Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Histoire littéraire d'Italie (4/9)
Author: Ginguené, Pierre-Louis
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire littéraire d'Italie (4/9)" ***


http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)



HISTOIRE LITTÉRAIRE
D'ITALIE

PAR

P. L. GINGUENÉ,

DE L'INSTITUT DE FRANCE.

SECONDE ÉDITION,


REVUE ET CORRIGÉE SUR LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR,
ORNÉE DE SON PORTRAIT, ET AUGMENTÉE D'UNE NOTICE HISTORIQUE
PAR
M. DAUNOU.

TOME QUATRIÈME.


A PARIS,
CHEZ L.G. MICHAUD, LIBRAIRE-ÉDITEUR, PLACE DES VICTOIRES, N°3.
M. DCCC. XXIV.



HISTOIRE LITTÉRAIRE
D'ITALIE.



DEUXIÈME PARTIE.



CHAPITRE Ier.

_Tableau de la situation politique et littéraire de l'Italie au 16e.
siècle. Influence des gouvernements italiens sur les progrès et l'éclat
des lettres et des arts. A Rome, les papes Jules II, Léon X, Clément
VII; à Florence, les grands-ducs Cosme 1er. François et Ferdinand de
Médicis_.


Si nous devions considérer ici l'Italie sous tous les rapports qui
intéressent l'historien, le politique et le philosophe, l'examen de ce
qu'elle fut pendant le cours du seizième siècle nous arrêterait
long-temps. Les événements dont elle fut le théâtre, les grandes
puissances qui s'y heurtèrent, la part que prirent dans leur querelle
les gouvernements italiens, les intrigues qu'ils firent jouer et celles
où ils furent enveloppés, les changements de constitution que
quelques-uns éprouvèrent, en un mot leurs vicissitudes de toute espèce,
qui ne furent jamais ni plus nombreuses, ni plus rapides, fourniraient
une trop ample matière de recherches et de discussions. Mais ce que ces
circonstances eurent d'influence sur le sort des lettres est ce que nous
devons principalement, ou même presque uniquement examiner; et ce point
de vue, immense encore, les resserre cependant et les circonscrit.
Voyons donc, comme nous l'avons fait pour les autres siècles, quels
furent pendant celui-ci en Italie les gouvernements qui se distinguèrent
par leur amour pour les lettres, et qui s'honorèrent le plus eux-mêmes
en leur accordant des encouragements et des honneurs.

L'histoire des papes avait cessé d'être celle des chefs d'une religion;
elle était devenue l'histoire des souverains d'un état qui s'était
agrandi par les effets d'une politique souvent coupable, mais constante
et toujours dirigée vers le même but au milieu des fluctuations de la
politique des autres puissances. Les crimes d'Alexandre VI,
l'assassinat, l'empoisonnement, la débauche et l'inceste, ne l'avaient
pas empêché d'accroître considérablement les possessions du Saint-Siége.
Les crimes de César Borgia, son fils, encore plus scélérat que lui,
réunirent au domaine de l'Église les petits états dont il détruisit les
princes par le fer et par le poison; et lorsque la nature fut enfin
vengée par la mort de ce père et de ce fils, également exécrables,
l'état de Rome se trouva plus grand, plus stable, plus de pair avec les
autres puissances de l'Europe qu'il ne l'avait jamais été sous les papes
les plus ambitieux et sous les pontifes les plus saints.

Il ne manquait plus qu'un pape guerrier à ce trône, qui, par sa
constitution singulière, prescrivait aux autres ce qu'ils devaient
croire pour lui fournir les moyens de s'élever au-dessus d'eux; Jules
II, successeur presque immédiat d'Alexandre[1], donna au monde ce
spectacle. Selon la religion, c'en était un très-scandaleux, sans doute;
on vit alors le vicaire du Christ armer la France et l'Europe entière
contre Venise dans la fameuse ligue de Cambrai; on le vit, après avoir
abaissé les Vénitiens par les armes de notre bon et trop crédule roi
Louis XII, se liguer contre lui avec les Vénitiens eux-mêmes, et, pour
le chasser de l'Italie, pour en chasser, disait-il, tous les barbares,
mettre l'Italie en feu. Selon la politique, c'est autre chose; un grand
homme, qu'on accuse souvent d'injustice envers les papes, Voltaire, plus
juste envers Jules que tous nos historiens, a pris contre eux sa
défense. «Nos historiens, dit-il, blâment son ambition et son
opiniâtreté; il fallait aussi rendre justice à son courage et à ses
grandes vues: c'était un mauvais prêtre, mais un prince aussi estimable
qu'aucun de son temps[2].»

[Note 1: Après Pie III, qu'il avait eu l'adresse de faire élire,
pour écarter le cardinal d'Amboise, et qui mourut vingt-quatre jours
après. Élu le 22 sept. 1503 (mois qui n'a que vingt-huit jours),
couronné le 1er. octobre, il mourut le 18. (Muratori, _Ann. d'It._)]

[Note 2: _Essai sur les Mœurs et sur l'Esprit des Nations_, ch. 13.]

Ce grand-prêtre guerrier de la religion d'un Dieu de paix, tout occupé
qu'il était des projets de son ambition, qui n'aspirait à rien moins
qu'à le faire régner sur l'Italie entière, et de ses expéditions
militaires qui tendaient toutes vers ce but, avait trop de grandeur dans
l'ame et d'étendue dans l'esprit, pour ne pas vouloir tirer des
beaux-arts et des lettres une partie de l'éclat de son règne. Ce fut lui
qui entreprit la grande basilique de St.-Pierre, et c'en serait assez
pour l'immortaliser dans l'histoire des arts[3]. De grands artistes et
des gens de lettres recommandables trouvèrent en lui un protecteur[4].
Il voulut aussi, dit-on, ajouter à la bibliothèque du Vatican une autre
bibliothèque pour l'usage particulier des souverains pontifes; elle
était moins précieuse par le nombre des livres que par le choix; le
local en était commode, très-agréablement placé, décoré de marbres et de
peintures du meilleur goût. Le Bembo en parle dans une de ces
lettres[5]; Tiraboschi, en le citant[6], avoue qu'on ne trouve nulle
part ailleurs aucune mention de cette bibliothèque; mais cette lettre
est adressée au pape lui-même, et malgré l'observation de Tiraboschi,
les expressions en sont trop positives pour que l'on puisse douter du
soin que Jules II mettait alors[7] à former cette bibliothèque.

[Note 3: Tiraboschi, _Stor. della Letter. ital._, t. VII, part I, p.
12.]

[Note 4: On cite entre autres, parmi ces derniers, Jean-Antoine
Flaminio, qui, ayant prononcé devant lui, en 1506, à Iinoia, un discours
latin, en reçut un accueil honorable, une invitation à venir à Rome, et
une somme de 50 écus d'or. (Tiraboschi, _ibid._ Voyez aussi _Joan.
Anton. Flaminii Epistolœ_, l. I, ép. 4 et 6.)]

[Note 5: _Epist. famil._, l. V, ép. 8.]

[Note 6: _Ubi supr._]

[Note 7: Février 1513.]

Ce peu de services rendus aux lettres disparaît, il est vrai, devant les
services immenses que leur rendit le successeur de Jules, le célèbre
Léon X. Fils de Laurent de Médicis, si justement nommé le Magnifique,
élevé par Politien, au milieu des savants, dont le palais de son père
était toujours rempli, Jean de Médicis avait mieux profité que le
malheureux Pierre, son frère aîné, de cette éducation toute
littéraire[8]. Laurent s'était servi de son crédit auprès du pape
Innocent VIII pour faire élever au cardinalat ce fils encore enfant,
puisqu'il n'était que dans sa treizième année[9], sous la condition
seulement de ne porter que trois ans après les marques de cette dignité.
Le jeune cardinal passa ces trois années à Pise, appliqué, sous son
maître Politien et sous d'autres habiles professeurs, à ses études
littéraires et à celles que son état lui commandait. A seize ans et
quelques mois il reçut l'investiture[10], et alla siéger à Rome parmi
les princes de l'Église.

[Note 8: Pierre a cependant laissé, dans des poésies qui sont
restées manuscrites, des preuves d'esprit et de talent. Elles sont
conservées dans la bibliothèque Laurentienne, à la fin du recueil de
celles de Laurent son père. M. Roscoë, dans sa _Vie de Laurent_, cite en
entier un sonnet de Pierre, ch. 10. Mais sa fausse politique, sa
nonchalance naturelle et ses malheurs, absorbèrent en quelque sorte ses
heureuses dispositions, et son nom n'est point compté parmi ceux des
bienfaiteurs des lettres que fournit cette famille illustre.]

[Note 9: Il était né le 11 décembre 1475, et fut fait cardinal en
octobre 1488.]

[Note 10: Le 9 mars 1492.]

Les avis de son père dictèrent la sagesse de sa conduite[11]. Cette
sagesse, secondée par les richesses et la puissance de sa famille, par
la générosité de son caractère et les qualités aimables de son esprit,
lui acquit bientôt un crédit au-dessus de son âge; mais après la mort de
Laurent[12] il se trouva enveloppé dans les disgrâces et dans la
proscription dont la maison de Médicis et tout leur parti devinrent
l'objet. Alors il quitta l'Italie; il voyagea en Allemagne, dans les
Pays-Bas et en France, pendant le pontificat d'Alexandre VI, ennemi de
sa famille. Il revint à Rome vers la fin de ce règne[13], et sut, par sa
réserve et sa prudence, rendre impuissante la haine du pontife, s'il ne
put réussir à l'apaiser.

[Note 11: Voyez Fabroni, _Laurent Med. Vita_, vol. II, p. 313, la
lettre que Laurent écrivit au jeune cardinal son fils. M. Roscoë la
rapporte dans son _Appendix_ de la vie du même Laurent de Médicis, Nº.
61.]

[Note 12: En 1492.]

[Note 13: En 1500.]

Il respira sous Jules II[14], et rentra en crédit auprès de lui: il dut
à l'amitié ce retour. _Galeotto_ de la Rovère, neveu de Jules, jeune
homme qui réunissait aux grâces du corps et aux dons de l'esprit, les
bonnes mœurs, la politesse et la magnificence, devenu cardinal aussitôt
que son oncle fut pape, et peu après vice-chancelier de l'Église, était
depuis quelque temps lié avec Médicis; ce lien fut resserré par leur
dignité commune, et _Galeotto_, non content de remettre son ami en
faveur, trompé par la vieillesse de Jules II, formait déjà pour le
cardinal Jean des projets dont il croyait l'exécution prochaine; il
songeait pour lui-même à remplacer le crédit que lui procurait le
népotisme par celui que lui assurait une intime amitié. La mort rompit
tous ses desseins. Jean de Médicis le pleura amèrement et long-temps:
cette mort imprévue ne lui ôtait pas seulement un appui, mais presque le
seul de tous les membres du sacré collége qui partageât son goût
passionné pour les lettres et pour les arts, et qui attachât le même
prix que lui aux nobles jouissances qu'ils procurent.

[Note 14: Elu le Ier. novembre 1503.]

Paul Jove, et après lui d'autres historiens ont vanté justement cette
passion qui annonçait dans le cardinal Jean ce que le pape Léon X devait
être. Déjà tout ce qu'il y avait de peintres, de sculpteurs,
d'architectes habiles, ambitionnait son suffrage. Les savants, les
littérateurs, les poëtes, se réunissaient autour de lui; son palais leur
était toujours ouvert; sa bibliothèque semblait avoir été rassemblée
pour leurs recherches et leurs études[15]. Elle était riche en
manuscrits grecs et latins, qu'il avait en partie reçus de son père, et
en partie rachetés des religieux de Saint-Marc[16].

[Note 15: On peut voir ce que dit de cette bibliothèque
Jean-François Pic de la Mirandole, qui la fréquentait souvent, _Examen
vanitatis doctrinæ gentium_, p. 1044.]

[Note 16: En 1508, pour la somme de 2662 écus d'or. Nous verrons
bientôt les vicissitudes qu'éprouva cette bibliothèque.]

Il s'y trouvait souvent au milieu de ces réunions savantes; et dans les
discussions littéraires qu'il se plaisait à faire naître, on admirait
autant son esprit qu'on aimait sa familiarité décente et son urbanité.
Il cultivait lui-même, quoique avec peu de facilité, la poésie latine,
et n'était content de ses vers que lorsqu'il y avait mis cette élégance
que les latinistes modernes atteignent si rarement[17].

[Note 17: On cite avec raison, comme une preuve de cette élégance,
les vers ïambes suivants, qu'il fit pour une belle statue de Lucrèce,
retrouvée dans des ruines au-delà du Tibre; Fabroni les cite, _ubi
supr._, p. 37:

          _Libenter occumbo, mea in præcordia
        Adactum habens ferrum: juvat meâ manu
        Id præstitisse quod viraginum priùs
        Nulla ob pudicitiam peregit promptiùs.
        Juvat cruorem contueri proprium,
        Illumque verbis execrari asperrimis._

          _Sanguen mî acerbius veneno Colchico,
        Ex quo canis stygius vel hydra præferox
        Artus meos compegit in pœnam asperam;
        Lues flue, ac vetus reverte in toxicum;
        Tabes amara exi, mihi invisa et gravis,
        Quod feceris corpus nitidum et amabile._

          _Nec interim suas monet Lucretia
        Civeis pudore et castitate semper ut
        Sint præditæ, fidemque servent integram_

          _Suis maritis, cum sit hæc Mavortii
        Laus magna populi ut castitate fœminæ
        Lætentur et viris mage istâ gloriâ
        Placere studeant quam nitore et gratiâ.
        Quin id probasse cœde vel meâ gravi
        Lubet, statim animum purum oportere extrahi
        Ab inquinati corporis custodiâ_.]

Mais la faveur de Jules II ne pouvait se concilier long-temps avec les
arts de la paix. Ce pape belliqueux fit du cardinal qu'il aimait un
militaire. Devenu, sous le titre de légat, général en chef de l'armée
que le pontife opposait aux Français[18], Médicis fut fait prisonnier à
la bataille de Ravenne[19], et transféré à Milan pour l'être bientôt en
France. Cependant, et Milan et l'Italie échappaient aux Français, malgré
cette victoire achetée par trop de sang et par la mort glorieuse du
jeune Gaston de Foix. Le cardinal parvint, à force d'argent, à
s'échapper dans le désordre de la retraite; et dans la même année, peu
de mois après qu'il s'était vu captif, il rentra comme en triomphe dans
Florence, où tout ce qui restait des Médicis fut rappelé[20]; et l'année
n'était pas encore révolue depuis sa captivité, qu'il avait remplacé le
pape Jules II, et pris le nom de Léon X[21].

[Note 18: Marc-Antoine Colonne commandait en titre les troupes de
l'Église, mais il était de fait subordonné au cardinal-légat.]

[Note 19: 11 avril 1512.]

[Note 20: 31 août, même année.]

[Note 21: 11 mars 1513. Je laisse à l'histoire proprement dite les
détails de cette élection, et les motifs qui la décidèrent, et les
services que rendit alors à Médicis Bernard de Bibbiena, son
conclaviste, et l'heureux effet de cet abcès, qui, selon Paul Jove
(_Leonis X Vita_, liv. III), creva dans le conclave même. Le sage
Fabroni n'adopte point ces bruits honteux pour les mœurs du nouveau
pape. Il croit de préférence Guichardin, d'autant plus que cet historien
n'était nullement ami de Léon X. Guichardin attribue les suffrages qui
l'élurent et les applaudissements que reçut son élection au souvenir des
vertus de son père, et à la réputation qu'il s'était déjà faite dans
toute l'Europe par sa libéralité, par sa douceur et _par la pureté de
ses mœurs_; mérite, ajoute-t-il, qui, dans ces temps où régnait une
licence excessive, paraissait non-seulement rare, mais presque unique
dans un homme qui n'avait pas encore atteint sa trente-huitième année.
_Sed nos potissimum Guicciardinio credimus qui ait aditum ad summum
pontificatum Joanni patefecisse et plausûs ob adeptum excitasse memoriam
paternarum virtutum, et famam quæ omnes regiones peragraverat, ejus
liberalitatis, benignitatis, morumque plane castissimorum, quod iis
temporibus, in quibus nimia licentia dominabatur, non modo rarum, sed et
prope singulare in homine qui nondum compleverat trigesimum octavum
ætatis annum, videbatur._ (Paul Jov. _Leonis X Vita_, p. 60.)]

Il n'avait que trente-sept ans; son pontificat n'en dura que neuf, et il
eut le temps de faire de grandes choses, comme prince souverain, en
faveur des arts et des lettres; mais aussi de porter à la puissance
spirituelle de Rome, par l'excès de ses prodigalités et des saintes
exactions qu'il employa pour y fournir, un coup dont elle ne s'est
jamais relevée depuis, et dont, selon toutes les apparences, elle ne se
relèvera jamais.

Ce ne sont point ici les écrivains protestants qu'il faut croire; les
historiens catholiques suffisent. N'en croyons même pas Guichardin,
qu'on accuse, quoique italien, d'être un historien anti-papiste; il ne
faut que le témoignage du grave et impartial Muratori pour nous prouver
que le règne de ce chef de la religion romaine ne fut pas seulement
l'époque, mais la cause du terrible échec qu'elle reçut. Il avoue[22]
les funestes effets du commerce des indulgences dans toute l'étendue de
la chrétienté d'occident, et de leur vente publique à bureau ouvert,
pour fournir aux jouissances du pontife et à ses profusions toutes
mondaines. «Enfin négligeant, dit-il, ce qui devait être sa principale
affaire, Léon se mit à vivre tout-à-fait en prince séculier, à tenir une
cour d'une magnificence extraordinaire, à se livrer sans cesse aux
divertissements, à la chasse, aux festins, à la musique, et à des
dissipations qui firent croître à un point excessif le luxe des
Romains[23].»

[Note 22: _Ann. d'Ital._, an. 1516 et 1518.]

[Note 23: _Ibid._, an. 1521.]

Sa politique n'était pas plus conforme que sa morale à l'Évangile, dont
il était le premier ministre, et l'une contribua aussi peu au bonheur de
l'Italie et de l'Europe, que l'autre à l'édification de Rome. Possédé de
l'ambition de faire de son frère et de ses neveux des princes
souverains, c'est cette vanité qui dirigea toujours sa conduite ambiguë,
qui lui fit méditer de loin l'asservissement de Florence sa patrie, et
l'envahissement du duché de Ferrare; qui le rendit l'injuste persécuteur
du duc d'Urbin, et les armes à la main, les foudres de l'Église à la
bouche, l'implacable usurpateur de ses états; qui lui fit embrasser
alternativement le parti des Impériaux et des Suisses contre les
Français, et celui des Français contre les Impériaux et les Suisses[24].
Il fut l'un des principaux instigateurs de la guerre qui s'alluma entre
Charles V et François Ier.; et ce fut dans l'espérance d'obtenir du
vainqueur de petits états pour sa famille, et même pour son frère Julien
le royaume de Naples, qu'il contribua si activement à ouvrir pour
l'Italie cette source féconde de malheurs. Les Français, vaincus et
chassés de Milan, furent pour lui le sujet d'un vrai triomphe. Il
ordonna des fêtes magnifiques; il accourut à Rome pour y présider; tout
à coup elles furent troublées par sa maladie: cinq jours après il
n'était plus. Il mourut à quarante-six ans, de poison, selon quelques
historiens; d'autres laissent soupçonner des causes plus honteuses: quoi
qu'il en soit, le coup fut si imprévu et le trait si rapide, qu'il
expira sans avoir pu, lui, chef de l'Église, en recevoir les
sacrements[25].

[Note 24: Voyez tous les historiens.]

[Note 25: Muratori, ann. 1521. Guichardin (_Istor. d'Itat._, l.
XIV) dit que la nuit même qui suivit cette nouvelle de la défaite des
Français, la fièvre le prit, qu'il se fit porter à Rome le lendemain, et
qu'il mourut quelques jours après. Il suit en cela Paul Jove. Celui-ci
(_Vita Leonis X_, lib. IV) indique une cause fort naturelle de cette
fièvre dont le pape fut pris si subitement. _Nam eo triduo_, dit-il,
_litteræ de Helvetiorum ambiguâ fide acceptæ animum incertâ et ancipiti
spe victoriæ suspensum solicitis cogitationibus excruciarant_. Dans
cette disposition d'esprit et dans l'état où le tenaient toujours son
goût pour les plaisirs et des infirmités secrètes, il n'est pas étonnant
qu'un excès de joie ait causé une révolution mortelle. Quant aux
sacrements qu'il ne reçut point, Paul Jove ne le dit pas aussi
expressément que Muratori, mais on le conclut de ce qu'il dit. _Paucis
tamen horis quam è vitâ migraret, supplex, junctisque manibus, atque
oculis in cœlum piè conjectis_ (vous croiriez qu'il va demander les
sacrements), _Deo gratias egit, constantissimè professus se vel funestum
morbi exitum æquo pacatoque animo laturum, postquam Parmam Placentiamque
sine vulnere recuperatas, honestissimâ de superbo hoste partâ victoriâ,
conspiceret_. (_Ub. supr._)]

C'est à l'histoire à raconter tous ces faits, à montrer, dans les grands
scandales de ce règne, l'origine du grand mouvement que reçut alors
l'esprit humain, et dans les abus trop éclatants d'un joug sacré, la
principale cause qui engagea des nations entières à le briser. Ce
mouvement ne s'étant point communiqué sensiblement à l'Italie, ne doit
pas, quelque importance qu'il ait eue ailleurs, entrer dans le tableau
que nous avons à tracer. Nous ne devons considérer ici, dans Léon X, que
le bienfaiteur des lettres et des arts. Il offre, sous ce seul aspect,
assez de matière à nos observations.

Dès le moment de son élection, il annonça que le règne du bon goût
commençait, en prenant pour secrétaires, Sadolet et Bembo, qui avaient
enfin redonné à la langue latine son élégante pureté. Il voulut que ses
lettres et ses brefs ne fussent plus écrits en latin de la Daterie, mais
en latin de Cicéron. Il existait encore un de ces Grecs qui avaient
transporté en Europe, après la ruine de leur patrie, les trésors de leur
langue et de leur savoir. Jean Lascaris avait été en faveur auprès de
Laurent de Médicis, père de Léon; Charles VIII l'avait amené en France;
Louis XII l'envoya en ambassade auprès de la république de Venise. Quand
le roi et la république se brouillèrent, Lascaris resta à Venise, où il
vécut en simple particulier, et sans doute en enseignant, comme
autrefois, la langue grecque[26]; car ce qu'il y a souvent de plus
heureux pour l'homme de lettres honnête homme, qui consent à se charger
d'emplois publics, c'est de se retrouver, après les avoir perdus, avec
les mêmes moyens d'exister par son travail qu'il avait avant de les
prendre. Le pape concerta avec ce savant l'exécution d'un dessein digne
de son amour pour les lettres, et le meilleur qu'il pût concevoir pour
répandre le goût et la connaissance de la langue grecque. Il fit venir à
Rome, par le grec Marc Musurus, dix jeunes gens de familles nobles de la
Grèce, et les remit entre les mains de Lascaris, qu'il chargea de les
instruire à fond dans la littérature grecque et latine, et d'en former
une espèce de collége, où les Italiens pourraient apprendre parfaitement
le grec[27]. Les langues orientales, jusqu'alors négligées, cessèrent de
l'être; l'hébreu, le chaldéen, le syriaque, furent enseignés
publiquement par des savants italiens, encouragés à ces études
difficiles par les bienfaits de Léon X[28].

[Note 26: Tiraboschi, t. VII, part. II, c. 2; Hodius, _de Græcis
illustribus_, etc.]

[Note 27: Voyez Lettres de Bembo écrites au nom de Léon X, l. IV,
ép. 8, à Marc Musurus.]

[Note 28: Voyez Tiraboschi, t. VII, part. II, l. IV, p. 11.]

Il ranima l'université de Rome, qu'on avait laissé périr; il y appela de
toutes parts les plus habiles professeurs, et lui rendit ses revenus que
Jules II avait appliqués aux dépenses de la guerre. Il établit à Rome
une imprimerie uniquement destinée aux livres grecs, et dont la
direction fut confiée à Lascaris. Ce fut alors que ce savant, qui avait
déjà donné à Florence sa belle édition de l'Anthologie grecque, fut en
état de publier à Rome d'autres éditions précieuses[29], dans le loisir
et avec les secours qu'il dut à la générosité de Léon X[30]. Le pape
accorda une protection spéciale à l'académie romaine, où se réunissaient
la plupart des savants qu'il avait appelés auprès de lui, et dont les
assemblées, étrangères au pédantisme du siècle précédent, respiraient la
gaîté et l'urbanité la plus aimable. Ses épîtres à quelques-uns de ces
savants, dans le recueil de celles du Bembo, et sa correspondance avec
le célèbre Erasme, que l'on trouve parmi celles d'Erasme lui-même[31],
nous montrent ce pontife, qui semble devenu celui des lettres, sans
cesse occupé à favoriser, à honorer ceux qui les cultivent, et à
récompenser leurs travaux. Il plaça Béroalde le jeune à la tête de la
bibliothèque Vaticane, qu'il enrichit d'un grand nombre de livres et de
manuscrits. Il n'épargnait aucune dépense, aucune démarche auprès des
puissances étrangères, pour faire chercher dans les pays éloignés, et
jusque dans les états du Nord, des livres anciens encore inédits. Les
manuscrits étaient déposés dans la bibliothèque pontificale, et
l'impression en répandait la jouissance dans tout le monde savant.

[Note 29: Les _Scholies_ sur l'_Iliade_, les _Questions homériques_
de Phorphyre, et d'anciennes _Scholies_ sur les sept tragédies de
Sophocle; Tiraboschi et Hodius, _ub. supr._]

[Note 30: Nous verrons ailleurs quelle fut l'influence de cette
générosité de Léon sur l'étude et sur la propagation de la langue
grecque, et l'heureux effet de l'exemple qu'il avait donné.]

[Note 31: _Epistol. Erasmi_, vol. I, ép. 178, 193, etc.]

Bientôt tout ce qu'il y eut en Italie de littérateurs, de poëtes,
d'orateurs de quelque talent, d'écrivains élégants et instruits dans
tous les genres, accourut à Rome, fut présenté au pape, et reçut de lui
un bon accueil et des récompenses. Nous verrons, en parlant de chacun de
ceux qui fleurirent alors, qu'il y en eut peu qui n'ambitionnassent et
qui n'obtinssent cet avantage. Les arts ne trouvaient pas auprès de lui
moins de faveur que les lettres. Il aimait passionnément et cultivait
lui-même le plus aimable de tous, la musique. La nature, dit son
historien Fabroni[32], lui avait fait don d'une voix douce et tendre,
qui, même dans le discours familier, enchantait ceux qui l'écoutaient.
Elle lui avait aussi donné une oreille très-délicate. D'habiles maîtres
avaient développé ces heureuses dispositions; dès sa première jeunesse
il chantait et jouait très-bien des instruments. Il aimait à parler des
tons, des cordes, des nombres, des proportions et de toute la théorie de
l'art; il avait même dans sa chambre à coucher un instrument sur lequel
il s'exerçait et rendait raison des démonstrations qu'il avait faites.
Il recherchait et récompensait les savants musiciens et les bons
chanteurs, et ce fut auprès de lui, pour plus d'un ecclésiastique, un
moyen de fortune qu'une belle voix[33].

[Note 32: _Leonis X Vita_, p. 206.]

[Note 33: _Id. ibid._]

Mais les arts, que l'on appelle du dessin, parce que le dessin en est la
base, furent les principaux objets de sa munificence, et, l'on peut même
le dire, de ses profusions. Il poursuivit avec ardeur et avec des
dépenses incalculables les travaux de la basilique de saint Pierre.
D'autres grands édifices furent élevés en même temps. Les chefs-d'œuvre
de l'art antique sortirent en foule des décombres de l'ancienne Rome.
Les artistes modernes furent enrichis et honorés. Le grand Raphaël les
surpassa tous en fortune comme en talent[34]; d'autres peintres, des
sculpteurs, des architectes célèbres brillèrent à la fois; ils durent
peut-être au pontife une partie de leur gloire; mais ils ont fait la
sienne, et c'est leur immortalité qui a rendu le nom de Léon X immortel.

[Note 34: Un artiste que Raphaël surpassa peut-être aussi en talent
proprement dit, mais non certainement en génie, Michel-Ange, fut loin de
l'égaler en fortune. Il fut peut-être le seul grand artiste que Léon
n'aima pas, qu'il laissa sans récompense, et ne voulut presque pas
employer. Parmi les poëtes, il ne fit rien non plus pour l'Arioste, qui
dans son art était aussi le premier. Nous en chercherons la raison quand
nous parlerons de ce grand poëte.]

Le titre de Magnifique ne lui convenait pas moins qu'a son père, et si
celui de Prodigue eût été un éloge, c'est à lui qu'il aurait fallu le
donner. Sans compter les fortes sommes qui coulaient, pour ainsi dire,
et s'échappaient continuellement de son trésor, ses mains ne cessaient
d'en répandre. A ses repas, quand il voyait, parmi les spectateurs, des
étrangers, des voyageurs inconnus et mal vêtus, il leur distribuait des
pièces d'or; il en faisait remplir le matin une bourse de couleur
cramoisie, pour les occasions imprévues[35], et cette bourse, tous les
jours remplie, était vidée tous les jours.

[Note 35: Paul Jove, _Vita Leonis X_, l, IV.]

Il aurait manqué à Léon X un plaisir de souverain, s'il n'avait pas aimé
la chasse; il l'aimait passionnément: il courait la bête fauve à cheval,
en bottes, en déterminé chasseur. Il voulait que tout se fit selon les
règles de l'art, dont il avait fait une sérieuse étude: et lui, qui
était habituellement doux et patient, si quelqu'un de sa cour ou de sa
suite s'écartait, courait çà et là, criait et faisait lever la bête
lorsqu'il ne s'y attendait pas, il se mettait en colère; souvent même il
disait de grosses injures aux personnes les moins faites pour en
recevoir[36]. Si la chasse avait été mauvaise, par quelque cause que ce
fût, il montrait beaucoup de tristesse et d'humeur. Ses familiers
évitaient alors sa présence, sachant que toutes les qualités qui le
faisaient aimer, et sa libéralité surtout, étaient alors comme
suspendues. Si, au contraire, il était jamais agréable et utile de
l'approcher, c'était lorsqu'il revenait bien las, mais bien content,
après avoir fait bonne chasse[37]. Il donnait pour motifs, au goût qu'il
avait montré dès sa jeunesse pour cet exercice violent et dispendieux,
des raisons de régime et le soin de prévenir l'excès d'embonpoint dont
il était menacé; mais un cardinal et un pape suivaient, dans les bons
siècles de l'Église, d'autres régimes que celui-là.

[Note 36: _Id. ibid._]

[Note 37: _Id. ibid._ Voyez-y le détail des chasses du souverain
pontife depuis la fin des grandes chaleurs de l'été jusque dans le plus
fort de l'hiver, aux bains de Viterbe, au lac Bolsena, sur les confins
de la Toscane, ensuite à Civita-Vecchia, d'où il revenait à Rome et à sa
délicieuse _Valla Malliana_.]

Sa gaîté naturelle et son amour pour le plaisir n'étaient pas moins
excités que son goût pour la dépense, par un grand nombre de cardinaux,
jeunes, riches, d'une naissance illustre, qui vivaient dans le luxe,
étalaient une magnificence royale, et passaient, comme lui, leurs jours
à la chasse, à table et aux spectacles[38]. Louis d'Aragon, Hippolyte
d'Este, Sigismond de Gonzague et plusieurs autres, tenaient à Rome
l'état le plus brillant. Leurs maisons étaient remplies de domestiques,
et, sous ce nom, ils comprenaient des hommes bien nés, des gentilshommes
qui briguaient l'honneur de les servir. On y voyait une multitude de
chevaux et de chiens de chasse: tout y respirait la joie, la grandeur et
la magnificence. On ne peut nier que ce ne fût là une cour
très-splendide et très-gaie; mais on ne doit pas être surpris que des
hommes d'une humeur sévère, et que des peuples entiers se soient lassés
de fournir, par des jeûnes et des privations, aux dépenses de ce luxe et
de ces plaisirs.

[Note 38: _Id. ibid._]

Le cardinal Bibbiena était un de ceux qui contribuaient le plus à
entretenir dans Léon ce goût pour la dissipation et les spectacles.
Très-propre au maniement des grandes affaires, il ne l'était pas moins
aux jeux d'esprit, et surtout aux jeux de la scène. Il écrivait en
Italien des comédies pleines de saillies et de plaisanteries piquantes.
Il engageait des jeunes gens de bonne famille à jouer ces comédies sur
des théâtres dressés dans les appartements spacieux du Vatican; il y fit
surtout représenter sa _Calandria_, et obtint que le pape y assistât
publiquement: c'est peut-être ce qui fit naître dans Léon X le goût
très-vif qu'il montra pour ces sortes d'amusements. L'art dramatique
naissait alors, et l'on en donnait dans d'autres cours les premiers
essais, sur des théâtres magnifiques; Léon ne voulut pas que sa cour y
restât étrangère. Ce n'étaient encore que des comédies, et dont la
licence faisait presque tout le sel. La _Calandria_ s'élevait un peu
au-dessus de ces farces grossières; mais nous verrons dans la suite ce
que c'était que cette _Calandria_, et si c'était là une pièce digne
d'être jouée devant le sacré collége, et composée par un de ses membres.

Ce ne fut pas la seule que Léon fit représenter dans des fêtes, avec sa
magnificence ordinaire; et ce fut une des plus décentes. Il y avait à
Sienne une société, ou académie[39] poétique et dramatique, qui jouait
des comédies écrites dans le langage du peuple et des paysans siennois,
et assaisonnées de tous les proverbes grivois et de toutes les
gravelures dont cet idiome était enrichi. La réputation de ces espèces
d'atellanes se répandit jusqu'à Rome. Léon X invita les associés à venir
lui donner des preuves de leur talent; ils jouèrent dans l'intérieur du
palais; et comme le pape entendait fort bien ce langage, il prit tant de
plaisir à ces représentations, qu'il faisait revenir tous les ans les
académiciens de Sienne[40]. Quelque médiocres que leurs pièces pussent
être, il faut songer à ce qu'avaient alors de piquant ces premiers
essais de la comédie renaissante; il faut se transporter aux temps, se
rappeler que, dans tout le reste de l'Europe, on en était encore aux
Mystères et aux farces des saints, et croire que, puisque des esprits
aussi cultivés qu'un Bembo, un Sadolet, et que Léon X lui-même,
prenaient goût à ces divertissements, ils n'étaient pas sans quelque
mérite.

[Note 39: Celle des _Rozzi_.]

[Note 40: Tiraboschi, _Stor. della Letter. ital._, t. VII, part. I,
c. 4, part. III, c. 3.]

Bibbiena excellait, dit Paul Jove[41]; à faire perdre le sens aux hommes
de l'âge et des professions les plus graves. Le pape prenait alors
beaucoup de plaisir à s'amuser d'eux; il les comblait d'éloges, de
présents, leur persuadait des choses incroyables, et parvenait à les
rendre, de sots qu'ils étaient, fous, insensés, et surtout complètement
ridicules; c'était précisément ce qu'on a appelé parmi nous des
mystifications. C'est ainsi qu'il parvint à persuader à un vieux
secrétaire, nommé Tarascon, qu'il était devenu tout à coup très-savant
en musique: il le flatta si adroitement, que ce pauvre homme, enflé de
sa science, se mit à établir les règles et les principes les plus
extravagants. Il voulait, par exemple, que, pour mieux pincer la harpe
ou la lyre, on se fît lier les bras, afin que les nerfs et les muscles,
mieux tendus, touchassent les cordes avec plus de force et de finesse;
et le pape, qui était lui-même très-habile musicien, raisonnant avec
lui de proportions, de notes et d'intervales, faisait semblant d'admirer
de si belles choses, et se déclarait vaincu dans son art[42].

[Note 41: _Vita Leonis_ X, l, IV.]

[Note 42: _Id. ibid._]

Mais rien n'égale en ce genre ce qu'il fit pour se moquer d'un vieux
poëte nommé _Baraballo_, de Gaëte, dans le royaume de Naples. Ce poëte
bouffon improvisait et chantait publiquement des vers italiens
détestables, où le bon sens, la langue et la mesure étaient blessés à la
fois, et il ne prétendait être rien moins que le rival de Pétrarque.
Léon X l'enflamma si bien par ses louanges immodérées, qu'il finit par
lui persuader de se faire couronner, comme Pétrarque lui-même, au
Capitole. _Baraballo_ demanda très-sérieusement le triomphe, et le pape
le lui décerna tout aussi sérieusement. Le jour prescrit, et annoncé
long-temps d'avance, cet homme sexagénaire et honnêtement né, dont la
haute taille, la belle figure et les cheveux blancs, rendaient l'aspect
vénérable, revêtu de la toge et du laticlave, couvert de pourpre et
d'or, enfin paré de tous les ornements des anciens triomphateurs, fut
conduit, au son des flûtes, à la table du pontife, qui célébrait dans un
repas joyeux la fête de S. Cosme et de S. Damien, patrons de la famille
des Médicis. Après y avoir long-temps fait pompe de son talent par les
vers les plus ridicules, _Baraballo_ descendit sur la place du Vatican.
Là, sous les yeux du pape, il monta sur un éléphant tout caparaçonné
d'or, et qui portait une chaire triomphale; mais cet animal, en quelque
sorte plus sensé que lui, et d'ailleurs étourdi par le bruit des
tambours, des trompettes et des acclamations de la foule immense du
peuple, ne voulut jamais faire un pas au-delà du pont St.-Ange, et
_Baraballo_ revint à pied, aux huées de la populace et à la grande joie
du pape et de ses cardinaux[43].

[Note 43: _Id. ibid._, et Tiraboschi, _loc. cit._]

Léon était sans cesse environné, assiégé et souvent importuné par des
poëtes[44]. Il en admettait presque tous les jours à ses soupers, dont
Paul Jove nous a laissé des descriptions curieuses[45]. Ces poëtes, il
est vrai, étaient amis de Bacchus plutôt que des Muses; ils n'étaient là
que pour servir de jouet, pour amuser le joyeux pontife et sa cour, par
leurs querelles ridicules et par leurs vers plus ridicules encore.
_Giraldi_, dans ses dialogues[46], nomme entre autres Jean _Gazoldo_ et
Jérôme _Britonio_, dont le pape ne se borna pas à se moquer pour leurs
mauvais impromptus latins, mais à qui il fit plus d'une fois donner
très-solennellement des coups de bâton, et qui devinrent, par leurs
bastonnades et par leurs vers, la fable de toute la ville.

[Note 44: Voyez _Pierii Valeriani Carmina_, Venet, 1550, p. 28.]

[Note 45: _Ub. supr._]

[Note 46: _De Poëtis suorum temporum_.]

On parle aussi d'un certain _Querno_[47], doué d'une facilité
extraordinaire et d'une effronterie non moins rare à débiter, avec
emphase, ses détestables et interminables vers latins. Il était de
Monopoli, dans les états de Naples, et vint à Rome au temps de Léon X, à
l'âge de plus de quarante-cinq ans. Il se présenta avec un poëme
d'environ vingt mille vers, intitulé _Alexias_, et sa lyre
d'improvisateur. Sa large face, sa chevelure épaisse et toute son
hétéroclite figure, le firent juger propre à ce qu'on voulait de lui. On
en fit l'épreuve à un grand repas, dans une île du Tibre autrefois
consacrée à Esculape. Tandis que _Querno_ s'y montrait poëte et buveur
également infatigable, quelques convives lui mirent gaîment sur la tête
une couronne de pampre, de choux et de laurier, et le saluèrent par
trois acclamations du titre nouveau d'archi-poëte. Il prit au sérieux
tous ces honneurs, demanda d'être présenté au pape, et donna devant lui
le plus libre essor à sa verve. Léon le trouva digne d'être admis à ses
soupers. Là, il lui donnait de temps en temps quelques bons morceaux,
que le poëte glouton dévorait debout auprès d'une fenêtre. Le pontife
lui versait à boire dans son propre verre, mais à condition qu'il
dirait sur-le-champ au moins deux vers sur le sujet qu'on lui
proposerait, et que, s'il ne le pouvait pas, ou si les vers n'étaient
pas trouvés de bon aloi, il serait obligé de boire son vin trempé de
beaucoup d'eau.

[Note 47: Voyez Paul Jove et Giraldi, _ub. supr._]

Quelquefois le pape lui-même se divertissait à lui répondre en vers de
la même mesure, et qui ne valaient pas mieux que les siens. On a
conservé quelques-uns de ces jeux; par exemple, _Querno_ disait:

        _Archipoëta facit versûs pro mille poëtis_;

c'est-à-dire:

        L'archi-poëte fait ici
        Plus de vers que mille poëtes.

Léon répondit sur-le-champ:

        _Et pro mille aliis archipoëta bibit_:

        Et plus que mille autres poëtes
        L'archi-poëte boit aussi.

_Querno_ reprit un moment après:

        _Porrige, quod faciat mihi carmina docta falernum_:

        Versez, c'est ce bon vin qui fait des vers savants;

et le pape répliqua, en faisant allusion à la goutte dont le poëte
buveur était tourmenté:

        _Hoc etiam enervat, dehilitatque pedes_;

        Il rend aussi les pieds débiles et tremblants.

Souvent il arrivait à _Querno_, comme aux autres bouffons, de finir
tristement la fête: des applaudissements on passait aux insultes, et
quelquefois même aux coups. Un autre poëte, nommé Maron[48], qui n'était
pas un Virgile, mais qui valait beaucoup mieux que l'archi-poëte,
remporta sur lui plusieurs victoires dont il usa peu généreusement;
_Querno_ s'aperçut enfin qu'il était un objet de risée, et se retira de
la cour. Réduit à la plus affreuse misère, après la mort de Léon X, il
alla mourir de désespoir à Naples, dans un hôpital, où il se déchira, de
sa propre main, le ventre et les entrailles avec une paire de
ciseaux[49].

[Note 48: _Andrea Marone_.]

[Note 49: Tiraboschi, _ub. supr._, l. III, c. 4.]

Léon, il est vrai, ne pouvait prévoir ce cruel effet de ses amusements;
mais on ne voit point sans peine, dans un souverain pontife, dans un
protecteur si renommé des lettres, ce goût pour des bouffonneries et des
scurrilités pareilles. Il y a là, quoi qu'on en dise, un secret mépris
des hommes, de la poésie et des lettres. La démence et l'ivresse offrent
un spectacle humiliant auquel on ne voit aucun homme délicat et bien
élevé prendre plaisir; et la folie d'un _Querno_ et d'un _Baraballo_ a
quelque chose d'offensant pour le talent et pour le génie poétique, dont
un véritable admirateur de l'un et de l'autre aurait dû détourner les
yeux.

Une remarque que l'on peut faire ici, c'est que Léon X réserva toutes
ces plaisanteries dérisoires pour des poëtes, et qu'il n'y soumit aucun
artiste, quoiqu'il y ait dans cette classe d'hommes, et des
amours-propres excessifs, et des ridicules, tout au moins autant que
dans l'autre. Peut-être y avait-il en lui, sans qu'il s'en rendit
compte, ce qui est souvent dans les hommes riches ou puissants, un
certain désir de rabaisser l'élévation littéraire, que ne leur inspire
point la sublimité des arts, à quelque degré qu'elle parvienne.

Tous les bouffons du pape n'étaient pas poëtes[50]. Le vieux _Poggio_,
l'un des fils de _Poggio_ l'historien; un certain _Moro_, payé de son
intempérance par d'horribles douleurs de goutte, mais qui n'en était pas
moins gai; un chevalier _Brandini_, un gros moine nommé _Mariano_, tous
plaisants, facétieux et hommes de bonne chère, étaient habituellement
ses convives. Ils se piquaient d'une science profonde en cuisine, et
imaginaient les ragoûts les plus singuliers; ils allèrent jusqu'à imiter
dans des pièces de pâtisserie farcies de viande de paon hachée, les
recherches des anciens Romains. Mais leurs jeux de mots et leurs
bouffonneries plaisaient encore plus à Léon X que leurs mets les plus
délicats et les plus savants. A certaines époques de l'année, qui
amènent et autorisent un redoublement de gaîté, on les plaçait tous
ensemble au bas de la table, où ils étaient traités splendidement, mais
à condition qu'ils souffriraient patiemment tous les tours que le maître
et ses courtisans voudraient leur faire: on leur promettait seulement de
ne pas compromettre leur santé. On leur servait, par exemple, sous
l'apparence des mets les plus agréables, des singes, des corbeaux ou
d'autres animaux, dont la chair coriace, insipide, ou de mauvais goût,
trompait leur friandise et leur appétit.

[Note 50: Paul Jove, _ub. supr._]

«Tous ces jeux, dit l'historien Paul Jove[51] (et aujourd'hui l'on en
jugerait autrement), étaient dignes d'un prince noble et poli, mais dans
celui qui était revêtu de l'auguste dignité de souverain pontife, ils
étaient blâmés par des hommes sévères et de mauvaise humeur.» Sans les
blâmer autant qu'eux, on peut dire qu'à en juger par de pareilles
scènes, dont la table du Saint-Père était le théâtre, cela ne
ressemblait pas plus aux soupers d'Auguste, ou de Frédéric II, qu'à ceux
des apôtres, dont Léon X oubliait trop qu'il était le successeur.

[Note 51: _Loc. cit._]

Pour terminer gaîment ces joyeux festins, où la chère était splendide,
mais où tous les historiens conviennent que le pape se montrait
tempérant et même sobre, il invitait quelquefois ses cardinaux les plus
intimes à jouer aux cartes avec lui.

La partie était composée de six ou sept joueurs; et l'un des exercices
les plus agréables pour lui de cette libéralité qui lui était naturelle,
était, soit qu'il eût gagné ou perdu, de répandre à pleines mains des
pièces d'or sur la foule des regardants[52]. D'autres familiarités
donnaient lieu à des soupçons sur ses mœurs, que le même historien
repousse, mais qu'il ne dissimule pas. Sans entrer dans les mêmes
particularités, le bon et sage Tiraboschi reconnaît[53] qu'il résulta du
singulier aspect qu'offrait alors la cour romaine deux terribles
inconvénients: le premier est qu'à force de voir le souverain pontife
aimer à ce point les vers profanes, les plaisanteries souvent peu
décentes, et les spectacles où les bonnes mœurs n'étaient pas trop
respectées, cela ne laissa pas d'avilir la dignité pontificale, et
réveilla même des soupçons peu honorables au pontife; le second est que
le goût de Léon X s'étant déclaré pour la poésie et pour les arts
d'agrément, les études plus sérieuses furent peu cultivées, et que dans
ce temps, où des hérésies nouvelles et puissantes assiégèrent l'Église,
elle ne trouva plus dans son sein ce nombre et ce choix de vaillants
défenseurs dont elle aurait eu besoin.

[Note 52: _Id. ibid._]

[Note 53: T. VII, l, I, c. 2.]

Une autre suite fâcheuse, non pas des goûts frivoles, ni de la vie toute
mondaine de Léon X, mais de ses prodigalités excessives, et des dépenses
où il s'engagea pour fomenter et soutenir des guerres inutiles et
funestes, ce fut l'épuisement total des finances et du trésor, où se
rendaient, comme en un réservoir commun, les fruits de la crédulité de
l'Europe presque entière; non-seulement tout l'or et l'argent monnayé,
mais les diamants, les joyaux de l'église romaine et les autres objets
précieux en avaient disparu. Il laissa à la place une dette énorme, dont
l'intérêt annuel montait à 40,000 écus d'or; et tout cela, dit Muratori,
pour procurer à l'Église un accroissement de patrimoine, si peu solide,
qu'on le lui a vu enlever de nos jours: et dans quel temps encore?
lorsque l'hérésie de Luther se répandait avec une rapidité toujours
croissante, et que le fier Soliman assiégeait et prenait Belgrade,
dernier boulevart de la chrétienté[54].

[Note 54: _Annal. d'Ital._, an 1521.]

Il n'y a de réponse à ces reproches faits par des auteurs graves, que le
bien immense que Léon X fit aux lettres et aux arts: ce bien est si
incontestable et si grand, qu'il couvre toutes ses fautes. La
civilisation ne lui dut pas moins que les lettres. Il favorisa, il est
vrai, et mit en vogue la légèreté d'esprit, mais il mit en discrédit le
pédantisme; il corrompit les mœurs, mais il les adoucit. Quand les
mœurs sont devenues grossières et féroces, peut-être, pour les ramener à
la politesse et à la douceur, est-il besoin de ce remède; de même que,
si elles se sont tout-à-fait amollies et dépravées, il faut, pour leur
rendre de la vigueur et de la pureté, leur redonner un peu de leur
première rudesse.

Il était possible qu'elles reprissent cette marche sous le pontificat du
successeur de Léon, Adrien VI, et même qu'elles remontassent beaucoup
trop loin; mais ce pape flamand, qui n'avait jamais vu l'Italie,
étranger à tous les arts qui y sont nés, et nourri dans sa jeunesse de
subtilités théologiques, ne régna que peu de mois. Il vécut assez pour
faire craindre un retour vers la barbarie dont on ne faisait que de
sortir. Au moment de son élection, il gouvernait l'Espagne au nom de
l'empereur Charles-Quint, dont il avait été le précepteur. Les députés
du conclave l'allèrent chercher dans la Biscaye. Il fut près de huit
mois à se rendre à Rome. A son arrivée, les poëtes prirent la fuite, le
secrétariat des brefs fut changé; Sadolet se retira à la campagne: les
lettres et les arts furent dans l'effroi.

Un jour que ce pape lisait des lettres latines écrites avec élégance:
_Ce sont_, dit-il, _des lettres d'un poëte_[55]. On lui faisait voir au
Belvédère le Laocoon, comme une des plus admirables productions de
l'art; il dit, presque sans le regarder: _Ce sont les idoles des
anciens_[56]. «Je crains, écrivait un Augustin très-pieux, mais homme de
goût[57], qu'il ne fasse un jour ce qu'on dit qu'avait fait S. Grégoire,
et que de toutes ces statues, témoignages vivants de la gloire et de la
grandeur romaine, il ne fasse de la chaux pour la basilique de
St.-Pierre[58].» Il regardait comme des choses profanes et comme des
vanités payennes tous les livres, à l'exception des livres saints[59],
ce qui pouvait faire craindre des destructions peut-être encore plus
funestes. Il mourut quinze jours seulement après son intronisation[60];
et les lettres et les arts crurent devoir se rassurer en voyant, pour la
seconde fois, un Médicis s'asseoir sur la chaire apostolique: mais son
pontificat leur fut peut-être plus fatal que n'aurait pu l'être celui
d'Adrien VI.

[Note 55: _Sunt litterœ unius poëtœ_.]

[Note 56: _Sunt idola antiquorum_.]

[Note 57: _Girolamo Negri_, qui écrivit avec beaucoup de force et de
zèle contre Luther.]

[Note 58: _Lettere di Principi_, Venez., 1524, t. I, p. 96;
Tiraboschi, t. VII, l. I, c. II.]

[Note 59: _Rimirava come gentilesche profanità tutti i libri non
sacri_. Tiraboschi, _ibid._, c. 5.]

[Note 60: Cette cérémonie se fit le 29 août, et il mourut le 14
septembre 1522. Voyez _Annal._ de Muratori.]

Le cardinal Jules de Médicis, fils naturel de ce jeune Julien, assassiné
à Florence dans la conjuration des Pazzi[61], s'était attaché de tout
temps à la fortune de Léon X, son cousin. Ce pape l'avait revêtu de la
pourpre, et l'avait entouré de toute la faveur attachée à son nom, à ses
dignités et à ses richesses. A la mort de Léon X, on crut généralement
que le cardinal Jules lui succéderait, et il le crut lui-même; mais
voyant le parti français, qui lui était opposé, prêt à l'emporter dans
le conclave, il aima mieux voter pour le parti de l'empereur que
s'obstiner plus long-temps dans des prétentions inutiles. Il proposa le
cardinal Adrien d'Utrecht, auquel personne n'avait pensé: sa voix
entraîna celle des jeunes cardinaux; les vieux s'y réunirent
tout-à-coup; et le conclave, à son propre étonnement, fut unanime en
faveur d'un étranger inconnu à tous[62]. L'ambition de Jules ne fut pas
trompée pour long-temps; Adrien ne fit que paraître sur le trône de
St.-Pierre; et il s'y assit, âgé de quarante-cinq ans, avec le nom de
Clément VII. Sa politique fut la même que celle de Léon X; elle eut pour
but l'agrandissement de sa famille aux dépens de sa patrie; et, pour
moyen, une foi toujours flottante et ambiguë entre les grandes
puissances belligérantes, afin de pouvoir profiter, pour cet
agrandissement, de la protection du vainqueur.

[Note 61: Voyez tome III de cet ouvrage, page 382.]

[Note 62: Voyez, sur cette élection, Paul Jove, _Vita Hadriani VI_;
voyez aussi Robertson, _Hist. de Charles V_, trad. française, t. III, p.
319 et 320.]

Les plus cruels désastres en furent la suite. Lié par un traité secret
avec François Ier.[63], avant la bataille de Pavie, il entra
publiquement avec lui dans cette _ligue_, qu'on appela si abusivement
_sainte_, lorsque ce roi, sorti de prison, voulut s'affranchir par les
armes du traité oppressif qu'il avait signé dans les fers, et crut
n'avoir besoin, pour être dispensé de sa parole, que de l'absolution du
pape[64]. Clément VII, attaqué du côté de Naples par les Colonne qui
tenaient pour l'empereur, vit Rome assiégée, envahie, son palais, ceux
des cardinaux, des prélats, des ambassadeurs de la ligue, saccagés et
mis au pillage. Forcé de conclure une trêve, il ne tarda pas à la rompre
dès qu'il crut pouvoir se venger. Il fit raser, à Rome, les palais de la
famille Colonne, et mettre à feu et à sang toutes leurs terres[65].
Bientôt, effrayé de la marche de l'armée impériale commandée par Charles
de Bourbon, il propose et conclut une nouvelle trêve, la rompt de
nouveau, est assiégé par cette armée affamée, dont une longue route
avait redoublé les besoins et la rage; trouve à peine le temps de se
retirer avec ses cardinaux dans le château St.-Ange, et de-là est témoin
du plus horrible spectacle que cette malheureuse Rome eut offert depuis
onze siècles. Le pillage dura plusieurs jours. Les palais, les maisons
riches, les églises, offrirent un immense butin: ce qu'on ne put
emporter fut détruit. Les Espagnols catholiques et les Allemands
luthériens pillaient à l'envi. Cardinaux, évêques, prélats, courtisans
et nobles romains faits prisonniers, ne se rachetaient que par d'énormes
rançons, et en livrant au vainqueur leurs trésors les plus secrets. Rien
ne pouvait dérober les dames romaines, leurs filles et les vierges
renfermées dans les temples, aux insultes et à la brutalité d'une
soldatesque sans chef, Charles de Bourbon, son général, ayant été tué à
la première attaque. On croit enfin que Rome eut alors à souffrir de
cette armée plus qu'elle n'avait souffert, au cinquième siècle, de
l'invasion des Goths, des Hérules et des Vandales[66].

[Note 63: Muratori, an 1514.]

[Note 64: _Ibid._, an 1526.]

[Note 65: _Id. ibid._]

[Note 66: _Id._, an 1527.]

Cependant le pape, assiégé dans le château Saint-Ange, et manquant de
vivres, fut forcé de capituler aux conditions les plus onéreuses.
Prisonnier au Belvédère, jusqu'à ce qu'elles fussent remplies, il eut
beau créer des places de cardinaux à prix d'argent, donner deux de ses
anciens cardinaux pour otages, concéder les dîmes du royaume de Naples,
épuiser enfin toutes ses ressources, il ne put réaliser les sommes qu'il
avait promises, et fut réduit à se sauver, travesti en marchand ou en
jardinier, seul, et dans un accoutrement plus misérable, dit le bon
Muratori, que les pontifes des premiers temps, lorsqu'ils vivaient sans
pompe, exposés chaque jour à la hache des empereurs payens[67].

[Note 67: _Ibid._]

Le malheur ne le rendit pas plus sage; il ne se vit pas plutôt en
liberté qu'il recommença ses intrigues[68]; voyant les affaires des
Français ruinées en Italie, il fit sa paix avec l'empereur; ils se
lièrent par un traité aussi fatal, comme nous le verrons bientôt, à la
liberté de Florence, que favorable aux vues ambitieuses de Clément et de
sa famille. Charles-Quint voulut être couronné des mains de ce même pape
qui avait été assiégé, pillé et chassé par son armée. Pendant trois ou
quatre ans que l'empereur passa en Italie, et principalement à Bologne,
où s'était fait le couronnement, le pontife, assidu auprès de lui, fut
continuellement occupé d'en tirer parti pour ses projets. Charles
retourna en Espagne, et Clément VII ayant d'autres intérêts à ménager
avec François Ier., l'alla trouver jusqu'à Marseille; c'est là qu'il
parvint à conclure, entre sa nièce Catherine de Médicis et le prince
Henri, second fils du roi, ce mariage qui fut depuis si funeste à la
France. Revenu triomphant à Rome, il y fulmina, contre le divorce de
Henri VIII, cette bulle imprudente qui fit perdre au Saint-Siége
l'Angleterre, tandis que, par les suites de fautes d'un autre genre, il
perdait tant d'autres états dans l'Allemagne et dans tout le Nord.
Clément ne fut pas témoin de ces funestes conséquences; sa santé, déjà
chancelante, déclina sensiblement depuis son retour de Marseille; il
mourut neuf ou dix mois après[69]. On dit que cette tête si forte, ou du
moins si tenace, eut la faiblesse de croire à une prédilection qui lui
fut faite. Un moine de la rivière de Gênes lui avait, dit-on, prédit
qu'il serait pape, mais qu'il mourrait la même année où lui-même
cesserait de vivre. A son retour de France, le pape demanda des
nouvelles de son prophète; il apprit qu'il était mourant, et il en
conclut que sa fin devait être prochaine[70]. On a vu plus d'une fois
des esprits auxquels on supposait de la force donner des traits de
crédulité tout semblables; et ils n'ont rien qui doive surprendre, quand
il y a dans la trempe de ces esprits plus d'entêtement que de raison.

[Note 68: _Da che fu in libertà, avea ripigliate le sue astuzie e
cupidità_. Id., an 1528.]

[Note 69: Septembre 1534.]

[Note 70: Varchi, _Istor. Fiorent._, a conté le premier cette
anecdote, que Muratori n'adopte pas. Voyez _Annal. d'Ital._, an 1534.]

La politique et la guerre occupèrent trop Clément VII pour qu'il pût
accorder aux lettres et aux arts tout ce que son nom avait fait espérer
de lui. Cependant il rappela Sadolet à sa cour; il protégea et traita
honorablement deux poëtes qui brillèrent alors dans la poésie latine,
Vida et Sannazar, et un autre qui enrichit la poésie italienne d'un
genre peu fait pour lui concilier la faveur du chef de l'Église, mais
homme d'esprit, de talent et même de génie, le _Berni_[71]. Il rechercha
Erasme, comme l'avait fait Léon X, et lui adressa même des invitations
plus efficaces, puisqu'il lui envoya deux fois, en présent, deux cents
florins d'or[72]. L'académie romaine reprit, dans les premières années
de son pontificat, tout son éclat et l'aimable gaîté de ses réunions;
mais le pillage de 1527 lui porta le coup le plus funeste, en dispersa
tous les membres, et cette catastrophe, que le pape avait attirée sur
Rome, y détruisit pour long-temps tout ce que ceux de ses prédécesseurs,
qui aimaient le plus les lettres, avaient établi en leur faveur. La
bibliothèque du Vatican, si libéralement enrichie par Léon X, fut
ravagée; les livres et les manuscrits les plus précieux devinrent la
proie d'une fureur ignorante et barbare, comme ceux de la bibliothèque
des Médicis l'avaient été précédemment à Florence. Heureusement pour les
lettres, les restes, encore très-riches, de cette dernière collection,
étaient alors en sûreté. Le sort qu'ils avaient éprouvé mérite de nous
occuper un instant.

[Note 71: Tiraboschi, t. VII, part. I, c. II.]

[Note 72: _Id. ibid._]

Ce fut, comme on se le rappelle, lors de l'invasion de Charles VIII et
de l'expulsion de Pierre de Médicis que cette bibliothèque, fruit des
soins de Cosme et de Laurent, fut pillée, comme toutes les autres
propriétés de leur famille, par l'armée et par le peuple même[73]. Mais
elle fut dispersée et non détruite. Le gouvernement qui remplaça les
Médicis fit recueillir les livres, et les vendit quelque temps après,
pour 3000 ducats, aux moines de Saint-Marc[74]. Le fanatique Savonarole,
supérieur de ce couvent, disposa d'une grande partie de ces livres, et
en fit présent aux cardinaux et aux autres personnes puissantes qui
pouvaient le défendre des censures et des excommunications du pape[75].
Après la chute de ce tyran démagogue, et lorsque les Médicis furent
rentrés à Florence, le prieur et le chapitre, se trouvant chargés de
dettes, et pressés de payer, résolurent de vendre les restes, encore
très-précieux, de cette bibliothèque. Léon X, alors cardinal Jean,
saisit avidement cette occasion de rentrer dans une partie si
intéressante et si noble des richesses de sa maison; et les religieux,
ayant obtenu la permission du gouvernement de Florence, lui envoyèrent
les livres à Rome, après en avoir reçu le prix[76]. Il se plut, pendant
son pontificat, à les conserver et à en augmenter le nombre. Clément
VII, soit aussitôt après son élection, soit même quelque temps
auparavant[77], les fit reporter à Florence. Il ordonna dans la suite,
par une bulle[78], que cette bibliothèque y resterait désormais; et,
pour en assurer la conservation et la stabilité, il chargea le grand
Michel-Ange de faire les dessins d'un magnifique édifice, où il voulut
qu'elle fût déposée. Nous allons bientôt voir comment et par qui cette
volonté fut exécutée; mais Clément a toujours la gloire d'avoir conçu
cette belle idée, et d'en avoir confié l'exécution au premier artiste de
son siècle.

[Note 73: Voyez ci-dessus, tome III, page 398.]

[Note 74: En 1496.]

[Note 75: Bandini, _Prœf. ad Catal. Cod. grœc._, p. 12; Tiraboschi,
_Stor. della lett. ital._, t. IV, part. I, p. 106.]

[Note 76: Ce fait est rapporté par un moine du couvent même, nommé
Robert de Galliano, que cite Ange Fabroni, _Leonis X Vita_, not. 19, p.
265.]

[Note 77: Selon Tiraboschi, t. VII, part. I, c. 5, ce fut avant
d'être pape; William Roscoë dit au contraire, _Life of Lorenzo de'
Medici_, c. 10, que ce fut lors de son élévation au souverain
pontificat.]

[Note 78: Datée du 15 décembre 1532; Will. Roscoë, _ub. sup._]

Florence lui fut redevable de ce bienfait, dont elle jouit encore
aujourd'hui. Elle lui dut aussi la fixation de l'état incertain où elle
flottait depuis long-temps, et la perte définitive de sa liberté. Ce
n'est point ici le lieu de rappeler par quels degrés cette révolution
fut amenée; l'exaltation de Léon X en fut la plus rapide; la république
avait eu jusqu'alors pour contre-poids à l'autorité des Médicis celle
des papes; elle se trouva sans défenseur, et ne fut plus gouvernée que
sous les ordres du pontife et en son nom, d'abord par Julien de Médicis
son plus jeune frère, ensuite par Laurent son neveu, fils de Pierre son
malheureux frère aîné[79].

[Note 79: Julien, trop faible de caractère pour pouvoir gouverner en
maître un peuple qui n'en voulait pas encore, vécut à Rome comblé
d'honneurs, auxquels il parut mettre moins de prix qu'au titre de
protecteur des lettres et des arts, héréditaire dans sa famille. Il
épousa Philiberte de Savoie, obtint dans Lombardie des possessions
immenses, reçut de François Ier. le titre de duc de Nemours; le pape son
frère pensa même à le faire roi de Naples. Il mourut à trente-sept ans
(en 1516), et rien ne reste des honneurs qu'il obtint que le mausolée en
marbre qu'exécuta pour lui Michel-Ange, l'une des merveilles que l'on
admire à Florence, et regardé comme l'une des plus belles productions
d'un ciseau qui n'a produit que des chefs-d'œuvre. Laurent, dont le
caractère ne ressemblait en rien à celui de son cousin, avide d'un titre
de souveraineté que le gouvernement dont il se vit chargé ne lui donnait
pas, ne fut satisfait que quand Léon X eut dépouillé violemment du duché
d'Urbin la famille de la Rovère, et l'en eut revêtu. Il épousa, comme
Julien, une princesse alliée de France (Marie de la Tour d'Auvergne,
proche parente de la famille royale par sa mère); mais il mourut peu de
temps après, et ce fut encore Michel-Ange qui fut chargé de consacrer sa
mémoire. Il le fit d'une manière sublime; mais ce tombeau magnifique
d'un jeune ambitieux, mort des suites de ses débauches, n'inspire pas le
même intérêt que celui de Julien, sensible et modeste ami des lettres.
En général, ces deux mausolées ont le défaut d'être beaucoup trop
grandement conçus pour leur objet: ce sont des monuments publics à qui
il manque des héros.]

Quand Clément VII prit la tiare, avec la même ambition que Léon X, il ne
restait plus, pour remplir ses vues, de la branche des Médicis descendue
de Cosme et de Laurent-le-Magnifique, que deux rejetons, illégitimes
comme lui. L'un était Hippolyte, fils naturel de Julien[80]; l'autre,
nommé Alexandre, passait pour bâtard du jeune Laurent et d'une esclave
africaine, mais était réellement né de cette esclave et de Clément VII
lui-même, lorsqu'avant d'être le cardinal Jules, il n'était encore que
chevalier de Saint-Jean de Jérusalem[81]. C'était sur lui que se
rassemblaient toutes les complaisances du pape son père, quoiqu'il
joignît à des qualités d'esprit médiocres l'insolence, la dissipation,
la débauche, et qu'il portât, dans les traits de son visage et dans ses
cheveux crépus, les preuves trop évidentes de son origine maternelle.

[Note 80: De ce Julien qui avait été duc de Nemours.]

[Note 81: Scipione Ammirato, _Istor. Fiorent._, l. XXX, t. III, p.
355. B. Segni dit aussi que cette esclave, nommée _Anna_, avait eu un
commerce avec d'autres qu'avec Julien.]

Ce fut pourtant lui que Florence, qui conservait encore le titre de
république, reçut pour chef des mains du pape. Clément crut faire assez
pour le jeune Hippolyte, qui eût été un excellent militaire, en le
créant cardinal. Hippolyte fut, ainsi que les autres cardinaux et les
deux papes de sa famille, un très-mauvais et très-scandaleux prince de
l'Église; mais il soutint, par sa magnificence et par son amour pour les
lettres, l'éclat du nom de Médicis. Aucun souverain de l'Italie ne
tenait une cour plus brillante. Trois cents personnes y étaient
attachées à différents titres, et cette cour était le point de réunion
des poëtes et des beaux-esprits[82]. Le jeune cardinal cultivait
lui-même la poésie. On trouve de lui, dans différents recueils, des vers
italiens qui ne sont inférieurs à ceux d'aucun des poëtes de son temps;
et sa traduction en vers libres du second livre de l'_Énéide_ s'est
conservée, même après celle d'Annibal Caro. On conserve aussi une de ses
réponses, peut-être plus digne d'être citée que ses vers. Clément VII
avait payé plusieurs fois ses dettes; le voyant augmenter sans cesse ses
profusions, auxquelles les revenus mêmes de l'Église pouvaient à peine
suffire, il lui fit faire des remontrances par le majordome ou intendant
de sa maison. Celui-ci l'engagea, au nom du pape à réformer une partie
de ce luxe inutile d'officiers et de domestiques dont il était
environné. «Si je les retiens près de moi, répondit Hippolyte, ce n'est
pas que j'aie besoin d'eux, mais c'est qu'ils ont besoin de moi[83].» La
mort de cet aimable jeune homme fut très-funeste. Alexandre le
soupçonna, peut-être avec quelque raison, d'avoir le projet de lui
enlever le gouvernement de Florence; et il se délivra de cette crainte
en le faisant empoisonner[84].

[Note 82: On y distinguait le _Molza_, Claude _Tolommei_,
Marc-Antoine _Soranzo_, Jean-Pierre _Valeriano_, Bernardin _Salviati_,
qui fut ensuite cardinal, etc. (Tiraboschi, t. VIII, l. I, c. II.)]

[Note 83: _Giammatteo Toscano, Peplus Italiœ_, éd. de Hambourg,
1730, p. 468; Tiraboschi, _ub. supr._]

[Note 84: 1555; né en 1511, il n'était âgé que de vingt-quatre ans.
_Dai più_, dit Muratori, _fu creduta il duca Alessandro autore di sua
morte. Annal. d'ital._, an 1530. Varchi le dit positivement.]

Clément VII n'avait d'abord rien changé, en apparence, à la constitution
des Florentins en leur donnant pour chef son fils; mais Alexandre et le
cardinal Hippolyte, et d'autres cardinaux de la famille ou du parti des
Médicis, gouvernaient en effet despotiquement la république au nom du
pape, lorsque Rome fut pillée et Clément fait prisonnier. Alors Florence
se crut libre. Les Médicis en furent chassés; leurs statues et leurs
armes furent brisées, et le gouvernement populaire encore une fois
rétabli. Le pape fut surtout blessé des excès auxquels le peuple s'était
emporté contre les marques d'honneur qui appartenaient à sa famille, et
il résolut de s'en venger. Ce fut un de ses premiers soins, lorsqu'il se
fut réconcilié et ligué avec l'empereur. Charles Quint donna sa fille
naturelle, Marguerite d'Autriche, en mariage à cet Alexandre, à ce fils
d'un prêtre et d'une esclave, et s'engagea à rétablir dans tout son
pouvoir, à Florence, la maison des Médicis. Les Florentins refusaient de
se soumettre: ils osèrent même résister aux armes de l'Empire; la
Toscane fut ravagée pendant dix mois; il fallut enfin céder, et la
condition des Florentins devint plus mauvaise par leur résistance. Un
décret de l'empereur[85] déclara chef de la république Alexandre de
Médicis, ses fils, ses descendants, et, à leur défaut, quelqu'un de la
maison des Médicis. Ainsi, Florence se vit tout à la fois soumise à une
famille dont elle avait voulu secouer le joug, et à l'autorité impériale
qu'elle avait toujours refusé de reconnaître.

[Note 85: 28 octobre 1530.]

Le pape suivit obstinément ses projets d'ambition et de vengeance;
environ deux ans après, ayant fait élire des magistrats qui lui étaient
vendus[86], ce fut par eux qu'il fit décréter l'abolition de la
seigneurie de Florence, et la création du titre de duc de la république
pour Alexandre et ses descendants[87].

[Note 86: L'historien Guichardin fut du nombre et l'un des
confidents les plus actifs du pape. Muratori, ann. 1532.]

[Note 87: Voyez Varchi, Scipion Ammirato, et presque tous les autres
historiens de Florence. _Perciò_, dit Muratori, _sel di prima di maggio
ad Allessandro fu dato il grado di Signore, di Duca e di assoluto
Principe, con pubblica solennità, fra i viva del popole, e col rimbombo
delle artiglierie, le quali senza palle ferivano il cuore di chiunque
deplorava la perdita dell' antica libertà_. (_Annal. d'Ital._, an
1552.)]

On sait comment ce jeune insensé usa de son pouvoir, et comment il le
perdit avec la vie. On a voulu faire de son meurtrier un Brutus; un
grand poëte tragique l'a pris pour héros d'une épopée conçue dans le
même esprit que ses tragédies[88], et lui a donné toutes les vertus;
mais les historiens le représentent autrement[89]. _Lorenzino_ de
Médicis descendait en ligne directe de Laurent, frère de Cosme l'ancien.
Tandis que la branche de Cosme s'éteignait dans les honneurs, et n'avait
plus aucun rejeton légitime, cette seconde branche, héritière d'une
grande fortune, mais écartée des dignités par la première, avait
transmis au jeune _Lorenzino_ une haine héréditaire qui redoubla depuis
l'empoisonnement du cardinal Hippolyte[90]. Ce fut surtout par cette
haine qu'il fut inspiré. Il la revêtit d'une dissimulation profonde.
S'il n'eut pas dans le cœur les mêmes vices qu'Alexandre, il les feignit
pour s'approcher de lui et pour lui plaire; il les encouragea, les aida,
comme il est toujours vil et déshonorant de le faire; et ce fut là le
piége où il attira sa victime. Sa maison touchait au palais des Médicis.
Il feignit d'avoir enfin obtenu d'une jeune et belle dame ou veuve de
Florence, que les uns disent sa tante, les autres sa sœur[91], qu'elle
s'y laissât conduire à un rendez-vous avec Alexandre, et tandis que le
duc, déjà fatigué des excès de la journée, s'était jeté sur un lit et
dormait profondément en attendant d'autres excès, il revint, non avec ce
qu'il lui avait promis, mais avec un assassin à gages, et le tua. Il
n'avait rien prévu pour l'instant d'après, et n'en recueillit aucun
fruit. Tandis que de Venise, où il s'était enfui, il exhortait les
Florentins à redevenir libres, ils remettaient la même autorité dont
avait joui Alexandre entre les mains d'un jeune homme de dix-huit ans.

[Note 88: Alfieri, _Etruria vendicata_.]

[Note 89: Voyez Varchi, Ammirato, _Istor. Fiorent._; Jovius,
_Historia sui temporis_; Muratori, _Annali d'Ital._, an. 1537.]

[Note 90: _Parve a Lorenzino d'esser venuto il tempo di mandare a
effeto quel che, come si crede, haveva fin dopo la morte del cardinale
Ippolito deliberato di fare_. (Scip. Ammirato, _Istor. Fiorent._, l.
XXXI, t. III, p. 436, A.)]

[Note 91: Selon Varchi c'était sa tante, sœur de sa mère, mariée
avec _Girardo Ginori_, et aussi chaste que belle. (_Stor. Fiorent._, l.
XV.) Segni dit que les uns croyaient que c'était sa tante, qui avait
déjà eu, ce qui est bien différent, plus d'un rendez-vous avec
Alexandre, et dont il ne dira pas le nom, pour l'honneur de cette
famille; que les autres étaient d'opinion que c'était sa propre sœur,
appelée Laldomine, veuve d'_Alamanno Salviati_. (_Stor. Fiorent._, l.
VII, p. 205.)]

Jean de Médicis, célèbre capitaine de ce siècle, issu au même degré que
_Lorenzino_ de la seconde branche des Médicis, mort à vingt-huit ans des
suites d'une blessure, avait laissé un fils appelé Cosme, héritier d'un
grand nom; d'une fortune considérable, et qui finissait alors son
éducation dans cette même terre de _Mugello_, où tout rappelait la
gloire de Cosme, père de la patrie, et celle de Laurent le Magnifique.
Il réunit, malgré sa jeunesse, les suffrages d'un parti puissant, et son
élection appuyée ensuite par les armes de Charles V ne souffrit, pour
ainsi dire, aucune contradiction[92]. Cosme prit, deux ans après, le
titre de Duc de Florence, et enfin, vers la fin de sa vie, celui de
Grand-duc[93].

[Note 92: Les _Valori_, les _Strozzi_, et d'autres citoyens
puissants, qui voulurent s'y opposer, parvinrent à rassembler un corps
d'armée, et obtinrent même quelques légers succès; mais ils furent
écrasés par les armes de l'empereur; plusieurs furent décapités comme
rebelles; Philippe _Strozzi_, destiné au même sort, se tua.
_Laurenzino_, qui avait aplani à son cousin le chemin du souverain
pouvoir, mais qui était pour lui un rival à craindre, fut assassiné
douze ans après à Venise, par deux soldats florentins, qui dirent avoir
fait ce coup pour venger la mort du duc Alexandre.]

[Note 93: Ce ne fut qu'en 1569.]

Ici, laissant à part toutes les considérations politiques, nous allons
voir se renouer le fil des grands services rendus aux lettres par les
Médicis, interrompu depuis la mort de Léon X, par les agitations dont
les suites de son ambition et de celle de son neveu Clément VII avaient
rempli Florence et toute l'Italie.

Le long règne de Cosme Ier est une des plus brillantes époques de
l'histoire des lettres, et surtout des beaux-arts. Son premier soin fut
de rendre aux universités de Florence et de Pise l'éclat et l'activité
dont les troubles de la Toscane les avaient privées, et d'y appeler de
toutes parts les professeurs les plus célèbres. Il établit, dans chacune
de ces deux villes, un jardin des plantes, et fut dirigé dans ce dessein
par son goût pour la botanique, qu'il avait cultivée dès sa première
jeunesse[94]. L'académie platonicienne de Florence, que nous avons vue
si florissante à la fin du siècle précédent, s'était soutenue au
commencement du seizième. On distinguait encore alors parmi ses membres
un _Machiavelli_, un _Rucellai_, un _Alamanni_ et plusieurs autres.

Mais
la plupart d'entre eux étaient ennemis de la toute-puissance des
Médicis. Ils crurent, à la mort de Léon X, pouvoir briser leur joug, et
entrèrent dans une conspiration contre le cardinal Jules[95]. Cette
conspiration fut découverte; quelques académiciens furent pris et
exécutés; la fuite sauva les autres. La terreur dispersa toute
l'académie; elle resta dissoute pendant le pontificat de Clément VII.
Lorsque l'autorité de Cosme Ier. fut consolidée et la tranquillité
entièrement rétablie, les savants et les amis des lettres, qui étaient
toujours en grand nombre à Florence, désirèrent se rassembler. Cette
réunion leur fut permise. Seulement, au lieu des études philosophiques
qui avaient occupé leurs devanciers, ils n'eurent plus pour objet que
des discussions purement littéraires, et principalement des recherches
sur le perfectionnement et la fixation de la langue toscane[96]. Les
poésies de Pétrarque devinrent le sujet de l'étude habituelle des
conférences de l'académie florentine, et d'une espèce d'idolâtrie; les
leçons, les dissertations et les commentaires sur un sonnet ou sur une
_canzone_ se multiplièrent à l'infini. «Souvent, dit Tiraboschi[97], on
se perdit en réflexions frivoles et puériles, on alla chercher des
allégories et des mystères où ce poëte n'avait nullement songé à en
mettre; mais par ces sortes de travaux, la langue toscane devint plus
riche et plus belle; on apprit à la parler et à l'écrire plus
exactement, et les lois en furent mieux fixées.» Cosme et les
grands-ducs ses successeurs accordèrent à l'académie une protection, des
priviléges et des faveurs, qui l'encouragèrent de plus en plus à
s'étendre dans ce genre de travaux, et surtout à s'y renfermer.

[Note 94: Tiraboschi, t. VII, part. I, p. 30, etc.]

[Note 95: En 1522.]

[Note 96: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 126.]

[Note 97: _Loc. cit._]

Cosme Ier. eut fort à cœur l'exécution du projet qu'avait conçu Clément
VII, de placer dans un monument convenable la bibliothèque des Médicis,
échappée à tant de vicissitudes, et rétablie enfin à Florence par les
ordres de ce pontife. Clément en avait fait faire les dessins par
Michel-Ange. L'édifice avait été même commencé. Georges Vasari fut
chargé de le reprendre et de l'achever sur les dessins de ce grand
homme, son ami et son maître[98]. Cosme ne se contenta pas d'assurer à
cette collection précieuse un emplacement qui en fût digne, il accrut
prodigieusement le nombre des manuscrits; il achetait à tout prix ceux
qu'il pouvait découvrir en Italie, et en faisait venir d'autres à
grands frais des pays les plus éloignes[99]. Mais il fit plus que de
bien placer les livres qui jusqu'alors avaient exclusivement appartenu à
sa famille; il les rendit en quelque sorte une propriété publique; il
permit à tous les gens de lettres de consulter les manuscrits, de s'en
servir pour confronter et corriger les éditions des anciens auteurs, et
les excita, par ses encouragements, à publier ceux qui étaient encore
inédits, et qui pouvaient être utiles aux sciences. Pour étendre encore
plus ce bienfait, il fit venir d'Allemagne un imprimeur qui avait de la
réputation, et l'engagea, par des récompenses magnifiques, à venir
exercer son art à Florence[100]. C'est sous la direction de cet artiste
habile, qui était en même temps un littérateur très-instruit, que le
célèbre _Torrentino_ donna, pendant l'espace de dix-sept ou dix-huit
ans[101], des éditions si belles et si recherchées des amateurs. Cosme
permit surtout, ou plutôt ordonna l'impression du fameux manuscrit des
Pandectes; il chargea le savant jurisconsulte _Lelio Torelli_ d'en être
l'éditeur. Les presses de _Torrentino_ l'imprimèrent en trois volumes
in-folio[102], et ce précieux trésor, qui n'avait été jusqu'alors qu'un
des ornements de Florence et de la cour des Médicis, fut ainsi consacré
à la jouissance et à l'utilité communes[103].

[Note 98: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 180.]

[Note 99: Voyez _Ragionamenti intorno a' gran duchi di Toscana_, par
_Bianchini_; la préface du Catalogue des manuscrits orientaux de cette
bibliothèque, par _Biscioni_, et celle du Catalogue des manuscrits
grecs, par _Bandini_. (Tiraboschi, _loc. cit._)]

[Note 100: Il se nommait Arnold Harlein, ou Harlen. (Tiraboschi,
_ub. supr._, p. 173.)]

[Note 101: Depuis 1548 jusqu'en 1564.]

[Note 102: En 1553.]

[Note 103: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 181.]

L'astronomie, l'art de la navigation, l'agriculture, eurent part aux
libéralités et aux encouragements du grand-duc. Il cultivait lui-même
plusieurs branches de connaissances; tout le temps qu'il pouvait dérober
aux affaires était employé à l'étude. Non-seulement il savait le nom des
plantes, leur origine et leurs propriétés; il les faisait encore
distiller devant lui, et en tirait lui-même des sucs et des essences,
des médicaments ou des parfums. Mais son plus grand plaisir était de
lire ou de se faire lire les anciens historiens, et ce qu'il y en avait
alors de modernes. Lors même qu'il était malade, il ne pouvait se
priver de cet agréable et utile passe-temps. C'est ce qui donna tant
d'essor à ce genre de littérature, et ce qui fit briller à la fois dans
l'histoire un _Varchi_, un _Nerli_, un _Ammirato_[104]. Il n'en est pas
ainsi de la poésie, dont il paraît que le grand-duc faisait peu de cas.
C'est le premier des chefs de la maison de Médicis à qui l'on puisse
reprocher cette indifférence. Aussi, pendant son règne, Florence
s'occupa beaucoup de disserter sur la poésie; mais à cette époque,
féconde en grands poëtes, si elle en produisit plusieurs, elle n'en
conserva aucun dans son sein, qui eût une grande célébrité.

[Note 104: _Id. ibid._, p. 30.]

Quant aux arts du dessin, l'histoire de Cosme Ier. est, à proprement
parler, leur histoire. La description des édifices dont il embellit
Florence, des statues et des autres ouvrages de sculpture qu'il y fit
élever, des peintures dont il orna les édifices publics et ses propres
palais, remplit des volumes entiers dans les recueils consacrés à la
gloire des arts. Aux grands artistes qui avaient illustré les derniers
temps de la république, à ce Michel-Ange qui lui seul les égalait tous,
succédèrent à la fois dans la peinture un _Fra Bartolomeo di San Marco_,
un _Andrea del Sarto_, un Jacques _Pontormo_, un _Bronzino_, un
_Vasari_; dans la sculpture et l'architecture, un André de Fiesole, un
_Triboli_, un _Baccio Bandinelli_, un Simon _Mosca_, un _Rustici_, un
_Ammanati_, et tant d'autres qu'il suffit de nommer pour réveiller
d'honorables souvenirs dans la mémoire de tous les amis des arts. Ce fut
alors que Georges _Vasari_ et le célèbre sculpteur frère Ange de
_Montorsoli_ formèrent, avec quelques autres artistes, l'académie du
Dessin[105], qui contribua si puissamment à répandre à Florence le goût
et la connaissance du beau. Les professeurs les plus célèbres s'y
rassemblaient. Ils examinaient mutuellement leurs ouvrages, et
s'excitaient par une critique éclairée et bienveillante à en produire de
plus excellents et de plus parfaits[106].

[Note 105: _Del disegno_.]

[Note 106: Voyez Vasari, _Vies des Peintres_; Baldinucci, et
Tiraboschi, t. VII, p. 3, l. III, c. 7.]

Cosme Ier. accorda une protection spéciale et de grands encouragements à
cet établissement utile. Il se voyait, en avançant en âge, environné des
monuments de sa magnificence, et d'une famille nombreuse qui lui
promettait une longue suite de successeurs. Ce bonheur domestique fut
troublé par la perte aussi cruelle qu'imprévue de deux de ses fils.
Muratori rapporte ainsi cette scène tragique[107]: «L'un des deux
frères, nommé Jean, âgé de dix-neuf ans, était déjà cardinal, et l'était
depuis deux années; c'était une sorte de privilége dans sa famille.
L'autre, appelé D. _Garzia_, était plus jeune; tous deux annonçaient les
dispositions les plus heureuses. Le cardinal Jean surtout montrait un
goût décidé pour les sciences, et principalement pour les antiquités.
Ces deux jeunes gens étaient à la chasse; il y avait quelque jalousie
entre eux. Dans un moment où ils étaient écartés de leur suite, D.
_Garzia_ tua son frère. Cosme, informé de la mort de son fils, en
soupçonna l'auteur. Il fit porter le corps sanglant dans un appartement
secret de son palais, fit appeler D. _Garzia_, et s'enferma seul avec
lui et le cadavre. Cette apparition subite ayant forcé le fratricide
d'avouer son crime[108], le père, saisi de fureur, lui arracha son épée,
l'en perça de sa main, et fit courir le bruit que ses deux fils étaient
morts d'une épidémie qui régnait alors à Florence.»

[Note 107: An. 1562. Il ne la donne, il est vrai, que comme un bruit
public: _voce commune allora fu_.]

[Note 108: Muratori dit qu'à l'aspect du meurtrier le sang commença
à bouillir et à sortir de la plaie. C'est aussi répéter trop fidèlement
la _voce commune_.]

Si ce fait est véritable, il n'y a rien d'étonnant dans l'altération
qu'éprouva la santé de ce malheureux père, ni dans le parti qu'il prit,
deux ans après, de se retirer des affaires publiques, et de remettre
entre les mains de François, son fils aîné, les rênes du gouvernement.
Il vécut encore dix ans dans la retraite, ne se plaisant, dit
l'historien que j'ai cité, que dans ses maisons de campagne, et dans les
lieux les plus solitaires[109]. Il quitta cependant la solitude, après y
avoir passé six années, pour recevoir solennellement à Rome, des mains
du pape Pie V, le titre, la couronne et le sceptre de grand-duc. Après
ce tribut payé a l'ambition, il se réfugia de nouveau dans la retraite.

Sa santé déclinant toujours, il se rendit à Pise, où il mourut à l'âge
de cinquante-cinq ans[110].

[Note 109: An. 1564.]

[Note 110: 1574.]

François, premier du nom, qui lui succéda, en avait alors trente-quatre,
et gouvernait l'état depuis dix ans sous la direction de son père. Il
l'égala ou le surpassa même par ses qualités éminentes et par son goût
éclairé pour les sciences et les arts. Dans sa jeunesse, il avait étudié
avec un fruit égal les historiens et les poëtes tant anciens que
modernes. Sa mémoire était extraordinaire, et il étonnait ses maîtres
mêmes par sa facilité à apprendre et sa promptitude à réciter ce qu'il
avait appris[111]. Il ne se bornait pas à encourager la poésie,
l'éloquence, la philosophie, les mathématiques, l'astronomie, la
botanique; il savait parler et disserter sur toutes ces matières avec
une aisance étonnante pour ceux qui y étaient le plus versés. Les
universités de Florence et de Pise, et celle de Sienne, ville que Cosme
Ier. avait réunie à ses états, durent à son fils de nouveaux degrés de
splendeur. Il accrut encore les richesses de la bibliothèque
Laurentienne; il protégea particulièrement l'académie Florentine et
celle de la Crusca qui naquit sous son règne. Il fit bâtir et orner avec
une munificence royale des palais, des jardins de ville et de campagne,
et donna par ce moyen puissant une plus grande activité au génie et à
l'émulation des arts. Il eut la gloire de terminer l'un des monuments
les plus célèbres qui leur aient été consacrés. La galerie de Florence
avait été commencée par Cosme Ier., qui y avait déjà rassemblé des
antiquités précieuses et d'admirables productions de l'art; François en
fit achever les bâtiments, la décoration intérieure, et ajouta de
nombreux chefs-d'œuvre à cette riche collection[112]. Enfin, sa
libéralité, dirigée par le goût, et les bienfaits qu'il répandit sur les
sciences et les arts, servirent si bien de voile aux vices et aux fautes
que l'histoire lui reproche, que sa mort prématurée[113] fut regardée
comme un malheur pour la Toscane.

[Note 111: Tiraboschi, t. VII, part. I, p. 31.]

[Note 112: _Id. ibid._, p. 32.]

[Note 113: En 1587; il n'avait que quarante-sept ans. (_Id. ibid._)]

Il ne laissait point d'enfants de son mariage avec l'archiduchesse
Jeanne d'Autriche, mais trois frères, dont l'aîné, Ferdinand, était
cardinal. Le pape lui avait donné la pourpre, pour consoler Cosme Ier.
de la mort de ses deux autres fils, dont l'un était cardinal. Ferdinand
la quitta pour la couronne ducale; et, supérieur en vertus à son frère,
ne fut pas moins zélé que lui pour le progrès et la gloire des arts. Je
ne pourrais que répéter ici ce que j'ai dit de Cosme et de François, au
sujet des universités, des académies, de la bibliothèque, de la
galerie, des édifices publics et particuliers, des honneurs et des
récompenses accordés aux artistes et aux savants. Ferdinand acheva de
rendre la Toscane, et spécialement Florence, un objet d'admiration et
d'envie. Ce qui lui appartient en particulier, c'est l'acquisition de
cette célèbre Vénus, qui, placée par lui dans la galerie de Florence,
reçut le nom de Médicis, qu'elle conserve maintenant en France, parmi
les riches tributs que l'Italie a payés à la valeur de nos armées[114];
c'est aussi la chapelle de Saint-Laurent, commencée par ses ordres et
destinée à la sépulture des grands-ducs; c'est la belle statue équestre
qu'il fit élever à son père Cosme Ier.; c'est la magnifique imprimerie,
en caractères orientaux, qu'il établit d'abord à Rome, et fit
transporter ensuite à Florence; ce sont enfin les monuments dont il
enrichit cette capitale, Livourne et Pise, et qui attestent encore la
noblesse de ses goûts et son penchant naturel pour tout ce qui portait
un caractère de grandeur. Il survécut de neuf ans à ce siècle, et sa
gloire ne périra point dans le pays qu'il gouverna et qu'il embellit,
tant que l'on y conservera quelque goût pour les arts ou quelque
souvenir de l'éclat qu'ils y répandirent autrefois.

[Note 114: Il l'avait acquise à Rome lorsqu'il était cardinal.
Devenu grand-duc, il fit transporter à Florence presque toutes ses
antiquités, et en enrichit sa galerie. Il laissa pourtant à Rome la
Vénus, qui ne fut conduite à Florence que sous Cosme III, et le fameux
groupe de Niobé, qui lui appartenait aussi, et qui n'y a été porté que
sous Pierre Léopold. (Tiraboschi, _ub. supr._, p. 197.)]



CHAPITRE II.

_Suite du même sujet. Protection accordée aux lettres et aux arts
pendant le seizième siècle, à Rome, par les successeurs de Léon X et de
Clément VII; à Naples et à Milan, par les vice-rois et les gouverneurs;
à Ferrare, par les princes d'Este; à Mantoue et à Guastalla, par les
Gonzague; à Urbin, par les La Rovère; en Piémont, par les ducs de
Savoie._


Pour mettre de suite ce qui regardait les Médicis, nous avons interrompu
la série des souverains pontifes, à l'époque où le second pape de cette
famille changeait pour elle la constitution et les destinées de sa
patrie. Le successeur de Clément VII avait aussi une famille dont
l'élévation fut un de ses principaux soins; c'est une faiblesse en
quelque sorte inhérente à la papauté; mais si Paul III y céda autant que
Clément VII et Léon X, il y sacrifia moins. Ce fut un pape vraiment
pape; et Rome vit en lui, ce qu'elle n'a pas vu depuis long-temps, un
chef de la religion, dont la religion fut la grande affaire. Ce n'est
pas qu'Alexandre Farnèse, qui prit le nom de Paul III, n'eût dans son
fils, Pierre-Louis Farnèse, une preuve de plus de la fragilité humaine;
mais dans ce siècle corrompu, dit, avec sa simplicité ordinaire, le
savant Muratori, on ne s'arrêtait pas à de telles irrégularités aussi
scrupuleusement qu'on le fait, Dieu merci, depuis long-temps dans
l'Église de Dieu[115].

[Note 115: _In quel corrotto secolo non si guardava si per minuto a
tali de formità come, la Dio mercè, si fa da gran tempo nella chiesa di
Dio_. (_Annal. d'Ital._, an. 1534.)]

Paul III, qui avait, lors de son exaltation, soixante-sept ans, avait
montré de bonne heure beaucoup de goût pour les lettres et pour les
études propres à son état. Il avait appris les langues grecque et latine
à l'école du célèbre _Pomponio Leto_, et formé la liaison la plus intime
avec ce Paul _Cortese_, le premier écrivain qui eût traité avec élégance
des matières théologiques. Il avait passé quelque temps à Florence, dans
la maison de Laurent de Médicis, et y avait appris quel éclat fait
rejaillir sur un grand pouvoir la protection qu'il donne aux lettres.
Lorsqu'il eut pris la tiare, connaissant bien la position critique où se
trouvait l'Église, il sentit qu'il fallait non-seulement réformer les
abus, mais opposer à l'hérésie des hommes qui sussent revêtir le savoir
de ces formes littéraires dont on ne pouvait plus s'écarter sans passer
pour barbare. Il commença par élever aux premiers honneurs
ecclésiastiques un _Sadolet_, un _Bembo_, un _Fregoso_, un _Contarini_,
un _Cesi_, un _Maffeo_, un _Savelli_, un Marcel _Cervini_, qui fut
depuis le pape Marcel, et plusieurs autres savants, distingués par leurs
talents et par les grâces de leur esprit et de leur style. Lorsqu'il se
vit entouré de cette espèce d'armée d'élite, il osa s'occuper de ce que
l'Église désirait depuis long-temps, et de ce que les papes ses
prédécesseurs n'avaient osé tenter, d'un concile. Celui de Trente,
ouvert par lui, ne fut terminé que sous le troisième de ses successeurs;
mais ce fut lui qui prépara tous les fruits qui en résultèrent; et tous
ces hommes célèbres qui y parurent, en son nom, contribuèrent à en
assurer le succès.

Autant les deux papes Médicis avaient pris soin d'entretenir la guerre
entre la France et l'Autriche, entre François Ier. et Charles-Quint,
autant Paul III fit d'efforts pour les réconcilier et rétablir la paix
en Italie. Ces efforts furent inutiles; mais la neutralité, digne de son
ministère, qu'il garda toujours entre ces deux redoutables rivaux, mit
du moins l'état de l'Église à l'abri des orages qu'il avait précédemment
éprouvés par les suites d'un systême contraire; et le pontife, malgré
son grand âge et la faiblesse habituelle de sa santé, put s'occuper avec
suite du rétablissement de l'ordre dans l'Église, de l'encouragement des
lettres et de l'avancement de sa famille.

Ce dernier point, qu'il eut trop à cœur, le rendit aveugle sur les
vices de son fils Pierre-Louis Farnèse; il le fit successivement
gonfalonnier et général des armées de l'Église, duc de Castro, marquis
de Novarre, et enfin duc de Parme et de Plaisance. Ce duc, qui n'était
qu'un militaire orgueilleux, brutal et débauché, n'eut pas un long
règne; Paul III eut la douleur de le voir assassiné deux ans après dans
la citadelle de Plaisance. Il laissa quatre fils bien différents de leur
père: Octave, qui lui succéda, et Horace, duc de Castro, furent l'un et
l'autre trop engagés dans les affaires politiques et dans les guerres,
où ils brillèrent par leur valeur, pour pouvoir s'occuper des lettres;
mais _Alexandre_ et _Ranuccio_, que le pape, leur grand-père, oubliant
ses idées de réforme, avait faits cardinaux, l'un à quinze ou seize ans,
l'autre à quatorze, contribuèrent puissamment à l'éclat que jetèrent les
lettres et les arts sous le pontificat de Paul III. La mort prématurée
du second[116] ne lui permit pas de faire de grandes choses; et
l'histoire littéraire de ce temps ne parle guère que des espérances
qu'il donnait et de la protection éclairée que trouvaient en lui les
artistes et les savants; mais Alexandre _Farnèse_, qui fournit une
longue carrière, comblé de tous les biens et de toutes les faveurs que
le pontife put accumuler sur sa tête, ne parut les recevoir que pour les
répandre avec profusion en faveur des lettres et des arts. Rome était
en quelque sorte remplie de sa magnificence. Il acheva le superbe palais
Farnèse, que Paul III avait commencé pendant son cardinalat. Les délices
de sa maison de _Caprarola_ furent chantées par les poëtes les plus
célèbres. Ces palais étaient toujours ouverts aux gens de lettres qui
recevaient du maître l'accueil le plus honorable et les traitements les
plus généreux. Il fit construire à ses frais un temple magnifique pour
la maison professe des jésuites, où il voulut que ses restes fussent
déposés après sa mort. Persécuté par le pape Jules III, successeur de
Paul, et dépouillé par lui du riche archevêché de Monréal, et de
plusieurs autres bénéfices, il se réfugia à Florence avec des richesses
encore immenses, et les employa, comme à Rome, à recevoir, à traiter, à
récompenser les savants, qui l'en payaient en lui dédiant leurs
ouvrages, et en faisant retentir dans leur prose et dans leurs vers le
nom de _Farnèse_.

[Note 116: Il mourut à trente-cinq ans.]

Le pape, qui était la principale source d'où ce nom tirait son éclat,
mourut à quatre-vingt-deux ans[117], laissant une mémoire douteuse, sur
laquelle il ne faut pas consulter les historiens de Florence, à cause de
ses discussions avec les Médicis, mais qui mériterait peu de reproches
réels sans la faiblesse inexcusable de Paul III pour son fils et pour
ses petits-fils. Son nom, cher aux sciences, si ce n'est aux lettres
proprement dites, le fut aussi au peuple Romain, qu'il avait maintenu
dans la paix et dans l'abondance. Il avança considérablement les travaux
de la basilique de Saint-Pierre[118], rebâtit le palais du Vatican,
rétablit ce que les troubles passés avaient fait perdre à la
bibliothèque, en augmenta les richesses, et y adjoignit deux écrivains,
ou scribes, l'un grec et l'autre latin, chargés de conserver
précieusement les anciens manuscrits, et de recopier avec soin ceux que
le temps, ou divers accidents, avaient endommagés. Enfin il mérita qu'on
lui décernât au Capitole une statue, qui y fut érigée après sa mort.

[Note 117: En 1549.]

[Note 118: Voyez Muratori, _Annal. d'Ital._, an. 1549.]

Jules III, son successeur[119], fut un de ces hommes qui semblent faits
pour les plus hautes dignités avant de les obtenir, mais qui s'y
montrent inférieurs aussitôt qu'ils y sont parvenus[120]. Pendant les
cinq années que dura son pontificat, on ne vit en lui qu'un népotisme
aveugle et une indolence dont sa faible santé fut le prétexte. Il ne fit
ni bien ni mal aux lettres: nous n'en dirons donc ni bien ni mal. Les
arts doivent seulement se rappeler que son plus grand soin fut de bâtir,
hors de la porte du Peuple, de magnifiques jardins, qui, dans l'espace
de trois milles de terrain, contenaient divers compartiments de cultures
et d'allées ombragées de belles plantations, des édifices ornés de
loges, d'arcs, de fontaines, de stucs, de statues, de colonnes[121].
C'est dans ce lieu, devenu depuis célèbre sous le nom de Vigne du pape
Jules, qu'il passait ses jours dans la mollesse, les festins et l'oubli
des affaires[122], lorsque la mort le surprit. Son successeur, Marcel
II, l'un des hommes les plus vertueux et les plus savants du sacré
collége, avait montré, pendant son cardinalat, le goût le plus libéral
et le plus passionné pour les lettres; mais il ne fit que passer sur la
chaire de Saint-Pierre, et mourut vingt-deux jours après son élection.

[Note 119: En 1550.]

[Note 120: Tiraboschi, t. VII, l, I, c. 2.]

[Note 121: Muratori, _Annal. d'Ital._, an. 1555.]

[Note 122: _E quivi poi slava sovente banchettando, lasciando in
mano altrui il pubblico governo._ (_Id. ibid._)]

Le cardinal _Caraffa_, Napolitain, évêque de _Chieti_, et fondateur des
Théatins[123], lui succéda sous le nom de Paul IV. Le caractère dur,
soupçonneux et sévère de ce vieillard[124], les prodigalités indiscrètes
répandues sur ses neveux, qu'il fut ensuite obligé de chasser, et dont
plusieurs furent punis de mort sous le pontificat suivant[125]; sa
guerre imprudente et malheureuse avec l'Espagne, l'établissement, à
Rome, du tribunal, des prisons, et de toutes les rigueurs de
l'Inquisition; sa conduite cruelle envers plusieurs cardinaux,
orgueilleuse envers tous; les impôts dont il accabla les Romains, et la
terreur que sa police inquisitoriale répandait autour de lui, excitèrent
une telle haine parmi le peuple, qu'il y eut, à sa mort, un soulèvement
général. Les prisons de l'Inquisition furent enfoncées, les prisonniers
mis en liberté, les procès brûlés, le couvent des Dominicains
inquisiteurs, et les moines eux-mêmes menacés de l'être, la statue du
pontife, qu'on s'était trop hâté de lui élever, renversée, brisée, et
traînée par morceaux dans les rues[126].

[Note 123: Il leur donna ce nom, parce que le nom latin de sa ville
épiscopale est _Theale_.]

[Note 124: Il fut élu à soixante-dix-neuf ans.]

[Note 125: Le cardinal _Caraffa_, le duc de _Palliano_, etc.]

[Note 126: Muratori, _Annal. d'Ital._, an. 1559.]

Les lettres n'attendaient rien de Pie IV, et il ne fit personnellement
presque rien pour elles, mais il leur donna pour protecteur le fameux
Charles Borromée, fils de sa sœur; et pour cette fois le népotisme, si
souvent et si justement reproché à la cour de Rome, fit un grand bien.
Charles, qui n'avait que vingt-deux ans, décoré de la pourpre, du titre
de premier secrétaire d'état, des légations de la Romagne et de Bologne,
et enfin de l'archevêché de Milan, soutint presque seul le fardeau des
affaires pendant le pontificat de son oncle, et les dirigea avec autant
d'intégrité et de capacité que de zèle. C'est à lui que le pape dut
l'honneur d'avoir repris et enfin terminé le grand concile de Trente,
d'avoir relevé dans Rome, avec une magnificence digne de Léon X
lui-même, des édifices détruits, d'en avoir construit de nouveaux dans
plusieurs quartiers de la ville; enfin d'avoir appelé au cardinalat et
aux autres dignités de l'Église les hommes les plus recommandables par
les mœurs, les talents et leur savoir. Le seul délassement de Borromée,
lorsqu'il avait donné le jour entier aux soins du gouvernement, était de
rassembler, le soir, dans le palais qu'il habitait avec le comte
Philippe Borromée son frère, les hommes les plus instruits dans les
lettres, de les entendre réciter des pièces d'éloquence, lire des
dissertations, ou établir entre eux des discussions, le plus souvent sur
des sujets de philosophie morale. Le lieu et l'heure où se tenaient ces
assemblées leur fit donner le nom de Nuits Vaticanes. A la mort du comte
Borromée, le cardinal voulut qu'elles fussent exclusivement consacrées
aux études théologiques. Cette académie devint célèbre. Chacun de ses
membres, selon l'usage d'Italie, prenait un nom supposé. Celui que prit
le fondateur paraît singulier, si l'on songe aux matières dont il avait
voulu que son académie s'occupât exclusivement: il se fit appeler le
_Chaos_[127].

[Note 127: Tiraboschi, t. VII, part. I, l. I, c. 4.]

Bologne, où sa légation l'appelait souvent, se ressentit de son amour
pour les sciences. La célèbre université de cette ville n'avait pas un
emplacement digne de sa renommée. Charles en fit commencer les
magnifiques bâtiments qu'on y voit encore aujourd'hui. A Milan, il fonda
pour les jésuites le collége appelé de Bréra, et y fit attacher des
revenus considérables. Cet ordre lui dut une partie des autres
établissements où il enseignait la jeunesse, et en particulier les
colléges de Vérone, de Brescia, de Gênes, de Verceil, et même, hors de
l'Italie, ceux de Lucerne, de Fribourg, et plusieurs autres. L'Église a
mis ce grand cardinal au rang des saints: ou voit qu'il est tout aussi
justement compté parmi les bienfaiteurs des lettres.

Pie V obtint le premier de ces deux titres[128], et ne fit rien pour
mériter le second. Il n'en est pas ainsi de son successeur, le fameux
Grégoire XIII[129]. _Buoncompagno_ était savant, surtout dans les lois
canoniques, et en avait occupé la chaire pendant dix-huit ans à Bologne
sa patrie. C'était un des cardinaux de la création de Pie IV.

[Note 128: 1556.]

[Note 129: 1572.]

Cette dignité ne ralentit point son ardeur pour l'étude; parvenu à la
dignité suprême, il disait qu'il n'y a personne au monde à qui il
convienne mieux de beaucoup savoir qu'à un pontife romain. Dans le cours
de son règne, qui dura treize ans, il fonda vingt-trois colléges ou
séminaires, il soutint l'université romaine, déjà un peu remise sous
Paul III, des désastres du pontificat de Clément VII; il y attacha les
plus savants professeurs. Il éleva de superbes édifices, tant à Rome que
dans plusieurs villes de l'état ecclésiastique; il ouvrit de toutes
parts de nouveaux chemins; et tandis, qu'en digne chef de l'Église, il
en répandait les trésors pour le soulagement de l'indigence, il ne les
versait pas moins libéralement pour l'encouragement des arts utiles, des
lettres et des beaux-arts[130].

[Note 130: Tiraboschi, t. VII, part. I, p. 28.]

L'astronomie et le droit canon lui doivent deux grandes réformes, celles
du calendrier romain et du recueil des lois canoniques, connu sous le
nom de Décret de Gratien[131]. La réforme du calendrier fut provoquée
par un homme inconnu, nommé Louis _Lilio_, né, non pas à Vérone, comme
l'a dit Montucla dans son _Histoire des mathématiques_[132], ni à Rome,
comme d'autres l'ont prétendu, mais dans la Calabre[133]. Le calendrier
de l'Église, adopté dans le quatrième siècle[134] par le premier concile
de Nicée, supposait que le cours du soleil correspondait précisément à
trois cent soixante-cinq jours et six heures, et que dix-neuf années
solaires équivalaient à deux cent trente-cinq lunaisons. Ces deux
erreurs avaient fait, dans l'espace de plusieurs siècles, que l'équinoxe
de mars, qui arrivait le 21 du mois, au temps de ce concile, avait
rétrogradé jusqu'au 11 dans le seizième siècle, et que les nouvelles
lunes anticipaient de quatre jours. Dix jours ôtés au mois d'octobre, en
1582, ramenèrent les équinoxes à l'ancienne époque; et la suppression du
bissexte, dans la dernière année de chaque siècle, à l'exception de
celle qui termine chaque quatrième siècle, prévint le même dérangement
pour l'avenir. Enfin l'équation introduite dans le cycle de dix-neuf
ans[135], et non pas l'invention de l'épacte, déjà connue depuis
long-temps[136], remit d'accord l'année solaire et l'année lunaire.

[Note 131: Voyez t. I de cette Histoire litt., p. 147.]

[Note 132: T. I, p. 586.]

[Note 133: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 390.]

[Note 134: En 325.]

[Note 135: Le nombre d'or de l'Athénien Methon donnait dix-neuf ans
à la révolution par laquelle la lune revient au même point du ciel; il
ne s'en manque qu'une heure et demie, méprise insensible dans un siècle,
et considérable après plusieurs siècles. (Voltaire, _Essai sur les Mœurs
et l'Esprit des Nations_, c. 183.)]

[Note 136: Ab. Ximenès, _Introd. au Gnomon de Florence_, p. CII et
suiv., cité par Tiraboschi, _ub. supr._]

L'auteur de cette découverte mourut avant d'avoir vu exécuter son
projet, et même d'avoir pu le présenter au pape. Ce fut son frère
Antoine _Lilio_ qui le présenta. Grégoire nomma pour l'examiner une
commission des quatre plus savants astronomes qui fussent alors. Il
assista souvent lui-même à leurs travaux; et, après de longues
discussions sur une matière si difficile et si importante, il ordonna
par sa bulle du 1er. mars 1582 cette réforme célèbre.

Celle du recueil de lois canoniques ou du Décret de Gratien avait paru
deux ans auparavant, et ce fut dans cette même année, 1582, que la
magnifique édition du corps de droit canon sortit des presses romaines
par ordre de Grégoire XIII. L'idée de cette réforme, reconnue
nécessaire, ne lui était pas due. Pie IV l'avait conçue le premier. Il
avait nommé une commission de cardinaux, de jurisconsultes et d'autres
savants, et les avait chargés de corriger les inexactitudes de tout
genre dont ce recueil était rempli[137]. Ils avaient continué leur
travail sous Pie V; ils le terminèrent sous Grégoire XIII. Trente-cinq
commissaires y avaient été nommés, non tous ensemble, mais à différentes
époques, et vingt-deux étaient italiens[138]. Malgré leur zèle, leurs
lumières et celles du pape lui-même, le Décret, beaucoup moins
irrégulier sans doute qu'il n'était auparavant, parut avoir conservé
trop de ses anciens vices, et en avoir contracté de nouveaux, ce qui
fait, dit Tiraboschi[139], que depuis cette correction fameuse d'autres
savants se sont fait une étude de corriger ce même Décret, et ont
peut-être laissé à ceux qui viendront après eux de quoi s'en occuper
encore.

[Note 137: Tiraboschi, t. VII, part. II, p. 153.]

[Note 138: _Id. ibid._]

[Note 139: _Ub. supr._, p. 154.]

On cite de ce pape un trait qui prouve qu'il ne réservait pas toutes ses
libéralités pour les sciences ecclésiastiques, et qu'il en répandait
aussi sur les lettres qu'on appelle profanes. Le célèbre Marc-Antoine
Muret était professeur à Rome. Etienne, roi de Pologne, voulut l'attirer
dans ses états[140], et lui offrit un traitement annuel de 1500 écus
d'or et un bénéfice qui lui en vaudrait 500 autres. Grégoire ne voulut
pas que Rome fût privée des leçons de ce savant homme; il ajouta 200
écus d'or aux 500 que Muret recevait déjà pour ses honoraires, et lui
assigna de plus 300 écus de pension[141]. Le nom de ce pape, célèbre à
tant et de si justes titres, ne serait peut-être souillé d'aucune tache
si l'approbation qu'il donna en plein consistoire au massacre de la
St.-Barthélemi, et le tableau qu'il fit placer dans son palais pour
éterniser le souvenir de ce qui fera l'exécration de tous les siècles,
ne faisaient rejaillir une partie de cette exécration sur sa mémoire.

[Note 140: En 1578.]

[Note 141: _Id. ibid._]

Le nom de Sixte V, son successeur, est fameux dans la politique et dans
les arts.

        Le pâtre de Montalte est le rival des rois,

a dit Voltaire[142]; et ces rois, dont il fut le rival, étaient Philippe
II, Élisabeth, et notre grand et bon Henri. S'il fut, en effet leur égal
en politique, et si l'on peut jamais comparer, sous ce rapport, avec les
autres souverains, les papes de ces temps-là, placés dans une position
qui leur donnait tant d'avantages, ce n'est pas ce qu'il s'agit
d'examiner; mais Rome entière atteste encore aujourd'hui la supériorité
que donnèrent à Sixte sur les princes ses contemporains le goût et
l'amour des arts, la grandeur de ses idées et sa magnificence plus que
royale. Il est vrai qu'Élisabeth, Philippe et Henri régnaient dans des
pays où les arts étaient presque ignorés, tandis qu'ils brillaient en
Italie depuis près de deux siècles. Il est vrai encore que ces trois
monarques ensemble n'auraient pu, en exerçant sur leurs peuples les
actions les plus oppressives, disposer de sommes égales aux tributs que
la crédulité presque universelle versait alors dans le trésor pontifical
pour l'embellissement de Rome. Ces tributs mêmes ne suffirent pas à
Sixte V. Il fallut encore qu'il augmentât les charges du peuple, qu'il
l'opprimât et qu'il l'appauvrit.

[Note 142: _Henriade_, c. 2. Le nom de Sixte V était Félix
_Peretti_. Il était en effet né de pauvres paysans dans les grottes de
_Montalto_, de la Marche d'Ancône, et avait gardé les troupeaux dans son
enfance. Ce fut un moine austère, un cardinal astucieux et fourbe, mais,
à des actes de rigueur excessive et de tyrannie près, un grand pape.]

Il n'eut pas trop de tous ces grands moyens, employés avec une activité
infatigable, pour laisser des traces si imposantes d'un règne qui ne
dura guère que cinq ans[143]. Quatre obélisques égyptiens, dont deux
surtout étaient d'une grandeur démesurée[144], renversés et brisés par
les barbares, et restés depuis lors dans la poussière, furent restaurés
et relevés par les procédés hardis du célèbre ingénieur et architecte
Dominique _Fontana_. La colonne de Trajan et celle d'Antonin, dégradées
depuis cette même époque, reprirent tous leurs ornements; mais elles
reçurent à leur sommet les statues en bronze de deux apôtres, au lieu de
celles de ces deux empereurs. Le palais de Latran fut presque
entièrement rétabli et embelli d'un grand nombre de fabriques nouvelles,
de portiques, de salles et de chambres ornées de peintures
exquises[145]. D'immenses aqueducs construits et soutenus par de
superbes arcades, l'un dans l'espace de plus de vingt milles, l'autre de
six, pour les besoins de Rome et de Civita-Vecchia; de grands travaux
entrepris pour le desséchement des marais pontins; une vaste foulerie et
d'autres établissements pour le travail et le commerce des laines; un
hôpital où deux mille pauvres purent être reçus, et furent dotés d'une
rente de 15,000 écus d'or, prouvèrent que le pontife joignait des vues
d'utilité publique à son goût pour les monuments des arts[146]. Enfin,
ce fut lui qui eut la gloire de terminer cette grande basilique de
St.-Pierre qui, depuis le pontificat de Jules II, c'est-à-dire depuis le
commencement de ce siècle, était l'objet des soins de tous les papes les
plus éclairés et des travaux des artistes les plus célèbres.

[Note 143: Depuis 1585 jusqu'en 1590.]

[Note 144: 1°. Celui de Sésostris, consacré par ce roi au soleil,
transporté à Rome, élevé et dédié à Auguste et à Tibère par Caligula;
Sixte le fit restaurer et élever sur la place du Vatican. 2°. Un autre,
consacré de même au soleil par les anciens rois d'Égypte, et tout
couvert d'hiéroglyphes. Constantin l'avait fait conduire par le Nil à
Alexandrie, dans le dessein d'en embellir sa nouvelle Rome; son fils
Constance le fit porter à Rome même et élever dans le Cirque. Sixte le
fit réparer et transporter sur la place de St.-Jean de Latran. (Voyez
Muratori, _Annal. d'Ital._, an. 1586, etc.)]

[Note 145: La dédicace en fut faite le 30 mai 1589. (_Id. ibid., ad
hunc ann._)]

[Note 146: Muratori, _ub. supr._]

Avant Sixte V, les cardinaux Alexandre _Farnèse_ et Marcel _Cervini_
avaient fait établir à Rome une magnifique imprimerie[147], qui fut,
pendant plusieurs années, sous la direction du célèbre Paul Manuce[148],
et qui portait déjà le nom d'imprimerie de la chambre, _Camerale_[149];
mais il paraît qu'elle ne possédait que des caractères grecs et latins,
et c'est à Sixte V qu'appartient la fondation stable de l'imprimerie du
Vatican, ou de la chambre apostolique. Son principal but était de
publier, avec tout le luxe typographique, les ouvrages des Pères; il
dépensa, pour la fonder, environ 40,000 écus romains, et la fournit des
plus beaux caractères grecs, latins, hébraïques, syriaques, arabes; de
papiers excellents, et de tout ce qui est nécessaire à la perfection de
cet art. Il paya libéralement des savants pour surveiller les
impressions. La belle édition de la version des _Septante_, et la
_Bible_ latine qui porte le nom de Sixte V, en furent les premiers
résultats[150].

[Note 147: Vers l'an 1540.]

[Note 148: Cette direction avait été d'abord confiée à Antoine Blado
d'Asola; on lit à la fin du t. III des Commentaires d'Eustathe sur
Homère, imprimé en 1549: _Impressum Romœ apud Antonium Bladum Asulanum
et socios_, etc.]

[Note 149: Tiraboschi, t. VII, part. I, p. 175.]

[Note 150: _Id. ibid._ Cette Bible, malgré tous les soins qu'on
avait pris, fut loin de répondre aux vues du pontife, et les
incorrections dont elle était remplie obligèrent peu de temps après
Clément VII à en ordonner une édition nouvelle. (Muratori, _ub. supr._,
an. 1590.)]

La bibliothèque Vaticane, qui dut ses commencements à Nicolas V, que
Sixte IV avait rebâtie et ouverte au public, et qui, depuis, avait été
successivement enrichie par les libéralités de Léon X, de Paul III et de
Grégoire XIII, était cependant située dans un lieu bas, obscur et
malsain[151]. Sixte V voulut élever aux lettres un monument plus
convenable. _Fontana_, qu'il chargea de l'exécuter, seconda parfaitement
les grandes vues et l'empressement du pontife; il acheva dans une année
le superbe édifice où cette bibliothèque fut placée[152], et où elle est
restée jusqu'à ces derniers temps.

Ces actes de munificence sembleraient avoir dû épuiser le trésor, et
cependant Sixte V amassa dans celui du château St.-Ange, la somme, alors
énorme, de cinq millions d'écus d'or, ou de vingt millions de livres.
Son motif ostensible pour thésauriser ainsi, était de pourvoir aux
dépenses que pourraient occasioner, par la suite, les invasions des
Turcs, ou même des princes chrétiens dans les états de l'Église; mais on
prétend que le but secret était de s'emparer du royaume de Naples, à la
mort de Philippe II; que des mots échappés au pape dans ses discours, et
même dans quelques bulles, le prouvèrent assez évidemment[153]. Il
laissa donc le trésor riche, mais l'état appauvri par l'excès des
impôts, des gabelles et des autres inventions fiscales, établies sans
mesure et levées avec une rigueur inflexible. Aussi, au moment de sa
mort, le peuple voulut-il abattre la statue que le sénat lui avait
élevée au nom du peuple même. On parvint à apaiser l'émeute et à sauver
la statue; mais c'est à cette occasion que fut porté le décret qui
défendit d'en élever, à l'avenir, à aucun pape vivant[154].

[Note 151: _Id. ibid._, an. 1588.]

[Note 152: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 179.]

[Note 153: Muratori, an. 1588.]

[Note 154: _Ibid._, an. 1590.]

Après lui, le Saint-Siége, devenu, pour ainsi dire, plus glissant et
plus mobile que jamais, fut occupé, dans une seule année, par trois
papes, qui n'y laissèrent aucune trace que les lettres soient
intéressées à chercher[155]. Clément VIII, qui le remplit ensuite
jusqu'à la fin de ce siècle[156] et pendant le premier lustre du
suivant, était un homme d'un esprit élevé, d'une instruction peu commune
et d'une rare capacité dans les affaires. Il aima les sciences et les
lettres; il éleva au cardinalat un Baronius, un Bellarmin, un d'Ossat,
et plusieurs autres qui soutinrent l'éclat de la cour et de la pourpre
romaines; mais aucun établissement public, aucun acte de libéralité
particulière ne nous recommande sa mémoire, chargée d'ailleurs, comme
nous l'allons bientôt voir, du juste reproche d'une usurpation violente
et aussi contraire, par sa nature à l'esprit évangélique, qu'elle le
fut, par ses suites, à l'intérêt des lettres. Sa conduite, à l'égard de
la France, fut mêlée de mal et de bien. Depuis long-temps nos troubles
civils et religieux occupaient les souverains pontifes plus qu'il ne
l'aurait fallu pour la tranquillité de l'Europe, pour le bien de
l'humanité, pour l'honneur même de la religion, ou du moins de la cour
de Rome. Clément VIII osa encore, pendant plusieurs années, refuser à
notre bon roi Henri IV l'entrée de l'Église où il demandait à être
admis. Il l'y reçut enfin, et cessa d'offrir au monde le spectacle
révoltant d'un prêtre étranger, osant ou défendre ou permettre à un
grand peuple de reconnaître pour chef qui il lui plaît.

[Note 155: Urbain VII ne régna que douze jours, Grégoire XIV dix
mois, et Innocent IX environ deux.]

[Note 156: Hippolyte _Aldobrondini_, élu le 30 janvier 1592.]

Tandis qu'à Rome et à Florence les lettres et les arts éprouvaient ces
vicissitudes, elles avaient dans plusieurs autres états d'Italie, une
existence brillante, mais agitée; l'émulation était presque générale,
entre les princes, à qui les protégerait le plus; mais ces princes
étaient environnés de circonstances orageuses peu favorables à cette
émulation. La guerre, qui s'était allumée dès la fin du siècle
précédent, prit dans le seizième un nouveau degré de fureur, lorsque la
lutte élevée entre l'Empire et la France, dont l'Italie était le
théâtre, devint la lutte entre deux prétendants à l'Empire, et qu'elle
eut pour champions Charles-Quint et François Ier. Le Milanais avait
perdu ses ducs; la plupart des autres principautés, entraînées dans le
tourbillon des révolutions plutôt militaires que politiques, changèrent
plusieurs fois de fortune et de maîtres, et les lettres se trouvèrent
enveloppées dans ces fréquentes alternatives.

Pendant le peu de temps que François Ier. fut maître de Milan, il se fit
gloire d'accorder aux arts et aux lettres le même accueil, les mêmes
encouragements qu'ils avaient reçus avant lui. C'est là qu'il sentit se
développer ces nobles goûts dont la nature lui avait donné le germe;
c'est de là qu'il amena en France des savants et des artistes qui
firent, pour la nation entière, ce que l'Italie avait fait pour lui; et
si quelque chose put dédommager la France des désastres que lui
causèrent les inclinations belliqueuses de son roi, c'est que, sans ses
guerres imprudentes, le siècle de François Ier. n'eût peut-être pas
encore été pour elle le premier siècle des arts. Après qu'il eut perdu
le Milanais, et cette fois sans retour, Maximilien Sforce, qui le lui
avait cédé et s'était retiré en France, ne recouvra pas ce duché. Ce fut
son frère, François-Marie, que Charles-Quint y rétablit[157]. Mais
l'état précaire où il fut toujours, et peut-être le peu de goût qu'il
avait pris pour les lettres dans les agitations où sa famille avait
vécu, l'empêchèrent de rien faire pour elles.

[Note 157: En 1525.]

La race des Sforce et le duché de Milan s'éteignirent en lui.
Charles-Quint resté, après la mort de ce prince[158], en possession du
Milanais, l'était auparavant du royaume de Naples; rien n'annonce qu'il
se soit occupé du progrès des lettres dans ces deux états: elles lui
étaient au moins indifférentes; et l'historien Robertson assure même,
qu'élevé par ce rude théologien, Adrien d'Utrecht, que nous avons vu
figurer parmi les papes, Charles avait annoncé de bonne heure de
l'aversion pour les sciences[159]. Les vice-rois, ou commandants, qui le
représentaient à Milan et à Naples, n'eurent pas tous, il est vrai, la
même indifférence ou le même éloignement que leur maître; mais à Naples,
le plus fameux de ces commandants, don Pèdre de Tolède, aimait trop
l'inquisition pour ne pas haïr les lettres. On sait quels mouvements
causa dans le royaume son obstination à y vouloir introduire cet odieux
tribunal. Parmi les hommes puissants qui lui résistèrent, on distingue
le prince de Salerne _Ferrante San Severino_[160], protecteur éclairé
des lettres, ami et patron d'un poëte alors célèbre, mais depuis éclipsé
par la grande célébrité de son fils. _Bernardo Tasso_, fidèlement
attaché à ce prince dans sa disgrâce, y fut enveloppé. Sa ruine et son
exil furent, comme nous le verrons dans la suite, les premières
infortunes qui assaillirent l'enfance et la jeunesse du Tasse, son fils,
destiné à en éprouver tant d'autres.

[Note 158: En 1535.]

[Note 159: _Hist. de Charles V_, l. I.]

_San Severino_ n'était pas le seul grand qui, avant ses malheurs,
donnât aux lettres, dans ce royaume, l'encouragement qu'elles ne
recevaient plus du gouvernement même. L'illustre maison des _Aquaviva_,
et celle des Davalos, se distinguèrent entre les familles qui les
protégèrent le plus généreusement. Deux frères _Aquaviva_, ducs d'Atri,
se montrèrent, dès le commencement de ce siècle, pleins d'ardeur et de
libéralité pour elles[161]; ils laissèrent même tous deux quelques
ouvrages[162]; et cette famille eut encore après eux, dans le
militaire[163] et dans l'Église[164], des hommes qui se rendirent
célèbres par leur amour pour les lettres et par leur savoir.

[Note 160: Tiraboschi, t. VII, part. I, p. 101.]

[Note 161: L'un de ses frères se nommait Mathieu, et l'autre
Bélisaire; ils moururent tous deux en 1528. (Voyez _Mazzuchelli, Scrit.
ital._, t. I, part. I.)]

[Note 162: _Mazzuchelli_ en donne la liste, _loc. cit._]

[Note 163: Jean-Jérôme _Aquaviva_, dont le _Boccalini_ parle dans
ses _Ragguogli di Parnasso_, cent. II, ragg. 85.]

[Note 164: Octave, fils du précédent, archevêque de Naples et
cardinal.]

Les Davalos, originaires d'Espagne, mais établis à Naples dès le siècle
précédent, eurent encore plus de renommée. Il n'est presque point de
recueils de vers publiés alors qui ne soient remplis de leurs louanges;
et les dédicaces d'ouvrages de tout genre, qui leur furent adressées,
sont innombrables. Ferdinand-François Davalos, marquis de Pescaire, né à
Naples, se distingua surtout comme guerrier, et fut l'un des plus grands
capitaines de ce siècle. Ce fut lui qui contribua le plus au gain de
cette bataille de Pavie, où François Ier. perdit tout, _fors
l'honneur_[165]. Il mourut à Milan la même année[166], à peine âgé de
trente-six ans, des suites des blessures qu'il avait reçues dans cette
bataille. Il avait montré, dès sa jeunesse, beaucoup de goût pour les
lettres, et continuait de les cultiver et de les honorer parmi le fracas
des armes. Il avait épousé la fameuse _Vittoria Colonna_, l'une des
femmes poëtes les plus célèbres qu'ait eues l'Italie; et l'éclat des
talents de sa femme, et de la protection qu'elle accorda aux lettres
rejaillissait sur lui.

[Note 165: Mot justement célèbre de ce roi chevalier.]

[Note 166: 1525.]

Ferdinand laissa pour héritier Alphonse Davalos, marquis _del Vasto_,
son cousin, et c'est celui-ci surtout que la littérature italienne
compte parmi ses plus illustres Mécènes. Il acquit aussi un grand nom
dans la carrière des armes, où son bonheur ne fut troublé qu'à la fin.
Gouverneur du Milanais et de tous les états de l'empereur en Italie, la
cour qu'il tenait à Milan devint le rendez-vous des lettres et des arts.
Paul Jove, dans ses éloges des plus illustres guerriers[167], _Luca
Contile_, dans ses lettres[168], le _Muzio_, dans les siennes[169], et
plusieurs autres auteurs contemporains, le représentent comme l'un des
hommes de son siècle le plus beau, le plus rempli de grâces et
d'amabilité dans ses manières, de régularité dans ses mœurs, de goût et
de talent pour la poésie, de magnificence et de dignité dans toute sa
conduite. La conversation des hommes de lettres et des savants était
presque le seul délassement qu'il se permît; il les fixait auprès de lui
par les agréments de son commerce autant que par ses bienfaits. Chaque
jour il s'entretenait avec eux sur des questions d'histoire, de
cosmographie, quelquefois même de théologie, selon le goût du temps,
mais le plus souvent de poésie. Il savait aussi les employer dans les
affaires, et les chargeait de négociations importantes, relatives, soit
à la politique, soit à la guerre[170]; même dans ses voyages, il
n'interrompait point l'usage de ses entretiens et de ses exercices
littéraires. Nous avons, dans une lettre du _Muzio_[171], la description
d'un de ses voyages dans le Piémont, de Vigevano à Mondovi «Pendant la
route, écrivait-il, le Marquis a toujours été dans la compagnie des
Muses; il a fait jusqu'à douze sonnets et une épître de plus de cent
vers, en réponse à une de moi; il m'a obligé à composer tous les jours.
En voyageant à cheval, nous faisions des vers comme à l'envi; nous nous
écartions du cortége; quand j'avais fait un sonnet, j'allais à lui pour
le lui réciter; il en faisait autant avec moi. Chaque soir, en arrivant
à nos logements, j'écrivais ce que j'avais composé pendant le jour, et
je le lui portais; il écrivait aussi ses vers, et me les envoyait ou me
les remettait lui-même quand je l'allais voir.» Depuis ce temps, les
grands ne voyagent plus à cheval, mais on voit que ce n'est pas la seule
différence qu'il y ait entre leurs voyages et ceux d'Alphonse Davalos.

[Note 167: _Elog. Viror. bello illustr._, p. 335.]

[Note 168: T. I, p. 58, 69, 90.]

[Note 169: Edit. de Florence, 1590, p. 66.]

[Note 170: Tiraboschi, t. VII, part. I, p. 69, où il cite une lettre
de _Luca Contile_.]

[Note 171: _Ub. supr._]

Et ce n'était pas pour son plaisir qu'il parcourait ainsi le Piémont;
c'était comme général des armées de l'empereur. La guerre s'était
allumée; les Français tenaient encore au-delà des Alpes; Alphonse
marchait contre eux, et il marchait à sa perte. Peu de temps après, il
livra la bataille de Cérisoles: il y fut vaincu et blessé. On profita de
sa défaite pour le desservir auprès de l'empereur. Accusé de concussions
et d'abus d'autorité dans son gouvernement, il se rendit à la cour pour
se justifier, fut mal reçu, et revint mourir, non des ses blessures mais
de chagrin, à Vigevano[172]. Heureux, s'il n'eût pas souillé sa gloire
par un acte de barbarie contraire aux droits les plus sacrés, en faisant
assassiner deux ambassadeurs[173] que François Ier. envoyait à Venise
pour passer à Constantinople; et cela pour saisir, dans leurs papiers,
des secrets qu'il n'y trouva pas!

[Note 172: Mars 1546. Il n'avait que quarante-trois ans.]

[Note 173: L'un d'eux était César Frégose, qui s'était retiré en
France après avoir été général des Vénitiens. _In questo tempo_, dit
_Mazzuchelli, Cesare Fregoso mentre andava a Venezia ambasciatore del Rè
Francesco I fu ucciso per ordine del marchese del Vasto governatore di
Milano_. (_Scrittor. ital._, t. III, article _Bandello_, p. 202.)]

Mais toutes puissantes qu'étaient ces deux familles, et celle des
_Rangoni_ de Modène, et quelques autres encore dont les lettres ont
gardé les plus honorables souvenirs, c'étaient pourtant des familles
privées et sujettes, qui ne pouvaient rendre d'aussi grands services aux
sciences et aux arts que celles qui conservaient, même dans de petits
états, leur souveraineté. On doit mettre au premier rang les princes de
la maison d'Este, ducs de Ferrare. On les a vus, dès le quinzième
siècle, ouvrir dans leur cour un asyle aux lettres. Nicolas III, Lionel,
Borso, Hercule Ier., eurent tous le même penchant pour elles. Alphonse
Ier., fils d'Hercule, lui succéda en 1505; il ne régna pas moins de
trente ans; mais toujours en guerre, tantôt avec les Vénitiens, tantôt
avec les papes, Jules II, Léon X et Clément VII, dépouillé par eux de
Modène, de Reggio, et d'autres villes de ses états, qu'il ne recouvra
que vers les dernières années de sa vie[174]; enfin, éprouvé par les
plus cruelles traverses, il ne serait pas surprenant qu'il n'eût pu
s'occuper de l'encouragement des lettres. Il le serait d'autant moins,
qu'il était lui-même peu lettré. Une jeunesse faible, et presque
toujours languissante, lui avait interdit l'étude; la guerre et les
affaires ne lui avaient pas laissé le temps de réparer ce défaut
d'éducation; cependant la cour de Ferrare ne cessa point sous son règne
d'accueillir les savants, les artistes et les poëtes. Elle était bâtarde
du pape Alexandre VI. Il suffit, parmi ces derniers, de nommer le grand
Arioste, et d'être prévenus dès à présent, comme nous le verrons mieux
dans la suite, que si ce poëte eut à se plaindre du cardinal Hippolyte,
frère d'Alphonse, il ne cessa jamais de jouir auprès du duc lui-même de
la plus grande faveur.

[Note 174: Il fut remis dans la possession paisible de tous ses
états en 1531, par l'empereur Charles V, qui y ajouta même la
principauté de Carpi. Il mourut en 1534.]

Tout ce qui entourait Alphonse aimait les lettres et les honorait comme
lui; son secrétaire et son ministre de confiance, _Pistofilo_ de
Pontremoli, était un homme de lettres: il aimait les antiquités, les
médailles, dont il avait formé une très-belle collection. Le _Bembo_,
_Giraldi_, _Strozzi_, et d'autres auteurs, vantent son goût pour la
poésie; et l'on trouve de lui, dans plusieurs recueils, des vers,
médiocres à la vérité, mais qui prouvent qu'au milieu des occupations
d'un ministère et des distractions d'une cour, il savait réserver
quelques moments pour les muses. Lucrèce Borgia, femme du duc, à qui
l'on peut reprocher, il est vrai, outre la tache de sa naissance[175],
celle de ses mœurs[176], du moins pendant la première partie de sa
jeunesse, devenue duchesse de Ferrare, tint sa cour avec autant de
décence que de grâce, et se montra protectrice zélée des savants, des
gens de lettres, et surtout des poëtes.

[Note 175: Elle était bâtarde du pape Alexandre VI.]

[Note 176: Elle fut accusée d'un commerce incestueux avec ses
frères, et même avec le pape son père. Les historiens les plus graves,
en Italie, en Angleterre et en France, ont répété cette accusation. M.
Roscoë presque seul a pris la défense de Lucrèce, dans une dissertation
qui termine le premier volume de son _Histoire de Léon X_.]

Enfin le cardinal Hippolyte, non moins généreux que son frère, politique
et guerrier comme lui, avait sur lui l'avantage d'une éducation cultivée
et de connaissances personnelles très-étendues, surtout dans les
mathématiques et la philosophie. Quant à cette dernière faculté, on sait
à quel genre d'études on donnait alors ce nom, et ce que c'était au
seizième siècle que la philosophie d'un cardinal; mais il paraît qu'il
était très-avancé dans les mathématiques, et qu'il les aimait
passionnément. _Celio Calcagnini_, célèbre astronome, qui lui dédia sa
_Paraphrase des météores d'Aristote_, s'était souvent entretenu avec lui
sur ces matières, et avait admiré son savoir[177]. Dans le voyage que le
cardinal fit en Hongrie, en 1518, _Calcagnini_, qui l'accompagnait, lui
fit connaître l'astronome Ziegler, dont Hippolyte goûta l'entretien,
apprécia les connaissances et les découvertes, et qu'il admit dans son
amitié. Le cardinal, de retour en Italie, fit inviter Ziegler à l'y
venir trouver, et lui destina la chaire de mathématiques alors vacante
dans l'université de Ferrare; Ziegler accepta, mais il partit trop tard,
et lorsqu'il arriva en Italie, le cardinal venait de mourir à l'âge de
quarante ans[178]. Il n'est pas étonnant que, d'après la nature de ses
études, il préférât un mathématicien à un poëte, et qu'il prît tant
d'amitié pour Ziegler dans le temps même où il disgraciait l'Arioste. Il
serait cependant moins célèbre si l'Arioste ne l'avait pas tant vanté
dans son _Orlando_; et ni les calculs de Ziegler, ni ceux de
_Calcagnini_, ne pouvaient lui donner autant de renommée qu'une seule
stance de ce poëme qu'il jugea si ridiculement, et dont il récompensa si
mal l'auteur. Nous reviendrons, dans la vie de l'Arioste, sur ce trait
peu honorable de celle du cardinal.

[Note 177: _Calcagnini Oper._, p. 426, cité par Tiraboschi, t. VII,
part. I, p. 35.]

[Note 178: Il était né en 1480: ce que l'Arioste exprime
énigmatiquement dans la quatrième stance de son trente-cinquième chant.
Astolphe, avant de partir du monde de la lune, voit les Parques qui
filent la vie et la destinée des hommes; il voit une quenouille plus
belle et plus brillante que toutes les autres. Il demande à S. Jean, qui
l'accompagne, ce que c'est que cette quenouille, quand commencera et à
qui appartiendra la vie dont elle contient le fil. L'Évangéliste lui
apprend que cette vie

        _Venti anni principio prima avrebbe
        Che col M e col D fosse notato
        L'anno corrente dal verbo incarnato_.]

Hercules II, fils et successeur d'Alphonse, vécut dans des temps plus
calmes, et put donner plus facilement l'essor à son penchant généreux
pour les sciences, les arts et les lettres. Il les cultivait lui-même;
il écrivait avec élégance en prose et en vers. Curieux d'antiquités, il
rassembla une collection de médailles admirable pour ce temps-là, et il
peut être regardé comme le premier auteur du célèbre musée de
Ferrare[179]. Les édifices et les palais dont il embellit sa capitale,
les accroissements considérables qu'il fit à la ville de Modène,
prouvent son goût pour les arts, ses inclinations grandes et libérales.
S'il eût eu besoin d'y être excité, il l'eût été sans doute par la
duchesse sa femme, Rénée de France, fille de Louis XII. Douée d'un
esprit aussi pénétrant qu'élevé, Rénée aimait l'étude et les sciences,
savait le grec et le latin, et fit instruire dans ces deux langues ses
deux filles, Anne et Lucrèce. On parle peu des talents et des
connaissances de Léonore, leur troisième sœur, et cependant elle est en
quelque façon plus connue dans l'histoire des lettres. Elle l'est par la
passion qu'elle inspira, dit-on, à un grand poëte, et par les malheurs
mêmes du Tasse dont on croit qu'elle fut en partie la cause. Rénée,
leur mère, fut la bienfaitrice de tous les hommes célèbres qu'elle put
rassembler à sa cour, ou que ses libéralités purent atteindre. En
avançant en âge, elle s'enfonça dans des études plus abstraites; elle
eut le malheur d'aller jusqu'à la théologie. Calvin, qui fut quelque
temps caché à Ferrare, accueilli d'elle comme l'étaient tous les
savants, s'empara de son esprit, lui souffla ses hérésies: elle était
aussi instruite qu'il le fallait pour croire les comprendre. Les
désagréments que son entêtement, pour les erreurs de Calvin, lui firent
éprouver du vivant de son mari et après sa mort, ne sont pas de mon
sujet[180]; mais il m'est permis de déplorer le malheur de ces temps, où
des opinions inintelligibles, qui faisaient ailleurs couler le sang,
portaient le trouble dans une cour paisible, et pouvaient rendre
misérable la fin d'une vie si utilement employée à cultiver et à
encourager les lettres.

[Note 179: _Musœum Estense_, Tiraboschi, ub. supr., p. 37.]

[Note 180: Voy. Muratori, _Antich. Est._, part. II, p. 389, etc.]

Hercule II avait, ainsi qu'Alphonse son père, un frère cardinal appelé
Hippolyte comme son oncle; on le nomme Hippolyte le jeune, pour le
distinguer de cet oncle qu'on appelle l'ancien. Evêque de Ferrare et
archevêque de Milan comme lui, possédant de plus, en France,
l'archevêché d'Auch et plusieurs riches bénéfices, il le surpassa en
magnificence et en amour pour les sciences et pour les arts. Ce siècle
eut peu de princes qui pussent l'égaler en luxe, en faste et en
grandeur. Il n'en faut pas d'autres preuves que la délicieuse et superbe
_villa_, qu'il fit construire à Tivoli, dont il existe des descriptions
si magnifiques[181], et qui, telle qu'elle est encore aujourd'hui,
paraît justifier tous les éloges qu'on en a faits. Tantôt dans cette
belle retraite, et tantôt à Ferrare, ce prince de l'Église tenait une
cour splendide. Les plaisirs de l'esprit étaient pour beaucoup dans ses
jouissances; il s'entretenait chaque jour avec des savants, et s'amusait
à table à écouter les disputes qui s'élevaient entre eux sur des
questions de littérature ou de philosophie. On prendrait, dit le célèbre
Muret dans une de ses lettres[182], la cour du cardinal Hippolyte pour
une académie, tant on y voit rassemblés d'hommes instruits; et il ajoute
que, quoique le cardinal ne fût pas lui-même très-savant, il prenait
beaucoup de plaisir à leur conversation, et en rapportait toujours
quelque connaissance. Le même Muret, grand admirateur de François Ier.,
comme il devait l'être à titre de savant et de français, compare, dans
un autre endroit, le cardinal Hippolyte à ce roi[183], et met en doute
si l'un a mieux mérité que l'autre le nom de père des lettres. Il est
vrai qu'il devait sa fortune au cardinal, qu'il lui avait été attaché
pendant quinze ans, qu'il avait joui de sa confiance dans les affaires
les plus importantes, et, qu'à Tivoli surtout, il ne s'écoulait pas un
jour où Hippolyte ne se plût à passer seul avec lui plusieurs heures
dans de libres et doux entretiens[184]. La reconnaissance de Muret peut
avoir un peu enflé les éloges; mais cette reconnaissance même est une
preuve qu'ils étaient fondés.

[Note 181: Entre autres le _Tiburtinum Hippolitty Estii_, d'_Uberto
Foglietta_.]

[Note 182: L. I, ép. 23.]

[Note 183: Dans la dédicace qu'il lui fait de ses _Variœ
lectiones_.]

[Note 184: Tiraboschi, t. VII, part. I, p. 41.]

Alphonse II, successeur d'Hercule, son père, fut le prince de cette
famille qui eut le règne le plus long et le plus brillant. Dans un
espace de trente-huit ans[185], ce ne fut, pour ainsi dire, à sa cour,
qu'une suite de fêtes, de spectacles, de joûtes, de tournois, de
chasses, de voyages, de réceptions de princes étrangers et
d'ambassadeurs. Alphonse II ne se signala pas moins par sa bienfaisance
que par son goût pour les arts, par sa magnificence en bâtiments, par le
nombre et les brillants uniformes des gardes dont il était environné,
enfin par tout ce qui contribue au luxe et à l'éclat de la cour la plus
somptueuse. On aime à voir, parmi tant d'objets de dépenses, les aumônes
qu'il répandait sur les pauvres de ses états[186], quoique l'on aimât
encore mieux qu'il n'y eût point eu de pauvres dans les petits états
d'un prince si magnifique.

[Note 185: Depuis 1559 jusqu'en 1597.]

[Note 186: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 42.]

Ses ancêtres avaient fondé et successivement accru la bibliothèque, dont
on fait remonter jusqu'au marquis Lionel, la première création; mais il
était réservé au duc Alphonse II de rivaliser sur ce point avec Sixte V
et Cosme Ier., peut-être même de les surpasser. Leur soin principal
avait été de rassembler des manuscrits; Alphonse en ajouta un grand
nombre à ceux qu'il possédait déjà; mais de plus, il donna ordre, dès
l'instant même de son avénement, que, sans regarder à la dépense, on lui
achetât tous les livres publiés depuis l'invention de l'imprimerie,
c'est-à-dire depuis un siècle; et, peu de mois après, cet ordre était
déjà presque entièrement exécuté[187]. Il ne cessa, depuis lors,
d'augmenter ce riche dépôt; et s'il eût eu, comme les Médicis, des
successeurs qui eussent pu suivre ses traces, la bibliothèque d'Este
aurait pu aller de pair avec les plus grandes et les plus belles de
l'Europe; mais nous verrons bientôt que ce bonheur lui fut refusé. Il
eut fort à cœur de faire prospérer l'université de Ferrare, et n'épargna
rien pour que les plus savants professeurs qu'eût alors l'Italie,
vinssent s'y fixer. Sa cour était le rendez-vous des hommes les plus
distingués dans tous les genres; et l'on y comptait un grand nombre de
femmes qui joignaient le mérite des connaissances et du goût pour les
lettres, aux avantages de la naissance et de la beauté.

[Note 187: _Id. ibid._, p. 182.]

Pour plus de ressemblance avec son père et son aïeul, Alphonse II eut
aussi un frère, le cardinal Louis d'Este, qui, à l'exemple des deux
cardinaux Hippolyte, n'eut point de plus grand plaisir que d'accueillir
les savants, de les entretenir, et de passer avec eux les jours entiers,
soit à Rome ou dans ses voyages, soit dans les jardins de sa charmante
_villa_ de _Belriguardo_, qu'il habitait auprès de Ferrare[188]. C'est
au cardinal Louis que le Tasse fut premièrement attaché. Il le fut
ensuite au duc lui-même. Nous verrons ailleurs le bien et le mal qu'il
reçut des deux frères. Ce que l'Arioste avait souffert dans cette cour,
n'était rien auprès de ce que le seul rival qu'il ait dans la poésie
épique y devait souffrir. Il était de la destinée des deux plus grands
poëtes de ce siècle d'illustrer, par les productions de leur génie, les
princes de la maison d'Este, et de devoir à l'ingratitude de ces princes
tous leurs malheurs. Grande leçon qui ne corrige pas les princes, et qui
ne corrige pas non plus les poëtes!

[Note 188: Voyez les lettres de Muret, l. I, ép. 23, etc.]

Rien ne paraissait manquer au bonheur et à l'illustration de la maison
d'Este. Sans parler de sa gloire dans les armes, de l'accroissement
qu'elle avait donné à ses états, et de ses grandes alliances, à ne
considérer Ferrare que comme une seconde patrie des lettres et des arts,
elle pouvait se comparer à Florence, et ses ducs étaient devenus les
rivaux des Médicis; mais Alphonse II mourut sans enfants[189], et toute
cette prospérité s'évanouit. César d'Este, son cousin, qu'il avait
institué, par testament, son successeur, et qui fut proclamé par les
magistrats de Ferrare, le jour même de la mort d'Alphonse, était né d'un
fils naturel d'Alphonse Ier. Le duc avait ensuite légitimé ce fils, en
épousant sa mère[190]. Le judicieux Muratori le prouve dans ses
_Antiquités de la maison d'Este_, et le répète dans ses _Annales_[191];
les historiens de Ferrare le prouvent de même[192]; mais il convenait au
pape Clément VIII de ne pas admettre ces preuves. Sa chambre
apostolique, qui aurait été sans doute désavouée par les apôtres,
déclara le duché de Ferrare dévolu au Saint-Siége, _pour fin de lignée
ou pour d'autres causes_, ce sont ses termes[193]. Le Saint-Père fulmina
une bulle terrible contre César d'Este, et ne lui donna que quinze jours
pour comparaître devant lui, et pour se démettre provisoirement du duché
de Ferrare entre ses mains. César ne se pressant pas d'obéir, Clément
fit marcher contre lui vingt-cinq mille hommes d'infanterie et quelques
mille chevaux. Il rappela de Hongrie ses troupes commandées par son
neveu J.F. _Aldobrandini_, cette affaire l'intéressant, selon
l'expression de Muratori[194], plus que la guerre contre les Turcs.

[Note 189: En 1597.]

[Note 190: _Laura Eustochia_.]

[Note 191: An 1597.]

[Note 192: _Agostino Faustini_, _Andrea Morosino_, _Cesare Campana_,
cités par Muratori, _ub. supr._]

[Note 193: _Ob lineam finitam, seu ob alias causas_. (Muratori,
_loc. cit._)]

[Note 194: _Loc. cit._]

Ferrare, prise entre deux armées, fut remplie d'émissaires qui
n'épargnèrent rien pour soulever un peuple tranquille contre son prince
légitime. Enfin, la main pontificale lança son dernier foudre; la bulle
d'excommunication frappa César et quiconque des rois ou princes
chrétiens oserait lui prêter secours. Le nouveau duc n'avait ni assez de
troupes pour résister seul, ni assez d'argent pour en lever d'autres, ni
peut-être assez de fermeté pour tenir tête à la fois aux armes du
pontife et à ses bulles. «Les princes ses alliés n'osèrent, dit encore
Muratori[195], lever même un doigt pour le défendre, et se bornèrent à
de vaines représentations auprès du pape. César, forcé de céder, remit
entre les mains de ce puissant et violent ennemi le duché de Ferrare et
toutes ses dépendances. Il ne lui fut permis de garder que Modène et
Reggio. Clément, après avoir célébré à Rome, par des fêtes éclatantes,
ce nouvel accroissement des états de l'Église, voulut en prendre
possession en personne. Il y fit une entrée solennelle[196], et y reçut
pendant plusieurs jours les hommages des ducs de Mantoue, de Parme,
etc., qui venaient en tremblant baiser les pieds du terrible pontife. Ce
qu'il y eut de plus honteux, c'est que parmi les princes qui lui
rendirent cet hommage, dans plusieurs villes où il s'arrêta en allant de
Rome à Ferrare, on vit à Rimini le nouveau duc de Modène, ce même César
d'Este qu'il dépouillait du duché de Ferrare, et que l'orgueilleux pape
récompensa de cet acte d'humilité plus que chrétienne, en donnant à son
frère Alexandre d'Este le chapeau de cardinal.

[Note 195: _Ibid._]

[Note 196: Le 8 mai 1598.]

C'est ainsi que disparut cette puissance qui avait eu tant d'éclat, et
que Ferrare cessa d'être en Italie l'une des plus illustres métropoles
des lettres et des arts. Je n'ajouterai pas: c'est avec cette modération
et cette justice que le chef d'une religion, qui certes n'autorise rien
de pareil, opprima un prince faible et s'enrichit de sa dépouille. Je
ne fais point de réflexions; je raconte ou plutôt j'indique simplement
les faits, et seulement autant qu'il le faut pour que l'on suive de
l'œil les diverses fortunes et les révolutions, non des états, mais des
lettres.

César d'Este, en se retirant à Modène avec sa famille, y transporta tout
ce qu'il put du riche mobilier qui ornait son palais de Ferrare.
Heureusement il n'oublia pas la bibliothèque, objet des soins de
plusieurs ducs et surtout d'Alphonse II; mais ce transport d'une
collection si considérable, la précipitation et la confusion d'un tel
déplacement, la négligence des uns, la mauvaise foi et l'avidité des
autres, ne purent manquer d'y occasioner des pertes irréparables[197].
Elle en éprouva peut-être encore à Modène, où ni César, ni ses trois ou
quatre premiers successeurs ne s'occupèrent de la faire mettre en ordre
et placer dans un lieu convenable. Ce ne fut que vers la fin du siècle
suivant qu'elle attira l'attention d'un duc de Modène[198], qui fit
arranger les livres, et leur donna un bibliothécaire, et c'est au
commencement du dix-huitième siècle qu'un autre duc[199] l'enrichit
considérablement en livres imprimés et en manuscrits, et lui fit élever
le bâtiment magnifique où elle est encore aujourd'hui. C'est à la garde
de cette bibliothèque précieuse qu'ont été successivement préposés deux
savants qui ont rendu de si grands services à l'histoire littéraire,
Muratori et Tiraboschi. C'est dans les nombreux manuscrits de cette
belle collection qu'ils ont puisé les monuments authentiques et les
notions aussi sûres qu'abondantes dont ils ont enrichi le monde
littéraire. Elle a conservé le titre de Bibliothèque d'Este, _Biblioteca
Estense_, qui rappelle tout ce que la littérature et les sciences durent
à cette famille, déchue de ses grandeurs, mais non pas de toute sa
gloire.

[Note 197: Tiraboschi, t. VIII, l. I, c. 4.]

[Note 198: François II.]

[Note 199: François III.]

Les Gonzague, d'abord marquis et ensuite ducs de Mantoue, avaient
commencé, dès le quatorzième siècle, à montrer du goût pour les lettres;
toutes les branches de cette nombreuse et illustre famille furent à
l'envi, dans le seizième, les dignes émules des princes d'Este et des
Médicis, par leur magnificence, par les bienfaits dont ils comblèrent
les savants; et peut-être les surpassèrent-ils par les talents
littéraires que plusieurs d'entre eux firent briller.

François de Gonzague, marquis de Mantoue au commencement de ce siècle,
presque toujours enveloppé dans les guerres qui désolaient alors
l'Italie, protégea cependant les lettres et surtout la poésie. Frédéric
son fils, premier duc de Mantoue, surpassa de bien loin ses ancêtres par
son luxe, par les spectacles et les fêtes théâtrales qu'il fit donner à
sa cour, et par les édifices somptueux qu'il fit bâtir. Alors les
beaux-arts semblèrent naître pour Mantoue, et Jules Romain, fixé par les
bienfaits de Frédéric, y répandit toutes les richesses de son génie.
Tous les ducs qui se succédèrent pendant le reste de ce siècle,
continuèrent à l'envi d'encourager les arts et d'embellir Mantoue. Les
gens de lettres et les savants eurent en eux de généreux protecteurs, et
souvent même des amis. Le duc Vincent surtout s'honora d'être l'ami du
Tasse dans le temps de ses plus grands malheurs[200], et cet illustre
infortuné trouva en lui autant de consolations que de secours.

[Note 200: Ce duc vécut jusqu'en 1611.]

Les ducs de Guastalla, seconde branche des Gonzague, ne se signalèrent
pas moins. Après Don _Ferrante_, chef de cette branche, César son fils
et sa fille Hippolyte ne se bornèrent pas à protéger les sciences et les
lettres, ils les cultivèrent tous deux avec succès. La princesse
Hippolyte joignît aux études les plus sérieuses du talent pour la
poésie, et l'on trouve de ses vers dans les recueils de ce temps[201].
César aimait surtout la philosophie et les antiquités; il fonda une
académie à Mantoue[202], qui devint l'une des plus célèbres de l'Italie.
Le Tasse a fait, dans un de ses dialogues[203], de grands éloges de
cette académie et de son fondateur.

[Note 201: Voyez _Rime di diverse donne_, recueillies par
_Domenichi_.]

[Note 202: Celle des _Invaghiti_.]

[Note 203: _Trattato delle dignità_, Oper. ediz. Firenz., 1724, t.
III, p. 129.]

Une troisième branche des Gonzague, celle des ducs de Sabionette, ne
doit pas être oubliée dans l'histoire des lettres[204] L'un d'eux, nommé
Louis, à qui sa valeur militaire avait acquis le surnom très-peu
littéraire de Rodomont, ne se distingua pas moins dans la poésie que
dans les armes. Outre plusieurs pièces de vers imprimées dans divers
recueils, c'est de lui que sont les douze stances à la louange de
l'Arioste, que l'on trouve dans plusieurs éditions de l'_Orlando_. Son
fils Vespasien, l'un des plus braves et des plus habiles capitaines de
ce siècle, ne fit point de vers, mais il rendit aux lettres et aux arts
de plus grands services: il fit rebâtir en entier la ville de
Sabionette. Elle fut achevée en peu d'années, et la largeur et
l'alignement des rues, l'architecture des maisons particulières, la
beauté des temples, la symétrie de la place publique, les statues et les
autres productions des arts dont il l'embellit, enfin les belles
fortifications dont il l'entoura, excitèrent une admiration
générale[205].

[Note 204: Elle descendait de Jean-François, fils de Louis Ier.,
marquis de Mantoue. (Tiraboschi, _ub. supr._, p. 54.)]

[Note 205: _Id. ibid._ p. 58.]

Il y fonda des écoles de langues grecque et latine, et des pensions pour
les professeurs. Son palais était toujours rempli de gens de lettres et
de savants, dont la conversation faisait ses délices. Il mourut en 1591,
dans la ville qu'il avait fait bâtir. Il montra, mieux peut-être que
tout autre prince, ce qu'ils pourraient faire tous, même dans de petits
états, s'ils avaient son goût pour les arts et ses nobles inclinations.

Le cardinal Scipion de Gonzague appartient à cette branche[206]. Ses
premières études, qu'il fit à Padoue, furent toutes littéraires. Il
fonda dans cette ville l'académie des _Eterei_, qui eut, peu de temps
après, la gloire de compter parmi ses membres le Tasse et le Guarini.
Scipion de Gonzague en suivit assidûment les travaux tandis qu'il habita
Padoue. En avançant en âge, il conserva toujours du goût pour les objets
de ses premières études. Guarini soumit à son examen le manuscrit du
_Pastor Fido_; Scipion fut l'ami de ce poëte, et le fut encore plus du
Tasse, qui lui confia aussi son poëme avant de le publier. Le cardinal
se fit honneur de lui servir de secrétaire, et copia ce poëme en entier
de sa main. Pendant le séjour que le Tasse fit à Padoue, Scipion lui
témoigna la plus tendre amitié. Il ne voulut point qu'il eût d'autre
chambre, d'autre table, et même, ajoute-t-on, d'autre verre que le
sien[207].

[Note 206: Il était petit-fils de Pirrhus de Gonzague, qui était
frère de Louis Ier., père de Rodomont.]

[Note 207: Voyez Tiraboschi, _ub. supr._, p. 59.]

Plusieurs autres Gonzague, ou de l'une ou de l'autre branche,
s'illustrèrent encore dans les lettres: tel fut surtout un _Curzio_ de
Gonzague, qui a laissé beaucoup de poésies, une comédie[208] et même un
poëme héroïque[209] dont nous aurons occasion de parler. Plusieurs
femmes de cette famille se firent aussi connaître, soit par la
protection qu'elles accordèrent aux lettres, soit même par leur ardeur à
les cultiver et par leurs talents. Il est donc vrai de dire qu'entre
toutes les maisons souveraines d'Italie, pendant ce siècle, sans en
excepter les Médicis et les princes d'Este, aucune ne posséda dans les
lettres un nom plus justement acquis, et une gloire plus personnelle que
les Gonzague.

[Note 208: _Gli Inganni_.]

[Note 209: _Il Fidamante_.]

Les trois la Rovère, ducs d'Urbin, qui se succédèrent pendant ce même
siècle[210], quoique souvent troublés par des orages politiques, se
montrèrent animés du même zèle pour le progrès et l'encouragement des
lettres. Leur cour, aussi splendide que celles des princes les plus
magnifiques de ce temps, mit aussi une partie de son luxe à rassembler
et à honorer les savants. Le troisième de ces princes, François-Marie
II, égala ses deux prédécesseurs en amour des lettres, et eut sur eux
l'avantage d'être plus lettré. Élevé par le célèbre _Muzio_, instruit
dans toutes les parties des sciences par les plus habiles maîtres[211],
son délassement le plus doux, dans les moments de liberté que lui
laissaient les affaires, était de s'entretenir, non-seulement avec des
littérateurs, des orateurs et des poëtes, mais avec des professeurs de
philosophie, d'histoire naturelle, de théologie et de mathématiques.
Époux de l'une des deux savantes et aimables filles du duc Hercule
d'Este et de Rénée de France, secondé par elle dans son goût éclairé
pour les jouissances de l'esprit, il fit de sa capitale, qui formait
presque tout son état, le rendez-vous de ce qu'il y avait de plus
distingué dans les lettres. Cette cour devint l'émule de la cour de
Ferrare, et lui survécut peu de temps. Le duc François-Marie II,
parvenu, sans enfants, à une extrême vieillesse, se laissa persuader de
se démettre en faveur du pape Urbain VIII[212]. Ce duché fut ainsi réuni
à l'état ecclésiastique, et cessa, comme le duché de Ferrare, d'être
compté parmi ces petits états, devenus des centres d'émulation et
d'activité littéraires, dont l'action simultanée contribua tant à
l'illustration de ce beau siècle.

[Note 210: François-Marie de la Rovère, adopté par son oncle
_Guidabaldo_ de _Montefeltro; Guidabaldo_ son fils, et François-Marie II
son petit-fils.]

[Note 211: Il les nomme tous dans sa vie, qu'il a écrite lui-même,
et que l'on trouve imprimée, _Nouveau Recueil de Calogerà_, t. XXIX. Il
avait aussi écrit, pour un fils qu'il perdit très-jeune, un _Traité
d'Éducation_, que l'on conserve manuscrit à Florence. Voyez en tête de
sa vie, _loc. cit._, ce que dit à cet égard l'éditeur. Voyez aussi
Tiraboschi, _ub. supr._, p. 64.]

[Note 212: En 1626; le duc avait près de quatre-vingts ans.]

Enfin les ducs de Savoie, malgré les désastres qu'ils éprouvèrent,
furent loin de se tenir étrangers à cette action. Charles III, chassé de
presque tous ses états, ne put réaliser les espérances qu'il avait
données d'abord[213]; mais son fils Emanuel-Philibert, qui recouvra le
Piémont et ce que Charles avait perdu de la Savoie, politique aussi
habile que brave guerrier, ne se vit pas plutôt raffermi sur son
trône[214], qu'il voulut l'entourer de ce que la culture des sciences et
des lettres ajoute à la prospérité des petits comme des grands états.
Son mérite est d'autant plus grand, que ni son peuple, ni lui, ne
paraissaient préparés à cette révolution. Maître d'un pays encore
presque barbare, élevé lui-même dans les camps, il sut exciter dans ses
sujets l'amour du savoir et l'émulation des études. La science des lois,
la philosophie, telle qu'elle était alors, les belles-lettres mêmes, et
jusqu'à l'éloquence italienne, furent cultivées avec succès[215].
L'université, dont il ne trouva en quelque sorte qu'une ombre réfugiée à
Mondovi[216], fut d'abord régénérée dans cette ville, et pourvue, à
grands frais, d'habiles professeurs, tandis que les Français occupaient
Turin; elle fut rétablie ensuite avec splendeur dans la capitale,
lorsqu'Emanuel-Philibert en fut redevenu maître[217]. Turin devint
dès-lors une des villes d'Italie où les sciences fleurirent avec le plus
de gloire; et après le règne de ce grand prince, qui ne fut que de vingt
ans[218], le Piémont put le disputer, pour la culture des lettres et le
bon goût, avec toutes les autres provinces de l'Italie et de
l'Europe[219].

[Note 213: Il mourut à Verceil en 1553.]

[Note 214: 1559.]

[Note 215: _Istoria della Italia occidentale di M. Carlo Denina_, t.
III, l. X, c. 12.]

[Note 216: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 97.]

[Note 217: Elle lui fut rendue en 1562; mais il paraît que
l'université n'y revint qu'en 1564, et même en 1566. (Tiraboschi, _loc.
cit._)]

[Note 218: Il mourut en 1580.]

[Note 219: M. Denina, _loc. cit._]

On voit qu'à une époque où l'Italie fut si continuellement et si
universellement agitée par la guerre, il n'y eut presque aucune de ses
parties où ne se fît sentir ce mouvement général des esprits, ni
presque aucun de ses gouvernements qui ne contribuât à l'imprimer et à
l'entretenir. Ce n'est pas la seule époque où l'on ait vu fleurir au
milieu des armes ce qu'on nomme les arts de la paix: mais il n'en est
aucune, depuis les beaux siècles de la Grèce, où le goût des arts et des
lettres ait été aussi vif et aussi universel, où il ait paru presque à
la fois autant d'hommes de génie et autant de princes dignes de les
apprécier et de leur servir d'appui; aucune enfin dont il soit resté,
dans un seul pays, autant de monuments littéraires. Je vais maintenant,
sans me laisser décourager par l'immensité de l'entreprise, essayer de
faire connaître les principales productions, dans tous les genres, qui
illustrèrent ce siècle fameux. Puissé-je mettre assez d'ordre dans la
division des matières, assez de clarté et d'équité dans la manière de
les présenter, pour venger les bons auteurs italiens des jugements
précipités dont ils ont trop souvent été l'objet en France, et pour
continuer, selon mon pouvoir, à laver les Français du reproche que les
Italiens leur font d'avoir mis dans leurs jugements trop de
précipitation et d'injustice!



CHAPITRE III.

_De la poésie épique en Italie, au seizième siècle, et d'abord de
l'épopée romanesque; sources dans lesquelles les faits et le merveilleux
dont elle se compose ont été puisés_.


On avait vu en Italie, au quinzième siècle, un phénomène unique dans
l'histoire des lettres. Une langue consacrée et fixée par les grands
écrivains en vers et en prose, avait disparu tout à coup. La nation qui
l'avait vue éclore et se perfectionner dans son sein, avait oublié à
l'écrire; et lorsque vers la fin du même siècle, des écrivains ingénieux
voulurent lui rendre la vie, il leur en avait coûté presque autant
d'efforts qu'à ses premiers créateurs; mais ces efforts ne furent pas
perdus; Laurent de Médicis, Politien, et les autres poëtes que nous
avons vus fleurir à cette époque, redonnèrent à la langue poétique
italienne une seconde vie. Ce fut un appel général, auquel répondirent
de toutes parts les hommes de génie que le seizième siècle vit naître;
ils retrouvèrent les traces de cette prose arrondie, périodique,
cicéronienne de Boccace; de cette coupe harmonieuse, de ce style pur,
animé, poétique de Pétrarque. Le Dante seul, quelle qu'en fût la cause,
resta sans imitateurs comme sans rivaux.

Cependant le progrès des études littéraires, et la connaissance devenue
presque générale des anciens auteurs, avaient multiplié les genres de
poésie; et si quelques poëtes bornèrent leur gloire à redonner au sonnet
et à la _canzone_ ce caractère d'élévation, de force et de noblesse, que
leur avait d'abord imprimé le prince des lyriques italiens, sans pouvoir
jamais égaler sa sensibilité ni sa grâce, d'autres, en bien plus grand
nombre, s'essayèrent dans l'épopée, dans la tragédie, dans la comédie,
dans la pastorale, dans la satire, dans le poëme didactique, en un mot,
dans tous les genres.

Le plus grand et le plus noble de tous, celui de l'épopée, doit le
premier attirer notre attention; d'abord à cause de son importance,
ensuite parce qu'en renaissant en Italie, il s'y composa d'éléments
nouveaux, et fit mouvoir des machines poétiques différentes de celles
des Grecs et des Romains; et enfin, parce qu'ayant trouvé sur notre
route, à la fin du quinzième siècle[220], les premiers essais de ce
genre qui devait être porté à une si grande perfection dans le seizième,
nous avons différé d'en parler, pour rassembler ici dans une série non
interrompue tout ce qui regarde l'origine et les progrès de la poésie
épique.

[Note 220: Voyez t. III de cet ouvrage, p. 537 et 542.]

Mais avant de revenir sur le _Morgante_ du _Pulci_, sur le _Roland
amoureux_ du _Bojardo_, sur le _Mambriano_ de l'aveugle de Ferrare, et
de remonter jusqu'à quelques autres qui les ont précédés, nous devons
rechercher quels étaient ces nouveaux éléments, ces machines poétiques
toutes nouvelles qu'avait à sa disposition le génie des modernes, et
qu'il substitua, dans une espèce d'épopée particulière, au merveilleux
de la mythologie des anciens. Cette épopée nouvelle influa, chez les
Italiens, sur celle qui renaquît de l'épopée antique, et y mêla,
non-seulement ses fictions, mais quelque chose de sa manière de décrire
et de raconter; elles restèrent cependant très-distinctes l'une de
l'autre, et forment deux classes séparées, dont l'une est désignée par
le titre de _romanesque_, et l'autre par le nom d'_héroïque_. Nous
verrons mieux par la suite que nous ne le pourrions faire à présent ce
qu'elles ont de commun et ce qui les distingue.

L'épopée romanesque, ou le roman épique, dont nous allons nous occuper,
est un genre trop aimé des Italiens, et qui tient une trop grande place
dans leur littérature, pour qu'ils n'en aient pas fait la matière de
plusieurs écrits; mais ce qu'ils ont dit sur l'origine du roman épique
et de ce nom même de roman, sur la source des traditions historiques
qui y sont altérées de cent façons, et de l'espèce de merveilleux qu'on
y emploie, tout cela surabonde peut-être, et cependant ne suffit pas. Il
y faut joindre quelques notions plus récentes et plus sûres; et sans
perdre de temps à balancer les différentes opinions, tirer de toutes un
résultat qui satisfasse une curiosité raisonnable.

Nous ne ferons venir le nom de _roman_ d'aucune des sources d'où le
tirent les deux principaux auteurs italiens[221] qui ont écrit sur ce
sujet. _Giraldi_[222] croit que ce nom est venu du mot grec _rome_[223],
qui signifie force. On ne doit entendre, dit-il, par _roman_, autre
chose qu'un poëme dont des chevaliers robustes sont les héros[224];
d'autres, il en convient, veulent que ce nom vienne des Rhémois, ou
habitants de Rheims, _Rhemenses_, et en italien _Remensi_, à cause de
leur archevêque Turpin, qui donna plus que tout autre, par ses écrits,
matière à ces sortes d'ouvrages appelés _romanzi_, romans[225]; il croit
enfin pouvoir dire, et c'est avec plus de vérité, que ce genre de poésie
a pris chez les Français sa première origine, et peut-être aussi son
nom[226]. Selon _Pigna_[227], l'opinion commune est bien que l'on
donnait, en vieux français, le nom de _roman_ aux annales; que les
guerres qui y étaient racontées furent aussi connues sous ce nom, et
qu'ensuite on le donna, par extension, aux récits de ce genre,
quelqu'éloignés de la vérité, ou quelque fabuleux qu'ils fussent; mais
cette dérivation ne lui plaît pas; il en préfère une plus ancienne, et
croit la voir dans le nom des Rhémois, _Remensi_[228], non pas à cause
de leur archevêque, mais parce que ce peuple étant, selon Jules César,
le plus fidèle et le plus brave de ceux qui, depuis, ont composé la
France, les Provençaux, qui célébrèrent les premiers dans leurs poésies
la valeur et la bonté du peuple français, donnèrent à leurs poëmes
guerriers le nom de _Remensi_, qui était celui des principaux chevaliers
de France; de même que les anciens appelaient héroïque ce même genre de
poëmes, du nom des héros qui étaient alors les premiers parmi les gens
de guerre[229]. Il rejette également l'opinion qui fait venir ce nom de
_Romulus_, à cause de l'enlèvement des Sabines, et celle qui le tire du
mot grec _romè_, force. Mais si l'on veut le faire dériver du grec, il
croit que ce nom vient de _romei_, qui signifie hommes errants,
pélerins, de tels poëmes ne parlant que de guerriers qui voyagent, ou de
chevaliers errants. On peut dire pourtant, selon lui, que le nom de
_romanci_ peut être donné aux poëtes mêmes qui font des poëmes de cette
nature, l'usage ayant passé, de la Grèce en Occident, d'aller, de ville
en ville et sur les places publiques, chanter au peuple rassemblé les
faits d'armes et les aventures d'amour qui font le sujet ordinaire des
romans[230]. Sa conclusion définitive est que ce genre de poésie ayant
été traité principalement en France, l'origine tirée de l'éloge donné
par César aux Rhémois, n'est pas mauvaise; mais que la véritable doit
être que ce furent les Rhémois eux-mêmes qui célébrèrent leurs propres
exploits et ceux de leurs compatriotes, comme faisaient les Bardes chez
les anciens Celtes, dont les _Rhemenses_ étaient en quelque sorte la
fleur[231]; que le but des uns comme des autres était, en louant les
grands exploits, d'engager à les imiter; que ce fut à peu près ainsi
qu'écrivit l'archevêque Turpin, qui était Rhémois, et qui fut le premier
et le principal auteur de romans[232].

[Note 221: _Gio. Bat. Giraldi Cinthio_ et _Gio. Bat. Pigna_. Ce
dernier était disciple de l'autre. Leurs deux ouvrages parurent la même
année; ils s'accusèrent mutuellement de plagiat. _Giraldi_ prétendit que
_Pigna_, qu'il avait admis non-seulement à ses leçons de belles-lettres,
mais à ses entretiens et à ses communications les plus intimes, lui
avait pris toutes ses idées. _Pigna_ soutint au contraire dans le début
même, ou dans le _proœmium_ de son livre, que l'ayant fait sept ans
auparavant, lorsqu'il n'en avait encore que dix-sept, il l'avait confié
à _Giraldi_, son maître; que celui-ci l'avait gardé plusieurs années, en
avait pris toute la substance, et avait ensuite usé d'artifice pour
tirer de lui, sur le même sujet, une demande à laquelle il avait feint
de ne faire que répondre publiquement. Les deux auteurs se brouillèrent
sans retour, et _Giraldi_ quitta la cour de Ferrare, où _Pigna_ était en
faveur. Le docteur _Barotti_ (_Memorie de' Letterati Ferraresi_, t. I)
avoue qu'il est difficile de discerner, dans deux assertions aussi
contraires, laquelle mérite le plus de foi; et Tiraboschi (t. III, part.
II, p. 289) range ce fait parmi les problêmes historiques dont on ne
trouvera peut-être jamais la solution.]

[Note 222: _Discorsi intorno al comporre de' Romanzi_, etc.
_Vinegia, Giolito_, 1554, in-4°.]

[Note 223: Ρὠμη.]

[Note 224: _Ub. supr._, p. 5.]

[Note 225: _Ibidem_.]

[Note 226: _Id._, p. 6.]

[Note 227: _De' Romanzi. Vinegia, Valgrisi_, 1554, in-4°.]

[Note 228: P. 12.]

[Note 229: _Ibidem_.]

[Note 230: _Ibidem_.]

[Note 231: _Ub. supr._, p. 13.]

[Note 232: P. 14.]

Pour réduire à l'unité et rapprocher de la vérité toutes ces opinions
divergentes, nous nous rappellerons ce qu'en parlant des Troubadours
provençaux nous avons dit précédemment de cette langue qui se forma des
débris de la langue latine, mêlés avec ceux des langues du nord, et qui,
divisée en plusieurs branches, dont le provençal et le vieux français
furent les principales, prit le nom général de langue romane ou
romance[233]. Tout ce qu'on écrivit d'abord dans l'un ou l'autre
dialecte de cette langue, en prose ou en vers, sur des sujets sacrés ou
profanes, vrais ou fabuleux, fut appelé _Romant_, _Romanzo_, ou
_Romance_, du nom même de la langue. Ce titre fut ensuite plus
particulièrement affecté aux fictions historiques rimées. Les
Troubadours provençaux s'emparèrent de cette forme poétique, et
amusèrent les cours de l'Europe par leurs inventions et par leurs
chants. Les Trouvères français, non moins répandus au-dehors, charmèrent
et l'étranger et la France par des récits chevaleresques plus étendus,
et par de plus longues fictions. On continua d'appeler _Romant_ leurs
narrations, où la fable était mêlée avec l'histoire, et les faits
d'armes avec les galanteries et les récits d'amour. Enfin, lorsque les
autres nations suivirent cet exemple, et produisirent, comme à l'envi,
de ces histoires fabuleuses, elles leur donnèrent aussi ce nom de roman,
qui était en quelque manière consacré.

[Note 233: T. I, p. 247 et 248.]

Il ne s'agit pas ici d'examiner avec notre savant Huet[234], tous les
genres d'ouvrages anciens et modernes auxquels on peut donner ce titre,
ni de nous enfoncer avec le volumineux _Quadrio_[235], dans des
recherches sur l'origine, les progrès, le sujet et l'autorité des
romans, sur leurs formes diverses chez les différentes nations, sur
l'histoire de la chevalerie, ses institutions et ses lois; enfin sur la
nature du roman, la définition qu'on en doit faire et les règles qu'on y
doit observer. Bornons-nous à l'espèce de romans que nous trouvons à
cette époque introduite dans la poésie italienne, à ces romans devenus
une épopée inconnue aux anciens, en un mot, aux romans épiques, et
voyons le plus clairement et le plus brièvement que nous pourrons, où
les Italiens ont puisé les principales aventures que l'on y raconte, et
l'espèce de merveilleux qui en fait la machine poétique.

[Note 234: Dans sa lettre à Segrais sur _l'Origine des Romans_,
ouvrage très-superficiel de ce très-savant homme.]

[Note 235: _Della Stor. et della rag. d'ogni poes._, t. VI, l. II,
Distinz. I.]

L'opinion assez généralement répandue, et qui a été adoptée par le docte
Saumaise[236] et par d'autres savants, est que l'invention de ces sortes
de fictions appartient aux Persans, qui la transmirent aux Arabes, de
qui elle passa aux Espagnols, et des Espagnols à tous les autres peuples
de l'Europe. Huet n'est pas de cet avis. Il y oppose les histoires
romanesques de Thelesin et de Melkin, composées dans la Grande-Bretagne,
dès le sixième siècle, tandis que la trahison du comte Julien et
l'entrée des Arabes en Espagne ne datent que du huitième[237]. Thelesin,
maître du fameux Merlin[238], écrivit une histoire des faits et
entreprises du roi Artus ou Arthur, qui est la première source de tous
les romans dont ce roi et ses chevaliers de la Table ronde sont les
héros. Il était contemporain d'Artus, et florissait vers l'an 540.
Melkin, un peu plus jeune, composa quelque temps après un roman de la
Table ronde[239]. Les Anglais se trouvent donc alors les premiers
créateurs de ces romans de chevalerie. Le _Quadrio_[240] copie ce
raisonnement et ces faits, de l'évêque d'Avranche, quoiqu'il ne le cite
pas.

[Note 236: Cité et réfuté par Huet, _ub. supr._, p. 70 et suiv.]

[Note 237: En 712. Il y faut ajouter le temps nécessaire pour que
les fictions des Arabes fussent adoptées par les Espagnols, et répandues
par eux en Europe.]

[Note 238: _Thelesinus, vel Teliesinus Helius, Britannus vates,
philosophus, poëta, rhetor et mathematicus insignis..... inter cœteros
discipulos memorabiles habuit Merlinum illum Caledonium.... Thelesinus
autem multum, tum versu, tum prosâ, tum latinè, tum britannicè eleganter
scripsit: Acta regis Arthuri_, lib. I; _Vaticinalem historiam_, l. I;
_Vaticiniorum quorumdam_, lib. II; _Diversorum Carminum_, lib. I, _et
alia plura Vixit anno. Virginei parius_ 540, _regnanti apud Britannos
Arthuro_. Joan. Pitsei _Angli_, etc. _Relationum Historicarum de rebus
Anglicis_. Paris, 1619, in-4°., p. 95.]

[Note 239: _Melchinus Avalonius... Britannicus vates, poëta,
historicus et astronomus non contemnendus; in eo tamen reprehensione
dignus quod aliquando fabulosa veris committere videatur... scripsit
autem: de antiquitatibus Britannicis_, lib. I; _de gestis Britannorum_,
lib. I; _de regis Arthuri mensâ rotundâ_, lib. I; _et alia quœdam.
Claruit anno post adventum Messiœ_ 560, _Britannico imperio sub rege
Malgocuno corruente_. (_Ibid._, p. 96.)]

[Note 240: _Ub. supr._]

Mais cette matière a été beaucoup plus approfondie par l'anglais Thomas
Warton, dans son _Histoire de la poésie anglaise_[241]. Il est d'autant
moins suspect qu'il rend aux Arabes l'honneur d'une invention que ces
deux auteurs ont voulu leur enlever en faveur de sa nation. Son système
est contraire, en plusieurs points, aux opinions de _Giraldi_, de
_Pigna_, de Saumaise, de Huet, du _Quadrio_ et de quelques autres
auteurs laborieusement érudits sur un sujet aussi futile en apparence
que les romans, mais qui acquiert de l'importance par le rang que ce
genre de poëmes occupe dans l'histoire littéraire moderne.

[Note 241: _The History of english poetry, from the close of the
eleventh to the commencement of the eighteenth century_, etc., London,
1775, 3 vol. in-4°.]

Les fictions orientales apportées en Espagne par les Arabes, au huitième
siècle, se répandirent promptement en France et en Italie. Selon notre
savant anglais[242], il paraît que, de toutes les parties de la France,
l'ancienne Armorique ou la Bretagne fut celle où ces inventions furent
le mieux reçues. Les preuves en subsistent dans le Musée britannique, où
se retrouve un grand nombre de nos anciens titres littéraires qui
manquent à nos propres bibliothèques. «Il y existe[243], dit-il, un
recueil d'anciens romans de chevalerie qui paraissent composés par des
poëtes bretons.» On connaît les communications intimes qui existèrent
entre la Bretagne et quelques parties de l'Angleterre, principalement
avec le pays de Galles. Ce pays fut le théâtre de la plupart des
exploits célébrés dans les romans bretons; les chevaliers passaient
fréquemment d'un pays à l'autre; le langage des deux contrées était le
même et l'est peut-être encore[244]. C'est un dialecte de l'ancien
celtique, ou, comme le prétendent nos antiquaires bretons, c'est dans
toute sa pureté la langue même des anciens Celtes. Mais il en résulte un
argument contre la gloire littéraire que M. Warton veut attribuer à la
Bretagne. Tous les romans en vers dont il cite des fragments, pour
prouver qu'ils furent composés en Bretagne, sont écrits en vieux
français, et non point en bas-breton ou celtique, qui n'y avait aucun
rapport[245]. Les auteurs de ces romans étaient donc des poëtes français
qui racontaient les faits d'armes des chevaliers de Bretagne et du pays
de Galles, et non des poëtes bretons proprement dits; à moins que les
fragments rapportés par l'auteur anglais ne soient des traductions
d'anciennes chroniques bretonnes, faites en vieux français, soit
directement sur ces chroniques mêmes, soit d'après une première
traduction latine[246]. Quoi qu'il en soit, il est à remarquer que le
pays de Galles, ou Wales, et celui de Cornouailles furent souvent réunis
sous les mêmes lois et le même prince; que les poëtes gallois
célébraient souvent les héros cornouailliens dans leurs romans ou
ballades; que les mêmes fables étaient populaires dans les deux pays, et
que, notamment celle du roi Artus, ne l'était pas moins dans l'un que
dans l'autre[247].

[Note 242: _Dissertation on the Origin of Romantic fiction in
Europe_, en tête du vol. I de l'ouvrage ci-dessus.]

[Note 243: _British Museum_, manuscrit Harl., 978, 107.]

[Note 244: «La ressemblance entre les deux langues est encore telle,
dit M. Warton (Dissertation citée), que lors de notre dernière conquête
de Belle-Isle, ceux de nos soldats qui étaient du pays de Galles étaient
entendus des paysans.»]

[Note 245:

        En Bretaigne un chevalier
        Pruz et curteis, hardi et fier....
        ..................................

        Il tient son chemin tut avant,
        A la mer vient, si est passez,
        En Totaneis est arrivez.
        Plusurs reis ot en la terre,
        Entre eus eurent estrif et guerre,
        Vers Excestre en cil païs.

        ..........................

        La chambre est peinte toute entur.
        Venus la devesse d'amur
        Fu tres bien dans la peinture.
        Le traiz mustrés e la nature
        Coment hum deit amur tenir
        E lealment e bien servir,
        Le livre Ovide ou il enseine, etc.

Ces trois passages et d'autres encore, cités par M. Warton (_ub. supr._,
p. 3, notes), et tirés du recueil conservé dans le Musée britannique,
sont écrits en français du douzième et du treizième siècles, et point du
tout en breton ou celtique, qui est encore aujourd'hui le même qu'il
était alors.]

[Note 246: A la fin de plusieurs chants ou _lais_ de ce même
recueil, il est dit, ajoute M. Warton, que ce sont des poètes de
Bretagne qui les ont faits; et il y en a un qui finit ainsi:

        Que cest kunte ke oï avez
        Fut Guigemar le lai trovez,
        Q'hum fait en harpe e en rote;
        Bone en est à oïr la note. (_Ibidem_.)

Ces quatre vers sont français. Ils terminent le lai de Gagemer, l'un de
ceux que contient le manuscrit 7989-2 de notre Bibliothèque impériale.
Marie de France, qui en est l'auteur, le donne pour traduit, ainsi que
plusieurs autres, de l'original breton. L'on verra bientôt plus
clairement ce que c'était que ces traductions.]

[Note 247: Warton, _ub. supr._, p. 7 et 7.]

Mais voici un monument dont les Bretons paraîtraient avoir plus de droit
de se vanter. Vers l'an 1100, Walter ou Gualter, savant archidiacre
d'Oxford, voyageant en France, se procura en Bretagne une ancienne
chronique écrite en breton ou en langage armoricain, intitulée:
_Bruty-Brenhined_, ou Brutus de Bretagne. Il apporta ce livre en
Angleterre et le communiqua au célèbre Geoffroy de Monmouth[248],
bénédictin gallois, très-savant dans la langue bretonne, qui le
traduisit en latin. Geoffroy ne dissimule pas, au commencement de son
livre, qu'il y avait ajouté, sur le roi Artus, diverses traditions qu'il
tenait de son ami Gualter, et que celui-ci avait probablement
recueillies, soit dans le pays de Galles, soit en Bretagne[249]. Le
sujet de cette chronique, dépouillé de tous ses ornements romanesques,
est la descendance des princes welches ou gallois, depuis le troyen Brut
ou Brutus, jusqu'à Cadwallader, qui régnait au septième siècle. C'était
alors une manie généralement répandue chez les peuples de l'Europe, de
vouloir descendre des Troyens, et nos anciens chroniqueurs n'ont pas
manqué de revendiquer pour nous la même origine[250]. Il est impossible
de fixer au juste le temps où fut écrit l'original breton de cette
histoire; mais de fortes raisons portent à croire qu'elle était faite de
plusieurs morceaux composés en différents temps, et qu'ils le furent
tous du septième au neuvième siècle[251].

[Note 248: Geoffroi était archidiacre de Monmouth; il fut ensuite
fait évêque de St.-Asaph, au pays de Galles, en 1151. Quelques auteurs
l'ont appelé Geoffroy Arthur, à cause de l'emploi qu'il avait fait dans
son ouvrage des fables du roi Arthur.]

[Note 249: C'est là ce que dit M. Warton, _ub. supr._ Mais dans les
deux éditions de Paris du livre de Geoffroy, dont je me suis servi, je
n'ai point trouvé ces aveux; ces éditions ont pour titre: _Britannœ
utriusque regum et priacipum origo et gesta insignia ab Galfrido
monemutensi ex antiquissimis Britannici sermonis monumentis in latinum
traducta_. Parisiis, _apud Jodocum Badium Ascensium_, 1508, in-fol.;
1517, pet. in-4°. Geoffroy dit dans sa dédicace à Robert, duc de
Glowcester, fils naturel du roi Henri I, que c'est Gualter lui-même qui
l'a prié de traduire en latin cette très-ancienne histoire, qui contient
les annales de la Grande-Bretagne, depuis Brutus Ier., roi des Bretons,
jusqu'à Cadwallader, dont il place la mort au 1er. mai 689 (l. IX, ch.
6, vers la fin, édit. de 1517, fol. CI). Il ajoute qu'il a fait cette
traduction sans vouloir ajouter aucun ornement oratoire à la simplicité
de l'original, dans la crainte que les lecteurs ne lui reprochassent
d'avoir voulu plutôt briller par un beau style, que rendre cette
histoire intelligible pour eux. Il n'y a que les prophéties de Merlin
qu'il avoue avoir ajoutées, à la prière d'Alexandre, évêque de Lincoln,
un de ses protecteurs, mais qu'il dit traduire aussi du langage breton
en latin. _Prophetias Merlini de Britannico in latinum transferre_.
Voyez prologue du IVe. livre, _ub. supr._, fol. LII.]

[Note 250: Voyez _Hunibaldus Francus_ qui écrivit au sixième siècle
une Histoire de France, commençant au siége de Troie, et finissant au
règne de Clovis. _Scriptores Rerum Germanic._, recueillis par Simon
Schardius, t. I, p. 301, éd. de Bâle, 1574, in-fol.]

[Note 251: Voyez ces raisons dans la dissertation ci-dessus de M.
Warton, p. 9 et suiv. Il en résulte, contre l'opinion de cet auteur, que
ce n'est pas des Arabes que les Bretons avaient reçu les fictions dont
cette histoire est remplie, puisque leurs conquêtes en Espagne ne
datent, comme Huet l'a fort bien observé, que du huitième siècle. On
verra plus bas une origine plus vraisemblable de ces fictions.]

Or cette chronique ou cette histoire, qui paraît devoir contenir les
idées originales des auteurs welches, gallois ou bretons, porte dans
plusieurs de ses parties le caractère des inventions arabes. Les géants
Gog et Magog, appelés par les Arabes Jagiouge et Magiouge[252], jouent
un grand rôle dans leurs romans: dans l'histoire de Geoffroy de
Monmouth, Goëmagot est un géant de douze coudées de haut, qui s'oppose à
l'établissement de Brutus dans la Grande-Bretagne[253], et qu'un des
chefs de l'armée de Brutus[254], homme modeste et de bon conseil, mais
terrible pour les géants, enlève, met sur ses épaules, et précipite dans
la mer. Le roi Arthur tue un autre géant sur la montagne de Saint-Michel
en Cornouailles[255]; et ce géant était venu d'Espagne, dont les Maures
ou Arabes étaient alors les maîtres; et ce géant lui en rappelle un
autre nommé Rython, si terrible, qu'il s'était fait un vêtement des
barbes de tous les rois qu'il avait tués de sa main[256], ce qui n'avait
pas empêché qu'Arthur ne coupât la sienne, après lui avoir abattu la
tête[257]. Il est souvent question dans cette histoire de guerriers
espagnols, arabes et africains; de rois d'Espagne, d'Egypte, de Médie,
de Syrie, de Babylone, que ni les Bretons, ni les Gallois ne
connaissaient alors; et les fictions y sont toutes gigantesques comme
celles des poëtes orientaux. Les pierres énormes, douées d'une vertu
magique, transportées par des géants des côtes d'Afrique en Irlande, et
de là en Ecosse par les enchantements de Merlin; les métamorphoses
produites par cet enchanteur au moyen de breuvages ou d'herbes magiques;
le combat entre un dragon blanc et un dragon rouge, à la vue duquel il
commence à prophétiser; toute sa prophétie, où il ne parle que de lions,
de serpents et de dragons qui jettent des flammes; un langage
prophétique attribué aux oiseaux; l'emploi fait, dans les enchantements
et dans les prédictions, de connaissances astronomiques et de procédés
des arts, alors étrangers à l'Europe; tout cela paraît entièrement
arabe, et atteste l'origine orientale des fables dont l'histoire de
Geoffroy de Monmouth, traduite du celtique ou du langage breton en
latin, est remplie[258].

[Note 252: Warton, _ub. supr._, p. II et suiv.]

[Note 253: _Galfrid. Monemut. ub. supr._, l. I, c. 9, fol. X, _apud_
Warton, l. I, c. 16.]

[Note 254: Il se nommait _Corineus_, Troyen comme _Brutus_, et donna
son nom au pays de Cornouaille, _Cornubia_, comme Brutus celui de
_Britannia_ à toute l'île. (_Ub. supr._)]

[Note 255: _Galfrid. Monem., ub. supr._, l. VII, c. 5, fol. LXXXII,
_apud_ Warton, l. X, c. 3.]

[Note 256: _Hic namque ex barbis regum quos peremerat fecerat sibi
pelles_. (_Loc. cit._)]

[Note 257: _Ibidem_.]

[Note 258: Tout ceci est un extrait abrégé de la dissertation de
Warton conférée avec l'histoire de Geoffroy de Monmouth, _passim_.]

Voilà pour ce qui regarde le roi Arthur et sa Table ronde, l'une des
deux sources les plus riches des romans de chevalerie; et, dans tout
cela, n'oublions pas de remarquer qu'il n'est pas fait la moindre
mention de Melkin ni de son roman, de Thélesin ni de son histoire[259].

[Note 259: On trouve pourtant dans la même dissertation, p. 61,
Taliessin, ancien poëte ou barde, qui est sûrement le même que le
Thelesin ou le Teliesin de Pitseus et de Huet, mais qui ne florissait,
selon Warton, qu'en 570. Il a laissé un long poëme ou espèce d'ode,
intitulée _Gododin_, en langage qui paraît avoir été celui des anciens
Pictes, ou du moins tout-à-fait différent de celui des Welches ou
Gallois, et presque inintelligible. Il y célèbre une bataille terrible
soutenue contre les Saxons auprès de Cattraeth, où les Bretons furent
défaits et périrent tous, excepté trois, dont ce barde était lui-même.
Mais ce barde, auteur de chants ou odes, où il célèbre les faits d'armes
de son temps, sans fictions et sans inventions romanesques, était-il en
même temps historien? A-t-il laissé un livre des exploits du roi Arthur?
M. Warton n'en a rien dit; et il lui donne le surnom d'Aneurin[A], dont
à son tour Pitseus ne parle pas. Du reste, dans toute cette première
dissertation, non plus que dans la seconde, ni dans tout l'ouvrage de M.
Warton, il n'est nullement question de Melkin.]

[Note A: _The Odes of Taliessin or Aneurin_. (_Loc. cit._)]

L'autre source encore plus abondante est l'histoire, non moins
fabuleuse, de Charlemagne et de ses douze paladins[260]. Ici
l'archevêque Turpin est, pour la France, ce que Geoffroy de Monmouth est
pour l'Angleterre; mais avec cette différence qu'il n'est même pas vrai
que ce Turpin ait jamais écrit. La Vie de Charlemagne et de Roland,
qu'on lui attribue[261], contient principalement la dernière expédition
de cet empereur contre les Sarrasins d'Espagne, et la défaite de son
arrière-garde à Roncevaux, où périt le fameux Roland par la trahison de
Gannelon de Mayence. Dans cette Vie, que l'on suppose écrite au neuvième
siècle, se trouvent quelques fictions assez conformes à celles de
l'histoire de Geoffroy de Monmouth, et qui peuvent avoir la même
origine, quoique la plupart tiennent encore plus des contes de la
légende que des contes arabes. Mais, outre les apparitions, les
prophéties et les miracles de saints, qui sont de la première espèce, on
y voit des miracles de la féerie, des armes enchantées, et un géant
invulnérable, qui appartiennent à la seconde. L'épée de Roland ne peut
être brisée; c'est cette fameuse _Durenda_, que nous appelons Durandal,
ainsi nommée, dit le chroniqueur, à cause des rudes coups qu'elle
porte[262]; mais le géant Ferragut, à qui il a affaire, ne peut être
blessé qu'au nombril. C'est là que Roland a l'adresse de le frapper, et
il le tue.

[Note 260: Du mot latin _palatini_, parce qu'ils étaient, à Paris,
logés dans le palais du roi. _Furono detti paladini_, dit le _Pigna,
perciò che erano del palagio reale_, etc. (_De' Romanzi_, p. 48.)]

[Note 261: _J. Turpini Histor. de Vitâ Karoli magni et Rolandi._]

[Note 262: _Durenda interpretatur durus ictus_, c. 22, éd. de
Schardius. Le nom du géant est aussi significatif; _Ferracutus_, de
_ferrum acutum_, fer aigu; nous en avons fait _Ferragus_, qui ne
signifie rien, et les Italiens _Ferraù_, aussi insignifiant et plus
barbare.]

L'opinion la plus commune aujourd'hui est que cette chronique fabuleuse
fut écrite, long-temps après, par un moine, sous le nom de Turpin.
Voltaire, dit M. Warton, et ces paroles sont remarquables dans un savant
tel que lui[263], Voltaire, écrivain dont les recherches sont beaucoup
plus profondes qu'on ne l'imagine, et qui a développé le premier, avec
pénétration et intelligence, la littérature et les mœurs des siècles
barbares, a dit, en parlant de cette histoire de Charlemagne: «Ces
fables, qu'un moine écrivit au onzième siècle sous le nom de
l'archevêque Turpin[264].»

[Note 263: Voltaire _a writer of much deeper research than is
imagined, and the first, who has displayed the litterature and customs
of the dark ages with any degree of penetration and comprehension_.
(Dissert. I, p. 18.)]

[Note 264: _Essai sur les Mœurs et l'Esprit des Nations_, à la fin
du ch. 15, t. II, p. 54; t. XVII des Œuvres complètes, édit. de Khel,
in-12.]

On pourrait même croire qu'elles ne furent écrites qu'après les
croisades; le prétendu pélerinage de Charlemagne au saint sépulcre[265],
et les armes et machines de guerre décrites en quelques endroits, et qui
ne furent connues en Europe qu'après ces expéditions lointaines,
autoriseraient suffisamment à le penser. Cependant, il est certain que
ces fables existaient au commencement du douzième siècle, puisque le
pape Calixte II, sans craindre de compromettre son infaillibilité,
prononça, en 1122, que c'était une histoire authentique[266].

[Note 265: _Et qualiter Romœ imperator fuit, et dominicum sepulchrum
adiit, et qualiter lignum dominicum secum attulit._ (Ch. 20, fol. 8,
verso, de l'éd. de Schardius, Francfort, 1566, in-fol.)]

[Note 266: Warton, _ub. supr._, p. 19 et 20.]

Fut-elle originairement écrite en latin, ou traduite dans cette langue
après avoir été écrite en vieux français? Les avis sont partagés sur
cette question. Des critiques ont prétendu que cette histoire de
Charlemagne et de Roland avait été apportée d'Espagne en France vers le
douzième siècle; que les exploits miraculeux de cet empereur et de son
neveu en Espagne, racontés dans les vingt-trois premiers chapitres,
étaient inconnus en France avant cette époque, ou que l'on n'en
connaissait qu'un petit nombre par des contes informes et des romances
populaires dont ils étaient le sujet[267].

[Note 267: _Arnoldi Oienharti notit. utriusque Vasconiæ_, Paris,
1638, l. III, c. 3, p. 397. _N.B._ La traduction française de Turpin,
qui existe manuscrite dans la Bibliothèque impériale (Nº. 8190), ne fut
faite qu'au commencement du treizième siècle; elle est de Michel de
Harnes, qui écrivait sous Philippe-Auguste. Les autres traductions sont
toutes postérieures.]

Quoi qu'il en soit, ces deux chroniques fabuleuses sont le fondement de
tous les romans de chevalerie. C'est là que parurent pour la première
fois les caractères principaux et les fictions fondamentales qui ont
fourni une si ample matière à cette singulière espèce de composition
poétique. Aucun livre, en Europe, n'avait parlé auparavant de géants,
d'enchanteurs, de dragons, ni de toutes ces inventions monstrueuses et
fantastiques; et quoique la longue durée des croisades ait transporté en
Occident un grand nombre de fables du même genre, ajouté de nouveaux
héros aux anciens, et d'autres objets merveilleux à toutes ces
merveilles, cependant les fables d'Arthur et de Charlemagne, variées et
accrues par ces embellissements, continuèrent de prévaloir dans les
romans, et d'être le sujet favori des poëtes.

L'analogie de ce qu'on peut appeler la partie mythologique de ces deux
anciens monuments avec les fictions arabes, est sensible. Cependant, il
existe une autre opinion sur l'origine des fables dont ils sont remplis;
et il est d'autant plus intéressant de l'exposer ici, qu'en paraissant
toute différente elle s'allie parfaitement avec la première, et que,
loin de la contredire, elle vient à son appui.

Il faut remonter jusqu'au temps où Mithridate, roi de Pont, obligé de
fuir devant les Romains commandés par Pompée[268], se réfugia parmi les
Scythes ou Goths qui habitaient le pays qu'on appelle aujourd'hui la
Géorgie, entre le Pont-Euxin et la mer Caspienne, sur les frontières de
la Perse. Cet implacable ennemi des Romains réussit à soulever contr'eux
ces peuplades guerrières; mais le génie de Rome et de Pompée l'emporta:
elles furent vaincues, et, plutôt que de se soumettre, elles allèrent
chercher un asyle vers le nord de l'Europe, sous la conduite de Woden
ou Odin leur chef[269]. Ce conquérant fugitif soumit, sur sa droite, la
Russie d'Europe, à sa gauche, les parties septentrionales et
occidentales de la Germanie, laissa ses fils pour y commander, et perça
lui-même jusqu'aux glaces du Danemarck, de la Suède et de la Norwège. Il
établit parmi les Scandinaves la religion de sa patrie, dont il était
lui-même le grand-prêtre; et comme il y apportait aussi des arts utiles,
particulièrement la science des lettres dont on le disait l'inventeur,
comme il gouverna long-temps avec gloire et avec sagesse, ses peuples se
fondirent insensiblement avec les peuples vaincus; le pays entier finit
par adopter, non-seulement leur culte, mais leurs lois et leur langage.
Tout enfin, chez les Scandinaves, fut modifié par les institutions d'un
législateur asiatique[270], et les idées, les traditions et les dogmes
franchirent l'intervalle immense qui sépare la Perse de ces régions
polaires.

[Note 268: Environ vingt-quatre ans avant J.-C. Dans cette opinion,
M. Warton s'appuie de l'autorité des écrivains qui ont le mieux traité
des antiquités du Nord. Il est d'accord avec M. Mallet, dans son
excellente introduction à l'Histoire de Danemarck; et M. Mallet, à qui
les mêmes sources avaient été ouvertes, a puisé préférablement dans
l'islandais _Torfæus_, historien de la Norwège, au commencement du
dix-huitième siècle. L'auteur anglais ne cite l'auteur français que sur
un ou deux points seulement, tandis que le rapport entre eux s'étend à
l'opinion presque entière.]

[Note 269: Son nom était _Sigge Fridulfson_, ou fils de Fridulphe.
_Odin_ était le dieu suprême des Scythes; et _Sigge_ prit ce nom, soit
qu'il eût su se faire passer pour un homme inspiré par les dieux, soit
parce qu'il était le premier prêtre du culte qu'on rendait au dieu Odin.
(Mallet, _ub. supr._, ch. 4).]

[Note 270: Je dis modifié et non créé. M. Grâberg de Hemsô, dans son
excellent ouvrage italien intitulé: _Saggio Istorico sugli Scaldi o
antichi poeti Scandinavi_, Pise, 1811, in-8º., établit fort bien que la
conquête de la Scandinavie faite par _Sigge_ ou _Odin_, ne changea en
rien l'état civil, politique et moral de ces peuples, et que ce fameux
législateur ne fit que le consolider davantage, en y imprimant les
caractères d'un culte religieux plus circonstancié, d'un esprit tout
guerrier, et de ce talent rare et sublime de régénérer les nations sans
en détruire les institutions primitives. (P. 47, 48).]

L'une des traditions, qui furent ainsi transportées dans le Nord, est
celle de ces fées qui, sous le nom de Valkyries, président à la
naissance et à la destinée des hommes, qui leur dispensent les jours et
les âges, et qui déterminent la durée et les événements de la vie de
chacun d'eux. On y voit aussi des génies lumineux qui habitent une ville
céleste, et des génies noirs qui habitent sous la terre, ou de bons et
de mauvais génies qui sont, en quelque sorte, les fées du sexe
masculin[271]. «C'est ce dogme de la mythologie celtique ou scandinave,
dit M. Mallet[272], qui a produit toutes les fables, la féerie, le
merveilleux des romans modernes, comme celui des romans anciens est
fondé sur la mythologie grecque et romaine.» Des pierres énormes, ou de
longs rochers plantés debout, sur lesquels était posée une pierre platte
d'une largeur immense, formaient les autels sacrés des Scandinaves et
des autres nations celtiques[273]. On y reconnaît l'origine des pierres
miraculeuses d'Irlande, dans le roman de Merlin. Les dragons ailés ne
manquent pas dans l'_Edda_, dans le Code de la religion celtique, n'y
eût-il que ce dragon noir qui dévorera les corps des malheureux
condamnés au dernier jour[274]. Une simple erreur de mots peut aussi les
avoir multipliés dans les fables puisées chez ces anciens peuples. L'art
de fortifier les places y était très-imparfait. Leurs forteresses
n'étaient que des châteaux grossièrement bâtis sur des rocs escarpés, et
rendus inaccessibles par des murs épais et informes. Comme ces murs
serpentaient autour des châteaux, on les désignait par un nom qui
signifiait aussi dragons et serpents. C'était là que l'on gardait les
femmes et les jeunes filles de distinction, qui étaient rarement en
sûreté dans ces temps où tant de braves erraient de tous côtés cherchant
des aventures; et cette coutume donna lieu aux anciens romanciers, qui
ne savaient rien dire simplement, d'imaginer toutes ces fables de
princesses gardées par des dragons, et délivrées par d'invincibles
chevaliers[275].

[Note 271: _Edda_, fable 9.]

[Note 272: Introd., ch. 6, p. 93, note.]

[Note 273: _Ibid._, ch. 7, p. 104.]

[Note 274: _Ibid._, ch. 6, p. 98.]

[Note 275: _Ibid._, ch. 9, à la fin.]

Parmi les arts que les Scythes ou les Goths d'Odin apportèrent aux
Scandinaves, on doit surtout compter le talent poétique auquel ils se
livraient avec le plus grand enthousiasme[276]. Leurs poésies ne
contenaient pas seulement les éloges de leurs héros, mais leurs
traditions populaires et leurs dogmes religieux. Elles étaient remplies
de ces fictions que la superstition païenne la plus exagérée pouvait
accréditer dans des imaginations presque sauvages. C'est à cette origine
asiatique qu'il faut attribuer l'esprit capricieux et quelquefois
extravagant, et les conceptions hardies, mais bizarres, qui nous
étonnent dans les anciennes poésies du Nord; et ces images fantastiques
n'y sont pas la seule trace d'une origine orientale; elles ont un genre
de sublime et des figures de style d'un caractère particulier qui ne
sont pas des marques moins certaines de cette origine[277].

[Note 276: Warton, Dissert. I, p. 29; Mallet, introd., etc., ch. 13,
p. 338.]

[Note 277: Warton, _ub. supr._, p. 29 et 30.]

De tous temps les Scandinaves avaient aussi cultivé la poésie; leurs
Scaldes, qui étaient chez eux ce que les Bardes étaient chez les Gaulois
ou les Celtes[278], les accompagnaient dans leurs guerres et dans leurs
incursions. Ils firent souvent de ces incursions dans le nord des Iles
Britanniques; les Calédoniens sont regardés par d'habiles antiquaires
comme une colonie scandinave, et l'on doit penser qu'au retour de la
paix les Scaldes, possesseurs d'un talent agréable, étaient accueillis
dans les cours des chefs écossais, irlandais et bretons, et propageaient
ainsi le goût de leur art, la connaissance de leur langue, celle de
leurs traditions poétiques, et leur renommée, source de leur
fortune[279]. Les fictions d'Odin durent prendre une nouvelle
consistance, surtout en Angleterre, lors de la conquête des Saxons et
des invasions des Danois qui faisaient originairement partie des tribus
scandinaves. C'est à l'histoire de la littérature anglaise qu'appartient
l'examen des altérations que ces fictions éprouvèrent dans la suite, et
du mélange qui se fit du caractère de poésie des Scaldes avec celui des
Bardes welches et irlandais; nous devons nous borner à observer ces
points de communication et cette transmission des fictions poétiques de
l'Asie aux peuples du Nord et de la Scandinavie aux Iles Britanniques.

[Note 278: «Le mot _skald_ ou _skiald_ vient de suédo-gothique
_skalla_ ou _skialdre_, qui signifie résonner, sonner, retentir, etc.;
comme celui de _barde_ vient d'un mot celtique qui a la même
signification. Le principal emploi de ces poëtes était de faire
retentir, par le moyen de leurs vers, chez les peuples présens et
futurs, la louange et la mémoire des actions brillantes et des grands
événemens qui faisaient époque dans l'histoire.» (_Saggio su gli Scaldi,
etc._, p. 3).]

[Note 279: Warton, _ub. supr._, p. 33 et 34; Mallet, introd., _loc.
cit._]

Il s'en fit de semblables dans les Gaules. Les Scandinaves avaient
conquis, dès le quatrième siècle, des pays voisins de celui des Francs.
Vers le commencement du dixième, une partie de la France fut envahie par
les Normands ou hommes du Nord, rassemblés sous leur chef Rollon; et
quoique ces étrangers prissent en général les mœurs et les usages des
peuples vaincus, ils durent cependant répandre dans ces parties de la
France, et de là dans la France entière, leurs fictions[280]. Alors
l'art des Scaldes avait atteint son plus haut point de perfection dans
le pays d'où ce Rollon était venu[281]. On suppose qu'il avait amené
avec lui plusieurs de ces poëtes, qui transmirent leur art à leurs
enfants et à leurs successeurs. Ceux-ci, en adoptant le langage, la
religion, les opinions de leur nouvelle patrie, substituèrent les héros
du christianisme à ceux des païens leurs ancêtres, et commencèrent à
célébrer Charlemagne, Roland et Olivier, dont ils embellirent l'histoire
par leurs fictions accoutumées de géants, de nains, de dragons et
d'enchantements[282]. C'est sans doute par ce moyen que notre Bretagne
fut imbue des opinions ou plutôt des fictions orientales qu'on retrouve
dans l'histoire fabuleuse portée de Bretagne en Angleterre, et traduite
par Geoffroy de Monmouth. Cette origine est plus naturelle que celle qui
suppose que ces mêmes fables y furent apportées par les Arabes, dont les
invasions se firent toujours dans le midi de la France.

[Note 280: Warton, _ub. supr._, p. 55, 56.]

[Note 281: M. Grâberg (_ub. supr._, p. 104) place l'époque la plus
florissante de l'art des Scaldes dans les trois siècles qui s'écoulèrent
depuis l'avènement de Harald au trône de Norwège, au neuvième siècle,
jusqu'à la seconde moitié du treizième, où cet ancien art s'éteignit.
Voyez _Ibid._, les causes de cette décadence, et p. 201-204, un tableau
chronologique des Scaldes qui fleurirent dans chaque siècle, depuis le
quatrième sous Odin, jusqu'au treizième inclusivement.]

[Note 282: Warton, _loc. cit._, p. 60, note.]

Cette circulation presque générale des inventions poétiques des Scaldes,
et la popularité qu'il est naturel de supposer qu'elles durent acquérir,
les enracinèrent pour ainsi dire en Europe. Dans les régions européennes
où elles s'établirent d'abord, elles préparèrent les voies aux fictions
arabes; dans les autres régions, elles les accompagnèrent et se
combinèrent avec elles. Dans cette espèce de fusion il y avait tout à
gagner pour les fictions du Nord. Les autres étaient plus brillantes,
plus analogues à l'accroissement de la civilisation chez une nation
ingénieuse et polie. Moins horribles et moins grossières, elles avaient
dans leur nouveauté, leur variété, leur éclat, des moyens de séduction
qui manquaient aux fables septentrionales. Aussi, si l'on veut comparer
les enchantements tels qu'ils sont dans la poésie runique[283] ou
scandinave avec ceux qui font le merveilleux des romans de chevalerie,
on y trouvera des différences, toutes à l'avantage de ces derniers
enchantements. Les premiers sont principalement composés de sortiléges
et de charmes qui préservent des empoisonnements, émoussent les armes
d'un ennemi, procurent la victoire, conjurent la tempête, guérissent les
maladies ou rappellent les morts du tombeau; ils consistent à prononcer
des paroles mystérieuses ou à tracer des caractères runiques. Les
magiciens de nos romans sont surtout employés à former et à conduire une
suite brillante d'illusions. Il y a une certaine horreur sauvage dans
les enchantements scandinaves; la magie des romans présente souvent des
visions et des fantômes agréables, souvent même, au milieu des terreurs
les plus fortes, elle nous conduit à travers de vertes forêts, et fait
sortir de terre des palais éclatants d'or et de pierreries: enfin, la
magicienne runique est une Canidie, et la magicienne de nos romans une
Armide[284].

[Note 283: On appelle runique la poésie scandinave, écrite en runes
ou caractères runiques. «On ne peut douter, dit Court de Gebelin, que
l'alphabet runique ne soit l'ancien alphabet connu sous le nom des
Pélasges, et qui se conserva dans divers cantons du Nord, lorsque les
Grecs s'en furent éloignés, en adoptant celui de vingt-deux lettres...
On ne peut se dispenser de voir dans ces lettres (les runes) l'alphabet
scytique, porté en Grèce par les Pélasges, long-temps avant Cadmus.»
(Monde primitif, _Origine du langage et de l'écriture_, p. 462.) Voyez
sur ces caractères la note 1 de l'ouvrage cité ci-dessus de M. Grâberg,
_su gli Scaldi_, p. 29 et suiv.]

[Note 284: Warton, _ub. supr._, p. 59, 60.]

Avec leurs idées et leurs machines poétiques, les peuples du Nord
répandirent aussi leurs inclinations, leurs institutions et leurs mœurs.
De là vinrent cet amour et cette admiration exclusive de nos ancêtres
pour la profession des armes; ces idées de point d'honneur, cette fureur
du duel qui règne encore, et ces combats judiciaires qui heureusement
n'existent plus, et les preuves par l'eau, par le feu, si long-temps
regardées comme infaillibles, et toutes ces idées populaires, encore
subsistantes, de magiciens, de sorciers, d'esprits et de génies cachés
sous la terre ou dans les eaux. De-là aussi quelques habitudes sociales,
propres, ce qui est très-remarquable, à adoucir les mœurs en même temps
que tout le reste ne pouvait que les endurcir, et surtout, parmi ces
habitudes, celle de placer les femmes au rang qu'elles avaient chez ces
peuples, et où partout ils les firent monter.

Aucun trait ne distingue plus fortement les mœurs des Grecs et des
Romains de celles des modernes, que le peu d'attention et d'égards que
les premiers avaient pour les femmes, le peu de part qu'ils leur
accordaient dans la conversation et dans le commerce de la vie, et le
sort tout différent dont elles jouissent chez les nations policées de
l'Europe. L'invasion des Goths est l'époque de ce changement. Ce sont
des barbares qui ont fait faire à la civilisation ce pas immense, et
l'origine de la galanterie européenne est due à des guerriers
féroces[285]. Ils croyaient qu'il existait dans les femmes quelque chose
de divin et de prophétique. Ils les admettaient dans leurs conseils, et
les consultaient dans les affaires les plus importantes de l'état. Ils
leur confiaient même la conduite des grands événements qu'elles avaient
prédits. On trouve dans Tacite[286] et dans d'autres historiens[287] des
traces de cette confiance et de ce respect. Il résultait, de ces
priviléges, qu'ils accordaient à un petit nombre de femmes une déférence
et une tendre vénération pour le sexe entier. S'il ne jouissait pas
partout de la préséance, au moins dans la constitution de ces peuples y
avait-il entre les deux sexes une parfaite égalité.

[Note 285: Warton, _ub. supr._, p. 65; Mallet, introd., etc., ch.
12, p. 273.]

[Note 286: Voyez ce qu'il dit de la prophétesse _Velleda, Hist._, l.
IV, et des femmes en général, _de Morib. German._]

[Note 287: Dion parle de la vierge _Ganna_, prophétesse des
Maréomans, l. LXVII. Voyez aussi Strabon, _Géogr._, l. VIII, où il parle
des femmes qui présidaient aux assemblées des Cimbres, lesquels étaient
une tribu scandinave, etc.]

Cette déférence et ces égards, sources de l'esprit de galanterie, se
faisaient principalement remarquer dans la force, et, si l'on peut
parler ainsi, dans l'exagération des idées que les nations du Nord
s'étaient faites de la chasteté des femmes[288]. C'était ce qui
inspirait aux amants tant de dévouement pour leurs maîtresses, tant de
zèle à les servir, des attentions et des égards si multipliés pour
elles, enfin un degré de passion et de sollicitude amoureuse
proportionné à la difficulté de les obtenir. Le mérite par excellence
était alors la supériorité dans le métier des armes; le rival le plus
sûr de l'emporter aux yeux de sa dame était le plus brave guerrier.
Alors la valeur fut inspirée, exaltée par l'amour. En même temps que cet
enthousiasme héroïque obtenait des préférences auprès des femmes, il
veillait à leur sûreté, à leur défense. Il les protégeait dans un siècle
de meurtres, de rapine et de piraterie, quand leur faiblesse était
exposée à des attaques inattendues et à de continuels dangers. Cette
protection, qui semblait leur être offerte pour qu'au milieu de tant de
périls elles pussent demeurer chastes, les engageait à l'être, élevait
leur ame, et leur inspirait un juste orgueil. Elles s'habituèrent à
exiger qu'on ne les abordât qu'avec des termes de soumission et de
respect; elles l'exigèrent surtout de leurs protecteurs. Parmi les
Scandinaves, qui aimaient passionnément à renfermer dans la mesure du
vers le récit de toutes les aventures, ces nobles galanteries durent
devenir le sujet de leurs poésies, et recevoir l'embellissement de leurs
fictions.

[Note 288: _In those strong and exaggerated ideas of female
chastity_ (Warton, _ub. supr._, p. 67.)]

Chez eux cependant, la chevalerie n'existait encore que dans ses
éléments. Ce fut sous le régime féodal, qui s'établit peu de temps après
en Europe, qu'elle reçut une vigueur nouvelle, et qu'elle fut revêtue de
toutes les formes d'une institution régulière. Les effets de cette
institution sur les mœurs sont connus. Ceux que produisirent les
croisades, qui suivirent de près, ne le sont pas moins. La chevalerie
fut alors consacrée par la religion, dont l'autorité se répandit en
quelque sorte sur toutes les passions et sur toutes les institutions de
ces siècles superstitieux. C'est ce qui composa ce mélange singulier de
mœurs contradictoires où l'on voit confondus ensemble l'amour de Dieu et
l'amour des femmes, le zèle pieux et la galanterie, la dévotion et la
valeur, la charité et la vengeance, les saints et les héros[289].

[Note 289: _Id. ibid._, p. 71.]

De toutes ces observations, M. Warton conclut, et nous conclurons avec
lui, que parmi les ténèbres de l'ignorance, à l'époque de la crédulité
la plus grossière, le goût des merveilles et des prodiges, dont les
fictions orientales sont remplies, fut d'abord introduit en Europe par
les Arabes; que plusieurs contrées étaient déjà préparées à les recevoir
par la poésie des Scaldes du Nord, qui peut-être dérivait originairement
de la même source; que ces fictions, qui s'accordaient avec le ton des
mœurs régnantes, conservées et perfectionnées dans les fables des
troubadours et des trouvères, se concentrèrent, vers le onzième siècle,
dans les histoires chimériques de Turpin et de Geoffroy de Monmouth,
premiers auteurs qui aient parlé de ces expéditions supposées de
Charlemagne et du roi Arthur, devenues le fondement et la base de ces
sortes de narrations fabuleuses qu'on appelle romans; enfin,
qu'agrandies et enrichies ensuite par des imaginations qu'échauffait
l'ardeur des croisades, elles produisirent, à la longue, cette espèce
singulière et capricieuse d'inventions qui a été mise en œuvre par les
poëtes italiens, et qui forma la machine poétique, ou le merveilleux de
leurs compositions les plus célèbres.

On voit donc dans la Perse, comme Saumaise l'a prétendu le premier, la
source commune et primitive de ce merveilleux qui emploie les génies,
les fées, les géants, les serpents, les dragons ailés, les griffons, les
magiciens, les armes enchantées, à la place des machines poétiques de
l'ancienne mythologie. Ce genre de merveilleux passa de la Perse chez
les Arabes d'un côté, et de l'autre chez les Scythes asiatiques qui
confinaient à la Perse. L'émigration de ces peuples dans le pays des
Scandinaves y porta ces fictions, et les conquêtes des Arabes les firent
passer en Espagne. De ces deux points si éloignés, elles se répandirent
d'abord dans les parties de l'Europe les plus voisines; elles se
rejoignirent enfin et se fondirent en un seul systême poétique, avec les
diverses modifications qu'elles avaient reçues de deux grandes
institutions, le christianisme et la chevalerie.

En lisant les extravagances dont les poëmes romanesques sont remplis, on
ne leur supposerait pas une origine si respectable, du moins par son
antiquité, ni si intéressante par les vicissitudes qu'elles ont
éprouvées dans leurs développements et dans leurs cours. Ce sont au
moins des folies quelquefois aimables; et il en est de plus tristes dont
il faut aller chercher aussi loin, et dans une antiquité non moins
reculée, la naissance et la filiation.

On pourrait dire aussi que la plupart de ces inventions n'a nullement
besoin d'une origine septentrionale, et que nous nous donnons bien de la
peine pour expliquer comment les merveilles de la féerie moderne
provinrent des chants des Scaldes et des fables de l'Edda, tandis
qu'elles ont une source toute naturelle dans les fictions mythologiques
et poétiques des anciens. Le premier modèle des fées n'est-il pas dans
Circé, dans Calypso, dans Médée? Celui des géants, dans Polyphème, dans
Cacus, et dans les géants eux-mêmes, ou les Titans, cette race ennemie
de Jupiter? Les serpents et les dragons des romans ne sont-ils pas des
successeurs du dragon des Hespérides et de celui de la Toison d'or? Les
magiciens! La Thessalie en était pleine. Les armes enchantées et
impénétrables! Elles sont de la même trempe, et l'on peut les croire
forgées au même fourneau que celles d'Achille et d'Énée. Les chevaliers
invulnérables ne le sont pas plus que ce même Achille, au talon près;
que ce même Énée, lorsque, à sa sortie de Troie, les traits ennemis se
détournent et les flammes s'écartent de lui[290], et que le dompteur de
chevaux Messape, que ni le fer ni le feu ne pouvaient blesser[291]. Mais
il faut se bien rappeler qu'au onzième siècle, où naquirent les romans
de chevalerie, Homère et Virgile étaient oubliés depuis long-temps; il
n'existait plus en Europe de manuscrits du poëte grec, et ceux du poëte
latin qui devaient reparaître à la renaissance des lettres, étaient
ensevelis dans la poussière des bibliothèques non fréquentées de
quelques couvents. Les fictions apportées d'un côté par les Arabes, de
l'autre par les Normands, durent donc s'emparer de tous les romans
latins, français ou espagnols, avant qu'on y pût voir la moindre
imitation des anciens poëtes grecs et latins.

[Note 290:

                         _Flammam inter et hostes
        Expedior, dant tela locum, flammæque recedunt._
                             (_Æneid,_ t I. II, v. 32.)]

[Note 291:

        _At Messapus equûm domitor, Neptunia proles,
        Quem neque fas igni cuiquam nec sternere ferro._
                                (_Ibid._, l. VII, v. 691.)]

Quoi qu'il en soit, toutes ces recherches ne nous conduisent encore qu'à
reconnaître la source primitive de quelques-uns des nouveaux ressorts
mythologiques employés dans l'épopée romanesque; elles ne nous
apprennent pas comment, en prenant pour point de départ, d'un côté
l'histoire fabuleuse d'Artus, et de l'autre, l'histoire non moins
fabuleuse de Charlemagne et de ses Pairs, ces ressorts ont commencé à
être mis en mouvement; quels sont les premiers romans où on en a fait
usage, et à qui en appartient l'honneur. Il paraît certain que, même en
France, les romans de la Table ronde eurent cours avant ceux des douze
Pairs, quoique ceux-ci fussent nationaux et dussent, au moins à ce
titre, obtenir la préférence. Ici les faits parlent d'eux-mêmes, il ne
faut que les réunir sous nos yeux.

Henri II, roi d'Angleterre, qui régna depuis 1154 jusqu'en 1189, était
en même temps duc de Normandie et maître de plusieurs autres provinces
de France[292]. On parlait français à sa cour; on y voyait, et des
Normands, dont la langue primitive était le français, et des Anglais qui
s'exerçaient, non-seulement à parler, mais à écrire dans notre langue.
Henri l'aimait, la préférait: c'était sa langue habituelle. Plusieurs
des romans de la Table ronde, le S. Graal, Lancelot, Perceval, etc.,
existaient dès-lors en Angleterre; ils étaient écrits en latin; il
voulut qu'ils fussent traduits en prose française; il chargea de ces
traductions quelques-uns de ces Anglais et Anglo-Normands: on en connaît
six[293] qui travaillèrent successivement au seul grand roman de
_Tristan de Léonnois_, regardé comme le premier de tous.

[Note 292: Ce n'est pas, certes, que les Anglais eussent conquis ces
provinces; ils avaient la Normandie parce que, tout au contraire, un duc
de Normandie les avait conquis; la Guyenne et le Poitou par le mariage
de Henri II avec Éléonore, qu'avait impolitiquement répudiée Louis VII,
etc.]

[Note 293: Luces du Gast, Gasse-le-Blond, Gautier Map, Robert de
Boron, Hélis de Boron, et Rusticien de Pise ou de Puise. Ce dernier
nomme les cinq autres dans ce même ordre, à la fin d'un autre roman
traduit par lui seul, celui de _Méliadus de Léonnois_, père de Tristan.
Le passage où il les nomme est cité, _Catalog. de la Vallière_, t. II,
p. 606 et 607, Nº. 3,990.]

Quelques poëtes florissaient alors en France, Robert Wace, Chrestien de
Troyes, et plusieurs autres. Wace était plutôt un historien, ou
chroniqueur en vers, qu'un poëte; ses longs romans de _Brut
d'Angleterre_ et de _Rou_ ou _Rollon de Normandie_, le prouvent[294].
Chrestien était un poëte, un vrai romancier; il avait _translaté_ en
vers, non des histoires, mais plusieurs fables tirées d'Ovide, et même
son _Art d'aimer_[295]. Dès que cette traduction en prose du roman de
Tristan lui fut connue, il s'empressa de la mettre en vers[296]; il y
mit aussi _Perceval le Gallois_; il commença _Lancelot du Lac_, mais la
mort l'empêcha de l'achever[297]. Il ne faut pas croire qu'il se bornât
au rôle de simple versificateur; il ajoutait souvent du sien, disposait
quelquefois les événements d'une manière toute nouvelle, ou tirait d'un
seul épisode un roman tout entier[298]. Mais enfin la filiation de ces
romans est bien établie; l'original était né en Angleterre; écrit en
langue latine, il fut traduit en prose française, au douzième siècle,
par ordre de Henri II, et mis aussitôt en vers par un ou deux poëtes
français. Le langage de ces longs poëmes ayant vieilli, la langue et la
versification s'étant améliorées dans le quatorzième siècle, la lecture
en devint plus fatigante par leur mauvais style, qu'attrayante par la
singularité et la variété des événements et des fictions. On les remit
en prose dans le quinzième siècle; ce fut sous cette nouvelle forme
qu'ils furent imprimés dès la fin de ce même siècle, ou au commencement
du seizième; et ils ont vieilli à leur tour.

[Note 294: Voyez Notices et extraits des manuscrits de la
bibliothèque impériale, etc. t. V, p. 21 et suiv,, la notice du roman de
Rou, par M. de Brequigni.]

[Note 295: Dans le prologue d'un de ses romans (_Cligès_ ou
_Cliget_), on voit qu'il avait traduit d'Ovide, outre ce poëme de l'_Art
d'aimer_, la fable de Tantale qui sert aux dieux dans un repas son fils
Pélops, et celles de Térée, de Progné et de Philomèle. Voici ces dix
premiers vers qui sont une espèce de table des romans que Chrestien de
Troyes avait faits ou mis en vers quand il commença celui de Cliget. Le
roman qu'il cite au premier vers contient des aventures de chevaliers de
la Table ronde, mais ne fait point partie de la grande série des romans
dont cet ordre et son chef, le roi Artus, sont les héros.

        Cil qui fist d'Eree et d'Enide
        Et les commandemens d'Ovide
        Et l'Art d'amors en romans mist,
        Et le mors de l'espaule fist[B],
        Del roi Marc et d'Ysselt la Blonde[C]
        Et de la Hupe et de l'Aronde[D],
        Et del Rossignol la Muance[E],
        Un autre conte recommance
        D'un varlet qui en Gresse fut
        Del lignage le roi Artu.

(Manuscrit de la Bibliothèque impériale, fonds de Cangé, in-fol., Nº.
27, fol. 188, verso.)]

[Note B: Fable de Pélops, dont l'épaule seule fut mangée.]

[Note C: Roman de Tristan, neveu du roi Marc et d'Yseult, femme de
roi de Cornouailles.]

[Note D: Fable de Térée et de Philomèle.]

[Note E: Fable de Térée et de Philomèle.]

[Note 296: Voyez dans la note précédente le cinquième vers de la
citation.]

[Note 297: Ce roman fut terminé par Godefroy de Leigny ou de Ligny.]

[Note 298: C'est ainsi qu'il tira le roman de _Perceval le Gallois_,
d'une partie du grand roman de _Tristan de Léonnois_, dont il avait mis
en vers les autres parties; c'est encore ainsi que d'un épisode de
_Lancelot du Lac_ il tira son dernier roman intitulé _la Charrette_, ou
_Lancelot de la Charette_.]

Du moment où, pour la première fois, ils avaient été traduits du latin,
c'est-à-dire, dès le douzième siècle, la fable du roi Artus, de la Table
ronde et de ses chevaliers, avait pris en Angleterre même une vogue que
n'avaient pu lui donner l'histoire prétendue de Geoffroy de Monmouth et
les autres chroniques latines faites à l'imitation de la sienne. Elle en
eut aussi dès-lors en France, et dans un temps où, à ce qu'il paraît, le
roman national attribué à Turpin n'y en avait pas acquis une fort
grande. Il était alors regardé comme une histoire, et traduit comme tel
en français, si même il l'était déjà, par Michel de Harnes[299]; encore
est-il bon d'observer que les récits fabuleux de cette chronique, loin
d'embrasser tous les exploits de Charlemagne, ne commencent qu'à sa
dernière expédition en Espagne. Le plus ancien roman français dont la
famille de Charles ait été le sujet, est celui de Pepin son père et de
sa mère Berthe _au grand pied_; l'auteur, nommé Adenès[300], ne
florissait que fort avant dans le treizième siècle[301], sous le règne
de Philippe-le-Hardi. Quelques traits romanesques de la jeunesse de
Charlemagne se trouvent aussi dans le roman de Girard d'Amiens[302], qui
écrivait ou en même temps qu'Adenès, ou quelques années auparavant[303].
Bientôt les héros de Montauban, Renaud et ses trois frères, figurèrent
dans des romans, soit de la même main que Berthe et Pepin, soit de
différents auteurs. Charlemagne reparut dans tous ces romans entouré de
sa pairie, toujours engagé dans des aventures nouvelles, et ajoutant à
ses exploits fabuleux d'autres exploits, c'est-à-dire, d'autres fables.
Dès-lors l'attention publique se partagea entre Charlemagne et ses
Pairs, Artus et sa Table ronde; mais il est certain que le succès
poétique de cette dernière fiction avait précédé de plus d'un siècle,
même en France, celui de l'autre.

[Note 299: Il écrivit sous Philippe-Auguste, qui régna jusqu'en
1223; il ne fut pas le seul qui traduisit, comme une histoire, la
chronique attribuée à Turpin. Deux siècles après, sous Charles VIII,
l'annaliste Robert Gaguin en fit une traduction nouvelle, et l'inséra
très-sérieusement dans la continuation de ses annales. L'original latin
a été inséré de même beaucoup plus tard par Scardius, dans son recueil
d'historiens germaniques, _Germanicaram Rerum quatuor celebriores
vetustioresque chronographi_, Francfort, 1566, in-fol.]

[Note 300: Adenès, surnommé le Roi, soit parce qu'il était roi
d'armes du duc de Brabant, soit plutôt parce qu'il avait été couronné à
Valenciennes dans une cour d'amour. Outre _Berthe au grand pied_, on a
de lui le fameux roman de _Cléomadès_ et celui d'_Ogier le Danois_; les
Bénédictins, auteurs de l'Histoire littéraire de la France, lui
attribuent même les _Quatre Fils Aymon_, _Renaud de Montauban_, _Maugis
d'Aigrement_, et quelques autres.]

[Note 301: De 1270 à 1285.]

[Note 302: On en trouve l'extrait, _Bibliothèque des Romans_,
premier volume d'octobre 1777, d'après un manuscrit qui nous est
inconnu.]

[Note 303: Sous le règne de Louis IX.]

Devenues populaires en France, ces deux fictions passèrent en Espagne:
peut-être même y avaient-elles pénétré dès auparavant; et si c'est trop
de dire que la chronique attribuée à Turpin y avait pris naissance, on
peut croire au moins qu'elle ne tarda pas à être connue dans ce pays,
dont la conquête en est le principal sujet, et dont S. Jacques en
Galice, premier agent surnaturel de cette fable, est le patron. Et cette
fable, et toutes les autres, ne circulèrent pas impunément au milieu
d'un peuple à imagination romanesque, et chez qui les fictions
orientales étaient devenues presque indigènes. Les faits d'armes des
douze Pairs et de la Table ronde y prirent de nouveaux accroissements,
et l'on y vit, sinon éclore, du moins se développer et s'accroître,
comme pour rivaliser avec l'Angleterre et la France, la troisième
branche de romans poétiques, la brillante et intéressante fable
d'Amadis.

Au reste, l'Angleterre, l'Espagne et la France peuvent se disputer tant
qu'on voudra l'invention de ces romans de chevalerie et de féerie: ce
qui en fait le grand intérêt pour nous n'appartient ni à l'une ni à
l'autre; toutes trois ont fourni matière à ce qu'ils ont d'historique et
d'héroïque; toutes trois y ont pour ainsi dire établi les premiers
fondements et les bases du merveilleux; mais l'Italie a sur toutes les
trois l'avantage d'avoir donné la première à ces romans une existence
durable par les formes épiques dont elle les a revêtus, par les nouveaux
trésors de l'imagination qu'elle a su y répandre, et par toutes les
richesses de style d'une langue poétique et fixée.

Des deux premières branches de romans dont nous avons parlé, on ne peut
nier que celle des romans français n'ait sur l'autre un grand avantage;
les douze Pairs de Charlemagne, armés pour délivrer la France et
l'Europe de la tyrannie des Sarrasins, sont plus intéressants que les
chevaliers d'Arthur, cherchant le saint Graal, c'est-à-dire, le plat ou
l'écuelle dans laquelle J.-C. avait mangé, et dont avait hérité Joseph
d'Arimathie; courant, pour la conquérir, les plus périlleuses
aventures, et finissant par se faire moines ou ermites. Il est vrai que
si les travaux des chevaliers de la Table ronde et ceux des douze Pairs
se ressemblent si peu par leur objet, les chevaliers des deux ordres se
ressemblent beaucoup par leur vaillance, leur galanterie et leurs
exploits; et que les premiers auteurs de ces romans y ont à peu près
également répandu le merveilleux de la féerie et l'intérêt des épisodes
d'amour. Il faut pourtant que la fable de Charlemagne ait eu un attrait
plus puissant que celle du roi Arthur, sur les imaginations italiennes,
puisque les connaissant toutes deux par d'anciennes traductions, elles
s'exercèrent long-temps sur Charlemagne et sur le brave Roland, avant de
s'occuper de Lancelot, de Gyron le Courtois, et de quelques autres
chevaliers de la Table ronde.

Roland, et les autres paladins, devinrent nationaux, ou du moins
populaires, en Italie, autant qu'ils l'étaient en France même. Les
poëtes se piquèrent d'enchérir les uns sur les outres, et il y eut une
sorte d'émulation à qui attribuerait à cet invincible Roland les
exploits et les aventures les plus extraordinaires. Il fut l'Hercule
moderne sur qui l'on accumula des merveilles qui auraient suffi pour
vingt autres héros. Il subit le sort assez commun aux personnages
célèbres, d'être chanté par des poëtes qui ne méritaient pas tous
d'être les échos de sa gloire; mais après avoir amusé le peuple par des
récits grossiers, dont les auteurs mêmes sont inconnus, il eut dans le
_Pulci_ et dans le _Bojardo_ des chantres plus dignes de lui; et
lorsqu'il fut enfin célébré par le grand Arioste, quand l'Homère de
Ferrare eut réuni à tous les charmes des fictions romanesques, la
noblesse et l'éclat de la trompette épique, le nom de Roland n'eut plus
rien à envier à celui d'Achille.

Mais avant que nous puissions voir le génie épique italien dans ce
dernier développement de sa richesse, il faut revenir sur nos pas,
examiner avec quelque attention quelles avaient été ses premières
tentatives et quels furent ses progrès, avant que le _Roland furieux_ se
fût placé dans l'épopée romanesque, comme un terme au-delà duquel il a
été défendu au génie moderne de s'élancer.



CHAPITRE IV.

_Suite de l'épopée romanesque; I Reali di Francia, roman en
prose;
poëmes romanesques qui précédèrent celui de l'Arioste; poëmes de la
première époque, Buovo d'Antona, la Spagna, Begina Ancroja._


Les personnages merveilleux du roman épique ne sont pas seulement les
magiciens, les fées et autres agents surnaturels; les principaux héros
eux-mêmes sont au-dessus de la nature, et font des choses qu'il n'a
jamais été donné aux hommes de faire. Quelques-uns de ces guerriers sont
enchantés, et ne peuvent recevoir de blessures mortelles; d'autres
possèdent des armes que les fées ont aussi touchées; ils font, avec ces
armes, des exploits au-dessus de toute vraisemblance, ou qui ont, dans
cette seule espèce de poëmes, une vraisemblance convenue. La plupart de
ces héros sont de la création des poëtes romanciers, ou sont dans les
romans, tout autres que dans l'histoire; dix siècles les séparent de
nous; on nous a tant dit que l'homme a dégénéré, et il est si vrai du
moins qu'il a perdu de sa force physique; nous nous soucions peu, à une
telle distance, qu'on exagère cette perte en exagérant la supériorité
qu'avaient sur nous, dans ce genre dont nous faisons peu de cas, des
héros presque tous imaginaires.

Pour bien comprendre les différentes actions particulières qui font le
sujet des principaux poëmes romanesques, il faudrait se faire d'abord
une idée générale de ces héros qu'on y doit voir agir; mais leur grand
nombre entraînerait de trop longs préliminaires; tous n'ont pas
d'ailleurs la même importance, et il suffit, mais il est indispensable
d'avoir quelque connaissance de ceux qui doivent jouer les premiers
rôles. L'empereur Charlemagne, Roland son neveu, et Renaud, cousin de
Roland, sont au-dessus de tous les autres; et comme ce sont eux qui ont
le plus de rapport avec notre histoire, c'est en eux qu'il est le plus
intéressant pour nous d'observer les altérations que des imaginations
étrangères y ont faites. J'abrégerai ces explications; et ce qu'on
trouve dans de gros livres, je tâcherai de le dire en peu de mots.

C'est de Charlemagne surtout qu'on peut dire que celui de l'histoire et
celui des romans, sont deux différents Charlemagne. L'histoire le fait
venir, comme on sait, de Pepin d'Héristal, petit-fils d'un autre
Pepin[304], et père de Charles-Martel, qui eut pour fils Pepin-le-Bref,
père de Charlemagne. Les romans le font descendre, au huitième degré en
ligne directe, de l'empereur Constantin. Un vieux roman italien en
prose, intitulé: _I Reali di Francia_, c'est-à-dire les Princes de la
maison royale de France, contient cette filiation plus que
suspecte[305], et la fait venir d'un fils de Constantin, nommé _Fiovo_,
qui passa dans les Gaules et y régna. De ce _Fiovo_ naquit Florel ou
_Fiorello_; de Florel, _Fioravante_; et de celui-ci deux fils,
Octavien-au-Lion et Gisbert-au-Fier-Visage. De Gisbert naquit Michel; de
Michel, Constantin, surnommé l'Ange; et de ce Constantin, Pepin, père de
Charlemagne. Cet empereur était donc issu de la branche cadette.
Octavien, frère aîné de son trisaïeul Gisbert, eut pour fils Bovet;
Bovet eut Guidon d'Antone; et celui-ci, _Buovo_, ou Beuves d'Antone,
descendant, au même degré que Pepin, de _Fiovo_, fils de
Constantin[306]. On verra bientôt pourquoi j'ai dû faire mention de
cette branche aînée.

[Note 304: Pepin de Landen, ou Pepin-le-Vieux, qui avait été donné
par Clotaire II pour gouverneur à son fils Dagobert I.]

[Note 305: La première édition de ce roman, qui est fort belle,
porte, à la fin, la date de Modène, 1491, in fol.; la seconde est de
Venise, 1499, _ibid._; toutes deux sont très-rares. La troisième, qui
n'est pas commune, est en petit in-4º., sous ce titre: _I Reali di
Franza nel quale si contiene lu generatione di tutti i Re, ducchi,
principi e baroni di Franza e de li paladini, colle battaglie da loro
fatte; comenzando da Constantino imperatore fine ad Orlando conte
d'Anglante_, etc., _Venezia_, 1537. Il en a été fait, depuis, plusieurs
autres éditions in-8º. Ce livre est des premiers temps de la langue
italienne, et mis au nombre de ceux qui font autorité. On croit qu'il
fut d'abord écrit en latin; quelques-uns même l'ont attribué, mais sans
preuve, au savant Alcuin. Ce qui prouve qu'il ne peut être de lui, c'est
qu'il y est question de l'Oriflamme, que nos rois ne firent porter dans
les combats qu'au douzième siècle. (Louis VI, dit le Gros, fut le
premier.) Quoi qu'il en soit, la traduction italienne est précieuse par
l'antiquité des traditions fabuleuses et par la naïveté du style. On la
juge de la fin du treizième ou du commencement du quatorzième siècle.
_Salviati_ en avait vu une copie, qu'il jugeait écrite vers l'an 1350.]

[Note 306: Cette descendance des deux branches de la race prétendue
de Constantin, et les exploits et aventures de chacun de ces héros,
remplissent les cinq premiers livres du roman des _Reali di Franza_.]

La naissance romanesque de Charlemagne et les aventures de sa mère
Berthe-au-Grand-Pied, tiennent une bonne place dans ce vieux livre des
_Reali di Francia_[307]. Tandis que l'histoire se tait sur la jeunesse
de cet empereur, on en trouve ici les plus petits détails, mais tels que
l'histoire n'en peut assurément faire aucun usage. On y voit Charles
obligé de s'enfuir de Paris, après que le roi Pepin, son père, a été
assassiné par deux bâtards qu'il avait eus d'une rivale de Berthe. La
maison de Mayence, déjà ennemie de la sienne, trame et soutient cette
intrigue; elle fait couronner roi l'aîné des deux parricides, met à prix
la tête du jeune Charles; et ce qu'il y a d'édifiant, c'est que le pape
Sergius, qui était mort, il est vrai, depuis plus de soixante ans[308],
excommunie tous ceux qui oseraient donner asyle au fugitif[309]. Caché
d'abord dans une abbaye, sous le nom de _Maine_, ou de _Mainet_ (_Maino_
ou _Mainetto_), Charles se sauve ensuite en Espagne; il est introduit
sous le même nom à la cour de Galafre, roi sarrazin, qui habitait
Sarragoce et régnait sur toutes les Espagnes. Il entre au service de ses
trois fils, Marsile, Bulugant et Falsiron, les mêmes contre lesquels il
eut dans la suite de si terribles guerres à soutenir.

[Note 307: Elles occupent les dix-sept premiers chapitres du sixième
et dernier livre.]

[Note 308: Pepin mourut en 768; Sergius était mort en 701.]

[Note 309: _Reali di Fr._, l. VI, c. 18.]

Ce roi avait de plus une fille nommée Galéane ou Galérane; elle devient
amoureuse de _Mainetto_; il le devient d'elle, et l'épouse en secret
après l'avoir rendue chrétienne. C'était l'usage entre un chrétien et
une sarrazine; on catéchisait en faisant l'amour, et le prélude du
dernier acte de la séduction était ordinairement le baptême.

Cependant il s'est offert des occasions brillantes où l'époux de
Galérane s'est couvert de gloire. Un roi d'Afrique a déclaré la guerre à
Galafre, et l'a vaincu. Galafre et ses fils sont faits prisonniers; et
c'est Charles qui les délivre par des faits d'armes de la plus haute
chevalerie. La gloire et le crédit qu'il acquiert, excitent dans l'ame
des trois jeunes princes toutes les fureurs de l'envie; ils complotent
de se défaire de lui. Instruit de leur projet, il s'échappe de
Sarragoce; Galérane le suit; ils vont à Rome, en Lombardie, en Bavière.
Charles parvient à s'y faire un parti et à se procurer une armée. Il
rentre en France, attaque l'usurpateur, le tue de sa main; et remonte
sur le trône de son père[310].

[Note 310: Cette partie de l'action s'étend jusqu'au ch. 51 de ce
6e. livre.]

La naissance et les premières aventures de Roland ne sont pas moins
merveilleuses dans ce roman italien, tiré sans doute de nos plus vieux
romans français. Charlemagne avait régné plusieurs années avec gloire et
rempli l'Europe de sa renommée; il avait une sœur cadette, nommée Berthe
comme sa mère, dont le jeune chevalier Milon d'Anglante devint amoureux.
Milon arrière-petit-fils du fameux Beuves d'Antone, tenait ainsi d'assez
près à la famille royale; il était même de la branche aînée des
descendans de _Fiovo_[311]; mais sa fortune ne répondait point à sa
naissance. Cela ne l'empêcha point de plaire à la jeune princesse. Le
fruit de leurs rendez-vous devint bientôt si visible que l'empereur en
fut instruit. Au milieu de la gloire dont il était environné, Charles
était le tyran de sa famille: il renferma sa sœur dans une tour, et
résolut de la condamner à mort, elle et son amant.

[Note 311: Voyez ci-dessus, p. 167.]

Le duc Naime, ayant inutilement assayé d'obtenir leur grâce, délivre,
pendant la nuit, Milon de sa prison, Berthe de sa tour, les emmène chez
lui, fait venir des témoins, des notaires, les marie secrètement et les
met en liberté. Charlemagne, instruit de leur fuite, bannit Milon,
s'empare de ses biens, et fait excommunier les deux époux par le pape.
Milon et Berthe se sauvent, et tâchent d'arriver jusqu'à Rome. Ayant
tout vendu pour vivre, chevaux, armes et vêtements, ils ne peuvent aller
que jusqu'aux environs de Sutri[312]. Là, ils entrent dans une caverne,
où Berthe accouche d'un fils; une circonstance minutieuse, et sans doute
imaginaire comme le reste, fait donner à ce fils le nom qu'il a depuis
rendu si célèbre. Il était si fort dès le moment de sa naissance, qu'il
se _roula_ du fond de la grotte jusqu'à l'entrée. Son père, qui était
absent quand sa mère était accouchée, y trouva l'enfant à son retour.
Voulant ensuite lui donner un nom, il se rappela cette petite scène, et
le nomma Roland, c'est-à-dire, _Roulant_[313].

[Note 312: A huit lieues de Rome.]

[Note 313: _La prima volta_, dit-il à Berthe, _che io la vidi, si lo
vidi io che il rotolava, et in Franzoso è a dire rotatare roorlare... Io
voglio per rimemoranza che l'habbia mome Roorlando_. (_Real. di Franza_,
l. VI, c. 53.)]

Milon n'eut pendant cinq ans, pour subsister dans cette grotte, lui, sa
femme et son fils, que les aumônes qu'on lui faisait et qu'il allait
tous les jours chercher à Sutri. Cet état de misère lui devint
insupportable; il résolut d'aller tenter la fortune, dit adieu à sa
femme, lui recommanda son fils, et partit. Il se rendit d'abord en
Calabre, d'où il passa en Afrique, au service du roi Agolant, personnage
qui doit jouer un grand rôle dans les romans épiques, ainsi que ses deux
fils, Trojan et Almont. Milon, caché sous le nom significatif de
_Sventura_, fait des exploits admirables contre les ennemis de ces
princes, passe avec eux en Perse, puis dans l'Inde, et puis on ne sait
où, car ici on le perd de vue, et il ne reparaît plus dans le
roman[314].

[Note 314: _Ibidem_, c. 55 et 56. A la fin du chapitre suivant,
l'auteur annonce le retour d'Agolant en Afrique, et son passage prochain
en Italie avec son fils Almont, _come la historia tocca seguendo_; ce
qui fait voir que le roman n'est pas fini, et que ce sixième livre
devait être suivi de quelques autres. Les faits sont ici très-différents
de ce qu'ils sont dans le romant espagnol, d'où les auteurs de la
_Bibliothèque des_ _Romans_ ont tiré l'histoire des premières années de
Roland. Voy. premier volume de novembre 1777. Je les donne dans toute
leur simplicité, d'après les _Reali di Franza_, qui sont la source
primitive, ou tirés immédiatement de cette source.]

Cependant le petit Roland son fils, resté dans cette grotte, près de
Sutri, avec sa mère, grandissait, et donnait à la malheureuse Berthe des
espérances et des craintes. Son courage et sa force extraordinaire le
distinguaient parmi les polissons de son âge; il le regardaient comme
leur chef; quoiqu'il les battît quelquefois, ils partageaient avec lui
leurs petites provisions, et lui en donnaient même pour sa mère. Comme
il était presque nu, quatre d'entre eux firent une quête et ramassèrent
de quoi acheter du drap pour lui faire un habit; deux achetèrent du drap
blanc et deux du drap rouge; de ces quatre pièces réunies on fit un
habit où le blanc et le rouge étaient divisés par quartiers; et c'est de
cette petite circonstance, dont il eut le noble orgueil de vouloir
conserver le souvenir, qu'il prit dans la suite le nom de Roland _du
Quartel_[315].

[Note 315: _Orlando dal quartiere, ub. supr._, c. 60.]

Peu de temps après, Charlemagne alla se faire couronner à Rome empereur
d'Occident. A son retour, il passa quelques jours à Sutri. Il y mangeait
en public. Le petit Roland eut un jour la hardiesse de s'approcher de
la table de l'empereur, et d'y prendre un plat chargé de viandes pour
l'aller porter à sa mère. Il y revint un second jour, même un troisième.
Charlemagne, pour l'effrayer, tousse en grossissant sa voix; l'enfant,
sans s'étonner, quitte le plat qu'il tient, prend Charles par la barbe,
en lui disant: Qu'as-tu? et son regard, fixé sur l'empereur, était plus
fier, dit le romancier, que celui de l'empereur même[316]; puis
reprenant son plat, il se sauve comme les deux premières fois. Charles,
averti d'ailleurs par un songe, trouve à cela quelque chose
d'extraordinaire. Il ordonne de suivre cet enfant, mais de ne lui point
faire de mal. Trois chevaliers qu'il charge de cette commission suivent
Roland jusqu'à la grotte; ils y entrent: Roland veut se défendre avec un
bâton; sa mère le retient; couverte, comme elle l'est, des livrées de la
misère, les chevaliers ne la reconnaissent pas; ils lui demandent qui
elle est: «Je suis, répond-elle en rougissant, je suis la malheureuse
Berthe, fille du roi Pepin, sœur de Charlemagne, femme du duc Milon
d'Anglante; et cet enfant est son fils et le mien.» Les trois chevaliers
se jettent à ses genoux, jurent d'être ses défenseurs auprès de
l'empereur son frère, vont demander sa grâce, et l'obtiennent. Charles
révoque le décret de bannissement qu'il avait porté contre Milon, et
fait aussi révoquer l'excommunication du pape; il adopte Roland pour son
fils, et revient en France[317].

[Note 316: _Ibid._, c. 66.]

[Note 317: L'auteur du roman espagnol dont nous avons parlé
ci-dessus, donne ici carrière à son imagination. Il n'a point fait
voyager Milon, il l'a fait se noyer dans une rivière entre Rome et
Sutri; mais une fée l'a retiré du fond des eaux. Lorsque Charlemagne
revient en France, elle l'attend dans le Piémont, rend Milon à son
épouse, et le fait rentrer en grâce auprès de l'empereur, qui consent à
leur mariage. La fête en est célébrée pendant trois jours dans un palais
magnifique, que la fée avait fait élever exprès au pied des Alpes, et
qui disparaît quand Charlemagne, Milon, Berthe et Roland ont repris le
chemin de France. On voit que cette fiction est d'un temps bien
postérieur à celui où furent écrits les _Reali di Franza_, et l'on peut
juger par ce seul trait des modifications que le génie espagnol fit
subir à nos anciens romans, quand ils eurent passé les Pyrénées.
L'auteur espagnol est _Antonio de Eslava_, et le titre de son roman:
_Los Amores de Milon de Anglante_, etc.]

De retour à Paris, il rendit à son neveu les terres et les seigneuries
de Milon, dont il s'était emparé, et lui donna les titres de comte
d'Anglante et de marquis de Brava. Roland, croissant toujours en faveur
auprès de Charlemagne, devint le plus ferme appui de sa couronne;
bientôt même il le devint de la chrétienté toute entière, et reçut du
souverain pontife le titre de gonfalonnier de l'Église et de sénateur
des Romains[318].

[Note 318: _Reali di Franza_, l. VI, c. 70.]

Telle est la fin de ses aventures dans les _Reali di Francia_. D'autres
romans en ont donné la suite; ils représentent Roland, héritier des
biens et des titres de son père, effaçant tous les autres pairs de
France par sa bravoure, sa force prodigieuse; et l'éclat de ses faits
d'armes, mais bientôt exposé à plus d'une infortune, tantôt bien, tantôt
mal, avec l'impérieux et tout-puissant Charlemagne; quelquefois obligé
de s'éloigner de la France, et d'aller, dans des aventures lointaines,
s'exposer aux plus grands dangers. Il vint à bout des plus difficiles,
qui ne firent que répandre dans toutes les parties du monde la gloire de
son nom. Il se rétablit enfin à la cour de Charlemagne et y vécut dans
la plus grande faveur.

Pendant son absence, Berthe sa mère, lasse du veuvage, avait épousé
Ganelon, que Charlemagne avait alors fait comte de Ponthieu. Ce perfide
Mayençais n'en fut pas moins l'irréconciliable ennemi de Roland et de sa
maison: il lui suscita sans cesse de nouveaux dangers et de nouveaux
malheurs, et finit par être, à Roncevaux, la cause de sa défaite et de
sa mort.

A l'égard de Renaud de Montauban, cousin du comte d'Anglante, et neveu
de l'empereur au même degré que lui, les _Reali di Francia_ ne disent
rien de son histoire. Il faut la chercher dans nos vieux romans
français[319]. On y apprend que Beuves d'Antone eut pour fils Bernard de
Clairmont, qui laissa, entre autres enfants, Beuves d'Aigremont, Aymon
de Dordogne, Otton d'Angleterre, et Milon d'Anglante. Nous venons de
voir que Roland était fils de ce dernier: d'Otton naquit du duc
Astolphe, et de Beuves d'Aigremont le magicien Maugis et Vivian. Aymon
de Dordogne eut quatre fils, célèbres sous le nom des _quatre fils
Aymon_, Renaud, Alard, Guichard ou Guiscard, et Richardet; et une fille
aussi célèbre que ses frères, la belle et intrépide Bradamante. Les deux
cousins, Roland et Renaud, rivaux de gloire, furent souvent brouillés
ensemble, et devinrent même tout-à-fait ennemis. Renaud ayant tué un
neveu de Charlemagne, nommé Bertholet, avec qui il jouait aux échecs, et
qui trichait au jeu, l'empereur voulut le faire arrêter, lui, ses frères
et son père: ils se sauvèrent tous à Montauban, et s'y fortifièrent.
Charlemagne marcha contre eux à la tête d'une armée, où Roland
commandait un corps de dix mille chevaliers.

[Note 319: _Les quatre fils Aymon, Renaud de Montauban, la Conquête
de Trébizonde par Renaud, Maugis d'Aigremont_, etc.]

Dans le cours de cette guerre, les quatre frères s'échappent de
Montauban, qui se défendait toujours, et se trouvent réduits à de telles
extrémités, qu'ils sont obligés, pour subsister, de se faire voleurs de
grand chemin, malheur qui arriva, dans ces bons siècles, à plus d'un
noble chevalier. Ils deviennent la terreur du pays qui borde la Meuse,
où ils s'étaient retranchés dans un château fort. Rentrés dans
l'intérieur de la France, ils continuent d'être en guerre avec
l'empereur. Renaud épouse Clarice, sœur d'Yon, roi de Bordeaux. Il
remporte sur Charlemagne et sur ses chevaliers quelques avantages; mais
enfin, obligé de céder à des forces si supérieures, il ne parvient à
faire la paix qu'à des conditions dures et humiliantes. L'une des plus
douces est d'aller, avec ses frères, défendre les chrétiens en
Palestine, et reconquérir le saint Sépulcre. Là, il éprouve de nouveaux
malheurs, mais aidé par les enchantements de son cousin Maugis, qui,
après s'être fait ermite, avait quitté sa retraite pour le suivre, il
s'illustre par de si grands exploits, il revient en France, chargé de si
belles et de si précieuses reliques, pour les offrir à l'empereur, qu'il
rentre tout-à-fait en grâce auprès de lui. Il se réconcilie aussi avec
Roland, et ils partagent entre eux la gloire d'être les plus solides
appuis du trône de Charlemagne.

Tels sont, dans les plus anciens romans français, espagnols et
italiens, les trois principaux personnages dont l'épopée italienne s'est
emparée. Nous allons voir maintenant comment elle les fait agir, quelles
aventures elle leur attribue, et comment elle entremêle ces aventures
avec celles d'autres héros, ou pris comme eux dans de vieux romans, ou
entièrement imaginaires. Je vais remonter un peu haut, et entrer dans
des détails qui ne seront peut-être pas tous intéressants. Il me serait
beaucoup plus facile de ne dire, comme tant d'autres l'ont fait, que des
généralités sur ces premiers efforts de la muse épique moderne; mais
l'objet que je me propose en général dans cet ouvrage ne serait pas
rempli. Il est évident que l'_Iliade_ n'est pas le plus ancien poëme
qu'aient eu les Grecs. Si l'on retrouvait enfin les essais informes des
poëtes qui précédèrent Homère, on aimerait à y observer les fictions
primitives, les formes originelles, les développements graduels de
l'art, jusqu'au moment où il atteignit ce haut degré de perfection que
lui donna le génie du chantre d'Achille. On en connaîtrait mieux ce
génie même.

L'action du plus ancien de ces romans épiques qui nous soit resté est
antérieure au règne de Charlemagne. Le héros est ce Beuves d'Antone,
descendant, comme Charlemagne lui-même, de l'empereur Constantin, et
bisaïeul de Milon d'Anglante, père de Roland. _Buovo d'Antona_ est le
titre du poëme[320]; il est écrit, comme ils le sont tous, en octaves,
ou _ottava rima_. Cette mesure de vers, dont l'invention appartient à
Boccace, mais qu'il n'avait pas perfectionnée, était bien plus
imparfaite encore dans ces poëmes grossiers qu'elle ne l'avait été dans
les siens. Voici quel est en abrégé le sujet du _Buovo d'Antona_.

[Note 320: _Buovo d'Antona, canti XXII, in ottava rima, Venezia_,
1489; souvent réimprimé depuis, et avec cet autre titre: _Buovo d'Antona
nel qual si tratta delle gran battaglie e fatti che lui fece, con la sua
morte_, etc.]

Brandonie, mère de Beuves, fait assassiner Guidon son mari, duc
d'Antone, par Dudon de Mayence, qu'elle épouse, et qu'elle rend ainsi
maître et seigneur d'Antone et de Mayence à la fois. Le jeune Beuves,
encore enfant, s'enfuit sous la conduite de Sinibalde, son père
nourricier, et d'une troupe de cavaliers commandée par Thierry, fils de
Sinibalde. Dans la rapidité de leur fuite, l'enfant tombe de cheval sans
qu'on s'en aperçoive, et reste étendu sur la terre. Dudon, qui les
suivait de près, l'enlève sur son cheval, et retourne à toute bride à
Antone. Quelque temps après, étant à la campagne, il croit voir dans un
songe le jeune Beuves qui lui plonge un couteau dans le cœur. Il se
décide à le prévenir, et l'envoie demander à sa mère pour le tuer.
Brandonie lui fait répondre qu'il peut être tranquille, et qu'elle l'en
défera elle-même. Elle veut empoisonner son fils; il est averti par une
bonne domestique, s'échappe encore une fois, et arrive au bord de la
mer: il y trouve des marchands qui l'enlèvent, l'emmènent en Arménie, et
le vendent au roi[321].

[Note 321: Chants I et II.]

Beuves avait atteint l'adolescence. Il devient amoureux de Drusiane,
fille du roi, qui conçoit pour lui une passion très-vive. Le roi fait
ouvrir un grand tournoi pour éprouver les amants de sa fille. Beuves
entre en lice et renverse deux fois un des rois qui prétendent à la main
de Drusiane. Un autre rival, fils du soudan de Boldraque, vient peu de
temps après attaquer avec une armée le roi d'Arménie, pour conquérir sa
fille. Ce soudan commande en personne. Le roi est vaincu, et fait
prisonnier; mais Beuves le délivre, le remet sur le trône, et tue le
fils du soudan. Après plusieurs aventures, ne pouvant obtenir Drusiane
de son père, il la détermine à s'enfuir avec lui. Des aventures
nouvelles l'attendaient dans cette fuite. Drusiane brave toutes les
fatigues et tous les dangers. Les deux époux s'enfoncent dans les
forêts, où Beuves exerce sa valeur contre des géants, des lions, des
serpents et des ours. Drusiane accouche de deux fils. Elle les nourrit,
les emporte courageusement avec elle, et continue de suivre son époux.

Enfin, après un long trajet, Beuves rencontre Thierry et sa troupe, qui
lui étaient restés fidèles, revient à Antone, parvient à en chasser par
ruse l'usurpateur Dudon[322], se défait de tous les Mayençais, et punit
sa mère par un supplice aussi recherché que barbare. Il la fait murer
tout entière, à l'exception de la tête. Dans cette position cruelle, on
la nourrit de pain sec et d'eau. Elle y reste un an, et meurt enfin
après de longues et insupportables souffrances. Le poëte dit froidement,
en finissant ce récit, qu'il la fit ensuite ensevelir richement[323].

[Note 322: Il l'avait blessé dans un combat. Il se déguise en
médecin, est introduit auprès du malade, se fait connaître quand il est
seul avec lui, en tirant de dessous sa robe la terrible épée qui l'avait
blessé, le force de se faire mettre à cheval et de sortir de la ville,
où il s'était ménagé un parti puissant, et dans laquelle, au son d'un
cor qu'il fait entendre, ses troupes, qui étaient embusquées, pénètrent
de toutes parts.]

[Note 323: _Buova d'Ant._, c. XII, st. 20.]

Dudon se réfugie auprès du roi Pepin, qui lui donne asyle. Beuves
poursuit les Mayençais, en tue un grand nombre, fait pendre tous ceux
qu'il fait prisonniers, attaque et prend Pepin lui-même, tue de sa main
le traître Dudon, le fait écarteler et exposer par quartiers sur des
fourches patibulaires, et met ensuite Pepin en liberté. Au milieu de
cette expédition, il y a une scène plaisante, ou qui le serait du moins
si le poëte avait eu le talent de raconter. Le roi Pepin est si
émerveillé des prouesses de Beuves d'Antone, qu'il croit que ce n'est
point un guerrier, mais un démon qui en a pris la figure. Il envoie vers
lui son chapelain pour l'exorciser. Le bon abbé s'avance à cheval,
tenant une croix dans sa main, et chantant le _Te Deum_[324]. Il arrive
auprès de Beuves, et prononce très-sérieusement les paroles de
l'exorcisme[325]. Beuves s'impatiente à la fin, pousse son cheval
Rondel, court après l'exorciseur qui s'enfuit à toute bride, le saisit
par son capuce, et le reconduit à grands coups de pommeau d'épée. Le
pauvre prêtre va conter à Pepin sa mésaventure. «Ce n'est, lui dit-il,
ni un démon ni un esprit: c'est, je vous le jure, sire, un homme en
chair et en os, et j'en ai pour preuve qu'il m'a rompu les miens.» On
voit qu'il faudrait le pinceau de l'Arioste, ou même du Berni, pour
rendre cette scène comique; mais l'auteur de ce misérable ouvrage était
bien loin de deviner les secrets de leur style.

[Note 324:

        _E poi monte a cavallo humil e pio,
        Ed una croce in mon hebbe pigliato
        Inverso Buovo ch' un diavolo reo
        Crede che sia, li canta il Tadeo._ (c. XIII, st. II.)]

[Note 325:

        _Buovo congiura dicendo il prefatio._ (st. 12.)]

Les autres exploits de Beuves sont contre les Sarrazins. Tandis qu'il
bat une de leurs armées en Sardaigne, qu'il en tue une partie et
convertit le reste, une autre armée vient assiéger Antone. Beuves
revient, leur fait lever le siége, et ensuite celui de Paris qu'ils
avaient aussi formé. Après les avoir vaincus en France, il va les
combattre en Hongrie, remporte de grandes victoires, convertit à la foi
chrétienne et fait baptiser tout le pays; car ce fils parricide, qui
avait fait périr avec tant de barbarie une mère, coupable, il est vrai,
mais enfin une mère, était un chrétien très-fervent, et un très-ardent
convertisseur.

Il met glorieusement à fin d'autres grandes entreprises en Europe et en
Asie, et revient enfin à Antone, couvert de gloire, espérant y passer
désormais des jours tranquilles avec sa chère Drusiane. Mais il a,
bientôt après, la douleur de la perdre; et lui-même est assassiné dans
une église, par un Mayençais, que Raymond, devenu chef de la maison de
Mayence, avait chargé de ce crime, pour venger sa famille presque
entièrement détruite. C'est de ce Raymond que descendait le traître
Ganelon, que nous avons vu devenir le beau-père de Roland, et qui fait,
dans la plupart des romans épiques dont nous aurons à parler, un rôle si
vil et si odieux.

On voit que ce ne sont pas les atrocités qui manquent dans l'action de
ce poëme, surtout dans la première partie. Cette famille des ducs
d'Antone y ressemble assez, pour les crimes, à celle d'Agamemnon. Mais
quelle est cette ville d'Antone, chef-lieu de leur puissance? C'est ce
que le poëme n'indique en aucun endroit. Le roman des _Reali di Francia_
la place en Angleterre près de Londres, et dit qu'elle fut fondée par
Bovet, aïeul de Beuves; qu'a environ trois milles de cette ville,
au-delà d'une rivière, était une colline assez élevée, sur laquelle
Bovet avait fait bâtir un fort, qu'il nomma le fort St.-Simon[326]. Or,
dans le poëme dont Beuves est le héros, il est plusieurs fois question
de la citadelle St.-Simon, comme d'un fort voisin d'Antone. On trouve
aussi dans d'autres anciens romans, que Beuves était sorti
d'Angleterre[327]. Jean _Villani_ s'est donc trompé lorsqu'il a dit dans
sa Chronique[328] que la ville de Volterre en Italie, ville
très-ancienne, bâtie par les descendants d'_Italus_, fut appelée
_Antonia_, et que c'est de-là, selon les romans, qu'était le bon Beuves
d'Antone. Ce n'est pas ici le lieu de rechercher ce qui l'a fait se
tromper ainsi; mais on peut tirer de son erreur une conséquence
très-juste sur l'antiquité de ce poëme; c'est qu'il était déjà composé
et même très-connu du temps de _Villani_. Cet historien mourut en 1348;
le poëme est donc antérieur à cette époque. D'un autre côté, dans la
stance antépénultième du dernier chant, il est question du Dante:

        _Dante que scrisse, non come bisogna,_ etc.

[Note 326: _Reali di Franza_, l. III, c. 17.]

[Note 327: Dans le quatrième des _cinque canti_ de l'Arioste, qui
font suite au Roland furieux, Astolphe racontant ce qui lui est arrivé
en Angleterre, dit qu'il avait envoyé un courrier à un de ses amis, qui
lui tenait un vaisseau prêt pour passer sur le continent, mais qu'il ne
voulait s'embarquer ni à Antone, ni dans un autre port, dans la crainte
d'être reconnu.

        _Nè in Antona volea nè in altro porto,
        Per non lasciar conoscermi, imbarcarmi._ (c. IV, st. 70.)

Antone était donc un port de mer en Angleterre.]

[Note 328: L. I, c. 55.]

C'est donc entre le temps du Dante et celui de Jean _Villani_,
c'est-à-dire dans la première moitié du quatorzième siècle, que le poëme
intitulé _Buovo d'Antona_ fut écrit[329].

[Note 329: On pourrait croire qu'il le fut d'après notre ancien
roman en prose du _chevalier Beuves de Anthone et de la belle Josienne_,
imprimé à Paris, in-4º., sans date, en caractères gothiques. Mais
celui-ci n'est-il pas plutôt une traduction libre du poëme italien? Le
français n'en paraît pas antérieur au quinzième siècle. Il existe aussi
parmi les manuscrits légués à la bibliothèque Vaticane par la reine
Christine de Suède, un roman de _Buovo d'Antona_ en vers provençaux, à
la fin duquel il est écrit, comme le _Crescimbeni_ l'observe, que ce
roman fut composé l'an 1380.]

L'auteur en est inconnu. On voit seulement à plusieurs locutions du
dialecte florentin de ce temps-là[330], qu'il était de Florence, ou au
moins de Toscane. Il adresse l'invocation de son poëme à Jésus-Christ,
et le prie de venir l'aider à raconter cette belle histoire[331]. A la
fin de tous ses chants, sans exception, le poëte s'interrompt en priant
Dieu d'être favorable à ses auditeurs ou à lui-même, ou en disant qu'il
est las de conter, que sa voix s'affaiblit, qu'il a besoin de
boire[332], qu'il dira la suite une autre fois, etc. Le premier vers de
chacun des douze chants qui suivent, est toujours: _Je vous ai laissés
au moment où telle chose se passait_[333]; et le récit continue sans
autre artifice. Les neuf derniers chants commencent tous par une
nouvelle prière, ou à Jésus-Christ, ou au Père éternel[334], ou à la
Vierge Marie, et toujours pour qu'ils accordent au poëte la grâce de
poursuivre et d'achever son histoire; et chaque fois, dans la strophe
suivante, il revient à sa formule: Je vous ai laissés, dans l'autre
chant, au moment où telle chose venait de se passer.

[Note 330: _Atante_ et _aitante_ pour _gagliardo_, _palmiere_ pour
_peregrino_, _robesta_ ou _rubesta_ pour _infierisce_, et certaines
terminaisons en _oe_ ou _one_, qui y reviennent souvent.]

[Note 331:

        _O Giesù Christo che per il peccato
        Il qual fece Eva prima nostra madre,
        In sulla croce fusti conficato;_ etc. (st. 1.)
        . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
        _Pregandoti, signor giocondo e adorno
        Che doni a lo mio ingegno tal bontade
        Ch'io possi quella storia raccontare
        E insieme gli ascoltanti contentare._ (st. 2.)]

[Note 332:

        _Hormai, signori, quivi harò lasciato;
        Andate a bere, ch'io son assetato._]

[Note 333:

        _Signori, vi lasciai ne l'altro canto
        Si come a Buovo disse Drusiana,_ etc. (c. III.)
        _Io vi la lasciai ne l'altro mio cantare
        Si come Buovo al soldan fu tornato,_ etc. (c. V.)]

[Note 334: L'auteur paraît quelquefois confondre le père et le fils,
comme dans ce début du chant XIV:

        _Eterno padre, ch'il mondo creasti
        E pe'l peccato tu moristi in croce._]

Dans sa dernière octave, il prie le souverain Jupiter, _il sommo Giove_,
d'accorder à lui et à ses lecteurs une longue vie, et Jésus-Christ de
leur donner à tous la grâce de mériter d'être admis dans son royaume.
Tout cela est de très-bonne foi. On ne doit point se scandaliser de voir
ici Jupiter et Jésus-Christ figurer ensemble. _Sommo Giove_ est un nom
poétique que tous les anciens poëtes italiens donnent à Dieu, comme ils
donnent celui de Pluton ou de _Dite_ au diable, sans songer ni à Pluton
ni à Jupiter.

Ce poëme est à peu près le seul dont l'action remonte au-delà du règne
du Charlemagne. Cet empereur et ses douze pairs font le sujet de presque
tous les autres; et ce n'est plus le roman des _Reali di Francia_, mais
la prétendue chronique du paladin et archevêque Turpin qui en est la
source commune. Cette chronique ne commence, comme je l'ai dit
précédemment, qu'à la dernière expédition de Charlemagne en Espagne, et
finit par la fatale défaite de Roncevaux, effet des trahisons de Ganelon
de Mayence, dans laquelle périt, avec Roland et Olivier, l'arrière-garde
presque entière de l'armée française. Le poëme le plus immédiatement
tiré de cette chronique, est intitulé: _La Spagna_, l'Espagne[335]; il
comprend, en quarante chants, cette dernière expédition de Charlemagne,
jusqu'à la bataille de Roncevaux, et dans le dernier chant, la vengeance
que tire l'empereur de la trahison qui avait fait périr la fleur de son
armée.

[Note 335: Son titre entier est dans les plus anciennes éditions
_Questa si è la Spagna historiata. Incumincia il libro volgare dicto la
Spagna in 40 cantare diviso, dove se tracta le battaglie che fece Carlo
magno in la provincia de Spagna_, Milano, 1519, in-4º.; Venezia, 1568,
in-8º.; et dans les éditions postérieures: _Libro chiamato la Spagna,
qual tratta li gran fatti e le mirabil battaglie che fece il magnanimo
rè Carlo magno nelle parti della Spagna_, Venezia, 1610, in-8º., etc.]

La cause de l'expédition n'est pas la même dans le poëme que dans la
chronique. Dans celle-ci, l'apôtre saint Jacques apparaît à Charlemagne
pendant une belle nuit, et lui propose d'aller combattre les Sarrazins
qui ont détruit le tombeau qu'il avait en Galice; de rétablir ce tombeau
où il faisait autrefois de si beaux miracles, et de faire même bâtir
sur le tombeau une église. Charles se met en campagne sur ce seul motif.
Dans le poëme, après avoir triomphé de tous ses ennemis, avoir vaincu
les mécréants, et s'être rendu maître de toute la chrétienté, il lui
prend un jour envie de conquérir l'Espagne[336], occupée alors par les
Sarrazins. Il assemble ses barons, leur rappelle qu'en mariant son neveu
Roland avec Alde-la-Belle, il lui avait promis la couronne d'Espagne, et
leur déclare qu'il est temps d'accomplir sa promesse; ils sont tous de
cet avis, et font serment de le suivre en Espagne et de l'aider à en
mettre la couronne sur la tête de Roland.

[Note 336: Canto I.]

La conduite et les principaux événements de la guerre sont à peu près
les mêmes dans le poëme et dans la chronique. Le poëte a seulement coupé
son action par deux épisodes qui peuvent donner une idée de son génie et
du goût de son temps. Dans une altercation très-vive entre Roland et
l'empereur, ce dernier s'oublie jusqu'à jeter à son neveu son gantelet
de fer au travers du visage. Cet affront met le paladin en fureur: il
veut tuer Charlemagne; on a peine à le retenir. Obligé de céder à ses
amis, il prend le parti de quitter l'armée; on a beau dire tout ce qu'on
peut pour l'en empêcher; on lui répète en vain que Charlemagne est
maître absolu, que le plus brave et le plus puissant, s'il le bat, ne
doit même rien dire[337], tout cela ne le persuade pas; il part, et va,
tout en colère, conquérir la Syrie, la Palestine, et ce qui est ici
nommé la terre de Lamech; il tue ou convertit et baptise les rois, les
armées, les peuples entiers, et revient, après avoir ainsi passé son
humeur, se réconcilier avec son oncle.

[Note 337:

        _Che'l migliore che sia e più possente
        S'egli il batesse, non deve dir niente._
                           (_La Spagna_, cant. XIV.)]

Voilà le premier épisode, voici le second: Roland, de retour en Espagne,
inspire à l'empereur des craintes sur l'état où il a laissé son royaume,
et sur le vicaire ou vice-roi à qui il en a confié le gouvernement[338].
C'était Macaire, neveu de Ganelon, duc de Mayence et de Ponthieu. Le
crédit de cette famille s'était beaucoup accru depuis que Ganelon, en
épousant Berthe, était devenu beau-frère de l'empereur; et son ambition
augmentait avec son crédit. Un soudan que Roland avait converti en Asie,
lui avait fait présent d'un livre de grimoire; il l'ouvre, fait un
cercle, jette les cartes[339], lit la formule d'évocation, et aussitôt
une foule de démons paraît et demande ses ordres. Il les congédie tous,
à l'exception d'un seul, de qui il apprend que Macaire, ayant persuadé à
la reine et à toute la France que Charlemagne a péri en Espagne avec son
armée, doit le lendemain matin même épouser la reine, et se faire
couronner empereur. Il n'y a pas de temps à perdre; le diable se change
en un grand cheval noir, et emporte, pendant la nuit, Charlemagne en
l'air jusqu'à Paris. Après un trajet si heureux et si rapide, Charles
pensa échouer au port[340]. Arrivé sur la cour de son palais, et encore
porté sur sa monture, il sentit une joie si vive, qu'il fit le signe de
la croix pour remercier le ciel. A ce signe, le diable se sauve, et le
laisse tomber sur les degrés de l'escalier; mais par la permission
divine, l'empereur ne se fit point de mal[341].

[Note 338: Cant. XX.]

[Note 339:

        _Fece un cerchio e poscia gittò le carte._ (_Ibid._)]

[Note 340: Cant. XXI.]

[Note 341:

        _Ma come volse il padre celestiale
        Lo imperatore non si fece mate._ (c. XXII.)]

Charles, déguisé en pélerin, va dans les cuisines du palais, demande à
manger, se fait une querelle avec les cuisiniers, les rosse avec son
bourdon et son bâton, est mis dehors, et trouve enfin un jeune officier
à qui il dit qu'il vient de St.-Jacques en Galice, et qu'il apporte des
nouvelles de l'empereur et de son armée. Cet officier le conduit auprès
de la reine, avec laquelle il a un long entretien. Cette imitation de
l'_Odyssée_, quelque défigurée qu'elle soit, ne serait pas sans
intérêt, si elle était mieux amenée. L'auteur n'a pas oublié le trait
touchant du chien d'Ulysse, mais il l'arrange à sa manière. La reine
avait une petite chienne que l'empereur aimait beaucoup; pendant seize
années, on la lui avait conduite tous les matins: il la caressait, et
jamais elle ne souffrait d'autres caresses que les siennes et celles de
la reine. Dès que cette petite chienne voit le pélerin assis auprès de
sa maîtresse, elle court à lui, lèche ses pieds, son visage, et le
parcourt ainsi de la tête aux pieds, avec tous les signes de la joie. La
reine surprise demande à l'inconnu s'il a autrefois fréquenté ce palais,
s'il a été domestique ou écuyer de Charlemagne; si, enfin, il a vu
quelque part ce petit animal, qui ne faisait jamais un tel accueil qu'au
roi son époux. Charles lui répond avec une simplicité homérique: «Je ne
suis point, et n'ai jamais été ce que vous dites. Faut-il qu'une bête me
reconnaisse, et que vous, qui êtes ma femme, vous ne me reconnaissiez
pas? Je suis Charles, fils de Pepin, empereur de Rome et roi de
France[342].» La dame le regarde de tous ses yeux: il est si défiguré
qu'elle ne le reconnaît pas encore. Prudente comme Pénélope, elle lui
demande quelques signes, et entre autres l'anneau qu'elle lui avait
donné, et la marque d'une croix que l'empereur avait sur l'épaule
droite. Charles lui présente l'anneau, dépouille son épaule, et montre
la petite croix. Alors tous les doutes sont dissipés, et les deux époux
se livrent au plaisir de se revoir.

[Note 342:

          _E pure mi conosce una fiera,
          E non tu che sei mià vera mogliera.
        Io son Carlo figlinol del re Pipino,
          Imperator di Roma rè di francia._ (_Ibid._)]

Cependant l'heure de la cérémonie du mariage approchait; elle arrive, et
c'est au milieu même de cette cérémonie que Charlemagne, aidé d'un petit
nombre d'amis qu'il a retrouvés, tue l'usurpateur, et reprend
publiquement sa femme et sa couronne[343]. On fait un grand massacre des
Mayençais. Charles retourne ensuite à son armée, presse les Sarrazins,
assiége et prend successivement Pampelune et Sarragosse; et, selon son
usage, n'accorde la vie qu'à ceux qui se font chrétiens[344].

[Note 343: Cant. XXIII.]

[Note 344: Cant. XXV et XXVI.]

Il restait encore deux rois sarrazins à soumettre. Marsile était le plus
puissant; il pouvait prolonger la guerre; Charles se détermine à lui
envoyer un ambassadeur pour lui offrir des conditions de paix. Tous les
chefs de son armée s'offrent l'un après l'autre pour cette mission
périlleuse; il les refuse tous. Le traître Ganelon a l'adresse de ne se
point offrir, mais de désigner le jeune fils de Solomon, roi de
Bretagne, dans l'intention de le faire périr. Jones, c'est le nom de ce
jeune chevalier, est envoyé; arrivé auprès de Marsile, il ne prononce
que des menaces, aigrit les esprits au lieu de les adoucir, ne conclut
rien, tombe à son retour dans une embuscade que les Sarrazins lui ont
dressée, est blessé à mort, et vient expirer aux pieds de son empereur.
La guerre continue; Charlemagne et ses barons avancent en Espagne,
prennent des villes, gagnent des batailles; Marsile envoie une ambassade
solennelle, avec de riches présents pour demander la paix. Charles veut
qu'un de ses barons lui porte sa réponse. Les Paladins, ayant à leur
tour dessein de perdre Ganelon, conseillent à l'empereur de le choisir.
Le Mayençais lit dans leurs intentions, accepte après quelque
résistance, mais jure que, s'il en revient, ils paieront cher le tour
qu'ils lui jouent. C'est dans ces dispositions qu'il part, qu'il arrive,
qu'il traite avec Marsile, et qu'il concerte avec lui les moyens
d'arrêter et de détruire dans les gorges des Pyrénées l'arrière-garde de
l'armés française lorsqu'elle repassera les monts[345]. De retour auprès
de l'empereur avec le traité de paix accepté par Marsile, et consulté
sur les dispositions à faire pour la retraite de l'armée, il règle ses
conseils sur le plan qu'il avait fait avec Marsile, et l'aveugle
empereur a la faiblesse de les suivre. La défaite de Roncevaux en est la
suite.

[Note 345: Cant. XXIX et XXX.]

Ici, le mauvais poëte s'est presque entièrement attaché au faux
chroniqueur, et il a bien fait. Il y a, même dans les récits grossiers
attribués à Turpin, un fond d'intérêt que rien ne peut détruire. Les
efforts prodigieux de Roland, d'Olivier et des autres Paladins surpris
dans les défilés de Roncevaux, pour repousser, à la tête de vingt mille
hommes seulement, l'attaque successive de trois corps d'armée de cent
mille hommes chacun, le courage calme et imperturbable de ces intrépides
chevaliers, leur mort glorieuse, celle surtout de Roland qui ne consent
qu'à la dernière extrémité à sonner de son terrible cor en signe de
détresse, qui expire entouré d'un monceau d'ennemis qu'il a tués, et
après avoir brisé entre des rochers son épée Durandal, pour qu'elle ne
tombe point entre les mains des infidèles; ses adieux même à cette
formidable épée, compagne et instrument de tant d'exploits, toutes ces
circonstances, et plusieurs autres de cette grande et célèbre scène, de
quelque manière qu'elles soient racontées, sont toujours sûres de leur
effet.

Il y a dans ce poëme une autre scène qui, malgré le mauvais style de
l'auteur, ne laisse pas de faire impression. Elle est encore prise de
la Chronique attribuée à Turpin[346]. C'est le combat entre Roland et
Ferragus sur le pont d'une forteresse que ce Sarrazin défendait. Ce
combat dure deux jours entiers. Le dernier jour, pour en finir, les deux
redoutables champions se font la confidence mutuelle que leur corps est
_fée_, c'est-à-dire enchanté et invulnérable, à l'exception d'un seul
endroit. Ils se révèlent l'un à l'autre cet endroit faible[347], et
recommencent à se battre avec une nouvelle fureur. Ferragus succombe
enfin, et je trouve ici la preuve que si ce poëme est suranné, ennuyeux,
et presque illisible, un grand poëte a eu pourtant le courage de le lire
et a daigné s'en souvenir. Quand Ferragus se sent blessé à mort, il prie
Roland de lui donner le baptême[348]; Roland descend du pont au bord de
la rivière, ôte son casque, le remplit d'eau, et vient baptiser le brave
païen dont l'ame est reçue et emportée par les anges[349]. N'est-ce pas
ici la source où le Tasse a puisé l'idée de Clorinde tuée en combat
singulier par Tancrède, qui va, comme Roland, chercher de l'eau dans son
casque pour lui rendre ce pieux devoir[350]?

[Note 346: _Chron._, chap. 16; _la Spagna_, chap. IV et V.]

[Note 347: Ce double aveu n'est que dans _la Spagna_; dans la
Chronique, _loc. cit._, Ferragus avoue seul son endroit faible.
_Vulnerari, inquit, non possum nisi per umbilicum._]

[Note 348: Cant. V.]

[Note 349: Cant. VI.]

[Note 350: _Gierusalem. liber._ I. cant. XII.]

Ce trait d'imitation ne semblerait pas seul prouver que l'auteur de la
_Jérusalem délivrée_ n'avait pas dédaigné de jeter les yeux sur ce poëme
insipide de _l'Espagne_. En voici un qui paraîtrait l'indiquer encore.
Pour réduire Pampelune, les chrétiens fabriquent une grande machine, une
citadelle en bois, plus élevée que les murs de la place, et d'où un
grand nombre de soldats font pleuvoir une grêle de pierres et de traits
sur les Sarrazins qui défendent les remparts[351]. Un de ceux-ci, pour
en détruire l'effet, imagine un moyen de lancer sur cette machine de
grands vases ou des tonneaux de poix enflammée. Dès le second qui est
lancé, le feu prend à la machine; elle est réduite en cendres, et les
chrétiens qui y étaient placés sont presque tous écrasés sous ses
débris[352]. Godefroy employe contre Jérusalem des machines presque
semblables, que l'enchanteur Ismin incendie à peu près de même. Mais ces
sortes de machines furent employées dans les siéges long-temps après le
siècle de Charlemagne. Elles furent en usage dans les croisades, et
notamment au siége de Jérusalem; on les retrouve aussi au douzième
siècle dans les guerres de Frédéric Barberousse en Italie; on s'en
servit même jusqu'au quatorzième siècle, et il y a probablement ici dans
le poëme du Tasse, auprès duquel on est honteux de nommer _la Spagna_,
ressemblance de moyens sans imitation.

[Note 351: On va dans la forêt abattre le bois nécessaire pour la
construction de cette machine; les troupes allemandes sont chargées de
l'apporter au camp, etc. (Cant. X.)]

[Note 352: Cant. II.]

Ce n'est pas non plus sans surprise qu'on reconnaît dans ce détestable
poëme des imitations évidentes d'Homère. Celle que nous avons déjà
observée n'est pas la seule. Dans les conseils que Charlemagne assemble
souvent, dans les combats, dans les ambassades, l'auteur ne peut pas
n'avoir point emprunté de l'_Iliade_ et de l'_Odyssée_ l'idée des
discours longs et fréquents que se tiennent ses héros, quelques formes
dont ils se servent en commençant presque tous ces discours, le soin de
faire répéter, par celui qui porte un message, les propres mots de celui
qui l'envoie, des locutions telles que celle-ci: _Il dit alors dans son
cœur_, ou _alors s'adressant à son cœur, il dit_: etc.[353]. Mais tout
cela est en pure perte. La platitude continue du style fait tomber à
chaque instant le livre des mains, et il faut un autre mobile que la
simple curiosité pour le reprendre. Le poëte parle cependant beaucoup de
la douceur de ses vers et des couleurs dont il sait revêtir cette belle
histoire. Comme l'auteur de _Beuves d'Antone_, il finit chacun de ses
chants par un adieu à ses auditeurs[354], ou par une prière contenue le
plus souvent dans un seul vers qui est le dernier[355], et il les
commence tous en rappelant où il en est resté de son récit, ou
quelquefois en faisant une nouvelle invocation au grand Jupiter, à Dieu
le père, à Dieu le fils, au Roi des rois, au Soleil des soleils[356]
pour qu'ils soutiennent sa voix, et son génie dans une si noble
entreprise.

[Note 353: _La Spagna_, passim.]

[Note 354:

        _Signori, io vo finir questo cantare
        Ed ire a bere e rinfrescarmi alquanto;
        E se voi siele stanchi d'ascoltare,
        Voi ben potete riposar in tanto._ (c. VI.)]

[Note 355:

          _Or lasciamo Astolfo armato al ballo
          E nell' altro cantar, senza più resta,
          Vi conterò come lui fu abbattuto.
          «Cristo vi sia sempre in vostro ajuto._» (c. II.)
        _Nel canto seguente dirò la danza
          E la pugna che fecero con pagani.
          «Tutti vi facci Iddio allegri e sani,_ etc. (c. VII.)]

[Note 356:

        _Signori, io dissi nell' altro cantare
        Si come y due baron,_ etc. (c. V.)
        . . . . . . . . . . . . . . . . . .
        _Signori, vi lasciai nel quinto detto
        Come conquiso fu il baron perfetto._ (c. VI.)
        _Donami, o gran Giove, o nobile sire,
        Ingegno di seguir l'istoria bella,_ etc. (c. IV.)]

Ces Homères du quatorzième siècle allaient, comme nos Troubadours et nos
Trouvères du douzième, récitant ou chantant leurs vers dans les châteaux
et dans les villes; et c'est pour cela qu'au commencement et à la fin de
presque tous les chants de leurs poëmes, ils se mettent en scène avec
leur auditoire, annoncent ce qu'ils vont dire ou rappellent ce qu'ils
ont dit. La forme des stances par octaves est extrêmement propre à cet
objet, et c'est sans doute pour cela que cette division commode et
harmonieuse est restée en possession de l'épopée italienne, malgré ce
qu'il en coûte quelquefois à la vraisemblance, et la gêne qui en résulte
pour le poëte. On raconte de l'ancien Homère que la fortune l'avait
réduit à recevoir de ceux qui s'arrêtaient pour l'écouter le prix de ses
compositions sublimes; c'est encore une ressemblance que l'auteur du
poëme de _l'Espagne_ voulut avoir avec lui; et afin qu'on ne l'ignorât
pas, il a consigné cette circonstance à la fin de son cinquième chant:
«Qu'il vous plaise maintenant, dit-il, mettre un peu la main à votre
bourse, et me faire quelque présent.»

        _Ch' ora vi piaccia alquanto por la mano
        A vostre borse, e farmi dono alquanto,
        Che quì ho già finito il quinto canto._

Ces vers constatent mieux que ne le pourraient faire de longues
dissertations cette mendicité poétique. En ne rougissant point d'en
faire mention dans son poëme, l'auteur semble prouver qu'elle était
passée en usage. Il n'a même pas voulu qu'on ignorât son nom, et il le
décline tout au long dans sa dernière stance. Il se nommait _Sostegno
de' Zanobi_ ou _Zinabi_, de Florence[357], mais on n'en est pas plus
avancé, car l'on ne trouve nulle part rien qui nous puisse apprendre ce
que c'était que ce rimeur florentin. Sa manière est absolument la même
que celle de l'auteur de _Beuves d'Antone_: tout annonce qu'ils étaient
contemporains, et le _Quadrio_ le confirme en disant qu'il a vu entre
les mains du célèbre chanoine _Baruffaldi_ un manuscrit de _la Spagna_,
sur parchemin, orné de belles miniatures, dont l'écriture était
certainement du quatorzième siècle[358].

[Note 357:

        _A voi signor' ho rimato tutto questa,
         Sostegno di Zinabi da Fiorenza._

        (C. XL., stanz. ult.)]

[Note 358: _Stor. e ragion. d'ogni poësia_, t. VI, p. 548.]

Finissons ce qui regarde ce vieux poëme par une observation qui n'est
peut-être pas à dédaigner. Le poëte cite souvent _le livre_ d'où il tire
cette histoire qu'il a entrepris de raconter. _Si mon auteur ne me
trompe pas_, dit-il, ou bien, _le livre me le dit ainsi_, ou bien
encore: _c'est ce que le livre ne me dit pas_, ou autre chose semblable.
On voit presque à chaque instant que c'est la chronique attribuée à
Turpin qu'il a sous les yeux, et il ne fait souvent que la mettre en
vers, cependant il ne nomme jamais Turpin comme l'auteur de ce livre;
bien plus, il met ce Turpin, qui était en même temps paladin et
archevêque, au nombre des héros chrétiens qui périrent les armes à la
main à Roncevaux avec Roland. N'en pourrait-on pas conclure que, dans le
quatorzième siècle, où cette Chronique était fort connue, on ne
l'attribuait point encore à l'archevêque Turpin?

Quand on veut parler en Italie des premiers et informes essais de la
poésie épique, qu'il est impossible de lire aujourd'hui, on joint
ordinairement _la Reine Ancroja_[359] à _Beuves d'Antone_ et à
l'_Espagne_. Donnons encore une idée de ce poëme; mais son excessive
longueur et la lassitude que font éprouver les deux premiers nous
forceront de parler plus succinctement du troisième.

[Note 359: _La Regina Ancroya, nella quale si vede bellissime
istorie d'arme di amore, diverse giostre e torniamenti, e grandissimi
fatti d'arme con i paladini di Francia_, Venezia, 1575, in-8º. C'est
l'édition dont je me suis servi; il y en a plusieurs
antérieures.--_Anchroja regina_, Venezia, 1499, in fol. _Libro de la
Regina Anchroja, che narra li mirandi facti d'arme de li paladini di
Franza, e maximamente contra Baldo di fiore im-peradore di tutta pagania
al Castello di oro_, Venezia, 1516, in-4º., etc.]

Guidon-le-Sauvage, fils naturel de Renaud, en est un des principaux
personnages, et c'est par lui que commence le poëme. Renaud de
Montauban son père, revenant de la Terre-Sainte, s'était arrêté dans
une place qui appartenait aux Sarrazins. Constance, femme du roi de ce
pays, s'était prise d'amour pour lui. Quoiqu'il arrivât des saints
lieux, et qu'il y eût saintement guerroyé pour la foi, il n'en était pas
plus sage. Il s'entendit avec Constance, aux dépens du roi qui lui
donnait l'hospitalité, et de leur commerce provint un fils. Le roi
mourut avant que ce fils vînt au monde; sa mère le fit d'abord passer
pour légitime; mais dès qu'il fut en âge de porter les armes, elle
l'instruisit de sa naissance, et l'envoya en France chercher son
père[360], en lui donnant, pour s'en faire reconnaître, un anneau que
Renaud lui avait laissé en partant.

[Note 360: Cela n'est pas tout-à-fait ainsi. C'est le jeune homme
qui veut absolument faire ce voyage; sa mère ne fait qu'y consentir, et
n'y consent même qu'après que ce bon fils l'a menacée de lui enfoncer un
couteau dans la gorge. J'ai supprimé ces circonstances, pour aller plus
rapidement au fait. (Voyez. _Regina Ancroja_, c. I.)]

Le jeune guerrier, sous le simple nom de l'_Étranger_[361], arrive au
camp de Charlemagne, et défie tous ses chevaliers. Il les renverse l'un
après l'autre, et, suivant les lois de la chevalerie, il les retient
prisonniers. Renaud reste le dernier: l'Étranger ose aussi le combattre;
la victoire est long-temps incertaine; enfin elle se déclare pour
Renaud. Son fils se fait alors reconnaître[362]. Renaud va le présenter
au roi, qui lui fait un accueil digne de la valeur qu'il a montrée. On
revient à Paris, et Charles fait baptiser le jeune étranger sous le nom
de Guidon-le-Sauvage.

[Note 361: _Lo Strano._]

[Note 362: Cant. IV.]

L'Empereur était alors en guerre, comme il l'est dans tous ces poëmes,
et la France attaquée par une armée de Sarrazins: la reine _Ancroja_,
sœur du roi Mambrin, que Renaud avait tué de sa main, commande cette
armée. Les exploits de Roland, de Renaud, de ses frères, ceux de cette
reine guerrière et des autres chefs sarrazins, la rivalité entre les
maisons de Mayence et de Clairmont, et les trahisons de cette perfide
maison de Mayence, forment les principaux incidents de ce poëme; des
tours de magie, des géants, des dragons, des centaures en font les
ornements. L'_Ancroja_ est invincible; elle remporte de grandes
victoires, et met la France et Charlemagne aux abois, jusqu'à ce que
Roland, que divers incidents avaient toujours éloigné, et qui n'avait
encore pu parvenir à se mesurer avec elle, y réussit enfin, et lui livre
un long et terrible combat[363].

[Note 363: Cant. XXX.]

Deux fois il est près de la vaincre, et lui propose de se faire
chrétienne et de renoncer à Mahomet. La reine lui fait des objections
et des questions. La première fois, elle ne comprend pas comment une
femme a pu devenir mère et rester vierge. Jamais, sous la loi de
Mahomet, on n'a rien entendu de pareil[364]. Roland le lui explique par
deux comparaisons: la première, du verre, au travers duquel les rayons
du soleil passent sans le rompre, et la seconde, des fleurs, dont les
abeilles tirent du miel sans que la substance et le fruit en soient
altérés[365]. L'_Ancroja_ ne trouve pas cela bien clair, et elle
recommence à se battre. La seconde fois, c'est la Trinité qui l'arrête.
Elle ne comprend pas du tout comment trois peuvent ne faire qu'un;
Roland explique sur nouveaux frais; il fait quatre comparaisons: dans
l'œil, le blanc, le noir et la prunelle; dans une bougie, la cire, la
mèche et la lumière ne font qu'un; pendant l'hiver, l'eau, la neige et
la glace sont une seule et même chose, et quand le soleil les fond, le
tout retourne en eau. «Vois, lui dit-il enfin, ce bouclier que je tiens
à mon bras, et que tes coups ont mis en si mauvais état; une partie est
en pièces sur la terre, et le reste percé à jour en trois endroits;
quand je l'oppose au soleil, trois rayons le traversent, et quand je
l'abaisse, ces trois rayons se réunissent en un seul corps de
lumière[366].» Pour cette fois, l'_Ancroja_ se met en colère, et lui
déclare qu'il la hachera par morceaux avant de lui faire croire un mot
de tout cela. Le combat recommence encore. Enfin Roland la tue, tranche
ainsi les difficultés, et termine la guerre.

[Note 364:

        _Fra la nostra lege mai non s'ode dire
          Che mai nessuna senza homo a lato
          Potesse per nessun caso partorire
          Se prima de luxuria non se sia peccato._]

[Note 365:

        _Si come el vetro non se rompe o spezza
        El fiore non perde l'alimento e frutto,
        Così ful corpo suo de tanta altezza,
        Che per virtù de Dio fu netto tutto._]

[Note 366: Ce singulier Catéchisme est imité du chap. 16 de la
Chronique de Turpin, dans lequel Roland, prêt à tuer Ferragus, le
catéchise de même, et se sert aussi de comparaisons pour lui faire
comprendre le mystère de la Trinité. Dans une lyre, lui dit-il, il y a
trois choses quand on en joue, l'art, les cordes et la main, et pourtant
il n'y a qu'une lyre; trois choses dans une amande, l'écorce, la coque
et le fruit, et c'est une seule amande; trois choses dans le soleil, la
lumière, l'éclat et la chaleur, et ce n'est qu'un soleil; trois choses
dans une roue, le moyen, les rais et les jantes, et tout cela ne fait
qu'une roue; enfin, n'as-tu pas en toi-même un corps, des membres et une
ame? et cependant tu n'es qu'un seul homme.--La différence entre
l'Ancroja et Ferragus est que celui-ci dit qu'à présent il entend
très-bien la Trinité; mais il lui reste à comprendre la manière dont le
père a engendré le fils, et surtout dont ce fils est sorti d'une vierge
restée vierge. Roland le lui explique, non plus par des comparaisons,
mais par la toute-puissance de Dieu, par la création d'Adam, par la
naissance spontanée du charençon dans les fèves, du ver dans le bois ou
dans d'autres substances, des abeilles, de plusieurs poissons, oiseaux
et serpens. (La physique de ce temps-là n'en savait pas davantage.)
L'auteur imite ici Turpin sans le dire; ailleurs il prétend l'imiter en
parlant de choses dont il n'est nullement question dans Turpin. Dès le
commencement de son action, où il ne s'agit encore que de
Guidon-le-Sauvage, de Renaud, de sa famille et de Montauban, dont on
sait que Turpin ne parle pas, il dit:

        _Tornati in Monte Alban con molta festa,
        Come raconta Turpin mio autore._ (C. II, st. 33.)

Il courait donc, sous le nom de Turpin, des Chroniques avec d'autres
aventures ou d'autres faits que ceux que nous y connaissons, ou ce n'est
qu'une plaisanterie de l'auteur; elle ôterait aux poëtes qui, dans la
suite, en ont fait de pareilles, le mérite de l'invention.]

Voilà quel est, en peu de mots, le sujet du poëme, autant que je l'ai pu
saisir en le parcourant rapidement; car, je l'avoue, malgré tout mon
zèle et une sorte de courage assez exercé dans ce genre, il m'a été
impossible de lire trente-quatre énormes chants, écrits du style le plus
plat, et qui contiennent à vue d'œil environ cinquante mille vers.
Chacun de ces chants commence par une prière; le plus grand nombre est
adressé à la vierge Marie; d'autres au Dieu suprême, au Père éternel, au
Fils, à la Trinité, à la Sagesse éternelle; l'exorde d'un chant est le
_Gloria in excelsis_; celui d'un autre, _Tu solus sanctus Dominus_,
etc., le tout pour que Dieu et la Vierge viennent aider le poëte à
raconter les combats et les prouesses de ses chevaliers, ou d'autres
choses plus mondaines encore, quelquefois même assez peu décentes au
fond, et plus que naïvement contées.

Par exemple, la reine _Ancroja_ devient amoureuse de Guidon-le-Sauvage.
Elle a fait prisonniers la plupart des paladins français; elle lui
propose de les mettre en liberté, s'il veut se rendre à ses désirs.
Guidon ne veut point de cette bonne fortune. L'enchanteur Maugis, plus
hardi, emploie la magie pour prendre la figure de Guidon, trompe la
reine, l'étonne par ses galants exploits, et délivre les paladins. La
crudité des expressions ne peut même se laisser entrevoir[367]; et notez
que ce chant commence par l'_Ave Maria_ en toutes lettres.

[Note 367: Cant. XXVIII, st. 36.]

Ce long et ennuyeux ouvrage, imprimé pour la première fois à la fin du
quinzième siècle, paraît à peu près du même temps que les deux autres,
et sans doute il avait couru long-temps manuscrit. Il avait été,
peut-être pendant plus d'un siècle, chanté dans les rues avant de
recevoir les honneurs de l'impression. L'auteur ne s'est point nommé, et
personne ne s'est soucié de le connaître. Mais le style ressemble
beaucoup à celui de _Beuves d'Antone_, et tout annonce que les deux
poëtes étaient compatriotes et à peu près contemporains. Les noms de
Charlemagne, de Roland, de Renaud et des autres paladins de France, et
la renommée de leurs exploits étaient donc généralement répandus en
Italie dès la fin du treizième siècle, et les places publiques de
Florence avaient mille fois retenti des plates octaves de ces poëtes du
premier âge, avant qu'aucun véritable poëte eût entrepris de traiter des
sujets qui réunissaient cependant ce qui brille le plus dans l'épopée,
l'héroïque et le merveilleux.



CHAPITRE V.

_Suite des Poëmes romanesques qui précédèrent celui de l'Arioste;
deuxième époque; Morgante maggiore de Louis Pulci; Mambriano de
l'Aveugle de Ferrare_.


Depuis la _Théséide_ et le _Philostrate_ de Boccace, on peut dire qu'il
n'avait été fait d'autres essais de poëmes épiques dont les esprits
cultivés pussent s'accommoder, que le _Driadeo d'Amore_ et le _Ciriffo
Calvaneo_ de l'un des trois frères _Pulci_[368]. Mais le genre purement
imaginaire de ces deux poëmes dépourvus de tout fondement historique et
de ces développements de caractères chevaleresques qui s'offrent si
abondamment dans l'histoire fabuleuse de Charlemagne et de ses preux, ne
pouvait satisfaire des lecteurs tels que Laurent-le-Magnifique,
Politien, Marsile Ficin et les autres littérateurs philosophes réunis
autour de Laurent. En un mot, vers le milieu du quinzième siècle,
l'épopée manquait encore à la poésie italienne; car on ne pouvait donner
ce nom aux trois informes productions dont je viens de parler. Elle
n'existait du moins que pour le peuple; il fallait la faire passer des
cercles populaires à ceux de la bonne compagnie, et de la rue dans les
palais.

[Note 368: Voyez première partie de cette His. littér., t. III, p.
532 et suiv.]

C'est ce qui engagea sans doute Laurent de Médicis, et même, dit-on, la
sage Lucrèce _Tornabuoni_, sa mère, à donner à Louis _Pulci_ pour sujet
d'un poëme épique les exploits de Charlemagne et de Roland. Politien son
ami l'aida dans ce dessein, en lui faisant connaître quelques sources où
il devait puiser, surtout Arnauld, ancien Troubadour provençal, qui
avait apparemment composé sur ce sujet des poésies ou peut-être même un
poëme de quelque étendue que nous n'avons pas, et Alcuin, le plus ancien
historien de Charlemagne; c'est le _Pulci_ lui-même qui nous
l'apprend[369], et c'est probablement ce qui a donné lieu au bruit qui a
couru que le poëme tout entier était de Politien[370], bruit sans
vraisemblance comme tant d'autres qui n'ont pas laissé d'être débités
avec assurance, et ensuite répétés par écho.

[Note 369:

        _Onore e gloria di Monte Pulciano
        Che mi dette d'Arnaldo et d'Alcuino
        Notizia, e lume del mio Carlo mano_.

(_Morg. Mag._, cant. XXV, st. 169.)]

[Note 370: Voy. _Teofilo Folingo_, dans son _Orlandino_, cant. 1,
st. 21; _le Crescimbeni_, vol. II, part. II, l. III, n°. 38, des
_Commentaires_ sur son _Histoire de la Poésie vulgaire_, etc.]

Une autre source plus connue, et que personne n'avait besoin d'indiquer
au _Pulci_, c'était la Chronique faussement, mais alors généralement
attribuée à Turpin. Il cite en effet dans beaucoup d'endroits le
prétendu archevêque de Rheims, et il se conforme assez souvent à ses
récits, surtout dans ce qui regarde la bataille de Roncevaux et le
dénouement du poëme. Souvent aussi ces citations sont ironiques; c'est
un plastron dont le poëte se couvre en riant quand l'exagération est
trop forte, et quand les prouesses qu'il raconte sont trop incroyables.
Il met alors en avant l'autorité de Turpin, et pour des choses dont il
n'est pas plus question dans Turpin que dans l'Alcoran. Il paraît
d'ailleurs évident que le _Pulci_ joignit à cette fausse Chronique et
aux auteurs que Politien lui fit connaître, les détestables rapsodies
qui s'étaient emparées les premières de cette matière poétique. C'est ce
qui lui a fait dire qu'il était fâché de voir que l'histoire de
Charlemagne eût été jusqu'alors mal entendue et encore plus mal
écrite[371]. C'est aussi pour cela qu'avec un génie fait pour ouvrir de
nouvelles routes il ne fit cependant que marcher d'un meilleur pas dans
des routes déjà battues, et que, pouvant être original, il ne fut à
beaucoup d'égards qu'un copiste supérieur à ses modèles.

[Note 371:

        _E del mio Carlo imperador m'increbbe. O_
        . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
        _È stata questa istoria, a quel ch' i' veggio,
        Di Carlo male intesa e scritta peggio_. (C. I, st. 4.)

C'est évidemment à _la Spagna_ que l'auteur en veut, quand il dit dans
son vingt-septième chant: «Et si quelqu'un s'avise de dire que Turpin
mourut à Roncevaux, il en a menti par la gorge; je lui prouverai le
contraire. Il vécut jusqu'à la prise de Sarragoce, et il écrivit cette
histoire de sa propre main. Alcuin s'accorde avec lui dans ses récits;
il les suivit jusqu'à la mort de Charlemagne, et il montra une grande
sagesse en l'honorant. Après lui vint le fameux Arnauld, qui a écrit
avec beaucoup d'exactitude, et qui a recherché tout ce que fit Renauld
en Égypte; il en suit le fil sans s'écarter jamais du droit chemin: une
grâce qu'il avait reçue même avant le berceau, c'est que pour rien au
monde il n'eût dit un mensonge.»

        _Grazie che date son prima che in culla
        Che non direbbe una bugia per nulla_. (St. 80.)]

Nous avons vu les auteurs du _Buovo d'Antona_, de l'_Ancroja_ et de _la
Spagna_ adresser la parole à leurs auditeurs à la fin de tous leurs
chants, les commencer et les terminer presque tous par de saintes
prières dans les endroits même les moins analogues à ces pieuses
invocations, et mêler ainsi par simplicité le sacré au profane, et la
Bible, les psaumes ou les prières de l'Église à des contes extravagants
et quelquefois licencieux. Cela était devenu pour eux une forme
convenue, une sorte de règle de leur art; et en effet on conçoit
aisément que chantant pour le peuple et au milieu du peuple, dans un
temps où les croyances populaires étaient les seules connaissances
générales, ils n'avaient point de meilleur moyen de fixer son attention,
et d'en tirer quelque salaire, que de faire d'abord retentir à son
oreille ces oraisons qui lui étaient familières. L'espèce d'adieu qui
terminait chacun des chants de leurs poëmes était encore une politesse
très-bien assortie à ces circonstances, et n'était pas non plus sans
influence sur la recette.

Le _Pulci_ n'avait aucune raison de se conformer à ce double usage,
surtout au premier. Ce n'était point pour le peuple de Florence qu'il
chantait, c'était pour ce que Florence et l'Italie avaient d'esprits
plus distingués, plus éclairés et plus au-dessus de la crédulité de leur
temps. Etait-ce au milieu des principaux membres de l'Académie
platonicienne qu'il pouvait croire avoir besoin de ces formules? Non,
sans doute; mais il trouva cet usage établi, et il le suivit, ou plutôt,
selon toute apparence, il le tourna en plaisanterie. Il lui parut
piquant, à une si bonne table et parmi toutes les jouissances du luxe,
d'employer ces formes imaginées par des poëtes mendiants; et le
contraste singulier des débuts de chant avec les sujets traités dans les
chants mêmes amusa les auditeurs et le poëte, qui au fond ne voulaient
tous que s'amuser. C'est là ce qui explique cette manière bizarre dont
commence chacun des chants de ce poëme. Voltaire[372] et bien d'autres
s'en sont moqués; mais personne ne s'est mis en peine d'en chercher la
cause. Si le premier chant du _Morgante_ commence par l'_In principio
erat Verbum_, le quatrième par le _Gloria in excelsis Deo_; le septième
par _Hosanna_; le dixième par le _Te Deum laudamus_; le dix-huitième par
le _Magnificat_; le dix-neuvième par le _Laudate pueri_; le
vingt-troisième enfin par _Deus in adjutorium meum intende_, qui fait
tout juste un vers indécasyllable; si l'invocation des autres chants est
adressée à Dieu le père, à Dieu le fils, et plus souvent encore à la
Vierge; si nous voyons dans le second que le poëte appelle _J.-C._

        Souverain Jupiter pour nous crucifié[373],

nous avons vu dans le chapitre précédent où il avait puisé l'idée de ces
apostrophes singulières.

[Note 372: Préface de la _Pucelle_.]

[Note 373: _O somino Giove per noi crocifisso_. (C. II, st. 1.)]

Mais ces mauvais modèles sur lesquels il paraît se régler étaient de
très-bonne foi; le siècle dans lequel ils vivaient, la classe
d'auditeurs pour laquelle ils écrivaient le prouvent également; tout
fait penser qu'auditeurs et poëtes n'en savaient pas davantage; mais il
n'est rien moins que démontré que l'on fût tout-à-fait aussi simple dans
la société où vivait l'auteur du _Morgante_, et pour laquelle il fit son
poëme. Il y a même quelquefois dans ses prières je ne sais quel ton de
demi-plaisanterie qu'il n'est pas difficile d'apercevoir, comme
lorsqu'il dit à ceux qui l'écoutent, à la fin du douzième chant: Que
l'ange de Dieu vous tienne par le toupet!

        _L'angel di Dio vi tenga pel ciuffetto_, etc.

Je dirai plus: ces poëtes de carrefours sont très-souvent ridicules,
mais ils ne sont jamais plaisants. C'est le plus sérieusement du monde
qu'ils débitent leurs extravagances, et l'on rit d'eux autant ou plus
que de ce qu'ils racontent, sans qu'ils aient l'air d'avoir pensé qu'il
y eût ni en eux ni dans leurs récits le moindre mot pour rire. Le
_Pulci_ au contraire n'a fait, à peu de chose près, de son poëme en
vingt-huit chants, qu'un long tissu de plaisanteries. Soit que son tour
d'esprit le portât naturellement au genre burlesque, ce que ses sonnets
contre _Matteo Franco_[374] prouveraient assez, soit qu'il ne crût pas
que l'on pût faire sérieusement des vers sur des combats de géants et
des tours de magiciens, et sur les épouvantables et incroyables
aventures qu'on lui donnait à raconter, il est visible qu'il n'y a pas
un de ses chants où il ne se joue lui-même de ce qu'il dit, et où il
n'ait l'air de se divertir aux dépens de ses héros et de son lecteur. Il
met à cela non-seulement beaucoup d'esprit, mais une naïveté plaisante
et originale, qui a sûrement offert au _Berni_ le premier modèle du
genre auquel il a donné son nom[375]. C'est se moquer des gens que de
disserter gravement, comme on l'a fait, pour savoir si le _Morgante_ est
ou un poëme sérieux ou un poëme comique. Le livre est dans les mains de
tout le monde; il n'y a qu'à le lire au premier endroit venu.

[Note 374: Voyez ci-dessus, t. 3, p. 537.]

[Note 375: Gravina, _della ragion poet._, l. II, nº. 19.]

Or, n'est-il pas tout-à-fait extraordinaire que dans un siècle déjà
éclairé, et pour plaire à une société supérieure à son siècle, un homme
doué d'un esprit vif, étendu, orné de beaucoup de connaissances, un
homme de l'âge et de l'état du _Pulci_, car il était chanoine, et il
avait alors environ cinquante ans[376], invoque sérieusement, et non pas
une fois, mais à vingt-huit différentes reprises, ce qu'il y a de plus
sacré, pour écrire des folies, de fortes indécences, et souvent même de
véritables impiétés? Cela est pourtant ainsi; les auteurs qui ont le
plus loué le _Pulci_ et son poëme sont forcés de le reconnaître. Le
savant et sage _Gravina_ lui en fait un très-grand crime, et s'explique
même là-dessus avec une sorte de violence[377]. Le _Crescimbeni_, pour
excuser le poëte, ne sait d'autre moyen que de faire le procès au siècle
entier. «Il est bien vrai, dit-il, que le _Pulci_ pouvait s'abstenir un
peu plus qu'il ne l'a fait d'employer le ridicule, et qu'il devait
s'interdire absolument l'abus des choses divines et des pensées de la
sainte Écriture. Je le condamne en cela comme Gravina lui-même; mais on
doit cependant condamner beaucoup plus que lui les mauvaises mœurs qui
régnaient alors. Si l'on observe attentivement les sots écrits de ce
temps-là, on sera forcé d'avouer que la licence du langage était alors
sans frein, et que le _Pulci_ dans son _Morgante_ est peut-être encore
l'écrivain le plus modeste et le plus modéré de ce siècle[378].»

[Note 376: Il était né en 1432, ou vers la fin de 1431, et mourut,
dit-on, en 1487. Son poëme ne fut imprimé qu'après sa mort.]

[Note 377: _Delle quali_ (_cose divine_) _così sacrilegamente si
abusa che invece di riso muove indignazione ed errore_, etc. (_Della
Ragione poetica_, l. II, nº. 19, p. 109.)]

[Note 378: _Stor. della volgar poesia_, vol. II, part. II, l. III,
nº. 38, _de Commentarj_.]

Après ces considérations générales sur un poëme qui fait époque dans
l'histoire de la poésie moderne, essayons, sans entrer dans trop de
détails, de le faire connaître plus particulièrement.

_Morgante maggiore_, ou Morgant le grand, dont le nom fait le titre du
poëme, est un géant que Roland a converti, qui lui sert de second, et
même d'écuyer dans quelques-unes de ses expéditions, et qui en fait
aussi de son chef. C'est un personnage subalterne, mais original, mêlé
de basse bouffonnerie et d'une sorte d'héroïsme qui tient à sa taille
démesurée et à sa force. Il suffirait de lui pour que ce poëme ne pût
jamais être sérieusement héroïque. Du reste, ce n'est point ce Morgant,
mais Roland, Renaud et Charlemagne qui en sont les véritables héros.
L'auteur a puisé dans l'histoire des quatre fils Aymon, et, si nous l'en
croyons, dans un poëme du troubadour Arnauld, autant que dans la
Chronique de Turpin. Mais c'est surtout Roland qui l'occupe; et ce n'est
pas seulement sa dernière et malheureuse expédition en Espagne qu'il
prend pour sujet de son poëme, c'est en quelque sorte la vie de Roland
tout entière. Il est du moins très-jeune au commencement de l'action,
qui se termine par sa mort, puisque, dans le premier chant, lorsque
Ganelon de Mayence se plaint de lui à Charlemagne, au nom de toute la
cour, il dit à l'empereur: «Nous sommes décidés à ne nous pas laisser
gouverner par un enfant[379].»

[Note 379:

                          _Ma siam deliberati
        Da un fanciul non esser governati._ (St. 12.)]

Ce sont ces plaintes qui engagent l'action du poëme. Roland les entend;
il tire son épée; il veut tuer Ganelon et l'empereur lui-même. Olivier
se met entre deux, et lui arrache l'épée des mains. Roland cède sans
s'apaiser. Il se retire de la cour; prend le cheval et l'épée d'Oger le
Danois, son ami, et se décide à aller chez les Sarrazins, chercher les
occasions d'exercer son courage. Il arrive dans une abbaye, située sur
les confins de la France et de l'Espagne, où il est parfaitement bien
reçu. Il apprend de l'abbé, que lui et ses moines seraient très-heureux
s'ils n'avaient pas pour voisins trois géants sarrazins qui se sont
logés sur la montagne prochaine, qui infestent tout le pays, et jettent,
toute la journée avec leurs frondes, de grosses pierres dans le couvent.
«Si nos anciens pères du désert, dit-il au chevalier, menaient une vie
toujours sainte, toujours juste, et s'ils servaient bien Dieu, aussi en
étaient-ils bien payés. Ne croyez pas qu'ils y vécussent de sauterelles;
la manne leur tombait du ciel, cela est certain. Mais ici, je n'ai
souvent à recevoir et à goûter que des pierres qui pleuvent du haut de
cette montagne[380].» Voilà, soit dît en passant, un échantillon de la
manière de l'auteur, et du ton sur lequel il traite les sujets les plus
graves.

[Note 380: Cant. I, st. 25.]

Roland trouve qu'il est digne de lui de délivrer le pays et les bons
moines de ces tyrans. Il tue le premier, nommé Passamont, et le second
qui s'appelle Alabastre. Morgant, qui est le troisième, aurait eu le
sort de ses frères, s'il n'avait pas rêvé la nuit précédente qu'il était
assailli par un gros serpent; que dans sa frayeur, il avait eu recours à
Mahomet qui ne l'avait point secouru; mais que, s'étant adressé au Dieu
des chrétiens, Jésus-Christ l'avait délivré et sauvé. Sachant donc qu'il
a affaire à un chevalier chrétien, au lieu du combat il lui demande le
baptême. Roland ne se fait pas prier, emmène Morgant avec lui au
couvent, l'instruit en gros, chemin faisant, des vérités du
christianisme, et il faut voir de quelle façon[381]. Enfin, il le
présente à l'abbé qui le baptise.

[Note 381: C. I, st. 49 et suiv.]

Roland et son géant restèrent là quelque temps, menant bonne vie et
faisant bonne chère. Morgant se rendait utile dans la maison. Un jour
qu'on y manquait d'eau, Roland le charge d'en aller chercher dans un
tonneau à la fontaine voisine. Il y est attaqué par deux gros sangliers,
les tue, et revient au couvent, le tonneau sur une de ses épaules et les
deux sangliers sur l'autre. L'eau fait grand plaisir aux moines, mais
les sangliers encore plus. Ils mettent dormir leurs bréviaires, et
s'empressent autour de cette viande, de manière qu'elle n'a pas besoin
d'être salée, et ne court point risque de durcir et de sentir le rance;
les jeûnes restent en arrière; chacun mange à en crever, et le chien et
le chat se plaignent de la propreté des os qu'on leur
laisse[382].--Est-il besoin de demander quelle figure une pareille
scène, ainsi racontée, ferait dans un poëme sérieux?

[Note 382:

        _Tanto che'l can sen doleva e'l gatto
        Che gli ossi rimanean troppo puliti._

        _Ibid._, st. 66 et 67.]

Cependant Roland s'ennuie de son oisiveté. Il quitte l'abbaye, pour
aller chercher les combats. Avant de partir, il apprend de l'abbé
lui-même que ce bon moine est de la maison de Clairmont, et par
conséquent cousin de Renaud et le sien. Roland se fait connaître à son
tour; ils s'embrassent, et se quittent à regret. Morgant suit le paladin
à pied, n'ayant pour armes qu'un vieux bonnet de fer rouillé et une
longue épée, qu'il a trouvés dans ce que les moines appelaient leur
arsenal, et le battant d'une grosse cloche qui était fendue et hors de
service. Ils se mettent en campagne; et dès la première occasion qu'il
trouve, Morgant frappe de son battant comme un sourd. Leurs aventures
seraient trop longues, même à indiquer légèrement. Faisons comme notre
auteur, et revenons d'Espagne en France[383].

[Note 383:

        _Lasciamo Orlando star col Saracino
        E ritorniamo in Francia a Carlo mano._
                               (Cant. III, st. 20.)]

Tous les paladins de Charlemagne y regrettent beaucoup Roland, et Renaud
son cousin le regrette plus que les autres. Il ne peut plus tenir à
l'insolence et au triomphe des Mayençais. Il part avec Dudon et Olivier
pour aller chercher le comte d'Anglante. Ils arrivent à la même abbaye
où il avait été reçu. Tout y était bien changé. Un frère de Morgant et
des deux géants tués par Roland, géant comme eux, était venu avec une
troupe de Sarrazins, venger la mort de ses frères. Il avait mis l'abbé
et les moines en prison, et vivait à discrétion dans l'abbaye avec sa
troupe. Les trois paladins tombent au milieu de cette canaille, qui
croit pouvoir se moquer d'eux; mais elle trouve à qui parler; on en
vient aux mains: le géant et ses Sarrazins sont taillés en pièces, et
l'abbé remis en liberté avec ses moines. Il se fait encore une
reconnaissance entre Renaud et lui. Il apprend aux chevaliers français
ce qu'il sait de Roland et le chemin qu'il a pris.

S'étant reposé quelques jours dans l'abbaye, ils la quittent et se
remettent sur les traces de Roland. Renaud rencontre un serpent
monstrueux qui était près d'étouffer un lion. Il tue le serpent. Le
lion, par reconnaissance, s'attache à lui, le précède, lui indique le
chemin, et se montre toujours prêt à le défendre. Renaud, qui voyage
incognito, prend le nom de _Chevalier-du-Lion_[384]. Il arrive enfin
dans le pays où Roland s'était arrêté depuis peu. Il y était caché sous
le nom de Brunor. Le cours des événemens fait que les deux cousins se
trouvent dans deux armées ennemies, et qu'ils se battent même l'un
contre l'autre en combat singulier. Roland ignore que c'est Renaud; mais
celui-ci, qui l'a reconnu au géant qui l'accompagne, le ménage dans le
combat. Le jour finit avant qu'il y ait rien de décisif. Ils conviennent
de revenir le lendemain sur le champ de bataille. Ce second jour, Renaud
ne peut prendre sur lui d'agir plus long-temps en ennemi avec son cher
Roland; il le tire à part, ôte son casque et se fait connaître. Les deux
cousins s'embrassent et se réunissent. Ils ont, le jour même, à exercer
ensemble leur valeur contre un ennemi commun. Le roi Carador, chez
lequel ils se trouvent, est attaqué par le roi Manfredon, amoureux de sa
fille Méridienne, et qui veut l'obtenir malgré elle et malgré son père.
Roland, Renaud, Olivier et le fidèle Morgant les défendent; Manfredon
est vaincu, obligé de renoncer à ses prétentions, et s'engage, par un
traité, à laisser en paix Carador et sa fille.

[Note 384: Cant. IV, st. 7 et suiv. Ceci paraît être pris
littéralement de l'un des romans de Chrestien de Troyes, poëte français
du douzième siècle. Dans ce roman, intitulé le _Chevalier-au-Lion_,
Yvain trouve un lion aux prises avec un énorme serpent; il tue le
serpent; le lion s'attache à lui par reconnaissance, et ne le quitte
plus. Notre vieux poëte s'est plu à peindre les mouvements de
sensibilité du lion:

        Si qu' il li comança à faire
        Semblant que à lui se rendoit;
        Et ses piés joius li estendoit,
        Envers terre incline sa chiere[F],
        S'estut[G] sur les deux piés derriere,
        Et puis si se rajenoilloit,
        Et toute sa face moilloit
        de larmes, etc.

(Manuscrit de la Bibliothèque impériale, nº. 7535, fondé de Cangé, 69,
fol. 216 verso, col. 2.)]

[Note F: Sa face, _ciera_.]

[Note G: Se leva, se tint debout, _stetit_.]

Les paladins réunis à cette cour sont fêtés comme des libérateurs.
Méridienne était devenue amoureuse d'Olivier. Elle ne peut plus se
contraindre, lui découvre son amour, et veut l'engager à y répondre. «Je
n'en ferai rien, dit Olivier[385]; vous êtes sarrazine et moi chrétien:
notre Dieu m'abandonnerait; tuez-moi plutôt de votre main.--Eh bien!
reprend Méridienne, démontre-moi clairement que notre Mahomet est un
faux dieu, et je me ferai baptiser pour l'amour de toi.» Le bon Olivier
se met à catéchiser sommairement Méridienne; et voici, autant que je
puis me permettre de le traduire, comment se fait cette conversion.

[Note 385: Cant. VIII, st. 9 et suiv.]

«Olivier lui parla de la Trinité, et lui dit comment elle est à la fois
une seule substance et trois personnes, et leur puissance, et leur
divinité. Ensuite il lui fit une comparaison. Si vous doutez encore que
l'on puisse être un et trois, un exemple vous le fera comprendre. Une
chandelle allumée en allume mille, et ne cesse pas de rendre la même
lumière[386]. Il lui donne d'autres explications tout aussi claires.
Elle n'a rien à y répondre et demande aussitôt qu'il la baptise;

        Et puis après, il viennent au saint crême,
        Tant qu'à la fin ils rompent le carême[387]:

Ce qui suit est beaucoup plus libre. Je prie qu'on ne se scandalise pas,
mais qu'on veuille bien se rappeler mes doutes sur l'emploi sérieux des
textes sacrés et des prières qu'on trouve si fréquemment dans le poëme
du _Pulci_. Cette citation ne suffit-elle pas pour nous apprendre ce que
nous en devons penser?

[Note 386: Cant. VIII, st. 10.]

[Note 387:

        _E dopo a questo vennono alla Cresima
        Tanto che in fine e' ruppon la quaresima._

        (_Ibid._, st. 11.)]

Pendant que cela se passe chez les Sarrazins d'Afrique et
d'Espagne[388], le traître Ganelon appelle du Danemarck en France un
autre roi sarrazin qui avait des sujets particuliers de haine contre
Renaud. Ce roi, nommé Herminion, vient avec une nombreuse armée attaquer
à la fois Montauban, d'où il sait que Renaud est absent, et Paris, où
Charlemagne est privé du secours d'une grande partie de ses paladins.
Cette guerre commence très-mal pour le roi Charles. Tous les chevaliers
qui lui restent, Ogier le Danois, le vieux Naismes, Berlinguier, Auvin,
Otton, Turpin, Gautier, Salomon, Avolio, sont abattus par une espèce de
géant nommé Mattafol, et emmenés prisonniers. Mais le roi Herminion
reçoit à son tour de tristes nouvelles de ses états.

[Note 388: _Ibid._, st. 14.]

Roland, Renaud et leurs compagnons avaient enfin quitté la cour de
Carador. Pour revenir en France, ils avaient pris par le Danemarck; il
ne faut jamais chicaner les héros de ces sortes de poëmes sur leur
itinéraire. Là, nos paladins avaient appris que le roi était parti dans
le dessein de détruire Montauban et de renverser le trône de
Charlemagne. Ils avaient renversé le sien, tué son frère, qui gouvernait
à sa place, et passé la reine, ses fils et toute la famille royale au
fil de l'épée. Ils s'étaient ensuite remis en route, et accouraient en
France à grandes journées. Herminion, au désespoir, envoie sommer
Charlemagne de se soumettre à lui; sinon, il lui déclare qu'il fera
pendre tous les paladins ses prisonniers, à commencer par le Danois. Au
moment où il s'apprête à exécuter sa menace, Roland et les autres
guerriers arrivent, rassurent Charlemagne, arrêtent Herminion par la
crainte des représailles, l'attaquent dans son camp, et le forcent à
rendre les paladins et à demander la paix[389].

[Note 389: C. IX et X.]

Quelque temps après, ce roi sarrazin voit de ses yeux un fort joli
miracle qui le convertit. Roland et Renaud, trompés par une ruse de
Maugis, étaient prêts à se battre; ils étaient sur le pré, avaient pris
du champ, et couraient la lance baissée. Un lion apparaît entre eux,
tenant dans sa patte une lettre qu'il présente à Roland avec beaucoup de
politesse. Maugis y expliquait le malentendu dont il était la cause.
Aussitôt les deux cousins descendent de cheval, s'embrassent, se
réconcilient, et le lion disparaît. Herminion, témoin de cette scène,
est ravi d'admiration. «Mahomet, dit-il, est incapable d'en faire
autant; et celui par qui est venu ce lion est le seul Dieu
tout-puissant.» Il se détermine donc au baptême, et, pour ne pas laisser
refroidir son zèle, Charles le baptise à l'instant[390]. Je demande
encore ce qu'on doit penser de cette confusion des miracles du
christianisme avec les effets de la magie.

[Note 390: C. X, st. 112 à 119.]

Le traître Mayençais ne voit pas plutôt une de ses trames rompue, qu'il
en ourdit une autre. Il fait si bien que Renaud se brouille encore avec
l'Empereur. Ici le poëte a probablement pris dans le roman des quatre
fils Aymon quelques événements qu'il arrange à sa guise, tels que la
révolte de Renaud contre Charlemagne, le tournoi ouvert à la cour, dans
lequel Renaud et Astolphe osent se présenter sans se faire connaître, et
renversent tous les chevaliers de la faction de Mayence; le malheur
qu'Astolphe a d'être reconnu, arrêté, et le risque imminent qu'il
courait d'être pendu par ordre de l'empereur, que le perfide Ganelon
poussait à cet acte de tyrannie, si Roland, de concert avec Renaud, ne
l'eût délivré. Charlemagne est chassé de son trône par Renaud, qui
consent à l'y replacer, à condition que Ganelon sera enfin puni comme il
le mérite[391].

[Note 391: C. XI.]

Le Mayençais a encore l'adresse de retourner en sa faveur l'esprit de
Charles, qui joue toujours le rôle d'un prince crédule et à peu près
imbécille. Il l'anime de nouveau contre la maison de Montauban, surprend
Richardet, le plus jeune des frères de Renaud, et le livre à
Charlemagne, qui veut aussi le faire pendre, car dans ce poëme héroïque,
le bourreau, la corde et la potence jouent un grand rôle. Renaud, averti
à temps, délivre son frère au moment où il avait la corde au cou[392].
Le peuple de Paris se soulève pour les chevaliers de Montauban contre
ceux de Mayence et contre l'empereur qui les soutient. Il met la
couronne sur la tête de Renaud. Ganelon et ce qui lui restait de
partisans se sauvent à Mayence. Charles va s'y cacher avec eux, et
Renaud reste en possession du trône de France. Des tournois, des bals,
des concerts, des fêtes de toute espèce signalent, comme de raison, son
avènement. Il n'a qu'un sujet de peine, c'est que Roland n'en soit pas
témoin.

[Note 392: C. XII.]

Roland avait été si outré du procédé de Charlemagne envers le jeune
Richardet, dont il n'avait pu obtenir la grâce, qu'il s'était exilé de
la cour, de Paris, de la France. Il était déjà parvenu en Perse, où il
continuait de courir des aventures et de donner des preuves de sa
valeur; un géant qu'il tue lui demande le baptême; il ôte son casque, y
puise de l'eau dans le fleuve voisin, et baptise son géant, dont le
chœur des anges emporte l'ame, en chantant dans le séjour de la
gloire[393]; trait imité du mauvais roman de _la Spagna_[394], et que
l'on retrouve encore dans un poëme bien supérieur au _Morgante_[395].

[Note 393: C. XII, st. 65 et 66.]

[Note 394: Voyez ci-dessus, p. 196.]

[Note 395: Dans _la Jérusalem délivrée_. Voyez _ibid._]

Mais après cette victoire, Roland est surpris pendant son sommeil par
ordre d'un roi sarrazin, et jeté dans une prison, où il doit être
condamné à mort, peine prononcée dans ce pays-là contre tout chrétien
qui tue un musulman. Thiéry, son écuyer, s'échappe, revient en France,
et avertit Renaud du danger dont son cousin est menacé. Renaud écrit à
Charlemagne, lui rend son trône, se réconcilie entièrement avec lui, et
part pour aller en Asie délivrer Roland. Les grandes aventures qu'il met
à fin chemin faisant, ses exploits en Perse, la nouvelle combinaison
d'événements qui met encore une fois aux mains des deux cousins, dans un
temps où l'un d'eux vient de sacrifier une couronne pour sauver l'autre;
leur reconnaissance sur le champ de bataille; ce qu'ils font ensemble
lorsqu'ils sont réunis; les intrigues d'amour qui se mêlent à leurs
faits d'armes, avec une jeune Luciane, une jolie Clairette, toutes deux
princesses sarrazines, et l'intrépide amazone Antée; le nouveau danger
où Olivier et Richardet se trouvent d'être pendus, et leur délivrance;
la guerre contre le soudan de Babylone, sa défaite et une infinité
d'autres incidents, ou comiques ou merveilleux, remplissent cinq ou six
chants, pendant lesquels le poëte retient ses héros et ses lecteurs en
Asie.

Morgant était resté en France; il est inutile de dire pourquoi. C'est
alors qu'il rencontre cet autre géant nommé _Margutte_, dont Voltaire a
cité quelques traits[396]. Morgant, frappé de sa taille énorme et de sa
figure hétéroclite, lui demande qui il est, s'il est chrétien ou
sarrazin, s'il croit en Jésus-Christ ou en Mahomet. Margutte lui répond:
«A te dire vrai, je ne crois pas plus au noir qu'au bleu, mais bien au
chapon bouilli ou rôti. Je crois encore quelquefois au beurre, à la
bière, et, quand j'en ai, au vin doux; mais j'ai foi, par-dessus tout,
au bon vin, et je crois que qui y croit est sauvé[397]. Je crois encore
à la tourte et au tourteau; l'une est la mère et l'autre le fils: le
vrai _Pater noster_ est une tranche de foie grillé; elles peuvent être
trois ou deux, ou une seule, et celle-là du moins est vraiment du foie
qu'elle dérive, etc.» Je ne fais plus de réflexions, je cite, et sans
doute cela suffit.

[Note 396: Préface de _la Pucelle_.]

[Note 397:

          _Ma sopra tutto nel buon vino ho fede,
          E credo che sia salvo chi gli crede.
        E credo nella torta e nel tortello,
          L'una è la madre e l'altro è il suo figliuolo;
          Il vero pater nostro è il fegatello;
          E possono esser tre, e due, ed un sola,
          E diriva dal fegato almen quello._

        (C. XVIII, st. 115 et 116.)]

Margutte se vante très-prolixement de ses vices[398]. Il n'en oublie
aucun; il les a tous; il a fait ses preuves, et est prêt à les
recommencer. Morgant le trouve bon camarade, et part avec lui pour aller
en Asie rejoindre son maître. Ils arrivent après des incidents où
Margutte soutient son caractère. Sa mort est digne de sa vie. Après
avoir mangé comme un glouton, il s'aperçoit qu'il a perdu ses bottes; il
fait un bruit horrible; mais dans le fort de sa colère il aperçoit un
singe qui les a prises, et qui les met et les ôte avec des grimaces si
comiques que le géant rit d'abord un peu, puis davantage, puis plus
encore, et crève enfin à force de rire[399]. C'est ainsi que finit cet
épisode qui est assez long, et qui est tout entier de ce style. Et l'on
douterait encore si le _Morgante_ du _Pulci_ est ou n'est pas un poëme
burlesque!

[Note 398: _Ibid._, st. 117 à 142.]

[Note 399:

        _Allor le risa Margutte radoppia
        E finalmente per la pena scoppia._

        (_Ibid._, st. 148.)]

Morgant trouve Roland occupé du siége de Babylone. Il lui est d'un grand
secours, et décide la victoire. Il abat, lui seul, une tour qui
défendait une des portes, et fait d'autres prouesses si étranges que les
habitants ouvrent leur ville, se rendent à Roland, et le proclament
soudan de Babylone. Il ne l'est pas long-temps; les nouvelles qu'il
reçoit de France l'engagent à y retourner. Le motif qui lui fait quitter
un trône est fort généreux. Ganelon de Mayence s'est pris lui-même dans
les fils compliqués d'une intrigue qu'il avait ourdie contre Renaud,
Roland et Charlemagne. Il est en prison chez une vieille et horrible
magicienne, mère d'une race de géants, et c'est pour l'en délivrer que
nos paladins reviennent en France. C'était un fourbe et un scélérat,
mais paladin comme eux, aussi brave qu'un autre les armes à la main, et
beau-frère de Charlemagne. On pense bien que cette longue route ne se
fait pas sans de grandes et surprenantes aventures. La plus triste pour
Roland est que, avant même de partir, il perd son fidèle Morgant. En
descendant d'une barque, sur le bord de la mer, le géant est pincé au
talon par un petit crabe, et néglige sa plaie; elle s'envenime si bien
qu'il en meurt[400]. Si l'on peut supposer un but raisonnable à l'auteur
de tant d'extravagances, le _Pulci_, n'a pu en avoir d'autre que de se
moquer de toutes ces aventures de géants qui étaient alors si fort à la
mode, en faisant mourir ridiculement les deux plus terribles qui
figurent dans son poëme, l'un à force de rire, l'autre, qui en est le
héros, par la piqûre d'un crabe.

Les paladins, arrivés au château de l'affreuse sorcière où Ganelon est
détenu, tombent aussi dans ses pièges, et y seraient restés enchaînés si
Maugis ne les en eût retirés tous par ses enchantements. De nouvelles
aventures les séparent, d'autres les rejoignent; ils retournent dans le
Levant, puis repassent en Europe. Charlemagne, toujours trahi par le
perfide Ganelon, lui pardonne toujours. Après une longue guerre que ce
traître lui avait suscitée, l'empereur de retour à Paris s'y croyait en
paix. Il était vieux et en cheveux blancs; il espérait que Ganelon, à
peu près aussi vieux que lui, avait perdu de sa malveillance ou de son
activité. Mais Ganelon, infatigable dans sa haine comme inépuisable dans
ses ressources, parvient encore à susciter contre la France deux armées
de Sarrazins à la fois; l'une de Babylone, conduite par l'amazone Antée;
l'autre d'Espagne, commandée par le vieux roi Marsile. Charles rassemble
toutes ses forces; ses paladins font des prodiges; il en fait lui-même,
et la célèbre épée _Joyeuse_ se baigne encore une fois dans le sang des
infidèles. Marsile, qui est le plus sage des rois sarrazins, négocie la
paix. Antée la conclut de son côté, et retourne dans ses états. Charles
répond aux propositions de Marsile, mais il a l'imprudence d'accepter
l'offre que lui fait Ganelon d'aller en Espagne suivre auprès de ce roi
une négociation si importante. La suite en est telle qu'on l'a vue dans
_la Spagna_ et dans la Chronique de Turpin; mais les détails sont fort
embellis; et dans les quatre chants qui restent, le _Pulci_, lorsqu'il
renonce au ton plaisant qui règne dans presque tout son poëme, se
montre véritablement poëte.

[Note 400: C. XX, st. 20 et 21.]

La scène dans laquelle il représente Ganelon faisant son traité avec
Marsile prouve qu'il l'était lors même qu'il ne s'élevait pas au style
héroïque, car elle n'est pas écrite beaucoup moins familièrement que le
reste. Cette scène, à cela près, forme un tableau parfait. Marsile,
après une fête qu'il donne dans ses jardins à l'envoyé de Charlemagne,
congédie toute sa cour, reste seul avec lui, et le conduit auprès d'une
fontaine entourée d'arbres chargés de fruits[401]. Le soleil commençait
à baisser. Lorsqu'ils sont assis dans ce lieu mystérieux, Marsile fait
l'exposé de toute sa conduite avec Charlemagne: il remonte jusqu'au
temps de la jeunesse de cet empereur, lorsqu'il était venu se cacher à
la cour d'Espagne sous le nom de _Mainetto_. Il met tous les torts du
côté de Charles, et prétend s'être toujours comporté en véritable ami.
Pour récompense, dès que Charles a été sur le trône, il lui a déclaré la
guerre; trois fois il a enlevé la couronne d'Espagne, et il la lui veut
enlever encore, pour la mettre sur la tête de son neveu Roland. Pendant
ce temps, Ganelon a les yeux fixés sur l'eau de la fontaine, non pour
s'y voir, mais pour observer sur le visage de Marsile si ses plaintes
sont sincères[402]. Marsile qui, de son côté lit dans les yeux de
Ganelon, s'ouvre à lui davantage, et finit par lui faire entendre que si
jamais il pouvait être défait de Roland, il ne craindrait plus rien de
Charlemagne, et ne tarderait pas à s'en venger. Le Mayençais saisit
cette ouverture, avoue au roi les injures personnelles qu'il a reçues de
Roland et d'Olivier, la haine et le ressentiment qu'il en conserve. Il
propose enfin à Marsile de lui livrer non-seulement Roland et Olivier,
mais toute l'élite de l'armée de Charlemagne dans la vallée de
Roncevaux. Cette proposition est acceptée, les moyens sont concertés, et
le traité conclu.

[Note 401: C. XXV, st. 52 et suiv.]

[Note 402: _Ibid._, st. 53.]

Aussitôt des prodiges et des signes éclatent dans l'air; le soleil se
cache, le tonnerre gronde, la grêle tombe, une tempête affreuse s'élève;
la foudre vient frapper, fendre et brûler un laurier auprès de Ganelon
et du roi; à la lueur des éclairs, ils voient les eaux bouillonner, se
déborder hors de la fontaine en ruisseaux rouges comme du sang, qui,
partout où ils se portent, brûlent le gazon et les plantes. Un caroubier
couvrait de son ombre toute la fontaine: c'est l'arbre auquel on dit que
Juda se pendit; ce caroubier sua du sang, puis se dessécha tout à coup,
se dépouilla de son écorce et de ses feuilles, et Ganelon sentit tomber
sur sa tête un fruit qui lui fit dresser les cheveux.

Il n'en exécute pas moins son plan. Il écrit à Charlemagne que Marsile
consent à se reconnaître son vassal et à lui payer tribut. Ce tribut
dont il lui fait un détail pompeux, il faut que Charles vienne le
recevoir en personne, qu'il envoie au-devant de Marsile et de ses
présents son neveu Roland, Olivier et vingt mille hommes d'élite à
Roncevaux dans les Pyrénées, qu'il attende lui-même à
Saint-Jean-Pied-de-Port, avec le gros de son armée. Le roi sarrazin ira
jusque-là lui rendre solennellement hommage. Charles, crédule comme à
son ordinaire, donne dans le piége, et fait ses dispositions, taudis que
Marsile fait de son côté celles que Ganelon lui a conseillées, et que la
valeur et la force surnaturelle de Roland et de ses compagnons d'armes
lui ont fait juger nécessaires. Cent mille hommes les attaqueront
d'abord; mais il faut s'attendre qu'ils seront détruits et qu'il n'en
échappera peut-être pas un seul. Une seconde armée de deux cent mille
hommes leur succédera sans intervalle; il en périra encore un bon
nombre; elle sera même forcée à la retraite; mais alors une armée de
trois cent mille hommes est sûre d'accabler ce qui restera de paladins
et des vingt mille Français. Cela est gigantesque et déraisonnable sans
doute. Il y a pourtant dans ces exagérations un sentiment de l'héroïsme
français qui serait orgueil dans un poëte national, mais que dans un
poëte étranger nous pourrions regarder comme un hommage; et quand on a
été témoin de ce qu'ont souvent fait nos intrépides armées, on est tenté
de trouver tout cela vraisemblable.

Dans les romans que le _Pulci_ prenait pour guides, Renaud n'avait
aucune part ni à la bataille de Roncevaux ni à ses suites. Renaud était
encore une fois retourné en Orient, et le poëte avoue qu'il n'aurait su
comment s'y prendre pour l'en faire revenir; mais un ange du ciel (et
par-là il entend son cher Ange Politien), le lui a montré dans Arnauld,
poëte provençal, qui certes lui paraît un digne auteur[403]. Il fait ici
une digression plaisante, telle qu'en permet ce genre libre, dont il a
donné le premier exemple. «Je sais, dit-il, qu'il me faut aller droit,
que je ne puis mêler à mes récits un seul mensonge[404], que ce n'est
pas ici une histoire faite à plaisir, que si je quitte d'un seul pas le
droit chemin, l'un jase, l'autre critique, un autre gronde, chacun crie
à me faire devenir fou. Ce sont eux qui le sont; aussi ai-je choisi la
vie solitaire, car le nombre en est infini. Mon académie ou mon gymnase
est le plus souvent dans mes bosquets. Là, je puis voir et l'Afrique et
l'Asie: les nymphes y viennent avec leurs corbeilles, et m'apportent les
plus belles fleurs. C'est ainsi que j'évite mille dégoûts trop fréquents
dans les villes; c'est ainsi que je ne me rends plus à vos aréopages,
messieurs les gens d'esprit, toujours si empressés à médire[405].» On
reconnaît ici un genre de plaisanterie de très-bon goût dont l'Arioste
et le _Berni_ ont souvent fait usage, et qu'a si bien imité parmi nous
le génie flexible de Voltaire.

[Note 403:

        _Un angel poi dal ciel m'ha mostro Arnaldo
        Che certo uno autor degno mi pare,_ etc.
                                  (C. XXV, st. 115.)]

[Note 404:

        _E so che andar diritto mi bisogna
        Ch' io non ci mescolassi una bugia,_ etc.
                                  (St. 116.)]

[Note 405: _Ibid._, st. 117.]

Ce que notre poëte dit avoir trouvé dans Arnauld le Troubadour est une
folie très-singulière, et comme nous n'avons pas les poésies épiques ou
narratives de cet Arnauld, nous ne savons pas si c'est en effet à lui
qu'il en a dû l'idée. L'enchanteur Maugis, voyant la crédulité de
Charlemagne, en prévoit les funestes suites. Il voudrait qu'au moins
Renaud et ses frères, absents depuis si long-temps, revinssent en
France, où l'on allait avoir grand besoin de leur secours. Il charge
Astaroth, le plus habile et le plus fort de ses démons, de voler en
Égypte, où ils sont en ce moment, d'entrer dans le corps du cheval
Bayard, de faire en sorte que Renaud monte sur lui, et de l'apporter en
trois jours à Roncevaux avec son frère Richardet.

Avant qu'Astaroth le quitte pour exécuter ses ordres, Maugis lui demande
s'il prévoit ce qui doit arriver de toute cette affaire. Le Diable ne
sait trop que lui en dire: «Les voies du ciel nous sont fermées, dit-il;
nous voyons l'avenir, mais comme les astrologues, comme plusieurs
savants parmi vous; car si nous n'avions pas les ailes coupées, il ne
nous échapperait ni un homme ni un animal[406]. Je pourrais te parler du
vieux Testament, de ce qui est arrivé dans les temps passés, mais tout
ne parvient pas à notre oreille. Il n'y a qu'un seul Tout-Puissant, en
qui le futur et le passé sont présents comme dans un miroir. Celui qui a
tout fait est le seul qui sache tout, et il y a des choses que son fils
même ne sait pas[407].» Cette proposition étonne et scandalise Maugis.
«C'est, lui dit Astaroth, que tu n'as pas bien lu la Bible: il me
paraît, que tu n'en fais pas grand usage. Le Fils, interrogé au sujet du
grand jour, ne répond-il pas que son père seul sait cela[408]?»

[Note 406: _Ibid._, st. 135.]

[Note 407:

        _Colui che tutto fè sa il tutto solo,
        E non sa ogni cosa il suo figliuolo._ (St. 136.)]

[Note 408:

        _Disse Astarotte: tu non hai ben letto
        La Bibbia, e par mi con essa poco uso;
        Che interrogato del gran dì il figliuolo
        Disse che il padre lo sapeva solo._  (St. 141.)]

Il entre ensuite dans de longues explications sur la Trinité, sur
l'essence et la substance des trois personnes. «Encore une fois, le Père
qui a tout créé peut seul tout savoir, et n'étant plus de ses amis,
comme il en avait été autrefois, il ne peut voir avec lui dans le miroir
de l'avenir. Si Lucifer avait été mieux instruit, il n'aurait pas fait
sa folle entreprise, et ils n'auraient pas été tous avec lui précipités
dans l'enfer.» Cela conduit Maugis à lui demander si Dieu connaissait
d'avance la révolte qu'ils devaient faire contre lui, et à parler de la
prescience divine qui dans cette occasion ne s'accordait pas avec sa
bonté et sa justice: enfin il se rend en forme l'accusateur de Dieu; et
ce qu'il y a de bizarre, c'est que c'est le Diable qui s'en établit le
défenseur, et qui soutient, comme l'aurait pu faire un franc théologien,
la doctrine du libre arbitre[409].

[Note 409: St. 148 à 160.]

Mais voici ce qui, dans un autre genre, doit paraître encore plus
singulier que ce traité de théologie orthodoxe mis dans la bouche du
Diable. Astaroth obéit, va chercher Renaud et Richardet en Égypte, leur
annonce sa mission, entre dans Bayard, Farfadet son camarade dans
Rabican, cheval de Richardet, et tous deux emportent à travers les airs
les deux chevaux et les deux frères. Ils voyageaient depuis deux jours
lorsqu'ils arrivent au-dessus du détroit de Gibraltar. Renaud,
reconnaissant ce lieu, demande à son démon ce qu'on avait entendu
autrefois par les Colonnes d'Hercule. «Cette expression, répond
Astaroth, vient d'une ancienne erreur qu'on a été bien des siècles à
reconnaître. C'est une vaine et fausse opinion que de croire qu'on ne
puisse pas naviguer plus loin. L'eau est plane dans toute son étendue,
quoiqu'elle ait, ainsi que la terre, la forme d'une boule. L'espèce
humaine était alors plus grossière. Hercule rougirait aujourd'hui
d'avoir planté ces deux signes, car les vaisseaux passeront au-delà. On
peut aller dans un autre hémisphère, parce que toute chose tend vers son
centre, tellement que par un mystère divin, la terre est suspendue parmi
les astres. Ici dessous sont des villes, des châteaux, des empires; mais
ces premiers peuples ne le savaient pas..... Ces gens-là sont appelés
Antipodes: ils adorent Jupiter et Mars; ils ont comme vous des plantes,
des animaux, et se font aussi souvent la guerre[410]». Il faut, pour
s'étonner comme on le doit de ce passage, se rappeler que Copernic et
Galilée n'existaient pas encore, et que Christophe Colomb ne partit pour
découvrir le Nouveau-Monde qu'en 1492, plusieurs années après la mort de
l'auteur du _Morgante_.

[Note 410: St. 229, 230 et 231.]

Astaroth est, comme on le voit, un géographe et un astronome très-avancé
pour son siècle, mais sa grande passion est la théologie. Renaud est
curieux de savoir si les Antipodes sont de la race d'Adam, et s'ils
peuvent se sauver comme nous. Le Diable, tout en disant qu'il ne faut
pas le questionner là-dessus, répond que le Rédempteur se serait montré
partial, si ce n'était que pour nous qu'Adam eût été formé, et s'il
n'avait été lui-même crucifié que pour l'amour de nous[411]. Astaroth ne
doute pas qu'un jour la même foi ne réunisse tous les hommes; c'est
celle des chrétiens qui est la seule véritable et certaine. Il parle de
la Vierge glorifiée dans le ciel, d'Emmanuel, du Verbe saint, de
l'ignorance invincible et de l'ignorance volontaire. Enfin ce Diable là
est tout aussi savant que le serait un docteur de Sorbonne. Il ne faut
point qu'une fausse délicatesse nous empêche de déterrer ces traits
caractéristiques dans un poëme qu'on ne lit guère, et d'où on ne les a
jamais tirés. Ils servent à faire connaître non-seulement une
littérature, mais une nation et un siècle.

[Note 411:

        _Dunque sarebbe partigiano stato
        In questa parte il vostro Redentore,
        Che Adam per voi quassù fosse formato
        E crucifisso lui per vostro amore,_ etc.
                                   (St. 233 à 244.)]

Toutes ces digressions théologiques, ainsi que les passages relatifs à
la forme du globe terrestre, à la navigation et aux Antipodes, ont fait
penser que le célèbre Marsile Ficin, ami du _Pulci_, avait eu part à la
composition de son poëme, ou au moins de ce vingt-cinquième chant. Le
Tasse le dit positivement dans une de ses lettres[412]; mais sans le
secours de ce philosophe platonicien, Louis _Pulci_, qui était lui-même
très-savant, peut avoir eu l'idée d'étaler, dans ce singulier épisode,
une partie de ses connaissances. Pour ne pas enfouir ce qu'il savait
d'histoire naturelle, il fait aussi rouler sur cet objet l'entretien
entre Renaud et Astaroth, dans la dernière journée de leur voyage, et le
Diable décrit fort bien des animaux, les uns fabuleux, les autres réels,
dont il est parlé dans les naturalistes et les historiens de
l'antiquité[413].

[Note 412: _Nel Morgante, Rinaldo portato per incanto va in un
giorno da Egitto in Roncisvalle a cavallo. E cito il Morgante perchè
questa sua parte fu fatta da Marsilio Ficino, ed è piena di molta
dottrina teologica._ (TORQUATO TASSO, _Lettere poetiche_, let. 6.)
D'après ce passage, en effet très-positif, Crescimbeni affirme que le
Tasse est d'avis que Marsile Ficin eut part à la composition du
_Morgante_, vol. II, part. II, l. III, des _Commentaires_. Mais l'auteur
de la Vie du _Pulci_ (édition du _Morgante_ donnée à Naples, sous la
date de Florence, 1732, in-4º.) dit là-dessus dans une note: «_Dio sa
s'è vero. Non vi è altro argomento se non che quello spirito dice molte
cose teologiche; ma anche senza il Ficino può essere che il Pulci le
sapesse._]

[Note 413: C. XXV, st. 211 à 232.]

Enfin, leur course aérienne est terminée; ils arrivent à Roncevaux. Les
diables y déposent les deux chevaliers et les quittent. La bataille
était commencée. Roland et les autres paladins voyant qu'on les avait
attirés dans un piége, et tous décidés à mourir en braves, étaient
parvenus à repousser le premier corps d'armée des Sarrazins. En ce
moment, Renaud et Richardet pénètrent jusqu'à eux; ils s'embrassent avec
la plus grande tendresse. La seconde armée de Marsile s'avance, et le
combat recommence avec une nouvelle fureur. Il y a de très-beaux
détails; il y en a de touchants, et d'autres où le tour d'esprit de
l'auteur le ramène au comique et même au burlesque.

Voici un exemple des traits touchants qu'il y a semés. Le jeune Baudouin
de Mayence, fils vertueux du traître Ganelon, combat avec les paladins,
sans se douter de la trahison de son père. Celui-ci lui a donné une
soubreveste brillante, en lui ordonnant de la porter toujours par-dessus
ses armes; c'est Marsile qui lui en a fait présent, et il a été convenu
avec ce roi que les troupes sarrazines, averties par ce signal,
épargneront Baudouin dans le combat. Roland est instruit que ce jeune
homme porte la soubreveste de Marsile. Baudouin le rencontre et se
plaint naïvement à lui; il ne sait à qui s'en prendre; il cherche à
donner ou à recevoir la mort; il attaque les Sarrasins, et tout le monde
s'écarte de lui. Roland, irrité contre le père et ne pouvant croire le
fils innocent, lui répond: «Quitte ta soubreveste, tu seras bientôt
éclairci, et tu verras que Ganelon ton père nous a tous vendus à
Marsile.» Il lui dit cela d'un ton à lui faire entendre qu'il le regarde
comme complice. «Si mon père, reprend Baudouin, nous a conduits ici par
trahison, et si j'échappe aujourd'hui à la mort, j'en atteste notre
Dieu, je lui percerai le cœur de mon épée; mais, Roland, je ne suis
point un traître; je t'ai suivi avec une amitié parfaite; tu te
repentiras de m'avoir fait cette injure.» A ces mots, il ôte sa
soubreveste et s'élance au milieu des infidèles. Il en fait un grand
carnage; mais enfin il reçoit deux coups de lance dans la poitrine: il
est près d'expirer; Roland le rencontre une seconde fois dans la mêlée.
«Eh bien! dit le brave jeune homme, maintenant je ne suis plus un
traître;» et il tombe mort sur la place[414]. Il n'y a certainement
point de poëme épique où cette scène fût déplacée, et l'on ne voit rien
de plus intéressant dans les plus beaux combats du Tasse.

[Note 414:

        _Ch' era già presso all' ultime sue ore,
        E da due lance avea passato il petto;
        E disse: or non son io più traditore;
        E cadde in terra morto, cosi detto._
                              (C. XXVII, st. 47.)]

Une des scènes comiques où l'on reconnaît le penchant habituel de
l'auteur et l'esprit de son siècle, est celle dont les deux diables qui
avaient transporté Renaud et Richardet sont les acteurs. Il y avait près
de Roncevaux une petite chapelle abandonnée. Ils s'y placent en
embuscade pour prendre et saisir au passage toutes les ames des
Sarrazins tués par les guerriers français. Ils ont, comme on le croit
bien, beaucoup d'ouvrage. Le poëte décrit avec originalité leur besogne,
et les grimaces de Lucifer en recevant une proie si abondante, et les
réjouissances bruyantes que l'on fait à cette occasion en enfer[415]. Le
ciel a aussi sa fête pour la réception des ames des guerriers chrétiens,
et elle est dans le même goût. S. Pierre, qui est un peu vieux, était
las d'ouvrir les portes à toutes ces ames apportées par les anges; et sa
barbe et ses cheveux étaient baignés de sueur[416].

[Note 415: C. XXVI, st. 90.]

[Note 416: _Sicchè la barba gli sudava e'l pelo._ (St. 91.)]

La mort de Roland contraste avec ces bouffonneries de mauvais goût. Si
l'on en excepte quelques traits, elle est racontée avec autant d'intérêt
que de naïveté, qualité dominante et précieuse du style de l'auteur.
Presque tous les chevaliers et les soldats français ont péri; à peine en
reste-t-il un petit nombre qui, sans reculer d'un pas, continuent à
vendre chèrement leur vie. Roland, après avoir sonné à trois reprises de
son terrible cor, accablé de fatigue et de soif, se rappelle une
fontaine voisine; il s'y traîne avec son bon cheval Veillantin, qui
expire en y arrivant. Roland fait de tristes adieux à ce vieux compagnon
de ses exploits; il sent lui-même que sa fin approche. Il essaie de
briser son épée Durandal, en frappant à coups redoublés sur les rochers;
mais les rochers volent en éclats, et Durandal reste dans sa main tout
entière. Cependant Renaud, Richardet et le bon Turpin, demeurés seuls de
tous les chrétiens, étaient parvenus à repousser encore les Sarrazins
hors du vallon de Roncevaux, et les avaient poursuivis quelque temps
dans les montagnes. En revenant, ils passent auprès de la fontaine où
est Roland. Il les embrasse tendrement, et leur déclare qu'il se sent
près de mourir. L'archevêque Turpin le confesse et l'absout. C'est
encore un de ces endroits où il est difficile de ne pas soupçonner
l'intention du poëte. La confession de Roland, faite tout haut, est
simple et de bonne foi; mais Turpin lui répond: «Je ne t'en demande pas
davantage; il suffit d'un _Pater noster_, d'un _Miserere_, ou si tu veux
d'un _Peccavi_, et je t'absous par le pouvoir du grand _Cephas_, qui
prépare ses clefs pour te recevoir dans l'éternel séjour[417].» C'est la
traduction littérale de ce passage qui doit, comme plusieurs autres,
laisser peu d'incertitude sur l'esprit dans lequel il est écrit.

[Note 417:

        _Disse Turpino: e' basta un Pater nostro
        E dir sol miserere, o vuoi peccavi;
        Ed io t'assolvo per l'officio nostro
        Del gran Cefas che apparecchia le chiavi
        Per collocarti nello eterno chiostro._
                                (C. XXVII, st. 120.)]

Il n'en est pas ainsi de la prière de Roland et de sa mort. La prière
est un peu longue[418]; mais elle est simple et ne manque ni de vérité
ni d'onction. L'ange Gabriel lui apparaît, et tient un long discours sur
lequel il y aurait encore beaucoup à dire; mais ensuite on ne peut se
défendre d'être ému en voyant comment expire ce fameux et intrépide
champion de la foi, car dans tous ces premiers poëmes, Roland n'est pas
autre chose, et il n'abandonne jamais ce caractère. Je ne sais quoi de
surnaturel respire dans son air et dans tous ses mouvements. Turpin,
Renaud et Richardet sont debout autour de lui, comme de tendres enfants
qui regardent mourir un père. Enfin, Roland se lève, il enfonce en terre
la pointe de sa redoutable épée; puis il embrasse la poignée, dont la
garde forme une croix; il la serre contre sa poitrine: puisqu'il ne peut
en mourant tenir ainsi l'objet de l'adoration des chrétiens, il veut que
ce fer lui en tienne lieu. Il le presse, il lève les yeux au ciel, et il
expire[419]. Cela est beau, cela est pathétique et sublime; cela doit
plaire aux plus incrédules comme aux plus zélés croyants.

[Note 418: St. 121 à 130.]

[Note 419: St. 153.]

Cependant Charlemagne, arrivé à Saint-Jean-Pied-de-Port, est instruit de
la perte de son avant-garde et de la trahison de Ganelon son favori. Il
le fait arrêter, et marche pour se venger de Marsile. Après avoir
pleuré, sur le champ de Roncevaux, les braves qui l'ont inondé de leur
sang, et embrassé les restes de son cher Roland, qui se raniment à sa
vue, et lui remettent miraculeusement la terrible épée Durandal,
l'empereur poursuit les Sarrazins, leur livre une bataille sanglante,
détruit leur armée, assiége Sarragoce, où Marsile s'est réfugié, la
prend d'assaut, et retient ce roi prisonnier. Instruit de l'endroit de
ses jardins où il avait formé son complot avec le comte de Mayence, il
l'y fait conduire attaché comme un criminel, et le fait pendre au
caroubier qui ombrageait la fontaine. Le traître Ganelon est exposé sur
un chariot aux insultes et à la fureur du peuple et des soldats,
tenaillé et enfin écartelé. Les corps de quatorze paladins sont embaumés
et transportés, chacun dans leurs états ou dans leurs terres, avec tous
les honneurs dus à leur rang et à leurs exploits[420].

[Note 420: C. XXVIII.]

On ne peut nier que toute cette dernière partie du poëme ne soit
véritablement épique; et même, il faut le dire, on a lieu de s'étonner
qu'aucun poëte français n'ait traité ce sujet national, qui, dégagé des
folies, des exagérations et des invraisemblances dont les poëtes
italiens l'ont chargé, serait susceptible de tous les ornements et de
tout l'intérêt de l'épopée. Malgré la trempe naturelle de son génie,
contre laquelle on lutte toujours en vain, et malgré le dessein qu'il
avait évidemment formé de faire un poëme plaisant, pour amuser Laurent
de Médicis, sa mère et leurs amis, le _Pulci_, dans ce dénoûment, est
souvent pathétique, parce qu'il est poëte, et que son sujet le domine et
le pousse en contre-sens de son génie.

Il s'en plaint lui-même, avec son originalité ordinaire, dans le début
de ce 27e. chant. «Comment, dit-il, puis-je encore rimer et chanter des
vers? Seigneur, tu m'as conduit à raconter des choses capables de faire
verser au soleil des larmes de pitié, et qui ont déjà obscurci sa
lumière. Tu vas voir tous tes chrétiens dispersés, et tant de lances et
d'épées teintes de sang, que si quelqu'un ne vient à mon secours, cette
histoire finira par être une vraie tragédie. C'était pourtant une
comédie que je voulais faire sur mon bon roi Charles, et Alcuin me
l'avait promis[421]; mais la bataille sanglante et cruelle qui s'apprête
rend ma résolution douteuse et mon ame incertaine. Ma raison hésite, et
je ne vois plus aucun moyen de sauver Roland.»

[Note 421:

        _Ed io par commedia pensato avea
        Iscriver del mio Carlo finalmente,
        Ed Alcuin così mi promettea;
        Ma la battaglia crudele al presente_
        _Che s'apparecchia impetuosa e rea
        Mi fa pur dubitar drento alla mente
        E vo colla ragion quì dubitando,
        Perch'io non veggo da salvare Orlando._
                               (C. XXVII, st. 2.)]

Cette dernière citation suffirait pour faire voir dans quelle classe il
faut définitivement ranger ce poëme du _Morgante_; il est assez peu lu,
même en Italie, si ce n'est par les philologues qui en recherchent les
finesses natives et les anciens tours de la langue toscane; mais d'après
cet aveu positif de l'auteur, à peine est-il besoin de le lire pour
savoir ce qu'on en doit penser. L'éditeur de la bonne édition de
Naples[422] a dit fort sensément à ce sujet: «On ne me fera jamais
croire que Louis _Pulci_, doué d'un génie si vif et d'un esprit si
distingué, orné de tant de connaissances et de doctrine, fût d'un autre
côté formé d'une pâte si grossière, que cherchant à faire un poëme
héroïque, noble et grave, il n'eût réussi qu'à en faire un
souverainement ridicule, et qui l'est au point que si quelqu'un en
entreprenait un exprès dans ce genre, il ne parviendrait pas, à beaucoup
près, à en produire un si plaisant.» Cet éditeur aurait pu lever toute
incertitude sur les intentions du poëte, en citant pour autorité ces
deux stances; mais il a peut-être fait comme bien d'autres éditeurs, qui
se donnent à peine le soin de lire les livres qu'ils publient.

[Note 422: Sous la date de Florence, 1732, in-4º.]

Il est donc certain que l'intention du _Pulci_ fut de faire un poëme
comique; il ne l'est pas moins qu'à quelques endroits près, il fut
très-fidèle à cette intention. Il se fit une étude de nourrir son style
de tous les proverbes populaires, et de tous les dictons familiers dont
la langue toscane abonde, et dont, au grand contentement des Florentins,
un grand nombre qui a péri se retrouve dans son ouvrage, mais qui sont
essentiellement opposés au sublime et à la gravité qu'exige la véritable
épopée. Gravina ne va peut-être pas trop loin, lorsqu'il dit «que
l'auteur du _Morgante_ se proposa de jeter du ridicule sur toutes les
inventions romanesques des Provençaux et des Espagnols, en prêtant des
actions et des manières bouffonnes à tous ces fameux paladins[423]; en
renversant, dans les faits qu'il leur attribue, tout ordre raisonnable
et naturel de temps et de lieux; en les faisant voyager de Paris en
Perse et en Égypte, comme s'ils allaient à Toulouse ou à Lyon; en
accumulant dans le cercle de peu de jours les faits de plusieurs
lustres; en tournant en dérision tout ce qu'il rencontre de grand et
d'héroïque; en se moquant même des orateurs publics, dont il ne manque
jamais de contrefaire plaisamment les phrases affectées et les figures
de rhétorique.» Mais le même critique reconnaît aussi[424] qu'à travers
tout ce ridicule dans les inventions et dans le style notre poëte ne
laisse pas de peindre les mœurs avec beaucoup de naturel et de vérité,
soit qu'il représente l'inconstance et la vanité des femmes, ou
l'avarice et l'ambition des hommes; et qu'il donne même aux princes des
leçons utiles, en leur montrant à quel danger ils exposent et leurs
états et eux-mêmes, lorsqu'ils mettent en oubli les braves et les sages,
pour prêter l'oreille aux fourbes et aux flatteurs.

[Note 423: _Ha il Pulci_ (_benchè à qualche buona gente si faccia
credere per serio_) _voluto ridurre in beffa tutte l'invenzioni
romanzesche, sì Provenzali come Spagnuole, con applicare opere e maniere
buffonesche a que' Paladini,_ etc. (_Della Ragion poët._, Nº. 19, p.
108.)]

[Note 424: _Ibid._, p. 109.]

Sans prétendre trouver dans le _Morgante maggiore_ de si hautes leçons,
il faut le lire, d'abord pour étudier dans une de ses meilleures sources
cette belle langue toscane; et ensuite pour reconnaître dans ce poëme
bizarre, où l'auteur paraît n'avoir suivi d'autre règle que l'impulsion
de son génie, les traces d'un genre de composition poétique déjà essayé
avant lui, genre dans lequel il a servi à son tour de modèle à des
poëtes dont l'originalité a paru être le premier mérite. La véritable
histoire littéraire recherche avec autant de soin l'origine et la
filiation des inventions poétiques et des créations du génie, que
l'histoire héraldique en met à rechercher la descendance et la source
des titres et des blasons. Je ne crains donc pas de m'arrêter avec
quelque détail sur ces premiers pas de l'épopée moderne. Cela est
d'autant plus nécessaire qu'ils sont en général moins connus, et qu'on
ne peut cependant sans les connaître, bien apprécier les ouvrages où le
génie épique a prodigué toutes ses richesses, et semble avoir atteint
toute sa hauteur.

Quelque temps après que le _Pulci_ eut amusé, par les folies de son
_Morgante maggiore_, les Médicis, déjà maîtres, quoique simples citoyens
de Florence, un autre poëte, privé de la vue, et accablé d'infortunes,
se proposa d'égayer, par d'autres folies, les Gonzague, souverains de
Mantoue, et de s'égayer lui-même, dans des circonstances qui n'avaient
souvent rien de gai, ni pour ses patrons ni pour lui. Ce poëte, qui n'a
quelque célébrité que sous le nom de l'_Aveugle de Ferrare_, mais dont
le nom de famille était _Bello_[425], tira aussi des vieux romans de
Charlemagne, un sujet qu'il traita d'une manière originale et sans
s'astreindre, comme le _Pulci_, à toutes les formes établies par les
romanciers populaires des âges précédents.

[Note 425: Il se nommait _Francesco Bello_, mais on ne le connaît
que sous le nom de _Francesco Cieco da Ferrara_.]

Son poëme, intitulé _Mambriano_[426], beaucoup moins connu que le
_Morgante_, mérite cependant de l'être. Il ne peut servir autant à
l'étude de la langue, qui n'y est pas, à beaucoup près, aussi pure; le
goût et la décence y sont encore moins ménagés; mais son originalité
même, et la position malheureuse de son auteur, inspirent une sorte
d'intérêt. Plusieurs parties de sa fable n'en sont pas entièrement
dépourvues, et il faut avoir au moins une légère idée du _Mambriano_,
pour achever de bien connaître ce premier âge de l'épopée italienne.

[Note 426: Le titre entier est: _Libra d'arme e d'amore nomato
Mambriano, composto per Francisco Cieco da Ferrara._ Il fut imprimé
quelque temps après la mort de l'auteur, en 1509, à Ferrare, in-4º.;
réimprimé à Venise, 1511, in-4º.; à Milan, 1517, in-8º., vers la fin du
quinzième siècle; réimprimé à Milan, 1517; à Venise, 1518; _ibid._,
1520; et plus correctement, _ibid._, 1549.]

Mambrien est un roi de Bithynie et d'une partie de la Samothrace, jeune,
beau et vaillant, mais très-mauvaise tête. Renaud de Montauban avait
tué le roi Mambrin, son oncle, et s'était emparé de ses armes. Mambrien
quitte ses états pour venger son oncle, après avoir juré solennellement
à sa mère, sœur de Mambrin, de n'y jamais revenir qu'il n'ait tué Renaud
et détruit Montauban. Il s'embarque avec une troupe choisie, malgré les
conseils d'un vieillard qui veut le détourner de cette entreprise. Il
est assailli d'une tempête; son vaisseau est submergé, ses compagnons
noyés, et lui jeté sans mouvement sur le rivage d'une île où régnait la
belle fée Carandine. Elle le recueille, le conduit dans ses jardins et
dans son palais, et lui fait oublier Renaud, Montauban et tous ses
projets de vengeance. Un songe les lui rappelle. Il veut quitter
Carandine, et lui en avoue la cause. La magicienne lui propose d'amener
Renaud dans son île; elle évoque ses démons familiers qui la conduisent
en France, sur un vaisseau construit et équipé tout exprès. Elle
apparaît à Renaud pendant son sommeil, l'invite à venir courir pour elle
l'aventure la plus brillante. Renaud, aussi galant que brave, se
réveille; et, voyant que ce n'est point un songe, s'arme, monte sur
Bayard, se laisse conduire, suit Carandine sur son vaisseau; elle arrive
avec lui dans son île, au bout de trois jours, comme elle l'avait promis
à Mambrien.

Elle dit alors à Renaud qu'elle l'a amené pour qu'il la délivre d'un
guerrier déloyal qui veut sa mort; mais avant tout, elle lui accorde les
mêmes droits qu'elle avait accordés à Mambrien, et qu'elle jure bien
n'avoir jamais donnés à personne. Mambrien la surprend dans les bras de
Renaud, l'accable de reproches, et défie son ennemi au combat. Pendant
qu'ils s'y préparent, plusieurs vaisseaux abordent dans l'île. Une
troupe nombreuse de Sarrazins en descend, et se met en ambuscade, à
l'insu de Mambrien. Le combat commence; il est terrible. Renaud allait
être vainqueur, lorsque deux cents des guerriers embusqués s'élancent
avec de grands cris, et l'attaquent tous à la fois. Sans s'étonner, il
se jette au milieu d'eux, tue les uns, blesse ou renverse les autres, et
met ce qui reste en fuite. Le combat recommence avec Mambrien. Renaud,
près de vaincre, se voit encore entouré d'une troupe plus nombreuse que
la première, dont une partie l'attaque, tandis que l'autre enlève
Mambrien, blessé, pâle, presque mourant, et le porte à bord d'un
vaisseau qui lève l'ancre, et l'emmène. Renaud se délivre encore de
cette troupe ennemie; ceux qui peuvent échapper se rembarquent, et vont
rejoindre le vaisseau de Mambrien.

Ils apprennent à leur roi que depuis son départ, Polinde, son
lieutenant, a fait courir le bruit de sa mort, s'est emparé de son
trône, et que la reine sa mère s'est tuée de désespoir. Ils lui sont
restés fidèles, et se sont embarqués pour le chercher. Le hasard les a
conduits dans cette île, où ils sont venus à propos pour le sauver de
la fureur de Renaud. Mambrien, sur qui tant de maux fondent à la fois,
se désespère. Ses fidèles sujets le consolent; il reprend bientôt ses
folles espérances. Tous les rois ses amis et ses alliés lui fourniront
des secours en hommes et en argent; il renversera Polinde, reviendra
tuer Renaud, détruire Montauban, et même attaquer Charlemagne.

Cependant Renaud est resté maître de Carandine et de son île. Il
s'oublie dans les délices de l'amour et de la bonne chère. Pendant les
repas, de jolies nymphes chantent les exploits du chevalier, et
racontent des histoires galantes. La description des jardins de
Carandine et de son palais, des peintures dont il est décoré, et dont
les sujets sont tirés de la fable, de l'histoire des anciens héros et
même des héros modernes[427], est le premier exemple offert dans un
poëme italien, de ces sortes de descriptions qu'on trouve ensuite dans
presque tous. Les images et les expressions dont l'auteur se sert pour
peindre les jouissances de Renaud et de Carandine sont fort libres et
souvent assaisonnées de plaisanteries peu décentes. Dans une historiette
que les nymphes racontent à table, il y a des détails encore plus
libres, dans lesquels le poëte se complaît beaucoup plus long-temps, et
que l'on excuserait à peine dans les Nouvelles les plus licencieuses. Au
reste, il demande pardon aux lecteurs de les avoir trop arrêtés à de
pareils contes; mais puisque Renaud, qui était un si noble et si fameux
chevalier, n'a pas été maître de lui-même, et s'est laissé enchanter
dans cette île, comment lui, qui n'est qu'un vil soldat, n'aurait-il pas
commis la même faute[428]?

[Note 427: On y voit Cyrus, Alexandre, César et Pompée, et ensuite
Lancelot-du-Lac avec la belle Genèvre, et tous les chevaliers de la
Table ronde.]

[Note 428:

        _Ma se Rinaldo, un tanto cavaliero
        I cui fatti nel mondo furno immensi
        Non potea rafrenar col divo impero
        De la ragion, questi sfrenati sensi,
        Che faro io vilissimo guerriero?_ etc.
                                   (C. III, st. 2.)]

Mambrien ne perd pas ainsi son temps; mais il a bien de la peine à
rassembler les secours qu'il s'était promis. La lenteur de ses amis le
fait délibérer s'il n'aura point recours au grand khan des Tartares, à
Tamerlan et au roi de Danemarck. Dans le conseil où il délibère, un
vieux guerrier se lève, et lui raconte une fable d'Ésope, celle de
l'alouette, de ses petits et du maître d'un champ, d'où il conclut qu'il
ne faut point se fier sur ses voisins, mais s'aider et se servir
soi-même. Ces apologues étaient fort à la mode. On en trouve jusqu'à
trois dans le _Morgante_[429], où ils sont, comme ici, amenés et contés
d'une manière analogue à ce genre libre et fantasque, mais qui ne le
serait pas à la véritable épopée. Mambrien suit cette fois le conseil du
vieux guerrier; il aborde dans ses états de Samothrace, trouve des
sujets qui lui ont gardé leur foi, rassemble des troupes et marche
contre l'usurpateur. Polinde, abandonné de son armée, se sauve avec
trois cents hommes chez les Sabérites, peuplade féroce et guerrière
retirée dans les montagnes de l'Asie, chez qui tous les biens sont en
commun, même les femmes. Il les engage à prendre sa querelle, se met à
leur tête, et marche vers le camp de Mambrien pour le surprendre.
Heureusement pour ce dernier, un transfuge sabérite l'en instruit, et
lui promet en même temps de le délivrer de ses ennemis par un moyen
très-singulier. Pendant que les deux armées s'avanceront l'une contre
l'autre, il fera jouer aux musiciens de celle du roi un certain air qui,
chez les Sabérites, faisait danser tout le monde, jusqu'aux
chevaux[430]. La chose se passe ainsi. Dès que l'air se fait entendre,
les chevaux sabérites sautent, se dressent, jettent leurs cavaliers, qui
se mettent à danser aussi; Mambrien et ses soldats fondent sur eux, et
les taillent en pièces. Polinde s'enfuit dans un bois, où il est dévoré
par une ourse devenue furieuse, parce qu'elle avait perdu ses petits.

[Note 429: Le Renard et le Coq, c. IX, st. 20; le Renard tombé dans
un puits, _ibid._, st. 73; les Bœufs et leur ombre dans l'eau, c. XIII,
st. 31.]

[Note 430: Cant. III, st. 62 et 63.]

Mambrien est à peine remonté sur son trône qu'il reprend ses premiers
projets de vengeance et de conquête. Il laisse à la tête des affaires un
de ses conseillers les plus sûrs, et part avec une armée formidable sur
une flotte de sept cents voiles. Ici se trouve un long épisode de Roland
et d'Astolphe qui avait quitté la cour de Charlemagne pour chercher leur
cousin Renaud. Après beaucoup d'aventures, ils en ont une fort
désagréable en Espagne. Ils sont renfermés par les Sarrazins dans une
caverne où ils étaient descendus pour consulter une fée. Les ennemis en
ont muré l'entrée; il n'y peut pénétrer ni secours, ni vivres, ni
lumière. La fée ou magicienne qui se nomme Fulvie, les aurait bien
délivrés; mais ses démons ne lui obéissent plus. Ils sont tous retenus
par Carandine, qui ne veut pas que Renaud lui soit enlevé, et qui craint
que Maugis; cousin de Renaud, ne les emploie à le venir chercher dans
son île. Pendant que Roland est ainsi retenu, et menacé de périr dans le
creux d'une montagne, parce que les démons ne sont plus aux ordres de
cette magicienne, Montauban, assiégé par l'armée de Mambrien, manque par
la même raison du secours des enchantements de Maugis, et c'est ainsi
que cet épisode est assez adroitement lié à l'action principale.

Montauban est défendu par les trois frères de Renaud, Alard, Guichard et
Richardet, par ses deux cousins Vivien et Maugis, et par son intrépide
sœur Bradamante. C'est ici la première fois que cette héroïne paraît
dans l'un de ces romans du quinzième siècle. Elle y joue un des
principaux rôles; mais ce rôle, ainsi que presque tous les autres, est
tantôt héroïque et tantôt plaisant; et si Bradamante est souvent
terrible, elle est quelquefois aussi de fort bonne humeur. Les frères et
la sœur font une sortie, et renversent tout ce qui se présente devant
eux. Au moment où, malgré leurs efforts, ils sont près d'être accablés
par le nombre, on vient annoncer à Mambrien que Charlemagne en personne
attaque son camp, et a déjà défait un de ses sept corps d'armée.
Mambrien se retourne alors contre ces nouveaux ennemis. Le combat devint
furieux et la victoire incertaine. La nuit survient. Il y a des
prisonniers de part et d'autre. Charlemagne envoie Oger le Danois et son
fils Dudon proposer la paix à Mambrien, à condition qu'il quittera la
France, et rendra les paladins prisonniers. Mambrien, qui ne connaît
aucun droit des gens, reçoit mal les ambassadeurs, les fait arrêter, et
déclare qu'il va les envoyer, ainsi que les autres paladins, dans des
prisons éloignées et horribles, où ils seront privés de la clarté du
jour. Ces nouvelles répandent le deuil dans l'armée de Charlemagne. On
suspend les hostilités.

Mais un des esprits retenus par les enchantements de Carandine s'était
échappé vers Montauban, avait instruit Maugis du séjour de Renaud chez
cette magicienne, et de ce qu'il y avait à faire pour rompre le charme
qui l'y retenait. Il ne fallait que s'emparer du livre et du cor magique
de Carandine. Maugis déguisé en marchand grec, et conduit par son fidèle
démon, s'embarque, aborde dans l'île, est fort bien reçu de Carandine,
qui aimait les contes, et à qui il en fait un très-long et
très-libre[431]. Il travaille cependant de son métier d'enchanteur,
parvient à endormir Carandine, se saisit pendant son sommeil du livre et
du cor magique, rompt le charme, et emmène dans son vaisseau Renaud, qui
ne quitte pas sans regret cette douce vie. Carandine à son réveil se
livre à des plaintes amères. Elle voudrait mourir; mais peut-être au
reste fera-t-elle mieux de vivre, peut-être aura-t-elle le sort
d'Ariane, qui perdit un mortel et trouva un Dieu. Enfin, si elle veut
mourir, que ce soit du moins comme Médée, qui commença par se venger de
Jason[432].

[Note 431: C. VIII, st. 7 et 8.]

[Note 432: C. VII, st. 36 à 66.]

La bataille avait recommencé auprès de Montauban. Les Sarrazins avaient
l'avantage. Charlemagne et le reste de ses preux, d'un côté, Bradamante
et ses frères de l'autre, malgré des prodiges de valeur, étaient réduits
aux dernières extrémités, lorsque Renaud arrive sur le champ de bataille
avec son cousin Maugis, rallie les fuyards et fait changer la face du
combat. Les Sarrazins plient et sont mis en fuite à leur tour. La nuit
sépare une seconde fois les combattants. Mambrien en profite pour faire
sa retraite. Il fait avant tout emmener vers la mer et embarquer les
paladins prisonniers. Au point du jour, Renaud est très-fâché
d'apprendre que l'armée ennemie s'est rembarquée. Il jure de délivrer
les paladins, Mandrien les eût-il emmenés au bout du monde. Il lui faut
une année; Maugis lui en procure une par les moyens de son art. Hommes,
armes, vivres, bagages, tout est prêt dans cinq jours; tout part sous le
commandement général de Maugis, sur trois cents vaisseaux de transport
et deux cents galères qu'il avait équipés dans une nuit.

Cependant Roland et Astolphe, toujours renfermés dans leur caverne, y
étaient gardés par une troupe de mille Sarrazins. Roland, qui était très
dévôt, croit qu'il n'y a plus peur en sortir d'autre moyen que la
prière. Il en fait une très-fervente et très-longue. Il s'endort en la
finissant, comme s'il l'eût écoutée au lieu de la faire, et pendant son
sommeil, il a une vision prophétique[433]. Il croit voir le Diable qui
l'accuse d'hérésie devant le tribunal de J.-C. L'archange Michel prend
sa défense. Les ames de tous les païens qu'il avait convertis et fait
baptiser (car on sait qu'il avait pour ces bonnes œuvres un très-grand
zèle) intercèdent pour lui. Les vierges et les saintes femmes, les
vertus théologales et les cardinales embrassent aussi sa cause. La
sentence du juge lui est favorable, et le serpent maudit est replongé
dans les enfers, couvert de honte et de confusion. Le bon augure de
cette vision se confirme dès le jour même. Les mille Sarrazins qui
gardaient l'entrée de la caverne étaient commandés par deux lieutenants;
ceux-ci prennent querelle au jeu; l'un d'eux tue l'autre; et n'espérant
aucun pardon du roi Balugant son général, il imagine de démolir le mur
qui fermait l'entrée de la caverne. Ou Roland y vit encore, et il n'aura
plus rien à craindre sous la protection de ce paladin; ou il est mort,
et où pourra-t-on jamais trouver d'aussi bonnes armes que les siennes?
Il se met donc à l'ouvrage avec ses soldats. Le mur tombe, et les
chevaliers sont délivrés. La seule nouvelle de Roland remis en liberté
répand une telle terreur parmi les Sarrazins d'Espagne, que le roi
Marsile se détermine à finir la guerre, et à payer tribut à Charlemagne.

[Note 433:

        _Onde poi hebbe una alta visione
        Ne la qual gli parea esser citato
        Dinanzi a Christo a dire la sua ragione;
        Che Pluto d'heresia l'havea accusato._
                                   (C. IX, st. 63.)]

Roland saisit cette occasion pour convertir la magicienne Fulvie. Il la
marie ensuite avec un Sarrazin qu'il a converti comme elle. Tout cela
est fort exemplaire; mais ce qui ne l'est pas autant, c'est une Nouvelle
racontée à table par un bouffon, aux fêtes de ce mariage. Les
descriptions et les expressions en sont beaucoup plus libres que tout ce
que nous avons vu jusqu'ici. On croit lire, non pas une Nouvelle de
Casti, qui est plus délicat et qui écrit d'un meilleur style, mais les
contes les plus orduriers[434]; et cela vient immédiatement après le
chant où se trouvent une prière fervente, une vision sainte, un miracle
et deux conversions; et nous verrons bientôt ce qui augmente encore la
singularité de ces libertés et de ces contrastes.

[Note 434: Le Bouffon raconte qu'il était fort amoureux de sa femme,
qui l'était aussi de lui; mais il veut la mettre à l'épreuve pour savoir
de quelle nature est cet amour. Il va à la chasse, et feint d'avoir été
grièvement blessé par un sanglier dans un endroit très-sensible; il se
fait rapporter tout sanglant, et enveloppé, à cet endroit, de linges
baignés de sang. Il fait décider, par un chirurgien qui est dans sa
confidence, que le mal est sans remède, et que désormais sa femme doit
se réputer veuve, quoiqu'il vive et se porte bien. La dame donne dans le
piége, et veut laisser-là feu son mari; mais il lui fait aisément voir
qu'on l'a trompée, et le raccommodement s'ensuit. Ce beau récit remplit
cinquante-six octaves, et le poëte prend bien soin, en commençant,
d'avertir que Fulvie et toutes les dames et toutes les demoiselles
étaient présentes. (C. X, st. 5.)]

Le lieu de la scène a changé. Mambrien, et ensuite Renaud sur ses pas,
sont arrivés en Asie avec leurs armées et ont recommencé la guerre,
tandis que Roland est appelé par d'autres aventures en Afrique. Mambrien
est vaincu dans plusieurs batailles. Les enchantements de Maugis se
joignent contre lui aux armes de Renaud, de sa sœur et de ses trois
frères. Les paladins qu'il avait emmenés prisonniers, sont délivrés par
une opération toute simple. Renaud va se poster avec son armée sur une
montagne, en face du fort où étaient enfermés les prisonniers, et qui
était tout auprès de l'armée de Mambrien; Maugis transporte la citadelle
entière sur la montagne où est Renaud, qui y entre alors sans difficulté
et en tire tous ses amis. Mambrien, déconcerté par cette manière de
faire la guerre, consent à traiter de la paix.

Un des deux ambassadeurs qu'il envoie est Pinamont, empereur de
Trébizonde. C'est un vieillard qui, malgré son grand âge, est amoureux
fou de Bradamante. Il sollicite cette commission pour la voir et lui
déclarer son amour. Il n'y manque pas dès la première occasion. La sœur
de Renaud, guerrière intrépide, mais toujours femme, trouve plaisant de
se moquer de lui. Elle feint de n'être pas insensible; elle l'appelle
son ami, et lui montre enfin les dispositions les plus favorables. Mais
il connaît sans doute son usage: tout chevalier qui désire sa main, doit
d'abord se battre avec elle en champ clos, et s'il est vaincu, elle lui
enlève son cheval, son armure, et le renvoie à pied couvert de honte,
dans l'équipage d'un simple voyageur. Pinamont, plutôt que de renoncer à
ce qu'il aime, accepte le combat. Le jour est pris, le lieu choisi; mais
le vieux roi, trop amoureux et trop impatient, ne dort point de toute la
nuit, et au lieu de se rendre de bon matin à l'endroit indiqué, il y
arrive avant le jour, à cheval, tout armé, prêt à combattre. La
fraîcheur du matin l'endort sur son cheval. Bradamante vient, suivie de
quelques chevaliers; elle s'aperçoit que Pinamont est endormi, et
s'amuse à lui jouer un tour. Elle prend son cheval par la bride, et le
conduit au camp, à l'entrée de sa tente. Là, vigoureuse comme un
athlète, elle enlève le cavalier malencontreux, le porte sur ses bras
dans la tente, et va le coucher sur un lit. Il s'éveille enfin.
Bradamante lui fait accroire qu'elle s'est battue contre lui, et qu'elle
l'a renversé d'un coup de lance. Le bonhomme a beau ne se souvenir de
rien, les chevaliers qui sont présents lui attestent le fait. Il finit
par le croire si bien, qu'il consent à se faire saigner copieusement
pour prévenir les suites du coup de lance qu'il a reçu[435].

[Note 435: C. XV.]

Ce n'est pas la seule comédie que ce burlesque empereur donne à ses
dépens. Il a de grandes prétentions à la danse, et veut absolument,
avant de retourner à l'armée de Mambrien, danser avec Bradamante. On lui
en donne le plaisir. Il danse d'abord avec sa cotte d'armes et le reste
de l'habillement d'un chevalier. Cela est déjà fort ridicule; mais
Renaud, pour pousser la plaisanterie jusqu'au bout, dit tout haut que
Pinamont danserait bien mieux s'il se mettait à la légère, comme font
les jeunes gens. En dépit de son âge et de sa dignité, le vieil empereur
de Trébizonde se dépouille de son armure, et reste en habit si court,
qu'en dansant et en tournant il commet les indécences les plus
grotesques[436]. Il tombe, et c'est encore bien pis. Le poëte se
complaît à détailler les effets de cette chute. Le pauvre roi sort tout
honteux, et les chevaliers et les dames en rient long-temps et de bon
cœur. Le caractère de cet épisode dit assez de quel genre est tout le
poëme; mais du moins n'a-t-on jamais prétendu que le _Mambriano_ fût un
poëme sérieux.

[Note 436:

        _Rinaldo alhor scopiava da le risa
          Mirando quel giupon fatto a l'antica,
          Di sotto ai qual pendea la camisa
          Che gli copriva le brache a fatica,_ etc.
                          (C. XVII, st. 17, 18 et 19.)]

La paix n'ayant pu se conclure, on reprend les hostilités. La fortune
continue d'être contraire à Mambrien. Après plusieurs défaites, voyant
encore son armée en déroute, il se retire dans une forêt et se livre au
désespoir. Privé de sommeil depuis plusieurs jours, il succombe enfin à
la fatigue et s'endort. Renaud, qui l'avait suivi de loin pour le
combattre, arrive peu de temps après et le trouve profondément endormi.
Or, il faut savoir que Mambrien l'avait accusé hautement d'avoir tué
Mambrin son oncle en trahison, et le trouvant endormi dans un bois,
Renaud, qui lui avait soutenu plusieurs fois, les armes à la main, qu'il
avait menti par la gorge, le lui prouve bien mieux en ce moment: il le
réveille, le défie au combat, et, le trouvant désarmé de son casque, il
le lui remet sur la tête et l'attache lui-même. Ils se battent à
outrance. Blessés tous deux, Mambrien l'est beaucoup davantage et plus
dangereusement. Il tombe; Renaud l'allait tuer, quand la fée Carandine,
qui était sortie de son île, où elle s'ennuyait seule, et s'était mise à
chercher ses deux amants, paraît, et demande au vainqueur la vie du
vaincu. Renaud la lui accorde; mais à condition que Mambrien
reconnaîtra publiquement qu'il a menti en l'accusant d'avoir tué son
oncle traîtreusement; qu'il fera même graver cette déclaration sur la
pierre, pour que tout l'avenir sache qu'il a tué Mambrien, non en
assassin, mais en brave; qu'enfin Mambrien paiera un tribut à l'empereur
Charlemagne, pour l'indemniser de la guerre injuste qu'il lui a faite.
Mambrien, plutôt vaincu par la générosité de Roland que pour éviter la
mort, consent à tout, tient ses promesses, épouse Carandine, et rentre
paisiblement avec elle dans ses états.

Roland, après avoir mis à fin de grandes aventures en Afrique, repasse
en Espagne, et de là en France. Renaud y revient de son côté.
L'intrigue, ou l'action principale, est finie; le reste du poëme est un
pur remplissage. Ce ne sont plus que des voyages sans but, des
enchantements, des tournois, des faits d'armes sans objet, des épisodes
croisés par d'autres épisodes. Nous ne sommes qu'au 25° chant; les vingt
qui restent sont remplis de cette manière. Enfin, Roland, Renaud, et
tous les autres paladins sont réunis autour de Charlemagne, et l'auteur
déclare que son poëme est fini. Il prononce comme par hasard le nom de
Mambrien, dont il n'avait pas parlé depuis long-temps. «Puisque j'ai
commencé par lui, dit-il, je veux que ce livre porte son nom. Turpin lui
a donné un titre semblable, écrivain fameux qui, pour tout l'or du
monde, n'aurait pas écrit un mensonge; qui croit le contraire est en
délire et ne fait que rêver[437].»

[Note 437:

        _Che simil titol du Turpin gli è dato,
        Scrittor famoso, il qual non scriveria
        Per tutto l'or del mondo una menzogna;
        E chi il contrario tien, vaneggia e sogna._]

Ce sont là les derniers mots de son poëme; et il n'a pas attendu la fin
pour parler sur ce ton de la prétendue chronique, d'où il feint de tirer
les événements qu'il raconte, sans se soucier beaucoup qu'on le croie.
C'est un genre de plaisanterie assez souvent employé par le _Pulci_, et
dont, après eux, l'Arioste a su si bien faire usage. Par exemple, on
reconnaît un des tours familiers au chantre de Roland, dans ce jeu
d'esprit de l'Aveugle de Ferrare; seulement, l'Arioste, dont le goût
était plus pur, ne s'y serait pas arrêté si long-temps. Bradamante tue
un géant d'une taille si démesurée, qu'il écrase dans sa chute un roi
sarrazin et son cheval, et les écrase si bien, qu'il les enfonce en
terre, et les enfonce si avant, que jamais depuis on n'en a pu retrouver
de traces, ni avoir de nouvelles. L'histoire en fut écrite à Montauban;
on peut même encore l'y voir en passant dans ce pays-là; et ce fut
Bradamante qui l'écrivit de sa main[438]. Tous les auteurs sont d'accord
pour dire que ce roi fut tué du coup et enterré, il y en a seulement qui
ne croient pas qu'on ne l'ait jamais pu retrouver. Cela fit beaucoup de
bruit à Paris parmi les savants. «Turpin, pour décider la question, a
écrit que le roi fut réduit en poussière; mais, au reste, comme ce n'est
pas un article de foi, prenez là-dessus le parti qu'il vous plaira;
l'auteur vous en laisse la liberté[439].»

[Note 438: C. VIII, st. 34, 35.]

[Note 439:

          _Turpin volendo poi tal question solvere
          Scrisse che colui s'era fatto in polvere._ (St. 36.)

        _Ma poi ch'el non è articulo di fede
          Tenete quella parte che vi piace
          Che l'autor liberamente vel concede._
                                               (St. 37.)]

Ce que j'ai pu laisser entrevoir des plaisanteries répandues dans le
_Mambriano_ suffit pour prouver que le plus grand nombre n'est pas, à
beaucoup près, d'un aussi bon genre. L'auteur était malheureux, pauvre
et aveugle; il se consolait en mettant en vers toutes les folies qui lui
venaient à l'esprit. Ce n'est pas sans doute ainsi que se consolait
Homère; mais il y aurait une rigueur excessive à ne pas reconnaître dans
ce poëme, à travers tout ce qu'il contient d'absurdités, de bizarreries
et d'indécences grossières, de la verve, de la gaîté, un talent de
peindre peu commun, et plusieurs des qualités qui constituent le génie
poétique.

J'ai dit que ce poëte ne s'était pas soumis, comme le _Pulci_, à toutes
les formes qu'il avait trouvées établies. La seule cependant dont il se
soit dispensé est celle qui clouait, au début et à la fin de chacun des
chants, une prière chrétienne. Il conserva bien l'usage d'adresser la
parole à ses auditeurs, de les renvoyer d'un chant à l'autre, d'en finir
un en leur annonçant ce qu'ils verront dans celui qui doit suivre; mais
à la place des invocations pieuses, des oraisons et des textes
bibliques, il imagina le premier de commencer tous ses chants par une
invocation poétique, ou par une digression quelconque, relative, soit à
l'action du poëme, soit à ses circonstances personnelles, ou à celles
dont il était environné. C'est lui, en un mot, qui a fourni le premier
modèle de ces agréables débuts de chant, que l'Arioste porta bientôt
après à la perfection, comme toutes les autres parties du roman épique;
c'est lui du moins qui essaya le premier de transporter chez les
modernes le modèle que Lucrèce avait donné chez les latins, de cette
forme poétique.

L'invocation de son premier chant est adressée à Clio, qu'il prie
d'amener avec elle Euterpe et Polymnie[440]; celle du second l'est à
Apollon[441]; une autre l'est à Mars[442]; une autre à Vénus[443].
Tantôt le poëte se recommande à cette puissance suprême de qui procède
tout le bien qui est en nous[444]; tantôt, ayant à décrire les fêtes
d'un grand mariage, il invoque deux fois le dieu d'Hymen[445]. Il
termine un chant en disant qu'il ne peut plus chanter, tant il a
soif[446]; il commence le suivant en avouant que Silène est venu à son
secours, et lui a fait boire de très-bon vin, cueilli depuis plusieurs
jours dans le jardin même de Bacchus, qu'il a ensuite bien dormi, et
repris des forces pour continuer son histoire[447]. Il finit le
treizième en disant que Renaud porte à Mambrien un coup si terrible, que
lui, poëte, en quitte sa lyre de peur; et il dit en commençant le
quatorzième, qu'ayant écarté la peur qui lui a fait déposer sa lyre, il
la reprend pour raconter la suite de ce combat. Il vivait à Mantoue,
sous les Gonzague; c'est pour eux qu'il composait ce poëme. Au début de
son douzième chant, il apostrophe son génie. L'astre des Gonzague se
lève plus brillant que jamais; il faut produire des fleurs et des roses
poétiques, sous l'influence de ses rayons[448].

[Note 440:

        _O Clio, se mai benigna ti mostrati
          In alcun tempo, dimostrati adesso;
          Fortifica il mio stil tanto che basti
          E fa ch' Euterpe tua ti seda apresso,_ etc.]

[Note 441:

        _O sacro Apollo, tempra la mia cetra
        Che possa raccontar le magne prove,_ etc.]

[Note 442: C. V.]

[Note 443: C. XV.]

[Note 444: C. VII.]

[Note 445: C. X et XI.]

[Note 446: C. VIII.]

[Note 447: C. IX.]

[Note 448:

        _Svegliati ingegno mio, comincia hormai
        L'opera tua, che'l Gonzagesco sole
        Si rapresenta a te più bel che mai.
        Sforzati germogliar rose e viole,
        Mentre che lui ti porge i sacri rai,_ etc.]

La description du printemps en commence plusieurs, et ferait croire que
c'était dans cette saison que la veine poétique de l'auteur se rouvrait
chaque année. Une fois, il invoque toutes les Muses ensemble, sans
savoir même si elles pourront lui suffire[449]; et une autre fois, ce
Dieu incompréhensible, triple par le nombre des personnes et unique dans
son essence, qui est le principe et la fin de toutes choses[450]. Le
chant suivant est adressé à sa douce Muse[451]. Dans celui où il les
invoque toutes à la fois, il reconnaît qu'il aurait besoin d'avoir le
style de Virgile, qu'il lui faudrait monter ses vers sur le ton
retentissant de ceux de l'_Énéide_. Il rappelle, avec moins de tristesse
que d'originalité, l'infirmité qui l'afflige. Il a laissé Roland enfermé
dans une caverne obscure; il ne sait comment l'en retirer. «Prends
patience, lui dit-il, ô brave sénateur romain! si tu es enseveli dans
les ténèbres, souviens-toi que je suis privé de la lumière et forcé
d'agir en aveugle[452].»

[Note 449: C. XVIII.]

[Note 450:

        _O incomprensibil Dio, bontà ineffabile,
          Trino in persone e unico in essentia,
          Principio e fin d'ogni cosa mutabile,_ etc.
                                            (C XX.)]

[Note 451:

        _Non più riposo, o dolce mia Camena,_ etc.]

[Note 452:

        _Habbi patienza, o senator romano;
        Poscia che sei fra tenebre sommerso
        Ricordati che lume non è meco
        E ch' io convegno adoperar da cieco._
                               (C. XVIII, st. 3.)]

Le début du vingt-quatrième chant est le plus remarquable. «L'astre des
saisons avait ramené le printemps; Mars, voyant la campagne ornée de
fleurs, avait abandonné la Thrace, lorsque j'appris que la fureur
gallicane, dont Rome garde encore la mémoire, recommençait ses ravages.
Je pris ma lyre, pour ne point paraître au milieu des autres poëtes
comme une pierre insensible. Mais reconnaissant que dans les affaires
modernes on ne peut contenter tout le monde, que souvent un homme loue
et l'autre blâme des fruits cueillis au même arbre; voyant naître parmi
nous des rivalités publiques et secrètes, qui causent tant de dommages,
d'inimitiés, de querelles et de malheurs, je ne parlerai plus que de tel
qui, Dieu le sait, peut-être n'exista jamais[453].»

[Note 453:

        _Dirò di tal che Dio sa se'l fu mai._
                                         (St. 2.)]

Ceci a rapport à l'expédition de Charles VIII en Italie. On voit qu'à
l'approche des Français, les poëtes italiens décochèrent contre eux les
traits impuissants de la satyre, et que notre poëte prit part à ce
mouvement. Mais les succès de nos armes et la fureur des partis qui ne
tarda pas d'éclater, l'obligèrent à faire retraite; il revint à son
poëme; et, dans la crainte des véritables héros, il se remit à en
célébrer d'imaginaires. C'était le parti le plus sage assurément; mais
il ne s'en tint pas là: il voulut chanter le vainqueur de sa patrie; et
le sort des armes ayant changé peu de temps après, il fallut, par une
seconde palinodie, tâcher d'effacer la première. On le suit, presque
chant par chant, dans ces vicissitudes embarrassantes; et l'on ne peut
s'empêcher de reconnaître dans les divers degrés de son infortune, les
suites de sa faiblesse et de sa versatilité.

Mais on reconnaît aussi le poëte dans la manière dont il les exprime.
Tantôt il invoque l'étoile polaire, pour qu'elle vienne guider son frêle
vaisseau, assailli par la tempête et poussé par l'impétuosité des vents,
dans des régions où ne brille aucune étoile[454]; tantôt il s'adresse à
Persée; il lui dit de remonter sur son cheval, et de faire jaillir une
autre fontaine. Celle de l'ancien Parnasse ne suffit plus; et ce n'est
plus assez des neufs sœurs; il lui faut une source plus profonde et des
Muses plus ingénieuses et plus vives, pour célébrer un nouveau Charles,
qui a fait, en si peu de temps, de si grandes choses, que si la fin
répond au commencement, il effacera la gloire de César, de Pompée, de
Fabius et de Scipion[455].

[Note 454: C. XXVII.]

[Note 455: C. XXXI.]

Cette galanterie est adressée à Charles VIII; mais dès le chant suivant,
ce n'est plus que le brouillard gallican qui est descendu des montagnes,
et qui a couvert de sa maligne influence toutes les plaines où le Tésin,
le Tanaro, l'Adda et la Trébie, montrent leurs eaux teintes de sang. On
lui dit cependant toujours qu'il faut qu'il chante les armes, les
amours, les choses les plus agréables et les plus douces; mais le temps
est si contraire au chant, que chacun de ses vers se résout en
larmes[456]. L'hiver survient, et lui rend son entreprise encore plus
difficile à suivre[457]. Il la suit cependant avec courage. Enfin, le
printemps vient lui rendre le génie et la voix[458]; mais la guerre
arrive encore avec le printemps: il faut qu'il chante au bruit des
armes[459]. Ses malheurs deviennent plus insupportables; il est
abandonné des Muses[460], des hommes et du ciel. La pauvreté d'un côté;
de l'autre, les fureurs de la guerre l'enlèvent tellement à lui-même,
que souvent il compose, il écrit, sans savoir s'il est mort ou
vivant[461]. Mais enfin il avance dans son ouvrage; il le termine, et
n'invoque plus au dernier chant que le secours des Muses[462].

[Note 456: C. XXXII.]

[Note 457: C. XXXIV.]

[Note 458: C. XXXV.]

[Note 459: C. XXXVI.]

[Note 460: C. XXXVII.]

[Note 461:

        _In modo che talor compono e scrivo
        E non discerno s'io son morto o vivo._
                             (C. XXXVIII, st. 3.)]

[Note 462: C. XLV.]

Il eut à peine le temps de l'achever. La mort le surprit avant qu'il pût
corriger son poëme et y mettre la dernière main[463]. Ce fut un de ses
parents qui le publia quelque temps après; et ce qui est
très-remarquable quand on a vu de quelle espèce d'ornements la fable du
_Mambriano_ est souvent embellie, il le dédia au cardinal Hippolyte
d'Este, à ce même prélat pour qui l'Arioste composait alors son beau
poëme, et qui, si l'on en croit un mot trop fameux[464], le jugea si
sévèrement et si mal. L'éditeur affirme que l'intention de son
malheureux parent était de changer tout le début de son premier chant,
et de le consacrer à son Éminence dans des stances qu'il y comptait
ajouter. Ce qu'il dit des bontés que le cardinal avait eues pour
l'auteur, dans les derniers temps de sa vie, prouve que l'Aveugle de
Ferrare, mécontent des Gonzague, s'était attaché à la maison d'Este, et
plus particulièrement au cardinal Hippolyte; mais en cela, comme en tout
le reste, il paraît que le changement ne put vaincre sa mauvaise
fortune, et que Ferrare sa patrie ne lui fut pas plus favorable que
Mantoue.

[Note 463: Charles VIII fit son expédition en 1494 et 1495. Il
parait donc que le _Cieco_ mourut vers la fin du siècle.]

[Note 464: Voyez ci-après, chap. VII, Notice sur la Vie de
l'Arioste.]



CHAPITRE VI.

_Fin des Poëmes romanesques qui précédèrent celui de l'Arioste; Orlando
innamorato du Bojardo; analyse de ce poëme._


Ce fut dans une position bien différente de celle où était réduit
l'Aveugle de Ferrare, que fut conçu dans le même pays le dernier poëme
qui précéda celui de l'Arioste. Le comte _Matteo Maria Bojardo_, porté
par sa naissance et par la faveur des ducs de Ferrare aux premiers
emplois militaires[465], mêlant les travaux littéraires au métier des
armes, les heureux dons du génie à ceux de la fortune, et doué d'une
imagination qui ne fut jamais glacée par la pauvreté ni resserrée par le
malheur, était autrement placé que l'infortuné _Bello_, pour donner à
l'Italie un poëme où le merveilleux de la féerie fût enfin étalé dans
toute sa richesse, et qui montrât complètement exécuté le système du
roman épique, seulement ébauché jusqu'alors. Il ne lui manqua pour y
réussir que plus de charme dans le style et une plus longue vie.

[Note 465: Voyez ci-dessus, t. III, p. 540 et suiv.]

Le _Roland amoureux_ est un trop long poëme; l'action en est trop vaste
et trop compliquée pour que j'en puisse donner ici une analyse suivie.
Je me bornerai à observer ce qu'il y avait de nouveau dans le plan de
l'auteur et dans sa manière de concevoir l'action et les caractères, les
principales inventions dont il enrichit son sujet, le point où il
conduisit l'art, et où son heureux successeur le reçut de lui.

Jusqu'alors, la Chronique supposée de Turpin, d'autres histoires
fabuleuses de Charlemagne[466], les poésies de quelques Troubadours et
quelques vieux romans espagnols et français, tels que celui des _quatre
fils Aymon_, avaient fourni la matière que chaque poëte avait traitée et
modifiée, selon son caprice, et d'autant plus à son aise que l'art, jeté
à sa renaissance dans une autre route que l'art des anciens, n'avait
pour ainsi dire encore ni règles, ni modèles. La France attaquée par les
Sarrazins d'Espagne et d'Afrique, l'empereur Charlemagne entouré de ses
paladins, mais souvent privé du secours des plus braves par les
expéditions lointaines où ils sont entraînés, les rivalités et les
trahisons de la maison de Mayence, les enchantements de Maugis, sorcier
chrétien, et ceux de quelques fées sarrazines, des armes merveilleuses
et enchantées, des géants pourfendus, des tournois, des combats à
outrance, des batailles à ne point finir, peu de galanterie, mais des
aventures plus que galantes, peu d'invention et d'imagination réelle,
mais un mouvement sans repos, une sorte d'agitation dans les événements
qui se précipitent les uns sur les autres, une transmigration
continuelle des parties du monde les plus éloignées, de Paris à
Babylone, et de Jérusalem à Montauban, tels sont à peu près les
matériaux et les ressorts employés par ces premiers poëtes.

[Note 466: Celles d'Alcuin, d'Eginhart, etc.]

Les caractères qu'ils mettent en jeu sont assez constamment les mêmes.
Charlemagne est faible, crédule, facile à irriter et à fléchir, plus
occupé de tenir sa cour que de gouverner son empire; mais retrouvant
quelquefois dans les combats son énergie et son courage. Roland est un
prodige de force, d'intrépidité, de simplicité, de pureté de mœurs, de
piété. Il y a dans ce caractère je ne sais quoi de naïf et d'antique qui
intéresse, même dans les ébauches les plus imparfaites; et il est
peut-être à regretter que le _Bojardo_ et l'Arioste l'aient altéré, en
croyant l'embellir. Renaud aussi brave, moins fort, mais plus agile,
enclin aux plaisirs, à l'amour, et aussi peu constant que sage, se bat
avec une chaleur égale pour ou contre son empereur, pour sa religion ou
pour une femme. Ses frères lui sont subordonnés, et sa sœur n'a encore
paru que dans un poëme contemporain du _Bojardo_, achevé même depuis sa
mort[467], et qu'il ne pouvait pas connaître. Astolphe est un jeune
efféminé, brave, mais peu robuste, avantageux, fanfaron, ne doutant de
rien, ni dans les combats, ni dans ses amours, et toujours prêt à
trouver une excuse à ses mauvais succès dans les uns comme dans les
autres. Olivier, Oger le Danois et les autres paladins ont des qualités
qui se ressemblent: le vieux duc Naismes et l'archevêque Turpin, qui
réunit l'épiscopat et la chevalerie, sont les Nestors de l'armée
française et les meilleurs conseillers de Charlemagne. Ganes, ou Ganelon
de Mayence, est imperturbablement un traître; implacable dans ses haines
cachées et dans ses vengeances, fourbe, et par conséquent lâche de
caractère, quoique brave comme un autre de sa personne. Ce sont à peu
près là les premiers rôles dans le parti des chrétiens; ils sont ainsi
tracés dès l'origine, et s'ils forment des oppositions et des
contrastes, tels que l'art en exige, ce n'est point un effet de l'art,
mais une combinaison fortuite et presque un jeu de la nature.

[Note 467: Le _Bojardo_ mourut en février 1494. Or, l'on a vu que
dans le _Mambriano_ il est question de l'expédition de Charles VIII, qui
n'eut lieu que cette année-là même (voyez ci-dessus, p. 279 et 280); et
plusieurs chants furent composés depuis.]

Dans le parti contraire, il y a moins de variété, Marsile est le plus
sage, comme le plus puissant des rois sarrazins d'Espagne. Balugant et
Falsiron ses frères, Sacripant, Gradasse, etc., se ressemblent tous par
une valeur féroce et une grande force de corps. Ferraoût, que nous
nommons Ferragus[468], fils de l'un de ces rois, est le plus jeune et le
plus terrible. Quant aux Sarrazins d'Afrique et d'Asie, comme ils sont
tous épisodiques, chacun des poëtes en a fait à sa fantaisie, selon les
épisodes qu'il a créés; et il n'en est presque aucun qui ait sa
physionomie propre et son caractère particulier.

[Note 468: On a vu que la Chronique de Turpin lui donne le nom
significatif de _Ferractus_, ci-dessus, p. 135, note 1.]

_Castelvetro_ a dit le premier, dans son exposition de la Poétique
d'Aristote, que le _Bojardo_, en créant des rois imaginaires, des
Agramants, des Sobrins, des Mandricards, qui n'existèrent jamais, avait
emprunté ces noms de ceux de quelques familles de laboureurs de son
comté de Scandiano[469]. Mazzuchelli l'a répété, en ajoutant les noms de
Sacripant et de Gradasse, et nous apprenant de plus, d'après un autre
auteur[470], que les mêmes noms existent toujours parmi le peuple de ces
contrées. Il ajoute encore une anecdote qui montre dans le _Bojardo_ un
poëte plus qu'un seigneur féodal et un chevalier. Chassant un jour dans
un bois nommé _del Fracasso_, à mille pas de _Scandiano_, il cherchait
un nom de caractère pour un des plus redoutables héros de son poëme.
Celui de _Rodomonte_ lui vint tout à coup dans l'esprit; il en fut si
enchanté qu'il remonta vite à cheval, courut à toute bride vers son
château, et fit sonner en arrivant toutes les cloches du village, au
grand étonnement de ce peuple qui était loin d'imaginer le motif d'un si
grand tapage[471]. Mais ce trait ne détruit-il pas ce qu'on dit de
l'emploi fait par le _Bojardo_ des noms de famille de ses paysans; et
les noms de Mandricard, de Gradasse et de Sacripant n'auraient-ils point
plutôt été pris par ces bonnes gens, en mémoire de leur seigneur et de
son poëme?

[Note 469: _Nomina per re gli Agramanti, i Sobrini, e i Mandricardi
e simili di varie regioni del mondo non mai stati, li quali furono nomi
di famiglie de' lavoratori sottoposti alla contea di Scandiano, onde
egli era conte,_ etc., p. 212, édit. de 1576.]

[Note 470: _Antonio Vallisnieri, Memorie ed scrizio sepolcrali de_
_conte Matteo Maria Bojardo e della sua casa in Scandiano_, t. III du
Recueil de _Calogerà_.]

[Note 471: _Scritt. d'Ital._, t. V, p. 1438.]

Le merveilleux de la magie avait enfanté de grands prodiges, créé des
armées, des flottes, transporté dans les airs des chevaliers, leurs
chevaux, même des forteresses, et fait d'autres fort belles choses; mais
il n'avait encore produit rien d'aimable, ni aucune de ces fictions
brillantes que le génie des Arabes prodiguait dans leurs romans. Leur
féerie, en se combinant avec les inventions du Nord et avec les tristes
fantômes qui noircissaient les imaginations occidentales, avait perdu
tout son charme et tout son éclat. L'île de la fée Carandine était la
seule invention magique de ce genre[472]; mais nous devons toujours nous
rappeler que le poëme où elle est placée n'était pas encore achevé quand
le _Bojardo_ mourut.

[Note 472: _Mambriano_, c. I. (Voyez ci-dessus, p. 257.)]

Le _Morgante_ était imprimé depuis six ou sept ans; mais il en avait
fallu davantage à l'auteur du _Roland amoureux_ pour concevoir et
dresser son plan, et pour écrire les soixante-dix-neuf chants qu'il a
laissés. Il est vrai qu'avant même d'être imprimé, le _Morgante_,
composé depuis plusieurs années, connu de tout ce qu'il y avait de gens
d'esprit à Florence, avait sans doute fait du bruit dans toute l'Italie;
et dans ces premiers temps de l'imprimerie, les copies manuscrites des
bons ouvrages se multipliaient et se répandaient quelquefois avec autant
d'abondance et de rapidité, qu'avant l'invention de cet art; mais, soit
que le _Bojardo_ connût ou non ce poëme, il se proposa de suivre une
autre route que son auteur. Le _Pulci_ n'avait voulu que rire et faire
rire; à l'exception du petit nombre de faits qui ne se prêtaient pas à
la plaisanterie, il avait tout envisagé du côté plaisant; l'auteur du
_Roland amoureux_ vit plus sérieusement les choses; et ce qu'il y a de
très-singulier, c'est que le sujet embrassé par le _Pulci_, le
conduisait nécessairement à un dénoûment tragique, tandis que celui
qu'inventa le _Bojardo_ mettait le principal héros dans une position
souvent comique, en lui prêtant une faiblesse d'amour, et n'y joignant
pas le don de plaire.

Le savant Gravina, si sévère pour le _Morgante_, montre beaucoup de
partialité pour l'_Orlando innamorato_. Selon lui, le _Bojardo_ se
proposa d'imiter les épiques grecs et latins dans ses inventions et dans
son style. Il choisit pour héros Roland et les autres paladins, parce
que leurs noms et leurs exploits étaient généralement connus; de même
qu'Homère et d'autres poëtes prirent pour sujet de leurs inventions le
siége de Troie, dont la renommée était répandue dans toute la Grèce, de
même le _Bojardo_ prit pour fondement de sa fable le siége de Paris,
déjà célébré par tant de romanciers et de poëtes. Il forma le caractère
de la plupart de ses héros sur l'idée des héros d'Homère; et comme dans
l'_Iliade_, les choses les plus incroyables tirent leur vraisemblance de
l'intervention des dieux, il sauva ses fictions les plus extraordinaires
par des magiciens et par des fées. Le critique indulgent ne s'en tient
pas là. Il veut que le _Bojardo_ ait représenté, dans les différents
personnages qu'il met en action, les vices et les vertus, comme les
anciens les représentaient dans les divinités qu'ils faisaient agir; et
qu'ainsi, à l'exemple de ces premiers poëtes, il ait produit sur la
scène, sous la figure ou sous l'emblème de personnages merveilleux,
toute la philosophie morale. Les Grecs, pour signifier la faiblesse de
l'ame humaine, qui se laisse le plus souvent emporter aux plus funestes
excès par les passions les plus légères ou les plus viles, tirèrent de
la seule Hélène le sujet de tant de batailles et d'une guerre si fatale
même aux vainqueurs; le _Bojardo_, voulant nous répéter la même leçon,
s'est servi de la seule Angélique pour exciter une infinité de querelles
meurtrières et de rixes sanglantes. Enfin, il observe que ce poëme, où
tant de beautés brillent, serait exempt des taches qui le ternissent,
s'il avait pu être terminé par son auteur, s'il avait reçu dans son
ensemble la mesure et les proportions qu'il devait avoir, si chaque
partie eût été soignée, et si le travail en eût fait disparaître
quelques expressions basses, si enfin la versification en eût été
renforcée dans quelques endroits[473].

[Note 473: _Della Ragione poët._, l. II, Nº. XV, p. 101, etc.]

Sans adopter entièrement des éloges dont nous apercevrons bientôt
l'exagération, nous devons cependant reconnaître que cette dernière
observation surtout est très-fondée. On ne peut, en effet, savoir au
juste ce que l'ouvrage entier eût pu devenir, si l'auteur l'eût conduit
à sa fin; on ne peut même en deviner le dénoûment. Les caractères sont
bien tracés et contrastés avec art; le plan est vaste et bien ordonné;
les événements sont naturellement amenés, en accordant à ce merveilleux
contre-nature la latitude de convention qu'il doit avoir; les
différentes parties du sujet s'entrelacent sans confusion; mais à quel
terme devaient-elles aboutir? c'est ce qu'il est impossible de savoir.

L'imitation des anciens est sensible dans quelques parties; mais ce qui
l'est plus encore, c'est que le _Bojardo_ crut, comme le _Pulci_, devoir
suivre dans plusieurs points la trace des mauvais poëtes qui avaient
traité avant eux ces sujets de chevalerie; comme eux, il se met en
communication avec un auditoire, dont il se suppose entouré; comme eux,
il cite à tout moment l'autorité de l'archevêque Turpin, lors même qu'il
est visible qu'il ne suit que sa fantaisie; comme eux, il adresse la
parole à ses auditeurs, en commençant et en finissant tous ses chants.
Mais il a le bon esprit de se dispenser d'une prière chrétienne qui,
lors même qu'elle n'est pas ironique, comme il est évident qu'elle l'est
souvent dans le _Morgante_, est encore une impiété aux yeux de la
religion, et une inconvenance aux yeux du goût, par son mélange avec les
traits et les détails les plus profanes.

Il en a dit assez; il est las: vous saurez la suite si vous revenez
l'entendre.--Pour que le chant qu'il finit vous intéresse davantage, il
remet au suivant la fin de l'aventure.--La bataille qui va se donner est
si terrible, qu'il a besoin de prendre haleine avant de la raconter.--Ce
chant est court, mais il ne veut pas y commencer une Nouvelle qu'il vous
réserve tout entière pour l'autre chant.--Celui-ci est trop long; mais
ceux à qui son étendue déplaira, n'ont qu'à n'en lire que la moitié,
etc. Telles sont les formes variées autant qu'il peut, mais revenant
toutes au même sens, qui terminent sans exception les soixante-dix-neuf
chants de son poëme.

Les débuts du plus grand nombre sont sans prétention, mais aussi sans
art et sans poésie. Je vous ai conté, messieurs, comment l'Argail et
Ferragus en étaient venus aux mains[474].--Je vous ai laissés, dans
l'autre chant, au moment où Astolphe provoquait _Grandonio_ par des
injures.--Vous devez vous souvenir que Renaud était fort en colère en
voyant son frère Richardet emporté par un géant.--Ecoutez, messieurs, la
grande bataille, telle qu'il n'y en eut jamais de plus horrible. Voilà
les formules qui, dans plus de cinquante chants, remplissent les trois
ou quatre premiers vers. Cela est du même style et souvent dans les
mêmes mots que la plupart des débuts du méchant poëme de _la Spagna_; ni
l'art ni la langue poétique ne paraissent avoir fait de l'un à l'autre
aucun progrès.

[Note 474: Je crois pouvoir me dispenser de citer les chants où se
trouvent ces débuts, qui n'ont de remarquable que leur trivialité.]

Mais dans à peu près vingt chants, le _Bojardo_ montre qu'il avait
pressenti le parti qu'on pouvait tirer de cette forme reçue, qui mettait
en correspondance le poëte et ceux qui venaient, ou qui étaient censés
venir l'entendre. Des réflexions, des invocations, des apostrophes, des
digressions enfin, telles que son imagination les lui fournit, et qui
s'agencent toujours tant bien que mal dans un cadre aussi libre que
celui du roman épique, remplissent une, deux, et quelquefois plusieurs
des premières stances; l'auteur ajuste ensuite cela comme il peut à son
récit, et le reprend où il l'avait laissé. On a vu que l'Aveugle de
Ferrare faisait le même essai à peu près à la même époque, soit qu'il y
eût quelque communication de l'un à l'autre, soit que cette idée assez
naturelle leur fût venue à tous deux en même temps, et ne fût due qu'au
progrès nécessaire de cette forme primitive, inhérente au poëme
romanesque. Mais le pauvre _Bello_ s'occupe souvent de ses affaires ou
de celles de sa patrie; le _Bojardo_, très à son aise, et que la guerre
affectait moins, parce que c'était son métier, ne parle le plus souvent
que d'une manière générale et indépendamment de toutes circonstances
particulières. Voici quelques-uns de ces débuts.

«Toutes les choses sublunaires, la richesse, les grandeurs, les royaumes
de la terre sont sujettes au caprice de la fortune. Elle ouvre ou ferme
inopinément la porte, et lorsqu'elle paraît la plus brillante, elle
s'obscurcit tout à coup; mais c'est surtout à la guerre qu'elle se
montre inconstante, légère, violente, et plus trompeuse que partout
ailleurs. On peut le voir par l'exemple d'Agrican, qui était empereur de
Tartarie, qui avait un si grand pouvoir sur la terre, à qui tant de
peuples obéissaient, et qui, pour obtenir la possession d'une femme, vit
son armée entière dispersée ou détruite, et perdit en un jour par la
main de Roland sept rois qu'il avait sous ses ordres[475].

»Seigneurs et chevaliers amoureux, belles et gracieuses dames, vous qui
êtes rassemblés pour écouter les grandes aventures et les guerres
qu'entreprirent ces anciens et célèbres chevaliers, ce sont surtout
Roland et Agrican qui firent par amour des choses grandes et
merveilleuses, etc.[476]

»Qui me donnera la voix, les paroles et les expressions élevées et
profondes dont j'ai besoin pour raconter une bataille qui n'eut jamais
son égale sous le soleil, auprès de laquelle toutes les autres batailles
furent des violettes et des roses[477]?»

[Note 475: L. I, c. XVI, st. 1 et 2.]

[Note 476: C. XIX.]

[Note 477: C. XXVII.]

Roland et Renaud en viennent aux mains pour l'amour d'Angélique. «Celui
qui n'a point éprouvé ce que c'est que l'amour, dit le poëte, pourra
blâmer deux illustres barons qui se combattent avec tant de fureur, et
qui devraient s'honorer l'un l'autre, étant nés du même sang et
professant la même foi, surtout le fils de Milon, provocateur de ce
combat; mais qui connaît l'amour et sa puissance excusera ce chevalier.
L'amour en effet est plus fort que la prudence et la sagesse. Ni l'art
ni la réflexion n'y peuvent rien; jeunes et vieux vont où il les mène,
le bas peuple avec le seigneur altier. Il n'y a point de remède contre
l'amour; il n'y eu a point contre la mort; il leur faut des sujets de
tout rang et de toute espèce, etc.[478]»

[Note 478: C. XXVIII.]

C'est ainsi que débutent quatre chants de son premier livre; car il faut
observer qu'il avait établi pour son poëme cette distribution
singulière. Il est divisé en livres, qui sont subdivisés en chants. Le
premier livre a trente-neuf chants; le second trente-un; le troisième
est resté suspendu au neuvième chant.

Ces sortes d'exordes sont plus fréquents dans le second livre, et ils y
ont en général plus d'étendue. Écoutons celui du premier chant. «Dans
l'agréable saison où la nature rend plus brillante l'étoile d'amour,
quand elle couvre la terre de verdure, et qu'elle orne de fleurs les
arbrisseaux, les jeunes gens, les dames, toutes les créatures livrent
leur cœur à l'allégresse et à la joie; mais quand l'hiver arrive, et que
ce beau temps est passé, le plaisir fuit et nous abandonne. Ainsi au
temps où la vertu florissait parmi les anciens seigneurs et les
chevaliers, la gaîté, la courtoisie régnaient; mais l'une et l'autre ont
pris la fuite; elles se sont égarées long-temps, et n'avaient plus
aucune idée de retour. Maintenant ce mauvais vent est passé, cet hiver
est fini; la vertu refleurit dans le monde; et moi, je vais rappelant à
la mémoire les prouesses des temps passés.»

Au quatrième chant, il invoque sa dame, qu'il appelle lumière de ses
yeux, esprit de son cœur, et qui lui a tant de fois inspiré des vers
d'amour.

«C'est l'amour qui inventa la poésie, la musique, qui réunit par de
douces chaînes les nations étrangères et les hommes dispersés; il n'y
aurait sans lui ni société ni plaisirs, la haine et la guerre sanglante
couvriraient la terre. C'est lui qui bannit l'avarice et la colère;
c'est lui qui inspire les belles entreprises; et jamais Roland ne donna
tant de preuves de valeur que depuis le moment où il fut vaincu par
l'amour.»

Il se compare dans le dix-septième au premier navigateur qui cotoya
d'abord les rivages, s'avança peu à peu en pleine mer, et se confia
enfin aux vents et aux étoiles. De même il n'a point encore, dans ses
chants, abandonné la rive; mais il lui faut entrer maintenant dans un
Océan immense. Une guerre épouvantable s'apprête. L'Afrique entière
passe les mers....; la France, l'Angleterre et l'Allemagne sont en feu,
et Charlemagne va se voir attaqué de toutes parts.

«Si ceux qui surpassèrent en gloire le monde entier, tels qu'Alexandre
et César, dit-il au vingt-deuxième chant, eux qui coururent, guidés par
la victoire, de la mer Méditerranée aux extrémités de l'Océan, n'avaient
pas eu l'appui de la déesse de Mémoire, leur valeur aurait brillé en
vain. L'audace, la prudence, les vertus les plus célèbres seraient
moissonnées par le Temps; il n'en resterait plus de souvenir. O Renommée
qui suis les pas des grands capitaines, Nymphe qui célèbres leurs
exploits par tes doux chants, qui prolonges au-delà de la mort les
honneurs qui leur sont rendus, et rends éternels ceux que tu vantes, tu
es réduite à répéter les antiques amours et à raconter des batailles de
géants, grâce à ce monde frivole, dont l'indifférence est telle qu'il ne
se soucie ni de renommée ni de vertu! Laisse sur le Parnasse l'arbre qui
y reverdit sans cesse, puisque le chemin qui y conduit s'est perdu, et
viens au bas de la montagne chanter avec moi l'histoire d'Agramant, de
ce Sarrazin redoutable qui se vante d'emmener captifs le roi Charles et
tous ses paladins.»

On voit ici que le génie de l'auteur avait de l'élévation, qu'il visait
au grand, et que pour la première fois depuis le Dante il faisait
entendre à l'Italie les sons de la trompette épique. Mais il était dans
une cour galante, dont il faisait lui-même partie; il chantait pour
elle; et son sujet, tel qu'il l'avait conçu, autant que son auditoire,
le ramenaient de ce ton héroïque à celui de galanterie. Au neuvième
chant de son troisième livre, à celui où il fut arrêté dans son travail,
qu'il ne devait plus jamais reprendre, excité par les images
voluptueuses que présente le joli épisode de Bradamante et de
Fleur-d'Épine, il se croit au milieu de cette cour remplie de beautés
angéliques et de cavaliers aimables; il invite l'Amour à y descendre, et
lui prédit que quand il y sera une fois il n'en voudra plus sortir[479].

[Note 479:

        _Se tu vien tra costor, io ti sò dire
        Che starai nosco, e non vorrai partire._]

Il est évident que le ton, les idées, les usages de cette cour
influèrent beaucoup sur la composition de son ouvrage. La destination
d'un grand poëme en a toujours décidé le caractère. Dans la cour de
Ferrare et dans toutes ces petites cours italiennes, la galanterie
dictait les mœurs; mais l'antique chevalerie maintenait encore les
habitudes du courage. Les devoirs, les lois, les coutumes chevaleresques
formaient une science dans laquelle le _Bojardo_ était instruit,
conformément à son état et à sa naissance. Il était sûr de plaire à ses
souverains et aux maîtres des autres petits états, en mettant en action
les principes de cette science. On pourrait dire qu'il n'y avait alors
que des cours en Italie, et qu'il n'existait point d'autre public. C'est
ce qu'il ne faut pas oublier en lisant, et le poëme du _Bojardo_, et
celui de l'Arioste, et tous les autres romans épiques du seizième
siècle. Nous verrons même que le poëme héroïque sentit aussi cette
influence, et fut marqué de cette empreinte originelle que les épopées
des âges suivants ne reçurent que secondairement et comme par imitation.

J'ai dit que le _Bojardo_ paraît faire peut d'attention aux
circonstances orageuses qui l'entourent. Il en parle cependant une fois,
et c'est à la fin de ce dernier chant, comme s'il avait été interrompu
par le bruit même et par le tumulte des armes. «Tandis que je répète
dans mes chants les discours amoureux de ces deux Belles, j'apprends que
les cœurs s'enflamment en France du désir de venir troubler la belle
Italie. Il semble que le ciel en feu nous annonce d'affreuses ruines et
tous les effets de la rage; et Mars irrité montrant sa face horrible
agite son glaive et nous menace de tous côtés[480].» Cela coïncide
parfaitement avec l'année 1494, époque de la descente de Charles VIII en
Italie et de la mort du _Bojardo_. Il nous reste à examiner dans son
poëme l'invention, l'intrigue, et, avant tout, les caractères.

[Note 480:

        _Mentre ch'io canto, ahime Dio Redentore
        Veggio l'Italia tutta a fiamma e a foco
        Per questi Galli che con gran fuore
        Vengon per ruinar non so che loco.
        Però vi lascio in questo vano amore,_ etc.

C'est là tout ce que contient la dernière strophe de l'édition du
_Domenichi_, 1545; maïs dans une autre bien postérieure (Venise, 1608,
in-4º.), dont l'éditeur assure, dans son avis aux lecteurs, qu'il a
corrigé un nombre infini de fautes, et qu'il a même quelquefois rétabli
quatre, six, et jusqu'à douze strophes qui avaient été supprimées,
l'avant-dernière strophe est ainsi:

        _Mentre ch'io canto gli amorosi detti
          Di queste donne da l'inganno prese,
          Sento di Francia riscaldarsi i petti
          Per disturbar d'Italia il bel paese,
          Alte rovine con rabbiosi effetti
          Par che dimostra il ciel con fiamme accese;
          E Marte irato con l'orrida faccia,
          Di quà e di là col ferro ne minaccia._

C'est la leçon que j'ai suivie en traduisant cet endroit.]

Tous les poëtes, les chroniqueurs et les romanciers qui précédèrent
l'auteur de l'_Orlando innamorato_ avaient fait de Roland un chevalier,
non-seulement sans peur et sans reproche, mais sans faiblesse, un
défenseur de la foi, un chrétien du temps des croisades, combattant les
Sarrazins, mais ardent à les convertir, et ne leur proposant d'autre
alternative que le baptême ou la mort; fidèle à la belle Alde sa femme,
quoiqu'en étant peu occupé, et protégeant les filles et les femmes sans
rien éprouver pour elles, et sans en rien exiger. Le _Bojardo_ imagina
le premier de lui donner une passion amoureuse, de le mettre en rivalité
avec d'autres paladins de France et des chevaliers sarrazins, et de
tirer de ces passions et de ces rivalités une nouvelle source
d'incidents romanesques et un nouveau mobile d'action. Pour cela il
fallait créer une beauté parfaite à laquelle rien ne pût résister, et la
produire dans une circonstance où les armées ayant fait trève à leur
longue guerre, les chevaliers des deux partis pussent se réunir dans le
même lieu, et être frappés en même temps.

C'est ce qu'avait fait Turpin, si l'on en croit notre poëte; mais le bon
archevêque n'avait pas voulu publier cette partie de son histoire, pour
ne pas faire tort au paladin son ami[481], en faisant connaître une
erreur qui avait pensé le conduire à sa perte. Pour lui, qui n'a pas les
mêmes motifs, rien ne l'empêche de nous transmettre ce que Turpin avait
écrit. On est déjà au fait de ces recours à l'autorité de Turpin, et
l'on sait ce qu'on en doit croire. Voici donc ce que le bon archevêque
avait eu la délicatesse de ne pas vouloir publier.

[Note 481:

        _Però fu lo scritor saggio ed accorto
        Che far non volse al caro amico torto._
                                (L. I, c. I, st. 3.)]

Au milieu d'un repas splendide que donnait Charlemagne aux seigneurs de
sa cour et aux nobles étrangers, pour l'ouverture d'un grand tournoi, on
avait vu paraître tout à coup entre quatre géants d'un aspect terrible
une princesse plus belle que l'étoile du matin. C'était Angélique, fille
de Galafron, roi de _Catai_, royaume qu'on ne trouve pas sur la carte
d'Asie, mais que l'on dit être le même que la Chine; et il est vrai que
les Tartares donnent encore aujourd'hui à la Chine le nom de _Kitai_ ou
_Kitay_, qui ressemble assez à _Catai_[482]; mais il est singulier qu'on
soit allé chercher une beauté chinoise pour tourner en France toutes les
têtes. Quoi qu'il en soit, cette beauté surnaturelle, accompagnée d'un
jeune chevalier aussi beau qu'elle-même, déclare à l'empereur qu'elle
est venue des extrémités du monde avec son frère pour lui rendre
hommage, et pour éprouver, dans les joûtes annoncées, la valeur de ce
jeune frère contre celle de tous les chevaliers. Elle propose pour
condition du combat que tout guerrier abattu d'un coup de lance
demeurera leur prisonnier, sans pouvoir combattre avec d'autres armes;
que si son frère est vaincu, il s'en ira avec ses géants, et qu'elle
appartiendra au vainqueur.

[Note 482: Voyez le _Voyage de Bell_, de Pétersbourg à Péking,
traduit par M. Castera, à la suite de celui de M. Barow en Chine, vol.
III, p. 316.]

Aussitôt tous les chevaliers chrétiens et païens, jeunes et vieux,
capables ou non de plaire, galants ou jusqu'alors insensibles, sont
enflammés par tant de charmes et par l'espoir de les obtenir, se lèvent
et demandent le combat. L'empereur décide qu'il n'y en aura que dix, et
que leurs noms seront tirés au sort. Tout empereur et tout vieux qu'il
est, il veut que le sien soit inscrit. Renaud se fait écrire des
premiers; le sage Roland est entraîné comme les autres; il se reproche
sa faiblesse, mais il y cède, et sa douleur est grande de voir que son
nom ne sort de l'urne que le dixième.

Celui du brillant et jeune Astolphe est le premier; il se rend au lieu
indiqué, et court la lance en arrêt de fort bonne grâce; mais à peine
est-il touché par la lance d'Argail (c'est le nom du frère d'Angélique),
qu'il est jeté hors des arçons, accident au reste qui lui arrivait assez
souvent. Il est ici très-fidèle à son caractère; toujours avantageux
dans ses disgrâces, il ne manque pas de raisons[483] pour prouver qu'il
était le plus fort, quoiqu'il ait été abattu. Il n'en reste pas moins
prisonnier. Le terrible Ferragus vient le second. Malgré sa taille
gigantesque et sa force démesurée, il est abattu comme Astolphe; mais il
ne se rend pas. Les quatre géants s'avancent et l'entourent; il les tue.
L'Argail veut lui faire entendre raison; chose impossible. Il faut qu'il
se batte l'épée à la main. Le combat est des plus terribles, et
recommence plusieurs fois. Angélique, incertaine du succès, s'enfuit
dans la forêt des Ardennes, à l'entrée de laquelle on se bat. L'Argail
la suit; Ferragus court sur ses traces, le joint, le force encore à se
battre, et n'est satisfait que quand il lui a donné la mort. Le jeune
chevalier ne lui demande en mourant d'autre grâce que d'être jeté avec
ses armes dans le fleuve voisin, pour qu'on ne reproche pas un jour à sa
mémoire qu'il s'est laissé vaincre ayant de si fortes armes. Ferragus y
consent, à l'exception du casque, qu'il portera pendant quatre jours
seulement, parce qu'il a perdu le sien dans le combat. Il viendra
ensuite le jeter au même endroit où il aura laissé le corps et le reste
de l'armure. Cela dit et convenu, l'Argail expire, et Ferragus, après
lui avoir ôté son casque, et s'en être couvert, va précipiter le corps
dans la rivière. Ce n'est pas sans avoir versé des larmes sur la mort
prématurée de ce brave guerrier. Il reste quelque temps les yeux fixés
sur l'endroit où il l'a jeté, et reprend tout pensif le chemin qui
l'avait conduit au bord du fleuve[484]. On reconnaît à ce trait de
nature le poëte sensible et l'homme nourri de l'étude des anciens.

[Note 483: Cela est arrivé, dit-il, _per disseto della sella_, c. I,
st. 62.]

[Note 484: C. III, st. 67 et 68.]

C'est ainsi que s'annonce le caractère de Ferragus. Ceux de Roland et de
Renaud sont aussi mis en scène dès le commencement, tous deux par cet
amour soudain que leur inspire Angélique. Renaud apprend le premier
qu'elle s'est enfuie et que Ferragus est à sa poursuite. Il court sur
leurs traces vers la forêt. Roland apprend les mêmes nouvelles, et de
plus que son cousin Renaud s'est mis aussi à la recherche d'Angélique.
Il le connaît; s'il peut la trouver, il sait de quoi il est capable.
C'en est trop, il prend ses armes, monte sur son cheval Bride-d'Or, et
galoppe vers les Ardennes. Renaud arrive dans la forêt, épuisé de
fatigue et de soif. Il s'arrête auprès d'une fontaine d'eau limpide. Le
poëte, mêlant ici les romans de la Table ronde avec ceux de Charlemagne
et de ses paladins, feint que cette fontaine avait été enchantée par
Merlin, et qu'elle inspirait à ceux qui buvaient de ses eaux la haine la
plus violente pour l'objet qu'ils avaient le plus aimé[485].

[Note 485: C. III, st. 32 et 33.]

Renaud en boit, et à l'instant il rougit de son amour, déteste Angélique
autant qu'il l'aimait, revient sur ses pas pour sortir de la forêt, et
ne s'arrête qu'auprès d'une autre fontaine plus agréable encore que la
première. Il s'assied, se repose et s'endort. Ce n'était point Merlin
qui avait enchanté cette fontaine; elle tenait de sa nature un effet
tout contraire, et l'on ne pouvait en boire sans se sentir brûler
d'amour; en un mot, c'était la fontaine de l'Amour même[486]. Angélique,
échappée aux poursuites de Ferragus, arrive un instant après. La chaleur
excessive et une longue course l'ont altérée; elle boit à la fontaine,
et au même instant elle aperçoit Renaud endormi. L'eau magique fait son
effet; Angélique approche, admire le chevalier, cueille des fleurs, les
jette sur son visage. Renaud s'éveille: elle s'attend qu'il va être
enchanté de la voir; mais il l'aperçoit à peine, que l'eau de la Haine
agissant en lui, il se lève brusquement, remonte sur son cheval, et fuit
à toute bride. Angélique le suit de toute la rapidité du sien, en lui
disant, ou plutôt lui criant les choses les plus tendres[487]; mais il
ne l'entend plus; Bayard l'emporte loin de la vue d'Angélique, qui
revient alors tristement au lieu d'où elle était partie. Elle reconnaît
la place où Renaud s'était endormi, l'herbe et les fleurs qu'il avait
foulées, les arbres qui le couvraient de leur ombrage. Elle s'y arrête,
adresse à tous ces objets des discours passionnés; et succombant à tant
d'agitation et de fatigue, elle s'endort à son tour[488].

[Note 486: St. 38.]

[Note 487: St. 43 et 46.]

[Note 488: St. 49 et 50.]

Roland, qui la cherchait de tous côtés, la trouve dans cette posture:
elle y est si belle, que toutes les belles de la terre seraient auprès
d'elle ce que les étoiles sont auprès de Diane, ce que Diane est auprès
du soleil. Est-il là en effet, ou n'est-il pas dans le paradis? Il la
voit, mais rien de ce qu'il voit n'est réel; il rêve, il dort
véritablement[489]. Tandis qu'il se parle ainsi à voix basse, transporté
d'admiration et d'amour, et regardant Angélique de fort près, Ferragus
survient et lui signifie brusquement que cette Dame est la sienne, qu'il
ait donc à la quitter sur-le-champ, ou à se préparer au combat. Roland
accepte le défi, et le terrible duel commence. Le bruit des coups
réveille Angélique; elle prend de nouveau la fuite. Les deux chevaliers
continuent de se battre avec acharnement; mais ils sont interrompus par
une jeune et belle dame, parente de Ferragus. Elle le cherchait partout
pour lui apprendre des nouvelles qui le rappellent en Espagne à
l'instant même. Les deux chevaliers se quittent, et Roland se remet de
plus belle à la poursuite d'Angélique.

[Note 489: St. 68 et 69.]

On ne peut nier que cette intrigue romanesque ne soit ingénieusement
tissue, qu'elle ne donne lieu à des développements, et surtout à des
descriptions très-poétiques; mais, à la valeur près, que devient dans
toutes ces poursuites le beau caractère de Roland? Et malgré ce que
Gravina en a pu dire, quel rapport pouvait-il y avoir entre cette
manière de concevoir et de conduire un poëme épique, à la manière
grande, sage et toujours héroïque des anciens?

Le caractère d'Astolphe, déjà bien annoncé, est mis à une épreuve
piquante et singulière. Demeuré seul dans la tente d'où Angélique et son
frère étaient partis, il se croit dispensé d'y rester. Sa lance avait
été rompue: l'Argail avait laissé la sienne appuyée contre un arbre,
pour se battre l'épée à la main avec Ferragus. Astolphe s'en empare sans
en connaître la vertu, et reprend le chemin de Paris. Cette lance d'or
était enchantée. Pour peu qu'elle touchât le chevalier le plus ferme sur
les arçons, il était renversé du premier coup. Astolphe arrive à Paris.
Le grand tournoi était ouvert, et la fortune y était contraire aux
chevaliers français. Après des succès variés entre les deux partis, le
terrible géant _Grandonio_ est entré dans l'arène, et tout tremble à son
aspect. Il renverse Oger le Danois, et ensuite le vieux Turpin. Ganelon
et tous les chevaliers de la maison de Mayence ont fait retraite:
Griffon seul ose combattre; _Grandonio_ l'abat de même. Gui de
Bourgogne, Angelier, Auvin, Avolio, Otton, Berlinguier éprouvent le
même sort. _Grandonio_ tue de sa lance Hugues de Marseille: il abat
Alard, Richardet, et le fameux Olivier. Il insulte à toute la chevalerie
de Charlemagne. L'empereur, honteux et furieux à la fois, s'emporte
contre les paladins qui ne sont pas à leur poste ou qui en sont sortis,
surtout contre Ganelon, contre Renaud et contre ce traître de Roland; il
l'appelle renégat, fils de p.... en toutes lettres, et jure qu'il le
pendra de sa main[490]. En supposant que le _Bojardo_ voulût imiter ici
les héros d'Homère, qui se disent quelquefois de grosses injures, on
conviendra que c'était outrer l'imitation, et que cela est aussi par
trop homérique.

[Note 490:

        _Figliuol d'una putana, rinegato,
          Che se ritorni a me, poss'io morire
          Se con le proprie man non t'ho impiccato._
                                (C. II, st. 64 et 65.)]

Pendant tout ce temps, Astolphe était arrivé près de l'enceinte; il
avait tout vu, tout entendu; piqué de la défaite de tant de chevaliers
chrétiens et de la colère de Charlemagne, il va demander à l'empereur la
permission de combattre, s'arme, monte à cheval, et se présente la lance
haute. Les spectateurs, malgré sa bonne mine, attendent peu de lui.
Charlemagne dit à part: «Il ne manquait plus que cela à notre
honte[491].» Astolphe lui-même ne se flatte pas de vaincre; mais il
remplit avec courage ce qu'il regarde comme un devoir[492]. _Grandonio_
et lui prennent du champ; le premier, fier de tant de succès, le second
un peu pâle de crainte, mais décidé à braver la mort, pour effacer la
honte de nos armes. Les deux chevaliers se rencontrent, et dès que la
lance a touché _Grandonio_, il tombe rudement et reste étendu sur le
sable[493]. Tout le monde jette un cri d'admiration et de surprise; mais
le plus surpris de tous était Astolphe, qui ne concevait rien à sa
victoire. Il ne restait plus que deux guerriers païens qui n'eussent pas
combattu: ils entrent dans la carrière et sont renversés avec une
facilité que ni eux, ni les spectateurs, ni l'empereur, ni surtout
Astolphe, ne peuvent comprendre.

[Note 491:

        _E poi tra suoi rivolto con rampogna
        Disse: e ci manca quest'altra vergogna._
                                       (S. 67.)]

[Note 492: St. 66.]

[Note 493: C. III, st. 4.]

Ganelon et toute sa race mayençaise entendent parler de ce brillant
succès: ils ne doutent pas que les forces d'Astolphe ne soient épuisées,
et qu'ils n'aient bon marché de lui; ils rentrent dans la lice et sont
tous abattus l'un après l'autre. Le dernier qui reste prend Astolphe en
traître par derrière; il renverse le paladin, qui se relève furieux,
tire son épée, prodigue aux Mayençais les noms de lâches et de traîtres,
et les défie tous à la fois. Ils fondent en effet sur lui. Astolphe se
défend en brave, et blesse quelques-uns des assaillants. Le duc
Naismes, Richard, Turpin, prennent sa défense, Charlemagne veut mettre
le holà. Astolphe n'entend plus rien, il se moque de l'empereur, lui dit
même des injures, et continue de battre les Mayençais. Charles est enfin
obligé de le faire arrêter et conduire en prison[494].

[Note 494: C. III.]

Cette scène chevaleresque est pleine de chaleur et d'originalité. Si les
miracles de la lance enchantée et la manière dont elle est ici mise en
scène ont quelque chose de comique, c'est du comique de situation, et
Astolphe, tout avantageux qu'il est, ne pouvant concevoir ce qui le rend
si terrible, est une idée neuve et très-heureuse Si quelque chose y
descend à un comique trop bas, c'est le rôle que joue Charlemagne. Il
sort de son trône, se jette dans la mêlée, fond sur les combattants à
grands coups de bâton, casse la tête à plus de trente. Quel est, dit-il,
le traître, quel est le rebelle assez hardi pour troubler ma fête?... Il
disait à Ganelon: qu'est-ce que cela? Il disait à Astolphe: Est-ce là ce
qu'il faut faire[495]? etc. Cela ressemble un peu trop à la colère de
Sganarelle ou de Mr. Cassandre, et blesse trop la dignité du caractère
et du rang.

[Note 495:

        _Dando gran bastonate a questo e quello,
        Ch' a più di trenta ne ruppe la testa.
        Chi fu quel traditor, chi fu il ribello
        C'havut' ha ardir a sturbar la mia festa?_
        . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
        _Egli diceva a Gan: Che cosa è questa?
          Diceva ad Astolfo: Hor si dee così fare?_ etc.
                                         (St. 24 et 25.)]

Telle est l'exposition du poëme, ou si l'on veut le premier fil d'une
action extrêmement complexe. Voici comment est tissu le second. Pendant
que Charlemagne ne songe qu'à donner des fêtes, un roi d'Afrique,
Gradasse s'est mis en tête d'avoir le bon cheval Bayard et la terrible
épée Durandal. La difficulté est que l'un appartient à Renaud et l'autre
à Roland; mais cela n'arrête point Gradasse dans ses projets. Il lève
une armée de 150,000 hommes. Il se rendra d'abord en Espagne, en fera la
conquête, et passera ensuite en France: il vaincra Charlemagne, tuera
Renaud et Roland, et prendra l'épée de l'un et le cheval de l'autre. Il
réussit dans la première partie de son plan; il remporte de tels
avantages sur les Sarrazins d'Espagne, qu'il force le roi Marsile, qui
était en paix avec les chrétiens, de leur déclarer la guerre et de
joindre une armée formidable à celle qu'il conduit lui-même en France.
C'étaient là les tristes nouvelles que Ferragus avait reçues de sa
patrie, tandis qu'il se battait avec Roland, et qui l'avaient fait
partir sur-le-champ pour l'Espagne[496].

[Note 496: Voyez ci-dessus, p. 309.]

Pour accroître les dangers de Charlemagne, il s'agit d'écarter de lui
les deux paladins invincibles, Roland et Renaud, ce dernier surtout qui
n'avait nulle raison pour quitter l'empereur, et que Charles venait de
nommer commandant-général de ses armées. Le poëte n'y est pas
embarrassé. Angélique était retournée dans les états de son père: au
moyen du livre de grimoire de Maugis, elle s'y était fait transporter
par les démons aux ordres de cet enchanteur. Il serait trop long de dire
comment elle avait eu ce livre, et comment Maugis, pour sa peine d'avoir
voulu en France s'émanciper avec elle, se trouvait alors au Catay dans
une prison[497]; il y était, voilà le fait. Cependant, Angélique était
plus occupée que jamais de son amour pour Renaud. Elle rend la liberté à
Maugis, à condition qu'il lui amènera son cousin, par la force de ses
enchantements[498]. Rien de plus facile; mais ce qui ne l'était pas
autant, c'était de détruire dans Renaud l'effet de la fontaine de la
Haine.

[Note 497: Dès le commencement de l'action, Maugis avait surpris
Angélique endormie. Armé de son livre de grimoire, il croyait la retenir
dans le sommeil, et se permettre avec elle tout ce qu'il voudrait; mais
elle avait au doigt un anneau magique qui la préservait de tous les
enchantements. Elle s'éveille, jette un cri, éveille son frère Argail
qui dormait peu éloigné d'elle; et tandis qu'elle tient Maugis fortement
embrassé dans la posture où elle l'avait surpris, l'Argail le lie de la
tête aux pieds avec une forte chaîne. Angélique lui prend son livre, lit
une évocation; les démons accourent; elle leur ordonne de transporter
Maugis enchaîné jusque dans les états de son père; et le triste magicien
ayant perdu tout son pouvoir avec son livre, est porté à travers les
airs, et remis à Galafron par ses propres diables. (L. I, c. I.)]

[Note 498: C. V.]

Avant d'arriver au Catay, dans une barque où Maugis l'a fait entrer par
surprise[499], il est jeté dans une île où tout respire le plaisir.
Femmes jolies, bonne chère, concerts, tout l'enchante; mais on lui
annonce que la reine de ces beaux lieux, la charmante Angélique y va
paraître; aussitôt tout lui déplaît, l'effraie, l'irrite: il remonte
dans sa barque et s'enfuit[500]. Sur un autre rivage, il court le danger
le plus terrible. Il tombe dans les piéges d'un géant monstrueux, est
enchaîné, jeté dans une caverne affreuse, livré à une horrible vieille,
et se voit près d'être dévoré par un dragon plus monstrueux encore que
le géant. Angélique vient à son secours et tâche de le fléchir, au moins
par la reconnaissance; mais c'est en vain, il lui déclare qu'il aime
mieux mourir que d'être à elle. Angélique, aussi généreuse que tendre,
renonce à le poursuivre, mais ne peut renoncer à l'aimer, proteste que
s'il ne fallait que mourir pour lui plaire, elle se tuerait à l'instant
de sa propre main[501]; retourne tristement dans son palais, et charge
Maugis de sauver cet insensible. Devenu libre, Renaud erre dans
l'Orient, trouvant et mettant à fin les plus merveilleuses aventures,
fuyant toujours Angélique, et ne pouvant retourner en France.

[Note 499: _Ibid._]

[Note 500: C. VIII. On a donc été trois chants entiers sans
reprendre le fil de cette aventure. Telle est la marche singulière de
ces sortes de poëmes.]

[Note 501:

        _Ella rispose: io farò il tuo volere;
        E s'altro far volessi io non potrei.
        S'io pensassi morando a te piacere
        Hora hora con mia man m'ucciderei._
                                 (C. IX, st. 20.)]

Roland en était sorti pour chercher celle que son cousin prenait tant de
peine à éviter, et qu'il savait être de retour dans ses états. Le chemin
qu'il fait par terre est long, ses aventures sont nombreuses, et comme
on peut le penser, admirables; telle est, par exemple, celle du pont de
la Mort, qui est sur le fleuve du Tanaïs. Roland se bat sur ce pont avec
un géant énorme; le géant, blessé à mort, frappe du pied sur le pont: un
filet à mailles de fer enveloppe Roland, qui ne peut s'échapper et
serait mort de faim auprès du corps de son ennemi, si un autre géant,
plus énorme et plus difforme que le premier, voulant tuer Roland d'un
coup de sa propre épée Durandal, n'eût coupé les mailles et délivré le
paladin, qui le combat aussitôt pour ravoir son épée, et le tue[502]. Il
était enfin arrivé en Circassie, lorsqu'il tombe dans un piége plus
dangereux que les géants, les dragons et le pont de la Mort. Une belle
dame se présente à lui sur un autre pont[503], et l'invite à boire dans
une coupe, dont la liqueur magique lui fait perdre tout souvenir et
l'idée même d'Angélique. Il entre dans l'île enchantée de la fée
Dragontine, d'où il ne songe plus à sortir. Plusieurs autres paladins et
chevaliers y arrivent, et restent enchantés comme lui.

[Note 502: Fin du chant V et commencement du chant VI.]

[Note 503: C. VII, st. 44.]

Pendant ce temps, Angélique était assiégée dans Albraque[504], capitale
de son empire, aussi connue des géographes, et aussi réelle que son
empire même. Agrican, roi de Tartarie, en était éperdûment épris, et
n'ayant pu l'obtenir de Galafron, son père, il était entré dans leurs
états, à la tête d'une formidable armée, qui, selon l'expression de
l'auteur, montait à vingt-deux centaines de mille cavaliers[505], chose
qu'il avoue ne s'être jamais vue, ou être du moins très-rare. Malgré les
secours et la valeur de Sacripant, roi de Circassie, amoureux
d'Angélique et qui a juré de la défendre jusqu'à la mort, Albraque est
prise et saccagée par les Tartares. Angélique, renfermée dans la
citadelle, s'échappe en mettant dans sa bouche l'anneau qui a la
propriété de rompre tous les enchantements, et qui de plus la rend
invisible[506]. Elle sait où est détenu Roland avec un grand nombre
d'autres chevaliers. Elle veut s'en faire des défenseurs et les ramener
au secours de la forteresse d'Albraque. Elle va droit aux jardins de
Dragontine, touche de son anneau Roland et les autres chevaliers, parmi
lesquels était Brandimart, amant de la belle Fleur-de-Lys, leur rend le
bon sens, les délivre et marche à leur tête. Leur arrivée devant
Albraque fait changer la fortune[507]. Roland, à qui Angélique donne des
espérances pour enflammer son courage, fait des exploits prodigieux;
Agrican voit périr une partie de son armée. Il est enfin vaincu lui-même
et tué par Roland, après un long et terrible combat[508].

[Note 504: C. X.]

[Note 505:

        _Venti due centinaja di migliara
        Di cavalier havea quel re nel campo,
        Cosa non mai udita, ò si è pur rara._
                       (_Ibid._, st. 26.)]

[Note 506: C. XIV.]

[Note 507: C. XV.]

[Note 508: C. XVIII et XIX.]

Dans cette guerre paraît pour la première fois une héroïne d'un grand
caractère et qui joue dans la suite un grand rôle: c'est la belle et
intrépide Marfise, reine d'une partie de l'Inde; elle commande une des
armées venues au secours de Galafron et de sa fille[509]. La guerre
finie, les aventures ne le sont pas. Roland sort avec gloire de toutes
celles qu'il entreprend. Une combinaison singulière de circonstances
l'oblige, comme dans le _Morgante_, à combattre contre son cousin
Renaud, qui, ayant appris de quelle gloire il se couvrait devant
Albraque, était venu de très-loin pour la partager, sans renoncer à sa
haine contre Angélique. Ce combat, plus terrible encore que celui de
Roland et d'Agrican, dure deux jours[510]. Le second jour, Angélique en
est témoin. Elle a fait dès le matin à Roland beaucoup de coquetteries.
Effrayée de sa supériorité dans le combat et du danger que court son
cher Renaud, elle s'avance, retient le bras de Roland, au moment où il
va frapper un coup qui peut être mortel[511], lui renouvelle toutes les
promesses qu'elle lui a faites, à condition qu'il partira sur-le-champ,
pour aller détruire une île enchantée, gardée par un dragon qui a dévoré
tous les habitants du pays, et qui dévore encore tous les chevaliers et
toutes les dames qui passent aux environs. Roland part comme un trait
pour courir cette aventure. Renaud se fait panser de ses blessures; mais
quoiqu'il sache bien qu'il doit la vie à Angélique, il semble qu'il ne
l'en hait que davantage[512].

[Note 509: XVI, st. 29.]

[Note 510: XXVII.]

[Note 511: C. XXVIII, st. 28.]

[Note 512: St. 35.]

A cette seconde branche de l'action, qui n'est pas moins fortement
conçue que la première, est attachée une partie épisodique où brille
surtout le talent descriptif et l'imagination vraiment romanesque de
l'auteur. Roland n'est pas long-temps sans trouver l'île enchantée de
Falerine, qu'Angélique lui avait ordonné de chercher. Heureusement pour
lui, il rencontre auparavant une femme à qui il rend un service; elle
lui donne un livre où est tracée la description des jardins, des
merveilles qu'il doit trouver dans cette île, des dangers aimables et
terribles qui l'y attendent, des moyens d'y échapper et de détruire tous
les enchantements[513]. Sans ce secours, il courait à une mort certaine;
instruit par ce livre, il tue d'abord le dragon qui gardait l'entrée,
ensuite un taureau furieux, un âne couvert d'écailles, un géant, deux
autres géants qui naissent du sang du premier, enfin tous les monstres
qu'il trouve dans les jardins: il se dérobe aux piéges séduisants qui
lui sont tendus, et finit par couper à grands coups d'épée un bel arbre
qui s'élevait au milieu d'une grande plaine[514]. Aussitôt l'air
s'obscurcit, la terre tremble, des feux brillent, une fumée épaisse
couvre tout le jardin. Le calme et le jour renaissent; mais les jardins
ont disparu. Il ne reste que Falerine attachée au tronc de l'arbre. Elle
demande la vie à Roland et l'obtient. Elle lui apprend qu'elle n'est
qu'une fée secondaire, qu'elle a tout fait par les ordres de la grande
et méchante fée Morgane. Elle le conduit vers un pont où est le fort de
l'enchantement, gardé par un scélérat qui a attiré dans les piéges de
Morgane un grand nombre de dames et de chevaliers[515].

[Note 513: L. II, c. 4.]

[Note 514: C. V.]

[Note 515: C. VII.]

Roland entre sur le pont, combat le brigand qui le prend dans ses bras,
et tombe avec lui jusqu'au fond du lac[516]. Là, se trouvait la grotte
enchantée de Morgane, et tout alentour, des paysages et des prairies,
comme celles qui sont sur notre terre, et éclairées du même soleil[517].
Le combat y recommence entre le chevalier et le brigand. L'intrépide
Roland tue son adversaire, trouve une porte qu'il passe et pénètre dans
la grotte. Les merveilles qu'il y voit seraient trop longues à raconter.
La plus étonnante est la fée elle-même. Sous les formes allégoriques
dont le poëte l'a revêtue, on voit que c'est la fortune. Roland l'a vue
endormie et brillante de tout l'éclat de la beauté; il l'a négligée;
revenant ensuite pour la saisir, il la cherche et la poursuit long-temps
en vain[518]. Le Repentir, ou plutôt la Repentance[519], car c'est une
femme, s'offre à lui, et lui déclare qu'elle le tourmentera jusqu'à ce
qu'il soit parvenu à rejoindre la fée. Elle lui tient parole, et tandis
qu'il court de toute sa force, elle le flagelle sans pitié.

[Note 516: _Ibid._, st. 61.]

[Note 517: C. VIII.]

[Note 518: Elle danse devant lui, et chante les paroles, qui ont été
imitées ou plutôt copiées par le _Marini_, dans son _Adone_:

        _Qualunque cerca al mondo haver tesoro
          Over diletto, e segue honore e stato,
          Ponga la mono a questa chioma d'oro
          Ch'io porto in fronte, e lo farò beato,_ etc.
                                        (St. 58.)

Voyez le premier chant de l'_Adone_, intitulé la _Fortuna_; st. 50.]

[Note 519: C. IX, st. 6. Elle se nomme elle-même en italien, _la
Penitenza_; en français, il m'a fallu substituer un autre nom.]

Enfin il saisit Morgane, qui, du moment qu'elle est prise, se trouve
sans défense contre lui[520]. Il lui demande la clef de ses prisons,
qu'elle lui donne, après avoir obtenu pour toute grâce qu'en délivrant
les chevaliers ses captifs, il lui laissera le beau Ziliant dont elle
est éprise et qui est nécessaire à sa vie. Roland se défiant toujours
d'elle, la mène avec lui jusqu'à la porte de la prison, la tenant par où
il faut, dit-on, prendre l'Occasion et la Fortune, par le toupet[521].
Il ouvre la porte et remet en liberté les dames et les chevaliers. Parmi
eux se trouvaient Brandimart, Dudon, les deux fils d'Olivier, et enfin
Renaud lui-même, que des aventures extraordinaires avaient conduit dans
les piéges de la fée. Chacun retrouve son cheval et ses armes. Ils
partent tous pour la France. Roland seul est forcé par son amour pour
Angélique à retourner vers le Catay[522].

[Note 520: St. 17.]

[Note 521: _Tenendo al zuffa tuttavia Morgana._ (St. 26.)]

[Note 522: _Ibid._, st. 47 et 48.]

Ici l'on peut dire que toutes les richesses de la féerie sont déployées
pour la première fois. Ce sont enfin les fictions orientales dans toute
leur brillante déraison, et il ne paraît pas douteux que le _Bojardo_,
très-savant dans les langues anciennes, ne connût aussi, ou la langue
arabe, ou quelques traductions des contes ingénieux du peuple le plus
conteur de la terre. Cette île de Falerine et de Morgane est le
véritable modèle des îles enchantées d'Alcine et d'Armide, et il faut en
convenir, ni l'Arioste, ni le Tasse n'ont eu, à beaucoup d'égards, dans
leurs riches descriptions, d'autre avantage sur le _Bojardo_, que celui
du style.

Le troisième fil de cette trame si compliquée et si étendue est attaché
à Biserte en Afrique. Le jeune et puissant roi Agramant, qui prétend
descendre d'Alexandre en droite ligne, et qui tient trente-deux rois
sous son obéissance, les assemble dans un conseil et leur annonce qu'il
a résolu de déclarer la guerre à Charlemagne et à ses paladins, pour
venger la mort de Trojan son père, tué dans une des guerres précédentes
en France par le comte d'Angers[523]. Ce projet déplaît aux vieux rois
et plaît extrêmement aux jeunes. Parmi les premiers, on distingue le
sage Sobrin, et parmi les autres, l'indomptable Rodomont. Mais enfin le
parti est pris; les ordres pour le départ sont donnés. Alors le roi des
Garamantes, vieillard versé dans la nécromancie, affirme qu'Agramant ne
peut avoir aucun succès dans son entreprise, s'il n'emmène avec lui le
jeune Roger, fils de Galacielle, sœur de son père Trojan. Cette tante
d'Agramant était morte en mettant au jour, en même temps que Roger, une
fille qui n'est pas moins belle. Ces deux enfants furent confiés au sage
magicien Atlant, qui habite sur la montagne de Carène. Il y a nourri son
pupille de moëlle et de nerfs de lions, et l'a élevé dans tous les
exercices qui développent la force et le courage des héros[524]. Mais il
ne veut point qu'il sorte de son asyle. Il sera difficile de trouver
cette montagne, de pénétrer dans le château d'Atlant, et encore plus
d'en tirer le jeune Roger, sans lequel cependant il ne faut absolument
rien entreprendre.

[Note 523: C'est par cette nouvelle scène que s'ouvre le second
livre; la généalogie d'Agramant, ses projets, le conseil qu'il assemble
et les délibérations de ce conseil en remplissent le premier chant.]

[Note 524: C. I, st. 74.]

Agramant qui connaît ce vieillard pour un nécromancien savant et pour un
prophète, croit facilement à ses paroles, et se décide à chercher avant
tout, le mont de Carène et la retraite de Roger. Un des rois de son
armée va chercher partout cette montagne et ne la trouve pas[525]. On se
moque alors, dans le conseil, du vieux roi des Garamantes et de ses
oracles. Il répond qu'on ne connaît pas le mont de Carène, mais qu'il
n'en existe pas moins, qu'il est inabordable, qu'on n'y peut monter, en
un mot, si l'on ne se procure l'anneau que possède la belle Angélique.
Pour convaincre enfin les incrédules, il prédit que sa mort approche,
qu'il va mourir; et il meurt[526]. Alors, il faut bien le croire; mais
comment aller au Catay dérober cet anneau à la fille du puissant
Galafron? Agramant promet de créer roi d'un grand état quiconque lui
apportera l'anneau. L'un des rois présents au conseil propose pour ce
coup-de-main une espèce de nain qui est à son service, le plus hardi et
le plus adroit voleur qu'il y ait au monde. On fait venir le petit
Brunel, qui ne trouve rien de si facile que cette commission, et qui
part sur-le-champ pour la faire[527]. Il ne perd pas de temps, et
revient avec l'anneau d'Angélique, et de plus avec le cheval de
Sacripant, l'épée de Marfise, l'épée et le cor de Roland, qu'il leur a
volés de même à mesure qu'il les a trouvés en route[528]. Agramant tient
parole à celui qui a si bien fait ses preuves, et il couronne de sa main
Brunel roi de Tingitane, avec plein pouvoir sur les peuples, le
territoire et toutes les dépendances[529].

[Note 525: C. III, st. 17 et 18.]

[Note 526: Le poëte a mis ici un trait de sentiment qui fait voie
que s'il avait conçu autrement son sujet, il pouvait y répandre des
beautés d'un autre genre. «Ayant ainsi parlé, le vieux roi baissa la
tête en répandant beaucoup de larmes: Je suis, dit-il, plus malheureux
que les autres, car je connais avant le temps ma destinée; pour preuve
de tout ce que je vous ai annoncé, je vous dis que l'heure de ma mort
est arrivée, etc. (St. 31.)]

[Note 527: St. 40, 41 et 42.]

[Note 528: Les ruses qu'il emploie pour les avoir sont disséminées
dans les chants V, X à la fin, XI, XV à la fin, et XVI. Ce sont autant
de scènes comiques qui viennent couper les récits de combats et les
autres aventures.]

[Note 529: C. XVI, st. 14.]

On se met aussitôt à chercher le mont de Carène: on le trouve à l'aide
de l'anneau; mais il est d'une hauteur inaccessible. Le nouveau petit
roi que rien n'embarrasse conseille de faire un grand tournoi au pied de
la montagne, certain que le jeune Roger ne tiendra point à ce spectacle
et voudra descendre dans la plaine. Tout arrive comme il l'avait prévu.
Roger descend, malgré les avis et les prières d'Atlant[530]. Brunel fait
si bien qu'il l'engage à courir lui-même dans le tournoi, où il goûte
les premiers fruits de son amour inné pour la gloire[531]. Agramant
l'arme chevalier[532]. Atlant obligé de céder à la fatalité qui entraîne
son élève, prédit les victoires qui l'attendent en France; mais il s'y
fera chrétien, et périra par les trahisons de la maison de Mayence. Les
héros ses descendants surpasseront sa gloire. Ce sont les princes de la
maison d'Este; et l'on trouve ici, dans six octaves seulement[533], la
première ébauche des flatteries poétiques prodiguées bientôt après par
l'Arioste à cette illustre maison. L'on reconnaît en général dans toute
cette partie de la fable les principaux fondements de celle du _Roland
furieux_, plusieurs des caractères qui doivent y figurer, et des
événements dont le fil y doit être repris.

[Note 530: Toute cette scène, où le jeune Roger paraît pour la
première fois, est pleine d'intérêt, de mouvement et de vérité; elle
remplit tout le reste du seizième chant.]

[Note 531: C. XVII.]

[Note 532: C. XXI.]

[Note 533: Elles sont à la fin du chant XXI.]

L'orage qui se préparait depuis long-temps contre la France éclate
enfin. Marsile et Gradasse d'un côté[534], Agramant et Rodomont de
l'autre[535], avec d'innombrables armées, attaquent à la fois
Charlemagne. Il fait tête de tous côtés avec ce qui lui reste de ses
paladins. Les absents reviennent l'un après l'autre, et après des
aventures diverses que l'imagination du poëte sait varier autant qu'elle
les multiplie. Renaud était de retour l'un des premiers. Angélique en
est instruite à Albraque où Roland était allé la rejoindre. Toujours
éprise de Renaud, elle persuade à Roland qu'il doit retourner en France,
et lui propose de l'accompagner[536]. Roland, qui ne sait qu'obéir et
espérer, se met en route avec elle, Brandimart et sa fidèle
Fleur-de-Lys; et les voilà aussi livrés aux rencontres et aux aventures.
Roland, dans un si long voyage, sauve Angélique de plusieurs dangers, et
content de s'entretenir avec elle, i! n'ose ni la toucher, ni rien faire
qui puisse lui causer le moindre déplaisir. Le _Bojardo_ témoigne assez
que dans les mêmes circonstances, tout chevalier qu'il était, il n'en
aurait pas fait autant, et fait voir d'un seul mot combien l'esprit de
chevalerie était déchu au quinzième siècle. «Turpin, dit-il, qui ne ment
jamais, racontant ce trait de son héros, dit avec raison qu'il fut un
sot[537].»

[Note 534: C. XXIII.]

[Note 535: C. XXIX.]

[Note 536: C. XIX. Nous remontons ici vers une partie de l'action
que nous avions laissée en arrière pour mettre de suite des faits
dépendants l'un de l'autre, et que le poëte a séparés. Notre marche doit
être différente de la sienne, tâchons seulement que le lecteur suive
l'une et l'autre à la fois.]

[Note 537:

        _Turpin che mai non mente, di ragione
        In cotal atto il chiama un babbione._
                                (C. XIX, st. 50.)]

Enfin ils rentrent en France par la forêt des Ardennes. Ils s'arrêtent
auprès de la fontaine de Merlin: c'était, comme on l'a vu, celle de la
Haine. Angélique boit de son eau, et à l'instant l'ingrat Renaud lui
paraît odieux; elle ne sait plus pourquoi elle est venue le chercher de
si loin. De son côté Renaud, peu de jours auparavant, ayant donné
rendez-vous à Rodomont pour se battre dans cette forêt, avait bu de
l'autre fontaine, et lui qui haïssait tant Angélique, l'aime maintenant
avec fureur. Il la rencontre avec Roland. Les deux cousins se défient au
combat, et commencent à s'en livrer un des plus terribles[538].
Angélique effrayée s'enfuit selon sa coutume. C'est alors que
Charlemagne, qui se trouve dans ces cantons, instruit par elle du duel
de ses deux paladins, va les séparer lui-même, accompagné d'Olivier, de
Naismes, de Salomon et de Turpin. Il remet Angélique entre les mains du
vieux Naismes, et promet aux deux rivaux qu'il trouvera le moyen de les
accorder, sans qu'aucun des deux puisse avoir à se plaindre de sa
justice[539].

[Note 538: C. XX.]

[Note 539: L'extrait du _Roland amoureux_, dans la _Bibliothèque des
Romans_, porte que Charlemagne promit alors Angélique à celui des deux
paladins qui ferait les plus grands exploits dans la bataille qu'il
allait livrer aux Sarrazins. L'Arioste le dit positivement ainsi au
commencement de son _Roland furieux_, c. I, st. 9; et, ce qu'il y a de
plus singulier, la table des matières placée en tête du _Roland
amoureux_, le dit aussi; cependant il n'y a pas autre chose que ce que
je mets ici, soit dans le texte du _Bojardo_, soit même dans l'_Orlando
rifatto_ du _Berni_. Le _Bojardo_ dit, c. XXI, st. 21:

        _Promettendo a ciascun di terminare
        La cosa con tal fine e tal effetto
        Che ogn' huom giudicarebbe veramente
        Lui esser giusto ed huom saggio e prudente;_

Le _Berni, ibid._, st. 24:

        _Promette a tutti due Carlo fare
        La cosa riuscire a tale effetto
        Che vedran quanto porta loro amore,
        E come è soggio e giusto partitore._]

Nous voilà au point d'où l'Arioste est parti pour commencer son poëme;
mais ce n'est pas à beaucoup près celui où le _Bojardo_ termine le sien.
C'est ici au contraire que commence en quelque sorte le fort de son
action. Les batailles succèdent aux batailles, entre les chrétiens et
les Sarrazins. Les dangers sont grands, les exploits admirables, les
aventures extraordinaires. Il est vrai que le sujet principal devient
alors comme dans les poëmes précédents, la France attaquée par les
Sarrazins, et défendue par Charlemagne et par ses preux. Roland et
Renaud n'y paraissent plus que pour être la terreur des infidèles; et
l'on perd absolument de vue Angélique, leur rivalité, leur amour. Ils ne
sont plus rivaux que de gloire. Parmi les Sarrazins, le jeune Roger, à
qui de grandes destinées sont promises, s'en montre digne par la valeur
la plus brillante. Il ose combattre Roland lui-même, mais son âge encore
faible trahissant son courage, il aurait succombé si le sage Atlant
n'eût attiré Roland hors du combat, en lui présentant de loin le fantôme
de Charlemagne attaqué à la fois par un grand nombre d'ennemis, et
l'appelant à son secours[540]. Du côté des Français, Bradamante ne se
montre pas moins intrépide que ses frères. Elle tient tête aux plus
redoutables Sarrazins et même à Rodomont, le plus redoutable de
tous[541].

[Note 540: C. XXXI, st. 34 et 35.]

[Note 541: Le poëte la met aux mains avec ce terrible adversaire, c.
XXV, st. 21; mais il les quitte aussitôt pour les retrouver au même
endroit, c. XXIX, st. 26. Il les quitte encore au moment où ils se
portent les plus rudes coups, et ne revient à eux qu'au livre III, c.
IV, st. 49.]

Mais elle était réservée à des dangers d'une autre espèce. Elle
rencontre l'aimable Roger, qui, tout Sarrazin qu'il est, s'offre, sans
la connaître, à suivre, selon les lois de la chevalerie, son combat avec
Rodomont, dans un moment où elle se croit obligée de le quitter pour
voler au secours de Charlemagne[542]. Elle revient sur ses pas, ayant
changé de dessein, et décidée à terminer son combat[543]. Elle arrive au
moment où Roger ayant porté à Rodomont un coup qui l'étourdit et qui lui
fait tomber de la main son épée, attend qu'il ait repris ses sens pour
recommencer à se battre[544]. Rodomont revenu à lui, se reconnaît vaincu
en courtoisie, quitte le champ de bataille et va chercher d'autres
exploits. Bradamante témoin de cette scène, est curieuse de savoir quel
est le jeune brave qui joint tant de générosité à tant de valeur. Roger
lui raconte toute sa généalogie, qui remonte jusqu'à Hector, fils de
Priam. Il en descend comme Charlemagne. Suivant la tradition
romanesque[545], cet empereur venait en directe ligne du grand
Constantin, qui eut pour aïeul Constant. Or, Constant avait pour frère
Clodoaque, et c'est de ce Clodoaque, de père en fils, que Roger est
descendu. Il termine en racontant les malheurs de sa famille, leur ville
de Risa, près Reggio, détruite et livrée aux flammes, son père
assassiné, sa mère Galacielle accouchant de lui et d'une fille, dans sa
fuite, au bord de la mer, et mourant aussitôt après[546]; c'est alors
que le magicien Atlant le prit, lui et sa sœur, les emporta sur sa
montagne, où, tout en voulant l'écarter des dangers de la guerre, il lui
a donné l'éducation des héros.

[Note 542: _Ibidem_, st. 58, 60.]

[Note 543: C. V.]

[Note 544: _Ibid._, st. 9.]

[Note 545: Voyez ci-dessus, p. 161 et 162.]

[Note 546: Ci-dessus, p. 325.]

Pendant tout ce récit, l'amour agit dans le cœur de Bradamante. Roger
veut à son tour connaître le chevalier qui lui montre tant d'intérêt. La
fille d'Aymon lui déclare sa famille, son nom et son sexe. Elle ôte son
casque; ses blonds cheveux tombent sur ses épaules; sa beauté paraît
avec un éclat qui éblouit le jeune guerrier, et fait naître dans son
cœur des mouvements qui lui étaient inconnus[547]. Bradamante lui
demande en grâce et au nom de l'amour, s'il en a jamais senti pour
aucune dame, de lui faire voir les traits de son visage. En ce moment,
ils sont interrompus par une troupe de Sarrazins qui les attaquent tous
à la fois. Pour les combattre et les poursuivre, il faut que Bradamante
et Roger se séparent; et dans ce qui reste du poëme, ils ne se
rejoignent plus; mais on voit clairement quelle était l'intention du
poëte; il semble avoir légué à l'Arioste le soin de la remplir.

[Note 547: C. V, st. 41 et 42.]

Bradamante attaquée à l'improviste et lorsqu'elle était sans casque, est
blessée grièvement à la tête. Surprise et non effrayée, elle défie au
combat tous ces lâches; elle en tue ou disperse une partie, tandis que
Roger tue et disperse le reste. La guerrière n'est satisfaite que
lorsqu'elle a fendu en deux jusqu'à la ceinture le Sarrazin qui l'a
blessée[548]. Elle s'obstine à en poursuivre un autre qui fuit
long-temps devant elle à travers les bois. Elle l'atteint enfin et le
tue; mais elle est surprise par la nuit. Elle était blessée, accablée de
fatigue et perdait beaucoup de sang; elle trouve heureusement un
ermitage[549], où un vieil ermite la reçoit, la panse et la guérit,
après avoir, selon le privilége du poëme romanesque de mêler le comique
au sérieux, avoué que n'ayant pas vu d'homme le venir visiter depuis
soixante ans, il l'a d'abord prise pour le diable.

[Note 548: C. VI, st. 14.]

[Note 549: C. VIII, st. 53.]

Cette idée lui revient et le frappe bien plus encore, lorsque, voulant
panser la blessure du jeune chevalier, il lui découvre la tête et voit
flotter une chevelure de femme; il croit que c'est le diable en personne
qui a pris cette forme pour le tenter[550]; mais enfin revenu de ses
terreurs, il commence la cure en coupant les beaux cheveux de Bradamante
comme ceux d'un jeune garçon[551]; et ces cheveux courts sont la source
de l'erreur où tombe un moment après la tendre Fleur-d'Epine, qui la
prend pour un jeune et beau guerrier, et sent pour elle tous les feux de
l'amour. C'est le commencement d'une aventure fort vive, dont l'Arioste
a fait un de ses épisodes les plus piquants, mais aussi l'un des plus
libres[552].

[Note 550:

        _Meschino me dicendo, io son perito;
        Quest' è il demonio certo, il veggio a l'orma,
        Che per tantarmi a presa questa forma._
                                          (St. 66.)]

[Note 551:

        _Le chiome gli tagliò come a garzone;
        Poi le donà la sua benedettione._
                                          (St. 67.)]

[Note 552: _Orlando furioso_, C. XXV.]

Là, furent interrompus les chants du _Bojardo_, et l'on ne peut savoir,
ni s'il avait réservé pour dénoûment à cette douce erreur de
Fleur-d'Epine l'espiéglerie de Richardet, jeune frère de Bradamante, ni
ce qu'il comptait faire de Roland et de son amour pour Angélique, ni ce
que seraient devenues plusieurs des autres aventures qu'il avait
préparées et conduites jusqu'alors avec tant d'imagination et tant
d'art. Ce qui n'est pas douteux, ce sont les desseins qu'il avait sur
Roger et sur Bradamante, destinés tous deux à s'unir pour être la tige
glorieuse des princes de la maison d'Este. Il est fâcheux pour sa gloire
qu'il n'ait pu achever ce qu'il avait si heureusement commencé, mais
l'art y a gagné sans doute; car l'Arioste ne fût pas revenu sur un
sujet déjà complètement traité; et le _Roland furieux_ n'existerait pas.

Le poëme du _Bojardo_, tel qu'il a été laissé par son auteur, a contre
lui la grande supériorité du poëme de l'Arioste, la supériorité non
moins marquée de la manière dont l'ingénieux _Berni_ le refit, après que
l'Arioste eut montré la véritable façon de traiter ces romans épiques,
et enfin l'insipidité du continuateur _Agostini_, qui ajouta
trente-trois chants aux soixante-dix-neuf du _Bojardo_, les remplit
d'inventions si pauvres, et les écrivit d'un style si plat, qu'ils sont
tout-à-fait illisibles, et qu'ils détournent de lire l'ouvrage
imparfait, mais beaucoup meilleur du _Bojardo_, avec lequel ils
paraissent toujours. Ce _Niccolo degli Agostini_ était un Vénitien
établi à Ferrare, auteur de quelques poésies médiocres[553], et d'une
traduction des Métamorphoses d'Ovide, entièrement effacée par celle de
l'_Anguillara_. Après la mort du _Bojardo_, et lorsqu'il existait déjà
quatre ou cinq éditions de son poëme[554], il se crut en état de
l'achever. On dit que ce fut un duc de Milan qui l'y engagea[555]; dans
ce cas, ce serait François-Marie Sforce, qui ne fut rétabli qu'en 1525,
et qui n'est connu que par ce seul trait dans l'histoire des lettres;
mais il est singulier que l'idée en soit venue à ce duc, et plus
singulier encore qu'elle ait pu être adoptée et exécutée par ce poëte,
lorsqu'il avait déjà paru deux éditions du _Roland furieux_[556]. Il y a
un degré de médiocrité que rien ne décourage.

[Note 553: Entre autres d'un poëme intitulé _i Successi bellici_.
Voyez _Mazzuchelli, Scritt. Ital._, t. I, part. I, p. 216.]

[Note 554: 1. _In Scandiano, per Pellegrino Pasquali_, (sans date; mais
elle doit avoir été faite vers 1495, par les soins du comte _Camillo_,
son fils aîné, qui avait alors établi une imprimerie dans son fief de
Scandiano. Tiraboschi, _Bibliothèque Modanesse_, t. I, p. 300.) 2.
_Venezia_ (aussi sans date, mais antérieure à 1500, _id. ibid._) 3.
_Venezia_, 1506, in-4º. 4, _ibidem_, 1511. 5. _Mediolani_, 1513, in-4º.,
etc.]

[Note 555: _Bibliothèque des Romans_, novembre 1777, p. 115. Haym,
_Biblioth. ital._, place en 1531 cette première édition de la
continuation d'_Agostini_.]

[Note 556: La première est de 1515 et 1516, la deuxième de 1521.]

Les trois ou quatre différentes parties de l'action poétique que le
_Bojardo_ avait entrepris de mener de front ne se trouvent pas de suite
dans son poëme comme je viens de les exposer. L'une est interrompue
vingt fois par des incidents qui appartiennent à l'autre, et
l'interrompt ensuite à son tour; quelquefois elles se croisent et
s'entrelacent toutes de cette manière. C'est une des formes
particulières du roman épique qui y fut introduite dès l'origine. Elle
est très-commode pour le poëte, mais souvent elle devient fatigante pour
le lecteur. Les anciens romanciers qui manquaient d'art, voulant
embrasser un grand nombre d'événements et promener leurs héros dans
toutes les parties du monde, trouvèrent cet expédient pour ne se pas
occuper long-temps du même objet, et pour mener ensemble autant qu'ils
voudraient d'actions diverses. Ils en commencent une, et la laissent
pour s'occuper d'une seconde, qu'ils abandonnent pour une troisième.
Renaud est-il en scène? Ne parlons plus de Renaud, disent-ils, et voyons
ce que fait Roland. Est-ce Roland dont ils vous parlent? Ils le
quittent, et courent à Balugan ou à Gradasse. Bradamante est-elle en
péril? Elle saura bien s'en tirer; mais courons sur les pas d'Astolphe
ou du magicien Maugis. D'un repas ils vous transportent à une bataille,
de la description d'un jardin à celle d'un naufrage, et d'un bout de la
terre à l'autre.

Depuis les premiers et informes essais de l'épopée romanesque, cela est
ainsi. Beuves d'Antone, la reine _Ancroja_, _la Spagna_, le _Morgante_
même, et à plus forte raison le _Membriano_, sont tous morcelés de cette
manière. Nous avons déjà vu en quoi le _Bojardo_ crut devoir imiter ses
devanciers et en quoi il s'écarta d'eux. Apparemment il trouva cette
méthode trop favorable pour ne la pas suivre; et comme l'intrigue de son
_Roland_ est plus compliquée que celle d'aucun des autres poëmes, il a
plus souvent recours à cette formule. Ce n'est pas seulement d'un chant
à l'autre qu'il change et le lieu de la scène et les acteurs, c'est
très-souvent quatre ou cinq fois dans le même chant. On peut ouvrir
presque au hasard celui qu'on voudra, on n'aura pas lu une vingtaine
d'octaves qu'on se trouvera interrompu de cette sorte, pour l'être
encore quelques octaves plus loin, et passer ainsi de secousse en
secousse, sans repos et en apparence sans ordre; mais il y a dans cette
marche décousue un ordre caché qui fait que le poëte se retrouve
toujours où il veut être, et qu'il fait aller d'un mouvement égal toutes
ses intrigues à la fois.

Pour varier ses transitions, il y en a qu'il ne prend pas sur son
compte, et qu'il attribue à Turpin. «Turpin nous quitte ici, dit-il,
pour aller retrouver Renaud, ou Roland, ou Rodomont, ou tout autre;
allons le chercher avec lui.» Cette manière plaisante de faire
intervenir le vieux chroniqueur Turpin pour des choses dont il n'est pas
du tout question dans sa chronique est, comme nous l'avons déjà observé,
une des tournures anciennes dont hérita le _Bojardo_, et qu'il transmit
à ses successeurs. Par exemple, il finit le portrait de la belle Marfise
en disant qu'elle était un peu brune et très-grande. Turpin l'a vue,
ajoute-t-il, et c'est ainsi qu'il en parle[557].»

[Note 557:

        _Brunetta alquanto, e grande di persona;
        Turpin la vidde, e ciò di lei ragiona._
                           (L. I, C. XXVII, st. 59.)]

Cette même Marfise donne à Renaud un coup de gantelet si terrible que le
sang lui jaillit par le nez, par la bouche et par les oreilles. «Je
m'étonne très-fort de ce coup, dit le poëte; mais Turpin l'écrit comme
je vous le dis[558].» C'est presque mot pour mot le joli trait de
l'Arioste:

        _Mettendo lo Turpino, anch'a lo messo._
                     (_Orl. Fur._ C. XXVIII, st. 2.)

S'il veut donner une idée de la force de Roland, «Roland, dit-il, avait
une force si prodigieuse qu'il portait autrefois, comme le dit Turpin,
une grande colonne toute entière depuis Anglante jusqu'à Brava; cela est
ainsi dans son livre[559].» Si c'est un énorme éléphant qu'il veut
peindre, il accuse Turpin d'en avoir exagéré les dimensions. «Mon auteur
dit, et ja ne puis le croire, qu'il avait trente palmes de hauteur et
vingt de grosseur. Si cela n'est pas entièrement vrai, je l'excuse, car
il ne le savait que par ouï-dire[560].» Et un peu plus bas, en parlant
des jambes de ce monstrueux animal: «Turpin dit que chacune était aussi
grosse que le buste d'un homme l'est à la ceinture. Je n'ai pas,
ajoute-t-il, de preuve démonstrative à vous donner, n'en ayant pas alors
pris la mesure[561].»


[Note 558:

        _Io di tal colpo assai mi maraviglio,
        Ma come io dico, la scrive Turpino._
                                  (C. XVIII, st. 21.)]

[Note 559:

        _Haveva il conte Orlando forza tanta
          Che già portava, come Turpin dice,
          Una colonna intiera tutta quanta
          D'Anglante a Brava; il suo libro lo dice_.
                                  (L. II, C. V, st. 11.)]

[Note 560:

        _S'el ver non scrisse apunto, ed io lo scusso,
          Che se ne stette per relatione_.
                               (C XXVIII, st. 31 et 32.)]

[Note 561:

        _Dice Turpin che ciascuna era grossa
          Com' è un busto d'huom a la cintura;
          Io non ho prova che chiarir vi possa,
          Perch' io non presi althora la misura_.
                                        (St. 36.)]

Où donc le savant et judicieux _Gravina_ pouvait-il trouver matière à
cette si grande différence qu'il met entre le poëme de _Pulci_ et celui
de _Bojardo_? Il y a sans doute dans celui-ci beaucoup moins de
bouffonneries; le génie de l'auteur paraît naturellement plus grave et
plus porté au grand; mais n'est-ce pas quelquefois un tort de traiter
sérieusement des choses folles? Et l'une des causes de l'ennui que l'on
éprouve en lisant le _Bojardo_ ne vient-elle pas de ce qu'il a eu
souvent ce tort-là?

Un grand et incontestable avantage qu'il a sur les autres romanciers de
ce temps, c'est en général son respect pour la décence et pour les
mœurs. Elles ne sont peut-être blessées qu'une ou deux seules fois dans
son poëme; et parmi tant d'aventures galantes, il n'en est pas
davantage, du moins quant à l'expression, où l'on puisse lui reprocher
d'avoir offensé la pudeur. L'une est l'aventure de la belle et tendre
Fleur-de-Lys avec son cher Brandimart; elle ne l'avait pas vue depuis
long-temps; elle le retrouve seul dans un vallon délicieux et solitaire,
se jette dans ses bras, le délivre elle-même de toutes les pièces de son
armure, et se dédommage avec lui, sans délai comme sans réserve, du
temps qu'elle avait perdu, dédommagement dont le poëte ne nous épargne
aucune circonstance[562]. Le second exemple est dans le récit qu'une
belle dame fait à Roland et à Brandimart de la jalousie de son vieux
mari, de l'idée fausse et incomplète qu'il lui avait donnée des derniers
plaisirs d'amour, et de la douce manière dont elle fut détrompée par un
jeune amant[563]. Mais ces deux traits ne suffisent-ils pas pour rendre
difficile à comprendre comment la sévérité de _Gravina_ s'accommodait de
vivacités pareilles, et comment il trouvait tant de ressemblance entre
une sorte d'épopée où l'on pouvait oser se les permettre, et la noble et
chaste épopée des Grecs et des Romains?

[Note 562: L. I, c. XIX, st. 61, 2 et 3.]

[Note 563: C. XXII. st. 25 et 26.]

Quant au style, il nous conviendrait mal de vouloir en être juges dans
une langue qui n'est pas la nôtre, et dont les délicatesses sont
infinies; mais il paraît que celui du _Bojardo_ n'avait ni la grandeur
qui eût été nécessaire pour le projet qu'on lui suppose de donner à
l'Italie un poëme rival de l'épopée antique, ni la grâce et la légèreté
qu'exigeait le poëme romanesque. Ses locutions, le tour de ses vers, la
chute de ses stances ne nous paraissent pas de beaucoup supérieurs à ce
qu'ils sont dans les deux derniers poëmes dont nous avons parlé. Son
expression n'a ni l'originalité souvent poétique du _Mambriano_, ni
surtout cette élégante naïveté qui nous charme dans le _Morgante_; enfin
il était certainement poëte par l'imagination; mais on risque peu de se
tromper en disant qu'il l'était beaucoup moins par le style.

Nous allons enfin nous occuper de celui qui le fut de toutes les
manières, et que le génie, l'étude et le goût contribuèrent également à
placer parmi les poëtes du premier rang.



CHAPITRE VII.



L'ARIOSTE.

_Notice sur sa vie; observations préliminaires sur l'ORLANDO FURIOSO;
analyse de ce poëme._


Il n'est peut-être aucun poëte qui ait donné lieu à des jugements si
divers et si contradictoires que l'auteur du _Roland furieux_. Divinisé
par les uns, presque méprisé par les autres, toujours apprécié par un
enthousiasme aveugle ou par une prévention injuste, rarement par une
raison éclairée et sensible, son sort fut de marcher, plus qu'aucun
autre homme de génie,

        Entre l'Olympe et les abîmes,
        Entre la satire et l'encens[564].

[Note 564: Le Brun, ode à M. de Buffon.]

Il faut cependant remarquer que ce n'est point le même public ni la même
nation qui varient ainsi sur son compte. Dans sa patrie, il est presque
généralement regardé comme le plus grand des poëtes. Ceux mêmes qui
refusent de le placer seul au premier rang, n'admettent un autre poëte
qu'à le partager avec lui, et n'osent faire descendre l'Arioste au
second; et si l'on en excepte quelques esprits chagrins, personne ne
s'est avisé de traiter avec mépris celui dont la plus grande partie de
la nation ne parle qu'en lui donnant le titre de _Divin_, celui que le
seul rival qui pût lui être comparé, appelait lui-même son père, son
seigneur et son maître[565].

[Note 565: Le Tasse, dans une de ses lettres, dit en parlant de
l'Arioste: _Ma l'honoro e me gl'inchino, e lo chiamo con nome di padre,
di maestro e di signore, e con ogni più caro ed honorato titolo che
possa da riverenza o da effetione essermi dettato_. (_Lettere poetiche_,
Nº. 47, _ad Orazio Ariosto_.)]

Cette nation, dont l'Arioste est l'idole, est, ne l'oublions pas, la
même qui a vu renaître dans son sein les lettres et les arts, qui les a
recueillis fugitifs du sein de la Grèce, à qui le reste de l'Europe a dû
toutes ses lumières, et qui, long-temps fertile en imaginations
créatrices, a peut-être plus qu'aucune autre le droit de juger des
ouvrages d'imagination. C'est au moment de cette heureuse renaissance,
au moment où l'on respirait de toutes parts en Italie la fleur des
chefs-d'œuvre antiques, où la voix de Léon X y rassemblait toutes les
Muses, c'est à cette époque à jamais mémorable que parut le poëme de
l'Arioste. Il fut mis au nombre des phénomènes de ce beau siècle, et
dans cette patrie des arts et des lettres, trois siècles écoulés ont
consolidé la gloire du poëte et confirmé son apothéose.

C'est donc chez les peuples étrangers, ou plutôt c'est presque
uniquement en France que sa prééminence poétique est encore un problème.
Je voudrais qu'elle cessât de l'être, et qu'après avoir lu ce que je
dirai de lui, on comprît du moins très-clairement pourquoi elle n'en est
pas un dans sa patrie. Je voudrais qu'on suivît l'exemple de ce grand
Voltaire, qui ne rougit point de rétracter, dans un âge avancé, le
jugement trop précipité qu'il avait porté de l'Arioste dans sa jeunesse.
Il avait eu le malheur de l'exclure du nombre des poëtes épiques, et
d'écrire en toutes lettres que «l'Europe ne mettrait l'Arioste avec le
Tasse que lorsqu'on placerait l'_Énéide_ avec _Don-Quichotte_, et Calot
avec Corrége[566].» Ce n'est plus ainsi qu'il en parle dans son
_Dictionnaire philosophique_. En apprenant à l'imiter dans le second de
ses deux grands poëmes, qu'on nomme moins, mais qu'on relit peut-être
plus que le premier, il avait appris aussi à lui rendre plus de justice;
et il finit par ces paroles positives l'éloge très-étendu qu'il en fait:
«Je n'avais pas osé autrefois le compter parmi les poëtes épiques; je ne
l'avais regardé que comme le premier des grotesques; mais en le
relisant je l'ai trouvé aussi sublime que plaisant, et je lui fais
très-humblement réparation[567].»

[Note 566: _Essai sur la Poésie épique_, ch. 7.]

[Note 567: _Dictionn. philos._, Œuvres, édit. de Khel, in-12, t. LI,
au mot _Epopée_.]

Mais avant de parler du poëme de l'Arioste, jetons un coup-d'œil sur sa
vie. Nous y verrons peu d'événements, peu de vicissitudes, un malheur
assez constant, adouci par le plus heureux caractère, et par des
jouissances simples dont la source était en lui, non dans la volonté des
hommes ni dans le cours des choses. Quand on personnifie la Fortune, et
qu'on lui suppose une action et des conseils, c'est une des injustices
qu'on lui reproche le plus que de persécuter ceux mêmes qui ne
l'importunent pas de leurs demandes, et de se montrer rigoureuse et
sévère pour qui ne sollicite point ses faveurs.

_Lodovico Ariosto_ naquit à Reggio, le 8 septembre 1474. _Niccolò
Ariosto_, son père, gentilhomme ferrarais, mais d'une famille noble
originaire de Bologne, avait été dans sa jeunesse majordome du duc
Hercule Ier., qui l'employa dans plusieurs ambassades auprès du pape, de
l'empereur et du roi de France. Sa conduite dans ces emplois lui mérita
les titres de comte et de chevalier, et ce qui était plus solide, de
bonnes terres. Le duc le fit ensuite capitaine, ou selon d'autres,
gouverneur de Reggio, de Modène, commissaire ducal dans la Romagne, et
enfin juge du premier tribunal de Ferrare. Ayant épousé à Reggio une
demoiselle noble et riche[568], il aurait pu laisser une fortune
honnête, s'il n'avait pas eu dix enfants, cinq garçons et autant de
filles. Louis fut l'aîné de tous. Il donna de bonne heure des indices de
son génie poétique. Encore enfant, il mit en vers et en scènes
dialoguées la fable de Thisbé; il la représentait dans la maison
paternelle avec ses frères et sœurs. Il fit même plusieurs autres essais
de ce genre. Dès que les parents étaient sortis, ces jeux étaient
l'occupation de toute la petite famille, sous la direction de l'aîné.

[Note 568: _Daria de' Malagucci._.]

Envoyé très-jeune à Ferrare pour y suivre ses études, un discours latin
qu'il prononça peu de temps après, pour l'ouverture des classes, parut
si supérieur à son âge, que l'auteur devint dès ce moment le modèle que
tous les pères montraient à leur fils. Bientôt il lui fallut, pour obéir
à son père, se mettre à étudier les lois: il le fit, comme plusieurs
autres hommes de génie, sans goût, même sans capacité, sans trouver en
soi assez d'esprit pour apprendre ce qu'apprennent facilement tant de
gens qui n'en ont pas. Quand il eut perdu cinq ans entiers à cette
étude, on lui permit enfin de retourner à celles qui lui étaient
indiquées par la nature: c'est par où l'on devrait toujours commencer.

Il avait alors vingt ans. Il se remit avec une nouvelle ardeur à étudier
les bons auteurs latins. Le savant Grégoire de Spolète fut son guide. Il
s'appliqua surtout à lui bien faire entendre les poëtes, et ce fut en
expliquant Plaute et Térence que l'Arioste ébaucha ses deux premières
comédies, _la Cassaria_, et _i Suppositi_. Lorsqu'il était occupé de la
première, son père lui fit, n'importe sur quel sujet, une longue
réprimande. L'Arioste, qui pouvait la terminer en disant comme
Philoctète dans _Œdipe_:

        Ce n'est point moi, ce mot doit vous suffire,

l'écouta très-attentivement d'un bout à l'autre; il songeait à sa
comédie. Un jeune homme s'y trouvait avec son père dans la même
situation que lui; il lui fallait un modèle pour le discours du père; le
hasard le lui offrait; il ne songea qu'à en profiter. Il ne perdit pas
un mot, pas un geste, et jamais on n'a plus véritablement pris la nature
sur le fait. On ne serait pas surpris de trouver ce trait dans la vie de
Molière.

Le jeune _Ariosto_ regarda, et avec raison, comme un malheur le départ
de son maître Grégoire de Spolète, qui suivit en France le duc de
Milan, François Sforce[569], lorsqu'il y fut emmené prisonnier; et la
mort de son père, qui lui laissa des affaires domestiques
très-embarrassées, lui ôta peu de temps après[570] le loisir nécessaire
pour ses études. Il ne les interrompit cependant pas entièrement; et
c'est à cette époque qu'il fit la plupart de ses poésies lyriques,
italiennes et latines. Elles le firent connaître du cardinal Hippolyte
d'Este, fils du duc Hercule. Ce cardinal qui aimait et cultivait les
sciences, passait pour aimer aussi les lettres, ou du moins pour les
protéger; il s'attacha l'Arioste en qualité de gentilhomme, et ne tarda
pas à reconnaître en lui d'autres talents que celui de poëte. Il
l'employa dans des affaires délicates, et Alphonse, frère d'Hippolyte,
ayant succédé au duché[571], ne lui montra pas moins de confiance. Il le
députa auprès du pape Jules II, dans deux occasions importantes; la
première fois[572], pour demander au pape des secours d'hommes et
d'argent, lorsqu'il était menacé et attaqué par toutes les forces
vénitiennes, avec lesquelles il ignorait encore que le pontife était
ligué secrètement; la seconde fois[573], pour fléchir ce pape
vindicatif, irrité contre lui, parce qu'il était resté attaché aux
Français, quand Jules s'était tourné contre eux, n'ayant plus de service
à en attendre. Il ne put rien obtenir de l'irascible pontife, qui,
toujours en fureur, fit attaquer ouvertement les états du duc par ses
troupes, et lança contre sa personne cette arme alors terrible,
aujourd'hui considérablement émoussée, qu'on appelait excommunication;
mais l'Arioste montra dans cette double mission un courage et une
intelligence qui augmentèrent l'estime et le crédit dont il jouissait
dans cette cour. Pendant cette petite guerre, qui fut assez vive entre
le duc de Ferrare et les Vénitiens soutenus par le pape, l'Arioste
montra qu'il savait servir son pays par son courage, aussi bien que par
ses talents. Il se trouva surtout avec d'autres gentilshommes du duc à
un combat sur les bords du Pô, et eut plus de part qu'aucun d'eux à la
victoire[574].

[Note 569: Fils de Jean Galéaz Sforce. Il fut conduit prisonnier en
France, avec sa mère Isabelle, en 1499.]

[Note 570: En 1500.]

[Note 571: En 1505.]

[Note 572: Décembre 1509.]

[Note 573: Juin ou juillet 1510.]

[Note 574: A la prise d'un vaisseau richement chargé, qui faisait
partie d'une flotille des ennemis. Au reste le _Pigna_ est le seul qui
rapporte ce fait; il serait possible qu'il se fût trompé, ou bien il
faut donc qu'il y ait eu deux actions à peu près semblables, dans l'une
desquelles seulement l'Arioste se soit trouvé. Au commencement du
quarantième chant du _Roland furieux_, il rappelle au duc Alphonse une
action brillante, soutenue par ce duc contre des bâtimens vénitiens qui
avaient remonté le Pô, et à laquelle il dit positivement qu'il n'assista
point, parce que dans ce moment là même il se rendait à Rome en toute
hâte pour demander des secours au pape; _ubi supra_, st. 3. Mais trois
Arioste y étaient; il le dit dans la stance suivante; et c'est, comme
l'observe Mazzuchelli (_Scritt. d'Ital._, t. II), ce qui peut avoir
causé l'erreur du _Pigna_.]

Mais le grand service qu'il devait rendre à sa patrie, à son siècle et
aux siècles futurs, était d'une autre nature. Le désir d'être agréable
aux princes d'Este et surtout au cardinal Hippolite, autant qu'il leur
était utile, lui fit entreprendre enfin son grand poëme, où il se
proposa d'élever un monument durable à la gloire de cette maison. Le
_Bojardo_ avait eu le même but dans le poëme qu'il avait laissé
imparfait. Tout imparfait qu'il était resté, le _Roland amoureux_
occupait alors les esprits. Ce succès appelait le génie inventif et
libre de l'Arioste vers le roman épique, et le succès tout contraire que
venait d'avoir le Trissin dans son _Italie délivrée_[575], le détournait
du poëme épique régulier. Il sentait que l'épopée romanesque n'était pas
portée au point de perfection dont elle était susceptible, et qu'il
était capable de lui donner. Les anciens romans français et espagnols
étaient devenus sa lecture favorite, si l'on n'ose pas dire sa
principale étude. Il en avait même traduit plusieurs, et il est à
regretter que ces esquisses se soient perdues.

[Note 575: L'ordre des matières nous a fait intervertir ici l'ordre
des temps; nous ne parlerons du Trissin et de son poëme qu'après avoir
fini ce qui regarde le roman épique.]

Parmi les différents sujets romanesques qui se présentèrent à lui, il
eut quelque idée d'un poëme dont l'action était placée au temps des
guerres entre Philippe-le-Bel et Edouard, roi d'Angleterre, et dont le
héros était Obizon d'Este, jeune guerrier qui se fit connaître alors par
des faits d'armes très-brillants. Il le commença même en tercets ou
_terza rima_, et l'on a ce commencement dans ses Poésies diverses[576].
Mais ce rhythme sévère lui parut peu convenable à la majesté de
l'épopée, et peu favorable au ton d'aisance et de facilité, l'une des
qualités éminentes de son style. Il y substitua l'octave ou l'_ottava
rima_, qui, dès qu'elle avait paru, avait obtenu l'approbation générale;
forme séduisante en effet, qui prévient le dégoût et trompe la lassitude
du lecteur par des retours périodiques, qui ne sont ni assez fréquents
pour paraître monotones, ni assez rares pour que l'on perde le sentiment
du cercle harmonieux et mesuré qui les ramène, ni assez gênants pour
contraindre un poëte habile à interrompre la suite de ses pensées, pour
refroidir son enthousiasme et pour arrêter son élan.

[Note 576:

        _Canterò l'armi, canterò gli affanni
          D'amor, che un cavalier sostenne gravi
          Peregrinando in terra e'n mar molt'anni,_ etc.]

Après avoir hésité quelque temps entre plusieurs sujets, il se détermina
pour celui de Roland et résolut de reprendre et de suivre tous les
principaux fils de la toile ourdie par le _Bojardo_. Le _Bembo_ son ami
voulait qu'il l'écrivît en vers latins, tous les essais faits
jusqu'alors en langue italienne lui persuadant qu'elle ne pouvait pas
s'élever au ton de l'épopée. Heureusement l'Arioste ne le crut pas.
J'aime mieux, lui répondit-il, être l'un des premiers entre les poëtes
toscans, qu'à peine le second parmi les latins[577]. Il dit encore qu'il
voulait composer un roman, mais qu'il s'y élèverait si haut par son
style et par son sujet, qu'il ôterait à tout autre poëte l'espérance de
le surpasser et même de l'égaler dans un poëme du même genre que le
sien[578]. C'est une erreur de croire avec le _Ruscelli_[579] que ce qui
le décida dans le choix de son sujet, ce furent les éloges excessifs
qu'il entendait faire de la continuation du _Roland amoureux_ par
_Niccolò degli Agostini_. Cette continuation ne fut jamais louée de
personne. D'ailleurs le premier des trois livres qu'elle contient parut
pour la première fois en 1506, et il est constaté que l'Arioste avait
commencé l'année précédente son _Orlando furioso_.

[Note 577: _I Romanzi, di Gio: Bat: Pigna_, p. 74, 75.]

[Note 578: _Però disse voler egli romanzando alzarsi tanto che fosse
sicuro di toglier la speranza ad ogn'altro di pareggiarlo, non che di
superarlo nello stile e nel soggetto di poema simile al suo._ (_Camillo
Pellegrino_, Dialogue sur la Poésie épique.)]

[Note 579: _Annotazioni sopra i luoghi difficili del Furioso_, édiz.
Valgris, 1556.]

Il y travailla dix ou onze ans, non pas, il est vrai, sans être
plusieurs fois interrompu dans ce travail. Il le publia enfin en
1516[580], assez différent de ce qu'il est aujourd'hui, et seulement en
quarante chants, mais déjà si supérieur à tout ce qui avait paru
jusqu'alors en ce genre, que sa réputation poétique éclipsa dès ce
moment toutes les autres, et que toutes les voix de la renommée le
placèrent au premier rang.

[Note 580: Quelques auteurs et bibliographes ont distingué deux
éditions de 1515 et 1516. M. _Barotti_ croit avec vraisemblance que
c'est la même, commencée en 1515, et finie en 1516.]

Si jamais un poëte dut s'attendre à recueillir des fruits solides de ses
veilles, c'était assurément l'auteur du _Roland furieux_. Ses services,
si utiles au duc et au cardinal, n'avaient point souffert de la
composition de ce poëme, dont la publication jetait un éclat immortel
sur eux et sur leur famille. Si le cardinal, qui avait le droit d'exiger
de lui davantage, avait eu quelques petites négligences ou quelques
distractions à lui reprocher[581], ce chef-d'œuvre, consacré presque
entièrement à sa gloire, était une assez belle excuse, et quelque bon
traitement qu'il pût faire à l'Arioste, il restait encore son obligé;
mais c'est apparemment ce que les princes n'aiment pas, surtout quand
l'obligation doit avoir une grande publicité. Tout le monde sait le mot
que dit le cardinal, quand l'Arioste lui eut présenté un exemplaire de
son poëme. Ce mot ne peut se rendre en français[582]. «Seigneur Arioste,
où avez-vous pris _tant de sottises_? est trop dur; _tant de folies_, ne
dit pas assez; _tant de bagatelles_, ou _de niaiseries_, ce n'est pas
encore cela. Le mot existe bien en français, mais l'italien a ses
licences, un cardinal a aussi les siennes, et je ne puis que rappeler
ici ce mot à ceux qui le savent, sans le dire à ceux qui l'ignorent. Il
suffit de ces à peu près pour juger qu'Hippolyte d'Este, tout prince,
tout cardinal et tout grand mathématicien qu'il était, dit alors une
impertinence.»

[Note 581: On trouve ce reproche ainsi exprimé dans les notes de
_Virginio Ariosto_, pour la vie de son père: VI. _Il cardinale disse che
molto gli sarrebbe stato più caro che M. Lod. avesse atteso a servilo,
mentre che stava a camporre il libro._ Voyez la première satire de
l'Arioste, terz. 36.]

[Note 582: _Messer Ludovico, dove mai avete pigliato tante
coglioneri?_ Tiraboschi en citant ce mot a mis _corbellerie_, t. VII,
part. 1, p. 36; mais le texte pur du cardinal était consacré et attesté
depuis long-temps par d'autres auteurs graves.]

Devenu plus exigeant à mesure qu'il avait moins de bienveillance, il
voulut que l'Arioste l'accompagnât en Hongrie, où des affaires
l'appelaient et le retinrent plus de deux ans. Le poëte allégua en vain
la faiblesse de sa santé, les soins qu'exigeaient de lui les affaires de
sa famille; le cardinal ne voulut admettre aucune excuse, regarda ce
refus comme une injure; l'Arioste y ayant persisté, il lui retira
entièrement ses bonnes grâces, et du mécontentement il passa jusqu'à la
haine. L'Arioste restait à Ferrare dans une position désagréable. Le duc
Alphonse eut la générosité de l'en tirer, en le faisant passer de la
cour de son frère dans la sienne[583]. Le peu d'occupation que lui
donnait ce nouveau service ne lui aurait laissé beaucoup de loisir pour
ses études, s'il n'y avait été troublé par des embarras domestiques qui
augmentaient sans cesse. Le duc aurait pu facilement lui procurer le
repos, mais il crut sans doute avoir tout fait en le faisant son
gentilhomme, et en l'admettant dans sa familiarité la plus intime. Il
lui ôta même, peut-être sans y penser, une de ses faibles ressources.
L'Arioste recevait de lui, pour tous gages, une petite rente ou pension,
assise, à ce que l'on croit, sur des gabelles, ou sur un autre impôt de
ce genre. Alphonse supprima l'impôt, et l'Arioste perdit sa rente, que
le duc ne songea point à remplacer.

[Note 583: Selon quelques auteurs, ce ne fut qu'après la mort du
cardinal; et c'est ainsi que Mazzuchelli le rapporte, _ub. supr._]

Il perdit de plus un procès qu'il eut à soutenir contre la chambre
ducale. Un de ses parents[584], possesseur d'un riche fief dans le
Ferrerais, mourut; trois héritiers se présentèrent: l'Arioste, comme
parent le plus proche, un ordre religieux pour un de ses moines qui se
disait fils naturel du mort, et la chambre ducale, qui prétendait que
cette terre lui était dévolue comme féodale. L'Arioste trouva dans son
premier juge un ennemi personnel qui le condamna; dans le second, un
homme faux et adroit qui lui persuada de renoncer à ses prétentions; et
par amour de la paix, par crainte de perdre la bienveillance d'Alphonse,
il y renonça. Le duc ne prit aucune couleur dans ce procès; il laissa
agir ses agens d'affaires; il les laissa déployer toute leur science
fiscale et féodale, et ne leur défendit point de le si bien servir.

[Note 584: _Rinaldo Ariosto._]

Il restait à l'Arioste une petite rente à peu près semblable à la
première, sur la chancellerie de Milan, que le cardinal lui avait fait
avoir et qu'au moins il ne lui ôta pas. Elle lui valait 25 écus tous les
quatre mois[585], c'est-à-dire à peu près 450 ou 500 liv. par an[586].
Voilà pourtant toutes les récompenses qu'il obtint de cette famille si
magnifique et si libérale; voilà le prix de ses longs services, des
dangers auxquels il s'était exposé pour elle et de ses immortels
travaux. Après de tels exemples, et ils ne sont pas rares, qui pourra
blâmer les gens de lettres, amis de leur indépendance, qui fuient les
princes et les cours? Qui pourra blâmer l'Arioste d'avoir indiqué ce
résultat de ses services dans une devise qui représentait une ruche,
dont un ingrat villageois chassait ou tuait les abeilles par la fumée
d'un feu de paille, pour en extraire le miel, avec ce simple mot: _Ex
bono malum_, le mal pour le bien.

[Note 585: Cette rente provenait du tiers des honoraires dus au
notaire pour chacun des contrats expédiés dans cette chancellerie.
L'Arioste en jouissait en société avec un Ferrarais de la famille
_Costabilli_; il en parle dans sa première satire.]

[Note 586: En comptant, par écu, 6 à 7 liv. de France.]

Sa position devint si cruelle qu'il se vit forcé de prier le duc, ou de
pourvoir à ses besoins, ou de lui permettre de quitter son service pour
chercher ailleurs des ressources. Alphonse, qui l'aimait réellement, ne
rejeta point sa prière; mais comment croit-on qu'il y répondit? En le
nommant son commissaire dans un petit pays appelé la _Garfagnana_, alors
agité par des troubles, divisé par des factions et infesté de
brigands[587]. Quel emploi pour un favori des Muses! Mais ce grand génie
était en même temps un esprit conciliant, juste et flexible; il mit tant
d'adresse, de patience et de douceur dans cette commission épineuse,
qu'il ramena toutes les volontés, apaisa les troubles, et gagna
l'affection des sujets en acquérant de nouveaux droits à l'attachement
du maître. L'aventure connue qu'il eut alors avec un chef de
brigands[588] qui, loin de l'attaquer, dans un lieu désert où il le
pouvait avec avantage, lui prodigua, quand il sut son nom, les offres de
services et les témoignages de respect, prouve que l'admiration qu'on
avait pour lui était devenue, jusque dans les dernières classes, un
sentiment général.

[Note 587: Février 1522.]

[Note 588: Philippe _Pacchione_. Ce trait est détaillé dans toutes
les Vies de l'Arioste.]

Il était encore dans ce triste pays quand Clément VII fut élevé au
souverain pontificat. _Pistofilo_ de Pontremoli, secrétaire d'état du
duc Alphonse, fut alors chargé de proposer à l'Arioste le titre
d'ambassadeur résident auprès du nouveau pape. Il lui faisait envisager
dans ce parti de grandes espérances de fortune. L'Arioste s'excusa
d'accepter cette faveur. Il n'avait d'autres desirs que de retourner à
Ferrare et d'y rester toute sa vie. Il laisse entendre dans sa réponse à
son ami _Pistofilo_ qu'un tendre attachement l'y rappelle. D'ailleurs,
qu'irait-t-il faire à Rome? Ses espérances se sont toutes évanouies
depuis que Léon X, qui avait été son ami, ainsi que toute cette famille
des Médicis, après l'avoir leurré de belles promesses, l'a doucement
écarté et enfin laissé dans l'infortune, tandis qu'il élevait et
enrichissait tous ses autres amis. Il aurait tort d'attendre de Clément
ce qu'il n'a pas eu de Léon même[589].

[Note 589: Voyez sa septième satire, à la fin.]

En effet, on a lieu d'être surpris que ce généreux protecteur des
lettres, qui répandait tant de bienfaits sur les poëtes mêmes les plus
médiocres, n'ait rien fait pour le premier poëte de son temps. Les
liaisons de l'Arioste avec les Médicis remontaient à l'époque de leur
exil. Léon, qui était alors le cardinal Jean, lui avait promis que si
jamais il se trouvait en état de le servir, il se chargerait de sa
fortune. Il lui avait répété les mêmes protestations à Florence, après
le rétablissement de sa famille[590]. Quand il fut devenu pape,
l'Arioste alla le complimenter à Rome, comme firent tous ses amis. Léon
lui fit le meilleur accueil; il l'embrassa, le baisa sur les deux
joues[591], et lui renouvela toutes ses promesses: cependant il ne lui
donna rien, il ne fit absolument rien pour lui, si l'on ne veut compter
pour un bienfait la bulle qu'il lui accorda pour l'impression de son
poëme[592], cette bulle a du moins le mérite d'être plaisante par son
objet; mais ni l'amitié du pape, ni celle du cardinal _Bibbiena_
n'empêchèrent qu'une partie de l'expédition du bref ne fût aux frais du
poëte. Léon X régna neuf ans, et l'Arioste, dont les vœux étaient
très-modérés, qui ne désirait que les deux vrais biens de la vie, le
nécessaire et l'indépendance, n'obtint de lui ni l'un ni l'autre.

[Note 590: Sat. 4.]

[Note 591: Sat. 3.]

[Note 592: Le 20 juin 1515. Ce bref est parmi les lettres écrites
par le _Bembo_, au nom de Léon X. (L. X, ép. 40.)]

A quoi attribuer cette conduite, si ce n'est à l'attachement de
l'Arioste pour la maison d'Este? Léon X avait hérité de la haine de
Jules II contre le duc Alphonse, et du projet déjà formé d'envahir
Ferrare. Cette ville entrait avec Modène, Reggio, Parme et Plaisance
dans un plan qu'il avait fait pour son frère Julien de Médicis[593]. Il
craignit que, s'il élevait l'Arioste aux dignités ecclésiastiques, comme
le _Bembo_ et Sadolet, il ne trouvât en lui dans la suite quelque
obstacle à ses desseins[594]. L'Arioste avait sans doute pénétré ce
motif, et il n'avait garde d'attendre du second pape Médicis ce qu'après
tant de témoignages d'amitié, après tant de promesses, il avait attendu
inutilement du premier.

[Note 593: Guichardin, _Hist. d'Ital._, l. XII.]

[Note 594: Voyez notes de _Rolli_, sur la quatrième satire de
l'Arioste, édit. de Londres, 1716.]

Au bout de trois ans, sa commission étant finie et la _Garfagnana_
pacifiée, il revint à Ferrare. Il y trouva le duc très-occupé de
spectacles. Ce goût alors naissant en Italie faisait alors l'amusement
de toutes les cours. Ce fut pour celle de Ferrare qu'il revit et qu'il
corrigea quatre comédies, écrites, les unes dès sa première jeunesse, et
les autres déjà depuis long-temps[595]. Le duc Alphonse n'épargna aucune
dépense pour qu'elles fussent magnifiquement représentées. Il fit bâtir
exprès un théâtre d'après les dessins et sous la direction du poëte
lui-même; et ce fut l'un des plus beaux que l'on eut encore vus. Ces
quatre pièces y furent jouées plusieurs fois dans les fêtes données à
différents princes et dans d'autres occasions solennelles. Les acteurs
étaient, selon l'usage de ce temps-là, des gentilshommes de la cour et
d'autres personnes distinguées; l'un des fils mêmes du duc récita le
prologue de l'une de ces comédies, la première fois qu'elle fut
jouée[596]. L'Arioste traduisit pour les mêmes spectacles et pour les
mêmes acteurs deux comédies de Térence[597]; et l'on doit encore
regretter que ces traductions se soient perdues. Ses propres pièces
étaient imitées de l'ancienne comédie latine, mais avec de nouvelles
intrigues et des caractères nouveaux. Je reviendrai, en parlant de la
poésie dramatique, sur ces premiers essais d'un art où avons surpassé
les Italiens, mais dans lequel ils ont été nos maîtres comme dans tous
les autres.

[Note 595: _La Cassaria_, _i Suppositi_, _il Negromante_, et _la
Lena_.]

[Note 596: _La Lena_, jouée en 1528.]

[Note 597: L'_Andrienne_ et l'_Eunuque_. Ces traductions étaient en
prose, l'Arioste n'ayant pas eu le temps de les faire en vers pour les
fêtes où elles furent représentées (Voyez _Gian. Bat. Giraldi_, défense
de sa _Didon_, t. Ier. de son Théâtre, p. 133.)]

Au milieu de ces douces, mais assujétissantes occupations, il n'oubliait
pas le plus solide fondement de sa gloire. Peu satisfait de la première
publication de son _Orlando_, malgré le bruit qu'il avait fait en
Italie, et les éditions répétées qui en avaient paru, il y retouchait,
corrigeait et ajoutait sans cesse, dès qu'il en avait le loisir. Il fit
même plusieurs voyages pour recueillir les conseils des hommes les plus
éclairés et les plus célèbres de ce temps-là, tels entre autres que le
_Bembo_, le _Molza_, le _Navagero_, ses rivaux dans cet art où la
rivalité éteint souvent jusqu'à la bienveillance, et cependant ses
intimes et fidèles amis. Profitant de leurs avis, des critiques qui
avaient été faites de son poëme et de ses propres réflexions, il le fit
reparaître en 1532, avec des changements et des additions considérables,
en quarante-six chants, et tel enfin qu'il est resté.

Quelque soin qu'il prit de cette édition, l'exécution typographique en
fut si détestable, que, selon l'expression de l'un de ses frères, dans
une lettre au cardinal _Bembo_[598], il se plaignait hautement d'être
assassiné par l'imprimeur. Il en conçut beaucoup de chagrin; il
projetait même une nouvelle édition quand il fut attaqué de la maladie
dont il mourut. Il ne faut croire, ni avec le _Pigna_, que depuis qu'il
eut perdu la faveur du cardinal Hippolyte, les chagrins, les
distractions, les affaires l'empêchèrent pendant quatorze ans de
s'occuper de poésie, et de travailler à son poëme; ni avec le _Giraldi_,
que pendant seize années entières, il ne passa pas un seul jour sans y
toucher, ou au moins sans y penser[599]; mais il est évident que si, au
lieu de cette injuste disgrâce, il eût reçu les récompenses qu'il avait
droit d'attendre, si le mauvais état de sa fortune et de celle de sa
famille l'eût moins tristement occupé, s'il avait eu moins d'embarras,
d'inquiétudes, de procès, si le duc même, qui ne cessa point de l'aimer,
avait su faire autre chose pour lui que de l'employer à des commissions
difficiles, ou à des travaux littéraires si l'on veut, mais de commande,
auxquels son génie se pliait, mais qu'il ne lui demandait pas, s'il eût
eu enfin la délicatesse de lui procurer ce loisir sans trouble qui est
l'unique ambition des véritables amis des Muses, et dont ils jeuissent
si rarement, le _Roland furieux_, tout excellent qu'il est, aurait été
bien plus parfait encore.

[Note 598: Lettres de _Calasso Ariosto_ à _P. Bembo_, du 8 juillet
1533, vol. Ier. des _Lettere de diversi al Bembo_.]

[Note 599: Note manuscrite ajoutée par le _Giraldi_ sur un
exemplaire de ses _Discorsi intorno al comporre de' Romanzi_, que
possédait M. _Barotti_, et qu'il cite dans ses notes sur la vie de
l'Arioste.]

On attribue au travail forcé qu'exigea de l'Arioste cette dernière
édition de son poëme, la maladie dont il fut attaqué, maladie trop
ordinaire aux gens de lettres[600], et qui en conduit un grand nombre au
tombeau par le chemin de la douleur. Les médecins, et il en eut
malheureusement trois, lui ordonnèrent, dit-on, des boissons apéritives
qui lui ruinèrent l'estomac: pour le rétablir, il recourut à d'autres
remèdes; enfin, il se travailla si bien, qu'il tomba dans l'étisie et
mourut après huit mois de souffrances, dans le neuvième mois de sa
cinquante-huitième année[601]. Son corps fut porté de nuit et enterré
avec la plus grande simplicité, dans la vieille église de Saint-Benoît,
comme il l'avait expressément demandé. Ses cendres restèrent quarante
ans dans cette humble sépulture, où l'on ne voyait d'autre ornement que
les vers latins et italiens dont tous les poëtes voyageurs
s'empressaient de faire hommage à leur maître. En 1572, un gentilhomme
ferrarais, nommé _Agostino Mosti_[602], qui avait été dans sa première
jeunesse disciple de l'Arioste, lui fit ériger à ses frais, dans la
nouvelle église des Bénédictins, un tombeau en très-beau marbre, orné de
figures et d'autres embellissements, surmonté du buste du poëte[603]. Il
y transporta, de ses propres mains les restes de son maître, le jour
même de l'anniversaire de sa mort, et ce ne fut pas sans les arroser de
ses larmes. Les religieux de cette maison l'accompagnèrent de leurs
chants, et donnèrent la plus grande solennité à cette cérémonie
touchante. C'est à de pareils traits qu'on reconnaît une religion
humaine et charitable, et non aux fureurs d'un clergé fanatique refusant
la sépulture à un grand poëte[604], et forçant ses cendres vénérables à
chercher un asyle obscur loin de la capitale d'un grand empire qu'il
avait, pendant soixante ans, éclairé par ses lumières, enchanté par ses
chefs-d'œuvre, et honoré par son génie.

[Note 600: C'était une obstruction à la vessie.]

[Note 601: Le 6 juin 1533. M. _Barotti_ établit très-solidement
cette date, et réfute celles du _Fornari_, du _Pigna_, etc.]

[Note 602: Et non pas _Agostini_, comme l'a dit l'auteur de la Vie
de l'Arioste qui est en tête du sixième volume de la traduction du
_Roland furieux_, publiée à Paris en 1787.]

[Note 603: On y lisait au-dessous de l'inscription nominale et
votive, ces huit vers latins composés par _Lorenzo Frizoli_:

        _Heic Areostus est situs, qui comico
        Aures theatri sparsit urbanas sale,
        Satyraque mores strinxit acer improbos;
        Heroa culto qui furentem carmine
        Ducumque curas eccinit, atque prœlia;
        Vales coronâ dignus unus triplici,
        Cui trina constant quœ fuere vatibus
        Graiis, latinis, vixque etruscis, singula._]

[Note 604: A Paris, en 1778.]

Enfin, quarante autres années après, Louis Arioste, petit-fils du
poëte, fit élever à sa mémoire un monument beaucoup plus riche que le
premier. Les marbres, les statues, l'architecture, tout y est
magnifique[605]. Les cendres de l'Arioste y furent transportées de
nouveau et y sont restées depuis. Il n'est point de voyageur qui ne les
visite avec respect. Des souverains mêmes y ont porté leur tribut
d'admiration. L'empereur Joseph II, en 1769, passa rapidement à Ferrare.
Il n'y resta qu'une heure, et ne sortit de son hôtel que pour aller voir
le tombeau de l'Arioste. Les Muses italiennes n'ont pas manqué de
consacrer cette visite impériale[606], aussi honorable à l'empereur
qu'au poëte.

[Note 605: L'inscription gravée sur ce second tombeau est plus
emphatique que la première; et ne la vaut pas. L'Arioste en avait fait
lui-même une autre; le ton badin qu'il y avait pris a sans doute empêché
de l'employer sur l'un et sur l'autre de ces deux monuments; mais c'est
ce ton même qui la rend curieuse, et qui doit engager à la recueillir.

        _Ludovici Areosti humantur ossa
        Sub hoc marmore, seu sub hâc humo, seu
        Sub quidquid voluit benignus hæres,
        Sive hærede benignior comes, sive
        Opportuniùs incidens viator,
        Nam scire haud potuit futura, sed nec
        Tanti erat vacuum sibi cadaver
        Ut urnam cuperet parare vivens;
        Vivens esta tamen sibi paravit
        Quæ inscribi voluit suo sepulchro,
        Olim si quod haberet is sepulchrum,
        Ne cum spiritus exili peracto
        Præscripti spatio misellus artus,
        Quos œgrè antè reliquerat, reponet,
        Hac et hac cinerem hunc et hunc revellens,
        Dum norit proprium, diu vagetur._

        (Mazzuchelli, _ub. supr._)]

[Note 606: Voyez un sonnet italien et deux épigrammes latines
rapportées par M. _Barotti_, dans sa Vie de l'Arioste.]

L'Arioste avait une belle figure, les traits réguliers, le teint vif et
animé, l'air ouvert, bon et spirituel. Sa taille était haute et bien
prise, son tempérament robuste et sain, si l'on en excepte un catarrhe
dont il fut quelquefois attaqué. Il aimait à se promener à pied; et ses
distractions, causées par les méditations, la composition ou les
corrections dont il était continuellement occupé, le menaient souvent
plus loin qu'il n'en avait eu le projet. C'est ainsi que, par une belle
matinée d'été, voulant faire un peu d'exercice, il sortit de Carpi qui
est entre Reggio et Ferrare, mais beaucoup plus près de Reggio, et qu'il
arriva le soir à Ferrare, en pantouffles et en robe de chambre, sans
s'être arrêté en chemin.

Sa conversation était agréable, piquante et respirait la franchise et
l'urbanité autant que l'esprit. Ses bons mots étaient pleins de sel; sa
manière de raconter était originale et plaisante, et ce qui manque
rarement son effet, quand il faisait rire tout le monde, il était
lui-même fort sérieux. Les auteurs qui ont écrit sa vie avec le plus de
détail, le représentent doué de toutes les qualités sociales, sans
orgueil, sans ambition, réservé dans ses discours et dans ses manières,
attaché à sa patrie, à son prince, et surtout à ses amis; aimant la
solitude et la rêverie; sobre, quoique grand mangeur et sans goût pour
les mets recherchés, comme pour les repas bruyants. Ils le représentent
aussi peu studieux et ne lisant qu'un petit nombre de livres
choisis[607]; travaillant peu de suite, très-difficile sur ce qu'il
avait fait, corrigeant ses vers et les recorrigeant sans cesse. Depuis
qu'il eut formé le dessein de faire un poëme épique, il joignit à ses
études poétiques l'histoire et la géographie. Ses connaissances
géographiques surtout s'étendaient aux plus petits détails; on le voit
par ceux où il se plaît à entrer quand il fait voyager ses héros; et
dans ce genre d'épopée, les héros voyagent souvent.

[Note 607: Il aimait surtout Catulle, Virgile, Horace et Tibulle, et
ne cessait de les relire.]

L'Arioste aimait les jardins et les traitait comme ses vers, ne se
lassant jamais de semer, de planter, de transplanter, de changer la
distribution des carrés et des allées. Il lui arrivait souvent de
prendre une plante pour l'autre; il élevait, comme précieuses, les
herbes les plus communes, et les voyait éclore avec une joie d'enfant,
pour n'y plus songer le lendemain. Il avait un autre goût plus cher,
celui de bâtir et de faire dans sa maison des changements continuels; et
il plaisantait souvent sur le malheur de ne pouvoir changer aussi
facilement et à aussi peu de frais sa maison que ses vers. Il avait fait
graver sur l'entrée ce joli distique latin:

        _Parva, sed apta mihi, sed nulli obnoxia, sed non
          Sordida, porta meo sed tamen œre domus._

Tout homme sage peut aimer à les traduire ainsi librement pour sa propre
maison.

        Petite, mais commode, elle est faite pour moi:
           Rien de honteux ne l'a souillée[608],
           Personne ne m'y fait la loi[609],
        Et de mes propres fonds enfin je l'ai payée.

[Note 608: On transporte ici au moral ce qui est au physique dans le
latin, _sed non sordida_; rien n'empêche qu'une maison propre ne soit
aussi une maison pure.]

[Note 609: L'Arioste, en disant que sa maison n'est dépendante de
personne, _nulli obnoxia_, veut indiquer par-là sa propre indépendance,
dont il ne jouissait qu'en l'habitant. A la cour, il était esclave; dans
sa maison il se sentait libre. C'est là le vrai sens de l'expression
latine. J'en fais ici l'observation pour une raison particulière. Dans
l'article ARIOSTE, de la _Biographie universelle_, j'avais rendu en
prose _sed apta mihi_, _sed nulli obnoxia_, par ces mots français: _mais
commode pour moi_, _mais qui ne dépend de personne._ Quelqu'un crut que
je m'étais trompé, qu'_obnoxia_ signifiait _incommode_, et non pas
_sujette, dépendante_, qui en est pourtant le véritable sens et même le
seul. Il indiqua son observation par ces mots, _incommode à personne_,
en marge de mon manuscrit; je n'y eus aucun égard; mais à l'impression,
l'observation qui n'était point rayée, passa, comme il arrive souvent,
dans le texte. Je n'en ai été averti que par le grand bruit qu'on a fait
de cette faute, dans un prétendu _Examen de la Biographie universelle_.
Le vers français auquel se rapporte cette note, et auquel je n'ai rien
changé, prouve assez quelle était l'expression dont je m'étais servi
pour rendre les mêmes mots latins, dans ma traduction en prose.]

Ce dernier trait n'est pas indifférent. Il prouve que Paul Jove et
d'autres auteurs ont eu tort de dire que l'Arioste dut cette maison aux
libéralités du duc Alphonse[610], et que Tiraboschi a eu tort de le
répéter[611]. L'Arioste n'aurait certainement pas déclaré publiquement
sous les yeux du duc qu'il avait payé cette maison de son argent, _parta
meo œre_, s'il avait dû au duc lui-même les moyens de la bâtir. Bien
plus, on pourrait croire que ce vers n'est pas exempt d'une légère
malignité. Dans la position où était l'Arioste avec le souverain de
Ferrare, il fallait que l'inscription de sa maison contînt un
remercîment ou un reproche.

[Note 610: P. Jov. _Elog. Viror. Litter. illustr._]

[Note 611: _Stor. della Leterr. ital._, t. VII, part. I, p. 34.]

L'Arioste obtint non-seulement la bienveillance, mais l'amitié de tous
ceux des hommes puissants de son siècle qui avaient le goût des lettres
et l'esprit cultivé. Les cardinaux Médicis, Farnèse _Bembo_, et surtout
_Bibbiena_, les ducs d'Urbin et de Mantoue, le marquis _del Vasto_, le
duc Alphonse lui-même, et dans toutes ces cours les hommes de lettres et
les poëtes qui y brillaient, oubliant la vanité du rang et les rivalités
littéraires, semblaient lui pardonner la supériorité de son génie en
faveur de ses qualités aimables.

Il est faux qu'il ait été couronné solennellement à Mantoue par
l'empereur Charles-Quint, comme l'ont prétendu quelques biographes[612].
Cet empereur ne s'amusait pas à couronner des poëtes; et s'il est vrai
que l'on ait retrouvé un de ses diplômes où l'Arioste ait été traité de
poëte lauréat[613], c'est dans ce diplôme même que consistait cette
sorte de couronnement: c'était une pièce de chancellerie qui s'expédiait
sans conséquence; et le laurier qu'elle décernait n'est pas celui qui a
rendu le nom de l'Arioste immortel.

[Note 612: Son fils _Virginio_ dit positivement, dans les notes
rapportés par M. _Barotti_: _Egli è una baja che fosse coronato_.]

[Note 613: Voyez Mazzuchelli, _Scrit. ital., loc. cit._]

On voit par mille endroits de ses ouvrages qu'il aimait beaucoup les
femmes et qu'il les connaissait parfaitement; mais s'il avoue souvent
qu'il les aime, il ne nomme, ni ne désigne même jamais l'objet ou les
objets particuliers de cet amour. On ne sait si ce fut de la même ou de
deux différentes maîtresses qu'il eut deux enfants naturels, _Virginia_,
qui prit l'état ecclésiastique et obtint de bons bénéfices, et
Jean-Baptiste, capitaine dans les troupes du duc de Ferrare. L'Arioste
fut toujours sur l'article de la galanterie d'une discrétion rare chez
les poëtes; et c'est peut-être pour se rappeler sans cesse à l'exercice
de cette vertu qu'il avait sur son encrier de bronze un petit Amour en
relief, qui posait sur ses lèvres l'index de sa main droite, et semblait
commander le silence[614].

[Note 614: Il est gravé dans la vie de l'Arioste écrite par
_Barotti_, ainsi que sa maison, son tombeau, sa chaise, et un
_facsimile_ de son écriture.]

Sa plus forte passion peut-être fut celle qu'il éprouva pour une jeune
veuve très-belle et très-sage, dont il devint amoureux à Florence,
lorsqu'il y alla pour voir les fêtes auxquelles l'exaltation du pape
Léon X donna lieu[615]. Elle se nommait Genèvre. N'osant la nommer
publiquement, il se dédommagea de cette contrainte en donnant le nom de
Genèvre à l'héroïne de l'un des plus touchants épisodes du _Roland
furieux_. C'est elle qu'il chante sans la nommer dans plusieurs de ses
poésies lyriques, ou de ses _rimes_, poésies dont on parle peu, parce
que le grand éclat du _Roland_ les a pour ainsi dire effacées, mais qui,
loin d'être inférieures à celles du _Bembo_, et du _Casa_, dont on parle
beaucoup, joignent à ce que pouvaient mettre dans leurs vers ces deux
hommes de talent et de goût, ce que l'Arioste mettait dans tout ce qui
sortait de sa plume, la grâce qu'ils ont rarement et le génie qui leur
manque.

[Note 615: Voyez dans ses _Rime_ la _canzone_ I.]

Nous retrouverons donc l'Arioste au nombre des premiers poëtes lyriques
qui fleurirent dans ce beau siècle, rétablissant avec eux le style pur,
élégant, harmonieux qui paraissait presque oublié depuis Pétrarque; nous
le retrouverons parmi les poëtes comiques, disputant au cardinal
_Bibbiena_ son ami, et la supériorité de talent, et même l'antériorité
de date; nous le retrouverons enfin, et le premier de tous, entre les
poëtes satiriques, créateur de la satire italienne, marchant sur les pas
d'Horace, amusant comme lui ses lecteurs des moindres particularités de
ses mœurs et de sa vie, censeur malin, mais sans fiel, et commençant
presque toujours par essayer sur lui-même la pointe du trait dont il
veut blesser les autres. C'est maintenant comme poëte épique que je dois
le considérer. Le résultat de l'examen où je vais entrer prouvera, je
ne crains point de l'annoncer, qu'il est dans le premier des genres de
poésie le premier des poëtes modernes, et qu'ayant appliqué son talent
et son génie à un genre d'épopée que les deux grands épiques anciens ne
connaissaient pas, il est trop difficile de juger à quelle distance on
doit le placer, ou même si l'on doit réellement le placer au-dessous
d'eux.

_Observations préliminaires._

Lorsque ne connaissant d'autres poëmes épiques que ceux d'Homère et de
Virgile, et d'autres théories de l'épopée que les règles tracées dans
les anciennes poétiques, on lit pour la première fois l'_Orlando
furioso_ de l'Arioste, sans s'y être préparé par la lecture des poëmes
modernes qui précédèrent le sien, on reçoit à la fois deux impressions
opposées. On est saisi d'admiration pour l'imagination prodigieuse qui
paraît avoir créé des machines poétiques si nouvelles, un merveilleux si
surprenant, si varié, si fécond en peintures agréables et en riches
descriptions, en même temps qu'il est si différent du merveilleux
qu'avaient épuisé les poëtes grecs et latins; mais on se trouve comme
ébloui de la diversité des objets, de leur succession rapide, de leur
étonnante multiplicité; l'intérêt que tant de moyens contribuent à faire
naître semble près d'expirer à chaque instant, parce que sans cesse il
se partage; mais la curiosité toujours excitée le ranime et le soutient;
l'imagination exaltée par le grand et par l'héroïque est tout à coup
rabaissée par des objets vulgaires, ou amusée par des contes plaisants;
l'esprit qui n'est point habitué à ces contrastes, n'en trouvant ni
l'exemple dans aucune épopée, ni le précepte dans aucune poétique, est
tenté, malgré le plaisir qu'il éprouve, d'exclure du nombre des poëmes
épiques un ouvrage qu'il trouve si peu conforme et aux poëmes d'Homère
et aux principes d'Aristote. C'est, comme nous l'avons vu, ce qui était
arrivé à Voltaire lui-même; mais nous avons vu aussi qu'il revint de son
erreur.

Quand on arrive au contraire au _Roland furieux_ par le chemin qui nous
y a conduits, l'admiration que l'on sent pour son auteur n'est peut-être
pas moindre, mais elle est d'une autre espèce. On voit qu'il fut loin
d'être l'inventeur de ce genre où il excelle; que la route lui était
tracée; que le fonds de la plupart de ses fables était trouvé; que les
formes mêmes qui paraîtraient le plus lui appartenir étaient employées
avant lui, mais que tout cela existait en quelque sorte sans vivre, et
que le génie de l'Arioste fut pour cette masse encore inerte le souffle
créateur ou le flambeau de Prométhée.

D'un autre côté, on commence à soupçonner que ces prétendues
contradictions entre lui et le prince des poëtes épiques, entre les
règles qu'il s'est faites et celles qu'avait tracées le premier
législateur du Parnasse, pourraient bien n'être qu'apparentes; que
l'épopée, telle qu'il l'a traitée, étant d'une espèce particulière et
inconnue aux anciens, s'il a fait des fables de son temps un usage aussi
heureux qu'Homère des fables du sien, s'il a observé, dans ce genre
nouveau, des convenances que l'on puisse convertir en règles et en
préceptes, comme Aristote convertit celles que l'instinct du génie avait
dictées à Homère, on ne peut réellement s'armer contre lui ni d'Homère
ni d'Aristote.

Si l'on veut changer ce soupçon vague en idée nette et distincte, voici
peut-être le fil de raisonnements que l'on peut suivre. Il doit nous
conduire à reconnaître comment dans ce nouveau genre de poëme,
c'est-à-dire dans le roman épique, l'épopée a pu se dispenser de suivre
les règles connues, ou du moins leur donner une grande extension sans
les enfreindre.

On en convient universellement aujourd'hui, nous n'avons qu'un fragment
de la Poétique d'Aristote, soit qu'il ne l'ait point achevée, soit que
ce qui manque se soit perdu. Dans ce qui nous reste, il ne traite que de
la poésie en général, de la tragédie et du poëme épique. Relativement à
ce dernier, il se borne à parler de l'héroïque, et n'emploie presque
jamais pour le désigner que le mot _épique_ ou _épopée_, quoiqu'il
doive y avoir et qu'il y ait effectivement plusieurs sortes d'épopées,
dont une seule est purement héroïque.

D'après l'étymologie même du mot, le titre de poëme épique convient à
tout poëme qui contient le _récit_ d'une action soit héroïque, soit
commune: _épique_ est le genre, _héroïque_ est l'espèce; les règles
qu'Aristote a établies pour l'espèce, doivent-elles être appliquées à
tout le genre? Ses préceptes sont inattaquables; ce sont ceux du génie
et du goût; mais sans nous en écarter donnons-leur toute l'extension qui
leur convient; nous en verrons sortir plusieurs espèces de poëmes dont
il n'a fait aucune mention, mais que lui-même reconnaîtrait pour des
poëmes et de véritables épopées, puisqu'ils sont déduits de ses
principes, et que, pour employer les termes de l'école, il en a parlé,
sinon explicitement, du moins implicitement.

Le récit d'une action illustre est la matière de l'épopée, et la
représentation de cette action est le sujet de la tragédie: la comédie,
au contraire, a pour sujet la représentation d'une action populaire ou
commune. Voilà ce que dit Aristote. Ajoutons à cela que le récit d'une
action populaire ou commune peut fournir une autre espèce de poëme dont
il ne parle pas; tel était le _Margitès_ d'Homère, qui, selon Aristote
lui-même, fut l'origine de la comédie, comme l'_Iliade_ le fut de la
tragédie; car pourquoi serait-il moins permis de raconter en vers une
action commune qu'une action illustre?

Ce n'est pas tout. Quelques poëtes dramatiques, comme Plaute, par
exemple, ont mêlé dans leurs représentations, des personnes illustres ou
héroïques avec des personnes de basse condition et des gens du peuple.
Faisons dans le récit ce que Plaute a fait dans la représentation, et
nous aurons une troisième sorte d'épopée, dont Aristote n'a rien dit,
mais qui est déduite de ses principes. Voilà donc la poésie
représentative ou dramatique divisée en trois espèces, selon qu'elle
_représente_ des actions illustres ou des actions communes, ou enfin des
actions illustres et communes mêlées ensemble, d'où naîtront la
tragédie, la comédie et la tragi-comédie; voilà aussi la poésie
narrative ou épique également divisée en trois espèces, selon qu'elle
_raconte_ l'une ou l'autre de ces trois sortes d'actions. La première
sera l'héroïque ou l'épique d'Aristote, telle que l'_Iliade_; la seconde
ressemblera au _Margitès_, ou à l'idée que la tradition nous donne de ce
poëme qui s'est perdu, et elle ne racontera que des actions communes; la
troisième racontera des actions communes et des actions héroïques, et
ses personnages seront moitié nobles, moitié populaires, à peu près
comme l'_Odyssée_, ou comme serait, si l'on veut, un poëme où il y
aurait encore plus d'actions et de personnes communes.

Chacune de ces espèces peut se subdiviser encore. Et comment établir des
règles qui puissent convenir en même temps à tant d'espèces différentes?
Homère s'était tracé un plan pour l'_Iliade_; il s'en traça un autre
pour l'_Odyssée_; celui du _Margitès_ qu'on lui attribue, ne ressemblait
sans doute ni à l'un ni à l'autre. L'_Amphiaraüs_ et l'_Amazonéide_,
s'il est vrai qu'il les eut composés, n'avaient peut-être aucun rapport
avec les trois premiers; et sans parler de la _Batrachomyomachie_, qui,
soit qu'elle appartienne à un autre poëte, soit même qu'on la regarde
comme son ouvrage, n'est évidemment qu'une parodie de ses grands poëmes,
si ce génie fécond avait, comme l'assurent quelques auteurs, enfanté
jusqu'à dix-huit poëmes[616], peut-être avait-il, dans chacun, suivi une
marche particulière, et mélangé de diverses façons le caractère des
personnes et des actions, l'héroïque et le populaire, le plaisant et le
sérieux.

[Note 616: La _Petite Iliade_, la _Phocæide_, les _Cercopes_, les
_Epiciclides_, la _Prise d'Œcalie_, les _Cypriaques_, les _Épigones_ ou
la _Prise de Thèbes_, etc. Selon le _Quadrio_ (_Stor. e rag. d'ogni
Poësia_, t. VI, p. 648), on lui en a attribué plus de quarante. C'est,
comme l'observe _Cesarotti_ (_Ragionam. Storie. critic._, en tête de sa
traduction de l'_Iliade_, édit. de Pise, t. I, p. 127), c'est ce qui
pourrait faire paraître moins étrange l'opinion de _Vico_, qu'Homère
était un nom générique qui représentait l'idée abstraite du poëte
épique, et auquel on rapportait, dans l'antiquité, tous les individus
particuliers du même genre.]

C'est précisément ce qu'on a fait dans le roman épique. Des personnes de
tout rang, des événements de toute espèce, des batailles, des combats
singuliers, des scènes domestiques, des intrigues d'amour, des voyages;
des héros, des chevaliers, des rois, des villageois, des ermites, des
reines et des femmes enlevées, des amantes abandonnées, des femmes
guerrières, des fées, des magiciens, des démons, des géants, des nains,
des chevaux volants, des montagnes de fer ou d'acier, des palais
enchantés, des jardins délicieux, des déserts; enfin, tout ce que la
nature produit, tout ce que l'art invente et tout ce que peut créer
l'imagination la plus riche, ou si l'on veut la plus folle, tout cela
est admis dans l'épopée romanesque, et y peut entrer à la fois.

Supposons qu'on retrouvât le manuscrit d'un poëme grec inconnu jusqu'à
présent, et qu'au style, à la manière, aux opinions mythologiques, aux
traits d'histoire mêlés avec la fable, on le reconnût pour être une des
productions d'Homère; supposons encore que dans ce poëme il se fût
proposé de célébrer une des plus illustres familles de la Grèce, mais
qu'il eût voulu masquer ce dessein et ne le présenter en apparence que
comme épisodique; qu'il eût attaché cette partie principale de son sujet
à une époque devenue fameuse, soit par l'histoire, soit par les
fictions des autres poëtes; qu'il eût choisi dans cette époque un héros
célèbre, sur lequel il eût feint et même promis par son titre, de
vouloir fixer l'attention et l'intérêt; qu'il eût rassemblé un grand
nombre d'autres épisodes, les uns naturels et touchants, les autres
extraordinaires et merveilleux, d'autres enfin hors de toute croyance et
plus étrangers encore à l'ordre naturel des choses que les breuvages de
Circé, les Syrènes, les Lestrigons et le Cyclope; qu'avec des
personnages héroïques, tels qu'Ulysse, Agamemnon, Hector, Achille,
Diomède, etc., il en eût mêlé de vulgaires et de bas, tels qu'Eumée,
Mélanthius, les suivantes de Pénélope et le mendiant Irus, mais en plus
grand nombre encore, et répandus plus universellement dans la machine du
poëme, et qu'habile comme il l'était à peindre la nature, il eût aussi
fidèlement imité les mœurs des gens du peuple que celles des rois et des
héros.

Supposons enfin que pour donner à cet ouvrage un caractère particulier,
au lieu de se cacher sans cesse, comme dans ses autres poëmes, derrière
ses personnages, de les faire mouvoir sans se montrer lui-même, et
d'attacher le lecteur par l'illusion d'une action continue et fidèlement
représentée, il eût au contraire imaginé de se mettre lui-même en scène,
de débiter librement des faits, tantôt naturels et tantôt fantastiques,
ou des réflexions analogues à ces faits mêmes, de passer d'un sujet à
un autre, comme on le fait en racontant de vive voix, mais de ne perdre
de vue son principal objet que pour le retrouver et le reprendre à son
gré, d'exciter la curiosité et de la satisfaire ou de la tromper tour à
tour, de conserver dans les récits, mêmes les plus sérieux, cet air
d'aisance et quelquefois moitié plaisant, d'un esprit fécond et facile,
qui se joue de ce qu'il raconte et de ce qu'il invente. Quel serait le
jugement qu'on porterait de cet ouvrage? Qui oserait dire à Homère: Vous
avez fait un mauvais poëme, et il est mauvais parce qu'il ne ressemble
ni à votre _Iliade_, ni à votre _Odyssée_; nous avions établi, d'après
la première, des règles qui convenaient un peu moins à la seconde, mais
qui ne vont point du tout à cette production nouvelle. Nous ne
réformerons pas nos lois; nous avons trop long-temps soutenu qu'elles
étaient les seules justes et raisonnables, il est plus simple de nier
que l'ouvrage soit de vous, ou de soutenir que lorsque vous l'avez fait
vous étiez en délire.

Sans nous embarrasser de ce qu'Homère pourrait répondre, voyons quels
rapports le _Roland furieux_ peut avoir avec un poëme de cette espèce;
entrons mieux qu'on a fait jusqu'ici dans l'esprit de cet ouvrage;
tâchons de distinguer ce qu'il a de commun avec les anciens, et la
teinte particulière qu'il a reçue, tant du génie de son auteur que des
fictions et des idées adoptées de son temps.

_Analyse de l_'ORLANDO FURIOSO.

Nous avons suivi dans leur développement successif les idées de ces
fictions poétiques, depuis l'époque où elles amusaient le peuple dans
les places publiques et dans les rues, jusqu'au temps où le _Bojardo_, y
ajoutant des inventions plus riches et plus élégantes, mettant plus de
décence dans les mœurs que le _Pulci_, plus d'art et de grandeur dans
son plan, plus de gravité dans ses pensées et dans son style, donna le
premier type de ce que devait être le roman épique, et ne laissa plus
qu'un pas à faire pour le porter à sa perfection. Ce pas était encore
immense; l'Arioste était destiné par la nature à le franchir. Le tableau
de sa vie et de ses études nous a fait voir tout ce qu'une excellente
culture avait ajouté à ses dispositions naturelles, par quels degrés il
fut conduit à cette grande entreprise, la position où il était quand il
la forma, ce qui détermina le choix de son sujet, et le but qu'il se
proposa dans la contexture et dans la disposition de sa fable. Ce fut de
célébrer l'origine de la maison d'Este. Heureuse maison, que rendirent
fameuse les deux plus grands poëtes de l'Italie, mais qui paya
d'ingratitude ceux à qui elle dut une partie de sa gloire, comme pour
apprendre à jamais aux poëtes le fond qu'ils doivent faire sur la faveur
des grands!

L'Arioste, en courtisan délicat, n'annonça pas d'abord son projet; il ne
donna point pour titre à son poëme le nom de Roger, que toutes les
branches de la famille d'Este regardaient comme leur souche commune; il
n'en parla pour ainsi dire qu'accidentellement dans son invocation
adressée au cardinal Hippolyte. Par une méthode qui lui est
particulière, tout son début expose dans un ordre rétrograde les
matières qu'il doit embrasser. Les amours et les exploits de Roger et de
Bradamante, voilà le fond de son sujet: l'amour et la folie de Roland
forment son principal accessoire, il y joint d'autres exploits, d'autres
amours, les faits d'armes, les aventures galantes d'une foule de dames
et de chevaliers, mélange qui constitue essentiellement le roman épique,
et qui le différencie de l'épopée proprement dite. Le public était alors
enivré de la lecture des romans, et c'est un roman que le poëte annonce
d'abord par ce grand nombre d'objets qu'il promet de réunir[617]. Le nom
de Roland était devenu le plus célèbre des noms romanesques, et
l'Arioste s'engage ensuite à raconter de lui des choses que personne n'a
encore dites ni en vers ni en prose[618]. Enfin il prometà au cardinal
Hippolyte de chanter ce Roger, le premier héros de sa race[619].

[Note 617:

        _Le donne, i cavalier, l'arme, gli amori
          Le cortesie, l'audaci imprese io canto,_ etc.
                                    (C. I, st. 1.)]

[Note 618:

        _Diró d'Orlando in un medesmo tratto
          Cosa non detta in prosa mai nè in rima._
                                     (St. 2.)]

[Note 619:

        _Voi sentirete fra i più degni eroi
          Che nominar con laude m'apparecchio,
          Ricordar quel Ruggier che fu di voi
          E de' vostri avi illustri il ceppo vecchio._
                                     (St. 4.)]

L'amante de Roger, la courageuse et sensible Bradamante est mise en
scène dès le premier chant, et c'est par leur union que le poëme se
termine. Les enchantements, les malheurs et les divers obstacles qui les
séparent font le nœud de l'action: l'événement heureux qui détruit tout
ce qui s'oppose à leur bonheur fait le dénoûment; tout le reste est
épisodique. C'est à cette fable principale que l'Arioste a lié toutes
les prédictions faites pour flatter la maison d'Este ou pour intéresser
sa nation. Ces prédictions sont reprises jusques à quatre fois dans le
cours du poëme; c'est toujours Roger et Bradamante qu'elles regardent,
et presque toujours à Bradamante qu'elles sont faites. Les trois
derniers chants sont entièrement consacrés à réunir les deux amants. On
ne perd plus Roger de vue; on partage ses périls, son incroyable
générosité, son désespoir et son bonheur. C'est la dernière impression
qui reste du poëme, dont sa victoire sur le terrible Rodomont forme le
dénoûment. S'il n'en était pas le véritable héros, le retour si fréquent
de son apparition, ou plutôt sa présence presque continuelle,
l'attention sans cesse ramenée sur lui, sur son amante et sur leurs
descendants, seraient des répétitions trop importunes, des fautes trop
choquantes et trop nombreuses contre la convenance et contre le goût, ou
plutôt le poëme entier serait une faute.

L'événement célèbre auquel l'Arioste attache cette intrigue principale
est la guerre des Sarrazins contre Charlemagne, guerre fabuleuse, mais
qui faisait alors le sujet de tous les romans. C'est avec un art
admirable que, la reprenant au point où le _Bojardo_ l'a laissée, il la
conduit à sa fin, et qu'il y entrelace les amours et les exploits de
Roger et de Bradamante. Les Français, d'abord vaincus et assiégés dans
Paris, et réduits aux dernières extrémités, repoussent ensuite les
Sarrazins jusqu'en Provence, et les forcent enfin de s'embarquer pour
l'Afrique. Le roi Agramant, chef général de l'entreprise, près d'arriver
dans ses états, voit sa capitale embrasée et détruite: une tempête
l'oblige à relâcher dans une petite île, où il meurt de la main de
Roland.

La folie de ce Roland, qui sert de titre au poëme, n'en forme, à
proprement parler, que le premier épisode. Sa passion constante pour
l'ingrate Angélique, celle de cette reine pour Médor, la manière
inattendue dont Roland en est instruit, les tourments qu'il éprouve, la
démence qui en est la suite, la peinture énergique de cette fureur et
de ses effets, le moyen extraordinaire qu'Astolphe emploie pour lui
rendre son bon sens, et les détails ingénieux qui préparent cette cure
singulière, font de ce long épisode, ou si l'on veut, de cette troisième
partie de l'action, une des plus riches productions du génie poétique.

Après ces généralités, qui donnent une idée trop imparfaite du vaste
plan de ce poëme et de l'artifice avec lequel ces trois principales
actions y sont conduites, voyons si nous ne pourrons pas en suivre plus
particulièrement la triple intrigue, en la dégageant, et des retours
qu'elle forme continuellement sur elle-même, et des épisodes secondaires
qui s'y entremêlent à chaque instant. Il n'est pas rare de voir des
personnes se plaire assez à la lecture de l'Arioste pour la recommencer
plusieurs fois: il l'est beaucoup de trouver quelqu'un parmi les plus
assidus de ces lecteurs, à qui il en reste dans l'esprit une idée nette,
et qui s'en soit fait à soi-même une analyse un peu exacte. Celle-ci
leur épargnera de la peine, et peut-être leur préparera de nouveaux
plaisirs, à peu près comme ces dessins ou ces plans sans couleurs, mais
fidèlement tracés, à l'aide desquels on se rappelle agréablement les
paysages qu'on a parcourus, et qui font que l'on jouit mieux de leurs
aspects variés et de leurs divers points de vue, lorsqu'on y voyage
encore.

Je me propose ici un but tout différent de celui que j'avais dans
l'analyse du Dante; ma méthode différera de même. En traçant le plan de
l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis, je citais et faisais ressortir les
beautés dont ils sont remplis, et dont la plupart étaient entièrement
inconnues, du moins en France. On y connaît beaucoup mieux les
principales beautés de l'Arioste; mais l'ensemble, la marche, en un mot
le plan général de l'_Orlando furioso_ ne sont guère moins ignorés que
ceux de la _Divina commedia_. C'est de cela uniquement que je vais
m'occuper. J'analyserai toujours, sans jamais citer ni traduire. Les
citations auront leur tour. S'il en résulte d'abord plus de sécheresse,
moins d'agrément et de variété, on voudra bien me pardonner, pourvu
qu'avec d'autres moyens je ne sois pas moins utile.

L'Arioste a choisi avec beaucoup de discernement le point de l'action du
_Bojardo_ où il devait commencer la sienne. C'est lorsqu'une rixe
s'étant élevée entre Roland et son cousin Renaud, tous deux amoureux de
la belle Angélique, Charlemagne, qui avait besoin d'eux pour la bataille
qu'il allait donner, remet cette beauté dangereuse entre les mains du
vieux duc de Bavière, et la promet pour récompense à celui des deux
rivaux qui se sera le plus distingué dans cette journée[620]. La
bataille est perdue, l'armée chrétienne en déroute, le duc fait
prisonnier. Dans cette déroute, Angélique quitte la tente où elle était
en dépôt, monte à cheval et s'enfuit dans la forêt voisine. Elle y
rencontre Renaud qui court à pied cherchant son cheval Bayard. On se
rappelle qu'Angélique avait bu à la fontaine de la Haine, et Renaud à la
fontaine de l'Amour[621]. Dès qu'il l'aperçoit, il veut l'aborder; elle
le reconnaît et s'enfuit à toute bride. Elle arrive au bord d'une
rivière, où elle fait une autre rencontre. Le sarrazin Ferragus, baigné
de sueur, avait voulu puiser de l'eau dans son casque, et l'y avait
laissé tomber. Il cherchait à le ravoir, lorsqu'il entend les cris
d'effroi que jette Angélique en fuyant Renaud qui la suit. Quoique sans
casque, il s'élance au-devant de Renaud et l'attaque l'épée à la main.
Angélique les laisse se battre et s'enfuit de plus belle. Les deux
chevaliers s'en aperçoivent, suspendent leur combat, conviennent de le
reprendre quand ils auront retrouvé celle qui en est l'objet, montent
tous deux, l'un en selle, l'autre en croupe, sur le cheval de Ferragus,
et se mettent à la poursuite d'Angélique[622].

[Note 620: J'ai observé dans l'extrait du _Bojardo_ la différence
qui existe ici entre la version de l'Arioste et la sienne; ci-dessus, p.
331.]

[Note 621: _Orlando innamorato_, c. III; ci-dessus, p. 307.]

[Note 622: _Orlando furioso_, c. I. C'est là qu'est ce trait
charmant devenu proverbe:

        _O gran bontà de' cavalieri antiqui!_ etc.
                                             (St. 22.)]

Bientôt le chemin se partage en deux. Incertains de celui qu'elle a pu
prendre, ils se séparent. Renaud s'enfonce dans la forêt; Ferragus
revient au bord du fleuve d'où il était parti. Il recommence à chercher
avec une longue perche son casque qui y était tombé. Tout à coup l'ombre
de l'Argail, de ce jeune frère d'Angélique, qu'il avait tué peu de temps
auparavant, et dont il avait jeté le corps précisément en cet endroit,
s'élève du milieu du fleuve, tenant d'une main le casque que Ferragus
lui avait alors promis d'y rapporter dans trois jours. Il lui reproche
son manque de parole, et disparaît avec son casque; action particulière
que le _Bojardo_ avait commencée[623], et que l'Arioste, en passant,
termine ainsi.

[Note 623: _Orlando innamorato_, c. III; ci-dessus, p. 306.]

Cependant Angélique fuyant à travers la forêt et n'en pouvant plus de
lassitude, était descendue dans un bosquet où des arbres et des buissons
fleuris formaient le plus délicieux ombrage. Elle entend un chevalier
qui, se croyant seul, poussait des soupirs et se plaignait de sa
destinée. C'était Sacripant, roi de Circassie, qui, après l'avoir
défendue en Orient lorsqu'elle était assiégée dans Albraque sa
capitale[624], était passé en Occident pour la suivre, et croyait
l'avoir entièrement perdue. Angélique pense qu'il peut la servir encore,
la sauver des poursuites de Renaud, et la reconduire dans ses états.
Elle sort du lieu où elle était cachée, aborde Sacripant, et lui montre
les dispositions les plus favorables. Il se préparait à en profiter plus
qu'elle ne le voulait peut-être, lorsqu'il est interrompu par l'arrivée
d'un chevalier couvert d'une armure aussi blanche que la neige.
Sacripant le défie au combat. Au premier coup de lance, ce chevalier
l'abat, le laisse étendu sur le sable, et poursuit fièrement sa route.
Un courrier qui vient à passer apprend au triste Circassien que ce
chevalier blanc est une femme, ou plutôt une jeune fille, la belle et
invincible Bradamante[625]. Sacripant, à peine relevé de sa chute,
n'était pas encore revenu de sa honte, lorsqu'un autre chevalier
survient à pied. C'est Renaud. Sacripant met pied à terre; nouveau
combat, nouvelles terreurs d'Angélique, qui prend, comme à son
ordinaire, le parti de monter sur le cheval de Sacripant et de
s'enfuir[626].

[Note 624: _Orlando innam._, c. X.]

[Note 625: _Orlando fur._, c. I, st. 69, 70.]

[Note 626: C. II.]

Elle rencontre dans la forêt un vieil ermite, nécromant de son métier.
Elle lui confie son extrême desir de quitter la France, et de
s'embarquer au plus vite pour échapper aux poursuites de Renaud.
L'ermite qui a ses vues, évoque un démon familier, et l'envoie, sous la
forme d'un valet, tromper les deux chevaliers qui se battent pour
Angélique. L'esprit follet leur affirme qu'elle a retrouvé Roland, qu'en
ce moment il l'enlève en se moquant d'eux et retourne à Paris avec elle.
Renaud, sans dire un mot, monte sur Bayard, que son instinct, qui
approchait de l'intelligence humaine, avait ramené auprès de lui, et
court au galop vers Paris. C'était le moment où Charlemagne, après la
bataille qu'il avait perdue contre Agramant, rassemblait le reste de ses
troupes, se préparait à soutenir un siége, et pensait à envoyer en
Angleterre demander du secours. Il y députe Renaud, à qui cette
commission est fort désagréable, mais qui part aussitôt pour la remplir.

Ce ne sont-là, pour ainsi dire, que les préliminaires de l'action; c'est
ici qu'elle commence à s'engager et que l'on a besoin, pour l'entendre
dans l'Arioste, de se rappeler ce qu'on en a vu dans le _Bojardo_. Cette
terrible Bradamante qui traite si rudement les chevaliers les plus
braves, est cependant occupée d'un soin plus analogue à son sexe et à
son âge. Elle va cherchant son cher Roger, qu'elle aime tendrement et
qui l'aime de même, quoiqu'ils ne se soient vus et parlé qu'une fois, le
jour où ils furent séparés par une troupe de Sarrazins, et où elle se
laissa emporter à la poursuite de celui qui l'avait blessée[627]. A
quelque distance du lieu où elle avait renversé Sacripant elle trouve
Pinabel, de cette perfide race de Mayence, ennemie de celle de Clairmont
et de Montauban. Il la trompe, l'égare dans les montagnes et la
précipite dans une caverne, où il croit qu'elle trouvera la mort[628].
Elle y trouve au contraire le tombeau prophétique de Merlin, et la bonne
magicienne Mélisse, à qui sa venue était annoncée, et qui, après lui
avoir prédit et avoir fait passer sous ses yeux tous les héros futurs de
la maison d'Este, qui doivent naître de son union avec Roger, lui
enseigne ce qu'elle doit faire pour le retrouver et pour le tirer du
château magique où le vieil Atlant, cet ancien guide de sa jeunesse, le
tient de nouveau renfermé[629].

[Note 627: _Orlando innam._, t. III, c. V; ci-dessus, p. 335.]

[Note 628: _Orlando fur._, c. II, st. 75 et pénult.]

[Note 629: C. III.]

En passant de l'imagination du _Bojardo_ dans celle de l'Arioste, Atlant
s'est enrichi d'un Hippogryphe, espèce de coursier ailé, sur lequel il
s'élève dans les airs, et d'un bouclier enchanté qui jette un tel éclat
lorsqu'il le découvre, que les yeux sont éblouis; on tombe privé de
sentiment, presque sans vie; le magicien saisit alors celui qui l'a osé
combattre et l'emporte dans son château. Il n'existe qu'un seul moyen de
vaincre cet enchantement; c'est de porter à son doigt l'anneau qui avait
appartenu à la belle Angélique. Or, dans ce moment là même, le petit
roi Brunel, qui lui avait dérobé cet anneau[630], marchait vers le
château d'Atlant pour en retirer Roger et le livrer au roi Agramant, son
général. Mélisse en instruit Bradamante et lui conseille de tuer Brunel,
de s'emparer de l'anneau, et de faire pour son compte ce que ce fourbe
voulait faire pour celui d'Agramant.

[Note 630: _Orlando innam._, l. II, c. V; ci-dessus, p. 326.]

Bradamante, après avoir quitté Mélisse, trouve en effet le petit roi de
Tingitane, mais elle répugne à tuer un homme vil, faible et sans
défense; elle l'attache au pied d'un arbre, lui prend l'anneau
d'Angélique, et marche vers le château d'Atlant[631]. Arrivée là, elle
suit de point en point les leçons de Mélisse, rompt l'enchantement,
délivre Roger et avec lui Gradasse, Sacripant et quelques autres
guerriers qui y étaient aussi retenus. L'enchantement détruit, Atlant et
son château disparaissent, mais l'Hippogryphe reste; Roger a
l'imprudence de le monter; l'Hippogryphe prend aussitôt son vol et
l'emporte à travers les airs[632]. L'Arioste usant du privilége, ou
suivant une des lois du roman épique, a laissé Renaud embarqué pour
l'Angleterre et assailli d'une tempête; il laisse ici Roger au haut des
airs, emporté par l'Hippogryphe, pour raconter les aventures de Renaud
en Ecosse, où la tempête l'a jeté, ou plutôt l'aventure intéressante de
la belle Genèvre, que Renaud venge d'une calomnie et sauve de la
mort[633]. Le poëte revient ensuite à Roger, le retrouve en l'air sur
son Hippogryphe, le ramène enfin vers la terre, et le conduit dans l'île
enchantée d'Alcine[634].

[Note 631: _Orlando fur._, c. IV; st. 14.]

[Note 632: _Ibid._, st. 46.]

[Note 633: C. IV, st. 51, jusqu'à la fin, tout le chant V, et les
seize premières stances du chant VI.]

[Note 634: C. VI, st. 19.]

Cette fiction est liée à celle de l'île de Falerine et de Morgane dans
l'_Orlando innamorato_[635]. La fée Alcine est sœur de la méchante fée
Morgane, et ne vaut pas mieux qu'elle. Elle retient pour son plaisir,
dans les délices et dans la mollesse, les chevaliers qui tombent entre
ses mains. Elle s'en dégoûte bientôt; et pour qu'ils n'aillent pas lui
faire une mauvaise réputation par le monde, elle les change, selon son
caprice, en arbres, en fontaines, en animaux ou en rochers. Le vieil
Atlant, à qui Roger avait échappé, a imaginé ce nouveau moyen de
l'écarter des dangers de la guerre. Il a eu l'art de le faire arriver
dans cette île, et celui de fixer l'inconstante Alcine. Elle lui restera
fidèle, et sent que désormais elle ne peut plus changer. Mais ce plan ne
s'arrange point avec ceux de la bonne Mélisse, qui ne perd pas un
instant de vue Roger et Bradamante. Elle instruit la fille d'Aymon du
piége où est tombé son amant, et promet de l'en retirer. Elle ne demande
pour cela que l'anneau d'Angélique, que Bradamante avait gardé. Avec ce
talisman infaillible, déguisée sous la forme du vieil Atlant, elle va
chercher Roger dans son île, le fait rougir de l'état où elle le trouve,
et pour dissiper les fausses apparences qui l'ont séduit, elle lui met
au doigt l'anneau magique. Roger revoit Alcine; il la revoit telle
qu'elle est, c'est-à-dire qu'au lieu d'une jeune reine, belle et
charmante, il reconnaît qu'il n'a eu affaire qu'à une vieille fée,
chauve, édentée et ridée. Il la fuit avec horreur[636].

[Note 635: Voyez ci-dessus, p. 321 et 324.]

[Note 636: Le reste du chant VI, le chant VII tout entier, et les
vingt-une premières stances du chant VIII.]

L'Arioste revient alors sur ses pas jusqu'à l'endroit où il a laissé
Angélique seule dans un bois avec un vieil ermite, qui a sur elle des
desseins peu conformes à son état et à son âge. Elle est exposée avec
lui à une aventure qui n'est ni la plus agréable, ni la plus décente du
poëme[637]; surprise ensuite au bord de la mer par des corsaires et
emmenée dans l'île d'Ebude, près de l'Irlande, pour être dévorée par un
monstre marin[638]. Le roi de cette île avait encouru la colère de
Protée. Pour l'apaiser, il fallait exposer tous les jours au pied d'un
rocher une jeune fille que le monstre venait dévorer. Angélique y est
conduite et attachée. Elle n'attend plus que la mort. Là, le poëte
l'abandonne, pour parler enfin de Roland[639], qui n'a point encore
figuré dans l'action du poëme.

[Note 637: C. VIII, st. 30, 48 et 49.]

[Note 638: St. 51.]

[Note 639: St. 68.]

Il annonce dès le début le caractère passionné qu'il a voulu donner à ce
héros. Ce n'est plus le Roland de la Chronique de Turpin et des premiers
poëtes romanesques: c'est celui que le _Bojardo_ a mis à sa place. C'est
un amant plus encore qu'un chevalier, qui sacrifie à son amour la sûreté
de son empereur, le salut même de sa patrie, en un mot, si préoccupé de
sa passion qu'on ne sera pas surpris de voir cette forte préoccupation
devenir une véritable folie.

Paris est assiégé et réduit à de telles extrémités qu'une pluie
miraculeuse a pu seule éteindre l'incendie que l'ennemi y avait allumé.
Roland pendant la nuit est livré aux agitations et à l'insomnie. Ce
n'est point du siége ni de l'incendie qu'il s'occupe, c'est d'Angélique.
Il ne peut digérer l'affront que lui a fait Charlemagne en lui ôtant des
mains celle qu'il avait conduite en France à travers tant de dangers.
Elle s'est échappée; à quoi sa beauté, sa jeunesse ne l'exposent-elles
pas? C'en est fait, il veut la suivre. Il ira pour la trouver jusqu'aux
extrémités de la terre. Il se lève, prend des armes couvertes d'un
vêtement noir, et quitte, pour n'être pas connu, ses enseignes
ordinaires, où l'on voyait ce cartel, emblême de l'habit de deux
couleurs dont il avait été vêtu dans son enfance[640]. Il part seul,
sans prendre congé, sans dire adieu; il traverse le camp ennemi, et va
cherchant dans toutes les provinces de France, la belle reine du Catay.
Pendant tout l'hiver et une partie du printemps, il continue cette
recherche. Enfin, il apprend en Normandie l'horrible usage de l'île
d'Ebude. Une idée confuse que son Angélique peut y être exposée à une
mort affreuse, le détermine à aller combattre le monstre et délivrer ce
peuple malheureux. Il monte sur une barque, côtoyé quelque temps la
Bretagne et veut cingler vers l'île d'Ebude. Une tempête le jette en
Zélande, où il est arrêté par l'aventure épisodique du barbare Cimosque,
de Biréne et de la belle et tendre Olimpie[641].

[Note 640: St. 90. Voyez ci-dessus, p. 172.]

[Note 641: C. IX.]

Cependant Roger avait vaincu tous les obstacles qu'Alcine avait voulu
mettre à sa fuite: ferme dans son dessein, il était parvenu dans l'autre
partie de l'île, où étaient les états de la fée Logistille, sœur
d'Alcine et de Morgane, mais aussi bienfaisante et aussi sage qu'elles
étaient méchantes, folles et perfides[642]. C'est l'emblême allégorique
de la Raison et de la Vertu, comme les deux autres le sont des passions
vicieuses et insensées. Roger, instruit par les leçons de Logistille,
remonte sur l'Hippogryphe, qu'il a appris d'elle à gouverner comme on
conduit sur terre un coursier docile. Il portait suspendu à l'arçon le
bouclier magique d'Atlant, et à son doigt l'anneau enchanté que lui
avait envoyé Bradamante. Il s'élève dans les airs et dirige son vol vers
la France. En passant sur l'île d'Ebude, il apperçoit Angélique attachée
nue sur un rocher, et déjà le monstre marin qui s'avance pour dévorer sa
proie[643]. Après lui avoir porté des coups que la dureté des écailles
du monstre rend inutiles, il se rappelle son bouclier et son anneau. Le
bouclier, qui éblouit et endort tous ceux qui le regardent, suffira pour
vaincre le monstre; mais de peur qu'Angélique n'éprouve le même
éblouissement, il descend d'abord auprès d'elle et lui passe au doigt
l'anneau qui rompt tous les enchantements. A l'aspect du bouclier, le
monstre s'assoupit; Roger, sans perdre de temps à le tuer, délie
Angélique, et la fait monter derrière lui sur l'Hippogryphe, qui s'élève
de nouveau dans les airs. On se rappelle dans quel état est Angélique.
La beauté de toute sa personne et la jeunesse de son libérateur ont
leur effet ordinaire. Il se détourne cent fois vers elle; les caresses
qu'il se permet ne font qu'irriter ses désirs. Il change son plan de
voyage, cherche des yeux le premier rivage où il voie des bois et des
paysages agréables, et s'abat sur les côtes de Bretagne, dans un endroit
délicieux. Son premier soin, dès qu'ils sont tous deux à terre, est de
se débarrasser de ses armes. Angélique voit son dessein, mais que faire?
Heureusement en baissant les yeux, elle aperçoit à son doigt l'anneau
que Roger y avait mis[644]. Elle le reconnaît; c'était le sien; c'était
cet anneau précieux que Brunel lui avait dérobé jadis, et qui lui était
rendu par ce cercle étonnant d'aventures. La vertu de cet anneau ne se
bornait pas à détruire les enchantements; il en produisait un lui-même;
en le mettant dans sa bouche on devenait invisible. Angélique le met
sur-le-champ dans la sienne, et au moment où Roger se croit près de tout
obtenir, il ne touche et ne voit plus rien. Pour comble de malheur,
l'Hippogryphe qu'il avait attaché à un arbre, rompt sa bride, s'envole
et disparaît. Le pauvre Roger tout honteux reprend ses armes, et
s'enfonce tristement dans la forêt[645].

[Note 642: C. X.]

[Note 643: St. 91.]

[Note 644: C. XI, st. 3.]

[Note 645: St. 15.]

Pendant ce temps-là, Roland avait terminé son expédition de Zélande, tué
le cruel Cimosque, et réuni Birène à l'amoureuse Olimpie[646]. Il se
rembarque pour l'île d'Ebude; les vents tantôt trop lents et tantôt
contraires l'en écartent long-temps. Il arrive enfin dans le moment où
le monstre des mers allait s'élancer sur une nouvelle victime. Roland se
sert pour le vaincre d'un moyen très-extraordinaire[647]. Il le tue
enfin et s'empresse de délivrer la jeune beauté qui était attachée nue
sur le rocher, comme l'avait été Angélique. Il se trouve que c'est cette
même Olimpie qu'il avait réunie à Birène, que ce perfide avait enlevée,
puis abandonnée sur le rivage; que les corsaires d'Ebude y avaient
prise, et qui, pour récompense de l'amour le plus généreux et le plus
tendre, était exposée à ce sort affreux[648]. Dans cette imitation
justement célèbre de l'Ariane abandonnée de Catulle, ou plutôt de celle
d'Ovide, le roi d'Irlande joue le même rôle que Bacchus. Il faisait à
l'instant même une descente dans cette île. Il ne peut voir Olimpie sans
l'aimer, et Roland ne part d'Ebude qu'après avoir vu celle qu'il a
sauvée deux fois, devenue reine d'Irlande et vengée de son infidèle par
l'amour et par l'hymen d'un roi[649].

[Note 646: St. 21.]

[Note 647: Il passe du vaisseau où il était sur une petite barque,
avec une ancre attachée par un gros câble, se fait avaler par le
monstre, avec son ancre, et même, si le poëte ne se trompe, avec son
bateau:

                          _E se l'immerse
        Con quella anchara in gola, e s'io no fallo
        Col batello ancor_.
                                   (C. XI, st. 37.)

Il enfonce les deux pointes de l'ancre dans le palais et dans la langue
du monstre, et lui tient ainsi de force la gueule ouverte; il en sort à
la nage, tenant toujours le câble de l'ancre, et tire facilement
l'énorme animal sur le sable, où il expire.]

[Note 648: St. 55.]

[Note 649: St. 80.]

Il revient sur le continent, où il va toujours cherchant sa chère
Angélique, et courant des aventures qui amusent le lecteur et
l'intéressent même quelquefois, comme celle de la tendre Isabelle, que
Roland trouve dans une caverne, et qu'il délivre d'une troupe de
brigands pour la rendre à son cher Zerbin[650]; mais ces aventures
avancent peu l'action du poëme. Elle prend enfin une marche plus rapide
et un plus grand caractère, quand le poëte nous ramène à la guerre des
Sarrazins contre Charlemagne et au siége de Paris[651]. Marsile est à la
tête d'une forte armée de Sarrazins d'Espagne; le jeune et présomptueux
Agramant, chef général de l'entreprise, en commande une innombrable
d'Africains. Les deux rois passent en revue les deux armées: elles
s'approchent de Paris et le cernent de toutes parts.

[Note 650: C. XII et XIII.]

[Note 651: C. XIV.]

Pour la première fois, depuis que Charlemagne est le sujet des romans
épiques, il paraît ici tel que l'épopée héroïque l'aurait peint d'après
l'histoire. Les vœux et les cérémonies de la religion l'occupent
d'abord[652]. Tout Paris est en prières. Celle de l'empereur est noble
et fervente. Elle est portée, par l'Ange qui veille sur ses destinées,
au pied du trône de l'Éternel. Le chœur entier des anges et des saints
intercède pour lui. Dieu charge l'archange Michel d'aller chercher le
Silence et la Discorde; il veut que l'un conduise pendant la nuit les
troupes qui viennent d'Angleterre, sous la conduite de Renaud, et que
l'autre mette le trouble et la confusion dans le camp des Sarrazins.
Ici, comme on voit, l'Arioste fait succéder au merveilleux de la féerie
celui de la religion, mêlé avec le merveilleux allégorique. Son génie
embrasse, et tout ce qui est dans la nature des choses, et tout ce que
notre faible nature a imaginé dans tous les temps d'êtres supérieurs à
elle, qu'elle craint ou qu'elle implore et dont elle attend ses biens ou
ses maux.

[Note 652: St. 68 et suiv.]

La manière dont l'archange remplit sa mission ne conviendrait pas de
même au poëme héroïque; elle ne pouvait figurer que dans l'épopée
romanesque qui admet le genre satirique comme tous les autres. Michel ne
croit pouvoir rien faire de mieux pour trouver le Silence que de
l'aller chercher dans un couvent de moines; il espère y trouver aussi la
Paix, la Charité, l'Humilité. Point du tout; elles en avaient été
chassées par la Gourmandise, l'Avarice, la Colère, l'Orgueil, l'Envie,
la Paresse et la Cruauté[653]. A la place de ce septième péché, on en
attendait peut-être un autre. L'Arioste n'en parle pas. Il est vrai
qu'il ne dit pas non plus que l'archange s'attendît à trouver dans ce
couvent la vertu contraire. Qu'y trouve-t-il encore? Ce qu'il croyait
devoir aller chercher jusqu'aux enfers, la Discorde. C'est dans ce
nouvel enfer qu'elle habite parmi les saints offices et les messes[654].

[Note 653: St. 81.]

[Note 654:

        _E ritrocolla in questo nuovo inferno_
        (_Chi'l crederia?_) _tra santi uffizii e mese._
                                                (St. 82.)]

Michel ordonne à la Discorde d'aller porter ses fureurs et tous les
désordres qu'elle entraîne dans le camp des Sarrazins. Il apprend
ensuite de la Fraude, qui se trouve aussi dans cette maison, en quel
endroit il doit aller chercher le Silence. C'est dans le palais du
Sommeil, situé en Arabie, dans un vallon paisible, loin de toute
habitation humaine[655]. L'archange prend son vol vers ce palais, y
trouve en effet le Silence, lui donne ses ordres, et le conduit en
Picardie, où Renaud était débarqué avec les troupes que les rois
d'Angleterre et d'Écosse envoyaient au secours de Charlemagne. Le
Silence leur est donné pour escorte. Elles arrivent sans être aperçues,
à l'instant où commençait l'assaut général de Paris.

[Note 655: St. 92.]

La poésie moderne, ni peut-être même l'ancienne, n'ont rien à mettre
au-dessus de la description de cet assaut. Charlemagne y remplit tous
les devoirs d'un grand capitaine et d'un roi. Ce qui lui reste de ses
paladins le seconde avec une intrépidité qu'aucun danger n'étonne. Mais
ils sont attaqués par des forces supérieures et par des ennemis furieux.
Le plus terrible des rois africains, Rodomont, porte de tous côtés
l'incendie et le carnage; et tandis que ses propres soldats sont
consumés dans les fossés de la ville par les fascines embrasées que les
assiégés y jettent, il s'élance sur le mur, le franchit, et renfermé
seul dans Paris, il y répand la mort et l'effroi, comme s'il était suivi
de son armée[656]. Agramant attaque en même temps une des portes avec
l'élite de ses troupes[657]. Charlemagne en personne la défend avec ses
plus braves chevaliers. C'est alors que Renaud arrive avec ses
Anglais[658]; il tombe à l'improviste sur les Sarrazins, et les oblige à
tourner contre lui tous leurs efforts, tandis qu'une partie du secours
qu'il amène pénètre d'un autre côté dans la ville assiégée.

[Note 656: Le reste du chant XIV.]

[Note 657: C. XV, st. 6. Mais le poëte s'interrompt trois stances
après, pour retourner, non à Renaud, mais à Astolphe, qu'il a laissé en
Angleterre. Il reprend l'assaut de Paris, c. XVI, st. 16.]

[Note 658: St. 29.]

Cependant Rodomont y continue ses ravages. Il ose attaquer le palais
même de l'empereur[659]. Charlemagne et ses paladins accourent pour le
défendre. Une foule de guerriers suit leurs pas. Ils entourent
l'indomptable Africain, et l'attaquent tous à la fois[660]. Après avoir
fait un grand carnage des chevaliers et des soldats, il est contraint de
céder et de se retirer vers les remparts. Trois fois il se retourne
contre la foule qui le suit, et trois fois sa redoutable épée se baigne
dans le sang français. Enfin parvenu au pied des murs, il y monte, se
précipite tout armé dans le fleuve, le passe à la nage, et rendu sur
l'autre bord, il gémit profondément, et ne quitte qu'à regret sa
proie[661]. Toute cette scène héroïque, animée de l'esprit des anciens,
est remplie de leurs imitations les plus heureuses. C'est Pyrrhus au
palais de Priam, c'est Turnus au camp retranché des Troyens, c'est, si
l'on ose le dire, le génie même et le style admirable de Virgile. Le
genre seul du poëme, et non le talent du poëte, peut nuire à l'effet de
ce tableau, et en refroidir la chaleur. Le roman épique permet, ou
plutôt commande des suspensions et des interruptions qui amènent plus
d'une fois au milieu du siége de Paris des aventures, non-seulement
étrangères, mais lointaines. Elles transportent le lecteur tantôt en
Egypte et tantôt à Damas, et l'occupent d'Astolphe et de Marfise, de
Griffon, d'Aquilant et d'Origille quand son attention était fixée sur
Paris, Rodomont et Charlemagne. J'écarte à dessein toutes ces actions
incidentes, et je tâche de suivre entre les mains de l'Arioste, celle
des trois actions principales où il ressemble le plus aux épiques
anciens; elle va le conduire par un fil presque imperceptible à une
autre de ces actions, celle que son titre annonce, et pour laquelle il
n'a point eu de modèle.

[Note 659: C. XVII, st. 6.]

[Note 660: St. 16. Ici est encore une nouvelle interruption, et il
faut que lecteur s'occupe, pendant tout le reste de ce chant, de Griffon
et d'Origille, dont il ne se soucie guère, et qui ne sont pas la plus
heureuse des fables du _Bojardo_ que l'Arioste emprunta de lui.
(_Orlando innam._, l. I, c. XXVIII et XXIX, etc.) L'attaque livrée à
Rodomont par Charlemagne et par ses chevaliers n'est reprise qu'au chant
suivant, c. XVIII, st. 8.]

[Note 661: St. 24.]

Délivré de Rodomont, Charlemagne fait sortir ses troupes par trois
portes en même temps, les réunit, marche à leur tête, et attaque avec
vigueur l'arrière-garde des ennemis, qui sont aux mains avec l'armée de
Renaud. Le combat devient alors une horrible mêlée. Le poëte en écarte
la confusion par le même artifice qu'Homère; dans cette masse générale,
il dessine des groupes particuliers, et distingue par des exploits
extraordinaires les principaux chefs des deux armées. Dardinel, fils
d'Almont, jeune roi sarrazin, montre surtout la valeur la plus
brillante, balance long-temps la victoire, tue un grand nombre de
chrétiens, et tombe enfin lui-même sous les coups de Renaud. Rien ne
peut plus retarder la défaite des Africains. Agramant fait rentrer dans
son camp un tiers au plus de son armée. Charlemagne suit ses avantages,
et l'y tient assiégé pendant la nuit.

Ici se trouve encore une belle imitation de Virgile, si belle que je ne
crains pas de prononcer un blasphême littéraire, en mettant, à certains
égards, la copie au-dessus de l'original. L'épisode divin de Nisus et
d'Euryale au neuvième livre de l'_Énéide_ est transporté presque tout
entier dans le dix-huitième chant de l'_Orlando furioso_. Cloridan et le
beau Médor veillent sur les remparts du camp d'Agramant, comme les deux
célèbres amis à la porte du camp des Troyens. Ils conçoivent et
exécutent également le dessein d'une expédition hasardeuse. Mais Nisus
et Euryale ont pour objet de traverser le camp des Rutules pour aller
avertir Énée du danger que courent ses compagnons et son fils; Cloridan
et Médor, attachés au jeune et brave Dardinel, qui a été tué dans le
combat, ne peuvent supporter l'idée de le laisser sans sépulture[662];
c'est pour remplir ce devoir pieux qu'ils se dévouent; c'est pour aller
chercher sur le champ de bataille, au milieu des morts, le corps de leur
malheureux roi qu'ils traversent le camp des chrétiens. Ils périssent
aussi tous deux; mais quelle différence entre Euryale, qui n'est retardé
dans sa fuite que par le butin qu'il a fait et qu'il ne veut pas perdre,
et le sensible Médor, resté seul chargé du corps inanimé de son maître
après la fuite de Cloridan, succombant sous ce fardeau sacré, le
déposant enfin sur la terre, mais ne pouvant se résoudre à l'abandonner,
et tombant percé de coups auprès de lui[663]!

[Note 662: C. XVIII, st. 165.]

[Note 663: C. XIX, st. 13.]

Un autre avantage de cet épisode, c'est qu'il est intimement lié à la
marche générale du poëme, et qu'il devient même le moyen particulier
dont l'Arioste se sert pour conduire l'une de ses trois principales
actions; tandis que l'épisode de Virgile, une fois terminé, n'a plus
aucune influence sur l'action de l'_Énéide_. Nous avons vu comment
Angélique s'était échappée des bras du jeune Roger. Elle était nue, mais
son anneau, qui la rendait invisible, mettait sa pudeur à l'abri. Elle
avait cependant trouvé, dans l'asyle d'un pauvre villageois, des habits
grossiers dont elle s'était vêtue, une jument qu'elle avait montée. Elle
parcourait ainsi la France, tantôt cachée et tantôt visible, plus fière
et plus insensible que jamais, et ne cherchant qu'une bonne occasion
pour retourner dans son empire.

Elle arrive auprès de Paris; le hasard la conduit dans ce lieu même, où
le jeune Médor gisait étendu sur la terre et baigné dans son sang[664].
Elle croit apercevoir qu'il respire encore. Touchée de sa jeunesse, elle
descend auprès de lui, met en usage la science des simples que les
filles de rois possèdent dans l'Orient, étanche d'abord le sang qui
coulait de sa large blessure, le fait transporter, pour le guérir, dans
la cabane d'un berger qui vient à passer en cet endroit, y reste pour
achever sa cure, mais bientôt se sent elle-même atteinte d'un mal plus
doux et plus difficile à guérir. Enfin, cette reine superbe, qui avait
dédaigné les plus grands rois et les plus illustres chevaliers, devient
la conquête d'un jeune page, qui n'a pour lui que sa beauté, mais chez
lui la beauté est accompagnée d'un grand courage et de sentiments
généreux dont il vient de donner des preuves. Il semble que le sort
devait une récompense au dévouement qu'il a fait de sa vie, et que c'est
la belle Angélique qui vient lui en apporter le prix. Elle n'en fait pas
seulement son amant, mais son époux. Enchantés l'un de l'autre, ils
séjournent plus d'un mois dans cette humble chaumière. Les rochers, les
grottes, les arbres d'alentour sont chargés de leurs chiffres, de leurs
devises, de leurs noms entrelacés. Ils y gravent de tendres serments, et
l'histoire naïve de leurs amours. Mais bientôt lasse de ce bonheur
obscur, pour lequel on dit qu'en général les reines ont peu de goût,
Angélique veut enfin retourner dans ses états, et placer la couronne du
Catay sur la tête de Médor.

[Note 664: C. XIX, st. 20.]

Ils quittent ensemble la France, passent les Pyrénées et prennent la
route de Barcelonne. Tout à coup ils sont arrêtés par l'effrayante et
hideuse rencontre d'un insensé, nu et tout couvert de fange, qui
s'élance vers eux avec fureur. Que veut dire cette apparition terrible?
Quelle est cette espèce de monstre humain? L'Arioste se garde bien de le
dire, de le laisser même entrevoir. Il nous appelle brusquement à
d'autres aventures; elles se succèdent pendant plus de deux autres
chants; enfin, dans le vingt-troisième, sans nous douter de rien encore,
nous retrouvons son héros dont il ne nous avait point parlé depuis
long-temps.

Roland n'avait cessé, ni de chercher Angélique, ni de courir, chemin
faisant, de belles et de grandes aventures. En approchant de Paris, il
avait attaqué et dispersé lui seul une troupe de Sarrazins qui
rejoignaient l'armée d'Agramant, tué de sa main les deux rois qui les
commandaient, et commencé un combat avec Mandricard, qui était accouru
pour les venger. Le cheval de Mandricard, dont la bri le s'était rompue,
avait emporté ce guerrier, malgré lui, à travers les bois et les
plaines. Roland, retardé par un autre accident, malgré l'avance que son
ennemi avait sur lui, s'était remis à sa poursuite.

Excédé de chaleur et de fatigue, il arrive, pendant l'ardeur du midi,
dans un paysage délicieux, au bord d'un ruisseau limpide, où tout
l'invite à se rafraîchir[665]. Il jette les yeux sur l'écorce de
quelques arbres. Il y voit le nom d'Angélique et croit reconnaître sa
main. Un autre nom inconnu le frappe; c'est celui de Médor. Il lit, à
l'entrée d'une grotte, de plus longues inscriptions, des preuves plus
manifestes du bonheur de ces deux amants et de son malheur. C'étaient en
effet les environs de la cabane qu'Angélique avait habitée avec Médor,
où tout offrait les emblêmes et les expressions de leur amour. Le comte
d'Angers, saisi d'abord d'étonnement, puis de douleur, s'efforce de
douter encore. Il arrive à la cabane qui avait servi de retraite à
l'Amour et de temple à l'Hymen. Il ne veut point accepter de nourriture,
et ne demande qu'un lit où il puisse trouver quelque repos. Quel repos!
Ce qu'il lit gravé sur les murs, sur la porte, sur les fenêtres, lui
dit trop dans quelle chambre il se trouve, sur quel lit il s'est jeté!
Les villageois hospitaliers ne comprenant rien à sa peine, lui
racontent, pour l'adoucir, toute l'histoire dont ils amusaient
ordinairement les passagers. Ils lui montrent un bracelet garni de
pierres précieuses qu'Angélique leur avait donné pour les récompenser de
leurs soins; et ce bracelet, c'était de Roland lui-même qu'Angélique
l'avait reçu.

[Note 665: C. XXIII, st. 100 et suiv.]

A ce récit, à cette vue, l'infortuné verse un torrent de larmes. Il sort
de ce lieu de supplice, reprend ses armes, rentre dans la forêt,
parcourt les routes les plus obscures, en poussant des cris et des
hurlements affreux. Il revient sur ses pas, revoit les inscriptions et
les monuments d'amour. Alors il ne se connaît plus; il tire sa
formidable épée, coupe les arbres, taille les rochers, les fait voler en
éclats, détruit la grotte, comble de débris, de rocailles et de
branchages le ruisseau et la fontaine, tombe enfin étendu sur la terre,
muet de rage, sans mouvement, et les yeux tournés vers le ciel. Pendant
trois jours et trois nuits, il reste dans cette attitude, privé de
nourriture et de sommeil. Le quatrième jour, il se livre à de nouveaux
accès de fureur; il arrache ses armes, les disperse dans la forêt,
déchire ses vêtements, reste absolument nu, et court ainsi dans la
campagne, brisant ou déracinant comme des herbes fragiles les chênes,
les hêtres et les ormeaux. Les laboureurs de ces cantons accourent et
l'environnent[666]. Il frappe et tue tout ce qui l'approche, met le
reste en fuite, assomme les chevaux, les bœufs, les troupeaux entiers.
De ses poings, de ses pieds, de ses dents, il rompt, fracasse et
déchire. L'épouvante est dans tout le pays. On déserte les villages; il
y entre, dévore les plus grossiers aliments, s'élance de nouveau dans la
plaine, se renfonce dans les bois, poursuit les daims, les sangliers,
les atteint, les met en pièces, et se nourrit de leurs chairs.

[Note 666: C. XXIV, st. 4.]

De là, il se met à parcourir la France[667]. Les rencontres qu'il fait,
les actes étranges de folie qui signalent partout son passage, sont
impossibles à raconter. Il va jusqu'aux Pyrénées[668], passe en Espagne,
arrive auprès de Barcelonne, à l'instant même où Angélique va pour s'y
embarquer avec Médor[669]. Il ne la reconnaît pas; dans l'état hideux où
sa démence l'a réduit, il n'en est point reconnu. Peu s'en faut que ce
furieux qu'elle a privé de la raison, ne se venge d'elle sans le savoir;
elle n'échappe à sa fureur, qu'au moyen de l'anneau qui la rend
invisible quand il lui plaît. Elle monte enfin sur un vaisseau, et
désormais en sûreté, prend, avec son cher Médor, la route de l'Inde, où
le trône du Catay les attend. Et cependant l'insensé Roland, parvenu, en
traversant toute l'Espagne, jusqu'au détroit de Gibraltar, le passe à la
nage, aborde sur les sables d'Afrique, et continue de s'y livrer aux
mêmes extravagances et aux mêmes fureurs[670].

[Note 667: St. 14. Le poëte le quitte alors, et ne le ramène sur la
scène qu'au vingt-neuvième chant, st. 40.]

[Note 668: Avant d'y arriver, il trouve, auprès de Montpellier,
Rodomont placé sur un pont, dont il ne permet le passage à personne.
Roland s'avance, prend dans ses bras le redoutable Sarrazin, se
précipite avec lui dans la rivière, et gagne à la nage l'autre bord.
(_Ub. sup._)]

[Note 669: _Ibid._, st. 58, et tout le reste du chant.]

[Note 670: Quinze premières stances du chant XXX.]

Non, ce n'est pas trop dire que d'affirmer qu'il n'y a rien dans aucun
poëte ancien ni moderne que l'on puisse comparer à cette peinture si
vraie, si neuve et si terrible. Elle a près de trois cents vers de
suite, jusqu'au moment où Roland quitte la France; et jusque là, pour
cette fois, l'Arioste ne s'est distrait ni de son objet ni de sa route;
pas la plus légère interruption, pas le moindre jeu de mots ou de
pensées; il paraît lui-même frappé de cette démence passionnée, profonde
et sublime; il est Roland, ou il le regarde si attentivement et de si
près, qu'il retrace avec des couleurs vivantes les mouvements de cet
esprit aliéné et les prodiges de cette force extraordinaire. Chaque fois
qu'il y revient ensuite, c'est toujours la même énergie et la même
vérité.

Des trois grandes parties de l'action du poëme, deux ont donc produit,
jusqu'à présent, deux grands tableaux du premier ordre et qui placent
dans le premier rang le peintre qui les a tracés, le siége de Paris et
la folie de Roland. Nous allons voir si, dans la suite de ces deux
parties, il se montrera le même, et si, quand la troisième partie
constitutive de sa fable, qui en est la principale, va dominer à son
tour, il saura, dans la peinture des amours de Roger et de Bradamante,
en employant d'autres couleurs, déployer le même art et soutenir le même
vol.



CHAPITRE VIII.

_Fin de l'Analyse de l_'ORLANDO FURIOSO.


Roger, à peine échappé de l'île d'Alcine[671], était tombé, malgré son
amour pour Bradamante, dans une erreur des sens où la beauté peut
entraîner la jeunesse, et qu'ordinairement elle lui pardonne. Il en
avait été puni en perdant à la fois Angélique et l'Hippogryphe. Le
magicien Atlant avait alors imaginé un nouveau moyen pour s'emparer de
lui. Il avait construit par enchantement un palais, et l'y avait attiré
par un prestige infaillible. Roger avait cru voir sa chère Bradamante
enlevée par un géant et emportée dans ce palais. Il y avait poursuivi le
géant; mais au moment où il était entré, la porte s'était fermée; il
n'avait plus revu ni le géant ni Bradamante[672]. Il croyait entendre la
voix de sa maîtresse qui l'appelait à son secours. Il parcourait sans
cesse l'édifice, et se fatiguait à chercher ce qu'il ne trouvait jamais.
Et dans ce même temps, la véritable Bradamante attendait avec
impatience, à Marseille, l'effet des promesses de Mélisse et le retour
de son cher Roger[673]. Mélisse vient enfin lui apprendre le nouveau
stratagême employé par Atlant, et l'engage à se rendre avec elle au
château magique, dont elle lui apprend les moyens de détruire
l'enchantement. Elles y vont ensemble; pour charmer l'ennui de la route.
Mélisse prédit à Bradamante toutes les femmes célèbres qui doivent
sortir de son union avec Roger, et qui ajouteront à l'illustration de la
maison d'Este par leurs charmes et par leurs vertus[674]. Arrivées à la
vue du château, Mélisse répète à Bradamante les instructions qu'elle lui
a données, et la laisse aller seule, de peur d'être reconnue par le
vieil Atlant. Mais Bradamante suit mal ces instructions. Elle croit voir
Roger, et l'entendre invoquer son secours. Il fallait, pour le délivrer,
qu'elle le tuât de sa main, lui, ou plutôt ce qui n'en est que le
fantôme[675]. Elle hésite; Roger l'appelle à grands cris en fuyant dans
le château. Elle y entre sur ses pas: la porte se referme; et la voilà
close et enchantée comme Roger lui-même. Sans cesse ils courent pour se
trouver l'un l'autre: ils se rencontrent à tout moment, et ne se
reconnaissent pas.

[Note 671: Voyez ci-dessus, p. 403.]

[Note 672: C. XI, st. 19 et 20; c. XII, st. 17.]

[Note 673: C. XIII, st. 45.]

[Note 674: _Ibid._, st. 57 et suiv.]

[Note 675: St. 52.]

Qui les tirera de cette fatigante prison, et réunira deux amants qui
sont à la fois si près et si loin l'un de l'autre? C'est le paladin
Astolphe. J'aurais pu faire mention de lui en parlant de l'île d'Alcine:
il y a joué un assez grand rôle. D'abord amant de cette fée, ensuite
changé en myrte quand il avait cessé de lui plaire, c'est en cet état
que Roger le trouva dans son île[676]. Quand Mélisse en retira Roger,
elle délivra aussi Astolphe, qui se rendit avec lui et les autres
chevaliers désenchantés, auprès de la sage Logistille. Outre les leçons
de cette bonne fée, il en reçut encore deux présents très-précieux: l'un
était un livre qui apprenait à détruire les enchantements les plus
forts; l'autre un cor si bruyant et si terrible, qu'il mettait en fuite
quiconque en entendait le son[677]. Avec ce cor, ce livre, ses bonnes
armes et sa lance d'or, Astolphe, en quittant les états de Logistille,
avait été conduit par mer dans le golphe Persique[678]. Il avait pris de
là son chemin par terre, sur son excellent cheval Rabican, avait
traversé l'Arabie, et, parvenu jusqu'en Égypte, y avait couru les
aventures les plus extraordinaires, dont, au moyen de sa lance et de son
cor, il était toujours sorti avec gloire.

[Note 676: C. VI, st. 33.]

[Note 677: C. XV, st. 13.]

[Note 678: C. XV presque tout entier. Voyez ses autres aventures, c.
XVIII, st. 96 et suiv.; c. XIX, st. 54; c. XX, st. 88.]

Cédant enfin au désir de voir l'Europe et l'Angleterre sa patrie, il y
était revenu, n'importe par quel chemin[679]. Ayant appris à Londres
l'état des choses et le secours envoyé récemment à Charlemagne, il était
repassé sur le continent, avait débarqué en Normandie, et s'étant avancé
dans les terres jusqu'en Bretagne, auprès du château magique d'Atlant,
il y avait été attiré et renfermé comme tant d'autres[680]. Mais il
avait avec lui son cor et le livre de Logistille; il s'aperçoit enfin
qu'il y a de la magie dans cette affaire; il consulte son livre, et y
trouve de point en point ce que c'est que tout ce prestige, et ce qu'il
faut faire pour le dissiper. Aussitôt il emploie la recette indiquée:
son effroyable cor se fait entendre; le château est détruit de fond en
comble, et, ce que je puis attester en effet, il n'en reste aucune trace
dans le pays[681].

[Note 679: C. XXII, st. 7.]

[Note 680: St. 14.]

[Note 681: St. 23.]

Bradamante et Roger s'étaient enfuis au son du cor. Il s'arrêtent en
cessant de l'entendre, se trouvent l'un près de l'autre, se
reconnaissent avec ravissement, s'embrassent, jouissent pour la première
fois du plaisir d'aimer et de se le dire; mais Bradamante, aussi sage
que tendre, exige pour se donner entièrement à Roger, qu'il renonce à
Mahomet et qu'il reçoive le baptême. Lui qui se serait mis, dit-il, pour
l'amour d'elle, la tête non-seulement dans l'eau, mais dans le feu[682],
y consent de tout son cœur. Ils s'acheminent ensemble vers l'abbaye de
Vallombreuse, où il veut être baptisé. Il sont arrêtés par diverses
aventures, dans l'une desquelles Bradamante retrouve le perfide
mayençais Pinabel, le reconnaît et le tue. Dans cette même occasion,
Roger se battant avec un chevalier, était armé du bouclier d'Atlant,
mais voilé, comme il le tenait toujours, excepté lorsqu'il avait besoin
de son effet magique. Un coup de lance en déchire l'enveloppe, il
brille, et le chevalier, et d'autres que Roger devait aussi combattre,
et les spectateurs et les dames, tous enfin sont éblouis et renversés.
Roger, honteux de sa victoire, jette et enfonce généreusement son
bouclier dans une fontaine profonde, où personne ne l'a retrouvé
depuis[683].

[Note 682:

        _Non che nell'acqua, disse, ma nel foco
        Per tuo amor porre il capo mi fia poco._
                                             St. 36.]

[Note 683: St. 94.]

Roger et Bradamante sont séparés par les suites de ce combat. Après de
longs détours, Bradamante revient à l'endroit où avait été le château
d'Atlant et où il n'était plus. Astolphe y était encore. Il s'était
emparé de l'Hippogryphe, et ne savait que faire de son propre cheval. En
acquérant l'autre monture, il a repris son goût pour les voyages. Il
avait appris de Logistille, en même temps que Roger, à dompter et à
conduire ce coursier ailé. Dans cette manière de voyager, ses armes ne
seraient qu'une charge incommode; il garde seulement son cor, qui
suffira pour le tirer de tous les dangers. Il prie Bradamante de faire
conduire à Montauban son cheval Rabican, sa lance d'or et son armure, et
de les y garder jusqu'à son retour. Ainsi vêtu à la légère, il lui fait
ses adieux, monte sur l'Hippogryphe, s'élève dans les airs et
disparaît[684].

[Note 684: C. XXIII, st. 16.]

Bradamante reprend sa route, faisant conduire devant elle le cheval
d'Astolphe et ses armes. Elle s'égare de nouveau, et au lieu d'arriver à
Vallombreuse, elle arrive à Montauban[685]. Malgré le tendre accueil
qu'elle y reçoit de sa famille, le souvenir de Roger et leur rendez-vous
manqué la tourmentent. Elle charge enfin une de ses femmes d'aller à sa
recherche, d'instruire Roger du lieu où elle est et des obstacles qui
l'arrêtent, de le prier, au nom de leur amour, d'aller se faire baptiser
à Vallombreuse, et de venir ensuite la demander à ses parents.

[Note 685: St. 24.]

Roger, dans ce moment là même, rendait un grand service à Bradamante et
à sa famille; il sauvait de la mort son jeune frère Richardet. On doit
se rappeler ici que ce qui nous reste du _Roland amoureux_ du _Bojardo_,
finit par le joli épisode de Fleur-d'Epine, fille du roi sarrazin
Marsile, qui croyant voir dans Bradamante un jeune chevalier, s'était
prise d'une vive passion pour elle[686]. L'Arioste a voulu terminer
cette galanterie. Richardet, frère jumeau de Bradamante, lui ressemblait
à s'y tromper. Profitant de cette ressemblance, il s'est introduit
auprès de Fleur-d'Epine, dans le palais du roi son père, lui a fait
croire ce qu'il a voulu, et a poussé l'espiéglerie jusqu'où elle pouvait
aller[687]. Traité publiquement comme la compagne de Fleur-d'Epine, il
ne la quitte ni le jour ni la nuit.

[Note 686: Voyez ci-dessus, p. 335.]

[Note 687: C. XXV, st. 26 et 70.]

On sent que l'Arioste, peu gêné par les mœurs de son temps, par le genre
de son poëme, par le génie de sa langue, et tout aussi peu par son
propre génie, a dû prendre bien des libertés dans un pareil sujet. Nous
qui, suivant l'expression d'un ancien poëte, cultivons des Muses plus
sévères[688], disons seulement que quelque envieux s'aperçut enfin de la
chose, que Marsile en fut instruit, qu'il fit prendre au lit Richardet,
et le condamna au dernier supplice, que le jeune et beau chevalier
allait être brûlé vif, lorsque Roger arrive fort à propos pour être son
libérateur[689]. Il fond avec l'impétuosité de la foudre sur la canaille
qui entoure le bûcher, sur les satellites, sur les bourreaux, frappe,
blesse, tue tout ce qui ne s'enfuit pas. Richardet, détaché du poteau
fatal, le seconde avec les premières armes qui lui tombent sous la main.
Ils sortent ensemble de cette ville maudite; et c'est alors que
Richardet raconte à Roger le tour de page qui a été sur le point de
finir si mal.

[Note 688: _Qui Musas colimus severiores_.]

[Note 689: _Ub. sup._, st. 10.]

La nuit suivante, Roger, au lieu de dormir, est agité par ses pensées.
La promesse qu'il a faite à Bradamante de se faire chétien, est-ce le
moment de la remplir? Un courrier lui avait annoncé la position où se
trouve Agramant, son seigneur et son roi. Ce serait une lâcheté que de
l'abandonner quand la fortune l'abandonne, et lorsqu'il est attaqué dans
son camp par toutes les forces de Charlemagne. Il suivra, quoi qu'il lui
en coûte, la loi de l'honneur et du devoir. Il écrit à Bradamante,
l'instruit de sa résolution, et lui jure de nouveau que dès qu'il aura
délivré Agramant, il tiendra toutes ses promesses[690].

[Note 690: St. 86.]

Le lendemain il sauve encore d'un grand péril Vivien et Maugis, cousins
de Bradamante. En marchant à leur délivrance avec leur frère Andigier
et Richardet, ils rencontrent la guerrière Marfise qui se réunit avec
eux. Elle a déjà paru plusieurs fois dans le poëme. Déjà plusieurs
exploits l'ont fait voir en Orient et en Europe telle qu'elle est
annoncée dans le roman du _Bojardo_; mais ce n'est qu'ici qu'elle se lie
à l'action principale. Elle contribue puissamment à délivrer Vivien et
Maugis d'une troupe de Mayençais, car c'est toujours de cette race
perfide qu'il faut sauver ou venger les héros de la maison de Montauban.
Les trois chevaliers et Marfise tuent ou mettent en fuite tous les
traîtres. Vivien et Maugis sont libres et se joignent à leurs
libérateurs[691]. Ils font ensuite, soit ensemble, soit séparément,
plusieurs exploits. Ils se quittent enfin pour aller où le devoir les
appelle; Roger et Marfise au secours de leur roi Agramant qui rassemble
toutes ses forces pour résister à Charlemagne, les autres auprès de cet
empereur qui se prépare à l'attaquer avec toutes les siennes.

[Note 691: C. XXVI, st. 26.]

En même temps que Roger et Marfise arrivent au camp d'Agramant, l'Esprit
infernal, qui veut causer au roi Charles de nouveaux malheurs, y
rassemble aussi Rodomont, Sacripant, Mandricard et Gradasse, qui en
étaient éloignés depuis long-temps[692]. Les Sarrazins, d'assiégés
qu'ils étaient, redeviennent assiégeants. Ils font un grand carnage des
chrétiens. Charlemagne rentre en désordre dans Paris. Ce qui lui restait
de paladins sont faits prisonniers, excepté Oger et Olivier qui sont
blessés, et Brandimart qui lui seul ne l'est pas. Les cris et les
plaintes des femmes et des enfants qui se voient exposés dans Paris à de
nouveaux désastres, parviennent à l'archange Michel[693]. Il s'aperçoit
que ses ordres n'ont été qu'à moitié suivis, et que la Discorde n'a pas
fait son devoir[694]. Il revole au saint monastère où il l'avait déjà
trouvée. Il l'y retrouve siégeant dans un chapitre de moines pour
l'élection des grands officiers de l'ordre. Elle s'amusait à voir ces
révérends pères se jeter leurs bréviaires à la tête. L'ange la prend par
les cheveux, lui donne des coups de pied, des coups de poing, lui rompt
un manche de croix sur la tête, sur le dos et sur les bras; et de cette
manière qui n'était admissible que dans l'épopée romanesque, et qu'on
aimerait encore mieux n'y pas voir, l'envoie au camp d'Agramant, en lui
promettant pis encore si elle en sort avant d'avoir armé les uns contre
les autres tous les rois et tous les chevaliers sarrazins.

[Note 692: C. XXVII, st. 7 et suiv.]

[Note 693: St. 34 et suiv.]

[Note 694: Voyez ci-dessus, p. 407.]

Le monstre obéit: aussitôt toutes les têtes de ces guerriers
s'enflamment[695]. Rodomont et Mandricard se disputent Doralice.
Marfise, précédemment insultée par Mandricard, a commencé avec lui un
combat qu'elle veut finir. Rodomont s'est emparé du cheval Frontin, qui
appartenait à Roger; celui-ci veut qu'il le rende ou qu'il se batte.
Tous demandent à la fois le combat. Le roi Agramant ne sait auquel
entendre. Il les fait tirer au sort, à qui rompra la première lance. La
lice est ouverte entre le camp et Paris; tous les rois et toutes les
reines sont assis; les juges du camp sont placés. On attend avec
impatience le signal du combat. Rodomont et Mandricard sont les deux
premiers champions désignés par le sort. Conduits chacun dans une tente,
aux deux extrémités du champ clos, leurs amis les aident à revêtir leurs
armes; mais ces armes sont tout à coup dans les deux tentes le sujet de
nouvelles querelles. L'un reconnaît une épée, l'autre un cheval qui lui
appartient. Tandis que le roi Agramant, descendu de son trône, tâche
d'accorder dans l'une des tentes Gradasse, Mandricard et Roger, Rodomont
et Sacripant sont aux mains dans l'autre tente, et il faut qu'il coure
les séparer. On vient aux éclaircissements. Le cheval que ces deux
guerriers se disputent, est celui que Brunel avait jadis volé à
Sacripant, le même jour où il déroba l'anneau d'Angélique et l'épée de
Marfise. Marfise, qui se trouve là, apprend pour la première fois, que
c'est Brunel qui lui a volé son épée, et que c'était pour ces beaux
faits, qui méritaient la corde, qu'Agramant en avait fait un roi[696].
Ce misérable était assis sur l'estrade, parmi les rois; Marfise le voit,
court à lui, le saisit d'un bras robuste, l'enlève et le porte devant
Agramant. Elle déclare au roi d'Afrique, qu'elle veut faire justice de
ce voleur, et désigne l'endroit où elle va se rendre pour cette
exécution. Elle attendra trois jours que quelqu'un vienne le défendre;
passé ce terme, c'est un parti pris, elle le pendra. Cela dit, elle
monte à cheval, place le pauvre Brunel en travers devant elle, et malgré
ses contorsions et ses cris, l'emporte hors de la carrière. Agramant
trouve cela trop fort; il se met en colère et veut suivre Marfise, pour
lui arracher Brunel et venger le respect dû à sa couronne. Le sage
Sobrin s'y oppose, mais il a bien de la peine à le retenir. La Discorde
triomphe. Elle jette un horrible cri de joie qui retentit sur les bords
de la Seine, du Rhône, de la Garonne et du Rhin.

[Note 695: St. 40 et suiv.]

[Note 696: Voyez ci-dessus, p. 327.]

Voilà encore un tableau des plus originaux, des plus animés, des plus
fortement conçus et des mieux peints qui soient dans aucun poëme[697].
Bien des gens le placent dans celui-ci au premier rang avec ceux de
l'assaut de Paris et de la folie de Roland; et il serait difficile d'en
trouver dans d'autres poëmes modernes que l'on pût mettre à côté de ces
trois-là.

[Note 697: Il remplit une grande partie du c. XXVII.]

Agramant ne pouvant apaiser Rodomont et Mandricard, propose de s'en
rapporter à Doralice du choix qu'elle voudra faire entre eux. Ils y
consentent. Rodomont l'avait eue long-temps pour maîtresse; Mandricard
la lui avait enlevée; mais il croit bien que c'est par force, et qu'elle
ne va pas manquer de revenir à lui. L'armée entière, témoin de tout ce
que Rodomont a fait pour se l'attacher, le croit de même. Doralice
interrogée, baisse modestement les yeux, et se décide pour Mandricard.
Rodomont, furieux, veut en appeler à son épée; mais obligé de céder, par
les lois de la chevalerie, il sort du camp, jurant de ne jamais
pardonner cet outrage, maudissant les femmes[698], les combats, les
lois, Mandricard, Agramant et surtout Doralice.

[Note 698: C. XXVII, st. 117.]

C'est dans cette disposition d'esprit qu'il arrive à une hôtellerie,
dont l'hôte jovial et bon homme raconte devant lui l'histoire graveleuse
de Joconde[699], que l'Arioste conseille si plaisamment aux dames et à
ceux qui les aiment de ne pas lire, parce qu'elle contient des exemples
de la fragilité des femmes trop honteux et trop injurieux pour elles,
mais qu'il a si agréablement narrée, qu'il en est peu qui suivent
rigoureusement ce conseil. On sait que notre La Fontaine a tiré de cet
épisode un de ses plus jolis contes, et que le sévère Boileau, dans sa
jeunesse, lorsqu'il n'était pas encore le législateur de notre Parnasse,
écrivit pour défendre le Joconde[700] de La Fontaine, contre celui de M.
de Bouillon, que de sots juges ne manquaient pas de lui préférer, et
aussi profondément ignoré aujourd'hui qu'ils le sont eux-mêmes. Boileau,
non content de prouver que La Fontaine vaut mieux que Bouillon, veut
aussi qu'il vaille mieux que l'Arioste. Cette question n'est pas de
nature à pouvoir être discutée ici. Je dirai seulement, avec tout le
respect dont je fais profession pour Boileau, qu'il paraît n'avoir pas
assez connu la langue de l'Arioste ni le genre dans lequel il a écrit,
pour le juger sainement. Il parle du _Roland_ comme d'un poëme
_héroïque_ et _sérieux_, dans lequel il le blâme d'avoir mêlé _une fable
et un conte de vieille_. D'abord ce n'est point là un conte de vieille,
au contraire. Ensuite ce genre de poëme n'est héroïque et sérieux que
quand il plaît au poëte. Le roman épique admet tous les tons, et surtout
ce ton de demi-plaisanterie que l'Arioste possède si bien, mais que l'on
ne peut véritablement sentir que quand on connaît toutes les finesses et
les délicatesses de la langue italienne. La preuve que Boileau ne
poussait pas loin cette connaissance, c'est qu'il trouve le ton de
l'Arioste sérieux, même dans cette nouvelle de Joconde[701].

[Note 699: C. XXVIII.]

[Note 700: Et non pas _la Joconde_, comme on le dit ordinairement,
et comme le dit Boileau lui-même.]

[Note 701: Boileau reproche aussi à l'Arioste d'avoir fait, dans un
conte de cette espèce, jurer le roi sur l'_Agnus Dei_, et d'avoir fait
une généalogie plaisante du reliquaire que Joconde reçut de sa femme en
partant. Ce n'est plus ici la langue que le censeur ne connaît pas, ce
sont les mœurs du pays et du siècle. En Italie, pourvu que l'on reconnût
l'autorité du pape, on a toujours été très-coulant sur ces sortes
d'objets.]

Après l'avoir entendue, Rodomont, toujours rongé de fureur, de honte et
de ressentiment, continue de marcher vers le Midi de la France, où il
veut s'embarquer pour retourner dans son royaume d'Alger. L'état où il
est approche de l'aliénation; peut s'en faut que, comme il ressemble à
Roland par la valeur et par la force, il ne lui ressemble aussi par la
folie. Il arrive auprès de Montpellier, dans un lieu retiré, mais
agréable, où il trouve une petite chapelle que les désastres de la
guerre avaient fait abandonner, mais voisine d'un village habité, tout
auprès d'une rivière[702]. Il s'arrête dans cette solitude. C'est là que
l'Arioste a placé un intéressant épisode qui forme un contraste
admirable avec le précédent. En mettant l'acte de vertu et de fidélité
le plus sublime immédiatement après des friponneries d'amour, il a
prouvé combien il était loin de penser mal des femmes, et d'imputer au
sexe en général les torts particuliers que quelques individus peuvent
avoir.

[Note 702: C. XXVIII, st. 93.]

La tendre Isabelle conduisait tristement vers Marseille, dans une bière,
le corps de son cher Zerbin, tué sous ses yeux par Mandricard. Elle
passe auprès de la retraite de Rodomont. Frappé de sa beauté, il veut
qu'elle le venge de Doralice; il lui fait des propositions très-claires
qu'elle repousse avec douceur. Ne pouvant persuader, il se prépare à
employer la violence. Isabelle imagine alors un stratagême héroïque,
pour se délivrer de la vie plutôt que d'être infidèle à la mémoire de
Zerbin. Elle confie à Rodomont qu'elle sait composer avec des plantes
une eau qui rend invulnérable. Cette composition finie, elle propose
d'en faire l'épreuve sur elle-même, s'en frotte le cou, et dit à
Rodomont d'y assener hardiment un coup de sabre. Il frappe, la tête
tombe, et Isabelle n'est plus[703]. L'Algérien, tout barbare qu'il est,
se repent du sang qu'il a versé. Pour l'expier, il fait de cette
chapelle un tombeau; il y place le corps d'Isabelle, fait élever à
grands frais un monument prodigieux où la chapelle est renfermée, et
construire sur la rivière un pont étroit où il force à combattre tout
chevalier, chrétien ou sarrazin, qui veut passer. Toujours vainqueur, il
suspend leurs armes en trophée autour du tombeau[704].

[Note 703: C. XXIX, st. 25.]

[Note 704: C'est sur ce pont que Roland, devenu insensé, le
rencontre. Voyez ci-dessus, p. 417, note 3.]

Cependant le camp d'Agramant continue d'être en proie à la discorde.
Gradasse et Roger se disputent à qui se battra le premier contre
Mandricard[705]. On tire au sort une seconde fois, et c'est Roger que le
sort favorise. Son combat avec Mandricard est long et terrible; on
tremble plus d'une fois pour Roger: rassemblant enfin toutes ses forces,
il porte à son ennemi un coup mortel; mais celui-ci lui en donne, en
tombant, un si violent sur la tête, qu'il y fait une profonde blessure;
le vainqueur tombe évanoui à côté du vaincu; Agramant le fait porter
dans sa tente, lui fait prodiguer tous les secours de l'art, et en prend
lui-même le plus grand soin.

[Note 705: C. XXX, st. 18.]

Bradamante ignore l'état dangereux où est Roger; mais elle est
tourmentée par d'autres craintes[706]. La confidente qu'elle avait
envoyée à sa recherche l'a rencontré lorsqu'il était encore avec
Vivien, Maugis, Richardet et Marfise. L'amitié qui s'était formée entre
Marfise et Roger n'a point échappé aux yeux de cette femme; il l'a
chargée de remettre à sa maîtresse la lettre qu'il avait écrite[707]; et
Bradamante en recevant à Montauban les excuses de Roger, a su ses
liaisons avec Marfise. Il n'en fallait pas davantage pour lui faire
éprouver tous les tourments de la jalousie. Sur ces entrefaites
Richardet, Vivien et Maugis arrivent à Montauban; Alard et Guichard y
étaient déjà. Renaud, fatigué de chercher en vain Roland et Angélique,
car depuis son retour d'Angleterre il n'a pour ainsi dire fait autre
chose, vient se réunir un instant à sa famille, et embrasser son père
Aymon, sa mère, ses frères, sa femme et ses enfants. Il repart presque
aussitôt pour se rendre enfin auprès de Charlemagne, suivi de ses
cousins et de ses frères, petite troupe des plus braves guerriers. La
seule Bradamante reste; incertaine encore du parti qu'elle doit prendre,
elle se dit malade pour se dispenser de les suivre. Elle disait vrai,
ajoute le poëte; mais son mal était le mal d'amour.

[Note 706: St. 76.]

[Note 707: Ci-dessus, p. 427.]

Cette troupe d'élite se grossit encore, en marchant vers Paris, de
Guidon le Sauvage, des deux fils d'Olivier et de Sansonnet de la Mecque.
Ils sont suivis de six ou sept cents hommes d'armes que Renaud
entretenait toujours autour de Montauban, soldats intrépides et
déterminés à le suivre jusqu'à la mort. Arrivés auprès du camp
d'Agramant, Renaud les cache dans un bois en attendant la nuit[708]. La
nuit venue ils sortent en silence, trouvent à l'une des portes du camp
la garde endormie, l'égorgent et se jettent sur les Sarrazins en criant:
Renaud! Montauban! et au son éclatant et subit des clairons et des
trompettes. Charlemagne prévenu dans Paris de cette attaque nocturne,
sort avec des troupes choisies, attaque de son côté les ennemis, et en
fait un grand carnage. Les Sarrazins sont mis en pièces. Agramant se
sauve à la hâte, et se retire vers Arles avec les débris de son
armée[709].

[Note 708: C. XXXI, st. 50.]

[Note 709: St. 84.]

Espérant encore y soutenir la guerre, il expédie en Afrique l'ordre de
lui envoyer des renforts. Marsile en fait venir d'Espagne. Agramant
appelle à Arles tous les chefs qui peuvent l'y venir joindre. Rodomont,
quelque chose qu'on fasse auprès de lui, refuse de quitter son pont et
son tombeau. Marfise, au contraire, n'attend pas qu'on la prie; dès
qu'elle apprend la déroute d'Agramant, elle vient le trouver à Arles.
Depuis sa sortie du camp devant Paris, elle s'était tenue éloignée de
l'armée; elle n'y venait plus que pour voir Roger, retenu dans sa tente
par les suites de son combat; elle passait auprès de lui les jours
entiers, et retournait le soir dans sa retraite. Malgré les menaces
qu'elle avait faites en emportant Brunel, elle n'avait pu se résoudre à
le pendre; elle le ramène avec elle, et le remet généreusement entre les
mains du roi d'Afrique. Agramant enchanté de son retour, et touché de
cet acte de générosité, ne veut pas demeurer en reste, et par politesse
pour Marfise, il fait pendre par le bourreau le petit roi de
Tingitane[710].

[Note 710: C. XXXII, st. 8.]

Bientôt de tristes nouvelles parviennent à Bradamante. Avec le combat de
Roger et ses blessures, elle apprend les assiduités de Marfise auprès de
lui[711]. Marfise et Roger, lui dit-on, ne se quittent plus; ils doivent
s'épouser dès que Roger sera guéri: c'est le bruit général de l'armée.
Bradamante est au désespoir. Elle ignore la défaite d'Agramant, et qu'il
s'est retiré loin de Paris. Elle s'arme, prend la lance d'or qu'Astolphe
lui a laissée, et dont elle ignore, ainsi que lui, la vertu magique,
part de Montauban, et se met seule en chemin vers Paris. Elle veut aller
accabler Roger de reproches, et se venger de Marfise. Elle ne manque
pas, chemin faisant, de faire diverses rencontres, et de courir des
aventures chevaleresques. La plus remarquable est celle du château fort
de Tristan[712], où, d'après une loi établie, elle fait coucher dehors,
pendant la nuit et sous la pluie, trois rois du Nord qu'elle a renversés
à coups de lance. Elle y fait aussi lever de table une très-belle dame
islandaise venue avec eux, et qu'un tribunal, composé de femmes et de
deux vieillards, juge lui céder en beauté. La loi veut que la moins
belle sorte non-seulement de table, mais du château. Le temps qu'il fait
afflige autant la dame d'Islande que la sentence l'humilie; mais
Bradamante, toujours aussi généreuse et aussi bonne qu'elle est
intrépide et qu'elle est belle, prend la défense de celle qu'elle a
vaincue, et plaide si éloquemment sa cause qu'elle la gagne. La dame
reste; on soupe gaiement dans une salle ornée de belles peintures
prophétiques, où l'enchanteur Merlin a fidèlement représenté les guerres
des Français en Italie depuis Pharamond jusqu'à François Ier.

[Note 711: St. 30.]

[Note 712: St. 65 et suiv.]

Bradamante, après une nuit agitée, comme le sont toutes les siennes
depuis qu'elle croit Roger infidèle, sort du château et reprend le
chemin de Paris. Elle apprend la défaite d'Agramant et sa retraite vers
Arles; sûre que Roger est avec lui, elle y tourne ses pas. En approchant
d'Arles, elle est instruite que Rodomont, dont on lui conte toute
l'histoire, a fait prisonniers plusieurs chevaliers français: elle se
détourne de sa route, va le défier sur son pont, lui reproche la mort
d'Isabelle, et lui déclare que c'est une femme qui se présente pour la
venger[713]. Les conditions du combat sont que si elle est abattue, elle
sera aussi sa prisonnière, mais que si elle l'abat, il mettra en liberté
tous ses prisonniers; de plus, il lui remettra ses armes qu'elle
suspendra, en expiation, au mausolée, après en avoir détaché toutes les
autres. Rodomont accepte. Ses prisonniers, il est vrai, ont été envoyés
en Afrique[714], mais si, par un hasard impossible, il est vaincu, il ne
faudra pour les délivrer que le temps d'envoyer quelqu'un les chercher
dans ses états; il en expédiera l'ordre sur-le-champ. L'orgueilleux se
croit sûr de la victoire; mais la lance d'or, comme à l'ordinaire, le
renverse du premier coup. Rodomont reste quelque temps à terre, frappé
d'étonnement et de stupeur. Il se relève sans dire un mot, fait quelques
pas, arrache ses armes, les jette loin de lui, ordonne à un de ses
écuyers d'aller en Afrique délivrer les chevaliers français, s'éloigne,
disparaît, et va cacher sa honte loin des humains, dans une caverne
obscure[715].

[Note 713: C. XXXV, st. 43.]

[Note 714: On verra plus bas ce qu'ils sont devenus, et à quoi, dès
ce moment, le poëte les destine, sans paraître y songer.]

[Note 715: St. 52.]

Bradamante arrive enfin à Arles. Agramant y était avec son armée. Elle
fait avertir Roger qu'un chevalier le défie au combat, pour lui prouver
qu'il est un traître et qu'il lui a manqué de foi[716]. Tandis que Roger
se prépare à descendre dans la plaine, et qu'il se perd en conjectures
sur le nom de l'ennemi qui ose le défier, d'autres chevaliers demandent
au roi Agramant la permission d'aller combattre. Serpentin, _Grandonio_,
Ferragus, y vont l'un après l'autre; Bradamante les abat sans la moindre
peine, aide chacun d'eux à remonter sur son cheval, et ne leur impose
d'autre loi que d'aller dire dans la ville que c'est un plus fort et un
plus brave qu'eux qu'elle attend. «Je ne vous refuse pas, dit-elle à
Ferragus, mais j'en aurais préféré un autre.--Et qui? demande Ferragus;
elle répond: Roger; et à peine peut-elle prononcer ce nom; et en le
prononçant, une couleur aussi vermeille que la rose se répand sur son
charmant visage.» Trait délicieux de nature et de sentiment, qui
rappelle toujours que cette redoutable guerrière est une jeune fille
belle et sensible. Une autre guerrière qui n'a point ces faiblesses
aimables, Marfise vient ensuite; elle est désarçonnée jusqu'à trois
fois[717]. Pendant ce temps-là, des guerriers sarrazins sortent en
foule d'Arles, et des guerriers chrétiens campés à peu de distance
sortent aussi de leur camp. Bientôt le combat s'engage entre eux. Roger
paraît enfin; Bradamante l'attaque, mais d'un bras faible, et lui qui
l'a reconnue se défend de même; il ne sait à quoi attribuer la fureur
dont elle paraît animée. Enfin, il crie à Bradamante qu'il la prie en
grâce de l'entendre. Ils se retirent de la mêlée, et se rendent dans un
bois de cyprès, au milieu duquel est un tombeau en marbre blanc[718].

[Note 716: St. 60.]

[Note 717: C. XXXVI, st. 20.]

[Note 718: St. 42.]

Marfise les voit de loin; elle croit qu'ils n'ont d'autre intention que
de finir leur combat; elle les suit et arrive presqu'en même temps
qu'eux. Bradamante ne doute point que ce ne soit l'amour qui la
conduise. Furieuse, elle jette sa lance, met l'épée à la main et se
précipite sur Marfise. Leurs épées ne suffisent pas: elles s'attaquent
avec leurs poignards. Roger s'efforce de les séparer; il saisit d'un
bras vigoureux Marfise, qui se met en colère, lui reproche de lui avoir
arraché la victoire, reprend son épée, et fond sur lui à son tour. Il se
défend, reçoit un coup très-rude sur la tête, se met aussi lui en
fureur, et d'un coup qu'il adressait à Marfise enfonce son épée
très-avant dans le tronc de l'un des cyprès dont ce bois est
planté[719].

[Note 719: St. 58.]

Aussitôt, la terre tremble, une voix sort du tombeau et leur crie:
«Cessez de vous combattre; toi Roger et toi Marfise, vous êtes frère et
sœur.» Ils s'arrêtent, la voix continue; elle leur apprend la mort
funeste de Roger leur père, celle de leur mère Galacielle[720], et
comment lui Atlant (car c'est ce vieux magicien dont on entend la voix),
les avait transportés sur le mont de Carène, et les avait fait allaiter
par une lionne. Marfise lui fut enlevée encore enfant par des Arabes; il
avait continué d'y élever Roger. Long-temps il avait espéré le
soustraire au mauvais sort qui lui était prédit; voyant enfin tous ses
efforts inutiles, il en était mort de douleur; il s'était élevé lui-même
ce tombeau, où il attendait que leur arrivée, qu'il avait prévue, lui
fournît l'occasion de les instruire de leur destinée.

[Note 720: Voyez ci-dessus, p. 325 et 334.]

La voix se tait, Roger et Marfise s'embrassent. Le frère instruit la
sœur de son amour pour Bradamante, de leurs engagements, de leurs
projets. Les deux guerrières font la paix et se jurent une sincère
amitié. Roger, qui était très-instruit de sa généalogie, la leur conte
rapidement, depuis Hector jusqu'à Roger second son père; et c'est, il
faut l'avouer, plus à l'orgueil de la maison d'Este, qu'au plaisir du
lecteur que l'Arioste a songé dans ces retours fréquents sur une
antiquité fabuleuse.

Il tire cependant parti de la fin de ce récit pour la suite de son
action. Il en résulte non-seulement que depuis Constantin les aïeux de
Roger et de Marfise ont été chrétiens, mais que leur père et leur mère
ont péri par les embûches et les cruautés du père, de l'aïeul et de
l'oncle d'Agramant[721]. Marfise veut se rendre sur-le-champ à l'armée
du roi Charles, recevoir le baptême et ne plus combattre que pour la foi
de ses aïeux. Roger voudrait en faire autant; mais avant tout Agramant a
reçu son serment de fidélité. C'est ce roi qui l'a armé chevalier; il
l'a comblé d'honneurs et de bienfaits; il est tombé dans le malheur; ce
n'est pas là le moment de le quiter. Il restera donc auprès de lui
jusqu'à ce que le cours des événements l'ait dégagé de sa parole et lui
permette d'obéir au penchant de son cœur. Bradamante et Marfise n'ont
rien à répondre: elles connaissent trop les lois de l'honneur. Après une
aventure épisodique qui les arrête peu de temps[722], Roger les quitte
et revient à Arles, tandis qu'elles se rendent au camp de Charlemagne
qui marche à l'ennemi pour achever sa défaite et en purger enfin la
France.

[Note 721: C. XXXVI, st. 76.]

[Note 722: Celle de Marganor et des trois femmes à qui ce brigand
avait coupé les jupes. C. 37, st. 26 et suiv.]

Un de ses paladins, éloigné depuis long-temps de son armée, le servait
alors dans des pays lointains plus utilement que s'il ne l'eût pas
quitté. Astolphe, que nous avons laissé s'élevant en l'air sur
l'Hippogryphe, lorsqu'il se fût séparé de Bradamante après la
destruction du château magique d'Atlant[723], voyagea quelque temps sans
but et seulement pour son plaisir. Il parcourut la France et l'Espagne,
passa en Afrique et remonta jusqu'en Éthiopie. Là régnait le puissant
roi Senape, le plus riche de tous les rois. Astolphe descend dans son
empire et va le visiter à sa cour. Senape était aveugle par une punition
divine, et de plus affamé par les Harpies. On a reproché à l'Arioste
cette imitation de Virgile et d'Ovide: quoi qu'il en soit de ce
reproche, après qu'Astolphe a mis en fuite les Harpies par les sons
redoublés de son terrible cor, qu'il les a poursuivies dans l'air et
forcées de se précipiter dans une caverne, au pied d'une montagne où est
l'entrée des enfers; après qu'il a bouché cette caverne avec de grosses
pierres, pour que les Harpies n'en sortent plus, il s'élève sur
l'Hippogryphe jusqu'au sommet de la montagne[724].

[Note 723: C. XXXIII, st. 96 et suiv.]

[Note 724: C. XXXIV, st. 48.]

Il y trouve une plaine charmante et des jardins enchantés: c'est le
paradis terrestre. Un vieillard vénérable et très-poli lui fait le plus
gracieux accueil, et ce vieillard est l'évangéliste S. Jean. L'auteur
conclut d'un passage de l'Évangile que cet apôtre ne devait pas mourir,
et il le place avec Énoch et Élie dans ce beau séjour, où ils attendent
la seconde venue du Messie[725]. Quoique l'Arioste ne passe pas pour un
docteur très-grave en ces matières et qu'il soit un peu singulier de
voir saint Jean figurer dans un poëme après Joconde, les bulles données
par deux papes en faveur du _Roland furieux_ nous autorisent à croire
que tout cela est parfaitement orthodoxe.

[Note 725: _Ibid._, st. 59.]

Astolphe ignorait encore que son cousin Roland était devenu fou;
l'apôtre le lui apprend. Il ajoute que c'est Dieu qui lui a envoyé cette
infirmité pour le punir d'avoir trop aimé une païenne, ennemie de la foi
dont il était le défenseur. Mais trois mois de folie suffisent pour
expier son erreur; Dieu lui-même a fixé ce terme, et c'est sa volonté
toute-puissante qui a conduit Astolphe sur la montagne du paradis, pour
y apprendre les moyens de rendre au comte d'Angers son bon sens. Mais il
lui reste un autre voyage à faire. Ce n'est point dans la paradis
terrestre que se trouve le remède à ce mal, c'est dans la Lune. Le char
d'Élie est là tout prêt pour y transporter Astolphe et son guide. Ils y
montent; et sans trop s'arrêter à considérer les merveilles du monde
lunaire, il vont droit à une vallée où se trouve rassemblé avec ordre
tout ce qui se perd confusément dans celui-ci, non-seulement les
sceptres, les richesses et les autres vanités que donne et qu'enlève la
Fortune, mais celles mêmes sur lesquelles elle n'a point de prise, les
réputations fragiles, les vœux et les prières adressés à Dieu par nous
autres pécheurs, les larmes et les soupirs des amants, le temps que l'on
emploie au jeu, le loisir des ignorants, les vains projets, les vains
désirs, enfin tout ce qu'il y a d'inutile ou de perdu sur la terre. Il
serait trop long d'en achever ici l'énumération piquante et variée. Elle
finit par ce joli trait:

        Là, tout se trouve enfin, excepté la folie,
        Qui nous reste ici-bas, pour n'en sortir jamais[726].

[Note 726:

        _Sol la puzzia non v'è, poca nè assai,
        Chè sta quaggiù, nè se ne parte mai._

        (_Ibid., st._ 81.)]

Le paladin et l'apôtre arrivent au magasin du bon sens. Il y en a une
masse aussi haute qu'une montagne. Ce sont des fioles bien fermées,
remplies d'une liqueur subtile et qui s'évapore facilement. Les unes
sont plus grosses, les autres moins, selon le volume du bon sens
qu'elles renferment. Celle du comte d'Anglante est la plus forte de
toutes. On lit dessus en grosses lettres: _Bon sens du paladin Roland._
Astolphe la met à part pour l'emporter avec lui. Toutes les autres ont
aussi leurs étiquettes. Astolphe y trouve les fioles de beaucoup de
gens qu'il avait crus fort sages, et surtout qui se croyaient tels.
L'Arioste n'oublie ni les astrologues, ni les sophistes, ni les poëtes;
mais ce qu'Astolphe attendait le moins, c'est qu'il y trouve aussi une
partie de son bon sens. L'auteur de l'obscure Apocalypse[727] (ce sont
les propres mots du texte), lui permet de prendre sa fiole; il l'ouvre,
respire avidement tout ce qu'elle contient; et depuis ce temps, à peu de
chose près, ce fut, de l'aveu de Turpin, un homme parfaitement sage.

[Note 727: _Lo scrittor dell'oscura Apocalisse._ (St. 86.)]

Avant de quitter le globe de la lune, l'apôtre le conduit à un palais
situé sur le bord d'un fleuve. C'est le palais des Parques; elles y
filent les destinées des mortels. Les quenouilles sont de soie, de lin,
de coton ou de laine de diverses couleurs, les unes obscures et les
autres éclatantes. Sur chacune est inscrit le nom de celui à qui elle
doit appartenir. La quenouille la plus belle, de la plus fine soie et de
la couleur la plus brillante, porte le nom d'Hippolyte d'Este, et ce
n'est pas sans doute à ce trait délicat de flatterie que pensait le
cardinal quand il se servit de l'expression inconvenante que je n'ai osé
redire après lui[728]. Un vieillard agile, qui ne se repose jamais,
enlève toutes ces inscriptions. Dirigeant son vol le long du cours du
fleuve, il les y laisse tomber sans cesse, et en va prendre de nouvelles
qu'il y fait pleuvoir encore[729]. La plus grande partie est submergée,
et sur cent mille qui vont au fond, à peine y en a-t-il une qui surnage.

[Note 728: Ci-dessus, p. 357.]

[Note 729: C. XXXV, st. 12.]

Des troupes de corbeaux, de vautours avides et d'autres oiseaux de
proie, volent au-dessus du fleuve, en poussant des cris aigus et
discordants, guettent le moment où le vieillard jette et disperse ces
noms, et les saisissent dans leur bec ou dans leurs griffes; mais ils ne
peuvent les porter loin. Les écriteaux retombent dans le fleuve et ne
s'y enfoncent que plus vite et plus avant. Parmi tous ces oiseaux on
aperçoit deux cygnes blancs comme la neige; eux seuls portent où ils
veulent les noms qu'ils ont choisis. En dépit du malin vieillard qui
veut noyer tous ces noms dans le fleuve, ils en sauvent quelques-uns.
Ils les portent vers un temple qui s'élève sur une colline à quelque
distance du fleuve. Une belle nymphe sort de ce temple en voyant
approcher les deux cygnes. Elle va prendre dans leur bec les noms qu'ils
apportent, et revient les afficher dans le temple, où ils restent pour
toujours consacrés à la Déesse.

Saint-Jean explique à Astolphe toute cette ingénieuse allégorie. «Ce
fleuve est le fleuve d'Oubli; ce vieillard est le Temps qui y précipite
les noms des hommes; ces oiseaux sont les courtisans, les flatteurs,
les délateurs et les bouffons qui vivent dans les cours, et y sont
beaucoup mieux accueillis que l'homme de talent et l'honnête homme[730];
ces deux cygnes sont les poëtes qui peuvent seuls sauver de l'oubli les
noms des hommes, et les rendre immortels.» Là-dessus le bon évangéliste
se met à faire l'éloge des poëtes, et de leur influence sur la gloire et
sur la renommée. Il parle avec action, il s'enflamme, et pour excuser la
chaleur qu'il met dans son discours, il ajoute:

        J'aime fort les auteurs, et dois penser ainsi,
        Car chez vous autrefois je fus auteur aussi[731].

[Note 730:

        _Che vivono a le corti, e che vi sono,
        Più grati assai che'l virtuoso e'l buono._

        (_Ibid._ st. 20.)]

[Note 731:

        _Gli scrittori amo, e fo il debito mio,
        Ch'al vostro mondo fui scrittore anch'io._
                                               (St. 28.)

Deux stances après, le poëte laisse Astolphe dans le ciel, et redescend
sur la terre, pour nous ramener à Bradamante et à la suite de ses
exploits et de ses amours.]

Ce trait est encore un de ceux qu'assurément la Sorbonne, de prohibitive
mémoire, n'eût point laissé passer dans un poëme français, mais qui, en
Italie, le pays du monde cependant où l'on devait s'y connaître le
mieux, n'ont jamais été regardés que comme des plaisanteries fort
innocentes.

Redescendu sur la montagne du paradis, avec Astolphe qui emporte la
fiole du bon sens de Roland[732], l'évangéliste lui fait connaître une
herbe qu'il lui suffira d'appliquer sur les yeux du roi Senape, pour lui
faire recouvrer la vue. Engagé par ce service et par le premier
qu'Astolphe lui a rendu en le délivrant des Harpies, Senape lui fournira
une forte armée pour attaquer les états d'Agramant. Le paladin quitte
enfin son guide, et revient sur l'Hippogryphe à la cour du roi
d'Éthiopie. Il le guérit de sa cécité. Senape, par reconnaissance, lui
donne toutes les troupes qu'il lui demande et cent mille hommes de plus.
Mais dans cette innombrable armée, il n'y a point de cavalerie, faute de
chevaux. Astolphe se sert, pour en créer, d'un moyen très-économique. Du
haut d'une montagne, où il s'est mis en prière, il jette des pierres
dans la plaine. Ces pierres se changent en chevaux tout équipés; et
quatre-vingt mille[733] cent deux pitons sont ainsi changés en
cavaliers, dans un seul jour.

[Note 732: C. XXXVIII, st. 24.]

[Note 733:

        _Ottanta mila, cento e due in un giorno
        Fè di pedoni Astolfo cavalieri._
                                         (St. 35.)

Tout cela est conté avec un sérieux très-comique; et dans la stance
précédente, après avoir peint le paladin faisant à genoux sa prière, le
poëte s'écrie plus sérieusement encore:

        _O quanto, a chi ben crede in Cristo, lece!_

Si je ne pas craignais d'ennuyer, je rappellerais encore ici, mais
seulement comme une singularité remarquable, les bulles de Léon X et de
Clément VII.]

Cette armée se met aussitôt en campagne, entre dans les riches états
d'Agramant, et y met tout au pillage. Il reçoit en France ces tristes
nouvelles; il veut repasser en Afrique; mais avant de partir, il fait
proposer à Charlemagne de vider leur querelle par un combat singulier
entre les deux guerriers les plus braves des deux armées. Charles
choisit Renaud, et Agramant Roger. Celui-ci, tout fier qu'il est de cet
honneur, est au désespoir d'être obligé de se battre contre le frère de
sa maîtresse. Le poëte nous fait entrevoir dans cette situation nouvelle
un grand intérêt pour la suite de cette partie de son action; mais une
autre partie qu'il a suspendue le rappelle en Afrique; il nous y ramène
avec lui.

Astolphe à la tête d'une armée qui aurait suffi, dit l'Arioste, pour
conquérir sept Afrique[734], continuait à ravager les états d'Agramant.
Il veut, de plus, délivrer la Provence des Sarrazins qui y avaient réuni
toutes leurs forces. Il lui faut une flotte. On vient de voir comment il
s'était fait une cavalerie nombreuse; il crée à peu près de même une
armée navale; il jette à pleines mains dans la mer, des feuilles de
laurier, de palmier et de cèdre; et ces feuilles se changent en
vaisseaux. Le poëte félicite avec raison le petit nombre d'hommes à qui
le ciel permet de faire de si grandes choses à si peu de frais[735].

[Note 734: C. XXXIX, st. 25.]

[Note 735:

        _O filici, dal ciel ben dilette alme,
        Grazia che Dio raro a' mortali infonde!_
                                          (St. 26.)

Voyez l'avant-dernière note.]

Tandis que cette flotte, pourvue de tous ses équipages, attend un bon
vent, le hasard amène au milieu des vaisseaux celui qui portait les
prisonniers français qu'on se rappelle que Rodomont avait envoyés en
Afrique[736]. Le vent l'avait écarté du port d'Alger où le pilote
voulait entrer, et il ne s'aperçut qu'il était au milieu d'une flotte
ennemie que lorsqu'il n'était plus temps. Dans ce vaisseau se trouvaient
Brandimart, Sansonnet, Olivier et plusieurs autres paladins qui se
réunirent avec joie au bon Astolphe. Il avait délivré, peu de jours
auparavant, par un échange, Dudon, fils d'Oger le Danois, depuis
long-temps prisonnier en Afrique. Tous ces braves étaient rassemblés,
lorsqu'un bruit soudain se fait entendre. Le trouble se répand parmi le
camp sur le rivage. Un homme furieux, seul et nu, cause tout ce
tumulte[737]. Armé d'un énorme bâton, il a osé attaquer l'armée. Il a
déjà tué plus de cent soldats; les autres n'osent plus le combattre que
de loin et avec des flèches.

[Note 736: Voyez ci-dessus, p. 441, et note 2.]

[Note 737: C. XXXIX, st. 26.]

Astolphe et les autres paladins accourent au bruit: ils voient cet
insensé; et à sa force prodigieuse, et à ce qu'on pouvait encore
distinguer de ses traits, ils reconnaissent le malheureux comte
d'Anglante. C'était en effet Roland qui, ayant passé, comme on l'a
vu[738], le détroit de Gibraltar, suivait la côte d'Afrique, et qui,
conservant son intrépidité au milieu de sa folie, dès qu'il avait aperçu
une armée, s'était déterminé à l'attaquer. Les chevaliers, ses frères
d'armes et ses amis, ne peuvent retenir leurs larmes en le voyant dans
un si déplorable état; mais il faut le guérir et non le pleurer.
Astolphe va chercher dans sa tente la fiole qui renferme le bon sens du
comte d'Angers. Les autres l'environnent avec adresse, et le serrent de
si près, tous à la fois, qu'ils parviennent à le saisir, à lui passer
des cordes aux bras et aux jambes, et enfin à le faire tomber. Alors ils
se jettent sur lui, attachent fortement tous ses membres, et le mettent
hors d'état de se défendre. On le porte au bord de la mer, on le lave de
toute la fange dont il est couvert. Astolphe vient à bout de placer la
fiole de manière que Roland la respire d'un trait. A l'instant il
redevient aussi raisonnable qu'il l'ait jamais été. Son amour disparaît
en même temps que sa folie[739]. On lui donne des vêtements et des
armes; il ne songe plus qu'à servir sa patrie, et à la délivrer de ses
ennemis. L'armée navale cingle vers les côtes de Provence; l'armée de
terre assiége Biserte, capitale des états d'Agramant. Astolphe la
commande, et Roland est avec lui.

[Note 738: Ci-dessus, p. 418.]

[Note 739: St. 61 à 64.]

Cependant le combat avait commencé en France entre Roger et Renaud[740].
Le premier ne pouvait s'empêcher de ménager l'autre, et se défendait
mollement. La sage Melisse vient mettre fin à cette lutte inégale. Elle
trompe Agramant par de fausses apparences, le pousse à rompre le pacte
qu'il a fait et à livrer aux chrétiens une bataille générale. Les deux
champions sont séparés par la foule des combattants. Agramant est vaincu
encore une fois. Il rentre avec peine dans Arles[741]; et, de là, ayant
fait embarquer les faibles restes de son armée, dont il a perdu plus des
trois quarts en France, il met à la voile pour retourner en Afrique.

[Note 740: C. XXXIX, ci-dessus, p. 453.]

[Note 741: St. 66 et suiv.]

Le malheur qui le poursuit veut qu'il rencontre en pleine mer la flotte
créée par Astolphe et commandée par le brave Dudon. Attaqués à
l'improviste pendant la nuit, ses vaisseaux sont tous brûlés, pris ou
coulés à fond. Après tant de combats sur terre, ce combat naval et
nocturne offre un nouveau spectacle et une riche variété. Les couleurs
n'en sont pas moins vigoureuses, moins chaudes, ni moins
terribles[742]. Agramant a beaucoup de peine à se sauver dans un esquif,
accompagné du sage Sobrin. Il passe à travers la flotte victorieuse, et
arrive à la vue de terre au moment où Biserte, sa capitale, est prise
d'assaut par l'armée d'Astolphe, et mise à feu et à sang. Agramant qui
voit de loin la flamme, ne peut que gémir et se désespérer. Il veut se
tuer; Sobrin l'arrête, et lui redonne encore quelque espoir. Tout à coup
une tempête horrible s'élève, le repousse loin du rivage, et le jette
dans une petite île déserte[743].

[Note 742: Même chant, st. 81, jusqu'à la fin. Le poëte s'interrompt
alors, et commence le chant XL, en rappelant au duc Alphonse une petite
action assez chaude que ce duc avait soutenue contre des bâtiments
vénitiens qui avaient remonté le Pô, et qu'Alphonse força de
redescendre. Il revient à son sujet, st. 6.]

[Note 743: _Ibid._, st. 45.]

Gradasse, roi de Sericane, venait d'y aborder dans une autre barque.
Après avoir agité entre eux plusieurs projets, ayant appris comment les
choses se sont passées à Biserte, et quels sont les guerriers qui l'ont
détruite, ils s'arrêtent au dessein d'envoyer défier Roland de venir,
lui et deux autres chevaliers chrétiens, se mesurer avec eux trois dans
l'île de Lipaduse, entre la côte d'Afrique et l'île où ils ont abordé.
Roland accepte avec joie. Il choisit pour second son cousin Olivier, et
le plus cher de ses amis, Brandimart. Ils montent tous trois sur une
barque, et arrivent d'un côté à Lipaduse, en même temps que leurs
adversaires y arrivent de l'autre côté[744]. Voici encore un combat,
mais plus terrible que tous les autres, et qui a un caractère
particulier. Ce n'est point un triple duel, c'est un combat mêlé et à
outrance entre ces six redoutables champions, qui font, dans une petite
île déserte et ignorée, des prodiges de valeur dignes des regards de
toute la terre. Brandimart est tué[745], Olivier grièvement blessé; mais
à la fin Roland reste vainqueur[746]. Il tue Agramant et Gradasse.
Sobrin était étendu près d'Olivier, baigné dans son sang et presque sans
vie; Roland fait panser ses blessures, et prend de lui autant de soin
que d'Olivier même. Il ne peut se réjouir de sa victoire, ni se consoler
de la mort de son cher Brandimart[747].

[Note 744: L'Arioste les y quitte encore, st. 61, et nous laisse
dans l'attente jusqu'à la st. 36 du c. XLI, où, après nous avoir
instruit de la manière dont les trois chevaliers étaient armés, il les
fait descendre à terre, et peint les préparatifs du combat; mais notre
attente est encore trompée; il s'interrompt de nouveau, pour aller
retrouver Roger, et ce n'est qu'à la st. 68 que le combat commence
enfin.]

[Note 745: St. 102.]

[Note 746: C. XLII, st. 7 et suiv.]

[Note 747: St. 18.]

Pendant que cela se passe en Afrique, Roger n'ayant pu en France
terminer son combat avec Renaud, ni empêcher la défaite totale de
l'armée d'Agramant, croit toujours qu'il est de son devoir de s'attacher
à lui jusqu'à la fin, et de le suivre, s'il n'a pu l'accompagner dans sa
fuite. Après quelques aventures, car jamais un des héros de l'Arioste ne
fait route sans en trouver, il s'embarque pour l'Afrique[748]. La même
tempête qui a repoussé Agramant attaque le vaisseau où est Roger. Elle
le pousse vers des rochers où il va se briser: point d'autre moyen de
salut que de se précipiter dans les flots, et de nager vers ces
rochers[749]. Tout en nageant, Roger se rappelle la promesse qu'il a
faite tant de fois de se faire chrétien; il le promet de nouveau, et
cette fois du fond du cœur[750]. Arrivé seul dans cette île déserte, il
y trouve un saint ermite à qui sa venue était annoncée. L'ermite lui
reproche ses trop longs délais, lui en fait voir le danger, le persuade,
le baptise, et, doué du don de prophétie, lui prédit encore une fois les
destinées qui l'attendent et la gloire de ses descendants[751].

[Note 748: C. XLI, st. 7.]

[Note 749: St. 22.]

[Note 750: Il craint, dit le poëte, que J.-C. ne se venge de lui, et
que pour s'être si peu soucié d'être baptisé dans l'eau épurée, quand il
en avait le temps, il ne le soit dans l'onde amère et salée:

        _Teme che Christo ora vendetta faccia,
        Che poi che battezar nell'acque mondo,
        Quando ebbe tempo, si paco gli calse,
        Or si battezzi in queste amore e salse._
                                          (St. 47.)]

[Note 751: St. 61 et suiv.]

Renaud de son côté, tout-à-fait guéri de son amour pour Angélique, et
ayant trouvé, par une rencontre heureuse et imprévue, dans la fontaine
de la Haine, le remède contre les effets de celle de l'Amour[752], ne
songeait plus qu'à retrouver Roland, dont il avait appris la maladie et
la guérison. Le bruit de son combat à Lipaduse avait passé la mer;
Renaud l'y veut aller trouver. Il traverse une partie de l'Italie. S'il
ne court pas beaucoup d'aventures, il en entend raconter tantôt dans une
hôtellerie, et tantôt dans une barque. L'histoire de la Coupe
enchantée[753], celle du petit Chien qui secoue de l'or et des
pierreries[754] amusent le paladin voyageur; et imitées par notre bon La
Fontaine, elles ont amusé plus d'une fois parmi nous ceux mêmes qui les
connaissaient dans l'Arioste. Enfin Renaud fait voile vers l'île de
Lipaduse, où il trouve Roland occupé, au milieu de sa victoire, à
pleurer son cher Brandimart[755]. Ils passent ensemble en Sicile pour
lui faire des funérailles dignes de lui[756]. Olivier était avec eux,
encore languissant de ses blessures. Ils cherchaient pour lui un médecin
habile; on leur indique le saint ermite qui avait recueilli Roger[757].
Ils se font conduire sur son rocher dans une barque. L'ermite se met en
prières, bénit le malade et le guérit. Sobrin qui les accompagnait, et
qui était encore plus malade qu'Olivier, témoin de ce miracle, est
touché de la Grâce, demande le baptême, le reçoit, et recouvre au même
instant toute sa première vigueur.

[Note 752: C. XLII, st. 63.]

[Note 753: C. XLIII, st. 11 à 46.]

[Note 754: St. 72 à 143.]

[Note 755: St. 151 et suiv.]

[Note 756: Elles sont simples et touchantes; les regrets de Roland
sont exprimés avec une éloquence naturelle, très convenable à son
caractère, qu'il a retrouvé tout entier depuis qu'il est guéri de son
amour.]

[Note 757: St. 187 et suiv.]

Roger était encore dans l'ermitage. L'ermite le fait connaître pour ce
qu'il est aux paladins de France, qui, sachant qu'il s'est fait
chrétien, lui font le meilleur accueil[758]. Renaud surtout conçoit pour
lui une véritable amitié. Il avait eu, les armes à la main, des preuves
de sa valeur; il savait d'ailleurs que son jeune frère Richardet lui
devait la vie; instruit par l'officieux ermite de son amour pour
Bradamante, il lui donne, devant tous, sa parole que sa sœur n'aura
jamais d'autre époux[759]. Ils s'embarquent enfin pour la France et
arrivent à Marseille. Ils y sont joints par Astolphe, qui, ayant terminé
tout ce qu'il avait à faire en Afrique, était remonté sur l'Hippogryphe,
et s'était abattu sur les côtes de France, à Marseille même, où il met
définitivement en liberté sa monture aérienne[760].

[Note 758: St. 199.]

[Note 759: C. XLIV, st. 11.]

[Note 760: St. 25 et 26.]

Charlemagne était à Arles depuis l'entière défaite des Sarrazins et la
fuite d'Agramant. Il fait la réception la plus honorable aux
destructeurs de Biserte. Roger lui est présenté; sa sœur Marfise,
Bradamante et lui sont enchantés de se voir réunis. On croit le roman et
le poëme près de finir, quand un nouvel incident en renoue avec plus de
force l'intrigue principale. On a déjà vu la preuve de ce que je crois
avoir fait observer le premier, qu'en dépit du titre, ce n'est point la
folie ou la fureur de Roland qui est le sujet du poëme, que ce n'est
point lui qui en est le héros. Maintenant que les deux autres
principales actions sont terminées, que Roland a recouvré sa raison, que
les Sarrazins sont chassés de France et que leurs rois ont porté la
peine de leur folle entreprise, on va voir plus clairement qu'on ne l'a
fait encore que le vrai héros du poëme est Roger, et que son union avec
Bradamante en est le véritable sujet.

Renaud fait part au duc Aymon son père des engagements qu'il a pris
pour sa sœur avec Roger[761]. Le vieux duc est fort en colère: il l'a
engagée de son côté avec Léon, fils de l'empereur Constantin Copronyme.
Sa femme Béatrice et lui veulent absolument que leur fille soit
impératrice. La sensible Bradamante se désespère. Roger forme le dessein
d'aller défier au combat ce Léon, cet Auguste, ce fils d'un empereur
grec, de les détrôner son père et lui, et de se rendre ainsi, aux yeux
mêmes des parents de sa maîtresse, digne d'être son époux. Bradamante
n'ose opposer à ses parents aucune résistance, mais elle va trouver
Charlemagne, et obtient de lui qu'il ordonne qu'aucun chevalier ne
puisse obtenir sa main, à moins qu'il ne l'ait vaincue en combat
singulier. Aymon et Béatrice, mécontents de cet ordre sollicité par leur
fille, la renferment dans un château fort, entre Perpignan et
Carcassonne. Bradamante se soumet à ses parents avec autant de respect
et de modestie qu'une jeune fille qui ne les aurait jamais perdus de
vue[762]. Cette peinture de mœurs est admirable. Quoiqu'elle soit
idéale, on sent qu'elle est de la plus grande vérité, tant il y a de
différence en poésie, de l'idéal à ce qui n'est que fantastique.
Bradamante devient plus intéressante que jamais au moment où elle et
Roger occupent presque seuls la scène. L'Arioste a fort bien senti que
la destinant à servir de tige à l'illustre maison d'Este, il devait
réunir en elle, dans la vie domestique, toutes les vertus et toute la
sensibilité de son sexe à l'éclatante valeur qu'elle fait briller dans
les combats. Intrépide et chaste comme Marfise, elle est aussi tendre
amante, fille aussi obéissante et aussi timide que si jamais elle n'eût
quitté le toit paternel.

[Note 761: St. 35.]

[Note 762: _Ibid._, st. 39 à 74.]

Roger part pour exécuter son entreprise. Il trouve auprès de Belgrade
l'empereur Constantin à la tête d'une armée, qui veut reprendre cette
ville sur les Bulgares[763]. Les deux armées sont aux mains, et si peu
égales en nombre que les Grecs sont quatre contre un. Léon, fils de
l'empereur, tue de sa main le roi des Bulgares, qui sont mis en déroute
et fuient de toutes parts. Roger se met à leur tête, les ramène au
combat, et parvient, malgré la supériorité du nombre, à repousser les
Grecs. Léon qui lui voit faire de tels prodiges, l'admire sans le
connaître et se prend d'une forte amitié pour lui. Les Bulgares, après
la bataille, veulent pour chef et pour roi celui qui la leur a fait
gagner; mais il refuse toute espèce de titre jusqu'à ce qu'il ait
arraché la vie au fils de Constantin. Il se met à sa poursuite, non plus
à la tête d'une armée, mais seul, en simple chevalier[764].

[Note 763: St. 78.]

[Note 764: St. 99.]

Il arrive dans une ville et descend dans une auberge où, à ses armes et
à son bouclier sur lequel était peinte une licorne, il est reconnu pour
le guerrier qui avait arraché la victoire des mains de l'empereur, et
détruit une partie de son armée. Le commandant de la ville le fait
arrêter dans son lit pendant son sommeil, le fait mettre en prison, et
en donne avis à l'empereur[765]. Léon, ferme dans les sentiments qu'il a
conçus pour Roger, espère tirer parti de la position critique où il se
trouve pour obtenir son amitié. Mais Roger avait tué dans le combat le
fils de Théodora, sœur de Constantin; elle sollicite sa mort, et la
demande avec tant d'instance que l'empereur ne peut la refuser. Roger
est livré à cette mère vindicative. Il est jeté dans un cachot
souterrain, chargé de fers, et menacé du plus honteux et du plus cruel
supplice.

[Note 765: C. XLV, st. 10 et suiv.]

Cependant Charlemagne avait, suivant sa promesse, fait publier dans tout
son empire que celui qui voudrait obtenir Bradamante devait se présenter
les armes à la main pour la combattre[766]. Aymon et Béatrice sont
forcés de céder à l'autorité de l'empereur et de ramener leur fille à la
cour. Roger n'y était plus: elle ne sait à quoi attribuer son absence,
et tombe dans de nouvelles perplexités. Elle était loin de soupçonner le
péril qu'il courait alors. La cruelle Théodora pressait son supplice:
mais le généreux Léon ne peut se résoudre à voir périr honteusement un
si brave guerrier[767]. Il corrompt les gardes de Roger, pénètre dans la
prison, l'en retire et le cache dans sa propre maison, en attendant
qu'il puisse lui rendre ses armes et le renvoyer en sûreté. La haine de
Roger ne peut tenir à de si grands et de si généreux services: il ne
sait comment témoigner sa reconnaissance à celui à qui il doit la vie.

[Note 766: St. 22.]

[Note 767: St. 42.]

Il s'en présente un moyen auquel il ne s'attendait pas. Le cartel publié
par ordre de Charlemagne parvient à la connaissance de Léon[768]. Il
s'avoue à lui-même son infériorité dans les armes, et il imagine
d'engager le chevalier inconnu à se présenter au combat en son nom et
couvert de son armure. Il met tant d'instances à lui demander ce
service, que Roger, qui lui doit tout et qui ne veut pas se faire
connaître, ne peut le refuser. On conçoit quelle agitation s'élève dans
son cœur, et combien est neuve et intéressante la situation où il se
trouve. Il part avec Léon: le jour du combat est fixé; les armes, dont
il a eu le choix, sont l'épée seule et à pied, parce qu'il ne veut pas
être reconnu à son cheval Frontin; du reste, il est couvert de la
soubreveste de Léon et armé du bouclier où est la devise de ce prince.
Le combat dure tout le jour, et d'après la convention faite, Bradamante
n'ayant pu vaincre, est déclarée vaincue. Roger, de retour dans la tente
de Léon, reçoit de lui les caresses les plus tendres et les plus vifs
remercîments; il n'y répond que par un silence morne et glacé. Dès qu'il
peut s'y soustraire, il se fait rendre ses armes, monte sur Frontin, et
part au milieu de la nuit. Il entre dans une forêt solitaire, où il veut
se laisser mourir[769].

[Note 768: St. 53.]

[Note 769: St. 86.]

Bradamante n'est pas moins désespérée que lui. Marfise vient à son
secours. Elle se présente devant l'empereur, et affirme que Bradamante
n'est plus libre; que devant elle, devant Roland, Renaud et Olivier,
elle a donné sa foi à Roger, qu'elle ne peut donc plus recevoir la main
d'un autre, et qu'elle Marfise le soutiendra contre tout chevalier qui
osera dire le contraire[770]. Bradamante interrogée est moins
affirmative que Marfise, mais ne la contredit pas. Roland et Olivier
déposent pour elle; toute la cour se partage entre Roger, que l'on croit
absent, et Léon à qui l'on attribue le combat contre Bradamante. Marfise
fait une nouvelle proposition. Puisque son frère est vraiment l'époux de
Bradamante, nul autre ne le peut être de son vivant; que Léon et lui se
battent donc l'un contre l'autre, et que Bradamante soit le prix du
vainqueur. Léon, qui croit toujours avoir auprès de lui le chevalier de
la Licorne, ne craint pas plus Roger qu'il n'avait craint Bradamante: il
accepte le défi; mais il apprend bientôt la fuite de son chevalier; il
tombe alors dans de grandes inquiétudes, et fait chercher de tous côtés
si l'on n'en a point de nouvelles.

[Note 770: St. 103, jusqu'à la fin du chant.]

Le nœud va toujours se serrant et se brouillant de plus en plus. C'est
la bonne et sage Mélisse qui vient enfin le dénouer[771]. Elle va
trouver Léon, lui apprend que ce guerrier qu'il cherche est prêt à
perdre la vie, et qu'il dépend de lui de la lui conserver. Sans lui en
dire davantage, elle le conduit dans la forêt, où ils trouvent Roger,
couché sur la terre depuis trois jours, et décidé à y mourir. Léon
l'interroge avec tant de chaleur et d'amitié, qu'il arrache enfin à
Roger le secret de son nom et celui de son amour. On prévoit alors le
dénoûment. Léon ne veut pas se laisser vaincre en générosité; il
embrasse son rival et renonce à toutes prétentions sur sa maîtresse.
C'est lui-même qui va présenter Roger à Charlemagne, qui lui déclare
hautement tout ce qui s'est passé, et qui demande pour son ami la main
de Bradamante.

[Note 771: C. XLVI, st. 21.]

Pour que rien ne manque au bonheur de Roger, des ambassadeurs arrivent
de la part des Bulgares. Ces peuples ont persisté à vouloir pour leur
roi le chevalier de la Licorne, à qui ils ont dû leur salut et une si
grande victoire. Leurs députés sont venus le chercher à la cour de
Charlemagne; et trouvant en lui ce même Roger que tout le monde admire,
ils font auprès de lui leur ambassade. Le sceptre et la couronne
l'attendent à Andrinople, capitale de ses nouveaux états. Alors,
l'ambitieuse Béatrice elle-même n'a plus rien à dire. Bradamante, sa
fille, sera reine, si elle n'est pas impératrice. Le mariage est donc
conclu et célébré à la cour par les fêtes les plus splendides.

L'Arioste, pour rappeler aux lecteurs son but principal, charge Mélisse
de préparer aux deux époux un logement magnifique[772]. La bonne
magicienne, enfin venue à bout de ses projets, met au nombre des objets
rares et somptueux qu'elle rassemble un pavillon prophétique, sur lequel
est brodée en relief une partie de l'histoire de la maison d'Este, et
surtout dans un long détail celle du cardinal Hippolyte.

[Note 772: _Ibid._, st. 76.]

Ces fêtes, où la joie éclate, ne sont troublées que par l'apparition
subite et inattendue du seul ennemi qui restât, en France, à Roger et à
l'empereur. Seul de tous les rois africains, Rodomont n'était point
reparti pour ses états. Retiré dans une caverne[773], il s'était imposé
à lui-même un an de pénitence, c'est-à-dire de suspension de faits
d'armes. Ce terme étant expiré, il se présente, couvert d'armes toutes
noires et de l'air le plus menaçant, devant la table de Charlemagne où
les jeunes époux sont assis, dans un festin solennel, l'un à droite,
l'autre à gauche de l'empereur[774]. Il interpelle Roger à haute voix,
lui soutient qu'il est traître à sa religion et à son roi, et le défie
au combat. La cour entière, et surtout la tendre Bradamante tremblent à
ce terrible défi. Roger, incapable de crainte, se lève, prend ses armes,
entre en lice, et après le combat le plus effrayant et peut-être le plus
poétique et le plus chaudement écrit de tout le poëme, il renverse
Rodomont et le tue. Sa mort termine le _Roland furieux_, comme celle de
Turnus termine l'_Énéide_; mais ce n'est point en gémissant[775], c'est
en blasphêmant que s'enfuit cette ame indignée, qui avait été, dans le
monde, si orgueilleuse et si hautaine[776].

[Note 773: Ci-dessus, p. 441.]

[Note 774: St. 101.]

[Note 775:

        _Vitaque cum gemitu fugit indignata sub umbras._
                                             (Énéide.)]

[Note 776:

        _Bestemmiando fuggi l'alma sdegnosa
        Che fu sì altera al mondo e sì orgogliosa._
                                             (Rol. fur.)]



CHAPITRE IX.

_Observations générales sur l_'ORLANDO FURIOSO; _beautés de ce poëme;
fragment de l'Arioste, appelé les cinq Chants; caractères particuliers
et distinctifs de l'épopée romanesque._


Si j'ai réussi à donner une idée claire de cette triple et immense
action du _Roland furieux_, il me semble qu'on en doit également admirer
l'étendue, la hardiesse et les ressorts; qu'on doit reconnaître un art
prodigieux dans la manière dont toutes les parties en sont entrelacées
et conduites, dont les oppositions y sont ménagées et les événements
préparés. Peu d'imaginations auraient suffi à mener ensemble et presque
de front ces trois parties importantes de l'ouvrage; mais l'imagination
de l'Arioste était en quelque sorte insatiable d'inventions. A peine
semble-t-il l'avoir satisfaite par le nombre presque infini d'épisodes
répandus dans l'économie générale de son poëme, les uns qu'on pourrait
nommer principaux, les autres secondaires, selon qu'ils sont plus ou
moins inhérents aux grands fils de sa triple intrigue. A peine ai-je pu
indiquer un petit nombre des plus remarquables, tels que les histoires
intéressantes d'Ariodant et de la belle Genèvre, de la tendre Olimpie et
de l'ingrat Birène, du beau Médor et d'Angélique, si long-temps fière et
dédaigneuse, devenue sensible pour lui, et de cette constante Isabelle,
fidèle jusqu'à la mort et au martyre à la mémoire de son cher Zerbin.
J'aurais dû (mais pouvais-je tout dire, pouvais-je même tout indiquer
dans une analyse aussi rapide?) j'aurais dû surtout y ajouter celle de
l'aimable et tendre Fleur-de-Lys, dont Brandimart ne peut achever en
mourant le nom chéri[777], qu'il laisse désolée, inconsolable, qui
s'enferme dans le tombeau de son amant, et s'obstine à y finir
tristement sa vie.

[Note 777: Roland, après leur grand combat dans l'île de Lipaduse,
le trouve expirant. Brandimart, après l'avoir conjuré de prier Dieu pour
lui, ajoute:

        _Ne men ti raccomando la mio Fiordi...
        Ma non potè dir, ligi, e quì finìo._
                                 (C. LXII, st. 14.)]

Il est vrai qu'à ces épisodes touchants il s'en joint d'autres d'un
différent genre, tels que la changeante Doralice, Joconde, la Coupe
enchantée, Gryphon, Martan et la coupable Origille, l'aventure de
Richardet et quelques autres encore; parmi tant de personnages nobles,
on trouve, il est vrai, la veille et hideuse Gabrine, un vilain Ogre,
imitation malheureuse du Polyphême d'Homère, un maître d'hôtellerie et
une troupe de voleurs. Mais plus il est évident que l'Arioste pouvait se
passer de les introduire dans son poëme, plus il l'est aussi qu'il ne
les y a placés que pour délasser l'esprit du lecteur et le tenir en
haleine par une plus grande variété. «Il y a, dit Voltaire, presque
autant d'événements touchants dans son poëme que d'aventures grotesques;
son lecteur s'accoutume si bien à cette bigarrure, qu'il passe de l'un à
l'autre sans en être étonné[778].» Et quand il en résulterait quelques
disparates et quelques inégalités, a-t-on droit d'exiger que dans une
mine si riche et si féconde toutes les veines soient d'un or également
pur?

[Note 778: _Diction. philos._, édit. de Kelh, t. LI, in-12, au mot
_Épopée_.]

L'allégorie charmante et profondément morale des îles d'Alcine et de
Logistille; celle de ce fleuve où le Temps jette les noms des hommes, et
de ces cignes mélodieux qui les portent au temple de l'Immortalité;
l'idée aussi originale que philosophique de ce bon Astolphe qui, tout en
cherchant dans la lune la fiole qui contient la raison de son cousin
Roland, retrouve une partie de la sienne; celle de cette arme perfide
dont se sert le barbare Cimosque, d'où une poudre qui s'enflamme chasse
une balle meurtrière, que Roland enlève à son lâche possesseur, et
qu'il précipite dans la mer en la chargeant de malédictions[779]; mille
autres fictions dans lesquelles se réunissent la raison, l'esprit, la
poésie et les grâces, ne méritent-elles pas qu'on pardonne au petit
nombre de celles qu'un goût trop sévère refuserait d'approuver? Et ce
très-petit nombre, qu'avec une connaissance parfaite de la langue, de
son génie, de celui de l'auteur, du but qu'il se propose et du genre de
poëme qu'il a choisi, on est encore très-porté à excuser, suffirait-il
pour contrebalancer tant de beautés et pour faire descendre de son rang
l'un des poëtes les plus vraiment poëtes que la nature ait jamais
produits?

[Note 779: C. IX, st. 90 et 91.]

Chez lui, la variété, l'abondance, la vérité des caractères est égale à
la fertilité des inventions. Charlemagne, Roland, Renaud, Roger,
Brandimart, Olivier, Astolphe, pour ne parler que des principaux, ont
chacun leur manière de parler et d'agir. La valeur de Bradamante ne
ressemble point à celle de Marfise, comme sa tendresse n'est point celle
d'Olimpie ou d'Isabelle. Entre Sacripant et Ferragus, entre l'imprudent
et jeune Agramant et le vieux et sage Sobrin, entre le présomptueux
Gradasse et le querelleur Mandricard, entre tous ces guerriers et
l'indomptable Rodomont, il y a des nuances infinies. Il y a dans tous
une peinture vive et fidèle des caractères et des passions, des vertus
et des vices. Le talent d'imaginer est partout joint à l'art de peindre,
et surtout à l'art important d'annoncer et de mettre en scène tous ces
personnages si différents.

Si l'on veut par un seul exemple juger de la supériorité de cet art sur
le talent des portraits, qui fait l'un des plus grands mérites de
quelques poëmes modernes, on n'a qu'à se rappeler comment paraît pour la
première fois la principale héroïne de ce poëme, l'intrépide Bradamante;
comment, passant dans une forêt, défiée au combat par Sacripant qui la
prend pour un chevalier, sans daigner lui répondre, presque sans
s'arrêter, elle le renverse sur la poussière, continue dédaigneusement
sa route, et comment ce n'est que d'un courrier qui la suit, que
Sacripant, et le lecteur avec lui, apprennent que ce redoutable
chevalier est une fille jeune et charmante[780]. Quel portrait pourrait
égaler cette peinture vive et animée? L'Arioste a presque toujours le
même art, en le variant sans cesse. Il est, pour les caractères, pour le
moins égal au Tasse, inférieur au seul Homère, et supérieur à tous les
autres poëtes connus.

[Note 780: Voyez ci-dessus, p. 394.]

Ce qu'il décrit, on croit le voir. Je ne parle pas seulement des
descriptions innombrables de palais, de jardins, de fleuves, d'îles, de
campagnes, qui, toujours entremêlées à celles des armées et des
combats, font de cette suite de tableaux, la galerie la plus riche et la
plus variée; je parle de ce talent admirable de faire mouvoir tous ses
acteurs de manière qu'on voit leurs gestes, leur démarche, leur
attitude, qu'on les reconnaît, qu'on les distingue, qu'on a devant les
yeux, non un mélange informe d'objets qui se croisent et se confondent,
mais des images claires et ressemblantes, ou plutôt des êtres vivants et
de véritables actions. L'histoire, la fable, la féerie sont trois
sources fécondes où il puise tour à tour, sans apprêt, sans effort et
comme sans projet. Il ne cherche rien, tout vient à lui, tout est sous
sa main. Tous les genres de merveilleux sont bons pour lui, sont à ses
ordres; on le voit employer tour à tour, non-seulement la féerie moderne
et l'ancienne mythologie, mais les personnages allégoriques, mais nos
saints, nos anges et même

        De la foi des chrétiens les mystères terribles.

Je ne dis pas qu'en cela il soit à imiter, mais enfin c'est par tous ces
moyens réunis qu'il arrive, et qu'il vous fait arriver avec lui, sans
fatigue, jusqu'à la fin d'un si long poëme.

La connaissance parfaite qu'il avait de la géographie brille dans toutes
les parties de son ouvrage. A l'exemple d'Homère, il ne fait voyager
aucun de ses héros, sans nommer, sans indiquer clairement les pays
qu'ils parcourt. Lors même qu'Astolphe ou Roger voyagent en l'air sur
l'Hippogryphe, on passe avec eux en revue tous les lieux sur lesquels
ils sont emportés. Chaque région, chaque ville, ne fut-elle que nommée,
est le plus souvent accompagnée d'une expression courte, mais
pittoresque, quelquefois d'une seule épithète qui suffit pour la
désigner. Si le poëte s'étend davantage, c'est avec une exactitude qui
n'est jamais en défaut. On reconnaît encore Paris dans la description
qu'il en a faite. On y suit Rodomont dans les rues qu'il ravage, sur les
ponts où ces rues aboutissent, devant le palais qu'il assiége, à la
pointe de l'île d'où il se précipite dans la Seine.

Enfin, voici une chose plus singulière et qui prouve mieux encore avec
quelle exactitude l'Arioste s'attachait aux plus petits détails
géographiques. Dans une course qu'il fait faire à Roland le long des
côtes de Bretagne pour passer à l'île d'Ebude, il va jusqu'à donner à
une ville de cette côte son nom Bas-Breton, auquel tous les traducteurs
français sont trompés.

        _Breaco e Landriglier lascia a man manca_[781].

[Note 781: C. IX, st. 16.]

_Breaco_ est Saint-Briene, et _Landriglier_ Treguier, dont le nom breton
est _Landriguer_. Les traducteurs disent Bréac et Landrillier, qu'ils
chercheraient inutilement sur la carte.

La beauté de ses récits, la vivacité de ses peintures sont encore
relevées par des comparaisons fréquentes, dans lesquelles on ne sait ce
qu'on doit le plus admirer, de l'abondance ou de la perfection; du génie
qui invente sans cesse des traits, des circonstances et des détails
nouveaux, ou du talent qui exprime et qui peint. Le Tasse, quoiqu'il en
ait d'admirables, est tellement inférieur dans cette partie, que ceux
mêmes qui le préfèrent d'ailleurs au chantre de Roland, donnent pour une
des causes de cette infériorité que l'Arioste étant venu le premier,
avait transporté dans son poëme les plus belles comparaisons employées
par les poëtes grecs et latins[782].

[Note 782: _Perche l' Ariosto fu primo e trasportó nel suo poema le
più belle e vaghe comparationi usate da' greci e latini poeti...... in
questa parte si può dire che avanzó il Tasso._ (_Camillo Pellegrino,
Dial. della Poesia epica._)]

Il n'en est pas tout-à-fait ainsi de la partie dramatique. On croit
généralement que le Tasse y a tout l'avantage; que ses héros et ses
héroïnes parlent plus convenablement à leur situation et à leur
caractère. Cela est plutôt vrai de la partie oratoire; on trouverait
difficilement dans l'Arioste rien qui fût comparable à la première
harangue de Godefroi, à celle de l'ambassadeur égyptien et à quelques
autres de cette espèce. Dans les dialogues, ou les discours alternatifs
que se tiennent l'un à l'autre les différents personnages diversement
placés, on peut encore regarder les deux poëtes comme égaux,
c'est-à-dire comme également parfaits. Mais dans la plupart des discours
passionnés et des plaintes amoureuses, comme dans celles de Tancrède,
d'Armide et même d'Herminie, la _Jérusalem délivrée_ offre trop souvent,
comme nous le verrons dans la suite, aussi peu de vérité, ou même
beaucoup moins que le _Roland furieux_, avec cette différence encore
entre les deux poëtes, que le Tasse ayant écrit tout son poëme dans un
style grave et pompeux, les jeux d'esprit et les écarts qu'il se permet
en blessent davantage, au lieu que l'Arioste, qui paraît toujours se
jouer de sa matière et converser avec ses lecteurs, peut, sans les
choquer, se donner beaucoup plus de licences.

Cette correspondance continuelle entre les lecteurs et le poëte est
encore un caractère particulier aux poëmes romanesques, que l'Arioste
adopta et dont on lui a fait un reproche: on a même critiqué ces
charmants prologues, qui commencent presque tous ses chants: on a
prétendu que cela détruit l'illusion, que l'action est interrompue, et
que les acteurs disparaissent dès que le poëte se montre. D'abord, quand
ce serait une faute, il faudrait avouer du moins qu'elle est heureuse
et que la plupart de ces exordes ont un charme dont il serait à
regretter que la sévérité de l'art nous eût privés; mais soyons de bonne
foi; quel est le lecteur infatigable qui parcourt d'une haleine la
carrière immense qui lui est ouverte dans l'_Iliade_, dans l'_Odyssée_,
dans l'_Énéide_, à plus forte raison dans la _Pharsale_, dans la
_Thébaïde_, ou dans la _Guerre punique_ de Silius[783]? Si les auteurs
de ces poëmes ont pensé que le lecteur ne se reposerait pas, pourquoi
lui ont-ils marqué des lieux de repos, et pourquoi paraissent-ils se
reposer eux-mêmes, en divisant leurs poëmes par livres, comme les
Italiens les ont divisés par chants?

[Note 783: J'ai dit _à plus forte raison_, quoique ces trois poëmes
soient plus courts que ceux d'Homère, et ne crois pas avoir besoin
d'expliquer pourquoi je l'ai dit.]

Avouons encore que la lecture des poëtes est, généralement parlant, un
délassement, non une occupation; que pour bien goûter les vers, il ne
faut pas les lire trop vite, et qu'on peut en effet se reposer quand on
a lu tout un livre d'Homère de Virgile ou du Tasse. Le lendemain, en
reprenant votre lecture, que vous importe si le poëte s'interrompt,
puisque vous vous êtes interrompu? Il vous parle en son nom ce jour-là,
comme il faisait la veille dans sa proposition, dans son invocation; où
est pour le second, pour le troisième, pour le vingtième chant
l'inconvénient qui n'existait pas pour le premier? Allons plus loin.
S'il reprend crûment son récit au même endroit où il l'avait laissé, ne
risque-t-il pas de vous trouver froid et distrait dans le plus chaud de
son action? Ne fera-t-il pas mieux de fixer de nouveau votre attention
par quelques réflexions qui lient ce qui précède à ce qui suit, et de ne
se remettre au courant que lorsque vous y serez vous-mêmes?

Pour bien juger de l'Arioste, figurez-vous la cour de Ferrare, l'une des
plus polies, des plus nombreuses qui fussent au seizième siècle en
Italie, formant tous les soirs un cercle brillant, dont Alphonse d'Este
et le cardinal Hippolyte étaient le centre; oubliez les torts qu'eut
bientôt après ce prince de l'Église; ne songez qu'à l'éclat qui
l'environnait, à l'amour des lettres et à la bienveillance pour
l'Arioste qu'on lui supposait alors. Dans cette assemblée aussi
imposante qu'aimable, représentez-vous le poëte fixant pendant
quarante-six soirées, une heure entière et souvent plus, tous les yeux
et tous les esprits. Le premier jour, il propose son sujet; il s'adresse
au cardinal son patron; il promet de célébrer l'origine de son illustre
race; il s'engage dans son récit; mais dès qu'il peut craindre que
l'attention ne se fatigue, il s'arrête, en disant: Ce qui arrive
ensuite, je vous le réserve pour un autre chant.

Le lendemain, on se rassemble, on attend avec impatience; le poëte
paraît, et de courtes réflexions sur les injustes caprices de l'amour
ramènent ses auditeurs au point d'où il était parti la veille. Le
troisième jour, il change de ton et de méthode; il va consacrer toute
cette séance à prédire la gloire de la maison d'Este. «Qui me donnera,
dit-il, une voix et des expressions propres à un si noble sujet[784]?
qui prêtera des ailes à mes vers pour les élever à la hauteur de mes
pensées?» Quand il a fourni cette carrière, il fait encore une pause; il
en fait tous les jours autant, et jamais il ne manque de congédier son
auditoire en promettant pour l'autre chant la suite de son récit. Il
ajoute quelquefois: Pourvu qu'il vous soit agréable d'entendre cette
histoire; quelquefois même: Vous entendrez le reste dans l'autre chant,
si vous revenez m'écouter. Il avait trouvé toutes ces formes établies
par les premiers poëtes romanciers; il les jugea naturelles et commodes,
et il les emprunta d'eux. Comme eux encore, dans le cours même de ses
chants, il ne perd point de vue l'assemblée; il s'adresse aux princes
qui la président, aux dames qui l'embellissent; comme eux enfin, s'il
hasarde un fait incroyable, et qui passe les bornes de la vraisemblance
poétique: Cela est fort extraordinaire, dit-il, vous ne le croirez pas,
et je n'en suis pas sûr moi-même; mais Turpin l'ayant mis dans cette
histoire, je l'y mets aussi[785].

[Note 784: L'Arioste, qui a pris en général dans le _Bojordo_ l'idée
de ces débuts, y a pris même ici le premier vers de son vingt-septième
chant (liv. I), qui est ainsi mot pour mot:

        _Chi mi dara la voce e le parole,_ etc.

Voyez ci-dessus, p. 296.]

[Note 785:

        _Mettendo lo Turpino, anch'io lo messo._

Il nous donne souvent cette excuse plaisante, surtout quand son
imagination l'a emporté dans des exagérations un peu trop fortes. «Le
bon Turpin, dit-il ailleurs, qui sait bien qu'il dit vrai, laisse un
chacun maître d'en croire ce qu'il voudra:»

        _Il buon Turpin che sa che dice vero,
        E lascia creder poi quel che all' uom piace,_ etc.
                                      (C. XXVI, st. 23.)

Les lances de deux chevaliers se brisent dans le combat; les éclats
volent jusqu'au ciel; cette expression hyperbolique est assez ordinaire,
mais il ne s'en contente pas; il ajoute: «Turpin écrit, et dans cet
endroit il dit vrai, que deux ou trois de ces morceaux retombèrent tout
en flamme, parce qu'ils étaient allés jusqu'à la sphère du feu:»

        _Scrive Turpin, verace in questo loco,
        Che due o tre giù ne tornaro accessi
        Ch' eran saliti alla sfera del foco._
        (                               C. XXX, st. 49.)

Nous avons vu cette plaisanterie dans tous les poëmes précédents. Cela
était devenu une formule dont il paraît qu'aucun poëte romanesque ne
croyait pouvoir se dispenser.]

Placez-vous dans ce point de vue; asseyez-vous parmi cette cour
attentive; écoutez, admirez avec elle ce génie fécond, ce conteur
inimitable, ce courtisan adroit, ce poëte sublime; arrêtez-vous quand il
s'arrête; égayez-vous, élevez-vous, enflammez-vous avec lui; laissez là
ce goût trop sévère qui diminuerait vos plaisirs. Écoutez surtout
l'Arioste dans sa propre langue; étudiez-en les finesses; apprenez à en
sentir la grâce, la force, l'harmonie, et vous verrez alors ce que vous
devez penser des censeurs atrabilaires qui ont osé traiter si
injustement un si beau génie.

Je suis involontairement ramené aux injustices qui ont été faites à
l'Arioste, surtout en France. J'ai parlé de celle de Voltaire et de sa
réparation éclatante. Ce grand homme, dont le goût était si pur, jugeait
cependant quelquefois avec tant de précipitation et de légèreté ce qui
n'était que du ressort du goût, que dans cette rétractation même il lui
est échappé trois singulières erreurs. Elles sont d'autant plus
singulières qu'il commence par assurer que «l'Arioste (ce sont ses
termes) est si plein, si varié, si fécond en beautés de tous les genres,
qu'il lui est arrivé plus d'une fois, après l'avoir lu tout entier, de
n'avoir d'autre désir que d'en recommencer la lecture.» Plus une
pareille assertion doit inspirer de confiance, plus il paraît nécessaire
de relever ici les erreurs qui l'accompagnent. Ce sont des fautes dans
un _errata_.

«Le poëme de l'Arioste, dit l'auteur du _Dictionnaire philosophique_,
est à la fois l'_Iliade_, l'_Odyssée_ et _Don Quichotte_; car son
principal chevalier errant devient fou comme le héros espagnol, et est
infiniment plus plaisant[786].» Où Voltaire avait-il donc vu cela? Dans
toutes les descriptions de la folie de Roland il n'y a pas une seule
plaisanterie. L'Arioste se garde bien de le rendre plaisant. C'est
partout un fou terrible que l'on fuit, mais dont on ne rit pas.
Non-seulement sa démence est l'effet d'une passion profonde, elle est
encore une punition divine. Un seul rire du lecteur détruirait ce
caractère; mais ce rire, qu'un trait d'extravagance pourrait quelquefois
appeler, est toujours repoussé par un acte de violence qui frappe de
terreur. La terreur et la pitié sont les seuls sentiments que le poëte
ait voulu exciter, et qu'il excite en effet dans ce tableau sublime et
entièrement neuf en poésie. Comparer Roland à Don Quichotte, c'est
prendre, comme Don Quichotte lui-même, les objets pour ce qu'ils ne sont
pas.

[Note 786: _Ubi supr._, tom. LI, au mot _Epopée_.]

«Le fond du poëme, dit encore Voltaire, est précisément celui de notre
roman de _Cassandre_.... Ce fond du poëme est que la plupart des héros
et les princesses qui n'ont pas péri pendant la guerre, se retrouvent
dans Paris après mille aventures, comme les personnages du roman de
_Cassandre_ se retrouvent dans la maison de Polémon[787].» Peu nous
importe aujourd'hui ce qu'est le fond du roman de Cassandre; mais le
fond du poëme de Roland n'est point du tout cela. Il est tel que j'ai
tâché de le faire entendre; et il est inconcevable qu'ayant relu tant de
fois ce poëme, un tel lecteur ne l'ait pas mieux entendu.

[Note 787: _Ibid._]

Enfin Voltaire, après avoir dit que l'Arioste fut le maître du Tasse, et
il entend par-là qu'il fut son modèle, ajoute: «l'_Armide_ est d'après
l'_Alcine_; le voyage des deux chevaliers, qui vont désenchanter Renaud,
est absolument imité du voyage d'Astolphe.» Ceci est plus inconcevable
encore. Voltaire confond Roger avec Roland; c'est Roger que l'on va
chercher dans l'île d'Alcine, et c'est à Roland qu'Astolphe rend la
raison. Son voyage n'a certainement aucun rapport avec celui des deux
chevaliers du Tasse; ils vont en bateau aux îles Fortunées, et lui dans
la Lune sur l'Hippogryphe. L'île enchantée d'Armide est imitée de celle
d'Alcine, cela est très-vrai; Renaud est amolli par la volupté dans
l'une, comme Roger dans l'autre; ils en sont retirés, et sont rendus à
la gloire par deux moyens différents, et qui pourtant se ressemblent. Le
voyage des deux chevaliers qui vont désenchanter Renaud, est imité, non
du voyage aérien d'Astolphe, mais du voyage de Mélisse, qui, sous la
figure d'Atlant, va trouver Roger dans l'île d'Alcine, lui met au doigt
l'anneau merveilleux, comme les chevaliers présentent à Renaud le
bouclier magique, le fait rougir de son repos, et le désenchante.

Qu'il nous suffise d'avoir rectifié ces trois erreurs. Ne nous y
appesantissons pas, ne cherchons pas à les expliquer, et surtout n'en
faisons point un crime au vieillard illustre qui, voulant en réparer une
de sa jeunesse, les a laissé tomber de sa plume élégante, rapide et amie
de la vérité; mais faisons-en notre profit; et dans nos jugements sur la
littérature étrangère, instruits par un tel exemple, n'en devenons que
plus circonspects.

Ce serait ici le lieu de nous étendre plus particulièrement sur les
différentes beautés qui frappent à chaque instant dans la lecture du
_Roland furieux_; de citer au moins quelques-unes de ces descriptions si
poétiques, quelques-uns de ces combats trop nombreux peut-être dans le
_Roland_ comme dans l'_Iliade_, mais aussi beaux, plus variés que ceux
d'Homère, et que le poëte a peut-être plus habilement distribués dans
l'économie générale de son poëme; quelques-uns de ces charmants
épisodes, dont la diversité enchante, et dont la multitude étonne;
quelques-unes de ces comparaisons si belles, les unes prises
immédiatement dans la nature, les autres, et en plus grand nombre,
imitées des anciens, et qui sont encore alors de fidèles imitations de
la nature; quelques-uns de ces admirables prologues que Voltaire a si
justement loués, et auxquels il devait tant de reconnaissance,
puisqu'ils lui ont donné l'idée des siens. Des morceaux de tous ces
divers genres, même médiocrement traduits, ne pourraient manquer de
plaire; mais dans une telle surabondance, que choisir, et où s'arrêter?
Comment aussi m'interdire à moi-même, et envier au lecteur, du moins un
léger aperçu de ce que lui pourrait offrir une moisson de ce genre faite
avec choix dans le _Roland furieux_, si je ne consultais que son
agrément et mon plaisir? Des épisodes cependant et des combats, il n'y
faut pas songer; ces morceaux, vus par extrait, ne sont plus les mêmes,
et leur étendue défend de les citer tout entiers. Mais les exordes de
quelques chants, mais quelques-unes de ces descriptions qui mettent sous
les yeux l'objet réel ou idéal que le poëte a voulu peindre, mais un
petit nombre de ces belles comparaisons qui décrivent, en les
rapprochant, deux objets à la fois, n'auront pas le même inconvénient,
et nous dédommageront un peu.

«Il y a dans l'_Orlando furioso_, dit Voltaire[788], un mérite inconnu à
toute l'antiquité[789], c'est celui de ses exordes. Chaque chant est
comme un palais enchanté, dont le vestibule est toujours dans un goût
différent, tantôt majestueux, tantôt simple, même grotesque. C'est de la
morale, ou de la gaîté, ou de la galanterie, et toujours du naturel et
de la vérité.» Nous trouverons facilement des exemples dans tous ces
genres. Il en cite trois; il en pouvait citer bien davantage. Mais
n'oublions pas, pour être justes, que si l'Arioste est le plus parfait
dans ce genre, il n'a pas été le premier, et que le _Bojardo_, qui lui
avait fourni le fond de sa fable, lui avait encore donné le modèle de
cet embellissement[790].

[Note 788: _Ubi supr._]

[Note 789: Il aurait pu en excepter Lucrèce.]

[Note 790: Voyez ci-dessus, p. 296 à 300.]

C'est l'événement que le poëte commence ou continue de raconter qui lui
dicte le sujet et le ton de chaque exorde. Quand le jeune Médor fut au
milieu des bois et de la nuit, chargé du corps inanimé de son roi,
«personne, dit le poëte[791], (et l'on voit que sa position, souvent
orageuse, à la cour de Ferrare, lui a fourni, autant que celle de Médor,
l'idée de ces maximes), personne ne peut savoir de qui il est aimé,
tandis qu'il est heureux et assis au haut de la roue. Il est alors
entouré de vrais et de faux amis, qui lui montrent tous une fidélité
pareille; mais si son bonheur se change en infortune, la foule
adulatrice tourne ailleurs ses pas; celui qui l'aime de cœur reste seul
avec courage; et même après la mort, il l'aime encore. Si le cœur se
montrait comme le visage, tel qui dans une cour est au nombre des grands
et opprime tous les autres, et tel qui jouit peu de la faveur du maître,
changeraient entre eux de destinée; cet homme obscur deviendrait bientôt
le premier, et ce grand seigneur serait confondu dans les derniers
rangs. Mais revenons à Médor qui fut si reconnaissant et si fidèle, que
pendant la vie et après la mort de son maître, il l'aima toujours
également.»

[Note 791: C. XIX.]

Renaud a délivré une jeune femme à qui des brigands allaient arracher la
vie[792]. Cette férocité indigne l'Arioste; et sans savoir encore
l'histoire que cette femme va raconter, il fait que nous en sommes
indignés comme lui. «Tous les autres animaux qui sont sur la terre, ou
sont d'un naturel tranquille et vivent en paix, ou s'ils prennent
querelle entre eux et s'ils se font la guerre, le mâle ne la fait point
à sa femelle; l'ourse erre avec l'ours en sûreté dans les bois; la
lionne repose auprès du lion; la louve est sans défiance avec le loup,
et la génisse n'a rien à craindre du taureau. Quelle peste abominable,
quelle Mégère est venue troubler le cœur de l'homme? On entend sans
cesse l'époux répéter contre son épouse des propos injurieux; on le voit
outrager son visage et y imprimer des marques noires et livides; on voit
l'épouse baigner de larmes le lit nuptial; et même quelquefois la colère
insensée ne le baigne pas uniquement de pleurs, mais de sang. L'homme ne
paraît pas seulement commettre un grand crime, mais un crime contre
nature, et un acte de rébellion contre Dieu, s'il va jusqu'à frapper une
belle femme au visage ou à lui rompre un seul cheveu; mais que celui qui
lui donne du poison, ou qui lui arrache la vie par le lacet ou le
poignard, que celui-là soit un homme, je ne le croirai jamais; c'est,
avec une face humaine, un esprit échappé des enfers.»

[Note 792: C. V.]

Quelquefois, il s'embarrasse lui-même dans les interruptions fréquentes
de ses récits, et il est le premier à rire avec vous de l'embarras où il
se jette. «Je me souviens[793] que je devais vous chanter l'histoire de
ce soupçon qui avait fait tant de peine à l'amante de Roger, je l'avais
promis, et ensuite cela m'est sorti de l'esprit. S'y devais ajouter
cette jalousie plus forte et plus cruelle qui, depuis le récit de
Richardet, avait dévoré son cœur. C'est ce que je voulais vous chanter,
et Renaud s'étant jeté à la traverse, j'ai commencé une autre histoire;
ensuite Guidon m'a donné bien de l'ouvrage en venant arrêter quelque
temps Renaud dans son chemin; je me suis si bien égaré d'une chose dans
l'autre, que je me suis mal souvenu de Bradamante; je m'en souviens à
présent, et je veux vous parler d'elle, avant d'en revenir à Gradasse et
à Renaud.»

[Note 793: C. XXXII.]

Quelquefois, la fantaisie poétique l'emporte loin de son sujet, et il
suffit des moindres rapports pour qu'il se permette d'aller où il veut
et de revenir comme il lui plaît. Roland qui cherche partout Angélique,
ne ressemble pas tout-à-fait à Cérès qui cherche sa fille, et cependant
écoutez ce début du douzième chant: «Lorsque Cérès, empressée de revenir
du mont Ida, où sa mère est adorée, dans la vallée solitaire où le mont
Ethna presse le corps d'Encelade écrasé par la foudre, ne retrouva plus
sa fille qu'elle y avait laissée, ayant fait, loin de tout chemin
fréquenté, sentir les effets de sa douleur à ses joues, à son sein, à sa
chevelure, à ses yeux, elle arracha deux pins, les alluma au feu de
Vulcain, leur donna la propriété de ne jamais s'éteindre, et les portant
de chaque main, montée sur un char traînée par des dragons, parcourut
les forêts, les champs, les monts, les plaines, les vallées, les
fleuves, les étangs, les torrents, la terre et la mer; et quand elle eut
cherché sur toute la surface du globe, elle alla jusqu'au fond du
Tartare. Si Roland avait eu le même pouvoir, il eût parcouru de même, en
cherchant Angélique, le ciel, la terre et les enfers; mais n'ayant ni
char ni dragons, il l'allait cherchant du mieux qu'il pouvait[794].»
Cette chute naïve, après le luxe poétique étalé dans ce qui précède, est
un de ces contrastes qui sont toujours sûrs de leur effet.

[Note 794:

        _Ma poi che'l carro e i draghi non avea,
        La gìa cercando al meglio che potea._]

Il paraît ne pas prendre un ton moins élevé lorsqu'il veut terminer le
voyage d'Astolphe dans la lune, où il a retrouvé dans une fiole le bon
sens de son cousin Roland[795]; mais tout à coup son vol s'abaisse; il
continue et finit dans le goût d'Anacréon ce qu'il avait commencé du
style de Pindare. «Qui montera au ciel pour moi, madame, et m'en
rapportera ma raison que j'ai perdue? Depuis qu'est sorti de vos yeux le
trait qui m'a percé le cœur, je vais la perdant de plus en plus. Je ne
me plains pas de cette perte, pourvu qu'elle ne s'accroisse pas, et
qu'elle en reste à ce point-là; mais si cela continue, je crains bien de
devenir moi-même tel que j'ai peint Roland. Pour retrouver mon esprit,
il me semble que je n'ai pas besoin de m'élever jusqu'au cercle de la
lune ou dans le paradis; je ne crois pas qu'il se soit logé si haut;
c'est dans vos beaux yeux qu'il va errant; c'est sur votre charmant
visage, sur votre sein d'ivoire et sur ses deux monts d'albâtre; c'est
là que mes lèvres l'iront cueillir quand il vous plaira de me le
rendre.» C'est ce que Voltaire a traduit, non pas exactement, mais on
pourrait dire fidèlement, puisqu'il en a conservé l'aisance et la grâce,
dans ces vers bien étonnants pour un vieillard plus que septuagénaire:

        Oh! si quelqu'un voulait monter pour moi
        Au paradis! s'il pouvait reprendre
        Mon sens commun! s'il daignait me le rendre!
        Belle Aglaé, je l'ai perdu pour toi;
        Tu m'as rendu plus fou que Roland même;
        C'est ton ouvrage: on est fou quand on aime.
        Pour retrouver mon esprit égaré,
        Il ne faut pas faire un si long voyage.
        Tes yeux l'ont pris, il en est éclairé;
        Il est errant sur ton charmant visage,
        Sur ton beau sein, ce trône des amours.
        Il m'abandonne. Un seul regard peut-être,
        Un seul baiser peut le rendre à son maître;
        Mais sous tes lois il restera toujours[796].

[Note 795: C. XXXV.]

[Note 796: _Ub. supr._, p. 82.]

L'idée du début du dernier chant est originale et très-heureuse[797].
Après une si longue et si pénible route, le poëte se voit enfin près du
port, et prenant tout à coup dans le sens propre cette expression
figurée: «Oui, dit-il, je vois la terre, je vois le rivage se déployer
devant moi; j'entends un cri d'allégresse, dont l'air frémit et dont les
ondes retentissent; j'entends le son des cloches et des trompettes qui
se mêle à ce cri de la joie publique; je commence à distinguer quels
sont ceux qui couvrent les deux rives du port. Ils paraissent tous se
réjouir de me voir venu à bout d'un si long voyage. Oh! combien de
belles et vertueuses dames; oh! combien de braves chevaliers; oh!
combien d'amis à qui je suis éternellement obligé pour la joie qu'ils
témoignent de mon retour!» Et là-dessus, il nomme d'abord les dames et
les chevaliers, puis les amis, les compagnons d'études, les poëtes;
seize octaves lui suffisent à peine pour cette revue vive et animée,
semée d'éloges délicats, qui auraient dû flatter toutes celles et tous
ceux qu'il y a placés, mais qui parut, dit-on, trop familière à quelques
grandes dames et à de hauts et puissants seigneurs. C'est un art
difficile que celui de flatter les grands; leur orgueil est quelquefois
blessé, même de ce qu'on fait pour lui. Ce devrait être le sujet d'un
chapitre à part dans les poétiques modernes; mais on n'en trouverait ni
les principes dans Aristote, ni les exemples dans Homère.

[Note 797: C. XLVI.]

L'Arioste, qui tenait à la fois d'Homère et d'Ovide par son génie,
ressemble surtout à ce dernier dans ses descriptions; c'est, pour ainsi
dire, un long tissu de descriptions que le _Roland furieux_ tout entier,
comme les _Métamorphoses_ tout entières; mais Ovide paraît lui avoir
plus particulièrement servi de modèle quand il décrit des êtres
métaphysiques auxquels il donne, non-seulement un corps et des
attributs, mais un séjour assorti à leur nature idéale. La grotte du
Sommeil, si bien décrite dans le onzième livre des _Métamorphoses_,
était sans doute présente à son souvenir quand il la décrivit de nouveau
dans le quatorzième chant de son poëme; mais quoique la peinture en soit
plus longue et plus détaillée dans Ovide, peut-on mettre au-dessous de
l'original une imitation si belle? Ovide n'a peint que le Sommeil, et
c'est un Songe qu'Iris va chercher auprès de lui; l'archange Michel,
dans l'Arioste, y va prendre le Silence, dont il a besoin pour exécuter
les ordres de l'Éternel. C'est le Silence surtout que le poëte a voulu
représenter; aussi ne s'arrête-t-il point à peindre le Sommeil lui-même;
dès qu'il a trouvé le Silence, il ne le quitte plus. «Dans
l'Arabie[798], s'étend, loin des cités et des villages, une petite et
agréable vallée, ombragée par deux montagnes, et toute plantée
d'antiques sapins et de robustes ormeaux. Le soleil y ramène en vain la
clarté du jour; l'ombre épaisse des rameaux en défend si bien l'entrée à
ses rayons qu'ils n'y pénètrent jamais[799]. Cette noire forêt couvre
une grotte profonde et spacieuse qui pénètre dans le sein du rocher. Le
souple lierre en parcourt à pas tortueux toute l'entrée. C'est dans ce
séjour que gît le pesant Sommeil. D'un côté l'Oisiveté au corps épais et
chargé d'embonpoint, de l'autre la Paresse qui ne peut marcher et se
tient mal sur ses pieds, sont assis près de lui sur la terre. L'Oubli
distrait est à la porte; il ne laisse entrer, ne reconnaît personne,
n'écoute aucun message, n'en reporte aucun, et repousse également tout
le monde. Le Silence rôde alentour et fait sentinelle. Sa chaussure est
de feutre; il est couvert d'un manteau noir. Tous ceux qu'il aperçoit de
loin, il leur fait, avec la main, signe de ne pas avancer. L'Ange de
Dieu s'approche de son oreille, et lui donne tout bas l'ordre dont il
est chargé pour lui. Le Silence, par un seul signe de tête, répond qu'il
obéira; et aussitôt, sans rien dire, il marche sur les pas de Michel.»
On compare souvent la peinture à la poésie, mais quel tableau pourrait
représenter aussi bien le Silence?

[Note 798: C. XIV, st. 92.]

[Note 799:

        _Est prope Cimmerios lungo spelunca recessus,
        Mons cavus, ignavi domus et penetralia somni,_ etc.
                                    (Métam., l. II, v. 592.)

L'imitation s'arrête au cinquième vers d'Ovide, et au mot français sur
lequel porte cette note.]

Les descriptions de lieux champêtres, de jardins, et de paysages
charmants, offrent dans presque tous les chants au lecteur des repos qui
le délassent et l'enchantent. Ceci nous rappelle aussitôt les jardins
d'Alcine; mais ils sont destinés à nous fournir un parallèle
intéressant, et nous devons les tenir en réserve pour cet usage. Sans
chercher loin dans le poëme, arrêtons-nous dès le premier chant dans ce
bosquet où se réfugie Angélique effrayée et poursuivie par Renaud.
«Elle fuit parmi des forêts effroyables et sombres[800], dans des lieux
inhabités, déserts et sauvages; le moindre mouvement des feuilles et de
la verdure qu'elle entend sur les chênes, les hêtres et les ormeaux, lui
cause des terreurs subites, et la fait errer, ça et là, dans les
sentiers écartés. A chaque ombre qu'elle aperçoit sur la montagne ou
dans la vallée, elle craint toujours d'avoir Renaud sur ses traces.
Telle qu'un jeune daim, ou un chevreau timide, qui a vu, sous le
feuillage du bosquet où il a reçu le jour, un léopard étrangler sa mère
et lui ouvrir la poitrine et les flancs, fuit de forêts en forêts loin
du barbare; il tremble de peur et de crainte[801]; à chaque tige qu'il
heurte en passant, il se croit sous la dent de la bête cruelle.

[Note 800: C. I, st. 38 et suiv.]

[Note 801:

        _E di paura trema e di sospetto._

Je crois pouvoir mettre la même nuance en français entre peur et
crainte, qu'il y en a en italien entre _paura_ et _sospetto_. La peur
est l'effet d'une explosion ou d'une apparition subite, ou d'un danger
présent et réel; la crainte est causée par l'apparence du mal; c'est une
sorte de prévoyance du danger à venir, ou, comme le dît l'abbé Roubaud
dans ses _Synonymes_, un calcul de probabilité. On a peur de ce qu'on
voit, on craint ce qu'on imagine.]

»Tout ce jour, et toute la nuit, et la moitié du lendemain, elle s'égara
dans mille détours et marcha sans savoir où. Elle se trouve enfin dans
un bosquet agréable, que le frais zéphir agite légèrement; deux clairs
ruisseaux l'entourent en murmurant, y entretiennent une herbe tendre et
toujours nouvelle, et rendent un son qui charme l'oreille, en brisant
entre de petits cailloux leur cours paisible. Angélique s'y croit en
sûreté s'arrête, descend parmi les fleurs, et laisse son cheval errer
sur l'herbe fraîche qui borde ce claires eaux. Elle aperçoit, tout
auprès, un buisson d'épines fleuries et de roses vermeilles, qui semble
se mirer dans l'onde limpide, garanti du soleil par des chênes au vaste
ombrage. Au milieu, un espace vide offre sous l'ombre la plus épaisse un
frais asyle; et le feuillage et les rameaux y sont si bien entrelacés
que le soleil même et à plus forte raison une vue moins perçante n'y
peuvent pénétrer. L'herbe tendre y forme un lit qui invite à s'y
reposer. La belle fugitive se place au milieu; elle s'y couche et
s'endort. Elle est bientôt réveillée par le bruit que fait un guerrier
qui descend de cheval auprès de l'un des ruisseaux, se couche sur le
bord, et la tête appuyée sur sa main, se met à rêver profondément. Il
s'y répand en plaintes amères contre la dame à qui il avait donné son
cœur et qui a donné le sien à un autre; et cette dame est Angélique
elle-même; et ce guerrier est un de ses amants; et dans ses plaintes
amoureuses il mêle cette charmante imitation de Catulle, que tout le
monde sait par cœur:

        La jeune fille est semblable à la rose,
        Au beau matin sur l'épine naïve, etc.[802]

[Note 802:

        _La verginella è simile alla rosa
        Che in bel giardin su la nativa spina,_ etc.
                                              (St. 43.)

        _Ut flos in septis secretis nascitur hortis._

        (Catul. _Epithat. Jul. et Manl._)]

Il faut avouer qu'un poëme qui, dès le début, offre de telles peintures,
où ces peintures sont presque innombrables, et qui, lorsque le sujet
l'exige, en présente d'aussi fortes et d'aussi terribles que celles-ci
est douce et gracieuse, n'a, quant aux descriptions, aucune rivalité, ni
aucun parallèle à craindre.

C'est surtout dans les fréquentes descriptions de combats que sont
employées ces fortes et terribles couleurs. L'un des moyens dont le
poëte se sert pour ajouter encore à la représentation effrayante de ces
grandes scènes de destruction, ce sont les comparaisons; et il en prend
alors le plus souvent les objets parmi les animaux féroces, dont l'homme
semble vouloir imiter les fureurs. Quelquefois, à l'exemple d'Homère, il
accumule ces comparaisons pour augmenter la terreur, et paraît encore
moins occupé de frapper l'imagination du lecteur que de soulager la
sienne.

Voyez Rodomont dans Paris, lorsqu'à la voix de l'empereur marchant
contre lui en personne, le peuple qui fuyait se rassure, lorsque de tous
les remparts, de toutes les rues, accourant sur la place où le
redoutable Sarrazin est entouré de morts, on reprend à la fois, et les
armes, et le courage. «De même que, pour les plaisirs du peuple, si l'on
a renfermé dans sa loge, loin du taureau indompté, une vieille lionne
exercée aux combats[803], ses lionceaux qui voient comment le fier et
courageux animal erre en mugissant dans l'arène, et qui n'ont jamais vu
de cornes si hautes[804], se tiennent à part, timides et confus; mais si
leur intrépide mère s'élance sur lui, si elle lui enfonce dans l'oreille
sa dent cruelle, ils veulent aussi se baigner dans le sang, et
s'avancent hardiment à son secours: l'un mord le dos du taureau, l'autre
son ventre; autant en fait tout ce peuple contre la fier Sarrazin; des
toits, des fenêtres et de plus près, une nuée épaisse de traits pleut
sur lui de toutes parts.».... Il est enfin accablé par le nombre. Il se
lasse de tuer des ennemis qui semblent renaître; son haleine devient
fréquente et pénible; il sent que s'il ne sort pas tandis qu'il a encore
toute sa force, il le voudra trop tard. Il se voit entouré, resserré,
pressé par la foule, mais il saura se faire jour avec son épée. «Celui
qui a vu sur la place rompre des barrières entourées des flots d'un
peuple immense, un taureau sauvage poursuivi par les chiens, excité,
blessé pendant tout le jour[805]; le peuple fuir épouvanté devant lui;
l'animal furieux les atteindre tour à tour et les enlever avec ses
cornes; celui-là doit penser que tel et plus terrible encore parut le
cruel Africain quand il commença sa retraite.» Chaque fois qu'il se
retourne, il jonche la terre de morts. Il sort enfin sans donner aucun
signe de crainte, et marche vers la pointe de l'île d'où il veut se
jeter dans la Seine. «Tel que dans les forêts des Massyliens ou des
Numides, l'animal généreux, poursuivi par des chasseurs[806], montre
encore, même en fuyant, son noble courage; c'est en menaçant et à pas
lents qu'il se renfonce dans les bois; tel Rodomont environné d'une
épaisse forêt de lances, d'épées et de traits lancés dans les airs, sans
se laisser avilir par la crainte, se retire vers le fleuve, lentement et
à grands pas.»

[Note 803: C. XVIII, st. 14.]

[Note 804: Il ne faut point dissimuler dans une traduction ces
traits naïfs qui appartiennent au génie de l'auteur, et qui sont le
cachet du maître.]

[Note 805: St. 19.]

[Note 806: St. 22.]

Non-seulement cette comparaison, mais cette grande scène tout entière
est imitée de Virgile[807]; et si dans quelques parties la supériorité
appartient au chantre d'Enée, dans d'autres aussi, et surtout dans les
vastes proportions de ce tableau terrible, on oserait dire que
l'avantage paraît rester au chantre de Roland.

[Note 807: Elle l'est en partie de l'assaut de Pyrrhus au palais de
Priam (_Énéid._, l. II), et en partie de l'irruption de Turnus dans le
camp des Troyens (_ibid._, l. IX). C'est de là qu'est prise cette
dernière comparaison:

                           _Seu sœvum turba leonem
        Cùm telis premit infensis,_ etc. (V. 757.)]

Dans les comparaisons en général, soit que l'Arioste invente, soit qu'il
imite, il va de pair avec les plus grands poëtes. Voyez encore dans
l'assaut de Biserte, cet autre tableau si fortement conçu et si
vigoureusement tracé[808], lorsque Brandimart s'étant élancé de
l'échelle sur le rempart, l'échelle se rompt, les guerriers qui le
suivaient retombent, et il se trouve exposé seul, comme Turnus et comme
Rodomont, à une foule d'ennemis. Roland, Olivier, Astolphe, d'autres
encore dressent d'autres échelles et montent pour le secourir. Alors la
ville assiégée perd tout espoir de se défendre. «Comme sur la mer où
frémit la tempête[809], un vaisseau téméraire est assailli par les
flots. A la proue, à la poupe, ils y cherchent une entrée, et
l'attaquent avec rage et avec fureur. Le pâle nocher soupire et gémit;
c'est de lui qu'on attend du secours, et il n'a plus ni cœur ni génie;
une vague survient enfin qui couvre tout le navire, et dès qu'elle
entre, elle est suivie de tous les flots; ainsi, dès que ces trois
paladins se sont emparés des murs, ils y font un si large passage, que
tous les autres peuvent les suivre en sûreté: mille échelles sont
dressées, et l'on s'avance à la fois par toutes les brèches au secours
de l'intrépide Brandimart. Avec la même fureur que le superbe roi des
fleuves[810], quand il renverse quelquefois ses digues et ses rivages,
s'ouvre un chemin dans les champs de Mantoue[811], emporte avec ses
ondes, et les sillons fertiles, et les abondantes moissons, et les
troupeaux entiers avec les cabanes, et les chiens avec les bergers[812];
avec la même fureur la troupe impétueuse entre par tous les endroits où
la muraille est ouverte, le fer et la torche à la main, pour détruire ce
peuple réduit aux derniers abois.»

[Note 808: C. XL.]

[Note 809: St. 29.]

[Note 810: St. 31. Imité de Virgile (_Géorg._, l, I, v. 446); mais
l'imitation se réduit à ces trois vers:

        _Produit insano contorquens vertice sylvas
        Fluviorum rex Eridanus, camposque per omnes
        Cum stabulis armenta tulit._]

[Note 811: _Ne i campi Ocnei._ Ocnus fut le fondateur de Mantoue, et
donna à cette ville le nom de sa mère _Manto_.]

[Note 812: Je passe à dessein les deux derniers vers, où l'Arioste,
après s'être si heureusement rappelé Virgile, s'est moins heureusement
souvenu d'Horace:

        _Guizzano i pesci a gli olmi in su la cima,
        Ove solean volar qli augelli in prima;_

ces deux vers rendent librement et poétiquement les deux vers latins:

        _Piscium et summa genus hœsit ulmo
        Nota quœ sedes fuerat columbis._

Mais cette petite image ôte à sa comparaison une partie de son effet, et
ralentit pour ainsi dire le mouvement de la terreur.]

Mais de toutes les belles comparaisons qui s'offrent presque à chaque
page dans le _Roland furieux_, la plus sublime peut-être est celle dans
laquelle l'Arioste compare Médor entouré d'ennemis auprès du corps de
son roi, et ne pouvant ni l'abandonner ni le défendre, à l'ourse
surprise par des chasseurs dans son antre avec ses petits. C'est ainsi
que le génie poétique rapproche les objets les plus éloignés, et trouve
des rapports là où la nature n'avait mis que des différences. «Comme une
ourse que le chasseur des montagnes vient attaquer dans sa tanière
rocailleuse[813], se tient debout sur ses petits, le cœur incertain, et
frémit avec l'accent de la tendresse et de la rage, la colère et sa
cruauté naturelle la poussent à étendre ses griffes, à baigner ses
lèvres dans le sang; l'amour l'attendrit et la ramène vers ses petits,
qu'elle regarde encore au milieu de sa fureur.» Cette admirable octave,
que je suis loin d'avoir pu rendre, avec la triple infériorité de la
langue, de la prose et du talent, est imitée et même presque
littéralement traduite de Stace; mais traduire aussi poétiquement un
poëte, c'est l'égaler et presque le vaincre; copier ainsi, c'est
créer[814].

[Note 813: C. XIX, st. 7.]

[Note 814: Voici la comparaison de Stace (_Théb._, l, X):

        _Ut Lea quam sævo fœtam pressere cubili
        Venantes numidæ, natos erecta superstat
        Mente sub incertâ, torvum ac miserabile frendens,
        Illa quidem turbare globos et frangere morsu
        Tela queat, sed prolis amor crudelia vincit
        Pectora, et in mediâ catulos circumspicit irâ._

Et voici la traduction de l'Arioste:

        _Come Orsa che l'alpestre cacciatore
          Ne la pietrosa tana assalita abbia,
          Sta sopra i figli con incerto core
          E freme in suono di pietà e di rabbia;
          Ira la invita e natural furore
          A spiegar l'ugne e a insanguinar le labbia;
          Amor la intenerisce, e la ritira
          A riguardare ai figli in mezzo all'ira._

Cette traduction est si exacte, que le traducteur de la _Thébaïde_,
_Cornelio Bentivoglio_, cardinal, sous le nom de _Selvaggio Forpora_, en
a conservé trois vers, qu'il ne pouvait rendre autrement:

        _Qual Leonessa in cavernoso monte
        Cui cinse intorno il cacciator numida,
        «Stà sopra i figli con incerto cors
        E freme in suono di pietà e di rabbia._»
        _A saltar nello stuolo, a franger dardi
        Furor la spinge; amor l'arresta e sforza_
        «_A riguardare i figli in mezzo all'ira._»

J'ai rapproché précédemment (t. III, p. 523) cette belle comparaison de
l'Arioste d'une comparaison semblable, tirée des _Stances_ du Polotien,
et qui sans doute fut puisée à la même source.]

Je m'aperçois, peut-être un peu tard, que je me laisse entraîner au
plaisir de citer de si beaux traits. Ils ne font que m'en rappeler
d'autres que je voudrais citer encore, et si je m'arrêtais à ces
derniers, ils me laisseraient le même désir. Au reste, le _Roland
furieux_, sans être encore véritablement traduit dans notre langue, y a
cependant plusieurs traductions que l'on peut lire, et qui sont entre
les mains de tout le monde; au lieu de multiplier les citations, je
dirai donc même à ceux qui n'entendent pas l'italien: Lisez le _Roland
furieux_; ou plutôt je leur répéterai: Apprenez l'italien pour le lire
dans sa langue originale, et ne dussiez-vous jamais y lire autre chose
que le _Roland furieux_, apprenez toujours l'italien.

Il me reste à donner une nouvelle preuve de cette avidité d'inventions
dont l'imagination de l'Arioste était tourmentée, et qui semblait
réellement aller jusqu'à l'insatiabilité. On a conservé de lui un grand
fragment épisodique si dépendant de l'action générale de son poëme,
qu'on ne lui peut assigner aucune destination différente, et si étranger
cependant à toutes les parties de cette action, comprises dans le
_Roland furieux_, que personne n'a pu deviner quelle en pouvait être la
place. Ce fragment divisé en cinq chants, que l'on trouve dans la
plupart des bonnes éditions, mis à la suite du poëme, n'est point connu
sous un autre titre que celui même des cinq chants, _I cinque canti_. Le
premier de ces cinq chants commence sans exposition et paraît lui-même
une suite de quelque autre chant. Le dernier ne va pas jusqu'à un point
de l'action qui puisse en annoncer le terme. On n'a donc pu former que
des conjectures sur le poëme, ou le projet de poëme, dont ils faisaient
partie.

On voit à la simple lecture que c'est une suite du _Roland furieux_. Les
mêmes personnages y pariassent, l'action commence où finit celle du
_Roland_; le même merveilleux y est employé; les mêmes formes y sont
suivies; les débuts de chant, les interruptions, les adieux à
l'auditoire ou aux lecteurs à la fin de chacun des chants, tout annonce,
ou une partie du _Roland_ qui en a été retranchée, ou un second roman
épique qui aurait fait suite au premier. Charlemagne et ses pairs
conduits à leur perte par les intrigues de Ganelon de Mayence en sont
visiblement le sujet. On voit du moins une grande trahison ourdie contre
eux par ce paladin perfide. Il est a remarquer que lui, qui joue un
rôle si odieux dans tous les poëmes dont Charlemagne et les chevaliers
de la maison de Clairmont sont les héros, ne paraît point dans le
_Roland furieux_. Le comte Anselme et son fils Pinabel sont les seuls de
cette odieuse race que l'on voie tendre des piéges et y tomber. Ici,
c'est Ganelon même qui revient sur la scène; mais il n'agit pas de son
propre mouvement; il est l'instrument de la vengeance des fées, et
surtout d'Alcine, furieuse de la perte de Roger. Charles, après de
premiers avantages contre les ennemis que Ganelon lui suscite, éprouve
déjà une défaite; précipité d'un pont, qu'il défendait en personne, il
tombe dans la rivière; son cheval a de la peine à le ramener au bord.
C'est là que finit le fragment, et l'Arioste n'a laissé aucune note ni
aucune esquisse du reste.

Aussi les avis ont-ils été partagés en Italie sur ce que c'était que ces
cinq chants et sur leur destination. Les uns, choqués des imperfections
et des fautes dont ils sont remplis, ont soutenu qu'ils ne sont point de
l'Arioste; les autres, que c'est le commencement d'un second poëme
romanesque qu'il avait projeté; d'autres, mais sans aucune
vraisemblance, que ce sont des fragments que l'Arioste comptait répandre
çà et là dans son poëme. Il suffit de les lire, de voir à quel moment
commence l'action, et quelle en est la nature, pour reconnaître qu'ils
ne pouvaient, comme je l'ai dit, que faire suite au _Roland furieux_. En
effet, le _Ruscelli_[815] rapporte un fait si positif, et qui donne une
explication si satisfaisante, qu'il ne semble devoir laisser dans
l'esprit aucun doute. Il tenait ce fait d'anciens amis de l'Arioste, et
entre autres de _Galasso Ariosto_, l'un de ses frères. Le premier
dessein du poëte avait été que son _Roland furieux_ eût cinquante
chants. Il voulait y faire entrer la mort de Roger et la défaite des
paladins à Roncevaux. Il avait rempli ce nombre de chants, et il s'en
fallait beaucoup qu'il fût à la fin. Il consulta le _Bembo_ et d'autres
amis qui le détournèrent de ce dessein. Outre que le poëme serait devenu
excessivement long, le dénouement en eût été triste et funeste, ce
qu'Homère et Virgile avaient soigneusement évité.

[Note 815: Voyez sa note intitulée: _de i cinque canti_, après
l'Avis aux lecteurs, dans la bonne édition de Valgrisi, 1556.]

L'Arioste se rendit judicieusement à ces raisons. Il retrancha tout ce
qui venait après la victoire de Roger sur Rodomont, et laissa le lecteur
satisfait de voir la France délivrée des Sarrazins, et Bradamante unie à
son cher Roger. Ayant ainsi réduit son action à la juste étendue qu'elle
devait avoir, il donna tous ses soins à perfectionner et à polir les
chants qu'il avait conservés, il oublia entièrement les cinq dont il
avait fait le sacrifice.

Cela explique parfaitement et leur composition et les défauts que l'on y
trouve. Ce ne sont pas seulement des lacunes et des négligences, mais
des fautes de versification et même de langue. Elles sont si graves et
en si grand nombre que le _Ruscelli_ ne semble pas trop dire quand il
assure que si l'auteur était rendu à la vie, il serait très-affligé de
voir qu'on eût publié sous son nom, après sa mort, ce qu'il n'avait
jamais eu l'intention de rendre public.

Mais quoique ce ne soient que des ébauches, on y trouve des morceaux qui
ne seraient pas déplacés dans un ouvrage complet et achevé. Telle est,
au premier chant, l'assemblée générale des fées dans le magnifique
palais de leur roi Démogorgon; telle est encore la description de
l'Envie et de l'antre où ce monstre habite; telle est surtout dans le
second chant la peinture du Soupçon personnifié, dont Alcine fait choix
pour l'envoyer troubler le cœur de Didier, roi des Lombards, et pour
exciter ce roi à se soulever contre Charlemagne. Cet ingénieux épisode
mérite d'être connu.

Dans l'exorde de ce chant, le poëte commence par faire un bel éloge des
bons rois, et par féliciter les nations qui vivent sous leur
empire[816]. Il s'élève ensuite contre les mauvais rois et les tyrans;
mais, dit-il, s'ils font horriblement souffrir les peuples, ils ont
eux-mêmes dans le cœur une peine plus horrible encore[817]. Cette peine,
c'est le Soupçon, le plus cruel des supplices et le plus grand de tous
les maux. «Heureux celui qui, loin de pareils tourments, ne nuit à
personne, et que personne ne hait! Plus malheureux encore les tyrans à
qui, ni la nuit ni le jour, cette peste cruelle ne laisse de repos! Elle
leur rappelle leurs injustices et des meurtres ou publies ou cachés;
elle leur fait sentir que tous les autres n'ont qu'un seul homme à
craindre, et qu'eux ils craignent tout le monde[818].»

[Note 816:

        _Pensar cosa miglior non si può al mondo,
            D'un signor giusto e in ogni parte buono,_ etc.]

[Note 817:

        _Ma nè senza martir sono essi ancora,
        Ch' al cor lo sta non minor pena ogn'ora._
                                             (St. 6.)]

[Note 818:

        _Quinci dimostra che timor sol d'uno
        Han tutti gli altri, ed essi n' han d'og'uno._
                                             (St. 9.)]

«Ne vous ennuyez pas de m'entendre, ajoute-t-il à sa manière accoutumée;
je ne suis pas si loin de mon sujet que vous pensez. J'ai même à vous
raconter quelque chose qui vous fera voir que tout ceci vient fort à
propos. Un de ceux dont je vous parlais, celui qui le premier se laissa
croître la barbe pour écarter de lui des gens qui pouvaient d'un seul
coup lui ôter la vie, fit bâtir dans son palais une tour environnée de
fossés profonds et de gros murs; elle n'avait qu'un pont-levis; point
d'autre ouverture qu'on balcon étroit par où le jour et l'air pouvaient
à peine entrer. C'était là qu'il dormait la nuit. Sa femme, qu'il y
tenait renfermée, lui jetait une échelle par laquelle il montait. Un
dogue énorme gardait cette entrée.... Mais tant de précautions furent
inutiles; sa femme finit par l'assassiner avec sa propre épée. Son ame
alla droit aux enfers, et Rhadamante l'envoya dans les lieux où sont les
plus cruels supplices. Au grand étonnement de son juge, il s'y trouva
fort à son aise. Le Soupçon, disait-il, lui avait fait souffrir dans sa
vie de si cruelles tortures, que la seule pensée d'en être délivré le
rendait insensible à toutes les douleurs.

Les sages des enfers s'assemblèrent. Ils ne voulurent pas qu'un tel
scélérat pût rester impuni; ils décrétèrent donc qu'il retournerait sur
la terre; que le Soupçon rentrerait en lui pour ne le plus quitter.
Alors le Soupçon s'en empara si bien qu'il se changea en sa propre
substance. De soupçonneux que ce tyran était d'abord, dit énergiquement
le poëte, il était devenu le Soupçon même[819]. Sa demeure est sur un
rocher élevé de cent brasses au-dessus de la mer, ceint tout alentour de
précipices escarpés. On n'y monte que par un sentier tortueux, étroit et
presque imperceptible. Avant de parvenir au sommet, on trouve sept ponts
et sept portes. Chaque porte a sa forteresse et ses gardes; la septième
est la plus forte de toutes. C'est là que, dans de grandes souffrances
et dans une profonde tristesse, habite le malheureux. Il croit toujours
avoir la mort à ses côtés; il ne veut personne auprès de lui, et ne se
fie à personne. Il crie du haut de ses créneaux, et tient ses gardes
toujours éveillées. Jamais il ne repose, ni le jour ni la nuit. Il est
vêtu de fer mis par dessus du fer, et par dessus du fer encore; et plus
il s'arme, moins il est en sûreté[820]. Il change et ajoute sans cesse
quelque chose aux portes, aux serrures, aux fossés, aux murs. Il a des
munitions plus qu'il n'en faudrait pour en céder à plusieurs autres, et
ne croit jamais en avoir assez.» Certainement cette peinture est aussi
énergique et aussi vive qu'ingénieuse; et il n'y a point, à la
perfection du style près, dans tout le _Roland furieux_, de fiction plus
poétique et plus philosophique à la fois.

[Note 819:

        _Di sospettoso ch'era stato in prima
        Hor divenuto era il sospetto stesso._
                                        (St. 17.)]

[Note 820:

        _E ferro sopra ferro e ferro veste,
        Quanto più s'arma è tanto men sicuro._
                                        (St. 20.)]

Le quatrième chant en contient une moins heureuse. Son extravagance
paraît passer toutes les bornes de ce merveilleux même de la féerie,
dont cependant la latitude semble presque impossible à fixer. Roger
embarqué sur un vaisseau qui prend feu, se jette dans la mer tout armé.
Il est englouti par une énorme baleine qui suivait le vaisseau depuis
long-temps[821]. Le ventre du monstre est un abîme où il descend comme
dans une grotte obscure. A peine y est-il arrivé qu'il voit paraître de
loin, à l'extrémité de cette caverne, un vieillard vénérable qui tient à
la main une lumière. Ce vieillard vient à lui, et lui apprend qu'il est
retombé dans les fers d'Alcine.

[Note 821: St. 32 et suiv.]

C'est ainsi que cette détestable fée reprend et punit le peu de ses
anciens amants qui ont pu s'enfuir de son île. Elle fait si bien qu'elle
leur inspire le désir de voyager sur mer; elle envoie à la suite de leur
vaisseau sa baleine, qui tôt ou tard parvient à les engloutir. Ils y
vieillissent, et ils y meurent. Leurs tombeaux remplissent les lieux les
plus bas de ce séjour. A mesure qu'ils se succèdent, ils se rendent les
uns aux autres les derniers devoirs. Lui qui parle, et qui est parvenu à
la plus extrême vieillesse, y arriva très-jeune; il y trouva deux
vieillards qui étaient là depuis le temps de leur adolescence, et y
avaient rencontré d'autres vieillards, descendus dès leur premier
printemps dans ce gouffre, d'où l'on ne peut jamais sortir. Deux
chevaliers y sont arrivés depuis peu; ils étaient trois; Roger fera le
quatrième. Le vieillard l'exhorte à prendre son parti sur un mal sans
remède, et à jouir, en attendant, du peu de douceurs qu'ils peuvent
encore se procurer.

Ils vivent de poisson, qu'ils pèchent dans un réservoir formé par les
eaux que la baleine absorbe en respirant. Il y a au bord de cette espèce
d'étang un petit temple en façon de mosquée, un appartement tout auprès,
où l'on se repose sur des lits commodes; une cuisine[822], un moulin
pour moudre du blé; enfin tant de folies qu'on en reste comme étourdi.
Roger, en entrant dans ce lieu, trouve que l'un des deux nouveaux venus
est Astolphe, qui lui raconte par quelle suite d'aventures il a été
repris comme lui[823]. Les quatre reclus se mettent à table, et le poëte
les laisse là, sans que l'on devine comment il comptait les en
tirer[824]. Quelque folle que soit cette imagination, nous verrons dans
la suite que l'auteur de _Richardet_ ne l'a pas trouvée indigne de
figurer dans son poëme, et l'y a transportée tout entière, avec un
couvent de plus, des cloches, des moines et un réfectoire[825].

[Note 822: Qu'on ne soit pas inquiet de la fumée:

        _Che per lungo condotto di fuor esce
        Il fumo a i luoghi onde sospira il pesce._
                                           (St. 51.)]

[Note 823: St. 52 à 74.]

[Note 824: St. 89.]

[Note 825: Voyez _il Ricciardetto_, c. V.]

Nous avons vu éclore et croître par degrés en Italie le roman épique
proprement dit. Quand l'Arioste préféra ce genre à celui de l'épopée
héroïque, il s'en était formé dans son esprit un modèle idéal, supérieur
à ce qu'on avait fait jusqu'alors; et ce modèle, il l'exécuta si bien
que l'on a pu tracer, d'après son poëme, les règles de l'épopée
romanesque, de même qu'on a tracé, d'après l'_Iliade_, l'_Odyssée_ et
l'_Énéide_, les règles du poëme héroïque. Plusieurs auteurs italiens,
tels que le _Pigna_, le _Giraldi_ et d'autres encore ont fait des livres
sur cette matière. Il serait facile, mais superflu de tirer de ces
livres la poétique particulière à ce genre d'épopée. Ce qui précède
suffit pour faire voir qu'avec plusieurs règles communes, le poëme
romanesque et le poëme héroïque ont entre eux des différence
constitutives.

De toutes ces différences, il est vrai, aux yeux de critiques austères,
tels que le _Muzio_ dans son Art poétique en vers, le _Minturno_ dans sa
Poétique en prose, le _Castelvetro_ dans son commentaire sur la Poétique
d'Aristote, et le _Quadrio_ lui-même, il ne résulte dans l'épopée
romanesque que des vices, qui en font un genre inférieur au poëme
héroïque; ces vices sont même si graves que le poëme romanesque le plus
parfait est encore nécessairement un mauvais poëme. Quand même cet arrêt
serait rigoureusement juste, ce serait peut-être l'un de ces cas où la
justice excessive est une excessive injustice. Et que peut-on opposer au
plaisir et à l'approbation de toute une nation éclairée et sensible, à
la constance et à l'universalité de son admiration depuis trois siècles?
La multiplicité d'actions et de personnages principaux, l'étendue
illimitée des lieux, les effets prodigieux des puissances magiques, tout
cela dirigé par le goût, comme il faut sans doute qu'il le soit,
n'ouvre-t-il pas un champ plus vaste aux créations du génie et aux
jouissances du lecteur?

La nature entière est à la disposition du poëte romancier: il se crée
une seconde nature, où il puise de nouveaux trésors. Il les dispose, les
ordonne et les met en œuvre à son gré. Tout ce que la raison la plus
saine et l'imagination la plus libre ont jamais dicté aux hommes lui
appartient. Il en use comme de son bien propre; et s'il est
véritablement poëte, s'il l'est surtout par le style, lors même qu'il ne
fera qu'employer les inventions des autres, il passera pour inventeur.

Singulier et bien remarquable privilége du génie de style, ou du talent
d'exécution! Nous ignorons ce qu'inventa réellement Homère; des faits
héroïques dont la mémoire était récente, des fictions mythologiques qui
formaient la croyance commune; en un mot des traditions de toute espèce,
qu'il employa comme il les avait reçues, mais mieux sans doute que
d'autres poëtes ne les avaient employées jusqu'alors, forment évidemment
la plus grande partie de ses deux poëmes. Des traditions historiques,
des fables déjà surannées, mais encore en quelque crédit, et les
fictions mêmes d'Homère, font presque toute la matière du poëme de
Virgile. Enfin l'Arioste, celui de tous les poëtes qui ont existé depuis
Homère, qui ait eu peut-être plus de rapports avec lui, n'a fait que
continuer une action commencée par un autre poëte, faire mouvoir des
caractères déjà créés et déterminés, employer un merveilleux
universellement convenu, se servir de formes inventées avant lui,
prendre presque à toutes mains des événements, des aventures, des contes
même de toute espèce, et les encadrer dans son plan; et cependant il
passe pour celui de tous les poêles modernes dont l'imagination a été la
plus féconde et le génie le plus inventif. C'est qu'il invente beaucoup
dans les détails, beaucoup dans le style, et que toutes ses imitations
sont parfaites; en un mot, pour ne pas répéter ce que j'ai dit de lui,
c'est qu'il possède au degré le plus éminent deux talents, qui sont
peut-être les premiers de tous dans un poëte, le talent d'écrire et
celui de peindre, ou si l'on veut, le dessin et le coloris.

Au reste, quelque jugement définitif que l'on porte, ce genre d'épopée
est un genre à part; il a ses chefs-d'œuvre et ses modèles, comme
l'épopée des anciens. Il appartient en propre à l'Italie moderne. Il se
vante d'avoir produit un de ces grands poëmes qui font époque dans
l'histoire de l'esprit humain, qui éternellement critiqués peut-être,
mais aussi éternellement loués, ne risquent jamais de tomber dans ce
gouffre de l'oubli qui en engloutit tant d'autres, et seront à jamais un
objet d'intérêt et de discussion parmi les hommes; où tous les arts
puisent, toutes les imaginations s'alimentent, tous les esprits des
générations qui se succèdent vont chercher d'agréables délassements.

Voilà ce qui est certain, ce qui suffit pour autoriser l'admiration,
même l'enthousiasme, ce qui doit porter les étrangers à faire de
l'Arioste, non pas une lecture superficielle, mais une étude attentive,
je dirais même approfondie, si cette idée d'une étude profonde n'était
pas propre à effrayer; si elle ne faisait pas craindre quelque chose de
fatigant et de pénible qu'on ne risque jamais de trouver dans le _Roland
furieux_, de quelque façon qu'on l'étudie.

Ce n'est pas qu'on ne pût aussi relever dans cet admirable ouvrage
quelques défauts, dont aucune production humaine n'est exempte; mais ces
sortes de défauts, et le _Roland furieux_ en est la preuve, n'empêchent
point de vivre un grand poëme, quand le nombre des beautés les surpasse
et demande grâce pour eux. Gravina, critique philosophe, dont j'aime
toujours à citer les décisions, quoique j'aie quelquefois pris la
liberté de les combattre, attribue la plus grande partie de ces défauts
de l'Arioste à l'imitation de _Bojardo_. «Telles sont, dit-il,
l'interruption ennuyeuse et importune des narrations, les bouffonneries
répandues quelquefois au milieu des choses les plus sérieuses,
l'inconvenance des paroles, et de temps en temps même celle des
sentiments, les exagérations trop excessives et trop fréquentes, les
formes populaires et abjectes, les digressions oiseuses, ajoutées pour
complaire aux nobles assemblées de la cour de Ferrare, où l'Arioste
chercha plutôt à se rendre agréable aux dames qu'il ne songea aux
jugements sévères de la poésie et du goût. Et pourtant, ajoute cet
austère critique, et pourtant, à mon avis, avec tous ces défauts, il est
infiniment supérieur à ceux qui n'ont pas, il est vrai, les mêmes vices,
mais à qui manquent aussi ses grandes qualités. Ils ne ravissent point
le lecteur par cette grâce native, dont l'Arioste sait assaisonner même
ses fautes, qui obtiennent ainsi le pardon avant d'avoir pu offenser.
Ses négligences plaisent mieux que tous les artifices des autres. Il a
enfin un génie si libre et un style si agréable, que le critiquer
paraîtrait une sévérité pédantesque et une incivilité.»[826]

[Note 826: _Della ragione poetica_, l. II, Nº. XVI, p. 104.]

Ne le critiquons donc pas, et arrêtons-nous ici, non dans la crainte de
paraître incivils, car on peut bien reprendre ce qu'il y a de
répréhensible dans un grand poëte, sans cesser d'être poli, mais dans la
crainte d'être ennuyeux, accident plus fâcheux, et qui, dans l'exercice
de la critique, est peut-être, et c'est beaucoup dire, encore plus
commun que l'impolitesse.



CHAPITRE X.

_Roland amoureux, refait par le Berni; Premières entreprises de Roland,
poëme du Dolce; Angélique amoureuse, poëme du Brusantini, suite et fin
des poëmes romanesques sur Charlemagne, Roland, Renaud et les autres
paladins de France_.

Le _Bojardo_ était tombé dans la très-grande erreur de traiter trop
sérieusement les jeux de son imagination chevaleresque, et de vouloir
presque toujours parler du ton de la raison, dans des sujets qui y sont
aussi naturellement étrangers que toutes ces fables de la chevalerie
errante et de la féerie; cette même faute fut commise par le plus grand
nombre de ses imitateurs. L'Arioste, avec une finesse de goût égale à
l'étendue de son génie, avait aperçu le premier quelle liberté de ton,
quelle variété de style y était nécessaire. Il avait donné le vrai
modèle de cette sorte de poëmes. Plusieurs poëtes tâchaient de l'imiter;
mais ce n'était pas assez, pour y réussir, de sentir que la route qu'il
avait frayée était la meilleure; il fallait avoir, pour la suivre, un
talent aussi flexible que le sien, et de plus, un esprit original qui
garantît l'imitateur de ne paraître qu'un copiste.

Il existait alors un poëte qui poussait l'originalité jusqu'à la
bizarrerie, dont le principal talent était celui de la satyre, et qui,
secondé de quelques esprits fantasques et capricieux comme lui, avait
introduit dans ce genre, essentiellement ami de la raison, le langage de
la folie et une liberté presque sans frein. C'était _Francesco Berni_.
Sa Vie appartient à la classe des poëtes satyriques, et je dois en
rejeter la notice jusqu'au moment où je m'occuperai d'eux; mais c'est
ici le lieu de parler, plus particulièrement que je ne l'ai fait, de son
travail sur le _Roland amoureux_ du _Bojardo_.

On avait beaucoup lu ce poëme avant que l'Arioste eût publié le sien.
Mais le _Roland furieux_ fit totalement oublier l'autre; on eut beau y
faire une suite, comme _degli Agostini_; on eut beau le réformer, comme
le _Domenichi_, la seule réforme à y faire était de le refondre tout
entier, de le dégager des formes trop sérieuses que le _Bojardo_ lui
avait données, et d'emprunter, pour le repeindre, des couleurs à la
palette de l'Arioste. Le _Berni_ osa l'entreprendre; et ce qu'il y a de
plus étonnant, ce n'est pas qu'il y ait réussi, c'est qu'avec un génie
si libre et si indépendant, il se soit assujéti à suivre l'auteur
original, chant par chant, et presque octave par octave. C'est donc
presque uniquement le style qu'il a refait; mais encore une fois, c'est
surtout le style qui fait vivre les poëmes; et comme le _Roland
amoureux_, refait par le _Berni_, et celui de tous les romans épiques
italiens qui s'approche le plus du _Roland furieux_, quant au style,
c'est aussi, après le _Roland furieux_, le roman épique qu'on lit le
plus.

Ce n'est pas que le _Berni_ s'élève jamais aussi haut que l'Arioste le
fait quelquefois, ni qu'il ait cette vigueur poétique que l'Homère de
Ferrare sait presque toujours mêler aux grâces habituelles de son style.
Il ne manque cependant pas, quand il le faut, d'une certaine force; mais
c'est la facilité, l'abandon qui surtout le caractérisent. Il se joue
plus souvent encore que l'Arioste _de son art_, _du lecteur_, _de
lui-même_[827]; et il descend plus bas que lui. Tiraboschi lui a
reproché d'avoir défiguré son ouvrage par les plaisanteries et les
récits trop libres, et même impies qu'il y a insérés[828]. Cependant les
circonstances sont presque toujours les mêmes, rendues le plus souvent
dans le même nombre de vers; le coloris seul est changé. Il n'est pas,
il faut le dire, beaucoup plus libre que celui de l'Arioste; et il est
plus brillant, plus poétique que celui du _Bojardo_. Les locutions
prosaïques, populaires, contraires à l'harmonie ont disparu; une
expression vive, nombreuse, singulièrement facile et qui paraît toujours
couler de source, en a pris la place. Tout est refait, mais à neuf, et
sans que l'on reconnaisse nulle part la première main.

[Note 827: M. Delille, poëme de l'_Imagination_, c. V.]

[Note 828: Tome VI, part. II, l. III, c. III. _Così non ne avessi
egli offuscati i pregi co' motti e co' racconti troppo liberi ed empi,
che vi ha inseriti._ Pag. 177.]

Cette façon de s'emparer du bien d'autrui et de se le rendre propre ne
manqua pas de censeurs. L'Arétin dans le prologue de sa comédie de
l'_Hypocrite_, le Doni dans sa _Librairie_ et dans ses _Mondes_,
blâmèrent durement le _Berni_. Il les laissa dire: les éditions de son
_Roland amoureux_ se multiplièrent. On avait cessé, dès auparavant, d'en
faire de celui du _Bojardo_, et ce qu'il y a de très-vrai, quoique cela
paraisse contradictoire, c'est qu'en l'effaçant par la manière dont il
refit son ouvrage, il lui conserva sa renommée. Elle eût péri si le
_Bojardo_ n'eût été que l'auteur d'un poëme qu'on eût cessé de lire;
mais en relisant ce poëme refait par le _Berni_, on se rappelle
toujours, on revoit même toujours au titre du livre qu'il fut d'abord
fait par le _Bojardo_, et c'est grâce au style du second de ces deux
poëtes que l'on jouit des inventions du premier.

D'autres critiques ont pensé que le _Berni_ avait voulu faire du _Roland
amoureux_ un poëme burlesque et une pure facétie. Le Gravina lui-même
est de cet avis[829]; mais le _Quadrio_ n'en est pas. Il penche plutôt à
croire qu'en refaisant ainsi ce poëme, il avait prétendu l'élever
jusqu'à pouvoir lutter avec le _Roland furieux_, qui entraînait alors
comme un torrent la faveur publique et l'applaudissement universel.
«S'il n'a pu réussir, ajoute le même critique, à procurer au _Bojardo_
une gloire égale à celle de l'Arioste, au moins lui en a-t-il acquis une
qui n'est pas beaucoup au-dessous, puisqu'aujourd'hui même on ne le lit
et on ne l'aime pas beaucoup moins que l'Arioste[830].»

[Note 829: _Il Berni, colla piacevolezza del suo stille l'ha voluto
cangiare in facezia._ (Ragion. poet., l. II, XV.)]

[Note 830: _Storia e Reg. d'ogni poesia_, vol. VI, p. 155.]

Ce que le _Berni_ a le plus heureusement imité de l'Arioste, ce sont ses
exordes ou débuts de chant. Il y en a de tous les tons et de tous les
genres. Le genre satyrique, qui était habituellement le sien, domine
souvent, il est vrai, dans ces petits prologues, et le sel en est
quelquefois assez âcre, tandis que l'Arioste dans quelques-uns des
siens, non plus que dans ses satyres, ne va jamais au-delà d'une censure
sans aigreur et d'une malignité riante. Mais il y en a dans le poëme du
_Berni_ où l'on croit entendre plaisanter l'Arioste lui-même. En voici,
je crois, un exemple, dans le début du quatrième chant: «Je ne suis ni
assez ignorant ni assez savant pour pouvoir parler de l'amour ni en bien
ni en mal; pour dire s'il est au-dessus ou au-dessous du jugement et du
langage que nous tenons de la nature; si l'homme est porté de lui-même à
être tantôt humain et tantôt féroce, ou s'il y est porté par l'amour;
s'il y a de la fatalité ou du choix, si c'est une chose que l'homme
prenne et quitte quand il veut. Quand on voit dans un pâturage deux
taureaux combattre pour une génisse, ou deux chiens pour une chienne, il
paraît alors que c'est la nature qui les force à se traiter de cette
étrange façon. Quand on voit ensuite que la vigilance, le soin,
l'occupation, l'absence nous garantissent de cette peste, ou si vous
voulez de cette galanterie, alors il semble qu'elle ne vient que de
notre choix. Tant d'hommes de bien en ont parlé, en ont écrit, en grec,
en latin, en hébreu, à Rome, à Athènes, en Égypte! L'un tient que c'est
chose excellente; un autre, chose détestable. Je ne sais qui a tort ou
raison: je ne veux prendre les armes ni pour ni contre: tant y a que
l'amour est un mal étrange et dangereux, et Dieu garde chacun de nous de
tomber en sa puissance!»

Voici qui me paraît encore aimable et gracieux comme les plaisanteries
de l'Arioste. Roland et Renaud se battaient pour Angélique; c'est
elle-même qui les sépare, et qui trompe le comte d'Angers pour
l'éloigner du champ de bataille.

«J'ai envie aussi moi, dit le _Berni_[831], d'être amoureux d'Angélique,
puisque tant d'autres le sont; car elle m'a fait un plaisir plus grand
qu'elle ne leur en fit jamais à tous tant qu'ils peuvent être: elle m'a
délivré de ce dégoût que j'éprouvais tout à l'heure à raconter cette
querelle maudite de Roland et du fils d'Aymon. Quoique ni l'un ni
l'autre n'eût besoin de secours, je suis cependant le très-humble
esclave de celle qui est ainsi venue se jeter entre eux. Je suis d'une
nature telle que je ne voudrais jamais qu'on se querellât, ni qu'on se
battît, à plus forte raison quand la querelle est entre des gens que
j'aime. Il n'y a personne qui haïsse le bruit autant que moi; mais pour
l'amour de Dieu, parlons d'autre chose.»

[Note 831: L. I, c. XXIX.]

Quelquefois, comme au cinquième chant, l'Arioste n'aurait pas mieux
philosophé sur l'amitié; quelquefois, comme au dix-huitième, ou ne
serait pas étonné que ce fût lui qui raisonnât ainsi sur les vertus et
sur les imperfections des femmes. Mais on reconnaît peut-être une pointe
satyrique plus acérée que la sienne dans ce prologue du septième chant:
«Malheur à vous qui ne dormez jamais, à vous qui désirez de devenir de
grands personnages, qui, avec tant de fatigues et tant de peines, courez
après les dignités et les honneurs! On doit avoir grande pitié de vous
puisque vous êtes toujours hors de vous-mêmes; et vous ne connaissez
pas bien ce que vous cherchez, car vous ne feriez pas les folies que
vous faites. Cette grandeur, cet empire, cet état, cette couronne, il
faut l'avoir justement ou injustement; il faut que celui qui l'obtient
en soit digne ou ne le soit pas. Dans le premier cas, c'est un vrai
métier d'homme de peine[832]; dans le second, l'on est le but, l'objet,
le point de mire de la haine, de l'envie; on est livré soi-même à la
crainte jalouse, et il n'y a point d'ennemi, de maladie, de souffrance
d'enfer comparable à la vie d'un tyran. J'ai comparé l'un de ces rois à
un homme qui est, en-dessous, dévoré de maladies honteuses, et couvert,
en-dessus, d'un beau vêtement d'or, qui empêche de voir sa misère.
Encore ont-ils de plus toutes ces galanteries que je vous ai dites, la
haine, l'envie, et les complots que l'on fait chaque jour contre eux. Ce
pauvre homme de Charlemagne[833] avait toujours quelque triste fusée à
débrouiller. Tout le monde avait les yeux sur lui, etc.»

[Note 832: _E una gran facchineria._ Pour saisir le sens de ce mot,
il ne faut pas oublier que _facchino_ en italien ne signifie point du
tout ce que nous appelons en français un _faquin_, mais un crocheteur,
un homme de peine.]

[Note 833:

        _Quel povero uom di Carlo sempre aveva
        Da pettinar qualche lana sardesca._
                                        (St. 5.)]

Dans le poëme du _Bojardo_, parmi quelques débuts de chant qui
s'écartent un peu de la manière sèche, ou des formules légendaires des
premiers romanciers, et qui donnèrent sans doute à l'Arioste l'idée de
ses charmants prologues, j'ai cité celui du seizième chant, où le
_Bojardo_ fait des réflexions philosophiques sur l'inconstance de la
fortune et sur la fragilité des grandeurs et des trônes, en considérant
la chute d'Agrican, qui du sommet de la puissance est précipité en un
jour par la main de Roland, lui et tout le faste qui l'entourait, et les
sept rois qu'il avait sous ses ordres[834]. Le _Berni_ n'a pas manqué,
au même endroit, de s'emparer de ce cadre satyrique; mais il l'a rempli
d'une autre manière, et surtout il a traité plus rudement les rois et
les grands de ce monde[835].

[Note 834: Ci-dessus, p. 296.]

[Note 835: Voyez c. XVI, st. 3.]

Il paraît même qu'il ne craignait pas de se faire des querelles dans
l'autre, et qu'il en traitait fort cavalièrement les puissances. On le
voit par ce début d'un de ses chants, dont le premier vers rappelle
qu'il était ecclésiastique et chanoine[836]: «Si l'on ne risquait pas de
devenir _irrégulier_, (c'est-à-dire, en termes du métier, d'être déclaré
incapable de remplir toutes fonctions), je dirais que je désirerais
ardemment d'avoir vu ce combat magique dans lequel Maugis fut vaincu,
pour savoir si le diable est réellement tel qu'on le dit, s'il est aussi
laid qu'on le représente; car je ne vois pas qu'il soit partout le même;
là, il a plus de cornes, et ici un peu plus de queue. Mais qu'il soit ce
qu'il voudra, je ne le crains guère; il ne peut faire de mal qu'aux
méchants et aux désespérés; et j'ai d'ailleurs un remède qui me rassure,
car je sais faire le signe de la croix[837].» Peut-être est ce là un de
ces traits que le sévère Gravina regardait comme impies; mais les juges
les plus compétents dans cette matière, n'en jugèrent apparemment pas
ainsi, puisqu'ils ne mirent jamais à l'_index_ le _Roland amoureux_ du
_Berni_.

[Note 836:

        _Se non si diventasse irregolare_, etc.
                                 (L. II, c. XXIII.)]

[Note 837:

        _Ed un remedio anc' ho che m'assicura,
        Che mi so fare il segno della croce._
                                        (St. 2.)]

Je n'en dirai pas davantage sur cette production, heureuse sous plus
d'un rapport, puisqu'elle dut, au fond, coûter peu de peine à l'auteur,
qu'elle est pourtant le fondement le plus solide de sa réputation,
qu'elle a mis au nombre des lectures les plus agréables un roman épique
plein d'invention, mais qui, privé de style, serait peut-être depuis
long-temps dans l'oubli, et qu'elle a ainsi, comme je l'ai dit, conservé
la renommée du premier auteur au lieu de l'éteindre.

Une renommée moins brillante que celle du _Bojardo_ et du _Berni_ est
celle de Louis _Dolce_; et cependant il fut loin d'être un écrivain et
un poëte sans mérite; ce fut surtout un des auteurs les plus laborieux
et les plus féconds qui aient jamais écrit. Grammairien, rhéteur,
orateur, historien, philosophe, poëte tragique, comique, épique,
lyrique, satyrique, éditeur, traducteur, commentateur infatigable, il
s'essaya dans tous les genres, mais il n'excella dans aucun[838]. Il
naquit à Venise vers l'an 1508. Sa famille était une des plus anciennes
de cette république[839], mais à ce qu'il paraît, peu favorisé de la
fortune. Il passa toute sa vie dans sa ville natale, enseveli dans des
travaux littéraires qui lui procurèrent quelque estime, peu de
réputation et encore moins de richesses. Il présida pendant plusieurs
années à la correction des éditions du célèbre imprimeur Gabriel
_Giolito_, éditions justement recherchées pour la beauté des caractères
et du papier, mais qui, en dépit d'un si habile correcteur, sont le plus
souvent incorrectes[840]. Cette vie si occupée du _Dolce_ ne fut
troublée que par quelques querelles littéraires, surtout avec le
_Ruscelli_, qui corrigeait comme lui les éditions de _Giolito_[841]. On
n'en connaît point d'autres circonstances. Il mourut d'hydropisie en
1569, selon _Apostolo Zeno_[842], et selon Tiraboschi[843], dès 1566.

[Note 838: Tiraboschi, t. VII, part. II, p. 343.]

[Note 839: _Apostolo Zeno_, notes sur _Fontanini_, l. I, p. 147.]

[Note 840: _Ibid._, t. II, p. 461.]

[Note 841: _Ibid._, p. 65.]

[Note 842: _Ibid._, p. 286.]

[Note 843: _Ub. supr._]

Parmi ses nombreux ouvrages, on ne compte pas moins de six romans
épiques, plus remarquables par leur nombre et par leur longueur, que par
leur mérite. Le premier fut une production de sa jeunesse. Un des rois
sarrazins, amants d'Angélique, qui figurent dans les romans du _Bojardo_
et de l'Arioste, Sacripant, roi de Circassie, en est le héros[844]. Ses
entreprises et ses aventures sont extravagantes. Le _Dolce_, dont
l'esprit était naturellement sage, se dégoûta lui-même de ses folies; il
n'eut pas le courage d'aller jusqu'à la fin; mais il n'eut pas non plus
celui de supprimer le commencement, et il publia en 1536 les dix chants
qu'il en avait faits. Ce ne fut que vingt-cinq ans après qu'il revint à
la poésie romanesque; et l'on dirait que, depuis ce temps, il ne fit
plus rien que conter. Quatre des cinq longs poëmes qu'il écrivit alors
sont étrangers à cette famille de Charlemagne et de ses preux; nous
verrons dans le chapitre suivant le peu qu'il est bon d'en savoir.
L'auteur fut plus heureux dans le cinquième. Il prit pour son héros ce
même Roland qui avait été celui de tant d'autres; mais il choisit une
époque qui était encore, à peu de chose près, reléguée dans les romans
en prose, et que la poésie burlesque, comme nous le verrons dans la
suite, avait seule jusqu'alors essayé de traiter; c'est l'époque de la
naissance, de l'enfance de Roland et de ses premiers exploits. _Le Prime
imprese d'Orlando_[845], tel est son titre; mais il prend les choses de
haut, et commence les premières entreprises, ou les premiers exploits de
Roland par les amours de Milon son père avec Berthe, sœur de
Charlemagne.

[Note 844: _Sacripante Paladino, Venezia_, 1536, in-4º., _canti_ X,
_ibidem_, 1604.]

[Note 845: _Canti_ XXV, _Venezia_, 1572, in-4º.]

Il faut nous rappeler ici des faits déjà séparés de nous par bien des
fictions poétiques et des aventures romanesques[846]; le brave chevalier
Milon d'Anglante, aimé de la jeune Berthe, l'enlevant d'une tour où
l'empereur son frère l'avait enfermée, fuyant avec elle en Italie
jusqu'à Sutri; les deux époux réfugiés dans une caverne, où Berthe
accouche de Roland; cet enfant, destiné à tant de gloire, donnant au
sein de la misère où il est plongé, des preuves d'un courage et d'une
force extraordinaires, osant, quand la faim le presse, enlever de quoi
la satisfaire à la table même de l'empereur, reconnu enfin par
Charlemagne, qui se réconcilie avec Berthe sa sœur, et ramène en France
la mère et le fils. Cette action qui est le sujet du dernier livre des
_Reali di Francia_[847], forme en quelque sorte l'avant-scène de celle
du poëme de Louis _Dolce_. Il est en vingt-cinq chants, et elle en
remplit les quatre premiers.

[Note 846: Voyez ci dessus, chap. IV, p. 169 et suiv.]

[Note 847: _Ub supr._]

Dans les suivants, l'auteur a réuni avec assez d'adresse aux aventures
de Milon, père de Roland, celles de Roger, père de ce jeune héros qui
paraît avec tant d'éclat dans le poëme de l'Arioste. Garnier, frère
d'Agolant roi d'Afrique, dont Charlemagne a tué le père dans une de ses
guerres d'Espagne, vient attaquer l'Italie. Charles envoie contre lui
des troupes commandées par Milon, qu'il a rappelé de son exil. Garnier
est vaincu et tué. Agolant rassemble une armée formidable pour venger à
la fois son frère et son père. Il se fait précéder par son fils Almont,
qui vient assiéger dans Risa le brave Roger. Il le défie en combat
singulier. Roger l'abat, dédaigne de le tuer, et refuse même de le faire
prisonnier. Galacielle, sœur guerrière d'Almont, veut prendre la
revanche de son frère. Roger l'abat de même; et comme elle était aussi
belle que brave, au lieu de la refuser pour prisonnière, il l'emmène
dans sa ville, en devient amoureux; elle de lui; elle se fait
chrétienne, il l'épouse.

Cependant le siége continue. Roger avait un frère nommé Bertrand, aussi
lâche et aussi traître qu'il était brave et loyal. Ce Bertrand devient
éperduement épris de Galacielle sa belle-sœur. Il cherche à la séduire,
tandis que Roger est sorti de Risa pour une partie de chasse. Repoussé
par elle, il livre, pour se venger, la ville aux assiégants. Roger et
Galacielle surpris pendant la nuit, tentent vainement de se défendre.
Roger est tué par Almont, et Galacielle enceinte est mise dans les fers.
Almont veut renvoyer sa sœur en Afrique: il la fait embarquer; mais
lorsqu'elle est en pleine mer, elle saisit des armes, attaque à
l'improviste les matelots, tue les uns, jette les autres à la mer, et
restée seule, aborde sur une plage inconnue: elle y est à peine qu'elle
met au jour un garçon et une fille, et meurt dans les douleurs de
l'enfantement. C'est là que le magicien Atlan trouva et recueillit le
frère et la sœur, qui furent Roger et Marfise, comme on l'a vu dans le
_Roland furieux_[848].

[Note 848: Ci-dessus, p. 444.]

Agolant passe enfin en Italie avec son armée. Charlemagne y envoie
contre lui de nouvelles troupes. Milon rétablit les affaires, et
remporte plusieurs victoires sur les Africains. L'empereur se rend
lui-même à Rome. La guerre devient plus terrible. Almont tue dans un
combat le brave Milon.

Charlemagne en veut tirer vengeance; il cherche Almont, le rencontre,
l'attaque. Le jeune Roland survient sans armes. Il avait quitté la
France, où Charles le croyait encore. Il cherchait partout son père: il
apprend sa mort, il trouve l'empereur aux mains avec son meurtrier;
c'est à lui de venger un père; il saisit une moitié de lance armée de
fer, et avec cette arme seule attaque intrépidement Almont et le tue.
Charlemagne, enchanté de cet exploit, arme Roland chevalier, et lui
donne l'épée Durandal, le casque magique et les autres armes que portait
Almont. Roland ainsi armé continue de faire des choses admirables.
Agolant est tué dans une bataille, mais par un autre guerrier que
Roland. Trojan, fils d'Agolant, part d'Afrique avec une nouvelle armée,
pour venger son père, comme Agolant en était parti pour venger le sien;
et il a le même succès. Roland est envoyé contre lui et le tue de sa
main.

Ce coup finit la guerre. Dans les fêtes qui se donnent alors à la cour
de Charlemagne, Roland devient amoureux d'Alde-la-Belle, sœur du marquis
Olivier. Les exploits qu'il fait pour lui plaire, les obstacles qui
traversent son amour, les victoires qu'il remporte sur ses rivaux,
remplissent les derniers chants du poëme, et l'union des deux amants le
termine[849].

[Note 849: Aux dix dernières octaves près, qui sont remplies par un
complot des Mayençais contre Renaud. Ils se mettent en embuscade sur son
chemin; il les combat, malgré leur nombre, et les tue tous jusqu'au
dernier.]

L'action, comme on voit, en est triple, ou plutôt divisée en trois
parties qui se succèdent, et qui embrassent au moins l'espace de
vingt-cinq ans. Mais un des priviléges du roman épique est de n'être
soumis à aucune limite, ni de temps, ni de lieu; et ici le poëte en a
usé librement. Du reste, le bonheur de cette fable de Charlemagne et de
Roland ne s'est point démenti entre ses mains. Sa narration est claire
et assez vive, son style médiocre mais naturel, ses caractères
passablement soutenus. Les formes sont à peu près les mêmes que dans les
autres romans épiques. A la fin de tous les chants, le poëte renvoie le
lecteur au chant suivant pour la suite de l'aventure; il les commence
tous par une maxime, qu'il tire le mieux qu'il peut de son sujet; mais
on voit qu'il manque d'essor et d'haleine pour se livrer à des
digressions aimables, il est pressé de reprendre son récit, et une
demi-octave, ou tout au plus une octave entière lui suffit pour y
revenir. De temps en temps, selon la coutume constante de ses
devanciers, il invoque l'autorité plus que suspecte du bon archevêque
Turpin, qui est à la fois un de ses personnages et le prétendu auteur de
son histoire[850]; mais tout cela comme pour obéir à un usage établi, et
d'un ton si peu plaisant qu'il vaudrait peut-être mieux qu'il y eût été
moins docile. Quelques épisodes répandus dans l'action du poëme ne
manquent pas d'intérêt et y mettent de la variété; il y en a dans les
événements; et la lecture de cet ouvrage, nécessaire pour compléter les
aventures et la vie du fameux comte d'Angers, n'est pas dépourvue
d'agrément. Peut-être le _Dolce_ l'écrivit-il moins précipitamment que
ses autres poëmes et le soigna-t-il davantage. Ce fut l'occupation de
ses dernières années, peut-être la consolation de ses souffrances; et
les _Prime imprese d'Orlando_ ne furent publiées que quelques années
après sa mort[851].

[Note 850: Il dit dans son dixième chant, st. 48:

        _Il buon e saggio vescovo Turpino
            quale è autor de l'Istoria presente;_

et ailleurs, en parlant des armes du roi sarrazin Almont:

        _Ch'erano fatte per industria ed opra,
        Come scrive Turpin, già di Vulcano._
                                     (C. IX, st. 63.)]

[Note 851: La première édition parut en 1572, et il était mort
trois, ou même six ans auparavant. Voyez ci-dessus, p. 532.]

Il avait voulu donner, en quelque sorte, un commencement aux deux
_Roland_ du _Bojardo_ et de l'Arioste; un autre poëte osa vouloir donner
une suite au _Roland furieux_ et faire pour ce poëme ce que l'Arioste
avait fait pour celui du _Bojardo_. L'entreprise était hardie, et le
poëte, quoiqu'il ne fût pas sans talent, n'était pas de force à pouvoir
la soutenir. _Vincenzo Brusantini_ ou _Brugiantini_ était un gentilhomme
de Ferrare, d'un esprit bizarre et capricieux. Après avoir inutilement
tenté fortune à Rome, il y parla plus indiscrètement et plus haut qu'il
n'était permis sur certaines matières, fut mis en prison, en sortit plus
pauvre qu'auparavant, et parcourut ensuite l'Italie, réussissant auprès
de tous les princes, mais perdant toujours, par son humeur fantasque et
par ses imprudences, les occasions de corriger son sort, que lui
procuraient sa vivacité d'esprit et ses talents. Il se retira enfin dans
sa patrie, sous la protection du duc Hercule II, à qui il dédia son
poëme; et il y mourut d'une maladie pestilentielle, vers l'an 1570[852].
Le titre de ce poëme est _Angelica innamorata_[853]; le sujet est la
mort de Roger, tramée par les intrigues de la coupable maison de
Mayence, et la vengeance que sa fidèle Bradamante et Marfise sa sœur,
tirent de Ganelon son meurtrier[854]. La continuation de la guerre entre
Marfise et les Sarrasins d'Espagne d'une part, Charlemagne et ses
paladins de l'autre, est toujours le grand fond sur lequel cette action
particulière est placée. _Angélique amoureuse_ n'est pas seulement ici
le principal épisode, comme _Roland furieux_ dans le poëme de l'Arioste;
même après la mort de Roger, ses aventures continuent et ne se terminent
qu'avec le poëme. On ne peut dire pourtant qu'elle en soit l'héroïne; ce
noble titre lui conviendrait mal, pour des causes que l'on va voir.

[Note 852: _Mazzuchelli, Script. d'Ital._, tom. II, part. IV, p.
2235. On a du même poëte un autre ouvrage encore moins heureux que son
_Angélique_; c'est le _Décaméron_ de Boccace mis tout entier en vers:
_Le cento Novelle di Vincenzo Brusantini dette in ottava rima_, Venezia,
1554, in-4º.]

[Note 853: _Venezia_, 1550, 1553, in-4º.]

[Note 854:

          _Voi qui l'acerba morte empia e crudele
        Vedrete di Ruggier saggio e cortese,
        E che di ciò cagion fu la infedele
        E scelerata stirpe maganzese;
        Poi come la consorte sua fedele
        Cercollo con Marphisa in stran paese,
        E la vendetta che da giusta mano
        Fatta nel sangue fu de l'empio Gano._ (C. I, st. 3.)

Dans les deux premières stances, l'auteur annonce des guerres, de
glorieuses entreprises, des enchantements, des joutes, des querelles, de
terribles accidents et de nouvelles histoires; puis des actes de
courtoisie, d'ardentes amours, la foi, la vertu, la valeur, et des
triomphes et des honneurs immortels; il n'oublie dans tout cela que de
parler d'Angélique; l'exposition et l'invocation remplissent six
octaves, et le nom d'Angélique ne s'y trouve pas, elle entre tout de
suite en action à la huitième.]

De qui est-elle donc _amoureuse_, cette superbe reine du Cathay? Hélas!
de tout le monde; par enchantement, il est vrai, et par l'effet des
vengeances de la méchante fée Alcine, qui croit que c'est elle qui lui a
enlevé Roger; mais cet abandon général qu'elle fait de sa personne,
quoiqu'involontaire et forcé, imprime au caractère de cet objet de la
passion de tant de héros un avilissement, qui détruit tout l'intérêt
qu'avait inspiré son amour pour Médor. Dans le palais enchanté où son
ennemi la retient, la malheureuse Angélique s'enflamme pour le premier
venu, se livre, est prise et quittée chaque jour, et passe de plaisirs
imparfaits à la honte et à des regrets amers. Elle est si peu maîtresse
d'elle-même, qu'elle se donne au vil _Martano_, à cet ancien amant de la
coupable Origille, fouetté par la main du bourreau dans le poëme de
l'Arioste[855]. Origille aussi, vêtue en chevalier et couverte d'armes
qu'elle a dérobées, arrive à ce palais; Angélique prend feu pour elle;
et quand, pendant la nuit, elle s'est aperçue qu'elle aime en vain, elle
n'en aime pas moins; et c'est un nouveau genre de peine qu'Alcine lui
réservait encore.

[Note 855: _Orlando fur._, c. XVIII, st. 92.]

Alcine de son côté s'est remparée de Roger, qu'elle a réussi à séparer
de Bradamante, comme Angélique de Médor. Roger, à qui le sage Logistille
l'avait fait voir auparavant[856] ridée, chauve, décrépite, en un mot un
objet d'horreur, la revoit, par de nouveaux enchantements, brillante de
tous les attraits de la jeunesse, et s'oublie de nouveau dans ses bras.
La fée Ungande, n'importe par quel moyen, délivre à la fois Roger et
Angélique, rompt le charme, détruit le palais et rend à la vieille
Alcine sa hideuse décrépitude. Roger à peine réuni à sa fidèle
Bradamante et à sa sœur Marfise, en est de nouveau séparé par une ruse
des Mayençais, leurs implacables ennemis. Ganelon et les siens ont enfin
ourdi un piége où ils l'attirent. Roger entre dans le château de
Ponthieu, et y est massacré pendant la nuit.

[Note 856: _Ibid._, c. VII, st. 72 et 73.]

Sa femme et sa sœur le cherchent inutilement en France et en Italie.
Bradamante était enceinte et près de son terme; forcée de s'arrêter
entre l'Adige et la Brenta, dans un lieu qui devient le berceau de la
maison d'Este, elle y met au monde un fils dont les princes de cette
maison doivent descendre. Après avoir confié son enfant aux bons
habitants de ce lieu, elle rentre en France avec Marfise cherchant
toujours son cher Roger. Arrivée jusqu'à Montauban sans en avoir eu de
nouvelles, Roger lui apparaît en songe, lui révèle le crime des
Mayençais, et l'endroit même où son corps est enterré, à la porte du
château. Bradamante et Marfise y vont, creusent la terre et trouvent les
restes inanimés de Roger. Elles les envoient à Paris dans une caisse
construite au village voisin, et quand elles ont rempli ce devoir pieux,
elles entrent dans le château, le fer et le feu à la main, tuent tout ce
qu'elles rencontrent de Mayençais, le perfide Ganelon le premier, Cino,
Ginami, Laran, Emeril, enfin toute la race; mettent le feu au château de
Ponthieu, à celui de Hanterive, et détruisent de fond en comble tout ce
qui avait appartenu à ces perfides.

Angélique, depuis sa délivrance, allait partout cherchant Médor. Elle le
retrouve enfin, et se garde bien de lui dire la conduite qu'elle a
tenue, malgré elle à la vérité, dans le château d'Alcine. Malgré elle
tant qu'on voudra; le bon Médor ne s'en trouve pas moins dans une
position ridicule; et ni son Angélique, ni lui ne sauraient plus
inspirer d'intérêt. Ils sont près de la mer; ils cherchent un vaisseau,
y montent, s'arrangent avec le patron, et cinglent vers le Cathay. Le
poëte, qui ne veut pas qu'Angélique ait rien de caché pour nous, nous
apprend ici son âge. Elle avait alors quarante ans, et paraissait plus
belle que jamais[857]. De retour dans ses états, après une nouvelle
suite d'aventures, elle trouve enfin l'occasion de se venger d'Alcine.
L'Hippogryphe lui sert pour cette dernière expédition. A l'aide de cette
monture et de son anneau qu'elle a recouvré, elle arrive au nouveau
séjour d'Alcine, détruit tous ses enchantements, la fait elle-même
prisonnière, et lui pardonne avec tant de générosité qu'elle ôte à cette
méchante fée jusqu'à la volonté de lui nuire. La guerre des chrétiens
contre les Sarrazins est terminée. Charlemagne reste paisible possesseur
de ses états et de ses conquêtes, et le poëme finit au trente-septième
chant.

[Note 857:

        _Era ella giunta al quadragesimo anno,
        Ed era quasi alhor più che mai bella._
                                 (C XXIV, st. 27.)]

On sent facilement le vice radical de ce poëme, écrit d'ailleurs d'un
style froid, lourd, et totalement dépourvu d'enjouement et de grâces.
L'auteur a beau y semer les épisodes, les descriptions, les
comparaisons, les combats; il a beau, à l'imitation de l'Arioste,
commencer tous ses chants par des maximes sur la valeur des chevaliers,
sur les vices et les vertus, sur la jalousie, sur l'amour; il a beau
remettre en scène presque tous les personnages du _Roland furieux_,
employer les mêmes machines, faire jouer les mêmes ressorts; les
enchantements ont beau y être encore, les illusions n'y sont plus.

Depuis que le signal fut donné de chanter les hauts faits de
Charlemagne, de Roland et des autres paladins, un nombre presque infini
de poëtes, attirés par cette facilité que semblait offrir l'épopée
romanesque, se jetèrent sur ce sujet fertile, et le traitèrent selon les
caprices de leur imagination et la mesure de leur talent. Les uns, même
après la publication du _Roland furieux_, continuèrent de traiter ces
sujets à leur fantaisie, comme s'ils avaient écrit un siècle auparavant,
et comme s'il n'y avait eu dans le monde ni un Arioste, ni un
_Bojardo_; les autres voulurent marcher sur les traces de l'Arioste et
se proposèrent de l'imiter. Ils forment comme une école, où l'on
reconnaît quelquefois, dans les élèves, la manière et les couleurs du
maître, mais dont aucun n'a pu ni le suivre de près, ni à plus forte
raison l'égaler.

Si l'on veut remonter jusqu'à la fin du quinzième siècle, et même avant
le temps où parut le poëme du _Bojardo_, on en trouve un autre dont
l'action est antérieure à celle au _Roland amoureux_. Le sujet de ce
dernier est la guerre que le jeune roi Agramant fit à Charlemagne pour
venger son père Trojan; les deux héros de cet autre roman, imprimé près
de vingt ans avant le _Roland amoureux_, sont ce même Trojan et son
frère _Altobello_[858]. Ces deux princes africains viennent en France
attaquer Charlemagne; ils sont vaincus, et perdent tous les deux la vie.
Les hauts faits de Roland, de Renaud et des autres paladins, remplissent
les trente-cinq chants de ce poëme, dont il n'y a rien de plus à dire,
sinon qu'il en produisit un autre quelques années après; que ce second
poëme, qui fait suite au premier, a pour héros _Persiano_, fils
d'_Altobello_[859]; que ce _Persiano_, au lieu de venger son père,
éprouve le même sort dans sa guerre contre la France, et qu'il paraît
n'en avoir pas eu un aussi heureux auprès des lecteurs, puisque le poëme
où il figure n'a jamais eu que deux tristes éditions, tandis que celui
d'_Altobello_, tout mauvais qu'il est, en a eu six ou sept assez
soignées. Les auteurs de ces deux romans épiques sont inconnus; et ce
qu'ils pouvaient faire de mieux pour leur honneur était en effet de
garder l'anonyme.

[Note 858: Le poëme est intitulé: _Altobello e Rè Trojano suo
fratello, historia, nella quale se leze_ (_si legge_) _li gran facti di
Carlo Magno e di Orlando suo nipote_, Venezia, 1476, in-fol., 1553,
in-8º., et réimprimé plusieurs fois.]

[Note 859: _Persiano figliuolo d'Altobello_, Venezia, 1493, 1506,
in-4º.]

On ignore aussi l'auteur d'un poëme en soixante-quatorze chants, dont
Charlemagne lui-même est le héros. C'est du moins à son sujet, et pour
une fantaisie d'amour qui lui prend dans sa vieillesse, que sont
entreprises toutes les guerres qui font la matière de ce très-ennuyeux
roman. Lorsqu'on en lit le titre: _Innamoramento di Re Carlo_[860], on
s'attend à voir les aventures fabuleuses de la jeunesse de Charles, et
ses amours avec Galerane, fille du roi sarrazin, chez lequel il s'était
réfugié; mais ce n'est point du tout cela. C'est le vieil empereur
Charlemagne à qui Lottier son bouffon de cour fait un si beau portrait
de Bélisandre, fille du roi païen Trafumier que l'empereur en devient
amoureux fou; il veut l'avoir absolument, et conjure le brave Renaud de
lui rendre ce petit service. Renaud prend pour second son cousin Roland.
Ils passent en Espagne, où ils s'embarquent pour Brimeste, capitale des
états de Trafumier, située sur la côte d'Afrique, dans l'atlas
particulier que se sont fait les poëtes romanciers. Les deux paladins se
déguisent en marchands. Ils ont l'adresse d'attirer sur leur vaisseau ce
pauvre Trafumier et sa fille qui les ont très-bien reçus. Renaud tue le
roi, enlève la fille, revient en France, et l'emmène avec lui à
Montauban. Il ne la remet entre les mains de Charles que quand
l'empereur lui a fait payer comptant dix bonnes sommes ou charges
d'argent qu'il lui avait promises; car ce n'est jamais pour rien qu'on
fait ce joli métier.

[Note 860: Après ce titre on lit: _Incomincia et primo libro de re
Carlo Magno, e de li suoi paladini Orlando e Rinaldo_, Venezia, _canti_
LXXII, 1514, 1523, in-4º., etc.]

Telle est la cause peu édifiante et tout aussi peu noble de la guerre
que _Fondano_, frère de Trafumier et oncle de Bélisandre, déclare à la
France pour venger son frère et ravoir sa nièce. Roland, Renaud,
Olivier, y font, comme à leur ordinaire, de grandes prouesses, et
Ganelon des trahisons viles et odieuses. Renaud se brouille avec
l'empereur, et se révolte contre lui. Il devient roi de Russie; mais
enfin il se réconcilie avec Charlemagne, délivre ses paladins, qui
étaient presque tous prisonniers, chasse avec eux les Africains, laisse
là ses Russes, et revient à Montauban.

Ce poëme, quoique imprimé seulement au seizième siècle, paraît être au
moins du quinzième. C'est bien la même platitude, la même incorrection,
les mêmes impropriétés, en un mot le même style que celui des romans de
cette première époque; et l'auteur ne manque pas de commencer tous ses
chants, comme on le faisait alors, par une prière à Dieu le père, à Dieu
le fils, au S.-Esprit, à la Vierge, à S.-Pierre, à S.-Marc, à
Ste.-Madeleine, à tous les Saints. Mais il y a dans le _Beuve d'Antone_
et dans la _Spagna_ une sorte d'intérêt qui n'est point dans celui-ci,
où l'on ne voit que des guerres extravagantes, qui n'ont, dans
l'origine, d'autre cause que la fantaisie libertine d'un vieux débauché
d'empereur.

On n'imprima non plus qu'au seizième siècle un long poëme qui reprend
les choses de plus haut, et qui dut être rimé vers la fin du siècle
précédent, puisque c'était alors que florissait l'_Altissimo_ son
auteur[861]. Ce poëte, qui annonçait tant de prétentions par le nom
qu'il s'était donné, et qui les soutenait si mal par son style, mit tout
simplement en vers et en quatre-vingt-dix-huit chants les _Reali di
Francia_[862]. Ce sont bien des rimes perdues; car lorsqu'on a la
fantaisie de lire ce vieux roman, on préfère toujours le lire en prose.

[Note 861: J'ai parlé de lui comme poëte lyrique, ci-dessus, t. III,
p. 546.]

[Note 862: _I Reali di Francia di Cristofano Altissimo_, Venezia,
1534, in-8º.]

L'_Aspramonte_[863] est un autre roman épique dont l'auteur est inconnu,
et mériterait de ne pas l'être. Il montre parfois de l'esprit; son style
est beaucoup meilleur, et quelques-uns des vingt-trois chants qui
composent son poëme ne sont pas sans intérêt et sans agrément[864]. Le
sujet est tout guerrier. Ce sont principalement les exploits que firent,
dans Aspremont, Charlemagne, Milon d'Anglante, Aymon de Dordogne,
Gautier de Montléon, Salomon de Bretagne, et les autres paladins
français contre les Sarrazins d'Afrique, quand Garnier, roi de Carthage,
Agolant, Almont, Trojan et plusieurs autres vinrent attaquer Rome et
ensuite la France, à la tête d'une innombrable armée, pour venger la
mort de Braïbant leur roi. L'action commence par leur débarquement en
Sicile; ils passent en Calabre, pour ravager Rome, traversent l'Italie,
viennent en France, et trouvent enfin dans Aspremont un terme à leurs
victoires. La mort du roi Trojan, la défaite entière des Sarrazins et le
mariage du jeune Roland avec Alde-la-Belle forment le dénoûment. Ce
poëme parut environ un an après le _Roland furieux_. On n'y voit point
de traces d'imitation; mais le style, quoique beaucoup inférieur, porte
l'empreinte du même temps.

[Note 863: _Libro chiamato Aspramonte, nel qual si contiene molte
battaglie, massimamente dello advenimento d'Orlando, e de molti altri
Reali di Francia_, etc., Milano, 1516, Venezia, 1523, 1594, in-4°.]

[Note 864: Le _Quadrio_, t. VI, p. 551.]

Je n'en dirais pas autant du poëme intitulé Trébisonde[865], qui ne fut
cependant publié que deux ans après. Il est tiré d'un roman espagnol
dans lequel Renaud devient empereur de cette ancienne cité grecque.
L'auteur s'est fait connaître; il se nomme _Francesco Tromba da Gualdo
di Nocera_. J'ai tort de dire qu'il s'est fait connaître, car on n'a de
lui que sa _Trébisonde_; et quoique ce poëme ait eu, comme la plupart de
ces anciens romans, quatre ou cinq éditions, il est enseveli aujourd'hui
avec son auteur dans une obscurité méritée. Le même poëte ne fut pas
plus heureux vingt-quatre ans après, lorsqu'il fit sur le même héros un
_Rinaldo furioso_[866], titre qu'il copia de l'Arioste sans pouvoir lui
rien emprunter de son talent ni de son génie.

[Note 865: _Trebisonda..... nella quale se contiene molte battaglie
con la vita e morte di Rinaldo_, etc., Venezia, 1518, in-4°., 1554,
1568, 1616, in-8°.]

[Note 866: Venezia, 1542, in-4°.]

_Dragoncino_ se nomma de même en tête d'un poëme sur les amours de
Guidon le Sauvage[867], fils naturel de Renaud de Montauban; et il est
aussi profondément ignoré. Ce roman, que personne ne lit, quoiqu'il
n'ait que sept chants, n'est pas son seul ouvrage. Il a fait de plus la
_Marfise bizarre_ en quatorze chants[868], et c'est à peu près la même
chose que s'il n'en avait fait aucun.

[Note 867: _Innamoramento di Guidon Selvaggio_, etc., _di Giamb.
Dragoncino da Fano_, Milano, 1516, in-4°.; Bologna, 1678, in-16.]

[Note 868: _Marfisa bizarra_, in-8º., sans date; Vinegia, 1532,
in-4º.; Verona, 1622, in-8º.]

Il y a au moins de l'originalité dans _la Mort d'Oger le Danois_, d'un
certain _Casio da Narni_[869]. Ce poëme singulier est divisé en trois
livres; le premier contient neuf chants, le second seize, le troisième
sept. Les exploits de Roland, de Renaud et des autres paladins, et la
mort de ce brave Danois, en sont le sujet; mais l'auteur a mêlé tout
cela de facéties, et tantôt employé le style narratif, tantôt le
dramatique, selon que sa tête l'a voulu. Il a mêlé dans son récit des
sonnets, des églogues, des épitaphes, un _capitolo_ à la louange des
dames, un autre à la louange de la Vertu; enfin une assez longue
dissertation de Renaud sur la question de savoir lequel des deux sexes
jouit le plus dans les plaisirs de l'amour; le tout en un style souvent
trivial, et qui est loin de se sentir de l'admiration dont l'auteur fait
profession pour l'Arioste, qu'il appelle quelque part son précepteur et
son père. Il commence, comme son maître, tous ses chants par des exordes
ou des prologues, dont quelques-uns, sans approcher d'un si parfait
modèle, ne sont cependant pas sans agrément. Il écrivait à Ferrare, et
il rend de fréquents hommages aux jeunes princes de la maison
d'Este[870], quoiqu'il ne leur ait pas dédié son poëme. On ne sait rien
de la vie de ce _Casio da Narni_, et l'on ignore si la protection
d'Hercule et d'Hippolyte d'Este lui fut plus utile que celle du duc leur
père ne le fut à l'auteur du _Roland furieux_. La bizarrerie de son
esprit se fait voir jusque dans une note qui est à la fin de son poëme.
Il s'aperçoit qu'il a laissé Roland dans le ventre d'une baleine, et il
promet de l'en retirer dans un autre ouvrage, qu'il fera sans doute tout
exprès[871].

[Note 869: _La Morte del Danese, poema di Casio da Narni_, Ferrara,
1521, in-4º.; Venezia, 1534, _idem_ (avec un titre beaucoup plus
étendu). Il ne faut pas confondre ce poëme avec le _Danese Uggieri_ d'un
certain _Girolamo Tromba da Nocera_, sans doute parent, peut-être fils
de l'auteur de _Trébisonde_, et qui s'en montre digne par la platitude
de son style. Son poëme n'en est pas moins intitulé _Opera bella, e
piacevale d'armi e d'amore_. Il fut imprimé à Venise en 1599 seulement,
et réimprimé en 1611 et 1638. Quoique né vers la fin du seizième siècle,
il mérite d'être assimilé aux premiers essais du quinzième.]

[Note 870: Hercule et Hippolyte, fils d'Alphonse Ier.]

[Note 871: _E perche ha lassato Orlando ne la balena, te promette in
l'altra opera de cavarlo._]

On ne cessa point, pendant tout le seizième siècle, de retourner de cent
manières les aventures fabuleuses de Charlemagne et de ses pairs. Il
serait aussi ennuyeux qu'inutile de s'arrêter sur tous les romans
épiques plus ou moins volumineux, et presque tous aussi mauvais les uns
que les autres, dont ils furent l'inépuisable sujet. Que nous importe
qu'un _Anthée le Géant_, roi de Lybie, descendant de ce fils de la terre
qu'étouffa jadis Hercule, soit venu attaquer la France et Charlemagne,
lorsque cet empereur était encore dans la fleur de l'âge; que Charles,
après l'avoir vaincu, le poursuive jusqu'en Lybie, lui livre une grande
bataille, le fasse prisonnier, lui et tous ses géants, les ramène
enchaînés en France, et rentre à Paris en triomphe en les traînant après
son char[872]? Que nous importe que Roland et Renaud, jaloux l'un de
l'autre, soient tous deux sortis de France, soient allés commander, le
premier une armée de Scythes, le second une armée de Persans qui étaient
en guerre l'une contre l'autre, que le géant _Oronte_ profite de ce
moment pour attaquer la France, et qu'à la fin il soit vaincu et tué de
la main du comte d'Angers[873]; qu'un _Falconet des batailles_, fils du
roi de Dardanie, vienne en Italie venger un roi de Perse qui s'y était
fait tuer, et dont il avait épousé la fille; qu'il y vienne avec deux
innombrables armées, dont l'une est commandée par sa femme; que ce
Falconet soit encore tué par l'invincible Roland, et que sa femme
Duseline en meure de douleur[874]; qu'un _Antifior_ ou _Antifor de
Barosie_ fasse d'aussi folles entreprises, et qu'elles aient le même
succès[875]; qu'une madame _Rovence_, reine et géante africaine, armée
d'une massue de fer, sème l'effroi parmi les paladins de Charlemagne, et
tombe enfin sous les coups de Renaud[876]; que le sarrazin
_Scapigliato_, l'Echevelé, pour plaire à une princesse russe, se vante
de venir en France faire prisonniers Roland et Renaud, et de les
conduire enchaînés aux pieds de sa princesse et qu'il reçoive de Renaud
le prix ordinaire de toutes ces belles expéditions[877]? Qu'importe même
que parmi de grands faits d'armes, et de Roland, et de Renaud, et de
tous les paladins de France, une belle princesse, _Leandra_, fille du
soudan de Babylone, amoureuse de Renaud, et ne pouvant s'en faire aimer,
se précipite du haut d'une tour[878], puisqu'on ne peut s'intéresser
même à une princesse qui se rompt le cou par amour, dans un long roman,
qu'on ne peut lire? Qu'importe enfin que le terrible sarrazin Rodomont
ait laissé après lui un fils et un neveu; qu'un poëte ait chanté les
_prouesses_ de ce fils[879], un autre les _folies amoureuses_ de ce
neveu[880]; et que gagnerions-nous à savoir quelles folies un Rodomont
II, fils d'une sœur de Rodomont Ier., peut faire pour une belle
_Lucefiamma_, fille de _Meandro_, riche seigneur d'un beau château situé
sur la rivière de Gênes, les exploits et les prodiges de valeur qu'il
fait pour elle, et qui lui réussissent si mal qu'il est tué par
_Fedelcaro_, l'un de ses rivaux? Cela ne pouvait intéresser qu'Octave
Farnèse, prince de Parme et de Plaisance, à qui ce poëme est dédié, et
dont la gloire est encadrée, avec celle de toute sa race, dans une
vision ou dans une prophétie, selon le noble et uniforme usage de tous
ces romans.

[Note 872: _Antheo Gigante di Francesco de' Ludovici da Venezia_,
etc., _canti_ XXX, _in ottava rima_, Vinegia, 1524, in-4º.]

[Note 873: _Oronte Gigante de l'eximio poeta Antonino Lenio
Salentino; continente le battaglie del re di Persia e del re di Scithia,
fatte per amore della figliuola del re di Troja_, etc., Vinegia, 1532,
in-4º. Le poëme est divisé en trois livres; le premier livre en seize
chants, le second en douze, et le troisième en six, _in ottava rima_.]

[Note 874: _Libro chiamato Falconetto delle battaglie, che lui fece
con gli paladini in Francia, et de la sua morte_, Bressa, 1546, in-8º.,
en quatre chants seulement.]

[Note 875: _Libro chiamato Antifor_, d'autres éditions portent
_Antifior di Barosia, el qual tratta de le gran battaglie d'Orlando e di
Rinaldo_, etc., Venezia, 1583, in-8º., _canti_ XLII.]

[Note 876: _Libro chiamato dama Rovenza dal Martello, nel quale si
può vedere molte sue prodezze_, etc., Brescia, 1566, Venezia, 1671,
in-8º., etc., _canti_ XIV.]

[Note 877: _La gran guerra e rotta della Scapigliato_. Firenze,
_senta anno_ (vers 1550), in-4º.]

[Note 878: _Libro d'arme e d'amore chiamato Leandra nel quale tratta
delle battaglie e grand facti delli baroni di Francia e principalmente
di Orlando e di Rinaldo_, etc., _composta per maestro Pier. Durante da
Gualdo_ (_in sesta rima_), in-8º., sans date et sans nom de lieu; et
ensuite à Venise, 1563, in-8º.]

[Note 879: _Le prodezze di Rodomontino, figliuolo di Rodomonte,
libro d'arme e d'more_, etc., _canti_ IV; _per Antonio Legname
Padovano_, Padova, 15.., Piacenza, 1612, in-8º.]

[Note 880: _Le pazzie amorose di Rodomonte seconde; poema di Mario
Teluccini soprannominato il Bernia_, Parma, 1568, _canti_ XX, in-4º.]

Il faudrait au moins qu'au milieu de ces contes prolixes de géants et de
magiciens, de coups de lance, d'épée et de massue, au milieu de ces
éternels combats et de ces tristes enchantements, il se trouvât quelque
idée moins rebattue, quelque invention moins triviale qui prouvât que
l'auteur, sans savoir, si l'on veut, ni bien penser, ni bien écrire, ni
conduire avec un peu d'art une fable susceptible de quelque intérêt, ne
se traînât pas toujours dans des routes tant de fois battues, essayât de
s'en frayer d'autres, et fît quelque tentative nouvelle, dût-elle n'être
pas plus heureusement imaginée, ni plus habilement conduite que les
autres.

C'est ce qu'on entrevoit dans un seul peut-être de tous ces poëmes
romanesques, et ce qui peut engager à s'y arrêter un peu plus que sur
les autres. Il est d'un certain _de' Lodovici_[881], poëte vénitien, qui
était en quelque faveur à la cour de Ferrare[882], et qui s'était déjà
essayé dans ce genre par un autre roman épique, par cet _Anthée_ le
géant, dont j'ai cru, plus haut, pouvoir me dispenser de citer autre
chose que le titre. Ce second poëme est intitulé _les Triomphes de
Charlemagne_[883], titre qui est accompagné d'une longue énumération de
choses grandes, belles, nouvelles et totalement différentes de ce qu'on
avait vu jusqu'alors. La première nouveauté que présente l'ouvrage,
c'est qu'au lieu d'être écrit en octaves, ou _ottava rima_, comme le
sont presque sans exception tous les autres, il est en _terza rima_, ou
en tercets. L'auteur l'a divisé en deux parties, chacune de deux parties
en cent chants, et chacun des deux cents chants en cinquante tercets, ou
cent cinquante vers, ni plus ni moins; ce qui, en ajoutant le vers de
surplus qui dans les _terze rime_ suit le dernier tercet de chaque
chant, fait juste trente mille deux cents vers.

[Note 881: _Francesco de' Lodovici_ voyagea en France lors même
qu'il composait ce poëme, comme on le voit par un vers du
trente-huitième chant de la deuxième partie. Renaud demande à la Fortune
le nom d'une belle dame que la Nature s'est plu à former, et qu'elle
doit à son tour combler de ses dons. La Fortune lui répond:

        _Questa haverà il nome il quale ha questa
        C' hora vien teco in Francia a tuo contento._]

[Note 882: Ce qui le prouve, c'est que son _Anteo gigante_ est dédié
à Lucrèce Borgia, femme du duc Alphonse Ier.; que c'est par ordre de
cette princesse que _de' Ludovici_ fit ce poëme, et que ce fut elle-même
qui en fut en quelque sorte l'éditeur, comme nous l'apprend l'Avis du
lecteur qui précède le poëme.]

[Note 883: _Triomphi di Carlo, libro novo di romanzo...... a modo
novo da tutti gli altri diverso_, etc., Vinegia, 1535, in-4º.]

Presque tous les chants ont un exorde, ou un prologue sur différents
sujets, selon la fantaisie de l'auteur. La plupart de ces digressions
sont assez étendues, et l'agrément n'en est pas, à beaucoup près, en
proportion de la longueur. Quoique les chants soient très-courts,
souvent l'auteur s'arrête au milieu d'un chant, pour parler de ce qui
lui plaît. L'action du poëme est donc à tout moment interrompue; et à
peu près un quart des vers y est tout-à-fait étranger. Ce n'est pas dans
la partie de cette action qui regarde personnellement Charlemagne qu'il
faut chercher de la nouveauté; ce sont toujours de grandes guerres
contre des soudans d'Égypte et de Babylone, et des trahisons de Ganelon
de Mayence, et toujours des victoires, des conquêtes et des triomphes
magnifiques, et des fêtes et des tournois. Mais dans ce roman, comme
dans beaucoup d'autres, Renaud se brouille avec Charlemagne et avec son
cousin Roland: exilé de France, il va courir le monde, et c'est dans ses
voyages que le poëte a fait l'essai d'un merveilleux différent de celui
des enchantements et des fées. Des êtres moraux personnifiés, la Nature,
l'Amour, le Vice, la Vertu, la Fortune, et même un dieu de l'ancien
paganisme[884], sont des personnages qu'il emploie, et dont il tire ou
des leçons morales, ou des satires contre les mœurs de son temps, ou des
prédictions en faveur de Renaud et surtout en faveur d'André _Gritti_,
alors doge de Venise, à qui le poëme est dédié.

[Note 884: Vulcain.]

Le dessein de Renaud est de passer la mer, de voyager en Syrie, en
Palestine; enfin de parcourir la terre jusqu'à la fin de son exil. Je
laisse là tout ce qu'il fait avant de s'embarquer; le voilà sur mer,
traversant la Méditerranée et parvenu jusqu'auprès de la Sicile. Il
n'avait jamais vu de volcans; il en voit un tout en feu dans l'une des
îles de Lipari; il demande ce que c'est: son pilote lui répond, comme
aurait pu faire celui d'Ulysse ou d'Énée, que c'est là que Vulcain
habite et qu'il forge les foudres de Jupiter. Renaud veut aller voir
Vulcain dans sa fournaise; il se fait mettre à terre, trouve au pied de
la montagne volcanique un petit sentier qui conduit jusqu'au fond du
gouffre, y descend l'épée à la main, et arrive enfin à la porte de
l'atelier où Vulcain travaillait à grand bruit avec ses cyclopes; il
enfonce cette porte d'un coup de pied, dit des injures au dieu boiteux,
et n'oublie de lui reprocher ni les difformités de sa taille, ni la
parure de son front[885]. Vulcain se met en colère, et veut le frapper
de son marteau. Renaud, d'un second coup de pied, le jette en l'air
jusqu'au haut du soupirail, d'où le pauvre dieu retombe au beau milieu
de la fournaise. Il en sort la barbe et les cheveux grillés. Tapi dans
un coin, et tremblant de frayeur, il reconnaît de loin dans la main de
Renaud l'épée Frusberte qu'il avait forgée autrefois: alors il reconnaît
aussi Renaud, se jette à ses pieds, se réconcilie avec lui, et lui fait
présent d'un bouclier et d'un casque, fabriqués jadis pour le dieu Mars;
ils se quittent enfin les meilleurs amis du monde. Renaud remonte sur la
terre, et de là sur son vaisseau qui reprend aussitôt sa route.

[Note 885:

        _Dunque tu se' colui di cui si spande,
          Disse Rinaldo, che le corna porti
          Là dove portan gli altri le ghirlande?_
                                   (Part. I, c. XL.)]

Le vaisseau fait naufrage: une baleine engloutit Renaud, mais c'est pour
son bien[886]; car cette baleine va plus vite qu'un trait vers les côtes
de Barbarie; et comme il lui cause de grandes douleurs d'entrailles, en
s'escrimant de son épée pour tâcher de sortir de prison, elle le vomit
en l'air avec une énorme quantité d'eau; il va tomber au loin sur le
sable, entre la mer et le mont Atlas: il se trouve sur ses pieds comme
un chat, qui, de quelque hauteur qu'on le jette, s'y retrouve toujours.
Ce n'est pas de moi qu'est cette comparaison; elle est littéralement du
poëte[887]. Dès que le paladin peut se reconnaître, il s'achemine assez
tristement vers le mont Atlas; il aperçoit au pied de la montagne un
trou creusé dans le roc: par ce trou sort continuellement une foule
innombrable d'animaux, de créatures et de figures de toute espèce;
toujours curieux d'objets nouveaux, il se décide à y descendre: il
s'engage dans un long et obscur défilé, où la foule est si pressée,
qu'il a mille peines à la percer; il parvient enfin dans un vaste
souterrain tout resplendissant de lumière. Au milieu s'élevait un
monticule de terre fine qui n'était mêlée d'aucune matière dure; une
femme était auprès, vêtue légèrement, et sans cesse occupée à tirer de
ce monticule de la terre, dont elle formait rapidement tous ces êtres
que Renaud avait vus sortir des flancs de la montagne. Cette femme,
c'est la Nature: c'est dans ce grand atelier qu'elle forme tous les
animaux, bipèdes, quadrupèdes, oiseaux, poissons, reptiles, etc.; à
mesure qu'elle les crée, ils s'échappent en foule par l'issue qui a
servi d'entrée à Renaud, et ils vont remplir le monde. La terre
amoncelée dont ils sont formés, se régénère à chaque instant; et la
masse est toujours la même[888].

[Note 886:

        _Che forse 'l tranguggiò pel suo men male._
                                                  (C. XLV.)]

[Note 887:

        _E come gatto ben sempre si serra
          D'alto cadendo, si che nel terreno
          A dar de' propri piedi unqua non erra,
        Cosi Rinaldo,_ etc.]

[Note 888: C. L.]

Après la première surprise de part et d'autre, Renaud interroge la
Nature, qui lui répond et l'instruit sans quitter un instant son
ouvrage. Il avait cru que l'esprit de Dieu, l'intelligence divine, était
la Nature; que c'était là que tout était créé, et que nul autre que Dieu
même ne pouvait rien tirer du néant. Il avait cru de même que la Fortune
n'était que la volonté de Dieu; mais puisque la Nature est un être
existant par soi-même, il est possible qu'il en soit ainsi de la
Fortune. Cela est vrai, lui dit la Nature; la Fortune est ma sœur: Dieu
nous créa le même jour; il lui donna l'empire universel sur toutes les
choses que je produis. Tu m'as trouvée sous terre en Afrique: tu la
trouveras en Asie dans une plaine magnifique et riante; mais il existe
une autre femme plus grande que nous deux, que je ne puis te nommer, et
que tu trouveras en Europe sur une haute montagne. Renaud jure d'aller
chercher cette troisième femme dès qu'il aura trouvé la seconde.

Il propose ensuite des doutes, que la Nature s'empresse de résoudre. De
questions en questions, il en fait une dont la solution est
remarquable: «Si vous ne créez, dit-il, que le même esprit dans tous
les animaux à qui vous donnez la vie, d'où vient que ceux qui sont
privés de raison meurent tout entiers, et que de nous autres hommes il
reste un autre esprit qui nous rend immortels? D'où vient que la raison
se manifeste à l'homme, qu'il a un entendement, et que dans tous les
autres animaux, ni la raison, ni l'entendement, ne s'éveillent
jamais?--Elle lui répond: Je distribue également les esprits vitaux dans
les animaux brutes et dans les hommes; mais j'y place des degrés
très-différents d'intelligence: le chien en a plus que le mouton, le
serpent plus que la belette, et le dauphin plus que tous les autres
poissons. J'en mets encore beaucoup plus dans l'homme, et c'est pourquoi
votre savoir surpasse de si loin celui des autres animaux. Quant à cet
autre esprit que tu dis être immortel en vous, il n'est point mon
ouvrage: si Dieu le fait, qu'il le fasse; je ne sais ce que c'est. Il
est très-possible qu'il lui plaise, quand je forme les corps, de mettre
quelque chose en vous qui retourne dans ses bras à votre dernier moment;
et cela, si tu veux, tu peux le croire[889].» Cette traduction est
littérale; le texte prouve de plus en plus ce que j'ai répété plusieurs
fois, que les opinions philosophiques les plus hardies étaient communes
en Italie au seizième siècle, et que pourvu qu'on n'élevât point de
doute sur la discipline, la hiérarchie, et l'autorité du pape, on en
pouvait former publiquement sur tout le reste.

[Note 889:

        _Quell'altro poi ch'in voi dici immortale
          Io non lo fa, se Dio lo fa, se'l faccia;
          Che cosa ella si sia non so, ne quale._
        _Puote esser molto ben ch' a lui ne piaccia
          Far, quando i corpi io so, qual cosa in voi
          Che torni al vostro fin ne le sue braccia;
        E questo, s' a te par, creder lo puoi._
                                   (C. LV, à la fin.)]

Renaud demande ensuite comment il se peut que la Nature faisant tous les
hommes égaux, les uns soient nobles dans le monde et les autres ne le
soient pas; pourquoi les uns portent des ornements que n'ont point les
autres, etc. La Nature le renvoie à sa sœur la Fortune pour la solution
de ce doute. «Je ne donne, dit-elle, à qui que ce soit plus de noblesse
qu'aux autres hommes; c'est la Fortune qui distribue à son gré la
noblesse, puisque vous appelez ainsi sur la terre ce que le vulgaire
entend par ce mot; mais si tu veux parler de cette illustration, de
cette noblesse qui est la véritable, alors je répondrai autrement. Je
donne à un petit nombre d'hommes des dispositions particulières à cette
noblesse réelle; mais si l'orgueilleuse Fortune ne favorise ceux que
j'ai ainsi doués, ils obtiennent rarement et fort tard la noblesse qui
dépend d'elle. Elle a sa volonté, moi la mienne. Interroge-la sur ce
point quand tu pourras l'entretenir; mais il arrive peu qu'elle donne la
raison de ce qu'elle fait; sa réponse ordinaire est: Je le veux[890].»

[Note 890: C. LVI.]

Toutes ces explications n'interrompent pas un instant le travail dont
s'occupe la Nature. Elle continue de fabriquer une foule d'êtres divers
qui s'échappent aussitôt du souterrain; elle donne à Renaud un singulier
spectacle. Elle forme un très-joli enfant, lui imprime une petite croix
sur l'épaule gauche, et dit au paladin: Cet enfant que tu vois naît en
cet instant même à Montauban. Aussitôt l'enfant disparaît, comme tous
les autres êtres à mesure qu'ils sont créés. «Ta femme Clarice, reprend
la Nature, vient de mettre au monde ce bel enfant, ou plutôt c'est moi
qui l'ai produit par ses organes douloureux. Quand tu seras retourné
paisiblement auprès d'elle, tu verras qu'il n'y a dans ce fait aucune
erreur. Chose admirable! s'écrie le poëte, quand le paladin fut de
retour dans sa patrie, après de longs voyages, il y trouva l'enfant que
sa femme lui avait donné. Calculant l'année, le mois et le jour, il vit
que cet enfant était précisément celui que la Nature avait formé devant
lui, et il le reconnut à la petite croix qu'elle lui avait empreinte
sur l'épaule[891].»--Si la réputation de Clarice n'était pas aussi bonne
qu'elle l'est, on pourrait soupçonner qu'il y a ici quelque allégorie,
et que ce petit croisé, fils de la Nature, désignait peut-être un enfant
naturel né pendant l'absence de Renaud; mais la dame de Montauban est
au-dessus du soupçon, et nous avons ici la preuve que quoique Renaud eût
déjà bien fait du chemin depuis qu'il avait quitté la France, il y avait
tout au plus neuf mois qu'il en était sorti.

[Note 891: _Ibid._]

Il soumet encore une question à la Nature. A-t-elle jamais fait quelque
chose qu'elle regarde elle-même comme au-dessus de toutes les autres?
Elle lui avoue que dans tous les temps elle a fait de fort belles
choses, qu'elle ne s'est pourtant pas entièrement satisfaite, qu'elle
prépare de loin deux ouvrages plus parfaits, dont elle n'a fait encore
que concevoir l'idée, et qu'elle mettra plusieurs siècles à mûrir. L'un
est un homme et l'autre une femme. La Nature fait voir à Renaud
quelques-uns des éléments qui doivent entrer dans leur composition. Par
exemple, elle conserve, dans un vase de l'albâtre le plus précieux, et
dans une liqueur odorante au-dessus de tous les parfums, le cœur du
grand César. Renaud est curieux de savoir à quel héros elle le destine,
et dans quel temps ce héros vivra. La Nature désigne dans sa réponse le
temps même où vivait l'auteur; quant au nom du héros, c'est le doge
André _Gritti_[892], homme en effet d'un grand caractère, et dont le
gouvernement eut beaucoup d'éclat, et dans la guerre, et dans la paix;
mais quoique la république vénitienne fût alors très-puissante, il y
avait encore loin d'un doge de Venise à César.

[Note 892: C. LVIII.]

Pour la créature de l'autre sexe que la Nature projette de former, elle
a réuni dans une salle parfumée des plus douces odeurs des objets d'une
richesse et d'une beauté qui n'ont rien d'égal sur la terre. Il faudra
bien des siècles pour fondre ensemble et amalgamer ces riches matériaux,
et pour en faire une femme au-dessus de tout ce que son sexe a jamais eu
de plus parfait. La nature indique le temps et le lieu de sa naissance.
Elle refuse de dire son nom; mais le poëte l'a reconnue à tant de
merveilles. Une seule femme existe en qui on les admire toutes. Là
dessus, il désigne si bien la dame de ses pensées, qui était à ce qu'il
paraît une très-grande dame, que ses contemporains et surtout elle-même
durent facilement l'entendre. Il serait difficile aujourd'hui de le
deviner; mais on a peu d'intérêt à le savoir.

Il est temps enfin que Renaud sorte du grand atelier de la Nature. Il
avait été jeté par une baleine sur les sables qui conduisent au mont
Atlas; la Nature crée un autre gros poisson, à qui elle ordonne de
l'engloutir, et qui s'échappe aussitôt par un canal vers la mer
Atlantique[893]. Il nage rapidement pendant une demi-journée, et vomit
aussi Renaud sur une côte éloignée et déserte[894], où il rencontre
d'abord une femme presque nue, dans le plus misérable accoutrement. Sa
figure est pâle et hâve, mais son attitude et son langage ont encore de
la dignité. A ses pieds sont des balances brisées et un glaive; en un
mot, c'est la Justice, autrefois triomphante dans le monde, mais bannie
depuis long-temps, et réduite à ce triste état. Elle doit pourtant un
jour régner encore sur la terre; et c'est, comme on le prévoit sans
doute, au grand André _Gritti_ qu'il appartient de l'y rappeler.

[Note 893: C. LXI.]

[Note 894: C. LXXI. Les dix chants intermédiaires sont remplis par
Charlemagne, Roland, Olivier et les autres paladins.]

Renaud s'enfonce dans l'Afrique. Ayant pénétré jusqu'en Éthiopie, il
trouve dans un bois charmant un enfant ailé, qui voltige sur les
branches et le menace de ses flèches[895]. C'est l'Amour, dont le règne
est passé comme celui de la Justice, mais qui espère comme elle un
nouveau règne, quand la Nature aura produit le second chef-d'œuvre
qu'elle prépare. En attendant, il blesse Renaud d'un de ses traits.
C'est dans l'Inde qu'il doit trouver la Beauté qui peut le guérir. Il y
a loin; et cette fois ce n'est plus par eau qu'il fait le voyage, c'est
dans l'air. Un dragon fond sur lui, le prend dans ses griffes, s'envole,
et arrive en douze heures au-delà du Gange avec sa proie[896]. Il
l'enlevait ainsi pour le dévorer; mais Renaud une fois à terre, combat
le dragon et le tue. Il se met à chercher une belle Juive, dont la
renommée lui a fait le portrait. Chemin faisant, il trouve l'Espérance,
qui le prend d'abord par la main et pénètre ensuite dans son cœur.
Quoiqu'il marchât très-vite, il trouvait encore le chemin long et
pénible; mais il rencontre aussi le Temps, qui le prend sur ses épaules,
et l'emporte dans son vol rapide. Avec l'Amour, l'Espérance et le Temps,
il arrive enfin chez le père de sa belle Juive[897].

[Note 895: C. LXXX.]

[Note 896: C. XCV.]

[Note 897: C. XCVI.]

Je ne dis rien de ses amours, ni de ses guerres contre le roi de Cathay,
son rival, ni de toutes les autres aventures qui lui arrivent dans ce
pays. La meilleure est qu'il parvient à plaire à sa maîtresse, et qu'il
l'engage à prendre avec lui le chemin de la France; mais elle n'y
consent qu'à une condition un peu dure. Jusqu'alors elle a été chaste,
et veut l'être sept ans encore[898]. Renaud est donc obligé de jurer
qu'il ne la troublera point dans ce projet; il le jure, elle le croit,
et ils se mettent en route. Je passe encore leurs aventures et leurs
rencontres en chemin. La plus singulière est ce qui leur arrive dans une
certaine ville de Scythie, dont tous les habitants étaient aveugles. Ils
avaient pour roi un maudit borgne, qui abusait tyranniquement de la
supériorité que son œil lui donnait sur eux. Renaud le lui crève, et
rétablit ainsi l'égalité[899].

[Note 898: Part. II, c. IV.]

[Note 899: C. XX et XXI.]

Entre le mont Immaüs et la mer, les deux amants trouvent un homme tout
défiguré, difforme, sale et dégoûtant. Sa conversation avec eux est
curieuse. Jusqu'alors il a mené, leur dit-il, une vie errante et
vagabonde: il veut faire une fin et se fixer. Le lieu qui lui paraît le
plus propre à son but, c'est Rome; et il va s'y rendre, dans le dessein
de n'en plus sortir. Il est sûr de réussir si bien auprès des habitants
de ce pays, qu'il y portera toujours la couronne[900]. Le poëte
s'adresse alors à cette Rome si sainte, si inviolable dans sa foi et
dans l'exercice de toutes les vertus. «Prends garde, lui dit-il,
d'admettre jamais cet être hideux dans ton sein. S'il y pénètre une
fois, il te rendra, de glorieuse que tu es, infâme, sale et infecte
comme lui; le monde te nommera source de maux et de colère, mère des
Erreurs et de la Fraude. On ne verra plus en toi cette Rome chaste,
humble et pieuse; mais une courtisane effrontée. Tu ne seras plus Rome
enfin, mais la coupable Babylone, et les hommes appelleront sur ta tête
le feu du ciel.» Renaud est indigné de ce projet, et promet à celui qui
l'annonce qu'il n'y réussira pas. «Je connais le monde mieux que toi,
reprend le monstre, et je te réponds que je vais à Rome, que j'y serai
bien accueilli, que tant qu'elle existera, j'y existerai aussi
très-agréablement. Plus je vieillis, plus j'acquiers de forces. On m'y
traitera bien, te dis-je, et je suis certain de mon fait puisque l'on
m'appelle LE VICE. On ne m'y nourrira point comme la Vertu, d'eau et de
gland, mais de mets succulents, que les Dieux mêmes préféreraient à
l'ambroisie. On ne vêtira point mon corps de bure ou d'étoffes
grossières, mais de pourpre, de soie et d'or. J'y logerai dans des
appartements vastes et magnifiques, dans les palais des plus grands
seigneurs; et plus ils seront grands, plus ils s'empresseront de me
loger; et j'habiterai, si je ne me trompe, dans le plus grand de tous
les palais, avec ceux qui seront les premiers.» Renaud est outré de tant
d'impudence; il repousse le monstre et le chasse en le couvrant de
malédictions. Mais quel malheur que ces malédictions aient été vaines!
Car enfin le Vice a tenu parole: avec le temps, il est parvenu jusqu'à
Rome. Il s'y est fixé: il y habite avec les plus grands personnages.
Alors le poëte se donne carrière; et il invoque les puissances de la
terre et du ciel pour qu'elles viennent mettre fin à tant de désordres
et de scandales[901].

[Note 900:

        _. . . . . . . . . La mia persona
        Sarà da quelle genti si gradita
        Ch'io portarò fra lor sempre corona._
                            (C. XXVIII, à la fin.)]

[Note 901: C. XXIX.]

On voit par ce morceau satyrique, qui, s'il était écrit avec plus de
force, ne serait pas indigne du Dante, que depuis la Ligue de Cambrai,
Venise, quoique réconciliée en apparence avec les papes, conservait
d'amers souvenirs, et que le doge _Gritti_ n'était point du tout ami de
Rome; mais il faut se rappeler aussi quelle était l'existence politique
et morale de Rome lorsque ce poëme fut écrit, c'est-à-dire sous Léon X
et Clément VII.

Une autre rencontre était prédite depuis long-temps au paladin français.
La Nature lui avait annoncé qu'il trouverait la Fortune sa sœur dans les
plaines d'Asie. Il la trouve en effet au-delà de l'Euphrate[902]. Le
poëte emploie six chants entiers à décrire sa parure, ses attributs, son
char brillant et mobile, la foule innombrable qui la suit, les efforts
que font pour monter sur le char tous ceux qui peuvent en approcher, les
vicissitudes rapides qui les y élèvent et les en précipitent, enfin tout
ce qui peut entrer dans cette grande allégorie. Renaud interroge la
Fortune; elle dévoile dans ses réponses l'inconséquence qui la dirige et
le caprice de ses choix. Ce qu'elle dit sur le genre de noblesse qu'elle
distribue n'est pas propre à en inspirer l'estime[903]. Renaud finit par
lui demander quand elle fixera l'inconstance de sa roue; et la Fortune
ne manque pas d'indiquer le temps où vivront André _Gritti_ et la grande
et belle dame qu'elle désigne encore, mais qu'elle ne nomme pas.

[Note 902: C. XXXIII.]

[Note 903: C. XXXVI.]

Le héros voyageur se préparait à revenir en Europe, lorsqu'il apprend
que Charlemagne approche de l'Euphrate avec ses paladins pour aller
conquérir la Terre-Sainte. Il va au-devant des chrétiens avec sa belle
Juive, arrive au moment où ils sont aux mains avec l'innombrable armée
du soudan d'Égypte, et contribue puissamment à la victoire. Elle avait
été long-temps disputée; aussi les Sarrazins perdirent-ils dans cette
journée un million d'hommes, moins 44,000, tandis que la perte des
Francs ne fut que de vingt-trois personnes[904]. Renaud rentre en grâce,
par cet exploit, auprès de Charlemagne; mais il lui reste un voyage à
faire, et malgré tout ce que l'empereur emploie pour le retenir, sa
belle Juive et lui vont chercher la montagne au haut de laquelle habite
la Vertu[905]. Le pays où elle est située est la Grèce, et cette
montagne n'est autre que le Parnasse[906]. Les deux amants y gravissent
ensemble, et après avoir traversé le séjour harmonieux d'Apollon et des
Muses dont ils entendent les concerts, ils arrivent sur le sommet, au
temple que la Vertu habite. Ce temple est rempli de siéges, brillants
d'or et de pierreries, placés à différents degrés d'élévation, et plus
ou moins près du trône de la déesse[907]. Les deux siéges qui en sont le
plus voisins sont vides. Sur les autres, ou vides ou occupés par des
personnages vénérables, on voit inscrits les noms de ceux qui les
remplissent ou qui doivent un jour les remplir. Dans les premiers, sont
assis tous les anciens sages, les philosophes, les héros, les femmes
célèbres par leurs vertus, les poëtes. Sur les siéges destinés à ces
derniers, mais encore vacants, on lit d'abord les noms de Dante, de
Pétrarque et de Boccace; puis un grand nombre de noms plus ou moins
illustres dans la poésie et dans les lettres aux quatorzième et
quinzième siècles, ensuite une seconde liste de noms fameux dans la
seizième. L'auteur y fait entrer ceux de ses plus illustres
contemporains et de ses meilleurs amis. Il croit même que Renaud y a lu
le nom de _Lodovici_, qui est le sien[908]. La déesse trace tout à coup
sur les deux siéges qui étaient le plus près d'elle les deux noms qui y
manquaient encore; et ce sont toujours ceux du doge _Gritti_ et de cette
grande et belle dame, pour qui l'auteur se consume inutilement depuis
dix années. Nouveaux éloges et de _Gritti_ et de la dame. Renaud descend
enfin de la montagne, l'ame remplie des grandes leçons qu'il a reçues:
il s'embarque, prend le chemin de France, et trouve en mer, non la
flotte, mais l'immense vaisseau impérial, orné de tous les attributs du
triomphe, que Charlemagne, après avoir conquis Jérusalem et toute la
Terre-Sainte, avait fait construire pour revenir, avec ses paladins,
dans ses états. Renaud est reçu à bord avec la plus grande joie; et
Charles arrive enfin triomphant en Provence, non sans avoir encore
remporté, avec son seul vaisseau, sur la grande flotte des infidèles,
une brillante victoire.

[Note 904:

        _Moriro alhor di men d'un millione_
        _Quaranta quattro millia Sarracini;
        E'n quei di Francia venti tre personne._
                                        (C. LXVII.)

Roland seul avait tué de sa main quatre-vingt mille quarante-huit hommes
et six géants; les autres paladins autant à proportion.]

[Note 905: Il est singulier que l'auteur, qui en général est fort
grave, ait gardé pour ce moment la rencontre de deux pélerins et de
_Rosanella_ leur maîtresse à frais communs, qui s'arrêtent la nuit dans
un ermitage, où frère Antenor fait avec _Rosanella_ ce que font en
pareil cas tous les moines du _Décaméron_, et qu'il ait conté cette
aventure plus librement que Boccace lui-même (c. LXXII et LXXIII). Un
peu plus loin, Renaud et sa compagne trouvent dans les bois un homme nu,
qui a quatre grandes cornes, et qui va se cachant et pleurant à chaudes
larmes. Ils apprennent de lui qu'il avait cru posséder la jeune femme la
plus vertueuse et la plus chaste; pour preuve de sa confiance, il avait
conjuré le ciel de manifester par des signes visibles si elle lui était
fidèle ou si elle ne l'était pas; et aussitôt ce quadruple ornement
s'était montré sur sa tête. Renaud, d'un seul coup de son épée
Frusberte, lui abat cette incommode parure, veut l'engager à se consoler
et à quitter les bois; mais le sauvage y veut rester, et continue de se
désoler, quoique Renaud lui assure que ce qui lui est arrivé arrive à
tout le monde, et que tout le monde s'en fait un jeu:

        _C'haver le corna in testa adesso è un gioco._
                                              (C. LXXXVII.)

On ne conçoit pas comment le poëte a réservé ces deux traits d'un moine
libertin et de deux paires de cornes, pour les placer entre la conquête
de la Terre-Sainte et le voyage au temple de la Vertu.]

[Note 906: C. LXXX et suiv.]

[Note 907: C. LXXXVI.]

[Note 908: C. LXXXVIII.]

Il est trop aisé de sentir les vices d'une pareille fable, interrompue à
tout moment par les expéditions de Charlemagne et par les digressions de
l'auteur. Les visions allégoriques de Renaud, amenées et présentées
sans art et sans vraisemblance, ont néanmoins un but philosophique
très-remarquable et qui peut-être les ferait lire, s'il ne manquait au
poëme entier ce qui seul fait lire les ouvrages, le style. C'est un
défaut commun au plus grand nombre des poëmes de cette époque et de ce
genre. La tentative que fit _Lodovici_ d'employer la _terza rima_, dans
l'épopée ne réussit pas; et personne n'osa la renouveler après lui.

Les noms de Charlemagne, de Roland et de Renaud ne décorèrent pas seuls
les titres de ces poëmes: Roger fut le sujet de quatre ou cinq, dans
lesquels des poëtes peu connus célébrèrent ses exploits[909], ses
regrets[910], sa mort[911], sa vengeance[912], et même _Ruggieretto_ son
fils[913].

[Note 909: _Di Ruggiero, canti_ IV _di battaglia_, par un certain
_Bartolommeo Horiuolo_, Venezia, 1543, in-4º.]

[Note 910: _Il pianto di Ruggiero, di Tommaso Costo, da lui medesimo
correcto, ampliato_, etc., Napoli, 1582, in-4º.]

[Note 911: _La morte di Ruggiero continuata alla meteria
dell'Ariosto, di Giamb. Pescatore, canti_ XXX, Vinegia, 1549, petit
in-4º, 1551, 1557, in-8º.]

[Note 912: _Le vendetta di Ruggiero continuata alla materia
dell'Ariosto, di Giamb. Pescatore, canti_ XXV, Vinegia 1556, in-4º. On a
encore sur ce sujet, outre l'_Angelica innamorata_ dont nous avons parlé
ci-dessus, _la continuazione di Orlando furioso colla morte di Ruggiero,
di Sigismondo Paoluccio delle il Filogenio_, Venezia, 1543, in-4º.
_canti_ LXIII.]

[Note 913: _Ruggieretto figliuolo di Ruggiero, re di Bulgaria con
ogni riuscimento di tutte le magnanime sue imprese_, etc., _per M.
Panfilo de' Rinaldi da Siruolo, Anconitano_, Vinegia, 1555, in-4º.,
_canti_ XLVI.]

D'autres chantèrent les amours de Marfise, sa sœur[914], et ses
bizarreries[915]; elle fut aussi chantée par cet effronté de Pierre
Aretin, dont l'esprit inconstant se portait sur tous les genres et ne
réussit véritablement que dans celui qui l'a rendu le chef des écrivains
sans retenue et sans pudeur: il entreprit un poëme de Marfise[916], et
n'alla pas plus loin que le second chant: il en entreprit un autre _des
larmes d'Angélique_[917], et son essor poétique s'arrêta de même au
second pas. Une _Bradamante jalouse_[918] ne put aller au-delà de cinq
chants; un _Richardet amoureux_ resta imparfait au quatrième[919].
Astolphe parut aussi deux fois dans le monde poétique, sous deux titres
différents[920]. On y vit paraître un _Artemidoro_, fils prétendu de
Charlemagne[921], et un _Argentino_, qui, dans trois différentes
parties, ne comprend pas moins que la délivrance de la Terre-Sainte, de
Trébisonde, de Paris et de Rome[922]. On vit enfin un Belisard, frère de
Roland[923]; et pour finir cette liste par le nom du paladin, principal
acteur dans tous ces poëmes chevaleresques, la vie et la mort de
Saint-Roland furent la matière d'un poëme[924] qui promet de
l'édification, mais où l'on ne trouve que de l'ennui.

[Note 914: _Amor di Marfisa del Danese Cataneo_, Venezia, 1561,
in-4º. Ce poëme n'est qu'en vingt-quatre chants; il en avait quarante,
mais l'auteur, qui était Vénitien, s'étant trouvé à Rome lorsqu'elle fut
saccagée par l'armée du connétable de Bourbon, y perdit les seize autres
chants. Il mourut à Padoue en 1573. Le Tasse a fait l'éloge du poëme de
_Cataneo_ dans l'Avis aux lecteurs qui précède son _Rinaldo_; il le loue
surtout d'avoir observé les préceptes d'Aristote. (Voyez _Opere di T.
Tasso_, Florence, 6 vol. in-fol., 1724, t. II.) Maïs, comme l'observe le
_Quadrio_ (t. VI, p. 575), peut-être le Tasse, dans un âge plus mûr, en
eût-il jugé autrement.]

[Note 915: Voyez ci-dessus, p. 552, note 2.]

[Note 916: _Due primi canti di Marfisa del divino Pietro Aretino_,
in-4º., sans date.]

[Note 917: _Delle lagrime d'Angelica di M. Pietro Aretino, due primi
canti_, 1538, in 8º. Ces deux essais de poëmes ont été réimprimés
ensemble, et ensuite réunis à un autre petit poëme du même auteur,
intitulé _la Sirena_, en soixante octaves, à Venise, 1630, in-24.]

[Note 918: _Bradamante gelosa, di M. Seconda Tarentino_, première
édition inconnue; la deuxième corrigée et ornée de figures, Venise,
1619, in-8º.]

[Note 919: _Quattro canti di Ricciardetto innamorato, di M. Giovan
Pietro Civeri, colle figure di messer Cipriano Fortebraccio_, Venezia,
1595, in-8º.; Piacenza, 1602, in-8º.]

[Note 920: _Astolfo borioso di Marco Guazzo, Mantovano_, Venezia,
1523, in-4º.; _tutto riformato ed accresciuto dall' autore_, Venezia,
1532, in-4º.--_Astolfo innamorato di Antonio Legname, Padovano, libro
d'arme e d'amore_, Vinegia, 1532; _canti_ XI, in-4º.]

[Note 921: _Artemidoro di Mario Teluccini soprannomia ato il Bernia,
dove si contengono le prodezze degli antipodi_, Venezia, 1566, in-4º.,
_canti_ XLIII.]

[Note 922: _Libro nuovo di battaglie, chiamato Argentino nel quale
si tratta della liberazione di Terra-Santa_, etc., _di Michele
Bonsignori Perugino_. Peruzia, 1521, in-4º.]

[Note 923: _Belisardo fratello del conte Orlando, dal strenuo
milite_ _Marco di Guazzi, Mantovano_, Venezia, 1525, 1533 et 1534,
in-4º., divisé en trois livres, contenant vingt-neuf chants, et laissé
imparfait par l'auteur. Il avait donné auparavant l'_Astolfo boioso_,
voyez page précédente, note 3; il était né à Padoue, mais d'une famille
originaire de Mantoue, et prit dans tous ses ouvrages le titre de
_Mantavano_. Il s'y nomme tantôt _di Guazzi_, et tantôt simplement
_Guazzo_.]

[Note 924: _Di Orlando santo, vita e morte con venti mila cristiani
uccisi in Roncisvalle, cavata dal Catalogo de' santi, di Giulio Cornelio
Gratiano, libri_ (_cioè canti_) VIII, Trivigi, 1597, in-12; Venezia,
1639, in-12.]

Dans la généalogie fabuleuse de Charlemagne, on a vu que Beuve d'Antone
descendait de Constantin au même degré que Pepin, père de Charles[925].
Beuve eut trois fils, dont le second fut Sinibalde; et l'un des
descendants de ce Sinibalde fut un certain Guérin de _Durazzo_, prince
de Tarente, surnommé _il Meschino_ (le malheureux ou le misérable), soit
à cause des aventures de sa jeunesse, soit parce que _Fioravante_, l'un
de ses aïeux, avait porté le même surnom. Ce Guérin fut le héros d'un
ancien roman, soit français très-anciennement traduit en italien, soit
italien traduit en très-vieux français. Le succès qu'il avait eu en
prose italienne, où il avait été réimprimé plusieurs fois, engagea
Tullie d'Aragon, femme poëte, alors très-célèbre, à le mettre en
vers[926]. J'ai dit précédemment ce qui m'a paru de plus vraisemblable
sur le roman, où l'on a prétendu que le Dante avait pu prendre en partie
l'idée de son Enfer[927]; j'ajouterai ici quelque chose sur le poëme et
sur son auteur; et c'est par-là que je terminerai cette longue série de
poëmes relatifs à Charlemagne, à ses paladins, à leurs familles, et aux
Sarrazins ses ennemis.

[Note 925: Voyez ci-dessus, p. 167.]

[Note 926: Elle assure dans son Avis aux lecteurs qu'elle l'a
versifié d'après un livre écrit en langue espagnole; mais il serait
singulier qu'elle ne connût que cette traduction, tandis que le roman
italien, imprimé dès 1473, réimprimé trois fois avant la fin du
quinzième siècle, et plusieurs fois encore dans le seizième, devait être
moins rare en Italie qu'une traduction espagnole.]

[Note 927: Voyez t. II de cette _Hist. littér._, p. 24, 25 et 26.]

Tullie d'Aragon porta toute sa vie avec orgueil ce nom illustre,
quoiqu'il lui rappelât une naissance illégitime, dont on ne croirait pas
que l'orgueil pût tirer parti. La fille naturelle d'un archevêque, d'un
cardinal avait sans doute des préjugés contre elle dans le monde, mais
ce cardinal était d'une maison qui avait régné à Naples, qui régnait
encore en Espagne, et dès-lors d'autres préjugés combattaient et
faisaient taire les premiers. Le cardinal _Tagliavia_ d'Aragon,
archevêque de Palerme, père de Tullie[928], lui assura deux grands
biens, une éducation très-cultivée et une fortune indépendante. La
nature avait plus fait encore en lui donnant tout ce que l'esprit, la
grâce et la beauté réunis ont d'attrait et de puissance. Elle paraissait
toujours avec un éclat de parure qui relevait encore ses dons naturels;
sa voix, son chant, son entretien, ses poésies achevaient le charme; et
l'historien le plus sage[929] ne nie pas que si cette fille de l'amour
en alluma souvent la flamme dans les autres, il n'y ait eu, pour son
propre compte, quelque chose à lui reprocher. A Rome, où elle habita
plusieurs années, elle tenait une espèce de cour; on y voyait des
littérateurs, des poëtes, des prélats, des cardinaux; et ses galanteries
furent si publiques, qu'à son départ pour Bologne, le mordant Pasquin
lança contre elle les traits les plus piquants[930]. Son ami le plus
intime et le plus favorisé paraît avoir été le poëte _Muzio_, dont nous
aurons plus d'une occasion de parler. A Bologne, à Ferrare, à Venise, sa
vie fut à peu près la même[931]; l'âge l'avertit enfin d'en changer.
Elle se retira de bonne grâce, alla se fixer à Florence, sous la
protection de la duchesse Éléonore de Tolède, femme de Cosme Ier., qui
n'était encore que duc de Florence. Elle y vécut avec dignité, atteignit
la vieillesse, et pour dernière faveur de la fortune, fut dispensée par
la mort du malheur de la décrépitude.

[Note 928: Sa mère, que le cardinal connut à Rome, était une jolie
femme de Ferrare, qu'on ne connaît que sous le nom de _Giulia_.]

[Note 929: Tiraboschi, t. VII, part. III, p. 45, dit en parlant
d'elle: _Questa celebre rimatrice che fu frutto d'amore e ne accese, non
senza qualche sua taccia, le fiamme in molti._]

[Note 930: Dans un _capitolo_ satyrique, intitulé; _Pasione d'amor
di maestro Pasquino per la partita della signora Tullia, e martello
grande delle pavere cartigiane di Roma con le allegrezze delle
Bolognese._ (Tirab., _ub. sup._)]

[Note 931: Nous verrons bientôt (chap. XII) des preuves de la
manière dont elle vécut à Venise.]

Ses _Rime_ ou poésies diverses[932] lui donnent un rang parmi les
lyriques italiens de ce siècle. Elle n'a écrit en prose qu'un dialogue
sur l'amour[933], où elle examine très-sérieusement avec deux
philosophes de ses amis[934], si l'amour et l'action d'aimer sont ou ne
sont pas la même chose; si l'amour doit ou ne doit pas avoir un terme ou
une fin, et autres questions pareilles. Ce fut depuis sa réforme qu'elle
écrivit son poëme, dont le héros est un modèle de piété autant que de
courage, et n'est pas moins bon chrétien que brave guerrier[935]. Elle
souffrait de voir que tous les livres qui servaient à l'amusement des
femmes fussent remplis de choses lascives et déshonnêtes[936]. Boccace
surtout lui donnait un terrible scandale; elle lui reprochait sévèrement
de n'avoir épargné l'honneur ni des femmes mariées, ni des veuves, ni
des religieuses, ni des vierges vivant dans le monde, ni enfin quelque
honneur que ce soit[937]. Elle reprochait de même à tous les poëmes
romanesques, depuis le _Morgante_ jusqu'au _Roland furieux_, de contenir
de ces détails si licencieux et si lascifs que non-seulement les
religieuses, les demoiselles, les veuves, les femmes mariées, mais les
filles publiques mêmes prenaient bien garde que l'on ne vit ces poëmes
dans leurs maisons; «car ce n'est pas chose nouvelle, ajoute la bonne
Tullie, de voir qu'il arrive à une femme, soit par nécessité, soit par
quelque autre mésaventure, de faire folie de son corps[938], et qu'il ne
lui convienne peut-être pas plus qu'aux autres femmes d'être malhonnête
et dissolue dans son langage et dans le reste de sa conduite.» Elle se
mit donc à chercher quelque histoire honnête et récréative qu'elle pût
mettre en vers et qui ne procurât aux personnes de son sexe que
d'innocents plaisirs. Elle s'arrêta enfin à celle de Guérin _Durazzo_,
histoire toute chaste, toute pure, toute chrétienne, que la vierge la
plus intacte peut lire sans scrupule et sans danger.

[Note 932: Venise, 1547, in-8º., réimprimées plusieurs fois.]

[Note 933: _Dialogo dell' infinita d'amore_, Venise, 1547, in-8º.]

[Note 934: L'un est le célèbre _Benedetto Varchi_, l'autre Lactance
_Benucci_, beaucoup moins connu.]

[Note 935: _Il Meschino altramente detto il Guerrino fatto in ottava
rima dalla signora Tullia d'Aragona_, etc., Venetia, 1560, in-4º.]

[Note 936: C'est elle-même qui le dit dans l'Avis aux lecteurs qui
précède son poëme.]

[Note 937: _Non perdonando ad onor di donne maritate, non di vedove,
non di monache, non di vergini secolari, non di commari, non di compari,
non d'amici fra loro, non di preti, non di frati, e finalmente non di
prelati, ne di Cristo et di Dio stesso,_ etc. (_Loc. cit._)]

[Note 938: Vieille expression proverbiale qui me paraît rendre le
mieux celle dont Tullie se sert ici: _Non essendo però cosa nuova che ad
una donna per necessità, o per altra malaventura sua, sia avenuto di
cader_ in errore del corpo suo, _e tutta via si disconvenga, non men
forse a lei che all'altre, l'esser disonesta e sconcia nel parlare e
nell'altre case._ (_Ibid._)]

En effet, cet intrépide chevalier qui ignore sa naissance, qui va
partout cherchant son père, se recommandant à Dieu, redressant les
torts, replaçant les rois sur leurs trônes, pourfendant les géants et
les oppresseurs, arrivant, comme Énée, chez la Sibylle de Cumes,
apprenant d'elle, et de quel sang il est né, et ce qu'il doit faire pour
pénétrer jusqu'au centre de la terre, par le puits de St.-Patrice;
allant en Irlande chercher ce puits, y descendant instruit par de bons
ermites à conjurer par le nom de Jésus tous les dangers qui vont le
menacer, toutes les diableries dont il va être témoin, se faisant, dans
toutes ces longues épreuves, un rempart de ce nom et du signe révéré des
chrétiens, n'a rien qui puisse effaroucher la pudeur. Et pourtant une de
ces épreuves se sent beaucoup trop encore des anciens penchants de
Tullie; c'est celle que l'antique Sibylle lui fait subir dans sa demeure
souterraine. Elle s'y est conservée toute jeune et toute fraîche, au
moyen d'un changement de peau qu'elle éprouve toutes les semaines,
lorsqu'elle est transformée en couleuvre, car l'imagination moderne du
vieux romancier n'a pas manqué de faire de cette Sibylle une fée. Elle
reçoit donc le chevalier comme l'aurait reçu Alcine. Le soir enfin,
après un souper délicat et splendide, voulant prendre sa revanche d'une
première tentative qui lui avait mal réussi, elle conduit Guérin dans
une chambre éclairée par deux grosses escarboucles; elle le fait mettre
au lit, s'y met sans façon près de lui, et nul détail n'est épargné
pour nous faire comprendre à quel péril le _Meschino_ était exposé, s'il
n'eût employé la recette du saint nom, qui le tire de tous les mauvais
pas[939].

[Note 939:

          _Fe por nel letto il cavaliero intanto,
          Ed ella ignuda gli si pose a canto.
        Se sarai buon guerrier, se sarai forte,
          Contr' a i colpi mortali, or fia mestiero
          Guerrin, se vuoi scampar l'eterna morte._

          _Pur sei di carne e d' ossa, cavaliero;
          Eccoti le belleze accanto scorte,
          Rimira il viso bello e non altiero.
          La luce quel bel petto ti dimostra
          Dove di pari amor con gli occhi giostra,
        Ecco le svelte e pure braccia, dove
          Vena non macchia il terso avario puro;
          Nessuna delle tonde peppe move
          Ordin dal luogo suo; come si duro
          Quivi ti tien_? etc. . . . . . . . .
        _Ella, ch' a gli occhi il debita tributo
          Ha dato di Guerrin, per fare a pieno
          Che'l piacer sia d'apresso conosciuto,
          Accosta il petto del Meschino al seno,
          E comincia il carnal dolce saluto.
          Il cavalier si strugge e si vien meno,
          Com' à uno a chi bevanda avelanata
          In una sete estrema gli sia data._
          . . . . . . . . . . . . . . . . . .
          _Tornagli a mente il dir di quei romiti
          E disse al fin, per no restar cattivo:
          Tu via e veritade e somma vita,
          Tu Cristo Nazareno, ora m'aita.
        Tre volte nel suo cor tacito disse
          Queste di sacro pien sante parole
          Ch' ebbero forza far ch' ella partisse,
          Del letto, se ben vuole ò se non vuole,_ etc.
                                                 (C. XXV.)]

Je dois ajouter, en conscience, que les plus vifs de ces détails ne sont
point dans le vieux roman italien en prose[940], et ne sont dus qu'à la
muse dévote qui s'était emparée de ce sujet, tant les premières
habitudes ont d'empire! Au reste ce chant comme tous les autres,
commence par une prière ou invocation adressée au Très-Haut, et ensuite
à la Sainte-Trinité, pour qu'ils soient toujours en aide au bon
chevalier. Tous ces débuts de chants sont des prières à peu près
semblables. Enfin, à ce seul endroit près, que l'on peut passer si l'on
veut, comme on est averti dans l'Arioste de passer la Nouvelle de
Joconde, tout respire dans ce poëme l'édification la plus parfaite. Si
l'on en excepte ce seul chant, ni femme, ni veuve, ni vierge ne se
durent croire obligées de cacher un si chaste ouvrage. Mais
éprouvèrent-elles le même attrait à le lire; et ce dangereux _Orlando_
ne se glissa-t-il pas souvent sous le pupître, sur lequel l'édifiant
_Meschino_ était ouvert?

[Note 940: Voyez le chap. CXLVI de la première édition, 1473,
in-fol. _Come la Sibilla molto instava Guerrino di Luxuria_, etc.]



NOTES AJOUTÉES.

Page 157, addition à la note[3].--Ce titre de _Lancelot de la
Charrette_, donné par Chrestien de Troyes à l'un de ses romans, n'est
fondé, ni, comme quelques auteurs l'avaient avancé, sur ce que la mère
de Lancelot était accouchée de lui dans une charrette, ni, comme l'a
plus récemment écrit M. Chénier, parce que la méchante fée Morgane
enferma plusieurs fois Lancelot dans le château de _la Charrette_. Ce
n'est pas non plus, comme il l'a cru, la seconde partie seulement,
ajoutée par Godefroy de Ligny, qui porte ce titre, c'est le roman tout
entier commencé par Chrestien, et fini par ce continuateur; et l'auteur
lui donne ce titre à cause du grand rôle qu'une charrette y joue.
Lancelot, qui cherche de tous côtés la reine Genèvre, est engagé par un
méchant nain à monter, pour la joindre plus vite, dans une charrette
qu'il conduit. Or cette voiture était alors celle où l'on ne plaçait que
les criminels condamnés à mort pour des crimes honteux.

        De ce servoit charrette lors
        Dont li piloris servent ors;
        Et en chascune boene vile
        Ou ors en a plus de trois mile,
        N'en avoit à cel tens que une
        Et cele estoit à ces comune.
        . . . . . . . . . . . . . . . . .
        Qui a forfeit estoit repris
        S'estoit sur la charrette mis
        Et menez par totes les rues;
        S'avoit totes honors perdues,
        Ne puiz n'estoit à Cort oïz
        Ne énorez, ne conjoïz[941].

[Note 941: Manuscrit de la Bibl. imp., fonds de Cangé, Nº. 78.]

Lancelot, qui a été vu dans cet équipage, fait long-temps les exploits
les plus étonnants, sans pouvoir effacer le mauvais effet que la vue de
sa voiture a produit; ce qui fait naître, l'un après l'autre, plusieurs
incidents singuliers. Dans le grand roman de Lancelot-du-Lac, ce héros
est en effet détenu par la fée Morgane au _château de la Charrette_;
mais le romancier ne dit pas l'origine de ce nom; rien n'annonce dans ce
château ce qui le lui a fait donner, et il n'y a aucune liaison entre
cet épisode et le roman commencé par Chrestien de Troyes. Dans son
discours sur les anciens romans français, imprimé en 1809 (_Mercure_ du
14 octobre), M. Chénier, dont la perte prématurée a été si douloureuse
pour tous ceux qui préfèrent la gloire littéraire de la France à un sot
esprit de parti, a fort bien démêlé quelques erreurs des écrivains qui
ont traité avant lui cette matière; mais il est lui-même tombé dans
quelques autres. Il ne croit point que les romans en prose aient précédé
nos vieux romans en vers; il fait deux poëtes de Huistace, auteur du
_Brut_, et de Gasse auteur du _Rou_, quoique maître Gasse, Vace,
Vistace, Huistace, et comme quelques-uns l'ont appelé, Eustace ou
Eustache, ne soient très-probablement que le même poëte. Au contraire,
il veut que Chrestien de Troyes soit le même que Manessier ou Menessier,
et il affirme que ce dernier nom est le véritable (erreur, au reste,
qu'il partage avec la plupart de nos historiographes et biographes
littéraires), tandis que Manessier ne fut que le second continuateur du
roman de Perceval le Gallois, que Gaultier de Denet continua le premier
après Chrestien; il fait vivre sous Léon X le _Bojardo_, qui était mort
avant la fin du quinzième siècle, etc. Ces inexactitudes et quelques
autres semblables n'empêchent pas qu'il ne soit infiniment à regretter
que M. Chénier n'ait pas achevé l'ouvrage dont ce Discours fait partie.
En revoyant son travail, il les eût facilement reconnues et corrigées,
et nous aurions sur l'histoire de notre littérature un bon ouvrage qui
nous manque, et que personne n'est en état de faire aussi bien que lui.

Page 160, ligne 10.--«Il est certain que le succès de cette dernière
fiction (Artus et sa Table ronde) avait précédé de plus d'un siècle,
même en France, celui de l'autre (Charlemagne et ses
pairs.)»--Cependant, si l'on en croit M. de Caylus[942], la fable de
Charlemagne avait non-seulement précédé la fable d'Artus, mais lui avait
servi de modèle. Les Anglais ne voulurent pas nous céder en fictions
héroïques; ils opposèrent un de leurs héros au nôtre, et une chevalerie
britannique à notre chevalerie. Les choses allèrent même plus loin. Les
Français prétendaient descendre de Francus et d'Hector; les Anglais
voulurent descendre de Brutus, fils d'Ascagne et petit-fils d'Énée.
L'histoire prétendue de Geoffroy de Monmouth consacra cette filiation. A
l'égard de l'antiquité, les choses devenaient donc égales entre eux et
nous; et le choix qu'ils firent d'Artus pour leur héros dans le moyen
âge, leur donnait sur nous l'avantage d'environ deux siècles
d'antériorité; en sorte, comme le dit M. de Caylus[943], que le règne de
Charlemagne devenait une copie du sien.

[Note 942: _Academ. des Inscr._, t. XXIII, Histoire, p. 239.]

[Note 943: _Ibidem._]

Les rapports entre Charlemagne et Artus sont sensibles, et en accordant,
avec M. de Caylus, la priorité aux fables qui portent le nom de Turpin,
l'imitation dans les autres est mal voilée. «Artus et Charlemagne,
dit-il, ont chacun un neveu très-brave, qu'ils ont aimé uniquement;
Roland et Gauvain ont joué le même rôle. Personne n'ignore la quantité
de guerres que Charlemagne eut à soutenir; Artus, aussi grand
guerroyeur, en a soutenu douze. Ils ont tous deux combattu les païens;
tous deux ont eu affaire aux Saxons; tous deux ont fait grand nombre de
voyages; la générosité à donner le butin à leurs capitaines est la même
dans l'un et dans l'autre. Charlemagne était sobre, sa table était
frugale; il n'y admettait ses amis et les grands de son royaume qu'aux
jours de fêtes solennelles. Artus a tenu exactement la même conduite.
Les douze pairs de l'un répondent aux douze chevaliers de la Table ronde
de l'autre....» S'il n'est parlé des douze pairs dans notre histoire que
long-temps après Charlemagne, l'établissement de la Table ronde ne se
trouve nulle part; l'auteur du _Brut_ convient lui-même que toute cette
histoire est pleine de fables[944]; il dit aussi que ce qu'on rapporte
du roi Artus n'est ni tout-à-fait vrai, ni tout-à-fait faux[945], mais
qu'on a fait beaucoup de contes auxquels son courage et ses grandes
qualités ont donné lieu, etc. «Il est donc très-vraisemblable, conclut
M. de Caylus, que toute l'histoire d'Artus s'est formée sur celle de
Charlemagne; que le règne de ce dernier prince a été la source de toutes
les idées romanesques qui ont germé dans les siècles suivants; et
qu'avant les romans qui nous restent, il y en avait de plus abrégés qui
ont servi de canevas à tant d'imaginations bizarres[946].»

[Note 944:

        Fist Artus la réonde table
        Dont Bretons dient mainte fable.]

[Note 945:

        Ne tot mensonge ne tot voir,
        Ne tot folie ne tot savoir.]

[Note 946: _Ub. supr._, p. 243.]

Cela est très-bien s'il ne s'agit de décider qu'entre la Chronique de
Turpin et celle de Geoffroy de Montmouth; mais si Thélésin et Melkin ont
existé dès le sixième siècle; si l'un, contemporain d'Artus, a fait un
livre des exploits de ce roi[947]; si l'autre a écrit peu de temps après
sur Artus et sa Table ronde[948], l'imitation restant sensible, c'est
nous, et non plus les Anglais qui sommes les imitateurs. Il resterait à
examiner si ces deux auteurs, dont deux bibliographes ont parlé, mais
dont M. Warton, dernier historien de la poésie anglaise, ne parle
pas[949], ont en effet existé, et s'ils ont écrit les histoires qu'on
leur attribue, mais dont il n'existe aucune édition, et dont on ne cite
aucun manuscrit: c'est une question que je crois n'avoir point été
encore examinée, et que je renvoie, comme digne de l'être, aux
archéologues britanniques.

[Note 947: _Acta regis Arthuri_, l. I. Voyez ci-dessus, p. 123, note
1.]

[Note 948: _De regis Arthuri mensâ rotundâ_, l. I. _Ibid._, note 2.]

[Note 949: Il ne parle du moins de Thélésin que comme d'un barde, et
ne dit mot de Melkin. Voyez ci-dessus, p. 132, note 1.]

Page 342, ligne 1.--«Il (le _Bojardo_) était certainement poëte par
l'imagination; mais on risque peu de se tromper en disant qu'il l'était
beaucoup moins par le style.»--La preuve en est dans la réforme que le
poëme entier a subie, et qui rend très-difficile, en Italie même, à plus
forte raison en France, de se le procurer dans l'état où le _Bojardo_
l'avait laissé. Après quatre ou cinq éditions du texte seul, après les
deux ou trois qui avaient paru avec la continuation d'_Agostini_, le
_Domenichi_ en voulut donner une qui fût purgée de tous les défauts que
l'auteur y eût corrigés lui-même, si la mort ne l'eût prévenu, et de
ceux que l'état de corruption où la langue était retombée de son temps,
ne lui avait pas permis d'apercevoir. Son édition a pour titre: _Orlando
innamorato del sig. Matteo Maria Bojardo, conte di Scandiano, insieme
co i tre libri di Niccolo degli Agostini, nuovamente riformato per M.
Lodovico Domenichi_, etc., _Vinegia, appresso Girolamo Scotto_, 1745,
in-4º. Il dit dans sa dédicace, adressée à _Giberto Pio di Sassuolo: «V.
S. illma. havrà da me l'Orlando innamorato del Bojardo..... e l'havrà
riformato in meglio in quei luoghi, dove l'autore prevenuto dalla morte
e impedito dalla rozzezza del suo tempo, nel quale questa lingua
italiana desiderava la pulitezza de i nostri giorni, non gli puote dar
quello ornamento, ch' era dell' animo suo._» Cette édition est celle
dont j'ai tiré les citations répandues dans les notes de ce chapitre VI.
J'ai pensé qu'étant plus rapprochées du style moderne, elles
conviendraient à plus de lecteurs. J'avais cependant sous les yeux la
dernière édition antérieure à la réformation du _Domenichi_, _Vinegia_,
1539, in-4º.; et, pour satisfaire ceux qui peuvent être curieux de ces
détails, je finirai ce qui regarde l'_Orlando innamorato_, en
rapprochant ici les trois premières stances originales du _Bojardo_ de
celles de son réformateur.

STANCES ORIGINALES.

        Signori e cavallier che v'adunati
          Per odir cose dilettose e nove
          Stati attenti, quieti, et ascoltati
          La bell' historia che'l mio canto move.
          Et odereti i gesti smisurati,
          L'alta fatica e le mirabil prove
          Che fece il franco Orlando per amore,
          Nel tempo del re Carlo imperatore.

        Non vi par già, signor, maraviglioso
          Odir contar d'Orlando innamorato
          Che qualunque nel mondo è più orgoglios
          E d'amor vinto al tutto e soggiogato,
          Nè forte braccio, nè ardire animoso,
          Nè scudo ò maglia, ne brando affilato,
          Nè altra possanza può mai far diffesa
          Ch' al fin non sia d'amor battuta e presa.

        Questa novella è nota a poca gente,
          Perchè Turpino istesso la nascose
          Credendo forsi a quel conte valente,
          Esser le sue scritture dispettose,
          Poichè contra ad amor pur fu perdente
          Colui che vinse tutte le altre cose,
          Dico d'Orlando, il cavalier adatto;
          Non più parole, hormai veniamo al fatto.

STANCES RÉFORMÉES.

        Se come mostra il taciturno aspetto,
          Signori e cavallier, sete adunati
          Per haver dal mio canto alcun diletto,
          Piaciavi di silentio esser mi grati;
          Che dirve cose nuove io vi prometto
          Prove d'arme ed affetti innamorati
          D'Orlando, in seguitar Marte e Cupido;
          Onde n'è giunto al secol nostro il grido.

        Forse parrà di maraviglia degno,
          Che ne l'alma d'Orlando entrasse amore,
          Sendo egli stato a più d'un chiaro segno
          Di maturo saper, di saggio core;
          Ma non è al mondo così scaltro ingegno,
          Che non s'accenda d'amoroso ardore,
          Testimonio ne fan l'antiche curie
          Dove ne son mille memorie sparte.

        Questa historia fin hor poco palese
          E stata per industria di Turpino;_
          _Che di lasciarla uscir sempre contese
          Per non ingiuriar il paladino;
          Il qual poiche ad Amor prigion si rese
          Quasi a perder se stesso andò vicino.
          Però fu lo scrittor saggio ed accorto,
          Che far non volse al caro amico torto.

On peut juger par cet exemple de ce que c'est, presque d'un bout à
l'autre du poëme, que ce qu'on appelle la réformation du _Domenichi_.



FIN DU QUATRIÈME VOLUME.

IMPRIMERIE DE MOREAU, RUE COQUILLIÈRE, Nº 27.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire littéraire d'Italie (4/9)" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home