Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: La troisième jeunesse de Madame Prune
Author: Loti, Pierre, 1850-1923
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La troisième jeunesse de Madame Prune" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



PIERRE LOTI

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

LA TROISIÈME JEUNESSE DE MADAME PRUNE

PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays,
y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.



LA TROISIÈME JEUNESSE
DE
MADAME PRUNE

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


DU MÊME AUTEUR

Format grand in-18.

AU MAROC                                               1 vol.
AZIYADÉ                                                1 --
LES DERNIERS JOURS DE PÉKIN                            1 --
LE DÉSERT                                              1 --
L'EXILÉE                                               1 --
FANTÔME D'ORIENT                                       1 --
FIGURES ET CHOSES QUI PASSAIENT                        1 --
FLEURS D'ENNUI                                         1 --
LA GALILÉE                                             1 --
L'INDE (sans les Anglais)                              1 --
JAPONERIES D'AUTOMNE                                   1 --
JÉRUSALEM                                              1 --
LE LIVRE DE LA PITIÉ ET DE LA MORT                     1 --
MADAME CHRYSANTHÈME                                    1 --
LE MARIAGE DE LOTI                                     1 --
MATELOT                                                1 --
MON FRÈRE YVES                                         1 --
PÊCHEUR D'ISLANDE                                      1 --
PROPOS D'EXIL                                          1 --
RAMUNTCHO                                              1 --
REFLETS SUR LA SOMBRE ROUTE                            1 --
LE ROMAN D'UN ENFANT                                   1 --
LE ROMAN D'UN SPAHI                                    1 --
VERS ISPAHAN                                           1 --


Format in-8º cavalier.

ŒUVRES COMPLÈTES. Tomes I à VII                        7 vol.


Éditions illustrées.

PÊCHEUR D'ISLANDE, illustré de nombreuses compositions
de E. RUDAUX                                           1 vol.

LES TROIS DAMES DE LA KASBAH, format in-16
colombier. Illustrations de GERVAIS-COURTELLEMONT      1 --

LE MARIAGE DE LOTI, format in-8º jésus. Illustrations
de l'auteur et de A. ROBAUDI                           1 --

IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--1046-1-05.--(Encre
Lorilleux).



AVANT-PROPOS


A mes chers compagnons du _Redoutable_, en souvenir de leur bonne
camaraderie pendant nos vingt-deux mois de campagne, je dédie ce livre,
où j'ai voulu seulement noter quelques-unes des choses qui nous ont
amusés, sans insister jamais sur nos fatigues et nos peines.

Ce n'est qu'un long badinage, écrit au jour le jour, il y a trois ans
bientôt, alors que les Japonais n'avaient pas commencé d'arroser de leur
sang les plaines de la Mandchourie. Aujourd'hui, malgré la brutalité de
leur agression première, leur bravoure incontestablement mérite que l'on
s'incline, et je veux saluer ici, d'un salut profond et grave, les
héroïques petits soldats jaunes tombés devant Port-Arthur ou vers
Moukden. Mais il ne me semble pas que le respect dû à tant de morts
m'oblige d'altérer l'image qui m'est restée de leur pays.

P. LOTI.

Janvier 1905.



LA TROISIÈME JEUNESSE DE MADAME PRUNE



I


Samedi, 8 décembre 1900.

L'horreur d'une nuit d'hiver, par coup de vent et tourmente de neige, au
large, sans abri, sur la mer échevelée, en plein remuement noir. Une
bataille, une révolte des eaux lourdes et froides contre le grand
souffle mondial qui les fouaille en hurlant; une déroute de montagnes
liquides, soulevées, chassées et battues, qui fuient en pleine
obscurité, s'entrechoquent, écument de rage. Une aveugle furie des
choses,--comme, avant les créations d'êtres, dans les ténèbres
originelles;--un chaos, qui se démène en une sorte d'ébullition
glacée...

Et on est là, au milieu, ballotté dans la cohue de ces masses
affreusement mouvantes et engloutissantes, rejeté de l'une à l'autre
avec une violence à tout briser; on est là, au milieu, sans recours
possible, livré à tout, de minute en minute plongeant dans des gouffres,
plus obscurs que la nuit, qui sont en mouvement eux aussi comme les
montagnes, qui sont en fuite affolée, et qui chaque fois menacent de se
refermer sur vous.

On s'est aventuré là dedans, quelques centaines d'hommes ensemble, sur
une machine de fer, un cuirassé monstre, qui paraissait si énorme et si
fort que, par temps plus calme, on y avait presque l'illusion de la
stabilité; on s'y était même installé en confiance, avec des chambres,
des salons, des meubles, oubliant que tout cela ne reposerait jamais que
sur du fuyant et du perfide, prêt à vous happer et à vous engloutir...
Mais, cette nuit, comme on éprouve bien l'instinctive inquiétude et le
vertige d'être dans une maison qui ne tient pas, qui n'a pas de base...
Rien nulle part, aux immenses entours, rien de sûr, rien de ferme où se
réfugier ni se raccrocher; tout est sans consistance, traître et
mouvant... Et en dessous, oh! en dessous, vous guettent les abîmes sans
fond, où l'on se sent déjà plonger à moitié entre chaque crête de lame,
et où la grande plongée définitive serait si effroyablement facile et
rapide!...

Dans la partie habitée et fermée du navire,--où, bien entendu, les
objets usuels, en lamentable désarroi, se jettent brutalement les uns
sur les autres, avec des poussées et des repoussées stupides,--on était
jusqu'à cette heure à peu près à couvert de la mouillure des lames, et
le grand bruit du dehors, atténué par l'épaisseur des murailles de fer,
ne bourdonnait que sourdement, avec une monotonie sinistre. Mais voici,
au cœur même de ce pauvre asile, si entouré d'agitation et de fureur, un
bruit soudain, très différent de la terrible symphonie ambiante, un
bruit qui éclate comme un coup de canon et qui s'accompagne aussitôt
d'un ruissellement de cataracte: un sabord vient d'être défoncé par la
mer, et l'eau noire, l'eau froide, entre en torrent dans nos logis.

Pour nous, peu importe; mais, tout à l'arrière du cuirassé, il y a notre
pauvre amiral, cette nuit-là entre la vie et la mort. Après les longues
fatigues endurées dans le golfe de Petchili, pendant le débarquement du
corps expéditionnaire, on l'emmenait au Japon pour un peu de repos dans
un climat plus doux; et l'eau noire, l'eau froide envahit aussi la
chambre où presque il agonise.

Vers une heure du matin, là-bas, là-bas apparaît un petit feu, qui est
stable, dirait-on, qui ne danse pas la danse macabre comme toutes les
choses ambiantes; il est très loin encore; à travers les rafales et la
neige aveuglantes, on le distingue à peine, mais il suffit à témoigner
que dans sa direction existe du _solide_, de la terre, du roc, un
morceau de la charpente du monde. Et nous savons que c'est la pointe
avancée de l'île japonaise de Kiu-Siu, où nous trouverons bientôt un
refuge.

Avec la confiance absolue que l'on a maintenant en ces petites lueurs,
inchangeables et presque éternelles comme les étoiles, que les hommes
de nos jours entretiennent au bord de tous les rivages, nous nous
dirigeons d'après ce phare, dans la tourmente où les yeux ne voient que
lui; sur ses indications seules, nous contournons des caps menaçants,
qui sont là mais que rien ne révèle tant il fait noir, et des îlots, et
des roches sournoises qui nous briseraient comme verre.

Presque subitement nous voici abrités de la fureur des lames, la paix
s'impose sur les eaux, et, sans avoir rien vu, nous sommes entrés dans
la grande baie de Nagasaki. Les choses aussitôt retrouvent leur
immobilité, avec la notion de la verticale qu'elles avaient si
complètement perdue; on se tient debout, on marche droit sur des
planches qui ne se dérobent plus; la danse épuisante a pris fin,--on
oublie ces abîmes obscurs, dont on avait si bien le sentiment tout à
l'heure.

A l'aveuglette, le grand cuirassé avance toujours dans les ténèbres,
dans le vent d'hiver qui siffle et dans les tourbillons de neige;
transis de froid et de mouillure, nous devons être à présent à
mi-chemin de cet immense couloir de montagnes qui conduit à la ville de
madame Chrysanthème.

En effet, d'autres feux par myriades commencent à scintiller, de droite
et de gauche sur les deux rives, et c'est Nagasaki, étagée là en
amphithéâtre,--Nagasaki singulièrement agrandie, à ce qu'il me semble,
depuis quinze ans que je n'y étais venu.

Le bruit et la secousse de l'ancre qui tombe au fond, et la fuite de
l'énorme chaîne de fer destinée à nous tenir: c'est fini, nous sommes
arrivés; dormons en paix jusqu'au matin.

Demain donc, au réveil, quand le jour sera levé, le Japon, après quinze
années, va me réapparaître, là tout autour et tout près de moi. Mais
j'ai beau le savoir de la façon la plus positive, je ne parviens pas à
me le figurer, sous cette neige, dans ce froid et ces ténèbres de
décembre,--mon arrivée de jadis, ici-même, ne m'ayant laissé que des
souvenirs de voluptueux été, de chaude langueur: tout le temps des
cigales éperdument bruissantes, une ombre exquise, une nuit verte
criblée de rayons de soleil, d'admirables verdures partout suspendues et
retombant des hauts rochers jusque sur la mer...



II


Dimanche, 9 décembre 1900.

Réveillé tard, après une telle nuit de grande secouée, j'ouvre mon
sabord, pour saluer le Japon.

Et il est bien là, toujours le même, à première vue du moins, mais
uniformément feutré de neige, sous un pâle soleil qui me déroute et que
je ne lui connaissais point. Les arbres verts, qui couvrent encore les
montagnes comme autrefois, cèdres, camélias et bambous, sont poudrés à
blanc, et les toits des maisonnettes de faubourg, qui grimpent vers les
sommets, ressemblent dans le lointain à des myriades de petites tables
blanches.

Aucune mélancolie de souvenir, à revoir tout cela, qui reste joli
pourtant sous le suaire hivernal; aucune émotion: les pays où l'on n'a
ni aimé ni souffert ne vous laissent rien. Mais c'est étrange, au seul
aspect de cette baie, quantité de choses et de personnages oubliés se
représentent à mon esprit: certains coins de la ville, certaines
demeures, et des figures de Nippons et de Nipponnes, des expressions
d'yeux ou de sourire. En même temps, des mots de cette langue, qui
semblait à jamais sortie de ma mémoire, me reviennent à la file; je
crois vraiment qu'une fois descendu à terre je saurai encore parler
japonais.

Au soleil de deux heures, la neige est partout fondue. Et on voit mieux
alors toutes les transformations qui se dissimulaient ce matin sous la
couche blanche.

Çà et là des tuyaux d'usine ont coquettement poussé, et noircissent de
leur souffle les entours. Là-bas, là-bas, au fond de la baie, le vieux
Nagasaki des temples et des sépultures semble bien être resté
immuable,--ainsi que ce faubourg de Dioudjendji que j'habitais, à
mi-montagne;--mais, dans la concession européenne et partout sur les
quais nouveaux, que de bâtisses modernes, en style de n'importe où! Que
d'ateliers fumants, de magasins et de cabarets!

Et puis, où sont donc ces belles grandes jonques, à membrure d'oiseau,
qui avaient la grâce des cygnes? La baie de Nagasaki jadis en était
peuplée; majestueuses, avec leur poupe de trirème, souples, légères, on
les voyait aller et venir par tous les vents; des petits athlètes
jaunes, nus comme des antiques, manœuvraient lestement leurs voiles à
mille plis, et elles glissaient en silence parmi les verdures des rives.
Il en reste bien encore quelques-unes, mais caduques, déjetées, et que
l'on dirait perdues aujourd'hui dans la foule des affreux batelets en
fer, remorqueurs, chalands, vedettes, pareils à ceux du Havre ou de
Portsmouth. Et voici de lourds cuirassés, des «destroyers» difformes,
qui sont peints en ce gris sale, cher aux escadres modernes, et sur
lesquels flotte le pavillon japonais, blanc orné d'un soleil rouge.

Le long de la mer, quel massacre! Ce manteau de verdure, qui jadis
descendait jusque dans l'eau, qui recouvrait les roches même les plus
abruptes, et donnait à cette baie profonde un charme d'éden, les hommes
l'ont tout déchiqueté par le bas; leur travail de malfaisantes fourmis
se révèle partout sur les bords; ils ont entaillé, coupé, gratté, pour
établir une sorte de chemin de ronde, que bordent aujourd'hui des usines
et de noirs dépôts de charbon.

Et très loin, très haut sur la montagne, qu'est-ce donc qui persiste de
blanc, après que la neige est fondue? Ah! des lettres,--japonaises, il
est vrai,--des lettres blanches, longues de dix mètres pour le moins,
formant des mots qui se lisent d'une lieue: un système d'affichage
américain; une réclame pour des produits alimentaires!



III


Mardi, 11 décembre.

Un soleil d'arrière-automne, chaud sans excès, lumineux comme avec
nostalgie, tel, à cette saison, le soleil au midi de l'Espagne; un
soleil idéal, s'attardant à dorer les vieilles pagodes, à mûrir les
oranges et les mandarines des jardinets mignards...

De peur d'être trop déçu, j'ai préféré attendre ce beau temps-là, pour
quitter mon navire et faire ma première visite au Japon.

Donc, aujourd'hui seulement, surlendemain de mon arrivée, me voici
errant au milieu des maisonnettes de bois et de papier, un peu
désorienté d'abord par tant de changements survenus dans les quartiers
voisins de la mer, et puis me reconnaissant davantage aux abords des
grands temples, au fin fond du vieux Nagasaki purement japonais.

Quoi qu'on en ait dit, il existe bien toujours, ce Japon lointain,
malgré le vent de folie qui le pousse à se transformer et à se détruire.
Quant à la mousmé, je la retrouve toujours la même, avec son beau
chignon d'ébène vernie, sa ceinture à grandes coques, sa révérence et
ses petits yeux si bridés qu'ils ne s'ouvrent plus; son ombrelle seule a
changé: au lieu d'être à mille nervures et en papier peint, la voilà,
hélas! en soie de couleur sombre, et baleinée à la mode occidentale.
Mais la mousmé est encore là, pareillement attifée, aussi gentiment
comique, et d'ailleurs innombrable, emplissant les rues de sa grâce
mièvre et de son rire. Du côté des hommes, les gracieux chapeaux melons
et les petits complets d'Occident ne sont pas sensiblement plus nombreux
que jadis; on dirait même que la vogue en est passée.

Comme c'est drôle: j'ai été quelqu'un de Nagasaki, moi, il y a
longtemps, longtemps, il y a beaucoup d'années!... Je l'avais presque
oublié, mais je me le rappelle de mieux en mieux, à mesure que je
m'enfonce dans cette ville étrange. Et mille choses me jettent au
passage un mélancolique bonjour, avec une petite gerbe de
souvenirs,--mille choses: les cèdres centenaires penchés autour des
pagodes, les monstres de granit qui veillent depuis des âges sur les
seuils, et les vieux ponts courbes aux pierres rongées par la mousse.

Des bonjours mélancoliques, disais-je... Mélancolie des quinze ans
écoulés depuis que nous nous sommes perdus de vue, voilà tout. Par
ailleurs, pas plus d'émotion que le jour de l'arrivée: c'était donc bien
sans souffrance et sans amour que j'avais passé dans ce pays.

Ces quinze années pourtant ne pèsent guère sur mes épaules. Je reviens
au pays des mousmés avec l'illusion d'être aussi jeune que la première
fois, et, ce que je n'aurais pu prévoir, bien moins obsédé par
l'angoisse de la fuite des jours; j'ai tant gagné sans doute en
détachement que, plus près du grand départ, je vis comme s'il me
restait au contraire beaucoup plus de lendemains. En vérité, je me sens
disposé à prendre gaîment notre séjour imprévu dans cette baie, qui est
encore, à ce qu'il semble, l'un des coins les plus amusants du monde.

Sur le soir de cette journée, presque sans l'avoir voulu, je suis ramené
vers Dioudjendji, le faubourg où je demeurais: l'habitude peut-être, ou
bien quelque attirance inavouée des sourires de madame Prune... Je
monte, je monte, me figurant que je vais arriver tout droit. Mais, qui
le croirait? dans ces petits chemins jadis si familiers, je m'embrouille
comme dans un labyrinthe, et me voici tournant, retournant, incapable de
reconnaître ma demeure.

Tant pis! ce sera pour un autre jour, peut-être. Et puis, j'y tiens si
peu!



IV


Jeudi, 13 décembre.

J'ai eu le plaisir de rencontrer ce matin au marché madame Renoncule, ma
belle-mère, à peine changée; ces quinze ans n'ont pour ainsi dire pas
altéré les beaux restes que je lui connaissais, et nous nous sommes
salués sans la moindre hésitation.

Elle a été on ne peut plus aimable, et m'a convié à un grand dîner, où
je dois revoir quantité de belles-sœurs, de nièces et de cousines. En
outre, elle m'a appris que sa fille, madame Chrysanthème, était très
avantageusement établie, dans une ville voisine, mariée en justes noces
à un M. Pinson, fabricant de lanternes en gros; toutefois le ciel se
refuse, hélas! à bénir cette union, qui demeure obstinément stérile, et
c'est le seul nuage à ce bonheur.

Le dîner de famille, auquel je n'ai pas cru devoir refuser de prendre
part, promet d'être nombreux et cordial. Mon fidèle serviteur Osman, que
j'ai présenté comme un jeune cousin, y assistera aussi. Mais ma
belle-mère qui, dans les situations les plus délicates, ne perd jamais
le sentiment des nuances, a jugé plus convenable que monsieur et madame
Pinson n'y fussent point conviés.



V


Samedi, 15 décembre.

Je m'ennuyais aujourd'hui dans Motokagomachi,--qui est la rue élégante
et un peu modernisée de la ville, la rue où quelques boutiques
s'essaient à avoir des glaces, des étalages à l'européenne; je
m'ennuyais, et l'idée m'est venue, pour me distraire, de recourir aux
guéchas, comme nous faisions jadis...

Des guéchas, pour sûr il devait y en avoir encore, bien que, au Japon,
tout s'en aille. Et je m'en suis ouvert à l'homme-coureur qui, depuis un
moment, me voiturait de toute la vitesse de ses jambes musclées et
trapues:

--Monsieur, m'a-t-il répondu, je vais vous conduire dans une de nos
maisons-de-thé les plus élégantes, qui s'appelle la «Maison de la Grue»,
et l'on s'empressera de contenter votre caprice.

(Je prie que l'on ne s'y trompe pas: dans cette appellation, le mot
_grue_ (o tsuru) ne désigne qu'un oiseau.)

C'est tout à côté de Motokagomachi, dans une ruelle; on entre par un
petit portique d'apparence comme il faut; on traverse un bijou de petit
jardin ou il y a des montagnes naines, des rocailles de poupée, des
vieux arbres eh miniature; et la Maison de la Grue est au fond, très
accueillante et très discrète. Comme les Européens n'y fréquentent
guère, elle a conservé sa minutieuse propreté japonaise; je mie
déchausse en entrant, et deux servantes, à mon aspect, tombent a quatre
pattes, le nez contre le plancher, suivant la pure étiquette
d'autrefois, que je croyais perdue. Au premier étage, dans une grande
pièce blanche qui est vide et sonore, on m'installe par terre, sur des
coussins de velours noir, et on se prosterne à nouveau pour attendre
mes ordres.

Voici. Je désire louer pour une heure une guécha, c'est-à-dire une
musicienne, et une maïko, c'est-à-dire une danseuse. C'est très bien: on
va prévenir deux de ces dames, qui habitent le quartier et travaillent
d'ordinaire pour la maison.

En attendant qu'elles viennent, la dînette obligatoire m'est apportée
avec mille grâces, sur des amours de petits plateaux.... Décidément, il
existe encore, mon Japon de jadis, celui du temps de Chrysanthème et du
temps de ma jeunesse; je reconnais tout cela, les tasses minuscules, les
bâtonnets en guise de fourchette, le réchaud de bronze dont les poignées
figurent des têtes de monstre,--et surtout les révérences, les petits
rires engageants, les continuelles minauderies des servantes.

Mais j'avais connu ces choses à la splendeur de l'été; or, je les
retrouve en décembre, et l'hiver de l'année,--peut-être aussi l'hiver de
ma vie,--me rendent leur mièvrerie par trop triste, intolérablement
triste...

Qu'on se dépêche de m'amener ces dames. Je gèle et je m'ennuie, là tout
seul, pieds nus sur ces nattes blanches. Un petit vent, rafraîchi à la
neige, passe en gémissant entre les panneaux de papier qui servent de
murailles; à part ma dînette, posée à terre, et mes coussins de velours
noir, rien dans cette vaste chambre, rien qu'un frêle bouquet là-bas,
dans un vase, sur un trépied de laque,--un bouquet d'un goût exquis,
j'en conviens; mais c'est égal, cette nudité absolue est pour me geler
davantage encore. J'ai froid, froid jusqu'à l'âme; je me sens ridicule
et pitoyable, accroupi au milieu de la solitude qu'est cette chambre.
Vite, qu'on m'amène ces dames, ou je m'en vais!

--Patience, monsieur, me dit-on avec mignardise; patience, on lisse leur
chignon, elles se parent!

Pour me donner le change sur la lenteur de cette toilette, on m'apporte
un par un divers accessoires: d'abord la guitare à long manche,
enveloppée d'une housse en crépon rouge, et la spatule d'ivoire pour en
gratter les cordes; ensuite un coffre léger,--en laque, il va sans
dire,--contenant les masques variés de la danseuse, ses fleurs en papier
de riz, ses banderoles de soie; tout son petit bagage de saltimbanque
raffinée, exotique, extra-lointaine.

Enfin, des froufrous dans l'escalier, des rires d'enfant, des pas légers
qui montent: «Les voilà, monsieur, les voilà!» Il était temps, j'allais
me lever pour partir.

Entre d'abord une frêle créature, un diminutif de jeune fille, en longue
robe de crépon gris souris, avec une ceinture rose fleur-de-pêcher,
nouée par derrière et dont les coques ressemblent aux ailes d'un
papillon géant qui se serait posé là. C'est mademoiselle Matsuko, la
musicienne, qui se prosterne; le hasard m'a bien servi, car elle est
fine et jolie.

Ensuite paraît le plus étrange petit être que j'aie jamais vu dans mes
courses par le monde, moitié poupée et moitié chat, une de ces figures
qui, du premier coup, se gravent, par l'excès même de leur bizarrerie,
et que l'on n'oublie plus. Elle s'avance, en souriant du coin de ses
yeux bridés; sa tête, grosse comme le poing, se dresse invraisemblable,
sur un cou d'enfant, un cou trop long et trop mince, et son petit corps
de rien se perd dans les plis d'une robe extravagante, à grands ramages,
à grands chrysanthèmes dorés. C'est mademoiselle Pluie-d'Avril, la
danseuse, qui se prosterne aussi.

Elle avoue treize ans, mais, tant elle est petite, menue, fluette, on
lui en donnerait à peine huit, n'était parfois l'expression de ses yeux
câlins et drôles où passe furtivement, entre deux sourires, très
enfantins, un peu de féminité précoce, un peu d'amertume. Telle quelle,
délicieuse à regarder dans ses falbalas d'Extrême-Asie, déroutante, ne
ressemblant à rien, indéfinissable et insexuée.

Je ne m'ennuie plus, je ne suis plus seul; j'ai rencontré le jouet que
j'avais peut-être vaguement désiré toute ma vie: un petit chat qui
parle.

Avant que la représentation commence, je dois faire les honneurs de ma
dînette à mes impayables petites invitées; donc, sachant depuis
longtemps les belles manières nipponnes, je lave _moi-même_, dans un bol
d'eau chaude, apporté à cet usage, la tasse en miniature où j'ai bu,
j'y verse quelques gouttes de saki, et les offre successivement aux deux
mousmés; elles font mine de boire, je fais mine de vider la coupe après
elles, et nous échangeons de cérémonieuses révérences: l'étiquette est
sauve.

Maintenant, la guitare prélude. Le petit chat s'est levé, dans les plis
de sa robe mirifique; du fond de sa boîte de laque, il retire des
masques, se choisit une figure qu'il ne montre pas, l'attache sur son
minois comique en me tournant le dos, et brusquement se refait voir!...
Oh! quelle surprise!... Où est-il, mon petit chat?... Il est devenu une
grosse bonne femme, à l'air si étonné, si naïf et si bête que l'on ne se
tient pas d'éclater de rire. Et il danse, avec une bêtise voulue, qui
est vraiment du grand art.

Nouvelle volte-face, nouveau plongeon dans la boîte à malice, choix d'un
nouveau masque attaché prestement, et réapparition à faire frémir...
Maintenant c'est une vieille, vieille goule, au teint de cadavre, avec
des yeux à la fois dévorants et morts dont l'expression est
insoutenable. Cela danse tout courbé, comme en rampant; cela conserve
des bras de fillette qui, tout le temps fauchent dans l'air, de grandes
manches qui s'agitent comme des ailes de chauve-souris. Et la guitare,
sur des notes graves, gémit en trémolo sinistre...

Quand la mousmé ensuite, sa danse finie, laisse tomber son masque
affreux pour faire la révérence, on trouve d'autant plus exquise, par
contraste, son amour de petite figure.

C'est la première fois qu'au Japon, je suis sous le charme.... Je
reviendrai souvent dans la «Maison de la Grue».



VI


18 décembre.

J'ai revu aujourd'hui ce jardinet de madame Renoncule, ma belle-mère,
dont le seul aspect suffisait jadis à me donner le spleen.

Et je l'ai revu tout pareil, aussi maladif, dans sa pénombre, entre ses
vieux murs. Ses arbres nains, qui paraissaient déjà centenaires, n'ont
ni changé, ni grandi d'une ligne. Tel bouquet de petits cèdres avortons,
que je me rappelle si bien, de petits cèdres qui n'ont pas deux pieds de
haut, se mire toujours dans le lac en miniature, dont la surface est
ternie de poussière. La même teinte, verdâtre et comme moisie, est
restée aux rocailles nostalgiques, dans les recoins sans soleil....

Il y a toujours un étonnement à retrouver, dans des pays très éloignés,
et après de longues années qui ont été remplies pour vous d'agitations
et de courses par le monde, à retrouver de pauvres petites choses
demeurées immuables, d'infimes petites plantes qui continuent de végéter
aux mêmes places.



VII


20 décembre.

A mon précédent séjour, il y a quinze ans, on ne voyait d'ivrognes au
Japon que les matelots d'Europe. Maintenant les matelots japonais s'y
sont mis, à l'alcool; à peu près semblables à ceux de chez nous, sauf
leur figure plate et jaune, portant le même col bleu et le même bonnet,
ils vont bras dessus bras dessous, chantant et titubant par les rues.
Quantité d'autres personnages, en robe nipponne, se grisent aussi le
dimanche et se battent dans les cabarets.

En fait de maisons-de-thé, celles-là seules qui sont très élégantes et
très fermées, qui n'admettent que de purs Japonais et quelques étrangers
de marque, celles-là seules ont gardé la tradition: minutieuse propreté
blanche, grandes salles où il n'y a rien, raffinement extrême dans
l'absolue simplicité.

Mais toutes les autres, ouvertes à qui veut entrer, sont devenues sales
et empestent l'absinthe. On y est admis sans se déchausser, en gros
souliers boueux; plus de nattes immaculées par terre, plus de coussins
pour s'asseoir; des chaises et des tables de cabaret; sur les étagères,
au lieu des gentilles porcelaines pour dînettes de poupées, aujourd'hui
des alignements de bouteilles, du wisky, du brandy, du pale-ale; tous
les poisons d'Angleterre et d'Amérique, déversés chaque jour à pleins
paquebots, sur le vieil empire du Soleil-Levant.

Et pourtant le Japon existe encore. A certaines heures, dans certains
lieux, on le retrouve si intact et si japonais, qu'il semble n'avoir
subi qu'une atteinte superficielle. Cette grande baie singulière où nous
sommes, entre ses hautes montagnes aux dentelures excessives, ne cesse
point d'être un réceptacle d'inépuisables étrangetés. Nagasaki, malgré
ses lampes électriques et la fumée de ses usines, est encore, au fond,
une ville très lointaine, séparée de nous par des milliers de lieues,
par des temps et des âges.

Si son port est ouvert à tous les navires et à toutes les importations
d'Occident, du côté de la montagne elle a gardé ses petites rues des
siècles passés, sa ceinture de vieux temples et de vieux tombeaux. Les
pentes vertes qui l'entourent sont hantées par ces milliers d'âmes
ancestrales, auxquelles on brûle tarit d'encens chaque jour; elles n'ont
pas cessé d'être le tranquille royaume des morts; les mystérieux
symboles, les stèles de granit, les bouddhas en prière s'y pressent du
haut en bas, parmi les cèdres et les bambous. Et tout cet immense lieu
de recueillement et d'adoration, comme suspendu au-dessus de la ville,
jette son ombre sur les drolatiques petites choses qui se passent en
bas. Dans Nagasaki, n'importe où l'on se promène et l'on s'amuse,
toujours, au-dessus de soi l'on sent cet amas de pagodes et de
cimetières, étagés parmi la verdure; chaque rue qui s'éloigne de la
rive, chaque rue qui monte finit toujours par y aboutir, et on rencontre
fréquemment d'extraordinaires cortèges qui s'y rendent, accompagnant
quelque Nippon défunt que l'on conduit là-haut, là-haut, dans une
gentille chaise à porteurs...



VIII


23 décembre.

J'ai retrouvé madame Prune, et je l'ai retrouvée libre et veuve!... Ça
par exemple, ç'a été une émotion...

J'étais monté par hasard vers Dioudjendji, ne pensant point à mal, quand
tout à coup un tournant de sentier, un vieil arbre, une pierre, m'ont
reconnu au passage d'une façon saisissante: ces choses avaient été jadis
quotidiennement inscrites dans mes yeux; j'étais à deux pas de mon
ancienne demeure...

J'y suis allé tout droit, et je l'ai revue toujours la même, malgré cet
air de vétusté qu'elle n'avait point encore au temps où je l'habitais.
Sans hésiter, glissant la main entre les barreaux du portail, j'ai fait
jouer la fermeture à secret pour entrer dans le jardin... Madame Prune
était là, dans un négligé qui lui a été pénible, la pauvre chère âme que
je n'aurais pas dû surprendre, le chignon sans apprêts, vaquant à
quelques menus soins de ménage. Et tel a été son trouble de me revoir,
qu'il ne m'est plus possible de mettre en doute la persistance de son
sentiment pour moi.

Voici trois années, paraît-il, que M. Sucre a payé son tribut à la
nature; à quelque cent mètres au-dessus de sa maison, il repose dans
l'un des cimetières de la montagne. La veuve conserve pieusement les
reliques de l'époux qui sut puiser dans son art tant de détachement et
de philosophie: l'encrier de jade, que j'ai tout de suite reconnu, avec
la maman crapaud et les jeunes crapoussins; les lunettes rondes; et
enfin la dernière étude qui sortit, inachevée, de cet habile pinceau, un
groupe de cigognes, il va sans dire.

Quant à mademoiselle Oyouki, depuis plus de dix ans elle est mariée,
établie à la campagne, et mère d'une charmante famille.

Et madame Prune, en baissant les yeux, a insisté sur cette liberté et
cette solitude du cœur, que sa nouvelle situation lui laisse...



IX


26 décembre.

Ceux-là seuls qui ont le _sens du chat_ pourront me suivre et me
comprendre dans le développement de ma passion pour la petite
mademoiselle Pluie-d'Avril, professionnelle de danse nipponne.

On a le sens du chat ou on ne l'a pas; il n'y a point à raisonner sur la
question. J'ai vu des gens qui par ailleurs ne donnaient aucun autre
signe d'aliénation mentale, embrasser des chats irrésistiblement, avec
frénésie, sans que l'affection et encore moins l'amour fussent en cause.
Et ces gens n'étaient pas toujours des raffinés, des névrosés, mais
souvent aussi des êtres sains et primitifs; ainsi je me rappelle que
certaine petite chatte grise, de six mois, à bord d'un de mes derniers
navires, causait de véritables transports à bon nombre de matelots; ils
lui donnaient les noms les plus délirants, la pétrissaient de caresses,
se fourraient longuement la moustache dans son pelage doux et propre,
l'embrassaient à la manger,--tout comme j'étais capable de faire
moi-même, quand par hasard je l'attrapais, cette moumoutte, dans un coin
propice et sans témoins indiscrets.

Inutile de dire que je ne vais pas aussi loin avec mademoiselle
Pluie-d'Avril en falbalas, qui sans doute serait très choquée du
procédé; mais les jeunes chats et elle me causent des sensations du même
ordre, c'est incontestable, et il y a des instants où des velléités me
prennent de la pétrir,--ce que je pourrais faire d'ailleurs sans plus de
trouble intime que si c'était mademoiselle Moumoutte en fourrure grise.

Je viens donc souvent m'asseoir sur les nattes immaculées, dans les
grands appartements vides et sonores de la «Maison de la Grue». On y
gèle, par ces froids de décembre, jamais bien sérieux au Japon, il est
vrai, mais attristants à subir, entre des parois de papier, loin du
clair soleil qui rayonne dehors, et sans autre feu qu'une braise dans un
minuscule réchaud.

Et puis mademoiselle Pluie-d'Avril n'en finit plus à sa toilette. On
court la prévenir dès que j'arrive, mais il faut chaque fois compter une
heure avant qu'elle paraisse, une heure à s'ennuyer devant la dînette
posée par terre, et à échanger de niais propos avec deux ou trois
servantes prosternées.

Quand il entre enfin, mon petit chat habillé, c'est toujours la surprise
d'atours nouveaux, d'un dessin extravagant et d'un coloris chimérique.
Du fond de la grande salle un peu en pénombre, elle s'avance éclatante,
avec une majesté de marionnette; elle est presque une petite naine, mais
surtout elle est une petite fée; et le corps, négligeable par lui-même,
se noie dans les plis de la robe, qui est garnie en bas d'un bourrelet
très dur, pour que la traîne s'étale de tous côtés pompeusement. Ce qui
fait surtout l'invraisemblance du personnage, c'est, je crois bien, la
longueur du cou et l'extrême petitesse de la tête. Mais le charme, l'air
vraiment chat, est dans les yeux; des yeux bridés, retroussés, câlins,
spirituels et tout le temps narquois.

Mademoiselle Matsuko, la guécha, suit à quelques pas derrière, très
jolie aussi, mais boudeuse, avec une moue de dignité offensée, ayant
trop bien compris que je ne viens point pour elle, et affectant de plus
en plus de s'habiller sans recherche, en des nuances éteintes.

Non seulement elle danse, mais elle chante aussi, mademoiselle
Pluie-d'Avril, où elle déclame, tout en exécutant les pas que
mademoiselle Matsuko lui joue sur sa longue mandoline. Et ce sont des
séries de petits miaulements tout à fait chatiques, mais à peine
perceptibles, avec, de temps à autre, en baissant la tête, des sons
impayables, tirés du fond du gosier, et visant aux notes de
basse-taille,--comme quand les moumouttes sont très en colère.

Elle m'a exécuté aujourd'hui la «danse des roues de fleurs», qui exige
un jeu de plusieurs cerceaux garnis de camélias rouges, et le «pas de
la source» avec deux bandes de soie blanche, qu'elle parvenait à agiter
d'un continuel et inexplicable mouvement d'ondulation, rappelant l'eau
des torrents.



X


27 décembre.

Malgré la discrétion parfaite avec laquelle la chose m'a été insinuée,
il a été clair aujourd'hui pour moi que madame Renoncule me verrait sans
déplaisir renouveler mon titre de gendre par une union morganatique avec
mademoiselle Fleur-de-Sureau, la plus jeune de ses filles. J'ai feint de
ne point entendre, et ma belle-mère, avec son tact habituel, sans
insister davantage, m'a conservé ses bonnes grâces. J'ai cru convenable
toutefois de prétexter un empêchement de service, le soir de son grand
dîner, ne me trouvant vraiment plus assez de la famille pour y prendre
part.



XI


31 décembre.

L'immense et formidable escadre qui s'était réunie cet été, de tous les
coins du monde, dans le golfe de Petchili, vient forcément de se
disperser à l'approche des glaces. Les monstres en fer, qui ne peuvent
plus rôder aux abords de Pékin, sont allés s'abriter un peu partout,
dans des régions moins froides, pour attendre le printemps, où l'on
s'assemblera de nouveau comme une troupe de bêtes de proie.

Plusieurs de ces monstres ont cherché asile, comme nous, dans la grande
baie de Nagasaki, tiède et fermée. Nous sommes là quantités de
cuirassés et de croiseurs, immobilisés pour quelques mois, et attendant.

Des centaines de marins, fort divers d'allure et de langage, animent
donc chaque soir de leurs chansons ou de leurs cris les quartiers de la
ville où l'on s'amuse, les innombrables bars à l'américaine remplaçant
les maisons-de-thé d'autrefois. Les nôtres fraternisent un peu avec ceux
de la Russie, mais beaucoup plus avec ceux de l'Allemagne, qui sont
d'ailleurs remarquables de bonne tenue et d'élégance. C'était imprévu,
cette sympathie entre matelots français et allemands, qui vont par les
rues bras dessus bras dessous, toujours prêts à tomber ensemble à coups
de poing sur les matelots anglais dès qu'ils les aperçoivent.

Au milieu de tout ce monde, les petits matelots japonais, vigoureux,
lestes, propres, font très bonne figure. Et les cuirassés du Japon,
irréprochablement tenus, extra-modernes et terribles, paraissent de
premier ordre.

Combien de temps resterons-nous dans cette baie? Vers quelle patrie
serons-nous dirigés ensuite? Et quelle sera la fin de l'aventure?... La
guerre d'abord, entre la Russie et le Japon, la guerre s'affirme
inévitable et prochaine; sans déclaration peut-être, elle risque
d'éclater demain, par quelque bagarre impulsive aux avant-postes, tant
elle est décidée dans chaque petite cervelle jaune; le moindre portefaix
dans la rue en parle comme si elle était commencée, et compte
effrontément sur la victoire.

Malgré toute l'incertitude de l'avenir, en ce moment nous nous amusons
de la vie; après notre séjour sur les eaux chinoises, qui fut si
austère, si fatigant et si dur, cette baie nous semble un agréable
jardin, où l'on nous aurait envoyés en vacances, parmi des bibelots
délicats et des poupées.

Bien que le retour soit encore si douteux et éloigné, vraiment oui, nous
nous amusons de la vie, pendant que notre amiral, amené ici mourant,
reprend ses forces de jour en jour, sous ce climat presque artificiel,
entre ces montagnes qui arrêtent les rafales glacées. Un soleil, qui a
l'air de passer à travers des vitres, surchauffe presque chaque jour les
pentes délicieusement boisées entre lesquelles Nagasaki s'enferme. Sur
les versants au midi, les oranges mûrissent; les énormes cycas de cent
ans, qui, au seuil des vieilles pagodes, semblent des bouquets d'arbres
antédiluviens, baignent dans la lumière leurs plumes vertes; contre les
murs des jardins, les camélias fleurissent, avec les dernières roses, et
on peut s'asseoir dehors comme au printemps, devant les petites
maisons-de-thé qui sont perchées au-dessus de la ville, à différentes
hauteurs, parmi les temples et les milliers de tombeaux.

Vers la fin de la journée, quand le soleil s'en va et quand c'est
l'heure de rentrer à bord, il fait juste assez froid pour que l'on
trouve hospitalière et aimable la petite salle aux murs de tôle, bien
chauffée par la vapeur, le «carré» où l'on dîne avec de bons camarades.

Et aujourd'hui, dernier jour de l'an et du siècle, par un temps tiède,
suave, tranquille, je suis allé chez messieurs les horticulteurs nippons
qui, de père en fils, torturent longuement les arbres, dans des petits
pots, parmi des petites rocailles, pour obtenir des nains vieillots qui
se vendent très cher. Au soleil de la Saint-Sylvestre, se chauffaient
là, tout le long des allées, des alignements de potiches où l'on voyait
des chênes, des pins, des cèdres centenaires, la mine vénérable et
caduque, pas plus hauts que des choux. Mais je ne voulais que des fleurs
coupées, des roses d'arrière saison, des branches de camélias à pétales
rouges, de quoi remplir deux pousse-pousse, qui ont traversé la ville à
ma suite.

Ce soir donc, toute cette moisson était dans ma chambre du _Redoutable_
qui ressemblait à la cabane d'un fleuriste. Deux braves matelots en
composaient des gerbes sous ma direction, et, à l'heure du thé, je les
ai portées à notre amiral, qui nous semblait près de mourir il y a trois
semaines, mais qui a repris sa figure des bons jours, qui est ressuscité
comme par miracle, au milieu de ce calme que le Japon lui donne.



XII


1er janvier 1901.

Éveillé par une aubade bruyante, alerte et joyeuse, qui éclate avant
jour dans les flancs de l'énorme cuirassé endormi: c'est le «branlebas»
de l'équipage, la musique pour faire lever les matelots. Mais cette
fois, à ce premier matin de l'année et du siècle, clairons et tambours,
dans l'obscurité, n'en finissent plus de jouer toutes les dianes de leur
répertoire; jamais les hommes du _Redoutable_ au réveil n'ont eu ce long
tapage de fête.

Où suis-je? J'ai si souvent dans ma vie changé de place, qu'il m'arrive
plus d'une fois de ne pas savoir, comme ça tout de suite, au sortir du
sommeil... La lumière, que machinalement j'ai fait jaillir, la lumière
électrique, me montre un étroit réduit tendu de peluche rouge, et rempli
de camélias rouges; de longues branches, presque des buissons de
camélias, dans des vases de bronze. Et des déesses en robes d'or, au
visage très doux, sont là assises près de moi, les yeux baissés,--comme
dans les temples de la Ville Interdite[1], où elles habitèrent trois
fois cent ans...

Ah! oui... Ma chambre à bord du _Redoutable_... Je reviens de Chine, et
je suis au Japon...

On frappe à ma porte, discrètement: l'un après l'autre, quatre ou cinq
matelots, qui viennent de se lever, entrent pour me souhaiter la bonne
année et le _bon siècle_, avec des petits compliments naïfs. C'est donc
bien aujourd'hui le commencement du XXe. Je m'étais figuré le
commencer l'an dernier, pendant la nuit du 1er janvier 1900, sur la
lagune indienne, alors qu'une barque du Maharajah de Travancore
m'emmenait au clair des étoiles, entre deux rideaux sans fin de grands
palmiers noirs; mais non, je m'étais trompé, affirment les
chronologistes, et ce matin seulement je verrai l'aube de ce siècle
nouveau.

Aube de janvier, lente à paraître; une heure se passe encore avant que
les deux déesses, gardiennes de ma chambre, s'éclairent d'un peu de
jour.

Mais quand enfin j'ouvre ma fenêtre, le Japon qui m'apparaît alors,
indécis et comme chimérique, moitié gris perle et moitié rose, est plus
étrange, plus lointain, plus _japonais_ que les peintures des éventails
ou des porcelaines; un Japon d'avant le soleil levé, un Japon
s'indiquant à peine, sous le voile des buées, dans le mystère des
nuages. Tout auprès de moi, des eaux luisent, semblent des miroirs
reflétant de la lumière rose, et puis, en s'éloignant, cette surface de
la mer tranquille devient de la nacre sans contours, se perd dans
l'imprécision et la pâleur. Des flocons de brume, des ouates colorées
comme des touffes d'hortensia, enveloppent et dissimulent tout ce qui
est rivage; plus haut seulement, et toujours en rose, en rose très
atténué de grisailles, s'esquissent des bouquets d'arbres suspendus, des
rochers à peine possibles tant ils ont de hardiesse ou de fantaisie, et
enfin des montagnes, plutôt des reflets de montagnes, n'ayant pas de
base, rien que des cimes, des dentelures, des pointes érigées dans le
ciel vague. Ces choses transparentes, on n'est pas sûr qu'elles
existent; en soufflant dessus, on risquerait sans doute de changer tout
ce décor imaginaire. Il fait idéalement doux; dans l'air presque tiède
on sent l'odeur de la mer et un peu le parfum de ces baguettes que les
gens brûlent ici perpétuellement sur les tombes, ou sur les autels des
morts. Voici maintenant une grande jonque, une d'autrefois, qui passe
avec sa voilure archaïque et sa poupe de trirème; dans le site irréel,
devant cette sorte de trompe-l'œil qui a des nuances de nacre et de
fleur, elle glisse sans que l'on entende l'eau remuer, et la brume
enveloppante l'agrandit; on croirait un navire fantôme, si elle n'était
toute rose elle-même, sur ces fonds roses.

Dix heures; les buées du matin ont fondu au soleil, qui est chaud
aujourd'hui comme un soleil de mai.

L'amiral me délègue pour aller, en épaulettes et en armes, présenter au
gouverneur japonais ses vœux de bonne année, et une baleinière du
_Redoutable_ m'emmène, à l'aviron, sur l'eau devenue très bleue.

La foule nipponne dans les rues est déjà en habits de fête.

Il me faudra deux coureurs à ma _djinricha_, pour la vitesse, et surtout
pour le décorum, en tant qu'officier français;--or, c'est difficile à
recruter un jour de premier de l'an, car messieurs les coureurs font
leurs visites et déposent leurs cartes. Quand j'ai trouvé cependant mon
équipe, nous partons à toutes jambes avec des cris pour écarter le
monde.

Et un monde si drolatique ou si gracieux! Un monde à sourires et à
révérences, qui s'empresse vers mille devoirs de civilité, et se
complimente tout le long du chemin, avec un affairement bien inconnu aux
premiers de l'an chez nous. Des mousmés vont par bande, aussi vite que
permettent leurs sandales attachées entre le pouce et les doigts; elles
sont habillées de clair, de nuances tendres, et des piquets de fleurs
artificielles rehaussent leur chignon aux coques parfaites. Des bébés
adorables, aux yeux de chat, trottinent se donnant la main, l'air
important, en longue robe de cérémonie, coiffés d'une manière très
apprêtée, avec des petites touffes, des petits pinceaux de cheveux
s'érigeant dans diverses directions. Enfin messieurs les portefaix et
messieurs les coureurs sont eux-mêmes en tenue de gala, en robe de coton
bleu bien neuve et bien raide, ornée de larges inscriptions blanches sur
le dos et la poitrine; ils tiennent à la main les cartes de visite
qu'ils vont au pas de course distribuer à leurs brillantes relations.

Une maison neuve, à peu près européenne, dont les abords sont encombrés
par les djinrichas d'innombrables visiteurs: c'est chez le gouverneur de
la ville, qui nous reçoit avec le frac brodé et le sourire officiel des
préfets d'Occident.

Après un grand déjeuner d'officiers, à la table de l'amiral, vite je
quitte ma tenue de marin pour retourner à terre, me mêler à la foule
japonaise.

Nagasaki, d'un bout à l'autre de ses rues, est enguirlandée d'une
manière uniforme. Tout le long des maisonnettes de bois, vieilles ou
neuves, court une interminable frange verte, faite de touffes en roseau
alternant avec de longues feuilles de fougère pendues par la tige. Et,
devant l'entrée de chaque demeure, au cordon qui soutient cette frange,
est attachée une pendeloque toujours pareille, qui se compose d'une
carapace rouge de homard, de deux coquilles d'œuf et d'un peu de
feuillage. Tout cela, paraît-il, est traditionnel, symbolique,
inchangeable décoration du premier jour de chaque année.

Entre ces guirlandes ininterrompues, l'agitation souriante de la foule
bat son plein, sous le soleil d'hiver; gentilles mousmés, pâlottes et
mièvres, vieilles duègnes aux sourcils rasés, aux dents laquées de noir,
se saluent et se resaluent au passage, comme si, de se rencontrer,
c'était chaque fois une joie et une surprise à n'en plus revenir; des
dames, qui se trouvent nez à nez à un carrefour, stationnent une heure
en face les unes des autres, cassées en deux pour les plus profondes
révérences, et c'est à qui n'osera pas se redresser la première. Du côté
des hommes, même de ceux qui restent vêtus à la japonaise, les chapeaux
melon sévissent en ce jour avec fureur, et quelques grands élégants,
fidèles encore à la robe de soie des ancêtres, ont fait cependant une
concession au goût moderne en se coiffant d'un haut de forme.

Très empressés, les visiteurs, les visiteuses, en général sont reçus
dans le vestibule de la maison,--le petit vestibule tapissé de nattes
blanches, où se trouve aujourd'hui un plateau rempli de sucreries
cocasses, à côté de l'inévitable vase de bronze contenant la braise pour
allumer les pipes en miniature des dames. Ils dégoisent avec volubilité
leurs compliments, ces visiteurs si polis, leurs compliments entrecoupés
de révérences, saisissent du bout des doigts, après mille cérémonies et
mille grâces, un de ces petits bonbons en forme de fleur ou d'oiseau,
tout à fait immangeables pour nous, puis reprennent leur course, en se
retournant plusieurs fois dans la rue pour saluer encore.

Oh!... Mon petit chat qui fait ses visites lui aussi!... Mon petit chat
vêtu de couleurs presque sévères, pour la rue, et s'empressant comme les
grandes personnes à remplir ses devoirs de civilité!... Non, qui n'a pas
vu la petite mademoiselle Pluie-d'Avril assise avec dignité dans son
pousse-pousse, et tenant en main ses cartes de visite, lilliputiennes
comme elle-même; qui n'a pas rencontré ça, et n'en a pas reçu au passage
un cérémonieux salut, n'imaginera jamais la grâce et le charme d'une
mousmé de douze ans, diplômée pour la danse et le beau maintien...

Tant de remuement comique, et un si clair soleil sur la bigarrure des
costumes, chassaient la tristesse que chaque premier de l'an traîne à sa
suite; mais elle n'était pas loin, elle rôdait dans l'air, cette
tristesse à laquelle on n'échappe pas ce jour-là, et bientôt nous nous
retrouvons, elle et moi, comme d'anciens amis, fatigués de s'être trop
connus; c'est au milieu des quartiers caducs, aujourd'hui silencieux,
qui confinent à l'immense ville des morts et où passe à peine, de temps
à autre, quelque mousmé furtive, jetant l'éclat de sa robe de fête au
milieu des antiques boiseries et des vénérables pierres. Nagasaki finit
à la montagne abrupte, qui s'élève chargée de temples et de sépultures,
qui forme tout alentour un seul et même cimetière, étagé au-dessus de la
ville des vivants, un cimetière un peu dominateur, mais tellement doux
et ombreux...

Au pied même de cette nécropole, passe une rue délaissée, où demeure la
vieille et maigre madame L'Ourse, ma fleuriste habituelle. C'est une rue
très ancienne; d'un côté, il y a des maisonnettes d'autrefois, des
échoppes centenaires où l'on vend des fleurs pour les tombes, et, de
rencontre, des petits dieux domestiques, ou des autels en laque pour
ancêtres; de l'autre, il y a le flanc même de la montagne, le rocher
presque vertical, interrompu de distance en distance par les grands
portiques sans âge, les grands escaliers qui conduisent aux pagodes, ou
bien par les petits sentiers de chèvre, tapissés de capillaires et de
mousses, qui vont se perdre là-haut, chez messieurs les morts et
mesdames les mortes. J'y viens souvent, dans cette rue, non pas
seulement à cause de madame L'Ourse, mais pour prendre ensuite quelqu'un
de ces sentiers grimpants et monter dans l'immense et délicieux
cimetière. Surtout par un soleil nostalgique, d'une tiédeur d'orangerie,
comme celui de ce soir, je ne sais pas s'il existe au monde un lieu plus
adorable; c'est un labyrinthe de petites terrasses superposées, de
petites sentes, de petites marches, parmi la mousse, le lichen et les
plus fines capillaires aux tiges de crin noir. En s'élevant, on domine
bientôt toutes les antiques pagodes, rangées à la base de cette montagne
comme pour servir d'atrium aux quartiers aériens où dorment les
générations antérieures; la vue plonge alors sur leurs toits compliqués,
leurs cours aux dalles tristes, leurs symboles, leurs monstres. Au delà,
toute cette ville de Nagasaki, vue à vol d'oiseau, étale ses milliers
de maisonnettes drôles couleur vieux bois et de poussière; au delà
encore, viennent les rives de verdure, la baie profonde, la mer en nappe
bleue, la tourmente géologique d'alentour, l'escarpement des cimes, tout
cela lointain et comme _apaisé_ par la distance. L'apaisement, la paix,
c'est surtout ce que l'on sent pénétrer en soi, plus on séjourne dans ce
lieu et plus on monte; mais pour nous elle est très étrange, la paix que
cette ville des morts exhale avec la senteur de ses cèdres et la fumée
de ses baguettes d'encens: paix de ces milliers d'âmes défuntes qui
perçurent le monde et la vie à travers de tout petits yeux obliques et
dont le rêve fut si différent du nôtre. Ils sont innombrables, les êtres
dont la cendre se mêle ici à la terre; les bornes tombales, inscrites de
lettres inconnues, se groupent par familles, se pressent sur le flanc de
la montagne comme une multitude assemblée pour un spectacle; il en est
de si anciennes, de si usées qu'elles n'ont plus de forme. Et tout ce
versant regarde le sud et l'ouest, de façon à être constamment baigné de
rayons, le soir surtout, attiédi et doré même quand décline le soleil
d'hiver, comme en ce moment. Le long des étroits sentiers, aujourd'hui
semés de feuilles mortes, qui grimpent vers les cimes, on passe parfois
devant des alignements de gnomes assis sous la retombée des fougères,
bouddhas en granit de la taille d'un enfant, la plupart brisés par les
siècles, mais chacun ayant au cou une petite cravate d'étoffe rouge,
nouée là par les soins de quelque main pieuse. Par exemple, de
personnages vivants, on n'en rencontre guère; un bûcheron, de temps à
autre, un rêveur; une mousmé qui, par hasard, ne rit pas, ou une vieille
dame apportant des chrysanthèmes, allumant sur une tombe une gerbe de
ces baguettes parfumées qui donnent à l'air d'ici une senteur d'église.
Il y a des camélias de cent ans, devenus de grands arbres; il y a des
cèdres qui penchent au-dessus de l'abîme leurs énormes ramures, noueuses
comme des bras de vieillard. Des capillaires de toute fantaisie, longues
et fragiles, forment des amas de dentelles vertes, dans les recoins qui
ont la tiédeur et l'humidité des serres. Mais ce qui envahit surtout
les tombes et les terrasses des morts, c'est une certaine plante de
muraille, empressée à tapisser comme le lierre de chez nous, une plante
charmante aux feuilles en miniature, qui est l'amie inséparable de
toutes les pierres japonaises.

On reçoit en plein les rayons rouges du soir, en ce moment, dans les
hauts cimetières tranquilles; les feuilles mortes, le long des chemins,
semblent une jonchée d'or, en attendant qu'elles se décomposent pour
féconder les mousses et tout le petit monde délicat des fougères. Les
bruits d'en bas arrivent à peine jusqu'ici; la ville, aperçue dans un
gouffre, au-dessous de ses pagodes et de ses tombes, n'envoie point sa
clameur vers le quartier de ses morts: dans ce calme idéal, dans cette
tiédeur, comme artificielle, épandue sur la nécropole par le soleil
d'hiver, les âmes d'ancêtres, même les plus dissoutes par le temps,
doivent reprendre un peu de conscience et de souvenir.

Quant à moi, qui suis né sur l'autre versant du monde, voici qu'au
milieu de ces ambiances étranges je songe très mélancoliquement à mon
pays, à l'année qui vient de finir, au siècle tombé ce matin dans
l'abîme et qui fut celui de ma jeunesse...

Maintenant une cloche sonne, en bas dans une pagode, une cloche
formidable et lente,--quelqu'une de ces cloches énormes qui sont
couvertes d'inscriptions mystérieuses ou de figures de monstre, et que
l'on fait vibrer au choc d'une poutre suspendue;--elle sonne à
intervalles très espacés, comme chez nous pour les agonies. Elle ne
trouble rien; plutôt elle accentue, elle souligne cet exotique silence.
En l'entendant, je me sens plus loin encore de la terre natale; je
regarde avec plus de tristesse ce rouge soleil au déclin, qui, à cette
heure même, se lève là-bas, pour un matin sans doute glacé, sur ma
maison familiale...



XIII


2 janvier.

Un seigneur japonais, un véritable, un qui se souvient encore d'avoir
été, au temps de son adolescence, un Samouraï à deux sabres, mais qui
porte aujourd'hui tunique de colonel et casquette galonnée à la russe,
nous a conviés ce soir à faire la fête avec lui, dans la maison-de-thé
la plus élégante de la ville et la plus fermée, où l'on dédaignerait de
nous recevoir si nous n'étions ses hôtes.

C'est tout au fond du vieux Nagasaki, près de la grande pagode du
«Cheval de Jade», et nous nous y rendons en djinricha, au coup de neuf
heures du soir, par une nuit froide et pure, éclairée d'une belle lune
d'hiver.

Dans ce quartier où brillent à peine quelques lanternes, la maison qui
nous attend, connue pour les rendez-vous de noble compagnie, est sombre,
close, silencieuse, immense: elle a deux étages, très hauts de plafond,
et se dresse plutôt tristement sur le ciel étoilé. Nos coureurs nous
déversent à la porte, au pied d'un escalier, dans un vestibule
minutieusement propre où nous devons dès l'abord quitter nos chaussures.

Aussitôt, des mousmés, qui sans doute nous guettaient à travers les
châssis de papier mince, se précipitent du haut de l'escalier sur nos
personnes, s'abattent comme un vol de petites fées éclatantes. Il y en a
juste autant que d'invités,--et honni soit qui mal y pense, car tout se
passera comme dans le monde; ces dames, des guéchas de renom, que le
seigneur à deux sabres nous offre pour la soirée, ont seulement accepté
charge de nous distraire, de partager notre dînette, de charmer nos
yeux; rien de plus. Chacun de nous aura la sienne; chacun de nous, dans
le moment même qu'il se déchausse, est accaparé par une de ces gentilles
créatures, qui ne le quittera plus; du premier coup, les couples se
forment dans le brouhaha de l'arrivée, presque sans choix, comme au
hasard, et c'est deux par deux, la main dans la main, que nous
gravissons l'escalier, avec une musique de petits rires voulus, puérils
sans naïveté, mais jolis quand même.

Au premier étage, la salle de réception, où nous sommes juste douze, les
guéchas comprises, contiendrait facilement deux cents convives; nous y
avons l'air perdu, au milieu de l'immaculée blancheur du papier mural,
ou des nattes couvrant le plancher. Et il n'y a rien pour orner cette
blanche solitude: ce serait une faute d'élégance; rien qu'un grand
bouquet frêle qui s'élance d'un vase ancien et rare, posé sur un haut
socle d'ébène; tout le luxe du lieu consiste dans les vastes
proportions, l'espace, et aussi dans la finesse des boiseries,
l'impeccable netteté des choses.

Le seigneur, pour nous recevoir, a repris ses longues robes de soie;
n'étaient ses cheveux coupés court, il serait redevenu un Japonais du
vieux temps. Quant au décor, il est aussi très pur, sauf la lumière
électrique, la trop moderne lumière, qui tombe ça et là du plafond, mais
d'une manière discrète cependant, et voilée de verre dépoli.

Quand nous sommes tous accroupis par terre, bien en rang au fond de la
salle, sur des coussins de velours noir, six servantes pareillement
vêtues apparaissent à la porte, dans le lointain de ce petit désert de
nattes et de papier, se prosternent et font une première entrée tout à
fait rituelle pour venir d'abord placer, devant chacun des couples
assis, l'inévitable réchaud de bronze. Ce sont des personnes entre deux
âges, et d'aspect respectable, ces servantes, pâles, distinguées, les
cheveux lissés en ailes de corbeau; elles ont arboré la tenue et la
couleur de grand apparat, qui sont spéciales aux fêtes du nouvel an et
ne doivent se porter que la première semaine de chaque année: robe de
crépon noir, d'un noir mat et profond comme le voile de la nuit, avec un
blason blanc au milieu du dos; robe qui traîne derrière, traîne sur les
côtés, traîne devant, et qui, grâce à un jeu de bourrelets intérieurs,
reste toujours majestueusement étalée autour de la mièvre petite bonne
femme.

Et la dînette commence par terre, tous les services apportés en bon
ordre et en rang par les six servantes correctes, dont la noire théorie
s'avance chaque fois comme pour le deuil très officiel de quelque
personnage lointain et saugrenu.

C'est la même dînette japonaise que l'on a déjà faite partout: les
petites soupes aux algues, les énigmatiques et minuscules choses pour
poupées. Mais tout est d'un raffinement extrême, servi dans des
porcelaines diaphanes, dans des laques légers, légers, presque
impondérables. Et il y a d'étonnantes pâtisseries imitant des paysages,
des sites de rêve nippon, rocailles en sucre brun, vieux cèdres en sucre
verdâtre très délicatement feuillus.

Après souper, ces dames, qui sont haut cotées et se font payer fort
cher, consentent à retirer de leurs étuis de crépon les longues guitares
à voix de sauterelle et les spatules d'ivoire qui servent d'archets.
Elles chantent, comme de jeunes chats qui miauleraient le soir du haut
d'un mur. Et enfin elles dansent, avec des masques divers; la danse de
la goule, celle de la grosse dame joufflue et bête, la danse des roues
de fleurs, le pas de la source; tout ce que mademoiselle Pluie-d'Avril,
mon amie, m'a déjà fait connaître dans la «Maison de la Grue», et qui
est de tradition infiniment ancienne, m'est réédité ici, dans un cadre
plus vaste, plus distingué et plus vide encore.

Ces dames ont des robes adorablement nuancées, qui passent du bleu
cendré de la nuit au rose de l'aube, et que traversent de grandes fleurs
imaginaires, ou bien des vols de cigognes au plumage d'or. A force de
grâce et d'artifices, elles sont presque jolies, et on subirait leur
charme apprêté s'il faisait moins froid. Mais on gèle sur ces nattes,
dans la salle trop grande où les braises des gentils réchauds nous
entêtent sans donner de chaleur. Et la lune de janvier, dont on perçoit,
à travers les carreaux de papier de riz, la pâleur spectrale, en
concurrence avec là lumière électrique, nous rappelle que dehors la
gelée blanche de l'extrême matin doit commencer de se déposer sur la
ville endormie. Il est temps de quitter ce lieu d'élégance étrange.

Pour finir, un jeu puéril sans gaîté. Par terre, dans la salle très
vide, on forme un cercle avec les coussins de velours funéraire, espacés
d'une longueur de mousmé, et là-dessus nous voici tous courant à la file
et en rond, d'un pas que rythme une chanson de cent ans.--Les Japonais
s'amusaient à ce jeu dans la nuit des âges: de vieilles images en font
foi.--A perdu qui n'est pas perché sur le velours d'un coussin noir,
quand brusquement la chanson s'arrête, et les guéchas alors font
entendre des petits rires, comme une dégringolade de perles fausses.

Oh! la niaiserie et la tristesse de cela, au milieu de cet exotisme
extrême, au pied de la pagode du Cheval de Jade, dans le grand silence
des entours et dans la froidure d'un minuit de janvier!...

Allons-nous-en!--Nos coureurs, en bas, nous attendent, endormis dans des
couvertures, à côté de nos souliers. Enfin rechaussés, nous nous
installons sur nos petits chars, et l'air vif nous saisit, la nuit du
dehors nous enveloppe, tandis que les guéchas, restées dans l'escalier,
en groupe lumineux, étourdissant de couleur, s'inclinent pour des
révérences charmantes. Sur le ciel tout bleui de rayons de lune, les
vieux cèdres sacrés du temple voisin découpent en noir leurs branches
tordues, aux rares bouquets de feuillage, d'un dessin très japonais. Et
peu à peu nous prenons de la vitesse, à mesure que s'éveillent mieux nos
coureurs; nous voilà partis pour une longue course aux lanternes,
traversant un Nagasaki bleuâtre, vaporeux et lunaire, qui dort tout
baigné de brume hivernale.



XIV


Mardi, 8 janvier.

Oh! les étonnantes petites personnes, que j'ai rencontrées aujourd'hui à
la campagne! Je les voyais de loin cheminer devant moi, une
cinquantaine, presque en rang comme un peloton de soldats, toutes
pareilles et toutes blanches. Des peignoirs de calicot blanc,--aux
manches plates, attachés à la taille par une ceinture, sans corset,--en
faisaient des bonnes femmes bien rondes, à tournure de grosse paysanne
inélégante. Des bonnets de calicot, tout simples et tout raides, mais
trop majestueux et comme gonflés de vent, semblaient des cloches à
melon sur les têtes... Qu'est-ce que ça pouvait bien être, ce monde-là?
Des Japonaises, fagotées ainsi, lourdement et sans grâce?--Pas possible.

J'ai pressé le pas pour vérifier. Et, sous les hauts bonnets comiques,
j'ai bien vu des figures plates de mousmés ou de jeunes femmes
nipponnes; mais ces dames avaient l'air sérieux, pénétré, ne riaient
point; l'habituel badinage des rencontres n'eût pas été de circonstance,
évidemment, et j'ai passé, sans rire moi non plus.

Ensuite je me suis informé: c'était l'école des ambulancières pour
l'armée, qui faisait une promenade hygiénique d'entraînement!... Tout
est à la guerre, en ce moment-ci, tout est préparatifs pour cette grande
tentative contre la Russie,--qui, du reste, ne constituera que la
manifestation initiale de l'immense Péril jaune.

On m'a assuré que, dans les rangs de ces petites créatures empaquetées
en tenue d'hôpital, il se trouvait des dames nobles, des descendantes de
ces vieilles familles dans lesquelles nous autres étrangers ne
pénétrons pas encore. Et des officiers, mes camarades, qui ont déjà été
soignés et pansés par elles, gardent le meilleur souvenir de leurs mains
si petites, douces, adroites, aux patiences inlassables.

Mais ces énormes bonnets gonflés d'air, ces espèces de coiffes à la
Cauchoise, qui dira pourquoi?...



XV


Samedi, 12 janvier.

Madame Renoncule, ma belle-mère, a vraiment toutes les délicatesses.
Malgré ma réserve si marquée vis-à-vis de mademoiselle Fleur-de-Sureau
ma belle-sœur, elle m'avait de nouveau convié hier soir à un repas de
famille, que j'aurais eu trop mauvaise grâce de refuser encore.
J'espérais toutefois m'y amuser davantage, et je dois reconnaître que
l'attitude générale a été plutôt guindée. On gelait, en chaussettes, sur
les nattes du plancher. On disait des choses cherchées et vides,
galantes avec réserve, dont on essayait de rire. Les petites soupes
étaient froides dans les bols en miniature. Tout était froid.

Et tout serait resté incolore si, vers la fin du repas, une de mes
cousines mariée depuis peu, madame Fleur-de-Cerisier,--jeune personne
très distinguée, mais qui dès l'âge le plus tendre a été maintes fois
victime d'un tempérament trop inflammable,--ne s'était éprise d'Osman au
point de lui proposer d'oublier pour lui tous ses devoirs. A la suite de
cet incident, que l'on ne saurait trop déplorer, une gêne très notable
s'est glissée dans mes rapports avec ma belle-famille.

Toutefois mes relations avec madame Prune n'en ont point souffert, et ce
matin je l'ai accompagnée jusqu'à la tombe de feu ce pauvre M. Sucre, où
elle avait senti le besoin d'aller déposer avec moi quelques fleurs. Son
culte est vraiment touchant pour la mémoire de cet époux débonnaire, qui
ne suffisait peut-être pas à la fougue de sa nature, mais que paraient
tant de qualités discrètes, et qui possédait comme pas un le tact de
s'éclipser à propos.

C'étaient de tardifs chrysanthèmes, couleur de rouille, gracieusement
entremêlés à des branchettes de cryptomeria, que madame Prune avait
choisis pour sa fidèle offrande.

Il m'a paru un peu à l'abandon, le coin de cimetière où M. Sucre repose,
mais situé fort aimablement sur la montagne, avec une vue attrayante.
Aux quatre coins de la tombe, des tubes de bambou fichés en terre
forment de naïfs porte-bouquets où nous avons disposé nos fleurs, non
sans quelque recherche d'arrangement. Une courte invocation aux Esprits
des ancêtres; quelques baguettes d'encens allumées dans le petit
brûle-parfum funéraire, et la veuve, avec un soupir, s'est arrachée à ce
lieu mélancolique; il fallait se hâter, car la pluie menaçait de nous
surprendre au milieu de nos pieux devoirs.

Cette averse a d'ailleurs rendu plus intime notre retour, car, dans les
chemins de descente, tout de suite glissants et dangereux, madame Prune,
chaussée de socques en bois, a dû chercher le secours de mon bras, et
nous sommes revenus ensemble sous son large parapluie.

Il était très vaste, ce parapluie de madame Prune, à mille nervures et
garni de papier gommé; tout autour, peintes en transparent, folâtraient
des cigognes,--interprétées un peu à la manière du cher défunt, qui
restera toutefois le peintre incomparable de ce genre d'oiseau.



XVI


16 janvier.

Aujourd'hui, une visite dont je m'amusais d'avance, ma première à
mademoiselle Pluie-d'Avril, dans son domicile particulier.

Et je l'ai trouvé tel que je l'imaginais, ce logis de petite cigale sans
lendemain, de petite créature qui n'existe que par la grâce éphémère et
le chatoiement des atours, à l'égal de quelque papillon éclos pour
charmer nos yeux. C'est dans une vieille rue qui monte,--non vers les
montagnes des temples et des tombeaux, mais vers la «Montagne ronde»,
sorte de colline détachée en pleine ville et ne supportant que des
maisons-de-thé ou des maisons de plaisir. Là, au premier étage d'une
construction à la mode ancienne, toute de bois de cèdre et de papier, le
nid de la petite danseuse s'avance en balcon, au-dessus des passants
rares et discrets. On se déchausse, il va sans dire, dès le bas de
l'escalier, garni de nattes blanches, et tout est minutieusement propre
dans la maisonnette sonore, dont les bois, desséchés depuis cent ans,
vibrent comme la caisse d'une guitare.

Mademoiselle Pluie-d'Avril habite avec M. Swong, un énorme chat, matou
bien fourré, d'imposante allure, qui porte une collerette tuyautée, et
madame Pigeon, une vieille, vieille femme à cheveux blancs qu'elle
appelle grand'mère,--quelque «madame Prune» du temps passé, sans doute,
mais qui a pourtant de braves yeux, un air de bonne aïeule, douce et
presque respectable.

Après mille révérences, pendant qu'on se hâte de me préparer des bonbons
et du thé, je passe, du coin de l'œil, l'inspection de ce logis. C'est
drôle d'être là, et mademoiselle Pluie-d'Avril, en maîtresse de maison,
comment dire ses belles manières, son affairement, et le sérieux de son
impayable minois!... Un intérieur bien modeste; on est comme chez des
gens du peuple, mais soigneux. Ce qui détonne seulement, ce sont les
coffres de laque contenant les costumes de danse, dont quelques-uns,
jetés çà et là, semblent des robes de fée qui traîneraient dans une
chaumine. Aux murs, de bois sec et de papier blanc, il y a des
photographies de mademoiselle Pluie-d'Avril et de quelques-unes de ses
camarades, dans leurs rôles à succès: frimousses de jeunes chattes, avec
des falbalas comme les princesses nipponnes de jadis, ou avec des
perruques de douairière. Et, à titre de curiosité exotique, il y a aussi
deux images européennes: l'impératrice Eugénie et le roi
Victor-Emmanuel... Cependant je ne vois nulle part la table des
ancêtres, le recoin vénéré, toujours un peu noirci par la fumée des
baguettes d'encens, que l'on trouve dans les maisons les plus pauvres.
Non, il fait défaut ici, cet autel qui est l'indice de toute famille
constituée; la petite danseuse n'a donc point de parents, et n'est
chaperonnée dans la vie que par ce matou sournois et cette grand'mère de
hasard.

Au fait, pourquoi donc s'en est-elle allée, la soi-disant grand'mère, la
vieille dame aux yeux restés honnêtes?... Et pourquoi M. Swong, assis
gravement sur son postérieur, la collerette relevée en fraise à la
Médicis, m'observe-t-il fixement avec ses yeux verts?... Dans ce
milieu-là, tout est mystérieux et tout est possible... Cependant, non,
je ne peux croire que cette éclipse de madame Pigeon soit
intentionnelle; un pareil soupçon me gâterait ce propret logis, cette
petite créature fine, et la collation posée devant moi sur les nattes du
plancher. Chassons le doute mauvais, et asseyons-nous par terre pour
faire la dînette, avec des cérémonies, comme dans le monde...

Quand il est l'heure de prendre congé, j'embrasse mademoiselle
Pluie-d'Avril et M. Swong, chacun sur la joue, et on me reconduit très
aimablement, très cordialement, après avoir exprimé l'espérance de me
revoir. Sans aucun doute, je reviendrai, car tout s'est passé à
souhait, il n'y a eu nulle équivoque, et, sur la dernière marche du
vieil escalier, mademoiselle Pluie-d'Avril, prosternée, son éventail à
la main, me suit d'un franc et gentil sourire...

Mais qu'est-ce qu'il peut bien y avoir, dans cette toute petite tête de
danseuse, et dans ce petit cœur?... Toujours la mélancolique
interrogation sans réponse, que j'ai si souvent ressassée à propos
d'êtres essentiellement différents de moi et indéchiffrables, chats,
singes, ou enfants des races humaines très distantes de la nôtre, dont
le regard était entré dans le mien par la route profonde... Et puis,
quels seront ses lendemains, à celle-là, et quelles prostitutions
l'attendent? Restera-t-elle seulement jolie en grandissant, quand la
fleur de l'enfance sera fanée sur ses joues? Et alors, si elle ne l'est
plus, jolie, dans quelle misère ira-t-elle finir, la petite fille aux
belles robes?...

Tout en songeant à ces lendemains de mademoiselle Pluie-d'Avril, qui
incarne encore un rêve du vieux Japon, du Japon des laques et des
éventails, je retombe peu à peu dans le Nagasaki moderne, et voici les
quais, les cabarets à l'américaine. C'est l'heure où la foule
lamentable des ouvriers quitte les usines, visages noircis par ce hideux
charbon de terre, qui aura été, plus que l'alcool peut-être, le fléau
destructeur de notre espèce. Et là-bas, sur la rive d'en face, au pied
de ces montagnes qui ne connaissaient naguère que les cèdres, les
bambous et les pagodes, des tuyaux fument, fument, empoisonnent l'air du
soir, et des machines sifflent, crient avec des voix de Guignol: là est
l'arsenal maritime, où l'on s'épuise nuit et jour à construire les plus
ingénieuses machines, pour ces grandes tueries d'ensemble, inconnues à
nos ancêtres.



XVII


Jeudi, 17 janvier.

La pluie tombait dru sur la mer, qui en était comme criblée, qui
semblait fumer au coup de fouet de ces milliers de gouttelettes
cinglantes.

Dans ma chambre du _Redoutable_,--la porte fermée pour moins entendre ce
perpétuel bruit des entreponts bondés de matelots,--un tel déluge
mettait, avant l'heure, une obscurité de soir. Le piano, que je venais
d'ouvrir, avait ses sons feutrés des jours où il pleut, et la pédale
sourde, tout le temps maintenue à cause des voisins, atténuait aussi la
musique de Wagner, comme si on l'eût jouée au fond d'une armoire close:
c'était un passage de _Tristan et Iseult_, que j'accompagnais, d'une
manière un peu distraite tout d'abord, et que mon serviteur Osman
chantait à demi-voix. Par la fenêtre, on voyait les verdures de la rive,
dans un effacement gris, des verdures mouillées, des roches mouillées,
des feuillages qui se couchaient sous l'averse; on se sentait entouré
d'eau, enveloppé de ruissellements.

Porte fermée, la vie, le remuement, la clameur contenue des six cents
hommes, entassés un jour de pluie dans les flancs du navire, vous
arrivait bien encore, à travers les cloisons de fer; mais c'était une
symphonie si habituelle que vraiment on l'entendait à peine, on
l'entendait même de moins en moins, à mesure que le chant wagnérien vous
prenait davantage, que la voix montait, et que s'exaltait
l'accompagnement.

Or les paroles disaient: «...dans un pays lointain, dans un pays où
règne l'ombre», quand le canon tout à coup est venu ébranler notre
maison blindée... Des coups espacés, à intervalles funèbres, ne
rappelant pas ces saluts que, dans une escadre comme la nôtre, on
entend chaque jour... Et j'ai envoyé Osman aux informations.

Il est rentré vite pour me dire, du reste sans altération notable sur sa
figure joyeuse: «C'est la vieille _couine_ qui est morte!» Et un
timonier, l'instant d'après, venait avec plus de correction m'annoncer
aussi: «Commandant, les Anglais saluent, pour la Reine Victoria qui est
décédée.»--Oh! alors, si c'est cela, tous les navires vont s'y mettre;
et le _Redoutable_ lui-même; nous en avons pour jusqu'à ce soir, de ces
longues salves pompeuses. Reprenons donc _Tristan et Iseult_, malgré le
fracas du dehors. La nouvelle d'ailleurs n'interrompt pas non plus
l'exercice de gymnastique des matelots qui font les mouvements
d'assouplissement au-dessus de ma tête, ni leurs voix gaies qui comptent
toutes ensemble: une, deux, trois! sans souci de ce deuil officiel.

La canonnade cependant se propage sur tous les points de la baie, où
sont rassemblés tant de navires de combat, et l'écho de la montagne
aussi s'en mêle, répond comme un tonnerre lointain.

Or, il en va de même tout autour de la terre. Et c'est étrange, quand on
s'y appesantit, la répercussion de cette mort sur le monde... Ainsi, une
aïeule rassasiée de jours vient de s'éteindre là-bas, là-bas, dans une
île brumeuse; des milliers d'autres créatures, un peu partout, rendaient
en même temps leur âme, dont on ne s'occupe point; mais celle-ci, par
une des plus antiques et des plus enfantines conventions humaines,
personnifiait un peuple, le _peuple de proie_; alors, un réseau de fils
enveloppant les pays et les mers, a propagé la nouvelle, et c'est un
immense bruit, troublant le repos de tous; dans chaque lieu, dans chaque
recoin où les hommes ont groupé des machines à tuer, un vacarme d'orage
retentit, comme ici même dans cette baie si éloignée et si étrangère.

D'aucuns la disaient bonne et pitoyable aux souffrances, la si vieille
reine qui vient de mourir: alors, combien son déclin dut être angoissé
par les spectres du Transvaal, si seulement elle avait gardé un cœur un
peu maternel malgré l'orgueil, à travers les griseries de l'adulation
et du faste. Nul ne m'était plus indifférent qu'elle, et cependant sa
fin m'émeut presque, en cette pluvieuse journée d'hiver; c'est qu'elle
était souveraine bien des années avant ma naissance, et, tout enfant,
j'entendais souvent prononcer son nom, en ce temps-là sympathique aux
Français; une période meurt avec son interminable règne, et il semble
qu'elle nous entraîne un peu tous à sa suite dans le passé...

Mais, il était écrit que, dans ce pays, je ne pourrais rien prendre au
sérieux, pas même un deuil royal... Voici maintenant que je pense à
l'impression des mousmés, dans toutes ces maisonnettes perchées sur la
rive, entre les feuillages trempés de pluie, à leur surprise d'entendre
ces salves qui ne finissent plus; les petits carreaux de papier, les
petits châssis à glissière s'ouvrant partout, dans ces logis frêles
comme des jouets de Nuremberg, et des têtes gentiment comiques, se
risquant sous l'averse, pour se demander les unes aux autres, après la
révérence obligée: «Qu'est-ce qu'il y a, mademoiselle Tulipe?...
Qu'est-ce qui se passe donc, mademoiselle La Lune?...» Alors le sourire
me vient malgré moi, ce sourire irrésistible que me causent toujours les
figures des mousmés ou des jeunes chats...

Sur le soir, quand le vrai crépuscule s'ajoute à la pénombre des nuages
et de la pluie, la canonnade par degrés s'apaise. A longs intervalles,
quelques derniers coups grondent encore, prolongés par l'écho. Et puis
un infini silence retombe sur cette mort, avec la nuit qui vient: la
page de l'histoire est tournée; la vieille dame orgueilleuse commence sa
descente éternelle, dans la paix peut-être, assurément dans la cendre et
l'oubli...



XVIII


Dimanche, 20 janvier.

Les derniers chrysanthèmes, fripés par les gelées du matin, ont disparu
de l'étalage de madame L'Ourse, ma fleuriste ordinaire, pour faire place
à des camélias et à des branchettes de saule, ornées déjà de ces petites
pendeloques jaunâtres qui sont des floraisons d'extrême renouveau. Notre
séjour indéterminé dans ce pays se prolonge de semaine en semaine, et
nous finirons par y voir poindre le printemps.

Dans sa vieille rue toujours en pénombre, qui longe le flanc de la
montagne et les soubassements des temples, cette boutique de madame
L'Ourse est un point où je m'arrête chaque jour, avant d'aller m'isoler
là-haut, dans les bosquets des morts. Nous sommes du reste un peu en
galanterie, madame L'Ourse et moi: c'était fatal.

Sa maisonnette de bois est noirâtre, caduque comme la rue tout entière,
moisie à l'ombre de ces terrasses moussues qui soutiennent les pagodes
et la nécropole. A la devanture, sont accrochés quantité de tubes en
bambou remplis d'eau, où trempent des fleurs, des feuillages, des
fougères, des herbes.--Les Japonais, même du bas peuple, chacun sait
cela, nous ont devancés de plusieurs siècles dans le raffinement des
bouquets, dans l'art de composer, avec les plantes les plus vulgaires,
des gerbes d'une grâce inimitable, dignes de leurs vases aux mille
formes.

Avec madame L'Ourse,--qui est dans les âges de madame Prune, autant dire
à l'époque de la vie où les femmes sont le plus aimables,--le prix des
fleurs se débat toujours longuement, pour le seul plaisir de marchander,
en se faisant un doigt de cour. Cela s'entremêle de madrigaux que je
lui adresse sur sa personne et qu'elle sait me rendre avec une civilité
parfaite; d'autres dames du voisinage sortent alors des petits logis
vermoulus et sombres pour assister au galant tournoi: c'est madame
Montagne-Peinte, marchande de bric-à-brac au coin de la rue, ou madame
Le Nuage qui vend des baguettes d'encens pour les Trépassés, ou encore
madame Tubéreuse, dont l'époux, au fond d'un hangar poussiéreux, redore
les bouddhas centenaires et répare les autels d'ancêtres.

Lorsque ma gerbe est enfin choisie et payée, je la laisse en dépôt chez
la marchande (prétexte à revenir), et je commence mon ascension à peu
près quotidienne à la sainte montagne qui surplombe.

Quantités de chemins s'offrent à moi, tout le long de cette rue
vénérable, où il fait plus froid qu'ailleurs faute de soleil. Tantôt je
m'en vais par les étroits raidillons qui grimpent au milieu des roches
verdies, des mousses à reflet de velours, des capillaires aux tiges de
crin noir, des petites sources éparpillées sur les feuilles comme des
perles de verre.

Ou bien je monte plus lentement par les larges escaliers de granit et
les terrasses des temples.--Mais là, le sourire s'arrête, car
soudainement tout devient grave, et une horreur religieuse inconnue sort
des vieux sanctuaires obscurs. Il y a de quoi faire chaque jour quelque
découverte nouvelle, dans ces quartiers de silence et d'abandon, étages
au-dessus de la ville, et précédés de tant de vestibules, de terrasses,
de portiques sévères. Dans les cours dallées, des arbres qui ont vu
passer les siècles étendent leurs grosses branches mourantes, soutenues
ça et là par des béquilles de bois ou de granit; il y pousse aussi des
cycas géants, dont le tronc multiple s'arrange en forme de candélabre;
des cycas qui supportent le froid, admettent à l'occasion la neige sur
leurs beaux plumets,--résistent aux hivers, dans ce pays, comme font du
reste quantité d'autres plantes délicates, et comme les singes des
forêts, comme les grands papillons pareils à ceux des Tropiques, le
Japon, semble-t-il, ayant le privilège d'une flore et d'une faune qui
ne sont plus de son climat.--Des galeries couvertes, aux colonnes de
cèdre, entourent d'une zone d'ombre les sanctuaires presque toujours
fermés, où l'on voit, à travers les barreaux des portes, briller des
dorures atténuées, luire les mains et les visages des dieux assis en
rang sur des fauteuils. Ces temples, comme leurs arbres, ont vu couler
des années par centaines, et le moment approche où leurs boiseries,
leurs laques s'en iront en débris et en cendre. Sur les autels, ou bien
aux plafonds poudreux, aux frises des vieilles colonnades, derrière les
toiles d'araignées, il y a partout du mystère; partout il y a de
l'étrange et de l'inquiétant, dans les moindres formes des figures ou
des symboles. Et on sent bien, ici, qu'au fond de l'âme de ce peuple
badin, au fin fond pour nous impénétrable, doit résider autre chose que
de la frivolité et du rire, sans doute quelque conception plutôt
terrible de la destinée humaine, de la vie et de l'anéantissement...

En montant toujours, voici bientôt la peuplade des petits bouddhas en
granit, tout barbus de lichen, et les innombrables bornes funéraires,
enlacées de plantes aux minuscules feuilles; voici le réseau des
sentiers qui se croisent parmi les tombes, sous les bambous et les
camélias sauvages; voici tout le labyrinthe des morts. Et, à cette
hauteur, je retrouve presque chaque fois ce soleil du soir, couleur de
cuivre, qui, avant de s'abîmer là-bas dans la mer Jaune, s'attarde si
languissamment sur ces pentes exposées au sud et à l'ouest, pour y
apporter une tiédeur pas naturelle et comme enfermée, et me donner
toujours la même illusion de serre. Çà et là, gisant sur quelque
terrasse mortuaire, une chaise à porteurs, toute petite et en bois blanc
très mince, comme pour promener une poupée, indique la place d'un mort
nouvellement amené à ce haut domaine; c'est là dedans qu'on a apporté sa
cendre, et l'usage veut qu'on laisse le véhicule léger pourrir sur
place, avec les lotus en papier d'argent qui servirent au cortège. Où
les brûle-t-on, ces morts, dans quel recoin clandestin, et avec quelle
pudeur de les montrer? En ville on ne les rencontre jamais que déjà tout
incinérés, tout réduits, tout gentils, et ne pesant plus, portés
allègrement à l'épaule sur des bâtonnets, dans des petits palanquins en
bois blanc, d'élégante et précise menuiserie; et quand j'ai interrogé
des Japonais sur le lieu des bûchers, ils m'ont chaque fois évasivement
répondu: «Dans les montagnes... par là-bas... par là-haut...» Il n'y a
donc que de la poussière humaine, ici, point de cadavres jamais, ni de
décompositions, ni de forme affreuse, et cela supprime tout effroi sous
ces ombrages.

L'heure du soir est l'heure par excellence, dans ces hauts cimetières où
la senteur hivernale des feuilles mortes, des mousses et des lichens se
mêle au parfum des baguettes d'encens allumées sur les tombes. C'est
aussi l'heure où je conçois le mieux l'énormité des distances; en
regardant, du haut de mon tranquille observatoire, décliner le soleil du
Japon, qui se lève à ce moment même sur mon pays, j'ai comme
l'impression physique, un peu vertigineuse, de la convexité de la Terre,
et de sa courbe immense. Et je me sens si loin, si loin, dans le
crépuscule qui vient, que tout à coup me prend le frisson de nostalgie,
au souvenir du pays Basque, ou bien de ma maison natale...

Le plus souvent il est couché, ce soleil, quand je repasse devant chez
madame L'Ourse, mais elle m'attend pour tirer les vieux châssis de bois
qui ferment sa devanture. Avec un regard plein de sous-entendus, elle ne
manque jamais d'ajouter à la gerbe achetée deux ou trois fleurs, pour
moi particulièrement précieuses, parce qu'elles sont un cadeau, une
surprise qu'elle me réservait.

Et maintenant, vite un pousse-pousse rapide, un coureur qui ait de
bonnes jambes, afin de retraverser la ville nipponne et de ne pas
manquer le dernier canot du soir. D'abord c'est la longue rue des
marchands, où, devant les petites boutiques de bois, papillotent les
porcelaines, les éventails, les émaux, les laques, toutes les choses
maniérées et jolies que fabriquent par milliers les Japonais et que
vendent les mousmés souriantes. Là défilent, dans le même sens que le
mien, quantité d'autres pousse-pousse empressés qui ramènent vers la mer
les officiers de notre escadre ou des cuirassés étrangers, chacun
rapportant nombre de petits paquets ingénieusement ficelés, de petites
caisses finement menuisées: les exaspérants bibelots auxquels ici
personne n'échappe.

Le long des nouveaux quais à l'américaine, où les coureurs haletants
nous déposent, on se retrouve; on se trie par nations, sous un petit
vent glacé qui manque rarement de se lever le soir et d'asperger
d'embruns notre retour à bord.

On nous a tant traités de pillards, dans certains journaux, nous tous,
officiers ou soldats de l'expédition de Chine, que nous avons admis la
dénomination «pillage» pour toute chinoiserie ou japonerie, si
honnêtement achetée soit-elle, et payée en monnaie sonnante. Or, il est
de règle sur mon bateau qu'après le souper, à l'instant des cigarettes,
chacun doit exhiber son «pillage» du jour; la table du «carré» se garnit
donc tous les soirs d'étonnantes choses, présentées par leur
propriétaire respectif. Mon Dieu, qu'on est bien, les nuits d'hiver, en
rade tranquille, installé à son bord, entre bons camarades, rentré dans
cette petite France flottante qui vous porte si fidèlement, mais qui
voisine tour à tour avec les pays les plus saugrenus du monde!...



XIX


Lundi, 21 janvier.

Madame Prune caressait depuis de longs jours le rêve de venir me voir à
bord, comme elle était venue jadis sur la _Triomphante_, il y a tantôt
quinze ans, hélas! à l'époque où s'épanouissaient, dans toute leur
fraîcheur première, ses sentiments pour moi.

J'avais galamment consenti, mais, en homme correct qui craint de donner
à jaser, je m'étais rendu chez madame Renoncule ma belle-mère pour la
prier de chaperonner la visiteuse. Et, afin d'enlever même tout
caractère clandestin à cette entrevue, j'avais convié aussi deux de mes
belles-sœurs et quatre jeunes guéchas de ma connaissance, en leur
recommandant d'apporter des guitares.

Il avait fallu ensuite prévenir la police nipponne, pour les raisons
suivantes. Depuis des années, le Japon détenait le monopole d'exporter
dans toutes les villes maritimes de l'Extrême-Orient des jeunes
personnes de caractère gai, spécialement destinées à faire oublier aux
navigateurs les austérités de la mer; mais le gouvernement du Mikado
veut supprimer aujourd'hui cet usage, qu'il regarde comme attentatoire
au bon renom national, et devient très circonspect lorsqu'il s'agit de
laisser des dames seules se rendre à bord des navires.

La perspective d'être présentés à madame Prune avait jeté parmi mes
camarades un doux émoi. Ils avaient fait des frais, commandé pour la
table des fleurs et de très ingénieuses sucreries. Et, à l'instant fixé,
leurs jumelles se promenaient discrètement sur tous les sampans de la
rade, pour épier la venue de nos invitées.

Au bout d'une demi-heure, personne. Au bout d'une heure, rien encore. Et
j'ai envoyé aux informations, sur le quai.

Des policiers,--trop peu physionomistes, hélas!--s'étaient opposés à
l'embarquement de ces dames, malgré l'autorisation accordée la veille,
croyant au départ d'une relève de pensionnaires pour certaines maisons
de Shangaï ou de Singapour.

Madame Renoncule, paraît-il, toujours si maîtresse d'elle-même, avait
reçu ce coup le front haut, et s'était contentée de ramener avec dignité
mes belles-sœurs au logis.

Mais, à l'idée d'être prise pour l'une de ces hétaïres migratrices, qui
ne craignent pas d'abandonner l'autel de leurs ancêtres pour aller
vendre à l'étranger leur sourire, madame Prune s'était évanouie.



XX


Mercredi, 23 janvier.

Je passais tranquillement, avec un de mes camarades du _Redoutable_,
dans Motokagomachi, la grande rue des boutiques, regardant les bibelots
extraordinaires aux devantures et les sourires de ces gentilles petites
personnes, qui ont les yeux si bridés. Mais, en avant de nous là-bas,
très vite un rassemblement se formait, d'où partaient des vociférations
aiguës, grinçantes, rugueuses, comme celles des Chinois en guerre. Et au
milieu de ce groupe excité, deux officiers français, contre lesquels
semblait tournée la fureur générale!... Alors, nous sommes accourus
aussi, il va sans dire.

C'étaient deux enseignes de vaisseau, arrivés d'hier à Nagasaki sur un
croiseur. Des bonshommes autour d'eux avaient les poings levés, leurs
courts bras jaunes sortant jusqu'à l'épaule des manches de leurs robes.
Or, ces bonshommes, nous les connaissions bien: c'étaient des marchands
de potiches du voisinage, chez lesquels nous avions l'habitude de
fréquenter, gens à sourires et à révérences plus que personne, gens
d'ordinaire obséquieux et patelins,--mais si transfigurés aujourd'hui
par la colère! Leurs petits yeux devenus effrayants, leur bouche
contractée par un rictus de fauve! Des êtres pour nous tout à fait
nouveaux, imprévus, ressemblant à ces masques de guerre qui grimacent la
mort, et dont les Japonais ont bien dû en effet prendre le modèle chez
eux quelque part.

Tout simplement ces Français avaient poussé du pied le chien d'un de ces
marchands, qui voulait mordre: alors, besoin immédiat de revanche
nationale contre les deux étrangers...

Le calme un peu dédaigneux des attaqués, notre arrivée aussi, à nous qui
étions connus pour être d'assez faciles acheteurs, empêcha la bagarre
d'aller jusqu'au premier coup de poing; sans cela nous étions
aveuglément houspillés par la foule, et non moins aveuglément traînés au
poste par une escouade de police, ainsi qu'il arriva la semaine dernière
aux officiers d'une autre flotte européenne.

Ce petit peuple, arrogant et plein de mystère, cache, sous ses dehors
gracieux, une haine farouche pour les hommes de race blanche.

Imaginerait-on même qu'un de leurs sujets de jalousie contre les
Européens est de ne pouvoir, pour cause de visage trop plat, user d'un
pince-nez? Aussi les élégants d'entre eux se hâtent-ils d'en porter,
même s'ils n'en ont pas besoin, pour peu qu'ils se sentent au milieu de
la figure un soupçon de quelque chose permettant d'en accrocher un.



XXI


Vendredi, 25 janvier.

Le temple du Renard devient depuis quelques jours un de mes lieux de
pèlerinage habituels.

Un chemin d'ombre verte, dans un repli de montagne, vous y conduit en
grimpant comme un escalier au bord d'une petite cascade alerte et
glacée. Il y a quinze ans, j'avais pu vivre tout un été à Nagasaki sans
le connaître, et je ne l'aurais pas découvert cette fois non plus, sans
les emblèmes religieux échelonnés à diverses hauteurs parmi les
branches, le long du sentier presque clandestin. Ces emblèmes sont des
renards blancs, assis sur des socles,--des renards fantastiques, bien
entendu, des renards déformés par l'imagination japonaise et traduits
sous les traits de maigres bêtes aux oreilles de chauves-souris,
montrant les dents avec un de ces rires à ne pas regarder, comme en ont
les têtes de mort; ou bien ce sont de frêles portiques de menuiserie,
peints en rouge et couverts d'inscriptions noires, parfois espacés au
hasard, ailleurs si rapprochés qu'ils forment une sorte de voûte
rougeâtre, sous l'autre voûte si verte des feuillées. Quelques
maisonnettes s'étagent aussi sur le parcours, humbles boutiques de
baguettes d'encens pour le temple, de bonbons pour les enfants qui
montent en pèlerinage, ou de petits renards en plâtre, longs comme le
doigt mais taillés sur le modèle de ceux de la route et montrant
l'affreux rictus qui convient. Partout des branches retombantes, des
mousses, des fougères; de beaux mandariniers, garnis de leurs fruits
d'or qui achèvent lentement de mûrir au soleil hivernal. Des roches
polies, arrondies par le temps et que d'imperceptibles lichens ont
marbrées, à l'ombre, de nuances douces et rares: des verts cendrés, des
gris passant au rose. Et çà et là, posé sur quelque vieille pierre
debout, un temple en miniature, de la taille d'un théâtre de Guignol,
très vieux lui aussi, très fruste, mais ayant ses emblèmes énigmatiques,
ses renards blancs et ses bouquets de riz apportés en offrande. La
cascade, le plus souvent cachée dans des fissures profondes, vous
accompagne de sa grêle musique, tandis qu'on s'élève sous les ramures,
par le sentier ardu ou par les marches usées.

Enfin le temple lui-même apparaît, en avant d'un rideau de grands
arbres. Un assez petit temple, mais si étrange! Tout ouvert comme un
hangar, très simple, ainsi que tous les sanctuaires de ce Dieu-là, et
dépourvu d'aucune idole de forme humaine. Il est en bois, sans doute
ancien, mais d'un âge indéfinissable, tant on l'a bien entretenu, tant
sont soigneusement lavés ses panneaux et ses colonnes. Au milieu,
descend du plafond comme un lustre un énorme grelot également en bois,
sur quoi les fidèles frappent dès l'arrivée, et c'est pour que le Dieu,
en train peut-être de flâner parmi les nuages, soit averti qu'on est
là, que l'on demande audience. Alentour, les hommes ont arrangé cette
nature, déjà presque trop jolie par elle-même, en quelque chose de plus
joli encore, de plus compliqué surtout, ajoutant des rocailles aux
rochers, créant des petits ruisseaux pour y jeter des ponts. Les herbes
très délicates, les mousses, toute l'exquise flore sauvage d'ici;
apportent leur charme intime à ces arrangements qui ne seraient guère
que prétentieux chez nous. Par ailleurs, ce temple, ces objets
symboliques, déroutants de simplicité bizarre, que l'on aperçoit au fond
sur l'autel, imprègnent le jardin désert d'on ne sait quelle
transcendante et indicible japonerie. Et, au-dessus de tout cela, se
dresse la montagne avec ses fourrés de verdure.

Juste en face du sanctuaire, une maison-de-thé, gentille et vieillotte,
se dissimule à moitié dans les arbres; on y accède par un arceau en
granit feutré de lichen, qui enjambe un torrent, et près duquel, dans
une vaste cage, deux grues blanches à huppe rouge, de la grande espèce,
se tiennent immobiles: pensionnaires sacrées du temple, il va sans
dire, mais très mélancoliques captives.

La propriétaire de cette maison-de-thé, plutôt modeste et peu
achalandée, s'appelle madame La Cigogne. Bien que cette dame compte sans
doute une dizaine de printemps de moins que madame Prune, elle est d'une
maturité incontestable, mais n'a point abdiqué encore, et j'arrive de
jour en jour à me convaincre que le temps lui a laissé, à elle aussi,
quelques attraits.

Sitôt qu'elle m'aperçoit, à l'orée du sentier vert, madame La Cigogne se
prosterne et affecte une expression d'extase qui semble dire: «En
croirai-je mes yeux? Quelle faveur inespérée le ciel m'envoie!» Je me
fais un devoir de saluer fort civilement à mon tour, avant de prendre
place sur les nattes blanches, devant la petite véranda enguirlandée de
plantes qui s'étiolent à l'ombre de tant d'arbres, et où languissamment
fleurissent quelques pâles roses d'hiver.

Madame La Cigogne, après de nouvelles révérences, me présente aussitôt
la chatte de la maison, que j'honore de mon amitié, une certaine
mademoiselle Sato, jeune personne de six mois, à fourrure grise, qui a
conservé l'humeur folâtre de l'enfance. Ensuite, vient ma tasse de thé,
sucrée toujours à point. Et puis les bonbons que j'aime, et deux fines
baguettes de bois pour les saisir. A part quelques pèlerins, qui
viennent se restaurer ici, après des génuflexions, des exercices
religieux trop prolongés dans le temple, je suis presque toujours le
seul client de cette dame, ce qui favorise entre nous de longs
tête-à-tête. Dans le sentier voisin, personne non plus, personne ne
passe, si ce n'est de temps à autre quelques marchands d'eau,
athlétiques et demi-nus qui redescendent, portant à l'épaule, au bout
d'un bâton, des seaux en bois, remplis aux sources claires de la
montagne. On n'entend d'autre bruit que celui des petites cascades
perlées dégringolant sous les herbes; ou bien c'est, dans les branches,
le remuement discret des oiseaux, attristés parce que le soleil de
janvier reste incolore.

Le lieu est paisible, étrange et ignoré. On y respire la senteur des
feuilles mortes et de la terre humide. Malgré la présence enjouée de
cette dame, on s'imprègne ici, dans le silence, de la japonerie spéciale
qui émane du temple aux lignes simples, et qui est une japonerie haute
et sereine. On sent comme des esprits, des essences très inconnues,
rôder sous les futaies, dormir au fond des grosses pierres aux têtes
rondes. Et la tombée du soir vous apporte dans ce recoin du Japon une
petite terreur charmante, dont on cherche en vain le sens introuvable.

En quittant la maison-de-thé, je continue souvent de suivre le sentier
qui monte, jusqu'à l'instant où il finit dans la brousse. Sur des
pierres moussues émergeant du sol, encore deux ou trois de ces vieux
temples pour poupée, inquiétants à rencontrer malgré leur petitesse de
jouet d'enfant; mais les fougères, les racines deviennent de plus en
plus souveraines, dans la nuit verte qui s'épaissit, et tout se perd
bientôt au fond des bois, où les boutons des camélias sauvages, en
retard sur ceux des jardins d'en bas, commencent à peine à rougir...

Pour être tout à fait franc vis-à-vis de moi-même, je suis forcé de
m'avouer que me voici un peu en coquetterie avec madame La Cigogne...



XXII


Jeudi, 31 janvier.

Il semblait certain que notre grand cuirassé, la guerre étant unie,
allait reprendre la route de France et qu'après des relâches en
Inde-Chine il nous ramènerait chez nous pour le beau mois de juin. Il y
avait bien la petite tristesse de quitter bientôt ce navire, cette vie
de bord avec de bons camarades, cet amusant pays, de voir finir à jamais
toute cette période très spéciale de l'existence; mais cela se noyait
pour nous dans la joie du retour.

Et voici qu'aujourd'hui le courrier de France nous apporte un désolant
contre-ordre: nous resterons deux ans dans les mers de Chine! Sitôt que
les glaces fondront à l'entrée du Peïho, force nous sera de rebrousser
chemin vers le Nord chinois, et de recommencer, sous le mauvais soleil,
le dur métier de l'automne passé: pourvoir au rapatriement du corps
expéditionnaire, rembarquer sur des transports, par grosse mer probable,
ces milliers d'hommes et ce matériel que nous avions eu déjà tant de
peine à déposer sur la rive...

En une minute la nouvelle, entendue par des matelots à travers la
portière de brocart rouge de l'amiral, a été propagée à voix de
confidence, presque silencieusement, parmi l'équipage, semant la
consternation du haut en bas du _Redoutable_,--depuis les passerelles où
vivent, la longue-vue à la main, les timoniers chargés d'épier le plus
loin possible les choses du dehors, jusque chez les pauvres garçons,
pâlis comme des mineurs, qui habitent et travaillent au-dessous de
l'eau, entre des rouages de fer, au milieu des entrailles cachées du
navire, dans l'obscurité et dans l'odeur des huiles.

Deux ans, à errer sur les mers de Chine! Tous, expédiés de France en
coup de vent, à l'annonce des affaires de Pékin, nous pensions que la
campagne durerait six mois à peine. C'était volontairement que nous
étions partis, nous les officiers, mais non pas les matelots. Forcés
d'accepter, ceux-ci, leur destination imprévue, ils avaient laissé en
suspens leurs humbles petites affaires,--des mariages, des baptêmes, des
règlements d'intérêts,--d'ailleurs convaincus, comme nous, qu'on allait
bientôt revenir...

Mais voici maintenant que cela durera deux années! Et d'abord il va
falloir passer tout un été mortel sur les eaux chaudes et souillées de
l'embouchure du Petchili, être parqués là dans une caisse de fer où l'on
respire par des trous, ne sortir de l'étouffante demeure que pour peiner
au milieu des lames, sous un ciel accablant! Bientôt, c'est inévitable,
reviendront les dysenteries, les fièvres, et plus d'un sans doute ira
traîner ou mourir dans quelque hôpital de la côte chinoise... Tel est
l'ordre sans merci qui nous arrive. Adieu le retour!

Pour réfléchir à ce changement de mes lendemains, et essayer de m'y
soumettre, j'aurais voulu m'en aller là-haut, sur l'exquise montagne des
cimetières, mon lieu de méditation préféré, et m'asseoir devant le
soleil couchant. Mais il tombe une petite pluie d'hiver très froide, qui
sent la neige. Faute de mieux, j'irai dans la maison-de-thé où mes
jouets habituels, mes deux petites poupées à musique, entre les murs de
papier, me distrairont avec une guitare et des masques.

       *       *       *       *       *

Jamais elle ne m'avait paru si mélancolique, la salle vide et blanche,
aux parois minces, où je me trouve une heure après, les jambes croisées
sur un coussin de velours noir. Mademoiselle Matsuko, la guécha, qui ne
prend plus la peine de faire grande toilette en mon honneur, arrive
bientôt, modestement vêtue de crépon gris perle, s'assied par terre,
gentille et boudeuse, puis commence, d'un air résigné, à gratter les
cordes de son «chamecen» avec sa spatule d'ivoire. Dans le silence, dans
la lumière grise, déjà crépusculaire, une petite musique alors sautille
et pleure, triste à faire couler des larmes, étrange à donner le
frisson,--en attendant que paraisse l'autre, celle qui est moitié fée et
moitié chat, mademoiselle Pluie-d'Avril avec sa traîne et ses
révérences.

J'ai eu tort de venir ici; c'est plus triste que ma chambre du
_Redoutable_. Le son de cette guitare, on dirait le chant d'une
sauterelle d'hiver, enfermée dans une cage de papier, une sauterelle de
pays très lointain, dont la maigre voix évoquerait un monde inconnu; je
l'entends sans l'écouter, mais cela suffit à maintenir pour moi cette
notion d'exotisme extrême qui avive ma nostalgie.

Alors, deux ans dans les mers de Chine!... Il est fini, hélas! le temps
où j'étais angoissé, au cours des trop longues campagnes, par la crainte
de ne pas retrouver la figure vénérée et chérie de Celle à qui depuis
l'enfance on rapporte toutes choses, de Celle que personne au monde ne
supplée... Cette crainte-là est aujourd'hui changée en une certitude,
sur laquelle même un peu de résignation a commencé de venir. A ce point
de vue-là donc, peu importe à présent la durée de l'absence, puisque je
ne la retrouverai plus, à aucun de mes retours, jamais... Pourtant, des
liens profonds me tiennent encore au foyer,--et d'ailleurs mes années
sont bien comptées, pour que je les perde en exil...

Elle se lève, la guécha, qui visiblement s'ennuie; elle pose sa longue
guitare et se met à marcher, indolente et gracieuse, si légère que le
plancher ne semble même pas s'en apercevoir,--ce plancher mince qui
gémissait tout à l'heure sous le pas des servantes, lorsque la dînette
nous a été servie. Et, au moment où s'est arrêtée sa musique monotone,
je songeais à certain vieux jardin qui est situé au-dessous de nous, de
l'autre côté de la terre, et qui, dans mon enfance, représentait pour
moi le monde. A l'instant précis où la sauterelle de rêve a cessé de
chanter, c'est ce jardin-là que je revoyais, après avoir repassé tant de
choses en souvenir, ce jardin avec ses treilles, ses vieux arbres, et
surtout un grenadier planté jadis par un aïeul, qui, à chaque mois de
juin depuis cent ans, sème en pluie ses pétales rouges sur le sable
d'une allée. Ce ne sera donc pas le printemps prochain que je reverrai
cette jonchée de fleurs rouges, ni même le printemps d'après; ce ne sera
peut-être jamais plus...

La guécha, d'une main distraite, entr'ouvre l'un des châssis de bois et
de papier par où nous vient la pâle lumière: «Tiens, dit-elle, la
neige!» Et vite elle referme le panneau transparent, qui a laissé
pénétrer un souffle de glace dans la salle déjà si froide. La neige,
j'ai eu le temps de l'apercevoir pendant cette seconde où le panneau
s'est entr'ouvert: des flocons blancs qui tourbillonnent avec lenteur,
dans un ciel mort, au-dessus d'un toit japonais aux petites tuiles
rondes, d'un gris noirâtre.

Alors, non, ce n'est plus tenable, ici!...

Heureusement, voici la diversion nécessaire: des pas d'enfant dans
l'escalier, des froufrous de soie; mon petit chat qui arrive!

Elle apparaît, cette petite mademoiselle Pluie-d'Avril, stupéfiante à
son ordinaire, dans ses falbalas, mièvre et comme sans consistance,
ainsi empaquetée dans ses étoffes à grands ramages. Elle est en dame
d'autrefois et porte un immense éventail de cour. Elle salue, fait
quelques pas, salue de nouveau, s'avance encore, et, tandis qu'elle se
prosterne cette fois pour une solennelle révérence à la mode ancienne,
une imperceptible expression de gaminerie plisse le coin de ses yeux
retroussés, sa bouche s'entr'ouvre pour laisser passer le miaou d'un
chat,--si bien imité, si imprévu que j'éclate de rire...

--Oh!--fait mademoiselle Matsuko, pointue,--voilà trois jours qu'elle
préparait ça, pour distraire ta seigneurie. Avec son gros matou de
monsieur Swong, elle prenait des répétitions...

Laisse dire, va, petite fée. C'était ce qu'il fallait; tu as réussi à
amuser celui qui te paie pour ça, et il te remercie.

Maintenant, là-bas derrière toi, tourne, fais jaillir la lumière
électrique, ce sera moins lugubre. Et puis commence quelqu'une de tes
danses ou de tes scènes mimées,--celle, par exemple, du pêcheur endormi
cent ans au fond de la mer; celle, tu sais, qui exige au dernier tableau
un masque de vieillard tout blême avec une barbe comme des algues
blanches.

       *       *       *       *       *

Le soir, à bord, pendant que la neige tombe abondamment du ciel
nocturne, je reçois la visite de quelques-uns de mes amis matelots, en
quête de renseignements plus précis sur la consternante nouvelle et
gardant un vague espoir que je la démentirai peut-être, que je les
rassurerai un peu.

En dernier, m'arrive une sorte de géant breton, aux jolis yeux de
douceur triste profondément enfoncés sous un front large et têtu. Il
allait se marier dans un mois, celui-là, quand le navire, qui semblait
destiné à un long séjour en France, a reçu l'ordre imprévu de faire
campagne en Chine. A l'annonce du retour, il avait employé ses économies
à acheter une pièce de crépon blanc pour la robe de noces, et différents
bibelots japonais afin d'orner le logis. Mais maintenant, au milieu de
sa consternation enfantine, un des points qui le tourmentent le plus,
c'est la crainte que tout cela ne se gâte, pendant deux années, dans le
fauxpont humide, et il me demande timidement si je ne pourrais pas
loger la caisse, sans que ça me gêne trop, dans un coin de ma chambre.

Comment lui refuser cette consolation-là? Certainement, bien que je sois
déjà encombré à ne savoir que devenir, je donnerai l'hospitalité à la
gentille pièce de soie blanche et aux modestes cadeaux de mariage.



XXIII


1er février.

Cédant aux larmes de madame Prune, j'étais retourné hier à la police
nipponne, pour représenter à messieurs les agents qu'il ne s'agissait
point d'une migration, mais d'une simple visite de courtoisie, et qu'au
bout d'une heure ou deux nous rendrions toutes ces dames intactes à
leurs foyers. On s'était donc excusé de l'offensante méprise, et
aujourd'hui nous avons eu la joie de recevoir nos visiteuses, sous un
soleil printanier.

Deux sampans, qui semblaient transformés en des barques cythéréennes,
toutes de séduction et de grâce, nous les ont amenées au coup de trois
heures, pour prendre le thé.

Madame Renoncule cependant, en mère prudente, avait préféré cette fois
ne pas amener ses filles; mais nous avions madame Prune, entourée d'un
essaim de jeunes guéchas. Une douce gaîté, du meilleur aloi, n'a cessé
de régner pendant toute la visite de ces dames. Elles avaient fait des
toilettes extrêmement galantes, et en particulier le chignon de madame
Prune, amplifié à souhait par d'habiles posticheurs, restera dans toutes
les mémoires. Pour donner plus de piquant à cette réunion, mes camarades
s'étaient procuré quelques-unes de ces sucreries japonaises, composées
avec tant d'esprit,--allégoriques, pourrait-on dire,--qui représentent
tantôt des objets usuels, tantôt les fragments les plus divers de
l'organisme humain; ils les avaient spécialement choisies, bien entendu,
pour la principale invitée, et d'ailleurs avec autant de finesse que de
tact et de discrétion...



XXIV


2 février.

Donc, nous restons ici jusqu'au printemps, c'est-à-dire environ deux
mois encore, car il faudra sans doute le soleil d'avril pour fondre ces
glaces, là-bas, qui nous ferment la sinistre entrée du Peïho.

Et il ne s'annonce guère, le printemps de cette année, même dans la baie
si close, si défendue contre les vents de Nord, où notre navire
s'abrite.

Au contraire nous sommes plus que jamais en pleine saison de bourrasques
et de neiges. Or, tout ce Japon, amusant par le soleil, devient
pitoyable, dès qu'il est boueux, ruisselant et transi. Du reste, on
meurt comme mouche, à Nagasaki dans ce moment; entre deux grains, dès
que le soleil d'hiver se montre, les gracieux cortèges de messieurs les
morts et de mesdames les mortes se hâtent vers la nécropole de la
montagne; on en trouve parfois deux, trois ensemble, qui s'abordent nez
à nez à un carrefour, échangent de suprêmes politesses, font à qui ne
passera pas devant l'autre, entravent la circulation et arrêtent par
douzaines les pousse-pousse crottés. En tête, marchent toujours quelques
bonzes en bonnet archaïque, robe sombre et surplis d'ancien brocart
d'or. Ensuite le héros du défilé, le mort lui-même, réduit à sa plus
simple expression, porté à l'épaule dans la toujours pareille petite
châsse de fine menuiserie blanche. A l'épaule également, plusieurs vases
en bois d'où s'échappent, pour dominer la foule, de fantastiques plantes
artificielles: lotus gigantesques à pétales d'argent, érables du Japon à
feuilles rouges, cerisiers ou pêchers tout en fleurs. Puis, la théorie
des dames ou mousmés vêtues de deuil, en blanc de la tête aux pieds. Et
enfin, la partie hautement comique du convoi, les hommes en robes de
soie et chapeaux melons; quelques redingotes; beaucoup de lunettes, et
surtout de lunettes bleues, toujours instables sur ces visages trop
plats. Quand survient une averse, les parapluies s'ouvrent, d'affreux
parapluies de chez nous, et çà et là quelques autres du Japon, en papier
gommé avec des peinturlures, des fleurs et des cigognes envolées, dans
cette note plus gaie qu'affectionne encore madame Prune pour le sien.

Vers les pagodes et la montagne, tout cela se dirige; par les sentiers
mouillés et glissants, tout cela grimpe, au milieu des vieilles tombes
charmantes en rangs déjà pressés.

C'est de la poitrine surtout que meurent ces pauvres petits bonshommes;
les paysans même, ces paysans japonais si râblés, aux courtes tailles si
bien prises, aux membres d'athlète, s'en vont de ce mal-là, depuis que
l'américanisme les oblige à s'habiller, au lieu de vivre nus comme les
ancêtres.



XXV


3 février.

Encore la neige, le ciel bas et plombé. Ce soir, sur la colline de la
concession européenne où je fréquente peu, j'ai cheminé par une route
saupoudrée de blanc, et d'ailleurs bien entretenue, bien droite, bordée
de consulats; on se serait cru en Europe, à la tombée d'une nuit
d'hiver, sans les quelques mousmés drôlement emmitouflées que l'on
rencontrait de temps à autre, et qui ramenaient la notion du lieu
lointain.

J'allais à l'hôpital russe, faire visite à un officier d'un régiment de
Grodno, blessé vers Moukden. Auprès de son lit veillait un jeune homme
en tenue de malade, avec lequel j'ai causé d'abord sans présentation: un
autre officier évidemment, d'allure élégante, au fin visage très
français, et parlant notre langue avec un imperceptible accent espagnol.
C'était dom Jaime de Bourbon, fils de dom Carlos, et prétendant carliste
au trône d'Espagne. Engagé dans l'armée russe, il avait demandé d'aller
en Extrême-Orient, pour guerroyer, par humeur française, et maintenant
il était là, convalescent d'un typhus grave pris en Mandchourie.



XXVI


5 février.

Chez ces marchands de bric-à-brac, qui pullulent chaque jour davantage à
Nagasaki, les plus étranges objets voisinent entre eux, éclos parfois à
mille ans d'intervalle, mais rapprochés là sur des étagères proprettes,
bien époussetés et à peine ternis par la cendre des siècles.

Quantité de débris du palais impérial de Pékin, pris et revendus par des
soldats, sont aussi venus s'échouer dans ces boutiques: des bronzes, des
jades, des porcelaines. Et les marchands, rien que par le prix qu'ils
en demandent, rien que par leur ton respectueux pour dire: cela vient
de Chine, rendent tous un hommage involontaire à l'art de ce pays,--cet
art typique et primordial, d'où l'art japonais dérive, comme une
branchette particulièrement gracieuse, mais frêle et de nuance pâlie,
qui aurait jailli d'un grand arbre exubérant. A la profusion et à la
magnificence de leurs maîtres chinois, ces petits insulaires d'en face
ont substitué la simplicité élégante et la précision minutieuse; à la
franche gaîté des couleurs, à l'éclat des verts accouplés aux roses, les
nuances estompées, dégradées et comme fuyantes. Et enfin, pour les
palais et les temples, au lieu de ce perpétuel flamboiement des ors
rouges, qui devient une obsession d'un bout à l'autre de la Chine, ils
ont adopté les laques noirs polis comme des glaces, les boiseries
incolores finement ajustées comme les pièces d'une horloge, et les
panneaux d'impeccable papier blanc.

Parmi tant de surprenantes boutiques, celles qui donnent le plus à
réfléchir sont pour moi, dans une rue que les étrangers connaissent à
peine, ces espèces de hangars poussiéreux, où s'entassent les vieilles
armes, les vieilles cuirasses, les vieux visages d'acier, tout
l'attirail pour faire peur qui servait aux anciennes batailles, et les
fanions des Samouraïs, leurs emblèmes de ralliement, leurs étendards.
Sur des fantômes de mannequins qui ne tiennent plus debout, posent des
armures squameuses, des moitiés de figures poilues, des masques ricanant
la mort. Un fouillis d'objets ultra-méchants, qui pour nous ne
ressemblent à rien de connu, tellement qu'on les croirait tombés de
quelque planète à peine voisine. Ce Japon à demi fantastique,
soudainement écroulé après des millénaires de durée, gît là pêle-mêle et
continue de dégager un vague effroi. Ainsi, les pères, ou les
grands-pères tout au plus, de ces petits soldats d'aujourd'hui, si
drôlement corrects dans leurs uniformes d'Occident, se déguisaient
encore en monstres de rêve, il y a cinquante ans à peine, lorsqu'il
s'agissait d'aller se battre; ils mettaient ces cornes, ces crêtes, ces
antennes; ils ressemblaient à des scarabées, des hippocampes, des
chimères; par les trous de ces masques à grimace, luisaient leurs yeux
obliques et sortaient leurs cris de fureur ou d'agonie.... Et c'est dans
les vallées ou les champs de ce gentil pays vert qu'avaient lieu ces
scènes uniques au monde: les rencontres et les corps à corps d'armées
rivales, vêtues avec cet art démoniaque, alors que les longs sabres si
coupants, tenus à deux mains au bout de bras musculeux et courts,
décrivaient leurs moulinets en l'air, puis faisaient partout des
entailles saignantes, fauchaient ensemble les casques cornus et les
figures masquées.

Quel que soit le changement radical survenu de nos jours dans les
costumes et les armes, à l'instar d'Europe, un peuple qui, hier encore,
a rêvé et confectionné de tels épouvantails, doit garder de la guerre
une conception horrible, cruelle et sans merci.



XXVII


7 février.

Deux mois de Japon déjà, et Nagasaki m'est redevenu familier comme si je
n'avais pas cessé d'y vivre. Entre ce séjour et le premier, des liens se
nouent de plus en plus, qui jettent parfois comme dans un recul de
second plan les quinze années d'intervalle. Mes camarades d'exil se
japonisent aussi de jour en jour, sans s'en apercevoir. On s'habitue à
l'enserrement de ces montagnes et aux dentelures de leurs cimes; on ne
trouve plus leurs pointes si singulières ni si «japonaises». On
s'habitue à ces bois suspendus alentour, à ces nappes de verdure jetées
sur toutes les pentes, depuis le ciel jusqu'à la mer, à tout ce site
presque trop joli que les brumes roses des matins de février déforment
et compliquent souvent jusqu'à la plus charmante invraisemblance. On
circule comme chez soi au milieu de cette ville, parmi cet amas de
maisonnettes de bois et de papier, aussi drôles que des jouets d'enfant.
On cueille, de-ci de-là, en passant dans les rues, les sourires et les
révérences d'une quantité de mousmés qui vous connaissent; on a des amis
et des amies chez tout ce petit monde, à l'abord accueillant et
facile,--à l'âme fermée, exclusive, vaniteuse et ennemie.

Et rien encore n'indique le printemps, qui nous fera quitter ce pays
pour nous envoyer à la peine, sur les côtes de cette grande Chine
funèbre...

J'ai vraiment commis une erreur, il y a quinze ans, en n'épousant pas
plutôt madame Renoncule ma belle-mère. Chaque jour augmente mon regret
de l'avoir ainsi méconnue. Elle-même, si je ne m'abuse, le déplore
secrètement, et, aujourd'hui que l'irréparable est accompli entre nous,
ne se lasse point de me traiter en gendre, pour maintenir au moins ce
lien-là, faute de mieux.

Par ces froides pluies d'hiver, je passe chez elle des heures
nostalgiques à entendre pleurer sa longue guitare, dans le silence de sa
maison, dans l'éternel crépuscule de ses châssis de papier, devant ses
rocailles verdies à l'ombre, ses arbres nains qui n'ont pas dû grandir
depuis un siècle, son jardin de vieille poupée, où tombe un jour gris,
entre des murs... Oh! ce jardin de ma belle-mère, dont le seul aspect
autrefois me donnait déjà le spleen au soleil d'août, qui dira sa
mélancolie, sous le pâle éclairage de février!... Du fond de la pièce,
où l'on est assis plus en pénombre, à écouter la petite musique de
mystère échappée des cordes grêles, on aperçoit par la baie de la
véranda une sorte de site sauvage qui dès le premier coup d'œil vous
déroute par quelque chose de pas au point, de pas naturel. Sont-ce de
véritables vieux arbres, sur des rochers, un véritable lointain agreste
vu à travers une lunette faussant les perspectives? Cependant on dirait
bien que cela est tout petit et tout près. Plutôt ne serait-ce pas un
décor romantique, découpé et peint pour théâtre de marionnettes, sur
lequel un réflecteur laisserait tomber de la lumière verdâtre? Pas un
coin du vrai ciel ne se découvre au-dessus de ce paysage enclos; mais le
mur du fond, tout en grisailles estompées, à mesure que le jour baisse,
finit par n'avoir plus l'air d'un mur; il joue les nuages lourds, les
nuages en linceul, amoncelés au-dessus d'un monde étiolé par la vétusté
et qui aurait perdu son soleil.

Tous les jardins de Nagasaki ne portent pas au spleen comme celui-là;
mais tous sont de patientes réductions de la nature, arbres nains,
longuement torturés, et montagnes naines, avec des temples d'un pied de
haut qui ont l'air centenaire. Comment concilier, dans l'âme japonaise,
cette prédilection atavique pour tout ce qui est minuscule, mièvre,
prétentieusement gentil, comment concilier cela avec ce goût
transcendant de l'horrible, cette conception diabolique de la bataille
qui a engendré les masques et les cornes des combattants, toutes les
effrayantes figures des divinités et des guerriers? Et comment faire
marcher de pair cet excès de politesse, de saluts et de sourires, avec
la morgue nationale et la haine orgueilleuse contre l'étranger?...

Les petits thés de cinq heures chez ma belle-mère sont très courus et
très sélects. Pendant que le chant de la guitare si tristement sautille,
ou gémit à fendre l'âme, de cérémonieuses voisines arrivent sur la
pointe du pied, des mousmés fragiles comme des statuettes de porcelaine;
sans bruit elles s'accroupissent à côté de mes jeunes belles-sœurs, pour
écouter la musique ou accepter une sucrerie, qu'elles cueillent du bout
de leurs bâtonnets. Leurs yeux en amande oblique, si bridés qu'on aurait
envie de les fendre d'un coup de canif à chaque coin, ressemblent à ceux
des chattes lorsqu'elles ferment à demi leurs paupières par nonchalante
câlinerie. Leurs beaux chignons apprêtés et reluisants font leurs têtes
trop grosses sur les cous minces, sur les délicates épaules... Et c'est
là l'étrange petit monde qui médite de s'attaquer férocement à l'immense
Russie; les maris, les frères de ces bibelots de Saxe veulent affronter
les armées du tsar!... On n'en revient pas de tant de confiance et
d'audace, surtout lorsque dans la rue on voit ces soldats, ces matelots
japonais, tout proprets et tout petits, imberbes figures de bébé jaune,
passer à côté des lourds et solides garçons blonds qui composent les
équipages russes.

Entre chien et loup, devant les tasses de fine porcelaine bleue et les
plateaux en miniature, ce petit monde reste assis par terre, immobile à
cause de la guitare qui l'enchante et hypnotisé par le paysage
artificiel, de plus en plus éteint, sur lequel souvent un peu de neige
tombe,--de la neige vraie, dont les flocons paraissent trop grands pour
les arbres qui les reçoivent. Madame Renoncule, la notable guécha
d'autrefois, retrouve pendant ces heures grises son pouvoir et son
charme. Comme il arrivait à madame Chrysanthème sa fille, un changement
se fait dans sa figure, qui s'ennoblit; ses yeux ne sont plus ni puérils
ni bridés; ils reflètent d'insondables rêveries de race jaune, où l'on
devine de l'énergie farouche et qui bouleversent vos appréciations
d'avant sur ce peuple rieur.

J'ai subi jadis un commencement d'initiation à cette musique lointaine
qui, les premières fois, ne me semblait qu'une débauche de sons
incohérents et discords; de soir en soir, elle me pénètre davantage;
presque autant que la nôtre, elle me fait frissonner, d'un frisson plus
incompréhensible, il est vrai; quand cette femme, aux yeux tout changés,
agite fiévreusement sur les cordes la spatule d'ivoire, on dirait que
l'ombre des mythes religieux, mal enfermés dans les temples voisins,
vient rôder alentour, derrière ces vieux châssis de papier, qui nous
font alors des murailles plus assez sûres: dans l'antique maisonnette,
toujours plus enveloppée de crépuscule et d'hiver, on sent passer des
effrois d'un ordre inconnu... Il y a aussi des instants où la mélodie
descend aux notes de basse extrême, devient soudainement rauque,
sauvage, et si primitive qu'elle a dû être transmise jusqu'à nous, comme
tant d'autres choses nipponnes, par les arrière-ancêtres, établis dans
ces îles au commencement des âges. Quand enfin les ténèbres arrivent
pour tout de bon, quand il n'y a plus qu'un reste de lueur blême, à la
cime des arbres nains, pour nous indiquer encore le faux paysage, voici
que la guécha vieillie, qui ne veut pas qu'on allume de lampe, est prise
de fatigue, de torpeur. La guitare, que les dames assises continuent
d'écouter dans l'obscurité, ne rend plus que des petites plaintes
sourdes, entrecoupées, des notes intermittentes, ou qui vont deux par
deux, trois par trois, en groupes s'espaçant. La guitare mourante cesse
d'évoquer les mythes invisibles, cesse d'émouvoir, de faire peur; tout
simplement elle distille de la tristesse, de la tristesse sans nom, qui
tombe sur nous comme la pluie lente d'un ciel mort; à moi, elle dit
l'exil, les deux années de Chine en avant de ma route, la fuite de la
jeunesse et des jours; surtout elle me fait sentir jusqu'à l'angoisse
l'isolement de mon âme de Français au milieu de ces légions d'âmes
japonaises, étrangères, hostiles, qui m'enserrent dans ce quartier
éloigné, au pied des pagodes et des sépultures, à présent que la nuit
vient.

Et c'est l'heure où j'ai envie de m'en aller. C'est l'heure où je sens
une hâte presque enfantine de prendre ma course à travers les ruelles
boueuses, où tant de lanternes baroques, tourmentées par le vent de
neige, font miroiter les flaques d'eau; d'atteindre au plus vite,
là-bas, les quais déserts; de me jeter dans un canot, qui pourtant sera
secoué, dans le noir, par mille petites lames méchantes,--d'arriver
enfin dans cette sorte d'îlot blindé, dans ce navire qui est un coin de
France, et où je reverrai les bons visages de chez nous avec leurs yeux
droits et bien ouverts.



XXVIII


10 février.

Entre autres charmes contre lesquels la main du temps est restée si
impuissante, madame Prune possède sans conteste celui de la nuque, de la
tombée des épaules et de la chute du dos. Elle est vraiment de celles
qui gagnent à être vues par derrière, depuis surtout que les coques de
sa chevelure ont repris, à mon intention peut-être, une ampleur qu'elles
n'avaient plus.

Dans un des quatre ou cinq grands théâtres de la ville, j'avais été
conduit ce soir par un vague pressentiment sans doute de la bonne
fortune qui m'y attendait; c'était un théâtre du genre léger, et déjà
la salle se trouvait comble, à cause des représentations d'un comique à
la mode, spécialiste incomparable pour jouer les maris frappés
d'infortunes. On m'avait cependant fait place d'assez bonne grâce,
malgré l'attitude de plus en plus arrogante qu'affectent les Nippons
d'aujourd'hui vis-à-vis des étrangers, et je m'étais installé au milieu
du parterre, dans les rangs compacts de la foule assise à même le
plancher.

Jamais aucune décoration intérieure, dans ces théâtres, du bois brut,
des poutres à peine équarries soutenant les tribunes et le plafond; une
simplicité d'étable. Mais l'assistance m'avait semblé dès l'abord assez
choisie; on ne voyait partout que des chignons très soignés, luisants et
comme vernis. Fort peu de vestons: les spectateurs des deux sexes
étaient vêtus presque tous de robes dans ces bleus foncés ou ces
grisailles qui sont ici les nuances les mieux portées. (Contrairement à
ce que l'on imagine chez nous, rien n'est plus sévère de couleur qu'une
foule japonaise, le soir, sauf en des circonstances particulières de
fête ou de pèlerinage.) Chaque famille gardait auprès de soi une petite
boîte à fumer, avec des braises dans un léger réchaud, et un récipient
de forme gracieuse où l'on secouait en commun les cendres des pipes
minuscules. Il y avait aussi quantité de bébés, de nourrissons endormis
que les jeunes mamans tenaient sur leurs genoux, et ils étaient si
petits, si menus, enfants de créatures menues, et si jolis, si drôles,
qu'on eût dit ces poupées du Japon, répandues aujourd'hui dans tous nos
bazars d'Occident.

Deux dames accroupies devant moi, et qui partageaient la même boîte à
fumer, avaient soudain captivé mon attention. Du premier coup d'œil, je
les avais jugées du meilleur monde; beaucoup de dignité dans le
maintien, et des robes de soie bleu marine, ce qui est par excellence la
couleur comme il faut. De plus, l'une d'elles, dans les épaules et dans
la nuque, avait pour moi comme une grâce déjà vue.

La comédie se déroulait, au milieu des rires encore contenus et
discrets: un ingénieux imbroglio dans le goût de Regnard; une
succession d'irréparables malheurs, arrivant à un pauvre époux qui
passait son temps, un bougeoir en main, à chercher dans tous les recoins
de sa maison des ravisseurs toujours introuvables. (Il est étonnant de
constater qu'en aucun pays du monde ce genre d'infortune n'éveille les
sérieuses sympathies qu'il mérite.) Tandis que les autres acteurs
évoluaient et marchaient comme tout le monde, ce mari d'une si coupable
épouse, tenant sa continuelle bougie allumée, sautillait perpétuellement
à petits pas, sur la cadence gaie d'un air toujours le même, que
l'orchestre entonnait dès qu'il entrait en scène.

Ces deux dames toutefois ne se retournaient point. Mais, tout à coup,
celle qui avait la nuque si captivante se mit à secouer sa petite pipe
contre le rebord de sa boîte, d'une main rapide et nerveuse: pan pan pan
pan! Et ce bruit, qu'une oreille inattentive eût confondu avec les
innombrables pan pan pan pan des autres fumeurs de la salle, avait pour
moi quelque chose d'unique, de déjà entendu mille fois, jadis, durant
des nuits d'été et de languides journées. Cette voisine d'en face me
troublait donc de plus en plus... Alors, pour en avoir le cœur net, je
me risquai à lui chatouiller légèrement l'épine dorsale du bout d'un
éventail, une de ces familiarités anodines qui, au Japon et avec une
femme bien élevée, ne sauraient jamais être mal prises...

Je ne m'étais pas trompé: c'était bien madame Prune!

Sa compagne était madame Renoncule, ma belle-mère. Et, me rendant à
leurs aimables instances, je m'avançai d'un rang, pour m'asseoir entre
elles deux.

La comédie continua, au milieu d'une hilarité croissante, mais toujours
de bon ton. Le principal comique avait des jeux de physionomie qui
étaient vraiment du grand art, chaque fois qu'il flairait dans son
ménage un malheur nouveau. Je regardais souvent, derrière moi, toute
cette foule accroupie, en vêtements sombres. Sous l'ébène des chevelures
aux coques luisantes, tous ces visages de mousmés, bien ronds et bien
pâlots, qui en temps normal n'ont que des yeux à peine ouverts,
semblaient n'en avoir plus du tout ce soir, convulsés qu'ils étaient par
le rire; et les innombrables bébés, plus petits et plus jolis que
nature, dans les bras des mamans, continuaient leur sommeil de poupée.

Ma belle-mère, qui est au fond une créature sans détours, n'ayant eu
d'autre objectif dans l'existence que de donner le plus possible de
citoyens et de citoyennes à la patrie, s'amusait franchement, sans
toutefois le laisser paraître plus qu'il n'était convenable. Madame
Prune, au contraire, qui, dans sa première jeunesse, on peut bien le
dire sans offense, a plutôt marivaudé comme les dames en scène, a plutôt
baguenaudé sur la question si sérieuse du peuplement de l'empire, madame
Prune semblait mélancolique et pincée. Ce spectacle évidemment était mal
choisi pour elle, nous ne le comprîmes que trop tard, madame Renoncule
et moi; elle pouvait y trouver des allusions gênantes; de plus, veuve
depuis peu de temps en somme, sans doute souffrait-elle, dans son culte
pour la mémoire du regretté M. Sucre de voir le principal personnage de
la comédie soulever cette inexplicable joie dans le public.

L'époux malheureux, à la fin, las de ne jamais trouver le coupable sur
la scène, fit irruption dans la salle, toujours son bougeoir à la main,
toujours sautillant sur la même petite ritournelle d'orchestre, et se
mit à regarder sous le nez, avec un air de soupçon farouche, tous les
spectateurs mâles assis au parterre. Alors cela devint des pâmoisons, du
délire. Et toutes les petites poupées, que cela dérangeait, commencèrent
de se plaindre, en roulant leurs yeux de jais noir.

Seule, madame Prune demeurait guindée, et n'épargnait point ses
critiques à la pièce: ça n'était pas pris sur le vif, pas vécu; et puis,
voyons, est-ce que M. Sucre,--qui reste à ses yeux l'idéal du
genre,--est-ce que jamais M. Sucre aurait eu l'idée d'aller chercher
comme ça, partout, avec une lanterne?...



XXIX


12 février.

La neige, encore la neige, qui ne reste pas longtemps sur la terre, il
est vrai, mais qui chaque jour, pour quelques heures, suffit à teinter
de blanc les arbres, les maisons, les pagodes.

Ce soir, à la nuit tombante, dans la concession européenne, à cent
mètres de haut, je cheminais sur une belle route qui était blanche, qui
était «poudrée à frimas» comme tous les objets alentour. On voyait de
différents côtés se déployer les lointains des montagnes, les lointains
de la mer chargée de navires de combat. Pas un souffle; l'atmosphère à
peine froide, tant elle était immobile. Un ciel bas et plombé; les
montagnes aussi, plombées; toutes les choses terrestres, figées sous les
nuances de plomb et d'encre que donne le voisinage trop éclatant de la
neige. Derrière moi cette ville, en voie d'étonnante transformation,
allumait ses lanternes anciennes à côté de ses lampes électriques. Sur
la rade, pareille à une grande glace incolore, les navires, posés comme
des insectes noirs, allumaient leurs feux pour la nuit; ils étaient
immobiles, comme l'air et comme tout, mais cela semblait une immobilité
d'attente, on eût dit qu'ils se recueillaient pour des événements
prochains et des batailles; tant de cuirassés, réunis en Extrême-Orient,
tant de croiseurs, de torpilleurs appartenant à toutes les nations
d'Europe, donnaient ce soir, au milieu de cet immense calme réfléchi, le
pressentiment que l'histoire du monde approchait de quelque tournant
grave et décisif...

Cette route solitaire me conduisait à l'hôpital russe, où j'allais
prendre don Jaime de Bourbon, et nous devions retourner ensemble, dans
la ville de bois de cèdre et de papier de riz, pour un petit dîner
japonais intime, avec musiques de guéchas et danses de maïkos, auquel
Son Altesse avait bien voulu me convier.

Après que j'ai eu dit à ce prince, dès notre seconde entrevue, combien
je suis peu carliste, je me suis trouvé libre de lui témoigner la vraie
sympathie à laquelle il a droit en ce moment de notre part à tous.
C'est, en somme, un Français; l'autre jour à bord, quand il était venu
si simplement s'asseoir à notre table de marins en campagne, aucun de
nous n'avait l'impression qu'il pouvait être un étranger. De plus, il
est en ce moment un Français égaré comme moi en pays Jaune, et un qui a
risqué par goût sa vie au feu, un qui a bravé aussi le typhus chinois
dont il a failli mourir.

Une heure après, dans un «cabinet particulier» de la Maison du Phénix
(très recommandée pour les soupers fins de bonne compagnie), nous avions
pris place par terre, don Jaime, deux autres invités et moi, déchaussés
tous, jambes croisées sur les éternels coussins de velours noir, et
aussitôt les éternelles petites servantes, cassées en deux par des
saluts sans fin, étaient venues poser devant nous, sur des trépieds de
laque, des bols adorables, légers comme des coquilles d'œuf, et
contenant une soupe au lichen et aux algues, la valeur de deux ou trois
cuillerées environ. Ce cabinet particulier était, comme dans tous les
établissements d'un réel bon ton, une vaste pièce vide et blanche, aux
nattes immaculées, aux parois démontables en papier tout uni; pas un
siège, pas un meuble, rien; seulement, dans une niche de mur, aussi
blanche que la salle entière, un bizarre et grêle bouquet, d'un mètre de
haut, s'échappant d'un vase précieux en bronze antique, deux ou trois
longues branches, pas plus, de je ne sais quelles rares fleurs d'hiver,
arrangées avec une adresse et une grâce qui ne se retrouvent qu'au
Japon.

On gelait, au début de ce repas; chacun essayait de s'asseoir sur ses
propres bouts de pieds, ou de se les frotter avec les mains, pour éviter
l'onglée. Peu à peu cependant, les petits réchauds en bronze, ornés de
chimères, que les mousmés nous avaient apportés, remplis de braises
odorantes, ont commencé de répandre un peu de chaleur, tout en
alourdissant beaucoup nos têtes, dans l'enfermement toujours si
hermétique produit par les châssis de papier. A bâtons rompus, nous
causions de mille choses, assis sur nos coussins d'un noir funéraire: du
pays Basque, de Madrid, de la Cour d'Espagne, même de l'histoire de
France, et je ne sais comment de la Révocation de l'édit de
Nantes.--«Tiens, c'est vrai, m'a dit tout à coup le prince en riant, ma
famille dans ce temps-là a dû bien tourmenter la vôtre!»--Plutôt oui, en
effet. Mais, éternel revirement des destinées humaines: ce petit-fils de
Louis XIV et ce petit-fils d'obscurs huguenots, que le roi Soleil avait
dédaigneusement persécutés, réunis là côte à côte, à faire la dînette
élégante, au Japon, dans une maison-de-thé...

Nous attendions les guéchas, commandées pour le dessert. On en était au
_saki_, la liqueur de riz apportée bouillante dans de très délicates
buires de porcelaines à long col. Son Altesse m'avait annoncé une
merveille de petite danseuse, dont il n'avait pas retenu le nom, étant
convalescent depuis peu de jours et encore novice en japonerie. «Elle
est pétrie d'esprit, m'avait-il déclaré; chacun de ses gestes est
spirituel.» Et cela m'avait paru beaucoup ressembler à mademoiselle
Pluie-d'Avril, cette définition-là.

On entendit enfin dans l'escalier leurs froufrous de soie et leurs rires
enfantins.

Elles firent leur entrée, et tombèrent à genoux, leur nez plat contre le
plancher. Quatre petites créatures, dans des toilettes ahurissantes;
deux musiciennes et deux ballerines. Et le premier sujet, l'étoile,
j'avais deviné juste, c'était mademoiselle Pluie-d'Avril, le jeune chat
habillé, le joujou favori de mes mauvaises heures.

L'autre danseuse, une fluette de douze ans à peine, fraîchement émoulue
du Conservatoire, s'appelait mademoiselle Jardin-Fleuri; son nez en bec
d'aigle, son petit nez de rien du tout, perdu au milieu de sa figure
poudrée à blanc, ses yeux comme deux petites fentes obliques incapables
de s'ouvrir, et ses sourcils minces juchés au milieu du front,
réalisaient ce type idéal de la beauté japonaise, très rare dans la
nature, mais divulgué chez nous par les images. Celle-ci jouait surtout
les dames nobles, ancien régime, et portait une robe du vieux temps.

Elles dansèrent, un peu dans le lointain, et dans la vague fumée de
braises endormeuses; elles mimèrent d'anciennes légendes, sous des
masques risibles ou effroyables, au rythme des guitares et des chansons
tristes. Nous ne parlions plus guère, fascinés doucement par le jeu de
ces petites prêtresses de la danse, par le groupe éclatant et irréel
qu'elles formaient là, dans la blancheur vide de cette salle trop
grande.

A la longue pourtant le froid revint, accompagné d'un peu de lassitude
et d'ennui; on recommençait à se frotter les doigts de pieds, ou à les
garantir de son mieux sous le velours des coussins noirs; on s'endormait
peut-être. Le prince proposa de lever la séance et de remonter en
pousse-pousse.

Dehors, il neigeait, une neige pas bien méchante, des flocons lents,
qui avaient l'air de voltiger plutôt que de tomber.

Pour rentrer chez nous, il fallait traverser un quartier très spécial,
qui se retrouve dans toutes les villes japonaises et s'appelle toujours
le Yochivara.

A Nagasaki, le Yochivara est une longue rue, en pente si roide que les
pousse-pousse risquent de s'y emballer, pour descendre. D'ailleurs une
longue rue; des deux côtés et d'un bout à l'autre, rien que des maisons
très accueillantes, aux portes grandes ouvertes, aux vestibules fort
galamment éclairés de lanternes peintes. Dans l'une quelconque de ces
demeures, si l'on jette les yeux, on est toujours sûr d'apercevoir dès
l'abord, à travers un léger grillage en bois, un salon d'apparence comme
il faut, orné de délicates peintures murales représentant des fleurs, ou
des vols de grues dans des ciels de nuance tendre; là, quelques jeunes
personnes aux yeux baissés, accroupies en cercle sur des nattes,
devisent à voix basse ou fument innocemment des petites pipes, dont
elles secouent de temps à autre la cendre, avec autant de grâce que de
précaution, dans une gentille boîte à cet usage, en faisant pan pan pan
pan sur le rebord. Toutes les maisons de cette aimable rue se
ressemblent, par la disposition intérieure, comme par l'aspect si
cordialement hospitalier. Toutes, excepté une seule, une immense et
somptueuse, qui perche au sommet de la montée, pour couronner,
dirait-on, le sympathique ensemble; celle-là reste close, ou
n'entr'ouvre sa porte qu'avec circonspection extrême. (Assez intrigante,
cette vaste maison d'en haut, qui fait mine de n'en être pas, et qui a
pourtant bien l'air d'en être... Que diable peut-il se passer là
dedans?...)

Le Yochivara est, bien entendu, le quartier où l'animation et la douce
gaîté extérieures se prolongent le plus tard dans la nuit, en ce moment
surtout, car nombre de marins étrangers, qui hivernent à Nagasaki, ont
regardé comme un agréable devoir de se faire présenter à ces jeunes
dames. A l'heure où nous passons (onze heures du soir à peu près), la
fête quotidienne bat son plein, malgré cette neige vraiment anodine, qui
nous fait plutôt l'effet de s'amuser, elle aussi. Des messieurs
japonais circulent en foule, vêtus de robes de soie ou de petits
complets charmants, coiffés, qui d'un melon, qui d'un fashionable
canotier, et presque tous, abritant leur vue délicate sous des lunettes
bleues, que de solides mais à peine visibles crochets maintiennent
derrière les oreilles. Beaucoup de matelots aussi, faisant leurs visites
en pousse-pousse, groupés par nation et circulant à la file: cortège de
Russes, cortège d'Allemands, etc.; même,--j'ai le regret de le
constater,--ils manifestent leur joie d'une manière trop bruyante
peut-être, qui risque de n'être pas appréciée dans ces milieux si
courtois, et de jeter un discrédit sur nos éducations occidentales.

Maintenant voici, je crois, un cortège de Français qui s'avance! Une
douzaine de permissionnaires du _Redoutable_, leurs pousse-pousse
alignés comme à l'école de peloton. Et, si je ne m'abuse, le premier,
celui qui mène la bande, l'œil au guet, examinant les numéros inscrits
sur les lanternes des portes, c'est 233 Legall, fusilier breveté, mon
ordonnance!

Malgré la pureté de mes intentions, j'avoue que cette rencontre me gêne:
est-on jamais sûr de n'être pas jugé sur les apparences, surtout
lorsqu'on a affaire à des âmes naïves, comme doit être celle de 233? A
Nagasaki cependant, tout le monde passe par le Yochivara; les mères les
plus timorées le traversent avec leurs filles; c'est une artère de
communication très avouable...

--Par le flanc droit! Halte! commande 233, qui a sans doute enfin trouvé
la maison amie.

Alors, tant mieux, nous ne nous croiserons pas.

Lestes à sauter à terre, ils entrent tous, s'essayant, non sans quelque
succès, à des révérences dans le plus haut style local, et c'est au
moment précis où nous passons devant le vestibule largement ouvert. J'ai
donc la double satisfaction, et de garder mon incognito, et de
m'assurer, à l'empressement flatteur de l'accueil, que mes hommes ont su
se créer de sérieuses sympathies dans ces salons.

Au prochain tournant de rue, je dois me séparer du prince et des deux
autres convives de la dînette, qui remonteront vers l'hôpital russe,
tandis que je m'en irai solitairement tout le long des quais, jusqu'à
l'échelle coutumière. Là, je réveillerai, pour qu'il me ramène à bord,
quelqu'un de ces bateliers nippons, qui se tiennent blottis jusqu'au
matin dans la cabane de leur sampan.

Minuit à peu près, quand j'arrive aux escaliers de granit qui descendent
dans la mer, et la neige tombe plus fort; la rade, emplie de lourdes
ténèbres, entre les montagnes de ses rives, semble un bien sinistre
gouffre. J'appelle dans l'obscurité:

--Sampan! sampan!

D'en bas répond une voix étouffée, et puis une trappe s'ouvre, dans une
espèce de petit sarcophage qui flottait sur l'eau sombre, et la tête
d'un sampanier se montre éclairée par une lanterne.

--C'est pour aller où?

--Là-bas, au grand cuirassé français.

Mais, tandis que nous parlementons, je distingue une forme humaine, qui
gît par terre et sur laquelle un peu de poudre blanche est tombée. Un
col bleu! Un matelot de chez nous peut-être: cela leur arrive... Non, un
allié seulement. L'allumette, qui brûle une demi-seconde et que le vent
de neige m'éteint aussitôt, me montre dans un éclair une figure de
Russe, à belle moustache jaune, ivre-mort. Que faire pour ce pauvre
diable, que de vilains petits rôdeurs japonais sont capables de noyer,
comme cela s'est vu plus d'une fois depuis l'arrivée des escadres?...
Bon! voici maintenant, deux autres silhouettes humaines qui se dessinent
et s'approchent. Encore des grands cols. Ah! je les connais, ceux-là:
deux du _Redoutable_. Un peu gris, ayant envie de rentrer à bord et ne
sachant comment s'y prendre. C'est bien, je leur donnerai place, mais
ils emporteront le Russe, qu'en passant on déposera à bord d'un bateau
quelconque de sa nation. Un par les pieds, un par la tête, ils le
descendent pendant que le sampanier, tenant au bout d'un bâtonnet le
petit ballon rouge de sa lanterne, éclaire de son mieux, sur les marches
où l'on glisse, cette scène d'ensevelissement.

Insinuons-nous donc tous au fond du sarcophage, fermons au-dessus de
nos têtes la petite trappe, car on gèle, et, à la grâce de Dieu et du
sampanier, en route sur les lames sautillantes, dans ce noir d'Érèbe où
tourbillonnent des flocons blancs.



XXX


Février.

Madame Ichihara la marchande de singes, et mademoiselle Matsumoto sa
fille, revenaient aujourd'hui d'une promenade à la campagne, en robe de
soie claire, rapportant de longs rameaux tout blancs de fleurs:
c'étaient de ces pruneliers sauvages que l'on appelle chez nous de
l'épine noire et dont la floraison, dans nos haies et nos bois, précède
toujours le printemps. (Je suis en coquetterie, depuis une quinzaine de
jours, avec madame Ichihara.)

Ces dames avaient été cueillir leurs gracieuses primeurs dans un vallon
abrité, connu d'elles seules. Sur leurs instances aimables, j'ai
accepté de leurs mains quelques-unes de ces nouveautés de la saison, que
j'ai installées à bord dans des vases de bronze, en m'efforçant de
donner à ces frêles bouquets une grâce japonaise.

Nulle part les fleurs des arbres précoces ne sont guettées avec plus
d'impatience qu'au Japon, fleurs de cerisier, fleurs de pêcher ou
d'abricotier, que tout le monde cueille par grandes branches, sans souci
des fruits à venir pour les mettre à tremper dans des potiches, et s'en
réjouir les yeux pendant un jour.

Madame Ichihara, ma nouvelle connaissance, tient un commerce de macaques
apprivoisés, de ces gros macaques de l'île Kiu-Siu, qui ont toujours la
fourrure usée et la chair au vif, à la partie de leur corps sur laquelle
ils s'asseyent. Cette dame, qui doit être contemporaine de madame
Renoncule, est restée dans sa maturité l'une des plus jolies personnes
de Nagasaki; il est regrettable que ses fréquentations si spéciales
imprègnent ses vêtements d'un pénible arôme: madame Ichihara sent le
singe.

Chaque fois que ma fantaisie me pousse vers la grande pagode du Cheval
de Jade, je m'arrête en chemin chez elle, pour flirter quelques
instants. Tout le bas de sa maison est occupé par ses nombreux
pensionnaires, les uns en cage, les autres simplement enchaînés et
batifolant de droite et de gauche; en passant par là, on est toujours
exposé à quelque avanie: une petite main leste et froide se faufile
entre deux barreaux et vous attrape l'oreille, ou bien un jeune
espiègle, perché sur une solive d'en haut, vous jette à la figure l'eau
de son écuelle à boire. Mais quand on a réussi, par l'escalier du fond,
à atteindre le premier étage, on est en sécurité dans une sorte de petit
boudoir fort accueillant, où reçoivent ces deux dames.

Madame Ichihara, qui s'est enrichie dans les singes, vient d'ajouter à
ce commerce un intéressant rayon d'antiquités. Elle tient surtout les
vieux ivoires, risqués ou drolatiques, et, pendant qu'elle s'occupe,
sans avoir l'air de rien, à vous préparer le thé, sa fille ne manque
jamais de vous en faire admirer quelques-uns: ivoires articulés,
truqués, groupes de personnages à peine longs comme la dernière
phalange du doigt, et qui remuent, qui se livrent entre eux à des
actes, hélas! souvent bien répréhensibles. Cette mademoiselle Matsumoto,
une mousmé de seize ans; qui sent le singe comme sa mère, mais qui est
la candeur même, peut sans inconvénient manier de tels sujets, parce
qu'elle n'en saisit pas la portée; les yeux baissés et mi-clos, aux
lèvres un pudique sourire, elle donne le mouvement aux subtils
mécanismes; plus délicats que des ressorts de montre, et s'y entend à
merveille pour mettre ainsi en valeur de menus objets d'art, qui
feraient certainement rougir dans leurs cages les pensionnaires du
rez-de-chaussée...

De l'obscène et du macabre; amalgamés par des cervelles au rebours des
nôtres, pour arriver à produire de l'effroyable qui n'a plus de nom:
c'est ainsi qu'on pourrait définir la plupart de ces minuscules ivoires;
jaunis comme des dents d'octogénaire. Figures de spectres ou de gnomes,
si petites qu'il faudrait presque une loupe pour en démêler toute
l'horreur; têtes de mort, d'où s'échappent des serpents par les trous
des yeux; vieillards ridés, au front tout bouffi par l'hydrocéphale;
embryons humains ayant des tentacules de poulpe; fragments d'êtres qui
s'étreignent, ricanent la luxure, et dont les corps finissent en amas
confus de racines ou de viscères...

Et cette mousmé si agréablement habillée, à côté d'une fine potiche où
des branches de fleurs sont posées d'une façon exquise, cette mousmé au
perpétuel sourire, étalant avec grâce tant de monstruosités qui ont dû
coûter jadis des mois de travail, cette mousmé est comme une vivante
allégorie de son Japon, aux puériles gentillesses de surface et aux
inlassables patiences, avec, dans l'âme, des choses qu'on ne comprend
pas, qui répugnent ou qui font peur...



XXXI


14 février.

Cette grande pagode du Cheval de Jade où j'allais si souvent jadis, à la
splendeur étoilée des nuits de juillet, et qui est cause aujourd'hui de
mes stations chez madame Ichihara, elle a pris un air de vétusté,
d'abandon, elle me fait l'effet d'avoir vieilli, depuis quinze ans, de
deux ou trois siècles. Les immenses marches de granit, les escaliers de
Titans qui y conduisent, à mi-montagne, je me souviens d'y être monté
jadis, aux musiques, aux lanternes, aux milliers de lanternes étranges,
presque porté par des foules qui se rendaient en pèlerinage.
Aujourd'hui quand j'y vais, je n'aperçois guère d'autre visiteur que
moi, du haut en bas de ces escaliers superbes où je suis comme perdu. Et
combien ils sont frustes, usés, disjoints, les granits des dalles, les
granits des portiques religieux, échelonnés sur le parcours,--ces
portiques de tous les abords de temple, toujours pareils, et toujours si
en contraste avec le Japon, simples et rudes, grandioses comme des
pylônes égyptiens. Tout en haut dans la dernière cour, devant l'énorme
pagode en bois de cèdre, qui a pris une couleur plus grise et plus
éteinte, le cheval de jade médite solitairement sur son vieux socle
effrité. L'herbe pousse et les dalles mêmes verdissent. Chaque fois, je
le trouve clos et silencieux, le sanctuaire au fond duquel je me
souviens d'avoir aperçu jadis, par-dessus la foule prosternée, les
grands dieux d'or entourés de lotus d'or... Ce Japon, qui me paraît en
voie de renier tous ses vieux rêves, que va-t-il faire bientôt de ses
milliers de pagodes, dont quelques-unes étaient si merveilleuses, et qui
occupent infiniment plus de place que chez nous les églises?...

En sortant par la gauche de cette cour, où l'antique cheval de jade
trône encore, on arrive comme autrefois sur l'esplanade aux
maisons-de-thé et aux petits berceaux de verdure, d'où la vue embrasse
tout Nagasaki, et sa baie profonde. Il y a même toujours cette
«maison-de-thé des Crapauds[2]» où je venais avec madame Chrysanthème et
la fine fleur des mousmés de son temps; les crapauds sont restés aussi,
ces mêmes crapauds-monstres qui étaient la gloire de l'établissement, et
comme jadis leurs grosses voix de basse font couac! couac! dans les
rocailles du gentil bassin. Ce qui a changé seulement, c'est le matériel
de la maison; on y voit aujourd'hui des tables de cabaret, des
bouteilles de wisky, alignées avec du gin du de l'absinthe Pernod, enfin
tous les breuvages civilisateurs dont notre Occident a doté le monde.

Plus haut que l'esplanade; des sentiers montent vers une région de calme
et d'ombre qui a des airs de bois sacré. Des camélias à fleurs simples,
presque grands comme nos ormeaux, qui sont en ce moment sur la fin de
leur floraison hivernale, y jonchent la terre de leurs pétales rouges;
d'autres arbres, au feuillage persistant, des arbres immenses qui ont
peut-être l'âge du temple, font voûte au-dessus des tapis d'herbe fine
ou de petites plantes rares. A mesure que l'on s'élève, on voit s'élever
aussi dans un demi-lointain, au delà de cette vallée enclose où Nagasaki
a groupé ses milliers de toitures grises, les montagnes d'en face,
celles qui sont couvertes de bois funéraires, de pagodes et de tombeaux,
celles dont le terrain est si mêlé de cendre humaine et d'où s'exhale
éternellement le parfum des baguettes brûlées pour les morts. Plus loin,
la grande échancrure bleue de la rade s'ouvre entre les escarpements et
les complications charmantes de ses rives. Et enfin, tout là-bas, à
peine dessinés, presque perdus dans ce bleu qui devient de plus en plus
souverain, apparaissent les îlots avancés qui terminent le Japon, ces
îlots que l'on dirait trop confiants en l'immensité liquide alentour, et
trop jolis, avec leurs cèdres des bords, qui se penchent sur la mer...

Vers ces sommets, au-dessus des temples, on est dans un Japon admirable,
quintessencié, suprêmement élégant, recueilli, presque religieux, et
l'on cesse de sourire, pour admirer.



XXXII


15 février.

A la réflexion, cette maison si austère, au bout de la montée du
Yochivara, m'intriguant davantage, je m'en suis d'abord ouvert à 233,
qui est un observateur subtil:

--Peuh! m'a-t-il répondu, une boîte comme les autres!... Seulement c'est
des bonnes femmes qui fait sa duchesse et sa marquise; ça ne reçoit pas
le pauv' matelot.

Cette première appréciation ne m'ayant pas suffi, j'ai eu recours aux
lumières de M. Marouyama, notre interprète officiel, un jeune Japonais
aussi érudit que mondain, et très au courant des choses galantes.

--Monsieur, m'a-t-il dit, c'est en effet une maison habitée par des
dames, et où les messieurs sont admis à venir chercher le soir quelques
distractions payantes. Mais toutes les pensionnaires sont des jeunes
personnes d'excellente famille et principalement de race noble, que des
revers momentanés ont contraintes à se faire une position; aussi leurs
salons demeurent-ils très fermés, et nos regrettables préjugés nationaux
s'opposent à ce que les étrangers y soient reçus.

De l'aveu même de M. Marouyama, ces jeunes personnes sont plutôt moins
jolies que les autres et encore plus dépourvues d'yeux, mais si
distinguées! Lettrées pour la plupart et même poétesses, sachant
apporter dans la conversation, dans le flirt, le badinage, et en général
dans tout ce qui concerne leur partie, un ton, une allure absolument
hors de pair.



XXXIII


25 février.

A l'étalage de madame L'Ourse, dans ses tubes de bambous emplis d'eau
claire, les derniers camélias disparaissent, comme avaient disparu les
chrysanthèmes, et font place à des branches de prunier toutes garnies de
fleurs neigeuses, à des branches de pêcher toutes roses. Le long des
rues, aux devantures des boutiques, même des plus humbles échoppes
d'ouvriers, on voit de ces premières fleurs du vrai printemps, disposées
avec un goût délicat dans quelque vase de porcelaine ou de bronze. (Les
gens du plus bas peuple, en ce pays, sont plus artistes et plus affinés
que la moyenne des bourgeois de chez nous.)

Et les mousmés, entre deux giboulées, quand luit un peu de soleil, se
promènent en robes de nuances plus claires,--des gris perle, des bleus
de cendre ou des lilas, qui révèlent des aspects nouveaux de leur
gentillesse un peu factice, mais toujours si artistement accommodée. Je
crois même qu'elles ont un rire approprié à la saison, un rire de fin
d'hiver, qui est encore plus gai, et plus contagieux que celui de
décembre ou de janvier.

Il va donc arriver pour tout de bon, ce printemps qui nous fera partir,
mais qui, heureusement pour nous, est toujours tardif au Japon, après de
si beaux automnes de lumière. Dans la montagne aux temples et aux
sépultures, il y a déjà quantité d'arbres fruitiers follement fleuris;
ils ressemblent à des touffes de ruban rose, ou de ruban blanc, à côté
des pagodes dont les grisailles se font au contraire plus tristes et
plus vieilles, par contraste avec toute cette fraîcheur; on dirait d'une
décoration de fête, artificielle, fragile et sans lendemain. Les
Japonais du reste aiment peindre ces aspects éphémères de leurs vergers;
ils en font ces images qui, transportées chez nous, paraissent trop
jolies, dans une exagération de couleur.



XXXIV


26 février.

Madame Prune n'a jamais été mère... Ce n'est pas sans un trouble intime
que je viens de l'apprendre.

A cela sans doute, elle doit d'avoir conservé cette jeunesse dans les
sentiments, et, dans tout l'organisme, cette verdeur que j'admirais sans
me l'expliquer. Pendant l'une de ces minutes de tête-à-tête et
d'épanchement, qu'elle ne redoute plus assez de provoquer entre nous et
que le printemps va rendre plus capiteuses, elle s'est décidée à la
délicate confidence.

--Mais alors, et la toute mignonne et potelée madame Oyouki? Une fille
adoptive, simplement?

--Hélas! non... Une erreur de feu ce pauvre monsieur Sucre... Une enfant
conçue en dehors des liens sacrés du mariage...

--Madame Prune, en croirai-je à mes oreilles?... Monsieur Sucre, ce pur
artiste, capable de s'être oublié à ce point!... Quelle atteinte vous
venez de porter pour moi à sa mémoire!...

Et dire que j'ai pu vivre tout un été sous le même toit que ce ménage,
sans soupçonner un secret si lourd...



XXXV


1er mars.

Malgré les robes printanières des mousmés, malgré la floraison hâtive
des vergers et l'allongement des soirs, c'étaient toujours les mauvais
vents de Nord, la pluie, la neige, nous faisant un Japon plus sombre,
plus humide et plus gelé qu'au cœur de l'hiver. Et les orangers
s'étonnaient, et les grands cycas arborescents, dans les cours des
pagodes, se disaient que depuis un siècle ils n'avaient pas vu tant de
poudre blanche sur leurs beaux plumets verts.

Mais voici que la griserie d'un printemps soudain est venue nous
prendre, dans ce Nagasaki où nous finissons notre quatrième mois d'un
exil très enjôleur.

Là-haut, chez messieurs les Trépassés, la montagne se tapisse de
fleurettes sauvages, pour nous inconnues; autour des stèles
innombrables, le petit monde frileux des fougères déplie partout en
confiance ses feuilles nouvelles, d'une teinte pâle et rare. Dans la
verte nécropole, plus grande que le quartier des vivants,--que j'avais
abandonnée par ces temps de neige, et où je recommence de venir,--ce
n'est plus cette tiédeur languide et mourante de l'arrière-automne qui
s'harmonisait si bien avec les tombes; c'est un ensoleillement de
renouveau, une envahissante gaîté d'herbes folles, qui ne cadrent plus,
qui doivent effaroucher les pauvres défunts en cendre et faire
s'évanouir plus vite ce qui restait encore de leurs âmes flottantes.
Tandis que les grandes pagodes gardiennes, sous ces rayons trop clairs,
se révèlent plus vieilles et plus mornes, leurs boiseries plus
vermoulues, leurs monstres plus caducs.

En bas, sur la ville de cèdre et de papier, la lumière est maintenant en
continuelle fête; les mille petites boutiques ouvertes accrochent du
soleil et des reflets sur leurs potiches, leurs laques ou leurs étoffes
aux nuances de fleurs.

Et le soir, par les longs crépuscules attiédis, chaque rue s'emplit
d'une myriade de petits enfants, aux têtes rondes, aux yeux de chat
moitié câlins moitié mauvais. En aucun pays de la Terre on n'en voit une
telle abondance. Ils sortent par douzaine de chaque porte. Presque tous
jolis, eux qui deviendront si laids en grandissant, ils sont coiffés
encore, comme autrefois, avec un art comique, avec une science
supérieure de la drôlerie, en petites queues alternant avec des places
rasées,--petites queues qui retombent sur les oreilles, ou bien petites
queues qui se redressent au-dessus de la nuque, suivant le genre de
minois du personnage. Leurs robes ont beaucoup d'ampleur et sont trop
longues, leurs manches pagodes sont trop larges; cela leur donne des
tournures empêtrées ou pompeuses. Ils ne font pas de bruit. Ils ne rient
pas, en ce pays où leurs grandes sœurs et leurs mamans savent si bien
rire. Ils sont la génération prochaine qui verra tout changer dans cet
Empire du Soleil-Levant jadis immuable, et déjà ils ont l'air d'observer
attentivement la vie, avec leurs prunelles de jais noir, mystérieuses
entre leurs paupières bridées. Surtout ils se protègent et s'entr'aident
les uns les autres, d'une façon gentille et touchante; il n'en est pas
de si petit auquel ne soit confié un frère, moindre encore et plus
poupée que lui. Pourtant on en voit aussi qui s'amusent; gravement ils
tiennent la ficelle de quelqu'un de ces cerfs-volants qui, à l'heure des
chauves-souris, se mettent de tous côtés à planer dans le ciel, ayant
forme de chauve-souris eux-mêmes, ou de phalène ou de chimère.

Il ne fait plus froid, tout s'égaye, tout s'éclaire... Et la grâce des
mousmés, que j'avais à peine comprise, il y a quinze ans, c'est
aujourd'hui, dirait-on, qu'elle m'est révélée...

Une fois de plus, après tant d'autres fois, on se laisse prendre à cette
éternelle duperie de la nature, qui n'a pour but que de préparer les
feuilles mortes et les dépérissements jaunes d'un très prochain
automne. On se laisse prendre, et cependant il y a cette année deux
causes de tristesse à le sentir approcher, ce printemps: d'abord, ce
n'est pas ici qu'on avait pensé le recevoir, chacun comptait bien être
là-bas, dans son coin de terre natale, quand arriveraient les
hirondelles: ensuite ce beau temps sonne le départ pour la Chine; les
glaces de l'affreux Petchili doivent fondre sous ce soleil, et on va
nous rappeler bientôt à nos postes d'énervante fatigue.



XXXVI


15 mars.

Dans ce rayonnement de printemps, à peine avais-je mis pied à terre
aujourd'hui, que trois mousmés dans la rue ont attiré mon attention.
Qu'y avait-il donc entre elles d'inusité, que je définissais mal au
premier abord? Avec des petites moues particulières, des envies de rire
contenues, elles cheminaient ensemble, le nez au vent tiède, l'air de
_se savoir drôles_ et de perpétrer quelque farce... Ah! cela venait de
leur coiffure: elles s'étaient fait des bandeaux et des chignons comme
les grand'mères. Et, quand elles eurent compris, à mon regard, que
j'avais remarqué, elles répondirent des yeux: «Hein! n'est-ce pas que
nous sommes cocasses?» et passèrent en riant pour tout de bon.

Quelques pas plus loin, deux vieilles dames... Qu'avaient-elles
d'inusité, celles-là encore?... Ah! leur coiffure: elles s'étaient fait
des bandeaux et des chignons de jeune fillette, avec un léger piquet de
fleurs sur le côté, comme en porte mademoiselle Pluie-d'Avril. Et leur
sourire me répondit de même: «Mais oui, c'est ainsi, ne t'en déplaise!
Oh! nous le savons, va, que nous sommes comiques!»

Tout le long du chemin, pareille mascarade; renversement général des
coiffures et des âges. (Bien entendu, fallait-il avoir l'œil déjà
complètement fait aux japoneries pour recevoir une impression de stupeur
telle que la mienne. C'était comme si, chez nous, un beau jour, toutes
les aïeules apparaissaient en cheveux, avec des nattes dans le dos, et
toutes les petites filles, en bonnet tuyauté, avec des anglaises.)

Quelques instants plus tard, dans le faubourg de Dioudjendji, près de
mon ancienne demeure. Devant moi cheminait une dame de galante
tournure, ayant cette ligne incomparable de la nuque et des épaules qui
la décèlerait entre mille: madame Prune, coiffée aujourd'hui en petite
mousmé, en petite écolière, avec un piquet de roses pompons se balançant
au bout d'une longue épingle d'écaille!...

Avertie par son flair toujours si sûr, elle se retourna pour me montrer,
dans un sourire, l'un des derniers râteliers laqués de noir que Nagasaki
possède encore: «N'est-ce pas, demandaient pudiquement ses yeux baissés,
n'est-ce pas, cher, que ça ne va pas trop mal?»

--Madame Prune, j'allais vous le dire. Mais je vous prie,
expliquez-moi...

Alors elle me conta que, depuis le temps des ancêtres lointains, c'était
de tradition que les dames, ce jour du calendrier, fussent coiffées
comme les jeunes filles, et les jeunes filles comme les dames.

Et tout était joli autour de nous, aussi bizarrement joli et aussi
invraisemblablement arrangé que dans une aquarelle japonaise. Ce
faubourg où nous passions avait l'air en pleine ivresse de printemps.
Notre sentier dominait, à soixante mètres de haut, la rade bleue,
sinueuse entre ses rives boisées. Autour des vieilles maisonnettes, aux
châssis de papier, il y avait des arbres tout blancs et des arbres tout
roses; il y avait aussi des glycines dont les longues grappes
commençaient de se colorer en violet pâle; et tout cela, maisonnettes
gentilles comme des jouets, arbres roses des petits jardins, glycines en
guirlandes, dévalait sous nos pieds jusqu'à la mer, dans un pêle-mêle
qui semblait instable et impossible; tout cela avait l'air de tenir par
ensorcellement, sans souci de l'équilibre ni de la pesanteur. Une
lumière idéale, délicate, éclatante sans éblouir, s'épandait pareille,
sur les choses proches et sur les lointains limpides. Dans le ciel
pointaient ces cimes très singulières des montagnes de Kiu-Siu, qui
ressemblent à des cônes tapissés de peluche verte. Et, là-bas, du côté
où la rade s'ouvre sur la mer de Chine, plus d'habitations humaines, un
manteau uniforme de verdure jeté partout, même du haut en bas des très
abruptes falaises; rien que deux ou trois petits temples, perchés dans
des coins presque inaccessibles, discrets d'ailleurs, émergeant à peine
du fouillis des branches, et voués aux Esprits des bois qui doivent être
souverains par là, sur ces côtes si vertes.

Une seule tache, dans l'immense décor souriant; un peu en arrière de
nous, de l'autre côté de la baie, un lieu pelé, horrible et maudit d'où
monte un bruit perpétuel de ferraille tapotée; une bouche de l'enfer qui
souffle une haleine, noire par mille tuyaux: l'arsenal où se fabriquent
nuit et jour les nouvelles machines à tuer.

Madame Prune, continuant de marivauder à son ordinaire, tandis que le
piquet de roses pompons s'agitait au-dessus de son opulente coiffure,
m'entraînait insensiblement vers sa demeure. Et moi, fasciné comme
toujours par ses dents laquées, couleur d'ébène polie, je constatai
qu'elles venaient d'être remises à neuf, à mon intention sans doute: de
patients spécialistes y avaient introduit de place en place des petits
morceaux d'or qui prenaient, sur ce fond noir, énormément d'importance
et d'éclat, tout comme sur les laques des plateaux ou des boîtes.

On n'imagine pas ce qu'il y a de dentistes à Nagasaki; les moindres
portefaix ont des dents dorées par leurs soins. Ils travaillent du reste
sans mystère, car je me souviens d'avoir vu, par des fenêtres ouvertes,
des dames au chignon d'un beau galbe, la tête renversée sur un coussinet
et tenant béantes leurs mâchoires, qu'un opérateur semblait perforer
avec d'étonnants petits vilebrequins. Ils ont, paraît-il, appris cet art
en Amérique. Quantité de matelots de chez nous, séduits par leurs
enseignes à images, se sont confiés à eux et les déclarent d'une
dextérité merveilleuse.

En ce qui est affaire d'adresse, de patience et d'exactitude, ces petits
Japonais ne pouvaient qu'exceller. C'est pourquoi ils se sont approprié
si vite l'art de nos électriciens et de nos constructeurs de machines;
on s'étonne seulement qu'ils n'aient pas inventé eux-mêmes, des
millénaires avant nous, tout cela, avec quoi ils jonglent aujourd'hui
comme des virtuoses.

Et nos plus modernes engins de guerre, qui ne sont en somme que
bibelots de précision, vont devenir, hélas! entre leurs mains prestes et
sûres, de bien effroyables jouets...

Mon Dieu, sauf madame Prune, que tout était joli ce jour-là autour de
moi, aussi bien en bas, au bord de la rade profonde, qu'en haut vers le
ciel pâlement bleu où montaient les étranges cimes vertes! Et qu'elle
est adorable, cette île de Kiu-Siu, de finir ainsi, là-bas au loin, par
des falaises magiquement garnies d'arbres, des falaises qui portent des
petits temples à demi cachés sous leur verdure et qui descendent, comme
les remparts de quelque forteresse enchantée, dans le grand néant de la
mer, aujourd'hui si lumineux et diaphane!...



XXXVII


25 mars.

Amusantes et douces, à cette fin de mars, s'en vont nos journées, nos
dernières journées dans ce Japon, qu'il faudra quitter bientôt, quitter
demain peut-être, après-demain, qui sait, au reçu de quelque ordre
brusque et sans merci.

Et je regretterai des recoins d'ombre et de mousse, parmi de vieux
granits et de fraîches cascades, sur des versants de montagne, au-dessus
de mystérieux temples...

La véranda ombreuse et calme de la maison-de-thé que tient madame La
Cigogne, devant le temple du Renard, les antiques terrasses de la ville
des morts, aux pierres grises, sous les cèdres de cent ans, je ne
retrouverai jamais ces heures de silence et de presque voluptueuse
mélancolie, passées là dans la nuit verte des arbres.

Et puis j'ai aussi une amie mousmé, pour laquelle je donnerais bien
madame Renoncule, et madame Prune avec mademoiselle Pluie-d'Avril, et
que je rencontre, au cœur même de la haute nécropole, dans une sorte de
bocage enclos, environné d'un peuple de tombes.--Oh! en tout bien tout
honneur, nos entrevues: cela arrive, même au Japon.--Et je crois que
c'est elle, cette mousmé, qui personnifie à présent pour moi Nagasaki et
la montagne délicieuse de ses morts. Il en faut presque toujours une,
n'est-ce pas, n'importe où le sort vous ait exilé, une âme féminine et
jeune (dont l'enveloppe soit un peu charmante, car c'est là encore un
leurre nécessaire) et qui vous vienne en aide dans la grande
solitude,--même très honnêtement parfois, en petite sœur de passage,
pour qui l'on garde, quelque temps après le départ, une pensée douce,
et puis, que l'on oublie...

Je n'en avais point parlé encore, de cette mousmé Inamoto. Voici
pourtant plus de trois mois que nous avons fait connaissance; c'était
encore au temps de ces tranquilles soleils rouges des soirs d'automne
sur les jonchées de feuilles mortes. Et, depuis, nous n'avons cessé que
par les temps de neige nos innocents rendez-vous, toujours là-haut dans
ce même bois triste et muré; mais cela reste tellement enfantin que je
ne suis pas sûr que ce ne soit amèrement ridicule. Est-ce elle que je
regretterai le jour du départ, ou seulement cette montagne avec son
mystère et son ombre, avec ses enclos de vieilles pierres et ses
mousses?... Il est certain que je suis l'homme des vieux petits murs
dans les bois, des vieux petits murs gris, moussus, avec des capillaires
plein les trous; j'ai vécu dans leur intimité quand j'étais enfant, je
les ai adorés, et ils continuent d'exercer sur moi un charme que je ne
sais pas rendre. En retrouver, dans cette montagne japonaise, de tout
pareils à ceux de mon pays, a été un des premiers éléments de séduction
pour me faire revenir, plus encore que la paix de tout ce merveilleux
cimetière, plus encore que la profondeur et l'étrangeté magnifique des
lointains déployés alentour.

Quant à la mousmé dont l'attraction est venue se greffer par là-dessus,
c'est un beau soir empourpré de décembre, _au siècle dernier_, que
brusquement nous nous sommes trouvés face à face. J'errais seul dans la
nécropole, à l'heure de cuivre rouge qui annonce le coucher du soleil
d'automne, quand l'idée me prit d'escalader un mur, plus haut que les
autres, pour pénétrer dans l'espèce de bocage qu'il semblait enclore de
toutes parts.

Je tombai dans un ancien parc à l'abandon, aujourd'hui moitié jungle et
moitié forêt, où une jeune fille, assise sur la mousse, l'air d'être
chez elle, feuilletait un livre d'images représentant des dieux et des
déesses dans les nuées.

Elle commença naturellement par rire (étant Japonaise et mousmé) avant
de me demander: «Qui es-tu, d'où sors-tu, qui t'a permis de sauter ce
mur?» Elle avait des yeux à peine bridés, presque des yeux comme une
petite fille brune de Provence ou d'Espagne, avec un teint d'ambre roux;
elle respirait la santé, la jeunesse fraîche, et son regard était si
honnête que je quittai tout de suite pour elle ce ton de badinage,
toujours indiqué dans les salons de madame Prune ou de madame Renoncule
ma belle-mère.

J'appris, ce premier soir, qu'elle se nommait Inamoto, qu'elle était
fille du bonze, ou du simple gardien peut-être, de certaine grande
pagode, dont j'apercevais, cinquante mètres plus bas, à travers des
branches, la toiture tourmentée et les cours au dallage funèbre.

--Petite mademoiselle Inamoto, demandai-je avant l'escalade de sortie,
cela me ferait plaisir de te revoir quelquefois. Après-demain s'il ne
tombe ni pluie ni neige, je reviendrai ici, à cette même heure. Et toi,
est-ce que tu viendras?

--Je viendrai, dit-elle, je viens tous les jours sans pluie.

Elle ajouta, avec une révérence: «Sayanara!» (Je te salue!) et se mit à
redescendre par un sentier de chèvre, vers le temple, très soucieuse de
protéger les belles coques de ses cheveux lisses contre les petites
branches de bambou qui, au passage, lui fouettaient la figure.

Depuis ce jour-là, j'ai bien franchi cinquante fois, à cette même place,
ce même vieux mur... C'est aussi chaste qu'avec mademoiselle
Pluie-d'Avril, mais différent et plus profond; il ne s'agit plus d'un
petit chat habillé, mais d'une jeune fille, qui, malgré son rire de
mousmé, a des yeux candides et parfois graves.

Comment cela peut-il durer entre nous, sans lassitude, puisque la
différence des langages empêche toute communion approfondie entre nos
deux âmes, sans doute essentiellement diverses, et puisque par ailleurs,
dans nos rendez-vous, il n'y a jamais un instant d'équivoque, un instant
trouble?...

Bien que la nécropole soit solitaire, à certains jours il faut des ruses
d'Apache pour arriver sans être vu,--et cela encore est amusant. Elle a
de plus en plus peur, la mousmé, peur que l'on nous observe, que son
père la gronde, qu'on lui défende de venir. Quelquefois c'est un porteur
d'eau, qui descend des sommets et nous gêne; le lendemain c'est une
vieille dame qui nous tient longuement en échec, étant occupée sans hâte
à disposer des branches de verdure dans des tubes de bambou aux quatre
coins d'une tombe, ou bien à brûler des baguettes d'encens pour ses
ancêtres, ou simplement à regarder sous ses pieds le panorama des
pagodes, de la ville et de la mer. Et je reste caché derrière quelque
grand cèdre, apercevant, au-dessus du mur, des cheveux biens noirs qui
dépassent les pierres, un front et deux yeux au guet (jamais un bout de
nez, jamais rien de plus): ma petite amie qui s'est perchée là pour
surveiller, elle aussi, la solution de l'incident, toujours prête à
disparaître au moindre danger, comme un gentil personnage de guignol qui
retomberait dans sa boîte.

Oui, c'est bien enfantin et ridicule, et pour que tout cela ait pu
durer, il a fallu l'exotisme extrême, le charme de ce lieu unique et le
charme d'Inamoto combinés ensemble.

Est-ce elle que je regretterai, ou sa montagne, ou encore le vieux mur
gris, protecteur de nos rendez-vous? Vraiment je ne sais plus, tant sa
gentille personnalité est pour moi amalgamée aux ambiances.



XXXVIII


26 mars.

Des nouvelles arrivées de Chine disent qu'à l'entrée du Peïho les glaces
fondent; donc ce sera d'un moment à l'autre, le départ, et nous comptons
les jours de grâce qui nous restent, nous sentant plus japonisés que
nous ne pensions, à l'heure de tout quitter.

Ma petite amie Pluie-d'Avril est venue aujourd'hui me faire visite à
bord, accompagnée de la vieille dame qu'elle appelle grand'mère. Une
visite tout à fait bon enfant et sans cérémonie; elle avait pris un
costume qui, pour elle, était plutôt simple, mais où tout de même de
grandes fleurs aux nuances fantastiques s'étalaient sur fond ivoire.

Elle est si connue, et d'ailleurs si bébé, que messieurs les agents de
police la laissent aller et venir. A bord, les matelots aussi la
connaissent, et disent: «Voilà le petit chat qui arrive.»

Aujourd'hui, elle s'est intéressée à nos canons; qui aurait cru cela, et
où la préoccupation de la guerre va-t-elle se nicher? «Nos bateaux, à
nous Japonais, en ont-ils de pareils? Est-ce que ceux des Russes peuvent
tuer aussi loin?» Oh! qu'elle était drôle, à côté de l'une de ces
grosses pièces du _Redoutable_, que deux canonniers s'étaient amusés à
lui ouvrir, et fourrant sa petite tête dedans, avec son beau chignon,
pour examiner les rayures.



XXXIX


31 mars.

Dans la matinée, vers dix heures, s'est refermé derrière nous le long
couloir de verdure, au fond duquel Nagasaki s'étale dans son cadre de
pagodes et de cimetières. Ensuite, ont défilé ces petits îlots, qui sont
comme les sentinelles avancées du Japon,--petits îlots charmants, que
tout le monde connaît, pour les avoir vus peints sur tant de potiches et
d'éventails. Et puis la mer, _le large_ a commencé de nous envelopper de
sa majesté sereine et de son silence, plus saisissants par contraste,
après tant de mignardises, et de musiquettes, et de gentils rires,
auxquels nous venions longuement de nous habituer.

Très brusque a été l'ordre de départ. A peine ai-je trouvé le temps de
saluer ma belle-mère en émoi. C'était déjà si court, les deux heures que
j'avais, pour aller dans la montagne dire adieu à la mousmé Inamoto...

Faut-il que je l'aie escaladé souvent, le vieux mur de son bois enclos,
pour que les traces de mon passage se voient déjà si bien sur le gris
des pierres! je ne l'avais jamais remarqué comme ce jour de départ, il y
a de quoi donner l'éveil, et à mon retour il faudra changer de chemin.
Dans l'herbe aussi, mon pas a dessiné une vague sente, comme ces foulées
que font les bêtes en forêt.

Mousmé qui n'avait pas des yeux ordinaires de mousmé, fleur énigmatique
et jolie, fleur de pagode et de cimetière, qu'ai-je su comprendre
d'elle, et qu'a-t-elle compris de moi? Rien que l'un de nous soit
capable de définir. Assis côte à côte sur la terre de ce bois, disant
des choses forcément puérils, à cause de cette langue dont je connais
trop peu de mots, nous étions comme deux sphinx qui s'amuseraient à
faire les enfants, faute d'un moyen, d'une clef pour se déchiffrer, mais
qui seraient retenus là chacun par l'âme inconnue de l'autre, vaguement
devinée. Il est certain qu'entre nous commençait de se nouer cette sorte
de lien qu'on appelle affection, qui ne se discute ni ne s'analyse, et
qui souvent rapproche des êtres infiniment dissemblables... Au-dessus du
mur, ce gentil front et cette paire de jeunes yeux qui m'accompagnaient
hier au soir, pendant ma fuite à travers le dédale des terrasses
funéraires et des tombes, je me suis retourné deux fois pour les
regarder; quand je les ai vus disparaître, je crois même que je me suis
senti plus seul encore dans ces lointains pays jaunes... Et ce petit
serrement de cœur, en m'éloignant, était comme un reflet très
atténué,--crépusculaire, si l'on peut dire ainsi,--de ces angoisses qui,
à l'époque de ma jeunesse, ont accompagné tant de fois mes grands
départs. Il est vrai, je suis sûr de revenir, autant qu'on peut être sûr
des choses de demain, car nous restons deux ans, hélas! dans les mers
de Chine, où Nagasaki sera notre lieu de ravitaillement et de repos. Et
je la reverrai, cette mousmé, j'entendrai encore sa voix, très doucement
bizarre, répéter, avec un accent qui fait sourire, les mots français
qu'elle s'amuse à apprendre...

Quant à madame Prune, c'était trop haut perché pour cette fois, le
faubourg qu'elle habite. Mais nous reviendrons, nous reviendrons, et,
s'il plaît à la Déesse de la Grâce, cette idylle, ébauchée entre nous il
y aura seize ans bientôt, ne se dénoue point encore...

Ce soir donc, à l'heure où le soleil se couche dans de longs voiles de
brume, le Japon a disparu; l'île amusante s'est évanouie dans les
lointains d'une immensité toute pâle, qui luit comme un miroir sans fin,
et qui ondule très lentement, avec une câlinerie perfide. Nous faisons
route vers le Nord et vers la Chine. Il y a quinze ans, après un
amollissant séjour dans ce même coin du Japon et un mariage pour rire
avec une certaine petite Chrysanthème, je remontais ainsi la mer Jaune,
par un calme pareil, sous des brumes comme celles-ci, un soir aussi
blême. Et le grand néant de la mer, comme cette fois, m'enveloppait de
sa paix funèbre.

Je m'en allais avec moins de mélancolie,--sans doute parce que la vie
était encore en avant de moi dans ce temps-là, tandis qu'à présent elle
est plutôt en arrière...



XL

A SÉOUL

DANS LA RUE


Juin 1901.

A la splendeur de juin, qui est là-bas rayonnante et limpide plus encore
que chez nous, je me souviens de m'être posé pour quelques jours dans
une maisonnette, à Séoul, devant le palais de l'empereur de Corée, juste
en face de la grande porte. Dès l'aube--naturellement très hâtive à
cette saison,--des sonneries de trompettes me réveillaient, et c'était
la relève matinale de la garde: une longue parade militaire, où
figuraient chaque fois un millier d'hommes. Les autres bruits de Séoul
commençaient ensuite, dominés par le hennissement continuel des
chevaux,--de ces petits chevaux coréens, ébouriffés et toujours en
colère, qui se battent et qui mordent.

Ce palais d'empereur se dissimulait derrière des murs. En se mettant à
ma fenêtre on n'en pouvait rien voir, que l'enceinte morose et le grand
portique rouge, décoré à la chinoise, avec des monstres sur la frise.
D'étranges petits soldats, vêtus à l'européenne, montaient la faction
devant cette demeure fermée, ceux-là mêmes dont les trompettes sonnaient
chaque jour, avant le soleil levé: sous des képis comme en portent nos
troupiers, des figures plates et jaunes, paraissant tout étonnées d'un
accoutrement encore si nouveau.

De ma fenêtre, on apercevait aussi, en enfilade, une rue large et
droite, où s'agitait une foule uniformément habillée de mousseline
blanche, entre deux rangs de maisonnettes bien basses, bien saugrenues,
d'un gris monotone et d'un aspect à peu près chinois.

La parade finie, c'était l'heure des audiences et des Conseils. Alors,
dans d'élégantes chaises de laque, on apportait quantité de cérémonieux
personnages en robe de soie à fleurs, coiffés de ce haut bonnet,--avec
deux espèces de pavillons comme des oreilles écartées, comme des
antennes--qui s'est démodé en Chine depuis environ trois siècles. Et,
tandis que les abords du portique rouge s'encombraient de toutes ces
belles chaises au repos et de leurs longs brancards flexibles gisant par
terre, je regardais ces gens de Cour gravir l'un après l'autre les
marches du seuil impérial, puis disparaître dans le palais: dignitaires
antédiluviens qui venaient régler les choses du vieil empire croulant;
sous leur costume d'apparat, ils avaient l'air de grands insectes, aux
têtes compliquées, aux élytres chatoyants.

Alentour, le soleil de juin s'épandait en lumière de fête sur les
grisailles de Séoul, qui reste la plus parfaitement grise de toutes ces
antiques cités, encore vivantes en extrême Asie. Et c'était un soleil
brûlant, car le climat de Corée est excessif, comme celui de la Chine;
à des hivers presque sibériens succèdent toujours sans transition de
chauds et merveilleux printemps.

Dès le matin, il flambait, ce soleil, sur l'immense ville grise,
enfermée dans ses remparts crénelés et dans son cirque de montagnes
grises. Des rues droites, d'une lieue de long sur cent mètres de large,
au sol gris, entre des myriades de maisonnettes poudreuses, à peu près
toutes se ressemblant, toutes égales, et recouvertes de pareilles
carapaces en briques couleur de cendre. Et dominant ces innombrables
petites choses, de tous côtés surgissait dans le ciel, comme un terrible
mur en pierrailles noirâtres, la chaîne de ces montagnes enveloppantes,
qui était là comme pour emprisonner, maintenir, condenser la tristesse
et l'immobilité de Séoul,--vieille capitale éloignée de la mer, et
n'ayant même pas un fleuve pour lui amener les navires, toujours
colporteurs d'idées et de choses nouvelles.

Si larges et si découvertes, les rues de cette ville, qu'on les voyait
d'un bout à l'autre; on les voyait là-bas, là-bas dans le lointain
extrême et la poussière, aboutir aux portes des remparts, qui étaient
surmontées, comme à Pékin, d'énormes donjons noirs et cornus. Ces foules
toutes blanches, toutes en mousseline blanche, processionnant sur les
longues chaussées, évoquaient, pour nous Européens, l'idée d'un essaim
de jeunes filles réunies à quelque fête d'été; mais les promeneurs
étaient presque uniquement des hommes, au visage plat, à la barbiche
rude et clairsemée comme les babines des phoques. Les garçons, les
jeunes n'ayant pas encore convolé en justes noces, allaient tête nue,
prenant un air virginal avec leur robe immaculée, leur raie au milieu et
leur longue tresse dans le dos, à la manière des petites filles
d'Occident. Quant aux hommes mariés, ils étaient irrésistiblement
drôles, coiffés tous, d'après l'usage inéluctable, d'un nœud de cheveux
et d'une espèce de petit chapeau imitant notre «haut de forme», en crin
noir avec des brides pour nouer sous le menton; si petits, ces chapeaux,
d'une si ridicule petitesse, qu'on eût dit ceux qu'ont inventés chez
nous les clowns. Et comme on était en juin et qu'il faisait très chaud,
nombre de gens portaient autour du torse et des bras, sous la robe
légère, une sorte de carcasse, de crinoline en jonc tressé, pour isoler
la mousseline du corps; cela donnait des bonshommes tout ronds, comme
des poussahs en baudruche soufflée.

Au milieu des blancheurs de ces milliers de robes, quelques points
rouges éclataient dans la foule comme des coquelicots: les bébés, tous
en manteau écarlate, avec capuchon doré. Aussi quelques points couleur
de feuille fraîche: les dame de qualité, toutes en manteau vert clair,
coiffées d'un grand pli d'étoffe blanche comme les Napolitaines, et
s'appuyant pour marcher sur de longues cannes, dans le genre des
houlettes de bergère à Trianon; costumes d'ailleurs très montants, mais
avec deux ouvertures pour laisser sortir les pointes des deux seins.--Et
les hommes en deuil!... De blanc habillés, ceux-là comme les autres, ils
disparaissaient sous des chapeaux en paille de riz, larges d'au moins
trois pieds, ayant forme d'abat-jour, et, de plus, ils se cachaient
derrière un écran de circonstance, à deux poignées, qu'ils tenaient des
deux mains, de manière à se l'appliquer hermétiquement sur le
visage[3].--D'ailleurs, dans toute cette bizarrerie des costumes, on ne
sentait l'influence ni de la Chine ni du Japon, les deux redoutables
pays voisins; non, c'était quelque chose de très à part, ayant germé ici
même, entre ces montagnes, au pied de ces amas de pierrailles grises.

Devant les humbles boutiques ouvertes le long des rues, d'assez
monotones et modestes choses s'étalaient au soleil et à la poussière.
Beaucoup de harnais, pour ces méchants petits chevaux à tous crins et
d'humeur si batailleuse. Beaucoup de bahuts, tous pareils, en laque
rouge avec des fermoirs dorés. Et surtout des milliers d'objets en ce
merveilleux cuivre de Corée, qui est pâle, pâle comme du vermeil
mourant, mais dont l'éclat ne se ternit jamais: coupes, brûle-parfums
et hauts flambeaux d'une grâce exquise.

Les Coréens des vieux âges furent cependant des maîtres aux inventions
diverses. C'est eux qui jadis initièrent les Japonais à la fabrication
de la porcelaine;--et, dans les tombeaux de leurs souverains
légendaires, on retrouve d'adorables céramiques, presque toujours
grises, couleur de souris, dont l'étrangeté sobre, inspirée de la
feuille ou de la fleur des lotus, atteste un art déjà très avancé. C'est
aussi par eux que le secret de la boussole marine, vers le XIe
siècle, fut révélé à des navigateurs arabes, qui l'apportèrent dans
notre Occident barbare. Mais à présent l'immense décrépitude asiatique
s'est étendue sur ce peuple trop vieux, et la Corée se meurt comme le
Céleste Empire.

Ces milliers de petites carapaces, longues et étroites, servant de
toitures aux maisons de Séoul, je me rappelle comme elles jouaient
singulièrement les pierres tombales lorsqu'on les apercevait à vol
d'oiseau. La ville, regardée du haut des grands miradors couronnant les
portes, produisait un étonnant effet de cimetière; on eût dit une
infinie jonchée de tombes dans une enceinte crénelée,--avec de longues
avenues où s'agitait une peuplade de fantômes, toujours en diaphanes
vêtements blancs.

Au sortir des remparts, aussitôt franchies les lourdes portes à donjons,
on trouvait une campagne infiniment paisible et mélancolique. Un sol
pierreux; partout des affleurements de ces rocailles grisâtres,
pareilles aux montagnes environnantes. Des cèdres, des saules, des
verdures d'un éclat tout neuf: une merveilleuse apothéose du printemps,
à cette fin de juin; des tapis de fleurs qu'inondait la gaie lumière; un
bruissement perpétuel de cigales. Et des gens à l'air doux, qui jouaient
de l'éventail--des gens vêtus de mousseline blanche, il va sans dire, et
coiffés du tout petit chapeau de clown, en crin noir, avec des
brides,--venaient timidement et gentiment essayer de causer, avec trois
mots français ou latins, appris dans les écoles; ils vous offraient
aussi de vous asseoir avec eux, au bord du chemin, sous le toit de
quelque petite échoppe où l'on vendait d'innocentes boissons très
sucrées rafraîchies à la neige;--tout cela avait des apparences
d'inaltérable bonhomie, et pourtant, quinze jours plus tôt, dans le sud
de l'empire, dans l'île de Quelpaert, de grands massacres de chrétiens
venaient encore d'avoir lieu, avec des raffinements d'atroce cruauté.

       *       *       *       *       *

Les massacres! Les massacres passés, présents ou à venir: en extrême
Asie, c'est toujours avec cela qu'il faut compter... N'empêche qu'il y
avait à Séoul une immense et folle cathédrale, comme nos missionnaires
rêvent obstinément d'en construire dans les empires jaunes, malgré la
certitude presque absolue qu'elles seront saccagées, et qu'eux-mêmes,
prêtres ou religieuses, réfugiés quelque jour dans cet asile suprême, y
trouveront une horrible mort... Elle était posée superbement sur une
colline, cette aventureuse église de Séoul, dominant les milliers de
maisonnettes à toiture en carapace, qui, regardées du haut de sa flèche
gothique, semblaient un peuple de cloportes. Et tout autour c'était la
mission française; un quartier pour l'heure accueillant et paisible, où
des bonnes Sœurs de chez nous élevaient des bandes de petits Coréens et
de petites Coréennes aux minois de chat, leur apprenant à exercer
d'humbles métiers, et à parler un peu notre langue.

Plus loin il y avait aussi deux ou trois rues où l'on aurait pu se
croire à Nagasaki ou à Yeddo; on y retrouvait les mousmés rieuses aux
jolis chignons luisants, les boutiques proprettes et les gentilles
maisons-de-thé, égayées de bouquets très prétentieux dans des vases de
bronze.--Et c'était le commencement de cette infiltration japonaise,
l'un des périls menaçant le plus l'existence de la Corée.

       *       *       *       *       *

Oh! la cocasserie, pour moi si imprévue, d'une journée de pluie à Séoul!
L'amusant souvenir que j'en ai gardé! Cette fois-là, en ouvrant ma
fenêtre au matin, j'avais vu tout assombri et tout nuageux ce ciel
ordinairement si pur. Autour de la ville grise, les montagnes drôles et
trop pointues semblaient piquer dans un même voile épais, qui
descendait peu à peu, peu à peu embrumant les choses. Et des gouttes
d'eau, d'abord très fines, avaient commencé de tomber: la pluie, la
vraie pluie, que l'Empereur était allé demander lui-même aux dieux de la
Corée, la veille au soir, en sacrifiant de sa main un mouton, dans la
campagne, sur un rocher. Alors, il y avait eu changement à vue dans la
saugrenuité des foules; en un clin d'œil, ce pays était devenu le
royaume de la toile gommée, couleur jaune serin. Devant l'entrée
impériale, où stationnaient comme toujours les chaises à porteurs de
tant de grands personnages, les valets prestement avaient mis des capots
en toile cirée jaune sur toutes ces belles caisses laquées noir et or.
Par-dessus leur petit chapeau de clown, les passants avaient tous posé
en équilibre un immense cornet de pareille toile cirée jaune; les plus
craintifs de l'eau avaient aussi endossé une veste bouffante, de même
étoffe et de même couleur. Des parapluies larges, à mille plissures,
toujours en toile cirée jaune, s'étaient déployés partout au-dessus des
têtes. Et les robes de mousseline blanche, que l'on troussait le plus
haut possible, maintenant molles, fripées, s'emplissaient de crotte.
Jusqu'au soir la pluie tomba du ciel lourd, tomba tranquille et
incessante. Dans la rue boueuse, la foule circulait, aussi pressée;
seulement, de blanche qu'elle avait coutume d'être, voici qu'elle venait
de passer au jaune uniforme, et les centaines de têtes, avec leurs
espèces de grands bonnets de magicien enfoncés jusqu'aux yeux, étaient à
présent des cônes bien pointus, sur lesquels ruisselait l'averse.

Et enfin j'ai gardé souvenance d'un jeune moineau, trop vite échappé du
nid, qui ce jour-là s'était abattu dans ma chambre, ne pouvant plus
voler tant il avait reçu de pluie sur ses pauvres petites plumes neuves.
Le lendemain matin, bien séché et réconforté, il s'en alla par la
fenêtre ouverte rejoindre ses frères, moinillons de la même couvée, qui
pépiaient au beau soleil reparu, en face, perchés sur des gnomes de
plâtre et de faïence, à la frise du portique impérial.


II

A LA COUR


A la Cour de Corée, quand j'y suis passé, la grande affaire à l'ordre du
jour était la translation des restes de l'Impératrice, poignardée par
des assassins, environ sept années auparavant, une nuit, dans son vieux
palais. Les immuables rites exigeaient qu'étant morte de malemort, elle
commençât par deux séjours prolongés en terre, dans deux trous
différents, afin de n'arriver à sa dernière demeure, chez ses
tranquilles ancêtres, qu'après s'être débarrassée, dans les provisoires
sépultures, de certains démons très agités qui s'acharnent toujours aux
cadavres des personnes assassinées. Or, l'époque était venue d'opérer le
premier transfert[4]; avant de creuser la seconde fosse, les trois
grands nécromanciens de l'Empereur avaient été consultés sur le choix du
terrain,--qui doit être friable, exempt de pierres et même de cailloux;
mais voici qu'à cinq pieds à peine on avait trouvé le rocher! Les trois
nécromanciens donc avaient été sur-le-champ condamnés à mort[5];
cependant cela ne réparait rien; le lieu de la seconde sépulture n'en
demeurait pas moins indéterminé; aussi, paraît-il, était-on fort
perplexe, là, en face de chez moi, derrière la muraille impériale.

Oh! le vieux palais, où cette impératrice mourut sous le couteau, et qui
fut depuis la nuit du crime abandonné avec terreur!... Un matin de juin,
par un beau soleil impassible, quel curieux pèlerinage on m'y fit
faire,--sous la conduite de deux bonshommes en robe de mousseline
blanche et en petit «haut de forme» de crin noir! Au milieu de parcs
silencieux et murés, qui déjà retournaient à la brousse, au hallier
primitif, c'était une confusion de lourds bâtiments pompeux ou de
kiosques frêles, tout cela fermé et en pénombre sous de grands stores;
quelque chose comme les quartiers de la «Ville jaune» à Pékin, avec les
mêmes toitures de faïence aux lignes courbes, les mêmes terrasses de
marbre; à tous les perrons, des monstres gardiens, accroupis comme
là-bas, mais ayant une figure _autre_, un rictus de férocité différente.
Dans les cours dallées, l'herbe des champs croissait entre les larges
pierres blanches; parmi ces marbres, déjà très disjoints, mûrissaient de
petites fraises sauvages, que je cueillais en chemin et qui montraient
partout leurs gentilles taches rouges sur ces blancheurs mornes. Il y
avait aussi, entre des murs ou des rochers naturels, quelques jardinets
très enclos pour les mystérieuses promenades des princesses de jadis;
parmi des potiches et de prétentieuses rocailles, il y fleurissait des
pivoines, des roses, des iris, malgré l'envahissement des ronces et des
graminées folles; les arbousiers, les cerisiers y semaient par terre
leurs fruits rouges, inutiles, perdus même pour les oiseaux, qui ne
semblaient guère fréquenter dans ce palais de la peur. La petite chambre
du crime, sombre aussi et les stores baissés, étalait un funèbre
désordre: boiseries brisées, noircies, comme léchées par le feu. La
grande salle d'apparat avait une voûte à caissons, d'un rouge de sang,
et partout des peintures représentant les divinités et les bêtes qui
hantent le rêve des hommes d'ici; le trône de Corée, du même rouge
sinistre, s'élevait au milieu; il se détachait, monumental, sur une
étrange peinture crépusculaire, déployée comme la toile de fond d'un
décor au théâtre, où, dans des nuages d'or livide, une planète se
levait, large et sanglante, au-dessus de montagnes chaotiques.

L'Empereur donc, ne pouvant plus se sentir dans ce palais, où il voyait
des mains sans corps et trempées dans du sang remuer autour de lui dès
qu'il faisait noir, avait ordonné la construction de ce petit palais
moderne et mesquin, à l'autre bout de Séoul, près de la concession
européenne, là, en face de mon logis; et tout s'en allait en ruine chez
les somptueux ancêtres.

Dans un autre palais, encore plus ancien que celui du crime, nous nous
étions ensuite rendus ce matin-là, roulés en des petites voitures par
des hommes coureurs qui galopaient à toutes jambes. C'était très loin,
par des quartiers morts, par de longues avenues de donjons noirs. Les
cours, les dépendances, les jardins, les parcs occupaient un espace
infini, toute une zone sacrée, interdite, à jamais inutilisable et
perdue. Là encore il y avait des bâtiments immenses, posant sur des
terrasses de marbre. Il y avait une salle du trône, abandonnée depuis
deux ou trois siècles, où des centaines de pigeons, nichés à la voûte de
laque rouge et n'attendant point notre visite, menaient au-dessus de nos
têtes un bruit d'ailes effarées; et ce plus vénérable trône se détachait
lui aussi, comme le précédent, sur un paysage de cauchemar, avec des
forêts, des cimes escarpées, et le lever d'une lune géante, ou de je ne
sais quel fantôme d'astre sans rayons. Les chambres des princesses
étaient petites, sombres, sépulcrales, ornées de peintures effrayantes,
et on se demandait comment les belles du vieux temps avaient pu, dans
cette obscurité, faire leur toilette, revêtir leurs traînants atours.
Mais les parcs avaient une mélancolique grandeur, avec des bouquets de
cèdres centenaires, des lacs pleins de roseaux et de lotus, de vraies
solitudes, presque des horizons sauvages, en pleine ville, dans
l'enceinte des remparts; les bêtes y vivaient comme dans la brousse, les
hérons, les faisans, les cerfs et les biches;--et mes deux guides me
contaient que pendant la nuit les tigres, habitants obstinés des
montagnes d'alentour, escaladaient les murs d'enclos pour y venir faire
la chasse.

       *       *       *       *       *

Trois ou quatre jours après mon arrivée à Séoul, notre amiral y était
venu lui-même, avec d'autres officiers, pour une visite à l'Empereur. Et
un soir on nous avait vus tous en grande tenue franchir le portique du
palais nouveau.

La déception avait d'abord été complète pour nous en entrant là: aucune
magnificence, ni même aucune étrangeté dans ces constructions modernes.
Les nécromanciens, consultés sur l'appartement où il convenait de nous
recevoir pour que notre visite n'eût point de conséquences funestes,
avaient obstinément indiqué une sorte de hangar, aux boiseries vert
bronze avec quelques peinturlures vermillon; on y avait jeté des tapis
en hâte et apporté un grand paravent admirable, en soie blanche, seul
luxe de cette salle ouverte. C'est devant ce fond d'un blanc d'ivoire,
brodé et rebrodé de fleurs, d'oiseaux et de papillons, que nous étaient
apparus l'Empereur et le prince héritier, debout tous les deux et dans
une attitude consacrée, la main posant sur une petite table; le père
vêtu de jaune impérial, le fils, de rouge cerise. Leurs robes
somptueuses, toutes brochées d'or, avec des pans comme des élytres,
étaient retenues à la taille par des ceintures de pierreries. Quelques
personnages officiels, interprètes et ministres, se tenaient à leurs
côtés en robes de soie sombre. Et tous étaient coiffés de ce haut
bonnet, à antennes de scarabée, qui se portait jadis à Pékin du temps
des empereurs mings,--et qui est du reste le seul emprunt fait par les
Coréens aux modes chinoises. Lui, l'Empereur, un visage de parchemin
pâle, très souriant, avec des babines grises; de tout petits yeux
mobiles et vifs; beaucoup de distinction, d'intelligence et de bonté. Le
prince au contraire, le masque dur, l'air irrité et cruel, paraissait
supporter à peine notre présence; il nous semblait que tout le temps son
père fût obligé de le calmer, d'un regard tendre et suppliant, d'une
parole douce prononcée à voix basse, ou bien d'une main caressante qui
prenait la sienne pour la reposer sur la petite table et l'y maintenir.
Qui dira les drames intimes, peut-être, entre ces deux fétiches soyeux,
l'un rouge et l'autre jaune?

L'Empereur, dont la physionomie s'ouvrait de plus en plus, interrogea
l'amiral sur la guerre de Chine, que nous venions de finir, sur nos
armements, nos cuirassés, nos torpilleurs, et, après une audience très
prolongée qui semblait l'intéresser, nous congédia d'un salut courtois.

Il y eut ensuite, dans une salle toute neuve et quelconque, bâtie
spécialement pour les réceptions d'Européens, un grand dîner offert à
notre amiral et à ses officiers, au ministre de France et aux attachés
de sa légation. Tous les vins, tous les plats de chez nous, apportés ici
à grands frais; un dîner qui eût été de mise à l'Élysée[6]. La seule
note exotique, donnée par les hauts bonnets étranges de quelques
personnages de Cour, que le souverain, redevenu invisible, avait
délégués pour s'asseoir presque silencieusement parmi nous. Mais nous
savions que dans la soirée le corps de ballet de l'Empereur devait
danser pour nous distraire, et c'était une attente si amusante!

En plein air, par la belle nuit douce, on nous servit du café, des
liqueurs, des cigares sur une vaste estrade improvisée, recouverte de
tapis européens tout neufs et de draperies clouées de frais. Au milieu
de nos petites tables, un large cercle restait vide,--sans doute pour
ces danseuses attendues, mais qui ne paraissaient point. La musique de
notre escadre, amenée par l'amiral pour distraire un moment le vieux
souverain, jouait bruyamment je ne sais quelle banalité comme _les
Cloches de Corneville ou la Mascotte_. Et on se serait cru à quelque
fête foraine, n'importe où, excepté dans le palais haut muré d'un
empereur de Séoul.

Mais sitôt que finit la musiquette sautillante, un orchestre coréen, que
l'on ne voyait pas, préluda sans transition. L'air s'emplit de
beuglements sinistres poussés par des trompes au timbre grave, que des
tam-tam en différents tons accompagnaient de leur fracas. C'était
brusque, imprévu, déroutant, mais si lugubre à entendre que l'on
frissonnait plutôt que d'avoir envie de sourire. Et, durant la première
minute de saisissement, deux énormes tigres, sortis comme d'une trappe,
avaient bondi au milieu de nous, dans le cercle vide réservé aux
danseurs. Deux tigres rayés de Mongolie, beaucoup plus grands que
nature, des monstres artificiels en peluche noire et jaune, mus chacun
intérieurement par deux hommes dont les jambes simulaient des pattes
griffues. Leurs grosses têtes rondes aux yeux louches, aux crinières en
chenille de soie, étaient interprétées avec cette science du grimaçant
et du féroce, avec cet art transcendant du rictus qui est spécial aux
gens d'extrême Asie. L'orchestre leur jouait quelque chose de triste et
de sauvage qui ne ressemblait à rien de connu, mais où l'on distinguait
peu à peu d'habiles harmonies. Et eux, les deux tigres, dansaient en
mesure, une danse d'ours, en dandolinant leur visage de férocité
souriante.

Des acrobates parurent après, étonnamment trapus, avec des cous de
taureau, leurs robes de mousseline blanche laissant transparaître les
saillies de leurs muscles épais. Quand ils eurent fait des tours, ils se
mirent en cercle pour chanter: des petites voix d'oiseau ou de cigale,
des trilles sans fin exécutés à l'unisson avec un ensemble parfait et
une virtuosité rare, sur des notes extra-hautes. De loin, cela devait
ressembler au bruissement joyeux que font les insectes dans les foins,
les beaux soirs d'été.--On nous apprit que c'étaient des sous-officiers
de la garde, qui pour la circonstance s'étaient mis _en civil_.

Des serviteurs apportèrent ensuite des gerbes de pivoines artificielles,
d'une grosseur invraisemblable; d'autres vinrent poser un petit arc de
triomphe en carton peint;--et c'étaient les accessoires des danseuses
tant désirées, qui enfin parurent...

Une douzaine de petites personnes si drôles, mièvres, pâlottes, avec des
airs si pudiques dans leurs robes longues! De minuscules figures plates,
des yeux bridés à ne plus pouvoir s'ouvrir, d'invraisemblables édifices
de cheveux en torsade, représentant pour chacune la toison d'une
douzaine de femmes normales; et des petits chapeaux bergère posés
là-dessus! Quelque chose de notre XVIIIe siècle français se
retrouvait dans ces atours, d'une mode infiniment plus ancienne; elles
avaient un faux air de poupées Louis XVI. Jamais sous de tels aspects on
n'aurait imaginé des danseuses asiatiques; mais en Corée tout est
saugrenu, impossible à prévoir.

Les yeux baissés, le visage inexpressif, elles exécutèrent d'abord une
sorte de pas tragique, en brandissant des coutelas dans leurs mains
frêles. Ensuite, ôtant leur petit chapeau rococo, elles firent un
interminable jeu, d'une puérilité niaise. L'une après l'autre, avec des
gestes mous et alanguis, elles venaient jeter une balle légère qui
devait traverser le gentil portique de carton par un trou percé dans la
frise; lorsque la balle passait bien, les autres poupées, avec mille
grâces prétentieuses, s'empressaient à planter une pivoine monstre,
comme récompense, dans les faux cheveux de l'adroite petite personne; si
au contraire la balle ne passait pas, la coupable était punie d'une
croix noire, que l'une de ses compagnes venait lui tracer à l'encre de
Chine sur la joue, avec force mignardises.

A la fin, toutes étaient barbouillées, et toutes avaient, par-dessus
l'extravagant chignon, un édifice de fleurs. C'était lassant,
hypnotisant, la continuelle répétition des mêmes poses maniérées et des
mêmes lenteurs voulues, au son de cette musique coréenne, non plus
terrible et hurlante comme tout à l'heure pour la danse des tigres,
mais mystérieusement tranquille, triste sans être plaintive, comme
exprimant la résignation à l'immense ennui de la vie. C'était lassant,
et malgré soi on regardait, on écoutait, on subissait un peu de
fascination; il y avait l'élégance dans tout cela, du rythme et de l'art
lointain...

Le lendemain, nous quittâmes tous ensemble Séoul pour rejoindre
l'escadre, chargés de présents par l'Empereur: quantité de paquets
soigneusement enveloppés de papier de riz, et portant notre nom en
coréen; pour chacun de nous, un coffret en acier niellé d'argent et un
autre en marbre vert, des stores d'une finesse exquise, des pièces de
rabane et des peintures sur soie blanche, signées d'artistes connus dans
le pays.

       *       *       *       *       *

Combien de temps encore subsistera l'étrange Corée? A peine vient-elle
de secouer le joug débonnaire de la Chine, voici que des menaces de
tous côtés l'entourent: le Japon la convoite comme une proie facile, à
portée de la main; et du côté du nord, la Russie s'approche à grands
pas, à travers les steppes sibériens et les plaines de Mandchourie. Le
vieil Empereur, longtemps momifié, commence de s'éveiller dans
l'effarement, à se sentir de jour en jour plus enserré par la douce
civilisation du genre occidental. Il veut des chemins de fer, des usines
qui fument. Et vite il arme des soldats, il fait venir des fusils, des
canons, toutes ces jolies choses que nous avons nous-mêmes _pour tuer
vite et loin_.



XLI


30 juin.

Trois mois ont passé. J'ai revu l'immense Pékin de ruines et de
poussière, j'ai fait ma longue chevauchée aux tombeaux des Tsin, j'ai
visité l'empereur de Séoul et sa vieille cour. Maintenant, je reviens,
et les voici qui reparaissent, les gentils îlots annonciateurs du Japon.
Nous revenons, fatigués tous, et notre cuirassé lourd, comme s'il était
fatigué lui-même, a l'air de se traîner sur les eaux chaudes et sous le
ciel accablant. Les orages d'été couvent dans de grosses nuées sombres,
dont le pays est comme enveloppé.

On étouffe dans la baie de madame Prune, dans le couloir de montagnes,
quand nous y entrons. Mais comme tout est joli! Et puis je m'y reconnais
mieux qu'à notre arrivée précédente; j'y retrouve comme il y a quinze
ans le concert infini des cigales, et aussi les magnificences de la
verdure de juin. Ah! la verdure annuelle, comme elle écrase de sa
fraîcheur la nuance de ces arbres d'hiver, cèdres, pins ou camélias, qui
régnaient seuls ici, quand nous étions venus en décembre.

Ce ne sont pas, dirait-on, les mêmes figures de matelots, bien saines et
bien rondes, que le _Redoutable_ ramène à Nagasaki; il y en a vraiment
qu'on ne reconnaît plus. Notre équipage a longuement souffert, sur l'eau
remuante et empestée de Takou, souffert surtout de la mauvaise chaleur
et de l'enfermement, plus encore que des manœuvres pénibles et de la
dépense continuelle de force. Sous le soleil de Chine, vivre six ou sept
cents dans une boîte en fer où d'énormes feux de charbon restent allumés
nuit et jour, entendre un éternel tapage augmenté par des résonnances de
métal, recevoir de l'air qui a déjà passé par des centaines de
poitrines et qu'une ventilation artificielle vous envoie à regret,
respirer par des trous, être constamment baigné de sueur!... Il était
temps d'arriver ici, où l'on pourra se détendre, marcher, courir,
oublier.

Près de quatre heures du soir, quand je puis enfin mettre pied à terre.
Dans la rue, je trouve jolies toutes les mousmés; tant de verdure et de
fleurs m'enchante; après la Chine grandiose et lugubre, aux visages
fermés et maussades, chacune de ces petites personnes que je regarde ici
me donne envie de rire, comme ces petites maisons, ces petits bibelots
et ces petits jardins.--Et on va se reposer un mois dans cette île: mon
Dieu, que la vie est donc une chose amusante!

Trop tard pour aller dans la montagne d'Inamoto, qui ne m'attend point;
j'irai donc d'abord remplir mes devoirs de famille, saluer madame
Renoncule et mes belles-sœurs; ensuite je monterai chez ma petite amie
Pluie-d'Avril,--et peut-être, qui sait, chez madame Prune, car je me
sens dans l'esprit ce soir un certain tour drolatique et badin qui m'y
attire.

La rue ascendante qui mène à la maisonnette de la danseuse est
solitaire, comme toujours, et triste cette fois, sous le ciel orageux et
sombre, avec ces touffes d'herbes, signes de délaissement, que le mois
de juin a semées çà et là entre les dalles. A cette porte, là-bas, ce
gros chat assis avec dignité et regardant passer les hirondelles, si je
ne m'abuse, c'est bien M. Swong-san, le minois pompeusement encadré par
sa fraise à la Médicis, en mousseline tuyautée, qu'une rosette attache
sous le menton. Et, derrière ce châssis de papier qui vient de s'ouvrir,
au premier étage, cette petite fille en robe simplette, qui se retrousse
les manches, un savon à la main, pour barboter des deux bras dans une
cuve de porcelaine, c'est Pluie-d'Avril, la petite fée des
maisons-de-thé et des temples, vaquant aujourd'hui à de menus soins
d'intérieur, comme la dernière des mousmés.

Et qu'elle est mignonne, surprise ainsi! Je ne l'avais jamais vue dans
cette humble robe de coton bleu, ni ne me l'étais représentée lavant
elle-même ses fines chaussettes à orteil séparé, faisant acte de
ménagère économe. Pauvre petite saltimbanque, somme toute, malgré ses
falbalas de métier, pauvre petite, obligée peut-être de compter beaucoup
pour faire marcher le ménage à trois: elle, la vieille dame et le
chat...

Vite elle veut s'habiller, un peu confuse, mettre une belle robe pour
m'offrir le thé:

--Non, je t'en prie, garde ton costume d'enfant du peuple, ma petite
Pluie-d'Avril; je te trouve plus réelle ainsi, et plus touchante; reste
comme ça!

       *       *       *       *       *

En montant chez madame Prune, une sorte de pressentiment m'était venu du
trop galant spectacle qui pouvait m'y attendre. C'était l'heure de la
baignade, que les Nippons, les soirs d'été, pratiquent sans mystère.
Dans ce haut faubourg, où les mœurs sont demeurées plus simples qu'en
ville, cela se passait encore au temps de Chrysanthème; des personnes
sans malice, tant d'un sexe que de l'autre, se rafraîchissaient dans des
cuves de bois, ou des jarres de terre cuite, posées sur les portes ou
dans les jardinets, et leurs visages, émergeant de l'eau claire,
témoignaient d'un innocent bien-être... Si madame Prune aussi, me
disais-je, allait être dans son bain!...

Et elle y était!

Quand j'eus fait tourner le mécanisme à secret du portillon, j'aperçus
dès l'abord une cuve, qui m'était depuis longtemps connue, et d'où
s'échappait une nuque charmante, comme sortirait une fleur d'un
bouquetier. Et la baigneuse, spirituelle et enjouée même dans les
occurrences les plus prosaïques de la vie, s'amusait gracieusement toute
seule à faire: «Blou, blou, blou, brrr!» en soufflant à grand bruit sous
l'eau.



XLII


1er juillet

Combien c'est changé dans les sentiers de la montagne! Une folle
végétation herbacée a tout envahi; elle a presque submergé les tombes,
comme une innocente et fraîche marée verte, venue en silence de partout
à la fois. Quand je monte aujourd'hui chez la mousmé Inamoto, sous un
ciel pesant et chargé d'averses, mes pieds s'embarrassent dans les
gramens, les fougères, et, le long du mur qui enferme le bois, on ne
voit plus la foulée que j'avais faite.

La mousmé Inamoto, je ne me figurais pas qu'elle serait là, à
m'attendre, et je me sens tout saisi d'apercevoir, au-dessus du mur
gris, son front, ses deux yeux qui me regardaient venir.

--C'est moi que tu attends? Tu savais donc?

--Hier, dit-elle, quand les canons ont tiré, j'ai reconnu le grand
vaisseau de guerre français. Il n'y a que le tien si grand et peint en
noir.

Moi qui craignais de ne pas la retrouver, ou d'être désenchanté en la
revoyant! Je crois seulement qu'elle a un peu grandi, comme les fougères
de son parc, mais elle est même plus jolie, et j'aime encore davantage
l'expression de ses yeux.

De nouveau nous voilà donc ensemble et à l'abri de l'autre côté du mur;
installés sur la terre et les herbages, la tête pleine de choses que
nous voudrions exprimer, mais obligés de nous en tenir à des mots bien
simples, à des tournures bien enfantines, qui ne rendent plus rien du
tout.

Et à peine suis-je assis, pan, je reçois une claque sur la main gauche,
pan, une autre sur la main droite. «Qu'est-ce qui te prend, petite
mousmé? Autrefois tu étais si correcte.» Ah! les moustiques... Cet hiver
ils n'étaient pas nés. En une minute, sortis par centaines des épaisses
verdures, les voici assemblés autour de nous comme un nuage, et c'est
pour m'en débarrasser, toutes ces gifles amicales. Alors, moi aussi je
lui rendrai la pareille, et pan sur ses mains, et pan sur ses bras nus,
où chaque piqûre fait une grosse cloche instantanée, plus rose que
l'ambre de sa chair... Avec la plupart des dames nipponnes de ma
connaissance, un tel jeu dégénérerait tout de suite; avec madame Prune
par exemple, je ne m'y aventurerais point; mais, avec Inamoto, cela ne
risque pas d'être plus qu'un chaste enfantillage.

--Demain, dit-elle, j'apporterai deux éventails, un pour toi, un pour
moi; s'éventer très fort, c'est ce qu'il y a de mieux; comme ça ils s'en
vont tous.



XLIII


2 juillet.

Madame L'Ourse, elle, n'a point grandi comme la mousmé Inamoto, mais il
me semble qu'elle s'est encore défraîchie et que son sourire, toujours
prometteur, me montre des dents plus longues. Cependant je continue de
fréquenter sa vieille petite boutique, aux poutres noircies et mangées
par le temps, d'abord parce qu'elle est sur le chemin de la nécropole
surplombante, presque dans son ombre, ensuite parce qu'on y trouve
maintenant ces beaux lotus, qui sont incomparables dans les vieux
cloisonnés de ma chambre de bord.--Je suis persuadé que certaines
formes très anciennes des vases de Chine furent inventées uniquement
pour les lotus.

Fleurs de juin et de juillet, fleurs de plein été, ces grands calices
roses épanouis sur tous les lacs japonais. Madame Chrysanthème jadis en
mettait chaque matin dans notre chambre, et leur senteur, plus encore
que la guitare triste de ma belle-mère, me rappelle le temps de mon
ménage de poupée,--au premier étage, au-dessus de chez M. Sucre et
madame Prune.

Mais avions-nous autrefois, dans cette baie, une si énervante chaleur?
Je n'en ai pas souvenance, non plus que de ces accablants ciels d'orage.
On étouffe entre ces montagnes. Nos pauvres matelots fatigués ne
reprennent point leur mine, loin de là; Nagasaki, en cette saison, est
un mauvais séjour pour des anémiés de Chine qui doivent continuer de
vivre, ici comme là-bas, dans une caisse en fer. Entre autres, on vient
d'emporter à l'hôpital le fiancé breton qui m'avait confié la petite
caisse de présents et la robe blanche. Quant à notre amiral, que le
Japon avait miraculeusement remis lors de notre dernier voyage, voici
qu'il nous inquiète de nouveau; lui qui, à la fin de l'hiver, avait
retrouvé son bon air de gaîté--et ne manquait jamais, quand je rentrais
à bord, de s'informer, sur différents tons impayablement graves, de la
santé de madame Prune,--on ne l'entend plus plaisanter ni rire; les plis
de lassitude et de souffrance ont reparu sur sa figure.



XLIV


3 juillet.

Une déception de cœur m'attendait aujourd'hui au temple du Renard, chez
madame La Cigogne, à qui je m'étais fait un devoir d'aller sans plus
tarder offrir mes hommages d'arrivée.

Par un temps lourd, sous ces nuées basses emplies d'orage qui ne nous
quittent plus, j'avais pris les sentiers de l'ombreuse montagne. Ils
étaient tout changés, comme ceux qui mènent chez Inamoto, tout envahis
d'herbes folles et de longues fougères; on y rencontrait de grands
papillons singuliers, qui se posaient avec des airs prétentieux sur les
plus hautes tiges, comme pour se faire voir; on y respirait une
humidité chaude, saturée de parfums de plantes; sous la voûte des
verdures étonnamment épaissies, tout semblait tiède et mouillé; on se
serait cru en pays tropical à la saison malsaine.

En arrivant là-haut, j'avais aperçu de loin madame La Cigogne, comme aux
aguets, sous sa véranda qui était enguirlandée des mêmes roses qu'en
hiver, toujours ces roses pâlies à l'ombre des arbres, mais plus
largement épanouies en cette saison, plus nombreuses, et s'effeuillant
sur le sentier, comme des fleurs qui seraient en train de mourir pour
s'être trop prodiguées.

Toutefois cette dame n'avait manifesté qu'avec froideur en me voyant
approcher, et s'était contentée de m'indiquer une humble place dans un
coin.

Ses yeux restaient fixés, là-bas en face de nous, sur le temple ouvert
où trois dames de qualité, accompagnées d'un petit garçon de quatre ans
au plus, venaient de tomber en oraison, après avoir sonné le grelot de
bois de mandragore suspendu à la voûte, sonné, sonné à toute volée,
comme pour une communication urgente au Dieu de céans. C'étaient
visiblement des personnes très cossues, appartenant à un monde où mes
relations ne m'ont pas permis de me faire présenter. Face à l'autel,
agenouillées et à quatre pattes, elles s'offraient à nous vues de dos,
ou plutôt de bas de dos, et leurs prosternements le nez contre le
plancher nous révélaient chaque fois des dessous d'une élégance on ne
peut plus comme il faut. Leur enfant, juponné en poupée, semblait prier
comme elles avec une conviction touchante; mais, chez lui au contraire,
les dessous avaient été supprimés, à cause de la température sans doute,
et, à chacun de ses plongeons, sa robe de soie se relevait pour nous
montrer, avec une innocente candeur, son petit derrière.

Que pouvaient-elles bien avoir à solliciter du Dieu étrange, symbolisé
sur l'autel par ces deux ou trois objets aux formes d'une simplicité si
mystérieuse? Quelles conceptions particulières de la divinité
tourmentaient leurs petits cerveaux, sous leurs coques de cheveux bien
lustrées? Quelles angoisses de l'au-delà et de la grande énigme les
retenaient tant de minutes à genoux devant ce Dieu si inattentif, si
fuyant et mauvais, qu'il fallait constamment rappeler à l'ordre en
claquant des mains ou en ressonnant la cloche de madragore?...

Elles se relevèrent enfin, leur dévotion finie, et ce fut un instant
d'anxiété pour madame La Cigogne, qui, de plus en plus en arrêt,
s'avança jusque dans le chemin. Viendraient-elles se restaurer dans
l'humble maison-de-thé, les si belles dames, ou bien
redescendraient-elles simplement vers Nagasaki, par le sentier de
mousses et de fougères?...

Oh! joie!... Plus d'hésitation, elles venaient! Alors madame La Gigogne
tomba soudain à quatre pattes, le visage extasié, murmurant à mi-voix
des choses obséquieuses qui coulaient comme l'eau d'une fontaine.

Elles étaient du reste agréables à regarder venir, les visiteuses,
agréables à regarder franchir le torrent, par le vieil arceau de granit
tout frangé de branches retombantes. Jolies toutes trois, les yeux
bridés juste à point pour imprimer à leur figure le sceau de l'extrême
Asie; fines et presque sans corps, habillées de soies rares, qui
tombaient en n'indiquant point de contours et dont les traînes, garnies
de bourrelets, s'étalaient avec une raideur artificielle; coiffées et
peintes à ravir, comme les dames que représentent les images de la bonne
époque purement japonaise. La pagode ouverte, derrière elles formait un
fond d'une religiosité ultra-bizarre et lointaine. Au-dessus, c'était la
demi-nuit des ramures, des feuillées touffues et d'un coin de montagne
qui s'enfonçait dans les grosses nuées très proches. Au-dessous, c'était
la dégringolade rapide du torrent et du sentier, plongeant tous deux
côte à côte dans une obscurité plus sombrement verte encore, sous des
futaies plus serrées,--parmi ces roches polies, grisâtres, qui semblent
des fronts ou des dos d'éléphants, vautrés dans l'épaisseur des
fougères.

Elles s'avançaient doucement, les trois belles dames, avec des vagues
sourires, l'âme peut-être encore en prière chez le Dieu qui règne ici.
Et les gentilles cascades, enfouies sous les herbes et les
scolopendres, leur jouaient une marche d'entrée calme et discrète, comme
en tapotant sur des lames de verre.

A la place d'honneur elles s'assirent, et madame La Cigogne, toujours à
quatre pattes, reçut de leur part une commande longue, bourrée de
détails, confidentielle même, semblait-il, et entremêlée de saluts, que
l'on n'en finissait pas de s'adresser et de se rendre. J'observai que
l'on ne se parlait qu'en _dégosarimas_, ce qui est la manière la plus
élégante, et ce qui consiste, comme chacun sait, à intercaler ce mot-là
entre chaque verbe et sa désinence. Je n'avais jamais entendu madame La
Cigogne s'exprimer avec autant de distinction, ni s'affirmer si femme du
monde.

Mais qu'est-ce qu'elles avaient bien pu commander, ces dames? Madame La
Cigogne, maintenant affairée, venait de se retrousser les manches, de se
laver les mains à la source jaillissant du plus voisin rocher, et
commençait de pétrir à pleins doigts, dans une grande cuve de
porcelaine, une matière dense, lourde et noirâtre, qui semblait très
résistante.

De ce pétrissage résultèrent bientôt une vingtaine de boules sombres,
grosses comme des oranges; madame La Cigogne, qui les avait tant
tripotées, paraissait ne plus oser les toucher du bout de l'ongle,
maintenant qu'elles étaient à point; pour éviter même un frôlement, elle
les servit aux dames à l'aide de bâtonnets, avec des précautions de
chatte qui a peur de se brûler; et ces boules faisaient pouf, pouf, en
tombant dans les assiettes, comme des choses très pesantes, comme des
pelotes de mastic ou de ciment.

Après avoir grignoté quelques menues sucreries, chacune de ces femmes
distinguées, avec mille grâces, avala une demi-douzaine de ces objets
compacts et noirs. Des autruches en seraient mortes sur le coup.
L'enfant aux dessous simplifiés en avala trois. Et, quand il s'agit de
régler, ce fut un dialogue dans ce genre:

--Combien dégosarimas vous devons-nous[7]?

--C'est dégosarimas deux francs soixante quinze.

Mais bien entendu la grossière traduction que j'en donne n'est que trop
impuissante à rendre le jeu des intonations adorables, tout ce que
madame La Cigogne, rien que par sa façon de filer chaque syllabe, sut
mettre de ménagements discrets dans la révélation de ce chiffre, et sa
révérence un peu mutine, esquissée sur la fin de la phrase pour y
ajouter du piquant, l'agrémenter d'un tantinet de drôlerie.

Ces dames, ne voulant pas être en reste de belles manières, offrirent
alors l'une après l'autre leurs piécettes de monnaie, le petit doigt
levé, imitant l'espièglerie d'un singe qui présenterait un morceau de
sucre à un autre singe en faisant mine de le lui disputer par petite
farce amicale...

Il n'y a qu'au Japon décidément que se pratique l'aimable et le vrai
savoir vivre!

Quand les belles se furent enfin retirées, madame La Cigogne, après un
long prosternement final, essaya bien de se rapprocher de moi et de
m'amadouer par quelques chatteries. Mais le coup était porté. Je savais
maintenant n'être pour elle qu'un de ces flirts que l'on avoue à peine
devant les personnes vraiment huppées de la clientèle.



XLV


25 juillet.

Les papillons du sentier de madame La Cigogne n'étaient encore que de
vulgaires insectes, comparés à celui qui paradait ce soir au-dessus du
jardinet de ma belle-mère.

Dans le demi-jour habituel de la maison, nous prenions le thé de quatre
heures assis sur les nattes blanches, à même le plancher, agitant
négligemment des éventails, tant pour nous rafraîchir que pour intimider
quelques moustiques indiscrets. Madame Prune,--car elle était là,
s'étant remise à fréquenter assidûment chez madame Renoncule depuis mon
retour dans le pays,--madame Prune, si sujette aux vapeurs pendant la
période caniculaire, écartait d'une main les bords de son corsage afin
de s'éventer l'estomac, et faisait ainsi pénétrer dans son intimité
d'heureux petits souffles fripons, que toutefois la ceinture serrée à la
taille empêchait pudiquement de se risquer trop bas. Trois de mes jeunes
neveux, enfants de cinq ou six ans, étaient assis avec nous, bien sages
et luttant contre le sommeil. Nous regardions tous, comme toujours,
l'éternel paysage factice, qui est l'orgueil du logis, les arbres nains,
les montagnes naines, se mirant dans la petite rivière momifiée aux
surfaces ternies de poussière. Un rayon de soleil passait au-dessus de
ces choses nostalgiques, sans les atteindre, une traînée lumineuse qui
n'effleurait même pas la cime des rocailles verdies de moisissure, des
cèdres contrefaits aux airs de vieillard, et rien, dans ce site morbide,
ne laissait prévoir la visite du papillon qui nous arriva tout à coup
par-dessus le mur. C'était un de ces êtres surprenants, que font éclore
les végétations exotiques: des ailes découpées, extravagantes, trop
larges, trop somptueuses pour le frêle corps impondérable qui avait
peine à les maintenir. Cela volait gauchement et prétentieusement, jouet
de la moindre brise qui d'aventure aurait soufflé; cela restait, comme
avec intention, dans le rayon de soleil, qui en faisait une petite chose
éclatante et lumineuse, au-dessus de ce triste décor tout entier dans
l'ombre morte. Et le voisinage de ce trompe-l'œil, qu'était un tel
jardin de pygmée, donnait à ce papillon tant d'importance qu'il semblait
bien plus grand que nature. Il resta longtemps à papillonner pour nous,
à faire le précieux et le joli, sans se poser nulle part. En d'autres
pays, des enfants qui auraient vu cela se seraient mis en chasse, à
coups de chapeau, pour l'attraper; mes petits neveux nippons, au
contraire, ne bougèrent pas, se bornant à regarder; tout le temps, les
cercles d'onyx de leurs prunelles roulèrent de droite et de gauche dans
la fente étroite des paupières, afin de suivre ce vol qui les captivait;
sans doute emmagasinaient-ils dans leur cervelle des documents pour
composer plus tard ces dessins, ces peintures où les Japonais excellent
à rendre, en les exagérant, les attitudes des insectes et la grâce des
fleurs.

Quand le papillon eut assez paradé devant nous, il s'en alla, pour
amuser ailleurs d'autres yeux. Et jamais je n'avais si bien compris
qu'il y a d'innocents petits êtres purement décoratifs, créés pour le
seul charme de leur coloris ou de leur forme... Mais alors, tant qu'à
faire, pourquoi ne les avoir pas inventés plus jolis encore? A côté de
quelques papillons ou scarabées un peu merveilleux, pourquoi ces
milliers d'autres, ternes et insignifiants, qui sont là comme des essais
bons à détruire?

Rien n'est déroutant pour l'âme comme d'apercevoir, dans les choses de
la création, un indice de tâtonnement ou d'impuissance. Et plus encore,
d'y surprendre la preuve d'une pensée, d'une ruse, d'un calcul
indéniables, mais en même temps naïfs, maladroits et à vue courte.
Ainsi, entre mille exemples, les épines à la tige des roses semblent
bien témoigner que, des millénaires peut-être avant la création de
l'homme, on avait prévu la main humaine, seule capable d'être tentée de
cueillir. Mais alors pourquoi n'avoir pas su prévoir aussi le couteau ou
les ciseaux, qui viendraient plus tard déjouer ce puéril moyen de
défense?...

Ma belle-mère, après le départ du papillon, avait retiré de l'étui de
soie rouge sa longue guitare, qui maintenant me charme ou m'angoisse.
Les cordes commencèrent à gémir quelque chose comme un hymne à
l'inconnu. Et les prunelles d'onyx des trois enfants, qui n'avaient plus
à regarder que le jardin vide, s'immobilisèrent de nouveau; mais ils ne
s'endormaient plus; leurs jeunes cervelles félines, sournoises et sans
doute supérieurement lucides, s'intéressaient à l'énigme des sons, se
sentaient en éveil et captivées, sans pouvoir bien définir...

De tous les mystères au milieu desquels notre vie passe, étonnée et
inquiète, sans jamais rien comprendre, celui de la musique est, je
crois, l'un de ceux qui doivent nous confondre le plus: que telle suite
ou tel assemblage de notes,--à peine différent de tel autre qui n'est
que banal,--puisse nous peindre des époques, des races, des contrées de
la terre ou d'ailleurs; nous apporter les tristesses, les effrois d'on
ne sait quelles existences futures, ou peut-être déjà vécues depuis des
siècles sans nombre; nous donner (comme par exemple certains fragments
de Bach ou de César Franck) la vision et presque l'assurance d'une
survie céleste; ou bien encore (comme ce que me chante la guitare de
cette femme), nous faire entrevoir les dessous féroces, épeurants et à
jamais inassimilables, de toute japonerie...



XLVI

RAPATRIEMENT DE ZOUAVES


Août.

«Amiral,

»Je reçois votre dépêche et viens de la communiquer à notre bataillon;
il a poussé un hourra en votre honneur.

»Vous ne vous étiez pas trompé, le salut de notre drapeau était le salut
de la 2e brigade à nos frères de la flotte qui, après nous avoir si
bien tracé notre devoir au début de la campagne, ont ensuite pendant des
mois accepté la charge lourde, pénible et ingrate d'assurer notre
bien-être.

»Mais, dans l'esprit de tous, ce salut devait aussi et surtout aller à
vous, amiral, dont nous avons senti vibrer l'ardent amour de la patrie,
à vous que nous aimons tous et que aurions été heureux de servir...
Etc.

»LE COLONEL ***

»Commandant le *** régiment de marche.»

       *       *       *       *       *

Quand j'ai relu cette lettre toute militaire, toute simple et vibrante
aussi, que notre cher amiral a gardée parmi ses papiers de souvenir, la
scène de ce départ de zouaves s'évoque soudainement à ma mémoire.

Un cadre sinistre, extra lointain: le golfe de Petchili. Une mer inerte,
sous la lourdeur d'un ciel incolore qui semblait couver de la fatigue et
de la fièvre. Et là tout à coup, dans l'atmosphère sourde, au milieu du
silence accablé, une clameur magnifique et jeune; quelques centaines de
naïfs enfants de France, donnant de la voix éperdument, tandis que
s'inclinaient sous leurs yeux, pour un adieu grandiose, ces loques
sublimes qui s'appellent des drapeaux.

Ceux qui criaient ainsi à pleine poitrine étaient des matelots et des
zouaves. Les zouaves s'en retournaient vers leur village natal, ou vers
leur seconde patrie algérienne. Les matelots, eux, restaient; pendant de
longs mois indéterminés, leur exil devait durer encore. Et cela se
passait, ces hourras et cet adieu, au fond d'un golfe étouffant de la
mer Jaune, à la saison des orages de juillet, pendant l'horrible
canicule chinoise. Notre _Redoutable_--tandis que son équipage, pour une
minute, se grisait ainsi de juvénile enthousiasme--languissait immobile,
semblait mort, entre les eaux couleur de boue et le ciel plombé; et,
comme chaque jour, ses murailles de fer condensaient la chaleur mouillée
où s'anémiaient à la longue les robustes santés et pâlissaient les
pauvres figures de vingt ans. Au contraire, le paquebot plus léger, qui
allait emporter ce millier de zouaves, évoluait en ce moment avec un air
d'aisance sur la mer amollie; il manœuvrait de façon à passer à poupe de
notre cuirassé énorme, pour ce salut que doivent à l'amiral ceux qui ont
fini et qui vont partir.

Nous connaissions de longue date ces zouaves-là, et une sorte de
fraternité particulière les unissait à nos hommes. C'est nous qui,
l'année précédente, les avions installés, au pied de la Grande
Muraille, dans le fort chinois où ils avaient habité durant l'hiver;
c'est nous ensuite qui avions assuré leur ravitaillement et leurs
communications avec le reste du monde, dans ce recoin perdu. Quand enfin
quelques-uns des leurs étaient tombés sous les balles russes, nous
étions venus assister aux funérailles, notre amiral lui-même conduisant
le deuil--un cortège que je revois encore, sous les nuages blêmes d'un
matin de novembre, aux premiers frissons de l'automne, pendant que
s'effeuillaient sur nous les tristes saules de la Chine... Et, en
reconnaissance de cela et de mille choses, leur bataillon s'appelait «le
bataillon de l'amiral Pottier».

Maintenant l'heure sonnait pour eux de quitter l'affreux Empire jaune. A
part une vingtaine, qui dormaient en terre d'exil, dans le petit
cimetière improvisé de Ning-Haï, ils s'en retournaient vers l'Europe.
Nos matelots, toute la nuit d'avant, sur une mer remuée et dangereuse,
avaient peiné pour embarquer leurs munitions, leurs bagages,--et ils
avaient fait cela avec l'abnégation habituelle, sans un murmure, sans
se demander: «Pourquoi s'en vont-ils, les zouaves; pourquoi s'en
vont-ils, tous les soldats, tandis qu'il n'est pas question de retour
pour nous, les marins, fatalement voués, de par les conditions mêmes de
cette campagne très spéciale, aux besognes obscures et aux épuisantes
fatigues?...»

Donc, le paquebot qui portait «le bataillon de l'amiral Pottier»
s'approchait tranquillement du _Redoutable_, tous les zouaves sur le
pont, en rangs serrés, tournant vers nous des centaines de têtes
brunies, coiffés du bonnet écarlate. C'était au déclin d'un soleil qu'on
ne voyait pas, mais qui diffusait de mauvaises lueurs rougeâtres dans le
ciel épais et sur la mer boueuse; le cercle de l'horizon restait
imprécis, perdu dans les vapeurs de ces orages qui menaçaient toujours,
sans fondre jamais; et, çà et là, de monstrueuses fumées noires, comme
des haleines de volcan, soufflées par des navires de guerre,
complétaient la laideur lugubre des aspects qui nous furent familiers
durant plusieurs mois dans le golfe de Takou.

Cependant on avait fait monter tous nos matelots pour regarder partir
les zouaves. Et quand, en leur honneur, la musique du _Redoutable_
entonna _la Marseillaise_, on vit d'abord, sur ce paquebot qui
s'approchait, les centaines de bonnets rouges tomber, d'un même
mouvement d'ensemble, découvrant le velours des cheveux ras sur les
têtes brunes ou blondes; ensuite s'élevèrent les habituelles clameurs:
«Vivent les marins! Vive l'amiral!»--les matelots répondant: «Vivent les
zouaves!»

Au commandement, ou au sifflet des maîtres de manœuvre, ces immenses
cris étaient réglés, de manière qu'ils partaient à l'unisson et que les
paroles s'entendaient claires. Et le beau fracas de ces voix d'hommes
couvrait le bruit des tambours et des cuivres, ébranlait chaque fois
l'air morne, pendant que s'abaissaient et se relevaient lentement, pour
un salut, les pavillons des deux navires, leurs larges étamines
tricolores, éclatantes ce soir-là sur les nuances tristes de la mer et
du ciel.

Mais, comme encore cela ne dépassait pas le cérémonial coutumier des
départs, le commandant des zouaves improvisa une chose qui ne s'était
jamais vue: en passant à l'arrière du cuirassé, sous la galerie où se
tenait notre amiral, faire déployer le drapeau du bataillon, son drapeau
d'Afrique et l'incliner devant lui.

Alors, à cette apparition, qu'on n'attendait pas, du vieux fétiche aux
trois couleurs, les hourras plus formidables s'élevèrent à nouveau des
mille poitrines de ces exilés,--venus ici, dans ce golfe morose,
sacrifier sans une plainte des années de jeunesse et risquer d'y mourir.

Et tout cela, c'était de la beauté, de la vie: enthousiasme des jeunes,
des braves, des simples, pour des idées simples aussi, mais superbement
généreuses,--et sans doute éternelles, malgré l'effort d'une secte
moderne pour les détruire...

       *       *       *       *       *

Les cris finissaient et le silence retombait à peine, quand je fus
averti par un timonier que l'amiral me demandait sur sa galerie:

--Je voulais savoir, me dit-il, si vous étiez sur le pont, si vous aviez
assisté à ça... N'est-ce pas, c'était beau?...

Et, tandis qu'il continuait de saluer en souriant le bateau des zouaves
qui s'éloignait, je vis que ses yeux s'étaient voilés de larmes.

       *       *       *       *       *

Il fut vite diminué à notre vue, leur paquebot, toute petite chose en
fuite, traînant sa fumée noire vers les lointains de ce néant sans
contours et de nuance neutre qui était la mer. Cela semblait
invraisemblable que ce petit rien, noyé dans du vide infini, dût un jour
atteindre la France, car on la sentait ce soir à des distances qui
donnaient le vertige, derrière tant de continents et de mers; on savait
cependant qu'au bout d'un mois, de cinq ou six semaines, cela
arriverait; alors quelques-uns de ces matelots, qui criaient si
joyeusement tout à l'heure, regardaient maintenant là-bas, au fond des
grisailles du soir, la disparition de cet atome de paquebot, avec une
expression de figure changée et, dans les yeux, une tristesse d'enfant.



XLVII


23 septembre.

Vers le milieu de juillet, le _Redoutable_ avait quitté Nagasaki, pour
retourner en Chine, à Takou, son poste de souffrance. Ensuite, après
deux mois de pénibles travaux, le rembarquement du corps expéditionnaire
étant terminé, nous avons fait route vers le nord du Japon, afin que
tout l'équipage pût respirer un peu d'air froid et salubre, avant de
redescendre du côté de la Cochinchine, si énervante et chaude.

Et aujourd'hui, nous avons mouillé devant Yokohama, par un de ces temps
frais qui rendent la vie aux anémiés. Nous aurions cependant préféré
Nagasaki, mais il n'en est plus question dans le programme de cet hiver,
et il faut sans doute en faire notre deuil, nous ne le reverrons plus.

Yokohama, il y quinze ans, c'était déjà la ville la plus européanisée du
Japon. Et depuis, le bienfaisant _progrès_ y a marché si vite, que c'est
à n'y plus rien reconnaître. Dans les rues, que des fils électriques
enveloppent à présent comme les mailles sans fin d'une immense toile
d'araignée, quelle mascarade à faire pitié! Chapeaux melons de tous les
styles, petits complets couleur puce ou couleur queue de rat, tous les
vieux stocks de costumes invendables en Europe, déversés à bouche que
veux-tu sur ces seigneurs, qui naguère encore se drapaient de soie. De
vastes comptoirs modernes, où se liquident à la grosse, pour être
exportés en Amérique, des imitations, des déformations truquées de ces
objets d'art, trop maniérés à mon goût, mais singuliers et gracieux, que
les Japonais jadis composaient avec tant de patience et de rêverie.

Des soldats, partout des soldats, des régiments en manœuvre, en parade;
tout à la guerre.

Pour comble, au tournant d'une rue, me voici dépisté, interviewé, tout
vif et en anglais, par un journaliste à figure jaune, qui porte jaquette
et haut-de-forme... Alors, non, je rentre à bord, ne voulant plus rien
savoir de ce Japon-là!...



XLVIII


5 octobre.

Et j'ai tenu rigueur à cette ville et à ses entours jusqu'au départ.

Quelques-uns de mes camarades sont allés visiter le grand arsenal
voisin; ils y ont trouvé un empressement, des nuages de fumée noire
comme au bord de la Tamise, et sont revenus stupéfaits de la quantité de
navires et de machines de guerre que l'on y prépare fiévreusement nuit
et jour.

D'autres sont allés à Tokio pour accompagner notre amiral à une
réception de Leurs Majestés nipponnes. Dans les rues, ils ont croisé
des bandes d'étudiants, qui manifestaient contre l'étranger, et l'un
deux, renversé de son pousse-pousse par malveillance, s'est fracturé le
bras. Ils ont vu l'Impératrice, sous la forme aujourd'hui d'une toute
petite bonne femme, habillée à Paris par quelque bon faiseur, élégante
encore malgré ce déguisement, demeurée jolie, même presque jeune sous
son masque de plâtre, et conservant toujours cet air qu'elle avait
jadis, cet air de déesse offensée de ce qu'on ose la regarder.

Mais combien je préfère ne l'avoir point revue, et en rester sur
l'exquise image première: cette Impératrice Printemps, au milieu de ses
jardins, environnée de chrysanthèmes fous, et dans des atours jamais
vus, ne ressemblant à aucune créature terrestre.

Donc, je n'ai plus remis pied à terre, dans ce néo-Japon, tant qu'a duré
notre escale.

Maintenant nous redescendons vers le sud, tout doucement, par la mer
Intérieure, et ce soir, à la nuit tombante, nous venons de mouiller pour
deux jours devant Miyasima, l'île sacrée, que régissent des lois
spéciales et étranges. Elle nous apparaît en ce moment, cette île,
comme un lieu de mystère qui ne veut pas se laisser trop voir. Ce doit
être un bloc de hautes montagnes tapissées de forêts, mais nous en
apercevons tout juste la base délicieusement verte, la partie qui touche
aux plages et à la mer; tout le reste nous est dissimulé par des nuages
gardiens et jaloux, qui pour un peu descendraient traîner jusque sur les
eaux.

Contre toute attente, il paraît décidé que nous nous arrêterons deux ou
trois semaines à Nagasaki en passant, pour des réparations au navire, et
c'est presque une fête, de revoir tout ce gentil monde féminin, dans
cette baie si jolie. Là au moins, tant de recoins du passé persistent
encore! Et nous emplirons une dernière fois nos yeux, nos mémoires de
mille choses finissantes, qui s'évanouiront demain, pour faire place à
la plus vulgaire laideur.

Car enfin ce Japon n'avait pour lui que sa grâce et le charme
incomparable de ses lieux d'adoration. Une fois tout cela évanoui, au
souffle du bienfaisant «progrès», qu'y restera-t-il? Le peuple le plus
laid de la Terre, physiquement parlant. Et un peuple agité, querelleur,
bouffi d'orgueil, envieux du bien d'autrui, maniant, avec une cruauté et
une adresse de singe, ces machines et ces explosifs dont nous avons eu
l'inqualifiable imprévoyance de lui livrer les secrets. Un tout petit
peuple qui sera, au milieu de la grande famille jaune, le ferment de
haine contre nos races blanches, l'excitateur des tueries et des
invasions futures.



XLIX


Dimanche, 6 octobre.

Vraiment ces Japonais parfois vous confondent, vous forcent d'admirer
tout à coup sans réserve, par quelque pure et idéale conception d'art;
alors on oublie pour un temps leurs ridicules, leur saugrenuité, leur
vaniteuse outrecuidance; ils vous tiennent sous le charme.

Par exemple, cette île sacrée de Miyasima, ce refuge édénique où il
n'est pas permis de tuer une bête, ni d'abattre un arbre, où nul n'a le
droit _de naître ni de mourir_!... Aucun lieu du monde ne lui est
comparable, et les hommes qui, dans les temps, ont imaginé de la
préserver par de telles lois, étaient des rêveurs merveilleux.

Depuis hier, depuis que nous sommes venus jeter l'ancre en face, le même
ciel bas et obscur ne cesse de peser sur l'île sainte; il nous la
dissimule en partie, il nous dérobe toutes ses forêts d'en haut, comme
ferait un voile posé sur un sanctuaire, et cela ajoute encore à
l'impression qu'elle cause: on dirait qu'elle communique par le faîte
avec le Dieu des nuages.

Une petite pluie chaude, qui mouille à peine et qui semble parfumée aux
essences de plantes forestières, commence de tomber, quand je me dirige
aujourd'hui en baleinière vers la tranquille plage de cette Miyasima. Et
je vois d'abord des vieux temples, pour mieux dire des vieux portiques
de temples qui s'avancent jusque dans l'eau, des portiques religieux,
posés sur pilotis et reflétés dans cette petite mer enclose, qui n'a
jamais de bien sérieuses fureurs. Je vois un village aussi; mais il n'a
pas l'air vrai, tant les maisonnettes y sont gentiment arrangées parmi
des jardinets de plantes rares; on croirait un village sans utilité,
inventé et bâti pour le seul plaisir des yeux. Et au-dessus, tout de
suite l'épaisse verdure commence, l'inviolable forêt séculaire, qui va
se perdre dans les nuées grises...

Une île d'où l'on a voulu bannir toute souffrance, même pour les bêtes,
même pour les arbres, et où nul n'a le droit de naître ni de mourir!...
Quand quelqu'un est malade, quand une femme est près d'être mère, vite,
on l'emmène en jonque, dans l'une des grandes îles d'alentour, qui sont
terres de douleur comme le reste du monde. Mais ici, non, pas de
plaintes, pas de cris, pas de deuils. Et paix aussi, sécurité pour les
oiseaux de l'air, pour les daims et les biches de la forêt...

Me voici descendu sur la grève au sable fin, et des verdures
m'environnent de toutes parts, d'humides verdures qui voisinent,
au-dessus de ma tête, avec le ciel bas, et plongent bientôt dans le
mystère des nuages. De chaque côté de la rue ombreuse qui se présente à
moi, s'ouvrent des maisons-de-thé. Elles alternent avec de mignonnes
boutiques à l'usage des pèlerins, qui affluent ici de tous les points de
l'archipel nippon; on y vend des petits dieux, des petits emblèmes,
sculptés dans le bois de quelque arbre,--mort de sa belle mort bien
entendu, sans quoi on ne l'aurait point coupé.

Une route vient ensuite, et me conduit à la baie proche, qui joue un peu
le rôle du tabernacle, dans cet immense lieu d'adoration qu'est l'île
entière. Une route empreinte de tant de sérénité recueillie, qu'on
s'étonne d'y rencontrer quelques passants, quelques Nippons pareils à
ceux d'ailleurs, quelques mousmés qui sourient, tout comme sur une route
banale. Du côté de la mer, elle est bordée par une file de petits
édicules religieux, en granit, qui se succèdent comme les balustres
d'une rampe,--toujours ces mêmes petits édicules au toit cornu, d'une
forme inchangeable depuis les plus vieux temps, et qui, d'un bout à
l'autre du Japon, annoncent l'approche des temples ou des nécropoles,
éveillent pour les initiés le sentiment de l'inconnu ou de la mort. Du
côté de la montagne, on est dominé par les ramures qui se penchent, les
fougères qui retombent; des arbres dont on ne sait plus l'âge étendent
des branches trop longues et fatiguées, que l'on a pieusement soutenues
avec des béquilles de bois ou de pierre; des cycas, qui seraient hauts
comme des dattiers d'Afrique, mais qui s'inclinent, se courbent de
vieillesse, ont des supports en bambou, des suspentes en cordes
tressées, pour prolonger le plus possible leurs existences indéfinies.
Et de vagues sentiers montent verticalement à travers ce royaume des
plantes, vont se perdre dans les obscurités d'en haut, parmi les futaies
trop épaisses, parmi les pluies, les orages toujours
suspendus;--sentiers, ou peut-être simples foulées de ces bêtes de la
forêt, qui sont innocentes, ici, et auxquelles personne ne fait de mal.

De temples, à proprement parler il n'y en a point; c'est l'île qui est
le temple, et, comme je disais, c'est la baie qui est le tabernacle.
Pour la fermer aux profanes, cette baie de la grande sérénité ombreuse,
des portiques religieux à plusieurs arceaux en gardent l'entrée,
s'avancent comme d'imposantes et muettes sentinelles, assez loin dans la
mer; ils sont très élevés, très purs de style ancien, avec des parties
qui commencent à crouler par vétusté, surtout vers la base, où ils
reçoivent l'éternelle caresse humide de Benten, déesse de céans.
Au-dessus de leur image éternellement renversée, qui les allonge de
moitié, ils paraissent immenses, et trop sveltes pour être bien réels.

On peut, si l'on veut, contourner la baie; mais le chemin des pèlerins
la traverse sur un pont sacré, que soutiennent des pilotis et que
recouvre dans toute sa longueur une toiture en planches de cèdre. De
chaque côté de cette voie légère, en équilibre sur l'eau calme, les
emblèmes et les peintures mythologiques se succèdent comme pour les
stations d'une sorte de chemin de croix; il y en a d'un archaïsme à
donner le frisson; on y voit surtout Benten, la pâle et mince déesse de
la mer, entourée de ses longs cheveux comme des ruissellements d'une eau
marine.

Continuant de suivre la ligne des grèves, je rencontre une étroite
prairie à l'herbe de velours, resserrée entre la plage et la montagne à
pic avec son manteau de verdure. Un hameau de pêcheurs est là, d'une
tranquillité paradisiaque, entouré d'altéas à fleurs roses. Devant la
porte de leurs cabanes, les hommes demi-nus, aux musculatures superbes,
raccommodent leurs filets: on dirait une scène de l'âge d'or. (Seuls les
poissons ne bénéficient point de la trêve générale; on les attrape et on
les mange. Ils constituent d'ailleurs la principale nourriture des
Japonais, qui ne sauraient s'en passer.)

Plus loin, une source jaillit dans un bassin naturel, et voici une
troupe de biches, avec leurs faons, qui descendent de la forêt pour y
boire. Par crainte de les effaroucher, j'avais d'abord ralenti le pas,
mais je comprends bientôt qu'elles n'ont aucune frayeur. Et même,
l'instant d'après, nous nous trouvons cheminer ensemble dans le même
sentier d'ombre, elles si près de moi que je sens leur souffle sur ma
main.

Le soir, quand je reviens, par la baie que gardent les grands portiques
dans l'eau, autre compagnie de biches encore, qui s'amuse à traverser le
frêle pont sacré, entre les images de dieux ou de déesses. Et, arrivées
au bout, les voilà prises d'une soudaine fantaisie de vitesse, où la
peur certainement n'entre pour rien; elles filent alors comme le vent,
puis disparaissent dans les sentiers de la montagne surplombante, et
bientôt sans doute dans les nuages proches,--où quelque divinité d'ici a
dû les appeler.



L


Lundi, 7 octobre.

Nous repartons ce matin sans avoir aperçu le sommet de l'île aux
forêts,--le dôme, pourrait-on dire, de cet immense temple vert,--car le
même rideau de nuées persiste à l'envelopper. Et bientôt disparaît
l'abrupt rivage si magnifiquement tapissé de verdure; disparaissent les
portiques religieux, en sentinelle aux abords, avec leurs longs reflets
dans l'eau.

Nous nous en allons tranquillement sur cette mer Intérieure, qui est
comme un lac immense, aux rives heureuses. Les grandes jonques
anciennes, qui ont des voiles pareilles à des stores drapés, circulent
encore en tous sens, poussées aujourd'hui par une brise très douce,
d'une tiédeur d'été. Çà et là, au fond des gentilles baies, on aperçoit
les villages proprets, aux maisonnettes en planches de cèdre, avec
toujours, pour les protéger, quelque vieille pagode perchée au-dessus,
dans un recoin d'ombre et de grands arbres. De loin en loin, un château
de Samouraïs: forteresse aux murailles blanches, avec donjon
noir,--quelqu'un de ces donjons à la chinoise qui ont plusieurs étages
de toitures et qui donnent tout de suite la note d'extrême Asie. Et,
dans ce Japon, les cultures n'enlaidissent pas comme chez nous la
campagne; les champs, les rizières sont des milliers de petites
terrasses superposées; au flanc des coteaux, on dirait, dans le
lointain, d'innombrables hachures vertes.

C'est déjà, pour un peuple, un rare privilège et un gage de durée,
d'être _peuple insulaire_; mais surtout c'est une chance unique, d'avoir
une mer intérieure, une mer à soi tout seul où l'on peut en sécurité
absolue ouvrir ses arsenaux, promener ses escadres.



LI


Jeudi, 10 octobre.

Avant de sortir ce matin de la mer Intérieure, nous nous étions arrêtés,
les derniers jours, dans quelques villages des bords; villages tous
pareils, où semblait régner la même activité physique, et la même
tranquillité dans les esprits. Des petits ports encombrés de jonques de
pêche et où l'on sentait l'acre odeur de la saumure. Des maisons tout en
fine et délicate menuiserie, d'une propreté idéale, gardant l'éclat du
bois neuf. Une population alerte et vigoureuse, singulièrement
différente de celle des villes, bronzée à l'air marin, bâtie en force,
en épaisseur, avec un sang vermeil aux joues. Des hommes nus comme des
antiques, souvent admirables, dans leur taille trapue, leur musculature
excessive, ressemblant à des réductions de l'hercule Farnèse. A vrai
dire, des femmes sans grâce, malgré leur teint de santé et leurs cheveux
bien lisses; trop solides, trop courtaudes, avec de grosses mains
rouges. Et d'innombrables petits enfants, des petits enfants partout,
emplissant les sentiers, s'amusant dans le sable, s'asseyant par rangées
sur le bord des jonques comme des brochettes de moineaux. Ce peuple ne
tardera pas à étouffer dans ses îles, et fatalement il lui faudra se
déverser autre part.

Dans les campagnes, en s'éloignant de la rive, même population
laborieuse et râblée; ce n'est plus à la pêche, ici, que se dépense la
vigueur des hommes; c'est aux travaux de cette terre japonaise, dont
chaque parcelle est utilisée avec sollicitude. Les milliers de rizières
en terrasses, qu'on apercevait du large, sont entretenues fraîches par
des réseaux sans fin de petits conduits en bambou, de petits ruisselets
ingénieux; tout cela a dû coûter déjà une somme de travail énorme, et
atteste les patiences héréditaires de plusieurs générations
d'agriculteurs aux infatigables bras.

C'est dans ces champs tranquilles que le Mikado compte trouver, quand
l'heure sera venue, des réserves pour ses armées. Et ils feront
d'étonnants soldats, ces petits paysans extra-musculeux, au front large,
bas et obstiné, au regard oblique de matou, sobres de père en fils
depuis les origines, sans nervosité et par suite sans frisson devant la
coulée du sang rouge, n'ayant d'ailleurs que deux rêves, que deux
cultes, celui de leur sol natal et celui de leurs humbles ancêtres.

Ils étaient des privilégiés et des heureux de ce monde, ces paysans-là,
jusqu'au jour où l'affolement contagieux, qu'on est convenu d'appeler le
progrès, a fait son apparition dans leur pays. Mais à présent voici
l'alcool qui s'infiltre au milieu de leurs calmes villages; voici les
impôts écrasants et augmentés chaque année, pour payer les nouveaux
canons, les nouveaux cuirassés, toutes les infernales machines; déjà
ils se plaignent de ne pouvoir plus vivre. Et bientôt on les enverra,
par milliers et centaines de milliers, joncher de leurs cadavres ces
plaines de Mandchourie, où doit se dérouler la guerre inévitable et
prochaine... Pauvres petits paysans japonais!...

Donc, nous avons quitté aujourd'hui dans la matinée ce délicieux lac du
vieux temps qu'est la mer Intérieure. Et ce soir, à nuit close, nous
sommes revenus mouiller dans la baie aux mille lumières, devant la ville
de madame Prune,--autant dire chez nous, car à la longue, il n'y a pas à
dire, nous nous sentons presque des gens de Nagasaki.

Une bonne nouvelle nous attendait du reste à l'arrivée, une dépêche
annonçant que le _Redoutable_ rentrera en France au mois de janvier
prochain, après ses vingt mois de campagne. Et tout le monde, officiers
et matelots, s'est endormi dans la joie.



LII


Mardi, 15 octobre.

Après beaucoup de tergiversations, de contre-ordres, nous voici
cependant de retour dans ce Nagasaki, que je ne pensais plus jamais
revoir: je me dis cela, dès ce matin au réveil, et, d'avance, je m'en
amuse tant! Au moins trois semaines à y rester, et pendant la plus
délicieuse saison de l'année, les jardinets pleins de fleurs, le tiède
soleil d'octobre mûrissant les mandarines et les kakis d'or, du haut
d'un ciel tout le temps bleu.

Mon empressement joyeux à m'habiller pour aller courir est comme un
regain de ce que j'éprouvais, tout enfant, chaque fois que je venais
d'arriver chez mes cousins du Midi, où se passaient mes vacances; je ne
tenais pas en place, le premier matin, dans ma hâte d'aller rejoindre
mes petits camarades de l'autre été, d'aller revoir des coins de bois où
l'on avait fait tant de jeux, des coins de vignes où l'on avait tant ri
aux vendanges d'antan...

Je me retrouve tel aujourd'hui, ou peu s'en faut, ce qui prouve
décidément que le Japon possède encore un charme d'unique et
ensorcelante drôlerie. Vite une embarcation, ensuite un pousse-pousse
rapide, et je suis enfin dans les gentilles rues, cueillant au passage
des révérences de petites amies quelconques, mousmés, guéchas,
marchandes de bibelots, qui rient sous le soleil, au milieu d'une fête
générale de couleurs et de lumière.

La boutique de madame L'Ourse éclate de loin, comme un énorme et frais
bouquet sur fond sombre; tout son étalage est de roses roses et de
chrysanthèmes jaunes. En face, les soubassements énormes de la nécropole
et des temples, murs ou rochers primitifs, ont des garnitures, comme
des volants de dentelles vertes, en capillaires, avec çà et là des
grappes de campanules qui retombent.

C'est chez la mousmé Inamoto que je me rends d'abord, il va sans dire.

Pour être aperçu d'elle qui ne m'attend point, il faut me risquer jusque
dans la cour de la pagode où elle demeure, et me poster au guet,
derrière le tronc d'un cèdre de cinq cents ans. Jamais je n'avais fait
une station si longue, caché et observant tout, dans ce lieu vénérable
où vit Inamoto, ce lieu où son âme s'est formée, singulière et tellement
respectueuse de tous les antiques symboles d'ici. L'herbe pousse entre
les larges dalles de cette cour, où les fidèles ne doivent plus beaucoup
venir; des cycas se dressent au milieu, sur des tiges géantes, et
l'arbre qui m'abrite étend des branches horizontales étonnamment
longues, qui se seraient brisées depuis un siècle si des béquilles ne
les soutenaient de place en place. On est environné de terrasses qui
supportent des bouddhas en granit et des tombes: on est dominé par toute
la masse de la montagne emplie de sépultures. Juste devant moi, il y a
le vieux temple de cèdre, jadis colorié, doré, laqué, aujourd'hui tout
vermoulu et couleur de poussière; de chaque côté de la porte close, les
deux gardiens du seuil, enfermés dans des cages comme des bêtes
dangereuses, dardent depuis des âges leurs gros yeux féroces, et
maintiennent leur geste de furie.

Je veille comme un trappeur en forêt. Au Japon, rien de bien terrible ne
peut se passer, je le sais bien; mais je regretterais tant de lui causer
le moindre ennui, à la pauvre petite innocente que je suis venu
troubler!... Personne... Aucun bruit, que celui de la chute légère des
feuilles d'octobre. Et tant de calme autour de moi, tant de calme que
l'attitude de ces deux forcenés dans leur cage ne s'explique plus... Ce
silence commence de m'inquiéter. Est-ce que tout serait abandonné
alentour, et ma petite amie envolée...

Avec un gémissement de vieille ferrure, la porte du temple enfin
s'ouvre, et c'est Inamoto elle-même qui paraît, en robe simplette, les
manches retroussées, un balai à la main, poussant les feuilles mortes
en jonchée sur les marches. Oh! si jolie, entre les deux grimaces
atroces des divinités du seuil, qui grincent les dents derrière leurs
barreaux!

Un brusque nuage rose apparaît sur ses joues; en moins d'une seconde,
elle a jeté son balai à terre, baissé l'une après l'autre ses deux
manches pagodes, pour courir vers moi, dans un élan d'enfantine et
franche amitié...

Mais comme elle m'étonne de n'avoir pas peur, elle si craintive
d'ordinaire!...

C'est que je suis tombé, paraît-il, à un moment choisi comme à miracle:
ses petits frères, à l'école; sa servante, en ville; son père, qui ne
sort jamais, jamais, parti depuis un instant pour conduire à sa dernière
demeure un ami bonze. Verrouillé, le grand portail en bas, par où
quelque pèlerin aurait pu venir. Donc c'est la sécurité complète et nous
sommes chez nous.

De l'île sacrée, j'ai apporté pour elle une petite déesse de la mer, en
ivoire, qu'elle cache dans sa robe. Et elle rit, de son joli rire de
mousmé, qui n'est pas banal comme celui des autres; elle rit parce
qu'elle est contente, émue, parce qu'elle est jeune, parce que le
soleil est clair, le temps limpide et berceur.

--Veux-tu venir voir notre temple? propose-t-elle.

Et nous pénétrons dans le vieux sanctuaire obscur, empli de symboles
agités, de formes contournées, de gestes menaçants qui s'ébauchent dans
l'ombre. Un peu de paix seulement vers le fond, où des lotus d'or, dans
de grands vases, s'étalent et se penchent avec une grâce de fleurs
naturelles, devant une sorte de tabernacle voilé d'ancien brocart. Mais
sur les côtés, des dieux de taille humaine, rangés contre les murs,
gesticulent avec fureur. Et, au plafond, embusqués entre les solives,
des êtres vagues, moitié reptile, moitié racine ou viscère, nous
regardent avec de gros yeux louches.

--Veux-tu venir voir ma maison? dit-elle ensuite.

Et j'entre, après m'être poliment déchaussé, dans un logis centenaire,
mais propre et blanc, où la nudité des parois et l'élégance d'un vase de
bronze, empli de fleurs, témoignent de la distinction des hôtes. L'autel
des ancêtres, en laque rouge et or, très enfumé par l'encens, est
encore fort beau, et très longues sont les généalogies inscrites sur les
saintes tablettes.

Épouvantée tout à coup, comme de quelque sacrilège commis en me montrant
cela, ma petite amie me regarde, au fond des yeux, avec une
interrogation ardente.--Mais non, mes yeux à moi n'expriment rien
d'ironique, du respect au contraire, et je ne souris pas. Alors, sa
jeune conscience aussitôt se calme; elle m'ouvre des coffrets en forme
d'armoire, enfermant chacun une divinité dorée qu'elle vénère.

Bientôt l'heure d'aller ouvrir le portail en bas de la cour, à cause des
petits frères qui vont rentrer de l'école. Et elle me reconduit, par le
sentier vertical aux marches de terre, jusqu'à la jungle murée, là-haut,
où se donnaient nos rendez-vous autrefois, et d'où je m'en irai par
escalade comme j'étais venu.

Ainsi nous nous retrouvons ensemble, dans ce même bois, qui nous réunira
encore presque chaque soir pendant au moins trois semaines,--quand
j'avais si bien cru que c'était fini, qu'entre nous était tombé le
rideau de plomb d'une séparation sans retour, sans lettres possibles,
aggravé d'immédiat et éternel silence...

       *       *       *       *       *

--Quel dommage, me dit une heure plus tard mademoiselle Pluie-d'Avril,
assise sur les nattes blanches de son logis, avec M. Swong dans les
bras,--quel dommage que tu ne sois pas venu tout droit chez nous ce
matin!... Ma grand'mère t'aurait indiqué... Tu serais allé vite à la
pagode du Cheval de Jade, où il y avait une grande fête et des danses
religieuses; nous y étions presque toutes, les meilleures danseuses de
Nagasaki, et moi je me tenais en haut, comme sur un nuage; je faisais le
rôle d'une déesse, et je lançais des flèches d'or. Mais, ajoute-t-elle,
demain après-midi, tu m'entends bien, c'est la fête des guéchas et des
maïkos; ça ne se fait qu'une fois l'an; nous sortirons toutes en beau
costume, par groupes, sous des dais magnifiques, et nous représenterons
des scènes de l'histoire, sur des estrades que l'on nous aura préparées
dans les rues. Ne va pas manquer ça, au moins!

En approchant de chez madame Renoncule, je faisais de louables efforts
pour être ému. C'est que, vraisemblablement, j'allais y rencontrer les
époux Pinson, ma belle-mère m'ayant annoncé autrefois qu'ils viendraient
avec l'automne s'installer auprès d'elle.

Frais superflus, inutile dérangement de cœur: à la suite d'un pèlerinage
efficace à certain temple, très recommandé pour les cas rebelles comme
le sien, madame Chrysanthème, après quatorze ans de mariage stérile,
s'était tout à coup sentie dans une position intéressante très avancée,
qui n'avait pas permis de songer à un plus long voyage.--Et ce n'est pas
sans une teinte d'orgueil maternel que madame Renoncule me fait part de
telles espérances.

Allons, le sort en est jeté, nous ne nous reverrons point. Après tout,
c'est plus correct ainsi. Et puis, il faut savoir se mettre à la place
de son prochain: M. Pinson n'aurait-il pas éprouvé quelque gêne à m'être
présenté?

       *       *       *       *       *

Mon Dieu, qu'est-ce qu'il se passe donc chez madame Prune? Ce n'est pas
le même incident que chez madame Chrysanthème, les suites d'un
pèlerinage trop efficace?... Non, vraiment je me refuse à le croire...
Cependant je vois sortir de chez elle un médecin; puis deux commères
affairées qui ont des visages de circonstance. Et je presse le pas, très
perplexe.

L'aimable femme est étendue sur un matelas léger; les formes,
dissimulées par un _fton_,--qui est une couverture avec deux trous
garnis de manches pour passer les bras.--La tête, qui repose sur un
petit chevalet en bois d'ébène, me paraît plutôt engraissée, mais avec
je ne sais quoi de calmé, de moins provocateur dans le regard. Et je
m'étonne surtout du peu d'émotion que paraît causer ma présence.

Deux dames agenouillées s'occupent à lui faire avaler une prière, écrite
sur papier de riz qu'elles pétrissent en boule, comme une pilule. Et
debout se tient une personne que je n'avais pas vue depuis quinze ans,
mais qui certes me reconnaît, et qu'un grain de beauté sur la narine
gauche me permet aussi d'identifier au premier coup d'œil: mademoiselle
Dédé, l'ancienne servante du ménage Sucre et Prune, devenue aujourd'hui
une imposante matrone, un peu marquée, mais agréable encore.

Avec un sourire spécial, gros de confidences intimes, mademoiselle Dédé,
qui a vu mon émoi, me donne d'abord à entendre que ce n'est rien de
grave.

Dans le jardin où elle me reconduit ensuite,--car je ne prolonge pas
davantage une entrevue qui semble à peine plaire,--elle m'explique
comment madame Prune, après une jeunesse interminable, vient de
traverser enfin, et victorieusement du reste, certaine crise, certain
tournant de la vie par où les autres femmes passent toutes, mais en
général nombre d'années plus tôt.

Elle me conte aussi qu'elle-même, Dédé-San, après avoir consacré
quatorze années de sa jeunesse à l'une des maisons les mieux fréquentées
du Yochivara, se voit aujourd'hui revenue de tant d'illusions, de tant
et tant qu'elle a résolu de se retirer, avec son petit pécule, sous
l'égide indulgente de madame Prune.



LIII


Mercredi, 16 octobre.

--Ne va pas manquer cela, au moins! m'avait dit hier mademoiselle
Pluie-d'Avril, en me parlant de la fête d'aujourd'hui.

Et le beau soleil de une heure me trouve à flâner, dans les rues par où
les petites fées doivent passer.

Un premier dais, là-bas, s'avance lentement, suivi d'un cortège de
curieux. Il est rond et semble une immense ombrelle plate. Au-dessus
tremble une folle végétation de lotus roses, plus grands que nature. Il
est très nettement cerclé par un large bourrelet de velours funéraire,
où se reconnaît le goût de ce peuple pour la couleur noire et aussi pour
la précision des contours. Un seul homme porte péniblement l'édifice,
par une hampe centrale, comme serait le manche d'un parasol. Et des
draperies de brocart d'or, qui retombent en rideaux à demi fermés,
laissent entrevoir là-dessous cinq ou six dames nobles d'autrefois,
ayant bien douze ans chacune: des figures qui paraissent encore plus
enfantines, encadrées par de si solennelles perruques,--et peintes, et
attifées avec quel art stupéfiant et lointain!... Mais je ne connais
personne dans ce petit monde. Passons.

Un quart d'heure après, rencontre d'un nouveau dais, cerclé de velours
noir comme le précédent, mais au-dessus duquel des branches d'érable à
feuilles rouges, en place des lotus, simulent une broussaille de forêt.
On me sourit là dedans; deux ou trois des invraisemblables petites
bonnes femmes, aperçues entre les rideaux de brocart, me disent bonjour:
danseuses, que j'ai vaguement connues dans quelque maison-de-thé. Mais
ce n'est pas ce que je cherche. Passons encore!

Troisième dais qui apparaît dans le lointain, avec aussi son bourrelet
noir. Il est surmonté, celui-là, d'un cerisier en fleurs, chaque rameau
tout neigeux de frais pétales blancs; un cerisier si bien imité qu'il
apporte presque une impression de printemps frileux au milieu de ce
tiède automne. C'est du reste le dais le plus riche, et aussi le plus
suivi: derrière, cheminent une centaine d'enfants, mouskos[8] ou
mousmés, qui viennent sans doute de s'échapper de l'école, car ils ont
encore sur le dos leur carton et leurs livres... Oh! mais qu'est-ce
qu'il y a là-dessous, quels étranges petits êtres?... Des petits
guerriers d'autrefois, armés de pied en cap, portant beau et farouche,
mais lilliputiens, et paraissant plus comiques encore auprès du solide
garçon qui tient à l'épaule la hampe du dais somptueux.

Et un de ces petits personnages, qui ressemble au chat botté, passe
entre les rideaux sa tête casquée, pour me faire signe, et encore signe,
avec une singulière insistance.--Est-ce possible? Pluie-d'Avril!...
Pluie-d'Avril en samouraï à deux sabres! Non, jamais je ne l'avais vue
si étonnante et si drôle; une cuirasse, toute une armure, un casque et
des cornes; sur le minois, des traits au pinceau pour donner l'air
terrible qu'ont les guerriers des vieilles images, et, par je ne sais
quel procédé spécial, des sourcils remontés jusqu'au milieu du front.
Auprès d'elle, son amie Matsuko, en samouraï également, la figure aussi
peinturlurée dans le genre féroce, et les sourcils changés de place. Et
puis trois ou quatre nobles douairières, dans les douze ou treize ans,
fort blasonnées, avec des robes à traîne.

Cette fois, je fais cortège, bien entendu.

A certain carrefour, le mieux fréquenté de la ville, une estrade était
dressée, sur laquelle tous ces petits guignols exquis prennent place
avec dignité.

Alors commence une scène historique de haute allure. Pluie-d'Avril, qui
a le premier rôle et brandit son sabre en beaux gestes du tragédie,
déclame tout le temps sur sa plus grosse voix de moumoutte en colère.
Une voix qu'elle tire on ne sait comment du fond de son gosier menu.
Une voix qui, parfois, tourne, se dérobe en son de petite flûte, en
fausset de petit enfant,--et c'est alors qu'elle est le plus
adorablement impayable, ma sérieuse tragédienne.



LIV


Jeudi, 17 octobre.

Dans le cabinet particulier de la maison-de-thé, où je les ai mandées
aujourd'hui pour leur faire compliment, elles arrivent languissantes et
en négligé intime, mes deux petites amies, Pluie-d'Avril et Matsuko qui
ne boude plus. Elles n'ont apporté ni masques ni guitares, sachant bien
que ce n'est point comme autrefois pour leurs chants et leurs danses,
mais pour elles-mêmes que je continue de venir les voir, en vieux
camarades que nous sommes à présent.

Mais sont-elles changées! Ce n'est pas seulement la fatigue d'hier, il
y a autre chose... Ah! leurs sourcils qui manquent! Elles les avaient
rasés, les petites barbares, pour s'en mettre de postiches à deux
centimètres plus haut! Les voilà donc presque vilaines, jusqu'à ce
qu'ils aient repoussé. Et puis, aucun apprêt dans la chevelure, point de
coques élégantes ni de piquets de fleurs; les cheveux encore tout collés
et tout plats, comme la veille sous les casques lourds, elles
ressemblent à deux pauvres petites moumouttes qui seraient tombées à
l'eau et en garderaient encore le poil mouillé. Presque vilaines, oui,
mais fines et mignonnes créatures quand même.

Elles m'ont apporté leurs photographies promises, auxquelles il s'agit
maintenant de mettre la dédicace. Et, sur leur ordre, des mousmés
servantes déposent à leurs côtés, par terre, une boîte à écrire en
laque, avec pinceaux délicats, encre de Chine, godets, l'attirail qu'il
faut. C'est par terre aussi qu'elles sont assises, et c'est par terre
aussi que tout cela va se passer, bien entendu. D'abord elles discutent
gravement sur les termes, et même, je crois, sur certain point obscur
d'orthographe. Et puis, à main levée, à main sûre et vive, elles tracent
de haut en bas, sur les petits cartons où est leur image, un grimoire
sans doute fort aimable, que je me ferai traduire plus tard.

A présent, laissons-les se reposer, d'autant plus que le soleil
d'automne rayonne dehors, mélancolique et doux, et qu'Inamoto m'attend
sur la délicieuse montagne,--où partout les fougères sont devenues
longues, longues, dans leur dernier développement de fin d'été, et où
déjà les sentiers se parent de tapis couleur de rouille et d'or, à la
chute des feuilles mortes.

       *       *       *       *       *

Qu'elles auront donc passé vite et légèrement, ces trois dernières
semaines dans la ville de madame Prune. Est-ce possible qu'elles soient
déjà si près de finir?

Aujourd'hui, vrai dimanche d'automne, premier jour sombre, froid; les
montagnes alentour, comme écrasées sous un ciel bas et lugubre.

Et puis, éternels changements de la vie maritime: hier, on était encore
tout à la joie de cette dépêche, annonçant le retour du _Redoutable_ en
France; aujourd'hui, découragement sans bornes en présence d'un nouveau
contre-ordre qui maintient le navire et son équipage une troisième année
dans les mers de Chine. Mes plus proches camarades et moi, nous
rentrerons quand même au printemps prochain, par quelque paquebot, avec
notre amiral dont nous composons la suite; mais nos pauvres matelots
resteront à bord, exilés pour une année de plus, y compris le
mélancolique fiancé, avec sa petite caisse de présents et sa pièce de
soie blanche pour la robe de mariée.

De toute façon, si le _Redoutable_ plus tard revient à Nagasaki, je n'y
serai plus, et quand il quittera ce pays mercredi prochain pour faire
route vers l'Annam, il me faudra dire l'éternel adieu à toute
japonerie...

Aujourd'hui, mon suprême rendez-vous dans la montagne avec Inamoto, ma
gentille amie, que son père emmène demain je ne sais où, dans
l'intérieur de l'île, bien loin d'ici. Sous le ciel obscur, je
m'achemine donc une dernière fois vers le vieux parc abandonné,
là-haut, en pleine ville des morts. Par ce temps gris, automnal pour la
première fois de la saison, je retrouve dans les chemins grimpants,
parmi les feuilles mortes et les longues fougères somptueuses, mes
nostalgies de l'automne passé. Combien m'étaient déjà familières les
moindres choses de ces parages, chaque tournant des sentiers, chaque
tombe enlacée de son lierre japonais aux feuilles en miniature, et les
vieux petits bouddhas de granit au sourire d'enfant mort, et les lichens
vert pâle sur le tronc des grands cèdres... Vraiment je n'arrive pas à
me figurer que tout cela, je ne le reverrai jamais, jamais plus.

De l'autre côté du mur aux fines capillaires, Inamoto m'attendait,
agitée, inquiète, disant que je n'étais pas à l'heure, que son père
allait l'appeler, qu'on aurait à peine le temps de se voir.

Est-ce possible qu'au fond de sa petite âme il y ait eu sincèrement un
peu d'amitié pour moi? Il le faut bien, à ce qu'il semble, pour qu'elle
soit tout le temps revenue. Et d'ailleurs je ne crois pas que
l'affection ait toujours besoin de paroles, de connaissance approfondie,
ni même de cause raisonnable quelconque; elle peut jaillir comme cela,
d'un regard, d'une expression d'yeux, d'un rien moindre encore, qui
échappe à toute analyse.

Et maintenant il va falloir se séparer d'une façon brusque et absolue
sans même de lettres pour se rappeler l'un à l'autre, sans communication
possible, jamais. C'est comme une brutale coupure de sabre, entre nos
deux existences pendant un an rapprochées.

On l'appelle d'en bas, dans la cour de la pagode, sur un ton de
commandement. Elle répond: «Oui, mon père, je viens.» Je n'avais jamais
entendu sa voix, à elle, vibrer si loin, une voix claire et jolie.
Allons, il faut se dire adieu. Et je l'embrasse, ce que je n'avais pas
osé faire encore; une embrassade de bonne amitié attristée. Elle croit
devoir me rendre mon baiser,--et s'y prend avec tant de gentille
gaucherie, comme un bébé qui ne sait pas!... On dirait qu'elle n'a
jamais de sa vie embrassé personne.

Au fait, s'embrassent-ils entre eux, les Japonais? Je ne l'ai jamais vu.
Même les petites mamans nipponnes, qui sont si tendres, n'ont jamais, en
ma présence, mis un baiser sur la joue de leur enfant-poupée.

On appelle à nouveau d'en bas. Elle va quitter Nagasaki tout à l'heure,
son petite bagage prêt, ses socques et son parapluie; impossible de
prolonger... Et l'instant de la séparation s'éclaire tout à coup d'une
sorte de feu de Bengale, comme pour un effet au théâtre: c'est le soleil
couchant qui, au bas de l'horizon, vient d'apparaître dans une déchirure
du grand nuage en voûte fermée; alors les mille tiges des bambous ont
l'air d'avoir été soudainement peintes à l'or rouge. Elle se sauve, la
mousmé, qui aujourd'hui ne pourra même pas, comme les soirs habituels,
risquer les yeux par-dessus l'enclos pour surveiller ma fuite au milieu
des tombes. Et, en escaladant le mur, j'arrache cette fois une poignée
de capillaires, que j'emporte.

Il y a maintenant un reflet d'incendie sur la montagne des morts, que le
soleil illumine en plein; la nécropole où j'aimais tant venir se met en
frais pour mon dernier soir.

Je m'en allais avec lenteur, dans les petits sentiers encombrés de
fougères, et, m'étant retourné par hasard, voici que j'aperçois, là-bas
au-dessus du mur, les cheveux noirs, le gentil front et les deux yeux
qui avaient coutume de me regarder descendre. Elle est donc revenue sur
ses pas, la mousmé!... Et le sentiment qui l'a ramenée là me touche
infiniment plus que tout ce qu'elle aurait pu me dire. J'ai envie de
remonter. Mais elle me fait signe: non, trop tard, et il y a un danger,
adieu!...

Pourtant, je l'oublierai dans quelques jours, c'est certain. Quant à ces
capillaires que j'ai prises, par quelque rappel instinctif de mes
manières d'autrefois, il m'arrivera bientôt de ne plus savoir d'où elles
viennent, et alors je les jetterai--comme tant d'autres pauvres fleurs,
cueillies de même, dans différents coins du monde, jadis, à des heures
de départ, avec l'illusion de jeunesse que j'y tiendrais jusqu'à la
fin...



LV


Lundi, 28 octobre.

Encore les nuages bas et sombres, avec un de ces premiers brouillards
qui annoncent l'hiver.

Pour moi, l'âme de ce pays s'en est un peu allée hier au soir avec la
mousmé Inamoto, je le sens bien.

J'ai préféré ne pas retourner seul dans son vieux parc, ni dans la
nécropole alentour, et ma promenade d'aujourd'hui, sans but, sur une
montagne à peu près déserte que je ne connaissais point, m'a fait
rencontrer par hasard le sentier des cadavres... Ils passaient devant
moi, tandis que j'étais assis tout au bord du chemin, sous la véranda
d'une maison-de-thé isolée, misérable et de mauvais aspect, où l'on
avait paru très surpris de me voir. Ils passaient chacun dans une espèce
de grande cuve enveloppée de drap blanc et attachée à un bâton que deux
portefaix à mine spéciale tenaient sur l'épaule. Sans cortège, seuls et
sournois, ils allaient se faire brûler, un peu plus haut, dans la
brousse, me frôlant presque de leur linceul drapé,--moi qui ne savais
pas, moi qui trouvais seulement un peu étranges et inquiétantes ces
cuves enveloppées, allant toutes vers le même endroit comme à un
rendez-vous. Au cinquième qui passa, le brusque soupçon vînt me faire
frissonner: j'avais senti une odeur de pourriture humaine.

--Qu'est-ce qu'ils emportent, ces hommes? demandai-je à la vieille
pauvresse qui versait mon thé.

--Comment, tu ne sais pas?

Et elle acheva sa réponse par une plaisanterie macabre, fermant les
yeux, ouvrant sa bouche édentée et s'affaissant tout de travers, la
tête dans sa main... Oh! non, j'aurai préféré n'importe quels mots à
cette mimique effroyable... Horreur, j'étais à deux pas des bûchers,
dans la maison-de-thé des brûleurs et des croque-morts!

En me sauvant, par le sentier de descente, j'en croisai encore un autre,
qui montait à la fête avec son petit. Sa cuve était énorme, à celui-là,
et il devait peser lourd, si l'on en jugeait par l'expression angoissée
des deux portefaix en sueur; quant à son petit, un enfant tout jeune
sans doute, il s'en allait dans un seau, également enveloppé de linge
blanc, que l'un des deux croque-morts s'était pendu à la ceinture. Et,
tant le chemin était étroit, il fallut me jeter dans les épines et les
fougères pour n'être point frôlé. Quelle figure cela pouvait-il avoir,
ce qui était accroupi dans cette cuve, quelle sorte de grimace cela
pouvait-il bien faire à madame la Mort?...

Ainsi j'avais habité longuement Nagasaki à plusieurs reprises, sans
découvrir où on les brûlait, tous ces cadavres, avant de les promener si
allègrement en ville dans leur gentille châsse, avec cortège de fleurs
artificielles et de mousmés en robe blanche. Non, ce n'était
qu'aujourd'hui, par ce temps brumeux d'hiver, rendant lugubres toutes
choses, et à la veille même de m'en aller pour toujours, que je devais
tomber par hasard sur le lieu clandestin de cette cuisine...



LVI


Mardi, 29 octobre.

Encore un des matins charmants d'ici; l'avant-dernier, puisque demain, à
la première heure, ce sera le départ. Une aube rosée et adorablement
confuse, sur les grandes montagnes qui entourent le _Redoutable_ et sur
l'appareillage silencieux des jonques de pêche, aux voiles à peine
tendues, glissant toutes vers le large comme ces bateaux de féerie qui
n'ont pas de poids et que l'on fait passer doucement sur de l'eau
imitée.

C'est étrange, je me sens plus triste à ce départ qu'à celui d'il y a
quinze ans,--sans doute parce que tout l'inconnu de la vie n'est plus
en avant de mon chemin, et que je suis à peu près sûr aujourd'hui de ne
revenir jamais.

Demain donc, ce sera fini du Japon; le grand large nous aura repris, le
grand large apaisant et bleu, qui fait tout oublier. Et nous irons vers
le soleil; dans cinq ou six jours, nous serons dans les pays d'éternelle
chaleur, d'éternelle lumière...

Tant d'adieux j'ai à faire aujourd'hui, ayant su me créer en ville de si
brillantes relations: madame L'Ourse, madame Ichihara, madame Le Nuage,
madame La Cigogne, etc.!

Un temps à souhait; un doux soleil d'arrière-saison, qui rayonné sur mon
dernier jour. Il n'y a vraiment pas de pays plus joli que celui-là, pas
de pays où les choses, comme les femmes, sachent mieux s'arranger, avec
plus de grâce et d'imprévu, pour amuser les yeux. C'est le pays lui-même
que je regretterai, plus sans doute que la pauvre petite mousmé Inamoto;
ce sont les montagnes, les temples, les verdures, les bambous, les
fougères. Et, tous les recoins qui me plaisaient, j'ai envie cet
après-midi de les revoir encore.

En allant prendre congé de madame L'Ourse, je passe devant une pagode où
il y a fête et pèlerinage; depuis quinze ans je n'avais plus revu de ces
fêtes-là et je les croyais tombées en désuétude. C'est un de ces lieux
d'adoration, au flanc de la montagne, où l'on grimpe par des escaliers
en granit de proportions colossales. Suivant l'usage, le vieux
sanctuaire en bois de cèdre, qu'on aperçoit là-haut, est enveloppé pour
la circonstance d'un velum blanc, sur lequel tranchent de larges blasons
noirs, d'un dessin ultra-bizarre, mais simple, précis et impeccable. Et
la porte ouverte laisse voir, même d'en bas, les dorures des dieux ou
des déesses assis au fond du tabernacle.

Des mendiants estropiés, des idiots rongés de lèpre ont pris place au
soleil d'automne des deux côtés de l'escalier pour recevoir les
offrandes des pèlerins. Et un pauvre petit chat, galeux et crotté, est
aussi venu d'instinct s'aligner avec ces échantillons de misères.

Mais comme il y a peu de fidèles! Décidément la foi se meurt, dans cet
empire du Soleil-Levant. Quelques bons vieux, quelques bonnes vieilles,
qui se préparent à fixer bientôt dans cette montagne leur résidence
éternelle, grimpent avec effort, à pas menus, courbés, leur parapluie
sous le bras; ils ont l'air bien naïf, bien respectable; ils traînent
des bébés par la main; et les socques en bois de ces braves gens,
enfants ou vieillards, font clac, clac, sur le granit des marches.

Au premier palier, à mi-hauteur, stationne un groupe de petites mousmés
ravissantes, d'une dizaine d'années, qui sortent de l'école avec leur
carton sous le bras. Que regardent-elles ainsi, avec tant d'attention et
de stupeur, ces petites beautés de demain?--Oh! une horrible chose; un
vieux mendiant aux yeux obscènes et goguenards, qui est là couché,
étalant avec complaisance devant lui un innomable tas de chair
hypertrophiée, de la grosseur d'un quartier de porc... Et c'est on ne
peut plus japonais, cet assemblage; ces gracieuses petites écolières à
côté de cette monstruosité qui, chez nous, serait internée tout de
suite par la police des mœurs.

       *       *       *       *       *

Je me rends ensuite chez madame Renoncule. Très corrects, très bien,
avec juste la dose d'émotion qui convenait, mes adieux à ma
belle-mère--et à son jardinet, que je suis sûr de revoir dans mes
songes, aux périodes de spleen.

Plus gentils, mes adieux à ma petite Pluie-d'Avril, qui reste prosternée
au seuil de sa porte, avec M. Swong dans les bras, tant que je suis
visible au bout de la rue solitaire. Pauvre mignonne saltimbanque!
Obligée par métier d'être un peu comme ces jeunes chats qui font ronron
pour tout le monde, je crois cependant qu'elle me gardait un peu plus
d'amitié qu'à tant d'autres.

Pour la fin j'ai réservé madame Prune et ses effusions probables. Depuis
cette visite du mois dernier, où je la trouvai aux prises avec son
médecin, croirait-on que je n'ai plus songé à m'informer d'elle...

Je commence donc l'ascension de Dioudé jendji, et c'est par ce sentier
à échelons si raides, qui jadis arrachait tant de soupirs à la petite
madame Chrysanthème, quand nous rentrions le soir, avec nos lanternes
achetées chez madame L'Heure, après avoir fait la fête anodine dans
quelque maison-de-thé. Il me semble que rien n'a changé ici, pas plus
les maisonnettes que les arbres ou les pierres.

L'air est doucement tiède, et un petit vent sans malice promène autour
de moi des feuilles mortes. Madame Prune, l'avouerai-je, est bien loin
de ma pensée; si je remonte vers son faubourg tranquille, c'est pour
dire adieu à des choses, des lieux, des perspectives de mer et des
silhouettes de montagne, où quelques souvenirs de mon passé demeurent
encore; je suis tout entier à la mélancolie de me dire que, cette fois,
je ne reviendrai jamais,--et ce sentiment du _jamais plus_ emprunte
toujours à la Mort un peu de son effroi et de sa grandeur...

Là-haut dans le jardinet de mon ancien logis, dont j'ouvre le portail en
habitué, une vieille dame à l'air béat est assise au soleil du soir et
fume sa pipe. Robe d'intérieur en simple coton bleu. Plus rien de
fringant dans le port de tête. Ni apprêts ni postiches dans la
chevelure; deux petites queues grises, nouées sur la nuque à la bonne
franquette. Enfin, une personne ayant complètement abdiqué, cela saute
aux yeux de prime abord, et je n'en reviens pas.

--Madame Prune, dis-je, voici l'heure du grand adieu.

Petit salut insouciant, en guise de réponse. Debout derrière elle,
replète aussi, niaise et un peu narquoise, se tient mademoiselle Dédé.

--Madame Prune, insiste-je, ne me croyant pas compris, je m'en retourne
dans mon pays; entre nous l'éternité commence.

Second salut de simple politesse, et, pour m'inviter à m'asseoir, geste
aimable sans chaleur.

Comment, tant de calme en présence de la suprême séparation!... Mais
alors, c'est donc que, seul, mon corps périssable aurait eu le don
d'émouvoir cette dame, puisque aujourd'hui, délivrée enfin de la
tyrannie d'une imagination trop romanesque, elle ne trouve plus dans
son cœur un seul élan vers le mien.

--Eh bien! non, madame Prune, s'il en est ainsi, je ne m'assoirai point:
je croyais vos sentiments placés plus haut. La déception est trop
cruelle. Je m'en vais.

La fermeture à secret du portail, que j'ai fait de nouveau jouer pour
sortir, rend son bruit familier, son toujours pareil crissement, que
j'entends ce soir pour la dernière des dernières fois. Quand je jette
ensuite un coup d'œil en arrière, sur cette maisonnette où j'ai passé
jadis un été sans souci, au chant des cigales, j'aperçois encore la
petite vieille bien grasse, bien repue, bien contente, et tassée
maintenant sur elle-même, qui secoue sa pipe contre le rebord de sa
boîte (un pan pan pan que je ne réentendrai jamais) et qui me regarde
partir, d'un air très détaché. Non, décidément rien ne vibre plus dans
cet organisme gracieux, qui fut durant des années la sensibilité même;
l'âge a fait son œuvre!...

Ainsi finit brusquement cette troisième jeunesse de madame Prune, que la
déesse de la Grâce avait, je crois, prolongée un peu plus que de raison.

FIN


IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--1046-1-05.--(Encre
Lorilleux).

       *       *       *       *       *

NOTES:

[1] La Ville Interdite, ville impériale, au cœur de Pékin.

[2] La Donko-Tchaya.

[3] C'est dans cet appareil de deuil, très dissimulateur, que l'évêque
actuel de Séoul et quelques prêtres, échappés au martyre, se risquèrent
à revenir ici, après le dernier grand massacre des chrétiens de Corée.

[4] Chacun de ces transports nécessite une voie dallée, établie tout
exprès; chacune de ces étapes mortuaires exige un palais spécial,
construit sur le lieu du repos momentané; à Séoul, les gens bien
documentés estimaient à une quarantaine de millions la dépense totale de
ces funérailles.

[5] Peine commuée le lendemain en la déportation perpétuelle.

[6] C'est une vieille demoiselle française, d'ailleurs très respectable,
qui est depuis longtemps attachée au service de l'Empereur pour faire
les commandes en Europe et ordonner les repas.

[7] Ikoura degosarimaska?--Itchi yen ni djou sen degosarimas.

[8] Mousko, petit garçon.

    [Note du transcripteur: changes faites]
    mème ==> même {1}
    Chrsyanthème ==> Chrysanthème {1}
    pylones ==> pylônes {1}
    Inamato ==> Inamoto {2}
    Yoshivara ==> Yochivara {1}
    Soleil Levant ==> Soleil-Levant {1}
    automme ==> automne {1}
    arome ==> arôme {1}
    pagole ==> pagode {1}
    XXVII 10 février. ==> XXVIII 10 février. {1}





*** End of this LibraryBlog Digital Book "La troisième jeunesse de Madame Prune" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home