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Title: Childéric, Roi des Francs, (tome second)
Author: Hautpoul, Anne-Marie de Beaufort d', 1763-1837
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Childéric, Roi des Francs, (tome second)" ***


(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



    Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par
    le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été
    conservée et n'a pas été harmonisée.


    CHILDÉRIC,

    ROI DES FRANCS.



    CHILDÉRIC,

    ROI DES FRANCS;

    PAR MADAME

    DE BEAUFORT D'HAUTPOUL.

    DÉDIÉ

    A SA MAJESTÉ L'IMPÉRATRICE REINE.

    TOME SECOND.

    PARIS,

    F. COCHERIS fils, libraire, successeur de CH. POUGENS,
    quai Voltaire, nº 17.

    1806.



CHILDÉRIC.

LIVRE ONZIÈME.

SOMMAIRE

DU LIVRE ONZIÈME.

  Viomade s'est éloigné. Le roi sent déjà des remords, et va
    réparer ses injustices. Le jour choisi pour la révolte est
    arrivé. Egidius la commande à la tête des Romains et des
    Francs. Egésippe doit livrer le roi. Ulric avertit son maître.
    Les braves se joignent à lui et entraînent Childéric dans la
    forêt des Ardennes. Ils sont attaqués; le roi blessé s'enfonce
    dans les bois, suivi d'Eginard. Childéric s'évanouit, il est
    transporté dans le temple des Druides, et couché dans un lieu
    sombre. Une main inconnue le sert. Les Druides pansent sa
    blessure, elle est guérie. L'inconnu se découvre; c'est
    Viomade; il instruit le roi des événemens qui l'intéressent, et
    de ses projets. Childéric les approuve, et se rend en Thuringe,
    où il doit attendre le signal de son retour.



LIVRE ONZIÈME.


Viomade avoit reçu avec douleur l'ordre de son bannissement; il
avoit reconnu également la haine et l'amour, et s'affligeoit pour
son prince, dont il pressentoit le danger. Sûr de son coeur, il
demande à être conduit vers lui, et Valérius s'y oppose; le brave
insiste encore; Valérius le menace de le faire saisir par ses
gardes. Viomade sait qu'il ne sera que trop défendu, et craignant
d'exciter une émeute dangereuse, il se décide à partir, mais il
demande Ulric. Le romain voudroit éviter cette entrevue; cependant
il n'ose la refuser; il sait, qu'haï du peuple, un mot peut le
perdre; il mande Ulric; les deux amis parlent bas; Valérius ne les
quitte pas, mais ne peut les entendre; ils s'embrassent et se
séparent. Rends-moi tes armes, dit alors l'agent méprisable
d'Egidius. Jamais, répondit Viomade, je ne les rendis aux Romains;
si tu les veux, sers-toi des tiennes pour m'y contraindre. Viomade
jura sur l'honneur de quitter la ville à l'instant même, et de n'y
jamais rentrer sans l'ordre du roi. Valérius l'accompagna jusqu'aux
portes, les lui vit franchir, et rentra au château d'Egésippe, à qui
il fit savoir, par ses femmes, qu'elle étoit délivrée de son ennemi.
Bientôt le bruit de cet injuste exil se répandit; on excita le
peuple à le venger; l'ingratitude du roi fut généralement détestée.
Egidius, de son côté, rassembloit ses troupes, et tous les Francs
n'attendoient qu'un signal pour se réunir à elles. Malgré son amour
et son bonheur, malgré ses enivrantes espérances, Childéric n'a pu
revoir, sans un généreux soupir, la couche déserte de Viomade; ses
torts légers ne sont qu'une ombre à tant de vertus, de nobles
actions, de sacrifices. Le roi se rappele tout; il croit voir
Mérovée; il croit entendre la voix de Gelimer. Depuis que l'amour
l'a séduit, ces souvenirs lui échappent, ils renaissent en foule,
suivis de la honte et du repentir. Est-ce moi, se disoit-il, moi,
l'élève du sage Gelimer, qui résistai à l'amour vrai et généreux de
Talaïs; moi qui préférai une grotte sauvage et des déserts, au
trône, à la fortune, et sacrifiai tous les biens à l'amitié; est-ce
moi qui maintenant languis sans gloire aux pieds d'une femme, et
viens de lui sacrifier l'ami de mon père, son défenseur et le mien?
Qui donc a su empoisonner mon ame? Les conseils de Viomade étoient
sévères; ceux de Gelimer l'etoient-ils moins? l'ai-je sacrifié à la
tendre Talaïs? Suis-je donc devenu insensible à la reconnoissance,
sourd aux leçons de la sagesse, rebelle aux avis de la prudence? Que
pense de moi ce peuple à qui je dois le bonheur et l'exemple?
qu'ai-je fait pour lui? quelles lois sages ai-je su rendre? quelle
victoire ai-je remportée? Pourquoi Beauvais ne m'ouvre-t-il point
ses portes? pourquoi Soissons renferme-t-il encore nos ennemis?
pourquoi un seul romain respire-t-il dans les Gaules? Est-ce ainsi
que je veux paroître dans l'histoire, à la suite de mes pères, et au
milieu de mes glorieux successeurs, pour qui mon nom sera un
outrage, et mon règne un exemple odieux? O mon père! ô Gelimer! vos
ombres sacrées m'apparoissent, et ne peuvent reconnoître en moi ce
héros que sembloit promettre mon enfance téméraire, et ma jeunesse
valeureuse. Apaisez-vous, mânes irritées des héros, mon repentir
m'éclaire, j'en suivrai les mouvemens heureux. Demain je rappele
Viomade, bientôt, marchant contre Egidius, j'irai reconquérir ma
gloire et ces instans donnés à l'amour. Rempli de ces idées qui le
consolent, le roi s'endort; il se lève pour exécuter d'aussi belles
résolutions, et s'enferme dans son appartement pour révoquer l'ordre
d'exil contre Viomade, retirer le projet d'impôt, et pourvoir aux
besoins de l'état. Valérius, qui avoit exécuté la condamnation
injuste prononcée contre le brave, est chargé d'aller le chercher.
Le roi mande Mainfroy et lui expose son plan d'attaque contre les
Romains; ce jour alloit être un jour de gloire. Egésippe, instruite
par Valérius, presse son parti; elle lui promet de lui livrer le
prince à l'entrée de la nuit; tout est prêt, on n'attend plus que la
fin du jour, elle s'approche. Egésippe écrit au roi une lettre
passionnée, elle le conjure de venir promptement rassurer son ame,
qu'un instant d'absence désespère. Childéric redoute sa vue, il se
sent trop foible auprès de tant d'attraits, il se refuse encore au
bonheur, et cependant il est agité. Ulric paroît, ses cheveux blancs
sont en désordre, et sa mâle physionomie est décomposée. O ciel!
dit-il au roi, que faut-il que je vous annonce? et en parlant, des
pleurs de rage coulent de ses yeux. Courageux Ulric, dit le
monarque, expliquez-vous. O jour affreux! reprit le brave, jour de
honte pour les Francs! vous êtes trahi, détrôné; Egidius est roi, et
la perfide Egésippe vous attend, pour livrer aux Romains un illustre
captif! Il vous reste peu de momens pour échapper; fuyez, ô roi!
daignez me suivre, je sais où conduire vos pas. Fuir! dit le
monarque, fuir! en suis-je réduit à ce triste abaissement? n'ai-je
donc plus d'armée? ne me reste-t-il plus d'amis? Il vous reste,
reprit Ulric, vos braves et mes fils; mais que pouvons-nous contre
deux armées réunies? Une téméraire audace n'est pas plus permise
qu'une honteuse crainte; le courage aime la prudence, croyez-en mon
âge, mes cheveux blancs, sur-tout ma fidélité. O mon roi! dit-il en
se jetant à ses genoux, daignez faire dire à la perfide, qui vous
attend pour vous sacrifier, que vous allez bientôt vous rendre chez
elle; ordonnez votre char et vos gardes, trompez les yeux et
suivez-moi. Eginard entra tout-à-coup accompagné de ses deux frères;
tous répètent au monarque les mêmes paroles. Amblar, Arthaut,
Recimer, se jetèrent à ses pieds, en lui renouvelant le serment de
mourir pour lui; et Childéric, ému des marques de leur zèle, défère
à leurs avis, plus par reconnoissance que par crainte; mais il ne
croit pas devoir exposer ses jours, ni d'aussi dévoués amis. Le roi,
armé comme eux, suit Ulric, qui les conduit hors de la ville par des
détours: ils approchoient déjà de la forêt des Ardennes, quand ils
furent atteints d'une grêle de flèches, dont une grande partie,
heureusement mal dirigée dans l'obscurité, se perdit dans les airs.
Cependant Childéric est blessé, ainsi que Mainfroy. Le roi, qui
craignit alors de tomber au pouvoir des ennemis, s'enfonça
rapidement dans la forêt; Eginard le suivit; le reste de la troupe
s'égara dans l'obscurité. Childéric marcha long-tems au hasard, et
toujours accompagné d'Eginard; mais la douleur, et le sang qui coule
de sa blessure, l'affoiblissent; il est forcé de s'arrêter sous un
chêne, et bientôt il s'évanouit. Eginard, dont les yeux se sont
habitués à l'obscurité, distingue les objets; la nuit est belle, les
étoiles brillent au firmament, et jettent un demi-jour à travers le
feuillage; il en profite pour examiner la blessure du roi, pour
arrêter le sang, pour reconnoître les lieux. Il voit, avec une
grande joie, que la partie de la forêt dans laquelle ils sont
parvenus, est la partie consacrée, et que dans cet asile saint et
redouté, Childéric n'a rien à craindre de ses ennemis; la coignée a
respecté ces arbres touffus qui couronnent la terre, et forment
par-tout des berceaux, que les rayons du soleil même ne peuvent
percer; il y règne une fraîcheur et une obscurité perpétuelles; les
sylvains, les nymphes, Pan et les autres divinités champêtres,
fuyent cette partie du bois destinée aux mystères; on ne voit de
tous côtés que des autels, sur lesquels des victimes avoient été
égorgées; les arbres étoient teints de leur sang; nul oiseau ne se
perchoit sur leurs branches, nul animal ne pénétroit dans cette
enceinte, les vents mêmes craignoient d'en troubler la paix; la
foudre n'osoit y tomber; l'ombre de ces chênes, qu'aucun zéphir
n'agitoit, portoit dans tous les coeurs une sainte épouvante; des
troncs bruts et informes représentoient le dieu Pan; la mousse
verdâtre dont ils étoient couverts, inspiroit la tristesse,
l'horreur et l'étonnement qui semblent empreints sur leurs écorces.
On diroit qu'ils veulent annoncer aux téméraires qui osent
s'approcher, que ces lieux sont consacrés à un dieu terrible, dont
les Druides mêmes sont effrayés, et qu'ils craignent d'entrevoir.
C'est au milieu de cette sombre retraite qu'est bâti le temple des
Druides: ce temple est octogone et à deux étages; les murs épais
sont revêtus au-dehors de pierres de taille, et au-dedans de petites
pierres déliées et incrustées de marbre, avec des compartimens en
mosaïque; le pavé est de marbre, le toit de plomb. Plusieurs autels
ornent l'étage supérieur, ils sont de pierres solides et de toutes
formes, quarrés, ronds, triangulaires, longs ou ovales, et portent
l'empreinte des dieux auxquels ils sont consacrés; plusieurs sont
décorés de statues de pierre ou même de marbre. L'étage supérieur a
huit fenêtres pratiquées dans des niches; l'étage inférieur sert de
logement aux Druides. On communique d'un étage à l'autre, par un
escalier de pierre. A côté de la porte d'entrée, est celle d'un
souterrain qui conduit au fleuve. C'est là que les prêtres
renferment leurs trésors, et célèbrent certains mystères; au-dessus
de la porte on voit, sur une large pierre, quatre prêtresses
représentées; deux sont vêtues comme les gauloises, et ornées de
ceintures et de bracelets; les deux autres sont nues, deux serpens
s'enlacent autour de leurs jambes, s'élèvent jusqu'à leurs seins, et
leurs sucent les mamelles[1].

  [1] Ces descriptions sont exactes.

C'est dans cet asile révéré du vulgaire, que le roi évanoui est
transporté; le sang qu'il a perdu l'a tellement affoibli, qu'il
reste plusieurs heures sans connoissance; lorsqu'il reprend ses
sens, il se trouve couché sur un lit; sa blessure est pansée, et une
profonde obscurité règne autour de lui; sa foiblesse est encore si
grande, qu'il veut en vain se soulever et entr'ouvrir ses rideaux:
le morne silence de ces lieux n'est troublé que par un soupir qui
pénètre le coeur du monarque. Qu'entends-je! dit-il, où suis-je?
Bientôt on s'approche; une main tremblante porte une coupe à ses
lèvres, tandis qu'un bras adroit soulève son corps et le soutient;
il boit le breuvage qui lui est offert; la main timide se retire. O
vous! qui daignez me secourir, dit le roi, d'où naît ce mystère? On
se tait, le prince imite ce silence; calmé par le breuvage, il
s'endort profondément. Le soleil a déjà fini son cours, quand il
sort d'un si doux sommeil; mais le souvenir de ses malheurs, ses
fautes et son repentir, étoient là, prêts à saisir sa première
pensée. Hélas! qu'il est pénible le réveil de l'infortuné! il est
seul avec sa douleur, les distractions du jour ne s'agitent point
encore autour de lui, et ses maux, qu'il avoit presque oubliés,
renaissent tous à-la-fois dans son ame; mais Childéric n'avoit point
attendu ses revers pour reconnoître sa faute, pour vouloir la
réparer; cette idée le console, en l'anoblissant à ses yeux. Il
n'accusoit point Egésippe pour se justifier, il sentoit qu'elle ne
l'avoit égaré que parce qu'il s'étoit laissé séduire; il s'avouoit
tous ses torts; mais celui dont il étoit le plus honteux, le plus
désolé, étoit celui de son ingratitude; Viomade occupoit seul sa
pensée. Si le bruit de ma chûte est parvenu jusqu'à lui, disoit le
roi, il s'afflige encore, et plaint l'ingrat qu'il aime toujours.
Ses réflexions furent interrompues par l'arrivée de plusieurs
personnes; une d'elles tient deux flambeaux; les rideaux du lit sont
entr'ouverts, et Childéric voit s'approcher deux Druides; leurs
traits vénérables conservent l'auguste caractère que leur imprime
une vie chaste et religieuse; des sentimens élevés et purs répandent
sur leur physionomie une douce noblesse qui pénètre l'ame. Les
généreux Druides défendirent au roi de parler, examinèrent sa
blessure et la pansèrent soigneusement; ils déclarèrent qu'elle
étoit très profonde, que la plus légère émotion la rendroit
mortelle. Un long soupir se fit entendre derrière les rideaux, et
troubla le roi. Les Druides, après lui avoir recommandé la
résignation, la soumission à la volonté des dieux, le calme et le
silence, se retirèrent, et laissèrent le prince dans l'obscurité:
ainsi s'écoulèrent plusieurs jours. Les Druides venoient à des
heures fixes panser le roi; il recevoit toujours ses breuvages
nourriciers et salutaires de la main discrète, dont il ne pouvoit
définir ni concevoir la mystérieuse bienfaisance; le reste du jour
et des nuits se passoit dans le silence et l'obscurité; les plus
douloureuses pensées agitoient le monarque, et retardoient sa
guérison. Cependant l'amour malheureux ne lui faisoit point éprouver
ses tourmens; trahi, trompé, il avoit cessé d'aimer; une ame aussi
belle ne peut aimer quand elle méprise; il faut à la vertu qui règne
dans son coeur, il faut à sa franchise, à sa confiance, un choix
digne d'elles; il a cru l'avoir rencontré, il adoroit leur
perfection; détrompé, son amour s'est évanoui avec l'erreur qui
l'avoit fait naître.

La jeunesse, les soins et le tems apportèrent à la blessure du roi
un soulagement considérable. Malgré sa tristesse, l'inquiétude qu'il
éprouvoit, le désir de savoir des nouvelles des siens, le besoin
surtout d'entendre parler de Viomade, de s'instruire de sa destinée;
enfin, malgré l'ennui dont il étoit dévoré, il sentoit ses forces
renaître. Les Druides lui annoncèrent que le danger avoit été grand,
mais qu'heureusement il étoit passé, et que le sang qu'il avoit
perdu, les chagrins auxquels il s'abandonnoit, étoient les seules
causes de la foiblesse qu'il éprouvoit encore. Un cri de joie se fit
entendre, le prince tressaillit. Les Druides et les flambeaux se
retirèrent; il les vit partir sans regret; son coeur étoit agité, il
vouloit réfléchir, il espéroit connoître enfin ce généreux inconnu
si touché de ses souffrances, et si heureux de leur guérison. Je ne
puis, dit le roi, recevoir plus long-tems vos soins, bienfaiteur
dont le nom me sera à jamais cher, sans connoître celui à qui je
dois tant de secours et tant d'intérêt. Hélas! vous ne me répondez
point... vous savez qui je suis, vous savez que je fus un ingrat. A
ces mots, le roi se sentit saisi d'une vive douleur; il entendit
soupirer son mystérieux ami, mais n'osa plus lui demander ce qu'il
s'obstinoit à taire; peut-être ce silence étoit-il une règle établie
dans ces lieux, car il ne doute pas qu'il n'ait été transporté chez
les Druides révérés, et dont les lois austères inspirent le respect
et la crainte; fatigué par tant de pensées, le roi s'endormit, et
les idées qui l'avoient si fort agité, se prolongèrent dans ses
songes; il croyoit entendre encore les soupirs de l'inconnu,
l'expression de sa joie; bientôt il aperçut Mérovée qui lui
demandoit compte de ses actions; il lui demandoit encore où étoit sa
couronne, son sceptre et son épée; tremblant, il fuyoit l'ombre
irritée, et se retrouvoit dans sa grotte; il voyoit Talaïs, elle le
conduisoit sur le rocher, et lui disoit: Ce n'est qu'ainsi qu'on
aime; enfin, il s'égaroit dans un long désert; là, il aperçoit
Viomade, pâle et défiguré; il portoit les tristes livrées de la
misère, demandoit aux dieux un asile. Ce songe affreux déchire le
coeur de Childéric, il se réveille en nommant Viomade; une sueur
abondante coule de son front, la fièvre hâte et précipite les
mouvemens inégaux de son pouls. Au nom qu'il a prononcé, l'étranger
s'est approché, et a pris une de ses mains. O vous! dit le prince
avec la plus grande agitation; ô vous! qui compâtissez à mes peines;
vous, qui avez des larmes pour mes douleurs, de la joie pour ma
santé, prenez pitié de mon inquiétude et de mes alarmes; vous le
savez, je suis Childéric, et je fus ingrat; l'amour, la jeunesse
m'ont entraîné; je ne cherche point d'excuse, hélas! l'ingratitude
n'en a point! mais soyez touché de mon repentir, calmez, s'il se
peut, mes chagrins; vous connoissez sans doute Viomade, le bruit de
sa vertu aura volé jusqu'à vous; hélas! vous savez aussi de quel
prix j'ai payé ses longs services; une si pure amitié..... mais que
ma douleur vous attendrisse; oubliez la faute, ne voyez que le
remords, et daignez m'apprendre où mes cruautés l'auront conduit,
s'il a survécu à mes injustices, s'il a trouvé l'honorable asile dû
à une ame si belle; si j'apprenois qu'il n'a point souffert, mon
repentir adouci, me laisseroit plus de repos; mais l'image de sa
détresse me poursuit jusque dans mon sommeil: au nom de vos soins
généreux, ah! parlez-moi de mon ami.... Et toi, mon cher Viomade, ne
te reverrai-je plus? ne te ferai-je pas lire dans ce coeur séduit,
plus que criminel, et qui t'aima toujours? Que ne puis-je encore me
jeter dans tes bras! que n'es-tu témoin de mes larmes!.... Arrêtez!
cher prince, arrêtez! s'écrie une voie entrecoupée par des sanglots;
arrêtez! reconnoissez votre fidèle Viomade, qui succombe à son
attendrissement et à sa joie. O mon ami! Tous deux se taisent, sans
cesser de s'entendre et de se répondre; leurs premières paroles se
ressentirent de leur mutuelle agitation. Doux silence! heureux
désordre! trouble charmant! plus persuasifs, plus touchans que
l'éloquence! Ah! disoit le prince, comment n'ai-je pas reconnu
Viomade à ses bienfaits, à sa sensibilité? qui sait aimer comme lui?
mais, pourquoi ce mystère? pourquoi me cacher mon ami?--Vos jours en
danger défendoient toute émotion; les Druides craignoient....--Ils
craignoient ma joie, ils avoient raison; je sens que plutôt, elle
eût été destructive; à peine encore puis-je aujourd'hui la
supporter.--Calmez-vous; demain, nous reprendrons cet entretien, il
devient dangereux pour vous.--Un mot seulement: Sais-tu le sort de
nos braves?--Egarés dans la forêt pendant l'obscurité, ils se
réunirent dès que le jour parut, et sont à Tournay; mais
reposez-vous, j'ose l'exiger. Childéric se soumit, il sentoit qu'il
en étoit tems; ses forces épuisées commençoient à lui manquer.
Viomade lui présenta un breuvage qui le ranima; il dormit quelques
heures: son ami s'offrit à son réveil; l'amitié en écarta les
peines, ou ne lui en laissa qu'un souvenir adouci par elle, et
embelli par l'espérance. Le roi, se sentant beaucoup plus calme,
désira apprendre comment Viomade et lui se trouvoient réunis: le
brave consentit à le lui raconter après la visite des Druides; il
ouvrit une fenêtre qui donnoit dans la forêt, mais déjà l'hiver en
avoit jauni l'ombrage, et la feuille desséchée tomboit sous les
efforts des vents; quelques chênes verts, quelques sapins, de noirs
cyprès, conservoient seuls leur triste, mais constante verdure. Les
Druides ayant jugé que le prince pouvoit être transporté sur un lit
de repos près de la fenêtre, il jouit de ce spectacle mélancolique,
et écouta long-tems le bruit des vents et le frémissement du
feuillage. Viomade vint s'asseoir auprès de lui, et ne put fixer
sans attendrissement ce beau visage décoloré, cette figure charmante
sur laquelle régnoit une si douce tristesse, une si touchante
pâleur. Childéric lui tendit la main, il la pressa dans les
siennes....; des pleurs baignèrent sa paupière; mais, triomphant de
sa foiblesse, Viomade prit une attitude plus ferme, et parla ainsi:
Vous m'ordonnez de vous expliquer par quels événemens nous nous
trouvons dans ces lieux, je vais vous obéir. Vous devez savoir, ou
du moins pressentir que vous habitez le temple dont le célèbre
Diticas est le grand-prêtre. En quittant Tournay, je me décidai à
venir le joindre: une tendre amitié nous unit dès l'enfance; il
chérissoit Mérovée, dont la piété étoit vive et éclairée; il vous
aimoit, je connoissois vos dangers, je comptois sur son pouvoir, je
me décidai à l'intercéder et à l'attacher à votre sort; cela me
parut facile, puisque déjà vous lui étiez cher: cependant je me
proposois de l'alarmer lui-même sur la perte de sa puissance; mais
j'avois besoin d'être instruit de votre destinée; j'étois sûr de
tous vos braves; je demandai Ulric comme le plus prudent; Valérius
n'osa me refuser. Nous convînmes rapidement d'un rendez-vous dans la
forêt; là, j'appris l'audace d'Egidius; je chargeai Ulric de vous
conduire ici; j'en obtins la permission de Diticas, qui avoit été
touché des malheurs dont vous étiez menacé; il m'avoit offert tous
ses secours. Instruit toujours fidèlement, constamment occupé de
votre sort, tremblant pour vos jours, j'allois au-devant de votre
arrivée, lorsque je vous trouvai évanoui et blessé dans les bras
d'Eginard: nous vous transportâmes jusqu'ici; on profita de votre
évanouissement pour sonder votre blessure; elle étoit profonde, et
le sang que vous aviez perdu vous causoit une si grande foiblesse,
que l'on craignit pour vos jours; le silence et le calme furent
ordonnés... Vous savez le reste. Ainsi donc, lui dit le roi, tandis
que je te repoussois loin de ta patrie, occupé de moi, tremblant
pour moi seul, oubliant mes torts sans nombre... Prince, interrompit
Viomade, un brave ne compte que ses devoirs. Un roi, reprit
Childéric, ne doit pas les oublier. Cette pensée plongea le
jeune monarque dans la plus profonde tristesse, il soupira
douloureusement. Viomade essaya de le distraire. O mon roi! lui
disoit-il, ce sont nos fautes qui nous éclairent; de l'erreur du
passé, naît la prudence de l'avenir; que d'années vous restent pour
en effacer quelques instans! Le remords épure le coeur, il est sa
seconde innocence, mais un noble espoir ne doit jamais l'abandonner;
le malheur mûrit promptement et intéresse toujours; l'expérience des
autres est perdue pour nous, et nous ne recevons que de nos propres
revers des leçons sévères, mais utiles: quelle longue et brillante
carrière s'ouvre devant vous! En peu de tems, vous avez cueilli les
fruits d'une profonde sagesse, appris de grandes vérités, vous leur
devrez une gloire pure et éclatante, un règne brillant et heureux.
Egidius ose aujourd'hui s'asseoir insolemment sur votre trône, mais
ce règne injuste ne sera pas long; les Francs rougiront d'obéir aux
Romains; ils rougiront de leur avoir rendu les Gaules, conquises au
prix du sang de leurs frères et du leur. J'apprends déjà qu'il
existe par-tout une violente persécution; tout ce qui vous est
fidèle est disgracié, privé de son rang, de ses biens, la plupart
déclarés serfs. Les chefs sont tous remplacés par des Romains, tous
les postes leur sont confiés, et l'ancien fisc de Rome est rétabli:
on n'ose murmurer encore, et l'instant n'est pas venu; il faut
laisser aux Francs le tems de sentir leur faute. Ce temple vous
offre une sûre retraite jusqu'à votre guérison; Diticas vous a
ménagé un honorable asile pour l'époque à laquelle vous pourrez
quitter ces lieux. Bazin, roi de Thuringe, vous appelle à sa cour;
vous y serez traité en souverain. Ces peuples, venus comme nous de
la Germanie, sous les noms de Cattes, de Varnes et d'Hérules, ont
fondé ce royaume encore naissant: gouvernés par les mêmes lois,
suivant la même religion que nous, un même sang, pour ainsi dire,
coule dans nos veines, un même sentiment doit nous animer, et vous
devez compter sur l'hospitalité qui vous est offerte. Bazin seroit
sans doute un grand roi, si quelques actions sanguinaires ne
servoient d'ombre à ses vertus; guerrier farouche, tout tremble
également devant lui, ennemis et sujets; mais votre cause est celle
des rois, son intérêt est de vous défendre; vous choisirez parmi vos
braves celui que vous daignerez préférer; il aura l'avantage de
vous suivre, il restera aux autres le bonheur de vous servir. Après
votre départ, je me rendrai près d'eux à Tournay; là, j'apprendrai
des circonstances les meilleurs moyens à employer pour vous rendre à
notre amour. Viomade se tait, et Childéric manque d'expressions pour
peindre sa reconnoissance.

Le jour s'écoula dans ce doux entretien. Childéric apprit sans
émotion qu'Egésippe étoit reine, qu'Egidius avoit reçu sa foi: il
sut qu'Ulric, blessé en l'accompagnant à la forêt, étoit rétabli,
mais persécuté par le nouveau roi. Il nomma dès-lors l'aimable
Eginard pour l'accompagner; Viomade se chargea de l'en instruire.

Les forces du monarque commençoient à se rétablir, l'hiver étoit
presque écoulé; plusieurs fois admis au temple, le roi avoit assisté
aux sacrifices des Druides; la prière, ce mouvement sacré du coeur,
avoit élevé et fortifié son ame, et l'espérance, premier bienfait
des dieux, l'avoit pénétré: souvent admis aux sages entretiens de
Diticas, il avoit reconnu la saine morale de Gelimer, et adressé des
regrets à ce vertueux ami.

Mais les vents retournés derrière les montagnes, sembloient rendre
le repos à la terre, un air plus doux se faisoit sentir, et les
buissons se paroient déjà d'une naissante verdure: c'étoit l'époque
fixée pour le départ de Childéric. Viomade en pressoit l'instant
pour le servir plus utilement ailleurs. Diticas lui ayant offert une
armure digne de son rang, lui ouvrit le trésor sacré, et le conjura
d'en disposer, lui promit la protection des dieux, lui jura un zèle
infatigable: Viomade ne promit rien. Eginard, fier et heureux du
choix de son maître, fut admis dans le temple. Un sacrifice précéda
le départ du roi; Eginard, chargé de ses ordres, le quitta pour
aller les exécuter. Le lendemain, conduit par Diticas et Viomade,
Childéric traversa le souterrain qui conduisoit au fleuve; là, ils
trouvèrent Eginard qui avoit amené deux chevaux superbes et
richement harnachés. Il fallut se séparer, et ce fut un moment
pénible pour tous. Viomade, ayant brisé une pièce d'or, en remit une
moitié au roi. Quand vous recevrez la seconde, lui dit-il,
hâtez-vous de vous rendre aux lieux qui vous seront indiqués, mais
n'en croyez aucun autre indice. Childéric se prosterna, plein de
respect et de reconnoissance, devant Diticas, embrassa tendrement
son ami, et sautant légèrement sur le cheval qui lui étoit destiné,
tourna vers les villes de Strasbourg, Francfort, Gotha, et arriva à
Erfort, capitale de la Thuringe. Ce n'étoit pas sans une vive
douleur que Childéric avoit quitté sa patrie; l'espoir qu'il
emportoit sembloit diminuer à mesure qu'il s'en éloignoit; il ne
pouvoit penser, sans un déchirement cruel, à la différence du voyage
qu'il entreprenoit alors, avec celui qu'il avoit fait il y avoit
deux ans, à la même époque et dans la même saison, mais avec des
sentimens bien éloignés de ceux qu'il éprouve: il revenoit alors
dans sa patrie, un père l'attendoit, un trône, une couronne lui
étoient réservés; il apportoit un coeur pur, exempt de foiblesse et
de repentir; la perfidie n'avoit point blessé son ame, tout sourioit
encore à sa jeunesse, il respiroit le bonheur. A présent, hélas!
banni par ses propres sujets, trahi par celle qu'il aimoit si
ardemment, errant, fugitif, accablé par les reproches de son coeur,
il va solliciter un asile qui lui rappellera sans cesse le trône
dont il est descendu! Ces idées l'accablent. Eginard lui-même a des
momens de tristesse; il vient de quitter Grislidis, ses adieux ont
été si tendres... Le premier jour du départ, Eginard fut préoccupé,
le second il crut devoir distraire son maître, le troisième jour il
y parvint, et fut heureux. Arrivés à Erfort, il se reposèrent un
jour entier avant de se présenter à la cour où ils étoient attendus;
ce jour rendit au roi son air majestueux et doux, à Eginard toutes
ses graces et le désir de plaire.

FIN DU LIVRE ONZIÈME.



CHILDÉRIC.

LIVRE DOUZIÈME.

SOMMAIRE

DU LIVRE DOUZIÈME.

  Bazin, roi de Thuringe, vient de perdre son fils Amalafroi.
    Vengeance que veut en tirer un père irrité. Arrivée de
    Childéric. Portrait de Bazine. Elle demande en vain la grace
    des Vandales; elle s'évanouit dans les bras de Childéric. Son
    entretien avec le roi des Francs. Elle le quitte. Retour de
    Bazin dans son palais. Festin. Chants funèbres.



LIVRE DOUZIÈME.


Bazin régnoit seul en Thuringe depuis la mort d'Humfroi, son frère
aîné, avec lequel il avoit partagé d'abord l'empire; ils habitoient
alors deux palais voisins, et qu'un seul jardin séparoit. A la mort
d'Humfroi, Bazin s'étoit emparé de ce trône à peine élevé, qui
devoit tomber sous les coups de Thierry, fils de Clovis, et faire
partie de sa puissance. Altier, sanguinaire et farouche, Bazin
venoit de perdre l'aîné de ses fils, le jeune et bel Amalafroi,
espoir et amour du peuple. Vainqueur des Vandales, il traitoit de la
paix quand il fut lâchement assassiné: l'armée entière gémit sur une
mort prématurée, et qui lui enlevoit un prince aussi brave que
généreux. La douleur de Bazin fut extrême; mais il ne borne point
son deuil à des larmes, la vengeance peut seule satisfaire ses
regrets terribles. En vain il lui reste encore trois fils,
Hermanfroi, âgé de douze ans, Baderic et Berthier, encore enfans;
rien ne le console, ne l'appaise; c'est du sang qu'il faut à sa
douleur: tous les prisonniers faits sur les Vandales pendant la
guerre, seront immolés sur la tombe d'Amalafroy, de ce prince, qui,
dans le cours d'une longue carrière, n'eût pas vu couler sans pitié
une goutte de ce sang qui va se répandre à grands flots. Déjà les
apprêts de ces sanglantes obsèques ont frappé d'horreur les sens de
Childéric; il a aperçu le bûcher en se rendant à la cour du roi de
Thuringe; il a reculé d'effroi, et a frémi au récit que lui font les
gardes qu'il a interrogés. Cependant, au bruit de son arrivée, Bazin
se présente pour le recevoir, et la beauté du monarque français, sa
taille superbe et son aspect enchantent déjà tous ceux qui
l'entourent; il parle, il plaît davantage encore, et tous les coeurs
lui sont soumis. Arrivé dans les appartemens du roi de Thuringe,
Childéric, comblé d'honneurs, répond à ces hommages avec une noble
reconnoissance: on l'écoute, on l'admire, il règne sur tout ce qui
l'approche; l'aimable Eginard reçoit lui-même un favorable accueil,
et partage les égards dont on accable son maître.

Mais les horribles funérailles que prépare un père irrité, ont porté
la douleur dans l'ame sensible de Bazine, nièce du roi de Thuringe,
et destinée, dès sa naissance, à épouser son fils. Bazine, restée au
palais de son père Humfroi, et élevée par les ordres de son oncle,
cache dans l'ombre sa beauté, sa grace, sa douce mélancolie, et tous
les présens qu'elle a reçus de la nature; dans une extrême jeunesse,
elle a montré une ame élevée, un caractère constant et noble, un
esprit juste, une imagination profonde. Bazine a deviné tout ce
qu'elle est loin encore de sentir, ce qu'elle ne doit peut-être
jamais connoître, et sa raison, qui avertit son coeur des privations
qui l'attendent, l'a condamnée aux regrets, long-tems avant qu'elle
eût l'idée du plaisir. L'amour pur, extrême, sincère et constant, ce
dieu des ames tendres et fidèles, se peignoit à sa pensée comme le
seul vrai bien de la vie; la bienfaisance en étoit pour elle la
consolation; une bonne action, voilà le plaisir pour Bazine, et les
larmes de joie qu'elle faisoit répandre, étoient la volupté pour son
coeur. Ses traits réguliers, mais doux, son regard languissant et
timide, son sourire innocent, ses graces enfantines et légères, tout
en elle est pur et dans une parfaite harmonie; la négligence et
l'abandon de sa démarche, un air rêveur, un son de voix qui portoit
à l'ame ses moindres discours, font de Bazine un de ces êtres
charmans que l'on aime, que l'on admire, et qui ravissent pour
toujours. La princesse, destinée à l'hymen d'Amalafroy, renonçoit,
en l'épousant, à la délicieuse idée d'un amour mutuel; elle
éprouvoit un regret qu'elle condamnoit elle-même; en songeant à cet
hymen, elle pleuroit un bonheur mensonger, mais enchanteur. Des
raisons politiques forçoient le roi de Thuringe à presser cette
union; et Bazine, à l'approche de cet instant, sentoit augmenter son
indifférence; elle se le reprochoit, elle vouloit aimer celui
qu'elle estimoit, son coeur rebelle se refusoit à ses propres
volontés. Appartenir sans se donner, passer sa vie sans connoître
l'amour, renoncer à ses rêves charmans, sacrifier ses vagues, mais
délicieuses espérances, se dérober soi-même à ce héros inconnu
encore, mais qui sans doute existoit pour elle, ces pensées
plongeoient la jeune princesse dans une tristesse accablante.
Amalafroy plus heureux, ou plus à plaindre peut-être, aimoit avec
idolâtrie; il voyoit avec transport s'approcher l'heureuse époque
de son hymen; il se plaignoit pourtant d'une froideur dont son
amour et sa délicatesse étoient alarmés: alors Bazine lui sourioit
avec tant de graces, qu'il se reprochoit ses plaintes: il espéroit;
mais à peine âgé de dix-huit ans, le prince est déjà moissonné! Il
n'a paru qu'un seul jour pour se faire connoître et regretter, et
Bazine a donné des larmes à celui dont elle fut aimée. Cependant la
vengeance terrible du roi de Thuringe révolte son coeur, tant
d'innocentes victimes excitent sa pitié; timide et modeste, Bazine
craint de paroître; destinée au trône, elle a cependant le noble
sentiment de sa grandeur, qui l'élève au rang qui lui est réservé.
Le jour est fixé, on nomme déjà l'instant, la princesse ne peut
différer davantage; couverte de vêtemens de deuil, voilée et suivie
de la bonne Eusèbe, sa nourrice et sa gouvernante, de la séduisante
Berthilie, sa meilleure amie, elle quitte son palais, traverse
légèrement le jardin qui le sépare de celui du roi, et se présente à
ses regards au moment où il venoit de recevoir avec tant d'honneurs
Childéric et Eginard. Bazine, qui a rejeté son voile en arrière,
rougit à l'aspect de deux étrangers; mais, s'adressant à son oncle:
Je viens, lui dit-elle, implorer votre clémence, et recourir à vos
bontés.--Que voulez-vous, Bazine? parlez; que demandez-vous?--La
grâce de ces malheureux Vandales, si cruellement condamnés. A ces
mots, prononcés avec une enchanteresse douceur, Bazine leva ses
beaux yeux remplis d'une expression si tendre; mais le roi, enflammé
de courroux, lui répondit: Eh quoi! c'est vous, vous, destinée à
devenir l'épouse d'Amalafroy, vous qu'il aima, c'est vous qui m'osez
demander la grâce de ses assassins! vous qui, loin de suspendre ma
vengeance, devriez en presser les effets! Est-ce ainsi que vous
honorez l'ombre de celui qui dut être votre époux?--Oui, c'est ainsi
qu'interprétant sa belle ame, je rends un juste hommage à ses
vertus; c'est en sauvant l'innocence, que j'obéis à ses volontés
généreuses. Ah! craignez d'irriter ses mânes augustes, loin de les
apaiser! Que ne peut-il, du sein des morts, se faire entendre et
vous attendrir!... O roi! ajouta-t-elle en se jetant aux genoux de
Bazin, et élevant vers lui ses mains suppliantes, daignez écouter
sans courroux la prière que je vous adresse! sauvez ces infortunés!
l'ombre désolée de votre fils rejetera de sanglantes funérailles;
croyez-en celle qu'il aima et qui connut si bien son coeur; cédez à
la pitié: accordez-moi une grâce que je vous demande au nom
d'Amalafroy! Bazin, sans être ému par sa beauté, par ses grâces
timides, par l'accent irrésistible d'une voix si touchante, et à qui
son attendrissement prêtoit encore un charme plus persuasif, releva
Bazine avec rudesse: C'est assez, lui dit-il; je pardonne à votre
âge cette indiscrète prière. Des gardes vinrent avertir le roi que
les bûchers et les victimes étoient prêts; il suivit les gardes.
Bazine, entraînée par sa pitié, s'élança au-devant de lui, essaya de
le retenir; le roi la repoussa, et s'éloigna d'elle; elle fit un
cri, et tomba évanouie. Childéric, qui étoit près de la princesse,
la reçut dans ses bras; il la transporta sur un siége voisin;
Berthilie, Eusèbe, s'empressèrent de la secourir, tandis que
Childéric, tremblant, effrayé de sa pâleur, restoit à genoux, et
soutenoit sa tête; Eginard, debout et non moins troublé que le roi,
admiroit en silence cette beauté si sensible et si généreuse; les
liens de perles qui retenoient ses cheveux d'un blond argenté,
s'étoient détachés, et ses longues tresses dénouées sembloient un
nouveau voile qui se prêtoit de lui-même à cacher ses modestes
charmes. Les soins de Berthilie ne furent pas sans succès, Bazine
rouvrit ses beaux yeux. Etonnée de se trouver appuyée sur le bras
d'un étranger, qui lui-même est à ses genoux, elle regarde autour
d'elle, et une prompte rougeur anime l'albâtre de son teint; elle
porte sur le roi un regard reconnoissant et timide, et le prie avec
instance de se relever; mais Childéric, qui s'oublioit entièrement à
ses pieds, et s'abandonnoit à une admiration qui remplissoit et
absorboit toutes ses pensées, n'entendit point ces paroles; il ne
vit que sa touchante beauté: la princesse renouvela sa prière;
alors, sortant comme d'un songe, le roi lui obéit, mais il demeura
près d'elle, et constamment préoccupé. Bazine sourit à Eusèbe,
embrassa Berthilie, et cependant elle poussa un profond soupir, et
quelques pleurs coulèrent de ses yeux; elle pensoit aux malheureux
qu'elle n'avoit pu sauver, et leur donnoit des larmes: s'occupant
néanmoins des étrangers, elle remercia le roi qui l'avoit secourue,
salua Eginard. Je savois, dit-elle à Childéric, que la cour de
Thuringe devoit être bientôt honorée de votre illustre présence,
car je vois que c'est au roi Childéric que je dois déjà des
remercîmens. Je vous reconnois au portrait fidèle que l'on m'a fait
souvent de vous, et si la renommée n'a pas été moins juste en me
parlant de vos vertus, ma cour, qui vous reçoit, doit s'enorgueillir
de son bonheur. Childéric troublé, s'inclina sans répondre. Je
rougis pour nous, reprit Bazine, de ce que votre arrivée vous rendra
le témoin des vengeances d'un père irrité et malheureux; la douleur
l'a égaré, et ses excès vous font sans doute horreur; hélas! il a
perdu ce qu'il aimoit, et son injustice, sa fureur, sont peut-être
excusées par la violence de son désespoir! Oui, princesse, répondit
le roi avec embarras; je sais qu'en perdant le prince Amalafroy,
Bazin perd un fils adoré, la Thuringe un héros, vous, belle
princesse, un époux, un amant aimé.... Bazine baissa les yeux, et ne
répondit point; après un moment de silence, elle se leva: Je vais me
retirer, dit-elle au roi, je crains le retour de Bazin. Nous nous
reverrons, prince, et j'espère que vous ne me refuserez point le
récit de vos aventures, et de ces faits extraordinaires qui ont
marqué même votre enfance. Permettez-moi de vous présenter ma chère
Eusèbe, et Berthilie, ma meilleure et plus tendre amie; elle est
fille du vertueux Théobard, chef du conseil; nous fûmes élevées
ensemble, nos coeurs s'entendirent en naissant. Childéric, à son
tour, présenta aux dames l'aimable Eginard. Bazine se retira avec
celles qui l'avoient accompagnée; Childéric n'osa les suivre, mais
fixé près de la fenêtre, il vit la princesse traverser les jardins;
il admiroit sa légèreté, les grâces de sa taille, tous ses
mouvemens; il cessa de la voir, mais non de l'admirer. Eginard, non
moins charmé, interrogeoit la trace des pas de Bazine et de
Berthilie; il se perdoit, comme son maître, dans un double
enchantement. Berthilie, ainsi que la princesse, n'a vu encore
paroître que son seizième printems; elle n'a point, comme son amie,
des traits réguliers, un teint d'albâtre, des cheveux blonds, fins
et déliés; son front n'a point cette sérénité virginale, ses yeux
cette mélancolie voluptueuse; mais ses cheveux bruns clairs, et
naturellement bouclés, conviennent à la fraîcheur de son teint; sa
physionomie est expressive, une gaieté innocente l'anime, sa bouche
vermeille sourit avec bonté, et quelquefois avec malice; sa taille
est celle des Grâces, son caractère vrai, constant, son ame
innocente et sensible, son esprit fin; elle est vive, étourdie, sait
qu'elle est jolie, aime à l'entendre dire, adore son père, et
mourroit pour son amie. Ces deux charmantes fleurs, nées au même
printems, et près l'une de l'autre, se sont épanouies en s'aimant,
et si l'attachement de Berthilie a plus de respect et de déférence,
Bazine la dédommage en se livrant à tout ce qu'elle sent d'amitié,
et répare ainsi ce que le rang met entre elles de distance.

Childéric et Eginard furent arrachés à leur douce rêverie par le
bruit du retour de Bazin, entouré de sa cour. On désapprouvoit
l'injuste vengeance du roi, on détestoit sa fureur; cependant on
avoit exécuté ses ordres sans résistance, on l'avoit suivi en foule
au lieu du supplice, on applaudissoit tout haut à des cruautés dont
on frémissoit au fond du coeur. Tel est le sort des rois; le cri de
la vérité est étouffé pour eux, à travers les clameurs de la
flatterie; trompés, ils s'abandonnent; trahis, ils s'égarent. Bazin,
fier du sang qu'il a fait couler, admire sa puissance et les effets
terribles de son courroux; il s'approche de Childéric, lui parle
d'Amalafroi, de sa mort prématurée, des funérailles qu'il vient
d'ordonner, d'exécuter même. Sa douleur, appaisée sans doute par sa
vengeance, ne l'arrache point à l'entretien général, ni aux soins
qu'il doit aux étrangers. Un festin s'apprête; Childéric et Eginard
y ont pris place; la coupe vole toujours remplie de nouveau, et le
vin animant les esprits, chacun se livre sans réflexion à sa pensée.
Mais bientôt on ne parle plus que du supplice des Vandales; leur
nom, leur rang, leur âge, leur courage ou leur foiblesse, leurs
cris, leurs larmes, ou leur force et leur étonnante fermeté,
occupent tous les convives. Le roi de Thuringe, charmé, se mêloit à
ce barbare récit. Théobard seul, silencieux et triste, jetoit sur
tous un regard froid ou mécontent. Childéric l'observoit, et conçut
pour lui autant d'estime que d'intérêt: Eginard, placé près de lui,
sut d'abord qu'il étoit le père de Berthilie; c'étoit un titre à ses
égards. Ce n'est pas qu'Eginard ait oublié les adieux de la tendre
Grislidis, il s'en souvenoit, et se promettoit d'y penser toujours.
Childéric, qui ne prenoit aucune part à une conversation si peu
d'accord avec son coeur, vit avec plaisir la fin du repas. On
alloit quitter la table, lorsque plusieurs Bardes entrèrent, ils
étoient couronnés de cyprès; un d'eux tenoit une harpe, trois autres
chantèrent ainsi la mort du jeune Amalafroi.

CHANT FUNEBRE

SUR LA MORT D'AMALAFROI.

    Il n'est plus! chantons sa valeur,
    Célébrons ses vertus, sa gloire;
    Mais n'outrageons pas sa mémoire
    Par une éternelle douleur.
    Disons-nous: son ame sublime
    Vole vers la divinité,
    Et laissons le vice et le crime
    Douter de l'immortalité.

    Avant de t'élever aux cieux,
    Esus t'éprouva sur la terre;
    De cette épreuve passagère,
    Dépendoit ton sort glorieux.
    Mais où finit ce joug pénible,
    Commence un destin solennel:
    Du fond de la tombe insensible
    Tu sors pour un jour éternel.

    FIN DU LIVRE DOUZIÈME.



CHILDÉRIC.

LIVRE TREIZIÈME.

SOMMAIRE

DU LIVRE TREIZIÈME.

  Childéric ne se croit point amoureux. Eginard se promet de rester
    fidèle. Le roi raconte une partie de ses aventures à la
    princesse. A la chasse, il sauve la vie au roi de Thuringe. Il
    reprend son récit; la princesse, trop émue, l'interrompt. Ils
    se rencontrent par hasard dans une promenade, et Childéric
    achève sa narration. Emotion mutuelle, aveux muets. Coquetterie
    de Berthilie et d'Eginard. Inquiétude qu'éprouve Berthilie.



LIVRE TREIZIÈME.


Childéric, conduit à l'appartement qui lui est destiné, se trouve
seul avec Eginard; tous deux ont déjà nommé Bazine; tous deux ont
plus parlé encore de ses vertus que de ses charmes. Combien elle
étoit touchante aux pieds du roi, et implorant sa clémence! qu'elle
étoit belle, les yeux baignés de pleurs! Que la mélancolie sied bien
à ses traits divins! qu'Amalafroi étoit heureux! Cette pensée
arrache au prince un soupir; mais c'est Bazine qu'il plaint: déjà
elle a connu l'amour, elle en a senti les charmes, pour en éprouver
les éternelles douleurs. Cependant elle n'a point laissé voir ni
regret violent, ni désespoir inconsolable. Childéric espère que la
belle princesse n'est pas pour toujours affligée. A seize ans,
doit-elle, dans un éternel veuvage, ensevelir ses attraits et fermer
son coeur à l'amour? Mais Bazine peut-elle être inconstante?
Childéric ne le croit pas, et ne veut pas le croire.

L'heure du sommeil n'interrompt point ses pensées; le jeune roi,
cependant, n'a vu qu'une fois celle qui l'occupe; il n'a point
formé le désir de lui plaire, il est aussi loin du projet de
l'aimer; l'amour brûle, souhaite, espère, et Childéric n'éprouve
point ces mouvemens impétueux; son imagination est calme, il n'est
point livré à cet orage des sens qui l'agitoit près d'Egésippe; il a
vu la bonté céleste, il adore sa belle image, mais sans trouble,
sans émotion, sans délire: le prince est sans désirs comme sans
espérance. Le lendemain, Childéric reçut les chefs de l'état; mais
ayant demandé l'honneur d'être admis chez la princesse, Bazin y
consentit et l'accompagna lui-même. Bazine reçut les rois avec les
grâces nobles qui suivoient tous ses mouvemens, et Childéric ne sut,
en y réfléchissant, ce qui la rendoit plus belle de son sourire ou
de ses larmes. Le roi, en se retirant, lui dit qu'il espéroit qu'à
l'avenir elle reparoîtroit à sa cour; la princesse s'inclina avec
respect; les rois la quittèrent. Pour obéir sans doute aux ordres
qu'elle avoit reçus, elle parut le lendemain au palais du roi, et la
charmante Berthilie entra avec elle; toutes les dames qui
composoient la cour de Thuringe, s'étoient également réunies autour
de la princesse, et se mêlèrent aux amusemens qui d'ordinaire
occupoient Bazin et ceux qui l'environnoient. Le jeune roi de France
attira d'abord tous les regards; mais il promenoit, sur toutes ces
jeunes et belles nymphes, des yeux si indifférens, qu'aucune n'osa
espérer. Eginard, dont le rang plus modeste, semble aussi plus près
du plaisir; Eginard, galant et léger, tourne toutes les têtes et
blesse même plus d'un coeur. On l'invite en vain à l'inconstance,
Eginard ne veut aimer que Grislidis; cependant il ne renonce point à
plaire, il ne renonce point à cette aimable coquetterie qui flatte
sa vanité, amuse sa pensée, distrait son coeur; il veut respirer
toutes ces fleurs qu'il s'interdit de cueillir. Pour échapper à tant
d'attraits, il les désire tous: aimable, mais frivole, léger sans
perfidie, et volage par fidélité, offrant également ses voeux à
chaque belle, et leur portant un inconstant hommage, il échappe au
trait qui peut à peine l'effleurer, et offre à Grislidis ces preuves
de constance, dont peut-être elle eût été alarmée. Ainsi, en gardant
sa tranquillité, il va troubler la paix de tant de beautés dignes
d'amour, et ses jeux peut-être feront couler bien des larmes.

La chasse, cette image de la guerre, fut toujours le plaisir des
héros, et étoit alors le goût dominant de la Thuringe. Les dames
assistoient ordinairement à celle du cerf, du daim ou d'autres
animaux timides; elles étoient montées sur des chevaux, célèbres
dans ce pays par leur force, leur docilité et leur beauté; elles
exerçoient quelquefois leur adresse à lancer leurs flèches, soit
contre les lièvres, soit contre les chantres des bois. Bazine aimoit
peu ces jeux cruels et s'y mêloit rarement; mais les chasses
préparées pour Childéric, seront belles, dureront plusieurs jours,
et la princesse promet d'y paroître. En attendant le moment fixé par
le roi de Thuringe pour ces amusemens guerriers, Childéric et Bazine
se retrouvent tous les soirs, mais au milieu d'une assemblée
nombreuse, et la curiosité de la princesse n'a pu encore être
satisfaite. Dans une belle journée de printems, à cette heure où le
soleil trop ardent, force à chercher l'ombre et la fraîcheur des
bocages, Childéric, fatigué du monde importun qui l'entoure,
parcouroit, avec Eginard, le jardin spacieux qui séparoit les deux
palais; malgré lui, ses regards se portoient vers les fenêtres de la
princesse, et sans s'arrêter à ce beau parterre de fleurs variées,
il marchoit sans réflexion, foulant aux pieds les verds tapis,
l'émail des prés; il ne sentoit point les parfums délicieux que lui
apportoient les zéphirs. Eginard seul admiroit ces beaux arbres,
respiroit avec délice l'air embaumé, jouissoit du chant des oiseaux;
mais tout-à-coup, mille fois plus heureux à son tour, le roi est
ému, il admire, il se plaît au murmure de cette fontaine, dont
l'onde plaintive s'échappe en ruisseau limpide; il marche
voluptueusement sur ces rians gazons qu'il parcouroit lentement et
avec indifférence; il s'approche avec empressement de ce bosquet
d'arbres qui ombragent un banc de mousse. Il a vu Bazine qui se
repose sous ce dais de feuillage et près de la fontaine. Eusèbe et
Berthilie seules sont près d'elle: à l'arrivée du roi, les dames se
sont levées avec respect, et Bazine lui offre un place sur le banc
de mousse, en se félicitant de sa rencontre. Childéric l'accepte
avec joie; Eginard va s'appuyer près de la fontaine; là rien ne lui
cachoit la taille charmante de Berthilie; il aperçoit même un petit
pied, un beau bras: souvent l'aimable étourdie cueille une de ces
fleurs inodores dont sont parsemés les gazons, et c'est toujours du
côté de la fontaine qu'elle croit apercevoir les plus belles. Le
galant Eginard ne cesse de la regarder, mais il pense à Grislidis,
et Berthilie lui paroît moins à craindre. La princesse ayant engagé
le roi à commencer le récit qu'elle lui a déjà demandé, il céda
promptement à une volonté d'autant plus puissante, qu'elle étoit
doucement exprimée. Ce fut avec attendrissement qu'il parla d'abord
de sa mère, avec orgueil qu'il vanta les exploits et les vertus de
Mérovée; il se sentit fier d'exposer, devant la princesse, des
images chères à son coeur, et qu'elle admiroit. Ce fut avec le même
sentiment qu'il lui parla de son premier combat, de cette journée,
où encore enfant, il annonça un courage téméraire. Childéric vit
Bazine sourire à ses premiers exploits, ils lui en devinrent plus
chers. Que n'a-t-il prévu qu'un jour il auroit à lui peindre toutes
ses actions, à lui expliquer toutes ses pensées! animé par le désir
glorieux d'en être applaudi, rien n'eût étonné sa valeur, rien n'en
eût arrêté l'ardeur. Childéric alloit parler de son arrivée dans la
grotte, mais Eusèbe avertit la princesse que l'heure de se rendre
au palais approchoit; sans doute personne ne lui sut gré de sa
prévoyance, et cependant on obéit à Eusèbe; les dames se retirèrent
pour s'occuper de leur parure. Berthilie, en se levant, laissa
tomber les fleurs qu'elle avoit cueillies; Eginard les ramassa, en
fit un bouquet, qu'il tenoit encore, peut être par distraction,
quand on se rassembla chez Bazin. Berthilie l'aperçut, rougit, son
coeur palpita; mais que devint-elle, lorsque dans la soirée, elle le
vit sur le sein de la plus jolie de ses compagnes! Des larmes de
dépit remplirent ses yeux, et le perfide qui les avoit causées eut
la cruauté d'en jouir. Le lendemain, chacun se prépara pour la
chasse; les belles forêts de la Thuringe renfermoient plusieurs
châteaux dans lesquels on s'arrêtoit, car ces amusemens duroient
plusieurs jours. Childéric paroît, superbe et charmant, sur le
coursier fougueux qu'il captive avec tant d'adresse. Bazine, plus
timide que Berthilie, mais plus prudente, a plus de grâces que
d'assurance; les dames, dont elle est environnée, forment autour
d'elle un grouppe charmant; c'est Hébé au milieu de ses soeurs,
aucune ne l'égale, toutes cependant sont jeunes, fraîches et
belles. Eginard, séduit et incertain, porte tour-à-tour, sur
chacune d'elles, des regards animés et ravis; il ne s'occupe point
de la chasse, et Childéric a déjà remporté tous les légers avantages
de cette journée, avant que le fils d'Ulric n'ait pensé à attaquer
ni à poursuivre l'ennemi léger qui fuit en vain devant le roi, plus
agile encore que lui. Déjà ce prince a déposé aux pieds de Bazine
les nombreuses victimes de son adresse. Un repas champêtre réunit et
confond les chasseurs; on vante la force, la légèreté du roi;
plusieurs défis sont offerts et acceptés; mais Childéric, à tous les
dons qu'il a reçus de la nature prodigue, joint l'exercice et le
développement qu'il a acquis dans la grotte de Gelimer. A son aspect
on devine ses succès; il touche au but long-tems avant tous ceux
partis avant lui; sa flèche ne part jamais sans atteindre, tous ses
rivaux en conviennent, et n'osent plus le défier. Mais on vient
tout-à-coup annoncer au roi de Thuringe, qu'un _glouton_, espèce de
sanglier terrible et dévastateur, échappé des forêts de Hantz, a été
découvert à quelque distance, et qu'il dévore tout le gibier. Bazin,
charmé d'avoir à combattre un tel ennemi, fixe au lendemain
l'attaque; les dames resteront dans la maison de chasse; les hommes
seuls s'exposeront aux dangers. Cette chasse peut cependant n'en
avoir aucun: souvent cet animal, qui mange avec avidité le gibier
qui s'offre devant lui, et qu'il sait surprendre avec une rare
adresse, tombe alors dans une espèce de torpeur; venu à ce point
d'immobilité, on le tue sans peine: cependant les dames ne voyent
point partir les chasseurs sans inquiétude; Eginard, peu jaloux des
lièvres, des faons, des daims que dévoroit le glouton, ne désiroit
point sa mort, envioit encore moins l'honneur de le vaincre; mais il
suivit son maître, non sans regretter les belles qu'il laissoit
seules. Elles passèrent le jour à se promener sous les arbres; on
lisoit l'inquiétude sur leurs visages; elle augmenta à l'approche de
la nuit. Agitées de mille pensées pénibles, le sommeil ne leur fit
point oublier les chasseurs, et le jour étoit encore près de
terminer une seconde fois son cours, lorsqu'enfin le bruit des voix,
le hennissement des chevaux, annoncèrent le retour souhaité. Les
dames s'avancent promptement du côté d'où part le bruit; mais
plusieurs chevaux sans cavaliers et conduits à la main, les
effrayent; elles ont reconnu ceux des rois, celui d'Eginard; tous
les coeurs sont troublés, et cependant on n'ose interroger, on
craint trop d'apprendre... Un brancard frappe leurs yeux; Bazine
s'élance, et Berthilie la suit; Bazin, blessé, paroît, porté sur le
brancard; Childéric et Eginard le suivent. Le roi de France
s'approche de la princesse, et la rassure sur l'état du monarque: il
est, lui dit-il, sans danger. Arrivé à la maison de chasse, le roi
fut promptement couché; on envoya à Erfort; Théobard, accompagné de
tous les secours nécessaires, arriva au bout de quelques heures; la
blessure n'étoit point dangereuse; cependant elle demandoit de
grands ménagemens, et il fut décidé que le blessé ne seroit
transporté que le lendemain. Les dames étoient toutes fort
impatientes de connoître la cause de cet accident; le glouton
n'existoit plus; sa tête avoit été présentée à Bazine, qu'elle avoit
effrayée: Bazin voulut raconter lui-même cet événement. Nous
cherchions, dit-il, depuis long-tems le sanglier que nous voulions
détruire; il ne s'offroit point à nos regards; plus emporté, je
m'enfonçai seul dans un fourré, et je l'aperçus immobile au pied
d'un arbre; jugeant que c'étoit l'instant de le percer, croyant
inutile d'attendre du secours contre un ennemi sans force, je
m'approchai et lui portai un coup de ma lance; sa peau étant
extrêmement épaisse, la blessure fut légère; je redoublai: soit que
la douleur le réveillât de son engourdissement, soit que
naturellement cet état dût finir alors, le terrible animal se leva
furieux, et s'élança sur moi; je me jetai derrière un arbre, qui me
garantit d'abord; mais il m'atteignit, et d'un coup de ses défenses,
me renversa; cependant je me défendis encore avec ma lance; mais ma
large blessure m'affoiblissoit, lorsque je vis tout-à-coup le roi de
France paroître: s'élancer sur le monstre, lui enfoncer son épée
dans le coeur et l'étendre mort à mes pieds, ne fut pour lui qu'un
seul et même mouvement. Eginard, qui suivoit de près son maître,
l'aida à arrêter mon sang; il courut avertir le reste de ma chasse,
qui me rejoignit, et m'a transporté ici avec les précautions
nécessaires. C'est avec plaisir, ajouta Bazin, que j'avoue et que je
publie, que je dois la vie au roi des Francs; puissé-je m'en
acquitter un jour, et qu'en attendant, une sainte et éternelle
amitié unisse nos coeurs! Childéric, en ce moment, reçut la main que
lui présentoit le roi, et la pressa avec un geste animé et sincère.
Bazine, assise près du lit, regarda Childéric avec admiration, et ce
seul regard lui parut une glorieuse récompense.

L'entretien devint général; cependant plusieurs fois Childéric avoit
pu lire dans les yeux de la princesse, combien elle s'intéressoit à
son sort. Eginard, fier de son roi, répétoit aux dames ce que Bazin
avoit déjà raconté; ce qu'il disoit, quoique déjà connu, prenoit
dans sa bouche des grâces nouvelles; on l'écoutoit toujours avec
attention, parce qu'on l'entendoit toujours avec plaisir. Le
lendemain on revint à la cour; on marchoit lentement, tant pour
jouir de la beauté du jour, du charme des bois, que pour ne pas
fatiguer Bazin, lorsque Berthilie s'avisa de tourmenter son cheval,
de l'exciter; l'animal hennit, bondit et s'élance rapidement à
travers les arbres; la princesse jette un grand cri à l'aspect du
danger de son amie; mais la légère et adroite étourdie déployant
autant de force que d'imprudence, arrête l'animal fougueux, et le
ramène soumis et tranquille. Combien elle s'applaudit de sa ruse,
en voyant Eginard pâle et effrayé voler à sa rencontre! Cependant
elle n'osa jouir de ce triomphe en apercevant le trouble de la
princesse, et elle se le reprocha sincèrement. Tout le reste de la
soirée, Berthilie ne s'occupa que de son amie, et oublia entièrement
Eginard, qui, par caprice ou par amour-propre, en fut piqué; il
négligea pour elle toutes celles dont il paroissoit charmé, et ne
vit plus que l'objet qu'il sembloit jusqu'à cet instant vouloir
éviter.

Bazin souffroit encore, et sa blessure, loin de se guérir, étoit
plus douloureuse, quoique sans danger. On cherchoit à l'amuser, à le
distraire; Bazine avoit chaque jour pour lui de nouveaux soins, de
nouveaux égards. Heureuse de lui prouver son attachement et sa
reconnoissance, elle ne le quittoit que lorsque sa présence pouvoit
devenir importune; elle trouvoit sans cesse Childéric auprès de son
oncle, et sa vue chaque jour la charmoit davantage. Elle croyoit
enfin à ce rêve délicieux de son imagination, et songeant au héros
qu'elle s'étoit créé, à ce héros de sa pensée et de son coeur, elle
se disoit, en jetant un regard sur Childéric.... _le voilà_. Bazine
n'a point reçu le trait d'amour avec cette rapidité, présage de
l'inconstance; c'est lentement et par degrés qu'il a pénétré son
coeur. Ce jeune roi, si majestueux, si beau, est proscrit et sans
asile, privé de sa grandeur, descendu de son trône, et persécuté par
la fortune, mais vengé par la nature. Ses malheurs touchent plus le
coeur de la princesse, que sa puissance ne l'eût éblouie; elle ne
croit encore que le plaindre: Bazine ne s'est pas encore dit, _je
l'aime_. Ce mot une fois prononcé, Bazine ne vivra plus que d'amour.
Sa pudeur et sa raison éloignent encore cet instant que Childéric ne
cherche point à faire naître; il sait trop qu'il ne peut offrir à la
beauté qu'il admire, que le partage d'une infortune méritée;
généreux, il ne désire point être aimé, et ne se montre que
respectueux: s'il exprime un sentiment plus tendre, c'est
lorsqu'entraîné, il n'a pu se vaincre; honteux de sa foiblesse, il
la surmonte promptement. Plus ses sentimens sont délicats, soumis,
timides, plus ils peignent l'amour tel que Bazine croit qu'il doit
être, et son silence en dit plus au coeur de la princesse, que les
discours les plus éloquens. Echappés un moment à la foule qui les
sépare, réunis de nouveau près de la fontaine, Childéric a repris
son récit. C'étoit dans un de ces beaux jours où le printems vient
s'unir à l'été, et déploie toute sa pompe avant de lui céder
l'empire; par-tout il étaloit ses riches tapis, les feuillages
étoient plus épais, les fleurs plus belles et la nature plus animée:
la contrainte qu'ont éprouvée les deux amans qu'un même banc de
mousse rassemble dans une douce liberté, ajoute au plaisir qu'ils
ont à se revoir. Eusèbe et Berthilie sont toujours près de la
princesse; Childéric s'assied à ses pieds, Eginard s'appuie
négligemment sur la fontaine, et Berthilie le regarde quelquefois à
la dérobée, mais elle ne cueillera plus de fleurs; elle se souvient
encore de ce qu'elles sont devenues la dernière fois, et elle n'a pu
retenir un soupir en reconnoissant les causes innocentes de son
dépit.

Mais Childéric parle de son arrivée dans la grotte, de ses plaisirs,
de Gelimer, de Talaïs. A ce nom, Childéric s'est troublé, et son
trouble n'a point échappé à la princesse qu'il inquiète; ce n'étoit
pas que Childéric se sentît coupable, ce n'est pas qu'il se fût
livré au sentiment que Bazine croit lire dans son embarras, mais il
n'ose peindre, à la chaste beauté qui l'écoute, l'amour tel que
l'éprouva Talaïs. La princesse repousse en vain le mouvement jaloux
qu'elle éprouve; son coeur palpite; elle est inattentive et rêveuse.
Effrayée de son émotion, elle n'ose plus fixer sur le roi des yeux
qui peut-être trahiroient son secret; mais ne pouvant vaincre son
trouble, elle donne l'ordre de se séparer; Childéric obéit, et la
princesse agitée, rentre dans son palais. Il faisoit encore grand
jour; on pouvoit jouir encore long-tems de la fraîcheur des
ombrages; Bazine trouva son appartement triste; Berthilie assura
qu'il y faisoit une chaleur étouffante; la princesse prit sa
broderie et l'abandonna; elle devint rêveuse, et Berthilie ne fut
point aimable. La soirée parut longue; Berthilie revint de bonne
heure rejoindre ce tendre père, qu'elle consoloit de la perte d'une
épouse chérie.

Bazine, destinée au trône, avoit été élevée avec plus de soin que
l'on n'en donnoit d'ordinaire à l'éducation des femmes. Belle sans
coquetterie, princesse sans orgueil, elle réunissoit encore tous les
talens qui ajoutent à la beauté, et que possédoient rarement alors
les personnes de son rang; elle dansoit bien, savoit écrire, et
chantoit avec expression les airs simples de ce tems, qu'elle
accompagnoit des accords d'une lyre à cinq cordes. Berthilie avoit
une voix légère, elle mêloit souvent ses accens aux accens plus purs
et plus doux de la voix de Bazine. Le roi de Thuringe se plaisoit à
les écouter, et pendant sa maladie, il les invita souvent à le
distraire de ses souffrances, par le plaisir de les entendre. Bazine
y consentit toujours. Parmi les romances qu'elles chantèrent, la
suivante s'est conservée: la princesse, après avoir pris la lyre,
commença le premier couplet, Berthilie le second, et Bazine reprit
le troisième.

    BAZINE.

    Non, non, je ne veux point connoître
    Ce fol enfant, qu'on nomme amour;
    Du coeur dont il se rend le maître,
    La douce paix fuit sans retour;
    Dans ce dangereux esclavage
    Le soupçon détruit le bonheur,
    Et ce doute qui nous outrage,
    D'un tendre amant fait le malheur.

    BERTHILIE.

    Quoi! votre ame à l'amour rebelle,
    Prétend ne jamais s'enflammer?
    C'est pour plaire que l'on est belle,
    Et doit-on plaire sans aimer?
    Le soupçon même a quelques charmes:
    Heureux qui sait nous l'inspirer!
    Il est doux de causer nos larmes,
    Et plus doux de nous rassurer.

    BAZINE.

    En aimant, que d'inquiétude!
    Sans son amant plus de repos,
    Loin de lui, tout est solitude,
    Il fait notre joie ou nos maux.
    On ne jouit qu'en sa présence,
    On ne croit rien que ses discours.
    O mon heureuse indifférence!
    Puissé-je te chanter toujours!

    BERTHILIE.

    Douce image de la tendresse,
    Venez dissiper sa froideur;
    Amour, de ta brûlante ivresse,
    Fais-lui connoître le bonheur.
    L'univers éprouve ta flamme,
    Et par toi seul, pour être heureux,
    Tout renaît, jouit, prend une ame,
    Et sent le charme d'être deux.

La princesse, pressée de nouveau par Bazin, chanta seule la romance
suivante:

    LE PRINTEMS,

    ROMANCE.

    Tout renaît, les fleurs, la verdure,
    Tout nous annonce le plaisir,
    Et chaque souffle du zéphir,
    Semble un soupir de la nature.
    Seule au milieu d'un si beau jour,
    Dois-je languir sans espérance,
    Quand il me reste encore l'amour,
    La douce amitié, l'innocence?

    La feuille mobile et légère
    Périra sous les noirs hivers;
    Les vents déchaînés dans les airs,
    Détruiront la fleur passagère,
    Chaque saison, à son retour,
    Détruit ou donne l'espérance;
    Tout varie, excepté l'amour,
    La douce amitié, l'innocence.

    L'air embaumé de ce bocage,
    Ces verds gazons, ce beau ruisseau,
    Qui, dans le cristal de son eau,
    Réfléchit le ciel et l'ombrage,
    Tout dans ce champêtre séjour,
    M'invite encore à l'espérance;
    Tout me dit, conserve l'amour,
    La douce amitié, l'innocence.

Childéric écoutoit avec ravissement les sons mélodieux de cette voix
qui pénétroit son coeur; un modeste embarras embellissoit encore la
princesse, et sa timidité étoit une grâce de plus. Childéric aimoit
avec passion les airs simples et les paroles plus simples encore
qu'elle chantoit. Alors les poëtes ne célébroient que la gloire et
l'amour, leurs chants n'étoient point un travail, une étude; mais un
épanchement ou un souvenir. L'objet de ces vers, plus sentis que
bien exprimés, en recueilloit seul toute la gloire, le nom du poëte
étoit oublié. Il a fallu sans doute que l'amour-propre et le désir
de la célébrité changeassent bien les hommes, puisqu'ils sont
parvenus à faire parler leur esprit sans le secours de leur coeur,
et à emprunter de leur imagination seule et le sentiment qu'ils
expriment, et la beauté qu'ils peignent. Si Bazine en chantant,
s'est embellie de sa timidité, Berthilie, inquiète du succès de sa
voix, a promené ses regards autour d'elle; ce regard, rapide et
prompt, a cependant atteint Eginard comme un trait brûlant, il en
est effrayé, et l'image de Grislidis s'offre à sa pensée,... il en a
reçu des cheveux, un anneau, il a promis! et dans ce tems un
serment fait à la beauté étoit sacré, on rougissoit de le trahir....
Le fidèle Eginard, chaque fois que le regard le blesse, porte à ses
lèvres l'anneau chéri..... Ce talisman d'amour calme son coeur, et
il reprend son air léger, indifférent même. Berthilie le voit, et
soupire; jeune, simple encore, elle a cru jouer avec l'amour, et ce
jeu est devenu, sans qu'elle s'en doutât, le destin de toute sa vie.

Le roi des Francs avoit repris son récit, il avoit parlé de Viomade,
ses discours étoient remplis de feu et d'éloquence. Sa physionomie
brilloit d'une si tendre expression, que Bazine n'avoit pu, sans
rougir, fixer des yeux qui seroient trop dangereux pour elle s'ils
parloient d'amour: elle fit cette réflexion légèrement; mais
Childéric, dans cet instant, réfléchissoit lui-même, et ne fut pas
moins troublé que la princesse. Que va-t-il lui dire? Jusqu'à ce
moment il n'a paru que sous ces beaux dehors qui ont illustré ses
premières années. Il a vu naître à son récit, des sentimens qui font
son bonheur; il a reçu des éloges qui font sa gloire. Hélas! que lui
reste-t-il à raconter? Faut-il se dégrader lui-même auprès de cet
objet de son culte, de son idolatrie! Doit-il lui parler d'Egésippe?
osera-t-il lui avouer avec quel délire il a désiré une beauté qui
n'étoit point Bazine; qu'il lui a sacrifié ses peuples, son ami, le
soin de sa gloire? Que pensera de lui cette ame pure et sensible qui
ne croit point à l'inconstance? Cependant il ne la trompera pas; il
se croit aimé; il a su d'elle qu'Amalafroi n'avoit pas touché son
ame; qu'elle est encore sans amour... Peut-être un jour il pourra
disposer d'une couronne, et il va lui-même détruire l'espoir dont il
ose jouir en secret! Non, non, il se taira; il fuira Bazine s'il le
faut, mais il ne lui dira point: _je fus ingrat et j'ai aimé_.

Mais, tandis qu'abandonné à ses pensées, Childéric se tait, la
princesse étonnée de son silence, baisse les yeux et soupire; elle
n'ose demander au roi quel sentiment l'agite; cependant elle est
inquiète. Berthilie, qui s'étoit aperçue de leur mutuel embarras,
imagina un léger prétexte pour interrompre leur entretien. La
princesse tremblante, alarmée, lui sut gré de l'avoir rendue à
elle-même.

Bazine ne s'est point trompée sur ses premières émotions, mais
cependant elles l'étonnent; elle avoit deviné l'amour, mais l'amour
dans son coeur est encore plus pur, plus céleste, plus puissant que
dans son imagination; Bazine croyoit connoître son ame, cependant
elle y découvre chaque jour de doux secrets qui l'agitent, la
tourmentent et lui plaisent. Elle jouit du bonheur d'aimer sans oser
encore s'y livrer, et la tendre résistance qu'elle apporte elle-même
au sentiment qui l'entraîne, est un charme de plus qui la ravit.
Bazine aime enfin, elle en jouit sans oser à peine se l'avouer, et
ce moment est enchanteur pour elle. Sa pensée ne s'égarera plus dans
de vagues souhaits, dans de chimériques espérances; elle n'attendra
plus dans la solitude d'un coeur sans objet qui l'occupe, un héros
dont elle n'a qu'une idée furtive; tout est délice pour elle, parce
que tout devient amour; aimer est toute sa vie; elle seule connoît
encore le trouble heureux qui l'enivre si délicieusement; elle le
dérobe, le renferme au fond de son coeur; elle craindroit de le
laisser deviner. Cependant Berthilie la pénètre, mais elle se tait;
elle a aussi son secret, et l'instant des doux aveux n'est pas
encore venu.

Childéric, accablé de ses souvenirs, fuyoit de bonne foi l'occasion
de reprendre son récit; voir Bazine au palais, l'admirer, s'enivrer
de sa présence, suffisoit à son coeur, trop délicat pour n'être pas
sincère, trop grand pour chercher de vaines excuses, trop vrai même
pour en trouver: décidé à se taire, à se contenter du bonheur de
passer près d'elle une partie de sa vie, le roi ne cherchoit plus
ces momens si chers à l'amour et qu'il avoit tant souhaités. Bazine
craignoit presqu'autant de se trouver près de lui; elle trembloit,
rougissoit à son approche; elle sentoit son secret errer sur ses
lèvres, elle se défioit de ses regards: tous deux s'évitoient donc
également. Bazine, loin de s'en plaindre, admiroit la réserve de son
amant; elle sentoit qu'elle étoit aimée; les yeux du roi, son
embarras, ce respect soumis que l'amour seul peut faire naître, son
propre coeur qui l'avertissoit, tout disoit à l'heureuse princesse
qu'elle étoit payée de retour.

L'été mûrissoit les blonds épis, le soleil embrâsoit les airs, et
les roses mourantes penchoient leurs tiges desséchées; les nuits,
presqu'aussi brûlantes que les jours, ne calmoient point la
chaleur; le sommeil fuyoit les mortels: mais un orage, suivi d'une
douce pluie, avoit rafraîchi les fleurs, le feuillage et les gazons.
Bazine, que l'orage a agitée, et que ses inquiètes pensées
tourmentent encore, lorsque toute la nature est calmée; Bazine,
qu'un trouble plus doux que le repos, ravit au sommeil, se lève avec
l'aurore, et admire l'amante de Céphale; les gouttes de la pluie,
encore suspendues aux fleurs, aux brins d'herbes, se changent en
perles, en saphirs, en émeraudes. Les premiers rayons du jour
brillent sur cette humide vapeur, et l'écharpe d'Iris s'étend sur
toute la nature. Les premiers chants des oiseaux ne troubloient
qu'avec douceur la tranquillité des airs; une si belle aurore
promettoit une riante matinée: la princesse désire en jouir, et
s'égarer sous les voûtes de feuillage qu'elle aperçoit dans une
prairie que borde l'Elbe, fier de ses eaux; une longue chaîne de
montagnes borne l'horizon. C'étoit en cet endroit que Bazine vouloit
aller respirer l'air pur et balsamique des prés et des bocages; mais
elle ne peut jouir d'aucun plaisir s'il n'est partagé, et elle
envoie promptement chercher Berthilie, qui demeuroit avec son père
dans le palais du roi de Thuringe; elle vint promptement,
demi-éveillée, demi-parée, et applaudit au projet de la princesse:
la vertueuse et bonne Eusèbe, qui ne quittoit jamais sa chère élève,
fut aussi de la promenade, et suivit de loin ces nymphes légères,
qui, courant sur les fleurs sans les fouler, n'y laissoient que la
trace passagère qu'y eûssent imprimée les zéphirs. Berthilie avoit
retrouvé toute sa gaieté; Bazine jouissoit mieux de sa douce
mélancolie, et toutes deux s'abandonnoient à leurs pensées,
admiroient le spectacle de ces beaux lieux, que le jour en se levant
leur faisoit mieux distinguer. Eusèbe, prudente, point curieuse et
discrète, jouissoit en silence de la pure joie des aimables amies,
et l'on parvint ainsi au petit bois, but de leur course matinale. Ce
bois, l'une des belles promenades d'Erfort, étoit divisé en superbes
allées et semé d'un gazon que la fraîcheur de l'ombre rendoit
toujours verd; les eaux d'une cascade naturelle, mais que l'art
avoit embellie, serpentoient en ruisseau bordé de fleurs, et son
doux murmure ajoutoit, par son bruit monotone, à la mélancolie, au
charme de ces lieux. Bazine quitta son voile, et s'assit sur
l'herbe; Berthilie se reposa à ses côtés, et la prévoyante Eusèbe
plaça devant elles une petite corbeille de fruits. Bazine la
remercia, et lui présenta les meilleurs; Eusèbe auroit bien voulu ne
pas les recevoir, mais comment refuser Bazine? Après ce léger repas,
Berthilie, qui aimoit passionnément les fleurs, s'enfonça dans le
bois pour en cueillir; Bazine bientôt l'entendit jeter un cri, se
leva promptement pour aller à son secours: mais que devint-elle en
apercevant Childéric, suivi d'Eginard, que Berthilie conduisoit vers
elle. A leur aspect si inattendu, Bazine rougit et demeura
interdite; un doux sourire succéda à l'étonnement; on oublia que
l'on vouloit s'éviter; on ne songea pas même à se demander la cause
d'une rencontre si imprévue, on se contenta d'en jouir. Bazine
cependant alloit proposer de retourner au palais, quand elle se
rappela heureusement que le récit du prince n'étoit pas achevé; elle
fut ravie d'avoir trouvé un si bon emploi du tems, un prétexte si
naturel pour ne pas quitter encore le bocage charmant où elle
jouissoit d'un si vrai bonheur. Décidée, elle fut se rasseoir au
bord du ruisseau; Eusèbe étoit près d'elle, Childéric à ses pieds,
et placé de manière qu'il la voyoit devant ses yeux, et dans le
ruisseau limpide qui répétoit encore sa douce image. Eginard osa
s'asseoir près de Berthilie; il l'aida à faire une guirlande et un
bouquet, et souvent, en présentant la fleur qu'attendoit Berthilie,
sa main trop prompte ou seulement maladroite, rencontroit une main
charmante qui se retiroit trop vite, pour qu'Eginard ne se doutât
pas que cette main étoit sensible.

Le jeune roi, enchanté de son bonheur, restoit muet aux pieds de
Bazine. Depuis si long-tems il ne l'a vue que... tous les jours,
mais au milieu d'une cour nombreuse; elle est là sans parure, et
dans un séjour paisible et discret. Ce bois, sa fraîcheur, cette eau
même qui lui retrace les traits qu'il adore, les doux zéphirs, le
parfum des violettes, un dieu plus doux encore, et qui règne sur
toute la nature comme dans son coeur, écartent de lui toute autre
pensée que celle de son bonheur. Le vent agitoit les boucles de sa
blonde chevelure; le désordre de son coeur donnoit à ses traits une
expression enchanteresse; jamais Bazine ne l'avoit vu si beau,
jamais il ne l'avoit trouvé si belle; tous deux oubliant l'univers,
s'oubliant eux-mêmes, demeurèrent en silence. Bazine, rougissant du
muet aveu qu'elle venoit de faire, reprit pourtant plus d'empire sur
elle-même, et d'un seul mot arracha le roi au rêve de félicité qui
remplissoit toute son ame; elle demande, elle exige le fatal récit.
Déjà les belles couleurs que le plaisir répandoit sur la figure
animée du roi, se sont effacées; il baisse les yeux et soupire. Vous
exigez, princesse, dit-il avec émotion, que je vous retrace une
partie de ma vie, qu'il m'eût été trop doux de taire et d'oublier:
je dois vous obéir, et peut-être m'en punirez-vous, quoique déjà je
sois sans doute bien malheureux, puisque je suis coupable, et
puisqu'il faut vous le dire;... peut-être allez-vous me haïr! Le roi
prononça ces mots d'un air si triste, d'un ton si tendre, que Bazine
en fut touchée. Parlez, prince, lui dit-elle avec douceur, je vous
jugerai peut-être moins sévèrement que vous-même. Childéric fixa un
moment ses yeux sur la princesse, et ce regard suppliant sembloit
solliciter sa grace; elle étoit au fond du coeur de Bazine; il
alloit déchirer ce tendre coeur, mais non le forcer à changer.
Bazine se livre un moment au dangereux plaisir d'écouter les
regards éloquens du roi; mais trop émue, elle baissa ses yeux si
ravissans, soit qu'ils se laissâssent voir, soit que ses longues
paupières en voilâssent la beauté! C'est d'Egésippe cependant qu'il
faut entretenir la princesse; il faut lui avouer que ce coeur n'est
pas pur comme le sien, n'est pas sans souvenirs, n'est pas enfin
digne d'elle. Comment lui peindre un amour que lui-même aujourd'hui
a peine à concevoir! Bazine pâlit en écoutant, et ne peut retenir
ses larmes. Childéric voit sa douleur, elle le tue. Oh! que
n'ose-t-il s'interrompre, tomber à ses pieds et lui dire: O Bazine!
je ne brûlois que des feux du désir; cet amour impétueux n'étoit que
l'orage des sens; aujourd'hui j'aime du fond de l'ame, et de toutes
les puissances de mon coeur; l'amour que j'éprouve a reçu ses traits
de l'objet même qui me l'inspire. Tel seroit le discours que
tiendroit le roi, si ses revers ne lui défendoient de se déclarer.
Résistant au trouble qui le dévore, il continua son récit, et fit
l'aveu des premières fautes de son règne; il ne parla pas sans
regret de son injustice envers Ulric, et montrant alors Eginard, à
qui il tendit la main: Vous voyez, dit-il, comme les braves se
vengent. Eginard prit la main de son maître et la posa sur son
coeur; Childéric lui tendit les bras. Ce mouvement de sensibilité
émut la princesse et Berthilie. Elles proposèrent au prince de
laisser cet entretien qui les agitoit tous si vivement; il s'y
refusa. Non! reprit-il, achevons cette tâche douloureuse; si vous me
pardonnez, je me croirai absous de tout l'univers; si vous méprisez
un roi malheureux, du moins je ne devrai plus à votre seule
ignorance une estime non méritée. Enfin, il a prononcé cet aveu qui
lui coûte tant d'efforts, et son repentir et son désespoir l'ont
élevé dans le coeur de la princesse bien au-dessus de ses fautes.
Childéric ne se plaignit point des revers qui suivirent de si près
ses erreurs: mais avec quel chaleur il parla de son séjour chez les
Druides, des soins mystérieux qu'il y reçut, de sa joie en
retrouvant son cher Viomade, ce Viomade toujours fidèle, quoique
persécuté, toujours sensible, enfin, toujours Viomade! Childéric
alors tira de son sein la moitié de la pièce d'or qu'il a reçue du
brave; il fait part à la princesse de ses espérances, et de ce que
doit lui annoncer l'autre moitié qu'il attend. Dans ce moment, où
il se flatte de reprendre bientôt le chemin de ses états, de
reconquérir sa couronne, un désir plus fort que la raison et la
prudence saisit son coeur; toute son ame est dans ses yeux; une idée
qu'il n'ose expliquer, une espérance qu'il n'ose exprimer, se
peignent d'elles-mêmes sur son visage; Bazine l'entend, et semble ne
s'occuper que de la pièce d'or qu'elle tient. Mais le roi revenant à
lui-même, lui dit avec tristesse: Vous m'avez ordonné de vous faire
connoître mon enfance, ma jeunesse, mes égaremens, mes malheurs;
maintenant, prononcez mon arrêt, bannissez loin de vous un coupable
prêt à vous obéir. Voyez-vous donc tant de courroux dans mes
regards, lui dit Bazine? et ces pleurs, dont je n'ai pu me défendre,
annoncent-elles un coeur insensible à vos remords? me croyez-vous
donc moins généreuse que Viomade? Mais, ajoute la princesse d'une
voix tremblante et en pâlissant, vous voilà maintenant à l'abri des
passions; une aussi fatale expérience en garantira votre ame; et
après avoir aimé si vivement, vous n'aimerez plus. Ces derniers mots
expirèrent sur ses lèvres. Ne plus aimer! s'écria le roi, ne plus
aimer! ah Bazine! Mais, trop heureux sans doute si je n'aimois plus!
Est-ce à moi, infortuné proscrit, à oser encore prétendre au
bonheur! Si j'aimois, l'honneur ne m'ordonneroit-il pas de le taire,
ne m'interdiroit-il pas de téméraires voeux? Ah! que je puisse
reconquérir mon trône, m'y montrer avec gloire, et vous saurez tous
si j'aime. Sa bouche ne prononça que ces mots, mais ses yeux en
disoient bien davantage; l'indifférence auroit pu les interpréter,
l'amour sut les entendre et leur répondre. Bazine exprima son
bonheur par un silence non moins expressif; tous deux s'interrogent
d'un regard, et sont heureux d'un sourire; aveux muets et charmans,
doux et premier bienfait de l'amour, vous comblez les désirs des
amans sincères, vous êtes la volupté du coeur!

Mais les heures, qui semblent s'arrêter pour Childéric et Bazine,
s'envolent rapidement pour le reste du monde, et Eusèbe voit, à la
hauteur du soleil, que le jour est avancé; elle craint que l'absence
trop longue de la princesse et celle du roi des Francs, n'offense
Bazin; elle ose interrompre de si chers instans. Bazine, toujours
bonne et sensible, loin de blâmer Eusèbe de sa triste prévoyance,
l'en remercia tendrement, et l'on reprit le chemin de la plaine. Il
faisoit une chaleur insupportable, dont personne ne se plaignit, et
dont peut-être Eusèbe seule s'aperçut. Eginard n'avoit jamais trouvé
Berthilie si fraîche et si jolie; mais il n'a pas encore sacrifié
Grislidis. N'allons pas plus vîte en infidélité qu'Eginard, et
laissons-lui au moins tout le mérite de la résistance. Le soir la
cour étoit réunie au palais, mais Bazine ne parut point; Berthilie
seule admiroit sur la physionomie du jeune roi les traces de bonheur
et d'amour que la rencontre du matin y avoit laissées; elle ne
voyoit pas avec moins de plaisir l'air distrait et rêveur d'Eginard:
toutes les dames s'aperçurent du changement qui s'étoit fait en eux,
elles n'osèrent interroger le roi; mais elles badinèrent Eginard,
qui, honteux d'une défaite dont il ne convenoit pas encore avec
lui-même, surmonta sa foiblesse, et se livra de bonne grâce à toutes
les belles: malgré lui, il étoit inquiet de ce que penseroit
Berthilie de son air léger et si différent de celui qu'elle devoit
attendre en ce jour;... elle en avoit été vivement blessée, mais
elle l'imita. Le roi de Thuringe s'étoit retiré; Théobard l'avoit
suivi, et étoit venu de sa part prier Childéric de se rendre au
conseil; leur absence donnant plus de liberté à ceux qui restèrent,
la gaieté devint plus vive; du badinage on en vint aux chansons;
Berthilie, charmée de se venger d'Eginard, consentit volontiers à se
faire entendre, et reprenant sa malice, son air étourdi, son
maintien agaçant, son regard plein de finesse et de coquetterie,
elle chanta ainsi:

    CHANSON.

    Sous l'air de l'étourderie,
    Cachant ma philosophie,
    Sur la scène qui varie
    Je sais fixer le bonheur;
    Et la raison embellie
    Des graces de la folie,
    Fait le charme de ma vie,
    Et le repos de mon coeur.

    On peut, sans être jolie,
    Plaire un moment, faire envie;
    A seize ans se voir suivie,
    Aussi j'ai mille amoureux.
    De leur tendre perfidie,
    Par ma gaieté garantie,
    Je rirai toute ma vie
    De leurs soupirs, de leurs feux.

    Sans trop de supercherie,
    Un peu de coquetterie,
    Animant la jalousie,
    Peut m'amuser un instant;
    Mais je quitte la partie,
    Si plus tendre fantaisie
    De mon heureuse folie
    Vouloit faire un sentiment.

Eginard se piqua des paroles, et surtout du regard, du sourire de
celle qui venoit de chanter; il ne vouloit pas aimer, mais il
prétendoit plaire, et peut-être même il aimoit. Il avoit espéré
qu'elle chanteroit une romance, qui exprimeroit son inquiétude, sa
jalousie, sa crainte; ce ton badin le blessa, l'outra même; il se
promit de ne jamais aimer Berthilie, chercha à se venger, et crut y
parvenir en chantant à son tour son indifférence.

    L'INDIFFÉRENCE.

    Depuis que l'indifférence
    De mon coeur bannit l'amour,
    Si je sens fuir la souffrance,
    Le bonheur fuit à son tour;
    Sans regret, sans espérance,
    Renaît et finit le jour.

    Sans désir, sans rêverie,
    J'admire ici le printems;
    Mon ame n'est plus ravie,
    Mon coeur n'a plus de tourmens.
    Amour, ranime ma vie,
    Rends-moi mon coeur et mes sens.

    Rends-moi ces momens d'ivresse,
    Mon espoir et mes malheurs;
    Rends-moi, d'une autre maîtresse,
    Les caprices, les rigueurs.
    Dieu charmant de la tendresse!
    Rends-moi tout jusqu'à mes pleurs.

Sans doute les dames alloient plaindre Eginard d'une aussi triste
indifférence, peut-être même entreprendre de l'en guérir, mais
l'arrivée de Théobard mit fin à ces jeux; il dit à Eginard que son
maître l'attendoit dans son appartement, engagea les dames à se
retirer, et pressa Berthilie de le suivre. Etonnée, inquiète, elle
se précipite sur les pas de ce père tendrement aimé: tout annonçoit
une nouvelle extraordinaire; elle alarme la sensible fille de
Théobard; son père qui la soutient, la sent trembler et la presse
contre son coeur; ce tendre mouvement ajoute encore à son effroi.

FIN DU LIVRE TREIZIÈME.



CHILDÉRIC.

LIVRE QUATORZIÈME.

SOMMAIRE

DU LIVRE QUATORZIÈME.

  Bazine se livre à ses heureuses pensées. Berthilie les interrompt
    pour lui annoncer que Trasimond, à la tête d'une armée
    nombreuse, est entré dans la Thuringe, et que Childéric
    commande les troupes. Elle le croit déjà vainqueur. Eginard lui
    présente une bague de la part du roi; elle lui envoie un
    baudrier brodé par elle. Berthilie pleure et donne un bouquet à
    Eginard. Childéric revient après avoir vaincu l'ennemi et
    accordé la paix. Eginard apporte ces glorieuses nouvelles à la
    princesse. Berthilie est heureuse. Eginard ne se défend plus
    qu'avec peine de l'amour qu'il éprouve malgré lui. Une fête
    magnifique se prépare. Bazine y paroît éclatante de beauté; le
    roi de Thuringe en est frappé pour la première fois.



LIVRE QUATORZIÈME.


Bazine n'a point quitté son palais; heureuse de plaire et d'aimer,
seule avec son coeur et sa tendresse, elle jouit de ce bonheur qui
fut toujours le charme de sa pensée: son ame avoit besoin d'amour;
mais il falloit à sa délicatesse un choix dont elle pût s'applaudir,
à son rang un égal, à sa flamme généreuse et pure un amant non moins
pur, non moins généreux; il falloit que des traits nobles et
majestueux annonçâssent dans son amant l'heureux vainqueur de
Bazine; il falloit encore que ces traits, réguliers et fiers,
fussent adoucis par la bonté, et sûssent exprimer l'amour. Des
revers étoient des titres qui touchoient l'ame de la princesse; la
douceur de consoler étoit pour elle un charme de plus; elle eût aimé
Childéric sur le trône, mais elle partageroit avec transport son
infortune, et le suivroit dans quelque désert qu'il fût contraint
d'habiter. La couronne n'étoit plus rien pour elle sans son amant;
les obstacles, l'absence, le tems, les dangers, toute la puissance
du monde ne pouvoient rien contre cet amour extrême; il a tracé la
destinée entière de Bazine; elle ne jouit plus que du sentiment
qu'elle éprouve et de celui qu'elle inspire, tout autre objet a
cessé d'exister pour elle. Livrée à toutes ces pensées, elle a vu
s'écouler la soirée, une partie même de la nuit, quand elle entend
un léger bruit, et croit reconnoître la voix de son amie; la
princesse s'étoit couchée depuis quelques heures, mais elle n'avoit
pu trouver le sommeil; et, surprise d'entendre Berthilie au milieu
de la nuit, elle appela ses femmes, et donna ordre qu'on la fît
entrer. Les amans croient l'univers occupé de leur flamme, tout les
effraie sur leur bonheur, et déjà Bazine va nommer Childéric; mais
voyant couler les pleurs de Berthilie, elle pressent qu'un autre
objet les excite, et elle se tait. Son amie ne voulant pas prolonger
son inquiétude, lui raconte que Trasimond, roi des Vandales, voulant
venger ses sujets si cruellement sacrifiés aux mânes d'Amalafroy,
s'est joint à Théodoric, roi des Ostrogoths, et est entré en
Thuringe à la tête d'une puissante armée; qu'ils exercent d'affreux
ravages, et font de si rapides progrès, que l'effroi est général.
Bazin, à qui sa blessure ne permet pas encore de combattre, a
assemblé son conseil; Childéric, qui s'y est rendu, a offert ses
services, ils ont été acceptés avec une vive reconnoissance; une
voix générale lui a confié le commandement de l'armée; tous les
ordres sont donnés, dans quelques heures il partira. Théobard,
chargé des préparatifs, a déjà quitté sa fille; elle-même lui a
présenté ses armes, et ses pleurs les ont baignées. Bazine apprend
avec joie que Childéric combat pour elle; déjà sûre de la victoire,
elle ne craint plus les ennemis; son amant sera vainqueur: le doute
est une injure, elle ne croit pas qu'on puisse le former; mais il
partira sans la voir, elle en soupire; le jour va paroître, et c'est
l'heure fixée pour le départ. Eusèbe annonce un message de la part
du roi; Bazine se lève promptement. Eginard est introduit: plusieurs
flambeaux éclairent la chambre; Eginard remet à Bazine des
tablettes, elles renferment les adieux du roi; un anneau, dont une
pierre gravée fait l'inestimable prix; cette pierre représente
Childéric couronné, et tenant pour sceptre un javelot; on lit autour
de cet anneau: _Childerici regis_. Tandis que Bazine lit les adieux
et y répond, le guerrier est près de Berthilie: la fierté noble qui
soutient Bazine est loin de raffermir le coeur de la fille de
Théobard; elle craint les armes, redoute la guerre; et les attraits
d'une gloire si pénible l'effraient, loin de la séduire. Berthilie
ne voit que les dangers et l'absence, elle verse des larmes, et
nomme son père en regardant Eginard: un bouquet s'échappe de son
sein, il est baigné de pleurs; le jeune guerrier ose lui demander ce
premier bienfait; il va partir, il est si tendre, Berthilie si
désolée, que l'idée d'un refus ne lui vient pas; elle présente les
fleurs flétries; Eginard pose un genou en terre, porte le bouquet à
ses lèvres, le place sur son coeur, se lève promptement, et paroît
brillant de joie et enflammé d'un nouveau courage. Dans ce moment,
Bazine lui remit ses tablettes et un riche baudrier brodé par elle,
destiné au roi, et le congédia. Seule avec son amie, elle se sentit
moins de fermeté, mais elle se le reprocha; jamais la Thuringe ne
lui parut plus en sûreté que depuis que Childéric va la défendre;
jamais les troupes n'auront été plus victorieuses; un tel héros doit
enflammer tous les coeurs, exalter toutes les ames; la fortune
n'oseroit le trahir, il commande aux destins même. Ce qu'avoit prévu
l'exaltation de l'amour fut dépassé par le courage. Childéric,
voulant épargner les Thuringiens, et sachant que les armées
combinées étoient plus nombreuses que la sienne, eut recours à la
feinte; il évita le combat, eut l'air de fuir, afin d'être
poursuivi, et attira l'armée dans un défilé entouré de bois, où il
plaça une partie de ses troupes: en un instant les ennemis furent
cernés. Effrayés du nombre qu'ils ne pouvoient connoître, puisque de
nouveaux renforts sortoient à chaque instant des forêts, ils se
virent enfermés de tous côtés. Childéric pouvoit faire prisonniers
les deux rois, il leur en épargna la honte, et se contenta de sa
gloire, à laquelle une si grande modération ajouta encore. Ses
ennemis vaincus ne purent refuser leur admiration à ce trait noble
et généreux; ils demandèrent la paix, et offrirent, pour gage de
leur sincérité, et pour resserrer à jamais les liens d'amitié qu'ils
alloient former avec Bazin, de donner en mariage, à Hermanfroy,
Amalabergue, fille de Trasimond, et de la trop belle et trop célèbre
Amalafrède, soeur du roi Théodoric. Childéric ayant envoyé rendre
compte de ses triomphes au roi de Thuringe, ainsi que des
propositions de paix, celui-ci les accepta sur-le-champ.
Amalabergue, encore enfant, fut remise aux vainqueurs, et conduite à
la cour de Bazin, où elle resta jusqu'à son mariage, qui se fit au
bout de quelques années. Childéric ramena l'armée triomphante; le
peuple vola à sa rencontre: on l'admiroit, il gagnoit tous les
coeurs; mais, loin de s'enorgueillir, il reportoit aux généraux et à
l'armée tout le mérite de la victoire. Bazin le reçut en libérateur
de ses états: une foule immense l'entoura, mais Childéric n'envioit
point l'hommage de ce peuple, ni la pompe des fêtes; un seul regard
a plus de prix pour son coeur que ces honneurs importuns. Que ne
peut-il s'y dérober! que ne peut-il échapper à la gloire pour
connoître et sentir un instant de bonheur! Mais Bazin le retient
près de lui au milieu de ses généraux, et le seul objet que désire
son coeur, que souhaite son impatience, le seul qui puisse embellir
sa victoire, ne paroît point. Bazine, éperdue de joie, de bonheur et
d'amour, n'ose quitter sa retraite; là, sans témoins qui puissent
contraindre son coeur, elle presse dans ses bras l'heureuse
Berthilie; mais elle n'ira point à travers cette foule indifférente
ou curieuse, déguiser sa pensée, modérer ses transports, et défendre
à ses regards même de s'exprimer. Childéric triomphant! Childéric de
retour! que de biens à-la-fois la ravissent! Elle attendra que,
libre des lois qui asservissent la grandeur, il puisse venir à ses
pieds déposer ses armes, et lire dans ses yeux un triomphe plus
doux. Mais Childéric, impatient de l'absence de la princesse,
inquiet même, ordonne à Eginard de se rendre près d'elle, et de lui
porter tous les détails de sa victoire. Chargé d'un ordre d'autant
plus doux qu'il espère trouver Berthilie près de la princesse,
Eginard parvient promptement au palais. Berthilie, en l'apercevant,
veut se lever, mais ses forces lui manquent; elle retombe sur son
siége, et une mortelle pâleur se répand sur tous ses traits; elle
peut à peine respirer; Eginard qui voit son trouble, oublie un
moment ce qu'il venoit dire; mais les roses ayant promptement reparu
sur le visage charmant de Berthilie, il se remit lui-même, et offrit
à la princesse, attentive et émue, les hommages de ce grand roi qui
les obtenoit tous. Eginard n'oublia aucun des détails glorieux
d'une aussi importante victoire. Bazine, tour-à-tour flattée,
attendrie, jouit de tout ce qui élève son amant. Berthilie ne compte
que le retour, ne connoît point d'ennemis, ne désire qu'une
conquête; sa patrie est toute entière dans son père, la princesse et
son amant. Théobard n'est pas encore arrivé; il accompagne la jeune
Amalabergue, mais il n'a pas été moins heureux que ne le désire sa
tendre fille. Eginard avoit déposé aux pieds de Bazine, l'épée
triomphante du roi, lui-même lui parloit à genoux, et Berthilie
étoit assise près de la princesse. Eginard, dans sa précipitation,
n'a peut-être pas bien choisi la place, car un indifférent même
supposeroit qu'il est aux pieds de Berthilie, que même c'est elle
qu'il a regardée en parlant à la princesse; mais le sentiment
n'observe point; Bazine ne s'en douta pas, son amie ne fit aucune
réflexion, et la princesse, oubliant Eginard, ne s'occupa bientôt
plus que de Childéric et s'abandonna à sa rêverie. Berthilie, moins
distraite, releva le guerrier, et respectant les pensées auxquelles
se livroit son amie, elle s'approcha d'une fenêtre ouverte qui
donnoit sur une terrasse ornée de fleurs; elle regarda Eginard, il
osa la suivre; leur entretien fut timide; mais après tant de
dangers, un jeune héros est devenu bien cher; on a tremblé pour ses
jours, on a si souvent pleuré, qu'il est juste qu'à son tour il
console. Berthilie a tant de fois gémi.... sur son père, il est
sauvé, elle est heureuse! Ah! s'il pouvoit, content de l'aimer,
borner à elle seule tout son bonheur, ne plus exposer des jours....
qui sont les siens, une vie qui est la sienne.... Eginard assure que
pour lui il n'a eu rien à craindre, qu'il avoit là, sur son coeur,
une défense certaine.... et il tire de son sein le bouquet, gage de
ses adieux. Berthilie rougit de joie et de pudeur, devint
tremblante, baissa les yeux, et sentit qu'il étoit tems de rejoindre
la princesse... Cependant elle n'obéit pas sans regret à cette loi
sévère, et soupira en voyant s'éloigner celui qu'elle n'avoit quitté
qu'alarmée du plaisir que lui causoit sa présence. Eginard a rejoint
son maître; il sait qu'une fête magnifique se prépare, que Bazine a
reçu l'ordre du roi, son oncle, d'en venir faire les honneurs, et
Childéric voit avec plaisir les somptueux apprêts qui lui annoncent
enfin celle qu'il adore. Des flambeaux éclairent les salles, on
entend déjà le bruit des instrumens, lorsque Bazine paroît.
Childéric ne l'a jamais vue que sous ses habits de deuil, ou dans la
parure négligée qui sied si bien à sa fraîcheur; mais c'est en reine
qu'elle se présente à ses yeux, qui, éblouis de tant de charmes,
cherchent et retrouvent avec délices, les grâces modestes que tant
d'éclat semble relever encore. Etrangère à la richesse qui la
décore, Bazine cache en vain la sérénité de son noble front sous le
bandeau de rubis; en vain ses cheveux, rattachés par de magnifiques
noeuds de diamans, ne peuvent plus flotter avec grâce sur le beau
sein renfermé dans le vêtement de pourpre et d'or; si les yeux
étonnés méconnoissent un moment que c'est Bazine, le coeur dit
bientôt que c'est elle; superbe et cependant charmante, la princesse
s'approche du roi de Thuringe, qu'elle félicite sur le succès de ses
armes, adresse à Childéric des paroles non moins flatteuses, mais
qu'un doux regard et une rougeur plus douce encore accompagnent;
elle ne fut pas moins gracieuse pour tous les généraux; pas un trait
de courage ou de clémence ne fut oublié par elle. Ah! princesse, lui
dit le plus ancien chef de l'armée, _vous voulez donc nous faire
tuer tous_! La fête fut brillante, et tous les coeurs s'ouvrirent au
plaisir; Bazine dansa avec cette inimitable perfection attachée à
chacun de ses mouvemens; Childéric, si jeune, si agile, ne fut pas
moins admiré; Berthilie sembla voltiger, Eginard la poursuivre et la
dépasser. Le jour termina les plaisirs.

Théobard arriva bientôt, conduisant la petite Amalabergue avec
plusieurs femmes de sa suite. Le soin de la recevoir, et les fêtes
qu'occasionnèrent son arrivée, occupant le roi de Thuringe,
Childéric et Bazine s'étoient trouvés seuls plusieurs fois. Au
bonheur de s'aimer, ils avoient enfin ajouté celui de se le dire;
mais Childéric attend des nouvelles de Viomade, et ce n'est qu'après
les avoir reçues, et au moment de retourner dans ses états, qu'il
demandera la main de la princesse; jusques-là, heureux de se voir,
et mille fois heureux, ils s'aimeront en silence: tel est leur
projet; c'est de lui qu'ils s'entretiennent, c'est à lui qu'ils
pensent, et c'est en lui qu'ils espèrent. Que ne peuvent-ils passer
ainsi toute leur vie!... Mais Bazin va troubler des jours si beaux,
un bonheur si pur, et punir la princesse de cette rare beauté, dont,
jusque-là, il n'avoit point éprouvé l'empire.

FIN DU LIVRE QUATORZIÈME.



CHILDÉRIC.

LIVRE QUINZIÈME.

SOMMAIRE

DU LIVRE QUINZIÈME.

  Portrait du roi de Thuringe: il est amoureux. Portrait de
    Théobard, chef du conseil. Bazin assemble son conseil, et lui
    expose les raisons politiques qui lui font souhaiter la main de
    Bazine; il est approuvé. La princesse reçoit l'ordre de se
    rendre le lendemain au conseil; elle obéit avec effroi. Le roi
    lui offre le trône qu'elle refuse avec modestie. Bazin lui
    donne quelques jours pour se préparer à l'hymen qu'il va
    ordonner: elle se retire et confie sa douleur à Eusèbe; mais
    elle est prisonnière dans son palais. Berthilie lui annonce
    qu'elle n'en sortira que pour marcher au temple. Ces nouvelles
    se répandent. Childéric ne peut contenir son indiscrète
    douleur. Bazin ordonne une fête; la princesse est contrainte
    d'y paroître; l'espoir d'y voir Childéric la soutient; elle est
    pâle et mourante. Bazin, jaloux, épie les amans, surprend leur
    secret, et prépare sa vengeance; il reconduit Bazine vers son
    palais, la confie à Théobard, rentre dans la salle des jeux, et
    jouit de l'inquiétude de Childéric jusqu'au moment où Théobard
    reparoît; alors il donne le signal qui termine la fête.
    Théobard a conduit Bazine et Eusèbe dans la roche sombre: elles
    y sont enfermées. Désespoir d'Eusèbe; elle raconte à la
    princesse l'histoire de la roche sombre, et celle de la mort
    d'Humfroi son père.



LIVRE QUINZIÈME.


Bazin avoit près de soixante ans, une santé robuste, un extérieur
noble, un regard farouche, le coeur altier, et jusqu'alors
insensible à l'amour; l'orgueil de commander l'avoit privé du charme
d'obtenir; jamais il n'avoit rien sollicité, rien attendu,
rien espéré; il régnoit au sein même des plaisirs, qui s'en
effarouchoient et fuyoient loin de lui, ne lui laissant que le
dégoût.

Ces faveurs involontaires n'avoient offert à ses sens que
d'imparfaites jouissances; son coeur, resté froid, n'avoit jamais
palpité; son épouse, toujours soumise et tremblante, n'avoit connu
de l'hymen que les devoirs; elle étoit morte en donnant le jour à
Berthier, et n'avoit point regretté la vie. Bazine, née sous les
yeux du roi, et sortant à peine de l'enfance, n'avoit point encore
touché son coeur; mais cette belle et tendre fleur commençoit à
s'épanouir; chaque jour lui donnoit une grâce ou une perfection
nouvelle, et Bazin, étonné de tant de charmes qu'il n'avoit point
même devinés, s'enflamma tout-à-coup d'impétueux désirs inconnus
encore à son ame. A peine en a-t-il senti l'ardeur dévorante,
qu'impatient il assemble son conseil; là, il rappelle à ceux qui le
composent combien il leur avoit toujours semblé nécessaire au repos
du peuple et à l'intérêt de ses fils, de confondre ses droits avec
ceux que Bazine conservoit au trône, comme fille unique de son frère
aîné, dont la mort mystérieuse avoit seule fait passer la couronne
sur sa tête; c'étoit le motif qui avoit décidé le mariage de la
princesse avec Amalafroi; le second fils de Bazin étoit trop jeune,
et d'ailleurs il étoit promis à Amalabergue. Bazine, soit qu'elle
s'alliât à un prince étranger, soit qu'elle se fît un parti dans la
Thuringe, pouvoit un jour revendiquer ses droits, chasser ses fils
ou diviser le royaume, et le livrer à toutes les horreurs d'une
guerre intérieure. Son union seule avec le roi pouvoit éviter de
tels maux, et il la proposa comme essentielle à la paix et au
bonheur de tous. Le conseil approuva un projet si politique et si
heureux en apparence. Bazine étoit adorée, on regrettoit encore son
père, dont l'inflexible et sanguinaire successeur n'avoit pu faire
oublier le règne trop court. Théobard reçut l'ordre de prévenir la
princesse qu'elle devoit se rendre au conseil le lendemain, mais
sans lui expliquer les intentions du monarque. Théobard, ministre et
ami de son roi, n'a jamais approuvé ses injustices, lui seul n'a
jamais tremblé devant lui, lui seul a opposé la vérité à la
puissance. Bazin respecte son caractère inaltérable, sa vertueuse
témérité; il s'en étonnoit quelquefois, mais lui résistoit en
l'admirant, et le préféroit même en secret à ses lâches flatteurs;
il avoit en lui seul une confiance sans bornes. Théobard, incapable
de le trahir, mettoit à le servir un zèle infatigable, et étoit
à-la-fois son juge le plus sévère, son plus intrépide défenseur;
l'estime de tous justifioit celle du monarque. Cet homme courageux
et sensible avoit servi le père de Bazine; il portoit à la princesse
un attachement bien naturel; l'hymen projetté la replaçoit sur son
trône, et donnoit aux Thuringiens une reine aussi douce que belle,
et dont les vertus et les charmes captivant le roi, ôteroient sans
doute à son caractère cette violence qui ternissoit son règne; ces
idées mettoient le comble au bonheur de Théobard; il voyoit déjà
Bazine sur le trône et le peuple heureux; il ne sentoit donc que
les avantages de cet hymen, sans prévoir combien, au contraire, il
alloit entraîner de malheurs. C'est ainsi bien souvent que le monde
décide en aveugle et distribue le blâme ou l'éloge, sans savoir ce
qui a déterminé son choix.

Tandis que ces événemens se préparoient, l'objet qu'ils
intéressoient étoit bien loin de les imaginer. Bazine, sans envier à
son oncle le rang qu'il alloit lui offrir, satisfaite d'un seul
hommage, oubliant toute autre grandeur, n'apprit qu'avec trouble
qu'elle devoit paroître au conseil. Un rien inquiète l'amour, un
rien alarme le bonheur. La princesse frémit d'un danger qu'elle ne
peut ni concevoir, ni définir; elle sent qu'elle est heureuse, que
tout changement va devenir un malheur; mais elle ne peut s'attendre
à celui qui la menace, et pour éviter à ceux qu'elle aime le partage
de ses craintes, elle les renferme dans son coeur, et attend, en
tremblant, l'heure qui va confirmer ou détruire ses alarmes. Suivie
seulement d'Eusèbe, Bazine quitte son palais, et entraînée par cette
puissance magique qui anime seule la vie, elle s'approche de la
fontaine, revoit le bocage et le gazon, témoins discrets de ces
entretiens chéris dont le souvenir fait couler ses larmes. Bazine
semble dire un éternel adieu à ces champêtres abris; elle soupire et
les quitte, comme avertie par son coeur qu'elle ne doit jamais les
revoir. Surmontant une douleur qu'elle même accuse de foiblesse,
Bazine se rend au palais; elle y est reçue avec des honneurs qui,
jusque-là, ne lui furent pas accordés; elle s'étonne, et marche
jusqu'au conseil, suivie d'une garde nombreuse. Bazin, en
l'apercevant, descend de son trône, s'avance au-devant d'elle, la
conduit en silence, et la place à ses côtés; le coeur de la
princesse palpite avec violence, sa main tremble dans celle du roi;
elle s'assied et baisse les yeux. Bazin admire un moment son
maintien noble et timide, ses grâces, sa délicatesse, et l'embarras
qui semble encore l'embellir; enfin, d'une voix qu'adoucit l'amour:
Bazine, lui dit-il, mon peuple, mon conseil et mon coeur vous
appellent au trône; acceptez ma main et régnez... A peine ces
paroles ont-elles été prononcées, qu'une mortelle pâleur couvre le
front de la princesse; mais rappelant tout-à-coup ce caractère
élevé, cette ame qu'elle a reçue de la nature, et à qui l'amour
imprime un nouveau courage: Grand roi, dit-elle, vos bontés pour moi
commencèrent avec ma vie; je n'ai connu que vous pour souverain,
pour bienfaiteur et pour père; je vous aime de ce filial amour, qui,
mêlé de respect et de reconnoissance, de soumission et de crainte,
n'admet point d'autres sentimens; accoutumée à trembler devant vous,
je ne puis voir en votre auguste personne qu'un père et qu'un roi.
Je sens combien votre choix m'honore; mais, confondue parmi vos
sujettes, je me contente d'obéir à vos lois, et borne mes voeux à ma
paisible destinée. Bazine se tait, et voit sans effroi le courroux
se peindre sur le front du roi; elle attend avec sécurité sa
réponse, en conservant cet air doux et tranquille qui désarme.
Cependant le monarque, après un moment de silence: Je conçois, lui
dit-il, que l'offre inattendue que je vous ai faite, ait effrayé
votre jeunesse, accoutumée à la dépendance; l'éclat de ma grandeur
vous étonne, vous n'osez l'envisager, et la majesté qui m'environne
trouble votre innocente timidité; rassurez-vous, ne voyez plus que
mes bontés et mes empressemens. Allez réfléchir en liberté sur
l'heureux sort que je vous destine; dans dix jours je vous conduis
aux autels. A ces mots, Bazin se lève, et ramène la princesse vers
la porte d'entrée: là, elle retrouve la garde qui l'avoit
accompagnée. Elle retourne dans son palais au milieu d'un nombreux
cortége; vingt femmes nouvelles, des gardes à toutes les portes,
tout enfin, lui rappelle ce qu'elle vient d'entendre, et déjà lassée
de sa grandeur, elle cherche l'asile solitaire où elle pourra
échapper à des soins qui l'importunent: elle est seule enfin, et se
retrace avec effroi l'offre ou plutôt l'arrêt terrible qu'elle vient
d'entendre. L'amour lui défend de l'accepter... l'amour lui fait
craindre un refus... ce roi puissant et cruel l'entendroit-il sans
se venger sur son rival? Bazine seroit-elle la cause des dangers
auxquels son amant succomberoit sans doute? Mais n'est-il donc aucun
moyen d'échapper à sa destinée terrible, sans que Childéric soit
victime de lâches fureurs? ne peut-il s'y soustraire en s'éloignant?
ne peut-il retrouver un autre asile? Ah! s'il étoit absent, si
Bazine cessoit de craindre pour lui, qu'elle auroit de courage pour
elle-même! Elle le verra du moins, elle exigera qu'il parte, elle
l'obtiendra sans doute... Plus rassurée par cette espérance, elle
demande Eusèbe, et lui annonce ce qui s'est passé au conseil...
Jamais, répond avec horreur la bonne nourrice... ah! jamais! et elle
paroît tourmentée d'une pensée profonde, d'un secret important.
Bazine, préoccupée, ne s'aperçoit pas de son trouble; la nuit vint,
mais le sommeil ne la suivit pas; la princesse voyoit se perdre en
un instant les flatteurs projets de l'amour, qui, se confiant dans
l'avenir, attend tout de lui et de la constance; ces rêves charmans
d'une félicité lointaine, s'évanouissoient, et ce héros vivement
souhaité par son imagination, plus vivement aimé par son coeur,
alloit s'éloigner d'elle et peut-être renoncer à elle pour jamais!
La veille encore elle étoit heureuse et rendoit grâce à l'amour;
aujourd'hui elle s'abandonne à sa douleur; le jour fut sans
distraction pour elle, comme la nuit avoit été sans repos.
Berthilie, désirée et attendue, vint enfin lui porter les douces
consolations de l'amitié. Que leur réunion fut tendre! Appuyées sur
le sein l'une de l'autre, étroitement enlacées, leurs larmes se
mêlèrent, leurs soupirs se confondirent, et leurs caresses
adoucirent un moment des peines également senties. Berthilie donne
des conseils prudens... elle cesse d'être légère, vive, étourdie,
quand il s'agit de son amie; elle craint, et elle a raison de
craindre: quelques mots échappés à Théobard, la défense bien
cruelle, mais bien absolue, de se rapprocher d'Eginard, l'air sombre
du roi, les préparatifs de son hymen, la douleur indiscrète que
Childéric ne peut maîtriser, tout alarme la tendre fille de
Théobard, et tout a bien droit de l'alarmer. Elle annonce à la
princesse qu'elle ne pourra quitter son palais sans en avoir reçu
l'ordre, que prisonnière, elle ne peut y recevoir que le roi,
Théobard et elle seule. Comment revoir Childéric, lui faire part de
ses inquiétudes, lui exprimer ses désirs?... Berthilie, elle-même,
n'a obtenu de venir la joindre qu'en recevant la défense de la
quitter; Eusèbe ne peut pas plus s'éloigner qu'elle. Bazin a des
soupçons... Bazin est amoureux, et l'amour lui apprend à sentir la
jalousie... S'inquiéter, espérer malgré tant de maux, aimer encore
plus celui pour qui on les éprouve, détester celui qui les cause,
former cent projets, les rejeter, y revenir, s'affliger, espérer
encore, ainsi se passèrent plusieurs jours. Le terme fatal
approchoit, il redouble la douleur et les alarmes des deux amies.

Tandis qu'elles gémissent dans une égale détresse, Childéric, au
désespoir, ne sait ce que l'amour attend de lui, ce qu'en exige la
prudence. Que peut-il hasarder? que doit-il entreprendre? Où est son
sceptre? où sont ses armes? qu'a-t-il à opposer à son rival? que lui
reste-t-il même à offrir à la beauté?... Doit-il lui enlever un
trône, incertain de le lui rendre? le désirer même n'est-il pas un
crime, n'est-ce pas une offense, n'est-ce pas sacrifier à son amour
l'objet divin qui le lui inspire?... Ah! le bonheur fuit sans cesse
devant lui, et lorsqu'il est près de l'atteindre, il lui échappe
toujours!... Telles sont les pensées qui agitent le jeune roi...
Viomade même semble l'abandonner; les hommes, la fortune et l'amour,
tout trompe ses voeux et son espérance.

Mais le roi de Thuringe ne peut vivre si long-tems loin de Bazine;
jamais encore il n'avoit connu le charme de la résistance, le
tourment délicieux des désirs; ce trouble le ravit et l'étonne; son
coeur, tout rempli, d'une douce image, remercie tout bas la sévère
Bazine des plaisirs inconnus qu'il éprouve, de ceux qu'il espère.
Cependant il veut éblouir ses yeux d'un fastueux hommage, il veut
lui plaire, il veut l'étonner du spectacle de son pouvoir. Une fête
où l'amour s'unit à la magnificence, est préparée; Bazine l'apprend
et frémit... Cependant elle reverra Childéric, et dans le tumulte,
ils pourront se rejoindre, s'entendre et fixer leur sort. Eginard
reverra Berthilie; il y pense, il a senti son absence, elle a
affligé l'aimable inconstant... Son maître est si malheureux, et
Berthilie peut lui être si utile...! Eginard ne veut plus s'occuper
que d'elle, ils uniront leurs soins et leurs coeurs... Eginard aime
trop Childéric pour ne pas chercher la seule Berthilie.... Sans
doute, il se promet même de n'aimer qu'elle et de l'aimer
toujours... oui, toujours! il l'a prononcé ce mot effrayant, et il
étoit loin d'elle; il s'avoue même que s'il est flatteur de plaire,
il est peut-être plus doux d'aimer; que le coeur gagne à réunir le
souvenir de la veille au plaisir du jour, à l'espoir du lendemain;
et souriant à des projets si nouveaux, il s'écrioit: _O l'heureux
changement!_ C'est dans les vastes jardins que la fête est
préparée; des flambeaux, placés avec art, forment un jour éclatant,
qui ravit à la nuit tout son empire; des festons de fleurs,
suspendus aux arbres, soutiennent les chiffres unis du roi et de
l'infortunée dont ils annoncent le malheur. Ornée par d'importunes
mains, auxquelles elles s'abandonne tristement, elle laisse à leurs
soins l'art facile de l'embellir; cependant, les inquiétudes, les
douleurs, les larmes ont effacé les roses brillantes de son teint;
une pâleur plus touchante peut-être les remplace, et jamais, dans
tout l'éclat de sa fraîcheur, elle n'a paru plus digne d'amour; ses
yeux, chargés d'une tendre mélancolie, et encore humides de pleurs,
attendrissent l'ame; on la prendroit pour une statue d'albâtre,
représentant l'innocence qui implore le secours des dieux. Elle
s'avance, et les coeurs volent au-devant d'elle. Childéric
l'aperçoit; il est ému, agité, au désespoir; l'orgueilleux Bazin
s'empare de la main tremblante de la princesse, il la place lui-même
sur un trône de fleurs; les jeux commencent, et les Bardes chantent
la beauté de Bazine, la gloire du roi et l'union fatale, dont la
seule pensée donne la mort à l'infortunée qui en est victime. Les
instrumens se font entendre; les danses vont commencer; c'est
l'instant que l'amour espère, et qu'attendoit secrètement la
jalousie... Ah! des yeux moins clairvoyans que les siens se seroient
aperçus du trouble qui saisit Childéric et Bazine en s'approchant
l'un de l'autre, de leur bonheur, en se pressant la main, de leurs
regards, lorsque séparés par les autres danseurs, ils se
cherchoient, s'apercevoient, voloient l'un vers l'autre, et
s'enlaçoient de leurs bras; ces mouvemens pleins de grâce et d'amour
n'échappent point au jaloux observateur, qu'ils irritent; il veut
pourtant s'assurer d'un malheur qu'il ne fait encore que craindre,
et qu'il peut attribuer au plaisir ou à la jeunesse; mais il prépare
déjà sa vengeance. Bazin disparoît; sa vue ne contraint plus des
amans qui peut-être ne pourront plus renouer cet entretien trop
important pour le différer; ils laissent la danse, et vont s'asseoir
à quelque distance des jeux, sous un dais de feuillage et de fleurs:
là, trop loin pour être entendus, et seulement accompagnés d'Eusèbe,
ils se confient leurs douleurs; mais Bazine n'a point accepté la
main du roi, elle ne l'acceptera jamais; rien n'effraie son ame,
hors les dangers de son amant; qu'il s'éloigne, et elle saura se
conserver pour lui. Childéric est bien loin de consentir à un tel
sacrifice. Quoi! lui roi détrôné, sans asile et presque sans
espérance, étendroit sur elle ses malheurs! Il combat avec force une
telle résolution, il conjure la princesse d'accepter la main du roi,
et refuse de partir... Eh! quoi, lui disoit Bazine, vous voulez que
ce coeur tout plein de vous aille jurer à un autre un sentiment dont
vous seul l'avez pénétré; qu'infidèle en pensée, Bazine prononce,
aux pieds des autels, un serment trahi d'avance! Ah! prince,
pouvez-vous seulement en concevoir le désir perfide? pouvez-vous me
condamner au parjure et au malheur? oubliez-vous que je vous aime de
cet amour qui a décidé de ma vie? Princesse, reprenoit ce généreux
amant, il est dans le rang qui vous attend, une jouissance qui
remplira bientôt toute votre ame; celle qui peut tout a tant de bien
à faire, que la sensible Bazine trouvera, sur le trône, des
jouissances dignes d'elle: en voyant un infortuné, vous vous
rappellerez Childéric; en secourant sa douleur, vous calmerez la
vôtre, et vous vous direz: puisse une main consolatrice adoucir
aussi la tienne, prince malheureux! Tous deux versoient des larmes,
chacun vouloit mourir; Childéric jura de ne point s'éloigner que
Bazine ne fût reine: elle prioit, ordonnoit en vain, lorsque
Théobard vint l'arracher à ce douloureux et tendre combat, pour la
ramener à la fête où Bazin l'appeloit. On voyoit encore la trace de
ses pleurs, elle ne chercha point à les cacher; bientôt l'infortunée
les répandra sans témoins. Bazin a tout entendu, appuyé contre les
arbres qui le déroboient aux amans; il n'a plus de doute; son amour
a tous les projets de la haine, mais la haine n'a pas éteint son
amour. Qu'elle est belle! se disoit-il, mais que son coeur est
ingrat! Obtenons, de la crainte et du malheur, ce qu'elle refuse à
mes soins; punissons qui me brave; n'hésitons pas à m'en séparer.
Bazin, rapproché de la princesse, et observant sa pâleur, son
abattement, lui dit avec une feinte douceur: Reine, car vous l'êtes
déjà pour mon peuple et pour moi, ces jeux vous lassent; cessez de
vous contraindre; retirez-vous; venez, que je vous ramène jusqu'à ce
palais que vous quitterez bientôt: et en disant ces mots, il
entraînoit l'infortunée. Ces momens, disoit-elle, sont peu faits
pour une explication, cependant je vous conjure de m'écouter.--Je
vous entendrai, Bazine, soyez-en certaine; mais voici Théobard qui
va vous reconduire; souffrez que je vous confie à lui, et veuillez
le suivre. A ces mots, le roi s'éloigna; Bazine étonnée, inquiète,
se trouva entourée d'une suite nombreuse, et entrainée pour ainsi
dire dans son palais; les portes en étoient gardées; on la laissa
seule avec Eusèbe. Ma chère nourrice, lui dit la princesse, on trame
quelque chose contre nous; qu'allons-nous devenir? que prétend le
roi? à quoi suis-je destinée? Eusèbe, plus effrayée encore, se
taisoit. On apercevoit des fenêtres l'éclat de la fête; on entendoit
les chants, on distinguoit le bruit des instrumens; Bazine
contemploit ces témoignages d'allégresse, et son coeur abattu en
étoit douloureusement affecté. Childéric est là, se disoit-elle; le
plaisir semble s'agiter autour de lui, et la mort s'y cache
peut-être! O dieux! ne permettez pas le crime; prenez seulement mes
jours. Bazine ne sait ce qu'elle redoute, et la tristesse saisit son
ame; de sinistres et vagues pensées l'oppressent; elle se jette dans
les bras d'Eusèbe et l'arrose de ses larmes. Des pas précipités se
sont fait entendre; les appartemens s'ouvrent tout à coup, et
Théobard paroît. Bazine attend ce qu'il vient lui annoncer; Eusèbe a
jeté un cri d'effroi. Princesse, dit Théobard avec attendrissement
et respect, je viens, par ordre du roi; vous voudrez bien sans doute
me suivre dans les lieux où j'ai ordre de vous conduire, et être
sans crainte avec Théobard: alors il pressa Eusèbe de rassembler
promptement tout ce dont elles pourroient avoir besoin toutes les
deux, dans le séjour éloigné où il alloit les mener lui-même, et
ordonna à quatre muets dont il étoit suivi, de se charger de ce
qu'Eusèbe voudroit emporter: mais le trouble de la nourrice est si
grand, qu'elle entend à peine ce que Théobard lui dit; tout échappe
à sa main tremblante; en vain elle s'efforce d'obéir, et Bazine, qui
veut la rassurer, fait elle-même tous les apprêts dont sa nourrice
n'est plus capable. Mon voyage sera-t-il long? dit la princesse. Il
ne tiendra qu'à vous de l'abréger, et si vous daignez en croire un
sujet fidèle.... C'est assez, Théobard: mais étoit-ce à vous de
remplir un si rigoureux devoir? Hélas! reprit-il avec la plus vive
émotion, falloit-il vous livrer, princesse, à des mains perfides ou
cruelles? Je vous entends, Théobard; pardonnez un injuste reproche.
Bazine prit sa lyre, dont elle prévit qu'elle auroit souvent besoin,
et ayant rassemblé à la hâte ses vêtemens, annonça que l'on pouvoit
partir; les muets se chargèrent de tout ce que la princesse résolut
d'emporter. Elle sortit, et donna le bras à Eusèbe qui pouvoit à
peine se soutenir; un char les attendoit; elles y montèrent;
Théobard le conduisit, les muets le suivirent sur des chevaux; ils
s'éloignèrent rapidement. La nuit étoit belle, quoique sombre; le
char parcouroit les magnifiques allées qui entouroient le jardin, et
les feux qui éclairoient les lieux de la fête, frappèrent de nouveau
la triste Bazine. C'est là qu'elle laisse Childéric; c'est là,
qu'entouré de plaisirs qui l'abusent, il attend et espère son
retour, tandis qu'une main barbare les sépare! O cher prince! se
disoit elle, peut-être vous croyez-vous encore heureux, et votre
amante est déjà frappée! Et toi, chère Berthilie, demain quelle sera
ta douleur! A ces pensées cruelles, la princesse répand des pleurs,
et ceux qui coulent en abondance des yeux d'Eusèbe, retombent
encore sur son coeur. Quoi, disoit-elle, dois-je donc ainsi rendre
malheureux tout ce qui s'intéresse à mon sort? dois-je donc coûter
des larmes à tout ce qui m'aime? Après une marche rapide et assez
longue, on entra dans un bois; les muets allumèrent des flambeaux
pour le traverser; il étoit épais, et sans aucune route tracée. A ce
spectacle, le désespoir d'Eusèbe est à son comble; Bazine la caresse
et la rassure, mais elle gémit douloureusement. Après deux heures de
marche, on sortit du bois: à son extrémité s'élève une chaîne de
montagnes informes et de rochers amoncelés, qui offrent aux yeux
leurs masses gigantesques, effrayantes et bizarres; les flambeaux
qui jettent sur ces tristes lieux leur lumiere vacillante,
ont confirmé les craintes d'Eusèbe. Barbares! dit-elle, où
conduisez-vous l'illustre fille d'Humfroi. O ciel! ô princesse
infortunée! c'est à la roche sombre que l'on va nous renfermer. Ah!
Théobard, s'écrioit Eusèbe, sauvez votre reine, la mienne, celle de
toute la Thuringe, ou que les justes dieux vous punissent! Hélas! il
étoit ému, mais il sentoit la nécessité d'obéir; Bazine restoit
confiée à ses soins, et il savoit bien qu'alors sa vie au moins
seroit en sûreté. Un mot d'ailleurs pouvoit la délivrer; elle
montoit sur son trône, et assuroit une longue paix à son royaume.
Théobard espéroit que le séjour de l'affreuse caverne la décideroit
promptement à un hymen nécessaire, et qu'elle renonceroit à un amour
qu'il regardoit comme une erreur de son âge. Ils avançoient, livrés
chacun à leur pensée; mais la route, semée de pierres, de cailloux,
d'éclats de rochers, est devenue impraticable; il faut abandonner le
char, et marcher sur ces pierres, qui blessent les pieds délicats de
la princesse; Théobard la soutient, tandis qu'elle-même soutient
Eusèbe désolée. Enfin ils arrivent tous auprès de ces roches
énormes; une d'elle est creusée; les muets passent les premiers;
Théobard, qui prend les flambeaux, guide Bazine et Eusèbe dans un
souterrain étroit; une trappe de fer est levée; ils entrent alors
dans une vaste caverne, où les muets ont d'avance placé des siéges
et des lits. Il étoit tems d'arriver, Eusèbe ne pouvoit plus se
soutenir; elle jeta un cri en entrant: Oui, c'est ici, dit-elle, et
elle tombe évanouie. La princesse, aidée de Théobard, la place sur
un siége et lui donne tous les secours qu'elle peut trouver autour
d'elle; Eusèbe reprit ses sens, et demeura silencieuse et
désespérée; les muets transportèrent ce qu'ils avoient placé dans le
char; par ordre de la princesse, ils allumèrent des flambeaux.
Théobard supplia respectueusement Bazine de demander tout ce qui
pourroit adoucir sa captivité, osa l'inviter à en sortir
promptement, et à rendre à sa cour sa présence désirée. Il lui
promit de revenir la nuit suivante, et s'éloigna promptement,
sachant avec quelle impatience son roi attendoit son retour. Bazine,
restée seule avec Eusèbe, entendit se refermer la trappe de fer; un
silence terrible règne alors au fond de la roche; le bruit seul d'un
torrent, habitant furieux de ce sauvage séjour, en trouble la sombre
tranquillité. Eusèbe, baignée de larmes, ose à peine lever les yeux,
et les détourne avec horreur d'une longue chaîne de fer scellée dans
le roc, et que la princesse n'avoit point d'abord aperçue; la bonne
nourrice se tait et réfléchit; sa physionomie altérée, son regard
sinistre annoncent une ame profondément blessée. Bazine s'apercevant
de sa désolation, l'embrasse tendrement. Ma chère amie, lui
dit-elle, avec cette douceur et ce charme inconcevable qui a tant
d'empire sur les coeurs, ta peine ajoute à mes maux: si tu m'aimes,
prends pitié de toi-même et de ton enfant. Ne murmurons pas, chère
Eusèbe, nos jours appartiennent aux dieux, c'est à eux qu'il faut
les abandonner. Un mot, une caresse, un sourire de sa chère élève,
faisoient le bonheur d'Eusèbe; sa douleur ne tint pas contre un
langage si doux; elle essuya ses pleurs, et parut plus tranquille.
Ah! ma princesse, dit-elle tristement, le ciel sait que ce n'est pas
pour moi que je gémis: puissé-je rester ici toute ma vie et vous en
voir échapper; mais, hélas! il n'en existe aucun moyen, et Bazin est
seul maître de votre destinée. Cette retraite affreuse n'est connue
que d'un seul Druide, le vieil Hirman, retiré dans la forêt de
Thuringe, du roi, de Théobard et des muets. O malheureuse! l'entrée
en est entièrement cachée par plusieurs pierres énormes que l'on ne
peut enlever qu'avec de grands efforts; le souterrain se ferme par
une trappe de fer que l'on n'ouvre qu'à l'aide d'un secret que
personne ne pourroit trouver; ici, dans le haut de cette caverne,
est pratiquée avec art une ouverture qui donne de l'air et du jour:
mais afin d'éviter les vents, les pluies, elle est faite de manière
que la roche avançant en saillie, cache le ciel et prive ces lieux,
déjà horribles, des rayons du soleil; cette ouverture ne s'aperçoit
point au dehors, et donne sur le torrent dont vous n'entendez que
foiblement le murmure, parce que dans ce moment ses eaux sont peu
abondantes; mais lorsque grossi par les pluies et les orages, il
gagne le pied de la roche que nous habitons, il la heurte avec
fracas, et remplit ces lieux d'un bruit sinistre et terrible;
personne alors n'oseroit approcher, et nul mortel sans doute ne
croiroit que ces roches fussent habitées. O ma princesse! qui
protégera votre jeunesse opprimée? qui osera vous secourir, vous
défendre? cette chaîne surtout me désespère: ô ma fille! si on
osoit... A ces mots, Eusèbe retomba dans sa profonde tristesse.
M'enchaîner, ma bonne nourrice; ne le craignez pas, jamais Théobard
n'y consentiroit; moins je puis m'échapper de cette prison, moins
j'ai à redouter une barbarie inutile. D'ailleurs, nous pourrions
aisément détacher cette chaîne du roc où elle est fixée, et la jeter
dans le torrent par cette ouverture élevée; mais que pourrions-nous
attendre? Les dames portoient alors des poignards à leur ceinture;
Bazine se promettoit d'essayer la pointe aiguë du sien sur le roc,
et d'en détacher l'objet des craintes d'Eusèbe: surprise de ce que
la nourrice pût aussi bien décrire des lieux ignorés, elle lui
demanda comment elle avoit pu en acquérir une aussi parfaite
connoissance. Eusèbe pâlit, hésita, pria la princesse de lui
épargner un récit qui dans cet instant lui seroit trop pénible;
Bazine n'insista pas, consentit même à se coucher, mais put à peine
s'endormir. Eusèbe, non moins agitée, ne goûta qu'un repos
interrompu. Le jour éclairoit depuis long-tems ces tristes lieux,
quand les captives se levèrent; toutes les deux offrirent au ciel
leurs voeux et leur soumission; le repas fut préparé par Eusèbe;
Bazine sourit en l'invitant à manger; mais la pauvre nourrice ne
peut s'accoutumer à ce séjour, bien moins encore à y voir renfermée
la fille d'Humfroi. Des pleurs baignent sans cesse ses yeux; elle ne
mange point; Bazine s'efforçoit de la distraire, elle avoit pris sa
lyre, elle avoit chanté des airs qui plaisoient tous à Eusèbe. Elle
avoit plusieurs fois examiné la bague chérie qui représentoit son
amant; mais voyant retomber Eusèbe dans son silence douloureux:
Chère amie, lui dit-elle, si tu veux m'obliger, tu me feras à
l'instant même le récit des évènemens qui déjà sans doute
t'amenèrent dans ces lieux; ne me refuse pas plus long-tems.
Un désir de Bazine étoit toujours une loi pour la sensible
nourrice; elle se recueillit un moment comme pour surmonter son
attendrissement. Rien, dit-elle à la princesse, ne me défend de vous
parler aujourd'hui; je le dois même, et les motifs qui m'ont forcée
au silence m'ordonnent à présent de vous confier le secret que j'ai
si long-tems renfermé dans mon sein. Mais ne vous livrez point à la
douleur, je vais vous dévoiler de grands crimes; je voulois différer
encore dans la crainte que ces lieux ne vous devinssent trop odieux;
mais vous l'ordonnez, et je dois obéir.


HISTOIRE DE LA ROCHE SOMBRE.

Vous n'ignorez pas que nos pères descendus de la Pannonie,
s'emparèrent de ce beau pays qui faisoit partie des Gaules;
long-tems repoussés, puis vainqueurs, ils s'établirent enfin en
conquérans, et se choisirent des chefs. Leurs mésintelligences
entraînant les oppressions et la guerre, le peuple, lassé d'être
victime de leurs passions, se choisit un roi; ce roi fut votre
illustre père. Trop attaché à son frère, l'odieux Bazin, il
l'associa à son empire, lui confia le commandement des armées, lui
fit élever un palais, non moins beau que le sien même, dont il étoit
voisin; enfin il lui donna toutes les marques d'une grande
tendresse. Bazin feignoit d'y répondre; mais l'ardente soif de
régner le dévoroit, et il voyoit avec envie la puissance qu'un
tendre frère aimoit à partager avec lui. Humfroi, juste et généreux,
aimé de son peuple, en paix avec ses voisins, eût été le plus
heureux des rois, sans l'inquiétude où le plongeoit sans cesse la
santé de son épouse qu'il aimoit avec passion. Un mal secret minoit
depuis long-tems sa vie; Humfroi, désespéré, offroit aux dieux de
pompeux sacrifices; l'encens fumoit sur tous les autels, et le
peuple entier prioit pour sa reine; elle devint grosse, et cette
révolution devoit lui être favorable, ou terminer ses jours;
Humfroi redoubloit ses hommages aux dieux. Les Gaulois, dont nous
suivons la religion, adoroient des divinités champêtres, surtout
celles qui présidoient aux rochers et aux torrens. Ces asiles de la
crainte les remplissoient d'une religieuse terreur; ils aimoient à
s'y abandonner, et leurs ames, alors fortement agitées, adoroient
ces dieux qu'ils redoutoient. Parmi ces temples formés par la nature
elle-même, et habités par ces divinités farouches, on comptoit la
caverne qui nous renferme. Radegonde, votre mère, conjura le roi d'y
offrir pour elle un sacrifice secret. Bazin, présent à cette prière,
forma sur le champ le plan odieux qu'il n'a que trop facilement
exécuté. Quelques jours après cet entretien de la reine, les deux
frères étant à la chasse, Bazin s'approcha d'Humfroi, et l'engagea à
le suivre et à abandonner un moment les chasseurs. Inquiet comme
toi, mon cher frère, lui dit-il, sur les jours précieux de
Radegonde, j'ai fait préparer le sacrifice qu'elle demande; viens
avec moi, nous rejoindrons ensuite la chasse. Humfroi, sensible à
cette offre de son frère chéri, le suivit. Mon mari étoit attaché au
service particulier de votre père, et il n'en étoit pas éloigné,
lorsqu'il les vit quitter les autres chasseurs; il crut devoir
accompagner son maître; mais n'en ayant pas reçu l'ordre, il se tint
à quelque distance, et vit les deux frères descendre de cheval et
entrer ensemble dans _la roche sombre_; il savoit qu'Humfroi devoit
y offrir un sacrifice, il se retira par respect, et vint rejoindre
la chasse. Au bout de quelques heures, Bazin, qui s'étoit mêlé aux
chasseurs, reprit le chemin de son palais, et témoigna la plus
profonde tristesse: son frère Humfroi, disoit-il, avoit tout-à-coup
disparu, le cheval seul étoit de retour: on fit promptement des
recherches dans la forêt, elles furent inutiles, et chacun forma ses
conjectures, son plan, son histoire. Ces bruits accablèrent de
douleur mon cher Taber; il se rappela le moment où son maître
s'étoit éloigné des siens, la route qu'il avoit prise; et résolu de
s'assurer de son sort, et de vérifier ce qu'il soupçonnoit, il se
rendit dans ces mêmes lieux; mais il n'aperçut aucune ouverture à
ces roches si semblables entr'elles, et après une recherche inutile,
désespéré de son mauvais succès, il se hâta d'aller trouver le grand
prêtre Hirman, et de lui confier ses pensées et ses indices. Hirman
frémit à l'idée d'un fratricide, et ayant parlé à trois Druides
qu'il admit à le suivre, il se rendit à la roche sombre, emportant
tous les apprêts d'un sacrifice, en cas qu'ils fussent surpris. Ils
ôtèrent d'abord les pierres qui fermoient la roche, et en
déguisoient si bien l'entrée, que Taber n'avoit pu la deviner; ils
ouvrirent ensuite la trappe de fer, dont Hirman connoissoit le
secret, et ils entrèrent dans la caverne, suivis de Taber, qui
parcouroit rapidement ces lieux, certain d'y trouver les traces d'un
meurtre. De quel effroi furent-ils saisis! peignez-vous ce qu'ils
éprouvèrent tous, en voyant leur roi encore vivant, mais pâle,
mourant et attaché, hélas! à cette chaîne, à cette chaîne, objet de
mon respect et de ma crainte! La faim, la soif, mille douleurs
dévoroient le roi; il s'évanouit en reconnoissant Hirman et Taber;
ils lui donnèrent de prompts secours, l'enveloppèrent du manteau de
mon époux, lui firent avaler quelques gouttes des liqueurs qu'ils
avoient apportées pour le sacrifice, et transportèrent le malheureux
Humfroi jusques dans leur temple. Hirman, très-versé dans les
sciences, étoit surtout fort habile en médecine; il employa toutes
les ressources de son art pour rendre la santé à Humfroi: mais il
s'aperçut que le monarque étoit empoisonné, et que l'effet du poison
pouvoit seulement être tempéré, qu'enfin sa mort étoit prochaine. Il
en avertit le roi, qui dès lors le pria de tenir secrète toute cette
aventure horrible; ensuite il chargea Taber de se rapprocher du
palais, et de venir la nuit suivante lui apporter des nouvelles de
Radegonde. Taber obéit et vint me trouver; j'étois au service de la
reine depuis mon enfance, c'étoit elle qui avoit fait mon mariage,
et je nourrissois ma fille Elénire. Au récit de Taber, je sentis mon
sang se glacer dans mes veines; cependant je l'engageai à cacher ces
affreux évènemens à votre sensible mère; elle étoit à la fin de sa
grossesse, et si languissante, qu'une révolution aussi violente
auroit pu lui coûter la vie. Taber, la nuit suivante, devoit
retourner au temple; je lui dis que l'on cachoit à la reine tout ce
qui regardoit Humfroi; qu'on lui avoit persuadé que la chasse le
retenoit encore pour quelques jours. Bazin s'étoit emparé du
gouvernement, prêt à remettre, disoit-il, le sceptre à son frère dès
qu'il paroîtroit; mais, se flattant sans doute que la nouvelle
inattendue de sa mort le délivreroit encore de Radegonde, et du
fruit que portoit son sein, et dont les droits légitimes
l'effrayoient, il alla, pendant que je parlois à Taber, instruire
brusquement la reine de la perte de son époux, qu'il supposa avoir
été dévoré par un sanglier. A cette nouvelle, Radegonde jeta de
grands cris, et s'évanouit, mais les douleurs de l'enfantement la
rappelèrent à la vie; j'étois revenue près d'elle avec les femmes et
tous les secours nécessaires. Bazin, feignant la plus vive douleur,
ne voulut point quitter la chambre; il assuroit que l'enfant qui
alloit naître ne pouvoit vivre, et je me préparois à ne pas le
quitter des yeux, persuadée que son intention étoit de l'étouffer.
Vous naquîtes bientôt; aux premiers sons de votre petite voix
à-la-fois douce et forte, je le vis pâlir. Mais à peine sût-il que
c'étoit une fille à qui la reine venoit de donner le jour, qu'il
changea entièrement de physionomie, il embrasse la reine, et après
vous avoir caressée et appelée sa fille, il se retira pour assembler
promptement le conseil: là, il déclara votre naissance, ajouta que,
pour assurer vos droits au trône, et satisfaire à sa tendresse
envers son frère, il vous adoptoit pour sa fille, vous nommoit de
son nom, et vous destinoit à Amalafroi, son fils, âgé de deux ans.
Ces marques de son amour pour Humfroi enchantèrent tous les coeurs;
la Thuringe entière y applaudit avec transport; votre mère, malgré
sa douleur et sa foiblesse, s'en félicita, et vouoit une tendre
reconnoissance au barbare qui causoit son malheur et sa mort. La
reine m'aimoit tendrement, et m'avoit fait promettre de vous
nourrir; ma fille étoit assez forte pour se passer de mon lait; dès
que vous naquîtes, je la confiai à ma mère; je vous présentai le
sein sur le lit même de Radegonde; vous le prîtes aussitôt, et votre
mère en sourit: mais elle se sentoit si foible, qu'elle ne pouvoit
se flatter de vivre long-tems; elle ne le désiroit point; privée de
son époux, tranquille sur vos jours, elle attendoit avec calme
l'instant qui devoit finir ses maux. En effet, peu de momens après,
elle s'affoiblit de plus en plus, me remit pour vous tout ce qu'elle
possédoit de plus précieux, me fit jurer de ne vous quitter jamais,
et expira dans mes bras sans aucune marque de souffrance. Bazin, à
cette nouvelle, donna de grands témoignages de douleur. Je
rejoignis un moment Taber, que j'instruisis de tous ces détails; il
partit dès qu'il fit nuit, et arriva au temple où Humfroi
l'attendoit impatiemment. A son récit, votre père s'écria: Chère
Radegonde! nous ne serons pas long-tems séparés. En effet, ses
douleurs ne lui laissoient aucun espoir; et dès lors il désira avec
ardeur que le crime de son frère demeurât à jamais inconnu. Il fit
sentir à Hirman, ainsi qu'à Taber, que son frère sans doute sauroit
bientôt qu'il étoit sauvé; que tant qu'il le croiroit vivant, il se
feroit un otage de sa fille, dont les jours lui deviendroient
nécessaires; tandis que s'il étoit sûr de sa mort, il vous feroit
mourir peut-être pour anéantir vos droits au trône. Cette pensée
étoit juste, Hirman l'approuva, et toute cette funeste histoire fut
soigneusement cachée. La mort de votre père n'arriva pas aussitôt
qu'on l'avoit craint d'abord; il vécut plusieurs mois, mais dans des
souffrances continuelles, causées par l'effet du poison, dont tout
l'art d'Hirman ne parvint qu'à retarder l'effet et à calmer les
douleurs. Ce bon roi, ce tendre père brûloit du désir de vous voir;
il l'exprima à Taber, qui m'en fit part; cette démarche étoit
difficile. Bazin, qui feignoit pour vous la plus grande tendresse,
m'envoyoit chercher chaque jour; j'étois contrainte et observée, je
ne pouvois m'échapper. Taber seul alloit porter de vos nouvelles; ce
qu'il disoit de vous ajoutoit encore au désir qu'éprouvoit Humfroi.
J'eus enfin le bonheur de le satisfaire. Bazin, que l'idée de son
crime poursuivoit, désirant sans doute en enlever les traces,
ordonna une chasse du côté de la roche, et se hasarda seul pour
l'examiner. Surpris de la trouver ouverte, il osa avancer dans le
souterrain, la trappe étoit restée levée; il ne trouva point sa
victime, et ne put voir sans effroi les apprêts d'un sacrifice non
consommé, qu'avoit apportés et abandonnés Hirman. A ce spectacle,
Bazin crut son frère sauvé, son crime découvert; il accusa Hirman,
se promit une éclatante vengeance, et sortit en furieux de cet asile
divin, dont il avoit fait l'antre du crime; cependant il lui restoit
l'espoir qu'au moins votre père étoit mort avant le sacrifice. Pour
s'en assurer, il résolut de voir le sage Hirman, et rejoignit la
chasse, pâle, rêveur, agité. Le lendemain, il fit demander au
vénérable Druide un entretien secret; Hirman lui fit réponse qu'il
ne le verroit qu'à la _roche sombre_. Bazin, qui crut entendre le
reproche et la menace dans ce peu de mots, entra dans une si
violente colère, qu'il ne put en maîtriser les transports. Cette
rage inutile s'exhala en mouvemens impétueux qui enflammèrent son
esprit, et en peu d'heures il tomba dans un délire frénétique; une
fièvre ardente le dévoroit; il appeloit Humfroi, Hirman, Radegonde,
et se rouloit par terre comme un insensé. Ceux qui avoient les
premières places autour de lui, éloignèrent tous les témoins qui
pouvoient publier ses paroles dangereuses; j'eus défense de vous
porter au palais, sous prétexte que la maladie du roi étoit
contagieuse: me trouvant libre alors, j'en profitai, et je dis à
Taber de m'amener un char au bout des allées; le soir venu, je vous
enveloppai soigneusement, et vous portant dans mes bras, j'allai
joindre Taber qui m'attendoit. Je montai sur le char, vous tenant
sur mon sein; le mouvement vous ayant endormie, je vous portai ainsi
jusqu'à votre père, qui vous reçut avec transport; il osoit à peine
vous caresser de peur de vous réveiller, mais au bout de quelques
minutes vous ouvrîtes les yeux, et vous le regardâtes; ce moment, à
ce qu'il nous répéta plusieurs fois, fut le plus doux de sa vie; ce
regard l'avoit charmé; il vous couvrit de ses baisers et de ses
pleurs. Nous passâmes ainsi toute la nuit; votre père remercia les
dieux qui lui accordoient encore tant de jouissances; il me témoigna
une reconnoissance au-dessus de mes services, et vit venir le jour
avec regret: mais Taber pensa que je pouvois rester jusqu'à la nuit
suivante. Il retourna dans votre palais, afin de répondre en cas que
je fusse demandée; votre père vous garda constamment dans ses bras,
et ce fut alors qu'il me raconta comment son barbare frère l'avoit
attiré dans la roche.

Vous savez, me dit-il, que Radegonde désiroit que j'offrisse pour
elle un sacrifice aux divinités champêtres. Bazin, feignant de
satisfaire ce désir, m'engagea, pendant une chasse, à me rendre au
temple sauvage, où, disoit-il, on n'attendoit plus que moi; je le
suivis avec la plus sensible reconnoissance; il entra le premier;
j'aperçus plusieurs druides, et je déposai mes armes selon l'usage.
Dès que l'on me vit désarmé, les faux druides, que je reconnus
alors pour les muets chargés ordinairement des exécutions, se
jetèrent sur moi, m'attachèrent à la chaîne de fer destinée à
retenir les victimes offertes en sacrifice.... J'appelai mon frère à
mon secours; il avoit fui le cruel! On me laissa des vivres, et, en
un moment, je me vis enchaîné dans une horrible caverne....
J'entendis se fermer avec fracas une trappe; je me trouvai seul et
abandonné à mon horrible destinée; l'image de Radegonde, prête à me
rendre père, s'offrit à ma pensée et m'attendrit; je sentois que ma
perte entraîneroit la sienne; l'ingratitude d'un frère tendrement
aimé m'affligeoit plus encore que sa cruauté ne m'effrayoit; la mort
avoit pour moi moins d'horreur que la haine de Bazin: mais
l'impossibilité de changer rien à mon sort me rendit tranquille.
J'offris mes jours aux dieux; j'osai descendre dans mon coeur, en
sonder tous les replis, en interroger tous les sentimens; satisfait
d'eux, en paix avec moi-même, je n'attendis plus qu'une mort
douloureuse, mais qui m'ouvroit une autre vie. J'invoquai les dieux
pour Radegonde, pour le fruit de notre amour; je leur recommandai
mon peuple; je pardonnai à Bazin, et repoussant les alimens qui
eussent retardé le sacrifice de ma vie que je venois de faire, je
m'endormis profondément. Un doux songe m'offrit Radegonde, mère
d'une fille déjà belle, et déjà la vive image de la reine. Je
m'éveillai tranquille, soumis, adorant les dieux, et plein de calme.
Les heures s'écouloient; la faim, dont je ressentois les vives
atteintes, croissoit avec elles; bientôt les momens devinrent des
supplices: tourmenté du plus horrible besoin, je lui résistai
long-tems; je détournois la vue des alimens que je m'étois promis de
ne pas toucher; mais la nature l'emporta; je dévorai cette
dangereuse nourriture, qui par une juste punition du ciel, auquel je
m'étois donné, auquel je venois de chercher à me dérober, porta dans
mes entrailles la souffrance et la mort. Si plus dévoué, plus fidèle
à mes sermens, j'eusse repoussé avec constance des secours perfides,
récompensé de ma force, de ma vertu, je serois aujourd'hui sur mon
trône, je jouirois du bonheur d'être père et de l'amour de mon
peuple heureux. Voilà, chère Eusèbe, ajouta-t-il, comme les justes
dieux me punissent: apprenez à ma fille à respecter leur volonté, à
leur immoler sans regret cette vie que nous tenons d'eux, et
citez-lui mon exemple, si les évènemens vous forcent à lui révéler
ma funeste histoire. Mais, Eusèbe, n'oubliez jamais que j'en exige
le secret, tant que mon frère respectera les jours et les droits de
ma chère Bazine, tant qu'il ne changera rien au projet de l'unir à
Amalafroi. J'approuve cette union; elle assure à ma fille un trône
paisible; mais si cet hymen étoit rompu, alors parlez, et ordonnez
de ma part à ma fille de consulter le sage Hirman sur les moyens à
employer pour revendiquer son trône. Je le répète, tant que ses
droits seront respectés, tant qu'elle sera traitée en héritière de
la couronne de son père, épargnez son coeur, et dérobez-lui les
crimes d'un frère auquel j'ai pardonné, auquel je pardonne encore au
nom de Bazine.

Tels furent, princesse, les ordres que je reçus de votre père; je
les ai observés fidèlement, soit en gardant le silence, soit en vous
parlant aujourd'hui. Votre hymen avec votre oncle vous plaçoit
encore au rang de reine de Thuringe; mais je ne pouvois voir sans
effroi cette alliance, et votre main devenir la proie de l'assassin
de votre père: cependant, n'osant déterminer mon devoir dans une
circonstance que le roi n'avoit pu prévoir, je fis chercher Taber à
la maison de chasse où il commande, et je l'envoyai consulter
Hirman. Il m'a ordonné de vous faire connoître toute cette affreuse
histoire, et j'obéis: mais il me reste à terminer le récit de la
mort du roi. Je le quittai la seconde nuit et vous ramenai dans
votre palais. Grâce à la maladie de Bazin et à l'adresse de Taber,
mon absence fut ignorée; je retournai même plusieurs fois au temple.
Un jour, je venois de vous y conduire, et de vous déposer dans les
bras de votre père; vous lui sourîtes, c'étoit votre premier
sourire, il lui causa une joie inexprimable; vous aviez alors près
de deux mois; je le trouvai extrêmement pâle et affoibli. Eusèbe, me
dit-il, je ne vous reverrai plus, et ce premier sourire de Bazine
sera le dernier dont mes yeux paternels auront joui. N'oubliez pas
tout ce que je vous ai recommandé: si jamais vous êtes forcée de
parler de ma mort à ma fille, remettez-lui ces tablettes, cette
bague gravée, et qui porte l'empreinte du nom et des traits de sa
mère. Il me présenta alors ces dons précieux; je prononçai le
serment de vous consacrer ma vie; Taber m'imita; le roi vous pressa
contre son coeur, vous embrassa avec tendresse, et ne pouvoit vous
quitter; il sentoit, hélas! qu'il ne vous reverroit plus; mais la
prudence exigeoit mon retour; je m'arrachai à regret d'auprès de
lui. La maladie de Bazin étoit moins violente; son délire ne duroit
plus que quelques instans; il demanda même à vous voir, vous
caressa, m'accabla de riches présens, et enfin il se rétablit. Mais
hélas! le vertueux Humfroi n'existoit plus. Vous parûtes chaque jour
plus chère à son barbare successeur; vous grandissiez sans connoître
les malheurs qui avoient précédé votre naissance. Amalafroi me
sembloit digne de vous; je jouissois de votre bonheur en pleurant
secrètement les auteurs de vos jours, lorsque la mort prématurée du
fils aimable et vertueux du plus cruel des rois, a changé votre
destinée et mes devoirs. Recevez cette bague et ces tablettes, dit
alors Eusèbe, en les présentant à Bazine, qui pendant son récit,
attentive et muette, avoit donné un libre cours à ses larmes.
L'arrivée de Théobard la força de les essuyer; Bazine n'avoit point
un faux orgueil, mais elle ne vouloit pas que l'on se méprit sur ses
sentimens, ni que l'on attribua à la foiblesse l'hommage offert à la
tendresse et à la nature.

FIN DU LIVRE QUINZIÈME.



CHILDÉRIC.

LIVRE SEIZIÈME.

SOMMAIRE

DU LIVRE SEIZIÈME.

  Douleur de Childéric. Berthilie découvre l'enlèvement de la
    princesse; elle espère tout d'Eginard, qui ne compte que sur
    elle. Songe de Bazine. La chaîne. Eginard obtient de Berthilie
    un rendez-vous nocturne; ce qu'il entend, son entretien avec
    Berthilie, l'espoir qu'il conçoit. Il le partage avec son
    maître. Nouveau rendez-vous projeté. Eginard l'exécute,
    découvre la _roche sombre_, et trouve Bazine. Il vole en
    instruire Childéric, et bientôt après Berthilie. Deux étrangers
    paroissent chez son maître; ce sont Ulric, son père, et son
    frère Valamir. Ils apportent au roi le voeu de son peuple, et
    le signal promis par Viomade. Récit d'Ulric. Combats qu'éprouve
    le roi. Il ira cette nuit même à la _roche sombre_; en
    attendant, il se rend au conseil, et fait part au roi de
    Thuringe de son bonheur. Bazin feint une fausse joie. Théobard
    qu'elle inquiète se promet de le deviner.



LIVRE SEIZIÈME.


Tandis que la princesse, entraînée par les ordres du roi, avançoit
vers la roche qui devoit ensevelir tant de charmes; tandis qu'elle
se soumettoit courageusement à son sort, ou qu'elle écoutoit avec
attendrissement le récit d'Eusèbe, Childéric l'a vue disparoître de
cette fête, où elle lui avoit semblé aussi sensible que belle; il a
vu naître le jour destiné pour l'hymen funeste, et cependant tous
les apprêts en sont suspendus. Bazin se tait, mais l'inquiétude
secrète qui le dévore se décèle malgré lui. Eginard s'informe des
motifs qui ont retardé la cérémonie; personne ne lui répond, et
Berthilie, qui a reçu la défense de se rendre auprès de la
princesse, en conçoit trop d'ombrage pour obéir; elle n'attend que
la nuit pour braver ce roi qui fait tout trembler: et sans rien
craindre de sa vengeance, malgré son inquiétude, elle sourit en
pensant au plaisir de le tromper. A peine les voiles du soir
déroboient-ils aux regards la démarche téméraire de l'amitié, que
Berthilie s'avance légèrement vers le palais; les gardes n'en
défendent plus l'entrée; elle s'en étonne, et s'approchant d'une
petite porte, dont par bonheur elle a la clef, elle ouvre, s'élance
par des détours qui lui sont connus, et parvient aux appartemens,
éclairée d'une petite lampe qu'elle a apportée. Ils sont déserts, et
le désordre qui y règne encore annonce un départ précipité. O ciel!
qu'est-elle devenue? où l'a donc conduite ce roi barbare? quelle est
sa destinée? qui pourra en instruire son amie? comment la secourir?
que va devenir Childéric qui la croit renfermée dans son palais?
comment le prévenir? C'étoit l'instant de penser à Eginard; elle y
pensa.... mais elle a craint d'exposer son père adoré aux soupçons,
au courroux du roi; elle a défendu à son amant de se rapprocher
d'elle; et comment servir ceux qu'ils aiment, s'ils ne peuvent ni se
réunir, ni se parler? La désolée fille de Théobard quitte ces lieux
déserts et douloureux, regagne son appartement et s'afflige; que
peut-elle espérer? que peut même entreprendre Childéric? La douleur
est peinte sur ce beau visage, dont l'expression douce et
mélancolique attendrit tout, excepté le rival qui en jouit. Seul,
dans une cour soumise à son ennemi, ses pas sont épiés, ses discours
répétés, ses moindres démarches observées. Tandis que Berthilie se
livre à ses pénibles pensées, Childéric ne se désespère pas moins
qu'elle, quoiqu'il ignore une partie de ses malheurs. Ah! que le
silence de Viomade lui semble affreux, qu'il l'effraye maintenant!
Si du moins, assuré de sa puissance, il osoit parler en roi et en
amant préféré: qu'il est humilié de sa dépendance! Qu'est devenu le
tems où il donnoit des lois; où, à la tête d'une puissante armée
toujours triomphante, il eût fait trembler Bazin lui-même? Ce roi
a-t-il donc oublié que lui seul lui a sauvé la vie, que son bras l'a
délivré des Vandales et des Ostrogoths? Ne doit-il donc rien à son
amitié, à sa vaillance? Ah! l'amour, l'amour n'obéit qu'à ses
caprices, et ne reconnoît aucune loi; mais Bazine l'aime, son choix
est tout; elle rejette la main et le trône qui lui sont offerts:
n'est-elle donc pas maîtresse de son coeur?.... Childéric, indigné
de céder en silence à son rival, réprime avec peine les mouvemens de
son amour, de sa fierté, de son courage.

Mais Théobard se trouvoit presqu'aussi malheureux que ces illustres
victimes du courroux et de l'amour de son roi. Il ne pouvoit voir
sans honte et même sans remords, la fille d'Humfroi dans une si
odieuse captivité. Il avoit aperçu sur cette figure charmante, des
traces de pleurs, il n'avoit pu résister à ces preuves de sa
souffrance. Entraîné par sa sensibilité, il s'étoit jeté aux pieds
de la princesse, et l'avoit conjurée, les larmes aux yeux, de céder
à sa destinée, de ne pas s'exposer à des malheurs plus grands
encore. Bazine, touchée des marques d'un attachement aussi pur, lui
en témoigna sa reconnoissance, mais l'assura, avec autant de fermeté
que de douceur, que rien ne pourroit la déterminer à l'hymen odieux
qui lui étoit offert; elle le pria de ne lui en parler jamais,
l'exigea même, et le vertueux chef du conseil alloit se retirer au
désespoir, lorsque Bazine le conjura, avec cet air et ces grâces
auxquels on ne pouvoit rien refuser, de remettre à Berthilie des
tablettes sur lesquelles elle écrivit, devant lui, quelques lignes.
Je connois vos devoirs, lui dit-elle, et les dangers auxquels vous
seriez exposés; je n'écrirai rien qui indique mon funeste sort,
mais accordez-moi la permission de la rassurer. Théobard eût
sacrifié sa vie pour la princesse; il ne vouloit trahir ni le secret
confié par son roi, ni le serment d'obéissance qu'il avoit prononcé;
cependant il s'en rapporta à la princesse, et se chargea de remettre
les tablettes à Berthilie. Bazine écrivit, et le chef du conseil
s'éloigna, emportant le précieux écrit, et pénétré de respect,
d'amour, d'attendrissement pour celle qu'il regardoit comme sa
reine.

Le départ de Théobard laissoit à Bazine la liberté de lire les
dernières volontés de son auguste père; elle se livra toute entière
à cette douce et tendre occupation. Humfroi, dans cet écrit, lui
retraçoit rapidement ses malheurs, les services d'Eusèbe, qu'il la
conjuroit d'aimer tendrement, et finissoit par lui ordonner, en cas
que ces tablettes lui fussent remises, de n'entreprendre aucune
démarche, de n'accepter aucun époux, sans consulter le pieux, le
sage Hirman, s'il vivoit encore; s'il n'existoit plus, on devoit
trouver sur le tombeau d'Humfroi un écrit d'Hirman, qui indiqueroit
à la princesse ce qu'elle auroit à entreprendre. Bazine, après avoir
lu plusieurs fois l'écrit révéré, après avoir examiné et couvert de
ses baisers et de ses larmes la belle image de Radegonde, passa la
bague à son doigt, auprès de celle qui représentoit son amant, et se
jetant dans les bras d'Eusèbe, qu'elle accabla de ses caresses: O ma
chère nourrice! lui dit-elle, je ne connoissois pas encore la moitié
de tes bienfaits. Eusèbe, suffoquée par ses larmes, ne put répondre,
et toutes deux enlacées dans les bras l'une de l'autre, demeurèrent
en silence. Mais les flambeaux qui commençoient à s'éteindre,
annonçoient qu'ils brûloient depuis long-tems, et que la nuit étoit
fort avancée. Eusèbe, inquiète pour la santé de sa chère enfant, la
supplia de se coucher; Bazine ne voulut pas l'affliger par un refus,
et sûre de ne point dormir, elle céda aux instances de sa nourrice.
La fatigue l'emporta sur l'agitation de ses esprits; elle s'endormit
vers le matin, et un songe la conduisit aux autels d'hyménée; Bazin
en prononçoit l'irrévocable serment, lorsque l'ombre d'Humfroi,
s'élevant entre eux, les sépara. Bazine, éveillée par le trouble
qu'excitoit dans son coeur cette auguste apparition, vit que le jour
éclairoit déjà toute sa caverne, et elle promena ses regards dans
ces lieux qu'avoit habités son père; combien ils sont devenus chers
et sacrés pour elle! Bazine respiroit l'air qu'il avoit lui-même
respiré. Bientôt levée, ainsi qu'Eusèbe, que réveilloit un
mouvement, un soupir de celle qui occupoit toute son ame et toute sa
pensée, Bazine s'approcha de la chaîne, et chercha la place où son
père, prosterné, s'étoit offert aux dieux pour son épouse et pour
son enfant; elle s'y précipita à son tour, jura d'accomplir ses
volontés, de chérir Eusèbe, d'obéir à Hirman, avoua qu'elle aimoit
Childéric, que lui seul avoit son amour, que lui seul pouvoit faire
son bonheur, mais elle promit qu'Hirman seul disposeroit de sa main.
Alors se relevant, et touchant avec respect cette chaîne dont le
poids accabla son père, elle cherche à reconnoître les anneaux qui
ont pressés ses bras, elle y attache les siens; il lui semble que
ces fers ont conservé quelques parties de lui-même; elle croit les
recueillir et s'en pénétrer, sa bouche se pose avec ardeur sur les
traces que son coeur devine. Oh! disoit-elle, chaîne plus précieuse
pour moi que mes éclatantes parures, jamais je ne me séparerai de
toi; si les dieux me conservent la vie, me rendent ma liberté et me
placent au rang des reines, chaque jour, me dépouillant des marques
de l'orgueil de la grandeur, je viendrai, me courbant humblement
devant toi, me rappeler ce qu'a souffert mon vertueux père...
Bazine, pressée par les fers douloureux qu'elle arrose de ses
larmes, parut à Eusèbe digne de l'amour et de l'admiration de
l'univers; elle invoqua les dieux pour le bonheur de cette fille de
ses soins et de son coeur: et la prière de la vertueuse Eusèbe
parvint au trône de l'éternel.

C'est dans cette occupation pieuse, animée, que la belle et tendre
captive passoit ses jours. Théobard venoit, de deux nuits l'une, lui
apporter des provisions, prendre ses ordres, et adoucir, autant que
sa sévère obéissance le lui permettoit, une captivité qui
l'affligeoit plus que celle qui en étoit la victime; il avoit placé
les tablettes de la princesse dans un lieu où il étoit sûr qu'elles
seroient trouvées par Berthilie; en effet, l'aimable fille les avoit
découvertes, et brûloit de les communiquer à Childéric, à qui elles
paroissoient être adressées comme à elle. Voici ce qu'elles
contenoient: «Mes jours sont en sûreté, mais je suis loin de vous;
c'est vous que j'aime plus que ma vie». Berthilie cherchoit
l'occasion favorable pour s'approcher du prince ou d'Eginard; elle
avoit placé dans ses cheveux la guirlande de fleurs, signal dont ils
étoient convenus pour s'annoncer une nouvelle importante, et s'étoit
rendue près de Bazin. Son amant a vu le signal; il a lui-même cent
choses à communiquer à Berthilie; mais ce n'est pas au milieu de
mille témoins, et sous les yeux soupçonneux du roi, qu'il peut avoir
un aussi long entretien. Il n'est qu'un seul moyen de se voir
librement et sans danger: peut-être effrayera-t-il Berthilie. Ah!
que peut-elle avoir à craindre d'un amant si soumis et si tendre?
n'est-elle pas en sûreté sous la garde de l'amour et de l'honneur?...
Il est jeune et amoureux ce guerrier charmant, mais il respecte
l'innocence. Décidé à tout obtenir de la confiante tendresse de son
amante, mettant dans ses yeux tout ce qu'il a d'amour et de
franchise, il s'approche d'elle, et lui dit avec précipitation: Et
moi aussi j'ai à vous confier les secrets les plus importans; la
vie, peut-être, de ceux à qui nous sommes dévoués, en dépend. Ces
lieux sont peu propres à une aussi longue explication; laissez
demain votre fenêtre ouverte; j'attendrai que l'on ne puisse
m'apercevoir: ne craignez rien, ajouta-t-il, en levant ses regards
vers les cieux, posant une main sur son coeur et l'autre sur son
épée. Alors il s'éloigna promptement, pour ôter à sa timide amie
l'embarras de lui répondre. Berthilie, émue et tremblante, resta
immobile. Qu'ose-t-il me demander, se disoit-elle? Non, sans doute,
je n'ouvrirai point cette fenêtre; il est vrai que de la terrasse on
peut parvenir à ce cabinet où je brode et où personne ne
m'interrompt; il est vrai qu'il est essentiel, indispensable même...
Mais la nuit, car ce sera la nuit, et cette idée fait rougir la
modeste fille. Cependant a-t-elle besoin que les rayons du jour
l'éclairent pour être pure et respectée? Il est si vertueux, celui
qu'elle aime! Toutes ces pensées la troublent. Eginard, qui voit ses
combats, l'en estime et l'en aime davantage; elle évite ses regards,
et pourtant elle les rencontre et détourne promptement les siens;
l'amant délicat entend ce murmure de la pudeur alarmée; il cherche à
la rassurer; son air noble et soumis, sa contenance modeste et
fière, tout dit à Berthilie de cesser de le craindre; elle ose
l'espérer, elle fixe sur lui des yeux tendres et supplians; un geste
expressif, un serment prononcé du fond de l'ame, lui répondent, elle
se calme, et un torrent de délices inonde le sensible coeur du jeune
guerrier. On se sépare, mais la nuit n'apporte à Berthilie ni repos,
ni conseils; tous les dangers d'un rendez-vous nocturne s'offrent
confusément à sa pensée. Hélas! il faut pourtant qu'elle entretienne
Eginard, et elle ne peut choisir ni le lieu ni l'heure. Quel
embarras! elle se lève, court à ce petit cabinet qui donne sur la
terrasse; il est vrai qu'en montant sur cette pierre, et soutenu par
cet arbre, on parvient en un instant, et sans danger, à cette
fenêtre: voilà du moins de quoi se rassurer, et Berthilie retourne
dans son lit; son embarras, son incertitude l'y suivent; l'heure de
rejoindre son père la surprend dans ses agitations pénibles; à sa
vue, tout son courage l'abandonne; jamais elle n'a caché à Théobard
ni ses actions, ni ses moindres pensées; elle l'embrasse, rougit;
ses pleurs vont la trahir; mais on le demande promptement, et il
quitte sa fille sans s'être aperçu de son trouble. Voilà de nouveau
l'amitié, l'amour, la prudence, la nécessité qui tourmentent, en
sens contraire, le jeune coeur qui les renferme; les heures
s'écoulent dans ces pénibles irrésolutions. Cependant Berthilie,
rassurée par l'éclat du jour, a ouvert sa fenêtre. Sans doute, si
elle eût attendu la nuit, jamais sa modeste main n'eût osé... Elle
se retire, et fuit ces lieux qui l'agitent de trop de craintes;
pendant qu'elle s'inquiète, s'applaudit, s'accuse, veut retourner
sur ses pas refermer cette fenêtre qui la charme et la désole,
l'heureux Eginard se plaint du jour, il accuse de lenteur la déesse
qu'il implore; qu'elle s'empare lentement des cieux au gré de
l'impatient guerrier! qu'il souffre dans cette mortelle attente!
Enfin elle approche cette nuit désirée; déjà elle paroît
silentieusement assise sur son char d'ébène; elle traîne
languissamment à sa suite le sommeil, les songes, la paix, la
volupté, la mollesse, les douces faveurs, les heureux larcins, et
l'amour, en traversant les airs, sourit à son aimable cortége.

Déjà parvenu avec adresse dans ce temple qu'il révère, Eginard,
osant à peine respirer, compte les instans, et soupire après l'heure
fortunée si chère à son espérance. Sa jeune tête s'étourdit,
s'enflamme, l'attente l'agite, le désole, et son coeur palpite avec
violence. Un bruit éloigné l'émeut; il ne reconnoît à ce fracas qui
l'épouvante, ni la timidité, ni l'amour.... Dieu! s'il étoit
surpris!... Ce n'est pas la mort qu'il craint, c'est d'exposer son
amie, c'est surtout de perdre cette heure charmante dont il est si
enivré. Des portes s'ouvrent; il entend marcher dans une chambre
voisine: doit-il franchir cette fenêtre? doit-il s'éloigner de ce
lieu qui lui est si cher? Deux voix s'élèvent et se confondent; il a
reconnu celle du roi, celle de Théobard; ils ont nommé Bazine... il
écoute... qu'a-t-il entendu?... Le chef du conseil déplore le sort de
la princesse, presse le roi de lui rendre la liberté; il lui peint
ses grâces se flétrissant dans sa retraite ténébreuse; sa douce
fermeté, sa patience, sa résignation. Bazin, qu'irritent ces vertus
qui semblent braver ses cruautés, s'abandonne à sa fureur. L'amour
seul, dit-il, peut lui inspirer un courage au-dessus de son âge et
de son sexe; cette idée le tue, et il jure de nouveau que Bazine ne
sortira de la roche sombre que pour marcher au temple. Théobard lui
observe qu'avec un aussi grand caractère, une ame si élevée, si
fière, les moyens violens sont mal sûrs; que Bazine rougiroit de
leur céder, qu'elle se fait un devoir même de leur résister... Eh
bien! dit le roi, retourne à la roche sombre la nuit prochaine; dis
à l'ingrate que cette roche abandonnée ne peut être connue, qu'aucun
mortel ne sauroit y parvenir, qu'elle ne peut espérer aucun secours,
que si elle persiste plus long-tems, je te défendrai, à toi-même,
d'y pénétrer; enfin, annonce à la rebelle que les jours de Childéric
sont dans mes mains. Que dites-vous, interrompit Théobard? les jours
d'un roi qui s'est confié à vous, qui vous a sauvé la vie!--Ceux
d'un rival.--Du vainqueur des Vandales!--D'un rival, te dis-je, et
c'en est assez! Je connois ton coeur, tes vertus; je te pardonne un
zèle indiscret, mais toujours sincère: adieu; vas trouver demain cet
objet de haine et d'amour, et reviens; ta réponse sera plus
importante qu'elle ne le croit elle-même. A ces mots, Bazin
s'éloigna, Théobard sortit quelques momens après. Tout ce qu'a
entendu Eginard le glace d'épouvante; les jours de son maître sont
menacés. A cette seule idée, il va franchir la fenêtre, et voler le
lui annoncer: mais Bazine, captive dans la roche sombre, demande
aussi les soins d'Eginard, et Berthilie, sans doute, connoît cette
prison inaccessible. Qu'alloit-il faire? Que son zèle étoit
imprudent, inconsidéré! il va donc attendre avec une impatience!...
ah! bien vive et bien naturelle!... Que d'instans s'écoulent, et
qu'ils sont longs! Le murmure du vent, un léger bruit, tout lui
apporte une heureuse espérance; cent fois trompé, il s'abuse encore.
Que son sang parcourt rapidement ses veines! il croit la nuit près
de finir; elle commence à peine, et il redoute déjà l'aurore. Quel
feu l'agite!... il brûle, languit et se consume... Mais un pas léger
comme le murmure du zéphir, agite foiblement ces lieux; une main
furtive entr'ouvre doucement plusieurs portes; ce bruit charmant
approche; l'oreille attentive d'un amant peut seule l'entendre;
l'air se remplit tout-à-coup du parfum des roses, il annonce
Berthilie. Eginard respire avec délice cet air embaumé d'amour;
quelle ivresse il porte à son coeur et à ses sens! Cependant
Berthilie s'arrête, la pudeur ralentit encore sa marche déjà si
timide; elle n'ose avancer. Eginard, à genoux, l'appelle à voix
basse; elle chancelle, et peut à peine respirer. Viens à moi, lui
disoit-il, viens, ô ma bien-aimée! que crains-tu? Ah! je ne suis
point un ravisseur; n'es-tu pas maîtresse de ton sort et du mien?
Ton innocence n'est-elle pas pour moi ta plus belle parure, mon
trésor comme le tien? O rose du matin, et non encore épanouie!
approche, ne redoute pas celui qui t'aime; je te jure, sur mon épée,
de te respecter autant que je t'adore. Ces mots rassurèrent
l'innocente créature; elle avança d'un pas lent, et pouvant à peine
se soutenir, elle tomba sur un siége à demi-évanouie. Eginard étoit
à ses genoux, aussi ému, aussi tremblant qu'elle-même; il demeura
long-tems muet et ravi de son bonheur. Passant ses bras autour de la
taille charmante de sa douce amie, il l'attiroit foiblement à lui,
il respiroit son haleine parfumée: il étoit heureux, et tous deux
jouissoient de cette félicité qui ne coûte ni pleurs à l'innocence,
ni remords à celui qui ose la séduire. Une si belle nuit devoit
s'écouler rapidement, et néanmoins ceux à qui elle étoit si chère,
en offroient le partage à l'amitié. Sans cesser de sentir leur
bonheur, ils ne s'occupent que des illustres amans, dont ils
plaignent les infortunes; mais Berthilie rassure Eginard sur les
jours de Childéric. Théobard en répond, puisqu'il sait qu'ils sont
menacés; sa vertu veille. Que Berthilie aime à louer ainsi son père,
à faire passer dans le coeur de son amant une partie de l'admiration
et de la tendresse qu'elle a pour lui! Amans purs et délicats, qui
dans le premier de vos rendez-vous, songez à l'amitié, et parlez
ainsi d'un père, ah! que vous méritez d'être heureux! vous l'êtes en
effet, rien n'altère votre bonheur. Berthilie ignore où est la roche
sombre; jamais elle n'en entendit parler; mais elle se promet
d'interroger Théobard dès le lendemain; elle se jettera à ses pieds,
aura recours aux larmes; enfin, n'épargnera rien pour tout
découvrir: la nuit suivante, dans le même lieu, à la même heure,
Eginard viendra prendre ses instructions. Déjà l'aurore doroit
l'horison, il fallut promptement se séparer. Eginard demande le
bouquet de rose qui lui avoit annoncé sa bien-aimée, il le reçut,
baisa avec transport la main qui le lui donnoit, et soupira...
Pourquoi ce soupir, jeune amant? ah! jouissez sans regret de vos
sacrifices. Encore un dernier effort, et il est dans le jardin;
mais les portes du palais sont encore fermées, il s'enfonce dans le
bosquet en attendant le réveil des gardiens. Là, il erre quelques
instants, s'approche du banc de gazon et de la fontaine qui lui
retracent de si doux souvenirs; admire l'éclat de l'aurore, les
lumineux progrès du jour. Qu'il est heureux! Son ame se livre à tout
le charme d'un mutuel amour. Que Berthilie est belle, modeste,
timide et sensible! combien il s'applaudit de l'avoir laissée calme,
heureuse! Le coeur pur d'Eginard s'épanouit, il respire l'air
parfumé du matin, sourit au jour qui l'éclaire; il lui semble qu'à
son approche, toute la nature s'embellit et l'accueille. O
jouissance de la vertu! vous seule êtes sans mélange.

Mais le laborieux matin a déjà marqué l'heure du travail; on entend
de tous côtés son bruyant signal; Eginard quitte les frais ombrages,
et vole auprès de son maître, à qui il porte ses espérances et ses
alarmes. Il lui remet ces tablettes chéries; le roi les reçut avec
l'empressement de l'amour, et n'écouta Eginard qu'après les avoir
relues cent fois: il ne craint pas pour lui les menaces de Bazin,
mais c'est pour ce qu'il aime que Childéric frémit... Elle est
captive, hélas! et c'est lui qui attire sur elle ce redoutable
courroux; sans sa fatale présence, elle vivroit encore heureuse et
paisible; elle eût accepté sans effort cette main qui aujourd'hui
l'opprime; reine adorée, elle feroit le bonheur des peuples soumis à
ses lois! Ah! pourquoi a-t-il répandu sur elle une partie de ses
malheurs? Que peut-il faire? comment la secourir, la délivrer? dans
quel asile digne d'elle pourroit-il la conduire? Son désespoir est à
son comble: Eginard le calme cependant en lui répétant qu'il saura
découvrir la roche sombre. Mais Eginard ne parle ni de l'heure, ni
du lieu où il a vu, où il reverra Berthilie; présente, absente, il
la respecte également. Dans ce temps-là on étoit discret, le bonheur
suffisoit à l'amour; plaire étoit un triomphe égal entre les amans,
et cette douce gloire se partageoit comme le plaisir. On rougissoit
ensemble d'une faute commise de moitié; on n'accusoit pas un seul
des coupables, encore moins le plus tendre, le plus délicat, le plus
foible, celui qui, toujours attaqué, avoit à se défendre et de
lui-même, et d'un objet aimé... Il y avoit bien à cela un peu de
justice: cependant ne nous plaignons pas; si les hommes n'avoient
pas reconnu que nous leur sommes supérieures, ils ne nous auroient
pas donné tant de devoirs à remplir; n'accusons point d'exigence ce
qui est sans doute un hommage.

Déjà l'heure fortunée qui doit réunir Eginard et Berthilie,
s'approche et va briller pour ces amans heureux. La modeste fille de
Théobard, moins inquiète que la dernière nuit, attend avec plus
d'impatience; elle désire davantage celui dont elle ne craint plus
rien; l'effroi ne partage plus son coeur, il se livre entièrement au
bonheur. Ils sont encore dans cette paisible retraite; ils se
retrouvent moins tremblans et plus satisfaits; ils causent ensemble,
et se livrent à ce doux parler d'amour, qui rassemble tous
les souvenirs délicieux et prévoit tous les plaisirs. Ils
s'entretiennent long-tems du premier jour où ils s'étoient vus;
c'étoit un bien beau jour que celui-là! puis d'un autre non moins
important, de la chasse,... du bouquet donné... On se gronda un peu,
car Berthilie avoit été coquette, et l'aimable Eginard long-tems
incertain. Il avoua que jusqu'à ce jour il avoit été léger,
inconstant même; à présent le voilà fixé pour toujours. Berthilie le
crut sans peine; elle en disoit autant, et sentoit qu'elle disoit
vrai. Les peines passées devinrent de nouveaux titres au bonheur, et
le tems s'envola cette nuit encore plus vîte que la nuit dernière.
Mais Bazine, mais Childéric ne sont pas oubliés; Berthilie s'est
jetée aux pieds de son père et l'a conjuré de la conduire à la roche
sombre, où elle sait qu'est renfermée son amie. Théobard lui a
répondu qu'il a fait serment de ne pas découvrir le lieu où elle est
située, et que la crainte seule que la garde de cette illustre
infortunée ne fut confiée à un autre, avoit pu le décider à le
prononcer; mais qu'enchaîné par un serment, il ne pouvoit plus lui
rien confier; Berthilie alors avoit cessé une prière inutile, et
donné un libre cours à ses larmes. Théobard, ému de sa douleur et
pour la calmer, lui avoit offert de se charger de porter à la
princesse tout ce qu'elle voudroit lui envoyer, et lui avoit dit de
tenir ses commissions prêtes pour le lendemain au soir. Je n'y vais
pas seul, avoit-il ajouté: le roi, depuis qu'il m'a confié un secret
qu'il sait que je désapprouve, craint mon zèle pour la fille
d'Humfroi. Je suis si fidèlement observé, que mes pas sont tous
suivis. Cette défiance devroit peut-être me dégager d'une partie de
mes sermens, si Théobard croyoit que quelque chose pût en dégager.
Vous voyez, dit alors Berthilie, qu'il n'est aucun moyen d'obtenir
de mon père un tel aveu; mais puisque nous sommes instruits du
moment qu'il doit prendre pour aller à la roche, il est facile de
suivre ses pas, quoique je pense qu'il doive être à cheval; mais en
mesurant votre marche sur la sienne, il doit être facile de ne pas
être découvert. Alors Berthilie indiqua à Eginard l'endroit où il
devoit se cacher et attendre, lui recommanda la plus grande
prudence, dans la crainte que les gens dont Théobard seroit
accompagné, ne vinssent à le découvrir; l'engagea à se pourvoir de
quelques provisions en cas qu'il vînt à s'égarer; lui recommanda de
nouveau la prudence, tant pour lui que pour son père, qu'il
exposeroit comme lui. Un premier et délicieux baiser scella leurs
adieux... Il tourna entièrement la tête d'Eginard, qui s'enfuit
précipitamment, en se promettant de ne plus en cueillir de pareil.
Berthilie n'avoit pas même l'idée du désordre qu'elle venoit de
causer, du danger qu'elle avoit couru, elle alla retrouver sur sa
couche virginale un doux sommeil, d'heureux songes, un réveil pur et
animé comme sa pensée.

Eginard crut devoir cacher son projet à son roi; ce seroit lui qui
voudroit l'exécuter, et ces dangers qui n'effraient point le
guerrier pour lui-même, le frappent tous lorsqu'il s'agit de son
maître; cependant il lui a promis de l'instruire de ce qu'il auroit
découvert, il ne sait pas feindre.... Le roi devineroit le mensonge
sur son front humilié; que doit-il faire? Il évitera Childéric, et
passera le jour entier loin de lui.... Il a exécuté ce projet, et
déjà il attend Théobard: à peine s'est-il écoulé quelques instans,
que le bruit de plusieurs chevaux le lui annonce; l'obscurité ne lui
permet pas de le reconnoître, mais il caresse son cheval du geste et
de la voix; Eginard est sûr de ne pas s'être trompé; il suit de loin
les cavaliers, règle ses pas sur les leurs, et guidé par le bruit
des chevaux, ne craint point de se perdre, quoiqu'il demeure en
arrière. Après une marche assez longue, le bruit qui lui sert à se
conduire cesse tout-à-coup; il s'arrête, écoute, cherche, ne voit ni
n'entend plus rien.... Que sont-ils devenus? Eginard s'avance
lentement, écoute de nouveau, il croit entendre au loin hennir les
chevaux, il marche encore, et se trouve au milieu d'un bois... Voilà
sans doute ce qui est cause du silence qui tout-à-coup lui a fait
perdre ses guides; les chevaux, en marchant sur l'herbe, n'ont pu
être entendus, et lui-même maintenant ne sait quelle route il doit
tenir; des branches l'arrêtent à chaque pas, l'épaisseur du
feuillage ajoute à l'obscurité: que doit-il faire? retourner!.... Il
ne sait s'il pourra seulement reconnoître sa route, la continuer,
c'est peut-être s'égarer: attendre le jour, dans un bois inconnu, et
par une nuit si profonde.... Voilà pourtant ce qu'Eginard a de mieux
à faire; il s'y décide, et attachant son cheval à un arbre, il se
couche sur le gazon, et s'afflige de n'avoir pas mieux réussi dans
ses recherches; pour se consoler, il pense à Berthilie; un amant
n'est jamais seul, il retrouve dans son coeur l'objet qu'il aime, le
bonheur, l'amour et l'espérance. O momens! les seuls vraiment
heureux de la vie, où tout est charme autour de nous, comme dans
nous-même, en jouir est la vraie félicité, s'en souvenir embellit
encore nos pensées: ce n'est plus le soleil dans tout son éclat,
mais c'est encore ce couchant moins dévorant et plus doux, qui nous
flatte sans nous consumer....

En pensant à Berthilie, en se disant qu'il l'adore, tout-à-coup
Eginard se rappela Grislidis; ce souvenir l'attrista, il se reprocha
les chagrins que sans doute lui causoit son inconstance. Jamais
pourtant, se disoit-il, il ne l'avoit aimée comme il aimoit
Berthilie; il n'avoit alors qu'une fantaisie, qu'un goût; à présent
c'est une passion, une vraie passion.... Grislidis m'aimoit,
disoit-il, elle étoit douce et sensible; mais elle n'avoit pas cette
piquante étourderie, cet air coquet et léger qui plaisent à mon
imagination. Grislidis, toujours tendre, toujours la même, ne me
faisoit jamais trembler pour mon bonheur; étrange caprice de mon
coeur! il veut craindre, afin d'être rassuré; il veut du tourment
pour mieux sentir le bonheur. Ah! Grislidis, simple et bonne
Grislidis, oublie un ingrat! qu'il ne te coûte pas un soupir, car
hélas! il ne peut t'aimer, son coeur s'est donné pour toujours; oui,
pour toujours! répéta-t-il, comme pour s'en assurer lui-même.

Tandis qu'Eginard s'occupe aussi heureusement, Théobard est parvenu
à la roche sombre; il n'avoit pas revu la princesse depuis son
dernier entretien avec le roi, celui qu'Eginard avoit entendu; ce
qu'il avoit à annoncer à Bazine l'affligeoit; il la trouva si belle,
si paisible et si touchante, que son courage l'abandonna; il resta
muet et interdit. Quelle triste nouvelle venez-nous donc m'annoncer,
Théobard, lui dit la princesse? je vous trouve l'air agité.--Je
n'ai, répondit-il, rien à vous apprendre, car vous devinez bien que
Bazin s'irrite de votre résistance, et vous n'avez pas oublié que
votre liberté est dans vos mains... A ces mots Théobard se jeta aux
genoux de la princesse, et il la conjura d'avoir pitié d'elle-même,
lui répéta que braver un monarque puissant, à qui elle ne pouvoit
plus échapper, c'étoit exposer sa vie même et celle de son amant;
employa pour l'attendrir larmes, prières, lui représenta combien son
règne seroit cher au peuple, aux infortunés, lui nomma Berthilie,
enfin lui-même. La princesse, émue par les preuves si répétées d'un
attachement sincère, crut devoir y répondre par sa confiance, et
avoua à Théobard le meurtre de son père, lui fit voir les tablettes
qui contenoient ses dernières volontés, lui montra la chaîne, dont
de fratricides mains avoient chargé son roi, et demanda alors à
Théobard si Bazine devoit être le prix d'un tel crime.... Le
vertueux chef du conseil, glacé d'horreur à ce récit, sembloit
anéanti.... Après un long silence, il s'écria: O dieux! ne permettez
pas ce fatal hymen. Puis se jetant à genoux, baisant avec amour et
respect la chaîne qu'avoit porté Humfroi.... Fers augustes, dit-il,
je jure par vous, et par l'ombre sacrée que j'invoque, de servir à
jamais la princesse Bazine, de lui obéir, de conserver ses jours, de
la délivrer au péril même de ma vie. Alors se relevant, il conjura
la princesse de lui donner ses ordres. Elle lui répondit que son
intention étoit d'abord de consulter Hirman; elle alloit entrer dans
de plus grands détails, lorsque les deux muets qui avoient
accompagné Théobard, et qui d'ordinaire restoient au pied de la
roche, entrèrent pour lui faire signe qu'il étoit l'heure de se
retirer; comme ils restoient à l'attendre, il fut contraint de
sortir sans autres instructions, mais se promettant de venir bientôt
en reprendre de nouvelles. Bazine et Eusèbe, qui comptoient sur son
zèle, eurent un moment d'espérance, qui bientôt fut suivi d'un
plaisir plus vif et plus inattendu. Théobard reprenoit lentement le
chemin du bois, consterné de ce qu'il venoit d'apprendre, et
cherchant dans sa pensée comment il pourroit délivrer la fille de
son légitime souverain, dans quel lieu il pourroit la conduire,
comment il échapperoit lui-même aux yeux observateurs dont il étoit
sans cesse environné. Eginard, averti de son approche, s'étoit
enfoncé dans le bois, observoit sa marche qu'éclairoient foiblement
les premiers rayons du jour, et se promettoit de suivre le chemin
par lequel il le voyoit venir, et d'examiner la trace que
laisseroient les pieds des chevaux. A peine eût-il vu s'éloigner les
cavaliers, et se fut-il assuré qu'il ne pouvoit en être aperçu, que
prenant son cheval par la bride, et marchant avec précaution, il
continua sa route jusqu'à la lisière du bois; là, il s'arrêta,
étonné du spectacle qui s'offroit à sa vue; un chemin rude et
rocailleux conduisoit au milieu de rochers informes et déserts....
C'est là sans doute que la barbarie a plongé sa douce et belle
victime. Eginard s'avance, un silence affreux règne autour de lui,
rien n'annonce qu'un être vivant puisse habiter ce séjour
horrible.... la trace des chevaux n'a pu s'imprimer sur les pierres
et les cailloux qui couvrent ces lieux. Eginard jette de grands cris
que répètent au loin le creux des cavernes: il avance, monte,
redescend, gravit, interroge la sauvage nature, qui refuse de lui
répondre. Las d'une recherche inutile et désespérante, attiré par le
bruit d'un torrent, il tourne ces roches silencieuses, et va se
reposer près de l'onde agitée; là, il s'assied, considère les objets
inanimés et terribles qui l'entourent, admire l'aspect sauvage de
ces monts, que l'industrie humaine n'a point essayé d'adoucir: puis
étendant ses bras vers les flots tumultueux, il s'écria: O divinités
de ces lieux sauvages! hamadryades solitaires, nayades courroucées,
écoutez-moi, venez et daignez m'ouvrir le sein de vos roches
inaccessibles; enseignez à un sujet fidèle où il doit porter ses
pas, inspirez-moi.... Eginard eut recours aux provisions qu'il avoit
apportées, et fatigué, il se reposa sur le sable au bord de l'onde
jaillissante; mais bientôt il promena de nouveau ses regards. Les
derniers rayons du soleil couchant donnoient sur un buisson qui
croissoit au pied d'un de ces énormes rochers, et faisoient briller
comme un point lumineux un objet dont Eginard ne distinguoit pas la
forme; tout intéresse quand un grand sentiment anime, un léger
indice peut conduire à une importante découverte; Eginard s'approcha
du buisson, en retira l'objet dont la vue l'avoit frappé, et
reconnut, avec la plus vive joie, la bague qu'il avoit remise à la
princesse de la part de Childéric, lorsqu'il partit pour combattre
les Vandales. Cette rencontre terminoit presque ses incertitudes;
c'est là sans doute, c'est dans cette roche que gémit l'infortunée;
c'est là qu'il doit s'arrêter. Plein d'une heureuse confiance, il
examine de nouveau la roche immense, essaie de la gravir; elle est
haute et glissante, mais plusieurs saillies offrent un appui, et
diverses plantes sauvages qui croissent dans les fentes du rocher,
lui prêtent un flexible soutien.... Mais tout-à-coup son oreille est
frappée des sons d'une lyre, ils s'échappent du sein même de la
roche, ils lui indiquent une ouverture élevée, qu'il n'avoit point
aperçue, et que dérobent aux regards les pampres qui la recouvrent
de leurs festons légers. Une voix mélodieuse, qu'Eginard reconnoît
avec transport, mêle ses sons enchanteurs à ceux de l'instrument
sonore, et suivant cette douce harmonie qui le guide si
heureusement, il parvient à l'ouverture. Telles étoient les paroles
que chantoit Bazine.


    LA ROCHE SOMBRE.

    ROMANCE.

    Fille des dieux, ô divine harmonie!
    Calme mes maux, viens adoucir mes fers;
    De tes accords, la tendre mélodie,
    Peut seule, hélas! embellir ces déserts.
    Triste et captive en cette sombre enceinte,
    Où m'enferma la jalouse fureur,
    Lorsque j'unis des accens à ma plainte,
    Mes tourmens ont moins de rigueur.

    Tyran cruel, assassin de mon père,
    Viens, apparois au fond de ce rocher;
    Mais tu frémis, son ombre tutélaire,
    De ce séjour me défend d'approcher.
    J'y suis du moins sous sa garde terrible,
    Je ne crains point ton aspect odieux,
    Et ce rocher pour moi n'est plus horrible,
    Puisqu'il me dérobe à tes yeux.

    Et toi, héros! à blonde chevelure,
    A l'oeil d'azur, au front majestueux,
    Qui te dira ma touchante aventure?
    Qui t'apprendra le chemin de ces lieux?
    Ah! bien plutôt, modère ta vaillance,
    Crains un jaloux: crois moi, brave guerrier,
    Pour le héros qui manque de prudence,
    L'avenir n'a point de laurier.

Ainsi chanta la princesse, et Eginard arrivoit à l'ouverture de la
roche comme elle finissoit de chanter; il avoit avec effort saisi
les pampres qui flottoient au-dessus, et un pied appuyé sur une
saillie, l'autre retenu à une plante sauvage, suspendu sur des
pierres amoncelées, un geste, un mouvement pouvoient lui coûter la
vie et le précipiter dans le torrent; mais Eginard oublie le danger;
pour ne pas effrayer la princesse, il l'appelle plusieurs fois avant
de passer sa tête à l'ouverture. A peine la belle captive a-t-elle
reconnu sa voix, qu'elle s'écria: Eginard, quel dieu bienfaisant
vous envoie? Mais alarmée du danger qu'il court, Bazine prend son
voile et celui d'Eusèbe, et les attachant fortement au barreau de
fer qui traverse l'ouverture du rocher, elle lui offre ainsi un
soutien qui ne peut céder, et ne blesse point ses mains. Satisfaite
et tranquillisée, Bazine s'informe de tout ce qui l'intéresse. La
princesse, depuis quelques jours, fatiguée de l'air épais de sa
caverne, avoit rassemblé plusieurs meubles sous l'espèce de fenêtre
pratiquée dans la hauteur du roc, et s'élevant ainsi jusqu'à
l'ouverture, elle respiroit un air plus frais, et chantoit avec plus
de plaisir; c'est à ce stratagème qu'Eginard devoit le bonheur de
l'avoir entendue, car les sons de sa voix se seroient perdus dans
l'intérieur de la roche: il lui dut aussi le plaisir de la voir et
un entretien facile; il lui remit la bague chérie dont elle
déploroit la perte; elle s'étoit échappée de ses doigts, lorsqu'elle
écartoit les pampres qui lui déroboient le jour. Bazine, en échange,
fit présent à Eginard d'un bracelet des cheveux de Berthilie...
C'est en attendant, lui dit-elle avec grâce, que la main qui vous
l'offre puisse un jour vous faire un présent plus doux... Eginard
entendit ce que ces paroles lui permettoient d'espérer; sa
reconnoissance égala son bonheur. Bazine le chargea de dire au roi
qu'elle l'attendoit le lendemain. La lune devoit reparoître après sa
périodique absence; aux premiers rayons du plus pur des astres,
Childéric, suivi d'Eginard, devoit partir du palais, et se rendre à
la roche. Après être convenus ainsi de leurs faits, la princesse,
instruite de tout ce qui regardoit son amant et sa chère Berthilie,
congédia Eginard, qui, dans l'obscurité, eut peine à retrouver sa
route; cependant il arriva à Erfort avant le jour: ayant trouvé les
gardiens des portes encore levés, il se précipita chez son maître,
qui, tourmenté de sa longue absence, devina sur son visage une
partie de son bonheur. Le récit qu'il fit au roi remplit son coeur
d'espérance et de tristesse; il auroit voulu voler à l'instant même
à la caverne; mais Eginard est fatigué, Bazine a fixé l'heure... Il
faut, malgré lui, que Childéric modère une si juste et si vive
impatience: tandis que son fidèle ami va se reposer, livré à ses
pensées, Childéric ne songe qu'au lendemain, ses voeux pressent le
tems rapide.

Eginard, jeune, vif, amoureux, ne dormit pas long-tems; déjà levé,
il parcouroit le jardin, et regardoit avec amour, désirs,
reconnoissance, cette fenêtre chérie que le jour lui défend
d'approcher. Ah! combien il accuse ce jour si pur et si beau! En
vain il murmure, en vain il pense qu'il ne sera pas mieux traité par
la nuit qui doit succéder à cet éclat importun, il suivra Childéric,
et les amans ont trop de choses à se dire pour qu'il espère un
prompt retour. Eginard s'afflige sérieusement, car il y a un siècle
qu'il n'a vu Berthilie, et il lui semble qu'il doit s'en écouler
mille avant qu'il ne puisse la revoir. Mais l'amour, touché
peut-être de la vérité de ses regrets, conduisit celle qui en étoit
l'objet vers cette fenêtre bienfaitrice; elle avoit vu son amant, et
avoit joui de l'impatience qui l'agitoit; elle crut lui en devoir la
récompense et parut à ses yeux. Cependant elle devine à quelques
signes, au bracelet sur-tout qu'il lui montra de loin, et qu'elle
reconnut, qu'il lui apportoit des nouvelles de la princesse; cédant
à l'amitié, rassurée par le sentiment pur qui la conduit, Berthilie
descendit dans le jardin, et feignit de cueillir des fleurs; mais
distraite, elle prenoit sans choix le muguet ou la pensée; Berthilie
même alloit dérober au gazon la marguerite inodore qu'Eginard venoit
d'apercevoir; leurs mains se rencontrèrent près de la modeste fleur;
il étoit bien naturel qu'Eginard préférât la main de Berthilie à la
marguerite sauvage, qu'il la pressât avec tendresse, et que son amie
la lui abandonnât quelques instans. On peut nous observer, dit-elle,
hâtez-vous, donnez-moi des nouvelles de la princesse. Eginard
s'empressa de la satisfaire, lui montra le présent qu'il avoit reçu,
l'entretint de l'espoir plus doux encore dont Bazine avoit flatté
son amour, lui dépeignit son asile, le chemin qui y conduisoit, et
enfin lui fit part du rendez-vous du soir. Berthilie, rassurée sur
son amie, heureuse de connoître sa retraite, charmée du zèle et des
succès de son amant, se retira pour ne donner aucun soupçon.
Eginard, qui n'osoit la suivre, s'enfonça dans le bocage, se livrant
aux douces pensées de l'amour. Mais il fut bientôt arraché à ses
aimables rêveries, par l'ordre qu'il reçut de se rendre promptement
près de Childéric, qui le faisoit chercher depuis long-tems; il se
hâta d'obéir, et sa surprise égala sa joie, lorsqu'il aperçut Ulric,
son père, son frère Valamir, et qu'il se trouva dans leurs bras.
Childéric mit le comble à son ivresse, en lui montrant réunies les
deux moitiés de la pièce d'or, heureux signal de sa gloire et de sa
puissance. Eginard voulut se jeter à ses pieds, le roi l'arrêta, et
lui prenant la main, ainsi qu'à Ulric: Amis de mes disgrâces, leur
dit-il, soyez encore ceux de ma fortune. Mais, ajouta-t-il, ton
arrivée a interrompu le récit des évènemens mémorables auxquels je
dois mon retour; si Ulric veut le recommencer pour toi, nous sommes
prêts à l'écouter. A peine, dit le brave, Egidius étoit-il sur le
trône, qu'il en écarta tous ceux qu'il savoit vous être attachés;
dépouillés de leurs biens, de leurs emplois, persécutés, le soupçon
et la vengeance planoient sur leurs têtes; désignés par Egésippe,
ils étoient aussitôt sacrifiés; néanmoins leur fidélité fut toujours
inébranlable. Valérius, odieux aux Francs, fut nommé premier
ministre et favori du nouveau roi; le conseil ne se composa que des
seuls romains; tous les postes leur furent confiés, l'ancien fisc de
Rome fut rétabli, nos druides calomniés, nos temples déserts, nos
sacrifices interdits; enfin, on n'osoit plus nommer ses dieux ni son
roi; la crainte étouffoit le murmure; un avilissant esclavage
détruisoit jusqu'à l'indomptable courage d'une nation entière.
Viomade avoit reparu; Egidius, pour se l'attacher, lui rendit ses
biens, et lui offrit de reprendre sa place au conseil; il la refusa.
Il vouloit vous servir sans s'avilir par une trahison, et préféra le
simple rang qui lui laissoit sa liberté: il en profita pour voir
secrètement ceux qui vous étoient restés fidèles; leur nombre étoit
grand; il nous distribua dans toutes les villes; partout nous
trouvâmes l'effroi, le remord, la douleur; partout le nom des
Romains étoit odieux. Assuré de l'armée, Viomade la convoqua, et lui
adressa ce discours:

«La renommée nous apprend l'heureux changement qui s'est fait dans
Childéric: combien il s'est formé à l'école du malheur! combien il
en a médité les grandes leçons! Où est-il? pourquoi nous sommes-nous
séparés de lui? Si notre faute est grande, couvrons-la d'un repentir
plus grand encore; vengeons-nous de nos ennemis, chassons ces
maîtres étrangers, ramenons celui qui seul doit régner sur la
France, et nous lui arracherons sans peine le pardon de tous nos
crimes.»[2]

  [2] Ces paroles sont telles que Viomade les prononça.

Ce discours fit sur tous les coeurs une impression profonde: le
remords, la crainte, la vengeance se réunirent pour vous rappeler;
tous vos sujets aujourd'hui s'empressent de voler au-devant de vous
pour vous demander l'oubli du passé; ils se félicitent déjà de votre
retour. Viomade les réunit à Bar, et c'est là qu'il nous attend:
hâtons-nous de nous y rendre, partons sans délai; ne laissons pas à
Egidius le tems de revenir de sa surprise, et d'appeler encore
l'étranger à son secours; tombons sur l'ennemi étonné, brisons
encore une fois les fers de l'orgueilleuse Rome. Ainsi parla Ulric.
Le roi admire ce noble courage que les années n'ont pas altéré; il
brille dans son geste animé, sur sa physionomie guerrière, dans son
maintien noble et fier: déjà Childéric voudroit voler vers ce peuple
dont le retour le touche, vers cet ami dont le zèle prudent et
infatigable l'emporte encore sur sa destinée; mais un intérêt bien
cher l'arrête..... Bazine, Bazine si aimée, si digne de l'être,
captive et malheureuse, réclame aussi ses soins et son bras.... Il
la verra, il lui confiera sa destinée; il connoît sa vertu, il sait
que la belle princesse n'exigera rien dont la gloire ait à se
plaindre. En attendant l'heure de se rendre au conseil de Bazin,
Childéric s'entretient avec ses braves; il leur parle de Viomade,
les interroge sur les forces que peut opposer encore Egidius, sur la
prochaine arrivée de ses autres braves; il apprend qu'ils sont aux
environs d'Eisnach, à une journée et demie d'Erfort. Instruit de
tout ce qui le touche, le roi se rend au conseil, suivi d'Ulric et
de ses fils, qu'il présenta d'abord au monarque; il remercia le roi
dans les termes les plus nobles et les plus touchans, de l'honorable
hospitalité qu'il avoit reçue dans ses états, jura de ne l'oublier
jamais, et lui annonça, ainsi qu'au conseil, le retour de son peuple
vers lui, son prochain départ. Mes braves, dit-il, m'attendent à
Eisnach, et mon armée entière à Bar-sur-Aube. Tandis qu'il parloit,
Bazin, pâle et les yeux étincelans de fureur, contenoit à peine les
mouvemens de rage qui le dévoroient; mais, reprenant tout-à-coup un
air calme et ouvert, il témoigna au roi des Francs une feinte
satisfaction, le félicita, lui offrit ses services, et dissimula;
mais Théobard, dont il évitoit en vain les regards, avoit lu ses
projets dans son désordre et dans ce calme trompeur. C'étoit déjà
l'heure du repas, et Bazin affecta une grande gaîté, une grande
liberté d'esprit; Childéric y fut trompé, et sans les malheurs de la
princesse, il eût aimé le monarque qui partageoit si franchement son
bonheur. Berthilie, assise à table près d'Ulric, avoit pour lui ces
soins aimables qui flattent la vieillesse et lui rendent encore un
beau jour; elle remplissoit des meilleurs vins la coupe souvent
vidée du brave; il sourioit à des soins dont il devinoit la cause;
un regard d'Eginard, la vive rougeur de Berthilie, lui avoient
appris en un moment le secret de ces deux coeurs, prêts à s'épancher
dans le sien, et Ulric traitoit déjà en fille chérie celle qui en
secret le nommoit son père. Valamir la trouvoit plus jolie que
toutes les autres dames, qui cependant s'occupoient de lui; il le
disoit à Eginard, à Eginard, heureux des éloges que son frère
prodiguoit à son amie, et du consentement qu'il lisoit dans le
sourire de son père! Sa joie, son bonheur ne sont même plus
troublés. Grislidis n'a pas été plus constante; tandis qu'il se
reprochoit ses larmes, elle unissoit à jamais son sort au jeune
Amblar. Dans ce tems-là, on mouroit quelquefois d'amour; c'est bien
ce qu'il y a de mieux à faire; quelquefois pourtant on se consoloit,
même, et quoique rarement, on changeoit aussi; voilà ce que l'on a
peine à croire aujourd'hui: on aime presque autant ce qui n'est
plus, que ce qui n'est pas encore; la mémoire est reconnoissante, le
désir embellit tout, les yeux sont toujours mécontens et sévères.
Ah! soyons plus vrais, plus sages, et nous serons plus heureux! Tout
n'est peut-être pas mieux qu'au bon vieux tems si regretté, mais
rien n'est plus mal, et le présent dont nous jouissons vaut mieux
que le passé fini pour nous, et que cet avenir imaginaire auquel
nous n'atteindrons peut-être jamais.

Bazin, cédant à une impatience qu'il s'efforce vainement de
dissimuler, hâte la fin du repas et sort de la salle; Théobard le
suit au bout de quelques momens; Eginard, moins contraint, s'est
rapproché de Berthilie; l'infortunée en avoit besoin; elle sait,
hélas! qu'ils vont partir, et l'absence déchire déjà ce coeur trop
tendre; son amant la rassure par mille projets enchanteurs, par le
serment d'aimer toujours, ce serment que l'on trahit souvent, mais
que l'on prononce de si bonne foi. Dès que l'on aime, on est si
loin de croire le changement possible! Berthilie espère: peut-on
dire ce que l'on ne pense pas, exprimer si tendrement ce que l'on ne
sent point, changer d'amour? L'heureuse inexpérience de Berthilie
lui épargne bien des maux, et son amant essuie les pleurs qu'il a
fait répandre.

FIN DU LIVRE SEIZIÈME.



CHILDÉRIC.

LIVRE DIX-SEPTIÈME.

SOMMAIRE

DU LIVRE DIX-SEPTIÈME.

  Childéric retrouve Bazine, il ne peut la délivrer sans le secours
    d'Hirman. Leur entretien est interrompu par l'arrivée de
    Berthilie; elle annonce que si Childéric rentre dans le palais
    il y sera assassiné par ordre du roi de Thuringe. Bazine exige
    qu'il parte sur l'heure, qu'il laisse Eginard caché chez Taber,
    époux d'Eusèbe. Childéric refuse de l'abandonner. Bazine
    l'exige; ils se séparent. Berthilie revient chez son père, à
    qui elle annonce que Childéric est sauvé. Bazin, qui a ordonné
    l'assassinat de Childéric, est blessé par ceux qu'il a apostés.
    Furieux, il ordonne que la roche sombre soit entourée d'une
    garde nombreuse. Il fait venir Théobard, qu'il menace, apprend
    que Childéric est déjà réuni à ses braves, et se livre à une
    fureur immodérée, qui augmente ses maux.



LIVRE DIX-SEPTIÈME.


A peine les rayons argentés de l'astre des nuits éclairoient-ils
foiblement les cieux, que Childéric, plein d'une amoureuse
impatience, voloit vers la roche sombre; Eginard le devançoit, Ulric
et Valamir suivoient ses pas. Ils ont déjà franchi les bois, déjà
l'asile affreux qui renferme la belle et illustre captive, offre aux
yeux du roi sa masse terrible et ses sauvages entours; Eginard place
son frère à l'entrée du bois, son père au pied de la roche, pour
prévenir en cas de surprise, et conduisant son maître du côté du
torrent, il lui montre l'ouverture, à laquelle un long voile voltige
attaché. Il veut monter le premier enseigner au roi la pierre
saillante, la pampre flexible; Childéric, plus prompt, plus agile,
plus impatient, s'élance, gravit, parvient, saisit le voile et
aperçoit déjà Bazine. Quel moment! et qui pourroit le peindre!
Amour! ah! je n'essaierai pas de te décrire; c'est au coeur à
deviner ce qu'il n'appartient qu'au coeur de sentir. Un entretien
si tendre fut suivi de détails plus importans; ce n'étoit plus ce
roi proscrit, cherchant un asile et n'osant offrir à la beauté ses
voeux téméraires; c'est un monarque puissant, c'est le maître d'une
armée triomphante, qui vient déposer, aux pieds de celle qu'il
adore, sa couronne éclatante, et l'appeler au rang des reines.
Bazine aimoit assez Childéric pour le préférer au plus grand
souverain du monde, mais elle chérissoit sa gloire et partagea
vivement son bonheur. Cependant cette gloire est sans éclat, ce
bonheur sans charme, si le roi ne délivre à l'instant même celle
pour qui seule il respire. Bazine l'interrompt, l'instruit de tous
les crimes du roi de Thuringe, du meurtre d'Humfroi, du serment de
Théobard, des secours qu'elle en attend, des volontés de son père,
et du devoir qui lui est imposé de ne rien entreprendre sans
consulter Hirman; lui seul peut enseigner à ouvrir la caverne; et si
Théobard est absent ou retenu par son obéissance, lui seul peut lui
offrir un asile secret et inviolable, jusqu'à l'instant où
Childéric, vainqueur des Romains et paisible possesseur de son
trône, pourra la recevoir en reine, en épouse. Comment partir sans
être rassuré sur son sort, sans l'avoir délivrée des mains d'un
tyran, déjà souillé du meurtre d'un frère, et à qui un crime de plus
semble ne devoir rien coûter? Childéric offre à la princesse d'aller
à l'instant même trouver Hirman, et de revenir la délivrer. Ce
projet les occupoit tous deux, ils en discutoient les moyens, tandis
qu'Eginard, assis sur la pointe du rocher, admiroit la nuit
silencieuse, dont le bruit seul du torrent troubloit la paix
mélancolique; le feuillage jaunissant annonçoit déjà l'approche de
l'hiver, sa verdure variée, qu'éclairoit à demi la lune tremblante,
offroit un tableau touchant qui remplissoit son ame d'une douce
tristesse. Tout-à-coup un cri de Valamir interrompt sa rêverie, il a
donné le signal convenu, Ulric l'a répété, Eginard tire son épée et
s'élance; mais que devient-il, lorsqu'au lieu de l'ennemi qu'il
croit combattre, il reçoit dans ses bras Berthilie échevelée,
palpitante.--Eh quoi! c'est vous, vous que j'aime, qui, bravant la
nuit et les dangers...--Oui, oui, c'est Berthilie. Elle se tait,
respire un moment, et se rassure en s'appuyant sur le coeur de son
amant. Elle est venue seule, sans guide; elle a bravé les craintes
d'une imagination vive et les terreurs, enfans des ténèbres; rien
n'a pu la retenir. Effrayée du bruit de ses pas légers, du murmure
des vents, du frémissement du feuillage, de la branche qui touche
ses vêtemens, de son ombre, que projette au loin les rayons d'un
jour pâle et mourant, elle a franchi ces bois inconnus, sans
s'égarer, sans se reposer même; elle a couru sur ces cailloux qui
ont déchiré ses pieds délicats; elle arrive enfin, elle a senti
palpiter le coeur d'Eginard, tous ses maux sont oubliés. Cependant,
ce n'est pas lui qu'elle cherche, c'est Childéric, c'est Bazine; un
intérêt pressant l'amène; lui seul a pu donner à Berthilie tant de
force et d'audace; les momens sont chers, il faut qu'elle leur parle
à l'instant même. C'est alors qu'Eginard s'aperçoit que la roche est
escarpée, que le danger est extrême et le chemin impraticable. Il le
montre d'une main à Berthilie, lui enseigne par où il faut passer,
lui recommande la prudence, la soutient, et tremble pour la première
fois de sa vie; mais elle est adroite et légère, ses petits pieds
trouvent partout un appui, et le plus jeune rameau la soutient;
Eginard est éperdu, ils sont au sommet de la roche, et il craint
encore. Childéric aperçoit alors Berthilie; ses beaux cheveux, qui
s'étoient détachés pendant sa course rapide, flottoient en longs
anneaux sur ses épaules; son vêtement d'une blancheur éclatante, sa
taille souple et légère, les doux rayons qui éclairoient son
charmant visage, son attitude pleine de grâce, tout lui donne une
forme aérienne et céleste; on la prendroit pour la divinité
protectrice de ces lieux. Le roi s'y trompa un moment, mais il la
reconnut et la nomma. Bazine appela impatiemment son amie. Douce et
généreuse amitié, vous manquiez encore au bonheur de Bazine! à
présent elle est heureuse, et son ame s'enivre des célestes
félicités. Berthilie troubla à regret ces doux instans; mais c'étoit
un effort que l'amitié attendoit d'elle. Grand roi! dit-elle, c'est
pour vous que je suis venue, c'est pour sauver vos jours menacés;
peu de momens nous restent; écoutez-moi, et ne perdez pas un des
instans qui vous appartiennent encore. Bazine, effrayée par ces
mots, écouta avec attention; Eginard, qui s'étoit accroché à une
plante sauvage, soutenoit de l'autre main sa chère Berthilie;
Childéric, qui lui avoit cédé le voile protecteur, étoit debout près
d'elle sur une saillie du rocher; Valamir plus bas, servoit d'appui
à son frère; Ulric, au pied de la roche, étendoit ses bras vers eux
comme pour les y recevoir tous; et Diane, du haut des airs,
applaudissoit à ce tableau touchant, qu'elle se plaisoit à éclairer
de sa lumière pâle et divine.

Prince, dit Berthilie, en s'adressant à Childéric, si vous eussiez
eu plus de défiance, si vous eussiez mieux connu Bazin, vous vous
fussiez sans peine aperçu du trouble dont il étoit dévoré, depuis
que vous lui aviez annoncé votre retour au trône, et une puissance
dont il craignoit les entreprises: mon père, plus habile à lire dans
son coeur, ne se laissa pas tromper à sa feinte satisfaction; il
suivit ses mouvemens, et ne sut pas sans inquiétude qu'il avoit
mandé Vendorix, lâche complaisant de ses fureurs. Cependant il étoit
encore loin de prévoir les excès où l'amour jaloux pouvoit
précipiter son roi; il n'apprit qu'avec une vive douleur que Bazin,
trahissant les droits de l'hospitalité, ces droits sacrés à tous les
hommes, avoit placé lui-même des muets dans votre appartement, avec
ordre de vous étouffer durant votre sommeil. Théobard aimoit trop la
vertu pour ne pas s'opposer au crime; il chérissoit trop la fille
d'Humfroi pour laisser immoler Childéric; il portoit encore à Bazin
trop d'attachement pour ne pas le servir en lui épargnant la honte
et le regret d'un attentat si horrible; mais il ne savoit comment
vous prévenir; Vendorix ne le quittoit point dès qu'il sortoit de
son appartement, et mon père voyoit que tous ses pas étoient
observés; il trembloit de n'avoir prévu qu'en vain ce crime atroce;
il étoit pâle, agité; j'osai lui en demander la cause, il hésitoit à
me la confier. Cependant, espérant que moins suspecte que lui, je
pourrois peut-être davantage, il se décida à m'ouvrir son coeur; je
frémis comme lui de votre danger, mais je lui promis de vous sauver;
il m'embrassa tendrement. Ne craignez rien, lui dis-je, ni pour
Childéric, ni pour vous, ni pour moi-même; mais permettez-moi de
vous quitter, les instans sont précieux; il y consentit. Je volai à
mon appartement; je savois que vous deviez être à la roche sombre,
Eginard m'en avoit prévenue, m'en avoit indiqué la route. Pensant
que vous deviez être sans chevaux, sans armes, et forcée de partir
sans retourner au palais, je me suis chargée, à la hâte, de mon or
et de mes bijoux, qui serviront à vous en procurer. Craignant d'être
arrêtée aux portes du palais, je me suis élancée par une fenêtre qui
donne sur la terrasse, et courant hors des jardins, j'ai suivi, sans
m'arrêter, la route qui m'avoit été indiquée. J'arrive, je vous
trouve, profitez des instans; demain, quand on s'apercevra de votre
départ, soyez loin de toute atteinte; craignez tout d'un rival
puissant et irrité; échappé à ses muets, vous n'échapperiez pas
demain aux ordres qui vous attendroient ailleurs. Berthilie se tut;
Eginard, qui la tenoit embrassée, la pressa avec transport; elle
entendit ce mouvement de la reconnoissance, il ajouta un nouveau
prix à son zèle heureux. Bazine et Childéric sentirent que remercier
Berthilie étoit presqu'un outrage; ils songèrent donc uniquement à
profiter de ses bienfaits; le roi persistoit à parler à Hirman; la
princesse exigea qu'il s'en remît à elle seule de sa destinée, et
qu'il partît sur le champ pour la maison de chasse de Bazin, dont
Taber, époux d'Eusèbe, étoit gouverneur; là, il se procureroit sans
peine des chevaux, et marchant sans s'arrêter, il trouveroit la
ville frontière, avant que l'on pût se douter de son départ. Mais,
ajouta la princesse, laissez Eginard chez Taber, il portera à Hirman
les tablettes que voici, ce sont celles de mon père. A cette vue, le
sage Druide se confiera sans peine à lui, et Eginard m'instruira de
ses volontés. Je n'ai rien à craindre sous la garde de Théobard, de
Berthilie, protégée par Hirman, servie par le fidèle Eginard;
épargnez à mon coeur des alarmes, et peut-être un malheur éternel.
Partez, prince: si vous m'aimez, allez reprendre une couronne, dont
j'accepte avec joie le glorieux partage; allez punir Egidius;
montrez Childéric au peuple impatient de sa présence; je saurai vous
rejoindre, l'amour vous promet Bazine. Partez à l'heure même, voici
les tablettes d'Humfroi; j'en charge Eginard. Adieu, Berthilie,
chère et tendre amie, cours rassurer ton père: adieu, vous que je me
plais à nommer roi des Francs et de Bazine. A ces mots, la
princesse, voulant forcer Childéric à un prompt départ, quitta
l'ouverture du roc, et se retira dans le fond de la caverne.
Childéric, qui sent tout ce que ses volontés ont de prévoyance et
de sagesse, se détermine à lui obéir; Eginard transporte Berthilie
au pied du rocher. Le roi ne pouvoit sans douleur abandonner ce
ténébreux séjour; mais pressé par Berthilie et par ses braves, il
partit pour la maison de Taber, dont il connoissoit bien la route;
c'étoit là que Bazin avoit été transporté lorsque, blessé à la
chasse, il avoit été secouru par Childéric. Berthilie présenta au
roi, et en rougissant, la petite cassette qu'elle lui avoit
apportée; il la reçut de ses belles mains avec reconnoissance,
chargea Eginard de la ramener au palais, lui dit adieu, leur
recommanda Bazine, et promit à Eginard de laisser à Taber de plus
amples instructions. Le roi, suivi d'Ulric et de Valamir, prit le
chemin de la forêt; il marchoit rapidement, mais en silence; la joie
qu'il éprouvoit en songeant à son heureux retour dans sa patrie, à
son cher Viomade, étoit empoisonnée par l'idée désespérante de la
captivité de celle qu'il aimoit. Tous les dangers, tous les malheurs
s'offroient à son imagination, mille inquiétudes l'agitoient; il
arriva chez Taber, accablé de regrets et plongé dans la tristesse;
il en fut distrait par la nécessité de songer à son départ. A peine
eut-il expliqué à Taber ce qu'attendoit de son zèle la fille
d'Humfroi, à peine lui eut-il raconté ce qu'elle souffroit dans la
_roche sombre_, que Taber, aidé de sa fille Elénire, servit au roi
un repas frugal: tandis qu'il étoit à table entre Ulric et Valamir,
les chevaux étoient préparés; au bout de quelques momens, le roi et
les deux braves partirent; Elénire fut chargée du soin de recevoir
et de cacher Eginard. Taber les conduisit, par des chemins sûrs, à
Eisnach; là, il les quitta, et revint promptement rejoindre sa
fille.

Tandis que Childéric fuit à regret loin de celle qu'il adore,
Berthilie, le bras passé dans celui d'Eginard, fait avec lui un plus
doux voyage. Ils ne se quitteront pas,... ils se le répètent mille
fois, et l'avenir ne leur offre que projets charmans, flatteurs
espoirs, jours enchanteurs, amour, hyménée. Les beaux cheveux de
Berthilie enveloppent son amant de leurs boucles légères et
parfumées, il les couvre de baisers, et Berthilie s'abandonne sans
défiance à son heureux guide. Il soutient ses pas, la presse contre
son coeur, s'étonne et s'afflige en se voyant si près de l'arrivée.
Déjà! disoit sa douce amie, qui a oublié la fatigue et la route:
mais pensant à son père, à l'inquiétude qu'il doit éprouver, elle se
reproche ce mouvement. Il faut par prudence se séparer; déjà ils
touchent aux allées du jardin, ils se disent adieu, et Eginard voit
Berthilie fuir avec la légèreté d'un oiseau; il aperçoit flotter sa
robe à travers les arbres; bientôt il cesse de la voir, et regarde
encore, mais n'apercevant plus rien, il se hâte de revenir chez
Taber. Ah! se disoit-il en soupirant, je ne serai point témoin du
triomphe de mon roi; je n'entendrai point ces cris d'alégresse....
Cette pensée affligeoit Eginard; mais s'il délivroit Bazine! s'il la
conduisoit lui-même à son maître! cet espoir lui rendoit sa gaieté;
il nommoit Berthilie, il retrouvoit son bonheur... Il arriva ainsi
près d'Elénire, qui lui fit un accueil tel qu'il devoit l'espérer,
lui offrit des rafraîchissemens, l'instruisit du départ du roi, et
le fit conduire à la chambre qui lui étoit destinée. Pendant ce tems
Berthilie, rentrée au palais par une porte qui donnoit dans le
jardin, et dont elle avoit la clef, s'étoit glissée doucement
jusqu'au bord du lit de Théobard; il ne dormoit pas, et reconnut sa
fille chérie à ses pas légers. Est-ce toi, ma bien-aimée, dit-il à
voix basse? Oui, mon père, répondit doucement Berthilie. Alors elle
s'approcha du lit, embrassa son père, lui fit part de ses démarches,
de ses succès, de l'éloignement de Childéric. Théobard remercia les
dieux, applaudit à l'heureuse témérité de Berthilie, l'engagea à
s'aller reposer, et à jouir sans trouble des douceurs d'un long
sommeil. Berthilie lui obéit, et rien n'agita son coeur pendant le
reste de la nuit; tout sourioit à sa jeunesse; la vie n'étoit pour
elle que paix, amour, vertu, espérance.

Mais tandis qu'un si doux sommeil, que des songes heureux reposent
et dédommagent la chaste fille de Théobard, il fuit la couche
dévorante du fratricide; Bazin se sent brûler de mille feux, les
furies secouent sur lui leurs noirs flambeaux; il appelle la
vengeance, et Némésis est sourde à sa voix; les crimes qu'il a
commis l'effraient, ceux qu'il médite ne le satisfont pas encore;
tourmenté par ses souvenirs, inquiet sur les ordres sinistres qu'il
a donnés, Bazin s'étonne de n'en pas avoir encore appris
l'exécution.... Les heures s'écoulent et le jour renaît, personne ne
s'approche de lui... Childéric vivroit-il encore!... Malheur à celui
qui eût osé le trahir!... Ses soupçons le déchirent, il fuit ce lit
sans repos, et va s'assurer lui-même de sa victime; à peine il entre
dans l'appartement du jeune roi, que les muets qui, depuis si
long-tems cachés, attendent Childéric, croient enfin l'apercevoir,
et se jettent tout-à-coup sur Bazin qu'ils renversent; sa tête va
frapper contre un siége, ils sont prêts à l'immoler à ses propres
fureurs; mais le roi, qui tient un poignard, le plonge dans le coeur
d'un des muets; son compagnon, effrayé de sa méprise, fuit loin du
courroux terrible de son maître; et Bazin, baigné dans son sang qui
se mêle à celui du misérable exécuteur de ses forfaits, s'évanouit
de rage autant que de douleur: on ignore dans le palais ce fatal
événement, aucun secours n'est apporté, et Bazin, plusieurs heures
sans mouvement, revient à lui, ranimé par la seule nature; il
promène long-tems autour de lui ses regards incertains et surpris;
bientôt sa terrible catastrophe se retrace à sa pensée; là, inondé
de sang, est étendu ce muet qu'il a poignardé; le lit du prince
n'annonce pas qu'il s'y soit couché, et cependant ses vêtemens, ses
armes sont éparses dans l'appartement: où seroit-il donc? peut-être
est-il encore tems de satisfaire sa haine? Cet espoir ranime de
nouveau Bazin, il essaie de se relever; la blessure qu'il a reçue à
la tête, le sang qui n'a cessé de couler, l'ont affoibli; il
retombe, fait de nouveaux efforts, et parvient à se tenir debout,
mais il peut à peine se soutenir, il est forcé de s'asseoir.
Cependant il craint d'être surpris, il craint encore plus que
Childéric ne lui échappe; enfin, rappelant toute sa vigueur, il sort
de ce lieu fatal, et par une issue secrète rentre dans son
appartement; là, il fait venir ses médecins qui pansent sa
douloureuse blessure; une fièvre ardente s'unit encore à sa violence
naturelle, il est contraint de se coucher, mais il demande Vendorix.
Va, dit-il, placer une garde nombreuse au pied de la roche sombre,
remplis de troupes le bois qui l'avoisine, et que l'on donne la mort
à tout ce qui oseroit en approcher; que Théobard n'y entre plus
seul, tu m'en réponds sur ta tête... Vendorix sortit pour obéir
promptement, et Théobard parut. Bazin jettoit sur lui des regards
furieux; mais la belle ame du vertueux chef du conseil n'en est
point émue; le calme de ses traits étonne le roi, il l'admire malgré
lui... Où est donc Childéric? dit-il impétueusement. Je venois vous
annoncer, répondit Théobard, qu'un courier qu'il envoie d'Eisnach
vous apporte la nouvelle qu'il est arrivé heureusement dans cette
ville; hier, m'a dit le courrier, sur des avis secrets, le roi crut
devoir partir sans délai... Perfide! s'écria Bazin, tu m'as
trahi!... Que m'avez-vous confié?... Sors, malheureux!... Il alloit
obéir, mais il fut rappelé par le monarque en fureur; il le menace
de mille morts, veut assembler son armée, s'unir à Egidius, chasser
de nouveau Childéric de son royaume, marcher à la roche sombre, y
donner lui-même la mort à la princesse infortunée; sa fièvre
redouble, son imagination s'égare, il voit Humfroi, il entend ces
mots, ces derniers mots d'un frère: O mon cher Bazin! sauve-moi!...
et il tombe évanoui dans les bras de Théobard, qui gémit sur ses
maux et sur ses crimes.

FIN DU LIVRE DIX-SEPTIÈME.



CHILDÉRIC.

LIVRE DIX-HUITIÈME.

SOMMAIRE

DU LIVRE DIX-HUITIÈME.

  Arrivée du roi; transports de l'armée. Il retrouve Viomade,
    remonte sur le pavois, combat Egidius, est vainqueur, rentre
    dans toutes ses places, s'arrête à Tournay. Inquiet du silence
    d'Eginard, il envoie Valamir en Thuringe; il annonce à son
    retour que la princesse est épouse du roi de Thuringe.
    Désespoir de Childéric. Il se prépare à attaquer les Saxons. On
    annonce des Bardes, ils chantent la gloire de Childéric. Quels
    sont ces Bardes. Ravissement du roi. Il reproche à Valamir de
    l'avoir trompé. Mais Bazine lui confirme la nouvelle de son
    mariage avec le roi de Thuringe; elle raconte ses aventures.
    Childéric part avec son armée, il est vainqueur, Egidius est
    tué. Le roi retrouve Egésippe, s'empare de Beauvais, de Paris,
    revient plein de gloire dans Tournay, y trouve Théobard, qui
    lui annonce que la reine est libre. Théobard lui raconte les
    événemens qui ont suivi le départ de la princesse. Bazine veut
    aussi le bonheur de Berthilie et d'Elénire, fille d'Eusèbe. Les
    trois mariages se célébrent le même jour dans le temple d'Esus.



LIVRE DIX-HUITIÈME.


Taber n'avoit quitté le roi des Francs qu'au moment où il alloit
rejoindre Mainfroi, Arthaut, Recimer et Amblar, suivis eux-mêmes de
plusieurs guerriers; la joie que ressentirent ces braves à l'aspect
de leur maître, ne pouvoit se comparer qu'à celle du prince en
retrouvant des sujets dévoués et fidèles. Ils renouvelèrent au roi
des sermens gravés dans leurs coeurs, et Childéric les assura à son
tour d'une amitié constante et méritée; mais empressé de retrouver
Viomade, le roi ne voulut point s'arrêter, et son coeur tressaillit
de joie en revoyant sa patrie, ces riches plaines, ce beau royaume
conquis par ses pères. Ce fut en 463 que Childéric rentra en France;
il avoit alors vingt-cinq ans, étoit le plus bel homme de son
siècle, et avoit acquis en peu d'années une connoissance du coeur
humain que les rois, nés sur le trône et entourés de ses prestiges,
ne peuvent jamais posséder. Ses revers avoient élevé son ame
au-dessus du malheur et de la fortune; il savoit sentir l'amitié
dont il connoissoit tout le prix, et à qui il devoit son trône....
Il se connoissoit lui-même, étude si utile et faite si rarement par
ceux que l'on trompe sans cesse, soit pour leur plaire, soit pour
les égarer. Childéric avoit à effacer de grandes fautes, mais il lui
restoit de grands moyens, et de nombreuses années; l'amour qui avoit
séduit sa jeunesse, alloit lui-même s'entendre avec la vertu et la
gloire; aucune tache ne devoit plus nuire à cet ensemble heureux de
grandeur, de courage, de beauté, de bienfaisance et de sagesse.
Childéric avoit déjà passé Strasbourg, il quittoit Saint-Dizier, et
s'avançoit vers le terme de son voyage; déjà il apercevoit la haute
montagne au pied de laquelle est bâtie cette petite ville fameuse
par les ravages d'Attila, plus fameuse encore par son attachement
pour son prince, et par la gloire de l'avoir reconnu la première;
Childéric, impatient d'embrasser son cher Viomade, pressoit son
coursier, qui, secondant les voeux de son maître, s'élançoit avec la
rapidité des vents; le soleil couchant faisoit briller au loin les
armes étincelantes; une joie délicieuse remplissoit l'ame sensible
du roi; la poussière qui s'élevoit dans la plaine lui annonçoit un
groupe de cavaliers volant rapidement à sa rencontre; son coeur
devine Viomade avant que ses yeux puissent le reconnoître, et en peu
d'instans, ils sont dans les bras l'un de l'autre. L'armée entière
s'approche en désordre et à pas précipités, chacun veut voir le roi,
on l'entoure, on le presse, on tombe à ses pieds; plus de rangs,
plus de chefs, plus de soldats, l'amour a tout confondu....
Childéric étend ses bras vers eux, leur montre son coeur; il ne peut
parler, et laisse sans honte couler ces larmes de reconnoissance,
qui honorent le peuple qui les obtient, et le roi qui sait les
répandre. Au milieu de ce trouble sublime, une couronne, un sceptre
sont apportés; c'est Viomade qui a l'honneur de les présenter
lui-même: Childéric, ôtant son casque avec cet air noble et plein de
charme qui le distingue, lui dit: Je la tiens de toi, Viomade; et il
posa la couronne sur sa tête. Le sceptre étoit ce même javelot,
sceptre du grand Pharamond, et teint du sang de Gelimer....
Childéric le reçut avec attendrissement, et donna un regret à son
ami, un soupir à Talaïs. Le pavois fut apporté; Childéric y monta;
c'étoit à qui auroit l'honneur de le porter: ce fut ainsi élevé, et
au milieu de ses braves et de son armée, que Childéric entra dans la
ville; elle étoit jonchée de fleurs, toutes les femmes en étoient
couronnées; les cris mille fois répétés de vive le roi!
remplissoient les airs, une musique guerrière achevoit de remuer les
ames, les Bardes chantoient à leur tour, des feux étoient allumés,
des festins partout étoient préparés. Childéric se disoit tout bas:
O Bazine! c'est ainsi qu'il vous aimeront!... La nuit fut aussi
belle que le jour avoit été éclatant; on oublioit la fatigue, on
renonçoit au sommeil, et l'aurore aperçut encore les derniers jeux
de cette fête mémorable.

Elle est enfin terminée, et le roi reste seul avec son ami; ce
moment fut aussi doux pour son coeur que celui de son triomphe, ils
avoient l'un et l'autre bien des choses à se dire; à peine Childéric
donna-t-il quelques heures au repos. Mais il apprend qu'Egidius
marche contre lui vers la Champagne: il ne faut pas lui donner la
gloire d'attaquer, marchons à sa rencontre, dit Childéric,
assemblons le conseil, tel qu'il étoit composé à mon départ,
pressons-nous, et partons. Les ordres sont donnés, et tandis qu'ils
s'exécutent, le roi nomme Bazine à son ami, lui parle de ses vertus,
de sa beauté, de ses malheurs, du lieu horrible où il l'a laissée
captive, et d'Eginard qui veille à ce précieux trésor. Interrompu
par l'arrivée du conseil, le roi lui expose la nécessité de marcher
à l'instant même contre Egidius; c'étoit l'avis de tous, ce fut
celui de l'armée; les anciens grades furent rendus à ceux qui les
avoient possédés et mérités, et les Francs poussèrent des cris de
joie en marchant contre les Romains, et en voyant le roi à leur
tête. Egidius, de son côté, pressoit sa marche. Les deux armées se
rencontrèrent entre Langres et Troyes, et la victoire ne fut ni
lente ni douteuse. Les Francs, vainqueurs, poursuivirent l'ennemi
qui fuyoit devant eux; Childéric suspendit le carnage, s'assura de
Langres, de Metz, de Verdun, de Vilita ancien, de Cambrai, et
s'arrêta à Tournay, sa capitale: ce fut là qu'il retrouva de
nouveaux témoignages de l'amour et du zèle de ses sujets depuis
long-tems séparés de lui; ce fut là que de nouvelles fêtes lui
répétèrent qu'il étoit aimé, et que les troupes triomphantes lui
firent l'hommage de leur gloire. Le roi, au milieu de son peuple,
jouissoit de cette satisfaction délirante que donne une vive
sensibilité; il ne cessoit de regarder autour de lui, et chaque
regard lui offroit un sujet fidèle. Oppressé par son bonheur,
accablé des torrens d'amour et de joie qui inondoient son coeur, il
doute si ses forces pourront suffire à une félicité plus qu'humaine;
mais Bazine ne la partage pas!... Cette idée donne le change à ses
transports, et vient la calmer. Childéric n'oublioit point ce qu'il
devoit aux dieux et à Diticas; en s'arrêtant à Tournay il s'étoit
promis de célébrer sa reconnoissance par un pompeux sacrifice; il
fut ordonné, et jamais encore on en avoit offert de plus grand, de
plus solennel; l'armée entière y assista, le roi y donna des marques
d'une piété profonde; il témoigna au grand prêtre une vénération, un
respect mêlé de reconnoissance; Diticas lui adressa un discours
flatteur, félicita le peuple et l'armée, invoqua pour elle la
protection divine, l'en assura: il se retira dans son temple,
emportant dans son coeur un attachement plus vif encore pour un roi
qui se montroit à tous les yeux paré de tant de vertus nouvelles.
Childéric, en mémoire des bienfaits des dieux, ordonna que l'on
bâtît un temple dans la ville même; il fait encore de nos jours
partie de la cathédrale de Tournay; sa nef est entièrement ancienne,
et présente au souvenir un monument de la reconnoissance de ce grand
roi. D'autres soins l'appeloient encore; il avoit espéré en vain
recevoir des nouvelles d'Eginard; inquiet, désolé de son silence, il
fit partir secrètement Valamir; et sachant que les Romains se
rassembloient à Cologne, il marcha contre eux, les défit, s'empara
de la ville, prit également Trèves, et forcé par la mauvaise saison
à mettre bas les armes, il rentra dans Tournay, où il ne trouva
point encore Valamir de retour. Childéric donna au bonheur de son
peuple un tems qu'il ne pouvoit consacrer à sa gloire; il diminua
les impôts, réforma plusieurs abus, récompensa les guerriers,
augmenta le nombre de ses braves, créa ces lois sages et
répressives, dont le citoyen paisible n'a rien à craindre, et qui
contiennent le méchant; écouta les plaintes du malheureux, de
l'innocent, fut toujours juste, et quelquefois clément; enfin il
fit aimer son empire autant qu'il avoit fait respecter ses armes.

De ce peuple heureux, Childéric étoit le roi, le père, l'amour et le
modèle; mais lui seul gémissoit en secret; il versoit le bonheur sur
les autres, l'inquiétude, la douleur le déchiroient. Valamir ne
revenoit point; l'hiver s'écouloit dans cette mortelle attente,
Childéric ne savoit plus la supporter; Viomade ne pouvoit concevoir
le silence d'Eginard, la longue absence de Valamir; il craignoit
qu'ils ne fussent arrêtés, et on alloit envoyer un nouvel émissaire,
lorsqu'enfin Valamir parut; le roi lui témoigna son étonnement sur
le tems qu'avoit duré son voyage. Mon frère étoit mourant, lui
dit-il; je n'ai pu le quitter, qu'assuré de sa vie; d'ailleurs je ne
savois rien sur le sort de la princesse.... Eh bien! qu'avez-vous
appris? répondit impatiemment Childéric.--Qu'elle est épouse de
Bazin, et qu'elle règne sur la Thuringe.--Ciel! que dites-vous?--La
vérité, et si vous daignez m'écouter, je vous rendrai compte de tous
les événemens qui se sont passés depuis votre départ.--J'écoute,
reprit le roi avec la plus vive émotion; parlez, Valamir.

Le roi de Thuringe, blessé par les muets qu'il avoit appostés dans
votre appartement avec ordre de vous assassiner, donna les ordres
les plus sévères contre la princesse, soupçonna Théobard, et se
livra à une fureur insensée qui pensa lui coûter la vie. Vendorix, à
qui il avoit confié la garde de la roche sombre, plaça des troupes
dans le bois et au pied de la caverne; on ne pouvoit plus en
approcher que du côté du torrent, et il falloit alors le traverser,
ce qui étoit dangereux et pénible, surtout dans la saison qui
grossissoit déjà ses eaux. Pendant que ces précautions se prenoient
avec précipitation, Eginard s'étoit rendu dans la forêt de Thuringe,
au temple du grand-prêtre Hirman, s'en étoit fait reconnoître à
l'aide de Taber et des tablettes d'Humfroi; et le vénérable Druide,
touché des malheurs de celle qu'il avoit promis de secourir, prit
les précautions nécessaires pour pénétrer dans la caverne, et partit
suivi d'Eginard, de deux Druides et de Taber; mais en approchant,
ils aperçurent des tentes et des armes; ils s'arrêtèrent, et,
découvrant un nombre considérable de soldats, ils furent forcés de
renoncer à leur projet: traverser le torrent étoit une entreprise
au-dessus des forces et du grand âge d'Hirman; d'ailleurs l'entrée
de la caverne étoit du côté des gardes, et c'étoit s'exposer sans
aucun avantage; leur douleur fut grande, mais il fallut céder pour
le moment; chacun cependant emportoit dans son coeur le désir et
l'espérance de vous servir. Eginard, inconsolable de son mauvais
succès, passa une nuit cruelle, le lendemain il ne fut pas plus
heureux; quoiqu'il vit Berthilie, le plaisir de se retrouver étoit
détruit par le souvenir des dangers dont la princesse étoit
entourée. Eginard ne peut y résister, et, dût-il y perdre la vie, il
voulut voir Bazine: cependant il cacha son projet, dans la crainte
d'effrayer le coeur déjà si triste de la sensible Berthilie, et à
peine le jour étoit-il près de finir, qu'il étoit déjà de l'autre
côté du torrent, et cherchoit la place la moins dangereuse; appuyé
sur son épée, il parvint, non sans peine, à le traverser, et gravit
le rocher du côté de l'ouverture, évitant de se laisser voir, et se
tenant toujours caché derrière la roche; il faisoit nuit, les
captives ne l'attendoient pas, elles étoient dans le fond de la
caverne; appeler étoit une imprudence; il attendit quelques instans
sans savoir quel parti prendre; bientôt il redescendit, ramassa
plusieurs cailloux, gravit de nouveau et fit couler ces cailloux le
long du roc en-dedans et par son ouverture; les captives les
entendirent, et se préparoient à s'approcher, lorsqu'un grand bruit
effraya mon frère, et arrêta les préparatifs que faisoit Eusèbe: un
moment après, la trappe s'ouvrit avec fracas, retomba de même, et
Eginard vit entrer, à la lueur de plusieurs flambeaux, Théobard que
suivoit Vendorix; à la vue de cet odieux capitaine, mon frère
trembla pour la princesse et pour Théobard. Ils remirent d'abord à
Eusèbe des provisions, des vêtemens, des tapis, car la caverne
devenoit humide et froide. Eginard écoutoit, mais les paroles se
perdoient dans le rocher; il distinguoit seulement le son des voix,
et les accens si doux de celle de Bazine frappoient davantage quand
ils succédoient aux accens durs et effrayans de Vendorix. La nuit
étoit avancée; Eginard, craignant d'être découvert, se retira,
redescendit quelques pas, traversa de nouveau le torrent, et revint
chez Taber; quoiqu'il n'eût pas entièrement réussi, il étoit moins
malheureux, le torrent n'étoit plus pour lui un obstacle
insurmontable; avec des efforts et de la prudence, il pouvoit parler
à la princesse, recevoir ses ordres, et lui faire passer des
nouvelles, vous en donner à vous-même; c'étoit beaucoup. Après
s'être reposé un jour, il résolut de revoir Berthilie, de lui
apprendre son heureuse entreprise, et de savoir d'elle ce dont il
falloit qu'il instruisît la princesse; il la trouva accablée de
douleur; Eusèbe étoit malade, et la princesse, alarmée pour sa chère
nourrice, avoit paru à Théobard pâle et souffrante elle-même; l'air
de la caverne devenoit mal-sain; le peu d'exercice, l'humidité, la
longue captivité qu'éprouvoient les prisonnières, sembloient altérer
également leur santé; Eusèbe surtout éprouvoit les symptômes d'une
destruction prochaine, et Bazine désolée ne savoit comment la
secourir. Eginard fit part à Berthilie du chemin dangereux qu'il
avoit parcouru, se promit de retourner porter des consolations aux
infortunées, et de consulter Hirman avant de rien entreprendre.
Berthilie fut de cet avis, et lui apprit encore que son père
n'alloit plus seul à la roche, que Bazin se proposoit de faire
mourir la princesse, si vous veniez la demander à main-armée.
Berthilie écrivit à Bazine une longue lettre qu'Eginard devoit
passer par l'ouverture, en cas qu'il ne pût lui parler, et elle la
lui remit en le conjurant d'user de prudence; ils se séparèrent, mon
frère regagna sa retraite avant le jour. Le lendemain il fut au
temple, et dépeignit à Hirman l'état affreux de la malheureuse fille
d'Humfroi, la sévérité, les menaces de Bazin, la maladie d'Eusèbe,
l'impossibilité dans laquelle se trouvoit Théobard de rien
entreprendre.... Hirman l'écouta, et réfléchit.... Consultons les
dieux, dit-il; le moment est terrible, je n'ose prononcer sur ce
qu'il faut faire encore, la circonstance doit peut-être
l'emporter.... A ces mots, Hirman sortit, et laissa Eginard dans
l'attente. Il le demanda au bout de quelques heures, et le conduisit
derrière un superbe autel qui portoit trois statues de marbre; là,
il vit un tombeau et les apprêts d'un sacrifice. Ici repose Humfroi,
s'écria le Druide en versant des pleurs...; ici repose le meilleur
des rois; invoquons son ombre, et qu'elle nous éclaire sur la
destinée de Bazine! Puisse sa volonté se manifester à mon coeur, et
sa grande ame m'inspirer pendant le sacrifice! Hirman, les bras
étendus vers la tombe, debout et les cheveux épars, sembloit pénétré
d'un mouvement divin. Après la cérémonie, il fit conduire Eginard
dans une chambre écartée; plusieurs heures s'écoulèrent avant que
personne ne vînt le trouver: Hirman le fit servir avec soin, mais
seul, et vers le soir il le demanda. Voilà, lui dit-il, les
tablettes d'Humfroi; j'ai écrit au bas des caractères même du roi
les conseils que je donne à regret, mais les seuls qui puissent
sauver la princesse; voici, ajouta-t-il, une liqueur qui conservera
la vie à Eusèbe; j'y joins une chaîne d'or que vous pourrez aisément
attacher au fer qui traverse l'ouverture de la roche; vous aurez
soin de suspendre à l'autre extrémité ce coffret, dans lequel vous
placerez le vase et les tablettes: il fit ensuite observer à Eginard
qu'il étoit tombé beaucoup de pluie, et que le torrent seroit
extrêmement grossi, l'engagea à se munir d'une forte lance qu'il lui
présenta, et sur laquelle il pouvoit s'appuyer sans crainte; lui
indiqua plusieurs moyens d'échapper aux flots irrités, applaudit à
son courage, et lui promit d'invoquer les dieux pendant son voyage
pénible. Eginard marchoit avec intrépidité; la lune n'éclairoit plus
notre hémisphère, et mon frère remercioit les cieux des ténèbres
épaisses dont ils couvroient son entreprise. Arrivé au bord du
torrent, il est étonné de ses progrès, de son fracas terrible, de sa
fureur. O nayades! dit-il, appaisez-vous; ce n'est point un méchant,
un coupable, qui va se livrer à vos ondes!... O Berthilie! tendre
Berthilie!... Il hésite... O mon roi! dit-il... et il se précipite
dans les flots.... Cependant, aussi prudent que courageux, il oppose
à l'onde qui l'entraîne force et adresse, résiste, combat, triomphe,
et saisit déjà les branches du buisson qui croît au pied du rocher,
et que battent les eaux du torrent; mon frère, dont les vêtemens
étoient pleins d'eau et les membres refroidis, eut plus de peine à
monter sur la roche qu'il ne l'avoit cru d'abord; plusieurs fois ses
forces l'abandonnèrent; cependant il eut assez de courage pour se
soutenir jusqu'au but de son entreprise. La nuit étoit fort avancée,
les captives étoient endormies, les tapis rendoient inutiles tous
moyens de se faire entendre; mon frère se contenta d'accrocher la
chaîne au barreau de fer, et de descendre à l'autre bout les
tablettes d'Hirman, auxquelles il avoit joint celles de Berthilie,
et le vase qui renfermoit la liqueur précieuse; il attendit quelque
tems; mais ne voyant aucun mouvement dans la caverne, se sentant
glacé sous ses vêtemens humides, craignant de manquer de force pour
regagner l'autre bord, il redescendit de la roche, et traversa de
nouveau l'onde en furie; déjà fatigué, moins prudent peut-être,
parce qu'il ne songeoit plus qu'à lui, il lutta long-tems, et
plusieurs fois il fut renversé, entraîné même; une plante, une
pierre élevée, les dieux protecteurs qui n'abandonnent pas l'être
vertueux qui se confie à leur puissance, le soutinrent contre tant
d'obstacles, et il regagna l'autre bord; mais le froid de la nuit
l'avoit pénétré, il avoit encore une longue route à faire, et il se
sentoit foible et souffrant; cherchant à ranimer ses forces, il se
hâta, et arriva chez Taber au lever du jour. Sa longue absence avoit
jeté l'alarme dans toute la maison, un grand feu étoit allumé, un
repas l'attendoit; il but promptement une liqueur qui le ranima,
changea de vêtemens, se mit à table, et fit à Taber le récit exact
de tout ce qu'il avoit éprouvé, entrepris, exécuté; tout-à-coup il
devint d'une pâleur mortelle, sa tête se troubla, il croyoit être
encore au milieu du torrent, et il tomba évanoui. Taber le fit
promptement mettre au lit, lui prodigua tous les secours; il revint
à lui, mais avec un frisson violent, une fièvre délirante, une
agitation terrible. Taber effrayé envoya consulter Hirman qui vint
lui-même, répondit des jours de mon frère, mais prédit que sa
maladie seroit longue; il ordonna tout ce qu'il falloit faire, resta
un jour entier près du malade, et repartit, en assurant de nouveau
que la maladie étoit sans danger; cet espoir rassura Taber.
J'arrivai quelques jours après; mon frère ne me reconnut point,
j'étois désespéré, et, malgré les promesses d'Hirman, je tremblois
pour les jours d'Eginard: occupé de lui seul, lui donnant tous mes
soins, je ne savois à quoi attribuer son accablement; mais Taber me
raconta fidèlement tout ce que je viens de vous dire; je crus devoir
en instruire Théobard. Taber s'en chargea; il envoya Elénire, qui,
sous prétexte de porter à Berthilie des oiseaux fort rares et
qu'elle avoit élevés, sut pénétrer jusqu'à elle. Au récit des
dangers qu'avoient couru mon frère, Berthilie, troublée, fit
appeler son père qui ne s'affligea pas moins qu'elle, et feignant de
chasser, ainsi que Berthilie, ils vinrent l'un et l'autre, dès le
lendemain, à la maison de Taber. Je ne pus voir sans attendrissement
la pâleur extrême de cette jeune et charmante fille; mais, par un
effet singulier du hasard ou de la beauté, à peine se fût-elle
approchée de mon frère, à peine l'eût-il regardée, à peine lui
eût-elle parlé, que, sortant comme d'un long sommeil, il reconnut
tous ceux dont il étoit entouré; il sembloit qu'il attendît
Berthilie pour se réveiller; il m'embrassa avec tendresse, s'étonna,
eut de la peine à comprendre comment nous nous trouvions tous auprès
lui; sa tête, encore foible, s'égara quelquefois; il vous nommoit,
nous défendoit de vous laisser passer le torrent; son coeur étoit
toujours le même, son imagination seule erroit encore. Théobard,
dont on surveilloit toutes les actions, fut obligé de se retirer.
Eginard s'endormit profondément, et le lendemain il nous parut
beaucoup mieux. Théobard m'avoit donné des nouvelles de la
princesse; il la voyoit toujours, mais jamais seul; rien ne
sembloit adoucir sa position, rien ne l'agravoit. Je n'avois à vous
annoncer rien d'important; je crus devoir attendre encore, et
emporter au moins la satisfaction de laisser mon frère rétabli.
Théobard et Berthilie revinrent le voir; il étoit levé, encore pâle
et foible, mais il ne ressentoit aucune douleur. Nous parlions sans
cesse de vous, de la princesse, de sa captivité, lorsqu'un soir
Taber me fit signe de le suivre; son agitation m'alarma; je sortis
après lui: Qu'est-il arrivé? lui dis-je... D'étranges événemens,
reprit-il; gardons-nous qu'ils parviennent encore jusqu'à votre
frère; la princesse a cédé à la barbare persécution du roi, elle
accepte sa main, le jour de l'hymen est fixé; elle vient d'être
conduite au palais de Bazin dans toute la pompe des reines. J'avois
peine à en croire Taber, mais Elénire avoit reçu l'ordre de se
rendre auprès de sa mère. Je voulus cependant m'assurer moi-même de
ces nouvelles, et je courus à la ville; par-tout l'alégresse
publique me confirma des événemens nouveaux; je vis les pompeux
apprêts des fêtes: les temples s'ouvroient, l'encens fumoit, on
ornoit de fleurs les flambeaux d'hymenée. J'ai fui ces lieux qui ne
m'offroient qu'un spectacle déchirant pour mon coeur, et, prenant
congé de mon frère, je suis parti pour vous annoncer qu'un lien
éternel vous enlève à jamais Bazine.

Childéric, immobile et accablé, croyoit à peine ce qu'il venoit
d'entendre; sa raison, son coeur se refusoient à une conviction trop
cruelle; il lui sembloit qu'un horrible songe troubloit ses esprits,
il cherchoit à l'écarter; mais plus il s'appesantissoit sur sa
pensée, plus il sentoit la vérité terrible pénétrer et déchirer son
coeur.... Ah! Bazine, que sont devenus votre amour, votre constance,
et cette douce fermeté qui faisoit tout mon espoir?.... Mais Hirman
avoit parlé, elle avoit respecté en lui et les dieux et son père....
Cette idée porte quelque douceur à l'ame du roi; il respecte jusqu'à
l'infidélité de son amante; il n'est pas tout-à-fait malheureux,
puisqu'en perdant ce qu'il aime, le plaisir d'aimer lui reste
encore.

Le printems couronné de verdure, suivi de Flore et des zéphirs,
descendoit lentement vers la terre; la nature, à son aspect,
oublioit les maux d'un long hiver, et déjà, parée de fleurs,
sourioit au dieu qu'elle adore; les oiseaux, sortis des antres
secrets où les frimas les tenoient renfermés, déployoient leurs
ailes légères, essayoient leur doux ramage, et chantoient leurs
prochaines amours; Mars, s'arrachant des bras de Vénus, reprenoit
son casque et sa brillante armure; les grâces effrayées se cachoient
dans le sein de la déesse de Cythère, dont l'amour essuyoit les
larmes, et Mars appeloit aux combats les amans, les vieux
guerriers.... Les Francs, ses plus chers favoris, répondoient par
des cris de joie au signal du dieu; c'est contre les Saxons qui se
sont alliés aux Romains qu'ils vont marcher; c'est Angers et les
villes de dessus la Loire qu'ils vont attaquer; le jour du départ
est déjà choisi. Childéric, occupé de ce grand projet, le méditoit
profondément avec Viomade et Ulric, lorsqu'on vint lui annoncer
plusieurs Bardes chantant sa gloire: en effet, une troupe de
chanteurs s'avancèrent; ils tenoient des lyres dont ils
s'accompagnoient; mais à peine Childéric a-t-il entendu ces mots:

    Chantons ce roi jeune et vaillant,
    La gloire et l'honneur de la France,

qu'il a déjà reconnu celle qu'il étoit si loin d'espérer..... Un cri
de joie lui échappe.... Dieux puissans! s'écrie-t-il, est-ce bien
elle!... Et tombant aux genoux de la princesse, il ne cessoit de
répéter: Vous, Bazine! vous, dans ces lieux! Moi-même, répondit-elle
en se dégageant de la chevelure noire et du voile qui la déguisent;
je suis venue vers vous, parce que je vous en crois le plus digne;
s'il étoit dans l'univers un plus grand roi, j'eusse traversé les
mers pour aller le joindre! Childéric a reconnu la charmante
Berthilie et Eusèbe; la princesse lui nomme Elénire; il s'avance
vers Taber; Eginard est dans les bras d'Ulric. Childéric alloit à
son tour nommer Viomade, mais le coeur de Bazine l'avoit deviné... O
mon père! lui dit-elle, en lui tendant la main... Ce nom si doux et
si tendre transporta de bonheur celui qui l'avoit si bien mérité. Au
bout de quelques momens, la princesse demanda au roi la permission
de se retirer avec ses compagnes pour quitter leurs vêtemens, et
prendre un costume plus convenable. Elles furent conduites dans les
plus riches appartemens, et Eginard reçut à son tour les témoignages
de tendresse que lui devoit son roi. Impatient d'aller embrasser
son frère Valamir, il sortit avec son père; et Childéric, resté seul
avec Viomade, ne se lassoit point d'admirer son bonheur, ce bonheur
qu'il étoit si loin d'espérer. Mais pourquoi Valamir l'a-t-il si
cruellement trompé?.... La beauté de Bazine enchantoit Viomade,
parce qu'elle annonçoit une ame, parce qu'elle étoit plus belle de
l'expression de ses traits que de leur régularité; sa voix portoit
au coeur ses moindres paroles; son sourire étoit celui de
l'innocence, il étoit encore celui de la bonté; Bazine étoit enfin
l'épouse que Viomade souhaitoit à son roi, et la reine qu'il
désiroit à la France.

Les voyageuses reparurent, elles n'étoient point parées et en
étoient plus belles; les cheveux argentés de Bazine flottoient à
demi-relevés par un rang de perles; ceux de Berthilie, tressés
autour de sa tête, étoient renoués sur son front; Elénire, aux
regards mélancoliques, à la démarche négligée et voluptueuse,
portoit un voile transparent qui ajoutoit encore à sa beauté
touchante. Valamir ne put la voir sans désirer de lui plaire, et
Elénire, pour la première fois, entendit avec plaisir dire qu'elle
étoit belle. Un festin étoit préparé, les voyageurs en avoient
besoin; Eginard, encore foible, n'avoit plus ses fraîches couleurs;
Berthilie croyoit l'en aimer davantage. On se mit à table; chacun se
plaça suivant son coeur; Childéric cependant voulut que son cher
Viomade fût près de Bazine, et qu'Ulric fût placé près de lui;
Berthilie, qui n'a point oublié l'aimable repas qu'elle a fait en
Thuringe, s'assied en riant près d'Ulric; Taber et Eusèbe étoient
vis-à vis de leur chère élève, Elénire près de sa mère, et Valamir
près d'Elénire. Ce repas fut gai, fut long; jamais, peut-être,
autant de coeurs parfaitement heureux ne s'étoient trouvés réunis.
Childéric demanda à Berthilie si elle n'avoit pas quelque inquiétude
sur la cassette qu'elle lui avoit remise. Vraiment oui, lui
répondit-elle, et je suis venue exprès la chercher.--Et si je l'ai
perdue?--Eh bien! comme j'aime passionnément les fleurs, vous m'en
donnerez un gros bouquet, et je vous tiendrai quitte.--C'est un bon
marché que je ferai là, dit le roi, et je l'accepte; mais il faut
encore me rendre un service.--Volontiers, reprit Berthilie.--Il faut
annoncer à Eginard que je le nomme capitaine de mes gardes, et à
Valamir, que je l'admets au rang des braves.... Berthilie rougit
d'abord; puis, prenant son parti avec grâce, elle se leva, et alla
annoncer gravement à chacun des deux frères la bonté du roi. A votre
tour, dit-il à Eginard et à Valamir, offrez cette boîte à Berthilie.
Elle renfermoit une parure superbe: tandis qu'elle l'examinoit,
Childéric s'adressant à Valamir, lui dit avec bonté: Je devrois vous
en vouloir, vous m'avez causé de grands tourmens, et j'ignore encore
qui a pu vous abuser au point de vous persuader que la princesse
étoit unie au roi de Thuringe.... Il ne s'est point trompé,
interrompit la princesse, il ne vous a pas trompé vous-même! vous
voyez en moi l'épouse de Bazin, la reine de Thuringe!... Grands
dieux! s'écria Childéric, vous, vous, l'épouse de Bazin!--Oui,
moi-même; mais ne vous troublez pas, et écoutez-moi sans inquiétude.

Vous savez ce que j'ai souffert, et à quel excès de rigueur fut
portée ma captivité, les maux qu'éprouvoient ma chère Eusèbe,
l'ignorance dans laquelle je vivois sur votre destinée, l'abandon
forcé de mes amis, et l'impossibilité où se trouvoit Théobard
d'obéir à son coeur et à son zèle.... J'avais du courage contre ce
qui n'accabloit que moi, j'en manquai pour les douleurs de ma bonne
nourrice, et pour la première fois, je versai des larmes. Cependant,
je fus surprise agréablement un matin en apercevant accroché à
l'ouverture de la roche un coffret richement orné; il renfermoit une
liqueur destinée à Eusèbe, dont Hirman assuroit l'effet; je la lui
présentai à l'instant même, et je retirai ensuite les tablettes. Je
les reconnus toutes deux, et j'ouvris d'abord celles de Berthilie.
J'espérois, prince, qu'elle me parleroit de vous; en effet, elle
m'annonçoit votre arrivée en France, sans entrer cependant dans
aucun détail; elle m'instruisoit qu'une garde nombreuse entouroit la
roche, que l'on ne pouvoit en approcher qu'en traversant le torrent;
enfin elle me parloit d'une amitié dont je ne doutois pas, et du
désespoir qu'éprouvoit Théobard de ne pouvoir rien faire, ni même
rien entreprendre pour moi... J'espérois trouver plus de consolation
dans la lettre d'Hirman; elle étoit écrite à la suite de celle de
mon père, que je relus d'abord; mais jugez, prince, de quel
étonnement je fus frappée, lorsque je vis que le grand-prêtre
m'ordonnoit, au nom des dieux et de mon père, d'accepter la main du
roi de Thuringe! mon étonnement fit place à la douleur; l'amour et
la haine me défendoient d'obéir, et je m'abandonnai d'abord à leurs
conseils. La liqueur qu'avoit envoyée Hirman avoit ranimé Eusèbe; sa
santé se rétablissoit, mon sort en étoit adouci. Je voyois toujours
Théobard, il ne me parloit point d'hymen; Vendorix, qui
l'accompagnoit, se taisoit aussi; rien ne pressoit ma destinée, et
l'espoir rentroit dans mon coeur. Mais le breuvage salutaire étoit
épuisé, on ne venoit point en rapporter d'autre; Eginard aussi
m'abandonnoit; l'idée la plus cruelle s'offrit à ma pensée: s'il
avoit été victime de son zèle..., si les gardes l'avoient aperçu...,
si l'onde furieuse du torrent l'avoit entraîné.... Je ne quittois
plus l'ouverture du roc, et sans cesse les yeux fixés sur les flots,
qui, dans leurs bonds écumeux, frappoient le rocher, je leur
redemandois Eginard, et je versois des pleurs. Eusèbe, privée de la
liqueur bienfaisante, retomboit dans sa première foiblesse; elle
cherchoit en vain à me cacher ses souffrances, hélas! mon coeur les
devinoit toutes.... Une nuit, je l'entendis se plaindre; je volai
vers elle, elle étoit mourante: jugez de ma douleur, seule et sans
secours: Eusèbe, ma chère Eusèbe, ma nourrice, mon amie, ma mère, la
fidèle compagne de mes maux, le second auteur de ma vie! Je la
pressois dans mes bras, je la réchauffois sur mon coeur, je versois
des larmes brûlantes... Ah! me disois-je, les dieux ont parlé, et
j'ai méconnu leur voix! ils ont ordonné, j'ai désobéi! ils me
punissent! ils vont m'enlever Eusèbe, et j'aurai causé sa mort!
Appaisez-vous, dieux vengeurs! m'écriai-je... O mon père!
appaisez-vous! et je portai mes yeux vers la chaîne sur laquelle
j'avois juré de consulter Hirman.... Dans l'instant même, elle se
détacha du roc, et vint tomber à mes pieds.... Depuis long-tems je
travaillois à la desceller, son propre poids sans doute l'avoit
entraînée; mais cet effet inattendu frappa de respect et de crainte
mon imagination troublée..... J'obéirai! j'obéirai! répétai-je avec
anxiété; sauvez Eusèbe!... Quelques momens après, elle r'ouvrit les
yeux, et soupira foiblement; j'essayai de lui faire avaler un peu de
vin; insensiblement elle reprit ses sens, mais elle étoit
extrêmement foible; le jour paroissoit à peine, et je souhaitois
déjà la nuit; j'étois impatiente de revoir Théobard, d'arracher
Eusèbe de ces lieux, de lui procurer des secours qui, à chaque
instant, devenoient plus nécessaires. Je m'exagerois le danger:
soupiroit-elle, je croyois recevoir son dernier soupir;
s'endormoit-elle, je m'en croyois privée pour jamais; j'interprétois
ses mouvemens, sa tranquillité, sa plainte, son silence;
j'interrogeois son teint pâle, ses yeux fermés, son souffle; les
minutes étoient des heures de souffrances; jamais jour ne me parut
plus long, jamais nuit ne fut si ardemment désirée; elle parut
enfin, et mon impatience croissant avec l'espoir, les instans
devenoient plus pénibles.... Je croyois déjà avoir passé l'heure de
revoir Théobard, déjà je m'imaginois qu'il ne viendroit point; cette
idée glaça mon sang: je me jetai à genoux, j'invoquai les dieux, je
conjurai mon père.... J'entendis enfin s'ouvrir la trappe depuis si
long-tems objet de mes voeux; Théobard et Vendorix entrèrent; je
leur en donnai à peine le tems, et volant au-devant d'eux: Eusèbe se
meurt, leur dis-je; courez promptement vers le roi, allez lui
demander des secours qui ne peuvent lui être refusés! Vendorix
s'avança: Princesse, me dit-il, il ne tient qu'à vous de quitter
cette retraite, et d'en faire sortir Eusèbe; vous connoissez les
volontés du roi, acceptez sa main, et bientôt traitée en reine, vous
commanderez au lieu de gémir.... Allez, lui répondis-je; annoncez à
Bazin que je suis prête à marcher au temple, mais sauvez Eusèbe!...
Théobard surpris ne répondit rien, Vendorix m'assura de son zèle;
tous deux se retirèrent promptement; je les rappelai, et les priai
de ramener, s'il étoit possible, Elénire, fille d'Eusèbe; Vendorix
m'assura que tous mes ordres seroient exécutés. Eusèbe étoit si
accablée, qu'elle n'avoit aucune idée de ce qui se passoit autour
d'elle; ce fut un bonheur, car elle eût éprouvé le plus grand
désespoir, et se seroit sûrement opposée à mon sacrifice; elle étoit
alors toute mon occupation, elle réunissoit toutes mes pensées; je
m'oubliois entièrement, et le terrible consentement que je venois de
prononcer disparoissoit de mon souvenir. Quelques heures s'étoient à
peine écoulées, qu'un grand bruit se fit entendre; je ne doutai pas
que l'on ne vînt nous chercher; mais je ne m'attendois pas à un
plaisir bien grand, et que je dus aux tendres soins de Théobard,
celui de voir d'abord ma chère Berthilie; elle me serroit dans ses
bras, tandis qu'Elénire soutenoit la tête languissante de sa mère,
et lui faisoit avaler un breuvage dont l'effet fut prompt et
souverain. Le plaisir de revoir Berthilie fut si grand pour moi, que
j'en augurai même le bonheur; ce charmant visage, qui le premier
s'offroit à mes yeux, sembloit me promettre un doux avenir.... Prête
à partir, elle voulut rattacher mes cheveux, remédier au désordre de
ma parure, à laquelle je n'avois pas songé; mais il me tardoit de
revoir les cieux, de faire respirer à Eusèbe un air plus pur. Nous
l'enveloppâmes soigneusement, dans la crainte que le grand jour ne
la saisit; moi-même je mis un voile, et je ne partis point sans
cette chaîne précieuse, le plus cher de mes trésors. Deux chars nous
attendoient: Eusèbe fut transportée avec soin; Elénire et le médecin
qu'elle avoit amené, montèrent sur le même char, et la placèrent
entre eux deux; je montai avec Berthilie dans le char royal. Un
cortège immense nous entouroit; la joie éclatoit dans tous les yeux,
on applaudissoit à ma liberté; les cris de vive Bazine! vive la
fille d'Humfroi! me tirèrent tout-à-coup de l'espèce d'enchantement
que j'avois éprouvé; les crimes de Bazin se retracèrent à ma
mémoire, et le funeste hymen auquel j'étois condamnée me fit
horreur.... Nous étions aux premiers jours du printems, et nous
traversions lentement le bois qui me séparoit depuis si long-tems du
monde, ce bois qu'Eginard avoit découvert, que Berthilie avoit
parcouru seule et pendant la nuit, ce bois encore empreint de la
trace de vos pas!.... Et c'étoit pour m'unir à un autre! c'étoit
pour renoncer à jamais à vous que je revoyois ces lieux tous remplis
pour moi de votre image et de vos souvenirs! Je succombois à ces
tristes pensées, et pour m'y arracher un moment, je fis arrêter le
char, et demandai des nouvelles de ma chère Eusèbe. L'élixir qu'elle
avoit pris, le mouvement et l'air lui avoient fait un bien infini;
Elénire, qu'elle aimoit tendrement, lui avoit caché à quelle
horrible condition nous devions notre liberté; elle en jouissoit
sans mélange. Enfin nous arrivâmes: un peuple entier m'attendoit aux
portes du palais; le roi lui-même s'avança. A sa vue, mon courage
alloit m'abandonner; la joie publique, le nom d'Humfroi que
j'entendis répéter autour de moi, me rappelèrent à moi-même.
J'avois quitté mon voile, ravie de voir les cieux, dont j'étois
privée depuis mon entrée dans ma caverne; mes cheveux flottoient
épars, mes vêtemens étoient ceux d'une captive; mais Bazin, sans
s'arrêter au désordre de ma parure, me prit la main, et posant la
couronne sur ma tête: Peuple! dit-il, voilà votre reine!... Des cris
d'alégresse lui répondirent, et la douceur d'être aimée se fit
sentir à mon coeur. Bientôt je fus conduite à l'appartement des
reines; je redemandai mon palais; on m'avertit que je ne devois plus
y retourner: il étoit occupé par la jeune Amalabergue. Eusèbe fut
couchée; Taber, Elénire, le médecin ne la quittèrent pas; d'heure en
heure elle se trouva mieux, et ce fut pour moi la joie la plus vive
et la plus sensible. Je ne vous parlerai point des fêtes qui se
succédèrent, des hommages qui me furent adressés, du discours de
Bazin, des souffrances de mon coeur, des efforts que je faisois pour
les cacher et les vaincre.... J'appris la maladie d'Eginard, il
étoit hors de tout danger, mais encore foible.... Son nom me fit
rougir et trembler; je priai mon amie de ne plus le prononcer que
mon sort ne fût accompli.... Eusèbe apprit enfin à quel supplice
j'étois destinée; elle eut peine à supporter cette nouvelle, mais
j'eus la force de la consoler moi-même en lui paroissant moins
affligée.... Bazin ayant voulu que je l'accompagnâsse dans une
promenade qu'il avoit ordonnée, je traversai la ville, assise près
de lui dans son char, et le peuple, toujours empressé, couroit
au-devant de nos pas. Je crus apercevoir dans la foule un étranger;
sa ressemblance avec Eginard me frappa; il paroissoit surpris,
l'indignation, la tristesse se peignoient sur son visage; je le
fixai, mon coeur palpita, ce n'étoit point Eginard; mais sans doute
vous aviez envoyé en Thuringe cet étranger, et il alloit vous
annoncer que dans deux jours Bazine seroit l'épouse du meurtrier de
son père, de celui qui avoit médité votre mort! L'étranger se perdit
dans la foule, je ne le revis plus. Seule avec Berthilie, je lui fis
part de cette rencontre; elle m'apprit alors que Valamir, frère
d'Eginard, étoit chez Taber depuis plus d'un mois. Hélas! lui
dis-je, que va-t-il annoncer à Childéric? Mais, ajoutois-je, puisque
Valamir est en Thuringe, tu sais sans doute tout ce qui est arrivé à
son maître; je te conjure de me raconter les événemens de son
retour; le jour n'est pas loin où je ne pourrai le nommer sans
crime; jouissons du peu d'instans qui nous restent. Ce fut alors que
j'appris vos victoires, et tous les glorieux commencemens de votre
nouveau règne. La vue de Valamir, l'entretien que j'avois eu avec
Berthilie, les pensées cruelles que je ne pouvois écarter, la
douleur que vous causeroit mon hymen, le mépris peut-être qu'il vous
inspireroit, tous les tourmens d'un coeur qui se sépare à jamais de
ce qu'il aime, l'idée, plus terrible encore, d'appartenir à ce qu'il
ne peut que haïr, me plongeoient dans la plus profonde tristesse.
Contrainte à la dévorer, privée même des conseils d'Hirman, à qui
j'avois inutilement envoyé Taber, je vis naître le funeste jour qui
devoit m'enchaîner à jamais, m'enlever l'espérance, dernier bien de
l'infortune, me défendre mes souvenirs, me faire un crime de mes
larmes. Déjà les éclatantes parures des reines brilloient éparses
autour de moi; déjà des mains empressées et importunes préparoient
les riches habits dont la douloureuse victime alloit être ornée....
Mon coeur étoit foible et palpitant; je relus les ordres de mon
père, ceux du vénérable conseil qu'il m'avoit choisi lui-même;
j'admirai la santé qui commençoit à reparoître sur les joues pâles
de ma chère Eusèbe, et prenant des forces dans tous ces objets, je
me ranimai avant de livrer ma tête aux vains ornemens qui devoient
bientôt la fatiguer; je repris la chaîne révérée, je me courbai sous
ses lourds anneaux, et je demandai aux dieux le courage qui sied aux
reines, la paix du coeur qu'une épouse doit à ses liens sacrés.
L'heure terrible approchoit, et Berthilie vint me l'annoncer; ma
dernière larme tomba sur son sein, et je repris le calme d'une
douleur résignée. Promptement parée, j'embrassai Eusèbe, trop foible
encore pour me suivre au temple; elle étoit baignée de pleurs;... je
les entendis,... mais n'osai leur répondre. Le roi m'attendoit; il
me présenta ses fils, dont j'allois être la mère. Nous marchâmes au
temple; une terreur secrète glaçoit mon sang; les victimes étoient
prêtes, l'encens fumoit, les flambeaux d'hymen étoient allumés, un
espoir vague soutenoit cependant mon coeur. Tout-à-coup je fus
frappée d'une idée terrible; le songe que j'avois fait dans la
caverne revint à mon esprit; c'étoit le même temple, le même autel,
c'étoit encore les mêmes Druides.... Il me sembloit que l'ombre
d'Humfroi erroit dans le temple, planoit sur ma tête, et alloit
m'enlever de l'autel.... Cependant la cérémonie s'achevoit en
silence; Bazin satisfait, n'éprouvoit ni remords, ni crainte; le
grand-prêtre prit ma main tremblante, l'unit à cette main coupable;
je me sentis défaillir.... les sermens d'hymen furent prononcés;
rien n'en troubla l'auguste engagement; c'en étoit fait, j'étois
l'épouse du meurtrier de mon père!... Mais Hirman parut.... A son
aspect Bazin trembla, et l'espoir rentra dans mon coeur. Roi,
dit-il, et vous peuples qui m'écoutez, vous n'avez pu oublier le
prince Amalafroi, mort à la fleur de l'âge, et à qui la nouvelle
reine avoit été promise dès sa naissance; les justes respects dûs à
une perte aussi grande, à un engagement aussi solennel, ont décidé
sa veuve à se conformer à nos usages, et par le sacrifice expiatoire
dû à ses mânes irritées, c'est mon temple qu'elle a choisi pour y
passer le mois de larmes; je viens la réclamer au nom des dieux.
Pendant ce discours mon ame se remplissoit de joie, le roi contenoit
à peine sa fureur; il craignoit Hirman, n'osoit l'irriter,
redoutoit un peuple superstitieux et extrême; il n'osa s'opposer à
un usage aussi sacré, et dont j'aurois pu m'exempter comme n'étant
pas réellement l'épouse d'Amalafroi. Mais Hirman savoit les crimes
de Bazin; sa vue avoit suffi pour le troubler; il se tut, et laissa
les prêtresses m'enlever le bandeau royal et me couvrir d'un voile.
Berthilie demanda à me suivre; Hirman y consentit; elle fut comme
moi revêtue d'un long voile; les prêtresses nous entourèrent, et je
marchai ainsi au temple d'Hirman. J'ignorois encore ses projets,
mais j'étois séparée de Bazin; mon songe se réalisoit; c'étoit du
pied des autels, c'étoit mon père qui m'enlevoit à lui; je pressois
en silence la main de Berthilie, et nous entrâmes dans le temple.
Hirman me conduisit, ainsi que mon amie, près d'un tombeau. C'est
là, me dit-il, que repose votre père; c'est du fond de la tombe
qu'il a veillé à votre bonheur, et vous a délivrée; offrez-lui votre
reconnoissance et vos larmes. A ces mots, il nous quitta, et nous
restâmes seules près de l'ombre protectrice; j'arrosai de mes pleurs
le marbre insensible, et j'élevai mon ame vers les cieux. Hirman
nous ramena dans la partie du temple destinée à recevoir les
prêtresses. Vous resterez ici quelques jours, me dit-il;
reposez-vous sur moi de votre destinée: votre courage vous a mérité
ce bonheur; les dieux sont satisfaits, et leur toute-puissance
achèvera d'assurer votre repos. Pendant plusieurs jours je ne revis
point Hirman; mais j'étois avec mon amie; je n'avois rien à redouter
du roi, qui n'eût osé, avant le terme encore éloigné, venir réclamer
son épouse. Je pensois à vous, j'en parlois, je parlois aussi
d'Eginard; une espérance douce et paisible, que l'amitié partageoit,
embellissoit ma vie; j'étois heureuse, Berthilie ne l'étoit pas
moins. Plus des trois quarts du tems que m'accordoit l'austère loi
des Druides étoit expiré, lorsqu'Hirman parut. Princesse, me dit-il,
j'ai tout préparé; vous partirez cette nuit même pour vous rendre
chez Taber, où vous trouverez des déguisemens; Eusèbe et Elénire s'y
rendront également; vous partirez tous pour la France la nuit
suivante, et vous vous rendrez à la cour du roi Childéric. Théobard
permet à sa fille de vous suivre, et vous remet sur elle tous les
droits d'un père. Je n'ai pu vous faire partir plutôt, à cause de la
foiblesse d'Eusèbe, et d'Eginard; mais tous deux maintenant sont en
état de vous accompagner. Taber courroit des risques s'il restoit
ici: emmenez-le.... Partez! ajouta-t-il, épouse du roi de Thuringe;
ces noeuds formés aux pieds des autels sont sacrés, et vous ne
pouvez disposer de votre main que lorsqu'ils auront été rompus dans
le même temple où ils furent prononcés. Laissez au tems et à mes
soins vous acquérir votre liberté; respectez les dieux qui vous ont
si visiblement protégée.

Je me prosternai, et je jurai à Hirman de remplir les devoirs dont
je reconnoissois l'importance; mais je lui témoignai le désir de ne
pas quitter ces lieux sans offrir un sacrifice sur la tombe de mon
père; il y consentit, ordonna les préparatifs. Nous nous rendîmes au
temple; j'unis le nom et le souvenir de ma mère à celui d'Humfroi;
je les confondis dans mon coeur. Après cette cérémonie, triste,
lugubre, mais qui satisfaisoit ma douleur, j'offris à Hirman
l'hommage de ma profonde reconnoissance, et me préparai au départ;
le respectable Druide me conduisit par un souterrain, pour éviter
les gardes que le roi défiant avoit placés; j'arrivai chez Taber
avant la fin de la nuit, et j'eus le bonheur de trouver ma chère
Eusèbe tout-à-fait rétablie. Ce jour s'écoula rapidement; déguisés,
nous partîmes tous à l'entrée de la nuit, et nous voyageâmes ainsi
jusqu'en France; ce ne fut que dans vos états que nous cessâmes de
craindre, que nous commençâmes à être vraiment heureux; par-tout on
vantoit, on chantoit; on adoroit Childéric, et mon coeur s'unissoit
à tous les coeurs.

Le jeune monarque, pendant ce récit, pensoit avec douleur qu'il
s'élevoit encore un obstacle entre Bazine et lui; cependant il n'osa
troubler un si beau jour par une plainte; la princesse, d'ailleurs,
l'entendoit sans qu'il parlât; elle souffroit comme lui.... il
alloit la quitter.... il alloit combattre loin d'elle.... L'heure de
se retirer vint à son tour; les voyageuses étoient fatiguées; elles
furent conduites à leur appartement; celui du capitaine des gardes
fut ouvert à Eginard; le lendemain il en commença les fonctions, et
la plus chère pour lui fut de ne pas quitter le roi. Valamir fut
reçu parmi les braves avec les cérémonies usitées, et le roi annonça
que dans deux jours on marcheroit contre les Saxons. Bazine
applaudit à ce projet guerrier; Berthilie, tremblante, baissa les
yeux, quelques larmes s'en échappèrent; la belle princesse s'en
aperçut, et chercha à la consoler. Je ne suis point reine, lui
répondit Berthilie, mon coeur est simple, j'aime mieux le bonheur
que la gloire. Bazine sourit et l'approuva tout bas. Le lendemain
fut donné, en partie, aux grands préparatifs du départ, l'aurore en
fut le signal; les chants guerriers l'annoncèrent, et Childéric ne
les fit pas répéter. Viomade ne le suivit point, le roi lui laissoit
le gouvernement, il lui confioit le soin de Bazine. Des couriers
annoncèrent bientôt la défaite des Romains, celle d'Odoacre, la
prise d'Angers, celle des îles de la Loire. Egidius, toujours
vaincu, perdit la vie dans la bataille. Childéric, poursuivant ses
conquêtes, entra dans Beauvais, qui lui ouvrit ses portes, et là il
médita un plus beau triomphe. Mais tandis qu'il reposoit un moment
son infatigable armée, une femme éplorée vient tomber à ses
genoux;.... c'est la superbe Egésippe dans tout l'éclat de sa
beauté, parée de ses larmes, et se flattant de reconquérir encore le
coeur où elle a régné. Le roi, surpris à sa vue, la relève; il
n'outrage point à ses malheurs, il y compatit même, et Egésippe se
croit encore reine. Développant tout l'artifice de son esprit, elle
s'excuse sur l'empire inconcevable qu'un maître, plus qu'un amant,
avoit sur ses volontés, tandis que son coeur, malgré elle, se
donnoit secrètement. Qu'il l'a bien punie de sa foiblesse! qu'elle a
souffert dans son odieux esclavage! que de fois elle a versé des
larmes! que de fois son ame a volé sur les pas du seul mortel
qu'elle ait aimé! combien elle eût préféré son exil à ce trône où,
esclave couronnée, elle n'éprouvoit que des remords! Qu'elle étoit
belle en parlant ainsi! Ses yeux remplis de douces flammes, sa
bouche embellie d'un tendre sourire, ses bras dont elle développoit
les grâces, sa taille majestueuse dont elle dessinoit tous les
mouvemens.... Mais tant d'art et tant de charmes étoient sans
puissance sur un coeur détrompé et tout à Bazine. Veuve d'Egidius,
lui dit le roi, vos malheurs me touchent; que puis-je faire pour les
adoucir? M'accorder, lui dit-elle, un asile dans votre cour,
m'admettre au rang de vos sujettes, me laisser vivre à l'ombre de
votre trône. Non! non! reprit le roi, trop de regrets et de honte
empoisonneroient vos jours; retournez dans votre patrie,
j'ordonnerai tout pour que votre voyage soit sans dangers; quittez
des lieux occupés par les ennemis vainqueurs de votre époux; vous le
devez à ses mânes. Egésippe, étonnée, furieuse, alloit répliquer;
Childéric, sur l'heure même, ordonna son départ, et la fit
reconduire chez elle pour s'y préparer. Quelle imposture! se
disoit-il, et que Bazine, sans art, est bien plus belle! Un mot de
sa bouche timide enchante et persuade; son regard modeste, et
souvent baissé, parvient rapidement à l'ame; la vertu, la bonté
respirent dans ses traits; l'air est plus pur en sa présence; on
l'adore, on la respecte, on n'oseroit la désirer! Ah! céleste
Bazine, si jamais mon trône s'embellit par toi, je croirai m'y
asseoir auprès de l'innocence. Ainsi pensoit Childéric, et sa main
traçoit sur ses tablettes, fidèles interprètes de son coeur, des
sentimens purs et sincères, qui portoient à Bazine et l'amour et le
bonheur.

Il ne restoit plus à faire qu'une seule conquête pour mettre au plus
haut comble la gloire et la puissance de Childéric. _Lutecia_, ou
plutôt Paris, cette ville toujours si chère à ses rois, et qui
depuis Clovis fut toujours la capitale de la France, manquoit
encore à ce royaume florissant et conquis en si peu d'années; la
Seine et les marais dont elle étoit entourée en rendoit l'abord
pénible, et le siége non moins difficile. Depuis Jules-César, elle
appartenoit aux Romains; et l'heureux possesseur des plus belles
contrées toujours embellies d'un ciel pur et serein, appeloit sa
chère Lutèce, cette ville encore si loin de ce qu'elle est
aujourd'hui, bâtie dans les eaux et sous des brouillards qui
s'élevoient du sein des marais. Paris n'étoit alors que la partie
connue aujourd'hui sous le nom de la Cité. On y parvenoit par deux
ponts; à la tête de chacun des ponts étoit un château, le grand et
le petit Châtelet; les Druides avoient un collége et un temple
consacré à Isis (Saint-Vincent), depuis, Saint-Germain-des-Prés.
Pluton avoit un temple sur le mont Leucotitius, devenu le couvent
des Carmélites de la rue Saint-Jacques; Notre-Dame fut aussi un
autel érigé à Jupiter, à Esus, à Vulcain, à Castor et Pollux; et le
château des Thermes, bâti en 306, sur le modèle des bains de
Dioclétien, fut la demeure des comtes qui gouvernèrent Paris, et
devint celle de nos rois. Telle étoit alors cette ville aujourd'hui
si belle, et qui réunit dans son enceinte tous les chefs-d'oeuvre
que les siècles ont enfantés, et qu'ils avoient distribués dans
l'univers. Une seule main, un seul génie a tout rassemblé; l'artiste
ne va plus au loin chercher ses modèles, et le curieux voyageur
trouve au Muséum le but et les fruits des plus longs voyages. Cette
ville, si belle par ses édifices, si intéressante par la réunion des
beaux arts, des talens, du luxe et de la fortune, et que la présence
de ses rois avoit si long-tems ornée, comme elle l'embellit
aujourd'hui, n'a rien à souhaiter peut-être que d'avoir pu s'élever
sur les bords attrayans de la Loire, qui lui eussent donné un sol
plus fertile, un air plus doux, un ciel plus heureux, et une
situation politique plus avantageuse. Childéric, craignant de perdre
ses soldats dans les marais, ou d'entrer par un pont étroit et
facile à défendre, fit construire un grand nombre de bateaux,
traversa la Seine, et entra par ce terrain si bien bâti de nos
jours, depuis l'église Saint-Gervais jusqu'au Louvre; il fit camper
une partie de ses troupes à l'extrémité de chaque pont; les
Parisiens ainsi enfermés, se rendirent après une courte résistance;
le roi marcha au palais des Thermes dont il prit possession, et
forma un camp sur la grande place dont il étoit environné. Bientôt
il s'occupa de faire aimer son triomphe, en détruisant le fisc
romain, en donnant de sages lois; les temples furent ouverts, les
sacrifices les plus solennels y furent offerts aux dieux, et
Childéric n'oublia point celui de Mars, bâti sur le mont que nous
connoissons sous le nom de Montmartre. Ainsi fut conquise cette
grande ville qui devoit avoir de si hautes destinées.

La gloire n'exigeoit plus rien du roi qui venoit d'en obtenir tant
de faveurs; l'amour seul avoit encore des dons à lui faire;
Childéric les souhaitoit depuis trop long-tems, il les avoit trop
bien mérités pour ne pas les obtenir. Après avoir assuré par-tout sa
domination, après l'avoir fait aimer, il reprit le chemin de
Tournay, s'arrêtant dans toutes les villes, et y recevant les
témoignages de l'amour et de la fidélité des peuples. Il approchoit
de l'heureuse ville qui renfermoit l'objet de ses seuls désirs, le
prix de son courage, de ses longues peines, de ses sacrifices. Mais
de nouveaux obstacles n'alloient-ils pas l'écarter encore du
bonheur? Bazine étoit-elle libre enfin? n'avoit-il plus rien à
redouter? Plus il approche, plus son coeur palpite de crainte, plus
il frémit. Mais des arcs de triomphe sont élevés, des festons de
fleurs ornent son passage; un char doré, que traînent quatre boeufs
de la couleur des neiges, marche au-devant de lui; plusieurs chars,
une foule immense le suivent, Bazine en fait le plus bel ornement;
sur son front d'albâtre étincellent les feux des diamans, son
manteau en est couvert, le bonheur l'embellit, et Childéric, à son
aspect, devine qu'il n'a plus de rival. Viomade, placé au-dessous de
la princesse, sourit à la joie de son maître; ils arrêtent leurs
dociles conducteurs; le roi s'approche; les cris du peuple se font
entendre; la belle princesse invite le monarque à se placer près
d'elle; il obéit, et tous reprennent la route de Tournay; les Bardes
chantent, ils célèbrent les triomphes et le retour du roi; les
instrumens se font entendre, les rues sont ornées de feuillages, et
le cortége arrive ainsi au palais. Pendant la route, Valamir,
Eginard se sont rapprochés d'un second char non moins décoré, non
moins précieux, et le premier objet qui frappe en entrant les
regards du roi, c'est Théobard, le vertueux père de Berthilie.
Eginard, en l'apercevant, éprouva un sentiment de trouble qui tenoit
de la joie et de l'inquiétude. Le roi ne craignoit plus rien, il lui
fit le plus tendre accueil, et après les premiers mouvemens d'une
arrivée si nombreuse, si imposante, on s'assit autour de Théobard,
qui fit ainsi l'histoire des événemens qui le conduisoient en
France, où il étoit depuis quelques jours.

Mon roi, dit-il, attendoit avec la plus vive impatience que le tems
du sacrifice de la princesse fut expiré: il s'écoula enfin, et nous
marchâmes au temple. A notre arrivée, les portes s'ouvrirent; Hirman
parut dans toute la pompe qui précède les grands mystères. Roi! que
voulez-vous? dit-il d'une voix terrible. Mon épouse, répondit
Bazin.--Suivez-moi.... Le roi marchoit rapidement, mais je le voyois
pâlir. Nous entrâmes dans une salle de marbre noir, éclairée de
torches funèbres; une tombe, aussi de marbre noir, s'élevoit dans ce
lugubre séjour; Hirman s'arrêta.... Roi! dit-il, votre coeur est-il
muet? ce tombeau ne lui fait-il donc rien sentir? Bazin frissonnoit,
ses cheveux se hérissoient, la sueur découloit de son front.--Vous
voulez votre épouse?... Eh bien! osez la demander à son père! il
est là!... s'écria Hirman, en lui montrant le tombeau, il est là!...
O Humfroi! ajouta-t-il, en étendant ses bras, roi malheureux! frère
plus malheureux encore! sors de la tombe où le fratricide t'a
plongé; et pour prix de ses crimes, viens lui livrer encore
l'innocente Bazine! Ombre révérée, parois à nos yeux.... Ciel! où
suis-je! dit le roi; mon frère!... ô mon frère! pardonne!... et il
erroit autour de la tombe.... Sortons! sortons! me dit-il, fuyons
ces horribles lieux! Hirman le rappeloit en vain; il marchoit à pas
précipités, et dans son désordre, il renversa le trépied sur lequel
brûloit le succin jaune, parfum des tombeaux. Le bruit épouvantable
de sa chûte retentit en sons lugubres dans toutes les voûtes du
temple; j'en fus moi-même effrayé. Arrache-moi d'ici, Théobard!
disoit le roi; la tombe s'ouvre et va m'engloutir!... Je vois
Humfroi! je le sens! il me dévore les entrailles! il déchire mon
sein! il me tue!... Emu, touché de l'état terrible du roi, je
l'entraînai hors du temple; il put à peine retrouver assez de raison
pour cacher son trouble à ceux dont il étoit entouré; il lui tardoit
d'échapper aux témoins curieux, dont les regards questionnoient le
roi sur la princesse, et sur l'abattement qu'il ne pouvoit vaincre.
Seuls, enfin, il m'ouvrit son coeur, me parla avec remords du crime
affreux auquel il devoit le trône, mais dont le souvenir troubloit
tous ses plaisirs, détruisoit son repos, ternissoit ses plus beaux
jours. J'avouai alors au roi que je connoissois cette malheureuse
époque de sa vie; je lui détaillai la mort lente d'Humfroi; je lui
fis part du pardon que ce tendre frère lui avoit accordé à sa
dernière heure, du silence qu'il avoit exigé des Druides, de Taber
et d'Eusèbe; de leur obéissance, jusqu'au moment où il voulut forcer
la princesse à un hymen qui paroissoit si criminel à ceux qui
avoient vu périr Humfroi; enfin, des ordres d'Hirman, qui s'étoit vu
forcé à recourir à cette ruse pour sauver la vie de Bazine, et la
soustraire à ses rigueurs. Chaque mot que je prononçois parvenoit au
coeur du roi; ses larmes couloient avec abondance. Ah! me disoit-il,
j'entends encore sa voix, sa voix désolée m'appelle à son
secours!... cette voix d'un frère me suit en tous lieux!... Ah!
crois-moi, Théobard, je n'ai jamais joui paisiblement!... Le ciel
met dans le coeur du coupable une inquiète agitation qui
l'empoisonne, et tôt ou tard un remords vengeur le déchire!...
Bazin, depuis ce jour, étoit triste, rêveur; il fuyoit tous les
regards, offroit des sacrifices; le repentir gravoit son empreinte
sur son front pâle et chargé d'ennuis.... Théobard, me dit-il un
jour, je ne puis résister à ma douleur; il faut que j'expire, ou que
les justes dieux qui me persécutent s'appaisent enfin; ma vie n'est
plus qu'un long supplice; va trouver Hirman, peins-lui mon sort,
qu'il ordonne, j'obéirai, mais qu'il me délivre, s'il se peut, de
mes tourmens! Le vénérable Druide daigna venir lui-même; il appaisa
une partie des orageux transports du roi. Les dieux sont clémens,
lui dit-il, et vos remords vont les fléchir. Humfroi lui-même
prononça votre pardon, si vous rendiez constamment heureuse la fille
si chère que vous veniez d'adopter; assurez son bonheur, et le
pardon d'un frère à sa dernière heure va répandre sur vos jours une
longue et délicieuse paix! Que dois-je faire pour Bazine? répondit
le roi déjà moins agité; parlez, sage Hirman: faut-il descendre de
ce trône qui lui appartient plus qu'à moi? Non, non, reprit le
grand-prêtre; régnez, régnez avec gloire, avec justice! mais brisez
les liens odieux qui enchaînent à vous une infortunée! Un trône
aussi grand que le vôtre lui est offert; elle ne vous demande que de
la rendre à elle-même; l'ombre d'Humfroi satisfaite, les dieux
contens, vos remords appaisés, vous passerez encore d'heureux jours,
et vous sentirez que l'ame ne jouit que par la vertu! Bazin
consentit sans peine à rendre à la princesse une main qui n'avoit
jamais dû lui appartenir, et ce même autel, qui vit former ces
noeuds, les vit encore se rompre. Le roi ayant appris d'Hirman que
la princesse étoit en France, me chargea de me rendre à votre cour,
de vous y annoncer que rien ne s'oppose à votre union, à laquelle il
donne son consentement. J'arrive avec de magnifiques présens pour la
princesse, pour Eusèbe et Taber; j'avois déjà annoncé à Bazine
qu'elle étoit libre, mais j'avois réservé ces détails pour l'instant
qui vous rendroit à son coeur. A ces mots, Théobard faisant apporter
un riche coffre garni d'or, le remit à la princesse, et offrit
également à Eusèbe et à Taber une bourse d'or, des bracelets, un
collier, un bandeau de pierreries. Eusèbe, à l'instant même, les
attacha sur Elénire, qui refusoit de les recevoir, et Taber lui
donna aussi la bourse d'or; elle s'opposoit encore plus vivement à
ces dons: Acceptez, Elénire, dit le roi; Taber n'a plus besoin de
rien, je me charge de sa fortune.

C'étoit beaucoup sans doute que d'être assuré de son bonheur; mais
il falloit encore en jouir, et que l'hymen en assurât la durée.
Tandis que Childéric en préparoit les instans, en arrêtoit le jour
fortuné, de concert avec Bazine et Viomade, Berthilie, les yeux
baissés, effeuilloit une rose en écoutant Eginard qui lui parloit un
bien doux langage; Valamir, moins vif et moins sûr d'être aimé,
parloit moins à Elénire, qui ne répondoit que par sa rougeur; Ulric
sourioit au bonheur de ses enfans, et jouissoit de leurs plaisirs.
Bazine ne pouvoit oublier long-tems la fille d'Eusèbe ni Valamir.
Ah! dit-elle au roi, augmentons encore le nombre des amans fortunés!
que notre fête soit encore celle de tant d'objets qui nous sont
chers! Bonne Eusèbe! dit Bazine en embrassant tendrement sa
nourrice, ton Elénire est ma soeur; permets que j'en dispose en
faveur de Valamir.... Eusèbe, unissant leurs mains, dit avec
tendresse, en fixant Taber qui l'approuva d'un geste expressif:
Aimez-vous!... et servez vos maîtres comme nous vous en donnerons
l'exemple. Ulric s'approcha, Valamir se jeta dans ses bras, et le
vieux guerrier eut encore la gloire de cueillir sur le front
virginal d'Elénire un premier baiser.... Berthilie sourioit, versoit
quelques pleurs; Bazine la regarda un moment; l'aimable fille ne put
résister à son émotion, elle se jeta dans les bras de la
princesse.... Y consentez-vous, Théobard? dit Bazine. Le chef du
conseil s'inclina respectueusement. Eginard, ajouta-t-elle, vous
souvenez-vous de ce que je vous ai promis sur la roche sombre, en
vous donnant un bracelet que sans doute vous avez encore?... Eh
bien! je vous donne aujourd'hui ce que je vous promis alors, cette
Berthilie si sensible.... Et si adorée! interrompit Eginard en se
jetant aux genoux de la princesse; et prenant impétueusement la main
de Berthilie qu'elle lui présentoit, il la couvrit en un instant de
mille baisers.... Confuse, troublée, Berthilie alla cacher dans le
sein de son père son bonheur et son agitation; Eginard embrassoit
Ulric et Valamir; Viomade admiroit ce spectacle charmant, et
Bazine, dont l'ame se développoit à chaque instant, à chaque instant
aussi lui paroissoit et plus sensible et plus belle.

Le jour qui devoit éclairer ces trois heureux hymenées, Diticas
sortit de ses forêts, suivi des prêtresses et des Druides: le temple
fut ouvert; il en prépara les ornemens. Bazine et ses deux
compagnes, réunies depuis l'aurore, songeoient à ce que cette
journée avoit pour elles de solennel. La belle reine fut parée des
mains d'Eusèbe, et Berthilie voulut attacher elle-même le diadême
étincelant; les beaux cheveux de Bazine s'en échappoient en boucles
argentées. Elénire, plus ornée de son touchant embarras que des
riches présens de Bazin, rougissoit de se voir si belle. Berthilie
ne voulut point mêler d'ornemens à ses cheveux; une fraîche couronne
de roses entoura sa figure plus fraîche encore que ces fleurs; un
bouquet, voilà toute la parure de l'épouse d'Eginard.... C'est ainsi
qu'il m'aima, dit-elle.... L'heure si belle dans la vie...., cette
heure qui confond à jamais les destinées, où l'on se reçoit et se
donne pour toujours, où l'on s'unit pour ne plus se quitter, où
l'on va se promettre de s'aimer, de s'appartenir jusqu'à la mort;
cette heure qui couronne tous les voeux.... vint assurer le bonheur
des amans les plus parfaits, des époux les plus fidèles. La
magnificence des rois se joignit au charme de l'amour, et des fêtes
dignes d'eux firent partager au peuple entier la félicité de son
maître. Bazine parut aux Français charmés la plus belle des
mortelles, Berthilie la plus jolie, Elénire la plus touchante. Le
roi enflamma tous les coeurs; l'admiration, la joie, l'alégresse
furent générales.

FIN DU LIVRE DIX-HUITIÈME.



CONCLUSION.


Childéric régna glorieusement sur un peuple dont il assura le
bonheur. Le comte Pol, qui obtint dans les Gaules le commandement
confié à Egidius, ayant voulu troubler la paix de ses états, fut
battu complètement, et forcé de se retirer à Soissons. Bazine, sur
le trône, se montra toujours sensible au malheur, douce,
bienfaisante, accessible aux infortunés; elle eût consolé le roi de
ses disgrâces, s'il en eût éprouvé, elle ajouta à son bonheur; de
cet hymen heureux naquirent la superbe Audeflède, épouse célèbre de
Théodoric, roi des Ostrogoths, et le fameux Clovis, si digne des
grands rois qui l'avoient précédé, et des rois plus grands encore
qui lui succédèrent: heureux époux de la belle Clothilde, il fut le
premier roi chrétien, et par la défaite de Siagrius, général romain,
et la prise de Soissons, mit fin à l'empire des Romains dans les
Gaules. Les Français, l'an 510, c'est-à-dire quatre-vingt-dix ans
après l'entrée de Pharamond dans les Gaules, possédoient déjà
toutes les provinces situées entre le Rhin, la Seine et la Loire.
D'aussi rapides, d'aussi immenses conquêtes ont étonné l'univers
jusqu'au moment où un nouveau génie, rallumant les feux indomptables
de cette nation belliqueuse, laissa à peine à la renommée le tems de
redire ses triomphes!

Viomade, que Bazine avoit nommé son père, en eut tous les droits, en
inspira tous les sentimens. Berthilie resta près de la reine, et
aima toujours Eginard avec la plus vive passion; elle eut quelques
momens de jalousie, mais très-courts, et dont son époux sut bien la
consoler. Elénire conserva sa pureté, sa douceur et l'amour de
Valamir. Eusèbe fut honorée à la cour; la reine l'aima toujours
tendrement. Théobard retourna en Thuringe, mais il finit par se
fixer près de sa fille. Tournay eut la gloire de conserver ses rois:
ce fut l'an 1653 que l'on y découvrit le tombeau de Childéric, de ce
prince dont l'étonnante destinée fut agitée dès sa naissance, et qui
reçut du malheur ces leçons ineffaçables qui font les grands rois et
les grands hommes.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Childéric, Roi des Francs, (tome second)" ***

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