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Title: Les aventures du roi Pausole
Author: Louÿs, Pierre, 1870-1925
Language: French
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produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



PIERRE LOUŸS

LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE

PARIS

BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11

1901



DU MÊME AUTEUR


    Astarté, poèmes (1892) . . . Épuisé.
    Les Chansons de Bilitis (1894) . . . 1 vol.
    Aphrodite (1896) . . . 1 vol.
    La Femme et le Pantin (1898) . . . 1 vol.


À PARAÎTRE

    Les Sept Flèches.
    L'Orientale.
    Orphée.


IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

Format in-8º carré

    300 exemplaires numérotés sur vélin.
     50     --          --    sur hollande.
     15     --          --    sur whatman.
     15     --          --    sur japon.



À JEAN DE TINAN

  _qui a emporté la promesse de cette simple dédicace..._

  P. L.

  Septembre 1898.



PERSONNAGES


    LE ROI PAUSOLE.

                   *       *       *       *       *

    LA BLANCHE ALINE, fille du Roi.
    MIRABELLE.
    LA REINE DIANE, dite «DIANE À LA HOUPPE».
    LA REINE FRANÇOISE.
    LA REINE GISÈLE.
    LA REINE ALBERTE.
    LA REINE DENYSE.
    LA PETITE REINE FANNETTE.
    LE PORTRAIT DE LA REINE CHRISTIANE.
    MACARIE, mule du Roi.
    Mme PERCHUQUE, première dame d'honneur.
    GALATÉE, jeune fille.
    PHILIS, sa petite sœur.
    Mme LEBIRBE.
    NICOLE.
    THIERRETTE, jeune laitière.
    ROSINE, gardienne des framboises.
    La Lectrice du Roi.
    La sœur du petit paysan.
    Une blanchisseuse.
    Une marchande.
    Une jeune fille primée.
    Une jeune fille violée.
    Une directrice d'hôtel.
    Première femme de chambre du Roi.
    Deuxième femme de chambre du Roi.

                   *       *       *       *       *

    M. TAXIS, Grand-Eunuque.
    GIGLIO, page du Roi.
    M. LEBIRBE.
    KOSMON.
    HIMÈRE.
    L'ÉCUYER DES CUISINES.
    M. PALESTRE, ministre des Jeux publics.
    Le Chef de la Sûreté.
    Le Directeur du «Sauvetage de l'Enfance».
    Trois orateurs.
    Un métayer.
    Un marin catalan.
    Un petit paysan.
    Un père.
    Un chameau.

                   *       *       *       *       *

    366 Reines.--Écuyers.--Dames d'honneur.--Pages.--Horticulteurs.--
    Gardes.--Domestiques du palais.--Danseuses.--Policiers.--Filles de
    ferme.--Invités.--Bonnes d'hôtel.--Paysans.--Paysannes.--La foule.



LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE


LIVRE PREMIER


CHAPITRE PREMIER

COMMENT LE ROI PAUSOLE CONNUT POUR LA PREMIÈRE FOIS LES VICISSITUDES DE
L'EXISTENCE.

  Il se voit qu'ès nations où les loix de la bienséance sont plus rares
  et lasches, les loix primitives de la raison commune sont mieux
  observées.

  MONTAIGNE, III, 5.


Le Roi Pausole rendait la justice sous un cerisier, parce que,
disait-il, cet arbre-là donne de l'ombre autant qu'un autre et garde sur
le chêne séculaire l'avantage de porter des fruits fort agréables en
été.

Bien qu'il conservât pour lui-même le grand costume historique dont
l'ampleur et la draperie lui semblaient composer au mieux la majesté de
la personne royale, il n'était pas toutefois l'ennemi d'un
perfectionnement raisonnable. On doit vivre avec son temps. Le Roi
Pausole portait une couronne de style qui dissimulait sous une mince,
mais éclatante pellicule d'or sa monture en aluminium. Il aimait à faire
remarquer discrètement combien cette coiffure était plus légère que le
chapeau haut de forme de son cousin le roi de Grèce. Certains passants
ne se trompaient point sur le métal de l'objet. Mais, disait encore le
Roi, quand on est assez malin pour discerner à distance une qualité
d'orfèvrerie, on ne saurait ressentir à la vue de la couronne, fût-elle
d'or massif et pesant, aucune impression sérieuse. Il est donc inutile
de se charger la tête.

Le Roi Pausole était souverain absolu de Tryphême, terre admirable dont
je pourrais, au besoin, expliquer l'omission sur les atlas politiques en
hasardant cette hypothèse que, les peuples heureux n'ayant point
d'histoire, les pays prospères n'ont pas de géographie. On laisse encore
en blanc, sur les cartes récentes, bien des contrées inconnues: on a
laissé Tryphême en bleu, dans la Méditerranée. Cela paraît tout naturel.

Eh bien, non. Telle n'est pas la raison d'une si fâcheuse lacune.

Si Tryphême est un nom biffé de toutes les encyclopédies, si l'on
falsifie la carte d'Europe, si l'on ampute cette presqu'île verte aux
côtes de notre pays, c'est qu'on a organisé contre elle la «conspiration
du silence».

Chacun sait qu'on appelle ainsi l'entente immédiate et clandestine qui
s'établit entre les critiques littéraires à la naissance des œuvres
fortes et qui étouffe le jeune talent au milieu de son premier sourire.
Explorateurs et géographes, montrant une âme non moins basse, se servent
du même procédé pour éloigner les touristes d'une contrée qu'ils savent
délicieuse.

À leur aise; je ne m'occuperai pas de ces misérables combinaisons.
Tryphême est une péninsule qui prolonge les Pyrénées vers les eaux des
Baléares. Elle touche à la Catalogne et au Roussillon français. J'en
parle pour y être allé. Il est important que le lecteur ne regarde pas
comme une fiction le récit véritable et contemporain que j'écris pour
lui depuis cinq minutes.

Ces préliminaires éclaircis, entrons dans le vif des événements.

                   *       *       *       *       *

Ce fut pendant la vingtième année de son règne, qu'un jour, après tant
de jours paisibles, le Roi Pausole ressentit les difficultés de la vie
et le poids d'une âme perplexe.

Il s'était levé, ce matin de juin, très longtemps après le soleil, et,
doucement bercé par sa mule Macarie, il se laissait aller à sa chaire de
justice.

De nombreux serviteurs accompagnaient sa promenade, l'un portant ses
cigarettes et l'autre son parasol, la plupart ne faisant rien.

Aucun d'eux n'était en armes. Le Roi sortait toujours sans gardes, par
ostentation du soin qu'il prenait d'être aimé plutôt que
craint.--Crainte ne peut toujours durer, disait-il; ni endurer;--au lieu
que l'amour populaire est un sentiment perpétuel qui vit de souvenirs,
accueille les moindres gestes comme des bienfaits nouveaux et ne demande
guère autre chose que d'être vivement estimé par celui qui en est
l'objet.

La cour de justice que le Roi tenait chaque jour sous un cerisier de ses
jardins avait su faire accepter de tous son arbitrage sans appel mais
librement consenti. Aucun autre tribunal n'avait connaissance des
affaires qui échappent au ressort des justices de paix. À force de
simplifier le Livre des Coutumes laissé par ses ancêtres, Pausole était
arrivé à édicter un code qui tenait en deux articles et qui avait au
moins le privilège de parler aux oreilles du peuple. Le voici dans son
entier:


CODE DE TRYPHÊME

    I.--Ne nuis pas à ton voisin.
    II.--Ceci bien compris, fais ce qu'il te plaît.

Il est superflu de rappeler au lecteur que le deuxième de ces articles
n'est admis par les lois d'aucun pays civilisé. Précisément c'était
celui auquel ce peuple tenait le plus. Je ne me dissimule pas qu'il
choque le caractère de mes concitoyens.

Pausole se réservait le plaisir quotidien de sauver par ses arrêts
quelques libertés individuelles. Ce n'était pas un travail fatigant; et
d'ailleurs, l'excellent homme n'en eût point accepté d'autre, car sa
liberté particulière présentait à n'en pas douter un intérêt de premier
ordre et il respectait sa fantaisie qui lui conseillait d'être
paresseux.

Ce jour-là, une douzaine de plaignants et une foule immobile
attendaient, sur la pelouse ombreuse, quand le Roi parut sous les
branches, au milieu d'un murmure de vénération, de sympathie et de
curiosité. Il répondit aux voix en agitant devant son visage, comme un
mouchoir d'accueil, une main molle et amicale. Puis il monta les trois
marches de la chaire, qui le mirent tout de suite bien au-dessus du
niveau des hommes.

                   *       *       *       *       *

Un premier plaideur s'avança.

C'était un étranger, un marin catalan. Il tendait des bras presque noirs
hors d'une chemise aux manches troussées.

--Sire, s'écria-t-il, justice contre ma femme! Elle est partie avec un
autre!

--Ouais! fit le Roi.--Que veux-tu que j'y fasse?

                   *       *       *       *       *

Il cueillit une cerise au cerisier, en déchira la peau du bout des dents
et suça la pulpe juteuse avec un visible rafraîchissement.

--Mais, sire, nous étions mariés devant l'alcade et devant le prêtre.
Elle a juré sur l'Évangile...

--Et si elle t'avait juré de ne pas mourir avant trente ans,
l'enverrais-tu à la prison le jour où elle aurait la peste? Elle a juré,
dis-tu? C'est le seul tort que je lui reconnaisse. Encore, avec les lois
de ton singulier pays, était-ce le plus vain des serments forcés. Tu
viens justement d'en avoir la preuve. Si encore elle t'abusait! si elle
feignait de se plaire à toi pour ne pas être chassée! tu pourrais...
Mais elle ne te trompe pas, puisqu'elle est partie. Sa franchise est
irréprochable. Et pourquoi est-elle partie? Sans doute parce qu'elle a
trouvé quelqu'un de supérieur à ta personne, par la jeunesse, par la
beauté, par le caractère, ou, qui sait? peut-être même par la fortune.
Tu admets qu'une jeune fille puisse peser tous ces arguments le jour où
elle prend époux. À plus forte raison quand elle est devenue femme et
que l'expérience la conseille.

--Il est pourtant écrit dans le code: «Tu ne nuiras pas à ton voisin».

--C'est bien pour cela que je t'interdis de poursuivre ton successeur.
Passons à la seconde affaire.

                   *       *       *       *       *

--Majesté! fit une voix de basse, un gueux, un pasteur de chèvres, a
violé mon unique enfant.

--Oh! oh! protesta le Roi. Ne nous pressons jamais d'attester la
résistance. Je serais curieux de voir la victime.

On la lui présenta.

Elle portait le costume favori des jeunes filles tryphémoises: sur les
cheveux, un mouchoir jaune soleil; aux pieds, des mules clair de lune;
et le reste du corps tout nu.--Pausole considérait, en effet, que la vue
d'une personne laide ou vieille ou infirme est une souffrance pour
certains, et il avait interdit, non seulement aux académies
défectueuses, mais encore aux visages grotesques, de paraître à
découvert. Mais comme le spectacle d'une fille jeune ou d'un homme dans
sa force ne peut éveiller que les idées les plus saines et les plus
conformes à la vertu véritable, Pausole avait fait comprendre à son
peuple qu'en dehors des quelques semaines où la Méditerranée elle-même
connaît l'hiver, il fallait se hâter de révéler à tous un don aussi
précieux, et aussi fugitif, que la beauté humaine.

--Ami, dit le Roi, penché vers l'oreille d'un serviteur, les cerises qui
restent sont trop hautes pour que je puisse les cueillir sans peine. Et
je ne changerai pas mon arbre. Je suis habitué à celui-ci. Demain,
suspends aux branches basses une douzaine de cerises choisies.

Puis il se retourna vers la jeune fille, qui attendait sa parole avec
plus d'espoir encore que de confusion:

--Eh bien? fit-il. Vous plaignez-vous aussi? Car je n'entendrai votre
père que s'il réclame en votre nom.

--Oh! sire, parlez-lui vous-même afin que je ne sois point battue. Je
suis trop émue cette semaine pour me taire deux jours de suite et je ne
serai honteuse de rien devant vous qui êtes si juste. Hier soir j'étais
allée dans la montagne chez ma sœur, avec un broc de lait pour son
petit enfant. Elle m'avait beaucoup parlé des choses qui lui font la vie
douce et qui me manquent tristement pendant mes longues nuits. Je
revenais donc par les bois, les joues peut-être un peu rouges et le
cœur bien éprouvé, quand j'ai rencontré sous les saules un chevrier de
mon âge qui paraissait tout triste, lui aussi, d'être seul. Sire, il
sortait du bain, il était si joli, si propre, si doux de toute sa
personne... il a dû voir dans mes yeux que vraiment je le trouvais
gentil. Les hommes s'imaginent toujours qu'ils nous attaquent; et
pourtant ils ne s'approchent guère de celles qui oublient de les
regarder: si l'on nous prend, même par violence, c'est après avoir lu en
nous que cela ne nous serait pas désagréable... Oh! pour moi, je vous le
jure, je ne l'ai pas fait exprès! Je ne voulais pas qu'il me touchât. Ou
du moins... je croyais ne pas vouloir. Mais enfin, j'ai regardé ce jeune
homme, à l'instant où je l'admirais le plus, et aussitôt il m'a saisi la
main... Alors mon père vous a dit vrai, Sire, j'ai résisté de toutes mes
forces. Pas un cri! car je n'aurais pour rien au monde appelé quelqu'un
à mon secours dans la position où j'étais--et d'ailleurs, j'espérais
bien me tirer de là toute seule.--J'ai lutté de mes quatre membres comme
si je défendais ma vie, depuis le coucher du soleil jusqu'à la nuit
noire. Puis, j'ai vu qu'il était trop tard pour rentrer à la maison, et
je me suis découragée; mais jusqu'au lendemain matin j'ai perdu courage
plusieurs fois ainsi et je suis déterminée à ne plus mettre aucune
énergie dans ces rencontres inégales. On demandait tout à l'heure à
Votre Majesté de protéger ma faiblesse contre de nouvelles violences:
celles de mon père sont les seules que je redoute. Je n'ai besoin de
personne pour calmer les autres.

                   *       *       *       *       *

Pausole avait écouté cette petite plaidoirie sans l'interrompre d'un
seul mot. Quand elle fut dite jusqu'au bout, il se hâta de prononcer:

--Voici une enfant très supérieure à son père par la maturité d'esprit,
l'initiative et le sens de la vie. Allons! émancipons-la. Je ne sais pas
de quel droit je maintiendrais une autorité quelconque sur une petite
tête qui raisonne si bien. Va, jeune cervelle, tu es libre. Ne fais pas
le mal, mais vis à ta guise, selon le code de Tryphême. Appelons la
troisième affaire.

                   *       *       *       *       *

Or il arriva que la troisième affaire ne fut pas précisément celle que
le Roi eût prévue.

Pendant le discours de la jeune fille, on distinguait dans l'allée de
magnolias qui menait au palais royal la course trébuchante et falote
d'une petite vieille qui portait ses jupes et voletait comme une
sauterelle.

Elle approchait par bonds alternés d'une patte sur l'autre. Bientôt on
entendit gémir l'essoufflement de son désespoir. Elle se précipita vers
la chaire du Roi, pendit son bras débile à une branche afin de ne tomber
que le plus tard possible et exhala. «Sire...», mais d'une voix si
diaphane qu'on la crut déjà trépassée.

--C'est une vieille du palais, fit l'un des serviteurs.

--Duègne des appartements privés, expliqua un autre.

Et comme l'étiquette de la Cour subissait des variations devant la
bonhomie du Roi, la livrée tout entière laissa deviner sa joie par ce
cri d'une âme qui s'ennuie:

--Il s'est passé des événements.

Le Roi s'était levé:

--Qu'y a-t-il?

--Sire... la blanche Aline... Ah! Sire... la Princesse votre fille...

--Eh bien?

--Ah!...

Et la vieillarde s'affaissa dans un évanouissement lamentable.

Au même instant arrivait, plus calme et portant un petit billet, une
seconde dame d'honneur qui plia son ombrelle jaune avant de s'exprimer
en ces termes choisis:

--J'ai le regret d'annoncer à Votre Majesté que Son Altesse Royale la
Princesse Aline a quitté le palais dans des circonstances mystérieuses
qui toutefois ne laissent place à aucune inquiétude sur sa très
précieuse santé. La dame d'honneur chargée d'éveiller Son Altesse et de
lui expliquer ses rêves s'est présentée respectueusement derrière la
porte de Son Altesse et a frappé durant quatre heures sans obtenir
aucune réponse. Justement inquiète d'un silence qu'elle ne s'expliquait
point, elle a pris sur elle d'entrer, malgré la hardiesse de la
démarche: Son Altesse n'était plus dans ses appartements. La Princesse
Aline avait quitté sa chambre sans prévenir personne de son projet et
sans emporter de bagage, à part sa petite boîte à poudre, son étui de
rouge, son porte-monnaie et un objet de la toilette féminine dont la
désignation n'intéresse pas, sans doute, Votre Majesté. Nul ne sait
l'heure de son départ ni le chemin qui lui a plu. On pense seulement
qu'elle a dû sortir par la fenêtre. Au cours des recherches faites par
nos soins, nous avons découvert sur la table à coiffer un billet avec
ces mots: «Pour Papa». Je le remets en les mains de Votre Majesté.

Pausole ne voulait pas comprendre. En vain la dame d'honneur avait-elle
construit son récit au plein midi de la clarté, Pausole demeurait
aveugle.

--Ma chère, lui dit-il, vous extravaguez. J'entends de votre bouche des
paroles sans suite... Vous êtes en démence, cela saute aux yeux. Eh!
voyons! pourquoi ma fille m'aurait-elle quitté? Où peut-elle être mieux
qu'au palais, avec son père? Et comment, croire qu'elle soit partie sans
même m'avoir dit adieu? Ce sont des rêveries, vous dis-je. Si elle n'a
pas dormi dans sa chambre, c'est qu'il y faisait trop chaud. Elle doit
être sur les terrasses, dans son hamac à pompons. Je suis sûr qu'on n'y
a point songé. Allez donc à sa recherche au lieu d'apporter ici un
trouble déplorable à mes réflexions.

                   *       *       *       *       *

Comme il achevait, son regard tomba sur le billet qu'il tenait encore à
la main.

Au milieu d'une enveloppe teintée, les mots:

_Pour Papa_

se détachaient irréguliers, fantasques et nets. Et, en dessous, une
ligne qui aurait bien voulu être horizontale, mais qui délirait en
hauteur, s'enlevait comme une gambade.

Le roi déchira l'enveloppe avec une hésitation silencieuse. Il en tira
une lettre qui lui parla ainsi:

                   *       *       *       *       *

«Mon petit papa, si je croyais que tu en souffres, je n'aurais jamais le
courage de m'en aller dans deux minutes; mais tu ne peux pas être
triste, puisque je suis contente, et tu m'as toujours dit que tu voulais
mon bonheur.

«Je reviendrai dans sept mois, pour ma majorité, le jour de mes quinze
ans. Attends-moi sans inquiétude; je m'en vais avec...»

... Non, il n'avait pas mal lu.

«... je m'en vais avec quelqu'un de tout à fait gentil, qui veillera sur
moi comme toi-même. Je t'embrasse, si tu n'es pas fâché.

  «LINE.»

                   *       *       *       *       *

La foule s'était approchée peu à peu et, sans savoir ce qui se passait,
mais curieuse et presque bruyante, elle observait l'agitation du roi,
phénomène exceptionnel. Des plaideurs s'impatientaient. La jeune
émancipée de la dernière affaire, craignant de voir sa bonne cause
naufragée dans les conjonctures, osa demander une certitude:

--Alors, je suis libre, Sire? Votre Majesté daignerait-elle le répéter à
mon père?

Le Roi fit un geste violent.

--Au diable les affaires pendantes! Valets! amenez ma monture. Ah! cela
ne se passera pas ainsi! Cette petite est folle à lier. Il faut la
reprendre au plus tôt. On n'a jamais vu pareille catastrophe. Valets!
stupide canaille, courez donc en avant!

Et sur la mule Macarie, qui galopait pour la première fois d'une longue
et paisible existence, on vit s'enfuir le Roi Pausole dans une vague de
poudre blanche, tandis que le vent de la course enlevait la couronne
légère et, facétieux, la suspendait à une souple baguette de myrte.



CHAPITRE II

OÙ L'ON PRÉSENTE LE ROI PAUSOLE, SON HAREM, SON GRAND-EUNUQUE ET LE
PALAIS DU GOUVERNEMENT.

    ... Mais dans mon inconstance extresme
    Qui va comme flus et reflus,
    Je n'ay pas si tost dit que j'ayme
    Que je sens que je n'ayme plus.

  SAINT-AMANT.


Le jour où Pausole se connut (ce fut longtemps avant l'année où naquit
la blanche Aline), il constata qu'il possédait trois habitudes et un
défaut de caractère.

Ses habitudes étaient, par ordre décroissant, la paresse, le plaisir et
la bienfaisance.

Il recherchait, en premier lieu, l'inactivité.

Puis, la satisfaction.

Enfin, la philanthropie.

Son défaut de caractère, qui jouera dans ce conte un rôle prépondérant,
était une irrésolution exemplaire et générale dont il ne se plaignait
jamais, car elle seule donnait par contraste une sensualité supérieure à
la paix de ses fainéantises.

Il avait le sentiment de l'irréparable quand il fermait une fenêtre.
Choisir un fruit, une femme ou une cravate le frappait d'une perplexité
qui ressemblait à une angoisse. Jamais il ne déchirait un papier, même
une enveloppe, de peur de regretter plus tard une détermination si
inconsidérée. A peine avait-il exprimé un désir ou dicté un ordre, il
arrêtait aussitôt ceux qui se pressaient d'obéir et il avait des
«Attendez. Ce n'est pas le moment», des «Nous verrons plus tard» et des
«Laissons cela» qui maintenaient son existence dans le circonspect et le
provisoire, tant il redoutait le définitif.

Il le redoutait; mais pour lui seul. Par une sorte de revanche sur son
hésitation intime, il discernait le devoir des autres dans une
clairvoyance tout à coup péremptoire et rendait ses arrêts publics avec
une décision remarquable. Un singulier résultat de cette assurance
devant la chicane était la réputation d'infaillibilité qui exaltait sa
justice.--La confiance personnelle se fait aisément partager; et rien
n'est plus dangereux pour un supérieur que de méditer avant de
répondre.--Pausole ne méditait jamais sous l'arbre de ses audiences,
sinon avant d'y faire choix entre deux cerises rouges comme des vierges.

Dès que Pausole se fut renseigné de la sorte sur ses habitudes et sur
son défaut, il s'occupa non de se corriger par l'irréalisable, mais de
satisfaire à ses faiblesses et d'en tirer le meilleur parti possible
pour ses commodités personnelles et celles de ses familiers.

C'est ainsi qu'averti par une longue expérience, il trouva plus sage de
renoncer à choisir chaque soir une compagne parmi celles qu'il avait
réunies dans le harem du palais. Il apportait des lenteurs pitoyables à
cette élection quotidienne et se laissait presque toujours circonvenir
par la plus hardie, au lieu de suivre tranquillement ses mystérieuses
préférences. Et aussitôt il regrettait d'avoir oublié la plus belle.

Un jour, établissant une règle permanente qui lui épargnait le souci des
décisions particulières, il réduisit le nombre de ses femmes à trois
cent soixante-cinq, exactement. L'une de celles que cet arrêté renvoyait
dans leurs foyers laissa éclater sa douleur avec tant d'amour que le
Roi, toujours paternel, consentit à la garder à titre supplémentaire,
pour les années bissextiles.

Par ce moyen, l'emploi de ses nuits était réglé d'une façon qu'il ne lui
appartenait plus d'intervertir. Chaque soir, un visage nouveau, et
pourtant connu, approuvé, peut-être même regretté depuis un an, venait
poser sur les coussins des joues qu'un long désir faisait très
précieuses. Et Pausole, délivré du soin de préparer la nuit suivante,
goûtait plus volontiers encore une joie sans élaboration.

Les appartements des Reines occupaient, cela va sans dire, le palais
royal presque entier. Ils étaient répartis selon les quatre saisons,
dans un long bâtiment polychrome, où les mille stores de la façade
flottaient au soleil comme un pavois de fête.

Deux pavillons, plus élevés d'un étage, flanquaient l'énorme édifice.

Dans l'un habitait le Roi lui-même. Dans l'autre délibérait le conseil
de ses ministres. Pausole était obligé de passer par le harem pour
présider le gouvernement.

Mieux vaut avouer sans détours que, parti du pavillon sud, il n'arrivait
jamais jusqu'au pavillon nord.

Lui-même avait conçu cette architecture et prévu ce résultat. Puisque,
disait-il, les meilleurs monarques ont été des reines luxurieuses qui
laissaient les bureaux tranquilles, j'écarterai de mon esprit par un
artifice salutaire toute inspiration éventuelle de gérer les affaires
publiques.

Et, de fait, tout allait pour le mieux du monde. Personne ne se
plaignait, ni le peuple, ni le souverain;--ou, du moins, les rares
mécontents accusaient «les ministères» qui, narquois derrière leur
collectivité anonyme, et d'ailleurs très satisfaits de travailler sans
direction, rendaient grâces à la destinée.

                   *       *       *       *       *

Pausole avait poussé si loin le génie abdicateur qu'il ne gouvernait
même pas ses femmes.

À la tête du harem, et cumulant la fonction de Grand-Eunuque avec celle
de Maréchal du palais, un personnage singulier administrait au nom du
Roi.

C'était le huguenot Taxis.

Étriqué, méticuleux, de profil concave et d'œil fourbe, âme intraitable
et présomptueuse, Taxis jouera dans la suite du récit (disons-le pour
plus de clarté) le rôle toujours nécessaire du Personnage antipathique.
Pausole l'avait cependant choisi, et personne ne pouvait douter que le
Roi n'accordât à son fonctionnaire une part d'estime, de confiance et
presque d'admiration.

Cet ancien répétiteur d'algèbre, ancien professeur de théologie
protestante, employé depuis avec succès à diverses missions policières,
et enfin promu Grand-Eunuque, possédait un sens de l'ordre et un respect
du principe qui dépassaient de beaucoup la simple manie. On avait vu là
des aptitudes universelles aux charges que distribue l'État, et Taxis
avait su se montrer indispensable, sinon à ses administrés, au moins à
ses supérieurs. Un seul exemple s'imposera: le harem était pacifié huit
jours après la nomination de son chef, sans que, jusque-là, Pausole eût
jamais, dans les prestiges de ses rêves bleus, compté cette chimère
lointaine.

Il serait délicat d'insister sur les titres que Taxis avait fait valoir
pour poser sa candidature à l'eunuchat général. Délicat, et d'ailleurs
peu intéressant.--Taxis bénéficiait d'une vocation toute naturelle pour
ce poste de privilège. Le Ciel lui avait épargné les concupiscences de
la chair et les épargnait également, par un surcroît de miséricorde, à
toutes les femmes qui l'approchaient. La Providence ne voulait point
qu'inaccessible au désir il eût néanmoins la douleur de l'inspirer
autour de lui. Il n'était ni la victime, ni l'occasion du péché.

Toutefois, il devait se résigner à ne pas faire de prosélytes parmi ses
jeunes pensionnaires. C'eût été excéder les devoirs de sa charge. Il se
limitait avec rigueur. Le Roi, ennemi de toutes les guerres, détestait
les guerres de religion; ami de toutes les libertés, il laissait les
consciences libres, fussent-elles jésuites ou francs-maçonnes. Dans
l'intérieur du harem, comme sur tout son territoire, Pausole tolérait
mille cultes et en pratiquait lui-même plusieurs, afin de connaître tour
à tour les consolations de divers paradis.

L'autel préféré du Roi était, sur un terrain du parc, un petit temple
dédié à Dêmêtêr et Perséphone. Les deux déesses n'ayant plus
d'adorateurs sur la terre écoutaient avec bienveillance celui-ci, qui se
souvenait d'elles. À l'une il demandait surtout de bonnes moissons pour
son peuple; à l'autre la faveur de ne lui être présenté que le plus tard
qu'il se pourrait.

Tels étaient donc Pausole, ses femmes, son Grand-Eunuque et son palais.
Quand nous aurons expliqué, plus loin, qui était la blanche Aline, nous
pourrons interrompre ici les chapitres descriptifs, c'est-à-dire
permettre aux lectrices de ne plus sauter tant de pages à la fois.



CHAPITRE III

OÙ L'ON DÉCRIT LA BLANCHE ALINE DE LA TÊTE AUX PIEDS POUR QUE LE LECTEUR
DÉPLORE SA FUITE ET LA PARDONNE EN MÊME TEMPS.

  Si les peintres ont fait des nuditez, le péché est très grand, parce
  qu'ils n'y peuvent bien réussir sans voir le naturel.

  _Examen général des conditions_, etc.--1676.


La blanche Aline était fille d'une Hollandaise et probablement aussi du
Roi Pausole.

Du moins, personne n'en douta jamais.

Ses cheveux étaient blonds, son teint clair mais sujet à des rougeurs
extrêmes, ses narines ouvertes et ses lèvres gaies.

Je sais qu'on n'a pas coutume de tracer le portrait des jeunes filles au
delà de leur décolletage. Il n'importe: dans quelques années, nous en
sommes tous avertis, cette mode tombera en désuétude et, ne fût-ce que
pour engager les peintres dans une voie si recommandable, je ne tiendrai
aucun compte des règles établies.

La blanche Aline, quatorze ans et cinq mois après sa naissance, prenait
le plus vif intérêt à suivre le développement de sa gracieuse personne.
Il est tout naturel que nous l'accompagnions devant sa glace, où elle se
considérait le matin avec tant d'affectueuse curiosité.

Elle y courait dès son réveil, laissant au lit sa longue chemise et ne
gardant de sa toilette nocturne que la natte dansante de ses cheveux.
L'entrevue avec son image était une scène bien touchante.

Cela commençait par un sourire d'accueil. Et puis éclataient des baisers
bruyants, avec les deux mains, avec les dix doigts. Pendant la première
minute, sa tendresse pour elle-même dominait. Son regard se disait des
choses inoubliables; c'était une communion d'âmes où sa beauté
n'ajoutait rien à une sympathie déjà toute dévouée. Mais, peu à peu, ce
sentiment cédait le pas devant un autre, qui se précisait en admiration.

Elle était jeune fille depuis quelques semaines seulement. Source de
découvertes sans nombre. Ses seins, formés en si peu de temps,
conservaient entre ses mains toute leur fraîcheur de jouets nouveaux.
Familière (et imprudente), l'enfant qu'elle était demeurée attrapait ces
roses fragiles comme des ballons en caoutchouc; elle essayait de les
rapprocher; elle en chatouillait les pointes pâles; elle leur faisait
mille taquineries. Puis, changeant tout à coup de divertissement, la
jambe gauche tendue, le genou droit plié, elle mesurait des yeux le
galbe d'une hanche très jeune et qui, chaque jour, s'arrondissait.--Au
fait, que n'admirait-elle point? Par une singularité qui lui plaisait
comme le reste, elle ne portait pas encore tous les signes extérieurs de
son adolescence; mais, tout bien examiné, elle trouvait à cela quelque
chose de grec qui n'était pas messéant.

                   *       *       *       *       *

Et qui donc aurait-elle aimé si ce n'eût été sa chère image? Son père ne
lui avait pas donné d'autre amie.

On a pu le deviner déjà: Pausole, si tolérant pour les mœurs de son
peuple, l'était moins pour celles de sa fille.

Autant la chance lui était douce de rencontrer par les chemins de jeunes
vierges sans vêtements, autant il se souciait peu de présenter dans le
même costume la princesse héritière à ses fidèles sujets.--Non certes,
qu'il fût retenu par je ne sais quel esprit de routine; mais le soleil
du Midi est brûlant; le hâle ne va bien qu'aux brunes; il donne à la
peau des blondes certains tons de langouste cuite, et la blanche Aline
aurait perdu bientôt l'épithète homérique qui la distinguait entre
toutes les petites filles si l'on avait laissé courir son académie en
plein air sans lui donner protection.--Aussi la forçait-on de se vêtir
et même de porter ombrelle.

                   *       *       *       *       *

Des raisonnements analogues--je veux dire inspirés aussi par une
tendresse paternelle--avaient détourné Pausole d'appliquer à sa propre
fille ses théories familières sur l'éducation des enfants.

Les moralistes ne redoutent jamais de se montrer contradictoires. Ils
pensent à bon droit qu'ils ont assez fait en prêchant la bonne parole et
que l'exemple personnel n'est pas un adjuvant nécessaire à l'influence
de leurs idées. Sans doute, se disait le Roi, j'entends qu'on élève les
marmots avec une liberté extrême et qu'on les laisse à leurs instincts,
c'est-à-dire aux premières joies de leur pauvre petite existence. Mais
ma fille est née dans des conditions très particulières. Son intérêt
commande un traitement spécial. Nulle règle n'est faite pour tout le
monde. Bref, il emprisonnait la malheureuse enfant.

Elle avait bien entendu dire que le sort lui accordait trois cent
soixante-six belles-mères dont la plupart excellaient en esprit ou en
beauté; mais le harem lui demeurait fermé jour et nuit. Sa mère était
depuis longtemps morte. Elle n'avait pas de sœurs, pas de compagnes.
Les dames d'honneur elles-mêmes avaient ordre de ne parler à la
Princesse qu'en vue de son instruction littéraire. Toutefois,
n'imaginant qu'à peine une vie meilleure autre part, la blanche Aline
restait gaie.

Le matin, tout le parc lui appartenait. C'était l'heure où dormaient les
Reines et le Roi. Elle jouait seule, mais avec le même entrain et la
même activité que si une foule d'enfants l'eût mêlée à sa joie. Des
arbres étaient ses amis; de petits coins ses confidents. Elle revenait
parfois haletante d'une partie de cache-cache avec un lézard vert ou
d'une lutte de vitesse avec un lapin rose.

Et puis, brusquement, un matin, elle trouva plus intéressant de jouer au
volant avec sa rêverie et de danser le menuet avec son image.

Environ six semaines plus tard, Pausole apprenait par sa lettre qu'elle
avait quitté le palais avec «quelqu'un de très gentil» qui prétendait
veiller sur elle.

Ainsi, dans la solitude même où son père la tenait enfermée, la blanche
Aline avait su trouver sans conseils et tout à fait sans exemples, mais
secourue heureusement par sa jeune imagination, les camarades qu'il lui
fallait à l'âge de ses métamorphoses.



CHAPITRE IV

COMMENT LE ROI PAUSOLE RENTRA DANS SON PALAIS ET CE QU'IL JUGEA BON D'Y
FAIRE.

    Assis sur un fagot, une pipe à la main,
    Tristement accoudé contre une cheminée,
    Les yeux fixés vers terre et l'âme mutinée,
    Je songe aux cruautés de mon sort inhumain.

  SAINT-AMANT.


Devant les marches du portique, la mule Macarie s'arrêta sur ses quatre
pattes frémissantes, profondément offensée d'avoir été contrainte à une
course folle qui ne convenait ni à son âge, ni à ses habitudes, ni à son
caractère.

Et l'on vit entrer sous les voûtes le Roi Pausole sans couronne, les
cheveux en broussailles, la robe poudreuse, les deux mains ouvertes en
haut.

Il éternuait. Il pleurait presque. Il était soulevé, piteux, suant,
poussif et cramoisi.

Personne ne se souciait de lui donner les premières explications. Les
couloirs, plus déserts que des galeries de musée, conduisaient à des
chambres vides.

Les suisses avaient laissé leurs hallebardes et les dames d'honneur
leurs petits ouvrages harponnés d'un crochet hâtif. Pausole donna du
pied dans un phonographe resté seul, qui lui bêlait aux oreilles la
sérénade de Méphisto.

Il crut que tout la monde était parti à la suite de la Princesse et que
la Cour s'était fait enlever pour lui plaire en imitant son gracieux
précédent.

Pourtant dans l'angle d'une fenêtre une blanchisseuse se trouva prise.

Le roi voulut lui demander:

--Est-ce vrai?

Sa gorge n'articula rien. D'ailleurs l'attitude effarée de la domestique
lui montrait la candeur d'une question si vaine.

Pausole reprit sa marche à travers les appartements.

Il traversa quinze salons où les fauteuils gardaient partout des
positions familières. Aucun d'eux n'était occupé.

Il passa dans la salle des portraits et s'arrêta devant celui qui
rappelait encore un peu à sa mémoire confuse la très souple Reine
Christiane, mère de la Princesse Aline.

Il l'interrogea:

--Malheureuse! Est-ce donc là ton sang? ta race?

Mais la Reine Christiane que le peintre avait représentée sous la figure
de Danaé, continua de sourire et d'ouvrir les genoux sans que la moindre
honte émût son front si blanc.

Alors le Roi pénétra dans le harem silencieux.

C'était l'heure de la sieste.

La grande salle respirait avec l'haleine de trois cents rêves.

                   *       *       *       *       *

Toutes les femmes gisaient encore où le sommeil les avait prises. Elles
couvraient les nattes de jonc froid, elles brochaient sur les étoffes,
elles emplissaient de leur croupe des hamacs aux mailles larges. Pausole
ne pouvait ni marcher, ni s'asseoir, ni lever la tête sans toucher une
dormeuse nue. Un divan seul en portait quinze. Un filet suspendu en
réunissait deux et les pressait l'une contre l'autre. Celles qui
souffraient de la chaleur s'étaient couchées dans le bassin plat, et, la
tête sur le bord de marbre, elles allongeaient leurs jambes sous l'eau
jusqu'à la sirène centrale, pistil de la tulipe ouverte que formaient
leurs corps rayonnants.

Au milieu de ce vaste silence, Pausole s'apaisa peu à peu. La paix,
comme le trouble, est contagieuse. Le calme et l'ombre du harem
s'étendirent sur ses pensées.

Jetant les yeux sur sa toilette, il vit qu'elle était déplorable, et
déjà son esprit se retrouvait assez libre pour lui conseiller de changer
de vêtement.

Ce qu'il fit. Et non sans peine.

Car la blanchisseuse avait eu le temps de répandre par tout le palais le
bruit que le Roi était revenu sans couronne, sans voix, sans raison;
qu'il avait failli l'étrangler; qu'elle en était tombée malade deux
jours plus tôt qu'à l'ordinaire.

Aussi, le premier valet qui parut dans la fente d'une portière plissée,
pour répondre à l'appel du Roi, y vint certes par curiosité au moins
autant que par mépris de la mort; mais il défaillit de surprise quand il
entendit Pausole, avec sa bonne voix si connue, demander «sa robe de
chambre turque et son coffret à cigarettes».

                   *       *       *       *       *

Le souverain de Tryphême, pour s'être sitôt ressaisi, avait fait ses
réflexions.

Il ne suffisait pas de déclarer qu'on poursuivrait la blanche Aline. Et
cela même était une décision qu'on ne pouvait prendre à la légère. En
admettant qu'on arrivât jusqu'à cette extrémité, comment régler le
programme d'une recherche si délicate?

Qui charger de son exécution?

Et--toujours en supposant ces difficultés résolues--quelles instructions
donner au parlementaire dans le cas, facile à prévoir, où la Princesse
refuserait de se rendre aux instances, aux pressants appels, voire aux
sommations respectueuses qu'il faudrait sans doute lui adresser?

Évidemment, tous ces problèmes ne pouvaient se traiter en cinq minutes.

Et, d'ailleurs, rien ne pressait.

Dans quel dessein brusquer les choses?

Tout faisait croire que, pour protéger la blanche Aline contre le péril
le plus fâcheux, il était déjà trop tard.

Mais pour la ramener au palais il serait toujours assez tôt.

Puisqu'on ne pouvait rien changer au fait accompli, puisqu'il était
patent, scandaleux, connu de tous, mieux valait ne s'occuper que des
suites et en chercher le remède à tête reposée.

                   *       *       *       *       *

Ayant ainsi décidé de ne décider rien sur l'heure, Pausole prit un bain,
fuma deux cigarettes et mangea quelques biscuits imbibés de vieux porto.

Une image cependant l'obsédait. Il se disait qu'à l'instant précis où il
prenait dans sa chambre ce temps de repos et de réflexion, sa fille
accomplissait sans doute l'acte le plus important de sa première
adolescence. Il la voyait malgré lui, dans une attitude, hélas! trop
facile à imaginer, et toutes les phases de la scène connue se
reproduisaient dans sa pensée avec la vraisemblance la plus désagréable.

D'une façon particulière il était choqué de n'avoir aucun renseignement
sur le second des deux personnages qui jouaient un rôle dans l'aventure.
On troublait sa vie; on causait un préjudice capital à sa tranquillité
d'esprit, et il ne savait même pas sur qui pester! Un tel événement
n'aurait pas dû se produire sans qu'il y prît au moins une part de
conseil. À toute branche d'éducation convient un professeur spécial dont
l'aptitude et la compétence ne peuvent guère être appréciées par l'élève
lui-même. Pausole ne comprenait pas comment, le jour où sa fille
abordait pour la première fois une matière aussi classique, elle avait
pris un initiateur de son choix en négligeant toute enquête sur la
question de savoir s'il était qualifié pour lui donner des leçons.

Oui. C'était bien une faute.

Mais elle ne pouvait plus être réparée.

Il fallait donc l'accepter de bonne grâce.

À critiquer l'irrémédiable on perd son temps.

Le Roi se remit en mémoire cette maxime et plusieurs autres également
fécondes en consolations.

Perdre son temps...--se «pausoler», comme il aimait à dire lui-même,--un
autre jour il y aurait consenti sans peine. Ce soir-là, ses rêveries lui
parurent déplaisantes.

Il retourna dans le harem.



CHAPITRE V

DU CONSEIL QUE TINT LE ROI CHEZ LES FEMMES DE SON HAREM ET DU CHOIX
QU'IL SUT FAIRE ENTRE PLUSIEURS AVIS.

  Pourquoy sont si contentes les dames quand on leur dit que les autres
  dames font l'amour comme elles?--Pour ce que leur faute s'amoindrit.

  _Questions diverses et responces d'icelles._--1617.


Tandis que Pausole méditait ainsi, quatre heures avaient sonné à toutes
les horloges, et avant que le dernier coup n'eût fait vibrer le dernier
timbre, Taxis, une petite sonnette en main, arpentait déjà la grande
salle, à pas méthodiques et déterminés.

Toutes les femmes s'éveillèrent à regret. La plupart, se retournant avec
un soupir maussade, essayaient de reprendre le rêve interrompu, mais
sans espoir qu'on le leur permît.

--Mesdames, dit le Grand-Eunuque, voici l'heure du réveil. Le droit de
dormir ne vous appartient plus. Debout! debout!

--Non... zut... firent des voix suppliantes.

--Rien ne sert de lutter contre le règlement, dit Taxis. L'Écriture nous
enseigne: «Il y a temps pour tout sous les cieux: un temps pour naître
et un temps pour mourir; un temps pour tuer et un temps pour guérir; un
temps pour abattre et un temps pour bâtir[1].» Il y a un temps pour
rêver et un temps pour vivre: debout!

  [1] _Ecclésiaste_, III, 1-3.

S'arrêtant, il examina un coin tout encombré de corps longs et las.

--Ah! fit-il impatienté, il règne ici un désordre scandaleux. Dès ce
soir, je veux assigner à chacune de Vos Majestés une place rigoureuse et
invariable dont il ne lui appartiendra pas de s'écarter à l'heure de la
sieste.

Un murmure bruyant s'éleva, aussitôt dompté par un regard plein de
menaces:

--Silence! cria Taxis. Mes paroles sont inspirées d'abord par des
considérations d'hygiène, de police et de décence; mais ne le
fussent-elles point qu'elles seraient encore selon la sagesse, car il
est écrit: «Tu vivras par les lois et par les ordonnances[2].» Ce qui
est élu par la fantaisie est exécrable; ce qui est conçu par l'autorité
est judicieux. Ainsi doit s'exprimer une voix saine, stricte et droite.

  [2] _Lévitique_, XVIII, 5.

--Pardon, monsieur, dit une jeune fille, pourquoi ne pas nous laisser
choisir? Moi, j'aime mieux dormir sur une natte et ma sœur sur un
tapis. Si vous nous ordonnez le contraire, cela ne fera plaisir à
personne et nous en serons désolées.

--Il n'importe. Vous ne savez pas quel est votre bien. L'autorité le
sait pour vous et vous le donne à votre insu, malgré vous, c'est là son
rôle.

--Quand personne ne la réclame?

--L'autorité s'exerce. Elle ne défère point. Elle seule discute son
droit, limite son domaine et décide son action.

--Au nom de qui?

--Au nom des principes.

Puis, coupant court à la dispute, il se dirigea rapidement vers le hamac
où restaient couchées les deux amies languissantes:

--Je vois, dit-il, par cet exemple, qu'il est urgent de légiférer,
puisque mes conseils ne servent de rien. Ne vous avais-je pas signalé
tout ce qu'une telle attitude offre d'incorrect et de pernicieux? Vous
ne tenez nul compte de mes opinions. C'est bien. J'établirai la règle
jusque-là.

Mais l'une des apostrophées laissa tomber un bras faible hors du hamac
qui pencha, et comme elle était juive, elle sut lui répondre:

--Il est écrit, monsieur: «Si deux couchent ensemble, ils auront chaud.
Mais une personne seule, comment se chauffera-t-elle[3]?» Ce que la
Bible nous enseigne, vous le démentiriez ici?

  [3] _Ecclésiaste_, IV, 11.

--Madame, dit Taxis offusqué, puisque vous connaissez si bien l'Ancien
Testament, vous feriez mieux d'y choisir des textes d'un sens plus clair
et...

--Oh! c'est très clair.

--... Et moins sujets à controverses. Où vous ne voyez qu'une phrase
concrète et brutale, l'exégète voit un sens mystique dont la hauteur
échappe à votre entendement. Mais laissons cela. Je vous avais
recommandé de ne jamais dormir deux à deux afin d'éviter les occasions
de vous égarer en certaines démences que je ne suis pas autorisé par le
Roi lui-même à vous interdire, mais que je déclare néanmoins, de mon
chef, abominables.

--Cela n'est pas interdit par le Pentateuque.

--Parce qu'on n'a pas osé prévoir une aberration si profonde.

--Oh! on en a prévu de bien plus singulières... On les a prévues toutes,
excepté celle-là. Laissez-nous penser qu'on la permettait.

--Elle n'existait point.

--Comment dites-vous? Elle n'existait point?... Ah! cher monsieur!...
vous êtes inimitable!

Au milieu des éclats de rire, Taxis allait répliquer, quand une autre
infraction le fit bondir ailleurs.

--Des bonbons? dit-il. Vous mangez des bonbons, maintenant? Des bonbons
à quatre heures dix! Le goûter ne commence qu'à cinq heures. Cela est
imprimé dans l'Emploi du Temps. Défense absolue de prendre aucune espèce
de nourriture en dehors des repas. J'ai le regret d'informer Votre
Majesté qu'elle sera privée de promenade au parc durant quatre jours à
dater de demain.

Il s'élança de nouveau plus loin.

--Même châtiment pour vous, madame, qui avez pris un livre. La lecture
n'est permise qu'à cinq heures et demie. De quatre à cinq, réveil,
toilette et entretiens, vous devriez le savoir.

La jeune Reine ainsi punie ne supporta pas sa peine en silence. Usant de
la licence que le Roi entendait laisser à ses femmes en matière de tenue
et de discours, elle s'approcha en souriant:

--N'appréhendez rien, dit-elle, je ne vous dirai pas ce que je pense de
votre personne, car je me mettrais dans le cas d'être punie de nouveau;
mais je sais à quel point la pudeur vous est chère; aussi vais-je
l'enfreindre sous vos propres yeux, impunément, monsieur le
Grand-Eunuque, avec les ressources toujours nouvelles de ma petite
imagination.

--Madame...

--Préparez-vous. J'ai daigné vous avertir.

Et, faisant comme elle avait dit, elle accentua sa pantomime avec des
paroles si lyriquement sensuelles, que Taxis, hagard, hérissé, recula
d'horreur vers le mur...

--Madame... par pitié...

--Tout ce que je viens de dire est fort joli. Pourquoi le prenez-vous
ainsi?

--Vous ne sentez donc pas, malheureuse enfant, dans quel gouffre d'enfer
et de damnation vous jetez votre âme éternelle!

--Hélas, non! dit la jeune femme.

Elle ajouta même:

--Je continue.

Mais Taxis, désarmé contre cette intrépide et sereine luxure dont la
flamme léchait à chaque mot toutes les âmes de la multitude, n'en put
souffrir davantage. Il s'enfuit dans le vent du scandale.

Une acclamation salua son éclipse: au même instant Pausole se montrait,
et se croyant la cause d'une si touchante allégresse, le bon Roi
s'inclina, comblé.

                   *       *       *       *       *

La même ombre chaude emplissait encore la grande salle maintenant
bruyante; mais la lumière basse du soleil couchant y soufflait des
nuages de pourpre transparente et de longs rayons de cuivre où montaient
des poussières. Les femmes apparaissaient vêtues de gaze d'or. Il y en
avait qui, debout, plongeaient du front dans la nuit. D'autres, couchées
sur les nattes, semblaient peintes des pieds à la tête comme des émaux
sous les flammes.

                   *       *       *       *       *

Pausole ne s'arrêta guère à des contemplations que les circonstances ne
comportaient point.

Il s'étendit sur un divan, et les sept Reines désignées à ses tendresses
de la semaine l'entourèrent aussitôt d'une sympathie agitée qui n'allait
pas sans bavardage.

--Eh bien?

--Comment donc!

--Quelle nouvelle!

--Qui l'eût dit?

--Ce n'est pas possible!

--Et que s'est-il passé?

--Nous ne savons rien!

--En est-on bien sûr?

--Dit-on avec qui?

--Êtes-vous sur leur piste?

--Où sont-ils cachés?

Le Roi haussa les épaules.

--Je n'en sais pas plus que vous.

--Mais qu'a-t-on décidé?

--On ne peut rien décider aujourd'hui; ce serait absurde.

--Pourquoi?

--Parce que les plans irréfléchis déterminent les pires catastrophes.

--Mais le temps passe et la Princesse fuit.

--Fadaises. Elle ne quittera pas Tryphême, soyez-en sûres. Si je me
résous à la faire traquer (et cette perspective m'est odieuse), cela
sera possible demain; encore possible le jour suivant. C'est une vérité
qui saute aux yeux.

--Et alors?

--Alors, je viens prendre vos conseils. Je ne sais pas si je les
suivrai. Peut-être l'une de vous pourra-t-elle découvrir l'artifice dont
j'ai besoin.

Les femmes s'empressèrent.

--Oh! moi... dit l'une.

--Moi... interrompit la seconde.

Mais, avant qu'elles eussent parlé, la Reine Denyse avait glissé, de sa
petite voix persuasive:

--Sire, vous devriez écrire à saint Antoine. Voyez-vous, quand on a
perdu quelqu'un ou quelque chose, c'est le seul moyen de le retrouver.

Autour d'elle on parut douter.

Elle rougit, s'entêta:

--Mais si!

Et elle développa le récit complet d'une anecdote personnelle qui, on
doit l'avouer, était péremptoire.

Pausole, pendant ce témoignage, regardait avec insistance une Reine très
jeune, encore toute pure, qui jusque-là n'avait rien dit.

Il l'interrogea finement.

--Où serais-tu, à l'heure qu'il est, si pareille aventure t'avait
enlevée à moi? Quel moyen aurais-tu pris pour t'enfuir, et quel chemin?
Courrais-tu loin d'ici pour gagner de vitesse, ou resterais-tu près,
pour tromper les soupçons? Dis-moi tout cela, Gisèle; et réfléchis bien:
c'est intéressant.

Gisèle se tut, très étonnée.

--Oui, sourit le Roi. Je comprends. Tu ne veux pas vendre tes ruses...

--Oh! fit-elle, piquée du reproche. Je n'en aurai jamais à prendre! Si
j'hésitais, c'est qu'on ne peut guère répondre à une question pareille.
Nous menons les hommes jusqu'à nos bras, mais ensuite, ce sont eux qui
nous mènent. J'ai vu cela dans les romans, Sire, car je n'en ai pas
d'autre expérience. Pourtant, même ignorante, je trouve que cela va de
soi. J'ai quitté mon père et ma mère pour venir où vous me voyez, et je
vous suivrais ailleurs s'il vous plaisait ainsi. Soyez sûr que la
Princesse a plus de confiance que de présomption. Vous qui connaissez
les hommes mieux que moi, cherchez ce qu'a pu faire son amant: c'est le
meilleur moyen de savoir où elle est.

--Plus tard, dit le Roi. Il est inutile que je me donne moi-même une
peine qui peut être prise très dignement autour de moi. Lorsqu'il se
présente un cas difficile et sujet à méditations, on ne fait le tour des
banalités nécessaires qu'après un travail considérable. C'est un premier
effort dont je ne me mêle jamais. Dans quelques jours, la question sera
déblayée sans qu'il m'en ait coûté même un froncement de sourcil. Je
verrai alors s'il est urgent que je réfléchisse à mon tour; mais plus
probablement je me contenterai de faire un choix entre les avis les plus
sages, à moins que cette tâche elle-même ne me semble trop délicate.

--Alors qu'arriverait-il?

--Nous verrons cela. Aujourd'hui, c'est à vous de penser pour moi. Je
suis impatient de vous entendre.

--Puis-je parler? demanda la Reine Françoise.

--Je le demande, répéta Pausole.

--Eh bien, dans un enlèvement, le premier jour est celui des
imprudences, et le second celui des malices. La Princesse est à deux pas
d'ici; je le sais comme si je la voyais. Le jeune imbécile qui
l'accompagne se croit caché par un buisson ou par les rideaux de son
lit. Il l'a conduite au plus près, c'est évident, cela ne laisse pas un
doute. Demain il s'apercevra qu'il a fait une bêtise. Et après-demain il
aura pris tant de précautions que toute la police du royaume ne pourra
plus trouver sa trace. C'est aujourd'hui qu'il faut agir, et tout de
suite, sans perdre une heure. Est-ce que vous ne le sentez pas?

--Bien, remercia le Roi. Voici une première banalité. Je suis ravi
qu'elle soit dite: je n'aurai plus à m'occuper d'elle. D'ailleurs, le
conseil ne me plaît en aucune façon; mais vous avez, Françoise, la peau
si nuancée autour de la ceinture et si fine entre les seins que je veux
vous donner raison au moins pendant cinq minutes.

--Vous vous moquez de moi.

--Vous êtes seule à le penser.

--Sire, fit la Reine Diane, je voudrais parler aussi.

Diane, qu'on nommait au harem Diane à la Houppe, afin de la désigner par
ses attributs entre plusieurs belles homonymes, Diane à la Houppe
tremblait un peu. C'était elle qui devait, ce soir-là, enviée par trois
cent soixante-cinq rivales, partager le lit du Roi. On disait, on
savait, il était clair, enfin, que l'année d'espoirs et de souvenirs
dont elle voyait le terme si proche avait duré plus de jours que sa
résignation. Elle était donc émue, et balbutia non sans rougeur:

--Sire, on vous abuse. Le premier jour d'un enlèvement est celui de tous
les mystères, et le second celui des oublis. L'inconnu qui conseille la
Princesse Aline a pu lui faire quitter le palais au milieu de cinq cents
personnes, sans éveiller une attention. Il avait un plan fort habile et
fort bien exécuté. Soyez sûr qu'il le suit encore. Ce soir il doit
penser que tout le monde est à ses trousses: il n'aura garde de se
laisser prendre; et s'il se terre sous un buisson, c'est que ce buisson
est bien le dernier où l'on imagine sa retraite... Mais il faudra qu'il
en sorte... Attendez-le au passage. Mieux vous lui démontrerez d'ici là
qu'il a pris trop de précautions, plus il sera imprudent par la suite.
Sa capture ne dépend que de votre réserve. Si personne ne le chasse,
dans huit jours vous le trouverez sur les grandes routes ou dans une
loge à l'Opéra. Ainsi, non seulement vous pouvez l'attendre, mais il est
très important que vous restiez tranquille ce soir.

--Je suis comblé, fit le Roi. Cet avis est aussi banal, aussi sage,
aussi nécessaire que le premier. En outre, comme il le contredit
exactement, il le balance avec justesse et je ne me sens l'esprit chargé
par aucun de leurs deux poids égaux.

Après un court silence, il conclut de la sorte:

--C'est donc avec une liberté exquise et déliée même d'inquiétude que
j'adopterai pour le mien, Diane à la Houppe, ton sentiment.
Redis-le-moi, car il me plaît. Ainsi, cher visage, tu m'affirmes...

--Que le meilleur est de ne rien faire et que vous pouvez aller au lit.

Pausole approuva de la main.

La belle Diane eut un soupir, et, achevant son conseil, sa phrase, sa
pensée:

--Avec moi, fit-elle en souriant.



CHAPITRE VI

COMMENT DIANE À LA HOUPPE ET LE ROI PAUSOLE VIRENT ENTRER QUELQU'UN
QU'ILS N'ATTENDAIENT POINT.

    Sa seule nudité descouvre sa richesse;
    Plus on voit de son corps, plus on voit de beauté;
    Sa pompe est toute en elle, et comme une déesse
    Elle doit son éclat à sa propre clarté.

  MALLEVILLE.--1634.


Diane à la Houppe, gardée par une servante, copiait un Bacchus de
Velasquez dans le salon carré du musée Pausole, quand le Roi, estimant
la perfection de son goût, et pressentant celle de ses formes, lui
demanda, non sans égards, toutes les grâces qu'elle pouvait donner.

La jeune fille accepta sur l'heure. Sa bonne elle-même, consultée, n'y
vit aucun inconvénient. Seuls, les parents eussent volontiers retenu
leur enfant chez eux, mais ils savaient au nom de quel principe sacré
Pausole entendait protéger les libertés individuelles, et ils ne
tentèrent point d'exprimer en public leur égoïsme inexcusable.

                   *       *       *       *       *

Introduite dans une des chambres qui précédaient le harem, Diane jeta
sur la chaise longue, avec un soulagement très vif, les vêtements qu'on
lui avait imposés pendant ses années de servitude familiale.

Et Pausole observait debout les révélations successives d'un corps
teinté, ferme et vivace, tandis qu'elle ouvrait tour à tour la
chemisette bossue, la jupe monastique, le difforme pantalon blanc.

Elle était plus belle encore que jolie; son adolescence valait une
maturité. Un torse rond, des épaules droites, des seins gorgés comme des
pastèques, des jambes longues et bien en chair se délivrèrent agilement
d'un multiple linge importun. Toute sa peau apparut, très brune, pleine
et fertile, duveteuse même au creux des reins et sur la rondeur des
cuisses, tandis que la chevelure noire, démordue de ses écailles
dentées, recourbait sur le dos les plumes de son aile.

                   *       *       *       *       *

Les autres femmes du harem, quand on leur présenta cette beauté...
ombreuse, trouvèrent qu'elle prêtait à rire et ne surent que lui imposer
un surnom volontiers narquois. Les femmes ont des théories très
particulières sur l'esthétique de leurs rivales. Diane à la Houppe ne se
fâcha point. Elle avait bon caractère. Et puis sa première conversation
avec le Roi l'avait mise du soir au matin en humeur de trouver tout le
palais charmant.

Hélas! il n'en fut pas ainsi des douze mois qui suivirent cette unique
entrevue. Pausole en vain lui exposa que s'il ne la revoyait plus, s'il
fallait qu'elle entrât dans la règle commune, c'était parce qu'il avait
grand'peur de devenir amoureux d'elle, catastrophe qui aurait compromis
à la fois sa tranquillité d'âme et les intérêts de l'État. Diane ne
comprenait pas du tout ce raisonnement. Elle ne partageait pas non plus
l'indifférence de ses compagnes, lesquelles considéraient la cérémonie
annuelle comme une occasion excellente d'obtenir des soies de Manille ou
des pantoufles de Paris. Diane à la Houppe, tel saint Augustin au temps
de sa jeunesse dispose, aimait à aimer et ne cherchait rien d'autre.
Privée du Roi, elle ne voulut même pas apprendre les jeux variés et
traditionnels dont les autres Reines lui donnaient l'exemple à toute
heure et qu'elles vantaient en sa présence ou comme suffisants ou comme
incomparables, selon la tournure de leur esprit.

La pauvre fille vécut un an dans l'attente. Année de larmes et de
pensées. Le dernier jour en faillit être, on le devine, le plus
déchirant. La Princesse royale disparue ce matin-là, Diane épouvantée
vit pendant plusieurs heures, avec l'imagination du désespoir, le Roi
lui-même partir à sa recherche...

--Ah! Sire, s'écria-t-elle dès que la portière de la chambre à coucher
fut retombée sur elle et lui, ne regardez pas trop mes yeux. J'ai tant
pleuré depuis ce matin!

--Houppe, tu es charmante, répondit Pausole. En effet, tes paupières se
gonflent et tes yeux sont encore humides; mais cela donne à leurs
regards l'expression de la Volupté même. Tu serais épuisée des suites du
plaisir et à la limite de l'évanouissement, tes yeux, ma Houppe,
luiraient du même éclat. Ne me détrompe pas: dans un instant, je pourrai
croire qu'ils me le doivent.

Diane pencha la tête et sourit malgré elle.

                   *       *       *       *       *

La nuit pleine de clartés entrait dans la chambre obscure par une très
large baie ouverte sur une terrasse. Sous le store levé au linteau,
entre les portes ramenées au mur, Tryphême bleue et blanche apparaissait
mollement.--C'était une campagne onduleuse semée de bois et de maisons
plates, avec une grande route plantée d'arbres, chemin qu'aurait pris le
Roi pour aller à sa capitale s'il n'avait pas eu cent raisons (et même
trois cent soixante-six) de ne pas quitter son palais. Un énorme figuier
faisait retomber comme un tapis par-dessus la balustrade ses branches
cachées par les feuilles plates et ses fruits poudrés de lilas. Vers la
gauche, le parc se massait, avec ses magnolias déjà défleuris, ses
eucalyptus frissonnants, ses palmiers trapus du Japon, ses magnifiques
sagoutiers lunaires. Une défense d'aloès ourlait le jardin sombre et la
plaine s'étendait au delà jusqu'aux étoiles.

                   *       *       *       *       *

--Comme cette nuit ressemble à celle de mes noces! murmura Diane. Il n'y
a pas eu d'autre belle nuit depuis un an. Celle-ci est tout à fait la
sœur de la première. N'est-ce pas qu'il y a des nuits étranges où le
paysage qui nous regarde a l'air de contenir tout le bonheur que nous
voudrions enfermer en nous?

Pausole ne répondit rien.

--On a frappé, reprit la Reine.

--Ce doit être pour le dîner, dit Pausole. Il fait grand'faim.

Et il cria:

--Entrez! Entrez!

                   *       *       *       *       *

Mais, au lieu du Grand-Échanson, ce fut le Grand-Eunuque qui montra,
tout à coup, entre les portières, sa vilaine physionomie de personnage
antipathique.

--Ah! qu'est-ce encore? fit le Roi, du ton le plus maussade. Je n'ai
aucun besoin de vous, Taxis, j'ai affaire.

--Allez-vous-en, dit la belle Diane, vous n'avez rien à voir ici.

--C'est l'heure de mon repas, continua Pausole. Je n'ai pas d'autres
papiers à lire que le menu.

--Avez-vous le menu? répéta Diane à la Houppe. Non? Alors allez-vous-en!

--Mon ami, reprit le Roi, si vous empiétez sur les attributions des
autres officiers de la cour, nous courons à l'anarchie. Allez dire au
Grand-Échanson que pour ce soir encore je le prie de bien vouloir
choisir en mon nom le vin que je dois préférer. J'ai trop de tracas pour
rien décider sur ce point, et à plus forte raison pour vous entendre.
Allez!

--Mais allez-vous-en donc! cria Diane, au comble de l'agacement.

Et comme Taxis, respectueux mais entêté, ne faisait aucun geste
d'obéissance, Diane le prit par les deux épaules et lui dit en face, du
ton le plus sérieux:

--Vilain parpaillot! Si vous obtenez de la bonté du Roi la permission de
parler ici, je vous forcerai de partir avant que vous ayez prononcé un
mot; si ce n'est pas par la violence, ce sera par un moyen que vous
connaissez bien!

Le Roi leva les bras:

--Allons! fit-il. Un conflit! Houppe, tiens-toi tranquille. Taxis va
s'en aller. Il est homme de sens. Il doit avoir déjà compris que nous ne
souhaitons pas en ce moment son entretien.

Taxis eut un sourire mielleux, qui s'acheva en importance.

--En effet, dit-il. Et si la voix inflexible de ma conscience, si
l'unique souci d'un devoir souvent ingrat, si la passion de la vérité ne
m'appelaient où je suis, croyez, Sire, que j'aurais déjà déféré au désir
que m'exprime Votre Majesté. Mais ma tâche est plus haute que mon
intérêt personnel, et dussé-je en souffrir, je ferai mon devoir jusqu'au
bout. Je n'empiète pas, quoique Votre Majesté m'en fît tout à l'heure le
cruel reproche, sur les attributions de mes collègues. Je suis maréchal
du palais, et comme tel, je devais m'occuper du grave incident qui s'est
produit ce matin au rez-de-chaussée du pavillon sud. Mon initiative ne
s'est pas trouvée en défaut. J'ai fait rechercher la Princesse Aline.

--Hélas! gémit la Reine Diane.

Mais, ressaisie aussitôt, et debout, elle interpella:

--Qui vous en a donné l'ordre?

--Le Roi m'a confié la mission sacrée de prévenir, de suspendre, de
réprimer au besoin la turbulence et les excès dans l'enceinte de la
demeure royale.

--Ah! de prévenir!... Eh bien, il paraît que vous n'avez pas «prévenu»,
puisqu'un étranger a pu s'introduire ici comme chez lui... Vous n'avez
n'avez pas non plus «suspendu», puisque la Princesse est partie à votre
barbe et que personne n'en a rien su pendant six heures. Maintenant vous
voulez «réprimer»? Le Roi vous le défend, seigneur Grand-Eunuque.

--Sa Majesté...

--Le Roi désapprouve. C'est tout. Cela suffit. Tournez les talons. Le
Roi vient de prendre une décision qui est admirable et sur laquelle il
ne reviendra certainement pas pour écouter vos lubies. Il vaut mieux ne
rien faire pendant un jour au moins; on ne vous expliquera pas pourquoi,
mais tel est l'ordre: suivez-le. Allez-vous-en! Rappelez vos hommes.
Gardez le silence sur l'événement et disparaissez jusqu'à demain soir.
M'entendez-vous?

Taxis tendit en frémissant les trois papiers qu'il avait en main.

--Mais, Sire, voici les rapports. Le suborneur est découvert. La
Princesse ne l'a pas quitté. Leur asile est gardé à vue sans qu'ils le
sachent. Je n'attends qu'un mot de vous pour agir.

--Monsieur, répondit Pausole, je n'ai pas l'habitude de me jeter à
l'étourdie au milieu des faits divers. Je n'aime pas les aventures; et
j'entends n'en pas avoir. Vous parlez et vous décidez avec une
précipitation funeste. Il n'y a ni sagesse ni méthode dans une telle
pétulance, et je ne sais où j'avais pris l'estime que je vous portais.
Taxis, vous êtes un hurluberlu. Faites cesser la surveillance que vous
avez organisée si légèrement devant la retraite où dort ma fille. Et
tenons-nous-en là pour ce soir. J'ai dit. Veuillez vous retirer.

Taxis recula de trois pas, montra le plafond d'un doigt osseux:

--L'Éternel appréciera! dit-il.

Sur ces mots, il salua d'un front sec et disparut.

Diane, restée seule avec le Roi, saisit l'occasion par le nez.

--Ah! Sire, quand nous délivrerez-vous de cet odieux personnage? Il est
notre bourreau, vous ne pouvez savoir ce qu'il invente pour nous
exaspérer. Il règle tout, il distribue tout, il administre jusqu'à nos
pensées. Nous ne pouvons ni dormir, ni danser, ni courir au parc, ni
lire de romans, ni manger de bonbons qu'aux heures fixées par sa manie.
Le moindre oubli est puni de cellule. Un simple retard suffit. Il nous
tue!... Pour le faire fuir nous n'avons qu'un moyen: c'est celui que je
voulais employer tout à l'heure; et encore si vous ne lui aviez pas
interdit de nous parler décence, il nous châtierait terriblement de
ceci, car rien ne le met en plus grande fureur que les spectacles dont
parfois il faut bien qu'on le rende témoin. Mais ce moyen-là me répugne
et je n'ai même pas toujours plaisir à le voir employer par les autres.
Aussi quelle idée singulière que de mettre un pasteur protestant à la
tête d'un harem si nu! Vous l'avez voulu, c'est donc parfait ainsi, et
je vous pose des questions, Sire, sans les résoudre. Pourquoi ne pas
nous donner de véritables eunuques, comme cela se fait en Orient? Mes
compagnes les regrettent quelquefois en disant que ces pauvres êtres
peuvent, eux aussi, donner aux femmes un plaisir complet qu'ils ne
partagent point et qui ne doit éveiller la jalousie de personne. Moi, je
ne pense guère à de pareilles choses; je n'ai de joie qu'en votre
souvenir, mais je voudrais qu'on ne m'empêchât plus d'y rêver tout à mon
aise et qu'une haïssable face ne se dressât pas tout le jour entre lui
et moi.

--Eh! eh! dit Pausole, Taxis a du bon.



CHAPITRE VII

QUI EST CONSIDÉRABLEMENT ÉCOURTÉ EU ÉGARD AUX LOIS EN VIGUEUR.

    Ô mourir agréable! ô trépas bienheureux!
    S'il y a quelque chose en ce monde d'heureux,
    C'est un tombeau tout nud d'une cuisse yvoirine.
    Ces esprits vont au ciel d'un ravissement doux.

  THÉOPHILE DE VIAU.--1625.


Je ne décrirai point le repas qui suivit.

On m'a dit, en effet, que les lois de notre pays permettent aux
romanciers de proposer en exemple tous les crimes de leurs personnages
mais non point le détail de leurs voluptés, tant le massacre est aux
yeux du législateur un moindre péché que le plaisir.

Et comme je ne sais plus exactement si l'on bannit de nos œuvres les
voluptés du lit ou celles de la table; comme d'ailleurs, en consultant
toute ma conscience et toute ma sincérité, il m'est impossible d'augurer
lequel est le plus pendable de manger une tartine ou de créer un enfant,
j'aime mieux prendre mes précautions et ne parler ici ni de seins ni de
grenades.

                   *       *       *       *       *

On saura donc en peu de mots que le dîner du Roi Pausole et de la belle
Diane à la Houppe comprenait:

    Des hors-d'œuvre.
    Une première entrée.
    Un relevé.
    Une deuxième entrée.
    Un rôti.
    Une salade.
    Un légume.
    Un entremets.
    Des fruits et des confiseries.
    Les vins X... Y... et Z...

C'était un petit dîner. N'en disons pas plus.

Voilons de la même manière ce qui s'ensuivit.

Diane, privée du Roi depuis une année et cloîtrée dans le harem après un
seul matin d'amour, était redevenue jeune fille.--Comprenne qui peut. Je
n'explique rien.--Bref le Roi trouva lui aussi que cette seconde
entrevue intime ressemblait beaucoup à la première.

Un peu avant le lever du soleil, tous deux allèrent prendre le frais sur
la terrasse semée de tapis; et pour cueillir les plus hautes figues,
Diane à la Houppe levant les bras s'étirait douloureusement, lisse comme
une fleur et trois fois tachée de noir.



CHAPITRE VIII

OÙ PAUSOLE EXAMINE DES RÉVÉLATIONS SUR UNE LETTRE DONT L'IMPORTANCE
N'ÉCHAPPERA POINT AU LECTEUR.

  On devine ce qu'un jeune homme assez fat et habitué aux succès faciles
  peut dire à une jeune fille lorsqu'il a monté sept étages pour arriver
  jusqu'à elle et qu'il se croit attendu.

  Mme ANCELOT.--1839.


Vers midi, Pausole s'éveilla, simplement, comme de coutume. Il n'avait
pas de petit lever. Les cérémonies inutiles n'embarrassaient point sa
vie.

Son coup de sonnette fit accourir une camérière qui débutait, ce
matin-là, dans le service de la chambre. La jeune personne, en tremblant
des deux mains, trébucha, heurta des chaises et rougit avec violence
lorsqu'elle aperçut près du Roi Diane immodeste et endormie.

--Chut! fit Pausole. Parlez bas. Quelle heure est-il?

--Oui, Sire... Non, non... Je ne sais pas, balbutia la pauvre enfant.

--Donnez-moi ma robe de chambre et faites préparer mon bain. Prévenez
aussi ma lectrice et l'écuyer des cuisines. Et maintenant fermez les
rideaux pour que la Reine dorme le plus longtemps possible.

Puis, avec mille précautions il mit ses pieds l'un après l'autre, et
silencieusement, sur le sol. La perspective de dire adieu pour une
seconde année à la redoutable Diane ne le retenait en aucune façon.

Il s'esquiva.

                   *       *       *       *       *

Peu après, couché dans une eau parfumée, il admit à six pas de sa
baignoire la lectrice ordinaire qui venait chaque matin lui donner un
aperçu des nouvelles télégraphiques et le résumé des principaux
feuilletons. En vertu de l'article premier du code en usage à Tryphême
(Tu ne nuiras pas à ton voisin) il était interdit aux journaux d'insérer
les nouvelles scandaleuses ou diffamatoires. Aussi pas une feuille ne
publiait-elle la fuite de la blanche Aline; et si quelques-unes, çà et
là, s'étaient permis des allusions, la lectrice eut le tact de ne pas
les comprendre.

Cependant Pausole demeurait distrait. Quand sa toilette fut achevée,
quand l'écuyer des cuisines eut fait servir dans un cabinet de repos le
premier déjeuner fumant et quand Pausole s'en fut nourri--enfin, quand
il eut fumé deux cigarettes de tabac frais, il sortit et pénétra seul
dans la chambre où avait grandi sa fille.

                   *       *       *       *       *

Rien n'y était rangé. La pièce conservait l'aspect mouvementé d'une fin
de toilette et d'un départ rapide. À sa suite, la salle d'étude, le
cabinet de coiffure, le boudoir et les bains offraient un mélange
singulier de tire-boutons, de géographies, de bas noirs et de raquettes.
Un exemplaire de _Télémaque_ flottait sur l'eau calme du tub.

Pausole erra mélancoliquement de chambre en chambre pendant un quart
d'heure. Il ouvrit les cahiers de style, souleva les petits corsages,
déroula une ceinture de cuir et remit dans leur boîte trois épingles à
cheveux.

Puis il appuya le médius de la main droite sur le bouton d'une sonnette
et dit au valet survenant:

--Faites prévenir M. le maréchal du palais que je l'attends ici et
désire lui parler.

Taxis entra.

--Monsieur, dit Pausole, j'estime votre zèle et votre méthode, en ce
qu'elles me délivrent chaque jour de vingt soucis dont je n'ai que
faire. Mais votre enquête d'hier marchait dans le domaine de
l'intempestif, surtout si l'on considère l'heure et le lieu où vous avez
cru pouvoir m'en offrir le compte rendu. Je vous avais pourtant signifié
qu'entre cinq heures du soir et deux heures de l'après-midi, je ne
voulais méditer nulle entreprise. Vous avez outrepassé vos instructions
en prenant une initiative dans un cas où votre compétence était plus que
douteuse et en me demandant mes ordres sans que j'eusse manifesté le
dessein de vous en donner aucun.

Ici, fort posément, il alluma une cigarette, s'assit, plaça le coude
droit sur le bras large du fauteuil, inclina la tête du même côté,
croisa les jambes, fit un geste et dit:

--Maintenant, lisez votre rapport.

Taxis n'avait pas bronché. Les conseils que porte la nuit ayant eu sur
son empressement une influence pacifiante, il avait cessé de crier que
l'intérêt de sa carrière cédait le pas à celui de sa tâche. En outre,
consultant sa Bible, il s'était arrêté à ce passage catégorique:

«Vous clamerez contre le roi que vous vous serez choisi, mais l'Éternel
ne vous exaucera point»[4].

  [4] Samuel, VIII, 22.

Ceci levait tous les scrupules. Il redevint courtisan.

--Sire, voici l'affaire en deux mots. La minute et l'expédition de mes
rapports sont dans ce portefeuille, mais je crois préférable de les
résumer.

Il s'approcha de la fenêtre ouverte.

--Hier matin, vraisemblablement vers quatre heures, Son Altesse Royale
la Princesse Aline s'est assise tout habillée sur le marbre de cette
fenêtre. Ayant levé les jambes et opéré de droite à gauche un mouvement
de rotation qui a laissé trace dans la poussière, elle a sauté d'une
hauteur d'environ soixante-quinze centimètres au milieu de la
platebande. Ses deux pieds ont marqué là leurs empreintes parallèles,
puis alternées--et il n'y a pas d'autres vestiges. Son Altesse est donc
partie seule.

Sur cette révélation, Taxis croisa les mains devant son maigre ventre,
et prit un temps.

--Hier soir, continua-t-il, la Princesse se préparait à passer la nuit
dans une auberge appelée «Hôtel du Coq» et située à 3 kil. 2, sur la
route de la capitale. Elle y était arrivée à 3 h. 40, venant d'un petit
bois voisin et accompagnée d'un jeune homme dont je possède le
signalement, mais qui est inconnu dans la région.

--Quel âge a-t-il? dit Pausole.

--Très jeune. Dix-sept ans au plus.

--Allons, c'est gentil, fit le Roi.

--Si Votre Majesté l'avait voulu, le suborneur était arrêté dès hier et
la Princesse ramenée au palais.

--Par des policiers, n'est-ce pas?

--Ou par des envoyés spéciaux.

--Et lesquels? Vous ne voyez jamais, Taxis, le point délicat d'une
situation, ni la complexité qui résulte des devoirs imposés par le
scrupule affectueux.

--Je n'insiste pas. Votre Majesté a raison contre moi. J'ai déféré à ses
ordres et la surveillance a été levée hier soir à huit heures. Depuis
lors, je me suis maintenu strictement dans l'expectative.

--Il serait pourtant essentiel de savoir à qui nous avons affaire, et
d'abord afin de décider s'il convient de poursuivre ou de s'abstenir.
Qu'est-ce que c'est que ce galopin dont nul n'a jamais vu la tête, qui
n'appartient pas au palais, qui n'habite point aux environs et qui prend
tout à coup assez d'ascendant sur l'esprit de ma fille pour l'enlever à
notre barbe, sans même avoir la peine de venir la chercher? Il se fait
rejoindre par elle! Il l'attend et elle vient à lui! Elle qui n'avait
jamais quitté les pelouses du parc, la voici sur les grandes routes,
dans une auberge de bicyclistes, avec un écolier de seize ans qu'elle
n'a pu rencontrer nulle part avant de se jeter dans ses bras! Avouez-le,
Taxis, c'est extravagant! Je désespère d'y rien comprendre... Mais
n'avez-vous aucun indice?

Après un sourire bref, Taxis répondit de sa voix exacte:

--Avant-hier et le jour précédent, une troupe de danseuses françaises a
donné deux représentations à la Cour, devant Leurs Majestés du Harem. La
Princesse Aline était présente au fond de sa baignoire, autorisée pour
la première fois à pénétrer sur le théâtre. Elle a manifesté pendant
tout le ballet le plaisir le plus vif, et l'on a pu remarquer que son
émotion grandissait chaque fois qu'elle voyait danser une... pécore
nommée Mirabelle.

Taxis prit un nouveau temps, puis articula:

--Après le spectacle, la Princesse a fait remettre à cette personne un
don en argent--sous la forme d'un billet de banque--contenu dans une
enveloppe cachetée.--Je prie Votre Majesté de peser tous les mots de ma
phrase. À mon sens, il y a corrélation entre ce petit fait et le malheur
public qui l'a suivi de si près.

Il y eut un silence gênant.

Le Roi continuait de fumer.

Taxis crut nécessaire de préciser davantage.

--J'accuse, en un mot, reprit-il, j'accuse la ballerine nommée Mirabelle
d'avoir machiné une intrigue diabolique dans le but d'entraîner à
l'abîme une âme que tant de soins et de piété paternelle avaient
conservée à l'état de candeur. J'accuse cette coquine d'avoir été
l'entremetteuse du crime qui s'est perpétré! Le nom du suborneur, nous
le saurons plus tard; il n'importe; mais qu'il ait connu Mirabelle et
qu'elle lui ait permis d'arriver à ses fins, c'est ce que je me fais
fort de démontrer par la suite de l'instruction si Votre Majesté n'y met
pas d'obstacle.

Pausole leva les deux mains.

--Nous n'en sortirons pas! dit-il découragé. Cela se complique de plus
en plus. Et que sont devenues ces danseuses?

--Parties le même jour pour Narbonne.

--Vous le voyez bien! nous n'en sortirons pas! C'est une affaire
inextricable.

--Pardon. Deux coupables: deux informations. L'un est en France, nous
allons télégraphier à la Place Vendôme et après les formalités
nécessaires nous obtiendrons de le faire extrader. Le détournement de
mineure est un chef d'inculpation prévu par les traités internationaux.
De ce côté, rien d'embarrassant. Quant à l'autre coupable, nous le
tenons, il est là. Dites un mot, et je l'arrête.

Le Roi dirigea son regard vers Taxis toujours debout.

--Vous êtes un homme dangereux, seigneur Grand-Eunuque. Utile; mais
dangereux. Si les destinées vous avaient mis à ma place, je ne donnerais
pas un rouge liard du bonheur de mon pauvre peuple. Vous êtes un caïman,
Taxis. Vous avez l'œil féroce d'un sénateur français. Et puis vous ne
me comprenez pas.

Il secoua la cendre de sa cigarette avec un geste de lassitude.

--Je vais réfléchir à tout ceci. Votre rapport est instructif, et s'il
conclut du possible au certain, cela ne me dispense pas de méditer les
hypothèses qu'il suggère. J'y songerai tout à loisir; dès demain je
prendrai une résolution. Attendez. Calmez-vous.

Il se leva, et, plus franchement:

--D'ici là, soupira-t-il, j'aurais bien besoin de penser à autre chose.
Cette préoccupation m'accable. Pour peu qu'elle persiste j'en ferai une
maladie. Parlez-moi, mon ami. Changez l'ordre de mes idées.

Taxis enfla sa poitrine en baissant les yeux et poussa un soupir ému. Le
ton bienveillant du Roi l'enhardissait. Il crut le moment opportun pour
aborder un sujet qui lui tenait fort à cœur.

--Oserais-je donc, fit-il, attirer l'attention de Votre Majesté sur ma
modeste personne? Et si mes services, ou du moins mes efforts,
recueillent l'auguste approbation de celui qui peut seul en juger
l'importance, me sera-t-il permis d'exprimer ici l'espoir dont je me
plais parfois à bercer mes solitudes?

--Que signifie ce galimatias? dit Pausole. Exprimez donc. Ne préambulez
point.

--Je ne suis que commandeur de l'ordre des Colombes. Certes, et je me
hâte de le dire, mes humbles ambitions personnelles sont comblées; mais
ma vieille mère, du fond de son hameau jurassien, aurait une joie bien
touchante et peut-être un regain de vie à me savoir grand-officier...
J'ajoute qu'à mon sens, la haute charge dont Votre Majesté a daigné me
donner l'investiture mérite une distinction honorifique à laquelle je
n'eusse point songé si le bon plaisir du Roi ne m'avait pas élevé au
sommet de la hiérarchie palatiale. Je parle ici, non pour Taxis, mais
pour le chef de la maison civile, et pour la cause de l'autorité!... Ma
demande est entièrement désintéressée.

Pausole temporisa:

--Nous verrons. Un peu plus tard. Vous avez aujourd'hui une affaire
délicate à mener dans la bonne voie. Si vous vous en tirez, je vous
donnerai la plaque; c'est faveur promise. Continuez vos rapports.

--La Princesse...

--Encore elle? Ne s'est-il rien passé depuis hier soir que vous me
fatiguiez ainsi la tête avec un événement vieux déjà de trente-six
heures?

--Si fait. Je n'osais pas...

--Ah! mais parlez! je vous y invite.

--Sire, il s'agit d'un attentat injurieux et exécrable, mais dont le
caractère est grotesque. Un souffle de démence traverse le palais. Il ne
convient pas que Votre Majesté s'arrête à de telles fredaines, sujet
indigne de ses réflexions dans les circonstances actuelles. Je veillais.
J'ai puni. L'auteur de cette escapade peut attendre d'être jugé.

--Que de peines pour obtenir l'exposé d'un fait! Je vous écoute, Taxis.
Qui est le délinquant?

--C'est un page, le dernier nommé de la compagnie, celui-là même dont je
me suis plaint tant de fois à Votre Majesté. Il a mis le comble à ses
friponneries par un acte inqualifiable. J'ai plus de honte à le
rapporter qu'il n'en a eu à l'accomplir.

--Enfin, qu'a-t-il fait?

--Voici... L'honorable M. Palestre, ministre des Jeux publics, conserve
encore malgré son âge un penchant déterminé vers les amours ancillaires.
Votre Majesté l'ignore peut-être. Quant à moi, je ne l'excuse point.
Toujours est-il que cette faiblesse d'un vieillard si respectable par
ailleurs défrayait les conversations des pages. Le plus malfaisant
d'entre ces jeunes chenapans résolut de surprendre M. Palestre à
l'instant où il convenait le moins que M. Palestre fût surpris. Il se
posta sous le lit de la camérière avec qui le ministre faisait ses
déportements--votre propre camérière, Sire--et quand, à de certains
signes que je ne pourrais ni ne voudrais décrire, il estima que ses deux
victimes devaient être dans l'état de distraction favorable à ses
desseins, il sortit de sa retraite et jeta sur le couple un filet de
tennis...

--Ha! ha! ha! fit le roi.

--... Il le noua au pied du lit, forçant ainsi M. Palestre et la femme
de chambre à garder, quoi qu'ils en eussent, la plus licencieuse des
attitudes.

--Ha! ha!

--Et non content d'avoir été l'acteur et le témoin de cette triste
scène, il appela tout le corps des pages dans la chambre du scandale, le
multipliant ainsi par le nombre des spectateurs. Les incidents qui
suivirent furent d'un tel caractère que la malheureuse servante en garde
le lit pour huit jours, de fatigue et d'émotion. Voilà pourquoi ce
matin, à votre réveil, vous avez entrevu un visage nouveau... Sire, je
suis confondu que vous accueilliez avec cette gaieté sympathique une
scélératesse que j'aurais jugée digne de toutes les flétrissures, en
attendant les châtiments.

Pausole protesta:

--Non pas! Vous avez, Taxis, une méthode de généralisation qui vous
pousse à l'erreur facile. Vous classifiez les gestes et les actes selon
je ne sais quelle table de mathématiques morales où ils ne reconnaissent
pas leur ordonnance naturelle. Plus que vous encore je hais le grivois.
La volupté qui rit n'existe point. Le plaisir touche de plus près à la
douleur qu'à la gaieté. Ceci proclamé en principe, l'anecdote que vous
me révélez n'en est pas moins excellente.

--Votre Majesté raille.

--Je n'en fais rien. L'histoire est admirable et presque divine, en ce
qu'elle est d'abord renouvelée des Grecs. Ainsi fut surprise et enclose
dans un filet à mailles de fer la coupable Aphrodite chez le dieu des
batailles. Ce souvenir classique inspirant l'un de mes pages est bien
pour me satisfaire.

--Classique? Sire, dites païen.

--Ensuite, observez que ce jeune homme, au lieu d'imiter au hasard la
tradition olympienne, a pris un filet de tennis pour en envelopper
justement le ministre des Jeux publics. Ceci dénote un esprit personnel
et des idées indépendantes...

--Soit. Deux tares, il me semble.

--Enfin, je loue au plus haut point l'intention moralisatrice qui plane
sur toute la scène. Il est ridicule et odieux qu'un vieillard de
soixante-dix-huit ans aille partager le lit d'une servante qui est
peut-être son arrière-petite-fille. On ne sait jamais. Si M. Palestre se
plaint, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même de la posture piteuse en
laquelle ces jeunes gens l'ont vu. Quant à ma camérière, elle n'a eu que
ce qu'elle méritait; la honte résulte de son acte et non pas de son
châtiment.

--Alors que dois-je faire du coupable?

--Le mettre en liberté sur l'heure et l'inviter à venir me voir ici
même, où je l'attends. C'est à lui que je demanderai conseil dans ma
perplexité présente.



CHAPITRE IX

OÙ PAUSOLE SE DÉTERMINE.

  Je pense qu'Épicure étoit un philosophe fort sage, qui selon les tems
  et les occasions, aimoit la volupté en repos ou la volupté en
  mouvement.

  SAINT-ÉVREMOND.


Le costume des pages à la cour de Tryphême datait de la Renaissance. Il
comprenait un maillot de soie jaune avec un petit pont relevé par deux
aiguillettes, une toque à plume de pintade et un pourpoint bleu de roi.

Ce fut sous ce léger uniforme que l'oiseleur de M. Palestre se présenta,
saluant de la toque et les deux jambes réunies.

--Comment t'appelles-tu, jeune drôle? demanda Pausole.

--Comme il vous plaira, Sire.

--Voilà qui est déjà fort bien, dit le Roi. Je ne sais rien de plus
impertinent que la prétention d'obliger les gens à répéter un nom qui
peut ne point leur plaire. Tu m'as conquis dès le premier mot. Dis-moi
cependant le nom que tu portes, quitte à le changer si je t'y invite.

--Sire, mon nom s'écrit G, i, g, l, i, o. Prononcez-le comme vous
voudrez, à l'italienne ou à la française. Djilio ou Giguelillot.

--Djilio, fit Pausole, c'est un poète; et Giguelillot, c'est un fou. Je
voudrais que tu fusses l'un et l'autre.

--Je le voudrais aussi, dit le page très sérieux. Et je le désire si
ardemment que je finirai peut-être par y arriver.

--Pourquoi veux-tu être un poète?

--Pour ne rien voir, fût-ce une mouche, avec l'œil de mon voisin.

--Tu n'aimes pas ton voisin?

--Je ne lui veux pas de mal. J'aime mieux ne pas être lui, voilà tout.

--Et pourquoi veux-tu être un fou?

--Si mon voisin m'appelle un fou, je comprendrai tout de suite que je ne
lui ressemble pas.

--Mais si tu deviens pire?

--C'est bien difficile.

--Comment le sauras-tu?

--À son attitude. S'il me laisse en repos, c'est que j'aurai perdu. S'il
m'attaque, c'est que je serai heureux.

Pausole eut un geste impulsif:

--Prends une cigarette! dit-il.

Et il la lui tendait d'une main familière.

--Jugeras-tu de la même manière si ton voisin est une voisine?

--Oh! du tout.

--Pourquoi?

--Les femmes ne sont pas de l'espèce humaine.

--J'espère que tu ne le leur dis pas?

--Je ne leur dis que du bien d'elles et je le pense toujours.

--Comment les regardes-tu?

--Comme les meilleures créatures qui soient; les seules qui sachent
rendre le bien pour le bien. Ou même pour le mal, au besoin. Je ne leur
ai que de la reconnaissance et pourtant je n'ai rien fait pour elles,
que d'en flatter beaucoup et d'en aimer une.

Pausole le considérait:

--Es-tu heureux? continua-t-il.

--Non. Ni vous non plus, Sire, cela s'entend.

--Alors, pourquoi es-tu gai?

--Pour me faire croire que je suis heureux.

--Et que te manque-t-il?

--Comme à vous, Sire, il me manque une existence imprévue, le
merveilleux, les événements.

--Les événements... J'en ai trop.

--Mais vous n'en profitez pas.

--Duquel me parles-tu?

--De celui que vous pensez.

--Je ne vois pas du tout comment celui-là pourrait me rendre heureux si
je ne le suis point, fit Pausole d'un ton surpris.

Le page allait répondre, mais ne sachant pas exactement si le Roi le
consultait ou le priait de s'expliquer, il attendit d'être éclairé sur
cette nuance intéressante.

--Allons, assieds-toi, reprit Pausole. Tu m'as parlé d'un sujet scabreux
qui m'absorbe, et tu ne t'es pas dit qu'il valait mieux pour toi
paraître l'ignorer. En cela tu as montré que tu mettais les lois de la
conversation avant celles de l'étiquette et je l'approuve, mon petit
bonhomme. Écoute-moi: je ne suis pas d'avis que les vieillards soient de
bon conseil. L'expérience ne sert de rien; un même fait ne se reproduit
jamais dans les mêmes circonstances. Au contraire, il faut bien admettre
que la spontanéité sert à quelque chose, puisque à vingt ans on fait sa
vie et qu'on n'a rien de plus important à fabriquer de par la suite.
C'est pourquoi, malgré la coutume, j'aime mieux prendre ton sentiment
que de consulter, par exemple, le vénérable M. Palestre.

Giglio resta impassible.

Pausole, toujours plus expansif, continua comme s'il s'adressait à un
confident familier:

--Jamais, disait-il, je ne me résoudrai à faire poursuivre cette enfant
par la police de mon royaume. Il n'est pas convenable non plus que je la
fasse ramener au palais par un envoyé spécial; car, si je la sépare de
l'inconnu qu'elle a gentiment suivi, ce n'est point certes pour la
confier à un légat tout aussi compromettant et moins sympathique à ses
yeux. Quant à lui dépêcher une femme, ce serait une pitoyable idée. Je
n'y songerai pas un instant.

--Pourquoi ne pas aller la chercher vous-même?

--Moi?

--Vous!

--Moi-même?

--Sans doute!

--Moi, m'en aller aux aventures à la recherche d'une petite fille qui
s'est sauvée à travers champs avec un jeune premier que personne ne
connaît?

--Oui.

--Mon ami, tu abuses de ta vocation de fou.

--Pardon, Sire, ai-je le droit de vous poser une question?

--Laquelle?

--Désirez-vous réellement que Son Altesse rentre au palais?

Pausole encastra son menton dans l'angle de sa main droite.

--C'est une question que je n'avais pas encore agitée, fit-il.

Mais après une réflexion brève:

--Oui. J'en ai le désir sincère. Cette escapade ne lui vaut rien.

--Vous en êtes certain?

--Certain.

--Eh bien, comme d'une part vous venez de découvrir que vous ne pouviez
envoyer à la poursuite de la Princesse ni un homme, ni une femme, ni une
bête de la police (c'est-à-dire, en un mot, personne), et comme d'autre
part vous êtes résolu à la prier de revenir ici, je ne vois qu'un moyen
de le lui faire savoir, c'est d'aller le lui dire vous-même.

--Tu as l'esprit logique?

--C'est le propre des fous.

                   *       *       *       *       *

Le Roi se leva, parcourut la chambre d'un pas large et balancé, puis
ouvrant les bras en signe d'acquiescement:

--C'est indiscutable, dit-il. Et je serais arrivé aux mêmes conclusions
si j'avais eu le temps de songer à tout cela.

--Alors...

--Alors, interrompit le Roi qui s'animait visiblement dans l'influence
de son page, tout se simplifie aussitôt et je n'ai plus qu'une
résolution à prendre!--Ou bien je laisserai cette petite faire le voyage
de sept mois dont sa lettre m'annonce le projet;--ou bien j'irai lui
parler en personne et je la ramènerai au palais qu'elle n'aurait jamais
dû quitter!

Le page comprit d'un coup d'œil que s'il laissait Pausole réfléchir en
silence, toute cette belle ardeur s'éteindrait dans une cendre
d'inertie.

--Sire, il faut partir, affirma-t-il. Cela est bon, non seulement pour
Son Altesse, mais davantage encore pour vous. Si comme vous le laissez
voir vous n'êtes plus heureux, c'est qu'un homme a détruit l'avenir
nonchalant que vous vous réserviez avec tant de sagesse. Pour vous
délivrer du soin de vouloir chacun de vos actes, vous avez remis votre
existence aux mains d'un monsieur qui n'y comprend rien et qui la guide
tout de travers. C'est lui qui vous désappointe. C'est lui qui écarte de
vous un bonheur toujours possible et toujours nouveau chaque matin. Vous
périssez dans sa routine; vous mourez de monotonie. Demain, son
calendrier vous impose la Reine Denyse. L'aimez-vous? Non. Vous ne
l'aimez point. Et pourtant vous la subirez. Vous continuerez d'habiter
les mêmes chambres, le même fauteuil, de voir le même horizon dans le
cadre de la même fenêtre. Échappez donc à tout cela! Il y a si peu de
jours dans la vie: faites que pas un d'eux ne ressemble au suivant.

--Mais alors qui me conseillera, si je me lance dans cette équipée?

--Qui? le hasard, la fantaisie. Laissez-vous tenter par la fortune de
chaque jour et promener par la bonne étoile. Son conseil est facile à
suivre.

--Puissé-je ne pas arriver, dit Pausole en secouant la tête, comme
Melchior ou Balthazar, devant une crèche blonde et un petit enfant...

--Quand cela serait? vous l'aimeriez.

--Tu as raison. Et d'ailleurs nous y serons plus tôt. Les fugitifs
dorment à deux pas. Il ne s'agit pas d'un voyage. Demain nous les
rejoindrons sans doute.

--Vous partez? Vous partez vraiment?

--Je pars. Viens avec moi, petit. J'ai plaisir à te regarder vivre.

Ils sortirent côte à côte. Pausole avait mis la main sur l'épaule de son
page et marchait d'un pas énergique.

Au tournant d'un corridor ils rencontrèrent Taxis.

Le Roi s'arrêta, la tête droite:

--Monsieur le Grand-Eunuque, dit-il, j'ai pris une détermination. J'irai
moi-même à la recherche de la Princesse Aline. Annoncez mon départ pour
demain matin et faites seller ma mule à dix heures et demie. Ce jeune
homme m'accompagnera.

Taxis eut l'habileté de se taire.

Pausole l'examina quelque temps comme s'il pesait sa propre audace, puis
d'un ton soudain radouci:

--Au fait, conclut-il, vous viendrez avec nous.


FIN DU LIVRE PREMIER



LIVRE DEUXIÈME



CHAPITRE PREMIER

COMMENT LA BLANCHE ALINE VIT DANSER UN BALLET, ET CE QUI S'ENSUIVIT.

  Une grande princesse aimoit alors une de ses damoiselles... (p. 115.)

  SAUVAL.--_Mémoires historiques et secrets._--1739.


L'enquête menée par le Grand-Eunuque valait par ses résultats, mais
péchait par ses conclusions.

La blanche Aline en s'échappant, n'avait pas eu besoin des deux
complices imaginés par Taxis.

Un seul avait suffi.

Une seule, pour tout dire.

Voici comment elle avait fui:

                   *       *       *       *       *

On sait déjà que l'avant-veille du jour où la Princesse quitta le
palais, une troupe de danseuses françaises était venue donner au harem
le spectacle de ses jambes roses et de ses perruques fleuries.

Pour la première fois depuis sa naissance, la blanche Aline était admise
à suivre une représentation. Pausole entendait commencer l'éducation
théâtrale de sa fille par une soirée de ballet, jugeant qu'un sujet de
pantomime est moins aisé à découvrir et par conséquent moins dangereux à
méditer qu'une action de comédie. Au reste, les danses se déroulent
toujours dans un décor invraisemblable; on ne rencontre point dans la
vie les personnages qu'elles présentent, et l'on ne saurait imiter sans
tomber dans le ridicule les gestes gracieux sur lesquels elles rythment
de mauvaises passions.

Tout cela était fort bien conçu; malheureusement la blanche Aline
n'avait pas besoin de comprendre pour admirer.

Au milieu des jetés-battus, des battements, des branles et des
entretailles, la petite fille ne vit qu'une chose, c'est qu'un très joli
jeune homme (qui était peut-être bien une dame habillée en Prince
Charmant) recevait à chaque tableau les hommages enflammés de quarante
autres dames et que vraiment il les méritait.

Elle le trouva bien pris, élégant, prestigieux. Elle compara ses gestes
avec ceux des fonctionnaires qu'elle rencontrait au palais et elle lui
donna le prix de la grâce. Il eut aussi le prix de la beauté, celui de
l'esprit, celui du cœur. Elle le regardait la bouche ouverte et la tête
penchée sur l'épaule avec une expression de tendresse si profonde que
les dames d'honneur autour d'elle en eussent été bien inquiètes si
elles-mêmes n'avaient suivi les péripéties du ballet avec tant
d'absorbante passion.

Après le spectacle, elle demanda le nom de ce personnage éblouissant. On
lui dit que le rôle était joué par la danseuse Mirabelle.

Où demeurait cette belle personne? Au fond du parc, lui répondit-on,
dans les bâtiments des communs et pour deux nuits encore jusqu'à son
départ.

Comment lui exprimer qu'on était content d'elle? Par un présent, suggéra
une dame d'honneur mal inspirée.

La blanche Aline réfléchit.

Rentrée dans ses appartements et avant même de commencer sa minutieuse
toilette du soir, elle demanda un billet de banque afin de le mettre
sous enveloppe.

Un peu plus tard elle s'enferma dans son cabinet tendu de zinzolin,
comme pour se livrer à une toilette intime que la dame d'honneur ne
pouvait surveiller; puis, assise devant sa table et sûre de n'être point
surprise, elle écrivit ces simples mots:


«Mademoiselle,

«Vous êtes bien jolie. Voulez-vous me parler? Cette nuit, à deux heures,
je serai dans le parc, sous le grand amandier, près de la source.

«Ne dites à personne que je vous écris. Pour tout le monde, ce message
ne contient qu'une estampe bleue. Acceptez-la aussi pour ne pas me
trahir.

  «Princesse ALINE.»

Et puis elle glissa son estampe entre les feuilles de la lettre, écrivit
en guise d'adresse:

«À Mademoiselle Mirabelle»

et cacheta l'enveloppe à la cire afin qu'elle ne fût point ouverte.

La même dame d'honneur qui avait donné, dans la naïveté de sa
vieillesse, le conseil de ce présent, voulut bien se charger par
surcroît de porter le billet à la destinataire. Disons qu'elle était
inspirée d'abord par le louable désir de faire un acte charitable;
ensuite, par la tentation peut-être non moins vive de pénétrer à l'heure
des toilettes nocturnes parmi les filles de ballet. Car, pour une
vieille demoiselle, veiller au salut de son âme en s'instruisant des
dessous galants, c'est le programme du bonheur parfait.

Restée seule et bordée dans son petit lit frais, la blanche Aline se
sentit prise d'une émotion insoutenable. Elle essaya de se calmer
d'abord sur le côté droit, puis sur le côté gauche, sur le dos, sur la
poitrine, assise, accroupie, étendue, épanouie ou recroquevillée; mais
elle avait la fièvre dans toutes les positions et instinctivement elle
reculait jusqu'au bord de son matelas comme pour laisser place auprès
d'elle à un visiteur mystérieux.

Bien avant l'heure, elle se leva, chaussa des mules, ouvrit les rideaux
et regarda la lune entrer jusqu'au fond de la longue chambre.

La nuit brillait, tiède et légère. Par la fenêtre ouverte Aline
distinguait dans le lointain, au delà des pelouses brumeuses et des bois
immobiles, la terrasse blanche des communs où Mirabelle lisait sa
lettre.

--Que va-t-elle penser de moi? se dit la petite en rêverie.
Viendra-t-elle? Peut-être que non... Peut-être qu'elle est fatiguée...
Peut-être qu'elle a peur la nuit...

Pour occuper son attente, elle dessina sur son buvard une quantité de
petites figures sensiblement géométriques, des ronds, des barres et des
losanges, des grecques qui s'achevaient en spirales. Elle les ombrait
avec une conscience et une distraction parfaites. Et puis elle commença,
toujours au clair de lune, le portrait d'un bel inconnu qui avait trois
cheveux, quarante cils et l'œil beaucoup plus grand que la bouche.

Mais l'art ne suffisait pas à calmer son impatience.

Elle retourna devant sa psyché, laissa choir sa longue chemise blanche
et reprit son examen au point où elle l'avait laissé avant de rouvrir à
la dame d'honneur la porte de son cabinet. Toute jeune et ignorante
qu'elle fût, elle avait lu des contes de fées et comme il n'est question
que d'amour dans les récits du bon Perrault, elle avait compris très
vite à quel moment du rendez-vous l'amour devient ce qu'il doit être.
Elle savait que la Belle au bois dormant reçut le Prince dans son lit,
qu'on «leur tira le rideau» et qu'«ils dormirent peu», sans que l'auteur
les plaigne. Aussi, Line ayant l'instinct des caresses en même temps que
le désir d'en être l'heureux objet, elle ne doutait pas un instant que
les faveurs de son amant ne dussent aborder peu à peu à toutes les
parties de son corps où il serait doux de les attendre, et délicieux de
les retenir.

C'est pourquoi elle voulut être digne des égards qu'elle espérait bien,
sans les connaître exactement. Elle se poudra la peau. Elle se
contempla. Sur son étagère à parfums elle choisit de la verveine, du
cédrat et du foin coupé, parce que les essences végétales convenaient
particulièrement à un rendez-vous sous les arbres, et elle en mouilla
peut-être à l'excès le petit corps nu qu'elle aimait tant.

Deux bas à cordons furent vite mis, ainsi qu'une chemise de jour; le
corset, plus vite encore flanqué au fond d'une armoire à linge.
Là-dessus elle revêtit une robe Empire très légère, en serra la ceinture
haute avec une épingle double qui se dissimulait sous un petit nœud, et
constata que ce stratagème isolait en les soulignant les deux fruits
chaque jour plus précieux de sa poitrine adolescente.

Enfin les trois quarts sonnèrent avant l'heure tant espérée.

La blanche Aline mit un chapeau qui, lui aussi, était Empire, elle
enfila de longs gants sombres qui laissaient nu le haut de ses bras.

Elle était prête.

Alors, comme l'avait fort bien deviné le Grand-Eunuque, elle s'assit
dans la fenêtre ouverte, leva les deux jambes à la fois, tourna sur
elle-même et sauta.

Le saut n'avait rien de périlleux, la fenêtre étant au rez-de-chaussée.

Les pieds joints, elle tomba dans une platebande encore fraîche. Les
gardes veillaient le long du parc, mais non pas à l'intérieur. Personne
ne la vit passer.

Pour ne faire aucun bruit et pour rester dans l'ombre, elle suivit, le
long des allées, la lisière gazonneuse des bois.

Toute pressée qu'elle fût d'atteindre où elle allait, elle marchait avec
lenteur, comme si une petite fierté lui conseillait de ne pas arriver la
première.

Mais on avait fait sans doute, d'autre part, le même calcul, car sous le
grand amandier elle ne trouva personne.

Piquée, elle reprit sa promenade, erra, fit un long détour; et puis,
vaguement inquiète et commençant à douter si l'on viendrait à une heure
quelconque, elle se cacha tout près de l'arbre et regarda obstinément
dans la direction du bâtiment blanc.

Soudain, elle eut une vision.

                   *       *       *       *       *

Mirabelle, comprenant qu'elle perdrait tout prestige si elle se montrait
en robe de ville à cette enfant qui adorait en sa personne le Prince
Charmant, avait gardé son travesti pour aller à ce rendez-vous qui lui
plaisait à plus d'un titre.

Et la blanche Aline, extasiée, vit venir à elle du fond de la pelouse le
même jeune homme tant aimé par les quarante dames du ballet, mais
beaucoup plus bel encore, remuant son costume à paillettes dans l'aube
d'une lune enchantée, et fixant les yeux sur elle.



CHAPITRE II

OÙ PAUSOLE, NON CONTENT D'AVOIR PRIS UNE RÉSOLUTION, VA JUSQU'À
L'EXÉCUTER.

  Vous aurez des envieuses et des ennemies; et votre beauté ne donnera
  pas plus tôt de l'amour à Soliman qu'elle donnera de la haine à toutes
  les sultanes.

  SCUDÉRY. _Ibrahim ou l'illustre Bassa._--1641.


Laissant Taxis et Giglio en présence, le Roi Pausole se rendit dans ses
appartements privés où l'attendait la Reine Denyse, la même qui lui
avait conseillé d'écrire une lettre à saint Antoine pour retrouver la
blanche Aline.

La pauvre reine, malgré tous ses soins, n'avait pu dissimuler que bien
mal sous la crème et la poudre de riz quatre estafilades parallèles qui
lui déchiraient le sein gauche.

Elle fit le récit de ses infortunes.

Diane à la Houppe, ramenée au harem après son réveil solitaire, avait
été prise d'un accès de désespoir et de sanglots sur un divan. Entourée
de mauvaises amies, exaspérée par les ricanements, plaisantée à la fois
sur son curieux physique et sa passion de mauvais ton, elle s'était
redressée toute pleurante encore, la bouche amère, les mains en griffes.
Et au lieu de s'en prendre à celles qui dansaient une farandole autour
de ses larmoyades, elle avait cherché par toute la grande salle la douce
et innocente Denyse pour lui balafrer la poitrine et se venger de lui
céder sa place.

Pausole écouta cette histoire d'une oreille souvent distraite. Il avait
pris la Reine Denyse dans un lot de douze adolescentes offertes par une
cité loyale, et s'il ne l'avait pas renvoyée à sa mère, c'était qu'un
sentiment de pitié l'avait retenu de faire affront à une jeune fille
devant ses concitoyennes; mais il ne l'aimait point; il la trouvait
insignifiante et prude, avec quelque gaucherie. Pour concilier sur sa
personne les règlements du harem et les principes de la bienséance,
Denyse avait accoutumé de porter devant elle un petit pagne de dentelles
qui la faisait ressembler à une sauvagesse élégante et qui, d'ailleurs,
instable, voletant et mal fixé, produisait le résultat justement opposé
à sa destination réelle. Pausole, qui avait, lui aussi, des principes,
favorisait le nu, mais blâmait le transparent. Le costume de la Reine
Denyse le choquait jusqu'à l'offusquer.

Il dîna fort tard, s'en alla sur la terrasse méditer l'événement grave
auquel il s'était résolu; puis, quand minuit sonna, il fit observer à sa
pieuse compagne qu'on était arrivé au samedi de la Pentecôte et qu'il
croyait lui être agréable en ne l'égarant point au sein des voluptés un
jour de vigile et de jeûne.

Ceci dit, il l'envoya coucher au harem afin que Diane à la Houppe en fût
consolée.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain se leva l'aurore d'une journée trois fois solennelle.
Pausole regarda les murs de sa chambre, ses tapis, ses bibelots, ses
cadres familiers; il songea en frissonnant qu'il ne les verrait pas le
soir... Sous l'émotion du premier réveil, qui est voisin du cauchemar,
il eut le pressentiment de toutes les calamités qui attendent au coin
des routes les chercheurs d'aventures.

Sa demeure était celle de la paix, du repos, du bonheur tranquille et de
l'égalité des heures. Quelle aberration le poussait à quitter de si
douces richesses?--Dans un souvenir pastoral, les vers d'une triste
idylle écrite par La Fontaine flottèrent devant sa mémoire rêveuse, et,
sous la forme symbolique d'un petit pigeon déplumé, le Roi Pausole se
vit périr dans un lamentable destin.

Cette impression ne dura guère.

Un matin radieux emplissait la chambre. La nouvelle camérière, devenue
plus hardie, parlait d'une voix fraîche et zélée, donnait des
renseignements qu'on ne lui demandait point, osait même poser des
questions. Sa Majesté aurait beau temps. Le vent venait du nord. Il
avait plu un peu. L'autre camérière était bien souffrante; les médecins
parlaient d'une métrite. Il y avait eu dans la soirée une retentissante
dispute entre M. le Grand-Eunuque et le jeune page Giglio. Sa Majesté le
savait-elle?

Pausole, excédé, faillit la menacer de lui faire subir par toute la
compagnie des pages le même traitement qu'à son amie, mais ne sachant
s'il la frapperait de terreur ou de convoitise, il la pria tout uniment
d'aller chercher M. le Grand-Eunuque, en suivant la voie hiérarchique.

Sur ce, il mit pied à terre et endossa une robe de chambre.

Eh bien, Giguelillot avait eu raison, Pausole n'en doutait plus. La paix
touchait à l'ennui, le repos à l'accablement, l'égalité des heures à la
mélancolie. Cette chambre, à la bien examiner, était simplement
fastidieuse. Cet horizon, dont il croyait suivre avec intérêt les
métamorphoses nuancées, avait épuisé pour lui, depuis longtemps, la
gamme restreinte de ses lumières. Un petit esprit pouvait seul borner
ses curiosités aux quinze figues de la terrasse, aux trente aloès de la
haie. Il y avait d'autres figuiers, d'autres hampes jaunes en Tryphême.
L'excursion serait féconde en agréments inattendus.

Ainsi Pausole connaissait l'art d'échapper à tous les regrets en
changeant la définition du bonheur sous la dictée des circonstances.

                   *       *       *       *       *

L'entrée dramatique de Taxis, interrompit ses réflexions.

Le huguenot se plaça devant la porte comme s'il était prêt à sortir au
cas où sa requête eût reçu échec, et il réunit par le bout l'index et le
pouce de sa main droite, non point avec la signification que donnaient à
ce petit geste les courtisanes athéniennes, mais pour marquer qu'il
s'exprimait en termes d'ultimatum:

--Sire, déclara-t-il, une question, une seule: Suis-je encore Maréchal
du Palais?

--Je ne comprends pas, répondit Pausole.

--Je précise d'un mot. Suis-je le chef, le collègue ou le subordonné du
page nommé Giglio?

Pausole haussa les épaules.

--Quelle diantre de mouche vous pique à toute heure, Taxis! La question
ne se pose point. Nous allons partir dans quelques instants. Je n'emmène
que lui et vous. Je ne vois pas dans quel but j'établirais la suprématie
d'un de mes conseillers sur l'autre, alors que tous deux sont à mes
côtés et ne relèvent chacun que de mon commandement.

--Sire, nous allons partir, mais nous ne sommes point partis. Quelle que
soit l'aversion de Votre Majesté pour la pompe et le cérémonial, son
départ exige des préparatifs, et son absence des précautions. Or, le
jeune page dont il s'agit, animé d'un zèle inutile, prétend s'inspirer
de vos secrètes préférences pour blâmer toutes mes mesures et en
proposer d'autres. Je demande s'il est autorisé à prendre cette attitude
qui paralyse mes actes et blesse ma dignité.

--Allons! encore un conflit! s'écria Pausole. Je ne m'en mêlerai pas! Ce
jeune homme m'a parlé. Il est plein de sens. C'est un esprit juste et
sagace. Je ne me priverai point de ses conseils. Vous, Taxis, vous avez
aussi vos qualités dont personne ne songe à faire fi. Vous êtes
déplaisant, mais indispensable, et je n'entends pas qu'on vous paralyse.
Réglez donc à l'amiable votre différend et tâchez de vous mettre
d'accord sans que j'aie à prendre parti.

--C'est impossible.

--Et pourquoi donc?

--Entre les principes de ce jouvenceau et les miens propres, que Votre
Majesté semble estimer à titre égal, il y a incompatibilité absolue. Il
faut que l'un de nous deux cède, ou casse. J'attends de votre bouche,
Sire, le nom du sacrifié.

                   *       *       *       *       *

Le Roi frotta d'un geste impatient une allumette qui éclata comme
l'expression même de sa mauvaise humeur. Il fuma en silence pendant
quelques minutes, puis:

--Alors, c'est fort simple, dit-il. Vous commanderez à tour de rôle.

--Ah! fit sèchement Taxis.

--Vous vous partagerez la journée. De minuit à midi, vous, Taxis, vous
aurez la haute main. Ce sont précisément les heures où je ne vous verrai
pas, mon ami. Vous veillerez sur mon sommeil et au besoin sur mes
plaisirs. Plus tard, de midi à minuit, votre successeur dirigera ma
route et inspirera mes volontés. Je crois avoir trouvé ainsi une
solution qui éloigne toute chance de froissements.

L'œil amer, Taxis conclut en ces mots:

--Il est écrit: «J'aurai le même sort que l'insensé; pourquoi donc ai-je
été plus sage?»

Et, s'inclinant, il sortit.

Trois heures après, le Roi Pausole, entre son page et son huguenot,
précédé par quarante lances et suivi de nombreux bagages, chevauchait
pour la première fois sur la route de sa capitale.



CHAPITRE III

COMMENT LE MIROIR DES NYMPHES DEVINT CELUI DES JEUNES FILLES.

    Salvete æternum, miseræ moderamina flammæ
    Humida de gelidis basia nata rosis.

  JOANNES SECUNDUS.


La source et le grand amandier étaient situés dans le canton le plus
reculé du parc. Seule, la blanche Aline aimait assez les longues
promenades pour aller quelquefois visiter le silence de ce refuge perdu.

L'eau, d'une gueule de satyre aux oreilles foliesques, tombait dans une
cuve naturelle de terre rouge et d'herbes vertes où s'enracinaient des
lauriers-roses en touffes compactes. Ce n'était point la vasque moisie
et lépreuse de nos jardins où la source inutile vient inonder une terre
déjà molle de pluie. C'était une naissance de fleurs dans le sol pourpré
du Midi, une fontaine de sève, une urne génitrice d'où la vie ruisselait
en verdures mouvantes, et le vieux satyre, fils de Pan, regardait la
jeunesse des bois descendre éternellement de ses lèvres.

Au-dessus du mascaron cornu, que la blanche Aline prenait pour le
diable, deux nymphes de marbre s'enlaçaient, debout et penchées sur le
bassin obscur. À la fin de chaque hiver l'amandier les couvrait de ses
petites églantines. L'été, elles prenaient sous le soleil toutes les
couleurs de la chair. La nuit elles redevenaient déesses.

                   *       *       *       *       *

Près de cette eau fertile et sombre qu'on nommait le Miroir des Nymphes,
la petite Princesse en robe Empire vit venir à elle son Prince Charmant
qui remuait sa veste à paillettes dans l'aube d'une lune enchantée.

Elle l'aperçut du plus loin qu'il se montra sous les arbres, semblable à
une fine étoile blanche. Puis elle le vit grandir et se préciser. Il
marchait d'un pas tranquille, cueillait parfois des feuilles aux rameaux
et les respirait comme des corolles. Il paraissait et s'éclipsait selon
les zones d'ombre et de clarté. Line ne s'était jamais sentie aussi
émue. Si jalouse qu'elle fût de l'embrasser tout de suite, elle recula
jusqu'à la fontaine et, la main devant la bouche, n'osa pas lui dire un
mot.

--Vous m'avez appelée; me voici, fit Mirabelle, tendrement.

Line ouvrait des yeux énormes. Elle regardait son Prince des pieds à la
face, mais surtout dans les prunelles.

Il était nu-tête, les cheveux foncés et coupés court et flottants autour
des oreilles. Son regard était profond et fixe avec une expression très
douce qui n'allait pas jusqu'au sourire. Elle vit le cher visage se
pencher vers le sien, et, comme elle fermait les yeux, deux lèvres
chaudes s'y posèrent.

L'ombre noire des nymphes enlacées cachait les jeunes filles debout.
Line tremblait. Les deux lèvres avec lenteur tramèrent leur caresse
autour de sa joue et ne s'arrêtèrent que sur sa bouche.

--Ah!... fit-elle enfin.

Mirabelle se sépara. Cette fois un sourire léger mais toujours tendre
effilait ses yeux margés de noir...

Elle leva les sourcils et regarda autour d'elle.

--Non. Nous sommes seules, répondit Line. Restez.

Puis, se reprenant:

--Venez avec moi.

                   *       *       *       *       *

À quelques pas derrière la source, il y avait un petit temple grec, cinq
colonnes corinthiennes soutenant une coupole ronde. Les colonnes étaient
murées jusqu'à mi-hauteur. Un large banc circulaire au cœur du monument
plein d'ombre portait des coussins de varech, et le lieu était si
confidentiel qu'à peine assise près de la danseuse, Line s'enhardit
jusqu'à lui parler.

--On vous a remis ma lettre?

--Vous le voyez.

--Savez-vous pourquoi je vous ai demandé de venir?

Mirabelle fut très prudente.

--Pour causer avec moi, dit-elle.

--Mais oui.... Et vous êtes là, et je n'ai plus rien à vous dire...

Mirabelle lui prit la main. Line crut sentir qu'elle tremblait à son
tour.

--Je voulais aussi vous voir de tout près, continua-t-elle. Vous êtes si
jolie!... jolie comme un jeune homme... Pendant tout le ballet je n'ai
regardé que vos yeux... Et je vous envie, si vous saviez! Je suis bien
triste d'être blonde; j'aurais voulu être brune comme vous; mais
vraiment tout à fait comme vous; être votre sœur...

Mirabelle jugea inutile de protester.

Line tendit elle-même ses lèvres.

--Embrassez-moi comme tout à l'heure, voulez-vous?

Et quand leurs bouches se désunirent:

--Comme c'est délicieux! reprit-elle. Qui a pu vous apprendre cela?

--Je l'ai inventé, dit la danseuse.

--Oh! que c'est bien! Quel âge avez-vous?

--Dix-huit ans. Et vous?

--Quatorze... Voulez-vous recommencer?

Le jeu était dangereux pour la jeune Mirabelle. Si maîtresse qu'elle fût
de son attitude, si décidée à ne rien brusquer, à préparer ses voies par
le ménagement, la lenteur et l'insinuation, il y eut dans sa pensée un
moment de trouble où elle ne put se contenir. Elle tâtonna d'abord la
robe à l'endroit où les petits seins en gonflaient l'étoffe mince et
chaude; puis, profitant des facilités exceptionnelles que l'habillement
de la blanche Aline offrait aux gestes sympathiques, elle risqua
certaines recherches qui témoignaient, sinon encore de ses
complaisances, au moins de ses curiosités.

Line, docile et instinctive, se prêtait volontiers à tout. Mirabelle en
perdit l'esprit. Encouragée par les ténèbres, certaine qu'on ne verrait
point le sang des voluptés affluer à son visage, elle s'abandonna
mystérieuse au frisson qu'elle sentait proche et ne sut en modérer ni
l'ondulation, ni le soupir, ni les soubresauts. Déjà elle reprenait
conscience quand Line, inquiète, mais rassurante, lui demanda:

--Vous avez froid, mon amie? Vous grelottez...

--Une petite faiblesse... dit Mirabelle. Ce n'est rien... J'y suis
habituée...

--Voulez-vous marcher un peu?

--Oui...

--Venez. Le parc est désert. Nous irons où il vous plaira.

Line laissa retomber sa jupe et se leva pour sortir.

                   *       *       *       *       *

Toutes deux reparurent sous le clair de lune.

La robe verte et la veste à paillettes errèrent ainsi quelque temps
autour de la source gloussante.--L'une était d'émeraude et l'autre
d'argent, mais, quand elles voulurent mirer dans le bassin leurs formes
enlacées d'après les nymphes de marbre, elles virent que la nuit
assemblait leurs couleurs à la teinte de l'eau et des bois.

Mirabelle ne parlait point. Son trouble et son désir, à peine suspendus,
renaissaient. Elle connut qu'elle était éprise.

Dès lors elle ne songea plus qu'aux moyens de l'être avec succès.
Assurément quelques heures lui appartenaient encore, mais c'eût été les
perdre que de les employer selon ses tentations présentes. Une idée
romanesque lui traversa l'esprit; elle l'examina en silence, la trouva
réalisable et avant de l'exprimer voulut la suggérer, tant elle avait
d'artifice.

--Adieu, dit-elle soudain. Je ne vous reverrai plus.

La blanche Aline devint toute pâle.

--Oh! pas encore... supplia-t-elle.

--Il le faut.

--Mais je ne vous ai pas vue, je ne vous ai rien dit... Vous venez, et
puis tout de suite vous voulez partir... Je vous ennuie peut-être; vous
ne comprenez pas pourquoi je vous ai appelée? Moi-même je ne le sais
qu'à peine, mais je suis bien heureuse quand je vous prends la main.

Mirabelle la serra dans ses bras.

--Restez là, je vous en prie, continua la jeune fille. Restez, ou alors
revenez demain à la même heure... Je vous attendrai...

--Demain? Mais nous partons à l'aube.

Line devint encore plus pâle et peu à peu se mit à pleurer.

--C'est vrai?... C'est vrai, vous partez? Et quand reviendrez-vous?

--Jamais...

--Mais je n'ai que vous à aimer; ne le savez-vous pas? Hier au théâtre
j'ai bien compris qu'il y avait quelque chose entre vous et moi et qu'il
fallait nous réunir et que vous seriez mon amie. Je vous appelle, je
vous attends, nous mêlons nos bouches, et puis c'est fini pour toujours?
Si vous vous en allez, je m'en vais avec vous.

L'étreinte de Mirabelle se dénoua.

--Eh bien, partons! Je vous emmène.

--Vraiment? Vous voulez bien?

--Venez.

--Avec vous seule?

--Oui. Je quitterai mes camarades. Nous serons l'une à l'autre, et
seules toujours.

--Oh!... Et pour où partons-nous?

--Pour mon pays.

--Non! non! Restons à Tryphême.

--Ce n'est pas possible. Demain vous seriez découverte.

--Comment?

--Par les ordres du Roi.

--Papa? Vous ne le connaissez guère! C'est une grave décision que de
m'envoyer chercher. Quand il la prendra, nous serons loin!



CHAPITRE IV

OÙ PAUSOLE ET SES CONSEILLERS MANIFESTENT LEURS CONTRASTES.

    Tu dis que j'ay vescu maintenant escolier
    Maintenant courtisan et maintenant guerrier
    Et que plusieurs mestiers ont esbatu ma vie?
    Tu dis vray, prédicant; mais je n'euz oncq'envie
    De me faire ministre, ou comme toi, cafard.

  RONSARD.


Pausole, son page et son huguenot chevauchant de compagnie entre
l'escorte et les bagages, montaient trois animaux qui symbolisaient
assez bien les différences de leurs caractères.

Le Roi, qui avait mis sous sa couronne légère un voile de batiste
blanche en guise de couvre-nuque, était assis dans une selle qui
ressemblait à un fauteuil, car elle avait dossier, oreillères, coussins
frais, bras moelleux et parasol. Deux tiges de métal filiforme,
invisibles à distance, soutenaient à hauteur de ses mains le sceptre et
le globe du monde; mais le globe enfermait une gourde à porto, et le
sceptre un éventail.

La mule Macarie, personne nonchalante, portait ce faible édifice d'un
air distrait et résigné, le même air que prenait Pausole sous le poids
des charges de l'État. Elle était blanche de robe avec le bout de la
queue et le toupet gris souris. Son pas était relevé, mais lent. Jamais
elle ne dormait moins de seize heures par jour.

Taxis montait le noir Kosmon, cheval hongre, sans vices, sans vertus et
d'ailleurs aussi stupide que seul un cheval peut être. Kosmon n'avait ni
race ni forme. Son maître l'estimait toutefois, car il partait toujours
du même pied, méprisait la senteur déshonnête que répand la queue des
pouliches et connaissait si bien le sentiment de son devoir qu'il serait
allé tout droit dans les fossés, si l'on avait oublié de lui tourner la
bride à temps.

Giglio avait choisi dans les écuries du Roi un jeune zèbre couleur de
feu, avec quatre balzanes, le dos tigré de noir et le chanfrein étoilé.
L'animal avait nom Himère; il était pétulant et capricieux. Sa robe
allait de pair avec le costume du page et depuis la plume antenne
jusqu'aux petits sabots de la troisième paire de pattes ils avaient
l'air de composer un centaure coléoptère aux élytres de flamme et au
corselet bleu.

                   *       *       *       *       *

--Voyez, Sire, dit Taxis, en montrant les porteurs de lances, voyez
comme cette avant-garde est exacte et bien ordonnée. Les chevaux et les
cavaliers sont tous de la même taille; les lances ont passé à la toise
et les casques au gabarit. Je connais la vie de ces quarante hommes. Ce
ne sont pas là des soudards ni des coureurs de cotillons. Chacun d'eux
porte en sa besace la Bible d'Osterwald, édition expurgée. Je les ai
stylés de telle manière que si je leur demandais tout à l'heure de me
citer un verset qui les réconforte au milieu de leur tâche actuelle et
qui s'applique aux circonstances, tous ensemble citeraient le même
passage: _Fais-moi vaincre mes adversaires, mais garde-moi de l'homme
violent_, comme il est dit au psaume XVIII.

Giglio se haussa sur la barre de ses étriers:

--Cette escorte carrée avec ses lances en l'air est bête comme une herse
renversée sur une route. Elle n'est ni forte ni martiale. Ces gens ne
savent pas se tenir en selle; ils sont droits, mais à la façon du valet
de pied sur un siège ou de la dame de comptoir dans une salle de
restaurant. Ils tiennent leurs lances comme des chandelles et leurs
brides comme des serviettes. Il suffit de les voir de dos pour
comprendre ce qu'ils sont et qu'au premier coup de carabine ils
fileraient avec mon zèbre. Moins légèrement peut-être.

--Les pauvres gens! dit le Roi Pausole. Que leur casque doit être chaud
et leur pique pesante à porter! Pourquoi n'ôtent-ils pas leur veste par
le temps accablant qu'il fait aujourd'hui? Ont-ils au moins leur gourde
à rhum et des pêches dans leur musette? Taxis, vous êtes impardonnable
si vous n'y avez pas songé.

Taxis étendit sa main sèche:

--Je leur donne, déclara-t-il, le plaisir de la privation. C'est là une
joie supérieure. Ils savent qu'il y a, dans les prés, des ruisseaux où
l'on peut boire, et, sur les bords de la route, des cabarets gorgés de
tonneaux, tandis qu'ils ont la gorge aride, la langue sèche et le ventre
creux. Ils savourent la jouissance amère de la soif. Moi qui viens,
hélas! de me désaltérer, j'envie leur bonheur dont je me prive par une
mortification double.

À demi retourné sur sa selle, le Roi regarda son ministre. Il l'examina
en détail depuis ses souliers plats et ternes jusqu'à son chapeau de
feutre crasseux et brossé. Il observa la redingote étroite, le ruban de
la boutonnière et l'usure des huit boutons. Il remarqua les ongles
carrés, les narines plates, les cheveux longs et gras, les lèvres
verticales.

Puis, arrêtant sa mule pour la faire pisser, et reprenant en arrière une
attitude confortable, il prononça négligemment:

--Taxis, il fait bon pour vous que vous soyez indispensable, car vous
êtes un vilain merle.

                   *       *       *       *       *

La matinée s'achevait dans une éblouissante lumière. L'ombre des vieux
platanes qui bordaient la route s'accourcissait de plus en plus. La
poudre de la voie blanche gagnait les talus de gazon. Devant le pas des
trois montures, quelques lézards traçaient avec prestesse des zigzags de
foudre verte.

Au delà des fossés, à droite et à gauche, les jardins des fleurs royales
offraient leurs massifs bombés et leurs serres mouillées d'eau fraîche.
On cultivait là des milliers d'espèces rares et des variétés inédites
que créait au jour le jour l'esprit ingénieux des horticulteurs. Chaque
matin on apportait au harem des brassées de corolles humides, des
feuillages légers, des palmes. Les jardiniers avaient inscrit sur des
registres noirs de ratures les caprices variables de toutes les Reines,
et chacune d'elles recevait au réveil dans un petit vase à long col sa
fleur de prédilection.

Pausole et ses deux conseillers passaient devant la dernière serre quand
l'horloge encastrée à son fronton de mosaïque sonna les quatre quarts et
les douze coups de midi.

Aussitôt le page, d'un talon vif, amena son zèbre nez à nez avec le
cheval de Taxis:

--Monsieur le Grand-Eunuque, dit-il, vous connaissez le désir de Sa
Majesté. Voici l'heure où je vous succède. Veuillez me remettre le
commandement.

--Recevez-le du Roi! répondit Taxis revêche.

--Je te le donne, petit, fit Pausole.

Giglio salua, ramena sa bête et cria du côté de l'escorte:

--Demi-tour! Rassemblement!

Les quarante gardes accoururent.

Alors, facilement campé sur la selle, les jambes longues et la plume
haute, le page leur parla en ces termes:

--Compagnons, monsieur, que voici, et qui commandait ce matin, vous a
mis en main des instruments dont vous n'aurez rien à faire. Les routes
sont sûres, Tryphême est en paix, le Roi est aimé de son peuple; vous
n'aurez jamais à plonger vos piques, depuis l'omoplate jusqu'à
l'épigastre, dans le large dos d'un barbare. C'est clair. Or, en art, il
faut que tout ait sa destination. Ce qui ne sert à rien est idiot. Vous
allez donc engager le fer par la fente de cette muraille et peser
jusqu'à ce que le bois en soit rompu dans la douille. Exécutez le
mouvement.

--Sire! Mais Sire... supplia Taxis.

--Laissez, dit Pausole. Cela est fort bien conçu.

Les quarante gardes brisèrent tout ce qu'on voulut.

--Gardez les hampes! dit Giglio. Et maintenant suivez-moi.

Ils entrèrent aux Jardins des Fleurs.

Le page parcourut les allées, inspecta les massifs, pénétra dans les
serres. Il se fit présenter par les botanistes les fleurs à longue tige,
iris, anthuriums, lis à bandes, lis tigrés, lis de Pomponne, et finit
par s'arrêter devant des tulipes gigantesques.

--Voilà ce qu'il nous faut, dit-il. Que chacun de vous attache avec des
joncs une de ces tulipes au sommet de la hampe et la porte par les
chemins avec le même respect que si c'était le drapeau.

Puis il offrit au Roi une rose, à Taxis une araignée. Il prit pour
lui-même un arum.

Toute la troupe reprit sa marche le long de la route éclatante.

--C'est admirable! dit Pausole. Mais ces gens avaient soif et je crois
qu'ils n'ont pas bu.



CHAPITRE V

OÙ MIRABELLE DÉVOILE SA PETITE ÂME MALICIEUSE ET SENTIMENTALE.

    Sur la Sallé, la critique est perplexe:
    L'un assure qu'elle a fait maint heureux,
    L'autre prétend qu'elle aime mieux son sexe,
    Un tiers répond qu'elle éprouve les deux...

  _Chanson sur Mlle Sallé, danseuse à l'Opéra._--Recueil de
  Maurepas.--1735.


Décidées à fuir la nuit même, les deux jeunes filles rentrèrent chacune
dans leur chambre pour y faire les préparatifs de leur petit voyage à
pied.

La robe Empire courut sur les pelouses noires, monta l'escalier du
perron, suivit la terrasse à galerie, se releva pour enjamber la fenêtre
ouverte d'un salon et disparut dans le palais dormant.

Le costume à paillettes s'éloigna le long du ruisseau, puis à travers la
clairière, et les deux nymphes de marbre du haut de leur piédestal le
virent s'éteindre sous une maison lointaine, comme une petite étoile qui
se couche.

Il se coucha en effet, et fort rudement, sous une chaise longue. On jeta
sur lui les petits souliers à boucle, les bas blancs, la chemise
elle-même. Puis la jeune Mirabelle, éclairée par une bougie et nue comme
une jeune fille seule, plongea des deux mains dans une malle à robes où
il y avait d'ailleurs plus de vestons que de corsages.

Elle y prit une chemise à col plat, de celles qu'on laisse encore porter
à certains fils de jolies femmes quand ils feraient beaucoup mieux de
n'avoir pas seize ans. Elle se mit un caleçon rayé, un pantalon bleu
sombre, une large cravate blanche à coques, un gilet blanc, un veston
court et un canotier pour dames.

Ainsi vêtue, les mains dans les poches et le regard derrière l'épaule,
elle se jeta devant la glace un coup d'œil qui devint un clin d'œil et
vite une petite œillade. Mirabelle avait l'œil gai.

Elle murmura même une phrase à la fois métaphorique et familière dans la
langue sibylline dénommée «argot», phrase où elle exprimait que son
travesti la réconciliait un instant avec un sexe naïf et laid qui
n'était pas tout à fait le sien.

Car dissimuler serait vain. Mirabelle ne se sentait pas d'inclination
vers les messieurs. La force du mâle, le cou de taureau, les biceps
comme des bouteilles et les pectoraux comme des tables... non,
évidemment ce n'était pas pour elle que les dieux avaient créé leur
chef-d'œuvre. Elle n'aimait ni la moustache, ni la barbe, ni le menton
bleu. Oh! cela ne l'empêchait pas d'accepter un ami, et même un ami
inconnu, quand on l'en priait poliment. Elle passait pour se livrer en
dehors de tout spectacle aux exercices les plus recherchés, et, là comme
en scène, sa conscience d'artiste l'obligeait à feindre une exaltation
qui ne l'agitait pas à cet instant même. Ces petits ballets particuliers
où elle mimait un rôle si tendre ne faisaient point qu'elle ne détestât
de jour en jour davantage ceux qui lui en demandaient l'effort. Elle s'y
résignait, la pauvre enfant, parce que les visites des spectateurs chez
les danseuses sont précédées et suivies de formalités invariables
auxquelles on s'accorde à trouver une grande force de persuasion. Mais
sa conception de l'amour supposait des façons encore plus délicates, et
sa conception de l'art se fondait sur la symétrie. Or, l'homme tel
qu'elle l'avait connu jusque-là s'était montré le plus souvent
sentimental comme un bilboquet (on ne saurait mieux dire que ne dit
Gavarni) et d'autre part il est regrettable mais nécessaire de constater
qu'une dame et son cavalier, à l'instant où ils se composent, forment un
couple hétéroclite, ou, pour mieux dire, dépareillé.

Ces considérations soutenues par l'entrain d'un penchant naturel avaient
amené la petite danseuse à blottir ses voluptés dans un cercle d'amies
intimes. Prudente, elle avait commencé par ses jeunes camarades, d'abord
de l'école primaire et puis du corps de ballet. On lui répondait
toujours oui, de la voix, du geste ou du regard, selon les pudeurs
particulières. Certaines acceptaient sans dessein de cultiver là une
passion d'âme, mais aucune ne savait résister à l'attrait d'une
expérience inoffensive et clandestine.

Six mois après ses débuts de travesti, sa réputation était grande, et
aussi celle de son théâtre. Elle invitait. Même elle avait un «jour» où
elle réunissait chez elle, dans une intimité très nue, dix ou douze de
ses familières qui jugeaient inutile de se dissimuler leurs goûts
partagés. Et cela devint assez scandaleux pour tenter les femmes
honnêtes.

Celles-ci se déclarèrent elles-mêmes, par émissaire, par lettre ou par
abordage. Elles offraient d'estimables, de solides cadeaux, et
demandaient seulement deux promesses: la volupté, qu'elles appelaient le
vice, et le mensonge, qu'elles appelaient le mystère.

Mirabelle, extrêmement flattée, se jeta dans les aventures. Bientôt
lasse de ses anciennes et modestes partenaires qui eussent mérité
pourtant un traitement moins cavalier, elle sauta de la scène dans la
salle avec des ailes de papillon. D'innombrables révélations
l'attendaient encore, et elle les voulait toutes. Elle les eut. Elle
connut les joies de l'adultère, l'étroitesse du fiacre, l'odeur du
meublé, l'heure trop courte, le faux nom et la poste restante. Il n'y
eut pas jusqu'à l'émotion suprême du flagrant délit que le ciel ne lui
fît apprendre, peut-être bien pour l'avertir. Un mari pénétra un jour
dans un cabinet particulier où, bien qu'il n'y eût pas d'homme--et pas
de lit--il se déclara supplanté. Mirabelle ne se tenait pas de joie; si
grande est l'inconscience du crime.

Mais voilà déjà trop de généralités sur ce personnage ambigu. Nous
n'irons point jusqu'aux détails; aussi bien ne seraient-ils point
décents.

Ici nous nous bornons à expliquer pourquoi Mirabelle en scène avait
distingué d'un œil infaillible la blanche Aline émue par le charme de
sa danse; pourquoi son regard, de perspicace, était devenu attirant;
pourquoi elle n'avait pas été surprise de recevoir, deux heures après,
un billet de rendez-vous; et enfin comment elle-même se laissant pincer
la patte dans le piège d'une tentation plus forte que sa prudence, elle
abandonnait sa troupe comme le Prince Charmant du ballet, pour enlever
la fille du Roi.

                   *       *       *       *       *

Pendant ce temps, la jeune Aline était rentrée dans sa chambre. Elle
avait pris sur sa coiffeuse un étui de rouge, une boîte à poudre, un
porte-monnaie qui se trouva plein, et quelques petits objets de
toilette; bref, tout ce que la dame d'honneur énuméra devant le Roi
Pausole en remplissant le triste devoir de lui remettre le billet
trouvé.

Ce billet, Line l'écrivit en deux minutes. Elle n'espérait guère se
faire pardonner, mais elle ne voulait pas que personne fût inquiet d'une
santé aussi précieuse que la petite sienne.

Ses sentiments intérieurs disparaissaient autour de sa joie comme les
étoiles devant la lune. Et sa joie était d'un éclat à peine retenu par
le silence.

Si les dames d'honneur ne l'entendirent pas sauter, courir, battre des
mains et jeter son _Télémaque_ dans le tub en signe d'émancipation, ce
fut peut-être (et j'ose à peine en exprimer l'hypothèse) parce que les
coupables gardiennes avaient abandonné leurs chambres voisines pour
quémander ailleurs les douces lassitudes qui guérissent de l'insomnie.

Quoi qu'il en soit, la blanche Aline s'enfuit dans une hâte presque
bruyante, encouragée par le mystère où son premier départ était demeuré
caché.

Elle courut par les bois au Miroir des Nymphes, et d'abord n'y vit
personne.

                   *       *       *       *       *

L'eau ruisselait et gloussait toujours. Le mascaron diabolique et les
deux nymphes très pâles sur le fond obscur des arbres étaient les seuls
habitants de ce coin redevenu désert.

Line remonta vers le petit temple, fit du bruit, appela doucement.

Lente et lasse, Mirabelle sortit de l'ombre entre les colonnes.

Elle avait changé pour un autre son costume à basques d'argent: il y eut
une brève déception; mais tout de suite on reconnut qu'elle était encore
plus jolie ainsi vêtue à la moderne, et qu'au-dessus du grand col blanc
ses cheveux plus sombres semblaient noirs.

Elle ne souriait pas. Elle soupirait fort. Travestie en amoureux de
quinze ans, elle avait pris devant son amie l'air plaintif et désolé qui
convient à cet âge viril. Ce n'était point pourtant qu'elle voulût jouer
un rôle. Le seul poids de son émotion avait altéré son front sous une
lourde mèche de deuil. Un sentiment profond de la gravité des
circonstances et du souvenir qu'elle aurait toujours de cette heure très
juvénile arrêta son petit cœur battant. Elle se vit plus tard,
miséreuse sans doute, vendant des oranges rue Saint-Denis, ou des
crayons dans la Canebière, à l'âge où l'un et l'autre sexe après s'être
entendus longtemps pour la trouver digne de désir, continueraient à
s'accorder pour la laisser mourir de faim. Elle devinait déjà que les
femmes résument en quelques instants lumineux un immense passé plein
d'ombres, et elle savait qu'au delà de sa jeunesse elle reverrait
jusqu'à la fin par-dessus tous les oublis le décor lunaire et ténébreux
de cette nuit exaltatrice.

Alors, elle prit par la main la petite Princesse Aline et la fit entrer
à sa suite dans le cercle d'obscurité qu'enfermaient les six colonnes
grecques.

Elle revécut un peu plus tristement l'heure déjà morte pour toujours où
elle avait senti avec tant de frisson qu'elle engageait sa liberté.

En souvenir, elle prit au coussin un petit nœud d'étoffe blanche et
verte.

Plus près de la source elle cueillit une feuille odorante et une fleur
sans parfum qu'elle unit dans son mouchoir.

Enfin, sous la bénédiction des jeunes nymphes semblables et nues qui
étendaient deux mains au-dessus de l'eau et s'unissaient par les deux
autres, Mirabelle posa lentement sur les yeux de la blanche Aline un
baiser qui lui parut délicieusement fraternel.

                   *       *       *       *       *

--Tu veux bien me suivre?

--Oh! oui!

Les lèvres se pressèrent. Line ferma les yeux.

Mirabelle se raidit et murmura:

--Tu m'aimes?

--Oh! oui! oh! oui!

--Répète... Dis-le toute seule... Dis-moi: «Je t'aime, Mirabelle.»

--Je t'aime, Mirabelle.

--Tu ne regretteras rien?

--Je n'ai rien.

--Tu me suivras partout?

--Pas trop loin, si tu veux... Mais j'irai où tu seras... Tu es mon
amie...

Mirabelle eut un grave regard et lui serra les deux bras.

--Sais-tu ce que c'est qu'une «amie»? Non. N'importe... Tu le sauras
bientôt. Ne me quitte pas... Jure-moi que tu resteras... huit jours...
huit jours tout entiers avec Mirabelle...

--Huit jours? Mais bien plus! Que dis-tu?

--Jure-moi huit jours. Je n'en demande pas davantage. Si tu restes huit
jours, je te garderai bien huit ans.

--Pourquoi as-tu l'air si triste?

--Embrasse-moi...

--Tiens...

--Tu as juré?

--Tout ce que tu voudras.

Tendrement, Mirabelle secoua pourtant la tête.

                   *       *       *       *       *

Elle cessa de parler, leva encore une fois les yeux vers les quatre
seins blancs et jeunes que penchaient les nymphes de marbre, et enfin:

--Partons vite, dit-elle. Où est le chemin? la porte?

--Oh! la porte, elle est gardée. Viens par ici, je sais par quel passage
on doit pouvoir sortir du parc.

                   *       *       *       *       *

Elles s'en allèrent d'un pas rapide. Plus grande de toute la tête,
Mirabelle tenait son amie un peu au-dessus de la ceinture. Sa main prit
le petit sein gonflé, l'enveloppa des cinq phalanges, le pressa de la
paume caressante et le parcourut du bout du doigt jusqu'à ce qu'elle eût
trouvé la pointe.--Line sourit en levant les yeux.

Elles sortirent du parc entre deux aloès; mais à travers champs, loin de
la route. En cet endroit, le remblai de terre sèche et dure portait des
empreintes de pas. Mirabelle n'y voyait plus, car la lune s'était
couchée; Line, lentement, la guida de la main et bientôt elles furent
dans le fossé.

                   *       *       *       *       *

Où aller? Elles n'en savaient rien.

Elles suivirent un champ de maïs, puis des enclos maraîchers où
croissaient des piments rouges, des pastèques et des patates.

Le jour s'élevait peu à peu.

Sous les haies de cactus en raquettes séjournaient des brumes courbes
comme des montées de neige.

--J'ai sommeil, dit Line en posant la joue sur l'épaule de son amie.
Qu'il est tard! Où nous reposerons-nous? Je n'ai pas dormi depuis tant
d'heures!

Elles discutèrent tout en marchant. Il y avait bien, sur la route, un
hameau avec une auberge; mais comment demander une chambre avant le
lever du soleil? Elles n'avaient ni voiture, ni manteaux, ni bagages. Si
la directrice de l'hôtel allait leur poser des questions? Comment
expliquer en deux mots qu'à une heure si tardive et si fraîche de la
nuit, elles ne fussent pas encore couchées?

--Suivons la route, dit Mirabelle. Là-bas, j'aperçois un bois d'oliviers
où nous pourrons dormir à l'ombre en attendant le milieu du jour.

Après une marche qui parut longue à la petite Line presque endormie, et
qui cependant ne dura pas beaucoup plus de vingt-cinq minutes, elles
arrivèrent à l'entrée du bois. Quelques oliviers élevaient en effet leur
masse plate et foncée devant les autres arbres, mais derrière eux se
pressaient des pins rouges et des cyprès reliés par des broussailles
sauvages et des pentes mollement herbues.

Line jeta ses deux bras autour de Mirabelle, lui mit un baiser de
sommeil dans le coin de la narine gauche et s'étendit les bras en rond
sans même choisir la meilleure place. Aussitôt le petit homme au sable
sema le repos sur ses paupières.



CHAPITRE VI

OÙ PAUSOLE ET SES COMPAGNONS CAUSENT À BÂTONS ROMPUS ET S'ARRÊTENT SUR
UNE POINTE D'ÉPINGLE.

    Βάλλει καὶ μάλοισι τὸν αἰπόλον ἁ Κλεαρίστα...

  THÉOCRITE, V, 88.


--Il me plaît, dit Pausole, radieux, il me plaît délibérément d'être
précédé par quarante tulipes sur la route de ma capitale! Cette escorte
de gens armés allait contre tous mes vœux, et vous aviez été, Taxis,
mal inspiré en abusant de mes distractions pour me l'imposer
aujourd'hui. N'eût-on pas dit, en me découvrant derrière cet appareil
guerrier, que je m'en allais livrer bataille à mon voisin M. Loubet? Je
ne suis point un chef belliqueux, certes non. L'extermination n'est pas
mon fait. Et je n'entends pas que dans mon royaume on verse d'autre sang
que celui des vierges, ou celui des petits poulets.

--Pauvres petits poulets, dit Giglio. J'aimerais mieux mettre à mal
cinquante jeunes filles, que d'égorger un poussin blanc. Et pourtant,
les cris des jeunes filles sont beaucoup plus épouvantables.

--Oui, dit Pausole, mais on s'y habitue.

Comme la chaleur devenait très forte, il ouvrit son sceptre en deux et
en tira son éventail, lequel était japonais.

Le peintre oriental y avait tracé d'un roseau exact et sobre, avec un
réalisme qui n'oubliait rien, une jeune demoiselle nue, accroupie de
face, les cheveux très coiffés et les seins très pointus, tenant à la
main un écran dont elle voilait son épaule gauche.

--Le privilège des courtisanes, reprit le Roi, a quelque chose de
choquant. Leur type moyen est devenu, dans l'art de presque tous les
peuples, le type de la beauté féminine, et il faut bien qu'il en soit
ainsi, puisque toutes les autres femmes s'abstiennent de concourir.
Depuis un siècle et davantage, on ne cite pas plus de quatre ou cinq
Européennes de qualité qui aient enlevé leur chemise devant un sculpteur
ou un peintre en lui permettant de révéler à d'autres les jolies choses
qu'elles y cachent, on n'a jamais su pourquoi. Partout, excepté à
Tryphême--et au Japon, disent les gazettes,--une femme nue, c'est une
prostituée. Or je veux bien que les courtisanes aient parfois plus de
génie et plus de talent que leurs peintres, qu'elles atteignent à des
raffinements d'une délicatesse admirable, et qu'au moment suprême où
l'on en ressent l'effet, on serait parfois aussi tenté de les applaudir
que de les embrasser: toujours est-il que ce sont des ouvrières, puisque
leur tâche est mécanique, et il n'y a pas de travail manuel qui ne soit
bientôt funeste à l'harmonie du corps. Ce sont même des ouvrières
servantes puisqu'elles se règlent sur nos caprices; et il n'y a pas
d'obéissance qui ne soit désastreuse pour la beauté de l'esprit. Leur
monopole esthétique en Europe est donc le fait d'une usurpation, et je
me félicite d'avoir élevé le niveau mental de mes sujets en leur
permettant de constater en paix la beauté des vierges, quand nos voisins
fondent tout leur art sur la bedaine de quelques drôlesses.

--Vous êtes un artiste, sire, fit Giglio.

--Non, répondit Pausole. J'aime la nature telle que les dieux l'ont
faite et j'aime tant à la voir que je ne trouve pas le temps de la
regarder par les yeux des autres, comme font les collectionneurs de
tableaux. Je ne suis pas artiste du tout.

Sur ce, il regarda son page, comme s'il attendait de lui une approbation
nouvelle.

--Ami, lui dit-il... mais, au fait, comment t'appellerai-je? Tu m'as dit
qu'on pouvait prononcer ton nom à l'italienne ou à la française, Djilio
ou Giguelillot. Or, je sens qu'en disant «Djilio», je ne mets point
l'accent tonique avec la force qui lui convient. Un Milanais rirait de
moi s'il m'entendait à l'instant. D'autre part, «Giguelillot» est une
prononciation aussi ridicule que «Chakesspéarre» ou «Lohangrain»; je ne
peux pas m'y habituer. Puisque le français est la langue de mon peuple,
laisse-moi franciser ton nom et t'appeler «Gilles» tout simplement.

--Sire, je m'appelle Gilles, déclara le page. Puisque vous le voulez
ainsi, je me suis toujours appelé Gilles; je n'ai jamais porté d'autre
nom. Gilles! Gilles tout court; ou Gilles Gilles; ou Gilles ce qu'il
vous plaira.

--Gilles tout court est plus vif, plus fou, plus semblable à ton
apparence.

--Mais vous, Sire, quel nom porterez-vous?

--Moi?

--Je veux dire... devant l'histoire?

--Comment?

--Sire, on appelle Histoire une espèce de paysanne en robe rouge mal
drapée, assise dans un trône grec et coiffée de lauriers comme une
petite fille qui a eu des prix. Elle a des seins de femme en couches,
des épaules de portefaix et le nez de Pallas elle-même. On lui connaît
aussi la curieuse manie d'écrire le nom des hommes célèbres sur une
table d'airain que porte son genou gauche; c'est même à cela qu'elle
doit d'être appelée Histoire (demandez plutôt à vos artistes), car la
même paysanne en robe mal drapée, avec les mêmes doubles tétons et le
même nasal chevalin peut aussi bien être la Science, ou la République
Argentine, ou la Compagnie des Omnibus; cela dépend des petits meubles
qu'elle installe en équilibre sur l'extrémité de sa cuisse.--Eh bien,
quand on est un grand roi, «on comparaît devant l'histoire» suivi de
plusieurs fœtus mâles qui portent des écussons et symbolisent les
Finances non moins bien que les Arts et les Lettres. Jamais vous ne
persuaderez le contraire à un graveur en médailles. Pour cette séance
solennelle le nom du roi ne suffit point. On lui accole un surnom fameux
qu'on attribue ensuite le plus généralement à l'invention populaire.
Quel surnom désirez-vous?

--J'y réfléchirai, dit Pausole.

--Quand j'habitais Paris, j'ai connu là-bas un grand poète et dramaturge
qui s'amusait à donner des épithètes historiques aux présidents de son
pays. Il avait trouvé Thiers le Bref, Grévy le Gaigneur, Carnot le
Juste, Faure le Bel; d'autres encore...

--Saint Pausole me suffirait, dit modestement le Roi. Saint Pausole
l'Aréopagite, ou Saint Pausole de Tryphême. Après ma fin, si le Trésor
n'est pas en trop mauvais état, je voudrais que mes successeurs fissent
les dépenses nécessaires à ma canonisation. Il en coûte gros, dit-on,
pour être saint. On est comte à meilleur marché. Mais je pense qu'on
fait des remises en faveur des têtes couronnées et qu'on leur épargne
bien des lenteurs. J'espère que la Sacrée Congrégation des Rites ne
verra pas trop d'empêchements à mon entrée au septième ciel. Sans doute
j'ai suivi plusieurs cultes, et je me refuse absolument à traiter comme
de vaines idoles les innombrables divinités dont le néant ne m'est pas
prouvé. Mais j'ai suivi aussi le culte catholique; j'ai même pratiqué
ses vertus; je suis doux et humble de cœur. J'aurai cherché toute ma
vie à faire que les gens soient heureux, à pacifier les folles
querelles, à réunir les mains hostiles, à répandre la paix et l'amour.
Ce sont des titres estimables; et sans avoir l'esprit hanté d'une
ambition paradisiaque, il me semble que je ferais un saint du plus
pertinent exemple.

Taxis bondit; mais ce ne fut point en signe d'opposition, comme on
pourrait le penser. Il n'avait pas écouté les dernières paroles du Roi.
Son regard était retenu depuis une minute par un petit objet brillant,
allongé au milieu de la route.

--Sire, cria-t-il. Un indice!

Et, ayant mis pied à terre, il ramassa l'objet doublement précieux par
sa nature et sa provenance. Il l'examina et dit gravement:

--Voici un petit bijou d'or qui est une épingle double. Cette épingle
porte gravé sur le cache-pointe l'A majuscule avec la couronne de
bluets, c'est-à-dire le chiffre de la Princesse Aline. J'observe en
outre que l'épingle est ouverte: donc elle est tombée directement du
vêtement qu'elle attachait, et non pas d'un nécessaire. Je conclus...

--Taxis, vous êtes fastidieux, interrompit le bon Pausole. Nous n'allons
à la recherche ni du capitaine Grant, ni de la Longue-Carabine, et vous
ne nous ferez pas flairer dans la poussière les traces de cette petite
fille, ou compter les cassures des branches comme un chasseur de
chevelures. Pour ma part je ne me livrerai certainement pas à des
contorsions de chef apache sur la grand'route de mes États.

--Il est néanmoins important...

--De savoir que ma fille a passé par ici? Eh! vous ne vous en doutiez
pas? Nous connaissons le point de départ et la première étape de son
petit voyage. Entre les deux il n'y a qu'un chemin. Il faut bien qu'elle
y soit passée. Quand même elle aurait pris l'itinéraire le plus
extravagant pour aller de chez elle à l'auberge, cela ne nous
empêcherait pas de la trouver au gîte si elle y est encore et cela ne
nous éclairerait pas davantage sur la direction qu'elle suit aujourd'hui
si elle continue sa promenade.

                   *       *       *       *       *

Le ton que prit Pausole pour donner cette réponse était plein
d'enseignements. Giglio ne s'y méprit point: le Roi n'était pas pressé
d'arriver si vite au but. Et, si l'on n'y prenait garde, on allait le
désappointer en terminant trop tôt une excursion dont le principe lui
avait coûté mille efforts.

Giguelillot (le lecteur ne voit pas d'inconvénient à ce que nous
appelions tour à tour ce personnage Giglio, Giguelillot, Djilio ou
Gilles?) Giguelillot donc, eut une idée rapide: il fallait éloigner
Taxis.

--Pardon, dit-il sérieusement, l'épingle est tombée ouverte, dites-vous?
De quel côté se tournait la pointe?

Il n'insista pas davantage. Taxis garda l'orgueil de découvrir tout seul
les conséquences d'une telle question. Elles ne lui en parurent que plus
graves.

--Un instant! grogna-t-il. J'en arrivais là. C'est un point capital que
je vais établir.

Pausole regarda Gilles, qui ne sourcilla point. À genoux sur le macadam,
Taxis chercha l'endroit exact où il avait saisi l'épingle.

--Voici! j'ai trouvé, dit-il. L'empreinte est fort nette. La branche que
termine le fermoir est perpendiculaire à l'axe de la route; mais la
pointe s'ouvre dans la direction du palais, opposée à celle de
l'auberge.

Il se releva.

--Ceci, déclara-t-il, l'œil toujours froncé, détermine des conclusions
inattendues. L'épingle d'or que je tiens en main est de celles que les
femmes (je le crois) ont coutume de fixer en haut du bas (si je puis
ainsi dire) de leur dos. Elle a pour mission de fermer le bâillement
impudique de la jupe et de suspendre à la ceinture un vêtement qui ne
doit point tomber. On la plante toujours (je le suppose, cela est
logique) la pointe en dedans. Donc, si une telle épingle se détache
lentement et finit par glisser à terre, comme il n'y a pas d'apparence
qu'elle exécute des pirouettes en obéissant à la pesanteur, comme, au
contraire, il y a présomption pour qu'elle se projette sans se
retourner, sa pointe indique vraisemblablement sur le sol la direction
suivie par la dame qui a perdu le bijou. Or, dans le cas présent, la
pointe se tourne vers le palais; donc la Princesse Aline a dû revenir
sur ses pas en quittant l'hôtel du Coq et elle se dirige actuellement
dans le sens justement opposé à celui que nous suivons nous-mêmes.

Il leva deux doigts et reprit:

--Mais--cela n'est pas certain.

--Ah! mais si! protesta Gilles. Vous y êtes...

--Je le crois volontiers; toutefois une présomption n'est pas une
preuve. Et comme voici l'hôtel du Coq (c'est la sixième maison à droite
dans le hameau que vous voyez) le plus simple est de commencer là notre
enquête et de décider, immédiatement après, dans quel sens nous devons
marcher.

--Pas du tout! fit Giguelillot. Il faut courir au plus pressé. Nous
allons nous quitter ici. Le Roi et moi-même nous mènerons l'enquête à
l'intérieur du village. Vous, seigneur, veuillez retourner en arrière,
sonder les chemins et les bois, humer le vent, scruter l'horizon,
gratter le sable; ça ne nous regarde plus. Souvenez-vous seulement que
le Roi dîne à huit heures. Huit heures pour le quart, monsieur le
Grand-Eunuque.

--Je n'ai d'ordres à recevoir que de mon souverain.

--Qui suis-je, dit le page humblement, sinon sa volonté, sa walküre,
seigneur Taxis? C'est lui qui vous parle par mes lèvres.

--Je ne m'en mêle pas, fit Pausole. J'approuve en principe.
Allez-vous-en, Taxis, puisque c'est l'avis donné par mon conseiller de
jour. Il vous sera loisible d'exprimer votre sentiment dès que minuit
aura sonné. D'ici là, point de discussions. Le système n'a pas d'autre
but que d'éviter les froissements. Prouvez-moi qu'il est bien conçu.

Taxis jeta un regard furibond sur le zèbre et son cavalier. Puis il
empoigna d'une main trépidante les rênes du chaste Kosmon, conduisit la
bête jusqu'au talus, grimpa sur la plus haute motte, exécuta non sans
effort ce que Mirabelle eût appelé dans son jargon chorégraphique des
«battements de quatrième ouverte» et enfin retomba en selle.

Il trottait déjà vers le Jardin des Fleurs quand Pausole, priant la
bonne Macarie de bien vouloir se remettre en marche, demanda
mélancoliquement:

--Alors, petit, voici l'auberge?

Il allait rentrer de plain-pied dans les événements tragiques,
questionner des inconnus; apprendre ce qu'au fond il voulait ignorer;
conduire les recherches les plus scandaleuses, et au terme de tout cela
demeurer face à face avec une décision nécessaire. Sa voix manifestait
un vif déplaisir à l'approche du seuil fatal. Giguelillot détourna d'un
mot cette pénible appréhension.

--L'auberge? dit-il. C'est un peu loin. La première maison du village
est une ferme, et si vous vouliez, Sire, nous pourrions y boire du lait
avant de commencer nos travaux.

--Ah! que voilà une brave idée! fit le Roi. Entrons! Je le veux bien.
Nous avons sur cette route un soleil de Sicile; je me sens tout à fait
pastoral, et soufflant comme un taureau. Allons voir les brebis
laineuses! les beaux yeux des vaches! les agneaux dont la laine est
douce comme le sommeil, dit le Sicilien. Allons voir le chevrier qui
paît ses chèvres barbues...

--Et Kléarista qui lui jette des pommes!

--Et Kléarista qui lui jette des pommes! répéta Pausole avec ivresse.



CHAPITRE VII

COMMENT GIGUELILLOT, APRÈS PLUSIEURS AVENTURES PENDABLES, INVENTA UN
STRATAGÈME ET RETROUVA LA BLANCHE ALINE.

  Les chutes des honnêtes femmes sont souvent d'une rapidité qui
  stupéfie.

  OCTAVE FEUILLET.


La ferme où pénétrèrent Pausole et son page, pendant que les quarante
tulipes montaient la garde sous le porche, avait été bâtie par un
architecte qui savait peut-être Théocrite par cœur, mais ne s'en
laissait point absorber.

Les bâtiments et le sol de la cour, recouverts et dallés de céramique,
s'unissaient au pied des murs par des encoignures arrondies où le
moindre bacille, le dernier des thallophytes, le microcoque le plus
micro, la bactérie humble entre toutes ne pouvaient mener une vie
paisible, aimer et faire leurs petits, comme au temps où Kléarista osait
glisser le long de ses lèvres une syrinx infectée de germes pathogènes.

L'odeur champêtre du phénol et le parfum du sulfate de cuivre
s'échappaient des étables avec la senteur du foin coupé. Au fond de la
cour, sous un auvent métallique, une trentaine d'abreuvoirs particuliers
recevaient chacun l'eau d'un filtre et attendaient le mufle d'un bœuf
qui avait aussi sa baignoire à lui, prophylactique envers et contre
tout.

--Ah! Sire! où sommes-nous entrés? fit Djilio avec désespoir.

--Dans une fabrique de lait, de beurre et de poulets gras, répondit
Pausole. Je la trouve de fort bon aspect et me voici rassuré dès l'abord
sur le repas que nous allons y faire. Cette ferme est exactement celle
que les Grecs auraient construite s'ils avaient su ce que nous savons.
Elle est propre et géométrique.

Le zèbre se cabra au soleil.

--D'ailleurs, continua Pausole, les Grecs prenaient mille précautions
que nous inventons depuis dix-huit mois. J'ai lu dans les traités d'un
médecin d'Éphèse qu'ils faisaient bouillir, refroidir et rebouillir
l'eau qu'ils buvaient. Ils savaient que l'eau des fleuves est la pire de
toutes, que les puits sont dangereux dans le voisinage des thermes, et
que les accoucheurs doivent se laver les mains immédiatement avant de
puiser. Petit, ce qu'on appelle «progrès» n'est jamais qu'un retour aux
Hellènes ou un développement de leurs principes. La métairie où nous
entrons est plus près d'eux qu'elle n'en a l'air. Holà! voici le
métayer.

Un vieil homme accourait, le chapeau de paille à la main, tremblant,
ému, orgueilleux, réjoui... Laissons au lecteur le soin de trouver
toutes les épithètes qui décrivent un vieillard rural recevant le Roi et
son page.

Himère et Macarie, en bêtes de la couronne, furent conduites à des
stalles de choix. Pausole s'appuya familièrement sur l'épaule de son
sujet, car il ne savait jamais garder les distances, et Giguelillot,
très éveillé, s'intéressa aux filles de ferme.

Il en vint une, deux, sept, dix, douze, les laides portant cotte et
fichu, mais les jolies sans vêtement, à la mode de Tryphême.

                   *       *       *       *       *

Giguelillot remarqua l'une d'elles qui, nue entre ses petits sabots et
le foulard de son chignon, semblait fort propre à occuper les loisirs
d'une journée de repos.

Et, tandis que le Roi Pausole demandait bonnement au fermier ses
prévisions sur la récolte et les cours du marché aux grains, le page
s'approcha de la laitière qui le considérait d'ailleurs avec le plus
gentil sourire.

--Tu sais traire les vaches, lui dit-il.

--Je ne sais même que cela, répondit la jeune fille.

Le timbre de sa voix était vif et chaud.

--Eh bien! fit Gilles, conduis-moi. Nous allons emplir un bol de lait
pour Sa Majesté qui a soif et un pour moi qui l'imite par esprit de
courtisanerie.

Elle courut en avant, les seins dans les mains.

Il la rejoignit dans une étable reluisante qui semblait une écurie de
cirque.

--Comment t'appelles-tu?

--Thierrette, seigneur.

--Thierrette, tu as les seins dorés comme deux mottes de beurre frais.
Porte au Roi le lait que tu voudras; mes lèvres ne veulent que du tien.

--Je n'en ai pas, dit la brune en riant, et je ne fais rien pour qu'il
m'en vienne.

--Tu n'en as pas? Je saurai si c'est vrai.

--Essayez.

Il en fit l'épreuve, à droite et à gauche, avec une insistance qui ne
paraissait pas déplaire. Il tétait en creusant les joues, comme un petit
enfant goulu et les seins augmentaient de la pointe entre ses lèvres
aspirantes; mais il n'amena que de longs frissons et des rougissements
satisfaits.

--Rien encore, fit-il enfin. Tu me fais attendre. Approche-toi; tu m'en
donneras dans un an.

--C'est bien tard si vous avez soif. Buvez d'abord celui-là.

Elle s'assit auprès d'une vache blanche, soupesa la peau douce et
tremblante du pis, et, tirant l'épaisse tétine molle entre le pouce et
les deux doigts, elle darda obliquement le rayon blanc du lait.

Giglio restait à distance, attendant qu'elle revînt à lui; mais elle
sortit d'un pas droit et lent, tenant à la main devant sa poitrine la
coupe de porcelaine où tremblait la crème lourde.

--Je vais porter cela au Roi, dit-elle. Attendez, votre tour viendra.

On ne l'attendit pas un instant.

À peine était-elle entrée du fond de l'obscure étable dans la grande
lumière de la porte où ses cheveux noirs prirent des valeurs bleues, le
page était déjà parti par l'autre issue de la grande salle.

Il traversa des couloirs clairs, des vestibules aérés, des magasins qui
ressemblaient à des expositions agricoles et qui lui parurent disposés
par le plus mauvais esprit.

Giguelillot qui ne ressentait pas d'admiration particulière pour le
patient labeur de l'homme, et traitait les choses les plus graves avec
une déplorable légèreté, demeurait intransigeant sur la décoration des
pièces où l'on travaille, comme de celles où l'on ne travaille point.
Là-dessus, ses principes étaient d'autant plus fixes qu'ils étaient plus
récents et s'il trouvait à certains désordres une certaine grâce dans
l'imprévu, rien ne l'exaspérait davantage que le «rangement»,
c'est-à-dire la succession régulière.

Avec un zèle très actif, il dérangea tout ce qu'il put remuer.

Il jeta les rouleaux dans les moissonneuses, les lochets et les hourres
d'acier dans les machines aratoires; il fit entrer les fourches fines,
les pelles minces, les binettes robustes dans la chaudière et la
cheminée d'une malheureuse locomobile. Traitant le carrelage comme une
simple terre de labour, il l'effondra d'un coup de pioche...

Et le sol rouge apparut.

--Ah! s'écria-t-il. Voilà un joli ton.

Il recula, ferma les yeux à demi, regarda comment la salle s'éclairait,
d'où venait le jour, où se massait l'ombre; puis, choisissant, non sans
intention, un autre point de l'allée centrale, il y fit, d'un second
coup de pioche, un «rappel de vermillon».

Il continua ainsi, très intéressé par son petit travail, et pendant plus
d'un quart d'heure s'efforça de modifier la décoration de la salle, sans
se préoccuper des règles d'Owen Jones. Certaines faux enlevées de leur
manche et disposées à plat sur le sol avec sobriété, justesse, équilibre
ornemental, répandirent leurs longues feuilles bleues qui rejetèrent le
vermillon dans la gamme des tons orangés. Des lignes arborescentes de
bâtons bout à bout donnèrent à la composition une sorte de solidité.
Deux faucilles réunies par les pointes et les douilles autour d'une
fondrière de couleur, imposèrent à l'ensemble un centre artificiel, un
foyer de rousse argile, que balançait à l'autre coin un second foyer
plus petit, mais également indispensable.

--Ah! ah! fit-il encore, ça n'est pas vilain. Maintenant, on peut entrer
ici. Les objets sont à leur place.

Puis, animé par ce labeur de vingt minutes, il continua sa promenade à
travers la métairie.

Un fruitier tout rouge de fraises et de framboises s'ouvrait un peu plus
loin.

Il y entra.

--Bonjour, seigneur, dit une petite voix.

Et Giglio aperçut, derrière des claies de pourpre, la ligne blanche d'un
corps de femme que relevaient des touches de blond.

Celle-ci peut-être allait se montrer plus tendre ou moins artificieuse
que la jeune Thierrette.

Il ne s'attarda pas à lui demander son nom, ni même à faire avec les
figues, les bananes et les mandarines des fantaisies décoratives.

S'approchant, il déclara:

--Rose, ou Liliane, ou Marguerite, ou quel que soit le nom floral que
vous portiez entre vos sœurs, si j'étais le maître du lieu, je ne
voudrais pas d'autres fruits que ceux de votre corps velouté comme une
prune. Donnez-moi vos oranges, vos fraises et vos prunelles, et ce cœur
de grenade qui est si bien fermé.

À genoux devant l'une de ses lectrices, le jeune poète eût, sans doute,
cherché des comparaisons plus rares, si tant est qu'il en soit
d'inédites entre les fruits de la femme et ceux de la terre; mais la
Tryphémoise à laquelle s'adressaient de telles galanteries n'avait
jamais rien entendu qui lui parût de meilleur ton.

Elle rougit en baissant la tête avec un sourire d'enfant, et, comme son
premier mouvement fut d'aller fermer la porte, Giglio comprit qu'il
pouvait continuer sa ballade jusques et y compris l'envoi.

                   *       *       *       *       *

Il prit la jeune fille debout entre son bras gauche et son pourpoint
bleu. D'une main qui semblait indiquer à des spectateurs invisibles une
collection d'horticulture, il toucha d'abord la bouche qui devint une
fleur de pêcher, puis les seins qui, suivant l'image, furent deux pêches
portant leurs noyaux; puis il osa des métaphores qui venaient peut-être
de Chénier, mais certainement pas de Lamartine.

La gardienne des framboises écoutait avec sensualité cette poésie tout
orientale. Incapable d'imposer son humble et faible retenue au désir
d'un jeune homme qu'elle trouvait plein de génie, elle se laissa
conduire sans aucune résistance vers un canapé de jardin, le débarrassa
d'une centaine de fruits, et mit un point d'honneur à donner
généreusement ce qu'on voulait bien attendre d'elle.

--Quand reviendrez-vous? soupira-t-elle après beaucoup d'autres soupirs.

Giglio répondit imperturbable:

--Demain. Ce soir. Après-demain. Toujours.

--Mais vous avez des amies?

--Aucune.

--Vous en aurez?

--Jamais!

--Jurez-le-moi.

--Je vous le jure.

Rassurée, elle s'abandonna de nouveau à cœur ouvert, et ensuite plus
confiante, le laissa partir.

                   *       *       *       *       *

Le page traversa la cour.

Par les fenêtres de la salle où l'on avait conduit le Roi, il vit
Pausole endormi près du métayer dans un large fauteuil de cuir. Comme il
se tournait d'un autre côté, il retrouva debout, à l'entrée du
vestibule, Thierrette qui, d'un doigt menaçant, lui défendait
d'approcher, mais oubliait de ne pas rire.

--Ne me suivez pas! cria-t-elle en fuyant.

Il accourut.

                   *       *       *       *       *

À la course, il monta un escalier, suivit un corridor blanc, pénétra
dans une petite pièce éclatante et lisse comme les autres.

Elle se barricada derrière un porte-serviettes:

--Sacripant! vous voilà dans ma chambre, maintenant! Voulez-vous sortir
ou j'appelle!

Giglio, comédien, prenant la voix d'une dame qui visite une garçonnière,
prononça:

--C'est gentil chez vous! Oh! les jolies fleurs!

Il touchait du doigt le papier peint où d'invraisemblables pensées
jaunâtres inclinaient leurs mentons fendus.

Elle fit mine de se vêtir. Il l'arrêta de la main, et tenant sa toque à
plume sous l'autre main abaissée, il lui dit avec mille grâces:

--Belle Thierrette, je vous adore.

--Est-ce vrai?

--Trop. J'en suis fou. Ne le voyez-vous pas à mes yeux?

Elle vit tout ce qu'elle voulait voir et cependant elle demanda:

--M'aimerez-vous encore demain?

--Toujours.

--Toujours, c'est bien longtemps. Dites-moi un peu moins pour que je
vous croie...

--Quatre-vingts ans.

--Moins encore.

--Soixante-dix-neuf ans et demi... Je vous parle du fond de mon cœur,
Thierrette; si je vous offre un amour très long, c'est que j'espère
vivre très vieux et que je vous aime pour toute une vie.

Thierrette se laissa persuader. Son indigne et délicieux amant comprit
dès le début pourquoi elle avait refusé pendant près d'une heure la
grâce de s'étendre et d'ouvrir les bras. C'était parce qu'auparavant
elle n'avait pas jugé décent de l'accorder à personne.

                   *       *       *       *       *

Avait-elle raison de laisser Giguelillot prendre ainsi le premier la
place vide auprès d'elle? Le lecteur ne peut en douter. Thierrette en
fut cependant soucieuse, et, cet après-midi de juin, si elle se sentit
tout à coup accessible aux caresses de l'homme, la taille molle et les
seins durs, ce fut que dans le secret de sa chambre les sens vainquirent
sans combat tout ce qu'elle avait d'énergie.

À défaut de force morale, Thierrette montra successivement du courage;
puis de la passion; puis du zèle. L'ensemble de ses qualités dépassait
et de beaucoup le niveau modeste où se maintenait la jeune fille de la
salle aux fruits.

Elle accepta d'abord sans plainte les épreuves du premier début, allant
même au devant d'elles avec une vigueur qui fut auxiliatrice à propos;
et, peu à peu, se prenant d'enthousiasme pour la révélation qui venait
de pénétrer brusquement en elle, Thierrette manifesta qu'on ne l'en
frustrerait plus sous aucun prétexte et qu'elle ne permettrait pas même
un simple recueillement passager. Giguelillot, prisonnier courtois, fit
preuve de solidarité.

Toutefois, au moment même où elle cherchait dans ses prunelles et se
croyait certaine d'y voir la flamme d'un amour aussi violent que le
sien, le petit page déjà distrait pensait à bien autre chose.

Il se disait, non sans égards mais aussi non sans franchise, qu'il
perdait son temps avec une regrettable désinvolture; qu'il était devenu
non seulement le page favori, mais le conseiller du Roi Pausole; qu'en
cette posture il devait avant tout balancer l'influence de Taxis le
néfaste; que pour cela il ne suffisait pas d'envoyer cet homme grave à
six kilomètres en arrière en faisant la nique à son ombre, mais qu'il
fallait agir pendant qu'il s'égarait, faire sans lui l'enquête, mener
les événements et lui présenter à son retour, d'un geste affligé,
l'irréparable.

                   *       *       *       *       *

Ses réflexions eurent tout le temps d'arriver à leur terme et même de
porter fruit sous la forme d'une heureuse idée, car les jeunes ardeurs
de Thierrette ne mesuraient ni les minutes ni la chute du crépuscule.

L'heureuse idée qui lui vint était une façon de stratagème, lequel lui
parut d'abord un peu complexe, un peu fragile et tiré de loin, mais non
pas trop pour réussir.

Ce fut ainsi qu'il l'amorça:

--Mon amour, dit-il tout à coup. Je t'ai aimée dès le premier regard,
mais maintenant je ne pourrais même plus souffrir de te quitter pour un
matin.

--Oh! non! ne me quittez pas!

--Tu sais que je suis page du Roi. Mon costume me fait reconnaître
partout. Comment sortir et comment me cacher?... Écoute-moi. Tu
t'habilles, l'hiver; où sont tes vêtements?

--Pourquoi?

--Donne-moi une jupe et un fichu, un foulard de chignon pour couvrir mes
cheveux courts et le chapeau de paille à larges bords que tu mets pour
aller aux champs. Donne-moi encore deux seaux de lait à la main et
laisse-moi sortir ainsi. J'attendrai au dehors qu'on ait fait des
recherches dans toute la ferme et que le Roi soit parti sans moi; puis
je reviendrai où tu voudras et nous ne nous quitterons plus de la nuit.

--C'est vrai, dit Thierrette. Nous ne pouvons pas nous voir ici. Dans la
journée l'étage est vide et aujourd'hui je n'ai rien à faire puisque le
Roi est à la métairie; ce soir, si l'on vous trouvait là!

Elle se leva.

--Habillez-vous! vite! Le soleil est déjà couché.

Elle l'aida, lui passa la jupe, serra des manches de toile fine sur
celles du pourpoint bleu, noua le fichu, le gonfla par devant, enroula
le foulard de soie au sommet de la tête, fixa le grand chapeau de
moissonneuse et dit:

--Allez, maintenant! les seaux à lait sont dans la première chambre au
rez-de-chaussée. Prenez-en deux. Il fait presque nuit. Je suis sûre que
personne ne vous reconnaîtra. Ce soir je me sauverai toute seule dans le
petit bois d'oliviers, à droite en allant au palais. Et vous?

--J'y serai.

--Tous les soirs?

--Tous les soirs.

--Ah! je vous trouve si beau!

Elle le reprit dans ses bras, et Giglio eut beaucoup de peine à prendre
un air assez obtus pour ne pas deviner que ce baiser d'adieu voulait
avoir des conséquences.

                   *       *       *       *       *

Il sortit, descendit mollement un escalier qui ne lui parut pas solide
et trouva la petite laiterie où la traite du soir attendait, fumante
encore et toute mousseuse.

Se baissant, il souleva l'anse du premier seau, tira, fit effort, tendit
l'épaule, mais ne put jamais réussir à soulever le seau tout entier avec
sa charge de lait et de crème.

Un syllogisme de l'espèce la plus simple et la seule qui fût accessible
à son esprit fatigué lui démontra que, «un» étant contenu dans «deux»,
s'il ne pouvait soulever un seau, il serait encore moins capable de
déambuler avec la paire.

Très calme, et toujours résolu aux expédients décisifs, il pencha le bec
de fer-blanc du côté de la porte ouverte, et sur le carrelage bleu
sombre il répandit une voie lactée.

Il vida de la même manière le seau qui se trouva le plus voisin, puis
adapta les couvercles en ayant soin de laisser la mousse blanchir le
bord et couler en bave sur les flancs. Ensuite il souleva les cylindres
vides avec l'aisance d'un acrobate.

--Pour ce que je veux en faire, dit-il, la couronne de mousse suffit
bien.

                   *       *       *       *       *

Impudemment il s'en alla jusqu'à la fenêtre sans rideaux par laquelle il
avait surpris le sommeil du Roi Pausole. Le Roi continuait de dormir, le
nez un peu plus bas et la barbe en volute.

Il faisait nuit. Dans le Midi, quoi qu'en dise Voltaire, les jours d'été
sont moins longs que derrière les arbres d'Auteuil. Il n'était pas
encore huit heures quand Giglio en paysanne et portant ses seaux à la
main passa entre les quarante gardes qui dressaient toujours sous le
porche leurs tulipes un peu flétries.

Au moment où il atteignait la route, Taxis poussiéreux et rogue le
croisa.

--Hé! fit Giglio, monsieur! hé! monsieur!

Taxis ne le reconnut point, car la voix était contrefaite ainsi que le
vêtement et l'allure.

--Quoi? Que me voulez-vous? cria-t-il.

--C'est-i que vous cherchez le Roi?

--Cela ne vous regarde pas.

--Sûr que non. Je disais ça... c'est parce que si vous le cherchiez...
comme il est rentré au palais...

--Lui?

--Même qu'il était coléreux à cause que vous n'étiez pas là. Mais ça ne
me regarde pas non plus. Bonne nuit, monsieur. Il fait bon, ce soir.
Faut prier qu'il repleuve un peu.

Taxis eut un geste qui signifiait:

«Voilà qui est fâcheux! fâcheux!»

Il fit tourner bride au docile Kosmon et pour la seconde fois repartit
sur la route.

                   *       *       *       *       *

Cependant Giglio, d'un pas égal et balancé, suivait la rue du petit
village. Ses bras étaient aussi rigides que s'il avait porté vingt
litres de lait pesant à chacun de ses poings fermés. Il longeait les
maisons obscures, il évitait les passants et, pour ajouter un signe
décisif à ceux de son nouveau costume, il se tenait très en arrière
comme une fille qui porte sa faute.

L'hôtel du Coq, où il pénétra, n'était qu'une petite auberge, entourée
d'un vieux jardin. On y entrait par la cuisine et, comme l'heure du rôti
sonnait, ni la patronne ni les servantes n'eurent le temps de
l'examiner.

Après ses premiers saluts auxquels on ne répondit qu'à peine, il
expliqua d'une voix stupide:

--Je suis nouvelle à la ferme. Je porte du lait pour la petite dame et
le monsieur qui dînent dans leur chambre.

--Montez. C'est au premier. La porte à deux battants, dit une servante
affairée.

--C'est bien la petite dame en vert? répéta-t-il avec calme.

--Oui, qu'on vous dit. Débarrassez!

                   *       *       *       *       *

Giguelillot poussa un soupir de contement. Ses méditations dans les bras
de Thierrette n'avaient pas été mal conduites.

Entre les hypothèses diverses qu'on pouvait indiquer au milieu du doute,
il avait mis le doigt sur la vraie: la blanche Aline, confiante dans
l'apathie du Roi, n'avait pas quitté l'hôtel de sa première nuit
amoureuse. Ceci posé, il ne fallait pas être grand clerc pour deviner
qu'elle se cachait néanmoins dans l'intimité de sa chambre, qu'elle y
prenait ses repas en secret et que, dans une auberge de route, cette
particularité suffirait à la désigner.

Il s'en allait vers l'escalier quand la cuisinière l'arrêta et, faisant
signe du doigt vers les deux seaux:

--Vous n'allez pas monter tout ça? dit-elle. Il y en a pour vingt-cinq
personnes.

--Laissez donc. Ce n'est pas pesant. La dame prendra ce qu'elle voudra.

--Et puis vous arrivez tard. Ils ont fini de dîner il y a dix minutes.
On a enlevé leur couvert.

--Tant mieux. Ça sera pour eux la nuit.

Sans s'émouvoir en aucune façon, il monta l'escalier du même pas
oscillant et lourd, trouva la porte à deux battants, heurta comme par
mégarde ses deux seaux vides l'un contre l'autre et cria en frappant du
doigt:

--Madame! on vient pour faire la chambre!



CHAPITRE VIII

OÙ LA BLANCHE ALINE PREND SON TUB VERS QUATRE HEURES DE L'APRÈS-MIDI.

  Les femmes de chambre de feue ma mère, et quelques demoiselles qu'on
  me permettait de voir, telles furent les maîtresses d'iniquité qui
  m'apprenoient le mal dans un âge où j'étais incapable de le faire.

  _Le Triomphe du Célibat_, par une demoiselle de condition.--1744.


Dans le bois d'oliviers et de pins rouges où le sommeil l'avait couchée,
la blanche Aline dormit environ dix heures, depuis l'aurore jusqu'à
vêpres.

En s'éveillant, si elle ne murmura pas: «Où suis-je?» comme une ingénue
de féerie, ce fut parce que, le long d'elle, silencieuse et accoudée,
Mirabelle la considérait avec une tendresse vigilante et déjà presque
conjugale.

--C'est toi? dit-elle. Et nous sommes seules? Personne ne nous a
trouvées?... Bonjour, Mirabelle. Tu as bien dormi?

Non, la danseuse n'avait pas fermé les yeux. Habituée aux nuits sans
sommeil, elle avait passé celle-là dans l'attente, et les désirs.
Pendant la première heure du jour, elle s'était mise à genoux devant le
visage de Line pour jeter son ombre sur elle. Mais plus tard, avec le
changement de lumière, un long cyprès opaque et noir ayant bien voulu se
charger du même soin, elle s'était levée de là pour voler des figues, et
lorsque enfin la blanche Aline abandonna son dernier rêve, toutes deux
se mirent à goûter.

Le repas était maigre et l'ombre chaude. Par-dessus les buissons de
myrte on apercevait des moissonneurs bleus dans les céréales de cuivre
et des passantes sur la route.

--Tu vois, dit Mirabelle. Nous ne sommes pas seules du tout. Nous ne
pouvons pas rester ici. Veux-tu marcher jusqu'à Tryphême? La ville est à
deux lieues de nous, ce n'est pas long. Nous nous cacherons là bien
mieux que dans les bois.

Line se pendit à son épaule et elles s'en allèrent par les prés. Un peu
plus loin, il leur fallait traverser le premier village. La rue était
déserte et blanche. Une auberge s'offrit à droite.

                   *       *       *       *       *

Sa façade fraîchement peinte et couleur de paille, ses tonnelles
ombreuses, son jardin, ses vieux arbres tentèrent Mirabelle tout à coup.

À cette heure de la journée les paysans travaillaient aux champs. Il n'y
avait personne autour de la porte ouverte; si elles s'y glissaient
rapidement, aucun témoin ne pourrait les trahir. Telle fut du moins la
raison, ou plutôt le faible prétexte qui lui fit obéir si vite à la hâte
extrême de ses sens.

--Entrons là, dit-elle.

--Où tu veux.

                   *       *       *       *       *

On leur donna la plus belle chambre. Aussitôt, Line voulut un grand tub,
et une éponge neuve, et un panier de cerises, et du chocolat, et un
éventail, et du sirop de citron, et de la glace, beaucoup de glace, et
de l'eau chaude, beaucoup d'eau chaude.

Elle obtint ces choses très précieuses, puis ferma les deux verrous.
Mirabelle la suivait pour l'étreindre; mais Line joignit les deux mains,
fit un sourire derrière une moue et prit une voix de petite mendiante en
expliquant qu'il faisait chaud, qu'elles étaient seules, que personne ne
les gronderait, enfin qu'elles pouvaient bien faire leur toilette
ensemble et se mettre «un peu toutes nues».

Mirabelle eut un frisson.

La simplicité de Line la déconcertait. Habituée à tous les expédients de
la débauche urbaine, aux résistances qui se font vaincre, aux corsages
qui cèdent d'une agrafe, aux jupons multiples et chauds, aux pantalons
hospitaliers, la danseuse ne comprenait plus l'état d'esprit de cette
petite qui demandait la nudité comme une tenue de jeu sans aucune des
transitions en usage sur les divans.

Les personnes qui, successivement, dans les coulisses, les fiacres ou
les rez-de-chaussée avaient pris sur elles de former par des
conversations intimes sa jeune âme soumise à leurs seules influences s'y
étaient prises de telle façon que Mirabelle imaginait ses semblables
sous deux aspects toujours contraires: les femmes chastes et les femmes
sataniques. De l'extrême décence à la perversité, il n'y avait rien dans
ces conceptions du caractère féminin. Et, comme de très bonne heure une
tante nécessiteuse lui avait demandé de faire choix entre les vertus et
les vices, sans insister autrement pour qu'elle embrassât les vertus,
elle avait appris tous les vices afin de se distinguer le plus tôt
possible dans l'une des deux voies parallèles qui représentaient à ses
yeux l'avenir moral d'une jolie enfant. Qu'il y en eût une troisième et
qu'on pût être nue sans avoir dans les yeux la flamme des ancestrales
luxures (comme s'expriment nos écrivains), Mirabelle, en bonne Française
et lectrice de romans-feuilletons, ne s'en doutait pas encore, à l'aube
de ses dix-huit ans. Pour elle, le geste de la femme était uniformément
la mimique à double entente de la Statue Pudique ou Indicatrice: qui ne
masquait pas, désignait; qui ne se défendait pas, voulait provoquer.

En écoutant la blanche Aline et en voyant ses yeux si purs, Mirabelle se
dit simplement:

--Ce sont les mœurs de Tryphême: mais quel singulier pays!

                   *       *       *       *       *

La première, elle retira ses vêtements avec des gestes qui, tour à tour,
hésitaient ou se pressaient devant les boutons. Elle n'osa pas une fois
sourire, et même, surprise de son trouble, elle ne sut que faire de ses
bras lorsqu'elle n'eut plus rien à enlever.

Debout, nerveuse, les deux mains sous la nuque, une jambe frémissante et
le corps souple, elle se mordait la lèvre, elle pliait son cou mobile et
changeait constamment de regard.

Cependant, assise devant elle et le menton sur les doigts, Line achevait
de se renseigner avec un prodigieux intérêt.

Mirabelle, impatiente, lança:

--Je te plais?

--Tu ressembles... veux-tu que je te dise à qui? À une statue de
Narcisse qui est au fond du parc. Mais Narcisse est un monsieur... Tu es
la première fille que je regarde ainsi; je n'ai jamais eu d'amie, tu
sais, et je ne vois que de loin les femmes de papa... Je te trouve
beaucoup plus jolie qu'elles.

En effet, et à part un simple détail qu'il n'était pas nécessaire
d'examiner à tout moment, on pouvait à la rigueur prendre Mirabelle pour
un jeune homme. Ce n'était pas sans de bonnes raisons qu'elle jouait les
rôles travestis. Telle était l'ambiguïté de ses formes et de son
maintien, que, pour mimer les jeunes premiers avec leur vraisemblance
physique, elle n'avait besoin de vêtir ni le pourpoint ni le
haut-de-chausses. Le tutu suffisait bien.

Elle était grande, mais légère, les flancs droits et le ventre plat. Ses
jambes de danseuse alerte prouvaient leur robustesse par une musculature
complexe et fine qui se dessinait à la surface lorsqu'elle tendait les
jarrets. Le haut du corps était plus grêle.

Dans la peau délicate et pâle de la poitrine, deux sombres petites
chevilles marquaient seules la place des seins. Ses cheveux bruns,
bouclés et courts, se fendaient d'une raie à droite et se gonflaient en
mèche sur le front.

Ce genre de beauté n'est pas exactement celui qui inspire le lyrisme des
poètes hindous; mais Mirabelle, qui lisait peu les stances de
Bhartrihari, se trouvait assez volontiers singulière et même «piquante»,
selon le style des compliments qu'elle recevait passé minuit. Elle ne
fut donc pas offusquée d'entendre sa nouvelle amie déclarer après
beaucoup d'autres qu'elle ressemblait à un garçon. Ramenée par cette
petite phrase dans l'ordre de ses habitudes, elle vint lestement
s'asseoir sur les genoux de la blanche Aline.

Celle-ci n'avait pas quitté sa robe verte. Mirabelle voulut la défaire
elle-même, et ce lent déshabillage fut entrecoupé de tendresses que Line
trouva du dernier galant, sans pourtant oser les rendre.

Très gaie, elle jeta ses deux bas en l'air comme une autre eût jeté son
bonnet par-dessus des ailes de moulin, s'accroupit à la tailleur dans
l'eau flottante et claire du tub et frissonna de plaisir, les reins en
mouvement.

Mais brusquement, reprise d'un doute et s'appuyant d'une main sur son
éponge deux fois pressée, elle demanda en levant la tête:

--C'est bien vrai, Mirabelle, tu n'es pas un monsieur?



CHAPITRE IX

OÙ PAUSOLE, AYANT SECOUÉ LA MÉLANCOLIE DE LA RÈGLE, ÉPROUVE LES DÉBOIRES
DE LA FANTAISIE.

    Elle est semblable à ces eaux débordées
    Qui, s'éloignant du fil de la raison,
    Durant la nuict, et par sourdes ondées,
    Lors que tu dors entrent dans ta maison.

  LOUYS DORLÉANS.--1631.


Voyant que la nuit tombait et que le Roi Pausole prolongeait toujours sa
sieste réparatrice, le métayer dit à sa fille de guetter le réveil du
Roi, et lui-même monta dans sa chambre afin de passer l'habit noir de sa
jeunesse lointaine, en réglant l'ordre du festin qu'il lui fallait
improviser.

La petite Nicole, fille cadette du fermier, était une jeune personne
dévorée d'espérances. Ses quatre sœurs s'étaient choisi, à vingt années
d'intervalle, des maris de classe différente à mesure que la richesse de
leur père devenait plus solide et plus vaste. La première avait obtenu,
disons même séduit, un jeune montreur de singes savants qui, après avoir
eu la bonté de lui accorder un enfant, était allé plus loin encore dans
la voie des concessions en se donnant lui-même pour toujours. La seconde
avait épousé un huissier. La troisième, plus difficile, un entremetteur
de la bonne société. La quatrième était préfète. Après cette montée
continue vers les honneurs et les divers salons, Nicole ne voulait pas
déchoir.

Lorsqu'elle vit entrer le Roi dans la métairie de ses aïeux, Nicole ne
douta pas que son destin en personne ne vînt à elle, pourpre au flanc et
couronne en tête.

                   *       *       *       *       *

Pausole à peine endormi, elle intrigua pour rester seule. On ne voulut
pas d'abord y consentir; puis, les heures passant et le nez royal
penchant de plus en plus vers la barbe, le sommeil de l'insigne visiteur
prit un aspect d'éternité qui suspendit les précautions. Le métayer
s'esquiva, laissant Nicole en sentinelle.

La petite sentit sa poitrine battre: c'était l'heure de sa destinée.

Ah! que faire, et comment jouer le rôle que lui proposait la fortune?

Elle ne connaissait l'étiquette des cours que par les poèmes et les
drames dont sa sœur la préfète lui faisait largesse chaque année à
l'occasion des étrennes. C'était déjà quelque chose; et bien qu'on ne
parle peut-être pas toujours au prince de Galles la langue de S. A. la
princesse Maleine, celle de Blanche Triboulet ou celle d'Hérodiade, on
n'est pas complètement ignorant du trône quand on a de la littérature,
pensait Nicole.

Et elle le prouva.

                   *       *       *       *       *

Saisissant dans un vase de porcelaine peinte une rose en papier doré,
elle approcha du Roi, le baisa au front, étendit la main droite et
récita de sa voix la plus sage:

--Ô Roi! sors de tes songes: éveille-toi! regarde!

--Hun! éternua Pausole. Qu'est-ce que c'est? Que me veut-on?

--Je suis venue, ânonna la petite, je suis venue, moi l'Inconnue, moi
l'Ingénue, la Biscornue, menue et nue, je suis venue!

--Mon enfant, dit Pausole, encore mal éveillé, on ne fait jamais rimer
deux adjectifs ensemble et encore moins quatre ou cinq. À part cela,
c'est fort joli ce que tu me racontes. Mais qui es-tu?

                   *       *       *       *       *

Elle se troubla légèrement, puis reprit un peu plus vite:

--Je suis l'astre qui vient d'abord. Je suis celle qu'on croit dans la
tombe et qui sort! Mon sein est inquiet, la volupté l'oppresse, et
jamais je ne pleure et jamais je ne ris!

Le Roi, se renversant dans son fauteuil, ouvrit la bouche avec terreur.

Nicole, de plus en plus vite, continua:

--J'ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline. Oh! je sens que je
touche à quelque instant suprême... Ô rêve de mes nuits, cher désir de
mes jours, que je n'attendais plus, que j'espérais toujours, j'ai besoin
de te voir et de te voir encore, et puis voici mon cœur qui ne bat
que...

--Ah çà!...

--... pour vous. Seigneur, je n'ai jamais contemplé qu'avec crainte
l'auguste majesté sur votre front empreinte, car le jeune homme est
beau, mais le vieillard est grand. Puisque j'ai mis ma lèvre à ta coupe
encore pleine des baisers du zéphyr qui me relèvera, Pausole, prends ton
luth, regarde, je suis belle: l'aube exaltée ainsi qu'un peuple de
colombes marche à travers les champs, une fleur à la main.

--Comment dis-tu!! hurla le Roi, d'une voix qui la fit enfin taire.

Mais au même instant, et comme la jeune fille terrifiée restait bouche
béante, Pausole aperçut derrière la fenêtre des lueurs multipliées qui
voletaient çà et là; il vit des torches s'approcher, des gens courir,
des bras s'étendre, une sorte de gigantesque mouton baisser du niveau
des hautes vitres sa tête branlante jusqu'à terre... Brusquement, la
porte s'ouvrit et Diane à la Houppe entra.

--Ah! cria-t-elle. J'en étais sûre!

La pauvre petite Nicole se cacha derrière le Roi.

                   *       *       *       *       *

Pausole, frappant de sa large main une table retentissante, proféra:

--Mais, par le tonnerre des dieux! qu'est-ce que tout cela signifie? Il
faut que je dorme encore ou que je sois devenu fou!... Taxis! où est
Taxis?... Gilles! Gilles! Djilio! Giguelillot!... Où est mon ministre?
Où est mon page? Où suis-je moi-même? et dans quelle caverne de bandits
a-t-on fomenté ce guet-apens?

--Ah! Sire, vous êtes dans mes bras! expliqua Diane à la Houppe.

--Tu seras à mon ombre et moi dans ta lumière, rectifia la petite
Nicole.

--Le diantre soit des femmes et des courtisans! jura le Roi hors de lui.
Taxis! mais pourquoi ne vient-il pas? Taxis! Taxis! Giguelillot! Jamais
je ne m'en tirerai tout seul! Où sont mes gardes, mes soldats? Pourquoi
ont-ils brisé leurs lances? C'était bien le jour, en vérité! Ce
Giguelillot est un chenapan! Taxis avait cent fois raison de le flanquer
à la fourrière!... Taxis!... Mais où se cache-t-il donc? Ils m'ont tous
abandonné! livré aux folles! livré aux folles!...

En effet, au milieu d'un tapage qui allait toujours grandissant, Diane,
tirant Nicole par le bras, lui appliquait une paire de gifles qui sonna
comme une belle rime... Des mains voulurent les séparer...

--Taxis! Taxis! répétait Pausole.

Et il luttait à son tour, mal reconnu par les filles de ferme qui
s'étaient précipitées au bruit de la dispute. Dans la porte, des gens se
massaient, lançaient des conseils, des exclamations. Des cris aigus
partaient de la cour, mêlés aux pleurnicheries de la petite Nicole, aux
abois de tous les chiens lâchés et au bêlement sépulcral de l'énorme
monture amenée par la sultane en fuite, lorsque, au-dessus de toutes les
clameurs, on entendit la voix plaintive du métayer qui vagissait:

--Un chameau! Un chameau! Un dromadaire dans ma maison!



CHAPITRE X

COMMENT GIGUELILLOT PARVINT JUSQU'AU CHEVET DE LA BLANCHE ALINE ET CE
QUI S'ENSUIVIT.

    Mulier quænam pudibunda?
    --Quæ tegit faciem cum indusio suo.

  _Nugæ Venales._--1741.


Avant d'exposer par qui se dénoua la scène précédente, il nous faut bien
retrouver Gilles au point où nous l'avons laissé, selon les règles
fondamentales de la tradition romantique.

Il se présentait alors sous le vêtement d'une paysanne à la porte de la
blanche Aline, en invoquant une fallacieuse raison empruntée aux
habitudes de la domesticité.

--Entrez! Entrez! dit une voix.

Il entra, fort posément, regarda autour de lui...

                   *       *       *       *       *

Ni dans le lit ni dans la chambre, il n'y avait plus personne.

Cependant, le long du mur, une robe verte, un pantalon d'homme et
plusieurs dessous que nous ne détaillerons point, indiquaient au moins
deux présences.

Très calme et haussant toutes ses voyelles jusqu'au médium des soprani:

--Monsieur n'est pas là? fit-il.

--Pourquoi? répondit la voix.

--J'ai deux mots à dire à monsieur.

Un fou rire partit du cabinet de toilette; la petite porte
s'entre-bâilla.

--Eh bien, dites! qu'y a-t-il?

--Monsieur ne peut pas venir une minute?

Le fou rire redoubla.

Puis, il y eut un silence, une sorte d'inquiétude, et, après quelques
chuchotements:

--Vous êtes seule? reprit la voix.

--Oui, madame.

--Fermez la porte à clef. Je viens.

Giguelillot ferma la serrure et, pour plus de précautions, mit la clef
dans sa poche.

                   *       *       *       *       *

Alors, tranquillement, ne se cachant pas d'une femme de chambre, la
blanche Aline s'avança. Elle tenait une grappe de muscat entre la main
et les dents, et c'était là tout son costume.

--Monsieur ne peut pas venir, sourit-elle. Parlez-moi.

Bien qu'il se fût dit comblé par les faveurs de Thierrette, le page
sentit renaître en lui, devant cette apparition, tous les feux dont
Pyrrhus se voyait allumé; mais, faisant preuve ce soir-là d'une réserve
exceptionnelle, il jugea dangereux de prolonger un examen qui eût nui à
d'autres projets.

Il reprit sa voix masculine:

--Madame, je regrette profondément d'avoir aperçu Votre Altesse...

--Un homme! Un homme! cria Mirabelle en se jetant dans la pièce, de
l'air le plus agressif.

--Ah! nous sommes découvertes! pleura la petite Line.

Et elle perdit le sentiment dans les bras de sa grande amie.

                   *       *       *       *       *

Gilles, très étonné sans doute, mais préparé néanmoins par son
expérience de la vie intime à ces sortes de surprises, ouvrit la porte
du cabinet de toilette, constata que dans la chambre et dans la petite
pièce il ne voyait pas d'autre amant que cette jeune fille aux cheveux
coupés: tout s'expliquait aussitôt.

Il fit deux gestes à part lui.

L'un disait:

--Voilà qui est clair.

Et le second:

--C'est assez gentil.

Puis, tandis que Mirabelle, à force de soins et de caresses, ranimait sa
petite complice dont la pâleur était navrante, Giglio, dans le cabinet
fermé, quitta la jupe et le fichu, ainsi que le foulard et le chapeau de
paille. Il se coiffa, campa sa toque, brossa longuement son pourpoint
bleu, tira les jambes du maillot jaune, mit en ordre son petit pont et
se lava les mains à l'eau tiède.

Désormais présentable, il sortit et salua.

                   *       *       *       *       *

Line poussa un nouveau cri d'angoisse:

--Ah! mon Dieu! un page de papa!

Mirabelle s'était levée, un éclair dans l'œil. Visiblement elle se
retenait de lancer à l'intrus tout le carquois d'injures (elle aurait
même dit «pelletée») que la langue somptueuse des coulisses fournit sans
peine aux danseuses pendant les instants de bataille.

Mais elle se retenait très bien, car au lieu d'éclater elle saisit d'une
main tressaillante Giguelillot par le poignet, et, l'attirant de force
dans le cabinet de toilette, elle l'étreignit avec une passion dont il
vit aussitôt le dessein étranger.

Elle le serra dans ses bras, elle moula son corps nu et chaud sur le
maillot de mince étoffe et mit sur les lèvres du page un baiser de genre
pénétrant. Puis elle lui représenta en termes concis qu'il pourrait
disposer d'elle bien au delà des bornes honnêtes et toutes les fois
qu'il le souhaiterait, s'il voulait, en revanche, se montrer charitable
envers deux malheureuses amies, ne pas dénoncer leur asile, ne pas
assister à leurs jeux et goûter l'exercice de l'une assez pour en
oublier l'autre.

--Eh bien, fit Giguelillot, vous avez une jolie opinion de moi! Il ne
vous manque plus que de m'offrir vos bagues avec un objet d'art en
bronze peinturluré. Allons, calmez-vous. Et maintenant, demandez-moi
pardon. Mieux que cela. Les mains jointes. Les yeux baissés. Dites:
«Pardon, monsieur, je ne le ferai plus.»

Mirabelle l'embrassa encore, mais cette fois sur les deux joues.

--Vous ne parlerez pas?

--Je n'y ai jamais songé.

--Mais vous êtes page du Roi? Vous venez de sa part?

--On ne costume pas les pages en filles de ferme pour leur confier des
missions officielles. Je vous assure que ce n'est pas dans le protocole.
Non, vraiment.

--Alors, pourquoi venez-vous ici?

--Parce que dans une demi-heure, si vous n'êtes pas en fuite, vous serez
en prison.

--Ah! je le disais bien! on n'a pas voulu me croire... Mais pour qui
faites-vous cela? Qui de nous deux sauvez-vous? Ce n'est pas moi, vous
ne me connaissez pas... C'est elle?...

--C'est évidemment vous deux. Sans cela, je me serais arrangé de façon à
vous séparer. Ayez confiance en moi. Faites ce que je vais vous dire, et
dépêchez-vous. Le temps presse pour nous tous: je vous préviens à la
dernière minute et je risque à tout moment d'être surpris dans cette
chambre. Ça nuirait à ma carrière.

                   *       *       *       *       *

Trois petits coups derrière la porte suspendirent la conversation.

--Qu'est-ce que vous pouvez faire là dedans? demandait Line avec
inquiétude.

Mirabelle ouvrit et rentra.

--Il vient nous avertir, ma chérie, nous sauver. Penses-tu? On nous
poursuit déjà.

--Qui donc?

--Le Roi, dit Giguelillot. Il est parti ce matin avec le maréchal du
palais et moi-même. J'ai expédié le seigneur Taxis dans une direction
fantastique et j'ai laissé le Roi dormant chez un métayer du village.
Mais Taxis va revenir, le Roi va s'éveiller, et vous serez prise comme
dans une cage, Altesse, dans moins d'un quart d'heure.

--Vite! Mirabelle, habillons-nous! Ma robe! Mes bas! Où sont mes bas?

Le page l'arrêta du geste.

--Ah! mais non! vous êtes signalées: on connaît vos deux costumes; il
faut en changer, c'est élémentaire.

--C'est que nous n'en avons pas d'autre!

--Pardon! j'en ai apporté un. Dans le pays où nous vivons, une robe
suffit pour deux personnes.

Il pénétra vivement dans le cabinet de toilette, en sortit avec les
vêtements de la laitière, et sans plus de façons, passa la longue jupe
autour de Line ahurie.

--Nous sommes pressés, dit-il. C'est moi qui vous habille.

La jupe traînait sur le plancher; il releva la ceinture jusqu'au-dessus
des seins et croisa les cordons à la taille. Tout ceci fut bientôt caché
par le petit châle rose espagnol qu'il serra d'un nœud brusque au
milieu du dos.

Le chapeau de paille à larges bords compléta le déguisement.

                   *       *       *       *       *

--À votre tour, maintenant, mademoiselle...

--Mirabelle.

--Ah! vraiment!...

--Pourquoi souriez-vous?

Mais Giglio n'avait pas le temps d'expliquer ses impertinences.

Il fit asseoir Mirabelle, releva les cheveux coupés, y mit quatre
épingles, fixa au sommet de la tête une petite boîte ronde et vide qui
portait une marque de parfumeur et traînait sur une table en désordre;
puis il enroula tout autour le foulard de soie orangée.

--Voilà! dit-il. Je vous ai fait un chignon: vous êtes prête.

--C'est tout?

Giguelillot prit une voix d'essayeuse batignollaise:

--Vous n'allez pas vous habiller pour sortir, madame, vous vous feriez
remarquer.

--Ah! pardon, protesta Mirabelle, je ne suis pas Tryphémoise, moi! Je
suis née à Montpellier, rue du Petit-Saint-Jean... Je mettrai mon veston
ou une robe, si vous en avez à me donner, mais je ne sortirai pas comme
ça, mon petit ami.

--Cela n'a pourtant pas l'air de vous gêner depuis un quart d'heure!

--Tiens! un homme dans une chambre, c'est tout naturel... Quand vous
seriez quinze, je n'irais pas me cacher... Mais dehors, sur la route,
devant n'importe qui...

Elle s'adossa au mur et se cacha le visage dans les mains:

--Oh! que j'ai honte!

                   *       *       *       *       *

Line s'approcha:

--Veux-tu mon costume? Je sortirai bien toute nue, moi, qu'est-ce que
cela me fait?

--Non! non! dit Giglio. On peut reconnaître la Princesse. C'est elle
qu'il faut cacher, et le chapeau de paysanne avec cette jupe courte ne
sont pas de trop: qu'elle les garde. Vous, au contraire, personne ne
sait qui vous êtes. Les gens de la police vous prennent pour un jeune
homme. Déroutez-les encore s'ils recommencent leur chasse. Ils l'ont
abandonnée par ordre, mais tout peut changer demain matin: je ne réponds
de rien entre minuit et midi. Sauvez-vous, il n'est que temps! Vous
allez prendre à la main chacune un des deux seaux que je viens
d'apporter. Vous sortirez sans faire de bruit, mais franchement et avec
calme. Ceux qui vous rencontreront peuvent redire aux policiers qu'ils
ont vu passer, à neuf heures, deux laitières portant leur lait: l'une
dont ils n'ont pas distingué le visage; l'autre qui était brune, grande
et nue. Je défie qui que ce soit de deviner là-dessous la blonde petite
Princesse Aline avec l'inconnu qu'on poursuit.

--Que c'est bien imaginé! fit Line en battant des mains. Et comme vous
êtes bon, monsieur! Je vais vous embrasser, si mon amie le permet.

--Non! dit vivement Mirabelle. Nous n'avons pas le temps. Partons vite,
puisqu'il le faut.

--Un instant! dit Giglio. Où irez-vous, à Tryphême? Où coucherez-vous ce
soir?

--À l'hôtel.

--C'est cela! Pour que vous soyez signalées dans les six heures par le
service des garnis.

--Nous ne pouvons pourtant pas entrer dans les maisons particulières ni
coucher sur un banc du Jardin-Royal.

--Il n'en est pas question. Vous allez prendre dans l'avenue du Palais
la deuxième rue à droite, puis la première à gauche, traverser une
petite place... Vous retiendrez cela?

--Oui, oui.

--... Et suivre toujours tout droit jusqu'à la rue des Amandines. Sonnez
au numéro 22. C'est l'immeuble de l'Union tryphémoise pour le Sauvetage
de l'Enfance, excellente institution qui recueille les mineurs des deux
sexes lorsqu'ils déclarent être élevés avec trop de sévérité.

--Et nous serons tranquilles, là-bas?

--Évidemment. C'est le but de la Société.

--Est-ce qu'il y a des garçons? demanda Mirabelle.

--Trois sections: une pour les filles, une pour les garçons et une
section mixte. Vous choisirez... On vous demandera encore si vous voulez
le dortoir ou une chambre particulière. Ils sont très gentils dans cette
maison-là.

--Mais s'ils veulent savoir nos noms, notre adresse?

--Vous les refuserez. Ils sont habitués à ce que les enfants n'osent pas
dire d'où ils viennent de peur d'être rendus à leur famille. Je connais
ces bons vieillards: ils feront tout ce qu'ils pourront pour vous
protéger, même s'ils découvrent qui vous êtes. Retenez bien le numéro:
22, rue des Amandines. Et maintenant, vite! vite! partez!

                   *       *       *       *       *

Elles sortirent en hâte, Mirabelle serrant la main du page, et Line lui
jetant par derrière un long regard d'adieu, où il n'y avait pas que de
la reconnaissance.

                   *       *       *       *       *

Giguelillot resta seul. La pendule de marbre carré sonnait huit heures
et demie.

--Je suis en retard, se dit-il. Donc ce n'est plus la peine de me
presser.

Et il examina la chambre.

Elle était en grand désordre.

Un large divan qui avait sans doute paru suspect était encore recouvert
d'un drap propre mais chiffonné portant deux oreillers en pile vers le
milieu. Bien qu'on eût desservi la table, une banane gisait à portée
dans un compotier de faïence. En travers sur la glace de l'armoire, une
petite phrase tracée à la pointe d'une bague témoignait d'un bonheur
extrême et répété. Dans un coin, Giguelillot retrouva le sujet de la
pendule, un groupe de «Paul et Virginie» éloigné probablement par
Mirabelle comme étant de mauvais exemple.

En soulevant cet objet d'art, il vit l'enveloppe blanche d'une lettre.
«À Sa Majesté le Roi Pausole», disait l'adresse.

--Comment, murmura-t-il, elle lui écrivait!

L'enveloppe n'était pas fermée. Giglio, devenu confident et complice des
fugitives, déplia la lettre sans hésitation, lut, cacheta et serra le
papier dans son escarcelle.

                   *       *       *       *       *

An moment où il cherchait le meilleur moyen de s'enfuir lui-même, ses
yeux tombèrent sur les vêtements suspendus à trois patères.

On ne pouvait les abandonner.

En cas d'enquête, c'était indiquer trop clairement que la blanche Aline
et l'inconnu avaient changé de costume.

D'autre part, les détruire?

Comment?

Les dissimuler?

Où?

Les faire porter par d'autres, voilà qui valait mieux. On était au
samedi de la Pentecôte. Le lendemain, jour de grande fête, deux petits
paysans seraient sans doute ravis de promener aux environs ce veston
bleu et cette robe verte. De là une fausse piste, une précieuse fausse
piste.

Giglio enleva le drap qui recouvrait le divan large, il y empaqueta les
vêtements, sortit sur le balcon, et d'un poing vigoureux envoya tout le
ballot par-dessus le mur de la cour voisine.

Puis il se laissa descendre le long d'un pilier dans le jardin, se
glissa dans l'ombre jusqu'à la haie du fond, chercha une issue, n'en
trouva pas, en fit une et fut dehors.

                   *       *       *       *       *

Assurément, Thierrette l'attendait déjà dans le petit bois d'oliviers,
le même bois où Mirabelle avait conduit la blanche Aline quelques jours
auparavant.

Giguelillot, assez distrait par le souvenir récent de ses deux
protégées, ne se sentait aucun désir de retrouver la pauvre Thierrette,
mais il se serait repenti de l'obliger à une attente vaine pendant les
longues heures de la nuit, comme aussi de la priver des satisfactions
dont elle manifestait si chaudement l'appétence.

Il méditait sur cette question, lorsqu'il se trouva revenu à la porte de
la métairie. Et là, découvrant sous le porche les quarante gardes
toujours debout:

--Ah! ah! se dit-il. Taxis s'en fait garant! «Ce ne sont pas là des
soudards ni des coureurs de cotillons!» Eh bien, c'est facile à prouver!
Holà!

Les gardes se massèrent devant lui.

--Holà! répéta Giguelillot. Qui de vous veut passer la nuit avec la plus
jolie fille du village?

--Moi! Moi! Moi! crièrent-ils en foule.

--Tout le monde accepte?

--Oui! Oui!

--Bon. Allez au bois d'oliviers qui est à droite de la route. Vous y
trouverez une laitière qui a nom Thierrette, si je me rappelle bien.
Dites-lui que mon service me réclame ce soir, mais que je lui envoie
quarante lanciers avec un bouquet de tulipes. Allez! et si elle résiste,
faites-lui honneur malgré elle.

Comme ils galopaient déjà, Giguelillot cria dans la nuit:

--Mais respectueusement, et l'un après l'autre.


FIN DU LIVRE DEUXIÈME



LIVRE TROISIÈME



CHAPITRE PREMIER

COMMENT LE HAREM ABANDONNÉ LEVA L'ÉTENDARD DE LA RÉVOLTE.

  Pourquoi l'homme rougirait-il d'exposer une partie du corps plutôt
  qu'une autre?

  WESTERMARCK.


Le harem ne poussa qu'un cri, mais un cri charivarique, lorsque Mme
Perchuque, première dame d'honneur, vint annoncer, au coup de midi, que
le Roi était en voyage.

--En voyage? Il est malade! dit une voix irrévérencieuse.

--La santé de Sa Majesté est heureusement florissante, répondit la
vieille dame en inclinant son bonnet noir. Et Dieu fasse qu'elle le soit
longtemps.

--Mais pourquoi s'en va-t-il? On nous l'a changé.

--Ah! cria Diane à la Houppe. Il est parti avec une femme!

Mme Perchuque, les coudes au corps, leva les mains et les yeux.

--Un adultère, Seigneur! Y pensez-vous, mesdames? Le Roi est incapable
d'agir à l'égard de Vos Majestés avec cette dépravation. Il a quitté ce
palais dans le dessein de rechercher Son Altesse la Princesse Aline qui
a mystérieusement disparu avant-hier. Quarante gardes le précèdent. Un
page le suit. M. Taxis l'accompagne.

À ces mots, le tintamarre devint général.

--Taxis est parti! Taxis! Plus de Taxis! répétaient trois cents voix
délirantes.

--Mais alors nous sommes en vacances? dit la Reine Gisèle qui sortait du
couvent.

--Aux Jardins! Aux Jardins! criait-on.

--Non! au Théâtre! Nous jouerons des charades.

--À la Salle des Fêtes!

--Au Quartier des Pages!

Épouvantée, Mme Perchuque se précipita vers la porte et la barra de son
maigre corps.

--Mesdames! mesdames! quelle pétulance, en vérité, quel égarement!

--Laissez-nous passer, bonne Perchuque...

--Je ne le puis!

--Et pourquoi, s'il vous plaît?

--Parce que le seigneur Taxis a daigné me transmettre les devoirs de sa
charge en même temps que sa responsabilité... Je vous adjure, mesdames,
de comprendre mon émotion. Si je me montre indigne de la confiance qu'on
me témoigne, c'en est fait pour moi de la place que j'occupe à vos
pieds. Je serai chassée du palais, dégradée, exilée peut-être...

--Tant mieux! lui répondit-on. Perchuque, nous ne vous connaissons plus.
Puisque vous remplacez Taxis, vous êtes la dernière des coquines et vous
allez payer pour lui.

Du milieu de la salle on cria:

--Écoutez!

--Je demande la parole, disait une joyeuse petite voix.

Et au-dessus du tapis noir et jaune et roux que formaient les têtes
pressées des femmes, on distingua les formes enfantines de la future
Reine Fannette, que ses compagnes traitaient comme une petite sœur et
que le Roi ne voulait point connaître à l'âge où elle-même l'eût permis.

Juchée à cheval sur la nuque tiède de sa grande amie Alberte et croisant
ses deux flûtes sur des seins qu'elle enviait, elle dressait en l'air sa
main droite qui claquait d'un doigt contre l'autre.

--La parole! Je demande la parole!

--La parole à Fannette! acquiesça l'assemblée.

On l'entoura.

--Mes amies, cria-t-elle, on nous traite comme des enfants...

--C'est honteux!

--Quand on nous a prises, pauvres innocentes, dans nos internats de
jeunes filles, nous avons cru qu'on nous délivrait; mais nous n'avons
fait que changer de bagne.

--C'est vrai!

--Prison pour prison, j'aime mieux la première. Là-bas on nous donnait
des devoirs, je sais bien; mais comme nous ne les faisions pas... ça
n'en était que plus agréable. Là-bas on nous défendait de jouer au mari
dans les dortoirs... mais comme nous le faisions quand même...

--Oui! oui! c'était plus gentil.

--Là-bas, surtout, nous avions des jours de sortie, des semaines de
congé, des mois de vacances, au lieu qu'ici nous passons toute notre vie
à pleurer en retenue sans avoir rien fait!

--C'est injuste! elle a raison.

--Eh bien, ça ne peut pas durer. Quand l'une de nous demande par hasard
vingt-quatre heures de liberté, on lui offre toujours le même choix: la
répudiation ou la chaîne. Mettons nous en grève, et nous verrons bien si
le Roi répudie trois cent soixante-six femmes comme nous!

D'une seule acclamation la grève fut votée; mais Fannette n'avait pas
fini. Toujours droite sur la reine Alberte qui prenait sa part des
bravos, elle reprit avec un beau geste:

--Perchuque, voulez-vous nous laisser passer?

--Je ne puis pas... je ne puis pas... répéta la vieille dame, hérissée
d'appréhensions.

--Alors nous allons passer de force, mais vous aurez d'abord une
punition sévère, vieille cigogne que vous êtes! Nous allons vous
suspendre par une patte à la statue du bassin, les jupes retournées sur
la face pour cacher votre confusion et nous nous emparerons de votre
pantalon blanc comme étendard de la révolte!

Mme Perchuque fut héroïque.

--Victime de mon devoir? Soit! dit-elle. Me voici! J'en mourrai de
honte, mais M. Taxis n'aura pas en vain reposé sa confiance sur ma
vieille tête.

Quelques jeunes femmes eussent voulu qu'on épargnât à la pauvre aïeule
un traitement aussi dénué du respect que l'on doit aux personnes âgées;
mais les foules et les enfants sont implacables.

Au milieu d'un croissant vacarme on suspendit en effet Mme Perchuque par
le pied gauche à la petite statue centrale; sa robe noire eut vite fait
de voiler son visage apoplectique; et son vénérable pantalon descendit
le grand escalier piqué aux pointes d'une hallebarde tandis qu'à sa
suite une foule toute rose frappait du talon des pantoufles les cent
marches retentissantes.

                   *       *       *       *       *

Mais quand cette foule, toujours criant, parvint à la porte d'honneur,
Taxis était sur le seuil et un brusque silence émana de son regard sur
la multitude arrêtée.

--Qu'est-ce à dire? glapit-il.

Et ce fut assez. Aussitôt, dispersée à travers les salles, en fuite dans
les corridors, en ribambelle jusqu'en haut de l'escalier, l'armée se
laissa balayer par la tempête de la déroute. À peine sept ou huit jeunes
femmes, celles qui dans les graves circonstances tenaient tête au
Grand-Eunuque, demeurèrent-elles crânement à leur place; et mal leur en
prit, comme elles s'y attendaient du reste.

Taxis, tirant un carnet sale:

--J'inscris, dit-il, quelques noms. Vous, madame. Et vous. Et vous.
Celles-là seront punies pour les autres. Je me flatte de présenter au
Roi un rapport impitoyable et qui sera suivi d'effet.

                   *       *       *       *       *

Pendant ce temps, Diane à la Houppe, au lieu de perdre sa peine à
discuter avec cet homme, avait profité du trouble général pour gagner
une pièce voisine, interroger une servante, apprendre que Taxis était
revenu seul, que le Roi n'avait pas quitté la première maison du hameau,
et aussitôt, courant aux écuries qui n'avaient plus de gardes, elle s'en
était remise, pour s'enfuir, à la monture de ses promenades.

Taxis commençait à peine son enquête dans le harem, et déjà la jeune
Reine parcourait la route, au pas allongé de son mehari.



CHAPITRE II

OÙ M. LEBIRBE ENTRE EN SCÈNE ET OÙ PHILIS POUSSE UN PETIT CRI.

    L'une avecques ses beaux yeux vers,
    Sourit, se hausse et me regarde.

  SAINT-AMANT.


Giguelillot suivait d'un œil fin la charge des quarante gardes vers le
petit bois d'oliviers, lorsqu'un vieillard svelte et poli se découvrit à
l'ancienne mode devant la toque et le pourpoint bleu.

--Seigneur, demanda-t-il, vous êtes page du Roi?

--Monsieur, j'ai cet insigne honneur.

--Fort bien. Je suis M. Lebirbe, président de la _Ligue contre la
licence des intérieurs_, reconnue d'utilité publique par une ordonnance
royale en date du 1er juillet 1899. J'habite une maison voisine qu'on
appelle volontiers le château du village, moins à cause de son
importance que par comparaison avec l'humilité des édicules
environnants. Cette demeure n'est certes pas digne de donner asile à mon
souverain; mais j'ai appris que Sa Majesté en route pour la capitale
faisait halte non loin d'ici; je vois qu'il se fait tard, je doute que
le Roi veuille se remettre en marche à cette heure avancée du soir, et,
sans avoir la témérité de lui adresser une invitation, je voudrais
néanmoins porter à sa connaissance que tout est prêt sous mon toit pour
recevoir lui et sa suite, au cas où il daignerait passer la nuit chez
moi. Les appartements que j'oserais lui offrir attendent depuis
l'origine, sous le nom de «Chambres du Roi», la visite éventuelle que je
me complaisais à prévoir, sachant que le Roi Pausole redoute les longues
étapes et que ma demeure est à mi-chemin entre son palais et Tryphême...

--Avez-vous des filles, monsieur? interrompit Giguelillot.

--Oui, seigneur... Puis-je vous demander comment cette question...

--C'est la marque, c'est la garantie d'une maison hautement respectable
et décente, monsieur Lebirbe. Je ne l'entends pas autrement.

Puis, avec une familiarité qu'on tint pour de la bienveillance, il prit
le bras gauche du vieillard et l'entraîna en avant.

--Conduisez-moi, dit-il. Vous arrivez à l'heure exacte où je suis chargé
par le Roi de lui préparer un lieu de repos. Assuré que vous avez tout
disposé pour le mieux du monde, je vais cependant vous accompagner afin
de présenter personnellement au retour le rapport qu'on attend de ma
vigilance.

                   *       *       *       *       *

Ils passèrent la grille de la cour au moment où Giguelillot achevait
d'articuler sa phrase qui fit excellente impression sur l'esprit de M.
Lebirbe.

Sur l'escalier du perron, Mme Lebirbe et ses deux filles attendaient,
anxieuses, les nouvelles.

--Eh bien?

--J'ai bon espoir! Ce jeune seigneur est page du Roi et vient
reconnaître nos efforts.

Ayant ainsi présenté son jeune compagnon, le vieillard nomma tour à tour
sa femme, puis sa fille aînée Galatée et sa fille cadette Philis, qui
détournaient la tête avec modestie, mais regardaient du coin de l'œil
avec curiosité.

Galatée était grande et de corps allongé. Elle paraissait avoir un peu
plus de vingt ans. Ses cheveux d'un blond Isabelle étaient coiffés
serrés mais non sans goût, et elle se tenait toute droite dans une robe
de toile grise qui s'ouvrait en large col blanc.

Timidement pressée à son bras, Philis offrait avec sa sœur le contraste
d'être nue--à moins qu'on ne voulût regarder comme des éléments de
costume son grand chapeau de jardin, sa chevelure flottante sur le dos,
et sa ceinture de moire écarlate qui se fermait sur le côté par un
énorme nœud à coques. Ses grands yeux ne pouvaient pas avoir plus de
quinze ans. Sa poitrine récemment fleurie portait deux jeunes seins
divergents, tout roses de trouble et de plaisir. Elle ne quittait pas
Giglio du regard.

--Voulez-vous me permettre de vous précéder? dit M. Lebirbe en
s'inclinant de nouveau.

--Oui, monsieur! dit Giguelillot.

Au tournant d'un étroit couloir, le page, qui marchait le dernier, passa
les deux mains sous les bras de Mlle Philis et l'attirant par la
poitrine lui mit un baiser silencieux, mais exquis, derrière l'oreille.

--Ah! cria-t-elle.

--Tu t'es fait mal? demanda son père.

--Je me suis piquée. Ce n'est rien. Ne t'arrête pas.

Giguelillot, en cet instant, conçut l'opinion la plus favorable de tout
ce qui avait été préparé pour recevoir le Roi Pausole. Il décida que la
chambre était somptueuse, le lit vraiment royal, le cartel du meilleur
style et les tableaux dignes du musée.

Pour témoigner sans doute encore une sympathie plus directe à la famille
de ses hôtes, il étendit sa petite enquête jusqu'aux appartements privés
et parvint à constater que les chambres des deux jeunes filles étaient
éloignées l'une de l'autre et pourvues de doubles portes, ce qu'il
n'osait pas espérer.

Dès lors son jugement fut inébranlable.

--Je vais dire au Roi, exprima-t-il, qu'il ne saurait trouver nulle part
de réception plus digne qu'à votre foyer, monsieur Lebirbe.

Et ce disant, il se retira, poursuivi par un rayonnement de sourires.



CHAPITRE III

OÙ L'ON DÉCOUVRE UN CRIME HORRIBLE.

  Je restai couchée sur l'herbe, privée de toutes mes facultés et
  brûlante de mille désirs.

  Comtesse DE CHOISEUL-MEUSE.--1807.


Le petit sein gauche de Philis était si pétri de poésie que Giglio, seul
sur la route, se sentit harmonieux comme un alexandrin.

--J'ai cinq minutes, se dit-il. Juste le temps de faire un sonnet.

Et ne perdant pas un instant à chercher un sujet de poème--soin qu'il
n'avait pas l'habitude de prendre--il leva rapidement les yeux vers ses
amies les étoiles.

À l'ouest, Vénus, perle marine, brillante comme un fragment de la lune
et telle qu'on la contemple dans les pures nuits du Sud, resplendissait.
Devant elle, sur un arc de cercle dont elle formait le centre lointain,
Sirius, Pollux, Castor, la double Chèvre et le triple Persée semblaient
graviter autour de sa flamme. Et Giglio, imaginant des lignes
mystérieuses de la planète aux étoiles, décida qu'il ferait d'abord,
avec cette girandole céleste, un éventail gemmé de neuf pierres (ceci
pour le premier tercet), puis les huit colombes qui entraînent le char
d'Aphrodite Ouranie (cela pour le quatorzième vers).

--Maintenant, pensa-t-il, les rimes des quatrains... _lux_, _Pollux_,
_Nux_... non; si j'ajoutais _dux_, cela aurait l'air d'un thème latin.
Amenons _Capella_ dans la seconde strophe; c'est un mot tout à fait
bien;--_par delà_... suivi d'un rejet;--un passé défini;--ça y est. Pour
les rimes féminines...

    Pollux, la double Chèvre et le triple Persée.

Avec cette rime-là, ce sera vite bâti.

Mais tout à coup:

--Ah! quoi? que voulez-vous? fit-il.

                   *       *       *       *       *

Deux petits bras nus se dressaient devant lui.

--C'est moi... Rosine... N'entrez pas... Je crois qu'ils veulent vous
tuer à la ferme.

Il reconnut la jeune personne dont il avait chanté les fleurs et les
fruits sur un canapé de jardin dans une salle toute rouge de fraises.

--Ils veulent me tuer? Et qui cela? fit Giglio avec une paisible
curiosité.

--Tout le monde! répondit Rosine. Il est arrivé des choses épouvantables
et on vous met tout sur le dos. Venez là, derrière les palmiers; je vous
raconterai. Asseyez-vous près de moi.

Le page prenait soin de son maillot jaune et le talus qu'on lui offrait
ne le tenta pas. Il attendit que Rosine s'y fût placée d'abord, puis il
s'assit très confortablement sur les bonnes cuisses de la jardinière et
lui passa le bras autour du cou sous le prétexte le plus tendre, mais
aussi le plus mensonger.

--Eh bien, raconte-moi. Que s'est-il passé?

Elle lui fit tout connaître, mais tout à la fois, et sans se préoccuper
outre mesure de la belle clarté française qui tenait sans doute peu de
place dans ses théories littéraires.

On avait amené un chameau, saccagé la remise des machines, brisé les
moissonneuses, faussé les fourches, crevé le carrelage, c'en était une
catastrophe... La laiterie aussi était dans l'état le plus lamentable:
le lait répandu, les seaux dérobés. Sur le chameau, il y avait une belle
dame, une très belle dame dans une grande corbeille comme une tonnelle
avec des tapis...

--Elle a trouvé Nicole sur les genoux du Roi. Nicole jure qu'elle était
sage, mais la dame dit qu'elle a vu... Enfin, ça n'est pas clair, voilà!
La petite en est bien capable. Elle en sait long, cette gamine-là, elle
est toujours dans les livres, et elle vous raconte des histoires d'amour
comme si ça lui était arrivé... Sitôt que la dame est entrée, elle s'est
mise dans une colère de tous les diables, et le Roi aussi et tout le
monde criait, fallait voir! On n'a jamais entendu chose pareille... Et
le pire, c'est qu'il y a une victime: la laitière est assassinée!

--Assassinée? répéta Gilles, qui pâlit un peu.

--Assassinée.

Puis, en paysanne de banlieue qui lit son petit journal tous les matins,
elle ajouta:

--Le vol a été le mobile du crime.

--Qu'est-ce que c'est que cette histoire?

--Ah! monsieur! Faut-il qu'il y ait des gens mauvais, tout de même!
C'est pour lui prendre ses quatre nippes qu'on a égorgé cette pauvre
fille-là: juste un foulard, un fichu, une jupe d'hiver et un chapeau. On
l'avait bien entendue se plaindre à la fin de l'après-midi, mais
personne n'a osé monter. C'est le monsieur du palais qui est entré le
premier, le même qui a enfermé la dame...

--Oh! ma tête! gémit Giguelillot. Quelle dame? Quel monsieur du palais?

--Un monsieur tout en noir avec un chapeau plat.

--Quand est-il arrivé?

--Au milieu de la bataille. Il a tout calmé en cinq minutes. C'est un
ministre, il paraît, un homme qui a l'air très sérieux. Sans lui, on
n'en serait jamais venu à bout.

--À bout de quoi?

--De la dame. Il l'a enfermée dans une chambre à pain, avec une bougie
et un gros livre comme un bréviaire, pour la consoler, qu'il a dit.
Alors, quand tout a été fini, on est venu lui raconter comme la laiterie
était sens dessus dessous. Il a demandé la laitière. On ne la trouvait
nulle part et on n'osait pas aller la voir dans sa chambre, à cause des
geignements qu'on avait entendus. Mais lui, ça ne lui a pas fait peur.
Il y est monté tout droit. Et qu'est-ce qu'il a vu? Paraît qu'on l'a
tuée sur son lit. La moitié des draps est par terre et le reste plein de
sang. Le crime est flagrant, qu'il a dit. Et on ne peut pas retrouver le
corps. Probable que l'assassin l'aura jeté quelque part. Le monsieur du
palais va faire curer les puits.

--Et c'est moi qu'on accuse de ce beau crime? interrompit Giglio, qui
comprenait enfin.

--Oui, de l'assassinat et de tout le reste. Le Roi vous attend pour vous
envoyer en prison. Le monsieur du palais disait même que, pour vous, on
devrait rétablir les supplices et vous brûler tout vif sur un bûcher.

--Un petit Servet pour passer le temps...

Giguelillot se leva et prit une attitude dramatique:

--Eh bien, Rosine, tu ne sais pas ce que c'est que le courage? Le héros
antique, le preux chevalier, l'indomptable paladin, le belliqueux
pandour, le lion! le lion! tu ne sais pas ce que c'est que le lion?

Il secoua ses cheveux, se frappa la poitrine et poussa un rugissement
qui lui fit mal à la gorge.

--Qu'est-ce que vous allez faire? dit Rosine affolée.

--Me défendre en personne. Je vais à la métairie!

--Mais ils vous écharperont! Mais je ne vous laisserai pas partir!...

Giguelillot l'étreignit avec des frémissements artificiels, puis, se
dégageant d'un seul bond en arrière:

--Souviens-toi, lui dit-il d'une voix palpitante, souviens-toi toujours
que tu as serré dans tes bras un homme pour qui le trépas n'est qu'un
mot!... Adieu!

                   *       *       *       *       *

Comme elle s'évanouissait dans l'herbe, Giguelillot s'en alla d'un pas
léger, alluma une cigarette et se remit à composer un deuxième sonnet
sur le secteur céleste qui l'intéressait.

Il ne s'agissait plus ni de char ni d'éventail: l'astre central devint
un œil de paon et les huit autres le sommet de l'aigrette; puis
l'aigrette se posa sur le front d'une femme; la chevelure s'agrandit,
devint le ciel même, et des millions de perles y nageaient.



CHAPITRE IV

COMMENT GIGUELILLOT SE PRÉSENTA CHEZ LE ROI, ET QUELLES PAROLES FURENT
PRONONCÉES POUR ET CONTRE SA BONNE CAUSE.

    Ipsa tulit camisia;
    Die Beyn die waren weiss.
    Fecerunt mirabilia
    Da niemand nicht umb weiss;
    Und da das Spiel gespielet war
    Ambo surrexerunt:
    Da ging ein jeglichs seinen Weg
    Et nunquam revenerunt.

  _Chanson populaire allemande._--XVIe


Giguelillot ne se rendit pas directement chez le Roi.

Il se glissa dans les écuries par une fenêtre, de peur que son entrée ne
fût guettée à la grand'porte, et en passant il vint flatter de la main
les naseaux du petit zèbre Himère, qui s'en ébroua de satisfaction.

Comme le pauvre animal s'agitait devant une mangeoire vide, Giguelillot
retira toute la paille fraîche et bonne dont on venait d'emplir le
râtelier de Kosmon et il la fit passer très simplement de gauche à
droite.

Ce Kosmon l'exaspérait; il paya cher ce soir-là l'honneur d'appartenir à
un cavalier huguenot. Le petit page ne se contenta pas de lui enlever sa
nourriture; il prit sous une cheville les grands ciseaux à tondre et
coupa tous les poils de la queue, qui dressa un misérable moignon
priapique et mal rasé; il tondit presque toute la crinière en laissant
pendre çà et là quelques misérables crins, puis, avec les ustensiles
dont on se servait à la ferme pour marquer le dos des bestiaux, il
composa et imprima sur la robe terne du vieux cheval le chiffre 1572, où
il pensait que le parpaillot verrait à la fois nargue, affront et
menace.

Satisfait par les stigmates dont il avait orné le piédestal vivant du
seigneur Taxis, Giglio suivit le long couloir qui menait à la chambre à
pain.

Comme le lui avait dit Rosine, l'infortunée Diane à la Houppe, dans
cette prison farineuse, gémissait presque sur la pâte humide. Il ne la
connaissait point, car les pages, pour des raisons qu'il est inutile
d'exposer, n'étaient pas admis d'ordinaire à prendre le thé chez les
Reines. Mais sitôt qu'il l'aperçut à la lueur de la bougie posée sur une
petite table, il déplora de ne lui avoir pas été présenté avant qu'elle
entrât au harem. Diane, ignorant qu'elle fût épiée par deux yeux fixes
derrière les vitres, avait adopté une attitude d'intérieur qui déployait
nonchalamment ses beautés si particulières. Elle reposait à l'orientale,
les mains mêlées derrière la nuque, le dos couché sur des coussins et,
sans doute pour prendre le frais après une journée torride, elle avait
disposé ses jambes en losange, les plantes des pieds l'une contre
l'autre. C'était son habitude de dormir ainsi. Giglio, bien que toujours
comblé par des souvenirs encore récents, éprouva tout à coup que son
esprit s'égarait vers des présomptions nouvelles, et il se retira, moins
pour les abaisser momentanément que pour en méditer au contraire les
chances de réussite immédiate et secrète.

                   *       *       *       *       *

Gracieux et le front aussi calme que si toutes les bombardes de la
puissance royale ne l'eussent point visé depuis une heure, il entra sans
frapper dans la salle du trône où Pausole encore frémissant achevait un
mauvais dîner.

--Comment, te voilà? fit le Roi. Tu oses revenir?

Taxis, qui grignotait au bas bout de la table, se précipita vers la
porte pour en barricader l'issue; mais Giguelillot vit l'intention; il
ferma lui-même la serrure et remit la clef au ministre en lui disant:

--Voici, monsieur.

Pausole, debout, s'appuyait du poing sur la nappe et levait une main
accusatrice:

--Te voilà! répéta-t-il. Vraiment, ton aplomb passe encore tes crimes!
Ah! tu me fais entreprendre un voyage insensé, tu m'arraches à mon
palais pour me jeter dans cette cour de ferme et tu m'abandonnes six
heures durant, sans gardes, sans appuis, sans conseils, au milieu d'une
révolution!... Tu postes une folle à mon chevet, tu égorges une
paysanne, tu saccages la métairie et tu licencies mes soldats pour me
laisser en butte à la fureur de la foule, aux démences de je ne sais
quelle femme échappée du harem par ta faute encore!... Et à la fin de
cette journée abominable, de pillage, de meurtre et de lèse-majesté, tu
te présentes la toque en main avec un sinistre sourire!... Tu ne croyais
donc pas me rencontrer vivant?

--Sire, répondit Giguelillot, je ne veux pas d'abord me hâter de prouver
mon innocence, car ce n'est pas de moi qu'il s'agit, mais de vous et de
votre bien-être, plus sacré cent fois à moi-même que ne l'est mon propre
salut.

Pausole retomba sur sa chaise.

D'une voix respectueuse et tranquille, le page continua par ces paroles
ailées:

--Le désir le plus vif de Votre Majesté est en ce moment le repos du
lit. Monsieur que voici ne paraît pas s'être occupé de cette question
capitale. J'ai eu, à sa place, l'honneur de faire préparer aujourd'hui,
dans le château voisin, de vastes appartements pourvus d'épais rideaux
et de lits spacieux qui sont dignes en tous points de recevoir le Roi.

Pausole simplifia d'une ride, puis de deux, le froncement de ses
sourcils.

--Secondement, Votre Majesté ne peut oublier qu'Elle a entrepris cette
promenade dans le but de retrouver et de ramener au palais S. A. la
Princesse Aline. Nous ne possédions sur cette auguste affaire que deux
renseignements assez vagues. Son Altesse «venant d'un petit bois
d'oliviers» avait été reconnue à l'«hôtel du Coq». J'ai envoyé les
quarante gardes au petit bois d'oliviers pour y recueillir, s'il se
peut, d'autres preuves. Et j'ai mené moi-même l'enquête, dans un secret
absolu, à l'intérieur de l'hôtel. La Princesse l'a déjà quitté, mais je
rapporte de là les renseignements les plus précieux: jusqu'à une lettre
autographe. La voici.

Ouvrant son escarcelle, il en tira une lettre et la déposa devant le
Roi, dont l'attitude se transformait de plus en plus.

                   *       *       *       *       *

--J'avais cru pouvoir éloigner les gardes, poursuivit-il. Votre Majesté
n'en demande jamais et elle n'en eut jamais besoin, tant Elle est aimée
de son peuple. S'il y a eu scandale et trouble aujourd'hui, c'est que
Monsieur le Grand-Eunuque, dont le seul devoir était d'assurer le bon
ordre au harem, avait sans doute mal pris ses dispositions puisqu'une
des Reines a pu s'enfuir dans l'appareil le moins dissimulé, pour venir
soulever ici non seulement la foule, mais les commentaires.

--Monsieur! cria Taxis, je vous somme de prouver...

--Allons! Allons! Laissez parler, dit Pausole. Ce petit page se défend
d'une accusation grave. Il ne s'explique pas mal du tout. Je veux
l'entendre. Vous répliquerez: c'est le droit du ministère public; mais
notre devoir est d'écouter les arguments de la défense, surtout quand
elle s'exprime avec modération et avec franchise comme c'est le cas.

--Je n'ai plus rien à dire, reprit Giguelillot, à moins que Votre
Majesté ne m'interroge sur le détail de mon enquête.

--Non, dit Pausole; nous verrons cela demain.

--Et le meurtre! insista violemment Taxis. Il se garde bien d'en parler.
Une laitière nommée Thierrette a été égorgée dans son lit, au coucher du
soleil, et de la main de ce page!

--C'est peu probable, dit Giguelillot, car elle se portait fort bien à
neuf heures du soir. Elle est en ce moment dans le bois d'oliviers, et
les gardes (vos gardes, Taxis) font calmer par elle leurs concupiscences
pendant les intervalles de recherches.

--Mes gardes! Quelle imposture!

--Allez-y: vous serez édifié.

--Cela ne peut être!

--Cela est.

--Mes gardes sont mariés.

--Doublement ce soir.

--Ils surmontent la chair.

--Je n'osais pas le dire.

--Cette plaisanterie est basse.

--Comme leur attitude.

--Mais le sang? le sang répandu? le sang qui souille encore la couche de
la victime?

--Le Roi vous a dit ce matin, monsieur, que sur la terre de Tryphême on
ne répandait pas d'autre sang que le sang voluptueux des vierges ou
celui des petits poulets.

Et comme le Roi se désarmait par un rire brusque et sonore, Giguelillot,
les yeux baissés, articula cette conclusion:

--Ne sommes-nous pas à la ferme? Ce doit être un petit poulet.



CHAPITRE V

OÙ CHACUN EST TRAITÉ SELON SES VERTUS.

    _Hélène_.--Fata-lité! Fata-lité! Fata...
    _Pâris_.--... li-ité!

  MEILHAC et HALÉVY.


--Je retiens de ta plaidoirie, dit Pausole, le premier point. Tu m'as
fait préparer un gîte confortable et tu veilles sur mon bien-être: c'est
d'un homme de gouvernement. Pendant cette terrible journée, je commence
à entrevoir que toi seul as fait effort dans tous les sens où il
convenait d'agir et que le mal m'est venu d'un autre... Taisez-vous,
Taxis, taisez-vous! vous êtes hideux et impolitique. Algébriste, vous
avez l'esprit faux; protestant, vous l'avez étroit; eunuque, vous l'avez
envieux. Je vous tiens pour une niquedouille. Allez indemniser le pauvre
métayer de tous les dégâts qui se sont faits ici, et dont, somme toute,
rien ne me dit que ce petit Gilles soit l'auteur. C'est une question qui
sera réglée en temps et lieu, demain ou après, et qui ne m'intéresse en
aucune façon, je le déclare. Occupez-vous des frais que je laisse
derrière moi; reconduisez au harem la Reine qui s'en est échappée...

--Oh! sire, dit Giguelillot, serez-vous si cruel?

--Eh! que veux-tu que je fasse d'une femme pendant un voyage secret?

--Ne l'humiliez pas. Elle vous aime. Laissez-la vous suivre en silence.

--À l'instant, tu déplorais encore qu'elle m'eût rejoint!

--Je regrette qu'elle ait pu s'enfuir et bouleverser ainsi vos heures de
repos: mais la chose est faite. Il faut l'accepter, ne fût-ce que pour
imposer le silence aux gorges chaudes.

--Ce n'est pas le jour de la Reine Diane, interrompit Taxis. Je m'oppose
à toute faveur qui dérogerait au règlement.

--Que décide Votre Majesté? demanda Giguelillot sans trop d'ironie.

--Je ne sais plus, répondit Pausole. Perds donc l'habitude de me
proposer à toute minute des résolutions qui me fatiguent. Qui est mon
conseiller à dix heures du soir? C'est toi, Gilles. Fais donc à ta guise
et sois sûr que je t'approuverai, mon ami, car il y a peut-être d'aussi
bonnes raisons pour pardonner que pour punir. J'aime mieux m'en remettre
à ton jugement que de tirer à la courte paille. Va, et parle en mon nom,
j'ai confiance en toi.

Le page s'inclina, obtint la clef, sortit et s'en fut délivrer la
malheureuse Diane, non sans lui laisser entendre à demi-mot qu'il avait
eu l'honneur de plaider pour elle.

Ses projets était fort simples: deux heures plus tard, selon toute
apparence, Taxis reprenant le pouvoir sur le coup de minuit casserait la
décision de son prédécesseur; mais la Reine aurait eu le temps de
s'installer au château. Giglio s'introduirait chez elle et Diane
s'imaginerait peut-être donner par reconnaissance tout ce qu'elle
offrirait par désir, et par soif de se venger sur l'heure.

                   *       *       *       *       *

En revenant auprès du Roi, elle garda un maintien silencieux et blessé.
Comme elle semblait attendre une parole de regret, le Roi lui tendit la
main, mais il y mit une affection qui redoutait visiblement d'être
accueillie avec transports.

--Houppe, vous ne rentrerez pas au harem ce soir, comme je vous en avais
d'abord menacée. Je passe la nuit dans ce village et vous aussi; mais il
n'en est pas moins vrai que je reste mécontent de votre équipée, ainsi
que de tous les tracas dont elle fut pour moi la cause. Venez; nous
sortirons à pied. Taxis s'occupera de nos montures et mon page vous
prendra la main. En attendant, petit, donne-moi ma couronne.

Giglio prit à la patère le manteau de pourpre et la couronne légère;
Pausole se vêtit, se coiffa et jeta l'ordre du départ.

Quatre jeunes filles portant des torches et marchant devant le Roi, sans
autres voiles que ceux de la nuit, firent lentement les vingt-cinq pas
qui séparaient la ferme du château voisin.

Derrière, suivait Diane à la Houppe, que le page menait la main haute et
à respectueuse distance.

Elle regarda longtemps le Roi; puis, comme il ne se retournait point,
elle jeta les yeux sur le page. Après un examen pensif qui dura
plusieurs minutes et qui enveloppa le jeune homme de la tête jusqu'aux
talons:

--Comment vous appelez-vous? dit-elle.

--Djilio, madame, répondit-il.

Et il crut devoir pousser un soupir mélancolique.

--Djilio? fit la Reine, c'est un joli nom.



CHAPITRE VI

OÙ M. LEBIRBE ET LE ROI PAUSOLE S'APERÇOIVENT AVEC SURPRISE QU'ILS NE
S'ENTENDENT PAS SUR TOUS LES POINTS.

    La conjonction de Vénus
    Sera cause, comme il me semble,
    Que aux estuves yront tous nudz
    Femmes et hommes tous ensemble.

  _Prognostication de Maistre Albert._--1527.


Pausole fut reçu à la grille par le courtois M. Lebirbe.

Au même instant, à la fenêtre, Philis en colère se retournait:

--Tu vois bien, maman, c'est une gaffe! Tu nous as fait mettre des robes
et le Roi vient avec une dame qui n'en a pas! Nous allons être
ridicules!

--Je l'avais demandé à ton père, mon enfant, c'est lui qui m'a dit de
vous habiller.

--Tu es jeune, Philis, que tu es donc jeune! dit simplement Galatée.

--Qu'est-ce que j'ai encore dit de si enfantin?

--Il vaut mieux _d'abord_ avoir une robe, expliqua la sœur aînée.

Mais Philis ne comprenait point, et, comme le Roi s'introduisait, toutes
trois, la jupe entre les doigts, glissèrent leurs révérences devant la
porte.

Après les premières paroles, qui furent empreintes de respect, la
maîtresse de la maison se laissa entraîner par Diane à la Houppe. Elles
avaient des relations communes, et d'un fauteuil à l'autre elles
renouèrent des souvenirs.

Giguelillot, dans un autre coin, sur un canapé à l'écart, causait avec
les deux jeunes filles. Sa voix, haute d'abord, devint plus discrète,
puis baissa jusqu'au chuchotement, et bientôt personne n'entendit plus
rien, sinon, par instants, un rire étouffé.

Dans le cadre d'une fenêtre, M. Lebirbe pérorait:

--Sire, la _Ligue contre la licence des intérieurs_, ligue récente dont
j'ai l'honneur d'être président, est une œuvre de moralisation et de
salubrité publique. Je sais qu'elle a votre agrément...

--Oui certes, dit Pausole. Oui certes; cependant, rappelez moi son but.
Je ne l'ai pas présent à l'esprit.

--Son but, son ambition unique est de mériter sa haute devise, laquelle
s'exprime en trois mots: «Exemple.--Franchise.--Solidarité.»

--Ce sont de beaux mots, dit Pausole. Mais comment les entendez-vous?

--Votre Majesté n'ignore point qu'à Tryphême le parti de l'opposition
affecte de s'en tenir aux anciens principes spécialement en ce qui
touche la vie intime et le costume. Dans cette société, toutes les
femmes, même les plus jolies, s'habillent jusqu'au menton pour sortir
dans la rue et ne consentent à justifier une admiration masculine que
dans le secret d'une chambre close et devant l'amant de leur choix.
C'est là le fait d'une âme égoïste, avaricieuse et dépravée.

--D'accord, dit Pausole.

--Les hommes de cette même société luttent avec acharnement contre la
propagation de notre influence et pour ce qu'ils appellent la décence
des rues; mais comme l'instinct de la chair ne se tait pas plus en eux
qu'en leurs adversaires ils s'en vont cacher leur vie dans des demeures
infâmes où l'amour se flétrit, se métamorphose et devient une forme de
l'ordure.

--Ils ont tort, dit Pausole. Mais qu'est-ce que cela vous fait?

--Sire, nous estimons qu'en agissant de la sorte, ils ne sont pas
seulement hypocrites et faux; mais, si je puis dire, accapareurs. En
notre siècle on n'admet plus qu'un amateur puisse acquérir une galerie
de tableaux et en garder la jouissance pour lui seul; tout homme qui
possède trois Rembrandt doit faire entrer la rue chez lui ou subir des
attaques dont le bien fondé ne fait de doute pour personne. Eh bien, le
même raisonnement d'où cette coutume a pris naissance devrait engendrer
chez les hommes de sens droit une conscience supérieure et bienfaisante
qui les retienne d'enfermer derrière les murs de leurs maisons tout ce
que l'oisiveté ancestrale ajoute à la beauté de la femme et tout ce dont
l'art, le luxe, l'espace, ornent l'amour entre ses bras.

--C'est assez mon sentiment.

--Cette société, qui se nomme elle-même la bonne et qui parvient à se
faire passer pour telle dans beaucoup d'autres milieux, donne là un
néfaste exemple dont je voudrais que Votre Majesté pénétrât le
libertinage. Mettre une robe sur le corps d'une jeune fille, c'est
proprement éveiller, chez les jeunes gens qui l'approchent, des
curiosités malsaines qu'on leur défend par ailleurs de satisfaire: c'est
de l'excitation au vice. Je reconnais que ce genre de perversité
devient, à Tryphême, de plus en plus rare. Dans presque toutes les
familles, les femmes commandent leur première robe au début de leur
première grossesse. Mais il est, je le répète, de certaines maisons où
l'on habille même les petites filles, ce qui est vraiment le comble de
la malice. L'exemple donné porte ses fruits; souvent il est discuté;
parfois il est suivi; une hésitation déplorable laisse flotter les
mœurs nationales entre deux extrémités; on ne sait plus ce que la mode
exige, et moi-même, l'avouerai-je ici? je n'ose pas toujours présenter
mes enfants dans la tenue rigoureusement pure que j'ai mission de
préconiser. Le but de notre société est de mettre un terme à cette
incertitude en unifiant les mœurs en même temps que les consciences.

--Et comment en viendrez-vous là?

--Par deux moyens. D'abord par la propagande. Les ressources de la Ligue
sont considérables. Nous avons obtenu pour vingt années la location d'un
vaste terrain qui fait partie du Jardin Royal à Tryphême; nous y avons
édifié en plein air une scène théâtrale sous les arbres et nous donnons
là des ballets ainsi que des pièces inédites qui attirent une foule
énorme et sont faites selon nos doctrines.

--C'est-à-dire?

--C'est-à-dire conformes à la vie elle-même, à sa réalité comme à sa
beauté. Quand la scène représente une discussion d'intérêt dans le
cabinet d'un notaire, les acteurs y sont vêtus de noir selon les modes
de l'endroit; mais quand, au milieu d'un duo d'amour, la chanteuse crie:
«Ô Voluptés! Extase! Ivresse!» elle est nue, selon la logique des
choses, car le contraire serait inepte. Et lorsque le ballet présente
aux spectateurs une Vénus, trois Grâces, douze Captives ou soixante
Bacchantes, c'est évidemment sans plus de mystère que n'en chercheraient
les mêmes personnages dans le cadre d'un tableau, car il est incohérent
d'avoir deux esthétiques sur un même sujet: l'une pour la peinture et
l'autre pour le théâtre.

--Jusqu'ici nous nous entendons.

--En outre, par le livre à bon marché, par le journal et par l'image,
nous répandons sans relâche dans le peuple le goût de la nudité humaine
avec le double sentiment qu'elle inspire, à l'esprit, d'une part, à la
chair de l'autre, si tant est qu'on puisse séparer en deux éléments
libres et distincts l'être unique soulevé par l'amour. Ces livres
s'abstiennent d'enseigner ce que décrivent la plupart des romans
populaires, c'est-à-dire le meilleur moyen de fracturer une serrure ou
d'assommer une blanche aïeule et, s'il faut aller jusqu'aux détails,
nous aimons mieux suggérer à l'ouvrière une volupté peu connue que de
lui apprendre en six colonnes comment on fait la fausse monnaie.

--Et si cette volupté est stérile? dit Pausole.

--Si une joie passagère est stérile, qu'importe? Le corps de la femme
renferme quatre-vingt mille ovules et ne peut guère concevoir plus de
dix-huit fois sans danger. Donc (en prenant ce chiffre de quatre-vingt
mille dans sa précision rigoureuse), il appert que l'ordre de la nature
elle-même et le dessein du Créateur confèrent à la jeune fille vers le
milieu de sa douzième année une réserve de soixante-dix-neuf mille neuf
cent quatre-vingt-deux plaisirs à la fois stériles et licites dont ils
ne seront frustrés en rien, puisqu'ils ne _pourraient pas_ leur faire
porter fruit. L'important est de maintenir la femme dans l'inclination
naturelle qui la penche vers la volupté. Qu'elle ait le désir simple ou
multiple, elle concevra un jour ou l'autre et léguera des existences qui
justifieront la sienne. Mais il est clair qu'il en sera tout autrement
si l'on propose aux vierges qui ne trouvent point de mari je ne sais
quel idéal de vie solitaire et de négation qui, lui, est fatalement
stérile, exécrable et contre nature.

--Continuez, dit Pausole, je suis curieux de savoir où vous vous
arrêterez!

--Je me hâte d'ajouter que si nous proposons la recherche habituelle
mais sagement pondérée de toutes les délectations qui récompensent les
amants, celles qui ont la conception pour résultat sinon pour but sont
de beaucoup les plus fréquemment décrites dans nos brochures populaires.
Ce sont aussi, quoi qu'en disent les médecins, celles qui conservent
encore la faveur générale. La preuve en est aisée à fournir: à la
fondation de notre Ligue, l'excédent des naissances sur les décès à
Triphême-Ville ne dépassait pas 4 pour 100. Il est aujourd'hui de 9 pour
100, à la troisième année de notre apostolat. Afin d'exciter et de
subventionner, si l'on peut s'exprimer ainsi, une émulation féconde dans
les basses classes de la société, nous avons institué des concours d'où
les courtisanes sont exclues comme professionnelles, et où chaque année
au printemps nous couronnons les jeunes filles qui, par leurs soins
particuliers, ont porté leur beauté physique au plus haut point de
perfection et qui par leurs talents intimes ainsi que par la chaleur de
leurs embrassements sont désignées à l'acclamation du suffrage universel
comme ayant donné chaque nuit dans leur quartier le plus recommandable
exemple.

--Tout cela, dit Pausole, c'est de la propagande. Mais vous disposez de
deux moyens différents, si j'ai bien compris vos paroles. Quel est le
second des deux?

--J'y arrive, répondit M. Lebirbe. Notre propagande par les
représentations publiques, par le livre, le journal, l'image et les prix
du concours annuel, s'adresse principalement, ai-je besoin de le dire? à
la jeune fille. Elle joue gros jeu à nous suivre; les peines de la
grossesse et de l'enfantement l'épouvantent et il ne faut pas chercher
ailleurs la cause profonde de sa réserve à l'égard de l'autre sexe. À
quinze ans, une fille du peuple est apprentie et fait les courses;
enceinte, elle perd sa place, elle perd même son amant dans la plupart
des cas, et, si elle est attachée à l'un ou à l'autre, il ne lui reste
au septième mois que misère, désespoir et douleur physique. Eh bien,
nous voulons qu'elle affronte tout cela, s'y expose et en triomphe! Le
pays l'exige; il lui faut des fils. Bien entendu, ce n'est pas ainsi que
nous parlons à notre élève; elle aurait le droit de nous répondre que le
pays n'en sera pas plus riche si elle lui donne un enfant, mais qu'elle
en sera beaucoup plus pauvre; et nous ne pourrons jamais lui faire
comprendre ce qu'il y a de faux dans son raisonnement. Aussi la
flattons-nous d'une espérance tout autre. Ce que nous lui disons et ce
qu'elle comprend tout de suite, c'est que le plaisir suprême des riches
appartient aux plus misérables: l'amour pour lequel on entasse les
fortunes et qui les fait écrouler ne se perfectionne pas en montant. Dès
qu'une ouvrière sait être une amante, elle peut se dire qu'elle ignore
toutes les joies de la vie, excepté la plus intense--car celle-là, elle
l'embrasse, et la tient!

--Certes oui.

--C'est pourquoi notre ambition est satisfaite quand nous savons
qu'après avoir lu telle de nos brochures, le soir, en quittant
l'atelier, la modiste ou la ravaudeuse passe dans la chambre voisine et
entre dans la vie grâce à nous. Car désormais nous savons que ses heures
de travail seront pleines d'un souvenir et allégées par un espoir. Nous
savons que sa journée ne sera pas tout entière sous le poids d'une tâche
sans récompense; que son lit paraîtra moins rude et sa chambre moins
froide en hiver si elle referme ses jambes nues sur un être qu'elle
chérit. Puisse-t-elle en venir à ce dernier point dès que la nature l'y
invite; mais quelle que soit la volupté qui la tente et qu'elle
choisisse, nous nous estimons heureux si elle l'apprend à notre école,
car il faut que les classes aisées partagent avec les plus pauvres non
seulement leur trop grande fortune, mais le secret trop bien gardé de
leurs mystérieux plaisirs où la foule réclame sa part.

--Je voudrais bien savoir, répéta Pausole, quel est votre second
moyen...

--Je me résume, dit M. Lebirbe. En combattant la licence des intérieurs,
en répandant le discrédit sur les pavillons clandestins et sur les
vieillards abjects qui ne dénigrent la nudité que pour la retrouver
moins fade entre le corset et les bas noirs, nous faisons effort
passionnément dans le sens du nu antique et pur, nous favorisons la vie
au grand jour, la franchise des mœurs, l'exemple et l'enseignement
direct de l'étreinte, en un mot l'expansion de la volupté publique sur
le territoire de Tryphême.

--Rien ne saurait m'être plus agréable, dit Pausole, mais vos moyens?

--Nos moyens? Nous en connaissons deux. Le premier, je vous l'ai dit,
Sire, c'est la propagande. Le second, ce serait une sanction.

--Une sanction? s'exclama Pausole.

--Une sanction pénale. Notre énergie se heurte contre des opposants
irréductibles. Nous avons pour nous la jeunesse et le peuple; mais nous
ne pouvons rien, ou presque rien, contre une certaine caste qui exerce
une autorité morale incontestable et nous résiste pied à pied. C'est
contre elle que je vous demande des armes, Sire, contre elle et pour
vous, pour la victoire immédiate de vos plus chères idées. Et d'abord,
laissez-moi vous parler d'une loi que nous attendons avec fièvre et que
vous pourriez signer ce soir: la loi de la nudité obligatoire pour la
jeunesse.

--Ah! mais non! déclara Pausole. Mon cher monsieur, Tryphême n'est pas
le monde renversé; c'est un monde meilleur, je l'espère du moins, mais
je n'ai pas épargné tant de liens à mon peuple pour le faire souffrir
avec d'autres chaînes. Imposer le nu sur la voie publique! Mais voyons,
monsieur Lebirbe, ce serait aussi ridicule que de l'interdire!

Puis, scandant ses premiers mots avec des coups de poing abaissés dans
le vide, Pausole articula lentement:

--Monsieur, l'homme demande qu'on lui fiche la paix! Chacun est maître
de soi-même, de ses opinions, de sa tenue et de ses actes, dans la
limite de l'inoffensif. Les citoyens de l'Europe sont las de sentir à
toute heure sur leur épaule la main d'une autorité qui se rend
insupportable à force d'être toujours présente. Ils tolèrent encore que
la loi leur parle au nom de l'intérêt public, mais lorsqu'elle entend
prendre la défense de l'individu malgré lui et contre lui, lorsqu'elle
régente sa vie intime, son mariage, son divorce, ses volontés dernières,
ses lectures, ses spectacles, ses jeux et son costume, l'individu a le
droit de demander à la loi pourquoi elle entre chez lui sans que
personne l'ait invitée.

--Sire...

--Jamais je ne mettrai mes sujets dans le cas de me faire un tel
reproche. Je leur donne des conseils, c'est mon devoir. Certains ne les
suivent pas, c'est leur droit. Et tant que l'un d'eux n'avance pas la
main pour dérober une bourse ou donner une nasarde, je n'ai pas à
intervenir dans la vie d'un citoyen libre. Votre œuvre est bonne,
monsieur Lebirbe; faites qu'elle se répande et s'impose, mais n'attendez
pas de moi que je vous prête des gendarmes pour jeter dans les fers ceux
qui ne pensent pas comme nous.



CHAPITRE VII

OÙ L'ON FAIT DES RÉCITS DE VOYAGE SUR UN PAYS BIEN SINGULIER.

  «Je vous diray quelques Sonnets et croy que vous ne doutez du sujet.

  --Non, respondirent ces Bergeres, ils seront de l'Amour.»

  REMY BELLEAU.


À cet instant, une petite voix joyeuse et presque émue osa crier du fond
de la pièce:

--Maman! maman! quel bonheur! monsieur est un poète!

--Un poète, Philis, est-il vrai?

--Un poète! répéta Diane à la Houppe. Oh! dites-nous des vers,
voulez-vous?

Giglio s'approcha, s'inclina, et répondit avec déférence:

--Madame, il suffit que vous m'en ayez exprimé le désir pour que je
manque à tous mes serments, car je m'étais bien juré de ne jamais dire
mes vers moi-même; mais je sais que vous n'ordonnez rien qui ne soit
agréable au Roi et je voudrais être sûr de ne pas lui déplaire en
troublant son entretien...

--Vous ne troublerez rien du tout, monsieur Djilio; regardez le Roi: il
vous écoute.

--Dis-nous tes vers, mon petit, fit Pausole. Cela vient fort à propos
rompre ma conférence de politique intérieure, car M. Lebirbe et moi nous
commencions à ne plus nous entendre, bien que courtois l'un envers
l'autre. Mais choisis un poème court et dont tu te souviennes bien, car
les lacunes de la mémoire me font une pénible impression.

--Sire, dit Giglio modestement, j'ai mes œuvres complètes sur moi.

Il porta la main à sa ceinture, y fit sauter le bouton d'une courte
poche de cuir qui ressemblait à une cartouchière, et il en tira trois
petits volumes du format in-trente-deux jésus.

                   *       *       *       *       *

L'un était édité au _Mercure de France_, tiré à cent quatre-vingt-trois
exemplaires, dont quatre sur satin flamme de punch, huit sur chine gris
poussière, neuf sur papier d'emballage tirant vers le caca d'oie, sept
sur vieux buvard écrevisse, et le reste sur vergé des Indes. Cela
s'appelait _le Mannequin d'opale_.

L'autre avait été déposé à la librairie Fischbacher. Le portrait de
l'auteur, reproduit par le curieux procédé de la photogravure, ornait la
page du titre, et le titre était celui-ci: _Larmes d'une âme_.

Le troisième était publié par un éditeur israélite. Sur la couverture,
une jeune veuve très gaie, le voile sur l'oreille, levait sa jupe noire
jusqu'à la ceinture, probablement pour montrer qu'elle n'avait pas de
pantalon, et le titre était si scabreux que je ferais peut-être bien de
le taire.

(Car, après tout, ce roman n'est pas lu que par des dames.)

                   *       *       *       *       *

Giguelillot sembla hésiter, il regarda ses hôtes, le Roi, Philis,
Galatée et Diane à la Houppe... Puis il remit à leur place les deux
premières plaquettes et ouvrit la troisième à la page 59.

--Quel joli volume! fit Diane à la Houppe. Il s'intitule?...

--_Oui_.

--Charmant.

--_Oui_ tout court? demanda Philis.

--Que veux-tu donc de plus? s'écria Galatée.

--Oh! cela dit tout! soupira Diane.

Et, lançant un regard voilé, elle ajouta:

--C'est un mot que vous avez entendu, monsieur?

--Jamais, madame. Il ne s'emploie qu'en poésie.

--Comment dit-on en prose?

--On dit: «Non».

--Cela revient au même?

--Heureusement.

--Alors, c'est une convention?

--Une délicatesse.

--Pourquoi?

--En effet, madame, vous ne pouvez pas savoir... Une très vieille
coutume, chez les peuples chrétiens, veut qu'un homme ne puisse
rencontrer une dame sans être obligé de lui offrir un appartement
meublé, avec des fleurs, de la poudre, des épingles à cheveux et des
émotions. La dame répond toujours: «Non.» Si le monsieur se retire, elle
comprend qu'il a été très poli. S'il insiste, elle réprime son trouble.
Et s'il déclare qu'il en va mourir, elle fait tout ce qu'il faut pour
lui sauver la vie. Voilà, madame, ce que veut dire un «non».

--Je ne dirai jamais ce mot-là, sourit malicieusement Philis.

Mais Pausole battait de la main le bras de son fauteuil évasé.

--Lis donc tes vers, mon petit. Il ne faut jamais répondre aux dames. Un
homme pose des questions d'élève; il interroge sur ce qu'il ignore. Mais
une femme pose des questions de maître et seulement sur les pages
qu'elle connaît à fond.

--Alors, monsieur, fit Galatée, qu'est-ce que la pudeur, dites-moi?

--À propos de quoi cette... question d'élève? dit en riant la petite
Philis.

--M. Djilio semble croire que les femmes disent: «Non» par discrétion
d'abord, puis par miséricorde, si ce n'est par entraînement. Je lui
demande ce qu'il sait de notre pudeur et j'espère qu'il me répondra.

--«Pudeur», mademoiselle (nous sommes en classe, n'est-ce pas?),
«pudeur» est un mot latin qui signifie «honte». C'est le sentiment
particulier qu'éprouve une dame lorsque, ayant reconnu par un impartial
examen la valeur exacte de ses formes, il lui faut révéler à d'autres ce
qu'elle aimerait mieux déplorer toute seule. Et rien n'est plus naturel.

Philis et Galatée se consultèrent du regard; mais tandis que l'aînée
restait immobile, la cadette sortit en silence, piquée d'honneur, et
sensible au défi.

Pausole tendait la main du côté de son page.

--Gilles, montre-moi ton livre, dit-il. Qu'est-ce que je vois donc sur
la couverture?

Et comme le page lui remettait le volume:

--Oh! que c'est vilain! fit le Roi. Peux-tu publier des vers sous une
pareille estampille? M. Lebirbe me disait à l'instant que ces sortes
d'excitations s'adressaient à quelques vieillards dont nous haïssons
tous deux l'hypocrisie et la sottise.

--À Tryphême, répondit Giglio, il en est peut-être ainsi. Mais en
France, où les vieillards dirigent les mœurs et font les lois, elles
s'adressent au peuple entier. Le retroussé est le costume national des
Françaises. On le produit partout, dans les bals publics, au
café-concert, au théâtre, à l'Élysée et même dans le monde. Au milieu
des caricatures étrangères, le retroussé désigne la France entre le lion
anglais et l'aigle d'Allemagne. Si j'ai fait graver sur mon livre une
dame entièrement vêtue de noir excepté vers le haut des jambes, c'était
pour qu'on vît tout de suite que je parlais des Parisiennes.

--Quelle singulière mode! fit Diane rêveuse. Pourquoi plaire aux
vieillards et non aux jeunes gens?

--Les Parisiennes veulent plaire à tout le monde, et elles ont un
respect très particulier pour les vieux messieurs... Il s'exprime
différemment selon la femme et selon l'heure du jour...

--Oh! dites-nous! C'est si curieux, ces mœurs des pays sauvages...

--Dans les classes inférieures, la femme exprime sa déférence envers
l'homme âgé en levant le pied à la hauteur de son œil. Ce geste est
généralement accompagné d'une exclamation ironique ou injurieuse; mais
le septuagénaire est enchanté. Si la scène se passe dans un bal public,
la police et la tradition veulent que la femme montre en même temps des
dessous multiples, beaucoup de fausses dentelles et de madapolams sales.
L'habitué du Moulin-Rouge ou du Casino de Paris n'aime que l'élégance de
la cuisse, et il distingue assez mal le linon de la cotonnade: plus il y
a de linge, plus il est content. Si, au contraire, nous sommes au
cabaret, ou dans la rue le soir, ou dans les familles simples, il ne
faut porter de linge nulle part pour ravir le septuagénaire par ce salut
de bas en haut. Les ethnologues constatent, sans les expliquer, ces
contradictions du goût français.

--Vous avez vécu dans ce pays-là?

--J'y suis né, madame.

--Oh! pardon. Je vous croyais Italien. Vous disiez?... continuez donc...
cela me passionne.

--Dans les milieux bourgeois, le geste est différent. Sur un trottoir,
par exemple, une dame se sent suivie par un membre de la Chambre Haute
pour qui elle ne peut avoir qu'une vénération toute filiale; elle la lui
témoigne par une manœuvre assez difficile à réussir et qui consiste à
tirer la jupe et à la relever de façon à mouler les formes en arrière,
tout en dévoilant le mollet gauche. Ce n'est pas intéressant du tout,
mais le septuagénaire est enchanté.

--Je ne comprends pas...

--Moi non plus... Dans les classes dites supérieures, le retroussé est
plus en faveur du côté du décolletage. Voici comment on l'obtient: le
vieillard étant debout et la jeune femme assise, celle-ci se penche en
serrant les bras et en bombant les épaules; la posture est disgracieuse,
mais le corsage flotte, s'élargit; l'œil du vieux monsieur s'y darde,
et quand le sein de la dame est assez complaisant pour laisser voir la
forme, la nuance et les curiosités de sa pointe, le septuagénaire ne se
sent pas de joie.

--Mais que pensent les jeunes gens de tout cela?

--Les jeunes gens? la plupart pensent comme leurs grands-pères... Ils
obtiennent des retroussés plus complets, voilà tout... Les autres
n'osent pas protester...

--Et les dames?

--Oh!...les dames en ont tellement l'habitude! Et puis c'est la mode: on
ne peut rien contre elle... Tout à l'heure, j'entendais M. Lebirbe dire
au Roi que, sur son théâtre, les amoureuses se mettaient nues avant de
chanter: «Extase! Ivresse!» Mais à Paris, monsieur Lebirbe, personne n'y
comprendrait rien. L'uniforme des courtisanes, c'est le corset noir et
les bas noirs avec ou sans pantalon; autrefois, cela se gardait même au
lit, disent les bons auteurs; maintenant cela ne se porte plus qu'à la
chambre, et voilà un point de gagné, mais le public des petits théâtres
le sait-il? Pour lui, toutes les femmes nues représentent la même
personne, la seule qu'il ait jamais vue dans les journaux illustrés:
c'est la Vérité sur M. Dreyfus. Si on le faisait venir en scène, il y
aurait des manifestations.

--Ha! ha! dit Pausole, tu exagères un peu.

--Je crois même qu'il invente, fit Diane inquiète. Des mœurs pareilles
ne peuvent exister nulle part.

--Plût à Dieu! soupira M. Lebirbe. Mais elles ont pénétré jusqu'ici,
madame, et cachent leur insanité dans le secret de nos intérieurs.

--À Tryphême?

--À Tryphême!

--Pas chez vous, du moins, fit Diane avec un sourire.

Philis rentrait sans autres voiles que ceux dont la nature elle-même
commençait à la fournir. Derrière elle un domestique en livrée noisette
apportait des citronnades avec des sorbets à la mandarine.

Elle s'assit auprès de sa sœur dans une causeuse à deux places, et
Giglio eut des distractions.

Galatée vérifiait de la main l'ordonnance de sa coiffure.

Philis du bout du doigt estompait sur sa hanche un peu de poudre
superflue.

--Eh bien! s'écria Pausole, voyons, finissons-en, mon petit! Lis-nous
tes vers; tout le monde t'écoute. Mais choisis-les plus convenables que
la couverture de tes œuvres. Tu parles devant deux jeunes filles.

--Oh! Sire, nous pouvons tout entendre, maman le permet, dit Philis.

Et Mme Lebirbe sortit de son silence pour émettre cet aphorisme qu'elle
avait lu certainement quelque part:

--Quand les jeunes filles comprennent... on ne leur apprend pas
grand'chose... Et quand elles ne comprennent pas... on ne leur apprend
rien du tout.

Mais, comme Giglio rouvrait son livre, le dernier coup de minuit
sonna...

Taxis, toujours ponctuel, se fit annoncer.



CHAPITRE VIII

COMMENT TAXIS PRÉTENDIT SUIVRE L'EXEMPLE DE LA BELLE THIERRETTE.

  Tout ce qui met les hommes dans une dépendance les uns des autres par
  rapport à leurs plaisirs contribue infiniment à donner à leurs mœurs
  une impression de tendresse et d'humanité, si nécessaire au bonheur de
  la société en général; aussi a-t-on remarqué que les hommes disgraciés
  de la nature sont de tous les mortels les plus insociables.

  FRERON.--1776.


Le huguenot, d'un air à la fois obséquieux et vain, les yeux fermés et
la bouche ouverte, salua.

Aussitôt, Diane à la Houppe s'assit de côté sur sa chaise en affectant
de lui tourner le dos. Le bras droit sur le dossier elle éleva mollement
sa main gauche vers le page et lui dit:

--Pourquoi ne lisez-vous pas?

--Madame, répondit Giglio, tous mes vers peuvent être mis entre les
mains des jeunes filles, car ils parlent précisément de ce qui les
intéresse le plus. Mais ils ne sont pas écrits pour M. Taxis, et, tant
que M. Taxis sera là, je vous demande la permission de ne pas lui donner
prétexte à scandale.

--Malheur à celui par qui le scandale arrive! dit Taxis lugubrement.
Mais il faut que le scandale arrive! Mais il faut que le scandale
arrive!

--Qui est ce monsieur? murmura Philis.

--Il est mal tenu, dit Galatée.

--Tu as vu ses mains?

--Ah! et son cou!

--Ses dents!

--Sa barbe!

--Et sa cravate! Oh! sa cravate!

--Comme il serait vilain tout nu! Il fait très bien de s'habiller.

En même temps, Taxis s'approchait du Roi:

--Sire, dit-il à voix haute, j'ai l'honneur de vous demander un
entretien particulier. Il y va des intérêts les plus graves. J'ose vous
rappeler qu'à partir de minuit Votre Majesté daigne m'honorer de sa
confiance et j'insiste pour être entendu.

--Nous nous retirons, fit M. Lebirbe.

--Non, fit Pausole. Restez...

--Dès lors, je dois me taire, dit Taxis.

--Ah! quel ennui! répéta le Roi, quel ennui! Ne pouvez-vous prendre vos
résolutions tout seul sans venir me troubler à pareille heure?

--Votre Majesté me donne carte blanche?

--Bien entendu.

--Il suffit.

Et, se dirigeant vers le page:

--Je vous arrête, monsieur!

--Ciel! s'écria Mme Lebirbe.

--Un instant! dit Pausole. Vous êtes fou, mon ami; je serai obligé de
vous destituer si vous vous comportez de cette façon grossière vis-à-vis
de mon meilleur page, chez le plus digne de mes sujets. Madame, je vous
prie d'oublier une scène déplorable et dont j'ai l'esprit soulevé! Taxis
est un fonctionnaire laborieux, parfois utile, mais d'un zèle excessif
et d'un jugement troublé par je ne sais quel moralisme extravagant et
chinois. Il s'excuse auprès de vous des paroles qu'il vient de prononcer
ici.

Toutefois M. et Mme Lebirbe, affolés par cet esclandre, insistèrent pour
que le Roi terminât le conflit hors de leurs présences et ils se
retirèrent en emmenant leurs filles.

Dès qu'ils eurent fermé la porte:

--Mes amis, dit Pausole, je suis las de vous séparer et de donner raison
à l'un ou à l'autre. Arrangez votre querelle entre vous et faites
surtout qu'elle soit brève.

Puis il traversa le salon et vint affectueusement s'asseoir auprès de
Diane à la Houppe.

Giglio, les bras croisés derrière le dos, se réservait.

Taxis, demeurant à distance, décocha cette vibrante apostrophe:

--Ah ça! monsieur, c'est donc un principe? Vous vous êtes donné pour
tache de désigner chaque jour une malheureuse fille, servante ou
paysanne, et de la faire outrager par une cohue, ivre de stupre et de
luxure?

--Outrager? dit doucement Giguelillot.

--Hier, vous ligottiez sur sa couche une camérière du Roi pour la livrer
aux atteintes de douze polissons coup sur coup! Et ce soir c'est une
fille de ferme que vous jetez dans les bois avec quarante satyres?

--Quarante hommes choisis par vous, monsieur Taxis! Quarante anachorètes
triés sur le volet! Et voilà ce qu'ils deviennent dès qu'on leur confie
une femme? Ah! que la chair est faible! que la chair est donc faible!

--Le spectacle qu'il m'a fallu contempler ne sortira pas de ma mémoire.
Jamais, peut-être, pareille orgie ne s'était déroulée à la face du ciel
depuis les tristes âges du paganisme, et, si je n'avais été prévenu, je
me serais cru transporté par un songe diabolique dans les sentines de
Suburre, dans les lupanars de Capoue! La misérable fille était
écarquillée des quatre membres dans la position la plus critique au
milieu de cinq ou six reîtres qui la souillaient je ne sais comment,
mais tous à la fois, et le reste de la bande chantait une chanson de
l'enfer en dansant une ronde autour de la victime.

--Et la victime faisait des difficultés?

--Non, elle était stoïque! Ulcérée, je n'en doute pas, ulcérée
intérieurement des violences qu'elle subissait, et plus encore du
scandale dont ses regards étaient témoins, elle n'en laissait rien
paraître. Sa vaillance était bien d'une martyre. Sous l'outrage, elle
tendait l'autre joue, elle demandait sans cesse de nouvelles tortures.
Avait-elle des péchés à expier? Je l'ignore; mais dans les convulsions
de l'agonie, la sublime enfant se réjouissait. Elle-même me l'a
fièrement crié!

--Vous le voyez, dit Giguelillot, les dames ne trouvent jamais qu'elles
sont trop entourées.

Ici Diane à la Houppe soupira longuement.

Mais Taxis trépignait de colère et agitait des doigts frénétiques.

--Riez! dit-il. Divertissez-vous! Votre rire est sinistre, jeune homme!
Vous êtes malfaisant et lascif. Vous avez l'âme d'un Borgia! d'un
Richelieu! d'un Héliogabale!...

Giguelillot fit un pas et interrompit:

--Monsieur, j'ai pour Héliogabale une admiration sans bornes et je suis
ravi de lui ressembler à vos yeux...

--Ah!...

--... Mais vous faites vos comparaisons historiques sur un ton qui ne me
plaît en aucune façon...

--Monsieur...

--Et puisque le Roi nous autorise à régler notre querelle entre nous...

--Toutefois...

--... J'exige que vous m'articuliez des excuses...

--Jamais!

--... Ou que vous fixiez avec moi, sans intermédiaire ni délai, les
conditions d'une...

--Jamais non plus!

Taxis, d'un naturel bouillonnant mais craintif, reculait d'un pas à
chaque mot. Il se buta contre la porte, l'ouvrit, voulut disparaître...

Giguelillot le suivait et le retint par le bras.

                   *       *       *       *       *

Dans la pièce où ils pénétrèrent ensemble, Philis et Galatée, près de
leurs dignes parents, attendaient l'issue d'une conférence dont les
éclats singuliers les frappaient douloureusement.

--Madame, dit le page avec calme et respect, je ne devrais certainement
pas terminer en votre présence une discussion particulière, mais vous
l'avez vue naître bien malgré moi et, si vous daigniez y consentir, je
vous présenterais mon accusateur, M. le Grand-Eunuque, à qui je demande
réparation.

Puis, se tournant vers Taxis qui était devenu livide:

--Monsieur, poursuivit-il, je vous méprise bien sincèrement; vous êtes
sot, ambitieux, servile, vous n'avez ni tact ni courage...

--M'insulteriez-vous?

--Je ne crois pas.

--Je prends acte de cette déclaration.

--Nous disions donc, reprit Giglio en souriant, que vous manquiez à la
fois de courage et de dignité. Néanmoins, je suis prêt à vous accorder
l'honneur d'une rencontre...

--Mais je ne le demande pas!

--Je vous l'offre.

--Je le décline.

--Vous refusez de vous battre?

--Monsieur, l'Éternel a écrit en lettres de flamme sur le sommet du
Sinaï, ce commandement: «Tu ne tueras point.» Christ l'a répété. Paul
l'a enseigné aux Gentils. Et vous attendez de moi que je touche une arme
de meurtre! Non, monsieur! c'est mal me connaître. Je veux suivre le
noble exemple qui m'a été donné ce soir dans le petit bois d'oliviers.
Moi aussi, sous l'outrage, je tends l'autre joue! Moi aussi je veux
boire l'opprobre jusqu'à la lie! Moi aussi je m'écarquille sur la claie
des afflictions! Je vous fais des excuses, monsieur! Je vous fais des
excuses publiques! Je sortirai victorieux de la lutte avec mon orgueil.
Voyez: je courbe la tête, et je sens mon cœur réconforté.



CHAPITRE IX

COMMENT GIGUELILLOT COMPRENAIT LES DEVOIRS DE L'HOSPITALITÉ ANTIQUE.

  Il est d'usage que les jeunes filles permettent les attouchements
  jusqu'à un certain point; mais la décence des mœurs actuelles ne me
  permet pas de vous dire lequel.

  FISCHER. _Ueber die Probenächte..._ etc.--1780.


Diane à la Houppe et le Roi, guidés par leurs hôtes, gagnèrent les
appartements qui attendaient depuis tant d'années l'honneur d'une visite
souveraine.

Taxis avait peut-être l'intention de séparer les deux époux; mais le
trouble qu'il ressentit à la suite de sa dispute fit qu'il en oublia
jusqu'aux règles fondamentales de sa politique courante.

Le sort déjouait ainsi les calculs du petit page qui en resta tout
surpris. Ce fut pis encore lorsque en entrant avec Pausole dans la
chambre où elle allait vivre sa troisième nuit conjugale, Diane jeta
vers son mari des regards de pardon et de renaissant amour.

Alors Giguelillot se sentit mordu par le petit serpent d'une petite
jalousie. Cette femme qu'on lui enlevait (car on la lui enlevait) acquit
à ses yeux aussitôt des séductions fascinatrices. Inquiet de lui-même,
soucieux d'enterrer son souvenir sous une bonne réalité, il se résolut à
faire diversion.

En jeune homme pratique et déterminé, il avait ses armes sur lui.

L'étui où il enfermait ses plaquettes était un nécessaire complet pour
aventures et habitudes, une triple trousse indispensable divisée en
trois poches d'inégale importance.

La première contenait:

Un tire-bouton;

Six lacets de corset;

Des sels;

Un poison inoffensif;

De la poudre blanche, de la poudre Rachel, de la poudre rose (en petites
boîtes de poche);

Trois bâtons de rouge tout neufs;

Des épingles noires, blanches et à tête ronde.

Des épingles à cheveux de différentes formes;

Des épingles doubles;

Un petit peigne à fermoir;

Une glace à main;

Plusieurs produits pharmaceutiques;

Enfin divers objets curieux, sinon véritablement usuels.

                   *       *       *       *       *

La deuxième renfermait les trois volumes de vers où Giguelillot avait
fait entrer sous forme de dédicaces, de titres ou d'acrostiches quatre
cents prénoms féminins ou noms d'animaux diminutifs rangés par ordre
alphabétique afin que la recherche en fût plus facile au milieu des
émotions.

--Lisez! lisez!... cette élégie... à Miquette***... c'était vous,
Miquette! Je vous aimais comme un fou! Et vous ne le saviez pas!

Le dernier compartiment était le plus précieux des trois.

Giguelillot y conservait une collection de trente billets, déclarations
simples ou déclarations demandant rendez vous. Ces billets répondaient
par leur variété à tous les caractères, et par leur provision à toutes
les urgences: on n'a jamais ce qu'il faut pour écrire dans ces cas-là.
Il y en avait de tendres, de respectueux, d'enflammés, de littéraires,
de timides, de fort inconvenants, de désespérés et de pratiques.
Certains disaient: «Ne m'abandonnez pas!» D'autres: «Eh bien! oui je
vous aime!» D'autres encore: «Faites trois courses avant de venir pour
avoir un emploi du temps.» Certains étaient presque illisibles tant
l'encre y nageait dans les gouttes de larmes.

Sitôt que l'un d'eux avait passé de sa case dans une main, toujours
curieuse et tremblante même en cas de refus arrêté, Giguelillot le
recopiait de mémoire pour une occasion future et la collection n'y
perdait rien. Des enveloppes de couleurs diverses, rangées dans un ordre
connu, rappelaient aisément le sujet de la lettre sans qu'il fût besoin
de l'ouvrir pour en vérifier le choix ni les termes soigneusement
vagues.

Dans ce précieux nécessaire, Giguelillot prit à l'écart le troisième et
le quatrième billet bleu, qui, avec des nuances développaient ce thème:
«Je vous adore. J'aurai la folie de venir cette nuit jusqu'à votre
chambre. Ouvrez-moi, ne fût-ce que pour me renvoyer!»

Et, avant de quitter ses hôtes, il put glisser aux mains de leurs
filles, secrètement, l'un et l'autre pli, afin d'avoir deux chances
contre une d'oublier Diane à la Houppe.

Il monta dans sa chambre, défit ses bagages, en tira des objets de
toilette et s'occupa longuement de son joli physique par un sentiment de
politesse bien plutôt que de suffisance, car il n'était à vrai dire ni
vaniteux ni modeste lorsqu'il parlait avec lui-même et prenait aussi peu
de plaisir à s'adresser des compliments qu'à se dire des choses
désagréables.

Si les dames avaient eu quelques bontés pour lui, ce n'était point,
pensait-il, par l'effet d'un charme, mais parce qu'il les avait beaucoup
entreprises, et, pour peu que l'on ait su rendre les circonstances
favorables, deux sexes faits pour s'unir oublient vite les mauvaises
raisons qu'ils croyaient avoir trouvées de ne pas se rendre leurs
devoirs.

En une heure, les derniers bruits s'éteignirent aux derniers étages;
Giguelillot, ouvrant avec précaution la serrure de sa porte épaisse, se
glissa dans le long corridor, monta silencieusement un escalier de
marbre...

                   *       *       *       *       *

Philis vraiment n'avait pas assez d'expérience pour jouer les rôles
d'amoureuse: elle l'attendait sur la dernière marche.

--Chut! dit-elle. Oh! que je suis contente! Venez vite!

Ils entrèrent. Elle se retourna vers lui:

--Vous êtes amoureux de moi? Comment cela se fait-il?

Giglio n'eut pas le courage de jouer son rôle ordinaire, d'ailleurs
parfaitement inutile cette fois. Il prit sous les bras la petite Philis,
rouge et riante de plaisir, il lui mit un baiser dans l'œil et un autre
au coin de la bouche, mais vivement et en camarade.

--Vous êtes très gentille, lui dit-il.

--C'est vrai?

--Mais oui.

--Qu'est-ce que j'ai de gentil?

--Vous ne le savez pas?

--On ne m'a jamais dit...

--Eh bien, ceci, et ceci encore; et cela, ceci, tout vous!

Elle se remit à rire, puis pensivement:

--Mais les autres jeunes filles sont mieux que moi.

--Vous vous trompez bien.

--Malheureusement non. J'ai une cousine qui vient déjeuner ici tous les
dimanches et, quand elle ôte sa robe dans ma chambre pour aller à table,
j'ai envie de la battre tant elle est plus belle que moi. C'est vilain,
ce sentiment-là, n'est-ce pas?

--Oui, vous êtes d'une modestie ridicule, fit Giglio avec tendresse.
Comment vous croyez-vous donc faite?

--Moi? comme une allumette-bougie...

--Parce que vous avez la tête rose et le corps blanc?

--Surtout parce que je suis maigre. Vous ne direz pas non.

--Je dirai non tout de suite! Vous, une maigre? Vous êtes mince comme il
faut être. Les jeunes filles de quinze ans qui ressemblent à des
poussahs trouvent quelquefois des maris parce que leur double surface
donne l'illusion de la bigamie; mais des amants, c'est une autre
affaire: elles sont trop difficiles à enlever.

Philis, qui avait le rire facile, fit une vocalise, puis demanda très
sérieusement:

--Vous avez enlevé des jeunes filles, déjà?

--Tout un pensionnat.

La petite le regardait avec admiration:

--Racontez-moi, dites?

--Impossible, c'est un grand secret.

--Alors, sans les noms?... Où cela se passait-il?

--En France. Je ne peux pas en dire plus...

--C'étaient des grandes ou des petites, dans cette pension-là?

--Des deux.

--Combien en tout?

Giguelillot chercha un chiffre extraordinaire et admissible:

--Trente et une, répondit-il.

--Aucune ne vous a boudé?... Oh! je comprends ça, par exemple! Vous êtes
si joli garçon... Je vous ai dit oui comme elles, vous voyez... Et
encore, elles savaient peut-être ce qu'elles faisaient en vous suivant,
tandis que moi je ne sais pas du tout. Ou presque pas.

--Vraiment?

--Ma sœur ne veut jamais me répondre quand je lui demande des
renseignements. Tout ce que j'ai appris, c'est par ma cousine. Mais elle
ne m'a pas dit ce qu'il y a de plus important, j'en suis sûre.

--Qu'est-ce qu'elle vous a dit?

Philis hésita en souriant.

--Vous allez vous moquer de moi si je vous le répète.

--Certainement non.

--J'ai retenu tout de travers, je m'en doute. Et puis je ne sais pas
tous les mots... Enfin, tant pis, vous me reprendrez; voilà.

Et, comptant sur ses doigts pour ne rien oublier, Philis énuméra ses
petites connaissances, d'une voix basse, lente et circonspecte, levant
parfois un œil alarmé, comme une élève incertaine qui redoute le fatal
zéro.

Giguelillot l'écoutait avec une estime croissante. Dès qu'elle eut
achevé de parler, il lui dit en joignant les mains:

--Mais pardon, mademoiselle Philis, qu'est-ce que vous croyez ignorer?

--Ce qui est mal, dit-elle simplement.

Elle s'expliqua:

--Il paraît que c'est très honteux de recevoir un jeune homme dans sa
chambre... On fait donc le mal avec lui?

--Mais non, mais non, fit Giguelillot.

--Si. Papa nous le défend. Il ne reçoit jamais de jeunes gens, et quand
on lui demande pourquoi, il répond qu'il a des filles. Tout ce que je
viens de vous dire, évidemment, ce sont des façons de jouer qui ne font
de mal à personne; alors ce n'est pas cela qu'on défend.

--Bien entendu... Et je suis sûr que M. Lebirbe vous protège contre
«certains» jeunes gens; ceux qui ne savent pas jouer, vous me comprenez
bien. Mais s'il apprenait que vous jouez avec moi...

--Vous? Mais vous surtout, grand Dieu! Ce soir je ne sais pas ce que
vous lui avez dit, il vous craignait comme le diable, et il avait fait
coucher une bonne sur un matelas dans le corridor, entre la porte de ma
sœur et la mienne. Vous savez que ma sœur dort là-bas tout au fond?
Elle a horreur des domestiques, Galatée, et elle n'aime pas être
surveillée. Elle a donné de l'argent à la bonne en la priant d'aller
coucher dans les communs comme d'habitude. Quelle chance, dites? sans
cela je n'aurais pas pu vous voir.

Cette confidence intéressa vivement Giglio. On avait dit oui des deux
côtés. Il regarda la petite Philis et sentit un scrupule devant elle. Il
pensa qu'attendu par l'aînée, résolu à la connaître, il n'avait guère le
droit de conduire la plus jeune à d'irréparables imprudences, et qu'il
valait mieux aborder la plus responsable des deux.

Discret, il se borna donc à donner les éclaircissements que lui demanda
la petite Philis sur un certain sujet dont elle était curieuse. Il lui
donna aussi des conseils, des méthodes de rêverie et des leçons faciles,
mais il ne lui suggéra rien dont elle ne sût les éléments.

Il fut même si réservé qu'au moment où elle le pria de tenter avec elle
une fatale expérience, il répondit qu'au sein d'une maladie grave il
avait formé le vœu de ne jamais accomplir quoi que ce fût d'approchant,
et que d'ailleurs, selon l'avis général, ces violences n'amenaient que
déception.

Deux heures après il se retira, feignit de descendre l'escalier, mais
revint bientôt à pas sourds et frappa deux légers coups sur la porte de
Galatée.

La jeune fille ouvrit elle-même en robe de chambre très boutonnée. Elle
referma soigneusement la porte, s'y appuya des épaules et dit du ton le
plus froid:

--Monsieur, je sais tout ce que vous avez fait ce soir dans une chambre
de l'hôtel du Coq...

--Comment? s'écria Giguelillot stupéfait.

--Et je suis décidée à ne pas le taire si vous m'approchez sans ma
permission. Maintenant écoutez bien. J'ai à vous parler.



CHAPITRE X

OÙ GIGUELILLOT REÇOIT DE Mlle LEBIRBE UNE PROPOSITION QUI LUI SOURIT
TOUT DE SUITE.

    Ἐγὼ δὲ μόνα καθεύδω.

  ΣΑΠΦ.


--Vous me menacez? dit Giguelillot.

--Je vous avertis.

--Et que s'est-il passé, selon vos renseignements, dans cette pièce de
l'hôtel du Coq où l'on prétend que je suis entré?

Galatée prit dans un tiroir une jumelle d'officier à long tube.

--Je m'ennuie, dit-elle. Je passe toutes mes journées dans ma chambre et
ne sachant à quoi penser, je rêve. En payant ma maîtresse d'anglais,
j'ai réussi à me procurer quelques romans défendus; je les aime
beaucoup; mais je les sais par cœur, je les ai vécus vingt fois toute
seule. Je sais tout ce qu'André Sperelli dit sur la bouche d'Hélène,
tout ce qu'Henri de Marsay répond à Madame de Maufrigneuse, et M. de
Maupassant m'a tant de fois étreinte que j'ai envie de le renvoyer.
Alors, je me mets à ma fenêtre et par la fente des jalousies je regarde
avec cette jumelle ce qu'on fait à l'hôtel du Coq.

--Ah! Ah!

--Oui. On y fait beaucoup de choses et personne ne croit être vu, mais
cela aussi est monotone. J'avais quinze ans quand j'ai commencé à
regarder chaque soir ce spectacle changeant. Aujourd'hui, j'en ai
vingt-trois. Pendant les deux premières nuits, je me suis rapidement
instruite. Pendant les huit années suivantes, je n'ai rien découvert que
je n'eusse déjà vu, ou facilement imaginé. Pourtant, ces gens paraissent
heureux; plus heureux que je ne suis, croyez-moi.

--Ah? dit Giguelillot sur un autre ton.

--Depuis des mois je n'avais rien vu d'aussi intéressant que ce qui
s'est passé dans les trois derniers jours derrière les fenêtres de la
grande chambre. Ces petites étaient délicieuses. J'ai prétexté une
migraine et je suis restée sans cesse accoudée ici, à suivre leurs
moindres mouvements. Je me relevais la nuit pour voir si elles n'avaient
pas rallumé leurs flambeaux, et une fois ainsi, de trois à quatre heures
du matin, j'ai surpris un de leurs réveils. Quand je me suis recouchée
moi-même, je ne me suis pas rendormie...

Elle se passa la main sur le front.

--Je vous en ai beaucoup voulu de troubler leurs secrets et de les faire
partir. Mais votre déguisement, le leur, et le soin que vous avez pris
de jeter leurs vêtements par la fenêtre prouvent qu'elles étaient en
faute et que vous êtes leur complice.

--C'est exact.

--Vous l'avouez?

--Tout de suite; je n'hésite pas.

--Vous ne me craignez donc guère?

--En effet.

--Et pourquoi?

--D'abord, parce que vous avez l'âme beaucoup moins vilaine que vous ne
le croyez. Ensuite, parce que, moi aussi, je suis armé. Ah! Ah! Brrr!...
J'ai la foudre à la main!

--Voulez-vous me la montrer?

--Voici: M. Lebirbe, votre vénérable père, mademoiselle, avait étendu en
travers de votre seuil une jeune esclave sans défense, afin, sans doute,
que s'il se présentait un féroce séducteur, la pauvre fille lui servît
de proie et s'offrît en sacrifice pour vous conserver l'Honneur.

--Ce n'était pas précisément son but, mais comment le savez-vous?

--Mystère et roman-feuilleton.

--Continuez.

--Vous avez mis de l'or dans la main de cette enfant...

--Cela, c'est raide! Elle vous l'a dit?

--... Et vous l'avez priée d'aller retrouver dans les communs le valet
de chambre ou l'aide-cuisinier qu'elle préfère, au lieu de passer une
triste nuit sans autre raison que d'obéir à son maître.

--Et après?

--Après? Mais comme une jeune fille ne renvoie d'ordinaire son gardien
qu'au moment où elle aurait le plus de motifs d'être sévèrement
observée, comme ma présence chez vous, à la suite de cette manœuvre,
prouve immédiatement notre entente, vous pouvez vous débattre, crier,
m'accuser de tous les crimes, personne ne croira que je ne sois pas ici
d'accord avec vous, mademoiselle, si ce n'est sur votre invitation.

--Et vous comptez en abuser?

--De point en point.

--Vous n'êtes point galant.

--Quelle funeste erreur!

--Ah!... Expliquez-moi, je vous en prie. Vous m'avez donné, ce soir
déjà, une définition de la pudeur qui n'est pas dans les dictionnaires.
Continuez mon éducation. Dites-moi, maintenant, ce que c'est que la
galanterie. Je vous écoute.

--Dans le sens où vous prenez le mot, mademoiselle, la galanterie est un
jeu de scène très connu, mais assez fin, qui permet d'insulter
impunément les dames en leur témoignant un respect qu'elles ont
l'étourderie de demander elles-mêmes. C'est encore un excellent moyen de
déguiser sous les dehors les plus aimables le repentir qui saisit la
plupart des hommes au moment où ils se trouvent seuls avec l'objet de
leurs longs désirs. Comme je suis fort loin d'éprouver ces sentiments
indignes de vous, et comme votre beauté ne me laisse pas le loisir de
modérer ceux qui m'agitent, je serai très «galant» tout à l'heure, mais
dans le sens justement opposé à celui que vous regardez comme bon; car
ce mot-là, lui aussi, peut signifier le contraire de ce qu'il semble
dire.

--Et si je vous criais que je vous déteste?

--Alors, raison de plus.

--Vraiment!

--Oui. Vous obéir, ce serait m'en aller, c'est-à-dire renoncer à vous,
et je perdrais ainsi tout espoir de vous faire changer d'avis. Si je
vous force, peut-être me reste-t-il une chance...

--En attendant, vous n'en faites rien!

--Non. Non. Ce que je vous dis là, c'est de la littérature. Je n'ai pas
le moindre désir de vous être désagréable.

Il s'assit, prit la jumelle noire et en fit jouer la vis avec une
certaine application.

                   *       *       *       *       *

Galatée inquiète et un peu haletante le regardait de loin, cherchait à
le pénétrer.

Ne pouvant y réussir, elle prit le volant de sa robe de chambre,
l'examina, le tendit, le retourna, regarda la lumière à travers la
dentelle...

Le froid aurait duré très longtemps encore si Giguelillot n'avait eu au
milieu du silence un accès de gaieté affectueuse et très communicative:

--Nous jouons bien, dit-il.

--Nous?

--Beaucoup de talent!

--Quel enfant vous êtes!

--Passons a la scène suivante, dites, elle est si jolie!

--Qu'en savez-vous?

--Je soupçonne le dénouement.

--Ce n'est pas une comédie.

--C'est une charade! J'ai trouvé! Je vous ai remis un «poulet». Il s'en
est suivi un «froid». Et mon tout est la strophe célèbre de Paul Robert:

    Si tu veux, faisons un rêve:
    Montons sur un poulet froid!
    Tu m'emmènes, je t'enlève...

Voulez-vous jouer le troisième vers? Je suis précisément en costume.

Et il fit pirouetter sa toque à l'extrémité de son doigt.

Puis, se levant tout à coup:

--Au fait, pourquoi m'avez-vous laissé entrer?

--Je n'ose plus vous le dire...

--C'était donc bien criminel?

--Non.

--Alors... bien inconvenant?

--Oui.

--Dites-moi cela tout bas?

--Je n'ose.

--Faites-moi les gestes.

--C'est trop compliqué.

--Je vous aiderai.

--Jusqu'au bout?

--Oui.

--Vous le promettez?

--Je vous le promets.

--C'est bien. J'ai confiance en vous.

--Maintenant, laissez-moi deviner.

--Oh! vous ne pourrez jamais. N'essayez même pas!

--C'est au-dessus de mon imagination? vous en êtes sûre?

--Oui.

--Miséricorde! qu'est-ce que cela peut être?

                   *       *       *       *       *

Galatée ne répondit pas.

Pour adopter une contenance sous le regard curieux et souriant de
Giguelillot, elle saisit la jumelle à son tour et en caressa les tubes
familiers.

Puis, debout dans la fenêtre ouverte, elle mit au point l'instrument sur
un petit pavillon qui dépendait de l'hôtel.

--Fi! que c'est laid! dit Giguelillot. Voulez-vous bien ne pas regarder
ces choses-là, mademoiselle?

--Serait-ce que... vous voulez ma place? Je vous l'offre.

--Merci, non.

--Vous avez tort. Je m'amuse comme une folle. Pourquoi refusez-vous?

--Ce n'est pas encore de mon âge.

--C'est cependant déjà du mien!

--Je ne dis pas non. Ce genre de distractions a été mis au monde pour la
calvitie et la virginité qui ont chacune la même raison de le trouver
intéressant. Quant à moi, je vous jure qu'il m'est profondément
désagréable.

Galatée reprit son poste d'observation. Puis, avec des impatiences dans
la main:

--Mais j'aurais besoin de vous! Venez vite! C'est de la fantasmagorie,
ce qui se passe là-bas. Tout à l'heure il y avait un monsieur et deux
dames; maintenant je trouve une dame et deux messieurs... Personne n'est
entré ni sorti... Expliquez-moi, je vous en conjure.

Au bout d'une demi-minute, Giglio donna cette consultation:

--Un monsieur... avec une dame très bien... qui est laide... suivie
d'une seconde dame moins bien... qui est jolie...

--Ah! par exemple!... mais enfin...

Elle allait discuter, quand une rougeur subite lui monta aux joues et
elle dit simplement en secouant la tête:

--Oui. Je vois bien que je ne sais pas tout.

Et comme si cette constatation lui donnait l'ardeur nécessaire pour
exprimer ce qu'elle voulait dire:

--Eh bien, cela ne peut pas durer! fit-elle. Il faut que je vous parle,
et vous allez apprendre pourquoi j'ai besoin de vous. C'est fort
inconvenant: ne me regardez donc pas. Et ce sera long peut-être: ne
soyez pas distrait.

--Je suis vivement intéressé, au contraire.

--J'ai vingt-trois ans, monsieur. Je ne suis pas mariée. Je mène une vie
stupide, comme toutes les jeunes filles.

--Oui... Oui...

--Vous me comprenez. Je vois cela. Mon père a les idées les plus larges
sur la vie intime et sur l'éducation...

--Mais naturellement, il ne les applique pas à ses filles?

--Naturellement?

--C'est on ne peut plus humain.

--Vous trouvez, vous? Pour moi, c'est de l'incohérence...

--C'est humain et incohérent; deux fois humain. Nous sommes d'accord,

--Ne m'interrompez plus: sans cela j'oublierai tout ce que j'ai à vous
dire avant de...

--Avant de parler franchement?

--Vous êtes insupportable! Je suis sûre que vous allez me condamner et
vous ne saurez pas pourquoi j'ai raison.

--Je sais déjà très bien pourquoi vous avez tort...

--Quand je le disais! Vous ne m'entendez pas!

--Je vous entends d'avance, et je veux vous épargner la peine d'achever
une conversation qui vous embarrasse beaucoup... Un monsieur que je
connais et qui passe pour un esprit fin ne dit jamais que la moitié des
phrases parce qu'un interlocuteur avisé en devine le dessein dès les
premiers mots et que pendant la conclusion, l'adversaire, n'ayant pas
besoin d'écouter, préparerait trop à loisir ses arguments à
brûle-pourpoint.

--Alors terminez mon rôle vous-même. Il faut que je sache au moins si
vous m'avez comprise.

--Si je vous ai... Mais à votre place je ne penserais pas autrement que
vous. Et j'aurais tort. Et c'est ce que je voudrais vous dire en deux
mots, qui, bien entendu, ne serviront à rien. Je m'y attends.

--Dites.

--Voici. Vous avez vingt-trois ans, vous êtes belle, vous êtes jeune
fille depuis une dizaine d'années, vous avez beaucoup pleuré quand vous
avez eu quinze ans, seize, dix-sept et ainsi de suite; vous lisiez des
romans très chauds où des personnes de votre âge, parfois même un peu
plus jeunes, passaient des nuits échevelées avec des amants plus que
parfaits; votre jumelle vous a prouvé que ces romans-là n'étaient pas
des fables, et quand vous vous êtes comparée aux personnes qui vous font
envie, vous avez reconnu à des signes certains que vous pourriez faire
comme elles le bonheur de plusieurs messieurs qui pourraient aussi faire
le vôtre.

--Ouf! dit Galatée. J'aime mieux ne pas avoir dit tout cela. Ne me
regardez pas ainsi. Vous me gênez beaucoup.

--En lisant ma lettre, continua Giglio, vous n'avez pas cru un instant
que je vous aimais, ou plutôt vous avez espéré que je ne vous aimais
pas...

--«Espéré» est très bien. C'est tout à fait cela.

--... Et comme vous m'aviez vu à l'œuvre dans mon rôle de costumier,
vous avez compté sur moi pour vous aider à sortir en travesti, avec
toutes les ressources de mon beau talent. Car si aucun gendarme ne vous
retient prisonnière vous ne voudriez pas cependant vous en aller avec
éclat. Vous aimez mieux disparaître, faire en sorte que personne ne
puisse vous suivre à la piste...

--Et sans savoir ce que je vous demanderais vous m'avez promis tout à
l'heure que vous m'aideriez jusqu'au bout. Ne l'oubliez pas, mon ami!

                   *       *       *       *       *

Giglio lui prit la main et lui dit très affectueusement:

--Vous avez tort.

--Non, non.

--Vous ne connaissez pas la vie où vous courez. Là tout se passe comme
ailleurs et comme dans les familles: c'est-à-dire que le bonheur est
divisé en deux parties: presque tout pour les hommes, presque rien pour
les femmes. Cela tient, dit-on, à des événements qui se sont passés
autrefois entre une pomme et un serpent. Les femmes sont sur la terre
pour être très malheureuses; souvent sans raison aucune; mais quand une
cocotte se met à pleurer, je vous réponds qu'elle sait pourquoi.

--Voulez-vous me le dire?

--Parce qu'elle joue avec un amour qui ne cesse de lui échapper. Parce
qu'entre vingt hommes qu'elle déteste elle en choisit un qu'elle chérit
et que celui-là n'a qu'un désir, c'est de la quitter le plus vite
possible. Parce qu'il n'y a pas de comédie plus triste ni plus
laborieuse à jouer que celle des sentiments tendres. Parce que...

--Mais au moins elle connaît la vie, cette femme! elle n'est pas une
chose inutile, une solitaire malgré elle, une existence sans but, sans
joies, sans liberté!

--Pouvez-vous obtenir de monsieur votre père qu'il vous serve une
pension et vous permette de vivre sans contrainte aucune comme il le
ferait tout de suite si le ciel avait voulu que vous fussiez un fils?

--Il ne voudra jamais.

--La loi de l'homme! toujours la loi de l'homme!

--Ce serait pourtant juste, en effet.

--Devenez un garçon, comme la dame que vous regardiez tout à l'heure, et
M. Lebirbe trouvera tout simple que vous rentriez en habit vers dix ou
onze heures du matin avec des yeux couleur d'orage et des jambes de
convalescent. Même si vous étiez un peu grise, je crois qu'il aurait des
indulgences.

--Ah! vous n'êtes pas sérieux.

Et la jeune fille sourit tristement.

Giglio reprit:

--Rien de ce que je vous ai dit sur la vie de plaisir ne vous a
convaincue, n'est ce pas?

--Rien.

--Je le pensais bien. À quel âge avez-vous désiré partir pour la
première fois?

--Je ne sais pas... Toujours...

--Alors ce n'est pas une boutade? Vous avez réfléchi, vous savez ce que
vous voulez et vous êtes sûre de le vouloir?

--Ah! Dieu, oui!

--Ces femmes que vous observiez dans le joli voisinage que votre père
vous donne, vous les enviez? Regardez-les encore.

Et pendant qu'elle prenait sa jumelle et la dirigeait vers le lointain,
Giguelillot considérait combien il était heureux qu'il n'aimât point
cette jeune fille, pour avoir la liberté de lui parler comme il allait
le faire.

--Je les envie, dit Galatée.

--Toutes les deux?

--Toutes les deux également. Je voudrais être la bonne de l'hôtel. Je
voudrais être la petite mendiante qui dort en ce moment dans les fossés
de la route et qu'on étranglera tout à l'heure, mais pas avant de
l'avoir saisie.

Giglio s'inclina.

--Je n'ai plus rien à dire, mademoiselle. Et si vous voulez que je vous
aide à partir d'ici, je suis tout prêt.

--Comment? Vous voulez bien?

--C'est peut-être absurde; je n'en sais rien. En tout cas, cela ne me
regarde pas. Vous avez bien le droit d'exprimer une volonté après dix
ans de réflexion. J'ai dit ce que j'avais à vous dire. Maintenant, si
vous êtes déterminée, je n'insiste plus. D'ailleurs, je suis dans mon
rôle de jeune homme en jetant le désordre au milieu des familles et en
bouleversant les projets d'un père. Et puis je crois même que je vous
avais promis de vous obéir? Cela tombe admirablement bien.

Galatée lui serra les deux mains:

--Oh! vous êtes bon; et moi qui vous ai mal accueilli! Pardonnez-moi si
vous le pouvez. Je vous aime de tout mon cœur. Écoutez... Quelle heure
est-il?... Quatre heures dix... Les domestiques ne sont jamais levés
avant six heures et demie. Nous avons plus de deux heures à nous... Je
vous permets de ne pas m'habiller tout de suite.



CHAPITRE XI

COMMENT LES PROJETS DE PAUSOLE ET LES RÊVES DE DIANE À LA HOUPPE
S'ACCORDAIENT EXACTEMENT.

    On dit qu'il vaut mieux, sur des feuilles de bananier
    Coucher avec deux hommes à la fois
    Que de dormir seule.

  _Chanson populaire annamite._ (Trad. DUMOUTIER.--1890.)


Pausole débout dans sa chambre, se croisa les bras et secoua la tête.

--Que suis-je venu faire si loin? dit-il tout haut. Dans quelle escapade
me suis-je lancé? Me voilà sur les grandes routes, moi aussi, à plus de
trois kilomètres de mon palais, prêt à dormir dans un lit de hasard,
sans aucune de mes aises ni de mes habitudes familières. Quelle folie
que cette aventure!

Mais Diane, qui avait bien des raisons de souhaiter que l'aventure parût
bonne et durât le plus longtemps possible, conduisit le Roi vers un
vaste fauteuil et s'accroupit à ses pieds.

Elle opposait un esprit simple aux complexités de la vie, et c'eût été
la méconnaître que voir en elle une cérébrale; mais elle était, par
intuition, experte à régler sa politique sur la psychologie de l'amour,
seule partie de la sagesse où elle eût acquis des lumières. Nul autre
conseil que le sien n'avait amené le Roi à retarder son départ au moment
où elle désirait qu'il ne quittât point le palais. Il lui fallait
maintenant prolonger l'excursion, mais surtout y prendre part,
c'est-à-dire se faire pardonner sa poursuite importune et contraire aux
règlements.

Sur ce dernier point, elle pensa que le silence lui serait d'un meilleur
secours que la contrition, car les excuses rappellent la faute plus
certainement qu'elles ne l'atténuent, et elles provoquent le
ressentiment même lorsqu'elles obtiennent les mots du pardon.

Diane ne s'excusa donc en aucune manière. Elle compta sur la seule
influence de son bonheur personnel pour apaiser l'esprit du Roi, et elle
leva vers lui un visage dont le calme n'était troublé que par l'éclat
d'un noir regard.

--Que je me sens bien ici, dit-elle, et quel souvenir adorable je
rappellerai en moi plus tard en songeant à cette chambre étrangère!
Voyez: notre hôte a disposé toutes choses selon vos goûts particuliers.
Il fait confortable et frais entre ces murs. Voici un divan bas; un
autre plus haut et moins ferme; et celui-ci qui est si large, et
celui-là qui est si bien placé dans l'air libre de la grande fenêtre.
Voici des citrons et du sucre. Et voici de votre porto sec. J'en avais
pris avec moi de peur qu'on ne l'eût oublié.

--Est-il vrai? fit Pausole.

--En voulez-vous maintenant?

--Non. Il suffit que je le sache à ma portée. Mais cela m'aurait fort
contrarié de ne pas le voir avant de m'endormir.

--Demain matin vous aurez votre chocolat espagnol, que j'ai recommandé
que l'on fît noir et d'une épaisseur très égale, car l'Ecuyer des
cuisines ne l'avait pas dit avec autorité.

--Cela est bien.

--J'ai demandé surtout que le château gardât un silence de cathédrale
tant que vous n'auriez pas daigné annoncer votre réveil.

--C'est, en effet, très important.

--Votre camérière est ici. Demain, à l'heure où je sonnerai pour vous,
c'est elle qui se présentera, et je lui ai fait dire de se taire; elle
vous a ennuyé ce matin, m'a-t-on dit. Enfin, j'ai demandé pour vous à
Mme Lebirbe deux oreillers de crin, parce que je sais que la plume vous
est désagréable.

--Ah! ceci est parfait. Je veux t'embrasser, ma Houppe. Viens sur ce
divan bas. Les sièges sont, en effet, très confortables ici, et cela me
réconcilie avec ma nouvelle chambre. Dis-moi: tu as donc beaucoup parlé
avec Mme Lebirbe?

--Beaucoup. Nous sommes un peu parentes. Sa sœur, qui a épousé un
médecin, a été la maîtresse de papa pendant trois ans. Mme Lebirbe m'a
rappelé cela tout de suite.

--Elle est veuve, cette sœur?

--Non. Elle a eu d'abord un enfant de son mari et puis deux fils de mon
père.

--Je n'aime pas cela, dit Pausole. Pourquoi n'a-t-elle pas franchement
divorcé?

--Parce que mon père était marié aussi; et maman avait le caractère très
difficile. La polygamie, avec elle, il ne pouvait pas en être question.
Je me souviens que quand papa ramenait des maîtresses chez lui,
c'étaient des scènes interminables. Il n'a jamais pu en garder une plus
de huit jours.

--Tu tiens de ta mère, dit Pausole, car tu avais bien cruellement griffé
cette pauvre Denyse que j'ai vue ce matin...

--Et que vous avez renvoyée, Sire! Oh! que j'ai été contente quand je
l'ai vue revenir au harem! Je me souviendrai aussi de cette joie-là...
mais celle que j'ai ce soir est plus douce.

Pausole lui mit la main sur l'épaule.

--Tu mènes donc au harem une vie bien triste, ma Houppe? Je vois cela
derrière toutes tes paroles.

--Oh! oui, bien triste l'an dernier. Bien heureuse depuis deux jours.

--C'est désolant... Que faire? Je ne veux pas te contraindre, petite, ni
toi ni aucune de mes femmes... Si je fais garder le harem avec tant de
rigueur, c'est parce qu'il me serait personnellement très désagréable
d'être trompé. Mais je ne retiens personne par la force...

--Pouvez-vous me parler ainsi? Vous m'aimez donc bien peu? fit Diane
très pâle.

--Houppe, je t'aime bien, et c'est pour cela que je te donnerai la
liberté le jour où tu me la demanderas.

--Je ne vous la demanderai jamais.

--Et tu prévois que tu resteras malheureuse?

--Oui. Mais moins malheureuse d'un jour chaque année.

--C'est désolant, reprit Pausole. C'est désolant.

Diane, mécontente du point où elle avait conduit la conversation, se
demandait déjà comment elle allait persuader au Roi de consentir à voir
en elle seule trois cent soixante-cinq femmes diverses; mais le bon
Pausole remuait dans son esprit des scrupules de tout autre sorte:

--Je devrais peut-être, fit-il, aller plus loin... J'y ai déjà songé...
Eh! qu'il est parfois délicat d'accorder son propre bonheur et sa propre
liberté avec la liberté et le bonheur des autres! C'est un idéal
impossible: il faut toujours aller jusqu'au sacrifice. Et alors la
question se pose de savoir qui doit se sacrifier... Je veux bien la
résoudre contre moi, cette question, si elle se rapproche ainsi de
l'équité...

--Contre vous?

--Eh! oui! Je me rends compte qu'en obligeant ces jeunes femmes à une
continence absolue pendant presque toute leur adolescence, je leur fais
acheter trop cher les satisfactions que le titre de reine peut donner à
leur tendresse ou plus souvent à leur vanité. Elles s'en accommodent. Je
le sais bien. Cela est pourtant contre la nature, et je me suis demandé
parfois si je ne devrais pas lâcher le corps des pages nuit et jour dans
le harem en fermant les yeux sur ce qui se passerait très
probablement... Je ne m'y suis pas résolu; mais je n'en repousse pas non
plus l'idée... Ce sont des enfants sans barbe dont on ne saurait être
sainement jaloux... Et si je prévois que leurs jeux m'apporteraient
quelques soucis, du moins m'y résignerais-je comme à la solution la
moins choquante de toutes, et avec le contentement d'avoir donné un peu
de joie aux petites captives volontaires qui battent de l'aile autour de
moi... Houppe, il se fait très tard. J'ai beaucoup marché à dos de mule,
et je suis las. Prenons du repos.

                   *       *       *       *       *

Vers six heures du matin, un rayon de soleil déjà chaud réveilla Diane à
la Houppe.

Pausole dormait sur les épaules, le nez haut et la bouche en volcan.

Elle se retourna, ouvrit les jambes, s'étira en serrant les poings et en
tendant la poitrine, puis retomba, les sourcils froncés.

Rêvait-elle encore? c'est presque certain, car l'esprit hanté sans doute
par les dernières paroles du Roi, elle eut la vision suivante:

La porte, restée entre-bâillée pour maintenir un courant d'air au milieu
de cette nuit trop chaude, tournait lentement sur elle-même... Un page
entrait, d'abord timide, puis rassuré, puis entreprenant... Deux mains
légères passaient délicieusement sur toute sa peau chaude et moite...
Une douce joue câline lui frôlait le sein gauche... Puis un sourire
licencieux vint effleurer le sien et se mêler à lui... Elle murmura (de
la voix des songes): «Prenez garde...» Et elle crut qu'on lui répondait:
«Rien n'éveille le Roi, madame...» Alors, comme elle se retournait sur
le côté gauche, pour mieux surveiller le sommeil qu'elle appréhendait
d'interrompre, il lui sembla que le page se comportait envers elle
beaucoup plus en mari qu'en fidèle servant... Elle tressaillit trois
fois, perdit toute conscience et tomba du haut de son rêve dans
l'anéantissement noir.


FIN DU LIVRE TROISIÈME



LIVRE QUATRIÈME



CHAPITRE PREMIER

COMMENT DIANE À LA HOUPPE EXPLIQUA SON RÊVE ET THIERRETTE SES AMBITIONS.

  En général, vous verrez les femmes préférer un fat à un honnête homme,
  un libertin à un amant qui a des mœurs... Cette préférence, de la
  part des femmes, tient dans la nature aux convenances sexuelles
  qu'elles imaginent sous un rapport plus intéressant, et dans le moral
  à ce sentiment inné par lequel chacun recherche ce qui a le plus
  d'identité avec lui.

  _La Femme dans l'ordre social et dans l'ordre de la nature._--1787.


Les cloches de la Pentecôte sonnèrent à grande volée dès neuf heures et
demie du matin, et Diane, qui avait oublié de faire prévenir le
carillonneur, s'éveilla pour la seconde fois.

Avait-elle vraiment rêvé?

D'abord elle n'en douta point. Les rêves de Diane à la Houppe entraient
facilement dans le voluptueux et même dans l'imaginatif. Ils lui avaient
suggéré bien des fantaisies qui, parfois, la laissaient pensive pendant
une journée entière et qu'elle ne méditait point sans une sorte de
respect, car elle eût été incapable de les construire à l'état de
veille. Leur souvenir posait des jalons dans son existence monotone.
Elle s'entendait clairement lorsqu'elle se disait que tel petit fait
s'était passé avant le rêve du tambour-major ou après celui du petit
nègre entre les deux institutrices. Aussi allait-elle se résoudre à
classer le songe du page à la suite de beaucoup d'autres lorsque, ayant
découvert des raisons d'incertitude qui ne lui étaient pas venues par la
seule réflexion, et ne pouvant, d'autre part, accepter comme
vraisemblable un événement aussi fantasque, elle plongea jusqu'au fond
dans la perplexité.

                   *       *       *       *       *

Pausole, que les éclats du bronze avaient fini par distraire de son
pesant et doux sommeil, se mit alors sur son séant, et, peu après, fut
en bas du lit.

C'était l'heure où il s'occupait de ses affaires.

Il lui fallait un conseiller.

Il demanda Giguelillot.

Le petit page se fit attendre, car il avait peu dormi après une journée
fort rude. Rosine d'abord, puis Thierrette, puis Philis, puis Galatée,
et enfin Diane à la Houppe avaient éprouvé tour à tour ce qu'il pouvait
leur offrir d'énergie, de persévérance et de bons procédés, mais cela
n'allait point pour lui sans un peu de vertige et même d'abattement.
Aussi lorsqu'il se présenta pour répondre à l'appel du Roi sans avoir
reposé plus de deux heures et demie, il était de vingt minutes en
retard. Pausole avait quitté sa chambre pour son cabinet de toilette.

Gilles entra et, comme il était fort mal élevé, Diane vit tout de suite
à son sourire qu'il avait manifestement partagé au moins son rêve.

Après un instant de confusion, elle prit son parti d'une aventure où
elle avait si peu de responsabilité et qui tenait du cambriolage
beaucoup plus que de l'adultère. De son lit elle fit signe au page
d'approcher, lui entoura la jambe droite d'un bras languissant et nu, et
lui dit lentement, tout bas:

--Brigand! scélérat! canaille! petite infection! gibier de guillotine!

Il répondit d'une voix sage qui pouvait bien avoir cinq ans:

--Pardon, madame.

--Je te déteste.

--Oui, madame.

--Qui t'a appris cela?

--C'est ma petite sœur.

--Ne recommence jamais...

--Je ne le ferai plus.

--Au moins... si imprudemment.

--Ah! bien!

--Et avec personne.

--Personne. Personne. Personne. Jamais. Jamais. Jamais.

Diane, en riant, le battit de la main et reprit presque aussitôt, mais
avec plus de sérieux:

--J'espère que nous n'allons pas la retrouver ce soir, cette blanche
Aline?

--Ah! vous ne voulez pas?

--Je ne suis pas pressée.

--Très bien.

Puis, pour plaire à la jeune femme par une confidence qui ne lui coûtait
d'ailleurs en aucune façon:

--Il y a une seconde fugitive, dit-il.

--Qui cela?

--Mlle Lebirbe, l'aînée.

--Depuis quand?

--Cette nuit. Elle m'a exposé que la vie de famille ne se prêtait pas à
l'inconduite, qu'elle sentait en elle toutes les frénésies, et que des
voix mystérieuses l'appelaient à la basse prostitution. Alors je l'ai
envoyée...

--Oh! que c'est mal!

--Je l'ai envoyée à une dame respectable qui tient un hôtel particulier
de Tryphême où un grand nombre de femmes mariées rencontrent des
messieurs--souvent mariés aussi, mais généralement pas avec elles...

Quel petit bandit! C'est abominable...

--Pas tant que cela! M. Lebirbe est président de la Ligue contre la
licence des intérieurs, admirable société dont l'action mollit un peu,
je crois. Quand il saura que sa fille aînée, dans un intérieur fameux,
admet toutes les licences et les prend tour à tour, voilà qui lui rendra
du zèle et de l'entrain pour la bonne cause.

                   *       *       *       *       *

L'éclat de rire de Diane fut entendu par Pausole, qui, fraîchement
baigné, se montra dans un costume du matin:

--Ah! c'est toi, petit? Je n'ai que deux mots à te dire. Tu as fait,
hier, une enquête qui dut être clairvoyante et dont je ne te demande pas
le récit. Je viens de lire la petite lettre que tu as trouvée. Elle est
fort affectueuse, mais ne donne pas de renseignements. Sais-tu ce qu'est
devenue ma fille? Où peut-elle être aujourd'hui? Je n'en désire pas
plus.

Giguelillot consentait de grand cœur à sauver la blanche Aline; mais
pour diverses raisons, il voulait en même temps se rapprocher d'elle.
Aussi, faisant à Diane un signe léger qui lui épargnait l'inquiétude, il
répondit:

--À Tryphême.

--Cela me suffit. Es-tu d'avis que nous partions aujourd'hui même vers
une nouvelle étape?... Je consulterai Taxis pour la forme, puisqu'il est
mon conseiller du matin, mais j'ai plus de confiance en toi.

--Il vaut mieux partir, en effet.

--Tu as raison. Et quelle heure te paraît la bonne?

--Le milieu de l'après-midi.

--Quelle distance parcourrons-nous?

--Tryphême est à quatre kilomètres. On y va en trois quarts d'heure.

--C'est beaucoup; mais nous ferons cela. Je me sens fort dispos, ce
matin. Va, et dis à Taxis de venir me parler à son tour.

Taxis, fort agité, parut.

--Sire, dit-il, un nouveau crime a été commis ce matin. Une vierge a été
enlevée à l'affection de ses parents...

--Quoi?

--Par un suborneur inconnu. La fille aînée de nos hôtes n'est plus dans
ses appartements.

--Ha! ha! ha! fit Pausole. Ce pauvre Lebirbe! Cela devait lui arriver!

--Je ne puis m'empêcher d'établir une corrélation entre les événements
extraordinaires qui se produisent depuis quelques jours et qui, tous,
tiennent du rapt ou de la séduction clandestine.

--Le rapprochement est insoutenable, dit le Roi d'un ton bourru. Outre
que j'ai mes raisons de le trouver fort déplacé, il ressort du simple
bon sens qu'un même individu ne saurait séduire et enlever plus d'une
jeune fille à la fois. Vous êtes vraiment trop ignorant des choses de la
galanterie, monsieur. Les confesseurs eux-mêmes croient devoir s'en
instruire. Mais brisons là. Vous n'avez point d'autre rapport à me
présenter?

--L'inconnu que je persiste à tenir pour l'unique auteur de tous les
attentats commis ces jours derniers est arrêté, Sire, ou sur le point de
l'être. Cette fois encore, je n'attends qu'un signe de vous...

--Ah! s'il en est ainsi, je le donne, dit Pausole. Puisse-t-il
interrompre un voyage dont je commençais à sentir lourdement
l'importunité. Qu'on en finisse! Où est l'inculpé?

--Sur la route de Tryphême.

--Et qui l'accompagne?

--La Princesse Aline.

--Comment le savez-vous?

--En opérant des recherches dans les appartements de Mlle Lebirbe, j'ai
trouvé une puissante jumelle dont la studieuse enfant se servait sans
doute dans un but astronomique et afin de contempler chaque nuit
l'œuvre insondable du Créateur que le firmament nous...

--Abrégez, Taxis. Vous êtes prolixe.

--J'ai donc saisi cette jumelle et j'en ai fait usage pour observer les
environs. La Providence a voulu que cet objet fût dans mes mains
l'instrument d'une découverte. À deux cents mètres sur la route de
Tryphême j'ai aperçu un jeune homme dont le costume répond exactement à
celui qui m'a été signalé par mes sbires comme revêtant le mystérieux
inculpé. Auprès de lui, dans la robe verte que tout le monde connaît au
palais depuis une quinzaine de jours, s'avançait la Princesse Aline. Tel
est le résultat de mes efforts. Je crois devoir prévenir Votre Majesté
que la hâte dans la décision et dans l'action est absolument nécessaire
à la réussite de ses projets, quels qu'ils soient.

--Mon opinion, dit Pausole, est formelle sur un premier point. Personne
autre que moi-même n'aura mission d'arrêter ma fille. Je ne reviendrai
pas là-dessus; j'ai eu trop de peine à m'y résoudre.

--En ce cas, il faut partir immédiatement.

--Partons donc. Les bagages sont-ils prêts?

--Pour la plupart. Et les autres suivront. J'ai fait seller les
montures, y compris mon fidèle Kosmon à qui un stupide malfaiteur a fait
subir le plus scandaleux des outrages.

--Comment, à lui aussi?

--Pardon... Ma pensée...

--C'est de l'aberration! dit Pausole. En pleine campagne, dans un pays
facile et simple, où chacun peut fléchir sans peine de jolies filles
dans les champs, aller prendre pour amoureuse un bidet cagneux et
poussif comme celui que vous enfourchez! Voilà une dépravation dont je
n'avais jamais eu l'idée!

--Je n'ai rien dit de semblable, et...

--Votre malfaiteur est un homme plus à plaindre qu'à blâmer. Je m'oppose
à toutes poursuites... Faisons le silence autour de cela.

--Je m'explique...

--Vous vous expliquerez en chemin. Cela ne présente aucun intérêt.
Faites diligence, Taxis, et prenez congé de moi.

                   *       *       *       *       *

Le rassemblement s'accomplit dans la cour, où les gardes formèrent la
haie, de la grand'grille à l'escalier.

Giglio, déjà en selle, se montrait au peuple curieux quand d'un groupe
de paysans se détacha la belle Thierrette.

Souriante, avec un peu de fatigue dans le pli des sourcils, elle
s'avançait péniblement mais encore non sans vaillance.

Bien qu'elle fût fille à combattre avec toute une escorte en armes, elle
se laissa intimider par le silence et l'espace qui entouraient les
cavaliers, et ce fut en rougissant qu'elle s'approcha de Giguelillot:

--Je vous remercie bien, monsieur... Merci... Vous avez été bon pour
moi... ainsi que ces messieurs... Merci à tous... Merci bien de votre
générosité... Merci encore... Merci... Merci...

Puis, avec un soupir qui venait du fond de sa franchise, elle dit en
hochant la tête ces simples mots:

--Je n'oublierai pas.

                   *       *       *       *       *

Mais Giguelillot se penchait du haut de son zèbre:

--Qu'est-ce que tu tiens donc à la main?

--C'est la quarantième tulipe, monsieur... Je l'ai gardée pour vous...
pour qu'elle vous porte bonheur...

--Gentille attention. Je la conserverai, ta quarantième tulipe. Que
puis-je te donner à mon tour? Dis-le-moi.

--Monsieur... on a été bien mauvais pour moi à la métairie... Le patron
a dit comme ça que je me dérangeais... que j'avais des fréquentations...
et que je n'avais pas fait la traite du soir... et qu'il lui manquait
deux seaux... Enfin, quoi?... je suis à la porte avec six francs dans
mon foulard, et pas d'emploi pour le moment.

--Mais, ma pauvre Thierrette, je n'en ai pas à t'offrir.

--Oh! si!... Moi, j'en vois bien un... Ces messieurs n'ont pas de
cantinière... Le service est dur, je ne dis pas... mais je serais bien
dévouée, bien complaisante... Je ferais ce que je pourrais, vous
savez...

--Comment? tu voudrais...

--Oui... Mais pour les premiers jours je suivrais dans les bagages... Je
monterais à cheval un peu plus tard... si ça ne vous fait rien.

--Accepté. Va dans les bagages, c'est une excellente précaution. Et
cache-toi bien jusqu'à midi. Ne te montre pas plus tôt, tu m'entends?

--Oh! non... dans ce moment-ci, j'ai plus envie de dormir que de faire
la belle, monsieur... Et merci encore... Merci... Vous avez bon cœur
avec les femmes.



CHAPITRE II

COMMENT PHILIS TROUVA UN MARI.

    Mon pere, mariez-moy
    Ou je suis fille perdue.
    Se vous ne me mariez,
    Il me faudra courir la rue
    Soit en chemise ou toute nue
    Faisant du pis que je pourrai.

  _S'ensuyt plusieurs belles chansons nouvelles._--1542.


Trois vases des manufactures royales, un portrait avec autographe et des
libéralités aux serviteurs marquèrent le passage de Pausole chez le
malheureux M. Lebirbe.

Mais le vieillard en perdit ses deux filles du même coup.

Le Roi, ne sachant comment consoler son hôte après la fuite de Galatée,
et pensant avoir appris par son expérience du cœur humain que chez la
plupart des individus la vanité personnelle l'emportait bien sur
l'affection, crut alléger tous ses chagrins en l'informant de but en
blanc qu'épris par les jeunes grâces de la petite Philis, il la mettait
au rang des Reines et l'emmenait avec le convoi.

Puis tout le cortège se mit en marche, Philis en bleu sur son poney à
droite de Pausole sur sa mule; Giguelillot à gauche sur son zèbre; Taxis
en éclaireur sur le minable Kosmon, toujours moignonneux et stigmatisé,
tandis que plus loin, mollement bercée au pas nautique de son chameau,
Diane à la Houppe, les yeux dormants, étendue sur le côté gauche,
renouait les fils de son rêve...



CHAPITRE III

OÙ PHILIS BABILLE, ÉCOUTE ET S'INSTRUIT.

    Elle ressemble, dans les bandes
    De son petit vertugadin,
    Aux damoiselles de lavandes
    Dans les bordures d'un jardin.

    Elle bravoit, faisant la roüe
    Devant le galant qui la sert
    Comme une mouche qui se joüe
    Dessus la nappe d'un dessert.

  _Les Muses gaillardes recueillies des plus beaux esprits de ce
  temps._--1609.


Philis ne pouvait y croire:

--Sire, dit-elle, je serai une Reine comme tout le monde, bien vrai?

--Mais oui.

--Comme les trois cent soixante-six? Et je vivrai dans le harem? Et
j'aurai tant d'amies que cela? Oh! que je vais m'amuser!

--À la bonne heure, dit Pausole. Voilà de bonnes dispositions.

--Est-ce qu'il y a des Reines de mon âge?

--Une trentaine.

--Tant que cela? Et elles sont gentilles?

--Très gentilles.

--Est-ce qu'elles s'aiment bien entre elles ou est-ce qu'elles se
battent?

--Oh! je crois qu'elles s'aiment plutôt à l'excès.

--On ne s'aime jamais trop, d'abord. Est-ce qu'elles sont sérieuses?

--Pas sérieuses du tout.

Philis, avec un petit cri de gaieté, se souleva sur ses fourches et
retomba plusieurs fois assise, ce qui était sa manière d'exprimer une
joie frétillante lorsqu'elle faisait de l'équitation.

--Enfin! dit le page. Vous aurez donc, Sire, une femme superflue, une de
plus que l'an ne compte de jours! Je suis sûr qu'à partir d'aujourd'hui,
vous avez le sentiment de la richesse en amour.

--Non pas! Non pas! dit Pausole. Je congédie la Reine Denyse. Le harem
est pacifié. Chaque Reine a des droits égaux qui s'affirment une fois
par an. Je n'aurais pas l'extravagance de compromettre par boutade un
ordre de succession qui doit être l'ordre parfait, puisqu'il se modèle
sur les révolutions de notre planète elle-même.

--Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Philis.

Puis elle se reprit:

--Pardon, Sire. On m'a dit bien des fois qu'il ne fallait pas poser de
questions. Ce n'est pas ma faute. Je ne sais rien.

--J'en suis ravi, dit Pausole. Mais qu'appelles-tu rien, réponds-moi?

--La liste des Rois de Tryphême avec les sous-préfectures et la règle
des participes.

--Tu sais tout cela? C'est admirable.

--Je le sais, je le sais... pas très bien.

--Et que voudrais-tu savoir de plus?

À cette question Philis répondit si franchement que Pausole en eut un
sursaut.

Toute confuse et l'œil bas, elle se reprit encore:

--Pardon, Sire, j'ai dit une bêtise? Je n'aurais pas dû... surtout
devant vous... Mais c'est toujours la même chose... Papa le disait
bien... Quand je monte à cheval depuis cinq minutes je ne suis plus
tenable, il paraît... Une autre fois, je ferai attention.

Pausole la rassura du geste:

--C'est moi qui ai eu tort, ma petite, si je t'ai laissé croire que je
te désapprouvais, car tu as fort bien répondu.

--Vraiment?

--Je le crois. D'abord tu as parlé du fond du cœur.

--Oh! oui!

--... Et il faut toujours dire la vérité.

--Même cette vérité-là?

--Elle est la grande vérité des femmes et la plus belle ambition
qu'elles puissent décemment exprimer. Si tu m'avais répondu que tu
regrettais de savoir peu de chose sur la mécanique céleste ou le calcul
différentiel, j'aurais été moins satisfait; non pas qu'il n'y ait de par
le monde des mathématiciennes et des astronomes qui tiennent
convenablement leurs petits emplois; mais simplement parce que celles-là
deviennent semblables à des hommes, et prennent à plaisir les défauts
d'une moitié du genre humain qui m'inspire de l'antipathie.

--Oh! pas à moi! dit Philis.

Cette fois, le mot parut léger.

                   *       *       *       *       *

Giguelillot, toujours complaisant, se hâta de combler le silence:

--Avez-vous remarqué, Sire, dit-il brusquement, combien les Tryphémois
ressemblent aux Français?

--Quelle question baroque! Comment voudrais-tu qu'il en fût autrement?
Ce sont des Catalans et des Languedociens mêlés; il sont de race
gallo-romaine.

--Oui; mais ce n'est pas ce que je voulais dire. Je suis venu de Paris,
croyant trouver ici un milieu tout nouveau. Vous aviez fait une
révolution complète, proclamé la liberté morale...

--Oh! dit Pausole. Ce n'est rien, mon petit. L'importance des
révolutions se mesure à l'intérêt que peut avoir le gouvernement à
retarder leur réussite. Il n'y a jamais eu qu'une révolution improbable
avant le succès et inconcevable dans le souvenir, c'est celle qui vous a
donné la liberté religieuse, parce qu'en renonçant au droit divin, le
pouvoir s'est privé d'un soutien fondamental qui lui avait assuré
jusque-là une stabilité plusieurs fois séculaire. Mais la liberté
morale? Vous l'aurez quand vous la demanderez.

--Qu'est-ce que c'est? hasarda Philis.

--Tu penses bien, mon petit Gilles, dit Pausole sans répondre, que le
jour où, à Paris, le public prendra la peine de réclamer une danseuse
nue à l'Opéra, on la lui donnera tout de suite, car le ministère n'en
sera pas renversé, surtout si les abonnés savent que la danseuse est
bonne pour lui.

--C'est possible; mais je croyais trouver ici un monde plus différent du
mien, quelque chose de bouleversé, d'inouï, un contraste absolu. Et tout
se passe pourtant comme dans le pays voisin... Les routes sont calmes,
les moissons poussent, les métayers chassent de chez eux les filles de
ferme qui se conduisent mal; les soirées sont d'une tenue grave et les
jeunes filles paraissent élevées avec une certaine rigueur.

--Bien entendu. Rien ne change rien à l'homme, mon petit. On peut
seulement lui rendre la vie un peu plus facile et douce en le laissant
libre d'accomplir tout ce qui ne fait de mal à personne. Et voilà ce que
j'ai voulu faire. Je crois même que depuis bien des siècles, je suis le
premier législateur qui se soit donné pour principe de ne pas ennuyer
les gens.

Philis s'agitait sur sa selle.

--Alors, Sire, on fait tout ce qu'on veut dans le harem?... J'ai encore
posé une question... Si je suis insupportable, il faut me le dire... Je
suis habituée... On me gronde tout le temps.

--Non, tu n'es pas insupportable, dit Pausole. Et je t'aime ainsi.
J'espère qu'au harem tu ne voudras rien faire qui n'y soit permis. En
tout cas, ce n'est pas une prison. Tant que tu seras heureuse, je t'y
garderai. Le jour où tu voudras partir, tu me diras simplement: Adieu.

--Et vous ne me retiendrez pas? C'est bien méchant.

Pausole se retourna vers Giguelillot.

--Tu vois, dit-il. On ne perd jamais l'habitude de se plaindre, et sitôt
qu'on a obtenu la liberté...

                   *       *       *       *       *

Mais Taxis revenait au grand trot.

--Ah! ah! nous allons apprendre des nouvelles, dit Giguelillot perfide
et gouailleur. Voici le seigneur Grand-Eunuque qui revient après une
fructueuse battue. Il a retrouvé la Princesse. Louées soient sur terre
et dans les cieux sa clairvoyance comme sa tactique.

--Quelle Princesse? demanda Philis.

--Les coupables sont arrêtés! cria Taxis du plus loin qu'il put.

--Quoi? ma fille? Vous avez osé arrêter ma fille?

--Oh! mais comme c'est intéressant! dit Philis tout bas.

--Je n'ai pas eu cette témérité, répondit Taxis. Je ne tiens que les
complices, qui sont là-bas sous bonne garde. Ce sont deux petits paysans
du hameau; sans doute ils se sont entremis pour aider à l'enlèvement,
car ils portent la robe et le costume de la Princesse et de l'Inconnu.

--Ils avouent?

--Ils nient; c'est précisément ce qui les condamne. Le vrai coupable se
reconnaît à un signe frappant: il commence toujours par déclarer qu'il
est innocent. Sitôt cette déclaration reçue, la police donne l'ordre
d'écrou. Il y a là plus qu'une présomption, à mon sens: presque une
certitude. J'ajouterai même qu'à défaut d'autres preuves, je me
contenterais de celle-là pour condamner.

--Faites comparaître, dit Pausole.

Et l'on vit arriver, se tenant par la main, une jeune campagnarde et son
frère, larmoyants et livides de peur.

                   *       *       *       *       *

Ils expliquèrent en bégayant qu'ils avaient trouvé cette belle robe et
ces beaux habits dans la cour de leur cabane; que, comme c'était le jour
de la Pentecôte, ils avaient pensé que la sainte Vierge leur envoyait
ces atours de fête pour les récompenser d'avoir beaucoup peiné pendant
l'année précédente; qu'ils avaient vu là un miracle, c'est-à-dire
quelque chose de bien naturel, et que s'ils s'étaient doutés de ce qui
les attendait au milieu de la route, ils auraient plutôt jeté les
vêtements au feu que de s'en parer un seul instant. Enfin, leur maintien
fut si humble et si candide et si niais, que Pausole, levant les
épaules, s'écria:

--Vous êtes fou, Taxis. Ces enfants sont parfaitement idiots, et par
conséquent incapables de mal faire. Le crime est un des privilèges
réservés à l'intelligence--j'entends du moins le crime complexe et
clandestin comme celui que nous poursuivons. J'espère pour l'honneur de
ma fille qu'elle a été enlevée par quelqu'un d'assez fin pour ne
demander aucune aide aux bélîtres que vous avez pris.

--Je demande néanmoins qu'ils soient fouillés, dit le Grand-Eunuque.

--Soit. Mais vous ne trouverez rien. Je m'en porte garant.

Taxis déshabilla de sa propre main le frère et la sœur tout honteux,
qui se serrèrent l'un contre l'autre en mettant chacun leurs doigts dans
leur nez.

Sur le talus poudreux de la route il étala leurs habits, fouilla les
poches, les goussets, les doublures?

--Rien? dit Pausole. Je le pensais bien!

--Quatre lettres, répondit Taxis.

Et, avec une déférence qui ne laissait pas d'être orgueilleuse, il les
tendit d'un geste vif.

--Où se trouvaient ces lettres? dit Pausole.

--Dans la poche gauche intérieure du veston.

--Lisez-m'en une; celle que vous voudrez.

Et tandis que Philis, prodigieusement intriguée, amenait son petit
cheval par derrière pour suivre par-dessus l'épaule, Taxis donna lecture
du premier billet:

«Mon petit Mimi,

«Réveille-toi. Je casserai ta sonnette à dix heures et demie. Mon singe
fait une adjudication à la campagne. Je suis libre comme une hirondelle
et je me sens si tendre que mes yeux se ferment! Renvoie n'importe qui
si tu n'es pas seule! On m'habille et j'accours.

«Ta bouche.

  «CAMILLE.»

--La lettre est bien cocasse, déclara Pausole. Qui peut être ce M.
Camille qui se compare sottement à une hirondelle et possède un singe,
lequel fait des adjudications? Chez quels peuples les vieux notaires
vendent-ils leurs études à des ouistitis? Voilà qui ne se comprend
guère.

--Dites donc, souffla Philis à l'oreille du page. C'est une écriture de
femme, vous savez. Pour moi, il y a des choses là-dessous...

--Ah! Ah!

--Faut-il que je le dise?

--Non. Cela ferait mauvais effet.

Et, suggérant à son zèbre le désir de faire volte-face, il se tourna
vers le Roi:

--On perd un temps précieux, fit-il, à lire cette correspondance. Elle
ne peut rien nous apprendre: je sais depuis hier soir qui accompagne la
princesse...

--Je le sais aussi, monsieur! cria Taxis. Ma découverte corrobore toutes
mes présomptions. Ces quatre lettres sont adressées à «Mlle Mirabelle».
J'affirme donc une fois de plus que cette précoce entremetteuse a servi
de truchement dans la circonstance, et que le coupable est son ami,
qu'il l'a commise et soudoyée.

--Je prétends, dit Giguelillot, que la vérité est bien différente.

Et, certain de la réponse qu'il allait recevoir, il ajouta:

--C'est ce que je vais avoir l'honneur d'exposer au Roi s'il m'accorde
ici même trois heures d'entretien pendant lesquelles je lui rendrai
compte de toutes les recherches que j'ai faites pendant la journée
d'hier.

Eh! Pourquoi? dit Pausole. C'est bien inutile. Je ne suis point un chef
de police et je n'ai nullement l'intention de me mêler à vos travaux.
Entendez-vous, je vous le répète. Votre explication d'hier, quoique
vive, a pu vous rapprocher. Menez l'enquête de concert ou chacun de
votre côté. Cela m'est parfaitement égal. Je n'interviendrai qu'à la fin
pour reprendre moi-même ma fille dans la retraite où j'espère que vous
la retrouverez.

--Votre fille est donc partie, Sire, comme Galatée? demanda Philis.

--Ce n'est pas du tout la même chose, dit Pausole.



CHAPITRE IV

COMMENT TAXIS APPRIT ENFIN LA VÉRITÉ SUR TOUTE L'AFFAIRE.

  J'ai dans mon répertoire plusieurs remèdes, _Pulsatilla_, _Natrum
  muriaticum_, _Belladona_, efficaces chez les gens qui se croient
  damnés.

  Dr GALLAVARDIN (de Lyon).--1896.


Les deux petits paysans mis en liberté, tout le cortège s'ébranla de
nouveau dans la direction de Tryphême.

Giguelillot n'aurait point voulu mystifier le Roi Pausole, car il
l'aimait très sincèrement, malgré qu'il l'eût fait cocu. Mais ses
scrupules étaient moins vifs à l'égard du seigneur Taxis; et comme il
lui fallait pallier le fâcheux épisode des lettres, il rejoignit le
Grand-Eunuque et lui dit en confidence:

--Monsieur, pour ma part je mènerai l'enquête d'une façon impitoyable;
mais je crois devoir vous annoncer que l'inculpé est par malheur un de
vos coreligionnaires.

--Que dites-vous? Quel scandale!

--Ne vous effrayez pas. Sa voie est droite et ne l'égare qu'en
apparence. Voici la vérité sur toute cette affaire: un jeune homme,
choisi parmi les plus chastes d'une société qui en compte beaucoup, a
été chargé d'une mission morale à Tryphême par un groupe de protestants
qui habite Alais.

--Alais est une ville sans tache, dit Taxis.

--Vous le savez, monsieur, je ne partage pas vos idées, reprit
Giguelillot imperturbable; mais je trouve malgré moi une certaine
grandeur, un généreux désintéressement aux visites que font vos amis
chez les courtisanes de nos grandes villes, à l'effet, sans doute, de
les purifier.

--N'en doutez point.

--Tel était précisément le but du jeune homme que nous recherchons.
Depuis cinq mois, si j'en crois ses propres paroles, il a passé toutes
ses nuits et souvent même ses journées dans les lits des filles perdues,
allant sans cesse de couche en couche, de répulsion en répulsion.

--Le noble enfant!

--Sa méthode particulière consistait à montrer sa propre personne, qui
est en effet sans charmes, déplaisante et mal tenue. Il quittait ses
vêtements, s'approchait de la pêcheresse et articulait d'une voix
lamentable: «Voilà ce que c'est que la chair; comment n'es-tu pas
écœurée?»

--Il en a converti beaucoup?

--Aucune. La plupart protestaient aussitôt qu'elles n'avaient jamais
rien touché de plus tentateur que son corps, et qu'elles aimaient
beaucoup les blonds (car il est blond). D'autres lui expliquaient avec
un sourire qu'elles n'étaient pas moins aimables envers les beautés de
second rang et qu'en échange d'un double prix elles donnaient double
tendresse. Celles même qui restaient assez franches pour dire de lui ce
qu'elles en pensaient se refusaient à injurier dans le sursaut d'un égal
mépris le reste de leurs amants. Celles-là étaient les plus jeunes.
Bref, il allait partir très découragé lorsque ayant appris que la
Princesse Aline habitait non loin du harem, il jugea que nulle âme
n'était plus en péril que la sienne, et eut la gloire de la sauver.

--Comment s'y est-il pris?

--C'est un secret. Concurremment, monsieur, il extirpait encore du sein
du péché une pauvre danseuse nommée Mirabelle.

--Ah! nous y voilà donc!

--Mais cette danseuse manquait d'argent pour retourner dans son pays et
oublier là sa jeunesse d'orgies. Son conseiller ne se souciait point de
lui en remettre, car il avait en horreur toutes les prodigalités. La
Princesse Aline s'en chargea. Et c'est ainsi qu'elle put le même jour
non seulement se préserver elle-même, mais tirer du gouffre une autre
brebis. Voilà pourquoi elle écrivit et fit porter où vous savez, par la
main d'une dame d'honneur, la lettre qui vous alarmait.

--Tout s'explique, en effet! Et ces billets trouvés...

--Ce sont les derniers témoins d'une folle existence. Mirabelle voulait
les détruire tout d'abord; puis elle en a fait don à son bon pasteur
pour prouver un repentir sincère.

--Et ces vêtements eux-mêmes... ce veston bleu... cette robe verte...

--Une libéralité à de pauvres paysans. La Princesse Aline et son
compagnon ne veulent plus s'habiller que de noir.

                   *       *       *       *       *

Taxis regarda fixement le petit page.

--Monsieur, dit-il (et je m'excuse à l'avance de ce que je vais
présumer), j'ai des raisons de penser que vous vous moqueriez de moi si
je vous en donnais l'occasion. Mais aujourd'hui je vous crois, oh! je
vous crois! La Vérité illumine ce que vous venez de m'apprendre. Je le
sens! Je le sais! Je le crie!... On n'invente pas cela!... Désormais une
lutte effrayante va se livrer en mon cœur entre mon devoir moral et mon
devoir public... Si je protège la Princesse, je trahis le Roi... Si je
la livre, j'arrache une âme à la vertu... D'un côté, c'est le forfait;
de l'autre, c'est la coulpe... Dans les deux cas, l'enfer me guette...
Que faire? Où aller? Que devenir?... Sentinelle! Sentinelle! Que dis-tu
de la nuit?

Le poney de Philis se rua au milieu de ce désespoir. Pourpre et
haletante, la petite criait:

--Mais vous ne voyez donc rien! Regardez devant vous... Tenez! Tenez!...
Là-bas, sur la route...



CHAPITRE V

COMMENT LE ROI PAUSOLE FUT REÇU PAR LE PEUPLE DE TRYPHÊME.

  Le 30 janvier 1589, il se fit en la ville plusieurs processions
  auxquelles il y a grande quantité d'enfans, tant fils que filles,
  hommes et femmes, plus de cinq ou six cents personnes toutes nues,
  tellement qu'on ne vit jamais si belle chose.--Dieu merci!

  _Journal des choses advenües à Paris, depuis le 23 décembre 1588._


Sur la route, au grand soleil de juin, tout un cortège s'avançait
lentement, annoncé par un brouhaha de voix, de chants et de musiques...

Le page et Taxis s'arrêtèrent.

--Qu'est-ce que c'est encore que cette multitude? dit Pausole qui les
avait rejoints.

--Je crois, dit Giguelillot, que Tryphême prépare à son bon monarque une
réception triomphale.

--Comment? une réception? Mais je fais un voyage secret!... Peut-être
n'ai-je pas gardé en fait un rigoureux incognito, puisque j'ai la
couronne en tête; cependant, je n'avais prévenu personne et je suis
stupéfait de ce que j'aperçois.

--Tryphême est à sept kilomètres du palais. A bicyclette, cela se fait
en un quart d'heure. La ville entière a su votre départ hier matin avant
midi. Elle a eu tout le temps de préparer un accueil cordial et pompeux,
et je crois bien que nous le subirons, Sire, quel qu'en soit notre
sentiment.

--Tant pis, dit Pausole. Je m'y résigne. Acceptons d'un visage aimable
ce qu'on voudra nous imposer. La popularité est une lourde charge; mais
fou qui rechignerait contre elle.

                   *       *       *       *       *

Dans le centre d'un rond-point ombreux qui élargissait la route, la tête
de la procession fit halte à six pas du Roi.

Elle était formée par deux jeunes filles à califourchon sur des juments
arabes de robe blanche et à longue queue. Leurs cheveux noirs étaient
couronnés de pivoines. Leurs jambes très brunes se fonçaient sur le poil
éclatant des bêtes, et leurs pieds petits tombaient droit, n'ayant ni
selle ni étriers.

D'une seule main, chacune d'elles tenait les brides de moire et, de
l'autre, portait la hampe de bambou d'une bannière légère qui, tendue
entre elles deux, élevait sur le ciel ces mots de soie et d'argent:

VIVE NOTRE BON ROI PAUSOLE!

Plus loin, deux autres jeunes filles élevaient une seconde bannière sur
laquelle on pouvait lire:

TRYPHÊME EST HEUREUSE.

Un troisième couple suivait avec cette dernière inscription:

TRYPHÊME EST RECONNAISSANTE.

Au delà, de longues files de femmes qui portaient sur leur tête des
corbeilles de fleurs, encadraient d'abord la musique, puis les autorités
de la ville, hommes à barbe ou vieillards rasés, tous vêtus de coutil
blanc.

Derrière, marchait une foule énorme.

--Oh! que c'est joli! que c'est joli! dit Philis, la main au menton.
C'est pour nous, tout cela? pour nous deux? C'est une fête pour mon
mariage?

--Oui, dit Pausole. Tu l'as deviné.

Alors, Philis cria:

--Vivent les Tryphémoises!

Sa voix perçante traversa l'air même au-dessus de toutes les fanfares,
et la foule répondit:

--Vive le Roi Pausole!

Puis les ophicléides ayant fini leur marche sur douze cadences
parfaites, répétées selon toutes les coutumes, entonnèrent l'Hymne
Pausolien dont cent voix chantaient les paroles.

                   *       *       *       *       *

Pausole ne l'écouta pas debout. Un monsieur fort affairé, la main
fébrile et l'œil inquiet, ayant fait former le cercle à toute la
procession, conduisit le Roi jusqu'à une estrade, hâtivement échafaudée
dans l'ombre verte du rond-point.

Philis, n'y trouvant pas de siège pour elle, s'assit en riant sur un
petit coussin. Diane à la Houppe, moins jalouse que la veille et pour de
bonnes raisons, se contenta d'un coussin semblable. Ainsi flanqué de ses
deux femmes comme une statue de marbre qu'entourent des figures
allégoriques, Pausole ouvrit les bras en inclinant la tête pour exprimer
à tous qu'il se disait comblé d'honneurs, et prit doucement place dans
son trône.

Hélas! il prévoyait bien que l'éloquence officielle devrait être, ce
jour-là, reçue comme un fléau divin.

Mais la Ville entendait flatter ses préférences, et le premier de tous
les discours fut fait par un homme du peuple.

--Sire, dit cet orateur, nous vous aimons bien, nous, les gueux, les
gens sans cabane. Quand on nous trouve étendus au pied d'un mur ou sur
la planche verte d'un banc, en train de dormir ou d'aimer, on ne nous
envoie pas en prison pour nous punir de n'être pas riches. Quand nous
n'avons que deux sous pour nous acheter du pain, la loi ne nous force
pas d'aller voler six francs pour nous acheter un pantalon. Quand nous
n'avons ni sou ni maille, nous savons que nous pouvons entrer dans les
boulangeries royales où vous faites donner de quoi vivre aux loqueteux
que la faim travaille. Enfin tant que nous ne faisons rien contre ceux
qui nous laissent passer, nous avons le droit d'être gueux et de ne pas
mourir tout de même... On ne voit cela que dans notre pays. Le Roi
Pausole est un brave homme.

Pausole étendit la main.

--Ce discours me plaît beaucoup. Qu'on donne à ce pauvre claquedent une
maisonnette et une pension avec du tabac, du bon vin et deux ou trois
fortes filles pour chauffer ses draps en décembre. Qu'on en donne autant
aux douze gueux qu'il désignera de son plein gré. Je prends les frais de
leur entretien sur ma cassette particulière, et s'ils font des enfants,
je leur donnerai double rente. Enfin, qu'on réunisse tous les autres
errants et qu'on remette à chacun une petite pièce d'or; c'est mon don
de joyeuse entrée dans ma bonne ville de Tryphême.

La foule poussa des acclamations.

                   *       *       *       *       *

Un autre orateur s'avança.

--Sire, dit-il, nous vous bénissons, nous, les gens du petit commerce,
car vous nous laissez tranquilles, et nous vendons ce qu'il nous plaît,
sans patentes ni privilèges. Personne n'a le droit d'entrer chez nous de
la part du gouvernement: nos allumettes, nos cigares et même nos cartes
à jouer ne portent aucune estampille. Si l'acheteur méprise nos cravates
mais se sent du goût pour la vendeuse et le lui exprime sur-le-champ,
nous pouvons fermer les yeux sur ce qui se passe dans l'arrière-boutique
sans que l'État ouvre les siens dans un cas où personne ne réclame son
appui. Si, pour mieux joindre les deux bouts, nous déclarons teindre et
blanchir les mouchoirs que nous vendons, on ne vient pas tripler nos
impôts pour nous pousser à la faillite et ruiner du même coup vingt-cinq
pauvres gens. C'est à vous seul que nous devons, Sire, un sort que
l'Europe nous envie. Au nom de tout le petit commerce, je remercie Votre
Majesté.

--Mon ami, dit Pausole, vous n'accepteriez pas que je vous fisse une
largesse dont vous n'avez aucun besoin, mais je donne dix hectares des
terres de la couronne avec l'argent nécessaire pour construire une
maison de retraite aux petits commerçants malchanceux. Si je pouvais
ajouter la moindre liberté à celles que vous avez déjà, je le ferais
avec allégresse, mais le code de Tryphême ne me laissant pas le droit de
vous imposer une entrave (et je l'ai bien voulu ainsi) me retire en même
temps le plaisir de vous apporter une liberté de plus. Pénétrez-vous de
vos satisfactions, puisque vous affirmez qu'elles sont véritables et
renversez mon successeur sans pitié comme sans scrupule s'il prétend
restreindre d'une ligne l'infini que je livre à vos initiatives.

--Vous vivrez toujours! cria le peuple.

--Je n'aime pas à en douter, répondit Pausole.

                   *       *       *       *       *

Un troisième personnage se présenta.

Le sens de son discours se lisait dans ses yeux, et plus encore dans le
long geste par lequel il annonça le mouvement de sa première période. Au
nom des classes dirigeantes, il allait remercier le Roi des bénéfices
que ses amis savaient tirer, eux aussi, de la grande loi tryphémoise.

Mais le Roi l'arrêta d'un mot.

--Monsieur, ce n'est pas d'abord pour vous que j'ai changé toutes les
coutumes. Si ma loi vous plaît, voilà qui m'enchante, mais vous
conviendrez avec moi que vous pouviez atteindre au bonheur, dans la
limite des joies humaines, sans que je m'occupasse de vous taper les
joues pour vous empêcher de pleurer. La stupide charge des lois n'était
pas moindre sur vos têtes que sur les derniers de mes sujets. Leur
intérêt, cependant, passait avant le vôtre et je ne m'occupe de vous que
par-dessus le marché. Cela n'empêche point que je ne sois sensible à
votre hommage et touché de vos remerciements. Vous êtes homme, et comme
tous les hommes, vous aviez le droit strict de régler votre vie avec
indépendance. J'ai le plaisir de vous saluer.

Les acclamations redoublèrent.

--Bien... bien... dit Pausole, cela suffit. Je déclare la séance levée.
Le chef de la Sûreté générale est-il parmi les assistants? J'ai deux
mots à lui dire en particulier.

                   *       *       *       *       *

Pausole et tous ses compagnons reprirent leurs diverses montures. Le
cortège, les porte-bannière, la foule, les bagages et les quarante
lanciers se suivirent dans un désordre voulu par Giguelillot, qui venait
de prendre le commandement.

Entre temps, le chef de la Sûreté, tenu à l'écart par le Roi, entendit
les paroles suivantes:

--J'aurais préféré, monsieur, passer les portes de Tryphême sant être
reconnu ni connu, car je voyage dans un dessein que le mystère et le
silence ne sauraient trop favoriser. Mais, puisque aussi bien mon
déplacement n'est plus un secret pour personne, il ne me reste pas de
motifs raisonnables pour vous en cacher le but en me privant de vos
services dévoués. Soyez donc mon auxiliaire.

--Ce sera mon devoir et mon honneur, répondit le fidèle agent.

--Ma fille, la Princesse Aline, a quitté le palais jeudi. Elle a eu pour
cela ses raisons et je ne permettrai à personne de les mettre en
discussion. Un jeune homme la conseille, l'accompagne et la protège.
J'ignore où il l'a conduite et je désirerais être fixé sur ce premier
point. J'ignore également qui il est, et il serait bon que je fusse tiré
de cette seconde incertitude.

--Votre Majesté peut-elle me donner un signalement?

--Taxis! appela le Roi.

Taxis, très pâle, comparut. Pausole lui dit à voix basse:

--Le chef de la Sûreté demande le signalement de l'inconnu que nous
poursuivons...

--Ah!

--Eh bien?... répondez... l'avez-vous?

Déchiré par l'obligation d'obéir, Taxis plongea une main tremblotante
dans sa poche et en tira un papier qu'il tendit.

«Le signalement! se disait-il, le signalement!... Ah! malheureux jeune
homme!... Admirable martyr!... Ils vont le reconnaître tout de suite et
c'est moi qui l'aurai livré!»

La pièce était ainsi conçue:

    TAILLE                Moyenne.
    CHEVEUX               Châtains.
    BARBE                 Néant.
    YEUX                  Gris.
    FRONT                 Moyen.
    NEZ                   Ordinaire.
    BOUCHE                Moyenne.
    MENTON                Rond.
    VISAGE                Ovale.
    SIGNES PARTICULIERS.  Néant.

--Voilà qui est parfait, dit le chef de la Sûreté. Avec ce signalement
caractéristique, nous pouvons entrer en campagne. Mais quel âge?

--Environ seize ans, dit Pausole.

--Oh! fit Taxis... Seize... ou dix-huit... Moins de trente ans...
Probablement moins de trente ans... Il n'a pas été vu de près...

--Alors comment connaît-on la couleur de ses yeux? demanda le policier.

--Heu!... on la connaît... il serait plus exact de dire qu'on la
suppose...

--A-t-il de la barbe, enfin? Le signalement prétend que non.

--Peu de barbe... Peu... Mais un peu...

--Cela n'importe guère, d'ailleurs. Tel qu'il est, le document suffit,
et au delà.

Taxis se retira très en hâte.

--Monsieur le chef, reprit Pausole, veuillez ne m'importuner ni de
questions ni de comptes rendus. Retenez, en outre, que vous avez mission
de découvrir, mais non pas d'arrêter. Je ne vous donne qu'un mandat de
recherches. Dès que vous l'aurez su remplir, vous rédigerez un rapport
et le remettrez à mon page: vous le voyez là-bas monté sur un zèbre, aux
côtés de la Reine Philis qui lui parle et rit en ce moment. Si pourtant
vos efforts aboutissaient entre l'heure de minuit et celle de midi, vous
auriez pour supérieur mon conseiller Taxis, qui nous quitte à l'instant.
Car mon page n'a d'autorité que pendant la moitié du jour. Allez. Je
vous ai dit tout ce que vous deviez entendre.

                   *       *       *       *       *

Pendant cette conversation, Giguelillot s'était rapproché de Philis.

--Allez-vous-en, lui dit la petite avec une moue qui voulait être
sévère.

--Pourquoi?

--Parce que je vous trouve de plus en plus gentil. Et il paraît que je
n'ai pas le droit de vous le dire.

--Alors ne le dites pas...

--Mais c'est que je le pense!... Allez-vous-en!... j'ai envie de vous
embrasser.

--Mais non, mais non...

--Si... là, dans le cou, derrière l'oreille où Vous m'avez mis hier un
baiser si bien fait, si bon... Je vais m'en donner un sur la main...
Faites attention!... Il est pour vous.

--Je l'ai senti.

--Moi aussi, allez!...

Elle rougit beaucoup, sentant que Giglio la regardait.

Ils se turent.

--Mais partez donc, reprit-elle. Vous me faites dire des horreurs.

--Ce n'est pas mon avis.

--Vraiment?... Oh! si, tout de même... Il ne faut pas m'écouter,
voyez-vous... Je ne sais jamais ce qui est inconvenant...

--Moi non plus.

--Ainsi... j'ai pensé à vous tout le temps la nuit dernière quand vous
avez été parti... Est-ce que je peux vous dire ça, ou non?

--Si c'est la vérité...

--Oh! je vous ai fait plaisir! vous vous êtes troublé. Vous êtes très
content. Ah! Ah!... Restez là, maintenant, je vous défends de me suivre.

Devinant avec un instinct très sûr qu'il fallait s'en aller sur ce petit
effet, elle talonna son petit poney noir qui vint en quelques bonds se
ranger aux côtés du Roi Pausole.

                   *       *       *       *       *

On entrait dans les faubourgs.

De toutes parts, aux fenêtres, aux portes, sur les toits et sur les
arbres, une populace exultante se pressait, mêlait des rires, levait des
bras frémissants, lançait des bouquets de cris joyeux.

Ouvriers en chemise de couleur et en panlalon de toile bleue; bourgeois
en vêtements de soleil, petites filles nues, trottins en bas rouges,
femmes en cotillons rayés se penchaient au bord des trottoirs avec des
fleurs et des branches vertes.

On entendait des cris, des voix soudaines:

--Je le vois!... c'est lui!... le voilà!... maman! maman!... le
voilà!... oh! je l'ai bien vu! je l'ai vraiment bien vu!

Et d'autres qui pleuraient:

--Papa! porte-moi!... je suis trop petite!... où est-il?... prends-moi
sous les bras!... plus haut!... plus haut!... encore plus haut!...

Une enfant de trois ans cria en brandissant par la patte une poupée
rose:

--Ive le Roi!... le Roi Paupaul!

Et Pausole la prit à bout de bras pour l'embrasser sur les deux joues.

Partout des arcs de triomphe échafaudés en une nuit se dressaient au
coin des rues, à l'entrée des places et des carrefours. Toutes les
fenêtres étaient pavoisées. Des étoffes de couleur, des feuillages, des
rameaux frissonnants, des roses, couvraient les maisons, les trottoirs,
les pavés et le ciel lui-même. Depuis les portes de la cité jusqu'à la
Grand'Place, dix-huit cents jeunes filles nues formaient une haie brune
et versaient un fleuve de roses rouges sur les pas du Roi et des Reines.
Les innombrables fleurs de juin tombaient des fenêtres dans la rue comme
des cascades au torrent.

                   *       *       *       *       *

Pausole saluait, saluait, ouvrait les bras, penchait la tête, levait
parfois une main qui semblait dire: «C'est trop!» Et sa bonne barbe et
ses bons yeux rendaient par leur expression douce à l'enthousiasme de la
foule une affection toute paternelle qui enchantait les assistants.

Philis, auprès de lui, se tenait très raide, consciente de ses nouveaux
droits et de la part qu'elle pouvait prendre aux acclamations publiques.
Son regard était sévère et digne; mais pour se mettre dans le ton des
modes qu'elle voyait générales elle avait enlevé l'épingle qui arrêtait
à mi-buste l'ouverture de son corsage, et elle montrait au peuple ses
seins élevés à l'ombre, étant fière de leurs pointes pâles et de leur
peau transparente.

Taxis cherchait dans sa Bible de saines distractions à un tel spectacle;
mais le hasard l'ayant fait tomber sur le second livre des Chroniques,
il ne trouvait dans la biographie de Salomon que des exemples encore
plus scandaleux des turpitudes où peut sombrer le dévergondage royal.

Diane à la Houppe regardait la foule en soulevant le rideau de son
palanquin.

Giguelillot, à rebours sur sa selle, tenait par les mains deux jeunes
filles dont chacune tirait en avant une farandole mouvementée de sœurs,
d'amies ou d'inconnues. Ce qu'il leur disait devait être d'un intérêt
particulier, car, sitôt qu'il avait prononcé le moindre mot, on le
répétait d'un bout à l'autre de la file avec d'assourdissants éclats, et
le cortège avançait toujours, traînant derrière son étambot où
Giguelillot était sirène, un double sillage de rires.



CHAPITRE VI

DE LA PROMENADE QUE FIT PAUSOLE À TRAVERS SA CAPITALE.

  Deux besoins qui réuniront toujours les hommes en sociétés, le besoin
  de l'ordre et celui de se perpétuer, déterminèrent ces nouveaux
  habitants à demander un chef et des femmes.

  BARON DE WIMPFEN, _Voyage à Saint-Domingue_.--1789.


La préfecture et l'Hôtel de Ville s'étant, par hasard, entendus pour se
partager l'honneur de l'insigne présence royale, Pausole accepta le
festin des conseillers municipaux et fit porter ses bagages dans les
appartements préparés chez le préfet.

Il y avait bien quelque part un palais de la couronne, mais comme
Pausole ne venait jamais dans sa capitale, il avait consenti à ce qu'on
transformât la vieille résidence en un jeune musée populaire.

Aussitôt après le repas, Pausole ragaillardi et non pas fatigué par ses
deux jours de promenade, déclara qu'il ferait sur le dos de sa mule le
tour des bas quartiers de la ville.

Macarie, d'un air placide, le reprit sur son échine et abaissa les deux
oreilles avec beaucoup de résignation.

Le Roi, Taxis et Giguelillot s'en allèrent sans autre escorte.

Autour d'eux, le peuple, toujours empressé, mais un peu moins bruyant
que la veille, emplissait les rues et les fenêtres. On criait toujours:
«Vive le Roi!» et même certaines voix disaient: «Bonjour, Sire!», à quoi
Pausole répondait: «Bonjour! Bonjour! mes amis!»

Des camelots parcouraient les trottoirs en annonçant leurs feuilles
encore fraîches:

--Demandez _la Paix_! _l'Indépendant_!

--_La Nudité_! son édition de cinq heures!

Un petit bonhomme, se méprenant, hurla aux oreilles de Taxis:

--_Le Moniteur général des jeunes filles à louer_, vingt-cinq centimes
avec sa prime!

--Qu'est-ce que c'est que la prime? demanda Guiguelillot.

--Bon pour un baiser d'une minute à toucher dimanche prochain!

Mais le gamin se rangea lestement pour laisser passer une
voiture-réclame où deux Tryphémoises de vingt ans allongeaient les
lignes pures de leurs corps veloutés sur une large bande d'annonce qui
portait en lettres énormes une adresse de parfumeuse.

--Voilà de jolies personnes, dit Giguelillot fort éveillé.

--Erreur! grommela Taxis.

--Quelle femme saurait vous plaire?

--Il en fut une, monsieur.

--Oh! racontez-nous cela, rien n'est plus singulier.

--Comment? fit le Roi presque sérieux. Mais vous m'étonnez, monsieur le
Grand-Eunuque. Vous avez aimé? Qu'est ce que cela veut dire?

--Aimé, non! Je n'ai jamais aimé que l'Éternel, Votre Majesté ne
l'ignore point; mais j'ai un jour vivement senti la perfection de
l'œuvre divine, devant une créature du sexe. En un mot j'ai connu une
dame qui réalisait parfaitement mon idéal de la beauté. Je précise en
disant: mon idéal _physique_ de la beauté _morale_. Vous me comprenez?

--Pas du tout; mais cela ne fait rien... Continuez.

--Soit. Cette femme était l'unique locataire de mon père. Elle dirigeait
une petite maison toujours close et extérieurement décente, un de ces
pavillons que M. Lebirbe combat, mais que j'estime, pour ma part,
excellents en ce qu'ils concentrent sur un point les impuretés de la
ville entière, et surtout en ce qu'ils sont ennemis du scandale. Sur
cette question, les protestants, vous le savez, sont unanimes. La bonne
et digne femme me recevait souvent; mon père savait que mes principes et
ma chasteté native permettaient que j'entrasse chez elle sans y courir
aucun danger; le dimanche, en sortant du prêche, j'allais jouer avec ses
enfants... Un jour donc, comme je puisais là une salutaire horreur du
vice par sa contemplation même, nous vîmes entrer cette digne personne
que mon père estimait fort, car elle lui rapportait cinq mille francs
par an. Elle n'avait aucune chemise, et je fus frappé intérieurement. Sa
majestueuse obésité commandait avant tout le respect. On eût dit qu'elle
était enceinte de six enfants et qu'elle aurait su les nourrir tant elle
avait de vastes seins. On ne pouvait les voir sans comprendre que la
maternité est la mission première et la suprême gloire de la femme,
monsieur. Enfin, pour comble de beauté... (de beauté morale, veux-je
dire) son ventre retombait devant elle avec une pudeur charmante jusque
vers le milieu de ses jambes. Sa poitrine était un fichu; son abdomen
était une jupe: ses enfants pouvaient donc la regarder sans crime: même
nue, elle avait des voiles.

Giguelillot lui serra les mains:

--Ah! monsieur, j'ai le violent désir de vous prendre pour ami intime,
car nous ne nous battrons jamais à propos d'une femme qui passe. Et les
autres querelles ne comptent pas.

                   *       *       *       *       *

Pausole, qui n'écoutait plus, montra devant une boutique un écriteau
orné d'une palme: «Société Lebirbe. Grand Prix d'honneur.»

--C'est ici, demanda-t-il, que demeure la lauréate?

--Oui, Sire, dit un voisin.

--Où est cette enfant? reprit le Roi. Je la veux féliciter. En effet, si
M. Lebirbe exprime parfois des vœux dont la réalisation serait funeste
pour les libertés publiques, il est plein de sens et il voit juste sur
le chapitre des principes qu'il faut répandre autour de soi. Je suis sûr
qu'il a fait un choix éclairé entre toutes les jouvencelles qui
pouvaient aspirer à la couronne de roses. Où est l'heureuse rosière?
Dites-lui que je lui fais une visite.

La jeune fille descendit en hâte, et, dès qu'elle aperçut le Roi, elle
enleva prestement sa cotte et son fichu comme on retire un tablier pour
s'endimancher à l'office.

Elle était jolie de la tête aux pieds.

--On t'a couronnée? dit le Roi.

--Oui, Sire, on a été bien bon.

--Tu le méritais?

--Comme beaucoup d'autres. J'ai eu de la chance, voilà tout.

--Mais qu'avais-tu fait pour être rosière?

--Sire, mes parents sont pâtissiers. Les quatre marmitons ont demandé ma
main et chacun d'eux a dit qu'il se tuerait si je ne la lui donnais pas.

--C'était un cas difficile. Comment l'as-tu résolu?

--Oh! je n'ai pas voulu de suicides dans ma petite vie. Je les ai
épousés tous les quatre. Il faut être bonne fille, n'est-ce pas, Sire?
Les hommes sont si malheureux quand on les laisse à la porte! Ils
veulent bien peu de chose! Pourquoi leur refuser?

--Eh! si un cinquième se présente, il faudra bien que tu lui dises
non...

--Je n'ai jamais dit non à personne, Sire, ce n'est pas dans mon
caractère. Mes maris ont compris tout de suite que j'étais gentille avec
eux et que je n'avais pas de raisons pour être mauvaise avec les autres.
Tout le monde me trouve jolie dans le quartier. Je ne dis pas que tout
le monde me plaît, mais que voulez-vous? chacun pratique la charité
comme il l'entend. On n'est pas riche à la maison, je donne ce que j'ai,
j'aime faire plaisir et le soir je m'endors contente quand je me dis que
j'ai eu bon cœur pour tous ceux qui me tendaient la main. C'est ma
petite vertu, à moi.

Pausole demeurait rêveur.

--Je n'aurais rien à dire, fit-il, si tu ne t'étais pas mariée. Le
mariage est une abdication volontaire de la liberté. On peut la
révoquer, cette abdication; mais alors il faut se séparer...

--Oh! nous n'en voyons pas si long! Je me suis mariée avec les marmitons
de mes parents. Ils tiennent la maison. Moi, je fais le ménage. C'est
notre intérêt de rester ensemble, et, comme nous nous aimons bien, tout
s'arrange. Quand la nuit est passée, quand le ménage est fini, je reste
seule et je n'ai rien à faire. Mes maris sont à leur travail. Alors,
comme tant d'autres, je pourrais aller de porte en porte causer avec les
commères et dire du mal des voisins. Moi, je trouve que quand on a vingt
ans, on peut s'occuper mieux que cela. Aussitôt que j'ai posé ma jupe,
je me laisse emmener par l'un ou l'autre: au moins, ce n'est pas du
temps perdu.

--Allons, dit Pausole, je vieillis. Je vois que je suis réactionnaire et
que les mœurs marchent en avant. Je ne te condamnerai pas, ma fille. Au
fond, tu appliques mieux mes lois que je n'ai su le faire en personne.
Jusqu'ici, j'avais pour jurisprudence de frapper toutes les femmes
adultères qui ne fuyaient pas de chez elles. Un dieu s'est montré jadis
plus indulgent que je ne le fus. Il faut que la liberté ne puisse pas
être abdiquée, même par consentement mutuel. Ton exemple me frappe, mon
enfant, car tu te passes de mes principes et tu as, comme tu dis, ta
petite vertu à toi, qui est peut-être bien la grande. Donne-moi la main,
je te félicite.

                   *       *       *       *       *

Pausole continua ses visites, il entra dans les ateliers, dans les
boutiques, dans les hangars; il questionna les vagabonds qui dormaient
le long des murs, il serra beaucoup de mains noires et vit beaucoup de
visages souriants. Personne ne se plaignait de la vie au point
d'attaquer le gouvernement.

Rentré à la préfecture, il subit un second festin, écouta de nouveaux
discours et serra de nouvelles mains avec une croissante fatigue.

Comme les invités se formaient par groupes dans les salons préfectoraux
ornés des portraits de Pausole et de ses Reines favorites, le chef de la
Sûreté surgit au moment où le Roi venait d'emmener dans un coin écarté
Giguelillot par le coude gauche, afin de lui parler poésie.

S'inclinant avec une déférence qu'altérait la fierté de la tâche
réussie, le chef prononça lentement ces paroles:

--J'ai l'honneur d'annoncer à Votre Majesté que son auguste fille, la
Princesse Aline, est retrouvée saine et sauve.

--Déjà? s'écria Pausole.

--Oui, Sire. Vous êtes obéi.



CHAPITRE VII

OÙ LE LECTEUR RETROUVE HEUREUSEMENT LES HÉROÏNES DE CETTE HISTOIRE.

  Dès que je fus couchée, je lui dis: «--Approchez-vous, mon petit
  cœur.» Elle ne se fit pas prier et nous nous baisâmes d'une manière
  fort tendre...

  _Histoire de Mme la comtesse des Barres_, 1742.


Aline et Mirabelle, sortant de l'hôtel du Coq, arrivèrent à la ville
vers dix heures du soir.

Tryphême, endormie aux heures du soleil, s'anime au crépuscule et reste
éveillée tard. Toutes les boutiques étaient ouvertes le long des rues
pleines de passants quand les deux amies se mêlèrent à la foule, et
Mirabelle en profita pour s'habiller sans plus attendre. Le sentiment de
sa nudité était le plus désagréable qu'elle eût encore éprouvé. Bien
qu'elle coudoyât beaucoup d'autres jeunes filles aussi découvertes
qu'elle-même, ses yeux croyaient voir tous les yeux fixés sur un point
de sa personne, et cela ne pouvait pas se supporter,--au moins de la
part d'une multitude.

Elle entra donc dans une boutique et expliqua ce qu'elle désirait.

--Oh! madame, fit la marchande, en la considérant des pieds à la tête,
ce n'est pas mon intérêt de parler comme je le fais, mais quel dommage
d'habiller madame! Quand on a la poitrine si jeune, le ventre si fin,
les jambes si bien faites, peut-on cacher des choses pareilles?

--C'est mon caprice, dit Mirabelle.

--Alors, mettez des transparents... Je peux faire à Madame une petite
robe Empire en linon blanc sans doublure, très collante autour des
hanches... De loin, cela fait robe, et de près, c'est comme si l'on
n'avait rien... J'ai là du linon tout ce qu'il y a de léger. On lirait
le journal à travers. Madame veut-elle essayer?... Ou bien est-ce que
madame préfère le tulle noir? mais c'est plutôt robe de bal.

--Non, rien de tout cela. De la batiste, des bas de fil, une jupe de
toile toute faite et une chemisette bleue, voilà ce qu'il me faut.
Donnez-en autant à ma sœur qui désire s'habiller exactement comme moi.

--Enfin... je veux bien, dit la brave femme. Vrai, c'est péché de vous
obéir.

Habillées, elles achetèrent des canotiers quelconques, mais de paille et
de ruban semblables. Mirabelle y tenait beaucoup.

Puis elles sortirent.

                   *       *       *       *       *

--Grande sœur, dit Line en souriant, où irons-nous passer la nuit?

Malgré le conseil de Giguelillot, Mirabelle répondit vivement:

--À l'hôtel.

--Pourquoi pas dans cette maison dont le page nous a donné l'adresse?

--Cela m'effraye, tous ces garçons et toutes ces petites filles
ensemble...

--Ils doivent tant s'amuser! Tu ne veux pas aller voir?

--On nous retiendrait peut-être... Je ne suis pas tranquille. L'hôtel
est plus sûr.

--Le page disait bien le contraire. Et il est si intelligent!...
N'est-ce pas qu'il est gentil, ce petit page, Mirabelle?

--Ah!... tu trouves?

--Oui... J'aime beaucoup ses yeux.

--Moi pas!

--Oh! je t'ai fait de la peine. Tu es devenue blanche...

--Pas le moins du monde. Je ne suis pas de ton avis, voilà tout.

--Mais comme tu es nerveuse! Pourquoi t'ai-je dit cela?... Pardon,
Mirabelle, je ne le dirai plus... Viens dans un petit coin noir, tout de
suite...

--Pourquoi?

--Pour que je t'embrasse... Si tu me le permets.

Elles prirent une rue obscure et trouvèrent l'abri souhaité: derrière un
tombereau de sable qu'on avait laissé là sur cales, les deux jeunes
filles, bouche à bouche, se prouvèrent une fidèle tendresse.

--Viens, soupira Mirabelle. Dépêchons-nous, il est tard. Il nous faut
une chambre, tu sais.

--Oui, dit Line, j'ai bien sommeil encore. Depuis trois jours j'ai si
peu dormi... Je me sens faible, faible, ce soir. Et j'ai mal aux
jambes... Comment cela se fait-il? Nous n'avons guère marché, pourtant?

--C'est parce que tu grandis. Je suis contente de cela. Bon signe, ma
chérie.

Line croyait tout ce qu'on lui disait et ne s'inquiéta pas davantage.

Dans une avenue silencieuse, elles s'arrêtèrent devant un hôtel qui
paraissait très convenable et qui avait pour enseigne: _Hôtel du
Sein-Blanc et de Westphalie_.

Elles y pénétrèrent. Mirabelle choisit une chambre à grand lit, très
vaste, avec des miradores qui lui assuraient une précieuse fraîcheur.

Au moment où elles gagnaient l'ascenseur, la directrice prit à part
Mirabelle et s'excusa profondément: l'hôtel avait six attachés chargés
du service de nuit près des dames qui voyageaient seules; mais il était
venu dans l'après-midi une famille de sept Anglaises qui avaient retenu
par télégramme toute cette partie du personnel et la maison se trouvait
ainsi démunie pour quarante-huit heures. La directrice offrait de les
remplacer, au moins dans la mesure du possible, en réveillant les deux
petits grooms, qui étaient sans doute un peu jeunes, mais passaient pour
très gentils. Elle demandait, en outre, si ces dames resteraient
plusieurs jours afin de les inscrire sur-le-champ pour les premiers
attachés disponibles.

Mirabelle la laissa parler; puis elle répondit simplement:

--Ma petite sœur et moi, madame, nous n'avons besoin de personne.

À peine enfermées dans leur chambre, elles se déshabillèrent avec
lassitude. Line dormait en faisant sa toilette et restait les doigts
dans ses cheveux sans pouvoir terminer sa natte.

Mirabelle, mélancolique, mais patiente et résignée, la coucha comme une
enfant.

--Bonsoir, Mirabelle... Dors bien... murmura Line en tendant la bouche,
mais sans pouvoir rouvrir les yeux.

--Bonsoir, ma chérie... je ne t'éveillerai pas.

--Bien gentille... bonne nuit.

Mirabelle se glissa le long de son amie, prit tendrement le petit corps
entre ses belles jambes jalouses, posa la tête blonde sur sa poitrine et
ne put s'endormir que longtemps, longtemps après.

                   *       *       *       *       *

Elle s'éveilla cependant la première, sonna, sauta du lit et sortit dans
le couloir afin de donner ses ordres silencieusement.

Il lui fallait des fleurs, des gerbes, des brassées, des bottes de
fleurs. Elle en mit partout, sur les tables, la cheminée, les divans,
les chaises, les consoles. Elle en mit derrière les cadres, dans les
marges de toutes les glaces, et jusque dans les gonds des hautes
portes-fenêtres ouvertes. Elle en joncha le tapis, elle en couvrit la
couche. Autour du cher profil de Line endormie elle en rougit l'oreiller
blanc, et Line fut éveillée par leur immense parfum.

Les deux mains jointes sous la joue, souriante des yeux et de la bouche,
la natte ramenée sur la poitrine et un sein dans le pli du coude, elle
appela Mirabelle qui mit genou en terre comme si elle mimait un ballet
d'amour.

Line avait l'âme reconnaissante. Elle réunit ses bras nus derrière le
cou de son amie, ébaucha quelques baisers plus sonores que voluptueux,
puis tourna doucement la tête de Mirabelle de façon à poser l'oreille
sur sa bouche et lui offrit sans détours ce que la jeune fille pouvait
désirer de plus agréable à ses tentations.

Mirabelle ne se fit pas prier. Ayant prouvé douze heures durant toute la
discrétion dont elle était susceptible, elle jugea qu'elle avait atteint
l'extrême limite de la réserve et qu'il lui devenait permis de se
montrer enfin telle que les dieux l'avaient faite.

Sa franchise, durant quatre heures, se montra sous tous les aspects.
Après plusieurs attendrissements qui l'ébranlèrent jusqu'au fond de sa
jeune et prompte émotion, Line avoua qu'elle était décidément souffrante
et qu'elle n'aurait pas même la force de se lever pour déjeuner sur une
chaise.

Elle prit son repas au bord du lit.

Cependant la journée s'avançait. Mirabelle rangea la chambre, reçut les
vêtements, les plia, en ancienne apprentie soigneuse, et, comme il
fallait bien méditer aussi les exigences de la vie pratique, elle visita
les porte-monnaie et fit le compte des richesses communes.

Deux journées d'auberge au village, les achats de vêtements, les fleurs,
avaient absorbé les trois quarts de ce que contenaient les petites
bourses...

Mirabelle, toute soucieuse, ébaucha des combinaisons...

--À quoi penses-tu? demanda Line.

--À toi, chérie... Il faut que je sorte...

--Tu penses à moi et tu me quittes?

--Pas pour longtemps... Deux heures peut-être... Si je n'étais pas
rentrée à l'heure du dîner, tu ne t'inquiéterais pas, le promets-tu?

--Oh! mais comme je vais m'ennuyer! Pourquoi faut-il que tu sortes?

--Ne me demande pas... C'est pour nous deux... Dès que je serai sortie,
ferme bien la porte, n'est-ce pas? et ne laisse entrer personne...
Puisque tu es fatiguée, tu devrais faire une longue sieste en
m'attendant...

Elle prit des ciseaux, se coupa une boucle brune et la fixa au second
oreiller avec une épingle à cheveux.

--Tiens, mon amour, voici un peu de moi pour que tu ne te sentes pas
seule...



CHAPITRE VIII

OÙ LES ÉVÉNEMENTS SE PRÉCIPITENT.

  Il étoit trop poli, trop galant pour desobliger un sexe dont il avoit
  toujours été l'idole. Dès qu'une jolie femme se présentoit, elle était
  sûre d'être placée.

  _Le Cosmopolite._--1751.


--Ma fille est retrouvée? dit Pausole. C'est fort heureux pour elle.
Mais quelle heure singulière vous avez choisie, monsieur, pour une
pareille découverte!

--Sire... je suis confondu... Nous ne choisissons guère les...

--Comment voulez-vous que j'aille courir les rues quelques instants
avant minuit, un soir de fête, en pleine foule, au milieu des plaisirs
et sans doute des excès que toute fête conseille et même facilite, pour
une démarche aussi intime, aussi délicate, aussi scabreuse que de
pénétrer en personne dans l'appartement clandestin d'une Altesse royale
avec le dessein paternel de ressaisir son affection? La Princesse Aline
se couche à neuf heures, monsieur le chef de la Sûreté. Elle est
certainement au repos en ce moment. J'arriverais comme un personnage de
vaudeville au milieu d'un flagrant délit et cette seule idée m'est
odieuse. Vous m'en voyez tout révolté. Allez, monsieur, vous êtes un
maladroit!

--Mais, Sire, c'est votre ministre, l'honorable, seigneur Taxis, qui m'a
conseillé de...

--Encore lui! Toujours cet homme! Je n'apprends donc rien de
malencontreux, de brouillon, d'impolitique sans qu'il n'y ait sa part de
responsabilité! Il se rendra intolérable, et je ne sais pas vraiment si
je ne finirai point par me priver de tels services où je ne recueille
que trouble et vicissitude... Allez! vous dis-je; je suis très
mécontent... Réglez la suite avec mon page. Je ne veux plus m'occuper de
rien.

Giguelillot emmena le malheureux.

--Pourquoi venir parler de cela au Roi? lui dit-il. Si vous m'aviez pris
à part, je vous aurais prévenu d'un mot... Voyons, dites-moi ce que vous
savez. J'essayerai d'arranger les choses.

Le chef de la Sûreté expliqua que la Princesse Aline avait été
retrouvée, non avec un jeune homme, comme on croyait le savoir, mais
avec une jeune fille un peu plus âgée qu'elle, hôtel du Sein-Blanc et de
Westphalie. Il ajouta que, deux agents restés pendant trois heures aux
écoutes derrière la porte avaient fait le rapport le plus singulier de
tout ce qu'ils avaient su entendre. Il insista pour obtenir que
l'arrestation fût prompte, disant que, à plusieurs reprises, Son Altesse
s'était plainte d'une lassitude extrême et que le souci de l'auguste
santé devait primer, semblait-il, toute autre considération.

--Ne savez-vous rien de plus? demanda Giguelillot.

--L'inconnue parlait d'une absence qu'elle avait faite dans le courant
de l'après-midi et qui a été confirmée par le portier de l'hôtel.

--Où pouvait-elle aller?

--Elle refusait de le dire; mais elle rapportait deux cents francs d'une
mystérieuse origine, et une bague qu'elle voulait revendre sans la
garder un seul jour.

--C'est tout ce qu'on sait?

--Demain lundi, de quatre à huit, elle sortira une seconde fois.

--Ah! ah! c'est très intéressant.

Giglio remercia le policier, lui ordonna de faire cesser la surveillance
le lendemain à quatre heures précises, et surtout de renoncer à toute
communication avec Taxis, d'une part, avec Pausole, de l'autre.

                   *       *       *       *       *

Il achevait à peine, lorsqu'un grand mouvement se fit autour de lui,

Le Roi venait de manifester au préfet qu'il lui était agréable de se
retirer dans ses appartements avec la jeune femme qu'il avait épousée le
matin même.

Giguelillot traversa vivement le salon, s'approcha de Diane à la Houppe
et prit en penchant la tête sur l'épaule un air suppliant et doux...

Diane fronça les sourcils sans pouvoir en même temps s'empêcher de
sourire, et, le visage tendu en avant, elle articula nettement:

--Oui.

Puis, dans un rire silencieux, elle murmura non sans bravade:

--Tu ne diras plus, petite horreur, que tu n'as jamais entendu ce
mot-là.

                   *       *       *       *       *

Il la rejoignit une heure plus tard. Elle l'attendait sur une chaise
longue; ses cheveux noirs ondulaient largement sur chacune de ses joues
et la recouvraient jusqu'à la hanche. Il ne vit de son expression que
deux yeux très brillants et une bouche humide...

--Eh bien, madame, dit-il, je vous ai obéi. La Princesse Aline n'est pas
arrêtée.

--Oh! tu es gentil! tu es si gentil!

--Quelle récompense aurai-je?

--Toutes celles que tu aimes.

Elle ferma doucement le verrou, tandis qu'il éteignait toutes les lampes
électriques, sauf une qu'il posa sur le sol, afin de laisser le sommet
du lit dans une demi-obscurité. Il retira son costume jaune et bleu dans
le cabinet de toilette. Un flacon de parfum s'offrait: il le reconnut
aussitôt et s'en versa par attention.

Mais lorsqu'il frissonna enfin dans les bras de la jeune femme il se
sentit presque humilié, ou, si l'on peut le dire, inutile. Son gracieux
talent ne lui servait à rien. Diane obéissait aux caresses avec un tel
empressement que toute subtilité devenait ruse perdue. Déjà elle avait
ressenti ce qu'il s'occupait de lui suggérer avec plus de méthode
qu'elle n'avait de patience. Ainsi plusieurs fois de suite elle le
déconcerta.

Au milieu de la nuit, comme pour le dominer et le maintenir au moment où
elle attendait de lui des réponses presque solennelles, Diane à la
Houppe s'étendit avec un soupir sur celui qu'elle chérissait tant,
s'accouda de chaque côté, le frôla régulièrement de ses seins gonflés et
souples dont la caresse passait tiède et lui dit avec effort:

--Tu m'aimes?

--Oui.

--Combien de temps m'aimeras-tu?

--Toujours.

--Alors... je peux te confier... un secret?

--Tu peux.

--Le Roi m'a dit qu'il songeait à permettre aux pages... d'entrer dans
le harem... et qu'il fermerait les yeux sur... ce qui se passerait...
très probablement.

--Admirable inspiration!

--Oh! ne ris pas!... Je suis si contente!... Nous pourrons nous
revoir... Maintenant cela m'est bien égal que la blanche Aline soit
prise... puisque cela ne nous sépare plus...

--Amour!...

--Mais tu vas me jurer quelque chose.

--Tout ce que tu voudras.

--Il y a tant de femmes au harem... Sais-je seulement si quelqu'une ne
te fera pas la cour? Souviens-toi, Djilio, souviens-toi que je me suis
soumise la première... et jure-moi que les autres n'obtiendront rien de
ta bouche... Jure-moi que personne ne t'étreindra comme je t'étreins...
avec mon corps et mon âme!... Jure, Djilio! Donne-toi comme je me donne!

Giguelillot ne fit aucune difficulté. Il jura selon les traditions et
prit le ton qui convenait à la circonstance. Puis il quitta la belle
Diane «afin de ne pas la compromettre», ainsi qu'il le lui fit
comprendre,--et aussi pour dormir tranquille, mais il ne dit rien de
cette-raison-là.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, comme il passait dans le corridor préfectoral, un appel
murmuré mais pressant lui fit retourner la tête.

Le petit visage de Philis se hasardait, timidement, derrière une porte
entre-bâillée.

La porte s'ouvrit tout à fait, puis se referma sur eux deux.

--Le Roi dort, dit Philis. Restons là,... Nous ne serons pas surpris.

--Comment! à midi et demi, le Roi dort encore?

--Pas depuis longtemps! expliqua la petite avec une certaine fierté.

--Et vous?

--Moi! je n'ai pas sommeil quand je pense à vous. Il y a une heure que
je vous attends derrière cette porte.

--Que vouliez-vous de moi?

Elle prit un air penché:

--Une petite leçon, monsieur... Vous ne m'en avez donné qu'une et je
l'ai vite apprise par cœur, mais je ne ferai jamais de progrès si vous
ne m'enseignez qu'une règle sur quatre...

Giguelillot la félicita de ses dispositions studieuses. Toutefois, comme
il ne trouvait ni agréable ni décent le rôle qu'on voulait lui faire
jouer, il décida que dans l'intérêt même de l'élève, la seconde leçon
devait être plus expérimentale que théorique, et, consultant ses
fantaisies plutôt que les devoirs de sa tâche, il abusa diversement de
l'acceptation préalable que Philis exprimait toujours à l'étourdie, avec
un jeune élan de confiance et parfois de curiosité.

Philis apprit les quatre règles. Son esprit s'ouvrait peu à peu à toutes
les lumières nouvelles d'une science qui la ravissait, et qui n'était
jamais trop difficile, prétendait-elle, pour ses jeunes compréhensions.
Cependant après une heure et quart Giguelillot lui dit en ami que son
petit cerveau délicat avait assez travaillé.

Elle le retint:

--Vous vous en allez?

--Jusqu'à ce soir.

--Vous sortez en ville?

--Oui.

--Puis-je vous donner une commission?

--Laquelle?

--Écoutez... Ma sœur n'a pas toujours été gentille pour moi... mais je
l'aime bien tout de même... et je suis triste qu'elle soit partie...
Vous êtes si adroit, petit ami... Vous pourrez peut-être découvrir son
adresse... et la voir un instant... et lui parler de moi... Cherchez-la,
vous me ferez plaisir... Gardez son secret, je n'en veux pas... mais
dites-moi si elle va bien... Je ne vous demande pas autre chose...

--Vous le saurez ce soir, dit Giguelillot.

--C'est gentil... Encore un petit mot... Vous lui parlerez... vous lui
parlerez de tout près... Ne l'embrassez pas...

--Je vous le promets.

--Même si elle a l'air d'en avoir envie?

--Les jeunes filles n'ont jamais cet air-là, mademoiselle.

--Oh!... alors on voit bien que vous ne les connaissez pas!

                   *       *       *       *       *

Giguelillot déjeuna fort tranquillement, fit à plusieurs amis l'aveu
confidentiel de son départ pour une enquête, afin que cela fût
immédiatement répété au Roi. Puis il sortit, seul et sans canne.

Devant l'hôtel de la préfecture, sur la planche d'un banc public, il
aperçut la belle Thierrette, qui, les deux mains croisées en poing et le
corps courbé en cerceau, posait, sans en avoir conscience, pour la
statue monumentale du Découragement silencieux.

Il la releva par le menton.

--Eh bien, pauvre Thierrette, cela ne va pas? dit-il.

--Ah! monsieur! je ne peux pas suffire... Ce n'est pourtant pas faute de
bonne volonté... J'y mets tout mon cœur, vous savez... je me mets en
quatre pour contenter... mais il y a trop d'ouvrage... Je vais demander
mon compte.

--Déjà? Déjà? Comment, toi, une forte fille, avec tes muscles et ta
santé, tu ne peux pas crier: «Vive l'armée!» pendant deux jours de
suite? Qui est-ce qui m'a flanqué une mauviette pareille, sacré nom d'un
chien?

--Mauviette? Je voudrais bien en voir une autre à ma place!... Monsieur,
ils amènent leurs amis, maintenant!... Un régiment, passe encore, mais
toute la ville, je ne peux pas... Alors je viens vous prier... pour si
vous connaissiez une maison plus tranquille... même avec plusieurs
maîtres... pourvu qu'ils ne soient pas plus de cinquante...

--Allons, console-toi. Je sais ce qu'il te faut. De ma propre autorité
je te nomme ribaude ordinaire à la suite du corps des pages. Nous sommes
quinze à peine...

--Oh! si ce n'est que cela!

--... Et nous avons tous beaucoup d'amies; mais il nous manquait...
comment dirai-je... quelqu'un qui fût à portée... Les soubrettes du Roi
ne sont jamais seules à l'heure où on leur rend visite... On ne peut pas
compter sur elles... Toi, tu seras notre petit harem particulier. C'est
entendu. Sèche tes larmes.

La paysanne se confondit en remerciements et resta clouée sur la place.

La quittant avec un geste d'encouragement et d'entrain, Giguelillot fut
d'abord s'acheter des cigarettes, puis il se rendit vers les lieux où il
savait pouvoir rencontrer Galatée.

C'était un petit hôtel blanc, fort convenable d'aspect, et dont rien ne
décelait la vie intérieure.

Le page sonna. On l'introduisit auprès d'une grande dame âgée qui avait
de parfaites façons et qui s'enquit tout de suite de ses préférences,
c'est-à-dire qu'elle lui demanda s'il fallait faire prévenir en ville
Mme X., femme d'un magistrat, personne blonde très effarouchée, ou
plutôt Mme Y., dont la photographie était sur la cheminée.

Mais Giglio, sans y toucher, fit en quelques mots précis le portrait
d'une jeune fille idéale qui ressemblait à Galatée comme Galatée à son
miroir.

On le laissa seul dans une chambre, et, après vingt minutes d'attente
pendant lesquelles on fit semblant d'aller quérir l'ingénue chez elle,
il vit entrer Mlle Lebirbe qui venait simplement de la chambre voisine.

Dès qu'elle l'aperçut, elle poussa un cri et, détournant la tête, se mit
à pleurer.

Au lieu de triompher par un «Je vous l'avais bien dit!» qui ne lui eût
pas apporté les consolations indiquées, Giglio s'approcha d'elle et lui
prit la main:

--Qu'avez-vous?

--Ah! vous êtes gentil d'être venu!

Ses larmes redoublèrent. Elle reprit:

--Vous aviez raison... vous m'avez parlé comme un ami... J'ai eu tort de
ne pas vous croire... On a été si grossier pour moi, si vous saviez!...
Je ne suis pas plus heureuse que dans ma famille...

--Vous retourneriez chez votre père?

--Oh! non! mais je veux sortir d'ici.

--Personne n'a le droit de vous retenir. Où irez-vous quand vous serez
sortie?

--Je ne sais pas...

Puis, de plus en plus désespérée, elle sanglota:

--Je suis amoureuse.

Giglio ne comprenait plus.

--Vous dites?

Elle ne répondit rien.

--Amoureuse de qui?

Elle hésita encore, sourit légèrement, soupira, et dit enfin:

--De votre amie.

                   *       *       *       *       *

Très sérieux, le page hasarda:

--Est-ce que vous ne pourriez pas désigner plus clairement...

--Votre amie de l'hôtel du Coq... L'aînée des deux... Elle est venue
ici... Elle avait besoin d'argent, paraît-il... Ah! si vous aviez vu ma
joie quand je l'ai aperçue... N'est-ce pas qu'il y a des hasards
providentiels et que nous étions prédestinées à nous retrouver un jour,
peut-être pour longtemps?

--Ce n'est pas douteux, dit Giguelillot qui entrevit des machiavélismes.

--Vous savez que j'en suis folle? reprit Galatée. Je comprends
maintenant tout ce que j'ai vu par ma fenêtre, au bout de ma lorgnette
qui tremblait... Nous sommes restées seules une demi-heure dans un salon
d'attente... Je crois bien qu'elle en aime une autre et néanmoins elle
m'a aimée... pour se purifier, disait-elle, de ce qu'elle allait faire
dans l'horrible endroit où je suis encore. Quand je pense qu'elle va
revenir dans une demi-heure et que peut-être nous ne nous reverrons
pas...

--Vous vous reverrez, dit Giguelillot, ce soir même, et pour longtemps.

--Je le lui ai demandé. Elle ne veut pas.

--Elle voudra... Croyez-moi aujourd'hui puisque vous regrettez de ne
m'avoir pas cru avant-hier... Venez ici écrire une lettre. Demandez ce
qu'il faut pour cela.

Une esclave en bonnet apporta un buvard.

--Vous allez, dit Giguelillot, écrire à la jeune fille que vous espérez,
que vous attendez ici même.

--Pourquoi?

--Pour lui dire d'abord ce que vous pensez d'elle...

--Elle le sait.

--Elle ne le sait pas. Rien ne vaut une déclaration écrite... Dites-lui
par lettre tout ce que vous lui avez dit en pensée depuis que vous
l'avez quittée... Et enfin...

--Mais puisqu'elle va venir?

--Oh! il ne faut pas lui en parler. C'est très important. Vous gâteriez
tout.

--Soit...

--Dites-lui donc ce que vous pensez d'elle, et donnez-lui rendez-vous
pour ce soir au Jardin-Royal, sous le monument de Félicien Rops.

--Elle y sera?

--Elle y sera. Je m'y engage. Mais dépêchez-vous. Le temps presse.

Galatée écrivit sa lettre, puis, la tendant:

--À quelle adresse?

--Je me charge de la faire parvenir.

--Et le résultat?

--Ce soir vous serez toute seule avec cette jeune personne et vous
l'emmènerez où il vous plaira... Je vous conseille d'aller en France.

--Vous ne vous moquez pas de moi?

--Voulez-vous me dire pourquoi je me moquerais de vous?... et si jusqu'à
présent je vous ai laissé croire que je faisais de fines mystifications
autour de votre personne?

--Pardonnez-moi, mon ami. Merci... Merci de tout cœur... Vous
reverrai-je?

--Non... ou du moins... pas cette semaine... On se revoit toujours: le
monde est si petit. Mais je vous chasse d'où vous êtes, et ne vous donne
aucun rendez-vous. C'est la meilleure preuve que je puisse vous offrir
de ma respectueuse amitié.



CHAPITRE IX

OÙ GIGUELILLOT, LUI AUSSI, DEVIENT AMOUREUX.

    Le garçon est pour la fille,
    La fille est pour le garçon;
    Quoi qu'on fasse et qu'on babille,
    Ce n'est, ma foi, que vétille,
    Que mystère et que façon.
    Le filet est pour l'anguille
    Et le trou pour la cheville,
    La limace à la coquille,
    La coquille au limaçon.
    Le garçon est pour la fille,
    La fille pour le garçon.

    Le manche pour la faucille
    Et la balle pour la grille,
    Le fil pour la canetille
    Et la pomme pour l'arçon,
    L'appât est pour l'hameçon,
    Le bout pour le nourrisson,
    Et l'oiseau pour le buisson,
    Et le garçon pour la fille.
    Le cheval est pour l'étrille
    Et pour le caparasson,
    Le tillac est pour la quille,
    La cage pour le pinson,
    Et l'étang pour le poisson,
    Et l'ente pour l'écusson,
    Et l'épy pour la moisson,
    Le rocher est pour l'anguille,
    La fille pour le garçon.
    . . . . . . . . . . . .

  _Virelai de CLAUDE LE PETIT._--1660.


Lorsque Giguelillot se rendit enfin hôtel du Sein-Blanc et de
Westphalie--car vous pensez bien qu'il y courut--Mirabelle venait de
sortir.

Il frappa trois coups discrets, et attendit:

--Qui est là?

--Moi.

--Vous?... le page de papa? dit Line tout bas, dans la serrure.

--Puis-je entrer?

--On m'a bien défendu d'ouvrir... Mais puisque c'est vous, il n'y a pas
de danger.

Elle lui ouvrit, et, se haussant sur la pointe des pieds, elle lui
tendit la joue.

--Embrassez-moi, dit-elle, je vous le permets... Sur l'autre joue
aussi... La vôtre, maintenant...

Elle soupira.

--J'ai bien des choses à vous dire... Asseyons-nous tout près, sur le
canapé... Comment vous appelez-vous?

--Djilio.

--Oh! quel joli nom! dit Line.

                   *       *       *       *       *

Et Giglio pensa une fois de plus que si chaque femme trouve à dire des
banalités diverses, selon les amants qu'elle rencontre, chaque homme
n'entend pas plus de dix phrases de la part de toutes les maîtresses,
comme si elles répétaient en secret pour lui réciter le même rôle.

                   *       *       *       *       *

--Quel hasard! s'écria Line. Je pensais justement à vous... Laissez-moi
vous regarder... Je me suis presque disputée avec mon amie à propos de
vos yeux... Je les trouvais très jolis. On a prétendu que non. Mais j'ai
raison contre elle, Djilio. Ils sont bien jolis, vos yeux.

--Tout à fait quelconques, dit Giglio; s'ils s'animent quand ils vous
regardent, Altesse, c'est à vous qu'ils le doivent.

--Ne m'appelez pas Altesse, vous m'intimidez. Dites-moi Line, c'est plus
gentil.

Mais il ne la nomma d'aucune façon, car, avec un trouble apparent qui
n'était pas, cette fois, volontaire, il ne trouva plus rien qui lui
semblât digne d'être dit à la blanche Aline.

Le premier jour où il l'avait vue, dans cette autre chambre d'hôtel où
s'étaient précipités des événements si rapides, les circonstances ne se
prêtaient guère à une contemplation tendre. Mirabelle, présente et
jalouse, ne se laissait pas oublier, Aline inquiète montrait un visage
altéré. Scène étourdissante et brève, ce quart d'heure singulier s'en
était allé en folie dans le tourbillon de son souvenir.

Là au contraire, dans le silence, de ses yeux et si près de son visage
charmant, il la vit semblable à elle seule.

Diane à la Houppe lui parut trop sensuelle; Philis trop exempte de
tendresse. L'une dévorait et l'autre jouait, mais aucune des deux
n'avait dans le regard cette petite flamme continue qui appelle et
retient l'amour au moment où elle le révèle.

Il tenait les deux mains de Line, qui ne baissait pas les paupières et
qui laissait entr'ouverte, comme pour un baiser toujours prêt, sa petite
bouche plus haute que large de jeune fille encore enfant.

                   *       *       *       *       *

Il ne lui parlait point. Il n'aurait su que lui dire. Vaguement, et une
à une, les phrases qu'il avait répétées cent fois se présentèrent à son
esprit. D'abord il les rejeta, puis avec un sourire presque triste, il
pensa que sur un autre ton, ces phrases-là ne seraient plus les mêmes.
Il se dit que ses hyperboles, et les plus invraisemblables, se
trouveraient mieux que jamais en situation; que les petits mensonges de
la galanterie, excusables dans une aventure, deviendraient tout à fait
touchants au début d'une passion réelle; enfin qu'il pouvait sans faute
abuser sa nouvelle amie selon ses méthodes ordinaires, sachant qu'il lui
ferait plaisir et sentant combien cela lui était dû.

--Qu'avez-vous? disait Line,

--Je vous aime, fit-il.

--Je vous aime aussi, Djilio; je vous aime de tout mon cœur. Je suis
bien heureuse en vous le disant.

--Mais moi, je vous aime depuis si longtemps. Vous n'en saviez rien,
n'est-ce pas?

--Depuis longtemps? répéta Line. Vous m'aimez depuis longtemps? Mais
hier matin je ne vous connaissais pas...

--Je vous aime depuis trois ans, dit Giguelillot en soupirant.

--Et vous ne me l'aviez jamais dit?

--Je n'osais pas... Je pensais à vous, mais vous étiez si haut, si loin
de moi!... Comment croire que jamais vous consentiriez à m'entendre?...
Je vous aimais d'en bas... Je pensais à vous sans cesse, mais je
n'espérais pas que j'arriverais un jour, par un hasard extraordinaire, à
vous parler enfin seul à seule, la main dans la main, les yeux dans les
yeux...

Line le regardait avec tendresse.

Il poursuivit:

--Vous ne me croyez pas?

--Oh! si!

--Tenez... J'écrivais des vers sur vous...

--Des vers? Vous faites des vers? Oh! j'aime tant les vers! Et vous en
avez fait sur moi? c'est vrai?

--Voulez-vous les lire?

--Si je veux les lire?... mais oui!

--Les voici.

Giguelillot sortit de sa poche son premier volume de vers, feuilleta...
Agnès... Alberte... Alexandrine... Alfrède... Alice... Alix... Aline!

--Lisez! dit-il simplement.

Line s'empara du petit volume et lut avec avidité:

    Ah! quand vous paraissez dans le ciel du loisir,
    Lumière de mes nuits si tristes et si brèves,
    Idéal renaissant de mon premier désir,
    Ne sentez-vous jamais mon âme vous saisir
    Et fermer sur vos seins les ailes de ses rêves?

La petite Line leva de grands yeux.

--Mais qui me dit que ces vers sont pour moi?

--C'est un acrostiche... Vous savez bien ce que c'est qu'un acrostiche?
Vous êtes abonnée au _Journal de la Jeunesse_? Lisez les premières
lettres de chaque vers.

--A, L, I... Aline! s'écria-t-elle avec un sourire de joie. Oh! c'est
vrai! Et comme ils sont jolis! Je n'en ai jamais lu d'aussi jolis que
ceux-là... Mais vous avez beaucoup de talent!

--Quand je parle de vous, Line... C'est vous seule qui m'inspirez...
Vous m'avez bien compris?... Je n'osais pas écrire votre nom dans un
volume que tout le monde pouvait lire... Je l'ai caché dans un
acrostiche... secrètement... pour vous et pour moi... Personne ne le
sait, hors nous deux!

Line se jeta dans ses bras. Il la prit avec passion, et sans rien tenter
de plus direct envers son petit corps plié, il unit sa bouche à celle
qui se tendait, très tendrement, presque avec précaution.

--Comment! dit Line, vous connaissez cela aussi?... Mirabelle me disait
qu'elle l'avait inventé...

--On le lui avait appris, dit Giguelillot.

--Comme à vous?

--Oh! je l'aurais deviné d'instinct, le premier jour où je vous ai vue.

--Mais alors... elle m'a trompée?

--Elle vous a trompée gentiment.

--C'est égal... elle m'a dit un mensonge... Je ne le lui pardonnerai de
ma vie. C'est si vilain, les mensonges, n'est-ce pas?

--Rien n'est plus laid, dit Giguelillot.

Line réfléchissait, les lèvres serrées.

--Je vous aime encore plus que mon amie, dit-elle.

Ici, Giglio cessa de se contenir. Il prit la petite Line dans ses bras,
la porta sur le lit sans quitter ses lèvres, d'autant plus facilement
qu'elle lui disait:

--Oh! oui!... mettez-vous là... tout près... tout près...

Et une heure plus tard, la blanche Aline avouait dans ses bras très
émus:

--Mirabelle est une menteuse. Je vous aime plus qu'elle, beaucoup plus
qu'elle... Je vous aime... comme je n'ai jamais aimé personne au
monde... Oh! ne vous en allez pas! ne vous en allez pas!

--Il le faut...

--Mais pourquoi?

--Le Roi m'attend... Mirabelle va rentrer...

--Je ne veux plus la voir! Je n'aime que vous! que vous!... Restez là...
je voudrais vous toucher depuis les pieds jusqu'à la tête et rester
ainsi toujours, les doigts dans vos doigts, la bouche sous la vôtre...
Je ne veux pas que vous vous en alliez... Obéissez-moi, enfin!

Giglio brusqua les choses:

--Tout est perdu, dit-il, si nous restons ici. Mirabelle vous reprendra
dans une heure. Elle-même sera prise une heure après et nous ne pourrons
plus jamais, jamais nous revoir, car le Roi vous emprisonnera de nouveau
dans vos appartements du palais.

--Alors, emmenez-moi, partons... Est-ce qu'il n'y a pas d'autres pays où
nous pourrions vivre tranquilles, sans que personne puisse nous
tourmenter?

Giglio eut pitié de Pausole:

--Vous aimez votre père, ma petite Line. Vous l'aimez beaucoup. Si vous
allez où il n'est pas, vous le regretterez bientôt.

--Oui, j'aime papa, mais pourquoi m'enferme-t-il? Si je reviens au
palais, je ne pourrai pas vous revoir et je serai malheureuse comme
avant... Car je le sens bien maintenant... j'étais très malheureuse...
Je ne m'en doutais guère...

--Il y a un moyen qui arrangera tout. Vous vous rappelez la maison dont
je vous avais parlé hier? la maison de ces bons vieillards qui
recueillent les enfants maltraités et les soignent?

--Oui. 22, rue des Amandines. Je crois que je me rappelle encore
l'adresse.

--Parfaitement. Allez-y. Allez-y tout de suite. Et quand on vous aura
donné la chambre qui vous convient (demandez la section des filles), je
me charge de vous en faire sortir avec toute votre liberté.

--Pour toujours?

--Pour toujours.



CHAPITRE X

OÙ L'ON PRESSENT LA FIN.

  Διὸ δεῖ ἦχθαί πως εὐθὺς ἐκ νέων, ὡς ὁ Πλάτων φησίν, ὥστε χαίρειν τε
  καὶ λυπεῖσθαι οἷς δεῖ· ἡ γὰρ ὀρθὴ παιδεία αὕτη ἐστίν.

  ARISTOTE, _Éthique_, II, 2.


Il était quatre heures, le lendemain, quand Pausole et ses deux
ministres furent reçus rue des Amandines, où le bon Roi, si bon qu'il
fût, ne croyait pas entrer en père.

Giguelillot, depuis le matin, avait mis zèle et patience, d'abord à
persuader au Roi que cette visite serait pleine d'attraits; ensuite à
instruire secrètement ses hôtes, afin qu'ils lui parlassent comme il
convenait de le faire.

Le directeur de la Société mena Pausole jusqu'à un fauteuil, s'inclina
trois fois devant lui et lut enfin, d'une voix satisfaite et ponctuée,
l'allocution que voici:

«Sire,

«L'Union tryphémoise pour le Sauvetage de l'Enfance ne saurait être
comparée aux œuvres similaires des pays limitrophes, pas plus que les
lois de Votre Majesté ne souffrent de rapprochement avec celles des
nations rivales. Ici, nous recueillons les enfants maltraités,
physiquement ou moralement, mais le danger moral que nous prétendons
combattre n'est pas du tout celui que redoutent nos meilleurs confrères
étrangers, lesquels n'entendent pas comme nous le bonheur des petits
enfants.»

--Je le crois sans peine, dit Pausole.

--«Nous estimons, avec vous-même, Sire, que le jeune être acquiert très
tôt quelque droit à la liberté. Nous estimons qu'en soumettant la
jeunesse à l'autorité paternelle pendant vingt et une années
d'existence, les vieilles lois européennes prolongent dans leur sein
l'une des nombreuses racines que l'esclavage antique y laisse encore
vivantes. Le droit du père sur le fils, comme celui du mari sur la
femme, c'est, au fond, sous un nom quelconque, la mainmise du plus fort
sur l'épaule du plus faible, et il emprunte à la tyrannie son arbitraire
sans limites, en même temps que son prétexte et son drapeau: la
protection. Le mobile qui entraîne un citoyen libre à enfermer son
enfant dans les horribles geôles qu'on nomme les internats n'est pas
différent de celui qui le pousse, pendant les vacances, à martyriser le
pauvre petit du revers de la main ou du bout de la règle. L'homme, qui
n'a plus de droits sur les libertés de l'homme et qui ne peut plus
impunément séquestrer ou frapper un esclave humain, conserve partout son
pouvoir sur la personne de l'enfant, et, comme il faut bien qu'il abuse
de tous les pouvoirs qu'on lui donne, il abuse de celui-là, pour se
dédommager d'avoir perdu les autres.»

--Très bien pensé, dit Giguelillot. N'est-ce pas, Sire?

--Très bien, dit Pausole.

--«Nous considérons comme abus de pouvoir paternel toute atteinte portée
à la libre expression comme au libre exercice des volontés de l'enfant,
si ces volontés n'engagent que lui seul. Nous offrons chez nous un asile
à tous les enfants malheureux sans leur demander pourquoi ils
souffraient dans leur famille, mais en constatant avec une légitime
fierté qu'ils sont heureux dans notre sein. Nous entretenons chez eux le
goût spontané de l'étude au lieu de leur faire haïr toute espèce de
travail en les emprisonnant dans la salle de classe. Leur émulation
n'est pas moindre et nous avons constaté bien des fois que, près d'un
maître aimé, l'espoir des récompenses vaut la crainte des punitions. Les
deux sexes élevés ensemble apprennent à se connaître l'un l'autre et
sont ainsi moins exposés à se tromper cruellement plus tard. Lorsqu'il
leur plaît d'aller au jeu, ils sont libres là comme ailleurs. Rien ne
leur est défendu, hormis de se disputer. Ils se groupent comme ils le
veulent, dans la cour comme au dortoir. Respectant les lois naturelles
plutôt que les principes des hommes, nous n'enfermons pas les sens de
nos élèves dans une contrainte artificielle où ils dévieraient
fatalement, pour le plus grand dommage de leur santé fragile. Nous
favorisons au contraire l'expansion des jeunesses précoces, convaincus
qu'à retarder l'amour on ne fait que le rendre plus redoutable, et qu'à
suppléer le plaisir par le rêve on accomplit de mauvaise besogne. Ce
n'est pas là de l'éducation, au sens vraiment élevé du mot...»

Pausjole interrompit le discours:

--Et quand ces enfants vous demandent conseil?

--Sire, nous leur déconseillons les amitiés particulières, mais c'est
pour leur présenter les amitiés multiples comme un meilleur emploi de
leurs jeunes tendances. L'amour, l'amour exclusif d'une personne
individuelle, l'amour enfin tel qu'on l'enseigne dans les classes de
littérature des lycées français ou allemands, est en effet une tragédie
qui aboutit le plus souvent à la folie furieuse d'Oreste, à la triste
fin de Marguerite ou au suicide lamentable de Roméo et de Juliette. Les
faits divers de tous les grands quotidiens sont remplis de pareilles
catastrophes. Pénétrés du devoir qui nous incombe et de l'influence
salutaire que nous pouvons exercer, nous enseignons à nos élèves les
dangers d'un amour unique; certes, nous apportons ici le tact et la
discrétion que de pareils sujets comportent, mais nous ne saurions
oublier devant nos petits orphelins qu'il y va de leur santé morale et
de leur avenir tout entier.

--Je vous approuve des deux mains, dit Pausole. Débauchez! monsieur,
débauchez! On voit assez par ce qui se passe au dehors de nos frontières
les effets parallèles des deux grands systèmes. D'une part, dans les
classes supérieures, la claustration à la chambre et la continence
obligatoire de la jeunesse, contre la nature et le bon sens, ont fait
croître la race efflanquée, débile, phtisique et frappée d'anémie en qui
s'étiole aujourd'hui l'aristocratie européenne. Au contraire, d'où
viennent les ouvriers forts, les manieurs de marteaux, les porteuses de
pain? De Charonne et de l'East End, de Whitechapel et de Ménilmontant,
des longs faubourgs de Hambourg et des cloaques de Marseille, de tous
les milieux enfin où l'enfance pousse en liberté, se mêle et s'unit
selon ses instincts, sans retenue et sans contrôle...

Pausole, fatigué d'avoir tant parlé, se reposa en interrogeant:

--Aboutissez-vous? dit-il.

--Pas toujours, répondit le vieillard. Nous sommes cependant satisfaits,
au moins par comparaison. Une Société d'un pays voisin (œuvre dont je
parlerai d'ailleurs avec tout le respect que mérite _a priori_ une
institution charitable) s'est donné pour mission de ne libérer ses
filles que vierges ou mariées. On ne sait pas bien pourquoi. Mais voici
des chiffres: en treize ans, cette Société a recueilli près de deux
mille cent cinquante enfants...

Giguelillot glapit:

--«C'est beaucoup, dit Candide.»

Le président continua:

--Et sur ce nombre énorme de jeunes nubilités, savez-vous combien elle a
marié de filles?... Deux.

Giguelillot grommela:

--«C'est beaucoup, dit Martin.»

Mais le président restait grave:

--Nous, au contraire, depuis sept années, sur huit cent quarante six
filles, nous en avons débauché huit cent douze. J'ose dire qu'étant
donné le but respectif des deux Sociétés...

--Oh! la vôtre l'emporte, affirma Pausole. Cela n'est pas douteux.

--Votre Majesté daigne reconnaître nos efforts?

--Non seulement je vous approuve, mais je vous subventionne, dit
Pausole. J'inscris soixante mille francs pour vous à mon budget de
l'Intérieur. Si cette somme ne suffit pas aux bonnes œuvres que vous
pourriez faire, dites-le à mes ministres: elle sera augmentée.

Le vieillard s'inclina profondément, puis d'une voix subitement altérée,
il balbutia:

--L'accueil si bienveillant... que Votre Majesté... l'approbation,
veux-je dire... si flatteuse... que reçoivent ici nos idées... nos
tentatives... nos essais de réalisation... m'encourage à...

--Mais parlez donc!

--Sire, la communication que j'ai à faire ici... est d'ordre si
confidentiel... que je ne me crois pas le droit de l'exposer en ce
moment...

--Retirez-vous, mes amis, dit Pausole à ses conseillers... Et maintenant
parlez, monsieur: nous sommes seuls.

--Hier soir, à sept heures... nous avons vu entrer ici... une auguste
visiteuse, Sire... Son Altesse la Princesse Aline.

Pausole bondit:

--Ici?... Ma fille est ici?... dans ce lieu de perdition et de
proxénétisme?

--Elle demande secours... murmura le vieillard presque défaillant.

--Et contre qui?

--Contre son destin, Sire, contre son destin... elle n'accuse personne.

--Elle est seule?

--Toute seule.

--Dites-lui donc que je l'attends! elle se jettera dans mes bras!

--Oui... mais auparavant... elle demande que nous lui assurions... les
libertés que vous trouviez à l'instant si équitables, Sire, et que vous
déclariez justement offertes à la jeunesse des deux sexes...

--Allons! qu'est-ce que cela signifie?... Où est ma fille?... J'entends
la voir à l'instant même.

On la pria d'entrer.

                   *       *       *       *       *

Comme pour affirmer par un signe extérieur toutes les libertés qu'elle
avait déjà prises, Line avait revêtu le costume national des
Tryphémoises: le mouchoir de couleur aux cheveux et les mules.

Elle fit quelques pas, très fière de sa nudité symbolique, mais un peu
timide aussi.

Pausole la prit dans ses bras.

--Ma petite fille! mon petit enfant! pourquoi es-tu partie?

--Parce que j'avais rencontré une très bonne amie, papa, et parce que
dans ton palais tu me défendais d'aimer personne.

--Avec qui donc es-tu partie?

--Avec une danseuse d'opéra.

--Une danseuse? mais cela n'a aucune importance, alors?

--Ah! dit Line.

Pausole l'embrassa de nouveau.

--Tu veux bien revenir avec moi, maintenant? Tu m'embrasses?

--Oui, papa. Je te dis: «Oui» tout de suite. Je sens que je vais te
suivre partout; mais je sens aussi que tu vas me dire, et tout de suite
comme moi, dans l'oreille, quelque chose de très gentil.

--Que je t'aime bien?

--Et que tu me laisses libre.

--Mais enfin pourquoi?

--Parce que tu m'aimes bien.

Pausole, très ému, regarda sa fille. Longtemps il resta silencieux,
comme si une lutte profonde et presque pénible se livrait sous sa
poitrine entre les divers conseils de son affection paternelle. Puis il
dit un peu tristement:

--Eh bien, nous verrons, mon enfant. Je t'aime assez pour te rendre plus
heureuse que moi.



ÉPILOGUE

  _Sat prata biberunt_, comme dit le vieil Horace.

  _Le Temps_, 20 novembre 1900.


Revenu au palais le soir même par une marche très fatigante qui dura
près d'une heure et quart, le Roi Pausole passa trois jours en
silencieuses méditations.

Tryphême après son départ reprit sa vie accoutumée. La jeune fille
primée par M. Lebirbe continua de donner chaque soir le recommandable
exemple qui lui avait valu les palmes. Mirabelle, déchirée par le
désespoir en apprenant que Pausole avait repris sa fille, se rendit
pourtant à la nuit sous le monument de Félicien Rops où elle savait
pouvoir rencontrer Galatée. Toutes deux s'unirent ce soir-là jusqu'aux
derniers vertiges de la sensation et elles ne savaient pas encore de
quel amour fidèle et tendre cette longue étreinte en larmes nouait le
premier souvenir.

Giguelillot avait parcouru le chemin du retour en quatre bonds de son
petit zèbre, car il se devinait également incapable de cacher à la
blanche Aline les sentiments nouveaux qu'elle lui inspirait, et
d'exprimer à la belle Diane ceux qu'elle ne lui inspirait plus.

Pendant les trois jours où le Roi, seul avec sa bonne conscience, agita
en lui des questions de morale, Line et son ami page se retrouvèrent
toutes les nuits devant le Miroir des Nymphes toujours plein d'eau
lunaire et de feuillages obscurs.

--C'est très mal, disait Line, songeant à Mirabelle.

--Non, disait Giguelillot, puisqu'elle n'en sait rien.

Et il savait se faire pardonner tout ce que cette parole avait
d'abominable par tout ce qu'elle avait d'absolutoire et de consolant.

                   *       *       *       *       *

Enfin Pausole, un matin de soleil où la Reine Alberte venait de recevoir
ses faveurs courtoises mais un peu distraites, sortit du palais en
couronne et demanda sa mule Macarie.

En même temps il fit annoncer que tous les habitants de la demeure
royale, Reines, écuyers et dames d'honneur, ministres, pages et
palefreniers, eussent à se réunir en grande assemblée devant le cerisier
de sa justice afin d'y entendre les discours qu'il jugerait bon d'y
prononcer.

                   *       *       *       *       *

Lorsqu'il fut assis là dans sa rouge robe flottante avec le sceptre et
le globe d'or:

--Mesdames, dit-il, et vous, Messieurs, il est dur d'appliquer à sa
propre personne les principes que le sage répand comme des bienfaits.
J'ai cru longtemps qu'il me serait permis de maintenir la liberté sur
mon peuple bien-aimé sans éprouver moi-même dans certains cas ardus, ce
que cette liberté a parfois de pénible; du moins pour celui qui la
donne. Il me semblait que sur un territoire où l'on compte cinq cent
mille foyers, je pourrais sans grand dommage, en excepter un, un seul,
où une certaine autorité serait encore vivante. Il était tout naturel
que ce foyer fût le mien et que le dispensateur des indépendances ne
souffrît pas le premier de leurs excès possibles.

Ici le Roi prit un temps, cueillit une cerise délicieuse ou plutôt en
cassa le fil qui l'attachait à portée de ses doigts, et tout en aspirant
doucement le suc du fruit juteux et tiède, il suivit d'un œil un peu
mélancolique l'agitation passionnée de la multitude qui l'écoutait.

--Mais, reprit-il, le Roi lui-même s'instruit. Je viens de faire un
voyage secret pendant lequel j'ai beaucoup appris, tant sur le genre
humain que sur mes devoirs envers lui. J'ai vu des foules heureuses et
libres dont le bonheur tenait à la liberté par des racines déjà si
profondes que je ne puis plus douter d'avoir semé cette graine dans son
terrain d'élection. Il m'a paru qu'autour de moi, on était moins heureux
parce qu'on était moins libre et cela suffit pour me dicter une sorte
d'abdication...

De grands cris l'empêchèrent d'achever:

--Non! Vive le Roi! disaient les voix. Abdiquer? Nous ne le voulons pas!

Pausole étendit la main.

--Je resterai votre chef, ou du moins, l'arbitre choisi par votre
consentement général pour assurer le maintien des droits qui sont
l'apanage de tous, et je ne changerai rien, pour ma part, à mes
habitudes d'existence que j'ai reconnues nécessaires à ma tranquillité
d'esprit. Mais je lève désormais la contrainte relative qui pesait sur
mes familiers. Taxis, mon ami, retournez en France d'où vous êtes venu à
nous comme le corbeau dans le vent d'hiver. À l'avenir mes femmes et ma
fille se règleront selon leurs inclinations. J'émancipe leurs têtes
charmantes que la vôtre rendait plus charmantes encore par le contraste
de sa hideur.

À ces mots il y eut dans la foule moins de joie peut-être que
d'attendrissement et, comme des enfants qui reçoivent des cadeaux
prestigieux sans oser y toucher encore, les femmes se pressèrent autour
de celui qui était si bon pour elles, et vinrent avec la blanche Aline,
fidèlement, lui baiser les mains.

                   *       *       *       *       *

Ci finit l'aventure extraordinaire du Roi Pausole, qui, pour retrouver
sa fille, alla jusqu'à parcourir sept kilomètres à dos de mule, de son
palais à sa grand'ville.

On aura lu cette histoire ainsi qu'il convenait de la lire, si l'on a
su, de page en page, ne jamais prendre exactement la Fantaisie pour le
Rêve, ni Tryphême pour Utopie, ni le Roi Pausole pour l'Être parfait.


FIN



TABLE DES MATIÈRES


LIVRE PREMIER

CHAPITRE PREMIER.--Comment le Roi Pausole connut pour la première
fois les vicissitudes de l'existence                                  1

CHAPITRE II.--Où l'on présente le Roi Pausole, son harem, son
Grand-Eunuque et le palais du gouvernement                           16

CHAPITRE III.--Où l'on décrit la blanche Aline de la tête aux
pieds, pour que le lecteur déplore sa fuite et la pardonne en
même temps                                                           23

CHAPITRE IV.--Comment le Roi Pausole rentra dans son palais et ce
qu'il jugea bon d'y faire                                            29

CHAPITRE V.--Du conseil que tint le Roi chez les femmes de son
harem et du choix qu'il sut faire entre plusieurs avis               36

CHAPITRE VI.--Comment Diane à la Houppe et le Roi Pausole virent
entrer quelqu'un qu'ils n'attendaient pas                            50

CHAPITRE VII.--Qui est considérablement écourté, eu égard aux lois
en vigueur                                                           61

CHAPITRE VIII.--Où Pausole examine des révélations sur une lettre
dont l'importance n'échappera point au lecteur                       64

CHAPITRE IX.--Où Pausole se détermine                                79


LIVRE DEUXIÈME

CHAPITRE PREMIER.--Comment la blanche Aline vit danser un ballet,
et ce qui s'ensuivit                                                 89

CHAPITRE II.--Où Pausole, non content d'avoir pris une
résolution, va jusqu'à l'exécuter                                    98

CHAPITRE III.--Comment le Miroir des nymphes devint celui des
jeunes filles                                                       106

CHAPITRE IV.--Où Pausole et ses conseillers manifestent leurs
contrastes                                                          115

CHAPITRE V.--Où Mirabelle dévoile sa petite âme malicieuse et
sentimentale                                                        123

CHAPITRE VI.--Où Pausole et ses compagnons causent à bâtons
rompus et s'arrêtent sur une pointe d'épingle                       135

CHAPITRE VII.--Comment Giguelillot, après plusieurs aventures
pendables, inventa un stratagème et retrouva la blanche Aline       148

CHAPITRE VIII.--Où la blanche Aline prend son tub vers quatre
heures de l'après-midi                                              168

CHAPITRE IX.--Où Pausole, ayant secoué la mélancolie de la
Règle, éprouve les déboires de la Fantaisie                         176

CHAPITRE X.--Comment Giguelillot parvint jusqu'au chevet de la
blanche Aline, et ce qui s'ensuivit                                 182


LIVRE TROISIÈME

CHAPITRE PREMIER.--Comment le harem abandonné leva l'étendard
de la révolte                                                       197

CHAPITRE II.--Où M. Lebirbe entre en scène et où Philis pousse
un petit cri                                                        204

CHAPITRE III.--Où l'on découvre un crime horrible                   209

CHAPITRE IV.--Comment Giguelillot se présenta chez le Roi et
quelles paroles furent prononcées pour et contre sa bonne cause     216

CHAPITRE V.--Où chacun est traité selon ses vertus                  224

CHAPITRE VI.--Où M. Lebirbe et le Roi Pausole s'aperçoivent
avec surprise qu'ils ne s'entendent pas sur tous les points         228

CHAPITRE VII.--Où l'on fait des récits de voyage sur un pays
bien singulier                                                      241

CHAPITRE VIII.--Comment Taxis prétendit suivre l'exemple de la
belle Thierrette                                                    252

CHAPITRE IX.--Comment Giguelillot comprenait les devoirs de
l'hospitalité antique                                               260

CHAPITRE X.--Où Giguelillot reçoit de Mlle Lebirbe une
proposition qui lui sourit tout de suite                            271

CHAPITRE XI.--Comment les projets de Pausole et les rêves de
Diane à la Houppe s'accordaient exactement                          287


LIVRE QUATRIÈME

CHAPITRE PREMIER.--Comment Diane à la Houppe expliqua son rêve
et Thierrette ses ambitions                                         295

CHAPITRE II.--Comment Philis trouva un mari                         307

CHAPITRE III.--Où Philis babille, écoute et s'instruit              309

CHAPITRE IV.--Comment Taxis apprit enfin la vérité sur toute
l'affaire                                                           321

CHAPITRE V.--Comment le Roi Pausole fut reçu par le peuple de
Tryphême                                                            326

CHAPITRE VI.--De la promenade que fit Pausole à travers sa
capitale                                                            342

CHAPITRE VII.--Où le lecteur retrouve heureusement les héroïnes
de cette histoire                                                   351

CHAPITRE VIII.--Où les événements se précipitent                    360

CHAPITRE IX.--Où Giguelillot, lui aussi, devient amoureux           376

CHAPITRE X.--Où l'on pressent la fin                                385

ÉPILOGUE                                                            395


3403.--L.-Imprimeries réunies, 7, rue Saint-Benoît, Paris.





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