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Title: La femme du diable
Author: Lafon-Labatut, Joseph, 1809-1877
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La femme du diable" ***


by the Biblioth\xE8que nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



\x8CUVRES POSTHUMES DE J. LAFON-LABATUT

LA

FEMME DU DIABLE

PAR

Joseph LAFON-LABATUT

Laur\xE9at de l'Institut

AVEC UNE

Pr\xE9face par JULES CLARETIE

ET UNE

NOTICE BIOGRAPHIQUE PAR GABRIEL LAFON

P\xC9RIGUEUX

IMPRIMERIE CHARLES RASTOUIL, RUE TAILLEFER, 31

1878.



LA FEMME DU DIABLE.

J. LAFON-LABATUT.

LA

FEMME DU DIABLE

L\xC9GENDE P\xC9RIGORDINE

PR\xC9C\xC9D\xC9E D'UNE

Pr\xE9face par JULES CLARETIE

ET D'UNE

NOTICE BIOGRAPHIQUE PAR GABRIEL LAFON

P\xC9RIGUEUX

IMPRIMERIE CHARLES RASTOUIL, RUE TAILLEFER, 31

1878.



PREFACE


Dans un des volumes posthumes de Mme Sand, il est souvent question de
ces po\xE8tes populaires qui ont chant\xE9 loin du bruit de Paris, et que leur
province a adopt\xE9s avec une sorte d'entra\xEEnement plein de
reconnaissance. Rouen, Nevers, Agen, N\xEEmes, Toulon, bien d'autres villes
encore, ont eu leur po\xE8te local, et les noms de Reboul, de Jasmin, de
Poney, l'auteur du _Chantier_, de Magu, etc., ne sont plus \xE0 louer
aujourd'hui. La critique serait plut\xF4t tenue de signaler \xE0 l'attention
leurs successeurs, car la veine de la po\xE9sie provinciale et populaire
est loin d'\xEAtre tarie. \xABChaque ann\xE9e, disait George Sand en 1844, ajoute
\xE0 la liste de nouveaux noms.--Et, continuait l'auteur des _Lettres d'un
Voyageur_, ces po\xE8tes trouvent sur le sol natal leur succ\xE8s et leur
r\xE9compense. Ils y trouvent aussi leur inspiration; et comme la province
ne leur est point ingrate, ils ne sont pas ingrats envers elle; ils lui
versent le charme de leur po\xE9sie.\xBB C'est bien l\xE0 ce que fit l'homme d'un
talent v\xE9ritable, dont M. Gabriel Lafon, avocat au Bugue, publie
aujourd'hui cette l\xE9gende p\xE9rigourdine, la _Femme du Diable_.

Joseph Lafon-Labatut est et restera le po\xE8te de notre P\xE9rigord comme le
chantre de la _Mignounetto_ (c'\xE9tait ainsi que le coiffeur Jasmin
surnommait Mme Jasmin) demeure le po\xE8te de l'Agenais. Jasmin d'Agen,
Roumanille d'Avignon, Peyrolles de Clermont l'H\xE9rault, sont justement
c\xE9l\xE8bres pour leurs po\xE9sies patoises. Lafon-Labatut m\xE9ritait de le
devenir pour ses po\xE9sies fran\xE7aises. Il aura eu, en effet, cette gloire
et cette raison--d'\xEAtre obstin\xE9ment fid\xE8le \xE0 la France, \xE0 sa tradition,
\xE0 son langage, tout en adorant son cher pays, sa saine et virile
province. La petite patrie ne lui faisait pas oublier la grande. On
essaie, \xE0 cette heure, d'un mouvement ardent de d\xE9centralisation
litt\xE9raire. Chaque partie de la nation semble vouloir affirmer un
individualisme sp\xE9cial, un particularisme absolu. Les Normands f\xEAtent la
_Pomme_, les m\xE9ridionaux la _Cigale_. Il est question, dans certains
\xE9crits, d'une _grande et noble captive_ qui ne serait autre que la
Provence, si m\xE9chamment tenue \xE0 la gorge par la France, qu'on traite en
mar\xE2tre et non en m\xE8re dans ce camp sp\xE9cial. On remonte, pour protester
contre le Fran\xE7ais, jusqu'aux horribles guerres des Albigeois, comme les
Allemands dont parle Henri Heine remontaient jusqu'au meurtre de
Conradin. Ce serait l\xE0 un sympt\xF4me et un spectacle \xE9galement navrants si
l'unit\xE9 fran\xE7aise pouvait \xEAtre entam\xE9e par l'amour-propre de quelques
f\xE9libres, avides de se s\xE9parer pour se distinguer. Mais, fort
heureusement, au pays proven\xE7al m\xEAme, des patriotes de talent r\xE9agissent
contre la pr\xE9tention de ces adeptes trop fervents de Fr\xE9d\xE9ric Mistral.
On peut lire les \xE9crits de la _Laueto_ (l'Alouette proven\xE7ale): l'id\xE9e
vitale de la patrie fran\xE7aise plane au-dessus du filial amour qu'ont ces
latins pour leur Languedoc.

Ce qui me pla\xEEt dans l'art et la vie de Lafon-Labatut, c'est que ce
po\xE8te des _Insomnies et Regrets_, qui se plaisait aussi \xE0 rimer des
chansons dans notre patois du P\xE9rigord, a toujours \xE9t\xE9 fid\xE8le \xE0 la
patrie et ne se vantait point d'\xEAtre P\xE9rigourdin avant d'\xEAtre Fran\xE7ais,
comme l'auteur de _Mireille_ se proclamerait peut-\xEAtre avant tout po\xE8te
proven\xE7al.

Il est rest\xE9 uni \xE0 mes premiers souvenirs d'enfance, ce Joseph
Lafon-Labatut, dont M. Gabriel Lafon raconte si bien l'existence et avec
une \xE9loquence si p\xE9n\xE9trante et si simple. Je me vois encore \xE0 Ratevoul,
pr\xE8s de Saint-Alv\xE8re, interrogeant les vieux livres de la biblioth\xE8que
de mon grand'p\xE8re. Parmi les livres aux reliures d'autrefois, \xE0 c\xF4t\xE9 du
Corneille tant de fois feuillet\xE9, des _Incas_ de Marmontel ou du
_F\x9Cneste_ de d'Aubign\xE9, qui fut un des premiers romans lus par moi,
il y avait, tra\xEEnant \xE7\xE0 et l\xE0, les pi\xE8ces de th\xE9\xE2tre de mon grand'oncle
P\xE9lissier, l'auteur de la _Dame du Louvre_, qu'il donna \xE0 la Ga\xEEt\xE9, en
1832, sous son pseudonyme de _Laqueyrie_, et d'un fort beau drame en
vers jou\xE9 \xE0 l'Od\xE9on par Fr\xE9d\xE9rick-Lema\xEEtre, Ligier et Lockroy, _M\xE9dicis
et Machiavel_, et qu'il signa de son nom. Je d\xE9vorais curieusement ces
pi\xE8ces autrefois applaudies, ces trag\xE9dies maintenant oubli\xE9es.

Dans _Nelly ou la Fille bannie_ (un de ses m\xE9lodrames sign\xE9s
_Laqueyrie_), je m'amusais \xE0 voir que l'auteur avait donn\xE9 \xE0 un de ses
personnages le nom de son beau-fr\xE8re, mon grand-p\xE8re, qu'il avait
arrang\xE9 \xE0 l'anglaise: _sir Clarthy_. C'\xE9tait Francisque l'a\xEEn\xE9 qui
repr\xE9sentait ce personnage \xE0 la Ga\xEEt\xE9, en 1827. Et pour moi, rien
n'\xE9tait plus curieux que cette pi\xE8ce, o\xF9 \xABl'honn\xEAte Clarthy\xBB
passait--pers\xE9cut\xE9 par \xABle cruel Botwel,\xBB qui s'\xE9criait \xE0 la fin (ce
sont, s'il m'en souvient, les derniers mots de la pi\xE8ce):--_Je fus bien
injuste! bien cruel!..... Clarthy, mon fils, je te confie le bonheur de
Nelly!_\xBB Comme ces aventures m'ont fait r\xEAver!

Et parmi ces volumes de Ratevoul, il y avait un exemplaire dor\xE9 sur
tranche, gaufr\xE9, superbe, des _Insomnies et Regrets_ de Labatut. Je
lisais ces vers. On me contait la destin\xE9e du po\xE8te, mon parent, mon
cousin \xE0 un degr\xE9 \xE9loign\xE9; je n'en sais pas de plus douloureuse et de
plus noblement support\xE9e.

Cent fois plus malheureux que Chatterton ou Escousse, Lafon-Labatut,
aveugle, condamn\xE9 \xE0 l'\xE9ternelle nuit, e\xFBt pu d\xE9sesp\xE9rer et mourir. Il
n'avait pas assez de maladif orgueil pour finir par le suicide. Non, il
peupla de visions ses t\xE9n\xE8bres; il calma ses fi\xE8vres par des chants, et
on put dire de lui comme de D\xE9modocus: \xABLa Muse qui l'aima lui dispensa
le bien et le mal; elle le priva des yeux, mais elle lui donna une voix
m\xE9lodieuse.\xBB

L'unique volume de vers que, de son vivant, publia le po\xE8te--ce volume
que j'emportais et lisais sous les figuiers du jardin--avait paru chez
Furne avec ce titre: _Insomnies et Regrets_, une pr\xE9face de P\xE9lissier et
une lithographie de Sudre, l'ancien professeur de dessin de l'aveugle,
d'apr\xE8s une \xE9tude de Henri Lehmann. La belle t\xEAte de Lafon-Labatut, avec
ses longs cheveux divis\xE9s sur le milieu de la t\xEAte et retombant en
masses puissantes sur son col, le visage maigre et r\xE9gulier, envelopp\xE9
d'un collier de barbe, et ces yeux fixes, sans regard, atones, donnait
vraiment l'id\xE9e de la souffrance et d'une souffrance plus profonde et
plus in\xE9vitable que celle des Malfil\xE2tre, des Gilbert et des H\xE9g\xE9sippe
Moreau.

Aussi, comme cette po\xE9sie me plaisait et m'attendrissait, moi, enfant de
douze ans! Ces vers de Lafon-Labatut para\xEEtraient bien incolores
maintenant aux po\xE8tes de l'\xE9cole nouvelle, qui tordent et frappent le
vers comme le forgeron la barre de fer rouge sur l'enclume. Mais il y a
dans ces po\xE9sies de l'aveugle ce qui manque trop souvent \xE0 ces
nouveaux-venus, aux versificateurs mieux dou\xE9s, sous le rapport
m\xE9canique en quelque sorte: il y a la profondeur du sentiment et la
sinc\xE9rit\xE9 de l'\xE9motion.

Sainte-Beuve, \xE9tant d\xE9licat, se montrait volontiers difficile. Et
pourtant il a lou\xE9 le naturel et la simplicit\xE9 de ces vers. Il s'est
fait l'introducteur du po\xE8te. Il a dit aux lecteurs de la _Revue des
Deux-Mondes_[1]: \xAB\xC9coutez!\xBB M. J. Troubat n'a r\xE9uni qu'une partie de cet
article sur Lafon-Labatut dans le tome III des _Premiers Lundis_, et
j'imprimerai ici les lignes omises, le feuillet oubli\xE9, du grand
critique: \xABApr\xE8s de tels accents de v\xE9rit\xE9, disait Sainte-Beuve qui
donnait \xE0 ses lecteurs une lettre touchante de Lafon-Labatut, on n'a
plus qu'\xE0 citer quelques pi\xE8ces... Nous en pourrions trouver d'un ton
plus \xE9lev\xE9, mais in\xE9gales; nous aimons mieux en choisir de toutes
simples, de naturelles, et faites, ce nous semble, pour toucher.

Elles sont beaucoup plus pures d'expression que l'auteur ne para\xEEt le
croire; elles montrent combien, chez lui, le travail int\xE9rieur est
possible, et qu'il n'a, pour se perfectionner, qu'\xE0 se faire lire de
bons mod\xE8les (ils ne sont pas si nombreux), et \xE0 ne pas forcer sa voix,
\xE0 la r\xE9gler toujours sur le sentiment dont il est p\xE9n\xE9tr\xE9.\xBB Et
Sainte-Beuve citait \xE0 la suite les pi\xE8ces qui ont pour titre _Une
Douleur_ et l'_Oiseau Inconnu_, en avertissant le public qu'il n'avait
pas, devant ce nouveau-venu, \xE0 faire l'_inattentif_ et le _d\xE9daigneux_.

On ne d\xE9daignait point, d'ailleurs, les po\xE9sies de Labatut, et, \xE0 cette
heure m\xEAme, M. de Pongerville, le traducteur de _Lucr\xE8ce_, publiait dans
le _Mus\xE9e des Familles_ tout un petit roman, l'_Aveugle du P\xE9rigord_,
qu'illustrait au crayon le peintre Biard, alors si fort \xE0 la mode. Je
rappelle ces menus souvenirs comme de petites curiosit\xE9s litt\xE9raires. M.
Gabriel Lafon, qui nous promet un autre volume posthume de
Lafon-Labatut, les _Derniers T\xE2tonnements_, r\xE9imprimera peut-\xEAtre aussi
les premiers _Regrets_. Ce qui est certain, c'est que ce volume est
introuvable, et qu'on peut le regarder comme une raret\xE9 bibliographique.

\xC7\xE0 et l\xE0, dans ce recueil n\xE9cessairement assombri, de singuliers coups
de lumi\xE8re \xE9clatent, lorsque, par exemple, le malheureux po\xE8te essaie de
rendre les visions d'autrefois, celles de son enfance tortur\xE9e d\xE9j\xE0
comme sa vie:

    Vague panorama de marbre et de couleurs,
    De madones au bout de longs chemins en fleurs;
        Un horizon qu'au loin dessine
    Une mer o\xF9 se joue un fid\xE8le soleil;
    Serait-ce mon berceau? Tout s'efface. Au r\xE9veil,
        Ma langue murmurait: Messine!

Et apr\xE8s Messine, c'est le Bugue, le pays paternel, la petite ville
p\xE9rigourdine o\xF9 le po\xE8te a trouv\xE9 un abri; le cercle de coteaux qui
d\xE9fend le vallon, et les vergers et les \xE9pis, et les rochers gris du
Cingle, et la V\xE9z\xE8re qui coule, oblique, au pied des vignes:

    La V\xE9z\xE8re fuyant entre ses bords fleuris
    Au lit de la Dordogne, o\xF9 le beau fleuve \xE9pris
        \xC9treint sa blanche fianc\xE9e.

De tels paysages aussi me rappellent le pass\xE9, les arriv\xE9es \xE0 P\xE9rigueux
le matin, la diligence du Bugue, les bois de Ratevoul, le clocher de
Saint-Alv\xE8re, la silhouette s\xE9v\xE8re de Limeuil, l\xE0-haut perch\xE9e comme une
ville espagnole. Comme au moindre \xE9cho, les souvenirs d'autrefois
s'\xE9veillent dans l'horizon aim\xE9 du terroir natal!

Labatut a rencontr\xE9 ses po\xE8mes les plus virils dans la terre qu'il a
foul\xE9e. L'_Alma parens_ sera toujours la grande inspiratrice. Le po\xE8te
des _Odes et Po\xE8mes_, M. Victor de Laprade, ce fils des Alpes, ce
chantre des ch\xEAnes si heureusement s\xE9duit pourtant par la muse
hell\xE9nique, l'a dit en des vers admirables:

    J'emprunterai ma force aux forces maternelles;
    Nature, ouvre tes bras \xE0 ton fils \xE9puis\xE9;
    Laisse ma bouche atteindre \xE0 tes fortes mamelles:
    Jamais l'homme \xE0 ton sein n'a vainement puis\xE9.

Le volume d'_Insomnies et Regrets_ avait valu \xE0 Lafon-Labatut un prix de
l'Acad\xE9mie d\xE9cern\xE9 gr\xE2ce aux d\xE9marches de Ponsard. Le po\xE8te poss\xE9dait
aussi une petite rente qui lui suffisait. Il vivait et vieillissait
au-dessus du Bugue, sur le coteau, dans une maisonnette entour\xE9e de
vignobles, et de l\xE0, chaque matin, \xE0 travers les vignes, sans guide, il
descendait \xE0 la ville, et, de maison en maison, se dirigeait seul chez
ses amis du Bugue. Apr\xE8s avoir eu une enfance sans joie, une jeunesse
sans regard, il s'\xE9tait fait ainsi une vieillesse sans amertume. Parfois
m\xEAme, il s'\xE9gayait, et, comme l'abb\xE9 Foucaud l'avait fait en Limousin,
Lafon-Labatut rimait aussi des chansons en patois. Et les ann\xE9es
fuyaient. _Labuntur anni._ Les ans s'\xE9coulent... ou s'\xE9croulent. La mort
venait. M. Edgar La Selve, dans une \xE9tude touchante sur le po\xE8te, a
racont\xE9 comment, dans une derni\xE8re entrevue, Lafon-Labatut lui dit, avec
une amertume pourtant r\xE9sign\xE9e: \xABAh! vous voil\xE0! C'est fini! Je me
meurs! je me meurs!\xBB

Il \xE9tait aveugle depuis l'\xE2ge de quatorze ans, et il est mort dans un
\xE2ge avanc\xE9, sans avoir jamais d\xE9sesp\xE9r\xE9, sans avoir maudit la destin\xE9e,
heureux et consol\xE9 lorsqu'il pouvait chanter. \xABLa voix me reste!\xBB disait
Andr\xE9 Ch\xE9nier se comparant \xE0 la cigale. Et Lafon-Labatut pouvait, \xE0 son
tour, s'\xE9crier: \xABC'est assez, il me reste la chanson ou la plainte que
je jette aux vignes ou aux figuiers du Bugue.\xBB

On a fait grand bruit autour du nom de Jean Reboul, et N\xEEmes lui a m\xEAme
\xE9lev\xE9 une statue o\xF9 la passion politique a bien autant fourni de mati\xE8re
que l'admiration litt\xE9raire. Lafon-Labatut ne m\xE9rite pas une statue sur
la place publique, mais une statuette dans un coin du logis de ses amis.

On pourra graver sur le socle le titre du curieux morceau que nous donne
aujourd'hui M. G. Lafon. C'est un tour de force litt\xE9raire que ce long
po\xE8me, d'une originalit\xE9 \xE9vidente et d'une charmante na\xEFvet\xE9, o\xF9 le m\xEAme
refrain revient apr\xE8s tous les sixains sans nulle monotonie,--au
contraire,--et pareil \xE0 une sorte de coup de cloche tant\xF4t ironique
comme la fin d'une chanson narquoise, tant\xF4t presque effrayant comme
l'\xE9cho d'une vieille ballade: un vrai conte p\xE9rigourdin entendu sous la
chemin\xE9e pendant qu'on fait blanchir les ch\xE2taignes sur le feu et qu'on
\xE9gr\xE8ne les jaunes _panouilles_ du bl\xE9 d'Espagne.

Lafon-Labatut a victorieusement tenu cette gageure de trouver des rimes
nouvelles \xE0 ces deux vers volontairement in\xE9vitables:

    \xABSi le diable n'\xE9tait pas beau,
    \xABIl n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne!\xBB

Aussi bien, fort amusante, comme r\xE9cit, cette l\xE9gende de la _Femme du
Diable_ est-elle encore tout-\xE0-fait int\xE9ressante et attirante au point
de vue de la langue, d'une langue riche et savoureuse comme les raisins
dor\xE9s de nos vignes, une langue gaillarde et bien portante qui me fait
ajouter, en finissant, un nouvel \xE9loge pour Lafon-Labatut, et le plus
pr\xE9cieux peut-\xEAtre.

Je le louais tout \xE0 l'heure d'\xEAtre tr\xE8s-Fran\xE7ais en \xE9tant bon
P\xE9rigourdin. Apr\xE8s avoir lu la _Femme du Diable_, je dirai que, dans ce
curieux petit po\xE8me, le m\xE9lancolique songeur des _Insomnies_ montre
qu'il a dans les veines du sang pur de la vieille Gaule.--Grande et rare
vertu pour un \xE9crivain d'avoir pour a\xEFeux Montaigne, Rabelais, Mathurin
R\xE9gnier, tous ces gens au libre parler, au verbe pittoresque!

C'est le g\xE9nie gaulois qui fait la puissance de la France et lui
communique sa s\xE8ve \xE9ternellement jeune. Et quand on nous parle si
souvent de nos origines latines, de la race et des vertus latines,
n'oublions pas que nous sommes plus Gaulois encore, plus Celtes que
Latins, et que le premier de nos a\xEFeux, le plus grand peut-\xEAtre, fut ce
Vercing\xE9torix qui lutta contre le C\xE9sar latin et donna sa vie pour ce
qu'il avait d\xE9j\xE0 appel\xE9, lui, l'anc\xEAtre:--l'_Unit\xE9 de la Patrie_!

            JULES CLARETIE.

Paris. Ao\xFBt 1878.



NOTICE BIOGRAPHIQUE SUR J. LAFON-LABATUT

    La muse qui jadis de ses yeux l'a priv\xE9,
    Cette muse, \xE0 la fois et propice et funeste,
    A dans tous ses accords mis un charme c\xE9leste.

    (HOM\xC8RE, _traduction par_ A. BIGNAN.)


L'amiti\xE9 d'un homme qui restera une des gloires les plus pures du
P\xE9rigord me fait un devoir de consacrer ces quelques lignes \xE0 sa
m\xE9moire. Que ne puis-je, en cela, apporter une plume moins
inexp\xE9riment\xE9e!... J'ai connu un peu tard cette nature d'\xE9lite, assez,
n\xE9anmoins, pour pouvoir appr\xE9cier toute la v\xE9rit\xE9 du c\xE9l\xE8bre aphorisme
de Voltaire, et, s'il ne m'a pas \xE9t\xE9 donn\xE9 de jouir plus longtemps de ce
\xABbienfait des Dieux,\xBB c'est que la mort, la cruelle, vient de me priver
d'un ma\xEEtre au moment o\xF9 ses le\xE7ons allaient enfin porter leurs fruits.

Quoi qu'il en soit, me saura-t-on gr\xE9, peut-\xEAtre, d'avoir r\xE9uni dans
cette notice les principaux \xE9v\xE9nements d'une vie f\xE9conde en infortunes
et qui fut celle de notre regrett\xE9 po\xE8te Joseph Lafon-Labatut.

C'est dans cet espoir et comme un sinc\xE8re hommage rendu \xE0 celui qui
n'est plus que j'offre au public ce r\xE9cit plein d'enseignements, de
souvenirs tristes et doux...

Pendant les longues guerres que la France dut soutenir contre
l'\xE9tranger, vers la fin du premier Empire, Pierre Lafon-Labatut, jeune
volontaire, originaire de la petite ville du Bugue, s'\xE9tait
particuli\xE8rement distingu\xE9 sur les champs de bataille. Il venait de
gagner ses \xE9paulettes, r\xE9compense de sa bravoure, lorsqu'il fut fait
prisonnier par les Anglais. Assez heureux pour s'\xE9vader, il s'\xE9prit, \xE0
Messine, o\xF9 les \xE9v\xE9nements l'avaient conduit, d'une jeune et belle
Sicilienne qu'il \xE9pousa. Un enfant, qui re\xE7ut le nom de Joseph, naquit
de cette union le 18 mai 1809.

Bient\xF4t apr\xE8s, poss\xE9d\xE9 du d\xE9sir de revoir le pays natal, et sur les
instances de M. P\xE9lissier[2], l'un de ses compatriotes et amis
d'enfance, Pierre Lafon-Labatut se d\xE9cide \xE0 gagner la France, o\xF9 il
esp\xE8re trouver secours et protection.

Il s'embarque avec sa femme et son enfant sur un vaisseau anglais.

Le voyage s'annon\xE7ait heureux, et rien ne faisait pr\xE9sager le coup
terrible qui devait frapper nos fugitifs.

D\xE9j\xE0 les c\xF4tes d'Espagne apparaissent, se dessinant dans le lointain: on
approche de Gibraltar. Mais bient\xF4t la joie fait place \xE0 l'\xE9pouvante:
sur les forts, sur les points culminants du rivage flotte le drapeau
noir, la peste vient de se d\xE9clarer, et \xE0 peine le vaisseau a-t-il
rel\xE2ch\xE9 que plusieurs passagers sont d\xE9j\xE0 atteints de cette fatale
maladie. La femme de Labatut fut une des victimes du fl\xE9au.

Ici se place un \xE9v\xE9nement capital dans la vie du h\xE9ros de cette notice.
Le souvenir de sa m\xE8re transport\xE9e sur un chariot \xE0 l'h\xF4pital des
pestif\xE9r\xE9s resta profond\xE9ment grav\xE9 dans sa m\xE9moire, et souvent, dans
ses songes, il revit cette femme si belle lui tendant les bras, tandis
que ses grands yeux noirs, que la mort commen\xE7ait \xE0 voiler, se fixaient
sur lui avec cette expression de bont\xE9 ineffable dont le c\x9Cur d'une
m\xE8re a seul le secret.

Et lui, jeune enfant de cinq ans, se cramponnait au char fun\xE8bre. \xABJe
perdis mes souliers dans ma course, racontait-il souvent, et mon p\xE8re
dut m'arracher \xE0 ma m\xE8re; le lendemain, il me mena pr\xE8s d'une tombe sur
laquelle il jeta des fleurs... Je compris que j'\xE9tais orphelin.\xBB

Telle fut la premi\xE8re douleur du jeune Joseph. Ce n'\xE9tait, h\xE9las! que le
pr\xE9lude des revers incessants qu'il devait rencontrer dans ce dur chemin
de la vie.

Apr\xE8s une longue et p\xE9rilleuse travers\xE9e, nos int\xE9ressants voyageurs
d\xE9barquent \xE0 Calais.

L'hiver s\xE9vissait alors dans toute sa rigueur, et la neige couvrait la
campagne. Quel contraste entre ce ciel sombre et froid et celui de la
Sicile! Mais la patrie n'est-elle pas toujours belle? La seule pens\xE9e de
se retrouver sur le sol fran\xE7ais faisait tressaillir d'aise
l'ex-prisonnier et lui donnait le courage n\xE9cessaire pour arriver au but
de son voyage.

Il se met donc en route avec son jeune enfant, le portant sur ses
\xE9paules quand, vaincu par la fatigue, ses pieds meurtris se refusent \xE0
la marche, r\xE9chauffant ses petites mains rouges de froid, s\xE9chant ses
larmes par la promesse d'une prochaine arriv\xE9e.

Enfin, \xE0 neuf-heures du soir, par un temps pluvieux du mois de janvier,
nos voyageurs, ruin\xE9s et ext\xE9nu\xE9s de fatigue, arrivent \xE0 Passy et
viennent frapper \xE0 une maison de belle apparence. C'est la demeure de M.
Raynouard, secr\xE9taire perp\xE9tuel de l'Acad\xE9mie fran\xE7aise, et de M.
P\xE9lissier, l'ami de Labatut.

Nos p\xE9lerins sont accueillis. On pourvoit aux soins qu'exige leur \xE9tat
avec cet empressement et cette joie que mettent les \xE2mes compatissantes
\xE0 soulager le malheur.

Quelques jours apr\xE8s, ils reprennent la route du Bugue, o\xF9 Labatut, min\xE9
par les chagrins, ne tarde pas \xE0 mourir, laissant son fils, parvenu \xE0
sa neuvi\xE8me ann\xE9e, sans secours et \xE0 la charge d'une famille pauvre, qui
devait bient\xF4t se disperser.

Une bonne veuve, parente \xE9loign\xE9e, voulut bien garder l'enfant chez
elle; elle se l'attacha, devint sa seconde m\xE8re, et, charm\xE9e des
dispositions du jeune Sicilien, lui apprit tant bien que mal \xE0 lire dans
le seul livre qu'elle poss\xE9dait, les _Fables de Lafontaine_.

Joseph voulut aussi \xE9crire, et comme le savoir de la bonne veuve
n'allait pas jusque-l\xE0, il dut se passer de guide, se former lui-m\xEAme
une \xE9criture en prenant pour mod\xE8le le titre des fables.

Un vieux cur\xE9 du village, \xE9mu de piti\xE9, recueillit l'enfant \xE0 son tour,
lui enseigna ce qu'il savait lui-m\xEAme, et, au bout de quelque temps, en
fit un parfait enfant de ch\x9Cur.

Joseph resta quatre ans dans le modeste presbyt\xE8re du v\xE9n\xE9rable pasteur,
et pendant ces quelques ann\xE9es pleines de calme, de douces r\xEAveries, il
go\xFBta ce bonheur sans m\xE9lange que procure aux \xE2mes contemplatives le
spectacle toujours nouveau de la nature. Le soleil empourprant l'horizon
comme un vaste incendie, le papillon tournoyant dans les airs, l'oiseau
chantant dans le bocage, la source murmurant sous la verdure, \xE9taient
pour lui autant de sujets de m\xE9ditation.

Un jour, une circonstance insignifiante en apparence vint lui r\xE9v\xE9ler sa
vocation. Ce fut la d\xE9couverte d'une traduction de l'_Iliade_ d'Hom\xE8re,
vieux bouquin jaune et poudreux, qu'il trouva parmi les quelques livres
qui composaient la biblioth\xE8que du bon cur\xE9. Ces r\xE9cits merveilleux de
la guerre de Troie, ces terribles combats de h\xE9ros remplirent son
imagination d'une ivresse c\xE9leste, et, s'aidant de l'argile et du
charbon, il reproduisait dans son enthousiasme les H\xE9l\xE8ne, les Hector et
les Achille du divin rapsode, de l'immortel _poeta sovrano_, comme
l'appelle Dante Alighieri, cet Hom\xE8re italien.

La mort du vieux pr\xEAtre vint bient\xF4t le rappeler aux mis\xE8res de la vie
r\xE9elle. La fatalit\xE9 qui le poursuivait le laissa de nouveau sans
ressources et dans un affreux isolement. L'ami qui l'avait accueilli,
jadis, avec son p\xE8re, ayant fait un voyage en P\xE9rigord, tendit encore
une main secourable au jeune enfant et l'emmena avec lui \xE0 Paris. Un
jour, conduit au mus\xE9e du Louvre, il fut \xE9bloui, enivr\xE9, \xE0 la vue des
chefs-d'\x9Cuvre de Rubens, et, comme le Corr\xE9ge apr\xE8s avoir admir\xE9 un
tableau de Rapha\xEBl, il s'\xE9cria exalt\xE9: \xABEt moi aussi je suis peintre!\xBB
Sans perdre de temps, stimul\xE9 par l'amour de l'art, il se met \xE0
l'\x9Cuvre avec une ardeur opini\xE2tre, et ses progr\xE8s furent tels qu'il
p\xFBt entrer bient\xF4t dans les ateliers de G\xE9rard, un des meilleurs
peintres de l'\xE9poque, et se cr\xE9er en m\xEAme temps un moyen d'existence
dans l'art des \xE9critures lithographiques. A l'abri du besoin et sur le
chemin de la gloire, l'avenir s'offrait brillant au jeune artiste. Mais
il n'\xE9tait pas, h\xE9las! au terme de ses infortunes. Ses forces
s'\xE9puis\xE8rent sous l'action de sa double t\xE2che. Un soir, il rentra de
l'atelier les yeux sanglants; sa vue \xE9tait attaqu\xE9e, et les secours de
la science furent impuissants pour arr\xEAter le mal. L'influence du climat
m\xE9ridional pouvait peut-\xEAtre encore le sauver. Joseph revint au Bugue.
Vain espoir; quelques jours apr\xE8s son arriv\xE9e, le soleil ne brillait
plus pour lui, la c\xE9cit\xE9 \xE9tait compl\xE8te.

Il n'avait alors que quatorze ans et se sentait, d\xE8s le d\xE9but de la vie,
vieilli par les malheurs. Condamn\xE9 \xE0 tra\xEEner ses jours dans d'\xE9paisses
t\xE9n\xE8bres, il h\xE9sita; \xE0 c\xF4t\xE9 des souffrances inou\xEFes du pr\xE9sent, la mort
lui paraissait un refuge. Frapp\xE9 dans ses plus ch\xE8res affections, d\xE9chu
de toutes esp\xE9rances, presque sans pain, tenterait-il cette derni\xE8re
\xE9preuve de vivre dans ce tombeau des vivants, la c\xE9cit\xE9? Au milieu de
ces luttes terribles livr\xE9es au d\xE9sespoir, le ciel eut piti\xE9 du pauvre
aveugle et lui envoya l'ange qui consolait jadis Hom\xE8re et Milton: la
po\xE9sie, lumi\xE8re divine qui calma ses douleurs. Elle vint l'\xE9clairer dans
sa nuit, et, derri\xE8re ce voile \xE9pais qui le s\xE9parait \xE0 jamais du monde
r\xE9el, il se cr\xE9a d\xE8s lors un monde intellectuel o\xF9 il revoyait les
magnifiques tableaux de la nature, les bois, les vallons, les ruisseaux
qu'il avait tant aim\xE9 \xE0 contempler sous les feux du jour. Ne pouvant
plus \xEAtre peintre, Joseph Labatut devint po\xE8te:

    H\xE9las! de tous ces biens, qui font seuls la jeunesse,
    Que me reste-t-il? Rien, gloire, esp\xE9rance, amours,
    J'ai tout perdu! mon luth seul berce ma tristesse
    Dans la nuit monotone o\xF9 s'\xE9teignent mes jours!

    Aussi bien que des pleurs vous calmez ma souffrance,
    O vers! source brillante o\xF9 j'aime \xE0 m'abreuver;
    Aussi bien que ces voix qui parlent d'esp\xE9rance,
    Vous descendez d'en haut pour me faire r\xEAver.

    Vous \xEAtes la beaut\xE9, l'amour et la nature,
    Le langage confus de tant d'\xEAtres divers,
    Les plus vagues parfums que r\xE9pand la verdure,
    Tout, tout, \xF4 po\xE9sie, ange \xE9loquent des vers!

                     * * * * *

    Environnez-moi donc, consolez-moi, g\xE9nies,
    Pendant mes jours obscurs, mes longues insomnies.
    De vos magiques dons devrais-je \xEAtre d\xE9\xE7u,
    Moi qui, couvant des arts l'ardente fr\xE9n\xE9sie,
    Dans les tableaux fameux lisais la po\xE9sie,
    Moi que sous son beau ciel la peinture a con\xE7u?

C'est ainsi qu'il chantait, et ses accents m\xE9lodieux surent atteindre
souvent, gr\xE2ce \xE0 une puissante inspiration, les plus hautes r\xE9gions de
l'art.

Mais si la po\xE9sie \xE9tait venue att\xE9nuer ses souffrances morales, il n'en
\xE9tait pas moins plong\xE9 dans le plus grand d\xE9n\xFBment. De trop nombreux
exemples, h\xE9las! nous ont assez prouv\xE9 que si la po\xE9sie ne conduit pas \xE0
la mis\xE8re, il est bien rare qu'elle en tire. Aussi, combien de jeunes
litt\xE9rateurs voyons-nous descendre de P\xE9gase pour ne pas y mourir
d'inanition! Et n'est-ce pas l\xE0 une des causes qui ont fait dire \xE0 notre
\xE9minent critique Sainte-Beuve: \xABIl se trouve dans les trois quarts des
hommes comme un po\xE8te qui meurt jeune, tandis que l'homme survit.\xBB
Souvent donc sacrifier le po\xE8te sera une n\xE9cessit\xE9 pour sauver l'homme.
Mais pareil sacrifice pourra-t-il toujours ais\xE9ment s'accomplir?
Contrairement \xE0 la lampe qui, priv\xE9e subitement de l'huile qui lui
donnait la clart\xE9 et la vie, p\xE2lit et s'\xE9teint, l'homme vraiment po\xE8te
survivra-t-il \xE0 la privation de cette force chaleureuse, la po\xE9sie, qui
\xE9tait sa vie \xE0 lui? Habitant des domaines enchant\xE9s de l'imagination,
pourra-t-il s'acclimater aux champs de la r\xE9alit\xE9, passer ses jours \xE0
s'occuper d'un lendemain, vivre pour vivre?

En pr\xE9sence d'un tel probl\xE8me, Chatterton, en Angleterre, n'avait vu
qu'une solution, celle de s'empoisonner. Malfil\xE2tre et plus tard
Gilbert, en France, s'\xE9taient laiss\xE9s: le premier, mourir de faim et de
mis\xE8re; le second, entra\xEEner par la folie du d\xE9sespoir sur un lit
d'h\xF4pital, o\xF9 la mort devait bient\xF4t l'aller chercher. La liste serait
longue de ces pauvres martyrs moissonn\xE9s d\xE8s leur printemps, par la faim
et le suicide, pour n'avoir pu accomplir ce divorce avec la po\xE9sie!

En cette circonstance encore, le courage de Joseph Labatut ne se laissa
pas abattre par le malheur, et, plus r\xE9sign\xE9 que ses fr\xE8res en po\xE9sie,
il quitta les sph\xE8res sereines habit\xE9es par le po\xE8te pour chercher
ailleurs une occupation qui lui procur\xE2t le pain de chaque jour.

Il importe de dire qu'il restait encore de la famille appauvrie et
dispers\xE9e de Labatut une pieuse femme, s\x9Cur de la bonne veuve dont
nous avons d\xE9j\xE0 parl\xE9, et qui, dans la mesure de ses forces, vint \xE0 son
secours. Un jeune chirurgien l'entourait aussi, dans ce cruel moment,
d'une touchante sollicitude. Ce jeune ami avait une petite fille qui
devint l'Antigone de l'aveugle, et celui-ci, touch\xE9 de sa bont\xE9,
s'occupa de d\xE9velopper cette tendre imagination en apprenant \xE0 l'enfant
les plus belles fables de Lafontaine, en lui racontant les \xE9pisodes
d'Hom\xE8re, l'Histoire sainte, et tout ce qui \xE9tait capable d'orner son
intelligence en excitant sa curiosit\xE9.

Les progr\xE8s de la petite fille \xE9tonn\xE8rent bient\xF4t ses parents, la ville
enti\xE8re en parla, et plusieurs p\xE8res de famille, frapp\xE9s d'un tel
r\xE9sultat, confi\xE8rent \xE0 Labatut le soin d'instruire leurs enfants.

C'est ainsi qu'il trouva les ressources qui lui manquaient.

Et maintenant, comment put-il accomplir un pareil professorat, oblig\xE9
d'enseigner non-seulement ce qu'il ne pouvait pratiquer lui-m\xEAme, mais
encore ce qu'il n'avait pas appris? C'est \xE0 une m\xE9moire prodigieuse, \xE0
une \xE9nergie indomptable au service d'une intelligence d'\xE9lite, qu'il
faut demander le secret d'un pareil prodige.

Cependant, une telle d\xE9pense de forces affaiblit bient\xF4t la sant\xE9 du
jeune pr\xE9cepteur. Les \xE9l\xE8ves devinrent plus rares, et le po\xE8te ne tarda
pas \xE0 reprendre sa lyre un moment abandonn\xE9e. Il apportait alors \xE0 ses
nouvelles compositions une science plus approfondie de la prosodie et
des connaissances nouvelles des r\xE8gles du langage; son imagination
s'\xE9tait \xE9largie, gr\xE2ce aux nombreuses lectures orales qui lui avaient
\xE9t\xE9 faites, et c'est alors qu'il produisit de nombreuses pi\xE8ces, d'un
rhythme vari\xE9, aussi \xE9lev\xE9es que touchantes, admirables de sentiment, et
que venaient rehausser la puret\xE9 et la simplicit\xE9 du style. Il
travaillait dans le silence, se r\xE9citait ses vers \xE0 lui-m\xEAme, les
corrigeait, les polissait, et, enfin, les dictait lorsqu'ils avaient
atteint le degr\xE9 de perfection voulu.

M. P\xE9lissier, qui, de loin, veillait toujours sur le malheureux aveugle,
ayant eu connaissance de ses po\xE9sies, eut la pens\xE9e d'en publier le
recueil. Ce ne fut pas sans r\xE9sistance de la part de l'auteur, qui,
modeste \xE0 l'exc\xE8s, s'opposa longtemps \xE0 cette publication. Il fallut
bien y consentir pourtant, car le peu de ressources qu'il avait pu
recueillir de ses le\xE7ons diminuait de jour en jour, et de nouveau la
pauvret\xE9 se dressait devant lui avec son hideux visage de spectre.

\xAB.... Vous le savez, \xE9crivait-il \xE0 son bienfaiteur, ce n'est pas un vain
d\xE9sir de c\xE9l\xE9brit\xE9 qui m'a fait c\xE9der \xE0 vos instances, et consentir \xE0
livrer au public des vers que j'aurais voulu garder pour moi et pour
quelques rares amis qui sont bien oblig\xE9s de supporter quelque chose.

\xABSi, jusqu'\xE0 pr\xE9sent, je m'\xE9tais toujours refus\xE9 \xE0 me faire imprimer,
c'est que je trouvais un autre moyen de vivre; il me manque aujourd'hui,
et il faut bien, malgr\xE9 toutes mes r\xE9pugnances et mes craintes, que je
me d\xE9cide \xE0 prendre ce dangereux parti.

    \xABLa douleur est ma muse, elle a tous mes secrets;
    \xABAussi, je l'avouerai, n'est-ce pas sans regrets,
    \xABSans cette pudeur fi\xE8re, aux malheureux connue,
    \xABQue je livre aux regards mon \xE2me toute nue.

\xABMais il le faut, vous le voulez; et puisque c'est une derni\xE8re planche
de salut, je vais encore m'y hasarder.\xBB

Des gens de c\x9Cur, et la presse elle-m\xEAme, vinrent s'associer \xE0
l'\x9Cuvre si g\xE9n\xE9reusement entreprise par M. P\xE9lissier, \xE0 l'initiative
duquel nous devons de compter un po\xE8te de plus. Voici comment
l'_Artiste_, journal des salons, rendant compte d'une soir\xE9e litt\xE9raire,
saluait l'apparition du nouveau-venu dans le monde des lettres:

\xAB\xCAtes-vous de ceux-l\xE0 qui aiment les surprises en litt\xE9rature, et pour
qui le talent a plus de prestige quand il se r\xE9v\xE8le spontan\xE9ment avec
quelque entour romanesque? En ce cas, soyez en joie, car il se pr\xE9pare
une nouvelle apparition en ce genre. L'autre jour, avant de partir pour
quelque villa des environs de Paris, Mme la comtesse d'Agoult avait
r\xE9uni chez elle un certain nombre d'\xE9crivains et d'artistes: MM. Alfred
de Vigny, Louis et Horace de Viel-Castel, Mignet, Arthur de Gabineau,
Auguste Desplaces, Louis de Rouchaud, Henri Lehmann, Georges Lervegt et
quelques autres; on arrivait assez myst\xE9rieusement convoqu\xE9 pour une
lecture. Or, il s'agissait des po\xE9sies d'un jeune homme devenu aveugle
au milieu d'\xE9tudes ardentes faites en peinture, l'art vers lequel il se
sentait tout d'abord entra\xEEn\xE9. M. Bocage[3] a lu, avec cette passion
qu'il met \xE0 tout, une biographie tr\xE8s-dramatique du pauvre aveugle,
r\xE9dig\xE9e, par la reine du salon, avec cette s\xFBret\xE9 et cette distinction
de style que vous avez admir\xE9es maintes fois dans les pages sign\xE9es
Daniel Stern.

\xABLe po\xE8te ainsi connu dans sa vie, on devait \xE9couter avec plus de faveur
et d'int\xE9r\xEAt les fragments de son \x9Cuvre qu'on a lus ensuite; mais, de
ses po\xE9sies je ne vous dirai rien, ne voulant pas vous enlever par des
louanges et des critiques indiscr\xE8tes le piquant de l'impr\xE9vu. Une
chose, toutefois, dont il est bon, \xE0 ce propos, de se f\xE9liciter, c'est
que les femmes aient au c\x9Cur ce sympathique souci des lettres. Alors
m\xEAme qu'elles se trompent dans leurs d\xE9vouements litt\xE9raires, leurs
erreurs sont g\xE9n\xE9reuses et dignes. Aussi, pour mon compte, je regrette
de ne pas les voir prendre plus souvent l'initiative en cela; il leur
sied si bien de m\xE9nager un auditoire et de l'ombre au talent d\xE9licat,
violemment \xE9touff\xE9 dans le vacarme contemporain, comme une voix
d'alouette dans une rafale. C'est pourquoi, dans les rigueurs de sa
destin\xE9e, le jeune aveugle du Bugue doit se trouver encore favoris\xE9 du
ciel, puisqu'il se produit au monde po\xE9tique sous de tels auspices et
qu'il a rencontr\xE9 une si noble marraine.\xBB

Lorsque l'ouvrage parut sous le titre d'_Insomnies et Regrets_[4], orn\xE9
d'un portrait de l'auteur d\xFB \xE0 M. Lehmann, avec une notice servant de
pr\xE9face par M. P\xE9lissier, il produisit une grande \xE9motion chez tous les
c\x9Curs g\xE9n\xE9reux, accessibles au beau.

Les journaux de l'\xE9poque t\xE9moignent hautement de l'accueil sympathique
fait \xE0 ce livre de po\xE9sies inspir\xE9 par le malheur; on comprit que ce
n'\xE9tait pas l\xE0 une de ces douleurs fictives que r\xE9clame l'\xE9l\xE9gie, mais
une terrible r\xE9alit\xE9, et que le pauvre aveugle ne faisait pas de
m\xE9taphores quand il s'\xE9criait:

    La douleur est ma muse, elle a tous mes secrets.

Il faudrait un volume pour citer tous les articles que la presse
consacra \xE0 l'int\xE9ressant auteur. Je me bornerai donc \xE0 donner ici
quelques extraits, qui suffiront au lecteur qui n'aurait pu se procurer
l'ouvrage dont l'\xE9dition fut \xE9puis\xE9e en quelques jours, pour se faire
une id\xE9e du m\xE9rite de l'\x9Cuvre et des difficult\xE9s qui, lors de son
apparition, semblaient devoir en compromettre le succ\xE8s:

\xABVoici un livre de po\xE9sies qui a produit une sensation profonde dans le
monde litt\xE9raire. Paris s'en est \xE9mu tout le premier. Le livre venait
pourtant du coin le plus recul\xE9 de la province, et l'on sait l'accueil
r\xE9serv\xE9 aux \x9Cuvres \xE9crites loin du centre des lettres et des arts.
Mais celle-l\xE0 portait avec elle une double recommandation puissante,
celle du malheur et du talent. Tout semblait conspirer contre son
succ\xE8s. Et d'abord, le temps n'est gu\xE8re \xE0 la po\xE9sie, bien que les vers
n'aient jamais \xE9t\xE9 plus nombreux. Mais qui dit po\xE9sie dit r\xEAverie, et
l'on n'a pas le loisir de r\xEAver. Que l'on y soit ou non dispos\xE9, sit\xF4t
qu'on a mis les pieds dans le monde, il faut s'associer \xE0 sa vie active,
pratique, mat\xE9rielle, bruyante, sous peine de d\xE9laissement et de mis\xE8re.
S'arr\xEAter sur les bords du chemin pour contempler le ciel, pour se
replier en soi, pour recueillir ses pens\xE9es, pour analyser ses \xE9motions,
pour chanter les unes et les autres, c'est courir le risque de voir les
passants vous jeter leur d\xE9dain ou leur piti\xE9.

\xABIl faut, pour obtenir les sympathies et gagner la fortune et la gloire,
d'autres go\xFBts et d'autres occupations; il faut \xE9touffer son c\x9Cur,
couper les ailes \xE0 son imagination, et, les regards devant soi,
s'avancer hardiment dans le mouvement des affaires, dans le bruit et la
fum\xE9e, dans l'effroyable p\xEAle-m\xEAle des ambitions, des concurrences et
des cupidit\xE9s.

\xABOr, dans ces conditions-l\xE0, le monde ne peut \xEAtre qu'antipathique aux
po\xE8tes, dont les chants ont besoin de silence pour \xEAtre entendus.

\xABIl est vrai qu'en dehors de la soci\xE9t\xE9 pratique, il y en a une autre
qui s'isole pour penser et m\xE9diter, pour recueillir toute id\xE9e qui se
produit; mais celle-l\xE0, on l'a rendue d\xE9fiante par les d\xE9ceptions qu'on
lui a fait subir en mati\xE8re d'art et de po\xE9sie. Elle croit peu au talent
v\xE9ritable depuis qu'elle en a tant vu de faux; elle se d\xE9fie des
r\xE9putations nouvelles, depuis qu'elle en a tant vu d'usurp\xE9es; elle est
en garde contre les po\xE8tes plus encore que contre tous les autres; elle
sait comment, en ces derni\xE8res ann\xE9es, ils ont abus\xE9 de la cr\xE9dulit\xE9
publique pour nous donner leurs impressions intimes, d'o\xF9 sortait
toujours une triste impression pour le lecteur. Les talents sup\xE9rieurs
eux-m\xEAmes n'ont pas \xE9t\xE9 \xE0 l'abri de ces reproches m\xE9rit\xE9s, et, \xE0 l'heure
qu'il est, c'est \xE0 peine s'il reste, dans ce grand naufrage de la
po\xE9sie, deux ou trois voix qui aient le privil\xE9ge d'appeler la confiante
attention des amateurs mystifi\xE9s.

\xABDonc, quand le livre de Lafon-Labatut fit son apparition, on voit que
ses chances \xE9taient peu favorables. Et cependant, \xE0 peine l'e\xFBt-on lu,
que l'on en parla partout, l\xE0 m\xEAme o\xF9 l'on parle si difficilement des
publications nouvelles de la province, c'est-\xE0-dire dans la presse de
Paris. M. Sainte-Beuve emboucha le premier la trompette pour annoncer la
nouvelle dans la _Revue des Deux-Mondes_[5]. Avec sa rare sagacit\xE9, son
vif sentiment, sa rapide intelligence, il avait d\xE9couvert dans ce petit
livre une d\xE9licieuse oasis, une source fra\xEEche et limpide
d'inspiration, une nature naissante et vierge, des \xE9motions vraies, un
style spontan\xE9, et toutes ces choses qui deviennent de plus en plus
rares, \xE0 savoir la v\xE9rit\xE9, l'\xE9motion, la gr\xE2ce et la pens\xE9e.

\xABIl est de ces hommes qui comptent la conscience pour quelque chose dans
leurs \xE9crits, et qui, dans la critique, apportent autant de justice que
d'esprit. On s'\xE9mut donc de l'article de M. Sainte-Beuve, et on lut le
livre de po\xE9sie de M. Lafon-Labatut. On put se convaincre d\xE8s lors qu'il
n'y avait eu \xE0 son \xE9gard ni exag\xE9ration, ni engouement...\xBB[6]

Un jeune po\xE8te, sous le pseudonyme de Benjamin, dans une critique des
\x9Cuvres de Labatut, ins\xE9r\xE9e dans la _Colonne et l'Observateur_[7],
journal de Boulogne, s'exprimait ainsi:

\xAB... Les po\xE9sies de Lafon-Labatut sont belles, palpitantes d'int\xE9r\xEAt,
souvent pleines d'\xE9nergie dans la pens\xE9e et l'exposition, riches
d'images et de coloris,--la pointure s'y retrouve souvent,--harmonieuses
et tr\xE8s-vari\xE9es dans le rhythme, ce qui les sauve de la monotonie, cet
\xE9cueil funeste \xE0 beaucoup de po\xE8tes. Sans doute, toutes ne sont pas
parfaites: quelques morceaux, rares il est vrai, accusent un peu
d'incoh\xE9rence dans la conception et d'obscurit\xE9 dans la forme; mais,
consid\xE9r\xE9es dans leur ensemble, elles n'en sont pas moins l'\x9Cuvre
d'un po\xE8te qu'on ne peut que s'applaudir d'avoir lu et de pouvoir relire
souvent. Les morceaux que nous aimons le mieux, et qui nous paraissent
r\xE9unir le plus de qualit\xE9s po\xE9tiques, sont: _Apoth\xE9ose_, _ma M\xE8re_, _les
Adieux_, _l'Absence_, _A un Enfant_, _les Hirondelles_, _A mon Chien_,
etc.; et parmi ceux o\xF9 l'auteur s'est d\xE9gag\xE9, compl\xE9tement ou en partie,
de ses pr\xE9occupations personnelles: _les Vents_, _les Bois_, _la
Cloche_, et surtout _le Fou_. R\xE9p\xE9tons-le: toutes les pi\xE8ces qui
composent _Insomnies et Regrets_, m\xEAme celles qui ne sont pas
irr\xE9prochables, sont marqu\xE9es au coin de la bonne po\xE9sie. Tous ceux dont
le c\x9Cur n'est jamais rest\xE9 froid devant un beau talent et une belle
\xE2me, unis \xE0 une grande infortune, voudront donner au po\xE8te aveugle une
marque de bienveillante sympathie; les dames surtout, qui ont toujours
\xE9t\xE9 pour lui une Providence terrestre; les femmes, dont le c\x9Cur bat
si vite \xE0 l'aspect du malheur et de la souffrance, voudront \xEAtre les
Antigones de ce nouvel \x8Cdipe.

\xABEncore un mot \xE0 Lafon-Labatut: dans le morceau adress\xE9 \xE0 un _Oiseau
inconnu_, il lui dit qu'il voudrait que sa voix solitaire f\xFBt, comme la
sienne, _l'amour d'un malheureux_. Son d\xE9sir ne sera pas st\xE9rile:
toutes les douleurs se touchent par quelque point, et plus d'un
malheureux, en retrouvant dans ses vers ce qu'il a souffert, embellis
des charmes de la po\xE9sie, sentira rena\xEEtre dans ses yeux de douces
larmes qu'il croyait \xE0 jamais perdues, et retrempera son courage dans
l'\xE9nergie de sa volont\xE9, dans le calme de sa r\xE9signation. Quant \xE0 son
nom, qu'il aurait voulu garder ignor\xE9, il sera prononc\xE9, par tous ceux
qui le conna\xEEtront, avec le respect et l'amour qu'il commande, et
deviendra un des symboles les plus touchants du po\xE8te malheureux.....\xBB[8]

Le _Moniteur_, le _Constitutionnel_, le _National_, le _Messager_, la
_Presse_, l'_Illustration_, etc., suivirent l'exemple donn\xE9, et Labatut
recueillit une ample moisson de sympathiques \xE9loges, pr\xE9curseurs de la
haute marque de distinction dont l'Acad\xE9mie fran\xE7aise devait l'honorer
en mettant sur son front sa couronne de lauriers.

On sait avec quel enthousiasme fut accueillie, en 1835, l'apparition, \xE0
la Com\xE9die-Fran\xE7aise, de _Chatterton_, drame que M. Alfred de Vigny
venait de tirer de son magnifique roman de _Stello_.

Le sujet \xE9tait bien fait pour soulever les attaques de quelques
bourgeois \xE9go\xEFstes et \xE0 l'esprit \xE9troit; aussi ne furent-elles pas
m\xE9nag\xE9es \xE0 l'auteur, que l'on accusait stupidement de s'\xEAtre constitu\xE9
l'apologiste du suicide.

L'opinion publique fit bon compte de ces basses accusations, dict\xE9es le
plus souvent par la jalousie impuissante. Le succ\xE8s de la pi\xE8ce fut
\xE9clatant et l'enseignement salutaire; les \xE2mes compatissantes s'\xE9murent
\xE0 ce terrible tableau de l'orgueil brutal et de l'\xE9go\xEFsme se coalisant
pour terrasser le g\xE9nie, et, au sortir d'une repr\xE9sentation, M. de
Maill\xE9 de Latour-Landry \xE9crivait \xE0 l'un de ses amis:

\xABJe viens de voir _Chatterton_. Eh bien! M. de Vigny a raison. Quand un
po\xE8te se produit, on doit lui assurer au moins pour un an le pain
quotidien, lui donner le temps d'essayer ses forces, de les montrer, et
de gagner le suffrage public. Je sors de chez mon notaire. J'ai
institu\xE9 \xE0 cet effet un prix de _quinze cents francs_ que d\xE9cernera
l'Acad\xE9mie.\xBB

Telles furent les circonstances qui pr\xE9sid\xE8rent \xE0 la fondation de ce
prix, et que j'ai cru devoir rappeler.

Dans sa s\xE9ance publique annuelle du 10 septembre 1846, l'Acad\xE9mie
fran\xE7aise, sur le rapport de M. Lebrun, accorda par acclamation \xE0 Joseph
Lafon-Labatut le prix fond\xE9 par M. le comte de Maill\xE9 de Latour-Landry,
et qui \xE9tait ainsi libell\xE9: \xABPrix institu\xE9 en faveur d'un jeune \xE9crivain
pauvre dont le talent, d\xE9j\xE0 remarquable, para\xEEt m\xE9riter d'\xEAtre encourag\xE9
\xE0 poursuivre sa carri\xE8re dans les lettres\xBB[9].

En outre, pour reconna\xEEtre les premiers efforts du po\xE8te qui promettait
un si bel avenir, et en m\xEAme temps pour l'aider surtout \xE0 r\xE9aliser cette
promesse, M. de Salvandy, ministre de l'instruction publique, d\xE9cida
qu'il serait attribu\xE9 \xE0 Lafon-Labatut une indemnit\xE9 annuelle de 800
francs.

M. Villemain, secr\xE9taire perp\xE9tuel de l'Acad\xE9mie fran\xE7aise, fut charg\xE9
d'annoncer au laur\xE9at la d\xE9cision bienveillante dont il venait d'\xEAtre
l'objet.

C'est ainsi qu'\xE0 force de r\xE9signation, d'\xE9nergie et de patience, le
jeune po\xE8te venait de conqu\xE9rir un titre \xE0 la c\xE9l\xE9brit\xE9, en m\xEAme temps
que des secours inesp\xE9r\xE9s le mettaient d\xE9sormais \xE0 l'abri de la mis\xE8re.

Stimul\xE9 par le succ\xE8s, Labatut ajouta \xE0 son \x9Cuvre de nouvelles pi\xE8ces
de po\xE9sie, qui bient\xF4t confirm\xE8rent les esp\xE9rances fond\xE9es sur son
talent et qui ajout\xE8rent encore \xE0 l'int\xE9r\xEAt qu'il avait d\xE9j\xE0 inspir\xE9.

Il habitait, \xE0 l'extr\xE9mit\xE9 de la petite ville du Bugue, une maison
solitaire, modeste ermitage riant aux rayons du soleil levant, \xE9gay\xE9 par
le chant des oiseaux et le perp\xE9tuel murmure de la V\xE9z\xE8re. C'est l\xE0 que
vint le voir M. le comte Horace de Viel-Castel, qui, \xE9merveill\xE9 des
r\xE9cits du po\xE8te, s'exprimait en ces termes dans une narration de son
voyage:

\xAB... Le souvenir de la journ\xE9e que j'ai pass\xE9e dans la modeste demeure
de Lafon-Labatut est un de ceux que je garde pr\xE9cieusement en ma
m\xE9moire; jamais je n'oublierai cette infortune si grande et si noble du
po\xE8te aveugle, ses chants si m\xE9lancoliques et si suaves, sa conversation
si pleine d'int\xE9r\xEAt, sa figure si belle d'expression et de tristesse
r\xE9sign\xE9e. Je reviendrai de nouveau dans sa demeure, je l'\xE9couterai me
r\xE9citant de nouveaux chants et s'interrompant pour me dire: \xABPrenez
garde, monsieur, je vous en prie; je vous ai entendu vous appuyer contre
ma fen\xEAtre, et vous pourriez effaroucher un pauvre nid d'hirondelles qui
s'est confi\xE9 \xE0 moi. Tous les ans, mes amies de l'ann\xE9e pr\xE9c\xE9dente
viennent l'habiter; elles me connaissent, elles m'aiment, je ne ferme
jamais ma fen\xEAtre pour leur laisser la libert\xE9 d'aller et venir \xE0 leur
fantaisie... Je les aime sinc\xE8rement, ces pauvres hirondelles; elles ne
s'aper\xE7oivent pas que je suis aveugle!...\xBB

C'est \xE0 peu pr\xE8s \xE0 cette \xE9poque qu'il re\xE7ut de Bergerac une adresse de
f\xE9licitations sign\xE9e de toute la ville, et qui rendait un public et
pr\xE9cieux hommage au po\xE8te que quelque temps auparavant, \xE0 l'occasion du
couronnement de Jasmin, l'intelligente cit\xE9 avait f\xEAt\xE9 et applaudi.

Je transcris ici la r\xE9ponse de Lafon-Labatut:

       \xABMESSIEURS,

     \xABJe suis vraiment d\xE9sol\xE9 qu'une absence de plusieurs jours m'ait
     emp\xEAch\xE9 de prendre plus t\xF4t connaissance d'une adresse qui m'honore
     autant qu'elle me touche.

     \xABJe n'ai point oubli\xE9, je n'oublierai jamais, messieurs, le jour o\xF9
     la ville de Bergerac a vu dans son sein un grand po\xE8te d'une part
     et un grand malheur de l'autre. Ce grand po\xE8te, c'\xE9tait Jasmin; ce
     grand malheur, c'\xE9tait moi.

     \xABA cette heure, messieurs, le g\xE9nie eut ses courtisans, c'\xE9tait
     beau, et l'infortune ses flatteurs, c'\xE9tait encore plus beau
     peut-\xEAtre... Vous me pardonnerez, je l'esp\xE8re, les \xE9pith\xE8tes que
     je vous donne ici; elles me semblent assez justifi\xE9es et ennoblies
     par la circonstance; l'Agenais s'en revint avec une magnifique
     m\xE9daille sur la poitrine, le P\xE9rigourdin avec un bienveillant
     appareil sur le c\x9Cur.

     \xABDepuis cette \xE9poque, messieurs, j'ai bien souffert... c'est ma
     t\xE2che sur la terre. Mais une couronne et une aisance inattendues
     sont venues me chercher dans ma solitude... H\xE9las! n'est-ce pas
     trop tard?...

     \xABQuoi qu'il en soit, je garderai et montrerai toujours la
     f\xE9licitation \xE9crite de mes compatriotes comme le plus beau titre de
     noblesse dont mon faible talent puisse se vanter. Parmi les noms
     qui la couvrent, quelques-uns me sont apparus comme de vieux amis,
     comme une touchante image du souvenir; les autres, que je d\xE9sire
     conna\xEEtre un jour, comme une douce promesse de l'esp\xE9rance.

     \xABRecevez, messieurs, l'assurance de toute ma gratitude et de mon
     d\xE9vouement le plus sinc\xE8re.

            \xABLAFON-LABATUT.\xBB

On voit, par les citations nombreuses faites dans cette biographie, que
Lafon-Labatut, gr\xE2ce \xE0 son talent, \xE9tait devenu un homme remarquable et
remarqu\xE9. D'autres titres le recommandaient encore aux amis qui
allaient le visiter. C'\xE9tait d'abord sa conversation savante, qui venait
rehausser le charme d'une diction pure et m\xE9lodieuse. Il poss\xE9dait de
plus ce don bien rare, quoiqu'on en dise, de l'esprit gaulois,
quelquefois caustique, il est vrai, mais \xE0 qui l'on pardonnait bien
vite, car l'on connaissait la bont\xE9 de l'homme et son exquise
sensibilit\xE9 de c\x9Cur.

Enfin, aim\xE9 et estim\xE9 de tous ceux qui l'approchaient, Lafon-Labatut
consacra enti\xE8rement le reste de ses jours au commerce des Muses,
chantant ses souvenirs, ses aspirations, avec cette v\xE9rit\xE9 de sentiment
et cette douceur philosophique qui distinguent ses premi\xE8res \x9Cuvres.

Quand la vieillesse vint le surprendre, vieillesse que tant d'infortunes
avaient rendue pr\xE9coce, il se trouvait au milieu de parents qui, comme
lui, longtemps secou\xE9s par la temp\xEAte, avaient demand\xE9 \xE0 de durs labeurs
un peu de place au soleil.

Une longue maladie de c\x9Cur, contre laquelle vinrent \xE9chouer les
secrets de la science m\xE9dicale et les soins les plus empress\xE9s, l'enleva
\xE0 ses concitoyens le 5 juillet 1877.

C'est ainsi qu'il mourut ou plut\xF4t s'\xE9teignit doucement en souhaitant \xE0
ceux qui l'entouraient le bonheur qu'il avait si peu connu.

Le recueil des po\xE9sies in\xE9dites qui me fut confi\xE9 par notre regrett\xE9
po\xE8te, lors des premi\xE8res atteintes de la maladie qui devait
l'emporter, est le fruit de trente ann\xE9es de travail.

Une excessive modestie, jointe au d\xE9sir d'atteindre toujours un plus
haut degr\xE9 de perfection, emp\xEAch\xE8rent l'auteur de livrer \xE0 la publicit\xE9
ses nouvelles cr\xE9ations. Et pourtant, que de progr\xE8s accomplis depuis
l'\xE9poque o\xF9 parut son premier ouvrage! Tout ici est d'un fini parfait,
et, sauf quelques rares in\xE9galit\xE9s, tout y porte les traces du g\xE9nie
po\xE9tique. C'est surtout dans l'\xE9l\xE9gie que se r\xE9v\xE8le son talent; c'est l\xE0
que brillent, avec le plus d'\xE9clat, cette gr\xE2ce et ce naturel qui
gardent les \x9Cuvres de vieillir.

On a reproch\xE9 \xE0 Lafon-Labatut un peu d'uniformit\xE9, r\xE9sultat in\xE9vitable
de ses chants compos\xE9s sous une impression personnelle, celle de son
malheur. Il a tenu compte de la critique; oubliant ses souffrances, il a
produit de nombreuses pi\xE8ces o\xF9 il s'est, pour ainsi dire, isol\xE9 de
lui-m\xEAme. Parmi ces morceaux, l'on remarque surtout: _l'Imp\xF4t_, _les
Inventions_, _le Tableau_, _Un de Trop_, _Jadis et Maintenant_, _la
Rencontre_, _les Lazzaroni_, _l'Abeille_, _le Vieux Gardeur d'Oies_, _le
Sobriquet_, etc.

En livrant prochainement \xE0 la publicit\xE9 ces po\xE9sies compl\xE8tes sous le
titre modeste de _Derniers T\xE2tonnements_ que leur a donn\xE9 l'auteur, je
ne ferai que c\xE9der aux instances des amis du po\xE8te et au d\xE9sir exprim\xE9
par la Soci\xE9t\xE9 historique et arch\xE9ologique de la Dordogne[10].

La _Femme du Diable_ publi\xE9e aujourd'hui est une des pi\xE8ces les plus
remarquables du recueil, un v\xE9ritable chef-d'\x9Cuvre par l'ordonnance
et le pittoresque du r\xE9cit, un \xE9tonnant tour de force po\xE9tique par le
retour p\xE9riodique des m\xEAmes rimes. Le succ\xE8s obtenu par les premi\xE8res
\x9Cuvres de Lafon-Labatut me garantit l'accueil favorable du public
pour ces admirables strophes qui justifient si bien cette pens\xE9e de
Victor Hugo prise par le po\xE8te aveugle comme \xE9pigraphe \xE0 ses _Derniers
T\xE2tonnements_:

    Quand l'\x9Cil du corps s'\xE9teint, l'\x9Cil de l'esprit s'allume.

              GABRIEL LAFON.

Le Bugue (Dordogne), Juin 1878.



LA FEMME DU DIABLE

L\xC9GENDE P\xC9RIGORDINE.

    Je suis celui qu'on aime et qu'on ne conna\xEEt pas.
    Sur l'homme j'ai fond\xE9 mon empire de flamme,
    Dans les d\xE9sirs du c\x9Cur, dans les r\xEAves de l'\xE2me,
    Dans les liens des corps, attraits myst\xE9rieux,
    Dans les tr\xE9sors du sang, dans les regards des yeux.

         (Alfred DE VIGNY.)



              I


    Enfant, de l\xE9gendes avide,
    J'ai souvent entendu parler
    D'une femme s\xE8che et livide
    Qu'un sort fatal semblait voiler;
    On l'appelait, Dieu me pardonne,
    La Femme du Diable, au hameau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Au fond d'une gorge sauvage
    Qui s'\xE9tr\xE9cit en entonnoir,
    Sans voisins et sans parentage,
    Sans amis qu'un gros matou noir,
    Elle habite un bouge o\xF9 foisonne
    La f\xEAve grise, le sureau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Dedans, sur une planche haute,
    Se riant du miauleur affreux,
    Une souris rouge y grignotte
    Un livre d'heures tout poudreux,
    Et dehors, une poule aphone
    Y gratte un f\xE9tide terreau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Nul grillon dans la chemin\xE9e,
    Nul lierre au mur se cramponnant,
    Pas de ruche au soleil tourn\xE9e,
    Nul pauvre qui, s'en revenant,
    Rende un _pater_ pour une aum\xF4ne
    Au seuil maudit de ce closeau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    On dit qu'elle avait \xE9t\xE9 belle,
    Mais mon enfance n'y voyait
    Qu'une grande sempiternelle
    Dont l'air farouche m'effrayait;
    Le temps, qui fauche et qui moissonne,
    Avait tout fl\xE9tri sur sa peau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    La vieille servante d'un pr\xEAtre,
    Chez qui j'ai fait bien des p\xE9ch\xE9s,
    Lorsque la bise \xE0 la fen\xEAtre
    Geignait dans les trous mal bouch\xE9s,
    Me fit, encore j'en frissonne,
    De cette histoire un long tableau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Je vais, gr\xE2ce au ciel qui m'\xE9claire,
    De quelques traits l'amplifier,
    Ce, afin que le populaire
    S'en puisse mieux \xE9difier;
    Et sur un air je me chansonne
    Pour plus durable _memento_:
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.



              II


    Jeanne \xE9tait une paysanne
    Si fra\xEEche sous son bavolet,
    Si pimpante, la pauvre Jeanne,
    Dans la serge qui l'habillait,
    Qu'en pour, madame la baronne
    E\xFBt donn\xE9 maint et maint joyau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Car, aux champs o\xF9 Jeanne \xE9tait n\xE9e,
    Elle prit sa taille d'osier,
    L'air d'une aimable matin\xE9e,
    Un rossignol dans son gosier;
    Sa joue empruntait, vermillonne,
    Le ferme \xE9clat du bigarreau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Comme une oronge elle \xE9tait blonde;
    Son corps de gr\xE2ce \xE9tait p\xE9tri;
    Aussi l\xE9g\xE8re qu'une aronde,
    Elle en avait le joli cri;
    Et blanche neige qui floconne
    La jalousait sur le plateau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Qu'elle se courbe en moissonneuse,
    Chantant dans le bl\xE9 des gu\xE9rets;
    Qu'elle se redresse en faneuse
    Derri\xE8re nos faucheurs distraits,
    Le sceptre qu'on ambitionne,
    C'est sa faucille ou son rateau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Finalement, dans la prairie,
    A la fontaine, aux sentiers verts,
    Partout, pleins de sorcellerie,
    Ses yeux vifs, de longs cils couverts,
    Tournaient la t\xEAte qui grisonne,
    Alanguissaient le pastoureau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Qu'il e\xFBt mieux valu, pour son \xE2me,
    Brider ses fantasques humeurs,
    Vivre laide, exempte de bl\xE2me,
    Au sein de nos beno\xEEtes m\x9Curs,
    Se mesurer selon son aune,
    Et ne pas s'\xE9prendre \xE0 vau-l'eau!
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.



              III


    Il advient qu'au quartier de lune
    O\xF9 se vautre le mardi-gras,
    Quand sur les pignons, dans la brune,
    En jurant s'accouplent les chats,
    La musette qui s'\xE9poumonne
    Proclame grand bal au flambeau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.



              IV


    Dans ce r\xE9cit, que nous confirme
    Plus d'un respectable t\xE9moin,
    Jeanne, avec une a\xEFeule infirme,
    Vivait, du village assez loin;
    Fruit m\xFBr et bouton qui fleuronne
    Rarement ont m\xEAme rameau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xC9clipser toutes ses compagnes,
    Jeanne br\xFBlait de ce d\xE9sir.
    Ainsi qu'\xE0 la ville, aux campagnes,
    Gloriole nuit au plaisir;
    Gloriole, h\xE9las! empoisonne
    Bal dans un Louvre ou sous l'ormeau!
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xAB--Mon enfant, murmurait l'a\xEFeule,
    \xABEn proie aux affres de la mort,
    \xABDe me laisser malade et seule
    \xABN'aurait-tu pas quelque remord?
    \xABMon ange gardien m'abandonne
    \xABD\xE8s que tu quittes mon rideau.\xBB
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABSouviens-toi, ma douce Jeannette,
    \xABDe tes parents en paradis;
    \xABSouviens-toi d'\xEAtre fille honn\xEAte,
    \xABDe mes soins prodigu\xE9s jadis;
    \xABQu'en mourant, ta m\xE8re si bonne
    \xABMe l\xE9gua ton petit berceau.\xBB
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABElle est mauvaise conseill\xE8re,
    \xABLa vanit\xE9, ma ch\xE8re enfant;
    \xABAyons recours, par la pri\xE8re,
    \xABA la Vierge qui nous d\xE9fend;
    \xABSimplesse et vertu, de son tr\xF4ne
    \xABDescendront te faire un trousseau.\xBB
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABFassent J\xE9sus et ses ap\xF4tres,
    \xABAvec saint Joseph, l'artisan,
    \xABEt saint Roch, patron de nous autres,
    \xABHumble race du paysan,
    \xABQue Dieu le p\xE8re nous guerdonne
    \xABEn b\xE9nissant notre hoyau.\xBB
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABNe m'abandonne pas; nagu\xE8re,
    \xABComme autrefois d'os et de chairs,
    \xABM'ont apparu dans leur suaire
    \xABNos pauvres d\xE9funts les plus chers;
    \xABEt leur main pleine d'arg\xE9mone
    \xABMe montrait un soleil nouveau.\xBB
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Jeanne ob\xE9it, non sans blasph\xEAme,
    Non sans se dire entre les dents:
    \xAB--Fut-ce avec le diable lui-m\xEAme,
    \xABJe danserai l\xE0-bas, dedans
    \xABCette masure qui rayonne,
    \xABO\xF9 ricane le chalumeau!\xBB
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.



              V


    Sit\xF4t que l'a\xEFeule assoupie,
    Confiante, a ferm\xE9 les yeux,
    Jeanne, que pousse un bras impie,
    S'appr\xEAte \xE0 pas silencieux.
    Le vieux calel de cuivre jaune
    Languit \xE9teint sur l'escabeau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Oh! pr\xE9caution t\xE9n\xE9breuse!
    Oh! coupable et funeste appr\xEAt!
    Et tu vas fuir, fuir, malheureuse,
    Ton lit si blanc et si propret,
    Doux nid o\xF9 l'amour te chantonne
    Les songes de ton renouveau!
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Et si pendant qu'ailleurs tu veilles,
    Pour comble d'\xE9pouvantement,
    La mort vient surprendre ta vieille
    Avant les derniers sacrements!
    Qui sait? Peut-\xEAtre la f\xE9lone
    Porte la main au loqueteau!
    Si te diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Fuyant la grand'm\xE8re abus\xE9e
    Qui lui tint lieu de ses auteurs,
    Elle descend par la crois\xE9e:
    C'est la porte des malfaiteurs.
    D'abord, elle h\xE9site et t\xE2tonne;
    L'ombre l'\xE9treint de son bandeau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Plus loin, elle tressaille: un li\xE8vre
    S'\xE9veille et part \xE0 son c\xF4t\xE9;
    Un buisson l'accroche; un geni\xE8vre
    Semble agir dans l'obscurit\xE9;
    Un renard glapit et braconne
    Aux trousses de quelque \xE9tourneau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Elle \xE9coute:--A travers la haie,
    Qu'est-ce qui sanglote tout bas?
    --Elle regarde, elle s'effraie:
    --Qu'est-ce donc qui se meut l\xE0-bas?
    --Une ombre ind\xE9cise y m\xE2chonne
    --Je ne sais quoi dans le pr\xE9au;
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Exhalant de brusques hu\xE9es,
    Pareilles aux cris des d\xE9mons,
    Le vent d\xE9chire les nu\xE9es
    Qui se rassemblent sur les monts;
    Le ciel frileux s'encapuchonne
    Dans leurs plis tra\xEEnant en lambeau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Bient\xF4t une flamme qui brille,
    Un bruit lointain de flageolet
    Vient \xE9garer la jeune fille
    Sur les traces d'un feu-follet;
    Un inconnu j\xE0 la talonne,
    Aux yeux per\xE7ants sous grand chapeau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Un plumet sur sa chevelure
    Va rouler en se remuant,
    Courtoise est toute son allure,
    Son abord est insinuant;
    Du haut en bas il s'environne
    Des ondes d'un ample manteau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xAB--La nuit aveugle a bien des pi\xE9ges,
    \xABGente damoiselle; est-ce \xE0 vous
    \xABD'aller braver ses sortil\xE9ges,
    \xABSes lutins et ses loups-garous,
    \xABEt le fier bandit qui ran\xE7onne
    \xABLa bachelette incognito?\xBB
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    A ce seul nom de damoiselle,
    La simple fille du manant,
    Gagn\xE9e \xE0 la voix qui l'appelle,
    Se retourne et va cheminant,
    C\xF4te \xE0 c\xF4te, alerte et friponne,
    Avec l'\xE9trange Jouvenceau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    C'est que le bal et les fleurettes
    Avaient d\xE9traqu\xE9 sa raison,
    L'\xE9loignant des \x9Cuvres discr\xE8tes,
    Des devoirs et de l'oraison,
    Si bien qu'on l'avait vue, au pr\xF4ne,
    Sourire \xE0 tel godelureau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xAB--Confiez-vous \xE0 ma prudence,
    \xABCar le chemin o\xF9 vous passez
    \xABVous m\xE8nerait droit \xE0 la danse,
    \xABA la danse des tr\xE9pass\xE9s;
    \xABLe malin qui vous espionne
    \xABPrend ce flageolet pour appeau.\xBB
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABQue cette cha\xEEne, \xF4 ma colombe,
    \xABO\xF9 l'or fin relient cent rubis,
    \xABDe votre col si blanc retombe
    \xAB\xC9tinceler sur vos habits;
    \xABGage d'amour, qu'il sanctionne
    \xABCelui d'un puissant hobereau!\xBB
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABSuivez-moi; vous serez la reine
    \xABDe tout le village assembl\xE9.\xBB
    Comme ils traversaient la garenne,
    Son c\x9Cur pourtant se sent troubl\xE9:
    Aux gais refrains qu'elle fredonne,
    En sons plaintifs r\xE9pond l'\xE9cho.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Les m\xE2tins, qui prennent l'alarme,
    Per\xE7ant les t\xE9n\xE8bres d'abois,
    Leur couraient sus; voil\xE0 qu'un charme
    En leur gorge \xE9trangle leur voix;
    Leur bande se cache et marmonne,
    R\xE2lant la peur par le naseau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Qu'importe une a\xEFeule mourante?
    Qu'importent des pressentiments?
    Jeanne entend la vive courante,
    Et le rire, et les instruments,
    Et l'humeur gaillarde et gasconne
    Qui circule en niche, en bravo.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    La masure craque et chancelle
    Comme un vieux ivrogne attard\xE9;
    On se poursuit, on se harcelle;
    Le carnaval est d\xE9bord\xE9!
    On fr\xE9tille, on se t\xE2tillonne;
    L'on saute et l'on s'embrasse: oh! oh!
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Lise, et demain la fi\xE8vre quarte
    Ou la toux aux fr\xE9quents acc\xE8s;
    La fluxion qui fera, Marthe,
    Saillir votre joue en abc\xE8s;
    Et perdre son salut, Simonne,
    N'est-ce l\xE0 qu'un l\xE9ger bobo?
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.



              VI


    Parmi la tourbe r\xE9jouie,
    Tous deux s'offrent:--\xABQu'est celui-ci,
    \xABSe disait plus d'une \xE9bahie,
    \xABQue Jeanne nous am\xE8ne ici?
    \xABD'un duc porte-t-il la couronne?
    \xABEst-ce un \xE9cuyer du ch\xE2teau?\xBB
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Et plus d'une, par convoitise,
    Furtive, lui jette un regard;
    Et plus d'une qu'envie attise,
    De Jeanne chuchotte \xE0 l'\xE9cart.
    \xAB--Ah! dit une vieille matronne,
    \xABC'est un loup qui guette un agneau!\xBB
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    A quoi sert que le berger compte
    Toutes les t\xEAtes du b\xE9tail?
    L'affreux ravisseur n'a pas honte
    D'entrer choisir dans le bercail.
    Tant bien qu'on se pr\xE9cautionne,
    Le diable happe son morceau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Elle n'entendait rien: la folle,
    D\xE9j\xE0 prompte \xE0 tout oublier,
    Glorieuse, pirouette et vole,
    Enlac\xE9e \xE0 son cavalier;
    Vous croiriez que son pied festonne,
    Narguant l'aiguille et le pinceau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Elle n'entendait rien! l'abeille
    Ainsi voltige autour des fleurs,
    Aux rayons d'avril s'ensoleille,
    Et se perd entre leurs couleurs;
    Tel, le papillon vagabonde
    De la pervenche \xE0 l'arbrisseau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    C'\xE9tait \xE0 fermer les paupi\xE8res
    A chaque fois que flamboyait
    L'\xE9clair des perles et des pierres
    Qu'en fringuant elle renvoyait;
    Et tandis qu'elle s'\xE9valtonne
    Flotte le magique oripeau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Jeannille, la grosse meuni\xE8re,
    Feint un grand malaise, et s'assied;
    Mion, l'alerte jardini\xE8re,
    Se reproche une entorse au pied;
    La dame du syndic chiffonne
    D'ennui son tablier ponceau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Les jeunes bouviers de la plaine,
    Dont le chapeau porte un ruban,
    Ceux d'Audrix et de Lancepl\xE8ne,
    De Bigarroque et de Cabans,
    Sont f\xE2ch\xE9s que la compagnonne
    Leur pr\xE9f\xE8re ce damoiseau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Le m\xE9n\xE9trier du village,
    Fin goguenard, ils le sont tous,
    Rit au superbe personnage
    Qui change en ducats ses gros sous;
    D'un clin d'\x9Cil oblique il co\xEFonne
    Mion, Jeannille et l'Isabeau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Il connaissait toutes les gammes;
    Ma\xEEtre tailleur de son m\xE9tier,
    Il habillait hommes et femmes,
    Et, d'apr\xE8s maint cabaretier,
    Estimait le jus de la tonne
    Plus doux, ma foi, que le pruneau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Afin de mouiller sa musette,
    C'\xE9tait l\xE0 son dire, il fallait
    Qu'\xE0 son c\xF4t\xE9 toujours fut pr\xEAte
    Sa pinte avec son gobelet:
    Cours, ma musette biberonne,
    En bourr\xE9e, ou vire en rondeau!
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Sur ce toit qui flamboie et grouille,
    Au milieu du calme lointain,
    La lune qu'un nuage souille,
    Jette un rayon louche, et s'\xE9teint:
    Ainsi, craintive et p\xE2le nonne
    \xC9pie entre un double barreau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.



              VII


    Minuit! minuit! dans l'autre monde,
    Soudain hurle un ch\x9Cur de damn\xE9s,
    Qui forment une obsc\xE8ne ronde
    Et se tr\xE9moussent d\xE9cha\xEEn\xE9s:
    L'enfer se rue; il nasillonne
    Aux reflets du rouge fourneau:
    \xAB--Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    \xABIl n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABRelevons la robe ensoufr\xE9e
    \xABRiche de ses franges de feu!
    \xABDansons! la plus belle cur\xE9e
    \xABPour notre ma\xEEtre n'est qu'un jeu!
    \xABLa fille d'\xC8ve qu'il bouchonne
    \xABTourne en dansant dans le panneau.
    \xABSi le diable n'\xE9tait pas beau,
    \xABIl n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABDans l'habitacle o\xF9, sur la braise,
    \xABNos vains plaisirs sont expi\xE9s,
    \xABDu fond des bois c'est une fraise
    \xABQui, cette nuit, tombe \xE0 nos pieds;
    \xABC'est un bouquet de belladone,
    \xABC'est une goutte du ruisseau.
    \xABSi le diable n'\xE9tait pas beau,
    \xABIl n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABQue tout lui fasse la grimace,
    \xABQuand fi\xE9vreuse elle dormira;
    \xABQue la chenille et la limace
    \xABBrouttent ce qu'elle s\xE8mera;
    \xABQue le grain qu'un ver charan\xE7onne
    \xABDevienne cendre, en son bluteau.
    \xABSi le diable n'\xE9tait pas beau,
    \xABIl n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABQu'elle vive encor sur la terre
    \xABMais que son \xE2me rampe ici!
    \xABQue sa chute, non salutaire,
    \xABN'am\xE8ne nulle autre \xE0 merci!
    \xABQu'un remords sans larme assaisonne
    \xABSes fruits, son pichet, son chanteau!
    \xABSi le diable n'\xE9tait pas beau,
    \xABIl n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABDansons! et qu'il s'ouvre sans cesse
    \xABAux danseuses de tous les temps,
    \xABA la ribaude, \xE0 la princesse,
    \xABNotre portail, \xE0 deux battants!
    \xABQue de ses clefs Simon Barjonne
    \xABVoie enrouiller le vieux faisceau!
    \xABSi le diable n'\xE9tait pas beau,
    \xABIl n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABNous avons la danse macabre,
    \xABPuisque la danse lui pla\xEEt tant;
    \xABLa toge, la m\xEEtre et le sabre,
    \xABElle y verra tout gigottant;
    \xABElle y verra la b\xFBcheronne
    \xABCoudoyer son gentilhommeau.
    \xABSi le diable n'\xE9tait pas beau,
    \xABIl n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABSous les cieux charg\xE9s de temp\xEAtes
    \xABG\xEEt la terre, et son fondement
    \xABAlourdit encor sur nos t\xEAtes
    \xABCet effroyable entassement;
    \xABMineurs que la haine aiguillonne,
    \xABN'en pouvons-nous faire un monceau?
    \xABSi le diable n'\xE9tait pas beau,
    \xABIl n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABDans notre immense farandole,
    \xABUn jour viendra s'associer
    \xABLe monde en masse, et notre idole
    \xABTriomphera sur le brasier:
    \xABCe monde, que rien n'\xE9tan\xE7onne,
    \xABY choiera comme un vil copeau.
    \xABSi le diable n'\xE9tait pas beau,
    \xABIl n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABQuand sur la tache originelle
    \xABL'eau du d\xE9luge passe en vain,
    \xABQu'au mal l'engeance criminelle
    \xABCourt, ti\xE8de encor du sang divin,
    \xABAvec la flamme on nous savonne
    \xABPour nous enlaidir; mais tout beau!
    \xABSi le diable n'\xE9tait pas beau,
    \xABIl n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABA nous les belles fantaisies!
    \xABA nous les profanes rieurs!
    \xABA nous les faces cramoisies
    \xABIvres des biens ext\xE9rieurs!
    \xABA nous l'esprit-fort qui raisonne!
    \xABD'\xC9picure \xE0 nous le pourceau!
    \xABSi le diable n'\xE9tait pas beau,
    \xABIl n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABChantons l'_hosanna_ de l'ab\xEEme!
    \xABElle est \xE0 nous! Elle est \xE0 nous!
    \xABEmbauchons cette autre victime
    \xABA la barbe du Dieu jaloux!--\xBB
    Et l'inextricable chaconne
    Se d\xE9vide en sombre \xE9cheveau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.



              VIII


    N'abandonnez pas votre m\xE8re,
    Fillettes au minois moqueur!
    Le plaisir, ce fruit \xE9ph\xE9m\xE8re,
    Exquis au go\xFBt, g\xE2te le c\x9Cur;
    Que de fois la bouche gloutonne
    S'y rompit les dents au noyau!
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.



              IX


    Une danse effr\xE9n\xE9e, ardente,
    Inconnue aux bons villageois,
    Emporte la jeune imprudente,
    Et son danseur qui, dans ses doigts,
    Presse sa taille et l'emprisonne,
    Et la serre ainsi qu'un \xE9tau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Point de tr\xE8ve, point de rel\xE2che!
    Ses traits ruissellent de sueurs;
    Sur son \x9Cil, un autre \x9Cil s'attache,
    Dardant une fauve lueur
    Qui la fascine et la baillonne
    Mieux que la couleuvre un oiseau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Oui, sa plainte avorte et s'enroue;
    Lumi\xE8re et murs, cohue enfin,
    Autour d'elle font une roue
    Oui tourne et retourne sans fin;
    Dans son sein le sang qui bouillonne
    Monte tinter \xE0 son cerveau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    D'un noir d\xE9lire l'\xE2me pleine,
    Se d\xE9tourner elle ne sait;
    Au lieu de l'amoureuse haleine
    Qui dans son haleine passait,
    Contre sa figure mignonne
    Un souffle effar\xE9 de museau!
    Si te diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Le musicien que d\xE9courage
    Leur pas fouleurs plus v\xE9h\xE9ments,
    Pour les suivre pousse avec rage
    La mesure et le mouvement;
    Toute sa verve fanfaronne
    Avait fait place au vertigo.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Une vague odeur de bitume
    Aux assistants se fait sentir;
    De l'\xE9tranger la bouche fume,
    Des flammes semblent en sortir;
    Puis le couple enfin tourbillonne
    Sans toucher des pieds au carreau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.



              X


    A ces signes trop manifestes,
    Qui n'e\xFBt reconnu Lucifer?
    Nul n'a de voix, nul n'a de gestes,
    Devant le prince de l'enfer;
    L'un dans un coin se pelotonne;
    L'autre n'ose crier: haro!
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Tandis que tout tremble et palpite,
    Pour chasser l'esprit d\xE9cevant,
    Quelqu'un, le plus hardi, court vite
    Qu\xE9rir monsieur le desservant.
    --Il arrive, il prie, il entonne
    Le psautier avec son bedeau.--
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    A l'aspect du pieux ministre
    S'arr\xEAte l'archange cruel,
    La mine basse et l'air sinistre
    Qu'il prend la veille de No\xEBl;
    Il attend que le ciel ordonne,
    Tel qu'un coupable \xE0 son poteau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    --\xABPar la puissance souveraine
    \xABQue je re\xE7us des sacrements,
    \xABRentre \xE0 jamais dans la gehenne,
    \xABPierre des mille achoppements!\xBB
    Fit trois fois le pr\xEAtre.--On bourdonne:
    \xABAmen, Amen,\xBB dans le troupeau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Et, d\xE8s que sa t\xEAte maudite
    Du saint goupillon se mouilla,
    Aux yeux de la foule interdite
    Toute sa hideur s'\xE9tala;
    Le fer qui nous estrama\xE7onne
    Moins effrayant sort du fourreau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Dragon de la Sainte-\xC9criture
    Qui fut Moloch, qui fut Baal,
    Les grincements de sa denture
    On fait reculer tout le bal:
    Pieds fourchus et barbe de faune,
    Il a les cornes du taureau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Ses mains sont des griffes crochues;
    Sa gueule remonte en croissant
    Vers ses deux oreilles velues,
    Et jusqu'\xE0 terre lui descend
    Une queue horrible et bouffonne
    Qu'il agite comme un fl\xE9au.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    En faux-bourdon, Satan s'informe
    D'un ton hypocrite et railleur:
    --\xABComment faut-il, sous quelle forme,
    \xABQue je sorte d'ici, Seigneur?
    \xABSera-ce en salp\xEAtre qui tonne?
    \xABEn coup de vent? en trombe d'eau?\xBB
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    --\xABEn vent! et que Dieu te confonde!
    \xAB_Vade retro!_\xBB dit le cur\xE9.
    A ces mots l'animal immonde,
    Une autre fois transfigur\xE9,
    S'\xE9tend, se gonfle, se balonne:
    C'est un gigantesque crapaud.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Il cr\xE8ve! et renversant la foule,
    Morne et muette de stupeur,
    S'\xE9chappe, et siffle, et gronde, et roule,
    Laissant une infecte vapeur;
    Son rire affreux au loin raisonne,
    Et r\xE9p\xE8te: \xAB_Vade retro!_\xBB,
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.



              XI


    Oh! combien la frayeur redouble,
    Quand chacun, encor tout transi,
    Se rel\xE8ve, et voit qu'en ce trouble
    Jeanne \xE9tait disparue aussi!
    L'Ante-Christ, chacun le soup\xE7onne,
    N'aura pas seul fait le tr\xE8s-saut.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Mais Jeanne \xE9tait devant sa porte,
    Elle entre; et que voit-elle alors?
    L'a\xEFeule, h\xE9las! L'a\xEFeule morte!
    Morte sans elle, et le cou tors!
    Le vieux calel de cuivre jaune
    Brille debout sur l'escabeau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Qui l'avait rallum\xE9? myst\xE8re!
    \xC9tait-ce l'enfer? ou le ciel?
    Un \xE9clair de la foudre aust\xE8re?
    Les feux du brasier \xE9ternel,
    Afin que l'ingrate s'\xE9tonne
    De se sentir moins qu'un roseau?
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Jeanne, sous l'horreur qui la navre,
    Est prise d'un long tremblement
    Face \xE0 face avec ce cadavre
    Qui la regarde fixement;
    Quel regard! il la questionne;
    Sa m\xE8re est son premier bourreau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Elle tombe; et jusqu'\xE0 l'aurore,
    Dans un cauchemar infernal,
    Son noir danseur la fit encore
    Bondir en un cercle fatal.
    Il l'entra\xEEne, au doigt il lui donne
    Un serpent en guise d'anneau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xAB--Venez, dit-il, venez, madame,
    \xABDans mon royaume de clinquant,
    \xABVous aurez un voile de flamme,
    \xABVos colliers seront un carcan;
    \xABC'est dans mes \xC9tats qu'on fa\xE7onne
    \xABTout ce qui vous s\xE9duit l\xE0-haut.\xBB
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABC'est moi qui fais dans les ripailles
    \xABD'un vin chanteur un vin brutal;
    \xABDans le coffre des pince-mailles
    \xABReluisent mes yeux de m\xE9tal;
    \xABEntre cousins j'occasionne
    \xABCent proc\xE8s \xE0 tire-couteau.\xBB
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABDu puissant j'endurcis l'audace,
    \xABJ'inspire ma fourbe au cafard,
    \xABMon envie au porte besace,
    \xABEt ma soif du sang au soudard;
    \xABMa parure sans frein pomponne
    \xABLe p\xE9ch\xE9, son fr\xE8re jumeau.\xBB
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    \xABVous trouvez la pente rapide?
    \xABVoyez, que de fleurs sous vos pas!
    \xABCe lac d'un vitriol limpide
    \xABN'est qu'un miroir pour vos appas;
    \xABCe bruit joyeux qui carillonne
    \xABC\xE9l\xE8bre notre conjungo.--\xBB
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Du jour des cendres qui se l\xE8ve,
    Or, c'\xE9tait _l'Ave Maria_
    Que Jeanne \xE9coutait dans son r\xEAve;
    Apr\xE8s sur l'a\xEFeule pria
    Plus dolente et plus monotone
    La cloche avec son lourd marteau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Un beau gars qui l'avait aim\xE9e,
    Au point d'en rester innocent,
    Voyant sa fen\xEAtre ferm\xE9e
    Si tard, lui chantait en passant:
    \xAB--Dodo, l'enfant, ma folichonne,
    \xABS'endormira tant\xF4t, dodo.--\xBB
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Aux brouillards de l'aube avanc\xE9e
    Jeanne a rouvert ses yeux sanglants;
    Sa beaut\xE9 s'\xE9tait effac\xE9e;
    Ses longs cheveux \xE9taient tout blancs;
    L'empreinte d'un baiser charbonne
    Son front d'un effroyable sceau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    La cha\xEEne d'or, qui fut sa gloire,
    N'offre \xE0 son regard confondu
    Qu'un chanvre r\xE8che et d\xE9risoire,
    Bref, une corde de pendu.
    Tout Saint-Chamassy mentionne
    Ceci vrai comme le _Credo_.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Vous qui n'avez nulle vergogne
    De n\xE9gliger vos vieux parents,
    Voyez un peu comme on se cogne
    A l'enfer aux feux d\xE9vorants.
    Vous dont l'\xE2me aux faux biens s'adonne,
    Songez, songez \xE0 ce cadeau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Voil\xE0 donc, qu'il vous en souvienne,
    O\xF9 m\xE8ne la fougue des sens!
    Certes, avant que \xE7a me revienne,
    \xC7a vous passera, jeunes gens;
    Sous votre danse polissonne
    La coulpe vous creuse un caveau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Au car\xEAme, il faut qu'on le dise,
    Frapp\xE9 d'un miracle si grand,
    Chacun devint pilier d'\xE9glise;
    Chacun, quarante jours durant,
    Je\xFBna, plus maigre qu'une mone,
    A faire japper le boyau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Aussi, de ce bal d\xE9testable,
    Quand pour absoudre les t\xE9moins
    P\xE2ques dressa sa sainte table,
    Tous furent pr\xEAts, une de moins,
    Une qu'en vain P\xE2ques sermonne,
    Qu'attend en vain Quasimodo.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.



              XII


    Passant, si par un temps de pluie,
    Tu rencontrais vers Jean-de-Mai
    Une vieille avec une truie,
    D'un grand signe de croix arm\xE9
    Plains la vieille et fuis la cochonne
    Qui fouille au pied d'un baliveau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.



              XIII


    Depuis cette triste aventure,
    Dont la date bien loin s'enfuit,
    De Jeanne on dit que la toiture
    S'illumine \xE0 chaque minuit;
    A chaque minuit s'y cramponne
    Et croasse un rauque corbeau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Par la fen\xEAtre, sa complice,
    Chemin qu'autrefois elle a pris,
    L'\xE9tranger, \xE0 son tour, se glisse
    Pr\xE8s d'elle, \xE0 l'heure des esprits;
    Un lutin moqueur la testonne,
    Un autre enfle un aigre pipeau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Rid\xE9e, osseuse et d\xE9cr\xE9pite,
    Elle implore un peu de repos;
    Mais son danseur se pr\xE9cipite,
    Toujours ardent, toujours dispos:
    \xAB--Diablesse, harpie ou gorgone,
    \xABDes ans ne crains point le fardeau!\xBB
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Alors la danse recommence,
    Danse plus rude qu'un combat,
    Pleine d'ivresse et de d\xE9mence:
    Tous les scandales du sabbat!
    Aux bras de Satan qui bougonne
    Jeanne \xE9clate en cris de chevreau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Puis tout d\xE9cro\xEEt dans ces murailles
    O\xF9, pour couronner le festin,
    Comme en une nuit d'\xE9pousailles,
    Coule un breuvage libertin;
    Puis un sourd ronflement d\xE9tonne
    Sur le poivre impur du chaudeau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.



              XIV


    Depuis le soir qu'\xE0 la malheure
    Elle faillit \xE0 son devoir,
    Dehors ou bien dans sa demeure,
    Elle regarde tout sans voir;
    En vain le coudrier drageonne,
    En vain reverdit le c\xF4teau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    En vain tous les ans l'hirondelle
    Revient f\xEAter la Saint-Joseph;
    En vain l'octave solennelle
    Quitte en chantant la haute nef;
    En vain la grappe de l'automne
    R\xE9jouit les flancs du tonneau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Seulement comme un point magique
    O\xF9 se retrace son malheur,
    Sa vue, \xE0 la solive antique,
    Suit dans un rayon de chaleur
    L'araign\xE9e au guet qui harponne
    La folle mouche en son r\xE9seau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Depuis ce jour, la mis\xE9rable
    N'a plus ri, pleur\xE9, pri\xE9 Dieu,
    Jamais cherch\xE9 l'air secourable
    Qu'on respire dans le saint lieu;
    Jamais aux pieds de la madone
    Courb\xE9 sa l\xE8vre \xE0 leur niveau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Quand les d\xE9vidoirs qu'un fil tire,
    Tels que moulins \xE0 vent s'en vont,
    Quand des noix le fruit qu'on retire
    S'entasse au plat d'\xE9tain profond,
    Quand de marrons on r\xE9veillonne
    Et qu'ils p\xE8tent sous le treffau,
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    On assure que cette histoire
    A la veill\xE9e emplit d'effroi
    Jusqu'\xE0 ceux qui, dans l'auditoire,
    Vingt ans furent soldats du roi,
    Tant, que la berg\xE8re poltronne
    Laisse aller son gentil fuseau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Chacun fuit sa rencontre \xE0 cause
    Du guignon, et le salinier
    D\xE9tourne son \xE2ne, et nul n'ose
    Braver l'\x9Cil qui, de son grenier,
    Au loin sur l'herbette moutonne,
    Darde aux ouailles le claveau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Le maquignon que Jeanne avise,
    Le chasseur partant au matin,
    Ne feront ni foire ni prise;
    Et juste au plus doux du chemin
    Le charton qui jure et marronne
    Viendra verser son tombereau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Tous pr\xE9tendent qu'elle est sorci\xE8re;
    Qu'elle erre aux carrefours des bols,
    Ou sur les os du cimeti\xE8re,
    Et que dans l'orage parfois,
    Au haut des airs, elle \xE9peronne
    Un manche \xE0 balai de bouleau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Par la nue o\xF9 Jeanne circule
    Rien n'abat son vol clandestin,
    Ni les cierges b\xE9nits qu'on br\xFBle,
    Ni la Br\xE2me de Saint-Martin
    Grondant dans sa tour que blasonne
    Des vieux crois\xE9s le panonceau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Jean du pied-bot, dit l'Ambar\xE8le,
    Qui lit dans le _Petit-Albert_,
    L'a vue ainsi faisant la gr\xEAle;
    Mais garons-nous d'un tel expert;
    Ces lignes fines qu'on griffonne
    Sont souvent l'\x9Cuvre du Noireau!
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Qu'un marmot crie on l'en menace;
    On dit pour mettre le hol\xE0:
    --\xABL'excommuni\xE9e, elle passe!
    \xABLa femme du diable, elle est l\xE0!\xBB
    Prions, prions que sa patronne
    La visite au bord du tombeau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Jeanne de tous longtemps honnie
    Verra luire un jour consolant,
    Ce Dieu que le p\xE9cheur renie
    Fait veiller son coq vigilant:
    T\xF4t ou tard dans notre nuit sonne
    Le troisi\xE8me coquerico.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Reprends la beaut\xE9, la jeunesse,
    Non la beaut\xE9 de tes vingt ans,
    Jeanne, qui te fit p\xE9cheresse,
    Mais celle des grands p\xE9nitents:
    La douleur la perfectionne,
    Et le ciel m\xEAme s'en pr\xE9vaut.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.



              XV


    Pauvre s\x9Cur! qu'aucun plus ne m\xEAle
    A son nom crainte ni clameur.
    Sommes-nous pas faibles comme elle?
    Tous enfants du m\xEAme semeur?
    Les \xE9pis que l'or chaperonne
    Souffrent bien l'azur du barbeau!
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    D'ailleurs tous ces vains mal\xE9fices,
    Dont le fant\xF4me nous s\xE9duit,
    Du d\xE9mon ne sont qu'artifices
    Pour nous \xE9garer dans la nuit.
    Arri\xE8re \xE0 celui qui tamponne
    La lumi\xE8re sous le boisseau!
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Type \xE9ternel d'imp\xE9nitence,
    Pendant qu'il court, le Juif maudit;
    Sur Jeanne, invoquons l'assistance
    De l'Homme-Dieu qui se rendit
    Aux yeux en pleurs de Magdelone,
    Aux pri\xE8res du larronneau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

    Et dans ce cas tr\xE8s-exemplaire,
    SI j'ai voulu vous divertir,
    Si j'ai cherch\xE9 trop \xE0 vous plaire,
    Pas assez \xE0 vous convertir,
    Sachez que le diable en personne
    Se rit de tout po\xE8tereau.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.



         ENVOI.


    T'agr\xE9er me fut une amorce;
    Des enfers enfin revenu,
    Ami, non sans plus d'une entorse,
    J'ai l\xE0, pr\xE8s de l'esprit cornu,
    Vu la critique h\xE9rissonne:
    Qu'elle y reste, cher Archambeaud.
    Si le diable n'\xE9tait pas beau,
    Il n'e\xFBt jamais tent\xE9 personne.

       *       *       *       *       *


POUR PARAITRE PROCHAINEMENT:

DERNIERS TATONNEMENTS

PAR

J. LAFON-LABATUT.


INSOMNIES ET REGRETS

NOUVELLE \xC9DITION

Par le m\xEAme Auteur

Ouvrage couronn\xE9 par l'Acad\xE9mie fran\xE7aise.

P\xE9rigueux.--Imprimerie Charles RASTOUIL, rue Taillefer, 31.

       *       *       *       *       *


NOTES:

[1] 1er d\xE9cembre 1815.

[2] M. P\xE9lissier, homme de lettres distingu\xE9, se trouvait alors occup\xE9
aupr\xE8s de M. Raynouard, c\xE9l\xE8bre acad\xE9micien, auteur de la trag\xE9die _les
Templiers_.

[3] C\xE9l\xE8bre acteur dramatique.

[4] Furne, \xE9diteur, Paris.

[5] Livraison du 1er d\xE9cembre 1845.

[6] _La Guienne_, num\xE9ro du 28 janvier 1846, Feuilleton par Justin
Dupuy.

[7] Num\xE9ro du 12 juillet 1846.

[8] Voici la petite pi\xE8ce de po\xE9sie sur _un Oiseau inconnu_, \xE0 laquelle
il est fait allusion:

    Je ne sais pas ton nom, petit oiseau des champs
            Qui, par longs intervalles,
    Fais retentir au loin la ga\xEEt\xE9 de tes chants
            En strophes matinales.

    Je n'entendis jamais de pr\xE8s ta belle voix;
            Jamais, au premier \xE2ge,
    Tu ne vins sur mon front te choisir dans les bois
            Un balcon de feuillage.

    Mais qu'importe le nom qu'on te donne ici-bas,
            Voix que le Ciel inspire!
    Mon c\x9Cur te conna\xEEt bien; et ne me rends-tu pas
            Une larme, un sourire?

    Qu'importent les couleurs dont tu luis au soleil,
            Dans les herbes nouvelles?
    Dieu t'a fait le pr\xE9sent qui n'a point de pareil,
            Ta musique et tes ailes.

    Ce n'est du rossignol ni le chant soutenu,
            Ni la vive alouette;
    C'est un vague soupir, un talent m\xE9connu
            D'insouciant po\xE8te.

    Ce n'est point la beaut\xE9 superbe, \xE0 l'\x9Cil vainqueur;
            C'est la Vierge qui passe,
    Se tourne, vous regarde, et laisse au fond du c\x9Cur
            Le parfum de sa trace.

    Chaque printemps, tu viens de tes jeunes amours
            Chanter jeune interpr\xE8te;
    Chaque printemps, plus vieux et plus triste toujours,
            Je t'\xE9coute et m'arr\xEAte.

    Tu r\xE9pands en mon \xE2me un confus souvenir
            D'harmonie et d'enfance,
    Comme la fleur d'automne abandonne au z\xE9phir
            Un doux reste d'essence.

    Et je r\xEAve au pass\xE9! petit oiseau des champs
            Qui, par longs intervalles,
    Fait retentir au loin la ga\xEEt\xE9 de tes chants
            En strophes matinales.

    Sous la motte de terre as-tu pour paravent
            La mauve ou la pervenche?
    Ou ton fr\xEAle \xE9difice aux caprices du vent
            Flotte-t-il sur la branche?

    Fais-tu des tendres bl\xE9s qui couvrent les sillons
            Les festins de ta couche?
    Portes-tu dans ton bec, \xE0 tes chers oisillons,
            La bourdonnante mouche?

    T'exiles-tu, nomade, en ces br\xFBlants climats
            O\xF9 se h\xE2te l'aurore?
    Constant et r\xE9sign\xE9, braves-tu nos frimas,
            Cher oiseau? Je l'ignore.

    Conna\xEEtre ne rend pas plus heureux, je le sais;
            On sait tout quand on aime;
    Pour un pauvre ignorant comme moi, c'est assez
            Que tu sois un embl\xEAme.

    Embl\xEAme de bonheur, h\xE9las! dont palpitait
            Ma jeunesse ravie,
    Qui chante quelques jours au printemps, puis se tait
            Tout l'hiver de la vie.

    Je ne veux pas savoir ton nom. J'aimerais mieux
            Que ma voix solitaire
    F\xFBt, comme tes accents, l'amour d'un malheureux,
            Et mon nom un myst\xE8re!


[9] L'Acad\xE9mie d\xE9cernant tous les deux ans le prix institu\xE9 par M. de
Latour-Landry, le laur\xE9at re\xE7oit 3,000 francs.

[10] Dans la s\xE9ance tenue par la Soci\xE9t\xE9 historique et arch\xE9ologique de
la Dordogne, le 2 ao\xFBt 1877, M. Dujaric-Descombes fit la communication
suivante, au sujet de la mort r\xE9cente du po\xE8te aveugle J. Lafon-Labatut:

\xABBien qu'une terre \xE9trang\xE8re l'ait vu na\xEEtre, Lafon-Labatut appartient
au P\xE9rigord par sa famille originaire du Bugue et son existence \xE9coul\xE9e
dans cette ville. Ce po\xE8te si digne d'int\xE9r\xEAt avait pris une place
distingu\xE9e dans la po\xE9sie contemporaine par la publication de ses
_Insomnies et Regrets_, et son admirable talent, couronn\xE9 par l'Acad\xE9mie
fran\xE7aise, recevra encore un nouveau lustre par la publication posthume
d'un second recueil in\xE9dit, les _Derniers T\xE2tonnements_. Le P\xE9rigord
tout entier a vivement ressenti la perte d'un homme qui l'honorait par
son g\xE9nie po\xE9tique. La Soci\xE9t\xE9 historique et arch\xE9ologique, qui a le
culte des hommes et des choses qui font la gloire de notre province,
voudra rendre un hommage \xE0 sa m\xE9moire, en t\xE9moignant aujourd'hui, d\xE8s le
d\xE9but de sa s\xE9ance, les regrets que lui a caus\xE9s la mort de ce po\xE8te,
qui fut un disciple admir\xE9 de Millevoye et de Lamartine.\xBB

A l'unanimit\xE9, la Soci\xE9t\xE9 s'associa \xE0 la pens\xE9e de M. Dujaric, et il fut
d\xE9cid\xE9 que le proc\xE8s-verbal de la s\xE9ance contiendrait l'expression de
ses regrets au sujet de la mort de l'auteur des _Insomnies et Regrets_
et des _Derniers T\xE2tonnements_.





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