uniformité puisse
jamais devenir bien sensible dans les observations directes. Telles
sont, en aperçu, les causes générales qui déterminent les petites
altérations qu'éprouve la rotation de notre sphéroïde, quant à la
direction de son axe dans l'espace. On voit combien ce serait
étrangement abuser de l'analyse mathématique que de s'exercer
puérilement, comme on n'a pas craint de le faire tout récemment, à
chercher quelle devrait être la précession en supposant que la terre ne
tournât pas, puisque la question cesserait même, dans cette absurde
hypothèse, d'avoir aucun sens réel et intelligible.

      [Note 16: Dans le premier volume de cet ouvrage, j'avais
      indiqué, il y a quatre ans, cette lumineuse conception comme
      essentiellement destinée, par sa nature, à simplifier
      extrêmement la théorie fondamentale des rotations, au lieu
      d'être bornée à son usage statique immédiat. Cette espérance
      vient d'être heureusement réalisée, de la manière la plus
      complète, par le beau travail tout récent de M. Poinsot sur
      ce grand sujet, qui rend désormais presque élémentaire la
      partie la plus transcendante de la dynamique, en même temps
      qu'il dévoile entièrement une solution jusque alors
      vainement enveloppée dans des équations inextricables, où la
      marche générale du phénomène était profondément cachée. Si
      ma _Philosophie mathématique_ n'était depuis long-temps
      publiée, j'y aurais soigneusement caractérisé l'esprit de
      cet important mémoire, fondé sur la notion nouvelle des
      _couples de rotation_, entièrement analogues, par l'ensemble
      de leurs propriétés fondamentales, aux couples de
      translation, quoique étant de nature inverse, et dont
      l'emploi réduit l'analyse exacte de toutes les
      circonstances que peut présenter la rotation d'un corps
      quelconque à la simple considération uniforme de son
      _ellipsoïde central_.]

S'il convenait de poursuivre, envers tous les autres astres de notre
monde, la théorie des perturbations relatives à leurs rotations, il
faudrait distinguer, comme au sujet des translations, entre les
planètes, les satellites et les comètes; puisque, par suite des mêmes
motifs, cette analyse offrirait encore les mêmes gradations de
difficulté. Le cas des comètes ne saurait être mentionné que pour
mémoire, par l'impossibilité où nous serons toujours d'observer leur
rotation. Quant aux planètes, elles doivent naturellement présenter des
phénomènes semblables à ceux de notre précession, et qui peuvent être
plus ou moins prononcés, suivant l'inclinaison de leurs axes à leurs
orbites, leur position, leur masse, leur grandeur, la durée de leur
rotation, et enfin leur degré d'aplatissement. Par l'ensemble de ces
motifs, les perturbations de Mars, sous ce rapport, tiendraient le
premier rang.

À l'égard des satellites, leur rotation nous présente, sous un autre
point de vue, un phénomène du plus haut intérêt, l'égalité remarquable
entre la durée de cette rotation et celle de leur circulation autour de
la planète correspondante, à laquelle, par suite, ils présentent
continuellement le même hémisphère, sauf les oscillations très petites
connues sous le nom de _libration_, dont la règle est d'ailleurs bien
déterminée. Cette égalité fondamentale n'est encore sans doute
réellement constatée que pour la lune; mais son explication mécanique,
indépendamment de la simple analogie, tend à l'ériger en loi générale de
tous les satellites. Car, elle résulte, suivant le beau mémoire de
Lagrange, de la simple prépondérance qu'a dû nécessairement acquérir,
par l'action de la planète, l'hémisphère tourné vers elle dans
l'origine, ce qui a produit une tendance naturelle du satellite à
retomber sans cesse sur cette face. Un tel effet ayant certainement lieu
pour la lune, on ne saurait comprendre comment il pourrait ne pas
exister aussi envers les autres satellites, appartenant tous à des
planètes plus pesantes, dont ils sont même en général
proportionnellement bien plus voisins.

Telle est l'indication générale extrêmement imparfaite à laquelle je
suis forcé de me réduire, par la nature de cet ouvrage, relativement à
l'étude des diverses sortes de perturbations que l'action mutuelle de
tous les astres de notre monde produit nécessairement dans leurs
mouvemens. Pour compléter cet aperçu, il me reste encore à signaler une
considération essentielle, susceptible, dans la suite, de simplifier
cette étude et de la rendre plus précise, en permettant de rapporter
tous ces mouvemens à un plan dont la position soit nécessairement
indépendante de leurs dérangemens quelconques.

En imaginant, pour plus de facilité, l'ensemble de nos astres décomposé
en particules de même poids, l'action mutuelle de ces différens corps
peut bien changer la grandeur de l'aire décrite séparément, autour du
centre de gravité général, par la projection de chaque rayon vecteur
correspondant, sur un plan commun arbitrairement choisi; mais, il
résulte des lois fondamentales de la dynamique, comme nous l'avons déjà
remarqué dans cette leçon, que, quelque énergie qu'on suppose à cette
action, les altérations individuelles qu'elle produit à cet égard se
compensent nécessairement, en sorte que la somme totale de ces aires
demeure toujours invariable en un temps donné. Il en doit donc être
ainsi de tout plan dont la position dépendrait uniquement de semblables
sommes relatives à divers plans quelconques. Or, parmi l'infinité de
plans qui pourraient présenter ce caractère, il en est un qu'on a dû
naturellement choisir de préférence, comme se distinguant de tout autre
par la propriété remarquable que la somme des aires y est la plus grande
possible, et que d'ailleurs elle est nulle sur ceux qui lui sont
perpendiculaires. La situation de ce plan se détermine aisément, en
général, par des formules très simples, d'après les valeurs de la somme
des aires pour trois plans rectangulaires quelconques, valeurs qu'on
déduit d'ailleurs sans peine des positions et des vitesses de toutes les
particules du système rapportées à ces trois plans. On doit la première
notion de ce plan à Daniel Bernouilli et à Euler, qui l'avaient remarqué
sous le seul point de vue analytique, comme servant à simplifier, par
l'annulation de deux constantes, les équations relatives à la rotation
d'un corps solide. Cette idée fut immédiatement étendue, sans aucune
difficulté, à la considération d'un système variable par Laplace, qui
ajouta la propriété géométrique, et qui eut surtout l'heureuse pensée de
l'appliquer à la mécanique céleste. Enfin, la vraie conception dynamique
du plan invariable a été présentée, depuis quelques années, par M.
Poinsot, qui l'a montré directement, abstraction faite de tout caractère
analytique ou géométrique, comme étant simplement le plan du couple
général qui résulte du transport de toutes les vitesses individuelles au
centre de gravité du système.

Quant à la détermination effective de ce plan, elle exige, pour qu'il
soit réellement invariable, que l'on prenne en considération toutes les
aires que peuvent décrire, en vertu de leurs divers mouvemens, les
différens points du système. Or, dans l'impossibilité évidente de
décomposer le système en particules égales, ainsi que l'exige le strict
énoncé de la propriété fondamentale, Laplace avait cru devoir traiter
chaque corps céleste comme condensé à son centre, en réunissant aussi
les satellites à leurs planètes, afin de ne plus avoir à considérer que
de simples points. La lumineuse théorie de M. Poinsot lui a fait
immédiatement apercevoir le vice radical d'un tel procédé, où l'on fait
nécessairement abstraction, non-seulement des aires relatives décrites
simultanément par les satellites, mais aussi de celles que les diverses
molécules de chaque corps tracent autour de son centre de gravité, en
vertu des rotations correspondantes; et il a ensuite rendu sensible
d'ailleurs, d'après les formules analytiques habituellement employées,
la nécessité d'ajouter ces diverses aires à celles considérées jusque
alors. Une simple décomposition d'intégrale montre, en effet, que la
somme des aires décrites par toutes les molécules d'un même corps
équivaut au produit de sa masse par l'aire que trace son centre de
gravité, plus l'ensemble des aires qu'engendrent les molécules autour de
ce centre. Ces aires dues aux rotations ne seraient réellement
négligeables vis-à-vis des autres que si le corps était fort petit, ou
s'il tournait avec une lenteur extrême. Celle qui résulte de la rotation
du soleil est, d'après les hypothèses même les plus défavorables,
beaucoup plus grande que celle tracée par la terre dans son mouvement
annuel. Aussi, le plan déterminé par les calculs de Laplace serait-il
loin, en réalité, d'une invariabilité rigoureuse. C'est néanmoins la
parfaite constance qui ferait le seul mérite véritable d'un tel terme de
comparaison, pour manifester immédiatement les variations survenues dans
l'intérieur de notre monde, et même les déplacemens de son ensemble. Si
l'on voulait se borner à un plan peu mobile, il n'y aurait aucun besoin
de pénibles calculs fondés sur une théorie spéciale, et l'on pourrait
prendre, presqu'au hasard, parmi les divers plans astronomiques, tels
que celui de l'équateur terrestre ou surtout solaire, ou le plan de
l'écliptique, dont les changemens seraient, en réalité, beaucoup moins
considérables que ceux du plan proposé par Laplace. Malheureusement, le
vrai plan invariable, découvert par M. Poinsot, est d'une détermination
bien plus difficile, puisqu'il exige inévitablement, non-seulement,
comme l'autre, l'évaluation des masses célestes, mais aussi celles des
momens d'inertie correspondans. Cette dernière estimation ne saurait
être faite, _à priori_, qu'en adoptant des hypothèses nécessairement
très hasardées sur la loi mathématique relative à la densité dans
l'intérieur des astres. J'ai déjà indiqué dans la leçon précédente, au
sujet des masses, l'ingénieuse manière dont M. Poinsot a heureusement
éludé cette difficulté fondamentale, en imaginant un moyen rationnel,
aussi général que direct, pour obtenir exactement, _à posteriori_, cette
mesure indispensable. Cette importante théorie est donc aujourd'hui
évidemment complète. Mais son application immédiate ne saurait avoir
lieu, comme je l'ai expliqué, avec toute la précision qu'exige, par sa
nature, une semblable détermination, pour correspondre convenablement à
sa destination essentielle. Quoi qu'il en soit, on n'en doit pas moins,
sous le rapport philosophique, voir avec un profond intérêt comment la
mécanique céleste a pu enfin assigner un plan nécessairement immobile au
milieu de toutes les perturbations intérieures de notre système, comme
Newton avait d'abord reconnu une vitesse nécessairement inaltérable,
celle du centre de gravité général. Ce sont les deux seuls élémens
rigoureusement indépendans de tous les événemens qui peuvent survenir
dans l'intérieur de notre monde, même des bouleversemens les plus
complets que notre imagination puisse y supposer; leurs variations se
rapporteraient seulement aux phénomènes les plus généraux de l'univers,
produits par l'action mutuelle des divers soleils, dont elles nous
fourniraient naturellement la plus claire manifestation, si une telle
connaissance nous était réellement permise.

Le résultat général de l'étude des perturbations a été d'établir, de la
manière la plus irrécusable, la stabilité fondamentale de notre monde,
relativement à tous les astres de quelque importance, considérés sous
tous les rapports essentiels. En faisant abstraction des comètes, toutes
les variations de diverses sortes, à l'exception de quelques-unes
presque imperceptibles, sont nécessairement périodiques, et leur période
est le plus souvent extrêmement longue, tandis que leur étendue est au
contraire fort courte: en sorte que l'ensemble de nos astres ne peut
qu'osciller lentement autour d'un état moyen, dont il s'écarte toujours
très peu. Quoique tous les élémens astronomiques de chacun d'eux
participent réellement à ces oscillations, il faut cependant faire entre
eux une distinction importante, en séparant ceux qui se rapportent à la
situation des orbites et à la direction des rotations, de ceux qui
concernent les positions et les vitesses moyennes relatives au double
mouvement d'un astre quelconque. Toutes les grandes perturbations
portent uniquement sur les premiers; les seconds ne peuvent éprouver que
des oscillations presque insensibles, dont la précision extrême de nos
tables astronomiques actuelles n'exige pas même encore la considération
effective. Au milieu de toutes les variations célestes, la translation
de nos astres nous présente l'invariabilité presque rigoureuse des
grands axes de leurs orbites elliptiques, et de la durée de leurs
révolutions sidérales: leur rotation nous montre une constance encore
plus parfaite dans sa durée, dans ses pôles, et même, quoiqu'à un degré
un peu moindre, dans l'inclinaison de son axe à l'orbite correspondante.
On est certain, par exemple, que, depuis Hipparque, la durée du jour n'a
pas varié d'un centième de seconde. Ainsi, dans la stabilité générale de
notre monde, nous découvrons encore une stabilité spéciale et plus
prononcée à l'égard des élémens dont la fixité importe le plus à la
perpétuité des espèces vivantes. Tels sont les sublimes théorèmes
fondamentaux de philosophie naturelle, dont l'humanité est redevable à
l'ensemble des grands travaux exécutés dans le siècle dernier par les
illustres successeurs de Newton.

La cause générale de ces importans résultats réside essentiellement dans
la faible excentricité de toutes les orbites principales et dans le peu
de divergence de leurs plans. Si les astres de quelque importance
avaient décrit, comme les comètes, des ellipses très allongées,
contenues dans des plans dirigés en tous sens, leurs relations
dynamiques auraient été toujours extrêmement variables, et leurs
perturbations auraient dès lors cessé d'être périodiques, pour devenir
presque indéfinies, ainsi que celles des comètes. Au contraire, en vertu
de l'extrême rondeur des véritables orbites et de l'identité presque
entière de leurs plans, l'intensité des diverses actions mutuelles, ne
pouvant qu'osciller entre des limites très rapprochées, doit tendre sans
cesse à rétablir l'état moyen du monde. Or, comme les astres à orbites
peu excentriques sont évidemment les seuls habitables, cette harmonie
fondamentale ne présente réellement aucun texte de cause finale, ainsi
que je l'ai indiqué au commencement de ce volume, puisqu'il ne pourrait
en être autrement qu'à l'égard de mondes tellement constitués, que la
vie, et par suite la pensée, la philosophie théologique ou positive, ne
sauraient y exister.

Toute la théorie mathématique des mouvemens célestes a été constamment
traitée jusqu'ici, sans avoir aucun égard à la résistance du milieu
général dans lequel ces mouvemens s'accomplissent. La parfaite
conformité des tables ainsi dressées avec l'ensemble des observations
les plus précises, montre clairement que cette résistance ne peut
exercer qu'une influence imperceptible. Cependant, comme il est
évidemment impossible qu'elle soit rigoureusement nulle, les géomètres
ont dû s'occuper d'en préparer d'avance l'analyse générale. Abstraction
faite de son intensité, cette action est nécessairement d'une tout autre
nature que celle des perturbations proprement dites, quoique
pareillement graduelle; car, elle ne saurait être périodique, et doit
toujours s'exercer dans le même sens, de manière à diminuer
continuellement toutes les vitesses, avec d'autant plus d'énergie
qu'elles sont plus grandes. Euler et Lagrange ont établi qu'il n'en peut
résulter aucune altération dans les positions des orbites, comme il est
aisé de le sentir _à priori_: toute l'influence porte inévitablement sur
leurs dimensions et sur les temps périodiques, ainsi que sur la durée
des rotations; c'est-à-dire, qu'elle affecte précisément les élémens
essentiellement épargnés par les perturbations. En même temps que les
rotations des planètes doivent ainsi se ralentir sans cesse, leurs
orbites doivent se rétrécir toujours en s'arrondissant, et leurs temps
périodiques diminuer par suite; puisque, la vitesse devenant moindre,
l'action solaire acquiert naturellement une plus grande efficacité: ces
divers effets sont d'ailleurs non-seulement continus, mais encore de
plus en plus rapides. Ainsi, dans un avenir jusqu'ici complètement
inassignable, quoique nous puissions assurer qu'il est infiniment
lointain, tous les astres de notre monde doivent nécessairement finir
par se réunir à la masse solaire, d'où ils sont probablement émanés,
comme l'indiquera la leçon suivante: en sorte que la stabilité du
système est simplement relative aux perturbations proprement dites.
Telles sont, à cet égard, les indications générales incontestables de la
mécanique céleste. Quant à l'évaluation numérique de ces effets
nécessaires, leur extrême petitesse nous empêchera sans doute de la
connaître avant qu'il se soit écoulé un très long temps, à partir de
l'époque où les observations astronomiques ont acquis une grande
précision. Vainement Euler avait-il cru apercevoir une petite diminution
séculaire de l'année sidérale en vertu de cette cause: les comparaisons
exactes établies depuis par tous les astronomes ont clairement montré
que cette remarque était illusoire. Il est d'ailleurs certain que nous
connaissons encore trop peu la vraie loi mathématique de la résistance
des milieux, pour que ces phénomènes soient jusqu'ici exactement
calculables, même quand ils seraient plus prononcés. Lorsqu'ils pourront
être réellement étudiés, c'est sur les comètes que devra surtout porter
une telle exploration. Car, la faible masse de ces petits astres, et la
grande surface qu'ils présentent à l'action du milieu lorsque leurs
atmosphères sont très étendues, doivent nécessairement rendre sa
résistance beaucoup plus appréciable à leur égard qu'envers les
planètes, leur vitesse étant d'ailleurs naturellement à son _maximum_ au
moment même de cette expansion. Aussi quelques astronomes contemporains
croient-ils déjà avoir constaté, pour une ou deux comètes, l'effet de
cette résistance. L'étude de ces astres ne semblait jusqu'ici avoir pour
nous qu'une utilité négative, afin de prévenir le retour des terreurs
chimériques ou des craintes ridicules qu'ils ont si long-temps fait
naître. On voit maintenant qu'il n'existe pas un seul astre dans notre
monde, même parmi les plus insignifians, dont la théorie ne puisse nous
offrir un intérêt direct et positif; puisque l'étude des comètes se
trouve ainsi essentiellement propre à nous dévoiler plus tard une des
lois générales les plus importantes du système dont nous faisons partie,
celle qui, dans un avenir indéfini, doit le plus influer sur ses
destinées. Il faut même remarquer que, pour remplir convenablement un
tel office, cette étude ne saurait être trop perfectionnée; car, c'est
seulement sur une théorie très précise que le contrôle de l'observation
peut manifester, avec une véritable certitude, d'aussi petits effets.

Je me suis efforcé, dans la vingt-troisième leçon, d'établir nettement,
sous le simple point de vue géométrique, l'indépendance des phénomènes
les plus généraux de l'univers, en faisant soigneusement ressortir la
conformité décisive de toutes les observations directes avec les tables
dressées par les astronomes, sans penser aucunement aux autres mondes.
En supposant la loi de la gravitation étendue à l'action mutuelle des
divers soleils, la mécanique céleste explique et fortifie immédiatement
cette incontestable vérité, qui me semble devoir constituer, en
philosophie naturelle, un dogme vraiment fondamental. Il est d'abord
évident que les différentes gravitations de notre monde vers les
innombrables soleils dispersés dans l'espace, doivent se détruire en
partie par leur opposition, quoiqu'il fût absurde de penser que leur
résultante générale est nulle. En second lieu, quelle que soit cette
résultante, il importe surtout de remarquer que c'est seulement par
l'inégalité de son action sur les divers astres de notre monde qu'elle
en pourrait troubler les mouvemens internes, nécessairement indépendans
de toute action qui serait exactement commune. Chaque force
perturbatrice de ce genre est donc évidemment, comme dans les marées,
dans la précession des équinoxes, etc., en raison directe de la masse
productrice, et en raison inverse du cube de sa distance au soleil.
Suivant cette loi, la perturbation doit donc être entièrement
imperceptible, à cause de l'immensité bien constatée de l'intervalle qui
nous sépare du plus prochain soleil. En supposant le plus grand
rapprochement compatible avec nos observations les plus certaines, une
masse qui égalerait un million de fois celle de notre monde, n'y ferait
naître ainsi qu'une force perturbatrice plusieurs milliards de fois
moindre que celle d'où résultent nos marées. L'indépendance de notre
monde est donc parfaitement certaine.

Il m'importe d'autant plus de la faire remarquer, sous le rapport
philosophique, qu'elle constitue la seule exception générale que je
connaisse à la grande loi encyclopédique que j'ai établie en commençant
cet ouvrage, et d'après laquelle les phénomènes les plus généraux
dominent les plus particuliers, sans être au contraire nullement
influencés par eux. Ainsi, les phénomènes vraiment astronomiques,
c'est-à-dire, ceux de l'intérieur de notre monde, régissent évidemment
tous nos phénomènes sublunaires, soit physiques, soit chimiques, soit
physiologiques, soit même sociaux, comme je l'ai indiqué spécialement
dans la dix-neuvième leçon. Mais ici nous trouvons, en sens inverse, que
les phénomènes les plus généraux de l'univers ne peuvent au contraire
exercer aucune influence réelle sur les phénomènes plus particuliers qui
s'accomplissent dans l'intérieur de notre système solaire. Cette
anomalie philosophique disparaîtra immédiatement pour tous les esprits
qui admettront avec moi que ces derniers phénomènes sont les plus
étendus auxquels nos recherches positives puissent véritablement
atteindre, et que l'étude de l'_univers_ doit être désormais
radicalement détachée de la vraie philosophie naturelle; maxime, à mon
avis, fondamentale, et dont j'espère que la justesse et l'utilité seront
d'autant plus senties qu'on l'examinera plus profondément.

Tel est l'ensemble des considérations philosophiques que je devais
présenter ici sur la dynamique céleste, envisagée sous ses divers
aspects principaux. Quelque admirable extension qu'ait pris depuis
Newton cette sublime étude, nous avons reconnu combien, à beaucoup
d'égards, l'extrême insuffisance de notre analyse mathématique actuelle
la rend nécessairement imparfaite. On s'en formerait une idée trop
avantageuse si l'on pensait que, dans l'exécution finale des tables
astronomiques, elle peut aujourd'hui se suffire entièrement à elle-même,
sans emprunter à la géométrie céleste aucun autre secours direct que
l'évaluation des données indispensables, déduites de l'observation
immédiate. Non-seulement cela n'est pas à l'égard des astres dont la
théorie mécanique n'est encore qu'ébauchée, et qui sont, sans contredit,
les plus nombreux, quoique les moins importans; mais encore, sous
plusieurs rapports, envers les mieux étudiés. Bien que la dynamique de
chaque astre doive naturellement remplir, dans la construction de ses
tables, un office de plus en plus prépondérant, la difficulté de démêler
avec certitude toutes les perturbations indiquées par les formules
analytiques, assignera probablement toujours à cet égard un rôle
indispensable, quoique de plus en plus subsidiaire, à l'ingénieuse
méthode empirique des _équations de condition_, imaginée par les
astronomes pour dévoiler immédiatement, d'après les observations, la
marche effective des moindres irrégularités, sans aucune recherche de
leur loi mécanique; méthode qui me semble aujourd'hui trop dédaignée
peut-être par les géomètres, auxquels les glorieux succès de la
mécanique céleste ont inspiré un sentiment un peu exagéré de la portée
réelle de ses théories. Cette méthode complémentaire consiste en
général, comme on sait, à comparer les observations directes avec les
tables où l'on a déjà tenu compte de toutes les inégalités bien connues,
afin de combler les différences par l'introduction de quelques termes
additionnels, relatifs à des fonctions périodiques de la quantité dont
ces anomalies paraissent dépendre, en les affectant de coefficiens
convenables, déterminés d'après un nombre suffisant de mesures
immédiates. C'est à un tel procédé qu'on doit effectivement la
découverte de presque toutes les petites perturbations, expliquées
ensuite par la mécanique céleste, qui en a perfectionné la connaissance.
Il constitue d'ailleurs le vrai modèle d'après lequel les physiciens
établissent journellement leurs lois empiriques des phénomènes, ce qui
me semble lui donner ici un véritable intérêt philosophique.

Le résultat général des considérations exposées dans cette leçon montre
nettement combien le développement de la dynamique céleste,
indépendamment de la haute importance des sublimes connaissances
directes qu'il nous a procurées, a puissamment contribué à perfectionner
l'ensemble des théories astronomiques, envisagées quant à leur but
définitif, la juste prévision de l'état du ciel, à une époque
quelconque, soit passée, soit future. Si l'on devait se borner à
déterminer, pour peu de temps, le véritable état de notre monde, la
géométrie céleste, résumée par les trois grandes lois de Képler,
pourrait être regardée comme strictement suffisante, en choisissant des
élémens convenablement déduits d'observations actuelles faites avec
toute la précision possible. Mais il ne peut plus en être ainsi, et la
plus parfaite théorie des perturbations devient absolument
indispensable, quand on se propose d'étendre cette exacte prévoyance
astronomique à des époques très éloignés, postérieures ou antérieures.
C'est à la dynamique céleste que notre astronomie actuelle doit
incontestablement cette admirable perfection pratique qui lui permet à
volonté de descendre ou de remonter les siècles pour y fixer, avec une
pleine certitude, l'instant et le degré précis des divers événemens
célestes, tels que les éclipses entre autres, ces déterminations ne
pouvant pas d'ailleurs évidemment être aussi minutieusement exactes que
celles relatives à l'époque présente.

Quoique l'ensemble des huit leçons déjà contenues dans ce volume
constitue réellement, à mes yeux, la vraie philosophie astronomique tout
entière, elle semblerait néanmoins présenter, à presque tous les esprits
éclairés, une lacune essentielle, si je ne consacrais point une dernière
leçon à l'examen général de ce qu'on appelle aujourd'hui l'_astronomie
sidérale_, et à l'appréciation rationnelle de ce que nous pouvons
maintenant concevoir de positif sur la cosmogonie.



VINGT-SEPTIÈME LEÇON.

Considérations générales sur l'astronomie sidérale, et sur la cosmogonie
positive.

La seule branche de l'astronomie sidérale qui paraisse comporter jusqu'à
présent une certaine suite d'études exactes, concerne les mouvemens
relatifs des _étoiles multiples_, dont la première découverte est due
au grand observateur Herschell. Les astronomes entendent par là des
étoiles extrêmement rapprochées, dont la distance angulaire n'excède
jamais une demi-minute, et qui semblent pour cette raison n'en faire
qu'une, non-seulement à la vue simple, mais avec les lunettes ordinaires
de nos observatoires, les plus puissans télescopes pouvant seuls les
séparer. Il faut considérer, en outre, que les mouvemens relatifs de ces
astres tendent souvent à faire méconnaître leur multiplicité effective,
comme on l'a vu plus d'une fois, en produisant pendant un temps plus ou
moins long des occultations mutuelles, qui ne permettent point alors la
séparation. Parmi plus de trois mille étoiles multiples actuellement
enregistrées dans les catalogues, quoique le ciel austral soit encore à
cet égard très peu exploré, presque toutes sont seulement doubles, la
triplicité même étant extrêmement rare, et aucun degré supérieur de
multiplicité n'ayant jamais été observé, ce qui ne tient peut-être qu'à
l'imperfection de nos meilleurs télescopes, comme, avant Herschell, la
simple dualité était ignorée. Ces groupes remarquables ne constituent
évidemment, par leur nature, qu'un cas très particulier dans l'univers,
puisque l'intervalle des astres qui les composent est probablement d'un
ordre beaucoup moindre que les distances mutuelles des principaux
soleils; en sorte que, dans ces mouvemens relatifs, quand même ils
pourraient être un jour parfaitement connus, ce qui est en soi fort
douteux, d'après les considérations indiquées à la fin de la
vingt-quatrième leçon, il ne s'agirait encore nullement des phénomènes
célestes les plus généraux, quelque intérêt que doive inspirer une telle
étude. La spécialité du cas deviendrait même bien autrement prononcée,
si, comme la rigueur scientifique me semble l'exiger, les astronomes ne
formaient leur catégorie des étoiles doubles que de celles dont ils ont
pleinement constaté les mouvemens, et qui sont jusqu'ici en très petit
nombre. Car, la dualité de presque toutes les autres n'indique peut-être
aucune relation réelle, puisque, malgré le rapprochement des directions,
les intervalles mutuels peuvent être tels, que les deux astres ne
forment pas plus un vrai système que deux étoiles quelconques combinées
au hasard dans le ciel, si ces astres sont très inégalement éloignés de
nous, circonstance à l'égard de laquelle nous n'avons encore aucune
sorte de renseignement direct ou indirect. S'autoriser de quelques
exemples incontestables pour envisager cette multitude d'étoiles
doubles comme autant de systèmes binaires, où la moindre masse circule
autour de la plus grande, ce serait, à mon avis, s'écarter étrangement
de l'indispensable sévérité de méthode qui seule constitue l'admirable
positivité de la véritable astronomie, en confondant, peut-être le plus
souvent, avec un vrai phénomène céleste, un simple accident de position,
tenant uniquement au point de l'univers occupé par notre monde. La seule
analogie est ici évidemment insuffisante, car elle pourrait bien n'être
due qu'à l'impuissance de nos explorations. Quel astronome oserait
maintenant garantir que, si les télescopes étaient susceptibles d'être
un jour suffisamment perfectionnés, nous ne parviendrions pas à
distinguer, entre les étoiles que leur distance nous porte le plus à
classer aujourd'hui comme indépendantes, une multitude d'intermédiaires
très resserrés, qui rendraient le cas de la dualité presque général? Le
voisinage apparent serait-il alors un motif suffisant de présumer
toujours une circulation mutuelle, dont la pensée ne nous est suggérée
actuellement par analogie, qu'en vertu de l'extrême singularité d'une
telle circonstance, qui cesserait ainsi d'être exceptionnelle? On ne
doit donc reconnaître jusqu'ici, en astronomie sidérale, d'autre étude
réellement positive que celle des mouvemens relatifs bien connus de
certaines étoiles doubles, dont le nombre ne s'élève encore qu'à sept ou
huit. On ne saurait d'ailleurs espérer d'introduire jamais, dans la
détermination géométrique de la vraie figure des orbites
correspondantes, une certitude à beaucoup près comparable à celle
qu'admet la connaissance précise de nos orbites planétaires; puisque les
rayons vecteurs apparens sont tellement petits que l'erreur de ces
mesures délicates s'élève peut-être ordinairement au quart ou au tiers
de leur valeur totale. Il en est de même à l'égard des temps
périodiques, quand ils n'ont pas pu être directement observés, ce qui
est jusqu'à présent le cas habituel. On concevrait surtout bien
difficilement, comme je l'ai indiqué ailleurs, que ces études pussent
jamais acquérir assez d'exactitude pour fournir une base suffisamment
solide à des conclusions dynamiques vraiment irrécusables; de manière à
démontrer, par exemple, l'extension effective de la théorie de la
gravitation à l'action mutuelle des deux élémens d'une étoile double, ce
qui serait d'ailleurs très loin de constater la rigoureuse universalité
de cette théorie. L'importance générale de ces recherches est en outre
beaucoup diminuée par cette réflexion que jusqu'ici notre monde, dès
lors envisagé comme essentiellement réduit au soleil, n'appartient à
aucun de ces groupes, non-seulement étudiés, mais simplement signalés.
Cette circonstance remarquable ne me semble nullement fortuite; car si
notre monde fait effectivement partie de quelque étoile double, comme
rien n'empêche de l'imaginer, il nous sera probablement toujours
impossible d'apercevoir réellement, à côté du soleil, l'étoile qui
constituerait le second élément de ce petit système, et dont la
direction devrait être si rapprochée que sa lumière se perdrait
nécessairement dans la lumière solaire. Un tel cas, néanmoins, pourrait
seul avoir pour nous un puissant intérêt scientifique, non-seulement
comme utile à la connaissance des déplacemens de notre monde, mais
encore comme comportant naturellement une étude beaucoup plus précise,
par cela même que l'observateur serait alors situé sur l'un des astres
du couple stellaire.

Les sept orbites d'étoiles doubles établies jusqu'ici, et dont la
première est due aux travaux de M. Savary, présentent en général des
excentricités très considérables, dont la moindre est presque double, et
la plus grande quadruple de la plus forte qui existe dans nos ellipses
planétaires. Quant à leurs temps périodiques, le plus court excède un
peu quarante ans, et le plus long six cents. Du reste, l'excentricité
et la durée de la révolution ne paraissent avoir entre elles aucune
relation fixe; et ni l'une ni l'autre ne semblent d'ailleurs dépendre de
la distance angulaire plus ou moins grande des deux élémens des couples
correspondans. Tel est en général le résumé exact, quoique succinct, des
seules connaissances réelles que nous possédions encore à cet égard.

Tant que les distances linéaires de ces astres à la terre, et par suite
entre eux, resteront ignorées, ces notions ne sauraient avoir une grande
importance, ni peut-être même une solidité suffisante. Si ces distances
pouvaient être un jour bien connues, on évaluerait aisément les masses
des couples correspondans, en supposant que la loi de la gravitation
leur fût légitimement applicable. Il suffirait, pour cela, d'employer
une méthode essentiellement analogue aux deux dernières de celles
indiquées dans la vingt-cinquième leçon à l'égard des masses
planétaires. La quantité, dès lors déterminée, dont l'étoile secondaire
tend à tomber, en un temps donné, vers l'étoile principale, étant
comparée à la chute des corps à la surface de la terre, préalablement
ramenée à la même distance, suivant la loi ordinaire, fournirait
immédiatement en effet la valeur du rapport entre la masse du couple et
celle de la terre. Mais, la répartition de cette masse totale entre ses
deux élémens resterait évidemment encore incertaine, puisqu'il est très
possible qu'elle doive s'opérer d'une manière beaucoup moins inégale
qu'entre nos planètes et leurs satellites. Cette dernière considération
fait d'ailleurs rejaillir sur l'ensemble d'une telle étude un nouveau
motif fondamental d'incertitude. Car, si les masses des deux élémens de
chaque couple stellaire différaient réellement assez peu,
comparativement à leur distance et à leur grandeur, pour que le centre
de gravité du système s'écartât sensiblement de l'astre principal (ce
que nous ignorons encore entièrement), c'est à ce centre inconnu qu'il
faudrait nécessairement rapporter les mouvemens observés; et, dès lors,
quelle exacte conclusion dynamique pourrait-on tirer des orbites
elliptiques autour de l'astre majeur comme foyer, en les supposant même
irrécusablement constatées?

Il me reste à caractériser à ce sujet l'ingénieuse méthode si
heureusement imaginée par M. Savary, d'après laquelle on parviendra
peut-être un jour à déterminer effectivement, du moins entre certaines
limites, les distances de quelques étoiles doubles à la terre ou au
soleil. Cette méthode constitue réellement jusqu'ici la seule
conception scientifique qui soit propre à l'astronomie sidérale. Elle a
le mérite capital d'être essentiellement indépendante de toute hypothèse
hasardée sur la forme rigoureuse des orbites stellaires et sur
l'extension de la théorie de la gravitation. Il lui suffit, en réalité,
que ces courbes soient symétriques, relativement à leur plus long
diamètre, et que l'astre mineur y circule avec la même vitesse aux deux
points également distans de l'astre majeur, ce qui est certainement très
admissible.

Ce procédé est fondé, comme la théorie générale de l'aberration, sur la
durée de la propagation de la lumière, dont nous savons, d'après la
vingt-deuxième leçon, que la vitesse est exactement connue. Seulement,
tandis que, dans l'aberration ordinaire, il s'agit d'une erreur de lieu,
on considère ici une erreur de temps.

Concevons une orbite stellaire dont le petit axe soit situé
perpendiculairement au rayon visuel mené du soleil ou de la terre, qui
peuvent ici être confondus. S'il en était de même du grand axe, et, par
suite, du plan de l'orbite, les deux moitiés de la révolution, que
l'astre mineur accomplit réellement toujours en des temps exactement
égaux, devraient encore nous paraître évidemment d'égale durée, quelque
lente que pût être, à chaque position, la transmission de la lumière.
Mais, il ne peut plus en être ainsi, quand le plan de l'orbite est
fortement incliné vers le rayon visuel, sans que toutefois il doive le
contenir, ce qui rendrait impossible l'observation fondamentale. Dans ce
cas, la durée de la demi-révolution, correspondante à la moitié de la
courbe où l'astre se dirige vers nous, devra nous sembler moindre
qu'elle n'est en réalité, et celle relative à la moitié où il s'en
éloigne de plus en plus, paraîtra au contraire augmentée, en vertu de la
différence des temps que la lumière doit employer à nous parvenir des
deux points de l'orbite les plus inégalement distans de la terre. Ainsi,
quoique le temps périodique total ne doive être nullement altéré, les
deux moitiés de la révolution n'auront donc pas exactement la même durée
apparente, et, si leur inégalité peut être bien observée, elle fera
immédiatement connaître, d'après la vitesse effective de la lumière, la
vraie différence entre les distances de la terre aux deux points
extrêmes de l'orbite. Dès lors, cette différence deviendra évidemment
une base géométrique suffisante pour estimer, avec une approximation
correspondante, les dimensions linéaires de l'orbite, et sa véritable
distance à la terre, son inclinaison et son étendue angulaire étant
d'ailleurs préalablement données[17]. Tout se réduit donc à constater
une inégalité appréciable entre les durées des deux demi-révolutions.
Mais il est indispensable que cette appréciation s'opère d'après
l'observation effective d'une révolution entière, afin que son
exactitude ne dépende d'aucune hypothèse sur la nature géométrique de
l'orbite stellaire, et sur la loi relative à la vitesse avec laquelle
l'astre la parcourt.

Tel est ce procédé, dont l'esprit est éminemment approprié à l'immensité
des distances qu'on s'y propose d'estimer, et qui serait au contraire
évidemment illusoire envers nos petites orbites planétaires. Jusqu'à ce
que l'expérience ait prononcé, nous ignorerons nécessairement si les
rayons des orbites stellaires sont en réalité assez considérables par
rapport à leur éloignement, pour que nous puissions apercevoir quelque
différence très sensible entre les deux parties du temps périodique. En
le supposant, à l'égard d'orbites convenablement situées, il est
d'ailleurs évident que l'incertitude inséparable d'observations aussi
délicates, et l'extrême lenteur des révolutions, ne permettront un jour
de connaître cette différence qu'entre certaines limites plus ou moins
écartées. Or, indépendamment du peu de précision que comporte la mesure
effective des autres élémens du calcul, chaque seconde d'erreur sur ce
temps, qui n'est probablement susceptible d'être jamais apprécié qu'à
plusieurs jours près, tend à introduire une erreur d'au moins 32000
myriamètres dans l'évaluation de la distance cherchée. Aussi l'inventeur
de cette méthode l'a-t-il toujours présentée comme seulement propre à
déterminer un _maximum_ et un _minimum_, peut-être fort écartés,
relativement à notre éloignement effectif des couples stellaires
auxquels elle pourra devenir applicable. Quelle que soit son
imperfection nécessaire, elle n'en doit pas moins inspirer un profond
intérêt, par l'espoir qu'elle nous donne d'obtenir plus tard, à l'aide
d'un détour très ingénieux, quelque approximation certaine à l'égard de
plusieurs de ces distances qui ne comportent encore qu'une grossière
limite inférieure, commune à l'ensemble des astres innombrables que le
ciel nous présente.

      [Note 17: M. Arago a très nettement expliqué cette
      ingénieuse méthode dans sa notice sur les étoiles doubles,
      annexée à l'_Annuaire du Bureau des Longitudes_ pour 1834.]

Cette discussion philosophique de la seule portion de l'astronomie
sidérale qui semble présenter aujourd'hui quelque consistance
scientifique, est sans doute très propre à confirmer directement le
principe général que je me suis efforcé d'établir sous divers rapports
dans plusieurs leçons précédentes, sur la restriction essentielle et
nécessaire de nos véritables recherches célestes à l'étude approfondie
des phénomènes intérieurs de notre monde. On voit combien deviennent
bornées et incertaines nos connaissances réelles, même dans les plus
simples questions, aussitôt que nous tentons de franchir ces limites
naturelles, quoique nous restions encore très loin de la vraie
considération de l'univers. L'étude indiquée ci-dessus, et qui est toute
récente, devra sans doute faire dans la suite des siècles quelques
progrès notables; mais les causes évidentes de son imperfection sont
trop fondamentales, pour qu'on puisse espérer qu'elle présente jamais un
caractère scientifique aucunement comparable à celui de notre astronomie
solaire.

Je dois maintenant procéder à l'examen général de ce qui comporte un
certain caractère de positivité dans les hypothèses cosmogoniques. Il
serait sans doute superflu d'établir spécialement à cet égard ce
préliminaire indispensable, que toute idée de _création_ proprement dite
doit être ici radicalement écartée, comme étant par sa nature
entièrement insaisissable, et que la seule recherche raisonnable, si
elle est réellement accessible, doit concerner uniquement les
_transformations_ successives du ciel, en se bornant même, au moins
d'abord, à celle qui a pu produire immédiatement son état actuel. Ces
considérations préalables sont trop évidentes pour qu'il convienne de
les expliquer davantage aux lecteurs de cet ouvrage.

La question réelle consiste donc à décider si l'état présent du ciel
offre quelques indices appréciables d'un état antérieur plus simple,
dont le caractère général soit susceptible d'être déterminé. À cet
égard, la séparation fondamentale que je me suis tant occupé de
constituer solidement entre l'étude essentiellement inaccessible de
l'univers et l'étude nécessairement très positive de notre monde,
introduit naturellement une distinction profonde, qui restreint beaucoup
le champ des recherches effectives. On conçoit, en effet, que nous
puissions conjecturer, avec quelque espoir de succès, sur la formation
du système solaire dont nous faisons partie, car il nous présente de
nombreux phénomènes, parfaitement connus, susceptibles peut-être de
porter un témoignage décisif de sa véritable origine immédiate. Mais,
quelle pourrait-être, au contraire, la base rationnelle de nos
conjectures sur la formation des soleils eux-mêmes? Comment confirmer ou
infirmer à ce sujet, d'après les phénomènes, aucune hypothèse
cosmogonique, lorsqu'il n'existe vraiment en ce genre aucun phénomène
exploré, ni même sans doute explorable? Quelque intérêt philosophique
que doive inspirer la curieuse suite d'observations d'Herschell sur la
condensation progressive des nébuleuses, d'où il a induit leur
transformation nécessaire en étoiles, ces faits ne sauraient évidemment
autoriser une semblable conclusion. Pour qu'elle comportât une vraie
solidité, il faudrait qu'on pût déduire d'un tel principe quelques
conséquences relatives aux formes ou aux mouvemens, qui se trouvassent
en harmonie avec des phénomènes bien constatés. Or, cela serait-il
possible, quand ces phénomènes cosmiques eux-mêmes nous manquent
entièrement! En un mot, notre monde étant, dans l'ensemble du ciel, le
seul connu, sa formation est tout au plus la seule que nous puissions
raisonnablement chercher. Les autres origines célestes rentrent
nécessairement, du moins jusqu'ici, dans le vague domaine de
l'imagination pure, affranchie de toute condition scientifique. Si, pour
la plupart des intelligences actuelles, cette extrême restriction doit
naturellement diminuer beaucoup l'intérêt d'une telle recherche, elle
tend directement, au contraire, à recommander auprès de tous les bons
esprits une étude dont ils peuvent maintenant entrevoir la positivité,
tandis que la confusion habituelle des idées à cet égard ne leur laisse
apercevoir d'autre perspective que la vraie succession d'une suite
indéfinie de conceptions essentiellement arbitraires, propres à leur
inspirer une juste et profonde répugnance. Nous savons d'ailleurs, avec
une pleine certitude, par l'ensemble des études astronomiques, que les
phénomènes intérieurs de notre monde s'accomplissent constamment sans
dépendre en aucune manière des phénomènes vraiment cosmiques; en sorte
qu'il est rationnel de conjecturer sur la formation de notre système
planétaire, abstraction faite de toute enquête sur celle des soleils
eux-mêmes. Enfin, la marche que je caractérise ici n'est, à vrai dire,
qu'un prolongement naturel de la direction spontanée déjà suivie, sous
un rapport analogue, par le développement régulier de la véritable
astronomie. Car on doit reconnaître, ce me semble, que la cosmogonie
positive a réellement commencé quand les géomètres, d'après la théorie
mathématique de la figure des planètes, ont démontré leur fluidité
primitive. Après avoir ainsi constaté l'état antérieur de chacune
d'elles envisagée séparément, il est naturel de remonter maintenant à
l'origine du système planétaire, en vertu de sa constitution actuelle,
avec un soleil tout formé; et, plus tard, si l'on pouvait jamais
parvenir à connaître réellement quelques lois cosmiques, on s'élèverait
jusqu'aux formations solaires, de toutes les plus éloignées des données
immédiates. Tel est, sans doute, le seul plan rationnel qui pût nous
conduire à la construction graduelle d'une genèse positive, si elle
était vraiment possible.

Nous devons donc réduire la cosmogonie réelle à l'étude de la formation
de notre monde, en regardant le soleil comme donné, et même comme animé
d'un mouvement uniforme de rotation autour de son axe actuel, avec une
vitesse indéterminée. Il s'agit uniquement de rattacher à cette donnée
fondamentale la constitution effective de notre système planétaire,
telle que nous la connaissons exactement aujourd'hui. Le problème est
assez large pour que sa solution certaine et précise surpasse
vraisemblablement beaucoup la portée réelle de notre intelligence. Nos
conjectures sur une telle origine doivent d'ailleurs être évidemment
assujetties à cette indispensable condition de n'y faire intervenir
d'autres agens naturels que ceux dont nous apercevons clairement
l'influence dans nos phénomènes habituels, et qui seulement auraient
alors opéré sur une plus grande échelle. Sans cette règle, ce travail ne
saurait avoir aucun caractère vraiment scientifique, et l'on tomberait
dans l'inconvénient, si justement reproché à la plupart des hypothèses
géologiques, d'avoir introduit, pour expliquer les anciennes révolutions
du globe, des agens qui ne subsistent plus aujourd'hui, et dont, par
cela même, il nous est impossible de vérifier ou seulement de comprendre
l'influence.

Quoique ainsi restreintes à un sujet bien circonscrit, dont toutes les
circonstances caractéristiques sont parfaitement connues, les théories
cosmogoniques n'en restent pas moins, par leur nature, essentiellement
conjecturales, quelque plausibles qu'elles puissent devenir. Car, il ne
peut en être ici comme dans l'établissement de la mécanique céleste, où,
de l'étude géométrique des mouvemens planétaires, on a pu remonter, avec
une entière certitude, à leur conception dynamique, d'après les lois
générales du mouvement, qui indiquaient exactement tel mécanisme, en
donnant à tout autre une exclusion nécessaire. Nous ne saurions avoir
aucune théorie abstraite des formations, analogue à celle des mouvemens,
qui puisse nous conduire mathématiquement à assigner telle formation
déterminée comme effectivement correspondante à telle disposition
effective. Toutes nos tentatives à cet égard ne peuvent consister qu'à
construire, d'après les renseignemens généraux, des hypothèses
cosmogoniques plus ou moins vraisemblables, pour les comparer ensuite,
le plus exactement possible, à l'ensemble des phénomènes bien explorés.
Quelque consistance que ces hypothèses soient susceptibles d'acquérir
par un tel contrôle, elles ne sauraient jamais, faute de ce critérium
indispensable, être élevées, comme l'a été si justement la loi de la
gravitation, au rang des faits généraux. Car, on serait toujours
autorisé à penser qu'une hypothèse nouvelle conviendrait peut-être aussi
bien aux mêmes phénomènes, en permettant de plus d'en expliquer
d'autres, à moins qu'on ne parvînt un jour à représenter exactement
toutes les circonstances caractéristiques, même numériquement
envisagées, ce qui, en ce genre, est évidemment chimérique.

J'ai cru devoir insister ici sur la vraie nature des seules recherches
cosmogoniques qui puissent avoir quelque efficacité, parce que la
plupart des esprits éclairés me semblent encore bien éloignés de sentir
suffisamment, à cet égard, toutes les exigences spéciales de la saine
philosophie. Passons maintenant, sans autre préambule, à l'examen
général de la théorie cosmogonique de Laplace, incomparablement la plus
plausible de toutes celles qui ont été proposées jusqu'ici, et
susceptible, à mon avis, d'une vérification mathématique, dont son
illustre auteur n'avait pas conçu l'espérance. Elle a le mérite capital,
conformément à la règle posée ci-dessus, de faire opérer la formation de
notre monde par les agens les plus simples que nous présente sans cesse
l'ensemble de nos études naturelles, la pesanteur et la chaleur, les
deux seuls principes d'action qui soient rigoureusement généraux.

L'hypothèse cosmogonique de Laplace a pour but d'expliquer les
circonstances générales qui caractérisent la constitution de notre
système solaire, savoir: l'identité de la direction de toutes les
circulations planétaires d'occident en orient; celle non moins
remarquable que présentent aussi les rotations; les mêmes phénomènes
envers les satellites; la faible excentricité de toutes les orbites; et,
enfin, le peu d'écartement de leurs plans, comparés surtout à celui de
l'équateur solaire. Je ne considère point ici les comètes, parce que je
préfère adopter à leur égard l'opinion de Lagrange, indiquée au
commencement de la leçon précédente. L'idée de Laplace, qui les envisage
comme des astres essentiellement étrangers à notre monde, me semble peu
rationnelle et radicalement contraire au principe si bien établi de
l'entière indépendance des phénomènes intérieurs de notre système envers
les phénomènes vraiment sidéraux.

Avant d'examiner la conception fondamentale de Laplace au sujet de
l'interprétation cosmogonique des divers caractères généraux que je
viens de rappeler, je ne puis m'empêcher de témoigner ici combien tous
les bons esprits, étrangers aux préjugés mathématiques, ont dû trouver
puérile et déplacée la singulière application du calcul des chances,
indiquée d'abord par Daniel Bernouilli, et péniblement complétée ensuite
par Laplace lui-même, pour évaluer la probabilité que ces phénomènes ont
réellement une cause, comme si notre intelligence avait besoin
d'attendre une telle autorisation arithmétique, avant d'entreprendre
légitimement d'expliquer un phénomène quelconque bien constaté,
lorsqu'elle en aperçoit la possibilité[18].

      [Note 18: Depuis la publication du premier volume de cet
      ouvrage, plusieurs bons esprits m'ayant demandé pourquoi, en
      y traitant de la philosophie mathématique, je n'avais
      nullement considéré l'analyse des probabilités, je crois
      devoir indiquer ici sommairement, mais avec franchise, mon
      principal motif à ce sujet.

      Le caractère général de cet ouvrage est essentiellement
      dogmatique: la critique ne peut y être admise que d'une
      manière accessoire. Il m'eût paru dès lors peu convenable
      d'y envisager la théorie générale des probabilités, au sujet
      de laquelle je n'avais à porter qu'un jugement négatif, qui,
      par son développement nécessaire, aurait formé sans doute
      une disparate choquante.

      Le calcul des probabilités ne me semble avoir été
      réellement, pour ses illustres inventeurs, qu'un texte
      commode à d'ingénieux et difficiles problèmes numériques,
      qui n'en conservent pas moins toute leur valeur abstraite,
      comme les théories analytiques dont il a été ensuite
      l'occasion, ou, si l'on veut, l'origine. Quant à la
      conception philosophique sur laquelle repose une telle
      doctrine, je la crois radicalement fausse et susceptible de
      conduire aux plus absurdes conséquences. Je ne parle pas
      seulement de l'application évidemment illusoire qu'on a
      souvent tenté d'en faire un prétendu perfectionnement des
      sciences sociales: ces essais, nécessairement chimériques,
      seront caractérisés dans la dernière partie de cet ouvrage.
      C'est la notion fondamentale de la probabilité évaluée, qui
      me semble directement irrationnelle et même sophistique: je
      la regarde comme essentiellement impropre à régler notre
      conduite en aucun cas, si ce n'est tout au plus dans les
      jeux de hasard. Elle nous amènerait habituellement, dans la
      pratique, à rejeter, comme numériquement invraisemblables,
      des événemens qui vont pourtant s'accomplir. On s'y propose
      le problème insoluble de suppléer à la suspension de
      jugement, si nécessaire en tant d'occasions. Les
      applications utiles qui semblent lui être dues, le simple
      bon sens, dont cette doctrine a souvent faussé les aperçus,
      les avait toujours clairement indiquées d'avance.

      Quoique ces assertions soient purement négatives, je
      reconnais aujourd'hui qu'elles ont trop d'utilité pratique
      pour que je ne doive pas consacrer à cette discussion une
      leçon spéciale dans ma _Philosophie mathématique_, si jamais
      cet ouvrage comporte une seconde édition.]

La cosmogonie de Laplace consiste, comme on sait, à former les planètes
par la condensation graduelle de l'atmosphère solaire, supposée
primitivement étendue, en vertu d'une extrême chaleur, jusqu'aux limites
de notre monde, et successivement contractée par le refroidissement.
Elle repose sur deux considérations mathématiques incontestables. La
première concerne la relation nécessaire qui existe, d'après la théorie
fondamentale des rotations, et spécialement d'après le théorème général
des aires, entre les dilatations ou contractions successives d'un corps
quelconque (y compris son atmosphère, qui en est inséparable), et la
durée de sa rotation, qui doit s'accélérer quand les dimensions
diminuent, ou devenir plus lente lorsqu'elles augmentent, afin que les
variations angulaires et linéaires, que la somme des aires tend à
éprouver, soient exactement compensées. La seconde considération est
relative à la liaison, non moins évidente, de la vitesse angulaire de
rotation du soleil à l'extension possible de son atmosphère, dont la
limite mathématique est inévitablement à la distance où la force
centrifuge, due à cette rotation, devient égale à la gravité
correspondante: en sorte que si, par une cause quelconque, une partie de
cette atmosphère venait à se trouver placée au-delà d'une telle limite,
elle cesserait aussitôt d'appartenir réellement au soleil, quoiqu'elle
dût continuer à circuler autour de lui avec la vitesse convenable au
moment de la séparation, mais sans pouvoir dès lors participer davantage
aux modifications ultérieures qui surviendraient dans la rotation
solaire par le progrès du refroidissement.

On conçoit aisément, d'après cela, comment la limite mathématique de
l'atmosphère du soleil a dû diminuer sans cesse, pour les parties
situées à l'équateur solaire, à mesure que le refroidissement a rendu la
rotation plus rapide. Dès lors, cette atmosphère a dû successivement
abandonner, dans le plan de cet équateur, diverses zones gazeuses,
situées un peu au-delà des limites correspondantes; ce qui constituerait
le premier état de nos planètes. Le même mode de formation
s'appliquerait évidemment aux différens satellites, par les atmosphères
de leurs planètes respectives.

Nos astres, étant ainsi une fois détachés de la masse solaire, ont pu
ensuite devenir liquides et finalement solides, par le progrès continu
de leur propre refroidissement, sans être affectés des nouvelles
variations que l'atmosphère et la rotation du soleil ont pu éprouver.
Mais l'irrégularité de ce refroidissement et l'inégale densité des
diverses parties de chaque astre ont dû naturellement, pendant ces
transformations, changer presque toujours la forme annulaire primitive,
qui n'aurait subsisté sans altération que dans le seul cas des
singuliers satellites dont Saturne est immédiatement entouré. Le plus
souvent, la prépondérance d'une portion de la zone gazeuse a dû réunir
graduellement, par voie d'absorption, autour de ce noyau, la masse
entière de l'anneau; et l'astre a pris ainsi une figure sphéroïdique,
avec un mouvement de rotation dirigé dans le même sens que la
translation, à cause de l'excès de vitesse nécessaire des molécules
supérieures à l'égard des inférieures.

Les caractères généraux de notre monde, tels que je les ai mentionnés
ci-dessus, sont évidemment en parfaite harmonie avec cette théorie
cosmogonique. La direction identique de tous les mouvemens, tant de
rotation que de translation, en dérive immédiatement. Quant à la forme
et à la position des orbites, elles seraient, d'après une telle
cosmogonie, parfaitement circulaires et dans le plan de l'équateur
solaire, si le refroidissement et la condensation avaient pu s'accomplir
avec une entière régularité. Mais les variations, nécessairement
irrégulières, qu'ont dû éprouver les différentes parties de chaque
masse, dans leur température et dans leur densité, ont pu produire,
comme le remarque justement Laplace, les faibles excentricités et les
légères déviations que nous observons. On voit, en outre, que cette
hypothèse explique immédiatement cette impulsion primitive propre à
chaque astre de notre monde, qui embarrassait jusqu'ici la conception
fondamentale des mouvemens célestes, et dont désormais la seule rotation
du soleil peut rendre uniformément raison de la manière la plus
naturelle. Enfin, il en résulte évidemment, quoique personne ne l'ait
encore remarqué, que la formation des diverses parties de notre système
a été, de toute nécessité, successive; les planètes étant d'autant plus
anciennes qu'elles sont plus éloignées du soleil, et la même loi
s'observant, dans chacune d'elles, à l'égard de ses différens
satellites, qui, tous, sont d'ailleurs plus modernes que les planètes
correspondantes. Peut-être même, comme je l'indiquerai bientôt,
pourra-t-on parvenir, dans la suite, à perfectionner cet ordre
chronologique au point d'assigner, entre certaines limites, le nombre de
siècles écoulés depuis chaque formation.

Pour donner à cette cosmogonie une véritable consistance mathématique,
j'ai tenté d'y découvrir un aspect d'après lequel elle comportât quelque
vérification numérique, critérium indispensable de toute hypothèse
relative à des phénomènes astronomiques[19]. Il s'agissait donc de
trouver, dans les valeurs actuelles et bien connues de nos élémens
astronomiques, une classe de nombres qui fût suffisamment en harmonie
avec les conséquences nécessaires d'un tel mode de formation. J'ai
d'abord senti que je devais les chercher seulement parmi les élémens qui
ne sont point sensiblement altérés par les perturbations proprement
dites, les autres étant nécessairement impropres à témoigner, sans
équivoque, de l'état primitif. Enfin, il était indispensable de se
borner, du moins en premier lieu, à la considération des mouvemens de
translation, comme beaucoup plus susceptibles d'être exactement
analysés, d'après la nature de l'hypothèse, que les rotations, qui sont
d'ailleurs encore si mal connues en plusieurs cas.

      [Note 19: Les résultats que je vais indiquer ont été
      annoncés, pour la première fois, en août 1831, dans le cours
      public d'astronomie que je fais gratuitement, depuis quatre
      ans, pour les ouvriers de Paris, à la municipalité du 3e
      arrondissement. J'ai lu récemment, sur ce sujet, à
      l'Académie des sciences, en janvier 1835, un premier mémoire
      spécial.]

Le principe fondamental de cette importante vérification, consiste en ce
que, suivant la cosmogonie proposée, le temps périodique de chaque astre
produit a dû être nécessairement égal à la durée de la rotation de
l'astre producteur à l'époque où son atmosphère pouvait s'étendre
jusque-là. On fait ainsi porter naturellement la discussion sur les deux
élémens astronomiques les mieux connus, et les moins affectés par les
perturbations, les moyennes distances et les durées des révolutions
sidérales. La question consistait donc à déterminer directement quelle
pouvait être la durée de la rotation du soleil quand la limite
mathématique de son atmosphère s'étendait jusqu'à telle ou telle
planète, pour examiner si, en effet, on la trouverait sensiblement égale
au temps périodique correspondant: et, pareillement, à l'égard de chaque
planète comparée à ses satellites.

Au premier abord, cette détermination semble exiger l'évaluation
relative des variations successives du moment d'inertie du soleil,
auquel la vitesse angulaire de sa rotation a dû être toujours
inversement proportionnelle; ce qui jetterait dans des calculs peut-être
inextricables, et d'ailleurs nécessairement illusoires, en vertu de
notre profonde ignorance sur la loi mathématique de la densité des
couches intérieures de ce corps et de son atmosphère, qu'on ne pourrait
alors se dispenser de prendre en considération. C'est probablement par
ce motif que Laplace aura renoncé à une telle vérification de sa
cosmogonie, s'il en a réellement conçu la pensée. Mais un autre point de
vue du sujet m'a permis, d'après les théorèmes élémentaires d'Huyghens
sur la mesure des forces centrifuges, combinés avec la loi de la
gravitation, de former, sans aucune difficulté, une équation
fondamentale très simple entre la durée de la rotation de l'astre
producteur et la distance de l'astre produit, jusque auquel s'étendait
la limite mathématique correspondante de son atmosphère. Les constantes
de cette équation sont d'ailleurs bien connues, puisqu'elles consistent
uniquement dans le rayon de l'astre central, et l'intensité de la
pesanteur à sa surface, qui est une conséquence directe de sa masse.

Cette équation conduit d'abord immédiatement à la troisième grande loi
de Képler sur l'harmonie des diverses révolutions, qui devient ainsi
susceptible d'être conçue _à priori_ sous le point de vue cosmogonique,
outre son interprétation dynamique. En même temps, cette harmonie
fondamentale me semble par là être complétée: car, la loi de Képler
expliquait bien pourquoi, étant donnés séparément le temps périodique et
la moyenne distance d'un seul astre, tel autre quelconque circulait
inévitablement, d'après sa position, en tel temps; mais elle
n'établissait aucune relation nécessaire entre la situation et la
vitesse de chaque corps envisagé isolément, ce qui était surtout
manifeste dans le cas d'une seule circulation, réalisé pour le système
secondaire formé par la terre et la lune. Notre principe tend, en un
mot, à constater une loi générale entre les diverses vitesses initiales,
traitées jusqu'ici, en mécanique céleste, comme essentiellement
arbitraires. Il est d'ailleurs évident que ce rapprochement abrège
beaucoup les calculs numériques qu'exige, par sa nature, la vérification
proposée, puisqu'il suffit dès lors, dans chaque système de
circulation, de l'avoir effectuée à l'égard d'un seul astre, pour qu'on
doive aussitôt, en vertu de la loi de Képler, l'étendre à tous les
autres.

La première comparaison de ce genre, qui m'ait vivement frappé, se
rapporte à la lune; car on trouve alors que son temps périodique actuel
s'accorde, à moins d'un dixième de jour près, avec la durée que devait
avoir la rotation terrestre à l'époque où la distance lunaire formait la
limite mathématique de notre atmosphère. La coïncidence est moins
exacte, mais cependant très frappante, dans tous les autres cas. À
l'égard des planètes, on obtient ainsi, pour la durée des rotations
solaires correspondantes, une valeur toujours un peu moindre que celle
de leurs temps périodiques effectifs. Il est remarquable que cet écart,
quoique croissant à mesure que l'on considère une planète plus
lointaine, conserve néanmoins, à très peu près, le même rapport avec le
temps périodique correspondant, dont il forme ordinairement 1/45. Le
défaut se change en excès dans les divers systèmes de satellites, où il
est proportionnellement plus grand qu'envers les planètes, et d'ailleurs
inégal d'un système à l'autre.

Par l'ensemble de ces comparaisons, je suis donc conduit à ce résultat
général: _en supposant la limite mathématique de l'atmosphère solaire
successivement étendue jusqu'aux régions où se trouvent maintenant les
diverses planètes, la durée de la rotation du soleil était, à chacune de
ces époques, sensiblement égale à celle de la révolution sidérale
actuelle de la planète correspondante; et de même, pour chaque
atmosphère planétaire à l'égard de tous les divers satellites
respectifs_. Sans doute, s'il s'agissait de l'astronomie ordinaire,
relative à un monde déjà bien formé, et parvenu même à cet état de
consistance qui ne comporte plus que de lentes et très petites
oscillations produites par les perturbations proprement dites, la
coïncidence numérique indiquée ci-dessus serait loin de devoir être
regardée comme assez complète. Mais, au contraire, pour remonter à un
état céleste aussi antique, et surtout aussi profondément distinct de
celui que nous observons, il serait évidemment déraisonnable d'exiger le
même degré de précision. Dans une recherche de cette nature, on doit
être, ce me semble, bien plus frappé de cet accord approximatif que du
défaut d'accord parfait. Néanmoins, d'après les considérations
philosophiques précédemment établies, je suis loin de regarder une telle
vérification comme une vraie démonstration mathématique de la cosmogonie
proposée: car, ce sujet n'en comporte pas. Ce qui pourrait maintenant
donner le plus de force à cette théorie, ce serait d'en déduire quelque
loi réelle encore inconnue, comme, par exemple, ainsi que j'en ai
l'espérance, d'en tirer une analogie relative aux diverses rotations
planétaires, qui semblent jusqu'ici tout-à-fait incohérentes, et parmi
lesquelles doit, pourtant, régner, sans doute, un certain ordre caché.
Mais, cette première vérification suffit pour donner immédiatement à
l'hypothèse cosmogonique de Laplace une consistance scientifique qui lui
manquait encore, et qui peut attirer désormais sur une telle étude
l'attention des esprits philosophiques.

En considérant, sous un autre point de vue, ces légères différences
entre les temps périodiques indiqués par notre principe et ceux qui ont
effectivement lieu, on peut même y entrevoir une base d'après laquelle
on pourrait tenter un jour de remonter, avec une certaine approximation,
aux époques des diverses formations successives. Si les temps
périodiques n'avaient souffert aucune altération, une telle chronologie
n'aurait, au contraire, aucun fondement. L'augmentation d'environ huit
jours, par exemple, qu'a dû éprouver, d'après cette cosmogonie, notre
année sidérale, depuis la séparation de la terre, permettrait de fixer,
entre des limites plus ou moins écartées, la date de cet événement, si
l'influence des diverses causes perturbatrices qui ont pu produire cette
modification pouvait être jamais suffisamment connue. Cette
considération semble d'autant plus rationnelle que l'écart s'accroît à
mesure qu'il se rapporte à une planète plus ancienne. Mais les
difficultés mathématiques transcendantes propres à une telle question,
nous interdiront peut-être toujours d'effectuer, même grossièrement, une
semblable détermination, quand même cette cosmogonie viendrait à être
suffisamment constatée.

Une dernière conséquence générale de l'hypothèse cosmogonique proposée,
consiste à établir, d'après la formule fondamentale indiquée ci-dessus,
que la formation de notre monde est maintenant aussi complète qu'elle
puisse l'être pendant la durée totale qu'il comporte. Il suffit, pour
cela, de reconnaître, comme on le peut aisément dans tous les cas, que
l'étendue effective de chaque atmosphère est actuellement inférieure à
la limite mathématique qui résulte de la rotation correspondante, ce qui
montre aussitôt l'impossibilité d'aucune formation nouvelle.

Ainsi, l'état de notre monde serait, depuis un temps plus ou moins long,
qui sera peut-être un jour grossièrement assignable, aussi stable sous
le rapport cosmogonique que sous le rapport mécanique. Ni l'une ni
l'autre stabilité ne doivent d'ailleurs, d'après la leçon précédente,
être envisagées comme absolues, quoique leur incontestable durée puisse
amplement suffire aux exigences les plus exagérées de la prévoyance
humaine, relativement aux destinées réelles de notre espèce. Nous
savons, en effet, que par la seule résistance continue du milieu
général, notre monde doit, à la longue, se réunir inévitablement à la
masse solaire d'où il est émané, jusqu'à ce qu'une nouvelle dilatation
de cette masse vienne, dans l'immensité des temps futurs, organiser, de
la même manière, un monde nouveau, destiné à fournir une carrière
analogue. Toutes ces immenses alternatives de destruction et de
renouvellement doivent s'accomplir d'ailleurs sans influer en rien sur
les phénomènes les plus généraux, dus à l'action mutuelle des soleils:
en sorte que ces grandes révolutions de notre monde, à la pensée
desquelles il semble à peine que nous puissions nous élever, ne seraient
cependant que des événemens secondaires, et pour ainsi dire locaux, par
rapport aux transformations vraiment universelles. Il n'est pas moins
remarquable que l'histoire naturelle de notre monde soit, à son tour,
aussi certainement indépendante des changemens les plus profonds que
puisse éprouver tout le reste de l'univers; à tel point que,
fréquemment peut-être, des systèmes entiers se développent ou se
condensent dans d'autres régions de l'espace, sans que notre attention
soit aucunement attirée vers ces immenses événemens.

L'ensemble des neuf leçons contenues jusqu'ici dans ce volume, me paraît
constituer une exposition complète de la philosophie astronomique,
envisagée sous tous ses divers aspects essentiels. Mon but principal
sera atteint, si j'ai fait nettement ressortir, quant à la méthode et
quant à la doctrine, le vrai caractère général de cette admirable
science, fondement immédiat de la philosophie naturelle tout entière. Je
me suis efforcé de caractériser exactement la marche d'après laquelle
l'esprit humain, en s'y restreignant, avec une persévérante sagesse, aux
recherches géométriques et mécaniques, les seules conformes à la nature
du sujet, a pu graduellement, à l'aide de l'instrument mathématique
incessamment perfectionné, parvenir à y introduire une précision et une
rationnalité si supérieures à celles que puisse jamais comporter aucune
autre branche de nos connaissances réelles, de manière à représenter
enfin tous les nombreux phénomènes de notre monde, numériquement
appréciés, comme les différentes faces d'un même fait général,
rigoureusement défini, et continuellement reproduit sous nos yeux, dans
les phénomènes terrestres les plus communs: en sorte que le but final de
toutes nos études positives, la juste prévision des événemens, ait pu y
être atteint aussi complètement qu'on doive le désirer, tant pour
l'étendue que pour la certitude de cette prévoyance. J'ai dû aussi
m'attacher soigneusement à indiquer, sous les divers rapports
principaux, l'influence fondamentale propre à la science céleste, pour
contribuer à affranchir irrévocablement la raison humaine de toute
tutelle théologique ou métaphysique, en montrant les phénomènes les plus
généraux comme exactement assujettis à des relations invariables et ne
dépendant d'aucune volonté, en représentant l'ordre du ciel comme
nécessaire et spontané. Quoique la considération spéciale et directe de
cette action philosophique appartienne, d'ailleurs, naturellement à la
dernière partie de cet ouvrage, il importait de manifester ici, en
général, cet enchaînement inévitable d'après lequel l'ensemble du
développement de l'astronomie nous a graduellement conduits à substituer
désormais, à l'idée chimérique d'un univers destiné à notre satisfaction
passive, la notion rationnelle de l'homme, intelligence suprême parmi
toutes celles qu'il peut connaître, modifiant à son avantage, entre
certaines limites déterminées, le système de phénomènes dont il fait
partie, en résultat d'un sage exercice de son activité, dégagée de toute
terreur oppressive, et dirigée uniquement par une exacte connaissance
des lois naturelles. Enfin, je devais juger indispensable de constituer
solidement, d'après tous les motifs importans, la restriction
fondamentale du point de vue le plus général de la philosophie positive,
à la seule considération bien circonscrite de notre monde, en
représentant comme essentiellement inaccessible l'étude vague et
indéfinie de l'univers.

Il faut maintenant passer à l'examen philosophique de la seconde science
naturelle fondamentale, celle qui concerne les phénomènes physiques
proprement dits, dont l'étude, nécessairement beaucoup plus compliquée,
emprunte à la méthode et à la doctrine astronomique un modèle général et
une base indispensable, indépendamment de l'application si précieuse de
l'instrument mathématique, qui doit s'y adapter toutefois d'une manière
bien moins complète et moins satisfaisante qu'à l'analyse des phénomènes
célestes, les plus éminemment mathématiques de tous.



VINGT-HUITIÈME LEÇON.

Considérations philosophiques sur l'ensemble de la physique.

Cette seconde branche fondamentale de la philosophie naturelle n'a
commencé à se dégager définitivement de la métaphysique, pour prendre un
caractère vraiment positif, que depuis les découvertes capitales de
Galilée sur la chute des poids; tandis que, au contraire, la science
considérée dans la première partie de ce volume était réellement
positive, sous le rapport purement géométrique, depuis la fondation de
l'École d'Alexandrie. On doit donc s'attendre ici, outre l'influence
directe de la plus grande complication des phénomènes, à trouver l'état
scientifique de la physique bien moins satisfaisant que celui de
l'astronomie; soit sous le point de vue spéculatif, quant à la pureté et
à la coordination de ses théories; soit sous le point de vue pratique,
quant à l'étendue et à l'exactitude des prévisions qui en résultent. À
la vérité, la formation graduelle de cette science pendant les deux
derniers siècles a pu s'accomplir sous l'impulsion philosophique des
préceptes de Bacon et des conceptions de Descartes, qui a dû rendre sa
marche générale bien plus rationnelle, en établissant directement les
conditions fondamentales de la méthode positive universelle. Mais,
quelque importante qu'ait été réellement cette haute influence pour
accélérer le progrès naturel de la philosophie physique, l'empire si
prolongé des habitudes métaphysiques primitives était tellement profond,
et l'esprit positif, qui n'a pu se développer que par l'exercice, était
encore si imparfaitement caractérisé, que cette science ne pouvait
acquérir en aussi peu de temps une entière positivité, dont manquait
l'astronomie elle-même, envisagée dans sa partie mécanique, jusqu'au
milieu de cette période. Aussi, à partir du point où est maintenant
parvenu notre examen philosophique, trouverons-nous, dans les diverses
sciences fondamentales qui nous restent à considérer, des traces de plus
en plus profondes de l'esprit métaphysique, dont l'astronomie est seule
aujourd'hui, entre toutes les branches de la philosophie naturelle,
complètement affranchie. Cette influence anti-scientifique ne se bornera
plus, comme celle que j'ai eu jusqu'ici à signaler en divers cas, à des
détails peu importans, qui n'affectent essentiellement que le mode
d'exposition; nous reconnaîtrons qu'elle altère notablement les
conceptions fondamentales de la science, qui, même en physique, n'a
point encore, à mon avis, entièrement pris son caractère philosophique
définitif. Conformément à l'esprit général de notre travail, en
comparant, d'une manière plus directe, plus rationnelle et plus profonde
qu'on ne l'a fait encore, la philosophie de la physique avec le modèle
si parfait que nous offre la philosophie astronomique, et perfectionnant
toujours graduellement la méthode des sciences plus compliquées par
l'application des préceptes généraux fournis par l'analyse des sciences
moins compliquées, je ferai concevoir, j'espère, la possibilité
d'imprimer désormais à toutes la même positivité, quoiqu'elles soient
loin de comporter, par la nature de leurs phénomènes, la même
perfection, suivant la hiérarchie fondamentale établie au commencement
de cet ouvrage.

Nous devons d'abord circonscrire aussi nettement que possible le
véritable champ des recherches dont se compose la physique proprement
dite.

En ne la séparant point de la chimie, leur ensemble a pour objet la
connaissance des lois générales du monde inorganique. Dès lors, cette
étude totale se distingue aisément par des caractères fort tranchés, qui
seront plus tard exactement analysés, aussi bien de la science de la
vie, qui la suit dans notre échelle encyclopédique, que de la science
astronomique qui l'y précède, et dont le simple objet, comme nous
l'avons vu, se réduit à la considération des grands corps naturels quant
à leurs formes et à leurs mouvemens. Mais, au contraire, la distinction
entre la physique et la chimie est très délicate à constituer avec
précision, et sa difficulté augmente de jour en jour par les relations
de plus en plus intimes que l'ensemble des découvertes modernes
développe continuellement entre ces deux sciences. Cette division est
néanmoins réelle et indispensable, quoique nécessairement moins
prononcée que toutes les autres séparations contenues dans notre série
encyclopédique fondamentale. Je crois pouvoir l'établir solidement
d'après trois considérations générales, distinctes quoique équivalentes,
dont chacune isolément serait peut-être, en certains cas, insuffisante,
mais qui, réunies, ne me paraissent devoir jamais laisser aucune
incertitude réelle.

La première consiste dans le contraste caractéristique, déjà vaguement
entrevu par les philosophes du dix-septième siècle, entre la généralité
nécessaire des recherches vraiment physiques et la spécialité non moins
inhérente aux explorations purement chimiques. Toute considération de
physique proprement dite est, par sa nature, plus ou moins applicable à
un corps quelconque: tandis que, au contraire, toute idée chimique
concerne nécessairement une action particulière à certaines substances,
quelque similitude que nous parvenions d'ailleurs à saisir entre les
différens cas. Cette opposition fondamentale est toujours nettement
marquée entre les deux catégories de phénomènes. Ainsi, non-seulement la
pesanteur, premier objet de la physique, se manifeste de la même manière
dans tous les corps, et tous comportent pareillement des effets
thermologiques; mais, encore, tous sont plus ou moins sonores, et
susceptibles aussi de phénomènes optiques et même électriques: ils ne
nous offrent jamais, pour ces diverses propriétés, que de simples
inégalités de degré. Dans les différentes compositions et décompositions
dont la chimie s'occupe, il s'agit constamment, au contraire, en
dernière analyse, de propriétés radicalement spécifiques, qui varient
non-seulement entre les diverses substances élémentaires, mais encore
parmi leurs combinaisons les plus analogues. Les phénomènes magnétiques
semblent, il est vrai, présenter une exception notable à cette
généralité caractéristique des études physiques proprement dites,
puisqu'ils sont particuliers à certaines matières très peu nombreuses,
ce qui paraîtrait devoir les faire rentrer, sous ce rapport, dans le
domaine de la chimie, à laquelle néanmoins ils ne sauraient évidemment
appartenir. Mais cette objection doit disparaître depuis qu'il est bien
reconnu, d'après la belle série de découvertes créée par M. Oersted, que
ces phénomènes sont une simple modification des phénomènes électriques,
dont la généralité est irrécusable. Sous l'influence de cette vue
fondamentale, le progrès journalier de la science tend d'ailleurs, ce me
semble, à constater de plus en plus que cette modification n'est point,
comme on le croyait d'une manière trop absolue, strictement propre à une
ou deux substances, et que toutes en sont très probablement susceptibles
quand on les place dans des conditions convenables, seulement à des
degrés beaucoup plus inégaux que pour aucune autre propriété physique.
Cette exception apparente, qui, du reste, est évidemment la seule, ne
peut donc réellement altérer le caractère intime de généralité
rigoureuse, nécessairement inhérent à tous les phénomènes qui
constituent le domaine de la physique, par opposition à la chimie.

C'est donc bien vainement que, dans la manière habituelle de concevoir
la physique, on croit encore devoir distinguer aujourd'hui les diverses
propriétés dont elle s'occupe, suivant que leur universalité est
nécessaire ou contingente, ce qui tend directement à jeter une fâcheuse
incertitude sur la vraie définition de cette science. Une telle
subtilité scolastique ne tient évidemment qu'à un reste d'influence de
l'esprit métaphysique, d'après lequel on avait prétendu si long-temps à
connaître les corps en eux-mêmes, indépendamment des phénomènes qu'ils
nous montrent, et que l'on envisageait toujours comme essentiellement
fortuits, tandis qu'ils sont réellement au contraire, pour les
philosophes positifs, la seule base primitive de nos conceptions.
Depuis que l'homme a reconnu, par exemple, l'universalité de la
pesanteur, pouvons-nous continuer à la regarder comme une propriété
contingente, c'est-à-dire, concevoir effectivement des corps qui en
seraient dépourvus? De même, est-il vraiment en notre pouvoir de nous
représenter une substance qui n'aurait point une température quelconque,
ou qui ne comporterait aucun effet sonore, ni aucune action lumineuse,
ou même électrique? En un mot, du point de vue de la philosophie
positive, il y a évidemment exclusion entre l'idée de généralité
rigoureuse et la notion de contingence, qui ne saurait appartenir qu'à
des propriétés dont l'absence soit constatée dans quelques cas réels.

La seconde considération élémentaire propre à distinguer la physique de
la chimie, offre moins d'importance et même de solidité que la
précédente, quoique susceptible d'une utilité véritable. Elle consiste à
remarquer qu'en physique, les phénomènes considérés sont toujours
relatifs aux masses, et en chimie aux molécules, d'où cette dernière
science tirait autrefois sa dénomination habituelle de _physique
moléculaire_. Malgré que cette distinction ne soit pas, au fond,
dépourvue de toute réalité, il faut néanmoins reconnaître que les
actions purement physiques sont le plus souvent aussi moléculaires que
les influences chimiques, quand on les étudie d'une manière suffisamment
approfondie. La pesanteur elle-même nous en présente un exemple
irrécusable. Les phénomènes physiques observés dans les masses ne sont
habituellement que les résultats sensibles de ceux qui s'opèrent dans
leurs moindres particules: on ne doit tout au plus excepter de cette
règle que les phénomènes du son et peut-être ceux de l'électricité.
Quant à la nécessité d'une certaine masse pour manifester l'action, elle
est évidemment tout aussi indispensable en chimie; en sorte que, sous ce
rapport non plus, on ne semble point pouvoir admettre aucune différence
vraiment caractéristique. Toutefois, cet ancien aperçu général, inspiré
par la science naissante à des esprits profondément philosophiques, doit
nécessairement offrir quelques fondemens véritables qui ont seulement
besoin d'être plus précisément analysés; car, le développement ultérieur
de la science ne saurait détruire le résultat d'une telle comparaison
primitive, convenablement établie. Il me semble, en effet, que le fait
général inaltérable, dont cette distinction n'est que l'énoncé abstrait,
exprimé peut-être d'une manière qui n'est plus aujourd'hui strictement
scientifique, consiste réellement en ce que, pour tous les phénomènes
chimiques, l'un au moins des corps entre lesquels ils s'opèrent doit
être nécessairement dans un état d'extrême division, et même, le plus
souvent, de fluidité véritable, sans lequel l'action ne saurait avoir
lieu, tandis que cette condition préliminaire n'est, au contraire,
jamais indispensable à la production d'aucun phénomène physique
proprement dit, et qu'elle constitue même toujours une circonstance
défavorable à cette production, quoiqu'elle ne suffise pas constamment à
l'empêcher. Il y a donc, à cet égard, une distinction réelle, quoique
peu tranchée, entre les deux ordres de recherches.

Enfin, une troisième remarque générale est peut-être plus convenable
qu'aucune autre pour séparer nettement les phénomènes physiques des
phénomènes chimiques. Dans les premiers, la constitution des corps,
c'est-à-dire le mode d'arrangement de leurs particules, peut se trouver
changée, quoique le plus souvent elle demeure même essentiellement
intacte; mais, leur nature, c'est-à-dire la composition de leurs
molécules, reste constamment inaltérable. Dans les seconds, au
contraire, non-seulement il y a toujours changement d'état à l'égard de
quelqu'un des corps considérés, mais l'action mutuelle de ces corps
altère nécessairement leur nature, et c'est même une telle modification
qui constitue essentiellement le phénomène. La plupart des agens
considérés en physique sont sans doute susceptibles, quand leur
influence est très énergique ou très prolongée, d'opérer à eux seuls des
compositions et décompositions parfaitement identiques avec celles que
détermine l'action chimique proprement dite; et c'est là d'où résulte
directement la liaison si naturelle entre la physique et la chimie.
Mais, à ce degré d'action, ils sortent, en effet, du domaine de la
première science pour entrer dans celui de la seconde.

Nos classifications scientifiques, pour être vraiment positives, ne
sauraient reposer sur la considération vague et incertaine des agens
auxquels nous rapportons les phénomènes étudiés. Un tel principe,
rigoureusement appliqué, introduirait nécessairement une confusion
totale et tendrait à faire disparaître les distinctions les plus utiles
et les plus réelles. On sait, par exemple, que plusieurs philosophes
modernes, et entre autres le grand Euler, ont voulu attribuer à un même
éther universel, non-seulement les phénomènes de la chaleur et de la
lumière, ainsi que ceux de l'électricité et du magnétisme, mais encore
ceux de la pesanteur, terrestre ou céleste: et il serait impossible de
démontrer, d'une manière réellement péremptoire, la fausseté d'une telle
opinion. Plus tard, d'autres ont encore chargé le même fluide imaginaire
de la production des phénomènes sonores, pour lesquels l'air ne leur
paraissait pas un intermédiaire suffisant. Enfin, nous voyons
aujourd'hui quelques physiologistes distingués, sectateurs du
_naturisme_ allemand, rapporter aussi la vie à l'attraction universelle,
à laquelle déjà l'action chimique a été souvent rattachée. Ainsi, en
combinant ces diverses hypothèses, qui sont tout aussi plausibles
réunies que séparées, on arriverait à concevoir vaguement, en résumé,
que tous les phénomènes observables sont dus à un agent unique, et
personne sans doute ne saurait prouver qu'il en est autrement. Toute
classification fondée sur la considération des agens deviendrait donc
entièrement illusoire. Le seul moyen de dissiper une telle incertitude,
en écartant des contestations nécessairement interminables, consiste à
remarquer directement que, nos études positives ayant seulement pour
objet la connaissance des lois des phénomènes, et nullement celle de
leur mode de production, c'est sur les phénomènes eux-mêmes que doivent
être exclusivement basées nos distributions scientifiques, pour avoir
réellement une consistance rationnelle, comme je l'ai établi dans les
prolégomènes de cet ouvrage. En procédant ainsi, il n'y a plus
d'obscurité ni d'hésitation; notre marche philosophique devient assurée.

On voit, dès lors, pour nous renfermer dans les limites de la question
présente, que quand même tous les phénomènes chimiques seraient un jour
positivement analysés comme dus à des actions purement physiques, ce qui
sera peut-être le résultat général des travaux de la génération
scientifique actuelle, notre distinction fondamentale entre la physique
et la chimie ne saurait en être effectivement ébranlée. Car il resterait
nécessairement vrai que, dans un fait justement qualifié de _chimique_,
il y a toujours quelque chose de plus que dans un fait simplement
_physique_, savoir: l'altération caractéristique qu'éprouvent la
composition moléculaire des corps, et par suite, l'ensemble de leurs
propriétés. Une telle distinction est donc naturellement à l'abri de
toute révolution scientifique.

L'ensemble des considérations précédentes me paraît suffire pour définir
avec exactitude l'objet propre de la physique, strictement circonscrite
dans ses limites naturelles. On voit que cette science consiste à
_étudier les lois qui régissent les propriétés générales des corps,
ordinairement envisagés en masse, et constamment placés dans des
circonstances susceptibles de maintenir intacte la composition de leurs
molécules, et même, le plus souvent, leur état d'agrégation_. En outre,
le véritable esprit philosophique exige toujours, comme je l'ai déjà
fréquemment rappelé, que toute science digne de ce nom soit évidemment
destinée à établir sûrement un ordre correspondant de prévoyance. Il est
donc indispensable d'ajouter, pour compléter réellement une telle
définition, que le but final des théories physiques est de _prévoir, le
plus exactement possible, tous les phénomènes que présentera un corps
placé dans un ensemble quelconque de circonstances données_, en excluant
toutefois celles qui pourraient le dénaturer. Que ce but soit rarement
atteint d'une manière complète et surtout précise, cela n'est point
douteux; mais il en résulte seulement que la science est imparfaite. Son
imperfection réelle fût-elle même beaucoup plus grande, telle n'en
serait pas moins évidemment sa destination nécessaire. J'ai remarqué
ailleurs que, pour concevoir nettement le vrai caractère général d'une
science quelconque, il est d'abord indispensable de la supposer
parfaite, et l'on a ensuite convenablement égard aux difficultés
fondamentales plus ou moins grandes que présente toujours effectivement
cette perfection idéale, comme nous l'avons déjà fait envers
l'astronomie.

Par cette seule exposition sommaire de l'objet général des recherches
physiques, il est aisé de sentir combien elles doivent offrir
nécessairement plus de complication que les études astronomiques.
Celles-ci se bornent à considérer les corps dont elles s'occupent sous
les deux aspects élémentaires les plus simples que nous puissions
imaginer, quant à leurs formes et à leurs mouvemens, en faisant
rigoureusement abstraction de tout autre point de vue. En physique, au
contraire, les corps, accessibles à tous nos sens, sont nécessairement
envisagés dans l'ensemble des conditions générales qui caractérisent
leur existence réelle, et par conséquent, étudiés sous un grand nombre
de rapports divers, qui d'ordinaire se compliquent mutuellement. Si l'on
apprécie convenablement la difficulté totale du problème, il deviendra
facile de concevoir, _à priori_, que non-seulement une telle science
doit être inévitablement beaucoup moins parfaite que l'astronomie, mais
encore même qu'elle serait réellement impossible si l'accroissement des
obstacles fondamentaux n'était naturellement compensé, jusqu'à un
certain point, par l'extension des moyens d'exploration. C'est ici le
lieu d'appliquer la loi philosophique que j'ai établie dans la
dix-neuvième leçon, au sujet de cette compensation nécessaire et
constante, qui résulte essentiellement de ce que, à mesure que les
phénomènes se compliquent, ils deviennent, par cela même, explorables
sous un plus grand nombre de rapports divers.

Des trois procédés généraux qui constituent notre art d'observer, comme
je l'ai exposé alors, le dernier, la comparaison, n'est à la vérité
guère plus applicable ici qu'à l'égard des phénomènes astronomiques.
Quoiqu'il y puisse être quelquefois heureusement employé, il faut
reconnaître que, par sa nature, il est essentiellement destiné à l'étude
des phénomènes propres aux corps organisés, comme nous le constaterons
plus tard. Mais la physique comporte évidemment le plus complet
développement des deux autres modes fondamentaux d'observation. Quant au
premier, c'est-à-dire à l'observation proprement dite, qui, en
astronomie, était forcément bornée à l'usage d'un seul sens, elle
commence à recevoir ici toute son extension possible. La multiplicité
des points de vue relatifs aux propriétés physiques tient
essentiellement en effet à la même condition caractéristique qui nous
permet d'y employer simultanément tous nos sens. Néanmoins, cette
science, réduite à la seule ressource de l'observation pure, serait,
sans aucun doute, extrêmement imparfaite, quelque varié qu'y puisse être
son usage. Mais ici s'introduit spontanément, dans la philosophie
naturelle, l'emploi du second procédé général d'exploration,
l'expérience, dont l'application convenablement dirigée constitue la
principale force des physiciens pour toutes les questions un peu
compliquées. Cet heureux artifice fondamental consiste toujours à
observer en dehors des circonstances naturelles, en plaçant les corps
dans des conditions artificielles, expressément instituées pour
faciliter l'examen de la marche des phénomènes qu'on se propose
d'analyser sous un point de vue déterminé. On conçoit aisément combien
un tel art est éminemment adapté aux recherches physiques, qui,
destinées, par leur nature, à étudier dans les corps leurs propriétés
générales et permanentes, susceptibles seulement de divers degrés
d'intensité, peuvent admettre, pour ainsi dire sans limites, l'ensemble
quelconque de circonstances qu'on juge convenable d'introduire. C'est
réellement en physique que se trouve le triomphe de l'expérimentation,
parce que notre faculté de modifier les corps afin de mieux observer
leurs phénomènes, n'y est assujettie à presque aucune restriction, ou
que, du moins, elle s'y développe beaucoup plus librement que dans
toute autre partie de la philosophie naturelle.

Quand nous examinerons, dans le volume suivant, la science de la vie,
nous reconnaîtrons quelles difficultés fondamentales y présente
l'institution des expériences, à cause de la nécessité de les combiner
de manière à maintenir l'état vivant, et même au degré normal, ce qui,
d'un autre côté, exige impérieusement un ensemble très complexe de
conditions, tant extérieures qu'intérieures, dont les variations
admissibles sont renfermées entre des limites peu écartées, et dont les
modifications se provoquent mutuellement: en sorte qu'on ne peut presque
jamais établir, en physiologie, tandis qu'on l'obtient si aisément en
physique deux cas exactement pareils sous tous les rapports, sauf sous
celui qu'on veut analyser; ce qui constitue pourtant la base
indispensable d'une expérimentation complètement rationnelle et vraiment
décisive. L'usage des expériences doit donc être, en physiologie,
extrêmement restreint, quoique, sans doute, elles y puissent être
réellement avantageuses, quand on procède à leur institution avec toute
la circonspection qu'elle exige: nous examinerons plus tard comment
cette ressource y est, jusqu'à un certain point, remplacée par
l'observation pathologique. En chimie, le domaine de l'expérimentation
semble ordinairement encore plus complet que dans la physique, puisqu'on
n'y considère, pour ainsi dire, jusqu'ici que des faits résultant de
circonstances artificielles, établies par notre intervention. Mais, la
non-spontanéité des circonstances ne constitue pas, ce me semble, le
principal caractère philosophique de l'expérimentation, qui consiste
surtout dans le choix le plus libre possible du cas propre à dévoiler le
mieux la marche du phénomène, que ce cas soit d'ailleurs naturel ou
factice. Or, ce choix est, en réalité, bien plus facultatif en physique
qu'à l'égard des phénomènes chimiques, dont la plupart, ne pouvant
s'obtenir que par le concours indispensable d'un plus grand nombre
d'influences diverses, ne permettent pas de varier autant les
circonstances de leur production, ni surtout d'isoler aussi complètement
les différentes conditions déterminantes, comme nous le reconnaîtrons
spécialement dans le volume suivant. Ainsi, en résumé, non-seulement la
création de l'art général de l'expérimentation est due au développement
de la physique; mais c'est surtout à cette science qu'un tel procédé
est, en effet, destiné, quelque précieuses ressources qu'il offre aux
branches plus compliquées de la philosophie naturelle.

Après l'usage rationnel des méthodes expérimentales, la principale base
du perfectionnement de la physique résulte de l'application plus ou
moins complète de l'analyse mathématique. C'est ici que finit le domaine
actuel de cette analyse en philosophie naturelle; et la suite de cet
ouvrage montrera combien il serait chimérique d'espérer que son empire
s'étende jamais au-delà avec une efficacité notable, même en se bornant
aux phénomènes chimiques. La fixité et la simplicité relatives des
phénomènes physiques, doivent comporter naturellement un emploi étendu
de l'instrument mathématique, quoiqu'il s'y adapte beaucoup moins bien
qu'aux études astronomiques. Cette application peut s'y présenter sous
deux formes très différentes, l'une directe, l'autre indirecte. La
première a lieu quand la considération immédiate des phénomènes a permis
d'y saisir une loi numérique fondamentale, qui devient la base d'une
suite plus ou moins prolongée de déductions analytiques; comme on l'a vu
si éminemment lorsque le grand Fourier a créé sa belle théorie
mathématique de la répartition de la chaleur, fondée tout entière sur le
principe de l'action thermologique entre deux corps, proportionnelle à
la différence de leurs températures. Le plus souvent, au contraire,
l'analyse mathématique ne s'y introduit qu'indirectement, c'est-à-dire
après que les phénomènes ont été d'abord ramenés, par une étude
expérimentale plus ou moins difficile, à quelques lois géométriques ou
mécaniques; et alors ce n'est point proprement à la physique que
l'analyse s'applique, mais à la géométrie ou à la mécanique. Telles
sont, entre autres, sous le rapport géométrique, les théories de la
réflexion ou de la réfraction, et, sous le rapport mécanique, l'étude de
la pesanteur ou celle d'une partie de l'acoustique.

Que l'introduction des théories analytiques, dans les recherches
physiques, soit médiate ou immédiate, il importe de ne les y employer
qu'avec une extrême circonspection, après avoir sévèrement scruté la
réalité du point de départ, qui peut seule établir la solidité des
déductions, qu'une telle méthode permet de prolonger et de varier avec
une si admirable fécondité; et le génie propre de la physique doit
diriger sans cesse l'usage rationnel de ce puissant instrument. Il faut
convenir que l'ensemble de ces conditions a été rarement rempli d'une
manière convenable par les géomètres, qui, le plus souvent, prenant le
moyen pour le but, ont embarrassé la physique d'une foule de travaux
analytiques fondés sur des hypothèses très hasardées, ou même sur des
conceptions entièrement chimériques, et où, par conséquent, les bons
esprits ne peuvent voir réellement que de simples exercices
mathématiques, dont la valeur abstraite est quelquefois très éminente,
sans que leur influence puisse nullement accélérer le progrès naturel de
la physique. L'injuste dédain que la prépondérance de l'analyse provoque
trop fréquemment pour les études purement expérimentales, tend même
directement à imprimer à l'ensemble des recherches une impulsion
vicieuse qui, si elle n'était point nécessairement contenue, enlevant à
la physique ses fondemens indispensables, la ferait rétrograder vers un
état d'incertitude et d'obscurité peu différent, au fond, malgré
l'imposante sévérité des formes, de son ancien état métaphysique. Les
physiciens n'ont pas d'autre moyen radical d'éviter ces empiètemens
funestes, que de devenir désormais eux-mêmes assez géomètres pour
diriger habituellement l'usage de l'instrument analytique, comme celui
de tous les autres appareils qu'ils emploient, au lieu d'en abandonner
l'application à des esprits qui n'ont ordinairement aucune idée nette et
approfondie des phénomènes à l'exploration desquels ils le destinent.
Cette condition, rationnellement indiquée par la seule position de la
physique dans notre série encyclopédique, pourrait sans doute être
convenablement remplie, si l'éducation préliminaire des physiciens était
plus fortement organisée. Dès lors, ils n'auraient plus besoin de
recourir aux géomètres que dans les cas, nécessairement très rares, qui
exigeraient le perfectionnement abstrait des procédés analytiques.
Non-seulement ils feraient ainsi cesser directement la sorte de fausse
position scientifique qui leur est si souvent pénible aujourd'hui, mais
ils amélioreraient notablement l'ensemble du système scientifique, en
hâtant le développement de la saine philosophie mathématique. Car, la
philosophie de l'analyse commence maintenant à être bien connue, quoique
sans doute, comme je l'ai indiqué dans le volume précédent, elle soit
encore susceptible de perfectionnemens capitaux; mais, quant à la vraie
philosophie mathématique, qui consiste surtout dans la relation
convenablement organisée de l'abstrait au concret, elle est encore
presque entièrement dans l'enfance, sa formation ayant dû nécessairement
être postérieure. Or, elle ne pouvait naître que d'une comparaison
suffisamment étendue entre les études mathématiques de divers ordres de
phénomènes; elle ne peut se développer que par l'accroissement graduel
de telles études, poursuivies dans un esprit vraiment positif, qui, au
degré où il est nécessaire, doit naturellement se trouver bien plus
complet chez les physiciens que chez les géomètres. L'attention de
ceux-ci doit, en général, se diriger spontanément de préférence vers
l'instrument, abstraction faite de l'usage; les autres peuvent seuls,
d'ordinaire, sentir assez vivement le besoin de modifier les moyens,
conformément à la destination qu'ils ont en vue. Telles sont les
fonctions respectives que leur assigne une distribution rationnelle de
l'ensemble du travail scientifique.

Quoique l'application de l'analyse à l'étude de la physique ne soit
point encore assez philosophiquement instituée, et que, par suite, elle
ait été fréquemment illusoire, elle n'en a pas moins déjà rendu
d'éminens services au progrès réel de nos connaissances, comme j'aurai
soin de l'indiquer en examinant successivement les diverses parties
essentielles de la science. Lorsque les conditions fondamentales d'une
telle application ont pu être suffisamment remplies, l'analyse a porté,
dans les différentes branches de la physique, cette précision admirable
et surtout cette parfaite coordination qui caractérisent toujours son
emploi bien entendu. Que seraient sans elle, l'étude de la pesanteur,
celle de la chaleur, de la lumière, etc.? Des suites de faits presque
incohérens, dans lesquelles notre esprit ne pourrait rien prévoir qu'en
consultant l'expérience, pour ainsi dire à chaque pas, tandis qu'elles
nous offrent maintenant un caractère de rationnalité très satisfaisant,
qui les rend susceptibles de remplir à un haut degré la destination
finale de tout travail scientifique. Néanmoins, il ne faut pas se
dissimuler que les phénomènes physiques, à raison de leur plus grande
complication, sont bien moins accessibles aux méthodes mathématiques que
les phénomènes astronomiques, soit quant à l'étendue ou à la sûreté des
procédés. Sous le point de vue mécanique surtout, il n'y a pas de
problème physique qui ne soit réellement beaucoup plus complexe qu'aucun
problème astronomique, lorsqu'on y veut tenir compte de toutes les
circonstances susceptibles d'exercer sur le phénomène une véritable
influence. Le cas de la pesanteur, quelque simple qu'il paraisse et
qu'il soit en effet, relativement à tous les autres, en offre la preuve
bien sensible, même en se bornant aux solides, par l'impossibilité où
nous sommes encore d'avoir suffisamment égard dans nos calculs à la
résistance de l'air, qui modifie pourtant d'une manière si prononcée le
mouvement effectif. Il en est ainsi, à plus forte raison, des autres
recherches physiques susceptibles de devenir mathématiques, et qui
ordinairement ne sauraient comporter une telle transformation qu'après
avoir écarté une portion plus ou moins essentielle des conditions du
problème, d'où résulte l'impérieuse nécessité d'une grande réserve dans
l'emploi des déductions de cette analyse incomplète. On pourrait
cependant augmenter beaucoup l'utilité réelle de l'analyse dans les
questions physiques, en ne lui accordant plus une prépondérance aussi
exclusive, et en consultant plus convenablement l'expérience, qui,
cessant d'être bornée à la simple détermination des coefficiens, comme
on le voit trop souvent aujourd'hui, fournirait aux méthodes
mathématiques des points de départ moins écartés; cette marche a déjà
réussi pour quelques cas, malheureusement trop rares. Sans doute, la
coordination devient ainsi plus imparfaite; mais doit-on regretter cette
perfection illusoire, lorsqu'on ne peut l'obtenir qu'en altérant plus ou
moins profondément la réalité des phénomènes? Cet art de combiner
intimement l'analyse et l'expérience, sans subalterniser l'une à
l'autre, est encore presque inconnu; il constitue naturellement le
dernier progrès fondamental de la méthode propre à l'étude approfondie
de la physique. Il ne pourra être, en réalité, convenablement cultivé,
que lorsque les physiciens, et non les géomètres, se chargeront enfin,
dans ces recherches, de diriger l'instrument analytique, comme je viens
de le proposer.

Après avoir suffisamment considéré, d'une manière générale, l'objet
propre de la physique et les moyens fondamentaux qui lui appartiennent,
je dois maintenant fixer sa vraie position encyclopédique. La discussion
établie au commencement de cette leçon doit me dispenser naturellement
de grands développemens à ce sujet. Il faut, néanmoins, justifier ici
sommairement le rang que j'ai assigné à cette branche de la philosophie
naturelle dans la hiérarchie scientifique, telle que je l'ai constituée
au début de cet ouvrage.

Si l'on envisage d'abord la physique relativement aux sciences que j'ai
placées comme antécédentes, il est aisé de reconnaître, en premier lieu,
que non-seulement ses phénomènes sont plus compliqués que les phénomènes
astronomiques, ce qui est évident, mais que leur étude ne saurait
acquérir son vrai caractère rationnel qu'en se fondant sur une
connaissance approfondie, quoique générale, de l'astronomie, soit comme
modèle, soit même comme base. Nous avons reconnu, dans la première
partie de ce volume, que la science céleste, tant sous le point de vue
mécanique que sous le point de vue géométrique, nous offre
nécessairement, à raison de la simplicité caractéristique de ses
phénomènes, le type le plus parfait de la méthode universelle qu'on doit
appliquer, autant que possible, à la découverte des lois naturelles.
Quelle préparation immédiate aussi convenable pourrions-nous donc
imaginer pour notre intelligence avant de se livrer aux explorations
plus difficiles de la physique, que celle qui résulte de l'examen
philosophique d'un tel modèle? Comment procéder rationnellement à
l'analyse des phénomènes plus compliqués, sans s'être rendu d'abord un
compte général satisfaisant de la manière dont les plus simples peuvent
être étudiés? La marche de l'individu doit offrir ici les mêmes phases
principales que celle de l'espèce. C'est par l'astronomie que l'esprit
positif a réellement commencé à s'introduire dans la philosophie
naturelle proprement dite, après avoir été suffisamment développé par
les études purement mathématiques. Notre éducation individuelle
pourrait-elle réellement être dispensée de suivre la même série
générale? Si la science céleste nous a seule primitivement appris ce que
c'est que l'_explication_ positive d'un phénomène sans aucune enquête
inaccessible sur sa _cause_, ou première ou finale, ni sur son mode de
production, à quelle source plus pure puiserions-nous aujourd'hui un tel
enseignement fondamental? La physique, plus qu'aucune autre science
naturelle, doit surtout se proposer l'imitation d'un tel modèle, puisque
ses phénomènes étant les moins compliqués de tous après les phénomènes
astronomiques, cette imitation y est nécessairement bien plus complète.

Indépendamment de cette relation fondamentale, sous le rapport de la
méthode, l'ensemble des théories célestes constitue une donnée
préliminaire indispensable à l'étude rationnelle de la physique
terrestre, comme je l'ai déjà indiqué dans la dix-neuvième leçon. La
position et les mouvemens de notre planète dans le monde dont nous
faisons partie, sa figure, sa grandeur, l'équilibre général de sa masse,
sont évidemment nécessaires à connaître avant que l'un quelconque des
phénomènes physiques qui s'opèrent à sa surface puisse être
véritablement compris. Le plus élémentaire d'entre eux, et qui se
reproduit dans presque tous les autres, la pesanteur, n'est point
susceptible d'être étudié d'une manière approfondie, abstraction faite
du phénomène céleste universel dont il ne présente réellement qu'un cas
particulier. Enfin, j'ai déjà remarqué ailleurs que plusieurs phénomènes
importans, et surtout celui des marées, établissent naturellement une
transition formelle et presque insensible de l'astronomie à la
physique. Une telle subordination est donc incontestable, sous quelque
point de vue qu'on l'envisage.

Par suite de cette harmonie, la physique est donc sous la dépendance
étroite, quoique indirecte, de la science mathématique, base évidente de
l'astronomie. Mais, outre cette connexion médiate, nous avons reconnu
ci-dessus le lien direct qui rattache intimement la physique au
fondement général et primitif de toute la philosophie naturelle. Dans la
plupart des branches de la physique, il s'agit, comme en astronomie, de
phénomènes essentiellement géométriques ou mécaniques, quoique les
circonstances en soient ordinairement beaucoup plus compliquées. Cette
complication empêche sans doute que les théories géométriques et
mécaniques, suivant l'examen précédent, puissent y être appliquées d'une
manière à beaucoup près aussi parfaite, soit quant à l'étendue ou à la
précision, que dans les cas célestes. Mais les lois abstraites de
l'espace et du mouvement n'en doivent pas moins y être exactement
observées; et leur application, envisagée d'une manière générale, ne
saurait manquer d'y fournir des indications fondamentales extrêmement
précieuses. Néanmoins, quelque évidente que soit cette subordination
sous le rapport de la doctrine, c'est relativement à la méthode que la
filiation mathématique de la physique me semble surtout importante à
considérer. N'oublions jamais, en effet, que l'esprit général de la
philosophie positive s'est formé primitivement par la culture des
mathématiques, et qu'il faut nécessairement remonter jusqu'à une telle
origine pour connaître réellement cet esprit dans toute sa pureté
élémentaire. Les théorèmes et les formules mathématiques sont rarement
susceptibles d'une application complète à l'étude effective des
phénomènes naturels, quand on veut dépasser la plus extrême simplicité
dans les conditions réelles des problèmes. Mais le véritable esprit
mathématique, si distinct de l'esprit algébrique, avec lequel on le
confond trop souvent[20], est, au contraire, constamment applicable; et
sa connaissance approfondie constitue, à mes yeux, le plus intéressant
résultat que les physiciens puissent retirer d'une étude philosophique
de la science mathématique. C'est seulement par l'habitude intime des
vérités éminemment simples et lucides de la géométrie et de la mécanique
que notre esprit peut d'abord développer convenablement sa positivité
naturelle, et se préparer à établir dans les études les plus complexes
des démonstrations réelles. Rien ne saurait tenir lieu d'un tel régime
pour dresser complétement l'organe intellectuel. On doit même
reconnaître que les notions géométriques étant encore plus nettes et
plus fondamentales que les notions mécaniques, l'étude des premières
importe encore davantage aux physiciens comme moyen d'éducation, quoique
les secondes aient réellement, dans les diverses branches de la science,
un usage effectif plus immédiat et plus étendu. Toutefois, quelle que
soit l'importance évidente d'une telle préparation primitive, il ne
faudrait pas croire que, même sous le seul rapport du régime
intellectuel, elle pût être vraiment suffisante, si l'étude
philosophique de l'astronomie ne venait point la compléter, en montrant,
par une application à la fois simple et capitale, comment l'esprit
mathématique doit se modifier pour s'adapter réellement à l'exploration
des phénomènes naturels. On voit ainsi, en résumé, que l'éducation
scientifique préliminaire propre à former des physiciens rationnels est
nécessairement plus compliquée que celle convenable aux astronomes,
puisque, indépendamment d'une base mathématique exactement commune, et
qui suffit à ceux-ci, les premiers doivent y joindre l'étude, au moins
générale, de la science céleste. Sous ce premier point de vue, la
position encyclopédique que j'ai assignée à la physique est donc
incontestable.

      [Note 20: Les mêmes géomètres qui se plaisent le plus à
      soumettre au calcul des hypothèses physiques très hasardées
      ou même entièrement chimériques, sont ordinairement ceux
      qui, en mathématiques pures, poussent jusqu'au ridicule les
      habitudes de circonspection pédantesque et de sévérité
      minutieuse. Ce contraste remarquable me semble propre à
      faire ressortir la différence profonde qui existe entre
      l'esprit algébrique et le véritable esprit mathématique,
      pour lequel le calcul n'est qu'un instrument,
      essentiellement subordonné, comme tout autre, à sa
      destination.]

Son rang n'est pas moins évident sous le rapport inverse, c'est-à-dire
quant à ses relations fondamentales avec les sciences que j'ai classées
après elle.

Ce ne saurait être par accident que, non-seulement dans notre langue,
mais, en général, dans celles de tous les peuples penseurs, le nom
générique primitivement destiné à désigner l'ensemble de l'étude de la
nature, soit unanimement devenu, depuis environ un siècle, la
dénomination spécifique de la science que nous considérons ici. Un usage
aussi universel résulte nécessairement du sentiment profond, quoique
vague, de la prépondérance que doit exercer la physique proprement dite
dans le système de la philosophie naturelle, qu'elle domine en effet
tout entier, en exceptant la seule astronomie, qui n'est, en réalité,
qu'une émanation immédiate de la science mathématique. Il suffit de
considérer directement cette relation générale, pour concevoir aussitôt
que l'étude des propriétés communes à tous les corps, qu'ils nous
manifestent, avec de simples différences de degré, dans tous les états
dont ils sont susceptibles, et qui constituent, par conséquent,
l'existence fondamentale de toute matière, doit indispensablement
précéder celle des modifications propres aux diverses substances et à
leurs divers arrangemens. La nécessité d'un tel ordre est même sensible,
comme on voit, indépendamment de la loi philosophique qui impose si
clairement, sous le rapport de la méthode, l'obligation de n'étudier les
phénomènes les plus complexes qu'après les moins complexes. Relativement
à la science de la vie en particulier, quelque opinion qu'on adopte sur
la nature des phénomènes qui distinguent les corps organisés, il est
évident que, avant tout, ces corps, en tant que tels, sont soumis aux
lois universelles de la matière, modifiées seulement dans leurs
manifestations par les circonstances caractéristiques de l'état vivant.
En examinant, dans le volume suivant, la philosophie de cette science,
nous reconnaîtrons combien sont illusoires les considérations d'après
lesquelles on a si souvent tenté d'établir que les phénomènes vitaux
sont en opposition avec les lois générales de la physique. D'ailleurs,
la vie ne pouvant jamais avoir lieu que sous l'influence continuelle et
indispensable d'un système déterminé de circonstances extérieures,
comment serait-elle susceptible d'étude positive, si l'on voulait faire
abstraction des lois relatives à ces modificateurs externes? Ainsi,
toute physiologie qui n'est point fondée sur une connaissance préalable
de la physique, ne saurait avoir aucune vraie consistance scientifique.
Cette subordination est encore plus frappante pour la chimie, comme nous
le constaterons spécialement au commencement du volume suivant. Sans
admettre l'hypothèse prématurée, et peut-être au fond très hasardée, par
laquelle quelques physiciens éminens veulent aujourd'hui rapporter tous
les phénomènes chimiques à des actions purement physiques, il est
néanmoins évident que tout acte chimique s'accomplit constamment sous
des influences physiques, dont le concours est aussi indispensable
qu'inévitable. Quel phénomène de composition ou de décomposition serait
intelligible, si l'on ne tenait aucun compte de la pesanteur, de la
chaleur, de l'électricité, etc.? Or, pourrait-on apprécier la puissance
chimique de ces divers agens, sans connaître d'abord les lois relatives
à l'influence générale propre à chacun d'eux? Il suffit, quant à
présent, d'indiquer sommairement ces différens motifs, pour mettre hors
de doute la dépendance étroite de la chimie envers la physique, tandis
que celle-ci est, au contraire, par sa nature, essentiellement
indépendante de l'autre.

Les considérations précédentes, en même temps qu'elles établissent
clairement quel rang la physique doit occuper dans la hiérarchie
rationnelle des sciences fondamentales, font sentir suffisamment sa
haute importance philosophique, puisqu'elles la présentent comme une
base indispensable à toutes les sciences que ma formule encyclopédique a
placées après elle. Quant à l'action directe d'une telle science sur
l'ensemble du système intellectuel de l'homme, il faut reconnaître,
avant tout, qu'elle est nécessairement moins profonde que celle des deux
termes extrêmes de la philosophie naturelle proprement dite,
l'astronomie et la physiologie. Ces deux sciences, en fixant
immédiatement nos idées relativement aux deux sujets universels et
corrélatifs de toutes nos conceptions, le monde et l'homme, doivent sans
doute, par leur nature, agir spontanément sur la pensée humaine, d'une
manière plus radicale que ne peuvent le faire les sciences
intermédiaires, comme la physique et la chimie, quelque indispensable
que soit leur intervention. Toutefois, l'influence de celles-ci sur le
développement général et l'émancipation définitive de l'intelligence
humaine, n'en est pas moins extrêmement prononcée. En me bornant, comme
il convient ici, à la physique seule, il est évident que le caractère
fondamental d'opposition absolue entre la philosophie positive et la
philosophie théologique ou métaphysique s'y fait très fortement sentir,
quoiqu'il y soit réellement moins complet qu'en astronomie, en raison
même d'une moindre perfection scientifique. Cette infériorité relative,
peu sensible aux esprits vulgaires, doit être sans doute, à cet égard,
pleinement compensée par la variété beaucoup plus grande des phénomènes
dont la physique s'occupe, d'où résulte un antagonisme bien plus
multiplié et, en conséquence, plus apparent, avec la théologie et la
métaphysique. L'histoire intellectuelle des derniers siècles nous
montre, en effet, que c'est principalement sur le terrain de la physique
qu'a eu lieu, d'une manière formelle, la lutte générale et décisive de
l'esprit positif contre l'esprit métaphysique: en astronomie, la
discussion a été peu marquée, et le positivisme a triomphé presque
spontanément, si ce n'est au sujet du mouvement de la terre.

Il importe, d'ailleurs, de remarquer ici que, à partir de la physique,
les phénomènes naturels commencent à être réellement modifiables par
l'intervention humaine, ce qui ne pouvait avoir lieu en astronomie, et
ce que nous verrons désormais se manifester de plus en plus dans tout le
reste de notre série encyclopédique. Si l'extrême simplicité, des
phénomènes astronomiques ne nous avait nécessairement permis de pousser,
à leur égard, la prévision scientifique jusqu'au plus haut degré
d'étendue et d'exactitude, l'impossibilité où nous sommes d'intervenir,
en aucune manière, dans leur accomplissement, eût rendu éminemment
difficile leur affranchissement radical de toute suprématie théologique
et métaphysique: mais cette parfaite prévoyance a dû être pour cela bien
autrement efficace que la petite action effective de l'homme sur tous
les autres phénomènes naturels. Quant à ceux-ci, au contraire, cette
action, quelque restreinte qu'elle soit, acquiert, par compensation, une
haute importance philosophique, à cause du peu de perfection que nous
pouvons apporter dans leur prévision rationnelle. Le caractère
fondamental de toute philosophie théologique, ainsi que je l'ai remarqué
ailleurs, est de concevoir les phénomènes comme assujettis à des
volontés surnaturelles, et par suite, comme éminemment et
irrégulièrement variables. Or, pour le public, qui ne saurait entrer
réellement dans aucune discussion spéculative approfondie sur la
meilleure manière de philosopher, un tel genre d'explications ne peut
être finalement renversé que par deux moyens généraux, dont le succès
populaire est infaillible à la longue: la prévoyance exacte et
rationnelle des phénomènes, qui fait immédiatement disparaître toute
idée d'une volonté directrice; ou la possibilité de les modifier suivant
nos convenances, qui conduit au même résultat sous un autre point de
vue, en présentant alors cette puissance comme subordonnée à la nôtre.
Le premier procédé est le plus philosophique; c'est même celui qui peut
le mieux entraîner la conviction du vulgaire, quand il est complétement
applicable, ce qui n'a guère lieu jusqu'ici, à un haut degré, qu'à
l'égard des phénomènes célestes; mais le second, lorsque sa réalité est
bien évidente, détermine non moins nécessairement l'assentiment
universel. C'est ainsi, par exemple, que Franklin a irrévocablement
détruit, dans les intelligences même les moins cultivées, la théorie
religieuse du tonnerre, en prouvant l'action directrice que l'homme peut
exercer, entre certaines limites, sur ce météore, tandis que ses
ingénieuses expériences pour établir l'identité d'un tel phénomène avec
la décharge électrique ordinaire, quoique ayant une valeur scientifique
bien supérieure, ne pouvaient être décisives qu'aux yeux des physiciens.
La découverte d'une telle faculté de diriger la foudre, a donc exercé
réellement la même influence sur le renversement des préjugés
théologiques que, dans un autre cas, la prévision exacte des retours des
comètes. Une loi philosophique inconnue jusqu'ici, et que j'exposerai
soigneusement dans le volume suivant, nous montrera à ce sujet que, plus
notre prévision scientifique devient imparfaite, en vertu de la
complication croissante des phénomènes, plus notre action sur eux
acquiert naturellement d'étendue et de variété, par une autre
conséquence du même caractère. Ainsi, à mesure que l'antagonisme de la
philosophie positive contre la philosophie théologique est moins
prononcé sous le premier point de vue, il se manifeste davantage sous le
second; en sorte que, quant à l'influence générale de cette lutte sur
l'esprit du vulgaire, le résultat final est à peu près le même, quoique
la compensation soit loin d'être exacte.

En considérant maintenant l'appréciation philosophique de la physique,
sous le rapport de sa méthode et quant à la perfection de son caractère
scientifique, indépendamment de l'importance de ses lois, nous
reconnaissons, en général, que la vraie valeur comparative de cette
science fondamentale se trouve exactement en harmonie avec le rang
qu'elle occupe dans la hiérarchie encyclopédique que j'ai établie. La
perfection spéculative d'une science quelconque doit se mesurer
essentiellement par ces deux considérations principales, toujours et
nécessairement corrélatives, quoique d'ailleurs fort distinctes: la
coordination plus ou moins complète, et la prévision plus ou moins
exacte. Ce dernier caractère nous offre surtout le critérium le plus
clair et le plus décisif, comme se rapportant directement au but final
de toute science. Or, en premier lieu, sous chacun de ces deux points de
vue, la physique, par la variété et la complication de ses phénomènes,
doit toujours être évidemment très inférieure à l'astronomie, quels que
puissent être ses progrès futurs. Au lieu de cette parfaite harmonie
mathématique que nous avons admirée dans la science céleste, désormais
ramenée à une rigoureuse unité, la physique va nous présenter de
nombreuses branches, presque entièrement isolées les unes des autres, et
dont chacune à part n'établit qu'une liaison souvent faible et équivoque
entre ses principaux phénomènes: de même, la prévision rationnelle et
précise de l'ensemble des événemens célestes à une époque quelconque,
d'après un très petit nombre d'observations directes, sera remplacée
ici par une prévoyance à courte portée, qui, pour ne pas être
incertaine, peut à peine perdre de vue l'expérience immédiate. Mais,
d'un autre côté, la supériorité spéculative de la physique sur tout le
reste de la philosophie naturelle, sous l'un et l'autre rapport, est
également incontestable, même relativement à la chimie, et, à plus forte
raison, quant à la physiologie, comme je l'établirai spécialement dans
l'examen philosophique de ces deux sciences, dont les phénomènes sont,
par leur nature, bien autrement incohérens, et comportent, en
conséquence, une prévoyance beaucoup plus imparfaite encore. Il importe,
en outre, de noter ici, d'après une discussion précédemment indiquée
dans cette leçon, que l'étude philosophique de la physique nous
présente, comme moyen général d'éducation intellectuelle, une utilité
toute spéciale, qu'il serait impossible de trouver ailleurs au même
degré: la connaissance approfondie de l'art fondamental de
l'expérimentation, que nous avons reconnu être particulièrement destiné
à la physique. C'est toujours là que les vrais philosophes, quel que
soit l'objet propre de leurs recherches habituelles, devront remonter,
pour apprendre en quoi consiste le véritable esprit expérimental, pour
connaître les conditions caractéristiques qu'exige l'institution des
expériences propres à dévoiler sans équivoque la marche réelle des
phénomènes, et enfin pour se faire une juste idée des ingénieuses
précautions par lesquelles on peut empêcher l'altération des résultats
d'un procédé aussi délicat. Chaque science fondamentale, outre les
caractères essentiels de la méthode positive, qui doivent s'y montrer
nécessairement à un degré plus ou moins prononcé, nous présentera ainsi
naturellement quelques indications philosophiques qui lui appartiennent
spécialement, comme nous l'avons déjà remarqué au sujet de l'astronomie;
et c'est toujours à leur source que de telles notions de logique
universelle doivent être examinées, sous peine d'être imparfaitement
appréciées. Suivant l'esprit de cet ouvrage, la science mathématique
nous fait seule bien connaître les conditions élémentaires de la
positivité; l'astronomie caractérise nettement la véritable étude de la
nature; la physique nous enseigne spécialement la théorie de
l'expérimentation; c'est à la chimie que nous devons surtout emprunter
l'art général des nomenclatures; et enfin la science des corps organisés
peut seule nous dévoiler la vraie théorie des classifications
quelconques.

Pour compléter le jugement définitif que je devais porter ici sur la
philosophie de la physique, envisagée dans son ensemble, il me reste à
la considérer sous un dernier rapport fort important, dont j'ai
jusqu'ici soigneusement réservé l'examen, et à l'égard duquel je me
trouve obligé de choquer directement des opinions encore très
accréditées parmi les physiciens, et surtout des habitudes profondément
enracinées chez la plupart d'entre eux. Il s'agit du véritable esprit
général qui doit présider à la construction rationnelle et à l'usage
scientifique des _hypothèses_, conçues comme un puissant et
indispensable auxiliaire dans notre étude de la nature. Cette grande
question philosophique nous offrira, j'espère, une occasion capitale de
reconnaître formellement l'utilité effective, quant au progrès réel des
sciences, de ce point de vue général, et néanmoins positif, où je me
suis placé le premier, dans cet ouvrage. Car, c'est sur la philosophie
astronomique, caractérisée par la première partie de ce volume, que je
prendrai mon point d'appui pour un tel examen, qui, sans cette méthode,
entraînerait à des discussions interminables. La fonction fondamentale
et difficile à analyser que remplissent, en physique, les hypothèses,
m'oblige naturellement à placer ici ce problème général de philosophie
positive. Je ne devais point m'en occuper expressément en astronomie,
quoique aucune autre science ne fasse un usage, à la fois aussi complet
et aussi rationnel, de ce moyen nécessaire: car, en vertu de l'extrême
simplicité des phénomènes, c'est, pour ainsi dire, spontanément que
toutes les conditions essentielles à son application bien entendue y ont
été presque toujours observées, sans avoir besoin d'aucune règle
philosophique spécialement affectée à cette destination. À mes yeux, au
contraire, l'analyse convenablement approfondie de l'art des hypothèses,
considéré dans la science dont la suprématie spéculative est aujourd'hui
unanimement reconnue, peut seule établir solidement les règles générales
propres à diriger l'emploi de ce précieux artifice en physique, et, à
plus forte raison, dans tout le reste de la philosophie naturelle. Telle
est, en aperçu, la marche de mon intelligence. Les métaphysiciens, comme
Condillac entre autres[21], qui ont voulu traiter cette question
difficile en faisant abstraction de cette base indispensable, n'ont pu
aboutir qu'à proposer à ce sujet quelques maximes vagues et
insuffisantes, remarquables par leur puérilité lorsqu'elles n'ont pas un
caractère absurde.

      [Note 21: Voyez son étrange _Traité des Systèmes_. Un
      philosophe d'une bien plus haute portée, l'illustre
      Barthez, a, depuis, traité ce sujet d'une manière
      infiniment supérieure, dans le discours préliminaire, si
      éminent par sa force philosophique, qu'il a placé à la tête
      de ses _Nouveaux Élémens de la science de l'homme_ (deuxième
      édition). Mais, il n'avait pas non plus une connaissance
      assez approfondie de la philosophie mathématique et de la
      philosophie astronomique pour donner à son analyse générale
      une base positive suffisante. Aussi, l'excellente théorie
      logique qu'il avait si vigoureusement tenté d'établir ne
      l'a-t-elle pu conduire, en physiologie, qu'à une application
      profondément vicieuse, comme nous aurons occasion de le
      constater spécialement dans le volume suivant.]

_Théorie fondamentale des hypothèses._ Il ne peut exister que deux
moyens généraux propres à nous dévoiler, d'une manière directe et
entièrement rationnelle, la loi réelle d'un phénomène quelconque, ou
l'analyse immédiate de la marche de ce phénomène, ou sa relation exacte
et évidente à quelque loi plus étendue, préalablement établie; en un
mot, l'induction, ou la déduction. Or, l'une et l'autre voie seraient
certainement insuffisantes, même à l'égard des plus simples phénomènes,
aux yeux de quiconque a bien compris les difficultés essentielles de
l'étude approfondie de la nature, si l'on ne commençait souvent par
anticiper sur les résultats, en faisant une supposition provisoire,
d'abord essentiellement conjecturale, quant à quelques-unes des notions
mêmes qui constituent l'objet final de la recherche. De là,
l'introduction, strictement indispensable, des hypothèses en philosophie
naturelle. Sans cet heureux détour, dont les méthodes d'approximation
des géomètres ont primitivement suggéré l'idée générale, la découverte
effective des lois naturelles serait évidemment impossible, pour peu que
le cas présentât de complication; et, toujours, le progrès réel serait,
au moins, extrêmement ralenti. Mais, l'emploi de ce puissant artifice
doit être constamment assujetti à une condition fondamentale, à défaut
de laquelle il tendrait nécessairement, au contraire, à entraver le
développement de nos vraies connaissances. Cette condition, jusqu'ici
vaguement analysée, consiste à ne jamais imaginer que des hypothèses
susceptibles, par leur nature, d'une vérification positive, plus ou
moins éloignée, mais toujours clairement inévitable, et dont le degré de
précision soit exactement en harmonie avec celui que comporte l'étude
des phénomènes correspondans. En d'autres termes, les hypothèses
vraiment philosophiques doivent constamment présenter le caractère de
simples anticipations sur ce que l'expérience et le raisonnement
auraient pu dévoiler immédiatement, si les circonstances du problème
eussent été plus favorables. Pourvu que cette seule règle nécessaire
soit toujours et scrupuleusement observée, les hypothèses peuvent
évidemment être introduites sans aucun danger, toutes les fois qu'on en
éprouve le besoin, ou même simplement le désir raisonné. Car, on se
borne ainsi à substituer une exploration indirecte à l'exploration
directe, quand celle-ci serait ou impossible ou trop difficile. Mais, si
l'une et l'autre n'avaient point, au contraire, le même sujet général,
si l'on prétendait atteindre par l'hypothèse ce qui, en soi-même, est
radicalement inaccessible à l'observation et au raisonnement, la
condition fondamentale serait méconnue, et l'hypothèse, sortant aussitôt
du vrai domaine scientifique, deviendrait nécessairement nuisible. Or,
tous les bons esprits reconnaissent aujourd'hui que nos études réelles
sont strictement circonscrites à l'analyse des phénomènes pour découvrir
leurs _lois_ effectives, c'est-à-dire, leurs relations constantes de
succession ou de similitude, et ne peuvent nullement concerner leur
nature intime, ni leur _cause_, ou première ou finale, ni leur mode
essentiel de production. Comment des suppositions arbitraires
auraient-elles réellement plus de portée? Ainsi, toute hypothèse qui
franchit les limites de cette sphère positive, ne peut aboutir qu'à
engendrer des discussions interminables, en prétendant prononcer sur des
questions nécessairement insolubles pour notre intelligence.

À l'époque actuelle, aucun physicien, sans doute, ne contestera
directement la règle précédente. Mais, il faut que ce principe soit
encore très imparfaitement compris, puisqu'il est, en réalité,
continuellement violé dans l'application et sous les rapports
fondamentaux, de manière à altérer radicalement, à mes yeux, le vrai
caractère de la physique. En thèse générale, le domaine de la conjecture
est bien conçu comme destiné à combler provisoirement les intervalles
que laisse inévitablement çà et là le domaine de la réalité: examinez
ensuite ce qui se pratique, et les deux domaines paraîtront, au
contraire, entièrement séparés, le réel étant même encore, presque
toujours, plus ou moins subordonné à l'imaginaire. Il est donc
maintenant indispensable, après ces généralités préliminaires, de
préciser directement le véritable état actuel de la question
relativement à la philosophie de la physique.

Les diverses hypothèses employées aujourd'hui par les physiciens doivent
être soigneusement distinguées en deux classes: les unes, jusqu'ici peu
multipliées, sont simplement relatives aux lois des phénomènes; les
autres, dont le rôle actuel est beaucoup plus étendu, concernent la
détermination des agens généraux auxquels on rapporte les différens
genres d'effets naturels. Or, d'après la règle fondamentale posée
ci-dessus, les premières sont seules admissibles; les secondes,
essentiellement chimériques, ont un caractère anti-scientifique, et ne
peuvent désormais qu'entraver radicalement le progrès réel de la
physique, bien loin de le favoriser: telle est la maxime philosophique
que je dois maintenant établir.

En astronomie, le premier ordre d'hypothèses est exclusivement usité,
depuis que la science céleste est complétement parvenue à l'état
positif, sous les deux aspects généraux, géométrique et mécanique,
qu'elle nous présente. Tel fait est encore peu connu, ou telle loi est
ignorée: on forme alors à cet égard une hypothèse, le plus possible en
harmonie avec l'ensemble des données déjà acquises; et la science,
pouvant ainsi se développer librement, finit toujours par conduire à de
nouvelles conséquences observables, susceptibles de confirmer ou
d'infirmer, sans aucune équivoque, la supposition primitive. Nous en
avons remarqué, dans la première partie de ce volume, de fréquens et
heureux exemples, relatifs à la découverte des principales vérités
astronomiques. Mais, depuis l'établissement de la loi fondamentale de la
gravitation, les géomètres et les astronomes ont définitivement renoncé
à créer des fluides chimériques pour expliquer le mode général de
production des mouvemens célestes; ou, du moins, ce qui revient au même,
ceux qui l'ont entrepris, comme Euler entre autres, se livraient
simplement à un goût personnel, en quelque sorte analogue à celui qui
inspira jadis à Képler son fameux songe astronomique, et sans prétendre
exercer ainsi aucune influence réelle sur le marche effective de la
science.

Pourquoi, dans une étude où l'erreur est bien plus difficile à éviter,
et qui exigerait, par sa nature, beaucoup plus de précautions, les
physiciens n'imiteraient-ils point cette admirable circonspection?
Pourquoi, comme les astronomes, ne borneraient-ils pas les hypothèses à
porter uniquement sur les circonstances encore inconnues des phénomènes
ou sur leurs lois ignorées, et jamais sur leur mode de production,
nécessairement inaccessible à notre intelligence? Quelle peut être
l'utilité scientifique de ces conceptions fantastiques, qui jouent
encore un si grand rôle, sur les fluides et les éthers imaginaires
auxquels on rapporte les phénomènes de la chaleur, de la lumière, de
l'électricité et du magnétisme? Ce mélange intime de réalités et de
chimères ne doit-il pas, de toute nécessité, fausser profondément les
notions essentielles de la physique, engendrer des débats sans issue, et
inspirer à beaucoup de bons esprits une répugnance, naturelle quoique
funeste, pour une étude qui offre un tel caractère d'arbitraire?

La seule définition habituelle de ces agens inintelligibles devrait
suffire, ce me semble, pour les exclure immédiatement de toute science
réelle; car, par son énoncé même, il est évident que la question n'est
point jugeable, l'existence de ces prétendus fluides n'étant pas plus
susceptible de négation que d'affirmation, puisque, d'après la
constitution qui leur est soigneusement attribuée, ils échappent
nécessairement à tout contrôle positif. Quelle argumentation sérieuse
pourrait-on instituer pour ou contre des corps ou des milieux dont le
caractère fondamental est de n'en avoir aucun? Ils sont expressément
imaginés comme invisibles, intangibles, impondérables même, et
d'ailleurs inséparables des substances qu'ils animent: notre raison ne
saurait donc avoir sur eux la moindre prise. Sans la toute-puissance de
l'habitude, ceux qui croient fermement aujourd'hui à l'existence du
calorique, de l'éther lumineux, ou des fluides électriques,
oseraient-ils prendre en pitié les esprits élémentaires de Paracelse,
dont la notion n'est pas certainement plus étrange? N'est-ce point même
par une véritable inconséquence qu'ils refusent d'admettre les anges et
les génies? Pour me borner à un exemple plus analogue, on a vu de tels
physiciens repousser dédaigneusement, comme indigne d'examen
scientifique, l'idée du fluide sonore, proposée par un naturaliste du
premier ordre, l'illustre Lamarck: et, cependant, le seul tort de cette
hypothèse, tort irréparable, à la vérité, c'est d'être venue beaucoup
trop tard, long-temps après que l'acoustique était pleinement
constituée; créé dès la naissance de la science, comme les hypothèses
sur la chaleur, la lumière et l'électricité, ce fluide eût fait,
probablement, la même fortune que les autres.

La nature de cet ouvrage ne me permet nullement d'indiquer tous les
détails spéciaux que comporterait un tel sujet. Le lecteur instruit y
suppléera facilement quand il aura bien saisi mon idée principale. Je
signalerai seulement encore, comme un symptôme remarquable, la
singulière facilité avec laquelle ces diverses hypothèses se renversent
mutuellement, au grand scandale des esprits superficiels, qui qualifient
dès lors la science d'arbitraire, parce que, à leurs yeux, elle consiste
surtout en ces vaines discussions. Dans les différentes controverses de
ce genre, qui ont eu lieu successivement depuis environ un demi-siècle,
chaque secte a trouvé aisément de puissans motifs contre l'opinion de
son antagoniste: la difficulté a toujours été d'en produire de décisifs
pour sa propre hypothèse. Il eût même été ordinairement possible
d'imaginer une troisième fiction, susceptible de soutenir, avec
avantage, la concurrence avec les deux autres.

À la vérité, les physiciens se défendent vivement aujourd'hui d'attacher
aucune réalité intrinsèque à ces hypothèses, qu'ils préconisent
seulement comme des moyens indispensables pour faciliter la conception
et la combinaison des phénomènes. Mais, n'est-ce point là l'illusion
d'une positivité incomplète, qui sent la profonde inanité de tels
systèmes, et pourtant n'ose point encore s'en passer? Est-il vraiment
possible, après avoir adopté une notion qui ne comporte aucune
vérification, d'en faire un usage continuel, de la mêler intimement à
toutes les idées réelles, sans être jamais involontairement entraîné à
lui attribuer une existence effective, qui, d'ailleurs, ne saurait être
plus complète? Même en admettant cette sécurité, sur quels motifs
rationnels pourrait-on philosophiquement fonder la nécessité d'une
marche aussi étrange? L'astronomie se passe entièrement d'un tel
secours, et cependant on y conçoit très nettement tous les phénomènes,
et on les y combine d'une manière admirable. La véritable raison n'en
serait-elle pas, au fond, comme je l'établirai tout à l'heure, que
l'astronomie, étant à la fois plus simple et plus ancienne que la
physique, a dû atteindre avant elle à l'entier développement de son
vrai caractère scientifique?

En examinant directement la prétendue destination scientifique de ces
hypothèses, il serait difficile de comprendre, par exemple, comment la
dilatation des corps par la chaleur serait aucunement _expliquée_,
c'est-à-dire éclaircie, par cette seule idée qu'un fluide imaginaire
interposé dans les intervalles moléculaires, tend constamment à les
augmenter, puisqu'il resterait à concevoir d'où vient à ce fluide cette
élasticité spontanée, qui, certes, est encore moins intelligible que le
fait primitif. De même, on ne conçoit pas mieux, en réalité, la
propriété lumineuse des corps, après l'avoir attribuée à leur faculté
incompréhensible de lancer un fluide fictif ou de faire vibrer un éther
imaginaire; pareillement, à l'égard des phénomènes électriques ou
magnétiques. Toutes ces prétendues explications ne sont pas, au fond,
guère plus scientifiques que l'explication métaphysique des phénomènes
humains, par l'action mystérieuse de l'âme sur le corps; dans l'un et
l'autre cas, en effet, loin d'aplanir réellement aucune difficulté, on
en fait naître artificiellement un grand nombre de nouvelles. Une
tentative quelconque, même purement fictive, pour concevoir le mode de
production des phénomènes, est nécessairement illusoire et directement
opposée au véritable esprit scientifique. La faculté de se représenter
les phénomènes eux-mêmes ne saurait résulter que de leur observation
attentive; et, quant à la facilité de les combiner, elle ne peut être
fondée que sur la connaissance familière de leurs relations positives.
Ces hypothèses ne pourraient aujourd'hui y contribuer réellement tout au
plus que comme de simples moyens mnémoniques, qui ont même, sous ce
rapport, le grave inconvénient de détourner notre attention du véritable
objet de nos recherches. Les motifs ordinairement allégués en faveur de
ces artifices anti-scientifiques sont donc évidemment dépourvus de toute
réalité. Il ne reste d'autre considération valable que celle relative à
l'empire d'une habitude quelconque profondément contractée; d'où il
résulterait probablement, en effet, que les physiciens de la génération
actuelle combineraient plus difficilement leurs idées s'ils voulaient
les dégager tout à coup de cet alliage, intime quoique hétérogène. Pour
opérer complétement cette importante réforme, le langage scientifique
aura lui-même besoin d'être convenablement épuré, puisqu'il s'est formé
jusqu'ici sous l'influence prépondérante de cette fausse manière de
philosopher. Toutefois, je pense qu'on s'exagère beaucoup, d'ordinaire,
les difficultés qui proviennent de cette circonstance. Il suffit, pour
s'en convaincre, de considérer que, depuis un demi-siècle, le fréquent
passage de l'un de ces systèmes physiques au système antagoniste n'a pas
rencontré beaucoup d'obstacles dans le langage primitivement adopté. On
n'en éprouverait sans doute guère davantage, sous ce rapport, à écarter
indifféremment toutes ces vaines hypothèses. En optique, par exemple, le
mot _rayon_, si bien construit pour l'hypothèse de l'émission, continue
aujourd'hui à être employé par les partisans des ondulations: il ne
serait pas plus difficile de lui attacher un sens indépendant d'aucune
hypothèse, et simplement relatif au phénomène. De telles variations
facilitent même singulièrement cette transition définitive, en habituant
peu à peu à dégager, dans les termes scientifiques, la signification
réelle et fixe de l'interprétation imaginaire et variable.

Quelque vicieuse que soit évidemment une telle manière de philosopher,
la discussion précédente serait essentiellement incomplète, si je ne
donnais point une explication satisfaisante de l'introduction naturelle
de cette méthode, qui, à l'origine, a dû sans doute être un vrai
progrès. Mais, ma théorie fondamentale sur les lois nécessaires et
effectives du développement général de l'esprit humain, exposée
sommairement au début de cet ouvrage, me permet de démontrer aisément
que cet usage anti-scientifique n'a tenu réellement et ne tient
aujourd'hui qu'à une dernière et inévitable influence indirecte de la
philosophie métaphysique, dont le joug prolongé pèse encore sur nous à
tant d'égards. Quoique cette démonstration appartienne naturellement,
sous le point de vue historique, au quatrième volume, je crois
indispensable, au moins, de l'indiquer ici comme un complément
d'explication, éminemment propre à éclaircir la question actuelle.

La filiation métaphysique de cette fausse manière de procéder doit
d'abord être facilement présumée par tout esprit impartial qui
considérera les _fluides_ comme ayant pris la place des _entités_, dont
la transformation a simplement consisté ainsi à se matérialiser.
Qu'est-ce, au fond, de quelque façon qu'on l'interprète, que la chaleur,
conçue comme existant à part du corps chaud; la lumière, indépendante du
corps lumineux; l'électricité, séparée du corps électrique? Ne sont-ce
pas évidemment de pures entités, tout aussi bien telles que la pensée,
envisagée comme un être indépendant du corps pensant; ou la digestion,
isolée du corps digérant? La seule différence qui les distingue des
anciennes entités scolastiques, c'est d'avoir substitué, à des êtres
essentiellement abstraits, des fluides imaginaires, dont la corporéité
est fort équivoque, puisqu'on leur ôte expressément, par leur définition
fondamentale, toutes les qualités susceptibles de caractériser une
matière quelconque; en sorte que nous n'avons pas même réellement la
ressource de les envisager comme la limite idéale d'un gaz de plus en
plus raréfié. Quelle filiation d'idées pourrait être admise, si celle-là
est méconnue? Le caractère fondamental des conceptions métaphysiques est
d'envisager les phénomènes indépendamment des corps qui nous les
manifestent, d'attribuer aux propriétés de chaque substance une
existence distincte de la sienne. Qu'importe ensuite que, de ces
abstractions personnifiées, on fasse des âmes ou des fluides? L'origine
est toujours la même, et se rattache constamment à cette enquête de la
nature intime des choses, qui caractérise, en tout genre, l'enfance de
l'esprit humain, et qui inspira primitivement la conception des dieux,
devenus ensuite des âmes, et finalement transformés en fluides
imaginaires.

Cette considération rationnelle et directe se trouve exactement en
harmonie avec l'analyse historique. À l'origine de toute science
positive, notre intelligence a toujours passé par cette phase de
développement nécessaire, quoique transitoire. Un tel état constitue, à
mon avis, un intermédiaire inévitable et même indispensable entre l'état
franchement métaphysique et l'état purement positif, que la mathématique
et ensuite l'astronomie ont seules atteint jusqu'ici d'une manière
complète et définitive. L'esprit métaphysique et l'esprit positif sont
trop radicalement opposés pour que notre faible raison puisse passer
brusquement de l'un à l'autre. Quoique la métaphysique ne constitue
elle-même, comme je l'ai établi, qu'une grande transition générale de la
théologie à la science réelle: une transition secondaire, et, par là,
beaucoup plus rapide, devient ensuite nécessaire entre les conceptions
métaphysiques et les conceptions vraiment positives. Les physiciens, les
chimistes, les physiologistes et les publicistes, se trouvent
aujourd'hui dans cette dernière période transitoire; les premiers tout
près d'en sortir définitivement à la suite des géomètres et des
astronomes, tous les autres encore engagés pour un temps plus ou moins
long, à raison de la plus ou moins grande complication de leurs études
respectives, comme je le constaterai spécialement plus tard en examinant
chacune d'elles. Sans ce positivisme bâtard, l'esprit humain n'aurait
jamais pu renoncer aux théories métaphysiques, qui lui permettaient, en
apparence, la connaissance intime des êtres et du mode de production de
leurs phénomènes. Il fallait bien que la science naissante satisfît
d'abord à cette exigence profondément habituelle, et donnât le change à
notre esprit en lui proposant, à la place des entités scolastiques, de
nouvelles entités plus saisissables, destinées au même but, et
susceptibles, par conséquent, d'être préférées; en même temps que leur
nature devait graduellement conduire à la considération de plus en plus
exclusive des phénomènes et de leurs lois. Telle a donc été l'importante
destination temporaire de ce système général d'hypothèses: permettre à
l'intelligence humaine le passage des habitudes métaphysiques aux
habitudes positives.

L'astronomie n'a pas réellement plus échappé que la physique, ou que
toute autre branche de la philosophie naturelle, à cette obligation
fondamentale: seulement, à son égard, cette phase nécessaire de
développement est depuis long-temps pleinement accomplie; en sorte que
personne n'y fait plus attention, l'histoire des sciences étant
aujourd'hui fort négligée, d'ordinaire, par les savans, si ce n'est,
tout au plus, comme l'objet d'une curiosité superficielle et stérile.
Mais, en étudiant la marche de l'esprit humain au dix-septième siècle,
on reconnaît aussitôt combien, à cette époque, les géomètres et les
astronomes étaient généralement préoccupés d'hypothèses parfaitement
analogues à celles que nous jugeons ici. Tel est éminemment le caractère
de la vaste conception de Descartes sur l'explication des mouvemens
célestes par l'influence d'un système de tourbillons imaginaires.
L'histoire rationnelle de cette grande hypothèse est ce qu'on peut
trouver de plus propre à éclaircir l'ensemble de la question actuelle:
car, ici, l'analyse peut porter nettement sur une opération
philosophique complétement achevée, où nous suivons aisément aujourd'hui
l'enchaînement des trois phases essentielles, la création de
l'hypothèse, son usage temporaire indispensable, et enfin son rejet
définitif quand elle a eu rempli sa destination réelle. Ces fameux
tourbillons, tant décriés maintenant par des physiciens qui croient
fermement au calorique, à l'éther et aux fluides électriques, ont été, à
l'origine, un puissant moyen de développement pour la saine philosophie,
en introduisant l'idée fondamentale d'un mécanisme quelconque, là où le
grand Képler lui-même n'avait osé concevoir que l'action
incompréhensible des âmes et des génies. Une antique philosophie qui
prétend tout expliquer, en pénétrant, à l'aide de ses entités, jusqu'à
la nature intime des corps et aux causes premières des phénomènes, ne
pouvait être définitivement renversée que par une physique audacieuse,
remplissant le même office plus complétement encore et avec des moyens
beaucoup plus intelligibles, quoique tout aussi chimériques. Quiconque a
suivi la longue et mémorable controverse engendrée par le cartésianisme,
a dû remarquer combien les meilleurs esprits de cette époque
identifiaient le sort de la saine manière de philosopher avec celui
d'une telle doctrine; et c'était, sans doute, à très juste titre, tant
qu'il ne s'est agi que de lutter avec la philosophie métaphysique. Mais,
plus tard, quand la discussion fut portée sur le terrain de la vraie
mécanique céleste, fondée par la théorie de la gravitation newtonienne,
l'influence, primitivement progressive, du système des tourbillons
devint incontestablement rétrograde, en vertu de cette triste fatalité,
qui pousse les doctrines, aussi bien que les institutions et les
pouvoirs, à prolonger leur activité au-delà de la fonction plus ou moins
temporaire que la marche générale de l'esprit humain leur avait
assignée. Et, néanmoins, les derniers cartésiens soutenaient vainement,
par des argumens d'ailleurs tout aussi plausibles que ceux de nos
physiciens actuels, qu'il était impossible de philosopher sans le
secours d'un tel genre d'hypothèses. Comment leur a-t-on définitivement
répondu? En philosophant d'une autre manière. Ce rôle transitoire de
l'hypothèse de Descartes a cessé spontanément aussitôt que le sentiment
du véritable objet des études scientifiques est devenu suffisamment
prépondérant chez les géomètres et les astronomes, par suite de
l'impulsion définitive due à la découverte fondamentale de Newton. Les
tourbillons dureraient encore, ou ils auraient été simplement remplacés
par quelque doctrine analogue, si l'on n'avait point enfin senti
complétement, à l'égard de la science céleste, ce qu'il faudra bien
aussi arriver à comprendre successivement de la même manière envers
toutes les autres: que, ne pouvant nullement connaître les agens
primitifs ou le mode de production des phénomènes, toute science réelle
doit concerner seulement les lois effectives des phénomènes observés; et
que, ainsi, toute hypothèse auxiliaire qui aurait une autre destination,
serait, par cela même, radicalement contraire au véritable esprit
scientifique. L'utilité du cartésianisme a été de conduire graduellement
notre intelligence à une telle disposition habituelle; et c'est en ce
sens que l'empire de cette hypothèse a puissamment contribué, quoique
pour peu de temps, à l'éducation générale de la raison humaine. Pourquoi
en serait-il autrement des hypothèses analogues, employées aujourd'hui
par les physiciens? Si, comme ils le croient, leur esprit est vraiment
parvenu à cet état de positivité que je viens de caractériser, et dont
le vrai type se trouve maintenant dans la science céleste, à quoi
peuvent réellement servir désormais de telles hypothèses, primitivement
indispensables pour nous conduire insensiblement du régime métaphysique
au régime positif? Leur usage prolongé n'est-il point évidemment
contradictoire avec le but même que, d'un aveu unanime, on se propose
aujourd'hui dans toute recherche scientifique?

Ce n'est pas seulement en astronomie que nous pouvons observer
pleinement la transition ci-dessus considérée. Elle est maintenant tout
aussi accomplie dans les branches de la physique les plus avancées, et
surtout dans l'étude de la pesanteur. Il n'a peut-être pas existé un
seul savant de quelque valeur pendant le dix-septième siècle, même
long-temps après Galilée, qui n'ait construit ou adopté un système sur
les causes de la chute des corps. Qui s'occupe aujourd'hui de ces
hypothèses, sans lesquelles, à cette époque, l'étude de la pesanteur
semblait cependant impossible? Si cet usage a cessé en barologie,
pourquoi se prolongerait-il indéfiniment pour les autres parties de la
physique? L'acoustique en est également affranchie, à peu près depuis la
même époque. L'influence philosophique des travaux du grand Fourier sur
la théorie de la chaleur, a produit une heureuse impulsion qui tend,
évidemment, aujourd'hui à débarrasser pour jamais la thermologie de tous
les fluides et éthers imaginaires. Restent donc seulement l'étude de la
lumière et celle de l'électricité; or, il serait certainement impossible
de trouver, à leur égard, aucun motif réel qui dût les faire excepter de
la règle générale. Pour tous ceux qui pensent que le développement
historique de l'esprit humain est assujetti à des lois naturelles,
déterminées et uniformes, j'espère donc que cette grande question
philosophique sera désormais, d'après la discussion précédente,
irrévocablement résolue: et que, par conséquent, on admettra, en
physique, comme principe fondamental de la vraie théorie relative à
l'institution des hypothèses, que _toute hypothèse scientifique, afin
d'être réellement jugeable, doit exclusivement porter sur les lois des
phénomènes, et jamais sur leurs modes de production_[22].

      [Note 22: Une influence accidentelle, mais aujourd'hui
      très puissante, que je dois signaler ici avec une sévère
      franchise, pourra retarder sensiblement, ou, du moins,
      entraver beaucoup, cette grande et inévitable réforme dans
      la philosophie de la physique. Je veux parler de l'influence
      des géomètres, ou, pour mieux dire, des algébristes, qui, de
      nos jours, ont tant abusé de l'analyse mathématique en
      l'appliquant à ces hypothèses chimériques, et qui,
      naturellement, devront s'efforcer d'éloigner le plus
      possible la démonétisation scientifique de leurs nombreux
      calculs, dès lors réduits à leur véritable valeur abstraite,
      souvent fort médiocre. Mais les physiciens comprendront,
      sans doute, le grand intérêt qu'ils ont à discréditer ces
      moyens, aujourd'hui faciles (depuis la vulgarisation,
      d'ailleurs si heureuse à d'autres égards, de l'art
      algébrique), d'usurper, en philosophie naturelle, une
      prépondérance momentanée: et tous les vrais géomètres
      s'empresseront certainement de concourir à cette
      indispensable épuration.]

Je ne saurais trop fortement recommander, en général, quant à toutes les
hautes difficultés analogues que peut présenter la philosophie des
sciences, l'usage de la méthode historique comparative que je viens
d'appliquer. C'est du moins à une telle marche que j'ai toujours dû
primitivement, non-seulement une analyse satisfaisante de la question
précédente, mais une solution claire de tous mes problèmes
philosophiques. Cette méthode universelle, que plusieurs philosophes
positifs, et entre autres le grand Lagrange, ont si bien sentie en
quelques cas particuliers, n'a jamais été jusqu'ici directement conçue,
d'une manière rationnelle et générale: son exposition appartient
naturellement à la dernière partie de cet ouvrage. Je dois ici me
borner, à ce sujet, à poser en principe, que la philosophie des
sciences ne saurait être convenablement étudiée séparément de leur
histoire, sous peine de ne conduire qu'à de vagues et stériles aperçus;
comme, en sens inverse, cette histoire, isolée de cette philosophie,
serait inexplicable et oiseuse[23].

      [Note 23: C'est surtout pour avoir voulu isoler ces deux
      aspects indivisibles d'une même pensée fondamentale, que des
      esprits d'une haute portée, très instruits d'ailleurs dans
      les principales sciences naturelles, se sont néanmoins
      occupés avec si peu d'efficacité de la philosophie des
      sciences, et n'ont abouti qu'à produire de vains systèmes de
      classifications scientifiques, fondés sur des considérations
      essentiellement arbitraires, et qui, dans leur ensemble,
      sont aussi radicalement illusoires et éphémères que presque
      tous ceux journellement construits par les encyclopédistes
      métaphysiciens les plus dépourvus de toutes connaissances
      positives. M. Ampère vient d'en donner un illustre exemple,
      malheureusement irrécusable.]

Il ne me reste plus maintenant qu'à caractériser sommairement le plan
général suivant lequel je dois procéder, dans les leçons suivantes, à
l'examen philosophique des différentes parties essentielles de la
physique.

Dans la construction de cet ordre, je me suis efforcé, autant que
possible, de me conformer toujours strictement au principe fondamental
de classification que j'ai établi, dès le début de cet ouvrage, en
constituant la hiérarchie générale des sciences, et que j'ai ensuite
appliqué jusqu'ici à la distribution intérieure de la mathématique et de
l'astronomie. Je devais donc disposer les diverses branches principales
de la physique d'après le degré de généralité des phénomènes
correspondans, leur complication plus ou moins grande, la perfection
relative de leur étude, et enfin leur dépendance mutuelle. L'ordre
obtenu par là peut d'ailleurs être contrôlé par l'analyse historique du
développement de la physique, qui a dû suivre essentiellement la même
marche. En outre, la position générale, déjà bien déterminée, de la
physique entre l'astronomie et la chimie, introduit ici une
considération secondaire propre à vérifier et à faciliter un tel
arrangement; puisque la première catégorie des phénomènes physiques doit
ainsi naturellement comprendre ceux qui se rapprochent le plus des
phénomènes astronomiques, et, de même, la dernière doit nécessairement
être composée de ceux qui sont le plus immédiatement liés aux phénomènes
chimiques. L'ensemble de ces conditions ne me paraît laisser aucune
incertitude grave sur l'ordre rationnel des différentes parties
essentielles de la physique, quoique leur disposition soit encore
habituellement envisagée comme à peu près arbitraire.

Tous ces divers motifs généraux se réunissent évidemment pour assigner,
en physique, le premier rang à la science des phénomènes de la pesanteur
dans les solides et les fluides, envisagés sous les deux points de vue,
statique et dynamique. C'est la seule partie de la classification sur
laquelle tous les physiciens soient aujourd'hui pleinement d'accord. La
généralité supérieure de ces phénomènes ne saurait être douteuse: car,
non-seulement ils se manifestent dans un corps quelconque, comme tous
les autres phénomènes vraiment physiques; mais, ce qui les caractérise
exclusivement, le corps ne peut jamais cesser de nous les présenter, en
quelques circonstances qu'il soit placé; en sorte qu'ils deviennent le
symptôme le plus irrécusable de l'existence matérielle, et souvent le
seul, en effet, qui nous permette de la constater. Leur simplicité
relative, et leur entière indépendance de tous les autres, ne sont pas
moins sensibles. En même temps, et par une suite nécessaire de ces
qualités fondamentales, leur étude, d'ailleurs plus ou moins
indispensable à toutes les autres branches de la physique, constitue
certainement la partie la plus satisfaisante de cette science, d'abord
en vertu de sa positivité bien plus pure, comme je l'ai noté ci-dessus,
et ensuite par sa plus grande exactitude, sa coordination beaucoup plus
complète, et sa prévision plus rationnelle. C'est là où se trouve le
point de contact naturel et général entre la physique et l'astronomie,
et aussi le vrai berceau de la physique.

Les mêmes considérations, appliquées en sens exactement inverse, me
paraissent converger également, quoique d'une manière moins évidente,
pour placer l'étude des phénomènes électriques à l'extrémité opposée,
dans l'échelle encyclopédique de la physique. Ces phénomènes, dont je ne
crois pas devoir séparer les phénomènes magnétiques, sont
incontestablement les moins généraux de tous, puisque leur production
exige un concours de circonstances bien plus spécial. Ils sont, en même
temps, les plus compliqués, et ceux dont l'étude rationnelle, constituée
la dernière, est certainement la plus imparfaite encore, sous quelque
rapport qu'on l'envisage, malgré les éminens progrès qu'elle a faits en
ce siècle: c'est là que le caractère scientifique est aujourd'hui le
plus profondément altéré par ces hypothèses inintelligibles que nous
venons d'examiner. Enfin, c'est par là surtout que s'opère maintenant,
et qu'aura lieu, sans doute, de plus en plus, la transition naturelle de
la physique à la chimie.

Entre ces deux termes extrêmes, viennent successivement s'intercaler,
pour ainsi dire spontanément, d'après les mêmes principes, la
thermologie, l'acoustique et l'optique. La théorie de la chaleur doit
aujourd'hui, ce me semble, être placée immédiatement après celle de la
pesanteur, surtout en considération de la généralité de ses phénomènes,
presque aussi universels que ceux de la gravité, puisque leur
manifestation ne saurait être entièrement empêchée que par un concours
de circonstances tout spécial et, en quelque sorte, artificiel, quoique
réellement possible. Le vrai caractère scientifique y est bien plus
prononcé que dans l'étude de l'électricité, ou même de la lumière.
Enfin, malgré que l'application de l'analyse mathématique y ait lieu
beaucoup plus tard, elle y présente un aspect infiniment plus rationnel,
grâce à la haute supériorité philosophique de son illustre fondateur,
qui, dédaignant la facile ressource de disserter algébriquement sur des
fluides imaginaires, s'est admirablement imposé la condition sévère
d'une parfaite positivité.

Cette dernière considération concourt avec celle de la généralité
relative, pour placer l'acoustique avant l'optique. Sa positivité est
certainement très supérieure, le son n'étant point aujourd'hui
personnifié comme la lumière, si ce n'est dans un projet qui n'a eu
aucune suite. On pourrait même réclamer, à certains égards, la priorité
de l'acoustique sur la thermologie, puisque la théorie du son nous
présente, après celle de la pesanteur, l'application la plus immédiate
et la plus étendue de la mécanique rationnelle. Mais, le degré de
généralité des phénomènes, qui constitue nécessairement, à mes yeux, le
motif prépondérant, ne me permettrait point d'adopter un tel
arrangement, qui serait, du reste, très plausible. Il me semble
d'ailleurs que l'étude des phénomènes du son offre encore, sous
plusieurs rapports, des lacunes essentielles, qui doivent la faire
regarder aujourd'hui comme étant réellement moins avancée que celle de
la chaleur.

Tel est donc, pour moi, l'ordre définitif des diverses branches
principales de la physique: barologie, thermologie, acoustique, optique
et électrologie[24]. Il faudrait se garder, du reste, d'attacher à cette
question d'arrangement une importance exagérée, vu le peu de liaison
réelle qui existe malheureusement jusqu'ici entre ces différentes
parties. Je dois seulement faire remarquer le soin que j'ai toujours
pris, à ce sujet, de fonder toutes mes comparaisons sur les phénomènes
eux-mêmes, sans aucun égard aux vains rapprochemens ni aux oppositions
non moins vaines que peuvent suggérer les hypothèses anti-scientifiques
auxquelles on les rapporte encore. Ainsi, on a dû voir, par exemple,
que, si je place l'optique immédiatement après l'acoustique, ce n'est
nullement parce que, de nos jours, le système des vibrations lumineuses
est devenu prépondérant: j'aurais agi d'une manière absolument
identique, sous le règne de l'émission. La classification scientifique
devrait sans doute être à l'abri de l'instabilité inhérente à ces
conceptions arbitraires.

      [Note 24: Il m'a paru convenable, pour abréger le
      discours, de donner des dénominations spéciales aux branches
      de la physique relatives à la pesanteur, à la chaleur, et à
      l'électricité, par analogie avec l'usage commode adopté
      depuis si long-temps envers les deux autres. De ces trois
      expressions, la première, quoique inusitée, remonte
      réellement au moins à quarante ans; j'ai seulement construit
      les deux autres; et encore même, après avoir formé le mot
      _thermologie_, j'ai reconnu qu'il avait été quelquefois
      employé par Fourier. Reste donc uniquement à ma charge le
      nom _électrologie_, que son utilité fera, j'espère, excuser.
      Personne, d'ailleurs, ne sent plus fortement que moi les
      graves inconvéniens scientifiques de ce néologisme
      pédantesque, qui sert si souvent à dissimuler le vide réel
      des idées, en imposant des noms étranges à des sciences qui
      n'existent pas ou à des caractères superficiellement
      conçus.]

Par l'ensemble des diverses considérations générales exposées dans ce
long discours, la philosophie de la physique me paraît être suffisamment
caractérisée sous tous les rapports fondamentaux; puisque nous avons
successivement analysé l'objet propre de la physique, les différens
modes essentiels d'exploration qui lui appartiennent, sa vraie position
encyclopédique, son influence sur l'éducation universelle de la raison
humaine, son véritable degré de perfection scientifique, son incomplète
positivité actuelle, ainsi que le moyen d'y remédier par une saine
institution des hypothèses, et enfin la disposition rationnelle de ses
principales parties. L'importante discussion à laquelle j'ai dû me
livrer sur la théorie des hypothèses, est éminemment propre à simplifier
l'examen philosophique des diverses branches de la physique, auquel je
dois maintenant procéder directement, suivant l'ordre que j'ai établi;
car, je n'y devrai faire désormais aucune mention de tout ce qui se
rapporte aux hypothèses anti-scientifiques, en me bornant strictement à
la seule considération des lois effectives des phénomènes. On sait
d'ailleurs que, par la nature de cet ouvrage, il ne saurait être ici
question d'un traité, même sommaire, sur aucune des portions de la
physique, mais seulement d'une suite d'études philosophiques sur
l'ensemble de chacune d'elles, supposée préalablement connue, et
envisagée sous nos deux points de vue habituels, de sa méthode propre et
de ses résultats principaux, sans entrer jamais dans aucune exposition
spéciale. La plus grande complication des phénomènes, et surtout la
perfection si inférieure de leurs théories, ne peuvent même permettre de
caractériser ici chaque section de la science aussi nettement, ni aussi
complétement, à beaucoup près, que j'ai pu le faire dans une science
aussi rationnelle que l'astronomie.



VINGT-NEUVIÈME LEÇON.

Considérations générales sur la barologie.

Nous savons déjà, d'après le discours précédent, que cette étude
fondamentale constitue réellement aujourd'hui, vu la généralité et la
simplicité de ses phénomènes, la seule partie de la physique dont le
caractère de positivité soit parfaitement pur, c'est-à-dire
irrévocablement dégagé de tout alliage métaphysique, direct ou indirect.
Ainsi, indépendamment de la haute importance propre aux lois effectives
qui la composent, cette première branche présente à tout esprit
philosophique un puissant attrait spécial, comme offrant le modèle le
plus parfait (quoique inférieur, sans doute, au type astronomique) et en
même temps le plus immédiat et le plus complet, de la méthode
fondamentale convenable aux recherches physiques, envisagée sous tous
les rapports généraux qui la caractérisent, savoir: la netteté des
observations, la bonne institution des expériences, la saine
construction et l'usage rationnel des hypothèses, et enfin l'application
judicieuse de l'analyse mathématique. À ces divers titres, une étude
approfondie de la barologie offre à tout physicien rationnel un moyen
d'éducation extrêmement précieux, à quelque section de la physique qu'il
doive consacrer spécialement ses travaux, et quand même elle n'aurait,
s'il est possible, aucune relation directe avec la science de la
pesanteur. Malgré tous ces puissans motifs, le véritable esprit
philosophique est encore tellement peu développé, que la théorie
complète de la pesanteur n'existe aujourd'hui nulle part, convenablement
coordonnée: on en trouve seulement les fragmens dispersés çà et là, dans
les traités de mécanique rationnelle ou dans ceux de physique, et jamais
combinés; en sorte que, sous le simple rapport de l'instruction
scientifique ordinaire, il y aurait déjà un grand avantage à les réunir
rationnellement, pour la première fois, en un seul corps de doctrine
homogène et continu.

Pour effectuer nettement l'examen philosophique de la barologie il est
indispensable de la diviser suivant qu'elle envisage les effets
statiques ou les effets dynamiques produits par la gravité. Chacune de
ces deux sections principales doit ensuite être subdivisée en trois
portions, d'après les modifications importantes que présente le
phénomène, statique ou dynamique, selon l'état solide, liquide, ou
gazeux du corps considéré. Telle est la distribution rationnelle,
directement indiquée par la nature du sujet, et d'ailleurs
essentiellement conforme au développement historique de la barologie.

Examinons d'abord sommairement l'ensemble de la partie statique.

On n'a point, à cet égard, assez remarqué, ce me semble, que les
premières notions élémentaires ayant un vrai caractère scientifique, au
moins en ce qui concerne les solides, remontent véritablement jusqu'à
Archimède. C'est par lui néanmoins que la barologie positive a
réellement commencé; et ses travaux à ce sujet ont un caractère bien
distinct de celui que présentent ses sublimes recherches de mathématique
pure. Il établit nettement, le premier, en généralisant l'observation
vulgaire, que l'effort statique produit dans un corps par la pesanteur,
c'est-à-dire son _poids_, est entièrement indépendant de la forme de la
surface, et dépend seulement du volume, tant que la nature et la
constitution du corps ne sont pas changées. Quelque simple que doive
nous paraître aujourd'hui une telle notion, elle n'en constitue pas
moins le véritable germe primitif d'une proposition capitale de
philosophie naturelle, qui n'a reçu que vers la fin du siècle dernier
son complément général et définitif, savoir: que le poids d'un corps est
non-seulement tout-a-fait indépendant de sa forme, et même de ses
dimensions, mais encore du mode d'agrégation de ses particules, et des
variations quelconques qui peuvent survenir dans leur composition
intime, même par les diverses opérations vitales, en un mot, comme je
l'ai indiqué dans la vingt-quatrième leçon, que cette qualité
fondamentale devrait sembler absolument inaltérable, si elle n'était
évidemment modifiée par la distance du corps au centre de la terre,
seule condition réelle de son intensité. Archimède ne pouvait, sans
doute, apprécier exactement, à cet égard, que la simple influence des
circonstances purement géométriques. Or, sous ce rapport élémentaire,
son travail fut vraiment complet. Car, après un tel point de départ,
non-seulement il reconnut que, dans les masses homogènes, les poids sont
constamment proportionnels aux volumes; mais encore il découvrit le
meilleur moyen général, dont les physiciens feront indéfiniment usage,
pour mesurer, en chaque corps solide, d'après son célèbre principe
d'hydrostatique, ce coefficient spécifique qui permet, suivant cette
loi, d'évaluer, l'un par l'autre, le poids et le volume du corps. Enfin,
nous devons aussi à Archimède, comme on sait, la notion fondamentale du
centre de gravité, ainsi que les premiers développemens de la théorie
géométrique correspondante. Or, par cette seule notion, tous les
problèmes relatifs à l'équilibre des solides pesans, rentrent
immédiatement dans le domaine de la mécanique rationnelle. Ainsi, en
exceptant uniquement l'importante relation des poids aux masses, qui n'a
pu être exactement connue que des modernes, on voit que, sous tous les
rapports essentiels, Archimède doit être regardé comme le vrai fondateur
de la barologie statique, en ce qui concerne les solides. Toutefois, la
rigueur historique obligerait aussi à distinguer une autre notion
capitale, qui n'était pas encore bien nette à l'époque d'Archimède,
quoiqu'elle le soit devenue peu de temps après: celle de la loi relative
à la direction de la pesanteur, que l'homme a dû spontanément supposer
d'abord constante, et que l'école d'Alexandrie a enfin reconnu devoir
varier d'un lieu à un autre, en suivant toujours la normale à la
surface du globe terrestre; cette découverte essentielle est évidemment
due à l'astronomie, qui seule offrait des termes de comparaison propres
à manifester et à mesurer la divergence des verticales.

Quant à l'équilibre des liquides pesans, on ne peut pas dire que les
anciens en aient eu réellement aucune idée juste. Car, le beau principe
d'Archimède ne concernait, au fond, que l'équilibre des solides soutenus
par des liquides, comme le rappelle si bien le titre même de son traité
à ce sujet, qui, d'ailleurs, après un tel point de départ, ne se
composait plus que d'une admirable suite de recherches purement
géométriques, sur les situations d'équilibre propres aux différentes
formes rigoureuses des corps. En outre, ce principe lui-même, produit
immédiat d'un seul trait du génie d'Archimède, ne résultait point, comme
aujourd'hui, d'une analyse exacte des diverses pressions du liquide
contre les parois du vase, conduisant à évaluer la poussée totale que le
fluide exerce pour soulever le solide plongé. On doit donc envisager la
théorie de l'équilibre des liquides pesans comme réellement due aux
modernes.

En considérant sommairement ici l'ensemble de cette théorie, il serait
peu logique de discuter de nouveau, comme on le fait souvent, les
principes généraux de l'hydrostatique rationnelle, qui forment un
système parfaitement distinct, préalablement examiné dans le volume
précédent: il ne peut être maintenant question que de leur application
effective au cas actuel, et les notions physiques relatives à cette
application doivent être la seule base des subdivisions à établir, ce
qui, au contraire, ne conviendrait point en mécanique abstraite.

Toutefois, il appartient réellement à la physique d'examiner ici, avant
tout, si la définition générale des liquides, sur laquelle repose
l'hydrostatique mathématique, est suffisamment admissible. Or, les
physiciens ont aisément reconnu que, ni le caractère général de la
fluidité mathématique, consistant dans la parfaite indépendance des
molécules, ni la rigoureuse incompressibilité par laquelle les géomètres
spécifient l'état liquide, ne sont, et même ne sauraient être exactement
vrais. L'adhérence mutuelle des molécules fluides se fait sentir dans
une foule de phénomènes secondaires, et ses principaux résultats
constituent, en effet, aujourd'hui une intéressante subdivision de la
physique, complément naturel de notre étude actuelle, comme je
l'indiquerai tout à l'heure. Quant à la compressibilité des liquides,
on sait que, long-temps niée, quoique divers phénomènes, et surtout la
transmission du son à travers l'eau, l'indiquassent avec une grande
vraisemblance, elle a été enfin mise directement en évidence, par les
expériences incontestables de plusieurs physiciens contemporains.
Cependant, les plus fortes charges observées n'ont jamais pu produire
qu'une très faible contraction, et nous ignorons encore complétement
quelle loi réelle suit un tel phénomène en faisant varier la pression:
ce qui empêche jusqu'ici d'avoir égard à cette condensation dans la
théorie de l'équilibre des liquides naturels. Mais la petitesse même
d'un, semblable effet permet heureusement de le négliger dans presque
tous les cas réels; et il en est ainsi de l'imparfaite fluidité, pourvu
que la masse ait une certaine étendue. Néanmoins, il était indispensable
de signaler ici ces deux considérations préliminaires et générales, dont
l'étude est jusqu'à présent peu avancée.

En les écartant maintenant, nous devrons distinguer l'équilibre effectif
des liquides pesans, selon qu'il s'agit d'une masse assez limitée pour
que les verticales puissent être regardées comme parallèles, ainsi qu'il
arrive le plus souvent; ou, au contraire, d'une masse très étendue,
telle que la mer surtout, envers laquelle il est nécessaire de tenir
compte de la direction variable de la gravité.

Le premier cas a dû être naturellement le seul considéré d'abord; c'est
à lui, en effet, que se rapportèrent exclusivement les travaux de
Stévin, par lesquels commença la véritable analyse de l'équilibre des
liquides pesans. Dans un tel problème, la forme de la surface
d'équilibre ne présentait évidemment aucune difficulté; et tous les
efforts devaient se concentrer sur la détermination des pressions
exercées par le liquide, en vertu de son poids, contre les parois du
vase qui le renferme. Guidé par le principe d'Archimède, Stévin établit
complétement la règle de leur évaluation, en prouvant d'abord que la
pression sur une paroi horizontale est toujours égale, quelle que soit
la forme du vase, au poids de la colonne liquide de même base qui
aboutirait à la surface d'équilibre; et il ramena ensuite à ce cas
fondamental celui d'une paroi plane inclinée d'une manière quelconque,
en la décomposant en élémens horizontaux, comme nous le faisons
aujourd'hui par nos intégrations; ce qui fit voir, en général, que la
pression équivaut constamment au poids d'une colonne liquide verticale
qui aurait pour base la paroi considérée, et pour hauteur celle de la
surface d'équilibre au-dessus du centre de gravité de cette paroi.
D'après cela, l'analyse infinitésimale permet de calculer aisément la
pression exercée contre une portion, définie arbitrairement, d'une
surface courbe quelconque. La plus intéressante conséquence physique qui
en résulte, consiste dans l'évaluation de la pression totale supportée
par l'ensemble du vase, et que l'on trouve toujours nécessairement
équivalente au poids du liquide contenu, comme il est aisé de
l'expliquer, en considérant l'équilibre mutuel des composantes
horizontales dues aux pressions élémentaires opposées. C'est ainsi qu'a
pu être complétement résolu le fameux paradoxe de Stévin, relatif au cas
où le liquide exerçait sur le fond du vase une pression très supérieure
à son propre poids, ce qui n'avait semblé contradictoire qu'en vertu de
la confusion vicieuse que l'on établissait, par inadvertance, entre la
pression supportée par le fond et la pression totale, sans tenir compte
des pressions latérales, qui pouvaient tendre, et tendaient en effet,
dans le cas paradoxal, à soulever le vase, et à contre-balancer ainsi
partiellement la pression sur le fond, en sorte que la différence des
deux efforts était réellement toujours égale au poids du liquide. Ici,
les expériences instituées par divers physiciens, n'ont eu d'autre
utilité que de vérifier ces importantes notions d'une manière aisément
appréciable par les esprits étrangers aux études mathématiques; elles
n'eurent aucune part effective aux découvertes.

Cette mesure générale des pressions conduit aussitôt à la théorie
complète de l'équilibre des corps flottans, qui n'en est qu'une simple
application. Car, en regardant la partie plongée du solide comme une
paroi, on aperçoit sur-le-champ que la poussée totale du liquide pour
soulever ce corps équivaut à une force verticale égale au poids du
fluide déplacé, et appliquée au centre de gravité de cette portion
immergée. Or, cette règle, qui n'est autre que le principe même
d'Archimède, ainsi rattaché aux fondemens généraux de l'hydrostatique,
réduit immédiatement la recherche des situations d'équilibre propres aux
divers corps homogènes, flottans sur des liquides homogènes, à ce simple
problème géométrique, si bien traité par Archimède: dans un corps de
forme connue, mener un plan qui le coupe en deux segmens dont les
centres de gravité soient situés sur une même droite perpendiculaire au
plan sécant, leurs volumes étant d'ailleurs en raison donnée; ce qui ne
peut présenter que des difficultés de détail, quelquefois très grandes.
La seule recherche vraiment délicate à ce sujet concerne les conditions
de la stabilité de cet équilibre, et l'analyse exacte des oscillations
du corps flottant autour de sa situation stable, ce qui constitue une
des applications les plus compliquées de la dynamique des solides. En se
bornant aux oscillations verticales du centre de gravité, l'étude serait
facile, parce qu'on apprécie aisément la manière dont la poussée
augmente quand le corps s'enfonce, ou diminue lorsqu'il s'élève, en
tendant toujours au rétablissement de l'état primitif. Mais il n'en est
plus ainsi des oscillations relatives à la rotation, soit quant au
roulis ou au tangage, dont la théorie aurait cependant beaucoup plus
d'intérêt pour l'art naval. Ici, les travaux des géomètres, qui ne
peuvent aborder les hautes difficultés mathématiques du problème qu'en
faisant abstraction de la résistance et de l'agitation du liquide,
deviennent essentiellement de purs exercices mathématiques, d'ailleurs
quelquefois ingénieux, qui ne sauraient réellement fournir à la pratique
aucune indication précise, lorsqu'on veut aller au-delà d'une simple
analyse générale du phénomène, indépendante du calcul. On en peut dire
presque autant des expériences tentées à ce sujet par divers physiciens,
sur la demande de quelques géomètres.

Considérant maintenant l'équilibre des grandes masses liquides qui
composent la majeure partie de la surface terrestre, il est d'abord
évident que cette question se rattache immédiatement à la théorie
générale de la figure des planètes, caractérisée dans la vingt-cinquième
leçon. Mais, en regardant la forme de la surface d'équilibre comme
suffisamment connue, et la supposant même sphérique, pour plus de
simplicité, l'analyse réelle du problème présente encore des difficultés
qui ne peuvent être exactement surmontées. Car, l'hydrostatique
rationnelle enseigne ici que l'équilibre ne serait possible qu'en
supposant la même densité à tous les points également distans du centre
de la terre, ce qui, évidemment, ne saurait avoir lieu, en vertu de
leurs températures nécessairement inégales, par la seule diversité de
leurs positions. Cette impossibilité mathématique d'un équilibre
rigoureux ferait, dès lors, consister la question dans l'étude,
rationnellement inextricable, des divers courans, qui se compliquerait
même de la loi inconnue des températures propres aux différentes parties
de la masse. On doit remarquer, de plus, que la nature d'une telle
recherche exigerait sans doute qu'on y eût aussi égard à la
compressibilité des liquides, dont la loi est jusqu'ici entièrement
ignorée, et qui, néanmoins, ne saurait être insensible pour les couches
océaniques un peu profondes, vu l'immense pression qu'elles supportent.
Il est donc peu étonnant qu'un problème tellement compliqué ne comporte
encore aucune solution rationnelle, et que nos seules connaissances
réelles à ce sujet soient le résultat d'études purement empiriques. Ces
études, qui d'ailleurs n'appartiennent pas proprement à la physique et
se rapportent à l'histoire naturelle du globe, sont même extrêmement
imparfaites: car, jusqu'ici, par exemple, nous ne savons véritablement à
quoi attribuer les simples différences de niveau si bien constatées
entre les diverses parties de l'Océan général, qui semblent
contradictoires avec les notions fondamentales de l'hydrostatique;
celle, entre autres, mesurée à l'isthme de Suez, entre la mer
Méditerranée et la mer rouge, ou celle, plus remarquable, quoique moins
prononcée, qui a été reconnue sur l'isthme de Panama, entre le grand
Océan et l'Océan atlantique.

La théorie des marées, considérée dans la vingt-cinquième leçon,
pourrait évidemment être classée ici comme un appendice naturel de cette
partie de la barologie, dont l'analyse des perturbations périodiques de
l'équilibre océanique forme, sans doute, le complément nécessaire. Quand
les études physiques seront habituellement devenues aussi fortes et
aussi bien coordonnées qu'elles devraient l'être, et que, par
conséquent, elles auront été toujours précédées d'études astronomiques
convenables, il est, en effet, très probable que cette doctrine rentrera
d'elle-même dans la barologie, à laquelle, sans doute, elle appartient
rationnellement: qu'importe, au fond, puisqu'il s'agit d'un phénomène
terrestre, que la vraie cause en soit céleste?

Il faut maintenant envisager la dernière section de la barologie
statique, relative à l'équilibre des gaz, et spécialement de
l'atmosphère, en vertu de leur poids.

À cet égard, la physique a dû d'abord surmonter une grande difficulté
préliminaire, qui ne pouvait exister envers les solides et les liquides,
celle de découvrir la pesanteur du milieu général dans lequel nous
vivons. L'air n'était point, en effet, directement susceptible d'être
pesé, comme un liquide, par le simple excès de poids d'un vase plein,
sur le même vase vide; car, le vase ne peut être vidé d'air qu'à l'aide
d'ingénieux artifices, fondés sur la connaissance même de la pesanteur
atmosphérique, exactement analysée dans ses principaux effets statiques.
Cette pesanteur ne pouvait donc être constatée que d'une manière
indirecte, par l'examen des pressions que l'atmosphère devait ainsi
nécessairement produire sur les corps placés à sa base, en vertu des
lois générales de l'équilibre des fluides. Une telle découverte était
donc évidemment impossible avant la théorie mathématique de ces
pressions, créée, comme nous venons de le voir, au commencement du
dix-septième siècle, par les travaux de Stévin, dont la haute importance
n'a pas été suffisamment appréciée. Mais, d'un autre côté, cette théorie
devait nécessairement conduire à dévoiler promptement ce grand fait;
car, quoique Stévin n'eût point pensé à l'atmosphère, son analyse des
pressions convenait aussi bien à ce cas, puisqu'elle n'était point
arrêtée par l'hétérogénéité de la masse fluide. L'époque de cette vérité
capitale était donc, pour ainsi dire, fixée; elle n'a été retardée que
par l'influence des habitudes métaphysiques: les moyens rationnels
d'exploration étant convenablement préparés, il suffisait, en effet,
désormais d'oser envisager, sous un point de vue positif, l'équilibre
général de l'atmosphère. Tel fut le projet de Galilée, dans ses
dernières années, si bien exécuté ensuite par son illustre disciple
Torricelli. L'existence et la mesure de la pression atmosphérique
devinrent irrécusables quand Torricelli eut découvert que cette force
soutenait les différens liquides à des hauteurs inversement
proportionnelles à leurs densités. L'ingénieuse expérience de Pascal
compléta bientôt la conviction générale, en constatant, avec une pleine
évidence, la diminution nécessaire de cette pression à mesure qu'on
s'élève dans l'atmosphère. Enfin, la belle invention du célèbre
bourguemestre de Magdebourg, déduction plus éloignée, mais inévitable,
de la découverte fondamentale de Torricelli, vint permettre une
démonstration directe, en donnant les moyens de faire le vide, et par
suite, d'apprécier exactement la pesanteur spécifique de l'air qui nous
entoure, jusque alors très vaguement mesurée. On voit comment cette
grande vérité, outre sa haute importance propre, a spontanément doté la
philosophie naturelle de deux des plus précieux moyens d'exploration
matérielle qu'elle possède, le baromètre et la pompe pneumatique. En
général, la création et le perfectionnement des instrumens d'observation
ou d'expérimentation ont toujours été, en physique, le résultat
nécessaire et définitif des principales découvertes scientifiques, dont
leur histoire est réellement inséparable: plus nous connaissons la
nature, mieux nous l'explorons sous de nouveaux rapports, ce qui doit
faire attacher un prix tout spécial aux premiers instrumens, quelque
grossière qu'ait été d'abord leur ébauche.

Le poids de l'air, et en général des gaz, étant une fois bien constaté,
une dernière condition préliminaire restait seule à remplir pour qu'on
pût appliquer à l'équilibre atmosphérique les lois fondamentales de
l'hydrostatique: c'était l'indispensable connaissance exacte de la
relation nécessaire entre la densité d'un fluide élastique et la
pression qu'il supporte. Dans les liquides, du moins en les supposant
tout-à-fait incompressibles, ces deux phénomènes sont absolument
indépendans l'un de l'autre, tandis que, dans les gaz, ils sont
inévitablement liés; et c'est ce qui constitue, comme on sait, la
différence essentielle entre les théories mécaniques des deux sortes de
fluides. La découverte capitale de cette relation élémentaire fut faite
à la fois, et presque en même temps, par Mariotte en France, et Boyle en
Angleterre, qui possédaient tous deux à un si éminent degré le véritable
génie de la physique. Il était naturel, sans doute, de supposer d'abord
que la compressibilité caractéristique des gaz est indépendante de leur
densité; et en effet, ces deux illustres physiciens constatèrent, dans
leurs expériences, que les divers volumes successivement occupés par une
même masse gazeuse, sont exactement en raison inverse des différentes
pressions qu'elle éprouve. Cette loi, primitivement établie entre des
limites peu écartées, a été soigneusement vérifiée, dans ces derniers
temps, en faisant croître la pression jusqu'à près de trente
atmosphères. On a donc dû l'adopter, comme base de toute la mécanique
des gaz et des vapeurs. Toutefois, il serait difficile d'admettre
qu'elle soit l'expression mathématique de la réalité. Car, elle équivaut
évidemment à regarder les fluides élastiques comme toujours également
compressibles, quelques comprimés qu'ils soient déjà; ou, en sens
inverse, comme toujours aussi dilatables, à quelque dilatation qu'ils
soient parvenus. Or, l'une et l'autre conséquence sont, au moins, fort
invraisemblables, en considérant des pressions, ou très fortes ou très
faibles: poussées à l'extrême, elles détruiraient, sans doute, dans un
cas l'idée de gaz, et, dans l'autre, l'idée même de corps ou système.
Cette loi ne peut donc être qu'une approximation de la réalité,
suffisamment exacte seulement entre certaines limites, comprenant
heureusement presque tous les cas qu'il nous importe d'étudier. Mais il
ne faudrait pas croire qu'une telle remarque soit particulière à cette
importante relation. Il en est nécessairement toujours ainsi dans
l'application de nos conceptions abstraites à l'interprétation de la
nature, dont les véritables lois mathématiques ne peuvent jamais nous
être connues que par des approximations analogues, leurs limites étant
seulement plus ou moins écartées, même à l'égard des phénomènes les plus
simples et les mieux étudiés. Cette considération philosophique a déjà
été expressément signalée, au sujet de la loi de la gravitation
elle-même, à la fin de la vingt-quatrième leçon, où je me suis efforcé
de faire sentir combien il serait hasardé de regarder cette loi comme
nécessairement applicable à toute distance, quelque grande ou petite
qu'elle fût. Non-seulement toutes nos connaissances réelles sont
strictement circonscrites dans l'analyse des phénomènes et la découverte
de leurs lois effectives; mais, même ainsi restreintes, nos recherches
ne sauraient aboutir, en aucun genre, à des résultats absolus, et
peuvent uniquement fournir des approximations plus ou moins parfaites,
constamment susceptibles, il est vrai, de suffire à nos besoins
véritables: tel est l'esprit fondamental de la philosophie positive, que
je ne dois pas craindre de reproduire trop fréquemment dans cet ouvrage.

D'après la loi de Mariotte et Boyle, la théorie générale de l'équilibre
atmosphérique tombe aussitôt sous la compétence de la mécanique
rationnelle. On voit d'abord que l'ensemble de l'atmosphère ne peut
jamais être réellement dans un état d'équilibre rigoureux, par les
mêmes motifs indiqués ci-dessus envers l'Océan, leur influence étant
seulement ici bien plus prononcée, puisque la chaleur dilate beaucoup
moins l'eau que l'air. Il est néanmoins indispensable de considérer,
abstraction faite de cette agitation nécessaire, l'équilibre partiel
d'une colonne atmosphérique très étroite, afin de se former une juste
idée générale du mode fondamental de décroissement propre à la densité
et à la pression des diverses couches. La question ne présente aucune
difficulté essentielle, quand on écarte les effets thermologiques; et
l'on voit alors aisément que les densités et les pressions diminueraient
en progression géométrique pour des hauteurs croissantes en progression
arithmétique, si la température pouvait être la même en tous les points
de la colonne, du moins en faisant abstraction du décroissement presque
insensible de la gravité, qui peut d'ailleurs être facilement pris en
considération exacte. Mais l'abaissement graduel et très prononcé
qu'éprouve nécessairement la température des couches atmosphériques à
mesure qu'elles sont plus élevées, doit en réalité ralentir notablement
cette variation abstraite, en rendant chaque couche plus dense que ne le
comporterait ainsi sa position. L'étude de ce grand phénomène se
complique donc naturellement d'un nouvel élément, jusqu'ici tout-à-fait
inconnu malgré quelques tentatives imparfaites, la loi relative à la
variation verticale des températures atmosphériques, qui ne sera
peut-être jamais suffisamment dévoilée, quelque intéressante qu'elle fût
à plusieurs égards, comme je l'ai déjà indiqué au sujet de la théorie
des réfractions astronomiques. On n'y supplée évidemment que d'une
manière extrêmement grossière et radicalement incertaine, lorsque, pour
formuler l'équilibre d'une portion déterminée de la colonne
atmosphérique, on suppose une température uniforme égale à la moyenne
arithmétique entre les deux températures extrêmes immédiatement
observées. Car la loi inconnue pourrait être telle, que la moyenne
géométrique, ou même quelque nombre très rapproché de l'un des extrêmes,
représentât avec moins d'erreur le véritable état de la colonne,
qu'aucune hypothèse de température commune ne saurait d'ailleurs
fidèlement exprimer. L'intervention du calcul des probabilités serait,
du reste, ici ou puérile ou sophistique, comme en tant d'autres
occasions. Tout ce qu'on pourrait dire de raisonnable en faveur d'un tel
usage, se réduirait réellement à la conformité de quelques-uns des
résultats auxquels il conduit avec des observations directes, argument
qui aurait en effet un grand poids, si cette confrontation avait jamais
été convenablement établie, ce dont il y a lieu de douter. On ne doit
donc employer qu'avec une grande circonspection, et seulement à défaut
de déterminations géométriques, le procédé imaginé par Bouguer pour la
mesure des hauteurs par le baromètre, dont la formule a été surchargée
plus tard d'un grand nombre de détails, qui ont fortement altéré sa
simplicité primitive, sans peut-être augmenter beaucoup son exactitude
réelle, si ce n'est en ce qui concerne la meilleure évaluation des
coefficiens, due à l'observation seule. Ce moyen est certainement fort
ingénieux: et son principal défaut consiste précisément à l'être
beaucoup trop, en faisant dépendre une grandeur aussi simple qu'une
distance d'une foule d'autres qui s'y rattachent indirectement dans un
phénomène très complexe. Mais il est évident que, quand on prétend à
l'exactitude, on ne saurait accorder une confiance bien étendue à une
méthode aussi indirecte, fondée sur la supposition préalable d'un état
de stagnation atmosphérique qui ne peut exister, et ensuite sur une
uniformité de température encore plus inadmissible. En considérant, dans
l'estimable travail de Ramon, la longue série des précautions
minutieuses qu'exige l'application exacte d'un tel procédé pour mériter
quelque confiance, et, par suite, la durée souvent très grande de
l'ensemble de l'opération, on voit même que ce moyen perd
essentiellement cette facilité qui fait sa seule valeur, et qu'il y
aurait fréquemment moins d'embarras, quand les circonstances le
permettent, à entreprendre directement une mesure géométrique, dont la
certitude serait d'ailleurs si supérieure. En principe, comme je l'ai
remarqué dans une autre occasion, une mesure quelconque est d'autant
plus précaire qu'elle est plus indirecte. Néanmoins, en renonçant à tout
parallèle entre ce mode de nivellement et le mode géométrique, il
conserve une valeur très réelle pour multiplier commodément nos
renseignemens généraux sur le relief du globe terrestre. Je regrette
seulement que la vérification n'en ait pas encore été convenablement
instituée. En cette occasion, comme en bien d'autres plus importantes,
les physiciens se sont jusqu'ici beaucoup trop subalternisés envers les
géomètres.

Tel est essentiellement, en aperçu, l'ensemble de la barologie statique.
Pour la compléter, il faudrait maintenant considérer les modifications
importantes qu'éprouvent ses lois générales, à l'égard des petites
masses fluides, en vertu de l'imparfaite fluidité des liquides et des
gaz. Elles consistent surtout dans une élévation notable (quelquefois
changée en dépression), relativement à la surface ordinaire d'équilibre,
pour les filets liquides contenus dans des tubes très étroits: on les a
encore peu étudiées sur les gaz. C'est donc ici, à mes yeux, le lieu
naturel de la théorie de la capillarité. Plusieurs physiciens l'ont déjà
placée ainsi, mais par des motifs indépendans de la nature des
phénomènes, et seulement relatifs à leur mode actuel d'explication, en
vertu d'une vague analogie entre la pesanteur, rattachée à
l'_attraction_ universelle, et la force moléculaire à laquelle on
attribue ces effets remarquables. J'avoue qu'un tel rapprochement me
touche peu, car il me paraît reposer essentiellement sur l'emploi du
malheureux mot _attraction_ pour désigner la pesanteur générale:
supprimez cette expression abusive, dont j'ai signalé, dans la
vingt-quatrième leçon, les graves inconvéniens, il n'y aura plus aucune
assimilation à établir entre la gravité et la capillarité, leurs
phénomènes étant réellement antagonistes. C'est donc seulement parce que
les effets capillaires consistent dans une altération notable des lois
fondamentales de la pesanteur, que leur étude me paraît devoir être
classée comme un complément naturel et indispensable de la barologie
proprement dite.

Quant au fond de la question à cet égard, c'est-à-dire, quant à la
théorie actuelle de ces phénomènes, je dois déclarer, quoique je ne
puisse me livrer ici à son examen spécial, que, malgré l'imposante
apparence d'exactitude dont Laplace l'a revêtue en y déployant un si
grand luxe analytique, elle m'a toujours paru fort peu satisfaisante, à
cause de son caractère vague, obscur, et même, au fond, essentiellement
arbitraire. Clairaut, pour ainsi dire en se jouant, avait imaginé l'idée
principale de cette explication, sans y attacher une grande importance:
Laplace, en voulant lui donner une consistance mathématique et une
précision qu'elle ne comportait pas, n'a fait que rendre ses vices plus
prononcés, aux yeux de quiconque ne se laisse point fasciner par un vain
appareil algébrique. Cette force mystérieuse et indéterminée, évidemment
créée pour le besoin de l'explication, et qui, par sa définition même,
échappe nécessairement à tout contrôle réel, cette force dont
l'intervention cesse ou reparaît presque à volonté, à laquelle on ajoute
ou l'on retranche des qualités essentielles pour la faire correspondre
aux phénomènes, ne serait-elle pas réellement une pure entité? Cette
théorie a-t-elle sensiblement perfectionné l'étude de la capillarité,
dont les progrès sont presque nuls depuis plus d'un demi-siècle? La
principale loi numérique des phénomènes capillaires, celle des hauteurs
inversement proportionnelles aux diamètres des différens tubes, était
parfaitement connue long-temps avant cette théorie, qui n'a rien produit
de semblable. Sa prépondérance n'aurait-elle point, au contraire, en ces
derniers temps, attiédi le zèle des physiciens pour une exploration
directe, menacée d'avance d'un accueil peu encourageant, si elle ne
venait point confirmer les prescriptions analytiques? Si, par exemple,
nous connaissons trop peu encore l'influence de la chaleur et de
l'électricité sur l'action capillaire, n'est-ce point à une telle cause
qu'on doit l'attribuer en grande partie?

Quoi qu'il en soit, l'étude réelle de ces phénomènes est en elle-même du
plus haut intérêt. Indépendamment de son utile application pour
augmenter la précision de plusieurs instrumens importans, elle occupe
directement, en philosophie naturelle, un rang très éminent, en vertu du
rôle fondamental de la capillarité dans l'ensemble des phénomènes
physiologiques, comme leur examen général nous le démontrera. Les effets
remarquables découverts par M. Dutrochet, sous les noms d'_endosmose_ et
d'_exosmose_, viennent s'y rattacher spontanément: c'est l'action
capillaire envisagée en surface, au lieu de la simple capillarité
linéaire, jusque alors étudiée par les physiciens.

Considérons maintenant, dans son ensemble, la seconde partie principale
de la barologie, celle qui concerne les lois des mouvemens des corps
pesans, et en premier lieu des solides.

La belle observation fondamentale relative à la chute identique de tous
les corps dans le vide, a d'abord établi irrévocablement une dernière
notion élémentaire sur la pesanteur, celle de la proportionnalité
nécessaire entre les poids et les masses, qui manquait encore
essentiellement à la barologie statique. Les phénomènes de pur équilibre
pouvaient, à la rigueur, suffire à la dévoiler, mais d'une manière
beaucoup moins frappante, par une analyse convenable des effets du choc,
qui, permettant d'évaluer directement les rapports de deux masses,
auraient ainsi conduit à reconnaître son égalité avec celui de leurs
poids. Après cette notion préliminaire, nous devons surtout examiner ici
la découverte des lois fondamentales propres aux mouvemens produits par
la gravité. Non-seulement c'est par là que la physique réelle a dû être
historiquement créée; mais cette étude nous offre encore, à tous égards,
le plus parfait exemple de la manière de philosopher qui convient à
cette science.

L'accélération naturelle de la chute des corps pesans n'avait point
échappé au génie si avancé d'Aristote, celui de tous les anciens
penseurs qui fut le moins éloigné de la philosophie positive, quoiqu'on
lui doive la coordination de la philosophie métaphysique. Mais
l'ignorance des principes élémentaires de la dynamique rationnelle ne
pouvait évidemment permettre de découvrir alors la vraie loi de ce
phénomène. L'hypothèse d'Aristote, qui consiste à faire croître la
vitesse proportionnellement à l'espace parcouru, pouvait être regardée
comme plausible tant que la théorie générale des mouvemens variés
n'était point formée. Aussi est-ce surtout cette création capitale,
provoquée par les difficultés propres au problème de la chute des corps,
qui constitue la gloire immortelle du grand Galilée. Cette théorie,
indiquée dans le premier volume de cet ouvrage, rend aussitôt palpable
l'absurdité de l'hypothèse d'Aristote, en montrant, avec une pleine
évidence, d'après une intégration fort élémentaire, qu'une telle loi de
mouvement équivaudrait mathématiquement à supposer l'intensité de la
pesanteur graduellement croissante, pendant la chute, en raison de
l'espace parcouru. Pour procéder, d'après cette théorie générale, à la
découverte de la loi véritable, Galilée dut naturellement supposer que
la gravité conservait toujours la même énergie, et il reconnut dès lors
que la vitesse et l'espace étaient nécessairement proportionnels, l'un
au temps écoulé, l'autre à son carré. La vérification expérimentale
pouvait être instituée de deux manières, également décisives, que
Galilée fit connaître: soit par l'observation immédiate de la chute
ordinaire, soit en ralentissant à volonté la chute à l'aide d'un plan
suffisamment incliné, sans que la loi essentielle pût en être altérée,
sauf les précautions nécessaires pour atténuer l'influence du
frottement. Atwood a imaginé plus tard un instrument fort ingénieux, qui
permet de ralentir indifféremment la chute, tout en la laissant
verticale, en obligeant une petite masse à en mouvoir une très grande:
ce qui permet de vérifier commodément, sous tous les points de vue, la
loi de Galilée.

Parmi les contestations innombrables que suscita d'abord cette grande
découverte, la seule qui mérite aujourd'hui quelque attention est la
discussion élevée par Baliani, qui prétendait substituer à la loi de
Galilée une hypothèse peu différente en apparence, quoique radicalement
inadmissible. Les espaces décrits par le corps, dans chaque seconde
successive, doivent croître réellement comme la suite des nombres
impairs, et c'est sous cette forme que Galilée avait présenté sa loi.
Or, Baliani voulait remplacer cette progression par la série naturelle
de tous les nombres entiers. À une époque où la dynamique était encore
si peu connue, une telle concurrence pouvait être fort spécieuse, et la
discussion se serait, en effet, long-temps prolongée, si l'on n'en eût
appelé à l'expérience, qui condamna aussitôt Baliani. Car, cette
hypothèse correspond, en effet, comme celle de Galilée, à une intensité
constante de la pesanteur. Le seul caractère qui les distingue
rationnellement consiste en ce que, suivant Galilée, la vitesse peut
être aussi petite qu'on voudra, en choisissant une durée assez courte,
tandis que, d'après Baliani, il y aurait toujours un _minimum_ de
vitesse très appréciable, indépendant du temps écoulé, et qui devrait
être instantanément imprimé au corps dès l'origine du mouvement: ce qui
eût suffi sans doute pour renverser immédiatement une telle hypothèse,
si la validité de cette déduction mathématique avait pu être d'abord
bien sentie.

Par cette seule loi de Galilée, tous les problèmes relatifs au mouvement
des corps pesans rentrent aussitôt dans le domaine de la dynamique
rationnelle dont, au dix-septième siècle, ils provoquèrent la formation
sous les divers rapports fondamentaux, comme, au dix-huitième siècle,
les questions de mécanique céleste déterminèrent son développement
général. En ce qui concerne le mouvement de translation du corps libre
dans l'espace, cette étude est essentiellement due à Galilée lui-même,
qui établit la théorie du mouvement curviligne des projectiles,
abstraction faite de la résistance de l'air. Les tentatives fréquemment
renouvelées depuis par les géomètres pour y tenir compte de cette
résistance, n'ont pas eu encore un résultat physique satisfaisant.
Toutefois, il importe de noter ici combien, dans ces travaux, on s'est
strictement conformé à l'esprit de la saine théorie des hypothèses, en
se bornant à faire une supposition sur la loi mathématique de la
résistance du milieu, relativement à la vitesse, dans l'impossibilité où
l'on se trouve encore, et où l'on sera peut-être toujours, de découvrir
rationnellement cette loi, par les seuls principes de l'hydrodynamique,
dont une telle recherche constitue le problème le plus difficile. Une
semblable supposition est, en effet, éminemment susceptible, par sa
nature, d'une épreuve expérimentale qui ne saurait laisser aucune
incertitude; et c'est ainsi qu'on a successivement reconnu
l'imperfection de toutes les hypothèses jusqu'ici proposées à cet égard,
depuis Newton, à qui l'on doit la première et la plus usuelle d'entre
elles. La construction rationnelle de ces conjectures présente en
elle-même de grandes difficultés, pour concilier ces deux conditions qui
semblent contradictoires, et qui sont néanmoins également
indispensables: faire toujours décroître la résistance à mesure que la
vitesse diminue indéfiniment; et, cependant, disposer la loi de telle
manière que la vitesse initiale du mobile puisse être enfin complétement
détruite, par la seule action graduelle de la résistance. La dernière de
ces deux indications générales exige évidemment la présence d'un terme
constant dans l'expression algébrique de la loi, tandis que la première
semble devoir l'en exclure formellement. Quelle que soit l'utilité des
études expérimentales directes dont cette question difficile a été
jusqu'ici le sujet, elles n'ont pas eu encore de résultats pleinement
satisfaisans. Enfin, quelques observations récentes viennent même
d'augmenter à cet égard l'incertitude fondamentale, quoique propres
peut-être à présenter ensuite sous un nouveau jour l'ensemble du sujet,
en montrant que, lorsque les vitesses deviennent très grandes, elles
peuvent augmenter sans faire croître les résistances; cette importante
remarque ne saurait cependant être admise, sans un nouvel et scrupuleux
examen. Ainsi, en résumé, l'étude exacte du mouvement réel des
projectiles est encore extrêmement imparfaite.

Quant aux mouvemens que produit la pesanteur dans un corps retenu, le
cas où ce corps est assujetti sur une courbe donnée est le seul
important à analyser; il constitue le problème général du pendule, dont
la théorie, entièrement due à Huyghens, n'offre plus, comme application
de la mécanique rationnelle, que de simples difficultés analytiques, en
faisant abstraction de la résistance du milieu. Cette belle théorie a
présenté, dès son origine, un puissant intérêt pratique, comme base de
la plus parfaite chronométrie. J'ai déjà indiqué, sous ce rapport, dans
la vingtième leçon, comment Huyghens, après avoir reconnu les
oscillations cycloïdales pour les seules rigoureusement isochrones,
était parvenu à les remplacer par les oscillations circulaires, seules
réellement admissibles, en rendant leurs amplitudes très petites. Ainsi
réglées, leurs durées ne dépendent que de la longueur du pendule simple
et de l'énergie de la gravité, proportionnellement à la racine carrée du
rapport numérique de ces deux grandeurs.

Indépendamment de sa haute importance chronométrique, cette loi capitale
d'Huyghens a fourni deux conséquences générales, fort essentielles pour
les progrès de la barologie. D'abord, le pendule a permis à Newton de
vérifier la proportionnalité des poids aux masses avec beaucoup plus
d'exactitude que n'en pouvait comporter la chute des corps dans le vide,
ci-dessus mentionnée. Car, si cette relation n'avait pas lieu, ou, ce
qui revient au même, si la pesanteur agissait inégalement sur les
différens corps, cette diversité devrait se manifester nécessairement,
d'une manière très sensible, par la durée variable de leurs oscillations
pour des pendules d'égale longueur, comparativement formés de substances
distinctes. Or, l'expérience constate, au contraire, une frappante
coïncidence à cet égard entre les cas les plus opposés, pourvu qu'on
l'institue de manière à y rendre identique l'influence du milieu
résistant, condition facile à remplir en prenant les précautions
adoptées par Newton. Tous les corps ont donc la même gravité.

En second lieu, le pendule nous a mis en état de reconnaître les
variations qu'éprouve, à diverses distances du centre de la terre,
l'intensité de cette commune pesanteur, suivant l'indication fournie par
la théorie fondamentale de la gravitation. Il a suffi, en effet,
d'apercevoir une différence irrécusable entre les longueurs du pendule à
secondes observées en des lieux distincts, pour avoir aussitôt le droit
d'en conclure mathématiquement l'inégalité des pesanteurs
correspondantes, en raison directe des longueurs respectives. Reste
ensuite, ce qui est facile, à isoler dans cette indication expérimentale
la part de la force centrifuge, d'après la latitude du lieu, pour
obtenir exactement la variation propre de la gravité. C'est d'après un
tel principe que se multiplient chaque jour nos renseignemens sur la
mesure de la pesanteur en divers points du globe, et par une suite
indirecte, comme je l'ai indiqué dans la vingt-cinquième leçon, sur la
vraie figure de la terre.

Dans ces différentes sections de la barologie dynamique, les corps
solides sont envisagés, abstraction faite de leurs dimensions, et comme
de simples points. Mais, tous ces problèmes doivent maintenant être
repris avec un nouvel ordre de difficultés, en ayant égard aux diverses
particules dont le corps est réellement formé. Sous ce rapport, la
question du mouvement libre nous entraînerait nécessairement dans cet
ensemble de recherches délicates et compliquées qui caractérisent en
dynamique abstraite, l'analyse des rotations, même en se bornant au cas
du vide, et qui serait ici entièrement indépendant de l'action de la
pesanteur: heureusement, cette face du problème est, en réalité, peu
importante pour le mouvement de nos projectiles. À l'égard du pendule,
cette difficulté se réduit à déterminer suivant quelles lois les divers
points du corps modifient, en vertu de leur liaison, les durées inégales
de leurs oscillations respectives, afin que leur ensemble puisse
osciller comme un point unique, idéal ou réel. Cette loi, découverte par
Huyghens, et obtenue ensuite, d'une manière plus rationnelle, par
Jacques Bernouilli, ramène aisément le pendule composé au pendule simple
jusque alors étudié, quand on connaît le moment d'inertie du corps. Elle
explique nettement un nouveau moyen de faire varier la durée des
oscillations, en changeant seulement la répartition de la masse
oscillante. C'est ainsi que l'étude du pendule se rattache à toutes les
questions essentielles de la dynamique générale des solides. Quoique la
résistance de l'air y exerce beaucoup moins d'influence que dans le
mouvement des projectiles, il faut cependant l'y prendre aussi en
considération, afin de donner à ce précieux instrument toute la
précision dont il est susceptible. Ici, les tentatives ont pu être bien
plus heureuses, surtout en établissant, comme l'a fait si judicieusement
M. Bessel en dernier lieu, une exacte comparaison expérimentale entre
les oscillations réelles, nécessairement affectées de la résistance du
milieu, et les oscillations théoriques, relatives au cas du vide: aussi
le passage de l'un à l'autre cas se fait-il maintenant avec beaucoup de
sûreté et de facilité.

En considérant les immenses difficultés fondamentales que présente
l'hydrodynamique abstraite, comme nous l'avons reconnu en philosophie
mathématique, on ne sera pas surpris que la partie de la barologie
dynamique relative aux fluides soit encore si imparfaite, au moins sous
le point de vue rationnel. Le cas des gaz, et surtout de l'air, est,
d'abord, presque entièrement négligé, tant on a senti l'impossibilité
d'y atteindre réellement. Quant aux liquides, il n'y a jusqu'ici
d'analysé, d'une manière à quelques égards satisfaisante, que leur
écoulement par de très petits orifices percés au fond ou sur les côtés
des vases, c'est-à-dire le mouvement purement linéaire, dont l'étude
mathématique a été faite par Daniel Bernouilli, d'après sa célèbre
hypothèse du parallélisme des tranches. Son principal résultat a été de
démontrer la règle, proposée empiriquement par Torricelli, sur
l'évaluation de la vitesse du liquide à l'orifice, comme égale à celle
d'un poids qui serait tombé de toute la hauteur du liquide dans le vase.
Or, cette règle n'a été mise en harmonie avec l'observation, même
lorsque le niveau est entretenu invariable, qu'à l'aide d'une sorte de
fiction ingénieuse, suggérée par le singulier phénomène de la
_contraction_ de la veine fluide. Le cas du niveau variable est à peine
ébauché, et à plus forte raison celui où l'on doit tenir compte de la
forme et de la grandeur de l'orifice. Quant au mouvement à deux
dimensions, et surtout quant au mouvement général en tous sens, qui a
toujours lieu plus ou moins, leur théorie est encore entièrement dans
l'enfance, quoiqu'elle ait été le sujet de travaux mathématiques fort
étendus, dont quelques-uns ont une éminente valeur abstraite. Corancez a
fait, dans ces derniers temps, une tentative très estimable pour
appliquer à cette recherche difficile les perfectionnemens généraux
introduits par Fourier dans l'analyse mathématique, à l'occasion de sa
théorie thermologique.

Les études expérimentales, d'ailleurs trop rares et surtout trop peu
suivies, n'ont pas eu jusqu'ici, sous ces divers rapports, des résultats
beaucoup plus satisfaisans, si ce n'est relativement à quelques données
numériques. Elles ont été, en général, conçues dans un esprit trop
subalterne envers les théories mathématiques, et entreprises
ordinairement pour les vérifier. Or, les cas abstraits considérés par
les géomètres diffèrent habituellement à tant de titres des cas réels,
que cette confrontation est, en elle-même, fort délicate, et le plus
souvent assez incertaine, vu l'embarras qu'on éprouve à démêler, parmi
les circonstances que la théorie néglige, celles qui produisent
principalement les écarts observés. Faut-il les rapporter à l'imparfaite
fluidité du liquide, ou à son frottement contre les parois du vase, ou
aux mouvemens obliques qui s'établissent dans l'intérieur de la masse
fluide, etc.? C'est ce qui demeure ordinairement indécis. Néanmoins,
cette importante branche de la barologie peut tirer un grand parti d'un
système rationnel d'expérimentation, entre les mains de physiciens
sachant bien apprécier la valeur réelle des théories mathématiques, sans
s'exagérer leur portée. Mais il faut que les expériences soient
instituées avec plus de génie, et d'une manière plus indépendante, afin
d'éclaircir les nombreuses questions laissées intactes par la théorie.
L'imperfection de cette partie de la science est fort sensible,
lorsqu'on cherche à la faire correspondre aux grands cas naturels, non
pas même aux mouvemens généraux de l'Océan ou de l'atmosphère, dont
l'étude rationnelle doit encore être jugée trop peu accessible, mais
seulement aux mouvemens des fleuves et des canaux, dont la théorie n'a
guère dépassé aujourd'hui le degré de précision et de profondeur où
l'avait laissée le judicieux Guglielmini, au milieu de l'avant-dernier
siècle.

Telles sont les considérations générales extrêmement sommaires
auxquelles je dois me borner ici, sur les principales parties de la
barologie, successivement examinées. Elles me paraissent suffire pour
faire ressortir leur véritable esprit, ainsi que l'état présent de
l'ensemble de chacune d'elles, et la nature des progrès qu'elles
comportent. Quoique nous l'ayons reconnue très imparfaite à beaucoup
d'égards, cette première branche de la physique n'en est pas moins,
non-seulement la plus pure, mais aussi la plus riche: nous y avons
fréquemment remarqué un caractère de rationnalité et un degré de
coordination que seront loin de nous offrir les autres parties de la
science. Son imperfection est même essentiellement relative à ce que
nous y cherchons naturellement une consistance et une précision presque
astronomiques, bien plus difficiles ici qu'à l'égard des phénomènes
célestes, et que nous n'oserions demander au reste de la physique. La
barologie a depuis long-temps pleinement atteint son état de positivité
définitive; il n'y a pas une seule de ses nombreuses subdivisions qui ne
soit au moins ébauchée; tous les moyens généraux d'investigation y ont
été successivement introduits et appliqués: ainsi, ses progrès futurs ne
dépendent désormais essentiellement que d'une harmonie plus complète
entre ces divers moyens, et surtout d'une combinaison plus homogène et
plus intime entre le génie mathématique et le génie physique.



TRENTIÈME LEÇON.

Considérations générales sur la thermologie physique.

Après les phénomènes de la gravité, ceux de la chaleur sont,
incontestablement, les plus universels de tous les phénomènes physiques.
Dans l'économie générale de la nature terrestre, morte ou vivante, leur
fonction est aussi importante que celle des premiers, dont ils sont
habituellement les principaux antagonistes. Si l'étude géométrique ou
mécanique des corps réels est surtout dominée par la considération de la
gravité, l'influence de la chaleur devient, à son tour, prépondérante,
lorsqu'on envisage les modifications plus profondes, relatives ou à
l'état d'agrégation, ou à l'intime composition des molécules; la
vitalité, enfin, lui est essentiellement subordonnée. Quant à l'action
de l'homme sur la nature, c'est une sage application de la chaleur qui
la constitue principalement. Ainsi, après la barologie, aucune partie de
la physique ne saurait mériter autant que la thermologie l'attention des
esprits qui conçoivent l'ensemble de la philosophie naturelle.

Les premières observations thermologiques, entreprises dans une
intention scientifique, sont presque aussi anciennes que les découvertes
de Stévin et de Galilée sur la pesanteur; puisque l'invention primitive
du thermomètre remonte, comme on sait, au commencement du dix-septième
siècle, et que l'illustre académie _del Cimento_ n'a cessé de se livrer,
avec un zèle persévérant, à l'étude de la chaleur, pendant toute la
durée de sa trop courte existence. Il est néanmoins incontestable que,
vu la complication supérieure de ses phénomènes, la thermologie a
toujours été fort en arrière de la barologie. À la fin du dix-septième
siècle, elle était encore si peu avancée, que les indications
thermométriques ne pouvaient même être comparées, faute des deux points
fixes, dont la nécessité fut alors signalée par Newton. Mais cette
imperfection relative devient bien plus sensible en considérant surtout
la nature si opposée des recherches dont ces deux branches de la
physique étaient alors le sujet. Tandis que les physiciens avaient
essentiellement renoncé, depuis long-temps, envers la pesanteur, à
deviner la nature intime et le mode de production des phénomènes, pour
se borner à en découvrir, par une observation rationnelle, les lois
effectives, ils ne regardaient comme dignes de leur attention, dans
l'étude plus difficile de la chaleur, que les tentatives chimériques sur
la nature du feu, où les faits ne jouaient qu'un rôle pour ainsi dire
épisodique. On voit encore, presque au milieu du siècle dernier,
l'Académie des Sciences de Paris couronner, à ce sujet, des
dissertations essentiellement métaphysiques, dont une entre autres,
composée d'ailleurs avec un talent remarquable, était due à
l'association de Voltaire avec Mme du Châtelet. C'est seulement pendant
la dernière moitié de ce siècle, lorsque toutes les parties importantes
de la barologie étaient déjà à peu près aussi développées
qu'aujourd'hui, que la thermologie commença à prendre un caractère
vraiment scientifique, en vertu de l'heureuse impulsion déterminée
surtout par la découverte capitale de Black. Dès lors, l'analyse des
phénomènes et la recherche de leurs relations ont attiré de plus en plus
l'attention des physiciens, qui en ont fait enfin le principal objet de
leurs travaux. Toutefois, ils n'ont pas encore entièrement renoncé aux
hypothèses primitives sur la cause et l'essence du feu: seulement ils en
ont subordonné l'usage à l'étude des phénomènes, que ces conceptions
imaginaires sont destinées, dit-on, à faciliter. Mais, pour quiconque a
suivi convenablement cette marche historique, une telle inversion des
rôles, à l'égard d'hypothèses jadis souveraines, est un symptôme
irrécusable de leur décadence définitive et prochaine. La haute
influence des travaux de l'illustre Fourier doit nécessairement hâter
beaucoup ici le développement naturel de la saine philosophie, comme je
l'ai indiqué déjà dans l'avant-dernière leçon. Il est certain, en effet,
que de toutes les branches de la physique encore envahies par cet esprit
anti-scientifique, la thermologie est aujourd'hui la plus près
d'échapper complétement à son influence. Cette importante réforme sera
même accélérée par l'ébranlement que produit, depuis le commencement de
ce siècle, le choc des deux principales hypothèses sur la nature de la
chaleur, et qui tend à les discréditer également auprès des physiciens
les plus rationnels.

Entre toutes les branches de la physique auxquelles on applique
l'analyse mathématique, l'étude des lois générales de la chaleur se
distingue éminemment par le caractère spécial qu'y présente aujourd'hui
cette application. En barologie, cette analyse remplit, il est vrai, une
fonction parfaitement rationnelle, comme je l'ai montré dans la leçon
précédente; mais son introduction n'y offrait aucune difficulté propre,
puisque, après les découvertes physiques fondamentales, la théorie de la
pesanteur rentrait d'elle-même dans le ressort de la mécanique
rationnelle. Il en est essentiellement ainsi, quoiqu'à un degré moindre,
pour l'acoustique. En électrologie, et même, à certains égards, en
optique, on a bien tenté de procéder d'une manière analogue,
c'est-à-dire d'y appliquer l'analyse mathématique en ramenant les
questions à de simples recherches de mécanique générale; mais ce n'a pu
être qu'en se fondant sur les hypothèses arbitraires des fluides et des
éthers imaginaires, ce qui rend une telle application radicalement
illusoire. Au contraire, la théorie analytique de la chaleur présente un
caractère scientifique aussi satisfaisant que celles de la pesanteur et
du son; et, néanmoins, elle ne pouvait être traitée comme une dépendance
de la mécanique abstraite, à moins de faire reposer une telle relation
sur de semblables chimères, ce qu'a si parfaitement évité son illustre
fondateur. Cette théorie a donc exigé une conception spéciale et
directe, ainsi qu'une analyse non moins nouvelle. Afin de faire mieux
ressortir ces propriétés fondamentales, je consacrerai exclusivement la
leçon suivante à l'examen philosophique de la thermologie mathématique,
et je me bornerai dans la leçon actuelle à considérer seulement l'étude
purement physique de la chaleur, qui doit d'ailleurs servir, évidemment,
de base nécessaire et d'introduction naturelle à son étude mathématique.

La thermologie physique se décompose rationnellement, suivant les
phénomènes qu'elle envisage, en deux parties bien distinctes, quoique
étroitement liées l'une à l'autre. Dans la première, on étudie les lois
de l'action thermologique proprement dite; c'est-à-dire de l'influence
mutuelle des corps pour faire varier leurs températures respectives,
sans s'occuper des altérations qui en résulteront à d'autres égards. La
seconde partie consiste, au contraire, dans l'étude de ces altérations,
c'est-à-dire, des modifications ou même des changemens que la
constitution physique des corps peut éprouver par suite de leurs
variations de température, en s'arrêtant au degré où ces effets
commenceraient à porter sur la composition moléculaire, et
appartiendraient dès lors au domaine de la chimie[25]. Considérons
d'abord le premier ordre de phénomènes, dont l'analyse se réduit à la
théorie de l'échauffement et du refroidissement.

      [Note 25: On admet souvent une troisième partie,
      toutefois bien moins tranchée, relative aux sources de la
      chaleur et du froid. Mais, en excluant les sources
      chimiques, qui sont les principales, cette section rentre
      essentiellement dans les deux autres, sauf le cas de la
      production de la chaleur par le frottement, dont l'étude est
      jusqu'ici fort imparfaite.]

Entre deux corps, dont les températures, d'ailleurs quelconques, sont
exactement égales, il ne se produit jamais aucun effet thermologique.
L'action commence aussitôt que, par une cause quelconque, les
températures deviennent inégales. Envisagée d'une manière générale, elle
consiste en ce que le corps le plus chaud élève la température de
l'autre, tandis que celui-ci abaisse celle du premier; en sorte que leur
influence mutuelle tend à les ramener plus ou moins promptement à une
température commune, intermédiaire entre les deux primitives. Quoique,
le plus souvent, cet état final soit inégalement éloigné des deux
extrêmes, l'action, convenablement estimée, n'en est pas moins, dans un
tel ordre de phénomènes, parfaitement équivalente à la réaction en sens
contraire. Examinons sommairement leurs principales lois, en les
dégageant de toute intervention des hypothèses arbitraires par
lesquelles on prétend encore les expliquer, et qui n'ont d'autre effet
réel que d'en obscurcir la notion et d'en compliquer l'étude[26].

      [Note 26: Cette tendance aux entités, quoique
      aujourd'hui fort affaiblie, est encore si prononcée chez la
      plupart des physiciens actuels, qu'on a été sur le point, au
      commencement de ce siècle, d'admettre définitivement, en
      thermologie, comme on le fait en électrologie, deux fluides
      imaginaires, l'un pour la chaleur, l'autre pour le froid, à
      cause des phénomènes connus sous le nom de _réflexion du
      froid_, qui, ayant été d'abord mal analysés, ne paraissaient
      point suffisamment expliqués avec un fluide unique, dont on
      a fini néanmoins par se contenter.]

Il convient, pour cela, de distinguer, d'après tous les physiciens, deux
cas essentiels, suivant que les corps agissent thermologiquement les uns
sur les autres à des distances plus ou moins considérables, ou bien au
contact immédiat. Le premier cas constitue ce qu'on nomme le
_rayonnement_ de la chaleur.

La communication directe de la chaleur entre deux corps parfaitement
isolés l'un de l'autre a été long-temps niée par des physiciens qui
regardaient l'air, ou tout autre milieu, comme un intermédiaire
indispensable. Mais elle est maintenant incontestable, puisque l'action
thermologique s'accomplit même dans le vide; outre que le peu de densité
et la faible conductibilité de l'air ne sauraient évidemment permettre
d'expliquer, par sa seule intervention, les effets observés dans la
plupart des cas ordinaires. Cette action, ainsi que celle de la gravité,
s'étend sans doute à toutes les distances, conformément au rapprochement
fondamental indiqué par Fourier entre ces deux grands phénomènes: car
nous pouvons concevoir aujourd'hui les divers astres de notre monde,
comme exerçant à cet égard une influence mutuelle appréciable; et même,
la température propre à l'ensemble de notre système solaire paraît
devoir être essentiellement attribuée à l'équilibre thermométrique vers
lequel tendent toutes les parties de l'univers.

La première loi générale relative à une telle action, consiste dans sa
propagation constamment rectiligne. C'est ce fait capital qu'on a tenté
de formuler, d'après l'hypothèse du fluide calorifique, par l'expression
de _rayonnement_, qui indique le trajet des molécules du calorique, et
qu'on a transportée ensuite à l'hypothèse de l'éther, où elle désigne
les séries linéaires de vibrations. Mais la loi, en elle-même, est
parfaitement indépendante de l'une ou l'autre supposition, et il importe
beaucoup de l'en dégager, afin d'ôter à une vérité physique aussi
essentielle l'apparence métaphysique d'une conception arbitraire. Cela
n'empêche nullement de conserver l'expression utile de _rayon_ de
chaleur, pourvu qu'on la restreigne avec scrupule à désigner la droite
suivant laquelle deux points agissent thermologiquement l'un sur
l'autre; elle devient alors l'énoncé abstrait et concis de ce simple
fait général, si fécond en applications importantes: c'est selon une
telle droite que doivent être placés les corps susceptibles d'absorber
la chaleur pour empêcher cette action mutuelle.

Cette chaleur rayonnante peut être réfléchie comme la lumière, et
conformément à la même règle, sous un angle de réflexion égal à celui
d'incidence, comme le prouve la belle expérience des réflecteurs
paraboliques. Quand elle est unie à la lumière, elle paraît éprouver les
mêmes réfractions, sauf quelques différences notables qui seront
indiquées ci-après: mais nous ignorons réellement s'il en est encore
ainsi à l'égard de la chaleur obscure, vu la difficulté de distinguer
suffisamment la chaleur simplement transmise par un corps intermédiaire
de celle qui résulte de son propre échauffement.

L'action thermologique que deux corps exercent directement l'un sur
l'autre dépend certainement de leur distance mutuelle, de manière à
s'affaiblir lorsque cette distance augmente. Ce décroissement paraît
même varier plus rapidement que la distance: mais on ignore encore
quelle est sa loi véritable. On le suppose habituellement en raison
inverse du carré de la distance. Il y a lieu de penser, néanmoins, que
ce mode de variation a été bien plus imaginé qu'aperçu, soit afin
d'obtenir une loi analogue à celle de la pesanteur, soit surtout par
suite de la considération métaphysique sur la loi absolue des émanations
quelconques. Aucun système d'expériences n'a jamais été jusqu'ici
convenablement institué et exécuté pour résoudre directement une telle
question, que ne sauraient trancher, sans doute, des conjectures aussi
hasardées, et sur laquelle Fourier s'est sagement abstenu de prononcer.

Une autre condition générale relative à cette action thermologique,
consiste dans la direction du rayonnement, envisagée, soit quant à la
surface du corps échauffant, soit quant à celle du corps échauffé. Les
expériences de M. Leslie, parfaitement confirmées d'ailleurs, comme
l'indiquera la leçon suivante, par la théorie mathématique de la chaleur
rayonnante, ont établi que, sous l'un ou l'autre rapport, l'intensité de
l'action est d'autant plus grande que les rayons sont plus rapprochés de
l'une ou de l'autre normale, et qu'elle varie proportionnellement au
sinus de l'angle qu'ils forment avec chaque surface.

Enfin, la différence des températures entre les deux corps considérés
constitue le dernier élément fondamental, et le plus important de tous,
en continuant à analyser le phénomène d'une manière entièrement
générale. Quand cette différence n'est pas très grande, l'intensité du
phénomène lui est exactement proportionnelle, d'après les expériences
les plus précises; mais cette relation paraît cesser lorsque les
températures deviennent extrêmement inégales, et l'on ignore jusqu'à
présent quelle est alors la véritable loi, quoiqu'il ne soit pas douteux
que l'action continue toujours à dépendre exclusivement de la
température relative.

Telles sont les lois élémentaires de l'influence thermologique mutuelle
de deux corps quelconques, isolés l'un de l'autre, en supposant que la
chaleur soit directement transmise. La chaleur lumineuse exigerait
d'ailleurs une nouvelle distinction, relative à la couleur de la
lumière; car les diverses parties du spectre solaire sont loin, comme on
sait, de posséder au même degré la propriété d'échauffer. Mais, d'après
les considérations très judicieuses présentées tout récemment à ce
sujet, par M. Melloni, cette question réclame un examen plus approfondi,
où l'on ait égard à l'action thermologique du prisme que la lumière a dû
traverser avant de fournir le spectre solaire. Car suivant les
expériences de ce physicien, le _maximum_ de chaleur, que jusque alors
on croyait invariablement fixé un peu au-delà des rayons rouges, passe
successivement dans presque toutes les portions du spectre, en faisant
convenablement varier la nature et même seulement les dimensions du
prisme.

Quand le rayonnement calorifique, au lieu d'être direct, s'effectue à
travers un intermédiaire susceptible de le transmettre, les conditions
fondamentales signalées ci-dessus se compliquent de nouvelles
circonstances, jusqu'ici peu étudiées, relatives à l'action du corps
interposé. On doit à Saussure une belle série d'expériences, toutefois
trop peu variées, sur l'influence d'une suite d'enveloppes transparentes
pour altérer notablement le mode naturel d'accumulation ou de
déperdition de la chaleur, soit lumineuse, soit surtout obscure. Plus
tard, M. Melloni a signalé une distinction essentielle, jusque alors
méconnue, entre la transmission de la chaleur et celle de la lumière, en
prouvant irrécusablement que les corps les plus diaphanes ne sont pas
toujours ceux que la chaleur traverse le mieux, comme on le croyait
habituellement avant lui.

Quelque avantage que doivent trouver les physiciens, afin de mieux
analyser les phénomènes thermologiques, à étudier le rayonnement de la
chaleur à part de sa propagation au contact, il est néanmoins évident
que, dans la nature, ces deux modes sont toujours et nécessairement
liés, quoique à des degrés souvent fort inégaux. Car indépendamment de
ce que l'air constitue presque toujours un intermédiaire inévitable, qui
concourt à la production de l'équilibre thermométrique entre deux corps
éloignés, on voit que c'est seulement l'état de la surface qui peut être
déterminé par le simple rayonnement, soit que la température s'élève ou
s'abaisse. Pour chacun des deux corps, les parties intérieures, qui
contribuent aussi bien que les surfaces à l'état final, ne peuvent
s'échauffer ou se refroidir que par voie de propagation contiguë et
graduelle. Ainsi, l'étude de la chaleur rayonnante serait, par
elle-même, insuffisante à analyser complétement aucun cas réel. De même,
en sens inverse, outre que des circonstances artificiellement combinées
peuvent seules mettre les deux corps à l'abri de tout rayonnement
extérieur, leur action thermologique réciproque ne saurait avoir lieu au
simple contact que dans les parties nécessairement limitées où cette
contiguité existe, et le phénomène s'accomplit toujours inévitablement
sous l'influence plus ou moins importante du rayonnement mutuel de tous
les autres points des deux surfaces. Cette combinaison intime et
permanente rend très difficile l'analyse exacte des deux modes
fondamentaux de l'action thermologique, quoique leur distinction n'en
soit pas moins réelle.

Parmi les trois conditions générales indiquées ci-dessus, relativement à
l'intensité de cette action quand elle s'exerce à distance, la
différence des températures, qui constitue, il est vrai, la principale,
est la seule qui se reproduise certainement et d'une manière identique à
l'égard de la propagation de la chaleur par contiguïté. Puisque dans ce
cas, les températures des parties simultanément considérées sont
nécessairement beaucoup moins inégales, la loi qui fait croître
l'influence thermologique proportionnellement à leur différence, peut
même y être presque toujours regardée comme l'expression exacte de la
réalité. Quant à la loi relative à la direction, elle paraît s'y
maintenir aussi, sans qu'on ait pu toutefois s'en assurer formellement
jusqu'ici. Mais celle qui concerne la distance doit s'y trouver
totalement changée: car, d'une part, l'action des molécules presque
contiguës ne saurait être à beaucoup près aussi grande que
l'indiqueraient les variations qu'on éprouve tant que les distances
restent appréciables; et, d'un autre côté, en comparant entre eux les
divers petits intervalles, le décroissement est sans doute bien plus
rapide qu'à l'égard des corps éloignés.

Quel que soit le mode général suivant lequel s'accomplisse
l'échauffement de l'un des corps et le refroidissement de l'autre,
l'état final qui s'établit, conformément à ces lois fondamentales, est
déterminé numériquement par trois coefficiens essentiels,
particulièrement affectés à chaque corps naturel, comme l'est, en
barologie, sa pesanteur spécifique, et qu'il faut maintenant
caractériser.

Avant Fourier, les physiciens avaient toujours confondu sous le nom
commun de _conductibilité_, deux propriétés thermologiques très
différentes, dont les divers degrés d'intensité sont bien loin de se
correspondre exactement dans un grand nombre de cas: 1º la faculté pour
chaque corps d'admettre, par sa surface, la chaleur extérieure, ou, en
sens inverse, de laisser dissiper au dehors sa chaleur superficielle; 2º
la facilité plus ou moins grande qu'il présente à propager graduellement
dans l'intérieur de sa masse les changemens quelconques survenus à sa
surface. Fourier a proposé de désigner ces deux qualités par les
dénominations très expressives de _pénétrabilité_ et de _perméabilité_,
dont l'usage deviendra sans doute universel, quand on aura
convenablement senti l'importance d'une telle distinction élémentaire.

La conductibilité intérieure, ou perméabilité, ne dépend essentiellement
que de la nature du corps et de son état d'agrégation. Elle peut
présenter, d'un corps à un autre, d'immenses différences, dont les plus
prononcées ont été reconnues de tout temps par tous les hommes, en
opposant, par exemple, à la propagation si facile et si prompte de la
chaleur dans l'intérieur de beaucoup de métaux, son mouvement si lent et
si pénible dans le charbon, qui, incandescent en certains points, est à
peine sensiblement échauffé à quelques centimètres de là. Elle varie
d'une manière non moins évidente, avec la constitution physique des
corps. La fluidité la diminue tellement, que des physiciens aussi
éminens que Rumford ont pu aller jusqu'à en nier complétement
l'existence dans les liquides, où la propagation de la chaleur serait
ainsi uniquement attribuée à l'agitation intérieure qu'elle y produit
nécessairement. Quoique des expériences décisives aient montré ensuite
la fausseté de cette opinion, il est demeuré incontestable que la
perméabilité proprement dite est extrêmement faible dans les liquides,
et moindre encore dans les gaz.

Quant à la conductibilité extérieure, ou pénétrabilité, elle varie sans
doute suivant la nature des corps et leur état d'agrégation. Mais elle
dépend, en outre, et principalement, des circonstances purement
relatives à leur surface extérieure. On sait, par exemple, que la
couleur seule de cette surface exerce, à cet égard, une très grande
influence. Il en est encore ainsi de son degré de poli, de la manière
plus ou moins régulière dont elle peut être rayée en divers sens, et de
plusieurs autres modifications, insignifiantes en apparence, dont les
effets généraux ont été soigneusement étudiés par les physiciens. Toutes
ces variations se manifestent d'ailleurs identiquement, soit que le
corps s'échauffe, soit qu'il se refroidisse. Enfin, la pénétrabilité est
assujettie, par sa nature, à changer, pour une même surface,
successivement exposée à l'action de divers milieux.

En principe, les degrés si différens que peuvent nous offrir ces deux
sortes de conductibilité ne sauraient influer, sans doute, sur l'état
thermologique final qui tend à s'établir entre deux corps quelconques
par suite de leur action mutuelle, mais seulement sur l'époque de son
entier établissement dans chacun d'eux. Toutefois, comme les questions
réelles deviennent souvent, à tous égards, de pures questions de temps,
il est clair que, si ces inégalités sont très prononcées, elles doivent
influer effectivement sur l'intensité même des phénomènes que nous
observons. Si, par exemple, la perméabilité est assez faible pour qu'on
ne puisse produire, en temps opportun, une température déterminée dans
l'intérieur du corps sans appliquer à quelques parties de sa surface une
chaleur capable de les fondre ou de les brûler, le phénomène ne pourra
évidemment avoir lieu, à moins d'y employer un temps démesuré. En
général, plus l'une et l'autre conductibilité seront parfaites, mieux
les corps se conformeront réellement aux lois fondamentales de l'action
thermologique, à distance, ou au contact. Il serait donc très important
de mesurer exactement les valeurs effectives de ces deux coefficiens
pour tous les corps étudiés. Malheureusement, ces évaluations sont
jusqu'ici extrêmement imparfaites. On conçoit aisément que les
expériences de conductibilité, d'ailleurs peu étendues, tentées avant la
distinction élémentaire établie par Fourier, ne sauraient fournir, à cet
égard, que des renseignemens fort équivoques, avec quelque soin qu'elles
eussent été exécutées, puisque la pénétrabilité et la perméabilité y
étaient toujours confondues. Il est difficile de les instituer de
manière à apprécier sûrement l'influence précise propre à chacune de ces
qualités. Toutefois, Fourier a indiqué, d'après sa thermologie
mathématique, les moyens généraux d'évaluer directement la perméabilité,
et, par suite, de mesurer indirectement la pénétrabilité, en
défalquant, dans la conductibilité totale, jusque alors seule évaluée,
la part de la première propriété. Mais l'application de ces procédés est
encore à peine ébauchée.

Une dernière considération spécifique, qui concourt, avec les deux
précédentes, à régler, dans les différens corps, les résultats
définitifs de leur action thermologique, résulte de ce que, soit sous le
même poids, soit à volume égal, les diverses substances consomment des
quantités distinctes de chaleur pour élever également leur température.
Cette importante propriété, dont on n'a commencé à se faire une juste
idée que dans la dernière moitié du siècle précédent, dépend
essentiellement, comme la perméabilité, de la nature des corps et de
leur constitution physique, quoique celle-ci y influe beaucoup moins:
elle paraît, au contraire, tout-à-fait indépendante des circonstances
superficielles qui font tant varier la pénétrabilité. On la désigne
habituellement sous la dénomination assez heureuse de _chaleur
spécifique_. Elle doit évidemment exercer une influence directe et
inévitable sur la valeur de la température commune due à l'équilibre
thermologique de deux corps quelconques, et qui ne saurait être
également éloignée de leurs températures primitives, si, tout étant
d'ailleurs parfaitement semblable, ils diffèrent sous ce seul rapport.
L'évaluation exacte des chaleurs spécifiques a donc une très grande
importance en thermologie. Les physiciens s'en sont convenablement
occupés, et avec beaucoup de succès. La méthode primitive, imaginée par
Crawford, et qu'on a nommée la _méthode des mélanges_, consiste
précisément à comparer entre elles les différences de la température
commune, une fois bien établie, aux deux températures initiales, pour
des poids ou des volumes égaux des deux substances. Mais il est
difficile d'obtenir ainsi des résultats bien précis, puisqu'il faudrait
pour cela que le mélange et l'action fussent très rapides, et même que
le vase et le milieu dans lesquels le phénomène s'accomplit fussent
placés d'avance à cette température commune, condition évidemment
impossible à remplir avec exactitude. Ce procédé n'est réellement
applicable, d'une manière suffisamment approchée, que lorsque l'un des
corps, au moins, est à l'état liquide; il a aussi été heureusement
modifié à l'égard des gaz. La précieuse invention du calorimètre, par
Lavoisier et Laplace, a fourni plus tard un moyen bien autrement exact,
et surtout entièrement général, pour l'évaluation des chaleurs
spécifiques. Il consiste à évaluer directement la quantité de chaleur
consommée par un corps dans une élévation déterminée de sa température,
d'après la quantité de glace que peut fondre la chaleur qu'il dégage, en
revenant de la plus haute température à la plus basse. En prenant les
diverses précautions nécessaires pour éviter toute action thermologique
du vase et du milieu, ce que l'appareil permet aisément d'obtenir,
l'exactitude d'un tel procédé ne laisse rien d'essentiel à désirer, si
ce n'est envers les gaz, dont les chaleurs spécifiques sont jusqu'ici
moins parfaitement connues.

Tels sont les trois coefficiens fondamentaux servant à fixer les
températures finales qui résultent de l'équilibre thermologique entre
les différens corps. Il est naturel de les supposer d'abord
essentiellement uniformes et constans, jusqu'à ce qu'une exploration
plus approfondie ait dévoilé clairement aux physiciens les lois de leurs
variations effectives. Néanmoins, il serait peu rationnel de concevoir
la conductibilité comme nécessairement identique en tous sens, au moins
dans un grand nombre de corps, dont la structure varie certainement
suivant plusieurs directions distinctes. De même, pour la chaleur
spécifique, il est évidemment très vraisemblable qu'elle éprouve des
changemens notables à des températures fort écartées, et surtout dans le
voisinage de celles qui déterminent un nouvel état d'agrégation, comme
quelques expériences paraissent l'avoir déjà nettement indiqué.
Toutefois, ces différentes modifications sont encore tellement
incertaines et surtout si peu connues, que les physiciens ne sauraient
être blâmés aujourd'hui de ne pas les prendre en considération
habituelle.

Caractérisons maintenant la seconde partie essentielle de la
thermologie, celle qui concerne les altérations plus ou moins profondes
déterminées par la chaleur dans la constitution physique des corps.

Il n'y a peut-être aucun corps dont la structure ne soit, à quelques
égards, modifiée pour toujours par une variation de température un peu
considérable. Mais il ne saurait être ici question de ces changemens
permanens, dont l'étude est d'ailleurs jusqu'à présent à peine
effleurée, et ne se rattache encore à aucune notion générale. Ils
appartiennent, par leur nature, à ce que j'ai nommé, au commencement de
cet ouvrage, la _physique concrète_, c'est-à-dire à l'histoire
naturelle du corps correspondant, et nullement à la physique abstraite,
seul objet de notre examen philosophique. En tout cas, ils ne se
rapporteraient point à la théorie de la chaleur, et rentreraient
essentiellement dans l'étude mécanique des diverses situations
d'équilibre stable propres à chaque système de molécules. Telles sont,
par exemple, les influences si remarquables de la chaleur et du froid,
pour changer notablement les divers degrés d'élasticité de plusieurs
corps. Mais on ne doit considérer, en thermologie que les modifications,
à la fois générales et passagères, que produit, dans un corps
quelconque, une certaine variation de température, et qui sont détruites
par la variation inverse. Or, en se restreignant, comme il convient, aux
altérations purement physiques, il faut les distinguer en deux classes,
suivant qu'elles se bornent à un simple changement de volume, ou
qu'elles vont jusqu'à produire un nouvel état d'agrégation. Sous l'un ou
l'autre point de vue, cette partie de la thermologie est certainement
aujourd'hui celle qui laisse le moins à désirer.

Quoique de tels phénomènes coexistent toujours, par leur nature, avec
ceux de l'échauffement ou du refroidissement, ces deux ordres d'effets
n'en sont pas moins parfaitement distincts, non-seulement, comme il est
évident, quant aux circonstances qui les constituent, mais aussi quant
à l'action thermologique qui les produit. Soit qu'il s'agisse d'une
variation de volume ou d'un changement d'état, on doit les rapporter à
une action thermologique tout-à-fait indépendante, dans sa loi et dans
son degré, de celle d'où résulte la nouvelle température correspondante.
Quand on échauffe un corps quelconque, l'élévation de la température
n'est jamais déterminée que par une portion, souvent peu considérable,
de la chaleur effectivement consommée, dont le reste, insensible au
thermomètre, est absorbé pour modifier la constitution physique. C'est
ce qu'on exprime ordinairement aujourd'hui en disant que cette partie de
la chaleur est devenue _latente_, expression qui peut être conservée
comme l'énoncé concis d'un fait capital, malgré qu'elle rappelle une
hypothèse sur la nature de la chaleur. Telle est la loi fondamentale
découverte par l'illustre Black, d'après l'observation des cas où elle
était nécessairement irrécusable, c'est-à-dire, lorsqu'une modification
physique très prononcée n'est accompagnée d'aucun changement de
température dans le corps modifié, comme je l'indiquerai ci-dessous.
Quand les deux effets coexistent, leur décomposition est beaucoup plus
difficile à constater nettement, et surtout à mesurer, quoique toujours
indiquée, au moins par l'analogie. On ignore d'ailleurs encore si elle
suit constamment la même marche générale dans les différens corps, sauf
la variété des coefficiens.

Après cette importante notion préliminaire, commune aux deux ordres de
modifications physiques produites par la chaleur, considérons les lois
générales de chacun d'eux, et en premier lieu, des changemens de volume.

En principe, tout corps homogène se dilate par la chaleur et se condense
par le froid; il en est encore ainsi pour les corps hétérogènes, tels
surtout que les tissus organisés, lorsqu'on envisage séparément leurs
diverses parties constituantes. Cette règle élémentaire ne souffre
d'exception qu'à l'égard d'un très petit nombre de substances, et
seulement même dans une portion fort limitée de l'échelle
thermométrique. Toutefois, comme la principale anomalie est relative à
l'eau, elle acquiert, en histoire naturelle, une très grande importance.
Mais elle ne saurait en avoir beaucoup dans la physique abstraite, si ce
n'est par l'ingénieux parti que les physiciens ont su en tirer pour se
procurer une unité de densité parfaitement invariable, et facile à
reproduire avec exactitude, du moins quand l'eau est chimiquement pure.
Néanmoins, ces diverses anomalies, quoique évidemment trop rares et trop
circonscrites pour infirmer aucunement la loi générale, sont très
propres, sous le point de vue philosophique, à vérifier, d'une manière
fort sensible, l'insuffisance radicale des conceptions chimériques par
lesquelles on prétend expliquer _à priori_ ces dilatations et ces
contractions, puisque, d'après de telles hypothèses, toute augmentation
de température devrait toujours produire un accroissement de volume, et
toute diminution un décroissement, sans que l'inverse pût jamais avoir
lieu.

Les solides se dilatent, en général, beaucoup moins que les liquides
pour une même élévation de température, et ceux-ci, à leur tour, moins
que les gaz, non-seulement lorsqu'un même corps passe successivement par
ces trois états, mais aussi en comparant des substances différentes.

La dilatation des solides, quoique peu prononcée, s'effectue avec une
parfaite uniformité, du moins entre les limites où elle a été examinée,
et qui sont, il est vrai, fort éloignées, ordinairement, du point de
leur fusion. Elles n'ont encore été exactement appréciées qu'envers un
très petit nombre de corps.

On a plus complétement étudié la dilatation des liquides, dont les lois
avaient naturellement une importance si fondamentale, à cause de la
vraie théorie du thermomètre, sans laquelle toutes les explorations
thermologiques seraient radicalement équivoques[27]. La belle série
d'expériences de MM. Dulong et Petit a pleinement démontré que, dans une
étendue de plus de trois cents degrés centigrades, la dilatation du
mercure suit une marche exactement uniforme, c'est-à-dire que des
accroissemens égaux de volume sont toujours produits par des quantités
de chaleur susceptibles de fondre des poids égaux de glace à zéro. On a
tout lieu de penser qu'il en est ainsi d'un liquide quelconque, entre
des limites sensiblement différentes de sa congélation et de son
ébullition, quoique aucun autre cas n'ait été exploré jusqu'ici avec
cette admirable circonspection et cette précision presque astronomique
qui caractérisent si éminemment le mode général d'expérimentation de ces
deux illustres physiciens.

      [Note 27: Pour compléter une pensée que j'ai déjà eu
      l'occasion d'indiquer dans la leçon précédente, on doit
      remarquer, en général, que chaque branche principale de la
      physique peut être envisagée comme consistant
      essentiellement tout entière dans la théorie exacte et
      approfondie de quelque instrument capital. Cela est évident
      ici au sujet de la théorie du thermomètre, à laquelle
      aboutissent directement toutes les parties importantes de la
      thermologie physique, et qui comporte même, à plusieurs
      égards, une utile application de la thermologie
      mathématique. Pareillement, la théorie du pendule et celle
      du baromètre se rapportent naturellement à l'ensemble de la
      barologie. Il en est évidemment ainsi en optique, pour la
      théorie des divers télescopes ou microscopes; et, en
      électrogie, pour celles de la machine électrique, de la pile
      voltaïque et de la boussole. La naissance de chaque branche
      se manifeste toujours par la création de quelque instrument
      fondamental; et elle aurait atteint essentiellement son
      entière perfection, si elle était parvenue à en établir une
      théorie complète et précise.]

C'est dans les gaz que la dilatation s'opère avec la plus parfaite
régularité, en même temps qu'elle y est beaucoup plus prononcée.
Non-seulement elle s'y fait toujours par degrés égaux, comme on le voit
le plus souvent dans les liquides et les solides: mais en outre, tandis
que, pour ceux-ci, son coefficient varie extrêmement d'un corps à un
autre, sans relation fixe à aucun caractère, même thermologique, il a,
au contraire, une valeur identique envers tous les gaz. Quoique ceux-ci
diffèrent entre eux presque autant que les divers solides ou liquides,
soit quant à la densité, ou à la chaleur spécifique, ou à la
perméabilité, tous se dilatent néanmoins uniformément et également, leur
volume augmentant toujours des trois huitièmes depuis la température de
la glace fondante jusqu'à celle de l'eau bouillante. À cet égard, comme
sous beaucoup d'autres points de vue physiques, les vapeurs se
comportent exactement comme les gaz proprement dits. Telles sont les
lois générales éminemment simples de la dilatation des fluides
électriques, découvertes à la fois, au commencement de ce siècle, par M.
Gay-Lussac à Paris, et par M. Dalton à Manchester.

Considérons enfin les changemens généraux produits par la chaleur dans
l'état d'agrégation des corps.

La solidité et la fluidité, si long-temps envisagées comme des qualités
absolues, sont, au contraire, reconnues désormais, depuis les premiers
progrès de la philosophie naturelle, comme des états purement relatifs,
qui dépendent nécessairement de plusieurs conditions variables, parmi
lesquelles l'influence de la chaleur ou du froid constitue la plus
générale et la plus puissante. Quoique plusieurs solides n'aient pu être
encore liquéfiés, il n'est pas douteux maintenant que tous deviendraient
fusibles si l'on pouvait produire en eux une température assez élevée,
sans les exposer néanmoins à aucune altération chimique. De même, en
sens inverse, on avait regardé, jusqu'à ces derniers temps, tous les gaz
proprement dits comme devant conserver toujours leur élasticité, à
quelque degré de refroidissement ou de pression qu'ils fussent soumis:
on sait aujourd'hui que la plupart d'entre eux deviennent aisément
liquides, quand on les saisit à l'état naissant, d'après les
intéressantes expériences de M. Bussy et de M. Faraday; il y a tout lieu
de penser dès lors que, par une combinaison convenable de froid et de
pression, on pourrait encore les liquéfier constamment, même quand ils
sont pleinement développés. Les diverses substances ne se distinguent
donc réellement à cet égard que par les différentes parties de l'échelle
thermométrique indéfinie auxquelles correspondent leurs états
successifs, solide, liquide et gazeux. Mais cette simple inégalité n'en
constitue pas moins un caractère fort important, qui n'est encore
exactement rattaché d'une manière fixe à aucune autre propriété
fondamentale de chaque substance. La relation la plus évidente et la
moins sujette à des anomalies, est avec la densité: tous les gaz sont,
en général, moins denses que les liquides, et ceux-ci que les solides.
Le second cas offre néanmoins plusieurs exceptions très notables; et,
quoiqu'on n'en connaisse aucune pour le premier cas, cela tient
peut-être uniquement à ce que les gaz n'ont pu être observés jusqu'ici
dans des circonstances suffisamment variées, surtout relativement à la
pression. Quant aux trois états d'une même substance, il y a toujours
raréfaction dans la fusion des solides et dans la vaporisation des
liquides; sauf quelques anomalies très rares, quoique fort importantes
pour la physique concrète, constamment relatives au premier phénomène.

Tous ces divers changemens d'état ont été assujettis par l'illustre
Black, à une grande loi fondamentale, qui constitue l'une des plus
admirables découvertes de la philosophie naturelle, tant par son extrême
importance que par sa rigoureuse universalité, que toutes les
expériences des physiciens ont, depuis un demi-siècle, irrévocablement
constatée. Elle consiste en ce que, dans le passage de l'état solide à
l'état liquide, et de celui-ci à l'état gazeux, un corps quelconque
absorbe toujours une quantité de chaleur plus ou moins notable, sans
élever sa température; tandis que le passage inverse détermine
constamment, au contraire, un dégagement de chaleur exactement
correspondant à cette absorption. Ainsi, par exemple, la liquéfaction
d'une masse de glace à zéro, sans aucun accroissement de température,
exige l'absorption de toute la quantité de chaleur que renferme une
masse égale d'eau à 75 degrés centigrades; et une masse d'eau à 100
degrés ne peut se vaporiser, quoiqu'elle ne s'échauffe pas, qu'en
absorbant 660 fois plus de chaleur qu'il n'en faudrait pour élever d'un
degré la température d'un poids égal d'eau liquide. Cette chaleur
latente, qui redevient sensible au thermomètre dans le phénomène
inverse, a été soigneusement mesurée par les physiciens à l'égard des
principales substances naturelles, surtout à l'aide du calorimètre. On
ignore encore si elle est rigoureusement fixe, c'est-à-dire si elle est
toujours exactement indépendante des circonstances quelconques qui
peuvent éloigner ou avancer artificiellement le degré ordinaire de
l'échelle thermométrique où s'effectue le changement d'état. Le cas le
mieux étudié, à cet égard, est celui de la vaporisation de l'eau, dont
la température normale peut être si aisément augmentée ou diminuée en
faisant varier la pression: l'opinion la plus accréditée aujourd'hui,
quoiqu'elle soit loin, ce me semble, d'avoir obtenu encore l'assentiment
unanime des physiciens, consiste à regarder la chaleur latente
nécessaire à cette vaporisation comme parfaitement constante, à quelque
température que le phénomène s'accomplisse.

Ces dégagemens et ces absorptions de chaleur constituent évidemment,
après les phénomènes chimiques, les plus grandes sources de la chaleur
et du froid. Sous ce dernier rapport surtout, c'est par une
vaporisation, rendue artificiellement très rapide, dans la belle
expérience de M. Leslie, qu'ont été produites les plus basses
températures que nous connaissions. D'illustres philosophes naturels ont
même pensé que la chaleur, si abondamment dégagée dans la plupart des
fortes combinaisons chimiques, ne saurait jamais provenir que des divers
changemens d'état qui en résultent ordinairement. Mais cette opinion,
quoique vraie pour un très grand nombre de cas, ne peut plus être érigée
aujourd'hui en un principe général, comme nous le reconnaîtrons dans le
volume suivant, à cause des exceptions capitales et incontestables qui
la contredisent trop fréquemment.

Tel est, en aperçu, l'ensemble de la thermologie physique, envisagée
successivement sous tous ses divers aspects fondamentaux. Je crois
devoir en outre classer à sa suite, comme un appendice naturel et
indispensable, l'étude des lois relatives à la formation et à la tension
des vapeurs, et par suite l'hygrométrie. Cette importante théorie
constitue en effet, envers les liquides, le complément nécessaire de la
doctrine des changemens d'état. Elle ne saurait, évidemment, être
rattachée à aucune autre branche principale de la physique; or, d'un
autre côté, son étendue n'est pas assez grande, et surtout, son
caractère propre est trop peu tranché, pour qu'elle puisse constituer,
par elle-même, une branche essentiellement distincte: c'est donc ici
son lieu rationnel.

Saussure a fait rentrer irrévocablement dans le domaine de la physique
le phénomène général de l'évaporation, regardé avant lui comme une sorte
d'effet chimique, puisqu'on l'attribuait à l'action dissolvante de l'air
sur les liqueurs. Il a montré que l'influence de l'air était alors
purement mécanique; et que, loin de favoriser l'évaporation, la pression
atmosphérique faisait, au contraire, toujours obstacle à sa rapidité;
sauf, bien entendu, ce qui tient au renouvellement du milieu ambiant.
Toutefois, cette étude n'est aujourd'hui vraiment complète que lorsque
les vapeurs se forment dans un espace circonscrit. Saussure a trouvé
alors que la quantité de vapeur formée, en un temps donné, à une
température déterminée, dans un espace défini, est toujours la même soit
que cet espace ait été entièrement vidé d'air ou rempli d'un gaz
quelconque; il en est ainsi encore de l'élasticité de la vapeur dégagée.
La masse et la tension de cette vapeur croissent d'ailleurs sans cesse
avec la température; sans qu'il paraisse exister toutefois aucun degré
de froid susceptible d'annuller complétement cet important phénomène,
puisque la glace elle-même produit une vapeur appréciable à
l'exploration délicate de la physique actuelle, quoique sa force
élastique soit extrêmement petite. On ignore suivant quelle loi exacte
l'accroissement de la température accélère l'évaporation, du moins tant
que le liquide reste au-dessous de son terme d'ébullition. Mais les
physiciens se sont occupés soigneusement et avec succès des variations
qu'éprouve l'élasticité de la vapeur produite.

À cet égard, les différens liquides offrent d'abord un point de départ
commun, nettement caractérisé: c'est la température propre à
l'ébullition de chacun d'eux, si bien marquée par l'immobilité du
thermomètre, en vertu de l'absorption de chaleur qu'exige le changement
d'état. Au moment de l'ébullition, la tension de la vapeur formée,
jusque alors graduellement accrue, à mesure que la température
s'élevait, est nécessairement devenue toujours égale, pour un liquide
quelconque, à la pression atmosphérique; ce que l'expérience directe
peut d'ailleurs confirmer exactement. Or, à partir d'une telle origine,
l'illustre M. Dalton, dont tous les divers travaux scientifiques ont
constamment présenté à un si haut degré l'indice du véritable esprit
philosophique, a découvert cette loi importante, vérifiée jusqu'ici par
l'ensemble des observations: les vapeurs émanées de tous les divers
liquides ont des tensions continuellement égales entre elles, à des
températures équidistantes des termes d'ébullition correspondans, quel
que soit d'ailleurs le sens de la différence. Ainsi, par exemple,
l'ébullition de l'eau ayant lieu à 100 degrés, et celle de l'alcool à 80
degrés, les deux vapeurs, qui ont alors la même tension, équivalente à
la pression de l'atmosphère, auront encore des élasticités égales,
d'ailleurs supérieures ou inférieures à la précédente, quand on fera
varier ces deux températures caractéristiques d'un même nombre
quelconque de degrés. Le nombre des liquides connus a déjà beaucoup
augmenté par les travaux des chimistes, depuis l'époque de cette belle
découverte; et ces épreuves inopinées n'ont fait jusqu'ici qu'en
constater l'exactitude générale. Il est à regretter, pour la perfection
rationnelle d'une telle étude, que le génie systématique de M. Dalton ne
se soit pas appliqué avec persévérance à saisir une harmonie quelconque
entre les températures d'ébullition propres aux différens liquides, sous
la pression ordinaire de l'atmosphère, et toute autre de leurs qualités
physiques essentielles: mais jusqu'ici aucune relation analogue n'a été
généralement aperçue, et ces températures semblent encore tout-à-fait
incohérentes, quoique leur fixité doive d'ailleurs les faire envisager
comme d'importans caractères.

Quoi qu'il en soit, la loi de M. Dalton permet, évidemment, de
simplifier à un très haut degré la recherche générale du mode suivant
lequel la tension des vapeurs varie d'après leur température, puisqu'il
suffit dès lors d'analyser ces variations dans une seule vapeur pour
qu'elles soient aussitôt connues dans toutes. La suite d'expériences
entreprises à cet effet sur la vapeur d'eau par M. Dalton lui-même,
avait indiqué une règle fort simple, qui consistait à faire croître la
tension en progression géométrique, pour des augmentations égales dans
la température. Mais les mesures postérieures, soigneusement exécutées
par plusieurs physiciens, ont montré que cette formule ne pouvait être
regardée comme une approximation suffisante qu'en s'écartant de la
température d'ébullition. M. Dulong a établi depuis, d'après une suite
beaucoup plus étendue d'expériences fort exactes, une nouvelle loi
empirique, qui correspond jusqu'ici, de l'aveu unanime des physiciens, à
l'ensemble des observations: on y fait croître la force élastique de la
vapeur proportionnellement à la sixième puissance d'une fonction du
premier degré de la température. Quelques géomètres avaient essayé de
déterminer _à priori_ la loi rationnelle; mais ces tentatives, beaucoup
trop hypothétiques, n'ont conduit qu'à des formules infirmées presque à
chaque instant par les observations directes.

L'étude de l'équilibre hygrométrique entre les différens corps humides,
constitue un prolongement naturel de la théorie générale de
l'évaporation. Cette importante recherche, dont Saussure et Deluc se
sont tant occupés, a conduit, par leurs travaux, à un instrument fort
précieux. Mais, quoique l'établissement nécessaire d'un tel équilibre
soit maintenant facile à concevoir d'une manière générale, nous n'avons
encore que des notions vagues et imparfaites sur les lois qui le
régissent, même dans le cas d'un corps plongé dans un milieu indéfini,
qu'on a presque exclusivement considéré, et dont l'importance est, à la
vérité, prépondérante. La prévision, qui, en tout genre, est la mesure
exacte de la science, devient ici à peu près nulle jusqu'à présent.

La faible influence des actions hygrométriques dans l'ensemble des
phénomènes de la nature inorganique, contribue beaucoup sans doute au
peu d'intérêt qu'une telle étude inspire habituellement aux physiciens.
Mais, en considérant sous un point de vue général le système entier de
la philosophie naturelle, on reconnaîtrait, au contraire, la haute
importance de cette théorie à l'égard des phénomènes vitaux, comme
j'aurai soin de le faire ressortir dans le volume suivant. D'après le
bel aperçu de M. de Blainville, l'action hygrométrique constitue
réellement, dans les corps vivans, le premier degré général et le mode
le plus élémentaire de leur nutrition, comme la capillarité y est le
germe des plus simples mouvemens organiques. L'imperfection actuelle de
ces deux subdivisions de la physique est donc, sous ce rapport capital,
extrêmement regrettable. On a ici l'occasion de vérifier expressément,
comme je l'ai indiqué dès le début de cet ouvrage, combien l'instruction
trop étroite de presque tous ceux qui cultivent aujourd'hui la
philosophie naturelle, et les habitudes trop subalternes qui en
résultent pour leur intelligence, sont directement nuisibles aux progrès
effectifs des diverses sciences. Deux études fort importantes, que les
physiciens peuvent seuls perfectionner convenablement, se trouvent
néanmoins très négligées, uniquement parce que leur principale
destination concerne une autre partie fondamentale du système
scientifique général.

Je me suis efforcé, par les diverses considérations sommairement
indiquées dans cette leçon, de caractériser le véritable esprit de la
thermologie, envisagée sous tous ses aspects principaux. La nature de
cet ouvrage interdisait évidemment de mentionner ici, soit la théorie
des différens instrumens essentiels créés par le génie des physiciens et
inspirés par le besoin de perfectionner les explorations, soit les
nombreux moyens de vérification qui garantissent aujourd'hui la
précision des résultats obtenus. Je ne pouvais pas même signaler ces
résultats, en ce qu'ils offrent de spécial, et je devais me borner
strictement à l'appréciation philosophique de leurs conséquences
générales. Quelque imparfait que soit nécessairement ce rapide examen,
il fera concevoir, j'espère, les vrais caractères essentiels propres à
l'ensemble de cette belle partie de la physique; il indiquera la liaison
rationnelle des divers ordres de recherches qui la composent, ainsi que
le degré de perfection où chacun d'eux est aujourd'hui parvenu, et les
principales lacunes qu'il laisse encore à remplir.

Afin de compléter réellement cette analyse philosophique de la
thermologie, il est maintenant indispensable d'examiner avec soin,
quoique d'une manière générale, dans la leçon suivante, comment la
partie la plus simple et la plus fondamentale des phénomènes de la
chaleur, a pu être ramenée, par le génie de Fourier, à une admirable
théorie mathématique.



TRENTE-UNIÈME LEÇON

Considérations générales sur la thermologie mathématique.

D'après la leçon précédente, on considère, en thermologie, deux ordres
principaux de phénomènes: les premiers, directement relatifs à l'action
thermologique proprement dite, consistent dans le mode suivant lequel
certains corps quelconques s'échauffent tandis que d'autres se
refroidissent, en vertu de leurs diverses influences mutuelles, à
distance ou au contact, fondées sur l'inégalité de leurs températures;
les seconds se rapportent, au contraire, aux modifications plus ou moins
profondes et plus ou moins éloignées que le nouvel état thermométrique
de chaque corps fait nécessairement éprouver à sa constitution physique
primitive. Ces derniers phénomènes ne sauraient être jusqu'ici l'objet
d'aucune théorie mathématique, si ce n'est par l'intervention illusoire
des fluides ou des éthers imaginaires, et l'on ne conçoit pas même,
d'une manière nette, comment ils pourraient jamais y être réellement
assujettis, quoique rien, sans doute, n'en doive indiquer
l'impossibilité radicale. Ainsi, la thermologie mathématique embrasse
exclusivement aujourd'hui les phénomènes du premier genre, dont elle est
destinée à compléter et à perfectionner l'étude fondamentale.

On conçoit, en effet, que la thermologie physique, ci-dessus examinée,
puisse nous conduire jusqu'à connaître selon quelles lois la température
s'élève successivement sur la surface extérieure de l'un des deux corps,
et s'abaisse sur celle de l'autre, par suite de leur action réciproque.
Mais là s'arrête évidemment, en général, par la nature même de cette
question physique, le domaine de l'exploration directe; et, néanmoins,
une semblable étude ne saurait être envisagée comme vraiment complète
que dans le cas purement idéal d'un point géométrique. Comment la
chaleur, une fois introduite dans un corps par son enveloppe extérieure,
se propage-t-elle peu à peu en tous les points de sa masse, de manière à
assigner à chacun d'eux, pour un instant désigné, une température
déterminée; ou, en sens inverses, comment cette chaleur intérieure se
dissipe-t-elle au dehors, à travers la surface, par une déperdition
graduelle et continue? C'est ce qu'il faudrait évidemment renoncer à
connaître avec exactitude, si l'analyse mathématique, prolongement
naturel de l'observation immédiate devenue impossible, ne venait ici
permettre à notre intelligence de contempler, par une exploration
indirecte, les lois suivant lesquelles s'accomplissent ces phénomènes
internes, dont l'étude semblait devoir nous être nécessairement
impénétrable. Telle est la destination essentielle de la doctrine
admirable que nous devons au beau génie du grand Fourier, et qu'il
s'agit maintenant de caractériser nettement dans son ensemble.

Cette doctrine comprend deux parties générales bien distinctes: l'une,
relative aux lois de la propagation proprement dite de la chaleur, d'une
manière graduelle et continue, par voie de contiguïté immédiate;
l'autre, qui concerne la théorie de l'action thermologique exercée à des
distances quelconques, ou l'analyse du rayonnement. Je considérerai
surtout, et d'abord, la première partie, principal objet des travaux de
Fourier, et qui constitue, en effet, par sa nature, l'étude la plus
fondamentale.

Afin de mieux circonscrire le sujet propre et essentiel de notre examen
philosophique, il faut, enfin, décomposer cette étude en deux branches
fort différentes, suivant qu'on envisage les lois de la propagation
graduelle de la chaleur dans les solides ou dans les fluides. Outre que
le premier cas est jusqu'ici le seul réellement exploré, c'est
nécessairement celui où ces lois peuvent être contemplées dans toute
leur pureté élémentaire. Quant aux masses fluides, la température
effective de chacun de leurs points, à une époque donnée, ne tient pas
seulement à l'action thermologique que les diverses molécules exercent,
de proche en proche, les unes sur les autres; elle est surtout, en
réalité, comme l'expérience le montre clairement, le résultat des
mouvemens plus ou moins rapides que l'inégalité des températures fait
naître inévitablement dans l'intérieur du système: en sorte que les
recherches purement thermologiques se compliquent de questions
hydrodynamiques, dont elles sont nécessairement inséparables. À la
vérité, Fourier a su étendre à ce cas difficile sa théorie fondamentale,
du moins en ce qui concerne les équations différentielles du problème.
Mais, on conçoit que, la simple étude analytique des mouvemens réels
produits dans les fluides par la seule pesanteur étant jusqu'ici,
d'après la vingt-neuvième leçon, presque inextricable, la question, bien
plus difficile, de la propagation mathématique de la chaleur y sera
long-temps encore essentiellement inaccessible. Du reste, il convient
d'observer que c'est principalement envers les gaz que les hautes
difficultés propres à une telle recherche se trouvent profondément
combinées, dans le cas, par exemple, des températures atmosphériques.
Car les liquides pouvant être échauffés, dans les expériences des
physiciens, de manière à prévenir la formation des courans intérieurs,
ils constituent par leur nature, à cet égard comme à tant d'autres, une
sorte d'intermédiaire entre le cas des solides et celui des gaz.
Quoiqu'un tel mode d'échauffement soit, sans doute, essentiellement
artificiel, son observation exacte et approfondie n'en serait pas moins
très précieuse, par la facilité que procure l'état fluide de mesurer
directement les températures internes, et de vérifier ainsi, d'une
manière fort sensible, les lois fondamentales de la propagation de la
chaleur, qui doit alors s'accomplir presque aussi régulièrement que si
la masse était solide. Néanmoins, c'est, évidemment, au seul cas des
solides que nous devons ici restreindre nos considérations générales.

Le phénomène fondamental de la diffusion de la chaleur dans l'intérieur
d'une masse solide par la seule action graduelle et continue de ses
molécules consécutives, est toujours modifié nécessairement par deux
sortes de conditions générales, qu'il faut d'abord caractériser, afin
que l'ensemble du problème soit nettement défini. Les unes se rapportent
à l'état initial arbitraire, qui, dans chaque cas particulier, détermine
la température primitive propre à un point quelconque du corps. Les
autres concernent l'état thermométrique de la surface extérieure, en
vertu de l'action, variable ou constante, inégale ou commune, du système
ambiant. Ces deux ordres de données sont indispensables pour fixer
exactement, à l'égard de chaque question spéciale, l'interprétation
analytique de l'équation fondamentale de la propagation de la chaleur,
qui, par son extrême généralité nécessaire, ne saurait renfermer aucune
trace immédiate, ni de l'état initial propre aux diverses molécules, ni
des circonstances permanentes particulières à l'enveloppe. Mais, par
cela même que ces conditions sont essentiellement modificatrices, il
importe de considérer, avant tout, la loi principale; quoique, en
elle-même, elle ne puisse avoir de relation directe qu'avec un phénomène
purement abstrait, dont l'entière réalisation immédiate ne saurait avoir
lieu que dans le seul cas d'une masse solide indéfinie en tous sens.

Quant à l'objet analytique d'une telle recherche, il consiste toujours à
découvrir la fonction qui exprime, à tout instant, la température d'un
point quelconque de la masse solide. Cette fonction se rapporte donc, en
général, à quatre variables indépendantes, puisque, outre le temps, elle
doit contenir les trois coordonnées géométriques de chaque molécule:
cependant, le nombre des variables est souvent réductible à trois, ou
même à deux, quand la forme du corps et son mode d'échauffement
permettent de supposer que la température change uniquement d'après une
seule coordonnée.

Il paraîtrait d'abord nécessaire de distinguer deux cas essentiels dans
la question fondamentale, suivant qu'on examine l'état variable des
températures successives, ce qui constitue l'étude la plus complète, ou
qu'on se borne à considérer l'état permanent vers lequel tend finalement
l'ensemble de ces températures, sous l'influence d'une cause quelconque
constante. Le système approche toujours très rapidement de ce dernier
état, et d'autant plus que la perméabilité est plus parfaite, quoiqu'il
ne pût jamais y atteindre rigoureusement que dans un temps indéfini.
Quand on l'envisage isolément, la fonction cherchée, qui devient alors
indépendante du temps, peut se réduire, dans les cas les plus simples,
à ne contenir qu'une seule variable. Ce problème est susceptible, sans
doute, d'être étudié, jusqu'à un certain point, indépendamment du
premier, comme l'avait fait l'illustre Lambert à l'égard des
températures permanentes d'une barre prismatique dont une extrémité est
soumise à l'action d'un foyer constant. Mais une telle étude serait
évidemment très imparfaite, et surtout peu rationnelle, puisque l'état
final ne saurait être bien conçu qu'à la suite des modifications
successives qui l'ont graduellement produit. On ne doit donc pas traiter
cette question séparément de l'ensemble du problème; elle constitue
seulement une des conséquences générales les plus importantes de la
solution totale.

Relativement à la loi physique élémentaire, base nécessaire de cette
théorie mathématique, elle consiste à supposer toujours l'intensité de
l'action thermologique proportionnelle à la différence des températures,
sans qu'on ait d'ailleurs besoin de rien préjuger habituellement quant
au mode suivant lequel elle dépend de la distance. Si cette
proportionnalité n'était point admise, il importe de remarquer, avant
tout, que le véritable esprit fondamental de la doctrine générale créée
par Fourier n'en saurait être aucunement altéré, ce que les physiciens
ont quelquefois trop méconnu; mais l'obligation d'introduire, dans les
élémens de cette doctrine, une fonction nouvelle et moins simple,
compliquerait nécessairement beaucoup les équations différentielles, et
pourrait ainsi rendre inextricables les difficultés purement
analytiques. Or, les expériences de divers physiciens, et surtout celles
de MM. Dulong et Petit, ont clairement constaté, comme je l'ai indiqué
dans la leçon précédente, que cette loi, primitivement imaginée par
Newton, ne pouvait plus être adoptée quand la différence des
températures devenait très considérable. Toutefois, un tel résultat ne
peut nullement affecter la formation des équations différentielles
fondamentales relatives à la propagation intérieure de la chaleur. Car,
en parvenant à ces équations, on n'a jamais à considérer que l'action
thermologique instantanée de molécules infiniment voisines, dont les
températures diffèrent infiniment peu. Dès lors il suffit que cette
action dépende seulement de la différence des températures, ce qui
demeurera toujours incontestable, pour qu'on doive la supposer ici
simplement proportionnelle à cette différence, quelle que puisse être
d'ailleurs la vraie fonction naturelle, conformément à l'esprit général
de la méthode infinitésimale, si clairement prononcé dans toutes les
recherches géométriques et mécaniques. Lorsque, en complétant chaque
application effective, on arrivera à considérer l'état thermologique de
la surface extérieure, modifié par voie de rayonnement, c'est seulement
alors qu'une telle hypothèse deviendra purement approximative, et qu'on
ne devra plus l'employer qu'avec la réserve convenable et en soumettant
ses conséquences définitives aux diverses restrictions indiquées par
l'expérience. Mais la théorie fondamentale ne peut jamais en être
radicalement affectée.

Après ces considérations préliminaires indispensables sur la nature
propre d'un tel problème, et sur l'esprit général de la solution,
examinons directement la formation des équations fondamentales qui
expriment les lois mathématiques de la propagation de la chaleur. Il
faut, pour cela, envisager préalablement deux cas élémentaires,
essentiellement abstraits sans doute, et constituant néanmoins une
préparation nécessaire, puisque toutes les notions essentielles de cette
théorie y trouvent leur véritable origines, et peuvent y être étudiées
dans leur plus grande simplicité. Ils consistent, suivant la judicieuse
expression de Fourier, dans le mouvement uniforme de la chaleur, d'abord
en une seule direction, et ensuite en tous sens; ils remplissent, en
effet, envers l'ensemble de la thermologie mathématique, le même office
essentiel que la théorie du mouvement uniforme à l'égard de la mécanique
rationnelle.

Le premier et le plus simple de ces deux cas concerne l'état final et
permanent des températures dans un solide indéfini compris entre deux
plans parallèles, dont chacun est supposé constamment entretenu à une
température invariable, commune à tous ses points, et différente
seulement de l'une à l'autre base. Quelles que soient les températures
initiales des divers points intérieurs d'une masse ainsi définie, leur
ensemble tendra vers un certain système définitif, qui ne serait
exactement réalisé qu'au bout d'un temps infini, mais qui aurait la
propriété caractéristique de subsister éternellement par lui-même s'il
était une fois établi. Ce système est, par sa nature, entièrement
indépendant des circonstances primitives, susceptibles seulement
d'influer sur l'époque de sa réalisation, et sur les modifications qui
l'auraient graduellement amenée. La définition de la masse proposée
montre clairement que cet état final et fixe doit être identique en tous
les points d'une même section quelconque parallèle aux deux bases, et
varier uniquement d'une tranche à la suivante, d'après la distance à
ces bases données. Toute la difficulté est donc réduite ici à connaître
la loi précise de cette variation. Or, une telle loi doit être déduite
de cette condition, caractéristique de la fixité: une tranche quelconque
transmet à la suivante autant de chaleur qu'elle en reçoit de la
précédente. Ce principe évident conduit aussitôt à reconnaître aisément
que la température de chaque point est exprimée par une fonction du
premier degré de sa distance à l'une des bases: puisque, en vertu d'une
semblable distribution des températures, l'échauffement que tendrait à
produire sur la molécule considérée une quelconque de celles qui
l'avoisinent, serait toujours exactement compensé par le refroidissement
dû à la molécule symétrique; en sorte que toutes les actions
thermologiques du système, ainsi comparées, se détruiraient
mutuellement. Dans cette formule, le terme indépendant de l'ordonnée est
égal à la température de la base à partir de laquelle cette ordonnée est
comptée; le coefficient du terme variable, a pour valeur le rapport de
la différence des deux températures extrêmes données à la distance
connue des deux bases.

Ce dernier coefficient est extrêmement remarquable, comme fournissant la
première source élémentaire d'une notion fondamentale commune à toute
la thermologie mathématique, celle de ce que Fourier a nommé le _flux_
de chaleur, c'est-à-dire la quantité de chaleur plus ou moins grande,
qui, en un temps donné, traverse perpendiculairement une aire plane de
grandeur déterminée[28]. La différence des températures de deux tranches
quelconques étant ici toujours proportionnelle à leur distance, le flux
relatif à l'unité de temps et à l'unité de surface, a pour mesure
naturelle, le rapport constant de ces deux nombres, qu'exprime le
coefficient proposé multiplié par la perméabilité propre à la substance
considérée. Ce cas est le seul où le flux puisse être immédiatement
évalué, et c'est d'après lui qu'on l'estime en toute autre circonstance,
quand l'état du système varie, et que les températures ne sont pas
uniformément réparties.

      [Note 28: Contraints de penser à l'aide de langues
      jusqu'ici toujours formées sous l'influence exclusive ou
      prépondérante d'une philosophie théologique ou métaphysique,
      nous ne saurions encore entièrement éviter, dans le style
      scientifique, l'emploi exagéré des métaphores. On ne doit
      donc pas reprocher à Fourier ce que les expressions
      précédentes contiennent, sans doute, de trop figuré. Mais il
      est aisé de sentir, malgré cette imperfection, qu'elles
      désignent seulement un simple fait thermologique général,
      entièrement indépendant de toute vaine hypothèse sur la
      nature de la chaleur, comme le savent très bien tous ceux
      qui ont quelque connaissance de cette théorie.]

La même démonstration convient à l'analyse du second cas préparatoire,
où l'on envisage l'égale distribution de la chaleur, non plus dans une
seule direction, mais en tous sens. Il s'agit alors de l'état final et
permanent d'une masse solide comprise entre trois couples de plans
parallèles, respectivement rectangulaires, où les températures changent
d'un point à un autre à raison de chacune de ses trois coordonnées. On
prouve encore, dans un tel parallélépipède, que la température d'une
molécule quelconque est exprimée par une fonction complète du premier
degré relative aux trois coordonnées simultanément, pourvu qu'on suppose
les six faces extérieures constamment entretenues aux diverses
températures qu'une telle formule assignerait à chacun de leurs points.
Il est aisé de reconnaître en effet, comme précédemment, que toutes les
actions thermologiques élémentaires se détruisent deux à deux, en vertu
de cette répartition des températures.

Ce cas donne lieu à une nouvelle remarque fondamentale sur
l'interprétation thermologique des trois coefficiens propres aux
diverses coordonnées contenues dans cette équation. Les échanges de
chaleur s'effectuant ici en tous sens, chaque coefficient sert à mesurer
le flux parallèle à l'ordonnée correspondante. Chacun de ces trois flux
principaux se trouve avoir nécessairement la même valeur que si les
deux autres n'existaient pas; comme en mécanique, les divers mouvemens
élémentaires s'accomplissent simultanément, sans aucune altération
mutuelle. En estimant ce flux suivant une nouvelle direction quelconque,
on voit aussi qu'il se déduit des premiers d'après les mêmes lois
mathématiques qui président, en mécanique, à la composition des forces,
et, en géométrie, à la théorie des projections.

On aperçoit ici un nouvel et mémorable exemple de cette admirable
propriété radicalement inhérente à l'analyse mathématique de dévoiler,
quand elle est judicieusement appliquée, des analogies réelles entre les
phénomènes les plus divers, en permettant de saisir dans chacun ce qu'il
présente d'abstrait, et par suite, de commun. Le premier et le plus
fondamental des deux cas thermologiques élémentaires que nous venons de
considérer, correspond exactement, en géométrie, à la marche des
ordonnées d'une ligne droite, et, en mécanique, à la loi du mouvement
uniforme. Les mêmes coefficiens dont la destination thermologique est de
mesurer les flux de chaleur, servent, géométriquement, à estimer les
directions, et, mécaniquement, à évaluer les vitesses. Quoique je me
sois efforcé, dans le premier volume, de faire convenablement ressortir,
par une étude directe et générale, ce caractère fondamental de
l'analyse mathématique, je ne devais pas négliger d'en signaler ici une
vérification aussi capitale.

D'après les théorèmes préliminaires indiqués ci-dessus, la méthode
infinitésimale permet de former aisément l'équation fondamentale
relative à la propagation de la chaleur dans un cas quelconque. En
effet, de quelque manière que doivent varier les températures
successives d'une même molécule, ou les températures simultanées des
différens points, on peut toujours concevoir la masse décomposée en
élémens prismatiques, infiniment petits relativement à chacun des trois
axes coordonnés, suivant les faces desquels les flux de chaleur soient
uniformes et constans pendant toute la durée d'un même instant. Chaque
flux sera donc nécessairement exprimé par la fonction dérivée de la
température relativement à l'ordonnée correspondante. Cela posé, si le
flux avait, dans les trois sens, la même valeur pour les deux faces
égales et opposées perpendiculaires à la même ordonnée, la température
de l'élément ne pourrait, évidemment, éprouver aucun changement,
puisqu'il s'échaufferait autant par l'une de ces faces qu'il se
refroidirait par l'autre. Ainsi, les variations de cette température ne
sont dues qu'à l'inégalité de ces deux flux antagonistes. En évaluant
cette différence, qui dépendra naturellement de la seconde dérivée de
la température rapportée à l'ordonnée considérée, et ajoutant entre
elles les différences propres aux trois axes, on évaluera donc
exactement la quantité totale de chaleur alors introduite, et par suite,
l'accroissement instantané que devra présenter effectivement la
température de la molécule, pourvu qu'on ait convenablement égard à la
chaleur spécifique et à la densité de cet élément. De là résulte
immédiatement l'équation différentielle fondamentale, qui consiste en ce
que la somme des trois dérivées partielles du second ordre de la
température, envisagée tour à tour comme une fonction de chaque ordonnée
isolément, est nécessairement toujours égale à la première dérivée de
cette température relativement au temps, multipliée toutefois par un
coefficient constant: ce coefficient a pour valeur le produit de la
densité par le rapport de la chaleur spécifique à la perméabilité de la
molécule. S'il était convenable de considérer directement l'état final
et permanent du système, on le caractériserait aussitôt en se bornant à
annuller le second membre de cette équation générale, qui ne
contiendrait plus alors que trois variables indépendantes.

On voit que, conformément aux propriétés universelles des relations
différentielles, une telle équation ne renferme immédiatement aucune
trace, non-seulement de l'état thermologique initial, mais encore des
circonstances perpétuelles propres à la surface extérieure. L'équation
exprime simplement ce que le phénomène offre de plus général et de plus
profond, l'échange continuel de la chaleur entre toutes les molécules du
système, en vertu de leurs températures actuelles. C'est ainsi que le
premier volume de cet ouvrage nous a fait voir les équations
différentielles fondamentales de la géométrie et de la mécanique,
représentant d'une manière uniforme, un même phénomène général,
abstraction faite du cas particulier quelconque où il se réalisera.
Telle est l'origine philosophique de cette parfaite coordination
qu'introduit constamment l'emploi convenable de l'analyse mathématique,
quand la nature de nos études les en rend susceptibles. Désormais, en
thermologie, les recherches illimitées que pourront suggérer les
innombrables variétés de la forme des corps et de leur mode
d'échauffement seront toujours, aux yeux des géomètres, les diverses
modifications analytiques d'un problème unique, invariablement assujetti
à une même équation fondamentale. Les différens cas particuliers ne
pourront, en effet, s'y distinguer que par la composition analytique des
fonctions arbitraires propres à l'intégrale générale de cette équation.

Toutefois, comme le sens d'une telle relation abstraite ne saurait
devenir entièrement déterminé qu'en ayant égard aux conditions
caractéristiques de chaque question spéciale, il importe de signaler
maintenant, pour compléter cette indication sommaire, le mode uniforme
suivant lequel Fourier a conçu l'introduction analytique de ces
conditions complémentaires. Il faut distinguer, à cet effet, entre
l'état initial des différens points du système et l'état permanent de la
surface extérieure, titres généraux sous lesquels pourront toujours être
classées toutes ces diverses particularités.

Quant à la considération des températures primitives, elle ne présente
immédiatement aucune difficulté analytique qui lui soit propre, si ce
n'est lorsqu'on en vient à exécuter les intégrations. Alors, les
fonctions arbitraires doivent être choisies de telle manière que, en
annullant le temps dans la formule générale qui représente la
température de chaque point à un instant quelconque, afin de remonter à
l'état initial, cette formule devienne exactement identique avec la
fonction des coordonnées, préalablement définie, par laquelle a été
caractérisé le système thermologique originel. Cette condition ne donne
donc lieu à aucune relation différentielle générale.

Il n'en est pas de même relativement à l'état de la surface. On doit
alors exprimer que la formule générale des températures, quand on y
suppose, entre les coordonnées qui s'y trouvent, la relation convenable
à la surface proposée, coïncide, en tout temps, avec celle qui convient
à cette surface. Or, cette condition étant, de sa nature, permanente,
elle est susceptible d'être prise en considération d'une manière
générale par une équation différentielle subsidiaire, puisqu'elle altère
continuellement le mode fondamental de propagation, tandis que
l'influence de l'état initial devait se borner uniquement à affecter les
valeurs absolues des températures propres à un instant donné. Cette
équation différentielle, qui est nécessairement du premier ordre,
s'obtient en égalant, pour un élément quelconque de la surface, la
quantité de chaleur qu'il reçoit, selon sa normale, de la part des
molécules intérieures correspondantes, avec celle qui tend à sortir par
l'influence donnée du système ambiant. L'ordre moins élevé d'une telle
équation, comparativement à l'équation fondamentale de la propagation
intérieure, résulte de ce que, dans celle-ci, il fallait inévitablement
considérer la différentiation du flux entre les deux faces opposées de
chaque élément, tandis que, pour la surface, on doit, au contraire,
envisager le flux lui-même, immédiatement compensé par l'action du
milieu. Si, par une cause quelconque, une certaine couche intérieure
était assujettie d'avance à un système de températures déterminé, il en
résulterait aussitôt, comme le remarque judicieusement Fourier, la même
solution de continuité qu'à la surface dans le mode général de
propagation de la chaleur.

Cette équation auxiliaire propre à tous les points de l'enveloppe,
contient nécessairement, outre les fonctions dérivées de la température
relativement aux coordonnées qui expriment le flux suivant chacune
d'elles, les coefficiens différentiels purement géométriques par
lesquels est définie analytiquement la direction de la normale en chaque
point de la surface. Tel est le mode général suivant lequel la forme des
corps se trouve convenablement introduite dans la thermologie
mathématique, de manière à exercer toujours sur l'ensemble de la
solution une influence inévitable et spéciale. L'observation avait, sans
doute, signalé depuis long-temps une telle influence, par des
indications incontestables; mais on conçoit qu'il était impossible de
s'en faire une juste idée, avant que la doctrine de Fourier eût
rationnellement assigné son véritable rang général parmi les diverses
causes qui concourent à l'effet total, dont l'exploration directe ne
saurait fournir à cet égard que des notions essentiellement vagues et
confuses.

Tels sont les moyens généraux de mettre en équation tous les problèmes
relatifs à la propagation de la chaleur dans les solides, ainsi que les
deux sortes de conditions complémentaires destinées à déterminer, pour
chaque cas particulier, les fonctions arbitraires correspondantes à
cette équation différentielle du second ordre. La nature de cet ouvrage
et ses limites nécessaires ne me permettent point de donner ici aucune
idée, même sommaire, du système entièrement neuf de procédés analytiques
créé par le génie de Fourier pour l'intégration de ces équations, qui se
trouvaient dépendre inévitablement de la partie la plus difficile et la
plus imparfaite du calcul intégral. Cette belle analyse est surtout
caractérisée par le soin qu'on y prend constamment de chercher
directement l'intégrale convenable à la question thermologique, sans la
déduire de celle qui présente la plus grande généralité abstraite, et
dont la formation serait presque toujours impossible. Les conditions
subsidiaires relatives, soit à l'état primitif du système, soit à
l'état permanent de la surface, y ont introduit la considération
indispensable des fonctions discontinues, dont la théorie, maintenant si
satisfaisante, était jusque alors à peine ébauchée dans ses premiers
rudimens. Les théorèmes généraux sur la transformation de ces fonctions
en séries trigonométriques, procédant selon les sinus ou les cosinus des
multiples indéfinis de la variable, ou en intégrales définies
équivalentes, ont notablement agrandi le domaine fondamental de
l'analyse mathématique, indépendamment de leur destination directe pour
la thermologie. J'ai déjà noté, dans le premier volume, comment la
géométrie pouvait les employer à compléter la représentation analytique
de toutes les figures, en l'étendant à des portions limitées des lieux
géométriques ou à des assemblages quelconques des diverses formes, ce
qui était d'ailleurs nécessaire à la thermologie mathématique, afin d'y
pouvoir étudier la propagation de la chaleur dans les polyèdres. Mais la
manière dont Fourier a dirigé l'usage de ses procédés analytiques n'est
peut-être pas moins remarquable, sous le point de vue philosophique, que
l'invention même de tels moyens. Non-seulement il s'est toujours
scrupuleusement attaché, dans tous les cas importans, à obtenir
finalement des formules claires, simples et facilement évaluables en
nombres, comme on devrait le faire à l'égard de questions quelconques;
mais il les a, en général, tellement composées qu'elles dévoilent, au
premier aspect, la marche essentielle du phénomène proposé, leurs
différens termes exprimant sans cesse des états thermologiques
élémentaires et distincts, qui se superposent continuellement, ainsi que
l'exploration directe le ferait apercevoir, si elle était praticable
avec un tel degré de précision.

Sous le point de vue purement analytique, les problèmes thermologiques
offrent, par leur nature, une analogie fondamentale avec ceux que fait
naître l'étude du mouvement des fluides. Il s'agit, de part et d'autre,
de fonctions de quatre variables indépendantes, assujetties à des
équations aux différences partielles du second ordre, dont la
composition est habituellement semblable. La parité s'étend même, à
beaucoup d'égards, aux conditions auxiliaires. Celles relatives aux
températures primitives des diverses molécules, sont remplacées, dans
les problèmes hydrodynamiques, par les vitesses initiales des différens
points. De même, le maintien constant de la surface du fluide à un degré
donné de pression extérieure, représente l'état permanent de l'enveloppe
du solide échauffé à une température déterminée, indépendante de la
propagation interne. Il y a toutefois, sous ce dernier rapport, une
différence essentielle entre les deux cas, puisque, dans le problème
thermologique, la forme de la surface demeure invariable pendant toute
la durée du phénomène, tandis qu'elle change, dans la question
hydrodynamique, à mesure que le phénomène s'accomplit, ce qui doit
augmenter nécessairement les difficultés analytiques. Mais, quoique les
deux analyses ne puissent pas, sans doute, être envisagées comme
exactement identiques, leurs analogies naturelles n'en sont pas moins
évidemment assez profondes pour que les progrès généraux de l'une,
deviennent immédiatement applicables au perfectionnement de l'autre,
ainsi que Fourier l'a annoncé. On doit donc compter que, lorsque
l'ensemble de la doctrine de Fourier sera plus connu et mieux apprécié,
les géomètres en feront un usage très étendu et fort important dans
l'exploration analytique des mouvemens des fluides, comme Corancez l'a
déjà tenté.

En considérant sous un aspect philosophique l'esprit général de cette
analyse thermologique, elle m'a semblé comporter un perfectionnement
fondamental, que je dois ici indiquer sommairement aux géomètres
susceptibles de le comprendre et de l'utiliser. Il consisterait
essentiellement dans l'application du calcul des variations à la
thermologie, jusqu'ici tout-à-fait privée de cette précieuse méthode.
Partout où une grandeur quelconque reçoit deux sortes d'accroissemens,
non-seulement divers et indépendans, mais aussi radicalement
hétérogènes, la conception des _variations_ peut être introduite, et
présente constamment la propriété essentielle d'améliorer, dans ses
élémens, l'expression analytique des phénomènes, en distinguant mieux,
par le calcul même, les causes naturellement différentes. C'est ainsi
que Lagrange a si heureusement transporté cette conception dans
l'analyse mécanique, où elle empêche de confondre désormais les
différentiations purement géométriques avec celles dont le caractère est
vraiment dynamique. Or, la thermologie me paraît comporter une telle
application, tout aussi naturellement que la mécanique. Car on y
considère toujours évidemment, à l'égard des températures, deux ordres
bien tranchés de changemens généraux: ceux qu'éprouve, aux diverses
époques du phénomène, la température d'une même molécule, et ceux qui se
manifestent en un même instant, en passant d'un point à un autre. Deux
points de vue différentiels aussi distincts, jusqu'ici sans cesse
confondus dans les équations thermologiques, pourraient y être
habituellement séparés avec facilité en appliquant à l'un d'eux
l'algorithme spécial des variations, qui conviendrait surtout au second.
Un tel perfectionnement ne se bornerait pas à l'amélioration des
notations fondamentales, ce qui d'ailleurs aurait déjà, pour tout
analyste, une extrême importance. Mais je ne doute pas, en outre, que
l'emploi judicieux des transformations générales enseignées par le
calcul des variations pour isoler les deux caractéristiques, ne
contribuât beaucoup à simplifier l'ensemble de la solution analytique,
en même temps qu'à l'éclaircir, et à la mettre mieux en harmonie avec la
marche du phénomène thermologique. La nature et l'étendue de mes travaux
propres ne me laissant guère l'espoir de suivre jamais cette pensée
d'une manière convenablement spéciale, j'ai dû la livrer immédiatement
aux géomètres qui seraient disposés à profiter d'une telle ouverture.

Après avoir suffisamment caractérisé sous ses principaux aspects la
théorie mathématique de la propagation graduelle et continue de la
chaleur ou du froid dans les corps solides, il resterait à analyser
philosophiquement la doctrine générale de Fourier en ce qui concerne
l'étude de la chaleur rayonnante. Mais cette opération ne pourrait
s'effectuer clairement qu'à l'aide de développemens très étendus qui
seraient ici déplacés. D'ailleurs, les considérations précédentes,
relatives à la question la plus importante et la plus difficile, font
assez concevoir comment les phénomènes thermologiques ont pu être
irrévocablement ramenés à des lois mathématiques, ce qui devait être,
dans cet ouvrage, mon seul but essentiel. Je me bornerai donc, quant à
l'analyse du rayonnement, à signaler ici son résultat général le plus
remarquable, qui consiste dans l'explication rationnelle du mode suivant
lequel varie l'intensité du rayonnement d'après sa direction.

J'ai déjà noté à ce sujet, dans la leçon précédente, comment M. Leslie
avait découvert, par une expérimentation ingénieuse, la variation
continuelle de cette intensité proportionnellement aux sinus des angles
que forment les rayons, soit émergens, soit incidens, avec la surface
correspondante. Or, Fourier a pleinement démontré que cette loi est
indispensable à l'établissement ou au maintien de l'équilibre
thermométrique entre deux corps quelconques. Une molécule placée
arbitrairement dans l'intérieur d'une enceinte très étendue, dont toutes
les parties sont exactement à une même température constante, prend
toujours, au bout d'un certain temps, cette température commune, et la
conserve indéfiniment quand elle l'a une fois acquise: c'est ce
qu'indiquent clairement les observations les plus vulgaires. Il est
d'abord aisé de prouver qu'un tel résultat ne saurait avoir lieu si
toutes les parties de l'enceinte rayonnaient sur la molécule avec la
même énergie, abstraction faite de l'inégalité des distances: la chaleur
émise perpendiculairement à la surface de l'enceinte ne peut donc avoir
la même intensité que celle qui en émane suivant des directions plus ou
moins obliques. Les considérations employées par Fourier montrent
ensuite, d'après une analyse plus approfondie, que cette température
commune n'existerait pas davantage si l'on faisait varier l'intensité du
rayonnement suivant toute autre loi que celle du sinus de l'obliquité:
l'état thermométrique de la molécule dépendrait alors de sa situation,
et pourrait présenter les différences les plus absurdes d'une position à
l'autre, au point d'être, en certains cas, très supérieur ou très
inférieur à l'état général et permanent de l'enceinte. La démonstration
est simple, quand on a seulement égard à la chaleur directement envoyée
à la molécule par chaque élément de l'enceinte; mais elle se complique
beaucoup lorsqu'on vient à considérer, comme l'exige une analyse
complète, celle qui peut en provenir aussi après un nombre quelconque de
réflexions successives. Enfin, il suffit de remplacer la molécule
proposée par un corps de dimensions sensibles, pour étendre le même
raisonnement mathématique à la partie de la loi empirique de M. Leslie,
qui concerne la chaleur reçue au lieu de la chaleur émise. Ainsi, ce
beau travail de Fourier rattache directement au simple fait général et
vulgaire de l'équilibre thermométrique cette loi remarquable, base
principale de la théorie du rayonnement, et que les expériences des
physiciens ne pouvaient sans doute établir que d'une manière seulement
approximative. Cette démonstration difficile constitue certainement une
des plus heureuses applications de l'analyse mathématique aux études
physiques, envisagées sous un point de vue spécial.

D'après le plan général établi dans les prolégomènes de cet ouvrage, la
philosophie naturelle, conçue abstraitement, doit être le seul sujet de
notre examen habituel, et nous avons dû nous interdire d'y comprendre,
d'ordinaire, les considérations concrètes relatives à l'ensemble de
l'histoire naturelle proprement dite, le système des sciences
secondaires ne pouvant être qu'une dérivation de celui des sciences
fondamentales (voyez la deuxième leçon). Je ne saurais donc envisager
ici, avec toutes les indications spéciales qu'exigerait son exacte
appréciation philosophique, l'importante théorie des températures
terrestres, qui constitue cependant l'application la plus essentielle et
en même temps la plus difficile de la thermologie mathématique.
Toutefois, je ne puis m'empêcher de signaler sommairement une partie
aussi neuve et aussi intéressante de la doctrine générale créée par
Fourier.

La température propre à chaque point de notre globe est essentiellement
due, abstraction faite des influences purement locales ou accidentelles,
à l'action diversement combinée de trois causes générales et
permanentes: 1º la chaleur solaire, affectant inégalement les différens
lieux, et partout assujettie à des variations périodiques; 2º la chaleur
intérieure propre à la terre dès l'origine de sa formation à l'état de
planète distincte; 3º enfin, l'état thermométrique général de l'espace
occupé par le monde dont nous faisons partie. La seconde cause agit
seule directement sur tous les points de la masse terrestre; l'influence
des deux autres est immédiatement limitée à la seule surface extérieure.
Elles sont, d'ailleurs, énumérées ici dans l'ordre effectif suivant
lequel elles ont pu nous être successivement dévoilées, c'est-à-dire
d'après leur participation plus ou moins étendue et plus ou moins
évidente à la production des phénomènes thermologiques de la surface,
les seuls complètement observables.

Avant Fourier, ces phénomènes étaient regardés, par l'ensemble des
physiciens et des naturalistes, comme devant être uniquement attribués à
l'action solaire, tant leur analyse avait été jusque alors vague et
superficielle. L'opinion d'une chaleur centrale était à la vérité très
ancienne; mais cette hypothèse, arbitrairement rejetée par les uns,
tandis que les autres l'admettaient d'une manière non moins hasardée,
n'avait réellement aucune consistance scientifique, la discussion
n'ayant jamais porté sur la part que cette chaleur originaire pouvait
avoir aux variations thermologiques de la surface. La théorie
mathématique de Fourier lui a montré clairement que, à cette surface,
les températures différeraient extrêmement de ce que nous observons,
soit quant à leur valeur, soit surtout quant à leur comparaison
générale, si la masse terrestre n'était point partout pénétrée d'une
chaleur propre et primitive, indépendante de l'action du soleil, et qui
tend à se perdre, à travers l'enveloppe, par son rayonnement vers les
autres astres, quoique l'atmosphère doive ralentir beaucoup cette
déperdition naturelle. Cette chaleur originaire contribue directement
très peu aux températures superficielles effectives; mais elle empêche
que leurs variations périodiques suivent d'autres lois que celles qui
doivent résulter de l'influence solaire, laquelle, sans cela, se
perdrait, en majeure partie, dans la masse totale du globe. En
considérant les points intérieurs, même très près de l'enveloppe, et à
une distance d'ailleurs d'autant moindre qu'ils sont plus rapprochés de
l'équateur, la chaleur centrale devient prépondérante, et bientôt c'est
elle qui règle exclusivement les températures correspondantes, dont la
fixité rigoureuse, et l'accroissement graduel à mesure que la profondeur
augmente, ont tant attiré dans ces derniers temps l'attention des
observateurs.

Quant à la troisième cause générale des températures terrestres,
personne, jusqu'à Fourier, n'en avait seulement conçu la pensée. Et
néanmoins, comme cet illustre philosophe avait coutume de l'indiquer à
ceux qu'il honorait de ses entretiens familiers, si, quand la terre a
quitté une partie quelconque de son orbite, elle y laissait un
thermomètre, cet instrument, supposé soustrait à l'action solaire, ne
pourrait sans doute baisser indéfiniment; la liqueur s'arrêterait
nécessairement à un certain point, qui indiquerait la température de
l'espace où nous circulons. Cette ingénieuse supposition n'est que
l'énoncé le plus simple et le plus frappant du résultat général des
travaux de Fourier à ce sujet, qui ont clairement établi que la marche
effective des températures à la surface de notre globe serait totalement
inexplicable, même en ayant égard à la chaleur intérieure, si l'espace
ambiant n'avait point une température propre et déterminée, qui doit
très peu différer de celle qu'on observerait réellement aux deux pôles
de la terre, quoique son évaluation véritable présente jusqu'ici quelque
incertitude. Il est remarquable que, des deux causes thermologiques
nouvelles découvertes par Fourier, la première soit susceptible d'être
directement mesurée à l'équateur, à quelques centimètres de la surface,
et la seconde aux pôles; tandis que, sur tous les points intermédiaires,
l'observation a besoin d'être dirigée et interprétée par une analyse
mathématique approfondie pour qu'on puisse démêler, dans ses indications
totales, l'influence propre à chacune des trois actions fondamentales.

Le grand problème des températures terrestres étant ainsi défini quant à
ses élémens généraux, sa solution mathématique constitue l'application
la plus difficile de la thermologie analytique. Il s'agit alors
d'analyser exactement la marche des températures dans une sphère donnée,
dont l'état initial est exprimé par une fonction déterminée, mais
inconnue, des coordonnées d'une molécule quelconque, et dont la surface,
en même temps qu'elle rayonne vers un milieu qu'on doit supposer à une
température constante, d'ailleurs ignorée, reçoit continuellement
l'influence d'une cause thermologique variable, exprimée par une
fonction périodique très complexe, quoique donnée, du temps écoulé: il
faut encore avoir égard à l'enveloppe gazeuse dont cette sphère est
entourée, et qui doit sensiblement modifier le mouvement naturel de la
chaleur à sa surface. L'extrême complication d'un tel problème, et notre
ignorance nécessaire à l'égard de l'une des conditions essentielles, ne
sauraient permettre d'en obtenir une solution rationnelle vraiment
complète, quoiqu'on puisse le simplifier en regardant la température
initiale de chaque molécule intérieure comme dépendant seulement de sa
distance au centre. Toutefois, l'état thermologique de la surface ou des
couches qui l'avoisinent devant constituer ici la plus intéressante
partie de la recherche, il a été possible, en dirigeant judicieusement
tous les efforts vers ce seul but, de parvenir, sous ce rapport, à des
résultats très satisfaisans, essentiellement dégagés de toute hypothèse
précaire sur la loi relative à la chaleur intérieure, envers laquelle
Fourier s'est toujours si sagement abstenu de prononcer. La marche
générale des températures superficielles est désormais nettement
caractérisée dans ses variations principales, soit diurnes, soit
annuelles; nous connaissons le mode suivant lequel y participe chacune
des trois causes thermologiques; enfin, nous apprécions convenablement
l'influence essentielle de l'atmosphère, qui, par une alternative
périodique, échauffe et refroidit tour à tour la surface, et contribue
ainsi à la régularité des phénomènes. Quoique cette étude difficile soit
encore si près de sa naissance, ses progrès principaux, relativement à
ce que nous pouvons espérer d'en connaître d'une manière positive, ne
dépendent essentiellement désormais que du perfectionnement des
observations, dont la belle théorie de Fourier a d'ailleurs nettement
tracé le plan le plus rationnel. Quand les données indispensables du
problème seront ainsi mieux connues, celle théorie permettra de remonter
avec certitude à quelques indications précises sur l'ancien état
thermologique de notre globe, aussi bien que sur ses modifications
futures. Mais, dès aujourd'hui, nous avons obtenu par là un résultat
définitif d'une haute importance philosophique, en reconnaissant que
l'état périodique de la surface est maintenant devenu essentiellement
fixe, et ne peut éprouver que d'imperceptibles variations par le
refroidissement continu de la masse intérieure dans la suite des
siècles postérieurs. Ce résumé rapide, quelque imparfait qu'il soit,
montre clairement quelle admirable consistance scientifique a pris tout
à coup, par les seuls travaux d'un homme de génie, cette branche
fondamentale de l'histoire naturelle du globe terrestre, qui, jusqu'à
Fourier, ne se composait que d'opinions vagues et arbitraires,
entremêlées de quelques observations incomplètes et incohérentes, d'où
ne pouvait résulter aucune exacte notion générale.

Tels sont, en aperçu, les principaux caractères scientifiques de la
thermologie mathématique créée par le génie du grand Fourier. Beaucoup
de géomètres contemporains se sont déjà empressés de parcourir cette
nouvelle carrière ouverte à l'esprit mathématique, mais sans ajouter
réellement jusqu'ici rien de vraiment capital aux résultats des travaux
de Fourier. On doit même dire que la plupart d'entre eux n'ont vu
essentiellement encore, en de telles recherches, qu'un nouveau champ
d'exercices analytiques, où l'on pouvait aisément obtenir une célébrité
momentanée, en modifiant, d'une manière plus ou moins intéressante, les
cas traités par l'illustre fondateur. Ces travaux secondaires
n'indiquent pas, le plus souvent, ce sentiment profond de la vraie
philosophie mathématique, dont Fourier fut peut-être plus éminemment
pénétré qu'aucun autre grand géomètre, et qui consiste surtout dans la
relation intime et continue de l'abstrait au concret, comme je me suis
tant efforcé de l'établir nettement. On a vu, par exemple, un géomètre,
aujourd'hui très renommé, attacher une puérile importance à reprendre
l'équation fondamentale de la propagation de la chaleur, en y concevant
variable, d'un point à un autre, la perméabilité, que Fourier avait
supposée constante, mais en continuant d'ailleurs à l'y regarder comme
identique en tous sens. Néanmoins, dans cet ensemble, déjà très étendu,
de recherches analytiques sur la thermologie, il faut distinguer les
travaux de M. Duhamel, les seuls dignes jusqu'ici d'être remarqués comme
ajoutant réellement quelque chose à la théorie fondamentale de Fourier,
en cherchant à perfectionner la représentation analytique des phénomènes
effectifs. J'indiquerai surtout l'heureuse conception de ce géomètre sur
la perméabilité.

M. Duhamel a senti qu'il serait illusoire de faire varier cette
propriété dans les différens points d'un corps, si, pour chaque
molécule, on la laissait égale en tous sens, ses modifications réelles
devant être, évidemment, bien plus prononcées selon les directions que
suivant les lieux. Il a donc reformé l'équation générale de la
thermologie, en y regardant la perméabilité comme assujettie à ces deux
ordres simultanés de variations. Son analyse l'a conduit à découvrir un
théorème général très remarquable sur les relations fixes des diverses
perméabilités d'une même molécule quelconque dans toutes les directions
différentes. Ce théorème est relatif au cas où la perméabilité serait la
même en tous les points du corps, et varierait seulement, pour chacun
d'eux, suivant les directions. Il consiste en ce que, dans une telle
hypothèse, il existe toujours, pour une masse quelconque, trois
directions rectangulaires déterminées, que M. Duhamel a judicieusement
nommées _axes principaux de conductibilité_, et selon lesquelles le flux
de chaleur a la même valeur que si la conductibilité était constante: le
flux est un _maximum_ relativement à l'un de ces axes, et varie, en tout
autre sens, proportionnellement au cosinus de l'angle correspondant. Ces
axes thermologiques offrent, en général, par l'ensemble de leurs
propriétés, une analogie intéressante et soutenue avec les axes
dynamiques découverts par Euler dans la théorie des rotations: il est
digne de remarque que les uns et les autres soient caractérisés par les
mêmes conditions analytiques, comme l'a montré M. Duhamel. Leur
considération présente surtout la même importance pour faciliter
l'étude analytique du phénomène, puisque, en y rapportant les
coordonnées, M. Duhamel est parvenu à rendre l'équation fondamentale
aussi simple, dans le cas de la perméabilité variable, que Fourier
l'avait établie pour la conductibilité constante, avec cette seule
différence que les trois termes du second ordre n'y ont plus des
coefficiens égaux. Cette intéressante découverte, envisagée sous le
point de vue philosophique, complète, d'une manière remarquable,
l'harmonie fondamentale, déjà signalée à tant d'autres égards par
Fourier, entre l'analyse thermologique et l'analyse dynamique. Son
utilité effective est, toutefois, notablement diminuée par la nature
essentiellement hypothétique de la constitution thermologique
correspondante: car, le théorème cesse nécessairement d'avoir lieu
lorsqu'on vient à envisager la perméabilité comme variable,
non-seulement selon les directions, mais aussi suivant les points, ce
qui est, néanmoins, sans doute, le cas réel, à l'égard duquel M. Duhamel
a d'ailleurs établi ensuite l'équation différentielle complète du
phénomène.

On n'a point encore tenté d'examiner les modifications que devrait
éprouver la thermologie mathématique, en tenant compte des changemens
que l'accomplissement du phénomène peut introduire, à ses diverses
époques, dans la perméabilité propre à chaque molécule et à chaque
direction: il en est ainsi des altérations analogues de la chaleur
spécifique. Aucune de ces propriétés, et surtout la dernière, ne saurait
cependant être envisagée comme rigoureusement invariable à toutes les
températures, conformément à ce que j'ai indiqué dans la leçon
précédente. Leurs inégalités doivent, sans doute, exercer une influence
réelle sur tous les cas qui comportent des changemens de température
très étendus. Il serait difficile d'y avoir égard sans compliquer
beaucoup les équations thermologiques fondamentales, dont l'intégration
deviendrait alors peut-être entièrement inextricable, comme on le voit
ordinairement dans l'étude analytique des phénomènes physiques
quelconques, même les plus simples, quand on veut trop rapprocher l'état
abstrait de l'état concret. Ces modifications sont même celles qui, par
leur nature, compliqueraient le plus les difficultés fondamentales du
problème thermologique, envisagé sous le point de vue analytique; car,
en y ayant égard, l'équation différentielle de la propagation de la
chaleur, cesserait nécessairement d'être _linéaire_, et par conséquent
échapperait dès lors à toutes les méthodes d'intégration employées
jusqu'ici, toujours essentiellement relatives à un tel genre
d'équations. Toutefois, l'ignorance complète où nous sommes encore des
lois effectives de ces altérations, dont l'existence est à peine
constatée jusqu'ici par les observations, obligera long-temps les
géomètres et les physiciens à supposer ces deux propriétés spécifiques
parfaitement constantes, quoique cette hypothèse primitive doive être
rectifiée plus tard. La philosophie astronomique nous a fréquemment
montré combien il importe que le véritable esprit scientifique
n'introduise pas, dans ses conceptions rationnelles, une complication
prématurée, quand l'exploration plus attentive des phénomènes n'en a
point encore manifesté la nécessité positive.

Il y a tout lieu de penser que cette maxime philosophique, dont la
sagesse est évidente, a seule empêché Fourier de prendre en
considération toutes les diverses modifications indiquées ci-dessus. Il
a dû même s'abstenir essentiellement d'attirer l'attention sur elles,
dans la crainte de compliquer l'exposition fondamentale d'une théorie
aussi neuve par l'introduction de difficultés accessoires, qui en
auraient obscurci le caractère principal. Ses méditations lui avaient
sans doute montré comment ses successeurs, en poursuivant la carrière
ouverte par son génie, pourraient avoir aisément égard à toutes les
considérations secondaires qu'il avait judicieusement élaguées,
lorsqu'elles auraient été convenablement définies, sauf les embarras
analytiques qui en résulteraient.

Je me suis efforcé, dans cette leçon, de donner, aussi nettement que
possible, sans sortir des limites conformes à la nature de cet ouvrage,
une faible idée générale de l'admirable théorie mathématique créée par
Fourier pour perfectionner l'étude des phénomènes thermologiques
fondamentaux. Indépendamment du génie, non seulement analytique, mais
surtout mathématique, qui caractérise si éminemment ce bel ensemble de
découvertes, on a dû remarquer, dans mon imparfaite indication, avec
quelle persévérante sagesse philosophique Fourier s'était
scrupuleusement attaché, dès l'origine de ses recherches, à la
thermologie positive, dont il ne s'écarta jamais un seul instant tout en
prenant l'essor le plus sublime, à une époque où néanmoins, partout
autour de lui, on s'accordait à ne regarder comme dignes de l'attention
des penseurs que les travaux propres à appuyer telle ou telle conception
arbitraire sur la nature de la chaleur. En considérant d'une manière
impartiale et approfondie l'harmonie de ces hautes qualités, dont la
perte est peut-être encore trop récente pour être convenablement
appréciée par le vulgaire des savans, je ne crains pas de prononcer,
comme si j'étais à dix siècles d'aujourd'hui, que, depuis la théorie de
la gravitation, aucune création mathématique n'a eu plus de valeur et de
portée que celle-ci, quant aux progrès généraux de la philosophie
naturelle: peut-être même, en scrutant de près l'histoire de ces deux
grandes pensées, trouverait-on que la fondation de la thermologie
mathématique par Fourier était moins préparée que celle de la mécanique
céleste par Newton.

Et cependant un tel génie a été long-temps méconnu; ses créations ont
été contestées par d'indignes rivaux; et, lorsqu'il n'a plus été
possible de nier ses droits irrécusables, on s'est efforcé d'atténuer
l'importance de ses immortels travaux. Enfin, quand il nous fut ravi, à
peine commençait-il à jouir librement, depuis quelques années, de la
plénitude d'une gloire si hautement méritée: il a disparu sans avoir
exercé, dans le monde savant, cette prépondérance paisible et continue
du maître sur les disciples, dernière fonction sociale naturellement
assignée aux hommes de génie, dont elle constitue la principale
récompense après le libre développement de leur activité essentielle,
que Newton, Euler et Lagrange obtinrent si complétement, et que Fourier
était, comme eux, si propre à rendre éminemment profitable aux progrès
généraux de l'esprit humain. Une telle destinée a dû être sans doute
bien imparfaitement compensée par la conviction profonde et habituelle
que la postérité le classerait indéfiniment dans le très petit nombre
des géomètres vraiment créateurs, dès l'époque prochaine où l'on aurait
oublié presque jusqu'au nom de ceux que la médiocrité de ses
contemporains avait osé placer à son niveau et même au-dessus de
lui[29].

      [Note 29: On excusera, j'espère, ce faible témoignage
      spécial, consacré à la mémoire vénérée d'un illustre ami,
      dont le génie vraiment supérieur n'a généralement obtenu
      qu'une tardive et incomplète justice.]



TRENTE-DEUXIÈME LEÇON.

Considérations générales sur l'acoustique.

Quoique cette branche fondamentale de la physique ait évidemment passé,
comme toutes les autres, par l'état théologique et ensuite par l'état
métaphysique, elle a pris, aussi complétement que la barologie, et
presque depuis la même époque, son caractère scientifique définitif. Par
une suite nécessaire de la nature beaucoup plus compliquée des
phénomènes si délicats dont elle s'occupe, la théorie du son est
certainement bien moins avancée que celle de la pesanteur, qui doit sans
doute rester toujours supérieure à toute autre partie de la physique,
quels que puissent être nos progrès futurs. Mais, malgré cette
inévitable gradation, la positivité de l'acoustique est néanmoins tout
aussi parfaite que celle de la barologie elle-même, depuis que la
connaissance exacte des propriétés mécaniques élémentaires de
l'atmosphère a permis de concevoir nettement, vers le milieu de
l'avant-dernier siècle, la production et la transmission des vibrations
sonores. Aujourd'hui, en effet, l'acoustique n'est pas moins
radicalement affranchie que la barologie de ces hypothèses
anti-scientifiques, derniers vestiges de l'esprit métaphysique, qui
vicient encore, plus ou moins profondément, tout le reste de la
physique. On a tenté, il est vrai, au commencement de notre siècle,
ainsi que je l'ai indiqué dans la vingt-huitième leçon, de personnifier
le son comme la chaleur, la lumière, et l'électricité. Mais cette
aberration isolée et intempestive ne pouvait acquérir aucune
consistance, et n'a pas, en effet, exercé la moindre influence sur la
marche des physiciens, pour la plupart desquels elle a passé inaperçue,
malgré l'incontestable supériorité de l'illustre naturaliste qui s'y
était laissé entraîner. La même doctrine générale des vibrations qui,
abusivement transportée à l'étude des phénomènes lumineux, par exemple,
ne peut y conduire qu'à des conceptions chimériques, convient
parfaitement, au contraire, à l'analyse des phénomènes sonores, où elle
nous offre l'expression exacte d'une évidente réalité.

Indépendamment du haut intérêt philosophique que doit naturellement
inspirer aujourd'hui une telle étude par cette entière pureté de son
caractère scientifique, et abstraction faite de l'extrême importance
directe évidemment propre aux phénomènes qu'elle considère, cette belle
partie de la physique mérite, sous deux rapports principaux, l'attention
spéciale des esprits qui envisagent l'ensemble des connaissances
positives, vu l'application générale très précieuse dont l'acoustique
est susceptible pour perfectionner les notions fondamentales relatives,
soit aux corps inorganiques, soit à l'homme lui-même.

D'une part, en effet, l'examen des vibrations sonores constitue notre
moyen le plus rationnel et le plus efficace, si ce n'est le seul,
d'explorer, jusqu'à un certain point, la constitution mécanique
intérieure des corps naturels, dont l'influence doit surtout se
manifester dans les modifications qu'éprouvent les mouvemens vibratoires
de leurs molécules. Les faibles renseignemens obtenus jusqu'ici à cet
égard par une telle voie, à cause de l'imperfection actuelle de
l'acoustique, ne sauraient indiquer, ce me semble, l'impossibilité
d'employer ultérieurement, avec un vrai succès, ce mode général
d'exploration, quand l'étude du son sera plus avancée. Les belles suites
d'observations de M. Chladni et de M. Savart, quoique trop peu variées,
n'ont-elles pas déjà fourni à ce sujet quelques indications précieuses
sur les propriétés essentielles d'un tel système d'expérimentation.
L'étude approfondie des phénomènes sonores ne nous révèle-t-elle pas
certaines propriétés délicates des corps naturels, qui ne pourraient s'y
apercevoir d'aucune autre manière? Par exemple, la faculté de contracter
de véritables _habitudes_, c'est-à-dire des dispositions fixes, d'après
une suite suffisamment prolongée d'impressions uniformes, faculté qui
semblait exclusivement appartenir aux êtres animés, n'est-elle pas ainsi
clairement indiquée, à un degré plus ou moins grand, pour les appareils
inorganiques eux-mêmes? N'est-ce point aussi aux mouvemens vibratoires
qu'il faut attribuer l'influence remarquable que peuvent exercer l'un
sur l'autre, en certains cas, deux appareils mécaniques entièrement
séparés, comme, entre autres, dans la singulière action mutuelle de deux
horloges placées sur un support commun?

D'une autre part, l'acoustique présente évidemment à la physiologie un
point d'appui indispensable pour l'analyse exacte des deux fonctions
élémentaires les plus importantes à l'établissement des relations
sociales, l'audition et la phonation. En séparant avec soin tout ce qui
concerne la perception des sons, et même leur simple transmission au
cerveau, phénomènes essentiellement nerveux, de ce qui est purement
relatif à leur impression sur l'organe de l'ouïe, on voit clairement que
l'étude de ces derniers phénomènes, sans lesquels les autres resteraient
nécessairement inexplicables, doit avoir pour base rationnelle une
connaissance approfondie des lois générales de l'acoustique, qui règlent
inévitablement le mode de vibration de tout appareil auditif. Il en est
ainsi, à plus forte raison, quant à la production de la voix, phénomène
essentiellement assimilable, par sa nature, à l'action de tout autre
instrument sonore, sauf la complication supérieure due aux modifications
presque continuelles de l'appareil vocal, en vertu des innombrables
variations organiques, et dont les plus délicates seront toujours, sans
doute, à peu près inappréciables.

Mais, malgré cette incontestable relation, ou, plutôt, en y ayant
convenablement égard, ce n'est pas aux physiciens proprement dits
qu'appartient rationnellement l'étude de ces deux grands phénomènes,
dont les anatomistes et les physiologistes ne doivent pas se dessaisir,
pourvu qu'ils empruntent désormais à la physique toutes les notions
nécessaires. Car, les physiciens sont, en eux-mêmes, essentiellement
impropres, soit à l'usage judicieux des données anatomiques du
problème, soit surtout à la saine interprétation physiologique des
résultats obtenus. On aperçoit ainsi combien sont déplacées, dans nos
systèmes actuels de physique, les théories, d'ailleurs si
superficielles, de l'audition et de la phonation: on en peut dire
autant, par les mêmes motifs fondamentaux, quant à la théorie si
imparfaite de la vision. Il semble que les physiciens aient voulu
tenter, à ces divers égards, la combinaison inverse de celle qui devrait
être réellement entreprise par les physiologistes, seuls compétens pour
l'établir: aussi aurons-nous lieu de constater, dans le volume suivant,
les graves préjudices qu'a nécessairement produits cette marche
irrationnelle, relativement à nos vraies connaissances sur ces sujets
difficiles.

Parmi toutes les branches principales de la physique, l'acoustique est,
sans doute, après la barologie, celle qui, par sa nature, comporte le
plus directement, et de la manière la plus satisfaisante, une large
application des doctrines et des méthodes mathématiques. Considérés, en
effet, sous le point de vue le plus général, les phénomènes sonores se
rattachent évidemment à la théorie fondamentale des oscillations très
petites d'un système quelconque de molécules autour d'une situation
d'équilibre stable. Car, pour que le son se produise, il faut d'abord
qu'il y ait perturbation brusque dans l'équilibre moléculaire, en vertu
d'un ébranlement instantané; et il est tout aussi indispensable que ce
dérangement passager soit suivi d'un retour suffisamment prompt à l'état
primitif. Les oscillations plus ou moins perceptibles et continuellement
décroissantes qu'effectue ainsi le système en-deçà et au-delà de sa
figure de repos, sont, par leur nature, sensiblement isochrones, puisque
la réaction élastique en vertu de laquelle chaque molécule tend à
reprendre sa position initiale est d'autant plus énergique que
l'écartement a été plus grand, comme dans le cas du pendule. Pourvu que
ces vibrations ne soient pas trop lentes, il en résulte toujours un son
appréciable. Une fois produites dans le corps directement ébranlé, elles
peuvent être transmises à de grands intervalles, à l'aide d'un milieu
quelconque suffisamment élastique, et principalement de l'atmosphère, en
y excitant une succession graduelle de dilatations et contractions
alternatives, que leur analogie évidente avec les ondes formées à la
surface d'un liquide a fait justement qualifier d'_ondulations_ sonores.
Dans l'air, en particulier, vu sa parfaite élasticité, l'agitation doit
se propager, non-seulement suivant la direction de l'ébranlement
primitif, mais encore en tous sens au même degré. Enfin, les vibrations
transmises sont toujours nécessairement isochrones aux vibrations
primitives, quoique leur amplitude puisse être d'ailleurs fort
différente.

L'analyse la plus élémentaire du phénomène général des vibrations
sonores, a donc suffi pour faire concevoir cette étude, presque dès son
origine, comme immédiatement subordonnée aux lois fondamentales de la
mécanique rationnelle. Aussi, d'après Newton, auquel est due la première
tentative pour déterminer rationnellement la vitesse de propagation du
son dans l'air, l'acoustique a-t-elle toujours été plus ou moins mêlée à
tous les travaux des géomètres sur le développement de la mécanique
abstraite. Ce sont même de simples considérations d'acoustique qui ont
primitivement suggéré le beau principe général découvert par Daniel
Bernouilli, relativement à la coexistence nécessaire et sans confusion
des petites oscillations de diverses sortes que produisent à la fois,
dans un système quelconque, plusieurs ébranlemens distincts. Un tel
théorème n'est plus maintenant, sans doute, aux yeux des géomètres,
comme je l'ai indiqué dans la dix-huitième leçon, que l'interprétation
naturelle et générale du caractère analytique propre aux équations
différentielles qui expriment les perturbations quelconques de tout
l'équilibre stable. Mais, c'est dans les phénomènes sonores que se
trouve directement sa réalisation la plus évidente et la plus étendue;
puisque, sans cette loi, il serait impossible d'expliquer le phénomène
le plus vulgaire de l'acoustique, la simultanéité des sons nombreux et
néanmoins parfaitement distincts que nous entendons à chaque instant.

Quoique la relation de l'acoustique avec la mécanique rationnelle soit
ainsi presque aussi directe et aussi complète que celle de la barologie
elle-même, les moyens de perfectionnement qui doivent naturellement
résulter de ce caractère mathématique n'ont point, à beaucoup près,
autant d'efficacité réelle dans la théorie du son que dans l'étude de la
pesanteur. Les recherches barologiques, du moins quand on s'y borne aux
questions les plus simples, qui sont aussi les plus importantes, se
rattachent directement aux théories mécaniques les plus fondamentales et
les plus nettes: leurs équations ne présentent point ordinairement de
grandes difficultés analytiques. Au contraire, l'étude mathématique des
vibrations sonores dépend uniquement d'une théorie dynamique très
difficile et fort délicate, celle des perturbations d'équilibre: les
équations différentielles qu'elle fournit se rapportent toujours
nécessairement à la partie la plus élevée et la plus imparfaite du
calcul intégral. La nature de cet ouvrage ne saurait permettre de
considérer ici, même sommairement, le mode de formation de ces
équations: mais il est évident qu'elles doivent être aux différences
partielles, et au moins du second ordre; leur composition,
nécessairement _linéaire_, est la seule circonstance favorable qui ait
pu fournir un point d'appui aux efforts des géomètres pour parvenir,
dans les cas les plus simples, à leur intégration. Le mouvement
vibratoire suivant une seule dimension, est encore, même à l'égard des
solides, le seul dont la théorie mathématique soit jusqu'ici vraiment
complète par les travaux successifs de D'Alembert, de Daniel Bernouilli,
et de Lagrange. La mémorable impulsion donnée à la science, sous ce
rapport, par le génie d'une illustre contemporaine, dont la perte
récente est si regrettable[30], a conduit, il est vrai, les géomètres à
considérer, dans ces derniers temps, un cas plus difficile et plus
rapproché de la réalité, les vibrations des surfaces. Mais jusqu'à
présent cette nouvelle étude mathématique n'est point assez avancée pour
concourir utilement au perfectionnement effectif de l'acoustique, encore
essentiellement réduite à cet égard aux seules ressources de la pure
expérimentation, comme à l'époque des premières observations de M.
Chladni. Quant au mouvement vibratoire, envisagé suivant les trois
dimensions, sa théorie analytique est aujourd'hui entièrement ignorée,
même en ce qui concerne le simple établissement de l'équation: et,
cependant, c'est peut-être le cas dont l'examen mathématique aurait le
plus d'importance, soit comme étant, au fond, le seul pleinement réel,
soit à cause des obstacles presque insurmontables qu'il oppose, par sa
nature, à l'exploration directe.

      [Note 30: On apprécierait imparfaitement la haute portée
      de mademoiselle Sophie Germain, si l'on se bornait à
      l'envisager comme géomètre, quel que soit l'éminent mérite
      mathématique dont elle a fait preuve. Son excellent discours
      posthume, publié en 1833, _sur l'état des sciences et des
      lettres aux différentes époques de leur culture_, indique en
      elle une philosophie très élevée, à la fois sage et
      énergique, dont bien peu d'esprits supérieurs ont
      aujourd'hui un sentiment aussi net et aussi profond.
      J'attacherai toujours le plus grand prix à la conformité
      générale que j'ai aperçue dans cet écrit avec ma propre
      manière de concevoir l'ensemble du développement
      intellectuel de l'humanité.]

Afin de se former une juste idée générale des hautes difficultés que
présente nécessairement l'étude mathématique des mouvemens vibratoires,
il faut considérer, en outre, que ces vibrations doivent déterminer
habituellement, dans la constitution moléculaire des corps, certaines
modifications physiques d'une autre nature, dont la réaction peut
affecter ensuite le phénomène sonore primitif. Quoique ces modifications
soient trop faibles, et surtout trop passagères, pour être jusqu'ici, et
peut-être jamais, directement appréciables, on conçoit que leur
influence sur un phénomène aussi délicat que celui des vibrations
sonores puisse n'être pas réellement insensible: seulement, la
difficulté fondamentale du problème en sera beaucoup augmentée, par la
nécessité de le compliquer d'élémens essentiellement inconnus. La seule
action de ce genre qu'on ait encore tenté de prendre en considération,
consiste dans les effets thermologiques qui résultent nécessairement du
mouvement vibratoire. Laplace en a très heureusement profité pour
expliquer, d'une manière satisfaisante, la notable différence entre la
vitesse du son dans l'air, déterminée expérimentalement, et celle
qu'indiquait la formule dynamique, dont le résultat était en défaut
d'environ un sixième, ce qui ne pouvait évidemment être attribué aux
erreurs d'observation. Cette différence a été comblée en ayant
convenablement égard à la chaleur dégagée par la compression des couches
atmosphériques, qui doit faire varier leur élasticité dans un plus grand
rapport que leur densité, et, par conséquent, accélérer la propagation
du mouvement vibratoire. À la vérité, une telle explication présente
encore une lacune essentielle; puisque, dans l'impossibilité de mesurer
directement ce dégagement de chaleur, il a fallu lui supposer
expressément la valeur propre à faire cesser la discordance des deux
vitesses. Quoique cette valeur n'offre aucune invraisemblance, il reste
à désirer qu'une estimation réelle de cet effet thermologique vienne
confirmer définitivement cette ingénieuse conjecture, comme une
expérience intéressante de M. Clément permet de l'espérer. Mais, quelle
que puisse être l'issue d'une telle comparaison, cette idée de Laplace
aura toujours mis en évidence désormais la nécessité permanente de
combiner les considérations thermologiques avec la théorie purement
dynamique des mouvemens vibratoires, malgré la nouvelle complication que
le problème doit ainsi inévitablement éprouver. La modification qui en
résulte est, sans doute, par sa nature, beaucoup moins prononcée, quant
à la propagation du son dans les liquides, et surtout dans les solides:
toutefois, le défaut d'expériences comparatives suffisamment exactes ne
permet point encore de juger si elle est alors tout-à-fait négligeable.

Nonobstant les difficultés capitales qui caractérisent nécessairement la
théorie mathématique des vibrations sonores, elle n'en a pas moins
exercé jusqu'ici, quelque imparfaite qu'elle soit encore, l'influence la
plus heureuse sur les progrès effectifs de l'acoustique, qui lui sont,
en réalité, essentiellement dus. Sous le point de vue le plus
philosophique, la simple formation des équations différentielles propres
aux phénomènes sonores constitue déjà, par elle-même, et indépendamment
de leur intégration, une connaissance fort importante, à cause des
lumineux rapprochemens que comporte si naturellement l'emploi judicieux
de l'analyse mathématique entre les questions, d'ailleurs hétérogènes à
tous autres égards, qui peuvent conduire à des équations semblables.
Cette admirable propriété fondamentale, si fréquemment signalée
jusqu'ici dans cet ouvrage, s'applique d'une manière très remarquable à
la théorie du son, surtout depuis la création de la thermologie
mathématique, dont les principales équations offrent tant d'analogie
avec celles des mouvemens vibratoires, qui n'en diffèrent quelquefois
que par le signe d'un coefficient.

Outre la haute importance directe évidemment propre aux lois précises
des vibrations sonores, dans les cas, malheureusement trop rares, où
l'analyse mathématique a pu jusqu'ici nous les dévoiler complétement, ce
précieux moyen d'investigation acquiert un surcroît spécial de valeur,
vu les difficultés particulières que présente, par sa nature,
l'exploration directe des phénomènes du son, considérés d'une manière un
peu approfondie. Il est aisé, sans doute, de rendre sensible, par une
expérience décisive, la nécessité du milieu atmosphérique pour la
transmission habituelle des vibrations sonores, comme on l'a fait dès
l'origine de l'acoustique. On conçoit de même que, par des expériences
convenablement instituées, il nous soit possible de déterminer avec
exactitude la durée effective de cette propagation, d'abord dans l'air,
et ensuite dans tout autre milieu. Mais les lois générales des
vibrations des corps sonores échappent presque toujours à l'observation
immédiate. Quoique l'existence de ces vibrations soit constamment
évidente, leur faible intensité habituelle, et leur durée trop fugitive
sans aucun vestige appréciable, ne permettent guère à nos sens de les
explorer d'une manière suffisamment précise. Le degré de rapidité
qu'elles doivent avoir pour qu'il en résulte un son perceptible, doit
même s'opposer le plus souvent à leur simple énumération directe. Ainsi,
nos connaissances réelles à cet égard étant encore bien peu étendues,
elles seraient, évidemment, presque nulles si la théorie mathématique,
liant entre eux les divers phénomènes sonores, ne nous donnait point la
faculté de remplacer les observations immédiates, ordinairement
impossibles ou trop imparfaites, par l'examen équivalent des cas plus
favorables assujettis à la même loi. On conçoit, par exemple, que les
plus rapides vibrations d'une corde très courte aient pu néanmoins être
exactement comptées, quand l'analyse du problème des cordes vibrantes a
fait connaître que, tout étant d'ailleurs rigoureusement égal, le nombre
des oscillations est inversement proportionnel à la longueur de la
corde, puisque cette loi permet dès lors de se borner à l'observation
effective de vibrations très lentes. Il en est de même en beaucoup
d'autres occasions où la substitution est plus indirecte.

Toutefois, les physiciens ont, ce me semble, trop compté jusqu'ici sur
le secours de l'analyse mathématique, si fréquemment inefficace; et l'on
doit regretter, pour les progrès réels de l'acoustique, qu'ils ne se
soient pas occupés davantage de perfectionner directement leur système
général d'expérimentation, encore essentiellement dans l'enfance.
Quelles que soient les difficultés caractéristiques d'un tel ordre
d'observations, tout esprit impartial reconnaîtra, sans doute,
aujourd'hui que les modes actuels d'exploration sont presque toujours
fort inférieurs à ce que permettrait effectivement la nature des
phénomènes. L'acoustique ne paraît point au niveau des autres parties
de la physique, quand on l'envisage relativement à l'invention et à
l'emploi des moyens artificiels d'observation: on y remarque peu de ces
ingénieuses créations de l'esprit expérimental, si multipliées et si
importantes en thermologie, en optique, et en électrologie: les légers
chevalets de Sauveur, et le sable fin de M. Chladni, soutiendraient mal
une telle concurrence, quelque précieux que soit d'ailleurs leur emploi
pour distinguer commodément les points qui participent le moins au
mouvement vibratoire. Je ne doute pas que cette stérilité relative de
l'art des expériences ne doive être attribuée, en partie, à l'opinion
exagérée que se sont formée les physiciens du rôle de l'analyse
mathématique dans le développement de l'acoustique, et qui leur a fait
négliger à cet égard les ressources de l'expérimentation directe. Depuis
les expériences vraiment fondamentales de Sauveur, on ne retrouve, en
acoustique, après plus d'un siècle, d'autre suite importante
d'observations que celles de notre illustre contemporain M. Chladni,
complétées et perfectionnées par les judicieux travaux de M. Savart:
tout l'intervalle est rempli par des recherches essentiellement
mathématiques. Et, néanmoins, quelle que soit ici l'indispensable
nécessité de ce puissant auxiliaire, comme j'ai essayé de le faire
sentir ci-dessus, nous avons reconnu combien il serait, par lui-même,
radicalement insuffisant, à cause des difficultés capitales inséparables
d'une telle analyse, d'après laquelle on n'a pas même pu jusqu'à présent
expliquer, d'une manière pleinement satisfaisante, les expériences de
Sauveur, et, à plus forte raison, celles de M. Chladni. Sans renoncer au
perfectionnement si désirable de la théorie mathématique des mouvemens
vibratoires, il importe donc extrêmement que les physiciens proprement
dits suivent désormais, en acoustique, une marche moins passive, en
s'attachant avec plus de force et de persévérance à y développer
convenablement le génie expérimental. L'indifférence qui pourrait en
résulter quant à ces brillans exercices analytiques, où l'on ne trouve,
sous le point de vue physique, que d'insignifiantes modifications des
recherches antérieures, serait loin, sans doute, d'être aujourd'hui un
inconvénient pour la science réelle. J'ai déjà indiqué, dans la
vingt-neuvième leçon, des remarques analogues au sujet des parties les
plus difficiles de la barologie: mais elles ont ici une importance très
supérieure.

Après cet examen sommaire de la nature générale des études acoustiques
et des principaux moyens d'investigation qui leur sont propres, il nous
reste à considérer directement, par un aperçu non moins rapide,
l'ensemble des parties dont se compose aujourd'hui cette branche
fondamentale de la physique.

Nos connaissances à l'égard des lois des vibrations sonores se
rapportent à ces trois points de vue élémentaires: le mode de
propagation des sons; leur intensité plus ou moins grande, et, enfin,
leur ton musical. L'acoustique actuelle, peu avancée sous le second
rapport, présente sous les deux autres un aspect beaucoup plus
satisfaisant. Il existe naturellement, à la vérité, une quatrième
considération fondamentale, dont l'analyse scientifique serait d'un haut
intérêt, celle du _timbre_, c'est-à-dire, du mode particulier de
vibration propre à chaque corps et à chaque appareil sonore. Sans que
nous sachions encore en quoi consiste réellement cette propriété, nous
lui reconnaissons évidemment une telle fixité et une si grande
importance que nous l'employons habituellement, soit dans la vie
commune, soit même en histoire naturelle, comme tout-à-fait
caractéristique. Toutefois, la physique générale n'a point à s'enquérir
de ce qui peut constituer le timbre particulier à chacune des diverses
substances, comme les pierres, les bois, les métaux, les tissus
organisés, etc.; ces distinctions appartiennent proprement à la
physique concrète, en traitant de l'histoire des différens corps: il
est même évident que, sous ce rapport, comme en tout ce qui concerne les
qualités primordiales des êtres naturels, certains phénomènes ne peuvent
qu'être observés, et ne comportent aucune explication. Mais la manière
dont le timbre propre à chaque substance peut être modifié, soit par la
disposition de l'appareil sonore, soit par les pressions qu'il éprouve,
ou par plusieurs autres circonstances générales, rentre pleinement dans
le domaine rationnel de l'acoustique, qui doit donc être regardée
aujourd'hui comme présentant, sous ce rapport essentiel, une véritable
et grave lacune.

Dans l'étude de la propagation du son, la question la plus intéressante,
et aussi la plus simple et la mieux explorée, consiste à mesurer la
durée de cette propagation uniforme, surtout à travers l'atmosphère. En
négligeant d'abord les variations de température qui résultent de la
compression des couches atmosphériques, la théorie mathématique, quand
on se borne au mouvement linéaire, conduit aisément à une telle
détermination, énoncée par Newton sous cette forme très simple: la
vitesse du son est celle qu'acquiert un corps pesant tombant d'une
hauteur égale à la moitié de la hauteur totale de l'atmosphère supposée
homogène. On a pu calculer d'une manière analogue la vitesse du son dans
les différens gaz, d'après leur densité et leur élasticité plus ou moins
grandes. Suivant cette loi, la vitesse du son dans l'air doit être
regardée comme essentiellement indépendante des vicissitudes
atmosphériques, puisque, d'après la règle de Mariotte, la densité et
l'élasticité de l'air varient toujours proportionnellement, et que leur
rapport seul influe ainsi sur cette vitesse. J'ai déjà eu ci-dessus
l'occasion d'indiquer comment Laplace avait heureusement rectifié la
formule de Newton d'une manière conforme au prescriptions
expérimentales, en ayant égard aux effets thermologiques: la correction
consiste à multiplier la quantité primitive par la racine carrée du
rapport des deux chaleurs spécifiques de l'air, à pression constante et
à volume égal.

Une importante notion générale, qui résulte immédiatement de cette loi
mathématique, et que l'observation confirme entièrement avec une pleine
évidence, c'est l'identité nécessaire de la vitesse des différens sons,
malgré leurs degrés si divers, soit d'intensité, soit d'acuité. On sent
que s'il existait, à cet égard, une inégalité réelle, nous la
constaterions sans peine, d'après l'altération qui en résulterait
inévitablement, à une certaine distance, dans la régularité des
intervalles musicaux.

L'évaluation mathématique de la vitesse du son dans l'air ne pouvant se
rapporter, par la nature même de cette théorie, qu'à une masse
atmosphérique essentiellement immobile, animée seulement du mouvement
vibratoire, il était intéressant d'observer jusqu'à quel point
l'agitation effective de l'air modifiait réellement cette valeur
moyenne. Les expériences fondamentales d'après lesquelles la durée de la
propagation avait été primitivement mesurée, pouvaient indiquer déjà que
cette cause perturbatrice n'exerçait point, à cet égard, une influence
bien sensible, puisque l'observation étant toujours faite
comparativement dans les deux sens opposés, ne présente, sous ce
rapport, aucune différence notable. Une telle comparaison n'est point à
la vérité décisive, vu l'état de calme atmosphérique qu'on avait
toujours dû choisir pour exécuter convenablement une semblable
opération; mais les expériences directes tentées à ce sujet par divers
physiciens contemporains ont conduit à un résultat presque exactement
identique. On a reconnu, du moins entre les limites des vents
ordinaires, que l'agitation de l'air n'exerce aucune influence
appréciable sur la vitesse du son quand la direction du courant
atmosphérique est perpendiculaire à celle suivant laquelle le son se
propage, et qu'elle l'altère faiblement, soit en plus, soit en moins,
lorsque ces deux directions coïncident, selon que leurs sens sont
conformes ou contraires: la valeur exacte, et, à plus forte raison, la
loi précise de cette légère perturbation sont d'ailleurs encore
essentiellement inconnues.

C'est seulement dans l'air que la durée de la propagation du son a été
jusqu'ici convenablement étudiée, soit par l'observation, soit d'après
la théorie mathématique. À l'égard des milieux liquides ou solides, nous
ne possédons aujourd'hui que certaines indications mathématiques
affectées d'hypothèses précaires, et quelques expériences directes très
imparfaites. On a simplement constaté que le son se propage beaucoup
plus rapidement dans presque toutes les substances soumises à cette
comparaison, et surtout dans les métaux très sonores, que dans
l'atmosphère, sans que cette supériorité de vitesse ait été exactement
mesurée, du moins pour la plupart des cas, vu les difficultés qu'on doit
éprouver à réunir les conditions nécessaires au succès de ce genre
d'évaluations immédiates.

Lorsque, dans la propagation ordinaire du son, les ondulations aériennes
viennent à rencontrer un obstacle immobile, de manière à produire un
écho, elles éprouvent des modifications dont l'analyse exacte et
complète présente de grandes difficultés mathématiques, et sur
lesquelles aussi les expériences des physiciens ont peu ajouté encore
aux notions vulgaires. Il ne s'opère point alors évidemment, comme le
terme habituel tendrait à l'indiquer, une véritable réflexion mécanique
analogue à celle des corps élastiques par les corps durs: le phénomène
consiste en une simple répercussion en sens contraire qu'éprouvent les
vibrations du milieu, d'ailleurs immobile. La loi de cette répercussion
n'a été découverte, d'une manière entièrement satisfaisante, que dans le
cas où l'obstacle est terminé par une surface plane. Il est clair
d'abord que, si ce plan est perpendiculaire à la direction de la série
linéaire d'ondulations, la dilatation des particules aériennes
adjacentes ne pouvant plus avoir lieu dans le sens de l'obstacle, leur
réaction nécessaire fera naître en sens contraire, et suivant la même
droite, un ébranlement secondaire, sans que la vitesse des vibrations ni
la durée de leur propagation doivent être d'ailleurs aucunement
altérées. On démontre ensuite que, pour une inclinaison arbitraire du
plan sur la direction du son, la modification s'opère toujours comme si
le centre d'ébranlement primitif avait été transporté symétriquement, de
l'autre côté de l'obstacle, à la même distance, ce qui reproduit alors
la loi commune de toutes les réflexions. Quand la forme de l'obstacle
est quelconque, on ignore si, en général, le phénomène serait encore
exactement représenté d'après la même loi, en substituant à la surface
courbe le plan tangent correspondant. Cette extension n'a été jusqu'ici
bien constatée que dans le cas d'un ellipsoïde de révolution, et en
supposant même que l'ébranlement sonore primitif soit produit à l'un des
foyers; on reconnaît alors que l'ébranlement secondaire émane en effet
de l'autre foyer, ce que l'expérience a pleinement confirmé. Quant à
l'influence évidente que peut exercer sur la répercussion du son la
constitution physique de l'obstacle, elle n'a été le sujet d'aucune
étude scientifique, et nous n'avons à cet égard d'autres notions réelles
que celles qui résultent des observations communes.

Il en est essentiellement de même pour toute la partie de l'acoustique
qui concerne l'intensité des sons. Non-seulement les notables variétés
spécifiques que présentent sous ce rapport les sons transmis par
différens corps solides, et quelquefois par le même corps, suivant les
diverses directions, n'ont jamais été ni analysées, ni mesurées: mais
les travaux des physiciens n'ont encore ajouté rien de vraiment
essentiel à ce qu'enseigne spontanément l'expérience vulgaire
relativement aux influences générales qui règlent l'intensité du son,
comme l'étendue des surfaces vibrantes, l'amplitude des excursions,
l'éloignement du corps sonore, etc. À ces divers égards, les physiciens
ne pourraient avoir d'autre mérite propre que de préciser des notions
naturellement vagues, en les assujettissant à d'exactes lois numériques,
ce que, jusqu'à présent, on n'a pas même entrepris.

C'est donc improprement que ces différens sujets figurent dans nos
systèmes actuels de physique: l'application d'une telle remarque est
malheureusement trop fréquente dans l'ensemble de nos études. Ne
semblerait-il pas aujourd'hui, d'après nos habitudes scolastiques, que,
avant de se livrer régulièrement à la culture méthodique et spéciale de
la philosophie naturelle, les auditeurs ou les lecteurs n'avaient jamais
exercé ni leurs sens, ni leur intelligence, puisqu'on se croit obligé de
leur enseigner, d'un ton doctoral, même les choses que souvent ils
savent déjà tout aussi bien que leurs maîtres? Ce dogmatisme puéril
tient sans doute à ce qu'on méconnaît le vrai caractère de la science
réelle, qui, en tout genre, ne peut jamais être qu'un simple
prolongement spécial de la raison et de l'expérience universelles; et
dont, par conséquent, le vrai point de départ est toujours dans
l'ensemble des notions acquises spontanément par la généralité des
hommes relativement aux sujets considérés. L'observance scrupuleuse de
ce précepte évident tendrait à simplifier beaucoup nos expositions
scientifiques actuelles, en les dégageant d'une foule de détails
superflus, susceptibles seulement d'obscurcir le plus souvent la
manifestation directe de ce que la science proprement dite ajoute
réellement à la masse fondamentale des connaissances communes.

Quant aux lois relatives à l'intensité des sons, le seul point qui ait
été jusqu'ici le sujet d'un véritable éclaircissement scientifique, et
dont l'examen était à la vérité extrêmement facile, consiste dans
l'influence qu'exerce la densité plus ou moins grande du milieu
atmosphérique sur l'énergie des sons transmis. À cet égard, l'acoustique
confirme et surtout explique immédiatement, d'une manière très
satisfaisante, l'observation vulgaire sur la dégradation nécessaire
qu'éprouve l'intensité du son à mesure que l'air devient plus rare, sans
qu'on sache toutefois si cette diminution est exactement
proportionnelle, comme il est naturel de le penser, au décroissement de
la densité, de quelque source qu'il provienne.

Dans la manière habituelle de concevoir l'acoustique, on présente, comme
effectivement résolue, une question intéressante, qui me semble au
contraire jusqu'ici essentiellement intacte, celle relative au mode
d'affaiblissement des sons suivant la distance du corps sonore, sur
laquelle la science n'a point encore réellement dépassé les résultats de
l'expérience commune. On a coutume de supposer ce décroissement en
raison inverse du carré de la distance, ce qui constituerait sans doute
une loi fort importante, si nous pouvions compter sur sa réalité. Mais,
outre qu'aucune suite d'expériences précises n'a jamais été instituée
pour la vérifier, les considérations mathématiques sur lesquelles on
l'appuie uniquement sont, il faut l'avouer, extrêmement précaires, si ce
n'est frivoles, puisqu'elles exigent d'abord une assimilation fort
gratuite entre l'intensité du son et l'énergie du choc d'un fluide
contre un obstacle, et que l'on y fait ensuite varier ce choc
proportionnellement au carré de la vitesse, conformément à l'ancienne
hypothèse sur la résistance des fluides, si souvent démentie par
l'observation. Si l'on accordait ces deux prémisses très hasardées, la
loi ordinaire en résulterait en effet nécessairement; car il est
certain, d'après la théorie mathématique du mouvement vibratoire, que la
vitesse de vibration des molécules situées sur un même rayon sonore
varie, à très peu près, en raison inverse de leur distance au centre
d'ébranlement. Mais ne serait-il pas bien préférable d'avouer nettement
notre ignorance actuelle à cet égard, au lieu de tendre à dissimuler une
vraie lacune scientifique, en s'efforçant vainement de la remplir par
des considérations aussi peu péremptoires? Cette marche est, à mon gré,
tellement arbitraire que je ne serais pas éloigné de l'attribuer, en
grande partie, à l'influence inaperçue de la prédisposition trop commune
à retrouver dans tous les phénomènes la formule mathématique de la
gravitation, en vertu du préjugé métaphysique sur la loi absolue des
irradiations quelconques.

Du reste, ne serait-il pas étrange, en général, qu'on pût avoir
aujourd'hui aucune notion exacte sur les lois de l'intensité du son,
lorsque l'acoustique est encore à cet égard dans une telle enfance, que
les idées ne sont pas même fixées jusqu'ici sur la manière dont cette
qualité comporterait une estimation précise, ni peut-être seulement sur
le sens rigoureux du mot? Nous ne possédons jusqu'ici aucun instrument
susceptible de remplir, envers la théorie du son, l'office capital si
bien exercé, pour l'étude de la pesanteur, par le pendule et le
baromètre, et par les divers thermomètres ou électromètres, quant à la
mesure des phénomènes correspondans. On n'a pas même aperçu nettement
le principe d'après lequel de tels _sonomètres_ pourraient être conçus.
Tant que la science restera à cet égard dans un état aussi imparfait,
convient-il de hasarder aucune loi numérique sur les variations que peut
éprouver l'intensité des sons?

Considérons enfin la dernière partie essentielle de l'acoustique
actuelle, celle relative à la théorie des tons, qui, malgré ses
imperfections, est, à tous égards, la plus satisfaisante par les
nombreux et intéressans phénomènes dont elle a dévoilé l'explication
exacte et complète.

Les lois qui déterminent la nature musicale des différens sons,
c'est-à-dire, leur degré précis d'acuité ou de gravité, marqué par le
nombre de vibrations exécutées en un temps donné, ne sont jusqu'ici bien
connues, d'après une heureuse combinaison de l'expérience avec la
théorie mathématique, que pour le cas élémentaire d'une série de
vibrations, linéaire, et même rectiligne, produite, soit dans une verge
métallique, fixée par un bout et libre par l'autre, soit, enfin, dans
une colonne d'air remplissant un tuyau cylindrique très étroit. Ce cas
fondamental est, à la vérité, le plus important pour l'analyse des
instrumens inorganiques les plus usités, mais non quant à l'étude du
mécanisme de l'audition et de la phonation.

À l'égard des cordes tendues, la théorie mathématique, dont les
principales conséquences ont été pleinement vérifiées par des
expériences nombreuses et précises, fixe le ton propre à chaque ligne
sonore, d'après sa masse, sa longueur et sa tension. Toutes les lois qui
s'y rapportent peuvent être résumées en cette seule règle générale: le
nombre des vibrations exécutées dans un temps donné est en raison
directe de la racine carrée de la tension de la corde, et en raison
inverse du produit de sa longueur par son épaisseur.

Dans les tiges métalliques droites et homogènes, ce nombre est
proportionnel au rapport de leur épaisseur au carré de leur longueur.
Cette différence profonde entre les lois de ces deux sortes de
vibrations est la suite nécessaire de la flexibilité du corps sonore
dans le premier cas, et de sa rigidité dans le second. Elle était déjà
nettement indiquée par l'observation, surtout quant à l'influence si
opposée de l'épaisseur.

Ces lois sont relatives aux vibrations ordinaires, qui s'opèrent
transversalement. Mais M. Chladni a considéré en outre, soit pour les
cordes, soit pour les verges, un nouveau genre de vibrations dans le
sens longitudinal. Elles sont en général beaucoup plus aiguës que les
précédentes, et la marche en est d'ailleurs essentiellement distincte,
car l'épaisseur ne paraît exercer sur elles aucune influence, et la
différence indiquée ci-dessus entre les cordes et les tiges disparaît
entièrement, le nombre des vibrations variant alors toujours
réciproquement à la longueur; identité à laquelle on devait
naturellement s'attendre, puisque, dans cette manière de vibrer,
l'inextensibilité de la corde équivaut à la rigidité de la tige. Enfin,
les verges métalliques comportent encore un troisième genre de
vibrations, découvert et étudié expérimentalement par M. Chladni, celles
qui résultent de la torsion, et qui s'effectuent dans un sens plus ou
moins oblique. Toutefois, il importe de noter que, d'après les travaux
postérieurs de M. Savart, ces trois ordres de vibrations ne sont pas, au
fond, essentiellement distincts, puisqu'ils peuvent être transformés les
uns dans les autres, en faisant seulement varier par degrés la direction
suivant laquelle les sons se propagent, et qui est toujours parallèle à
celle de l'ébranlement primitif successivement produit de la même
manière en divers sens.

Quant aux sons rendus par une mince colonne d'air, le nombre des
vibrations est encore, d'après la théorie et l'observation, inversement
proportionnel à la longueur de chaque colonne, si l'état mécanique de
l'air reste inaltérable; mais il varie en outre, comme la racine carrée
du rapport entre l'élasticité de l'air et sa densité. De là résulte,
entre autres conséquences remarquables, que les changemens de
température, qui font nécessairement varier ce rapport dans le même
sens, doivent avoir ici une action absolument inverse de celle qu'ils
produisent sur les cordes ou sur les tiges. C'est ainsi que l'acoustique
a nettement expliqué l'impossibilité, remarquée de tout temps par les
musiciens, de maintenir, sous l'influence des notables variations
thermométriques, l'harmonie d'abord établie entre les instrumens à corde
et les instrumens à vent.

Dans tout ce qui précède, la ligne sonore est envisagée comme vibrant en
totalité. Mais si, ce qui arrive le plus souvent, elle présente, à l'un
de ses points, un léger obstacle, naturel ou artificiel, aux vibrations,
le son éprouve alors une modification fondamentale extrêmement
remarquable dont la loi générale, qui n'aurait, sans doute, pu être
indiquée par la théorie mathématique, a été découverte depuis long-temps
par le créateur de l'acoustique expérimentale, l'illustre physicien
Sauveur. Elle consiste en ce que le son rendu par la corde coïncide
toujours avec celui que produirait une corde analogue, mais plus
courte, et d'une longueur égale à celle de la plus grande commune mesure
entre les deux parties de la ligne totale. L'explication donnée par
Sauveur de ce phénomène capital se réduit, comme on sait, à concevoir
que l'obstacle détermine alors la division nécessaire de la corde en
parties égales à cette commune mesure, qui vibrent à la fois mais
indépendamment, et que séparent des noeuds de vibration immobiles.
Quoiqu'on n'ait pu réellement se rendre compte jusqu'ici de la manière
dont cette division est ainsi établie d'après la seule influence de
l'obstacle primitif, une telle conception n'en est pas moins l'exacte
représentation du phénomène, puisque Sauveur a constaté, par une
ingénieuse expérience, devenue maintenant vulgaire, l'immobilité
effective de ces points remarquables, comparativement à tous les autres
points de la ligne sonore.

Cette découverte de Sauveur est d'autant plus importante, qu'elle
indique immédiatement l'explication la plus satisfaisante d'une autre
loi fondamentale dévoilée par le même physicien, celle de la série des
sons harmoniques plus ou moins distincts qui accompagnent constamment le
son principal de chaque ligne sonore, et dont l'acuité croît comme la
suite naturelle des nombres entiers, ainsi qu'on le constate aisément,
soit par l'audition directe, quand une oreille délicate est suffisamment
exercée, soit surtout en disposant, à côté de la corde primitive,
d'autres cordes semblables et plus courtes, qui en soient les diverses
parties aliquotes, et que le seul ébranlement de la première suffit
alors pour faire vibrer. Un tel phénomène général peut être, sinon
réellement expliqué, du moins exactement représente, en le rapprochant
de celui qui précède. Car il suffit d'imaginer que la corde se divise
alors spontanément, de diverses manières, en ses parties aliquotes, qui
vibreraient isolément, ainsi que la ligne totale, à des intervalles très
rapprochés, quoiqu'il soit, sans doute, difficile de concevoir,
non-seulement le mode de production de ces divisions, mais encore même
la simple conciliation effective de tous ces divers mouvemens
vibratoires, qui sont presque simultanés.

Telles sont les principales lois des tons simples. Nous ne possédons
encore que des notions très imparfaites relativement à la théorie de la
composition des sons, qui aurait cependant une grande importance. On la
regarde habituellement comme ébauchée par la belle expérience du célèbre
musicien Tartini, relative aux sons résultans, et dans laquelle la
production exactement simultanée de deux sons quelconques, suffisamment
intenses, et surtout bien caractérisés, fait entendre un son unique plus
grave que chacun des deux autres, suivant une règle invariable et très
simple. Toutefois, quelque intérêt que doive évidemment inspirer un
phénomène général aussi remarquable, il ne me semble point appartenir
strictement à la véritable acoustique, mais à la théorie physiologique
de l'audition, qui doit désormais en être soigneusement séparée, comme
je l'ai établi au commencement de cette leçon. Car, un tel phénomène me
paraît être, par sa nature, essentiellement nerveux; c'est, à mon avis,
une sorte d'hallucination normale du sens de l'ouïe, analogue aux
illusions d'optique: l'explication ordinaire, fondée sur la coïncidence
de certaines parties régulières des deux séries d'ondulations, ne fait
que reculer la difficulté, sans la résoudre effectivement. Du reste, ce
phénomène a pris, ce me semble, un nouvel intérêt scientifique depuis
que l'attention a été fixée, comme je l'indiquerai dans la leçon
suivante, sur l'important phénomène des _interférences_ lumineuses, qui
offre réellement avec lui une analogie profonde, quoique jusqu'à présent
inaperçue.

Quant aux vibrations, non plus d'une simple fibre sonore, mais d'une
surface également étendue en tous sens, et dont nous avons déjà
remarqué que la théorie mathématique est encore dans l'enfance, la
belle suite d'observations de M. Chladni a fait connaître, à cet égard,
de très curieux phénomènes, surtout relativement aux formes régulières
des lignes nodales. Ces recherches ont reçu, dans ces derniers temps, un
important complément par les expériences de M. Savart, d'où ce judicieux
physicien a déduit, d'abord, la remarque générale relative à la
dissemblance constante des figures nodales qui correspondent aux deux
surfaces d'une même lame, et ensuite la connaissance plus exacte de
l'influence qu'exerce la direction de l'ébranlement sur la forme de ces
lignes, qui cesse d'être ainsi nettement caractéristique du mode de
vibration propre à chaque corps. En même temps, les travaux de M. Savart
ont donné à cette étude une extension fort essentielle, par ses
intéressantes observations sur le mouvement vibratoire des membranes
tendues, qui doivent fournir des renseignemens indispensables pour
l'intelligence du mécanisme fondamental de l'audition, en ce qui
concerne l'influence sonore du degré de tension, de l'état
hygrométrique, etc.

L'étude du cas le plus général et le plus compliqué des mouvemens
vibratoires, celui d'une masse qui vibre suivant les trois dimensions,
a été encore à peine ébauchée par les physiciens, sauf pour quelques
solides creux et réguliers. C'est cependant celui dont l'analyse exacte
aurait le plus d'importance, puisque, sans lui, il est évidemment
impossible de compléter l'explication d'aucun instrument réel, même de
ceux où le son principal est produit par de simples lignes, dont les
vibrations effectives doivent toujours être plus ou moins modifiées par
les masses qui leur sont constamment liées. On peut dire, en général (et
cette remarque me semble propre à résumer utilement l'esprit de
l'ensemble des considérations indiquées dans cette leçon), que l'état de
l'acoustique ne permet pas d'atteindre encore à l'entière explication
des propriétés fondamentales d'aucun instrument musical, malgré les
ingénieux travaux de Daniel Bernouilli sur la théorie des instrumens à
vent. Cette condition, qui d'abord paraît si simple, se rapporte
réellement, au contraire, à la plus grande perfection de la science,
même en excluant ces effets extraordinaires, radicalement inaccessibles
à toute analyse scientifique, que le jeu d'un habile artiste peut
obtenir d'un instrument quelconque, et en se bornant uniquement, comme
on doit le faire, aux influences susceptibles d'être nettement définies
et fixement caractérisées.

Telles sont les considérations principales, que la nature de cet
ouvrage m'interdisait de développer davantage, relativement à l'examen
philosophique de l'acoustique, envisagée dans son ensemble et dans ses
parties. Quelque imparfait que soit, sans doute, ce rapide aperçu, il
permettra, j'espère, d'apprécier exactement le vrai caractère général
propre à cette belle partie de la physique, la haute importance des lois
qu'elle nous a dévoilées jusqu'ici, les connexions fondamentales de ses
diverses parties essentielles, ainsi que le degré de développement
auquel chacune d'elles est maintenant parvenue, et les lacunes plus ou
moins profondes qu'elle laisse encore à remplir pour correspondre
convenablement à sa destination essentielle.



TRENTE-TROISIÈME LEÇON.

Considérations générales sur l'optique.

La révolution fondamentale, et de plus en plus prononcée, par laquelle,
depuis environ deux siècles, l'esprit humain, en fondant la philosophie
naturelle, tend à se dégager irrévocablement de toute influence
théologique ou métaphysique, ne s'est composée essentiellement
jusqu'ici que d'une succession d'efforts plus ou moins partiels,
toujours conçus d'une manière isolée, quoique tous, en réalité, aient
convergé sans cesse vers un même but final, presque constamment inaperçu
de ceux qui ont coopéré avec le plus d'ardeur et de succès à cette
immense régénération intellectuelle. Si une telle incohérence a fait
ressortir d'une manière plus éclatante l'irrésistible spontanéité de cet
instinct universel qui caractérise les intelligences modernes, elle a
produit aussi beaucoup de lenteur et d'embarras, et même, à certains
égards, une véritable hésitation dans la marche générale de notre
émancipation définitive. Personne n'ayant encore conçu directement la
philosophie positive dans son ensemble réel, les conditions radicales de
la positivité n'ayant jamais été rationnellement analysées, ni, à plus
forte raison, nettement formulées, avec les modifications essentielles
convenables aux divers ordres de recherches, il en est résulté que, sur
les parties du système scientifique qui ne constituaient point le sujet
spécial de leurs travaux, la plupart des illustres fondateurs de la
philosophie naturelle ont continué, à leur insu, à subir cette même
impulsion métaphysique et théologique dont leurs découvertes propres
tendaient avec tant d'énergie à détruire les bases, et sous la
prépondérance de laquelle s'était jusque alors exclusivement accomplie
l'éducation générale de la raison humaine. Aucun penseur ne s'est autant
rapproché, sans doute, que notre grand Descartes de cette conception, à
la fois claire et complète, de l'ensemble de la philosophie moderne avec
son vrai caractère: aucun n'a exercé aussi sciemment, dans cette
transformation universelle, une action aussi directe, aussi étendue, et
aussi efficace, quoique d'ailleurs essentiellement transitoire; aucun
surtout ne s'est montré aussi indépendant de l'esprit dominant de ses
contemporains. Cependant Descartes lui-même, dont la persévérante
hardiesse renversait si vigoureusement tout l'édifice de l'ancienne
philosophie relativement à l'ensemble des phénomènes inorganiques, et
même quant aux phénomènes purement physiques de l'animalité, était, sous
d'autres rapports, involontairement entraîné par son siècle en un sens
tout-à-fait inverse, lorsqu'il entreprit tant de vains efforts, pour
étayer, en les rajeunissant, les conceptions théologiques et
métaphysiques sur l'étude de l'homme moral, ainsi que je l'expliquerai
soigneusement en analysant, dans la dernière partie de cet ouvrage, la
marche générale du développement effectif de l'humanité, dont Descartes
fut incontestablement un des types essentiels. Après un tel exemple, on
ne saurait être étonné de reconnaître chez les hommes d'un génie plus
spécial, qui ont concouru à la formation ou au développement du système
scientifique, sans s'occuper directement de la régénération fondamentale
de la raison humaine, cette radicale inconséquence philosophique qui
leur faisait suivre, à certains égards, une direction métaphysique, en
même temps que, sous d'autres rapports, quelquefois peu éloignés, ils
produisaient des manifestations si décisives du véritable esprit
positif.

Ces réflexions générales préliminaires sont éminemment applicables à
l'histoire philosophique de l'optique, celle peut-être de toutes les
branches essentielles de la physique où l'état de positivisme incomplet,
caractérisé dans la vingt-huitième leçon, conserve encore aujourd'hui la
plus profonde consistance, surtout à cause des importans travaux
mathématiques qui malheureusement s'y rattachent. La formation de cette
belle science est due principalement aux philosophes qui ont le plus
puissamment contribué, sous d'autres rapports capitaux, à jeter les
bases essentielles de la philosophie positive, tels que Descartes,
Huyghens et Newton: et, néanmoins, l'influence inaperçue du vieil esprit
métaphysique et absolu a poussé chacun d'eux à la création d'une
hypothèse, nécessairement chimérique, sur la nature de la lumière. Un
tel contraste est spécialement remarquable chez le grand Newton, qui,
par son admirable doctrine de la gravitation universelle, comme je l'ai
soigneusement établi dans la première partie de ce volume, avait élevé
d'une manière irrévocable la conception fondamentale de la philosophie
moderne au-dessus de l'état où le cartésianisme l'avait placée, en
constatant l'inanité radicale de toutes les études dirigées vers la
nature intime et le mode de production des phénomènes, et en assignant
désormais, comme seul but nécessaire des efforts scientifiques vraiment
rationnels, l'exacte réduction d'un système plus ou moins étendu de
faits particuliers à un fait unique et général. Ce même Newton, dont
l'exclamation favorite était: _ô physique! garde-toi de la
métaphysique!_ s'est laissé entraîner, dans la théorie des phénomènes
lumineux, par les anciennes habitudes philosophiques, jusqu'à la
personnification formelle de la lumière, envisagée comme une substance
distincte et indépendante du corps lumineux; ce qui constitue évidemment
une conception tout aussi métaphysique que pourrait l'être celle de la
gravité, si on lui attribuait une existence propre, isolée du corps
gravitant.

Après la discussion générale établie dans la vingt-huitième leçon sur la
théorie fondamentale des hypothèses en philosophie naturelle, il serait
entièrement superflu d'examiner ici, d'une manière spéciale, soit la
fiction de Newton sur la lumière, soit celle, tout aussi nécessairement
vaine, qu'on lui substitue maintenant, d'après Descartes, Huyghens et
Euler: chacun leur appliquera aisément, avec les particularités
convenables, tous les principes essentiels de cette nouvelle doctrine
philosophique. La nullité radicale de ces conceptions
anti-scientifiques, relativement à leur destination directe, n'a pas
besoin d'être formellement constatée; il suffit de se demander, en se
dégageant des préjugés scolastiques ordinaires, si la faculté lumineuse
des corps est réellement expliquée, en aucune manière, par cela seul
qu'on l'a transformée dans la propriété de lancer, avec une
incompréhensible vitesse, de chimériques molécules, ou dans celle de
faire vibrer les particules immobiles d'un fluide imaginaire, doué d'une
inappréciable élasticité. N'est-il pas évident, au contraire, qu'on
entasse ainsi mystères sur mystères, comme il doit arriver toutes les
fois que nous voulons tenter de concevoir _à priori_ une notion vraiment
primordiale, qui, par sa nature, ne saurait comporter d'explication? Du
reste, on peut s'en rapporter, sur ce sujet, aux critiques irrésistibles
que se sont mutuellement adressées, surtout depuis Euler, les partisans
de ces deux hypothèses opposées. La préférence alternative qui, aux
diverses époques de l'optique a été successivement accordée à chacun de
ces systèmes, n'a tenu certainement qu'à ce que le développement naturel
de la science attirait, d'une manière trop exclusive, l'attention
générale des physiciens vers les phénomènes qui lui semblaient
favorables, en la détournant momentanément de ceux qui lui étaient
contraires, quoique l'ensemble réel des connaissances acquises leur
fût, au fond, également opposé. Sans doute, les nombreuses objections
présentées par Euler, avec une logique si nette et si pressante, contre
la doctrine de l'émission, sont nécessairement insolubles: mais n'en
est-il pas essentiellement ainsi de celles trop dissimulées aujourd'hui
par notre système habituel d'enseignement, que les partisans de cette
hypothèse faisaient autrefois, ou ont adressées depuis, au système des
ondulations? Pour me borner à l'exemple le plus simple, a-t-on
réellement concilié la propagation en tout sens, propre au mouvement
vibratoire, avec le phénomène vulgaire de la nuit, c'est-à-dire, de
l'obscurité produite par la seule interposition d'un corps opaque?
L'objection fondamentale élevée à cet égard par les newtoniens contre le
système de Descartes et d'Huyghens, n'est-elle pas effectivement restée
aussi vierge aujourd'hui qu'elle l'était plus d'un siècle auparavant,
malgré tant d'inintelligibles subterfuges?

La juste appréciation de ces hypothèses arbitraires n'est pas moins
évidente par la considération des phénomènes qui conviennent également à
toutes deux. Cette possibilité de concevoir aussi bien les mêmes
phénomènes généraux d'après les deux systèmes antagonistes, doit
manifester à tous les esprits que les lois de ces phénomènes
constituent seules la science réelle, dont de tels systèmes ne forment
qu'une vague et inutile superfétation, échappant, par sa nature, à toute
vérification effective. En voyant, par exemple, les lois de la réflexion
et de la réfraction découler indifféremment de l'émission ou de
l'ondulation, la nature arbitraire de ces explications chimériques ne
devient-elle pas irrécusable? Sous ce rapport du moins, les travaux
mathématiques dont chacune de ces conceptions a été le sujet n'auront
pas été inutiles, dans un prochain avenir, à l'éducation générale de
l'esprit scientifique, en contribuant à dissiper le prestige encore trop
souvent attaché au seul emploi, judicieux ou abusif, de l'instrument
analytique. Pourrait-on persévérer à regarder un tel appareil comme le
vêtement caractéristique de la vérité, lorsqu'on le voit également
applicable à deux hypothèses opposées, ainsi qu'il le serait sans doute
à beaucoup d'autres conceptions analogues qu'on formerait aisément, si
les progrès du véritable esprit positif ne tendaient point évidemment,
au contraire, à l'exclusion totale et définitive de cette manière
vicieuse de philosopher?

De nos jours, il est vrai, les partisans les plus éclairés du système
émissif ou du système vibratoire sacrifient assez volontiers la réalité
de ces conceptions, pour se retrancher dans leur prétendue propriété
scientifique de faciliter, à titre de simple artifice logique, la
combinaison des idées acquises, que l'on proclame essentiellement
impossible sans elle. Mais le passage même d'une hypothèse à l'autre,
sans que la science en ait certes éprouvé aucun préjudice, ne
suffirait-il point pour témoigner clairement, envers chacune d'elles,
contre une indispensabilité aussi gratuitement admise? Il faut convenir
toutefois, comme je l'ai indiqué dans la discussion générale, que, pour
des esprits déjà formés sous l'influence prépondérante des habitudes
actuelles, la combinaison des idées scientifiques deviendrait
nécessairement plus difficile, si tout à coup on les obligeait à se
priver d'un tel mode de liaison, quelque vicieux qu'il soit en effet.
Une telle considération, commune à tout régime intellectuel devenu, à
une époque quelconque, suffisamment familier, ne saurait prouver, en
aucune façon, que la nouvelle génération scientifique ne combinerait pas
ses idées d'une manière encore plus facile, et surtout plus parfaite, si
elle était élevée à envisager directement les relations générales des
phénomènes, sans jamais recourir à ces vains artifices, par lesquels les
réalités scientifiques doivent toujours être plus ou moins altérées.

L'histoire effective de l'optique, envisagée dans son ensemble, montre
clairement, à mon gré, que ces secours illusoires n'ont exercé aucune
influence notable sur les vrais progrès de la théorie de la lumière,
puisque toutes les acquisitions importantes leur sont évidemment
étrangères. Cette remarque n'est pas seulement incontestable à l'égard
des lois fondamentales de la réflexion et de la réfraction, dont la
découverte a essentiellement précédé la construction de ces systèmes
arbitraires. Elle est aussi réelle, quoique moins évidente, envers
toutes les autres vérités principales de l'optique. L'hypothèse de
l'émission n'a pas plus inspiré à Newton la notion de l'inégale
réfrangibilité des diverses couleurs, que celle de l'ondulation n'a
réellement contribué à dévoiler à Huyghens la loi de la double
réfraction propre à certaines substances. C'est constamment après coup
que la coexistence, chez d'aussi grands hommes, de ces chimériques
conceptions avec ces immortelles découvertes, a pu faire croire à
l'influence effective des unes sur les autres. Même dans un ordre
d'idées moins général, c'est exclusivement à la comparaison directe des
phénomènes qu'ont toujours été dues les nouvelles notions, et jusqu'aux
heureuses conjectures. Quand la combustibilité du diamant a été si
judicieusement présumée par la profonde sagacité de Newton, cette
indication ne résultait-elle pas uniquement du simple rapprochement de
deux phénomènes généraux, la nature inflammable des corps les plus
réfringens? Lorsque, plus tard, Euler, contrairement aux opinions
établies, pressentit avec tant de succès la possibilité nécessaire de
l'achromatisme rigoureux, cette idée ne lui fût-elle pas immédiatement
suggérée par la simple considération de l'existence évidente d'une telle
compensation dans l'appareil oculaire, à laquelle d'ailleurs il mêlait
indûment un caractère de finalité qu'on en pouvait aisément écarter?
Quelle part effective le système émissif ou le système ondulatoire
ont-ils eue à ces diverses notions optiques, et à tant d'autres plus ou
moins importantes, qu'il serait facile de citer?

J'ai expliqué dans la vingt-huitième leçon, à laquelle je renvoie, la
destination réelle et le genre d'utilité purement philosophique qui me
paraissent propres à ces conceptions imaginaires, dont le véritable
office se réduit à servir momentanément, mais d'une manière très
puissante et même strictement indispensable, au développement général de
l'esprit scientifique, en permettant à notre faible intelligence la
transition graduelle du régime franchement métaphysique au régime
entièrement positif: elles n'ont pas en effet d'autre but essentiel. Or,
j'ai aussi indiqué alors les motifs principaux qui doivent faire
envisager cette fonction temporaire comme étant aujourd'hui, et même
depuis long-temps, suffisamment accomplie, et l'empire trop prolongé de
cette méthode vicieuse comme tendant par suite à entraver notablement le
vrai progrès de la science. L'une et l'autre considération me semblent
particulièrement incontestables à l'égard de l'optique, pour quiconque
examinera sans prévention et d'une manière assez approfondie son état
actuel, surtout depuis l'adoption presque universelle du système
vibratoire au lieu du système émissif.

Il importe, en outre, de signaler ici une dernière disposition qui sans
doute contribue beaucoup aujourd'hui, même chez d'excellens esprits, à
la prolongation abusive de cette marche anti-scientifique, parce qu'elle
présente un caractère fort spécieux, comme n'étant que l'exagération
d'un penchant d'ailleurs très convenable à la plus entière coordination
possible de nos diverses études. Les plus recommandables défenseurs de
ces vaines hypothèses, ceux qui déjà sentent avec énergie le vide
nécessaire des recherches absolues sur la nature intime et le mode
essentiel de production des phénomènes, se persuadent encore que du
moins l'optique acquiert ainsi une rationnalité bien plus satisfaisante
en se rattachant d'une manière générale aux lois fondamentales de la
mécanique universelle. Il est certain en effet que le système émissif,
par exemple, ne peut avoir d'autre sens intelligible que de présenter
les phénomènes lumineux comme radicalement analogues à ceux du mouvement
ordinaire: de même la seule signification admissible de l'hypothèse des
ondulations consiste évidemment dans l'assimilation des phénomènes de la
lumière avec ceux de l'agitation vibratoire qui constitue le son: d'une
part, c'est à la barologie, de l'autre à l'acoustique, que l'on prétend
comparer l'optique. Mais comment des analogies aussi gratuites, aussi
incompréhensibles même, pourraient-elles avoir aucune véritable
efficacité scientifique? En quoi perfectionneraient-elles réellement nos
moyens généraux de coordination? Quand des phénomènes peuvent
effectivement rentrer sous le ressort de la mécanique rationnelle, une
telle propriété n'est jamais équivoque ni arbitraire; elle résulte
immédiatement, et à tous les yeux, de la simple inspection des
phénomènes; elle n'a pu devenir, à aucune époque, un sujet sérieux de
contestation: toute la difficulté a toujours été seulement de connaître
d'une manière assez complète les lois générales du mouvement pour
pouvoir en réaliser une semblable application. Ainsi, personne ne
méconnaissait la nature évidemment mécanique des principaux effets
relatifs à la pesanteur ou au son long-temps avant que les progrès de la
dynamique rationnelle eussent permis de l'employer à leur exacte
analyse. On conçoit qu'une telle application a puissamment contribué,
comme j'ai tâché de le faire sentir, au perfectionnement réel de la
barologie et de l'acoustique; mais cela tient essentiellement à ce
qu'elle n'avait rien de forcé ni d'hypothétique. Il ne saurait en être
de même quant à l'optique. Malgré toutes les suppositions arbitraires,
les phénomènes lumineux constitueront toujours une catégorie _sui
generis_, nécessairement irréductible à aucune autre: une lumière sera
éternellement hétérogène à un mouvement ou à un son.

Les considérations physiologiques elles-mêmes s'opposeraient
invinciblement, à défaut d'autres motifs, à une telle confusion d'idées,
par les caractères inaltérables qui distinguent profondément le sens de
la vue, soit du sens de l'ouie, soit du sens de contact ou de pression.
Si ces séparations radicales pouvaient être arbitrairement effacées
d'après des hypothèses gratuites, d'ailleurs plus ou moins ingénieuses,
on ne voit pas où s'arrêteraient de telles aberrations. Ainsi, par
exemple, un philosophe, dont la prédilection scientifique porterait sur
les effets chimiques, serait dès lors suffisamment autorisé, en prenant
pour type le sens du goût ou celui de l'odorat, à prétendre expliquer à
son tour les couleurs et les tons en les assimilant à des saveurs ou à
des odeurs. Cette bizarre conception n'exigerait pas peut-être, en
réalité, de plus grands efforts d'imagination, ni des subtilités plus
étranges, qu'il n'en a fallu pour aboutir, par un procédé de même
nature, à la similitude, aujourd'hui classique, entre les tons et les
couleurs.

Que l'esprit humain sache donc, à cet égard, renoncer enfin à
l'irrationnelle poursuite d'une vaine unité scientifique, et reconnaisse
que les catégories radicalement distinctes de phénomènes hétérogènes
sont plus nombreuses que ne le suppose une systématisation vicieuse.
L'ensemble de la philosophie naturelle serait sans doute plus parfait
s'il pouvait en être autrement; mais la coordination n'a de mérite et de
valeur qu'autant qu'elle repose sur des assimilations réelles et
fondamentales; déduite d'analogies purement hypothétiques, elle est à la
fois sans consistance et sans utilité.

Les physiciens vraiment rationnels devront donc s'abstenir désormais de
rattacher, par aucune fiction scientifique, les phénomènes de la lumière
à ceux du mouvement, vu leur hétérogénéité radicale. Tout ce que
l'optique, dans son état actuel, peut comporter de mathématique, dépend,
en réalité, non de la mécanique, mais de la géométrie, qui s'y trouve
éminemment applicable, attendu la nature évidemment géométrique des
principales lois de la lumière. À d'autres égards, on ne pourrait
concevoir qu'une application directe de l'analyse, dans certaines
recherches optiques, comme, par exemple, celles de Lambert sur la
photométrie, où l'observation fournirait immédiatement quelques
relations numériques: mais, en aucun cas, l'étude positive de la lumière
ne saurait vraiment donner lieu à une analyse dynamique. Telles sont les
deux directions générales suivant lesquelles les géomètres peuvent
efficacement concourir aux progrès réels de l'optique, dont ils ont
souvent à se reprocher aujourd'hui d'entraver le développement naturel
en prolongeant l'empire des hypothèses anti-scientifiques par des
analyses inopportunes et mal conçues, où brille d'ailleurs quelquefois,
comme on le voit surtout dans les travaux si remarquables de M. Cauchy,
une grande valeur abstraite, qui n'a malheureusement d'autre effet
ordinaire que de rendre plus pernicieuse leur influence sur la
philosophie de la science.

Il m'a semblé nécessaire d'indiquer ainsi, quant à l'optique,
l'application formelle de la doctrine générale établie, dans la
vingt-huitième leçon, sur la théorie des hypothèses. Ni la barologie, ni
l'acoustique ne l'exigeaient, au contraire, en aucune manière, et
l'heureuse impulsion philosophique produite par le génie de Fourier a pu
même m'en dispenser essentiellement pour la thermologie: cet examen est
enfin moins nécessaire envers l'électrologie, quoique ces conceptions
chimériques y soient au moins aussi prépondérantes, leurs vices radicaux
étant tellement sensibles que presque tous leurs partisans les
reconnaissent aujourd'hui. La consistance plus spécieuse qu'elles ont en
optique, y demandait, à un certain degré, un jugement spécial.

Procédons maintenant, d'une manière sommaire, sans nous occuper
davantage de ces vaines hypothèses, à l'analyse philosophique de
l'ensemble des connaissances réelles actuellement acquises sur la
théorie de la lumière. Il est malheureusement difficile aujourd'hui,
surtout quant aux découvertes récentes, de dégager nettement une telle
exposition de toute allusion aux systèmes arbitraires d'après lesquels
le langage scientifique a été jusqu'ici presque toujours formulé. Un
physicien qui, pénétré de la doctrine philosophique établie dans cet
ouvrage, entreprendrait un traité spécial pour exécuter convenablement
cette épuration fondamentale, rendrait, j'ose le dire, à la science un
service capital.

L'ensemble de l'optique se décompose naturellement en plusieurs
sections, d'après les différentes modifications générales dont la
lumière, soit homogène, soit diversement colorée, est reconnue
susceptible, suivant qu'on l'envisage comme directe, réfléchie,
réfractée, ou enfin diffractée. Quoique le plus souvent coexistans dans
les phénomènes ordinaires, des effets élémentaires aussi distincts ont
dû être soigneusement séparés par les physiciens. À ces quatre parties
principales, qui comprennent les seuls phénomènes optiques
rigoureusement universels, il convient d'ajouter aujourd'hui, comme un
indispensable complément, deux autres sections fort intéressantes,
relatives à la double réfraction et à ce qu'on appelle la
_polarisation_. Ces deux derniers ordres de phénomènes sont, sans doute,
essentiellement propres à certains corps; mais ils n'en devraient pas
moins être exactement analysés, ne fût-ce qu'à titre de modification
remarquable des phénomènes fondamentaux: d'ailleurs, les corps qui nous
les manifestent deviennent chaque jour plus nombreux, et leurs
conditions se rapportent bien plus à certaines circonstances générales
de structure qu'à de véritables particularités de substance. Il est, du
reste, évidemment superflu de classer ici les différentes applications
de ces six parties intégrantes de l'optique, soit à l'histoire
naturelle, comme dans la belle théorie newtonienne de l'arc-en-ciel,
soit aux arts, comme dans l'analyse, si difficile à établir avec
précision, des divers instrumens visuels, y compris l'appareil oculaire
lui-même. Quelque importantes que soient de telles applications, et
quoique, à vrai dire, elles constituent la meilleure mesure du degré de
perfection de la science, elles n'appartiennent pas au domaine rationnel
de l'optique, que nous devons seul avoir en vue.

Par les motifs généraux déjà indiqués, dans la leçon précédente, quant
aux théories de l'audition et de la phonation, je dois condamner ici,
d'une manière directe et formelle, comme radicalement irrationnel,
l'usage encore presque universel, de comprendre, parmi les études
optiques, la théorie de la vision, qui appartient, avec tant d'évidence,
à la seule physiologie. Quand des physiciens veulent s'occuper d'une
telle recherche, il est clair que la nature de leurs études propres ne
s'adapte qu'à une partie des conditions de ce difficile problème; sous
tout autre rapport, ils ne sont pas mieux préparés que le vulgaire: et
quelque importante que soit, sans doute, cette partie, puisqu'elle
constitue un préliminaire indispensable, elle ne saurait être prise pour
l'ensemble, dont la considération est toujours, néanmoins, l'objet final
du travail. Aussi en résulte-t-il d'ordinaire que plusieurs conditions
capitales sont essentiellement négligées, ce qui rend les explications
incomplètes, et, par suite, illusoires. À peine pourrait-on citer
aujourd'hui une seule loi de la vision, qu'on puisse regarder comme
établie, d'une manière vraiment fondamentale et positive, sur des bases
immuables, même en se bornant aux phénomènes les plus simples et les
plus vulgaires. C'est ainsi, par exemple, que la faculté élémentaire de
voir distinctement à des distances fort inégales reste encore sans
explication satisfaisante, après toutes les vaines tentatives des
physiciens pour l'attribuer successivement à la plupart des élémens de
l'appareil oculaire. Cette ignorance presque honteuse a, sans doute,
principalement tenu jusqu'ici à ce que les vrais savans, physiciens ou
physiologistes, laissaient la théorie des sensations entre les mains des
seuls métaphysiciens, qui n'en pouvaient tirer que d'illusoires
dissertations idéologiques. Mais sa durée trop prolongée résulte
certainement aujourd'hui, en majeure partie, de la mauvaise
organisation du travail scientifique à cet égard, depuis l'époque, déjà
assez éloignée, où ces questions ont commencé à devenir le sujet de
quelques tentatives de solution positive. Si, dès lors, les anatomistes
et les physiologistes, empruntant à l'optique les documens préliminaires
indispensables, s'étaient convenablement occupés de la théorie de la
vision, au lieu d'attendre vainement, de la part des physiciens, des
solutions qu'ils ne pouvaient fournir, nos connaissances réelles sur cet
important sujet seraient, évidemment, dans un état moins déplorable.

Une autre étude qui me semble devoir être radicalement bannie de
l'optique, et même de toute la philosophie naturelle, non comme
simplement déplacée, mais comme nécessairement inaccessible, consiste
dans la théorie de la coloration des corps. Il serait, sans doute,
inutile d'expliquer spécialement à ce sujet que je ne saurais avoir en
vue, dans une telle critique, l'admirable série d'expériences de Newton
et de ses successeurs sur la décomposition de la lumière, qui ont
constitué irrévocablement une notion fondamentale, commune à toutes les
parties de l'optique. Je veux parler des efforts, nécessairement
illusoires, qu'on a si souvent tentés pour expliquer, soit par le
système émissif, soit par le système vibratoire, le phénomène
primordial, évidemment inexplicable, de la couleur élémentaire propre à
chaque substance. Ces tentatives irrationnelles sont, à mon avis, des
témoignages irrécusables et directs de la fâcheuse influence qu'exerce
encore, sur nos intelligences à demi positives, l'antique esprit de la
philosophie, essentiellement caractérisé par la tendance aux notions
absolues. Il faut que notre raison naturelle soit aujourd'hui bien
obscurcie par la longue habitude de ces conceptions vagues et
arbitraires que j'ai si souvent signalées, pour que nous puissions
envisager, comme une véritable explication de la couleur propre à tel
corps, la prétendue faculté de réfléchir ou de transmettre exclusivement
tel genre de rayons, ou celle, non moins inintelligible, d'exciter tel
ordre de vibrations éthérées, en vertu de telle disposition chimérique
des molécules, beaucoup plus difficile à concevoir que le fait primitif
lui-même. Les explications placées par l'admirable Molière dans la
bouche de ses docteurs métaphysiciens, ne sont pas, au fond, plus
ridicules. N'est-il pas déplorable que le véritable esprit scientifique
soit encore assez peu développé, pour qu'on soit obligé de formuler
expressément de telles remarques? Personne n'entreprend plus aujourd'hui
d'expliquer la pesanteur spécifique particulière à chaque substance ou
à chaque structure. Pourquoi en serait-il autrement, quant à la couleur
spécifique, dont la notion n'est pas, sans doute, moins primordiale?
Cette seconde recherche n'est-elle point, par sa nature, tout aussi
métaphysique que l'autre?

Que la considération des couleurs soit, en physiologie, d'une importance
capitale pour la théorie de la vision; que, de même, le système de
coloration puisse devenir, en histoire naturelle, un moyen utile de
classification: cela est évidemment incontestable, et je serais bien mal
compris si l'on pouvait penser que je prétends condamner de telles
études, ou d'autres tout aussi positives. Mais, en optique, la vraie
théorie des couleurs doit se réduire à perfectionner l'analyse
fondamentale de la lumière, de manière à apprécier l'influence de la
structure, ou de telle autre circonstance générale, même accidentelle ou
fugitive, sur la couleur transmise ou réfléchie, sans jamais s'engager
d'ailleurs dans la recherche illusoire des causes premières de la
coloration spécifique: le champ d'études ainsi circonscrit offre
certainement, encore une assez vaste carrière à l'activité des
physiciens.

Considérant maintenant, d'une manière directe, les parties essentielles
dont l'optique est composée, nous trouvons d'abord, comme la première et
la plus fondamentale de toutes, l'optique proprement dite, ou l'étude de
la lumière directe. Si, comme il convient, on fait remonter l'origine
scientifique de cette étude à la connaissance nette et générale de la
loi élémentaire relative à la propagation rectiligne de la lumière dans
tout milieu homogène, l'époque exacte de ce point de départ est à peu
près inassignable; c'est, avec la catoptrique, la seule branche de
l'optique que les anciens aient cultivée. Cette première loi suffit
évidemment pour que les nombreux problèmes relatifs à la théorie des
ombres deviennent aussitôt réductibles à des questions purement
géométriques, qui peuvent d'ailleurs donner lieu à de véritables
difficultés d'exécution précise, sauf dans les cas, heureusement les
plus importans à analyser, d'un corps lumineux très éloigné, ou à
dimensions négligeables. Cette théorie dépend, en général, comme on
sait, tant pour l'ombre que pour la pénombre, de la détermination d'une
surface développable circonscrite à la fois au corps éclairant et au
corps éclairé.

Quelle que soit son antiquité réelle, cette première partie de l'optique
n'en est pas moins encore extrêmement imparfaite, quand on l'envisage
sous le second point de vue fondamental qui lui est propre,
c'est-à-dire, relativement aux lois de l'intensité de la lumière, ou à
ce qu'on appelle la _photométrie_, dont la connaissance exacte et
approfondie aurait néanmoins une grande importance. L'intensité de la
lumière est modifiée par plusieurs circonstances générales bien
caractérisées, telles que la direction, soit émergente, soit incidente;
la distance; l'absorption qu'exerce le milieu; enfin la couleur. Or, à
ces divers égards, les notions que nous possédons aujourd'hui sont
presque toujours, ou très vagues, ou essentiellement précaires.

Il est d'abord évident que, sous ce rapport capital, l'optique actuelle
pèche directement par la base, puisqu'elle manque d'instrumens
photométriques, sur la certitude et la précision desquels on puisse
réellement compter, et qui soient propres, dès lors, à fournir les
seules vérifications décisives susceptibles d'élever au rang de lois
naturelles les conjectures, plus ou moins plausibles, relatives aux
divers modes de dégradation de la lumière. Tous nos photomètres
reposent, au contraire, sur une sorte de cercle vicieux fondamental,
puisqu'ils sont conçus d'après les lois mêmes qu'ils seraient destinés à
vérifier, et ordinairement d'après la plus douteuse de toutes, en vertu
de son origine essentiellement métaphysique, celle qui concerne la
distance. Chacun sait par quelles vaines considérations absolues sur les
émanations quelconques on suppose habituellement l'intensité de la
lumière réciproque au carré de la distance, sans qu'une seule expérience
ait jamais été instituée pour éprouver une conjecture aussi équivoque.
Et telle est cependant la base incertaine que l'on donne aujourd'hui à
la photométrie tout entière! Les vains systèmes sur la nature de la
lumière, ont, comme je l'ai établi, si peu d'utilité réelle pour guider
notre esprit dans l'étude effective de l'optique, que lorsque
l'ondulation a été, de nos jours, universellement substituée à
l'émission, ses partisans, exclusivement préoccupés des phénomènes qui
avaient provoqué ce changement, n'ont pas même aperçu que la plupart des
notions photométriques reposaient directement sur l'ancienne hypothèse,
et réclamaient, par conséquent, une révision fondamentale, à laquelle
nul ne paraît avoir pensé.

On conçoit aisément ce que peut être la photométrie actuelle avec une
telle manière de procéder. La loi relative à la direction, en raison du
sinus de l'angle d'émergence ou d'incidence, n'est pas, au fond, mieux
démontrée que celle propre à la distance, quoique la source en soit un
peu moins suspecte. Il n'y a rien ici de semblable au beau travail de
Fourier sur la chaleur rayonnante, dont j'ai caractérisé l'esprit dans
l'avant-dernière leçon; et, néanmoins, le sujet pourrait être conçu, ce
me semble, de façon à comporter une élaboration mathématique analogue.
La seule branche de la photométrie qui présente aujourd'hui une vraie
consistance scientifique, est la théorie mathématique de l'absorption
graduelle et plus ou moins énergique exercée sur la lumière par un
milieu quelconque, qui a été pour Bouguer, et ensuite pour Lambert, le
sujet de travaux fort intéressans, quoique le défaut d'expériences
précises et irrécusables se fasse sentir ici, comme dans les autres cas,
quant à la vérification des principes, nécessairement précaires, d'un
tel examen. Enfin, l'influence photométrique de la couleur a donné lieu
à quelques observations exactes, mais dépourvues, par le même motif
fondamental, de conclusions générales et précises, si ce n'est la
fixation du _maximum_ de clarté au milieu du spectre solaire. Ainsi, en
résumé, dans cette première partie de l'optique, quoiqu'elle soit de
beaucoup la plus ancienne, et qu'elle semble la plus facile, les
physiciens n'ont pas encore réellement dépassé, d'une manière très
notable, le terme où conduit spontanément l'observation vulgaire, du
moins en écartant tout ce qui se rattache à la géométrie, et la mesure
de la vitesse de propagation de la lumière, fournie par l'astronomie.

Il en est tout autrement à l'égard de la catoptrique, et surtout de la
dioptrique, si l'on élague, bien entendu, les questions radicalement
insolubles relatives aux causes premières de la réflexion et de la
réfraction. Les notions universelles sur ces deux ordres de phénomènes
généraux ont été considérablement étendues et perfectionnées par les
études scientifiques, d'après lesquelles tous les effets variés qui s'y
rattachent sont désormais ramenés à un très petit nombre de lois
uniformes, d'une précision et d'une simplicité remarquables.

La loi fondamentale de la catoptrique, déjà bien connue des anciens, et
vérifiée par une multitude d'expériences diverses, soit directes, soit
surtout indirectes, consiste en ce que, quelles que soient la forme et
la nature du corps réflecteur, ainsi que la couleur et l'intensité de la
lumière, l'angle de réflexion est constamment égal à l'angle
d'incidence, et dans le même plan normal. D'après cette seule loi,
l'analyse exacte des divers effets produits par toutes les espèces de
miroirs est immédiatement réduite à de simples problèmes géométriques,
qui pourraient, il est vrai, suivant la forme du corps, conduire souvent
à de longs et pénibles calculs, si les cas très faciles du plan, de la
sphère, et tout au plus du cylindre circulaire droit, n'étaient point,
en réalité, les plus nécessaires à examiner complétement. Toutefois,
dans ces cas élémentaires, la détermination rationnelle des images
présenterait d'assez grandes difficultés géométriques, si l'on y
prétendait à une précision rigoureuse, qui, heureusement, n'est pas en
effet nécessaire. Cette détermination repose essentiellement, en
général, sous le point de vue mathématique, sur la théorie des
_caustiques_, créée par Tschirnaüs, et qu'il est aisé de caractériser.

Le seul principe exact qui paraisse établi d'une manière irrécusable
dans la théorie physiologique de la vision consiste en ce que l'oeil
rapporte toujours la position d'un point au lieu d'où lui paraissent
diverger les rayons lumineux qui en émanent, quelques déviations qu'ils
aient d'ailleurs éprouvées avant de parvenir à l'organe. D'après ce
principe, l'appréciation rigoureuse de l'image d'un point quelconque vu
à l'aide d'un miroir donné exige naturellement la considération des deux
surfaces _caustiques_ contenant le système des points d'intersection des
rayons réfléchis consécutifs qui correspondent aux rayons dirigés du
point primitif vers toutes les parties du miroir; car, ces deux
surfaces étant une fois déterminées, il suffirait de leur mener de
l'oeil une tangente commune pour avoir aussitôt la direction suivant
laquelle il apercevra le point proposé. Quant à la position précise de
l'image sur cette droite, dans le cas où les deux points de contact
seront du même côté de l'organe, on ne le détermine habituellement que
d'une manière fort hasardée, qui consiste à prendre, sans aucune raison
vraiment fondée, le milieu entre ces deux points. Il en est
essentiellement de même à l'égard des images que produisent les
lentilles, et dont la détermination mathématique reposerait, d'une
manière analogue, sur la considération des caustiques par réfraction
assujetties à une théorie semblable, quoique nécessairement plus
compliquée. Du reste, le défaut d'expériences directes et exactes, à ce
sujet, et l'incertitude fondamentale qui caractérise encore presque
toutes les parties de la théorie de la vision, ne permettent peut-être
pas de garantir suffisamment la réalité rigoureuse de conséquences aussi
éloignées fournies par le principe général sur lequel on s'appuie dans
ces diverses déterminations.

Toute réflexion lumineuse sur un corps quelconque est constamment
accompagnée de l'absorption d'une partie plus ou moins notable, mais
toujours très grande, de la lumière incidente; ce qui donne lieu, en
catoptrique, à une seconde question générale fort intéressante. Mais
l'imperfection radicale que nous avons constatée dans la photométrie
actuelle affecte nécessairement une telle étude, qui a été jusqu'ici à
peine ébauchée par quelques observations incomplètes et peu suivies,
d'où l'on ne peut tirer aucune loi certaine. Ce décroissement
d'intensité est-il le même sous toutes les incidences? Sa valeur
relative est-elle indépendante du degré de clarté? Quelle est, à cet
égard, l'influence de la couleur? Les notables variations de ce
phénomène, dans les différens corps réflecteurs, sont-elles en harmonie
avec d'autres caractères spécifiques, surtout optiques? Ces diverses
questions sont encore tout-à-fait intactes, ou n'ont pas même été
posées; ce qui sans doute doit peu nous étonner si nous considérons
l'absence d'instrumens propres à mesurer avec exactitude l'intensité de
la lumière, et par suite les variations quelconques de cette intensité.
Nous ne possédons réellement aujourd'hui à ce sujet aucun autre
renseignement général, si ce n'est que l'absorption de la lumière paraît
être toujours plus grande, à un degré d'ailleurs inconnu, par réflexion
que par transmission; d'où est résulté, dans ces derniers temps, l'usage
des phares lenticulaires, si heureusement introduit par Fresnel.

Enfin, l'étude de la réflexion donne lieu, pour toutes les substances
diaphanes, à un dernier ordre de recherches plus avancé que le
précédent, mais dont les principales lois sont encore mal connues. Dans
de tels corps, la réflexion accompagne toujours la réfraction, et par
conséquent on peut examiner suivant quelles lois générales ou spéciales
s'accomplit la répartition entre la lumière transmise et la lumière
réfléchie. On sait seulement que celle-ci est d'autant plus abondante
que l'incidence est plus oblique, et que la réflexion commence à devenir
totale à partir d'une certaine inclinaison propre à chaque substance, et
mesurée exactement pour plusieurs corps. Cette inclinaison paraît être
toujours d'autant moindre que la substance est plus réfringente, quoique
la loi exacte admise d'ordinaire à ce sujet se rattache uniquement
jusqu'ici aux hypothèses hasardées sur la nature de la lumière, ce qui
laisse à désirer une comparaison faite d'après des expériences directes
et précises, dégagées de toute prévention systématique.

De toutes les parties fondamentales de l'optique, la dioptrique est
incontestablement aujourd'hui la plus riche en connaissances certaines
et précises, réduites à des lois simples et peu nombreuses, embrassant
des phénomènes très variés. La loi fondamentale de la réfraction simple,
entièrement ignorée des anciens, et découverte à la fois, sous deux
formes distinctes et équivalentes, par Snellius et par Descartes,
consiste dans la proportionnalité constante des sinus des angles que le
rayon réfracté et le rayon incident, toujours contenus d'ailleurs dans
un même plan normal, forment avec la perpendiculaire à la surface
réfringente, en quelque sens que la réfraction ait lieu. Le rapport fixe
de ces deux sinus, quand la lumière passe du vide dans un milieu
quelconque, constitue le coefficient optique le plus important de chaque
corps naturel, et tient même un rang essentiel dans l'ensemble de ses
caractères physiques. Les physiciens se sont occupés de le déterminer
avec beaucoup de soin et de succès, par des procédés ingénieux et d'une
exactitude admirable: ils en ont dressé des tables fort précieuses et
très étendues, qui peuvent rivaliser aujourd'hui, pour la précision,
avec les tables de pesanteur spécifique, l'incertitude n'étant pas
habituellement d'un centième sur la valeur numérique du pouvoir
réfringent. Si la lumière passe d'un milieu réel dans un autre, le
rapport de réfraction dépend alors de la nature de tous deux; mais en un
cas quelconque, le passage inverse lui donne toujours une valeur
exactement réciproque, comme l'expérimentation l'a constamment montré.
L'étude des réfractions consécutives, à travers un nombre quelconque
d'intermédiaires terminés par des surfaces communes, a fait connaître,
en général, cette loi importante et très simple: la déviation définitive
est la même que si la lumière eût immédiatement passé du premier milieu
dans le dernier. C'est en vertu de cette loi remarquable que les tables
ordinaires de réfraction contiennent seulement les valeurs du rapport de
réfraction propres au cas, presque idéal, mais fournissant une unité
commode, où la lumière pénétrerait du vide dans chaque substance; la
simple division de ces nombres les uns par les autres suffit, dès lors,
pour en déduire les rapports effectifs qui conviennent à toutes les
comparaisons binaires qu'on juge à propos d'établir.

Tant qu'un corps n'éprouve aucune altération chimique, et qu'il devient
seulement plus ou moins dense, le rapport de réfraction qui lui est
propre varie proportionnellement à la pesanteur spécifique, comme il est
aisé de la constater, surtout pour les liquides, et encore mieux pour
les gaz, où la température et la pression permettent de tant modifier la
densité. C'est pourquoi les physiciens, afin d'obtenir des caractères
plus fixes, et par suite plus spécifiques, dans la comparaison
dioptrique des diverses substances, ont dû considérer, de préférence au
rapport de réfraction proprement dit, son quotient par la densité,
qu'ils ont nommé spécialement _pouvoir réfringent_; distinction
réellement motivée, malgré son origine suspecte, qui se rattache aux
systèmes sur la lumière. Toutefois, il ne paraît pas que ce quotient
reste invariable quand le corps, même sans subir aucune modification
chimique, passe successivement par divers états d'agrégation, comme on
l'a surtout reconnu à l'égard de l'eau. L'existence de ces variations du
pouvoir réfringent est assez prononcée pour que, dans ces derniers
temps, les partisans du système vibratoire aient pu en tirer un de leurs
argumens formels contre le système émissif, qui semblait exiger, en
effet, la fixité numérique d'un tel caractère, quoique le vague inhérent
à ces hypothèses arbitraires eût permis, sans doute, aux newtoniens
d'adapter leur thèse à cette modification expérimentale. Il est fort à
craindre, sans qu'on doive néanmoins l'affirmer, qu'une révision aussi
scrupuleuse ne renversât également la loi ordinaire relative au pouvoir
réfringent d'un mélange quelconque, et qui consiste en ce que le produit
de ce nombre par le poids du mélange, ou le produit équivalent du
rapport de réfraction par le volume, est toujours la somme des produits
analogues propres à toutes les parties intégrantes. Cette relation
constituerait, pour la philosophie naturelle, un théorème général très
remarquable et fort important, si l'on pouvait définitivement compter
sur sa réalité, et, en même temps, l'étendre à toutes les combinaisons,
au lieu de la borner aux simples mélanges gazeux, et surtout enfin la
dégager de toute présupposition hasardée sur la permanence nécessaire du
pouvoir réfringent. En général, ce n'est pas aujourd'hui l'un des
moindres inconvéniens inséparables de l'emploi des hypothèses
anti-scientifiques sur la nature intime des phénomènes, que la confusion
vicieuse, et souvent presque inextricable, qui en résulte
continuellement entre les notions vraiment constatées et celles purement
systématiques, et qui, pour les esprits impartiaux, peut rendre fort
équivoque le caractère effectif de la science.

La loi fondamentale de la réfraction a reçu un complément indispensable
par les belles découvertes de Newton sur l'inégale réfrangibilité des
diverses couleurs élémentaires. Du fait même de la décomposition de la
lumière dans un prisme, il s'ensuit évidemment que le rapport du sinus
d'incidence, quoique constant pour chaque couleur, varie de l'une à
l'autre partie du spectre solaire. L'accroissement total qu'il éprouve
depuis les rayons rouges jusqu'aux violets mesure la _dispersion_
propre à chaque substance, et doit compléter la détermination de son
pouvoir réfringent dans les tables usuelles, où l'on ne peut insérer que
la réfraction moyenne. Cette évaluation, attendu sa petitesse,
constitue, en général, une des plus délicates opérations de l'optique
actuelle, et ne saurait comporter autant d'exactitude que celle de
l'action réfringente proprement dite, surtout dans les corps qui dévient
peu la lumière, comme les gaz principalement: elle est, néanmoins, bien
connue maintenant pour un assez grand nombre de substances, solides ou
liquides. En comparant ainsi les changemens qu'éprouve le pouvoir
dispersif quand on passe d'un corps à un autre, on a reconnu que ses
variations sont loin d'être proportionnelles, comme Newton l'avait cru,
à celles du pouvoir réfringent; on voit même, en plus d'un cas, que la
lumière est moins dispersée par des substances qui la réfractent
davantage. Ce défaut général de correspondance entre deux qualités aussi
analogues en apparence (découvert, vers le milieu du siècle dernier, par
le célèbre opticien Dollond) est justement regardé comme constituant, en
optique, une notion capitale, puisqu'il en résulte la possibilité de
l'achromatisme, par la compensation des actions opposées dues à deux
substances différentes, qui, sans cela, ne pourraient cesser de
disperser la lumière qu'en cessant aussi de la dévier.

D'après les seules lois de la réfraction, on conçoit aisément que
l'analyse exacte des nombreux effets relatifs à l'action des milieux
homogènes sur la lumière qui les traverse ne peut plus présenter que des
difficultés purement géométriques. La grande complication que pourrait y
introduire la forme du corps réfringent, est notablement diminuée dans
les cas ordinaires, où l'on peut se borner à envisager des surfaces
planes, sphériques ou cylindriques[31]. Toutefois, un examen complet
deviendrait même alors fort embarrassant, surtout en ayant égard à la
dispersion, si, pour le simplifier, on ne le réduisait à l'appréciation
suffisamment approximative des seules circonstances qui se présentent le
plus souvent.

      [Note 31: À l'origine de la dioptrique, Descartes
      entreprit de belles recherches géométriques, qui avaient une
      haute valeur mathématique dans un temps antérieur à la
      création de l'analyse infinitésimale, sur les formes
      rigoureuses qu'il faudrait donner aux surfaces réfringentes
      pour produire une parfaite concentration des rayons en un
      foyer unique. Mais l'impossibilité reconnue d'exécuter avec
      assez de précision des lentilles aussi compliquées, dont
      chacune d'ailleurs ne s'adapterait, par sa nature, qu'à un
      seul cas, a généralement déterminé ensuite les physiciens à
      employer exclusivement les surfaces sphériques ou
      cylindriques, sauf à tenir compte approximativement de leur
      défaut de concentration, peu étendu dans la plupart des
      circonstances ordinaires.]

Outre la réflexion et la réfraction, la lumière peut éprouver une autre
modification générale fort importante, dont l'étude, ébauchée par
Grimaldi et par Newton, constitue maintenant, depuis les belles
recherches du docteur Young, complétées par celles, non moins
remarquables, de Fresnel, une des parties essentielles de l'optique.
Cette modification, connue sous le nom de _diffraction_, consiste dans
la déviation, toujours accompagnée d'une dispersion plus ou moins
prononcée, que subit la lumière en passant très près des extrémités d'un
corps quelconque. Elle se manifeste, de la manière la plus simple, par
les franges inégales et diversement colorées, les unes extérieures, les
autres intérieures, qui entourent les ombres produites dans la chambre
obscure. Le fameux principe général des _interférences_, découvert par
le docteur Young, constitue désormais la plus importante notion propre à
cette théorie. Ce principe, si remarquable en lui-même, n'a été bien
apprécié que depuis l'usage très étendu que Fresnel en a fait pour
l'explication satisfaisante de plusieurs phénomènes intéressans et
difficiles à analyser, et entre autres du célèbre phénomène des anneaux,
colorés, sur lequel les beaux travaux de Newton laissaient encore
beaucoup à désirer. La loi de ces singulières interférences consiste en
ce que dans l'action mutuelle de deux faisceaux lumineux émanés d'un
même point et ayant suivi, par une cause quelconque, deux routes
distinctes, mais peu inclinées l'une à l'autre, les intensités propres
aux deux lumières se neutralisent et s'ajoutent alternativement, en
faisant croître par degrés égaux et très rapprochés, dont la valeur est
déterminée, la différence de longueur entre les chemins que parcourent
en totalité les deux faisceaux. Il est fort regrettable qu'un principe
aussi important n'ait pas été encore nettement dégagé des conceptions
chimériques sur la nature de la lumière, qui ont presque toujours altéré
jusqu'ici son usage.

L'esprit de cet ouvrage et ses limites nécessaires m'interdisent
rigoureusement ici les détails qui seraient indispensables pour
caractériser avec clarté, même par une simple indication, l'étude des
phénomènes si remarquables de la double réfraction propre à plusieurs
cristaux, et dont la loi générale a été découverte par Huyghens sous une
forme géométrique fort élégante, où l'on passe de la réfraction
ordinaire à cette nouvelle déviation par la seule substitution d'un
ellipsoïde à une sphère. Il en est de même, à plus forte raison, quant
aux nombreux phénomènes, si bien dévoilés par l'illustre Malus, sous le
nom, d'ailleurs peu convenable, de _polarisation_, qui se rapportent aux
modifications qu'éprouve la lumière lorsqu'elle a été réfléchie par un
corps quelconque sous une certaine inclinaison, propre à chaque
substance, et qui paraît dépendre uniquement de son rapport de
réfraction.

Tels sont les aperçus rapides et très incomplets auxquels je suis obligé
de me borner, par la nature de cet ouvrage, sur le caractère général des
diverses branches principales de l'optique. Quoique j'aie dû signaler
sommairement, dans cet examen philosophique, les lacunes fondamentales
et peu senties que présentent aujourd'hui la plupart d'entre elles,
j'espère avoir fait ressortir aussi, avec encore plus de soin, les
grands et nombreux résultats déjà obtenus pendant les deux derniers
siècles, quant à cette partie capitale de la physique, malgré la
subalternité évidente où le génie de l'expérimentation rationnelle y a
toujours été retenu jusqu'ici par la prépondérance désastreuse des
vaines hypothèses sur le prétendu principe de la lumière.



TRENTE-QUATRIÈME LEÇON.

Considérations générales sur l'électrologie.

Cette dernière branche principale de la physique, relative aux
phénomènes les plus compliqués et les moins apparens, n'a pu se
développer qu'après toutes les autres. Quoique l'invention de la machine
électrique soit aussi ancienne que celle de la machine pneumatique,
c'est seulement un siècle plus tard que cette étude a commencé à prendre
un vrai caractère scientifique, par les travaux de Dufay et de Symner
sur la distinction des deux électricités, par l'expérience fondamentale
de Musschembroëk sur la bouteille de Leyde, et peu après par
l'immortelle découverte météorologique du grand Franklin, première
manifestation importante de l'influence capitale d'un tel ordre de
phénomènes dans le système général de la nature. Jusque alors, les
observations, essentiellement isolées, des divers physiciens n'avaient
eu d'autre résultat philosophique que de dévoiler peu à peu le
caractère de généralité inhérent à cette partie de la physique comme à
toutes les autres, en augmentant de plus en plus le nombre des corps
susceptibles de ces remarquables phénomènes, si long-temps attribués,
d'une manière exclusive, à certaines substances, ainsi que le témoigne
encore la dénomination qu'on leur a conservée. Enfin, c'est uniquement
depuis les mémorables travaux de l'illustre Coulomb, il y a cinquante
ans, que cette étude a présenté, par sa consistance et par sa précision,
un aspect rationnel, comparable, quoique plus ou moins inférieur, à
celui des autres branches fondamentales de la physique.

Cette complication supérieure et cette formation plus récente de
l'électrologie, suffisent pour expliquer aisément son imperfection
scientifique actuelle, comparativement à tout le reste de la physique.
Sous le simple rapport des observations, aucune autre étude peut-être ne
nous offre aujourd'hui une aussi grande variété de phénomènes curieux et
importans. Mais, les faits seuls ne constituent point la science,
quoiqu'ils en forment à la fois les fondemens nécessaires et les
indispensables matériaux. Pour tout esprit philosophique, la science
consiste essentiellement désormais dans la systématisation réelle, la
plus complète et la plus exacte possible, des phénomènes observés,
d'après certaines lois générales irrécusablement constatées. Or, à cet
égard, quelque imparfaites que soient effectivement aujourd'hui, suivant
l'ensemble des leçons précédentes, les diverses branches principales de
la physique, l'électrologie est, sans doute, encore moins avancée
qu'aucune d'elles. La plupart des observations y sont essentiellement
incohérentes, les phénomènes n'y étant presque jamais assujettis jusqu'à
présent qu'à des relations vagues ou même illusoires, et, par suite,
n'admettant le plus souvent aucune explication vraiment satisfaisante.
Si l'on éprouvait quelque difficulté à reconnaître directement cet état
d'imperfection, il suffirait, pour s'en convaincre, d'une manière
irrécusable, d'envisager la science, relativement à son but final, la
prévision des phénomènes d'après leurs lois générales. Il est évident
que, par l'étude actuelle des phénomènes électriques, on peut rarement
prévoir, non-seulement avec précision, mais simplement même avec
certitude, ce qui se passera dans des circonstances qui ne seraient pas
entièrement identiques à celles dont l'influence a déjà été
immédiatement observée: en sorte que la destination nécessaire de tout
système de recherches vraiment scientifiques est jusqu'ici presque
toujours manquée en électrologie.

Dans aucune autre partie de la physique, pas même en optique,
l'influence des hypothèses arbitraires et quasi-métaphysiques sur les
agens chimériques des phénomènes n'est aussi étendue, ni surtout aussi
nettement caractérisée, l'absence presque totale des lois réelles
rendant ici une telle influence beaucoup plus saillante. La naïve
confiance avec laquelle on y explique si facilement tous les phénomènes,
en douant des fluides imaginaires d'une nouvelle propriété pour chaque
nouvelle occurrence, rappelle, d'une manière frappante, l'esprit des
anciennes explications métaphysiques, sauf que l'entité a été remplacée
par un fluide idéal, comme je l'ai établi dans la vingt-huitième leçon.
Mais, une intervention aussi complète et aussi marquée est, par cela
même, moins dangereuse aujourd'hui. Elle n'a pas autant besoin d'un
examen spécial que l'influence analogue qui s'exerce encore, d'une
manière bien plus spécieuse, quoiqu'à un moindre degré, dans la théorie
de la lumière, où le mélange intime de ces vains systèmes avec
d'admirables lois rend plus difficile leur juste appréciation, par
l'imposant aspect qu'ils en acquièrent, comme j'ai dû l'indiquer
expressément dans la leçon précédente. En électrologie, au contraire,
les physiciens même les moins philosophes doivent maintenant reconnaître
la stérilité radicale de ces hypothèses illusoires, qui n'ont eu,
évidemment, aucune part effective aux nombreuses découvertes dont la
science s'est enrichie depuis un demi-siècle, et qu'il a fallu y
rattacher arbitrairement après coup. Aussi, la plupart ne voient
aujourd'hui, dans ces vicieux artifices, qu'une sorte d'appareil
mnémonique, propre à faciliter la liaison des souvenirs, quoique ayant
eu primitivement une tout autre destination. Sans doute, sous ce rapport
secondaire lui-même, un tel appareil serait mal construit; et, à
supposer qu'un semblable secours soit nécessaire, ce qui me paraît fort
exagéré, on devrait certainement préférer, à cet égard, un système de
formules scientifiques, spécialement adapté à cette fonction[32]. Mais,
l'allégation d'un pareil motif n'est, en réalité, aujourd'hui, qu'un
indice certain du sentiment confus de l'inanité caractéristique de ces
conceptions arbitraires, sans qu'on ose encore renoncer définitivement à
leur usage. Toutefois, quoique leur empire n'ait point, à beaucoup près
aujourd'hui, autant de consistance, en électrologie, qu'il en conserve
encore en optique, elles n'y exercent pas moins une influence très
pernicieuse, ne fût-ce qu'en dissimulant à la plupart des esprits les
besoins essentiels de la science. Il faut considérer d'ailleurs que, de
la physique, cette action anti-scientifique se répand, d'une manière
indirecte, mais nécessaire, sur toutes les parties plus compliquées de
la philosophie naturelle, qui, à raison même de leur difficulté
supérieure, auraient tant besoin d'une méthode plus sévère, dont il est
naturel qu'elles cherchent le type dans les sciences antécédentes,
tandis que les physiciens, au contraire, leur transmettent ainsi un
modèle radicalement vicié. Ces mêmes hypothèses, auxquelles les
physiciens se défendent d'attribuer sérieusement aucune réalité
intrinsèque, deviennent néanmoins, par une suite naturelle de leur
emploi, le sublime de la physique, aux yeux des savans qui, livrés à
l'étude des phénomènes les plus complexes, croient y trouver la base
préliminaire indispensable de leurs travaux propres; ce qui contribue
singulièrement aujourd'hui à maintenir les notions vagues et hasardées.
Sous ce rapport indirect, l'influence des systèmes relatifs à la nature
des phénomènes électriques doit être plus spécialement dangereuse,
surtout à l'égard des sciences physiologiques, comme nous aurons
occasion de le reconnaître dans le volume suivant, par suite de
l'incontestable relation qui existe, à tant de titres, entre les
actions, soit chimiques, soit vitales, et les actions électriques. C'est
ainsi que la conception des fluides électriques et magnétiques tend à
fortifier spontanément celle du fluide nerveux, et souvent même
contribue encore au maintien des plus absurdes rêveries sur ce qu'on
appelle le _magnétisme animal_, dont les adeptes ont pu quelquefois
s'enorgueillir d'avoir entraîné dans leurs rangs d'éminens physiciens.
D'aussi déplorables conséquences sont propres à manifester combien peut
devenir funeste, pour le système général de notre entendement, par suite
d'une philosophie vicieuse, une étude qui, en elle-même, est, au
contraire, éminemment favorable au développement positif de
l'intelligence humaine.

      [Note 32: Plusieurs philosophes de premier ordre, entre
      autres Descartes, Leïbnitz, et plus tard, Condorcet, se sont
      occupés avec zèle de la formation d'un langage spécial pour
      la combinaison des idées scientifiques. Mais cette question,
      quoique intéressante à examiner, ne me paraît pas avoir, au
      fond, l'importance extrême qu'on y a attachée, sauf, bien
      entendu, en ce qui concerne les systèmes de nomenclature.
      Car, l'analyse mathématique se trouve déjà remplir un tel
      office, d'une manière admirable, à l'égard des études assez
      simples, et, par suite, assez perfectibles pour qu'un
      semblable besoin de concision s'y fasse réellement sentir.
      Quant aux sciences qui ne comportent pas l'application
      effective de cette analyse, leur complication nécessaire me
      semble devoir y limiter toujours à tel point la généralité
      et le prolongement des déductions réelles, que ces besoins y
      seront, sans doute, à toutes les époques, amplement
      satisfaits par le perfectionnement graduel et continu que le
      langage ordinaire reçoit spontanément. Une sorte de langue
      sacrée pour les savans pourrait d'ailleurs opposer, dans
      l'avenir, quelques entraves à la civilisation générale. On
      peut s'en faire aujourd'hui une faible idée par l'emploi
      abusif de l'instrument analytique lui-même, qui sert trop
      souvent à déguiser, pour soi-même, et surtout pour les
      autres, le vide réel des idées sous l'abondance illusoire du
      discours algébrique.]

Vu la nature plus compliquée des phénomènes variés dont elle s'occupe,
l'électrologie comporte, à un degré beaucoup moindre qu'aucune autre
partie de la physique, l'application des doctrines et des méthodes
mathématiques, même en se bornant, comme nous devons le concevoir ici,
aux actions purement physiques, à l'exclusion de tout effet chimique.
Aussi ce moyen n'a-t-il point, en réalité, notablement participé jusqu'à
présent au perfectionnement de cette étude. Toutefois, il importe de
distinguer soigneusement, à cet égard, les deux manières opposées, l'une
illusoire, l'autre réelle, dont une telle application a été conçue en
électrologie.

Les uns, en effet, l'ont uniquement fondée sur les fluides imaginaires
auxquels on attribue vulgairement les phénomènes électriques et
magnétiques, en transportant à l'action mutuelle de leurs molécules les
lois générales de la mécanique rationnelle; le corps réel ne constitue
alors qu'un simple _substratum_, nécessaire à la manifestation du
phénomène, mais inutile à sa production, qui se passe tout entière dans
le fluide. On comprend que de tels travaux mathématiques sont
radicalement frappés d'inanité comme le prétendu principe qui leur sert
de base; ils ne peuvent avoir de valeur essentielle qu'à titre de
simples exercices analytiques, sans comporter aucune influence utile sur
l'accroissement de nos vraies connaissances. Cette stérilité nécessaire
est clairement vérifiée pour quiconque considère que l'on a pu ainsi
parvenir seulement jusqu'ici à représenter imparfaitement une petite
portion des nombreux et importans résultats obtenus, trente ans
auparavant, par l'illustre Coulomb, d'après des études directes et
vraiment rationnelles, sur l'état électrique ou magnétique des diverses
parties d'un même corps ou de plusieurs corps contigus. Il serait
superflu d'insister davantage à cet égard.

En d'autres cas, au contraire, l'élaboration mathématique a reposé
essentiellement comme l'exige la saine philosophie, sur quelques lois
générales et élémentaires, que l'expérience avait constatées, d'une
manière directe ou indirecte, et d'après lesquelles on a procédé à
l'étude de phénomènes effectifs propres aux corps eux-mêmes: abstraction
faite, d'ailleurs, de l'intervention ordinaire des hypothèses
chimériques, qui caractérise malheureusement toute la physique actuelle,
mais dont ces intéressans travaux pourraient être aisément dégagés,
puisque leurs bases en sont réellement indépendantes. Tel est surtout le
caractère remarquable des belles recherches de M. Ampère et de ses
successeurs sur l'exploration mathématique des phénomènes
électro-magnétiques, où l'on a pu appliquer avec efficacité les lois de
la dynamique abstraite à certains cas d'action mutuelle entre des
conducteurs électriques ou des aimans. De semblables travaux présentent,
sans doute, sous le point de vue mathématique, un aspect bien moins
imposant que ceux auxquels je viens de faire allusion, et qui paraissent
remonter directement à la loi fondamentale de l'ensemble des phénomènes
électriques; mais leur positivité doit leur faire attribuer réellement
une valeur bien supérieure pour le progrès effectif de la science. C'est
ainsi que, dans cette importante spécialité, l'immortelle série d'études
de M. Ampère, en même temps qu'elle a si notablement agrandi le domaine
de nos vraies connaissances, a offert un mémorable exemple de cette
combinaison judicieuse entre l'esprit physique et l'esprit mathématique,
que j'ai tant recommandée, en général, dans la vingt-huitième leçon,
comme constituant aujourd'hui le plus puissant moyen de perfectionnement
fondamental des diverses branches de la physique[33].

      [Note 33: Il est très regrettable, pour l'extension de
      nos connaissances réelles et pour le progrès du véritable
      esprit philosophique, que M. Ampère n'ait pas cru devoir se
      consacrer exclusivement à la grande spécialité scientifique
      qui a irrévocablement immortalisé son nom. Ni la nature de
      son intelligence, ni l'ensemble de son éducation, ne
      semblaient l'appeler aux travaux de philosophie générale, où
      ses tentatives éphémères, depuis quelques années, n'ont
      abouti qu'à une déplorable rétrogradation vers l'état
      métaphysique et même théologique, qui réveillera un jour le
      souvenir involontaire de Newton commentant l'Apocalypse.

      Les savans livrés à l'étude particulière des diverses
      sections de la science naturelle, prescrivent
      habituellement, à très juste titre, comme maxime
      fondamentale de la philosophie moderne, la spécialisation
      exclusive des intelligences. Ils finiront, sans doute, par
      s'appliquer judicieusement à eux-mêmes ce principe
      inflexible, en cessant désormais d'envisager la culture de
      la philosophie des sciences comme une sorte de délassement
      des travaux scientifiques proprement dits, à l'usage d'un
      savant quelconque. Outre une vocation spéciale nettement
      caractérisée, cette carrière purement philosophique exige,
      évidemment, un système tout particulier de longues et
      difficiles études préliminaires, à la fois historiques et
      dogmatiques, sur le développement rationnel et la
      coordination réelle des connaissances humaines: ce qui doit,
      presque toujours, rendre essentiellement impropres à toute
      autre destination les esprits capables de poursuivre avec
      fruit un tel ordre de recherches; et, réciproquement, les
      savans ordinaires doivent être ainsi naturellement
      incompétens quant à l'étude des généralités scientifiques, à
      l'égard de laquelle ils ne peuvent utilement exercer qu'une
      simple action critique, du point de vue correspondant à leur
      spécialité. La division rationnelle du travail intellectuel
      est donc jusqu'ici très imparfaitement comprise par ceux-là
      même qui d'ordinaire insistent le plus impérieusement sur
      cette règle indispensable.]

Après ces considérations préliminaires sur le caractère général de
l'électrologie, examinons sommairement, sous le point de vue
philosophique, la composition effective de ses principales parties, en
excluant avec soin tout ce qui est purement relatif à l'influence
chimique ou physiologique de l'électricité, et aussi tout ce qui
concerne l'application des études électriques à ce que j'ai appelé, dès
l'origine de cet ouvrage, la _physique concrète_, et surtout à la
météorologie.

Ainsi réduite à sa partie strictement physique et abstraite,
l'électrologie comprend aujourd'hui trois ordres essentiels de
recherches fondamentales: dans le premier, on étudie la production des
phénomènes électriques, leur manifestation et leur mesure; le second, se
rapporte à la comparaison de l'état électrique propre aux diverses
parties d'une même masse ou à divers corps contigus; le troisième a pour
objet les lois des mouvemens qui résultent de l'électrisation. On doit
classer, en outre, comme une quatrième et dernière section,
l'application de l'ensemble des connaissances précédentes à l'étude
spéciale des phénomènes magnétiques, qui en est désormais inséparable.

Quoique tous les corps soient, sans doute, susceptibles d'électrisation
positive et négative, tous ne sont pas actuellement électriques, et cet
état est même, au contraire, essentiellement passager, semblable, à cet
égard, à l'état sonore. Il y a donc lieu d'examiner dans quelles
circonstances générales il s'établit ou se détruit, par l'action des
différens corps les uns sur les autres; et cette étude doit même
précéder toutes les autres études électriques, qui en dépendent
nécessairement.

L'ensemble des observations paraît devoir conduire aujourd'hui à
regarder l'état électrique comme étant, à un degré plus ou moins
prononcé, la suite invariable de presque toutes les modifications, de
nature quelconque, que les corps peuvent éprouver. Néanmoins, les
principales causes d'électrisation, sont, dans l'ordre de leur énergie
et de leur importance scientifique actuelle: les compositions et
décompositions chimiques; les variations de température; le frottement;
la pression, et enfin le simple contact. Cette distribution diffère
extrêmement de celle que les premières recherches avaient indiquée,
puisque le frottement avait été long-temps réputé le seul moyen, et
ensuite le plus puissant, pour produire l'état électrique. Quoique la
comparaison de ces divers modes généraux d'électrisation ne soit pas
encore suffisamment approfondie et définitivement arrêtée, il n'y a plus
lieu de craindre désormais que les travaux ultérieurs puissent
radicalement altérer l'ordre précédent.

Les actions chimiques constituent certainement les sources électriques,
non-seulement les plus générales, mais aussi les plus abondantes, comme
à l'égard de la chaleur. Dans les appareils électriques les plus
puissans, et surtout dans la pile de l'illustre Volta, l'action
chimique, d'abord inaperçue ou négligée, est aujourd'hui reconnue,
depuis les travaux de Wollaston et de plusieurs autres physiciens, comme
la principale cause de l'électrisation, qui devient, en effet, presque
insensible quand on a soin d'éviter scrupuleusement toute production de
phénomènes chimiques.

Après cette influence prépondérante, il n'y a pas, en réalité, de cause
d'électrisation plus étendue ni plus énergique que les actions
thermologiques, quoique, jusqu'à ces derniers temps, leur puissance
électrique n'eût été reconnue que dans un seul cas particulier,
aujourd'hui peu important, l'électrisation de la tourmaline échauffée.
On sait maintenant que de notables différences de température entre des
barreaux consécutifs de diverses natures, d'ailleurs quelconques, ou
même homogènes, suffisent pour déterminer, dans un tel système, un état
électrique très prononcé, et d'autant plus intense, à parité de
circonstances thermométriques, que les élémens y sont plus nombreux.

La prépondérance bien constatée de deux moyens d'électrisation aussi
généraux, doit rendre fort délicate l'exacte appréciation de tous les
autres, par l'extrême difficulté d'y distinguer, sans incertitude, ce
qui leur est véritablement propre d'avec ce qui tient aux premiers, dont
l'influence est presque impossible à écarter entièrement. C'est ainsi
que, malgré l'état électrique que le frottement semble développer avec
tant d'énergie, il est, pour ainsi dire, douteux aujourd'hui, aux yeux
des plus judicieux physiciens, si le frottement, en tant que tel,
contribue réellement, d'une manière notable, à l'électrisation, ou si
celle-ci ne résulte pas essentiellement des effets thermométriques et
même chimiques dont le frottement est toujours accompagné, et auxquels
on n'avait eu d'abord aucun égard. Il en est à peu près de même envers
la pression, dont l'influence électrique, quoique bien moins prononcée,
semble toutefois plus irrécusable, en ce qu'on peut plus aisément
l'isoler. Mais cette remarque est surtout applicable à la production de
l'état électrique par le simple contact des corps hétérogènes, d'où
l'immortel inventeur de la pile avait fait résulter toute l'énergie de
cet admirable instrument, tandis qu'il est bien reconnu désormais que
l'action chimique y a la principale part, et que le contact n'y
contribue que d'une manière très secondaire, ou même fort équivoque.

Outre ces causes générales d'électrisation, une foule d'autres moins
importantes peuvent, en certaines circonstances, produire l'état
électrique. On peut citer entre autres les changemens dans le mode
d'agrégation, abstraction faite des variations thermométriques qui les
accompagnent: en plusieurs cas la fusion des solides, et surtout
l'évaporation des liquides, déterminent une électrisation notable. Il
n'est pas jusqu'au simple mouvement même qui ne suffise, sous des
conditions spéciales, pour faire naître quelquefois, indépendamment de
tout autre motif, un véritable état électrique, comme le montre si bien
la belle expérience de M. Arago, relative à l'influence de la rotation
d'un disque métallique sur une aiguille aimantée non contiguë, quoique
voisine.

Il convient toutefois que les physiciens se tiennent en garde
aujourd'hui contre une tendance exagérée à considérer les moindres
phénomènes quelconques comme des causes d'électrisation plus ou moins
énergiques, afin de ne point encourir le reproche inverse de celui
qu'ils font justement à leurs prédécesseurs, de n'avoir observé que les
sources électriques les plus apparentes, en méconnaissant les plus
essentielles. Une exploration grossière est sans doute radicalement
préjudiciable à l'électrologie; mais une analyse trop subtile n'aurait
peut-être pas moins d'inconvéniens pour la science, où il deviendrait,
dès lors, presque impossible de considérer des phénomènes suffisamment
caractérisés. Cet avis semble surtout acquérir une grande importance
pour la théorie électro-chimique, comme nous le reconnaîtrons dans le
volume suivant; car, après avoir admis, sur de faibles indices, des
électrisations fort équivoques, on peut être souvent conduit à leur
attribuer une grande influence chimique, ce qui tend à produire des
explications essentiellement arbitraires.

La cessation graduelle de l'état électrique a été beaucoup moins étudiée
jusqu'ici que sa formation, et les lois n'en sont pas cependant moins
intéressantes à bien connaître. On est pleinement autorisé à poser en
principe que l'électrisation, une fois établie d'une manière quelconque,
persisterait indéfiniment, comme l'état thermométrique, si le corps
pouvait être rigoureusement soustrait à toute influence extérieure, ou,
suivant l'expression technique, strictement _isolé_, soit de
l'atmosphère, soit de la masse générale du globe. Depuis que l'identité
entre les phénomènes magnétiques et les phénomènes électriques a été
irrécusablement démontrée par la belle série de recherches de M. Ampère,
fondée sur la découverte capitale de M. Oersted, ce principe général a
été puissamment fortifié, en considérant la persévérance, beaucoup plus
facile à prolonger, de l'état magnétique. Toutefois, comme les corps le
plus justement qualifiés de mauvais conducteurs de l'électricité sont
néanmoins toujours susceptibles, à un degré quelconque, de transmettre
réellement l'influence électrique, il est évident que l'électrisation
doit nécessairement cesser, à la longue, dans nos appareils même le
mieux isolés, par suite de l'action continuelle, quoique très faible,
qu'exerce sur eux le milieu atmosphérique incessamment renouvelé, dans
lequel ils sont habituellement plongés, et la masse immense du globe
terrestre avec laquelle ils communiquent d'une manière plus ou moins
directe, indépendamment des autres sources secondaires d'une déperdition
plus rapide, que nous pouvons artificiellement écarter. Mais les lois
effectives de cette déperdition inévitable sont jusqu'ici très peu
connues. Coulomb est le seul grand physicien qui s'en soit directement
occupé, dans son importante suite d'expériences sur la dissipation
graduelle de l'électricité le long des supports isolans de la machine
électrique, ou à travers un air plus ou moins humide: sous ce dernier
point de vue, il a exactement analysé l'influence incontestable,
vaguement aperçue dès l'origine de l'électrologie, de l'état
hygrométrique de l'atmosphère sur la déperdition électrique.

À chacun des modes généraux d'électrisation, correspond naturellement un
instrument spécial, ou plutôt une classe d'instrumens, destinés à
réaliser, par un ensemble de dispositions convenablement instituées, les
conditions les plus favorables à la production et au maintien de l'état
électrique. Quelle que soit l'importance de ces nombreux appareils, qui
sont la base nécessaire des recherches habituelles, et malgré
l'organisation profondément ingénieuse de quelques-uns d'entre eux, et
surtout de la pile voltaïque, il serait évidemment déplacé de les
considérer ici. Mais, il convient, au contraire, de mentionner, d'une
manière générale, les instrumens destinés à la manifestation et surtout
à la mesure de l'état électrique, c'est-à-dire, les électroscopes et les
électromètres. Les plus grands physiciens ont, avec raison, attaché une
extrême importance au perfectionnement de tels appareils, dans
l'invention desquels un vrai génie se fait plus d'une fois sentir. On
conçoit même que l'amélioration de ces instrumens est encore plus
nécessaire que celle des machines électriques proprement dites,
uniquement destinées à l'électrisation: car, de bons indicateurs
permettent d'utiliser de très faibles puissances électriques; et, en
effet, dans les recherches délicates, d'où dépend surtout le progrès de
l'électrologie actuelle, on n'emploie désormais habituellement que des
appareils peu énergiques, préférables à cause de leur extrême
simplicité, et tous les artifices sont réservés pour l'institution des
moyens propres à manifester ou à mesurer les moindres effets
électriques.

Quoique la mesure de l'état électrique ne puisse évidemment avoir lieu
sans sa manifestation, et même que celle-ci conduise toujours, d'une
manière directe, à une évaluation quelconque, la distinction générale
entre les _électroscopes_ proprement dits et les vrais _électromètres_
n'en est pas moins très réelle et fort utile à considérer pour se faire
une juste idée de l'ensemble des moyens d'exploration propres aux
électriciens. Parmi les simples électroscopes, il faut surtout
distinguer, comme adaptés aux recherches délicates, ceux qui, sous le
nom caractéristique de _condensateurs_, sont destinés à rendre
sensibles, par une ingénieuse accumulation graduelle, de très faibles
effets électriques. Tous ces instrumens sont d'ailleurs disposés de
manière à indiquer, par une ingénieuse accumulation graduelle, de très
faibles effets électriques. Tous ces instrumens sont d'ailleurs disposés
de manière à indiquer, par le mode même d'expérimentation, la nature,
positive ou négative[34], de l'électrisation étudiée.

      [Note 34: Ces dénominations sont aujourd'hui, par
      plusieurs motifs importans, très heureusement substituées,
      sans doute, à celles radicalement impropres d'électricité
      _vitrée_ et _résineuse_, qui, jusqu'à ces derniers temps,
      étaient généralement usitées en France. Toutefois, il
      convient d'observer à ce sujet que le principal inconvénient
      réel de ces anciennes expressions, c'est-à-dire, leur
      relation naturelle et exclusive à deux substances
      déterminées, existe, d'une manière encore plus complète et
      plus grave, dans le nom général de la science électrique
      elle-même, que, par une singulière inconséquence, aucun
      physicien ne juge néanmoins convenable de changer, tant est
      grande la puissance des habitudes sur les esprits les plus
      rationnels.]

Quant aux électromètres, le plus parfait consiste certainement jusqu'ici
dans la célèbre balance électrique de notre immortel Coulomb, où
l'intensité des attractions et des répulsions électriques est mesurée,
avec une admirable précision, d'après l'important principe de
l'équilibre de torsion, par le nombre d'oscillations que l'indicateur
exécute, en un temps donné, autour de sa situation statique. C'est à
l'aide de cet instrument capital que Coulomb découvrit, et que l'on
démontre journellement, la loi fondamentale relative à la variation de
l'action électrique, répulsive ou attractive, inversement au quarré de
la distance, loi qui ne pouvait être obtenue par aucune autre voie
irrécusable. Lorsque, dans les quinze dernières années, la science s'est
enrichie des importantes notions propres à l'électro-magnétisme, cette
nouvelle étude a naturellement amené une nouvelle classe
d'électromètres, destinés à des mesures que l'appareil de Coulomb ne
pouvait indiquer, et dont la première idée, due à M. Schweigger, a été
beaucoup perfectionnée par plusieurs physiciens, et surtout par M.
Nobili. Ils consistent dans les divers _multiplicateurs_, où l'action
naturelle d'un conducteur métallique sur une aiguille aimantée est
considérablement amplifiée par des circonvolutions très rapprochées et
presque parallèles. Toutefois, quelque précieux que soient de tels
instrumens, et quoiqu'ils puissent rivaliser, pour la délicatesse des
manifestations, avec la balance de torsion elle-même, ils sont loin, du
moins jusqu'ici, de pouvoir être appliqués, avec autant de certitude, à
des mesures exactes, vu l'extrême difficulté d'une graduation précise,
vraiment conforme à l'intensité effective du phénomène observé[35].

      [Note 35: D'après l'influence électrique de la chaleur,
      ces instrumens ont pu être heureusement appliqués à la
      mesure des moindres effets thermométriques, sauf les mêmes
      embarras de graduation. M. Melloni a surtout utilisé cette
      ingénieuse modification, pour étudier tout récemment le
      rayonnement spécifique des différens corps, jusqu'alors
      vaguement exploré. M. Becquerel vient aussi d'adapter très
      heureusement le même principe à la mesure des températures
      propres aux parties les plus profondes des divers tissus
      organisés qui composent les corps vivans, dont l'état
      thermométrique ne pouvait jusqu'ici être observé que d'une
      manière confuse et incomplète. Enfin, M. Peltier propose
      aujourd'hui une importante extension de cet ingénieux
      procédé général, pour explorer commodément les températures
      des lieux profonds ou des diverses couches atmosphériques.]

Tels sont, en aperçu, les principaux objets de cette première partie
fondamentale de l'électrologie, si riche en appareils puissans ou
précis. La seconde partie concerne, comme je l'ai indiqué, ce qu'on
appelle vulgairement la _statique électrique_, par une dénomination
essentiellement relative aux hypothèses illusoires sur la nature de
l'électricité. Toutefois, une telle expression n'est pas, au fond,
entièrement dépourvue de justesse, puisqu'il s'agit alors, en effet, de
la répartition de l'électricité dans une masse ou dans un système de
corps, dont l'état électrique est envisagé comme sensiblement
invariable. On peut donc continuer à employer désormais ce terme abrégé,
pourvu qu'on en écarte désormais avec soin toute idée mécanique sur
l'équilibre du prétendu fluide électrique, et qu'on cesse, par exemple,
de penser à la mesure des divers degrés d'épaisseur de la couche
imaginaire dont quelques géomètres ont voulu recouvrir les corps
électrisés. En un mot, on pourra parler encore de l'_équilibre_
électrique, si l'on attache à cette expression un sens exactement
analogue à celui dans lequel Fourier prenait habituellement l'équilibre
de la chaleur, et comme les économistes entendent tous les jours
l'équilibre de la population: toute autre acception serait absurde, et
même inintelligible. C'est ainsi que la plupart des formules de langage
successivement introduites en physique, sous l'influence prépondérante
des vains systèmes qui doivent désormais en être radicalement exclus,
sont susceptibles néanmoins d'être essentiellement maintenues, si l'on
prend la précaution d'en rectifier scrupuleusement le sens fondamental,
de manière à le réduire au strict énoncé d'un phénomène général, ce qui
me semble presque toujours possible.

En considérant d'abord l'équilibre électrique dans chaque corps isolé,
Coulomb a irrécusablement établi, à cet égard, une première loi
fondamentale, la tendance constante (suivant le style métaphorique
encore exclusivement usité) de l'électricité à se porter immédiatement à
la surface: ce qui signifie, en termes rationnels, que, après un instant
jusqu'ici inappréciable, l'électrisation est toujours strictement
limitée à la surface des corps, de quelque manière qu'elle ait été
primitivement produite. Quant à la répartition de l'état électrique
entre les diverses parties de cette surface, elle dépend principalement,
d'après les belles suites d'expériences de Coulomb, de la forme des
corps: uniforme pour la sphère seule, elle est inégale pour toute autre
figure, mais toujours soumise néanmoins à des lois régulières, dont il
est, d'ailleurs, facile de concevoir que l'analyse exacte et complète
présente, par sa nature, des difficultés presque insurmontables, malgré
l'expédient illusoire des vaines spéculations algébriques, dépourvues de
tout fondement scientifique. Néanmoins, Coulomb a constaté, sous ce
rapport, un fait général d'une grande importance, en comparant l'état
électrique propre aux extrémités d'un ellipsoïde graduellement allongé:
il a ainsi reconnu que leur électrisation augmente rapidement à mesure
que la figure s'allonge, en diminuant sur le reste du corps; d'où il a
déduit une heureuse application à l'explication de ce remarquable
pouvoir des pointes, si bien dévoilé par Franklin.

Les lois de l'équilibre électrique entre plusieurs corps contigus,
constituent, par leur nature, comme il est aisé de le sentir, une
recherche encore plus difficile et plus étendue. Coulomb ne les a
exactement étudiées que dans le cas très limité, et trop insuffisant
pour les applications, de diverses masses sphériques. Toutefois, les
travaux de ce grand physicien ont conduit, à cet égard, à cette notion
générale fort essentielle, que la nature des substances n'exerce aucune
influence sur la répartition électrique qui s'établit entre elles, et
dont le mode dépend seulement de leur figure et de leur grandeur:
seulement, l'état électrique que prend chaque surface est plus ou moins
persévérant et se manifeste avec plus ou moins de rapidité, suivant le
degré de conductibilité du corps. L'action mutuelle de deux sphères
égales a été complétement analysée par Coulomb, dont l'admirable
sagacité a dévoilé le mode singulier de répartition que rien ne pouvait
auparavant indiquer, et suivant lequel l'état électrique, toujours nul
au point de contact, et à peine sensible à 20 degrés de là, augmente
ensuite rapidement de 60 à 90 degrés, et continue à croître encore,
quoique plus lentement, jusqu'à 180 degrés, où se trouve constamment son
_maximum_. La même marche se manifeste quand les deux globes sont
inégaux, sauf que le moindre est toujours le plus électrisé. Enfin, le
mode d'action semble d'ailleurs identique, soit que les deux corps ou
seulement l'un d'eux aient été primitivement électrisés. La question
devient encore plus complexe en considérant plus de deux corps: elle
présente alors des subdivisions extrêmement multipliées, même en la
restreignant à des figures semblables, suivant le nombre des masses,
leur rapport de grandeur, et leur disposition mutuelle. Coulomb s'est
borné à examiner, dans ses expériences, une suite de globes égaux rangés
en ligne droite. On conçoit que les seules variétés d'arrangement
peuvent donner naissance à de nombreuses combinaisons, dont les
résultats doivent sans doute notablement différer; car, si les sphères
de Coulomb, au lieu d'être consécutives, avaient, été disposées de telle
sorte que chacune en touchât à la fois trois ou quatre autres, par des
points situés à des distances angulaires quelconques, le mode de
répartition électrique eût inévitablement éprouvé de grands changemens.
Cette intéressante et difficile étude, à laquelle, depuis Coulomb,
personne n'a rien ajouté d'important, doit donc être envisagée comme
seulement ébauchée par les travaux de cet illustre physicien; elle offre
évidemment aux électriciens un sujet de recherches presque inépuisable.

Considérons maintenant la troisième partie fondamentale de
l'électrologie actuelle, justement qualifiée de _dynamique électrique_,
parce qu'elle a pour objet l'étude des mouvemens qui résultent de
l'électrisation. Malgré sa fondation toute récente, cette section n'en
est pas moins, à mon avis, par le bel ensemble des travaux de M. Ampère,
celle dont l'état scientifique est aujourd'hui le plus satisfaisant, en
y élaguant, bien entendu, l'influence des conceptions chimériques sur
l'essence des phénomènes électriques.

L'analyse exacte et complète des effets si variés relatifs à celle
branche capitale de l'électrologie, a été essentiellement ramenée par M.
Ampère à un seul phénomène général et élémentaire, dont il a pleinement
dévoilé toutes les lois, l'action directe et mutuelle de deux fils
conducteurs électrisés par des piles voltaïques, habituellement réduites
à leur plus grande simplification, c'est-à-dire, presque toujours
composées d'un seul élément. C'est donc à cette action fondamentale que
nous devons ici borner notre examen philosophique.

Deux conducteurs ainsi disposés tendent toujours, quand ils sont
suffisamment mobiles, à se placer dans des directions parallèles entre
elles; et, après y être parvenus, ils s'attirent ou se repoussent,
suivant que les deux courans électriques sont conformes ou contraires.
Mais, pour observer avec exactitude les lois de ce phénomène principal,
il est indispensable de soustraire les deux fils à l'action directrice
analogue qu'exerce sur eux, en vertu de son état électrique, la masse
générale du globe terrestre, et qui altérerait notablement l'effet de
leur influence mutuelle. Après avoir découvert cette action remarquable,
qui est, d'ailleurs, en elle-même, si importante à connaître, M. Ampère
a imaginé des dispositions expérimentales, aussi simples qu'ingénieuses,
pour garantir les observations de cette perturbation générale, soit en
plaçant d'avance chaque conducteur dans le plan où l'influence de la
terre tendrait à le ramener, soit même en neutralisant complétement
cette influence par l'opposition rigoureuse des effets égaux qu'elle
produirait sur les deux parties du conducteur convenablement modifié.
L'observation étant ainsi préservée de toute altération, il devient
facile dès lors de saisir les lois élémentaires du phénomène, où, pour
plus de généralité et de simplicité, on doit avoir seulement en vue des
portions infiniment petites des divers conducteurs. Ces lois,
mathématiquement envisagées, sont relatives ou à l'influence de la
direction, ou à celle de la distance.

Quant à la direction, il faut distinguer deux cas, suivant que l'on
compare deux élémens conducteurs situés dans le même plan, ou dans des
plans différens. Pour le premier cas, l'intensité de l'action dépend
seulement de l'angle formé par chacun des deux élémens avec la ligne qui
joint leurs milieux: elle est nulle en même temps que cet angle, et
augmente avec lui, en atteignant son _maximum_ lorsqu'il devient droit,
et changeant d'ailleurs de signe en même temps que lui. Tous les
phénomènes, directs ou indirects, paraissent être exactement
représentés, si l'on fait varier cette intensité proportionnellement au
sinus de l'inclinaison, suivant la formule adoptée par tous les
successeurs de M. Ampère. Quand les deux conducteurs ne sont pas dans un
même plan, l'action dépend en outre de l'inclinaison mutuelle des plans
menés par chacun d'eux et par la ligne commune de leurs milieux; et la
marche de cette seconde relation est totalement différente. Sous ce
nouveau rapport, la perpendicularité de ces deux plans détermine au
contraire l'absence d'action, soit attractive, soit répulsive: il y a
attraction tant que l'angle est aigu, et elle augmente à mesure qu'il
diminue, son _maximum_ ayant lieu au moment de la coïncidence; quand
l'angle est obtus, l'action devient répulsive et présente une intensité
d'autant plus grande que chaque plan s'approche davantage du
prolongement de l'autre, situation qui produit le _maximum_ de
répulsion. L'ensemble de ces variations tend à faire envisager une telle
action comme étant proportionnelle au cosinus de l'angle des deux plans,
quoique d'ailleurs les observations n'aient point prononcé jusqu'ici sur
le degré d'exactitude réelle de cette simple supposition, aussi
clairement qu'à l'égard de la première relation.

Dès l'origine de ses recherches, M. Ampère a été conduit à supposer,
par analogie avec la loi fondamentale de Coulomb sur les attractions et
les répulsions électriques ordinaires, que l'action des deux élémens
conducteurs est toujours réciproque au carré de la distance de leurs
milieux. Mais, cette simple analogie, parmi tant de différences
essentielles, ne pouvait évidemment suffire pour établir, d'une manière
catégorique, une loi aussi importante. D'une autre part, l'action
mutuelle des parties infiniment petites n'était pas susceptible d'une
observation directe, toujours nécessairement affectée par la forme et la
grandeur réelles des deux conducteurs effectifs. Toutefois, il était
aisé de démontrer mathématiquement, comme le fit Laplace, que, dans
l'hypothèse adoptée par M. Ampère, l'action d'un conducteur rectiligne,
de longueur indéfinie, sur une aiguille aimantée, devait varier
exactement en raison inverse de leur plus courte distance. Or, cette
conséquence nécessaire, directement vérifiée, de la manière la plus
précise, par les expériences délicates de MM. Savart et Biot, a dû
évidemment mettre hors de doute la réalité de la loi proposée.

Une telle loi tendrait à présenter la marche de ces actions électriques
comme essentiellement analogue, sous le point de vue mathématique, à
celle de la gravitation. Mais l'ensemble du parallèle détruit aussitôt
tout semblable rapprochement, en montrant, comme nous venons de le voir,
la grande et fondamentale influence exercée, dans la dynamique
électrique, par la direction mutuelle, dont la gravitation est au
contraire radicalement indépendante. Cette différence profonde peut
faire sentir avec quelle réserve on doit transporter, dans l'étude
mathématique de ces singuliers mouvemens, les procédés ordinaires de la
dynamique abstraite, qui a presque toujours en vue, dans ses théorèmes
les plus usuels, des actions essentiellement indépendantes de la
direction, et variant d'après la seule distance. On conçoit aisément
que, par suite de ce caractère propre aux forces électriques, leur
composition analytique doit présenter beaucoup plus de difficultés que
celle des gravitations moléculaires, dont la complication est déjà,
comme nous l'avons reconnu dans la première partie de ce volume, presque
entièrement inextricable, sauf pour les cas les plus simples. Aussi
jusqu'à présent la dynamique électrique n'a-t-elle été, en réalité,
mathématiquement étudiée, que suivant une seule dimension, et jamais en
surface, par les divers successeurs de M. Ampère, et surtout par M.
Savary, qui s'en est le plus heureusement occupé. Cette étude, ainsi
réduite au cas le plus simple, offrirait même encore de grands
obstacles, si l'on n'y mettait continuellement à profit une dernière
notion fondamentale, établie par M. Ampère d'après des expériences
décisives, et qui consiste en ce que, dans une étendue infiniment
petite, et tant que la distance n'est pas sensiblement changée, l'action
électrique est exactement identique pour deux élémens conducteurs
aboutissant aux mêmes extrémités, quelle que soit d'ailleurs leur
différence de forme. Une semblable propriété doit évidemment introduire
de précieuses simplifications analytiques, par l'heureuse faculté qui en
résulte de substituer, dans les calculs électriques, à l'action de tout
élément curviligne, celle, dès lors équivalente, de l'ensemble des
différentielles de ses coordonnées quelconques, ce qui établit une
analogie remarquable entre les décompositions électriques et les
décompositions dynamiques ordinaires.

Tel est l'ensemble des notions fondamentales d'après lesquelles on
procède à l'étude exacte et rationnelle des actions variées produites
par des fils conducteurs, contournés et disposés de diverses manières.
Le cas le plus intéressant se rapporte aux conducteurs pliés en hélices,
surtout lorsque leurs spires sont très rapprochées, et dont M. Ampère a
si judicieusement montré l'extrême importance pour imiter le plus
complétement possible, dans les expériences purement électriques, les
phénomènes propres aux corps aimantés. L'observation confirme
pleinement, à leur égard, toutes les conséquences, plus ou moins
éloignées, qui résultent naturellement de la combinaison des lois
précédentes.

La destination scientifique la plus essentielle de cette dynamique
électrique, consiste dans l'explication exacte des principaux phénomènes
magnétiques, dont l'étude constitue irrévocablement désormais la
quatrième et dernière branche fondamentale de l'électrologie, depuis la
découverte capitale faite par M. Oersted, il y a quinze ans, de
l'influence exercée par un conducteur voltaïque sur une aiguille
aimantée.

Malgré l'éminent mérite d'une telle découverte, des esprits superficiels
ont souvent tenté de la représenter comme essentiellement due au hasard,
qui, néanmoins, en thèse générale, n'a jamais pu conduire, sous aucun
rapport, à une création de quelque importance, même dans les cas les
plus simples. Ces étranges philosophes auraient bien dû toutefois nous
expliquer pourquoi, avant M. Oersted, personne n'avait encore aperçu
cette action mutuelle, quoique le hasard eût, sans doute, placé très
fréquemment, sous les yeux des physiciens, une aiguille aimantée à côté
d'une pile galvanique. Il est clair, en principe, que ce ne sont pas
ordinairement les phénomènes qui manquent à nos découvertes, mais
surtout les observateurs capables et convenablement disposés, prêts à
démêler, dans la foule de circonstances qui affectent nos sens à chaque
instant, les faits susceptibles d'une véritable signification
scientifique. Suivant une autre explication plus rationnelle, quoique
vicieusement systématique, cette grande découverte devrait uniquement
son origine à des idées _à priori_ sur l'identité nécessaire du
magnétisme et de l'électricité, rattachées aux vaines hypothèses dont la
nature intime de ces deux ordres de phénomènes a été le sujet. Mais,
sans entreprendre l'analyse impossible de l'influence effective qu'ont
pu avoir ces conceptions arbitraires sur la marche réelle d'un esprit
qui en était préoccupé, il est évident que la simple comparaison
générale des phénomènes devait conduire à soupçonner cette identité,
comme paraît l'avoir fait M. Oersted, long-temps avant qu'elle fût
constatée. L'influence magnétique si prononcée de l'électricité
atmosphérique, remarquée, dès l'origine de l'électrologie, dans tous les
cas de vaisseaux frappés par la foudre, suffisait certainement, par
exemple, pour indiquer, d'une manière générale, la relation fondamentale
des deux sortes d'actions. On peut, ce me semble, plus judicieusement
demander si, à cet égard, comme à tant d'autres, les systèmes illusoires
n'ont pas, en réalité, contribué davantage à retarder cette importante
découverte qu'à l'accélérer, en rapportant les deux ordres de phénomènes
à des causes radicalement différentes, qui tendaient à faire méconnaître
la valeur des analogies manifestées entre eux par l'observation
rationnelle de plusieurs effets naturels, connus de tous les physiciens.

Quoi qu'il en soit de cette question philosophique, l'ensemble des
expériences décisives imaginées par divers physiciens, dans la direction
tracée par M. Oersted, a mis entièrement hors de doute l'identité
générale des effets magnétiques et électriques. La propriété la plus
vulgaire des aimans, leur puissance attractive à l'égard du fer, a été
constatée par M. Arago, pour les conducteurs voltaïques de nature
quelconque. Ce même physicien a reconnu, dans une expérience capitale,
la possibilité d'aimanter une aiguille d'acier en l'entourant d'un
conducteur voltaïque plié en hélice, ou même en l'électrisant par des
procédés ordinaires, indépendans de l'action galvanique; et ces nouveaux
modes d'aimantation ont été ensuite l'objet d'un judicieux travail de M.
Savary, qui en a exactement analysé toutes les circonstances
essentielles. Enfin, le plus important caractère des phénomènes
magnétiques, la direction constante de l'aiguille aimantée, a été
rattaché par M. Ampère à l'électrologie, aussitôt que cet illustre
physicien eût fait la découverte fondamentale de l'action directrice
exercée par la terre sur un conducteur voltaïque, dont le plan tend
toujours à se placer perpendiculairement à la situation naturelle de
l'aiguille aimantée. D'un autre côté, pour compléter un tel parallèle,
la plupart des phénomènes électriques ordinaires ont pu être imités à
l'aide des aimans; et M. Faraday est même parvenu jusqu'à produire ainsi
de véritables étincelles électriques. En un mot, par la combinaison
rationnelle de ces diverses séries d'observations nouvelles, M. Ampère a
été justement conduit à représenter tous les phénomènes magnétiques
comme fidèlement interprétés en concevant la surface d'un aimant
quelconque recouverte d'une suite de circuits voltaïques fermés,
perpendiculaires à son axe.

Dans cette belle théorie, il ne resterait essentiellement à expliquer
qu'un seul caractère fondamental de la vertu magnétique, sa relation
exclusive à un petit nombre de substances déterminées. Sans doute, il
serait anti-scientifique de vouloir, à cet égard, remonter jusqu'à la
propriété spécifique primordiale; de même qu'on ne saurait, par exemple,
raisonnablement chercher pourquoi tel corps est un bon ou un mauvais
conducteur de l'action électrique. Toutefois, en écartant cette enquête
irrationnelle, il semble que, les phénomènes électriques étant, de leur
nature, généraux, la doctrine électro-magnétique laissera quelque chose
de capital à désirer, tant qu'on n'aura pas rattaché la constitution
propre aux aimans à quelque autre condition électrique, susceptible de
généralité. Le progrès continuel des observations, tend, il est vrai, à
affaiblir chaque jour davantage la différence, primitivement absolue,
entre les substances propres à l'aimantation, et celles qui ne le sont
pas: et nous sommes aujourd'hui autorisés à penser qu'il n'existe, sous
ce rapport, entre les divers corps naturels que de simples distinctions
de degrés, qui, peut-être, ne nous paraissent aussi tranchées que par
l'imperfection des moyens d'observation. Déjà Coulomb avait constaté des
indices non équivoques, quoique très faibles, de l'état magnétique, dans
un grand nombre de substances, réduites en minces filets: mais ces
résultats avaient été alors généralement attribués à l'action de
quelques particules ferrugineuses, dont l'absence ne pouvait être, à
cette époque, irrécusablement garantie. Or, les expériences
électro-magnétiques ont conduit aujourd'hui à multiplier beaucoup le
nombre des effets analogues, en même temps que le perfectionnement de
l'analyse chimique a permis d'assurer que le fer n'avait aucune part à
leur production. Nonobstant ces considérations subsidiaires, il demeure
cependant incontestable que jusqu'ici on n'aperçoit de relation entre
aucun caractère électrique des substances ferrugineuses et leur
singulière prépondérance magnétique: il y a, sous ce rapport, dans
l'électro-magnétisme actuel, une véritable lacune essentielle, qu'on ne
doit pas dissimuler.

Pour faire entièrement rentrer dans la dynamique électrique ordinaire le
phénomène fondamental de la direction propre à l'aiguille aimantée, il
suffit de concevoir la terre, comme tout autre aimant, recouverte à sa
surface d'une suite de circuits voltaïques, parallèles à l'équateur
magnétique. M. Ampère a formé, sur l'origine d'un tel état électrique,
une conjecture fort ingénieuse et même très philosophique, en
l'attribuant, d'après l'action incontestable de la chaleur sur le
développement de l'électricité, aux températures inégales et
périodiquement variables des divers points de la surface terrestre.
L'expérience capitale de M. Arago sur l'influence magnétique du
mouvement de rotation, porte d'ailleurs à penser que le mouvement diurne
de la terre contribue vraisemblablement, d'une manière directe, à une
semblable électrisation. Enfin, il y aurait peut-être lieu d'admettre
aussi, comme sous le rapport thermologique, une certaine constitution
électrique fondamentale, propre à l'ensemble de notre globe. Du reste,
suivant l'esprit général et le plan de cet ouvrage, expliqués dès
l'origine, il ne saurait être ici essentiellement question de ce qui
concerne l'histoire naturelle du globe, quand même elle ne serait point
encore, à tous égards, dans un état de véritable enfance. Je ne puis
donc nullement envisager les lois relatives à la distribution du
magnétisme à la surface de notre planète, dont l'étude, quoique fort
imparfaite, constitue aujourd'hui une des plus intéressantes parties de
la géographie physique. La théorie magnétique propre à la physique
abstraite et générale, se borne, sous ce rapport, à caractériser
exactement, et à assujettir à des mesures précises, les objets
essentiels sur lesquels doit porter l'observation comparative des
naturalistes, savoir: l'intensité relative de l'action magnétique,
estimée d'après le nombre d'oscillations que l'aiguille aimantée
exécute, en un temps donné, autour de sa position d'équilibre; la
direction de cette action, définie par les deux élémens rigoureusement
appréciables, connus sous les noms de _déclinaison_ et d'_inclinaison_,
dont l'évaluation se fait aujourd'hui avec une grande justesse. On
commence maintenant à entrevoir quelques lois empiriques sur diverses
valeurs normales de ces deux angles dans les différens lieux, et l'on
présume, par exemple, que la tangente de l'inclinaison est toujours
double de celle de la latitude magnétique: mais cette recherche est à
peine ébauchée, et présente même encore une notable incertitude. Il en
est ainsi, à plus forte raison, des singulières variations périodiques,
de plusieurs ordres de grandeur et de durée, qu'éprouve, en chaque lieu,
la direction de l'aiguille aimantée, soit en déclinaison, soit en
inclinaison, et qui paraissent jusqu'ici totalement inexplicables.
Toutefois, je ne dois pas négliger de signaler à ce sujet, à cause de sa
rationnalité, l'heureuse tentative entreprise récemment par un célèbre
navigateur, M. le capitaine Duperrey, pour rattacher l'ensemble de ces
diverses variations aux changemens réguliers qu'éprouve l'état
thermométrique du globe. Il serait fort désirable qu'une telle
conception, pleinement en harmonie avec la théorie fondamentale de M.
Ampère, fût finalement confirmée par une discussion judicieuse et
approfondie du système des observations relatives au magnétisme
terrestre.

Telles sont, en aperçu, les principales considérations générales que
fait naître l'examen philosophique des quatre parties essentielles de
l'électrologie actuelle. Quelle que soit l'imperfection relative de
cette branche fondamentale de la physique par suite de la complication
supérieure de ses phénomènes, on a dû remarquer, dans cette sommaire
indication, combien ses progrès ont été comparativement plus rapides, à
partir de l'époque, si peu éloignée, où elle a commencé à prendre un
véritable aspect scientifique. Les parties les plus nouvelles surtout
ont acquis, avec une extrême promptitude, une consistance et une
rationnalité très remarquables, qu'il faut sans doute attribuer avant
tout au sentiment devenu plus profond, plus complet, et plus unanime de
la saine méthode scientifique, mais qui tiennent aussi, à quelques
égards, à l'unité de construction naturellement produite à ce sujet par
la prépondérance des travaux d'un grand physicien. Quoique aucune autre
branche de la physique ne soit altérée, d'une manière aussi étendue, par
l'usage des vaines et absurdes hypothèses relatives à l'essence des
phénomènes et à leur mode primitif de production, ces systèmes
arbitraires n'y sont pas néanmoins très profondément enracinés: leur
radicale nullité y est plus facile à saisir; et son épuration présentera
réellement peu d'obstacles, quand les physiciens en auront dignement
compris l'importance.

Dans cette leçon, et dans l'ensemble des six précédentes, je me suis
attaché à faire exactement apprécier le caractère général propre à la
philosophie de la physique, successivement envisagée sous les divers
aspects fondamentaux que peut présenter l'étude des propriétés communes
à toutes les substances et à toutes les structures, et qui constituent,
par leur nature, autant de sciences vraiment distinctes, quoique liées
entre elles à plusieurs titres, plutôt que les différentes branches
d'une science unique. Ce travail a nécessité partout une opération
philosophique d'une grande importance, qu'avait à peine exigée la
science astronomique, mais qui, désormais, deviendra, dans la suite de
cet ouvrage, de plus en plus indispensable; celle qui consiste à dégager
la science réelle de la déplorable influence qu'exerce encore sur elle,
d'une manière si prononcée, quoique indirecte, l'ancien esprit de la
philosophie métaphysique, dont nous sommes encore fort incomplétement
affranchis, et qui se manifeste, surtout en physique, par les
conceptions, nécessairement illusoires et arbitraires, sur les agens
primordiaux des phénomènes. Après avoir démontré en général le vice
fondamental d'une telle manière de philosopher, j'ai dû l'assujettir à
un examen sommaire, mais spécial, pour chaque partie de la physique qui
en est notablement affectée. La nature de cet ouvrage s'opposait sans
doute à l'exécution convenable d'une telle épuration, qui ne pouvait y
être qu'indiquée: j'espère, toutefois, que cette indication sera
suffisante pour attirer sur cette question vitale l'attention de
quelques physiciens rationnels, en leur faisant sentir que ces vaines
hypothèses constituent, dans le système de la science actuelle, une
superfétation hétérogène, qui ne peut que nuire au progrès des
connaissances réelles, en altérant leur positivité caractéristique, et
dont il serait aussi facile que désirable de se passer désormais
entièrement. La principale utilité scientifique de ce traité consistant
à perfectionner l'esprit général de chaque science fondamentale, mon but
ne sera atteint, à cet égard, que si quelque physicien spécial
entreprend, d'après une telle ouverture, la réalisation d'un projet dont
j'ai dû me borner à signaler ici l'importance et la possibilité. C'est
dans les mêmes vues que j'ai essayé de caractériser sommairement
l'application judicieuse des théories mathématiques aux diverses
branches principales de la physique, tout en indiquant les graves
dangers de la systématisation démesurée et illusoire qu'on a si souvent
tenté d'obtenir par l'emploi de ce puissant moyen, au-delà de ce que
comportait la nature trop complexe des phénomènes correspondans.
Toutefois, en m'occupant, par-dessus tout, de la méthode, je n'ai pas
négligé de signaler, en aperçu, dans la composition effective de chaque
doctrine physique, les principales lois naturelles déjà dévoilées par
l'esprit humain pendant les deux siècles écoulés depuis la naissance de
la vraie physique, et aussi les lacunes essentielles que cet examen
philosophique a fait ressortir.

Je dois maintenant poursuivre la grande tâche que je me suis tracée, en
procédant, dans la première partie du volume suivant, à l'appréciation
philosophique d'une nouvelle science fondamentale, la dernière de toutes
celles qui composent l'ensemble des connaissances générales ou
inorganiques. Cette science, relative aux réactions moléculaires et
spécifiques que les diverses substances naturelles exercent les unes sur
les autres, est nécessairement plus compliquée, et, par suite, beaucoup
plus imparfaite que celles considérées dans ces deux premiers volumes.
Mais sa subordination aux sciences antérieures, dont nous avons établi
la philosophie, peut fournir les moyens de perfectionner notablement son
caractère général.

FIN DU TOME DEUXIÈME.

Avril 1835.



TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE DEUXIÈME VOLUME.


AVIS DE L'AUTEUR.

19e LEÇON. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science
astronomique.

20e LEÇON. Considérations générales sur les méthodes d'observations en
astronomie.

21e LEÇON. Considérations générales sur les phénomènes géométriques
élémentaires des corps célestes.

22e LEÇON. Considérations générales sur le mouvement de la terre.

23e LEÇON. Considérations générales sur les lois de Képler, et sur leur
application à l'étude géométrique des mouvemens célestes.

24e LEÇON. Considérations fondamentales sur la loi de la gravitation.

25e LEÇON. Considérations générales sur la statique céleste.

26e LEÇON. Considérations générales sur la dynamique céleste.

27e LEÇON. Considérations générales sur l'astronomie sidérale, et sur la
cosmogonie positive.

28e LEÇON. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la physique.

29e LEÇON. Considérations générales sur la barologie.

30e LEÇON. Considérations générales sur la thermologie physique.

31e LEÇON. Considérations générales sur la thermologie mathématique.

32e LEÇON. Considérations générales sur l'acoustique.

33e LEÇON. Considérations générales sur l'optique.

34e LEÇON. Considérations générales sur l'électrologie.


FIN DE LA TABLE DU DEUXIÈME VOLUME.





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