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Title: Histoire littéraire d'Italie (3/9)
Author: Ginguené, Pierre-Louis
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire littéraire d'Italie (3/9)" ***


http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)



HISTOIRE LITTÉRAIRE
D'ITALIE,

PAR P. L. GINGUENÉ,
DE L'INSTITUT DE FRANCE.


SECONDE ÉDITION,
REVUE ET CORRIGÉE SUR LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR,
ORNÉE DE SON PORTRAIT, ET AUGMENTÉE D'UNE NOTICE HISTORIQUE

PAR M. DAUNOU.


TOME TROISIÈME.


À PARIS,
CHEZ L. G. MICHAUD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
PLACE DES VICTOIRES, N°. 3.
M. DCCC. XXIV.



HISTOIRE LITTÉRAIRE
D'ITALIE.

PREMIÈRE PARTIE.



CHAPITRE XV.

BOCCACE.

_Notice sur sa Vie; Coup-d'œil général sur ses différents ouvrages,
autres que le Décameron_; en latin, _Traités mythologiques, historiques,
etc.; seize Églogues_; en italien, _Poëmes; Romans en prose; la Vie du
Dante; Commentaire sur la Divina Commedia_.


L'effort que la nature fit en Italie au quatorzième siècle, en y
produisant presque à la fois trois grands hommes, fut d'autant plus
heureux qu'ils reçurent d'elle tous trois un génie différent. Ils
prirent, pour monter sur le Parnasse, trois routes si diverses, qu'ils
arrivèrent au sommet sans se rencontrer ni se nuire; et l'on jouit
aujourd'hui de leurs productions, sans que celles de l'un puissent ni
donner l'idée de celles de l'autre, ni y être préférées ou même
comparées, ni, par conséquent en tenir lieu. Celui qui vint le dernier
des trois parut s'élever moins haut que les deux autres; mais c'est le
genre où il excella qui n'a pas la même élévation. La manière dont il
le traita n'est pas moins parfaite; et il est, comme eux, au premier
rang, puisque, comme eux, il n'a pu encore être surpassé.

Jean Boccace naquit en 1313[1], d'une famille estimée dans le commerce,
originaire de _Certaldo_, château situé à vingt milles de Florence, au
bord de la rivière d'_Elsa_, dans une vallée qui, du nom de cette
rivière, a pris le nom de _Val d'Elsa_. Son père, nommé _Boccaccio di
Chellino_, c'est-à-dire Boccace, fils de Michel, ou peut-être même un de
ses aïeux, quitta _Certaldo_ pour aller s'établir à Florence, où il
acquit les droits de citoyen. Quoique Boccace joignît toute sa vie à son
nom les mots _da Certaldo_, il n'était point né dans ce château; il
voulut seulement désigner le lieu qui avait été le berceau de sa
famille. _Boccaccio di Chellino_, appelé à Paris par les affaires de son
commerce, y avait eu, dans sa jeunesse, une liaison d'amour, dont Jean
Boccace fut le fruit. Né à Paris, il fut conduit encore enfant à
Florence, par son père, et y reçut la première éducation, sous un
grammairien habile, nommé _Giovanni da Strada_. Il annonça bientôt les
dispositions les plus brillantes; il en montra surtout de très-précoces
pour la poésie. Dès l'âge de sept ans, sans savoir un mot des règles de
la versification, il composait des fables, ou des espèces de récits en
vers, qui lui firent donner le surnom de poëte, parmi les enfants de
son âge.

[Note 1: Tiraboschi, _Storia della Letter. ital._, t. V, l. III, p.
441.]

Mais son père, qui n'était pas riche, ne voulant pas faire de lui un
littérateur ni un poëte, mais un bon marchand, comme il l'était
lui-même, interrompit ses études lorsqu'il n'avait que dix ans, et le
plaça chez un autre marchand, pour y apprendre l'arithmétique et la
tenue des livres. Quelques mois après, ce marchand vint s'établir à
Paris pour son commerce, et amena avec lui le jeune Boccace, qui
continua de marquer si peu de goût pour cet état, et donna si peu de
satisfaction à son maître, que celui-ci prit le parti de le renvoyer à
Florence, après six ans d'essais, de contrainte, et de remontrances
inutiles. Boccace, de retour chez son père, y passa quelques années
toujours dans les mêmes contrariétés, toujours entraîné, parmi ses
occupations mercantiles, vers la littérature et les arts d'imagination.
Son père essaya de le faire voyager dans plusieurs villes d'Italie, pour
s'instruire plus en grand et avec plus d'agrément de son état. A l'âge
de vingt ans, ses voyages le conduisirent à Naples[2]. En parcourant les
curiosités des environs, il visita le tombeau de Virgile. A la vue de ce
monument, le génie poétique, qui sommeillait en lui, se réveilla et se
déclara si fortement, qu'il lui fit oublier le commerce et les projets
de son père. Toutes ses études devinrent poétiques. Virgile, Horace,
Ovide, furent ses maîtres; il y joignit le Dante; il lut et expliqua
plusieurs fois la _Divina Commedia_, et l'une de ses premières
compositions poétiques fut peut-être celle des _Arguments_ de ce
poëme[3]. Enfin, il le possédait si bien, qu'il en avait sans cesse à la
bouche les plus beaux traits, et qu'il lui arrivait souvent de se servir
des expressions du Dante pour rendre ses propres pensées.

[Note 2: 1333.]

[Note 3: On trouve ces _Argomenti_ parmi les _Rime liriche del
Boccaccio_, recueillies par M. Baldelli, et publiées à Livourne, 1802,
in-8°. Le même M. Baldelli (_Vita di Giovanni Boccaccio_, Firenze, 1806,
in-8°.), fait remonter bien plus haut l'influence du génie du Dante, sur
celui de Boccace. Il croit que, dès l'âge de sept ans, lorsque les
enfants le nommaient déjà _le poëte_, son père, dans un de ses voyages,
put le conduire avec lui à Ravenne, où Dante vivait encore; que ce grand
poëte fut frappé des dispositions précoces de cet enfant; qu'il lui dit,
pour l'engager à cultiver la poésie, tout ce qui pouvait enflammer sa
jeune tête, et lui donna sur l'art même, les leçons compatibles avec cet
âge. Mais j'avouerai que je ne suis pas frappé de l'évidence de ses
preuves. La plus forte est cette phrase d'une lettre de Pétrarque, où il
rappelle des expressions dont Boccace s'était servi en lui écrivant.
_Inseris nominatim hanc hujus officii tui excusationem, quod ille, tibí
adolescentulo, primus studiorum dux, prima fax fuerit_. Cela peut
vouloir dire seulement, que Boccace, dès sa première jeunesse, avait
profondément étudié le Dante, et l'avait pris pour guide et pour maître.
_Adalescentul_ ne convient guère à un enfant de sept ans. On est
cependant porté à adopter l'opinion]

Le père de Boccace, qui était un bonhomme, le voyant si invinciblement
passionné pour les lettres, lui permit enfin de s'y livrer: il exigea
seulement qu'il étudiât aussi le droit canon. Boccace essaya de lui
obéir; mais il fit comme Pétrarque et comme tant d'autres hommes
célèbres, il ne put prendre aucun goût pour tout ce fatras des
Décrétales, et revint avec une nouvelle ardeur à la poésie et aux
lettres. Il approfondit plus qu'il ne l'avait fait jusqu'alors l'étude
de la bonne latinité; il apprit les éléments de la langue grecque, soit
en Calabre, où elle était assez commune, soit à Naples, où il s'était
intimement lié avec Paul de Pérouse, grammairien très-versé dans cette
langue, et bibliothécaire du roi Robert. Il s'éleva même à de plus
hautes études, et cultiva les mathématiques, l'astronomie ou plutôt
l'astrologie, où il eut pour maître un Génois alors célèbre, nommé
Andalone del Nero, qui avait beaucoup voyagé. Il étudia aussi la
philosophie sacrée ou la théologie, mais il ne paraît pas qu'il y eût
fait de grands progrès.

Boccace était fixé à Naples depuis huit ans, lorsqu'il y jouit d'un
spectacle fait pour enflammer de plus en plus son génie poétique. Il fut
témoin de l'accueil honorable que Pétrarque reçut à la cour du roi
Robert, et de l'examen solennel que ce roi fit subir au poëte[4]. Il
entendit sortir de cette bouche éloquente l'éloge de la poésie et
l'exposition des plus secrètes beautés de l'art. Cette pompe
extraordinaire, et le bruit qui retentît à Naples des fêtes données à
Rome pour le couronnement de Pétrarque, le remplirent d'une émulation
généreuse, où il entrait si peu d'envie, qu'il sentit dès ce moment
naître en lui, pour ce grand poëte, la vénération d'un disciple et la
tendre affection d'un ami.

[Note 4: 1341.]

Cette époque est marquée dans sa vie par la naissance d'un attachement
d'une autre espèce. Il n'était pas tellement livré à l'étude, qu'il ne
donnât une partie de son temps aux plaisirs de son âge. Doué d'une belle
figure, d'un esprit vif et d'une santé brillante, au milieu d'une ville
où la corruption des mœurs était extrême, il avait mis peu de réserve et
peut-être de choix dans ses amours. Mais cette année-là même, dans une
église, et la veille de Pâques, il vit, pour la première fois, la jeune
princesse Marie, fille naturelle du roi Robert, mariée depuis sept ou
huit ans avec un gentilhomme napolitain, et qui joignait à une beauté
parfaite les talents et les qualités les plus aimables[5]. Devenu
amoureux d'elle, comme Pétrarque le devint de Laure, il le fut d'une
autre manière, et obtint d'elle d'autres succès. C'est elle qu'il a si
souvent désignée sous le nom de _Fiammetta_, et c'est pour elle qu'il
composa le roman qui porte ce nom, et celui qui est intitulé _Filocopo_.
Il ne lui dédia pas seulement son poëme de la _Théséide_, comme le dit
le comte Mazzuchelli[6], il le composa aussi pour elle: il lui dit même
dans sa dédicace, que si elle le lit avec attention, elle reconnaîtra,
dans les aventures de deux amants, celles qui leur sont arrivées à
eux-mêmes. Dans plusieurs endroits de ces trois ouvrages, il parle de
leurs amours; il en parle d'une manière différente, et même un peu
contradictoire. Le fond était réel et très-réel; mais il y ajouta, dans
ses récits, du poétique et du romanesque. A dire vrai, on s'y intéresse
peu. Ce fut une liaison d'amour-propre et de plaisir, mais non pas une
de ces passions qui disposent de la vie, et qui y répandent leur intérêt
comme leur influence. Dante et Pétrarque n'aimèrent point des filles de
rois; mais, dans l'histoire de leur vie, comme dans leurs ouvrages, tout
est plein de Béatrix et de Laure. Ce sont elles qui paraissent des
reines, et Marie, déguisée sous le nom de _Fiammetta_, n'a l'air que
d'une femme galante, comme tant d'autres.

[Note 5: Voyez _Vita di Giov. Boccaccio_, p. 22, et à la fin de
ouvrage, _Illustrazione quinta_.]

[Note 6: _Scrittor. ital._, vol. II, part. III, p. 1317.]

Ses plaisirs furent interrompus. Le père de Boccace, devenu vieux, et
ayant perdu tous ses autres enfants, le rappela auprès de lui[7].
Florence était alors dans de fâcheuses circonstances: c'était le temps
de la tyrannie du duc d'Athènes[8], envoyé par le roi de Naples aux
Florentins, sous prétexte de protéger leur liberté. L'abus qu'il fit de
sa puissance la détruisit; il fut chassé; la lutte entre la noblesse et
le peuple recommença; le gouvernement populaire prévalut, et les choses
n'en allèrent pas mieux. Il ne paraît pas que Boccace prît aucune part à
tous ces mouvements. Le souvenir de _Fiammetta_, et la composition de
quelques ouvrages où il a consacré ce souvenir, étaient sa ressource
contre l'importunité des agitations civiles. Il y écrivit entre autres
l'_Ameto_ ou l'_Admète_, joli roman mêlé de prose et de vers. Cependant
son vieux père se remaria; la présence de son fils lui devint moins
nécessaire, peut-être même importune. Boccace, rappelé à Naples par son
amour et par quelque espérance de fortune, y reparut après deux ans
d'absence[9]; tout y était changé. Le roi Robert était mort; Jeanne, sa
fille, régnait, ou plutôt une régence mal composée, des courtisans
corrompus et l'odieuse Catanaise régnaient à sa place. Bientôt
l'assassinat du roi André exposa ce royaume à des bouleversements plus
terribles que ceux de Florence; et Boccace, qui ne cherchait que la
paix, s'y trouva environné de nouveaux troubles.

[Note 7: 1342.]

[Note 8: Gaultier de Brienne.]

[Note 9: 1344.]

Mais, pendant quelque temps, ni les troubles ni les maux publics
n'interrompirent les fêtes et les divertissements de la cour et des
cercles brillants de la ville. Marie en faisait l'ornement; Boccace
continuait de jouir de son amour, et d'en immortaliser le souvenir dans
ses ouvrages. Il paraît qu'il sut même se rendre agréable à la reine
Jeanne, qui, au milieu des orages et des emportements de ses passions,
aimait les lettres et se plaisait, à l'exemple de son père, dans la
conversation des savants et des poëtes. Boccace a fait, en plusieurs
endroits, de grands éloges de cette reine. Il eut bientôt à plaindre ses
malheurs; bientôt aussi la mort de son père et les soins de famille qui
en furent la suite, le rappelèrent à Florence[10], où il resta désormais
fixé par la maturité de l'âge, l'estime de ses concitoyens, la part
qu'il prit aux affaires, et ses liaisons avec les hommes distingués qui
illustraient alors cette république.

[Note 10: 1350.]

L'année même de son retour, Pétrarque, qu'il n'avait pas revu depuis son
triomphe, passa par Florence en se rendant à Rome pour le jubilé.
Boccace le prévint par des vers latins qu'il lui adressa; il alla
au-devant de lui, le reçut dans sa maison; et ce fut là, qu'à l'éternel
honneur de l'un et de l'autre, ils se lièrent d'une amitié qui dura
autant que leur vie. Rien ne fut plus utile à la direction des travaux
littéraires de Boccace, et même à celle de sa conduite, que cette
amitié. Les nœuds en furent encore resserrés à Padoue, l'année suivante,
quand Boccace y fut envoyé par la république, pour porter à Pétrarque le
décret qui lui rendait ses droits et ses biens. Ce n'était pas la
première mission honorable dont il était chargé par ses concitoyens, et
ce ne fut pas la dernière. Il s'était acquis parmi eux une grande
considération; et le fils d'un marchand était devenu l'un des principaux
personnages de Florence; chose au reste peu surprenante dans un état
républicain où les meilleures familles subsistaient et s'élevaient par
le commerce; c'était même une famille de marchands qui était destinée à
enlever à Florence son orageuse liberté. Le père de Boccace, quoiqu'il
ne fût pas riche, avait occupé les premières magistratures; il avait été
l'un des Prieurs de la république. Il n'était donc pas étonnant que son
fils, quoique jeune encore, y obtînt des emplois de confiance et des
ambassades. Boccace avait été déjà envoyé à Ravenne, auprès des
seigneurs de la Polenta. Lorsque les Florentins voulurent engager Louis,
marquis de Brandebourg, fils de Louis de Bavière, à descendre en Italie
pour abaisser la puissance des Visconti, ils le choisirent pour leur
ambassadeur[11]; et quand le bruit se répandit en Italie que Charles IV
y allait entrer, ce fut encore lui qu'ils envoyèrent à Avignon pour
concerter avec le pape Innocent VI, la manière dont ils se
comporteraient avec cet empereur. Il y fut renvoyé, en 1365, en
ambassade auprès d'Urbain V, qui avait paru mécontent de la conduite des
Florentins. Enfin, deux ans après, il était un des magistrats chargés de
la conduite des stipendiaires, et, dans la même année, il fut encore
député vers le pape Urbain, non pas cette fois à Avignon, mais à Rome,
où ce pontife avait rétabli le Saint-Siége.

[Note 11: 1352.]

Avant qu'il se fût lié d'amitié avec Pétrarque, il avait rendu à la
supériorité poétique qu'il reconnaissait en lui l'hommage le moins
équivoque. En s'adonnant dans sa jeunesse à la poésie vulgaire, il
s'était flatté d'occuper la première place après Dante. Il ne
connaissait pas alors les poésies italiennes de Pétrarque. Lorsqu'elles
lui tombèrent entre les mains, il en fut si surpris et si découragé,
qu'il jeta au feu presque tous les vers italiens qu'il avait faits.
Pétrarque l'apprit dans la suite, et lui en fit de vifs reproches. On ne
sait pas si ce mouvement d'admiration, de modestie, mêlé peut-être aussi
d'un peu de dépit, fit périr des productions très-précieuses; mais ce
qui en résulta d'heureux, fut que Boccace, voyant qu'il n'y avait plus
de rang à prendre en poésie, tourna tous ses efforts du côté de la
prose, qui reçut de lui non-seulement plus de régularité, mais le poli,
les grâces, les formes élégantes et l'harmonie, que personne ne lui
avait encore données. Ce fut au désespoir de ne pouvoir être le second
en vers, qu'il dut d'être le premier en prose. Il s'éleva surtout dans
ce rang, dans son grand et immortel ouvrage des Dix-Journées ou du
_Décameron_. Il l'avait commencé à Naples; il le termina et le publia à
Florence, trois ans après son retour[12]. Le bruit que fit cette
publication, l'admiration qu'elle excita, les critiques mêmes dont elle
fut l'objet, portèrent au plus haut degré la réputation dont il
jouissait déjà en Italie. Il sembla que la prose toscane n'avait encore
fait que bégayer, qu'elle parlait enfin, que la langue était fixée, et
que le vrai modèle de l'éloquence italienne existait pour toujours.

[Note 12: 1353.]

En même temps que Boccace rendait ce grand service à la langue vulgaire,
il ne cessait d'appeler ses contemporains à l'étude des langues
anciennes, de les étudier lui-même, de rechercher, de se procurer à
grands frais ou par beaucoup de peines, les chefs-d'œuvre qui avaient pu
échapper aux ravages de la barbarie et du temps. Dans les voyages qu'il
faisait, soit pour remplir des missions publiques, soit pour cultiver
des liaisons que ces missions mêmes lui donnaient occasion de former, il
visitait partout les savants, les monuments, les bibliothèques; il
recueillait les anciens manuscrits grecs ou latins, et les copiait de sa
main, quand il n'avait pas le moyen de les acheter, ou qu'on ne voulait
pas les vendre. Il transcrivit un si grand nombre d'historiens,
d'orateurs et de poëtes latins, qu'il paraîtrait surprenant qu'un
copiste de profession en eût autant écrit[13]. Dans une excursion qu'il
fit au Mont-Cassin, monastère célèbre où était une bibliothèque, pillée
plusieurs fois pendant les siècles de barbarie, mais qui avait toujours
réparé ses pertes, et qui passait pour l'une des plus riches en anciens
manuscrits, il fut aussi étonné qu'affligé de trouver cette bibliothèque
reléguée dans un grenier où il ne put monter que par une échelle. Il n'y
avait ni porte ni clôture d'aucune espèce. L'herbe croissait aux
fenêtres, et tous les livres étaient moisis et couverts de poussière. Il
en ouvrit plusieurs, qu'il trouva dans le plus misérable état. La
douleur qu'il en ressentit redoubla encore quand il apprit de l'un des
moines que, lorsqu'ils voulaient gagner quelque argent, ils grattaient
un volume, en effaçaient l'écriture, et écrivaient à la place des
psautiers et d'autres livres d'église, qu'ils vendaient aux femmes et
aux enfants[14]. Tel est l'état où les anciens manuscrits n'étaient que
trop souvent réduits dans la plupart des monastères; et c'est ainsi que,
si l'on doit aux moines la conservation d'un grand nombre d'auteurs, on
leur doit peut-être la perte d'un nombre plus grand encore.

[Note 13: Giann. Manetti, cité par M. Baldelli, _Vita del
Boccaccio_, p. 127.]

[Note 14: _Benvenuto da Imola_, Comment. sur Dante, _Paradis_, c.
22. Ceci confirme ce que j'ai dit de cet abus passé en usage, t. I, p.
113.]

En se procurant et en copiant des manuscrits rares et précieux, Boccace
ne satisfaisait pas seulement son admiration pour les anciens et son
ardeur pour l'étude, qui allait croissant avec l'âge; il se mettait
encore en état de faire, malgré la modicité de sa fortune, de riches
présents à ses amis. Il exerça surtout avec Pétrarque cette libéralité
littéraire; il lui donna un Tite-Live, quelques Traités de Cicéron et de
Varron, tous copiés de sa main; et comme il étendait ses recherches aux
écrits les plus estimés des Pères de l'Église, il lui fit aussi présent
du _Traité de S. Augustin sur les Psaumes_. Enfin, dans une visite qu'il
lui fit à Milan[15], où il passa plusieurs jours avec lui, n'ayant point
vu dans sa bibliothèque le poëme du Dante, qui était à ses yeux
au-dessus de toutes les productions modernes, dès qu'il fut de retour à
Florence, il en commença une copie, exécutée avec toute la propreté de
son écriture, qui était fort belle, et qu'il fit décorer de tous les
ornements que le dessin, la miniature et l'application de l'or bruni,
ajoutaient alors aux manuscrits les plus soignés; et il l'envoya
l'année suivante à son ami, qu'il appelait toujours son maître[16].

[Note 15: En 1359.]

[Note 16: J'ai déjà dit dans la Vie de Pétrarque, que ce manuscrit,
précieux sous tous les rapports, est à la Bibliothèque impériale, n°.
3199.]

Ce séjour de Boccace à Milan fait époque dans l'histoire de la
littérature grecque en Italie. Parmi les différents objets dont les deux
amis s'entretinrent, Pétrarque parla de la rencontre qu'il avait faite,
quelque temps auparavant, à Padoue, d'un petit Calabrois nommé Léonce
Pilate, qui, ayant passé presque toute sa vie en Grèce, se donnait pour
Grec, et l'était du moins par la connaissance la plus étendue et
l'habitude la plus familière de la langue. Pétrarque lui avait fait
traduire en latin quelques morceaux d'Homère, qui lui avaient donné le
plus vif désir d'en avoir une traduction complète. L'imagination de
Boccace s'échauffe à ce récit; Léonce Pilate était alors à Venise, d'où
il comptait se rendre à la cour d'Avignon: il conçoit le dessein de
l'attirer à Florence, et de l'y fixer par un enseignement public. Il
part de Milan, va proposer au sénat de Florence de créer dans cette
ville une chaire de langue grecque, en obtient avec beaucoup de peine le
décret, part pour Venise, porte lui-même ce décret au Calabrois, qu'il
persuade par son éloquence, qu'il emmène comme en triomphe, et qu'il
loge dans sa propre maison.

Il l'y garda pendant tout le temps que Léonce voulut rester à
Florence[17]; et, ce qui rendait plus méritoire ce trait d'amour pour la
langue grecque, c'est que celui qui en était l'objet, loin de procurer à
son hôte une société agréable, était peut-être le plus laid, le plus
sale et le plus hargneux de tous les pédants. Le parti que Boccace en
tira pour lui même, fut de se faire expliquer en entier les deux poëmes
d'Homère, et de lui en faire rédiger sous ses yeux une traduction
latine[18]. Il lui fît expliquer et traduire de même seize Dialogues de
Platon. Quant aux leçons publiques, le succès en était retardé par
l'extrême rareté, et même par la privation presque totale de livres
grecs. Boccace mit toute son activité à en rechercher de toutes parts,
tout son désintéressement, ou plutôt sa prodigalité à se les procurer à
tout prix. Il en fit venir à ses frais de la Grèce même; il en réunit
enfin un si grand nombre, que, dans le siècle suivant, un auteur
florentin[19] qui écrivit sa vie, assura que presque tous les manuscrits
grecs que possédait alors la Toscane étaient dus aux soins et la
générosité de Boccace.

[Note 17: Il y resta près de trois ans. En 1363, il partit pour
Venise, d'où il passa à Constantinople. À peine y fut-il arrivé, qu'il
regretta l'Italie; il y voulut revenir; mais, accueilli par une tempête,
dans la mer Adriatique, il fut tué par la foudre. Une riche provision de
manuscrits grecs, qu'il apportait à Pétrarque, périt avec lui.]

[Note 18: Il paraît que Léonce n'acheva pas la traduction de
l'_Odyssée_. Lorsque, six ans après, Boccace envoya à Pétrarque une
copie qu'il avait faite pour lui, de ces deux traductions, on voit par
la réponse de Pétrarque, que celle de l'_Odyssée_ n'était pas finie.
(_Senil._, l. V, ép. I.) Cependant cette traduction existait en entier,
ainsi que celle de l'_Iliade_, dans l'abbaye Florentine, du temps de
l'abbé Mehus. (voyez _Vit. Ambr. Camald._, p. 273); et l'_Odyssée_
seulement, mais aussi toute entière, dans la bibliothèque des Médicis
(cod. 45, Plut. 4, 34.) M. Baldelli en cite un passage de vingt-trois
vers, dans une note sur le premier des éclaircissements
(_Illustrazioni_) qu'il a mis à la fin de sa Vie de Boccace, p. 264.]

[Note 19: Giannozzo Manetti.]

Malgré toute son application à s'instruire lui-même dans cette langue,
qu'il avait précédemment étudiée à Naples, il ne faut pas croire qu'il
devint un helléniste aussi profond que le furent à Florence plusieurs
hommes de lettres, dans les deux siècles suivants. Le défaut de
grammaires et de lexiques grecs empêchait alors d'acquérir une
connaissance parfaite de la langue. On cite des exemples tirés de ses
ouvrages d'érudition[20], qui prouvent que le vrai sens des termes lui
échappait quelquefois, et l'on regarde comme probable que, dans les
leçons qu'il prit de Léonce Pilate, il s'occupa des choses et des idées
plus que des mots[21]. Mais il n'en eut pas moins le mérite de répandre
le premier dans sa patrie, et d'y favoriser de tout son pouvoir, l'amour
des lettres grecques. À son exemple, d'autres esprits distingués
s'adonnèrent à cette étude, et fondèrent à Florence une espèce de
colonie grecque, tandis que, partout ailleurs, cette langue était encore
étrangère à toutes les écoles et à toutes universités, et long-temps
avant que la chute de l'empire grec en facilitât l'étude en Italie et
dans le reste de l'Europe. On s'est habitué à dire, et l'on répète
encore par routine, que la dispersion des savants grecs, à la
destruction de leur empire, avait été en Europe la source de la
renaissance des lettres. Mais Dante, Pétrarque, et surtout Boccace,
donnent le démenti à cette assertion banale; et l'on voit déjà ici, ce
qu'on verra encore mieux par la suite, que Florence n'en serait pas
moins devenue la nouvelle Athènes, quand même l'ancienne et toutes les
îles, et la ville de Constantin, ne seraient pas tombées sous les coups
d'un vainqueur ignorant et barbare.

[Note 20: M. Baldelli, _Vita del Bocc._, p. 139, note.]

[Note 21: _Id. ibid._]

La générosité naturelle de Boccace, excitée par les deux passions les
plus nobles, l'amour des lettres et l'amour de la patrie, lui fit
oublier la médiocrité de sa fortune. Il dissipa, pour subvenir à ces
dépenses, une grande partie de son modeste patrimoine, et ce fut surtout
depuis ce moment qu'il fut tourmenté de tous les embarras qu'entraîne un
dérangement d'affaires. Son amour pour le plaisir, disons-le nettement,
son inconduite, et l'habitude de se livrer avec ardeur à tous ses
goûts, contribuèrent aussi à cet état de gêne où il se trouva réduit, et
qui alla jusqu'à l'indigence. Presque tous ses amis l'abandonnèrent
alors, comme cela est arrivé dans tous les temps. Mais il n'en fut pas
ainsi de Pétrarque: il l'aida de sa bourse, de ses consolations, de ses
livres; il voulut lui procurer des places avantageuses, que Boccace
refusa par amour pour sa liberté. Pétrarque fut loin de l'en blâmer, car
il n'était pas de ces amis qui donnent des conseils comme des ordres, et
qui, quelques raisons que l'on allègue, ne pardonnent pas le refus d'y
obéir; mais il lui pardonna moins aisément de ne vouloir pas venir
partager sa maison et sa fortune. Ce qu'il lui écrivit à ce sujet est
d'une simplicité touchante. «Je vous loue d'avoir refusé de grandes
richesses que je vous offrais, et d'avoir préféré la liberté de l'âme et
une pauvreté tranquille; mais je ne vous loue pas de même de refuser un
ami qui vous a tant de fois appelé. Je ne suis pas en état de vous
enrichir: si j'y étais, ce ne serait pas par mes paroles ni par ma
plume, mais par des choses et des effets que je m'expliquerais avec
vous. Je suis dans une position où ce qui suffit pour un suffira
abondamment pour deux hommes qui n'auront qu'un cœur et qu'une maison.
Vous me faites injure, si vous dédaignez ce que je vous offre, et plus
encore, si vous en doutez[22].» Boccace n'accepta point ces offres
généreuses; mais il en aima davantage celui qui les lui faisait de si
bon cœur, et il fallut bien que Pétrarque lui pardonnât enfin ce refus,
accompagné d'un redoublement d'amitié.

[Note 22: Petrarch., _Senil._, l. I, ép. 4, tout à la fin.]

Ce n'était pas toujours de littérature et de philosophie qu'il était
question entre ces deux fidèles amis. La vie que menait Boccace, et la
licence de ses premiers écrits, ne plaisaient point à Pétrarque, qui lui
parlait et lui écrivait là dessus avec toute la tendresse et toute
l'autorité d'un père.

Tant que dura le feu de l'âge, ces conseils toujours bien reçus, furent
peu suivis. Le progrès du temps amena d'autres dispositions, et un fait
singulier en précipita les effets. Un jour que Boccace était dans sa
maison, à Florence, un chartreux de Sienne, qu'il ne connaissait
pas[23], demanda à lui parler en secret. Il lui dit qu'il venait de la
part du bienheureux père Petroni, religieux de la même chartreuse, qui
n'avait jamais vu Boccace, mais qui le connaissait à fond par la
permission de Dieu. Il lui représenta, au nom de ce père, le danger où
il était s'il ne réformait pas ses mœurs et ses écrits, et lui fit des
remontrances véhémentes sur l'abus qu'il faisait de ses talents, et sur
son penchant à l'amour. «Le bienheureux père Petroni, ajouta-t-il, m'a
chargé en mourant de venir vous engager à changer de vie, à renoncer à
la poésie et aux lettres profanes. Si vous ne le faites pas, vous
mourrez bientôt, et des supplices éternels vous attendent.» Ce
chartreux, pour accréditer sa mission, apprit à Boccace que le père
Petroni avait vu Jésus-Christ en personne, qu'il avait lu sur son visage
tout ce qui se passe sur la terre: le présent, le passé, l'avenir. Il
lui fit voir ensuite qu'il savait un secret que Boccace croyait n'être
connu que de lui seul; enfin, il lui annonça qu'il allait remplir des
commissions semblables à Naples, en France, en Angleterre, et qu'il
irait ensuite trouver Pétrarque.

[Note 23: Il se nommait _Giovacchino Ciani_.]

Boccace, frappé de cette prédiction, de ces menaces, et de la révélation
de ce secret, fut saisi de terreur, et prit sur-le-champ le parti de la
réforme. Il renonça aux femmes, à la poésie, et résolut de vendre sa
bibliothèque, toute composée de poëtes et d'auteurs profanes. Il fit
part de ses projets et de la visite qui les avait fait naître à
Pétrarque, qui lui répondit comme il convenait à son amitié, à sa piété,
mais aussi à sa sagesse et à son expérience. Il approuva la réforme des
mœurs et blâma tout le reste. Il ne s'en laissa point imposer par la
prétendue vision du chartreux mort, ni par les menaces du chartreux
vivant. «Voir Jésus-Christ des yeux, du corps, écrivait-il à Boccace,
c'est, je l'avoue, une chose merveilleuse, si elle est vraie. On a vu,
dans tous les temps, des hommes couvrir du voile de la religion et de la
sainteté, des mensonges et des impostures, afin que l'opinion de la
Divinité cachât la fraude humaine, c'est ce que je puis vous dire en ce
moment. Quand l'envoyé du défunt sera venu jusqu'à moi, après avoir
rempli les autres missions dont il est chargé, je verrai quelle foi je
dois ajouter à ses paroles. L'âge de cet homme, son front, ses yeux, ses
mœurs, son attitude, ses mouvements, sa manière de marcher, de
s'asseoir, son discours, et surtout la conclusion et l'intention de
l'orateur, serviront à m'éclairer[24].»

[Note 24: _Petrarc. Senil_, l. I, ép. 4. C'est à la fin de cette
longue lettre, qu'il répète à Boccace l'offre dont il est parlé plus
haut, de venir demeurer avec lui. Toute cette histoire est racontée
comme miraculeuse, dans la grande collection des Bollandistes, à la date
du 29 mai, t. VII, page 228.]

C'était en 1361, qu'arriva cette aventure; et ce fut sans doute alors
que Boccace prit l'habit ecclésiastique[25], et qu'il voulut se livrer à
l'étude de la théologie, dont il n'avait pris autrefois qu'une teinture
légère; mais il s'aperçut bientôt que c'était commencer trop tard, que
cette étude convenait mal aux habitudes de son esprit; et, profitant des
conseils de Pétrarque, il reprit le cours ordinaire de ses travaux.
Environ deux ans après, il se rendit à la cour de Naples, invité par le
grand sénéchal du royaume, Nicolas Acciajuoli; mais il n'eut pas lieu
d'être content de ce voyage. Après un assez bon accueil de la part du
maître, il fut si mal logé, si malproprement meublé dans son palais, il
fut nourri à une table si mal servie et si sale, avec des convives si
peu dignes de lui[26], le grand sénéchal prit avec lui des airs de
hauteur si insupportables pour un homme habitué aux égards et à la
bienveillance des hommes du plus haut rang, qu'il n'y put tenir
long-temps, et qu'il partit précipitamment de cette cour inhospitalière.
Au lieu de retourner directement à Florence, il fit un long détour, et
alla jusqu'à Venise, se dédommager auprès de Pétrarque, des dégoûts
qu'il venait d'éprouver[27]. Il y demeura trois mois, et put comparer à
loisir l'hospitalité offerte par l'amitié modeste avec la commensalité
accordée par l'orgueilleuse grandeur[28].

[Note 25: Il lui fallut pour cela des dispenses du pape, parce qu'il
était fils naturel. Manni nous apprend (_Istoria del Decamerone di Giov.
Boccac._, Florence, 1742, in-4°., p. 14), que Joseph Marie Suarès,
camérier secret du pape Urbain VIII, et évêque de Vaison, faisant des
recherches dans les archives d'Avignon, vers le milieu du seizième
siècle, y trouva ces lettres de dispense, qui ne laissent aucun doute
sur l'illégitimité de la naissance de Boccace. M. Baldelli a voulu se
procurer une copie de ces lettres; il a écrit, à ce sujet, à M. Guérin,
secrétaire de l'athénée de Vaucluse, qui en a fait inutilement la
recherche. Si ce titre existait encore au moment de la révolution, M.
Guérin croit qu'il aura été détruit ou vendu, et perdu comme tant
d'autre. Voyez _Vita del Boccac._, p. 164, note.]

[Note 26: C'étaient les parasites, les flatteurs, et avec eux les
muletiers, les petits garçons, les cuisiniers et les marmitons. _Prose
di Dante e di Baccaccio_, citées par M. Baldelli, p. 167 et 168. Quelle
idée cela nous donne de la magnificence des grands seigneurs de ce
temps-là!]

[Note 27: 1363.]

[Note 28: M. Baldelli, _loc. cit._]

Florence, quand il y retourna, était tourmentée par la contagion et par
la guerre. Il alla chercher un air plus pur et la paix dont il avait
besoin pour ses travaux, dans le village de Certaldo, dont la position
est aussi saine qu'agréable, et qu'il affectionnait toujours, comme le
premier berceau de sa famille. On y voit encore avec intérêt la petite
maison qu'il habita, et qui est, pour ce village, un ornement plus
précieux que ne serait un riche palais[29]. C'est là que, dans une
entière indépendance et dans un parfait repos, il médita, ou composa
même ses ouvrages en langue latine[30], qui lui ont obtenu, pendant deux
siècles, parmi les mythologues et les érudits, le premier rang. La
considération dont il jouissait à Florence, l'accompagnait dans sa
retraite: ses concitoyens l'y vinrent chercher pour lui confier les deux
ambassades auprès du pape Urbain V, l'une à Avignon, l'autre à Rome,
dont nous avons déjà parlé. Dans la première, il reçut à la cour
pontificale un accueil qu'il devait peut-être en partie à l'amitié de
Pétrarque. Le patriarche de Jérusalem, Philippe de Cabassoles, le serra
dans ses bras, en présence du pape et des cardinaux, en disant qu'il lui
semblait recevoir l'ami dont il regrettait l'absence. Mais il obtint
pour lui-même, dans sa seconde ambassade, un éloge flatteur de la part
d'un pontife aussi vertueux que l'était Urbain V. Ce pape, dans sa
réponse au sénat, dit qu'il avait vu et entendu avec plaisir Jean
Boccace, tant à cause de la république qu'en considération de ses
vertus. L'auteur du Décaméron était alors devenu un des principaux
ornements du clergé. On en cite encore pour preuve une commission que
lui donna, quelques années après, l'évêque de Florence, ayant, dit ce
prélat dans sa lettre, la plus grande confiance dans la circonspection
de Jean Boccace, citoyen et ecclésiastique florentin, dans sa prudence
et dans la pureté de sa foi[31], etc.

[Note 29: M. Baldelli, p. 173. Quelques siècles après, la famille
des Médicis fit apposer sur la tour qui fait partie de cette maison, ses
propres armes, et y fit sculpter cette inscription:

        _Has olim exiguas coluit Boccatius œdes
        Nomine qui terras occupat, astra, polum._

Cette maison a passé depuis dans la famille Ridolfi. Manni en donne le
dessin, _ub sup._, p. II.]

[Note 30: _De Genealogiâ Deorum; de Montibus, Sylvis, Stagnis_,
etc.; _de casibus virorum et fœminarum illustrium; de Claris
mulieribus_.]

[Note 31: Il s'agissait de l'exécution d'un legs relatif à une
fondation ecclésiastique, _Confidens quam plurimum_, disait cet évêque,
_de circumspectione et fidei puritate providi viri D. Joannis Boccaci de
Certoldo, civis et clerici florentini_. Manni, p. 35; M. Baldelli, p.
191, note.]

Dès qu'il se trouva libre, il suivit les mouvements de son cœur qui
l'entraînaient toujours vers Pétrarque. Il se rendit à Venise, où il
croyait la trouver. Pétrarque était à Pavie, auprès de Galéas Visconti,
qui l'y avait appelé. Boccace fut reçu par la fille et le gendre de son
ami, comme il l'eût été par ses propres enfants; mais ils ne purent lui
rendre les graves et doux entretiens, ni les sages conseils dont son
esprit et son âme avaient besoin. Depuis la visite du chartreux de
Sienne, il y sentait souvent du trouble; souvent aussi l'état de gêne où
il se trouvait, lui rendait nécessaires des secours d'une autre nature.
Il lui furent tous offerts par un autre chartreux qui avait été son
compagnon d'études, et qui l'invita à l'aller trouver à la Chartreuse de
Saint-Étienne en Calabre, dont il était abbé. Boccace fit avec confiance
ce long voyage[32]: sa confiance était mal placée: l'abbé[33] évita même
sa présence, s'absenta lorsqu'il arrivait, et le laissa dans tous les
embarras qui durent suivre un pareil abandon. Le bruit courut cependant
à Naples que Boccace s'était fait chartreux. On n'est pas d'accord sur
l'époque où ce bruit s'y répandit; mais il est probable que ce fut à
l'occasion de ce malheureux voyage[34].

[Note 32: 1370.]

[Note 33: Il s'appelait _Niccolò di Montefalcone_.]

[Note 34: On trouve dans la Préface des Nouvelles de _Franco
Sacchetti_, un sonnet de cet auteur, adressé à Boccace, sur sa prétendue
entrée dans l'ordre des Chartreux. Manni, p. 99, croit ce sonnet écrit
en 1362; l'auteur de la Préface, vers 1373. M. Baldelli le croit, avec
plus de raison, fait en 1370, au sujet de ce voyage à la Chartreuse de
Calabre. _Vita di Giov. Bocc._, p. 195, note.]

De retour dans sa patrie, il en fut, pour ainsi dire, chassé par les
désordres publics qu'il y voyait régner, et peut-être aussi par quelque
mécontentement particulier, car il en partit avec une sorte
d'indignation. Il se rendit à Naples, où il trouva, dans des hommes du
premier rang, un accueil et des traitements qui lui rendirent la
tranquillité. Des offres séduisantes lui furent faites alors de tous
côtés; la reine Jeanne elle-même fit son possible pour le retenir à son
service; mais il avait toujours présent à la mémoire ce qu'il avait
souffert dans le palais du grand sénéchal, et l'âge avait encore
augmenté en lui son amour pour l'indépendance. Quand il crut pouvoir en
jouir paisiblement en Toscane, il y retourna, non pas cependant à
Florence, mais dans sa douce retraite de Certaldo[35].

[Note 35: 1373.]

À peine y était-il établi, qu'il fut attaqué d'une maladie interne,
accompagnée d'une éruption dont son corps fut tout couvert, et qui le
rendit un objet dégoûtant pour lui-même[36]. Ses forces furent bientôt
comme anéanties, et il resta dans un état d'abattement qui ne lui
permettait plus d'écrire, de lire, ni même de penser. Une crise
terrible, une fièvre ardente, un délire nocturne, qui lui fit voir, dans
une vie future, les objets les plus effrayants, opérèrent en lui une
révolution salutaire: il guérit et se trouva même promptement en état,
quoique très-affaibli par sa maladie, de répondre à une nouvelle marque
d'estime que lui donnaient ses concitoyens. Il avait fait, au milieu
d'eux, si souvent et avec tant de chaleur l'éloge du Dante, il avait
professé une si haute admiration pour son poëme, qu'il avait opéré, à
son égard, un changement dans les esprits. On reconnaissait enfin les
injustices qui avaient été faites à ce génie extraordinaire, et son
ouvrage, d'abord mal apprécié, avait acquis peu à peu dans l'opinion la
place qui lui était due. On était, pour ainsi dire, en peine de savoir
par quels hommages publics on pourrait honorer sa mémoire. Enfin, le
sénat fonda une chaire spéciale, pour lire publiquement _la divina
Commedia_, en expliquer les endroits difficiles, et en développer les
beautés. Un traitement annuel de cent florins fut attaché à cette
chaire, et d'un consentement unanime elle fut offerte à Boccace. Malgré
sa faiblesse, il accepta cette fonction honorable, qui s'accordait si
bien avec ses sentiments presque religieux pour ce poëte, et il se mit
aussitôt en état de la remplir. Il ouvrit ce nouveau cours, dans
l'église de Saint-Laurent, le 23 octobre 1373, époque qui n'est
indifférente, ni pour la gloire du Dante, ni pour la sienne.

[Note 36: _Cominciò a molestarlo schifosa scabbia, che rendeva gli
la vita tediosa e afflitta. Aggravò il male debolezza d'intestini,
ostruzzione de milza, ed accensione di bile, che lo afflissero co'
sintomi i più sinistri_, etc. M. Baldelli, _Vita di Giov. Bocc._, p. 199
et 200.]

Au milieu de ce travail que la destruction presque entière de ses forces
lui rendait très-pénible, et qu'il était même forcé d'interrompre de
temps en temps, le coup le plus terrible qu'il pût recevoir vint le
frapper. Il apprit, d'abord par la voix publique, la mort de celui qu'il
appelait son père et son maître: François de Brossano, gendre de
Pétrarque, lui confirma ensuite cette triste nouvelle, en lui envoyant,
de Venise, les cinquante florins que Pétrarque lui avait légués par son
testament.

«Mon premier mouvement, lui répondit Boccace, a été d'aller aussitôt
donner de bien justes larmes à votre malheur et au mien, adresser avec
vous mes plaintes au ciel, et dire au tombeau d'un tel père les derniers
adieux: mais depuis dix mois que j'explique publiquement dans ma patrie
la comédie du Dante, je suis attaqué d'une maladie plutôt longue et
ennuyeuse qu'accompagnée d'aucun danger.» Il décrit ensuite l'état de
langueur, de maigreur et de faiblesse où il est réduit. À peine a-t-il
pu se traîner jusqu'à Certaldo, dans la maison de ses pères[37], où il
continue de languir, n'attendant plus sa guérison que de Dieu. «Mais,
continue-t-il, c'est assez parler de moi: après avoir reçu et lu votre
lettre, ma douleur s'est renouvelée, et j'ai encore pleuré pendant
presque toute une nuit, non par pitié pour cet excellent homme (sa
probité, ses mœurs, ses jeûnes, ses veilles, ses prières et toutes ses
vertus m'assurent qu'il est allé se réunir à Dieu, et qu'il jouit de
l'éternelle gloire); mais pour moi et pour ses amis qu'il a laissés sur
cette terre orageuse comme un vaisseau sans gouvernail, tourmenté par
les flots et les vents, et jeté parmi les rochers. En me livrant aux
innombrables agitations de mon propre cœur, je pense à l'état où doit
être le vôtre et celui de la respectable Tullie, ma chère sœur, et votre
épouse. Je ne doute point que votre douleur ne soit encore beaucoup plus
amère... Comme Florentin, je porte envie à Arqua, en voyant que
l'humilité de l'ami que nous pleurons, plutôt que le mérite de ce lieu,
lui a procuré le bonheur de posséder le corps de celui dont le noble
cœur fut le séjour chéri des muses, le sanctuaire de la philosophie, le
temple de tous les arts, et surtout de cette éloquence cicéronienne,
dont ses écrits offrent tant d'exemples. Arqua, jusqu'à présent inconnu,
non seulement aux étrangers, mais aux habitants de Padoue, sera
désormais connu des nations; son nom sera fameux dans le monde entier.
On l'honorera comme nous honorons les collines de Pausilippe, lors même
que nous ne les aimons pas, parce qu'à leur racine sont placés les os de
Virgile; Tomes, le Phase et les extrémités du Pont-Euxin, qui possèdent
le tombeau d'Ovide, et Smyrne, à cause de celui d'Homère... Je ne doute
point que le navigateur, revenant chargé de richesses des bords les plus
éloignés de l'Océan, et voguant sur la mer Adriatique, ne regarde de
loin avec respect le sommet des monts Euganées, et ne dise, ou en
lui-même ou à ses amis: Voilà ces montagnes qui renferment dans leurs
entrailles l'honneur du monde, celui qui fut l'asyle de toutes les
sciences, Pétrarque, ce poëte éloquent, décoré jadis dans la reine des
villes, de la couronne triomphale, et qui a laissé dans tant d'écrits
des gages d'une immortelle renommée... Ah! malheureuse patrie, il ne t'a
pas été donné de posséder les cendres d'un fils aussi illustre. En
effet, tu étais indigne d'un tel honneur; tu as négligé pendant sa vie
de l'attirer à toi, de le placer honorablement dans ton sein. Tu
l'aurais appelé, s'il eût été un artisan de trahisons et de crimes,
s'il se fût rendu coupable d'avarice, d'ingratitude et d'envie[38].

[Note 37: _In avitum Certaldi agrum._]

[Note 38: Lettre de Boccace à François de Brossano, publiée par
l'abbé Mehus, _Vita Ambros. Camald._, pag. 203-205.]

Cette lettre est beaucoup plus longue, mais ceci suffit pour faire voir
combien Boccace fut affecté de cette perte. Son imagination est émue
comme son cœur. On aime à retrouver ces traces du sentiment qui unissait
deux hommes célèbres. Elles deviendraient surtout précieuses, et
pourraient n'être pas sans utilité, dans des temps où les gens de
lettres s'isoleraient entièrement les uns des autres, se concentreraient
chacun dans leur intérêt particulier, n'auraient même plus pour intérêt
commun celui de la gloire et du progrès des lettres, et sembleraient
ignorer quel charme prêtent à l'exercice des facultés de l'esprit les
communications, les conseils et les doux épanchements de
l'amitié.--Boccace ne put en effet se rétablir ni par le séjour de la
campagne, ni par les secours de l'art, ni par le ralentissement qu'il
mit, mais trop tard, dans l'activité de ses travaux. Il languit encore
jusqu'à la fin de 1375, et mourut à Certaldo le 21 décembre, âgé de
soixante-deux ans.

Peu de temps avant de mourir, il avait fait son testament, où il
dispose de son mobilier, et laisse ce qui lui restait de bien à deux
neveux, fils de Jacques, son frère aîné. Le legs le plus considérable
est celui de ses livres, presque tous copiés de sa main, ou recueillis
avec beaucoup de fatigues et de dépenses. Il en fait don à un certain
père Martin, religieux de Saint-Augustin, son exécuteur testamentaire et
sans doute son directeur, qui dut les laisser à son couvent; ils se sont
ensuite perdus. Un savant célèbre, Niccolo Niccoli, fit, dans le siècle
suivant, un acte de générosité qui devait les sauver; il fit faire et
orner à ses frais, dans ce couvent, une pièce exprès, où les livres de
Boccace furent déposés; mais le temps a fait disparaître la chambre, les
ornements et les livres[39]. On remarque aussi dans ce testament qu'il
n'y fait aucune mention d'un fils naturel qu'il avait eu dans sa
jeunesse, et qui était établi à Florence. Ce fut cependant ce fils qui
présida à ses funérailles, et qui le fit enterrer honorablement à
Certaldo. Il fit graver sur la tombe de son père, une inscription en
quatre vers latins, que Boccace avait composée lui-même. Ces vers sont
médiocres, excepté le dernier, qui dit avec concision et élégance que
Certaldo fut sa patrie, et la douce poésie son étude[40]:

        _Patria Certaldum, studium fuit alma poësis_.

[Note 39: Voyez Mehus, _Vita Ambr. Camald._, p. 288.]

[Note 40:

        _Hâc sub mole jacent cineres ac ossa Johannis.
        Mens sedet ante Deum meritis ornata laborum
        Mortalis vitœ, Genitor Bocchaccius illi,
        Patria_ etc.]

Boccace fut généralement regretté à Florence; où il n'avait cependant
pas trouvé dans sa pauvreté beaucoup de secours. Plusieurs poëtes, et
surtout _Franco Sacchetti_, firent des vers à sa louange. Il fut frappé
deux médailles en son honneur; et la république voulant, vingt ans
après, rendre un hommage plus solennel à sa mémoire, délibéra de lui
ériger un tombeau magnifique, ainsi qu'à Dante et à Pétrarque, dans
l'église de _Sancta-Maria del Fiore_; mais ce projet ne fut exécuté pour
aucun de ces trois grands hommes.

Le goût dominant de Boccace, dans l'âge des passions, avait été l'amour
du plaisir, tempéré par celui de l'étude. Dans son âge avancé, l'amour
de l'étude resta seul, et l'occupa tout entier. Il ne s'y joignit aucune
ambition de rang ni de fortune. Les emplois qui lui furent confiés
vinrent le chercher, et dès qu'il put en déposer le fardeau, il le fit.
Il avait la même aversion pour les affaires domestiques que pour les
autres, et ne voulut jamais se charger ni de tutelles, ni d'aucune de
ces fonctions privées qui engagent dans des discussions d'intérêts avec
les hommes. Son caractère était franc et ouvert; il n'était pourtant
pas exempt d'un fierté dont on peut blâmer l'excès, mais qui, surtout
dans la mauvaise fortune, garantit des condescendances viles, et sert de
sauve-garde à l'honneur et à la vertu. Sa figure était belle; son visage
rond et plein; ses traits en général un peu gros, mais réguliers; sa
taille haute et forte; ses manières libres et engageantes; sa
conversation gaie, spirituelle et pleine d'agrément. La philosophie,
l'érudition et la poésie en étaient les sujets les plus familiers, et il
ne contribua peut-être pas moins par ses entretiens que par ses écrits à
répandre dans sa patrie l'amour de l'étude et le goût des lettres.

Le plus considérable des ouvrages latins de Boccace est son _Traité de
la généalogie des Dieux_[41]. Ce fut le premier qu'il écrivit depuis
qu'il se fut retiré à Certaldo. Il le fit à la demande de Hugues, roi de
Chypre et de Jérusalem, à qui il le dédia. Cet ouvrage est divisé en
quinze livres, et subdivisé en chapitres, où l'auteur a réuni tout ce
que ses longues études avaient pu lui apprendre sur le système
mythologique des anciens. Il traite, en autant de chapitres
particuliers, de chaque dieu, déesse ou génie, et descend jusqu'aux
demi-dieux et aux héros qui passèrent pour être les enfants des dieux.
Dans son quatorzième livre, il défend la poésie contre ses détracteurs,
contre les ignorants, les pédants, les théologiens, les juristes, les
moines et tous les prétendus docteurs de son siècle. Il définit ensuite
ce que c'est que la poésie, et en démontre l'antiquité et l'utilité. Le
quinzième livre contient une espèce de résumé de tout l'ouvrage. Il y
rend compte des sources où il a puisé, des recherches qu'il a dû faire,
de la méthode qu'il a suivie, des ordres du roi qui le lui ont fait
entreprendre. Il se croit enfin obligé de prouver qu'un chrétien peut
sans indécence traiter des sujets de l'antiquité païenne.

[Note 41: _De Genealogiâ Deorum_, lib. XV.]

Ce livre qu'il ne publia qu'environ dix ans après[42], eut alors, et
dans le siècle suivant, beaucoup de réputation. Les écrivains de ce
temps lui prodiguèrent les plus grands éloges[43]; toutes les
bibliothèques en eurent des copies, et dès que l'art de l'imprimerie fut
inventé, les éditions se multiplièrent rapidement[44]: cela devait être.
Les notions que l'on avait alors de la mythologie étaient si imparfaites
et si confuses, qu'on devait saisir avidement ce premier trait de
lumière: mais il a perdu de son prix à mesure qu'il a paru sur ce même
sujet des ouvrages remplis d'une meilleure critique et d'une érudition
plus étendue. Ce qu'on en peut dire aujourd'hui de plus favorable est ce
qu'a dit Louis Vivès[45], que ce livre, où Boccace a rassemblé en un
seul corps les généalogies de tous les Dieux, est mieux fait qu'on ne
pouvait l'attendre de son siècle.

[Note 42: En 1373.]

[Note 43: Philippo Villani, Colluccio Salutato, Giann. Mannetti,
etc.]

[Note 44: L'une des premières éditions porte ce titre: _Genealogiæ
Deorum gentilium Johannis Boccatii de Certaldo ad Ugonem inclytum
Hierusalem et Cypri regem_; et à la fin du volume _Venetiis impressum
anno salutis_, 1472, in-fol.]

[Note 45: _Deorum Genealogias in corpus unum redegit, felicius: quam
illo erat sæculo sperandum_. Ludov. Vives, _de Tradend, Disciplin._]

On en peut dire autant du petit Traité qu'il composa en un seul livre
sur les montagnes, les forêts, les fontaines, les lacs, les fleuves, les
étangs, et les différents noms de mer[46]. On le trouve ordinairement,
et dans les éditions, et dans les manuscrits, à la suite du précédent.
Le titre en explique suffisamment le sujet. C'est un ouvrage qui put
être alors très-utile pour l'étude de la géographie ancienne, dont les
notions étaient aussi confuses que celles de la mythologie. On y trouve
expliqué, par ordre alphabétique, tout ce qui regarde chacune des
montagnes, des forêts, des fontaines, etc., dont il est question dans
les anciens. L'auteur rapporte dans chaque article l'origine du nom, les
variations qu'il a éprouvées chez les différents peuples et les
différents auteurs, et lève ainsi les difficultés, les équivoques et les
erreurs auxquelles ces variations ont donné lieu.

[Note 46: _De Montibus, Sylvis, Fontibus, Lacubus, Fluminibus,
Stagnis, seu paludibus, de diversis nominibus maris_, imprimé à Venise,
en 1473, in-fol.]

Deux autres de ses ouvrages en prose latine sont historiques. Le
premier est un Traité _Des infortunes des Hommes et des Femmes
illustres_[47]. Il commence par Adam et Ève, et descend jusqu'aux
personnages de son temps. Le second est intitulé: _Des Femmes
célèbres_[48], et s'étend aussi depuis Ève jusqu'à la reine Jeanne de
Naples. Boccace n'oublie pas d'y parler d'une autre Jeanne qui a fait
beaucoup de bruit dans le monde, mais qui est un personnage plus
fabuleux qu'historique: c'est la papesse Jeanne. Dans quelques éditions,
une gravure en bois la représente même en habits pontificaux, et
entourée de toute la cour romaine, surprise par l'accident qui révéla
son sexe, et se délivrant d'un fardeau dont le chef de l'Église ne dut
jamais être chargé. L'un et l'autre ouvrage sont assez dans le genre du
Traité de Pétrarque, intitulé: _Des Choses mémorables_; mais la latinité
n'y est pas à beaucoup près aussi pure, et ne se rapproche pas autant de
celle des bons siècles de Rome.

[Note 47: _De casibus Virorum et Fæminarum illustrium_, lib. IX.]

[Note 48: _De claris Mulieribus_.]

Cette différence est encore plus sensible dans les vers que dans la
prose. Boccace a laissé seize églogues[49], dont plusieurs sont assez
longues, et qui ont presque toutes pour sujet des faits qui lui sont
particuliers, ou des traits de l'histoire de son temps, ce qui, joint à
la dureté et à l'obscurité du style, les rend le plus souvent aussi
difficiles à entendre que peu agréables à lire. Par exemple, la
troisième églogue est intitulée _Faunus_, et ce Faune, qui est le
principal interlocuteur, est _Francesco degli Ordelaffi_, seigneur
d'Imola, de Césène et de Forli. Il était intime ami de Boccace, qui lui
avait donné ce nom de Faune à cause de sa passion pour la chasse et pour
le séjour des forêts[50]. Il eut des aventures extraordinaires, dont
l'histoire de ce siècle fait mention, et auxquelles font allusion
plusieurs passages de cette églogue. On n'entend rien à ces passages, si
l'on ne connaît cette clef, et si l'on ne consulte l'histoire. La
quatrième est intitulée _Dorus_; sous ce nom, le poëte a voulu désigner
Louis, roi de Sicile; et la fuite de ce jeune roi, époux de la reine
Jeanne, qui était fugitive comme lui[51], est le sujet de cette églogue.
Boccace nous apprend lui-même[52] que, comme Louis était sans doute
dévoré d'amertume en se voyant chassé de ses états, et que le mot grec
_doris_, signifie amertume, il lui a donné le nom de _Dorus_. Il y a
deux autres interlocuteurs, Montanus et Pithyas.

[Note 49: Imprimées à Florence, par _Philippo di Giunta_, 1504,
in-8°.]

[Note 50: Ces explications des Églogues de Boccace ont été données
par lui-même; elles sont tirées d'une de ses lettres latines, conservées
en manuscrit dans la bibliothèque Laurentienne, et dont Manni a publié
tous les passages relatifs à ces mêmes explications, _Istor. del
Decamer._, p. 55 et suiv. Elle a été imprimée toute entière dans une
Dissertation historique de _Domenico Antonio Gondolfo_, de l'ordre des
Augustins, sur deux cents écrivains célèbres du même ordre. Rome, 1704,
in-4°., à l'article de frère _Martin de Signa_, à qui elle fut adressée
par l'auteur.]

[Note 51: Lorsque Louis de Hongrie eut envahi le royaume de Naples,
pour venger le meurtre de son frère André.]

[Note 52: Dans la lettre citée ci-dessus.]

Le premier peut être pris pour un habitant quelconque de Volterre, parce
que cette ville est située sur une montagne, et que le roi y fut bien
reçu dans sa fuite; Boccace entend, par le second, le grand
sénéchal[53], qui n'abandonna point ce prince, et qui fut pour lui ce
que Pithyas fut pour Damon, selon Valère Maxime, dans son chapitre _De
l'Amitié_. La cinquième églogue a pour titre _Sylva cadens_, la forêt
tombante; et ce n'est point une forêt que Boccace y a voulu peindre,
mais la ville de Naples désolée, dépeuplée, et presque abattue et
tombante par le chagrin que lui cause la fuite de son roi. Dans cette
forêt, qui est une ville, les troupeaux, les moutons, les bœufs, tristes
et malades, sont les habitants affligés. Le sujet de la sixième églogue
est le retour du roi Louis, qui ne s'y appelle plus _Dorus_, mais
_Alcestus_, parce qu'il était devenu un très-bon roi, et qu'il se
portait avec ardeur à la vertu. Or, _alce_, en grec, selon Boccace,
signifie vertu; et _æstus_, en latin, veut dire ardeur ou chaleur. Cela
est contraire à la règle des étymologies, qui défend de tirer celle du
même mot de deux langues différentes; mais on n'y regardait pas alors de
si près.

[Note 53: Nicolas Acciajuoli.]

Dans la septième églogue et dans les suivantes, ce n'est plus de Naples
qu'il est question, mais de Florence. Les querelles entre cette
république et les empereurs, sont peintes dans l'une, intitulés
_Jurgium_, sous l'emblême dispute entre le berger Daphnis, qui est
l'empereur, et la bergère _Florida_, qui est Florence; l'autre, qui a
pour titre _Midas_, représente la tyrannie d'un maître avare; et le
poëte a donné pour interlocuteurs au roi de Phrygie, Damon et Pithyas,
ces deux modèles antiques de l'amitié. Dans une autre, la neuvième,
l'embarras et l'incertitude où se trouve Florence lors du couronnement
de l'empereur, sont indiqués par le titre de _Lipis_, attendu que ce
mot, toujours selon Boccace, veut dire en grec anxiété, incertitude[54];
et l'un des interlocuteurs, qui est le Florentin, se nomme _Batrachos_,
mot qui signifie, en grec, une grenouille, «parce que, dit l'auteur,
nous autres Florentins nous sommes bavards et poltrons comme des
grenouilles.» La dixième églogue est intitulée _la Vallée obscure_,
parce qu'il y est question des enfers, lieu où le jour ne luit jamais.
L'interlocuteur _Lycidas_, désigne un tyran, du grec _lycos_, loup,
animal rapace et cruel, comme le sont les tyrans; l'autre interlocuteur
_Dorilas_, est un esclave qui vit toujours dans l'amertume; et comme le
poëte a donné dans une autre églogue le nom de _Dorus_ au roi Louis, et
qu'il ne convient pas qu'un homme du peuple ait le même nom qu'un roi,
il appelle celui-ci, par diminutif, _Dorilas. Panthéon_ est la titre de
la onzième églogue, où l'on ne parle que du ciel, de Dieu et des choses
divines. L'Église y paraît sous le nom de Myrile; et, par son
interlocuteur _Glaucus_, l'auteur entend saint Pierre; car, dit-il,
Glaucus était un pêcheur qui, ayant goûté d'une certaine herbe, se jeta
tout d'un coup dans la mer, et fut mis au nombre des dieux marins.
Pierre fut un pêcheur aussi; ayant goûté la doctrine du Christ, il se
jeta dans les flots, c'est-à-dire, à travers les menaces et les fureurs
des ennemis du nom chrétien, et il devint ainsi Dieu lui-même,
c'est-à-dire saint[55].--Tout cela est dit de très-bonne foi, et il faut
avouer que l'auteur de ces allégories paraît fort différent de celui du
Décaméron. Rapprochons-nous un peu de cet ouvrage, en parlant de ceux
que Boccace écrivit en langue vulgaire.

[Note 54: _Lipis grœcè, latinè dicitur anxietas_. Ub. supr.]

[Note 55: Il serait trop long de rapporter l'explication des cinq
dernières Églogues. On peut les voir, _ub. supr._, p. 60, 61 et 62. Je
citerai pourtant ici la quinzième, intitulée _Philostropus_, de
_philos_, ami, et _strepo_, tourner, convertir; Boccace y représente sa
conversion, et il avoue qu'il la doit à l'amitié. Sous le nom de
_Philostropus_, dit-il lui-même, j'entends mon illustre maître François
Pétrarque, dont les conseils m'ont souvent engagé à quitter les plaisirs
du monde pour les choses de l'éternité, et qui est ainsi parvenu, sinon
à changer tout-à-fait, du moins à beaucoup améliorer mes penchants; et
je me désigne moi-même sous le nom de _Thiplos_, qui peut aussi convenir
à tout autre homme aveuglé comme moi par le faux éclat des choses
mortelles, parce que _thiphos_, en grec (il a voulu dire _typhlos_),
signifie un aveugle.]

La poésie fut son premier amour, et même il l'aima toute sa vie:
_studium fuit alma poësis_. Nous avons cependant vu comment il traita
ses vers italiens quand il eût connu ceux de Pétrarque. Mais ce ne
furent sans doute que des sonnets et d'autres poésies amoureuses qu'il
livra aux flammes. Il épargna les grands poëmes qui lui avaient coûté
plus de travail, et dont il devait toujours retirer la gloire d'avoir
essayé le premier en langue vulgaire, une sorte d'épopée, et d'être
l'inventeur de l'_ottava rima_, forme poétique si heureuse, qu'un seul
poëte excepté[56], elle fut ensuite adoptée par tous les épiques
italiens. Les formes principales qui existaient jusqu'alors dans la
poésie italienne ne pouvaient convenir à une narration suivie. Le
sonnet et la _canzone_ étaient décidément appropriés au genre lyrique.
La _terza rima_ avait quelque chose de contraint et d'austère, et les
repos ne s'y faisaient pas assez sentir pour le chant qui, dès
l'origine, accompagna la poésie épique ou narrative. L'entrelacement des
six premiers vers de l'octave sur deux seules rimes, et la chute des
deux derniers, qui riment l'un avec l'autre, et sur lesquels paraît
s'appuyer l'octave entière, furent l'invention d'une oreille délicate;
et quoiqu'elle ait des inconvénients, qui ont influé plus qu'on ne pense
sur quelques vices reprochés à l'épopée italienne, et dont l'épopée des
anciens était exempte, il faut qu'elle ait de grands avantages, pour
avoir été si généralement adoptée.

[Note 56: Le Trissino.]

On a vu aussi, dans la vie de Boccace, que la _Théséide_ fut le premier
poëme qu'il composa, et qu'il le fit à Naples pour plaire à sa chère
_Fiammetta_. C'est donc dans la _Théséide_ que parut, pour la première
fois, la forme harmonieuse de l'_ottava rima_, dont Boccace est
généralement reconnu pour inventeur[57]; et ce fut le premier poëme où,
renonçant aux visions et aux songes, qui étaient devenus pour les
fictions poétiques comme un cadre universel, l'auteur, à l'exemple des
anciens poëtes, imagina une action, une fable, et la conduisit, par des
aventures diverses, à un dénouement. Ces deux circonstances suffisent
pour faire de la _Théséide_ un monument littéraire qui ne sera jamais
sans intérêt.

[Note 57: Le Trissino, dans sa _Poétique_; le Crescimbeni, dans son
_Hist. de la Poésie vulgaire_, et presque tous les auteurs italiens,
attribuent cette invention à Boccace. Le Crescimbeni croit cependant,
t. I, p. 199, que la première origine de ce rhythme est due aux
Siciliens. Le Bembo, en adoptant cette opinion, observe que les anciens
Siciliens ne composaient pourtant l'octave que sur deux rimes, et que
l'addition d'une troisième rime, pour les deux derniers vers, appartient
aux Toscans. _Prose_, Flor. 1549, p. 70. En effet, dans le Recueil de
l'Allacci (_Poeti Antichi raccolti da codici manoscr._, etc., Napoli,
1661), on trouve une _canzone_ de Giovanni de Buonandrea, dont les
quatre strophes sont de huit vers andécasyllabes, sur deux seules rimes
croisées. M. Baldelli (p. 33, note), en citant d'autres auteurs qui ont
été de la même opinion que le Bembo, convient avec sa candeur
accoutumée, que l'octave avec trois rimes a été employée en France,
avant Boccace, par Thibault, comte de Champagne, et il rapporte toute
entière, une de ces octaves citée par Pasquier (_Recherches de la
France_, Paris, 1617, p. 724. Amsterdam, 1723, t. I, col. 791.)

        Au Rinouyiau de la doulsour d'esté
        Que reclaircit li doiz à la fontaine,
        Et que son vert bois, et verger, et pré,
        Et li rosiers en may florit et graine;
        Lors chanterai que trop m'ara grevé
        Ire et esmay, qui m'est au cuer prochaine:
        Et fins amis à tort acoisonnez,
        Et moult souvent de léger effréez.

Mais il ne paraît pas que ce rhythme agréable, que l'oreille délicate du
comte de Champagne lui avait inspiré, eût été adopté et fût devenu
commun en France. En Italie, les Toscans furent sûrement les premiers à
en faire usage; et Boccace, le premier de tous, soit qu'il connût la
chanson de Thibault, soit qu'il ne la connût pas, employa, dans sa
_Théséide_, l'octave à trois rimes, telle qu'elle est restée depuis.]

Le poëme est divisé en douze livres. Thésée, qui lui donne son nom, n'en
est cependant pas le héros. Ses exploits n'y forment qu'un grand
épisode; mais c'est en quelque sorte dans cet épisode qu'est contenue
l'action principale. Le sujet de cette action est l'amour de deux jeunes
Thébains, Arcitas et Palémon, pour Émilie, l'une des amazones. Ces
femmes guerrières paraissent les premières sur la scène. Leurs combats
contre Thésée, la victoire de ce héros, son amour pour leur reine
Hippolyte, son mariage avec elle, et les fêtes de ce mariage, célébrées
en Scythie, remplissent le premier livre. Pendant ce temps, une autre
guerre celle de Thèbes, s'est terminée. Créon a refusé la sépulture aux
guerriers tués pendant le siége. Thésée étant revenu de Scythie à
Athènes, avec son épouse Hippolyte, les veuves et les mères des
guerriers à qui Créon refuse les derniers devoirs, viennent l'implorer
contre ce tyran. Thésée marche vers Thèbes, défait Créon en bataille
rangée, et le tue de sa main. Les morts sont ensevelis; les blessés
faits prisonniers, mais traités avec humanité. Parmi la foule de ces
derniers se trouvent, Arcitas et Palémon, deux jeunes guerriers du sang
royal de Thèbes. Thésée instruit de leur naissance, fait prendre d'eux
le plus grand soin; mais il les retient prisonniers comme les autres, et
les destine à orner son triomphe. Les deux amis sont enfermés dans une
prison à Athènes, auprès des jardins de Thésée. Une jeune amazone de la
suite de la reine, vient le matin dans ces jardins et chante en
cueillant des fleurs. Arcitas et Palémon l'aperçoivent, en deviennent
amoureux, et c'est leur rivalité et leur amitié, ce sont vicissitudes de
leur passion pour Emilie qui font le véritable sujet du poëme.

Après diverses aventures, Thésée, qui est instruit de leur amour, se
donne un plaisir dont l'idée appartient aux siècles chevaleresques, et
point du tout aux siècles héroïques. Il leur ordonne de combattre l'un
contre l'autre, chacun à la tête de cent guerriers, et promet au
vainqueur la main d'Emilie. Arcitas remporte la victoire; mais une Furie
échappée de l'enfer fait tomber son cheval; et il est blessé
mortellement dans cette chute. Quoiqu'il sente sa fin prochaine, il veut
recevoir le prix qui lui avait été promis, et mourir époux d'Emilie. Il
expire après avoir reçu sa main; Emilie, qui aimait Arcitas, et Palémon,
qui n'avait point cessé d'être son ami, le pleurent. Tous deux
paraissent inconsolables, mais tous deux ont recours à la même
consolation. Thésée veut qu'ils soient unis, ils le sent; et c'est ainsi
que finit le poëme. La narration en est facile et naturelle; les
événements, assez bien conduits, ne sont pas enchaînés sans art les uns
aux autres: il y a de l'abondance et de la facilité dans les
descriptions et dans les discours, de l'imagination dans les détails,
mais non dans le style, qui est faible, terne et sans couleur. L'octave
y a la même forme qu'elle a toujours conservée depuis; mais elle n'a
point encore la noblesses, la grâce, les chutes heureuses et l'harmonie
soutenue que Politien le premier, et l'Arioste ensuite, devaient lui
donner.

Le _Filostrato_ poëme en dix parties, aussi en _ottava rima_, est à peu
près du même temps. Boccace l'adresse de même à _Fiammetta_, ou à la
princesse Marie, qui était alors absente de Naples, et obligée de suivre
la cour à Baies. Le sujet en est encore pris de l'histoire des temps
héroïques accommodée à la moderne. _Filostrato_ n'est point le nom du
héros, c'est Troïle, fils de Priam, roi sérénissime de Troie, comme
notre auteur; et il intitule son poëme _Philostrate_, nom composé, selon
sa mauvaise méthode étymologique, d'un mot grec et d'un mot latin qui
signifient ensemble vaincu, ou abattu par l'amour, parce que le malheur
qui arrive à Troïle est d'être ainsi vaincu, et de l'être si bien qu'il
en perd la vie. Ce jeune prince devient amoureux de Chryséis, qui n'est
pas ici, comme dans Homère, fille de Chrysès, grand-prêtre d'Apollon,
mais fille de Calchas, évêque de Troie; c'est ainsi qu'il est qualifié
dans l'argument du premier livre. Troïle fait confidence de son amour à
Pandarus, cousin de Chryséis, qui lui rend de très-bons offices auprès
de sa cousine. Chryséis hésite quelque temps à se rendre; mais elle cède
à l'amour, aux soins empressés de Troïle, et aux conseils de Pandarus.
Les deux amants sont heureux. On reconnaît l'auteur du _Décaméron_ dans
la description un peu vive de leur bonheur. Cette description, au reste,
est mêlée d'anachronismes qui n'avaient alors rien de choquant, mais à
qui l'on ne ferait pas aujourd'hui la même grâce. Un fils de roi ne
pouvait se dispenser d'aimer beaucoup la guerre et la chasse: aussi
Troïle pendant le siége, s'arrachait-il souvent des bras de Chryséis,
soit pour aller combattre les Grecs, soit, lorsqu'il y avait quelque
trêve, pour aller chasser dans les forêts, tenant sur le poing un faucon
ou quelque autre oiseau de chasse.

Mais cette douce vie ne dure pas. Chalchas était passé dans le camp des
Grecs, et avait laissé sa fille à Troie. Les Troyens, vaincus dans
plusieurs combats, demandent une trêve; entr'autres conditions, les
Grecs exigent que Chryséis soit rendue à son père. Les deux amants sont
séparés. Troïle est au désespoir. Chryséis est reçue au camp des Grecs
avec des acclamations de joie. Elle y reste quelque temps accablée de
tristesse, et ne pensant qu'a son cher Troïle. Diomède entreprend de la
consoler; le guerrier qui blessa Vénus ne peut pas être aussi aimable
que Troïle; mais Troïle est absent; Diomède devient plus pressant de
jour en jour; le cœur de Chryséis est faible. Il cède enfin, et le
malheureux Troïle est oublié. Il ne cesse, pendant ce temps-là, de
penser à elle et de la pleurer. Il la voit en songe, et croit la voir
infidèle; il veut se tuer; Pandarus l'en empêche, ses frères et ses
sœurs s'empressent autour de lui, et cherchent à le distraire de sa
douleur. Sa sœur Cassandre, à qui l'infidélité de Chryséis est révélée,
tâche de le dégoûter d'elle. Si du moins, lui dit-elle, tu étais
amoureux d'une femme de noble origine! mais tu te consumes d'amour pour
la fille d'un prêtre scélérat qui a lâchement abandonné sa patrie.
Troïle se fâche contre sa sœur, dont le talent, comme on sait, n'était
pas de se faire croire: il lui soutient que Chryséis est une honnête
personne et incapable de lui manquer de foi. Cependant la trêve est
rompue; les Grecs continuent d'être vainqueurs. Achille tue Hector. La
famille de Priam est plongée dans le deuil. Rien ne distrait Troïle de
son amour. Il combat à la tête des phalanges troyennes. Il revient
couvert de sang et de poussière, et recommence à pleurer Chryséis. Mais
il est enfin instruit de son infidélité: il en a des preuves qui ne lui
permettent plus aucun doute; il veut mourir. Les combats sanglants qui
se donnent tous les jours sous les murs de Troie lui en offrent les
moyens. Il se précipite avec fureur, et est enfin tué par Achille.

On remarque dans ce poëme les mêmes qualités et à peu près les mêmes
défauts que dans la _Théséide_. Peut-être a-t-il cependant plus
d'intérêt; peut-être aussi le style en a-t-il un peu plus d'élégance, et
les sentiments plus de chaleur et de vérité. Des critiques habiles, tels
que Salvini et Apostolo Zeno, en ont fait de grands éloges; enfin il est
mis, par MM. de la Crusca, au nombre des ouvrages qui font autorité, ou
texte de langue. Il fut imprimé à Paris en 1789, et l'éditeur l'annonça
comme paraissant au jour pour la première fois; mais on connaît quatre
éditions plus anciennes, dont la première est de 1498.

Le _Ninfale Fiesolano_ est un petit poëme sans division de chants et de
livres, et en 472 octaves, qui paraît encore avoir été écrit vers la
même époque[58]. On dit que Boccace y raconte, sous le voile de
l'allégorie, une aventure arrivée de son temps. Il feint que, dans les
siècles les plus reculés, avant que Fiésole fût bâti, la colline où il
est placé était couverte de bois, que Diane y avait des Nymphes occupées
de la chasse, et vouées à la virginité.

[Note 58: Manni (_Istoria del Decamerone_, p. 55), copié ensuite
par le Quadrio, rapporte une note qui lui avait été communiquée par le
chanoine Biscioni, et qui était inscrite sur un manuscrit de ce poëme.
Selon cette note, le _Ninfale_ avait été composé en 1366; mais M.
Baldelli regarde avec raison, comme hors de toute vraisemblance, que cet
ouvrage, aussi licencieux en plusieurs endroits, que le _Décaméron
même_, ait été fait depuis la conversion de Boccace; il lui paraît
probable que le copiste, en transcrivant la note, transposa les
chiffres, et mit le dix romain, X, après le cinquante, L, au lieu de le
mettre avant; ce qui donne LXVI, 66, au lieu de XLVI, 46.]

Il leur arrive à Fiésole le même accident qu'en Arcadie. L'une d'elles,
nommée _Mensola_, est aimée, non par Jupiter, comme Calisto, mais par
_Africo_, jeune berger, le plus aimable et le plus beau du monde. Il se
déguise en nymphe pour s'approcher d'elle; et un jour qu'elle se
baignait dans le fleuve avec ses compagnes, il la surprend et la force à
rompre son vœu. Les suites de cette surprise sont très-malheureuses.
Africo, plus amoureux que jamais de la Nymphe, l'attend à un
rendez-vous, et, parcequ'elle tarde à venir, il se tue. Mensola met au
jour un enfant de douleur. Diane vient visiter Fiésole; la Nymphe
coupable lui est dénoncée: elle la change en rivière, ou plutôt, au
moment où Mensola, pour fuir ses menaces, se jette dans le fleuve qui
passe au bas de la colline, elle la dissout, pour ainsi dire, et la
force de couler désormais avec cette onde. On ne voit pas trop quel
événement contemporain peut avoir été caché sous cette allégorie, à
moins que ce ne fût, ce qui est très-possible, quelque aventure de
couvent; mais les Florentins ont consacré l'aventure d'Africo et de
Mensola, en l'appelant de leur nom deux rivières qui descendent des
collines de Fiésole et qui, parvenues dans une petite vallée, y
réunissent leur cours[59].

[Note 59: M. Baldelli, _Vita del Boccaccio_, p. 65.]

_L'Amorosa visione_ est un poëme d'un genre tout différent. C'est une
vision, selon l'usage alors très-commun, et comme son titre l'annonce.
Le poëte rêve qu'il est introduit dans un temple par une femme que l'on
croit d'abord être la Sagesse; mais ce temple est divisé en cinq
parties; il voit dans l'une le triomphe de la Sagesse, dans l'autre
celui de la Gloire, dans la troisième celui de la Richesse; enfin, dans
les deux dernières parties, le triomphe de l'Amour et celui de la
Fortune. On ne sait donc plus quelle est sa conductrice. Peut-être
est-ce sa maîtresse, à qui son poëme est adressé sans qu'il la nomme, et
qu'il a fallu découvrir comme nous l'allons voir, sous le voile
singulier qui la couvre. Toutes ces divinités sont assisses sur des
trônes, ornés de tous leurs attributs, et environnés des personnages
fameux dans l'histoire que leurs faveurs ont rendus célèbres. On croit
voir ici une imitation évidente des Triomphes de Pétrarque; mais ce qui
va suivre prouve que c'est une fausse apparence.

Ce poëme est en tercets ou _terza rima_, et partagé en cinquante chants
ou chapitres assez courts, comme ceux du poëme du Dante. Une bizarrerie
qui lui appartient, et dont Boccace n'avait trouvé l'idée ni dans le
Dante ni dans Pétrarque, mais dans les poëtes provençaux, c'est que
l'ouvrage, dans son entier, est un grand acrostiche. En prenant la
première lettre du premier vers de chaque tercet, depuis le commencement
du poëme jusqu'à la fin, on en compose deux sonnets et une _canzone_, en
vers très-réguliers, que le poëte adresse à sa maîtresse, et dans
lesquels se trouvent cachés leurs deux noms. Celui de _Madama Maria_ y
est tout entier, ainsi que celui du poëte, tel qu'il le signait
toujours: _Giovanni di Boccaccio da Certaldo_, et ce nom forme le
dernier vers d'un tercet ajouté au premier des deux sonnets. On voit par
l'autre nom que ce poëme est encore un ouvrage de sa jeunesse, fait dans
le temps de ses amours avec _Fiammetta_, ou la princesse Marie. Or,
Pétrarque ne fit ses Triomphes que dans les dernières années de sa vie,
et n'eut même pas le temps d'y mettre la dernière main. Si l'un des deux
poëtes avait imité l'autre, ce qu'il n'est nullement nécessaire de
supposer, ce serait donc ici Pétrarque qui serait l'imitateur.

Le roman de Boccace, intitulé _Filocopo_, paraît être le premier ouvrage
qu'il composa en prose italienne. Il l'écrivit à Naples, comme nous
l'avons vu, à la prière de cette même princesse Marie. Les croisades en
Orient, et les expéditions contre les Sarrasins d'Espagne, avaient alors
mis à la mode les récits extraordinaires et les faits merveilleux de
chevalerie et d'amour. Quelques unes de ces histoires, sans être
écrites, passaient de bouche en bouche, et amusaient les jeunes gens et
les femmes. Les aventures de Florio et de Blanchefleur, qui n'ont aucun
rapport avec un de nos fabliaux intitulé à peu près de même[60], étaient
de ce nombre; et Boccace, dans son _Filocopo_, ne fit qu'enrichir de
quelques inventions poétiques et romanesques, ces aventures, que sa
maîtresse et lui avaient souvent entendu raconter.

[Note 60: Voyez Fabliaux et Contes, publiés par Legrand-d'Aussy, t.
I, p. 230.]

L'action commence à Rome: mais en quel temps? il serait difficile de le
deviner. Jupiter, Junon, Pluton et Vulcain, y figurent d'abord; puis
Rome est désignée comme la ville où règne le successeur de Céphas. Le
pape se trouve même être le vicaire de Junon. Elle lui envoie Iris; sa
messagère, vient ensuite le trouver elle-même, et lui donne ses ordres.
Les noms des principaux personnages sont anciens comme ceux des dieux.
Quitus Lælius Africanus et Julia Topazia, son épouse depuis cinq ans,
n'ont point d'enfants. Pour en obtenir, Lælius fait vœu d'aller en
pélerinage au temple du Dieu qu'on adore en Ibérie; et c'est tout
simplement Saint-Jacques en Gallice. Julia devient enceinte; le mari et
la femme partent pour accomplir leur vœu, après avoir fait leur prière
au souverain Jupiter, _al sommo Giove_. Le Dieu de l'Achéron est fâché
de ce voyage, et entreprend de le traverser. Il prend la figure d'un
chevalier, et va se jeter aux pieds de Félix, roi mahométan d'une partie
de l'Espagne. Il lui fait un faux rapport de l'arrivée de guerriers
romains dans ses états, qui ont déjà brûlé une de ses villes, et
l'engage à les chasser et à les poursuivre avec ses troupes. Le roi
marche à la tête de son armée. Lælius arrive avec sa suite. Le roi les
prend pour l'armée ennemie. La bataille se donne, si l'on peut appeler
ainsi la lutte d'une poignée d'hommes avec une armée entière. Lælius et
ses compagnons d'armes se font tuer jusqu'au dernier. Julia vient sur le
champ de bataille chercher le corps de son époux. Elle se précipite sur
lui, se roule sur ses blessures, se baigne dans son sang, et remplit
l'air de ses cris. Le roi vainqueur la traite avec humanité, et apprend
d'elle que Lælius et ses amis, elle et ses compagnes, loin de venir avec
des intentions hostiles, allaient en Gallice, accomplir un vœu que son
mari avait fait _au Dieu qu'on y adore_, pour en obtenir un enfant. Le
roi, fâché de la méprise, s'en retourne à Séville, et y emmène avec lui
l'inconsolable veuve. Il la présente à la reine; ils font tout ce qui
est en leur pouvoir pour adoucir sa douleur. La reine était enceinte
comme Julia, et au même terme qu'elle. Toutes deux accouchent le même
jour; la reine d'un garçon, Julia d'une fille; la première
très-heureusement, la seconde avec des douleurs qui la conduisent au
tombeau. La reine lui fait faire des obsèques magnifiques, prend sous sa
protection la fille qu'elle laisse orpheline, et la garde dans son
palais, où elle la fait élever avec son fils.

Les deux enfants passent leurs premières années, nourris, vêtus, élevés
de même, et ne se quittant jamais. Leur éducation commence. On leur
apprend à lire, et dès qu'ils connaissent les lettres, on leur fait lire
_le saint livre d'Ovide, où ce grand poëte enseigne par quels soins on
doit allumer dans les cœurs les plus froids, les saintes flammes de
Vénus_[61]. Leurs dispositions naturelles, secondées par cette
instruction, se développent avant l'âge. Florio et Blanchefleur sont
amants avant de savoir ce que c'est que l'amour. Leur grave précepteur
s'en aperçoit à la manière dont ils se regardent en prenant leur leçon
dans le _saint livre_, et va en avertir le roi, qui en est très-fâché:
le roi le dit à la reine, qui ne l'est pas moins. On sépare les deux
jeunes gens, et l'on envoie Florio dans une ville voisine, sous
prétexte de ses études. Il part après les adieux les plus tendres.
Blanchefleur reste plongée dans le désespoir. Après leur séparation,
chacun d'eux est éprouvé par une longue suite de malheurs. Florio
supporte les siens avec courage. Il prend le nom de _Filocopo_, composé
de deux mots grecs qui signifient _ami du travail_. Dans le cours de ses
aventures, il est jeté par la tempête sur les côtes de Naples. Il est
accueilli par _Fiammetta_ et par Caléon, son amant. Boccace s'est
désigné lui-même sous ce nom; on sait que la princesse Marie l'est sous
celui de _Fiammetta_. Florio reçoit d'eux les meilleurs traitements,
prend part à leurs amusements et à leurs jeux, autant que le lui permet
sa tristesse, se rembarque, et passe à Alexandrie. Il y retrouve
Blanchefleur, qui avait été prise par des corsaires et faite esclave.
Ils se marient et s'unissent. On les surprend; ils sont condamnés au
feu; mais Vénus et Mars les protègent et les sauvent. Ils reviennent en
Italie, passent à Naples, vont jusqu'en Toscane, et reviennent à Rome,
où Florio découvre que Blanchefleur était issue des plus illustres
familles de l'ancienne république. Il s'instruit aussi des vérités du
christianisme, est baptisé, repasse en Espagne, convertit le roi son
père, sa cour et tous ses sujets, lui succède, et jouit d'un long et
heureux règne avec sa fidèle Blanchefleur.

[Note 61: _Filocopo_, l. II, §. II.]

Ce roman est composé de neuf livres, et, dans le recueil des œuvres de
Boccace, il remplit deux volumes entiers. Le style est boursoufflé,
plein de déclamation et d'emphase; les événements sont ou extravagants
ou communs, le merveilleux continuellement mêlé d'ancien et de moderne,
de christianisme et de paganisme; l'intérêt presque nul, les épisodes
ennuyeux, la lecture de suite impossible. Il a eu cependant seize ou
dix-sept éditions en Italie, et les honneurs de la traduction en
espagnol et en français. On a dit aussi que Boccace le préférait à tous
ses autres ouvrages[62]. Ce serait un exemple de plus des faux jugements
de cette espèce. Mais ce ne peut être que dans sa première jeunesse
qu'il commit cette erreur. Il en dut juger autrement quand son goût fut
plus formé; et ce qui le prouve, c'est qu'il employa dans le
_Décaméron_, deux Nouvelles tirées du _Filocopo_, en y faisant des
changements considérables[63]. Il eut l'air de les sauver comme d'un
naufrage.

[Note 62: Voyez Girolamo Muzio, _Battaglie per difesa della Italica
lingua_, au commencement de sa lettre à Gabriello Cesano et à Bartolomeo
Cavalcanti, qui est la première de ce recueil.]

[Note 63: Le Muzio, en avançant le fait, _loc. cit._, n'indique
point quelles sont les deux Nouvelles; elles se trouvent toutes deux
dans le cinquième livre du _Filocopo_. Dans ce livre, Fiammette tient
une espèce de cour d'amour: on y propose des questions à résoudre, et
toutes ces questions ont pour sujet des aventures amoureuses: il y en a
treize. La quatrième question correspond à la cinquième Nouvelle de la
dixième Journée de Boccace; et la treizième question, à la quatrième
Nouvelle de cette même Journée. Je ne crois pas que personne se soit
encore donné la peine de vérifier cette assertion du Muzio. Manni,
lui-même, qui devait bien connaître _le Battaglie_, et qui recherche,
comme à son ordinaire (pages 553 et 555), quel a pu être le fondement
historique de ces deux Nouvelles, ne dit rien du _Filocopo_.]

La _Fiammetta_, autre roman divisé en sept livres, beaucoup moins long
que le premier, est écrit d'un style plus naturel, ou, si l'on veut,
moins ampoulé. L'héroïne y raconte elle-même l'histoire de ses amours
avec Pamphile. Si Boccace a voulu, comme on le croit, se désigner sous
ce nom, il donne une haute idée de la passion qu'il avait inspirée à
_Fiammetta_, et du bonheur dont il avait joui avec elle. Mais ce bonheur
ne dure pas long-temps. Pamphile est obligé de la quitter. Ce qu'elle
souffre pendant son absence, les alternatives d'espérance et de crainte,
selon les nouvelles qu'elle en reçoit, sa tristesse quand elle le croit
infidèle, sa joie aux moindres apparences de retour, remplissent le
reste de ce triste ouvrage, auquel on a donné, dans quelques éditions,
le titre d'_Élégie_, et qui souvent est moins un récit qu'une
complainte.

Le _Corbaccio_, ou _Laberento d'Amore_, est une invective amère contre
une veuve dont Boccace était devenu subitement amoureux à Florence, à
l'âge de plus de quarante ans. Elle s'était moquée de son amour, de ses
soins, d'une lettre qu'il avait eu l'imprudence de lui écrire; enfin
elle l'avait rendu pendant quelques jours la fable de la ville. Dans son
dépit, il écrivit cette invective. Il y attaque non seulement celle qui
l'avait blessé, mais tout son sexe, dont il avait été si souvent le
défenseur. Il imagine se voir transporté en songe dans un palais
délicieux à l'entrée, mais dont l'aspect change bientôt, et qui devient
un labyrinthe obscur, embarrassé de ronces et d'épines. Il voit paraître
un spectre qu'il reconnaît pour l'ombre du mari de cette femme. Ce
spectre le plaint de s'être engagé dans des routes dangereuses qui le
conduiront à sa perte; pour l'aider à en sortir, il lui dit un mal
affreux des femmes en général, et particulièrement de celle qui avait
été la sienne. Il entre à son sujet, en mari qui sait tout et ne déguise
rien, dans des détails qui ne sont pas plus galants que décents, et pas
moins contraires au bon goût qu'aux bonnes mœurs. Le charme est rompu,
le palais s'évanouit, le songe disparaît, et Boccace se trouve à son
réveil guéri d'une passion insensée. Cet ouvrage, qu'il fit dans un âge
mûr[64], est beaucoup mieux écrit que les précédents; quelques critiques
en ont fait un cas particulier[65]: les éditions en sont
très-nombreuses, et il a été traduit en français plusieurs fois; il est
pourtant difficile d'y reconnaître un mérite qui fasse pardonner, ou
même supporter les saletés et les obscénités grossières qu'on y trouve
dans l'horrible portrait de la veuve. On ne peut concevoir comment une
plume spirituelle et délicate a pu s'y prêter, ni comment, dans un
siècle où les femmes étaient respectées, cet ouvrage a trouvé des
lecteurs.

[Note 64: On croit que ce fut vers 1355. Baldelli, _Vita del
Boccaccio_, l. II, p. 121.]

[Note 65: Diomed. Borghesi, dans ses Lettres; Bocchi, _Elog. Vivor.
Florent._, etc.]

L'_Ameto_, ou l'_Admète_, est d'un genre tout-à-fait différent. Il a,
comme la _Théséide_, le mérite d'être le premier essai d'une invention
nouvelle. C'est une pastorale mêlée de prose et de vers, genre qu'ont
imité depuis Sannazar dans son _Arcadie_, le Bembo dans son _Asolani_,
Menzini dans son _Académie tusculane_, etc. La scène est dans l'ancienne
Étrurie. Sept jeunes nymphes racontent leurs amours. Chacune ajoute à
son récit une espèce d'églogue chantée; et l'on trouve encore dans ces
morceaux le premier modèle des églogues italiennes. Admète, jeune
chasseur, préside cette assemblée charmante; quelques chasseurs ou
autres bergers y sont admis, et leurs chants et les siens se mêlent à
ceux des nymphes. Parmi ces nymphes, qui font toutes, par leur beauté,
de vives impressions sur le cœur d'Admète, il en est une nommé _Lia_,
dont il est éperduement épris. On croit, avec assez de fondement, que
tout cela est allégorique, que sous les noms de ces chasseurs et de ces
nymphes, sont cachés des personnages réels; et Sansovino a même
expliqué, dans une lettre en tête de quelques éditions[66], l'intention
de l'auteur, le sujet de l'ouvrage et le véritable nom des personnes;
mais ces révélations ne seraient pas d'un grand intérêt pour nous, si ce
n'est peut-être ce qui regarde _Fiammetta_. Elle se retrouve encore ici.
Elle raconte ses amours avec son cher Caléon, nom sous lequel nous avons
déjà vu que Boccace s'était désigné lui-même. Ce récit ne ressemble
point aux autres. Caléon est heureux; mais il le devient d'une autre
manière. Ce serait un beau sujet de dissertation que de vouloir
concilier ces versions contradictoires. Si Boccace était un ancien, je
ne doute point qu'il n'y eût déjà bien des volumes écrits sur ce point
d'érudition, qui resterait, comme il arrive à beaucoup d'autres, tout
aussi obscur qu'auparavant.

[Note 66: Celles de 1545 et 1558. _Venezia_, Gabriel Giolito. Voyez
aussi un Essai de ces explications, dans M. Baldelli, _Vita di Bocc._,
p. 49, note.]

L'_Urbano_ est le plus court des romans de l'auteur. L'empereur Frédéric
Barberousse a, sans se faire connaître, un enfant d'une jeune
villageoise. Urbain, qui est cet enfant, est élevé par un aubergiste et
passe pour son fils. Cependant, par un enchaînement d'aventures, il
obtient en mariage la fille du soudan de Babylone. Il éprouve ensuite de
grands malheurs, revient en Italie et arrive à Rome, où l'empereur le
reconnaît pour son fils. Quelques auteurs ont douté que ce petit roman
fût de Boccace. Le titre, ou l'argument contient en effet une erreur
qu'il ne peut avoir commise. C'est, comme on sait, Frédéric Ier qui eut
le surnom de Barberousse, et c'est ici Frédéric III. Mais les critiques
qui ont fait cette observation, et entr'autres le comte Mazzuchelli[67],
auraient dû voir que cette faute n'a pu être faite que par les copistes,
et qu'ainsi elle ne prouve rien. Boccace ne pouvait, ni dans un
argument, ni ailleurs, parler de Frédéric III, qui ne régna que cent ans
après sa mort.

[Note 67: Scrittori Fiorentini, t. II, part. III.]

L'habitude d'écrire des romans fit qu'en composant la vie du Dante, qui
avait été son premier maître, et l'objet constant de son admiration,
Boccace en fit plutôt un roman qu'une histoire. Il passe fort légèrement
sur ses actions, ses infortunes et ses ouvrages, et parle fort au long
de ses amours. Il traite ce sujet comme s'il était encore question de
Florio, de Troïle ou de _Fiammetta_. On ne lit cependant pas sans
plaisir cette vie, intitulée: _Origine, vita, e costumi di Dante
Alighieri_; il ne peut être sans intérêt de voir ce que l'un de ces deux
grands hommes a dit de l'autre; on n'y accorde, il est vrai, que peu de
confiance, et l'historien, quoique contemporain de son héros, est
presque sans autorité. Mais, comme l'observe fort bien M. Baldelli, un
ouvrage où on lit l'éloquente apostrophe aux Florentins sur leur
ingratitude envers la mémoire d'un grand homme, où se trouvent, parmi
quelques aventures romanesques, tant de faits réels et d'anecdotes
importantes, où enfin le Dante est loué avec tant d'éloquence par un si
illustre contemporain, est un ornement précieux de la littérature
italienne, et n'honore pas moins l'auteur de ces éloges que celui qui
les reçoit[68].

[Note 68: _Vita del Bocc._, p. 105.]

Les leçons que Boccace donna dans ses dernières années sur le poëme du
Dante, sont restées long-temps inédites. Elles ne furent imprimées que
dans le siècle dernier[69], sous le titre de _Commentaire_. Elles
remplissent deux forts volumes, et ne s'étendent cependant que jusqu'au
dix-septième chant de l'Enfer. Le même M. Baldelli[70] fait un grand
éloge de ce Commentaire, premier modèle qui existe en italien de la
prose didactique. «Le commentateur, dit-il, explique avec élégance de
style, gravité de pensées, et saine critique, le texte savant et rempli
d'art, les nombreuses histoires et les allégories sublimes cachées sous
le voile poétique. Il s'élève quelquefois à la haute éloquence, pour
reprocher aux Florentins leurs vices ou leurs défauts; et cette libre
franchise honore infiniment son caractère, quand on pense qu'il parlait
ainsi publiquement, sous un gouvernement démocratique. Quelquefois il
sait se rendre agréable, et s'insinuer dans les esprits, en louant les
vertus et en exhortant ses concitoyens à se guérir de cette passion pour
l'or, qui a tant de pouvoir dans une ville commerçante, et à s'élever
jusqu'à l'amour de la renommée et de l'immortalité. Il se montre, dans
ce Commentaire, grammairien profond, savant dans les langues anciennes,
habile à enrichir, par les emprunts qu'il leur fait, sa propre langue;
il y déploie beaucoup d'érudition historique, mythologique,
géographique, et une connaissance très-étendue des livres saints, des
Pères et des antiquités profanes et sacrées[71].»

[Note 69: En 1724, à Naples, sous la date de Florence, et sous ce
titre: _Comento sopra i primi sedici Capitoli dell' inferno di Dante_,
vol. V et VI des Œuvres de Boccace.]

[Note 70: Pag. 204.]

[Note 71: _M. Baldelli_ avoue ensuite, en homme de goût, que, dans
ce commentaire, souvent les étymologies grecques sont totalement
fausses; que Boccace y montre quelquefois trop de crédulité, trop de foi
dans l'astrologie et dans les récits fabuleux des anciens, défauts qu'il
attribue avec raison au siècle plus qu'au commentateur même. Quant à
l'excessive prolixité, à l'érudition surabondante et souvent triviale,
il pense que ce qui les excuse, c'est que ces leçons furent écrites pour
l'universalité des Florentins; que l'on peut même en conclure que
l'auteur s'élevait avec le vol de l'aigle, au-dessus du commun des
hommes de ce siècle, puisqu'à Florence, qui était alors la ville du
monde la plus instruite, il était obligé d'expliquer même que là étaient
nos premiers parents, et ce que ce fut que la première mort et le
premier deuil. Cela prouve sans doute une grande supériorité dans
Boccace; mais cela prouve aussi que c'était plutôt pour se satisfaire
lui-même, que pour expliquer son auteur, qu'il étalait tant d'érudition.
La plus grande partie de son Commentaire devait être bien au-dessus de
la portée d'un auditoire à qui il eût fallu apprendre l'histoire d'Adam
et d'Ève, de Caïn et d'Abel.]

Sous prétexte d'expliquer Dante, on voit que le commentateur dit tout ce
qu'il sait, et souvent ce qu'il importe peu de savoir. Mais de toutes
ces explications qui furent sans doute alors très-admirées, parce que
tel était l'esprit du temps, il en est peu qui puissent servir
aujourd'hui pour la simple intelligence du texte; et il faut quelque
patience pour les chercher dans ces deux gros volumes, où elles sont
comme ensevelies.



CHAPITRE XVI.

_Des Cent Nouvelles, ou du DÉCAMÉRON de Boccace._


Nous parcourons depuis long-temps les productions de l'un des hommes qui
ont dans la littérature moderne la réputation la plus grande et la plus
universellement répandu. Nous avons vu en lui un savant littérateur, un
érudit, autant qu'on pouvait l'être de son temps; un poëte qui cherchait
des routes nouvelles, qui tâchait de ressusciter l'Épopée, inventait des
formes poétiques, et les appropriait dans sa langue à ce genre de
poésie; enfin, un conteur abondant, mais prolixe d'événements
romanesques où les lois de la vraisemblance étaient peu consultées, et
qui ne rachetait même pas toujours, par les agréments de la narration,
le vide et le peu d'intérêt des faits. Enfin, nous avons vu passer sous
nos yeux environ quinze ouvrages de différents genres et d'inégale
étendue, mais dont la destinée est à peu près la même, et qui, s'ils
étaient seuls, auraient probablement entraîné le nom de leur auteur dans
l'oubli presque total où ils sont plongés.

D'où lui est donc venue sa renommée? d'où il l'attendait le moins; d'un
ouvrage assez futile en apparence, d'un recueil de contes qu'il estimait
peu, qu'il n'avait composé, comme il le dit, que pour désennuyer les
femmes qui, de son temps, menaient une fort triste vie[72]; auquel
enfin, dans un âge avancé, il ne mettait d'importance que par les
regrets que lui inspiraient ses scrupules religieux. Comme Pétrarque, il
attendit son immortalité d'ouvrages savants, écrits dans une langue qui
avait cessé d'être entendue de tout le monde: il la reçut comme lui d'un
recueil de jeux d'imagination et de délassement d'esprit, dans lesquels
il avait épuré et perfectionné une langue encore naissante, jusqu'alors
abandonnée au peuple pour les usages communs de la vie, et à qui, le
premier, il donna dans la prose, comme Dante et Pétrarque l'avaient fait
dans les vers, l'élégance, l'harmonie, les formes périodiques, et
l'heureux choix des mots d'une langue littéraire et polie.

[Note 72: Voyez le Prologue ou _Proemio_ du _Décaméron_.]

L'occasion qui donna naissance à cet ouvrage, ou du moins l'événement
auquel il eut l'art de l'attacher, ne paraissait pas devoir fournir
matière à des contes plaisants. J'ai parlé plusieurs fois, surtout dans
la Vie de Pétrarque, d'une peste terrible qui dévasta l'Europe entière,
et particulièrement l'Italie, en 1348. Florence, plus qu'aucune autre
ville, en avait éprouvé les ravages. Elle était presque dépeuplée; les
places et les rues étaient désertes, les maisons vides, les temples
presque abandonnés. C'est dans cette situation déplorable que sept
jeunes femmes, belles, sages et bien nées, se rencontrent dans l'église
de Sainte-Marie-Nouvelle. Après s'être quelque temps entretenues du
triste sujet des calamités publiques, l'une d'elles propose à ses
compagnes de se distraire de tant de malheurs et de fuir la contagion,
en se retirant ensemble pendant quelques jours à la campagne dans un
lieu délicieux, où elles iront respirer un meilleur air, jouir des
agréments de la belle saison, et des plaisirs d'une société libre,
honnête et choisie. Mais des femmes ne peuvent aller seules et sans
quelques hommes qui les accompagnent. Trois jeunes gens de la ville,
amants des unes, parents ou amis des autres, vont avec elles. Les
préparatifs sont bientôt faits. Dès le lendemain matin, la troupe
aimable se rend à deux milles de Florence, dans une maison de campagne
agréablement située, décorée de beaux jardins et d'appartements nombreux
et commodes. Là, il ne pensent qu'à faire bonne chère, à chanter,
danser, jouer des instruments, se promener dans les jardins, s'égayer
par des conversations joyeuses et galantes, s'asseoir à l'ombre sur les
gazons, pendant la plus grande ardeur du jour, et raconter des nouvelles
tristes ou gaies, satiriques ou touchantes, libres et même quelque chose
de plus, selon qu'elles leur viennent dans la tête; mais en gardant un
ordre qui prévient la confusion et qui assure, pour ainsi dire, à chaque
jour sa provision de récits.

On choisit pour chaque journée, soit un roi, soit une reine, qui
gouverne ou préside, donne les ordres pour les repas, le service, les
amusements, la distribution du temps, le genre des histoires que l'on
doit raconter[73], le rang dans lequel on doit parler quand le cercle
est formé et que les récits commencent. La société est composée de dix
personnes. Chacune d'elles paye son tribut tous les jours: on reste dix
jours à la campagne dans ces agréables passe-temps. L'ouvrage se trouve
ainsi naturellement divisé en dix Journées, dont chacune contient dix
nouvelles; c'est ce qui lui a fait donner le titre de _Décaméron_, formé
de deux mots grecs qui signifient dix journées. Ce cadre, aussi simple
qu'ingénieux, a été adopté par presque tous les conteurs de Nouvelles
qui sont venus après Boccace; et c'est encore une forme qu'on lui doit,
pour ce genre, dans la littérature italienne, comme on lui doit celle de
l'_ottava rima_ pour l'épopée, et de la prose mêlée d'églogues ou
d'idylles en vers pour la pastorale.

[Note 73: Dans la première Journée, la reine laisse à chacun la
liberté de choisir le sujet qui lui plaira le mieux; mais, dans la
seconde, il est prescrit de parler de ceux qui, après plusieurs
traverses, ont obtenu un succès au-delà de leurs espérances; dans la
troisième, l'ordre veut que l'on parle de ceux qui ont, par beaucoup
d'adresse, obtenu ce qu'ils désiraient, ou recouvré ce qu'ils avaient
perdu; dans la quatrième, de ceux dont les amours ont eu une fin
malheureuse; ainsi de toutes les autres.]

Ce n'est pas qu'on ne fasse remonter beaucoup plus haut le fond ou
l'idée primitive de cette invention qui consiste à trouver un moyen
naturel de lier par un même intérêt, de diriger vers un même but un
certain nombre de récits fabuleux qui se succèdent dans des genres
divers, et qui n'ont point entre eux d'autre rapport que ce lien commun
dont il a plu à l'auteur de les attacher. L'Inde, à qui l'on doit tant
d'autres inventions, paraît encore être la source de celle-ci. Dans
l'ouvrage original que l'on croit y avoir pris naissance[74], un roi,
qui avait sept maîtresses pour ses plaisirs, et sept philosophes pour
son conseil, trompé par les calomnies d'une de ses maîtresses, condamne
son propre fils à mort. Les sept philosophes instruits de cet arrêt,
conviennent, pour en empêcher l'exécution, que chacun d'eux passera un
jour entier auprès du roi, et le détournera, en lui racontant des
histoires, de faire mourir le prince ce jour-là.

[Note 74: Voyez, dans le tom. XLI des _Mémoires de l'Académ. des
Inscrip. et Belles-Let._, pag. 546, la Notice de M. Dacier, sur un
manuscrit grec de la Bibliothèque imp., coté 2912.]

Le premier y réussit par le récit de deux aventures; mais la belle et
méchante femme toujours présente, en conte une à son tour qui détruit
l'effet des premières. Le lendemain, le second philosophe raconte au roi
des faits qui font encore révoquer l'arrêt de mort; mais il est porté de
nouveau quand le roi a entendu un nouveau conte de sa maîtresse. Cette
alternative de récits et de résolutions contradictoires qui
s'entre-détruisent pendant sept jours, fait tout le fond du roman. Le
roi reconnaît enfin l'innocence de son fils, et veut punir de mort sa
maîtresse. Le jeune prince a la générosité de prouver, par un apologue,
qu'elle ne doit pas être mise à mort. Le roi veut au moins qu'on la
mutile: elle raconte elle-même un autre apologue qui prouve qu'elle ne
doit pas être mutilée. Enfin, son arrêt est changé en une punition
humiliante et publique.

On ne peut méconnaître dans ce roman la première idée de celui qui fait
le fond des _Mille et une Nuits_ où la sultane Shéhérazade qui ne dort
pas, amuse autant de fois par des contes le sultan son époux, pour
l'empêcher de lui couper la tête. La ressemblance avec le Décaméron de
Boccace est moins frappante; on voit pourtant qu'ils ont de commun cette
idée fondamentale de réunir plusieurs personnes qui, dans un espace de
temps donné, et en se proposant un but, racontent différentes histoires.
Il y a, dans quelques détails, d'autres rapports, même des traits
d'imitation; et voici ce qui les explique. Ce roman indien, dont on
nomme l'auteur Sendebad ou Sendebard[75] fut successivement traduit en
arabe, en hébreu, en syriaque, en grec, et imité du grec en latin au
douzième siècle, par un moine français nommé Jean[76], sous le titre de
_Dolopathos_ ou de _Roman du Roi et des sept Sages_. Dans le même
siècle, il fut mis en vers français par un poëte nommé Hébers[77], et en
prose par un traducteur inconnu, avec des changements dans le fond, dans
la forme et dans le nombre des Nouvelles[78]. On y en reconnaît trois du
_Décaméron_: il est donc plus que probable que Boccace eut entre les
mains le _Delopathos_ latin ou français, qu'il en emprunta l'idée de
rattacher à un même sujet ses cent Nouvelles, qu'en un mot il en tira
parti, non en servile imitateur, mais en homme de génie, qui crée encore
quand il imite.

[Note 75: Voyez la Notice de M. Dacier, _ub. sup._, p. 554.]

[Note 76: De l'abbaye de Haute-Selve, _Alta-Silva_, ordre de
Citeaux, diocèse de Metz.]

[Note 77: Voyez Du Verdier, _Biblioth._, au mot _Hébers_.]

[Note 78: Cette traduction en prose du _Dolopathos_ s'est conservée
en manuscrit, Bibliothèque impériale, manuscrit, n° 7974, in-4., vélin,
écriture du treizième siècle; autre, n° 7534, etc. On a cru que le
poëme d'Hébers s'était perdu, et qu'il n'en restait que des fragments
dans la _Bibliothèque_ de Du Verdier, _loc. cit._, dans le _Recueil des
anciens Poëtes français_, du président Fauchet, et dans le
_Conservateur_, vol. de janvier 1760, p. 179 (M. Dacier, _ub. sup._, p.
557.) Mais le poëme existe à la Bibliothèque impériale, dans ce qu'on
appelle fonds de Cangé. Il y en a même plusieurs manuscrits de l'ancien
fonds, mais qui ne portent pas dans les premiers vers le nom d'Hébers,
et qui paraissent contenir des poëmes tirés de la même source, mais d'un
style différent du sien. Le roman latin des _Sept_ _Sages_ a été
imprimé, Anvers, 1490, in-4., sous le titre de _Historia de Calumniâ
novercali_. L'éditeur avoue que ce titre est de lui, et qu'il a réformé
le texte en beaucoup d'endroits. Le texte original du moine de
Haute-Selve ne paraît donc exister en entier que dans deux manuscrits
qui étaient en Allemagne, et dont parle Melchior Goldast (_Sylloge
Annotationum in Petronium, Helenopoli_, 1615, in-8., page 689). Deux ans
après la publication de l'_Historiade Calumniâ novercali_, il en parut
une version française sous ce titre: _Livre des Sept Sages de Rome_,
Genève, 1492, in-fol. Ces deux éditions sont également rares. Le
traducteur, en annonçant que _cette translation est nouvellement faite_,
prévient la méprise où l'on pourrait tomber, en la confondant avec
l'ancien _Dolopathos_, ouvrage du douzième siècle au plus tard. D'autres
traductions latines et italiennes ont été faites depuis. Voyez sur le
tout, la Notice de M. Dacier, _ub. sup._, p. 560 et suiv.]

C'est de la même manière qu'il put imiter et qu'il imita peut-être en
effet quelques uns de nos anciens Fabliaux. On en a fait un grand éclat,
on en a même tiré de nos jours un grand triomphe, et l'on est allé
jusqu'à des exagérations qui ne sont pas la preuve d'un jugement bien
sain. Fauchet avait observé le premier, avec justesse et avec plus de
modération, qu'outre les trois Nouvelles imitées du _Dolopathos_
d'Hébers, il y en avait encore dans le _Décaméron_ quatre ou cinq dont
les sujets étaient tirés de Rutebeuf et de Vistace, ou Huistace
d'Amiens[79]. Caylus n'a pas craint de dire, dans un Mémoire sur les
anciens conteurs français[80], que l'Italie, qui est si fière de son
Boccace et de ses autres conteurs, perdrait beaucoup de ses avantages,
si l'on publiait les nôtres; et il cite un manuscrit de l'abbaye de
Saint-Germain, où on lisait jusqu'à dix Nouvelles qui avaient été prises
par Boccace. La même accusation a été répétée par Barbazan[81] Le Grand
d'Aussi a été plus loin; et c'est vraiment lui dont le zèle a passé
toutes les bornes.

[Note 79: Du _Dolopathos_ français, le trait de la Femme qui veut se
jeter dans un puits, Journée VII, Nouv. IV; celui du Palefrenier (qui,
dans le _Dolopathos_ est un Chevalier) et de la Fille du Roi Agilulf,
Journée III, Nouvelle II; et la Revanche du Siénois avec la Femme de son
Voisin, Journ. VIII, Nouv. III: de Rutebeuf, la Nouv. de Dom Jean,
Journ. IX, Nouv. X, devenue dans La Fontaine, la Jument du Compère
Pierre; de Vistace ou Huistace, celle du Mari jaloux qui confesse sa
femme, Journ. VII, Nouv. V, et celle de deux jeunes Florentins dans une
auberge, Journ. IX, Nouv. VI, d'où La Fontaine a tiré son conte du
Berceau. Fauchet croit aussi que la fin tragique des Amours du châtelain
de Coucy, a pu fournir le sujet de la Nouvelle de Guillaume de
Roussillon, Journ. IV, Nouv. IX; mais elle est évidemment tirée du
provençal. Voyez ci-après, pag. 106, note I.]

[Note 80: _Mém. de l'Acad. des Inscrip._, tom. XX, pag. 375, in-4°.]

[Note 81: Dans la Préface de son _Recueil des Fabliaux et Contes des
Poëtes français, des 12e, 13e., 14e. et 15e. siècles_, Paris, 1766, 3
vol. in-12.]

Dans son Recueil de Fabliaux[82], dès qu'il voit le moindre rapport
entre un de ces vieux Contes et une Nouvelle de Boccace, sans examiner
si l'un et l'autre n'ont pas été tirés des mêmes sources, ni si l'auteur
du Fabliau n'a pas lui-même copié Boccace, il décide souverainement que
Boccace a pillé l'auteur du Fabliau. Il rassemble enfin contre lui tous
ses griefs[83], et lui intente très-sérieusement un procès de plagiat,
et, qui pis est, d'ingratitude: «Boccace, dit-il, était venu jeune à
Paris, et avait étudié dans l'Université, où notre langue et nos auteurs
lui étaient devenus familiers.» Boccace, comme nous l'avons vu dans sa
Vie, fut en effet envoyé jeune à Paris, mais il s'en fallait beaucoup
que ce fût pour y faire ses études; il y vint avec un marchand chez qui
il apprenait la tenue des livres et le calcul. C'était même pour
l'empêcher d'étudier autre chose, que son père l'avait mis chez ce
marchand; et il fréquenta l'Université, comme les jeunes gens placés à
Paris dans le commerce la fréquentent aujourd'hui. Sans doute il apprit
notre langue, il connut quelques uns de nos vieux auteurs; mais il avait
autre chose à faire que de se les rendre familiers. Les copies de ces
longues narrations en vers, dénuées de poésie, n'étaient pas assez
multipliées pour circuler si familièrement; et l'on ne trouvait pas
alors un Pierre d'Anfol ou même un Rutebeuf, sur le comptoir d'un
magasin, comme on y peut maintenant trouver un La Fontaine.

[Note 82: Paris, 1779, 3 vol. in-8°.]

[Note 83: Tom. II, pag. 288.]

Au reste, le critique ne prétend point faire à Boccace un crime de ces
emprunts. «Si j'avais, dit-il, un reproche à lui faire, ce serait de
n'avoir point déclaré ce qu'il doit à nos poëtes... Lui _qui s'était
enrichi de leurs dépouilles, et qui leur devait se brillante renommée_,
j'ai de la peine à lui pardonner ce silence ingrat» Au lieu de
s'enrichir de leurs dépouilles, Boccace n'a-t-il pas plutôt revêtu leur
maigre et honteuse nudité? Et n'est-il pas aussi trop ridicule de dire
que c'est précisément à ces huit ou dix Nouvelles, que c'est à ce
dixième tout au plus, et point du tout apparemment aux neuf autres
parties, ni à ses descriptions charmantes, ni aux autres ornements dont
il a embelli tout son ouvrage, ni à son talent de dialoguer et de
peindre, ni à son style, ni à son éloquence, ni en un mot à son génie,
qu'il doit toute la renommée dont il jouit? D'ailleurs, ne dirait-on pas
que Boccace a déclaré tous ses originaux, toutes ses sources, qu'il a
dit à chacune de ses Nouvelles, celle-ci est tirée d'un Conte arabe,
cette autre des anciennes Nouvelles[84]; en voici une prise de
l'histoire, en voici une autre qui l'est d'une aventure réelle, et d'une
tradition locale; et que, sur les seuls Fabliaux français, il a été
assez ingrat pour garder le silence? Si ce ne n'est pas cela, quel droit
avons-nous de nous plaindre, même en supposant toujours la réalité de
ces emprunts?

[Note 84: _Novelle antiche_.]

Le Grand d'Aussi mettait si peu de discernement dans cette cause, où il
était trop passionné pour bien voir qu'il porte cette accusation contre
Boccace à propos d'un Fabliau de Pierre d'Anfol, et qu'il avoue en
propres termes que Pierre d'Anfol lui-même n'a point inventé ce
Fabliau[85], mais qu'il l'a tiré du _Dolopathos_ ou du _Roman des Sept
Sages_. En effet, c'est un des trois contes[86], dont Fauchet et du
Verdier remarquent que Boccace a pris le fond dans ce roman venu de
l'Inde. Comment le critique n'a-t-il pas vu, comme nous le voyons
nous-mêmes, que ce fablier obscur avait puisé à la même source que
Boccace; mais que Boccace, pour y puiser aussi, n'avait aucun besoin du
fablier? Loin de revenir de ce faux jugement qu'il avait une fois porté,
il y persista, on peut même dire qu'il s'y obstina toute sa vie. «C'est
avec nos Fabliaux, dit-il dans ses observations sur les Troubadours[87],
que Boccace a procuré à sa patrie et qu'il s'est procuré à lui-même
assez facilement un honneur immortel... Il doit à nos fabliers un grand
nombre de ses sujets et le genre lui-même. Postérieur à eux d'un siècle
environ, il les a copiés, etc.» Que deviennent des assertions aussi
positives et aussi hasardées, quand on a vu seulement ce que nous venons
de voir? Je ne sais si, en écrivant ainsi, on croit se montrer bon
Français et faire preuve d'amour pour sa patrie. Dieu me préserve d'en
donner des preuves pareilles! L'amour éclairé de la patrie doit
consister avant tout, à ne rien écrire qui la compromette et qui lui
donne un ridicule aux yeux des étrangers instruits.

[Note 85: _Ub. sup._, p. 289.]

[Note 86: Journ. VII, Nouv. IV.]

[Note 87: 1787, in-8°., p. 28.]

Quand Boccace entreprit d'écrire ses Nouvelles pour plaire à la
princesse Marie, et par ses ordres[88], il recueillit toutes les
traditions, il puisa dans toutes les sources. Il n'était pas en Italie
le premier conteur en prose; mais il s'empara de ce genre dont il
n'existait que de faibles essais, et il le perfectionna. On connaît le
recueil de Cent Nouvelles anciennes, _Cento Novelle antiche_[89], ou le
_Novellino_, l'un des livres où les amateurs de la langue aiment à
étudier ses tours originaux et primitifs. Ce ne sont que des
historiettes contées sans art et souvent sans élégance. Il y en a qui
semblent être du temps de Boccace, d'autres même postérieures à lui;
mais il y en a aussi que l'on voit, à l'antiquité du style, à la naïveté
encore moins ornée du récit, et à quelques autres marques sensibles,
avoir dû être écrites ou à la fin du treizième siècle ou au commencement
du quatorzième. Boccace ne dédaigna point d'y puiser quelques
sujets[90]; il en tira de l'histoire étrangère et nationale, de quelques
traductions d'auteurs orientaux et de ces récits populaires qui, n'ayant
point encore été écrits, laissent au talent et au génie du conteur plus
de liberté. La vie que menaient alors les moines fournissait des
anecdotes du genre le plus libre, et elles étaient apparemment du goût
particulier de _Fiammetta_; sans cela il n'aurait pas donné à ces contes
orduriers tant de place dans son ouvrage; et il est à remarquer que pas
une des cent _Novelle antiche_ n'a, ni dans le sujet, ni dans
l'expression, rien de licencieux. Il connaissait aussi des recueils de
nos Fabliaux; et il peut en emprunter le fonds de quelques Nouvelles.
L'invention des faits n'est donc pas ce qui l'a immortalisé[91]: les
Italiens tiennent si peu à lui attribuer ce mérite, qu'un de leurs
savants les plus zélés pour la gloire littéraire de sa patrie et pour
celle de Boccace; Manni, a laborieusement et scrupuleusement recherché
toutes les sources où il avait puisé, et surtout les faits, soit
anecdotiques, soit historiques qu'il a embellis en les racontant[92].
C'est ce talent de tout embellir, de tout raconter avec une grâce et une
éloquence inimitables, qui a fait sa gloire; et cette gloire, qu'il ne
dut qu'à son génie, rien ne peut la lui ôter.

[Note 88: C'était ainsi qu'il avait écrit le _Filocopo_ et la
_Théséide_. Quant au _Décaméron_, la preuve des ordres qu'il avait
reçus, est dans une lettre citée par M. Baldelli. Boccace l'écrivit dans
sa vieillesse, à son ami _Mainardo de' Cavalcanti_, maréchal du royaume
de Naples. Mainardo avait épousé une très-jeune femme, à qui il avait
promis, ainsi qu'aux dames de sa maison, de leur faire lire le
_Décaméron_ de Boccace. Il fit part de cette promesse à son ami:
«Gardez-vous-en bien, lui répond Boccace; vous savez combien il s'y
trouve de choses peu décentes et contraires à l'honnêteté... Si vos
dames y arrêtaient leur esprit, ce serait votre faute et non la leur.
Gardez-vous-en, je vous le répète, je vous le conseille, et je vous en
prie... Si ce n'est par respect pour leur honneur, que ce soit par égard
pour le mien... Elles me prendraient, en lisant mes Nouvelles, pour un
vil entremetteur, un vieillard incestueux, un homme impur, etc... Il n'y
a, dans tous ces endroits, personne qui se lève, et qui dise pour
m'excuser: Il a écrit en jeune homme, _et forcé par des ordres qui
avaient toute autorité sur lui_.» (_Vita del Boccaccio_, p. 161 et
162.)]

[Note 89: _Libro di Novelle e di bel parlar gentile_, etc., imprimé
en 1525, et réimprimé en 1572. J'en ai parlé dans les notes ajoutées à
la fin du tom. II, p. 574.]

[Note 90: Dans la première Journée, la Nouvelle III est tirée de la
LXXIIe. du _Novellino_; la IXe., de la même Journée, l'est de la XIIIe.,
etc.]

[Note 91: Le Grand d'Aussy a pourtant dit, dans son écrit sur les
Troubadours: «Quoiqu'il passe, non-seulement pour l'inventeur de ces
Contes, mais encore pour le premier qui a renouvelé dans l'Occident, ce
genre agréable.» Mais il s'est trompé en cela, comme en beaucoup
d'autres choses.]

[Note 92: Voyez ci-dessus, p. 63.]

Après avoir reconnu dans ses récits les faits et les contes anciens qui
lui en avaient fourni le sujet, on a prétendu lever aussi le voile dont
on a cru qu'il avait couvert les personnages. Il leur a donné des noms
de fantaisie: on en a voulu percer le mystère comme de ceux de son roman
d'_Admète_[93]. On a voulu savoir au juste ce que c'était que madame
Élise, madame Pampinée et madame Philomène; mais cette seconde recherche
nous intéresserait aussi peu que la première. On peut seulement
conjecturer, sans beaucoup d'efforts, que Boccace s'est désigné lui-même
sous le nom d'un des trois jeunes gens; peu importe que ce soit sous
celui de Pamphile, de Philostrate ou de Dionée. Si l'on veut cependant
pousser jusqu'au bout la conjecture, on peut se déterminer en faveur du
dernier de ces trois noms. Celui de Fiammette reparaît encore ici parmi
ceux des sept jeunes femmes. Dionée et Fiammette, sont amants; et, à la
fin de la septième Journée, il est dit que Fiammette et Dionée chantent
long-temps ensemble les aventures d'Arcite et de Palémon. Or ces
aventures sont le sujet de la _Théséide_, poëme que Boccace avait fait
autrefois pour Fiammette elle-même; la conclusion est évidente, et il y
a de la modération à ne donner que comme conjecture l'opinion que Dionée
et Boccace ne font qu'un.

[Note 93: _Istoria del Decameron di Giovanni Boccaccio_, etc.
Firenze, 1742, in-4°.]

Il n'est pas aussi vrai qu'on le croit communément, que le _Décaméron_
fût un ouvrage de sa première jeunesse. Il y parle de la peste de 1348,
et de cette partie de plaisirs née d'une cause si triste, comme de
choses déjà passées depuis quelque temps. Quoiqu'il écrivît sans doute
avec facilité ces Nouvelles, il n'y put employer moins de deux ou trois
années; il avait donc près de quarante ans quand il eût achevé tout
l'ouvrage[94]. On s'en aperçoit à la maturité du style et à cet art de
mettre en jeu les caractères, qui suppose des observations qu'on ne fait
pas, et une connaissance du monde qu'on n'a pas encore dans l'extrême
jeunesse. Ce n'est donc pas son âge qui peut excuser la liberté souvent
licencieuse de ses peintures; mais ce sont les ordres d'une princesse
qui avait encore tout pouvoir sur lui; et ces ordres mêmes, ainsi que la
faiblesse qu'il eut d'y obéir, ont pour excuse les mœurs de leur temps.
La dépravation en était augmentée par ce fléau même qui, d'après les
idées communes, devait être un remède violent, fait pour remettre tout
dans l'ordre en ce monde, et ne laisser dans les esprits que l'image
terrible et l'effrayante pensée de l'autre. C'est ce que Boccace fait
sentir dans l'éloquente description qui commence son ouvrage. C'est un
des plus beaux morceaux de la littérature italienne; et comme, malgré le
mérite et la perfection exquise d'une grande partie des Nouvelles que
contient le _Décaméron_, il en est peu dont on puisse parler avec
quelque détail, je m'arrêterai à considérer cette peinture, quelque
triste qu'en soit le sujet, de même qu'on admire les tableaux d'un grand
peintre, malgré ce qu'ont de pénible et quelquefois même de hideux, les
objets qui y sont représentés.

[Note 94: En effet, nous avons vu dans sa Vie, qu'il le publia en
1352 ou 1353.]

Le plus redoutable des fléaux qui affligent cette malheureuse terre,

        La peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom,

a paru de tout temps, à de grands écrivains, un sujet où ils pouvaient
développer tout leur talent et toute la force de leur style. Hippocrate,
dans son Traité des Épidémies, n'eut garde d'en oublier une si terrible;
la description qu'il en fait au troisième livre entrait nécessairement
dans son plan. Une description encore plus détaillée de la peste
d'Athènes n'était pas aussi indispensable dans l'histoire, où il
suffisait peut-être d'en retracer les principaux effets; mais Thucydide
était un grand peintre; il ne voulut pas laisser échapper un sujet si
digne d'un pinceau ferme et vigoureux; et il en fit un des plus beaux
ornements de son histoire[95]. Chez les Romains, Lucrèce, dans le
sixième livre de son poëme, après avoir traité des météores, des
tremblements de terre, des volcans, et d'autres phénomènes funestes à
l'espèce humaine, venant à parler des maladies, ne se borne pas à
décrire la peste en général, mais il s'attache particulièrement à celle
d'Athènes; il imite, ou même il traduit de Thucydide sa description
presque toute entière. Virgile, dans la peste des animaux qui termine le
troisième livre des Géorgiques, emprunta, comme il le faisait souvent,
quelques traits de Lucrèce: Ovide, au septième livre des Métamorphoses,
décrivant le même fléau parmi les animaux et parmi les hommes, suivit
souvent les traces de Lucrèce et de Virgile: Boccace qui, dans ses
études de la langue grecque, avait pu rencontrer Thucydide, connaissait
sans doute aussi Lucrèce, et dans sa description de la peste, plusieurs
endroits paraissent imités de l'un ou de l'autre[96]; mais il eut sous
les yeux un modèle plus frappant et plus terrible: il eut la peste
elle-même; et lorsqu'il voulut la peindre, il n'eut besoin que de son
génie pour trouver les couleurs du tableau.

[Note 95: Liv. II.]

[Note 96: J'ai vu avec plaisir que M. Baldelli est de cet avis; il
lui paraît hors de doute que Boccace avait lu la description de
Thucydide, ou qu'il tira de Lucrèce, des détails que celui-ci avait
copiés du premier. _Vita del Boccaccio_, p. 75, note 1.]

Celui de Thucydide est peint d'une grande manière. L'historien décrit
les symptômes du mal plus soigneusement qu'Hippocrate lui-même: ils sont
vrais, circonstanciés, effrayants; mais, c'est la peinture qu'il fait de
ses effets moraux, ce sont surtout les traits suivants que nous devons
observer: on en verra bientôt la raison. «L'affluence des gens de la
campagne, qui venaient se réfugier dans la ville, aggrava les maux des
Athéniens et les leurs mêmes; il n'y avait pas de maisons pour eux; ils
vivaient pressés dans des huttes étouffées pendant les plus grandes
chaleurs; ils périssaient confusément; et les mourants étaient entassés
sur les morts. Des malheureux dévorés de soif, se roulaient dans les
rues, et venaient expirer près des fontaines. Les lieux sacrés où l'on
avait dressé des tentes, étaient comblés de corps que la mort y avait
frappés.

«Bientôt personne ne sachant plus que devenir, on perdit tout respect
pour les choses divines et humaines; toutes les cérémonies des
funérailles furent violées. Chacun ensevelit ses morts comme il put.
Pressés par la rareté des choses nécessaires, les uns se hâtaient de les
poser et de les brûler sur un bûcher qui ne leur appartenait pas,
prévenant ceux qui l'avaient dressé: d'autres, au moment où on brûlait
un mort, jetaient sur lui le corps qu'ils apportaient eux-mêmes, et se
retiraient aussitôt. La peste introduisit bien d'autres désordres. En
voyant chaque jour de promptes révolutions dans les fortunes, des riches
frappés de mort, des pauvres succédant à leurs biens, on osa
s'abandonner ouvertement à des plaisirs dont auparavant on se serait
caché. On cherchait des jouissances promptes, et l'on ne s'occupa plus
que de voluptés, quand on crut ne posséder que pour un jour et ses biens
et sa vie. Personne ne daigna plus se donner la moindre peine pour des
choses honnêtes, dans l'incertitude où l'on était de finir ce qu'on
aurait commencé. Le plaisir, et tous les moyens de se le procurer, voilà
ce qui devint utile et beau. On n'était plus retenu ni par la crainte
des dieux, ni par les lois humaines: il semblait égal de révérer ou de
négliger les dieux quand on voyait périr indifféremment tout le monde.»

Le philosophe se montre ici dans l'exposition des suites morales d'un
mal physique. Lucrèce était aussi un philosophe; mais il parle en poëte,
et c'est surtout des objets sensibles qu'il lui faut pour les peindre.
Aussi ne laisse-t-il passer aucun des effets physiques décrits par
Thucydide sans l'exprimer en beaux vers. Il y ajoute même quelquefois;
mais il ne touche des effets moraux que ce qui pouvait être rendu en
images, tel que cette violation des funérailles, et ces bûchers envahis
par des cadavres auxquels ils n'étaient pas destinés. C'est même par les
rixes qu'occasionent ces violences qu'il termine sa description, son
sixième livre et son poëme.

Boccace décrit la peste de Florence en philosophe, en historien et en
poëte. Il l'a fait venir d'Orient, non parce que Thucydide en a fait
venir celle d'Athènes, mais parce que celle de Florence en vint aussi.
Dans la description des symptômes, il s'accorde quelquefois avec
l'auteur grec, et quelquefois il s'en écarte, selon que la vérité
l'exige. Il s'étend beaucoup plus que lui sur la plupart des
circonstances; sur la communication contagieuse du mal entre les
hommes, et des hommes aux animaux; sur les terreurs qui en étaient la
suite, le soin que chacun prenait de fuir le mal et l'abandon où
restaient les malades. Mais il s'attache surtout à peindre les suites de
la contagion, et son influence sur le régime de vie et sur les mœurs.

«Les uns croyant que la tempérance et la modération en toutes choses
étaient le meilleur préservatif, se retiraient, vivaient à part, se
renfermaient en petit nombre dans des maisons où il n'y avait aucun
malade, n'y vivaient que de mets choisis et de vins exquis dont ils
buvaient modérément; fuyaient toute sorte d'excès, ne parlaient point et
ne permettaient à personne de venir leur parler de mort ni de maladie,
enfin passaient leurs jours à entendre de la musique, ou à goûter tous
les autres plaisirs tranquilles qu'ils pouvaient se procurer. D'autres,
au contraire, tenaient pour certain que le meilleur remède d'un si grand
mal était de boire beaucoup, de jouir de toutes manières, de chanter et
de s'amuser sans cesse, de satisfaire, autant qu'on le pouvait, toutes
ses fantaisies, et quoi qu'il pût arriver, de rire et de se moquer de
tout. Ils vivaient conformément à ce système; passaient les jours et les
nuits à aller d'une taverne à l'autre, et à boire sans fin et sans
mesure. Ils en faisaient autant, et plus volontiers encore, dans les
maisons de leur connaissance, dès qu'ils y savaient quelque chose qui
fût à leur convenance, ou pût leur faire plaisir; ce qui leur était
d'autant plus facile, que chacun, comme s'il ne devait plus vivre,
abandonnait le soin de ce qui lui appartenait, et le soin de lui-même.
La plupart des maisons étaient devenues communes; l'étranger y entrait
et usait de tout comme le maître. Ils n'étaient attentifs à éviter que
les malades.

«Dans l'excès de l'affliction et de misère où la ville fut réduite, la
vénérable autorité des lois divines et humaines, était tombée, et comme
dissoute; leurs ministres et leurs exécuteurs étaient tous, comme les
autres hommes, ou morts, ou malades, ou restés tellement seuls qu'ils ne
pouvaient remplir aucune fonction; de sorte que chacun pouvait se
permettre tout ce dont il lui prenait envie. Quelques uns, ennemis de
tous ces excès, ne changeaient rien à leur train de vie. On les voyait
seulement porter à la main, l'un des fleurs, l'autre des herbes
odorantes, d'autres différentes sortes de parfums, et les respirer
souvent, comme le meilleur moyen de fortifier les organes et de
repousser la contagion; car l'air entier paraissait infecté par la
puanteur des cadavres, des malades et des remèdes. Quelques autres
étaient d'une opinion plus cruelle, mais peut-être aussi plus sûre: ils
disaient que rien n'est aussi bon contre la peste que de la fuir.
Frappés de cette idée, beaucoup d'hommes et de femmes, ne s'occupant
plus de rien que d'eux-mêmes, abandonnèrent leur ville natale, leurs
propres maisons, leurs biens, leurs parents, leurs affaires, et se
retirèrent à la campagne. Plusieurs échappaient en effet au mal, mais
plusieurs aussi en étaient frappés; l'exemple qu'ils avaient donné quand
ils étaient en santé n'était que trop suivi, et ceux qui se portaient
bien encore les abandonnaient à leur tour[97].

[Note 97: La plupart de ces traits sont aussi dans la description de
Thucydide.]

«Cet abandon était général. Les citoyens s'entr'évitaient: presque aucun
voisin ne prenait soin de l'autre; les parents cessaient de se voir, ou
ne se voyaient que rarement et de loin: la terreur alla même au point
qu'un frère ou une sœur abandonnait son frère, l'oncle son neveu, la
femme son mari, et, ce qui est plus fort encore et presque impossible à
croire, les pères et les mères craignaient de visiter et de soigner
leurs enfants, comme s'ils leur fussent devenus étrangers. Les malades,
dont la multitude était presque innombrable, ne recevaient donc de
secours que de la tendresse d'un petit nombre d'amis, ou de l'avarice
des domestiques qui ne les servaient que dans l'espoir d'un gros
salaire: encore étaient-ils rares, presque tous gens bornés, peu au fait
d'un pareil service, seulement bons pour donner aux malades ce qu'ils
demandaient, ou pour observer l'instant de leur mort, et qui souvent en
servant ainsi se perdaient, eux et le gain qu'ils avaient fait. De
cette désertion des voisins, des parents, des amis et de la rareté des
domestiques, vint un usage presque inouï jusqu'alors; aucune femme,
quelque jolie, ou même quelque belle et de quelque naissance qu'elle
fût, ne fît difficulté, lorsqu'elle était malade, d'avoir à son service
un homme, ou jeune ou vieux, de se découvrir sans honte devant lui,
comme elle l'eût fait devant une femme, dès que sa maladie l'exigeait.
Il en résulta que celles qui guérirent, eurent dans la suite moins
d'honnêteté peut-être, ou certainement moins de pudeur. De cette cause
et de plusieurs autres naquirent parmi ceux qui survécurent des
habitudes toutes contraires aux anciennes mœurs des Florentins.»

Ici, comme l'auteur grec, mais avec les différences apportées par les
temps, les pays, les religions et les rites, Boccace décrit fort au long
les changements occasionnés par la peste dans la célébration des
funérailles. «On ne mourait plus entouré de femmes, de parentes et de
voisines qui venaient pleurer autour du lit; les voisins, les proches,
la foule des citoyens, et selon la qualité du mort, le clergé ne
l'attendaient plus au sortir de sa maison; des hommes de son état ne le
portaient plus sur leurs épaules, avec des chants funèbres, et précédés
de cierges funéraires, jusqu'à l'église qu'il avait désignée lui-même.
Plusieurs sortaient de la vie sans témoins; et ce n'était qu'à un
très-petit nombre qu'étaient accordés les gémissements et les larmes de
leurs proches et de leurs amis. À la place de ces signes de douleur, on
entendait le plus souvent des éclats de rire, des plaisanteries et des
bons mots, usage que les femmes, dépouillant la pitié naturelle à leur
sexe, et le croyant plus sain pour elles, avaient trop facilement
appris. Il était rare que les corps fussent accompagnés à l'église de
plus de dix ou douze voisins. Ce n'était point eux, mais des enterreurs
à gages qui venaient enlever la bière, et la portaient à grands pas à
l'église la plus voisine, précédés de cinq ou six prêtres qui, sans se
fatiguer par de trop longues prières, la faisaient jeter au plus vite
dans la première fosse vacante. Le sort du petit peuple, et même de la
classe moyenne, était encore plus misérable. On trouvait le matin leurs
corps aux portes des maisons où ils avaient expiré pendant la nuit. On
les entassait deux ou trois dans une seule bière; il arriva même plus
d'une fois que le même cercueil emporta la femme et le mari, le père et
le fils, les deux ou même les trois frères. Très-souvent lorsque deux
prêtres allaient avec la croix chercher un mort, ils rencontraient trois
ou quatre bières, dont les porteurs se mettaient à la suite des
premiers, et au lieu d'un seul corps qu'ils croyaient enterrer, ils en
avaient six, huit, et quelquefois davantage. Ni luminaire, ni larmes, ni
cortége ne les accompagnaient, et les choses en vinrent au point qu'on
ne tenait pas plus de compte d'un homme mort qu'on en tient aujourd'hui
du plus vil bétail.

«La condition des campagnes environnantes n'était pas meilleure que
celle de la ville. Dans les fermes, dans les chaumières, dans les
chemins, au milieu des champs, le jour, la nuit, les pauvres et
malheureux cultivateurs, sans secours du médecin, sans l'aide d'aucun
domestique, périssaient avec leur famille. Bientôt leurs mœurs se
relâchèrent comme celles des citadins. Leurs propriétés, leurs affaires
ne les intéressèrent plus. Tous regardant chaque jour, comme celui de
leur mort, ne songeaient ni à faire travailler, ni à travailler
eux-mêmes, ni à retirer le fruit de leurs travaux passés, mais
s'efforçaient de consommer ce qu'ils avaient devant eux, par tous les
moyens qu'ils pouvaient imaginer. Les bestiaux, les troupeaux, les
animaux de basse-cour, les chiens mêmes, ces fidèles compagnons de
l'homme, erraient dans la campagne, dans les terres labourées, à travers
les moissons, sans guides et sans maîtres. Enfin, pour en revenir à la
ville, la violence du mal y fut telle, que, dans le cours de quatre ou
cinq mois, plus de cent mille créatures humaines y périrent, nombre,
ajoute l'auteur, auquel on n'aurait pas cru, avant cette maladie
terrible, que dut s'élever celui de ses habitants.

«Ô combien, s'écrie-t-il, en terminant ce triste tableau, combien de
grands palais, de belles maisons, de nobles demeures, auparavant
remplies de familles nombreuses, restèrent vides de maîtres et de
serviteurs! Ô combien de races illustres, combien d'opulents héritages,
combien d'amples richesses demeurèrent sans successeurs! Combien
d'hommes de mérite, de belles femmes, de jeunes gens aimables, que
Galien, Hippocrate, ou Esculape lui-même auraient jugé dans l'état de
santé la plus parfaite, dînèrent le matin avec leurs parents, leurs
compagnons, leurs amis, et soupèrent le lendemain au soir dans l'autre
monde avec leurs ancêtres!» Cette dernière phrase se ressent du commerce
que l'auteur entretenait avec les anciens: elle est empreinte de leurs
opinions sur l'autre monde, et tout-à-fait étrangère aux opinions
modernes; mais dans la description qu'elle termine et que j'ai
infiniment réduite pour n'en prendre que les traits les plus frappants,
quoiqu'il y en ait quelques-uns que l'on peut prendre pour des
imitations, on voit que le tout ensemble est conçu et dessiné d'après
nature. Tel était donc le relâchement des mœurs, occasioné par la peste
même, lorsque Boccace écrivit son _Décaméron_; et cette cause de
désordres est d'autant plus remarquable, qu'abstraction faite des temps
et des croyances religieuses, elle fut la même à Athènes et à Florence,
et qu'elle est également développée dans Thucydide et dans Boccace.

L'auteur florentin écrivait sous les yeux de la génération même qui
avait vu cet affreux spectacle, et qui était, pour ainsi dire, un débris
de cette grande ruine. Nous ne pouvons apprécier aujourd'hui que le
talent du peintre; mais, ce qui frappa le plus alors, fut la
ressemblance et la fidélité du tableau. Les couleurs en étaient bien
sombres, et paraîtraient au premier coup-d'œil assez mal assorties avec
les peintures gaies dont on croit communément que la collection entière
est remplie; mais, en passant condamnation sur la gaîté trop libre d'un
grand nombre de ces peintures, on ne doit pas oublier qu'elles ne sont
pas, à beaucoup près, toutes de ce genre, et qu'il y en a
d'intéressantes, de tristes, de tragiques même, et de purement comiques,
encore plus que de licentieuses. Boccace répandit cette variété dans son
ouvrage, comme le plus sûr moyen d'intéresser et de plaire; et ce
qui est admirable, c'est que, dans tous ces genres si divers, il raconte
toujours avec la même facilité, la même vérité, la même élégance, la
même fidélité à prêter aux personnages les discours qui leur
conviennent, à représenter au naturel leurs actions, leurs gestes, à
faire de chaque Nouvelle un petit drame qui a son exposition, son nœud,
son dénouement, dont le dialogue est aussi parfait que la conduite, et
dans lequel chacun des acteurs garde jusqu'à la fin sa physionomie et
son caractère.

Les prêtres fourbes et libertins, comme ils l'étaient alors; les moines
livrés au luxe, à la gourmandise et à la débauche; les maris dupes et
crédules, les femmes coquettes et rusées, les jeunes gens ne songeant
qu'au plaisir, les vieillards et les vieilles qu'à l'argent; des
seigneurs oppresseurs et cruels, des chevaliers francs et courtois, des
dames, les unes galantes et faibles, les autres nobles et fières,
souvent victimes de leur faiblesse, et tyrannisées par des maris jaloux;
des corsaires, des malandrins, des ermites, des faiseurs de faux
miracles et de tours de gibecière, des gens enfin de toute condition, de
tout pays, de tout âge, tous avec leurs passions, leurs habitudes, leur
langage: voilà ce qui remplit ce cadre immense, et ce que les hommes du
goût le plus sévère ne se lassent point d'admirer.

Aussi notre grand Molière, qui prenait partout et à toutes mains des
matériaux qu'il se rendait propres par l'art de les employer et par son
génie, Molière, qui emprunta de Boccace le sujet entier de deux de ses
petites pièces, l'_École des Maris_, et _Georges Dandin_, qui est encore
une école des maris, faisait-il du _Décaméron_ un cas particulier. Ce
n'était pas seulement dans Plaute, dans Térence et dans quelques
comiques italiens et espagnols, qu'il puisait pour augmenter nos
richesses, et qu'il étudiait les secrets de l'art du dialogue, et même
les secrets plus profonds des caractères, c'était aussi dans Rabelais et
surtout dans Boccace.

Le Bembo a dit de Boccace avec beaucoup de raison: «C'est un grand
maître dans l'art de fuir la satiété. Ayant à faire cent prologues pour
ses cent Nouvelles, il les varia si bien, qu'on a un plaisir infini à
les entendre. Ayant à finir et à reprendre tant de fois la conversation
entre dix personnes, ce n'était pas non plus peu de chose que d'éviter
l'ennui[98].» On voit en effet qu'il a pris le plus grand soin
d'échapper à ce danger de son sujet. Les réflexions morales ou galantes
qui précèdent chaque Nouvelle, les descriptions du matin qui commencent
chaque Journée, les jolies ballades qui les terminent toutes, et dont
peut-être on ne fait point assez de cas, les tableaux variés de
passe-temps qui sont cependant à peu près toujours les mêmes, enfin de
charmantes descriptions de lieux champêtres, tracées avec une élégance
et une perfection de style que rien ne peut égaler, tels sont les moyens
qu'il a employés pour donner sans cesse à l'esprit des jouissances
nouvelles. Ces peintures locales que je compte parmi ses moyens de
variété, ont pour les Florentins une autre sorte de mérite. Ils y
reconnaissent, ainsi que dans l'_Admète_ et dans le _Ninfale Fiesolano_
du même auteur, les agréables environs de Florence. On a fait des
recherches sérieuses, et qui n'ont pas été inutiles, pour fixer les
lieux qu'il a décrits. Il paraît certain que, possédant une petite
propriété près de Majano et de Fiesole, il se plut à peindre les
paysages gracieux dont elle était environnée, et que l'on y reconnaît
encore aux plans qu'il en a tracés[99].

[Note 98: _Prose_, l. II, Florence, 1549, in-4°., p. 89.]

[Note 99: On reconnaît dans le premier endroit où s'arrêta la troupe
joyeuse, un lieu nommé _Poggio Gherardi_; dans le magnifique palais
qu'elle choisit ensuite pour échapper aux importuns, la belle _Villa
Palmieri_ (Prologue de la IIIe. Journée); et dans cette Vallée des Dames
(_delle Donne_), où Élisa conduit ses compagnes, pour prendre les
plaisirs du bain pendant la plus grande ardeur du jour (Journ. VI, Nouv.
X), une vallée ronde et étroite au-dessous de Fiésole, traversée par une
petite rivière qui descend des hauteurs voisines, et qui semble s'y
reposer. (M. Baldelli, _Illustrazione III_, à la fin de la Vie de
Boccace, p. 285.)]

Un autre mérite répandu dans tout l'ouvrage principalement apprécié par
les Florentins, mais que sentent aussi tous les Italiens instruits, et
qui n'échappe pas même aux étrangers studieux de cette belle langue,
c'est celui du style. Je n'ignore pas les défauts que des Italiens
modernes y ont trouvés. Pendant assez long-temps la prose de Boccace a
passé de mode comme la poésie du Dante. Il en est arrivé de l'un comme
de l'autre: la langue s'est affaiblie, corrompue et dénaturée. C'est du
moins ce qu'assurent des écrivains qui paraîtraient vouloir appliquer au
même mal le même remède, c'est-à-dire, ramener à étudier Boccace comme
on est revenu à étudier le Dante. L'auteur de la dernière Vie de
Boccace, M. Baldelli, qui écrit avec autant de goût qu'il met de soin et
d'exactitude dans ses recherches, après avoir dit que Boccace avait
donné les plus beaux modèles de l'éloquence italienne dans tous les
genres, laisse assez entendre que c'est à ces grands modèles qu'il
serait temps de revenir. «Aussi flexible qu'industrieux, dit-il[100],
Boccace emploie toujours, ou le mot propre le plus convenable, ou les
plus heureuses métaphores. Délicat et soigné dans les choses communes,
il sait revêtir avec pompe les objets qui ont de l'excellence et de la
grandeur, d'une éloquence magnifique, qui coule toujours
harmonieusement, sans enflure, sans embarras, sans effort, sans
expressions dures ou bizarres; toute brillante, au contraire, des mots
les plus élégants et les plus purs, et tirant du son qui résulte de
l'art de les placer, sa limpidité, sa clarté, sa douceur. Il y répand
une certaine fleur de plaisanterie, un atticisme naturel et
inimitable... il y met enfin un art admirable, et il emploie cet art
même à le cacher.»

[Note 100: Pag. 80.]

«Avec Boccace, ajoute-t-il plus loin[101], naquit et s'accrut
l'éloquence italienne; elle parut s'ensevelir avec lui. Elle ne commença
à se relever un peu qu'un siècle après. Alors la vénération que l'on
avait toujours eue pour Boccace parvint au plus haut degré. Tous les
auteurs florentins étudièrent le _Décaméron_ comme le seul modèle à
imiter dans la prose. De l'étude approfondie de ce livre naquirent, et
les _Prose_[102] du Bembo, et l'_Ercolano_ de Varchi, et les
_Annotations_ des Académiciens, et les _Avertissements_ de Léonard
Salviati, premiers Traités philosophiques où l'on apprit à écrire la
langue vulgaire avec la correction, l'exactitude et les ornements qui
lui conviennent. C'est de là que les grammairiens les plus renommés
tirèrent leurs règles, et que l'Académie de la Crusca, si célèbre
jusqu'à nos jours, prit en grande partie des exemples pour la
composition de son Vocabulaire. Un grand nombre d'imprimeurs distingués
et de savants littérateurs se sont occupés d'en donner les éditions les
plus magnifiques et les plus correctes; tous ont reconnu avec respect
son autorité dans le langage: aucun d'eux n'osa jamais l'attaquer. Il
était réservé à notre siècle de le mettre pour ainsi dire en oubli,
d'exercer contre lui une critique licencieuse, d'appeler enflure
l'abondance et fluidité de son style, et recherche maniérée sa
contexture ingénieuse et le doux arrangement des mots... La mode vint
de se passionner pour une langue étrangère qui, quoique pauvre, a de la
grâce et de la clarté[103], et qui a produit, il est vrai, de
très-grands écrivains. Des enfants dénaturés, oubliant les pères de
l'éloquence italienne qui, certes, ne sont pas inférieurs à ces
écrivains étrangers, y ont cherché des façons de parler, des tours et
des phrases qui, transportés dans la prose vulgaire, l'ont avilie,
souillée et monstrueusement altérée... Cette altération de la langue et
du goût est parvenue à un tel point, que ce n'est plus dans les
colléges, dans les académies, dans les cours qu'il faut aller apprendre
à parler purement l'italien, mais sur les heureuses collines de l'état
de Florence, où de simples villageois, qui ne sont ni gâtés par un
commerce étranger, ni corrompus par l'instruction moderne, conservent
précieusement et sans mélange ce riche patrimoine qu'ils ont reçu de
leurs aïeux, etc.» Il nous conviendrait mal, même lorsque nous sommes
incidemment mis en cause, de prendre parti dans ces questions de
philologie nationale; et nous devons nous borner à la connaissance des
faits: mais c'en est un, à ce qu'il me paraît, bien intéressant dans
cette affaire que l'opinion aussi déclarée d'un si bon juge. Revenons
aux imitateurs de Boccace.

[Note 101: Pag. 90.]

[Note 102: On sait que les écrits du Bembo, sur la langue, n'ont
point d'autre titre que _Prose_.]

[Note 103: On voit bien, sans que je le dise, quelle langue cet
auteur, zélé pour la gloire de la sienne, désigne ainsi; et, tout zélé
que je suis aussi pour la gloire de la mienne, je lui prouve, en le
citant sans le combattre, que je ne suis pas disposé à lui en vouloir.]

Bien d'autres que Molière ont puisé dans cette source féconde.
Lafontaine et d'autres conteurs après lui n'y ont pris que des sujets
d'un seul genre, et en cela d'abord ils ont marqué une prédilection dont
une morale austère est en droit de les blâmer: mais, de plus, ils se
sont privés du plus grand charme de l'ouvrage de Boccace, je veux dire
de cette riche et inépuisable variété. On voit, et l'on ne peut leur en
savoir gré, que c'est par choix qu'ils ont tiré du _Décaméron_ tout ce
qui pouvait irriter les sens, exciter les passions, enflammer les
imaginations et les corrompre; tandis que Boccace au contraire semble
n'avoir traité ces mêmes sujets que parce qu'ils entraient dans la
composition générale du grand tableau qu'il voulait tracer, et ne leur a
donné en quelque sorte d'autre place dans son ouvrage que celle qu'ils
tenaient dans les mœurs.

Chez les Anglais, il y a eu aussi des imitateurs. Dryden est le plus
remarquable par le genre de ses imitations; ce n'est pas sur des sujets
gais et libres qu'elles portent; son génie grave lui dictait un autre
choix. _Sigismond et Guiscard_ est un des plus beaux morceaux de ce
versificateur, si l'on n'ose pas dire de ce grand poëte; et c'est de
Boccace qu'il l'a tiré. Tancrède, prince de Salerne, qui tue Guiscard,
amant de sa fille Ghismonde, ou Sigismonde, et qui envoie son cœur dans
un vase à cette amante infortunée; Ghismonde qui verse et boit dans ce
vase un poison qu'elle tient préparé, et qui meurt aux yeux de son père,
barbare une seule fois dans sa vie, et trop tard pénétré de repentir,
forment un sujet terrible, traité par Boccace avec une énergique
simplicité[104], et que Dryden a revêtu de toutes les couleurs de la
poésie, sans en altérer le caractère primitif, l'intérêt, ni la terreur.
Ce sujet qui offre, dans la catastrophe, des rapports avec l'histoire du
Troubadour Cabestaing[105] et le roman du sire de Coucy, avait quelque
chose de national, non pour Boccace, qui était Florentin, mais pour la
princesse napolitaine qu'il ne songeait qu'à amuser ou à intéresser en
écrivant ses Nouvelles. Cette aventure tragique arrivée dans la famille
de Tancrède, l'un des derniers princes de la dynastie normande, était en
quelque sorte une des traditions du pays. La Nouvelle que Boccace en sut
tirer fit une sensation prodigieuse en Italie. Le célèbre Léonard
d'Arezzo la traduisit en prose latine[106]; Michel Accolti, son
compatriote, en fit le sujet d'un _capitolo_ ou chapitre en _terza
rima_[107]; le savant Beroalde la mit, au seizième siècle, en vers
élégiaques latins[108]; enfin, elle a reçu en Angleterre les honneurs
d'une imitation poétique. Qu'il me soit permis de m'arrêter un instant,
non sur cette imitation, mais sur quelques détails où Dryden a cru
devoir entrer dans sa préface, et sur quelques autres emprunts qu'il a
faits à Boccace sans le savoir; ces courtes observations pourront
intéresser ceux qui cultivent à la fois la littérature italienne et la
littérature anglaise.

[Note 104: Journ. IV, Nouv. I.]

[Note 105: Boccace a aussi traité cet affreux sujet, même Journée,
Nouvelle IX. Il s'y est tenu attaché à la tradition provençale, telle
qu'elle se trouvait dans les vieux manuscrits provençaux, et telle que
Manni l'a imprimée, _Istor. del Decamer._, p. 308; mais il y a bien plus
d'intérêt, de passion et d'éloquence dans la Nouvelle de Tancrède.]

[Note 106: Manni, _ub. supr._, p. 247.]

[Note 107: _Ibid._, p. 257.]

[Note 108: Manni, _ub. supr._, p. 264.]

Outre _Sigismonde et Guiscard_, Dryden a encore imité du Décaméron,
_Théodore et Honorie_, aventure plus bizarre qu'intéressante, dont les
acteurs n'ont pas les mêmes noms dans Boccace[109]; et _Cimon et
Iphigénie_[110], autre aventure toute romanesque, mais qui ne manque pas
d'intérêt. Il a très-bien connu, et franchement déclaré la source de ces
deux fictions comme de la première; mais il n'a pas connu de même
l'origine d'une fiction plus importante, dont il a fait un petit poëme
en trois livres, sous le nom de _Palémon et Arcite_. Il l'a tirée du
vieux Chaucer, dont il a rajeuni quelques autres fables. Il avait
espéré, dit-il, pouvoir lui en attribuer l'invention[111]; mais il a été
détrompé en lisant à la fin de la septième Journée du _Décaméron_ que
Fiammette et Dionée chantent les aventures de Palémon et d'Arcite. Il en
conclut que cette histoire était écrite avant Boccace, mais que le nom
du premier auteur est inconnu. Nous avons vu ce que c'est que Palémon et
Arcite et pourquoi Dionée et Fiammette chantent leurs aventures; Arcite
et Palémon sont les deux héros du poëme de la _Théséide_. Chaucer avait
tiré leur histoire de ce poëme de Boccace, que Dryden apparemment ne
connut pas. Il ne connut pas davantage le _Filostrado_; et voici ce qui
le prouve. Chaucer a fait un poëme en cinq livres, intitulé _Troïle et
Criséide_; Dryden croit que l'ouvrage original dont il l'a tiré fut
écrit par un vieux poëte lombard: mais Troïle, fils de Priam, et
Chryséis, fille de Calchas sont, comme nous l'avons vu, les deux héros
du _Filostrato_, et Chaucer a suivi de point en point l'intrigue et tous
les incidents de ce poëme.


[Note 109: Au lieu de Théodore, c'est _Nastagio degli Onesti_; et au
lieu d'Honorie, la fille de messire Paul _Traversaro_. Journée V, Nouv.
VIII.]

[Note 110: Journ. V, Nouv. I.]

[Note 111: Voyez Préface des _Fables ancient and modern._, etc.,
Dryden's works, vol., II.]

Dryden s'est encore trompé en parlant de _Griselidis_, la dernière et la
plus intéressante de toutes les Nouvelles du _Décaméron_. Celle fable,
dit-il, est de l'invention de Pétrarque; il l'envoya à Boccace, de qui
elle parvint à Chaucer[112]. Ce qu'il y a de surprenant, ce n'est pas
qu'un poëte anglais se soit mépris sur ce point d'histoire littéraire
italienne; c'est qu'il lui suffisait de lire Chaucer pour ne pas tomber
dans cette erreur. Dans ses _Fables de Cantorbery_ (_Cantorbery Tales_),
ouvrage évidemment calqué sur le _Décaméron_ de Boccace, Chaucer a mis
cette Nouvelle sous le titre de _Fable du Clerc_, parce que c'est un
clerc, c'est-à-dire, un ecclésiastique qui la raconte. Voici ce qu'il
fait dire à ce conteur dans le prologue[113]: «Je vais vous conter une
fable que j'ai apprise à Padoue, d'un digne Clerc, connu par ses paroles
et par ses œuvres. Il est maintenant mort et cloué dans sa bière: je
prie Dieu pour le repos de son ame; ce Clerc était François Pétrarque,
poëte lauréat, dont la douce éloquence répandit un éclat poétique sur
l'Italie entière[114], etc.» Ce fut vraisemblablement lorsqu'il fit
partie d'une ambassade envoyée à Gênes, en 1373, par Édouard III, que
Chaucer trouva l'occasion d'aller faire cette visite à Pétrarque, qui
approchait alors de sa fin. Il se partageait entre le séjour de Padoue
et celui de sa maison d'Arqua. Chaucer arriva sans doute au moment où
l'ami de Boccace venait de lire le _Décaméron_ pour la première fois. Il
était si enchanté, comme on l'a vu dans sa Vie[115], de cette Nouvelle
de Grisélidis, qu'il la récitait à tout le monde, et que, pour le
plaisir de ceux qui n'entendaient pas la langue vulgaire, il la
traduisit en latin. Peut-être même Pétrarque donna-t-il à Chaucer une
copie de sa traduction[116]: peut-être enfin est-ce aux éloges que
Chaucer entendit un homme de l'âge et de la réputation de Pétrarque
faire du _Décaméron_ et de son auteur, qu'il dut la première idée de
composer à peu près sur le même dessin, ses Fables de Cantorbéry; c'est
ainsi que toutes les parties de l'histoire littéraire se tiennent et
s'éclairent mutuellement.

[Note 112: Préface des _Fables ancient and modern._, etc., _ub.
supr._]

[Note 113:

        _I wol you tell a Tale which that I
        Lerned at Padowe of a worthy Clerk,
        As preved by his wordes and his werk:
        He his now ded and nailed in his cheste,
        I pray to God so yeve his soule reste.
        Franceis Petrark, the Laureat poete
        Highte this Clerk, whose rethoric swete
        Enlumined all Itaille of poetrie_; etc.

Dans les vers suivants, le Clerc anglais, ou Chaucer par son organe,
critique le Clerc italien d'avoir commencé son récit par un prologue ou
_proœmium_ (_a proheme_), où il fait une description inutile du
Mont-Vésuve, de la partie de l'Apennin qui borde la Lombardie, du
Piémont et du marquisat de Saluces. Il traite cette description
d'impertinente (_me thinketh it a thing impertinent_); elle n'est point
dans la Nouvelle de Boccace, et c'est une des additions que Pétrarque y
fit en la traduisant. (Voyez _Fr. Petrarchœ sp. Basil_, 1581, in-fol.,
p. 541). Il y a quelque temps qu'on annonça dans le _Publiciste_ (24
octobre 1810), la traduction prête à paraître d'une Histoire littéraire
allemande, très-estimée. On parlait de Chaucer, dans cette annonce, qui
n'a rapport qu'à la littérature anglaise; on avouait que ce poëte avait
composé ses Fables de Cantorbery, à l'imitation du _Décaméron_ de
Boccace; mais on y affirmait très-positivement, que «Chaucer se montre
fort supérieur à l'auteur italien, par l'agrément du récit, l'esprit qui
règne dans les détails, la finesse des observations, le talent avec
lequel il y peint les caractères.» Je ne veux point élever autel contre
autel, et soutenir mes Italiens contre les Allemands et les Anglais:
_Multæ sunt mansiones in domo patris mei_. Je crois cependant que
Boccace, si recommandable par la beauté du style, l'est peut-être plus
encore par ces mêmes qualités que l'on prétend trouver en lui
inférieures à ce qu'elles sont dans Chaucer. Je voudrais qu'on nous en
eût donné de meilleures preuves qu'un certain portrait d'une None,
rempli de traits tels que ceux-ci: À table, elle se comportait en
personne fort bien élevée, ne laissait pas tomber un morceau de ses
lèvres, et se gardait bien de mouiller ses doigts dans sa sauce; elle
savait porter un morceau, et le tenir de façon qu'il ne tombât pas une
goutte sur sa poitrine.» Ce sont là de ces _peintures de caractères_, ou
plutôt de ces caricatures très-fréquentes dans les poëtes anglais et
allemands, et qu'on ne trouve guère, il est vrai, dans les Italiens, si
ce n'est dans le genre Bernesque. Il n'est pas sûr que le bon goût ait
le droit de les en blâmer.]

[Note 114: Le texte anglais dit plus énergiquement: Éclaira, de
poésie, l'Italie entière.]

[Note 115: Voyez tom. II, p. 431.]

[Note 116: Ce qui est ci-dessus, p. 109 et 110, change cette
conjecture en certitude.]

Du _Décaméron_ de Boccace, Grisélidis, ce modèle unique de douceur, de
patience et de résignation conjugale, passa dans tous les recueils de
Romans et de Nouvelles, fut traduite dans toutes les langues, monta sur
tous les théâtres; et sous toutes les formes elle a toujours excité le
même intérêt. Mais où Boccace lui-même l'avait-il prise? Si ce fait
avait quelque importance, il ne laisserait pas d'être difficile à
éclaircir, tant ceux qui ont cru résoudre la question l'ont
embrouillée[117]! Heureusement il n'en a aucune. Quelque part que
Boccace ait puisé le sujet de cette Nouvelle, soit dans un vieux
manuscrit français, qu'il est pourtant peu vraisemblable qu'il ait pu
connaître, soit dans quelque ancienne chronique qui se sera perdue
depuis, soit même dans des traditions orales, dont il fit souvent
usage[118], il s'est rendu ce sujet tellement propre, par la manière
simple, naïve et touchante de le traiter, que c'est bien réellement à
lui qu'elle appartient.

[Note 117: Le Grand d'Aussy ne fait aucune difficulté de dire
(Fabliaux, t. I, p. 269), que, «selon le Duchat, dans ses notes sur
Rabelais, _Griselidis_ était tirée d'un vieux manuscrit, autrefois de la
bibliothèque de M. Foucault, intitulé le _Parement des Dames_, et que
c'est d'après ce témoignage sans doute, que Manni, dans son
_Illustratione del Boccaccio_, en a restitué l'honneur aux Français.»
Or, Manni ne fait point cette restitution, et ne cite point le Duchat.
Il dit (_Istor. del Decamerone_, p. 603): «Le fait a été regardé comme
véritable par un auteur qui a observé que cette Nouvelle est prise d'un
ancien manuscrit intitulé le _Parement des Dames_, de la bibliothèque de
M. Foucault, et que Griselidis vivait en 1025;» et il cite en note,
Bouchet, _Annal. d'Aquitaine_, l. III. Le Grand d'Aussy dit encore:
«Philippe Foresti, historiographe italien, donne aussi cette histoire
comme véritable.» C'est d'après Manni qu'il le dit; mais sait-on ce que
dit Manni? le voici: «Cette histoire est rapportée comme véritable par
un historiographe de profession, par le Père Philippe Foresti de
Bergame, qui, dans son _Supplément des Chroniques_, s'exprime ainsi: «Ce
trait de patience étant digne de servir d'exemple, comme je le trouve
écrit dans François Pétrarque, je me suis déterminé à l'insérer dans cet
ouvrage.» Le Père Foresti ne donne ici d'autre garant de l'histoire de
Grisélidis, que Pétrarque, c'est-à-dire la traduction latine que
Pétrarque avait faite de la Nouvelle de Boccace. C'est donc, en dernière
analyse, Boccace lui-même qui est ici le garant de Foresti: la même
question de savoir où Boccace avait pris cette histoire subsiste donc
toujours, seulement un peu plus embrouillée qu'auparavant. Au reste, ce
Foresti, que Le Grand d'Aussy transforme en autorité, était un pauvre
moine augustin de la fin du quinzième siècle (mort en 1520, âgé de
quatre-vingt-six ans); il donna ce titre de _Supplément des Chroniques_,
à l'histoire générale qu'il fit en mauvais latin, parce qu'il prétendit
recueillir tout ce qui était dispersé dans plusieurs autres Chroniques,
et suppléer ce qui y manquait. Cet ouvrage fut composé avant 1473.
(Voyez Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 20), époque où le _Décaméron_ de
Boccace n'était imprimé que depuis peu d'années, les premières éditions
n'étant que de 1470; et il est naturel de penser que ce bon moine ne les
connaissait point. Son _Supplément des Chroniques_ ne fut publié
lui-même que vers 1483, à Venise; et malgré le peu d'élégance du style
et le peu de critique de l'auteur (Tirab., _loc. cit._), il a été
réimprimé un assez grand nombre de fois.]

[Note 118: Voyez ci-après, note 4.]

Il s'est approprié de même, de quelque source qu'il l'ait tirée, la
Nouvelle de Titus et Gisippe qui, dans la même Journée, précède celle de
Grisélidis[119], et qui, dans un genre tout-à-fait différent, est
peut-être plus intéressante encore. Le Grand d'Aussy veut qu'elle soit
la même que le Fabliau _des Deux bons Amis_[120]. Boccace n'y a fait,
selon lui, que _quelques légers changements_. Il en a fait de bien
importants à l'original que notre Fablier et lui ont imité chacun à
leur manière. Dans le Conteur français, l'un des deux amis est Égyptien,
l'autre Syrien, et la scène se passe à Bagdad. Ces circonstances et
plusieurs autres, et le caractère même de l'aventure, décèlent une
origine orientale[121]; mais dans le Fabliau dont le Grand d'Aussy a
sûrement conservé ce qu'il y avait de meilleur, il n'y a pourtant
d'autre intérêt que celui de l'action même: point de passion, point
d'éloquence, point de charme. Tout cela se trouve au contraire avec
profusion dans Boccace.

[Note 119: Journ. X, Nouv. VIII.]

[Note 120: Fables ou Contes, etc., t. II, p. 385.]

[Note 121: M. Chénier est du même avis, dans son _Discours sur les
anciens Fabliaux_, imprimé dans le _Mercure de France_, au commencement
de l'an 1810, et qui fait partie d'une Histoire inédite de la
Littérature française, dont tous les amis des lettres doivent désirer
ardemment la publication.]

Il a transporté ses acteurs à Athènes et à Rome, sous le triumvirat
d'Octave. C'est dans Athènes que Titus Quintius Fulvus, jeune romain
envoyé par son père pour étudier la philosophie grecque, devient
éperduement amoureux de Sophronie, que son jeune ami Gisippe était près
d'épouser. Il veut se laisser mourir plutôt que de trahir l'amitié; mais
il ne peut lui cacher son secret. Gisippe le force d'accepter le
sacrifice qu'il lui fait de sa maîtresse: il s'agit de décider ses
parents, ceux de Sophronie et Sophronie elle-même à ce changement; Titus
convoque les deux familles et les réunit dans un temple, où il fait, par
un discours public, plein d'adresse et de véhémence, plier toutes les
volontés à la sienne. Il épouse Sophronie et l'emmène à Rome. Là,
commence une seconde action, suite et complément de la première.
Gisippe, ruiné par des troubles civils, exilé, chassé d'Athènes, vient à
Rome, se laisse accuser d'un meurtre qu'il n'a pas commis, et condamner
à mort sans daigner se défendre. Titus le reconnaît au tribunal, et se
déclare auteur du crime pour sauver les jours de son ami. Le débat le
plus généreux s'ouvre devant le préteur. La justice est embarrassée et
ne sait quel arrêt prononcer. Le vrai coupable, un brigand chargé
d'autres crimes, touché de ce spectacle, poussé par sa destinée et par
la voix même d'un Dieu qui parle au-dedans de lui[122], se fait
connaître au juge et rend la vie aux deux amis. Le triumvir Octave,
devant qui la cause est évoquée, les met tous deux en liberté, et le
coupable lui-même pour l'amour d'eux.

[Note 122: _I miei fati mi traggono a dover solvere la dura quistion
di costoro, e non so quale iddio dentro mi stimola_, etc. Bocc., _loc.
cit._]

Toute cette Nouvelle, et surtout dans la première partie, ce monologue
passionné de Titus qui se reproche son amour pour la future épouse de
Gisippe, et cette controverse si forte et si neuve entre les deux amis,
dont l'un veut faire accepter à l'autre le sacrifice de ce qu'il a de
plus cher, l'autre se défend de recevoir ce sacrifice, et cède, quand il
le reçoit enfin, aux instances et aux ordres de l'amitié plus qu'aux
violents désirs de l'amour, et cette harangue solennelle de Titus aux
deux familles rassemblées, et enfin le sublime éloge de l'amitié, par où
la Nouvelle est terminée, sont peut-être ce qu'il y a de plus éloquent
dans le _Décaméron_ entier, et par conséquent dans toute la littérature
italienne. La connaissance qu'avait Boccace, et qui était alors si rare,
de l'antiquité grecque et romaine, et l'emploi qu'il a fait de ces
grands noms et de ces nobles souvenirs d'Athènes et de Rome, rehaussent
encore cette Nouvelle, et l'on est tenté de la croire extraite d'un
ouvrage ancien qui s'est perdu. Le succès n'en fut pas moindre que celui
de Tancrède et de Gismonde. Elle fut aussi traduite en latin par le
savant Beroalde[123]; elle le fut encore par un jeune cardinal,
petit-neveu du pape Jules III, et dédiée par lui à ce pontife[124].
Voilà des honneurs sans doute que n'obtinrent et ne méritèrent jamais
ces vieux Fabliaux, si vantés lorsqu'ils étaient ensevelis dans la
poudre des manuscrits, mais qu'on a discrédités à jamais en les
produisant au grand jour.

[Note 123: Voyez sa traduction, Manni, _Stor. del Decamer._, p.
562.]

[Note 124: Le cardinal _Ruberto Nobili di Montepulciano_, V. _ib._,
p. 583.]

Ce ne fut pas sans dessein que Boccace termina par une Journée remplie
de ses histoires pathétiques et décentes, un recueil où il sentait qu'il
avait bien des choses à se faire pardonner. L'ouvrage entier, placé
entre la belle description de la peste qui le commence, et la Nouvelle
de Griselidis qui le finit, avait en quelque sorte deux sauve-gardes
contre la sévérité des lecteurs. C'est l'effet qu'il produisit sur
Pétrarque lui-même, qui n'avait eu, il est vrai, le temps que de le
parcourir. «Ce qu'on y trouve de trop libre, écrivait-il à son ami[125],
est suffisamment excusé par l'âge que vous aviez quand vous l'avez fait,
par le style, la langue, la légèreté même du sujet et des personnes qui
paraissaient devoir lire un tel ouvrage. Dans un grand nombre de choses
plaisantes et badines, j'en ai trouvé quelques-unes de pieuses et de
graves. Je ne pourrais cependant en porter un jugement définitif, ne
m'étant arrêté particulièrement sur aucun endroit; mais j'ai fait comme
ceux qui parcourent ainsi un livre; j'ai lu, avec plus d'attention que
le reste, le commencement et la fin. Dans l'un, vous avez, à mon avis,
décrit avec vérité et déploré avec éloquence le malheureux état de notre
patrie pendant cette peste terrible, qui forme, dans notre siècle, une
époque si lugubre et si funeste; vous avez placé, dans l'autre, une
dernière histoire, bien différente de plusieurs de celles qui la
précèdent. Elle m'a plu, elle m'a touché au point que, parmi tant de
sujets d'inquiétude qui me font, pour ainsi dire, m'oublier moi-même,
j'ai voulu la confier à ma mémoire, pour me pouvoir procurer à moi-même,
toutes les fois que je le voudrais, le plaisir de me la rappeler, et de
la raconter à des amis réunis pour causer ensemble, si j'en trouvais
l'occasion. C'est ce que j'ai fait peu de temps après; et voyant qu'on
avait eu beaucoup de plaisir à m'écouter, il m'est venu dans l'esprit,
qu'une histoire si agréable pourrait plaire à ceux mêmes qui n'entendent
pas notre langue[126]. J'ai donc entrepris de la traduire, moi qui ne
traduirais pas volontiers les ouvrages de tout autre que vous, etc.»

[Note 125: Voyez _Fr. Petrarchœ opera_, p. 540.]

[Note 126: Pétrarque donne une raison de cette idée, qui prouve que
Boccace n'avait pris que dans des traditions orales, le sujet de
Grisélidis, et que c'était, en Italie, une histoire en quelque sorte
populaire. «J'ai cru, dit-il, qu'elle pourrait plaire à ceux mêmes qui
ne savent pas notre langue, puisque l'ayant entendu raconter depuis bien
des années, elle m'avait toujours plu, et qu'elle vous avait fait, à
vous-même, tant de plaisir, que vous ne l'aviez pas jugée indigne d'être
écrite par vous en langue vulgaire, et d'être mise à la fin de votre
ouvrage, où les règles de l'art enseignent qu'il faut placer ce qu'on a
de plus fort.» _Ub. supr._]

Il était digne du caractère de Pétrarque et de son indulgente amitié,
d'aller au-devant des excuses que pouvait donner son ami pour les
libertés qu'il avait prises. Nous sommes convenus cependant, et personne
ne peut le nier, que ces libertés étaient un peu fortes. Elles ne se
bornaient pas à des anecdotes scandaleuses, racontées souvent avec une
franchise d'expression qui serait surprenante dans la bouche de jeunes
femmes sages et honnêtes, telles que les dépeint l'auteur, ou de jeunes
gens bien nés et attentifs à leur plaire, si ce n'était pas un effet et
une preuve de la licence qui régnait alors dans les discours, lors même
qu'elle n'était pas dans les mœurs. Ces libertés attaquaient souvent des
objets qu'on regardait comme plus sacrés encore que la morale; elles
blessaient un sentiment plus susceptible et plus chatouilleux que la
pudeur. Je ne parle pas seulement des aventures cyniques, dont les
prêtres et les moines sont les principaux acteurs, ni même de certaines
diatribes lancées contre les uns et contre les autres, mais
principalement contre les moines, telles qu'on en trouve plusieurs,
aussi étendues que violentes, dans divers endroits du _Décaméron_[127]:
je parle d'attaques plus vives, parce qu'elles sont plus directes, et
qu'on ne sait réellement comment concilier avec les opinions religieuses
que Boccace, comme Pétrarque, comme Dante, comme tant d'autres grands
hommes, conservèrent toujours, au milieu même d'une vie qui n'y était
pas tout-à-fait conforme.

[Note 127: Journée III, Nouvelle VII; Journée VII, Nouvelle III,
etc.]

Sans se donner la peine de feuilleter, on n'a qu'à ouvrir la première
Journée, et en lire de suite les trois premières Nouvelles; on verra
dans la première un coquin de _Ser Ciappelletto_, scélérat impénitent et
endurci, qui se moque, au lit de mort, d'un pauvre imbécille de
confesseur, lui fait, dans le plus grand détail, une confession niaise,
et, après la vie la plus scandaleusement débordée, qu'il couronne par ce
dernier acte, meurt en odeur de sainteté, au moyen de cette confession
hypocrite, est révéré comme un saint après sa mort, a plus de dévots,
plus de neuvaines, et fuit autant de miracles qu'aucun autre. Dans la
seconde, un marchand juif, très-honnête homme, mais entêté de ses
rêveries hébraïques, tiraillé par un ami pour se faire chrétien, prend
le parti d'aller à Rome, afin d'observer de près celui qu'on appelle le
Vicaire de Dieu sur terre, et les cardinaux, et toute cette cour. S'ils
sont tels qu'il en puisse conclure que la foi du Christ vaut mieux que
celle de Moïse, il se fera baptiser; sinon, il restera juif. Son ami
craint les suites d'un tel examen, et veut le détourner de ce voyage;
mais il n'en peut venir à bout. Le juif, arrivé à Rome, y voit, depuis
le pape, les cardinaux et les prélats, jusqu'au dernier des courtisans,
un train de vie dont on doit s'attendre qu'il va éprouver un grand
scandale, et qui paraît devoir le rendre inébranlable dans sa foi; tout
au contraire; de retour à Paris, et interrogé par son ami: Je me rends,
dit-il, je ne puis résister à une preuve si forte. Le pasteur et tous
les autres, qui devraient être les fondements et les soutiens de votre
religion, semblent employer tous leurs soins, tout leur art, tout leur
génie pour la détruire. Ils n'en peuvent venir à bout; elle croît sans
cesse, et devient chaque jour plus florissante, plus brillante et plus
respectée. J'en conclus que c'est Dieu lui-même qui en est le fondement
et le soutien. Ma résolution est donc prise; qu'on me baptise et n'en
parlons plus.

Enfin, dans la troisième Nouvelle, le sultan Saladin veut éprouver un
autre juif, et le prendre par ses paroles pour tirer de lui de l'argent.
Il lui demande quelle est celle des trois religions, juive, musulmane,
ou chrétienne, qu'il croit être la véritable. Le juif, qui devine
l'intention du sultan, se tire ainsi d'affaire. Un homme riche, lui
dit-il, avait dans son trésor, entre beaucoup d'autres bijoux, une bague
du plus grand prix. Il voulut en perpétuer la propriété dans sa famille,
et régla, par son testament, que celui de ses fils, à qui il aurait
laissé cette bague ou cet anneau, serait reconnu son héritier, respecté
et honoré par ses frères comme leur aîné. Le premier qui en hérita fit
de même, le second encore, et ainsi des autres, jusqu'à ce que l'anneau
parvint à un homme qui avait trois fils également beaux, également
vertueux, également obéissants à leur père, et qu'en récompense il
aimait tous également. Ne voulant donner à aucun des trois la
préférence, il fit faire par un ouvrier habile, deux autres anneaux si
parfaitement semblables au premier, que, ni lui ni l'ouvrier lui-même,
ne pouvaient plus les reconnaître. Il donna en mourant à chacun de ses
fils, en cachette des deux autres, un de ces trois anneaux. Le père
mort, chacun des frères réclama l'hérédité, et présenta son anneau pour
preuve. La ressemblance totale des trois anneaux occasiona un procès qui
embarrassa tellement les juges, quand ils voulurent décider quel serait
le véritable héritier du père, que la cause fut appointée, et qu'elle
l'est encore. J'en dis autant, ajouta le juif, des trois lois données
aux trois peuples par Dieu leur père. Chacun croit voir son héritage, sa
loi, ses commandements; mais lequel les a véritablement? Cette question
est encore indécise comme celle des trois anneaux.

L'apologue est ingénieux et l'allégorie sensible. Il n'y a point là
d'impiété, mais seulement une opinion tolérante qui ne pouvait être
celle d'un sectateur exclusif d'aucune religion. La tolérance même, et
la philosophie, qui n'est autre chose que la tolérance des opinions
comme des religions, ne tiendraient pas un autre langage; mais, dans le
pays où le _Décaméron_ parut, ce langage devait exciter un grand
scandale. En effet, cette Nouvelle et les deux précédentes, et plusieurs
autres encore, ont été sévèrement censurées, non seulement en Italie,
mais ailleurs; les papistes se sont fâchés des attaques qu'ils ont cru
leur être portées, et les hétérodoxes ont encore plus nui à Boccace, en
le louant des licences qu'il avait prises avec le clergé romain, comme
s'il avait, avant Luther, professé les opinions de ce réformateur. Mais,
contre toutes ces accusations, il a eu, dans le dernier siècle, un
très-grave et très-zélé défenseur. Monseigneur Bottari, prélat aussi
orthodoxe que savant, a fait, dans l'académie de la Crusca, une suite de
lectures sur le _Décaméron_, où il s'est proposé de le justifier
pleinement[128]. D'après ce courageux apologiste, Boccace, dans la
première de ces trois Nouvelles, eut pour but de démontrer combien il
est difficile de distinguer la véritable vertu de l'hypocrisie, et
combien de faux jugements on porte sur le salut de ceux que l'on voit
mourir; il voulut, et ici et dans une grande partie de son ouvrage,
dissiper, par son éloquence et par les créations de son génie, des
ténèbres et des erreurs qui étaient alors presque généralement
répandues. Se moquer des prétendus saints, comme il y en a eu dans
différents pays, et M. Bottari en citait un grand nombre, ce n'est pas
manquer de respect à ceux qui le sont véritablement. Si, dans la seconde
Nouvelle, Boccace porte un rude coup aux abus qui régnaient à la cour de
Rome, il est d'accord avec Dante, avec Pétrarque, avec les historiens et
presque tous les écrivains de son siècle. Est-ce donc attaquer la foi
que de dévoiler les vices et les turpitudes de ceux qui devraient en
être les soutiens?

[Note 128: Cet ouvrage est encore inédit. Manni en avait parlé,
_Hist. du Décamér._, pag. 432; il en avait même inséré deux leçons, pag.
433 à 453. M. Baldelli nous apprend, _Illustrazione IV_, pag. 322, que
l'ouvrage entier existe, et doit bientôt être imprimé; ayant eu
communication du manuscrit autographe, il en a tiré les défenses de
Boccace, dont je donne ici l'abrégé.]

La Nouvelle des trois anneaux a donné lieu à des accusations plus
graves, mais qui n'étaient pas mieux fondées. N'a-t-on pas prétendu que
Boccace, pour l'avoir faite, devait être réputé le véritable auteur de
ce livre _Des trois Imposteurs_ qui a fait tant de bruit dans le monde,
sans avoir jamais existé? M. Bottari n'a pas eu de peine à triompher de
cette accusation absurde. Quand à l'opinion qui paraît en résulter d'une
indifférence totale entre les trois cultes, Boccace, selon lui, a voulu
l'avilir et la discréditer en la mettant dans la bouche d'un usurier
juif. Au reste, il ne fut pas l'inventeur de ce conte. On le trouve dans
l'ancien recueil des Cent Nouvelles, dont une partie avait précédé les
siennes[129]; il ne fit, disent ses défenseurs, que le revêtir de sa
brillante et merveilleuse éloquence[130]. Ses vives et fréquentes
sorties contre les moines[131] et la peinture qu'il a souvent faite de
leurs bons tours[132] l'ont fait accuser d'avoir mal parlé des hommes
consacrés à Dieu. M. Bottari, dans ses leçons, ne l'en excuse pas; il
croit qu'il est pour cela même infiniment digne d'éloges. Il compare ses
plus fortes invectives contre les déportements des moines aux plaintes
que les plus saints personnages de son siècle formaient sur le même
sujet, et il les trouve entièrement conformes. Il conclut qu'on n'a pas
le droit, quand on vit aussi mal, d'échapper à la censure; qu'il ne
tenait qu'aux moines de la rendre calomnieuse en vivant bien, et que,
s'ils ne l'ont pas fait, c'est leur faute.

[Note 129: Voyez ci-dessus, p. 82, note I.]

[Note 130: _E solo lo rivestì di splendida e preziosa veste per
opera della sua miraculosa eloquenza_. M. Baldelli, _ub. supr._, p.
330.]

[Note 131: Surtout dans la violente invective de _Tedaldo degli
Elisei_, Journ. III, Nouv. VII.]

[Note 132: Entre autres dans les Contes de Maset, Journ. III, Nouv.
I; du Frère Albert, Journ. IV, Nouv. II; du Moine de Saint-Brancas,
Journ. III, Nouv. IV; d'Alibech et de l'Hermite, _ibid._, Nouv. X, etc.]

Boccace s'est moqué des faux miracles opérés par les fausses reliques.
Il a surtout pris à tâche de les tourner en ridicule dans une de ses
Nouvelles les plus comiques, ou un certain frère Oignon[133] vient, au
nom du baron messire Saint-Antoine[134], patron de son couvent,
recueillir les aumônes ou plutôt les libéralités des bons paysans de
Certaldo. Pour les rassembler en grand nombre, il promet qu'il leur fera
voir et toucher une plume de l'ange Gabriel, restée dans la chambre de
la Vierge à Nazareth, après l'annonciation. Or, cette plume, qu'il
portait avec lui dans une cassette, était tirée de la queue d'un
perroquet, oiseau qui était encore alors très-peu connu en Toscane[135].
Deux jeunes gens du lieu, tandis qu'il dîne et qu'il dort, lui jouent le
tour d'ouvrir la cassette, d'enlever la plume, et de mettre des charbons
à la place. Frère Oignon, qui ne se doute de rien, se rend devant
l'église à l'heure marquée, fait sonner les cloches, rassemble autour de
lui tout le village, fait sa prière, ouvre sa cassette, et la voit
remplie de charbons. On le croirait déconcerté: il ne l'est point du
tout. Il lève les mains au ciel, remercie Dieu, referme la cassette, et
se met à raconter un voyage imaginaire et ridicule qu'il dit avoir fait
de Florence à Jérusalem. Là, le patriarche lui montra toutes les
reliques qu'il possédait. Elles étaient innombrables; frère Oignon cite
les plus belles: c'était un doigt du Saint-Esprit, aussi entier et aussi
sain qu'il fut jamais, le toupet du séraphin qui apparut à S. François,
un ongle de Chérubin, quelques rayons de l'étoile qui apparut au mages
en Orient, une fiole de la sueur de S. Michel quand il se battit avec le
diable, etc. Le bon patriarche voulut bien se détacher pour lui de
quelques parties de son trésor. Il lui donna, dans une petite bouteille,
un peu du son des cloches du temple de Salomon; il lui donna encore la
plume de l'ange Gabriel dont il leur a parlé, et des charbons qui
avaient servi à griller S. Laurent. Ces reliques, depuis son retour, ont
été éprouvées par des miracles. Il les porte avec lui, tantôt l'une,
tantôt l'autre, dans des cassettes toutes pareilles, si complètement
pareilles, qu'il lui arrive quelquefois de s'y tromper, et de prendre la
plume de l'ange Gabriel pour les charbons de S. Laurent. Cette fois,
c'est tout le contraire; mais cela est égal, ou plutôt Dieu lui-même a
voulu ce quiproquo. La fête de S. Laurent arrive dans deux jours: c'est
le moment où ses reliques peuvent être le plus efficaces: il leur
apportera la plume une autre fois. Alors il ouvre la cassette: toutes
ces bonnes gens se pressent pour voir les charbons de S. Laurent, et
donnent à frère Oignon tout ce qu'ils peuvent pour obtenir de les
toucher. Le frère, d'un grand sérieux, prend de ces charbons dans sa
main, et sur les gilets blancs, sur les camisoles blanches, sur les
voiles blancs des femmes, il se met à tracer de grandes croix noires.
Les bons Certaldois ainsi croisés, s'en vont les plus contents du monde.
Les deux jeunes gens, qui avaient joué le tour, témoins de la présence
d'esprit du moine, viennent l'embrasser, et lui rendent sa plume, qui ne
lui valut pas moins l'année suivante que celle-là les charbons.

[Note 133: _Frate Cipolla_, Journ. VI, Nouv. X.]

[Note 134: _Del barone messer S. Antonio_.]

[Note 135: _Perciò che ancora_, dit Boccace avec son éloquence
accoutumée, _non erano le morbidezze d'Egitto; se non in piccola parte,
trapassate in Toscana_, etc.]

Le savant prélat Bottari s'est expliqué, dans trois de ses leçons[136],
à justifier cette Nouvelle. La véritable intention de l'auteur fut,
dit-il, d'ouvrir les yeux de ses contemporains, qui n'étaient rien moins
qu'éclairés sur les vraies et les fausses reliques, et qui s'y
laissaient tromper tous les jours. Il réunit donc dans une de ses fables
toutes les impostures de ce genre qui couraient le monde; et au lieu
d'une simple exposition qui eût été sèche et ennuyeuse, il y donna la
forme piquante que l'on voit dans ce récit, pour réveiller les esprits,
dissiper le sommeil de l'ignorance, et déconcerter les manœuvres de ceux
qui abusaient de la simplicité du peuple, en confondant avec la religion
les superstitions les plus absurdes. Boccace fut en cela d'accord, à sa
manière, non seulement avec de très-saints personnages, mais avec
l'autorité même des Pères et des conciles qui se déclarèrent avec force
contre de semblables impostures[137].

[Note 136: Ce sont deux de ces trois leçons que Manni a publiées, et
qui remplissent vingt grandes pages in-4°. (433 à 453) de son livre.]

[Note 137: M. Baldelli, _ub. supr._, p. 334.]

Malgré les cris des moines et le blâme des amis de la décence des mœurs,
le _Décaméron_, publié par son auteur vers le milieu du quatorzième
siècle[138], circula librement en Italie: les copies s'en multiplièrent
à l'infini: il fut placé dans toutes les bibliothèques. L'imprimerie
vint un siècle après, et, dès 1470, il en parut une édition que l'on
croit de Florence[139], une seconde à Venise, l'année suivante, une
troisième meilleure à Mantoue deux ans après[140], et, depuis lors, un
grand nombre d'autres. Avec les éditions, se multipliaient les
déclamations et les prohibitions des moines; avec ces prohibitions, les
éditions, mais irrégulières, tronquées, et s'éloignant toujours de plus
en plus de la pureté du texte; lorsqu'en 1497, le fanatique Savonarole
échauffa si bien les têtes des Florentins, qu'ils apportèrent eux-mêmes
dans la place publique les _Décamérons_, les Dantes, les Pétrarques et
tout ce qu'ils avaient de tableaux et de dessins un peu libres, et les
brûlèrent tous ensemble, le dernier jour de carnaval; c'est ce qui a
rendu si rares les exemplaires de ces premières éditions.

[Note 138: 1353.]

[Note 139: Elle est sans date et sans nom de lieu ni d'imprimeur,
in-fol., en caractères inégaux et mal formés.]

[Note 140: _Mantova, Petr. Adam de Michaelibus_, 1472, in-fol. C'est
cette édition que Salviati jugeait la meilleure de toutes les
anciennes.]

Cependant l'autorité restait muette: vingt-cinq ou vingt-six papes se
succédèrent depuis la première publication de ce livre, sans qu'aucun
d'eux en défendit l'impression ni la lecture; mais d'éditions en
éditions, il n'était presque plus reconnaissable. Malgré les soins de
quelques éditeurs plus éclairés ou plus soigneux[141], la corruption du
texte paraissait sans remède: les Juntes[142], les Aldes eux-mêmes[143]
firent mieux, mais ne firent point encore assez bien. Quelques jeunes
lettrés toscans, honteux de laisser en cet état l'ouvrage en prose qui
honorait le plus leur langue, se réunirent, rassemblèrent les éditions
les moins incorrectes, recherchèrent les meilleurs manuscrits, et
produisirent, avec le plus grand succès, la fameuse édition donnée par
les héritiers des Juntes, en 1527. Mais pendant le reste de ce siècle,
tous les éditeurs ne la prirent pas pour modèle: il y en eut même de
fort savants[144] qui prétendirent corriger le texte à leur manière et
ne firent que le gâter et le corrompre. Les censures du concile de
Trente, les prohibitions de Paul IV, septième successeur de Léon X, et
celles de Pie IV, successeur de Paul, y portèrent un autre coup. Il y
eut à cette époque, entre les éditions, une lacune de quatorze ou quinze
ans. Enfin, Cosme Ier., grand duc de Toscane, demanda au pape Pie V que
l'interdit fût levé et qu'on rendit au public la faculté de se procurer
ce livre si utile pour l'étude de la langue, et le modèle le plus
parfait de l'élquence italienne. Le pape écouta ces représentations, et
sans vouloir céder sur les points qui lui paraissaient dangereux, il
consentit à des arrangements.

[Note 141: Tels, entre autres, que _Niccolò Delfino_, patricien de
Venise, 1516, Venise, _Gregor. de' Gregori_, in-4°.]

[Note 142: Firenze, _Filippo di Giunta_, 1516, in-4°.]

[Note 143: Venezia, _Aldo_, 1522, in-4°. Cette édition est la
meilleure de ce temps, et mérita d'être prise pour base de celle de
1527.]

[Note 144: Tels que le _Dolce_, dans les trois éditions de
_Giolito_, Venise, 1546, 1550 et 1552; le _Ruscelli_, Venise, 1552,
etc.]

Il s'ouvrit alors une négociation sérieuse et des opérations en règle.
Il s'agissait d'un recueil de contes, et l'on eût dit que la cour de
Rome et celle de Florence discutaient les intérêts les plus graves. Le
grand-duc nomma une commission composée de quatres membres de l'académie
de Florence, qu'il chargea de faire au _Décaméron_ les corrections qui
seraient indiquées. On choisit un bel exemplaire de l'édition d'Alde
Manuce que l'on envoya à Rome. Le maître du sacré palais et un
dominicain, évêque de Reggio et confesseur du pape, marquèrent sur cet
exemplaire, en présence de Sa Sainteté, tous les endroits qu'ils
jugèrent dignes de censure; il y en eut, et en grand nombre, dont la
discussion, ou même la simple lecture, dut être plaisante, entre ces
trois personnages. Le _Décaméron_, mutilé par leurs censures, fut
renvoyé à Florence, en 1571. Les quatre commissaires, ou députés,
passèrent deux ans à défendre, autant qu'ils purent, les passages
censurés et supprimés. Pie V mourut; la négociation se suivit avec
Grégoire XIII, son successeur; après une correspondance très-vive et
très-animée, le texte fixé par les députés florentins, fut approuvé à
Rome par les réviseurs. On garde dans la bibliothèque Laurentienne cette
correspondance curieuse des commissaires avec Rome, le grand-duc et le
prince de Toscane. Le livre fut enfin imprimé à Florence, sept ans
après[145]; c'est l'édition dite _des Députés_. Elle est plus conforme
que toutes les précédentes au texte original, dans ce que les censeurs
ont respecté; mais les retranchements qu'ils avaient faits excitèrent
bien des mécontentements et des murmures. On s'en plaignit à Florence en
prose et en vers, tandis qu'à Rome on jetait feu et flamme contre les
endroits irrespectueux pour l'église et contraires aux mœurs qu'on y
avait laissé subsister encore. On demandait à grands cris une seconde
correction, et dans l'index publié par le très-scrupuleux pontife Sixte
V, il fut expressément porté que le _Décaméron_ serait corrigé de
nouveau: ce qui fut exécuté en 1582[146], et ne satisfit pas davantage.
Depuis ce temps, on a pris le parti fort sage de ne s'en plus occuper.
Les éditions nombreuses qui se sont faites en Hollande, en Angleterre et
en France, et les éditions complètes qui avaient, en Italie, précédé les
corrections, et celles qui ont été faites depuis, conformément à ces
premières, rendent inutiles celles où ces corrections ont été suivies.
Vouloir faire du _Décaméron_ un livre entièrement orthodoxe, un livre
dont on puisse dire:

        La mère en prescrira la lecture à sa fille,

est une entreprise folle, et l'on a bien fait d'y renoncer.

[Note 145: En 1573.]

[Note 146: Le grand duc François Ier. confia cette correction à
_Leonardo Salviati_, qui était alors l'oracle de la langue toscane, et
formait, à lui seul, une autorité. Il se donna, dans son édition, des
libertés dont personne n'osa le reprendre de son vivant; après sa mort,
il n'échappa point à la critique, et _Boccalini_ ne l'épargna pas dans
sa _Pietra di Paragone_; mais _les Avvertimenti della lingua sopra il
Decamerone_, que Salviati fit paraître deux ans après son édition, sont
un ouvrage précieux, et vraiment classique pour l'étude de la langue.
Sur toutes ces vicissitudes que le _Décaméron_ a éprouvées, voyez le
livre de Manni, _Istoria del Decamerone_, part. III, p. 628 et suiv.]

Tel qu'il est, c'est un des monuments les plus précieux qui existent de
l'art de conter et de l'art d'écrire. «Cet ouvrage, dit expressément M.
Denina, quoique moins grave que la comédie du Dante, et moins poli que
les poésies de Pétrarque, a fait cependant beaucoup plus pour fixer la
langue italienne. Les écrivains du seizième siècle n'en parlent qu'avec
un enthousiasme presque religieux. Mais en mettant à part ce qu'il y a
peut-être d'exagéré dans leurs éloges, on ne peut s'empêcher de
reconnaître qu'outre l'artifice dans la conduite et dans la composition
générale, qui est merveilleux, et qui n'a été égalé par aucun autre
auteur de Contes ou de Nouvelles, soit italien, soit étranger, on y voit
encore fidèlement représentés, comme dans une immense galerie, les mœurs
et les usages de son temps, non-seulement dans les caractères et les
personnages de pure invention, mais encore dans un grand nombre de
traits d'histoire qui y sont touchés de main de maître[147].»

[Note 147: _Vicende della Letteratura_, l. II, cap. 13.]

Après ce jugement d'un esprit sage et aussi instruit des lois du goût
que de celles de la décence, on ne doit pas cesser de regretter que
Boccace ait gâté un si délicieux ouvrage par des détails qui défendent
de le laisser entre les mains de la jeunesse; mais à l'âge où il est
permis de tout lire, on peut faire du _Décaméron_ une de ses lectures
favorites, une étude utile pour la langue, pour la connaissance des
mœurs d'un siècle, et des hommes de tous les siècles: on peut, à
l'exemple du sage Molière, y apprendre à représenter au naturel les
vices, les ridicules et les travers: on en peut tirer des sujets de
tragédies touchantes, de comédies gaies, de satires piquantes,
d'histoires agréables et utiles, de discours éloquents et persuasifs: on
peut enfin, en passant quelques endroits qui n'offrent plus aucun aurait
à ceux pour qui ils n'ont plus aucun danger, jouir d'une production
variée, amusante, attachante même, entremêlée de descriptions, de
narrations, de dialogues; pleine de verve, d'imagination d'originalité,
de naturel, et d'une élégance de style qui, si l'on en excepte un petit
nombre d'expressions et de tours que le temps a fait vieillir, est à
l'abri de toutes les critiques, comme au-dessus de tous les éloges.



CHAPITRE XVII.

_État général des lettres en Italie pendant la dernière moitié du
quatorzième siècle. Universités; suite des études publiques; études
particulières; histoire, poésies latines et italiennes; Nouvelles dans
le genre du_ Décaméron; _grands poëmes à l'imitation de celui du Dante;
dernières observations sur le quatorzième siècle_.


Tandis que Pétrarque et Boccace donnaient une impulsion si forte et si
générale aux esprits, qu'ils les ramenaient à l'étude et à l'imitation
des anciens, et qu'ils fixaient, l'un en vers, l'autre en prose, la
langue de leur patrie, d'autres études, auxquelles ils se tinrent
presque entièrement étrangers, continuaient de fleurir, et d'autres
écrivains, dans les parties de la littérature qu'ils cultivaient
eux-mêmes, se montraient, non leurs égaux, mais leurs émules ou leurs
disciples. La dialectique de l'école continuait de s'égarer et de se
perdre en subtilités inintelligibles sur les pas des interprètes
d'Aristote; et malgré le livre de Pétrarque, où il avait attaqué
l'ignorance des autres, en feignant d'avouer la sienne[148], l'Arabe
Averroës avait toujours une multitude de sectateurs qui croyaient
l'entendre. La méthode des scholastiques continuait de régner dans la
théologie de l'école et d'en épaissir les ténèbres. Les Thomistes et les
Scotistes se disputaient l'avantage des arguments les plus entortillés,
les plus creux et les plus obscurs. Loin que les étudiants en fussent
découragés, ou que le nombre des maîtres diminuât, le zèle des uns et la
quantité des autres semblaient aller toujours croissant.

[Note 148: _De sui ipsius et multorum ignorantià_.]

Pétrarque s'en plaignait dans ses ouvrages et dans ses lettres.
«Autrefois, écrivait-il, il y avait des professeurs de cette science;
aujourd'hui, je le dis avec indignation, des dialecticiens profanes et
bavards déshonorent ce nom sacré. S'il n'en était pas ainsi, nous
n'aurions pas vu pulluler si subitement cette foule de maîtres
inutiles[149].» Mais il avait beau dire; cette foule de maîtres ne
cessait point d'attirer la foule des disciples, parce que là étaient les
promesses de la fortune, les appâts de l'ambition et le chemin des
grandeurs. Ce torrent se débordait hors de l'Italie dans les universités
des nations voisines. Celle de Paris tira plusieurs de ses professeurs
des universités ultramontaines. Du Boulay, dans l'histoire de cette
célèbre école, en nomme un assez grand nombre[150]. Les auteurs italiens
lui reprochent d'en avoir oublié plusieurs[151]; mais ceux dont il parle
et ceux qu'il oublie, ceux qui restèrent en Italie et ceux qui en
sortirent, sont tous maintenant, eux et leurs œuvres, aussi profondément
inconnus les uns que les autres; et la raison humaine n'eût pas beaucoup
perdu à ce qu'ils le fussent toujours.

[Note 149: _De Remed. utriusq. fortunæ_, liv. I, Dial. 46.]

[Note 150: Le Père Denis, du bourg Saint-Sulpice, intime ami et
directeur de Pétrarque; Albert de Padoue, Augustin, comme le Père Denis;
Gérard de Bologne, de l'ordre des Carmes; Ferrico Cassinelli de Lucques,
qui fut archevêque de Rouen, évêque de Lodève, et ensuite d'Auxerre,
etc.]

[Note 151: Voyez Tiraboschi, _Stor. della Letter. ital._, t. V, l.
II, c. I.]

Le siége et la puissance dont émanaient les fortunes et les grâces qu'on
ambitionnait en se livrant avec tant d'ardeur à cette étude, était
toujours en terre étrangère. D'Avignon, le pape soutenait en Italie, par
ses légats et par des troupes à sa solde, des guerres contre les
Visconti; et ces guerres ne cessaient de troubler et de ravager la
Lombardie et même la Toscane qui n'avait pu se dispenser d'y prendre
part. Bologne se déclara libre: le soulèvement gagna jusqu'à Rome, et de
là les petites principautés qui formaient l'état de l'Église. Grégoire
XI sentit la nécessité de sa présence pour éteindre cet incendie. Il
quitta enfin Avignon pour Rome, où il mourut dix-huit mois après son
retour[152], avant d'avoir pu réussir à pacifier l'Italie. Urbain VI
détruisit par sa violence et par sa dureté le bien que son prédécesseur
avait commencé à faire. Les cardinaux, qu'il poussait à bout, élurent et
lui opposèrent l'anti-pape Clément VII[153], source de ce grand schisme
qui devait durer quarante ans. De nouvelles révolutions dans le royaume
de Naples en furent la suite. Jeanne, qui régnait encore, ayant soutenu
Clément VII, Urbain VI appela contre elle le jeune Charles de Duraz, le
reçut à Rome, le couronna roi. Naples lui ouvrit ses portes sans combat,
et si la vengeance inutile, froide et tardive est un crime, il punit par
un crime assez lâche, sur une vieille reine, le crime odieux dont elle
s'était souillée dans sa jeunesse.

[Note 152: Il entra dans Rome, le 13 septembre 1376, et y mourut le
27 mars 1378.]

[Note 153: Robert, cardinal de Genève.]

Clément VII, réfugié dans Avignon, y rassembla les cardinaux qui
l'avaient élu, tandis qu'Urbain VI formait tout un nouveau collége de
cardinaux italiens. De ce nombre fut Bonaventure Perago de Padoue, l'un
des théologiens les plus célèbres de ce temps, et, ce qui atteste encore
mieux son mérite, l'un des anciens amis de Pétrarque. C'était même lui
qui, dans la cérémonie de ses obsèques, avait prononcé son oraison
funèbre. Il était alors simple religieux Augustin. Trois ans après, il
fut fait Général de son ordre; et quand le schisme éclata, s'étant
déclaré pour Urbain VI, il en fut récompensé par le chapeau de cardinal.
Sa mort fut aussi funeste que son élévation avait été rapide. Il fut tué
d'un coup de flèche, en passant sur le pont Saint Ange, pour se rendre
au Vatican. On ne put découvrir d'où partait ce coup. On soupçonna
François de Carrare, seigneur de Padoue, d'en avoir donné l'ordre, pour
se venger de ce que le cardinal s'opposait à ses desseins contre les
immunités de l'Église; on a fait, en conséquence, de Perago un martyr,
en le rangeant parmi ceux qui sont morts pour la défense de ces
immunités; et les continuateurs des Actes des Saints n'ont pas manqué de
lui donner place dans cette immense collection[154]. Tiraboschi, avec sa
bonne foi ordinaire, rapporte ces faits; mais, avec la même bonne foi,
il propose aussi ses doutes; et en supposant que François de Carrare eût
en effet ordonné ce meurtre, il l'attribue à une toute autre cause. «Je
ne veux pas, ajoute-t-il, enlever pour cela au cardinal la gloire dont
il a joui jusqu'à présent, d'être mis au nombre de ceux qui sont morts
pour la défense de l'immunité de l'Église; je propose seulement mes
doutes, et j'attends que les savants veuillent bien les résoudre[155].»
Les savants n'ont point donné cette solution, et les doutes du sage
Tiraboschi sont devenus des preuves négatives.

[Note 154: Vol. XI, 10 juin.]

[Note 155: _Stor. della Letter. ital._, t. V, p. 128.]

Un autre théologien, qui s'honora aussi de l'amitié de Pétrarque, Louis
Marsigli, Florentin, le vit pour la première fois à Padoue, n'ayant
encore que vingt-ans. Pétrarque démêla dès-lors en lui des talents et
des connaissances extraordinaires. Ce n'était pas seulement en théologie
qu'il était savant, mais en littérature, en poésie, en histoire. Après
avoir voyagé en France, soutenu des thèses éclatantes et pris le degré
de maître ès-arts dans l'Université de Paris, il retourna dans sa
patrie, jouit à Florence d'une grande considération, y vécut entouré de
disciples qui s'honoraient de recevoir ses leçons, acquit une renommée
dont on trouve les témoignages dans plusieurs écrivains de son temps,
mais ne laissa aucun écrit qui puisse faire juger à quel point était
méritée une réputation si grande. On compte encore parmi les
théologiens les plus savants de la même époque et parmi les fondateurs
de l'école théologique de Bologne, Louis Donato, Vénitien, de l'ordre
des Frères mineurs. Nommé cardinal par Urbain VI, pour la même raison
que Bonaventure de Padoue, il perdit sa faveur pour n'avoir pas réussi
dans une mission dont Urbain l'avait chargé auprès de Charles de
Duraz[156]. Dans la division qui éclata bientôt entre ce pontife
intraitable, et le roi qui lui devait sa couronne, Urbain, assiégé
pendant huit mois dans Nocera par les troupes de Charles, vexa si
cruellement les cardinaux qui s'y étaient renfermés avec lui, que six
d'entre eux conspirèrent ou contre leur tyran, ou seulement pour
échapper à sa tyrannie. Le pape instruit de leur complot, les fit
arrêter et leur fit subir les plus affreuses tortures. Le malheureux
Louis Donato était du nombre. Ce fut lui que le vindicatif Urbain
ordonna de tourmenter jusqu'à ce qu'il pût l'entendre crier. Il se
promenait dans le jardin du château en disant son bréviaire[157]:
l'exécution se faisait dans le donjon; et il paraissait très-content
d'entendre de si loin les cris de sa victime. Urbain étant parvenu à
s'enfuir de ce château, se retira à Gênes, emmenant avec lui ses
cardinaux prisonniers et l'évêque d'Aquila, qui, ne pouvant aller assez
vite parce qu'il était estropié de la question et mal monté, fut
massacré par son ordre et presque sous ses yeux. Pour terminer cette
tragédie, Urbain arrivé à Gênes, fit mourir par divers supplices cinq
des cardinaux, y compris Louis Donato[158]. Il eût été plus heureux,
s'il fût resté simple moine et s'il ne se fût occupé que de sa
théologie.

[Note 156: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 130.]

[Note 157: V. _Abrégé de l'Hist. ecclés._, Berne, 1767, vol. II, an.
1385.]

[Note 158: Voy. _Abrégé de l'Hist. ecc._ etc. Voy. aussi _Abrégé
chronologique de l'Hist. ecclés._ Paris, 1751, vol. II, même année.]

La fin non moins déplorable du poëte astrologue, _Cecco d'Ascoli_, et
les persécutions éprouvées par l'astrologue médecin Pierre d'Abano, ne
détournaient point de l'étude de l'astrologie judiciaire. Un Génois,
nommé _Andalone del Nero_, qui se rendit célèbre par ses connaissances
en astronomie, et qui avait entrepris de longs voyages dans le seul
dessein de les augmenter, s'égara, comme presque tous les astronomes le
faisaient alors, dans les visions astrologiques. Boccace, qui avait pris
de ses leçons à Naples, parle de lui avec de grands éloges dans son
Traité de la Généalogie des Dieux, l'appelle _son vénérable
maître_[159], et dit positivement qu'il doit avoir dans la science des
astres la même autorité que Virgile dans la poésie et Cicéron dans
l'éloquence. On a de lui un Traité latin _de la composition de
l'astrolabe_, publié à Ferrare, en 1475. Nous avons en manuscrit, à la
Bibliothèque impériale, un de ses Traités sur la sphère, la théorie des
planètes, leurs équations, avec une introduction aux jugements
astrologiques[160], qui n'a jamais été ni publié ni traduit.

[Note 159: Liv. XV.]

[Note 160: _Andalonis de Nigro Januensis Tractatus de sphœra,
Theorica planetarum: Introductio ad judicia astrologica_. Catal. des
Manuscr., vol. IV, p. 333, n°. 7272.]

Thomas de Pisan, autre astrologue, jouissait à Bologne d'une grande
réputation lorsqu'il fut appelé à Paris par Charles V. Ce roi, qu'on
appela _le Sage_, n'eut cependant pas la sagesse de se garantir des
rêveries de l'astrologie judiciaire. Thomas fut traité à sa cour avec
distinction, payé avec magnificence et créé conseiller du roi. Il avait
prédit l'heure de sa propre mort, et fit à sa science l'honneur de
mourir à l'heure qu'il avait fixée. C'est sa fille Christine de Pisan
qui l'atteste dans l'histoire de Charles V, qu'elle a écrite en
français[161]. Christine fut, comme on sait, un des prodiges de son
siècle et de son sexe. Elle a laissé, outre cette histoire, _le Trésor
de la cité des dames_[162], et quelques autres ouvrages français en
prose et en vers[163]. Elle tient à l'Italie par sa naissance, et à la
France par ses écrits.

[Note 161: Voy. Mémoire de Boivin le cadet, dans le _Recueil de
l'Acad. des Inscript._, t. II, p. 704. Cette histoire de Charles V a été
publiée par l'abbé Lebeuf, _Dissert. sur l'Hist. de Paris_, t. III, p.
103.]

[Note 162: Imprimé à Paris en 1497.]

[Note 163: J'ai parlé du _Trésor de la Cité des Dames_, au sujet du
jurisconsulte _Giovonni d'Andrea_ et de sa fille _Novella_, t. II, de
cet ouvrage, p. 300, note. Voy. le Mémoire de Boivin, _ub. supr._]

On l'a dit avec vérité,

        Quand un roi veut le crime, il est trop obéi.

Il est aussi vrai, et presque aussi triste que, quand il récompense la
folie, il augmente le nombre des fous. La faveur dont jouissait
l'astrologie auprès de Charles-le-Sage excita une grande ardeur pour
cette prétendue science, non-seulement dans ses états, mais en Italie,
d'où vinrent, à l'exemple de Thomas de Pisan, beaucoup d'autres
astrologues, dans l'espoir d'obtenir pour eux-mêmes la bonne aventure
qu'ils prédisaient aux autres[164]. Leurs noms ont été soigneusement
recueillis[165], et l'on a tenu registre de leurs découvertes et de
leurs prédictions; telles que celle de Nicolas de Paganica, médecin et
dominicain, qui prédit, jour pour jour, la naissance d'un fils du duc de
Bourgogne, en 1371, et découvrit, disent ces vieilles chroniques,
_plusieurs grands empoisonneurs en France, qui avaient intoxiqué
plusieurs grands personnages_[166], telles encore que les prédictions
faites par un certain Marc, de Gênes, de la mort d'Édouard III, roi
d'Angleterre, et de la victoire de Rosebecq, remportée sur les
Flamands, en 1382, par les Français, que commandait le duc de
Bourgogne[167]; mais on n'a pas tenu aussi exactement compte de leurs
charlataneries et de leurs bévues.

[Note 164: Tiraboschi, t. V, l. II, p. 170.]

[Note 165: Voy. _Catalogue des principaux Astrologues_, etc., rédigé
par Simon de Phares, écrivain du quinzième siècle, et publié par l'abbé
Lebeuf, _Dissertat sur l'Hist. de Paris_, t. III, p. 448 et suiv.]

[Note 166: Ibid., p. 451.]

[Note 167: Voy. _Catalogue des principaux Astrologues_, etc. etc.]

On est encore forcé de compter parmi les astrologues le fameux Paul le
géomètre, né à Prado, en Toscane, à qui son savoir en arithmétique, fit
aussi donner le nom de Paul de l'_Abbaco_. Il ne se bornait pas à
connaître les astres et à en tirer des pronostics; il construisait de
ses propres mains des machines ingénieuses où tous leurs mouvements
étaient fidèlement représentés. Sa réputation fut encore plus grande en
France, en Angleterre, en Espagne, et jusque parmi les Arabes, que dans
son pays même[168]. Philippe Villani l'a fait mourir en 1365[169]; et
cependant on cite de lui un testament fait l'année suivante[170]. Par ce
testament, il ordonna que ses ouvrages astrologiques fussent déposés
dans un couvent de Florence[171], que les moines en eussent une clef,
sa famille une autre, et qu'on les y conservât jusqu'à ce qu'il se
trouvât un astrologue florentin qui fût jugé, par quatre maîtres dans
cet art, digne de les posséder. On ne dit pas ce que sont devenus ces
clefs et ce dépôt, ni si, dans le grand nombre d'astrologues qui
existaient alors, il y en eut qui se soucièrent de subir ce
jugement[172].

[Note 168: Tiraboschi, _ub. supr._]

[Note 169: _Uomini illustri Fiorentini_.]

[Note 170: Mehus, _Vit Ambros. Camaldul_, p. 194; Manni. _Sigili_,
t. XIV, p. 22, etc.]

[Note 171: La Sainte-Trinité.]

[Note 172: Manni, _loc. cit._, et Mazzuchelli, notes sur Philippe
Villani, disent que quelques-uns des ouvrages de Paul ont été imprimés à
Bâle en 1532; mais Tiraboschi avoue qu'il n'en a aucune connaissance, et
qu'il ne connaît non plus aucun autre écrivain qui en ait parlé.]

Ni leur nombre, ni leur succès n'en imposaient à Pétrarque, que l'on
trouve toujours à cette époque répandant les lumières ou combattant
l'erreur; loin de se laisser entraîner au torrent, il ne cessa de se
moquer de l'astrologie et des astrologues, soit dans ses ouvrages
publiés, soit dans ses lettres[173]. Mais c'étaient des paroles jetées
au vent. L'ignorance était trop générale et le préjugé trop enraciné,
pour que les efforts d'un seul homme, quelque supérieur qu'il fût,
pussent réussir à l'abattre. Il ne se moqua pas moins des
alchimistes[174] que des astrologues, et il ne diminua ni leur nombre,
très-grand dans ce siècle, ni celui de leurs dupes.

[Note 173: Voy. surtout une Lettre à Boccace, _Senil_, l. III, ép.
I.]

[Note 174: Voy. _De Remed. utr. fortunæ_, l. I, Dial. III.]

L'alchimie était l'abus de la chimie qui était alors peu avancée, comme
l'astrologie l'était de l'astronomie qui était aussi dans son enfance.
La médecine empruntait trop souvent les visions de l'une et de l'autre;
mais souvent aussi elle s'en tenait à ses propres études, et elle dut à
ce siècle quelques progrès. Jacques Dondi et Jean son fils, médecins et
amis de Pétrarque, qui pourtant n'aimait pas les médecins, ne furent ni
alchimistes, ni astrologues, mais joignirent tous deux à leur profession
l'étude de l'astronomie et de la mécanique. Padoue, leur patrie, dut au
premier et Pavie au second, deux horloges qui furent généralement
admirées[175]. Padoue et Pavie avaient, comme Bologne, Florence, Pise,
Pérouse et toutes les universités des chaires de médecine. Elles
produisaient de savants élèves, qui devenaient à leur tour de célèbres
professeurs. La plupart s'en tenaient à l'enseignement et à la pratique.
Quelques uns, cependant, écrivaient, et c'est dans ceux de leurs
ouvrages qui se sont conservés qu'on peut apprendre ce que l'art était
de leur temps. Mais et leurs ouvrages et leurs noms mêmes appartiennent
à l'histoire de cette science. Je ne nommerai ici qu'un médecin, qui
paraît s'être élevé dans le quatorzième siècle au-dessus de tous les
autres; c'est le célèbre Mondinus, regardé encore aujourd'hui comme le
restaurateur de l'anatomie, dont il a laissé un Traité, le premier qui
ait été écrit depuis les anciens[176]. Ce traité servait encore de texte
et presque de loi dans les universités, deux cents ans après sa mort.
Milan, Bologne, Forli et d'autres villes se disputent l'honneur d'avoir
donné naissance à Mondinus; mais il suffit, pour la gloire de l'Italie,
qu'il soit né, qu'il ait étudié, exercé, enseigné, fait ses belles
expériences, et écrit dans son sein[177].

[Note 175: J'ai parlé de ces horloges et de leurs deux auteurs, t.
II, p. 446, note 2. Falconnet a fait sur ce sujet une Dissertation,
_Mém. de l'Académ. des Inscript. et Bel. Let._, t. XX, p. 440, où il a
confondu le fils et le père, et commis d'autres erreurs, que Tiraboschi
a redressées, t. V, p. 177 et suiv.]

[Note 176: Voy. Freind, _Histor. Medic._, et M. Portal, _Histoire de
l'Anatomie_, t. I.]

[Note 177: Le _Traité d'Anatomie_ de Mondinus a eu plusieurs
éditions citée par M. Portal, par Fabricius, _Bibl. med. et inf.
latin._, vol. V, etc.]

Un art moins conjectural que la médecine, avait eu, dès le commencement
de ce siècle, un écrivain qui a joui et jouit encore d'une grande
réputation. Pierre _Crezcenzio_ écrivit, dans un âge fort avancé, sur le
premier des arts, l'agriculture. Sa vie active appartient plus au
treizième siècle qu'au quatorzième. Né à Bologne d'une famille honnête
et aisée, après y avoir fait ses premières études en philosophie, en
médecine et dans les sciences naturelles, il se livra plus
particulièrement à l'étude des lois. Il ne prit cependant point le degré
de docteur et se borna au titre de juge, qui était alors celui des
simples jurisconsultes. Ils avaient le pouvoir de traiter, de débattre
et de défendre les causes; mais ils ne pouvaient pas occuper les chaires
publiques et y donner des leçons, privilége réservé aux seuls docteurs.

_Crezcenzio_ s'éloigna de sa patrie, quand il la vit déchirée par des
dissensions civiles, où il ne lui convint pas de prendre parti. Les
villes d'Italie, qui étaient alors presque toutes indépendantes, étaient
dans l'usage de choisir hors de leur sein des gouverneurs civils et
militaires, sous le titre de capitaines ou de _podestà_. Elles
exigeaient qu'ils amenassent avec eux, et à leurs frais, des hommes de
loi qui leur servaient d'assesseurs dans le jugement des causes, et qui
jugeaient eux-mêmes dans les tribunaux, suivant les coutumes de chaque
pays. Un grand nombre de nobles bolonais furent appelés à ces
magistratures temporaires, mais suprêmes. L'Université de Bologne,
fertile en savants jurisconsultes, leur fournissait facilement des
assesseurs, et ce fut en remplissant ces sortes d'emplois que
_Crezcenzio_ parcourut pendant trente ans l'Italie, rendant la justice
aux citoyens, donnant, aux gouverneurs qu'il accompagnait, de sages
conseils, et maintenant de tout son pouvoir les cités dans des
sentiments de concorde et dans un état de paix. Il observait partout les
procédés de l'agriculture, pour laquelle il avait un goût particulier.
Enfin, de retour à Bologne, et déjà fort âgé, il recueillit toutes ses
observations, et publia, vers l'an 1304, un Traité d'agriculture, divisé
en douze livres, qu'il dédia au roi de Naples, Charles II. Il survécut
près de seize ou dix-sept ans à cette publication, et mourut vers la fin
de 1320, âgé d'environ quatre-vingt-sept ans[178].

[Note 178: _Vita di P. Crezcenzio_, en tête de la traduction ital.
de son livre, édit. des auteurs classiques, Milan, 1805, in 8°.]

Les préceptes contenus dans son ouvrage sont tirés soit des anciens, de
Caton, Varron, Columelle, Palladius, soit de ses propres observations.
Cette partie, en quelque sorte pratique, est excellente et pourrait être
encore utile aujourd'hui; elle est au moins très-curieuse par la
connaissance qu'elle nous donne des procédés de la culture italienne,
que l'on voit avec surprise avoir été, dès cette époque reculée, sur un
grand nombre d'objets, la même que de nos jours. On peut citer pour
exemple le chapitre de la culture du lin, où l'auteur prescrit les
engrais, le double labour, l'un profond avant l'hiver, l'autre
superficiel au printemps, et d'autres méthodes excellentes, auxquelles
les cultivateurs modernes les plus instruits ne pourraient rien
ajouter[179]; mais lorsqu'il veut s'élever à la théorie, et rendre
raison des qualités de l'air, de la fécondité de la terre, de la
végétation, et des autres phénomènes naturels par la doctrine d'Avicenne
ou du grand Albert, il se jette dans des explications et des
distinctions subtiles et pleines d'erreurs. Ce livre, écrit en latin,
fut traduit en italien avant la fin du même siècle. On avait attribué à
_Crezcenzio_ lui-même cette traduction; mais il a été reconnu depuis
qu'elle date du temps où la langue avait acquis tout son
perfectionnement, c'est-à-dire d'un demi-siècle après l'époque où
l'auteur écrivait. On ignore le nom du traducteur: seulement, dit le
père Bartoli[180], on reconnaît à la perfection de son style qu'il est
du siècle où l'on écrivait le mieux[181].

[Note 179: M. Corniani, _I Secoli della Letter. ital._, t. I, p.
178.]

[Note 180: À la fin de la préface du petit Traité de critique
grammaticale, intitulé: _Il Torto ed il dritto del non si può_, qu'il a
donné sous le nom de _Ferrante Longobardi_, Rome, 1655, pet. in-12.]

[Note 181: La première édition de l'ouvrage latin est de 1471,
Augsbourg, in-fol., sous ce titre: _Petri de Crescentiis ruralium
commodorum_, lib. XII, _Augustœ vindeticorum_, etc. La traduction
italienne fut imprimée pour la première fois à Florence, 1478, aussi
in-fol. Les deux meilleures éditions sont celles de Cosme Giunta, 1605,
et de Naples, 1724, 2 vol. in-8°.]

La jurisprudence, qui avait été la profession de cet auteur agronome,
était, par les mêmes raisons que la théologie, dans un haut degré de
faveur. Les Universités de Bologne, de Padoue, de Pavie, de Naples, s'y
distinguaient à l'envi. Cependant, depuis le fameux Accurse, aucun homme
n'avait paru capable de jeter une nouvelle lumière sur les obscurités
de cette science, que le nombre même de ceux qui la professaient devait
inévitablement augmenter. Enfin parut le grand Barthole, dont la
poussière et les vers rongent aujourd'hui les énormes volumes, mais qui
reçut dans ce siècle des honneurs presque divins[182]. Astre et lumière
des jurisconsultes, maître de vérité, fanal du droit, guide des
aveugles, ces titres et d'autres semblables lui furent prodigués, selon
l'usage du temps; mais en rabattant de ces dénominations fastueuses, on
ne peut cependant lui refuser la justice due à son savoir et à ses
immenses travaux.

[Note 182: Tiraboschi, t. V, l. II, c. 4.]

Barthole naquit la même année que Boccace, en 1313, à Sasso-Ferrato,
dans la Marche d'Ancône. Il se livra, dès sa jeunesse, à l'étude du
droit sous les maîtres les plus célèbres, à Pérouse d'abord, et ensuite
à Bologne. Il y devint maître lui-même, et lors de la fondation de
l'Université de Pise, il y fut nommé professeur, n'ayant encore que 26
ans. Il y resta onze ans, selon les uns, et un peu moins selon d'autres.
Il quitta sa chaire de Pise, pour en occuper une à Pérouse, où on lui
déféra le titre et les droits de citoyen. En 1355, lorsque l'empereur
Charles IV descendit en Italie, il fut choisi pour l'aller complimenter
à Pise. Il profita de l'occasion, et obtint pour cette Université
naissante les mêmes priviléges dont jouissaient toutes les autres.
L'empereur lui en accorda de personnels, et spécialement celui de porter
dans son écusson les armes des rois de Bohême. Quelques auteurs ont
pensé que ces honneurs étaient le prix de la fameuse bulle d'or, que
Charles publia l'année suivante, qu'il avait concertée à Pise avec
Barthole, et dont il lui avait confié la rédaction[183]. Il ne jouit pas
long-temps de ces distinctions; de retour à Pérouse, il y mourut, selon
l'opinion la plus probable, âgé seulement de 46 ans. La brièveté de sa
vie rend presque inconcevables la profondeur et l'étendue de ses
connaissances et le volume énorme de ses écrits. Gravina, en rendant
justice à son érudition et à la force de sa dialectique, le juge
sévèrement sur l'abus qu'il en a fait, et sur les subtilités qu'il
introduisit dans l'étude du droit. «Son génie et son érudition lui
nuisirent, dit ce critique judicieux[184]: possédant toute la misérable
science de ce temps-là, il ne fit que retourner de mille manières les
sophismes des Arabes, qui avaient souillé la pureté des sources du
péripapéticisme, etc.»

[Note 183: De Sade, _Mém. pour la Vie de Pétrar._, t. III, p. 409.]

[Note 184: _De origine juris civilis_, l. I, §. 164.]

La vaste compilation des œuvres de Barthole contient quelques Traités de
droit public, tels que ceux _des Guelphes et des Gibelins_; _de
l'Administration de la République_; _de la Tyrannie_, etc. On y en
trouve un plus singulier, et dont le prodigieux succès peut servir à
faire connaître l'esprit de son temps. C'est une cause plaidée devant
J.-C. entre la Vierge Marie, d'une part, et le Diable, de l'autre[185].
_Cacodœmon_ comparaît devant le tribunal, en qualité de procureur de
toute la malice infernale. Sa procuration, passée devant le notaire de
la maison du Diable, date de l'an 1354. Il cite le genre humain à
comparaître à l'audience trois jours après la date. Le genre humain,
pressé par cette diligence diabolique, s'est laissé, pour la première
fois, expédier par contumace. Il a recours à la Sainte-Vierge et la
supplie de prendre sa défense. Elle se déclare donc son avocate; mais le
Diable proteste qu'elle est incapable de remplir cet office, les femmes
en étant exclues, selon le Digeste _De postulatione_: de plus, il la
déclare suspecte, comme mère du juge, conformément à la loi _De
appellatione_. La Vierge répond à l'exception; 1°. que les femmes sont
admises à plaider dans les causes des misérables, selon la disposition
du paragraphe I, _De fœminis_, etc., et que le genre humain est
précisément dans ce cas; 2°. que même une mère peut parler dans sa
propre cause, comme il est écrit dans les expressions, chapitre
_Priorem_, etc. Cette question d'ordre judiciaire étant vidée,
_Cacodœmon_ produit sa demande, de pouvoir tourmenter le genre humain,
comme il le faisait avant la rédemption; il s'appuie des textes d'une
infinité de lois; mais la Vierge Marie n'en allègue pas moins que lui
dans ses réponses, toutes favorables à son client. Enfin, le divin juge
prononce la sentence d'absolution _formiter_, séant _pro tribunali_, au
parquet ordinaire des causes, au-dessus des trônes des anges, dans le
palais de sa résidence, après avoir vu toutes les citations,
procurations, allégations, réponses, exceptions, répliques, etc. Ladite
sentence écrite et publiée par S. Jean l'Evangliste, notaire et écrivain
public de la cour céleste[186].

[Note 185: _Tractatus quæstionis ventilatæ coram Domino nostro J.-C.
inter virginem Mariam ex unâ parte, et Diabolum ex alterâ_, p. 165 et
suiv. du livre intitulé: _Bartholi Consilia, quæstiones et tractatus_,
Lyon, 1568.]

[Note 186: _I secoli della Letter. ital. di Giamb._ Corniani, t. I,
p. 436.]

Barthole eut pour disciple, et ensuite pour rival, le célèbre Balde,
fils d'un médecin de Pérouse. On raconte beaucoup de traits de cette
rivalité, qui seraient peu honorables pour le caractère de Balde. Des
écrivains sages les révoquent en doute, et il vaut mieux en douter avec
eux que d'y croire[187]. Balde fut professeur à Pérouse, sa patrie, puis
à Sienne, à Pise, à Padoue et à Pavie. Il laissa partout une grande
admiration de son savoir, et encore plus de son esprit, qui était vif,
brillant, fécond en réparties et en bons mots. C'est un avantage qu'il
avait dans la dispute sur son maître Barthole, homme plein de jugement
et de science, mais, à ce qu'il paraît, un peu lourd. Balde n'a guère
laissé moins d'écrits que lui, et qui ne sont pas aujourd'hui plus
utiles ni plus connus que les siens; il est vrai qu'il ne mourut que
l'année même de la fin du siècle, âgé de soixante-quinze ou seize ans,
et qu'il vécut par conséquent une trentaine d'années plus que son
maître.

[Note 187: Voy. Tiraboschi, _ub. supr._, et Mazzuchelli, _Scrit.
ital._]

C'était aussi un jurisconsulte habile que ce Guillaume de Pastrengo que
nous avons vu, dans la Vie de Pétrarque, jouer un des premiers rôles
parmi ses plus intimes amis. Pastrengo sa patrie est une campagne du
Véronais. Il fut notaire et juge à Véronne. Les Scaliger, seigneurs de
cet état, le chargèrent, en 1335, d'une mission auprès du pape Innocent
XII, qui résidait à Avignon: c'est là qu'il connut Pétrarque, et que se
forma entre eux cette amitié qui dura autant que leur vie. Mais ce n'est
pas comme légiste qu'il doit surtout avoir place dans l'histoire
littéraire, c'est comme auteur d'un ouvrage rare et peu connu, le
premier modèle de ces _Bibliothèques universelles_, et de ces
_Dictionnaires des hommes illustres_, qui se sont tant multipliés
depuis. S. Jérôme, Gennadius et d'autres auteurs de livres de cette
espèce, n'avaient parlé que des écrivains sacrés[188]. Photius n'avait
traité que des livres qui lui étaient tombés entre les mains. Guillaume
de Pastrengo entreprit le premier une Bibliothèque des auteurs sacrés et
profanes de tous les pays, de tous les siècles et sur tous les sujets,
depuis les temps les plus reculés jusqu'à celui où il vivait. Cet
ouvrage écrit en latin, a été imprimé à Venise, en 1547, sous ce faux
titre: _De originibus rerum_[189], que l'auteur ne lui avait point
donné. Le manuscrit que l'on en conserve dans une bibliothèque de
Venise[190], porte celui-ci: _De viris illustribus_[191], qui lui
convient mieux. La première partie de ce livre est précisément ce qu'on
appelle une _Bibliothèque_. Les auteurs y sont rangés par ordre
alphabétique; et, dans des articles faits avec toute l'exactitude que
permettait une époque où l'on avait si peu de secours pour ce travail,
on trouve une idée succincte de leurs ouvrages. Il était impossible
qu'il ne s'y glissât pas beaucoup d'omissions et beaucoup d'erreurs,
mais tel qu'il est, il prouve dans son auteur une vaste érudition. Il
paraît surprenant qu'il ait pu voir tant de choses au milieu de tant de
ténèbres, et ce n'est pas pour lui peu de gloire que d'avoir donné le
premier un Dictionnaire de cette espèce. Les autres parties en forment
un, historique et géographique, où l'auteur recherche surtout les
premières origines, et c'est ce qui a causé l'erreur commise au titre de
l'édition de Venise. Cette édition très-rare d'un ouvrage curieux est si
remplie de fautes, qu'elle ne peut-être, pour ainsi dire, d'aucun usage.
Montfaucon, et après lui Maffei, avaient entrepris d'en donner une
nouvelle, corrigée sur les manuscrits; mais ni l'un ni l'autre, ni
personne après eux, n'a exécuté ce dessein, qui ne serait pas sans
utilité[192].

[Note 188: Tiraboschi, t. V, p. 322.]

[Note 189: Le titre entier du livre imprimé est: _De Originibus
rerum libellus authore Gullelmo Pastregico Veronense_, Venet., 1547.]

[Note 190: Dans celle de S. Jean et S. Paul (_di SS. Giovanni e
Paolo_).]

[Note 191: Le titre entier de ce manuscrit est, après le _Proemium_:
_Incipit liber de Viris illustribus editus à Guillelmo Pastregico
veronensi cive, et fori ejusdem urbis causidico_.]

[Note 192: Voy. Maffei, _Verona illustr._, part. II, p. 115, et
Tiraboschi, t. V, l. II, c. 6.]

Philippe Villani, fils de Mathieu, et le dernier des trois illustres
historiens de ce nom, outre le complément des histoires de son oncle et
de son père[193], composa aussi un ouvrage intéressant pour l'histoire
littéraire; mais il s'y renferma dans ce qui regardait sa patrie, et
n'écrivit que les _Vies des hommes illustres de Florence_. Le comte
Mazzuchelli en a publié pour la première fois[194], non le texte
original, qui est en latin, mais une ancienne traduction italienne, avec
d'amples et savantes notes. Philippe Villani fut nommé, en 1401, pour
expliquer publiquement le Dante dans la chaire que Boccace avait
occupée. Il y fut nommé une seconde fois, en 1404, et l'on croit qu'il
mourut peu de temps après. Les titres d'_Eliconio_ et de _Solitario_,
que lui donnent quelques anciens manuscrits de ses Vies des hommes
illustres, prouvent que, quoiqu'il eût rempli à Pérouse quelques
fonctions honorables[195], il s'était ensuite entièrement livré aux
lettres et à l'amour de la solitude et du repos. Il fut le premier
auteur d'une histoire littéraire particulière, comme Guillaume de
Pastrengo, d'une histoire littéraire générale. Quant à l'histoire
politique, elle n'eut alors aucun auteur qui pût être comparé aux
Villani. Mais le nombre des histoires générales qui furent écrites est
considérable, et celui des chroniques ou histoires particulières des
différentes villes, passe tout ce qu'on peut se figurer. On ne lit plus
ni les unes ni les autres pour son plaisir. Les premières sont même peu
utiles pour la connaissance des faits: les auteurs de ces histoires
avaient trop peu de critique et trop de crédulité. Le plus connu de
tous, parce qu'il l'est à d'autres titres, est le premier commentateur
du Dante, _Benvenuto da Imola_. On a de lui, sous le titre de _Liber
Augustalis_, une histoire abrégée des empereurs, depuis Jules César
jusqu'à Venceslas, qui régnait de son temps; ouvrage dont la sécheresse
et le peu d'exactitude n'ont pas empêché quelques écrivains de
l'attribuer à Pétrarque. On le trouve dans plusieurs éditions de ses
œuvres latines, mais sous le nom du véritable auteur[196]. Landolphe
Colonna, Romain, qui fut chanoine de l'église de Chartres, et que l'on
dit de la noble famille des Colonne[197], écrivit, entre autres
ouvrages, un _Breviarum historiale_, qui a été imprimé en France[198],
et Français _Pipino_ ou Pépin, Bolonais, une Chronique générale des
rois Francs, depuis l'origine jusqu'en 1314. Pour l'histoire des
premiers siècles, il ne fait que copier ceux qui avaient écrit avant
lui; mais, parvenu aux temps modernes et aux événements contemporains,
il joint aux faits qu'il a pris dans les autres, des faits particuliers
qu'on ne trouve point ailleurs[199]. Muratori n'a inséré dans sa grande
collection que la partie de cette chronique qui commence en 1176[200].
Il y a recueilli toutes les chroniques ou histoires particulières qui
peuvent être de quelque usage, et peut-être même en a-t-il outre-passé
le nombre. On y distingue les deux _Cortusi_[201], continuateurs de
l'histoire de Padoue, commencée par _Albertino Mussato_ dont nous avons
parlé dans un précédent chapitre[202], mais qui restèrent fort
au-dessous de lui, quant au talent et quant au style; _Ferreto_ de
Vicence[203], l'un des meilleurs historiens de ce temps; _Calvano
Fiamma_ de Milan[204], qui ne lui est point inférieur; Jean de
_Cermenate_[205], émule et compatriote de _Fiamma_, et plusieurs autres.
Mais combien de ces historiens sont restés en manuscrit dans les
bibliothèques d'Italie, et y resteront toujours sans qu'il y ait rien à
perdre, ni pour la gloire littéraire de l'Italie, ni pour l'histoire!

[Note 193: Ce complément n'est que de quarante-deux chapitres; il
termine le livre XI, et conduit l'histoire de Florence jusqu'à la fin de
1034. V. sur les deux autres Villani, t. II de cet ouvr., p. 301.]

[Note 194: En 1747.]

[Note 195: Celles de chancelier de cette commune, etc. Voy.
Tiraboschi, _loc. cit._]

[Note 196: Dans l'édit. de Bâle, 1496, in-4°., tout à la fin du
volume; dans celle de 1581, in-fol., pag. 516, etc.]

[Note 197: Tiraboschi, t. V, p. 318.]

[Note 198: À Poitiers, en 1479.]

[Note 199: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 319.]

[Note 200: _Script. Rer. ital._, vol. IX.]

[Note 201: _Guglielmo Cortusio_ et _Albrighetto Cortusio_, son
parent.]

[Note 202: Tom. II, p. 305.]

[Note 203: _Script. Rer. ital._, vol. IX, p. 935.]

[Note 204: Auteur du _Manipulus Florum, ibid._, vol. XI, p. 533.]

[Note 205: _Ibid._, vol. IX, p. 1223.]

J'aurais dû placer dans la première époque de ce siècle, mais je
n'oublierai pas ici, _Marino Sanuto_, noble vénitien, qui ne fut pas, à
proprement parler, un historien, mais un voyageur, et qui laissa un
ouvrage intéressant sur les régions qu'il avait parcourues et sur les
événements dont il avait été témoin. Il fit jusqu'à cinq fois le voyage
d'Orient, et visita l'Arménie, l'Égypte, les îles de Chypre et de
Rhodes, etc. De retour à Venise, il composa son livre _Secretorum
fidelium crucis_, où il décrit exactement ces contrées lointaines, les
mœurs de leurs habitants, les révolutions, les guerres entreprises pour
les retirer des mains des infidèles, et les causes des mauvais succès de
ces guerres. Il y propose aussi des moyens qu'il croit meilleurs pour
venir à bout de l'entreprise. Son ouvrage fait, il parcourut plusieurs
états de l'Europe, pour engager les princes à exécuter ses plans. Il les
présenta au pape Jean XXII, à Avignon, et lui mit sous les yeux des
cartes où tous ces pays et les saints lieux étaient fidèlement décrits;
il adressa, sur ce sujet, des lettres à plusieurs personnages
importants; mais il ne put rien obtenir. On croit qu'il mourut vers l'an
1330. Son ouvrage et ses lettres furent imprimés, pour la première fois,
par Bongars, dans le _Gesta Dei per Francos_[206]. C'est un des plus
curieux de cette collection; le premier livre surtout peut être regardé
comme un traité complet sur le commerce et la navigation de ce siècle,
et même des siècles antérieurs[207].

[Note 206: Hanoviæ, 1511, 2 vol. in-fol.]

[Note 207: Foscarini, _Letteratura Veneziana_, p. 417.]

À l'égard de la littérature proprement dite, et principalement de la
poésie, qui était le genre de littérature le plus généralement cultivé,
on a bien fait de ne pas tirer des bibliothèques, et l'on aurait encore
mieux fait de n'y pas recueillir et de laisser perdre le nombre infini
de vers qui furent produits dans ce siècle. Ce fut comme une épidémie
qui se répandit rapidement, qui passa même les Alpes, et qui exerça
surtout ses ravages à Avignon et autour de Pétrarque, devenu, bien
contre son gré, le centre de ce tourbillon poétique. C'est ce qu'une de
ses lettres familières décrit avec des détails aussi vrais que
plaisants. «Jamais, écrit-il[208], ce que dit Horace ne fut plus vrai
qu'à présent:

        Ignorants ou savants, nous faisons tous des vers[209].

[Note 208: _Famil._, l, XIII, ép. 7, manuscrit de la Biblioth.
impér., n°. 8568; _Mém. pour la Vie de Pétr._, t. III, p. 243.]

[Note 209: _Scribimus indocti doctique poemata pessim._
                                  (Ep. I, l. II. v. 117.)]

C'est une triste consolation d'avoir des semblables. J'aimerais mieux
être malade tout seul. Je suis tourmenté par mes maux et par ceux des
autres. On ne me laisse pas respirer. Tous les jours des vers, des
épîtres viennent pleuvoir sur moi de tous les coins de notre patrie:
mais ce n'est pas assez; il m'en vient de France, d'Allemagne,
d'Angleterre, de Grèce. Je ne puis me juger moi-même et l'on me prend
pour juge de tous les esprits. Si je réponds à toutes les lettres que je
reçois, il n'y a point de mortel plus occupé que moi: si je ne réponds
pas, on dira que je suis un homme insolent et dédaigneux. Si je blâme,
je suis un censeur odieux: si je loue, un fade adulateur. Ce ne serait
encore rien, si cette contagion n'avait pas gagné la cour romaine. Que
pensez-vous que font nos jurisconsultes et nos médecins. Ils ne
connaissent plus ni Justinien, ni Hippocrate. Sourds aux cris des
plaideurs et des malades, ils ne veulent entendre parler que de Virgile
et d'Homère. Mais que dis-je? les laboureurs, les charpentiers, les
maçons abandonnent les outils de leur profession, pour ne s'occuper que
d'Apollon et des Muses. Je ne puis vous dire combien cette peste,
autrefois si rare, est commune à présent, etc.»

On voit, par cette lettre même, que c'était de poésies latines qu'on
accablait Pétrarque, et non de poésies en langue vulgaire; car si cette
langue commençait à devenir universelle en Italie, elle était à peine
connue en Allemagne, en Angleterre et en France, d'où il lui venait
aussi tant de vers. Lui-même, comme on l'a vu, ne se faisait qu'un
amusement de la poésie italienne. Ses travaux sérieux étaient en latin.
C'était pour ses poésies latines qu'il avait reçu solennellement au
Capitole la couronne de laurier. Nous avons vu qu'il fit dans la suite
de sa vie peu de cas de cet honneur, qui l'avait enivré dans sa
jeunesse. Ce qui contribua peut-être à ce dégoût, fut de voir le même
triomphe accordé, douze ou quinze ans après, à un homme qu'il était loin
sans doute de regarder comme son égal. On le nommait _Zanobi da Strada_.
Philippe Villani l'a placé parmi les _illustres Florentins_; mais si la
couronne lui fut décernée à cause de la célébrité dont il jouissait
alors, tous ses autres titres ont disparu, et il ne lui reste quelque
célébrité que par cette couronne même.

Zanobi était fils du célèbre grammairien _Giovanni da Strada_, qui avait
été le premier maître de Boccace. Il commença par prendre le même état
que son père; mais il cultivait en même temps la poésie. Pétrarque le
connaissait, l'aimait, faisait cas de son savoir, et fut la première
cause de ses honneurs. Il le recommanda au grand-sénéchal de Sicile,
Nicolas Acciajuoli, à qui il inspira le désir de se l'attacher. Zanobi
quitta l'école de grammaire et de rhétorique, dont il subsistait
obscurément à Florence, pour passer à la cour de Naples. Il y fut reçu
honorablement par le grand-sénéchal, créé par lui secrétaire du roi, et
bientôt si avant dans ses bonnes grâces et même dans son amitié,
qu'Acciajuoli n'avait pas de plus grand plaisir que son entretien ou ses
lettres. En 1355, lors qu'il se rendit à Pise, auprès de l'empereur
Charles IV, il y conduisit Zanobi, et ce fut là qu'il obtint pour lui,
de l'empereur, la couronne de laurier et les honneurs du triomphe.
Mathieu Villani, dans son histoire[210], fait mention de cette
cérémonie, dans laquelle Zanobi, la couronne sur la tête, fut conduit
publiquement par la ville de Pise, accompagné de tous les barons de
l'empereur.

[Note 210: L. V, ch. 26.]

Ce couronnement causa beaucoup de surprise en Italie, où la réputation
de Zanobi n'était pas généralement répandue. Les amis de Pétrarque
s'étonnèrent de voir que le grand-sénéchal, qui était un de ses amis
particuliers, se fût employé avec tant de chaleur pour avilir en quelque
sorte l'honneur qu'il avait reçu, en le faisant décerner à un homme qui
lui était si inférieur. Pétrarque lui-même ne fut pas insensible à cette
espèce d'avilissement de la couronne poétique. Dans la préface d'un de
ses écrits[211], il ne put dissimuler son indignation de ce qu'un juge
et un censeur allemand (c'est ainsi qu'il désigne Charles IV) n'avait
pas craint de prononcer sur les beaux-esprits italiens. Il ne cessa pas
pour cela d'aimer Zanobi, qui était non seulement un homme d'esprit,
mais des mœurs les plus douces et du commerce le plus aimable. Ce poëte
fut élevé, toujours par le crédit d'Acciajuoli, à la charge de
secrétaire apostolique auprès du pape Innocent VI[212]; mais il ne la
posséda que deux ou trois ans au plus, et mourut de la peste en 1361,
âgé seulement de quarante-neuf ans. Ses écrits restèrent entre les mains
de sa famille; d'autres disent qu'ils furent déposés chez un notaire de
Florence; ils s'y sont perdus, et n'ont jamais vu le jour[213].
L'opinion qu'on avait de lui dans sa patrie était si avantageuse, sans
que l'on puisse savoir à quel point elle était fondée, que lorsque les
Florentins résolurent[214] d'élever, aux frais du trésor public, de
magnifiques mausolées à Dante, à Accurse, à Pétrarque et à Boccace, ils
y en ajoutèrent un pour Zanobi; mais ce projet resta sans exécution pour
lui comme pour tous.

[Note 211: _Invect. in Med._]

[Note 212: En 1359.]

[Note 213: On n'a imprimé de lui que les dix-neuf premiers livres de
la traduction en prose italienne des Morales de S. Grégoire. L'auteur du
reste de cette ancienne traduction est inconnu.]

[Note 214: En 1396.]

Plusieurs autres poëtes latins brillèrent encore à la fin de ce siècle.
On ne pourrait les désigner tous sans faire une liste sèche, ou sans
entrer dans des particularités minutieuses, également dépourvues
d'intérêt quand les noms ne rappellent aucun souvenir. Deux seuls de ces
noms paraissent mériter une mention particulière. L'un est celui de
François _Landino_, fils d'un peintre qui avait alors quelque
réputation, et parent de _Landino_, célèbre commentateur du Dante. Il
était aveugle et musicien. Ayant perdu la vue dès son enfance par la
petite-vérole, il commença bientôt, dit Philippe Villani[215], à sentir
le malheur de cet état de cécité; et, pour en adoucir l'horreur par
quelque distraction consolante, il s'amusait à chanter, comme un enfant
qu'il était encore. Étant devenu grand et capable de sentir la douceur
de la mélodie, il chantait selon les règles de l'art, en s'accompagnant
de l'orgue ou de quelque instrument à cordes. Il fit rapidement des
progrès si admirables, qu'il jouait en très-peu de temps de tous les
instruments de musique, même de ceux qu'il n'avait jamais vus. On était
émerveillé de l'entendre. Il touchait surtout l'orgue avec tant d'art et
de douceur, qu'il laissa bien loin derrière lui les organistes les plus
habiles. Il inventa même par la seule force de son génie, des
instruments dont il n'avait eu aucun modèle. Aussi, du consentement de
tous les musiciens, qui lui accordaient la palme, il fut publiquement
couronné de lauriers, à Venise, par le roi de Chypre, comme les poëtes
l'étaient par les empereurs. Il mourut à Florence en 1390.

[Note 215: _Vite d' illustri Fiorentini_, p. 84.]

François _Landino_ n'était pas seulement musicien, il était aussi
grammairien, dialecticien et poëte. Son habileté à toucher l'orgue, lui
fit donner le surnom de _Francesco degli Organi_, et c'est ainsi qu'il
est nommé dans les recueils où l'on trouve de lui quelques poésies
italiennes. On a aussi conservé de ses vers latins[216]; le style n'en
est pas inférieur à celui des poésies latines de Pétrarque.

[Note 216: Voy. Mehus, _Vita Ambrog. Camald._, p. 324. Ces vers sont
intitulés: _Versus Francisci organistœ de Florentiâ_.]

L'autre poëte, beaucoup plus célèbre dans les lettres, non-seulement
comme poëte, mais comme littérateur et philosophe, et dont le nom se
trouve souvent joint à celui de Pétrarque, est _Lino Coluccio Salutato_.
_Coluccio_ est un de ces diminutifs florentins que subissent les noms
des enfants, et que ceux qui les ont portés gardent ensuite toute leur
vie: De _Niccolo_, on fait _Niccoluccio_, petit Nicolas; on retranche
ensuite, pour abréger, la première syllabe, et il reste _Coluccio_, qui
ne ressemble presque plus au nom primitif. Son premier nom, _Lino_,
semblerait être encore un diminutif abrégé du même nom; _Niccolo_,
_Niccolino_, _Lino_; mais peut-être aussi le prit-il par une affectation
de noms antiques qui était alors commune parmi les savants[217].
_Coluccio Salutato_ était né en Toscane[218] en 1330. Son père, qui
était homme de guerre, enveloppé dans les troubles de sa patrie, fut
exilé, et se retira à Bologne. Le jeune _Coluccio_ y fut élevé; il
annonça de bonne heure des dispositions naturelles pour la littérature;
mais il lui fallut, comme Pétrarque et Boccace, obéir aux ordres de son
père, et se livrer à l'étude des lois. Le père mourut, et _Coluccio_
quitta le code pour se livrer tout entier à l'éloquence et à la poésie.
On ne sait ni quand il sortit de Bologne, ni quand il lui fut permis de
revenir à Florence. On sait seulement qu'en 1368, c'est-à-dire lorsqu'il
était âgé de trente-huit ans, il était collègue de François _Bruni_ dans
la charge de secrétaire apostolique auprès du pape Urbain V. Il est
probable qu'il abandonna cet emploi quand Urbain, après être retourné à
Rome, revint en France. Il quitta aussi l'habit ecclésiastique, et
épousa une femme, dont il n'eut pas moins de dix enfants[219]. La
réputation de savoir et d'éloquence dont il jouissait lui attira les
offres les plus brillantes de la part des papes, des empereurs et des
rois; mais l'amour qu'il avait pour sa patrie lui fit préférer à toutes
les espérances de fortune la place de chancelier de la république de
Florence qui lui fut offerte en 1375, et qu'il occupa honorablement
pendant plus de trente années. Les lettres qu'il écrivait passaient pour
si éloquentes que Jean Galéas Visconti, étant en guerre avec la
république, disait qu'une lettre de _Coluccio Salutato_ lui faisait plus
de mal que mille cavaliers florentins[220].

[Note 217: Tiraboschi, t. V, p. 492.]

[Note 218: Au château de Stignano, dans Valdinievole, près de
Pescia.]

[Note 219: Elle se nommait Piera, et était de Pescia, ville voisine
du château où il était né. Tiraboschi, _ub supr._]

[Note 220: Tiraboschi, _ub. supr._]

Au milieu des graves occupations que lui imposait cette charge, il
trouvait le temps de cultiver les muses et de se livrer à des études et
à de savantes recherches. Celle des anciens manuscrits était l'objet
continuel de son zèle. Il en recueillait le plus qu'il lui était
possible; et les corrections qu'il y faisait, et qui auraient été pour
tout autre un grand travail, n'étaient pour lui qu'un amusement. Les
auteurs contemporains parlent de lui comme de l'homme le plus savant de
son siècle. Ils ne parlent pas avec moins d'enthousiasme de ses talents
que de son savoir. Ils le comparent à Cicéron et à Virgile; mais nous
avons appris à réduire ces comparaisons emphatiques. Ses lettres et ses
autres ouvrages, qui ont été imprimés, sont un nouvel exemple de la
nécessité de ces réductions, quoiqu'on puisse admirer, et dans sa prose
et dans ses vers, une érudition étendue à beaucoup d'objets, qui était
alors très-rare, et des traces sensibles d'une étude attentive et
continue des anciens auteurs, qui ne l'était pas moins. On n'a imprimé
de lui en prose latine, outre ses lettres[221], qu'un Traité _de la
noblesse des lois et de la médecine_[222]. Les bibliothèques de Florence
en possèdent en manuscrit plusieurs autres[223]; la plus grande partie
des vers qu'il avait composés s'y conserve aussi; mais on en a publié
quelques pièces dans le grand Recueil des plus illustres poëtes italiens
et dans d'autres collections. Parmi ceux qui n'ont point vu le jour, ce
qu'il y aurait peut-être de plus intéressant à connaître serait la
traduction d'une partie du poëme du Dante en vers latins, dont l'abbé
Méhus nous a donné deux fragments dans sa vie d'Ambroise le
Camaldule[224]. _Coluccio_ mourut en 1406, âgé de soixante seize ans.
Plusieurs années auparavant, les Florentins avaient demandé à l'empereur
la permission de le couronner du laurier poétique, et elle leur avait
été accordée; mais sans qu'on ait pu savoir la raison de ces délais,
l'affaire traîna tellement en longueur que la couronne ne lui fut
décernée qu'après sa mort[225]. Elle fut posée sur son cercueil, et les
honneurs qui devaient être rendus à ce vieillard illustre accompagnèrent
au tombeau un cadavre insensible.

[Note 221: Elles ont été publiées en deux différents recueils, l'un
donné par l'abbé de Mehus, l'autre par Lami. Mehus ne fit paraître que
la première partie du sien, Florence, 1741, avec une savante préface et
des notes; prévenu par Lami, qui en publia un en deux volumes, Florence,
1742, il n'acheva point son édition. Lami se donna le tort de parler du
modeste et savant Mehus avec beaucoup d'aigreur et d'emportement.
Mazzuchelli, note 7, sur la Vie de _Coluccio_, par Philippe Villani, p.
XXIII, observe qu'on doit réunir ces deux recueils, les lettres de l'un
n'étant pas les mêmes que celles de l'autre. Il s'en faut bien qu'ils
contiennent tout ce que l'auteur en avait écrit: la plus grande partie
est restée inédite dans les Bibliothèques de Florence.]

[Note 222: _De Nobilitate legum ac Medicinœ_. Venise, 1542.]

[Note 223: On en trouve les titres dans Tiraboschi, t. V, p. 497;
Mazzuchelli, notes sur Philippe Villani; l'abbé Mehus, _Vit. Ambr.
Camald._, et dernièrement M. J. B. Corniani, _I secoli della Letter.
ital._ t. I, p. 413.]

[Note 224: Page 309 et suiv. Il y donne aussi des fragments de
plusieurs autres pièces inédites du même auteur.]

[Note 225: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 496.]

Le nombre des poëtes en langue vulgaire était encore plus considérable
que celui des poëtes latins; mais il y en a peu qui aient mérité, par
l'intérêt de leur vie ou par la bonté de leurs vers, que l'on en garde
le souvenir. Je ne parle point d'un grand nombre de seigneurs italiens
qui ne se contentèrent pas de protéger les poëtes, et qui poétisèrent
eux-mêmes. Le Crescimbeni et le Quadrio[226] rangent dans cette classe
la plupart des petits princes de ce temps-là. Plusieurs dames se
distinguèrent aussi par leur goût pour la poésie et quelques unes par
leurs talents. Il y eut même une Sainte qui est comptée, pour sa prose,
parmi les autorités du langage, et qui fit aussi des vers; c'est sainte
Catherine de Sienne. Sa vie appartient à l'hagiographie ou histoire des
saints plus qu'à l'histoire des lettres. Dans cette dernière, cependant,
elle a de remarquable qu'elle a été l'occasion d'une guerre grammaticale
et d'une espèce de schisme. On sait, et elle raconte elle-même que son
éducation avait été si peu littéraire qu'à vingt ans, lorsqu'elle entra
dans l'ordre de Saint-Dominique, elle ne connaissait même pas
l'alphabet; mais il ne lui fallut qu'une seule vision pour apprendre à
lire, à écrire et pour devenir très-forte en théologie. Elle mourut à la
fleur de l'âge[227] en 1380. Ses lettres ascétiques sont écrites d'un
style si pur, si élégant dans sa simplicité, et semées de locutions si
vives et si agréables, que Sienne, sa patrie, a prétendu s'en servir
pour rivaliser avec Florence, et pour lui disputer le sceptre du
langage. _Girolamo Gigli_, savant Siennois, qui donna, en 1707, une
édition soignée des lettres de sainte Catherine, voulut y joindre un
vocabulaire des mots et des expressions propres à l'auteur. Il s'y
donnait de très-grandes libertés, et traitait avec peu de ménagements
les Florentins, leur langue et leur académie, dont il était cependant.
L'impression de ce _Vocabolario Cateriniano_ était fort avancée, quand
tout-à-coup il fut arrêté, prohibé par ordre du pape Innocent XII,
l'auteur banni à quarante milles de Rome, où se faisait l'impression, et
ensuite rayé de la liste des académiciens de Florence, par décret de
l'académie elle-même; enfin, selon l'expression d'un historien récent de
la littérature italienne[228], traité comme coupable, non-seulement de
lèze-grammaire, mais même de lèze-majesté[229]. Si les vers de sainte
Catherine avaient été seuls, ils n'auraient point donné lieu à de
pareils scandales, à en juger par une oraison qui est imprimée dans le
quatrième volume de ses Œuvres[230], et où l'on trouve moins de génie
que de ferveur.

[Note 226: _Storia della vulgar poesia, et Storia e rag. d'ogni
poesia_.]

[Note 227: À trente-trois ans.]

[Note 228: M. Giamb. Corniani, _I secoli della Letter. ital._, t. I,
p. 388.]

[Note 229: Le _Vocabolario Cateriniano_, qui fut alors lacéré et
brûlé à Florence, par la main du bourreau, y a été réimprimé depuis,
sous le faux titre de _Manille_, et sans date, in-4°., avec un
Supplément qui le complète. Gamba, _Testi di Lingua_, p. 88.]

[Note 230: Pag. 341; elle commence ainsi:

        _O Spirito santo, vieni nel mio core
        Per la tua potenzia traila a te, Dio_, etc.]

Celui des poëtes lyriques de cette époque qui approcha le plus du style
de Pétrarque est _Buonaci corso da Montemagno_. Il y en eut deux de ce
nom, l'aïeul et le petit-fils, que l'on a long-temps confondus en un
seul. Le chanoine _Casotti_ découvrit le premier qu'ils étaient deux, et
donna, en 1718, à Florence, la meilleure, édition de leurs Œuvres[231],
avec une préface qui éclaircit complètement ce qui regarde la famille
des _Montemagno_. C'était une des plus distinguées de Pistoja, où elle
avait été plusieurs fois élevée aux premiers emplois. _Buonaccorso_
l'ancien en fut lui-même gonfalonnier, en 1364. Ses vers ont de la
douceur et de la grâce. Gravina[232] le loue d'avoir approché de
Pétrarque par ces deux qualités, si ce n'est par l'élévation, le savoir
et la variété des sentiments. Le _Tassoni_, dans ses considérations sur
Pétrarque, compare souvent des vers de _Montemagno_, avec ceux de ce
grand poëte lyrique et les explique les uns par les autres. Il ne croit
pas, comme l'ont pensé quelques critiques, que le troisième sonnet de
Pétrarque[233], soit imité du premier de _Montemagno_[234]; mais
lorsqu'il veut au contraire prouver que c'est _Montemagno_ qui a été
l'imitateur, il ne peut lui-même se dissimuler la faiblesse de ses
preuves. Plusieurs autres sonnets de _Buonaccorso_, sans avoir la même
ressemblance, ont des traits, des expressions et des tours que l'on
pourrait appeler Pétrarquesques, comme le font les Italiens. Le recueil
ne contient que 38 sonnets, dont plusieurs encore sont de _Montemagno_
le jeune, qui appartient au siècle suivant; tant il est vrai qu'en
poésie il ne faut que peu de vers, mais dignes du suffrage des gens de
goût, pour se faire un assez grand nom.

[Note 231: La première édition fut donnée à Rome, en 1559, in-8°,
par _Nicolo Pilli_ de Pistoja, le même qui publia aussi les Œuvres de
_Cino_.]

[Note 232: _Della ragione Poetica_, l. II, §. 29 et 30.]

[Note 233: _Era il giorno che al sol si scolorano_, etc.]

[Note 234: _Erano i miei pensier ristretti al core_.]

Pistoja produisit un autre poëte contemporain de Pétrarque, qui fut
même, dit-on, son disciple, et qui fit, après sa mort, un long poëme à
sa louange; mais l'on n'y peut guère approuver que l'intention et le
zèle. Il se nommait _Zenone de' Zenoni_. Son poëme, qu'il intitula:
_Pietosa fonte_, est en tercets, et divisé en treize chapitres. Le
savant Lami l'a publié le premier, en 1743, dans le 15e. volume de ses
_Deliciœ eruditorum_, avec des remarques et une notice sur l'auteur. Il
avoue lui-même que le style n'en est ni facile, ni doux, ni poli: les
expressions en sont souvent obscures et les mots trop vieux, ou trop
nouveaux, ou trop hardis; mais il contient des détails qui le rendent de
quelque utilité pour l'histoire littéraire de ce temps[235].

[Note 235: Lami, _loc. cit._, au commencement de l'avis au lecteur.]

Le même volume est terminé par une _canzone_ sur ce même sujet de la
mort de Pétrarque[236]. Elle vaut mieux, sans être fort bonne. Son
auteur est _Franco Sacchetti_, auteur justement célèbre à d'autres
titres, qui passe cependant pour avoir approché du style de Pétrarque
dans ses vers; mais qui approcha beaucoup plus de celui de Boccace dans
sa prose, et dont les Nouvelles sont regardées comme les meilleures,
après celles du _Décaméron_, quoique loin encore de les égaler.

[Note 236: Elle a pour titre: _Morale di Franco Sacchetti da Firence
per la morte di M. Francesco Petrarca_.]

_Franco Sacchetti_, né à Florence, vers l'an 1335[237], d'une famille
ancienne et illustrée par les premiers emplois de la république, annonça
de bonne heure les plus heureuses dispositions. Très-jeune encore, il
composa des poésies amoureuses, où il se montra grand imitateur de
Pétrarque; mais avec un tour d'idées et de style qui lui était propre.
Comme il ne quitta point Florence dans sa jeunesse, son mérite y frappa
tous les yeux. L'usage était alors de graver sur les monuments publics,
dans les salles de délibérations du gouvernement, dans celles des
tribunaux, sur les portes des différents offices, des inscriptions en
vers dans la langue nationale. On s'adressa souvent au jeune _Sacchetti_
pour ces inscriptions, où l'on voulait toujours que la poésie et la
morale donnassent des leçons de liberté. On a conservé plusieurs sonnets
qu'il fit dans ces occasions. La morale y est en général meilleure que
la poésie. La simplicité des idées et du style y est un mérite,
puisqu'ils étaient destinés à être entendus et retenus par le peuple. On
lui demanda une devise plus courte pour être gravée sur la couronne du
lion qui était placé au-dessus d'une espèce de tribune aux harangues, à
la façade du palais des prieurs[238]. Il fit ce distique remarquable par
sa simplicité et sa gravité. C'est le lion qui parle:

        _Corona porto per la patria degna
        Acciocchè liberta ciascun mantegna_.

[Note 237: Préface de la bonne édition donnée à Naples, sous le
titre de Florence, en 1724, par le savant Bottari.]

[Note 238: Aujourd'hui le _Palazzo Vecchio_.]

_Franco Sacchetti_ fut revêtu de plusieurs magistratures, tant à
Florence même que dans différentes parties de la Toscane. Il voyagea
aussi dans plusieurs villes d'Italie, entre autres à Bologne, à Gênes et
à Milan. Il se lia d'amitié avec les hommes les plus distingués de tous
états, et avec les littérateurs les plus célèbres. La considération dont
il jouissait dans sa patrie, lui attira une distinction honorable dans
une occasion triste pour lui et pour sa famille. Son frère, _Giannozzo
Sacchetti_, avait été déclaré rebelle, pris et décapité, en 1379.
L'année suivante, il fut statué par un décret, que les pères, les
frères, les fils de ceux qui, depuis trois ans, avaient été déclarés
rebelles, ne pourraient, pendant dix ans, être ni du nombre des prieurs
(magistrature suprême de la république), ni membres d'aucun des colléges
de magistrature. _Sacchetti_ fut seul excepté de cette disposition
sévère, et cela, dit l'historien _Ammirato_, parce qu'il était tenu pour
homme de bien, _per esser tenuto uomo buono_[239]; mais cette faveur ne
put le consoler de la perte de son frère. Il devint sujet à des maladies
graves, et ses infirmités furent augmentées par des accidents imprévus.
Étant tombé de cheval, ou plutôt de mulet, dans un de ses voyages, il
voulut se faire saigner. Un barbier ignorant lui donna plusieurs coups
de lancette, sans pouvoir lui tirer une goutte de sang. Il se rendit à
Pistoja, où un chirurgien, aussi ignare que le barbier, le piqua et le
manqua de même. Les bains qu'il prit ne lui firent aucun bien, et il se
sentit long-temps de cette chute.

[Note 239: _Stor. fiorent._, l. XIV.]

Chargé, en 1381, de quelques missions politiques dans des pays infestés
par le brigandage et par la guerre; il fut attaqué en mer et pillé par
les Pisans; son fils fut blessé sous ses yeux. La république l'indemnisa
par une gratification de 75 florins d'or. Plusieurs années après, dans
la guerre que Florence soutint contre le duc de Milan, les environs de
la ville furent saccagés et brûlés. Les possessions de _Franco
Sacchetti_, qui étaient à Marignole, furent entièrement détruites, et
lui totalement ruiné. Il supporta tant de malheurs avec courage. Au
milieu de ses occupations et de ses désastres, il ne cessa jamais de
cultiver la poésie, la philosophie et les lettres. Il y chercha des
consolations et y trouva encore des plaisirs. Il vieillit en se livrant
aux mêmes travaux qui avaient occupé sa jeunesse. On conjecture qu'il
mourut peu d'années après la fin de ce siècle[240]. C'était un homme
d'une amabilité singulière, et remarquable par le mélange de la gravité
de son caractère et de la gaîté de son esprit. Cette gaîté brille dans
presque toutes ses Nouvelles. Parmi ses compositions poétiques, dont le
plus grand nombre n'est point imprimé, il y en a plusieurs qui sont non
seulement fort gaies, mais de ce genre de burlesque dont on attribue
faussement l'invention au Burchiello, puisqu'on en trouve ici les
premiers modèles. Il aimait beaucoup la musique et la savait
parfaitement. Dans un manuscrit où ses _madrigali_ et ses ballades,
portent les noms des musiciens qui en avaient fait les airs, on voit
plusieurs fois, écrit en marge, le sien même[241]. Ce n'est pas
seulement dans sa jeunesse qu'il fut amoureux; on trouve dans ses
poésies la preuve qu'il le fut vingt-six ans de la même personne; mais
on ignore l'objet de cette passion si constante. Il se plaint dans un
sonnet fait la vingt-sixième année, de n'être pas plus avancé que le
premier jour. Il se rappelle le peu que gagna Pétrarque auprès de Laure
par ses vers; et il en tire un triste augure pour les siens. La fin du
sonnet signifie à peu près[242]:

        Malheureux! si je pense encore
        Au peu qu'a gagné par ses vers
        Le grand Pétrarque auprès de Laure,
        Aux longs tourments qu'il a soufferts...
        Je frémis, je me sens de glace:
        J'écris pourtant, et le temps passe.

[Note 240: Bottari, _ub. sup._]

[Note 241: _Intonata per Francum Sacchetti_, ou _Francus dedit
sonum_. Bottari, _ub. sup._]

[Note 242:

        _E quando io penso al mio signor Petrarca,
          Quel ch' acquistò in Laura pe' suoi versi,
          Misero i' scrivo in ghiaccio, e'l tempo varca_.]

Peu de ses poésies sont imprimées[243]. Le vocabulaire de la Crusca, qui
les cite souvent, tire ses exemples d'un ancien manuscrit qui
appartenait à la famille Giraldi, et qui était encore, en 1724, dans la
bibliothèque de cette famille[244]. Il contenait environ cent
soixante-dix sonnets, trente-huit _canzoni_ de différents genres,
quarante-neuf ballades, un grand nombre de _madrigali_ et d'autres
poésies de toute espèce. Il contenait aussi des lettres, les unes
latines, les autres italiennes, et ce qui est plus singulier,
quarante-neuf sermons sur les évangiles, pour tous les jours du carême
et des fêtes de Pâques; le tout terminé par ses Nouvelles, qui ne sont
pas tout-à-fait du même genre, ni du même style.

[Note 243: Je ne connais qu'un sonnet cité par Crescembeni, _Stor.
della Volg. Poesia_, l. II, n°. 8; la _canzone_ sur la mort de
Pétrarque, dont il est parlé ci-dessus, une autre _canzone_ qui vaut
mieux, dans le Recueil des _Rime Antiche_, qui suit la _Bella Mano_,
réimpression de 1750, et quatre sonnets dans la préface de Bottari.]

[Note 244: Bottari, _ub. supr._ Le marquis _Matteo Sacchetti_,
descendant du poëte, possédait à Rome, à la même époque, une copie de ce
manuscrit. _Id. ibid._]

Il les écrivit pour son amusement, lorsqu'il était podestat ou premier
magistrat d'une petite ville, que l'on croit être Bibbiena. Elles
étaient au nombre de trois cents. On n'en a retrouvé et publié que deux
cent cinquante-huit. Sacchetti ne les a point encadrées, comme Boccace,
dans une fiction générale, ni entremêlé d'entretiens, de descriptions
et de vers. C'est lui qui raconte, en son nom, des faits dont souvent il
a été témoin lui-même. Le style en est extrêmement pur, et fait autorité
dans la langue. Il est plus familier et descend plus habituellement au
langage commun que celui du _Décaméron_; et c'est surtout dans les
sujets gais et populaires qu'il peut être utile de l'étudier. On y
acquiert l'intelligence d'un grand nombre de mots et de proverbes
toscans, qui y sont employés dans leur vrai sens et dans toute leur
force. Quand aux aventures, aux bons mots et aux faits plaisants, il y
en a moins de libres et d'indécents que dans Boccace, mais trop encore
pour que ce recueil puisse être mis entre les mains de tout le monde. La
plupart de ces traits servent à faire connaître le caractère et les
mœurs des Florentins de ce temps-là. Plusieurs ont pour acteurs des
hommes connus dans l'histoire politique et dans celle des lettres, et
offrent des particularités de leur vie, que l'on ne trouve point
ailleurs. Comparés avec des passages des anciens historiens de Florence,
ces traits servent quelquefois à les éclaircir.

Les Nouvelles de _Franco Sacchetti_ sont en général plus courtes que
celles de Boccace: le dialogue et la pantomime y sont moins détaillés,
moins soignés, et l'on y trouve point de ces histoires touchantes qui
forment dans le _Décaméron_ une admirable variété. Elles sont presque
toutes plaisantes, racontées avec légèreté, et du ton d'un homme qui,
pour amuser les autres, commence par s'amuser lui-même. Il faut s'en
prendre au temps où vivait l'auteur, de la grossièreté de quelques
expressions; mais il a, comme je l'ai dit, moins souvent besoin de cette
excuse que Boccace. Il fait aussi plus fréquemment agir des personnages
contemporains, rois, magistrats, poëtes, artistes, marchands, ouvriers,
bouffons de ville et de cour. Il y a parmi ces derniers un maître
Gonelle, auquel il revient souvent, et qui est le plus drôle et le plus
original de tous. Ce maître Gonelle attrape et fait rire tout le monde,
depuis les plus petits particuliers jusqu'aux rois. Le tour qu'il joue à
Naples à un abbé riche et avare, pour amuser le roi Robert, n'est ni
aussi spirituel ni d'aussi bon goût que l'on croirait qu'il l'eût fallu
pour plaire à un souverain, ami des lettres et aussi avide que nous
l'avons vu ailleurs de la société et des entretiens des sages[245]. Ce
que d'autres Nouvelles racontent du roi d'Angleterre, Édouard[246] et
de Philippe de Valois, roi de France[247], prouve, il est vrai, combien
les rois étaient alors populaires et accessibles, mais donne une assez
pauvre idée de leurs plaisirs. Barnabé Visconti, seigneur de Milan, et
d'autres souverains d'Italie se donnent aussi des plaisirs de cette
espèce. On voit même un évêque inquisiteur qui s'amuse à effrayer un
pauvre imbécille, nommé Albert[248], le menace de le faire brûler comme
Patarin ou Vaudois, et rit avec un de ses amis des sottises qu'il lui
fait dire sur le _Pater noster_. Fort bien, dit _Franco Sacchetti_, mais
si ce pauvre Albert eût été un homme riche, l'inquisiteur lui en aurait
peut-être donné tant à entendre qu'il se fût racheté de ses deniers,
pour n'être pas torturé ou brûlé[249].

[Note 245: Le roi ne veut rien donner à Gonelle, à moins que Gonelle
n'ait d'abord obtenu quelque chose de cet abbé. Gonelle engage l'abbé à
recevoir sa confession publique. Il lui avoue qu'il a le malheur de
devenir loup quand il lui prend un accès d'un certain mal, de se jeter
alors sur tous ceux qu'il rencontre, et de les dévorer. Il feint que
l'accès lui prend: l'abbé s'enfuit épouvanté, quitte une chape
magnifique qu'il portait. Gonelle s'en saisit, et va la porter devant le
roi, qui en rit avec ses barons, et paie largement maître Gonelle.
(Nouv. CCXII.)]

[Note 246: Une espèce de garçon meunier, ou de cribleur de grain
(_vagliatare_), devenu courtisan, se présente devant ce roi. Édouard se
jette sur lui et le bat quand ce pauvre diable le loue; il le récompense
magnifiquement quand le garçon meunier le blâme et l'injurie; et le
nouveau courtisan, aussi fin que le serait le plus ancien et le plus
habile, dit à Édouard: «Sire, si V. M. veut me payer ainsi de mes
mensonges, je lui dirai rarement la vérité.» (Nouv. III.)]

[Note 247: Philippe avait perdu un épervier qu'il aimait beaucoup;
il fait promettre une récompense à qui le trouvera. C'est un paysan qui
le trouve et qui veut le porter au roi. Un huissier du palais exige
qu'il lui donne la moitié de la récompense promise. Le paysan, admis
devant le roi, lui demande pour récompense cinquante coups de bâton.
Philippe, très-surpris, veut savoir pourquoi: le paysan le lui dit
naïvement. Le roi fait donner devant lui à l'huissier vingt-cinq coups
de bâton, refuse au paysan sa moitié du paiement en cette monnaie, mais
lui fait compter deux cents francs pour marier ses filles. (Nouv.
CXCV.)]

[Note 248: Nouv. II.]

[Note 249: _E forse forse se Alberto fosse stato un ricco uomo, lo
inquisitore gli avrebbe dato tanto ad intendere, che si sarebbe
ricomperato de' suoi denari per non essere arso o crueciato_. (Nouv.
II.)]

Le poëte par excellence, Dante, paraît plusieurs fois sur la scène[250].
On trouve même, au sujet de son tombeau à Ravenne, devant lequel il n'y
avait ni cierges, ni lampions, tandis qu'un vieux crucifix était tout
noir de la fumée de ceux qui brûlaient autour de lui, un trait peut-être
historique, mais que je ne pourrais me permettre de rapporter[251]. Des
artistes célèbres y figurent aussi, tels que _Giotto_, _Buffamalco_,
_l'Orcagna_, et plusieurs autres. Quelques uns de ces artistes, appelés
à _S. Miniato_, pour des travaux qu'ils y faisaient dans une église,
sont représentés[252], discutant et se disputant après boire, pour
savoir quel avait été, _Giotto_ toujours excepté, le plus grand peintre.
L'un dit _Cimabuè_, l'autre _Stefano_, élève de _Giotto_, un troisième
_Buffamalco_. Ce n'est point tout cela, interrompt le fameux sculpteur
_Alberti_; ce sont les femmes de Florence. On a beau rire de cette
proposition: il soutient son dire et le prouve par des détails de la
toilette des femmes qui sont tout-à-fait plaisants. Dans la Nouvelle
suivante, c'est avec les faiseurs de lois que l'auteur fait lutter les
dames florentines. Il leur donne tout l'avantage, et les fait meilleures
légistes et meilleures logiciennes que les hommes. Les Florentins
s'avisent de porter une loi somptuaire sur l'habillement des femmes. Des
officiers publics sont chargés de la faire exécuter et de procéder
contre celles qui porteront dans leur parure des ornemens défendus. Ils
arrêtent tout ce qu'ils en trouvent; mais ils n'en peuvent convaincre
aucune. Certains rubans avec lesquels on attachait les voiles sont
prohibés: «Cela, un ruban!» dit celle qu'on arrête, en l'arrachant de
dessus sa tête et le pliant dans sa main; «c'est une guirlande.» Les
boutons ne sont point des boutons; l'hermine n'est point de l'hermine,
ainsi du reste. Les officiers, les magistrats en perdent la tête, et
l'on est obligé de révoquer la loi.

[Note 250: Nouv. VIII, CXIV, CXV.]

[Note 251: Voy. Nouv. CXXI.]

[Note 252: Nouv. CXXXVI.]

_Sacchetti_ ne se donne pas moins carrière que Boccace sur les moines,
les hypocrites, les caffards; il a, dans ce genre, un assez grand
nombre de contes naïfs et piquants; et remarquons bien que l'Inquisition
n'a jamais proscrit ces Nouvelles, qu'elles n'ont été mises sur aucun
index, ni soumises à aucune correction apostolique, et qu'elles ont
toujours été lues et réimprimées librement.

En voici une très-courte, qui donne à la fois une idée de ce qu'était
alors l'éloquence de la chaire, et de l'influence que des prédicateurs
grossiers exerçaient sur le peuple[253]. L'auteur raconte que, se
trouvant à Gênes dans le temps de la guerre entre les Génois et les
Vénitiens, et lorsque les Vénitiens venaient de battre les Génois, il
entendit un frère de l'ordre des ermites, prêcher ainsi dans l'église de
St.-Laurent, devant une grande affluence de peuple. «Je suis Génois, et
si je ne vous disais ma pensée, je me croirais très-coupable. Ne vous
fâchez donc pas, si je vous dis la vérité. Vous ressemblez proprement
aux ânes. La nature des ânes est telle que, lorsqu'ils sont ensemble, si
vous donnez un coup de bâton à l'un de la troupe, tous se séparent et se
mettent à fuir, l'un ici, l'autre là, tant ils sont lâches et poltrons.
Vous faites précisément comme eux. Les Vénitiens, au contraire, sont
proprement de la nature des cochons. On dit communément un cochon de
vénitien, et l'on a raison: quand les cochons sont en troupe et serrés
les uns contre les autres, frappez-en, bâtonnez-en un, tous se serrent
encore davantage, et courent ensemble sur celui qui les a frappés,
parce que telle est leur nature. Si jamais ces deux figures m'ont paru
ressemblantes, c'est surtout en ce moment. L'autre jour, vous frappâtes
les Vénitiens; ils se sont serrés, défendus et vous ont attaqués à leur
tour. Pour vous, vous ne vous entendez point les uns les autres; vous
n'avez que tant de galères armées; ils en ont presque deux fois autant.
Eh bien! ne dormez plus: veillez sans cesse: armez-en deux fois autant
qu'eux, et soyez en état, s'il le faut, non pas de tenir la mer, mais
d'entrer à Venise.» Avec cette éloquence grossière, c'était là
certainement un bon citoyen et un brave moine.

[Note 253: Nouv. LXXI.]

Cette prédication en rappelle à l'auteur une d'une autre espèce, qu'il
raconte aussitôt après. Il met sur la scène, ou plutôt dans la chaire,
un évêque stupide, qui n'y montait que pour dire les plus lourdes
sottises[254]. Ce bon évêque, voulant tancer les Florentins sur le péché
de la gourmandise, leur faisait, en termes de cuisine, le détail de tous
les plats et de toutes les sauces. C'était un jour de l'Ascension, et
tout cela n'avait guère de rapport à la fête; il y vint enfin comme il
put, et voulant faire comprendre à ses auditeurs avec quelle rapidité le
Christ monta au ciel; il leur dit: «Comment s'éleva-t-il? Il s'éleva
comme un oiseau qui vole; plus vite: il s'éleva comme une flèche qui
part de l'arc; encore plus vite: comme un trait lancé par une arbalète;
bien plus vite encore. Comment donc?--Comme si mille paires de diables
l'avaient emporté.--L'auteur ajoute que, se trouvant après ce beau
sermon, avec le prieur de l'ordre, il lui demanda quelle Écriture avait
fourni à ce maître imbécille ce qu'il venait de dire en chaire. Le
prieur répondit que c'était un des plus habiles de tout l'ordre, qu'il
lui avait peut-être pris quelque mal qui lui avait troublé l'esprit. Ce
mal, reprit _Franco Sacchetti_, est donc continu et ne le quitte jamais;
car chaque fois qu'il prêche, il en dit de pareilles, et quelquefois
encore de plus fortes: c'est ce qui fait que le peuple le préfère à tous
les autres prédicateurs, et court en foule pour l'entendre. Dans
quelques autres Nouvelles, il prend la liberté de se moquer d'une
certaine manie de faire de nouveaux saints et de fabriquer de nouvelles
reliques. Il y en a une surtout où il met en jeu de vieux os bien noirs
d'un prétendu saint Ugolin, et ne fait aucune grâce à toutes ces
superstitions monacales. La véritable piété doit lui en savoir autant de
gré que la raison.

[Note 254: Nouv. LXXII.]

Le même siècle fournit un autre conteur qui n'a pas moins de mérite que
_Franco Sacchetti_, et que plusieurs même lui préfèrent. C'est l'auteur
d'un Recueil qui porte le singulier titre de _Pecorone_. Cet augmentatif
de _pecora_ signifie en italien la même chose qu'en français, une
pécore, un imbécille. Il plut à un homme d'esprit de se donner ce titre
par bizarrerie; mais personne en le lisant n'est tenté de le prendre au
mot. En tête de son recueil est un sonnet qui n'est pas plus bête que le
reste. En voici à peu près le sens:

        Ce livre est nommé _la Pécore_.
        J'ai trouvé, sans beaucoup de frais,
        Ce beau titre qui le décore;
        Il semble pour lui fait exprès,
        Tant on y voit d'hommes niais.
        Moi qui suis plus niais encore,
        À leur tête je vais bêlant:
        Je fais des livres et j'ignore
        Ce que c'est que style et talent.
        Enfin, j'en veux faire à ma tête;
        Et si mon projet réussit,
        Si je deviens homme d'esprit,
        De l'avis de plus d'une bête,
        Ne t'en étonne pas, lecteur,
        Le livre est fait comme l'auteur[255].

[Note 255:

        Poniam che'l facci a tempo e per cagione
          Che la mia fama ne fasse onorata,
          Come sarà da zotiche persone,
          Non ti maravigliar di ciò, lettore;
          Che'l libro è fatto com' è l'autore.]

Dans le premier quatrain de ce sonnet se trouve en toutes lettres la
date de la composition du livre, 1378, et le nom de l'auteur, ou du
moins son prénom, _Ser Giovanni_[256]. On ne l'appelle en effet que
_Ser Giovanni Fiorentino_; mais l'on ne sait pas bien ce que c'était que
ce sire Jean de Florence. On ignore presque entièrement les
circonstances de sa vie. On voit par le préambule de ses Nouvelles qu'il
les écrivit à Dovadola[257], château dans une vallée de la Romagne, à
neuf milles de Forli, qui était alors indépendant, et ne se soumit que
dans le siècle suivant[258] à la république de Florence. _Ser Giovanni_,
né à Florence même, était peut-être dans ce château comme dans une sorte
d'exil, ou forcé ou volontaire, ne se trouvant pas bien avec les
Florentins, parce qu'il était du parti des Guelfes, et qu'il se montrait
sans doute attaché à la cour de Rome dans toutes les actions de sa vie,
comme il le fait dans son ouvrage dès qu'il en trouve l'occasion. Entre
les différentes conjectures dont il a été l'objet, il y en a une du
savant chanoine _Biscioni_, qui en fait un moine franciscain, et le
premier général de l'ordre après son saint fondateur; mais, quoiqu'il
appuie cette idée de quelques raisons plausibles, il y en a pour le
moins autant de douter qu'elle soit fondée[259]. Le titre de _ser_ ou
_sere_ que l'on joint toujours à son nom ferait plutôt croire qu'il
était notaire, ce même titre ayant alors été donné aux hommes de cette
profession, qui étaient ordinairement de très-bonne famille[260].

[Note 256:

        Mille trecento con settant' alto anni
          Veri correvan, quando incominciate
          Fu questo libro, scritto et ordinato,
          Come vedete, per me Ser Gioviani.]

[Note 257: _Perchè ritrovandomi io a Dovadola, sfolgorato e cacciato
da la fortuna_, etc.]

[Note 258: En 1440.]

[Note 259: Voy. la préface de _Gaetano Poggiali_, en tête de
l'édition du _Pecorone_, Livourne (sous le faux titre de Londres), 1793,
p. XXI.]

[Note 260: _Ibid._, p. XIV.]

S'il y a doute et partage sur l'état de l'auteur du _Pecorone_, il n'y
en a point sur son mérite. Les philologues toscans le placent fort peu
au dessous de Boccace, quant à la pureté du langage, aux agréments du
style et aux termes propres de la langue, dans laquelle il fait
autorité. Il voulut, comme Boccace, lier ensemble ses Nouvelles, et les
placer dans un cadre qui leur donnât de l'intérêt et de l'unité. Pour de
l'unité, il y en a sans doute, mais ce cadre est froid et mesquin, et
n'a rien de l'intérêt, de la grâce et de la variété de son modèle.

Il y avait à Forli, dans un monastère de femmes, une prieure et
plusieurs religieuses qui menaient toutes la vie la plus sainte et la
plus exemplaire du monde. Entre elles, on distinguait une sœur
Saturnine, jeune, belle, sage, et de mœurs si pures et si angéliques,
que la prieure et les autres sœurs étaient remplies d'amour et de
vénération pour elle. La réputation de sa beauté et de sa vertu était
répandue dans tout le pays. Il se trouvait alors à Florence un jeune
homme nommé _Auretto_, plein de sagesse, de sensibilité, de bonnes mœurs
et de talents, qui avait dépensé en galanteries une grande partie de son
bien. Il entendit parler de l'aimable Saturnine, en devint éperduement
amoureux, sans l'avoir vue, et imagina de se faire moine, d'aller à
Forli, et de se présenter pour chapelain à la prieure, afin de voir la
jeune sœur tout à son aise. Il exécuta ce projet et suivit sa vocation
de point en point; il arrangea ses affaires, prit le froc, se rendit à
Forli, et, par l'entremise d'une personne adroite, devint peu de temps
après le chapelain du couvent. Il se comporta si bien dans cette place,
qu'il mérita bientôt par sa conduite l'amitié de la prieure, celle des
sœurs, et surtout de sœur Saturnine. Or il advint, dit naïvement
l'auteur, que ledit frère _Auretto_, regardant honnêtement plusieurs
fois ladite sœur Saturnine, et elle le regardant de même, et leurs
regards se rencontrant, ils s'entendirent si bien, que, du plus loin
qu'ils s'appercevaient, ils se saluaient en souriant. Leur amour faisant
des progrès, plusieurs fois ils se prirent la main, et ils se parlèrent,
et ils s'écrivirent souvent. Enfin ils prirent le parti de se trouver à
une certaine heure au parloir, qui était dans un endroit retiré et
solitaire. Ils y vinrent, et trouvèrent tant de plaisir à causer
ensemble, qu'ils résolurent d'y revenir une fois par jour. Ils
s'imposèrent pour règle, de se raconter tous les jours l'un à l'autre
une Nouvelle, pour s'amuser et passer agréablement leur temps. C'est ce
qu'ils font pendant vingt-cinq jours, et ce qui produit une suite de
cinquante Nouvelles, beaucoup mieux racontées qu'elles ne sont liées
avec adresse: car ce frère _Auretto_ et cette sœur Saturnine, qui ne
font chaque jour que revenir au parloir, se saluer, se prendre la main,
s'asseoir, conter chacun son histoire, chanter une chanson ou ballade
(car cette imitation du _Décaméron_ ne manque point à ce recueil), se
lever, se remercier du plaisir qu'ils se sont fait, et se quitter pour
revenir de même, ne sont pas de l'invention la plus heureuse, et
finissent même, à parler franchement, par être mortellement ennuyeux.

Les choses se passent, comme on voit, le plus honnêtement du monde entre
ces deux amants, qui seulement, à la fin de trois ou quatre de leurs
visites, ajoutent à leurs autres politesses un baiser d'amour. Cela
n'empêche pas que M. le chapelain et madame Saturnine ne s'émancipent
quelquefois dans leurs récits, plus que ne le devraient faire de si
sages personnes. Dans les deux premières Journées, toutes les Nouvelles
sont assez semblables, pour le fond, à celles de Boccace; mais les
détails ne sont jamais licencieux, et l'expression est aussi plus
décente. Dans la troisième, malgré son attachement pour la cour de Rome,
l'auteur s'égaie aux dépens d'un cardinal que sa maîtresse va rejoindre
à Avignon, déguisée en jeune moine. Il est vrai qu'il faut prendre garde
à ce lieu où résidait alors la cour romaine. Tous les Italiens, guelfes
ou non, semblent s'être accordés alors pour regarder comme de bonne
guerre tout le mal qu'ils pouvaient dire des mœurs de la Babylone de
l'Occident. Ce n'est pas non plus, dans la Journée suivante, marquer un
trop grand respect pour le consistoire papal, que de le montrer
embarrassé tout entier par un misérable sophiste, et sur le point de
tomber dans l'hérésie, faute de pouvoir lui répondre, si un étranger
pauvre et modeste ne venait les tirer tous de peine. C'est pourtant à
Rome que ce joue cette espèce de farce théologique, précédée même de
quelques traits où le pape et le sacré collége ne sont pas plus ménagés
que s'ils étaient encore à Avignon. Nous qui ne sommes ni Guelfes ni
Gibelins, nous pouvons, puisque cette Nouvelle n'a rien de contraire aux
mœurs, avantage que toutes sont loin d'avoir, y jeter les yeux, pour
faire connaissance avec la manière de l'auteur.

Deux grands docteurs en théologie vivaient à Paris et disputaient
souvent ensemble. L'un s'appelait maître Alain, et l'autre maître
Jean-Pierre. Le premier l'emportait le plus souvent, tant parce qu'il
était meilleur dialecticien, que parce que l'autre avait des opinions
moins saines. Il aurait même apporté quelque trouble dans la foi, si
maître Alain n'eût été là pour le redresser et pour réfuter ses
sophismes. Mais Alain eut la fantaisie d'aller à Rome; il était riche,
il se fit suivre d'un grand train, arriva dans la capitale du monde
chrétien, visita le pape et sa cour, vit comment ils se gouvernaient; et
lui qui croyait que cette cour devait être le fondement et la garantie
du maintien de la foi, il fut, comme le juif d'une Nouvelle de
Boccace[261], bien étonné de la trouver livrée à des vices honteux, et,
selon l'expression de l'auteur, toute pleine de simonie. Alain se hâta
de sortir de Rome, résolut d'abandonner le monde et de se donner tout
entier à Dieu. Lorsqu'il eut fait quelques journées de chemin, il
s'arrête, donne ordre à ses gens de marcher en avant et de le laisser
seul. Eux partis, il quitte la route, s'enfonce dans les montagnes et
rencontre sur le soir un berger. Il passe la nuit auprès de lui. Le
matin, il change avec lui d'habillements, et se met en marche par un
autre chemin. Il arrive à une abbaye, demande du pain, se présente à
l'abbé pour faire dans la maison les services les plus bas et les plus
gros ouvrages; on le reçoit; il montre tant de docilité, d'humilité, de
patience, mène une vie si mortifiée et si sainte, que l'abbé le prend en
grande amitié.

[Note 261: Journ. I, Nouv. II. Voy. ci-dessus, p. 120.]

Cependant ses domestiques, après l'avoir attendu plusieurs jours,
croyant que leur maître avait été volé et tué, avaient regagné la
France. Arrivés à Paris, ils y répandent le faux bruit de sa mort. On le
regrette universellement. Il n'y a que son rival Jean-Pierre qui en ait
de la joie. À présent, dit-il, je pourrai faire ce que je désire depuis
si long-temps. Il part à son tour pour Rome, va proposer en plein
consistoire une question contraire à la foi, et tâche, par ses
subtilités, d'introduire une hérésie dans l'Église. Le pape assemble
tout le collége des cardinaux, et ne trouvant rien à répondre, ils
délibèrent avec eux d'appeler de toutes les parties de l'Italie les plus
savants décrétalistes, évêques, abbés, et prélats, de les réunir dans un
consistoire où l'on examinera la question proposée par maître
Jean-Pierre. L'appel est fait. L'abbé du couvent où s'est retiré maître
Alain est convoqué comme les autres. Alain apprenant de quoi il s'agit,
le prie en grâce de le mener avec lui. L'abbé, qui le croit un homme
simple, ignorant, et sachant à peine lire, le refuse d'abord. Alain
insiste; l'abbé cède; ils arrivent à Rome. Alain veut que son abbé le
mène au consistoire. L'abbé le croit devenu fou. Alain le suit, et comme
beaucoup de monde se trouve à l'entrée du palais, il se glisse dans
cette presse, se cache sous la chape de l'abbé, et entre avec la foule.
L'abbé, forcé de le laisser faire, va s'asseoir avec les autres abbés;
Alain s'assied entre ses jambes, et regarde par l'ouverture du devant de
la chape, pour voir ce qu'on va faire et entendre ce qu'on va dire.

Un instant après, Jean-Pierre arrive, monte à la tribune en présence du
pape, des cardinaux et de tous les docteurs, énonce hardiment sa
proposition, et la prouve par les raisons les plus astucieuses et les
plus subtiles. Maître Alain démêle sur-le-champ le sophisme; et voyant
que personne n'ose se lever pour y répondre, il met la tête hors de la
chape, et crie d'une voix forte le mot _jube_. C'était la forme pour
obtenir la permission de parler, ou, comme on dit aujourd'hui, pour
demander la parole. L'abbé lève la main, lui donne un grand coup sur la
tête, et lui ordonne de se taire. On regarde; on ne sait d'où est venue
cette voix. Alain remet la tête à l'ouverture, et crie plus fort que la
première fois; chacun regarde encore, et demande à l'abbé ce qu'il a
sous lui. C'est, répondit-il, un frère convers qui est fou.--Et pourquoi
amenez-vous des fous au consistoire? Voilà une grande querelle et un
grand bruit. Les massiers s'avancent avec leurs masses pour mettre le
fou dehors. Alain s'élance de dessous la chape, prend sa course, et va
se jeter aux pieds du pape. Il lui demande avec instance la permission
de répondre à la question proposée. Le pape la lui accorde. Alors il
monte posément à la tribune, reprend avec ordre la proposition et les
preuves, répond à tout, met dans sa discussion tant de clarté, dans sa
réfutation tant de force, que Jean-Pierre reste confondu. Ou tu es, lui
dit-il, l'esprit de maître Alain, ou tu es quelque malin esprit. Alain
se fait enfin connaître. Le pape, enchanté de lui, veut le faire
cardinal, et reconnaît que sans lui l'Église de Dieu allait tomber dans
une grande erreur. Alain refuse cette haute fortune; et, quoi que dise
le pape, quoi que fasse l'abbé lui-même, il retourne humblement à
l'abbaye reprendre ses fonctions de frère convers. Cela est
très-édifiant sans doute dans maître Alain; mais quelle farce ridicule
que celle de ce consistoire, et quel respect est-ce avoir pour la
croyance qu'il est chargé de maintenir, que de faire dire gravement par
le pape, que, sans un moyen si extraordinaire, l'Église entière, vaincue
par un sophiste, allait errer dans sa foi! Il en est pourtant du
_Pecorone_ comme du Recueil de _Franco Sacchetti_, il n'a jamais été
prohibé ni mis à l'index.

Plusieurs des Nouvelles qu'il contient sont historiques, et c'est ce
qu'on ne manque pas de faire valoir parmi les mérites de l'ouvrage; mais
ce mérite est compté pour peu de chose quand on a vu comment l'histoire
y est traitée. Si l'auteur prétend, par exemple, donner l'origine de
l'ancienne Rome, il y eut, dit-il[262], dans la ville d'Albe un roi qui
descendait de la race d'Énée, fils d'Anchise. Ce roi, nommé Procas, eut
deux fils, Numitor et Amulius. Ce dernier chassa son aîné du trône, et
fit enfermer Rhéa, fille de cette aîné, dans _un monastère_ de la déesse
Vesta, pour qu'elle ne pût point avoir d'enfants. Jusque-là, au
monastère près, c'est le pur texte des anciens historiens de Rome; mais
s'ils racontent ensuite que Rhéa eut deux enfants du dieu Mars, le
conteur italien, trop religieux apparemment pour reconnaître cette
preuve d'une existence réelle dans un dieu du paganisme, arrange cela
d'une autre façon, et c'est tout naturellement un prêtre du dieu Mars
qu'il donne pour père à Romulus et à Rémus. D'autres, ajoute-t-il, en
homme sûr de son fait, prétendent que ce fut le dieu Mars lui-même, et
cela n'est pas vrai[263]. L'origine de Florence vient après celle de
Rome[264], et les vieilles traditions y sont suivies de même, avec des
modifications modernes. Dans la guerre civile de Catilina, Quintus
Métellus revient _de France_ avec son armée; Catilina l'apprend, et
sachant que Métellus est déjà en _Lombardie_, il se décide à sortir de
Fiésole. Il arrive dans la plaine de _Pistoja_, range ses troupes en
bataille, et leur tient ce noble discours: «Messieurs, soyez forts et
vaillants[265]», etc. Ce discours n'a que six ou sept lignes, et il n'y
a pas de caporal qui n'en fît un meilleur; ce n'est pas tout-à-fait
celui de Catilina dans Salluste. Métellus assiége Fiésole. Un _maréchal_
de son armée, nommé _Florino_, est tué dans cette guerre, et enterré
près du fleuve de l'Arno, et c'est là que fut bâtie, peu de temps après,
une ville qui s'appela d'abord _Floria_, tant à cause du nom de
_Florino_, que parce qu'elle fut peuplée par la fleur des citoyens de
Rome, nom qui se changea dans la suite en celui de _Florentia_,
_Fiorenza_, _Firenze_, Florence.

[Note 262: Journ. X, Nouv. II.]

[Note 263: _Alcuni dicono che questi due fanciulli furono generati
dal dio Marte, e questo non è vero_.]

[Note 264: Journ. XI, Nouv. I.]

[Note 265: _Signori, siate gagliardi_.]

Si l'on veut remonter plus haut, on trouve dans une autre Nouvelle[266]
comment le monde fut divisé en trois parties, lorsque l'entreprise de la
tour de Babel fut déconcertée par la confusion des langues. La Nouvelle
suivante nous apprend que Fiésole est la première ville qui fut bâtie en
Europe, qu'elle le fut par Atlas, descendant de Cham, fils de Noé; que
cet Atlas laissa trois fils, _Sicanus_, _Italus_ et _Dardanus_; que ce
dernier passa en Asie avec Apollon _Astrologue_ et une suite nombreuse;
qu'il arriva dans la province appelée Phrygie, qu'il y bâtit une ville
d'abord appelée Dardanie, ensuite Troie, du nom de son petit-fils
Troïus; qu'en un mot le fondateur de Troie était fils du fondateur de
Fiésole. Si l'on descend à l'histoire moderne, on trouve les deux partis
des Guelfes et des Gibelins ayant pour origine en Allemagne une chienne
de chasse, et en Italie une femme: ce sont les propres expressions du
texte[267]. On pardonne à peine aux historiens réputés les plus profanes
d'écrire comment un cardinal engagea le bon pape Célestin V à abdiquer,
en le lui cornant pendant la nuit avec une trompette, et se disant
l'ange du seigneur, abdication qui lui réussit mal, puisque Boniface
VIII, son successeur, le fit cruellement mourir en prison. Notre _ser
Giovanni_ n'y fait pas tant de difficultés; et moyennant un _on dit_,
sœur Saturnine raconte très nettement la chose[268], et frère _Auretto_
lui dit, comme à l'ordinaire: Certes, voilà une belle et riche
Nouvelle[269]. Au reste, ce n'est pas pour l'étude de l'histoire que
l'on fait cas du _Pecorone_, c'est pour celle de la langue, et pour la
manière simple et naïve dont les faits y sont racontés.

[Note 266: Journ. XV, Nouv. I.]

[Note 267: _Si che ora hai udito che per una cogna si comincio parte
Guelfa e parte Ghibellina nell' Alamagna, e poi in italia nacque per una
femmina_. (Journ. VIII, Nouv. I.)]

[Note 268: Journ. XIII, Nouv. II.]

[Note 269: _Per certo questa è stata una ricca Novella_.]

Mais ces deux recueils de Nouvelles nous ont distraits assez long-temps
de la poésie; il est temps d'y revenir. En parlant des poëtes qui
florissaient avant Pétrarque dans le quatorzième siècle, j'ai fait une
mention particulière de _Fazio degli Uberti_[270]. Je ne l'ai considéré
alors que comme poëte lyrique, et j'ai remis à parler de son grand poëme
quand je serais arrivé à la seconde moitié de ce siècle, à laquelle ce
poëme appartient. _Fazio_ était encore jeune quand il le commença; mais
il ne le termina que dans sa vieillesse[271], et même il ne vécut pas
assez pour l'achever entièrement. Il y osa marcher sur les traces du
Dante, et se le proposer pour modèle. Dante avait parcouru l'enfer, le
purgatoire et le paradis; il entreprit de parcourir la terre, de faire
la description de toutes les parties du globe et l'histoire de tous les
peuples qui les habitent. Ce dessein était grand et hardi. Le titre du
poëme est composé de deux mots latins _dicta mundi_, les dits du monde;
on écrit par corruption _ditta mundi_, _detta mondi_ et _detta mondo_.
Il est divisé en six livres qui se subdivisent en un nombre inégal de
chapitres, et écrit en _terza rima_: ou tercets, comme la _Divina
Commedia_. C'est aussi une vision, ou une suite de plusieurs visions, et
l'auteur y prend pour guide l'historien et géographe Solin, comme Dante
avait pris Virgile. Mais avant de trouver Solin, il fait quelques autres
rencontres. Le _Dittamondo_ étant absolument inconnu en France, et
très-peu connu en Italie, je donnerai une idée rapide de la fiction
générale qui en remplit les premiers chapitres, et de la distribution du
sujet dans le reste de l'ouvrage.

[Note 270: Tom. II, p. 316.]

[Note 271: Vers l'an 1367.]

Le poëte était dans la saison de notre âge qui partage l'année, lorsque
le soleil passe au front de la Vierge et quitte le Lion, ce qui
signifie, si je ne me trompe, la même chose que Dante a dite en un seul
vers, qui est le premier de son poëme! «Au milieu du chemin de cette vie
humaine.» Il s'apperçoit que dans la vie tout est vanité, excepté de
contempler Dieu, ou de faire quelque chose qui ait du prix après la
mort. Cela fait naître en lui le désir de se donner de la peine pour
laisser après lui quelques bons fruits. En pensant à ce qu'il pourra
faire, il se décide à voyager, à voir le monde et les peuples qui
l'habitent, à écouter, à s'instruire des lieux, des faits et du nom des
hommes qui se sont le plus distingués par leurs vertus. Il se met
aussitôt en chemin, et va cherchant la bonne route. Il était encore
engagé dans la mauvaise, où il s'était égaré jusqu'alors, il sentait
encore les mêmes épines qui le piquaient dans sa marche en se cachant
parmi des fleurs, lorsqu'il est forcé de s'arrêter, au déclin du jour,
accablé de fatigue et de sommeil; il se couche sur le côté gauche,
s'endort, et voit en songe des choses qui l'encouragent dans son
dessein.

Il voit venir à lui une femme avec des ailes étendues, et un air si
noble et si honnête qu'il n'a jamais rien vu de pareil. Elle était vêtue
d'une robe aussi blanche que la neige, et portait une couronne sur
laquelle on lisait ces mots: «Je suis la Vertu; c'est par moi que la
race humaine s'élève au-dessus de tous les autres animaux. Je suis cette
lumière qui guérit l'ame et embellit le corps.» Plusieurs femmes, avec
des ailes de diverses couleurs, paraissaient tranquillement plongées
dans les rayons de sa lumière, comme les poissons, pendant l'été, dans
une onde claire et limpide. Cette femme s'approche de lui au milieu de
ces belles fleurs, et parait lui-dire: «Lève-toi, répare le temps que tu
as ainsi perdu; ne reste plus enfermé dans ce bois; ne cherche plus à
cueillir la rose sur sa dangereuse épine. Songe que celui qui a le plus
voyagé ici bas, lorsqu'il arrive au but, trouve que la somme entière de
ses jours est moins qu'une matinée. La faim, la soif, les veilles, ton
corps doit apprendre à tout souffrir, si tu veux acquérir de l'honneur,
de vrais biens et me suivre.» Elle lui recommande d'éviter désormais les
fausses routes, de ne se plus égarer comme les compagnons d'Ulysse avec
Circé, comme César avec Cléopâtre; d'être patient comme Job et Jacob.
Après quelques autres exhortations, elle souffle dans sa poitrine une
ardeur inconnue. Elle ne le quitte point; mais il s'éveille en sentant
cette force nouvelle pénétrer jusqu'à son cœur.

A son réveil, il entend raisonner, parmi les rameaux verts, la douce
mélodie du printemps. Il se tourne vers ces doux chants, se souvenant du
plaisir qu'il avait eu à les entendre. Il éprouve que lorsque l'amour
s'est introduit dans un cœur on a beau l'en arracher, on a bien de la
peine à faire qu'il n'en germe encore quelque fleur. Il résiste
cependant à cette amorce, reprend son généreux dessein, et se sent
devenu un autre homme, puisqu'il peut résister à la douceur de ces
chants, et à celle des rêveries qui déjà s'étaient emparées de son
esprit. Il lève les yeux, voit le soleil fort élevé sur l'horizon, et le
reporte vers la terre, pour se rappeler ce qu'il a vu en songe et les
discours qu'il a entendus. Enfin il se lève, et monte sur un tertre,
pour tâcher de découvrir son chemin, mais il ne voit de tous côtés que
les halliers et les bois. Alors, de même qu'un voyageur égaré, qui ne
trouve personne à qui demander sa route et ne peut la deviner lui-même,
a recours à l'objet de sa croyance et lui demande conseil et secours, de
même il se jette à genoux, joint les mains, et adresse à Dieu une
fervente prière.

Elle est à peine achevée, qu'il voit une clarté subite briller comme un
éclair et disparaître. Au même instant, il croit entendre une voix qui
lui dit d'écarter la peur, la vanité, la négligence, et d'espérer en
celui qu'il prie. Il sent alors se dissiper les ténèbres de son
intelligence, et, au lieu d'un bois épais et sombre, il voit devant lui
une route libre et ouverte. Il s'y avançait avec joie et marchait avec
légèreté, lorsqu'au pied d'un rocher il aperçoit un ermite. Sa pâleur et
sa faiblesse annonçaient son grand âge. Une barbe blanche descendait
jusque sur sa poitrine, et ses sourcils tombaient si bas qu'ils lui
ôtaient presque la vue. Le poëte le prie de se faire connaître à lui.
L'ermite écarte avec sa main ses longs sourcils, découvre ses yeux, le
regarde tranquillement, et lui dit qu'il se nomme Paul et qu'il n'a pas
besoin de lui en dire davantage. Il demande à son tour au poëte qui il
est, et ce qu'il cherche dans ces déserts. Satisfait de ses réponses, il
l'invite à passer la nuit auprès de lui.

Le lendemain matin, le voyageur commence par se confesser au vieil
ermite, qui l'absout moyennant une bonne pénitence; ensuite il lui fait
part de son projet, et lui demande la route qu'il doit suivre; ayant
obtenu ce qu'il désire, il lui fait ses adieux et part. Il avait à peine
fait quelques pas dans le chemin que lui avait indiqué le solitaire,
lorsqu'il voit de loin une femme si laide, si horrible et si sale, qu'il
en est saisi de frayeur. Elle s'avance vers lui, et lui, malgré sa
répugnance, est obligé de marcher aussi à sa rencontre. En la voyant de
près, il la trouve encore plus affreuse; il en fait un portrait hideux.
Elle veut le détourner de son dessein, le menace et lui prédit qu'il
mourra s'il y persiste; mais il sait que la mort est inévitable, et ne
voit point là de raison pour renoncer à son entreprise. Mais tu mourras,
insiste la vieille, dans des pays lointains, et tu ne recevras point la
sépulture, qui peut seule garantir de toute insulte un corps privé de la
vie. Si la terre, répond le poëte[272], ne couvre pas mon corps, le ciel
le couvrira, et il n'y eut jamais de plus digne enveloppe. Ce n'est pas
pour que les morts en ressentent quelque douceur qu'on leur donne en
terre un asyle; mais pour que les vivants en reçoivent une marque
d'honneur.--Tu mourras jeune, reprend-elle[273].--Cela vaut mieux,
réplique-t-il, et fait moins souffrir que de mourir vieux, de dépérir
par degrés, et de perdre ses sens l'un après l'autre. Bien mourir, est
le plus grand bien de ce monde: mal vivre est pire que la mort. Faisons
notre devoir et ne nous plaignons pas.--Elle ne se lasse point de lui
prédire des dangers et des obstacles, mais il ne s'effraie de rien, et
ne se dégoûte que de l'entendre: il lui impose enfin silence et la
chasse: la vieille, couverte de honte, et pleine de rage, le quitte en
murmurant et disparaît.

[Note 272:

        _E se non fia coperta da la terra,
          Il cielo il coprirà, ne con più degno_
          Coperchio niun corpo mai si serra.
        Non fu trovà de le tumbe la'ngegno
          Accio che' morti ne havesser dolcezza,
        Ma pergli vivi che è d'honore un segno.

        (Dittam. ch. 4.)]

[Note 273: Ceci prouve ce que j'ai dit plus haut, que l'auteur avait
commencé ce poëme dans sa jeunesse.]

Libre désormais de suivre sa route, il voit à quelque distance un homme
d'un aspect agréable et qui annonce un génie élevé, tenant un livre
dans sa main gauche et dans sa droite un compas. C'est Ptolémée; il
l'aborde, lui fait part de son projet, et reçoit de lui des conseils
pleins de sagesse. Ptolémée, pour le préparer à voyager avec fruit, lui
apprend à connaître la structure générale du monde, la division de la
terre en ses principales parties, les deux hémisphères, les deux pôles,
les différentes zones, les mers, et les précautions à prendre pour y
voguer avec sûreté. Après cette leçon de cosmographie, Ptolémée quitte
le voyageur. Celui-ci, resté seul, repassant dans son esprit tout ce
qu'il vient d'entendre, est effrayé de nouveau des périls et des
fatigues qui l'attendent. Il restait en suspens, quand cette belle
femme, qui lui avait apparu la première, et qui ne s'était point
éloignée de lui, l'interroge, lui demande ce qui l'arrête, et, par des
exhortations nouvelles, lui rend toutes ses résolutions et toute sa
force.

Cependant il s'adresse encore à ce Dieu qu'il a déjà prie, et c'est avec
le même fruit; car il voit aussitôt paraître et s'approcher de lui un
sage qui l'accueille et l'écoute, à qui il expose son dessein, ce qu'il
a déjà tenté pour l'exécuter, et le besoin qu'il a de secours. Ce sage
est enfin celui qu'il cherche; c'est Solin qui s'offre à lui servir de
guide, et lui promet de le conduire dans toutes les parties de la terre.
Le poëte s'abandonne entièrement à lui; Solin commence par le faire
voyager sur une carte. Il lui montre d'abord les trois parties du monde,
seules connues alors, les différents pays et les grands états qu'elles
renferment, les montagnes qui s'y élèvent, les principaux fleuves qui
les arrosent. Le voyageur interrompt cette longue leçon de géographie
pour demander à son maître où était le paradis terrestre. Solin lui
apprend ce qu'il en sait, et ce qui se réduit à peu près à rien. Ensuite
ils se mettent en marche, et, après un peu de chemin, ils arrivent au
bord d'un fleuve qui coulait dans une belle vallée.

Ici se trouve encore une vision ou apparition, mais la plus grande et la
plus poétique de toutes. Une femme se présente à eux, vieille, affligée,
baignée de larmes, en habits de deuil tout déchirés et souillés de
poussière, et, malgré ce triste appareil et ce vêtement misérable, ayant
un air si noble et si rempli de dignité, qu'on voit dans toute sa
personne l'habitude du commandement, et les traces d'une ancienne
puissance. C'est Rome qui déplore ses malheurs, et qui, interrogée par
le poëte, en raconte toute l'histoire. Elle remonte jusqu'aux premiers
habitants de l'antique Italie, et redescend jusqu'aux temps modernes, et
jusqu'à l'époque même où l'on était alors; cet abrégé de l'histoire
romaine, mis dans la bouche de Rome personnifiée, n'est pas une idée
commune, ni dépourvue de grandeur; l'exécution n'est pas non plus sans
mérite. Elle a du moins celui de la rapidité, de la concision, du choix
des faits, et d'un ordre clair et facile, dans une suite d'événements
qui ne contient pas moins de vingt-quatre ou vingt-cinq siècles, et qui
est ici renfermée dans quarante-huit chapitres.

C'est Rome elle-même qui conduit les voyageurs dans sa ville, et qui
leur en fait admirer les plus beaux monuments. Ils la quittent pour
aller à Naples, vont jusqu'à la pointe de l'Italie, reviennent par la
marche d'Ancône et la Romagne; visitent Venise, d'où ils remontent dans
la Lombardie, en parcourent tous les états, vont à Florence,
redescendent à Gênes, enfin voyagent dans l'Italie entière. Solin
expliquant toujours au poëte tout ce qui l'embarrasse, ou dans la
connaissance des lieux ou dans celle des faits. Ils montent sur un
vaisseau, et parcourent les îles de la Méditerranée, la Corse, la
Sardaigne et la Sicile; puis les voilà débarqués dans la Grèce, où il
serait trop long de les suivre, car il n'y aurait alors aucune raison
pour s'arrêter aux limites de l'Europe, et pour ne point passer avec eux
en Afrique et en Asie.

Par une marche singulière, et qu'on peut regarder comme un défaut de son
plan, l'auteur, en avançant dans son ouvrage, semble reculer dans
l'histoire, c'est dans son sixième livre qu'il traite de l'Asie, et
c'est vers la fin seulement que, se trouvant dans les pays que l'on
croit avoir été le berceau du genre humain, il parle du premier homme,
du déluge, de Noé, des patriarches, de Moïse, de David, de Roboam, et
des prophètes jusqu'à Daniel. Le poëte en était là quand la mort vint
l'interrompre, et personne ne sait comment devait se dénouer son poëme.
Cet ouvrage est, comme je l'ai dit, fort peu connu en Italie, où il n'a
jamais eu que deux éditions[274], toutes deux fort rares, faites sans
soin, et dont la seconde surtout n'est pas seulement remplie de fautes,
mais est plutôt une faute continuelle. Cependant il est loin de mériter
cette négligence et cet oubli. Sans pouvoir être comparé au poëme du
Dante, c'est, après la _Divina Commedia_, l'ouvrage le plus considérable
que ce siècle ait produit. Le style ne manque point d'une certaine force
qui le ferait lire avec quelque plaisir, si l'on en possédait une
édition moins rare et plus lisible.

[Note 274: _Vicenza_, 1474. in-fol., et _Venezia_, 1501, in-4°.]

C'est un avantage qui n'a pas été refusé à un autre poëme du même
siècle, d'un genre à peu près semblable, fait comme le _Dittamondo_, sur
le modèle de celui du Dante; qui souvent même en approche de plus près,
et dont nous n'avons point encore aperçu l'auteur dans notre revue
poétique. Il se nommait _Federigo Frezzi da Foligno_, et _Il
Quadriregio_ est le titre de son poëme. On ne sait presque rien de la
vie de ce poëte. Il était né à Foligno, ville épiscopale de l'Ombrie, on
ignore dans quelle année. Il entra dans l'ordre des dominicains, y fut
maître en théologie, provincial de la province romaine, et élevé, en
1403, à l'évêché de Foligno, sa patrie. Il fut appelé six ans après,
comme théologien et comme évêque, au concile de Pise, et fut aussi un
des Pères du grand concile de Constance, où il mourut, en 1416[275]. On
ne connaît de lui aucun autre ouvrage que son grand poëme, auquel il
donna le titre de _Quadriregio_ ou _Quadriregno_. Il eut l'idée, non
moins bizarre que le titre, d'y décrire les quatre règnes, de l'Amour,
de Satan, des Vices et des Vertus. Il paraît, par le premier des quatre
livres, qui contiennent chacun l'un de ces règnes, que l'auteur était
jeune quand il commença son poëme, et que probablement il ne s'était pas
encore fait moine. Son but est très-moral. Il veut faire voir quels sont
les pièges que nous tend l'amour dans l'âge des tendres erreurs, et
combien il est difficile de le combattre; mais cette morale mise en
action amène des peintures, qui très-séantes sans doute sous la plume
d'un poëte mondain, le seraient un peu moins sous celle d'un religieux
de Saint-Dominique.

[Note 275: _Dissertazione Apologetica sopra il Quadriregia e
l'autore_, à la fin du vol. II de l'édition de ce poëme; Foligno, 1725,
in-4°. La première édition avait paru à Pérouse, 1481, in-fol., la
seconde à Bologne, 1494. Il y en eut encore deux à Venise et à Florence,
au commencement du seizième siècle. Celle de 1725, donnée par les
académiciens de Foligno, est la meilleure, ou plutôt la seule bonne;
elle est accompagnée de notes, d'observations historiques, de
l'explication de quelques mots employés dans le poëme, et enfin de cette
Dissertation apologétique sur l'ouvrage et sur l'auteur.]

Il débute par une description poétique du printemps, dans le style du
Dante, et dont plusieurs vers ne seraient pas indignes de lui[276]. Dans
cette saison faite pour l'amour, le cœur du poëte se sent brûlé d'une
flamme nouvelle. Il adresse à ce Dieu une humble et fervente prière,
pour qu'il daigne se montrer à lui, et lui permettre de contempler ses
traits et ses formes charmantes. Sa prière est exaucée. L'Amour s'offre
à ses yeux dans tout l'éclat de sa jeunesse, avec ses ailes, son
carquois, et ses flèches redoutables, les unes d'or et les autres de
plomb, dont il blesse les dieux et les mortels. Il vient, lui dit-il, à
son aide. Il y a dans une contrée de l'Orient des bois incultes et
sauvages, remplis de belles nymphes, et soumis à l'empire de Diane. Il
veut les lui faire connaître. Philène est la plus belle et la plus
modeste de ces nymphes; il la blessera d'un de ses traits, et la rendra
sensible pour lui, au risque de déplaire à Diane. Le poëte se laisse
conduire, et dans peu d'instants ils arrivent dans ces bois où Diane,
suivie de plus de mille de ses nymphes, se livrait au plaisir de la
chasse. La déesse, avec une troupe d'élite, s'approche d'une fontaine
qui l'invite à se rafraîchir. Tandis qu'elle s'y baigne, les nymphes se
jouent sur les bords avec des fleurs; d'autres rattachent les nœuds de
sa chevelure, et d'autres l'amusent par leurs chants. Philène est une de
ces aimables chanteuses. L'Amour lui décoche un trait si léger que le
poëte ne la croit point blessée; mais elle l'est profondément, et c'est
cette passion du poëte et de Philène qui est la première preuve du
pouvoir de l'Amour. Il sont bientôt d'intelligence; mais trahis par un
satyre envieux qui les dénonce à Diane, la pauvre Philène est punie du
plus affreux supplice, percée de traits par les nymphes ses compagnes,
réunie et comme incorporée au tronc d'un chêne, où elle n'est ni morte
ni vivante; et la cruelle déesse lui fait encore lancer des flèches qui
font couler son sang sur l'écorce de l'arbre et lui arrachent des cris
aigus. Son amant est au désespoir, mais l'Amour le console en lui
promettant une autre nymphe, plus belle encore que la première.

[Note 276:

        _La Dea che'l terzo ciel volvendo move
          Avea concorde seco ogni pianeto,
          Congiunta al Sole ed al suo padre Giove_.
          ......................................................
        _E tuti i prati e tutti gli arboscelli
          Eran fronduti, ed amorosi canti
          Con dolci melodie facean gli uccelli.
        E gia il cor de' Giovinetti amanti
          Destava amore, e'l raggio della stella
          Che'l sol vagheggia, or drieto, ed or avanti_, etc.]

Il blesse en effet pour lui une nymphe de Junon, que cette déesse avait
donnée à Diane; mais à peine est-elle devenue sensible, que Junon
l'apprend, la rappelle, la fait battre par ses autres nymphes, et
l'envoie captive sur le mont Olympe. Nouveau désespoir du poëte, qui
veut aller trouver Junon et obtenir la liberté de celle dont il a causé
la disgrâce. Mais Junon, reine et habitante de l'air, est inaccessible.
Il est obligé de renoncer à ce dessein. Vénus lui apparaît, assise sur
l'arc d'Iris, et lui promet la nymphe Ilbine. Cette Ilbine s'est promise
à Minerve, qui a promis aussi de la choisir entre toutes ses compagnes.
La déesse descend, environnée d'un nombreux cortége, fait le choix
qu'elle avait annoncé et emmène avec elle sa nouvelle sujette, que le
poëte appelle en vain. Minerve veut l'engager à la suivre et à venir
habiter sa cour, mais enchaîné par la puissance de l'Amour et de sa
mère, il y reste soumis et Minerve l'abandonne.

Après d'autres essais et quelques événements épisodiques, il entre dans
les états de Vénus, qui ne punit point ses nymphes quand elles ont
quelque faiblesse; au contraire, elle les y encourage si bien que notre
auteur modeste et très-scandalisé est très-dégoûté de leur
conduite[277]. Vénus tient à part d'autres nymphes qui sont plus
réservées en apparence, et qui sont aussi plus dangereuses; le poëte
trop sensible est leur jouet; il s'en aperçoit enfin; cette découverte
lui ouvre tout-à-fait les yeux; il s'emporte contre l'Amour, rompt avec
lui, et jure de ne le plus reconnaître pour un dieu. Mais, si loin de sa
patrie, comment pourra-t-il y revenir? Une intelligence que lui envoie
Minerve, et dans laquelle les commentateurs croient voir la quatrième
vertu morale, où la Justice vient le tirer d'embarras. Elle s'offre à le
reconduire à Foligno même, dont elle lui fait toute l'histoire. Elle lui
fait aussi l'éloge de la famille _Trinci_ dont le chef y dominait alors,
avec le titre de vicaire pontifical, et qu'elle fait descendre des
Troyens[278]. L'auteur, après ces flatteries, qui ne sont au reste ni
plus maladroites ni plus basses que beaucoup d'autres, suit la Vertu,
qui veut bien lui servir de guide, et qui le ramène dans sa patrie,
comme elle le lui a promis.

[Note 277:

        _Io vidi dame e vidi ermafroditi,
          Uomini e donne insieme, venir nudi
          Ove natura vuol che sien vestiti,
        Alviso con le man mi feci scudi
          Per non vedergli; ond'ella: perche gli occhi,
          Misse, colle man così ti chiudi?
        Risposi a lei che gli atti turpi e sciocchi,
          E ciò che vuol natura che sia occolto,
          Enorme par che'n publico s'adocchi_.
                                      (Lib. I, cap. 16.)]

[Note 278: Cette descendance est très-clairement déduite, depuis un
petit-fils de Tros le Troyen, nommé Tros comme lui, qui vint habiter le
beau pays où est maintenant bâti Foligno, jusqu'à la race des Troyens
_Trinci_, et à toute la maison Trincia.

        _Come si trova nell' antiche carte
          Da Tros di Troja un suo nipote scese_,
          _Detto anche Tros, e venne in quella parte...
          Ove il Topino et la Timia corre..._
          ..............................................
        _Da questo Tros vien la progenie degna
          De' Troici Trinci; ed indi è casa Trincia,
          Che anco ivi dimora ed ivi regna_.
                                      (Liv. I, cap. 18.)]

En lisant pour titre du second livre de ce poëme, _il Regno di
Satanasso_, le règne de Satan, on ne devine pas quel peut être le
conducteur du poëte dans les états de cet ennemi du salut des hommes.
C'est Minerve; il va la trouver de la part du seigneur de _Trinci_, qui
est très-bien avec elle; et quand il lui a donné sa parole qu'il est
entièrement brouillé avec l'Amour, elle consent à lui servir de guide
vers le séjour de la Vertu, qui est le but de son voyage; mais il doit
encore trouver bien des obstacles et combattre bien des ennemis. Le
premier de tous est Satan; c'est lui qui gouverne le monde. Depuis
long-temps il est sorti de l'enfer, et, dans sa fureur contre les
hommes, il s'est établi au milieu d'eux; il y règne avec ses géants,
menace le ciel, et se dit roi de l'univers. Il s'est fait une demeure
tout-à-fait semblable au véritable enfer; il y rassemble les Vices, la
Mort et toutes les misères humaines. Pour bien connaître cette
constitution infernale, il faudra descendre d'abord au fond de l'abîme,
d'où vient tout ce qu'il y a de mal sur la terre. Après en avoir vu tous
les cercles et les ames qui y sont tourmentées, ils remonteront aux
lieux où Satan a établi son trône et le siége de son empire. Telle est
en effet la marche de l'action du poëme dans ce livre, où l'on trouve
beaucoup de choses imitées du Dante, les cercles ou _Bolge_, Juda, Caïn,
Cerbère, la cité de Pluton, les limbes, les divers supplices, Titye,
Phlégias, Sisyphe, les Centaures, Circé, les trois Furies; enfin, Satan
au milieu de sa cour; et parmi tout cela des allusions fréquentes à
l'histoire de ce temps-là, et des prédictions en bien ou en mal de
choses arrivées dans les divers états d'Italie.

Ayant vu Satan et tout examiné dans ses états, il s'agit de le combattre
corps à corps et de le vaincre pour pénétrer dans l'enceinte où sont
les Vices, non plus déguisés et cachés sous des dehors attrayants, mais
avec leurs véritables formes et sous leurs propres couleurs. Satan a des
proportions et des forces qui pourraient effrayer les athlètes les plus
vigoureux; mais elles sont peu redoutables pour un homme conduit par
Minerve. C'est elle qui instruit le poëte à lutter contre ce terrible
adversaire. Il profite de ses leçons, et au moment où Satan croit
l'avoir terrassé, il le prend par un pied et le renverse. Alors plus
d'obstacle pour lui. Il parcourt avec sa conductrice les sept enceintes
des péchés que l'on nomme mortels. Il les examine à loisir; elle les
définit, les décrit avec leurs attributs; explique l'origine, les
effets, les modifications différentes et comme les ramifications de
chacun. C'est encore, sous une autre forme, l'idée de _Brunetto Latini_,
dans le _Tesoretto_, et de _Cecco d'Ascoli_, dans l'_Acerba_, mais plus
approfondie et plus étendue que dans l'un et dans l'autre.

Rien ne s'oppose plus à ce que l'auteur arrive au séjour des Vertus.
Toujours guidé par la déesse de la Sagesse, il pénètre dans le paradis
terrestre; c'est là qu'elle doit le quitter. Ils y trouvent Énoc et
Élie, qui sont très-surpris de les voir, et leur demandent comment ils
sont entrés, quelle puissance ou quelle audace les a conduits. Minerve
répond; et pour achever la vraisemblance de dialogue entre une déesse du
paganisme et deux prophètes dans le paradis, elle dit que l'_Agneau de
Dieu_[279] lui en a ouvert la porte. Après cette explication elle dit
adieu au poëte, et le remet entre les mains d'Énoc et d'Élie, comme on
doit se rappeler que Béatrix a remis Dante entre les mains de
Saint-Bernard. _Federigo Frezzi_ fait des adieux presque aussi tendres à
Minerve, et lui promet qu'en reconnaissance des bienfaits qu'il en a
reçus il ne cessera jamais de la chercher et de la suivre sur la terre.

[Note 279:

        _Minerva allor rispose: io l'ho menato;
          L'Agnol di Dio a lui la porta aperse_.]

Ses deux nouveaux guides lui font connaître toutes les merveilles du
lieu où il les a trouvés; ils le font ensuite entrer dans le séjour dont
ce n'est en quelque sorte que l'avenue. Chaque Vertu y a son temple et
sa cour particulière. Les explications que l'auteur reçoit tantôt des
Vertus elles-mêmes, et tantôt d'Énoc ou d'Élie, remplissent le quatrième
livre. Elles sont très-théologiques, très-orthodoxes, et rien n'empêche
de croire que tout ce dernier livre, et même le second et le troisième
aient été l'ouvrage d'un bon dominicain et d'un saint évêque. C'est
aussi, à beaucoup d'égards, celui d'un poëte. Le style, quoique moins
hardi, moins figuré, moins neuf que celui du Dante, a quelque chose de
toutes ces qualités, et l'on voit aisément que l'auteur en avait fait sa
principale étude. Ce ne sont pas seulement ses inventions et ses idées
qu'il emprunte; il imite aussi ses expressions et ses tours. Il est tout
aussi bon théologien que lui; et s'il ne l'est que suffisamment pour
l'état qu'il avait dans le monde, il l'est beaucoup trop pour le rang
qu'il pourrait avoir sur le Parnasse. Il a fallu tout le génie du Dante
pour le maintenir dans celui qu'il occupe; et si, des trois parties de
son poëme, la première n'eût frappé l'imagination par tant d'objets
nouveaux et terribles; si la seconde ne l'eût souvent enchantée par des
tableaux riants, par des descriptions angéliques et par tous les charmes
de l'espérance; si la troisième enfin, avec sa théologie et sa doctrine,
toute poétique qu'elle est par l'expression, fût restée seule, ou si
elle eût communiqué aux deux premières son ton scholastique et doctoral,
on admirerait peut-être encore l'auteur de la _Divina Commedia_, à cause
de ce génie créateur qui tira du chaos une langue, mais depuis
long-temps on ne lirait plus.

Si l'on ne lit guère le _Quadriregio_ ni le _Dittamondo_, qui cependant
ne sont rien moins que des ouvrages méprisables, on lit beaucoup moins
encore plusieurs autres poëmes très-sérieux composés vers la fin de ce
siècle, et dont les auteurs entreprirent d'écrire en vers l'histoire de
leur temps. Un certain _Boezio di Rainaldo_, qu'on appelle communément
_Buccio Renalto_, écrivit en vers, qui ressemblent à nos alexandrins,
et qu'on a depuis nommés martelliens, l'histoire d'Aquila, sa patrie,
depuis 1252 jusqu'à 1352. _Antonio di Boezio_, ou _di Buccio_, continua
cette histoire, dans deux autres poëmes du même genre, jusqu'en 1382.
Muratori a recueilli ces trois faibles productions dans ses Antiquités
italiennes[280], à cause des renseignements qu'elles fournissent à
l'histoire. C'est au même titre qu'il a inséré dans sa grande Collection
des historiens d'Italie[281] une chronique d'Arezzo, de 1310 à 1384,
écrite en _terza rima_, par le notaire _Ser Gorello de' Sinigardi_, qui
n'aurait pas écrit en vers plus plats des contrats ou des testaments.

[Note 280: _Antiquit. ital._, t. VI.]

[Note 281: T. XV.]

La poésie plaisante était un peu plus heureuse. _Antonio Pucci_ donnait
naissance à ce genre léger et mordant, que le _Berni_ perfectionna dans
la suite. Il était fils d'un fondeur de cloches, et exerça lui-même ce
métier. Il vécut pauvre et mourut vieux. On a de lui un _capitolo_ sur
Florence[282], composé en 1373, et une vingtaine de sonnets[283], où
l'on remarque cette facilité piquante qui plairait davantage, dans le
genre dont ils sont les premiers modèles, s'ils ne tombaient pas trop
souvent du plaisant dans le burlesque, ou si même ce burlesque était bas
sans être grossier. Il sait prendre un ton gai dans les sujets les plus
graves; c'est ainsi que, mêlant l'idée de la mort avec celles de son
métier, il dit dans son premier sonnet:

        Hélas! le temps, l'heure et les cloches,
        Dont tous mes sens sont étourdis,
        Me répètent souvent l'avis
        De la mort et de ses approches.

[Note 282: Voy. après la _Bella Mano_ de _Giusto de' Conti_, éd. de
Verone, 1750.]

[Note 283: Voy. _Raccolta_ de l'Allacci.]

Son esprit satirique s'exerce jusque dans les compliments qu'il fait à
ses amis. L'un deux venait d'être élevé à quelque poste honorable. Voici
le sens d'un sonnet que _Pucci_ lui adresse: «Dante dans sa _Comédie_
parle d'un fleuve nommé Léthé, qui faisait perdre la mémoire. Quiconque
avait bu de ses eaux oubliait l'amour et ses sociétés les plus intimes,
et les choses publiques et les plus secrètes; l'eau, en un mot, effaçait
tous ses souvenirs. Ceux qui montent aux emplois publics semblent s'être
enivrés dans ce fleuve; ils oublient leurs parents et leurs amis; ils ne
voient plus rien de ce qui s'est passé, et leurs promesses sont comme
déracinées de leur mémoire. Tâche, mon cher ami, de ne pas suivre cet
usage; et, si tu peux, ressouviens-toi de moi.» Ce même _Antonio Pucci_
voulut s'élever plus haut et rimer en tercets ou _terza rima_ la
chronique de Jean Villani; cette version a été publiée dans le recueil
intitulé _Délices des érudits toscans_[284]; recueil où l'on trouve
beaucoup de choses curieuses, mais où il en est peu qui puissent faire
les délices des gens de goût.

[Note 284: _Delizie degli eruditi Toscani_, t. III.]

Nous voici enfin arrivés à la fin de ce quatorzième siècle qui nous
occupe depuis si long-temps. L'importance dont il est dans l'histoire
des lettres me servira d'excuse pour les détails où j'ai cru devoir
entrer. Trois grands hommes le remplissent presque tout entier de leur
nom et de leurs ouvrages; mais ils n'y méritent pas seuls l'attention;
elle doit toujours se porter sur le mouvement général des esprits. Ce
mouvement était devenu presque universel, et se communiquait de l'Italie
aux autres nations de l'Europe. Il allait toujours croissant depuis
trois siècles, et commençait à se diriger mieux, à s'écarter des fausses
routes, à se porter sur de plus dignes objets. Si l'on en considère un
instant les progrès dans le cours de ces trois siècles, on peut partager
en deux classes la somme de connaissances qui était en circulation. La
première embrasse les études publiques, et l'autre les études
particulières. Les Universités, avec leurs lois, leurs méthodes, leurs
professeurs, et les ouvrages qu'elles ont produits remplissent l'une de
ces classes: la littérature, toujours séparée jusqu'alors de
l'enseignement public, occupe l'autre.

Les Universités furent dès l'origine et devinrent depuis de plus en plus
l'objet de l'attention des gouvernements. De forts appointements y
fixaient les plus habiles maîtres, et cette habileté des professeurs,
autant que les priviléges dont on y jouissait, y attiraient la foule des
élèves. Le concours était quelquefois si grand, qu'on enseignait dans
les églises les plus vastes, quelquefois dans les places mêmes, et l'on
montre encore à Bologne sous un portique, un pupitre ou petite tribune,
où l'on prétend qu'enseignait publiquement la fameuse jurisconsulte
Béthisie _Gozzadini_. Les professeurs qui n'étaient point appelés, ou
qui voulaient rester libres, allaient ainsi par les villes, comme
autrefois les sophistes de la Grèce, vendre la science, et se livraient
entre eux des combats et des espèces de duels scientifiques. Les écoles
ouvraient avant le jour; les leçons duraient long-temps; on disputait
ensuite à la ronde, maîtres et disciples. Les recteurs de l'Université
donnaient le sujet et fixaient le temps de la dispute: ils choisissaient
le _concurrent_ et le _disputant_, et ces combats étaient à outrance.
Mais sur quels objets s'exerçaient-ils? Je l'ai déjà dit assez de fois,
et j'ai dit franchement ce qu'il me paraît qu'on en doit penser[285].
Pour le rappeler ici en peu de mots, depuis trois siècles, on
argumentait obstinément, on écrivait volumineusement, on
s'enorgueillissait de sa science, de ses triomphes, de ses écrits;
qu'est-il resté de tant de peines et de tant de bruit? rien, absolument
rien qu'il ne fallût désapprendre, si l'on avait le malheur de le
savoir. Cette fureur d'argumenter était ce qui, dans ces sciences mêmes,
quelles qu'elles fussent, écartait le plus du chemin de la vérité. Ce
n'était point de la recherche du vrai que l'on s'occupait; on ne pensait
ni aux progrès de la raison, ni à celui des lumières; on ne songeait
qu'à se vaincre l'un l'autre, à augmenter le nombre de ses disciples
pour accroître sa réputation, sa fortune et la liste de ces titres
magnifiques, si ridicules à nos yeux, et qui étaient alors le sublime
des distinctions et des honneurs. C'est pourtant à cela que ce bornent
les services rendus à l'esprit humain, avec tant de faste et de
dépenses, pendant une si longue époque, par ces célèbres établissements.

[Note 285: Voy. tom. I, p. 374 et suiv.]

Quant aux études particulières, elles ne faisaient que de naître, et
déjà leur influence était sensible. Dante, Pétrarque et Boccace en
furent les fondateurs. L'antiquité avait en quelque sorte disparu toute
entière de la mémoire des hommes. L'étude assidue que le Dante fit de
Virgile, la passion constante de Pétrarque pour Virgile et pour
Cicéron, celle de Boccace pour toute l'antiquité grecque et latine sont
les premiers traits de cette nature qui brillent parmi les modernes. Les
heureux fruits de cette passion qu'on apperçoit dans leurs ouvrages font
plus vivement sentir quel retardement funeste dans les progrès de
l'esprit humain avait résulté de l'obstination à les écarter des études,
depuis qu'avait commencé ce qu'on appelait la renaissance.

Ces grands hommes ramenèrent leur siècle à la connaissance et à l'amour
des anciens; ils rendirent à la lumière leurs productions ensevelies
dans la poussière des cloîtres, ou reléguées dans des régions
lointaines: ils rétablirent en Italie l'étude de la langue grecque,
qu'on y avait presque généralement mise en oubli. C'est d'eux, c'est
principalement de Pétrarque, que les princes apprirent les égards qui
sont dus aux lettres, quand elles conservent leur caractère libre et
leur noble indépendance. Les disciples, les amis, les contemporains de
ces trois hommes extraordinaires, furent les amis et les maîtres des
hommes célèbres de la génération suivante, et forment comme une race
particulière de littérateurs, distincte de ceux des écoles publiques,
souvent persécutée par eux et traitée en ennemie. La plus grande partie
de cette troupe d'élite fut placée auprès des princes, ou employée par
les républiques; parce que, dans les affaires politiques, les
négociations, les correspondances d'état, on ne pouvait faire aucun
usage de ces sophistes si fameux dans leurs collèges, de ces pédants
inabordables, de ces disputeurs éternels sur les catégories et les
universaux. On sentit facilement dans ces emplois le prix de ce vernis
de politesse et d'urbanité que donne la culture des lettres; de la
connaissance des anciens pour l'histoire politique, civile, militaire,
et pour les beaux-arts qui commençaient à renaître; enfin de cette
variété de connaissances, et de cette liberté de penser, affranchie des
vieux préjugés qui opprimaient encore les écoles et les
professeurs[286]. De là, cette protection éclairée que plusieurs princes
accordèrent aux hommes de lettres indépendants, et ce discrédit où
commencèrent à tomber les savants de collége.

[Note 286: Bettinelli, _Risorgim. d'Ital._, part. I, c. 5.]

Dans l'origine[287], rien de plus nécessaire, pour vaincre l'ignorance
et en dissiper les ténèbres, que ces associations littéraires et
enseignantes, dont l'autorité est assise sur leurs dignités, leurs lois,
leurs méthodes d'enseignement, l'union et l'émulation de leurs membres.
Mais ces corps, au bout d'un certain temps, deviennent les tyrans de
l'opinion; leurs écoles ne sont plus que des champs de bataille; les
schismes qui les divisent, les sectes qui s'y établissent, enracinent
plus avant les systèmes et les partis, les fixent et les rendent en
quelque sorte immuables, excluent les connaissances nouvelles, et font
la guerre aux esprits qui suivent d'autres méthodes. Enfin, par
lassitude ou par découragement, ils retombent dans la médiocrité, dans
la langueur, et de ces corps si animés et si bruyants, il ne reste plus
que des cadavres. Cependant il s'élève peu à peu des esprits paisibles,
retirés, solitaires, qui, dégoûtés de ce bruit, de ces entraves, de ces
querelles, prennent des chemins tout différents, se rencontrent ensuite
dans le monde, s'enflamment mutuellement de l'amour du savoir, et
croissant peu à peu en nombre, forment à part une espèce de république
littéraire. Il en exista une de cette espèce, au temps de Pétrarque, et
dont on peut dire qu'il fut le chef. Elle subsista jusqu'à la fin de son
siècle; mais l'instinct naturel de l'homme, qui le porte aux
associations, et le désir d'accroître ses forces en les réunissant pour
faire tête aux ennemis que le vrai savoir a dans tous les temps, et
surtout ce désir de gloire qui se trompe si souvent dans le but qu'il se
propose et dans les moyens d'y parvenir, tout cela fait que ces membres
épars d'une république indépendante, en viennent à se réunir plus
étroitement, à former de nouveau des corps distincts et séparés, à se
donner des lois, à ambitionner des titres et des honneurs particuliers;
et voilà les académies. Elles naquirent en Italie peu de temps après la
fin du quatorzième siècle: elles se multiplièrent bientôt, passèrent
des grandes villes aux villes secondaires, puis aux gros bourgs et même
aux villages, comme on les y a vues depuis. C'est ainsi, qu'affaiblies
par cette multiplication même, elles deviennent à leur tour communes et
languissantes. Tout y est médiocre, sans originalité, sans force et sans
vie. Ce ne sont plus, comme les Universités, que des cadavres, qui
corrompent, pour ainsi dire, l'atmosphère de la littérature, et frappent
les lettres de contagion et de mort. C'est la triste condition des
choses humaines[288].

[Note 287: _Idem, ibid._]

[Note 288: Bettinelli, _Risorgim. d'Ital._, part. I, c. 5.]

Elle a été surtout sensible en Italie, de l'aveu des Italiens les plus
éclairés: c'est un mal presque inévitablement attaché à un grand bien,
celui de la culture de l'esprit, de la multiplication des talents et de
la propagation des lumières; ces deux derniers bienfaits ne vont pas
toujours ensemble. Les talents se multiplient quelquefois sans que les
lumières se répandent en même proportion. Le quatorzième siècle en
Italie fut surtout remarquable par les grands talents qu'il produisit.
Le siècle suivant n'eut point de pareils phénomènes, mais de grandes
découvertes y firent faire à l'esprit humain en général des pas
immenses; et ce qui est principalement remarquable, elles le portèrent
rapidement à un point d'où il pouvait s'élancer dans des espaces presque
sans bornes, et d'où il ne pouvait plus rétrograder.



CHAPITRE XVIII.

_Coup-d'œil général sur l'état politique et littéraire de l'Italie
pendant la première moitié du quinzième siècle. Grand schisme
d'Occident. Protection accordée aux Lettres par les papes; autres
puissances d'Italie amies des Lettres; à Milan, le dernier Visconti; la
maison d'Este à Ferrare; les Gonzague à Mantoue; les Médicis à Florence;
Alphonse Ier. à Naples; Cosme de Médicis, sa vie, son pouvoir, ses
richesses, ses bienfaits envers les Lettres et les Arts_.


Le quinzième siècle s'ouvrit en Italie sous d'heureux auspices. Le
siècle précédent lui avait légué les chefs-d'œuvre et les exemples de
trois hommes de génie, une langue créée par eux et fixée, enfin la
connaissance et l'admiration renaissante des anciens, source de toute
bonne littérature. Les trois sources d'erreurs, de faux esprit et de
mauvais goût, qui avaient été long-temps les seuls objets d'étude, la
théologie scolastique, la dialectique de l'école et le chaos embrouillé
des deux jurisprudences, reléguées dans les Universités, n'empêchaient
pas que les études particulières ne se portassent avec ardeur vers cette
lumière de l'antiquité qui sortait de dessous des ruines et qui brillait
d'un nouvel éclat. Les républiques qui existaient encore, et les princes
qui s'étaient élevés et agrandis sur des républiques éphémères,
rivalisaient de magnificence dans les édifices, de luxe dans l'appareil
et le cortège du pouvoir, de zèle à encourager tout ce qui pouvait
accroître la prospérité des états, et par conséquent les sciences et les
lettres, déjà reconnues pour l'un des moyens de prospérité le plus noble
et le plus puissant. La protection qu'ils leur accordèrent à cette
époque était d'autant plus importante que si l'on apercevait de toutes
parts une grande émulation pour les lettres, et si un grand nombre
d'esprits distingués se montrait avide de recherches et de travaux, il
n'y eut point durant ce siècle, de ces génies extraordinaires et
transcendants qui sont tout par eux-mêmes et qui n'ont besoin ni
d'encouragement ni d'appui. On ne voit, quand on l'examine
attentivement, presque nul moyen possible d'empêcher Dante, Pétrarque
et Boccace d'être ce qu'ils ont été. Il n'est presque aucun des hommes
célèbres du quinzième siècle dont on en puisse dire autant. Animés et
encouragés comme ils le furent, ils firent de grandes choses,
augmentèrent la masse des connaissances, et firent faire à leurs
contemporains des progrès dans la culture des lettres; mais on ne voit
pas aussi bien ce qu'ils auraient été sans les circonstances heureuses
que rassemblèrent autour d'eux la faveur et la protection des
gouvernements et des princes, et sans les rivalités mêmes qu'excitaient
entre eux cette protection et cette faveur.

Il est donc ici plus nécessaire que jamais de connaître la situation
politique des différents états de l'Italie, et ce qui fut fait dans
chacun pour accélérer et pour diriger ce mouvement d'émulation générale
qui entraînait tous les esprits. Deux des grands événements qui
signalent ce siècle, la découverte de l'imprimerie et la chute de
l'empire grec, arrivèrent presque ensemble au milieu de son cours. Alors
le sort des lettres éprouva une révolution qui forme une grande époque
dans l'histoire morale des peuples. La littérature du quinzième siècle
se partage donc en deux moitiés comme le siècle même. On pourrait dire
en général que l'influence de l'un de ces deux événements a été si
forte, qu'elle forme non seulement une époque, mais une ère; et que,
dans la chronologie de l'esprit humain, l'on devrait dater les années
avant la découverte de l'imprimerie ou après.

La Puissance qui, depuis plusieurs siècles, semblait dominer sur toutes
les autres, et qui, par sa prépondérance politique et religieuse,
pouvait en exercer le plus sur ce mouvement universel, la puissance
pontificale se trouvait alors dans une position critique et singulière
qui la neutralisait en quelque sorte et rendait presque nulle son
influence. Déjà pendant vingt-deux ans le grand schisme d'Occident avait
déchiré l'Église. Depuis le pape Urbain VI et l'anti-pape Clément VII,
les papes et les antipapes se succédaient, s'excommuniaient
réciproquement. Les cardinaux qui nommaient les uns et les autres se
prétendaient également inspirés de l'Esprit saint. Les gouvernements de
l'Italie et de l'Europe se partageaient entre eux par des considérations
purement temporelles. Le sang coulait pour des querelles de conclave; et
les peuples, sans rien entendre à ces querelles, servaient le parti
qu'avaient épousé leurs maîtres, et se laissaient ruiner ou se faisaient
tuer en sûreté de conscience, pour l'un ou pour l'autre également. Les
cardinaux se lassèrent enfin de ce partage. Ils se réunirent, en 1409,
au concile de Pise. Chacun des deux conclaves fit le sacrifice de son
pape; et ils s'accordèrent tous pour en nommer un troisième qui devait
être l'unique. Mais si Alexandre V, qu'ils nommèrent alors, eut des
partisans parmi les puissances de l'Europe, Grégoire XII, l'un des deux
papes destitués, en eut aussi: l'Espagnol Benoît XIII, dont le nom était
Pierre-de-Luna, ne perdit point les siens; et au lieu de deux papes on
en eut trois.

Ce dernier était le plus entêté de tous. Le mauvais succès du concile de
Pise avait engagé à en rassembler un autre à Constance. Balthazar Cossa,
successeur d'Alexandre, sous le nom de Jean XXIII, avait été corsaire
dans sa jeunesse[289], et avait acquis de grandes richesses dans ce
métier, dont il avait gardé les mœurs. Voyant que ses affaires prenaient
un mauvais tour dans le concile, il s'enfuit, au milieu d'une fête,
déguisé en palefrenier ou en postillon[290]. Arrêté à Fribourg, renfermé
dans un château fort[291], le concile lui fit son procès, articula
contre lui l'accusation des crimes les plus scandaleux et les plus
atroces, et le déposa solennellement, se réservant le droit, ce sont les
termes de la sentence, _de punir ledit pape pour ses crimes, suivant la
justice ou la miséricorde_. Captif, et sans moyens de résistance, il se
soumit. Grégoire fut déposé et se soumit de même; mais le vieux Benoît,
destitué comme les deux autres, réfugié à Perpignan, réduit à deux seuls
cardinaux pour tout sacré collége, sollicité par l'empereur Sigismond et
par le roi d'Aragon Ferdinand, qui se rendirent auprès de lui, sut
résister à tout, se retira en Espagne dans une petite forteresse du
royaume de Valence, s'obstina jusqu'à la fin dans sa papauté, et y
mourut en 1424; âgé de quatre-vingt-dix ans. Ses deux cardinaux, non
moins entêtés que lui, osèrent lui donner pour successeur un chanoine de
Barcelone; mais ce fantôme de pape abdiqua enfin, et laissa régner seul
sur la chaire de saint Pierre, Martin V, de la famille des Colonne, élu
dix ans auparavant par le concile de Constance.

[Note 289: _Abrégé de l'Hist. ecclés._, t. II, p. 134.]

[Note 290: Jacques l'Enfant, _Hist. du Concile de Constance_, liv.
I, p. 125, éd. de 1727.]

[Note 291: À Ratolfcell en Souabe, d'où il fut transféré à Gotleben,
à une demi-lieue de Constance. Par une circonstance remarquable, Jean
Hus, arrêté peu de temps auparavant, par ordre de ce pape, s'y trouvait
aussi renfermé. _Ibid._, p. 298.]

On se croyait à la fin du schisme; mais deux ans après[292], Martin
étant mort, Eugène IV, qui lui succéda, ouvrit à Bâle un concile
général, dont il fut bientôt si peu content qu'il en ordonna la
translation à Ferrare. Les Pères du concile se partagèrent entre
l'obéissance et le refus d'obéir, et l'on eut pour spectacle, en 1438,
deux conciles généraux, l'un à Ferrare et l'autre à Bâle, fulminant l'un
contre l'autre des excommunications et des censures. Pour dernier trait,
tandis que le pape, avec les Pères de Ferrare, s'occupaient de terminer
le schisme d'Orient, les Pères de Bâle le déposèrent comme simoniaque,
hérétique et parjure, lui donnèrent un successeur, et firent ainsi
renaître le schisme d'Occident. Ce successeur fut Amédée VIII, duc de
Savoie, qui avait abdiqué depuis quelques années, et s'était retiré dans
une solitude appelée Ripaille, nom qui désigna mieux dans la suite une
grasse abbaye qu'un ermitage.

[Note 292: En 1431.]

L'antipape Amédée, qui prit le nom de Félix V, tint tête à Eugène IV;
mais il céda à Nicolas V, successeur d'Eugène, revint mourir
tranquillement à Ripaille, et termina définitivement le second schisme
au milieu du siècle, à un an près[293], soixante-douze ans après la
naissance du premier.

[Note 293: En 1449.]

Il ne serait pas étonnant qu'au milieu de tant de troubles, les papes
n'eussent pu donner aucune attention au progrès des lettres;
quelques-uns d'eux cependant s'en occupèrent comme au milieu de la plus
tranquille paix. Déjà, vers la fin du siècle précédent, Innocent VI,
Urbain V et Grégoire XI, avaient eu successivement pour secrétaire
apostolique, le savant _Coluccio Salutato_. _Poggio Bracciolini_, que
nous nommons le Pogge, _Leonardo Bruni_ d'Arezzo, et d'autres encore de
ce mérite et de cette réputation, possédèrent le même emploi auprès
d'Innocent VII. Ce pontife, au plus fort de ses querelles avec
l'anti-pape endurci, Pierre de Luna, conçut l'idée de faire revivre,
plus brillante que jamais, l'Université de Rome, qui s'était comme
éclipsée depuis long-temps, mais la mort l'interrompit dans ce dessein.
Les sciences pouvaient beaucoup attendre d'Alexandre V; il leur devait
son élévation. Son nom était Philargi; il était grec et né à Candie, ou
dans l'ancienne île de Crète, de parents pauvres. Après avoir fait dans
son pays ses premières études, il entra fort jeune dans l'ordre de saint
François. Son profond savoir dans la langue grecque et sa science non
moins profonde dans la philosophie et la théologie du temps, lui
procurèrent de grands succès dans les Universités de Bologne et de
Paris, les deux plus célèbres de l'Europe. La protection de Jean Galéas
Visconti l'éleva ensuite aux dignités ecclésiastiques et politiques;
Visconti le chargea de plusieurs ambassades, lui procura consécutivement
plusieurs évêchés, et enfin celui de Milan. Fait cardinal en 1404, par
le pape Innocent VII, il fut élu pape lui-même cinq ans après, au
concile de Pise. Il avait écrit, dans sa jeunesse, un Commentaire sur
_le Maître de Sentences_, Pierre Lombard, que l'on conserve manuscrit
dans quelques bibliothèques d'Italie; il composa un assez grand nombre
d'autres ouvrages théologiques, dont, à l'exception d'un seul, aucun n'a
été imprimé[294]; mais à en juger par les éloges des auteurs
contemporains, c'était un des hommes de son temps les plus savants et
les plus zélés pour les sciences. Il n'eut le temps de rien faire pour
elle; il ne régna qu'un an, et mourut de poison, selon l'opinion
commune. Tiraboschi le rapporte ainsi; mais il ajoute que c'était un
genre de mort auquel on croyait alors facilement, dès que quelqu'un
mourait d'une manière imprévue[295]; c'est une légèreté d'opinion qui ne
fait pas honneur à la nature humaine; mais qui, dans des circonstances
données, est à peu près la même dans tous les temps.

[Note 294: C'est un Traité sur l'immaculée Conception.]

[Note 295: _E fu comune opinione che morisse di veleno, cosa che
allora credevasi di leggieri, ogni qual volta vedeasi alcuno morire più
presto che non si sarebbe pensato_. (Tirab. t. VI, part. I, p. 201.)]

Eugène IV, quoique fort occupé de son double concile, et des autres
affaires qu'il eut à débrouiller, aima les sciences, appela auprès de
lui les hommes les plus célèbres par leur érudition, les fixa dans sa
cour par des emplois, et ce fut lui enfin qui acheva l'entreprise
inutilement tentée par Innocent VII, de rétablir l'Université romaine.
Il était naturel que la science théologique obtînt de lui des
préférences et des encouragements particuliers; on dit pourtant que ses
libéralités s'étendaient à tous les savants en général; il avait coutume
de dire qu'il faut non seulement aimer leur savoir, mais craindre leur
colère (ce qui était vrai des savants de ce temps-là), et qu'il n'est
pas aisé de les offenser impunément[296]. Mais aucun de ces papes ne
fit autant pour eux que Nicolas V. Fils d'un pauvre médecin de Sarzane,
son amour pour l'étude et sa réputation littéraire l'élevèrent aux plus
hautes dignités. Il s'appelait Thomas, et l'on n'y joignit point d'autre
nom que celui de Sarzane sa patrie. Il montra, dès sa jeunesse, une
ardeur infatigable pour la recherche des anciens manuscrits, une grande
application à expliquer les plus difficiles, et un talent extraordinaire
pour en faire des copies aussi belles que régulières. Ce talent et son
érudition le firent employer, comme nous le verrons dans la suite, par
un illustre protecteur des lettres, à un travail qui le mit en relation
avec les littérateurs les plus distingués. Il eut grand soin de les
attirer à sa cour lorsqu'il fut devenu pape; il y réunit à la fois
_Poggio_, Georges de Trébizonde, _Léonardi Bruni_ d'Arezzo, _Giannozzo
Manetti_, Fr. Philelphe, Laurent _Valla_, Théodore _Gaza_, Jean
_Aurispa_ et plusieurs autres. Il les accueillait avec distinction, leur
donnait des emplois honorables et lucratifs, et récompensait
libéralement leurs travaux. Ce fut par ses ordres que tant d'auteurs
grecs furent alors traduits en latin, Diodore de Sicile, la Cyropédie
de Xénophon, les histoires d'Hérodote, de Thucydide, de Polybe, d'Appien
d'Alexandrie, l'Iliade d'Homère, la Géographie de Strabon, les Œuvres
d'Aristote, de Ptolémée, de Platon, de Théophraste, sans compter les
Pères grecs traduits ou pour la première fois, ou mieux qu'ils ne
l'avaient été. _Poggio_ dit, dans la préface de sa traduction de
Diodore, qu'il a été engagé à ce travail par les libéralités du pontife;
il dit ailleurs que Nicolas V l'a en quelque sorte réconcilié avec la
fortune[297]. Laurent Valla raconte que lui ayant offert sa traduction
de Thucydide, Nicolas lui donna, de sa main, cinq cents écus d'or[298].
Pour engager Philelphe à traduire en vers latins l'Iliade et l'Odyssée,
il lui promit une belle maison à Rome, une bonne terre et dix mille écus
d'or qu'il aurait déposés chez un banquier pour lui être comptés à la
fin de ce travail; mais il mourut peu de temps après avoir fait ces
propositions magnifiques, qui restèrent sans exécution et sans
suite[299]. Ce même pape assigna à _Giannozzo Manetti_, outre ses
appointements ordinaires de secrétaire apostolique, cinq cents écus par
an pour composer quelques ouvrages sur des matières ecclésiastiques; il
donna, à _Guarino_ de Vérone, quinze cents écus d'or pour la traduction
de Strabon, et cinq cents ducats à _Perotti_, pour celle de Polybe, en
lui faisant encore des espèces d'excuses de ne le pas récompenser
dignement[300].

[Note 296: Ciacono, cité par Tiraboschi, _ub. supr._, p. 46.]

[Note 297: _Pog. Oper._, p. 32.]

[Note 298: Antidot. IV, _in Pog._]

[Note 299: _Philelf. Epist._ l. XXVI, ép. I.]

[Note 300: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 49 et 50.]

On raconte qu'ayant un jour entendu dire qu'il y avait à Rome de bons
poëtes qu'il ne connaissait pas, il répondit qu'ils ne pouvaient pas
être tels qu'on le disait. Si ce sont de bons poëtes, ajouta-t-il, que
ne viennent-ils à moi, qui reçois bien même les médiocres[301]? Joignons
à tant de libéralités et d'affabilité, non plus seulement pour les
docteurs en droit canon et en théologie, mais pour les véritables gens
de lettres, le soin que prit ce sage Pontife de faire chercher de toutes
parts de bons livres, et de les rassembler à grands frais. Jamais les
papes n'avaient formé une bibliothèque bien précieuse, et la translation
du Saint-Siége à Avignon et d'autres causes encore avaient presque
réduit à rien le peu qu'ils avaient de livres. Nicolas V fut le premier
qui s'occupa sérieusement de cet objet, et qui jeta les fondements de
cette riche bibliothèque du Vatican, devenue depuis si justement
célèbre. Il envoya des savants en France, en Allemagne, en Angleterre,
en Grèce pour acheter des manuscrits, ou pour copier ceux dont ils ne
pouvaient obtenir la vente; ils avaient ordre de ne point regarder au
prix: à mesure qu'ils se procuraient de nouveaux livres, ils les
envoyaient au pape, qui n'avait point de plus grande jouissance que de
les recevoir, de les examiner et de les faire placer avec ordre. Les
arts lui durent autant que les lettres; il fit élever plusieurs édifices
aussi somptueux que le permettait le goût encore peu formé de son
siècle. Ces profusions n'épuisaient point sa munificence; il en exerçait
une partie à secourir les pauvres et les malheureux[302]. Il eut enfin
toutes les vertus d'un chef de la religion, et tous les goûts nobles et
délicats, presque aussi nécessaires à un souverain que les vertus.

[Note 301: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 49 et 50.]

[Note 302: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 50.]

Malheureusement son pontificat ne fut que de huit années. Ce ne sont pas
les nombreux éloges qui lui furent adressés de son vivant qui prouvent
qu'il les a mérités; ceux mêmes que lui donnèrent, après sa mort, les
gens de lettres qu'il avait si bien traités, peuvent paraître suspects,
et l'on pourrait aller jusqu'à suspecter encore tout ce que les
écrivains catholiques attachés à la cour de Rome en ont écrit depuis;
mais le savant Isaac Casaubon, qui était protestant, a tenu, dans la
dédicace de son Polybe, absolument le même langage. Il a rendu le même
hommage à l'Italie, qui fut la première à donner l'exemple du retour
vers l'étude des anciens, et à ce souverain pontife, en qui cette étude
trouva tant d'encouragements et de secours[303]. Nicolas V est le
premier pape qu'on doive regarder comme un véritable père des lettres.
Que lui manqua-t-il pour obtenir, dans la mémoire et dans la
reconnaissance de ceux qui les cultivent, et de ceux qui les aiment, la
place qu'un autre pontife obtint depuis? un règne plus long, des
circonstances plus heureuses, et les lumières d'un demi-siècle de plus.

[Note 303: _ibid._, p. 51, 52.]

Si l'état de l'Église était agité, comme nous venons de le voir, au
commencement de ce siècle, l'état civil de l'Italie n'était pas beaucoup
plus tranquille. Jean Galéas Visconti, duc de Milan, le plus puissant
des princes qui s'y étaient formé des souverainetés indépendantes,
partagea en mourant, en 1402, ses immenses domaines entre Jean-Marie et
Philippe-Marie, ses deux fils légitimes, et Gabriel son fils légitimé.
Mais la jeunesse de ces princes, confiée à un conseil de régence mal
assorti et bientôt divisé, sous le gouvernement d'une mère violente et
cruelle, fit que ce grand héritage dépérit promptement entre leurs
mains. Plusieurs villes s'affranchirent, ou reconnurent pour maîtres des
hommes puissants parmi leurs concitoyens; les princes voisins et les
républiques de Florence et de Venise s'agrandirent aux dépens des trois
frères. Jean-Marie se rendit odieux par ses cruautés, et fut massacré
après environ dix ans de règne. Philippe-Marie, héritier de ses états,
éprouva pendant trente-cinq ans toutes les vicissitudes de la fortune,
tantôt porté au comble du bonheur et de la puissance, tantôt tout-à-fait
abattu. Les dernières années de sa vie furent les plus malheureuses. Il
vit plusieurs fois les troupes vénitiennes s'avancer jusque sous les
murs de Milan, et piller toutes les campagnes. Le chagrin abrégea ses
jours. Il mourut, en 1447, ne laissant aucun enfant mâle pour lui
succéder, mais seulement Blanche, sa fille naturelle, mariée avec
François Sforce, fils du célèbre capitaine de ce nom, grand capitaine
lui-même, et que ce mariage, sa bravoure et son adresse élevèrent
bientôt après au souverain pouvoir.

Philippe-Marie Visconti, dans sa vie orageuse, eut peu de loisir pour
cultiver les lettres, et peu de moyens de les encourager: l'auteur de sa
Vie[304] le représente cependant comme ayant reçu une éducation
littéraire, aimant Dante et Pétrarque, et les faisant lire souvent;
étudiant aussi l'Histoire de Tite-Live, et les Vies des hommes
illustres, écrites en français, que Tiraboschi croit avec raison n'avoir
pu être que des romans[305]. Il accorda des distinctions et des
récompenses aux savants qui se trouvaient à sa portée, ou qu'il pouvait
attirer à Milan. Il invita, par ses lettres, François Philelphe à l'y
venir voir, et il le reçut si honorablement, que Philelphe avoue
lui-même qu'il en était tout hors de lui[306]. Si Philippe-Marie ne fit
rien de plus pour les sciences, il faut donc s'en prendre moins à lui
qu'à sa fortune.

[Note 304: _Candido Decembrio_; voy. _Script. Rer. ital._ de
Muratori, vol. XX, p. 1014.]

[Note 305: Tom. VI, part. I, p. 14.]

[Note 306: _A quo... tam honorificè cum exceptus ut me oblitum mei
penè reddiderit_. (_Philelf. Epist._ l. III, ép. 6.)]

Les princes de la maison d'Este, souverains de Ferrare, étaient déjà
célèbres par leur amour pour les lettres, et par l'accueil qu'ils
faisaient aux littérateurs et aux savants. Le marquis Nicolas III fit
rouvrir, en 1402, l'Université de Ferrare, fermée par le conseil de
régence qui avait gouverné pendant son bas âge. Les guerres qu'il eut
bientôt à soutenir et les affaires politiques où il fut engagé, ne lui
laissèrent pas le temps de donner à cette école tout l'éclat qu'il
aurait voulu; il y appela pourtant des professeurs habiles qu'il y fixa
par ses bienfaits; et il confia au plus célèbre d'entre eux, à
_Guarino_, de Vérone, l'éducation de son fils Lionel. Ce fils, plus
fameux que son père, profita des leçons d'un si bon maître. Il se
distingua dès sa jeunesse par les qualités les plus brillantes de
l'esprit, par une mémoire prodigieuse, une éloquence naturelle et des
connaissances au-dessus de son âge[307]. Parvenu au gouvernement, en
1441, il n'oublia rien pour donner à l'Université de Ferrare un éclat
égal à celui des plus célèbres Universités d'Italie. Il s'entoura
d'hommes instruits, de philosophes, de poëtes; il se délassait dans
leurs entretiens de la fatigue des affaires. Il cultiva lui-même la
poésie; et l'on a conservé de lui deux sonnets, plus élégants que ceux
de la plupart des poëtes du même temps[308].

[Note 307: Voy. _Antichi Annali Estensi_, dans les _Scrip. Rer.
ital._, vol. XX, p. 453.]

[Note 308: Dans le recueil intitulé _Rime de' Poeti Ferraresi_.]

Moins puissant que les seigneurs de Milan et de Ferrare, Jean-François
de Gonzague donnait à Mantoue les mêmes preuves d'amour pour les
sciences et de considération pour les savants. Il confia l'éducation de
ses deux fils et de sa fille, à un professeur de belles-lettres alors
célèbre, mais qui, n'ayant laissé aucun ouvrage, n'a pas eu une
célébrité durable: il se nommait Victorin de Feltro. Gonzague lui
assigna de forts appointements[309], et fit meubler pour lui une maison
entière qu'il habitait seul avec ses élèves. On y voyait des galeries,
des promenades charmantes, et des peintures agréables qui représentaient
des enfants se livrant aux jeux de leur âge. On l'appelait la _Maison
joyeuse_. L'historien de la vie de Victorin[310] fait une description
touchante de l'éducation paternelle que recevaient de ce bon
professeur, non seulement les jeunes princes, mais beaucoup d'autres
élèves qu'il avait la permission d'y admettre; il lui en venait de
toutes les parties de l'Italie, de la France, de l'Allemagne et même de
la Grèce; et son école seule donnait à Mantoue une renommée égale à
celle des Universités les plus célèbres. Victorin de Feltro n'était pas
seulement le maître, mais le tendre père de cette jeunesse studieuse; il
ne la formait pas uniquement aux lettres, mais aux vertus, et toujours
en mêlant la douceur et les caresses aux leçons, la gaîeté au
recueillement et les jeux à l'étude. On est surpris de trouver dans un
siècle où il y avait encore de la grossièreté dans les mœurs, un modèle
aussi parfait d'éducation littéraire et civile. Le titre seul que
portait ce lieu d'instruction donne beaucoup à penser et à sentir. Il
faudrait envoyer tous les pédants, je ne dis pas du quinzième siècle,
mais de trois et même de quatre siècles après, prendre des leçons
d'éducation à la _Maison joyeuse_.

[Note 309: Vingt écus d'or par mois.]

[Note 310: Fr. _Prendilacqua_ de Mantoue, son contemporain et son
élève. Cette histoire, écrite en latin, a été publiée par _Natale delle
Laste_, à Padoue, en 1774.]

Un état libre qui avait produit les trois grands hommes auxquels
l'Italie devait sa gloire littéraire, où jusqu'alors les hommes ne
s'étaient élevés que par leurs propres forces ou par celle des partis
politiques qu'ils avaient embrassés, la république de Florence
commençait, sans presque sans apercevoir, à changer de forme, et les
lettres à y trouver de l'appui dans une famille qui devait bientôt s'en
servir pour augmenter sa puissance et fonder sa gloire. Les Médicis,
quelle que fût leur origine, étaient déjà depuis plusieurs siècles
distingués à Florence par leurs richesses, acquises dans le commerce,
par les grands emplois qu'ils avaient remplis, par leur attachement au
parti populaire, qu'ils avaient toujours soutenu contre celui des
nobles. Jean de Médicis qui hérita vers la fin du quatorzième siècle du
crédit et des richesses de ses aïeux, les augmenta considérablement en
joignant à une application encore plus soutenue au commerce, une sagesse
d'esprit et une théorie politique fondée sur l'affabilité, la
modération, la libéralité, qui devint la science de la famille et la
source de sa grandeur. Lorsqu'il mourut, en 1428, Cosme, son fils aîné,
avait près de quarante ans. C'était lui qui depuis long-temps gouvernait
la maison de commerce, et sa considération personnelle était déjà si
grande, que lorsque le pape Jean XXIII se rendit au concile de
Constance, il voulut que Cosme fût du nombre des personnages éminents
dont il s'y fit accompagner. Fugitif peu de temps après, déposé, détenu
par le duc de Bavière, il ne trouva que dans les Médicis de la
générosité et de l'amitié. Cosme le racheta pour une somme considérable,
et lui donna ensuite asyle à Florence, pendant le reste de sa vie[311].
On a dit que ce ci-devant pape avait amassé d'immenses trésors; qu'à sa
mort, en 1419, les Médicis s'en emparèrent, et que ce fut ce qui, joint
aux leurs, les rendit les plus riches particuliers de Florence, de
l'Italie et même de l'Europe. Ce bruit répandu par Philelphe, ennemi des
Médicis, et trop légèrement adopté par Platina[312], est une calomnie
dont Scipion _Ammirato_ a démontré l'absurdité dans le dix-huitième
livre de son histoire[313].

[Note 311: William Roscoe, _Vie de Laurent de Médicis_, t. I, p. 11,
éd. de Bâle, 1799. On a en français une fort bonne traduction de cet
ouvrage, par M. Thurot.]

[Note 312: _Quem (Cosmum Medicem) homines existimant pecuniâ
Baldesaris opes suas in tantum auxisse, ut_, etc. Platin., _in Vita
Martini V._]

[Note 313: Tom. II, p. 985. A. B.]

Cosme, resté maître de cette immense fortune et de ce grand pouvoir,
ajouta encore à l'une et à l'autre. Les orages qui s'élevèrent contre
lui, son exil, son rappel; l'accroissement de puissance qui en fut la
suite, et qui lui donna pour toute sa vie, une espèce de magistrature
suprême sans titre, et une autorité presque sans bornes, n'appartiennent
point à cet ouvrage. La conduite politique des Médicis, leur usurpation
adroite, et la substitution faite par eux du gouvernement ducal à la
constitution républicaine de Florence, doivent être renvoyés de même à
l'histoire de cette République; ici, nous ne devons considérer dans
Cosme de Médicis que le généreux protecteur des sciences, des lettres et
des beaux-arts.

À Venise, pendant son exil, quoiqu'il évitât d'affecter le luxe et la
magnificence, sa simplicité était, pour ainsi dire, celle d'un
souverain. Un trait suffit pour en donner l'idée. Il fit bâtir et orner
à ses frais, par le célèbre architecte florentin _Michellozzo_, qui
l'avait suivi, une bibliothèque pour le monastère des Bénédictins de
St.-Georges, et la fit remplir de livres, voulant laisser à Venise un
monument de sa reconnaissance pour l'accueil qu'il y avait reçu, de son
amour pour les lettres et de sa libéralité[314]. Ce furent-là, dit
Vasari[315], les amusements et les plaisirs de Cosme dans son exil.
Lorsque son parti, devenu le plus fort, l'eût fait rappeler à Florence,
tous les chefs du parti contraire ayant été bannis, plusieurs condamnés
sous d'autres prétextes à une prison perpétuelle et même à la mort[316],
voyant tout redevenu tranquille autour de lui, et certain désormais de
son pouvoir, il put satisfaire la noblesse et la générosité de ses
goûts. Il s'entoura de savants, de philosophes et d'artistes dont il
encourageait les travaux, et dont la société instructive était le
délassement des siens. La découverte et l'acquisition des anciens
manuscrits devint une de ses passions les plus fortes. Il y employa
cette élite de savants dont le zèle égalait les lumières, et n'épargna
rien ni pour le succès de leurs recherches, ni pour les en récompenser.
Plusieurs d'entre eux, après avoir parcouru l'Italie, la France et
l'Allemagne, passèrent en Orient, et en revinrent avec d'abondantes
moissons. Nous verrons, en parlant de chacun d'eux, les services de ce
genre qu'ils rendirent aux lettres. Médicis était le point central, et
comme la cause première de tout ce mouvement scientifique imprimé à des
esprits éclairés et actifs, pour recouvrer et conserver des trésors
littéraires, qui, sans cette impulsion peut-être, ou même si elle eût
été plus tardive, auraient entièrement péri. Ce n'était pas seulement
ses richesses, mais l'étendue de ses relations commerciales avec les
différentes parties de l'Europe et de l'Asie, qui le mettaient à portée
de satisfaire cette noble passion. Ses savants émissaires arrivaient,
avec des recommandations qui étaient comme des ordres, dans des pays qui
leur étaient absolument inconnus et dans les régions les plus
lointaines; tous les dépôts et tous les crédits leur étaient ouverts. La
chute lente et progressive de l'empire de l'Orient leur facilita
l'acquisition d'un grand nombre d'ouvrages inestimables dans les langues
grecque, hébraïque, chaldéenne, arabe, syriaque et indienne. Tels furent
les commencements de cette riche et précieuse bibliothèque que Cosme
laissa à ses descendants, et qui, surtout considérablement accrue par
Laurent son petit-fils, jouit dans l'érudition européenne, d'une
réputation si grande et si bien méritée, sous le titre de bibliothèque
_Mediceo-Laurentienne_.

[Note 314: Angelo Fabroni, _Magni Cosmi Medicei Vita_. Florent.,
1789, in-4°., p. 42.]

[Note 315: _Vita di Michellozzo Michellozi_, t. I, p. 287. Ed. de
Rome, 1789, in-4°.]

[Note 316: L'historien anglais de la _Vie de Laurent de Médicis_, M.
Roscoe, dissimule, comme s'il était Florentin, et de l'ancien parti de
cette famille, les rigueurs exercées en cette occasion, non pas, il est
vrai, par Cosme lui-même, mais par ses partisans, pour sa cause, et pour
ses intérêts personnels, quoique au nom de la république. Le dernier
auteur florentin de la Vie de Cosme s'exprime à cet égard comme aurait
pu faire un Anglais, et comme le doit tout ami des hommes, de la justice
et de la vérité. Voy. _Angelo Fabroni, ub. supr._, p. 49, 50 et 51
surtout dans ce passage: _Horrere soleo cum reminiscor tot aut
nobilitate aut gestis magistratibus claros viros_, etc.]

Un autre citoyen de Florence, _Niccolo Niccoli_, faisait à peu près le
même emploi de sa fortune; mais comme elle était assez bornée, il la
dérangea par ses libéralités. Il était parvenu à rassembler huit cents
volumes grecs, latins et orientaux, nombre qui était alors considérable.
Ce n'était pas d'ailleurs simplement un curieux, mais un savant amateur
des lettres. Il recopiait souvent lui-même les anciens ouvrages, mettait
le texte en ordre, corrigeait les fautes des premiers copistes; et
c'est lui qui est regardé en quelque sorte comme le père de ce genre de
critique[317]. Il fut aussi le premier, depuis les anciens, qui conçut
l'idée d'une bibliothèque publique[318]. A sa mort[319], il laissa, par
son testament, la sienne pour cet usage, sous la surveillance de seize
curateurs. Cosme de Médicis était du nombre, ce qui prouve, d'un côté,
qu'il était regardé comme un homme instruit et zélé pour la conservation
des livres; et de l'autre, que, malgré ses richesses et le pouvoir
qu'elles lui donnaient à Florence, il était toujours traité en égal
parmi ses concitoyens. _Niccolo_ avait laissé beaucoup de dettes, qui
pouvaient empêcher l'effet de ses bonnes intentions. Cosme se fit donner
par ses associés le droit de disposer seul des livres, à condition qu'il
paierait toutes les dettes. Ayant généreusement rempli cette condition,
il fit placer les livres, pour l'usage public, dans le monastère des
Dominicains de Saint-Marc, qu'il venait de faire bâtir avec la plus
grande magnificence, et pour laquelle, selon _Vasari_[320], il n'avait
pas dépensé moins de trente-six mille ducats. C'est l'origine d'une
autre célèbre bibliothèque de Florence, connue sous le nom de
bibliothèque Marcienne, ou de Saint-Marc, et qui reconnaît pour
fondateur Cosme de Médicis, à aussi juste titre que _Niccolo Niccoli_
lui-même. Pour en mettre en ordre les manuscrits précieux, Cosme se fit
aider par Thomas de Sarzane[321], alors pauvre ecclésiastique, mais
homme d'une érudition profonde; excellent copiste de livres, et destiné
à une élévation, dont ses rapports avec Cosme furent le premier degré.
Peu d'années après[322], ce copiste était devenu pape; et ce fut lui
qui, sous le nom de Nicolas V, fit pour les lettres à Rome, ce
qu'il avait vu Médicis faire à Florence[323].

[Note 317: _Illud quoque animadvertendum est Nicolaum Niccolum
veluti parentem fuisse artis criticœ, quœ auctores veteres distinguit
emendutque_. (Mehus, _Prœf. in Vit. Ambrosii Camald._ p. 50.)]

[Note 318: _Poggio_, Oraison funèbre de _Niccolo Nicoli_, _Poggii
Opera_, Basileæ, 1538, in-fol, p. 276.]

[Note 319: En 1436.]

[Note 320: _Vita di Michelozzo Michelozzi, ub. supr._, p. 291.
Vasari ajoute que pendant tout le temps que l'on mit à bâtir ce grand
édifice, Cosme du Médicis paya aux religieux de St.-Marc trois cent
soixante-six ducats par an pour leur nourriture.]

[Note 321: Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 102.]

[Note 322: En 1447.]

[Note 323: Voy. ci-dessus, p. 244.]

Sous Eugène IV, son prédécesseur, Cosme avait eu une belle occasion de
satisfaire son penchant pour la magnificence, et de donner un nouveau
développement à ses goûts littéraires. Eugène, qui avait transféré son
concile de Bâle à Ferrare, fut forcé par la peste, un an après, à le
transporter à Florence[324]. Il s'agissait de la réunion de l'Église
grecque et de l'Église romaine. C'était donc le pape, les cardinaux et
les prélats d'une part; de l'autre, le patriarche grec, ses
métropolitains, et l'empereur d'Orient lui-même[325], que Florence
allait recevoir. Cosme venait d'être pour la seconde fois revêtu de la
charge de gonfalonnier. Il reçut au nom de la république, mais à ses
frais, tous ces illustres étrangers; et cette réception, et les honneurs
qu'il leur rendit, et les traitements qu'il leur fit pendant tout leur
séjour à Florence, furent si magnifiques et si splendides, qu'il flatta
sensiblement l'orgueil de ses concitoyens, et qu'il augmenta de plus en
plus son crédit et son autorité, sans déranger sa fortune, supérieure à
ces dépenses fastueuses et à ce luxe de souverain.

[Note 324: 1439.]

[Note 325: Jean Paléologue.]

Les savants grecs qui vinrent à ce concile, pour défendre, dans la
controverse avec les Latins, la cause de l'Église grecque, trouvèrent
Florence familiarisée avec l'étude de leur langue. Cette étude y avait
langui peu de temps après la mort de Boccace: Emmanuel Chrysoloras
l'avait fait refleurir. Ce Grec illustre, né à Constantinople, vers la
moitié du quatorzième siècle, après y avoir enseigné les belles-lettres,
avait été envoyé à Venise par son empereur[326], pour y solliciter des
secours contre les Turcs; et, dès ce premier voyage, plusieurs gens de
lettres italiens étaient allés prendre de ses leçons. Il était de retour
à Constantinople, lorsque, de leur propre mouvement, les Florentins lui
offrirent de venir dans leur ville professer la littérature grecque,
avec cent florins d'honoraires, et un engagement pour dix ans. Il s'y
rendit vers la fin de 1396, et c'est de son école que sortirent
_Ambrogio Traversari_ général des Camaldules, _Léonardo Bruni_ d'Arezzo,
_Giannozzo Manetti_, _Palla Strozzi_, _Poggio_, _Filelfo_, et d'autres
encore, qui formèrent à Florence, une espèce de colonie grecque.
Chrysoloras n'y resta qu'environ quatre ans. Dès le commencement du
quinzième siècle, il se rendit à Milan auprès de l'empereur Manuel, qui
venait de passer en Italie. Il y ouvrit aussi une école, comme partout
où il faisait quelque séjour; mais bientôt il fut chargé de missions
importantes, par cet empereur, auprès des puissances d'Italie; par le
pape Alexandre V[327], auprès du patriarche de Constantinople; par Jean
XXIII, au concile de Constance, où il mourut en 1415[328].

[Note 326: Manuel Paléologue, en 1393.]

[Note 327: Voy. Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 118.]

[Note 328: Hodius, _de Græcis illustribus_, etc., l. I, cap. 2;
Tiraboschi, _ub. supr._]

Parmi les savants grecs venus au concile de Florence, on distinguait le
vieux Gemistus Plethon, qui avait été le maître d'Emmanuel Chrysoloras.
Sa longue vie avait été consacrée à l'étude de la philosophie
platonicienne, encore nouvelle pour la plupart des savants d'Italie,
chez qui la philosophie d'Aristote était presque seule en crédit. Dès
que les devoirs publics de Gemistus le lui permettaient, il s'attachait
à répandre ses opinions, et il ne négligea point cette occasion de les
propager à Florence. Cosme, qui l'allait entendre assiduement, fut si
frappé de ses discours, qu'il résolut d'établir une académie, dont
l'unique objet fut de cultiver cette philosophie si nouvelle et d'un
genre si élevé. Il choisit pour la former et la diriger, Marcile Ficin,
jeune encore, mais déjà très-versé dans la philosophie platonicienne, et
qui répondit parfaitement au choix que Cosme avait fait de lui.
L'académie platonicienne de Florence acquit dans peu d'années une grande
célébrité. Ce fut, en Europe, la première institution consacrée à la
science, où l'on s'écartât de la méthode des scholastiques, alors
universellement adoptée, et quoique ce ne soit qu'après la mort de Cosme
qu'elle prit son plus grand accroissement, c'est à lui qu'appartient la
gloire de l'avoir fondée.

Le concile, qu'il avait si bien traité, eut à Florence le dénouement le
plus heureux. Eugène IV fut unanimement reconnu par l'assemblée pour
successeur unique et légitime de saint Pierre; le patriarche et ses
Grecs eurent la gloire de se soumettre, pour le bien général de l'Église
chrétienne, aux arguments et aux explications du clergé romain. Jean
Paléologue, qui avait pris part à la controverse comme théologien, se
réjouissait comme empereur d'une réconciliation quelconque, espérant que
les princes catholiques viendraient à son secours, et le défendraient
contre les Turcs. Il s'agissait de son empire. Tandis qu'il écoutait
argumenter, et qu'il argumentait lui-même en Italie, ses états étaient
envahis, sa capitale menacée. Il y retourna sans avoir obtenu les
secours qu'il avait espérés. Les prêtres de son clergé furent moins
raisonnables que le patriarche et les évêques; ils refusèrent de
reconnaître le Pontife romain pour chef; plusieurs de ceux qui avaient
signé le décret de Florence se rétractèrent; et l'empereur, presque sous
le canon des Turcs, fut forcé de s'occuper de ses controverses
sacerdotales. L'empire grec tomba enfin. La prise de Constantinople par
Mahomet II, en 1453, est une de ces catastrophes qui retentissent dans
les siècles, et donnent un nouveau cours aux chances des destinées
humaines. Les sciences et les lettres profitèrent en Italie, et surtout
à Florence, du désastre qu'elles éprouvaient en Orient. Les succès
précédents des professeurs grecs, et le zèle connu de Cosme de Médicis
pour la gloire et le progrès des lettres, engagèrent plusieurs savants
fugitifs à y chercher un asyle; ils reçurent de Cosme l'accueil qu'ils
avaient espéré; la philosophie platonicienne acquit en eux de nouveaux
soutiens, et fut décidément en état de tenir tête à celle
d'Aristote[329].

[Note 329: M. Roscoe, p. 46, _ub. supr._]

Cosme avançait en âge au milieu de ces grandes occupations et de ces
douces jouissances. Sa considération au dehors égalait le pouvoir dont
il jouissait dans sa patrie, et s'augmentait par la nature même de ce
pouvoir, qui faisait attribuer toute sa force aux qualités morales de
celui qui l'exerçait. Il traitait d'égal à égal avec les puissances de
l'Europe, et trouvait quelquefois ailleurs que dans sa politique et dans
ses richesses les moyens de traiter avantageusement. Celui qu'il employa
avec Alphonse, roi de Naples, mérite d'être remarqué; et cet Alphonse
lui-même, que les Espagnols appellent _le Sage_ et _le Magnanime_, doit,
malgré ses vices, beaucoup plus grands que ses vertus, occuper une place
dans l'histoire des lettres.

Le royaume de Naples était depuis long-temps déchiré par des guerres
extérieures et par des troubles domestiques; les lettres y étaient
tombées dans le discrédit et dans l'oubli. Après la mort de Charles de
Duraz, assassiné en Hongrie, Ladislas son fils, que nous appelons
Lancelot, avait eu à disputer son trône contre Louis II, duc d'Anjou; il
était mort excommunié et empoisonné[330].

[Note 330: L'historien Giannone rapporte comme un bruit public, _è
fama_, que les Florentins gagnèrent à prix d'or un médecin, pour qu'il
sacrifiât sa fille, en même temps qu'il les déferait de Ladislas, en
empoisonnant chez elle les sources du plaisir; et il exprime avec une
naïveté qu'on ne pourrait se permettre dans notre langue, la nature et
les effets du poison. Voy. _Istoria civile del regno di Napoli_, LXXIV,
c. 8.]

Jeanne II, sa sœur, qui lui succéda, n'est connue que par ses
faiblesses, ses fautes et ses malheurs. Dans les embarras où elle
s'était jetée, elle adopta imprudemment Alphonse, qui la secourut
d'abord, l'opprima ensuite, l'assiégea, la força d'invoquer contre lui
d'autres secours, comme elle avait invoqué le sien. Délivrée par
François Sforce, encore jeune, et dont cette délivrance fut le premier
exploit, elle adopta Louis III d'Anjou, qui mourut peu de temps après,
et à sa place René d'Anjou son frère. Ce René fit, après la mort de
Jeanne, des efforts inutiles pour hériter d'elle; Alphonse était maître
de la succession, et s'y maintint. La France appuya les prétentions de
René; l'Espagne, la possession d'Alphonse. Deux grands états se firent
long-temps la guerre pour soutenir l'une contre l'autre deux adoptions
de la même reine.

Alphonse resta définitivement roi de Naples. À ne considérer que le bien
qu'il fit aux sciences et aux lettres, il se montra digne des titres
que les Espagnols lui ont donnés. Il appelait à sa cour les savants les
plus célèbres, et semblait les disputer au pape Nicolas V et à Cosme de
Médicis. Les mêmes que l'on voit fleurir auprès de ces deux protecteurs
des lettres, se rendaient aussi auprès d'Alphonse, et y étaient comblés
de faveurs et de récompenses. Le roi se faisait lire tous les jours
quelque ancien auteur, et cette lecture était souvent interrompue par
des questions d'érudition ou de philosophie qu'il faisait lui-même, ou
qu'il permettait de faire devant lui. Toute personne instruite avait le
droit d'y assister. Alphonse y admettait même des enfants qui montraient
du goût pour l'étude, tandis qu'aux heures destinées à ces exercices de
l'esprit il ne souffrait dans son appartement aucun de ces courtisans
oisifs qui n'y venaient chercher qu'un maître. Un jour qu'on lui lisait
l'histoire de Tite-Live, il fit taire un concert harmonieux
d'instruments pour la mieux entendre. Il était malade à Capoue; Antoine
de Palerme, ou _Panormita_, lui lut la vie d'Alexandre, par
Quinte-Curce, et le roi prit tant de plaisir à cette lecture qu'il n'eut
pas besoin d'autre médecine pour se guérir. Il est vrai que c'est le
_Panormita_ qui raconte lui-même ce trait, dans l'histoire d'Alphonse
qu'il a écrite en latin[331], et il pourrait bien avoir exagéré l'effet
de sa lecture. Dans les guerres qu'Alphonse eut à soutenir, il ne
laissait pas passer un jour sans se faire lire quelque trait des
Commentaires de César. Il prenait un plaisir extrême à entendre de bons
orateurs. Lorsque _Ginnnozzo Manetti_ fut envoyé par les Florentins en
ambassade auprès lui, Alphonse fut si charmé de son discours, et
l'écouta, dit-on, avec une attention si profonde, qu'il ne leva même pas
la main pour chasser une mouche qui s'était placée sur son nez. C'est
peut-être à ce trait un peu puéril, mais caractéristique, et rapporté
par deux historiens contemporains[332], que notre bon La Fontaine fait
allusion, lorsque, dans la grande querelle entre la mouche et la fourmi,
la mouche dit avec orgueil:

        Vous campez-vous jamais sur la tête d'un roi?

[Note 331: _De dictis et factis Alphonsi_.]

Il serait trop long de rapporter tous les traits de la vie du roi
Alphonse qui prouvent son amour pour les sciences, pour la théologie, où
il se piquait d'être aussi fort qu'aucun docteur de son royaume, pour la
philosophie et pour les lettres. Le soin qui occupait le plus alors tous
ceux qui les aimaient, celui de rechercher et de rassembler d'anciens
manuscrits, était un des objets favoris de son attention et de ses
dépenses. Il parvint à en former une collection nombreuse et choisie; et
de tous les appartements de son palais, sa bibliothèque était celui où
il se plaisait le plus. Il n'avait point pour écusson d'autres armes
qu'un livre ouvert; sa joie s'exprimait par les signes les moins
équivoques quand on lui en procurait un nouveau pour lui; lorsqu'à la
prise et dans le pillage de quelque ville, il arrivait aux soldats de
trouver des livres, ils se gardaient bien de les détruire, et les
portaient au roi, comme ce qu'ils avaient trouvé de plus précieux dans
le butin. C'est cette passion pour les livres que Cosme de Médicis sut
mettre à profit pour terminer quelques différents assez graves qui
s'étaient élevés entre Alphonse et lui. Il fit à ce roi le sacrifice
d'un beau manuscrit de Tite-Live, et la bonne harmonie se rétablit[333].
Malgré nos progrès en tout genre et tous les avantages de notre siècle
sur celui de Cosme et d'Alphonse, il est permis de regretter le temps où
le don d'un livre latin, fait à propos, maintenait où rétablissait la
paix entre deux états. L'histoire ajoute que les médecins du roi
voulurent lui persuader que ce livre était empoisonné; mais qu'il
méprisa leurs soupçons, et se mit à lire l'ouvrage avec un extrême
plaisir[334].

[Note 332: Ce même Anton. Panormita, et Naldo Naldi, _Vita Jannotii
Manetti_; voy. Muratori, _Script. Rer. ital._, vol. XX.]

[Note 333: Crinitus, _de honestâ Disciplinâ_, l. XVIII, c. 9;
Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 95.]

[Note 334: Tiraboschi, _ub. sup._]

Quelques années plus tard, ce moyen de négociation aurait perdu son
efficacité. L'invention de l'imprimerie, autre événement plus important
encore par ses effets que la prise de Constantinople, sembla naître à
la même époque pour consoler le monde littéraire de cette ruine et pour
en sauver les débris. En rendant aussi prompte que facile la
multiplication des copies d'un livre, elle en diminua la haute valeur.
Il y eut encore des exemplaires infiniment précieux, et il y en aura
toujours; mais il n'y en eut plus d'inappréciables, parce qu'il n'y en
eut plus d'uniques, dont la possession pût être l'objet de l'ambition
d'un roi, et dont le sacrifice lui parût une satisfaction suffisante. On
a observé avec justesse[335] que cette invention parut précisément dans
le temps le plus propre à sa propagation et à son succès. Si elle était
née dans ces siècles où l'on ne s'était encore occupé ni des sciences ni
des livres, où un homme passait pour savant dès qu'il était en état de
lire et d'écrire tant bien que mal, les inventeurs auraient été forcés
de laisser oisifs leurs caractères et leurs presses, peut-être de les
jeter au feu, et de chercher pour vivre d'autres ressources. Mais le
bonheur des lettres voulut que l'imprimerie fût inventée précisément au
moment où la recherche des livres excitait un enthousiasme universel; à
peine était-elle connue qu'elle fut accueillie, célébrée, adoptée de
toutes parts, comme le don le plus précieux que les arts eussent encore
fait aux peuples modernes; invention merveilleuse en effet, qui décida
plus que toute autre de leur supériorité sur les anciens, et qui fut
pour l'homme civilisé un moyen de progrès aussi puissant peut-être que
l'avait été, dans l'enfance de la civilisation, la découverte de
l'écriture et la création de l'alphabet.

[Note 335: Tiraboschi. part. I, l. I, c. 4.]

Mayence, Harlem et Strasbourg se sont long-temps disputé l'honneur de
lui avoir donné naissance. La Caille, Chevillier, Maittaire, Prosper
Marchand, Orlandi, Schœphlin, Meerman[336], semblaient avoir épuisé
cette matière. D'autres auteurs l'ont encore traitée depuis. Le résultat
le plus clair de toutes ses recherches est que l'invention de
l'imprimerie en caractères mobiles appartient à l'Allemagne; que Jean
Guttimberg de Mayence l'employa le premier[337], et que le premier livre
qui fut imprimé avec cette espèce de caractères fut une Bible qui parut
de 1450 à 1455, et dont on n'a encore retrouvé, dit-on, que trois
exemplaires[338]. Le reste importe médiocrement à ceux qui sont plus
attentifs aux effets et aux causes, que curieux des noms de lieu et des
dates. Il paraît encore certain que cette invention passa d'Allemagne en
Italie avant de se répandre ailleurs; mais une autre question que les
érudits italiens ont souvent agitée, et qui nous arrêtera encore moins,
est de savoir quel est, en Italie, le lieu où la première imprimerie
s'établit. Est-ce Venise ou Milan? Est-ce le monastère de Subiac, dans
la campagne de Rome? Dans l'un ou dans l'autre lieu, on avoue que ce
furent deux imprimeurs allemands[339] qui transportèrent leurs
instruments et leur industrie, et que leurs éditions les plus anciennes
ne remontent pas plus haut que 1465. Ce qui paraît donner l'avantage au
monastère de Subiac, c'est qu'il était alors habité par des moines
allemands, et que ce dut être un motif de préférence pour des ouvriers
de ce pays.

[Note 336: _Histoire de l'Imprimerie_, Paris, 1689, in-4°.;
_l'Origine de l'Imprimerie de Paris_, Paris, 1694, in-4°.; _Annales
Typographici_, La Haye et Londres, 1719-1741, 9 vol. in-4°.; _Histoire
de l'Imprimerie_, La Haye, 1740, in-4°.; _Origine e progressi della
stampa_, Bononiæ, 1722, in-4.; _Vindiciœ Typographicœ_, Argentinæ, 1760,
in-4.; _Origines Typographycœ_, La Haye, 1765, in-4.]

[Note 337: La fable de Laurent Coster, soutenue par Meerman, est
entièrement discréditée aujourd'hui. M. de la Serna Santander, dans
l'_Essai historique_ qui précède son _Dictionnaire bibliographique
choisi du quinzième siècle_, Bruxelles, 1805, in-8°., ne laisse rien à
désirer ni à dire sur cet objet.]

[Note 338: L'un est dans la Bibliothèque du roi de Prusse, à Berlin:
l'autre chez des Bénédictins, près de Mayence (il doit être maintenant à
la Bibliothèque impér.); le troisième à Paris, à la Bibliothèque
Mazarine. (Tiraboschi, _Stor. della Letter. ital._, t. VI, part. I, p.
121.)]

[Note 339: Sweinheim et Pannartz.]

Cosme ne vécut pas assez pour voir cette belle découverte se répandre
dans sa patrie. Pendant ses dernières années, il passait, à
quelques-unes de ses maisons de campagne[340], tout le temps qu'il
pouvait dérober aux affaires publiques. L'amélioration de ses terres,
dont il tirait un immense revenu, y faisait sa principale occupation, et
l'étude de la philosophie platonicienne, son plus agréable délassement.
Marsile Ficin l'accompagnait dans tous ces voyages; il a écrit quelque
part que Midas n'était pas plus avare de son or, que Cosme ne l'était de
son temps. Il l'employa ainsi jusqu'à son dernier jour, donnant à ses
affaires personnelles, avec une grand calme d'esprit, le temps qu'elles
exigeaient de lui, et consacrant le reste à des entretiens
philosophiques sur les matières les plus élevées et les plus abstraites.
Se sentant près de mourir, il fit appeler _Contessina_, son épouse, et
Pierre, son fils, leur parla long-temps des affaires du gouvernement, de
celles de son commerce et de sa famille, recommanda à Pierre de veiller
avec la plus grande attention sur l'éducation de ses deux fils, Laurent
et Julien, exigea que ses funérailles se fissent arec la plus grande
simplicité, et mourut six jours après[341], âgé de soixante-quinze ans.

[Note 340: Careggi et Caffagiolo.]

[Note 341: Le Ier. jour du mois d'août 1464.]

Si ses funérailles furent faites sans autre pompe que celle que son
fils crut nécessaire à sa piété filiale et à la décence[342], elles
furent accompagnées d'une affluence de citoyens, et d'expressions de la
douleur publique, plus honorables pour sa mémoire que toutes les
magnificences du luxe des morts; et ce qui l'honore encore d'avantage,
c'est le décret du sénat, confirmé par le peuple, qui décerne à Cosme de
Médicis, après sa mort, le titre de _Père de la patrie_[343].

[Note 342: Voyez le détail de tous ces frais dans un article des
_Ricordi di Pietro de' Medici_, note 141, à la fin de la Vie de Cosme,
écrite en latin par Angelo Fabroni, p. 253 et suiv.]

[Note 343: Voyez ce décret, _ibidem_, note 142, p. 257, 258.]

Si l'on ajoute à l'idée que l'histoire nous donne de ses avantages
extérieurs, de la culture et de l'élévation de son esprit, et de la
protection aussi éclairée que généreuse qu'il accorda aux lettres, les
encouragements que lui durent les beaux-arts, qui étaient encore, pour
ainsi dire, au berceau, on sera forcé de reconnaître que, si les
circonstances favorisèrent singulièrement cet homme illustre, il sut
aussi profiter admirablement de ces circonstances heureuses, et que tout
ce qui honore l'esprit humain, tout ce qui fit à cette époque la
splendeur et la gloire de son pays, trouva, dans le noble emploi qu'il
fit de son pouvoir et de ses richesses, de puissants moyens
d'accroissement et de prospérité. Ce n'était pas un protecteur que les
artistes et les gens de lettres croyaient avoir en lui, c'était un ami
que leur avait ménagé la fortune, et qui aimait à partager avec eux ce
qu'elle avait fait pour lui; de même que ses concitoyens ne voyaient
dans un chef si affable, si simple et si populaire, qu'un citoyen
laborieux et appliqué, que sa capacité rendait propre à gérer, mieux
qu'un autre, les affaires de la république, et ses richesses, et sa
magnificence à les représenter avec plus d'honneur. Il dépensa des
sommes immenses à décorer Florence d'édifices publics. _Michellozzi_ et
_Brunelleschi_, dont l'un, dit M. Roscoe[344], était un homme de talent,
et l'autre, un homme de génie, étaient ses deux architectes de choix. Il
employait surtout le dernier pour les monuments publics; mais, lorsqu'il
fit bâtir une maison pour lui et pour sa famille, il préféra les plans
de _Michellozzi_, parce qu'ils étaient plus simples. En décorant cette
maison des restes les plus précieux de l'art antique, il y employa aussi
les talents des artistes modernes, et surtout du jeune peintre
_Masaccio_, qui substituait un nouveau style, une composition plus
expressive et plus naturelle, à la manière sèche et froide de _Giotto_
et de ses disciples; il l'occupa ensuite, ainsi que _Filippo Lippi_, son
élève, à embellir les temples qu'il avait fait bâtir; et l'on voyait en
même temps à Florence, comme dans une nouvelle Athènes, _Masaccio_ et
_Lippi_ orner des productions de leur pinceau les églises et les
palais, _Donatello_ donner au marbre l'expression et la vie,
_Brunelleschi_, architecte, sculpteur et poëte, élever la magnifique
coupole de _Santa Maria del Fiore_, et _Ghiberti_ couler en bronze les
admirables portes de l'église Saint-Jean, qui, suivant l'expression de
Michel-Ange, étaient dignes d'être les portes du paradis[345]; tandis
que l'académie platonicienne discutait les questions les plus sublimes
de la philosophie, que les Grecs réfugiés, pour prix du noble asyle qui
leur était donné, répandaient les trésors de leur belle langue, et les
chefs-d'œuvre de leurs orateurs, de leurs philosophes, de leurs poëtes,
et que de savants Italiens recherchaient avec ardeur, interprétaient
avec sagacité, et multipliaient avec un zèle infatigable, les copies de
ces chefs-d'œuvre échappées au fer des barbares et à la rouille du
temps.

[Note 344: _Life of Lorenzo de' Medici_, chap. I.]

[Note 345: _Un giorno Michel Agnolo Buonarotti fermatosi a veder
questo lavora, e dimandato quel che gliene paresse, e se questa porte
eran belle, rispose: elle son tanto belle, ch'elle starebbon bene alle
porte del paradiso_. Vasari, _Vita di Lorenzo Ghiberti_, éd. de Rome,
1759, in-4°., l. I, p. 213 et suiv. On trouve dans cette Vie les détails
les plus curieux sur le dessin et sur l'exécution de ces admirables
portes de St.-Jean. Ce qui prouve l'état florissant où étaient déjà les
arts, c'est que l'exécution en fut donnée au concours, et que _Lorenzo
Ghiberti_, qui n'avait que vingt-deux ans, l'emporta sur sept rivaux. Le
sujet du concours était le sacrifice d'Abraham fondu en bronze.
L'ouvrage de _Ghiberti_, jugé infiniment supérieur par une assemblée de
trente-quatre personnes, peintres, sculpteurs, orfèvres, tant florentins
qu'étrangers, accourus de toutes les parties de l'Italie, lui fit
adjuger sur-le-champ l'exécution et la fonte des portes. La première,
dont Vasari fait une description détaillée, étant finie, se trouva du
poids de trente-quatre milliers de livres, et coûta, tout compris,
vingt-deux mille florins. La seconde porte, décrite de même, _ibid._, et
qui fut commencée quelques années après, est d'un travail et d'une
richesse encore plus admirables. Vasari prétend que la confection de ces
deux portes coûta quarante ans de travaux à leur auteur; Bottari, dans
une note, les réduit à vingt-deux ans. Elles furent commencées en 1402,
et terminées en 1423. Voy. dans Vasari, _loc. cit._, la description des
figures et des ornements, et le détail des opérations de _Ghiberti_.]



CHAPITRE XIX.

_Philologues et Grammairiens célèbres du quinzième siècle; Guarino de
Vérone, Jean Aurispa, Ambrogio Traversari, Leonardo Bruni d'Arezzo,
Gasparino Barzizza, Poggio Bracciolini, Filelfo, Laurent Valla_; etc.


L'érudition imprima son cachet sur le quinzième siècle, comme le génie
avait imprimé le sien sur le quatorzième; mais une érudition
substantielle, conservatrice, vraiment profitable aux lettres, sans
laquelle même la plupart des anciens auteurs, quoique recouvrés alors,
n'auraient point existé pour nous; et non point cette érudition aussi
vaine que fatigante, qui redit encore aujourd'hui ce qui fut dit alors,
et ce qui a été redit cent fois depuis; qui met un soin minutieux à
expliquer toujours ce que personne ne s'est jamais soucié de savoir,
entasse des pages sur un mot, des volumes sur quelques phrases,
multiplie les gloses, comme pour empêcher d'entendre les textes, et
parviendrait à rendre l'Antiquité ennuyeuse, si l'on n'avait pas
toujours la ressource de lire les textes sans les gloses.

À voir la direction générale que prirent alors les esprits, on dirait
qu'ils agirent d'accord et d'après une délibération aussi unanime
qu'elle était sage: il semblerait que, certains désormais de l'existence
d'une langue à qui toutes les beautés de la poésie et de l'éloquence
étaient assurées, ils reconnurent de concert que, si l'on voulait que
l'emploi de cette langue fût aussi heureux qu'il l'avait été dans les
trois grands écrivains de l'autre siècle, il fallait exploiter et
fouiller, comme eux, la riche mine des anciens, se familiariser, comme
ils l'avaient fait, avec les muses grecques et latines, rapprendre, sous
la dictée de Cicéron, de Térence et de Virgile, le vrai génie et les
tours propres de l'idiome latin, dont on se servait toujours, mais
vicié, corrompu par le mauvais latin de l'école; chercher enfin, dans
les langues savantes, le secret que Dante, Pétrarque et Boccace y
avaient trouvé, de donner à une langue, basse et populaire jusqu'à eux,
l'élévation, l'énergie et la délicatesse qui la rendaient propre à
examiner toutes les nuances des combinaisons de l'esprit et des
inspirations du génie.

Telle fut, dès le commencement de ce siècle, la tendance commune des
efforts de tous les hommes studieux. L'ardeur avec laquelle on se porta
vers l'étude des anciens, et surtout des Grecs, l'empressement à
apprendre leur langue, et à rassembler les manuscrits de leurs ouvrages,
devinrent une passion générale qui s'empara de tous les esprits. Les
grammairiens, les philologues ou professeurs de langues et de
littérature ancienne, jouent donc, à cette époque, un rôle plus
important que dans les époques précédentes. En effet, on voit que la
plupart des hommes qui l'ont illustrée sortirent des écoles de deux
grammairiens célèbres, Jean de Ravenne et le savant Grec Emmanuel
Chrysoloras. Le premier, élevé, comme on l'a vu précédemment[346], par
Pétrarque, avec une extrême tendresse, lui avait donné des chagrins, et
n'avait pu lasser les bontés de son maître, par l'inconstance de son
humeur. On ne sait pas bien positivement ce qu'il devint après la mort
de Pétrarque. On le voit pendant plusieurs années professant à Padoue,
et presque en même temps à Florence. Il faut donc, ou qu'il y ait eu
deux professeurs de ce nom, comme quelques auteurs l'ont cru[347], ou
que le même se soit transporté rapidement de l'une à l'autre ville,
opinion qui paraît plus vraisemblable[348]. Ce qu'il y a de certain,
c'est que ce Jean de Ravenne fut un des plus savants maîtres de son
temps; il sortit de son école un si grand nombre d'Italiens célèbres,
qu'on l'a comparé au cheval de Troie, d'où sortirent les Grecs les plus
illustres[349]. Il professait encore à Florence en 1412, et fut chargé,
pour la seconde fois, cette année même, d'expliquer le poëme du
Dante[350]. L'abbé Mehus conjecture qu'il ne mourut que vers l'an
1420[351]. Les nombreux disciples d'Emmanuel Chrysoloras, célèbre
professeur de langue et de littérature grecque, dont nous avons aussi
parlé[352], ne contribuèrent pas moins que ceux de Jean de Ravenne à
donner à ce siècle le caractère d'érudition qui le distingue.

[Note 346: Voy. t. II, p. 421 et suiv.]

[Note 347: L'abbé Ginanni, _Scritt. Ravenn._, t. I, p. 214, etc.]

[Note 348: Voy. Tiraboschi, _Stor. della Letter. ital._, t. V, p.
513 et 514.]

[Note 349: Rafaello Volterrano, _Anthropol._, l. XXI, Tiraboschi,
_ub. supr._]

[Note 350: Salvino Salvini, dans la Préface de ses _Fasti
Consolari_.]

[Note 351: _Vita Ambros. Camald._, p. 324.]

[Note 352: Voy. ci-dessus, 260 et 261.]

_Guarino_ de Vérone, première tige d'une famille héréditairement
illustre dans les lettres, fut l'un des élèves les plus célèbres de ces
deux maîtres. Il était né en 1370, à Vérone, d'une famille noble[353].
Après s'être instruit, sous Jean de Ravenne, de la langue et de la
littérature latines, il se rendit à Constantinople, uniquement pour
apprendre le grec à l'école d'Emmanuel Chrysoloras, qui n'était point
encore passé en Italie. Un écrivain du quinzième et du seizième
siècle[354], a prétendu qu'il était d'un âge avancé quand il fit ce
voyage, qu'il revenait en Italie avec deux grandes caisses de livres
grecs, fruits de ses recherches, lorsqu'il fut accueilli par une tempête
affreuse, et qu'ayant perdu, dans ce naufrage, une de ses deux caisses,
il en conçut tant de chagrin, que ses cheveux blanchirent dans une nuit.
Mafféi et Apostolo Zeno révoquèrent en doute ce récit, qu'ils traitent
de fabuleux[355]. Il paraît, en effet, en rapprochant plusieurs
circonstances, que _Guarino_ était fort jeune quand il passa en Grèce,
et qu'il n'avait guère que vingt ans lorsqu'il en revint: mais ce n'est
pas une raison pour que le reste de ce fait soit une fable. Il serait
peu étonnant que les cheveux d'un homme déjà vieux blanchissent pour une
raison quelconque; il l'est beaucoup que ceux d'un jeune homme éprouvent
cette métamorphose; mais c'est aussi comme une chose très-étonnante que
ce fait est rapporté. _Guarino_, de retour en Italie, tint d'abord
école à Florence, et successivement à Vérone, sa patrie, à Padoue,
Bologne, à Venise et à Ferrare. Cette dernière ville est celle où il
séjourna le plus. Nicolas III d'Est l'y appela[356] pour lui confier
l'éducation de son fils Lionel. Six ou sept ans après, quand il l'eut
finie, il fut fait professeur de langue grecque et latine dans
l'Université de Ferrare[357], dont le marquis Nicolas avait la
prospérité fort à cœur. _Guarino_ remplissait cette fonction lorsque se
tint le grand concile, où l'empereur grec Jean Paléologue se rendit. Les
Grecs, dont il était accompagné, donnèrent à notre professeur beaucoup
d'occupation, comme il le disait lui-même dans des lettres citées par le
cardinal Querini[358]. Il passa avec eux à Florence, lors de la
translation du concile, sans doute pour servir d'interprète dans les
conférences entre les Latins et les Grecs. Il revint ensuite à Ferrare,
où il professait encore à la fin de 1460, lorsqu'il mourut, âgé de
quatre-vingt-dix ans.

[Note 353: Alexandre Guarini, arrière-petit-fils de Battiste
Guarini, auteur du _Pastor Fido_, dit dans la Vie de ce poëte, en
parlant de Guarino l'ancien, tige honorable de leur famille, qu'il était
_noble Véronais_. Voy. supplément au _Giornale de' Letterati d'Italia_,
t. II, p. 155.]

[Note 354: _Pontico Virunio_, dans sa Vie d'Emmanuel Chrysoloras,
cité par Henri-Étienne, Dialogue intitulé: _De parum fidis Græca linguæ
magistris_, 1587, in-4°.]

[Note 355: _È favoletta raccontata da Pontico Virunio_; Mafféi,
_Verona illustrata_, part. II, l. III, p. 134. _Questo racconta del
Virunio ha un' aria di favoletta_. Apostolo Zeno, _Dissertaz. Voss._, t.
I, p. 214.]

[Note 356: En 1429.]

[Note 357: En 1436.]

[Note 358: _Diatrib. ad. Epist. Fr. Barbar._, p. 511; Tiraboschi, t.
VI, part. II. p. 260.]

Ses principaux ouvrages consistent en traductions latines des auteurs
grecs; celles de plusieurs Vies de Plutarque, de quelques-unes de ses
œuvres morales, et surtout de la Géographie de Strabon[359], sont les
principales. Il ajouta aux Vies traduites de Pétrarque, la Vie
d'Aristote et celle de Platon. Il composa de plus une grammaire
grecque[360] et une grammaire latine[361], des commentaires sur
plusieurs auteurs des deux langues[362], plusieurs discours latins
prononcés à Vérone, à Ferrare et ailleurs, quelques poésies latines et
un grand nombre de lettres qui n'ont point été imprimées[363]. C'est lui
qui retrouva le premier les poésies de Catulle, couvertes de poussière
dans un grenier, et presque détruites[364]. Il les restaura, les
corrigea, les mit en état d'être lues et entendues, à l'exception d'un
petit nombre de vers où le temps avait tellement imprimé ses traces, que
ni _Guarino_, ni aucun autre depuis, n'ont pu les effacer entièrement.

[Note 359: Il ne traduisit d'abord que les dix premiers livres, par
ordre du pape Nicolas V; Grégoire de Tyferne traduisit les sept autres,
et c'est dans cet état qu'ils ont été imprimés pour la première fois à
Rome, vers 1470, in-fol., par les soins de Jean André, évêque d'Aleria;
mais, à la demande du sénateur vénitien _Marcello_, _Guarino_ traduisit
aussi dans la suite ces sept derniers, et on les garde manuscrits dans
plusieurs bibliothèques, à Venise, à Modène, etc. Mafféi, _Verona
illustrata_, t. II, p. 145, cite un manuscrit original des dix-sept
livres, écrit tout entier de la main même de _Guarino_, et qui était
alors à Venise, dans la bibliothèque du sénateur _Soranzo_.]

[Note 360: _Emmanuelis Chrysoloræ erotemata linguæ græcæ, in
compendium redacta, à Guarino Veronensi_, etc. _Ferrariæ_, 1509, in-8°.
Ce n'est, comme on voit, qu'un abrégé de la Grammaire de Chrysoloras,
mais avec des additions et des notes de _Guarino_. Ce livre est devenu
fort rare.]

[Note 361: _Grammaticæ institutiones, per Bartholomœum Philalethem_,
sans date et sans nom de lieu, mais à Vérone, 1487, et réimprimée en
1540; premier modèle, selon Mafféi (_ub. sup._ p. 149) de toutes celles
qu'on a faites depuis. Il faut ajouter quelques opuscules, _Carmina
differentiala_. _Liber de Diphtongis_, etc.]

[Note 362: Entre autres sur quelques oraisons de Cicéron et sur
Perse.]

[Note 363: Voyez-en la notice dans Mafféi, _ub. supr._, p. 150.]

[Note 364: Sur ce manuscrit de Catulle, et sur une épigramme latine
qui indique le lieu où il fut trouvé, et qui est attribuée à _Guarino_,
voy. Apostolo Zeno, _Dissertaz. Voss._, t. I, p. 223.]

Il y a peu de proportion entre ces travaux de _Guarino_ et l'immense
réputation dont il a joui dans son siècle, et même dans les âges
suivants; mais le grand bien qu'il fit aux lettres, et qui justifie
cette renommée, fut dans le nombre presque infini de disciples qu'il
forma pendant sa longue carrière, et auxquels il inspira le goût des
bonnes études et de la littérature ancienne. C'est surtout comme l'un
des plus zélés restaurateurs de cette littérature et de ces études
qu'il mérite les grands éloges que lui donnèrent plusieurs écrivains de
son temps. Une des qualités qu'ils louent le plus en lui, est l'activité
prodigieuse qu'il conserva jusque dans ses dernières années. «Deux
choses, dit l'un d'eux[365], décorent la vieillesse de notre _Guarino_,
qui a décoré l'Italie entière en y ranimant l'étude des belles-lettres;
c'est une mémoire incroyable et une infatigable application à la
lecture. À peine il mange, à peine il dort, à peine il sort de chez lui,
et cependant ses membres et ses sens conservent toute la vigueur de la
jeunesse.» Cet homme laborieux eut, de la même femme, douze enfants au
moins. Deux de ses fils suivirent ses traces. Jérôme, ou _Girolamo_ fut
secrétaire d'Alphonse, roi de Naples. Baptiste, plus connu, fut
professeur de littérature grecque et latine à Ferrare, comme son père.
Il eut, comme lui, de savants et illustres élèves, entre autres _Giglia
Giraldi_ et Alde Manuce. Il laissa des poésies latines qui sont
imprimées[366]; un Traité des études[367] qui l'est aussi, sans compter
un grand nombre d'Opuscules, de Traductions du grec, de Discours et de
Lettres, restés inédits. C'est à lui que l'on dut la première édition
des Commentaires de Servius sur Virgile[368]; il travailla beaucoup et
avec fruit à corriger et à expliquer Catulle, qu'avait retrouvé son
père[369]; les auteurs contemporains mettent presque de pair le père et
le fils dans leurs éloges, et en considérant cette continuité de
services, d'enseignement et de travaux, les amis des lettres ne doivent
point les séparer dans leur reconnaissance.

[Note 365: Timothée Mafféi, cité par Apost. Zono. _ub. sup._ p. 221,
col. 2.]

[Note 366: _Baptistœ Guarini Veronensis poemata latina_, Modène,
1496.]

[Note 367: _De ordine docendi ac studendi ad Maffeum Gambaram
Brixianum discipulum suum_, sans nom de lieu et sans date. Il y en a eu
une autre édition à Heidelberg, en 1489. Mafféi _Verona illustr._, t.
II, p. 157.]

[Note 368: C'est du moins ce que dit Mafféi, _loc. cit._; mais
l'édition dont il parle est celle de Venise, 1471, avec une souscription
en vers latins, où _Guarino_ est nommé, et l'on en cite une de Rome,
sans date, que les bibliographes prétendent être de l'année précédente,
1470. Voy. Debure, _Bibl. instr., Belles-Lettres_, t. I, p. 291.]

[Note 369: C'est ce qu'on peut voir par l'édition rare et précieuse
que son fils Alexandre _Guarino_ a donnée de ce poëte, Venise, 1521,
in-4.]

Il n'y eut peut-être jamais de plus grands rapports entre deux hommes
qui courent la même carrière que ceux qu'on remarque entre _Guarino_ de
Vérone et Jean _Aurispa_[370]. Leur longue vie, le genre de leurs
travaux, les vicissitudes qu'ils éprouvèrent ont une ressemblance
frappante. Tous deux nés presque en même temps, tous deux professeurs de
la même science et presque dans les mêmes villes, tous deux d'une ardeur
infatigable pour la recherche des anciens manuscrits, _Aurispa_, pour
dernier trait de sympathie, passa comme _Guarino_ à Constantinople,
uniquement pour apprendre le grec. Il était né un an avant lui, en 1369.
La Sicile fut sa patrie, et sans doute il y resta pendant ses premières
années. Ce ne fut que dans un âge mûr qu'il voyagea en Grèce. L'activité
qu'il mit à y rechercher les anciens livres eut le plus heureux succès.
À son retour en Italie, il rapporta à Venise deux cent trente manuscrits
d'auteurs grecs, parmi lesquels on compte les poésies de Callimaque, de
Pindare, d'Oppien, celles qu'on attribue à Orphée, toutes les Œuvres de
Platon, de Proclus, de Plotin, de Xénophon; les histoires d'Arrien, de
Dion, de Diodore de Sicile, de Procope et plusieurs autres qu'il rendit
le premier aux lettres européennes. Il revint en Italie avec le jeune
empereur grec Jean Paléologue, que, du vivant de son père, on appelait
Calojean, à cause de sa beauté. Il était avec lui à Venise à la fin de
1423. Il l'accompagna dans plusieurs villes, et ne se sépara de lui que
l'année suivante. Il se rendit ensuite à Bologne, où l'on désira
l'attacher à l'Université comme professeur de langue grecque. Il resta
un an dans cette ville, dont il trouva les habitants polis et d'un bon
commerce, mais peu disposés à l'étude des belles-lettres[371]. On se
rappelle cependant de quelle réputation jouissait l'Université de
Bologne, et rien ne prouve mieux combien il y avait de différence entre
des études littéraires et celles que l'on avait faites jusque-là dans
les Universités, et que l'on y faisait encore.

[Note 370: Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 265.]

[Note 371: Tirabochi, t. VI, part. II, p. 268.]

On désirait depuis quelque temps à Florence d'y attirer Jean _Aurispa_.
On lui promettait un traitement plus avantageux, et des esprits mieux
préparés à la culture des lettres. Il s'y rendit enfin; mais soit par
l'effet de quelques brouilleries qui furent très-fréquentes parmi les
littérateurs de ce temps, soit par tout autre motif, il y resta peu
d'années, et passa de Florence à Ferrare, où le marquis Nicolas III le
retint par ses bienfaits. Il y était encore en 1438, quand le concile de
Bâle y fut transféré. Ce fut alors qu'il fut connu du pape Eugène IV,
qui se l'attacha en qualité de secrétaire apostolique. Nicolas V le
confirma dans cette place[372]. Il n'est pas étonnant qu'un pontife
aussi ami des lettres s'occupât de la fortune d'un savant si distingué.
Il lui accorda quelques bénéfices qui le mirent, pour le reste de sa
vie, au-dessus du besoin. Devenu vieux, il désira quitter la cour
romaine, et revenir à Ferrare, où il avait encore des amis. Il y
retourna en effet en 1450, y vécut tranquille et honoré pendant dix ans,
et mourut plus que nonagénaire, en 1460. Plusieurs traductions du grec
en latin, quelques lettres et quelques poésies latines, sont aussi tout
ce qui reste d'_Aurispa_. C'est à son long professorat, aux manuscrits
précieux qu'il recueillit, qu'il expliqua, dont il répandit et multiplia
les copies, en un mot, aux efforts constants qu'il fit pour seconder le
mouvement général qui se portait alors vers l'étude des langues
anciennes, qu'il dut, comme _Guarino_, sa juste célébrité.

[Note 372: En 1447.]

_Gasparino Barzizza_, autre célèbre professeur et orateur de ce temps,
prit son nom du village de _Barzizza_, près de Bergame, où il était né
en 1370. On croit qu'il fit ses études à Bergame, et qu'il y tint même
ensuite une école particulière. Il professa ensuite publiquement les
belles-lettres à Pavie, à Venise, à Padoue et à Milan. Il était dans
cette dernière ville en 1418, lorsque le Pape Martin V y passa, en
revenant du concile de Constance. _Barzizza_ fut choisi pour le
complimenter, et les deux Universités de Pavie et de Padoue ayant envoyé
des orateurs auprès de ce pontife, ce fut encore lui qui fut chargé de
rédiger les deux harangues. Il jouit le reste de sa vie de la faveur du
duc Philippe-Marie Visconti et de la considération due à ses talents et
à son savoir: il mourut à Milan vers la fin de 1430.

Les Œuvres latines qu'il a laissées ne sont pas ses seuls titres pour
être compté parmi les restaurateurs des bonnes études et de l'élégante
latinité: il l'est surtout, comme _Aurispa_ et _Guarino_, pour son zèle
à expliquer les anciens auteurs, et à déchiffrer les manuscrits dont la
recherche occupait alors tous les savants. Ses épîtres forment pour nous
autres Français une curiosité typographique. Quand deux docteurs de
Sorbonne[373] eurent fait venir d'Allemagne à Paris, en 1469, trois
ouvriers imprimeurs[374] qui dressèrent leurs presses dans une salle de
cette maison, les lettres de _Gasparino_ furent le premier produit de
cet art, nouveau pour Paris et pour la France[375]. Tous ses ouvrages
ont été recueillis et publiés dans le siècle dernier, avec ceux de son
fils _Guiniforte_, par le cardinal _Furietti_[376]. Ce fils était né à
Pavie, en 1406. Il n'eut pas la même réputation d'éloquence et
d'élégance que son père, mais il fournit une carrière plus brillante. Il
expliquait à Novarre les Offices de Cicéron et les comédies de Térence,
lorsque des circonstances heureuses le firent connaître du roi Alphonse
d'Aragon; admis à le haranguer à Barcelone, en 1432, il déploya tant
d'éloquence, qu'Alphonse, enchanté de l'entendre, le nomma sur-le-champ
son conseiller. Il accompagna ce monarque dans son expédition sur les
côtes d'Afrique. Tombé malade en Sicile, il obtint la permission de
retourner à Milan, sans rien perdre de la faveur du roi. Le duc
Philippe-Marie lui accorda le titre de son vicaire-général; et, ce qui
est digne de remarque, c'est que ce titre n'empêcha point _Guiniforte_
d'accepter la chaire de philosophie morale qui lui fut offerte; il fut
souvent interrompu, dans ses fonctions de professeur, par les ambassades
dont le duc le chargea auprès du roi Alphonse et des papes Eugène IV et
Nicolas V. Après la mort de Philippe-Marie, François Sforce lui ayant
donné le titre de secrétaire ducal, il passa tranquillement dans cet
emploi le reste de sa vie. On croit qu'il mourut vers la fin de 1459.
Ses lettres et ses harangues, publiées avec les œuvres de son père, se
sentent de même du commerce et de l'étude assidue des anciens.

[Note 373: Guillaume Fichet et Jean de la Pierre.]

[Note 374: Ils se nommaient Ulric Gering, Martin Crantz, et Michel
Friburger.]

[Note 375: _Gasp._ (c'est-à-dire, Gasparini) _Pergamensis_ (ce
devrait être _Bergomensis_) _epistolæ_, in-4°., sans date, mais du
commencement de l'année 1470, comme plusieurs autres éditions, aussi
sans date, données au même lieu par les trois mêmes imprimeurs.]

[Note 376: Rome, 1723, in-4°.]

_Ambrogio Traversari_, religieux Camaldule, fut l'un des plus illustres
élèves d'Emmanuel _Chrysoloras_. Né en 1386[377] à Portico, château de
la Romagne, qui passa peu de temps après sous la domination de Florence,
il entra, dès l'âge de quatorze ans, l'année même où commençait un autre
siècle, dans l'Ordre[378] dont le nom se trouve toujours réuni avec le
sien; car on ne l'appelle point autrement qu'_Ambrogio_ le Camuldule. Il
s'y livra entièrement à l'étude, et y resta trente-un ans sans aucune
fonction qui le détournât de la culture des lettres. Converser avec les
savants qui étaient alors à Florence, entretenir un commerce de lettres
suivi avec ceux qui en étaient absents, recueillir de toutes parts
d'anciens manuscrits, traduire du grec en latin plusieurs auteurs, et
composer lui-même plusieurs ouvrages d'érudition, furent, pendant ce
temps, toutes ses occupations. Il se fit aimer par son caractère autant
que par son savoir, et compta, parmi ses amis, Cosme de Médicis,
_Niccolo Niccoli_, et tous ceux des citoyens distingués de Florence qui
aimaient et cultivaient les lettres. Créé, en 1431, Général de son
Ordre, et occupé depuis ce moment d'affaires et de voyages, il eut
moins de temps à donner à l'étude, mais il y consacra toujours ses
loisirs. Il se servit même de ses voyages ou tournées qu'il faisait en
visitant les maisons de l'Ordre, pour composer un ouvrage qu'il intitula
_Hodæporicon_, et qui contient, comme ce titre grec l'annonce, le détail
de ses voyages, et des choses relatives aux lettres qu'ils lui donnaient
lieu d'observer. Ce livre, qui est imprimé[379], fournit beaucoup de
lumières sur l'histoire littéraire du quinzième siècle; et ses lettres
latines, qui le sont aussi, en fournissent encore davantage[380].

[Note 377: Son père se nommait _Beneivenni de' Traversari_. Les avis
ont été partagés sur la noblesse ou la rôture, la richesse ou la
pauvreté de sa famille; mais cela ne doit nous importer nullement.]

[Note 378: À Florence, dans le couvent des Camaldules, _degli
Angioli_.]

[Note 379: _Ambrosii, Camaldulensis abbatis Hodæporicon, anno 1431
ad capitulum generale ejusdem ordinis susceptum, et ex bibliothecâ
medicâ editum à Nicolao Bartholini_, Florentiæ, in-4°. Debure, _Bibl.
instr._, n°. 4531, met à cette édition la date de 1680; mais elle est
sans date, et l'abbé Mehus nous apprend qu'elle est de 1681. _Et
quamvis_, dit-il (_Prœf. ad Vitam Ambr. Camald._, p. 91). _Bartholini
editio anno quo in lucem venit nusquam prœ se ferat, didici tamen ex
codice chartaceo Biblioth. publicœ Magliabechianœ, an. 1681, productam
fuisse_.]

[Note 380: Les PP. Martene et Durand sont les premiers qui aient
publié un recueil des Lettres d'_Ambrogio Traversari_ (_Amplissima
collectio veter Monum._ t. III). Elles ont été réimprimées avec de
nombreuses additions, par P. Canneti et par le savant abbé Mehus, sous
ce titre: _Ambrosii Traversarii generalis Camaldulensium aliorumque ad
ipsum et ad alios de eodem Ambrosio latinæ epistolæ_, etc., 2 vol. gr.
in-fol. Florence, 1759. L'abbé Mehus y a joint une Vie de l'auteur, ou
plutôt une histoire de la renaissance des lettres à Florence, qui est un
riche dépôt de connaissances et de renseignements certains, mais écrite
avec un désordre fatigant, et où les objets sont entassés avec
surabondance et confusion.]

Envoyé par le pape Eugène IV au concile de Constance, _Ambrogio_ le fut
ensuite auprès de l'empereur Sigismond, revint à Venise pour y
recevoir, au nom du pape, l'empereur et le patriarche des Grecs, les
conduisit à Ferrare, assista au grand concile, dont la réunion des deux
Églises était le principal objet, et mourut, en 1439, âgé de
cinquante-trois ans seulement, peu de temps après l'heureuse issue de ce
concile, à laquelle il contribua par son esprit conciliant, sa science
théologique, et sa connaissance égale des deux langues. _Ambrogio_ le
Camaldule ne professa point, mais il fut sans cesse occupé d'entretenir
par ses relations, ses correspondances et ses travaux, ce goût pour les
bonnes études, que de célèbres professeurs, qui étaient tous ses amis,
répandaient par leurs leçons. Il ne se fit, pour ainsi dire, à Florence,
aucun bien aux lettres pendant la vie, auquel il n'ait activement et
puissamment contribué.

Enfin, ce fut encore un élève de Jean de Ravenne et d'Emmanuel
Chrysoloras, que ce _Leonardo Bruni_, l'un de ceux qui illustrèrent le
nom _d'Arétin_, ou de citoyen d'Arezzo, nom qu'un homme qui ne les
valait pas, malgré tout le bruit qu'il a fait, porta dans la suite, sous
lequel il est seul connu en France, et qu'il a presque déshonore.
_Leonardo_ naquit en 1369[381]; il n'avait que quinze ans lorsque les
troupes françaises, conduites par Enguerrand de Coucy, et réunies aux
bannis d'Arezzo, entrèrent dans cette ville, et la remplirent de trouble
et de carnage. Son père fut emmené prisonnier dans un château[382], et
lui dans un autre[383]. Dans la chambre où il fut enfermé se trouvait un
portrait de Pétrarque. Il y tenait les yeux sans cesse attachés, et
cette espèce de contemplation l'enflamma du désir d'imiter ce grand
homme. Lorsqu'il fut mis en liberté, il se rendit à Florence, où il
continua, sous Jean de Ravenne, les études qu'il avait commencées à
Arezzo. Des vues solides d'établissement l'engagèrent à étudier aussi
les lois. Il y était fort appliqué, lorsque Emmanuel Chrysoloras, appelé
à Florence, y ouvrit son école de langue grecque. _Leonardo_ quitta les
lois pour la suivre; et ce fut avec tant d'ardeur, qu'il répétait dans
son sommeil, comme il l'assure lui-même[384], ce qu'il avait appris
pendant le jour. Peu de temps après le départ de Chrysoloras, il fut
appelé à Rome par le pape Innocent VII, et revêtu de l'emploi de
secrétaire apostolique[385]. Il partagea les dangers et les vicissitudes
de ce pontife, s'enfuit de Rome et y revint avec lui. Après sa mort, il
conserva la même place auprès de Grégoire XII. Il la conserva encore
sous Alexandre V, qui connaissait le prix d'un homme tel que lui, et
même sous le pape Corsaire Jean XXIII, qui pouvait le connaître un peu
moins. Après la déposition de ce pontife au concile de Constance,
_Leonardo_ revint à Florence. Il y était quand Martin V éprouva, dans
cette ville, quelques désagréments qui le mirent fort en colère. On
chanta publiquement une chanson satirique, dont le refrain était, _Papa
Martino, non vale un quattrino_[386]. Le pape prit la chose au sérieux;
il voulut sévir contre les Florentins, et les excommunier, eux et leur
ville, pour une chanson: ce fut _Leonardo_ qui le fléchit par un
discours éloquent qu'il nous a conservé dans ses mémoires[387]. Il avait
déjà été nommé chancelier de la république; il le fut alors une seconde
fois, posséda cet emploi jusqu'à sa mort, en 1444. On lui fit des
obsèques magnifiques. _Giannozzo Manetti_ prononça son oraison funèbre.
Il le couronna de laurier, par décret de l'autorité publique. On plaça
sur sa poitrine l'Histoire de Florence, qu'il avait écrite en latin;
enfin, on lui éleva un mausolée en marbre, que l'on voit encore à
Florence, dans l'église de Sainte-Croix.

[Note 381: Tiraboschi, _Stor. della Letter. ital._, t. VI, part. II,
p. 33; Mazzuchelli, _Scritt. ital._, t. II, part. IV; Mehus, _Vita
Leonardi Aretini_, en tête de l'édition qu'il a donnée de ses Lettres.]

[Note 382: _Pietramala_.]

[Note 383: _Quarana_.]

[Note 384: _De temporibus suis_.]

[Note 385: En 1405.]

[Note 386: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 35.]

[Note 387: _De temp. suis com._, p. 38.]

_Leonardo Bruni_ ne fut pas seulement un des hommes les plus savants de
son siècle; il fut aussi l'un de ceux dont le commerce était le plus
aimable, et qui avait, dans ses mœurs et dans ses manières, le plus de
dignité. Sa renommée ne se bornait point à l'Italie. On vit des
Espagnols et des Français faire le voyage de Florence, par le seul désir
de le connaître. On raconte qu'un Espagnol, chargé par son roi de le
visiter, s'agenouilla devant lui, et ne consentit qu'avec peine à se
relever[388]. Les honneurs qu'il recevait ne lui inspiraient aucun
orgueil. On ne lui reproche qu'un peu d'avarice; mais quelquefois on
donne ce nom à l'amour de l'ordre et de l'économie. Il était d'une
fidélité à toute épreuve en amitié, savait pardonner à ses amis de
légers torts, et même de plus graves; il fallait enfin, pour le forcer
de rompre avec eux, qu'il fût poussé à bout, comme il le fut par
_Niccolo Niccoli_, que nous avons compté parmi les bienfaiteurs des
lettres[389], mais homme d'un caractère difficile, et dont les mœurs
n'étaient pas, à ce qu'il paraît, aussi pures que le goût.

[Note 388: _Vespasiano Fiorentino_, cité par Mazzuchelli, _ub.
supr._]

[Note 389: Voy. ci-dessus, p. 257.]

_Leonardo_ et lui étaient liés de l'amitié la plus intime: une aventure
scandaleuse les brouilla. _Niccolo Niccoli_ avait cinq frères; il enleva
publiquement à un d'entre eux sa maîtresse[390]; celle-ci eut
l'insolence d'insulter la femme d'un second; tous cinq furent d'accord
pour lui infliger en pleine rue un châtiment peu décent et honteux[391].
_Niccolo_ fut au désespoir. Ses amis essayèrent en vain de le consoler.
_Leonardo_ s'abstint de l'aller voir: _Niccolo_ remarqua son absence, et
lui en fit faire des reproches. _Leonardo_ ne répondit peut-être pas
avec les égards qu'on doit à un esprit malade. Sa réponse, trop
fidèlement rendue, mit _Niccolo_ dans une véritable fureur. Il abjura
son amitié, et s'emporta hautement contre lui, dans les propos les plus
injurieux et les plus amers. _Leonardo_, quoique d'un caractère doux,
perdit patience, et écrivit contre son ancien ami, une _Invective_, où
il lui rendait avec usure les injures qu'il en avait reçues, mais qui,
heureusement pour son auteur, n'a jamais été publiée[392]. Cette
malheureuse querelle désolait tous leurs amis communs; plusieurs
essayèrent en vain de les réconcilier. Ce fut _Poggio Bracciolini_ qui
en eut enfin la gloire. La réconciliation fut sincère de part et
d'autre, et leur amitié reprit son premier cours[393].

[Note 390: Elle se nommait _Benvenuta_. M. William Shepherd, dans la
Vie de _Poggio Bracciolini_, qu'il a publiée en anglais (Liverpool,
1802, in-4.), remarque avec raison, comme une circonstance
extraordinaire de cette affaire scandaleuse, qu'_Ambrogio_ le Camaldule,
religieux aussi distingué par la pureté de ses mœurs que par son savoir,
en écrivant à _Niccolo Niccoli_, le prie souvent de présenter ses
compliments à sa _Benvenuta_, qu'il distingue par le titre de _fœmina
fidelissima_; voyez ses Lettres, liv. VIII, ép. 2, 3, 5, etc.]

[Note 391: Voyez le récit de toute cette querelle, et notamment de
ce châtiment public infligé à Benvenuta, _plaudentibus vivinis et totâ
multitudine comprobante_, dans une longue lettre de _Leonardo Bruni_ au
_Poggio_, lorsque celui-ci était en Angleterre; _Leonardi Aretini
Epistolæ_, l. V, ép. 4.]

[Note 392: L'abbé Mehus, dans le catalogue des ouvrages de
_Léonardo_, qu'il a mis à la suite de sa Vie, dont il sera parlé plus
bas, a placé cette invective au n°. XXVI, sous ce titre: _Leonardi
Florentini oratio in nebulonem maledicum_. Il en cite un manuscrit
conservé à Oxford, bibliothèque du New-Collége, n°. 286, manuscrit 10.
M. W. Shepherd, _Life of Paggio_, p. 135, affirme qu'une vérification
exacte, faite au mois de novembre 1801, lui a prouvé que ce manuscrit
n'y existe pas, quoiqu'il soit porté dans le Catalogue de cette
bibliothèque. J'observerai ici que le même biographe anglais s'est
trompé, en disant, _loc. cit._, que _Leonardo_, dans cet écrit, traite
son ancien ami de _nebulo malefiens_. On voit par le titre ci-dessus que
c'est _maledicus_ et non _malefiens_ qu'il faut lire; c'est beaucoup
trop pour un ami, mais beaucoup moins que ne le dit M. Shepher, par le
changement d'une seule lettre. Au reste, on voit, par cet article du
Catalogue de l'abbé Mehus, que cette _Invective_ est conservée dans la
bibliothèque Laurentienne; il en décrit même le manuscrit, et donne un
aperçu de ce qu'il contient.]

[Note 393: _The Life of Poggio Bracciolini_, ch. 3 et 4.]

Si _Leonardo_ n'était pas toujours maître de sa vivacité dans les
premiers moments, il savait en réparer les fautes avec noblesse, et avec
cette grâce particulière qui n'appartient qu'aux ames élevées.
Lorsqu'il était chancelier de la république, il prit part à une
discussion philosophique dans laquelle _Giannozzo Manetti_, qui était
très-jeune, remporta de tels applaudissements, que _Leonardo_ en fut
piqué, et se permit contre lui quelques paroles injurieuses. _Manetti_
lui répondit avec une douceur qui lui fit sentir sa faute. Il passa
toute la nuit à se la reprocher. Il était à peine jour que, sans égard
pour sa dignité, il se rendit seul chez _Manetti_. Celui-ci témoigna
beaucoup de surprise de voir un vieillard revêtu d'une si grande
autorité, et de tant de renommée, le venir trouver dans sa maison.
_Leonardo_, sans autre explication, lui ordonna de le suivre, ayant,
disait-il, à lui parler en secret. Arrivé sur les bords de l'_Arno_, au
milieu de la ville, il se retourne, et dit à _Giannozzo_, à haute voix:
«Hier au soir, il me semble que je vous ai grièvement insulté; j'en ai
aussitôt porté la peine: je n'ai pu trouver ni sommeil, ni repos, que je
ne fusse venu vous avouer sincèrement ma faute, et vous en demander
excuse[394].» On juge de ce que dut alors éprouver un jeune homme bon et
sensible, qui aimait et respectait _Leonardo_ comme son maître, et qui
le voyait descendre de la seconde dignité de l'état, pour réparer un
tort qu'il lui avait déjà pardonné. Cet acte de _Leonardo_ est une bonne
leçon pour les vieillards hargneux, pour les savants hautains, et pour
les magistrats arrogants.

[Note 394: Ce trait est raconté par _Naldo Naldi_, auteur
contemporain, dans la Vie de _Giannozzo Manetti_, que Muratori a
insérée, _Script. Rer. ital._, vol. XX.]

Cet écrivain laborieux composa beaucoup d'ouvrages, et sur une grande
variété de matières. Son Histoire de Florence, en douze livres, s'étend
depuis l'origine de cette ville jusqu'à la fin de l'an 1404[395]. Il a
aussi écrit des Mémoires ou Commentaires sur les événements publics de
son temps[396]; quelques opuscules historiques et des traductions, ou
plutôt des imitations de Polybe et de Procope[397]. Il traduisit
littéralement les Œconomiques, les Politiques et les Morales d'Aristote;
quelques opuscules de Plutarque, des harangues de Démosthènes et
d'Eschyne; des morceaux de Platon, de Xénophon, de saint Basile, et de
plusieurs autres encore. Il est donc compté, à juste titre, parmi ceux
qui contribuèrent le plus à répandre par leurs traductions latines le
goût des anciens auteurs grecs. Nous lui devons la Vie du Dante et celle
de Pétrarque, toutes deux en langue italienne[398]. On a de lui, tant
imprimés que manuscrits, un grand nombre d'autres ouvrages sur
différents sujets, des discours oratoires, des poésies italiennes et
latines, et surtout des Lettres en cette dernière langue, qui ont été
imprimées plusieurs fois[399], et qui sont, comme celles d'_Ambrogio_ le
Camaldule, très-utiles pour l'histoire littéraire de ce siècle. Son
style n'est pas très-élégant; il a cette rudesse qui est commune à tous
les auteurs latins de cette première moitié du quinzième siècle; mais il
ne manque pas de force et d'une certaine énergie qui fait que ses
ouvrages, et principalement ses histoires, peuvent se lire encore avec
plaisir et avec fruit[400].

[Note 395: _Historiarum populi Florentini lib. XII_. _Léonardo_
écrivit cette histoire en 1415; elle fut traduite en italien par _Donato
Acciojuoli_, et cette traduction fut imprimée à Venise dès 1473;
l'original latin ne l'a été qu'en 1610, à Strasbourg.]

[Note 396: _De temporibus suis_, l. II, Venise, 1475 et 1485; Lyon,
1539, etc.]

[Note 397: _De bello italico adversus Gothos gesto_, l. IV;
_Fulginii_ (Foligno), 1470, in-fol., Venise, 1471; _Commentarium rerum
Græcarum_, Lyon, 1539; Leipsick, 1546, etc.]

[Note 398: La Vie de Pétrarque fut publiée pour la première fois par
Tomasini, _Petrarcha redivivus_, 2e. édition, Padoue, 1650, in-4°., p.
207; elle fut réimprimée avec celle du Dante, d'après un manuscrit de la
bibliothèque de Cinelli, Pérouse, 1671, in-12. On les trouve l'une et
l'autre en tête de quelques éditions du Dante et de Pétrarque.]

[Note 399: La première fois en 1472, in-fol., sans nom de lieu, mais
à Brescia, par Antoine Moret, de cette ville, et Hiéronyme d'Alexandrie,
et non en 1493, comme le dit Niceron, ou en 1495, comme l'a écrit
Maittaire, _Annal. Typ._, t. I. Cette dernière édition est une
réimpression de celle de 1472. La meilleure est celle que l'abbé Mehus a
donnée à Florence, 1741, 2 vol. in-8°.; il y a joint une Vie de
_Leonardo_, une préface et des notes. On y trouve de plus deux nouveaux
livres de Lettres, jusqu'alors inédites, ajoutés aux huit livres que
contiennent les anciennes éditions, et cinq lettres aussi inédites,
adressées au concile de Bâle, au nom du peuple Florentin.]

[Note 400: Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 38.]

_Poggio Bracciolini_, connu en France sous le nom de Pogge, et qui ne
l'est guère que comme auteur d'un recueil de bons mots et de facéties
licencieuses, est un personnage très-grave, d'une grande autorité dans
les lettres, et l'un de ceux qui leur rendirent à cette époque les
services les plus signalés. Il naquit en 1380[401], d'une famille
pauvre[402], au château de Terranuova, dans le territoire d'Arezzo.
Instruit, comme la plupart des savants ses contemporains, dans les
lettres latines par Jean de Ravenne, et dans les lettres grecques par
Emmanuel Chrysoloras, il alla dans sa jeunesse à Rome pour y chercher
fortune. Il fut en effet nommé, en 1402, rédacteur des lettres
pontificales, emploi qu'il conserva pendant plus de cinquante années,
mais qui ne l'obligea point à résider à Rome. Il est vrai que les
appointements en étaient si modiques qu'il était souvent obligé d'y
suppléer par des travaux particuliers pour fournir aux dépenses les plus
nécessaires. Hors d'état, par son peu d'aisance, de chercher la
dissipation et le plaisir, il n'avait de ressource contre l'ennui, comme
contre le besoin, que le travail, l'étude et la société d'hommes
distingués par leur savoir, dont la conversation ne pouvait que
développer encore les qualités de son esprit. Innocent VII ayant succédé
à Boniface IX, son premier protecteur, _Poggio_ trouva la même faveur
auprès de lui, et s'en servit pour donner des preuves solides d'amitié à
_Leonardo Bruni_, qui avait été à Florence le compagnon des études et
des plaisirs de sa jeunesse. Ce furent les témoignages qu'il rendit de
lui et le soin qu'il prit de le faire valoir en communiquant ses
lettres, qui déterminèrent le pape à appeler ce savant à sa cour, et à
l'y fixer. Les deux amis furent exposés aux mêmes vicissitudes pendant
le pontificat orageux d'Innocent VII. Sous celui de Grégoire XII, ils se
séparèrent sans se désunir. _Leonardo_ resta auprès du pape; _Poggio_
alla chercher le repos à Florence. Il reprit sous Nicolas V ses
fonctions de secrétaire apostolique, et se rendit, avec Jean XXIII, au
concile de Constance. Après la fuite et la déposition de ce pape, il eut
une occasion solennelle de faire briller son éloquence et sa gratitude
pour l'un de ses premiers maîtres. Chrysoloras, qui assistait au
concile, y mourut. _Poggio_ composa son épitaphe[403], et prononça son
oraison funèbre dans la cérémonie de ses obsèques.

[Note 401: _Giamb. Recanati_, dans sa Vie de _Poggio_, en tête de
l'édition qu'il donna en 1715, à Venise, de l'_Histoire de Florence_ de
cet auteur, publiée alors en latin pour la première fois. Tiraboschi,
_ub. supr._; M. William Shepher; _Life of Poggio Bracciolini_, etc. Ce
dernier ouvrage publié à Londres, en 1802, in-4°., et qui n'a pas été
traduit en français, m'a fourni des additions considérables à la vie de
_Poggio_ telle que je l'avais faite d'abord. Je ne crains pas qu'on m'en
fasse un reproche, non plus que de l'étendue que j'ai donnée à la Vie de
_Filelfo_ qui va suivre. Ces deux savants, et tous ceux mêmes qui sont
l'objet de ce chapitre, ne sont rien pour la _littérature italienne_
proprement dite, mais ils sont d'une grande importance pour la
littérature de l'Italie et pour celle de l'Europe entière.]

[Note 402: Son père se nommait _Guccio Bracciolini_; ce prénom est
un diminutif, à la manière florentine, de _Arrigo_, Henri; _Arrigo_,
_Arrighetto_, ou _Arriguccio_, _Guccio_.]

[Note 403: Voici cette épitaphe, telle qu'elle est rapportée par
Hody, _De Græc. ill._, p. 23.

        _Hic est Emanuel situs,
        Sermonis decus Attici:
        Qui dum quarere opem patriæ
        Afflictæ studeret, huc iit.
        Res belle cecidit fuis
        Votis, Italia; hic tibi
        Linguæ restituit decus
        Atticæ, ante recondite.
        Res belle cecidit tuis
        Votis, Emanuel; solo
        Consecutus in Italo
        Æternum decus es, tibi
        Quale Græcia non dedit,
        Bella perdita Græcia_.]

Il fit alors aux environs de Constance quelques voyages bien intéressants
pour les lettres. Sachant que d'anciens manuscrits y étaient répandus
dans différents monastères et dans d'autres dépôts où on les laissait
périr, il résolut de retirer ces restes précieux des mains de leurs
ignorants possesseurs. Ni la rigueur de la saison, ni le délabrement des
routes ne purent l'arrêter, et il fit, avec une persévérance qu'on ne
saurait trop louer, diverses excursions qui ne furent pas sans fruit. Un
grand nombre de manuscrits, dont plusieurs contenaient des ouvrages
d'auteurs classiques que les admirateurs des anciens avaient cherchés en
vain jusqu'alors, furent le prix de son zèle. Sa principale expédition
fut à l'abbaye de Saint-Gal, qui est à vingt milles de Constance. Il y
trouva un Quintilien, le premier qu'on ait découvert tout entier, mais
souillé d'ordures et de poussière. Il trouva aussi les trois premiers
livres et la moitié du quatrième de l'Argonautique de Valérius Flaccus;
Asconius Pédianus, sur huit discours de Cicéron; un ouvrage de
Luctance[404]; l'Architecture de Vitruve et Priscien le grammairien,
tous réduits au même état et menacés d'une destruction prochaine. Ces
manuscrits précieux n'étaient point placés avec honneur dans une
bibliothèque, mais comme ensevelis dans une espèce de cachot obscur et
humide; au fond d'une tour où l'on n'aurait même pas, selon l'expression
de _Poggio_ lui-même[405], voulu jeter des criminels condamnés à mort.
«Je crois fermement, ajoute-t-il, que si l'on cherchait dans tous les
cachots de cette espèce où ces barbares tiennent cachés de si grands
écrivains, on ne serait pas moins heureux, à l'égard d'un grand nombre
d'autres livres qu'on n'espère plus retrouver.» Ceci nous offre encore
un exemple du soin que les moines ont pris de conserver les trésors de
l'antiquité savante, et peut servir à mesurer le degré de reconnaissance
qu'on leur doit.

[Note 404: _De utroque homine_, ou _de opificio hominis_.]

[Note 405: Lettre publiée par Muratori, _Script. Rer. ital._, vol.
XX, p. 160.]

Encouragé par ses illustres amis, _Leonardo Bruni_, _Ambrogio
Traversari_, _Niccolo Niccoli_, _Francesco Barbaro_, noble vénitien,
l'un des plus zélés promoteurs de tout ce qui pouvait être avantageux
aux lettres, _Poggio_ continua de voyager en Allemagne et en France,
recherchant les anciens manuscrits dans les réduits secrets des couvents
de ces deux contrées. Dans l'un de ces voyages, il découvrit à Langres,
chez les moines de Clugny, l'Oraison de Cicéron pour Cæcina, qu'il se
hâta de transcrire et d'envoyer à ses amis. L'Orateur romain lui eut
d'autres obligations: c'est lui qui, dans différentes courses et à
diverses époques de sa vie, retrouva les deux Discours sur la Loi
Agraire contre Rullus, le Discours au peuple contre cette loi, le
Discours contre Lucius Pison, et plusieurs autres. C'est encore à son
activité infatigable qu'on doit le poëme de Silius Italicus, celui de
Manilius, la plus grande partie de Lucrèce, les Bucoliques de
Calpurnius, un livre de Pétrone, Ammien Marcellin, Végèce, Julius
Frontin sur les Aqueducs, huit livres des Mathématiques de Firmicus, qui
étaient ensevelis et ignorés dans les archives des moines du
Mont-Cassin, Nonius Marcellus, Columelle, et quelques auteurs moins
importants, mais dont il est cependant heureux qu'il ait pu prévenir la
perte. On ne possédait alors que huit comédies de Plaute: un certain
Nicolas de Trêves, que _Poggio_ employait à ces recherches dans les
lieux où il ne pouvait aller en personne, fit l'heureuse découverte des
douze autres.

La déposition d'un pape ne fut pas le seul spectacle qui lui fut offert
dans le concile de Constance: il y vit aussi brûler vifs Jean Hus et
Jérôme de Prague. Il assista même au procès de ce dernier; et la
manière dont il en rend compte dans une lettre à _Leonardo Bruni_[406],
l'admiration qu'il témoigne pour l'éloquence de cet infortuné
réformateur, le soin qu'il prend de rapporter ses arguments et ses
réponses, de peindre sa constance intrépide et calme, au milieu des
injures et des anathêmes dont il était souvent assailli, et la fermeté
stoïque qu'il montra sur le bûcher, dont la fumée et les flammes purent
seules interrompre l'hymne qu'il entonnait d'une voix sonore; tout cela
prouve un esprit philosophique et tolérant, ennemi de ces exécrables
barbaries, et aussi supérieur à ceux qui les exerçaient par ses
sentiments d'humanité que par ses talents et ses lumières. Il compare le
courage de Jérôme de Prague à celui de Mutius Scévola, et sa patience à
celle de Socrate. Il n'oublie pas de citer l'apologie que Jérôme fit de
Jean Hus, qui l'avait précédé sur le bûcher, ni de rapporter la partie
de cette apologie qui jetait sur le luxe, la corruption et tous les abus
scandaleux introduits à la cour de Rome, le jour le plus odieux. Le
politique _Leonardo_, effrayé pour son ami de voir qu'il eût écrit une
pareille lettre, et peut-être encore plus pour lui-même de l'avoir
reçue, le blâma dans sa réponse d'avoir tant exalté le mérite d'un
hérétique, et d'avoir montré une sorte d'attachement pour sa cause. Il
l'avertit, lorsqu'il écrirait sur de pareils sujets, de le faire avec
plus de réserve[407].

[Note 406: Voyez cette lettre, _Poggii Opera_, p. 301-305.]

[Note 407: _Leonardi Aret. Epist._, l. IV, ep. 10.]

Ce concile fini, _Poggio_ se rendit à Mantoue, à la suite du nouveau
pape Martin V; et c'est de là qu'il partit subitement pour l'Angleterre.
On ignore les motifs de ce voyage. Peut-être n'était-ce que le dégoût de
voir toutes ses espérances trompées; peut-être aussi la liberté de ses
sentiments sur les affaires ecclésiastiques l'avait-elle exposé à
quelques-uns des dangers que le prudent _Leonardo_ avait craints pour
lui. Cette dernière supposition serait appuyée par la précipitation avec
laquelle il quitta Mantoue. Il n'eut même pas le temps de prendre congé
de ses plus intimes amis[408]. Il avait sans doute rencontré au concile
de Constance l'ambitieux évêque de Winchester, si connu depuis sous le
nom de cardinal Beaufort[409], et qui visita ce concile en allant en
pélerinage à Jérusalem; c'était Beaufort qui l'avait invité à choisir
l'Angleterre pour retraite, et à y fixer son séjour. Il lui avait fait
les plus magnifiques promesses; mais _Poggio_ fut à peine arrivé à
Londres, qu'il reconnut la vanité de ses espérances; dégoûté des
embarras de toute espèce qu'il éprouvait dans un pays si nouveau pour
lui, autant qu'affligé du peu de culture qu'il y trouvait dans les
esprits, en le comparant surtout avec cet amour, cet enthousiasme pour
la belle littérature, qui était alors généralement répandu en Italie: il
ne tarda pas à désirer de revoir son pays natal.

[Note 408: _Poggii Oper._, p. 311; _The Life of Poggio Bracciolini_,
by William Shepherd, ch. 3. On ne trouve que dans ce dernier ouvrage les
circonstances de ce voyage de _Poggio_ en Angleterre.]

[Note 409: Il était fils du fameux Jean de Gant, duc de Lancastre,
et oncle du roi d'Angleterre, alors régnant, Henri V, _ibid._, p. 123.]

Quelques circonstances augmentèrent encore ce désir. On venait de
retrouver en Italie divers ouvrages de Cicéron, dont plusieurs, tels que
les trois livres _de Oratore_, le _Brutus_, ou le Livre des Orateurs
célèbres, et celui qui est intitulé _Orator_, reparaissaient pour la
première fois. C'était Gérard _Landriani_, évêque de Lodi, qui en avait
découvert le manuscrit enseveli sous un tas de décombres. Le caractère
était si ancien, que peu d'antiquaires étaient en état de le déchiffrer;
mais le zèle vainquit toutes les difficultés. Bientôt ces traités furent
lus, copiés et répandus dans toute l'Italie. C'était un vrai triomphe,
un sujet d'allégresse publique. _Poggio_, dans une terre d'exil,
instruit de cette découverte, attendait avec impatience que ses amis lui
en fissent parvenir une copie. Dans le même temps, il eut la douleur
d'apprendre la querelle qui s'était élevée entre _Leonardo Bruni_ et
_Niccolo Niccoli_, deux de ceux qu'il aimait le plus. Enfin, comme si ce
n'était pas assez des chagrins qui lui venaient d'Italie, il vit toutes
les promesses et les apparences de la fortune qui l'avaient attiré en
Angleterre, aboutir à un mince bénéfice[410], qui eût encore exigé qu'il
entrât dans les ordres, ce qu'il n'avait jamais voulu. Voilà tout ce
qu'avait pu faire, après de longues et pressantes sollicitations, le
riche et puissant évêque de Winchester, pour l'indemniser d'un long
voyage entrepris à son invitation, d'un séjour ennuyeux et pénible, loin
de sa patrie, et enfin de la fausse attente où il l'avait tenu pendant
ses magnifiques promesses. _Poggio_ reçut d'Italie, peu de temps après,
deux propositions à la fois, l'une d'aller occuper l'emploi de
secrétaire auprès du souverain pontife; l'autre, d'accepter une place de
professeur dans une des principales universités d'Italie. Après avoir
hésité quelque temps dans le choix, il se décida enfin pour le
secrétariat du pape; et ayant quitté l'Angleterre avec autant de
précipitation qu'il en avait mis à s'y rendre, il alla directement à
Rome pour y prendre possession de son emploi[411].

[Note 410: Il était nominalement de 120 florins de revenu; mais
d'après diverses réductions, il s'en fallait beaucoup qu'il montât à
cette modique somme. (M. Shepherd, _ub. supr._, p. 136.)]

[Note 411: _Id. ibid._]

Martin V y était revenu[412] après ses aventures de Florence[413].
Presque tout le reste de son pontificat fut livré à des agitations,
auxquelles il paraît que _Poggio_ ne prit d'autre part que de
l'accompagner avec la chancellerie dans ses fréquents déplacements.
Pendant le peu de séjour qu'il put faire à Rome, et de loisir dont il
put disposer, il reprit ses travaux littéraires et composa quelques
ouvrages, entre autres son Dialogue sur l'Avarice[414], dans lequel il
se permit des traits fort vifs contre les mauvais prédicateurs en
général, et particulièrement contre une nouvelle branche de l'Ordre des
Franciscains, qui faisaient alors beaucoup de bruit[415]. Cette
critique, et quelques autres motifs, lui attirèrent sur les bras une
querelle avec ces bons frères[416]. Il ne s'en effraya point, et tout ce
qu'ils gagnèrent avec lui, fut de l'engager à écrire dans la suite un
Dialogue de l'Hypocrisie, où ils étaient beaucoup plus maltraités que
dans le premier, mais que la liberté avec laquelle il s'expliquait sur
les vice du cloître et sur ceux des ecclésiastiques en général, a fait
retrancher des éditions de ses œuvres[417].

[Note 412: Le 22 septembre 1420.]

[Note 413: Voy. ci-dessus, p. 296.]

[Note 414: _De Avaritiâ et Luxuriâ et de fratre Bernardino, aliisque
concionatoribus_. C'est par ce Dialogue que commence le Recueil des
Œuvres de _Poggio_, édition de Bâle, 1538.]

[Note 415: Ils prenaient le titre de Frères de l'Observance,
_Fratres Observantiœ_.]

[Note 416: Voy. _The Life of Poggio_, etc., p. 177 et suiv.]

[Note 417: On le trouve dans l'Appendix de l'ouvrage intitulé:
_Fasciculus rerum expeiendarum et fugiendarum_, imprimé d'abord à
Cologne en 1535, et réimprimé à Londres, avec des additions
considérables, par Edward Brown, en 1689. Il y a eu aussi une édition du
Dialogue de _Poggio_ sur l'Hypocrisie, et de celui de _Léonardo Bruni_
sur le même sujet, donnée par _Hieronymus Sincerus Lotharingius, ex
typographiâ Anissoniâ, Lugduni_, 1679, in-16.]

Le pontificat d'Eugène IV ne fut pas plus tranquille que celui de Martin
V. Lorsqu'une sédition excitée à Rome le força de s'enfuir à Florence,
déguisé en moine[418], _Poggio_ partit pour l'y aller joindre: mais il
tomba entre les mains des soldats de _Piccinnino_, partisan soldé par le
duc de Milan pour faire la guerre au pape. Ils le retinrent prisonnier,
et, malgré tous les mouvements que se donnèrent ses amis, il ne put
obtenir sa liberté qu'en payant une forte rançon. En arrivant à
Florence, il trouva les Médicis abattus, leurs partisans dispersés, et
Cosme, dont il avait reçu dans sa jeunesse des encouragements et des
bienfaits, banni de la république. Aussi incapable d'ingratitude que de
crainte, il écrivit à son bienfaiteur une longue et éloquente lettre de
consolation[419], que peu d'hommes puissants, déchus de leur grandeur,
seraient dignes de recevoir, et que peut-être moins encore d'hommes,
autrefois attachés à leur fortune, seraient capables d'écrire. Il ne
craignit point de se faire des ennemis puissants, en professant
hautement son attachement pour cet illustre exilé, ni de s'exposer à la
haine et à la verve satirique de _Filelfo_, qui se déchaînait alors avec
fureur contre les Médicis. _Filelfo_ l'attaqua, ainsi qu'eux, sans
retenue et sans pudeur; _Poggio_ lui répondit de même; et ce ne fut pas
le seul homme de lettres avec qui il eut des querelles aussi
violentes[420]. On voit avec regret dans ses œuvres plusieurs opuscules
sous le titre d'_Invectives_, qui ne leur convient que trop. En général,
les littérateurs de ce temps, presque toujours en guerre les uns avec
les autres, ne respectent ni la décence, ni les lecteurs, ni eux-mêmes.
Les querelles de _Poggio_ avec _Filelfo_ se renouvelèrent à plusieurs
reprises, et ils ne se réconcilièrent que vers la fin de leur vie; mais
si, dans le cours de cette guerre contre un esprit violent et irascible,
_Poggio_ employa trop souvent les mêmes armes que lui, s'il montra une
aigreur et une animosité condamnables, il peut du moins être excusé par
son premier motif, puisqu'il n'en eut point d'autre dans l'origine, que
le désir de défendre et de venger un ami. Quand cet illustre ami fut
revenu de son exil, ses partisans eurent le droit de témoigner toute
leur joie, parce qu'ils avaient osé montrer toute leur douleur. _Poggio_
avait ce droit plus que personne; et il en usa librement[421].

[Note 418: Juin 1433.]

[Note 419: Voy. _Poggii Opera_, etc., p. 312-317.]

[Note 420: Il en eut avec George de Trébizonde, _Guarino_, de
Vérone, Laurent _Valla_, et plusieurs autres.]

[Note 421: Voy. _Poggii Opera_, etc., p. 339-542.]

Le calme rétabli à Florence lui inspira le désir de passer en Toscane le
reste de sa vie; il acheta une petite campagne dans l'agréable canton de
Valdarno; et malgré les bornes très étroites de sa fortune, il sut
rendre cette humble retraite précieuse pour les amis des lettres et des
arts, par une riche bibliothèque, et par une petite collection de
statues, dont il fit le principal ornement de son jardin, et de
l'appartement destiné aux entretiens littéraires. Il avait toujours
joint le goût des beaux-arts à celui des lettres, et il possédait non
seulement des bustes et des statues, mais beaucoup de médailles et de
pierres gravées d'un très-grand prix. Les monuments de Rome et des
campagnes circonvoisines avaient été l'objet de son admiration et de ses
recherches, et il avait acquis, dans le cours de plusieurs années, cette
collection précieuse de productions de l'art antique. Il reçut alors du
gouvernement de son pays un témoignage honorable d'estime pour lui,
d'égards et de respect pour la noble profession des lettres. La
seigneurie déclara, par un acte public, qu'ayant annoncé le dessein de
se fixer dans sa patrie pour jouir du repos et se consacrer à l'étude
(ce qui lui serait impossible s'il était assujéti aux mêmes taxes que
les autres citoyens, qui retiraient du commerce ou des magistratures et
des emplois publics, des émoluments et des profits), lui et ses enfants
seraient désormais exempts de toutes charges publiques[422].

[Note 422: Voy. _Apostolo Zeno, Dissert. Voss._, t. I, p. 37, 38.]

Le décret parle de ses enfants, quoiqu'il ne fût point marié. Peu avancé
dans l'état ecclésiastique, il en avait cependant jusqu'alors[423]
conservé l'habit; mais, suivant un usage assez commun dans ces bons
siècles, cela ne l'avait point empêché d'avoir un grand nombre d'enfants
naturels, tous, il est vrai, de la même maîtresse[424]. Il se décida
enfin à prendre femme à l'âge de cinquante-cinq ans, et il épousa une
jeune fille de dix-huit[425], qui lui apporta pour dot six cents
florins. Il paraît qu'il délibéra quelque temps sur les inconvénients de
cette disproportion d'âge; il avait même composé un Traité où il pesait
le pour et le contre; mais cet écrit n'a jamais vu le jour[426]. Son
mariage dit assez qu'il s'y décidait pour l'affirmative; et le bonheur
dont il jouit avec sa femme, prouve qu'il avait raison d'être de cet
avis. Retiré loin des orages politiques dans sa maison de campagne, il y
passa tranquillement plusieurs années, uniquement occupé d'études et de
travaux littéraires. Plusieurs de ses meilleurs ouvrages, entre autres
son Dialogue _sur la Noblesse_[427], datent de cette heureuse époque. Il
n'y éprouva d'autre chagrin que celui que lui causa la perte de la
plupart de ses protecteurs et de ses meilleurs amis. _Niccolo Niccoli_,
Laurent de Médicis, frère de Cosme, Nicolas _Albergati_, cardinal de
Ste.-Croix, _Leonardo Bruni_, moururent successivement et à peu d'années
de distance. Il soulagea sa douleur en payant un tribut à leur mémoire
par d'éloquentes oraisons funèbres[428].

[Note 423: 1435.]

[Note 424: On en fait monter le nombre jusqu'à quatorze, douze
garçons et deux filles.]

[Note 425: _Selvagg'a di Chino Manenti de' Buondelmonti_.]

[Note 426: Il était en forme de Dialogue, et intitulé: _An senii sit
uxor ducenda_. _Apostolo Zeno_ en possédait une copie. (Voy. _Dissert.
Voss._, t. I, 48.)]

[Note 427: Il le publia en 1440. (Voy. _Poggii Opera_, etc., p.
64.)]

[Note 428: Les trois premières sont imprimées dans les œuvres de
_Poggio_; la quatrième a été publiée par l'abbé Mehus, en tête de
l'édition des lettres de _Leonardo Bruni_, 1741, 2 vol. in-8°.]

Nicolas V fut le huitième pape auprès duquel _Poggio_ conserva son
office dans la chancellerie pontificale, et ce fut celui de tous dont il
eut le plus à se louer. Il avait avec lui d'anciennes liaisons, et il
lui avait dédié, lorsqu'il n'était encore que Thomas de Sarzane, un
Traité _du Malheur des princes_[429]. À son avènement au trône papal, il
lui adressa un discours de félicitation, et peu de temps après il lui
dédia un nouveau traité _des Vicissitudes de la fortune_[430], le plus
intéressant de tous ses ouvrages philosophiques. Bientôt il donna au
même pape une preuve incontestable du fond qu'il faisait sur sa
protection particulière, en publiant son Dialogue sur
_l'Hypocrisie_[431]; l'étonnante hardiesse avec laquelle il y reprend
les folies et les vices du clergé lui eût peut-être coûté la vie ou au
moins la liberté sous Eugène. Nicolas aima mieux employer à son profit
l'esprit satirique et le talent pour le sarcasme qu'il reconnut dans cet
ouvrage; il chargea l'auteur d'écrire contre cet Amédée de Savoie qui,
sous le titre de Félix V, persistait à se dire pape. _Poggio_ remplit
largement les intentions du pontife; il attaqua l'anti-pape dans une
longue Invective[432], et ne traita pas moins durement le noble ermite
de Ripaille qu'il n'avait fait un simple professeur d'éloquence[433]. Il
entra plus utilement pour les lettres dans les vues de Nicolas V, en
traduisant du grec en latin Diodore de Sicile et la Cyropédie de
Xénophon, dans le temps que d'autres savants, excités par les
libéralités du même pontife, interprétaient d'autres auteurs grecs.
Toutes ces traductions, qui parurent presque à la fois, contribuèrent
puissamment à remettre en honneur l'étude des anciens.

[Note 429: _Ibid._, p. 392.]

[Note 430: _De Varietate fortunæ_, imprimé pour la première fois à
Paris, en 1723.]

[Note 431: Voy., sur ce Dialogue, ci-dessus, p. 315, note.]

[Note 432: _Poggii Opera_, etc., p. 155.]

[Note 433: _The Life of Poggio Bracciolini_, ch. 10.]

_Poggio_ donna carrière à la fois, et à son esprit satirique, et à ce
goût pour les expressions obscènes qui était alors trop commun, dans le
célèbre livre des _Facéties_. C'est une preuve sans réplique de la
licence qui régnait dans les mœurs de la cour romaine que de voir un
homme alors septuagénaire[434], un secrétaire apostolique, jouissant de
l'estime et de l'amitié du souverain pontife, publier librement un
recueil de contes qui outragent souvent la pudeur, parmi lesquels
plusieurs mettent à découvert l'ignorance et l'hypocrisie alors communes
dans l'état ecclésiastique, et qui traitent même avec peu de ménagement
les choses les plus sacrées de la religion. L'occasion qui donna lieu à
la naissance de ce livre le prouve en quelque sorte mieux encore.
Jusqu'au pontificat de Martin V, les officiers de la chancellerie
romaine avaient coutume de se rassembler dans une salle commune. Le
genre des conversations qu'on y tenait fit donner à cet appartement le
nom de _bugiale_, dérivé de l'Italien _bugia_, mensonge, et que _Poggio_
rend lui-même par fabrique ou manufacture de mensonges[435]. On y
rapportait les nouvelles du jour, et l'on cherchait à s'amuser en
racontant des anecdotes plaisantes. On y censurait tout librement. On
n'épargnait personne, pas même le souverain pontife. C'est
principalement de ces conversations entre quelques ecclésiastiques,
attachés à la cour de Rome par des fonctions graves, que sont tirés les
contes pour rire et les bons mots rapportés dans les Facéties. Ce livre
contient un assez grand nombre d'anecdotes sur plusieurs hommes
distingués qui florissaient dans le quatorzième et le quinzième siècle,
et sous ce rapport et par le mérite de la narration, il n'est pas sans
intérêt littéraire. Quant à son immoralité, sans juger avec plus
d'indulgence qu'il ne faut ce livre devenu trop célèbre, tout homme ami
de la décence trouvera que c'est une punition assez forte de l'avoir
fait, que de n'être connu de la plupart de ceux qui lisent que par cette
débauche d'esprit, après une vie aussi longue, aussi laborieuse et aussi
utile aux lettres que le fut celle de l'auteur.

[Note 434: C'était en 1450.]

[Note 435: _Bugiale nostrum, hoc est menda ciorum velut officina
quædam_. Épilogue ou péroraison, à la fin des _Facéties_.]

Un ouvrage plus sérieux suivit de près les Facéties[436]; c'est le fruit
des conversations savantes qu'il eut avec plusieurs hommes de lettres de
ses amis qu'il recevait à sa table, à la campagne, pendant quelques
vacances que lui laissait son emploi. Il est divisé en trois parties
qui roulent sur différents sujets. Ceux des deux premières parties sont
de peu d'intérêt[437]; la troisième est toute philologique; il y est
question de savoir si, du temps des anciens Romains, le latin était la
langue commune, ou seulement celle des savants. _Poggio_ y défend la
première opinion contre _Leonardo Bruni_, qui dans leurs entretiens
avait soutenu la seconde.

[Note 436: _Historia disceptative convivalis_ (et non pas
_convivialis_, comme on le lit dans la Vie de _Poggio_, par M. William
Shepherd, p. 451) _Pogii Oper._, p. 32.]

[Note 437: Ie Lequel, dans un repas, a des obligations à l'autre,
celui qui l'offre, ou celui qui y est invité; 2e, laquelle des deux
sciences est au-dessus de l'autre, la médecine ou la science des lois?]

En 1453, la place de chancelier de la république étant devenue vacante,
la réputation de _Poggio_ et l'influence puissante des Médicis fixèrent
sur lui le choix de ses concitoyens. Il quitta entièrement Rome, où il
avait occupé pendant l'espace de cinquante-un ans un modeste, mais
paisible emploi, et vint s'établir à Florence avec sa famille. Il y
reçut bientôt une nouvelle preuve de l'estime publique, et fut nommé
l'un des _Prieurs des arts_. Les soins et les occupations de sa place de
chancelier ne le détournèrent entièrement, ni de ses travaux ni de ses
querelles littéraires. Peu de temps après son retour de Florence, il
eut, avec Laurent _Valla_, une guerre de plume presque aussi violente
que celle qu'il avait avec _Filelfo_. Un fruit plus heureux de ses
loisirs fut son Dialogue _Sur le malheur de la destinée humaine_[438],
la traduction de l'Âne de Lucien[439] remplit aussi quelques uns de ses
moments. Il se proposa en la publiant, d'établir, comme un point
d'histoire littéraire, que c'était à cet opuscule du philosophe de
Samosate qu'Apulée avait dû l'idée de son Âne d'or.

[Note 438: _De miseriâ humanæ conditionis, ibid._, p. 86.]

[Note 439: _Lucii philosophi syri comœdia quæ Asinus intitulatur, è
græco in latinum conversus_. (_Poggii Oper._, p. 138.)]

_L'Histoire de Florence_ est le dernier, comme le plus grand et le
meilleur ouvrage de _Poggio_. Elle est divisée en huit livres, et
comprend la portion la plus intéressante des annales de la liberté
florentine; elle s'étend depuis 1350 jusqu'à la paix de Naples, en 1455.
L'emploi qu'il remplissait dans la république lui ouvrait toutes les
sources, et il sut en profiter; mais il ne put terminer entièrement cet
important ouvrage[440]. Il mourut le 30 octobre 1459, et fut enterré
avec beaucoup de magnificence dans l'église de Ste. Croix. Ses
enfants[441] obtinrent la permission de suspendre son portrait[442]
dans une des salles publiques du palais; et ses concitoyens lui
érigèrent, peu de temps après, une statue, qui fut placée à la façade de
l'église de _Santa Maria del fiore_[443]. Il mérita tous ces honneurs
rendus à sa mémoire, par son ardent amour pour sa patrie, dont il eut
toujours à cœur la gloire et la liberté, par l'étendue de ses
connaissances et par la supériorité de ses talents. L'aigreur et
l'emportement de ses invectives venaient de la même source que
l'exagération et l'enthousiasme de ses éloges, c'est-à-dire, d'un esprit
qui se portait toujours aux extrêmes et ne voyait rien modérément. La
liberté de ses mœurs pendant la première partie de sa vie, et la licence
de ses écrits, justement blâmées aujourd'hui, étaient à peine remarquées
dans son siècle. Elles ne nuisirent ni à la considération dont il
jouissait à la cour de Rome, ni à sa faveur auprès de deux papes aussi
pieux qu'Eugène IV et Nicolas V. Il avait, pour se maintenir dans le
monde, une sorte de dignité personnelle, l'urbanité de ses manières, la
force de son jugement et l'enjouement de son esprit[444]. Quant au style
de ses ouvrages, si on le compare à celui de ses prédécesseurs
immédiats, on est frappé de leur différence et surpris de ses progrès.
On sent enfin qu'il n'y avait plus qu'un pas à faire de ce degré
d'élégance latine à celui que Politien et quelques autres atteignirent
bientôt après[445].

[Note 440: _L'Histoire de Florence_, écrite par lui en latin, fut
achevée et traduite en italien par Jacques _Bracciolini_, l'un de ses
fils. Cette traduction, imprimée à Venise, 1476, in-fol., et réimprimée
plusieurs fois, fut seule connue pendant long-temps. L'original latin ne
fut publié à Venise qu'en 1715, par J.-B. _Recanuti_, avec des notes et
une Vie de _Poggio_, qui n'a d'autre défaut que d'être trop courte.]

[Note 441: Il laissa de son mariage cinq garçons et une fille,
l'aîné des garçons se fit moine; le second et le quatrième prirent aussi
l'état ecclésiastique, mais restèrent séculiers, et possédèrent
plusieurs charges à la cour de Rome. Le troisième, nommé _Jacopo_,
traducteur de l'_Histoire Florentine_, étant entré au service du
cardinal _Riario_, se trouva impliqué, en 1478, dans la conspiration des
_Pazzi_ contre les Médicis, et fut un des conjurés pendus par le peuple
aux fenêtres de l'Hôtel-de-Ville. Le cinquième enfin, nommé Philippe, se
maria, mais ne laissa que des filles.]

[Note 442: Il était peint par Antoine _Pollajuolo_. Voy. _Vasari_,
éd. de Rome, 1759, in-4°., t. I, p. 438.]

[Note 443: La destinée de cette statue est assez remarquable. Dans
des changements faits en 1560, à la façade de Ste.-Marie, par François,
grand-duc de Toscane, elle fut transportée dans un autre endroit de
l'édifice, et elle y fait maintenant partie du groupe des douze apôtres.
(_Recanati, Vita Poggii_, p. XXXIV.)]

[Note 444: _The Life of Poggio_, etc., p. 486.]

[Note 445: _Ibid._ Les Œuvres de _Poggio_ furent recueillies pour la
première fois à Strasbourg, 1510, petit in-fol., et plus amplement à
Bâle, 1538; ses lettres n'en sont pas la partie la moins intéressante.
On doit les joindre à celles de _Coluccio Salutato_, de _Leonardo
Bruni_, de _Filelfo_ et d'_Ambrogio_ le Camaldule, pour la connaissance
de l'histoire littéraire du quinzième siècle.]

Celui de tous ses contemporains qui eut avec lui les querelles les plus
vives, et qui l'égala le plus en renommée, fut le célèbre _Filelfo_. Sa
vie pleine de vicissitudes et d'orages, les grands services qu'il rendit
aux lettres, la trempe singulière et bizarre de son esprit, méritent
aussi une attention particulière. Dans les trente-sept livres de ses
lettres, dans ses satires, et dans plusieurs autres de ses ouvrages
imprimés, il parle souvent de lui-même: la plupart des écrivains de son
temps se sont occupés de lui, soit pour l'attaquer, soit pour le
défendre; plusieurs savants se sont exercés depuis sur sa vie et sur ses
ouvrages; on n'est donc embarrassé que du choix[446].

[Note 446: Il a paru récemment en italien une Vie de _Filelfo_, qui
peut épargner désormais toutes nouvelles recherches; elle est intitulée:
_Vita di Francesco Filelfo da Tolentino, del Cav. Carlo de' Rosmini
Raveretano_, Milano, 1808, 3 vol. in-8°. Je m'en suis servi utilement
pour rectifier quelques inexactitudes des auteurs que j'avais suivis, et
pour réparer beaucoup d'omissions. En donnant quelque étendue à cette
Vie et à la précédente, j'ai voulu faire connaître ce que c'était en
Italie que ces savants du quinzième siècle, qu'on se représente
ordinairement comme des pédants obscurs ensevelis dans des collèges. Je
ne les ai point nommés Le Pogge et Philelphe, suivant notre usage
commun, mais _Poggio_ et _Filelfo_, à l'exemple du plus vraiment
français de tous les auteurs français du dix-huitième siècle, de
Voltaire, qui les appelle toujours ainsi.]

_Francesco Filelfo_ naquit le 25 juillet 1398, à Tolentino, dans la
Marche d'Ancône. Les premiers historiens de sa vie[447] ont dit que sa
famille était honnête; il vaut mieux les en croire que _Poggio_, qui
prétend, dans ses Invectives et dans ses Facéties, qu'il était le bâtard
d'une blanchisseuse et d'un prêtre. Il fit ses études à Padoue, sous les
plus célèbres professeurs, et ce fut avec tant d'éclat qu'il y fut
lui-même nommé professeur d'éloquence à dix-huit ans. Appelé à Venise,
en 1417, il y professa pendant deux années. Il s'y fit des amis
puissants, et fut admis aux droits de cité par un décret public. Le
désir d'apprendre la langue grecque l'appelait à Constantinople: l'état
de sa fortune ne lui permettait pas ce voyage; l'estime dont il
jouissait, engagea la république à l'attacher, en qualité de secrétaire,
à la légation qu'elle entretenait dans cette capitale de l'empire Grec.
Il s'y rendit en 1420, et prit pour maître de langue et de littérature
grecques, Jean Chrysoloras, frère du célèbre Emmanuel. Ses progrès
furent aussi grands que rapides. Il remplissait en même temps, avec
assiduité les devoirs de son emploi. Les éloges que sa conduite et ses
succès lui attirèrent parvinrent aux oreilles de l'empereur. Jean
Paléologue le prit à son service, avec le titre de secrétaire et de
conseiller. _Filelfo_ avait déjà fait preuve de talent pour les
négociations. Le _Bailo_, ou ambassadeur vénitien auquel il était
attaché, l'avait envoyé auprès de l'empereur des Turcs, Amurath II, pour
traiter de la paix entre ce prince et Venise[448], et le traité avait
été conclu à la satisfaction de la république.

[Note 447: Cités par M. _de' Rosmini, ub. sup._, t. I, p. 5.]

[Note 448: Lancelot, Mém. sur Philelphe, _Académ. des inscr. et
bell.-lettr._, t. X, et Tiraboschi, t. VI, part II, p. 284, se sont
trompés, en disant que c'était par ordre de l'empereur grec qu'il avait
fait cette ambassade. M. _de' Rosmini_ a redressé cette erreur, d'après
une lettre inédite de _Filelfo_. Voy. _ub. supr._, p. 12.]

Jean Paléologue le députa, en 1423, à Bude, en qualité de son ministre,
à l'empereur Sigismond. Cette mission remplie, il fut invité par
Ladislas, roi de Pologne, à assister, comme ministre impérial, aux fêtes
de son mariage qui devaient se célébrer à Cracovie. _Filelfo_ s'y rendit
à la suite de Sigismond, et récita, le jour de la cérémonie[449], une
harangue solennelle, en présence des souverains qui y assistaient, des
grands seigneurs, accourus de toutes les parties de l'Europe, et d'une
foule immense de spectateurs.

[Note 449: 12 février 1424.]

De retour à Constantinople, après quinze ou seize mois d'absence, il
reprit le cours de ses études; mais il trouva, dans la maison même de
son maître, un sujet de distraction. La fille de Chrysoloras, à peine
âgée de quatorze ans, était d'une beauté parfaite. _Filelfo_, dans l'âge
des passions, et qu'une conformation particulière y rendit plus
ardent[450], devint amoureux de la jeune Theodora, la demanda, l'obtint
de son père, et l'épousa du consentement même de l'empereur, dont
Theodora était parente. Il repassa enfin à Venise avec elle, en 1427.
C'étaient ses amis qui l'avaient engagé, par leurs instances, à y
revenir: il les trouva presque tous absents, et Venise ravagée par la
peste. Les promesses qu'on lui avait faites d'un établissement étaient
oubliées. Ses effets et ses livres, arrivés avant lui, déposés dans la
maison d'un ami, n'en pouvaient sortir, parce que, dans la chambre où
étaient les caisses, il était mort un pestiféré. Tout lui conseillait de
quitter Venise; _Theodora_ était effrayée; une de ses femmes était morte
de la peste: enfin il partit; et se rendit à Bologne, avec une maison
nombreuse, regrettant amèrement d'avoir abandonné Constantinople, et
déjà menacé du besoin.

[Note 450: Il était ce qu'on appelle en grec τρεορχις, et ce qu'il a
rendu lui-même dans ces deux vers latins inédits, cités par
M. _de' Rosmini_, t. I, p. 113.

        _Non venio, Caspar, nam sudant inguina multo
          Æstu, quo testes tres mihi bella movent_.]

L'accueil qu'il reçut à Bologne le rassura. On alla au-devant de lui:
pour le fixer dans cette ville opulente et amie des lettres, on lui
offrit, aux conditions les plus avantageuses[451], et il accepta une
chaire d'éloquence et de philosophie morale. Mais ce bonheur ne dura que
quelques mois. Bologne, qui était alors au pouvoir du pape, se révolta,
chassa le légat, fut assiégée par une armée pontificale, et livrée à
toutes les horreurs des troubles civils. On désirait à Florence que
_Filelfo_ vînt s'y fixer. _Niccolo Niccoli_; _Leonardo Bruni_,
_Ambrogio_ le Camaldule, redoublèrent alors leurs instances auprès de
lui, et leurs efforts pour lui assurer un sort convenable; ils
réussirent à l'un et à l'autre, et _Filelfo_, après en avoir obtenu la
permission, avec beaucoup de peine, quitta Bologne pour Florence, où il
commença aussitôt ses leçons[452].

[Note 451: Quatre cent cinquante sequins annuels, dont cinquante lui
furent comptés d'avance.]

[Note 452: Avril 1429.]

Dans cette ville remplie de savants, il étonna par sa science et par son
zèle infatigable à la propager. On le voyait le matin, dès le point du
jour, expliquer et commenter les _Tusculanes_ de Cicéron, ou une des
Décades de Tite-Live, ou l'un des Traités de Cicéron sur l'Art oratoire,
ou l'Iliade d'Homère. Après s'être reposé quelques heures, il revenait
lire publiquement Térence, les Épîtres de Cicéron, quelqu'une de ses
Harangues, Thucydide ou Xénophon. Quelquefois encore, il ajoutait à ses
leçons des lectures sur la morale[453]; et de plus, pour satisfaire de
jeunes Florentins[454], admirateurs du Dante, il lisait et commentait
son poëme les jours de fête, dans l'église de _Santa Maria del Fiore_,
sans en être chargé par l'autorité publique, et sans en recevoir
d'émoluments. Dans une si laborieuse carrière, il était soutenu par le
nombre et la dignité de son auditoire. Quatre cents des personnes les
plus distinguées de Florence, par leurs connaissances et par leur rang,
suivaient journellement ses leçons. Il eut pour amis les plus
considérables; mais bientôt ils devinrent ses ennemis, ou il les regarda
comme tels. Il se fit des querelles avec Charles _Marsupini_ d'Arezzo,
avec _Niccolo Niccoli_, ami de Charles, avec _Ambrogio_ le Camaldule,
amis de l'un et de l'autre, avec Cosme de Médicis et Laurent son frère,
amis et bienfaiteurs de tous, enfin avec le redoutable _Poggio_, qui se
porta pour champion des Médicis.

[Note 453: _Ambrosii Traversari Epist._, p. 1007 et 1016.]

[Note 454: M. _de' Rosmini_ l'affirme, d'après l'assertion positive
de _Filelfo_, dans un discours italien adressé aux jeunes gens même qui
suivaient son cours, pièce que cet estimable biographe a publiée le
premier, _Monumenti inediti_ du tome I, n°. IX, p. 124. Les expressions
de son auteur n'ont en effet rien d'équivoque: _Da niuno castrecto...
senz' alcun altro o publico a privato premio a ciò fare indocto,
cominciai quello poeta pubblicamente legere_. Ceci dément Tiraboschi,
qui dit, non moins affirmativement, t. VI, part. II, p. 286, que
_Filelfo_ était spécialement chargé de et d'expliquer le Dante, il en
donne pour preuve le décret public du 12 mars 1431, qui accordait à ce
savant les droits de citoyen de Florence, cité par _Salvino Salvini_,
dans la Préface de ses _Fasti consolari_, p. XVIII. Mais Tiraboschi et
Salvini lui-même paraissent s'être trompés sur ce passage du décret; il
est bien dit: _Considerato... quod Franciscus Filelfi qui legit Dantem
in civitate Florentiæ_, etc.; mais rien n'indique qu'il ne le lut pas
spontanément et gratuitement; et l'assertion de _Filelfo_, énoncée
devant les Florentins qui suivaient ses leçons, est très-positive pour
ne laisser aucun doute.]

_Filelfo_, sur ces entrefaites, fut assailli et blessé au visage par un
assassin de profession, lorsqu'il se rendait à son école; il prétendit
et soutint que ce coup venait des Médicis. La fureur des factions était
alors très-animée. Il s'était jeté dans celle des nobles; et les Médicis
étaient à la tête de celle du peuple. Ils furent abattus, Cosme
emprisonné, mis en danger de la vie et banni. _Filelfo_, ennemi peu
généreux, vomit contre lui et contre ses partisans des satires
emportées, obscènes et sanglantes[455]. Ils revinrent triomphants; il ne
jugea pas à propos de les attendre, et se rendit à Sienne, où il
s'engagea pour deux ans à professer les belles-lettres. De Sienne, il
continua sa guerre satirique avec tant de fureur, qu'il fut enfin
déclaré rebelle par un décret public et banni de Florence, dix mois
après en être sorti. Ce n'est pas tout: l'assassin qui l'avait manqué à
Florence, quelqu'il fût et de quelque part qu'il vînt, le poursuivit à
Sienne, où il l'alla chercher pendant qu'il était allé aux bains de
Petriolo. _Filelfo_, revint à Sienne, reconnut ce sicaire, qui se
nommait Philippe, et le fit arrêter.

[Note 455: Les Satires de _Filelfo_ furent imprimées pour la
première fois à Milan, sous ce-titre: _Philelphi opus Satyrarum seu
Hecatostichon Decades X_, 1476, in-fol.; réimprimées à Venise, 1502,
in-4°., et à Paris, 1508, in-4°. Cosme y est désigné sous le nom de
_Munus_ (traduction latine du nom grec _Cosmos_); _Niccolo Nlccoli_,
sous celui d'_Utis_; Charles d'_Arezzo_ est appelé _Codrus_; _Poggio_
est nommé _Bambalio_, etc. Il faut avoir essayé de lire ces productions
monstrueuses, pour se figurer un pareil débordement de fiel et
d'obscénités.]

On le mit à la question, et l'on tira de lui, par la force des
tourments, l'aveu d'un nouveau projet d'assassinat. Il fut condamné à
une amende de cinq cents livres d'argent. _Filelfo_, peu satisfait de
cette peine, appela devant le gouverneur de la ville, qui condamna
Philippe à avoir le poing coupé: il l'aurait même puni de mort, sans
l'intercession de _Filelfo_ lui-même. Ce ne fut point par un mouvement
de compassion que l'offensé demanda cette mutation de peine, mais plutôt
comme il l'écrivit à _Æneas Sylvius_, pour que celui qui l'avait voulu
assassiner, vécût mutilé et couvert d'infamie, au lieu d'être délivré,
par une mort prompte, des tourments de la vie et de ceux de sa
conscience[456].

[Note 456: _Philelfi Epist._, p. 18.]

Toujours persuadé que le parti des Médicis avait armé contre lui cet
assassin, il poussa la fureur jusqu'à vouloir leur rendre la pareille.
De concert avec les exilés florentins réfugiés à Sienne, il mit le
poignard à la main d'un certain Grec qui se chargea de les délivrer de
Cosme et de ses principaux partisans. Le coup manqua; l'assassin fut
pris, avoua tout, eut les deux mains coupées, et _Filelfo_, qu'il accusa
dans ses interrogatoires, fut condamné à avoir la langue coupée et banni
à perpétuité[457]. Comment un savant tel que lui se porta-t-il à de
pareils excès? Est-il vrai, d'un autre côté, qu'un homme tel que Cosme
de Médicis y eût donné lieu en s'y portant le premier? L'animosité des
partis explique tout. Que Cosme eût positivement commandé un assassinat,
c'est ce que le dernier auteur de la vie de _Filelfo_ ne croit pas,
faute de preuves; il n'en a point non plus qui l'autorisent à le nier;
il pense que Médicis n'ignorait pas ce qui se tramait contre ce violent
ennemi, et qu'au lieu de s'y opposer, comme il l'aurait pu, il en parut
satisfait[458]. Quoi qu'il en soit, si l'on regardait comme
irréconciliables deux ennemis qui en sont venus l'un contre l'autre à de
telles mesures, on se tromperait encore. Cosme, naturellement généreux,
et à qui son immense pouvoir laissait tout le mérite d'une
réconciliation, la désira le premier; _Ambrogio_ le Camaldule
l'entreprit; il y trouva d'abord _Filelfo_ très-rebelle. «Que Médicis
emploie, répondait-il, les poignards et les poisons; moi, j'emploierai
mon génie et ma plume. Je ne veux point de l'amitié de Cosme, et je
méprise sa haine. Je préfère une inimitié ouverte à une fausse
bienveillance[459];» mais le bon _Ambrogio_ ne se découragea point, et
finit par réussir.

[Note 457: La sentence est rapportée par _Fabroni, Vita Cosmi Med._,
t. II, p. 111; elle est datée du 11 octobre 1436.]

[Note 458: _Pure crediamo ch' egli non ignorasse ciò che si
macchinava per altri in danno di quel letterato, e in luogo d'opporsi,
come potea, se ne mostrasse contento_, etc. _Vita di Fr. Filelfo_, t. I,
p. 98.]

[Note 459: _Philelphi Epist._, l. II, p. 14.]

Ce qui paraît presque aussi peu croyable, c'est que, dans de telles
agitations, parmi ces craintes et ces projets de vengeance, _Filelfo_
remplissait, comme à l'ordinaire, ses fonctions de professeur, et que
pendant son séjour à Sienne, il ne composa, pas seulement des satires en
vers et des harangues ou invectives en prose contre ses puissants
ennemis, mais des ouvrages d'érudition, tels que la traduction latine
des _Apophthegmes des anciens rois et grands capitaines_ de Plutarque;
il y commença même ses livres _De exilio_, ou ses _Méditations
florentines_[460]. Il y écrivit aussi, dans le même temps, beaucoup de
lettres, les unes philosophiques, les autres purement littéraires,
d'autres enfin où, en parlant de ses querelles et des poursuites dont il
était l'objet, il ne dit rien des haines politiques qui en étaient la
véritable cause; il attribue tout à l'envie excitée par ses succès.

[Note 460: Le premier de ces deux ouvrages est imprimé, _Philelphi
Opuscula_, Spire, 1471; Milan, 1481; Venise, 1492, in-fol., etc.
(Debure, _Bibl. instr._, ne cite que cette dernière édition.) Les
_Meditationes Florentinæ_, _De exilio_, etc., qui ne sont qu'un seul et
même ouvrage, devaient avoir dix livres; l'auteur n'en écrivit que
trois, l'un à Sienne, et les deux autres à Milan. Ces trois livres sont
restés inédits. _Vita di Filelfo_, p. 88, note 2.]

Mais avant cette réconciliation, il crut qu'il était prudent de quitter
Sienne et de s'éloigner davantage de Florence. Sa renommée, toujours
croissante, lui attirait, de plusieurs côtés à la fois, des
propositions avantageuses. L'empereur grec, le pape Eugène IV, le sénat
de Venise, celui de Pérouse, le duc de Milan, et enfin la république de
Bologne se le disputaient. Il donna la préférence aux deux derniers, et
promit de se fixer auprès de Philippe-Marie Visconti, à condition qu'il
irait d'abord à Bologne remplir un engagement de six mois. Les Bolonais,
pour ce simple semestre, lui avaient promis quatre cent cinquante
ducats, salaire magnifique et sans exemple[461], et ils lui tinrent
parole. Il reparut donc à Bologne[462] dix ans après qu'il en était
parti; mais cette ville était loin d'être assez tranquille pour qu'il le
fût lui-même. Visconti le pressait vivement d'aller à lui; l'impatience
naturelle de _Filelfo_ augmentait par les obstacles: enfin, sous des
prétextes assez peu spécieux[463], il quitta Bologne avant les six mois
expirés, et alla s'établir à Milan avec sa famille. Les sept années
qu'il y passa auprès du duc furent les plus tranquilles et les plus
heureuses de sa vie. Bien vu à la cour, bien payé, logé dans une maison
richement meublée, dont Visconti lui fit don; nommé citoyen de Milan,
rien ne manquait, ni à sa considération, ni à son bonheur. Le seul
chagrin qu'il éprouva, mais qui lui fut très-amer, fut la perte
inattendue et prématurée de sa femme Théodora, ou, comme il aimait à
l'appeler, de sa chère Chrysolorine. Elle le laissait père de quatre
enfants[464]; cependant sa douleur fut si forte, qu'il voulut renoncer
au monde et prendre l'état ecclésiastique; mais le pape, à qui il en
écrivit, ne lui répondit pas, et le duc Philippe-Marie, qui voulait le
retenir, y réussit en lui faisant épouser une jeune et riche héritière
d'une famille noble de Milan. Le duc mourut; la femme qu'il avait donnée
à _Filelfo_ mourut aussi peu de mois après. La première idée que lui
donna son veuvage, fut encore de demander au pape un asile dans
l'Église; la seconde fut de se marier une troisième fois.

[Note 461: _Philelphi Epist._, l. II, p. 15.]

[Note 462: 16 janvier 1439.]

[Note 463: Voy. _Vita di Fr. Filelfo_, p. 102.]

[Note 464: Deux garçons et deux filles, et non pas huit enfants,
comme le dit Lancelot dans le Mémoire déjà cité, et comme _Apostolo
Zeno_ l'a répété, _Dissert. Voss._, t. I, p. 283. Voyez _Vita di
Filelfo_, t. II, p. 11. note 2.]

Après trois ans de troubles qui suivirent à Milan la mort du dernier
Visconti, François Sforce lui ayant succédé[465], _Filelfo_, bien traité
par le nouveau duc, voulut cependant se rendre à la cour d'Alphonse, roi
de Naples, qui avait témoigné le désir de le voir. Il fit en effet ce
voyage, dont il eut tout lieu d'être content. Ce roi, ami des lettres,
le reçut à Capoue avec les plus grands honneurs, le créa chevalier, lui
permit de porter ses armes, et voulant principalement honorer en lui le
poëte, plaça lui-même sur sa tête la couronne de laurier. De retour à
Milan, _Filelfo_, en apprenant la prise de Constantinople par les Turcs,
nouvelle déjà très-douloureuse pour lui, qui regardait cette capitale de
l'empire grec comme sa seconde patrie, apprit encore que _Manfredina
Doria_, sa belle-mère, avait été faite esclave avec ses deux filles.
Dans sa douleur, il voulait que François Sforce envoyât un ambassadeur à
l'empereur des Turcs, pour demander la liberté de ces captives. Il se
proposait lui-même pour cette ambassade. La connaissance qu'il avait du
pays, et la mission qu'il avait autrefois remplie auprès d'Amurath, père
de Mahomet, étaient ses titres. Le duc ne jugea pas à propos de faire
cette démarche; mais il permit à _Filelfo_ de députer, en son propre
nom, deux jeunes gens vers Mahomet II, avec une ode et une lettre
grecque de sa composition, où il demandait au sultan cette grâce, en
offrant une rançon[466]. Mahomet, qui n'était point un barbare, et qui
se piquait même d'honorer les savants, accueillit favorablement cette
requête, et rendit, sans rançon, la liberté aux trois esclaves.

[Note 465: 25 mars 1450.]

[Note 466: Tiraboschi rapporte inexactement ce fait
très-remarquable, t. VI, partie II, p. 290; M. _de Rosmini_ l'a
rectifié, _Vita di Filelfo_, t. II, p. 90, et il a publié le premier le
texte grec de la lettre de _Filelfo_ à Mahomet II, avec une traduction
italienne, n°. X des _Monumenti inediti_ du même volume, p. 305.]

_Filelfo_, depuis cette époque, fit pendant à peu près quinze années son
séjour habituel à Milan. Sa vie toujours agitée n'en était pas moins
laborieuse; il acheva et publia un grand nombre d'ouvrages en prose et
en vers; celui qui l'occupait le plus était un grand poëme en
vingt-quatre livres qu'il avait entrepris à la gloire de François
Sforce, sous le titre de _Sfortiados_; il en avait achevé les huit
premiers livres quand le héros du poëme mourut[467]. Galéaz-Marie son
fils s'intéressa peu aux lettres, et laissa dans l'oubli _Filelfo_, que
l'indigence atteignit bientôt, et qui se vit obligé, après avoir été
dix-sept ans attaché à la maison des Sforce, et en avoir tant célébré la
gloire, à vendre ses meubles, ses livres et jusqu'à ses habits pour
vivre et soutenir sa famille.

[Note 467: Le 8 mars 1466. Ces huit livres de la _Sforciade_ sont
restés inédits; on en conserve des copies dans la bibliothèque
Ambroisienne à Milan, dans la Laurentienne à Florence, et dans d'autres
bibliothèques. Le début du poëme est imprimé, _Histor. Typograph.
Litter. mediolan._ de Sassi, p. 178 et suiv., et _Catalog. cod. latin.
biblioth. Laurent._, de _Bandini_, t. II, col. 129. M. _de' Rosmini_ a
donné une analyse des huit livres, suffisante pour en faire connaître le
plan et la marche, _Vita di Filelfo_, t. II, p. 159-174.]

Il chercha inutilement pendant plusieurs années à sortir de cette
position, jouissant pour tout bien, dans une vieillesse avancée, d'une
force et d'une santé inaltérables, enseignant, écrivant, travaillant
sans relâche, se plaignant toujours, et ne se décourageant jamais. Ses
principales vues étaient dirigées vers Rome, où il désirait ardemment
être placé. Ce qu'il avait en vain espéré de Pie II, de ce pape ami des
lettres, ou plutôt de cet homme de lettres devenu pape, et qui avait été
son disciple, de Paul II qui l'avait plusieurs fois flatté par ses
éloges et soutenu par ses libéralités, il l'obtint enfin de Sixte IV, et
fut appelé à Rome pour remplir une chaire de philosophie morale, avec de
forts appointements et de magnifiques promesses. Reçu par le pontife et
par la cour romaine avec toutes les distinctions qui pouvaient flatter
son amour-propre[468], il ouvrit, peu de temps après, son cours, en
expliquant devant un nombreux auditoire les Tusculanes de Cicéron. Il
fit encore, malgré son grand âge, deux fois le voyage de Milan. Il y
allait chercher sa femme et ses enfants; mais au premier de ces deux
malheureux voyages, il vit mourir deux de ses fils; au second, il
perdit sa femme; elle n'avait que trente-huit ans et il approchait de
quatre-vingts; en la perdant, il perdait tout l'espoir et tout l'appui
de sa vieillesse. Son infortune particulière fut suivie d'une
catastrophe publique. Le duc Galéaz-Marie fut assassiné, et son fils
Jean Galéaz, enfant de huit ans, déclaré son successeur, mais on sait
sous quels funestes auspices. La peste avait éclaté à Rome; _Filelfo_
craignit d'y retourner; il songea, ou à se fixer auprès de la nouvelle
cour de Milan, ou, ce qu'il aurait beaucoup mieux aimé, à obtenir son
retour à Florence. Réconcilié avec les Médicis, et en correspondance
suivie avec Laurent-le-Magnifique, il obtint par lui ce qu'il désirait
le plus. La Seigneurie abolit les décrets portés contre lui et le nomma
pour remplir à Florence la chaire de langue et de littérature grecques.
Âgé de quatre-vingt-trois ans, il ne craignit point d'accepter cet
engagement, ni d'entreprendre encore ce voyage; mais il y épuisa le
reste de ses forces; il tomba malade quinze jours après son arrivée, et
mourut le 31 juillet 1481.

[Note 468: 1474.]

Aucune vie aussi longue ne fut peut-être jamais plus remplie et ne le
fut autant jusqu'à la fin que celle de _Filelfo_; aucune n'aurait été
plus heureuse si les vices de son caractère n'avaient mis obstacle à
son bonheur; ceux qui lui firent peut-être le plus de tort furent la
vanité et l'orgueil. L'une lui fit un besoin de l'éclat, de la
magnificence, d'un état de maison, d'un train de gens et de chevaux,
d'une dépense de table qui ne vont qu'aux grands seigneurs, et qui
souvent les ruinent. Il lui fallut, pour soutenir ce luxe, s'avilir sans
cesse par des éloges outrés et par des demandes indiscrètes; et le
produit de ses bassesses ne suffisait pas toujours à satisfaire les
besoins de sa vanité. L'autre vice le portait à se regarder non
seulement comme le premier, le plus savant, le plus éloquent de son
siècle, mais de tous les siècles. Les preuves qu'on en voit, je ne dis
pas dans ses poésies, où on les pardonnerait peut-être, mais dans ses
lettres, devaient le rendre en même temps ridicule et odieux. De là ce
peu d'égards et même ce mépris qu'il marquait pour les savants et les
hommes de lettres les plus distingués de son temps; de là aussi ces
dures représailles auxquelles il fut exposé, et ces querelles bruyantes
qu'il eut si souvent à soutenir.

Outre celles que nous avons déjà vues, et qui furent les plus violentes,
parce qu'elles avaient un fondement politique, il en eut de purement
littéraires, mais qui n'en furent pas pour cela plus polies. Il ne se
montra modéré que dans la dernière. Georges _Merula_, son disciple, non
moins irascible que lui, l'attaqua publiquement, sur un léger
prétexte[469], par deux lettres pleines d'injures et de fiel.
_Filelfo_, qui touchait alors à la fin de sa carrière, et moins irrité
peut-être, parce qu'il n'avait pas tort, ne répondit point cette fois;
mais il trouva dans un autre de ses disciples un ardent et courageux
défenseur[470]. Il en avait fait un grand nombre dans les différents
professorats qu'il avait si long-temps exercés, et l'on en compte
plusieurs parmi les hommes qui ont le plus illustré ce siècle et le
suivant[471]. C'était une postérité savante dans laquelle il se voyait
revivre. Il aurait pu revivre réellement dans une autre postérité, qui
devait être aussi très nombreuse. Il avait eu de ses trois femmes
vingt-quatre enfants des deux sexes; et il ne lui restait plus que
quatre filles quand il mourut. L'aîné de ses deux fils, Jean-Marius, né
à Constantinople en 1426, élevé avec autant de soin que de tendresse,
mais d'un caractère difficile, inconstant et bizarre, eut dans les
agitations de sa vie comme dans ses travaux, des traits multipliés de
ressemblance avec son père; il fut comme lui, philologue, orateur,
philosophe et poëte. _Filelfo_, qui était excellent père, et qui aimait
ce fils plus que tous ses autres enfants, eut, après tant de pertes
douloureuses, le chagrin de le perdre encore, un an avant de mourir.

[Note 469: _Filelfo_ avait critiqué avec raison le mot _turcos_ dont
_Merula_ se servait au lieu de _turcas_.]

[Note 470: Ce fut le jeune Gabriel _Pavero Fontana_, de Plaisance.
Il publia contre _Merula_, dont le véritable nom était _Merlani_, une
_Merlanica prima_, qui devait être suivie de plusieurs autres; mais la
mort de _Filelfo_ mit fin à cette guerre entreprise pour lui.]

[Note 471: On y distingue, outre ceux que nous venons de voir,
_Agostino Dati_, auteur de l'_Histoire de Sienne_; le célèbre
jurisconsulte _Francesco Accolti d'Arezzo_; _Alexander ub Alexandro_,
auteur des _Genetialium Dierum_; _Bernardo Giusiniani_, l'historien de
Venise, et une infinité d'autres moins connus aujourd'hui, mais qui
eurent alors de la célébrité; sans compter des hommes du premier rang,
tels que le pape Pie II, _Æneus Sylvius_, et Pierre de Médicis, fils de
Cosme et père de Laurent-le-Magnifique.]

Il laissa une grande quantité d'écrits de tout genre, les uns finis, les
autres imparfaits, et dont plusieurs sont inédits, et le seront
peut-être toujours. Les principaux ouvrages imprimés sont des
traductions latines de la Rhétorique d'Aristote, de deux Traités
d'Hippocrate, de plusieurs Vies de Plutarque, de ses Apophtegmes, de la
Cyropédie de Xénophon, et deux Harangues de Lysias; ce sont des traités
philosophiques, tels que ses _Convivia Mediolanensia_, ou Banquet de
Milan, dialogues faits, comme ceux de _Poggio_, sur le modèle du Banquet
de Platon, où l'auteur introduit plusieurs de ses savants amis,
discutant à table des questions relatives aux sciences et à la
philosophie morale[472]; ou tels que le Traité _de Morali Disciplinâ_,
ouvrage divisé en cinq livres, dont le dernier n'est pas fini[473];
c'est un grand nombre de harangues ou de discours oratoires et
d'oraisons funèbres, de petits traités et d'autres opuscules rassemblés
en un seul recueil[474]; on y distingue, peut-être au dessus de tout le
reste, un discours consolatoire à un noble Vénitien, sur la mort de son
fils, qui a aussi été imprimé à part, et que l'on recherche, non
seulement parce qu'il est rare, mais parce qu'il est plein de raison, de
philosophie et même d'éloquence[475]; ce sont enfin des poésies latines,
dont l'auteur se glorifiait plus que de tous ses autres ouvrages; car la
réputation de bon poëte était celle qu'il ambitionnait le plus, et la
couronne poétique dont le décora le roi de Naples, était ce qui, dans
toute sa vie, l'avait le plus flatté.

[Note 472: Il devait y avoir trois Dialogues, mais _Filelfo_ n'en
écrivit que deux. Les sujets discutés dans le premier sont, la théorie
des idées, l'essence du soleil selon les opinions des anciens,
l'astronomie, la médecine, etc.; le second traite de la prodigalité, de
l'avarice, de la magnificence, des fondateurs de la philosophie, de la
lune, de ses influences, etc. etc. Les _Convivia Meliod._ ont été
imprimés, Milan et Venise, 1477; Spire, 1508; Cologne, 1537; Paris,
1552, etc.]

[Note 473: Venise, 1552.]

[Note 474: _Fr. Philelphi orationes cum quibusdam aliis ejusdem
Opusculis_. Milan, 1481, in-fol., édition très-rare, faite sous les yeux
de l'auteur. Debure, _Bibl. instr. Belles-Lettr._, t. II, p. 275, ne
cite que la réimpression de 1492.]

[Note 475: _Ad Jacobum Anton. Marcellum, patricium Venetum, et
equitem auratum, de obitu Valerii filii, consolatio_. Rome, 1475,
in-fol. _Marcello_ fut si content de cet ouvrage, qu'il envoya à
l'auteur un bassin d'argent d'un travail admirable, du poids de plus de
sept livres, et qui valait plus de cent sequins; ce qui paraîtra plus
étonnant, c'est que _Filelfo_, lorsqu'il l'eut reçu, ne voulut pas qu'il
passât dans sa maison plus d'une nuit, le porta dès le lendemain matin
chez le duc de Milan, et lui en fit don devant tout son conseil. _Franc.
Philelphi Epist._ liv. XVIII, p. 127.]

J'ai parlé de ses satires, où, en se permettant une licence effrénée, il
se donna les singulières entraves d'un nombre fixe de dix décades,
chaque décade composée de dix satires, et chaque satire de cent vers, en
tout dix mille vers, pas un de plus, pas un de moins[476]. Il voulait en
faire autant de ses odes, les diviser en dix livres, donner au premier
livre le nom d'Apollon, aux neuf autres, ceux des neuf Muses, comme
Hérodote aux livres de son histoire, et composer chaque livre de dix
odes et de cent vers. Il n'en put achever que cinq livres; mais il
s'astreignit rigoureusement à ce plan[477]. Il voulut s'y soumettre
encore dans des jeux d'imagination, dans une suite d'épigrammes, les
unes graves, les autres badines, et plus souvent encore licencieuses.
_De jocis et seriis_ en était le titre; dix mille vers partagés en dix
livres, étaient le nombre prescrit. Il acheva cette tâche symétrique,
mais il ne la publia point. L'auteur récent de sa vie a tiré du
manuscrit[478], et a publié dans les _Monuments inédits_ de ses trois
volumes, presque tout ce qui en valait la peine, et tout ce que la
décence lui a permis. On lui a encore une plus grande obligation pour la
publicité qu'il a donnée à un très-grand nombre de lettres de _Filelfo_,
jusqu'à présent inédites; jointes aux trente-sept livres d'épîtres
familières, imprimées précédemment[479], elles laissent peu d'obscurités
sur la vie de cet homme extraordinaire, et dissipent bien des nuages sur
des circonstances importantes de l'histoire de son temps.

[Note 476: Voy. ci-dessus, p. 332, les éditions de ces Satires.]

[Note 477: _Odæ et Carmina_, 1497, in-4., sans nom de lieu, mais à
Brescia. _Filelfo_ avait aussi composé trois livres d'odes et d'élégies
grecques; elles sont restées inédites à Florence, dans la bibliothèque
Laurentienne.]

[Note 478: Ce manuscrit est à Milan, dans la bibliothèque
Ambroisienne; mais tout le premier livre, et une partie du dixième et
dernier, manquent à cet exemplaire, que l'on croit unique.]

[Note 479: La première édition, qui ne contient que seize livres,
est in-fol., sans nom de lieu et sans date: on la croit de Venise, 1475;
la seconde a vingt-un livres de plus; Venise, 1502, in-fol. Je n'ai
point fait entrer en ligne de compte, parmi les Œuvres de _Filelfo_, son
poëme italien en quarante-huit chants et en _terza rima_, sur la Vie de
S. Jean-Baptiste, _Vita di S. Giovanni Battista_, Milan, 1494, édition
unique, et qui n'a de prix que sa rareté; je n'y ai point non plus fait
entrer son Commentaire sur le _Canzoniere_ de Pétrarque, imprimé pour la
première fois à Bologne, 1476, parce qu'il est plein d'explications
extravagantes, de traits injurieux contre Pétrarque, contre Laure,
contre les papes, contre les Médicis, qui n'avaient rien de commun avec
Pétrarque; parce qu'enfin c'est un fort mauvais Commentaire, dont
l'auteur lui-même faisait presque aussi peu de cas qu'il le mérite. Voy.
_Vita di Filelfo_, t. II, p. 15, note 1.]

Le style de _Filelfo_, dans ses vers latins comme dans sa prose, ne vaut
pas celui de _Poggio_; il approche moins de l'élégance et de la pureté
des bons modèles; mais il a peut-être plus de force et plus de chaleur.
Il méprisa comme lui, et comme tous ces savants du quinzième siècle, la
langue italienne, la langue du Dante, de Pétrarque, de Boccace et de
Villani. Mais de tout ce qu'il essaya d'écrire en cette langue, si
inculte sous sa plume, quoique déjà si cultivée, son Commentaire sur
Pétrarque est ce qui prouve le mieux que s'il la méprisait, c'est qu'il
ne la connaissait pas.

Laurent _Valla_, qui paraît le dernier de ces célèbres philologues, peut
être placé après _Poggio_ et _Filelfo_, comme leur égal en réputation,
en savoir, et malheureusement aussi en dispositions querelleuses, et en
violence d'humeur. Il était fils d'un docteur en droit civil, et naquit
à Rome à la fin du quatorzième siècle; il y fit ses études, et y resta
jusqu'à l'âge de vingt-quatre ans. Il se rendit alors à Plaisance, d'où
sa famille était originaire, pour recueillir un héritage. Les troubles
qui survinrent à Rome après l'élection d'Eugène IV, l'empêchèrent d'y
retourner. Il fut fait professeur d'éloquence dans l'université de
Pavie, mais il n'y fut pas long-temps tranquille: il se fit de mauvaises
affaires, l'une qu'il a toujours niée, et qui ne serait rien moins qu'un
faux, commis pour l'acquit d'une dette, et qui lui aurait attiré une
peine infamante; l'autre, qu'il accuse d'exagération seulement, et qui
eut pour cause les plaisanteries amères qu'il se permettait sur le
célèbre Barthole, alors professeur en droit dans la même université. Ces
plaisanteries, quoiqu'elles n'eussent pour objet que le style barbare
dont se servait ce fameux jurisconsulte, mirent ses disciples dans une
telle fureur contre _Valla_, qu'ils l'auraient mis en pièces, si on ne
l'eût arraché de leurs mains. Il resta cependant à Pavie, jusqu'au
moment où la peste y fit de si grands ravages, que l'université entière
fut dispersée[480].

[Note 480: 1431.]

Ce fut vers ce temps-là qu'il fut connu du roi Alphonse, et qu'il
commença à l'accompagner dans ses voyages et dans ses guerres. _Valla_
semblait fait pour cette vie agitée et périlleuse. Dès qu'Alphonse fut
paisible possesseur du royaume de Naples, il le quitta pour aller
s'établir à Rome[481]. La persécution l'y attendait; il avait commencé,
sous le pontificat d'Eugène IV, un Traité sur _la Donation de
Constantin_, dans lequel il combattait l'opinion alors commune, que cet
empereur avait donné Rome aux souverains pontifes, où même il se
permettait de traiter les papes avec peu de respect[482]. Il n'avait
encore rien publié de cet écrit, mais le pape en eut connaissance: les
cardinaux décidèrent qu'il fallait informer sur ce fait, et punir
_Valla_, s'il en était convaincu: il s'enfuit, se sauva à Naples, auprès
d'Alphonse, qui le reçut avec son ancienne amitié, lui accorda tous les
honneurs qu'il prodiguait aux vrais savants, et le déclara, par un
diplôme, poëte et homme versé dans toutes les sciences divines et
humaines.

[Note 481: 1443.]

[Note 482: Ce Traité est imprimé dans le premier volume du
_Fasciculus Rerum expetend. et fugiend._, dont il est parlé ci-dessus,
p. 314, note 1.]

_Valla_ ouvrit à Naples une école d'éloquence grecque et latine. Sa
réputation lui attira beaucoup de disciples, et sa liberté de penser et
de parler, beaucoup d'ennemis. Il ne croyait pas plus à la prétendue
lettre adressée par Jésus-Christ à un certain Abagare ou Abogare, qu'à
la donation de Constantin; il ne croyait pas non plus, comme le
prétendait, à Naples, un prédicateur fort en vogue, que chacun des
articles du Symbole avait été composé séparément par chacun des douze
apôtres. Personne aujourd'hui, que je sache, ne le croit plus que lui;
mais on le croyait alors à Naples, et sans doute à Rome, car il fut
cité, pour cette dernière opinion négative, au tribunal de
l'Inquisition; et peut-être ne s'en serait-il pas tiré heureusement sans
la protection du roi[483]. Il eut, avec plusieurs gens de lettres, admis
comme lui dans cette cour, avec Barthélemy _Fazio_, Antoine _Panormita_,
et quelques autres, des querelles moins sérieuses, et leur fit la
guerre, selon le style de ce temps, avec des _Invectives_, des calomnies
et des injures[484]. Il resta ainsi auprès d'Alphonse, partagé entre les
honneurs et les récompenses d'un côté, les querelles et les altercations
de l'autre, jusqu'au moment où il fut rappelé à Rome par Nicolas V[485].
Nouveau théâtre de succès littéraires, nouveaux combats. Ce pape avait
pour secrétaire le fameux grec Georges de Trébisonde, grand admirateur
de Cicéron. _Valla_ l'était, par dessus tout, de Quintilien. Georges
était professeur d'éloquence, et répandait, de tout son pouvoir, sa
doctrine cicéronienne: _Valla_, qui ne s'était d'abord appliqué qu'à des
traductions d'auteurs grecs, ordonnées par le pape, ouvrit de son côté
une école d'éloquence, pour soutenir son _Quintilianisme_: mais au
reste, ces deux factions se tinrent dans de justes bornes, et ne
troublèrent point la vie de leurs deux chefs.

[Note 483: Voy. ce qu'il dit lui-même de cette affaire, _Vallœ
Antidotus in Poggium_, p. 210, 211 et 218.]

[Note 484: L'invective de _Valla_ contre Barth. _Fazio_ et le
_Panormita_ (_Beccadelli_), est divisée en quatre livres, et remplit
cinquante-deux pages de l'édition de ses Œuvres, donnée par _Ascensius_,
in-fol., 1528.]

[Note 485: 1447.]

Il n'en fut pas ainsi de la guerre qui s'alluma entre _Valla_ et
_Poggio_. Le hasard ayant fait tomber entre les mains de ce dernier une
copie de ses lettres, il y aperçut à la marge plusieurs notes, où l'on
prétendait relever des fautes, et même des barbarismes dans son style.
Il attribua ces notes à _Valla_; quoique celui-ci ait toujours protesté
qu'elles étaient d'un de ses élèves: cette légère étincelle alluma un
véritable incendie. Jamais il n'y eut entre deux hommes de lettres, une
lutte plus furieuse et plus envenimée. Les _Invectives_ de _Poggio_
contre _Valla_, les _Antidotes_ et les dialogues de _Valla_ contre
_Poggio_, sont peut-être les plus infâmes libelles qui aient jamais vu
le jour[486]. Ce qu'il y a de singulier, c'est que _Valla_ dédia au pape
son Antidote, et que le bon Nicolas V ne fit rien pour apaiser cette
rixe scandaleuse. Elle le fut au point que _Filelfo_, si emporté dans
ses propres querelles, trouva que celle-ci allait trop loin. Il écrivit
avec beaucoup de force aux deux champions, pour les accorder, mais il ne
put y parvenir; ils furent irréconciliables. Pendant ce temps, _Valla_
se faisait une autre querelle avec un jurisconsulte bolonais[487], et la
soutenait à peu près de même. Il ne s'agissait pourtant que de savoir si
_Lucius_ et _Aruntius_ étaient fils, ou seulement petit-fils de Tarquin
l'ancien. Les deux partis ne se combattirent pas avec moins de fureur,
pour un sujet si indifférent et si éloigné, que s'ils eussent été de la
famille, et si l'héritage eût dépendu d'un degré de plus ou de moins.

[Note 486: C'est dans sa seconde Invective que _Poggio_ accuse
_Valla_ d'avoir commis un faux à Pavie, pour le paiement d'une somme
d'argent qu'il avait volée, et d'avoir été, en punition de ce faux,
exposé publiquement avec une mitre de papier sur la tête. _Accusatus_,
ajoute-t-il ironiquement, _convictus, damnatus, antè tempus legitimum,
absque ullà dispensatione episcopus factus es_. Cette plaisanterie a été
prise au sérieux par l'auteur du _Poggiana_ (l'Enfant): «On trouve ici,
dit-il, une particularité assez curieuse de la vie de Laurent _Valla_;
c'est qu'ayant été ordonné évêque à Pavie avant l'âge et sans dispense,
il quitta de lui-même la mitre, et la déposa, en attendant, dans le
palais épiscopal, où elle était encore, etc.» Tom. I, p. 212. Voy. _Life
of Poggio_, p. 471, note.]

[Note 487: Benedetto Morando.]

Au milieu de ces orages, qui semblaient être son élément, _Valla_ ne
discontinuait point les travaux entrepris par l'ordre du pontife. Il
termina la traduction de Thucydide, pour laquelle il reçut cinq cents
écus d'or, un canonicat de Saint-Jean-de-Latran, et le titre de
secrétaire apostolique. Il choisit ce moment, qui devait être celui de
la reconnaissance, pour finir un ouvrage, nécessairement désagréable à
la cour de Rome, et dont la seule annonce l'avait précédemment soulevée
contre lui; je veux dire son Traité _de la Donation de Constantin_. Mais
cette cour n'était plus la même sous un pape tolérant, et ami de la
liberté d'écrire.

Le livre parut[488], et _Valla_ ne fut point persécuté. Il se rendit à
Naples quelque temps après, pour visiter son premier protecteur, le roi
Alphonse. Revenu à Rome, il ne put achever entièrement la traduction
d'Hérodote, que ce roi lui avait commandée; il mourut, en 1457, âgé de
cinquante-huit ans.

[Note 488: On le trouve parmi ses Œuvres; Bâle, 1540, in-fol.]

Son humeur et son caractère sont assez connus par les événements de sa
vie. Son esprit était vif et étendu, ses connaissances profondes et
variées, son ardeur au travail, infatigable; il écrivit des ouvrages
d'histoire, de critique, de dialectique, de philosophie morale[489]. Son
Histoire de Ferdinand[490], roi d'Aragon, père d'Alphonse, a eu
plusieurs éditions, mais moins encore que ses _Elegantiæ Linguæ
latinæ_[491], qui contiennent des règles grammaticales, et des
réflexions philologiques sur l'art d'écrire élégamment en latin. Il
était très-savant dans la langue grecque. Sa traduction d'Homère en
prose est imprimée et estimée, ainsi que celles d'Hérodote et de
Thucydide.

[Note 489: Voy. _Laurent. Vallensis Opera_, ub. sup.]

[Note 490: _De rebus gestis à Ferdinando Aragonum rege_, l. III.
Paris, 1521, Breslau, 1546, in-fol. _Hispania illustrata_. Francfort,
1579, t. I.]

[Note 491: Les deux premières éditions, toutes deux fort rares, sont
de la même année: Rome et Venise, 1471, in-fol.]

Il fit aussi des notes sur le _Nouveau-Testament_, mais comme
helléniste, et non comme théologien. Enfin, il contribua autant qu'aucun
autre savant de ce siècle, par son enseignement et par ses travaux, à ce
mouvement vers l'érudition grecque et latine, qui ralentit et arrêta,
pour ainsi dire, les progrès de la littérature italienne, mais qui
rouvrit à l'Europe les sources de l'éloquence antique, de la
philosophie, de la poésie et du goût.

J'ai parlé précédemment d'un professeur qui y contribua peut-être plus
encore, et dont la carrière fut plus paisible. Le sage Victorin de
Feltro, qui dirigeait à Mantoue ce gymnase intéressant, nommé _la Maison
joyeuse_, où il élevait les princes de Gonzague, y tenait de plus une
école publique, la première où l'on ait donné une éducation, que l'on a
depuis appelée encyclopédique, telle qu'on la reçoit à peine aujourd'hui
dans les pensions ou dans les collèges les plus célèbres. On y trouvait
réunis les meilleurs maîtres de grammaire, de dialectique,
d'arithmétique, d'écriture grecque et latine, de dessin, de danse, de
musique en général, de musique instrumentale, de chant, d'équitation;
et, ce qu'il y a de remarquable, c'est que, par amitié pour cet
excellent homme, tous ces maîtres enseignaient gratuitement. Un nombre
prodigieux d'excellents élèves sortit de cette école: plusieurs ont
laissé un nom dans les lettres, et se sont plu dans leurs ouvrages à
rendre hommage à leur maître. Il était né en 1379, et mourut dans un âge
avancé.

Plusieurs autres professeurs rendirent, à cette même époque, des
services signalés à la littérature ancienne, d'où la littérature moderne
devait naître. Il serait impossible de les nommer tous, et c'est assez
pour nous de connaître cette élite des bienfaiteurs de l'esprit humain.
Nous connaîtrons bientôt les autres par quelques détails sur les
ouvrages de chacun d'eux: cette justice leur est due. Leurs travaux
furent arides, et restent obscurs. Leurs noms, consacrés dans les
archives de l'érudition, retentissent peu dans le monde, même parmi les
amis des lettres; et sans eux cependant, sans leurs recherches
courageuses, sans leur patience à déchiffrer, à expliquer et à traduire,
on ignorerait peut-être encore tout ce qui fait les délices de l'esprit;
une grande partie des auteurs anciens aurait péri dans ces habitations
monacales, qu'on dit avoir été leur asyle, et qui ne furent que leur
prison; et l'on marcherait encore dans les ténèbres de la science
scolastique, pire que la nuit absolue de l'ignorance.



CHAPITRE XX.

_Grecs réfugiés en Italie; leurs querelles pour Platon et pour Aristote;
Académie Platonicienne à Florence; savants Italiens qui la composent,
Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, Landino, Politien; Laurent de
Médicis, chef de la République, et bienfaiteur des lettres et des arts;
troubles et guerres dans les autres états d'Italie; désastres de la fin
du quinzième siècle._


L'étude de la langue grecque était, en quelque sorte, naturalisée en
Italie; pour qu'elle y prît un nouveau degré d'activité, il ne manquait
plus qu'une querelle entre les savants, au sujet de la littérature ou de
la philosophie grecque: il s'en éleva une très-animée entre les
sectateurs d'Aristote et ceux de Platon. Le vieux Gémistus Plethon, qui
avait été le premier à faire naître dans Cosme de Médicis du penchant
pour le platonisme, le fut aussi à commencer cette guerre si peu
philosophique, quoique la philosophie en fût le sujet. Envoyé au concile
de Ferrare, pour les conférences entre les deux églises, il avait
opiniâtrement combattu pour la sienne, et n'avait cédé sur aucun des
points de doctrine, comme avaient fait plusieurs autres Grecs. Il était
vieux, et tout aussi peu flexible comme philosophe que comme théologien.
Il écrivit en grec un traité sur les différences entre la philosophie
d'Aristote et celle de Platon[492]; il y traita d'étrange paradoxe
l'opinion de ceux qui pensaient qu'on pouvait les concilier, et
s'attacha à démontrer que les principes de l'une était diamétralement
opposés à ceux de l'autre: enfin, il se moqua d'Aristote, de ses
admirateurs et de ses disciples. Plusieurs Grecs, ou élèves des Grecs,
prirent feu sur ce livre, et y répondirent. Plethon mourut avant d'avoir
pu répliquer. Les deux savants qui descendirent dans la lice avec le
plus d'ardeur, furent le cardinal Bessarion, et Georges de Trébisonde.

[Note 492: Imprimé à Paris en 1541, et traduit en latin en 1574.]

Le premier, né en 1395 à Trébisonde, dont le second ne fit que prendre
le nom, après avoir fait ses premières études à Constantinople, était
allé en Morée, suivre les leçons de ce même Gémistus le Platonicien: il
l'était devenu à l'exemple de son maître; sa réputation le fit nommer
évêque de Nicée, et l'un des théologiens grecs envoyés au concile de
Ferrare. Il s'y montra moins obstiné que Gémistus. Soit qu'il fût vaincu
par les arguments des Latins, et touché de la grâce; soit que, comparant
l'état où se trouvaient les deux églises, il y eût, comme on le lui a
reproché, quelques motifs humains dans sa défaite, il céda après une
faible résistance. Le pape Eugène IV l'en récompensa aussitôt par la
pourpre romaine. On sait quelle fut la carrière politique qu'il
parcourut sous les successeurs d'Eugène, les négociations auxquelles il
fut employé, la réputation et l'immense fortune qu'il y acquit. Ce qui
doit nous occuper, c'est l'usage qu'il fit de son crédit et de ses
richesses pour le bien des lettres. Il établit chez lui, à Rome, une
académie dans laquelle il réunissait les philosophes et les hommes de
lettres les plus connus: il les accueillait, les encourageait, les
récompensait de leurs travaux. Tandis qu'il fut légat du pape à
Bologne[493], il fit relever à ses frais les bâtiments de l'université,
qui tombaient en ruines; il en renouvella les lois et les règlements,
qui n'étaient pas, en quelque sorte, moins détruits par le temps que les
murs. Il y fit venir les plus habiles professeurs, et les paya
largement; il allait souvent lui-même encourager les élèves par des
promesses, des distinctions et des prix. Il venait au secours de ceux à
qui leur mauvaise fortune ne permettait pas de suivre les études, et y
entretenait surtout plusieurs jeunes gens de son pays. Enfin, il fit, à
la République de Venise, le don d'une riche collection de manuscrits
grecs, qui, selon _Platina_, lui avait coûté trente mille écus d'or, et
qui a été le premier fonds de la riche bibliothèque de S.-Marc. Ce
savant cardinal a laissé un grand nombre d'ouvrages, tant grecs que
latins. Celui qu'il écrivit dans cette occasion avait pour titre:
_Contre le calomniateur de Platon_; ce calomniateur était l'autre Grec,
Georges de Trébisonde.

[Note 493: De 1450 à 1455.]

Né en 1395 à Candie, mais originaire de Trébisonde, dont il aima mieux
porter le nom, Georges passa de bonne heure en Italie, et fut professeur
d'éloquence grecque à Vicence, à Venise, et ensuite à Rome. Nicolas V le
prit pour secrétaire, et lui commanda plusieurs traductions du grec en
latin. On dit qu'un jour ce pontife lui ayant présenté une somme
d'argent, il la trouva trop forte, et rougit en la recevant: «Prends,
prends, lui dit le pape, tu n'auras pas toujours un Nicolas.» Il eut des
querelles très-vives avec _Guarino_ de Vérone, avec _Poggio_, avec le
Grec Théodore Gaza, avec le pontife lui même. Nicolas lui en voulut
pour la manière dont il avait traduit et commenté l'Almageste de
Ptolémée, et il le chassa de Rome. L'ouvrage que Georges fit contre
Platon en faveur d'Aristote, le disgracia sans retour[494]. Il est vrai
qu'il y avait perdu toute mesure, et que, sous un pape qui était
platonicien, il n'avait pas craint de dire que Mahomet était un meilleur
législateur que Platon. Il n'y a point de crime qu'il ne reprochât au
disciple de Socrate, point de calamité publique qu'il n'attribuât à sa
philosophie; imputations toujours faciles, ou contre la philosophie en
général, ou contre telle ou telle philosophie en particulier, quand on
ne veut écouter que l'esprit de parti, et qu'on ne s'embarrasse ni de la
vérité, ni de la justice. Ce fut contre ce livre que Bessarion écrivit.
On peut voir dans Brucker un extrait étendu de cette apologie[495], où
le cardinal déploya beaucoup d'éloquence et de savoir.

[Note 494: _Comparationes philosophorum Aristotelis et Platonis_,
écrit en 1458, imprimé à Venise en 1523.]

[Note 495: _Hist. Crit. Philosoph._, t. IV.]

Théodore Gaza de Thessalonique, l'un des premiers Grecs qui s'étaient
établis en Italie[496], prit parti contre Platon, en faveur d'Aristote.
Bessarion lui fit aussi une réponse. Un Grec réfugié que ce cardinal
protégeait[497] en fit une moins mesurée, et traita avec le plus
souverain mépris Aristote et son défenseur. Un autre Grec[498] lui
répondit, mais décemment, et sut louer Aristote sans offenser ni les
platoniciens ni Platon. Cette longue et violente querelle n'eut guère
que des Grecs pour acteurs. Les Italiens y prirent beaucoup de part,
mais comme simples spectateurs, et il ne paraît pas qu'aucun d'eux s'y
soit mêlé par ses écrits. Ils se décidèrent assez généralement pour
Platon. L'admiration à laquelle le vieux Gémistus les avait accoutumés
pour ce philosophe, et l'exemple donné par le pape Nicolas V, par le
cardinal Bessarion, et plus encore par les Médicis, firent qu'en Italie,
et surtout dans la Toscane, la philosophie platonicienne fut
universellement préférée. L'académie platonique de Florence fut
uniquement consacrée à l'explication et à l'étude du philosophe dont
elle portait le nom. Platon était pour elle un idole, un Dieu, l'unique
objet des travaux, des entretiens et des pensées de ses membres. Leur
enthousiasme alla souvent jusqu'à une sorte de folie[499]: mais
peut-être est-il de la triste destinée de l'homme qu'il en entre
toujours un peu dans ce qu'il appelle sagesse.

[Note 496: Lors de la prise de Thessalonique par les Turcs, en
1430.]

[Note 497: _Michaël Apostolius_.]

[Note 498: _Andronicus Calistus_.]

[Note 499: Tiraboschi va plus loin: _Il lor trasporto per esso_
(_Piatone_), dit-il, _gli condusse sino a scriver pazzie che non si
possono leggere senza risa_. (Tom. VI, part. II, p. 278.)]

Parmi les savants qui composaient cette académie, Marsile Ficin se
présente le premier. Fils d'un chirurgien de Florence, il naquit en
1433[500]. Son père voulut en faire un médecin, et l'envoya étudier en
cette faculté à l'Université de Bologne.

[Note 500: _Id. ibid._, p. 279.]

Heureusement pour le jeune Marsile, qui n'avait obéi qu'à regret, ayant
fait un petit voyage de Bologne à Florence, son père le conduisit avec
lui dans une visite qu'il fit à Cosme de Médicis. Cosme, charmé de son
extérieur agréable et de l'esprit extraordinaire qu'il montra dans ses
réponses, eut dès ce moment, malgré son extrême jeunesse, l'idée d'en
faire le principal appui de l'académie platonique dont il formait alors
le projet. Il le prit chez lui dans ce dessein, dirigea lui-même ses
études, le traita avec tant de bonté et même de tendresse, que Marsile
le regarda et l'aima toute sa vie comme un second père. Cette éducation
philosophique lui plaisait beaucoup plus que la première. Il y fit de si
grands progrès qu'il avait à peine vingt-trois ans quand il écrivit ses
quatre livres des Institutions platoniques. Cosme et le savant
Christophe _Landino_ à qui il les montra en firent de grands éloges;
mais ils engagèrent Marsile à apprendre le grec avant de les publier,
pour puiser dans le texte même la vraie doctrine de Platon. Il se livra
à cette étude avec une nouvelle ardeur, et le premier essai de sa
science dans la langue grecque fut de traduire en latin les hymnes
attribués à Orphée. Ayant lu dans Platon que Dieu nous a donné la
musique pour calmer les passions, il voulut aussi l'apprendre. Il se
plaisait beaucoup à chanter ces hymnes en s'accompagnant d'une lyre qui
ressemblait à celle des Grecs. Il traduisit ensuite le livre de
l'Origine du Monde attribué à Mercure Trismegiste; et ayant fait à son
bienfaiteur l'hommage de ses premiers travaux, Cosme lui fit don d'un
bien de campagne dans sa terre de Carreggi, près Florence, d'une maison
à la ville, et de quelques manuscrits de Platon et de Plotin
magnifiquement exécutés et reliés.

Marsile entreprit alors sa traduction entière de Platon. Il l'eut
achevée en cinq ans, n'étant encore âgé que de trente-cinq. Cosme
n'était plus; mais son fils Pierre, qui lui succéda, eut la même amitié
pour Marsile. Ce fut par ses ordres qu'il publia cette traduction, et
qu'il expliqua publiquement à Florence les ouvrages de ce philosophe. Il
eut pour auditeurs les hommes les plus distingués par leur érudition et
leurs connaissances dans la philosophie ancienne. Laurent-le-Magnifique
fit encore plus pour Marsile que n'avaient fait son père et son aïeul.
Marsile entra dans les ordres, et se fit prêtre à l'âge de quarante-deux
ans. Laurent lui donna plusieurs bénéfices qui le mirent dans une grande
aisance, mais il n'abusa point de cette disposition à l'enrichir; et,
content des biens ecclésiastiques qui lui étaient donnés, il laissa tout
son patrimoine à la disposition de ses frères. Alors il partagea son
temps entre ses études philosophiques et celles de son nouvel état. Sa
vie fut exemplaire, son caractère doux, son esprit agréable. Il aimait
la solitude, et se plaisait surtout à la campagne avec quelques intimes
amis. Sa constitution débile et les fréquentes maladies auxquelles il
était sujet ne diminuaient en rien son ardeur pour le travail. Des
offres brillantes lui furent faites par le pape Sixte IV et par Mathias
Corvin, roi de Hongrie; il s'y refusa par amour pour la retraite, par
goût pour une vie égale et simple, et par reconnaissance pour les
Médicis. Il mourut vers la fin du siècle, âgé de soixante-six ans.

On a recueilli ses Œuvres en deux volumes _in-folio_. Presque toutes ont
pour objet des interprétations et des commentaires sur Platon et sur les
principaux Platoniciens, tels que Plotin, Iamblique Proclus, Porphyre,
etc., sans compter la traduction des Œuvres entières de Platon. Depuis
sa première jeunesse le platonisme fut tout pour lui. Il s'enfonça toute
sa vie dans les profondeurs quelquefois peu lumineuses de cette
philosophie plus sublime que vraie, et plus faite pour l'imagination que
pour la raison. Il s'était familiarisé avec les ténèbres de l'école
d'Alexandrie, au point de les prendre pour la clarté. Son style s'était
formé sur ces modèles, et souvent dans ses lettres mêmes il est
énigmatique et mystérieux. Des rêveries, je ne dis pas de Platon, mais
des platoniciens, à celles de l'astrologie il n'y a qu'un pas; il le
franchit, et la manière dont il écrivit dans un de ses livres[501] sur
cette prétendue science, le fit même soupçonner de magie.

[Note 501: _De Vità cœlitus comparandâ_, lib. III.]

Le second soutien de la philosophie platonicienne fut le célèbre Jean
Pic de la Mirandole[502], qui fut dès l'enfance une espèce de phénomène,
et, dans sa jeunesse, un prodige d'érudition et de science. Une mort
prématurée le priva de l'expérience de la vieillesse, et même de la
maturité de cet âge où les facultés de l'homme sont dans toute leur
force; et cependant il a laissé des preuves si multipliées de son
savoir, qu'on croirait qu'il a joui de la plus longue vie. Sa famille
était depuis long-temps en possession de la seigneurie de la Mirandole.
Il naquit en 1463, et fut le troisième fils de Jean-François, seigneur
de la Mirandole et de la Concorde. Dès ses premières années, il annonça
un esprit, et surtout une mémoire extraordinaires. On récitait devant
lui une pièce de vers, il la répétait aussitôt en ordre rétrograde,
commençant par le dernier vers, et finissant par le premier. Il
paraissait principalement appelé aux belles-lettres et à la poésie; mais
à l'âge de quatorze ans, sa mère ayant sur lui des vues d'ambition
ecclésiastique, l'envoya étudier en droit canon à Bologne. Il s'y livra
aussi ardemment que si c'eût été par son choix, et fit des progrès
rapides.

[Note 502: Tiraboschi, _ub. supr._]

Bientôt la philosophie et la théologie lui parurent plus dignes encore
de l'occuper; et, pour approfondir, autant qu'il lui serait possible,
ces deux sciences, il se mit à parcourir les écoles les plus célèbres de
l'Italie et de la France, à suivre les leçons des professeurs les plus
illustres, à disputer contre eux dans des exercices publics. Il acquit
par là une étendue de connaissances et une facilité d'élocution, telles
que son érudition et son éloquence paraissaient également merveilleuses.
Partout, dans ce pélerinage scientifique, il laissa de lui la plus haute
idée; et il se fit, parmi les savants et les gens de lettres de ce
temps, un grand nombre d'admirateurs et d'amis. Il joignit à l'étude des
langues grecque et latine, celles de l'hébreu, du chaldéen et de
l'arabe; mais il paya cher l'apprentissage qu'il en fit. Un imposteur
lui fit voir soixante manuscrits hébreux, et lui persuada qu'ils avaient
été composés par ordre d'Esdras, et qu'ils contenaient les mystères les
plus secrets de la religion et de la philosophie. Jeune encore, et sans
expérience, il en donna un très-haut prix: c'étaient des rêveries
cabalistiques. Il eut le malheur de vouloir s'obstiner à les entendre,
et il y consacra, avec son ardeur accoutumée, un temps beaucoup plus
précieux pour lui que son argent.

De retour, à vingt-trois ans, de ses voyages, il se rendit à Rome, sous
le pontificat d'Innocent VIII. C'est là que, pour donner une idée de sa
vaste érudition, il exposa publiquement neuf cents propositions de
dialectique, de morale, de physique, de mathématiques, de métaphysique,
de théologie, de magie naturelle et de cabale, tirées des théologiens
latins et des philosophes arabes, chaldéens, latins et grecs. Il offrit
d'argumenter, sur chacune de ces propositions, contre tous ceux qui se
présenteraient. Elles sont imprimées dans ses Œuvres; et l'on ne peut
que gémir, en les parcourant, de voir qu'un si beau génie, un esprit si
étendu et si laborieux, se fût occupé de questions aussi frivoles. Elles
excitèrent alors une grande surprise et une admiration universelle.
Elles excitèrent aussi l'envie, qui parvint à empêcher la discussion
proposée, et à priver ce jeune athlète du triomphe dont il paraissait
être certain. On dénonça au souverain pontife treize de ces
propositions, comme erronées et sentant l'hérésie. Il écrivit pour les
défendre, mais, malgré son apologie, elles furent condamnées par le
pape.

Cette persécution qui, au reste, ne s'étendit point jusque sur sa
personne, loin de l'aigrir, opéra en lui une sorte de conversion, ou du
moins un nouveau degré de perfection dans la conduite et dans les mœurs.
Jeune, riche, d'une belle figure; noble et agréable dans ses manières,
il s'était jusqu'alors partagé entre le goût de l'étude et l'amour du
plaisir. La dévotion prit cette dernière place. Il jeta au feu ses
poésies d'amour, italiennes et latines. La théologie devint le principal
objet de ses travaux, et il n'admit plus avec elle, dans l'emploi de son
temps, que la philosophie platonicienne. De Rome, il alla s'établir à
Florence, où il passa les dernières années de sa jeunesse et de sa vie,
lié avec tout ce que la philosophie, les sciences et les lettres avaient
alors de plus célèbre, entre autres, avec Marsile Ficin, Ange Politien,
et Laurent de Médicis. Il mourut dans les bras de ce dernier, ayant à
peine trente-deux ans accomplis, le jour même où le roi de France,
Charles VIII, dans sa brillante et folle entreprise sur Naples, fit son
entrée à Florence[503].

[Note 503: 17 novembre 1494.]

Les ouvrages qu'il a laissés sont presque tous de philosophie
platonicienne ou de théologie. Tous annoncent, au milieu des ténèbres
qui offusquent ces deux sciences, un esprit pénétrant et extraordinaire;
on y distingue, outre les neuf cents propositions et leur apologie, un
écrit intitulé _Heptaple_, ou Explication du commencement de la Genèse,
dans lequel l'auteur, pour faire mieux comprendre la création du monde,
éclaircit les obscurités du texte de Moïse par les allégories de
Platon; un Traité de philosophie scholastique, intitulé _de l'Être et de
l'Unité_[504], où la doctrine de Platon, sur ce double sujet, est
exposée avec plus de profondeur que de clarté; un discours latin sur la
dignité de l'homme, quelques opuscules ascétiques, et huit livres de
lettres à ses amis. Le meilleur de tous ses ouvrages est celui qu'il fit
en douze livres contre l'astrologie judiciaire. Il y combat cette
science prétendue avec les armes réunies de l'érudition et de la raison.
Un des poëtes les plus estimés de ce temps, _Girolamo Benivieni_, ayant
fait une _canzone_ sur l'amour platonique, Pic de la Mirandole
l'expliqua par trois livres de commentaires en langue italienne. Il en
est comme de ceux qui furent faits dans le siècle précédent sur la
_canzone_ de _Guido Cavalcanti_; on entend un peu mieux le texte quand
on ne lit pas les commentaires. Ceux-ci sont imprimés avec quelques
essais de poésie latine et italienne, qui, n'étant pas des poésies
d'amour, échappèrent à l'incendie que l'auteur en fit à Rome, et assez
propres à empêcher que cet incendie ne laisse beaucoup de regrets.

[Note 504: _De Ente et Uno_.]

Christophe _Landino_, doit être mis le troisième dans cette association
savante, non-seulement comme philosophe platonicien, mais comme érudit
et comme poëte. Né à Florence, en 1424[505], après avoir fait ses
premières études à Volterra, il fut forcé, pour obéir à son père, de
s'appliquer à la jurisprudence; mais la faveur de Cosme et de Pierre de
Médicis, qu'il eut le bonheur d'obtenir, le délivra de cet esclavage, et
le rendit à ses études philosophiques et littéraires. Il se livra
surtout avec ardeur à la philosophie platonicienne, et devint l'un des
principaux ornements de l'académie que son premier bienfaiteur avait
fondée. Nommé, en 1457, pour occuper à Florence une chaire publique de
belles-lettres, il accrut considérablement l'éclat et la renommée de
cette école. Ce fut alors qu'il fut choisi par Pierre de Médicis, pour
achever l'éducation de ses deux fils, Laurent et Julien. Il resta depuis
attaché à Laurent, qui eut pour lui la plus grande amitié. _Landino_
fut, dans sa vieillesse, secrétaire de la Seigneurie de Florence, qui
lui fit présent d'un palais dans le Casentin. Parvenu à l'âge de
soixante-treize ans, il obtint de ne plus remplir les fonctions
laborieuses de cette place, mais il en conserva le titre et les
appointements. Alors, il se retira à la campagne, à _Prato Vecchio_,
dont sa famille était originaire. Il y passa tranquillement ses
dernières années, livré aux études de son choix, et il mourut en 1504,
âgé de quatre-vingts ans.

[Note 505: Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 330.]

Il laissa des poésies latines, dont quelques-unes sont restées
manuscrites, et les autres ont vu le jour. Ses commentaires sur Virgile,
sur Horace et sur Dante, sont estimés. Il traduisit, en italien,
l'Histoire naturelle de Pline, et l'on a de lui quelques harangues ou
discours, tant en italien qu'en latin. Ses ouvrages philosophiques sont
ses Questions ou Discussions Camaldules[506], un Traité de la noblesse
d'ame, et quelques opuscules, tant imprimés que restés inédits. Il eut,
pour intimes amis, dans l'académie platonique, Marcile Ficin et le jeune
Politien. La grande et juste réputation de ce dernier, et les études
platoniciennes qu'il joignit à ses travaux littéraires, exigeraient
qu'il fût ici rangé après son ami _Landino_; mais, s'étant attaché de
bonne heure aux Médicis, élevé, en quelque sorte, dans leur maison, et
ayant ensuite élevé lui-même les fils de Laurent, son histoire se trouve
continuellement liée avec celle de cette famille. Il faut donc revenir à
elle, et surtout à Laurent de Médicis, avant de consacrer à Politien les
souvenirs qui lui sont dus.

[Note 506: _Disputationum Camaldulensium_ libri IV, _in quibus de
vitâ activâ et contemplativâ, de somma bono_, etc., in-fol., sans date,
mais que l'on croit de Florence, 1480. (Debure, _Bibl. instr._), et
réimprimé à Strasbourg, 1508.]

Laurent ne fut pas seulement, comme son aïeul et comme son père, un
généreux protecteur des lettres, mais encore, ce qu'ils n'étaient pas,
homme de lettres, et poëte lui-même; et, quand il n'eût pas été mis par
sa fortune, son ambition et son adresse, à la tête de la république de
Florence, il l'eût été, par son génie et par ses talents, à l'une des
premières places de la république des lettres. C'est sous le premier
aspect qu'il faut d'abord le considérer, c'est-à-dire, comme centre et
mobile du mouvement d'émulation littéraire qui fut alors porté au plus
haut point. Il entre à cet égard, comme partie principale, dans le
tableau de ce que les gouvernements d'Italie firent pour les lettres,
pendant la dernière moitié du quinzième siècle. Nous le retrouverons
ensuite avec les poëtes qui se distinguèrent le plus de son temps, et
sous ce point de vue, faisant une partie essentielle de l'état de la
littérature italienne à cette époque, qu'il contribua tant à illustrer.

À la mort de Cosme de Médicis, Pierre son fils hérita de son immense
fortune, de son influence dans les affaires de la république, et dans
ses plans pour l'agrandissement de sa famille, sans hériter de ses
talents supérieurs, et avec une santé faible qui ne lui laissait pas
toujours les moyens de développer les qualités qu'il avait reçues de la
nature. Le peu de temps qu'il vécut ne fut cependant point perdu pour
l'encouragement des lettres. On le voit par la dédicace de plusieurs
ouvrages publics dans ce court intervalle, et plus encore par le soin
qu'il prit de soutenir tous les établissements de Cosme et d'augmenter
sans cesse les riches collections qu'il avait formées.

Du vivant même de son père, il s'était montré digne de lui, en ouvrant à
Florence un concours poétique d'une espèce absolument nouvelle[507], et
qui paraît avoir été le premier modèle des concours académiques. De
concert avec Léon-Baptiste _Alberti_, citoyen distingué, architecte
célèbre, peintre, sculpteur, littérateur et poëte, il fit proclamer avec
beaucoup de pompe, par les officiers directeurs des études, que ceux qui
voulaient traiter en langue vulgaire, et dans quelque espèce de vers que
ce fût, le sujet _de la véritable amitié_, eussent à envoyer, avant la
fin du dix-huitième jour du mois d'octobre qui commençait alors, leur
ouvrage cacheté, chez des notaires désignés par la proclamation. Le prix
était une couronne d'argent travaillée en branche de laurier. Ces
officiers furent chargés de choisir un lieu public où tous les
concurrents viendraient réciter leurs poëmes. Ils firent choix de
l'église de _Santa Maria del Fiore_, et pour faire honneur au pape
Eugène IV, qui tenait alors son concile à Florence, ils offrirent aux
secrétaires apostoliques d'être les juges du concours et de décerner le
prix. Le dimanche 22, l'église étant préparée et décorée magnifiquement,
les officiers des études, les juges et les poëtes s'y rendirent avec un
nombreux cortége. La seigneurie de Florence, l'archevêque, l'ambassadeur
de Venise, un nombre infini de prélats, assistaient à cette cérémonie;
le peuple remplissait l'église. Le moment arrivé, on tira au sort
l'ordre des lectures. Elles furent écoutées avec la plus grande
attention et dans un profond silence. Il s'agissait d'adjuger le prix.
Les secrétaires du pape prétendirent que plusieurs des pièces qu'ils
venaient d'entendre, étaient d'un mérite égal; et, pour s'épargner tout
embarras, ils donnèrent la couronne d'argent à l'église de Sainte-Marie.
La générosité de Pierre fut ainsi trompée. Chacun fit son rôle; Médicis
proposa le prix; des poëtes se le disputèrent; l'un d'eux le mérita sans
doute, et ce fut l'église qui l'obtint.

[Note 507: En 1441, Voy. Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 27.]

Pierre donna une attention particulière à l'éducation de ses deux fils,
Laurent et Julien. Laurent, né le 1er. de janvier 1448[508], avait
annoncé, dès sa première jeunesse, des dispositions également heureuses
pour les exercices du corps et pour ceux de l'esprit. Son premier
instituteur fut un bon ecclésiastique nommé _Gentile d'Urbino_, dont il
fit ensuite un évêque[509]. Christophe _Landino_ fut le second. C'est à
lui que Laurent dut son excellente éducation littéraire. Le savant grec
Jean Argyropile l'instruisit dans la langue grecque, et Marsile Ficin
l'initia dans les mystères du platonisme. On ne doit pas oublier parmi
ses avantages, celui d'avoir eu pour mère _Lucretia Tornabuoni_, femme
aussi illustre par ses talents que par ses vertus, protectrice éclairée
des sciences et des lettres, et dont on a, sur des sujets pieux, des
poésies supérieures à la plupart de celles de ce temps. Laurent put
dire, comme Hippolyte:

        Élevé dans le sein d'une chaste héroïne,
        Je n'ai point de son sang démenti l'origine.

[Note 508: _Angelo Fabroni, Laurenti Medicis magnifici Vita_. Pise,
1784, in-4°., William Roscoë, _the Life of Lorenzo de' Medici_, etc.]

[Note 509: _D'Arezzo_.]

Quant aux qualités physiques, on vante ses formes athlétiques et
prononcées. On avoue qu'il manquait de grâces, que sa figure était
commune, sa vue faible, sa voix rude, et que la nature lui avait refusé
le sens de l'odorat; mais elle avait mis dans son ame une élévation,
dans son esprit une pénétration et une étendue qui perçait à travers ces
désavantages. Il se livrait avec beaucoup d'ardeur aux exercices qui
augmentent la force, donnent de la souplesse et affermissent le courage.
L'équitation, la chasse, les joutes et les tournois faisaient ses
délices, autant que la philosophie, la littérature et la poésie. Il
réussissait également à tout ce qu'il voulait entreprendre. Il n'avait
pas encore dix-sept ans à la mort de son aïeul, et, dès ce moment, il
prit part à l'administration des affaires. Pierre de Médicis, toujours
languissant et souffrant, l'appela dès-lors à ce partage, et eut, dans
plusieurs occasions, à se louer également de son courage et de sa
capacité.

Les Florentins s'étaient vus forcés de soutenir contre Venise une guerre
qui pouvait leur être funeste. De premières hostilités dont le succès
fut balancé, leur donnèrent les moyens de négocier la paix. Ils
l'obtinrent. Elle fut célébrée par des fêtes qui ranimèrent en eux le
goût de ces brillants spectacles. Quelque temps après, Laurent parut
dans un tournoi, et son frère Julien dans un antre[510]. Tous deux y
donnèrent des preuves d'adresse et d'intrépidité. Laurent remporta le
prix, qui était un casque d'argent surmonté d'une figure de Mars.
C'était lui-même qui donnait cette fête pour le mariage d'un de ses
amis[511]. Elle lui coûta dix mille florins. Il y parut avec cette
magnificence, attribut inséparable de son caractère et de son nom. Ces
deux tournois font époque dans l'histoire poétique d'Italie, par deux
poëmes dont ils furent l'occasion. La victoire de Laurent fut célébrée
en vers par _Luca Pulci_, frère de ce _Pulci_ que nous verrons bientôt
entrer le premier dans la carrière de la poésie épique. Celle de Julien
le fut par un jeune poëte dont c'était peut-être le premier essai en
langue italienne, et dont le poëme, resté imparfait, est encore
aujourd'hui cité parmi les chefs-d'œuvre de cette langue. Ce poëte
naissant, qui fut ensuite un philosophe et un littérateur célèbre, était
Ange Politien.

[Note 510: En 1468.]

[Note 511: _Eracelo Martello_.]

Il était né, le 24 juillet 1454[512], à _Monte Palciano_ ou _Poliziano_,
petite ville du territoire de Florence. Il substitua poétiquement ce nom
à son nom de famille, et s'appela _Poliziano_, au lieu de s'appeler
_Ambrogini_, comme son père. Ce père était docteur en droit, et assez
pauvre. Il avait envoyé son fils achever ses études à Florence. Ange
Politien apprit la langue grecque d'Andronicus de Thessalonique, le
latin de Christophe _Landino_, la philosophie platonicienne de Marsile
Ficin, et la péripatétique de Jean Argyropile. Tous ces maîtres
distinguèrent bientôt en lui une aptitude singulière et une grande
supériorité d'esprit. Il préférait la poésie à tout le reste; et la
traduction d'Homère en vers latins, à laquelle il travaillait dès-lors,
qu'il acheva dans la suite, et qui malheureusement s'est perdue,
l'absorbait tout entier. Des épigrammes latines et grecques publiées
les unes à treize ans, les autres avant dix-sept, n'étonnèrent pas moins
ses professeurs que ses compagnons d'étude; mais ce qui lui fit le plus
d'honneur ce furent ses Stances sur la joute de Julien de Médicis. Il
saisit cette occasion de se faire connaître de Laurent, regardé dès-lors
comme le chef de sa famille et de la république; il lui dédia son poëme,
quoique Julien en fût le héros. Le goût délicat et déjà formé de Laurent
fut singulièrement frappé de cette composition, supérieure, à tout ce
qu'on avait écrit en vers italiens depuis long-temps. Il accueillit
Politien, le logea dans son palais; se chargea de pourvoir à tous ses
besoins, et en fit le compagnon assidu de ses travaux et de ses études.

[Note 512: Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 333.]

La poésie était alors ce qui l'occupait principalement. Une jeune
personne de la famille des _Donati_[513] était l'objet d'une passion
poétique qui lui dictait des vers, quelquefois comparables à ceux de
Pétrarque[514]. Cela ne l'empêcha point de former, pour obéir à son
père, un mariage avec Clarice, de la noble et puissante famille des
_Orsini_. Il l'avait épousée depuis environ six mois, lorsque Pierre
mourut, et laissa son fils maître de tout ce qu'il avait reçu de Cosme,
et dont il avait conservé intact, et même augmenté le dépôt. Les
funérailles de cet homme, qui laissait en héritage tant de richesses et
tant de puissance, furent très-simples: «Un convoi magnifique, dit
l'historien _Ammirato_[515], aurait pu exciter l'envie du peuple contre
ses successeurs, et à qui il importait beaucoup plus d'être puissants
que de le paraître.»

[Note 513: Elle se nommait _Lucretia_.]

[Note 514: Nous reviendrons sur ces poésies de Laurent, ainsi que
sur le poëme de Politien et sur celui de _Luca Pulci_.]

[Note 515: _Istor. Fior._, vol. III, p. 106.]

Dès que Laurent se fut mis en possession de sa fortune, de la direction
des affaires publiques, et de celles de son temps, il s'occupa de
consolider et d'accroître encore la première par le commerce et par la
culture des terres; de devenir de plus en plus maître de la seconde par
son application, sa munificence et sa popularité, de donner tout ce
qu'il pourrait du troisième à son goût pour les arts, à la société des
savants et des artistes; enfin de ne rien épargner pour leur
encouragement. Bientôt ses libéralités éclairées, et peut-être plus
encore son affabilité pleine d'égards, rassemblèrent autour de lui ce
qu'il y avait de plus distingué en Italie, dans les arts et dans les
lettres. Il avait quelquefois l'adresse de se faire choisir par ses
concitoyens, pour opérer le bien qu'il leur inspirait le désir de faire,
et il prenait sur sa fortune de quoi remplir leurs intentions. C'est
ainsi que l'Université de Pise, étant tombée dans une entière
décadence, son rétablissement, qui importait aux Florentins, fut résolu.
Laurent fut nommé, avec quatre autres citoyens, pour l'exécution de ce
projet. Il se transporta avec eux à Pise, aplanit, par ses dons, toutes
les difficultés, ajouta, de son bien, des sommes considérables aux six
mille florins annuels qu'avait accordés la république, rétablit
l'Université sur le pied le plus respectable, et vint rendre compte avec
simplicité, à la seigneurie de Florence, de l'exécution d'un plan dont
elle se doutait à peine qu'il fût l'auteur.

La philosophie platonicienne était toujours une de ses études favorites;
l'académie fondée par son aïeul, et dirigée par Marsile Ficin, devint
l'objet de sa sollicitude particulière. Il voulut renouveler, en
l'honneur de Platon, la fête annuelle qui s'était célébrée dans
l'antiquité, depuis la mort de ce philosophe jusqu'au temps de ses
disciples, Plotin et Porphyre, et qui était interrompue depuis douze
cents ans. Cette célébration se fit, avec beaucoup de solennité, à
Florence et à la terre de Careggi le même jour. Elle subsista pendant
plusieurs années, et ne contribua pas peu à donner à la philosophie
platonicienne le surcroît de crédit dont elle jouit en Italie à la fin
de ce siècle.

La conjuration des _Pazzi_ vint troubler ces nobles jouissances. Cette
famille ambitieuse, mécontente de voir celle des Médicis prendre, dans
la république, l'ascendant qu'elle y voulait avoir elle-même, fut
engagée dans cette conspiration par le pape Sixte IV, et par son neveu
Jérôme _Riario_. Le jeune cardinal _Riario_, neveu de ce Jérôme,
_Salviati_, archevêque de Pise, quelques prêtres, un secrétaire
apostolique, et plusieurs Florentins mécontents, parmi lesquels on
remarque Jacques _Bracciolini_, fils du célèbre _Poggio_, furent leurs
complices. Le coup qui devait frapper les deux frères fut porté le
dimanche[516], dans l'église de la _Riparata_, en présence du cardinal,
pendant la messe, et au moment de l'élévation de l'hostie. Julien tomba
percé de coups; Laurent, quoique blessé, eut le temps de se mettre en
défense, de résister jusqu'à ce qu'il fût secouru par ses amis, arraché
des mains des assassins, et reconduit à son palais. L'archevêque fut
pendu dans ses habits pontificaux; la plupart des conjurés eurent le
même sort; le cardinal, saisi par le peuple, ne dut sa vie qu'à
l'intercession de Laurent. Il eut une telle frayeur, qu'il conserva
toute sa vie cette pâleur livide, qui est la couleur de la crainte et
celle du crime. Le pape, furieux que l'on eût manqué sa principale
victime, emprisonné un cardinal et pendu un archevêque, excommunia
Laurent, le gonfalonnier et les autres magistrats de la république,
l'un, sans doute, pour ne s'être pas laissé tuer, l'autre pour avoir
prévenu l'entière consommation du crime, et pour l'avoir puni.

[Note 516: 26 Avril 1478. Voyez sur l'une des causes de la
conjuration des _Pazzi_, Machiavel, Discorsi, l, III, c. 6, t. II, p.
443, sur ce qui la fit manquer, _ibid._, p. 456 et 458.]

La guerre que l'implacable Sixte IV suscita contre Laurent plutôt que
contre les Florentins, et qui menaçait d'embraser l'Italie, le parti
magnanime que prit Laurent de se rendre, sans armes et presque sans
suite à Naples, auprès du roi Ferdinand, l'un de ses plus ardents
ennemis, et de négocier ainsi la paix pour sa patrie; le succès de cette
ambassade extraordinaire, et le surcroît de puissance que tous ces
événements procurèrent à Médicis, ne sont pas de mon sujet. Mais je dois
rappeler ici l'excellent écrit de Politien sur cette conjuration des
_Pazzi_, l'un des meilleurs et des plus élégants morceaux d'histoire
écrits en latin moderne, et qui ne porte pas moins l'empreinte de son
talent littéraire que de son tendre attachement pour ses bienfaiteurs.

Le retour de la paix rendit à Laurent ce calme dont il aimait à jouir
dans le commerce des Muses. Il ne connaissait point de délassement plus
doux, après les fatigues et le tumulte des affaires. La poésie ne
l'intéressait pas moins que la philosophie; et, soit dans son palais à
Florence, soit dans ses maisons de Fiésole ou de Careggi, sa société
était aussi souvent composée des trois frères _Pulci_ et de quelques
autres poëtes, que de Pic de la Mirandole et de Marsile Ficin; s'il
aimait Politien plus que tous les autres, c'est peut-être parce qu'il
était à-la-fois poëte et philosophe. Il lui avait confié l'éducation de
l'aîné de ses fils, et ne se séparait, pour ainsi dire, jamais ni de ses
enfants ni de lui. Si l'on en croit Politien, ce n'était pas Laurent qui
le consultait sur ses ouvrages, c'était Politien lui-même qui consultait
avec fruit Laurent sur les siens. Dans cet âge plus mûr, Médicis traita
souvent, dans ses vers, des sujets plus élevés et plus graves qu'il
n'avait fait dans sa jeunesse. Quelques-unes de ses pièces roulent sur
la philosophie platonicienne, et il possède l'art de la rendre aussi
claire que ceux qui la traitaient en prose, la rendaient ordinairement
obscure. Il offre, dans d'autres pièces, le premier modèle de la satire
italienne; dans d'autres encore, il montre, pour la poésie descriptive
et imitative, un talent qui n'appartient qu'aux grands poëtes. Enfin,
quelques-unes de ses poésies sont de simples chansons, faites pour être
chantées par le peuple, dans le délire des fêtes et des mascarades du
carnaval. C'était un genre de spectacles que les Florentins aimaient
avec passion: Laurent les servait selon leur goût. Il imaginait
lui-même, pour ces sortes de fêtes, les déguisements les plus
singuliers, composait des vers qui étaient récités par les masques, et
des chansons qui étaient répétées par le peuple. Il engageait les poëtes
les plus connus à en composer comme lui, mais les siennes étaient
presque toujours les plus gaies et les plus piquantes. Enfin, on le
voyait souvent, dans ces solennités joyeuses, descendre de son palais,
venir se mêler, sur la place, aux danses populaires, chanter le premier
une ronde qu'il venait de faire, pour réjouir les Florentins, et rentrer
chez lui au milieu des applaudissements et des acclamations d'un peuple
qui n'avait jamais été gouverné si gaîment.

Du sein de ces amusements il ne cessait point de tenir l'œil sur les
affaires de la république, qui conservait toujours sa forme apparente,
sur les affaires de son commerce, qui étaient immenses, et sur celles de
l'Europe entière, qu'il embrassait par sa politique et par son commerce.
Des troubles s'élevèrent; des guerres lui furent suscitées. Il fit tête
à tous les orages, vint à bout de les calmer, et fit, par sa bonne
administration, monter au plus haut degré la prospérité publique. Celle
des lettres et des arts l'occupait sans cesse. La bibliothèque fondée
par Cosme, accrue par Pierre, devint un des objets particuliers de ses
soins. Il envoya dans toutes les parties du monde, pour y recueillir des
manuscrits de toute espèce et dans toutes les langues savantes. Il fut
admirablement secondé, dans ses recherches, par les savants dont il
était environné, surtout par Pic de la Mirandole, et par son cher
Politien. Je voudrais, disait-il, qu'ils me fournissent l'occasion
d'acheter tant de livres, que ma fortune devînt insuffisante, et que je
fusse obligé d'engager mes meubles pour les payer. Le Grec Jean Lascaris
entreprit, à sa demande, un voyage dans l'Orient, et en rapporta un
nombre considérable d'ouvrages très-rares et du plus grand prix. Il en
fit un second, mais plusieurs années après, et vers la fin de la vie de
Laurent, qui mourut avec le regret de ne le pas voir de retour. Ce qu'il
y a de touchant dans ces soins que prenait Médicis, et dans les dépenses
prodigieuses qu'il faisait pour rassembler ainsi des livres de toutes
les parties du monde, c'est que c'était à l'amitié qu'il consacrait et
ces soins et ces sacrifices. Son but unique était de former, pour
Politien et pour Pic de la Mirandole, une collection si abondante, que
rien ne pût manquer à leurs recherches d'érudition et à leurs travaux.

L'invention de l'imprimerie, qui se répandait alors en Toscane, ouvrit
un nouveau champ à ses libéralités, et à cette insatiable activité qui
le portait vers tout ce qui était grand et utile: il vit le parti qu'on
en pourrait tirer pour multiplier et en même temps pour épurer les
richesses littéraires. Il engagea plusieurs savants à collationner et à
corriger les manuscrits des anciens auteurs, pour qu'ils fussent
imprimés avec la plus grande correction. Christophe _Landino_, Politien,
et plusieurs autres érudits, se livrèrent avec zèle à ce travail
minutieux et difficile; et plusieurs bonnes éditions grecques et
latines furent les fruits de leurs veilles et des encouragements de
Médicis. L'immense travail que Politien entreprit et eut le courage
d'achever, sur les Pandectes de Justinien, et qui le place parmi les
plus habiles professeurs de la science du droit chez les modernes, lui
fut encore, en quelque sorte, inspiré par Laurent, qui aplanit toutes
les difficultés, procura tous les manuscrits, et prodigua tous les
secours. Enfin, les savants Mélanges ou _Miscellanea_ de Politien sont
encore un résultat des études qu'il put faire dans la riche bibliothèque
de son patron, des entretiens mêmes qu'ils avaient en se promenant
ensemble à cheval, promenades que Laurent préférait aux cavalcades et
aux pompes les plus brillantes; et ce recueil, précieux pour
l'érudition, fut imprimé à sa prière et à ses frais.

Les sciences ne lui devaient pas moins que les lettres. Les unes et les
autres se trouvaient réunies dans l'académie platonicienne. On y
examinait, on y réfutait librement les rêveries de l'astrologie
judiciaire. On commençait à substituer l'expérience et l'observation à
la routine et aux hypothèses. Une horloge astronomique, d'une
construction savante, était construite pour Laurent[517]. Plusieurs
traités de philosophie et de métaphysique lui furent dédiés par leurs
auteurs. La médecine lui dut en partie les grands progrès qu'elle fît
alors. À son exemple, d'autres citoyens riches et puissants
consacrèrent aux sciences et aux lettres des dépenses considérables et
d'immenses libéralités, et le nombre prodigieux d'ouvrages dans tous les
genres qui parurent à Florence à cette époque, atteste quel fut, sur
l'émulation publique, l'effet de la munificence de Laurent, et celui de
ses exemples.

[Note 517: Voy. sur cette machine ingénieuse de _Lorenzo Volpaja_,
Politien, ép. 8, l. IV.]

Son zèle fut le même pour les arts. Quoiqu'ils eussent déjà fait
quelques progrès à Florence, c'est à lui surtout qu'ils durent une
existence nouvelle et un plus grand essor. Sachant que le moyen le plus
sûr de stimuler les talens de ceux qui vivent est d'honorer la mémoire
des talents qui ne sont plus, il fit élever au célèbre peintre _Giotto_
un buste de marbre dans l'église de _Santa-Maria del Fiore_. Il voulut
obtenir des habitants de Spolète les cendres de leur compatriote
_Filippo Lippi_, et lui faire ériger, dans la même église, un mausolée;
sur leur refus, qui les honore autant que l'artiste, Laurent fit ériger
ce monument à Spolète même, par _Filippo_ le jeune, sculpteur habile,
fils du peintre. Politien fit, en beaux vers latins, des inscriptions
pour ces deux monuments. Alors, _Antonio Pollajuolo_, _Domenico
Ghirlandajo_, _Baldovinetti_, _Luca Signorelli_, se distinguèrent à la
fois. La sculpture rivalisa d'émulation et de progrès avec la peinture.
Dès le commencement de ce siècle, _Donatello_ et _Ghiberti_ avaient
beaucoup perfectionné cet art. Ce fut sous la direction de _Donatello_
que Cosme de Médicis commença cette grande collection de morceaux de
sculpture antique, premier noyau de la célèbre galerie de Florence, et
dont la valeur fut estimée, après sa mort, à plus de 28,000 florins. Son
fils Pierre l'augmenta considérablement. Laurent l'enrichit, après eux,
des morceaux les plus précieux et les plus rares; et il leur donna une
destination nouvelle, qui fut une inspiration du génie des arts et un
bienfait public. Il fit disposer une partie de ses jardins de manière à
servir d'école pour l'étude de l'antique, et fit placer dans les
bosquets, dans les allées et dans les bâtiments, des statues, des bustes
et d'autres ouvrages de l'art. Il donna la surintendance de ces objets
au sculpteur _Bertoldo_, élève de _Donatello_, déjà avancé en âge, et
pour qui ce fut une honorable retraite. Il payait aux jeunes gens sans
fortune, qui se sentaient le goût des arts, et qui venaient étudier dans
cette grande école, des appointements suffisants pour les soutenir dans
leurs études, et fonda des prix considérables pour récompenser leurs
progrès. C'est à cette institution qu'il faut attribuer l'éclat
surprenant que jetèrent tout à coup les beaux-arts vers la fin du
quinzième siècle, et qui se répandit rapidement de Florence dans tout le
reste de l'Europe. C'est à cette institution que l'on doit ce que
l'histoire des arts offre peut-être de plus sublime, puisqu'on lui doit
Michel-Ange.

Issu d'une famille noble, mais peu riche, Michel-Ange _Buonarotti_ avait
été placé, par son père, à l'école de _Ghirlandajo_. À la demande de
Laurent, deux des élèves de ce peintre furent choisis pour venir
continuer leurs études dans ses jardins. Le jeune Michel-Ange fut un de
ces deux élèves; et ce fut là qu'à l'aspect des chefs-d'œuvre antiques,
en les copiant dans ses dessins, en modelant en terre glaise d'après ces
admirables modèles, il sentit naître en lui ces grandes et sublimes
idées qui se développèrent ensuite sous son pinceau, sous son ciseau, et
dans ses plans d'architecture. La grande réforme qu'il opéra dans les
arts eut pour origine son admission dans les jardins de Médicis.
Laurent, charmé de ses progrès rapides, des premiers essais qu'il fit de
son talent, et du génie que sa conversation annonçait comme ses
ouvrages, fit venir le père, lui annonça que dorénavant il se chargeait
de son fils, et pourvut même généreusement aux besoins du vieillard et
de sa nombreuse famille. Michel-Ange, devenu le commensal de Laurent,
fut dès-lors, dans son palais, comme l'étaient les savants et les
artistes célèbres, sur le pied de l'égalité la plus parfaite, mangeant
avec eux à sa table, où, par une règle peu suivie, et qui devrait
toujours l'être, les distinctions, les cérémonies, l'étiquette, étaient
abolies; où chacun prenait place au hasard, était servi selon son goût,
parlait ou se taisait à son gré. C'est ainsi que ce jeune artiste,
destiné à être un si grand homme, se trouva tout de suite en relation
avec l'élite des citoyens, des artistes et des gens de lettres de
Florence; c'est là qu'il prit le goût de toutes les connaissances qui
peuvent concourir à la perfection des arts; c'est dans le palais de
Médecis qu'il passait ses instants de loisir à étudier les camées, les
médailles, les pierres précieuses dont Laurent possédait une collection
immense; c'est là aussi qu'il s'unit d'amitié avec plusieurs savants,
qui ouvrirent à son génie les trésors de l'érudition et de la science.
La nature avait tant fait pour lui, qu'indépendamment de ces secours, il
se fût sans doute élevé très-haut dans les arts; mais, qui peut savoir
cependant toute l'influence qu'eurent sur un si beau génie, les études
qu'il fit, les liaisons qu'il forma, les traitements mêmes qu'il reçut
dans le palais de Médicis?

Cosme avait déjà embelli Florence de magnifiques édifices: Laurent
voulut le surpasser. Il avait, de plus que son grand-père, une
connaissance de l'art presque égale à celle des artistes les plus
habiles. La réputation de son goût en architecture était si généralement
établie, que le duc de Milan, le roi de Naples, et Philippe _Strozzi_,
égal aux rois en magnificence, ne voulurent point bâtir de palais sans
avoir reçu de lui des directions et des avis. Cependant, lorsqu'il en
fit bâtir un lui-même à _Poggio Cajano_, il fit concourir, pour les
plans de ce palais, les artistes les plus habiles de Florence; il se
décida pour celui de _Giuliano_, architecte alors peu connu, devenu
depuis célèbre sous le nom de _San Galio_[518], et dont cet édifice
commença la réputation et la fortune. Indépendamment d'un monastère et
de plusieurs autres monuments qu'il entreprit, Laurent eut la gloire
d'en achever plusieurs qui avaient été commencés par ses ancêtres, entre
autres l'église de Saint-Laurent, et le monastère de Fiésole. La
mosaïque, la gravure en pierres fines, à la manière antique, toutes les
parties des arts du dessin reçurent, de sa munificence et de son goût,
une impulsion générale qui se répandit par imitation dans toute
l'Italie, et de là dans l'Europe entière.

[Note 518: Ce nom lui fut donné à cause d'un monastère que Laurent
lui fit bâtir à Florence, auprès de la porte de _San-Gallo_.

D'après un inventaire dressé à la mort de Laurent de Médecis, frère de
Cosme l'Ancien, plus jeune que lui de quatre ans, la fortune de chaque
frère montait alors à 235,157 florins d'or.

Vingt-neuf ans après, 1469, il se fit un autre inventaire de l'héritage
de Pierre, fils de Cosme, et sa fortune montait alors à 237,983 florins;
elle n'avait donc, à peu près, ni augmenté ni diminué.

Les bénéfices de commerce, calculés à 20% sur ce capital, ne sont que de
46,000 florins. Le florin a été constamment la huitième partie d'une
once d'or, ou la soixante-quatrième du marc, tandis que le louis d'or
neuf en était la trente-deuxième. (V. _Ricordi di Lorenzo de Médici
Roscoë append._, l. III, p. 41, 44.)

La maison de Médicis avait dépensé depuis 1434 jusqu'en 1471, en
bâtimens, aumônes et impositions, 663,755 florins d'or, équivalant,
poids pour poids, à 7,965,060 fr., et d'après la proportion qui existait
à cette époque entre le prix des métaux précieux et celui du travail, à
environ 32,000,000 de francs. (_Ibid._, p. 45.)]

On ne peut enfin ne pas admirer de combien de manières Laurent de
Médicis pouvait être grand sans avoir besoin d'être, comme il le fut, un
grand homme d'état. Cependant sa santé dépérissait, son goût pour le
repos augmentait en proportion de ses infirmités. Il était obligé de
s'absenter souvent de Florence, d'aller aux bains chauds de Sienne et de
_Porretane_, de passer plusieurs mois à la campagne, loin de toute
occupation. Alors il forma des projets de retraite, que la mort ne lui
permit pas de réaliser. Une attaque de ses incommodités habituelles,
auxquelles se joignit une fièvre lente, le conduisit en peu de temps au
tombeau. Il se fit transporter à Careggi, où le fidèle Politien le
suivit. Il regretta de n'y pas voir son autre ami Pic de la Mirandole.
Politien le fit appeler, il vint, et les derniers moments de Laurent
furent adoucis par leurs entretiens. Il mourut pour ainsi dire entre
leurs bras[519], à l'âge de quarante-quatre ans, en remplissant tous les
devoirs d'un homme religieux, et avec la résignation et la tranquillité
d'un sage.

[Note 519: 8 avril 1492.]

La fin de ce siècle si brillant, surtout à Florence, par les progrès des
lettres et des arts, n'offre pas, dans tous les autres états de
l'Italie, le même spectacle. Il s'y rassemblait des orages qui
éclatèrent enfin sur Florence même. Quelques princes protégeaient encore
les sciences; mais le plus grand nombre était occupé d'intrigues
ambitieuses et sanglantes; et si l'impulsion n'avait pas été donnée dès
le commencement par des gouvernements placés dans des circonstances plus
heureuses, ce siècle qui jeta un grand éclat, et qui surtout posa les
fondements solides de la gloire des siècles suivants, ne leur eût
peut-être transmis que des désastres et de la honte. Rome et Milan
exercèrent la plus forte influence sur ce funeste changement.

Après des papes amis des lettres et des lumières, tels que Nicolas V et
Pie II, on avait vu le farouche Paul II négliger les savants, les
persécuter, les proscrire, prendre pour des conspirations les réunions
les plus innocentes, incarcérer et torturer une académie entière. Sixte
IV, qui présida du haut du Vatican à l'assassinat des Médicis, occupé
d'établir splendidement ses fils qu'il appelait ses neveux, et d'agiter
l'Italie par ses intrigues, se montra généreux envers le savant
_Filelfo_, fit bâtir de pompeux édifices, accrut et rendit publique la
bibliothèque du Vatican; on l'accuse cependant d'une avarice sordide,
qui ne s'accorde pas mieux que ses autres vices avec l'amour des
lettres. Il la porta au point de refuser aux professeurs de l'Université
de Rome le modique salaire qu'il leur avait promis. Le réformateur ou
directeur de ce collège lui ayant fait de vives instances pour qu'il
payât ses professeurs: Ne sais-tu pas, lui répondit le pape, que je leur
ai promis cet argent avec l'intention de ne le leur pas payer? L'autre
protesta qu'il n'en savait rien. Si ce n'est pas à toi, reprit naïvement
le Saint-Père, c'est donc à Sébastien Ricci que je l'ai dit[520]. Le
faible Innocent VIII ne fit à peu près rien ni pour ni contre les
lettres; Alexandre VI lui succéda; son nom rappelle tout ce qu'il y a de
plus affreux sur la terre. La justice s'est en quelque sorte épuisée à
flétrir sa mémoire; et si l'on ne veut pas se condamner à des
répétitions éternelles, on ne doit plus parler de lui que lorsqu'on aura
trouvé quelque bien à en dire.

[Note 520: Journal de _Stefano Infessura_, dans le Recueil de
Muratori, _Scrip. Rer. ital._, vol. III, part. II, p. 1054.]

Quelle que fût l'origine du pouvoir des Sforce devenus souverains de
Milan, le règne de François Sforce fut signalé par l'encouragement des
lettres. Il sembla vouloir rivaliser avec les Médicis et avec les
princes de la maison d'Este par les distinctions qu'il accorda aux
savants, l'asyle généreux qu'il ouvrit aux Grecs chassés de leur patrie,
le nombre de littérateurs, de poëtes et d'artistes qu'il s'efforça de
rassembler à Milan et d'attirer à sa cour. Son fils aîné, Galéaz-Marie,
ne lui succéda que pour se rendre odieux, et provoqua, par l'excès de
ses vices, les poignards dont il fut percé. Il laissait après lui un
enfant[521], et pour veiller sur cet enfant un frère ambitieux, fourbe
et cruel. Jean-Galéaz-Marie disparut, et son oncle, Louis-le-Maure, prit
sa place, les mains, pour ainsi dire, encore teintes de son sang.
Parvenu à la puissance par un crime, il voulut le faire oublier par
l'éclat des lettres et des arts. Les plus fameux architectes, les plus
grands peintres furent appelés auprès de lui; on y vit accourir à la
fois le Bramante et Léonard de Vinci. La magnifique Université de Pavie
fut bâtie et dotée; Milan se remplit d'écoles de tout genre, de
professeurs, de savants. Le duc lui-même cultivait les lettres au milieu
des affaires du gouvernement et des projets d'une ambition effrénée;
mais les suites de cette ambition même, et la passion de se venger d'un
roi qui l'avait désapprouvée[522], renversèrent ce brillant édifice,
livrèrent l'état de Milan, celui de Naples et l'Italie entière aux armes
d'un prince étranger. Charles VIII, appelé par Louis Sforce, traversa
l'Italie en vainqueur, s'élança vers le royaume de Naples, le conquit,
pour retraverser le même pays presque en fugitif, entouré d'ennemis
qu'avait rassemblés contre lui ce même Louis qui l'y avait fait
descendre. Cette expédition de Charles VIII amena celle de Louis XII, et
pour Louis Sforce la perte du Milanais et de la liberté.

[Note 521: Jean-Galéaz-Marie.]

[Note 522: Le vieux roi de Naples Ferdinand l'avait pressé de
remettre le gouvernement à son neveu; ce fut pour s'en venger que
Louis-le-Maure appela à la conquête du royaume de Naples Charles VIII,
qui ne trouva plus Ferdinand, mais son fils Alphonse sur ce trône, d'où
il le renversa.]

La guerre qu'il avait provoquée eut pour Milan, pour la Lombardie et
pour Naples, les suites les plus désastreuses; les sciences et les
lettres se turent au bruit des armes; la violence militaire dispersa les
savants; le pillage détruisit ou dissipa les trésors littéraires, et
nulle part ces excès ne se commirent avec plus de fureur qu'au lieu où
ils pouvaient faire le plus de mal, à Florence, dans le sanctuaire des
Muses, dans le palais des Médicis. Après la mort de Laurent, Pierre son
fils avait hérité de tout ce qu'il laissait après lui, mais non de son
habilité, de ses talents ni de ses vertus. Il fut bientôt haï et méprisé
des Florentins, dont son père était l'idole. Dans la position difficile
où le mit l'approche de Charles VIII et de son armée, il ne fit que des
fautes, et les paya cruellement. Obligé de s'enfuir à Venise, il laissa
Florence et le palais de ses pères à la discrétion du vainqueur. Les
troupes donnèrent un malheureux exemple qui ne fut que trop bien suivi
par le peuple. Les Florentins crurent se venger de Pierre, en pillant
des richesses qui étaient à eux autant qu'aux Médicis mêmes. Manuscrits
dans toutes les langues, chefs-d'œuvre des arts, statues antiques,
vases, camées, pierres précieuses, plus estimables encore par le travail
que par la matière, tout fut dispersé, tout périt; et ce que Laurent et
ses ancêtres avaient, à force de soins, d'assiduité, de richesses,
accumulé dans un demi-siècle, fut dissipé ou détruit dans un seul
jour[523].

[Note 523: W. Roscoe, _the Life of Lorenzo de' Medici_, ch. I, pour
certifier le fait de ce pillage, dont Guichardin, l. I, ne parle pas,
cite Philippe de Commines, témoin oculaire, Mém. l. VII, ch. IX, et
_Bernardo Ruccellai, de Bella ital._, qu'il a presque littéralement
traduit. _Ruccellai_ termine ainsi le récit de ce désastre: _Hæc omnia
magno conquisita studio, summisque parta opibus, et ad multum œvi in
deliviis habita, quibus nihil nobilius, nihil Florentiæ quod magis
visendum putaretur, uno puncta temporis in prædam cessere, tanta
Gallorum avaritia, perfidiaque nostrorum fuit_.]

Florence, délivrée de Charles VIII et des Médicis, n'en redevint pas
plus libre. Le moine Savonarole s'empara des esprits, y souffla ses
visions fanatiques, au lieu des inspirations de la liberté, devint le
maître, et tomba du faîte du pouvoir dans le bûcher allumé par ses
partisans mêmes. Pierre de Médicis essaya plusieurs fois inutilement de
rentrer à Florence. Après dix ans d'une vie errante et malheureuse, il
se mit au service des Français, dans leur seconde expédition de Naples,
et lorsqu'ils furent défaits aux bords du Gariglian, il se noya
misérablement dans ce fleuve. Nous verrons dans la suite ce que devint
la malheureuse Florence, et comment les lettres et les arts, qui en
avaient été comme bannis, retrouvèrent à Rome un protecteur plus
puissant et plus heureux, dans un pape, frère de Pierre et fils de
Laurent, très-mauvais chef de l'église, mais digne, comme souverain, de
servir de modèle, et qui fut doublement le bienfaiteur de l'esprit
humain, en encourageant, en favorisant de tous ses moyens et de toute sa
puissance, les lettres et les arts qui l'éclairent et l'honorent, et en
contribuant, par l'excès et par l'abus même, à le guérir en partie de la
superstition qui l'aveugle et l'avilit.



CHAPITRE XXI.

_Suite des travaux de l'érudition pendant le quinzième siècle;
Antiquités, Histoires générales et particulières; Poésie latine; Poëtes
latins trop nombreux; Couronne poétique prodiguée et avilie_.


On ne se borna pas, dans ce siècle de l'érudition, à la recherche des
anciens, à l'étude de leurs langues, à la propagation et à
l'interprétation de leurs chefs-d'œuvre; on y joignit la recherche et
la découverte des antiquités, des médailles, des monuments antiques. On
en formait des collections, on expliquait les inscriptions, on s'en
servait pour l'intelligence des auteurs, et les auteurs servaient à leur
tour à expliquer les monuments.

L'un des premiers à employer cette méthode fut _Flavio Biondo_ ou
_Flavius Blondus_, né à Forli en 1388[524]. On a peu de détails
certains sur les premières époques de sa vie. Il était encore jeune
lorsqu'il fut envoyé à Milan par ses concitoyens pour traiter de
quelques affaires. Il paraît qu'en 1430 il était chancelier du préteur
de Bergame, et que quatre ans après il fut secrétaire du pape Eugène IV;
il le fut aussi des trois successeurs d'Eugène, mais il ne les
accompagna pas toujours. Il voyagea dans plusieurs villes d'Italie,
s'appliquant partout à la recherche et à l'explication des antiquités.
Il était marié, ce qui l'empêcha de tirer parti de sa place pour
s'avancer dans la carrière ecclésiastique; et lorsqu'il mourut à Rome en
1463, il laissa cinq fils très instruits dans les lettres, mais sans
fortune.

[Note 524: Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 3.]

Le séjour de plusieurs années qu'il fit à Rome, et son application à en
étudier les anciens monuments, lui fit naître l'idée de publier une
description aussi exacte qu'il le pourrait de la situation des édifices,
des portes, des temples et des autres grands débris de Rome antique, qui
existaient encore en partie, ou qui avaient été rétablis. C'est ce qu'il
exécuta dans un ouvrage en trois livres, intitulé _Rome
renouvelée_[525], dans lequel il déploya une érudition prodigieuse pour
le temps. Il en montra peut-être encore davantage dans sa _Rome
triomphante_[526], où il entreprît de décrire fort en détail les lois,
le gouvernement, la religion, les cérémonies, les sacrifices, l'état
militaire, les guerres de l'ancienne république romaine. Un troisième
ouvrage embrasse l'Italie entière, sous le titre de l'_Italie
expliquée_[527], la fait voir divisée en quatorze régions, comme elle
l'était anciennement, et développe l'origine et les révolutions de
chaque province et de chaque ville. On a encore du même auteur un livre
de l'Histoire de Venise[528]. Il entreprit enfin un plus grand ouvrage,
qui devait comprendre l'Histoire générale depuis la décadence de
l'empire romain jusqu'à son temps; il le divisa par décades, à
l'imitation de Tite-Live; il en avait composé trois et le premier livre
de la quatrième; la mort l'empêcha d'aller plus loin, et cet ouvrage
imparfait est resté en manuscrit dans la bibliothèque de Modène. Quant à
ceux qui sont imprimés, ou y trouve peu d'élégance dans le style, et
dans les faits des erreurs graves et fréquentes; mais ce sont les
premières productions de ce genre qui aient paru; les défauts que l'on y
remarque doivent être attribués à cette cause et au temps où vivait
l'auteur, qui y donne d'ailleurs des preuves d'une érudition étendue et
d'un immense travail.

[Note 525: _Romœ instauratœ_, lib. III.]

[Note 526: _Romœ triumphantis_, lib. X.]

[Note 527: _Italiœ illustratœ_.]

[Note 528: _De Origine et Gestis Venetorum_.]

La description de l'ancienne Rome devint alors l'objet des veilles de
plusieurs auteurs, et entre autres d'un illustre florentin, _Bernardo
Ruccellai_, l'un des meilleurs écrivains de ce siècle, et digne encore,
à certains égards, de la réputation qu'il eut alors. Il naquit en
1449[529]. Sa mère était fille du célèbre Pallas _Strozzi_, l'un des
citoyens les plus puissants et les plus riches de Florence, et qui
était, par son zèle à encourager les lettres, à rassembler des livres et
des antiquités, le rival de _Niccolo Niccoli_ et des Médicis eux-mêmes.
_Bernardo_ entra dès l'âge de dix-sept ans dans la famille de ces
derniers, par son mariage avec Jeanne de Médicis, fille de Pierre, et
sœur de Laurent. Jean _Ruccellai_ son père, avec une magnificence
royale, dépensa pour en célébrer la fête, une somme de trente-sept mille
florins. Le jeune _Bernardo_, après son mariage, continua ses études
avec la même ardeur qu'il y avait mise auparavant. Marsile Ficin avait
pour lui une affection particulière. Après la mort de Laurent de
Médicis, l'académie platonicienne trouva dans _Bernardo_ un généreux
protecteur. Il fit bâtir un palais magnifique, avec des jardins et des
bosquets destinés aux conférences philosophiques de l'académie, et ornés
des monuments antiques les plus précieux, qu'il avait rassemblés à
grands frais.

[Note 529: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 9.]

Son goût pour les lettres ne l'empêcha point de se livrer aux affaires
publiques. Il fut élu, en 1480, gonfalonnier de justice. La république
l'envoya, quatre ans après, son ambassadeur à Gènes, et lui confia
encore trois ambassades, l'une auprès de Ferdinand, roi de Naples, et
les deux autres auprès du roi de France Charles VIII. Il remplit divers
emplois pendant les révolutions que Florence éprouva à la fin du siècle,
et sa conduite ambiguë et partiale n'y fut pas généralement approuvée.
Il mourut en 1514, et fut enterré dans l'église de
Sainte-Marie-Nouvelle, dont il avait terminé, avec une magnificence
extraordinaire, la façade, que son père avait commencée. Le principal
ouvrage de _Bernardo Ruccellai_, a pour titre, _De la ville de
Rome_[530]. Il y a recueilli avec un soin extrême tout ce qui, dans les
anciens auteurs, peut donner une idée des magnifiques édifices de cette
capitale du monde. Ce livre est rempli d'érudition, de critique, écrit
avec une élégance et une précision peu communes, et meilleur à tous
égards que beaucoup d'autres qui ont paru depuis sur la même matière. Le
nom de l'auteur est rendu en latin par celui d'_Oricellarius_; c'est
pour cela que les jardins académiques de son palais furent si célèbres
pendant long-temps sous le nom d'_Orti Oricellarii_. Son ouvrage n'a
été publié à Florence que dans le dernier siècle[531]. Il laissa de plus
une histoire de la guerre de Pise, et une autre de la descente de
Charles VIII en Italie, qui n'ont vu le jour qu'en 1733[532]: enfin on a
publié, en 1752, à Leipsick un petit Traité de lui sur les magistrats
romains[533]. Il cultiva aussi la poésie italienne. Dans le Recueil
imprimé des Chants du carnaval (_Canti carnascialeschi_), il y en a un
de lui qui porte le titre de _Triomphe de la Calomnie_.

[Note 530: _De urbe Româ_.]

[Note 531: Dans le Recueil intitulé: _Rerum ital. Scriptores
Florentini_, t. II, p. 755.]

[Note 532: Sous la date de Londres.]

[Note 533: _De Magistratibus romanis_. C'est le savant antiquaire
_Gori_ qui l'envoya de Florence à l'éditeur.]

Le fameux _Annius_ de Viterbe est un antiquaire du même temps, mais
d'une autre espèce. Son nom était Jean _Nanni_, _Nannius_, et ce fut
pour suivre la mode qui régnait alors, qu'il changea ce dernier nom en
celui d'_Annius_. Né à Viterbe, vers l'an 1432[534], il entra fort jeune
dans l'ordre des Dominicains. Il embrassa dans ses études non-seulement
le grec et le latin, mais l'hébreu, l'arabe et les autres langues
orientales. Ses succès dans la prédication commencèrent sa célébrité.
Appelé de Gènes à Rome sous le pontificat de Sixte IV, il maintint son
crédit à la cour romaine, même sous le méchant pape Alexandre VI, qui
le nomma, en 1499, maître du sacré palais. _Annius_ mourut environ trois
ans après[535], âgé de soixante-dix ans.

[Note 534: Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 15.]

[Note 535: Le 13 novembre 1502.]

Les deux premiers ouvrages qu'il publia firent une grande sensation,
qu'ils durent en partie à la destruction récente de l'empire grec; c'est
son _Traité de l'Empire des Turcs_[536], et celui qu'il intitula: _Des
Victoires futures des Chrétiens sur les Turcs et les Sarrasins_[537].
Mais ce qui lui a fait le plus de renommée en bien et en mal, c'est le
grand recueil d'_Antiquités diverses_[538], qu'il publia à Rome en 1498,
et qui ont été réimprimées plusieurs fois. Il prétendit avoir retrouvé
et donner au monde savant les textes originaux de plusieurs historiens
de la plus haute antiquité, tels que Berose, Manethon, Fabius Pictor,
Myrsile, Archiloque, Caton, Megasthène, qu'il nomme Metasthène, et
quelques autres, qui devaient jeter le plus grand jour sur la
chronologie des premiers temps. Il les avait, disait-il, retrouvés dans
un voyage qu'il avait fait à Mantoue pour accompagner le cardinal de S.
Sixte; et, dans ses longs Commentaires, il en soutenait l'authenticité.

[Note 536: _Tractatus de imperio Turcarum_, Gênes, 1471.]

[Note 537: _De futuris Christianorum triumphis in Turcos et
Saracenos, ad Xystum IV et omnes principes Christianos_, Gênes, 1480,
in-4°. Cet ouvrage est divisé en trois parties, dont la troisième n'est
qu'une récapitulation du premier traité. Les deux autres contiennent
des applications de l'Apocalypse à Mahomet, et des prédictions
véhémentes de la prochaine destruction de ses sectateurs. C'est le
Recueil des Sermons qu'il avait prêchés à Gènes, et qui lui avaient fait
une si grande réputation.]

[Note 538: _Antiquitatum variarum volumina XVII, cum Commentariis
Joannis Annii Vilerbiensis_, Rome, 1498, in-fol. la même année à Venise,
et depuis à Paris, à Bâle, à Anvers, à Lyon, tantôt avec et tantôt sans
les Commentaires.]

On fut ébloui par cette publication fastueuse. Dans un temps où tous les
auteurs anciens semblaient sortir comme de leurs tombeaux, on crut à la
résurrection de ceux d'_Annius_; mais si l'Italie entière commença par
être dupe, ce fut d'abord en Italie que l'on reconnut l'erreur. _Annius_
y eut aussi des apologistes et des soutiens. Cette dispute se ranima
dans le dix-septième siècle[539]; mais la critique éclairée du
dix-huitième a réduit les choses au point que si quelqu'un s'y trompe
encore, c'est qu'il est volontairement dans l'erreur. «Ce serait, dit
_Tiraboschi_[540], une perte inutile de temps, que d'alléguer des
preuves de ce dont personne ne doute plus, si ce n'est ceux qu'il est
impossible de convaincre.» La question ne pourrait plus être que de
savoir si ce moine, aussi crédule que savant, qualités qui ne s'excluent
pas toujours, se laissa tromper par quelque fourbe qui lui donna pour
authentiques ces manuscrits supposés, ou s'il fut assez fourbe lui-même
pour imaginer cette ruse; assez patient pour composer ces histoires en
diverses langues savantes, et pour les commenter volumineusement; assez
habile pour tromper, par cette ruse, un grand nombre d'hommes instruits.
L'une de ces deux suppositions paraît à peu près aussi difficile à
concevoir que l'autre; mais elles sont à peu près également
indifférentes, puisqu'il est universellement reconnu que ce recueil
d'antiquités est un recueil d'erreurs, s'il n'en est pas un
d'impostures.

[Note 539: Voy. les détails de cette querelle entre _Mazza_,
dominicain, qui publia une Apologie d'_Annius_, _Sparavieri_ de Vérone,
qui écrivit contre, et François _Macedo_, qui répondit pour _Mazza_;
_Apostolo Zeno, Dissert, Voss._, t. II, p. 189 à 192.]

[Note 540: _Ub. supr._, p. 17.]

Quelques critiques n'ajoutent pas beaucoup plus de foi à ce que nous a
laissé sur les antiquités, un homme qui fit alors beaucoup de bruit par
ses voyages et par son ardeur à rechercher les anciens monuments; mais
le plus grand nombre des amateurs de la palæographie lui accorde plus de
confiance: c'est _Ciriaco_ d'Ancône, né dans cette ville vers l'an
1391[541], et qui commença, dès l'âge de neuf ans, à montrer cette
passion pour les voyages, dont il fut possédé toute sa vie. À vingt-un
ans, après avoir déjà vu plusieurs villes d'Italie, avec un oncle qu'il
accompagnait pour les affaires de son commerce, il passa, avec un autre
oncle, en Égypte. Deux ans après son retour en Italie, il commença à
voyager pour son compte. La Sicile, Constantinople, les îles de
l'Archipel, firent naître en lui le goût pour les monuments antiques,
qui acheva de se développer lorsqu'il fut revenu dans sa patrie, et
qu'il y eut joint l'instruction classique qui lui manquait. Il retourna
dans la Grèce, apprit le grec à sa source, passa en Syrie, revint dans
l'Archipel, séjourna dans l'île de Chipre, à Rhodes, à Mitylène, et dans
les autres îles où se trouvent les plus riches débris des temps anciens,
et revint en Italie, riche d'observations, de manuscrits, de médailles,
d'inscriptions et d'autres antiquités. Il y était appelé par l'élection
d'Eugène IV, qu'il avait beaucoup connu à Rome, et qui lui fit l'accueil
qu'il en devait attendre. _Ciriaco_ se mit alors à rechercher les
antiquités des différentes villes du Latium. Il parcourut, pendant près
de dix ans, presque toutes les villes d'Italie, passa une troisième fois
en Orient, peut-être même une quatrième, toujours occupé des mêmes
études, et infatigable dans ses recherches. On croit qu'il revint en
Italie vers le milieu du siècle, et qu'il y mourut quelque temps après.

[Note 541: Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 135.]

Il laissa beaucoup de manuscrits qui n'ont paru que très long-temps
après sa mort, et dont on n'a même publié que des fragments. Ceux de son
voyage d'Orient furent mis les premiers au jour, en 1664[542]. Son
_Itinéraire_, ou la Relation de son Voyage en Italie pour en étudier les
antiquités, n'a été imprimé qu'en 1742[543], et sur un manuscrit si mal
en ordre, que tous les objets y sont confondus, et qu'on ne peut s'y
faire une idée juste et suivie des courses et des travaux de l'auteur.
Enfin, d'autres fragments sur les antiquités d'Italie ont encore paru en
1763[544]. Des antiquaires attentifs reconnaissent que _Ciriaco_
d'Ancône s'est souvent trompé dans la manière de transcrire et
d'interpréter les inscriptions, sur la date et l'authenticité de
plusieurs, et sur un assez grand nombre de points d'histoire, de
chronologie et de géographie; mais, avec le secours d'une critique
éclairée, on ne laisse pas de tirer beaucoup d'utilité des recherches
d'un voyageur si actif et si laborieux. Il n'avait aucun intérêt à
tromper; et il serait malheureux de s'être donné tant de peines pendant
sa vie, pour ne laisser, après sa mort, que la réputation d'un homme de
peu de lumières ou de mauvaise foi.

[Note 542: À Rome, par _Moroni_, bibliothécaire du cardinal
_Barberini_.]

[Note 543: À Florence, par l'abbé Mehus.]

[Note 544: À Pesaro, avec des notes d'Annibal _degli Abati
Olivieri_.]

Un auteur en qui l'on a plus de confiance dans les sujets d'antiquités,
et dont la vie mérite d'ailleurs une attention particulière, est _Giulio
Pomponio Leto_. Tous ces noms étaient de son choix. Il était né bâtard
de l'illustre maison de _Sanseverino_, dans le royaume de Naples[545];
il évita toujours avec soin de parler de sa naissance; il répondait même
brusquement à ceux qui l'interrogeaient sur cet article; et lorsque
cette famille puissante lui eût écrit pour l'inviter à venir demeurer
dans son sein, où il aurait joui de l'abondance et de l'état le plus
heureux, il répondit laconiquement: «_Pomponio Leto_ à ses parents et à
ses proches, salut. Ce que vous demandez est impossible. Adieu[546].» Il
se rendit très-jeune à Rome, où il étudia d'abord sous un habile
grammairien de ce temps[547], et ensuite sous Laurent _Valla_. Celui-ci
étant mort en 1457, _Pomponio_ fut jugé capable de remplir sa chaire. Ce
fut alors qu'il fonda une académie qui lui attira bientôt de violents
orages.

[Note 545: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 11.]

[Note 546: _Pomponius Lœtus cognatis et propinquis suis salutem.
Quod petitis fieri non potest. Valete._ Id. ibid.]

[Note 547: _Pietro da Monopoli_.]

Plusieurs hommes de lettres, livrés comme lui à l'étude de l'antiquité,
s'y rassemblaient; leurs entretiens roulaient sur les monuments que l'on
retrouvait à Rome, sur les langues grecque et latine, sur les ouvrages
des anciens auteurs, et quelquefois sur des questions philosophiques. La
plupart de ces académiciens étaient jeunes. Leur zèle pour l'antique les
dégoûta de leurs noms de baptême et de famille; ils prirent des noms
anciens: le fondateur choisit celui de _Pomponio Leto_, ou plutôt
_Pomponius Lœtus_; Philippe _Buonaccorsi_, s'appela _Callimaco
Esperiente_, ou _Callimachus Experiens_, ainsi des autres. Peut-être ces
jeunes gens, dans leurs conversations philosophiques, se permirent-ils
d'autres comparaisons entre les institutions anciennes et les modernes,
où celles-ci n'avaient pas l'avantage. Cela fut transformé, auprès du
pape Paul II, en mépris pour la religion, bientôt en complot contre
l'église, et enfin en conspiration contre son chef.

_Platina_, dans son _Histoire des Papes_, raconte au long toute cette
affaire, dont voici le fond en peu de mots. Paul II donnait au peuple
romain des spectacles et des fêtes pendant le carnaval[548], lorsqu'on
vint lui dénoncer cette conspiration prétendue. Effrayé, ou feignant de
l'être, il ordonne aussitôt un grand nombre d'arrestations, et entre
autres celle de _Platina_ lui-même. Tous les académiciens qu'on put
prendre furent arrêtés comme lui, incarcérés, mis à la question, et
souffrirent de si horribles tortures, que l'un d'eux[549], jeune homme
de la plus grande espérance, en mourut peu de jours après. _Pomponio
Leto_ était alors à Venise: il y était même depuis trois ans dans la
maison _Cornaro_, et l'on ne sait, ni le motif de ce séjour, ni comment
le pape, qui le soupçonna de complicité avec ses confrères, s'y prit
pour faire violer, à son égard, les lois de l'hospitalité. Quoi qu'il en
soit, le malheureux _Pomponio_ fut conduit enchaîné à Rome, incarcéré et
torturé comme les autres, sans que l'on pût arracher à personne l'aveu
de ce qui n'existait pas.

[Note 548: 1468.]

[Note 549: _Agostino Campano_.]

L'arrivée de l'empereur Frédéric III interrompit, pour quelque temps, la
procédure. Dès qu'il fut parti, le pape se rendit lui-même au château
St.-Ange, et voulut examiner les prisonniers, non plus sur la
conjuration, mais sur des hérésies dont on les supposait auteurs. Il fit
ensuite passer leurs opinions à l'examen des plus savants théologiens,
qui n'y trouvèrent point d'hérésie. Paul retourna cependant une seconde
fois au château, et, après une nouvelle épreuve tout aussi inutile que
la première, il finit en déclarant qu'à l'avenir on tiendrait pour
hérétique quiconque prononcerait, ou sérieusement, ou même en
plaisantant, le nom d'académie[550]. Il ne rendit pourtant point encore
la liberté aux accusés; il les retint en prison jusqu'après l'année
révolue. Ce terme arrivé, il fit d'abord adoucir leur captivité, et leur
permit enfin d'être libres. Il mourut sans avoir pu trouver parmi eux de
coupables, et sans avoir voulu reconnaître hautement leur innocence.
Mais ce qui la prouve évidemment, c'est que son successeur, Sixte IV,
qui ne valait pas mieux que lui, confia pourtant à _Platina_ la garde de
la bibliothèque du Vatican, et permit à _Pomponio Leto_ de reprendre sa
chaire publique, où il continua de professer avec un grand concours et
de grands succès. Sixte n'aurait certainement pas traité ainsi des
conspirateurs ni des hérétiques. _Pomponio_ parvint même à réunir son
académie dispersée. On trouve, dans un historien[551] du temps, le récit
de deux anniversaires qu'elle célébra en corps, avec beaucoup de
solennité, en 1482 et 1483, l'un de la mort de _Platina_, l'autre de la
naissance ou de la fondation de Rome.

[Note 550: _Paulus tamen hœreticos eos pronunciavit qui nomen
Academiœ, vel serio vel joco deinceps commemorarent_. (_Platina ia Paulo
II._)]

[Note 551: Journal de _Jacopo da Volterra_, publié par Muratori,
_Script. Rer. ital._, vol. XXIII, p. 144.]

_Pomponio_ vécut pauvre, mais rien ne prouve qu'il ait été obligé
d'aller finir ses jours dans un hôpital, comme l'assure
_Valerianus_[552], qui, pour grossir son livre, a souvent ajouté aux
infortunes trop réelles des gens de lettres, des infortunes imaginaires.
Il en a oublié une de _Pomponio_, qui méritait cependant d'être citée;
c'est qu'en 1484, dans une sédition qui s'éleva contre Sixte IV, sa
maison fut pillée, ses livres et tous ses effets volés, et lui, forcé de
s'enfuir en désordre[553], un bâton à la main. Mais cette perte fut
bientôt réparée; quand la sédition fut apaisée, ses amis et ses écoliers
lui envoyèrent à l'envi tant de présents, qu'il se trouva, pour ainsi
dire, plus à son aise qu'auparavant. Il se faisait généralement estimer
par sa probité, sa simplicité, son austérité même. Uniquement occupé de
ses études, il n'y avait pas un réduit obscur à Rome, pas le moindre
vestige d'antiquité qu'il n'eût observé avec attention, et dont il ne
pût rendre compte. On le voyait errer seul et rêveur au milieu de ces
monuments, s'arrêter à chaque objet nouveau qui frappait ses yeux,
rester comme en extase, et souvent pleurer d'attendrissement. Il mourut
à Rome en 1498. Les regrets qui éclatèrent à sa mort, et la pompe
extraordinaire de ses funérailles, attestent qu'il n'avait pu être
réduit à finir dans un hospice une vie environnée de tant de
considération et d'estime.

[Note 552: _De Infelicitate Litterat._, l. II.]

[Note 553: _In giupetto coi borzacchini_, Journal de _Stephano
Infessura_; _Script. Rer. ital._, vol. III, part. II, p. 1163.]

On a de lui plusieurs ouvrages propres à faire connaître les mœurs, les
coutumes, les lois de la république romaine, et l'état de l'ancienne
Rome. Ce sont des Traités sur les sacerdoces, sur les magistratures, sur
les lois, un abrégé de l'histoire des empereurs, depuis la mort du jeune
Gordien jusqu'à l'exil de Justin III, et plusieurs autres ouvrages[554]
pleins d'une érudition profonde et variée. Il s'appliqua de plus à
expliquer et à commenter plusieurs anciens auteurs. Les premières
éditions que l'on fit de Salluste furent revues par lui, et confrontées
avec les plus anciens manuscrits. Il employa les mêmes soins pour les
Œuvres de Columelle, de Varron, de Festus, de Nonius Marcellus, de Pline
le jeune; et l'on a encore de lui des commentaires sur Quintilien et sur
Virgile[555].

[Note 554: Ils ont été recueillis dans un volume devenu très-rare,
sous le titre de: _Opera Pomponii Lœti varia_, Moguntiæ, 1521, in-8. Ce
volume contient: _Romanæ Historiæ compendium_, etc., _de Romanorum
Magistratibus, de Sacerdotus, de Jurisperitis, de Legibus, de
Antiquitatibus urbis Romæ_ (on croit que ce Traité n'est pas de lui),
_Epistolæ aliquot familiares, Pomponii Vita per M. Antonium
Sabetlicum_.]

[Note 555: Les Commentaires sur Quintilien sont imprimés avec ceux
de Laurent _Valla_, Venise, 1494, in-fo. Ceux sur Virgile parurent,
selon Maittaire, à Bâle, 1486, in-fol. _Apostolo Zeno_ en cite une autre
édition, Bâle, 1544, in-8°., _Dissertaz. Voss._, t. II, p. 247.]

L'historien qui nous a conservé le détail des persécutions
qu'éprouvèrent _Pomponio Leto_ et son académie, et qui y fut exposé
lui-même, _Bartolemeo Platina_, était né à _Pladena_, dans le territoire
de Crémone[556]. Le nom de sa famille était _de' Sacchi_; il y substitua
celui de sa patrie, latinisé selon le goût du temps. Il suivit d'abord
le métier des armes, et se livra tard à l'étude des lettres. On croit
qu'il eut pour premier maître, à Mantoue, le bon et célèbre Victorin de
_Feltro_. Conduit à Rome par le cardinal de Gonzague, et produit auprès
du pape Pie II, il en obtint une place[557], qu'il perdit sous Paul II,
et l'on vient de voir ce qu'il eut à souffrir des cruautés de ce
pontife. Jeté dans les fers, questionné, torturé, ainsi que les
compagnons de ses études, d'abord comme conspirateur, ensuite comme
hérétique, sans avoir commis d'autre crime que d'être d'une académie de
savants; calomnié, dénoncé par l'ignorance, et vu de mauvais œil par un
pape soupçonneux, il fut consolé de ses disgrâces par la faveur dont il
jouit auprès de Sixte IV. Ce pape lui donna, en 1475, la place de garde
de la bibliothèque du Vatican, place modique, mais honorable, et qui fit
toute sa fortune. Il mourut à Rome, en 1481, âgé d'environ soixante ans.

Celui des ouvrages de _Platina_ qui a le plus de célébrité, ce sont ses
Vies des pontifes romains[558].

[Note 556: Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 241.]

[Note 557: Dans le collége ou conseil des _Abbréviateurs_, créé par
Pie II, et détruit par son successeur.]

[Note 558: La première édition porte ce titre: _Excellentissimi
Historici B. Platinœ in Vitas summorum pontificum, ad Sixtum IV pontif.
max. prœclarum opus_, Venise, 1479, in-fol. Les deux autres principaux
ouvrages de _Platina_ sont: 1°. _Historia inclytæ urbis Mantuæ, et
serenissimæ familiæ Gonzagæ in libros sex divisa_, etc. Elle n'a été
imprimée qu'en 1675, à Vicence, in-4°., avec des notes de _Lambecius_.
2°. _De Honestâ Voluptate ot Valetudine libri X_, imprimé pour la
première fois à _Cividale del Friuli_ (_in Civitate Austriæ_), 1481,
in-4°. Dans plusieurs des éditions subséquentes, on a ajouté au titre
ces mois: _de Obsoniis_; c'est celui du ch. I du liv. VI; et c'est sur
ce seul fondement que quelques auteurs ont dit que _Platina_ avait fait
_ex professo_, un livre sur la cuisine. Voyez _Apostolo Zeno, Dissert.
Voss._, t. I, p. 254.]

Écrites avec une élégance et une force de style qui étaient alors
très-rares, elles commencent de plus à offrir des exemples d'une saine
critique. L'auteur examine, doute, conjecture; cite les anciens
monuments; rejette les erreurs reçues. Il en commet sans doute lui-même,
principalement dans l'histoire des premiers siècles; et, quoiqu'il parle
plus librement des papes que les autres historiens catholiques, on
aperçoit facilement que, lors même qu'il voit la vérité, il n'ose pas
toujours la dire; mais c'est beaucoup qu'il soit aussi éclairé que son
siècle le lui permettait, et plus véridique que tout autre peut-être ne
l'eût été à sa place. On lui a reproché d'avoir trop mal parlé de Paul
II. On voit, en effet, dans la Vie de ce pontife, qui est la dernière de
l'ouvrage, que _Platina_ ne lui pardonne pas les rigueurs injustes de la
prison et des tortures; on ne peut sans doute lui contester le droit de
dénoncer à la postérité ces actes de tyrannie; mais c'était en son privé
nom, et dans un ouvrage à part, qu'il devait exercer cette juste
vengeance: les intérêts particuliers et les passions personnelles
doivent être bannis de l'Histoire.

Plusieurs auteurs de chroniques générales entreprirent dans ce siècle,
comme dans les précédents, de raconter l'histoire du monde. Ils avaient
plus de secours, et purent tomber dans des erreurs moins grossières;
mais il leur manquait encore, dans la chronologie et dans le choix des
faits, des guides sûrs, et ils sont loin de pouvoir eux-mêmes en servir.
L'un de ces chroniqueurs qui mérite le plus d'attention, est _Matteo
Palmieri_, Florentin. Né en 1405[559], il étudia sous les plus habiles
maîtres, parmi lesquels on compte Charles d'_Arezzo_ et _Ambrogio_ le
Camaldule. Il fut revêtu des premiers emplois de la république, de
plusieurs ambassades importantes, et même de la suprême dignité de
gonfalonnier de justice. Il mourut en 1475. Sa Chronique générale,
depuis la création du monde jusqu'à son temps, n'a pas été publiée
toute entière, mais seulement la dernière partie qui comprend depuis le
milieu du cinquième siècle jusqu'au milieu du quinzième[560]. Elle fut
continuée jusqu'à l'année 1482, par un écrivain du même nom, et à peu
près du même prénom que lui, mais qui n'était ni son parent ni son
compatriote. _Mattia Palmieri_ de Pise est le nom de ce continuateur. Il
fut secrétaire apostolique, et très-savant dans les langues grecque et
latine. Il mourut à soixante ans, en 1483. C'est à peu près tout ce
qu'on sait de sa vie. Sa continuation est ordinairement jointe à la
Chronique de _Matteo_.

[Note 559: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 21.]

[Note 560: Depuis 447 jusqu'en 1449. La première édition parut à la
suite de la Chronique d'Eusèbe, sans nom de lieu et sans date (Milan,
1475, in-4°. gr.); Voy. _Apostolo Zeno_, _Dissert. Voss._, t. I, p. 110;
cette édition est de la plus grande rareté. Il en parut une seconde,
Venise, 1483, in-4°., etc.].

Ce dernier écrivit de plus, en latin, la Vie de Nicolas _Acciajuoli_,
grand sénéchal du royaume de Naples[561], et un livre sur la prise de la
ville de Pise[562]. On a de lui, en italien, quatre livres de _la Vie
civile_[563], imprimés plusieurs fois, et même traduits en
français[564]. Enfin, il fut aussi poëte. Il fit, en _terza rima_, à
l'imitation du Dante, un poëme philosophique, ou plutôt
théologique[565], qui eut pendant sa vie une grande célébrité. Mais sa
théologie n'y fut pas toujours orthodoxe; il y avança, par exemple, que
nos ames étaient ces anges qui demeurèrent neutres dans la révolte
contre leur créateur. Cette opinion mal sonnante, dénoncée à
l'inquisition après sa mort, fit condamner solennellement son poëme, qui
n'a jamais vu le jour, et dont on a seulement des copies dans plusieurs
bibliothèques d'Italie[566]. Quelques-uns ont même prétendu que l'auteur
avait été brûlé avec son livre; mais Apostolo Zeno a prouvé[567] que
cela n'a ni été, ni pu être; que l'on fit à _Matteo Palmieri_, des
funérailles publiques, ordonnées par la seigneurie de Florence; que
_Rinuccini_ prononça son oraison funèbre, et que, pendant la cérémonie,
ce poëme, que l'on prétend avoir fait condamner l'auteur, était déposé
sur sa poitrine, comme son plus beau titre de gloire.

[Note 561: Muratori, _Script. Rer. ital._, vol. XIII.]

[Note 562: _De captivitate Pisarum, ibid._, vol. XIX.]

[Note 563: _Libro della Vita civile_, Florence, 1529, in-8°. Ce
livre est écrit en Dialogues.]

[Note 564: Par Claude des Rosiers, et imprimé à Paris, 1557, in-8°.]

[Note 565: Marsile Ficin, en écrivant à l'auteur, adresse sa lettre:
_Matheo Palmerio poetœ theologico_, épist. 45, l. I. Sur ce poëme,
intitulé: _Cità di Vita_, et qui est divisé en trois livres et en cent
chapitres, voy. _Apostolo Zeno, ub. supr._, p. 113 à 121.]

[Note 566: _Apostolo Zeno, loc. cit._, en compte trois principaux
manuscrits dans les bibliothèques Ambroisienne à Milan, Laurentienne et
de _Strozzi_, à Florence.]

[Note 567: _Loc. cit._, et surtout p. 119.]

D'autres historiens se renfermèrent dans de plus étroites limites, et se
bornèrent à écrire les choses arrivées de leur temps. Le plus célèbre
est _Æneas Sylvius Piccolomini_, qui devint pape sous le nom de Pie II.
Il naquit en 1405[568], dans un château voisin de Sienne[569], et fit
ses études dans cette ville. Il s'attacha, dans sa jeunesse, au cardinal
Capranica, et se rendit avec lui au concile de Bâle. Dans la rupture qui
éclata entre plusieurs pères de ce concile et le pape Eugène IV, il fut
du parti des opposants, écrivit pour eux, et les soutint pendant
plusieurs années; enfin, il les abandonna, alla se jeter aux pieds
d'Eugène, et obtint son pardon. Il avait changé de condition, plus
légèrement encore que de parti, et s'était successivement attaché à
trois ou quatre cardinaux; il fut ensuite, pendant quelques années,
secrétaire de l'empereur Frédéric III. Il voyagea beaucoup, et dans
presque tous les pays de l'Europe, en Angleterre, en Écosse, en Hongrie,
en Allemagne, en France, presque toujours chargé d'ambassades et de
missions de confiance. Le pape Eugène le fit évêque de Trieste; Nicolas
V, de Sienne, et Calixte III, cardinal; enfin, il devint pape
lui-même[570]; et il est certain qu'il n'eût pas fait cette fortune
avec les pères récalcitrants du concile de Bâle, et leur antipape Félix.
Il prit le nom de Pie II. Son pontificat presque entier fut occupé d'un
vain projet de ligue contre les Turcs, et il mourut en 1464, sans avoir
fait aux lettres et aux sciences tout le bien qu'il projetait, et qu'on
avait lieu d'attendre de lui.

[Note 568: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 24.]

[Note 569: À Consignano, village dont il fit une ville épiscopale
quand il fut devenu pape, et que, de son nom de _Pio_, il nomma
_Pienza_.]

[Note 570: 1458.]

Son plus grand ouvrage n'est point compris dans la collection générale
de ses Œuvres, et ne fut imprimé que cent vingt ans après sa mort. Ce
sont des _Commentaires_ en douze livres, sur les événements arrivés de
son temps en Italie[571]. On peut les considérer comme une histoire
générale de cette partie de l'Europe, pendant les cinquante-huit ans
qu'il vécut, histoire écrite, non-seulement avec éloquence et avec
force, mais avec une élégance de style qui était alors peu commune. Ses
Œuvres[572] contiennent d'abord deux autres livres de _Commentaires_ sur
les actes du concile de Bâle. Le parti qu'il avait suivi dans ce
concile, dit assez sous quelles couleurs il en présente les actes. Les
protestants, dont cet écrit flattait les opinions, l'ont fait réimprimer
souvent; mais, sans y joindre d'autres ouvrages du même auteur, où il
dit précisément le contraire sur l'autorité du vicaire de Dieu, et sur
d'autres points de cette importance, non plus que la grande bulle de
rétractation qu'_Æneas Sylvius_ publia lorsqu'il fut devenu Pie II. On
les trouve dans le même recueil, et ce serait montrer peu de
connaissance des hommes et des affaires de ce monde, que de s'étonner de
voir cette diversité entre les écrits d'un prêtre qui veut faire fortune
dans un concile, et ceux de ce même prêtre devenu évêque, cardinal et
pape.

[Note 571: _Pii II Pont. Max. Commentarii rerum memorabilium quœ
temporibus suis contigerunt, à R. D. Jo. Gobellino vicario Bonnon. jam
diù compositi, et à R. P. D. Fr. Bandino Piccolomineo, archiep. Senensi
ex vetusto originali, recogniti_, Rome, 1584, in-4°., réimprimé à
Francfort, 1614, in-fol. Ces Commentaires, quoique donnés sous le nom
d'un des familiers de Pie II, sont reconnus pour être de ce pontife
lui-même. Voy. _Apostolo Zeno, Dissert. Voss._, t. I, p. 322.]

[Note 572: Édition de Bâle, 1571, in-fol.]

Ses autres ouvrages historiques sont une histoire abrégée de Bohême,
celle de l'empereur Frédéric III; une Cosmographie qui contient la
description de la grande Asie mineure, avec un exposé rapide des faits
les plus mémorables, un abrégé de l'histoire de _Biondo Flavio_, et
quelques autres écrits moins importants. Ce sont ensuite des opuscules
philosophiques, des harangues, des traités de grammaire et de
philologie; un livre de lettres familières qui en contient plus de
quatre cents, et dans lequel se trouve compris un grand nombre de
morceaux de quelque étendue, entr'autres une espèce de roman ou histoire
tragique de deux amants[573], où l'on croit qu'il raconte, sous des noms
supposés, un fait arrivé à Sienne, tandis qu'il s'y trouvait avec
l'empereur Sigismond. Cette variété de productions, leur nombre et le
mérite littéraire qui y brille, auraient de quoi surprendre, même dans
un simple littérateur, qui en eût été occupé uniquement; qu'est-ce donc
quand on songe aux longs et fatigants voyages, aux grandes affaires, aux
éminentes fonctions qui partagèrent la vie de ce laborieux pontife, et
qui sembleraient en avoir dû remplir tous les moments?

[Note 573: _Historia de Euriato et Lucretia se amantibus_, ep. CXIV,
p. 623.]

Ses Commentaires sur l'histoire de son temps furent continués par
_Jacopo degli Ammanati_, qu'il avait fait cardinal, et qui lui devait
bien ce témoignage de reconnaissance. Il était né dans le territoire de
Lucques, avait fait d'excellentes études sous Charles et Léonard
d'_Arezzo_, sous _Guarino_ de Vérone, et _Gianozzo Manetti_. S'étant
rendu à Rome en 1450, le cardinal Capranica le prit pour son secrétaire.
Il resta dix ans dans cet emploi subalterne, et menait une vie si
pauvre, qu'il ne pouvait quelquefois satisfaire aux moindres et aux
plus indispensables dépenses[574]. Calixte III le fit secrétaire
apostolique; mais Pie II fit bien plus pour lui. Il l'adopta, en quelque
sorte, lui donna son nom[575], l'éleva rapidement à l'évêché de Pavie et
au cardinalat. C'est de lui qu'il est si souvent parlé dans l'histoire
littéraire de ce temps, et c'est à lui que sont adressées tant de
lettres des hommes les plus célèbres d'alors, sous le nom de cardinal de
Pavie. Sa faveur ne se soutint pas sous Paul II; mais elle reprit, sous
Sixte IV, une nouvelle force. Il fut créé successivement légat de
Pérouse et de l'Ombrie, évêque de Tusculum, et peu de temps après évêque
de Lucques. Il l'était depuis deux ans, lorsqu'un médecin ignorant, pour
le guérir de la fièvre quarte, lui fit prendre de l'ellébore, sans
précaution et sans mesure. Il tomba dans un profond sommeil, et ne se
réveilla plus. Sa continuation des commentaires de Pie II ne s'étend que
depuis 1464 jusqu'à la fin de 1469. Le style en est moins bon; mais, à
ce mérite près, elle a tous ceux que l'on exige dans l'histoire. On y a
joint un recueil de près de sept cents lettres[576], qui ne jettent pas
peu de lumières sur les événements de ce siècle.

[Note 574: _Appena avea di che farsi rader la barba_. Tiraboschi,
_ub. supr._ p. 30.]

[Note 575: _Piccolomini_.]

[Note 576: _Epistolæ et Commentarii Jacobi Piccolomini, cardinalis
papiensis_, Milan, 1506, in-fol.]

Il y eut alors peu de villes qui n'eussent, comme Florence, leur
historien particulier: les différentes histoires littéraires entrent,
sur presque tous, dans des détails intéressants pour chacune de ces
villes, mais qui le seraient trop peu pour nous. Il faut en excepter
d'abord les historiens de Venise, rivale de Florence dans la politique,
dans les lettres et dans les arts. Dès le commencement de ce siècle, les
Vénitiens avaient désiré d'avoir, au lieu de chroniques, de journaux et
de mémoires informes, une histoire méthodique, élégante et suivie, qui
consacrât les événements les plus mémorables de leur république.
Plusieurs écrivains célèbres furent choisis, mais différents obstacles
les empêchèrent de se livrer à ce travail. Celui qui l'entreprit enfin,
fut _Marc-Antonio Coccio_, né en 1436, dans la campagne de Rome[577],
sur les confins de l'ancien pays des Sabins, ce qui lui fit substituer à
son nom, suivant l'usage de ce temps, celui de _Sabellico_. Il était
élève de _Pomponio Leto_, et fut appelé, en 1475, à Udine, comme
professeur d'éloquence. Il le fut, en la même qualité, à Venise, en
1484. La peste l'obligea, peu de temps après, de se retirer à Vérone, et
ce fut là que, dans l'espace de quinze mois, il écrivit en latin les
trente-trois livres de son _Histoire vénitienne_; il les publia en
1487[578], et la république en fut si contente, qu'elle lui assigna, par
décret, une pension annuelle de deux cents sequins. _Sebellico_, par
reconnaissance, ajouta à son Histoire quatre livres qui n'ont jamais vu
le jour. Il publia de plus une Description de Venise en trois livres, un
dialogue sur les Magistrats vénitiens, et deux poëmes en l'honneur de la
République.

[Note 577: À Vicovaro. Tiraboschi, _ub. supr._, p. 50.]

[Note 578: _Venetiis, ap. Andr. Toresanum de Asulâ_.]

Ces travaux et les distinctions qu'ils lui procurèrent, ne l'empêchèrent
point de composer beaucoup d'autres ouvrages. Le plus considérable est
celui qu'il intitula _Rapsodie des Histoires_[579], et qui est une
histoire générale depuis la création du monde jusqu'en 1503. Cette
histoire est écrite avec la critique de ce temps-là, et d'un style assez
dépourvu d'élégance: elle eut cependant un grand succès, et valut à son
auteur des éloges et des récompenses. Ses autres productions sont des
discours, des opuscules moraux, philosophiques et historiques, et
beaucoup de poésies latines; le tout remplit quatre forts volumes
in-folio[580]. _Sabellico_ a encore donné des notes et des commentaires
sur plusieurs anciens auteurs, tels que Pline le naturaliste, Valère
Maxime, Tite-Live, Horace, Justin, Florus, et quelques autres. Malgré le
succès de son _Histoire de Venise_, il faut avouer, et il avoue
lui-même, qu'il a trop suivi des annales qui n'étaient pas toujours
d'une grande autorité; il ne connut point celles de l'illustre doge
André _Dandolo_, dépôt le plus authentique et le plus ancien de
l'histoire des premiers temps de la république[581]; cette négligence, à
quelque cause qu'on veuille l'attribuer, et le peu de temps qui fut
accordé à _Sabellico_ pour la rédaction de son ouvrage, sont les
principales causes du peu de foi qu'il mérite, et des nombreuses erreurs
qui y ont été relevées depuis. Il mourut à Venise, après une maladie
longue et douloureuse, en 1506[582].

[Note 579: _Rhapsodiæ Historiarum Enneades_. Chacune de ces Ennéades
contient neuf livres. _Sabellico_ en publia sept, ou soixante-trois
livres, à Venise, en 1498, in-fol., et en 1504, trois autres Ennéades,
et deux livres de plus: en tout quatre-vingt-douze livres.]

[Note 580: _Basileæ, curis Cælii secundi Curionis, ap. Joan.
Hervagium_, 1560.]

[Note 581: Voy. _Foscarini, Letter. Venez._, p. 232.]

[Note 582: Voy. _Valerion. de infel. Literat._, l. I.]

_Bernardo Giustiniani_ forma, vers le même temps à peu près, le même
dessein, et le remplit à la fois avec plus d'exactitude et plus de
mérite littéraire. Né à Venise en 1408[583], il eut pour maîtres dans
les lettres, _Guarino_, _Filelfo_ et Georges de Trébizonde. Il entra de
bonne heure dans les emplois de la république, et s'y distingua par sa
conduite, son éloquence et sa capacité. Il fut chargé de plusieurs
ambassades honorables, nommé du conseil des dix, et enfin procurateur
de Saint-Marc. Il mourut en 1489, laissant, outre quelques autres
ouvrages, quinze livres de l'ancienne Histoire de Venise, depuis son
origine jusqu'au commencement du neuvième siècle. C'est, selon le savant
_Foscarini_[584], le premier essai d'un travail bien conçu sur
l'Histoire vénitienne, et _Giustiniani_ doit être regardé comme le
premier auteur de cette histoire, dans un siècle déjà éclairé, comme
_Dandolo_ le fut dans des temps encore barbares.

[Note 583: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 52.]

[Note 584: _Letter. Venez._ pag. 245.]

Padoue et les princes de Carrare qui en étaient maîtres, eurent pour
historien Pierre-Paul _Vergerio_, dont je dois faire mention, non à
cause de Padoue ni de ses princes, mais parce qu'il fut un des plus
grands littérateurs du quatorzième et du quinzième siècles. Il était né
dès l'an 1349[585] à _Giustinopoli_ ou _Capo d'Istria_. Après avoir
parcouru plusieurs villes d'Italie, où il donna des preuves éclatantes
de son savoir dans la philosophie, le droit civil, les mathématiques, la
langue grecque et la littérature, il assista au concile de Constance,
passa ensuite en Hongrie, où l'on croit qu'il fut appelé par l'empereur
Sigismond, et y mourut vers le temps du concile de Bâle. Outre son
histoire des princes de Carrare[586], une Vie de Pétrarque[587] et
quelques autres ouvrages de différents genres, on a de _Vergerio_ un
livre intitulé _des Mœurs honnêtes_[588], qui eut alors un succès si
prodigieux qu'on l'expliquait partout publiquement dans les écoles. Il
traduisit le premier en latin, pour l'empereur Sigismond, la vie
d'Alexandre par Arrien[589]. Il fit aussi des vers, et même une comédie
latine que l'on conserve manuscrite dans la bibliothèque
Ambroisienne[590]. On dit que sa tête s'altéra dans les dernières années
de sa vie, qu'il la perdit presque entièrement, et qu'il n'en jouissait
plus que par intervalles; infirmité affligeante, humiliante pour la
raison humaine, et dont ni la force, ni l'étendue d'esprit, ni le génie
même ne garantissent, mais qui, par une singularité remarquable, est
cependant moins commune parmi les hommes qui ménagent le moins leurs
facultés intellectuelles, qui les exercent, ou, si l'on veut, qui les
fatiguent le plus.

[Note 585: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 56.]

[Note 586: Publiée d'abord dans le _Thesaur. Antiq. ital._, t. VI,
part. III, Lugd. Batav., 1722, et huit ans après, comme inédite, dans le
grand Recueil de Muratori, t. XVI, Milan, 1730.]

[Note 587: Insérée par _Tomasini_, dans son _Petrarcha redivivus_.]

[Note 588: _De Ingenuis Moribus_, première édition, avec d'autres
Opuscules, Milan, 1474, in-4°.; deuxième, 1477, et réimprimé plusieurs
fois.]

[Note 589: Cette traduction est restée inédite; _Apostolo Zeno_ en a
publié l'épître dédicatoire à Sigismond, _Dissert. Voss._ t. I, p. 55 et
56.]

[Note 590: Elle est intitulée _Paulus_; c'est une comédie morale
qu'il avait composée dans sa jeunesse; _Sassi_ en a donné la Notice, et
publié le Prologue, dans son _Histoire typographique de Milan_, colonne
393.]

L'état de Milan, théâtre de tant d'événements politiques et militaires,
les Visconti et les Sforce, qui le possédèrent successivement, ne
pouvaient manquer de trouver des historiens. Nous devons distinguer
parmi eux _Pier Candido Decembrio_, pour la même raison qui nous a fait
parler de _Vergerio_; c'est que le nom de cet écrivain se lie avec ceux
des hommes les plus célèbres dans la littérature du quinzième siècle.
Son père, _Uberto Decembrio_, né à Vigevano, fut lui-même un littérateur
distingué. _Pier Candido_ naquit à Pavie 1399[591]. Il fut, dès sa
jeunesse, secrétaire de Philippe-Marie Visconti. Après la mort de ce
duc, dans les efforts que firent les Milanais pour reconquérir la
liberté, _Pier Candido_ fut un des plus ardents défenseurs de leur
cause. Quand il la vit perdue sans ressource, il quitta Milan pour Rome,
et fut fait, par Nicolas V, secrétaire apostolique. Il ne revint à Milan
qu'environ vingt ans après, et y mourut en 1477. On lit dans
l'inscription gravée sur sa tombe, dans la Basilique de Saint-Ambroise,
qu'il avait composé plus de cent vingt-sept ouvrages; c'est beaucoup; et
quoiqu'il en soit resté de lui un grand nombre, on a fait des efforts
inutiles pour les rassembler tous. Les deux principaux sont sa vie de
Philippe-Marie Visconti et celle de François Sforce, toutes deux
insérées dans le grand recueil de Muratori[592]. Dans la première il a
pris Suétone pour modèle, s'est attaché comme lui aux anecdotes
particulières, et n'en a pas mal imité le style. La seconde est en vers
hexamètres, et il y faut chercher, comme dans tous les poëmes de cette
espèce, moins la poésie que les faits. Ses autres ouvrages imprimés sont
des Discours, des Traités sur différents sujets, des Vies de quelques
hommes illustres, des Poésies latines et italiennes, outre plusieurs
Traductions, comme celles de l'Histoire grecque d'Appien en latin, de
l'histoire latine de Quinte-Curce en italien, et quelques autres. Ce
qu'on doit le plus regretter de lui, dans ce qui n'a pas été publié, ce
sont ses Lettres que l'on conserve manuscrites en très-grand nombre dans
plusieurs bibliothèques d'Italie[593]. Elles ne pourraient que jeter un
nouveau jour sur l'histoire politique et littéraire de ce siècle.

[Note 591: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 65.]

[Note 592: _Script. Rer. ital._, t. XX.]

[Note 593: Voy. _Apostolo Zeno, Dissert. Voss._, t. I, p. 208.]

Jean _Simonetta_, frère du célèbre _Cicco Simonetta_, premier ministre
de François Sforce, a aussi écrit l'histoire de ce duc avec beaucoup
d'exactitude et d'élégance. Il fut son secrétaire intime, et plus à
portée que personne de le connaître et de le juger. Les deux frères
_Simonetta_, nés en Calabre, s'étaient attachés au duc François; ils
furent fidèles à sa mémoire. Louis le Maure, après son usurpation, ne
pouvant les gagner, les proscrivit, les envoya d'abord prisonniers à
Pavie, fit trancher la tête au ministre, et, peut-être, honteux de
condamner à mort celui qui avait rendu si célèbre le nom de son
père[594], se contenta d'exiler l'historien à Verceil. L'histoire,
écrite par Jean _Simonetta_, divisée en trente-un livres, est insérée
dans le recueil de Muratori[595]: elle comprend depuis l'an 1423 jusqu'à
1466, époque de la mort du duc François.

[Note 594: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 71.]

[Note 595: _Script. Rer. ital._, vol. XXI.]

Les _Visconti_ eurent à peu près dans le même temps, pour historien, un
élève de _Filelfo_, que nous avons vu précédemment en querelle ouverte
avec son maître. Né à Alexandrie _de la Paille_, il avait changé son nom
de famille _de' Merlani_ pour celui de _Merula_. Pendant presque toute
sa vie, il enseigna les belles-lettres, tantôt à Venise et tantôt à
Milan, où il mourut en 1494[596]. Son _Histoire des Visconti_[597] ne
s'étend que jusqu'à la mort de Mathieu, qu'en Italie on appelle le
Grand. Le style en est pur et soigné, mais l'auteur a trop légèrement
adopté les fables de quelques vieilles chroniques sur l'origine de cette
famille. Il est aussi tombé dans un grand nombre de fautes et
d'inexactitudes, qu'il faut attribuer au défaut absolu de titres et de
monuments[598]. Mais ce n'est pas à cette histoire qu'il doit une place
honorable dans la littérature de ce siècle; sa véritable gloire est
d'avoir été l'un des restaurateurs les plus zélés et les plus savants de
l'étude des anciens. Il fut le premier à publier ensemble les quatre
auteurs latins sur l'agriculture, Caton, Varron, Columelle et
Palladius[599], et le premier encore à donner une édition de
Plaute[600]. Juvenal, Martial, Ausone, les Déclamations de Quintilien,
parurent aussi, ou, la première fois, par ses soins, ou avec ses notes
et ses commentaires. On lui doit de plus quelques traductions d'auteurs
grecs et plusieurs Opuscules historiques, philologiques ou critiques.
Son plus grand défaut fut l'orgueil littéraire, défaut très commun de
son temps, peut-être même dans tous les temps; mais dans ce siècle
surtout, siècle fécond en érudits, chacun d'eux voulait être le seul
savant, voulait être regardé comme infaillible, s'emportait contre les
moindres critiques, et provoquait les autres par des critiques amères.
La fureur de _Merula_ contre _Filelfo_ n'était venue que pour un _o_
employé au lieu d'un _a_[601]; il eut des querelles à peu près
semblables avec l'auteur, aujourd'hui très-ignoré, d'un _Traité de
l'Homme_[602]; avec l'érudit _Domizio Calderini_, qui avait osé le
soupçonner de ne pas savoir parfaitement le grec, et surtout avec
l'illustre Politien. Cette dernière dispute eut un éclat proportionné à
la célébrité de l'adversaire. Elle ne se termina qu'à la mort de
_Merula_, qui eut le mérite tardif de s'en repentir en mourant, de
témoigner le désir d'une réconciliation sincère, et d'ordonner qu'on
effaçât de ses ouvrages tout ce qu'il avait écrit contre Politien.

[Note 596: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 72.]

[Note 597: _Georgii Merulœ Alexandrini antiquitates Vicecomitum_,
lib. X, in-fol., sans date ni nom de lieu (à Milan, dans les douze
premières années du seizième siècle). _Dissert. Voss._, t. II, p. 74,
réimprimées plusieurs fois.]

[Note 598: Tiraboschi, _loc. cit._]

[Note 599: Venise, 1472, in-fol., avec des explications et des
notes.]

[Note 600: _Ibid._, même année, in-fol.]

[Note 601: Voy. ci-dessus, p. 343, note.]

[Note 602: _Galeotto Marzio_.]

_Tristano Calchi_[603], l'un de ses élèves, fut chargé de continuer son
_Histoire des Visconti_. En examinant de près l'ouvrage de son maître,
il en découvrit facilement les erreurs; il voulut d'abord les corriger,
mais leur nombre et leur gravité le détournèrent de ce projet; il aima
mieux faire un nouvel ouvrage, rendre l'histoire plus générale, et la
recommencer depuis la fondation de Milan. Il la conduisit jusqu'à l'an
1323. C'est une des meilleures productions de ce temps. La critique y
est beaucoup plus exacte; le style a l'élégance et la gravité
convenables. Il est singulier qu'elle n'ait été publiée que dans le
dix-septième siècle[604], plus de cent ans après la mort de l'auteur.

[Note 603: Né à Milan, vers l'an 1462. Tiraboschi, _ub. supr._, p.
78.]

[Note 604: Les vingt premiers livres à Milan, en 1628, et les deux
derniers en 1643, avec quelques Opucules historiques du même auteur.]

Toutes ces histoires étaient écrites en latin. Il semblait que l'Italie,
reculant vers l'antiquité, à mesure qu'elle en retrouvait les monuments,
fût redevenue toute latine. Parmi les historiens de Milan, il y en eut
cependant un qui voulut que les annales de sa patrie fussent écrites en
langue italienne. _Bernardino Corio_, d'une famille noble et ancienne,
né en 1459[605], était à quinze ans chambellan du duc Galéaz-Marie, fils
et successeur de François Sforce. Il n'en avait que vingt-cinq lorsqu'il
commença son histoire, par ordre de Louis le Maure, qui lui assigna,
pour cet ouvrage, un traitement annuel. Il le finit en 1503, et le
publia la même année. Cette première édition de l'histoire de _Corio_,
qui a été suivie de plusieurs autres, est d'une magnificence
remarquable. Paul Jove prétend, mais sans preuve, et même sans
vraisemblance, que l'auteur la fit à ses frais, et que sa fortune en
souffrit. Le style n'en est pas excellent. La phrase italienne s'y
rapproche trop de la phrase latine; on ne dirait pas, en le lisant, que
Boccace et _Villani_ avaient écrit en italien plus d'un siècle
auparavant. Quant aux faits, l'auteur adopte sans critique, dans le
récit des premiers temps, les fables des vieilles chroniques; mais quand
il arrive aux temps modernes, il fait un meilleur usage des
renseignements puisés dans les archives publiques, qui lui furent
ouvertes. Il est alors écrivain très-exact, minutieux à l'excès, mais
d'autant plus digne de foi, qu'il insère souvent dans son histoire, des
titres originaux et des monuments authentiques.

[Note 605: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 75.]

On sent, au reste, avec quelles précautions il faut lire cette _Histoire
de Milan_, écrite d'après les ordres, et payée des bienfaits de Louis le
Maure. C'est avec une défiance égale qu'on doit lire quelques histoires
dont j'ai déjà parlé, qui ont pour héros les rois de Naples de la
dynastie d'Aragon, et qui furent écrites sous le règne du roi Alphonse,
ou de son fils. Ainsi le livre du _Panormita_ sur les dits et les faits
de cet Alphonse[606], celui de Laurent _Valla_ sur les exploits de son
père Ferdinand Ier.[607], l'histoire que _Bartolomeo Fazio_ avait
écrite auparavant, en dix livres, des faits de ce même roi
Ferdinand[608], exigent qu'on ne perde pas de vue la position de leurs
auteurs, et leurs fonctions, ou au moins leur séjour et leur existence
honorable à la cour de Naples.

[Note 606: _De Dictis et Factis Alphonsi regis_, lib. IV.]

[Note 607: Voy. ci-dessus, p. 354.]

[Note 608: Imprimée pour la première fois à Lyon en 1560, sous ce
titre: _De Rebus gestis ab Alphonso primo Neapolitanorum rege
Commentariorum_, lib. X, in-4°.]

_Bartolomeo Fazio_ était né à la Spezia, auprès de Gênes. Il était élève
de _Guarino_ de Vérone. On ne sait à quelle époque ni pour quel motif il
fut appelé à Naples par le roi Alphonse; il y passa le reste de sa vie,
et mourut en 1457[609]. _Fazio_ fut un des plus violents ennemis de
Laurent _Valla_; il l'attaqua même le premier: _Valla_, en pareille
occasion, ne tardait jamais à répondre; quatre invectives de l'un et
quatre de l'autre, suffirent à peine à leur colère. Celles de Laurent
_Valla_ existent dans le recueil de ses Œuvres[610]; on n'a imprimé
qu'incomplètement et par fragments les Invectives de _Fazio_. Outre son
Histoire du roi Ferdinand, on a de lui celle de la guerre qui éclata, en
1377, entre les Vénitiens et les Génois[611]; quelques Opuscules de
philosophie morale, et un livre _des Hommes illustres_, intéressant pour
l'histoire littéraire, qui n'a été publié que dans le siècle
dernier[612]. _Fazio_ y raconte brièvement la vie des hommes les plus
célèbres de son temps, rappelle leurs principaux ouvrages, en indique
les beautés et les défauts, et se montre, en général, juge équitable,
critique impartial et éclairé.

[Note 609: Mehus, _Vita Bartholom. Facii_ (voy. p. suiv. note 2);
Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 79.]

[Note 610: Édition de Bâle.]

[Note 611: _De Bello Veneto Clodiano ad Joannem Jacobum Spinulam
liber._ Lyon, 1568, in-8°.]

[Note 612: _De Viris illustribus liber_, publié par l'abbé Mehus,
avec une Vie de l'auteur, Florence, 1745, in-4°.]

Un autre ouvrage, sur un sujet pareil, composé dans le même siècle, n'a
été imprimé non plus que dans le dix-huitième; c'est celui de _Paolo
Cortese_, sur les hommes célèbres par leur savoir[613]. Il est en forme
de Dialogue; l'auteur feint qu'il s'entretient dans une île du lac
Bolsena avec un certain _Antonio_, et avec Alexandre Farnèse, qui fut
depuis le pape Paul III. L'entretien roule sur les hommes les plus
célèbres, dans ce siècle, par leur érudition et leurs talents
littéraires. Le style en est meilleur et plus élégant que celui de
_Fazio_. _Cortese_ paraît y avoir pris pour modèle le Dialogue de
Cicéron sur les illustres Orateurs. Il n'avait que vingt-cinq ans
lorsqu'il composa cet ouvrage, où brille cependant un jugement
très-solide et une grande maturité d'esprit[614]. Il était né à Rome en
1465[615], d'une famille noble et toute littéraire. Son père, employé à
la secrétairerie pontificale, était un homme lettré et un philosophe;
son frère, Alexandre _Cortese_, se distingua de bonne heure par son
talent pour la poésie latine. Il menait avec lui le jeune Paul encore
enfant, chez les savants qu'il visitait à Rome. C'est ce qui lia Paul
_Cortese_, dès sa première jeunesse, avec ce que la littérature avait
alors de plus éminent, et entre autres avec Pic de la Mirandole et Ange
Politien, qui faisaient le plus grand cas de son savoir, de son
éloquence et de son goût. Ce Dialogue suffit pour justifier leur
opinion. Il n'écrivit guère, d'ailleurs, que des ouvrages de théologie,
où l'on dit qu'il essaya le premier d'introduire le style pur des
anciens auteurs latins[616]. Il a aussi laissé un livre fort estimé à
Rome, sur le cardinalat[617], dans lequel il traite avec beaucoup
d'étendue, d'érudition et d'élégance, d'abord des vertus et de la
science qu'on doit exiger dans les cardinaux, ensuite de leurs revenus
et de leurs droits. Il n'a jamais été fait d'autre édition de cet
ouvrage, qui est devenu fort rare; on aura craint peut-être de
réimprimer la seconde partie, à cause de la première.

[Note 613: _De Hominibus doctis_.]

[Note 614: Publié à Florence, en 1734, avec des notes, attribuées,
ainsi que l'édition, à _Domenico-Maria Manni_. Tiraboschi, t. VI, part.
II, p. 104.]

[Note 615: _Id._, t. VI, part I, p. 228.]

[Note 616: Tiraboschi, _loc. cit._]

[Note 617: _De Cardinalatu_, publié après sa mort, par son frère
Lactance _Cortese_.]

Pour revenir aux historiens de Naples, ce royaume en eut alors un en
langue italienne, comme le duché de Milan. Les autres auteurs ne
s'étaient attachés qu'aux actions de quelques rois; Pandolphe
_Collenuccio_ embrassa l'histoire générale de Naples, depuis les temps
les plus reculés jusqu'à son temps. Il la dédia à Hercule Ier., duc de
Ferrare, qui avait été élevé à la cour du roi Alphonse. Elle fut ensuite
traduite en latin, et a été réimprimée plusieurs fois dans les deux
langues. Né à Pesaro, il s'y retira dans sa vieillesse, et crut y
trouver le repos après une vie laborieuse et agitée. Une mort funeste
l'y attendait. L'an 1500, il entra dans un complot tendant à livrer la
ville au duc de Valentinois, comme on l'appelle en France, c'est-à-dire,
à l'infame César _Borgia_, qui en effet s'en rendit maître. Jean Sforce,
seigneur de Pesaro, après avoir donné au malheureux _Collenuccio_
l'espérance du pardon de son crime, le fit étrangler en prison[618].

[Note 618: Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 84.]

On voit que, de tant d'historiens qui fleurirent alors en Italie,
_Collenuccio_ et _Corio_ furent les seuls qui écrivissent en italien,
quoique, dans le siècle précédent, _Villani_ en eût donné un bel
exemple. De même parmi les poëtes, un très-grand nombre crut ne pouvoir
versifier qu'en latin, soit que leurs études leur eussent fait regarder
cette langue comme la leur propre, soit que, malgré la réputation des
deux grands poëtes du quatorzième siècle, l'oubli dans lequel sembla
tomber la langue italienne dès le quinzième, leur persuadât qu'elle
serait éphémère comme le provençal, et qu'il n'y avait de durable que le
latin. Je ne répéterai point ici tous les noms consignés dans de
volumineuses histoires, et de la littérature et de la poésie, où l'on
s'est piqué de tout recueillir[619]. Je ne parlerai que des poëtes
latins dont on peut lire les ouvrages, et de ceux qui ont conservé plus
ou moins de renommée par quelque circonstance particulière, ou quelque
singularité.

[Note 619: Tiraboschi, _Stor. della Letter. ital_; le Quadrio,
_Storia e Ragione d'ogni posia_; Fabricius, _Biblioteca mediæ et infiæœ
ætatis_.]

Parmi les noms de plusieurs poëtes célèbres de leur vivant, mais à peine
connus aujourd'hui, se trouve celui de _Maffeo Vegio_, né à Lodi en
1406[620], dont la réputation s'est mieux conservée. Il ne se borna pas
à suivre son goût pour les vers, il étudia la jurisprudence pour
complaire à son père, et, après avoir été professeur de Poésie dans
l'université de Pavie, il le fut aussi de Droit. Ayant été appelé à
Rome, il fut secrétaire des brefs sous Eugène IV, Nicolas V et Pie II,
et y mourut en 1458. Outre un assez grand nombre d'ouvrages en prose,
presque tous ascétiques ou moraux, on a de lui un Poëme sur la mort
d'Astyanax, quatre livres sur l'expédition des Argonautes, quatre sur la
vie de S. Antoine abbé, et plusieurs autres poésies sur différents
sujets, où l'on trouve plus d'abondance que de force, et plus de
facilité que d'élégance[621]. Ce qui est plus remarquable, c'est que,
s'étant imaginé que l'_Énéide_ était un poëme imparfait et sans
dénouement, il crut y devoir ajouter un treizième livre. L'_Énéide_
s'était fort bien passée jusqu'alors de ce supplément, et s'en passe
encore tout aussi bien depuis; on le trouve cependant à la fin du poëme,
dans plusieurs éditions faites en Italie et même en France[622].
J'ajouterai que s'il a eu les honneurs de la traduction en vers
italiens[623], il les a eus aussi en vers français[624].

[Note 620: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 199.]

[Note 621: Elles ont été imprimées en un seul volume, Milan, 1597,
in-fol.]

[Note 622: Paris, 1507, in-fol.; Lyon, 1517, in-fol.]

[Note 623: En vers libres ou _sciolti_; Milan, 1600, in-4°.]

[Note 624: Par Pierre de Mouchault. Cette traduction est imprimée
avec le texte latin, à la fin de la traduction complète de Virgile des
deux frères d'Agneaux (Robert et Antoine le Chevalier), Paris, 1607,
in-fol.]

Un autre poëte moins connu peut-être, mais qui mériterait de l'être
davantage, est _Basinio_ ou Basin de Parme. Né dans cette ville, vers
l'an 1421[625], il eut pour maîtres Victorin de _Feltro_ à Mantoue,
ensuite Théodore _Gaza_ et _Guarino_ à Ferrare, où il devint lui-même
professeur. De Ferrare il se rendit à la cour de Sigismond Pandolphe
_Malatesta_, seigneur de Rimini; il y passa le peu d'années qu'il eut à
vivre, et mourut à trente-six ans, en 1457. Il n'avait pas encore fini
ses études lorsqu'il composa un poëme latin, en trois livres, sur la
mort de Méléagre, conservé en manuscrit dans les bibliothèques de
Modène, de Florence et de Parme. On possède aussi dans cette dernière
une belle copie d'un recueil qui a été imprimé en France, et auquel
_Basinio_ semble avoir eu plus de part qu'on ne le croit communément.
Voici ce que c'est que ce recueil. Le seigneur de Rimini avait eu
d'abord pour maîtresse, et prit ensuite pour femme, la belle Isotte
_degli Atti_. Si l'on en croit les poëtes de son temps, elle avait
autant d'esprit et de talents que de beauté; c'était en poésie une autre
Sapho; mais ils disent aussi qu'elle était en vertu et en sagesse une
autre Pénélope, et le premier rôle qu'elle avait joué auprès de
Sigismond _Malatesta_, nous apprend à juger de l'une de ces
comparaisons par l'autre. Trois poëtes surtout, apparemment les mieux
traités à sa cour, la comblèrent d'éloges; _Basinio_ est l'un des trois.
Le recueil de leurs vers, imprimé à Paris en 1549[626], ne met point de
différence entre eux; mais dans la copie conservée à Parme, et qui porte
le titre d'_Isottœus_, copie faite en 1455, du vivant de _Basinio_,
presque tous les morceaux qui en composent les trois livres, lui sont
attribués. La même bibliothèque a encore de lui un grand poëme en treize
livres, intitulé _Hespéridos_; un autre, en deux livres seulement, sur
l'_Astronomie_; un troisième, aussi en deux livres, sur la _Conquête des
Argonautes_; un poëme, sous le titre d'_Épître_ sur la Guerre d'Ascoli,
entre Sigismond Malatesta et François Sforce, et plusieurs autres
ouvrages inédits du même auteur[627]. Cette négligence à imprimer les
Œuvres de Basin est surprenante dans une ville où il y a des presses
célèbres, et qui doit d'autant plus s'honorer d'avoir été la patrie de
ce poëte, qu'à en juger par le peu qui a été publié de lui, il écrivit
en meilleur style que la plupart des autres poëtes de ce temps.

[Note 625: Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 201.]

[Note 626: _Trium poetarum elegantissimorum, Porcelii, Basinii, et
Trebanii Opuscula nunc primum edita._, Paris, Christophe Preudhomme,
1549. Dans cette édition, le recueil est divisé en cinq livres; le
premier est intitulé, _de Amore Jovis in Isottam_; les quatre autres
sont aussi à la louange d'Isotte.]

[Note 627: Tiraboschi, _loc. cit._]

_Leonardo Griffi_ de Milan, archevêque de Bénévent, mort en 1485, a
laissé, outre beaucoup de poésies manuscrites[628], un poëme sur la
_Défaite de Braccio de Pérouse_, imprimé dans le grand recueil de
_Muratori_[629], et qui se fait distinguer, parmi les poésies de ce
siècle, par la vivacité des images et par l'harmonie des vers. _Ugolino
Verini_, Florentin, grand ami de Marsile Ficin, et plutôt poëte fécond
que grand poëte[630], écrivit, entre autres ouvrages, un poëme sur
l'_Embellissement de Florence_[631], et la _Vie du Roi Mathias
Corvin_[632], qui ont été imprimés[633]. Je ne sais si cette Vie peut
faire autorité dans l'histoire; mais le premier poëme en est une souvent
citée pour tout ce qui regarde les monuments élevés à Florence par Cosme
et Laurent de Médicis. _Verini_ eut un fils nommé Michel, dont on a
imprimé des Distiques sur les Mœurs des Enfants[634], composés dans cet
âge même qu'il s'y proposait d'instruire. Les auteurs de ce temps font
de lui de grands éloges qu'il paraît avoir mérités par ses talents
précoces, et par l'intacte pureté de ses mœurs. Il la poussa si loin,
qu'il aima mieux mourir, dit-on, à dix-huit ans, que d'y porter
atteinte; espèce de martyre assez rare parmi les jeunes gens, et auquel
les jeunes poëtes s'exposent peut-être encore moins que les autres.

[Note 628: Conservées dans la bibliothèque Ambroisienne. Tiraboschi,
_ub. supr._, p. 205.]

[Note 629: _Script. Rer. ital._, vol. XXV.]

[Note 630: Mort à soixante-quinze ans, vers la fin du quinzième
siècle ou au commencement du seizième. Negri, _Fiorentini Scritt._, p.
320.]

[Note 631: _Tres libri de illustratione Florentiæ carminibus
conscripti_, Paris, Robert-Estienne, 1588, in-8°.]

[Note 632: _Triumphus et Vita Matthiæ Pannoniæ regis_, Lyon, 1679,
in-12.]

[Note 633: Voy. dans le P. Negri, _ub. supr._, la longue liste des
poésies inédites du même auteur.]

[Note 634: _De Puerorum Moribus disticha, Paulo Sassi Roncilionensi
præceptori suo inscripta_, Florence, 1487, in-4°.]

Je passe un grand nombre d'autres poëtes qui eurent alors quelque
réputation, pour parler des deux _Strozzi_, père et fils, dans lesquels
on aperçoit, quant à l'élégance du style, un progrès considérable; on
peut l'attribuer aux leçons que donnèrent long-temps à Ferrare, leur
patrie, _Guarino_ de Vérone et Jean _Aurispa_. Les _Strozzi_ ou
_Strozza_ de Ferrare descendaient de ceux de Florence[635], _Tito
Vespasiano Strozzi_, le dernier de quatre frères qui se distinguèrent
dans les lettres[636], les éclipsa tous. Les ducs _Borso_ et Hercule
d'Este lui confièrent plusieurs emplois civils et militaires, où il ne
fut pas à l'abri de tout reproche; il paraît surtout qu'il n'eut pas le
talent de se faire aimer[637]. Ses poésies imprimées par Alde[638],
sont nombreuses et de différents genres; il y en a de galantes, de
sérieuses, de satiriques. On remarque dans toutes une élégance très-rare
au milieu de ce siècle, époque où il florissait. Il y en a davantage
encore dans celles d'Hercule son fils, qui termina avant le temps une
vie estimable, illustre et heureuse, par un horrible assassinat. Il
avait épousé _Barbara Torella_, veuve riche et bien née; un homme d'un
haut rang, qui était son rival, le fit lâchement assassiner. L'histoire,
trop indulgente, ne le nomme pas; mais il est indiqué par ce silence
même; il n'y avait alors à Ferrare qu'une seule famille qui pût y faire
taire les lois[639]. Les poésies d'Hercule _Strozzi_, imprimées avec
celles de son père, sont d'une latinité pure, et indiquent autant de
sensibilité d'ame que de vivacité d'esprit. Il en a laissé en manuscrit,
dont plusieurs sont imparfaites, entre autres _la Borséide_, que son
père avait commencée à la louange du duc _Borso_, et qu'en mourant il
l'avait chargé de finir. Il a aussi des poésies italiennes, éparses dans
quelques recueils. Ce n'est pas pour lui un petit éloge que d'avoir été
mis par l'Arioste au rang des plus illustres poëtes, dans le
quarante-deuxième chant de l'_Orlando_[640].

[Note 635: Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 207.]

[Note 636: Les trois autres sont Nicolas, Laurent et Robert.]

[Note 637: Voy. Tiraboschi, _ub. supr._, p. 208.]

[Note 638: _Strozii Poetæ pater et filius, Venetiis, in œdibus Aldi
et Andreœ Asulani Soceri_, 1513, in-8.]

[Note 639: _Neque cœdis quisquam authorem, silente prœtore,
nominavit_. Paul Jove, _Elogia doctorum Virorum_, p. 104.]

[Note 640:

        _Noma lo scritto Antonio Tebaldeo,
        Ercole Strozza; un Lino ed un' Orfeo_. (St. 84.)]

_Bartolommeo Prignani_, qu'on appelle aussi _Paganelli_, né à Prignano,
dans l'évêché de Reggio, fut professeur à Modène, où l'on a imprimé de
lui trois livres d'Élégies[641], un Poëme en vers élégiaques et en
quatre livres, intitulé de l'_Empire d'Amour_[642], et un petit poëme
philosophique sur la Vie tranquille[643], où il se proposa de répondre
aux reproches qu'on lui faisait de n'avoir pas accepté des places qui
lui étaient offertes à la cour de Rome. Plusieurs poëtes connus
sortirent de son école, et il en nomme un bien plus grand nombre dans
ses Élégies; tous jouissaient alors de quelque réputation, et sont pour
la plupart complètement ignorés aujourd'hui.

[Note 641: En 1488.]

[Note 642: _De imperio Cupidinis_, 1492.]

[Note 643: _De Vitâ quietâ_. Ce dernier n'est pas imprimé à Modène,
mais à Reggio, 1497.]

_Panfilo Sassi_ de Modène, poëte italien et latin, improvisait
facilement dans les deux langues; il était doué d'une mémoire si
prodigieuse, qu'un autre poëte ayant un jour récité devant lui une
épigramme à la louange du podestat de Brescia, il le traita de
plagiaire, et pour prouver le fait, répéta rapidement l'épigramme toute
entière. Le poëte, qui était certain de l'avoir faite, avait beau se
défendre, tout le monde était convaincu du plagiat; mais _Sassi_ le tira
d'embarras en répétant la même épreuve sur d'autres épigrammes et sur
tous les vers qu'on voulut réciter devant lui. Il vécut jusqu'en 1515,
et mourut plus qu'octogénaire. Ses poésies latines et italiennes ont été
imprimées plusieurs fois. Cependant, à en croire un Dialogue de
_Giraldi_[644] elles ne démentent point ce qu'a dit Aristote, que ces
prodiges de mémoire n'en sont pas toujours de génie et de jugement.

[Note 644: _De poetis suorum temporum_. Dialog. I, col. 541.]

Pour ajouter à cette liste déjà longue une autre qui le serait beaucoup
plus, je n'aurais qu'à traduire ce même Dialogue, ou l'extrait assez
étendu qu'en a donné le savant et patient Tiraboschi[645]; parmi une
vingtaine de poëtes dont il y parle, je ne nommerai que _Pacifico
Massimo_ d'Ascoli, qui mourut centenaire à la fin de ce siècle, et dont
on a imprimé plusieurs fois les poésies volumineuses et faciles. Cette
fécondité et cette facilité lui firent alors une grande réputation. On
ne balançait point à le comparer à Ovide; mais il est arrivé de cette
comparaison comme de presque toutes celles de ce genre; la postérité
replace toujours ces seconds Virgiles et ces seconds Ovides, fort
au-dessous des premiers. Sans être un Ovide, _Pacifico Massimo_ fut un
poëte d'un mérite au-dessus de l'ordinaire. Il naquit au sein de
l'infortune. Ses parents, chassés d'Ascoli par la guerre civile, et
poursuivis par le parti ennemi, s'arrêtèrent à environ trois mille pas
de la ville, au bord d'une petite rivière nommée le _Marino_. Sa mère y
fut surprise par les douleurs de l'enfantement; étant accouchée à
l'ombre d'un olivier, cet arbre, symbole de la paix, lui fit donner à
son fils le nom de _Pacifico_. Après quelques années d'une vie fugitive,
ils rentrèrent dans leur patrie, où le jeune Pacifique fit bientôt des
progrès surprenants. La grammaire, la rhétorique, la philosophie, les
mathématiques, l'occupèrent tour à tour. Il passa ensuite à la
jurisprudence, et y devint si habile, qu'il professa cette science dans
plusieurs Universités célèbres; mais la poésie fut toujours le principal
objet de ses travaux. Il a laissé des ouvrages historiques,
philosophiques, satiriques, et sans compter plusieurs autres poëmes,
vingt livres entiers d'élégies, parmi lesquelles il y en a de fort
libres qui seraient oubliées comme les autres, si elles n'avaient été
réimprimées en France depuis peu d'années, avec des poésies de ce genre,
dont j'aurai bientôt occasion de parler.

[Note 645: Tom. VI, part. II, l. III, c. 4, p. 216-225.]

Quelques poëtes du même temps ont mieux conservé la renommée dont ils
jouirent pendant leur vie, et méritent d'être plus particulièrement
connus. _Giannantonio Campano_, né vers l'an 1437 à Cavelli, village de
la Campanie, ou de la terre de Labour, de parents si obscurs qu'il ne
porta toute sa vie d'autre nom que celui de sa province, gardait les
troupeaux dans son enfance. Un bon prêtre reconnut en lui des indices de
talent, et l'emmena à Naples, où il fit ses études sous le célèbre
Laurent Valla. _Campano_ voulut ensuite passer en Toscane; il fut arrêté
en chemin, pillé par des voleurs, et obligé de se sauver à Pérouse. Il y
trouva d'abord un asyle, et ensuite un état conforme à ses études et à
ses goûts. Il y fut nommé professeur d'éloquence. Il remplissait avec
distinction cette chaire[646], lorsque le pape Pie II, passant à Pérouse
pour se rendre au concile de Mantoue, le vit, se l'attacha, et le fit,
peu de temps après, évêque de Crotone, et ensuite de _Terame_[647]. Sa
faveur se soutint sous Paul II, qui l'envoya au congrès de Ratisbonne
pour traiter de la ligue des princes chrétiens contre les Turcs. Sixte
IV, qui avait été l'un de ses disciples à Pérouse, le fit successivement
gouverneur de _Todi_, de _Foligno_, et de _Città di Castello_; mais ce
pape ayant fait assiéger cette dernière ville, parce que les habitants
avaient fait difficulté d'y recevoir ses troupes, _Campano_, touché des
désastres dont ce peuple était menacé, écrivit au pontife avec une
liberté qui le mit dans une telle colère, qu'il lui ôta son
gouvernement, et le chassa même de l'état ecclésiastique. L'infortuné
prélat se rendit à Naples, et n'y ayant pas reçu l'accueil qu'il avait
espéré, il se retira dans son évêché de _Teramo_, où il mourut en 1477,
à l'âge de cinquante ans.

[Note 646: En 1459.]

[Note 647: Le premier évêché dans la Calabre, et le second dans
l'Abruzze.]

Ses ouvrages, imprimés pour la première fois à Rome, en 1495, consistent
d'abord en plusieurs Traités de philosophie morale, en douze discours,
harangues et oraisons funèbres, et en neuf livres d'épîtres,
intéressantes pour l'histoire littéraire et même pour l'histoire
politique de ce temps. On y trouve ensuite, après la vie du pape Pie II,
l'histoire de _Braccio_ de Pérouse, divisée en six livres, et enfin huit
livres d'élégies et d'épigrammes, en vers de différentes mesures et sur
des sujets de toute espèce. Il faut convenir que plusieurs de ces
poésies sont d'une galanterie qui s'accorde mal avec l'état du poëte;
c'est une Diane, puis une Sylvie, puis une Suriane, et d'autres encore
dont il se plaint souvent, et dont il se loue quelquefois. Mais
l'histoire de ce temps là familiarise avec ces dissonances, et dans ces
sortes de sujets, comme dans les sujets plus graves, ce bon évêque a du
moins une touche spirituelle et une facilité de style qui plaît aux
connaisseurs; ils n'y désireraient qu'un peu plus de correction et de
travail.

Ils retrouvent bien la même incorrection avec peut-être encore plus de
facilité, mais avec bien moins de génie, dans un poëte latin plus connu
en France, et qu'on y appelle le Mantouan. Son nom était Baptiste, et il
était de la famille _Spagnuoli_ de Mantoue; mais, selon Paul Jove, il
n'en était qu'un rejeton illégitime. Il se fit carme, fut général de son
ordre; et, voyant qu'il ne pouvait y porter la réforme, chose en effet
plus difficile que de faire des vers bons ou mauvais, il abdiqua au bout
de trois ans, pour se livrer au repos dans sa patrie; mais ce fut au
repos éternel qu'il parvint quelques mois après; il mourut en 1516, âgé
de plus de quatre-vingts ans. La quantité de vers latins qu'il a faits
est presque innombrable. Cette abondance en imposa, comme il arrive
toujours, aux ignorants et au vulgaire. On le mit au-dessus de tous les
poëtes de son temps; et parce qu'il était de Mantoue, comme Virgile, on
ne manqua pas de le comparer à lui. Le savant Érasme lui-même, juge
d'ailleurs si rigoureux, ne craignit pas de dire qu'il viendrait un
temps où Baptiste ne serait pas mis beaucoup au-dessous de son ancien
compatriote[648]. Mais quelle comparaison peut-on faire entre ce modèle
de perfection poétique et un versificateur lâche, diffus, irrégulier
jusqu'à la plus excessive licence? Ce fut, dans sa jeunesse, une liberté
supportable; mais ce penchant à se permettre et à se pardonner tout,
augmentant avec l'âge, ce ne fut plus, vers la fin, qu'un débordement
de méchants vers, où les règles mêmes les plus simples sont violées, et
qu'il est impossible de lire sans dégoût et sans ennui. Ses ouvrages,
imprimés d'abord séparément, ont été recueillis en trois volumes
_in-fol._[649], avec des commentaires fort amples, et ensuite en quatre
volumes _in_-8°. sans commentaires[650]. Les principaux sont dix
Églogues, presque toutes écrites dans sa première jeunesse; sept pièces
en l'honneur d'autant de vierges inscrites sur le calendrier, à
commencer par la vierge Marie: l'auteur donne à ces poëmes les titres de
_Parthenice Ia_., _Parthenice IIa._, _IIIa._, _IVa._, etc.; quatre
livres de Sylves ou de Poëmes sur divers sujets; des Élégies, des
Épîtres, enfin des Poëmes de tout genre. Les défauts dont ils sont
remplis n'empêchèrent pas qu'à la mort de ce poëte sa réputation ne fût
encore intacte, qu'on ne lui fit des funérailles magnifiques, et que
Frédéric de Gonzague, marquis de Mantoue, ne lui fit élever une statue
de marbre couronnée de laurier, tout auprès de celle de Virgile.

[Note 648: _Epist._, vol. II, ép. 395.]

[Note 649: Paris, 1513.]

[Note 650: Anvers, 1576.]

Jean _Aurelio Augurello_ valait beaucoup mieux que le Mantouan, et nous
est beaucoup moins connu. Il naquit, en 1441, à Rimini[651], d'une
famille noble, fit ses études à Padoue, et professa les belles-lettres
dans plusieurs universités, surtout à Venise et à Trévise; il obtint les
droits de cité dans cette dernière ville, et y mourut en 1524. Son poëme
intitulé _Chrysopœia_, ou l'Art de faire de l'Or, l'a fait accuser
d'être alchimiste; mais rien ne prouve qu'il ait eu cette folie. On a
plusieurs éditions de ce poëme[652] et de ses autres poésies
latines[653] qui consistent en Odes, Satires et Épigrammes. Elles sont
au-dessus de la plupart des poésies de ce siècle pour l'élégance et pour
le goût, et se rapprochent beaucoup plus du style et de la manière des
anciens. Les poésies italiennes d'_Augurello_ ont aussi été imprimées
plusieurs fois. Il était, du reste, très-savant dans la langue grecque,
les antiquités, l'histoire et la philosophie, et ses vers portent
souvent, sans pédantisme, des témoignages de son savoir.

[Note 651: Tiraboschi, tom. VI, part. II, p. 239.]

[Note 652: La première à Venise, avec son autre poëme intitulé
_Geronticon_, ou de la vieillesse, 1515, in-4.; inséré ensuite, vol. II
des auteurs qui ont écrit sur l'alchimie, recueillis par _Grattarolo_,
Bâle, 1561, in-fol.; vol. III du _Théâtre chimique_, Strasbourg, 1613 et
1659; vol. II de la _Bibliothèque chimique_ de Manget, Genève, 1702,
in-fol., etc.]

[Note 653: _Carmina_, Vérone, 1491, in-4°.; Venise, Alde, 1505,
in-8°.]

Il eut pour ami un autre poëte, né à Trévise, qui avait comme lui des
connaissances dans les antiquités, et qui en portait le goût jusqu'à la
passion. Il se nommait _Bologni_. Sa première étude fut celle des lois;
la poésie latine et les antiquités l'emportèrent ensuite. Il fit
beaucoup de vers, que l'on conserve en manuscrit à Venise[654], et dont
on n'a publié qu'une petite partie. Ils ne valent pas ceux
d'_Augurello_, et cependant _Bologni_ obtint de l'empereur Frédéric III
la couronne poétique que _Augurello_ ne reçut pas. Cette couronne fut
accordée par le même empereur à _Giovanni Stefano_ de Vicence, qui se
fait appeler en tête de ses poésies _Ælius Quintius Emilianus
Cimbriacus_. Il fut professeur de belles-lettres dans plusieurs villes
du Frioul; il l'était à Pordénone, et il n'avait pas vingt ans quand
Frédéric y passa; l'empereur fut émerveillé de ses talents, le couronna
du laurier poétique, et y joignit la dignité de comte palatin; honneurs
qui lui furent confirmés ou conférés une seconde fois par Maximilien,
successeur de Frédéric. Mais, et ce titre, et même cette couronne se
donnaient alors à la protection, et souvent même, selon _Tiraboschi_,
pour de l'argent[655], ce qui en avait considérablement diminué la
valeur. Ce poëte, au reste, que les Italiens appellent simplement le
_Cimbriaco_, était loin d'être sans mérite; il n'est pas probable qu'il
fût assez riche pour payer en argent ce qui, comme d'autres faveurs, ne
vaut plus rien quand on l'achète; mais il récompensa largement ces deux
empereurs, par cinq Panégyriques en vers héroïques, les seuls de ses
ouvrages qui aient été imprimés.

[Note 654: Dans la famille _Soderini_. Tiraboschi, _ub. sup._, p.
232.]

[Note 655: _Questo onore fu concedato talvolta più al denaro che al
merito_, t. VI, part. II, p. 233.]

J'ai déjà parlé d'un improvisateur[656], et nous retrouverons souvent,
dans la suite, des exemples de ce genre particulier de poëtes; mais
aucun d'eux peut-être n'eut des succès aussi brillants qu'_Aurelio
Brandolini_, l'un des hommes les plus extraordinaires de ce siècle. Né
d'une famille noble de Florence[657], il eut, dès sa première enfance,
le malheur de perdre la vue. Il se fit connaître de bonne heure par le
talent de traiter sans préparation, en vers latins, les sujets les plus
difficiles; et sa réputation se répandit si loin, que lorsque le roi de
Hongrie, Mathias Corvin, fonda l'université de Bude, où il appela le
plus qu'il lui fut possible de savants italiens, il y fit venir
_Aurelio_. Ce roi étant mort en 1490, ce fut lui qui prononça son
oraison funèbre. Il retourna ensuite en Italie, et se fit moine à
Florence, dans un couvent de l'ordre de S. Augustin.

[Note 656: _Panfilo Sassi_.]

[Note 657: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 236.]

Une nouvelle carrière s'ouvrit alors pour son éloquence. Quoiqu'aveugle,
il alla prêcher dans plusieurs villes d'Italie, et recueillit partout
des applaudissements. Il employait dans ses sermons un style grave,
sententieux, philosophique. «On croirait, dit un écrivain du temps[658],
entendre en chaire un Platon, un Aristote, un Théophraste.» Ce même
auteur parle ensuite avec encore plus d'admiration du talent poétique
d'_Aurelio_: «Ce qui le met, dit-il, au-dessus de tous les autres
poëtes, c'est que les vers qu'ils faisaient avec tant de travail, il les
fait, lui, et les chante en _impromptu_. Il fait briller, dans cet
exercice, une mémoire si prompte, si fertile et si ferme, un si beau
génie et une si grande perfection de style, que cela est à peine
croyable. À Vérone, dans une assemblée nombreuse composée des hommes les
plus distingués par leur rang et par leur science, et devant le podestat
même, prenant en main sa lyre, il traita sur-le-champ, et en vers de
toutes mesures, tous les sujets qui lui furent proposés. On l'invita
enfin à improviser sur les hommes illustres dont Vérone a été la patrie.
Alors, sans s'arrêter un instant pour réfléchir, sans hésiter et sans
interrompre son chant, il célébra de suite, en très-beaux vers, Catulle,
Cornélius Népos, surtout Pline l'Ancien, qui fait le plus d'honneur à
cette ville. Mais ce qu'il y eut de plus admirable, c'est qu'il se mit
tout à coup à exposer, en vers très-élégants, toute son Histoire
naturelle, divisée en trente-sept livres, parcourant tous les chapitres,
et n'omettant rien de remarquable. Ce talent extraordinaire lui a
toujours été familier. Il l'exerça souvent devant Sixte IV, soit quand
on célébrait la fête de quelque saint, soit lorsqu'on lui proposait un
autre sujet, quelque imprévu et quelque difficile qu'il pût être,
etc.[659]» C'est là ce don de la nature qu'ont possédé depuis, en
italien, un cavalier _Perfetti_, une _Corilla Olimpica_, un _Luigi
Serio_, que possède aujourd'hui comme eux un _Gianni_; don que l'on peut
déprécier tant qu'on voudra par des lieux communs, mais qui paraît
toujours moins étonnant et plus facile, à mesure qu'on est moins en
état, je ne dis pas de le posséder, mais de le comprendre.

[Note 658: _Matteo Bosso, Epist. Famil. II_, ép. 75.]

[Note 659: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 237 et 238.]

_Aurelio_ jouit, pendant sa vie, de l'estime des savants les plus
célèbres et de la faveur des plus grands princes. Il passa quelque temps
à Naples, auprès du roi Ferdinand II. Il revint ensuite à Rome, où il
mourut en 1497. On a de lui, outre ses poésies, plusieurs ouvrages en
prose, sur une grande variété de sujets. On estime principalement son
_Traité de l'Art d'Écrire_[660], où il explique les secrets du style
avec une élégance et une précision dignes de servir de modèles. On le
désigne ordinairement sous le nom de _Lippo Fiorentino_, du mot latin
_lippus_, qui signifie, non pas aveugle, comme il l'était, mais affligé
de la vue. Il eut un frère ou un cousin, nommé Raphaël _Brandolini_,
poëte, improvisateur, orateur et aveugle comme lui, et à qui cette
infirmité fit donner, comme à lui, le surnom de _Lippo_[661]. Raphaël
séjourna aussi à Naples; il y était quand Charles VIII s'en rendit
maître, et il prononça un panégyrique de ce roi, qui lui donna pour
récompense le brevet d'une pension de cent ducats; mais, à moins que ce
brevet ne fût payable en France, il est probable que notre orateur ne
fut jamais payé de ses éloges.

[Note 660: _De Ratione Scribendi_. La meilleure édition est celle de
Rome, 1735.]

[Note 661: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 240.]

À Naples, où ces deux poëtes firent souvent des preuves publiques de
leur talent extraordinaire, les applaudissements et les distinctions
dont ils jouirent ne purent que donner un nouveau degré d'activité à
l'ardeur avec laquelle on y cultivait la poésie latine. Une gloire que
les littérateurs italiens accordent à cette ville, c'est d'avoir produit
la première des vers latins aussi semblables, pour l'élégance et la
grâce, à ceux du siècle d'Auguste, qu'il était possible à des modernes
de le faire, et qu'il nous est possible d'en juger. Ce fut le grand
_Pontano_ qui eut l'honneur d'en offrir le premier exemple, d'enseigner
aux élèves qu'il eut dans l'art des vers et à ceux qui devaient les
suivre, à se débarrasser entièrement de la rouille des temps barbares,
et à redonner à la poésie latine l'éclat pur et brillant du style
antique. Mais il faut avouer qu'il fut immédiatement précédé par un
autre poëte, qui lui ouvrit et lui aplanit la route. C'est Antoine
_Beccadelli_ ou _Beccatelli_, surnommé _Panormita_, à cause de Palerme
sa patrie, en latin _Panormus_. Il y était né en 1394[662]. À l'âge de
vingt-six ans, il fut envoyé à l'Université de Bologne, pour étudier les
lois. Ses études finies, il s'attacha au duc de Milan, Philippe-Marie
_Visconti_. Il fut ensuite professeur de belles-lettres à Pavie, mais
sans quitter la cour de Milan, où il jouissait d'un revenu de 800 écus
d'or. L'empereur Sigismond, qui visita en 1432 quelques villes de
Lombardie, lui accorda la couronne poétique, et l'on croit que ce fut à
Parme qu'il l'alla recevoir. Il se rendit ensuite à la cour de Naples,
auprès du roi Alphonse. Il y passa le reste de sa vie, et suivit
constamment ce roi dans ses expéditions et dans ses voyages. Alphonse le
combla de bienfaits, lui fit don d'une belle maison de campagne,
l'inscrivit parmi la noblesse napolitaine, lui confia des emplois
importants, et l'envoya en ambassade à Gênes, à Venise, à l'empereur
Frédéric III, et à quelques autres princes. Après la mort d'Alphonse, le
_Panormita_ ne fut pas moins cher au roi Ferdinand, et lui fut attaché
de même en qualité de secrétaire et de conseiller. Il mourut à Naples, à
soixante-dix-sept ans, en 1471.

[Note 662: Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 81.]

Son histoire intitulée _Des Dits et Faits du roi Alphonse_[663], fut
récompensée par un don de mille écus d'or. On a de lui cinq livres de
Lettres, des Harangues, un poëme sur Rhodes, des Tragédies, des Élégies
et d'autres Poésies latines sur divers sujets[664]. Celles qui ont fait
le plus de bruit ont été long-temps inédites; c'est un recueil, divisé
en deux livres, de petits poëmes épigrammatiques, non-seulement libres,
mais excessivement obscènes, auquel il donna le titre
d'_Hermaphroditus_, l'Hermaphrodite, pour indiquer apparemment qu'il
n'oublie rien, dans les deux sexes, de ce qui peut les scandaliser tous
deux. Il le dédia cependant à Cosme de Médicis. Les dignités et les
occupations graves de l'auteur de cette dédicace, l'âge et le caractère
de celui qui la reçut, rendent également inexplicable l'excessive
liberté de choses et de mots qui règne dans l'ouvrage, écrit, au reste,
avec une extrême pureté de style, et vraiment latin par l'élégance comme
par le cynisme d'expression[665]. Les copies qui s'en répandirent,
excitèrent contre l'auteur un violent orage. _Filelfo_ et Laurent
_Valla_ l'attaquèrent par des écrits: des moines prêchèrent contre lui
publiquement, brûlèrent son livre, et le brûlèrent lui-même en effigie à
Ferrare et à Milan.

[Note 663: _De Dictis et Factis Alphonsi regis_, lib. IV.]

[Note 664: _Epistolarum libri V, Orationes II, Carmina prœterea
quœdam_, etc. Venise, 1555, in-4.]

[Note 665: Le latin dans ses mots brave l'honnêteté. (BOIL.)]

_Valla_, dans une de ses Invectives, poussa la charité chrétienne
jusqu'à désirer que le poëte fût brûlé en personne comme ses vers[666].
_Poggio_ lui-même, qui n'est pas, dans ses _Facéties_, un modèle de
chasteté, trouva que son ami était allé trop loin, et le lui reprocha
dans ses lettres. _Panormita_ se défendit par l'exemple des anciens qui
ne peuvent cependant, sur ce point, faire autorité pour les modernes.
_Guarino_ de Vérone fit mieux: dans une lettre qui est à la tête du
manuscrit conservé dans la bibliothèque Laurentienne, il défendit
l'auteur, en alléguant l'exemple de S. Jérôme. L'_Hermaphrodite_, qu'on
n'a pas osé publier pendant long-temps, par respect pour les mœurs
publiques, a été imprimé à Paris depuis une vingtaine d'années[667].
L'éditeur a jugé sans doute que nos mœurs étaient de force à n'en avoir
plus rien à craindre; et ce livre est maintenant dans toutes les
bibliothèques.

[Note 666: _Tertiò per se ipsum cremandus ut spero_. Laurent _Valla,
in Facium Invectiva IIa_.]

[Note 667: En 1791, _chez Molini, rue Mignon_; ce qui est indiqué
par cette adresse singulière: _Prostat ad Pistrinum in vico suavi_.
C'est la première partie du recueil intitulé: _Quinque illustrium
poetarum, Ant. Panormitæ; Ramusii Ariminensis; Pacifici Maximi Asculani;
Joviani Pontani, Joannis Secundi Lusus in Venerem_, etc., in-8°.]

Antoine _Panormita_ jouissait à Naples d'une grande considération et
d'une haute faveur, lorsque le jeune _Pontano_ y arriva. Il était né à
la fin de 1426[668], à Cereto, diocèse de Spolète, dans l'Ombrie[669].
Il n'avait eu pour premiers maîtres que des grammairiens ignorants. La
guerre le chassa de sa patrie. Il vécut, pendant quelque temps, parmi
les armes et les soldats. Il se réfugia enfin à Naples, où il fut
accueilli par le _Panormita_, qui voulut achever lui-même son éducation
littéraire. Le maître ne tarda pas à être si content des progrès de son
élève, que lorsqu'on le consultait sur quelque passage difficile des
poëtes ou des orateurs anciens, il le lui faisait expliquer. _Pontano_
lui dut aussi son avancement et sa fortune; _Panormita_ le produisit
auprès du roi Ferdinand Ier. Ce roi lui confia l'éducation de son fils
Alphonse II, dont _Pontano_ fut ensuite secrétaire, ainsi que du roi
Ferdinand II. Attaché à ces princes, il ne les quitta plus, les
accompagna dans toutes les guerres qu'ils eurent à soutenir, et se
trouva à plusieurs batailles. Il fut plus d'une fois fait prisonnier;
mais dès qu'il se faisait connaître, on s'empressait de le combler
d'égards, et quand il voulait parler en public, il était couvert
d'applaudissements, au milieu des camps ennemis. Ferdinand Ier. le
chargea, en 1486, d'une ambassade auprès d'Innocent VIII, pour en
obtenir la paix. _Pontano_ y souffrit beaucoup de peines et de fatigues;
mais il en fut payé par le succès de sa négociation, et par les
témoignages d'estime que lui donna ce pontife. Quand les articles de la
paix furent signés, quelqu'un avertit le pape de ne pas se fier trop à
Ferdinand, avec qui, en effet, il y avait toujours des précautions à
prendre. «Mais _Pontano_ ne me trompera pas, répondit-il: c'est avec lui
que je traite; la bonne foi et la vérité ne l'abandonneront pas, lui qui
ne les abandonna jamais[670].» Alphonse II, qui avait été son élève,
conserva toujours un grand respect pour lui. Il était un jour assis dans
sa tente avec plusieurs généraux de son armée. _Pontano_ y entre, le roi
se lève, fait faire silence, et dit en le saluant: «Voilà le
maître[671].» Lors de la conquête de Charles VIII, il eut, comme Raphaël
_Brandolini_, la faiblesse de louer le vainqueur, dans un discours
public, aux dépens des rois ses bienfaiteurs. On ignore si, après le
prompt départ des Français, il reprit ses emplois et sa faveur auprès de
la dynastie d'Aragon. Il mourut en 1503, âgé, comme le _Panormita_, de
soixante-dix-sept ans.

[Note 668: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 241.]

[Note 669: Il se nommait _Giovanni_ ou _Joannes_, et changea, selon
l'usage, ce nom pour celui de _Gioviano, Jovianus_.]

[Note 670: _Jovian. Pontan. de Sermone_, l. II.]

[Note 671: _Id. ibid._, l. VI.]

On a de cet élégant et fécond écrivain[672], une Histoire en six livres,
de la guerre que Ferdinand Ier soutint contre Jean, duc d'Anjou;
plusieurs Traités de philosophie morale, où il employa le premier une
manière de philosopher libre et dégagée des préjugés de son temps, et ne
suivit d'autres lumières que celles de la raison et de la vérité: on
estime surtout son Traité _De Fortitudine_, du Courage. On trouve encore
dans ses Œuvres deux livres sur l'aspiration, six livres _De Sermone_,
du Discours, qu'il fit à soixante-treize ans, cinq Dialogues écrits avec
une liberté quelquefois peu décente, et quelques autres Opuscules. Mais
c'est surtout par ses poésies latines qu'il s'est rendu justement
célèbre. Elles sont en très-grand nombre et de genres
très-différents[673]: Poésies amoureuses, Églogues, Eudécasyllabes,
Épigrammes, Épitaphes, Inscriptions, etc., outre un grand poëme, en cinq
livres, sur l'astronomie[674], un autre sur les météores, et un
troisième sur la culture des orangers et des citrons, intitulé: _Du
Jardin des Hespérides_[675]. Dans tous ces genres, il se montre
également riche, abondant, élégant et rempli de ces grâces de style dont
il passe pour avoir le premier retrouvé le secret. Le plus grand défaut
de ses vers est qu'il en a beaucoup trop fait. «Si ce poëte admirable,
dit _Gravina_, avait mieux aimé choisir qu'accumuler, il se serait
enrichi d'un or pur et sans mélange. Il voulut promener son heureuse
veine sur plusieurs sujets d'érudition et plusieurs sciences, et
s'exercer dans toutes les mesures de vers. Dans toutes, il fait voir
l'étendue et la souplesse de son génie, aussi naturellement disposé à la
grandeur qu'à l'expression des sentiments tendres. On retrouve en lui,
dans ce dernier genre, les grâces et tous les agréments de Catulle. Pour
lui ressembler tout-à-fait, il ne manqua peut-être à _Pontano_ que
l'économie et le travail[676].»

[Note 672: _Joviani Pontani Opera_, t. II, Basileæ, 1538. Cette
édition est plus complète que celle d'Alde, 1519, in-4°.]

[Note 673: Venise, Alde, 2 vol. in-8°.; le premier en 1505,
réimprimé en 1513 et 1533; le second en 1518, qui n'a jamais été
réimprimé.]

[Note 674: _Urania_.]

[Note 675: _De hortis Hesperidum_.]

[Note 676: _Della Ragion poetica_, l. XXXIV.]

C'est à ce poëte illustre que Naples dut sa célèbre académie. Le
_Panormita_ l'avait fondée, mais ce fut _Pontano_ qui la soutint, la
perfectionna et lui donna sa plus grande célébrité. L'historien
_Giannone_ l'a regardée comme si importante pour sa patrie, qu'il a
donné la liste exacte de ses membres[677]. On y voit plusieurs noms dont
l'éclat ne s'est pas conservé, malheur commun à toutes les académies du
monde; et d'autres qui appartiennent au siècle suivant plus qu'au
quinzième, tels que celui de Sannazar.

[Note 677: _Stor. di Nap._, l. XXVIII, c. 3.]

Parmi les poëtes inscrits sur ce catalogue, et qui fleurirent dans ce
siècle, on ne doit pas oublier Marulle, _Michele Marullo Tarcagnota_,
Grec de naissance, mais qui fut amené en Italie, encore enfant, après la
prise de Constantinople, sa patrie[678]. Il étudia les lettres grecques
et latines à Venise, et la philosophie à Padoue. Il prit ensuite, pour
subsister, la profession des armes; et ce fut presque toujours au milieu
des fatigues et des dangers de la guerre, qu'il composa les poésies
ingénieuses que nous avons de lui[679]. Elles consistent en quatre
livres d'épigrammes, trois livres d'hymnes, et un poëme resté imparfait,
intitulé de l'_Éducation des Princes_[680]. Les épigrammes sont dédiées
à Laurent de Médicis. Elles roulent sur des sujets de toute espèce, et
ont quelquefois plus d'étendue que ce genre de poëmes n'en comporte
ordinairement. Telle est, entre autres, une pièce de près de deux cents
vers élégiaques, adressée à _Neœra_, dans laquelle il retrace une partie
de ses malheurs, et il presse cette belle _Neœra_, souvent célébrée dans
ses vers, de terminer très-sérieusement avec lui, et de l'accepter pour
époux. Ce ne fut pas elle cependant qu'il épousa, mais _Alessandra
Scala_, l'une des plus belles, des plus spirituelles et des plus
aimables personnes de Florence.

[Note 678: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 452.]

[Note 679: Florence, 1497, in-4°.]

[Note 680: _De principum Institutione_.]

Il eut, dans ses amours avec elle, Politien pour rival. De là vinrent
les inimitiés qui divisèrent ces deux poëtes; elles s'exhalèrent avec
violence dans les vers de Politien; on n'en voit aucune trace dans ceux
de Marulle. Il était aimé: la modération lui était plus facile. En
général, presque aucune de ses épigrammes n'est mordante; aucune ne
blesse la décence; et il a ces deux avantages sur plusieurs des poëtes
les plus célèbres de son temps.

Il donna le titre de Naturels à ses Hymnes[681], parce qu'il y traite
souvent les plus grands objets de la nature. Ce n'est point aux Saints
du calendrier qu'ils sont adressés, mais aux Dieux de la mythologie, à
Jupiter, à Minerve, à Bacchus, à Pan, à Saturne, à l'Amour, à Vénus, à
Mars, etc. Quelques-uns, comme l'hymne au Soleil, qui commence le
troisième livre, sont de petits poëmes, où Marulle semble s'être proposé
Lucrèce pour modèle, et où il approche, en effet, quelquefois de sa
force et de sa précision énergique. Ses talents méritaient une vie plus
paisible et une fin moins malheureuse. En sortant à cheval de Volterra,
où il avait visité un de ses amis[682], il se noya dans une rivière peu
connue, nommée le _Cecina_, à qui cet accident doit donner, dans
l'esprit des amis de la poésie et des lettres, une triste célébrité.

[Note 681: _Hymni Naturales_.]

[Note 682: _Rafaël Volterano_.]

Si l'on ajoute à tous ces poëtes latins un nombre presque aussi
considérable dont j'ai cru inutile de parler, et si l'on y joint encore,
et la plupart des bons poëtes italiens qui écrivirent en même temps dans
les deux langues, et presque tous les littérateurs, historiens,
philosophes de ce temps, qui s'exercèrent plus ou moins dans la poésie
latine, et dont les vers se trouvent, ou imprimés, ou épars en
manuscrit, dans diverses bibliothèques, on conviendra que, depuis la
renaissance des lettres, il n'y avait eu dans aucun siècle autant de
versificateurs. En désignant quelques-uns d'eux qui obtinrent la
couronne poétique, j'ai dit que cet honneur, en devenant trop commun,
était tombé en discrédit. L'histoire, qui a dû retracer l'importance que
Pétrarque avait mise à l'obtenir, et l'éclat qu'avait en ce triomphe, ne
doit pas négliger les faits qui en constatent la décadence et
l'avilissement.

Sigismond fut le premier empereur qui eut, dans ce siècle, l'idée de
faire revivre l'ancien usage de reconnaître un homme de lettres poëte
par un diplôme, et de le produire en public avec une couronne de
laurier. Il accorda ces distinctions au _Panormita_, qui les méritait
sans doute, et à un certain _Cambiatore_, que j'ai à peine cru devoir
nommer parmi les poëtes italiens. Frédéric III en fut bien autrement
libéral. Sans compter _Sylvius_, qui devint pape, et Nicolas _Perotti_,
tous deux savants littérateurs, mais peu connus comme poëtes[683]; il en
décora aussi le _Cimbriaco_, le _Bologni_, dont nous avons parlé sans
vouloir trop exalter leur mérite, et de plus, un Grégoire et un Jérôme
_Amasei_, deux frères aussi inconnus l'un que l'autre; un _Rolandello_
encore plus inconnu que tous les deux: enfin un Louis _Lazarelli_, qui a
du moins l'honneur d'avoir fait avant _Vida_ un poëme sur le ver à
soie[684]. Mais les empereurs ne furent pas les seuls dispensateurs de
cette distinction devenue presque banale. _Filelfo_ la reçut d'Alphonse
Ier., roi de Naples; Jean Marius son fils du roi René, fils d'Alphonse;
un certain _Benedetto_ de Césène, du pape Nicolas V, et _Bernardo
Belincioni_ de Louis Sforce, duc de Milan.

[Note 683: Je ne connais du premier que la mauvaise ode saphique sur
la Passion de J.-C., qu'on trouve dans ses Œuvres, et l'autre pièce plus
mauvaise encore, qui la suit, intitulée: _Decastichon de Laudatissimâ
Mariâ_.]

[Note 684: Imprimé à Iesi en 1765, édition donnée par l'abbé
_Lancelotti_.]

Les villes s'attribuèrent aussi ce privilége. Florence avait couronné
_Ciriaco_ d'Ancône, et même _Leonardo Bruni_ après sa mort. Vérone
décerna le laurier avec une pompe extraordinaire à _Giovanni Panteo_,
dont Mafféi parle avec de grands éloges[685], mais qui n'est guère
connu que par ces éloges mêmes. Rome, ou plutôt l'académie romaine,
couronna _Aurelini_, professeur de belles-lettres, et Jean-Michel
_Pingonio_ de Chambéry, qui faisait de beaux poëmes pour le mariage de
Philibert, duc de Savoie, en 1501, dont on ne se souvenait peut-être
plus, même à Turin, en 1502. On trouve souvent la qualité de poëte
lauréat jointe au nom d'hommes plus obscurs encore, et il y a lieu de
croire que, soit pour une pièce de vers à la louange d'un empereur, soit
par pure protection ou même pour quelque argent, ils en obtenaient
simplement le diplôme, sans oser pour cela célébrer la cérémonie.
Qu'arriva-t-il de cette facilité aveugle ou vénale? Ce qui arrive
immanquablement en pareil cas. Il y a toujours quelque chose de fatal
dans ces sortes d'honneurs littéraires, c'est qu'on ne peut les
accorder, sans les compromettre, qu'a ceux qui n'en ont pas besoin pour
être honorés. Ni Politien ni _Pontano_ ne furent proclamés poëtes par un
diplôme, et ce sont les premiers poëtes de leur siècle.

[Note 685: _Veron. Ill._, part. II, p. 210.]



CHAPITRE XXII.

_De la Poésie italienne au quinzième siècle. Poëtes qui fleurirent
alors, Giusto de' Conti, Montemagno le jeune, Burchiello, Laurent de
Médicis, Politien, les trois frères Pulci, Bojardo, Bellincioni,
Serafino d'Aquila, Tebaldeo, l'Unico Aretino, le Notturno, l'Altissimo,
l'Achillini_, etc.; _Femmes poëtes_.


Tandis que le génie actif des Italiens se portait avec tant d'ardeur à
la recherche et à l'imitation des trésors de la littérature antique;
tandis que l'ancienne langue du Latium reprenait, sous des plumes
savantes, son élégance et son caractère primitif, que devenait, dans
l'idiôme nouveau dont nous avons vu la naissance et les rapides progrès,
celui des arts de l'imagination qui s'élève au-dessus de tous les
autres, quand il a une fois atteint l'entier développement de ses
forces, et qui, dès le siècle précédent, semblait y être parvenu? Que
devenait la poésie? On croirait qu'après Dante et Pétrarque, la langue
du style sublime et celle du genre gracieux étant formées, l'art de
parler en figures et en images, et celui de revêtir les unes et les
autres de cette harmonie qui en est la couleur, étant non-seulement
inventé, mais porté à son plus haut point de perfection, le nombre des
poëtes italiens, déjà considérable avant ces deux poëtes par excellence,
avait dû devenir innombrable; et qu'au moment où les maîtres de la
poésie antique reparaissaient de toutes parts, ces deux maîtres de la
poésie moderne ayant montré par leur exemple la route qu'il fallait
suivre, on devait, pour ainsi dire, se précipiter en foule sur leurs
pas. Il arriva pourtant tout le contraire. Pendant la plus grande partie
du quinzième siècle, la poésie italienne languit. Elle ne s'enrichit pas
des travaux de l'érudition; elle en fut comme absorbée; et ce ne fut que
vers la fin de ce siècle, que, reprenant une partie de son éclat, elle
annonça tout celui dont elle devait briller dans le suivant. Mais si,
placé entre ces deux grands siècles poétiques, le quinzième ne paraît
jeter qu'une faible lumière, nous allons voir que, considéré en lui-même
et sans parallèle avec les deux autres, il a encore assez de richesses,
et que peut-être on ne l'apprécie pas ce qu'il vaut.

Le premier poëte qui mérite de fixer nos regards, est _Giusto de'
Conti_, grand imitateur de Pétrarque. On a le recueil de ses vers, mais
on sait peu de détails sur sa vie[686]. Il était né à Rome vers la fin
du quatorzième siècle, et vécut jusqu'au milieu du quinzième. Il fut
orateur et jurisconsulte de profession. Étant à Bologne, en 1409, sans
doute pour achever ses études, il y devint amoureux de la Beauté qu'il a
célébrée dans ses vers. Il mourut à Rimini. Sigismond Pandolphe
Malatesta venait d'y faire bâtir, sur les dessins de Léon-Baptiste
_Alberti_, la magnifique église de St.-François: il y fit élever un
tombeau à notre poëte, dont l'inscription sépulcrale s'y lit encore.
C'est-là tout ce que l'on sait de lui.

[Note 686: Voy. la Préface de l'édition de _la Bella Mano_,
Florence, 1715, in-8. Les anciennes éditions sont celles de Bologne,
1472, in-8.; Venise, 1492, in-4°.; et Paris, donnée par Corbinelli,
1595, in-12.]

Son recueil est intitulé _la Bella Mano_, parce qu'il y chante souvent
la belle main de sa dame. Ce n'est pas qu'il ne fasse aucun cas du
reste, et que les beaux yeux et les tresses blondes ne soient aussi
l'objet de plusieurs sonnets; mais c'est à la belle main qu'il revient
toujours, tantôt comme en passant, et seulement dans quelques vers,
tantôt dans des sonnets entiers. Dans l'un de ces sonnets, cette main
renferme tout son bonheur[687]; c'est elle qui attache ensemble à son
cœur la mort et la vie; elle tient le frein et le fouet cruel, qui le
retient ou qui le fait courir et tourner de cent manières; elle lie son
cœur et son ame de tant de nœuds, qu'il sera malgré lui forcé de les
rompre. «Ô belle et blanche main[688], s'écrie-t-il dans un autre
sonnet! ô douce main qui t'est si injustement armée contre moi! ô main
charmante qui m'as conduit peu à peu, en me flattant, jusqu'à un tel
degré de peine; mon erreur t'a donné l'une et l'autre clef de mes
pensées; c'est de toi que mon cœur, qui se meurt de désirs, attend
quelque secours; c'est à toi de laver les plaies de l'Amour! etc.» Ce
poëte ne se contente pas d'imiter Pétrarque, il le copie souvent, et il
n'est pas rare de le voir en emprunter des vers presque entiers. On doit
penser que ce qu'il imite le plus, ce sont les défauts. Ainsi, les
recherches de pensées, les oppositions continuelles, la vie et la mort,
la rougeur et la pâleur, le chaud et le froid, le cœur qui est de feu,
puis de glace, où l'un et l'autre à la fois, tout cela se retrouverait
dans _la Bella Mano_, si jamais le _Canzoniere_ de Pétrarque était
perdu; mais quoique _Giusto de Conti_ ne soit pas à beaucoup près sans
mérite, on ne trouverait pas de même, dans la copie, la grande poésie,
le génie sublime, la sensibilité profonde, la passion vraie et les
grâces inimitables du modèle.

[Note 687: _O man leggiadra, ove il mio bene alberga_, etc.]

[Note 688: _O bella e bianca man, o man soave_, etc.]

Un second _Buonaccorso da Montemagno_, petit-fils du contemporain de
Pétrarque[689], vivait à peu près dans le même temps que _Giusto de'
Conti_.

[Note 689: Voy. ci-dessus, p. 176.]

Il a laissé quelques sonnets d'un style si semblable à celui de son
aïeul, qu'on les a long-temps confondus ensemble, et qu'on attribuait à
un seul _Buonacccorso_, ce qu'on a découvert et prouvé depuis appartenir
à deux[690]. Celui-ci était non-seulement poëte, mais jurisconsulte et
orateur. Il fut professeur ou lecteur dans l'université de Florence, et
juge de l'un des quartiers de la ville. On a conservé de lui, outre les
sonnets imprimés avec ceux de _Buonaccorso_ l'ancien, quelques discours
latins et italiens. Deux de ses discours latins ont quelque chose de
remarquable: ce sont des exercices pour se former à l'éloquence, en
traitant un sujet donné, ce que les anciens appelaient _Déclamations_.
Dans l'un, qui traite _de la Noblesse_, un jeune romain de la noble et
riche famille _Cornelia_, et un autre de la maison moins illustre et
moins opulente des _Flaminius_, mais doué de plus de talents, de
qualités et de vertus, se disputent une jeune romaine; le père la laisse
libre dans son choix; elle déclare qu'elle épousera le plus noble des
deux rivaux. Ils plaident leur cause devant le sénat: chacun des deux
s'efforce de prouver que c'est lui qui, dans sa famille et dans son
existence personnelle, a le plus de véritable noblesse. L'auteur n'a
point donné la décision du sénat; mais on voit, à la manière dont il
fait parler les deux orateurs, que, dans son opinion, comme dans celle
de tous les gens sensés, la noblesse d'extraction n'est pas la première.
Le second discours est une réponse de Catilina à Cicéron, dans le sénat
de Rome. Il ne s'y défend pas, à beaucoup près, aussi bien qu'il est
attaqué dans la première Catilinaire; mais ni ses raisons ne sont
ineptes, ni son style latin n'est barbare; et ce discours, ainsi que le
précédent, prouve que l'on raisonnait mieux depuis qu'on s'attachait
moins à la dialectique de l'école.

[Note 690: Voy. la Préface de l'édition des deux _Buonaccorso da
Montemagno_, Florence, 1718.]

On est obligé de ranger ici parmi les poëtes, et même de mettre au
nombre des inventeurs, un auteur qui n'est pas seulement difficile à
entendre, mais qui, selon toute apparence, affecta d'être
inintelligible, et y réussit parfaitement: c'est le fameux
_Burchiello_[691]. Les opinions sont partagées sur le lieu de sa
naissance. Les uns le font naître à Bibbiena, dans le Casentin, à
environ trente milles de Florence, et les autres à Florence même. Son
vrai nom était Dominique. Fils d'un barbier nommé Jean, il fut barbier
comme son père. Il l'était à Florence en 1432, et mourut à Rome en 1448.
Son génie original le portait à la satire. Il en enveloppa les traits
d'obscurités, de caprices et de folies, plus extravagantes que celles de
notre Rabelais. Il semble parler au hasard, et dire les choses les plus
disparates, à mesure qu'elles lui viennent en fantaisie; quelques
personnes pensent qu'il prit ce nom de _Burchiello_, parce qu'en langage
toscan, _alla burchia_ veut dire à l'aventure, au hasard, mais que, sous
ce nom et sous toutes ses folies, il cachait un homme sensé, un critique
des mœurs et des ridicules de son siècle.

[Note 691: Voy. Manni, _Veglie piacevoli_, t. I, p. 28.]

Son métier ne l'empêcha point d'être l'ami de plusieurs artistes, gens
de lettres et savants distingués de son temps; le grand nombre
d'éditions qui se sont faites de ses poésies bizarres, prouve celui de
ses admirateurs. Des auteurs d'un caractère grave en ont fait les plus
grands éloges[692]; d'autres les ont mises au rang des folies les plus
insipides. «Il me paraît, dit _Tiraboschi_[693], que ceux qui l'ont
attaqué et ceux qui l'ont défendu ont également perdu leur temps, mais
plus encore ceux qui l'ont commenté.» Plusieurs se sont donné cette
peine, et entre autres _Doni_, qui, selon _Apostola Zeno_, aurait encore
plus besoin d'être expliqué que le poëte qu'il explique. Il y a, en
effet, de quoi lasser la patience la plus déterminée dans la lecture du
texte et du commentaire. L'un est un tissu de proverbes, de mots
populaires, de ce que les Florentins appellent _riboboli_, espèces de
quolibets qui n'ont de sel que pour eux, et dont il est le plus souvent
impossible d'apercevoir la liaison, l'application ou le sens; l'autre,
tantôt est aussi décousu, aussi proverbial et aussi énigmatique que le
texte; tantôt s'évertue à l'éclaircir, et c'est alors qu'il est
doublement inintelligible. On connaît, dans notre vieille poésie
française, des Épîtres du Coq à l'Âne, telles qu'on en trouve dans
Marot, où chaque vers contient un trait qui n'a aucun rapport ni avec ce
qui précède ni avec ce qui suit; où les phrases commencent, finissent et
se succèdent, sans qu'il soit possible d'y trouver un sens quelconque,
et qui ont fait appeler _coq-à-l'âne_ des propos sans signification et
sans suite. Rien ne peut mieux donner l'idée des sonnets de
_Burchiello_. Le plus clair de tous, et celui dont les idées sont le
mieux suivies, est le sonnet où ce barbier-poëte fait se quereller, à
son sujet, la Poésie et le Rasoir[694]. La première dit au second:
«Pourquoi enlèves-tu mon _Burchiello_ à son cabinet? Le Rasoir se fait
de la boîte à savonnette une tribune, monte en chaire, et parle ainsi:
Pardonne-moi, je te prie, madame, si je t'ennuie par mes discours; sans
moi, sans l'eau chaude et le savon, _Burchiello_ serait d'une couleur
tirant sur la cire blanche et sur l'émeraude. Tu te trompes, lui répond
l'autre; son cœur brûle d'un désir trop noble pour descendre jamais si
bas. Point de bruit, interrompt le Poëte: que celui de vous deux qui
m'aime le plus paie mon vin.»

[Note 692: Tel que _Leonardo Dati_, évêque de Massa, et secrétaire
apostolique sous Paul II, Christophe _Lundino_, _Benedetto_, _Varchi_,
etc.]

[Note 693: Tom. VI, part. II, p. 147.]

[Note 694: _La Poesia combatte col Rasoio_.]

Si tout le reste était ainsi, il n'y aurait point de doute sur le mérite
d'un recueil rempli de pièces aussi originales. Tel qu'il est, il faut
qu'il en ait un réel pour avoir obtenu tant de suffrages, quoique le
sage _Tiraboschi_ lui ait refusé le sien. On trouve dans les vers de ce
poëte, quand on se résout à les lire, des traits vifs et spirituels,
dont il ne faut pas s'entêter à chercher la liaison ni la signification
précise; on y trouve surtout une élégance et une pureté de langage qui
charment les Florentins, et qu'un étranger même peut apercevoir, à
mesure qu'il se familiarise davantage avec les idiotismes toscans: on
peut enfin souscrire à ce jugement de l'un des derniers éditeurs: «Si la
nouveauté des pensées, étranges sans doute, mais qui ont pourtant de la
grâce quand on en pénètre le sens, si le naturel des expressions, la
justesse des termes, la solidité des sentiments, la rareté des
inventions, l'imitation des meilleurs modèles (qualités qui percent au
travers d'une extravagance affectée dans ses vers), peuvent constituer
un véritable poëte, il n'est personne qui puisse refuser ce titre à
notre barbier florentin. Si l'on joint à tout cela un style plein de
mots ou de proverbes cachés et mystérieux qui lui donnent une teinte
originale, il faut répondre à ceux qui oseraient encore le mépriser, ce
que disait le fameux peintre Apollodore au sujet de quelqu'un de ses
ouvrages: il sera plus facile d'en rire que de l'imiter[695].»

[Note 695: Préface de l'édition des sonnets du _Burchiello_, sous la
date de Londres, 1757, in-8°.]

Sans vouloir décider jusqu'à quel point il est permis de rire ou de se
moquer des poésies du _Burchiello_, on reconnaît, dans plusieurs poëtes
de ce siècle, le désir, et, autant que nous pouvons en juger, le talent
d'imiter son style. À la suite de ses sonnets, on en a imprimé de
_Domenico da Urbino_, de _Niccolò Cieco d'Arezzo_, de _Francesco
Alberti_, d'_Antonio Alamanni_, du _Bellincioni_, d'_Alessandro
Adimari_, et de quelques autres moins connus, qui paraissent tout aussi
extravagants et aussi complètement inintelligibles que ceux du
_Burchiello_ même. La bizarrerie de son cerveau a créé un genre à part;
cela s'appelle écrire ou rimer à la _Burchiellesca_, et les poëtes qui
ont ajouté au tort de travailler dans un genre dont le principal mérite
est de ne pouvoir être entendu, celui de ne le faire que par imitation,
sont des poëtes _Burchiellesques_; Voltaire a dit:

        Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.

Mais le genre ennuyeux se subdivise en plusieurs espèces; et il me
semble qu'à moins d'avoir dans l'esprit une disposition particulière à
s'amuser de ce qu'on ne comprend pas, on peut ranger la poésie
_Burchiellesque_ dans l'une de ces subdivisions.

Si l'on joint à ce petit nombre de poëtes, dont les meilleurs sont bien
éloignés de pouvoir illustrer un siècle, un certain _Niccolò Malpigli_
de Bologne, un autre _Niccolò_ d'Arezzo qui était aveugle, et dont la
réputation pendant sa vie tint peut-être beaucoup à son infirmité; un
_Tommaso Cambiatore_ de Reggio, qui traduisit le premier, en vers
italiens, l'_Énéide_ de Virgile[696], et fut couronné poëte à Parme, en
1430; quelques autres peut-être, mais plus obscurs encore, ou dont le
moindre mérite fut de faire des vers, et qui se distinguèrent
principalement dans d'autres carrières; voilà tout ce que la poésie
italienne, après un si brillant essor, peut citer pendant toute la
première moitié du quinzième siècle, et pendant même une partie de la
seconde. Mais un homme alors s'éleva, que la nature avait formé pour
tous les genres de gloire, et qui ne contribua pas moins par son génie,
son goût et son exemple, que par ses libéralités et ses encouragements
de toute espèce, à redonner à la lyre italienne ses sons brillants et
son premier éclat. J'ai dit de Laurent de Médicis que, quand il n'eût
pas été élevé si haut par son ambition et par sa fortune, il l'eût été,
par son talent poétique, aux premiers rangs de la littérature. Quelques
détails sur ses poésies, dont je n'ai donné qu'un simple aperçu,
suffiront pour le prouver.

[Note 696: _In terza rima_, traduction imprimée à Venise en 1532.]

Les premières qu'il fit dans sa jeunesse furent des poésies amoureuses,
des sonnets et des _canzoni_. Ce ne fut cependant point l'amour qui le
rendit poëte: ce fut en quelque sorte la poésie qui le rendit
amant[697]. L'aventure est assez singulière pour qu'il ait cru devoir la
rapporter dans les commentaires qu'il a faits lui-même sur ses poésies.
Une jeune dame, que l'on croit être la belle _Simonetta_[698], maîtresse
de son frère Julien, mourut à Florence. Sa mort excita les plus vifs
regrets: tous les poëtes la célébrèrent à l'envi. Laurent voulut aussi
la chanter, et pour le faire avec plus d'expression et de vérité, il
s'efforça de se persuader que c'était lui qui avait perdu l'objet de son
amour. Il se la représentait avec tous ses charmes, et tâchait
d'exprimer le désespoir de celui qui l'avait perdue[699]. L'habitude des
sentiments tendres lui fit chercher ensuite s'il n'y avait point à
Florence quelque autre beauté qui méritât d'en exciter de pareils, et
d'être célébrée de son vivant comme cette femme charmante l'était après
sa mort. Quand un jeune homme de vingt ans fait cette recherche, il ne
la fait pas long-temps en vain. Laurent trouva, dans une fête, une dame
aussi aimable et encore plus belle que celle qu'il avait chantée; elle
fut, depuis ce moment, l'objet de sa passion et de ses vers. Il ne l'a
nommée nulle part, mais on sait qu'elle se nommait Lucrèce, de
l'illustre famille des _Donati_. Cette passion fut, à ce qu'il paraît,
toute poétique. Dans plus de cent quarante sonnets, et dans une
vingtaine de _canzoni_, les espérances, les craintes, les désirs de
l'amant, les rigueurs, les refus, l'absence, le retour, le sourire, les
douces paroles de la dame, sont décrits à la manière de Pétrarque, avec
moins de force et des couleurs poétiques moins éclatantes, mais
quelquefois avec autant de douceur et d'harmonie, plus de naturel et de
simplicité.

[Note 697: W. Roscoe, _the Life of Lorenzo_, etc., ch. 2.]

[Note 698: C'est W. Roscoe qui le conjecture, d'après une épigramme
de Politien. Voy. _the Life of Lorenzo_, etc., édit. de Bâle, t. II, p.
113, note.]

[Note 699: C'est le sujet des quatre sonnets qui remplissent le
folio 42 de l'édition d'Alde, 1554. L'exposition que Laurent fait dans
son Commentaire des degrés par lesquels il passa de cet amour imaginaire
à une passion réelle (folio 123--132 de la même édition), intéresse par
la naïveté des aveux autant que par l'élégante simplicité du style. Il
est surprenant que l'on n'ait jamais réimprimé en Italie ce Commentaire,
précieux et curieux sous plus d'un rapport. Il donne un autre prix que
celui de la simple rareté à cette édition de 1554, la seule où il se
trouve.]

Laurent était bien jeune quand il fit ses premiers vers. Ce fut en 1465
qu'il rencontra à Pise, Frédéric d'Aragon, fils de Ferdinand, roi de
Naples. Ils se lièrent d'amitié. Frédéric montrait du goût pour la
poésie, et désirait de connaître les anciens poëtes italiens les plus
dignes d'attention. Laurent les lui indiqua, et copia pour lui, de sa
main, un petit recueil de leurs meilleurs morceaux, qu'il lui envoya
quelque temps après. Dans ce recueil, que l'on a retrouvé depuis[700],
il ajouta quelques-uns de ses sonnets et de ses _canzoni_, pour rappeler
plus vivement au prince, comme il le lui écrivait lui-même, le fidèle
attachement de leur auteur. Il n'avait donc pas encore dix-sept ans,
qu'il avait déjà composé un certain nombre de poésies qui font partie de
ce manuscrit, et qui se retrouvent dans ses Œuvres.

[Note 700: Voy. _Apostolo Zeno_, notes sur _Fontanini_, t. II, p. 3,
et _Lettres_, t. III, p. 335.]

L'une des qualités qui caractérisent plus particulièrement le vrai
poëte, brille éminemment dans les vers de Médicis; c'est cette
imagination vive et prompte à se représenter tous les objets de la
nature, à les rapprocher par des comparaisons de celui qu'on veut
peindre, et à peindre les objets eux-mêmes sous les couleurs les plus
frappantes et les images les plus vraies. C'est ainsi que, dans un de
ses sonnets, il compare les larmes qui coulent sur des joues blanches et
vermeilles, à un clair ruisseau qui traverse une prairie émaillée de
fleurs[701]; et que, dans un autre, il peint avec tant de vérité
l'origine de la couleur pourprée des violettes, que l'on croit voir
Vénus, désolée du sort qui menace Adonis, courir dans les bois, une
épine cruelle déchirer son pied divin, ces humbles fleurs qui étaient
alors toutes blanches, s'empresser de recevoir le sang de la déesse, et
rester teintes d'une couleur de pourpre qui n'est entretenue ni par la
fraîcheur des zéphirs, ni par des eaux limpides, mais par les soupirs de
l'Amour et par ses larmes[702]. S'il entreprend d'expliquer dans une
_canzone_ le commerce mystérieux de pensées qui se fait entre lui et sa
dame, ces pensées qui passent avec rapidité d'un cœur à l'autre, qui
entrent et sortent, se rencontrent et se croisent, lui rappellent une
fourmillière dans l'activité du travail, pendant les jours d'été. C'est
peut-être une faute de goût, que d'avoir employé deux strophes entières
à cette description; mais elle est d'une vérité aussi singulière, que
l'application en est ingénieuse, quoique, si l'on veut, un peu
bizarre[703].

[Note 701: _Oimè che belle lagrime fur quelle_, etc.]

[Note 702: _Non di verdi giardini, ornati e colti_, etc.]

[Note 703: Voy. dans la _canzone_ XIII, Partan leggieri e pronti, la
deuxième strophe, _Delle caverne antiche_, etc., et la suivante.]

C'est encore ainsi que les rayons amoureux partis des yeux de sa dame,
et qui pénètrent par les siens dans les ténèbres de son cœur, lui
retracent un rayon de soleil qui entre par une fissure dans l'obscure
maison des abeilles[704]; il se représente aussitôt l'essaim réveillé,
volant çà et là dans la forêt, sur le calice des fleurs dont la terre
est embellie; les unes rapportent ce riche et odorant butin; les autres
stimulent et pressent les plus paresseuses, tandis que d'autres
repoussent les vils frelons qui veulent s'emparer des fruits de leur
industrie. «Ainsi la sage et prévoyante abeille compose de fleurs, de
feuilles et d'herbes variées, le miel qu'elle conserve ensuite pour la
saison où le monde n'a plus de roses ni de violettes». Il ne faut pas
chercher rigoureusement ici le rapport entre la chose comparée et
l'objet de la comparaison; mais on voit dans tous ces morceaux, une
imagination féconde et riante, un rare talent de peindre, et une
prédilection pour les tableaux tirés de la nature et de la vie
champêtre, qui est un indice de bonté autant que de génie poétique, et
une source de vraies jouissances autant que de véritable talent.

[Note 704: _Quando raggio di sole_, Canz. X.]

Dans le sonnet et dans la _canzone_, Laurent suivit les mêmes formes
dont Pétrarque et d'autres poëtes plus anciens avaient tracé le modèle.
Il employa l'octave inventée par Boccace, dans des stances souvent
réimprimées sous le titre de _Selve d'Amore_[705], à l'exemple des
_Sylves_ du poëte Stace, titre dont ce n'est pas ici le lieu d'expliquer
la signification et l'origine. Ce morceau, qui est de longue haleine, et
qui ne contient pas moins de cent quarante octaves, est plein de
mouvement, d'imagination, de descriptions et d'allégories. L'auteur se
plaint de l'absence de sa maîtresse; il s'en plaint à elle, à l'Amour, à
toute la nature; mais bientôt il se promet son retour; alors tout est
changé, la nature s'embellit; il ne voit plus autour de lui que des
images de bonheur; et, selon la pente habituelle de ses idées, ou, si
l'on veut, de ses sentiments, ce sont encore des images champêtres. Les
rameaux desséchés se revêtiront de feuilles nouvelles[706]; les buissons
arides se couvriront de fleurs; les oiseaux reprendront leurs chants;
les abeilles et les fourmis leurs travaux interrompus. Les bergers
reconduiront sur les montagnes leurs troupeaux ennuyés de l'étable où
ils languissent pendant l'hiver; et, là-dessus, il décrit la vie de ces
bergers et leurs innocents plaisirs, et leur bonne chère frugale, et
leur paisible et profond sommeil. Des descriptions mythologiques suivent
ces tableaux villageois; toute la nature est animée pour célébrer cet
heureux retour. Le poëte voit les objets comme s'ils étaient présents.
Sa maîtresse vient embellir son modeste et riant asyle; tout y respire
le bonheur. Seulement une vieille femme est assise dans un coin
obscur[707], pâle, muette, poussant des soupirs, fuyant la lumière du
jour, couverte d'un manteau d'une couleur incertaine et changeante.
C'est la Jalousie. L'auteur en fait un portrait fidèle et hideux; il en
trace l'histoire, depuis le moment où elle naquit avec l'Amour, fils
comme elle de l'antique Chaos. Il la maudit, et paraît soulever contre
elle la nature entière; ensuite il s'adresse à l'Espérance, et c'est
l'Amour lui-même qui lui en trace le portrait[708]. Mais à la fin de
cette peinture poétique, le poëte philosophe se montre, et l'on peut
dire que les couleurs en sont plus fortes qu'à l'Amour n'appartient. «De
toutes parts les songes, les augures, les mensonges la suivent, ainsi
que tous les arts trompeurs, la chiromancie, les sorts, les fausses
prophéties, soit verbales, soit écrites sur des papiers menteurs qui
annoncent ce qui doit être, lorsqu'il est arrivé, et l'alchimie, et
celle qui, de la terre, prétend mesurer les cieux, et la conjecture qui
suit la volonté, etc.»

[Note 705: Dans la plus ancienne édition de ces stances, citée par
M. Roscoë, Pesaro, 1513, elles sont intitulées: _Stanze bellissime et
ornatissime intitulate le Selve d'Amore_, etc. Dans l'édition d'Alde,
elles n'ont d'autre titre que _Stanze_.]

[Note 706: _Lieta e maravigliosa i rami secchi_, etc.
                                         SELVE D'AMORE, St. 21.]

[Note 707: _Solo una vecchia in un oscuro canto_, etc. St. 39.]

[Note 708: _E una donna di statura immensa_, etc. St. 67.]

Les paysans et le peuple de Toscane ont un langage qui leur est
particulier, et qui est singulièrement propre à exprimer des sentiments
naïfs, mêlés d'images gracieuses et assaisonnés d'une gaîté rustique. Le
goût de Laurent de Médicis, pour les objets champêtres, le porta à se
servir le premier de ce langage; et c'est ce qu'il fit avec autant de
naturel que d'esprit, dans les stances intitulées: _La Nencia da
Barberino_. Il y introduit le villageois _Vallero_, qui fait l'éloge de
_Nencia_, sa maîtresse, paysanne du village de _Barberino_. Rien de plus
naïf, de plus gracieux et de plus gai. Ce petit poëme est le premier
modèle de ce genre; que l'on appelle _Rusticale_ ou _Contadinesco_,
villageois. Louis _Pulci_ voulut l'imiter dans sa _Deca da Dicomano_;
mais il n'eut ni la même gaîté ni la même grâce. On ne peut comparer à
la _Nencia_, que les plaintes de _Cecco da Varlango_[709] qui parurent
dans le dernier siècle; poëme agréable, sans doute, mais où le langage
rustique est plus exclusivement employé, moins tempéré par la langue
commune, mêlé de plus de proverbes et de _riboboli_ toscans, et qui, par
cette raison, est d'une obscurité qui exige des commentaires, tandis
qu'avec un peu d'attention, la _Nencia_, la charmante _Nencia_ peut être
entendue de tout le monde. On voit, qu'en général, et dans tous les
genres, le génie de Laurent était toujours ami du naturel et de la
clarté.

[Note 709: _Lamento di Cecco da Varlango_, de _Fr. Baldovini_. La
meilleure édition est celle de 1755, in-4°., avec des notes et des
éclaircissements, par _Orazio Marini_. C'est dans ce même langage que
Michel-Ange _Buonanotti_ le jeune a fait sa jolie comédie de _la
Tancia_; mais à la langue près, il n'y a aucun rapport entre une comédie
en cinq actes et des stances telles que celles de _la Nencia_, de _la
Deca_ et de _Cecco_.]

Il l'était même dans les matières les plus difficiles et les plus
relevées de la philosophie. Dans sa jeunesse, et dès le temps où la
philosophie platonicienne était un des objets favoris de ses études, il
entreprit de mettre en vers une partie des dogmes de cette philosophie,
applicable à la vie commune, et il le fit non-seulement avec cette
clarté précieuse qui lui était naturelle, mais en plaçant ses
explications dans un cadre qui prouve une rare élévation d'ame et une
grande supériorité d'esprit. On sait au milieu de quelle fortune et de
quel pouvoir il était né. Ce qui gonfle d'orgueil les ames communes et
les petits esprits, ne changea rien à son heureuse et noble nature. Il
vit les objets tels qu'ils sont, et ne s'exagéra ni les avantages de la
richesse et de la grandeur, ni ceux de la vie pastorale et champêtre,
souvent enviée par ceux qui ne la connaissent pas. Dans un poëme divisé
en six chapitres, qui porte le titre d'_Altercation_[710], il se
représente quittant la ville pour jouir pendant quelques jours des
plaisirs de la campagne; il rencontre un berger qui conduit son
troupeau, et il s'entretient avec lui sur le souverain bien. «Chez vous,
lui dit-il, heureux bergers, ne règnent ni la haine ni la perfidie
cruelle; l'ambition ne peut naître dans vos sillons. Le bien que vous
possédez n'excite point d'envie; l'avarice n'a chez vous que de faibles
racines, et vous vivez contents dans votre douce indolence. On ne dit
point ici une chose pour une autre, et l'on n'a point une langue
contraire à son propre cœur; celui dont les actions sont les meilleures
est le plus heureux. Je ne crois pas que, dans un air si pur, le cœur
soupire quand le rire est sur la bouche, ni que la sagesse consiste à
dissimuler et à farder la vérité.»

[Note 710: Ce poëme, imprimé sans date, mais probablement vers la
fin du quinzième siècle, sous te titre: ALTERCATIONE, _overo Dialogo
composto dal magnifico Lorenzo di Piero, di Cosimo de' Medici_, etc.
in-12, n'ayant jamais été réimprimé, était devenu si rare qu'il ne se
trouve ni dans la Bibliothèque italienne de _Fontanini_, ni dans celle
de Haym, ni dans le Catalogue de Floncel, ni dans aucune Bibliographie.
Il remplit quarante pages in-4°. de la belle édition des Poésies de
_Lorenzo de' Medici_, donnée à Londres, 1801, in-4°., pour servir de
supplément à sa Vie écrite par W. Roscoe.]

Le berger convient que cette sorte de malheur n'assiége point en effet
les habitants du village, mais qu'il en est d'autres non moins cruels
auxquels on y est livré; il ne fait point de peintures vagues et de
lieux communs, mais représente avec une grande justesse d'idées et
d'expressions, les peines et les travaux de la vie champêtre. Le
philosophe Marsile Ficin arrive; les deux interlocuteurs consentent à le
prendre pour juge. Il développe alors, au sujet du bonheur, les dogmes
de sa philosophie, c'est-à-dire, de celle de Platon. Il examine la
valeur réelle de ce qu'on appelle communément biens et avantages; ce
n'est point là que peut être le vrai bien; il n'existe pour notre ame
que lorsqu'elle est dégagée des liens du corps; il n'existe que dans
l'amour et dans la contemplation céleste. Ici-bas tous les biens sont
imparfaits, et nos maux sont plus grands à mesure que notre désir du
bonheur s'augmente. Notre plus grand bien n'est qu'une exemption de
maux. La vie heureuse n'est donc ni celle du berger qui est si paisible,
ni celle de Laurent qui paraît si belle, ni aucune autre vie mortelle,
puisque la véritable félicité ne peut exister dans ce
monde.--L'entretien terminé, le poëte resté seul adresse à l'éternelle
lumière, au dieu de Platon, une prière conforme aux grandes et nobles
idées que ce philosophe donne de la Divinité; elle remplit le sixième et
dernier chapitre de ce poëme, moins recommandable par le style que par
l'élévation des idées et des sentiments.

D'autres poésies morales, composées dans un âge plus mûr, contiennent
des vérités fortes, énoncées dans un style plus nerveux et plus
poétique, mais toujours avec la même clarté. Tel est ce _capitolo_ que
l'auteur adresse à son esprit, à qui il reproche vivement toutes ses
erreurs. «Réveille-toi, esprit paresseux[711], sors de ce sommeil qui
couvre tes yeux d'un voile épais, et leur cache la vérité; réveille-toi
enfin, et reconnais combien toute action est inutile, vaine et
trompeuse, quand le désir l'emporte sur la raison. Pense de quel faux
éclat nous éblouit ce qu'on appelle honneur, utilité, plaisir, tout ce
qu'on dit être la source d'un bonheur paisible. Pense à la dignité de
ton intelligence, qui ne te fut point donnée pour rechercher un bien
mortel et périssable, mais pour aspirer au ciel même.» La pièce entière,
qui a plus de cent cinquante vers, est écrite sur ce ton, d'autant plus
remarquable qu'aucun autre poëte n'en avait donné l'exemple. Ce n'est ni
le ton du Dante ni celui de Pétrarque dans ses _capitoli_; c'est celui
d'une espèce de satire morale dont on peut regarder Médicis comme
l'inventeur.

[Note 711: _Destati, pigro ingegno, da quel sogno_, etc.]

Il le fut aussi de la satire proprement dite, et ce fut de même par
chapitres et en _terza rima_ qu'il donna l'exemple de la traiter. Ses
_Beoni_, ou ses Buveurs, divisés en neuf _capitoli_, dont il n'acheva
pas le dernier, sont une satire ingénieuse et piquante de l'ivrognerie.
Il feint que dans un jour d'automne, revenant de sa campagne à Florence,
par le chemin qui aboutit à la porte de _Faenza_, il voit tant de gens
marcher d'un air empressé sur la route, qu'il n'aurait pu les compter.
Parmi eux, il reconnaît _Bartolino_, son ancien ami, dit-il, et qu'il
connaissait depuis l'enfance; il lui demande ce que signifie cette foule
et cet empressement. _Bartolino_, chancelant et se soutenant à peine,
s'arrête, et lui répond qu'ils vont tous au pont de _Rifredi_, prendre
leur part d'une excellente pièce de vin qu'un de leurs amis vient
d'ouvrir pour les en régaler tous. Le poëte l'interroge sur ceux qu'il
voit le plus à sa portée: ce sont de bons ecclésiastiques, l'un curé
d'Antella, toujours joyeux parce qu'il ne va jamais sans sa bouteille;
l'autre, pasteur de Fiésole, qui est rempli de dévotion pour sa tasse,
et la fait toujours porter auprès de lui par son chapelain Antoine. Elle
le suit partout, même à la procession. Ne l'y as-tu pas vu quand il
commande à tout le monde de s'arrêter? Il appelle à lui les chanoines
ses confrères; ils font cercle autour de lui, le couvrent de leurs
manteaux, et lui c'est avec sa tasse qu'il se couvre le visage.»

Tous ces portraits, qui sans doute n'étaient pas de fantaisie, quoique
les noms de la plupart des personnages soient déguisés, devaient être
alors très-piquants; ils le sont encore par le comique des figures et la
vivacité des couleurs. Ce qu'il y a de plaisant, c'est cette espèce
d'imitation, ou si l'on veut de parodie du poëme de Dante qui règne dans
tout l'ouvrage. Au lieu de Virgile, c'est _Bartolino_ que le poëte
interroge sur tous les personnages qu'il voit passer, et qui les lui
fait connaître; et, pour rappeler de temps en temps la ressemblance, il
ne manque pas de répéter comme Dante: Alors je dis à mon guide, ou mon
guide me répondit: _Allor dissi al mio duca_, ou _Quando il mio duca
disse_, etc. La mesure et le rhythme sont aussi les mêmes; mais au lieu
d'un style serré, nerveux et tendu comme celui de la _Divina Commedia_,
celui des _Beoni_ est simple, coulant, souvent naïf, toujours clair et
naturel. C'est celui qu'ont pris pour modèle, dans leurs satires et dans
leurs _capitoli_, l'Arioste, _Berni_, _Bentivoglio_ et la plupart des
autres satiriques du seizième siècle. Ce premier essai d'un genre
nouveau fut en quelque sorte improvisé; Laurent ne s'en occupa qu'à
l'instant même où il venait de faire cette rencontre. Il fit presque
d'une haleine les huit chapitres. Quelques jours après, il se refroidit
sur ses Buveurs, et n'acheva point le neuvième. On a beau dire que _le
temps ne fait rien à l'affaire_, quand les vers sont mauvais, sans
doute; mais lorsqu'ils sont bons, qu'ils sont dans un genre tout neuf,
qu'ils méritent de servir ensuite de modèles, une composition si rapide
est sûrement un mérite de plus.

Bien différent de ces poëtes qui ne savaient chanter qu'un objet, et qui
passaient leur vie à aiguiser sur cet objet, quelquefois tout
fantastique, la subtilité de leur esprit, Laurent appliquait son talent
poétique à tout ce qui l'affectait, aux choses de la vie, à celles qui
faisaient la matière de ses études, ou qui l'environnaient et frappaient
habituellement ses yeux, ou qui s'y offraient subitement. Sa
prédilection pour la nature champêtre paraît sans cesse dans ses vers,
parce qu'elle était dans son ame. Tous les moments qu'il pouvait dérober
aux affaires, il les passait dans les maisons délicieuses qu'il
possédait à la campagne. Celle qu'il avait fait bâtir à _Poggio Cajono_,
était son séjour favori. L'_Ombrone_ y formait une île nommée _Ambra_,
qu'il s'était plu à embellir, et il avait pris tous les moyens que
l'art, employé avec une prodigalité royale, peut fournir contre la
rapidité d'un fleuve et contre les inondations. Ces moyens furent
inutiles; une inondation terrible emporta les embellissements, les
travaux, les fabriques, la terre même, pour ainsi dire, et ne laissa que
les rochers et la pierre nue. Un possesseur vulgaire n'aurait montré que
des regrets et de l'emportement. Médicis y vit un sujet poétique. Sa
chère _Ambra_ devint une nymphe, aimée du jeune _Lauro_, berger des
Alpes: Elle se baignait dans l'_Ombrone_ pendant la chaleur du jour. Le
Dieu du fleuve la voit, en est épris, veut la saisir; elle fuit le long
du rivage; le fleuve la poursuit, mais en vain, jusqu'au lieu où ses
eaux se jettent dans l'Arno. Il s'écrie alors, il invoque le Dieu de
l'Arno et l'appelle à son aide. L'Arno se lève, court au-devant de la
nymphe; elle se trouve ainsi pressée entre le fleuve qui l'arrête et le
fleuve qui la suit. Fidèle à son cher _Lauro_, elle implore le secours
des dieux. Au moment où l'_Ombrone_ croit l'atteindre, il ne voit plus
qu'un rocher qui s'élève, s'étend, s'accroît devant lui et forme une
île, autour de laquelle il ne peut plus que courir. Il se repent alors,
et regrette d'avoir réduit une nymphe si belle à n'être plus qu'un amas
de rochers.

Ce poëme, composé de quarante-huit octaves, et publié pour la première
fois par M. Roscoe[712], est plein de descriptions charmantes, tracées
avec une grande facilité de style et avec une propriété singulière
d'expressions et de couleurs. Ces mêmes qualités brillent dans _la
Chasse au Faucon_, autre poëme à peu près de même étendue, que nous
devons au même biographe. Les préparatifs de cette chasse, les noms des
chiens, des éperviers, des faucons, des chasseurs, des piqueurs, la
chasse même dont les formes et les incidents sont fidèlement décrits;
enfin la querelle comique survenue entre deux chasseurs, dont l'épervier
de l'un a pris à la gorge et abattu celui de l'autre, tous ces détails,
semés de traits originaux et naïfs, sans avoir le même intérêt pour le
fond, n'en prouvent pas moins, dans l'auteur, le talent poétique le plus
souple et le plus heureux.

[Note 712: Dans le Recueil de Poésies inédites qu'il a joint à sa
Vie de Laurent de Médicis, _Ambra_ est la première pièce, et _la Caccia
col Falcone_ la seconde.]

J'ai parlé plus haut[713] des fêtes du carnaval, des spectacles
ambulants et singuliers que l'on y donnait au peuple de Florence, et du
parti qu'en tira Laurent, pour ajouter encore à son crédit et à sa
popularité. Même avant lui, ces célébrations joyeuses se faisaient avec
beaucoup de pompe. On rassemblait à grands frais des chevaux, des chars,
des trophées, une grande multitude de peuple qu'on habillait de costumes
analogues aux divers sujets, et qui représentaient, ou le triomphe d'un
vainqueur, ou quelque trait de chevalerie, ou l'attirail des métiers et
des différents arts. Ce cortége sortait vers le soir, et se promenait
aux flambeaux, dans la ville, pendant une partie de la nuit. Il
s'arrêtait de temps en temps, et des hommes masqués, comme ceux du
cortége l'étaient tous, chantaient quelques chansons que le peuple
répétait en dansant. Laurent, qui ne négligeait aucun moyen de lui
plaire, imagina de donner à ces mascarades plus de magnificence et de
variété, d'y ajouter le charme de la poésie et celui de la musique; de
faire, en un mot, de ces anciennes et grossières orgies, un spectacle
ingénieux et nouveau. On vit quelquefois autour d'un chariot, traîné par
des chevaux superbes et rempli de masques revêtus de différents
caractères, jusqu'à trois cents hommes aussi masqués, à cheval, et
habillés richement; tandis que d'autres, à pied et en aussi grand
nombre, portaient des flambeaux allumés, parcouraient avec eux,
éclairaient et réjouissaient toute la ville. Les personnages qui
remplissaient les chars, chantaient harmonieusement à quatre, huit,
douze et même quinze ou seize voix, des _canzoni_, des ballades et
d'autres pièces de ce genre, dont les paroles étaient analogues au
caractère qu'ils représentaient[714]. Médicis donnait lui-même l'idée et
les dessins de ces mascarades; il composait des vers et des chansons,
qu'il faisait mettre en musique par les plus habiles musiciens de ce
temps. Quand ces triomphes et ces chants étaient bien ordonnés, bien
exécutés, accompagnés de tous les ornements et de toute la pompe
convenables, quand l'invention en était heureuse, le sens facile à
saisir, les paroles populaires et plaisantes, la musique simple et gaie,
les voix sonores et bien d'accord, les habits riches, brillants,
appropriés aux caractères, les machines bien construites et peintes avec
art, les chevaux nombreux, beaux et bien équipés, la nuit éclairée par
une grande quantité de torches et de flambeaux, on ne peut, dit le
premier éditeur de ces chants du carnaval, rien voir ni rien entendre
qui soit plus agréable et plus fait pour plaire à tous les goûts[715].

[Note 713: Pages 385 et 386.]

[Note 714: Préface de l'édition des _Canti Carnascialeschi_, 1750,
in-4°., p. X.]

[Note 715: Épitre dédicatoire de la première édition au prince
François de Médicis, et réimprimée dans la seconde, p. XXXIX.]

Le succès qu'eurent ces chants, l'intérêt qu'y prenait Médicis, et
l'exemple qu'il donnait d'en composer pour amuser le peuple, firent que
la plupart des beaux esprits du temps s'exercèrent dans ce genre de
poésie; cette mode se soutint jusqu'au milieu du siècle suivant, et
c'est de tous ces chants réunis qu'Antoine _Grazzini_, surnommé le
_Lasca_, fit imprimer un recueil[716] qui tient sa place parmi les
productions les plus originales de la littérature italienne. Les chants
de Laurent de Médicis se distinguent à une certaine grâce facile et à
une simplicité spirituelle, dégagée de toute prétention à l'esprit. Les
personnages qui les chantent, sont tantôt de jeunes filles qui se
moquent du bavardage des cigales, ou des femmes qui filent de l'or, ou
de jeunes femmes et de vieux maris; tantôt des muletiers, des hermites,
des revendeurs, des gens de toute sorte de métiers; quelquefois aussi ce
sont des triomphes plus magnifiques, tels que celui d'Ariane et de
Bacchus. Ce chant est le premier du recueil, et il en est un des plus
agréables. Le refrain est philosophique, et tire à la manière des
anciens, de la briéveté de la vie, la nécessité d'en jouir[717].

        Qu'elle est belle la jeunesse
        Qui passe et fuit si grand train!
        Rions, aimons, le temps presse:
        Rien n'est moins sûr que demain.

[Note 716: _Tutti i trionfi, carri, mascherati, o canti
carnascialeschi andati per Firenze_, etc. Florence, 1559, in-8°.]

[Note 717:

        _Quant' è bella giovinezza
        Che si fugge tutta via!
        Chi vuol esser' lieto sia
        Di doman non c'è certezza_.]

«Voici Bacchus et Ariane, beaux et tous deux brûlants d'amour; ils
savent que le temps fuit et nous trompe; ils ne veulent plus se quitter;
les nymphes et tous les gens qui les entourent, gais et contents comme
eux,

        Épris d'amour et de vin,
        Comme eux répètent sans cesse;
        Rions, aimons, le temps presse:
        Rien n'est moins sûr que demain.

Ces satyres pétulants, amoureux de toutes les nymphes, leur ont tendu
mille piéges, dans les antres, dans les bosquets;

        Maintenant le dieu du vin
        Seul a toute leur tendresse;
        Buvons comme eux, le temps presse:
        Rien n'est moins sûr que demain.

Celui qui vient lentement, pesamment porté sur son âne, est le vieux et
joyeux Silène, chargé d'embonpoint et d'années.

        Il veut se dresser en vain;
        Mais il rit et boit sans cesse;
        Rions aussi, le temps presse:
        Rien n'est moins sûr que demain.

C'est Midas qui vient après eux: tout ce qu'il touche devient or; à
quoi servent tant de trésors, puisque l'avare n'en a jamais assez?

        Quel triste et fâcheux destin
        Que d'être altéré sans cesse!
        Rions plutôt, le temps presse:
        Rien n'est moins sûr que demain, etc.

Tous ces chants n'ont pas à beaucoup près cette teinte philosophique: le
plus grand nombre, au contraire, tant de ceux de Laurent, que de ceux
que composaient d'autres poëtes, est d'une gaîté grivoise qui suppose
des mœurs publiques, sinon plus corrompues, au moins plus franchement
licencieuses que les nôtres; tous les métiers et tous les instruments
qu'ils emploient sont des sujets inépuisables d'équivoques et de
quolibets, dont la plupart de ces chants sont remplis; mais on n'y voit
aucune expression sale ou grossière. Comme l'attribut éminemment
distinctif de l'homme, après la raison, est le langage, il semble que la
bassesse et la grossièreté des mots le ravale encore plus bas que la
licence des mœurs; et si, pour amuser un peuple corrompu, il lui fallait
des plaisanteries libres, on voit du moins que, pour s'en faire aimer,
Laurent savait l'égayer sans l'avilir.

Dans des circonstances moins solennelles, dans des fêtes et des
réjouissances ordinaires, qui étaient assez fréquentes pendant le cours
de l'année, il composait d'autres chansons ou espèces de rondes, que
souvent, comme je l'ai dit[718], il chantait et dansait avec le peuple.
Elles sont pour le moins aussi libres que les autres; mais la plupart
ont dans le style une grâce et une naïveté charmantes. Quelques unes
même n'ont d'indécence ni dans le fond ni dans la forme; et ce sont les
plus jolies. On cite et l'on chante encore celle qui commence par ces
deux vers:

        _Ben venga maggio
        E'l gonfalon selvaggio_.

[Note 718: _Loc. cit._]

Ce qui mérite le plus de fixer ici l'attention, c'est que ce chansonnier
joyeux, ce poëte aimable, cet homme simple et populaire, était un des
premiers personnages de son siècle, un grand homme d'état, un philosophe
profond, et qu'au moment où on le voyait sur la place de Florence
diriger les mouvements d'une danse de jeunes filles, il venait peut-être
de s'enfoncer dans les obscurités les plus creuses du platonisme, ou de
lutter, par son génie, contre la politique tortueuse des plus habiles
cabinets de l'Italie et de l'Europe.

Nous avons vu que Lucrèce, sa mère, avait composé des poésies sacrées.
Soit pour lui plaire, soit par tout autre motif, Laurent voulut en
composer aussi, et son génie, qui se pliait à tout, ne réussit pas moins
dans ce genre que dans les autres. Il fut même le premier à y employer
le style sublime, et l'imitation de celui du Psalmiste et des Prophètes.
Les quatre prières ou _Oraisons_ que l'on trouve dans cette partie de
ses Œuvres, sont du genre lyrique le plus élevé. Quant aux hymnes ou
laudes, _Laude_, il suivit l'usage du temps, qui était de les rendre
populaires, en les mettant sur des airs connus, et presque toujours sur
des airs de ballades ou de chansons à danser. Le mérite de ces
compositions était la simplicité. Les idées étaient à la portée du
peuple, et le style ne s'élevait pas beaucoup au-dessus de son langage.
On joignait à chacune des pièces les premiers mots de la chanson sur
l'air de laquelle cette pièce était composée: c'était à peu près comme
nos anciens Noëls, et, à la pureté du langage près, comme les cantiques
de notre abbé Pélegrin[719].

[Note 719: Quand on voit un des chants de Lucrèce de Médicis,
commençant par ces mots:

        _Ecco'l Messia
        E la madre Maria_,

mis sur l'air:

        _Ben venga maggio
        E'l gonfalon selvaggio_,

on ne peut s'empêcher de penser aux cantiques de ce bon abbé Pélegrin,
tels que celui sur la Chasteté, dont le refrain était:

          Adieu paniers,
        Vendanges sont faites.]

Du temps de Laurent de Médicis, l'art dramatique n'existait point
encore. En Italie, comme dans les autres parties de l'Europe, on ne
connaissait que ces représentations pieuses, appelées _Mystères_. À
Florence, on en donnait souvent aux dépens du public; quelquefois aussi
aux frais des citoyens riches, qui s'en servaient pour déployer leur
opulence et se concilier la faveur publique[720]. On peut croire que
Laurent se proposa ce double but en donnant la représentation de S. Jean
et de S. Paul, dont il composa le poëme. On croit que ce fut à
l'occasion du mariage de Madeleine, l'une de ses filles, avec François
Cibo, neveu du pape Innocent VIII, et que les principaux personnages de
la pièce furent représentés par ses autres enfants[721]. Ce qui le fait
penser, c'est que plusieurs passages semblent des préceptes adressés à
ceux à qui est confié le gouvernement des états, et paraissent avoir
particulièrement trait à la conduite que lui et ses ancêtres avaient
suivie pour obtenir et conserver leur influence dans la république[722].

[Note 720: W. Roscoe, _the Life of Lorenzo_, etc., ch. 5.]

[Note 721: Voy. _Cionacci_, Préface de la _Reppresentezione di S.
Giovanni e S. Paolo_, avec les autres Poésies sacrées de Laurent,
Florence, 1680.]

[Note 722: W. Roscoe, _ub. supr._]

Dans cette pièce, écrite tout entière en octaves, et dont il paraît
qu'une partie était chantée, il n'est question ni de S. Jean
l'évangéliste, ni de l'apôtre S. Paul, mais du martyre de Jean et de
Paul, deux eunuques de la fille de Constantin, qu'on appelle le Grand.
Cette fille, nommée Constance, est lépreuse: Ste. Agnès la guérit par un
miracle. Constantin, devenu vieux, se démet de l'empire entre les mains
de ses enfants; Julien, qu'on a surnommé l'Apostat, leur succède, et
c'est ce nouvel empereur qui fait couper la tête aux deux jeunes
eunuques de sa sœur, parce qu'ils adorent le dieu qui l'avait guérie de
la lèpre par l'intercession de Ste. Agnès. Il est puni, et tué dans une
bataille, non par le fer ennemi, mais par un martyr peu connu, ou dont
le nom est plus célèbre dans la mythologie que dans l'histoire, et qui
s'appelle S. Mercure.

Quoi qu'il en soit de cette action où les trois unités, comme on voit,
ne sont pas sévèrement observées, c'est lorsque le vieux Constantin se
démet de l'empire, qu'il adresse à ses fils le discours qui a fait
croire que c'était pour une occasion relative à sa famille que Laurent
de Médicis avait composé ce _Mystère_. On peut, en poussant plus loin
cette conjecture, se rappeler que, lorsqu'il fut surpris par la maladie
dont il mourut, il songeait à se retirer des affaires; son fils aîné
était appelé à hériter de son pouvoir, et, quoiqu'il fût très-jeune, il
était impossible que les défauts qui se montrèrent bientôt en lui et qui
causèrent sa perte, ne fussent pas aperçus de son père. Si l'on pense
que les enfants de Laurent jouèrent les principaux rôles dans cette
pièce, serait-il invraisemblable que Laurent jouât lui-même le premier,
qui est celui du vieux Constantin? Aucune tradition ne le dit; mais
aucune ne dit non plus le contraire; et je ne fais qu'ajouter une
conjecture à une autre. Elle donnerait un grand intérêt à ce drame
informe, et surtout au rôle de Constantin, si Laurent le joua lui-même;
il est naturel et touchant, dans la disposition d'esprit où il était
alors, d'entendre le vieil empereur s'exprimer ainsi par sa bouche[723].
«Souvent celui qui donne à Constantin le nom d'Heureux, l'est beaucoup
plus que moi, et ne dit pas la vérité.» Le moment de la démission et le
discours de Constantin à ses fils, acquièrent aussi, par cette
supposition très-naturelle, beaucoup plus d'intérêt et de dignité.
Constantin, parlant comme il le fait[724], quoiqu'en assez beaux vers,
des devoirs des souverains et des soucis du trône, ne dit guère qu'une
morale rebattue et un lieu commun; mais Laurent de Médicis, courbé sous
le poids des infirmités et des affaires, au milieu de sa gloire et de sa
prospérité, adressant ces mêmes paroles à ses trois fils dans une fête
publique, qui est en même temps une fête de famille, exprime un
sentiment noble, touchant et vrai, qui émeut et qui attendrit.

[Note 723:

        _Spesso chi chiama Constantin felice,
        Sta meglio assai di me, e'l ver non dice_.]

[Note 724: _Sappiate che chi vuole 'l popol reggere_. (St. 99 et
suiv.)]

On déployait dans ces spectacles un appareil, une magnificence
extraordinaires. Le théâtre était ordinairement dressé dans une église.
On y faisait jouer de grandes machines. Les perspectives ou décorations
changeaient souvent. Le nombre des comparses ou de ceux qui formaient
le cortége des acteurs principaux, était immense. Des joûtes, des
tournois, des batailles, des fêtes données à la cour, des banquets
royaux, des bals et des concerts paraissaient tour à tour sur la scène.
Dans cette _représentation_ de saint Jean et de saint Paul, sainte Agnès
apparaissait à Constance, et la Madonne se montrait aussi sur le tombeau
du martyr saint Mercure. Toutes deux venaient du ciel, et étaient
portées sur des machines en forme de nuages. Au dénouement, saint
Mercure sortait de son tombeau; et s'élevait sans doute en l'air pour
blesser Julien dans la bataille: on donnait un banquet et une fête à la
cour, accompagnée de danses, de concerts de voix et d'instruments, pour
célébrer la guérison de Constance; et deux grands combats étaient livrés
sur le théâtre. En un mot, on n'accompagne aujourd'hui d'une pareille
pompe, chez aucune nation de l'Europe, la représentation des
chefs-d'œuvre dramatiques les plus fameux.

En résumant ce que nous avons dit des poésies de Laurent de Médicis,
nous y verrons une grande souplesse à traiter tous les genres et à
prendre tous les tons; dans le sonnet et la _canzone_, un style
inférieur à celui de Pétrarque, mais supérieur à celui de tous les
autres poëtes lyriques qui avaient écrit depuis un siècle entier; dans
la poésie philosophique, une clarté qui écarte tous les nuages, une
grâce facile qui fait disparaître l'aridité de tous les détails; dans la
satire, une touche originale, une création et un modèle; dans des genres
plus légers, et si l'on veut plus futiles, une aisance et un naturel qui
écartent toute idée de travail. Nous verrons enfin dans Laurent un des
principaux restaurateurs de la poésie italienne, qui était restée en
silence pendant un siècle, comme désespérant de soutenir son premier
succès, et découragée par la sublimité même de ses premiers chants.

Il fut bien secondé, dans cette entreprise, par des génies heureux, qui
semblèrent éclore à la fois pour donner à la dernière moitié du
quinzième siècle un éclat qui manque à la première, et pour préparer, en
quelque sorte, les merveilles du siècle suivant.

Ange Politien occupe parmi eux le premier rang. Le goût du temps, qui
était principalement tourné vers les travaux de l'érudition, en fit un
érudit; la faveur dont les études philosophiques jouissaient chez les
Médicis, en fit un philosophe; la nature l'avait fait poëte. Je ne
répéterai point ici ce que j'ai dit des poésies grecques et latines
qu'il publia de l'âge de treize à celui de dix-sept ans. On place dans
cet intervalle une composition qui serait plus merveilleuse, si en effet
Politien l'eût produite à quatorze ans; ce sont ses _Stances_ pour la
joûte de Julien de Médicis, frère de Laurent. J'ai d'abord admis la
supputation des plus habiles critiques sur la date de cette pièce; je
dirai maintenant, en peu de mots, pourquoi elle m'est suspecte, et
quelle autre supposition me paraît plus vraisemblable.

Laurent et Julien brillèrent dans deux différents tournois[725]. Celui
où Laurent remporta le prix, fut donné le 7 février 1468, et l'autre,
peu de jours après. _Luca Pulci_ célébra dans un poëme la victoire de
Laurent; Politien, dans un autre, les exploits de Julien; or, en 1468,
Politien n'avait que quatorze ans. Il dédia son poëme à Laurent,
quoiqu'il fût en l'honneur de Julien. Laurent, dès-lors, le prit en
amitié, le logea dans son palais, et en fit le compagnon de ses études.
Tel est le sentiment de _Tiraboschi_; tel est celui du savant abbé
_Serassi_, dans sa _Vie d'Ange Politien_[726]; de William Roscoe, dans
son excellente _Vie de Laurent de Médicis_, et de plusieurs autres
écrivains qui doivent faire autorité; mais il n'y a point d'autorité
littéraire qui puisse faire croire un fait évidemment impossible. Plus
on lit les stances de Politien, moins on se persuade qu'un poëme, si
riche en détails, si abondant en expressions et en images, écrit d'un
style si fort de poésie, et cependant si sage, soit l'ouvrage d'un
enfant. Les épigrammes grecques et latines que cet enfant publia jusqu'à
l'âge de dix-sept ans, sont surprenantes, mais se conçoivent; un poëme
de près de douze cents vers en octaves italiennes, resté depuis ce temps
comme modèle et comme un des monuments de la langue, ne se conçoit pas.
Voici donc un autre calcul où je trouve plus de vraisemblance.

[Note 725: Voy. ci-dessus, p. 377.]

[Note 726: En tête de l'édition des _Stanze_, Padoue, 1765, in-8°.]

À dix-sept ans, Politien acheva ses études. Il publia ses épigrammes,
qui commencèrent sa réputation: c'était en 1471. Laurent de Médicis
était, depuis deux ans, à la tête de sa fortune et de la république.
Politien était pauvre; il voulut attirer ses regards par quelque
production d'éclat. Le tournoi de Laurent avait trouvé un poëte, celui
de Julien n'en avait point encore. Célébrer ce tournoi avec toutes les
couleurs de la poésie; y faire entrer l'éloge, non-seulement de Julien,
mais de toute la famille des Médicis, et l'adresser à Laurent, chef de
cette famille, chef de l'état, déjà surnommé le Magnifique, et qui
justifiait chaque jour ce titre par ses libéralités, lui parut une
entreprise conforme à son but. On ne peut savoir en combien de chants ou
de livres il avait divisé son plan. Le second n'est pas achevé; et le
moment où l'action est interrompue, est celui où le héros ne fait
encore que se disposer au combat; mais probablement, lorsqu'il eut
terminé cette première partie de l'action, il en fit hommage à Laurent,
et en reçut l'accueil généreux qui décida du reste de sa vie. Qu'il eût
alors dix-huit, dix-neuf ou vingt ans, cela est bien précoce encore,
mais n'est pas du moins incroyable. Ayant atteint dès-lors le but qu'il
s'était proposé, partagé entre divers travaux que l'amitié de Laurent
fut en droit d'exiger de lui, ceux d'érudition qui étaient alors les
plus considérés, et pour lesquels il trouva dans son bienfaiteur tant
d'encouragement et tant de secours, et l'éducation des fils de Laurent
qu'il commença, sans doute, à leur donner aussitôt qu'ils furent en état
de la recevoir, toutes ces causes réunies l'empêchèrent, pendant
plusieurs années, de reprendre cet ouvrage. La malheureuse année 1478
vint. Julien fut assassiné par les _Pazzi_; Politien n'avait encore que
vingt-quatre ans; et dès ce moment son poëme fut condamné à rester
imparfait.

Si je faisais une dissertation en règle, j'appuierais de beaucoup de
raisons et de citations ma conjecture; mais je me bornerai _per
brevità_, comme disent les Italiens, à citer la quatrième stance du
poëme: elle me paraît décisive. «Et toi, noble Laurier, dit le poëte (en
faisant allusion au nom de Laurent), sous l'ombrage duquel Florence se
réjouit et repose en paix, sans craindre ni les vents, ni les menaces
du ciel, ni le courroux de Jupiter même, accueille, à l'ombre de ta tige
sacrée, ma voix humble, tremblante et craintive, etc.» De quelque
considération que Laurent jouît dès le vivant de son père, et quoique
les infirmités de Pierre de Médicis l'empêchassent de jouer d'une
manière brillante le rôle de premier citoyen de Florence, il le fut
cependant tant qu'il vécut, depuis la mort de Cosme; et les expressions
de cette stance ne peuvent absolument avoir été adressées à son fils
qu'après la sienne.

Quoi qu'il en soit de l'époque précise de la composition de cette pièce
(et l'on a vu que, s'il est impossible que l'auteur n'eût que quatorze
ans, il est probable qu'il n'en avait pas plus de vingt), ce qu'il y a
de certain, c'est qu'elle forme le morceau de poésie italienne le plus
brillant de ce siècle. Elle offre en même temps la fraîcheur, la
fertilité d'une jeune imagination, et le style formé de l'âge mûr. On
blâme quelquefois, mais on admire cependant les richesses accessoires
dont Pindare a su, dans ses odes, embellir des sujets aussi pauvres, en
apparence, que le sont des courses de chevaux ou de chars; que faut-il
donc penser de Politien qui, sur un sujet à peu près semblable, sur un
tournoi, conçoit un poëme tout entier, dont on ne peut connaître
l'étendue projetée, puisqu'au bout de douze cents vers, le héros n'en
est encore qu'aux préparatifs du combat, et qu'il est impossible de
savoir par combien d'incidents le poëte pouvait le retarder encore?

Il décrit d'abord les occupations et les travaux de la jeunesse de
Julien; il le peint environné de toutes les séductions de son âge, en
butte aux agaceries et aux avances de toutes les belles, mais défendu
des traits de l'Amour par la Sagesse. Julien a, comme Hippolyte, une
grande passion pour la chasse. L'Amour imagine un stratagème pour le
vaincre, au milieu même de cet exercice. Il fait courir devant lui le
fantôme aérien d'une biche blanche, aussi agile que belle, et dont la
poursuite l'entraîne loin de ses compagnons. Alors se présente à lui une
nymphe charmante, dont il est tout à coup épris; il abandonne la biche,
aborde en tremblant la nymphe, qui lui répond avec une voix douce et
angélique. Elle s'éloigne aux approches de l'ombre du soir, et laisse
Julien, seul et pensif, errer dans ces bois, où il s'égare en s'occupant
d'elle. Ses compagnons inquiets le retrouvent enfin. Il revient avec
eux, mais il emporte le trait qui l'a blessé. L'Amour va trouver sa mère
dans l'île de Chypre, et lui raconter sa victoire. La description de
cette île enchantée et du palais de Vénus, remplit toute la seconde
moitié du premier livre. C'est un morceau d'environ cinq cents vers.
Politien y a prodigué à pleines mains toutes les richesses de la poésie
descriptive, et l'on y reconnaît le premier modèle des îles d'Alcine et
d'Armide.

Vénus, que l'Amour trouve entre les bras de Mars, est ravie d'apprendre
la défaite d'un jeune héros si fier, et jusqu'alors si insensible. Elle
veut qu'il se couvre d'une gloire nouvelle, pour que la victoire
remportée par son fils ait plus d'éclat. Elle ordonne à tous les Amours
de s'armer, de se pénétrer de tous les feux du dieu Mars, de voler à
Florence, d'inspirer aux jeunes Toscans l'ardeur des combats. Tandis
qu'ils remplissent ses ordres, elle appelle Pasitée, épouse du Sommeil
et sœur des Grâces; elle lui enjoint d'aller trouver son époux, et
d'obtenir de lui qu'il envoie à Julien des Songes analogues au projet
qu'elle a formé. Les Songes lui obéissent comme les Amours. Le jeune
héros, dans son sommeil du matin, croit voir la belle nymphe de la
forêt, mais aussi fière, aussi sévère qu'elle était douce et affable,
couverte des armes de Pallas, et les opposant aux traits de l'Amour.
C'est à Pallas même, c'est à la Gloire qui descend des cieux, le revêt
d'une armure d'or et le couronne de lauriers, qu'il appartient de
vaincre cette fierté. Il s'éveille; il invoque l'Amour, Minerve et la
Gloire: leurs feux réunis brûlent son cœur. Il va paraître dans la lice,
en portant leur bannière.

Tel est ce poëme, ou plutôt ce grand fragment de poésie, qui, tout
imparfait qu'il est resté, a peut-être eu sur les progrès de la
littérature italienne plus d'influence que tous les autres travaux de
Politien. L'_ottava rima_, inventée par Boccace, mais à qui il n'avait
donné ni l'harmonie, ni la rondeur, ni les chutes heureuses qui lui
conviennent, et qui était restée depuis dans cet état d'imperfection,
reparut ici avec toutes les qualités qui lui manquaient, et si parfaite,
qu'aucun des poëtes qui l'ont employée depuis, pas même l'Arioste ni le
Tasse, n'ont rien pu y ajouter. La langue poétique, affaiblie et
languissante depuis Pétrarque, reprit sa force et ses vives couleurs; le
style épique fut créé; un grand nombre d'expressions, de comparaisons et
de formes de style parut pour la première fois; et, dans les âges
suivants, les plus grands poëtes épiques ne dédaignèrent pas de puiser à
cette source abondante. J'ai parlé de l'île d'Alcine et des jardins
d'Armide, dont le premier type est dans la riche description de l'île de
Chypre. Mais de plus, beaucoup de phrases poétiques et de vers entiers
ont passé de là dans les deux poëmes qui ont rendu si célèbre le nom de
ces deux enchanteresses.

Je puis donner pour exemples de ces emprunts, deux des octaves les plus
fameuses, l'une dans l'_Orlando_, l'autre dans la _Jérusalem_. Tout le
monde connaît cette admirable comparaison que fait l'Arioste de Médor,
qui garde et défend le corps de son roi Dardinel contre les ennemis qui
le poursuivent, avec l'ourse attaquée par les chasseurs, dans la tanière
où elle nourrissait ses petits; il n'y a, certes, dans aucun poëte rien
de plus parfait que ces huit vers; on les regarde comme inimitables, et
ils le sont; mais l'idée et même quelques expressions des quatre
premiers, sont visiblement imitées de la stance 39 de Politien[727].

[Note 727:

        _Come orsa che l'alpestre cacciatore
        Ne la pietrosa tana assalit' habbia,
        Sta sopra i figli con incerto core,
        E freme in suono di pietà e di rabbia_. (L'ARIOSTE.)

        _Qual tigre, a cui dalla pietrosa tana
        Ha tolto il cacciator suoi cari figli:
        Rabbiosa il segue per la selva ircana,
        Che tosto crede insanguinar gli artigli_. (POLITIEN.)]

L'imitation du Tasse est toute dans les mots et dans l'harmonie, sans
aucun rapport entre le fond des choses. On cite souvent et avec raison,
comme un chef-d'œuvre d'harmonie imitative dans le genre terrible, ces
vers du quatrième chant de la _Jérusalem_, où le son rauque de la
trompette infernale se fait entendre. Tous les mots de cette octave
effrayante contribuent à l'effet qu'elle produit, mais il naît surtout
de cette consonnance à la fois sourde et retentissante de _la tartarea
tromba_, avec les deux rimes des vers suivants, _rimbomba_, et _piomba_.
Or, la stance 28 de Politien fait entendre de même et la trompette du
tartare et son double retentissement[728].

[Note 728:

        _Chiama gli habitator dell' ombre eterne
        Il rauco suon della tartarea tromba;
        Treman le spatiose atre caverne,
        E l'aer cieco a quel romor rimbomba;
        Ne sì stridendo mai da le superne
        Regioni del cielo il folgor piomba_, etc. (LE TASSE.)

        _Con tal romor, qualor l'aer discorda,
        Di Giove il foco d'alta nube piomba:
        Con tal tumulto, onde la gente assorda,
        Dall' alte cataratte il Nil rimbomba:
        Con tal' orror del latin sangue ingorda
        Sono Megera la tartarea tromba_. (POLITIEN.)]

Je n'ai pas craint de m'arrêter quelque temps sur ce petit poëme, dont
on parle beaucoup plus qu'on ne le lit; les ouvrages qui font époque
dans la littérature de chaque peuple, abstraction faite du sujet et de
l'étendue, sont les plus importants; et les stances de Politien forment
une époque très-remarquable dans la poésie épique italienne. Sa _Favola
di Orfeo_ en fait une autre dans la poésie dramatique moderne. C'est la
première représentation théâtrale, étrangère à celles de ces pieuses
absurdités qu'on appelait des _Mystères_; la première écrite avec
élégance, et conduite d'après quelques idées d'une action intéressante
et régulière. Cette action, au reste, est fort simple. Le berger Aristée
a vu la nymphe Eurydice; il en est épris, il s'entretient d'elle avec un
autre berger, et se plaint, dans une chanson pastorale, des maux que
l'Amour lui fait souffrir. Eurydice approche en cueillant des fleurs: il
veut lui parler, elle fuit; il la poursuit dans la campagne. Orphée
paraît tenant sa lyre et chantant un hymne. Un berger vient lui
annoncer que sa chère Eurydice, en fuyant Aristée, a été mordue d'un
serpent, et qu'elle a sur-le-champ perdu la vie. Orphée, après avoir
exprimé ses regrets, descend aux enfers; il fléchit, par ses prières,
par son chant et ses accords, Minos, Proserpine et Pluton. Eurydice lui
est rendue; mais, en la ramenant sur la terre, il la regarde, elle
retombe dans les enfers, et lui est enlevée pour toujours. Il se livre
au désespoir, maudit l'Amour, renonce à tout commerce avec les femmes,
et les maudit elles-mêmes, comme la source de tous nos chagrins et de
toutes nos peines. Les Bacchantes l'entendent, entrent en fureur,
poursuivent le profane qui ose mal parler des femmes, reviennent sa tête
à la main, et finissent par un sacrifice et par un dithyrambe en
l'honneur de Bacchus.

Ce qu'il faut observer dans cette pièce, qui nous paraît aujourd'hui
très-médiocre, et qui porte en effet tous les caractères de l'enfance de
l'art, c'est qu'elle fut faite en deux jours, au milieu des préparatifs
tumultueux d'une fête, et que cependant, outre le tissu général du
dialogue qui est conduit naturellement, purement et même élégamment
écrit, il y a trois morceaux, la chanson pastorale d'Aristée, le chant
d'Orphée pour fléchir les dieux infernaux, et le dithyrambe des
Bacchantes, qui paraîtraient seuls exiger plus de temps; le dernier,
plein d'inspiration, de verve et de chaleur[729], est le premier modèle
d'un genre que les Italiens aiment beaucoup, et qu'ils ont cultivé
depuis avec succès. Je ne parle point de l'hymne que chante Orphée quand
il paraît pour la première fois sur la montagne; c'est une ode latine en
vers saphiques en l'honneur du cardinal de Gonzague, pour qui cette fête
se donnait à Mantoue. C'est la trace d'un reste de barbarie et une
singularité qui put paraître moins choquante dans un temps où la langue
vulgaire était presque retombée en discrédit, et où l'on cultivait
beaucoup plus la poésie latine que l'italienne. Au reste, il paraît
aujourd'hui prouvé que cette ode qui se trouve parmi les poésies latines
de Politien, a été interpolée après coup dans son Orphée. On a
retrouvé[730] un ancien manuscrit où elle n'est pas; elle y est
remplacée par un chœur, à l'imitation de ceux des Grecs, dans lequel les
Dryades déplorent la mort d'Eurydice. L'édition que l'on a faite d'après
ce manuscrit a plusieurs autres avantages sur toutes celles qui
l'avaient précédée[731], et c'est d'après ce texte seulement que l'on
peut juger une composition rapide et presque improvisée, qui donne
cependant à Politien la gloire d'avoir été le premier auteur dramatique
parmi les modernes, et à la cour des Gonzague de Mantoue, l'honneur
d'avoir applaudi la première[732] un spectacle plus intéressant et plus
noble que les momeries de la légende, les supplices et les diableries
qui amusaient alors toute l'Europe.

[Note 729:

        _Ognun segua, Bacco, le;
        Bacco, Bacco, Evoè_, etc.]

[Note 730: En 1770 ou 72. Voyez Tiraboschi, t. VI part II, p. 194.]

[Note 731: L'ORFEO, _tragedia illustrata dal P. Ireneo Affò_.
Venise, 1776, in-4°.]

[Note 732: Tiraboschi, _ub. supr._, démontre que la représentation
de l'_Orfeo_ date au plus tard de 1483; et les spectacles de la cour de
Ferrare, dont nous parlerons dans la suite, ne commencèrent qu'en 1486.]

Les autres poésies italiennes de Politien sont en petit nombre. Ce sont
des chansons, des ballades, des plaisanteries et de ces chants
populaires que les amis de Laurent de Médicis composaient à son exemple
pour égayer les Florentins. Il y en a plusieurs dans le recueil des
_canzoni a ballo_, qui sont tout aussi gaies, tout aussi libres que les
autres, et qui ont plus de verve et d'originalité; mais parmi ces
diverses poésies, qui ne sont que les délassements d'un esprit grave et
studieux, on distingue une _canzone_ d'amour remplie d'images
charmantes, de sentiments affectueux, de mouvement et d'harmonie[733];
c'est le morceau qui, depuis Pétrarque, retrace le mieux la manière de
ce grand poëte lyrique; ainsi, dans le peu de poésies en langue vulgaire
que Politien a laissées, on trouve la première renaissance du style
poétique créé par le cygne de Vaucluse, et presque oublié depuis un
siècle; l'_ottava rima_ de Boccace améliorée et portée au dernier degré
de perfection; le premier essai du drame en musique, et, dans cet
heureux essai, le premier modèle du dithyrambe italien.

[Note 733: _Monti, valli, antri e colli_, etc.]

Dans ses poésies latines on remarque aussi le fruit de son application
continuelle à l'étude des anciens, avec le feu d'une imagination
vraiment poétique, et ce goût, cette élégance qui étaient comme les
attributs naturels de son esprit. Outre un grand nombre d'épigrammes
latines, auxquelles il faut avouer encore que les savants préfèrent
celles qu'il fit en langue grecque, on a de lui quatre _sylves_ ou
petits poëmes que l'on peut mettre au rang de ce que la latinité moderne
a produit de plus précieux. C'étaient des morceaux qu'il récitait
publiquement lorsqu'il commençait dans l'Université de Florence ses
cours de littérature grecque et latine, ou l'explication particulière
de quelque poëte ancien. Le sujet du premier est la poésie et les poëtes
en général; celui du second, la poésie géorgique, prononcé avant
l'explication d'Hésiode et des Géorgiques de Virgile. Le troisième a
pour objet les Bucoliques du même poëte. Le quatrième précéda
l'explication d'Homère, et contient une riche énumération des beautés
renfermées dans ses deux poëmes[734]. Ces pièces, dont chacune est de
quatre, six et jusqu'à huit cents vers, sont pleines de détails
intéressants, d'observations fines, de descriptions brillantes. Quant au
style, il ne ressemble plus aux bégaiements des premiers écrivains
modernes qui voulurent, après les siècles de barbarie, rétablir la
pureté de l'ancienne langue romaine; il est en vers, comme le récit de
la conjuration des _Pazzi_ l'est en prose[735], du latin le plus
élégant; et si quelques critiques voient encore une grande différence,
non-seulement entre ce style et celui des anciens, mais entre ce style
et celui de _Pontano_, de Sannazar et de quelques autres poëtes, ou
contemporains, ou qui suivirent immédiatement Politien, ce sont
peut-être des nuances purement idéales, et qu'un lecteur, même instruit,
est excusable de ne pas saisir.

[Note 734: Il intitula ces quatre pièces: _Nutricia_, _Rusticus_,
_Manto_ et _Ambra_.]

[Note 735: Voy. ci-dessus, p. 383.]

Les occasions où il récita ces poëmes nous le font voir au nombre des
savants professeurs de littérature ancienne, qui entretinrent à
Florence, vers la fin de ce siècle, l'ardeur pour les bonnes études.
Son école y eut une telle célébrité que les Italiens et les étrangers
accouraient pour y être admis, et que les professeurs eux-mêmes venaient
l'entendre. Il donna des preuves de son savoir, non-seulement dans ses
_Miscellanea_, ou Mélanges d'érudition dont j'ai parlé précédemment,
mais dans ses traductions latines de l'histoire d'Hérodien, du Manuel
d'Epictète, des problèmes physiques d'Alexandre d'Aphrodisée et de
plusieurs autres ouvrages ou opuscules de littérature et de philosophie
grecque. On lit avec intérêt les douze livres de ses lettres
familières[736], tant à cause du jour qu'elles jettent sur l'histoire
littéraire de son temps et sur celle de sa vie, que parce qu'elles se
rapprochent, plus que celles de la plupart des autres savants de ce
siècle, du style des bons auteurs latins. On l'y voit en correspondance
avec tout ce qu'il y avait alors de distingué dans les lettres, avec les
plus grands personnages de l'Italie, même avec des souverains. Tous
témoignent, en lui écrivant, la plus grande estime pour sa personne et
pour ses talents.

[Note 736: _Omnium Angeli Politiani operum tomus prior et alter, in
quibus sunt Epistolarum libri XII_, etc. Paris, Jodoc. Bad. Ascencius,
1512, in-fol.]

Une famille entière de poëtes seconda les efforts de Laurent de Médicis
et de Politien pour le rétablissement et les progrès de la poésie
italienne. Ce furent les trois frères _Pulci_, de l'une des plus nobles
et des plus anciennes maisons de Florence, puisqu'on fait remonter leur
origine jusqu'à ces familles françaises qui y restèrent après le départ
de Charlemagne[737]. _Bernardo Pulci_, l'aîné des trois frères, se fit
d'abord connaître par deux élégies, l'une consacrée à la mémoire de
Cosme de Médicis, l'autre sur la mort de la belle _Simonetta_, maîtresse
de Julien. Il traduisit les Églogues de Virgile, et c'est la première
fois qu'elles aient été traduites en italien[738]. Il fit de plus un
poëme sur la Passion de J.-C.[739], et mit plus de poésie dans son
style, que ce sujet ne paraît le comporter, ou, si l'on veut, qu'il ne
semble le permettre.

[Note 737: Préface du _Morgante Maggiore_, de _Luigi Pulci_, Naples,
sous le nom de Florence, 1732, in 4°.]

[Note 738: Selon Tiraboschi (tom. VI, part. II, p. 174), il publia
d'abord des Églogues qui furent imprimées en 1484, avec celles de
quelques autres poëtes, et ensuite la traduction des Bucoliques,
imprimée en 1494; mais M. Roscoe a fort bien observé (_The Life of
Lorenzo_, etc., ch. 5), que c'est le même ouvrage publié deux fois, et
qu'on n'a point, de _Bernardo Pulci_, d'autres églogues que celles de
Virgile qu'il a traduites.]

[Note 739: Imprimé à Florence, 1490, in-4°.]

Le second frère, _Luca Pulci_, avait, comme nous l'avons vu, célébré par
un poëme, la joûte de Laurent de Médicis, avant que Politien eût chanté
celle de Julien. Ce poëme, très-inférieur pour l'imagination et pour le
style, à celui de son jeune émule, est aussi en octaves. L'auteur s'y
est attaché à peindre les circonstances les plus minutieuses des
préparatifs du combat, et ensuite du combat même. Les attaques que les
divers champions se livrent, sont décrites avec assez de chaleur et de
rapidité. Celles de Laurent sont plus détaillées que les autres. Après
avoir rompu quelques lances de la manière la plus brillantes, il change
de cheval, tient tête à plusieurs champions, et remporte enfin le
premier prix de l'adresse et de la valeur.

Ces stances, qui ne furent qu'un ouvrage de circonstance, sont une des
moindres productions de _Luca Pulci_. Son _Driadeo d'Amore_ est un poëme
pastoral en octaves, divisé en quatre parties. Il le fit pour
l'amusement de Laurent de Médicis, à qui il est dédié; mais quoique
Laurent aimât beaucoup la poésie et les fictions qui en font l'ornement
et presque l'essence, il n'est pas sûr qu'il s'amusât beaucoup de
l'emploi surabondant que fait ici le poëte des fictions de la
mythologie. L'action remonte jusqu'à l'enlèvement de Proserpine. Une
Dryade qui avait suivi Cérès tandis qu'elle cherchait sa fille, resta
sur les monts Apennins, et fut l'origine des demi-dieux qui habitèrent
ces montagnes. C'est là que la Dryade _Lora_, fille d'Apollon, est aimée
du Satyre Sévéré, fils de Mercure. Elle finit par l'aimer à son tour;
Diane, pour l'en punir, change le Satyre en licorne. _Lora_ le poursuit
à la chasse, et le perce de ses traits. Il est changé en fleuve. _Lora_,
qui l'a tué sans le connaître, le cherche et l'appelle dans les bois;
une nymphe lui apprend qu'en croyant frapper une licorne, c'est à son
amant qu'elle a ôté la vie. Elle tourne contre son propre sein le trait
dont elle l'a blessé, et se tue. Apollon la change en rivière, et l'unit
pour jamais au fleuve Sévéré; ce qui signifie tout simplement, que la
_Lora_ se jette dans le petit fleuve Sévéré qui coule dans une partie de
la Toscane. Ces métamorphoses étaient alors fort à la mode; elles l'ont
encore été depuis; elles peuvent en effet donner lieu à des peintures
variées et à de riches descriptions, il faudrait seulement y être un peu
sobre de narrations épisodiques, et ne pas embarrasser la fable
principale par trop de fictions accessoires. C'est à quoi _Luca Pulci_
n'a pas pris garde, et ce qui rend plus fatigante qu'agréable la lecture
de son _Driadeo d'Amore_.

Le _Ciriffo Calvaneo_ est un poëme plus considérable du même auteur.
C'est un roman épique en sept chants, sans doute la première production
de ce genre, après le _Buovo d'Antona_ et la reine _Ancroja_, qui ne
sont, comme on le verra, que de longs contes de fées, écrits en vers si
plats et remplis de si sottes extravagances, qu'on ne peut en supporter
la lecture. Voici quelle est en abrégé la fable du _Ciriffo_.
_Paliprenda_, fille d'un roi d'Épire, descendant de Pyrrhus, est
abandonnée par le traître Guidon, de la race des comtes de Narbonne.
Elle est enceinte et se livre au plus affreux désespoir. Au moment où
elle veut se donner la mort, un vieux berger accourt, lui retient le
bras, la console et l'emmène dans sa cabane. Une autre femme, nommée
Maxime, y était déjà réfugiée; fille d'un romain de ce nom, elle avait
été séduite par un étranger, enlevée, conduite dans les îles Strophades,
et abandonnée par son amant, dans le même état où était _Paliprenda_. Un
corsaire l'avait reconduite en Italie. Après plusieurs courses
malheureuses, elle était arrivée en Toscane, sur les monts Calvanéens,
où le vieux berger l'avait recueillie et logée. Elle y était accouchée
d'un fils, à qui elle avait donné le nom de _Ciriffo_, et, à cause des
monts où elle était réfugiée, le surnom de _Calvaneo_. Quand le terme
est arrivé, _Paliprenda_ se délivre aussi d'un fils, qu'elle nomme
simplement _Povero_, le pauvre, en y ajoutant le surnom d'_Avveduto_, le
prudent ou le sage, par une sorte de prévoyance de cette qualité que
devait développer en lui l'éducation du malheur. Elle meurt peu de temps
après, et laisse son fils à Maxime, qui le nourrit de son lait et
l'élève comme le sien même. Les deux jeunes enfants, élevés dans la
même cabane et sur le même sein, deviennent intimes amis; et ce sont
leurs aventures romanesques, leurs voyages, leurs exploits guerriers
contre les Sarrazins, les dangers qu'ils bravent, les maux qu'ils ont à
souffrir, qui font tout le sujet du poëme. Cette fable, assez
malheureuse, et qui est souvent très-embrouillée, est tirée, dit-on,
d'un vieux manuscrit, intitulé _Liber pauperis prudentis_, le Livre du
Pauvre sage, antérieur de cent cinquante ans au _Ciriffo_[740]. _Pulci_
laissa son poëme imparfait; il n'en avait terminé qu'un livre, divisé en
sept chants; Laurent de Médicis chargea _Bernardo Giambullari_ de
l'achever. Ce poëte y ajouta trois livres, et c'est ainsi que le poëme a
été imprimé d'abord[741]; mais on n'a réimprimé ensuite que les sept
chants de _Luca Pulci_[742], avec ses stances sur la joûte de Laurent,
et ses héroïdes ou épîtres en vers.

[Note 740: Cité par _Bandini, Catalog. Biblioth. Laurent._, vol. V,
part. XIV, cod. 30.]

[Note 741: Venise, 1535, in-4.]

[Note 742: Florence, Giunt, 1572, in-4.]

Il fit ces dernières pièces à l'imitation des épîtres d'Ovide. Il y en a
seize. Elles ne sont point en octaves, mais en tercets. La première est
de _Lucretia à Lauro_, c'est-à-dire, de la belle _Lucretia Donati_ à
Laurent de Médicis; elle sert comme de dédicace au recueil. Les autres
sont des épîtres d'Iarbe à Didon, de Déidamie à Achille, d'Hercule à
Iole, d'Egiste à Clitemnestre, d'Hersilie à Romulus, de Cornélie au
grand Pompée, de Marcus Brutus à Porcie, etc. On trouve trop d'esprit
dans les héroïdes d'Ovide: ce n'est pas le défaut de celles de _Pulci_;
mais trop rarement les personnages qu'il fait parler, disent tout ce que
devraient leur dicter leur position et leur caractère connu. Trop
d'esprit est un vice, qui n'est, au reste, ni aussi grave, ni aussi
commun qu'on paraît le croire; trop peu de poésie, d'images, de passion,
de mouvements, de vérité historique, en est un plus fort et moins
pardonnable, et l'auteur de ces épîtres me paraît en être atteint.

_Luigi Pulci_ est le dernier et le plus célèbre des trois frères. Il
était né à Florence en 1431. Quoique beaucoup plus âgé que Laurent de
Médicis, il vécut avec lui dans la familiarité la plus intime. On ne
sait rien de plus sur sa vie, qui fut toute littéraire. Le poëme qui a
donné le plus d'éclat à son nom, est le _Morgante Maggiore_, premier
modèle des poëmes romanesques, dont les exploits de Charlemagne et de
Roland sont le sujet. Il l'entreprit, à la prière de Lucrèce
_Tornabuoni_, mère de Laurent; et l'on a dit, mais sans preuve, qu'il le
chantait comme les rapsodes à la table de son jeune patron. Je ne dirai
rien ici du caractère singulier, de la conduite ni du mérite poétique de
cet ouvrage fameux. Il ouvre, en quelque sorte, la carrière du poëme
épique moderne; et comme, dans la suite de cette Histoire, je traiterai
la littérature italienne par genres, en même temps que par ordre
chronologique; je réserve le _Morgante_ pour le placer en tête de ce
genre si riche et si varié.

On a de _Luigi Pulci_ quelques autres poésies, entre autres une suite de
sonnets bizarres, souvent indécents et grossiers, mais qui ne sont pas
tous de lui. _Matteo Franco_, poëte florentin du même temps, et l'un de
ses meilleurs amis, était comme lui dans l'intime familiarité de Laurent
de Médicis. Ils imaginèrent, pour l'amuser[743], de se faire une guerre
à outrance, et de se dire l'un à l'autre, dans des sonnets, les injures
les plus fortes et les plus piquantes, sans cesser pour cela d'être
amis, ni de boire et de rire ensemble à la table de Médicis et ailleurs.
Le recueil qu'on en a fait monte à plus de cent quarante sonnets. Le
style est non-seulement d'une liberté cynique, mais souvent dans le
genre proverbial et décousu des bouffonneries du _Burchiello_. Il est
fâcheux que Laurent ait encouragé une lutte de cette espèce. Les deux
champions y jouent un rôle avilissant; et rien de ce qui est bas et vil
n'aurait dû plaire à une ame aussi noble et à un esprit aussi éclaire.

[Note 743: _Rispondendosi vicendevolmente, per ischerzevole solazzo
del loro Mecenate_, Préface de l'édition de 1759, in-8°.]

Quand ces sonnets parurent imprimés, Rome aurait sans doute pardonné les
injures et les expressions de mauvais lieu dont ils sont remplis, mais
la liberté des deux poëtes était allée jusqu'à des matières sur
lesquelles elle n'entendait pas raillerie. L'Inquisition s'en mêla, et
la circulation de ces poésies satiriques fut défendue. Dans un des
sonnets qui encoururent sa colère, le plus décent de tous et peut-être
aussi le plus clair, _Pulci_ examine à sa manière ce que c'est que
l'Ame, et se moque des absurdités qu'on a dites sur ce sujet, d'après
Aristote et Platon. Il compare l'Ame à ces confitures qu'on enveloppe
dans du pain blanc tout chaud, ou à une carbonnade placée dans un pain
fendu en deux. Mais que devient-elle dans l'autre monde? Quelqu'un qui y
a été, lui a dit qu'il n'y pouvait plus retourner, parce qu'à peine y
peut-on arriver avec la plus longue échelle. Certaines gens croient y
trouver des bec-figues, des ortolans tout plumés, d'excellents vins, de
bons lits; ils suivent pour cela les moines et marchent derrière eux.
Pour nous, ajoute-t-il, mon cher ami, nous irons dans la Vallée noire,
où nous n'entendrons plus chanter _Alleluia_[744]. Louis _Pulci_ se
repentit dans la suite des libertés qu'il avait prises, ou crut devoir
conjurer le petit orage qu'elles lui avaient attiré. Il fit en
conséquence sa _Confession_ à la Vierge, espèce de poëme en tercets,
très-orthodoxe, très-pieux même, qui le réconcilia peut-être avec
l'Inquisition, mais qui pourrait, tant il est ennuyeux, le brouiller
avec tous les amis des vers.

[Note 744: Son. 145.]

Le succès qu'eut dans le monde la _Nencia da Barberino_ de Laurent de
Médicis, engagea Louis _Pulci_ à l'imiter dans sa _Beca da Dicomano_.
C'est bien à peu près le même langage, les mêmes tours villageois, mais
non pas la gaîté naïve et décente du modèle, ni son naturel, ni sa
simplicité spirituelle et piquante. On peut relire avec plaisir la
_Nencia_; on lit une fois la _Beca_, et l'on n'y revient plus. On dirait
que _Pulci_ eût tiré lui-même l'horoscope de la destinée future de ces
deux pièces, dans les deux premiers vers de sa _Beca_:

        _Ognun la Nencia tutta notte canta,
        E della Beca non se ne ragiona_.

En dernier résultat, le _Morgante_ est le seul fondement solide de la
réputation de Louis _Pulci_. On n'a rien de certain sur le temps ni sur
les circonstances de sa mort; et sans ce poëme, dont il faut bien parler
dès qu'il est question du poëme épique, depuis long-temps on ne
parlerait plus de son auteur.

Un autre poëme très-célèbre dans l'histoire littéraire, quoiqu'on ne le
lise presque plus, est le _Roland amoureux_ du _Bojardo_. L'Arioste, en
le continuant, et le _Berni_, en le refaisant, l'ont tué. Mais l'auteur
mérite, à plusieurs autres égards, de vivre dans la mémoire des hommes.
_Matteo Maria Bojardo_, comte de _Scandiano_, naquit dans ce château,
près Reggio de Lombardie, vers l'an 1434[745]. Il fit ses études dans
l'Université de Ferrare, et resta presque toute sa vie attaché à la cour
des ducs. Il fut surtout dans la plus grande faveur auprès du duc
_Borso_, et d'Hercule Ier. son successeur. Il accompagna _Borso_ dans
son voyage de Rome, en 1471, et fut choisi l'année suivante par Hercule
pour accompagner à Ferrare Éléonore d'Aragon, sa future épouse. Nommé,
en 1481, gouverneur de Reggio, il fut aussi capitaine-général à Modène;
puis il revint à Reggio, où il mourut le 20 décembre 1494. Ce fut un des
hommes les plus savants, et l'un des plus beaux esprits de son temps. Il
ne se crut dispensé, ni par sa naissance, ni par ses grands emplois,
d'être, dans ce siècle de l'érudition, distingué par sa science dans les
langues grecque et latine; et, à cette époque du siècle où la poésie
italienne était remise en honneur, un des poëtes qui en ont le plus fait
à leur patrie. Il traduisit du grec, en italien, l'Histoire d'Hérodote,
et du latin, l'_Âne d'or_ d'Apulée. On a de lui des poésies latines[746]
et italiennes[747] d'un style moins élégant que facile, et dans
lesquelles perce cependant, mais sans affectation, l'érudition de
l'auteur.

[Note 745: Voy. Tiraboschi, _Biblioth. Modan._, t. I, article
_Bojardo_.]

[Note 746: _Carmen Bucolicon_, Reggio, 1500, in-4°.; Venise, 1528.
Ce sont huit Églogues latines en vers hexamètres, dédiées au duc Hercule
Ier.]

[Note 747: _Sonetti e Canzoni_, Reggio, 1499, in-4°.; Venise, 1501,
in-4°.]

Hercule d'Este fut le premier des souverains d'Italie à donner à sa cour
des spectacles magnifiques, où l'on représentait des comédies grecques
ou latines, traduites en langue vulgaire, avec toute la pompe et tout
l'appareil des théâtres anciens. Les _Ménechmes_, l'_Amphitrion_, la
_Cassine_, la _Mostellaire_ de Plaute, y furent ainsi représentées. Ce
fut pour ces fêtes brillantes que le _Bojardo_ écrivit sa comédie de
_Timon_, tirée d'un dialogue de Lucien, divisée en cinq actes, et rimée
en tercets, ou _terza rima_[748]. Ce n'est pas une bonne comédie, mais
comme elle n'est pas simplement traduite de Lucien, et que le poëte y a
traité librement un sujet tiré de cet ancien auteur, le _Timon_ peut
être regardé comme la première comédie qui ait été écrite en langue
vulgaire. Quant à son _Orlando innamorato_, ce n'est pas ici le lieu
d'en parler. Je le renvoie, avec le _Morgante_, au volume suivant, où
je traiterai de la poésie épique.

[Note 748: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 302, pense que la première
édition du _Timon_ est celle de _Scandiano_, février 1500, in-4°., et
que celle qui est sans date, in-8°., n'est que la seconde. Cette pièce a
été réimprimée, Venise, 1504, in-8°., 1513, et 1517, _id._]

J'y dois renvoyer de même le _Mambriano_ de _Francesco Cieco da
Ferrant_. Ce poëte, dont on croit que le nom de famille était _Bello_,
mais qui n'est connu que par celui de son infirmité, devint aveugle de
bonne heure, et fut pauvre et malheureux toute sa vie. Il écrivait son
poëme au temps de l'expédition de Charles VIII en Italie, c'est-à-dire,
en 1495. Il n'a laissé que cet ouvrage, et quelques sonnets burlesques
dans le genre du _Burchiello_, qui font croire qu'il supportait assez
gaîment son malheur, ou peut-être qu'il avait pensé devoir en dissimuler
le sentiment, pour en trouver le remède auprès des Grands qui
protégeaient alors les lettres, et qui peut-être, comme leurs pareils
dans tous les temps, pardonnaient à un homme d'être malheureux, pourvu
qu'il ne fût pas triste.

Un poëte qui paraît avoir suivi naturellement son goût pour cette poésie
bizarre et satirique, c'est _Bernardo Bellincioni_. Né à Florence, il se
fixa de bonne heure à la cour des ducs de Milan, et y mourut en 1491.
Ses poésies furent imprimées deux ans après[749]. Elles sont au nombre
de celles qui font autorité dans la langue; la malignité en fait
pourtant le principal mérite, et l'on ne doit pas y chercher, plus que
dans la plupart des poésies de ce temps, l'élégance et la pureté, qui
pourraient engager à les prendre pour modèles. Rien ne prouve mieux la
différence entre ce qui fait autorité et ce qui doit servir d'exemple.
On ne manquait pas alors de poëtes à grande réputation; mais cette
réputation manquait de véritables titres, et leur a peu survécu.
_Francesco Cei_, autre Florentin, qui florissait vers 1480, était
regardé comme l'égal de Pétrarque, et il se trouvait même de hardis
connaisseurs qui lui donnaient la préférence; mais, si l'on excepte ses
rimes anacréontiques, où il y a de la verve et une certaine vivacité
poétique, on cherche inutilement, dans tout le reste, ce qui avait pu
lui donner tant de renommée. Ce fut encore un autre Pétrarque de ce
temps que _Gasparo Visconti_, poëte milanais, mort jeune, en 1499[750];
mais il ne l'eût pas été du temps de Pétrarque ni du nôtre. Il faut
ranger à peu près dans la même classe _Agostino Staccoli d'Urbino_, que
le duc envoya, en 1485, en ambassade à Innocent VIII; et dont ce pape
fut si enchanté, qu'il le nomma son secrétaire. Peut-être y a-t-il
cependant plus de naturel et de fécondité dans ses sentiments, plus de
souplesse et de facilité dans son style.

[Note 749: _Sonetti_, _Canzoni_, _Capitoli_, _Sestine et altre
rime_, Milan, 1493, in-4°. Cette première édition est fort rare, mais
très-incorrecte.]

[Note 750: Il n'avait que trente-huit ans.]

_Serafino_, surnommé _Aquilano_, parce qu'il était d'Aquila dans
l'Abruzze, fut le plus célèbre de tous les poëtes, le plus comblé
d'honneurs pendant sa vie, et le plus universellement proclamé rival et
vainqueur du chantre de Laure. Tous les princes se le disputaient. Il
fut successivement appelé à la cour de Naples, à celles de Milan,
d'Urbin, de Mantoue. Il mourut en 1500, n'étant âgé que de trente-quatre
ans, et sa réputation ne mourut point avec lui: les éditions de ses
poésies se multiplièrent jusqu'à la moitié du siècle suivant. Mais cette
époque leur fut fatale; et depuis lors, elles sont tombées dans le plus
profond oubli. Ce qui fit sans doute leur succès du vivant de l'auteur,
c'est qu'il les chantait avec une voix très-agréable et en
s'accompagnant du luth. Il chantait et s'accompagnait ainsi surtout
lorsqu'il improvisait: or, la plupart de ses poésies étaient
improvisées, raison de plus pour produire un très-grand effet, et pour
que cet effet soit peu durable.

_Serafino_ eut un compétiteur et un rival dans _Antonio Tebaldeo_ de
Ferrare, né en 1463, médecin de profession, né poëte, et qui paraît
s'être plus occupé de poésie que de médecine. Dans sa jeunesse, il
s'adonna principalement à la poésie italienne; il chantait et
s'accompagnait d'un instrument, comme l'_Aquilano_, et ses succès
étaient les mêmes; mais ses premières études avaient été plus fortes; il
écrivait en latin avec une grande pureté, et comme il vécut très-vieux
et qu'il vit, dans le siècle suivant, naître des poëtes italiens, tels
que le _Bembo_, Sannazar et d'autres, qui rendaient à la poésie toscane
l'élégance que n'avaient pas su lui donner les poëtes du quinzième
siècle, il préféra dans sa vieillesse de composer des vers latins, et
témoigna même un vif regret de la publicité qu'on avait trop tôt donnée
à ses ouvrages en langue vulgaire. On ne peut se dispenser, en les
lisant, d'être un peu de son avis. On a tort cependant de le ranger,
comme l'ont fait quelques critiques[751], parmi les corrupteurs du bon
goût en Italie. Il ne fit que suivre le mauvais goût qui dominait de son
temps. Un style dépourvu d'élégance, des sentiments forcés et des
pensées peu naturelles, ne sont point des vices qui appartiennent au
_Tebaldeo_; ils sont communs à la plupart de ces poëtes de la fin du
quinzième siècle et du commencement du seizième[752], qui prétendaient
imiter Pétrarque, et qu'on plaçait, ou qui se plaçaient eux-mêmes
au-dessus de lui, parce qu'ils outraient ses défauts.

[Note 751: Muratori, _Perf. Poes._]

[Note 752: Tiraboschi, _Stor. della Letter. ital._, t. VI, part. II,
p. 156.]

Tel fut _Bernardo Accolti_ d'Arezzo, fils de _Benedittino Accolti_,
historien de quelque célébrité. Bernard ne voulut ni de ce nom, ni de
celui d'_Accolti_, et pour mieux exprimer la supériorité de ses talents
et de son génie, il ne se nomma plus autrement que l'_Unique_[753].
Quand on annonçait dans le public qu'il allait réciter des vers, soit à
Urbin, où il obtint ses premiers succès, soit à Rome, on fermait les
boutiques, on accourait de toutes parts en foule pour l'entendre, on
plaçait des gardes aux portes, on illuminait tous les appartements; les
hommes les plus savants, les prélats les plus distingués, se rangeaient
autour de l'_Unique_, et il était souvent interrompu par des
applaudissements universels[754]. Rien ne prouve mieux le néant de ce
qu'on appelle quelquefois gloire poétique, et qui n'est que le bruit du
moment. Le _Notturno_, Napolitain, à qui l'on ne connaît point d'autre
nom, et l'_Altissimo_, Florentin, qui s'appelait _Cristoforo_, et qui
préféra ce superlatif pour indiquer, comme l'_Unique_, combien tout le
reste était au-dessous de lui, et plusieurs autres encore qu'il serait
superflu de nommer, puisque personne n'a d'intérêt, ni n'aurait de
plaisir à les lire, eurent alors des succès presque aussi grands, et
servent seulement à nous faire connaître à quel degré d'avilissement
étaient tombés et les talents et les honneurs poétiques.

[Note 753: _Unico Aretino_.]

[Note 754: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 157.]

_Antonio Fregoso_ ou _Fulgoso_, patricien génois, ne s'éleva pas
beaucoup au-dessus, mais chercha moins à faire du bruit dans le monde:
si nous en croyons même le surnom de _Fileremo_ qu'il prit et qu'il
porta toujours, il eut cet amour de la solitude qui sied au génie comme
à la sagesse. Dans ses poésies, il y en a de gaies sous le titre de _Ris
de Démocrite_, et de tristes qu'il intitule _Pleurs d'Héraclite_,
divisées en trente _capitoli_, ou chapitres rimés en tercets. Sa Biche
blanche, _la Cerva bianca_, est un poëme moral et amoureux, en octaves,
dont la fiction est assez singulière, mais dont l'exécution est faible
et médiocre. Enfin, sous le nom de _Selve_, on trouve dans son recueil
un mélange d'opuscules de toute espèce et sur toute sorte de sujets. Ce
poëte, qui vécut jusqu'en 1515, eut des admirateurs, non-seulement
pendant sa vie, mais long-temps encore après sa mort; et l'Arioste
lui-même a consigné quelque part le cas qu'il faisait de ses vers.
_Timoteo Bendedei_, noble ferrarois, à qui son amour pour les muses fit
prendre le nom de _Filomuso_; le _Cariteo_, que l'on croit né espagnol,
mais qui vécut, versifia et mourut à Naples; _Benedetto da Cingoli_,
dont on a des poésies latines et italiennes, et quelques autres, se
présentent encore, à cette époque, dans les histoires littéraires où
l'on ne veut rien omettre, mais leur nombre et leur uniforme et
insignifiante médiocrité doivent les écarter de la nôtre.

_Gian Filoteo Achillini_ mérite d'être tiré de la foule, non pas qu'il
ait eu moins de défauts que les autres, mais parce qu'il les eut au
contraire d'une manière plus décidée, plus prononcée, et qui lui est
plus propre; en sorte que l'on peut croire qu'il les eut moins par
imitation que par la pente naturelle de son génie. Il était d'ailleurs
profondément versé dans le latin et dans le grec, dans la musique, la
philosophie, la théologie et les antiquités. Dans ses deux Poëmes
scientifiques et moraux, l'un intitulé _Il Viridario_, en octaves[755],
et l'autre _Il Fedele_, en _terza rima_[756], il a semé, sinon beaucoup
de poésie, du moins des preuves nombreuses de ses connaissances étendues
et d'une sorte de vigueur de tête qui était alors moins commune que le
brillant et le faux éclat.

[Note 755: _Canti IX_, Bologne, 1513, in-4°.]

[Note 756: Lib. V, _Cantilene cento_, Bologne, 1523, in-8°. Ces deux
poëmes, qui n'ont point été réimprimés, sont fort rares.]

_Antonio Cornazzano_ demande aussi une mention particulière, quoiqu'il
ait, pour être confondu avec les autres, le malheur commun d'avoir été
mis, comme la plupart d'entre eux, par ses contemporains, de pair avec
Dante et Pétrarque[757]. Né à Plaisance, il passa une partie de sa vie à
Milan. Il voyagea ensuite, et vint même en France, on ne sait pas
précisément à quelle époque; à son retour en Italie, il se rendit à
Ferrare, et resta jusqu'à sa mort, attaché au duc Hercule Ier., qui eut
pour lui une amitié particulière. Il a laissé un grand nombre
d'ouvrages. Le plus considérable est un Poëme italien, en neuf livres,
sur l'art militaire, qu'il a, par singularité, intitulé en latin _de Re
militari_[758]. La même bizarrerie se remarque dans trois petits Poëmes
recueillis en un seul volume, dont le premier a pour sujet l'_Art de
gouverner et de régner_; le second, _les Vicissitudes de la Fortune_; le
troisième, _sur l'Art militaire en général, et sur les Généraux qui ont
le plus excellé dans cet art_. Tous ces titres sont aussi en latin,
quoique les poëmes soient en italien et rimés par tercets ou _terza
rima_[759]. Ce n'est pas le bel esprit qui y domine, c'est plutôt une
pesanteur qui en rend la lecture difficile et quelquefois même
impossible. Ses poésies lyriques, sonnets, _canzoni_, etc.[760] sont
moins lourdes, mais participent davantage aux défauts des poëtes de son
temps. On a aussi plusieurs ouvrages latins de _Cornazzano_, tant en
prose qu'en vers, et qui, comme les autres, ne manquent pas de mérite,
mais n'ont malheureusement aucun attrait.

[Note 757: _Antonium Cornazzanum_, dit un orateur de ce temps, _in
versu vulgar alium Dantem sive Petrarcham_. Discours d'_Alberto da
Ripalta, Script. Rer. ital._, vol. XX, p. 934.]

[Note 758: Venise, 1493, in-fol; Pesaro, 1507, in-8°., etc.]

[Note 759: Venise, 1517, in-8°.]

[Note 760: Venise, 1502, in-8°.; Milan, 1519, _ibid._]

Tel était alors, pour ne pas entrer dans des détails fatigants, l'état
général de la poésie italienne. Nous avons vu qu'un petit nombre de
poëtes luttait cependant contre la corruption et le mauvais goût.
Laurent de Médicis et Politien sont au premier rang, mais tellement les
premiers, qu'il y a une distance immense entre eux et ceux qui marchent
les seconds. On leur adjoint ordinairement, et avec justice, _Girolamo
Benivieni_. Il fut leur ami et celui de Pic de la Mirandole. Ce dernier
fit, comme on l'a vu[761], un très-savant commentaire sur la _canzone_
de _Benivieni_, dont le sujet est l'amour platonique, ou plutôt l'amour
divin. Il y a dans cette _canzone_ dans ses sonnets et dans ses autres
poésies[762], une clarté, un naturel et une pureté de goût qui
appartenait en quelque sorte à l'école de Florence. Il y vécut jusqu'à
une extrême vieillesse, et par cette raison il appartient en partie au
seizième siècle. Il fut témoin et acteur des révolutions qui agitèrent
alors sa patrie, et dont le fanatisme religieux fut le principal mobile.
_Benivieni_ fut très-lié avec le moine Savonarole; il faisait, pour
seconder les vues de ce prédicant politique, des _canzoni a ballo_, ou
chansons à danser, qui ne ressemblaient plus à celles de Laurent de
Médicis; il en commençait une par ces mots:

        _Non fu mai'l più bel solazzo,
        Più giocondo ne maggiore
        Che, per zelo e per amore
        Di Gesù, diventar pazzo_.

[Note 761: Ci-dessus, p 370.]

[Note 762: Florence, héritiers _Giunti_, 1519, in-8°.]

Ce refrain revient douze fois dans la _canzone_, et le dernier vers de
chacun des douze couplets, finit encore par le mot _pazzo_; et le poëte,
en finissant le dernier couplet, veut que ce mot devienne le cri
général:

        _Ognun gridi com' io grido
        Sempre pazzo, pazzo, pazzo.
        Non fu mai più bel solazzo_, etc.

Mettant à part ces pieuses folies, _Girolamo Benivieni_ écrivit jusqu'à
la fin avec le goût simple et la clarté qui l'avaient distingué dès sa
jeunesse; mais c'est aux poëtes qui commencèrent à fleurir quand il
vieillissait, qu'appartient la gloire d'avoir rendu à la poésie
italienne toute sa splendeur.

Le tableau de ce qu'elle fut au quinzième siècle serait incomplet si je
n'y ajoutais celui des femmes poëtes. Il y en avait eu dans chaque
siècle, depuis la renaissance des lettres, ainsi que des femmes livrées
à d'autres études, parmi lesquelles nous avons même trouvé des docteurs
et des professeurs en droit. La poésie, il le faut avouer, convient
mieux à ce sexe aimable; et Molière lui-même, qui s'est moqué des femmes
savantes, qui a fourni contre elles, aux hommes qui pensent comme lui,
ce vers passé en adage:

        Et les femmes docteurs ne sont point de mon goût;

Molière n'a rien dit contre les femmes poëtes. En Italie, le quinzième
siècle en eut un plus grand nombre que les précédents; plusieurs
d'entr'elles joignirent à la poésie d'autres connaissances littéraires,
sans en être moins aimables; plusieurs même tempérèrent par leur talent
poétique des études trop graves pour leur sexe, et peut-être écartèrent
d'elles l'anathême lancé par notre grand comique, contre les femmes à
chausse de docteur et à bonnet carré. On voit, par exemple, une
princesse Battiste, fille d'Antoine de _Montefeltro_[763], dont on a des
poésies, et surtout une _canzone_ pleine d'énergie et de force, adressée
aux princes italiens[764], qui harangua en latin, dans plusieurs
occasions solennelles, l'empereur Sigismond, le pape Martin V et
plusieurs cardinaux, et qui, de plus, professa publiquement la
philosophie, argumenta souvent contre les philosophes les plus exercés,
et remporta sur eux la victoire. Elle épousa, en 1395, _Galeotto_ ou
_Galeazzo Malatesta_, qui mourut cinq ans après. Restée veuve, elle se
fit religieuse dans l'ordre de Sainte-Claire, et y acquit autant de
réputation par sa sainteté, qu'elle s'en était fait dans le monde par
ses talents.

[Note 763: Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 164.]

[Note 764: Voy. Crescembeni, t. III, p. 270.]

On ne dit rien de sa fille Elisabeth; mais sa petite-fille Constance,
élevée par elle, marcha sur ses traces, non pas, il est vrai, dans la
poésie, mais dans la carrière de l'éloquence. Elle donna des preuves de
son talent dans une occasion importante pour sa famille. _Piergentile
Varano_, son père, époux d'Elisabeth, était seigneur de _Camerino_; il
avait perdu sa seigneurie par les suites des guerres civiles, et avait
laissé, outre sa fille Constance, un fils nommé Rodolphe, qui était
privé de ce fief. En 1442, Blanche Marie Visconti, épouse du comte
François Sforce, ayant fait quelque séjour dans la Marche, la jeune
Constance, qui n'avait que quatorze ans, prononça devant elle un
discours latin, pour la prier de faire rendre à son frère Rodolphe le
domaine dont il était dépouillé. Cette harangue, composée et prononcée
par un enfant, lui fit une réputation qui se répandit dès-lors dans
toute l'Italie. Elle écrivit au roi Alphonse, de Naples, pour le même
objet, et eut la gloire de réussir. Rodolphe fut rétabli dans sa
seigneurie, sans avoir eu d'autre appui que l'éloquence de sa sœur. Elle
rentra avec lui à _Camerino_, et adressa au peuple une autre harangue
latine qui eut le même succès que la première. Elle épousa, l'année
suivante, Alexandre Sforce, seigneur de Pesaro, qui l'aimait depuis
plusieurs années; elle mourut en 1460, n'étant âgée que de trente-deux
ans.

Elle laissa une fille nommée Battiste comme sa bisaïeule, et qui, dès
l'âge de quatorze ans, comme sa mère, prononça à Milan, où elle était
élevée auprès de François Sforce, un discours latin, dont l'élégance
remplit tout l'auditoire d'étonnement et d'admiration. Revenue à Pesaro,
dans sa famille, elle continua de s'exercer à l'éloquence. Il ne
passait, dans cette cour, aucun ambassadeur, prince ou cardinal, qu'elle
ne le complimentât en latin, et souvent par des discours improvisés.
Devenue, en 1459, épouse de Frédéric, duc d'Urbin, elle harangua un jour
le pape Pie II, avec tant d'éloquence, que lui, qui était cependant un
homme très-éloquent, protesta qu'il ne se sentait pas capable de lui
répondre sur le même ton. Sa mort fut encore plus prématurée que celle
de sa mère. Elle mourut à vingt-sept ans, en 1472. Il ne subsiste rien
des productions d'un talent si rare; et c'est de son oraison funèbre,
prononcée par le célèbre _Campano_, et imprimée parmi les Œuvres de ce
savant évêque[765], que sont tirés ces faits qui ne paraîtront peut-être
pas indignes de l'histoire.

[Note 765: C'est la dernière de cinq oraisons funèbres qu'on y a
recueillies.]

Le goût pour l'art oratoire paraît avoir été, à cette époque, aussi
commun parmi les femmes que le talent poétique; et il est aisé
d'expliquer comment l'éclat que l'on donnait aux succès augmentait
l'ardeur pour l'étude, ou plutôt cela n'a pas besoin d'explication. La
jeune Hippolyte Sforce, fille du duc François, et destinée au roi de
Naples Alphonse II, avait été instruite, dès l'enfance, dans les lettres
grecques par le célèbre Constantin _Lascaris_. Elle prononça dans
plusieurs circonstances des harangues latines, entre autres devant le
pape Pie II, qui fut ainsi plus d'une fois harangué par des femmes. On
sait que notre roi Charles VIII le fut dans la ville d'Asti par une
petite fille de onze ans, ce qui lui causa une grande surprise, ainsi
qu'aux seigneurs de sa cour, réduits pour la plupart à admirer sans
entendre. Cette jeune fille se nommait Marguerite _Solari_. Jacques
Philippe _Tomasini_ a écrit la vie et publié[766] les lettres latines
d'une _Laura Cereta_, de Brescia, qui fut aussi très-célèbre par son
savoir. Enfin, _Alessandra Scala_, fille de l'historien Barthélemi
_Scala_, et femme du poëte Marulle, fut poëte elle-même; et si l'on n'a
d'elle ni des vers italiens, ni des vers latins, on en a de grecs,
imprimés dans les Œuvres de Politien, dont elle fut aimée.

[Note 766: En 1680. Tiraboschi, _ub. supr._, p. 167.]

J'ai parle d'une Isotte, maîtresse et ensuite femme d'un seigneur de
_Rimini_[767], à laquelle les poëtes de son temps firent une réputation
de talent poétique, et en voulurent même faire une de sagesse. Une autre
Isotte eut des droits plus réels à cette double renommée. Elle était
fille de Léonard _Nogarola_ de Vérone. Quand le docte Louis _Foscarini_,
patricien de Venise, était podestat de Vérone[768], Isotte assistait aux
assemblées de savants qu'il réunissait chez lui; on y débattait des
questions jugées alors très-importantes. On y examinait un jour si la
première faute ne doit pas être attribuée à Adam plutôt qu'à Ève. Isotte
fut du premier avis, et ce qu'elle dit là-dessus parut si beau, qu'on
l'imprima un siècle après à Venise[769], avec une de ses élégies
latines. On ne sait si ce furent ses préventions contre Adam qui
l'engagèrent au célibat, mais on assure qu'elle mourut fille à l'âge de
trente-huit ans. À Ferrare, Blanche d'Este, fille du marquis Nicolas
III; à Milan, _Domitilla Trivulci_, fille d'un sénateur de ce nom, se
distinguèrent également par leur beauté, leurs talents pour la musique
et pour les arts agréables, et par l'étude qu'elles avaient faite des
lettres grecques et latines, au point d'écrire facilement en prose et en
vers dans ces deux langues.

[Note 767: Voy. ci-dessus, p. 446.]

[Note 768: En 1451. Tiraboschi, _ub. supr._, p. 169.]

[Note 769: En 1563.].

Mais aucune de ces femmes n'eut alors une réputation si éclatante que
_Cassandra Fedele_, née à Venise, vers l'an 1465. Son père _Angiolo
Fedeli_ lui fit apprendre le grec, le latin, l'art oratoire, la
philosophie et la musique. Elle y fit de si grands progrès, qu'elle
faisait, dès sa première jeunesse, l'admiration des savants. Parmi les
épîtres familières de Politien, se trouve la réponse qu'il fit à une
lettre que cette jeune Muse lui avait écrite. Elle est remplie des
expressions de l'admiration la plus vive. «Vous écrivez, lui dit
Politien[770], des lettres spirituelles, ingénieuses, élégantes,
vraiment latines, remplies d'une certaine grâce enfantine et virginale,
et cependant à la fois pleines de sagesse et de gravité. J'ai lu aussi
votre discours, que j'ai trouvé savant, riche, harmonieux, noble, digne
de votre heureux génie. J'ai même appris que vous avez le talent
d'improviser qui a quelquefois manqué à de grands orateurs. On dit que
dans la dialectique vous savez compliquer des nœuds que personne ne peut
dénouer, et trouver la solution de ce qui avait été jugé et paraissait
devoir rester insoluble; dans les combats philosophiques, vous savez
également soutenir vos propositions et attaquer celles des autres;

        Et Vierge, vous osez vous mêler aux guerriers[771].

[Note 770: _Epist._, l. III, ép. 17.]

[Note 771: _Audetque viris concurrere virgo_. (VIRGILE.)]

Enfin, dans cette belle carrière des sciences, le sexe ne nuit point en
vous au courage, ni le courage à la pudeur, ni la pudeur au génie; et
tandis que tout le monde fait retentir vos louanges, vous vous déprimez,
vous vous humiliez vous-même. On dirait qu'en baissant les yeux vers la
terre avec tant de modestie et de décence, vous voulez rabaisser en même
temps l'opinion que tout le monde a conçue de vous, etc.» Voilà
certainement une savante fort aimable, et l'on ne voit pas ce que la
femme la plus jolie pourrait perdre à ressembler à ce portrait.

Ce qu'il y a de juste et de raisonnable dans la controverse, si souvent
renouvelée, sur la culture des sciences et des arts de l'esprit chez les
femmes, se réduit à la crainte qu'on a, ou peut-être que l'on feint
d'avoir, que cette culture ne leur ôte des vertus et des moyens de
plaire, propres à leur sexe. Le vrai secret pour elles de la terminer à
leur avantage, c'est de tirer de cette culture même de quoi ajouter aux
unes et aux autres. Sans vouloir m'engager dans cette question délicate,
je n'ai rappelé ici les noms de plusieurs des femmes célèbres par leur
érudition et par leurs talents poétiques ou oratoires, qui fleurirent
presque à la fois dans le même pays et dans le même siècle, que pour
faire mieux connaître quel était, dans ce siècle et dans ce pays, le
mouvement général qui entraînait les esprits, et la direction donnée à
l'éducation et aux études.



CHAPITRE XXIII.

_État des lettres en Italie, à la fin du quinzième siècle; études dans
les Universités, Théologie, Philosophie, Droit, Médecine, Astronomie,
Astrologie; Voyages, Découverte d'un nouveau monde; Considérations
générales._


Engagés depuis long-temps dans l'examen des progrès que firent, pendant
ce siècle en Italie, les sciences, les lettres et tous les arts de
l'esprit, nous n'avons rien dit encore des trois sciences qui ont
occupé tant de place dans le tableau des premiers temps de ce qu'on
appelle, un peu gratuitement, la renaissance des lettres. Nous avons
annoncé, il est vrai, dans l'histoire du treizième siècle[772], que nous
donnerions à l'avenir moins d'attention à la dialectique de l'école, à
la théologie, au droit civil et canonique, parce que les lettres
proprement dites allaient désormais réclamer cette attention toute
entière. Il faut cependant en dire quelques mots, avant de quitter cette
époque, et voir, du moins sommairement, si ces trois genres d'étude
firent alors quelques acquisitions ou quelques pertes remarquables, si,
enfin, dans ce temps où tous les esprits semblaient se diriger vers la
lumière qui jaillissait de toutes parts des chefs-d'œuvre de
l'antiquité, ce qui avait été presque tout autrefois, était encore
quelque chose.

[Note 772: Tom. I, p. 374.]

Les Universités, théâtres bruyants et souvent orageux, des combats et
des triomphes scholastiques, n'éprouvèrent pas, dans le cours de cette
période, les mêmes vicissitudes que dans les précédentes, excepté
peut-être celle de Bologne[773]; vers le commencement du siècle, elle
joignit aux autres facultés, des chaires d'éloquence grecque et latine,
et eut pour professeurs _Guarino_ de Vérone, Jean _Aurispa_, et
_Filelfo_. Elle parut alors reprendre son ancien éclat, mais des
troubles s'élevèrent. Bologne secoua le joug des papes[774] et le
reprit[775]; l'Université se dépeupla, et quand la paix fut rétablie,
l'auteur d'une chronique du temps crut annoncer de belles espérances, en
disant que le nombre des écoliers s'élèverait bientôt à cinq
cents[776]. On se rappelle un temps où ils montaient à dix mille.
Cependant lorsque Bologne eut pour légat le cardinal Bessarion[777],
l'Université se ressentit de son amour pour les lettres, et depuis lors
jusque vers la fin du siècle, les Italiens et les étrangers y revinrent
avec un concours presque égal à celui de ses meilleurs temps. Christian,
roi de Danemarck, la visita en allant à Rome, en 1474. On cite comme un
trait honorable pour l'Université, mais qui ne l'est pas moins pour ce
roi, l'hommage qu'il y rendit aux sciences. Il voulut que deux de ses
courtisans prissent à Bologne le grade de docteur, l'un en droit et
l'autre en médecine. On éleva dans l'église de St.-Pierre un théâtre sur
lequel étaient placés, selon l'usage, des sièges pour les professeurs
qui devaient conférer le doctorat. On en avait disposé un plus élevé et
plus magnifiquement décoré pour le roi. Mais il ne voulut point y
monter, et dit qu'il regardait comme très-glorieux pour lui de s'asseoir
au même rang que ceux qui étaient dans tout le monde en si grande
vénération par leur savoir[778].

[Note 773: Tiraboschi, t. VI, p. I, p. 57.]

[Note 774: En 1428.]

[Note 775: En 1431.]

[Note 776: _Script. Rer. ital._ de Muratori, vol. XVIII, p. 641.]

[Note 777: De 1450 à 1455.]

[Note 778: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 60.]

L'Université de Padoue avait souffert, et du désastre des temps, et de
l'érection de quelques écoles dans des villes voisines; quand la
république de Venise se fut emparée de cette ville, le sénat lui accorda
un privilége exclusif, qui ôtait à toutes les autres écoles de l'état
vénitien, le droit d'enseigner les sciences, à l'exception de la
grammaire. Venise ne s'excepta pas elle-même de cette loi; lorsque Paul
II, né Vénitien, pour se faire un mérite auprès de sa patrie, lui
accorda le bienfait d'une université, le sénat décréta que dans ce
nouveau gymnase on pourrait bien recevoir ses degrés en philosophie et
en médecine, mais qu'en jurisprudence et en théologie, on ne pourrait
être reçu qu'à Padoue. Florence au contraire, devenue maîtresse de Pise,
laissa d'abord languir l'Université qui y était née dans le dernier
siècle. Les Florentins voulurent donner à celle qu'ils possédaient
eux-mêmes toutes les préférences et toute la faveur. Ils s'aperçurent
bientôt qu'ils avaient fait un faux calcul; ils députèrent quatre de
leurs plus illustres citoyens, au nombre desquels était Laurent de
Médicis, pour rouvrir l'école de Pise, qu'ils dotèrent
convenablement[779]. Le pape Sixte IV lui accorda de plus une taxe sur
les biens de l'église. Sa prospérité renaissante fut troublée deux fois
par la peste[780], qui en écarta les professeurs et les disciples; mais
elle le fut bien davantage par l'arrivée de Charles VIII, et par les
troubles et les expéditions militaires qui bouleversèrent la Toscane,
pendant le reste du siècle. Ce ne fut qu'au retour de la paix qu'elle
put respirer et qu'elle reprit l'état florissant, dont elle n'a plus
cessé de jouir.

[Note 779: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 65.]

[Note 780: En 1481 et 1485.]

Les Universités de Milan, de Pavie, et de Ferrare, prospérèrent
constamment sous la domination des Sforce et des princes de la maison
d'Este. Celles de Naples, de Rome, de Pérouse, n'éprouvèrent rien de
remarquable pendant ce siècle. On distingue entre celles qui prirent
alors naissance, l'Université de Turin, fondée, en 1405, par Louis de
Savoye, qui n'avait alors que le titre de prince d'Achaïe[781]. Amédée
VIII, son successeur et premier duc de Savoye, en confirma et en
augmenta les priviléges. Elle attira dès-lors un grand concours, et fit
tomber celle de Verceil, qui existait depuis le treizième siècle. Elle
n'eut point d'autre ennemie que la peste qui la chassa plusieurs fois à
Chieri[782], à Savigliano[783], à Montcalier; elle revint enfin à
Turin[784], où elle a continué de fleurir jusqu'à nos jours[785].

[Note 781: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 75.]

[Note 782: 1428; elle y resta huit ans.]

[Note 783: 1435; à Turin, deux ans après, d'où elle se transporta
encore pour la même cause à Montcalier.]

[Note 784: En 1459.]

[Note 785: Elle en fut encore chassée dès le commencement du siècle
suivant, avec les souverains de cet état, et n'y fut ramenée que par
Emanuel Philibert. Voy. t. IV, p. 112.]

Nous ne pouvons prendre aucun intérêt aujourd'hui au crédit qu'eurent
alors, dans toutes ces universités, les études théologiques. Les grandes
occasions que les docteurs, dans la science de Thomas et de Scot, eurent
de faire briller leur savoir, dans les conciles de Constance, de Bâle et
de Florence, les espérances de fortune attachées à leurs succès, dans
ces expéditions brillantes, où l'on voyait les simples ecclésiastiques
élevés à la prélature, les évêques au cardinalat, les cardinaux décorés
de la tiare, ne pouvaient qu'exciter une grande émulation parmi les
jeunes théologiens, qui voyaient ouverte devant eux une si belle
carrière. Mais tout ce qui se dit et s'écrivit alors de plus fort et de
plus sublime, où, si l'on veut, de plus profondément inintelligible,
dans les écoles et même dans les conciles, est également perdu pour
nous, malgré le soin qu'en prit quelquefois l'imprimerie qui joignait
dès-lors, comme elle le fait encore, à tant et de si grands avantages,
l'inconvénient très-grave de multiplier et d'éterniser le mal comme le
bien. Nous ne nous arrêterons qu'un instant sur deux questions qui
mirent en grande rumeur le monde théologique, et qui serviront à faire
connaître quel était dans ce monde-là l'esprit du temps.

L'une de ces questions roula sur un objet qui paraissait fort étranger à
la théologie; mais celle-ci a toujours su, quand on le lui a permis,
étendre à propos les limites de sa compétence. Les Monts-de-Piété
venaient d'être institués par un moine assez peu connu, quoique saint,
le B. Bernardin de _Feltro_, de l'ordre des frères mineurs[786]. Trois
papes les avaient autorisés[787]; et cependant quelques théologiens et
quelques canonistes prétendirent que ces établissements, fondés par un
saint et brevetés par trois papes, étaient usuraires, et partant
illicites. Les Monts-de-Piété eurent des défenseurs. Les deux partis
trouvèrent dans l'écriture, dans les pères, dans les conciles, tout ce
qu'il fallait pour les attaquer et pour les défendre; la querelle ne se
termina qu'en 1515, où Léon X confirma définitivement ces institutions
utiles.

[Note 786: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 227.]

[Note 787: Paul II, Sixte IV et Innocent VIII.]

L'autre question était vraiment théologique; elle eut encore pour
premier auteur un religieux de l'ordre des frères mineurs et un
saint[788]. S. Jacques de la Marche, prêchant à Brescia, en 1462,
affirma positivement que le sang versé par le Christ dans sa passion,
était séparé de la divinité, et qu'ainsi on ne lui devait pas un culte
de Latrie. Cette proposition parut sentir l'hérésie à un homme fait
pour s'y connaître, moine de l'ordre des dominicains, et inquisiteur à
Brescia. Il voulut obliger le frère Jacques à se mieux expliquer, ou à
rétracter ce qu'il avait dit; mais il ne put obtenir ni l'un ni l'autre.
De-là une querelle violente, d'abord entre les deux ordres, et enfin
dans toute l'église. Le sage Pie II était alors souverain pontife; il
voulut que la question fût débattue contradictoirement devant lui, et
devant un certain nombre de théologiens d'élite. Frère Jacques et ses
adversaires dirent de si belles raisons, et des choses si utiles pour la
foi, que le pape imposa aux deux partis un rigoureux silence. Si
l'église avait toujours eu des chefs et des juges aussi éclairés, tant
d'autres questions, tout aussi vaines, n'auraient pas troublé et
ensanglanté le monde.

[Note 788: Tiraboschi, _ibid._, p. 223.]

Des écrits trop volumineux et trop nombreux parurent alors, soit sur des
matières spéculatives, soit sur la théologie morale. Il y eut dans ce
dernier genre une Somme angélique de frère Ange de Chivas, une Somme
pacifique de frère Pacifique de Novarre, qui eurent les honneurs de
l'impression, et qui, selon Tiraboschi, que nous devons croire, gissent
aujourd'hui couverts de poussière dans des coins de bibliothèques[789];
c'est du moins un grand bien qu'elles n'en sortent plus pour embrouiller
les idées, obstruer les cerveaux, ou tenir dans la mémoire une place qui
n'est due qu'aux connaissances utiles et aux faits importants.

[Note 789: _Ub. supr._, p. 234.]

Ce bon et savant homme veut qu'on en excepte la Somme théologique de
saint Antonin, archevêque de Florence, qui a eu un grand nombre
d'éditions, et qui en eut même encore deux dans le dernier siècle; on y
trouve pourtant, de l'aveu de Tiraboschi lui-même[790], quelques
opinions que les théologiens, mieux éclairés, ont ensuite cessé de
soutenir; le plus sûr est donc de ne rien excepter, si ce n'est
cependant un travail, non sur la théologie, mais sur un livre qui est la
base de cette science, et dont on ne peut disconvenir qu'elle ne
s'écarte quelquefois, c'est la traduction italienne de la Bible par
_Malerbi_. Cet auteur était vénitien et de l'ordre des Camaldules, où il
n'entra qu'à l'âge de quarante-huit ans, en 1470. Sa traduction, la
première qui ait été publiée en italien, est écrite en assez mauvais
style, tel qu'était celui de ce temps où la langue semblait presque mise
en oubli; elle eut pourtant alors un grand succès; elle a même été
réimprimée plusieurs fois[791], et ne laisse pas d'être encore
recherchée des curieux.

[Note 790: Page 235.]

[Note 791: La première édition parut en 1471, Venise, 2 vol.
in-fol.; la seconde en 1477, avec une Préface de _Squarciafico_, où il
atteste avoir aidé _Malerbi_ dans son travail; ce qui prouve que
_Fontanini_ (_Biblioth. ital._, p. 673, édit. de Venise, 1737, in-4°.),
a eu tort de douter que cette traduction fût véritablement de lui.]

Dans la première partie de ce siècle, la philosophie ne fut que ce
qu'elle avait été dans les âges précédents, un aristotélisme corrompu et
dénaturé, qui, de concert avec la théologie scholastique, s'établissait
guide des esprits pour les égarer dans des ténèbres toujours plus
épaisses, et les plonger dans des précipices sans fond. L'étude des
lettres grecques, et surtout l'arrivée des Grecs en Italie après la
prise de Constantinople, changèrent à cet égard l'état des choses, et
n'opérèrent pas une révolution moins importante dans la philosophie que
dans les lettres. Avant cette époque on avait vu fleurir presque à la
fois à Venise trois dialecticiens du nom de Paul[792], que l'on a
souvent confondus l'un avec l'autre dans leur célébrité, et tous trois
maintenant confondus dans l'oubli. Le plus fameux de ces Paul vénitiens,
qui n'était cependant pas né, mais qui fut seulement élevé à Venise,
moine augustin, docteur en philosophie, en théologie et en médecine,
professeur dans plusieurs universités, est appelé par plus d'un écrivain
de son temps le prince des philosophes, le monarque universel des arts
libéraux; il trouva pourtant quelquefois des sujets rebelles, ou plutôt
des rivaux audacieux qui lui enlevèrent la palme et lui disputèrent
l'empire. C'est ce qui lui arriva dans une occasion solennelle dont il
n'est pas inutile de parler. Cela nous fera de plus en plus connaître et
apprécier ce que c'était que la philosophie de ces temps-là.

[Note 792: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 248.]

Un autre philosophe de la même trempe, et qui avait à peu près la même
célébrité, _Niccolò Fava_, osa tenir tête à notre Paul, à Bologne, dans
un chapitre général de l'ordre des Augustins, devant plus de huit cents
de ces moines, et en présence d'un cardinal. Il est vrai qu'un médecin
de Sienne[793], qui était pourtant rival et antagoniste de _Fava_, le
voyant dans cette position critique, vint généreusement à son secours.
Paul, tout redoutable qu'il était, ne sachant que répondre à leurs
arguments, eut recours aux bons mots, ou du moins aux jeux de mots, ce
qui n'est pas toujours la même chose; et jouant sur le nom de _Fava_,
dans la chaleur de la dispute, cela, dit-il, sent la fève. N'en sois
point surpris, répondit _Fava_; rien ne convient mieux à des hommes
grossiers et dépourvus de sens et d'esprit que des fèves. Et tous les
moines d'applaudir, parce que, faisant sans doute peu de cas de ce mets
frugal, ils se crurent aussitôt des gens d'esprit. Le sujet de
l'argumentation n'avait aucun rapport aux fèves; Paul soutenait le
sentiment d'Averroës sur les puissances de l'ame: _Fava_ le combattait
corps à corps; il l'enveloppa et le serra si bien dans les nœuds de sa
dialectique, que le monarque universel se débattait, se tourmentait, se
contredisait, sans pouvoir se débarrasser des mains d'un si puissant
adversaire. Le médecin auxiliaire dit en élevant la voix: c'est _Fava_
qui a raison, et toi, Paul, tu es vaincu. Paul, transporté de colère,
s'écria sur-le-champ: _Bone Deus_! Voilà Hérode et Pilate devenus amis!
Ce qui parut si plaisant à la grave assemblée, qu'elle éclata de rire,
et leva la séance[794]; dénouement digne de la pièce, et plus gai que ne
l'étaient souvent ceux de ces farces doctorales.

[Note 793: _Ugo Benzi_.]

[Note 794: Tiraboschi, _loc. cit._, p. 250 et 251.]

Ce petit échec n'empêcha point que Paul de Venise ne passât toujours
pour le docte des doctes, que sa logique ou sa dialectique ne servît de
règle pendant sa vie, qu'elle ne fût imprimée après sa mort[795], et
qu'encore, à la fin du siècle, elle ne fût lue publiquement dans
l'Université de Padoue. On imprima aussi[796] ses commentaires sur
plusieurs traités d'Aristote; sur la physique, la métaphysique, les
livres du monde, du ciel, de la génération et de la corruption, des
météores et de l'ame. Ces ouvrages, qui eurent alors tant de célébrité,
ne doivent pas être fort rares; car on en fit en peu d'années plusieurs
autres éditions. Ce qui est vraiment rare, c'est qu'on se donne la peine
de les chercher, et qu'on ait le désir ou le courage de les lire.

[Note 795: Ce fut un des premiers livres imprimés à Milan; il le fut
en 1474.]

[Note 796: En 1476.]

L'introduction de la philosophie grecque en Italie, fit beaucoup perdre
de leur prix à ces restes de la philosophie des temps barbares. On
connut enfin Aristote, non plus défiguré par les versions infidèles et
les interprétations visionnaires d'Averroës et des autres Arabes, mais
expliqué par des professeurs qui parlaient sa langue et qui avaient
étudié sa philosophie, soit pour la professer, soit pour la combattre.
On connut surtout le divin Platon; et si l'on apprit à se perdre avec
lui dans des régions qu'on pourrait appeler ultra-intellectuelles, on y
gagna du moins de substituer la contemplation du beau moral à la
dissection minutieuse des opérations de l'intelligence, et l'élévation
des sentiments aux vaines subtilités de l'esprit.

La jurisprudence était toujours, après la théologie, ce qui conduisait
le plus sûrement aux distinctions, aux emplois et à la fortune[797].
Aussi le nombre des jurisconsultes semblait s'accroître de plus en plus.
Les Universités se disputaient les plus célèbres, élevaient à l'envi
leurs appointements, comme par une espèce d'enchère, et
s'enorgueillissaient de les avoir, comme on triomphe après une victoire.
On les voyait souvent passer de leurs chaires au conseil des princes, et
devenir les oracles des cours. Les titres pompeux ne leur manquaient pas
plus qu'aux philosophes; et si ces derniers étaient les monarques du
savoir, les monarques des arts libéraux, les autres étaient aussi les
monarques des lois, comme Christophe de _Castiglione_, conseiller de
Jean-Marie Visconti, second duc de Milan; les monarques des
jurisconsultes du temps, comme Raphaël Fulgose de Plaisance, et
plusieurs autres.

[Note 797: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 371.]

Jean d'Imola fut encore un de ces hommes à immense renommée; le nombre
de ses élèves et leur fidélité en sont les preuves; quand il passa de
l'Université de Padoue à celle de Ferrare, que le marquis Nicolas III
venait de rouvrir[798], trois cents de ses écoliers le suivirent, et six
cents autres vinrent de Bologne exprès pour l'entendre[799]. Ce Jean
d'Imola eut un élève qui ne fut pas moins célèbre que son maître. Il
était de la même ville, et quoique son nom fût Alexandre _Tartagni_, il
ne fut connu que sous celui d'Alexandre d'Imola. Il a laissé des
ouvrages très-volumineux sur le Code, le Digeste, les Décrétales, les
Clémentines, etc. Outre plusieurs titres glorieux qui lui furent donnés
selon l'usage du temps, il eut celui de Père de la Vérité. Il faut
croire qu'il le mérita; mais il noya cette vérité dans de trop gros et
trop inutiles volumes, pour qu'on puisse vérifier le fait. Le droit
féodal (puisqu'on est convenu d'appeler ainsi un corps de lois qui
blessent tous les droits de la propriété, de la justice et de la
raison), le droit féodal eut un interprète, un ré-ordonnateur et un
commentateur célèbre dans Antoine de _Prato Vecchio_, créé comte et
conseiller de l'empire par l'empereur Sigismond, et dont on a imprimé
plusieurs ouvrages[800].

[Note 798: En 1402.]

[Note 799: _Papadopoli, Hist. Gymn. Palav._, vol. I, p. 212.]

[Note 800: Entre autres, Un _Répertoire_ ou _Lexique du Droit,
Repertorium vel Lexicon juridicum_, Milan, 1481, et deux autres
_Répertoires_, sur les _Œuvres de Barthole_, et sur les _Œuvres de
Balde_, qui ont aussi été imprimés depuis.]

Mais aucun de ces jurisconsultes n'eut alors une réputation si grande et
si universelle que François _Accolti_ d'Arezzo, ville féconde en hommes
illustres, qui se firent gloire de substituer à leur nom celui
d'_Aretino_, se trouvant plus honorés de leur patrie que de leur
famille. Ce qu'un Azzon avait été au treizième, et un Barthole au
quatorzième siècle, François _Accolti_ le fut au quinzième[801]. Il
professa avec le plus grand éclat dans les Universités de Ferrare, de
Sienne, de Milan, de Pise; fut dans une haute faveur auprès du marquis
_Borso_ d'Este, et du duc François Sforce; laissa un grand nombre
d'ouvrages, consultations et commentaires sur les Décrétales, livres sur
les lois romaines, traités sur différentes matières de droit et de
jurisprudence; et de plus fut un savant helléniste, et traduisit, du
grec en latin, plusieurs homélies de S. Jean Chrysostôme, les lettres
attribuées à Phalaris, et celles qu'on attribue aussi à Diogène le
Cynique. Quelques critiques avaient imaginé un autre François d'Arezzo,
à qui ils donnaient ces productions littéraires, réimprimées plusieurs
fois, pour en dépouiller notre jurisconsulte; mais _Mazachelli_ et
_Tiraboschi_ lui en ont restitué toute la gloire. Il eut aussi celle de
faire des vers et de fournir une preuve de plus que ce talent peut
s'allier avec des études graves et des emplois importants.

[Note 801: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 394.]

Dans la foule de ces légistes alors fameux, on remarque un Barthélemy
_Cipolla_, Véronais, auteur, entre autres ouvrages imprimés, d'un Traité
_des Servitudes des Maisons de Ville et de Campagne_[802]; et plus
encore un Pierre _Tommai_ de Ravenne, non pas tant peut-être à cause de
son profond savoir et de ses gros livres sur une science aujourd'hui
peu en crédit parmi nous, que pour sa mémoire prodigieuse qui le rend
une espèce de phénomène, bon à observer dans tous les pays et dans tous
les siècles. À vingt ans, il savait par cœur tout le code[803]; on lui
indiquait une loi, il récitait sur-le-champ les sommaires qu'en avait
faits Barthole, et quelques passages du texte. Il examinait les opinions
de différents docteurs sur cette loi, proposait et résolvait toutes les
difficultés. Il retenait les leçons entières de son professeur, les
écrivait mot pour mot, ou bien, au moment où elles finissaient, il les
récitait devant un grand nombre d'écoliers, en remontant depuis les
dernières paroles jusqu'au premières. Il les mettait en vers et les
répétait sur-le-champ. Un prédicateur avait cité dans un seul sermon,
cent quatre-vingts textes d'auteurs qui prouvaient l'immortalité de
l'ame; le jeune _Tommai_ les répéta tous devant lui. Il retenait des
sermons entiers, et les portait tout écrits au prédicateur. Il lisait
rapidement une seule fois une longue suite de noms propres, et les
répétait aussitôt dans le même ordre. Mais voici quelque chose de plus
fort: il jouait aux échecs, un autre jouait aux dés, un troisième
écrivait les nombres que les dés marquaient à chaque coup; _Tommai_
dictait en même temps deux lettres différentes, dont on lui avait
prescrit le sujet: le jeu fini, il répétait tous les mouvements
qu'avaient faits les échecs, tous les nombres formés par les dés, et
toutes les paroles de ses deux lettres, en commençant par la fin.

[Note 802: _De Servitutibus urbanorum et rusticorum prœdiorum_.]

[Note 803: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 411.]

Il attribuait ces prodiges à un art particulier de classer dans son
esprit les mots et les choses; il voulut communiquer au public ce secret
merveilleux, dans un livre qu'il fit imprimer à Venise, en 1491, sous le
titre du Phœnix[804], livre qui a été réimprimé plusieurs fois, et qui
pourtant est fort rare. Fabricius, qui l'avait vu, dit dans sa
Bibliothèque de la moyenne et basse latinité[805], qu'il l'a trouvé si
obscur, qu'il aimait mieux se passer toute sa vie de ce talent, que de
s'engager avec l'auteur dans des méthodes si compliquées et si
difficiles à saisir. C'est ce Pierre _Tommai_, communément désigné sous
le nom de Pierre de Ravenne, qui fit admirer sa science dans une partie
de l'Allemagne, à la fin du quinzième siècle[806]. Le duc de Poméranie,
Bogislas, revenant d'un pélerinage en Palestine, séjourna quelque temps
à Venise. Son Université de Gripswald était tombée en décadence; il
voulut emmener avec lui un savant qui pût la relever. Il choisit Pierre
de Ravenne parmi tous ceux qui florissaient alors à Padoue et à Venise,
obtint quoique avec peine son congé du doge, et partit avec le
professeur, sa femme et ses enfants. Tous ceux de ses élèves qui étaient
Allemands voulurent le suivre. En arrivant à Gripswald, il fut reçu avec
les plus grands honneurs. Il y professa quelques années; mais, ayant
perdu tous ses enfants à l'exception d'un seul, il voulut retourner en
Italie, et n'y put jamais arriver. On le voit successivement arrêté par
le duc de Saxe et par d'autres souverains, et dans une extrême
vieillesse obtenant les mêmes succès, jouissant partout des mêmes
honneurs. On perd enfin ses traces, et l'on ne fait plus que des
conjectures sur le temps et le lieu de sa mort. Cela importe assez peu;
mais il n'est pas sans intérêt de voir un savant Italien aller, quoique
chargé d'années, répandre, vers le Nord, les bienfaits de la science, il
peut aussi n'être pas inutile de voir encore un exemple de ce que
deviennent souvent au bout de trois ou quatre siècles, les succès les
plus étendus et les renommées les plus brillantes.

[Note 804: _Phœnix, sive ad artificialem memoriam comparandam brevis
quidem et facilis, sed re ipsâ et usu comprobatâ introductio_.]

[Note 805: Vol. VI, p. 58.]

[Note 806: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 414.]

On trouve encore dans cette foule presque innombrable de docteurs et de
professeurs, parmi les noms que quelque circonstance particulière peut
engager à conserver, ceux de Barthélemy _Soccino_ de Sienne, et de son
antagoniste le célèbre Jason _dal Maino_; ils disputèrent souvent
ensemble dans l'Université de Pise, et leurs combats firent tant de
bruit, que Laurent de Médicis voulut en être témoin, et fit, un jour,
exprès le voyage[807]. Ce jour-là, les deux rivaux firent preuve égale
de leur présence d'esprit, si ce n'est de leur bonne foi. Jason, pressé
par son adversaire, imagina, pour lui échapper, d'inventer sur-le-champ
un texte et de le citer à l'appui de son opinion. _Soccino_ s'en
aperçut, inventa aussitôt un texte contraire, et le cita en faveur de la
sienne. «Je voudrais bien savoir, dit le premier, où tu as été prendre
ce texte; c'est, répondit le second, tout auprès de celui que tu viens
de citer toi-même.» _Soccino_ était un homme d'un esprit mordant,
joueur, libertin et prodigue; malgré les chaires lucratives qu'il
remplit, et les ouvrages qu'il publia, il mourut pauvre[808], et ne
laissa même pas de quoi se faire enterrer. Jason eut un caractère et une
conduite tout-à-fait contraires. Sa vie fut régulière et honorée. Il fut
chargé par les ducs de Milan de plusieurs missions d'éclat qu'il remplit
avec dignité. Il reçut de l'empereur Maximilien, devant qui il avait
prononcé un discours, le titre de comte Palatin; et de Louis Sforce, dit
le Maure, celui de Patrice et la charge de sénateur. Quand Louis XII se
rendit à Milan, après la prise de Gènes, la renommée de Jason lui
inspira la curiosité de l'entendre. Le roi se rendit donc à l'Université
avec une suite nombreuse, où se trouvaient cinq cardinaux; Jason récita
une de ses leçons, dont Louis fut si satisfait, qu'il embrassa le
professeur lorsqu'il descendit de sa chaire. Le roi s'entretint ensuite
familièrement avec lui, et lui demanda, entre autres choses, pourquoi il
ne s'était point marié; «c'est, répondit l'ambitieux Jason, afin que le
pape puisse apprendre par le témoignage de V. M. que je ne suis pas
indigne du chapeau de cardinal.» Paul Jove, en rapportant ce fait[809],
dont il fut témoin, ne dit pas si le roi promit de lui rendre ce
témoignage; ce qui est certain, c'est que Jason n'eut point le chapeau.
On dit qu'il devint fou peu de temps avant sa mort[810], peut-être du
chagrin de ne le pas avoir.

[Note 807: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 421.]

[Note 808: En 1507.]

[Note 809: _Elog. Doctor. Vir._, p. 126.]

[Note 810: Il mourut à Pavie, le 22 mars 1519.]

Le droit canon conduisait plus aisément que le civil à cet honneur si
envié par Jason. Il eut alors un nombre peut-être plus grand encore de
professeurs savants et fameux; mais si, dans l'état actuel des lumières,
on s'intéresse médiocrement au sort du Code, du Digeste et de leurs
verbeux commentateurs, on s'intéresse moins encore aux Décrétales, aux
Clémentines et aux Extravagantes; d'ailleurs les plus célèbres de ces
canonistes furent en même temps docteurs en l'un et en l'autre droit. On
a donc déjà vu le nom de ceux qui pouvaient mériter quelque mention
particulière, et il est plus que temps de quitter une science qui ne
sera jamais dans un grand crédit chez aucun peuple, sans prouver, par
cela même que, chez ce peuple, la législation est mauvaise, et par
conséquent la civilisation imparfaite.

Le crédit dont peut jouir la médecine ne prouve pas la même chose; il
prouve seulement que chez un peuple les hommes souffrants sont faibles,
et croient facilement aux moyens qu'on leur dit avoir de conserver la
vie et de rendre la santé. Or, c'est chez tous les peuples et dans tous
les siècles que les hommes sont ainsi. Tout est dit contre la médecine
quand on l'a nommée un art incertain et conjectural. L'expérience et
l'étude attentive de la nature peuvent seules fixer son incertitude, et
changer en axiôme ses doutes et ses conjectures; mais quel était, au
quinzième siècle l'état de ces deux guides nécessaires? On suivait
aveuglément des systèmes dépourvus d'expériences, ou un empyrisme sans
système. La nature était encore toute couverte de ce voile que l'on
commence à soulever. La médecine était pourtant très-honorée. Dans
presque toutes les Universités elle était enseignée avec éclat; elle ne
menait pas, comme le droit, aux charges et aux emplois publics; mais
elle était elle-même une charge, une fonction, une dignité fondée sur la
base très-solide de l'attachement à la vie.

Elle fut surtout dans un haut crédit à Milan, sous Philippe-Marie
Visconti. Jamais prince ne s'occupa plus que lui des médecins, et ne
leur donna plus d'occupation. Dans sa chambre, à table, à la chasse,
partout et toujours, il fallait qu'il en eût auprès de lui, à la moindre
douleur, il les faisait tous appeler; il les consultait sans cesse; il
écoutait leurs conseils, mais ce n'était pas toujours pour les suivre.
Quand ils contrariaient ses desseins ou ses goûts, il n'en faisait qu'à
sa volonté; et si les médecins s'obstinaient, il les chassait de sa
cour[811]. Les Sforce n'y eurent pas moins de foi que les Visconti.
Milan fut donc alors la ville d'Italie où ils fleurirent en plus grand
nombre; mais dans les autres parties, dans toutes les Universités, ils
furent aussi très-nombreux. L'histoire de cette science offre dans ce
siècle, en Italie, les noms d'une quantité prodigieuse de professeurs,
dont plusieurs ont laissé, dans des ouvrages à peine connus aujourd'hui
des gens de l'art, des preuves assez médiocres de leur savoir; on ne
voit pas qu'aucun d'eux ait ouvert des routes nouvelles, ni fait faire
des pas ou des progrès réels à la science. Il serait inutile de répéter
ces noms, qui ne rappelleraient qu'une gloire éteinte et des souvenirs
effacés.

[Note 811: _Pier Candido Decembrio_ dans sa Vie de Philippe-Marie
_Visconti, Script. Rer. ital._, vol. XX.]

Il en est pourtant quelques-uns auxquels des circonstances particulières
attachent de l'intérêt; Michel Savonarole, professeur à Padoue, et
grand-père du trop fameux Dominicain Jérôme Savonarole, laissa, outre
quelques ouvrages de profession, un éloge de Padoue, qui contient
d'utiles renseignements sur cette ville; l'histoire le cite souvent, et
Muratori l'a jugé digne d'entrer dans sa grande collection[812]. Pierre
_Leoni_ de Spolète ne se livra pas seulement à la médecine, mais à la
philosophie platonicienne; il fut intime ami de Marsile Ficin, et ce fut
sans doute ce qui le fit appeler auprès d'un malade dont la mort
entraîna la sienne. N'ayant pu sauver la vie à Laurent de Médicis, il
fut trouvé noyé dans un puits, à Correggio. On dit alors qu'il s'y était
jeté de désespoir; mais les plus clairvoyants accusent un homme puissant
de l'y avoir fait jeter; et celui que Sannazar indique assez clairement,
dans une de ses élégies italiennes[813], et à qui l'histoire impute
cette barbare et injuste vengeance, est Pierre de Médicis, fils de
Laurent[814].

[Note 812: _Scriptor. Rer. ital._, vol. XXIV.]

[Note 813: C'est celle qui termine l'édition de Padoue, Comino,
1723, in-4°., p. 412.]

[Note 814: Tiraboschi, t. VI, p. 345.]

Gabriel _Zerbi_, de Vérone, eut une mort encore plus funeste. Après
avoir professé la médecine à Rome et à Padoue, il la professait à Venise
lorsqu'un grand personnage parmi les Turcs, attaqué d'une maladie grave,
y envoya demander un habile médecin. Gabriel, choisi par le doge,
partit, guérit le Turc, reçut de riches présents et revenait
très-content avec un fils tout jeune, qu'il avait emmené dans ce voyage.
À peine était-il en chemin, que le Turc, s'étant livré à quelques excès,
retomba malade et mourut. Ses enfants soupçonnèrent le médecin italien
de l'avoir empoisonné; on le poursuivit, on l'atteignit, et après lui
avoir donné l'horrible spectacle de voir scier en deux son enfant, on le
fit périr du même supplice[815]. Ce malheureux _Zerbi_ a laissé un livre
de métaphysique, et un autre d'anatomie[816], dont M. Portal donne un
extrait dans l'histoire de cette science[817]. Jean _Marliani_, de
Milan, fut à la fois mathématicien, philosophe et médecin célèbre. Il
donnait des leçons de toutes ces sciences, et l'on venait pour les
suivre, même des pays étrangers. On le nommait en philosophie un
Aristote, un Hippocrate en médecine, en astronomie un Ptolémée; cela ne
nous est pas nouveau, mais ce qui l'est, c'est que ces titres
magnifiques lui furent donnés dans un édit du duc de Milan[818].
_Marliani_ écrivit, dans ces trois différents genres, beaucoup
d'ouvrages que l'on cite, mais sans dire s'ils justifient cette grande
réputation de l'auteur[819]. Alexandre _Achillini_, Bolonais, frère du
poëte Jean Philotée, dont nous avons parlé, fut plus célèbre philosophe
que médecin[820], et ce nom d'_Achillini_, porté, dans le siècle
suivant, par un second poëte petit-fils du premier, fut encore plus
illustré en poésie qu'en philosophie et en médecine.

[Note 815: _Valerianus, de Infel. Liter._, l. I.]

[Note 816: _Medicus theoricus_, c'est-à-dire, le professeur de
médecine théorique.]

[Note 817: Tom. I, p. 247 et suiv.]

[Note 818: Jean-Galeaz-Marie Sforce; l'édit est du 26 septembre
1483.]

[Note 819: Voyez-en la liste dans _Argelati, Bibl. Script. Mediol_,
t. II, part. I.]

[Note 820: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 359.]

_Niccolò Leoniceno_, de Vicence, mérite un article à part, sinon comme
médecin, du moins comme savant littérateur, et comme l'un des plus forts
érudits de ce siècle où il en existait de si forts. Il traduisit le
premier, en latin, les Œuvres de Galien. Pratiquant peu la médecine, «je
sers mieux le public, disait-il, qu'en visitant les malades, puisque
j'instruis les médecins». On distingue entre ses ouvrages, celui où il
examine les erreurs de Pline et des autres anciens auteurs qui ont écrit
sur les simples employés comme médicaments[821], ce livre lui fit des
querelles avec plusieurs savants; il les soutint sans aigreur: il
entrait dans son régime de ne se fâcher jamais. Son empire sur toutes
ses passions, sa vie chaste et sobre, lui donnèrent une santé
inaltérable; il vécut jusqu'en 1524, et mourut à quatre-vingt-seize ans.
Il traduisit aussi en latin les Aphorismes d'Hippocrate, en italien les
Histoires de Dion, de Procope et quelques dialogues de Lucien: il
écrivit le premier en Italie sur la maladie qu'on y appelle _mal
français_, qu'on nomme en France _mal de Naples_, et qui, dit-on, ne
commença à être connue en Europe qu'en 1494[822]. On a enfin de lui
trois livres d'Histoires diverses, des Lettres et d'autres Opuscules,
qui annoncent des connaissances aussi variées qu'étendues.

[Note 821: _Plinii et aliorum plurium auctorum, qui de simplicibus
medicaminibus scripserunt errores notati_, etc.; Bude, 1532, in-fol.]

[Note 822: _De Morbo Gallico_, Venise, Alde, 1497. Les Œuvres de
_Leoniceno_ ont été recueillies, Bâle, 1533, in-fol.]

L'astronomie était encore alors trop souvent accompagnée des rêveries de
l'astrologie judiciaire, mais souvent aussi elle marchait sans cette
déshonorante escorte. La crédulité des grands était l'encouragement de
la charlatanerie des astrologues. Philippe-Marie Visconti n'en était
pas moins entouré que de médecins. L'historien de sa vie[823] nomme avec
soin tous ceux qu'il fit venir à sa cour, et décrit les formes
superstitieuses avec lesquelles il les consultait dans toute affaire.
Ils perdirent tout en le perdant. François Sforce n'était pas homme à
leur donner de l'emploi[824]; leurs noms ne furent plus prononcés sous
son règne qu'avec le mépris qui leur était dû. Parmi ceux qui joignirent
à quelque faible pour l'astrologie de grandes connaissances
astronomiques, on distingue Jean _Bianchini_, Bolonais, selon les uns,
et Ferrarois selon d'autres, qui publia des tables astronomiques, où
sont combinés tous les mouvements des planètes; elles furent réimprimées
plusieurs fois dans le siècle suivant[825], et valurent à leur auteur,
de la part de l'empereur Frédéric III, la permission, pour lui et pour
ses descendants, d'ajouter l'aigle impérial à leurs armes[826]. Un autre
Ferrarois, Dominique-Marie _Novara_, fit un présent plus précieux au
monde; il lui donna le grand Copernic. Ce _Novara_ était un génie hardi
et qui aimait à se frayer des routes nouvelles; il ne serait pas
impossible que le jeune Copernic, son élève, qu'il associait à toutes
ses observations astronomiques, eût reçu de lui les premières idées de
son Système du monde.

[Note 823: _Pier Candido Decembrio, ub. supr._]

[Note 824: Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 298.]

[Note 825: _Id. ibid._, p. 299.]

[Note 826: _Id. ibid._, p. 302.]

J'en suis fâché pour un art que j'aime; mais je trouve parmi les
astrologues les plus connus de ce siècle un des ses plus savants
musiciens. La musique qu'on avait d'abord enseignée dans les écoles
publiques, et qui était au nombre des sept arts, n'était que le
plain-chant. Mais l'art avait fait des progrès, et la musique, telle
qu'elle était au temps dont nous parlons, n'avait point, à proprement
parler, d'école. Louis Sforce fut le premier qui pensa à en fonder une
pour elle à Milan; et le premier professeur de cette école fut
_Franchino Gaffurio_. Il était né à Lodi, le 14 janvier 1451[827]; dans
sa jeunesse, il alla montrant son art à Vérone, à Mantoue, à Gènes et
jusqu'à Naples. Chassé de cette dernière ville par la peste et par les
incursions des Turcs, il revint à Lodi, où il enseignait la musique aux
enfants, lorsqu'il fut appelé à Milan par Louis-le-Maure[828]. Il y
composa plusieurs ouvrages estimés, sur la théorie et la pratique de cet
art[829], et fit traduire de grec en latin, les ouvrages des anciens
auteurs sur la musique. Il était de plus assez bon poëte, très-habile en
astronomie, et malheureusement aussi en astrologie. Ce fut d'astrologie
et non d'astronomie qu'il fut professeur à Padoue en 1522, lorsque la
chute de Louis Sforce, et les révolutions de Milan eurent renversé sa
chaire musicale. Il avait alors soixante-onze ans, et mourut peu de
temps après.

[Note 827: Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 327.]

[Note 828: En 1484.]

[Note 829: _Theoricum opus harmonicæ disciplinæ_, Milan, 1492,
in-fol.; _Practica Musicæ utriusque cantûs, ibid._, 1496; _de armo nicâ
Musicorum instrumentorum, ibid._, 1418.]

La Toscane fut un des états de l'Italie où les études astronomiques
furent suivies avec le plus d'ardeur; mais ce fut aussi l'une de celles
où l'astrologie judiciaire y mêla le plus ses erreurs. On croit que
Marsile Ficin lui-même eut la faiblesse d'y donner quelque créance. Pic
de la Mirandole résolut au contraire de les combattre ouvertement. Son
Traité en douze livres contre l'astrologie, qui ne parut qu'après sa
mort, jeta l'alarme parmi les charlatans et parmi les dupes. Le savant
astronome et astrologue _Lucio Bellanti_ y répondit par une _Défense de
l'astrologie_[830], aussi en douze livres, précédés d'un livre de
questions _sur la vérité de l'astrologie_[831]. L'auteur paraît de la
meilleure foi du monde dans cette apologie. Il parle avec la plus haute
estime de celui à qui il répond. Il regrette que ceux qui ont publié son
ouvrage après sa mort, aient imprimé cette tache à son nom, et il ne
doute pas que s'il eût vécu, il n'eût supprimé une production si peu
digne de lui[832]. _Lorenzo Buonincontri_ de _San Miniato_ mêla aussi
les rêveries astrologiques à la science de l'astronomie, et méritait,
plus qu'aucun autre, d'en être exempt[833]. Obligé de quitter sa patrie
dès sa jeunesse, il eut pendant plusieurs années une destinée errante.
Il passa ensuite à Naples auprès du roi Alphonse. Il y expliqua le poëme
de l'_Astronomie_ de Manilius, et compta le célèbre _Pontano_ parmi ses
disciples. Outre divers ouvrages astronomiques et astrologiques en
prose, on en a de lui un, en trois livres et en vers hexamètres,
intitulé _Des Choses naturelles et divines_[834], où il mêle, selon son
caprice, un abrégé de la religion chrétienne avec des folies
astrologiques, et avec quelques notions saines et exactes de géographie
et d'astronomie. Il cultiva aussi l'histoire, et composa des annales
dont une partie est imprimée dans le grand recueil de _Muratori_[835],
et l'_Histoire des Rois de Naples_, aussi imprimée en grande partie dans
un autre recueil[836]. Malgré tout son savoir et tous ses talents, il
vécut pauvre, et ne dut peut-être qu'à la libéralité du cardinal
_Riario_ de ne pas mourir de misère.

[Note 830: _Astrologiæ defensio contra Joannem Picum Mirandulanum_.]

[Note 831: _De Astrologiæ veritate liber Quæstionum_.]

[Note 832: Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 304.]

[Note 833: _Id. ibid._, p. 306.]

[Note 834: _Rerum Naturalium et Divinarum, sive de rebus cœlestibus
libri tres_.]

[Note 835: Depuis 1360 jusqu'en 1458. _Script. Rer. ital._, vol.
XXI.]

[Note 836: _Delitiœ eruditorum_, du docteur Lami, vol. V, VI, VIII.]

Celui de tous ces astronomes qu'on peut regarder comme le plus célèbre,
et qui fut le plus entièrement à l'abri des folies qui dégradaient alors
cette science, c'est Paul _Toscanelli_, né à Florence, en 1397[837],
auteur du superbe Gnomon de la cathédrale de cette ville, dont le savant
La Condamine, en passant à Florence, en 1755, eut la gloire de
solliciter et d'obtenir la réparation. Le savoir de _Toscanelli_ était
si universellement reconnu dans l'Europe, que la roi Alphonse de
Portugal voulut avoir son avis sur le projet de navigation aux Indes
orientales. _Toscanelli_ répondit aux questions qui lui furent faites,
par deux lettres, l'une adressée à Fernando Martinez, chanoine de
Lisbonne, l'autre à Christophe Colomb: il y joignit une carte de
navigation, relative à ce projet, et ne contribua pas peu, par ses
conseils, au succès de l'entreprise[838]. C'est aux astronomes, c'est
aux ouvrages qui ont pour objet l'astronomie, qu'il convient de rappeler
les services que cet illustre Florentin rendit à la science. En parlant
de ses deux réponses aux questions du roi de Portugal, je viens de
toucher un sujet dont l'intérêt plus général veut que nous nous y
arrêtions davantage. Le goût pour les navigations lointaines, et
l'ardeur pour les découvertes, qui régnait alors, en produisirent une à
jamais célèbre, l'un des grands événements qui signalent ce siècle
mémorable, et qui en doit terminer le tableau.

[Note 837: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 308.]

[Note 838: Voy. la Vie de Christophe _Colombo_, par Ferdinand
_Colombo_ son fils, et le Traité sur le Gnomon de Florence, par l'abbé
Ximenès.]

La passion pour les voyages de long cours était née depuis long-temps en
Italie. Dès la fin du treizième siècle, le Vénitien Marc-Paul avait
publié la relation de ceux qu'il avait faits dans les Indes orientales,
à la Chine et au Japon; elle avait excité de toutes parts le désir de
l'imiter, de découvrir des pays nouveaux, et de voir de ses yeux tant de
merveilles. Le nombre des voyageurs fut considérable dans le quatorzième
siècle, et les Portugais qui, dans le quinzième, semblèrent inspirés par
le génie des découvertes, eurent pour conseil un Florentin, et pour
coopérateur, ou plutôt pour guide, un Italien, dont la patrie positive a
été long-temps incertaine, que Gênes, Plaisance et le Montferrat se sont
disputés, mais qu'un savant Piémontais a récemment et définitivement
prouvé appartenir au Montferrat[839]. Celui-ci s'élançant plus loin
dans la carrière, non content de découvertes partielles, ajouta une
quatrième partie au globe, et fit à l'ancien univers le présent d'un
nouveau monde. Enfin un autre Italien, plus heureux paraît avoir
démontré que _Colombo_ était né dans le Montferrat, au château de
_Cuccaro_, qui appartenait à sa famille., donna son nom à cette partie
nouvelle de la terre, qui a exercé depuis une si grande influence sur
les trois autres, et principalement sur l'Europe, sans qu'on ait osé
décider encore si ce n'a pas été en général, et à tout considérer, une
influence funeste.

[Note 839: Après avoir examiné les trois opinions contradictoires
qui existaient au sujet de la patrie de Christophe _Colombo_, Tiraboschi
s'était décidé en faveur de Gênes, t. VI, part. I, p. 172 et suiv. M.
_Galeani Napione_, de l'académie de Turin, a réfuté Tiraboschi par une
Dissertation, insérée d'abord dans les Mémoires de cette illustre
académie (_Littérature et Beaux-Arts_, année 1805), réimprimée depuis,
avec des augmentations considérables, Florence, 1808, in-8°.; et il
parait avoir démontré que _Colombo_ était né dans le Montferrat, au
château de _Cuccaro_. qui appartenait à sa famille.]

_Cristoforo Colombo_, né en 1442 à _Cuccaro_, dans le Montferrat, de
parents nobles, mais pauvres, transporté à Gênes encore enfant, montra,
dès sa jeunesse, un goût décidé pour la mer. Il fit son apprentissage
avec un célèbre corsaire, son parent, et du même nom que lui. Ayant fait
un commencement de fortune, il s'associa son frère, Barthélemy
_Colombo_, qui dessinait très-habilement des cartes géographiques à
l'usage des navigateurs. Ils s'établirent tous deux à Lisbonne, où
Christophe se maria. En observant les cartes géographiques de son frère,
et en écoutant les récits que les navigateurs portugais faisaient de
leurs voyages, il conçut les premières idées de sa découverte. Ce fut
alors qu'il écrivit à Paul _Toscanelli_, et qu'il en reçut une réponse
propre à l'encourager dans son entreprise; mais elle exigeait des
dépenses qu'un gouvernement seul pouvait faire. _Colombo_ fit d'abord au
sénat génois l'hommage de ses projets: on les traita de rêves et de
visions. Jean II, roi de Portugal, y fit un meilleur accueil; mais les
commissaires qu'il nomma eurent l'indignité de dérober à _Colombo_ ses
cartes et ses plans, et de faire partir sur une caravelle un pilote qui
heureusement ne fut pas assez habile pour en faire usage, et revint en
Portugal comme il en était parti. _Colombo_ indigné abandonne ce pays,
envoie son frère en Angleterre, passe lui-même en Espagne, proposant
partout son nouveau monde, et ne pouvant le faire agréer à personne. Il
écrivit à la cour de France, qui à peine daigna lui répondre. Un moine
franciscain, nommé _Marchena_[840], reparla de lui à la cour d'Espagne;
on l'écouta enfin; mais les prétentions de _Colombo_ parurent trop
fortes, et ayant encore éprouvé des refus, il était prêt à quitter
l'Espagne, lorsque la prise de Grenade sur les Maures changea les
dispositions de la cour. Au milieu de la joie que répandit cette
conquête, la reine Isabelle, sollicitée de nouveau, adopta
définitivement le projet. _Colombo_ fut appelé, reçu avec honneur, et
créé, par des lettres-patentes, amiral perpétuel et héréditaire dans
toutes les îles et continents qu'il viendrait à découvrir, vice-roi et
gouverneur de ces mêmes pays, avec la dixième part de tout ce qu'ils
pourraient produire, outre le remboursement de ses dépenses.

[Note 840: _Fra Giovanni Perez de Marchena_.]

Le 3 août 1492 fut le jour mémorable où il partit du port de Palos avec
trois caravelles pour la plus grande entreprise qu'on ait jamais
tentée[841]. On sait quel fut le succès de ce premier voyage, les
découvertes qu'il fit, et la réception magnifique et triomphante qui lui
fut faite à Barcelonne, lorsqu'il y parut à son retour. Dix-sept
vaisseaux furent mis sous ses ordres. Cette seconde expédition, aussi
glorieuse que la première, fut troublée par les manœuvres de l'envie.
_Colombo_ revint en Espagne, et les déconcerta par sa présence. Mais à
son troisième voyage, lorsqu'après avoir déjà donné à cette cour
plusieurs îles, entre autres Cuba, St.-Domingue, la Jamaïque, la
Trinité, il avait commencé à découvrir le continent qu'il prenait encore
pour une île, l'envie obtint un premier triomphe: _Colombo_ fut destitué
de ses emplois, et ramené en Europe chargé de fers. Dès qu'il put se
faire entendre, il cessa de paraître coupable, et cependant toute la
grâce qu'il put obtenir, fut d'aller dans un quatrième voyage[842]
s'exposer à de nouveaux dangers, pour conquérir à un gouvernement ingrat
des terres et des richesses nouvelles. À son dernier retour en Espagne,
en 1504, il se trouva privé d'un puissant appui. La reine Isabelle
n'était plus. Ferdinand, prévenu par les ennemis de _Colombo_, n'eut
plus personne auprès de lui pour le défendre. Des délais, de vaines
promesses, des propositions humiliantes, devinrent l'unique récompense
de tant de travaux et de services: et tandis que les trésors de la
Castille se grossissaient chaque jour du produit des découvertes de ce
grand homme, il mourut de chagrin, plus encore que des suites de ses
fatigues, à l'âge de soixante-cinq ans.

[Note 841: Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 180.]

[Note 842: En 1502.]

Lorsqu'il eut été dépossédé de ses emplois et amené captif en Europe, un
autre amiral fut chargé de continuer la découverte du Nouveau Monde. Cet
amiral, nommé Alphonse d'_Ojeda_, avait sur sa flotte un homme destiné à
recueillir la gloire de cette expédition et de celles du malheureux
_Colombo_. Il se nommait _Amerigo Vespucci_. Né à Florence le 9 mars
1451[843], d'une famille noble, il fut envoyé par son père en Espagne,
pour y apprendre le commerce. Le bruit que faisaient à Séville les
découvertes de _Colombo_ lui inspirèrent le désir d'en faire de
semblables. Il était très-instruit en astronomie, en cosmographie, et
avait appris la navigation, soit dans des voyages précédents, soit par
des études que sa passion naissante lui avait fait entreprendre. Lorsque
la flotte d'Alphonse d'_Ojeda_ partit, il obtint du roi d'y être
employé. Quelques auteurs ont prétendu qu'il fut lui-même commandant de
cette flotte, mais l'autre opinion paraît beaucoup plus probable. On
l'accuse aussi d'avoir, dans les narrations de ses voyages, commis des
erreurs volontaires de dates pour s'attribuer l'honneur d'avoir abordé
le premier au continent du Nouveau-Monde, que cependant _Colombo_ avait
découvert et reconnu avant lui. Quoi qu'il en soit, après plusieurs
voyages signalés par des découvertes, dont il a laissé la description
dans des lettres que l'on possède imprimées[844], il revint en Espagne,
et fut fixé à Séville en 1507, avec le titre de pilote majeur. Son
emploi était d'examiner tous les pilotes, et de leur désigner les routes
qu'ils devaient tenir en naviguant: titre et fonctions très-convenables,
dit le judicieux _Tiraboschi_[845], pour un homme versé dans la science
de la navigation, mais au-dessous du mérite de celui qui aurait
commandé en chef une flotte, et découvert le continent d'un nouveau
monde. Ce fut cet emploi qui lui fournit l'occasion de rendre son nom
immortel, en le donnant aux pays nouvellement découverts. En dessinant
les cartes pour servir de guides à la navigation des pilotes, il
indiquait le nouveau continent par le nom d'_America_[846], et ce nom,
répété par les navigateurs et par les pilotes, devint bientôt universel.
Les Espagnols eurent beau s'en plaindre, ce nom est resté au
Nouveau-Monde. De quelque nature que fussent les droits d'_Amerigo
Vespucci_ pour le lui donner, suivant l'observation très-simple et
très-juste des auteurs de l'Histoire des voyages[847], après une si
longue possession, il est trop tard pour les combattre.

[Note 843: _Bandini, Vita di Amerigo Vespucci_, Florence, 1745,
in-4°., cap. II, p. XXIV.]

[Note 844: À la suite de sa Vie, écrite et publiée par _Angelo Maria
Bandini, ub. supr._]

[Note 845: Tom. VI, part. I, p. 190.]

[Note 846: Tiraboschi, _loc. cit._]

[Note 847: Traduite et rédigée par l'abbé Prévôt, t. XLV, p. 255.]

Les Florentins qui ont conservé de leurs anciennes mœurs l'usage de
tenir fortement à la gloire de leurs illustres concitoyens, défendent
celle de ce célèbre voyageur contre tous les reproches que lui font les
Espagnols, les Génois, et qui sont, malgré leurs efforts, adoptés par
les historiens les plus impartiaux et les juges les plus intègres. Ils
tiennent, pour ainsi dire, éternellement allumé devant son nom le
_Fanale_ qui le fut devant sa maison, par décret de la république[848].
C'était un honneur que leurs aïeux n'accordaient qu'à ceux qui avaient
bien mérité de la patrie.

[Note 848: _Bandini, Vita_, etc., p. XLV.]

Quand le bruit des voyages d'_Amerigo Vespucci_ et l'éclat de son nom se
répandirent dans l'Europe, on fit des fêtes à Florence, et la seigneurie
envoya, devant la maison de sa famille, les lumières qui y restèrent
allumées pendant trois nuits et trois jours; c'est ce qu'on nommait _il
Fanale_. On illuminait alors dans toute la ville, et les nobles étaient
obligés d'entretenir des feux au haut de leurs maisons ou de leurs
palais, pour se montrer d'accord avec l'allégresse publique. C'est ainsi
que ce peuple sensible savait honorer ses grands hommes.

Tel fut le mémorable événement qui termine avec tant d'éclat l'histoire
du quinzième siècle. Si l'on parcourt d'un œil rapide son étendue
entière, on en voit les différentes parties marquées par diverses
époques, qui sont liées ensemble comme les actes d'un drame. Au
commencement, on se retrace, comme dans une exposition, la gloire du
siècle passé, les trois grands phénomènes qui ont paru sur l'horizon
littéraire, la langue fixée par eux, et les modèles inimitables qu'ils
ont laissés. On reconnaît que s'il est jamais possible de s'élever à
leur hauteur, c'est en suivant la même route, en marchant avec eux sur
les pas des anciens, en se pénétrant des beautés de leur langage, de la
sublimité de leurs conceptions, de la grandeur et de la finesse
également naturelles de leur style. On semble quitter alors une langue
naissante, on se livre tout entiers à la recherche des ouvrages des
anciens et à leur étude. Le latin redevient, pour ainsi dire, la seule
langue écrite, et le grec seul est encore une langue savante. On
redouble d'ardeur pour l'apprendre, et pour en posséder les monuments.
Nulle dépense n'est épargnée, nulle peine ne rebute, nul voyage
n'effraie. On parcourt, on explore, on fouille l'Europe entière: un
commerce s'établit en Orient, non pour des objets matériels de
consommation ou de luxe, mais pour les trésors de l'ame et les richesses
de l'esprit. L'Italie est ainsi préparée, quand l'Orient s'écroule, et
jette en quelque sorte dans son sein, des savants, des philosophes, des
littérateurs dispersés, emportant avec eux, comme leurs dieux pénates,
non les statues de leurs ancêtres, mais les productions de ces grands
génies et leurs chefs-d'œuvre immortels. Ils arrivent dans des lieux si
bien disposés à les recevoir, comme dans une seconde patrie. Ils n'y
trouvent pas seulement un asyle, mais des distinctions, des honneurs.
Des chaires s'élèvent pour eux, des gymnases leur sont ouverts; Aristote
retrouve son lycée et Platon son académie.

Mais ces richesses dérobées par les Grecs fugitifs aux flammes qui
avaient consumé tout le reste, et celles qu'on avait retirées avec tant
de peine du fond des cloîtres d'Europe, où tant d'autres avaient péri,
pouvaient périr encore. Le temps et ses révolutions, la guerre et ses
fureurs, pouvaient amener un dernier désastre que rien n'aurait pu
réparer. Un art conservateur et propagateur est donné aux hommes.
L'imprimerie est inventée, et les œuvres du génie, et les oracles de la
vérité sont désormais impérissables. Enfin l'univers connu ne paraît
plus suffire à l'ambition de l'esprit humain, au désir qu'il a
d'accroître ses lumières et ses jouissances; il se trouve trop serré
dans cet univers; on en découvre un autre, nouveau théâtre où il
s'élance, pour en rapporter des richesses nouvelles, et dans l'espoir
d'arracher à la nature ses derniers secrets.

Heureux les hommes s'ils n'y étaient conduits que par ces nobles
passions, si la vile et insatiable soif de l'or ne les y guidait pas, si
elle n'entraînait à sa suite la ruine, la dévastation, les infirmités
nouvelles, les fléaux destructeurs, l'intarissable effusion de sang
humain, l'extinction de races entières, l'esclavage d'autres races,
accompagné des plus atroces barbaries, et dans le lointain, la vengeance
de ces excès par des atrocités non moins horribles! Mais, telle est la
malheureuse condition de l'homme, la somme des biens et des maux lui fut
donnée dans une mesure inégale. Il lutte en vain contre cette inégalité
primitive; et dès qu'il ajoute par son industrie aux biens qui lui
furent permis, il semble que la fatalité de sa nature augmente en
proportion le nombre et l'intensité de ses maux.

Cependant soyons justes: connaissons nos misères, mais ne les exagérons
pas. En parcourant dans cet ouvrage les annales des progrès de l'esprit
humain, pendant près de dix siècles, nous avons constamment observé que
du moment où les lumières, éteintes par la combinaison simultanée de
plusieurs causes que nous avons tâché de connaître, recommencèrent au
dixième siècle à jeter une faible lueur, elles ont toujours été
croissant, sans faire un seul pas rétrograde, jusqu'au moment où nous
voilà parvenus; qu'aucun des maux qui affligèrent alors l'Italie et
l'Europe, ne vint de ces progrès de l'esprit, mais des sources trop
connues et trop compliquées du malheur de toutes les sociétés civiles;
qu'au contraire, à mesure que les lumières se sont accrues, que les
plaisirs de l'esprit se sont fait sentir, que les talents se sont
multipliés, épurés et agrandis, la triste condition humaine s'est
adoucie, l'homme a repris à la fois plus de noblesse, de vertus et de
bonheur, et qu'il lui a fallu, si j'ose le dire, s'ouvrir de nouvelles
sources d'infortunes, pour que l'arrêt de sa destinée fût accompli, et
pour que leur masse pût surpasser encore celle de ses jouissances et de
la félicité convenable à sa nature.

Nous verrons cette vérité consolante confirmée dans la suite par les
autres parties de cette Histoire. Nous n'aurons plus à parcourir des
époques aussi arides. La nuit de la barbarie et de l'ignorance est
dissipée: les ténèbres du faux savoir, et la triste lueur du pédantisme
font place au jour pur de la saine littérature, de l'érudition choisie
et du goût; les grands modèles ont reparu dans tous les genres, et les
esprits avides de produire n'attendent que le signal d'un nouveau
siècle, pour répandre avec profusion leurs inventions et leurs trésors.



NOTES AJOUTÉES.


Page 9, ligne 24. «Bientôt la mort de son père et les soins de famille
qui en furent la suite le rappelèrent (Boccace) à Florence.»--Une des
lettres attribuées à Boccace, et imprimées, t. IV de ses Œuvres, édition
de Naples, sous le titre de Florence, 1723, contredit la date que l'on
donne ici à la mort de son père, et même celle de plusieurs autres
événements de sa Vie. Cette lettre, adressée à _Cino da Pistoja_ (_ub.
supr._ p. 34), est datée du 19 avril 1338. Boccace y parle de la mort
récente de son père, qui le laissa, à l'âge de vingt-cinq ans, maître
de ses volontés. Mais de savants critiques pensent que cette lettre a
été supposée par _Doni_, qui la publia le premier dans les _Prose
Antiche di Boccacio_, etc., que _Cino_ ne fut point le maître de
Boccace, et que ni la date de cette lettre, ni rien de ce qu'elle
contient ne peuvent être d'aucune autorité. (Voy. _Mazzuchelli, Scritt.
ital._, t. II, part. III, p. 1320, note 37.)


Page 46, note.--_Au Rinouviau_, etc. Je parle ici selon le préjugé
commun, en attribuant, comme M. _Baldelli_, au roi de Navarre cette
chanson, qui offre le premier modèle de l'_ottava rima_; elle ne se
trouve point dans les manuscrits des poésies de Thibault. La Ravallière,
qui les a publiées, Paris, 2 vol. in-12, 1742, ne l'a point mise dans
son Recueil; tous les manuscrits, au contraire, l'attribuent à Gace
Brulés; et, quoi qu'en ait dit Pasquier, qui a induit en erreur le
savant auteur de la Vie de Boccace, c'est en effet à ce vieux poëte
qu'elle appartient.


Page 53, ligne 27 et suiv. «L'ouvrage (l'_Amorosa Visione_ de Boccace),
dans son entier, est un grand acrostiche. En prenant la première lettre
du premier vers de chaque tercet, on en compose deux sonnets et une
_canzone_ en vers très-réguliers, etc.» Voici, pour exemple, le premier
des deux sonnets. Ce n'est pas un chef-d'œuvre de poésie, mais de
patience, et une singularité poétique.

        _Mirabil cosa forse la presente
          Vision vi parrà, donna gentile,
          A riguardar, si per lo nuovo stile,
          Sì per la fantasia ch' è nella mente.
        Rimirando vi un dì subitamente
          Bella, leggiadra et in abit' umile,
          In volontà mi venue con sottile
          Rima tractar, parlando brievemente.
        Adunque a voi cu'i tengho, donna mia,
          Et chui senpre disio di servire,
          La raccomando, madama Maria,
        E priegho vi se fosse nel mio dire
          Difecto alcun per vostra cortesia
          Corregiate amendando il mio fallire.
        Cara fiamma, per cui'l core o caldo,
          Que' che vi manda questa visione
          Giovanni è di Boccaccio da Certaldo_.

Chacune des lettres qui composent chaque vers de ce sonnet, est la
première de l'un des tercets du poëme; ainsi le premier vers: _Mirabil
cosa forse la presente_, ayant vingt-six lettres, contient les premières
lettre de vingt-six tercets, et répond aux soixante-dix-huit premiers
vers du poëme. Le premier mot lui seul, _mirabil_, correspond aux vingt
et un premiers vers, de cette manière:

        1. _Move nuovo disio l'audace mente,
             Donna leggiadra, per voler cantare
             Narrando quel ch' amor mi fè presente

        2. In vision, piacendol dimostrare
             All' alma mia da voi presa e ferita
             Con quel piacer che ne' vostr' occhi appare.

        3. Recando adunque la mente smarrita,
             Per la vostra virtu, pensier' al cuore,
             Che già temeva di sua poca vita,

        4. Accese lui d'un sì fervente ardore
             Ch' uscita fuor di se la fantasia
             Subito corse in non usitato errorè.

        5. Ben ritenne però il pensier di pria
             Con fermo freno, et oltra ciò rilenne
             Quel che più caro di nuovo sentia,

        6. In cui veghiand', allor mi sopravennè
             Ne' membr' un sonno sì dolce soave
             Ch' alcun di lor' in se non si sostennè.

        7. Li me posai, e ciascun' occhio grave
             Al dormir diedi, per li quai gli aguati
             Conobbi chiusi sotto dolce chiave_.

_Claricio d'Imola_, qui a imprimé ces deux sonnets et la _canzone_, ou
plutôt le _madrigale_, à la fin de son apologie de Boccace, après le
poëme de l'_Amorosa Visione_, première édition, 1521, in-4°., a fort
bien observé que ces trois pièces peuvent servir à faire connaître
l'orthographe que Boccace employait, et les différences survenues à cet
égard du quatorzième au seizième siècle. On voit en effet, par le
sixième vers du sonnet, qu'on n'écrivait pas alors _et_ autrement qu'en
latin, et que cette particule ne prenait pas un _d_ devant une voyelle,
par euphonie, comme elle l'a fait depuis. On voit aussi par le huitième
vers, qu'on écrivait _tractare_ par un _c_, comme les Latins, au lieu du
double _tt, trattare, etc._ En mettant au premier de ces deux mots un
_d_, et au second un double _t_, on ne retrouverait plus les initiales
des tercets correspondants. Cette observation paraît avoir échappé à M.
_Baldelli_, qui a inséré ces trois pièces dans le Recueil qu'il a publié
des _Rime di Messer Giov. Boccacci_, Livourne, 1802, in-8°., p. 105 et
suiv. Il a mis dans plusieurs mots l'orthographe moderne au lieu de
l'ancienne, et notamment dans ce huitième vers du premier sonnet,
_trattar_, au lieu de _tractar_. La même remarque s'applique aux mots
_tengo_, du neuvième vers, qu'il faut écrire _tengho_ pour se retrouver
avec l'orthographe du poëme; _difetto_, du treizième vers, qui est ici
au lieu de _difecto_; et, ce qui est plus remarquable, _ho_, au lieu de
_o_, dans le premier vers du tercet ajouté: _Cara fiamma per ciu'l core
o caldo_. Cette première personne du présent; écrite par l'_o_ simple,
et non pas par _ho_, comme dans M. _Baldelli_, prouve que Boccace
l'écrivait ainsi; il n'écrivait donc pas _ho_, comme on l'a fait depuis,
et comme Métastase et d'autres écrivains en vers et en prose ont
récemment cessé de le faire.

À cette gêne terrible d'un si long acrostiche, Boccace ajoute encore
celle de diviser son _Amorosa Visione_ en cinquante chants, tous d'un
nombre de vers parfaitement égal. Chacun de ces chants a vingt-neuf
tercets, ce qui fait avec le dernier vers, servant de _chiusa_, pour
chaque chant quatre-vingt-huit vers, et pour le poëme entier, quatre
mille quatre cents vers. Il faut pourtant en excepter le dernier chant,
où il y a deux tercets de plus, ce qui ajoute six vers à la somme
totale. Si quelqu'un s'avisait aujourd'hui de faire un poëme dans ce
genre pour sa maîtresse, on en concluerait qu'il ne serait ni poëte ni
amoureux: Boccace était cependant l'un et l'autre; mais les temps sont
changés.


Page 114, note(4)--Lorsqu'on imprimait cette note, M. Chénier n'était
point encore attaqué de sa dernière maladie; et, malgré l'état
habituellement inquiétant de sa santé, on pouvait encore espérer de le
conserver long-temps: on était loin de croire aussi prochaine la perte
irréparable qu'ont faite en lui la Littérature française et l'Institut.


Page 153, addition à la note(2).--L'édition de Florence, Giunta, 1605,
est celle qui fut faite d'après l'excellent travail de _Bastiano de'
Rossi_, surnommé l'_Inferigno_ dans l'académie de la Crusca. Les
éditions de la traduction italienne de l'ouvrage latin de _Cresenzio_
s'étaient multipliées, et il n'y en avait aucune qui ne fût remplie des
fautes les plus grossières; il y en avait même un très-grand nombre dans
la première édition de 1478. Les académiciens voulant se servir
fréquemment de cette traduction dans leur Vocabulaire, et ne trouvant
aucune édition à laquelle ils pussent se fier, _Bastiano de' Rossi_ se
chargea d'en préparer une qui pût être regardée comme classique. Il
conféra les principales éditions entre elles et avec les six meilleurs
manuscrits, et parvint à redonner au texte de cette élégante traduction,
sa pureté primitive. C'est se savant philologue qui a réduit l'ouvrage
dans la forme où il est aujourd'hui.


Page 167, ligne 10. «_Villani_, dans son Histoire, l. V, ch. 26, fait
mention de cette cérémonie, dans laquelle _Zanobi_, la couronne sur la
tête, fut conduit publiquement par la ville de Pise, accompagné de tous
les barons de l'empereur.» Il compare ensuite _Zanobi_ avec Pétrarque,
qui avait reçu le même honneur à Rome; il reconnaît que Pétrarque lui
était supérieur, et avait traité de plus grands sujets; qu'il avait
aussi écrit davantage, parce qu'il avait commencé plus tôt, _et avait
vécut plus long-temps_. «Leurs ouvrages, ajoute-t-il (et ce trait, n'est
pas inutile pour marquer l'esprit du temps), leurs ouvrages étaient peu
connus _pendant leur vie_; et, quoiqu'ils fussent agréables à entendre,
les talents théologiques _de nos jours_ les font regarder comme de peu
de valeur au jugement des sages: _Le virtu' theologiche a' nostri di le
fanno riputare a vile nel cospetto de' savii_.» Le jugement des sages a
varié depuis ce temps-là, du moins à l'égard de l'un de ces deux poëtes.
On doit pourtant observer que _Villani_ ne parle ici que de poésies
latines; mais ce passage donne lieu à une autre observation. Mathieu
_Villani_, qui mourut en 1363, parle de _Zanobi_ et de Pétrarque comme
s'ils étaient morts tous deux depuis long-temps. Cependant _Zanobi_ ne
mourut que deux ans avant Mathieu, et Pétrarque survécut à ce dernier
plus de dix ans. _Villani_ aurait-il vécu et écrit beaucoup plus
long-temps qu'on ne croit, ou ce passage du chapitre 26 du cinquième
livre de son Histoire aurait-il été altéré, peut-être même interpollé,
dans des temps postérieurs, par quelque théologien zélé pour l'honneur
de sa science? L'une ou l'autre de ces conséquences est certaine, et
plus vraisemblablement la dernière; c'est une question sur laquelle je
ne puis m'arrêter, et que je me borne à présenter aux bons critiques
italiens. Je les prie de bien remarquer les dates. _Zanobi_, couronné en
1355, meurt en 1361; Mathieu _Villani_ en 1363, et Pétrarque en 1374
seulement. Mathieu, arrêté par la mort dans la composition de son
histoire, en a laissé onze livres: le passage que je suspecte est dans
le cinquième. Comment veut-on qu'il ait pu y parler de _Zanobi_, mort
depuis si peu de temps, et de Pétrarque, vivant encore, comme il en est
parlé dans ce passage? _E nota che_ IN QUESTO TEMPO _erano due
eccellenti poeti coronati, cittadin di Firenze, amendue di fresca età.
L'altro c'_ HAVEA. _nome messere Francesco di ser Petraccolo_... ERA _di
maggiore eccelenzia, e maggiori e più alte materie compose, e più, però
ch' e'_ VIVETTE PIU LUNGAMENTE, _e cominciò prima. Ma le loro cose_,
NELLA LORO VITA _a pochi erano note; e quanto ch' elle fossono
dilettevoli a udire, le virtù theologiche_ A' NOSTRI DÌ, _le fanno
riputare a vile nel cospetto de' savii_. Je persiste donc à regarder ce
trait comme une interpollation théologique, faite dans le texte de
_Villani_.


Page 169, addition à la note(2).--_Zanobi_ avait commencé dans sa
jeunesse un poëme à louange de Scipion l'Africain; mais lorsqu'il apprit
que Pétrarque traitait le même sujet, il l'abandonna aussitôt. On a de
lui une traduction assez élégante en prose des _Morales de S. Grégoire_;
il avait aussi traduit en octaves italiennes le Commentaire de Macrobe
sur le songe de Scipion: cette traduction s'est conservée en manuscrit à
Milan, dans la bibliothèque Saint-Marc; et c'est ce qui a fait attribuer
à _Zanobi_, par quelques personnes, un poëme sur la sphère, qui n'existe
pas.


Page 262, ligne 3 et suiv. «C'est de son école (d'Emmanuel Chrysoloras),
que sortirent _Ambrogio Traversari_... _Palla Strozzi_, etc.» Ce dernier
ne fut pas seulement un savant, mais l'un des premiers citoyens de
Florence, l'un des plus riches et des plus puissants protecteurs des
lettres. Son nom revient souvent, et dans l'histoire littéraire, et dans
l'histoire politique. Depuis le commencement du siècle jusque vers l'an
1434, on le voit remplir dans cette république, des ambassades et
d'autres grands emplois. C'est à lui que Florence dut le rétablissement
de son Université. Sa maison fut pendant plusieurs années l'asyle de
Thomas de Sarzane, qui devint ensuite le pape Nicolas V. _Palla Strozzi_
le soutint par ses libéralités, jusqu'au temps où Thomas passa dans la
maison des Médicis. Ce fut lui qui fit appeler et fixer à Florence
Emmanuel Chrysoloras. Il manquait à ce savant des livres grecs pour
servir de texte à ses leçons; _Palla Strozzi_ en fit venir de Grèce un
grand nombre à ses frais, et en fit présent à son maître. Il était, en
un mot, rival de Cosme de Médicis, en amour des lettres et en
libéralité; malheureusement il l'était aussi en politique; il fut un des
principaux auteurs de l'exil de Cosme. Le retour de celui-ci fut suivi
du bannissement des chefs du parti contraire. _Palla Strozzi_, exilé à
Padoue, se consola en cultivant les lettres. Il prit chez lui, avec de
forts honoraires, le grec Jean Argyropyle, qui lui lisait tous les jours
des livres grecs, et lui expliquait entre autres les ouvrages d'Aristote
sur la philosophie naturelle. Un autre savant grec, dont le nom est
inconnu, lui faisait dans la même langue d'autres lectures, et il ne se
passait point de jour où il s'exerçât lui-même à traduire du grec en
latin. Le pouvoir toujours croissant des Médicis empêcha qu'il fût
jamais rappelé dans sa patrie. Il mourut à Padoue en 1462, âgé de
quatre-vingt-dix ans.

FIN DU TROISIÈME VOLUME.



MOREAU, IMPRIMEUR, RUE COQUILLIÈRE, N°. 27.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire littéraire d'Italie (3/9)" ***

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