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Title: Histoire de France 1618-1661 - Volume 14 (of 19)
Author: Michelet, Jules, 1798-1874
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de France 1618-1661 - Volume 14 (of 19)" ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



[Notes au lecteur de ce fichier digital:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées.]



                         HISTOIRE

                            DE

                          FRANCE



                           PAR

                       J. MICHELET



           NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE



                      TOME QUATORZIÈME



                           PARIS

                 LIBRAIRIE INTERNATIONALE
                A. LACROIX & Cie, ÉDITEURS
            13, rue du Faubourg-Montmartre, 13

                           1877

  Tout droits de traduction et de reproduction réservés.



                     HISTOIRE DE FRANCE



PRÉFACE


Les trente années pénibles que je traverse en ce volume sont cependant
illuminées par deux grandes lumières, des plus pures et des plus
sublimes, Galilée et Gustave-Adolphe. (Voir le chapitre VI.) De
l'Italie, du Nord, cette consolation me venait en débrouillant
l'énigme laborieuse de la politique française et de la guerre de
Trente ans, et elle m'a bien soutenu. Par un contraste singulier, dans
cette époque pâlissante où l'homme, de moins en moins estimé et
compté, semble s'anéantir dans la centralisation politique, ces deux
figures subsistent pour témoigner de la grandeur humaine, pour la
relever par-dessus les âges antérieurs.

Leur originalité commune, c'est que chacun d'eux est au plus haut
degré le _héros_, le miracle, le coup d'en haut, ce semble, la
révolution imprévue. Et, d'autre part, ce qui est bien différent, _le
grand homme harmonique_, où toutes les puissances humaines
apparaissent au complet dans une douce et belle lumière.

Chacun d'eux vient de loin, et le monde s'y est longtemps préparé.

Toutes les nations d'avance avaient travaillé pour Galilée. La Pologne
(par Kopernic) avait donné le mouvement; l'Allemagne, la loi du
mouvement (Keppler); la Hollande, l'instrument d'observation, et la
France celui du calcul (Viète). Florence fournit l'homme, le génie qui
prend tout, se sert de tout en maître. Et Venise donna le courage et
la liberté.

Jamais homme ne réalisa une chose plus complète. Ordinairement il faut
une succession d'hommes. Ici le même trouva en même temps: 1º _La
méthode_, entrevue par les médecins, mais que Descartes et Bacon
cherchent encore vingt ans plus tard. Galilée la proclame par le plus
grand triomphe qu'elle ait eu dans le cours des siècles.--2º _La
science_, une masse énorme de faits, un agrandissement subit des
connaissances, une enjambée de compas qui alla de la petite terre et
du petit système solaire aux milliards de milliards de lieues de la
voie lactée.--3º _Le calcul_ des faits, la mesure des rapports de ces
astres entre eux.--4º _Les applications pratiques._ Il montra tout de
suite le parti qu'en tirerait la navigation.

Mais ces résultats scientifiques étaient moins importants encore que
les conséquences morales et religieuses. L'homme et la terre n'étaient
plus le monde. Même le système solaire n'était plus le monde. Tout
cela désormais subordonné, mesquin, misérable et minime. Que notre
petit globe obscur décidât, par ses faits et gestes, du sort de tous
les mondes, cela devenait dur à croire. Du ciel ancien, plus de
nouvelle. Sa voûte de cristal était crevée, et elle avait fait place à
la merveille d'une mer insondable, d'un mouvement infiniment varié,
mais infiniment régulier.--Théologie visible! Bible de la lumière,
ravissement de la certitude! L'universelle Raison révélée dans
l'indubitable et supprimant le doute. La promesse de la Renaissance
s'accomplissait déjà: «Fondation de la _Foi profonde_.»

Du reste, au premier moment, personne n'y prit garde, excepté le bon
et grand Keppler, celui qui avait le plus servi et préparé Galilée, et
qui le remercia pour le genre humain.

Gustave-Adolphe fut-il le Galilée de la guerre? Non, pas précisément.
Il en renvoie l'honneur à son maître, Jacques de La Gardie, originaire
de Carcassonne. Mais, dans cet art, celui qui applique avec génie,
dans des circonstances toutes nouvelles et imprévues, n'est guère
moins inventeur que celui qui a trouvé l'idée première. Donc, nous
n'hésitons pas à proclamer Gustave un héros très-complet en qui se
rencontra tout ce qui est grand dans l'homme: 1º _L'invention_, ou du
moins un perfectionnement inventif et original de la vraie guerre
moderne, guerre spiritualiste où tout est âme, audace et
mouvement.--2º _L'action_, l'héroïque application de l'idée nouvelle,
application heureuse et éclatante, du plus décisif résultat.--3º
L'admirable beauté du but, la guerre pour la paix, la victoire pour la
délivrance, l'intervention d'un juste juge pour le salut de tous.--4º
Et pour couronnement sublime, l'auréole d'un caractère plus haut
encore, plus grand que la victoire.

Il est intéressant de voir le double courant qui fait le héros, qui
harmonise cette grande force individuelle avec le mouvement du monde,
de sorte qu'il n'est pas excentrique, et qu'il est libre cependant,
non dépendant de la force centrale. C'est sa beauté profonde d'avoir
cette qualité.--Celui-ci est Suédois. Il est homme d'aventures. Son
rêve n'est pas l'Allemagne, mais la profonde Russie qu'il voulait
conquérir, et le chemin de l'Orient. C'est bien là, en effet, la
propre guerre suédoise. Petit peuple, si grand! le seul qui ait le
nerf du Nord (et bien plus que les Russes, population légère,
d'origine et de caractère méridional.) Le vrai monument de la gloire
suédoise, ce sont ces entassements de terre au pied des forteresses
russes qu'ont bâties les prisonniers suédois. Les Russes qui
connaissaient ces hommes, n'osèrent jamais en rendre un seul, rendant
villes, provinces, et tout ce qu'on voulait, plutôt qu'un seul
Suédois. Les os des prisonniers y sont restés, et témoignent encore de
la terreur des Russes.--Mais, pour être Suédois, Gustave n'en est pas
moins Allemand (par sa mère), protestant (de religion et de mission
spéciale), enfin Français par l'éducation militaire. Nul doute que
notre Languedocien, qui forma dix années Gustave dans les guerres de
Pologne, de Russie, de Danemark, n'ait influé beaucoup sur son
caractère même. L'étincelle méridionale n'est pas méconnaissable dans
ses actes et dans ses paroles. C'est la bonté, l'esprit d'Henri IV, sa
parfaite douceur. Du reste, tout cela transfiguré dans le sublime
austère du plus grand capitaine, qui donna tout à l'action, rien au
plaisir, et qui toujours fut grand. Un seul défaut (et d'Henri IV
aussi), d'avancer toujours le premier, de donner sa vie en soldat, par
exemple, le jour où, contre l'avis de tout le monde, il passa seul le
Rhin.

On prodigue le nom de héros, de grands hommes, à beaucoup d'hommes
éminents, à la vérité, mais pourtant secondaires. Cette confusion
tient à la pauvreté de nos langues et à un défaut de précision dans
les idées. Du reste, les hommes supérieurs ne s'y trompent pas, et
n'ont garde d'aller sottement se comparer aux vrais héros. Turenne,
l'illustre stratégiste, Condé, qui, par moments, eut l'illumination
des batailles, le pénétrant et judicieux Merci, le froid et habile
Marlborough, le brillant prince Eugène, auraient cru qu'on se moquait
d'eux si on les eût comparés au grand Gustave. Au nom du _roi de
Suède_, ils ôtaient leur chapeau. C'était un mot habituel entre eux:
«_Le roi de Suède_ lui-même n'eût pas réussi à cela... Il aurait fait
ceci,» etc., etc. On voit que la grande ombre planait sur toutes
leurs pensées.



CHAPITRE PREMIER

LA GUERRE DE TRENTE ANS.--LES MARCHÉS D'HOMMES LA BONNE AVENTURE

1618


L'histoire humaine semble finie quand on entre dans la guerre de
Trente ans. Plus d'hommes et plus de nations, mais des choses et des
éléments. Il faut raconter barbarement un âge barbare, et prendre un
coeur d'airain, mettre en saillie ce qui domine tout, la brutalité de
la guerre, et son rude outil, le soldat.

Il y avait trois ou quatre marchés de soldats, des comptoirs
militaires où un homme désespéré, et qui ne voulait plus que tuer,
pouvait se vendre.

1º L'ancien marché de l'Est, ou de Hongrie, des marches turques. Le
vieux Bethlem Gabor, qui avait pris part à quarante-deux batailles
rangées, se maintenait contre deux empires par la double force d'une
résistance nationale et des aventuriers de toute nation. Tous les
costumes de guerre, les déguisements par lesquels on essaye de se
faire peur les uns aux autres, ont été trouvés là. Le monstrueux
bonnet à poil pour rivaliser avec l'ours, l'absurde et joli costume du
hussard qui porte des fourrures pour ne pas s'en servir, et, pour
sabrer, jette la manche aux vents, toutes ces comédies, fort bien
imaginées contre la terreur turque, furent partout servilement copiées
dans les lieux et les circonstances qui les motivent le moins.

Au total, la Hongrie, le Danube, étaient la grande école, le grand
enrôlement de la cavalerie légère. Là, point de solde et point de
vivres, une guerre très-cruelle, nulle loi, l'infini du hasard, le
pillage, la _bonne aventure_.

2º Exactement contraire en tout était le petit marché de la Hollande.
Peu d'hommes, et très-choisis, très-bien payés et bien nourris. Une
guerre lente, savante. Le plus souvent il s'agissait de siéges. On
restait là un an, deux ans, trois ans, le pied dans l'eau, à bloquer
scientifiquement une méchante place. Il fallait la vertu de nos
réfugiés huguenots, ou l'obstination britannique des mercenaires
d'Angleterre et d'Écosse qu'achetait la Hollande, pour endurer un tel
ennui. Plusieurs eussent mieux aimé se faire tuer. Mais ce
gouvernement économe ne le permettait pas. Il leur disait: «Vous nous
coûtez trop cher.»

3º Ceux qui ne possédaient pas ce tempérament aquatique perdaient
patience, et s'en allaient aux aventures du Nord. Ainsi fit un certain
La Gardie, de Carcassonne, homme d'un vrai génie, qui, ayant su, par
les Coligny, les Maurice, tout ce qu'on savait alors, alla s'établir
en Suède, et sur le vaste théâtre de Pologne et de Russie, trouva la
grande guerre, la haute et vraie tactique. Son fils forma
Gustave-Adolphe.

4º Enfin, le grand, l'immense, le monstrueux marché d'hommes, était
l'Allemagne, lequel marché, vers 1628, faillit absorber tous les
autres et concentrer tout ce qu'il y avait de soldats en Europe, de
tout peuple et toute religion.

Danger épouvantable. Si cela s'était fait, il n'y avait nulle part à
espérer de résistance sérieuse. C'est ce qu'avait très-bien calculé le
spéculateur Waldstein, qui ouvrit ce marché. Les anciens condottieri
avaient fait cela en petit; plus récemment le Génois Spinola, sous
drapeau espagnol, fit la guerre à son compte. Waldstein reprit la
chose en grand, avec ce raisonnement bien simple: Si j'ai quelques
soldats, je puis être battu; mais, si je les ai tous, je ferai la
guerre à coup sûr, n'ayant affaire qu'aux non-soldats, aux paysans mal
aguerris, aux moutons... Et j'aurai les loups!

Maintenant quel fut donc le secret de ce grand marchand d'hommes, de
ce puissant accapareur, l'appât qui leur faisait quitter les meilleurs
services et les mieux payés, le gras service de la Hollande? Comment
se faisait-il que toutes les routes étaient couvertes de gens de
guerre qui allaient se vendre à Waldstein? Quels furent ses attraits
et ses charmes pour leur plaire et les gagner tous, les attacher à sa
fortune?

C'était un grand homme maigre, de mine sinistre, de douteuse race. Il
signait Waldstein pour faire le grand seigneur allemand. D'autres
l'appellent Wallenstein, Walstein. Sa tête ronde disait: «Je suis
Slave.» Tout était double et trouble en lui. Ses cheveux, demi-roux,
l'auraient germanisé, si son teint olivâtre n'eût désigné une autre
origine. Il était né à Prague, parmi les ruines, les incendies et les
massacres, et comme une furie de la Bohême pour écraser l'Allemagne.
Quand on parcourt ce pays volcanique, ses roches rouges semblent
encore trempées de sang. De telles révolutions tuent l'âme. Celui-ci
n'eut ni foi ni Dieu; il ne regardait qu'aux étoiles, au sort et à
l'argent. Protestant, il se convertit pour une riche dot, qu'il
réalisa en fausse monnaie d'Autriche, et acheta pour rien des
confiscations, puis des soldats, des régiments, des corps d'armée, des
armées. L'avalanche allait grossissant.

Sombre, muet, inabordable, il ne parlait guère que pour des ordres de
mort, et tous venaient à lui. Miracle?... Non, la chose était
naturelle... Il établit le règne du soldat, et lui livra le peuple,
biens et vie, âme et corps, hommes, femmes et enfants. Quiconque eut
au côté un pied de fer fut roi et fit ce qu'il voulut.

Donc, plus de crimes, et tout permis. L'horreur du sac des villes, et
les affreuses joies qui suivent l'assaut, renouvelés tous les jours
sur des villages tout ouverts et des familles sans défense. Partout
l'homme battu, blessé, tué. La femme passant de main en main. Partout
des cris, des pleurs. Je ne dis pas des accusations.

Comment arriver à Waldstein, inaccessible dans son camp? Le spectre
était aveugle et sourd.

Les âmes furent brisées, aplaties, éteintes, anéanties. Quand le roi
de Suède vint venger l'Allemagne et voulut écouter les plaintes, il
trouva tout fini. Ces gens, pillés, battus, outragés, violés, dirent
que tout allait bien. Et personne ne se plaignait plus!

Un fort bon tableau hollandais, qui est au Louvre, montre aux genoux
d'un capitaine en velours rouge une misérable paysanne qui a l'air de
demander grâce. Elle a le teint si plombé et si sale, elle a
visiblement déjà tant enduré, qu'on ne sait pas ce qu'elle peut
craindre. On lui a tué son mari, ses enfants. Eh! que peut-on lui
faire? Je vois là-bas au fond des soldats qui jouent aux dés, jouent
quoi? La femme, peut-être, l'amusement de la faire souffrir. Elle a
encore une chair, la malheureuse, et elle frissonne. Elle sent que
cette chair, qui n'est plus bonne à rien, ne peut donner que la
douleur, les cris et les grimaces, la comédie de l'agonie.

Le pis, dans ce tableau funèbre, c'est que ce capitaine, enrichi par
la guerre et en manteau de prince, n'a l'air ni ému ni colère. Il est
indifférent. Il me rappelle un mot terrible par lequel Richelieu, dans
son portrait de Waldstein, termine l'éloge qu'il fait de cet homme
diabolique: «Et avec cela, point méchant.»

Waldstein fut un joueur[1]. Il spécula sur la furie du temps, celle
du jeu. Et il laissa le soldat jouer tout, la vie, l'honneur, le sang.
C'est ce que vous voyez dans les noirs et fumeux tableaux de Valentin,
de Salvator.

         [Note 1: Quelle pitié de voir Schiller poser ce spéculateur
         en face de Gustave-Adolphe! Waldstein est grand comme fléau,
         mais sa spéculation était fort simple, et la prime effroyable
         qu'il donna au soldat devait lui attirer tous les soldats de
         la terre. Gustave, le maître à tous, trop grand pour dénigrer
         personne, ne faisait pas cas des talents militaires de ce
         Waldstein. Il fit de petites choses avec des moyens énormes.
         Son attitude d'acteur, sa tragi-comédie de solitude dans la
         foule, de taciturnité, etc., fait rire le grand Gustave. Il
         l'appelle sans façon: _Le fat_ (Narren)? ou peut-être _le
         sot_. Mais tout cela imprime une respectueuse terreur au
         pauvre dramaturge. Il copie avec une admiration bourgeoise
         les vieux récits allemands sur les magnificences de
         l'illustrissime coquin. Sa table était de cent couverts; il
         avait tant de carrosses. Son maître d'hôtel _était de
         première qualité_, etc.--Pauvretés pitoyables. Ce qui est
         pire dans le livre de Schiller, ce qui fausse l'histoire à
         chaque instant, c'est un déplorable effort d'impartialité
         entre le bien et le mal. Reproche, au reste, qu'on peut faire
         à plus d'un Allemand, entre autres à notre aimable, savant,
         ingénieux Ranke, qui nous a tant appris. Son Histoire de la
         papauté (je parle de l'original, et non, bien entendu, de la
         perfide traduction), avec tant de mérites divers, a le tort
         de grossir énormément beaucoup de petites choses. Rome
         d'abord. Dans sa pitoyable décadence, elle redevient le
         centre du monde. C'est comme un cadran solaire en bois de
         sapin qui dirait: «Le soleil tourne à cause de moi.» Mais,
         non, Rome ne s'y trompe pas. Elle est moins occupée des
         visions ambitieuses des Jésuites, ou du grand mensonge des
         missions, que de son piètre intérêt italien.--Les jésuites,
         de même, sont surfaits par Ranke. Leurs rêves d'Armada, de
         conquêtes d'Angleterre, etc., les montrent constamment
         chimériques. La dissidence de ceux d'Allemagne et de France,
         celle des Jésuites français entre eux, que je note dans ce
         volume, n'est pas propre non plus à nous faire admirer la
         sagesse de l'ordre. Possevin, leur rusé savantasse, me
         paraît, en conscience, un bien petit héros.--Les Jésuites ont
         une chose dont on doit tenir compte: c'est la lente et
         patiente préparation de la guerre de Trente ans par la
         captation des familles nobles et princières, par la séduction
         des mères et la conquête des enfants. Ils obtinrent une
         variété imprévue de l'espèce humaine, _le bigot_, vrai coup
         de génie, comme celui de l'horticulteur qui a trouvé la rose
         noire, sans parfum ni feuilles, un bâton. Ce bâton, c'est
         Ferdinand II. On ne savait pas bien en détail comment ils
         s'en servirent. L'archiviste de Vienne, Hormayer (V. les
         intéressants _extraits d'Alfred Michiels, Siècle_ de 1856),
         nous l'a complétement révélé. Nous savons maintenant comment
         ces Pères, tenant en haut l'Empereur, leur terrible
         marionnette, purent faire en bas de la démocratie pour
         l'extermination du peuple. Leurs apôtres, dans le carnage de
         Bohême, étaient des bouchers bien pensants, de pieux laquais,
         de dévots tailleurs, etc. On massacrait, d'une manière
         intelligente, jamais dans des lieux contigus, mais éloignés
         les uns des autres, toujours aux moments imprévus. Cela
         désorientait la résistance. Chacun, abattu, inquiet, se
         disait cependant: «Le mal est encore loin.» Chacun croyait
         avoir un meilleur numéro dans cette loterie de la mort.
         11,000 communes sur 30,000 périrent entièrement; les autres à
         moitié. Le pays offrait une profonde solitude. Les gens armés
         qui se hasardaient à le traverser rencontraient parfois sur
         le soir des paysans autour du feu, préparant leur souper, et
         un homme dans la marmite. _Hormayer, Taschenbuch für die
         vaterlændische geschichte_, 1836.

         Voilà des gens féroces, direz-vous, mais enfin bien habiles.
         Attendez. Ceci n'est que le premier acte de la guerre de
         Trente ans, le moment du _bigot_. Voici venir le second acte;
         c'est le _Marchand d'hommes_, Waldstein, le spéculateur en
         armées. Tout échappe aux Jésuites. Ils n'avaient pas prévu
         cela. Les voilà étonnés, effarés, comme un hibou qui aurait
         couvé un vautour. Lorsque Waldstein a été éreinté par
         Gustave, ils le font assassiner. Et alors ils reprennent
         force. Par grande habileté? ils n'en ont pas besoin, ayant
         pour eux la miraculeuse vertu d'une révolution territoriale
         qui offre à chacun le bien du voisin.]

Sort, fortune, aventure, hasard, chance, ce je ne sais quoi, cette
force brutale qui va sans coeur, sans yeux, voilà l'idole d'alors. Le
dieu du monde est la Loterie[2].

         [Note 2: Nous possédons une curieuse histoire de la Loterie:
         _Del giuco del Lotto, opera del conte Petitti di Roreto_. 8º
         1853, _Torino_. Elle commence en Italie au XIVe siècle, en
         Flandre en 1519, en France en 1539. L'auteur, admirateur des
         gouvernements protecteurs de la loterie, etc., n'en donne pas
         moins les faits les plus intéressants sur les résultats
         moraux de cette institution fiscale. En Lombardie, à Venise,
         les boulangers cuisent moins de pain la veille du tirage.--V.
         aussi _Delamare_, Police, _Savary_, Dict. du Commerce,
         l'_Encyclopédie_ (par matières), le _répertoire de
         Favart-Langlade_, et _Boulatignier_, de la _Fortune
         publique_. Savary nous apprend que Saint-Sulpice, les
         Théatins, les Filles-Saint-Thomas, furent bâtis à l'aide des
         loteries ecclésiastiques. Le nom originaire de la loterie à
         Gênes est _Giuco del Seminario_.--Quant à l'histoire du Jeu
         en général, j'ai eu un moment la tentation de la faire en
         recueillant les textes innombrables que me fournissaient
         surtout les Mémoires du XVIIe siècle, le grand siècle du jeu.
         Gourville spécialement est ici inappréciable. Qu'il est fier!
         qu'il est noble! Comme il sent bien sa dignité de _beau
         joueur_, de croupier, d'homme de tripot! Son assurance
         impose. La vertu, la probité, la morale des petites gens,
         sont honteuses et baissent les yeux.]

«Il est des moments, dit Luther, où Notre-Seigneur a l'air de
s'ennuyer du jeu et de jeter les cartes sous la table.»

Waldstein réussit justement parce qu'il fut la loterie vivante. Il se
constitua l'image du sort. Pour rien il faisait pendre un homme; mais
pour rien il le faisait riche. Selon qu'il vous regardait, vous étiez
au haut, au bas de la roue; vous étiez grand, vous étiez mort. Et
voilà aussi pourquoi tout le monde y allait. Chacun voulait savoir sa
chance.

La loterie proprement dite, aussi bien que les cartes, nous étaient
venues d'Italie. Les gouvernements italiens étaient généralement des
loteries où les noms mis au sac, _imbursati_, jouaient aux
magistratures. La ville de l'usure, de la grosse usure maritime,
Gênes, imagina la première de mettre sur ces bourses d'élections des
lots d'argent que l'on tirait. De là des fortunes subites, des ruines
aussi, de grosses pertes, des batailles financières, des morts et des
suicides de gens qui survivaient, mais pauvres, non plus hommes, mais
ombres, des millionnaires devenus _facchini_; comme un carnaval
éternel; bref, une société mouvante, et toute en grains de sable, que
la Fortune d'un souffle drolatique s'amusait à souffler sans cesse, à
faire lever, baisser, tourbillonner.

François Ier, qui rapporta plusieurs maladies d'Italie, n'oublia pas
celle-là. Il trouva la loterie d'un bon rapport et l'établit en
France. Mais, à part l'intérêt du fisc, elle répondait à un besoin de
cette société. La grande loterie du bon plaisir se tirant en haut pour
les places, le caprice des dames faisant les généraux, les juges et
les évêques, il était bien juste que les petits aussi eussent les
amusements du hasard, l'émotion des surprises, la facilité de se
ruiner.

Un mot entre alors dans la langue, un titre qui fait passer partout et
qui tient lieu de tout, qui dispense de tout autre mérite: _Un beau
joueur_. Les portes s'ouvrent toutes grandes à celui que l'on annonce
ainsi. Des aventuriers étrangers entrent par là, souvent sans esprit,
sans talent, même grossiers, mal faits, malpropres et malotrus. _Le
joueur_ d'Henri IV, sa partie ordinaire, est un gros Portugais ventru,
le sieur de Pimentel, dont le mérite principal est de voler au roi
cent mille francs par soirée. C'est encore là un des mérites du faquin
Concini. Son audace héroïque à jouer ce qu'il n'avait pas étonna et
charma la reine presque autant que sa grâce équestre, son talent de
voltige. Dans la Fronde, un valet, Gourville, marche de front avec
tous les seigneurs. Et la grande fortune d'alors est celle d'un fripon
de Calabre, fils du fripon Mazarino.

Le général bigot Tilly, le tueur de la Guerre de Trente ans, entre ses
messes et ses Jésuites, n'est pas tellement dévot à la Vierge Marie,
qu'il ne songe encore plus à cette fille publique, la Fortune. Au
moment solennel où il lui faut marcher contre Gustave-Adolphe, quel
mot lui vient à la bouche? où prend-il son espoir? «La guerre est un
jeu de hasard! Le gagnant veut gagner, s'acharne; le perdant veut
regagner, s'acharne aussi. Enfin, tourne la chance; le gagnant perd
son gain, jusqu'à sa première mise.» C'était là son augure pour croire
qu'il vaincrait le vainqueur.

L'homme le plus sérieux du temps, le calculateur politique qui
s'efforça de ne remettre que peu à la Fortune, Richelieu cependant
semble envisager la vie en général, comme un jeu de hasard. «La vie de
l'homme, dit-il, surtout celle d'un souverain, est bien proprement
comparée à un jeu de dés, auquel, pour gagner, il faut que le jeu en
die, et que le joueur sache bien user de sa chance[3].»

         [Note 3: Cette parole eût dû rester présente à ceux qui
         admirent avec raison les monuments de la politique d'alors,
         mais s'en exagèrent la portée systématique, la suite, la
         conséquence. Nous avons fait effort dans ce volume pour faire
         apprécier dans son vrai caractère la volonté très-forte, mais
         non pas fixe, de Richelieu, et les variations fatales que lui
         imposèrent les événements. Mazarin va plus loin. Tout en
         passant sa vie à calculer son jeu, à négocier, _ravauder_
         (comme dit Retz), il attribue tous ses succès à sa bonne
         fortune.

         Il se moquait de ceux qui se creusaient la tête pour en
         chercher les causes et croyaient qu'il avait des secrets, des
         recettes à lui. Il ne réclamait qu'un mérite, d'_être
         heureux_.

         D'autre part, nous lisons dans les _Mémoires de Retz_, qu'un
         jour la reine lui disant: «Le pauvre cardinal Mazarin est
         bien embarrassé,» il aurait répondu: «Donnez-moi le Roi pour
         deux jours, vous verrez si je le serai.»

         Retz a raison. Avoir le Roi en main et jouer sur cette carte,
         c'est dans ce temps _être heureux_ à coup sûr, et d'avance
         gagner la partie. Donc il faut que l'histoire suive
         attentivement l'_heureux_ joueur, n'oublie jamais l'intrigue
         de cour qui est alors le point principal, s'y place, regarde
         de là et l'administration intérieure, et la politique
         extérieure, s'attache au Roi, à la chambre du Roi, «aux douze
         pieds carrés qui, disait Richelieu, lui ont donné plus de
         besogne que toute l'Europe.»

         Cette méthode, absurde en d'autres siècles, comme nous
         l'avons dit ailleurs, est au XVIIe, non-seulement la
         meilleure, mais la seule possible. Elle en est la boussole.
         Autrement on se noiera dans l'océan des actes et des paroles,
         dans la richesse souvent stérile des vaines négociations, des
         dits et contredits sans résultat, des longs efforts pour de
         petits effets, d'essais et d'idées avortés. Ces récits, ces
         écrits, ces dépêches, vous tentent trop souvent par le mérite
         littéraire, la forme agréable, le charme, la clarté du
         détail. L'ensemble n'en est pas moins obscur. On est porté à
         chaque instant à se méprendre et à donner aux choses une
         valeur propre, une portée qu'elles n'ont pas. Heureusement
         une éclaircie se fait du côté de la cour, un rayon du
         _Soleil_ (le Roi), et l'on voit que l'oeuvre compliquée,
         laborieuse d'en bas, n'est qu'un petit reflet capricieux de
         l'Olympe d'en haut.]

Lui-même, entraîné par la force des circonstances hors des voies de
réforme qu'il avait annoncées en 1626, jeté dans les dépenses énormes
du fatal siége, et d'une armée, d'une marine indispensables, où
allait-il? qu'espérait-il? Il jouait un gros jeu. L'affaire de La
Rochelle aurait manqué, faute d'argent; elle tint à un fil. Richelieu,
au dernier moment, emprunta un million en son nom et sur sa fortune.
Son passage des Alpes, dont nous allons parler, aurait manqué aussi,
et il serait resté au pied des monts, s'il n'eût encore trouvé au
moment des ressources imprévues. Bref, il était lancé dans l'aventure,
dans les hasards d'une roulette où il mettait surtout sa vie.



CHAPITRE II

LA SITUATION DE RICHELIEU

1629


La grande victoire catholique sur La Rochelle et l'hérésie, fut fêtée
à Paris d'un triomphe païen. Selon le goût allégorique du siècle,
Richelieu exhiba Louis XIII déguisé en Jupiter Stator, tenant à la
main un foudre doré.

Que menaçait le Dieu, et qui devait trembler? l'Espagne apparemment,
l'Autriche. L'Empereur voulait nous exclure de la succession de
Mantoue, nous fermer l'Italie. Et l'Italie, Venise, Rome, dans
l'attente terrible des bandes impériales, criait à nous, nous
appelait, envoyait courrier sur courrier.

Donc Louis XIII allait lancer la foudre, mais on pouvait se rassurer.
Ce maigre Jupiter à moustaches pointues, s'intitulant _Stator_ (qui
arrête), disait assez lui-même qu'il ne voulait rien qu'arrêter, qu'il
n'irait pas bien loin, s'arrêterait aussi bien que les autres, et
foudroierait modérément, jusqu'à un certain point.

Le foudre était de bois. Il y manquait les ailes dont l'antiquité a
soin de décorer celui de Jupiter. Ces ailes aujourd'hui, c'est
l'argent. Le déficit énorme, accusé en 1626, l'aggravation d'emprunts
faits pour le siége, semblaient rendre impossible le secours d'Italie.
Chaque effort de ce genre demandait un miracle, un coup de génie. Et
encore, les miracles n'eurent pas d'effet quant au but principal.
Gustave-Adolphe le dit et le prédit à notre ambassadeur, qui faisait
fort valoir la puissance de son maître: «Vous ne pourrez sauver
Mantoue.»

L'histoire de Richelieu est obscure quant au point essentiel, les
ressources, les voies et moyens. De quoi vivait-il, et comment? on ne
le voit ni dans les mémoires ni dans les pièces. Un ouvrage estimable,
qu'on vient de publier sur son administration, et qui s'étend fort sur
le reste, ne dit presque rien des finances. Comment le pourrait-il?
Tout ce qu'on a des comptes de Richelieu (3 vol. _manuscrits_,
_Bibl._, _fonds_ S. G. 354-355-356) ne comprend que quatre années
(1636-38-39-40), et donne fort confusément les recettes ordinaires,
poussées à 80 millions. Pas un mot de l'extraordinaire[4].

         [Note 4: La belle publication de M. Avenel (_Lettres de
         Richelieu_) étant peu avancée encore, c'est à lui-même que
         j'ai demandé des renseignements. Personne, à coup sûr, ne
         connaît mieux cette époque. Mais nous n'avons pas de document
         qui éclaircisse ce point. J'ai été réduit aux trois volumes
         _manuscrits de la Bibliothèque_, tellement
         insuffisants.--L'ouvrage estimable sur l'_Administration de
         Richelieu_, dont je parle dans le texte, est celui de M.
         Caillet. M. Caillet est savant, exact, judicieux (sauf le
         chapitre de l'éducation auquel je reviendrai).--Du reste, ce
         qui fait sentir partout les embarras financiers de Richelieu,
         ce sont ces licenciements de troupes au moment les plus
         graves, mesures absurdes si elles n'avaient été commandées
         par la nécessité.]

En 1636, quand la France fut envahie, on créa (ou plutôt on
régularisa) la _taxe des gens aisés_, et les intendants mis partout en
1637, avec triple pouvoir de justice, police et finances, la levèrent
en toute rigueur. Mais on ne peut douter que bien auparavant quelque
chose d'analogue n'ait existé, surtout dans les passages d'armées par
certaines provinces. Autrement, on ne peut comprendre comment, avec un
tel déficit sur l'ordinaire, on put faire chaque année des dépenses
(de guerres ou de subsides aux alliés) extraordinaires et imprévues.

De là une action variable, intermittente, quelques pointes brillantes,
et des rechutes pour cause d'épuisement. On ne pouvait avoir une armée
vraiment permanente.

Cela est frappant en 1629, quand Richelieu finit l'affaire des
huguenots; mais, celle d'Italie restant en pleine crise, il licencie
trente régiments pour en lever d'autres six mois après. De même en
1636, il licencie sept régiments en janvier «pour les refaire en
juin.» Économie de cinq mois, forcée peut-être, mais qui faillit
perdre la France; en juillet, rien n'était refait, et l'ennemi arriva
à vingt lieues de Paris.

La souffrance du grand homme d'affaires qui menait cette machine
poussive à mouvements saccadés devait être cruelle. Et l'on comprend
très-bien qu'il fût toujours malade. L'insuffisance des ressources,
l'effort continuel pour inventer un argent impossible, d'autre part,
l'intrigue de cour et je ne sais combien de pointes d'invisibles
insectes dont il était piqué, c'était de quoi le tenir dans une
agitation terrible. Mais ce n'était pas assez encore; vingt autres
diables hantaient cette âme inquiète, comme un grand logis ravagé, la
guerre des femmes, la galanterie tardive, plus la théologie et la rage
d'écrire, de faire des vers, des tragédies!

Quelle tragédie plus sombre que sa personne même! Auprès, Macbeth est
gai. Et il avait des accès de violence où ses furies intérieures
l'eussent étranglé, s'il n'eût, comme Hamlet, massacré ses tapisseries
à coups de poignard. Le plus souvent il ravalait le fiel et la fureur,
couvrait tout de respect, de décence ecclésiastique.

L'impuissance, la passion rentrée, s'en prenaient à son corps; le fer
rouge lui brûlait au ventre, lui exaspérait la vessie, et il était
près de la mort.

Son plus grand mal encore était le roi, qui, d'un moment à l'autre,
pouvait lui échapper. L'Espagne, la cour, attendaient la mort de Louis
XIII. Sa femme, son frère, chaque matin, regardaient son visage et
espéraient. Valétudinaire à vingt-huit ans, fiévreux, sujet à des
abcès qui faillirent l'emporter en 1630, il avait beau se dire en
vie, agir parfois et montrer du courage, on soutenait qu'il était
mort, du moins qu'il ne s'en fallait guère.

C'était un curieux mariage de deux malades. Le roi aurait cru le
royaume perdu, si Richelieu lui eût manqué. Et Richelieu savait que,
le roi mort, il n'avait pas deux jours à vivre. Haï tellement, surtout
du frère du roi, il devait s'arranger pour mourir avec Louis XIII. Et
c'est par là peut-être qu'il plaisait le plus au roi, triste, défiant
et malveillant, et qui ne l'aimait guère, mais qui toujours pouvait se
dire: «Si je meurs, cet homme est pendu.»

Cette double chance de mort où ses ennemis avaient leur espoir fut
justement ce qui le rendit fort et terrible. Il avait des moments où
il parlait et agissait comme en présence de la mort; et alors le
sublime, qu'il cherche si laborieusement ailleurs, arrivait de
lui-même.

Il y touche, en réalité, dans tels passages de l'allocution qu'il tint
au roi au retour de La Rochelle, par-devant ses ennemis, la reine mère
et le confesseur du roi, le doucereux Jésuite Suffren.

Il y dit tout, sa situation vraie, ce qu'il a fait et ce qu'il a reçu,
ce qu'il possède, ce qu'il a refusé. Il a de patrimoine vingt-cinq
mille livres de rente, et le roi lui a donné six abbayes. Il est
obligé à de grandes dépenses, surtout pour payer des gardes, étant
entouré de poignards. Il a refusé vingt mille écus de pension, refusé
les appointements de l'amirauté (40,000 francs), refusé un droit
d'amiral (cent mille écus), refusé un million que les financiers lui
offraient pour ne pas être poursuivis.

Il demande sa retraite, non définitive, mais momentanée; on le
rappellera plus tard, s'il est encore vivant et si on a besoin de lui.
Il explique très-bien qu'il est en grand danger, et qu'il a besoin de
se mettre quelque temps à couvert. Veut-il se rendre nécessaire, se
constater indispensable, et s'assurer d'autant mieux le pouvoir? Si
son but est tel, on doit dire qu'étrange est la méthode, bien
téméraire. Il parle avec la franchise d'un homme qui n'a rien à
ménager. Il ose donner à son maître, peut-être comme dernier service,
l'énumération des défauts dont le roi doit se corriger. Et ce n'est
pas là une de ces satires flatteuses où l'on montre un petit défaut,
une ombre, un repoussoir habile pour faire valoir les beautés du
portrait. Non, c'est un jugement ferme et dur, fort étudié, comme d'un
La Bruyère, d'un Saint-Simon qui fouillerait à fond ce caractère cent
ans après, un jugement des morts, et par un mort. Promptitude et
légèreté, soupçons et jalousie, nulle assiduité, peu d'application aux
grandes choses, aversions irréfléchies, oubli des services et
ingratitude. Il n'y manque pas un trait.

La reine mère dut frémir d'indignation, et aussi de terreur peut-être,
sentant que l'homme qui osait une telle chose oserait tout; et que, si
ferme du haut de la mort, il comptait peu la mort des autres.

Le Jésuite dut tomber à la renverse, s'abîmer dans le silence et
l'humilité.

Le roi sentit cela, et le reçut comme parole testamentaire d'un malade
à un malade, et d'un mourant à un mourant.

Richelieu, prié, supplié, resta au ministère. Il était difficile
qu'il se retirât en pleine crise. La guerre des huguenots durait en
Languedoc, et la guerre d'Italie s'ouvrait.

Richelieu, appelé par le pape, autant que par le duc de Mantoue, avait
là une belle chance qui pouvait le sortir de tous ses embarras.
Vainqueur de La Rochelle, s'il sauvait l'Italie, il devait espérer que
le pape le nommerait en France légat à vie, comme l'avaient été Wolsey
et Georges d'Amboise. Vrais rois et plus que rois, puisqu'ils unirent
les deux puissances, temporelle et spirituelle.

Les concessions énormes que le pape avait faites sur les biens
ecclésiastiques à l'Espagne, à la Bavière, à l'Autriche, qui en usait
si mal et qui allait lâcher ses bandes en Italie, les refuserait-il à
celui qui venait le défendre de l'invasion des barbares? Ces bandes,
menées par leurs soldats, n'auraient pas plus ménagé Rome que celles
du luthérien Frondsberg et du connétable de Bourbon.

La grande question du monde alors était celle des biens
ecclésiastiques. L'événement de l'Allemagne, cette année, c'est
l'_Édit de restitution_, qui les transmet partout des protestants aux
catholiques. En France, le clergé, le seul riche, ne donnait presque
rien. En viendrait-on à le faire financer malgré le pape ou par le
pape? C'était tout le problème.

Richelieu, très-probablement, en 1626, eut la première idée. Mais, en
1629, les circonstances changées l'amenèrent à la seconde.

Il délaissa brusquement la politique gallicane qu'il avait suivie
dans la grande ordonnance que son garde des sceaux, Marillac, avait
compilée de toutes les ordonnances gallicanes du XVIe siècle.

C'est une question débattue de savoir si Richelieu, qui abandonna
cette ordonnance en 1629, l'avait conçue et provoquée en 1627. Je le
croirais. Il ne ménageait guère le pape alors. Il n'excepta point le
nonce de la défense générale faite aux particuliers de visiter les
ambassadeurs. Le nonce en jeta les hauts cris; c'était la première
fois qu'on défendait aux prêtres de communiquer avec l'homme du pape.

Notez que l'auteur de l'ordonnance, le garde des sceaux, Marillac, et
son frère, depuis ennemis de Richelieu, étaient ses créatures, et
alors ses agents, à ce point que le frère fut chargé de l'affaire qui
lui importait le plus, la digue de la Rochelle. On ne peut guère
admettre que Marillac ait fait à cette époque une si importante
ordonnance à l'insu ou contre le gré de son protecteur Richelieu.

Cette ordonnance aurait été une grande révolution. Elle fait pour les
curés justement ce que fit l'Assemblée constituante; elle dote le bas
clergé aux dépens du haut. Elle entreprend de couper court à l'herbe
fatale et stérile qui germait partout, d'arrêter l'extension des
couvents, la multiplication des moines. On réforme les monastères. On
désarme le clergé en lui défendant de procéder par censures contre les
juges laïques. On ordonne aux juges d'église de procéder en français.

Dans un acte du même temps, Richelieu, sans oser retirer au clergé les
registres de morts, naissances et mariages, lui adjoint des
contrôleurs laïques, qui, de leur côté, publieront les bans à la porte
des églises.

Que devait attendre Richelieu de son ordonnance gallicane[5]?
Qu'apparemment les gallicans, pleins d'enthousiasme, les
parlementaires saisis de reconnaissance, se déclareraient pour lui, et
qu'à la faveur de ce beau mouvement il entrerait aux Hespérides qui
avaient fait tout le rêve du XVIe siècle, la participation de l'État
aux biens ecclésiastiques.

         [Note 5: Quand il la fit faire par Marillac, elle était tout
         à fait en harmonie avec ses actes d'alors, l'invasion de la
         Valteline, la reconstruction de la Sorbonne, la défense de
         communiquer avec le nonce, etc. En janvier 1629, il la fit
         recevoir au Parlement, voulant montrer encore les dents au
         pape, lorsqu'il allait le secourir, afin de le convaincre
         d'autant mieux de la nécessité de gagner un homme à la fois
         si utile et si redoutable, qui, dans un pli de sa robe,
         apportait la guerre et la paix. Le sens était: «Je maintiens
         l'ordonnance, prêt à la sacrifier si l'on me fait légat à
         vie.» Il paraît que la cour de Rome sut le leurrer un an de
         plus, et tirer de lui un démenti de l'ordonnance gallicane,
         la démarche violente contre Richer, vieux chef des gallicans.
         Cette démarche publique semblait river pour toujours
         Richelieu dans l'ultramontanisme. Rome alors se moqua de lui,
         croyant qu'il ne pourrait changer. Mais il changea encore en
         1638, quand il lança Du Puy et son livre des _Libertés
         gallicanes_. Court moment, il est vrai. Il ne pouvait lutter
         sérieusement contre Rome, sans troubler la conscience d'un
         roi si maladif, craintif de la mort, de l'enfer.--J'insiste
         sur ces _contradictions successives_ de Richelieu et aussi
         sur ses _contradictions simultanées_ (par exemple, ses trois
         traités en sens contraires d'avril 1631, V. plus loin).
         Personne n'a cherché davantage à sauver l'apparence, à garder
         la fière attitude d'un homme tout d'une pièce et d'immuable
         volonté. Le fameux _Testament_, les longs et laborieux
         _Mémoires_, sont combinés pour cet effet. Ils réussissent à
         donner l'admiration et le respect du grand labeur, de
         l'effort soutenu d'un homme qui fait route à travers tant
         d'obstacles; mais ils ne trompent nullement sur la fixité de
         sa politique.--Les _Mémoires_, bien examinés, discutés et
         serrés de près, faiblissent spécialement en trois points
         essentiels: 1º ils exagèrent les forts petits succès des
         campagnes d'Italie, si misérables en comparaison des
         conquêtes du XVIe siècle. Ici, quels résultats? On secourt
         Casal, on prend Pignerol, on laisse périr Mantoue, et on se
         coule à fond dans l'opinion des Italiens. L'effet du _Pas de
         Suse_ eût été grand, si l'on n'eût, sur le champ, rentré en
         France et bientôt licencié trente régiments.--2º Les
         _Mémoires_ feraient croire que Richelieu, de bonne heure,
         agit sérieusement avec Gustave (ce qui est faux, il ne
         pensait alors qu'au Bavarois). Ils feraient croire du moins
         qu'il lui procura sa trêve de Pologne. Mais tout le monde y
         travaillait, surtout la Hollande; et le seul qui réussit, ce
         fut Gustave, par une victoire qui découragea les
         Polonais.--3º Richelieu s'efforce d'obscurcir, d'abréger,
         d'effacer ce qui, au fond, est le plus admirable en lui, sa
         lutte désespérée contre l'intrigue espagnole des deux
         reines.]

Mais, en réformant le clergé, il entreprenait aussi de réformer la
justice. Opposition des parlements. Résistance des gallicans au
projet le plus gallican.

Richelieu, à ce moment, était au comble de la gloire. En réalité, la
victoire lui appartenait à lui seul. Il avait vaincu non-seulement la
Rochelle et les huguenots, mais les ennemis des huguenots, la cour,
les parlements, les grands seigneurs, la reine mère. Tous l'avaient
poussé à la chose, et tous l'y avaient délaissé. Le clergé même, en
cette guerre qui était proprement la sienne, donna peu, et recula
vite. Les saints, le trop ardent Bérulle, qui, par visions,
prophéties, par raisons et par déraisons, avaient travaillé dix ans la
croisade, l'entravèrent précisément quand elle fut engagée.

Nos Jésuites français, qui d'abord attaquaient Richelieu (par le fou
Garasse), de concert avec ceux de Vienne, se rattachèrent bien vite à
lui, au succès et à la victoire. La haute direction du _Gesù_ de Rome
vit sans peine cette dissidence apparente de l'ordre, et trouva bon
d'avoir des Jésuites dans les deux camps, chez l'Empereur et contre
l'Empereur. Ceux d'Autriche guerroyèrent avec l'épée impériale et
inondèrent l'Allemagne de sang. Ceux de France conquirent
pacifiquement, avec l'appui de Richelieu; ils confessèrent et
enseignèrent partout. Il étrangla pour eux la défaillante université
de Paris.

Nos Jésuites, moins guerriers d'action que ceux d'Allemagne, l'étaient
autant d'esprit. L'âme d'Ignace, romanesquement aventurière autant que
patiente et rusée, vivait toujours dans l'ordre. Plusieurs, dans leurs
chambrettes de la maison professe rue Saint-Antoine, créaient des
flottes, des armées sur papier. D'autres, au grand collége de la rue
Saint-Jacques, la verge en main, faisaient la guerre aux hérétiques
absents, sur le dos de leurs écoliers. Rome répondait peu à cette
ardeur guerrière. Sa piètre politique de neveux ne menait pas à
grand'chose. Quand Sixte-Quint lui-même avait pris de si mauvaise
grâce l'invincible _Armada_, que pouvaient espérer ces belliqueux
Jésuites du Barberino Urbain VIII et des neveux Barberini? Richelieu,
au contraire, après le coup de la Rochelle, était exactement l'idéal,
le messie de leur désir, le prêtre militant, le prêtre cavalier,
n'ayant d'aides de camp que des prêtres, et pour arrière-garde et
réserve mettant partout des régiments jésuites. Par lui, ils firent
leur entrée triomphale à La Rochelle, plus tard dans toutes les
villes huguenotes du Languedoc et de Poitou. Il les fourra aux armées
mêmes, «pour donner des remèdes et des bouillons aux soldats.»

Il s'imaginait avoir conquis l'ordre. À tort. Les Jésuites confesseurs
du roi furent presque toujours contre lui. Dans les Jésuites
écrivains, il eut quelques fanatiques, qui l'auraient voulu à tout
prix chef de l'Église de France, légat du pape _à latere_, à vie. Un
ou deux poussèrent si loin cette passion, qu'ils écrivirent que Paris
pouvait avoir un patriarche, aussi bien que Constantinople (1638).

Vers 1629, tous les ordres religieux, moins un (l'Oratoire, créé par
Bérulle), semblaient ralliés au cardinal ministre. Les Carmélites
elles-mêmes, amenées ici et dirigées par Bérulle, à sa mort, prièrent
Richelieu d'être leur protecteur. Il devint en réalité celui des
Bénédictins de Cluny, de Cîteaux, de Saint-Maur; celui des Prémontrés.
Il s'occupait très-spécialement des Mendiants, des Dominicains et des
Carmes, les favorisait fort dans leurs affaires. Plusieurs de ses
meilleurs espions, aux crises décisives, lui furent fournis par ces
deux derniers ordres.

Grande tentation pour un ministre si attaqué, si menacé, à qui les
fonds manquaient pour organiser la police, que de trouver dans tous
ces moines une police officieuse! Partout, leur confessionnal devint
pour Richelieu un vrai trésor d'informations.

Les ordres voyageurs, ceux qui, sous vingt prétextes (mendicité,
prédication, missions, etc.), couraient, rôdaient, vaguaient, étaient
les diverses familles encapuchonnées de saint François, Mineurs,
Minimes, Capucins. En eux, il trouva des agents pour les affaires
extérieures, pour son espionnage d'Espagne, de Méditerranée. Le chef
de cette administration équivoque était le fameux Du Tremblay, le
Capucin Joseph, vieilli dans la diplomatie, homme très-dangereux, qui
servit longtemps Richelieu, mais qui faillit le perdre. Il avait le
goût, le talent de la police; tous les espions lui rendaient compte,
et par son frère, gouverneur de la Bastille, le Capucin avait sous la
main les prisonniers d'État. Sans admettre la part exagérée que ses
biographes lui donnent dans la destinée de Richelieu, il est certain
que Joseph avait contribué à son élévation, et qu'il eut longtemps
sous lui un grand pouvoir. Les apparences pauvres et austères du
Capucin imposaient fort à la simplicité de Louis XIII, qui même lui
confia quelquefois ses petites affaires personnelles. Richelieu, dont
les moeurs furent souvent attaquées, tirait quelque avantage de cette
couleur monastique d'un gouvernement de capucins, et par-devant
l'Europe catholique et surtout près du roi.

Dès 1625, Joseph fut l'auxiliaire de Richelieu, vivant dans son palais
et dans son appartement même. En 1631, il fut tout à fait
sous-ministre, ayant quatre capucins pour chefs des quatre divisions
de son département.

Le curieux, c'est que ce politique avait eu pour vocation primitive
l'idée d'une poétique croisade d'Orient, qu'il fit, du moins en vers,
sous le titre baroque de la _Turciade_. La croisade eût été exécutée
par un nouvel ordre de chevalerie, qui, chemin faisant, eût conquis
l'Allemagne. Toute cette chevalerie aboutit à une simple mission de
Capucins espions, que dirigeait le père Joseph vers l'Orient et dans
tous les pays ennemis de la maison d'Autriche.

Par une alliance bizarre de tendances contradictoires, sous l'homme de
police, il restait du poëte, du rêveur chimérique. Le père Joseph
avait grande confiance dans un fou de génie, le Dominicain de Calabre,
Campanella, qui, tenu vingt-sept ans dans les prisons espagnoles de
Naples, écrivit là sa _Cité du Soleil_, plan de communisme
ecclésiastique. Campanella, élargi en mai 1626, mais toujours en
danger et poursuivi des Espagnols, fut révéré des nôtres comme ennemi
capital de l'Espagne et comme oracle d'une politique nouvelle, plus
hardiment machiavélique que Machiavel. Il se mêlait aussi
d'astrologie. Quand Richelieu fut près de marier Monsieur à
mademoiselle de Montpensier (origine première de la grande fortune des
maisons d'Orléans), il hésitait, sentant qu'un tel colosse de
propriété ferait ombre au trône même et diviserait la France. Le père
Joseph, dit-on, obtint de lui de consulter Campanella, alors à Rome.
Et l'oracle aurait répondu: _Non gustabit imperium in æternum_. Il ne
sera pas roi de toute l'éternité.

Richelieu dit que Campanella lui fit donner en 1631 un avis essentiel
à sa sûreté. Il vint en France en 1635. Il y vécut trois ans dans son
cloître des Jacobins de la rue Saint-Honoré, et y fut visité, consulté
de Richelieu, probablement vers 1638, au moment où le ministre aux
abois sembla près de se jeter dans une politique révolutionnaire.

Mais tout cela est loin encore, et c'est à tort qu'on montre le
cardinal comme déjà entré dans ces idées audacieuses dix ans plus tôt,
en 1628.

Vainqueur de la Rochelle à cette époque, très-vivement adopté des
moines (comptant être légat pour prix de la campagne qui allait sauver
l'Italie), il fut réellement et sincèrement dans une politique
catholique. Le chef qu'il eût voulu à l'Allemagne, c'était le
catholique duc de Bavière, s'il avait pu l'opposer à l'Autriche. Il
fallut deux années pour qu'il se décidât à l'alliance du protestant
Gustave, qui servit de prétexte à Rome pour lui refuser tout. La
politique qu'il suivit ces deux ans, malgré l'éclat de deux pointes
brillantes en Italie, n'aboutit pas. Le Bavarois craignait trop de se
compromettre. Et la prophétie de Gustave-Adolphe finit par se
vérifier: «Vous ne pourrez sauver Mantoue.»



CHAPITRE III

LA FRANCE NE PEUT SAUVER MANTOUE

1629-1630


L'éclipse de la France, pendant deux ans qu'elle passa en maçonnage, à
murer La Rochelle, profita à nos ennemis. Le Danois et la ligue
protestante succombèrent. Le vieux chef héroïque des marches turques,
Bethlem Gabor, mourut bientôt. Leurs meilleurs hommes passèrent, des
deux armées dissoutes, dans l'armée impériale. L'Espagne, notre alliée
menteuse qui daignait nous tromper en 1627, n'en prend même plus la
peine. De concert avec l'Empereur, elle travaille à force ouverte à
déposséder un Français, le duc de Nevers, très-légitime héritier de
Mantoue et du Montferrat.

Petits pays, mais grandes positions militaires. La seconde (et sa
forteresse Casal), une clef des Alpes. La première, je veux dire
Mantoue, la capitale des Gonzague, l'une des plus importantes places
fortes de l'Europe, couvrait à la fois le pape, la Toscane et les
Vénitiens. Le déluge barbare des armées mercenaires qui, d'un moment à
l'autre, pouvait inonder l'Italie, devait d'abord heurter Mantoue,
renverser cette digue. Ajoutez, ce qu'on ne voit guère dans les places
fortes, que celle-ci, sous les Gonzague, profitant de toutes les
ruines, abritant les arts fugitifs, concentrant les chef-d'oeuvres
ainsi que les richesses, était devenue un trésor, un musée; c'était,
avec Venise, le dernier nid de l'Italie.

L'Espagne avait certes le temps et la facilité de prendre Casal et
Mantoue. Richelieu et le roi étaient à la Rochelle. Et qui était au
Louvre en 1628? Qui régnait effectivement? L'intime alliée de
l'Espagne, la reine mère, son conseiller Bérulle, qui voulait qu'on
livrât Casal. Ajoutez la jeune reine espagnole, Anne d'Autriche,
l'_inamorata_ de Buckingham, galante et paresseuse, que ses dames
intrigantes avaient mise partout dans la coalition d'Espagne et
d'Angleterre, de Savoie et Lorraine, en 1627. Les deux reines étaient
pour l'Espagne; si elles n'osaient agir, elles pouvaient paralyser
tout.

Richelieu, sans quitter le siége, ni seconder encore directement le
duc de Nevers, avait favorisé ses efforts personnels. Nevers était
parvenu à lever en France douze mille hommes qu'on lui menait en
Italie (août 1628). Mais le pieux Bérulle, qui rêvait avant tout un
bon accord entre le roi catholique et le roi très-chrétien, craignit
qu'un succès de Nevers ne fâchât trop les Espagnols et n'empêchât la
paix. Il fit écrire par la reine mère à Créqui, gendre et successeur
du roi du Dauphiné (Lesdiguières), de faire manquer l'expédition.
Créqui refusa les vivres et les facilités que Nevers espérait. La
désertion se mit dans cette armée trahie. Elle fut surprise à la
frontière par les Espagnols et le Savoyard, beau-frère de Louis XIII.
Bref, elle rentra, se débanda. Richelieu n'y put rien. La Rochelle le
tint jusqu'en novembre. Tout fut remis à l'autre année.

Ainsi Marie de Médicis donna une armée à l'Espagne pour écraser la
France en Italie.

Richelieu, revenu si fort, fut prié par le roi de rester au pouvoir;
la reine mère ne souffla mot. Elle attendit qu'il fût aux prises en
Italie pour agir encore par derrière. Il l'avait bien prévu, compris
qu'on empêcherait tout, s'il n'emmenait le roi avec lui. Il l'enleva,
pour ainsi dire, le 4 janvier 1629, en plein hiver, l'enleva seul,
sans souffrir que personne l'accompagnât, pas un courtisan, pas un
conseiller qui pût lui travailler l'esprit.

Il remettait beaucoup à la fortune. La peste était sur toute la route;
le froid très-vif. Si ce roi, de santé si faible, tombait malade,
quelle responsabilité! Ajoutez que l'argent manquait. Il n'avait que
deux cent mille francs qu'il envoya de Paris. Est-ce avec cela qu'on
nourrit une armée? Toute sa richesse était le roi. Il supposait que la
présence du roi, son danger personnel à passer les Alpes en hiver,
arracheraient des provinces voisines les secours nécessaires. Créqui
en Dauphiné, Guise en Provence, devaient tout préparer: Créqui aider
le passage des monts, Guise amener la flotte. Il y eut entre eux une
entente admirable pour ne rien faire, pour obéir, non pas au roi, mais
à sa mère, c'est-à-dire à l'Espagne. Les intendants n'agirent pas
davantage. Le parlement de Dauphiné mit ce qu'il put d'obstacles aux
approvisionnements. Point de vivres, point de mulets, point de canons,
point de munitions. Chaque soldat n'avait que six coups à tirer. Et
Richelieu persévéra. Il ramassa le peu qu'il put de vivres, et se
présenta au passage. Il avait deviné d'un sens juste et hardi que le
Savoyard prendrait peur et qu'il n'y aurait rien de sérieux.

Le fourbe croyait nous amuser. Il était pour nous, disait-il, mais il
lui fallait du temps pour se dégager des Espagnols. Ce temps, il
l'employait à élever des barricades à Suse, de fortes barricades,
large fossé, gros mur. Derrière, trois mille hommes, bien armés. Une
saison encore très-mauvaise; partout la neige (6 mars 1629). On
attaqua gaillardement de face; et, ce qui fit plus d'effet, c'est que
les Savoyards virent derrière eux les pics couverts de montagnards
français.

Cela finit tout, et le roi passa. Il envoya dire poliment au duc, son
bon parent, qu'il avait été désolé de le battre, qu'il ne demandait
que de passer, d'avoir des vivres en payant, de pouvoir ravitailler
Casal. Ce qui se fit en effet.

L'affaire surprit l'Europe et fit honneur au roi, qui, de sa personne
et en cette saison, avait frappé ce coup, tandis qu'aucun roi (moins
un, Gustave) ne sortait de son repos. L'empereur et le roi d'Espagne,
par exemple, qui guerroyaient toujours, partout et si cruellement, ne
bougeaient de leur prie-dieu.

L'effet moral aurait été très-grand si le roi avait pu rester en
Italie. Mais il n'y laissa que cinq mille hommes, et en sortit. Ce
furent, au contraire, les impériaux qui y entrèrent à ce moment (24
mai 1629). Ces bandes barbares tant redoutées, contre lesquelles le
pape nous avait appelés d'avance, ce fut, tout au contraire, notre
courte apparition de six semaines qui accéléra leur invasion. Ils
saisirent les Grisons, les passages essentiels qui liaient les États
autrichiens avec le Milanais des Espagnols.

Le roi était rentré en France, dès le 28 avril, pour achever la guerre
protestante. On concentra cinquante mille hommes autour de Rohan aux
abois, qui n'en avait pas douze mille, et qui tomba (3 mai 1629) à
l'expédient misérable, criminel, inutile, de conclure avec l'Espagne
un traité d'argent qu'on ne paya point. Les victoires de l'armée
royale se bornèrent au massacre de la garnison de Privas, qui offrait
de se rendre, et qu'on égorgea. Des bourgeois mêmes, bon nombre furent
pendus, tous dépouillés, leurs biens confisqués. Cet exemple barbare
eût été répété sur d'autres villes si l'affaire d'Italie, plus
brouillée que jamais, n'eût donné hâte de finir la guerre. Elle fut
conclue le 24 juin 1629, sous la condition de démanteler toutes les
villes protestantes.

Richelieu, en quittant le Languedoc, recommanda la modération. Mais en
même temps il établit partout d'ardents convertisseurs qui suivirent
bien peu ce conseil, des Jésuites surtout, des Capucins. Cette paix
victorieuse, ces fondations de missions, le firent à ce moment l'idole
du parti. Les évêques (une fois il en eut jusqu'à douze) venaient sur
toute la route lui faire leur cour, et reconnaître leur chef et le
futur légat.

Tout cela n'empêchait pas les impériaux de réussir en Italie. En
Allemagne, la situation était chaque jour plus effrayante. Le Danois
n'avait eu la paix qu'en sacrifiant honteusement ses alliés; notre
envoyé n'y vint que pour être témoin de ce traité qui désarmait
l'Allemagne. Richelieu se moque de nous en prétendant que ce fut le
roi de France qui eut l'_honneur_ de cette honte.

On sent ici, comme partout, que ce lent, lourd, prolixe échafaudage de
sagesse diplomatique qui caractérise ses Mémoires, comme tant d'autres
monuments de ce siècle bavard, n'a rien de sérieux. Un hasard immense
plane sur les choses.

Il obscurcit, à force de paroles, des faits très-simples qui sautent
aux yeux et dominent tout.

Waldstein grossissait d'heure en heure et ne pouvait plus s'arrêter.
Du Danois détruit, du Hongrois fini, d'immenses recrues lui étaient
venues, et plus qu'il ne pouvait en nourrir. Son armée, pleine
d'armées, allait crever. Pour allégement, on avait envoyé un corps en
Italie, on en prêtait un à la Pologne, et on faisait sans cesse filer
des troupes sur le Rhin. La grosse masse restait vers la Baltique,
comme une baleine énorme sur le rivage. Mais cette situation ne
pouvait pas se prolonger. En mangeant un pays mangé, on ne trouvait
plus rien. Et le grand marchand d'hommes allait être forcé d'être un
conquérant, ou de périr. Cette superbe comédie d'un esprit ou d'un
diable, invisible et muet, dans ce camp silencieux, il fallait qu'elle
finît. Il était resté deux ans sans rien faire qu'un siége qui manqua
(Stralsund). Il avait eu le temps d'étudier à fond la _Grande Ourse_,
les étoiles du Nord. La faim, irrémissiblement, allait le tirer de sa
contemplation, et, quoiqu'on dît qu'il voulait passer la Baltique, il
n'aurait trouvé là-bas rien à manger que rocs et neiges, il eût fallu
toujours qu'après une pointe en Suède, il retombât sur les pays qui
pouvaient le nourrir, sur le Rhin, sur les riches villes impériales,
sur Strasbourg et le gras évêché de Metz qui le menait en France. Un
fou brillant, le duc de Lorraine (à qui nos reines envoyèrent un
bonnet de fou), épris de la vie d'aventures, appelait le fléau sur son
pays. Et les scélérats étourdis qui menaient Monsieur, frère du roi,
l'avaient mis en rapport de lettres avec Waldstein lui-même, jouant au
jeu horrible de ramener en France, dans les champs de Châlons, cette
armée d'Attila.

Que faisait la France pendant que les bandes allemandes occupaient
Worms, Francfort, la Souabe, puis les environs de Strasbourg, puis
même un fort dans l'évêché de Metz? La France désarmait. Richelieu, en
août 1629, licencie trente régiments, faute d'argent apparemment.

Il s'indigne de la démarche qu'on fit faire au roi près de l'Empereur,
pour obtenir de sa bonne grâce l'investiture de Mantoue. Mais cette
démarche n'était-elle pas conséquente, au moment où l'on désarmait?

Qu'arriva-t-il? L'effet du _Pas de Suse_ se trouva tellement perdu,
que l'Empereur exigea que le roi, avant de savoir sa sentence, quittât
l'enjeu d'abord, livrât ce qu'il tenait, Casal. Et, d'autre part, ceux
qui voyaient nos misérables variations, qui voyaient Richelieu occupé
de sa guerre intérieure contre sa vieille amante, Marie de Médicis,
occupé d'apaiser Monsieur à force d'argent, enfin, le pauvre roi
pleurant à chaudes larmes entre son ministre et sa mère, ceux, dis-je,
qui voyaient ce tableau d'intérieur, n'avaient garde de s'avancer pour
nous, pour être abandonnés demain. L'Italie n'osa rien. Le pape n'osa
rien. La Bavière n'osa rien. Et pas même les Suisses, pour protéger
leurs propres membres, les Grisons. Qui donc ralentissait les barbares
en Italie? La peste seule.

Je dis les barbares, et non les impériaux. Car, avec leur drapeau
impérial, ces bons alliés et cousins de l'Espagne s'en allèrent tout
droit piller la terre d'Espagne, le Milanais. De là, méthodiquement,
ils devaient manger les États vénitiens, le Mantouan, s'assouvir sur
Mantoue. Le duc et Venise, notre pauvre unique alliée, agonisaient de
peur, et demandaient au roi du moins une parole, la promesse qu'il les
défendrait. Le roi ne disait mot.

Richelieu prétend avoir pris de grandes précautions, mais quelles? 1º
_Menacer la Savoie_ pour qu'elle menaçât l'Espagne. Mais l'Espagne
n'eût pu arrêter les barbares; 2º _Pousser la Bavière_ à organiser
contre l'Empereur une résistance catholique. Mais qu'eût fait
l'Empereur? Il n'eût pu arrêter ni Waldstein vers la France, ni les
brigands qui allaient à Mantoue; 3º _Ménager la paix au Suédois et le
mettre en état d'agir_. La Hollande y travaillait aussi, et une
victoire de Gustave sur les Polonais y fit plus que nos négociations.
Une trêve fut signée le 15 septembre 1629. Gustave put, dès lors,
songer à intervenir dans les affaires d'Allemagne. Ses préparatifs
prirent _huit mois_ (jusqu'en juin 1630). Et, pour _huit mois encore_,
il n'agit qu'au bord de la Baltique. Donc, les impériaux eurent plus
d'un an pour inonder la France, saccager l'Italie.

Quelles forces avait la France? Six régiments de recrues en Champagne
(8,000 hommes), et neuf (12,000) de vieux soldats que Richelieu mena
aux Alpes.

Waldstein avait 160,000 hommes, les plus aguerris du monde; et cela
seulement sous sa main. Mais toutes les bandes campées sur le Rhin,
même en Pologne, même en Italie, lui seraient venues à coup sûr, s'il
eût signalé une grosse proie, comme la France à ravager, le pillage de
Paris.

Aussi, cette fois, le roi resta au nord, et Richelieu, nommé son
lieutenant, alla, connétable en soutane et généralissime, frapper
encore un petit coup aux Alpes. Il en était comme dans ces éducations
de prince où, chaque fois que le prince manquait, on fouettait son
camarade. Si l'Espagne ou l'Empereur agissaient mal en Italie, on
fouettait le Savoyard qu'on avait sous la main. On se gardait bien
d'aller chercher en plaine des batailles de Pavie.

Richelieu improvisa encore l'hiver cette campagne avec une activité,
une vigueur admirables. Il y était intéressé.

S'il eût pu cette fois, par quelque moyen indirect, et sans quitter
les Alpes, faire rétrograder les barbares, le pape lui eût sans doute
(il l'espérait, du moins) donné ce titre bienheureux de légat à vie,
qui l'eût fait roi de l'église de France, et consolidé, éternisé dans
les ministères. Aussi, son premier soin, en décembre, avant le départ,
fut de forcer Richer, le célèbre doyen de l'Université, à se soumettre
au pape et renier sa foi gallicane. Il était fort âgé. Le père Joseph
alla, dit-on, pour terroriser le pauvre homme, jusqu'à la comédie de
montrer des poignards, de dire qu'il fallait signer ou mourir.

Richelieu emmenait, comme hommes d'exécution, des généraux qu'il
croyait sûrs, Montmorency, Schomberg. Comme le vieux duc de Savoie,
notre parent et ennemi, était toujours la pierre d'achoppement, le
cardinal avait imaginé d'abréger tout en le prenant au corps, le
faisant enlever dans sa villa de Rivoli. L'affaire manqua par la
chevalerie de Montmorency, qui devait faire le coup et qui avertit le
duc. Alors on fit des siéges, on prit Pignerol, et, plus tard,
Saluces, deux bonnes petites places. Mais on ne put entrer bien loin
dans l'Italie.

Ce n'était pas ces petits succès-là qui pouvaient sauver Mantoue, et
l'honneur de la France. Nos ennemis étaient aidés admirablement par la
ligue des trois reines, de France et d'Angleterre. Henriette, de plus
en plus maîtresse de Charles Ier, le livrait à l'Espagne, lui faisait
demander la paix aux Espagnols, dès lors d'autant plus fiers et plus
insolents pour la France. Au Louvre, Marie de Médicis avait repris son
fils, et, lorsque Richelieu obtint que le roi viendrait à l'armée,
Marie et Anne d'Autriche le suivirent, s'établirent à Lyon pour
ralentir et paralyser la guerre.

Le prétexte des reines était très-bon. Elles craignaient pour la vie
du roi. Une peste épouvantable avait éclaté en Italie (celle que
Mansoni peint dans les _Promesi Sposi_). Elles priaient, suppliaient
le médecin Bouvard de garder son malade contre Richelieu qui
l'entraînait. Louis XIII poussa à Chambéry, à Saint-Jean-de-Maurienne;
la Savoie fut prise, comme toujours. Mais tout cela ne sauvait pas
l'Italie. Les reines et le conseil, leur homme, le garde des sceaux
Marillac, vieux dévot, amoureux, qui traduisait l'_Imitation_ et
couchait avec la Fargis (la confidente d'Anne d'Autriche), toute cette
cour travailla si bien, que le roi revint de Savoie. On lui rappela le
danger de la Champagne, danger fort diminué pourtant, Gustave ayant
débarqué le 20 juin en Allemagne et inquiétant les impériaux.
N'importe, avec cela, on fit traîner les choses. L'armée du roi ne
passa en Italie que le 6 juillet, trop tard pour y rien faire de
grand, assez tôt pour apprendre la prise de Mantoue (18 juillet 1630).

Richelieu rejette sur Venise la faute du honteux et horrible
événement. Cependant, par deux fois, elle avait ravitaillé la ville
assiégée. Mais qu'était-ce que Venise alors? et comment lui
reproche-t-on de n'avoir pu ce que le Roi de France lui-même ne
pouvait? Il y avait fait passer furtivement trois cents hommes. Voilà
un beau secours! Il est évident qu'au milieu de la peste et de tant de
misères les nôtres se serrèrent aux Alpes, et n'allèrent pas voir au
visage les vieux soldats, les brigands redoutables, qui tenaient
Mantoue à la gorge. Les Vénitiens y allèrent, furent battus. C'était
le sort des Italiens. Leurs Spinola, leurs Piccolomini, leurs
Montecuculli, firent, en ce siècle, la gloire des armées étrangères.
Mais, en Italie même, ils ne pouvaient plus rien, sur cette terre de
désorganisation et de désespoir.

Il y avait quinze mois que les brigands avaient pris possession de
l'Italie, qu'ils mangeaient en long et en large, sans distinction
d'amis ou d'ennemis. Ils avaient désolé les Alpes des Grisons et la
Valteline, cruellement écorché au passage le Milanais, les États
Vénitiens; et alors ils étaient à sucer lentement l'infortuné pays de
Mantoue, la campagne de Virgile. Altringer et Gallas, deux chefs de
partisans, savants maîtres en ruines, qui déjà avaient longuement
pillé l'Allemagne, appliquaient leurs arts effroyables aux populations
plus désarmées encore de l'Italie. Le paysan endura tout; les
pillages, les coups et les hontes, et souvent la mort par dessus, pour
une larme ou pour un soupir. Le grand vengeur des guerres, la peste,
impartiale, était venue ensuite, fauchant et les uns et les autres,
les tyrans, les victimes. Le camp barbare se dépeuplait, et, d'autre
part, Mantoue perdit vingt-cinq mille âmes. Les vivres n'y manquaient
plus pour une population tant diminuée. La peste avait fait
l'abondance. Mais, en revanche, il y avait peu, bien peu de soldats
pour garder son enceinte immense. Le lac couvrait, il est vrai, la
ville, et ses longues chaussées étroites où l'on n'arrive qu'un à un.
Mais, le 17 juillet 1630, les assiégeants, apprenant que notre armée,
le 6, était enfin en Italie, voyant le roi derrière et croyant (bien
à tort) que ce nouveau François Ier irait en plaine se joindre aux
Vénitiens, sortirent de leur torpeur; ils quittèrent leur camp, un
cimetière, pour attaquer l'autre cimetière, qui était la ville. La
nuit, par une belle lune, ils passent en barques, attaquent sur un
point, en surprennent un autre, mal gardé. Le duc de Mantoue capitule,
se sauve, lui et sa fille, laisse son peuple.

Y avait-il un peuple encore? Trop nombreux malheureusement. Si les
rues paraissaient désertes, c'est que les familles malades, ou dans
l'agonie de la peur, s'étaient blotties aux greniers ou aux caves,
dans les coins des palais. Les brigands surent bien les trouver. On
fit la chasse aux hommes. Les pauvres, généralement, avaient déjà
échappé par la mort. Ce furent les riches, les nobles, des gens
heureux longtemps, d'autant plus vulnérables, qui endurèrent le long
supplice. La molle délicatesse de l'Italie, les hommes de l'_Aminte_
et du _Pastor fido_, les princesses du Tasse, s'évanouirent devant la
face atroce d'un rustre roux, endurci vingt ans à tuer. Que dire à ces
bourreaux? Les madones vivantes furent aussi maltraitées que celles
des musées que ces stupides jouèrent à mettre en pièces, au lieu d'en
tirer des millions. La religion ne sauva rien. Les églises furent
violées. Tout cela sous le drapeau catholique de l'Empereur, qui avait
épousé une princesse de Mantoue.

Une singularité d'horreur qui ne s'est vue nulle part, c'est que cela
ne se passa pas sur une ville résistante, ni même sur une ville
vivante, mais sur la population dispersée, gisante, immobile, d'une
capitale demi-déserte. Tout se fit en grande paix, dans le calme et le
silence, sauf quelques cris de femmes ou ceux du patient qu'on
_chauffait_ pour qu'il dît où était son argent. Ils eurent toute
sécurité et tout le temps, trois longs jours, trois affreuses nuits,
pour torturer lentement, outrager à loisir. Et, quand on croyait avoir
épuisé tout, d'autres venaient, bourreaux tout neufs, pour recommencer
de plus belle. Ils ne respectèrent rien, pas même la peste, et
désespérèrent les mourantes, au risque de mourir demain.



CHAPITRE IV

LUTTE DE RICHELIEU CONTRE LES DEUX REINES[6]

         [Note 6: La sécheresse des Mémoires est ici surprenante.
         Richelieu court comme sur du feu. Bassompierre, Brienne,
         Mareuil, Gaston, donnent quelques détails accessoires,
         extérieurs, et point du tout le fond. Nul moyen de comprendre
         la _crise de Lyon_ ni la _journée des dupes_. Après cette
         journée (10 novembre 1630), on tire le rideau, on fait
         semblant de croire qu'elle finit tout, et l'on ne dit plus
         _rien pendant cinq mois_, sauf la fuite de Gaston et le
         traité de Suède. Ce traité sert de remplissage; on le place
         en janvier, quoiqu'il n'ait été alors que rédigé, projeté; il
         ne fut conclu qu'en avril. Ce silence de cinq mois, d'_une
         demi-année presque_, est évidemment convenu. C'est un mystère
         d'État.

         Par un arrangement tacite, chacun a mieux aimé éluder,
         esquiver. Cela rend curieux. Mais, très-probablement, ce sont
         choses terribles et périlleuses.

         Richelieu cependant avait la mauvaise habitude d'écrire,
         d'écrire toujours. Il ne rédigeait pas tous les soirs
         exactement, comme Mazarin, une note des faits de la journée.
         Il s'est fié généralement à la grosse compilation de ses
         Mémoires qu'il faisait faire. Mais, pour cette période si
         grave dont ses Mémoires parlent à peine, il ne s'est fié qu'à
         lui-même. Un terrible petit journal, écrit par lui, en est
         resté. Il a été publié en 1649.

         Comment cette pièce fut-elle déterrée, publiée? Je suppose
         qu'au moment où Condé se brouilla avec la cour, à la fin de
         1649, et se lia intimement avec l'héritier de Richelieu (en
         le mariant), qu'à ce moment, dis-je, Condé reçut de ce jeune
         duc le redoutable manuscrit de famille, et le lança dans le
         public par les imprimeurs hardis de la Fronde.

         Son authenticité ne peut pas être contestée. 1º Quoique ce
         soient de simples notes sèches et brèves, parfois obscures,
         quand on a beaucoup lu Richelieu, il est impossible de l'y
         méconnaître. Les faiseurs de la Fronde eussent fait un livre
         piquant; mais, entre eux tous, ils eussent travaillé des
         années sans rien faire qui, de près ou de loin, rappelât ce
         terrible petit livre.--2º C'est un _memento_ personnel,
         extraordinairement sérieux, d'un homme d'action qui se parle
         à lui seul; il est si occupé du fond, si inattentif à la
         forme, qu'il en oublie la grammaire; souvent il commence par
         la première personne, il dit _je_, puis il continue par la
         troisième, et dit _le cardinal_.--3º Les rapports d'espions
         et de gens gagnés qui lui révèlent les détails d'intérieur
         font penser aux pièces de police qu'on trouva au 9 thermidor
         chez Robespierre. Mais ce qui ajoute aux révélations
         qu'obtient Richelieu un caractère bien plus naïf, inimitable
         et impossible à feindre, ce sont les mots imprudents de la
         reine, ses échappées colères, ses petites bouderies, les
         faiblesses, les violences par lesquelles elle se perdait.--4º
         Non-seulement les faits dominants y sont fortement indiqués,
         mais on y trouve marquées de légères nuances, peu importantes
         pour le résultat total de l'histoire, fort importantes pour
         la critique qui y sent le détail vivant et le trait précis de
         la vérité (par exemple, la malveillance que les reines,
         liguées contre Richelieu, gardaient l'une pour l'autre, p. 34
         de l'éd. des _Archives cur._, t. V).--5º Enfin, ce qui est
         bien plus décisif que tout détail, c'est la force avec
         laquelle cette pièce essentielle vient juste s'encastrer dans
         la lacune, et s'adapter par tous ses angles aux angles précis
         du lieu vide, lequel, si vous ne l'y mettez, restera comme un
         trou impossible à combler, et, bien plus, une énigme
         irrémédiablement obscure.

         Maintenant la reine avorta-t-elle réellement, comme les
         médecins et les femmes de la reine le dirent à Richelieu, ou
         l'enfant vécut-il? Dans cette dernière hypothèse, il faudrait
         faire remonter bien plus haut le commencement de la
         grossesse. Cet _aîné_ de Louis XIV aurait pu être alors le
         fameux _Masque de fer_. L'histoire de celui-ci restera
         probablement à jamais obscure. Des écrivains, du reste fort
         légers, de peu d'autorité (Delort, Madame de Campan, etc.),
         en ont parlé, je crois, pour l'obscurcir et pour donner le
         change. On en pensera ce qu'on voudra. Mais on ne me fera pas
         croire aisément qu'on eût pris des précautions tellement
         extraordinaires, qu'on eût gardé à ce point le secret
         (toujours transmis du roi au roi, et à nul autre) si le
         prisonnier n'avait été qu'un agent du duc de Mantoue! Cela
         est insoutenable. Si Louis XVI dit à Marie-Antoinette qu'on
         n'en savait rien, c'est que, la connaissant bien, il se
         souciait peu d'envoyer ce secret à Vienne.--Il est même
         douteux que, si le prisonnier eût été, comme d'autres
         pensent, un _cadet_ de Louis XIV, un fils de la Reine et de
         Mazarin, les rois qui succédèrent eussent gardé si bien le
         secret; mais très-probablement l'enfant fut un aîné, et sa
         naissance obscurcissait la question (capitale pour eux) de
         savoir si Louis XIV, leur auteur, avait régné légitimement.]

Juillet-Octobre 1630


Richelieu, trop évidemment, dans l'Europe catholique et le monde des
honnêtes gens, seul, était l'ennemi. Sans lui, tout était paix
profonde, ou du moins on ne demandait qu'à se réconcilier. C'est ce
que le duc de Savoie fit dire au Roi. C'est ce qu'insinuait le pape,
devenu le compère des Espagnols et de l'Empereur, depuis leur horrible
succès de Mantoue. C'est, enfin, ce que vint dire à Louis XIII
l'envoyé des deux reines, Valençay, un homme très-brave, fort bien
choisi pour un conseil de lâcheté.

Tous étaient pour la paix. Thoiras, qui défendait Casal, disait qu'il
ne pouvait plus tenir. Nos généraux, d'Effiat, Montmorency, sauf un
brillant combat, ne purent et ne firent rien. D'Effiat était malade,
Montmorency était, disait-il, ruiné. Il eût voulu devenir connétable.
Mais, s'il le devenait, Créqui, le roi du Dauphiné, eût brisé son
épée. D'autre part, Guise était en pleine guerre, avec Richelieu pour
son amirauté de Provence, Bellegarde pour un droit qu'il prétendait
comme gouverneur de Bourgogne, etc. Toutes ces plaintes, ces disputes,
ce procès général, entre la cour et Richelieu, retentissaient au roi
dans cette triste solitude des montagnes, et il en était accablé. Une
forte tête, un homme bien portant, eût succombé; combien plus Louis
XIII!

Il faut ici avoir pitié de lui, et dire ce qu'il était.

Plusieurs de ses très-bons portraits (surtout celui de Philippe de
Champagne à Fontainebleau) le montrent au vrai, une longue figure de
teint très-brun, à moustaches noires. Rien d'Henri IV, rien de Marie
de Médicis. Les Espagnols, à son avénement, disaient que ce faux Louis
était fils d'un des Orsini. Quoi qu'il en soit, il avait tous les
goûts d'un prince italien de la décadence, bon musicien et même
compositeur passable, peintre, réussissant dans je ne sais combien de
petits arts et de métiers. La prodigieuse idolâtrie de la royauté et
de lui-même, où on l'éleva pouvait en faire un vrai tyran. Il n'avait
pas beaucoup de coeur, était sec, dur, parfois cruel. Petitement
dévot, sans tomber cependant à l'idiotisme des rois espagnols ni de
Ferdinand II, le terrible mannequin des Jésuites, Louis XIII avait une
conscience, n'était pas insensible à l'idée du devoir. Sa gloire de
roi, l'_honneur de la couronne_ et l'honneur de la France se
confondaient dans son esprit. Richelieu tira parti de cela
admirablement, et de son vice, lui fit plusieurs vertus.

Le malheur était qu'on ne pouvait compter sur rien avec une créature
si maladive, qui déjà trois ou quatre fois avait touché à la mort, que
l'ennui consumait, que les soucis minaient, que les médecins
ruinaient, exterminaient, par la médecine du temps, implacablement
purgative, acharnée à chasser cette humeur noire, qui était sa vie
même; chassée, elle eût emporté tout.

Le premier médecin, Bouvart, de dévotion toute espagnole et vivant aux
églises, l'homme des reines, leur organe, ordonna le retour à Lyon (7
août), l'oubli des pensées de la guerre. À quoi les reines ajoutèrent
de vives prières pour que le malade se réconciliât avec ses bons
parents, l'Espagnol et le Savoyard, avec l'Empereur. Quoi de plus
chrétien? Les rois de l'Europe, en réalité, sont une famille. On le
fit consentir à une trêve qui, le 1er septembre, devait livrer Casal
aux Espagnols. Les Français n'y gardaient qu'un fort, qu'encore ils
devaient livrer du 15 au 31 octobre s'ils ne recevaient secours.

Le roi promit de plus à sa mère, à sa femme, qu'il chasserait
Richelieu, mais seulement «après la paix.» Brulart et le père Joseph
la négociaient à Ratisbonne.

Richelieu, arrivant à Lyon, trouva la situation toute gâtée et malade
autant que le roi. Le roi était encore debout; mais il avait si
mauvaise mine, qu'on voyait qu'il allait tomber. Le bon courtisan
Bassompierre, homme de la reine mère, Guise, Longueville, le vieux
duc d'Épernon, ne perdirent pas de temps pour s'assurer du roi.
Lequel? Celui qui était à Paris, le frère de Louis XIII. Le roi de
Lyon déjà ne comptait plus.

Ils saluèrent la royauté nouvelle, prirent les ordres de Monsieur pour
l'arrestation de Richelieu. Les dames eussent voulu davantage. La
soeur de Guise (princesse de Conti) eût préféré sa mort, et elle fit
acheter des poignards. Les Espagnols y avaient toujours songé. Et
Campanella en avait fait avertir Richelieu. La reine Anne d'Autriche
n'y répugnait pas trop. Elle disait seulement: «Il est prêtre.»

Dans ses Mémoires, tout politiques, Richelieu couvre tout cela de
respect, de silence. Il ménage les deux reines, ménage les princes
étrangers. Mais, dans le petit journal, écrit par lui, pour lui,
chaque soir, et qui donne une mention des avis, des rapports
d'espions, de toutes les informations qui lui venaient, on y voit bien
plus clair. Ces témoignages, du reste, sont pour la plupart confirmés
par tous les mémoires, actes et lettres publiés depuis.

Or, voici le dessous des cartes. L'intrigue et la guerre politique
couvraient une guerre de femmes.

Richelieu avait été l'amant de Marie de Médicis, plus âgée de vingt
ans. Et il ne l'était plus. Ses ennemis ont fait mille contes
ridicules sur le libertinage de cet homme si occupé, si maladif, si
espionné, observé spécialement par un roi très-sévère.

Dans la vérité, Richelieu avait alors une vie sombre et prudente,
très-réservée. Comme tant d'autres ecclésiastiques, il ne se fiait
qu'à une parente, une espèce de fille adoptive, sa nièce, madame de
Combalet, qui tenait sa maison et avait soin de lui. C'était une
jeune femme, jolie, modeste, austère. Quand elle avait eu le bonheur
d'être quitte d'un fort pauvre mari, pour ne plus y être reprise, elle
fit voeu de se faire Carmélite, s'habilla comme à cinquante ans, prit
une robe d'étamine et ne montra plus ses cheveux. Seulement, comme son
oncle aimait fort les bouquets, elle ne manquait guère, en l'allant
voir, d'avoir des fleurs au sein.

Tout était singulier dans cette jeune femme. On la disait malade
secrètement. Nul galant. Mais elle avait un grand attrait. Des dames
en étaient éprises et folles, jusqu'à quitter mari, famille et tout,
pour s'établir chez elle, la soigner et faire ses affaires. Pour elle,
elle semblait uniquement occupée de son oncle, qui eut longtemps la
prudence de ne point lui faire de dons excessifs. Ce ne fut que peu
avant sa mort qu'il fit tout d'un coup sa fortune, la fit duchesse
d'Aiguillon.

Il l'aimait fort. En 1626, quand la mort de Chalais exaspéra la cour,
on pinça Richelieu à cet endroit sensible. On fit scrupule à sa nièce
de vivre avec ce damné prêtre, cet homme de sang. Elle eut honte, elle
eut peur, renouvela son voeu. Le cardinal, troublé, consulta et
s'enquit si le voeu était valable. Ses docteurs lui répondirent: Non.
Mais elle n'était pas plus tranquille, elle voulait se mettre au
couvent. L'oncle n'y sut remède que dans une étrange démarche. Quoique
fort mal avec le pape alors, il chargea notre ambassadeur d'obtenir de
Sa Sainteté un bref qui interdît le couvent à sa nièce. Elle n'en
garda pas moins à la cour, où elle était dame de la reine mère, une
tenue de Carmélite, toujours fort sérieuse et ne levant jamais les
yeux.

Les reines la haïssaient, et pour son oncle, et comme espion, enfin
comme contraste à leur vie et reproche muet. Elles l'abreuvaient de
fiel et la mortifiaient tout le jour.

Une autre Carmélite régnait, fleurissait à la cour, madame Du Fargis,
née Rochepot, qui avait été trois ans au couvent de la rue
Saint-Jacques, mais, il est vrai, sans faire de voeu. Elle s'était
liée (là sans doute) avec la nièce du ministre, quoique connue déjà
par maints scandales. On lui fit épouser ce Du Fargis, notre
ambassadeur en Espagne, qui y signa la paix contre ses instructions,
en 1626. Quand on chassa les dames complaisantes qui, au Louvre et
ailleurs, avaient si mal gardé la jeune reine contre Buckingham, on
leur substitua la Fargis, plus complaisante encore et bien plus
dangereuse. Elle était jolie, ardente, effrontée, tout à fait propre à
aguerrir la reine par ses exemples. Agent de l'Espagne, elle lui
faisait des amis de tous ses amants. C'était Créqui, c'était Cramail,
c'était le vieux garde des sceaux, etc. Tel était, dans l'absence de
la Chevreuse, le Mentor de la jeune reine.

La vieille reine, non moins honteusement, était menée par un Provençal
d'Arles, un musicien aventurier, qui, pour mieux gouverner la dame,
s'était fait médecin, et, pour l'assotir tout à fait, étudiait en
astrologie. Dans le petit journal de Richelieu, on voit toute
l'importance du docteur. Le rival du grand homme, son antagoniste en
Europe, ce n'est pas Spinola, ni Waldstein, ni Olivarès. C'est
Vaultier. La reine mère crie et pleure pour Vaultier. La question
suprême est de savoir si Vaultier remplacera Richelieu, d'abord dans
la maison de la reine mère, puis dans l'État, dans le gouvernement.

Le roi s'alita le 22 septembre, et le 30 fut à la mort. Au dedans, au
dehors, on agit vivement. On écrivit en Bretagne, en Bourgogne, pour
que des deux bouts de la France il y eût explosion contre Richelieu.
On écrivit au prince de Condé qu'il se hâtât de quitter celui que tous
quittaient et qui allait périr.

Voyons un peu chez le roi comment les choses se passent. Du 20 au 30,
ce fut le plus grand trouble. La médecine la plus violente, les
remèdes les plus héroïques ne pouvaient guérir Louis XIII. Il allait à
la selle quarante fois par jour et rendait le sang pur. L'intrépide
Bouvart était à bout et consterné. Saignée sur saignée, médecine sur
médecine, rien n'y faisait. La maladie semblait, malignement moqueuse,
augmenter d'heure en heure pour humilier la Faculté.

C'était un spectacle lamentable de voir ce moribond, tant de selles,
tant de sang. La cour était fort mal logée, et l'étiquette au diable.
Chacun entrait, venait, voyait. Tel priait, tel pleurait. Le 1er
octobre, il y eut grande scène. Le roi mourant communia et demanda
pardon à tout le monde.

C'est de ce mot chrétien que Brienne voudrait abuser pour nous faire
croire que le roi fit satisfaction à sa femme. Et il ajoute, comme un
sot, que le mourant même promit de se guider _par ses conseils_!...
Conseils d'une telle étourdie, si compromise et le jouet visible de
son entourage éhonté!

Tous les autres témoins nous disent le contraire. Ils attestent que
le malade était plus défiant que jamais, qu'il démêlait très-bien
l'intérêt qu'on avait à sa mort. À ce point, qu'il refusait tout, sauf
ce qu'il recevait directement de la main de son premier valet de
chambre, un bon homme allemand, Béringhen.

Ce Béringhen devenait extrêmement important. Et, si quelqu'un pouvait
_in extremis_ tirer quelque chose de la main mourante, vraisemblablement
c'était lui. Ni le confesseur Suffren, ni le médecin Bouvart,
n'exerçaient d'ascendant.

Monsieur croyait succéder à coup sûr. Cependant un homme plusieurs
fois gracié, noté en des actes publics comme lié aux ennemis de
l'État, aurait été aisément contesté, spécialement de Richelieu, sûr
de périr si Monsieur était roi.

Une autre personne craignait cet avénement: c'était la jeune reine,
jadis bien avec Monsieur, alors mal, parce que le prince rieur et ses
bouffons s'égayaient sur les petites aventures de la reine et ses
fausses couches. Que n'était-elle enceinte! Elle eût été régente, et
Monsieur était écarté! Mais, si elle ne l'était pas, il ne lui restait
qu'à épouser cet homme méprisé, et qui riait d'elle tout le jour.
C'était le plan de la reine mère, laquelle comptait bien gouverner. La
reine Anne serait restée dépendante et petite fille.

On dit qu'une chose violemment voulue et désirée se réalise, qu'un
véhément désir parfois crée son objet. J'ignore ce qui en est. Ce qui
me semble sûr, c'est que la reine, qui avait tant d'intérêt à être
grosse, le devint en effet.

Elle ne le déclara point. Mais, quatre mois après, la chose étant
visible pour tous, le confident médecin Bouvart n'osa le nier. Elle
avorta en mars 1631, par un moyen artificiel, comme on verra, et
probablement à six mois.

Le roi l'avait quittée en mai 1630; il la revit à la fin d'août, étant
déjà malade et en pleine fièvre. Ils se réconcilièrent le jour où il
crut mourir, se brouillèrent encore, restèrent brouillés. Je ne vois
pas quand il put être père.

N'importe. Qu'elle fut grosse au jour de la mort, elle était sauvée.
Elle restait reine régente, ou du moins présidant le conseil de
régence. Elle subordonnait la reine mère et Monsieur, qui n'était plus
que son premier sujet.

Il suffisait pour cela que le roi, s'il testait en forme ordinaire,
tout en reconnaissant son frère, laissât ajouter la petite réserve
naturelle, qui était de _style_, quand le mourant était un homme
marié: «_Sauf le cas_ où notre très-chère épouse seroit enceinte.»

Mais, si le roi n'aimait pas son frère, il n'aimait guère non plus sa
femme. Défiant comme il était, il aurait bien pu être assez malicieux
pour effacer ce mot.

Il était bien essentiel qu'on s'assurât de l'homme qui, seul en ce
moment, paraissait lui inspirer un peu de confiance, de Béringhen, non
pas pour qu'il agît directement, mais seulement pour veiller les
moments où la haine du roi pour son frère serait plus forte que sa
malveillance pour sa femme. Ce moment, de lui-même allait se
présenter. À grand bruit, de Paris, arrivait une armée, les amis de
Monsieur avec tous leurs amis, les Guise, les Créqui et les
Bassompierre. Déjà ils étaient sûrs du gouverneur de Lyon, de sorte
qu'ils tenaient le roi dans leurs mains. Si le 2 ou le 3, le 4
octobre, dans leur impatience d'héritiers, ils venaient le troubler et
le faire tester pour Monsieur, les deux gardes du lit, Béringhen et la
veuve, n'avaient qu'à surveiller le testament, et le mourant, plus que
jamais irrité contre Monsieur, n'eût point fait à la reine l'injure de
lui biffer la réserve naturelle en tout héritage.

Comment acquit-on Béringhen? Comme on acquiert un jeune homme, faible
et doux, fort galant, sans défense contre les femmes. Celle qui menait
l'intrigue, la confidente d'Anne, la Fargis, s'en saisit par un coup
d'audace. La cour était campée à Lyon dans un hôtel étroit. Chacun
couchait où il pouvait. Béringhen, dans les rares moments où la
fatigue l'obligeait de prendre un peu de repos, se jetait sur un
matelas, à deux pas de son maître, dans une pièce de passage où on
allait et venait. La Fargis n'hésita pas. Sans crainte des passants,
sans pudeur du mourant, qui aurait pu entendre, elle alla s'établir
dans le lit du valet de chambre, et on les vit entre deux draps.

Il ne manquait plus qu'une chose, c'était que le roi se hâtât de
mourir. Les deux partis étaient en présence. La reine Anne tenait la
Chambre, et les amis de Monsieur tenaient la ville. Quel que fût le
vainqueur, Richelieu périssait. Il se trouva tout à coup seul. Il
avait parlé à Bassompierre. En vain. Il parla à M. de Montmorency, à
qui il avait donné espoir de le faire connétable. Mais tout ce qu'il
tira de son caractère généreux, ce fut l'offre de le faire sauver de
Lyon; offre très-dangereuse, car c'était le pousser à s'accuser
lui-même. En le sauvant ainsi, il le perdait.

Les médecins avaient saigné six fois en six jours cet homme pâle qui
n'avait point de sang. Ils essayèrent encore de lui en tirer le 2
octobre. À ce moment, la nature le sauva. La vraie cause du mal,
ignorée des docteurs, un abcès à l'anus, creva. Tout fut fini. Quoique
très-faible, il se mit sur son séant, parla de se lever.

Le jour même arrivaient Guise, Créqui, Bassompierre, représentants du
nouveau roi. Ils furent consternés, terrifiés, de trouver cet homme
mort qui se levait de son tombeau. Richelieu était près de lui. Il lui
montrait que les impériaux se jouaient de lui à Ratisbonne. Il en
tira, le 2, un ordre ferme qui semblait annoncer la résurrection de la
France, ordre à l'ambassadeur Brulart de revenir; le père Joseph, son
auxiliaire, pouvait rester, n'ayant pas caractère pour signer un
arrangement. Du reste, Richelieu se croyait bien sûr de Joseph, son
très-intime confident.

L'Empereur, qui jusque-là empêchait la paix en n'offrant qu'un traité
impossible, avait hâte alors de la faire, d'abord parce que Gustave
avançait, deuxièmement, parce qu'il savait que Louis XIII avait
promis, dès la paix faite, de chasser Richelieu. Joseph et Brulart,
fort pressés des impériaux et sans doute de nos deux reines, étaient
dans un grand embarras. Il y a loin de Lyon à Ratisbonne. Joseph
reçut-il les nouvelles du 1er octobre, la communion du roi mourant?
ou celles du 2, sa résurrection? On l'ignore. Mais, quand il eût eu
les dernières, même le roi vivant, Richelieu pouvait périr si Joseph
consommait le traité de paix qui devait faire son expulsion.

Donc, au total, Joseph semblait tenir le fil des destinées de
Richelieu[7]. C'était son homme, mais il ne l'aimait pas. Joseph
croyait l'avoir créé, et avoir créé un ingrat. Le ministre ne faisait
pas ce qu'il voulait pour sa fortune. Avec ses sandales de capucin, sa
ceinture de corde, cette comédie d'humilité, il visait au chapeau, qui
sans doute lui eût donné moyen de supplanter son ami. Richelieu qui le
voyait venir, essaya, dès 1628, de s'en débarrasser, de le claquemurer
dans une ville morte, à La Rochelle, dont il l'eût fait évêque. Mais
Joseph, non moins fin, déclina l'honneur de cet enterrement, et
s'obstina à rester Capucin.

         [Note 7: Joseph tenait le fil des destinées de
         Richelieu.--_Le véritable père Joseph_, de Richard, est un
         livre léger, fait un demi-siècle après, et qui, dans certains
         points, mérite peu de confiance. Cependant l'auteur écrivait
         d'après des manuscrits que nous n'avons plus, surtout d'après
         les _Mémoires d'État_ de Joseph. Il y a nombre de faits fort
         vraisemblables, ailleurs obscurs et à peine indiqués, ici
         très-clairs et mis en pleine lumière. Au reste, quoiqu'à
         l'exemple de tous les biographes il donne à son héros une
         importance exagérée, il ne surfait pas du moins sa vertu.
         Richard est amusant. Il semble nous promettre de beaux
         secrets de la politique du temps: «on voit bien l'aiguille au
         cadran, dit-il; mais, si l'on voyait les roues et les
         ressorts cachés!» Le dessous est beau en effet. Il montre son
         Joseph marchant toute sa vie de trahison en trahison. Il
         trahit Ornano. Il décide Gaston à trahir Chalais. Il habille
         un jeune comte en Capucin pour aller à Bruxelles et
         surprendre les lettres qui mèneront Chalais à la mort. En
         1632, il conseille de faire mourir Montmorency, de ne pas
         tenir parole à Gaston. Il trahit deux fois Richelieu, et en
         signant le traité de Ratisbonne (1630), et en tirant parole
         du roi de faire revenir sa mère, malgré le ministre (1638).

         Sur tout cela, Richard le croit le grand homme du
         temps.--L'ouvrage n'est pas moral, mais il est curieux.
         Richard, qui probablement copie le plus souvent Joseph,
         éclaire beaucoup de choses sans le savoir, sans soupçonner la
         portée de ce qu'il dit. On suit très-bien chez lui la lutte
         discrète, la haine cachée des deux grands _amis_ l'un pour
         l'autre, la duplicité de Joseph, qui, comme ministre de
         Richelieu, conseille des choses violentes et hasardeuses,
         mais qui, en dessous, travaille souvent le roi en sens
         contraire, qui parle pour et contre Gaston, pour et contre
         Marie de Médicis, etc.]

En acceptant le traité de l'Empereur contre les instructions de
Richelieu, il avait deux chances pour une. Si le roi mourait, le
nouveau roi l'approuvait, le louait. Et, si le roi ne mourait pas, les
deux reines montraient au convalescent le traité de Joseph, et, la
_paix étant faite_, lui faisaient chasser Richelieu. Qui succéderait à
celui-ci? Il n'y avait qu'un homme capable, Joseph encore. Il devenait
ministre, et, de plus, cardinal. Le pape se joignait à l'Empereur pour
le presser de faire la paix.

Le fameux Capucin était un homme aimable, obligeant, qui, tout agent
qu'il fût de Richelieu, avait trouvé moyen de rester bien avec tout le
monde. C'est lui qui, en 1626, fonda l'énorme fortune d'Orléans, en
décidant Richelieu, malgré sa répugnance, à donner à Monsieur
mademoiselle de Montpensier. Monsieur l'aimait, et dit avec regret à
la mort de Joseph: «C'était l'ami des princes.»

Il mérita ce titre à Ratisbonne. Pressé, prié, il consentit que
Brulart, son collègue, signât la paix. Lui, Capucin indigne, il
déclinait un tel honneur. Mais on lui mit la plume en main, et sans
doute on lui dit que le pape le voulait, qu'en s'abstenant il perdrait
pour jamais le chapeau. Il signa (13 octobre 1630).

Cet acte, oeuvre de Vienne, était un monstre d'équivoques et de piéges
qui compromettait tout:

1º L'_honneur_. En Italie, le commissaire de l'Empereur entrait à
Casal; les Français et les Espagnols sortaient, mais avec grande
différence, les Espagnols pour rester à deux pas; notre duc de
Mantoue, sans protection et tout seul, restait comme un mouton à la
garde des loups;

2º Ce beau traité _compromettait la France_, lui interdisant
l'alliance avec les ennemis de l'Empereur (dès lors avec Gustave); il
ouvrait le royaume, il y avait une phrase qui eût pu faire rendre à
l'Empire les Trois évêchés;

3º La paix n'était pas pour la seule affaire d'Italie, mais générale,
donc _comprenant l'Espagne_, qui n'avait rien demandé, et qui restait
tout à fait libre de signer ou de ne pas signer. Le traité nous liait
les mains et n'obligeait pas l'ennemi.

Joseph a dit qu'il avait signé pour gagner du temps; que le roi
pouvait, après tout, ne pas ratifier. Très-mauvaise raison. Dans le
désir général de la paix, dans les rapides entraînements de la France,
ce chiffon de traité une fois répandu et connu, tout devait aller à la
dérive, son premier et son grand effet étant justement d'écarter la
main forte qui tenait la corde tendue.

Le tant désiré parchemin s'envole à Lyon, comme la colombe de l'Arche.
Saisi et baisé des deux reines, il est ébruité dans toute la ville,
célébré à cor et à cris. La paix! la paix!... Les feux de joie
s'allument. Les reines au balcon, croyant, dans la fumée, voir
s'évanouir Richelieu.

Cela le 20. Et, le 26, le même effet en Italie, sous Casal, effet
décisif et terrible sur notre armée. Richelieu, du 2 au 26, avait
obtenu du roi réveillé un effort désespéré; il avait de ses mains
arraché aux intendants, envoyé l'argent nécessaire. Plus, des
renforts. Plus, l'ordre précis du roi de donner la bataille, et, si on
la gagnait, de ne pas s'amuser à ménager l'Espagne, mais de finir ces
comédies et d'entrer dans le Milanais. Cette armée était sous trois
maréchaux, Schomberg et d'Effiat, deux hommes de talent et très-sûrs,
le troisième suspect (l'agent des reines), Marillac, frère du garde
des sceaux. Mais ce Marillac dut marcher. Schomberg, ayant l'ordre
précis et répété, ne voulut plus attendre une heure, et mena l'armée à
l'ennemi. Les Espagnols étaient perdus. Leur grand général Spinola
venait de mourir, et leur courage aussi. Les Français, pleins d'élan,
allaient leur passer sur le corps, et d'autant plus sûrement qu'ils
avaient carte blanche, non plus pour secourir une méchante ville de
Piémont, mais pour s'en aller voir Milan, la Lombardie.

À ce moment, comme du ciel, un secours vient aux Espagnols, l'envoyé
du pape, l'abbé Mazarino. C'était le 26, et, depuis plusieurs jours,
le traité fait le 13 avait été apporté en Piémont. Une semaine
entière, probablement, Mazarin le garda en poche, devinant bien, le
rusé comédien, le parti qu'il en tirerait. Aux premières salves,
faites de loin, sans danger encore, notre abbé se présente aux rangs
français, court, se démène, fait signe d'un mouchoir le long des
premiers rangs; il va, vient, voltige à cheval, criant: La paix! la
paix!

Ce n'était pas assez pour arrêter Schomberg, qui, le matin encore,
dans une dernière lettre du roi, avait lu qu'il ne reconnaissait pas
cette paix. Mais c'était assez pour détremper ceux (il y en a en toute
armée) qui ne marchent pas volontiers. C'était assez pour faire crier
à Marillac que tout était fini. Schomberg lui-même se rangea à cet
avis, tant il vit les esprits changés et l'armée refroidie.

Le résultat de cette farce était de finir la résistance de Casal.

Assiégeants, assiégés, Espagnols et Français s'en vont. Mais les
impériaux (pires qu'Espagnols) y entrent, un commissaire de
l'Empereur, avec une armée de domestiques allemands.

Ce joli trait de Mazarin commença la carrière de ce grand Mascarille.

Tout le parti espagnol en Europe, et nos reines surtout, en firent, en
ornèrent la légende. Et quoi de plus touchant? Entre deux armées
engagées, dans la première furie, sous une grêle de balles, ce jeune
homme intrépide (mousquetaire avant d'être prêtre) se précipite, brave
mille morts pour arrêter l'effusion du sang.

Tant de courage, d'humanité, de charité chrétienne... Tout à la fois
la légende d'un saint et celle d'un héros de roman!...

Telle fut la noble et charmante auréole sous laquelle fut bientôt
présenté à notre Espagnole Anne le sauveur de l'armée d'Espagne.
Admirable rencontre! mystérieuse prédestination! On fit remarquer à la
reine que cet ange de paix avait des traits du beau, du noble
Buckingham, du héros qu'elle avait aimé.



CHAPITRE V

JOURNÉE DES DUPES.--VICTOIRE DE RICHELIEU SUR LES REINES ET MONSIEUR

De novembre 1630 à juillet 1631


L'effort du grand ministre, les nobles velléités du roi à son réveil,
avaient donc avorté. On devait croire le roi indigné contre ceux qui
lui avaient enlevé une victoire certaine, une conquête probable. Or,
le contraire advint. En gardant encore son ministre, il assura de
nouveau aux reines que, «la paix faite, il le renverrait.» (Fin
d'octobre 1630.)

Par quelle prise avaient-elles ressaisi le roi? Par la plus imprévue:
une femme, un amour... Cet insensible, ce malade saigné à blanc, si
pâle, qui faisait presque peur, on trouva l'art de le rendre amoureux!

L'aventurier Vaultier, musicien de la reine mère, qui s'était fait
son médecin et astrologue, était un esprit pénétrant. On lui doit cet
hommage. Il devina que ce moment où un homme échappe à la mort, où,
les cierges de l'extrême-onction s'éteignant, il voit la vraie
lumière, se croit rené, il est infiniment sensible par sa faiblesse
même, enfant, tendre et poète, sous l'enchantement de sa nouvelle
aurore.

Donc, il advint que cette aurore, cette belle lumière de vie dont la
nature se pare pour un mourant ressuscité, Louis XIII la vit un matin
tout animée, charmante, dans une demoiselle de quinze ans, une blonde
du Midi. L'avisé Provençal avait cherché, trouvé la petite fille au
fond du Périgord, l'avait fait venir avec sa grand'mère, qu'il gagna
en lui promettant de devenir dame d'atours de la mère du roi.

On savait parfaitement par quel concert d'éloges, organisé et
concordant comme par hasard, on pouvait faire aimer quelqu'un de Louis
XIII. On lui donnait de temps à autre un favori, un camarade
d'amusement ou de chasse. En hommes, c'était assez facile, plus
difficile en femmes. Le sentiment qu'il avait de son insuffisance le
rendait plus timide. Mais ici, le grand intérêt que les reines avaient
à la chose leur donna de l'adresse. On prépara le roi à voir cette
jeune merveille, et, quand il fit ses relevailles (pour ainsi dire) et
alla rendre grâces à Saint-Jean de Lyon, le coup désiré fut frappé.

Le roi, plein de reconnaissance, ayant bien remercié Dieu, resta
encore à entendre un sermon. Là, les yeux errants du convalescent
tombèrent sur la nouvelle venue, mademoiselle de Hautefort.
L'_Aurore_ comme l'appelaient ses compagnes pour son teint rose, ses
cheveux rutilants, illuminée sans doute du reflet des vitraux, apparut
un rayon d'en haut et la résurrection elle-même à ce Lazare. Il eut
honte d'avoir un carreau sous les genoux quand elle n'en avait pas,
et, sans s'inquiéter de ce qu'on en dirait, il suivit son sentiment
poétique et lui fit porter son carreau. Une fille du Nord eût été
abîmée d'étonnement et d'embarras, eût fait quelque gaucherie. Mais
celle-ci, d'une légère rougeur, du vif éclat de ses yeux bleus,
transfigurée, prit le carreau, et, sans s'en servir, le posa près
d'elle avec respect. Et tout cela d'un si grand air, d'une telle
noblesse virginale, que tout le monde en fut ébahi.

Voilà le roi, dès ce jour, sorti de la vie sauvage où l'avaient tenu
ses favoris de chasse et autres, Luynes, Baradas, récemment
Saint-Simon. Le voilà assidu désormais chez les reines, sans cacher
aucunement qu'il y va pour mademoiselle de Hautefort. Il fait pour
elle des vers, de la musique, lui parle de sa chasse comme à un
camarade, de ses ennuis et même des affaires du royaume, parfois de
son ministre. Elle, sans rechercher l'honneur de ces confidences, elle
y répond modestement, avec adresse et présence d'esprit. Parfaitement
dévouée aux reines, à sa chère maîtresse, Anne d'Autriche (si
innocente et si persécutée), elle dit à merveille, d'une vivacité
naïve et gasconne, les petits mots qu'on lui fait dire, du reste, ne
parlant qu'en chrétienne, pour l'union de la famille royale, pour le
soulagement du pauvre peuple et la fin de la guerre.

Richelieu se noyait. Et voilà que cette enfant, innocente et
charmante, presque sans s'en douter, lui met la pierre au cou.

Le naufragé imagina de se reprendre à une vieille planche, la reine
mère, à son ancien attachement. Puisque, de toutes parts, le vent
était à l'amour et que l'amour lui faisait la guerre, il entreprit d'y
recourir lui-même. Il avait fort vieilli, il est vrai; il avait déjà
les joues creuses, le poil gris, l'air fantôme qu'on lui voit au
portrait du Louvre. Mais enfin, la bonne dame avait toujours vingt ans
de plus. Un homme de tant d'esprit, et qui avait cet esprit dans les
yeux, ne pouvait-il, à force de tendres respects, de mensonges,
réveiller au vieux coeur l'étincelle des beaux jours passés? Un
Vaultier tiendrait-il contre Richelieu en présence? Celui-ci prit un
parti héroïque, ce fut de s'établir sur le terrain de Vaultier même,
dans le propre bateau, l'appartement et l'alcôve mouvante où la reine
descendait la Loire pour aller à Paris. Elle passait les jours au lit;
lui à ses pieds, agenouillé sur des coussins, comme on faisait alors.

Spectacle intéressant! Et quel dommage que Saint-Simon ne fût pas né!
La passion première parut revenue tout à fait. C'était un doux concert
de mots charmants en italien entre la vieille haineuse et le prêtre
enfiellé. _Amico del cor mio!_ disait-elle. Lui, il était ému, rêveur,
visiblement fervent et plein de religion, mais troublé sans doute de
tant de beauté.

Qui tromperait et mentirait le mieux? C'était la question. La
Florentine avait l'émulation de Catherine de Médicis. Mais, parmi ses
douceurs, telle venimeuse oeillade put révéler au grand observateur la
plaie qui lui restait et que rien ne guérit. La Fargis avait eu soin
de lui dire que le cardinal et sa nièce (qui, comme tous les
caractères sombres, avaient des échappées bouffonnes) égayaient leurs
ébats à faire la comédie des galants transports de la vieille en
baragouinage italien.

Long et pénible fut ce tête-à-tête du bateau. Dès qu'elle en
descendit, le cardinal partit grand train et rejoignit le roi à
Auxerre. Le roi, loin des beaux yeux d'_Aurore_, avait quelque peu
réfléchi. Une chose le rendait soucieux, c'était d'apprendre peu à peu
comme on avait travaillé aux huit jours où il était mort et dans
quelle tendre intimité on était avec l'homme de l'Espagne, Mirabel,
alors à Bruxelles, qu'on fit revenir. Il avoua à Richelieu que la
reine mère était toujours contre lui et n'oubliait rien pour le
perdre.

La bataille était pour Paris. Le champ de bataille était le
Luxembourg, où la reine mère promenait sa fureur dans sa galerie de
Rubens. Quoique le roi n'eût rien promis _qu'après la paix_, elle
voulait sur l'heure qu'il chassât Richelieu (11 novembre 1630).
Celui-ci, averti, accourt, veut entrer, se défendre; mais la porte est
fermée; il entre par une autre. Il s'explique, il prie et il pleure.
Une effroyable averse d'injures est la réponse. Le roi s'enfuit et se
sauve à Versailles.

On a dit que Richelieu, en ce moment, se crut perdu, qu'il fallut le
conseil, la fermeté du cardinal de la Valette, pour lui rendre le
courage et le faire aller aussi à Versailles. J'en doute fort. Sa
ténacité indomptable est bien prouvée. Il avait près du roi un ami, il
est vrai, un petit ami, Saint-Simon, ex-page que le roi avait fait
premier écuyer. Ce favori obscur, sans grande action, avait pourtant
cela d'être près du roi à toute heure. Il n'avait pas les charmes et
les heureux moments de mademoiselle de Hautefort, mais en revanche
l'assiduité; nuit et jour, il était le très-discret écho, sourd, non
retentissant, des plaintes du roi. Il faisait profession de ne se
mêler de rien, de n'avoir aucune initiative. Il savait dire: «Oui,
Sire,» donner la réplique, simple, indispensable. Le roi, s'affligeant
de son abandon et du fardeau d'affaires qu'allait lui laisser
Richelieu, aurait dit d'un ton de regret: «Où est-il, maintenant?» À
ce mot, qui n'était pas une demande, l'autre répondit cependant:
«Mais, Sire, il est ici.»

Richelieu, comme de dessous terre, reparut et changea le roi. Il lui
montra avec respect, mais lui montra pourtant, qu'en France, en
Italie, partout, on se moquait de lui; qu'il avait perdu à Casal les
résultats de deux campagnes, que l'Empereur en était maître, donc
l'Espagnol (c'était même chose); que le pape était devenu tout
impérial, que Venise demandait grâce à l'Empereur, qu'ici l'homme des
reines, le vieux garde des sceaux, Marillac, là-bas, son frère le
général, étaient excellents Espagnols; que sa cour, son conseil,
n'avaient pour chef réel que l'ambassadeur Mirabel, appelé secrètement
par la reine Anne à Paris.

Le Paris de la Ligue avait eu pour roi Mendoza. Il ne tenait pas à
Mirabel qu'il ne jouât le même rôle. Il trouvait dans le Parlement
force têtes pointues pour l'écouter, ou des sots importants, ou des
fous imprudents qui auraient joué au jeu insensé de s'appuyer sur
l'ennemi «dans l'intérêt des libertés publiques.» Le roi eut honte,
eut peur d'une telle situation. Il reprit les sceaux au vieux
Marillac, l'exila, fit arrêter l'autre Marillac à l'armée. Mais il
était encore si incertain, qu'il lui fallut du temps pour se décider à
donner les sceaux à Châteauneuf, un homme énergique et capable que lui
désignait Richelieu. Il s'assura de Paris et de la police du Parlement
en nommant Lejay premier président.

Mais, comment la reine mère allait-elle prendre tout cela? C'était
l'inquiétude du roi. Il envoya quelqu'un, à deux heures de nuit, de
Versailles à Paris, pour réveiller le père Suffren, au noviciat des
Jésuites, et le prier d'intervenir et de calmer sa mère.

Cette journée, qu'on appela _journée des dupes_ (11 novembre 1630), ne
fut point décisive au fond, comme on l'a dit. Richelieu n'était sûr de
rien; le roi restait chagrin de voir que lui seul eût raison.

Il n'avait pas eu assez peur. On n'avait pu, sur des preuves
certaines, lui faire voir, lire, toucher le complot. Heureusement pour
Richelieu, en surveillant la Lorraine, le centre ordinaire des
intrigues, il saisit sur la route (décembre 1630) un médecin du roi,
Senelle, chargé et surchargé de lettres pour la reine Anne, pour la
Fargis et autres.

Que contenaient ces lettres? On ne le sait pas trop. Dans le procès
qu'on fit, on n'ose lever qu'un coin du voile. On parle de complots
contre la vie du roi, sans en alléguer d'autres preuves que des
recherches astrologiques qu'on faisait pour savoir l'époque de sa
mort. Curiosité, il est vrai, mauvaise et très-sinistre. On a vu que
les pronostics de la mort d'Henri IV y avaient très-réellement
contribué, encouragé les meurtriers, qui se crurent sûrs de le tuer au
jour prédit, marqué là-haut.

Les deux reines et Monsieur ne souhaitaient qu'une mort, celle de
Richelieu. On en avait souvent parlé, mais toujours on disait que, si
Monsieur faisait tuer Richelieu, le roi le ferait mourir. Cela aurait
pu arriver. Louis XIII, malade, comme Charles IX, avait sous les yeux
son histoire. Dès son enfance, endoctriné par de Luynes, il tenait de
lui cette opinion que Charles IX fut empoisonné par Catherine, et
qu'il n'eût pas péri s'il eût fait périr son frère.

Donc, Monsieur devait y songer, attendre encore.

La mort de Richelieu exigeait la mort préalable du roi, qui, du reste,
semblait ne devoir tarder; il ne se rétablissait point. Mais les
valets parfois sont plus impatients que les maîtres; il se pouvait que
ceux de Monsieur ou des reines perdissent patience et donnassent au
roi malade quelque suprême médecine. L'Église y eût gagné, et l'âme
aussi de Louis XIII. Car il allait se perdre, faire le grand péché
d'Henri IV qui lui coûta la vie, l'alliance protestante. On le disait
partout depuis un an pour irriter les catholiques, quoiqu'en réalité
il ne traita que l'année suivante.

Dans la riche collection de lettres qu'on saisit, parmi celles qui
étaient écrites à la reine, aux grands personnages, il y en avait une
pour une vieille bourgeoise, de nom fort significatif, mademoiselle du
Tillet.

Cette vieille était un vrai bijou du Diable, dont elle avait l'esprit.
Une destinée tout à rebours. Pour sa laideur, elle avait été adorée du
duc d'Épernon. Et, pour sa roture de petite bourgeoise, elle régnait
dans la maison de Guise, faisait la pluie et le beau temps. Il y avait
quelque chose là-dessous. Elle ne bougeait du Luxembourg, où la reine
mère la traitait avec grande considération. C'était une sibylle, une
espèce d'oracle; on répétait et on retenait ses mots. On la consultait
en affaires, comme on fait des grands hommes qui, en leur temps, ont
accompli des choses ardues et hasardeuses. Comment s'en étonner? Elle
passait pour avoir été dans le secret de Ravaillac.

Mais elle était très-fine, et cette fois, pas plus que l'autre, on ne
put la prendre. Interrogée, elle plut à Richelieu en parlant
outrageusement de la Fargis.

La découverte des lettres mit les trois cabales en déroute et en
division. Chacun sacrifia les deux autres.

Monsieur traita, promit d'être l'ami de Richelieu, qui acheta ses
favoris. Il promit à la reine de parler pour elle, et parla plutôt
contre.

La reine mère traita aussi pour sauver son Vaultier. Elle envoya le
nonce du pape à Richelieu lui dire qu'il y avait moyen de s'arranger.
Puis, inquiète, elle lui envoya encore le père Suffren pour le prier
de venir, et, quand il fut venu, très-douce, elle lui dit qu'elle
avait réfléchi et qu'elle sentait bien que les affaires du roi ne
pouvaient se passer de lui. Elle consentit à aller au conseil, et là,
faisant bon marché de la jeune reine, sa belle-fille, elle trouva fort
bon qu'on punît la Fargis, qui ne pouvait guère l'être sans qu'Anne en
demeurât tachée.

Mais la plus embarrassée était la jeune reine, dont la grossesse
apparaissait. Elle ne fit pas beaucoup d'effort pour la Fargis; elle
pensa à elle-même, et, avec la faiblesse d'une femme en cet état,
chargea et dénonça sa grande amie. Elle dit cette chose ridicule, trop
visiblement improbable, qu'elle (la reine Anne) avait défendu le
cardinal, refusé de le perdre, et que cette méchante Fargis avait
forgé les lettres pour l'en punir et la perdre elle-même.

Richelieu, absolument maître de la situation, montra pour la reine une
grande douceur. Il craignit de déchirer le rideau de gaze légère qui
couvrait le triste intérieur de la famille royale. Il craignit de
rendre le roi ridicule. Il craignit peut-être pour Anne elle-même. Car
cet homme, qui semblait si sec, aimait les femmes pourtant. Il croyait
la reine fragile; il la voyait tombée jusqu'à l'avilissante faiblesse
d'accuser son amie. Il espéra dans cette mollesse de nature, et crut
qu'un jour ou l'autre, dans quelque embarras où l'étourdie se
jetterait encore, il l'aurait à discrétion.

Donc, il se contenta d'éloigner cette Fargis. Il la laissa s'enfuir,
ce qui rendait le procès impossible. Mais, contre son attente, la
Fargis partie (30 décembre 1630), la reine se désola et s'emporta;
elle montra pour la perte de celle qu'elle venait d'accuser un
inexplicable désespoir. Elle disait tantôt qu'elle savait qu'on
voulait la renvoyer en Espagne, tantôt la faire mourir pour que la
nièce du cardinal pût épouser le roi. Elle priait, pleurait aussi,
pour conserver un valet d'intérieur auquel elle tenait d'une manière
étonnante, son apothicaire. Elle en fit une affaire d'État. De
couronne à couronne, l'Espagne demanda à la France, par son
ambassadeur, que cet indispensable serviteur fût rendu à la reine. On
le lui rendit pour deux mois, et avec cette clause, qu'il ne la
verrait qu'au Louvre et en présence d'une dame très-sûre.

Son embarras tenait à l'éloignement de sa garde-malade et de l'homme
qui pouvait simplifier son état. Il devenait visible. Richelieu,
malicieusement, envoyait voir souvent comment elle se portait.
Exaspérée, elle dit: «Mais qu'il vienne lui-même!... Il sera le
très-bienvenu!»

Cet état ne l'empêchait pas de s'agiter, de recevoir des agents de
Lorraine ou de trotter aux Carmélites, pour voir Mirabel en cachette,
ou un anglais papiste, lord Montaigu, agent de sa belle-soeur
Henriette, et mêlé dans tous les complots.

Intrigues misérables, sans résultat possible. L'Espagne n'avait aucune
chance de soulever le peuple en ce moment. Le seul complot qui eût pu
réussir, c'était de profiter de la passion du roi pour mademoiselle de
Hautefort, de le faire succomber, et, par elle, de s'emparer de lui
entièrement. Innocente, mais dévouée, passionnée pour sa maîtresse,
cette enfant (de seize ans) eût donné sa vie pour la reine, et
peut-être un peu plus encore. L'intérêt de l'Église, d'ailleurs, eût
tout couvert. Quel beau texte pour les casuistes! une douce faiblesse
qui empêchait un crime (l'alliance protestante), qui chassait
Richelieu, le démon de la guerre, qui rendait la paix à l'Europe et
réconciliait la grande famille chrétienne!... Près d'un tel
dévouement, qu'était-ce que celui de Judith, qui ne sauva que
Béthulie?

La jeune victime était toute leur ressource en ce naufrage. Vaultier
le dit dès Lyon. Son collègue, le pieux médecin Bouvart, à
Saint-Germain, quand la reine fut visiblement grosse, n'osa plus
tarder, mit les fers au feu. Il se jeta un jour dans un long discours
à la Sganarelle, que le roi ne pouvait comprendre. Le sens qu'il
démêla à la fin, c'est qu'il n'était malade que de chasteté (comme un
de ses aïeux qui en mourut, dit-on); mais que lui, ce serait grand
dommage s'il en mourait. Et, comme le roi s'impatientait, demandait où
il en voulait venir, à quel remède, saignée, médecine ou lavement...
Bouvart, embarrassé, insinua que la vraie médecine, c'était
mademoiselle de Hautefort.

Bouvart était un sot. Un homme que lui-même purgeait, dit-on, deux
cents fois par an, était bien à l'abri de ces basses tentations. Il
fut scandalisé. C'est tout ce qu'on gagna.

Cependant les choses pressaient. On fit un essai plus direct. Le fait
est très-connu, mais de date incertaine. Je n'hésite pas à le placer
au moment où la reine, dans une situation urgente, eut besoin
d'emporter la chose.

Un jour, en souriant, mademoiselle de Hautefort tenait, laissait voir
un petit billet. Voilà le roi curieux. Il veut savoir ce que c'est. En
badinant toujours, elle recule, et le roi avance, curieux et intrigué
de plus en plus. Il la prie de le laisser lire, avance la main pour
prendre. Elle le cache dans son sein. Le roi est arrêté tout court et
ne sait plus que faire. Cela se passait devant la reine. Elle fit une
chose hardie, et qui pouvait avoir de grandes conséquences. Elle prit
les mains de la jeune fille, et la tint pour que le roi pût la
fouiller.

Mais Louis XIII fut plus embarrassé encore. Il recourut à l'expédient
(ridicule, excellent) de prendre de petites pincettes d'argent qui
étaient là, et, chastement, de ce lieu délicat, sans contact, enleva
la lettre.

Que serait-il arrivé si les choses s'étaient passées autrement? On
rira si l'on veut, on se moquera de ceux qui donnent aux petites
causes une grande portée. Il n'y a rien de petit au gouvernement
monarchique.

Si les pincettes ne s'étaient trouvées là, si Louis XIII n'eût pas été
homme à les prendre, il serait arrivé que le roi eût senti la
débonnaireté de la reine, goûté sa complaisance, compris ce que dit
madame de Motteville: «Que la reine désirait qu'il aimât mademoiselle
de Hautefort.» Enfin sa conscience dévote eût cédé, étouffée par cette
connivence de la personne intéressée.

Mademoiselle de Hautefort ne se fût pas sacrifiée pour n'en retirer
rien. Aussi ardente et résolue qu'elle avait été vertueuse, le pas
fait, elle aurait mené bien loin le roi dans le sens de la reine.
Victoire complète de l'Espagne et du pape. Chute et procès de
Richelieu. Nulle alliance avec Gustave-Adolphe.

Mais Louis XIII ne fut pas assez inintelligent pour ne pas comprendre.
Il méprisa ceux qui l'entouraient, et se donna solidement et
fortement à Richelieu.

Celui-ci, qui connaissait mieux son homme et son malade, en contraste
avec l'impuissante corruption de la cour, réussit par l'austérité. Le
roi aimait le Capucin Joseph.

Richelieu, non-seulement rappela Joseph, mais lui organisa un
ministère de Capucins. Joseph eut quatre principaux secrétaires de son
ordre, un état de maison, des chevaux, des voitures, des logements aux
résidences de la cour.

Mais rien ne fit meilleur effet auprès du roi que de voir le ministère
peuplé de ces robes grises. Rien n'affermit mieux sa conscience et
dans ses sévérités pour sa mère, et dans ses résistances au pape, dans
l'alliance avec Gustave. Il crut que beaucoup de choses étaient
permises à un roi qui faisait aller les Capucins en carrosse.

Du reste, Richelieu, qui connaissait Joseph et l'avait expérimenté le
premier fourbe de la terre, tout en le grandissant ainsi, le mit
parfaitement dans sa main. Il dit aimer tant ce cher frère qu'il ne le
logerait qu'avec lui. Lui et ses Capucins, ses employés, son petit
ministère, tout fut établi chez le cardinal, au même étage, dans son
appartement et sous ses yeux, de sorte qu'il pût toujours lui-même
espionner ce chef des espions.

Le tenant de si près, il l'employa à dire au roi certaines choses
difficiles, à ouvrir certains avis violents, se réservant pour lui des
dehors de modération. Le Capucin, né homme d'épée, passait pour en
garder l'esprit, et on en faisait cent histoires plaisantes. On
disait, par exemple, qu'un jour, disant sa messe, il reçut un
officier qui venait prendre un ordre pressé pour une surprise de
place: «Mais, s'ils font résistance?» dit l'officier. «Alors tuez
tout,» dit le bon père, et il reprit sa messe interrompue.

Richelieu ne pouvait, sans une mauvaise couleur d'ingratitude, parler
contre son ancienne protectrice, la reine mère. Peut-être fit-il
parler Joseph, et, par lui, enleva la grande mesure de la séparation
de la mère et du fils.

Monsieur, le 31 janvier, ayant repris la guerre par une sortie
furieuse et une bravade qu'il vint faire chez le cardinal, on acheva
de persuader au roi, excédé de ces orages, qu'avec sa mère et son
frère il n'aurait jamais de repos.

Il alla à Compiègne avec toute la cour, mais partit, y laissa sa mère
sous la garde de M. d'Estrée, lui faisant dire qu'il la priait d'aller
à Moulins, d'y rester. On lui enleva Vaultier, pour le lui rendre,
disait-on, dès qu'elle serait à Moulins.

Le lendemain (25 février 1631), on mit son fidèle Bassompierre à la
Bastille.

La soeur de Guise, princesse de Conti, fut exilée avec trois
duchesses, dont deux étaient aussi de la maison de Guise.

Monsieur s'enfuit en Franche-Comté, sur terre espagnole, le 11 mars,
avec le secours de sa mère, qui lui remit les pierreries de sa défunte
femme. Elle-même, laissée sans gardes à Compiègne, sur je ne sais quel
avis qu'on lui donna, s'enfuit aux Pays-Bas (18 juillet 1631).

C'est ce que voulait Richelieu.

Trois gouverneurs de provinces, Guise, Elbeuf et Bellegarde, avaient
quitté la France. On les fit condamner à mort par le parlement de
Dijon, ainsi que la Fargis, et Senelle aux galères. Le roi lui-même
avait été à Dijon pour assurer la Bourgogne, gouvernement du fugitif
Bellegarde.

Le roi fit ce voyage en mars, et partit de Dijon le 2 avril, pour
revenir. Ce fut en mars que la reine avorta.

Richelieu avait eu la complaisance de laisser revenir près d'elle la
Chevreuse, qui promettait de le servir désormais.

Monsieur en plaisanta. Il dit dans son exil «qu'on avait fait revenir
la Chevreuse pour donner plus de moyens à la reine de faire un
enfant.» (_Journal de Richelieu, Arch. cur._, t. V, p. 71.)

On lit dans le même journal, p. 41, cette note curieuse:

«Madame Bellier a dit au sieur Cardinal, en grandissime secret, _comme
la reine avoit été grosse_ dernièrement, qu'elle s'étoit _blessée_,
que la cause de cet accident était _un emplâtre_ qu'on lui avoit
donnée, pensant faire bien. Depuis, Patrocle (écuyer de la reine) m'en
a dit autant, et le médecin ensuite.»

Le roi ignora-t-il cette grossesse? Et Richelieu fût-il tellement
magnanime pour sa belle ennemie, jusqu'à la couvrir de son silence?

Je ne l'imagine pas.

Je crois plutôt qu'il laissa ce triste secret arriver au roi, pensant
ne pouvoir s'affermir sur une meilleure base que sur le mépris de la
reine.

Ce qui est sûr, c'est qu'Anne d'Autriche avorta en mars, et que
Richelieu, définitivement vainqueur et maître, osa, au mois d'avril,
clore et signer son traité avec Gustave, dressé dès le mois de
janvier.



CHAPITRE VI

GUSTAVE-ADOLPHE[8]

         [Note 8: C'était ici le lieu d'en parler; mais j'ai dû à ce
         grand homme le respect de commencer par lui mes
         Éclaircissements. Je ne pouvais d'ailleurs, dans une histoire
         de France, l'envisager que de profil. La vieille histoire
         d'_Arkenholz_, sortie des pièces et des récits originaux, est
         toujours excellente. Elle nous a sauvé beaucoup de pièces
         importantes qui, je crois, n'existent plus ailleurs. Je parle
         de celles qui racontent la mort de Gustave, le sac de
         Magdebourg, etc.]

1631


Voilà quatre-vingts pages pour le récit de trois années. Et qu'ai-je
raconté? Rien du tout.

Ce rien est quelque chose. Car c'est le fond du temps. La grandeur de
l'effort, le sérieux des tentatives, la complexité des combinaisons,
l'ostentation savante d'une grosse machine politique et diplomatique,
entravée par la moindre chose, qu'il faut raccommoder sans cesse, et
qui crie, gémit, grince pour donner un minime effet, voilà ce qu'on a
vu. Les infortunés machinistes, Sully et Richelieu, par une force
très-grande de sagesse et de volonté, atteignent de petits résultats
éphémères.

Que reste-t-il de Sully, à cette époque, des bonnes volontés d'Henri
IV? Et ce retour que Richelieu, en 1626, comptait faire aux économies
de Sully, cet espoir de réforme, que sont-ils devenus? Louis XII et
François Ier conquirent la Lombardie avec moins de labeur que
Richelieu ces deux petites places de Pignerol et de Saluces qu'il nous
fait tant valoir. Le résultat unique et réel qu'on ait obtenu, c'est
l'amortissement définitif d'une grande force vive par où jadis la
France fut terrible à l'Espagne; je parle du parti protestant, de la
marine protestante.

Du reste, l'impuissance est le trait marqué de l'époque. Chacun sent
nettement que quelque chose meurt, et on ne sent pas ce qui vient.

Les vigoureux génies qui, dans ce siècle, ont un moment prolongé
l'autre, Shakespeare et Cervantès, ont une intuition fort nette de ces
pensées de mort. Ils jouent avec la leur et ne regrettent rien.

«Pleurez-moi seulement ce moment où la cloche tintera pour dire que je
vais loger avec les vers... Oubliez-moi et ne répétez point ce pauvre
nom de Shakespeare.»

L'Espagnol est plus triste, car il s'obstine à rire. Après une
histoire fort plaisante: «Je sens bien à mon pouls que dimanche il ne
battra plus. Adieu, gaieté! adieu, plaisanterie! adieu, amis! À
l'autre monde!»

C'est la fantaisie, direz-vous, qui part avec Shakespeare et
Cervantès. Une sérieuse renaissance va commencer, de prose et de bon
sens. Voici venir les gens de Port-Royal, l'austérité du jansénisme,
des efforts méritoires pour mettre la raison dans la foi. Il est
curieux de voir pourtant comment les fondateurs eux-mêmes jugeaient de
la situation. Jansénius et Saint-Cyran, jeunes en 1613, à l'occasion
de Gauffridi, _prince des magiciens_ (V. le volume précédent),
concluaient que le temps de l'Antichrist était venu, le dernier temps
du monde. Vers 1653, Saint-Cyran, au principe même de la réforme de
Port-Royal, montre infiniment peu d'espoir. Il dit en propres termes à
Angélique Arnauld: «Il se fera une réformation dans l'Église... Elle
aura de l'éclat et éblouira. Mais ce sera un éclat qui ne durera pas
longtemps et qui passera.»

En résumé, ce siècle même, à sa bonne époque, dans ses vigoureux
commencements jusqu'à Pascal, manque du haut et fécond caractère qui
marqua le XVIe siècle à son aurore. Je parle de l'_espoir_, du signe
décisif où le héros se reconnaît, la _joie_.

J'en ai parlé fortement pour Luther, qui, parmi ses tempêtes, offre
pourtant ce signe, la grande joie révolutionnaire, destructive et
féconde, et la charmante joie des enfants.

J'en ai parlé pour le sublime fou de la Renaissance, l'engendreur du
Gargantua, qu'on range avec les fantaisistes, et qui, tout au
contraire, eut la conception première du monde positif, du monde vrai
de la _Foi profonde_, identique à la science.

Je ne vois au XVIIe siècle que deux hommes gais, Galilée et
Gustave-Adolphe.

Galileo Galilei, fils du musicien qui trouva l'opéra, et musicien
lui-même, élève des grands anatomistes de Padoue, qui lui apprirent à
fond le mépris de l'autorité, professait les mathématiques. En
littérature, son livre, c'était l'Arioste; il laissait là le Tasse et
les pleureurs.

Deux choses un matin lui tombent dans les mains, un gros livre
d'Allemagne et un joujou de Hollande. Le livre, c'était l'_Astronomia
nova_ de Keppler (1609) et le joujou, c'était un essai amusant pour
grossir les objets avec un verre double.

Keppler avait trouvé les mouvements des planètes, affermi Copernic et
pressenti Newton. Galilée, au moyen de l'instrument nouveau qu'il
organise, suit la voie de Keppler, et, derrière ses planètes, il voit
la profondeur des cieux (1610).

Foudroyé et ravi, saisi d'un rire divin, il communique au monde la
joie de sa découverte. Il en fait un journal: _Messager des étoiles_.

Puis les célèbres dialogues. Nulle pompe, nulle emphase; la grâce de
Voltaire et le style le plus enjoué.

Voilà la vraie grandeur.

Nous la trouvons la même dans le maître de l'art militaire,
Gustave-Adolphe, créateur de la guerre moderne. Si l'on veut croire ce
qu'il disait, qu'il l'apprit d'un Français, il restera du moins le
héros qui la démontra.

Vrai héros et grand coeur, dont ses ennemis, terrassés, ne bénirent
pas moins la douceur et l'inaltérable clémence.

Ce qui étonnait le plus en lui, c'était surtout son étonnante
sérénité, son sourire en pleine bataille. La conception du bon
Pantagruel, du géant qui voit de haut les choses humaines, semblait
s'être réalisée dans ce véritable guerrier. Il n'eut ni le génie
morose de notre Coligny, ni le froid sérieux du Taciturne, ni l'âpreté
farouche du prince Maurice. Tout au contraire, une humeur gaie, des
traits de bonhomie héroïque.

Cet enjouement de Galilée et de Gustave-Adolphe, des deux hommes
vraiment supérieurs, est un trait fort spécial, fort étranger au
temps, et qui n'y a nulle influence. Le temps est sec, et triste,
sombre.

Gustave n'apparut que pour un jour, pour montrer une science nouvelle,
vaincre, périr. Galilée, pendant très-longtemps, influa peu; vingt ans
après sa découverte, le jeune Descartes, qui va en Italie, ne le
visite point et semble ignorer qu'il existe. La révolution de Luther,
en l'autre siècle, a couru en un mois par toute l'Europe, et jusqu'en
Orient. Celle de Galilée est négligée vingt ou trente ans, comme
serait un badinage astrologique. Personne n'en sent l'énorme portée,
morale et religieuse.

Avant de faire connaître la révolution militaire qu'opéra
Gustave-Adolphe, il n'est pas mal de le montrer lui-même.

C'était un homme de taille très-haute (quelques-uns disent le plus
grand de l'Europe). Très-large front. Nez d'aigle. Des yeux gris
clairs (assez petits, si j'en crois les gravures), mais pénétrants. Il
avait pourtant la vue basse, et il eut de bonne heure, étant Allemand
par sa mère, beaucoup d'embonpoint. Sa grande force d'âme et de
corps, sa paix profonde dans le péril où il passait sa vie, et
l'absence absolue de trouble, n'avaient pas peu contribué à le faire
gras. Cela le gênait un peu; on ne trouvait guère de chevaux assez
forts de reins pour le porter. Mais cela le servait aussi. Une balle,
qui eût tué un homme maigre, se logea dans sa graisse.

Il était fort sanguin, et il avait parfois de petits moments de
colère, fort courts, après lesquels il se mettait à rire. Il
s'avançait aussi trop en bataille, comme un soldat. Sans ces défauts,
les seuls qu'on lui reproche, on aurait pu le croire plus haut que la
nature humaine.

Il était étonnamment juste, et trouvait bon que ses tribunaux suédois
le condamnassent en ses affaires privées. Il apparut dans cette
horrible guerre de Trente ans, où il n'y avait plus ni loi ni Dieu,
comme un divin vengeur, un juge, la Justice elle-même.

L'approche seule de son camp, irréprochablement austère, était une
révolution. Un de ses hommes, qui venait de prendre les vaches d'un
paysan, sent une main pesante qui se pose sur son épaule. Se
retournant, il reconnaît le bon géant Gustave, qui lui adresse avec
douceur ces fortes paroles: «Mon fils, mon fils, il te faut t'aller
faire juger.» Ce qui voulait dire: Te faire pendre.

Il était le représentant du principe opprimé, le protestantisme, celui
de la liberté de l'Europe. Car son père ne fut roi de Suède que par la
ruine du catholique Jean. Il fut le roi de la défense nationale contre
la Pologne et les Jésuites. Son père le désignait, enfant, comme le
vengeur de cette cause. «Je n'achèverai pas, disait-il; ce sera
celui-ci.» L'Allemagne le comprit ainsi. Et, quand il eut vingt ans
(1614), les grandes villes impériales, si éclairées, Strasbourg,
Nuremberg, Ulm, voulaient déjà le nommer leur défenseur contre la
maison d'Autriche. Le landgrave de Hesse l'appelait aussi.

Il avait eu une éducation très-forte. Il écrivait et parlait
l'allemand et le hollandais, le latin, l'italien et le français. Il
entendait le polonais et le russe. Mais ce qui était plus important,
c'est que, dans la trêve de douze ans entre la Hollande et l'Espagne,
nombre d'officiers, de toute nation, qui vinrent servir en Suède lui
apprirent à fond toute cette savante guerre de Hollande. Situation
très-favorable. Il se trouva, en réalité, le successeur du prince
Maurice.

C'était la guerre des siéges, des canaux, des marais. Mais, pour la
stratégie proprement dite, la guerre des grandes manoeuvres en plaine,
le maître était en Suède. Pontus de la Gardie (de Carcassonne) l'avait
entrevue, et son fils Jacques la trouva tout entière, la réalisa,
l'enseigna à Gustave.

Né en 1585, Jacques avait dix ans de plus que lui. La nécessité de
faire face avec une petite infanterie à l'immense cavalerie polonaise
et aux profondes masses russes le força d'avoir du génie et
d'inventer. Il pénétra jusqu'à Moscou. Et ce qui prouve que l'homme en
lui fut aussi grand que l'homme de guerre, c'est que les Russes,
battus par lui, eussent voulu le canoniser.

La Suède parut quelque temps irrésistible. Elle reprit Calmar sur le
Danemark. Elle conquit la Finlande, imposa la paix à la Russie. Elle
conquit la Courlande, la Livonie, la Prusse polonaise, imposa la paix
à la Pologne.

En Pologne déjà, Gustave se trouva en face des impériaux, venus comme
alliés. Il allait les retrouver en Allemagne, sur la côte du Nord,
pour l'empêcher d'accomplir, ce qui semblait le mouvement naturel de
sa conquête, le tour de la Baltique.

Ce n'était pas une querelle accidentelle, mais naturelle, essentielle
et fondamentale; la Baltique, visiblement, allait appartenir à
quelqu'un; à Gustave? à Waldstein? Celui-ci assiégeait Stralsund, et
Gustave la lui fit manquer (1628).

Dès 1625, la Suède, sous Jacques la Gardie et Gustave, avait planté le
drapeau de la réforme militaire, fait hardiment (elle si pauvre!) son
plan pour une armée de quatre-vingt mille hommes. Et quelle prime
offrait-elle? Un code d'une sévérité extraordinaire. De plus, elle
supprimait presque les armes défensives.

Un Français avait trouvé un principe de guerre opposé aux trois
guerres d'alors. On peut le formuler ainsi: que ce qu'il y avait de
plus fort, ce n'était pas l'élan des Turcs, la tempête de cavalerie,
ce n'était pas la pesanteur des cuirassiers impériaux, ni même les
murs et les savantes fortifications de la Hollande,--mais bien les
murs humains, le ferme fantassin en plaine et la poitrine de l'homme.

Et, bien loin de faire des carrés épais comme ceux des Espagnols, des
Janissaires, des rangs serrés contre les rangs, qui, une fois rompus,
s'embrouillaient de plus en plus, il mit ses hommes en files simples,
et du vide derrière, disant: «Si la cavalerie vous rompt, laissez
passer, et reformez-vous à deux pas.»

Cette confiance extraordinaire à la force morale eut son effet. Et
cette belle tactique suédoise tenta les braves au point que beaucoup
quittaient des services lucratifs, et la Hollande même, pour venir
prendre part à la guerre hasardeuse où, pour rempart, on n'avait que
le coeur.

Ainsi apparut dans la guerre le vrai génie moderne qui méprise les
sens et la platitude du sens commun, qu'on appelle souvent le bon
sens, et qui, le plus souvent, est la routine. Les sens, le sens
commun, avaient dit que le ciel était une voûte de cristal à clous
d'or.

Galilée n'en crut rien, y vit et y montra un abîme infini. Les mêmes
sens disaient que le plus sûr en guerre était de se mettre derrière
des cuirasses et des murs. Gustave n'en crut rien, et il crut, d'après
la Gardie, que le vrai mur, c'est l'homme ferme, et que cette fermeté
mobile, dégagée des armures de limaçon sous lesquelles on traînait,
est le secret de la victoire.

Dans ces hardis joueurs qui venaient à cette noble loterie, on voyait
un bon nombre de nos Français réfugiés de Hollande. L'armée suédoise
était surtout, avant tout, l'armée protestante. L'alliance française,
qui eût été désirable à Gustave en 1627, quand Richelieu faisait la
guerre au pape en Valteline, lui fut extrêmement antipathique en 1629,
quand Richelieu, vainqueur de la Rochelle, appelé par le pape en
Italie, était chanté et célébré par tout le parti catholique. Et,
d'autre part, le ministre, qui alors comptait sur Rome, et déjà se
croyait légat, n'eût eu garde de tout gâter par une telle alliance. Il
tenait cependant près de Gustave un militaire distingué, Charnacé, qui
négociait, semblait vouloir traiter, se mêlait fort des affaires de
Gustave (de sa trêve avec la Pologne). Ce qu'il voulait surtout,
c'était d'inquiéter l'Empereur, de retenir Waldstein au Nord, tandis
que le duc de Lorraine et Monsieur l'appelaient en France.

Une alliance que préférait Gustave était celle de Bethlem Gabor, son
beau-frère, le chef des Marches turques, qui tenait l'Empereur par
derrière. Mais il mourut en novembre 1629. Gustave eût volontiers pris
des subsides du roi d'Angleterre, directement intéressé aux affaires
d'Allemagne pour la spoliation de son parent, le Palatin. Mais
Charles, en lutte avec sa nation, et sous l'influence de sa femme
Henriette, n'était nullement ennemi de la maison d'Autriche. Gustave
ne l'ignorait pas; il jugeait déjà Charles comme aurait fait Cromwell,
et voyait dans son employé Vane un traître, un employé de Madrid.

Quant au Danois, la terreur de sa défaite l'avait mis si bas, que,
pour se sauver seul, il sacrifiait tous ses alliés protestants. Bien
plus, il entrait (en dessous) dans un honteux traité avec
l'aventurier, le grand marchand de meurtres, Waldstein, et il allait
mêler le sang de cet homme au sang royal en épousant sa fille, riche
des pleurs de l'Allemagne!

Donc, Gustave était seul.

Richelieu ne vint sérieusement à lui que fort tard, le 24 décembre
1629. Ayant alors vaincu la cour par la découverte des lettres qui
dévoilaient les trois cabales, à cette époque aussi décidément
désabusé du pape, il offrait de l'argent à Gustave pour qu'il passât
en Allemagne. À quelles conditions? En promettant de respecter
l'usurpation que la Bavière avait faite du Palatinat. Or, c'était le
point grave dans les affaires de l'Allemagne. L'électorat du Palatin,
transmis à la catholique Bavière, était le signe suprême de la
victoire des catholiques. En respectant cela, quoi qu'on fît, on ne
faisait rien. Richelieu n'appelait Gustave en Allemagne qu'en
l'entravant, voulant qu'il s'abdiquât et s'énervât d'avance.

Et cela pour trois cent mille francs!... Richelieu offrait cette somme
_pour chaque année_. Mais y aurait-il plusieurs années? La première,
dans une si grande et si terrible lutte, ne serait-elle pas la
victoire ou la mort?

La question fut décidée par le sénat de Suède, indépendamment de la
France. Le chancelier Oxenstiern était contre le passage. Le roi et le
sénat furent pour: 1º parce qu'on avait déjà un pied en Allemagne,
Stralsund, qu'on avait défendu contre Waldstein et qu'on voulait
garder; 2º pour garder (chose grave pour un pays pauvre comme la
Suède) le gros revenu de la douane de Dantzig qu'on venait d'acquérir;
3º pour garder surtout la Baltique. Waldstein s'y établissait
décidément, comme maître du Mecklembourg. Il s'intitulait follement
_propriétaire des mers du Nord_. Mais l'Espagne, mais la Hollande,
avec leurs grandes flottes, ne l'auraient pas laissé paisible. Elles
seraient venues se battre dans la Baltique, s'y faire des
établissements. Et le Suédois n'eût plus été chez lui.

Donc, on résolut le passage. Le 20 mai 1630, Gustave apporta aux
États de Suède son unique enfant dans ses bras (la petite Christine),
la leur remit, leur fit ses adieux, et il chanta son psaume (le
quatre-vingt-dixième): «Rassasie-nous, le matin, de ta Grâce... Nous
serons joyeux tout le jour!»

Le 24 juin, il débarqua en Allemagne, près de l'île Rugen, avec quinze
mille hommes. Il écrivit ses griefs à l'Empereur, l'appelant sans
souci de l'étiquette, dans sa bonhomie de soldat: «Notre ami et cher
oncle.» À quoi Ferdinand, exaspéré, ne répondit pas moins avec une
douceur jésuitique «qu'il ne se rappelait pas avoir fait de la peine
au roi de Suède.»

Celui-ci, en touchant ce rivage désolé de l'Allemagne, fut bien
surpris de voir que ce peuple, qui l'appelait depuis si longtemps, qui
semblait vouloir l'appuyer, le nourrir, «qui lui aurait donné son
coeur même à manger,» ne bougea plus, se recula plutôt de lui avec
terreur. Tant la tyrannie exécrable de Waldstein les avait brisés. Le
Poméranien, obligé de recevoir Gustave à Stettin et ne pouvant lui
résister, en fit à Vienne les plus basses excuses. Les électeurs de
Saxe, de Brandebourg, en qui il espérait, ne lui envoyèrent personne.
Ils envoyèrent à l'Empereur, à sa diète de Ratisbonne. Bref, Gustave
n'eut ni ami ni ennemi sérieux. Il eut beau laisser tout ouvertes les
portes de Stettin pour inviter les impériaux à venir l'attaquer. Ils
restèrent à distance. Il prit des villes, il prit l'embouchure de
l'Oder, et n'en fut pas plus fort. Sa guerre était tout autre que
celle des impériaux. Ils prenaient tout et affamaient les villes. Lui,
il leur apportait du pain.

Cette situation dura presque une année (de juin en juin). Les princes
protestants, au lieu de se joindre à Gustave, exploitèrent seulement
sa présence en Allemagne pour faire peur à l'Empereur à Ratisbonne, et
obtenir de lui la destitution de Waldstein.

Cette affaire fut poussée d'ensemble et par les protestants (Saxe et
Brandebourg) et par le catholique duc de Bavière, qui espérait
succéder à Waldstein comme général des forces de l'Empire. Mais la
destitution de celui-ci n'était que nominale. Simple particulier, il
n'en restait pas moins le chef secret de ces loups effrénés qui
n'eussent jamais trouvé un si bon maître, c'est-à-dire si cruel ni si
tolérant pour le crime.

On a dit à la légère que le père Joseph avait fait son beau traité à
Ratisbonne pour obtenir de l'Empereur la destitution. Chose prouvée
fausse par les dates. Waldstein fut destitué en septembre, le traité
signé en octobre (1630).

En décembre, Gustave était encore fort seul dans le nord de
l'Allemagne, dans un affreux désert. Il croyait y périr. Le 4, il
écrit à son ami Oxenstiern en lui donnant courage, mais sans cacher
qu'il espère peu, et il lui recommande son enfant, sa mémoire. C'est
peu de jours après qu'il reçut l'offre de Richelieu, un subside, une
entrave, un très-faible subside; avec la condition de s'abstenir des
plus riches pays de l'Allemagne, des gras électorats ecclésiastiques
du Rhin, et de respecter la Bavière. De janvier en mars, dans sa
grande misère, il résista encore, dit Non. Cependant il avait contre
lui l'armée de Tilly. Et l'Empereur songeait à rappeler Waldstein en
lui donnant la dictature militaire de l'Allemagne. Deux armées
catholiques allaient se former contre lui, tandis que les princes
protestants tergiversaient. Il prit enfin la plume, signa et reçut
l'argent catholique, secours minime et illusoire, trois cent mille
livres pour la première année, et libéralement un million pour chaque
année suivante, probablement après sa mort.

Il signa. Et pourquoi? Pour avoir le nom de la France. Il rendit
public, imprima cet acte que Richelieu voulait secret. L'effet en fut
immense. Ce nom, réellement, donna des ailes à sa fortune.

Avril 1631 est mémorable par les traités contraires que fit la France
en même temps.

Le 22 avril fut ratifié le traité avec Gustave-Adolphe contre
l'Empereur.

Le 6 avril, avait été conclu, à Chérasco, un traité de la France avec
l'Empereur. Ce traité pour l'Italie seule, il est vrai, mais qui
permettait à Ferdinand de retirer une armée d'Italie et de l'envoyer
contre Gustave.

Troisièmement, en mai, Richelieu fit un traité secret avec la Bavière
(rival secret de l'Empereur, ennemi public de Gustave), que la France
eût voulu faire respecter du roi de Suède pendant que le Bavarois
envoyait contre lui Tilly.

Honteuse politique et misérable imbroglio. Mais les événements
déchirèrent les fils brouillés de cette toile d'araignée.

D'abord, le cabinet jésuite de Ferdinand, très-sottement rusé pour ne
tromper personne, déclare aux protestants qu'il renonce à leur faire
des procès _religieux_ pour les restitutions; on ne fera que des
procès _civils_; les gens de loi de l'Empereur vont s'établir chez
chaque prince et s'immiscer partout dans le régime intérieur des
États. En réalité, plus de princes, plus de gouvernements; la justice
impériale aurait remplacé tout.

Il s'éleva un cri d'indignation contre une telle hypocrisie. Et, au
même moment, un fait horrible perça le coeur de l'Allemagne,
Magdebourg brûlé et quarante mille hommes égorgés par Tilly au cri de
_Jésus! Maria!_ Lui-même écrit paisiblement: «On n'a rien vu de tel
depuis la ruine de Jérusalem.»

Ce fut le fruit des hésitations de l'ivrogne électeur de Saxe, qui,
parmi les brouillards du vin, croyait tenir la balance entre Gustave
et l'Empereur, ne faisait rien et paralysait tout.

Tilly marcha vers lui, et, dans sa peur, il fallût bien alors que le
Saxon se réfugiât sous la main de Gustave. Celui-ci entraîna encore le
Brandebourg, et il avait déjà le Mecklembourg, la Poméranie. Le
courageux landgrave de Hesse, si loin de sa protection, seul sur le
Rhin, se déclarait aussi pour lui.

L'approche de Tilly s'annonça à la Saxe par l'incendie de deux cents
villages. Il n'était pas loin des armées suédoises et saxonnes. Mais
il voulait attendre l'armée des bourreaux de Mantoue pour en fortifier
celle des bourreaux de Magdebourg. Notre traité de Chérasco lui
faisait espérer ce gros renfort. Gustave ne lui donna pas le temps de
le recevoir. Le 7 septembre, il le défit et l'anéantit à Leipzig. Ce
fut le solennel essai de la tactique nouvelle.

Gustave fit un usage habile, heureux, d'une rapide et mobile
artillerie légère. Il dit aux fantassins: «Ne tirez pas avant d'être
assez près pour voir le blanc des yeux.» Et, comme la masse pesante
des cuirassiers impériaux pouvait les alarmer, il dit: «Poignardez les
chevaux.»

Les vieux régiments de Tilly combattirent avec une fureur
inexprimable, d'autant qu'ils perdaient leur métier, que dès lors la
chance était aux Suédois. Mais ils furent écrasés. Leur fuite fut plus
sanglante encore que la bataille. Car la terre délivrée, la terre se
souleva, les montagnes du Hartz fondirent sur eux, et les pierres sur
tout le chemin semblèrent s'être changées en paysans armés pour
consommer cette juste vengeance et cette punition de Dieu.

Il n'y eut jamais victoire si belle. C'était celle du peuple, celle de
l'humanité, de la pitié, de la justice.

Gustave pouvait faire ce qu'il voulait, aller où bon lui semblerait, à
droite ou à gauche;--ou tout droit au midi, par la Bohême ruinée,
aller frapper l'Autriche à Vienne;--ou bien, au sud-ouest, aller
s'établir et se refaire dans les pays non ruinés, dans les bonnes
terres de prêtres sur le Rhin, et, s'il le fallait, en Bavière.

Le chancelier Oxenstiern, qui était loin, eût voulu qu'on allât à
Vienne. Gustave, qui était près, jugea qu'il fallait aller vers le
Rhin.

Tous l'en blâment. Moi, non. Ce misérable Empereur, qui avait fait de
ses mains une Arabie de la Bohême, qui avait épuisé ses États
patrimoniaux et bu leur sang, d'où tirait-il un peu de moelle encore?
Des pays de l'ouest, des princes-prêtres qui l'aidaient malgré eux. La
main mise sur ceux-ci, et la perfidie bavaroise étant neutralisée,
d'un seul revers à gauche, Gustave eût abattu l'Autriche.

Il chargea donc la Saxe d'envahir le désert de Bohême, et il s'en alla
vers le Rhin, guerroyant à son aise, ménageant tout le monde, riant
avec les prêtres, dont ses Suédois buvaient le vin. Il était sûr de
réussir s'il n'avait d'obstacle que ses ennemis.

Mais il pouvait aussi trouver obstacle en ses amis, en ses alliés
malveillants. En approchant du Rhin, il allait toucher Richelieu.



CHAPITRE VII

COMMENT RICHELIEU PROFITA DES VICTOIRES DE GUSTAVE

1632


Quand Richelieu vit son ami Gustave venir à lui à travers toute
l'Allemagne, faire sans obstacle deux cents lieues vers l'Ouest et
arriver au Rhin, il fut étonné, j'allais dire effrayé. Quel
dérangement de l'équilibre! quelle énorme prépondérance du parti
protestant! Il n'avait deviné en rien ce roi de Suède. Il l'avait
mesuré à la mesure de Spinola, de quelque autre bon général, et il
avait compté sur une guerre hollandaise où les deux partis, faisant
pied de grue, restaient des dix ans à se regarder.

Gustave était bien plus qu'un général. C'était une révolution.

Bien vite Richelieu fit trois choses:

Il poussa son roi en Lorraine dès le lendemain de la bataille de
Leipzig, pour profiter, happer quelque dépouille (octobre 1631). Chose
peu difficile dans ce grand moment de terreur.

Deuxièmement, il avertit les catholiques, et en général les princes
d'Allemagne, de se réfugier tous sous la garantie du traité de France,
dans une neutralité armée, de n'aider ni Gustave ni l'Empereur.
Neutralité qui, plus tôt aurait été favorable à Gustave, mais qui,
lorsqu'il était vainqueur, devenait son obstacle. S'avançant seul et
si loin, il avait besoin d'être aidé si l'on voulait que sa victoire
fût sérieuse, durable, fatale à la maison d'Autriche.

Enfin Richelieu invita Gustave même à ne pas profiter de son succès, à
laisser ces prétendus neutres garder leurs forces entières et se tenir
armés, au profit réel de l'Autriche, dont ils restaient les secrets
alliés, et demain les auxiliaires actifs, au premier revers du
Suédois.

Il semble qu'il eût cru, pour ses trois cent mille francs, avoir
acquis Gustave pour le diriger, l'arrêter, le mener ici et là. Voilà
que, sans avoir rien fait, on voudrait limiter, détourner la conquête
de cet Alexandre le Grand. Il ne touchera pas à la Bavière, évitera
l'Alsace, tournera Trêves, respectera Mayence, n'ira pas en Lorraine,
dont le duc était allé le provoquer et se faire battre.

Gustave eut la bonté de répondre qu'il ne lui était pas facile
d'épargner tous ces princes amis de l'Autriche; que le Bavarois jouait
double, armait en faisant négocier; qu'on savait ses pensées, et par
lui-même, ayant intercepté ses lettres; que l'ennemi, d'ailleurs, qui
venait de lui disputer l'Allemagne à Leipzig, était le Bavarois Tilly.

Gustave n'avait pas la moindre idée de se détourner en Lorraine. La
protection dont Richelieu couvrait un pays que l'on n'attaquait pas
n'était qu'un prétexte pour y prendre des gages, s'y établir comme
protecteur. Quant à l'Alsace, Gustave pensait certainement à
Strasbourg, qui l'avait appelé, comme bien d'autres villes. Richelieu
n'y pouvait trouver à redire, lui qui, aux derniers dangers de
Strasbourg, n'avait osé lui donner des secours que l'autorisation
d'emprunter quelque argent aux marchands de Paris!

La protection que Richelieu offrait aux catholiques d'Allemagne
n'était pas sérieuse. Il n'était pas armé encore, et, quoiqu'il se
vante d'avoir eu au printemps suivant cent mille hommes, on a peine à
le croire. En comptant bien les trois armées qu'il eut, on n'en trouve
que cinquante mille. Mais alors, à la fin de 1631, il n'avait encore
presque aucune force. C'était par le nom seul du roi qu'il voulait
arrêter Gustave et lui faire respecter ces petits princes. Tous leurs
ambassadeurs vinrent se grouper auprès de Louis XIII. Ils en tirèrent
une sotte confiance. Les moindres en prirent une assurance ridicule
pour chicaner, marchander avec une force irrésistible.

On le vit à Francfort. Les Francfortois le prièrent de passer son
chemin, disant que, s'il leur faisait manquer à la fidélité qu'ils
devaient à l'Empereur, ils pourraient bien être privés du privilége de
leurs foires. Ce qui leur valut la verte semonce qu'on va lire: «Vous
ne parlez que de vos foires; mais vous ne parlez pas de conscience et
de liberté... Si j'ai trouvé la clef des places, de la Baltique au
Rhin, je trouverai bien encore celle de Francfort... Suis-je venu ici
pour moi-même? Non, c'est pour vous et pour les libertés
publiques.--Que Votre Majesté nous permette du moins de consulter
monseigneur l'archevêque de Mayence...--C'est moi qui suis monseigneur
de Mayence. Et, comme tel, je vais vous donner une bonne absolution
qui vaudra bien la sienne... Pour la Bavière, n'y pensez pas; j'ai
déjà pris de ses canons que je pourrais vous faire entendre...»--Là,
les voyant tout blêmes, il reprit sur un ton plus gai: «Je ne suis pas
votre ennemi. Mais j'ai besoin de votre ville... Votre Allemagne est
un vieux corps malade; il faut des remèdes héroïques. S'ils sont un
peu forts, ayez patience. Moi, j'en ai bien. Je ne suis pas ici pour
me divertir. Je couche sur la dure avec mes hommes, tandis que j'ai
là-bas une belle jeune femme avec qui je n'ai pas couché depuis
longtemps... Bref, Messieurs de Francfort, vous me tendez le bout du
doigt; moi, je veux votre main entière pour vous donner la main. Je
vois bien la manoeuvre... mieux que je ne vois celle de vos braves
soldats. Pour des paroles, la seule à quoi je me fie, c'est celle de
Dieu; il est ma garantie, avec ma propre prévoyance.»

Il avait dit: «Je suis électeur de Mayence et duc de Franconie.» Il
jugeait avec raison que l'Empire était fini. On le voyait crouler à la
première impulsion.

Les deux mensonges s'en allaient.

Le mensonge autrichien (de tant de peuples unis d'eux-mêmes,
disait-on) était violemment démenti, et par la Bohême qui, en deux
mois, passa à la Saxe, et par la Hongrie, demi-soulevée, et par
l'Autriche elle-même qui voulait armer contre l'Autrichien.

Et le grand mensonge allemand, la fiction du saint-empire, la sotte
comédie d'élire un prince réellement héréditaire, tout cela finissait
aussi. Tous ces princes et principicules, valets-nés du plus fort,
qui, sous l'ombre du grand vautour, mangeaient, suçaient le plus
patient des peuples, il leur fallait quitter le jeu. Un vengeur et un
protecteur arrivait à l'Allemagne pour briser à la fois et ses faux
protecteurs, et le fléau de l'armée des brigands. Il avait été droit à
Francfort, au champ d'élection, pour couper court avant tout à la
vieille farce qu'ils allaient jouer encore, de faire un faux roi des
Romains dans le fils de l'Autriche. Gustave, avec son titre de prince
des Goths que portent les rois de Suède, assurait ne connaître rien au
vieux droit de l'Empire. Son droit, c'était Leipzig, la vengeance et
la délivrance de l'Allemagne, prouvée si incapable de se délivrer
elle-même.

Nul doute qu'en présence du fléau exécrable qui rongeait le pays,
l'armée générale des voleurs qui se refaisait sous Waldstein, il ne
fallût un gardien de l'Allemagne qui campât, l'épée nue, non pas sur
la Baltique au petit bord, mais au coeur, sur le Rhin. Un grand
royaume armé du Rhin était la seule condition de salut pour cette race
infortunée, si Dieu avait assez pitié d'elle pour conserver
Gustave-Adolphe.

La Suède lui est-elle étrangère? Elle parle un dialecte germanique,
et Gustave spécialement était Allemand par sa mère. D'où vint donc
cette répulsion, cette antipathie, cette froideur? D'elle-même,
l'Allemagne est jalouse. Si grande et si féconde, matrice et cerveau
de l'Europe en plusieurs de ses grandes crises, elle ne devrait rien
jalouser. Et le Suédois encore moins qu'autre chose. Grand vainqueur,
mais très-petit prince, très-pauvre, une force passagère qui ne
pouvait tirer consistance et durée que d'une extrême bonne volonté de
l'Allemagne. Elle lui manqua réellement. Les princes, ceux du moins
qui ne furent pas forcés par la présence de Gustave, suivirent de leur
mieux le conseil de Richelieu, de rester impartiaux et de garder une
juste balance entre Dieu et le Diable, entre leur sauveur et leur
exterminateur. La bourgeoisie des villes impériales, qui, quinze
années plus tôt, avait appelé Gustave, lui venu, se montra prudente,
fine et avisée, politique, aidant le moins possible celui qui
combattait pour tous, chicanant au libérateur ce que le lendemain elle
donna généreusement aux brigands.

Il me faut bien ici laisser les grandes choses pour conter les
petites, voir maintenant comment Richelieu, en entravant Gustave,
profita de ses victoires, exploita habilement la terreur de son nom et
grappilla sur sa conquête.

L'histoire est identique ici à l'histoire naturelle. L'astucieux
corbeau suit l'aigle ou va devant, attentif à se faire sa part,
s'invitant au repas et relevant les restes même avant la fin du
festin.

L'attention qu'il a dans ses Mémoires à brouiller son récit, à
intervertir les dates de mois et jours, empêche d'observer que chaque
pas de Louis XIII suit chaque victoire de Gustave; que nos succès sont
les contrecoups naturels des grands succès de là-bas. Il est bien
entendu que la plupart des auteurs de mémoires et historiens ont
reproduit soigneusement ce désordre. Rétablissons le synchronisme des
affaires d'Allemagne et de celles de France qui en étaient les
résultats.

Richelieu ne bougea avant que Gustave eût gagné sa bataille de Leipzig
(7 septembre 1631). À l'instant, il emmena le roi avec quelques
troupes qu'il avait en Champagne (23 octobre), et fondit sur la
Lorraine allemande, investit Moyenvic, petite forteresse de l'évêché
de Metz, que les soldats de l'Empereur occupaient et fortifiaient. Le
drapeau impérial flottant sur Moyenvic n'empêcha pas le roi d'y entrer
(27 décembre 1631). Après la déchirure qu'y venait de faire à Leipzig
l'épée du roi de Suède, ce drapeau n'était qu'un lambeau.

L'étourdi duc de Lorraine avait pris justement ce temps pour provoquer
à la fois les deux rois. D'une part, il avait chez lui le frère de
Louis XIII et le mariait secrètement à sa soeur. De l'autre, il s'en
allait, dans ce moment terrible où le torrent de Suède emportait tout,
se mettre devant. Éreinté et jeté au loin, il ne rentra chez lui que
pour y voir le roi de France. Le roi eut pourtant la bonté de le
recevoir, de lui dire qu'il le protégerait contre Gustave (qui ne
songeait guère à l'attaquer), mais que, pour rassurer Gustave sur les
intentions du duc de Lorraine, lui Louis XIII prendrait _en dépôt_ sa
ville de Marsal et ses salines, le meilleur de son revenu (6 janvier
1632).

Le duc de Lorraine méritait cela, et pis. On ne peut qu'applaudir à
une ruine si méritée. Cependant Richelieu mit à sa spoliation
successive, qui dura deux ans, un luxe de ruse et d'astuce absolument
inutile avec ce petit prince qui ne pouvait ni se défendre ni se faire
défendre par les impériaux ou Espagnols. Il prit la Lorraine en trois
fois, par trois cessions successives, tenant, ce semble, à ne rien
prendre que par le consentement forcé du spolié, et non comme
conquête, mais comme amende et punition. Enfin il le désespéra au
point qu'il alla se faire reître.

Le second grand coup de Gustave, la défaite, la mort de Tilly (5 avril
1632), donna à Richelieu une force inouïe au dehors, au dedans, pour
frapper ici les amis, là les alliés de l'Espagne.

L'Espagne, battue sur le Rhin par un petit parti suédois, tombait dans
le ridicule. Et ses malheurs la faisaient radoter. Elle en était à
faire sa cour au pape pour qu'il tirât le glaive spirituel, octroyât
la croisade contre le prince des Goths. Elle priait Venise et la
Toscane de vouloir bien faire avec elle une ligue italienne. Venise
s'en moquait et soudoyait Gustave-Adolphe.

On comprend le mépris avec lequel Richelieu reçut l'intervention des
deux protégés de l'Espagne, la reine mère et Gaston, dans le procès
qu'il faisait faire au maréchal Marillac. Ils avaient cru faire peur
aux juges, effrayer la commission qui procédait. Richelieu prit sur
lui le danger possible et futur. Il rassura les juges en leur laissant
l'excuse de pouvoir dire plus tard, s'il le fallait, qu'il les avait
forcés. Il fit faire le procès chez lui-même à Rueil. Marillac, comme
général, s'étant fort mal conduit, avait montré une inertie perfide
dans les moments critiques. La trahison pourtant était difficile à
prouver. Il fut condamné comme voleur, ayant détourné de l'argent,
l'argent des vivres, gagné sur la vie du soldat. Sa condamnation et sa
mort, malgré les menaces insolentes qu'on faisait de Bruxelles, furent
une victoire sur l'Espagne, sur ses alliés, la mère et le fils (10 mai
1632).

L'Espagne ne désespérait pas d'opérer ici par nos traîtres une petite
diversion. En mettant Gaston à la tête d'une bande de deux mille
coquins de toute nation (qu'on disait Espagnols), on le lançait en
France, où les Guise, les Créqui, les d'Épernon, et autres, même
Montmorency, faisaient espérer de le soutenir. Les Espagnols
promettaient tout, une armée aux Pyrénées, une flotte en Provence,
etc. Et cela au moment où, de toutes parts, ils étaient enfoncés,
battus, perdus, ne pouvaient plus se reconnaître. Louis XIII en fut si
peu inquiet, qu'il prit ce moment pour mordre encore un bon morceau
dans la Lorraine. Alléguant que Gaston avait fait en Lorraine sa
petite armée, il passa au fil de l'épée deux régiments lorrains, campa
devant Nancy (23 juin). Le duc, non secouru, est réduit encore à
traiter, et, cette fois, cède trois forteresses.

Lui et Gaston avaient agi comme des enfants. Au défaut de l'Espagne,
ils comptaient sur Waldstein; ils appelaient Waldstein, comme s'il eût
pu bouger, étant alors en face de l'épée de Gustave. Seulement, comme
celui-ci était obligé de se concentrer devant Waldstein, il était
faible sur le Rhin, presque autant que les Espagnols. Cela permettait
à Richelieu d'avancer entre les uns et les autres, de profiter de la
terreur des princes-prêtres et de se garnir les mains. Les Suédois
avaient préparé, Richelieu recueillait. Il arrivait, comme protecteur
des catholiques, pour escamoter les conquêtes, le prix du sang des
Suédois. C'est ainsi que ceux-ci, ayant battu les Espagnols dans
l'archevêché de Trêves, et croyant avoir pris Coblentz, virent sur la
forteresse flotter le drapeau d'une garnison française que
l'archevêque y mit lui-même.

Telle était l'union de ces bons alliés. Mais l'effet moral de
l'alliance n'en était pas moindre. «Ces deux puissances jointes
ensemble, dit Richelieu, on sentoit qu'il n'y avoit rien en terre qui
pût résister.» Donc, le pauvre Gaston put continuer en France son
pèlerinage solitaire. Pas une province ne bougea, pas une ville
n'ouvrit ses portes. Les gouverneurs qui avaient donné espoir,
d'Épernon, Créqui, se gardèrent bien de se déclarer. Une seule chose
était dangereuse, c'est que Valençay, qui tenait Calais, avait promis
de l'ouvrir à l'Espagne. Mais l'Espagne n'y fut pas plus à temps
qu'elle ne le fut aux Pyrénées pour soutenir Montmorency, gouverneur
du Languedoc. Celui-ci s'était brouillé avec Richelieu, fort
maladroitement, pour un chevalier comme il était, sur une question
d'argent. Richelieu et d'Effiat, son surintendant des finances,
avaient fait l'entreprise d'introduire en Languedoc, comme dans tous
les pays d'états, _l'impôt réglé par les élus_. Impôt, il est vrai,
non voté, donc d'un arbitraire élastique, mais en revanche dégagé des
surcharges insensées, honteuses et monstrueuses, que les états
votaient pour dons aux gouverneurs et autres grosses têtes de
l'assemblée. Montmorency y perdait cent mille francs. Belle et noble
occasion pour faire la guerre civile!

Montmorency n'entraîna les états que par la force en emprisonnant les
récalcitrants. Mais il n'entraîna pas du tout nos protestants des
Cévennes, ni ceux des villes, Narbonne, Nîmes, Montpellier. Ils
n'avaient garde d'armer contre Richelieu, qu'ils croyaient ami de
Gustave.

Qui croirait que Gaston, Montmorency, ces pitoyables fous, eurent
l'idée ridicule d'écrire à Gustave, d'imaginer que, n'étant pas
content de Richelieu, il leur enverrait des secours? autrement dit,
que Gustave coopérerait avec les Espagnols?

Gaston n'était qu'un page, et ne méritait que le fouet. Son frère,
pour châtier ou ramener cet enfant prodigue, lui envoya, pour
pédagogues, deux protestants, la Force et Schomberg, avec quelques
mille hommes. Leur besogne fût peu difficile. Gaston était plus fort
que Schomberg, comme nombre. Mais, comme force morale, il était nul;
il apportait à la bataille le découragement de l'Espagne, sa reculade
universelle et l'entrain des défaites. Schomberg avait, tout au
contraire, la France et le roi derrière lui, plus l'alliance du
redouté vainqueur, la lointaine terreur et l'invincibilité de Gustave.
Gaston le sentait bien. Montmorency peut-être aussi. Mais il n'osa pas
reculer, et, les yeux fermés, à peine suivi, ce vaillant fou plongea
dans les rangs de Schomberg. Il n'eut pas le bonheur d'être tué; il
fut blessé et pris (1er septembre 1632).

Schomberg était trop politique pour faire prisonnier l'héritier du
trône. Gaston pouvait s'enfuir. S'il eût fait retraite vers la mer, il
aurait reçu au rivage six mille Napolitains que l'Espagne lui faisait
passer. Mais Schomberg négocia avec lui, lui fit espérer que, s'il ne
fuyait pas, il aurait de bonnes conditions. Il resta, les posa
lui-même comme s'il eût été vainqueur, exigeant des choses excessives,
qui auraient été la honte du roi, des places de sûreté pour lui, le
rétablissement des condamnés, entre autres, celui de la Fargis près de
la reine Anne. Pendant ce temps, on le tournait, on l'enveloppait, on
passait au midi entre lui et l'Espagne. Il lui fallut baisser de ton.
Bullion, homme de Richelieu, arriva, et lui dit qu'il n'avait de salut
que dans une soumission complète. Mais quelle? La plus déshonorante,
avec deux clauses terribles: promesse de dénoncer à l'avenir les
complots qu'on fera pour lui, engagement de ne prendre aucun intérêt à
ceux qui l'ont suivi et de ne pas se plaindre s'ils subissent ce
qu'ils méritent.

Gaston (à en croire ses lettres et ses mémoires écrits par un des
siens) avait peur et horreur d'avaler cette infâme médecine. On lui
dit que c'était la seule chance d'apaiser son frère et de sauver
Montmorency. La femme du prisonnier pria Gaston elle-même de trahir
son mari en paroles pour le sauver en acte. Le roi pourtant ne fut pas
engagé, Bullion n'ayant pouvoir ni caractère pour promettre la grâce
en son nom.

La situation était analogue à celle d'Henri IV dans l'affaire de
Biron, avec cette différence que Montmorency n'avait rien de la
noirceur de l'autre, qu'il était aimé de tout le monde et méritait de
l'être pour ses charmantes qualités. C'était un pauvre esprit, léger
et indécis (comme sa parole même, il bredouillait un peu), mais le
coeur sur la main, un attrait tout particulier de naïveté
chevaleresque. Toute la cour, toute la noblesse de France, étaient à
genoux devant le roi et priaient pour lui. Faire périr un tel homme,
et dans son Languedoc même, où il était adoré, et dont lui et ses
pères étaient gouverneurs depuis si longtemps, cela paraissait un
horrible coup. Et un coup qui serait vengé. Monsieur avait dit que, si
l'on touchait à cette tête, il connaissait plus de trente
gentilshommes qui poignarderaient Richelieu.

Celui-ci nous a conservé la délibération. On y voit qu'il donna les
raisons pour et contre, faisant valoir surtout les raisons pour la
mort, l'avantage de décourager à jamais le parti de Monsieur, la
grande difficulté de garder un tel prisonnier; puis se démentant tout
à coup, et concluant à le garder comme otage.

Il est trop évident qu'il voulait que le roi eût seul la
responsabilité d'un pareil acte. Mais le roi n'avait rien de spontané,
nulle initiative. On avait beau lui arranger la chose, lui bien
montrer la question. Il fallait que quelqu'un le poussât par un avis
exprès, lui fît signer la mort. Le panégyriste du père Joseph,
écrivain ailleurs très-peu grave, mérite ici quelque attention quand
il affirme, «d'après des mémoires sûrs,» que le Capucin eut l'honneur
de la chose, qu'il mena toute l'affaire, d'abord la trahison de
Bullion, l'espoir dont il leurra Monsieur, puis le conseil de mort.
Richelieu mit Joseph en avant et le fit parler avant lui. Il le
connaissait vain, aimant à se faire fort d'énergie machiavélique et à
faire blanc de son épée. Joseph parla d'autant plus ferme, qu'il
sentait trouver faveur et appui dans le coeur de Louis XIII, porté de
sa nature à la sévérité. Montmorency, condamné au Conseil, le fut
immédiatement par le Parlement de Toulouse, décapité le même jour (30
octobre 1632).

L'étonnement fut extrême en France et en Europe. On ne l'eût jamais
cru, et personne ne l'aurait prévu. Chacun baissa la tête, et sentit
bien qu'après ce coup il n'y avait de grâce à attendre pour personne.
L'effet fut plus terrible que celui de la mort de Biron. Montmorency
était si aimé, que ce fut pour beaucoup comme une perte de famille, un
coup tout personnel, l'effet d'un frère décapité.

On fit comme pour Biron. On calma les parents en leur donnant les
biens du mort. Le mari de sa soeur, le prince de Condé, le plus avare
homme de France, tendit la main, reçut. Principale origine de cette
énorme fortune des Condé. Celui-ci en 1609 n'avait pas dix mille
francs de rente. Sa femme l'enrichit, puis la mort de son beau-frère,
qui lui valut Écouen, Saint-Maur et Chantilly. Richelieu, déjà malgré
lui, avait fondé les Orléans (1626) et fonda encore les Condé.
Montmorency, qui mourut comme un saint, lança pourtant, par testament,
une rude pierre au front de Richelieu. Il lui fit un don, lui légua
un tableau de prix.

Plusieurs des amis de Montmorency, de ses principaux gentilshommes,
furent mis à mort, et leur fidélité punie. Chose nouvelle qui
scandalisa, indigna. Elle brisait les vieux attachements de vassal à
seigneur, de client à patron, de _domestique_ à maître. Nul maître
désormais que le roi et l'État.

Sévérité terrible, mais nécessaire. C'était le commencement du règne
de la loi. Et, dans les moeurs, dans l'opinion d'alors, il y avait à
oser cela et péril et grandeur.

L'effet voulu fut obtenu. Pour longtemps les partis restèrent
décapités, la guerre civile impossible, et l'Espagne n'eut plus de
prise. Les complots furent réduits aux chances de l'assassinat.

Dès ce jour, beaucoup désirèrent violemment la mort de Richelieu. Et
cela, il faut le dire, moins encore pour son audace que pour le
mélange d'une basse cruauté de robe longue qu'on crut y voir mêlé. On
trouva monstrueux qu'un des gentilshommes de Montmorency fût envoyé
aux galères ramer avec les forçats. Pour l'échafaud, à la bonne heure.
On trouvait même que l'acte hardi de la mort de Montmorency avait été
fait lâchement. Il l'avait voulue sans nul doute, et n'avait pas osé
la conseiller. Il y avait montré le courage d'une âme de prêtre, ne
frappant pas lui-même, mais poussant le couteau.

Il se sentit très-seul. Le spectacle de cette cour terrifiée, mais
désolée, était effrayant pour lui-même. Le roi avait tenu bon au
moment décisif. Mais n'aurait-il pas de retour? Par un revirement
surprenant et qu'on put croire timide, à ce moment de grande audace,
Richelieu envoya à Madrid et fit des ouvertures aux Espagnols.

Gustave-Adolphe avait pâli, et Richelieu, par un sens froid, exact, de
la destinée du héros, jugeait qu'il était temps de l'abandonner.
Waldstein et l'armée des brigands avaient ressuscité, et l'Allemagne
ne secondait pas sérieusement son libérateur. Quand Gustave vint
contre Waldstein défendre Nuremberg, la capitale du commerce et
l'arche sainte du génie allemand, on le laissa deux mois languir,
s'épuiser là de misère et de maladies.

Richelieu calcula qu'il fallait profiter d'une situation encore
entière et de l'effet moral qu'allait avoir ce coup de vigueur sur
Montmorency. Avant l'exécution, il fit partir Beautru (le bouffon,
l'_esprit fort_ et l'excellent espion), de manière qu'il fût à Madrid
quand la nouvelle de la mort arriverait, à temps pour voir la mine
piteuse des Espagnols et pour en profiter. Beautru les trouva en effet
abattus, détrempés, d'autant plus tendres aux avances imprévues de
Richelieu. Il saisit ce moment pour dire qu'après tout on n'était pas
ennemi, et il présenta les prisonniers espagnols que renvoyait le
cardinal. On s'arrangea, d'abord pour l'Italie.

Chose agréable à l'Espagne, qui pourrait en tirer des forces pour agir
sur le Rhin contre les Suédois. Agréable, honorable au pape, qui,
depuis quatre ans, s'entremettait fort pour la paix, faisait trotter
son Mazarin et jouait son petit rôlet. Enfin chose agréable à notre
jeune reine espagnole, à sa cour, qui, par mademoiselle de Hautefort,
n'était pas sans influence sur le roi. La bonne entente avec Rome et
l'Espagne allait peut-être atténuer l'effet du sang versé, adoucir
quelque peu les haines, faire rentrer le cardinal dans le concert des
honnêtes gens.

Il semblera bien étonnant, bizarre, absurde, que justement alors
Richelieu, couvert d'un tel sang, voulût plaire à la reine! On ne peut
pourtant en douter. Ce qu'on a dit du goût qu'il avait pour Anne
d'Autriche et de ses tentatives près d'elle est incertain pour le
temps qui précède et démenti pour le temps qui va suivre. Mais, pour
ce moment où nous sommes, la chose est sûre et constatée.

On l'a vu en avril 1631 l'espionner, la désespérer, en surveillant sa
grossesse. On le verra en 1635 demander son divorce à Rome et vouloir
la chasser. Mais aujourd'hui (novembre 1632) il est galant près
d'elle, lui fait sa cour, semble en être amoureux.

Tyrannique esprit de cet homme, de précipitation sauvage et sans
respect du temps. La tête de Montmorency vient de tomber le 30
octobre, presque sous les yeux de la reine. Et il lui faut sourire et
accepter des fêtes, descendre avec lui la Garonne, se laisser promener
en France, et loger et coucher chez lui!

Il semblait espérer justement dans le deuil de la reine, dans sa
terreur et son abaissement. Depuis l'avortement d'avril 1631, sa
situation était fort humble. Le roi n'en tenait pas le moindre compte,
et venait tous les soirs chez elle pour mademoiselle de Hautefort sans
lui dire un seul mot. On l'avait amenée au voyage du Midi, moins comme
reine que comme otage, comme une prisonnière suspectée qu'on ne
pouvait laisser à Paris. Elle semblait n'être venue que pour aller
d'exécution en exécution, sur le Rhône d'abord, puis en Languedoc.
L'étrange demande de Gaston de rendre la Fargis à la reine disait
assez qu'il restait encore quelque lien entre la reine et son
beau-frère. L'indifférence haineuse du roi dut s'en accroître. Il la
laissa aux mains de Richelieu, et s'en alla droit à Paris.

À celui-ci d'en faire ce qu'il voudrait, de la régaler et fêter dans
l'intérêt du traité espagnol. C'est le prétexte qui couvrit son
changement à l'égard de la reine. Changement inespéré, douce surprise
pour elle, rassurée tout à coup. Surprise forte pour un coeur de
femme. Elle pouvait défaillir et mollir, laisser prendre de grands
avantages à l'audace d'un homme tout-puissant, d'un vainqueur, disons
d'un maître, et qui voulait ce qu'il voulait.

Richelieu n'était beau ni jeune, et ne ressemblait pas à Buckingham.
En revanche, il l'avait battu; le brillant fanfaron était mort
ridicule. Richelieu, au contraire, nécessaire aux Suédois, et désiré
des Espagnols, semblait l'arbitre de l'Europe, grandi des victoires de
Gustave, des succès de Lorraine, de la défaite de Monsieur. Même la
tragédie de Toulouse, pour laquelle on avait pleuré, elle le servait
peut-être au fond. Les femmes aiment qui frappe fort, et parfois ceux
qui leur font peur.

Donc ce triomphateur, menant la cour vaincue, la reine souriante et
tremblante, descendait doucement de Garonne en Gironde. À Bordeaux, sa
victoire devait doubler encore par la mortification, le désespoir du
vieux gouverneur, le duc d'Épernon. Il touchait aux quatre-vingts ans.
La fête eût été belle si la rage remontée l'eût expédié et que le
cardinal eût pu l'enterrer en passant.

Vain espoir! À Bordeaux, tout change.

Vicissitude étrange de la destinée qui s'amuse à nous prendre au plus
beau moment, en pleine fête et couronnés de fleurs, pour nous tordre
le cou!... Les violentes émotions de Richelieu, sa préoccupation
terrible, l'effort qu'il avait fait, son audace craintive, enfin,
par-dessus tout, le tourment de l'espoir, tout cela fut plus fort que
lui. Et il fut frappé à Bordeaux.

Il n'y avait pas à lutter avec ce mal. L'irritation de la vessie,
l'impossibilité d'uriner, semblent du premier coup l'approcher de la
mort. L'augure fâcheux d'une mort subite vient le frapper, Schomberg
mort en soupant. Et déjà, en Allemagne, il a perdu d'Effiat, général,
financier, homme universel, son autre bras droit. Tout s'assombrit. La
reine part en avant. Les fêtes qu'il lui préparait chez lui (à
Brouage) et dans sa conquête sur son champ de gloire à la Rochelle,
tout se fera sans lui. Pour comble, le vieux coquin d'Épernon,
insolent d'être en vie, vient chaque matin, à grand bruit, avec toute
une armée de spadassins, pour lui tâter le pouls et le voir au visage,
lui aigrissant son mal par ces accès de peur. Qui l'empêche, en effet,
d'enlever le malade, de le mettre au château Trompette, sinon dans
l'autre monde? Le roi eût été en colère, mais on l'eût entouré, calmé,
félicité, et, dans la joie universelle, il eût accepté les faits
accomplis.

La reine, quitte à si bon marché, continuait joyeusement son voyage,
profitait pleinement des fêtes du cardinal, que sa présence aurait
gâtées. Il y eut à la Rochelle des magnificences incroyables, arcs de
triomphe, joutes, combat naval, des danses et des concerts. Une
extrême gaieté, car on disait qu'il était mort ou qu'il allait mourir.
On dansait. Cependant la reine, qui palpitait d'espoir, impatiente,
envoya son bon La Porte, un confident valet de chambre, pour s'assurer
de l'heureux événement. «Je le trouvai, dit La Porte, entre deux
petits lits, sur une chaise où on le pansait. Et on me donna le
bougeoir pour l'aider à lire les lettres que je lui apportais.» Il
interrogea fort La Porte pour savoir ce que faisait la reine, si M. de
Châteauneuf, le garde des sceaux, y allait souvent, _et s'il y restait
tard_, s'il n'allait pas ordinairement chez madame de Chevreuse, etc.
Mais il ne s'en rapporta pas au valet de chambre, et recueillit des
notes exactes sur ceux qui avaient ri et sur ceux qui avaient dansé.

Le bal ne dura pas, et la joyeuse cour revint au sérieux tout à coup,
apprenant deux nouvelles qui changeaient le monde. Richelieu avait
uriné, et Gustave-Adolphe était mort (16 novembre 1632).



CHAPITRE VIII

RICHELIEU, CHEF DES PROTESTANTS--SES REVERS--LA FRANCE ENVAHIE

1633-1636.


Le monde a vu et perdu une chose bien rare, un vrai héros, et, avec
lui, une admirable chance de salut. Si Gustave-Adolphe eût vécu, on
arrivait dix ans, quinze ans plus tôt, à la paix de Westphalie.

Il ne fit qu'apparaître, et n'en reste pas moins un bienfaiteur du
genre humain. Sa victoire eut deux résultats qu'on n'a pas assez
remarqués. Elle sauva les villes impériales, non-seulement Nuremberg,
mais Strasbourg, mais Augsbourg et toutes, que l'armée des brigands
aurait certainement visitées. La sienne, la primitive armée
libératrice, s'épuisa devant Nuremberg et y laissa ses os; mais elle y
eut le succès admirable de détruire en même temps le monstre
militaire, l'armée de Waldstein. Celui-ci, à Lutzen, ayant perdu ses
hommes de confiance, fut en réalité éreinté pour jamais. Il ne les
remplaça que par de petits officiers, brigands de troisième ordre,
parmi lesquels l'Autriche trouva sans peine un assassin.

Répétons-le, Gustave ne mourut pas en vain. Il fit la grande chose
pour laquelle il était né. Il coupa la tête au dragon, au gouvernement
de soldats qui eût anéanti la civilisation de l'Europe.

La menue monnaie de Waldstein, toute cette populace de bons généraux
qui continueront la guerre de Trente ans, perpétuent les misères, mais
ne renouvellent pas le danger du monde.

Chaque fois que j'entre dans Strasbourg ou Francfort, dans Nuremberg,
ce grand musée, dans la splendide Augsbourg, dans ces puissants foyers
du génie allemand d'où jaillirent Goethe et Beethoven et tant d'autres
lumières, je me remémore avec un sentiment de religion le grand soldat
Gustave, qui sauva l'Allemagne, et qui sait? la France peut-être.

Et je dis à ces villes: «Où seriez-vous sans lui?... Dans les ruines
et les décombres, les cendres où finit Magdebourg.»

Tout ce que l'histoire fabuleuse avait conté du héros fut accompli ici
et à la lettre: Sauver le monde, mourir jeune et trahi.

On sait sa mort. À cette furieuse bataille de Lutzen, il accable
Waldstein, le bat, le blesse, le crible, le renverse, lui tue ses
fameux chefs, l'homme surtout qui fut la guerre même, ce Pappenheim,
qui, en naissant, eut au front deux épées sanglantes. Il revenait,
paisible et pacifique, confiant comme à l'ordinaire, de la terrible
exécution. Il n'avait avec lui qu'un Allemand, un petit prince qui
avait passé, repassé plus d'une fois d'un parti à l'autre. Un coup
part, et Gustave tombe. L'homme suspect qui l'accompagnait s'enfuit et
alla droit à Vienne (16 septembre 1632).

Il avait fait beaucoup, et beaucoup lui restait à faire. S'il eût vécu
quelques années de plus, non-seulement il eût imposé, forcé la paix,
mais il eût obtenu un résultat moral immense; il eût imprimé au coeur
abaissé de l'Europe un idéal grand, fort, fécond.

L'allégresse héroïque qui fit ce bon géant calme et serein, et «joyeux
tout le jour,» elle eût été comme une aurore morale dans cette sombre
époque. C'est l'effet d'une telle force de tout rasséréner et de tout
élever à soi. Chacun regarde, admire, et grandit d'avoir regardé. La
moyenne générale change. Tous gagnent un degré; même les moindres sont
moins petits. Le vrai héros, de loin, et là même où il n'agit pas, par
cela seul qu'il est, imprime à tous une gravitation par en haut; le
monde aspire et monte, hausse vers le niveau de son coeur.

Le politique, le grand homme d'affaires, comme fut Richelieu, ou tel
grand militaire, tel soi-disant héros, n'ont point du tout cette
influence. Leur forte tension, et le bras d'airain, par lesquels ils
serrent les ressorts, bandent la machine à casser presque, n'ont
après, pour effet définitif, qu'une détente déplorable, une énervation
générale. Et le monde en reste aplati.

L'idée de Richelieu, celle de l'équilibre et du balancement des
forces, était-elle une idée vitale qui renouvelât l'esprit européen?
Point du tout. L'équilibre peut avoir lieu entre vivants ou entre
morts. Le très-faux semblant d'équilibre qu'on obtint à la longue par
le traité de Westphalie, on ne l'eut réellement que par l'épuisement
définitif et par voie d'extermination.

Maintenant, osons le dire, Richelieu se méprit sur le fond de son idée
même. En cherchant l'équilibre entre protestants et catholiques, il ne
s'aperçut pas que les protestants isolés, débandés, n'étaient pas même
un parti, tandis que les catholiques avaient la force et l'unité d'une
faction.

Quand Rome, Vienne, Madrid, les Jésuites, illuminèrent et firent des
fêtes pour la bataille de Lutzen, ce n'était pas seulement pour la
mort de Gustave, mais pour la ruine de Waldstein, qui, rendu et fini,
bientôt tué, allait restituer à l'Empereur son rôle de chef des armées
catholiques et donner à ce parti, lié si fortement, l'unité
absolue[9].

         [Note 9: Un récit curieux et inédit de cet événement est
         celui que l'abbé Fontana écrit à monseigneur Panzirole la
         même année 1634. Il l'appelle _Valestayn_. Mais le célèbre
         général signait lui-même _Waldstein_.--Il y donne d'abord la
         version officielle des impériaux, avec des circonstances
         nouvelles, puis il ajoute: «Plusieurs répandent que la
         trahison de Waldstein n'est point avérée; que ce sont ses
         ennemis, les Espagnols et Bavière (sans doute le duc de
         Bavière), qui ont tout fait pour le faire paraître coupable.»
         (_Extraits des Archives du Vatican_, conservés à nos
         _Archives de France_, carton L, 386.)]

Qui dit l'Empereur, dit les Jésuites. Ils sont les vainqueurs des
vainqueurs.

La guerre, menée par des hommes de paix, par des hommes qui n'y vont
pas, ne peut manquer d'être éternelle. La médiocrité, la platitude et
la bassesse, centralisées au cabinet jésuite, vont de Vienne s'étendre
partout comme un pesant brouillard de plomb.

Où est le général en chef après Waldstein? Au prie-dieu, entre deux
Jésuites. En réponse à cette question, ceux-ci avec satisfaction vous
auraient montré là leur ouvrage, leur créature et leur propriété, un
petit homme gras, qu'ils tiennent jour et nuit, gardent à vue, mènent,
ramènent de l'oratoire à la chapelle. Créature étonnante! Il serait
curieux d'expliquer comment ces pères ont couvé, fait éclore cette
espèce jusque-là inconnue en histoire naturelle. On avait bien le
fanatique, mais on n'avait pas le _bigot_. Heureux mélange du sot, du
furieux, combinaison savante d'aveugle docilité et de stupidité
sauvage. Le fanatique était terrible; mais enfin il avait des yeux; il
risquait par moments d'entrevoir des lueurs. Mais rien ici; le sens de
la vue manque. Aussi quelle force et quelle roideur! Nulle courbe; une
droite ligne de férocité sotte qu'on n'eût imaginée jamais.

On ne peut contester qu'il n'y ait là une puissance réelle. L'absence
de doute et de scrupule, la parfaite unité automatique, garde cet être
à part des tergiversations humaines. En lui est scellée l'unité du
parti catholique. Parti très-fort, qui ne peut se disjoindre. Que le
pape ait des velléités pour la France, que l'Espagne parfois soit
tentée de traiter à part, ces petites inconséquences n'ont aucune
portée. L'un et l'autre essentiellement sont unis à l'Autriche. Même
le Bavarois, rival jaloux de l'Autrichien, comment s'en
séparerait-il? Richelieu, bien à tort, a bâti sur cette espérance.
Comment ne voit-il pas la fatale unité, l'indissolubilité de ce parti,
où la Bavière et tous, par la grande question de spoliation
territoriale, sont liés, attachés, collés et cimentés ensemble. Le
drapeau de l'Empereur, c'est _l'Édit de restitution_.

Les protestants, qu'étaient-ils en substance? La transition du
christianisme à la liberté, la liberté naissante, sous forme encore
chrétienne.

La liberté, c'est la variété spontanée du génie humain. Elle arrivait
avec vingt masques qui ne se reconnaissaient pas encore dans leur
unité intime. Les calvinistes, à chaque instant, étaient maudits,
trahis par les luthériens et les anglicans. Le grand traître, c'était
l'Angleterre de Charles Ier, au jugement de Gustave. Entre les
luthériens, le Danemark frappé, effrayé, laissa les autres; la Saxe,
même le Brandebourg, ne furent pas plus fidèles. L'Allemagne
luthérienne, en masse, était jalouse des Suédois, applaudissait peu
leurs victoires.

Les protestants, si faibles par leur division nécessaire, furent un
moment liés par un miracle. Ce miracle est Gustave-Adolphe.

Il fallait le laisser aller. Richelieu ne le pouvait pas avec son roi
dévot. Et il ne le voulait pas non plus, étant prêtre, cardinal, légat
de Rome en espérance. Il soutint, fortifia moralement les catholiques,
c'est-à-dire les plus forts. Voilà quel fut son équilibre en 1632.

Somme toute, ce grand homme d'affaires ne montra pas beaucoup de
prévoyance. Il ne prévit pas le rapide succès de Gustave, puis se
l'exagéra. Il ne prévit pas la mort de Gustave, et agit comme s'il
devait vivre toujours, comme si un homme mortel, un héros toujours en
bataille, était le danger futur de l'Europe plus que la faction
durable de Vienne. Il ne prévit pas la fidélité forcée de la Bavière à
l'Autriche. Il ne prévit pas l'infidélité de Saxe et de Brandebourg,
qui le poussèrent à la guerre, et puis le plantèrent là.

Frappé par la mort de Gustave, par la mort de Waldstein, qui unifiait
le parti catholique et lui restituait sa prépondérance intrinsèque, il
fallut bien alors, tellement quellement, qu'il suppléât Gustave, qu'il
entreprît le rôle étrange et impossible de chef des protestants, lui
cardinal; que d'abord il payât la guerre, puis la fît. Avec quoi? Avec
des officiers tellement ses ennemis, qu'ils aimaient mieux les
Espagnols et désiraient être battus.

En janvier 1633, quand on le rapporta à Bordeaux, et que Louis XIII
alla dix lieues au devant du malade, il paraissait très-fort. Il
frappa ses ennemis, frappa ses faux amis. Mais maintenant quels seront
les vrais? Nous avons vu comment le P. Joseph l'avait trahi à
Ratisbonne. Montmorency, naguère ami à Lyon dans la crise de 1630, a
tourné et péri. Châteauneuf, son ami à la Journée des dupes, mais
depuis gagné par les dames, a dansé pour sa mort; il le fait arrêter.
Son instrument, d'Estrées, qui, en 1631, se fit pour lui garde,
presque geôlier de la reine mère, d'Estrées même, cette fois, est du
complot. Il a peur et se cache. Richelieu est forcé de le chercher, de
le rassurer, de le reprendre; à quel autre se fierait-il mieux?

Il est trop évident que personne ne croit que Richelieu puisse durer.
Il mourra, ou le roi mourra. Et d'ailleurs le roi peut changer.
Comment lui reste-t-il? C'est ce qu'on a peine à comprendre. Comment
supporte-t-il la vie que lui fait Richelieu?

Premièrement, celui-ci lui a chassé sa mère, la tient dehors, et ferme
solidement la porte, lui faisant, pour rentrer, la condition
impossible de livrer son confesseur qui, dit-on, veut faire tuer le
cardinal.

Deuxièmement, il maintient le roi en défiance de l'unique personne
qu'il aime, lui démontrant sans peine que la gracieuse Hautefort est
au fond l'espion de la reine, et lui redit tout ce qu'il dit.

Au moins ce roi dévot s'épanchera-t-il au confessionnal? Point du
tout. On lui prouve que le Jésuite Suffren appartient à sa mère, et
tout à l'heure que Caussin, l'un de ceux qui succèdent, intrigue pour
Anne d'Autriche.

Voilà un roi bien seul, bien ennuyé. De moins en moins, sa santé lui
permet la chasse. Et Richelieu, de plus en plus, lui interdit d'aller
à la guerre.

Par quoi donc le tient-il? Serait-ce par le douteux Joseph, si peu sûr
en lui-même, par le ministère capucin?

La nécessité politique le pousse à chaque instant à des choses qui
devraient être intolérables à la conscience du roi. En janvier 1633,
pour l'affaire Montmorency, il lui faut proscrire cinq évêques. Il lui
faudra bientôt agir contre le pape, qui approuve le mariage de
Monsieur avec une Lorraine, qui accorde à l'Espagne les moyens de la
guerre, l'argent de l'église espagnole, en refusant à Richelieu de
faire payer le clergé français.

Richelieu ménagea au roi l'amusement d'achever l'affaire de Lorraine
en entrant lui-même à Nancy.

La conquête fut menée comme une saisie judiciaire; le prétexte en
justice, passablement grotesque, fut le _rapt_ commis sur Gaston, un
homme de trente ans, par la jeune princesse de Lorraine, qui en avait
dix-huit.

En réalité, le roi était mené par la force des choses à se saisir de
la Lorraine, comme chemin de l'Allemagne, où il devenait le chef réel
du parti protestant.

Il avait travaillé l'hiver à refaire l'unité discordante de ce pauvre
parti, qui paraissait s'abandonner lui-même. En avril 1633, il signa
une ligue avec quatre cercles d'Allemagne, et avec les Suédois, à qui
il promettait un million par année. Secours insuffisant. On le lui
dit. Et il y parut bientôt à Nordlingen, où Bernard de Weimar, général
allemand des Suédois, fut battu par les Impériaux (août 1634).
L'Allemagne, à la discrétion de l'empereur, priait Richelieu de
prendre Brisach, Philipsbourg, le haut Rhin, mais d'armer et
d'intervenir, de descendre en champ clos, de remplacer Gustave.

Ainsi l'attraction fatale de cette guerre terrible, affamée d'hommes,
entraînait la France. Et personnellement Richelieu, par son intérêt de
ministre et ses passions d'homme, n'y était pas moins attiré.
L'Espagne le minait au Louvre. Serait-ce toujours impunément que le
roi irait chaque soir chez la reine écouter cette fille dévote,
dangereuse et charmante, qui lui parlait pour sa maîtresse? Le plus
fort levier de l'Espagne était à Paris même. Richelieu lui avait déjà
ôté la prise de la reine mère. Il devait lui ôter encore celle que lui
donnait la petite cour de la reine Anne. Cette cour, qu'on voudrait
croire délicate, élégante, n'en était pas moins la fabrique des
plaisanteries fort sales et fort grossières qui couraient sur le
ministre, sur sa vessie, ses urines, sur un ulcère caché qu'aurait eu,
disait-on, sa nièce. On n'y épargnait rien pour faire arriver au roi
cent contes ridicules sur ses mauvaises moeurs, ses déclarations à la
reine, ses visites à Marion Delorme, les escapades invraisemblables
d'un malade de cinquante ans, et si souvent au lit. Ces sottises, lors
même qu'on les prouve fausses et controuvées, diminuent un homme à la
longue, l'avilissent, fatiguent ceux qui le défendent; ils finissent
par croire que, dans tant de choses fausses, il y a un peu de vérité.

En 1634, Richelieu avait pris enfin deux grandes décisions: rupture
ouverte avec l'Espagne, renvoi de la reine espagnole.

Cette dernière mesure eût été un grand coup en Europe. Elle eût
indiqué qu'on faisait peu de cas des forces de l'Espagne, puisqu'on ne
craignait pas de rompre sans retour avec elle, par un outrage
personnel, d'homme à homme et de roi à roi.

Une dépêche de Philippe IV (arch. Simancas, ap. Capefigue) montre
qu'il fut extrêmement effrayé. Elle nous apprend que Louis XIII était
tout décidé, qu'il voulait faire entendre raison à la reine par
l'ambassade même d'Espagne, en lui faisant craindre un procès
scandaleux qui l'eût couverte de honte, et qui l'eût perdue en
Espagne même, dans sa famille humiliée. Cette terreur agit si bien sur
Philippe IV, qu'il charge son ambassadeur d'une démarche assez basse
près de Richelieu, voulant l'apaiser _par tous les moyens_, lui
offrant tout, lui faisant dire qu'un esprit si vaste, si avide de
gloire, ne pouvait trouver un champ digne de lui qu'auprès du roi
d'Espagne et dans les moyens infinis de la monarchie espagnole.

La même dépêche nous apprend que M. de Créqui, le gouverneur du
Dauphiné, homme si important, et influent en Italie, était envoyé à
Rome pour le divorce. Vaine ambassade. Il était évident que le pape,
même sous la pression du parti français, n'en viendrait jamais à faire
une telle injure au roi d'Espagne, à la maison d'Autriche, avec qui
ses rapports secrets étaient bien plus intimes.

En tout, sur tout, à ce moment, le pape était contre la France. Il lui
refusait l'argent qu'il donnait à l'Espagne. Richelieu, pour obtenir
un don du clergé de France sans l'autorisation de Rome, fit valoir aux
évêques qu'il n'allait commencer la guerre que pour délivrer un
évêque, l'électeur de Trêves, enlevé par l'Espagne et prisonnier à
Vienne. Cette pieuse croisade devait s'exécuter par l'épée protestante
des Suédois et des Hollandais. Par son traité avec ceux-ci, Richelieu
leur donnait moitié des Pays-Bas, s'adjugeait l'autre.

Richelieu accuse Henri IV d'avoir imprudemment voulu la guerre au
moment de sa mort. Henri y était pourtant mieux préparé, plus en état
d'y frapper de grands coups. Il dit à tort qu'il avait assez
d'argent, de troupes, des places en bon état. Fontaine-Mareuil et
autres disent le contraire, et l'événement ne prouva que trop bien
qu'ils avaient raison.

Il ne vit pas, ne prévit pas. Ce qu'il aurait pu voir, c'était son
isolement réel, combien il était haï, et le profond bonheur que tout
le monde aurait à le faire échouer. Et il ne prévit pas que l'argent
manquerait dès la seconde année, que la France, au lieu d'envahir,
serait elle-même envahie.

Il y avait du jeune homme en ce grand homme, et de fortes chaleurs de
coeur. Deux fois l'audace en choses improbables lui avait réussi, et
dans la tentative de dompter la mer à la Rochelle (n'ayant pas de
marine encore), et dans celle de forcer les Alpes au Pas de Suze
(n'ayant pas même de poudre). Donc, il se remit à la chance, dans
cette guerre contre l'Espagne, guerre contre la reine, guerre contre
la cour, contre tous ses ennemis.

Pour leur crever le coeur, le jour même où il envoya la déclaration de
guerre à Bruxelles, il exigea que l'on rît à Paris. Il fit représenter
une comédie sur son théâtre, dont il fit l'ouverture (16 avril 1635).
Il voulut voir la mine que ferait cette cour ennemie, et si elle
oserait ne pas rire. La pièce, les _Tuileries_, avait été esquissée
par lui-même, écrite par Rotrou, Corneille et trois autres. Mais le
drame était l'auditoire, et les spectateurs étaient le spectacle.
Devant la face pâle du pénétrant esprit, du revenant qu'on voyait au
fond de sa loge et qui surveillait tout, on travaillait à être gai.

Plus d'un de ses applaudisseurs se vengèrent de leur lâcheté de
courtisans par leur perfidie à l'armée. Ils y vinrent impatients de se
faire battre et prêchant la désertion.

Il y avait bientôt quarante ans que la France n'avait fait la grande
guerre. Et personne ne la savait plus. Nos gentilshommes duellistes
n'étaient pas du tout des soldats. Pas un général sérieux, sauf Rohan,
Thoiras, qui moururent, sauf peut-être le jeune Feuquières et le
très-vieux La Force. Turenne est encore un enfant. Personne qui mérite
confiance. Richelieu, en 1630, avait trois généraux à l'armée
d'Italie, qui commandaient chacun son jour. En 1635, il suit une
méthode moins absurde, mais mauvaise encore, deux généraux à chaque
armée, et l'un d'eux un parent ou ami du ministre qui observe l'autre,
l'empêche de trahir. Au nord, ce fut Brézé, son beau-frère, et sur le
Rhin, le cardinal la Valette. Prétexte pour ne point obéir. La
noblesse ne veut prendre l'ordre d'un général prêtre. L'armée, arrivée
à Mayence, lui signifie qu'elle n'entrera pas en Allemagne. À quoi
bon? Le parti protestant qu'on veut secourir est dissous, puisque Saxe
et Brandebourg ont traité avec l'Empereur. Loin de pouvoir rejoindre
les Suédois, la Valette est forcé de faire une retraite désastreuse.
Aux nouveaux corps qu'on envoie, les anciens prêchent la révolte.
L'arrière-ban, convoqué, vient ajouter l'insolence féodale d'une
chevauchée de gentilshommes qui veulent bien servir le roi en France,
mais non ailleurs, et encore faire seulement leurs quarante jours, le
petit service de l'_ost_, d'après les _us_ de saint Louis. Ni guet, ni
garde; tout cela est au-dessous de la noble gendarmerie. Charger, à
la bonne heure; une bataille, et aujourd'hui, sinon ils retournent
chez eux.

Tout manqua de tous les côtés. La grande invasion des Pays-Bas n'eut
d'autre effet que la ruine d'une ville, l'horrible saccagement de
Tirlemont. En Italie, quoiqu'on eût pour soi le Savoyard, on resta, on
échoua devant une bicoque.

Bref, la première campagne resta de tout point ridicule. Madrid dut
être satisfaite. Mais le Louvre l'était bien plus, et la cour nageait
dans la joie.

Richelieu réussirait-il mieux en 1636? Il n'y avait pas d'apparence.
L'argent manquait. Il avait entrepris, en commençant la guerre, une
chose hardie, et révolutionnaire alors, d'alléger quelque peu la
taille du peuple en faisant payer quelques exemptés, les gros
bourgeois pour une partie de leurs fiefs, les ecclésiastiques
propriétaires pour ce qu'ils possédaient d'étranger à l'Église.
Très-vive irritation. Elle ne fut pas moindre dans les gens d'épée
quand, pour punir l'armée du Rhin, il déclara dégradés de noblesse
ceux qui quittaient l'armée; les officiers non nobles envoyés aux
galères, et les soldats punis de mort.

Il lui avait fallu licencier cette armée. Et, d'autre part, celle du
Nord était retenue en Hollande au service des Hollandais, qui ne la
renvoyèrent qu'en plein été. Donc, la France était découverte. Une
invasion n'était pas improbable. Le divorce demandé à Rome, le plan
pour partager les Pays-Bas, c'étaient deux crimes, deux injures
personnelles que la maison d'Autriche brûlait certainement de venger.

Richelieu fit visiter nos places du Nord par un homme qu'il croyait
très-sûr, par Sublet Du Noyer[10]. C'était un petit homme, de méchante
mine cagote et d'âme pire, mais un boeuf de labour qui, ni jour ni
nuit n'arrêtait, qui satisfaisait le maître de quelque charge dont on
chargeât son dos. Il faisait toujours plus, il faisait toujours trop.
Un ministre homme d'esprit, à qui les affaires n'ôtaient nullement
l'ambition littéraire, trouvait bien doux de trouver là toujours les
grosses épaules voûtées de ce Sublet pour y mettre tout ce qu'il
voulait. La facilité plate d'expédier passablement une foule de
matières qu'il ne connaissait point rendait ce terrible commis en état
de suffire à tout. On lui mit dessus la marine où il ne savait rien,
et il s'en tira assez bien. On ajouta la guerre, et tout alla
très-mal; mais était-ce sa faute?

         [Note 10: Richelieu doit être jugé relativement aux
         difficultés infinies de sa position. La dévotion du roi, ses
         ménagements pour Rome, l'espoir de devenir légat, lièrent le
         ministre aux Jésuites, et l'empêchèrent d'être ce que la
         fierté de son génie l'aurait fait être, un gallican, un
         sorboniste (lui, fondateur de la Sorbonne nouvelle). Ce qui
         étonne le plus, c'est que dans sa politique et son intérieur
         même, il les subit par l'ascendant croissant d'un homme
         affilié à la Société, d'un sot fieffé, dangereux, haineux,
         venimeux, mais le scribe des scribes et d'un travail énorme:
         Sublet du Noyer. Richelieu le fit, en 1633, secrétaire d'État
         de la guerre, le chargea fort imprudemment d'inspecter nos
         places en 1636, crut aux rapports de l'ignorant, ce qui nous
         valut l'invasion et les faciles succès de l'ennemi qui vint
         presque à Paris. Cette bévue, qui devait le faire chasser,
         fut au contraire récompensée. Il fut chargé de fortifier des
         places, de diriger des siéges, d'organiser la marine: il eut
         la surintendance des bâtiments et manufactures, la
         surveillance de l'imprimerie royale, etc. Richelieu, accablé,
         malade, ne s'occupait plus que de l'extérieur, et bien plus
         encore des complots dont il était environné. Sublet régna, à
         tort et à travers; il a laissé partout des marques de son
         génie, l'érection des églises jésuites à pots de fleurs, la
         destruction des oeuvres les plus hautes de la Renaissance,
         spécialement de la sublime _Léda_ de Michel-Ange, l'unique
         tableau qu'il eût peint à l'huile, qui était à Fontainebleau.
         Cet animal, chargé de recevoir le Poussin que Richelieu
         appelait de Rome et logeait aux Tuileries, eut l'impertinence
         de lui tailler la besogne, exigeant qu'il lui fît tant de
         chefs-d'oeuvre par mois. Le Poussin se sauva à
         Rome.--L'attraction des sots pour les sots rendait Sublet
         très-cher au roi. Ils disaient leur rosaire ensemble. Cela
         enhardit fort le petit homme, si bien qu'en dessous il
         commençait tout doucement à trahir le roi pour la reine,
         croyant être par elle archevêque de Paris. Le mourant le mit
         à la porte. Et la reine, une fois régente, ne se souvint plus
         de Sublet, qui prit la chose à coeur, et, comme le pauvre
         père Joseph, creva d'ambition rentrée (1645).]

Par l'entraînement des affaires, peu à peu, tout alla à lui. Il avait
deux choses pour lui: son énorme travail, qui semblait consciencieux,
et sa bassesse de nature, peinte en sa face de hibou, qui empêchait de
croire qu'il pût avoir aucune prétention élevée. Au total, un homme
ténébreux, haineux et dangereux, qui ruinait sourdement ses
concurrents, et qui, à la longue, eût bien pu oser miner Richelieu
même, car il plaisait au roi par sa dévotion, et secrètement il était
aux Jésuites.

Ce commis ne connaissait rien aux places de guerre. Il rapporta à
Richelieu ce que désirait le ministre, que tout était en bon état. Et
celui-ci, tranquille sur le Nord, regarda au sud-est, où le prince de
Condé, gouverneur de Bourgogne, lui proposait d'envahir la
Franche-Comté. Le prince le flattait de l'espoir qu'en cette campagne,
la Meilleraie, un bon soldat, parent du cardinal, éclaterait sous lui,
justifierait la faveur singulière du ministre, qui venait d'obtenir du
vieux Sully sa démission de grand-maître de l'artillerie pour donner
cette haute charge au brave et peu capable la Meilleraie.

Pour faire réussir celui-ci, on met dans cette armée deux officiers
solides, très-fermes et très-forts sur leurs reins, déjà vieux dans la
guerre de Trente ans, soldats du grand Gustave, que le roi venait
d'acquérir. L'un, l'Allemand Rantzau; l'autre, le Béarnais Gassion. On
croyait surprendre, emporter Dôle; elle prise, la province eût suivi;
la Meilleraie revenait couvert de gloire, le premier général du
siècle.

Pendant ce temps, une chose facile à prévoir est arrivée au nord. La
France est envahie.

L'ambassadeur d'Espagne, en ce moment, gouvernait ceux qui
gouvernaient Ferdinand II. Il obtint qu'à vingt mille fantassins
espagnols qui iraient vers Liége (sous prétexte d'une révolte),
l'Empereur joindrait quinze mille cavaliers sous Piccolomini et Jean
de Werth. Pendant ce temps, le duc de Lorraine entrait en Bourgogne,
et Gallas, autre général de l'Empereur, allait par la Franche-Comté.
Union pour la première fois, parfaite entente, accord actif de
l'Espagne et de l'Autriche.

Le gouverneur des Pays-Bas, le cardinal infant, menait l'armée du Nord
en France (1er juillet 1636).

Il assiége et prend la Capelle. Nul obstacle. Des places non
approvisionnées, démantelées. Des gouverneurs tremblants, que les
habitants forcent de se rendre. Un indicible effroi dans les
campagnes. Toute la barbarie des guerres turques; incendie, pillage et
massacre. Jean de Werth remplissant tout de son nom et de sa terreur.
La grande masse espagnole s'arrête à assiéger Corbie, qui est prise
(15 août). Le torrent roule vers Paris. Les Croates vont jusqu'à
Pontoise. Paris, épouvanté, déménage, fuit vers Orléans.

Richelieu, ce génie si sérieux et si attentif, à qui l'on supposait le
don de prescience, souffrait ici plus qu'un revers; il semblait
convaincu d'étourderie. C'était l'astronome tombé dans un puits,
c'était le prophète aveugle qui se voit avalé au ventre de la baleine.
Il avait cru prendre, et il était pris. Il sentait les risées du
Louvre, la joie sournoise du monde de la reine. On dit que le coeur
lui manqua, qu'il fut troublé de voir un peuple immense qui
remplissait les rues, qui, pour la première fois, parlait. Ce fut,
dit-on encore, le Capucin Joseph qui le releva, le ranima. J'en doute.
À ce moment, ce personnage double s'était fait l'avocat de la mère du
roi, le doucereux réconciliateur de la famille royale. Loin
d'encourager son ami à rester et tenir ferme, il l'eût plutôt poussé à
bas et aidé à sa ruine.

Richelieu, comme tout homme d'imagination, en telle rencontre, était
très-agité. Mais, homme d'esprit avant tout, il comprit bien qu'en ce
pays de France, sous les croisées moqueuses du Louvre, il fallait de
l'aplomb et une belle contenance. Il sortit en voiture, à peu près
seul, traversa en tous sens cette foule qui jusque-là le maudissait et
qui ne sut plus qu'applaudir.

Paris, en ce moment, fut très-beau. Il y a toujours d'étranges
ressources avec ce peuple. Les métiers, reçus par le roi dans la
grande galerie du Louvre, montrèrent un noble enthousiasme et
promirent une armée. On la leva réellement avec l'aide du Parlement et
de toute la bourgeoisie, qui donna sans compter.

Nos troupes grossissaient. Et celles de l'ennemi fondaient chaque
jour. Les cavaliers d'Allemagne, enrichis de pillage, laissaient le
camp et s'évanouissaient chaque nuit. Voilà pourquoi le cardinal
infant traînait et hésitait pour s'enfoncer en France. Il ne profita
pas des perfidies secrètes de nos généraux princes du sang, le comte
de Soissons et Monsieur, qui craignaient de trop réussir contre les
Espagnols et tramaient un complot pour tuer Richelieu. Il ne tenait
qu'à eux, et sa vie était dans leurs mains. Monsieur, se rappelant
sans doute ce qu'on disait, que, Richelieu tué, le roi pourrait bien
le tuer lui-même, Monsieur, dis-je, cette fois encore, saigna du nez,
tourna le dos au moment où les conjurés le regardaient et attendaient
son ordre.

En six semaines, Richelieu et le roi reprirent Corbie, une méchante
petite place qu'on aurait pu enlever en vingt-quatre heures, et à qui
on fit les honneurs d'un siége.

La tempête du Nord dissipée, celle de l'Est eût pu nous emporter
encore si le duc de Lorraine et Gallas, qui arrivaient par deux
chemins, eussent combiné leur invasion. Mais Gallas, affaibli aussi
par la désertion des pillards, vint s'aheurter au siége d'une petite
place, Saint-Jean de Losne, dont la population, attendant les
dernières horreurs des brigands impériaux, fit une défense incroyable,
les femmes comme les hommes. Rantzau parvint à s'y jeter, et dès lors
régala les Allemands de sorties furieuses. La Saône se mit de la
partie et déborda. Les assiégeants étaient dans l'eau, et ne
réchappaient qu'à la nage. Cette ville fut délivrée le jour où Corbie
fut reprise (14 novembre 1636).

On peut dire que la France s'était sauvée elle-même. Ce gouvernement,
fort, dur, pesant, s'était vu désarmé, et, loin de protéger, c'est lui
qui, dans la crise, fut protégé par la nation.

Mais comment la nation le put-elle, appauvrie qu'elle était et
déshabituée de la guerre? Il faut l'avouer franchement, parce que
l'invasion n'était pas sérieuse, et que les conquérants se souciaient
peu de conquérir. Les bandes qui entrèrent par le Nord, par la
Lorraine et la Franche-Comté, sous le drapeau de l'Espagne et de
l'Empereur, ne se battaient ni pour l'un ni pour l'autre; elles ne
voulaient rien que piller. C'est ce qu'elles firent à leur aise,
non-seulement en France, mais en Franche-Comté sur terre espagnole.
Puis, chargées, surchargées, ayant déménagé, vidé, ruiné le pays de
fond en comble, elles plantèrent là leurs généraux.

Nous pûmes triompher à notre aise de leur départ que nous n'avions pas
fait, mais triompher dans le désert sur nos propres ruines.

La Franche-Comté, jusque-là protégée par une neutralité tolérée, était
pleine de biens. Elle périt alors, et ne s'en est jamais bien relevée.
La Picardie entra dans le terrible _crescendo_ de famine que l'on
verra plus tard. La Lorraine resta rasée comme la main, et tout le
pays à l'Est. L'invasion des Barbares, attendue depuis dix ans,
retardée par Gustave quand il brisa Waldstein, ne fut pas une
conquête, comme elle l'eût été sous ce chef, mais un grand pillage
anarchique. Tous retournèrent à leurs camps d'Allemagne, ramenant
chacun sa charge de vol, qui un cheval, qui un âne, qui une grosse
charrette pleine. Ils ne laissèrent à manger que les pierres. On
assure qu'en deux ans, dans l'Est seulement, un demi-million d'hommes
mourut de misère et de faim (V. l'historien jésuite et autres,
rapprochés par Bonnemère, _Histoire des Paysans_).

Donc Richelieu n'empêcha rien. Sa petite combinaison d'opposer la
Bavière à l'Autriche ayant échoué complétement, tous les princes
allemands se soumirent, et firent roi des Romains le fils de
l'Empereur, consolidèrent la couronne impériale dans la maison
d'Autriche.

En France même, les Espagnols prirent à notre barbe et gardèrent
longtemps nos îles de Provence, tenant nos côtes en crainte et nos
flottes en échec.

En remontant à la cause première de nos revers de 1636, on trouvait
que Richelieu, privé de son armée du Rhin et ne pouvant ravoir celle
de Hollande, employant le peu qu'il avait de forces en Franche-Comté,
n'avait pas eu à temps l'argent qu'il eût fallu pour recruter l'armée
du Nord.

Donc, l'argent, l'argent, et de suite, c'était le seul moyen pour
éviter de grands malheurs en 1637. Mais, l'impôt étant augmenté, la
Guyenne ruinée par les armes.

Devant ce désespoir d'une misère trop réelle, le parlement de Toulouse
faiblit, dispensa de payer.

Un certain Boismaillé offrit à Richelieu de lui apprendre à faire de
l'or, et de lui faire trouver deux cent mille écus par semaine. Tels
étaient sa détresse, son abattement et son inquiétude, que, tout
sérieux qu'il fût, il ne repoussa pas cette chimère, et se mit au
creuset pour travailler en alchimie.



CHAPITRE IX

LA TRILOGIE DIABOLIQUE SOUS LOUIS XIII--LES RELIGIEUSES DE LOUDUN

1633-1634.


La terrible _année de Corbie_ (on appela ainsi 1636) et l'année encore
qui suivit ne donnent nul autre résultat que de démontrer la faiblesse
d'un gouvernement forcé qui paraissait fort. Retournons un peu en
arrière, et regardons dessous. Nous serons étonnés de voir les
discordes morales, les ténébreux abîmes, les gouffres, crevasses et
fondrières, dont la plane unité de cette monarchie catholique était
minée réellement.

La formule acceptée et répétée de plus en plus en ce siècle, c'est que
la France est une, depuis la prise de la Rochelle. Les protestants,
s'ils ne sont pas convertis, vont se convertir. Richelieu en est
convaincu, et y travaille par de grosses sommes qu'on fait passer par
les mains des jésuites et qui gagnent quelques ministres. Il y
travaille encore par ses oeuvres de controverse qu'il étend, fortifie,
perfectionne jusqu'à la mort. Il emploie volontiers les protestants à
l'armée, et ailleurs, comme officiers ou _gens de lettres_. C'est à ce
dernier titre qu'il accueille les ministres et leur donne sa
protection. L'Académie française, ouverte chez un protestant
(Conrart), fut, dans les idées du ministre, un honorable asile et une
douce tentation aux littérateurs convertis, comme un hôpital du
protestantisme.

Un zèle si patient ne plaît pas à Aubry, son historien. Il veut faire
croire que le grand cardinal, s'il eût vécu, eût égalé la gloire de
Louis le Grand, employant le fer et le feu pour exterminer l'hérésie;
qu'il eût même, avec une armée, converti l'Angleterre. Du reste, pas
la moindre preuve. Avec bien plus de vraisemblance, d'autres auteurs
du même siècle attribuent ce zèle véhément, cette précipitation
guerrière au fougueux père Joseph, romanesque et violent, autant que
rusé.

Du reste, la matière manquait à la persécution.

Les protestants étaient alors les plus fidèles sujets du roi; il y
avait paru dans l'affaire de Montmorency. Les missions violentes,
insolentes, qu'on faisait parmi eux, comme on eût fait en pays turc,
ne parvenaient pas à lasser leur admirable patience. Les Jésuites, les
Capucins et moines de toute sorte avaient en vain organisé contre eux
une machine populaire très-provoquante. On voyait fréquemment
l'artisan paresseux, menuisier, perruquier, laisser là son métier, se
faire apôtre; emporté d'un excès de zèle, il allait dresser son
tréteau dans telle ville, et puis dans une autre, et prêcher en plein
vent contre les huguenots. Ils étaient la bourgeoisie riche dans
plusieurs lieux, et presque partout le commerce; ces sermons étaient
fort goûtés comme appel au pillage, au massacre peut-être, sous un
gouvernement plus faible; mais Richelieu ne l'aurait pas souffert, il
eût fait pendre les apôtres.

Donc, c'était d'un autre côté que devait se tourner le zèle ardent du
Capucin.

Les philosophes, athées et esprits forts, que l'on brûlait de temps à
autre, étaient trop peu nombreux, des individus isolés. Une affaire de
ce genre ne pouvait faire la fortune d'un homme. La dernière, la
persécution de Théophile, chassé à mort en 1623 par le jésuite Arnoult
et par tous les curés de France, n'avait pas grandi le Jésuite. Pour
que Joseph éclatât et brillât comme vengeur de l'Église, pour que Rome
fût forcée de lui donner le désiré chapeau, il lui aurait fallu une
classe nombreuse à persécuter, quelque grande, nouvelle, dangereuse
hérésie, qui motivât une croisade de Capucins.

La dévotion du roi y eût mordu, et, Richelieu n'osant y contredire, la
France entière devenait un théâtre où ces bruyants acteurs eussent
paradé devant les foules, rempli tout du tumulte de leurs enquêtes
dramatiques, terrorisé les simples. Un pouvoir nouveau se fût
constitué, une inquisition capucine, un grand inquisiteur, Joseph.

D'abord Torquemada, mais bientôt Ximénès, il eût jeté bas Richelieu.

Pour bien pousser cette guerre à l'intérieur, il eût fallu finir la
guerre extérieure et s'arranger, sacrifier la petite question
politique et la balance de l'Europe à la grande question de la foi.
Pour cela, il fallait replacer près du roi le bon conseil d'Espagne,
la reine mère. Et c'est à quoi Joseph commençait à travailler
timidement. Il recevait les lettres de Marie de Médicis, ses prières
pour rentrer, et les montrait au roi.

Le Capucin avait plus d'une chance près de Louis XIII et dans le
public même. Ce qui tuait le roi et tout le monde sous Richelieu,
c'était l'ennui. L'éternelle guerre d'Allemagne où la France épuisée
entrait, la misère éternelle (avec certitude de croître), c'était
toute la situation. L'air, d'année en année, plus pesant et moins
respirable. Un brouillard monotone couvrait la scène où l'on ne
distinguait qu'un seul acteur, cette grande figure de plomb. Joseph
aurait bien autrement occupé le théâtre. L'intérêt dramatique eût tenu
chacun éveillé. Les tragédies de l'autre siècle auraient recommencé,
incidentées par le génie burlesque, italien, des cappuccini.

Dans les _Mémoires d'État_ qu'avait écrits Joseph, qu'on ne connaît
que par extraits, et que l'on a sans doute prudemment supprimés comme
trop instructifs, ce bon père expliquait qu'en 1633 ou 1634 il avait
eu le bonheur de découvrir une hérésie, une hérésie immense, où
trempaient un nombre infini de confesseurs et de directeurs.

Les Capucins, légion admirable des gardiens de l'Église, bons chiens
du saint troupeau, avaient flairé, surpris, non pas dans les déserts,
mais en pleine France, au centre, à Chartres, en Picardie, partout, un
terrible gibier, les _alumbrados_ de l'Espagne (illuminés ou
quiétistes), qui, trop persécutés là-bas, s'étaient réfugiés chez
nous, et qui, dans le monde des femmes, surtout dans les couvents,
glissaient le doux poison qu'on appela plus tard du nom de Molinos.

La merveille, c'était qu'on n'eût pas su plus tôt la chose. Elle ne
pouvait guère être cachée, étant si étendue. Les Capucins juraient
qu'en la Picardie seule (pays où les filles sont faibles et le sang
plus chaud qu'au Midi) cette folie de l'amour mystique avait soixante
mille professeurs. Tout le clergé en était-il? tous les confesseurs,
directeurs? Il faut sans doute entendre qu'aux directeurs officiels
nombre de laïques s'adjoignirent, brûlant du même zèle pour le salut
des âmes féminines. Un de ceux-ci qui éclata plus tard avec talent,
audace, est l'auteur des _Délices spirituelles_, le trop fameux
Desmarets de Saint-Sorlin.

Que les couvents fussent corrompus, ce n'était pas là une grande
nouvelle. Il n'était nécessaire de supposer que la corruption vînt
d'Espagne, qu'elle fût un fruit propre à tel pays, à telle époque. Au
temps de saint Louis, l'un de ses confidents, Eudes Rigault, homme
très-austère, qu'il avait fait archevêque de Rouen, ayant entrepris la
visite des couvents de Normandie, écrivait chaque soir ce qu'il avait
vu dans le jour. Son journal fait frémir. Il trouva chez les moines
toute la violence féodale, un libertinage effréné, leurs nonnes
pleines, et sans pudeur, sans réserve, publiquement, n'imaginant pas
même qu'il y eût là rien à cacher.

Qui ramena quelque décence? Surtout la satire hérétique, la
concurrence des Églises nouvelles, et le vis-à-vis du protestantisme.
Il fallut un peu de tenue en face de cette austérité. Les confesseurs
s'abstinrent, mais le Diable ne s'abstint pas. C'était un de ses jeux
au XVIe siècle de prendre la figure du pauvre confesseur pour le
calomnier et le perdre, de faire sous son visage et sa parfaite
ressemblance l'amour aux religieuses. Dans le fameux procès des
Augustines du Quesnoy, l'une d'elles avoua que cette ruse du Diable
l'avait trompée quatre cent trente-quatre fois, et dans l'église même.
Le père était en fuite. Tout retomba sur elle; jetée pour toujours à
l'_in pace_, elle n'y languit pas du moins: elle y mourut au bout de
quelques jours (V. Massée. 1540). Nous retrouvons ceci au couvent de
Louviers exactement un siècle après.

Au XVIIe, l'intervention du Diable est bien moins nécessaire. Toujours
puissant dans les campagnes, il n'est appelé dans les couvents que
comme un auxiliaire fort accessoire. Dans les trois grands procès
d'Aix, Loudun et Louviers (Gauffridi, Grandier et Pinart), le Diable
arrive pour donner l'intérêt dramatique, l'effet de la finale. Mais on
voit trop qu'avant qu'on produise cet acteur populaire, la pièce était
bien avancée, quoiqu'on ait eu l'attention de laisser dans un
demi-jour les premiers actes, trop naturels, pour faire valoir la fin
surnaturelle et diabolique.

On ne peut comprendre la toute-puissance du directeur sur les
religieuses, cent fois plus maître alors qu'il ne le fut dans les
temps antérieurs, si l'on ne se rappelle les circonstances nouvelles.

La réforme du concile de Trente pour la clôture des monastères, fort
peu suivie sous Henri IV, où les religieuses recevaient le beau monde,
donnaient des bals, dansaient, etc., cette réforme commença
sérieusement sous Louis XIII. Le cardinal de la Rochefoucauld, ou
plutôt les jésuites qui le menaient, exigèrent une grande décence
extérieure. Est-ce à dire que l'on n'entrât plus aux couvents? Un seul
homme y entrait chaque jour, et non-seulement dans la maison, mais à
volonté dans chaque cellule (on le voit dans plusieurs affaires,
surtout par David à Louviers). Cette réforme austère et cette clôture
ferma la porte au monde, aux rivaux incommodes, donna le tête-à-tête
au directeur et l'influence unique.

Qu'en résulterait-il? Les spéculatifs en feront un problème, non les
hommes pratiques, non les médecins. Dès le XVIe siècle, le médecin
Wyer nous l'explique par des histoires fort claires. Il cite dans son
livre IV nombre de religieuses qui devinrent furieuses d'amour. Et,
dans son livre III, un prêtre espagnol estimé qui, à Rome, entré par
hasard dans un couvent de nonnes, en sortit fou, disant qu'épouses de
Jésus, elles étaient les siennes, celles du prêtre, vicaire de Jésus.
Il faisait dire des messes pour que Dieu lui donnât la grâce d'épouser
bientôt ce couvent. (Wyer, lib. III. c. VII.)

Si cette visite passagère eut cet effet, on peut comprendre quel put
être l'état du directeur des monastères de femmes quand il fut seul
chez elles, et profita de la clôture, put passer le jour avec elles,
recevoir à chaque heure la dangereuse confidence de leurs langueurs,
de leurs faiblesses.

Les sens ne sont pas tout dans l'état de ces filles. Il faut compter
surtout l'ennui, le besoin absolu de varier l'existence, de sortir
d'une vie monotone par quelque écart ou quelque rêve. Que de choses
nouvelles à cette époque! Les voyages, les Indes, la découverte de la
terre! l'imprimerie! les romans surtout!... Quand tout cela roule au
dehors, agite les esprits, comment croire qu'on supportera la pesante
uniformité de la vie monastique, l'ennui des longs offices, sans
assaisonnement que de quelque sermon nasillard?

Les laïques même, au milieu de tant de distractions, veulent, exigent
de leurs confesseurs la variété du plaisir, l'absolution de
l'inconstance.

Le prêtre est entraîné, forcé de proche en proche. Une littérature
immense, variée, érudite, se fait de la casuistique, de l'art de tout
permettre. Littérature très-progressive, où l'indulgence de la veille
paraîtrait sévérité le lendemain. Courbés sur Navarro, Sanchez,
Ovando, Escobar et autres, les confesseurs pâlissent à scruter ces
mines immenses d'expédients, de fines et subtiles ressources pour
exterminer le péché, je veux dire pour le nier, en supprimer partout
l'idée. Des hommes si charitablement occupés nuit et jour à trouver
des moyens pour autoriser le plaisir, ne garderont-ils pas pour eux
une part de tant d'absolutions?

Les mondains exigeaient de l'art; ils n'acceptaient pas l'indulgence,
à moins que le confesseur ne l'assaisonnât d'un sophisme. Mais
était-ce la peine de ruser, de faire tant de frais avec les pauvres
religieuses, faibles et convaincues d'avance?

La casuistique fut pour le monde, la mystique pour les couvents.

Les fines recettes et les _distinguo_ de la première ne sont pas
nécessaires ici. La mystique n'a que faire de ces pointes d'aiguille,
ayant la flamme d'amour pour brouiller, brûler tout, dans sa dévorante
équivoque.

L'anéantissement de la personne et la mort de la volonté, c'est le
grand principe mystique. Desmarets nous en donne très-bien la vraie
portée morale. Ces dévoués, dit-il, immolés en eux et anéantis,
n'existent plus qu'en Dieu. _Dès lors ils ne peuvent mal faire._ La
partie supérieure est tellement divine, qu'elle ne sait plus ce que
fait l'autre.

Doctrine très-ancienne qui reparaît souvent dans le Moyen âge. Au
XVIIe, elle est commune dans les couvents de France et d'Espagne,
nulle part plus claire et plus naïve que dans les leçons d'un ange
normand à une religieuse (affaire de Louviers).

L'ange enseigne à la nonne premièrement «le mépris du corps et
l'indifférence à la chair. Jésus l'a tellement méprisée, qu'il l'a
exposée nue à la flagellation, et laissé voir à tous...»

Il lui enseigne «l'abandon de l'âme et de la volonté, la sainte, la
docile, la toute passive obéissance. Exemple, la sainte Vierge, qui ne
se défia pas de Gabriel, mais obéit, conçut.»

«Courait-elle aucun risque? Non. Car un esprit ne peut causer aucune
impureté. Tout au contraire, il purifie.»

À Louviers, cette belle doctrine fleurit dès 1623, professée par un
directeur âgé, autorisé, David. Le fond de son enseignement était «de
faire mourir le péché par le péché, pour mieux rentrer en innocence.
Ainsi firent nos premiers parents.»

On devait croire que le zélé Joseph, qui avait poussé si haut le cri
d'alarme contre ces corrupteurs, ne s'en tiendrait pas là, qu'il y
aurait une grande et lumineuse enquête; que ce peuple innombrable,
qui, dans une seule province, comptait soixante mille docteurs, serait
connu, examiné de près. Mais non, ils disparaissent, et l'on n'en a
pas de nouvelles. Quelques-uns, dit-on, furent emprisonnés. Mais nul
procès, un silence profond.

Selon toute apparence, Richelieu se soucia peu d'approfondir la chose.
Sa tendresse pour les Capucins ne l'aveugla pas au point de les suivre
dans une affaire qui eût mis dans leurs mains l'inquisition sur tous
les confesseurs.

En général, le moine jalousait, haïssait le clergé séculier. Maître
absolu des femmes espagnoles, il était peu goûté de nos Françaises
pour sa malpropreté; elles allaient plutôt au prêtre, ou au Jésuite,
confesseur amphibie, demi-moine et demi-mondain. Si Richelieu avait
lâché la meute des Capucins, Récollets, Carmes, Dominicains, etc., qui
eût été en sûreté dans le clergé? Quel directeur, quel prêtre, même
honnête, n'avait usé et abusé du doux langage des quiétistes près de
ses pénitentes? Leur grand accusateur Bossuet, dans ses lettres à une
femme qu'il mène parfois durement (la veuve Cornuau), ne peut
lui-même s'abstenir des molles douceurs, des équivoques malsaines, des
mots à double entente.

Richelieu se garda de troubler le clergé lorsque déjà il préparait
l'assemblée générale où il demanda un don pour la guerre. Un procès
fut permis aux moines, un seul, contre un curé, mais contre un curé
magicien, ce qui permettait d'embrouiller les choses (comme en
l'affaire de Gauffridi), de sorte qu'aucun confesseur, aucun
directeur, ne s'y reconnût, et que chacun, en sécurité pleine, pût
toujours dire: «Ce n'est pas moi.»

Grâce à ces soins tout prévoyants, une certaine obscurité reste en
effet sur l'affaire de Grandier. Son historien, le Capucin Tranquille,
prouve à merveille qu'il fut sorcier, bien plus un diable, et il est
nommé dans le procès (comme on aurait dit d'Astaroth) _Grandier des
dominations_. Tout au contraire, Ménage est près de le ranger parmi
les grands hommes accusés de magie, dans les martyrs de la libre
pensée.

Pour voir un peu plus clair, il ne faut pas prendre Grandier à part,
mais lui garder sa place dans la trilogie diabolique du temps, dont il
ne fut qu'un second acte, l'éclairer par le premier acte qu'on a vu en
Provence dans l'affaire terrible de la Sainte-Baume où périt
Gauffridi, l'éclairer par le troisième acte, par l'affaire de
Louviers, qui copia Loudun (comme Loudun avait copié), et qui eut à
son tour un Gauffridi et un Urbain Grandier.

Les trois affaires sont une et identiques. Toujours le prêtre
libertin, toujours le moine jaloux et la nonne furieuse par qui on
fait parler le Diable, et le prêtre brûlé à la fin.

Voilà ce qui fait la lumière dans ces affaires, et qui permet d'y
mieux voir que dans la fange obscure des monastères d'Espagne et
d'Italie. Les religieuses de ces pays de paresse méridionale étaient
étonnamment passives, subissaient la vie de sérail, et pis encore (V.
Del Rio, Llorente, Ricci, etc.). Nos Françaises, au contraire, d'une
personnalité forte, ardente, exigeante, furent terribles de jalousie
et terribles de haine, vrais diables (et sans figure), partant
indiscrètes, bruyantes, accusatrices. Leurs révélations furent
très-claires, et si claires vers la fin, que tout le monde en eut
honte et qu'en trente ans, en trois affaires, la chose, commencée par
l'horreur, s'éteignit dans la platitude, sous les sifflets et le
dégoût.

Ce n'était pas à Loudun, en plein Poitou, parmi les huguenots, sous
leurs yeux et leurs railleries, dans la ville même où ils tenaient
leurs grands synodes nationaux, qu'on eût attendu une affaire
scandaleuse pour les catholiques. Mais justement ceux-ci, dans les
vieilles villes protestantes, vivaient comme en pays conquis, en
liberté très-grande, pensant avec raison que des gens souvent
massacrés, tout récemment vaincus, ne diraient mot. La Loudun
catholique (magistrats, prêtres, moines, un peu de noblesse et
quelques artisans) vivait à part de l'autre, en vraie colonie
conquérante. La colonie se divisa, comme on pouvait le deviner, par
l'opposition du prêtre et du moine.

Le moine, nombreux et altier, comme missionnaire convertisseur, tenait
le haut du pavé contre les protestants et confessait les dames
catholiques, lorsque, de Bordeaux, arriva un jeune curé, élève des
Jésuites, lettré et agréable, écrivant bien et parlant mieux. Il
éclata en chaire, et bientôt dans le monde. Il était Manceau de
naissance et disputeur, mais méridional d'éducation, de facilité
bordelaise, hâbleur, léger comme un Gascon. En peu de temps, il sut
brouiller à fond toute la petite ville, ayant les femmes pour lui, les
hommes contre (du moins presque tous). Il devint magnifique, insolent
et insupportable, ne respectant plus rien. Il criblait de sarcasmes
les Carmes, déblatérait en chaire contre les moines en général. On
s'étouffait à ses sermons. Majestueux et fastueux, ce personnage
apparaissait dans les rues de Loudun comme un père de l'Église, tandis
que la nuit, moins bruyant, il glissait aux allées ou par les portes
de derrière.

Toutes lui furent à discrétion. La femme de l'avocat du roi fut
sensible pour lui, mais plus encore la fille du procureur royal, qui
en eut un enfant. Ce n'était pas assez. Ce conquérant, maître des
dames, poussant toujours son avantage, en venait aux religieuses. Il y
avait partout alors des Ursulines, soeurs vouées à l'éducation,
missionnaires femelles en pays protestant, qui caressaient, charmaient
les mères, attiraient les petites filles. Celles de Loudun étaient un
petit couvent de demoiselles nobles et pauvres. Pauvre couvent
lui-même; en les fondant, on ne leur donna guère que la maison, ancien
collége huguenot. La supérieure, dame de bonne noblesse et bien
apparentée, brûlait d'élever son couvent, de l'amplifier, de
l'enrichir et de le faire connaître. Elle aurait pris Grandier
peut-être, l'homme à la mode, si déjà elle n'eût eu pour directeur un
prêtre qui avait de bien autres racines dans le pays, étant proche
parent des deux principaux magistrats. Le chanoine Mignon, comme on
l'appelait, tenait la supérieure. Elle et lui en confession (les dames
supérieures confessaient), tous deux apprirent avec fureur que les
jeunes nonnes ne rêvaient que de ce Grandier dont on parlait tant.

Donc, le directeur menacé, le mari trompé, le père outragé (trois
affronts en même famille!) unirent leurs jalousies et jurèrent la
perte de Grandier. Pour réussir, il suffisait de le laisser aller. Il
se perdait assez lui-même. Une affaire éclata qui fit un bruit à faire
presque écrouler la ville.

Les religieuses, en cette vieille maison huguenote où on les avait
mises, n'étaient pas rassurées. Leurs pensionnaires, enfants de la
ville, et peut-être aussi de jeunes nonnes, avaient trouvé plaisant
d'épouvanter les autres en jouant aux revenants, aux fantômes, aux
apparitions. Il n'y avait pas trop d'ordre en ce mélange de petites
filles riches que l'on gâtait. Elles couraient la nuit les corridors.
Si bien qu'elles s'épouvantèrent elles-mêmes. Quelques-unes en étaient
malades, ou malades d'esprit. Mais, ces peurs, ces illusions, se
mêlant aux scandales de ville dont on leur parlait trop le jour, le
revenant des nuits, ce fut Grandier. Plusieurs dirent l'avoir vu,
senti la nuit près d'elles, audacieux, vainqueur, et s'être réveillées
trop tard. Était-ce illusion? Étaient-ce plaisanteries de novices?
Était-ce réellement Grandier qui avait acheté la portière ou risqué
l'escalade? On n'a jamais pu l'éclaircir.

Les trois dès lors crurent le tenir. Ils suscitèrent d'abord dans les
petites gens qu'ils protégeaient deux bonnes âmes qui déclarèrent ne
pouvoir plus garder pour leur curé un débauché, un sorcier, un démon,
un esprit fort, qui, à l'église, «pliait un genou et non deux;» enfin
qui se moquait des règles, et donnait des dispenses contre les droits
de l'évêque.--Accusation habile qui mettait contre lui l'évêque de
Poitiers, défenseur naturel du prêtre, et livrait celui-ci à la rage
des moines.

Tout cela monté avec génie, il faut l'avouer. En le faisant accuser
par deux pauvres, on trouva très-utile de le bâtonner par un noble. En
ce temps de duel, l'homme, impunément bâtonné, perdait dans le public;
il baissait chez les femmes. Grandier sentit la profondeur du coup.
Comme en tout il aimait l'éclat, il alla au roi même, se jeta à ses
genoux, demanda vengeance pour sa robe de prêtre. Il l'aurait eue d'un
roi dévot; mais il se trouva là des gens qui dirent au roi que c'était
affaire d'amour et fureur de maris trompés.

Au tribunal ecclésiastique de Poitiers, Grandier fut condamné à
pénitence et à être banni de Loudun, donc déshonoré comme prêtre. Mais
le tribunal civil reprit la chose et le trouva innocent. Il eut encore
pour lui l'autorité ecclésiastique dont relevait Poitiers,
l'archevêque de Bordeaux, Sourdis. Ce prélat belliqueux, amiral et
brave marin, autant et plus que prêtre, ne fit que hausser les épaules
au récit de ces peccadilles. Il innocenta le curé, mais en même temps
lui conseilla sagement d'aller vivre partout, excepté à Loudun.

C'est ce que l'orgueilleux n'eut garde de faire. Il voulut jouir du
triomphe sur le terrain de la bataille et parader devant les dames. Il
rentra dans Loudun au grand jour, à grand bruit; toutes le regardaient
des fenêtres; il marchait tenant un laurier.

Non content de cette folie, il menaçait, voulait réparation. Ses
adversaires, ainsi poussés, à leur tour en péril, se rappelèrent
l'affaire de Gauffridi, où le Diable, le père du mensonge,
honorablement réhabilité, avait été accepté en justice comme un bon
témoin véridique, croyable pour l'Église et croyable pour les gens du
roi. Désespérés, ils invoquèrent un Diable, et ils l'eurent à
commandement. Il parut chez les Ursulines.

Chose hasardeuse. Mais que de gens intéressés au succès! La supérieure
voyait son couvent, pauvre, obscur, attirer bientôt les yeux de la
cour, des provinces, de toute la terre. Les moines y voyaient leur
victoire sur leurs rivaux, les prêtres. Ils retrouvaient ces combats
populaires livrés au Diable en l'autre siècle, souvent (comme à
Soissons) devant la porte des églises, la terreur et la joie du peuple
à voir triompher le bon Dieu, l'aveu tiré du Diable, «que Dieu est
dans le Sacrement,» l'humiliation des huguenots convaincus par le
démon même.

Dans cette comédie tragique, l'exorciste représentait Dieu, ou tout au
moins c'était l'archange terrassant le dragon. Il descendait des
échafauds, épuisé, ruisselant de sueur, mais triomphant, porté dans
les bras de la foule, béni des bonnes femmes qui en pleuraient de
joie.

Voilà pourquoi il fallait toujours un peu de sorcellerie dans les
procès. On ne s'intéressait qu'au Diable. On ne pouvait pas toujours
le voir sortir du corps en crapaud noir (comme à Bordeaux en 1610).
Mais on était du moins dédommagé par une grande, superbe mise en
scène. L'âpre désert de Madeleine, l'horreur de la Sainte-Baume, dans
l'affaire de Provence, firent une bonne partie du succès. Loudun eut
pour lui le tapage et la bacchanale furieuse d'une grande armée
d'exorcistes divisés en plusieurs églises. Enfin, Louviers, que nous
verrons, pour raviver un peu ce genre usé, imagina des scènes de nuit
où les diables en religieuses, à la lueur des torches, creusaient,
tiraient des fosses les charmes qu'on y avait cachés.

L'affaire commença par la supérieure et par une soeur converse à elle.
Elles eurent des convulsions, jargonnèrent diaboliquement. D'autres
nonnes les imitèrent, une surtout, hardie, reprit le rôle de la Louise
de Marseille, le même diable Léviathan, le démon supérieur de chicane
et d'accusation.

Toute la petite ville entre en branle. Les moines de toutes couleurs
s'emparent des nonnes, les divisent, les exorcisent par trois, par
quatre. Ils se partagent les églises. Les Capucins à eux seuls en
occupent deux. La foule y court, toutes les femmes, et, dans cet
auditoire effrayé, palpitant, plus d'une crie qu'elle sent aussi des
diables; six filles de la ville sont possédées. Et le simple récit de
ces choses effroyables fait deux possédées à Chinon.

On en parla partout, à Paris, à la cour. Notre reine espagnole,
imaginative et dévote, envoie son aumônier; bien plus, lord Montaigu,
l'ancien papiste, son fidèle serviteur, qui vit tout et crut tout,
rapporta tout au pape. Miracle constaté. Il avait vu les plaies d'une
nonne, les stigmates marqués par le Diable sur les mains de la
supérieure.

Qu'en dit le roi de France? Toute sa dévotion était tournée au Diable,
à l'enfer, à la crainte. On dit que Richelieu fut charmé de l'y
entretenir. J'en doute; les diables étaient essentiellement espagnols
et du parti d'Espagne; s'ils parlaient politique, c'eût été contre
Richelieu. Peut-être en eut-il peur. Il leur rendit hommage, et envoya
sa nièce pour témoigner intérêt à la chose.

La cour croyait. Mais Loudun même ne croyait pas. Ses diables, pauvres
imitateurs des démons de Marseille, répétaient le matin ce qu'on leur
apprenait le soir d'après le manuel connu du père Michaëlis. Ils
n'auraient su que dire si des exorcismes secrets, répétition soignée
de la farce du jour, ne les eussent, chaque nuit, préparés et stylés à
figurer devant le peuple.

Un ferme magistrat, le bailli de la ville, éclata, vint lui-même
trouver les fourbes, les menaça, les dénonça. Ce fut aussi le jugement
tacite de l'archevêque de Bordeaux, auquel Grandier en appelait. Il
envoya un règlement pour diriger du moins les exorcistes, finir leur
arbitraire; de plus, son chirurgien, qui visita les filles, ne les
trouva point possédées, ni folles, ni _malades_. Qu'étaient-elles?
Fourbes à coup sûr.

Ainsi continue dans ce siècle ce beau duel du médecin contre le
Diable, de la science et de la lumière contre le ténébreux mensonge.
Nous l'avons vu commencer par Agrippa, Wyer. Certain docteur Duncan
continua bravement à Loudun, et sans crainte imprima que cette affaire
n'était que ridicule.

Le Démon, qu'on dit si rebelle, eut peur, se tut, perdit la voix. Mais
les passions étaient trop animées pour que la chose en restât là. Le
flot remonta pour Grandier avec une telle force, que les assaillis
devinrent assaillants. Un parent des accusateurs, un apothicaire, fut
pris à partie par une riche demoiselle de la ville, qu'il disait être
maîtresse du curé. Comme calomniateur, il fut condamné à l'amende
honorable.

La supérieure était perdue. On eût aisément constaté ce que vit plus
tard un témoin, que ses stigmates étaient une peinture, rafraîchie
tous les jours. Mais elle était parente d'un conseiller du roi,
Laubardemont, qui la sauva. Il était justement chargé de raser les
forts de Loudun. Il se fit donner une commission pour faire juger
Grandier. On fit entendre au cardinal que l'accusé était curé et ami
de la _Cordonnière de Loudun_, un des nombreux agents de Marie de
Médicis; qu'il s'était fait le secrétaire de sa paroissienne, et, sous
son nom, avait écrit un ignoble pamphlet.

Du reste, Richelieu eût voulu être magnanime et mépriser la chose,
qu'il l'eût pu difficilement. Les Capucins, le Père Joseph,
spéculaient là-dessus. Richelieu lui aurait donné une belle prise
contre lui près du roi s'il n'eût montré du zèle. Certain M. Quillet,
qui avait observé sérieusement, alla voir Richelieu et l'avertit. Mais
celui-ci craignit de l'écouter, et le regarda de si mauvais oeil, que
le donneur d'avis jugea prudent de se sauver en Italie.

Laubardemont arrive le 6 décembre 1633. Avec lui la terreur. Pouvoir
illimité. C'est le roi en personne. Toute la force du royaume, une
horrible massue, pour écraser une mouche.

Les magistrats furent indignés, le lieutenant civil avertit Grandier
qu'il l'arrêterait le lendemain. Il n'en tint compte et se fit
arrêter. Enlevé à l'instant, sans forme de procès, mis aux cachots
d'Angers. Puis ramené, jeté où? dans la maison et la chambre d'un de
ses ennemis, qui en fait murer les fenêtres pour qu'il étouffe.
L'exécrable examen qu'on fait sur le corps du sorcier, en lui
enfonçant des aiguilles pour trouver la marque du Diable, est fait par
les mains mêmes de ses accusateurs, qui prennent sur lui d'avance leur
vengeance préalable, l'avant-goût du supplice!

On le traîne aux églises en face de ces filles, à qui Laubardemont a
rendu la parole. Il trouve des bacchantes que l'apothicaire condamné
soûlait de ses breuvages, les jetant en de telles furies qu'un jour
Grandier fut près de périr sous leurs ongles.

Ne pouvant imiter l'éloquence de la possédée de Marseille, elles
suppléaient par le cynisme. Spectacle hideux! des filles, abusant des
prétendus diables, pour lâcher devant le public la bonde à la furie
des sens! C'est justement ce qui grossissait l'auditoire. On venait
ouïr là, de la bouche des femmes, ce qu'aucune n'osa dire jamais.

Le ridicule, ainsi que l'odieux, allaient croissant. Le peu qu'on leur
soufflait de latin, elles le disaient tout de travers. Le public
trouvait que les diables n'avaient pas fait leur _quatrième_. Les
Capucins, sans se déconcerter, dirent que, si ces démons étaient
faibles en latin, ils parlaient à merveille l'iroquois, le
topinambour.

La farce ignoble, vue de soixante lieues, de Saint-Germain, du Louvre,
apparaissait miraculeuse, effrayante et terrible. La cour admirait et
tremblait. Richelieu (sans doute pour plaire) fit une chose lâche. Il
fit payer les exorcistes, payer les religieuses.

Une si haute faveur exalta la cabale et la rendit tout à fait folle.
Après les paroles insensées vinrent les actes honteux. Les exorcistes,
sous prétexte de la fatigue des nonnes, les firent promener hors de la
ville, les promenèrent eux-mêmes. Et l'une d'elles en revint enceinte.
L'apparence du moins était telle. Au cinquième ou sixième mois, tout
disparut, et le démon qui était en elle avoua la malice qu'il avait
eue de calomnier la pauvre religieuse par cette illusion de grossesse.
C'est l'historien de Louviers qui nous apprend cette histoire de
Loudun (Esprit, p. 135).

On assure que le père Joseph vint secrètement, mais vit l'affaire
perdue, et s'en tira sans bruit. Les Jésuites vinrent aussi,
exorcisèrent, firent peu de chose, flairèrent l'opinion, se dérobèrent
aussi.

Mais les moines, les Capucins, étaient si engagés, qu'il ne leur
restait plus qu'à se sauver par la terreur. Ils tendirent des piéges
perfides au courageux bailli, à la baillive, voulant les faire périr,
éteindre la future réaction de la justice. Enfin ils pressèrent la
commission d'expédier Grandier. Les choses ne pouvaient plus aller.
Les nonnes même leur échappaient. Après cette terrible orgie de
fureurs sensuelles et de cris impudiques pour faire couler le sang
humain, deux ou trois défaillirent, se prirent en dégoût, en horreur;
elles se vomissaient elles-mêmes. Malgré le sort affreux qu'elles
avaient à attendre si elles parlaient, malgré la certitude de finir
dans une basse-fosse (c'était l'usage encore, voir Mabillon), elles
dirent dans l'église qu'elles étaient damnées, qu'elles avaient joué
le Diable, que Grandier était innocent.

Elles se perdirent mais n'arrêtèrent rien. Une réclamation générale de
la ville au roi n'arrêta rien. On condamna Grandier à être brûlé (18
août 1634). Telle était la rage de ses ennemis, qu'avant le bûcher ils
exigèrent, pour la seconde fois, qu'on lui plantât partout l'aiguille
pour chercher la marque du Diable. Un des juges eût voulu qu'on lui
arrachât même les ongles, mais le chirurgien refusa.

On craignait l'échafaud, les dernières paroles du patient. Comme on
avait trouvé dans ses papiers un écrit contre le célibat des prêtres,
ceux qui le disaient sorcier le croyaient eux-mêmes esprit fort. On se
souvenait des paroles hardies que les martyrs de la libre pensée
avaient lancées contre leurs juges, on se rappelait le mot suprême de
Bruno, la bravade de Vanini. On composa avec Grandier. On lui dit que,
s'il était sage, on lui sauverait la flamme, qu'on l'étranglerait
préalablement. Le faible prêtre, homme de chair, donna encore ceci à
la chair, et promit de ne point parler. Il ne dit rien sur le chemin
et rien sur l'échafaud. Quand on le vit bien lié au poteau, toute
chose prête, et le feu disposé pour l'envelopper brusquement de flamme
et de fumée, un moine, son propre confesseur, sans attendre le
bourreau, mit le feu au bûcher. Le patient, enragé, n'eut que le temps
de dire: «Ah! vous m'avez trompé!» Mais les tourbillons s'élevèrent et
la fournaise de douleurs... On n'entendit plus que des cris.

Richelieu, dans ses Mémoires, parle peu de cette affaire et avec une
honte visible. Il fait entendre qu'il suivit les rapports qui lui
vinrent, la voix de l'opinion. Il n'en avait pas moins, en soudoyant
les exorcistes, en lâchant bride aux Capucins, en les laissant
triompher par la France, encouragé, tenté la fourberie. Gauffridi,
renouvelé par Grandier, va reparaître encore plus sale dans l'affaire
de Louviers.

C'est justement en 1634 que les diables, chassés de Poitou, passent en
Normandie, copiant, recopiant leurs sottises de la Sainte-Baume, sans
invention et sans talent, sans imagination. Le furieux Léviathan de
Provence, contrefait à Loudun, perd son aiguillon du Midi, et ne se
tire d'affaire qu'en faisant parler couramment aux vierges les langues
de Sodome. Hélas! tout à l'heure, à Louviers, il perd son audace même;
il prend la pesanteur du Nord, et devient un pauvre d'esprit.



CHAPITRE X

LES CARMÉLITES--SUCCÈS DU CID

1636-1637


Nous ne sortons pas des couvents ni du surnaturel. L'histoire de ce
temps va de miracle en miracle. Au cloître se fait et se défait par
voie occulte le noeud brouillé des plus grands intérêts. Le fil qu'une
politique savante croit diriger aux _cabinets des princes_, une main
ignorante de femme le coupe en se jouant. Richelieu propose; la Vierge
dispose. Tous les calculs du Palais-Cardinal sont bafoués par le
Val-de-Grâce.

Un mot d'avance qui contient tout, qui enveloppe le siècle même.

La question du siècle, c'est le mariage espagnol, redouté d'Henri IV,
accompli par sa femme, presque brisé par Richelieu. À l'intérieur, à
l'extérieur, Richelieu sue à combattre l'Espagne et la maison
d'Autriche. Mais, malgré lui, le mariage espagnol porte décidément son
fruit. Une grossesse miraculeuse met dans le trône de France le sang
de Charles-Quint, _Dieudonné_, ou Louis XIV, lequel ne combattra
l'Espagne que pour prendre son rôle et la continuer par la ruine de la
Hollande et de la France protestante.

C'est la victoire d'un mort sur un vivant, celle de l'Espagne sur la
France; l'esprit espagnol, en un siècle, mène celle-ci à sa mutilation
et à sa banqueroute de trois milliards.

Est-ce à dire que ce mort, ce blême et faible revenant, ait eu
directement cette victoire sur les puissances de la vie? Non,
l'Espagne n'aurait pas eu prise si la France elle-même ne s'était
ouverte et livrée par l'admiration de cette vieille ruine, employant
la vivacité d'un réveil de génie à relever l'Espagne dans l'opinion.
Il y fallut Corneille, il y fallut le _Cid_ et son succès national;
événement énorme, d'une portée qui n'a jamais été sentie jusqu'ici.

Examinons. En 1635, à la rupture, lorsque l'ambassadeur d'Espagne,
Mirabel, partit de Paris, où resta le foyer de l'intrigue espagnole?
Aux Carmélites de la rue Saint-Jacques. «C'est alors, dit Laporte,
valet de chambre de la reine, qu'elle renoua correspondance avec son
frère Philippe IV.» Elle écrivait dans ce couvent.

Cette colonie de Carmélites avait été, sous Henri IV, une vraie
invasion espagnole. On a vu leur entrée triomphale à Paris sous les
auspices des Guises. Elles établirent rue Saint-Jacques leur dévot
ermitage, leur désert extatique, au lieu le plus peuplé et sur la
grande route du Midi, la plus fréquentée de France. Ce fut un autre
Escurial à un quart d'heure du Louvre.

Nous devons à M. Cousin de connaître les pieuses origines de ces
solitaires[11]. Il est heureux. Au revers du critique qui croyait
_dénicher_ des saints, il a trouvé, rétabli dans leur niche, je ne
sais combien de saintes, acceptant de confiance ce que les
religieuses elles-mêmes ont écrit de leur propre sainteté, leur
donnant la publicité de ses livres charmants, écrits sur les femmes et
pour elles.

         [Note 11: Ici, et plus haut, je suis la Vie anonyme de madame
         de Hautefort, publiée par M. Cousin.--On lui a très-amèrement
         et très-justement reproché son culte pour les Chevreuse, les
         Longueville, etc. Il est triste, en effet, de voir cet ancien
         et illustre maître, éloquent initiateur de la jeunesse au
         stoïcisme de Kant et de Fichte, de le voir, dis-je, aux
         genoux de ces coureuses dont les intrigues noyèrent la France
         de sang. Elles avaient de l'esprit, je le veux bien. Qui n'en
         avait? Elles parlaient à merveille. «Celui qui parlerait mal
         à la cour, dit La Bruyère, aurait le mérite d'un savant dans
         les langues étrangères.»--Avec tout cela, M. Cousin a publié
         des textes inédits dont on doit profiter, révélé des faits
         curieux. On ne connaissait bien ni madame de Hautefort, ni
         mademoiselle Lafayette, ni même la reine Anne. La fameuse
         affaire du Val-de-Grâce n'était pas bien éclaircie. On sait
         maintenant (_Chevreuse_, p. 52) que, le jour de l'Assomption,
         la _reine communia et jura par l'Eucharistie_ qu'elle avait
         dans l'estomac, _qu'elle n'avait pas correspondu avec
         l'Espagne_. Puis elle avoua _qu'elle avait menti et qu'elle
         s'était parjurée_, qu'elle avait averti son frère de l'envoi
         d'un espion français en Espagne, et des traités que
         l'Angleterre et le duc de Lorraine allaient faire avec la
         France pour que l'Espagne pût les empêcher.

         Partout ailleurs, la partialité de M. Cousin pour la galante
         reine est bien naïve. Il doute du succès de Buckingham auprès
         d'elle. Et pourquoi? Parce que Tallemant n'en a rien dit (il
         a omis bien d'autres choses), parce que la Rochefoucauld n'en
         a rien dit. Mais la Rochefoucauld, le chevalier personnel de
         la reine, si dévoué, qu'elle voulait se faire enlever par lui
         à Bruxelles, n'avait garde de parler d'une telle aventure.
         Retz, qui la conte, la tenait de la meilleure source, de la
         Chevreuse, de celle même qui livra la reine à Buckingham dans
         le jardin du Louvre.--M. Cousin, dans un autre passage
         (_Hautefort_, p. 28, etc.), dénature les faits et les
         obscurcit par une simple intervention chronologique. Il parle
         de la retraite de Lafayette, de la grossesse de la reine, de
         la naissance de Louis XIV (1638) _avant de parler_ du danger
         de la reine, de l'affaire du Val-de-Grâce, de l'expulsion de
         Caussin, etc. C'est placer les causes après les effets. On
         n'y comprend plus rien. Dès que l'on rétablit les dates dans
         leur ordre sévère, la clarté reparaît. C'est parce qu'en 1637
         elle se crut perdue par deux fois (en août au Val-de-Grâce,
         et le 9 décembre par l'échec de Caussin), c'est pour cela
         qu'on fit le 9 la tentative extrême. Sa grossesse, qui date
         de cette nuit, fit son salut et lui donna quinze ans de
         règne.--Une chose singulière, et qu'on peut vérifier à
         Westminster sur l'effigie de Buckingham, c'est que Louis XIV
         ressemblait (un peu lourdement, il est vrai) à ce bel
         Anglais, mort dix ans avant sa naissance. Dira-t-on que la
         reine, qui toute sa vie garda ce souvenir, l'eut présent à
         l'esprit au moment de la conception? Du reste, si elle fut
         enceinte en 1628 du fait de Buckingham, comme elle le
         craignit (V. Retz), il ne serait pas étonnant que l'enfant de
         1638 lui eût ressemblé. Le premier amant (dit M. Lucas,
         _Hérédité_) détermine souvent le type des enfants futurs qui
         naîtront de ses successeurs.]

Moi, je suis moins heureux. Sur ma route, je vois sortir de là
d'étranges réputations, la Fargis, par exemple. J'y vois que les
saintes elles-mêmes, fort occupées du monde, mirent toute leur ferveur
à avancer les affaires de l'Espagne.

Richelieu y avait l'oeil. Il avait cru se donner une prise sur
l'ordre en se faisant nommer protecteur des Carmélites, et sur la
maison de Paris en lui donnant pour supérieure une de ses parentes.
Parente ou non, elle était femme, et, comme telle, dans la ligue
universelle des femmes contre Richelieu. La reine trouva là une sûreté
qu'elle n'avait nulle part. Elle put y écrire tout le jour à son aise.
Elle put y voir à la grille qui elle voulait, des inconnus, de faux
pauvres, les agents que Mirabel envoyait de Bruxelles, le lord papiste
Montaigu; un joli cavalier aussi, qui, dans ses grandes crises, lui
venait à propos pour lui donner courage. Le cavalier n'était autre que
la Chevreuse, qui vint parfois de son exil, faisant trente lieues en
une nuit.

Entrait-on dans ce monastère? Un passage curieux de mademoiselle de
Montpensier nous apprend que les couvents de fondation royale
n'avaient point de clôture pour les officiers des princesses.
Elle-même, à douze ans, entrant dans un monastère, tous les hommes de
sa suite y entraient sans difficulté.

Que pouvait-elle donc tant écrire, n'entrant pas au conseil et tenue
hors des affaires? La réponse n'est pas difficile. Le couvent, mêlé de
noblesse, de bourgeoisie ligueuse, et visité par tant de gens, était
un grand centre d'informations. Et plus directement encore, la reine,
par mademoiselle de Hautefort, savait chaque matin ce que le roi avait
dit le soir. Plus d'un secret d'État pouvait, par cette voie, aller
droit à Madrid.

Il faut bien se rappeler la situation. L'Espagne épuisée se voyait
faire la guerre par la France épuisée. À chaque année, elle espérait
que Richelieu n'en pourrait plus, serait tari, fini. Elle le crut en
1636, où, faute d'argent, il ne put refaire à temps son armée du Rhin
et du Nord. La violente dictature des intendants, qu'il mit partout
alors, lui donna des ressources, mais à l'instant provoqua des
révoltes. L'Espagne comptait là-dessus, le guettait, l'attendait.

Mais les temps étaient bien changés. Les révoltes, isolées, partielles
et sans concert, ne rappelaient en rien la Ligue. Les insurrections de
paysans qui éclatèrent ici et là en 1638, la sournoise résistance (de
bourgeoisie surtout) qui se fit sous forme religieuse et s'appela le
jansénisme, n'auraient pas fait grand chose. L'homme tant détesté n'en
fût pas moins resté fort et haut dans l'opinion. On voyait sa terrible
route à travers tant d'obstacles, et les résultats (médiocres au fond)
qu'il obtenait étaient loués avec raison pour la grandeur de volonté,
l'invincibilité que l'on sentait en lui. Mais voici qu'un matin, sous
forme littéraire, sans pouvoir être arrêté, réprimé, un coup moral
inattendu lui est porté par la main d'un enfant, la main innocente et
aveugle du bonhomme Corneille. Coup oblique, indirect, qui entra
d'autant mieux. Tout fut changé, et le public, et peut-être Richelieu
lui-même. Il ne s'en est jamais relevé. Il faut dire que ce coup fut
asséné au jour le plus critique, en 1636, le lendemain de l'invasion,
quand la France entamée douta du génie du ministre et l'accusa
d'imprévoyance. Elle eut à ce moment un accès fou qu'elle a parfois,
celui d'admirer l'ennemi. Et, par un terrible à-propos (que l'auteur,
certes, n'avait pas calculé), l'Espagne éclata au théâtre et y fut
glorifiée.

Richelieu, essentiellement homme de lettres, aimait, nourrissait ses
confrères, qui alors ne pouvaient vivre de leur plume. Malgré la
détresse publique, il soutenait les bons écrivains du temps, la Mothe
le Vayer, Rotrou, Corneille, Benserade, Renaudot, l'historien Mézeray,
l'amusant Boisrobert, l'honnête et savant Chapelain. Il faisait plus
que de les payer, il les honorait. Par exemple, il ne souffrait pas
que Desmarets lui parlât découvert; il le faisait couvrir, asseoir.
Néanmoins sa nature violente et la violence de son gouvernement, qu'il
le voulût ou non, étouffait la littérature. Sa manie de faire faire
des pièces, dont il faisait le plan et rimait quelques scènes, était
despotique, irritante; ces pauvres rimeurs à grand'peine tiraient la
charrue sous l'aiguillon de ce terrible camarade.

Un petit juge de Rouen, Pierre Corneille, avait, dès 1629, relevé, ou
plutôt créé le théâtre, par une mauvaise pièce, _Mélite_, qui eut un
succès immense. La liberté d'esprit, chassée du monde réel, sembla
vouloir se réfugier dans celui des fictions, dans le drame d'intrigue.
Trois théâtres surgirent. Richelieu eut l'ambition de conquérir encore
cet asile de la fantaisie et de la libre opinion. À son confident
Boisrobert il attela quatre hommes, Corneille, Rotrou, l'Étoile et
Colletet, et les regarda travailler. Le plus indépendant fut Colletet
(de pauvreté proverbiale); il repoussa le plan du tout-puissant
ministre. Corneille essaya de résister, puis obéit et fit ce qu'il
voulut, mais se retira à Rouen (1635).

Là, un vieux secrétaire de Marie de Médicis, grand admirateur de
l'Espagne, lui montra, lui recommanda une pièce espagnole, le _Cid_,
de Guilain de Castro; il l'engagea à porter ce beau sujet sur notre
scène. Il y avait une difficulté; la pièce était la glorification du
duel, si sévèrement puni par les édits, à ce point qu'on y sacrifia en
1626 la tête même d'un Montmorency. Sévérité, du reste, qui indigna et
fut prise dans l'opinion comme un trait des plus odieux de ce
gouvernement de prêtre. «Plus de général prêtre!» Ce fut le cri de la
noblesse en 1635.

Glorifier le duel, c'était, dans les idées du temps, attaquer,
détrôner le prêtre et relever le gentilhomme.

Dans une pièce, du reste, médiocre, _Médée_, que Corneille venait de
faire jouer l'année même de l'invasion, on avait admiré et applaudi
ces vers.

  Dans un si grand revers, que vous reste-t-il?--Moi,
  Moi, dis-je, et c'est assez.

Mot fort et très-profond, bien plus que ne le sentit l'auteur. Le
sort, la pensée de la France et son état moral étaient dans cette
formule. La tempête d'idées et d'opinions qui battit le XVIe siècle
avait laissé un calme morne; plus de protestantisme; le catholicisme
stérile (sauf un fruit sec, le jansénisme). Il ne restait guère que
l'individu.

Des moeurs religieuses en dessus, fort gâtées en dessous. Et, avec
tout cela, cette France gardait une étincelle d'idées? Non, d'énergie,
une certaine pointe du moins, la langue acérée, l'épée prompte. Un
brillant coup d'épée, à cela véritablement se réduit l'idéal du temps.

«Que vous reste-t-il?--Moi.» Ce mot n'était que le duel.

Précisément la chose que le ministre poursuivait, punissait de mort.

Comment ce pauvre petit juge de Rouen, fonctionnaire craintif,
bourgeois de moeurs et d'habitudes, s'emporta-t-il à cet excès
d'audace? Et fut-ce bien le vieux secrétaire de la reine mère qui fit
cette malice de relever par là nos ennemis les Espagnols? Non, à coup
sûr. Il y a une autre explication, meilleure, je crois. C'est que
Corneille était dans un moment où les hommes ne se connaissent plus,
et font parfois, sans savoir ce qu'ils font, de sublimes imprudences.
Il aimait, aimait sans espoir. Sans cette folie-là, il n'eût jamais
fait l'autre.

Une autre chose à expliquer, c'est de savoir comment cet homme de
robe, ce juge de Rouen, eut la pensée des gentilshommes, l'âme de la
noblesse plus qu'elle ne l'avait elle-même. L'esprit bourgeois était
très-belliqueux. Des Arnauld, avocats, nous voyons surgir cet Arnauld,
capitaine, qui fit le fort Louis contre La Rochelle et forma le
renommé régiment de Champagne. Du parlement de Pau sortit l'homme que
Richelieu appelait _la Guerre_, le fameux Gassion. Le fils du
président de Thou, cet Auguste de Thou qui doit périr, va comme
amateur à la guerre, en partie de plaisir, avec ses amis de la cour,
aux endroits les plus dangereux, et s'amuse à se faire blesser.

Corneille amoureux fit Chimène. Corneille escrimeur fit Rodrigue. Je
veux dire escrimeur d'esprit et disputeur normand. Ses drames, sauf
les moments sublimes, ne sont qu'escrime et polémique.

Le _Cid_, présenté comme une imitation de l'espagnol, allait droit à
la reine. Il fut représenté chez elle au Louvre. Richelieu fut
surpris. Cet incident si grave échappa à sa surveillance.

Le coup parti, tout fut fini; impossible d'y revenir. Dès la première
représentation, les applaudissements, les trépignements, les cris, les
pleurs, un frénétique enthousiasme. Joué au Louvre, joué à Paris, joué
chez le cardinal même, qui le subit sur son théâtre, supposant
très-probablement que sa désapprobation souveraine, toujours si
redoutée, tuerait la pièce, ou tout au moins verserait aux acteurs,
aux spectateurs, une averse de glace; que, les uns n'osant bien jouer
ni les autres applaudir, le _Cid_ périrait morfondu.

Phénomène terrible! Chez le cardinal même et devant lui, le succès fut
complet. Acteurs et spectateurs avaient pris l'âme du _Cid_. Personne
n'avait plus peur de rien. Le ministre resta le vaincu de la pièce,
aussi bien que don Sanche, l'amant dédaigné de Chimène.

Contre cette erreur du public, le tout-puissant ministre, n'ayant
nulle ressource en la force, fut obligé de faire appel au public même,
au public des lettrés contre celui des illettrés, aux écrivains contre
la cour et la ville ignorantes. Une compagnie littéraire, à l'instar
des académies italiennes, s'était formée vers 1629. Chapelain et
autres bons esprits se réunissaient chez un protestant aimé de
Richelieu, le savant Conrart. En 1634, le ministre eut l'idée d'en
faire une société qui s'occupât de mots (jamais d'idées), qui
consacrât ses soins à polir notre langue. Ce fut l'Académie française.
Nul péril. L'innocente et honnête société devait la protection du
cardinal à son fou Boisrobert, un bouffon de beaucoup d'esprit. Et
elle avait pour chancelier un homme qui était tout à lui, Desmarets de
Saint-Sorlin.

Le 10 juillet 1637, au moment où Richelieu recommençait encore contre
l'Espagne une campagne laborieuse, au moment où la cour l'entourait de
complots, son âme littéraire, plus occupée encore du succès de
Corneille, éclata toute dans une solennelle ouverture qu'il fit chez
lui de l'Académie française contre le _Cid_ et le public.

L'Académie naissante ne se souciait nullement de débuter par
contredire l'opinion. Il fallut les ordres précis, et même une menace
brutale du ministre, pour qu'elle obéît: «Je vous aimerai comme vous
m'aimerez,» dit-il. Évidemment il menaçait de supprimer leurs
pensions.

On sait le jugement, faible et froid, médiocre, parfois judicieux,
parfois timidement complaisant, que l'Académie publia, et l'insultante
critique du ridicule capitan Scudéry, et les lâches injures de Mairet,
jusque-là maître de la scène, qui s'avoua jaloux et releva encore par
là le succès de Corneille.

Aurait-on pu, en 1637, après le _Cid_, ce qu'on avait pu en 1626,
punir de mort l'obstiné duelliste revenu pour se battre sous les
croisées du roi? Non, l'édit était aboli, la scène avait vaincu les
lois; sur Richelieu planait Corneille.

La campagne s'ouvrait. De quel coeur la noblesse allait-elle se battre
contre les descendants du _Cid_, ces Espagnols aimés et admirés?
Français et Espagnols allaient penser également que l'ennemi n'était
qu'à Paris, l'ennemi commun, Richelieu.

Tout en voulant apaiser le ministre et lui demandant pardon d'avoir
réussi, Corneille allait de crime en crime. Pas une de ses pièces qui
n'eût l'effet d'une conspiration. _Horace_, quoique dédié au cardinal,
fut avidement saisi par les Romains du Parlement, les Cassius de la
grand'chambre et les Brutus de la basoche. _Cinna_, la _Clémence
d'Auguste_, sous cet homme inclément, parut une sanglante satire.
_Polyeucte_ fut représenté au moment où le ministre venait de mettre à
la Bastille le Polyeucte janséniste, l'abbé de Saint-Cyran. Les femmes
de Corneille sont déjà les frondeuses, et ce sont elles qui firent
celles-ci. La Palatine se croyait Émilie. Madame de Longueville disait
de sang-froid, à Coligny, à la Rochefoucauld, ce que Chimène dit, dans
son transport, ne se connaissant plus:

  Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.

Mais la Chimène surtout, ce fut la reine. Avec ses trente-sept ans,
notre reine espagnole, oubliée, peu comptée, un peu moquée pour ses
couches douteuses, refleurit jeune et pure par la vertu du Cid. Sur
elle, aux représentations, se fixent tous les yeux, à elle reviennent
les bravos et l'enthousiasme public. Tout imite l'Espagne, se drape à
l'espagnole, pour être bien vu de Chimène. Elle accepte ce rôle, et,
quoique l'auteur inquiet ait dédié le Cid à la nièce du cardinal, la
reine se pose sa patronne. Elle demande, obtient de Richelieu qu'on
donne la noblesse au père de Corneille, et il n'ose refuser.
Contradiction flagrante. Il le fait honorer, il le fait condamner,
subissant malgré lui l'arrêt de l'opinion, si bien formulé par Balzac:
«Si Platon le met hors de sa cité, il ne peut le chasser que couronné
de fleurs.»



CHAPITRE XI

DANGER DE LA REINE

Août 1637


La reine Anne d'Autriche, en 1637, n'était plus jeune. Elle était à
peu près de l'âge du siècle. Mais elle avait toujours une grande
fraîcheur. Ce n'était que lis et que roses. Née blonde et
Autrichienne, elle brunissait un peu de cheveux, était un peu plus
Espagnole. Mais, comme elle était grasse, son incomparable blancheur
n'avait fait qu'augmenter. Flore devenait Cérès, dans l'ampleur et la
plénitude, le royal éclat de l'été.

Elle fut plus tard fort lourde. Retz la trouve, à quarante-huit ans,
«une grosse Suissesse.» Mais nous sommes encore en 1637.

Elle nourrissait un peu trop sa beauté, mangeait beaucoup et se levait
fort tard, soit paresse espagnole, soit pour avoir le teint plus
reposé. Elle entendait une ou deux messes basses, dînait solidement à
midi, puis allait voir des religieuses. Sanguine, orgueilleuse et
colère, elle n'en était pas moins faible; ses domestiques la disaient
_toute bonne_. Elle avait eu (jeune surtout) un bon coeur pour les
pauvres. Coeur amoureux, crédule et ne se gardant guère. La Chevreuse,
qui la connaissait, disait à Retz: «Prenez un air rêveur; oubliez-vous
à admirer sa belle peau et sa jolie main; vous ferez ce que vous
voudrez.»

Sa parfaite ignorance et son esprit borné la livraient infailliblement
aux amants par spéculation et aux rusées friponnes qui s'en faisaient
un instrument.

Par deux fois, dans deux grands dangers de la France, on la mit en
rapport avec l'ennemi. En 1628, quand l'alliance monstrueuse de
l'Angleterre et de l'Espagne se faisait sous main contre nous, et
qu'on poussait Waldstein à l'invasion de la France, elle sollicita le
duc de Lorraine de nous abandonner, c'est-à-dire d'ouvrir la porte à
Waldstein (chose avouée par un des Guises). Et, quand l'invasion se
réalisa, en effet, dans l'année 1636, où la grande armée des voleurs
impériaux entra par le Nord et par l'Est, où commença en Lorraine et
au Rhin l'immense destruction dont nous avons parlé, nous retrouvons
notre grosse étourdie aux Carmélites, écrivant aux Espagnols, qui
viennent à dix lieues de Paris!...

Elle trahissait et elle flattait. Elle s'était rapprochée de
Richelieu. Elle lui demandait des grâces. Elle se laissa même aller,
pour l'enivrer et l'aveugler, jusqu'à aller le voir chez lui à Ruel,
où elle accepta ses fêtes galantes et ses collations, les concerts et
les vers qu'il faisait faire pour elle.

Il n'était pas tout à fait dupe. Un si grand changement l'inquiétait
plutôt. Et, à ce moment même, il accueillait l'idée d'un petit complot
qui eût écarté mademoiselle de Hautefort, l'avocat de la reine, son
vertueux espion. Saint-Simon et quelques autres avaient entrepris de
changer les platoniques amours du roi et de lui faire aimer une fille
plus jeune, Lafayette, moins jolie, toute brune, mais nature tendre,
amoureuse, élevée, de celles qui ravissent les coeurs. Le confesseur
du roi, le Jésuite Caussin, que l'on croyait un simple, entrait dans
cette intrigue. Le fond du fond, ce semble, que Richelieu n'aperçut
que plus tard, était que, Lafayette étant proche parente du père
Joseph, son succès près du roi eût fait l'élévation du fameux Capucin,
donc la chute de Richelieu.

Les choses allèrent très-loin. La haine de la reine, un essai fort
grossier qu'elle fit pour humilier la pauvre fille en surprenant cette
nymphe idéale dans nos basses fonctions de nature, ne firent
qu'irriter, échauffer le roi. Sa réserve, sa dévotion, cédèrent une
fois dans sa vie. Il eut un vrai transport, et proposa à Lafayette de
venir s'établir _chez lui_, dans son petit Versailles, et d'être toute
à lui.

Elle aurait fort bien pu être reine de France. Le roi ne pouvait avoir
qu'une épouse, non une concubine. Tous furent saisis, surpris,
épouvantés.

Richelieu commençait à voir à qui l'affaire profiterait. Et les
parents de Lafayette commencèrent à prendre peur, à craindre d'être
sacrifiés, si le roi, toujours incertain, n'allait pas jusqu'au bout.
Ils abandonnèrent Lafayette, firent dire par la jeune fille qu'elle
voulait se retirer à la Visitation. Le roi pleura, mais, de toutes
parts, on éveilla ses scrupules, on fit appel à sa dévotion. Lafayette
pleura encore plus, mais s'en alla (19 mai 1637). Le père Caussin, qui
ne lâchait pas prise, insinua au pénitent royal qu'il pouvait sans
péché continuer de la voir à la grille. Religieuse et toujours aimée,
elle n'en eût été que plus puissante peut-être pour amener le roi où
l'on voulait.

La reine triomphait du départ de Lafayette. Cependant, au mois d'août,
elle fut frappée à son tour. Un avis positif permit à Richelieu de
saisir enfin sa correspondance. On arrêta Laporte, qui ne la trahit
pas. Ce fut elle qui trahit Laporte, avoua, et, de plus, se laissa
dicter une lettre pour lui ordonner de tout dire. Amené devant le
ministre, il nia fermement. On ne poussa pas trop. Richelieu se montra
doux et courtois jusqu'à envoyer de l'argent à madame de Chevreuse,
qui s'enfuyait et partait pour l'Espagne. Il fit visiter le couvent,
ne trouva rien que haires, cilices et disciplines. Il est faux et
absurde qu'en cette visite le chancelier ait fouillé la reine
effrontément, mis la main dans son sein. Elle n'était pas même à
Paris, mais à Chantilly, près du roi.

À quoi tint son salut? À ce qu'on ne trouva pas les pièces
essentielles? À ce que mademoiselle de Hautefort alla déguisée à la
Bastille, et avertit Laporte de ce qu'il devait dire? Il y eut tout
cela, mais encore autre chose. La douceur de Richelieu pour Laporte
(qui ne fut pas mis à la question), les éloges même que le ministre
donna à sa résistance, à sa fidélité, montrent assez qu'alors il
ménagea la reine. Pourquoi? Elle était à ses pieds et elle avait
demandé grâce.

Il l'avait terrifiée d'abord, lui faisant croire qu'il avait trouvé
tout. Et alors, perdant la tête, elle l'avait prié d'éloigner les
témoins et de rester seul avec elle. Le manuscrit cité par Capefigue,
quoique de la main du cardinal, est si naïf, qu'on n'y peut
méconnaître ce que dut sentir la femme effrayée. Par sa trahison de
Laporte, par celle qu'elle fit (plus haut) de la Fargis, on voit comme
elle était peureuse. Elle fut d'autant plus caressante, plus qu'une
reine, plus qu'une femme ne pouvait l'être avec sûreté: «Quelle bonté
faut-il que vous ayez, monsieur le cardinal!... Tirez-moi de là; je ne
ferai plus de faute à l'avenir.» Elle avançait, offrant sa main
tremblante. C'était fait de la fière Chimène. Au vainqueur de dicter
les conditions.

Au grand étonnement de la reine, Richelieu recula. Il ne prit point
cette main, s'inclina humblement et dit qu'il allait demander les
ordres du roi. Que dire des contradictions humaines? La faveur que,
cinq ans plus tôt, en novembre 1632, il avait cherchée, désirée, il la
décline en 1637. Y vit-il une perfidie, un piége féminin pour le
perdre? Ou peut-être, malade, vieilli, il se jugea, se contenta de
tout pouvoir.

Revenu, rapportant l'ordre du roi, il la retrouve humiliée, anéantie.
Comme une petite fille, elle écrit devant lui une confession de ses
rapports avec l'Espagne, une promesse de ne plus récidiver, de se
conduire selon son devoir, _de ne rien écrire qu'on ne voye_, de ne
plus aller aux couvents, du moins seule, et de n'entrer dans les
cellules qu'avec telle dame qui en répond au roi.

Pièce grave, qui pouvait servir si l'on allait jusqu'au divorce.
Mais, même en donnant cet acte contre elle, elle n'eut pas grâce
entière du roi. Il ne lui parla plus. Tout le monde s'éloigna d'elle.
Les courtisans qui entraient dans la cour de Chantilly tenaient les
yeux baissés, afin qu'on ne pût dire qu'ils regardaient les fenêtres
de la reine. Elle étouffait de honte et de douleur, et, les deux jours
qui suivirent son pardon, chose inouïe pour elle, elle ne put manger.

Trois personnes lui restaient fidèles et travaillaient pour elle en
dessous; d'abord deux femmes généreuses, Hautefort par dévouement,
Lafayette par dévotion; enfin le père Caussin, qui, sous son air béat,
saisissait adroitement toute occasion de faire scrupule au roi de
vivre mal avec sa femme, de tenir sa mère en exil et de continuer la
guerre. Pour s'amender des trois péchés, une chose suffisait: renvoyer
Richelieu.

Les Jésuites, qu'on croit de si grands politiques, satisfont peu ici.
Ils se montrent flottants et peu d'accord. Plusieurs étaient pour
Richelieu. Plusieurs, un père Monod, qui gouvernait la régente de
Savoie et qui influait sur Caussin, Caussin même et d'autres sans
doute voulaient renverser Richelieu. Mais qui eussent-ils mis à la
place? On a dit le vieux Angoulême, bâtard (fort méprisé) de Charles
IX; j'ai grand'peine à les croire si sots. Angoulême peut-être aurait
suffi comme drapeau et mannequin; mais dessous, très-probablement,
était en embuscade le seul homme capable, le père Joseph, que sa
parente Lafayette eût mis sans peine au ministère.

Quoi qu'il en soit, ces souterrains, ces mines, poussés d'août en
décembre, avaient réussi chez le roi. Il était pris. On le voit par
une lettre craintive de Richelieu où il lui explique qu'à tort le père
Caussin _dit qu'il désire se retirer_; il le fera _quand la paix sera
faite_. Humble manière de conjurer l'orage et de gagner du temps.

Il arriva pour Angoulême ce qui était arrivé pour les parents de
Lafayette. Il s'effraya de cet honneur de succéder à Richelieu. La
terrible réputation du cardinal le servit encore cette fois. Angoulême
lui dénonça tout. Richelieu le mena lui-même au roi, demanda si
vraiment c'était lui qui le remplaçait. Le roi balbutia, s'excusa. Et
Richelieu resta plus maître que jamais.

C'était le 8 ou le 9 décembre. Tous les fils laborieusement ourdis par
la cabale se trouvaient à la fois rompus. Tous les moyens humains,
Caussin, Hautefort et Lafayette, les avertissements, les prières, les
suggestions de l'amour et de la dévotion, avaient échoué. Il fallait
un coup d'en haut pour trancher le noeud, un miracle. Il se fit.



CHAPITRE XII

LA NAISSANCE DE LOUIS XIV

1636-1637


Les origines des grandes choses ne sont pas toujours claires. Le Nil
cache sa source, et l'on peut disputer sur celles du Danube et du
Rhin. Ne nous étonnons pas si les vraies origines du Messie de la
monarchie sont restées un peu troubles, si son fameux Noël n'en est
pas moins louche. Pour bien y voir, il manque l'étoile d'Orient.

Ce qui nous permet l'examen et même l'encourage, c'est la conduite du
roi, qui se montra tellement désintéressé de la chose, subit
patiemment le miracle, mais n'en fut pas mieux pour la reine, ne
s'émut point de ses souffrances, enfin, ne l'embrassa pas, comme
c'était l'usage, après l'accouchement.

Le sceptique Henri IV s'était montré bien autre à la naissance de
Louis XIII. Tout en le proclamant aussi un don de Dieu, il avait
prouvé par sa joie qu'il se jugeait l'instrument du miracle; il avait
embrassé la mère, versé des larmes paternelles.

Mais ici rien pour la nature. Dieudonné est le fils de la raison
d'État.

La date est importante et très-délicate à fixer. Si l'on en croyait la
dame qui écrit la vie de mademoiselle de Hautefort, celle-ci eût fait
parler le confesseur au roi et décidé le rapprochement des époux la
_veille d'une grande fête_, évidemment Noël (25 décembre 1638). Date
improbable, qui, admise, ferait naître l'enfant avant terme, ce qu'on
n'a jamais dit. Date plutôt certainement fausse; au 25, le confesseur
Caussin était chassé; son successeur, donné par Richelieu, n'aurait
pas conseillé au roi de se rapprocher de la reine.

Le calcul exact des neuf mois[12] nous reporte, au contraire, à une
date bien plus vraisemblable, au 9-10 décembre, au moment de la grande
crise, au jour où Richelieu vainquit Caussin et dut le faire partir le
lendemain.

         [Note 12: Louis XIV naîtra le 5 septembre 1638. Anne
         d'Autriche a-t-elle conçu le 5 décembre 1637? Non. Les mois
         n'ont pas tous trente jours. Il faut ajouter six jours pour
         les six mois qui ont trente et un jours; mais, comme le mois
         de février n'en a que 28, il faut ôter deux de ces six jours,
         c'est-à-dire n'en _ajouter que quatre au calcul
         total_.--Donc, en ajoutant au 5 décembre quatre jours, on
         obtient le 9 décembre, la veille de l'exil du Jésuite
         Caussin, le jour même où Richelieu lui fit prononcer son
         exil, et où la reine, ayant échoué dans cette dernière
         intrigue, n'eut plus de salut que dans une grossesse.]

Il en advint à Paris en 1637, comme à Lyon en 1630. L'enfant apparut
au moment où la mère se croyait perdue si elle n'était enceinte. Il
vint exprès pour la sauver. C'est l'_Ultima ratio_ des femmes, c'est
le _Deus ex machinâ_, qui vient trancher le noeud qu'on ne peut
dénouer.

Rappelons-nous les terribles secousses par lesquelles elle avait passé
dans cette seule année 1637. Nous en comprendrons mieux l'extrémité où
elle se trouva en décembre. Elle s'était vue tour à tour très-haut,
très-bas. D'espoirs en désappointements et de triomphes en chutes,
elle avait trouvé finalement le fond du désespoir.

Le _Cid_ en janvier a remis l'Espagne en honneur, à la mode. Chimène a
glorifié, relevé Anne d'Autriche.

Mais un astre nouveau s'est levé, plus qu'une maîtresse,--une reine
possible, la jeune Lafayette. Cela dure quatre mois. Volontairement
l'astre s'éteint. La reine est rassurée (mai).

À tort. L'affaire du Val-de-Grâce la met à deux doigts de sa perte
(août). Pardonnée, écrasée, elle a chance encore contre Richelieu, si
Caussin, si les dames peuvent réussir auprès du roi. Mais Richelieu
l'emporte.

Richelieu, irrité de nouveau en décembre, poussera son avantage, fera
valoir pour le divorce les aveux qu'elle a faits, les pièces qu'elle a
données contre elle.

Elle était descendue où peut descendre une femme. Elle s'était
humiliée (et j'allais dire offerte), avait tendu la main. On avait
reculé.

Cruel affront au sang d'Autriche! L'âge aussi, pour la première fois,
dut lui venir à l'esprit, et la quarantaine imminente; surprise
inattendue, amère...

Plus jeune, elle avait dit à ceux qui parlaient de le tuer: «Mais il
est prêtre.» L'eût-elle dit alors après un si cruel dédain?

Peut-être elle s'en fût tenue, comme faible femme, au chagrin et aux
pleurs. Mais ceux qui la poussaient (je parle des agents espagnols),
ceux-là, dis-je, ne pouvaient s'en tenir là. Ils la voyaient bientôt à
quarante ans sans avoir encore pris racine en France. Chose honteuse
pour l'habileté du cabinet de Madrid d'avoir eu si longtemps ici une
infante et de n'en avoir tiré aucun parti. La Fargis n'était plus là,
comme à Lyon, pour pousser la reine aux aventures. Mais madame de
Chevreuse, de son exil de Tours, venant au Val-de-Grâce, y venait-elle
en vain? Le mot fort et amer de Gaston (V. 1631) indique assez que la
Chevreuse lui disait ce que l'oncle de Marie de Médicis lui dit au
départ: «Sois enceinte.»

On sait que, bien souvent, des femmes condamnées à mort usèrent de ce
remède pour gagner du temps. Celle-ci risquait plus que la mort. Elle
risquait, non-seulement de ne plus être reine de France et de rentrer
dans l'ennui de Madrid, mais, par un procès scandaleux, d'irriter sa
famille, déshonorée par elle, et de se trouver perdue, même à Madrid.
Si les confidents de la reine, en mars 1631, n'osèrent cacher à
Richelieu ni son avortement ni ce qui le provoqua, l'auraient-ils
soutenue, couverte jusqu'au bout dans un procès poussé à mort par le
ministre tout-puissant? Que de choses on eût sues! Quelle eût été
l'indignation de la prude maison d'Autriche contre son imprudente
infante, quand on eût vu combien la dévotion espagnole était une
gardienne peu sûre, une duègne infidèle de la vertu des reines!

C'était justement cette duègne qui moyennait ici les choses. De quoi
s'agissait-il? De sauver l'Église en Europe, l'intérêt catholique
aussi bien qu'espagnol. Un tel but sanctifiait les moyens. Le Jésuite
Caussin n'était nullement étranger, à coup sûr, à l'art que les grands
casuistes professaient depuis quarante ans. L'ingénieux Navarro, le
savant et complet Sanchez, les nombreux éclectiques, comme Escobar et
autres, avaient creusé et raffiné. En cent cas, l'adultère, pour une
femme mal mariée, était un péché véniel.

Il est curieux de savoir quels serviteurs de confiance entouraient
notre reine à ce moment. Son écuyer Patrocle la trahissait; elle ne
l'ignorait pas. Laporte était à la Bastille. Bouvart, le médecin
dévot, peu scrupuleux (qui ordonnait au roi une maîtresse), n'était
pas très-sûr pour la reine; il avait avoué l'avortement (1631).

Au total, l'homme sûr à qui la reine pouvait se fier était Guitaut,
capitaine de ses gardes. Guitaut n'était pas jeune, et il avait
souvent la goutte. Il devait être suppléé dans ces moments par celui
qui avait la survivance de sa charge, son neveu Comminges, un beau
jeune homme, brave et spirituel, vrai héros de roman (V. Arnauld
d'Andilly). C'est lui, pendant la Fronde, à qui la reine donna la
périlleuse commission d'arrêter l'idole du peuple, le conseiller
Broussel. Mais Mazarin (jaloux, sans doute) ne le laissa pas près de
la reine, et l'envoya mourir en Italie.

La familiarité royale avec ces hauts _domestiques_ était extrême
alors. La disposition même des appartements était telle, que les
princes et princesses, à tout moment en évidence et dans les choses
que nous cachons le plus, vivaient (tranchons le mot) dans un étrange
pêle-mêle. L'exhaussement même de la royauté, la divinisation des
personnes royales, qui eut lieu en ce siècle, les enhardissaient fort,
et leur faisaient accorder aux simples mortels qui les entouraient une
trop humaine intimité.

Mais laissons tout ceci. Sortons des conjectures, voyons les faits,
les dates précises.

Le 8 décembre, Caussin fit près du roi la démarche dernière et le
suprême effort contre Richelieu. Angoulême avertit celui-ci, qui, le
matin du 9, vit le roi, le reprit, exigea la promesse qu'il renverrait
Caussin. Le roi, reconquis et forcé, rentrant en esclavage, pour fuir
la cour peut-être et les reproches muets de mademoiselle de Hautefort,
pour s'excuser aussi à mademoiselle de Lafayette, partit de
Saint-Germain, se proposant de la voir à Paris à la Visitation, mais
de ne pas revenir, de continuer le faubourg Saint-Antoine, et d'aller
coucher à Saint-Maur, chez les Condé, amis de Richelieu.

Tout cela ne fut pas si prompt qu'on ne pût faire avertir Lafayette
pour qu'elle retînt le roi, l'empêchât d'aller s'endurcir et
s'obstiner dans ce désert, pour qu'enfin, dans ce jour suprême, s'il
se pouvait, elle fondît son coeur.

La reine courut après le roi. Sous je ne sais quel prétexte d'affaires
ou de dévotion, elle vint au Louvre, attendre, souper, coucher et
profiter peut-être de ce qu'aurait fait Lafayette.

La partie était extraordinairement montée. La reine n'avait pas caché
sa vive inquiétude. Des couvents étaient en prières (on le sut le
lendemain).

La jeune Lafayette, innocente complice d'une affaire si peu innocente,
fit d'autant mieux ce qu'on voulait. Elle tint le roi longtemps,
très-longtemps, deux heures, trois heures, quatre heures, tant que ce
fut soir. On devine bien ce qu'elle dit. Elle pria pour la reine,
supplia, et pour le roi même, pour sa conscience et son salut. Noël
allait venir. Pourrait-il bien, dans un tel jour où Christ vient
apporter la paix, ne pas donner la paix à sa femme et à sa famille, à
la France en péril s'il ne lui venait un Dauphin? Dernier point
délicat où cette enfant de dix-sept ans ne put ne pas rougir. Une
jeune sainte charmante, demandant, implorant un Dauphin pour la
France, belle de sa honte et de son trouble, de son effort suprême
pour obéir et dire ce qu'on lui faisait dire, c'était une scène plus
forte que celle des pinces d'argent.

Louis XIII, qui semblait de bois, sortit pourtant si animé, qu'il s'en
allait éperdu à Saint-Maur par une nuit glacée, un effroyable temps
d'hiver. Le bonhomme Guitaut, qui, depuis quatre heures, se morfondait
là à l'attendre, lui demanda lamentablement s'il était d'un roi
chrétien de faire courir ses gens par ce temps-là. Le roi n'entendait
rien. Deux fois, trois fois, il fit la sourde oreille, quoiqu'on lui
dît et répétât que la reine, avec un bon feu, était au Louvre, qui
bien volontiers lui donnerait à souper, à coucher. Enfin l'obstination
de Guitaut l'emporta. Tout entier à ce rêve, à ces brûlantes paroles,
à cette image enflammée du rayon de Dieu, il se laissa mener au
Louvre. Tout était prêt, et il soupa. Le journal de son médecin
malheureusement ne va pas jusque-là; nous saurions quel fut le menu,
quel le dessert, si les fameux _diavoletti_ y furent servis, ou les
breuvages d'illusion qu'on donnait au sabbat. Quoi qu'il en soit, le
roi coucha au Louvre dans le lit de la reine, s'en alla le matin.
Quand elle se leva pour dîner, un supérieur de moines se trouva sur la
route pour lui annoncer que la nuit un simple, un bon frère lai, avait
su par révélation ce bonheur de la France. Et il lui dit en souriant:
«Votre Majesté est enceinte.»

Toute la cour était pour la reine. On entoura le roi, on le félicita,
on le persuada. Eh! que ne peut la sainte Vierge? N'était-ce pas
elle-même que ce jour-là il avait vue dans mademoiselle Lafayette,
toute divine et transfigurée? De là l'acte célèbre. Le 13 janvier, par
un élan de chevalerie extatique qui revient, je crois, tout entier à
la gloire de la jeune religieuse, il mit le royaume de France à la
protection de la Vierge.

Neuf mois sont longs. La reine avait à craindre qu'en ces neuf mois un
mot, une plaisanterie calculée de Gaston (qui, après tout, perdait le
trône), n'assombrît fort le roi et n'éclairât les souvenirs confus qui
lui restaient de cette nuit. La fille de Gaston, alors enfant, nous
apprend que la reine la faisait venir, ne se lassait pas de la
caresser, lui disant et lui répétant: «Tu seras reine, tu seras ma
belle-fille.» Ou bien: «C'est ton petit mari.»

Cela calma Gaston, lui fit avaler l'amère pilule. Il avait fait une
protestation secrète contre la légitimité de l'enfant. Mais il
n'éclata pas, ne troubla pas le doux concert des félicitations dont on
flattait l'amour-propre du roi. Lafayette soutenait sa foi, et, d'une
bouche pure et non menteuse, affirmait, célébrait le miracle de la
Vierge. Mais, plus directement encore, mademoiselle de Hautefort
reprit et empauma le roi. Audacieuse de son dévouement, sûre
d'ailleurs de ne risquer guère, la vive Périgourdine lui fit des
avances innocentes. Elle le refit son chevalier. Il se remit à faire
pour elle des vers, de la musique. Il aimait à la voir manger avec les
autres demoiselles; il les servait à table; il parlait mal du
cardinal. Bref, il n'oubliait rien pour plaire.

De temps à autre, pour l'éveiller un peu, elle le piquait, le
querellait; il passait tout le temps à écrire ces petites disputes,
les dits et les répliques.

On gagna ainsi les neuf mois. Enfin, le jour venu (5 septembre 1638),
on aurait voulu que le roi fût ému, qu'il montrât des entrailles de
père. La Hautefort ne s'épargna de l'ébranler, le mettre en mouvement.
Elle y perdit son temps. La reine eut beau crier. On eut beau même
dire, à tort ou à raison, qu'elle était en danger. Le roi resta calme
et paisible.

Il ne fut pas pourtant inhumain pour l'enfant. La Hautefort, pleurant
et lui reprochant sa froideur: «Qu'on sauve le petit, lui dit-il. Vous
aurez lieu de vous consoler de la mère.»

Si je ne craignais de faire tort à ce pauvre roi, je dirais que,
malgré ses sentiments chrétiens, il se fût consolé sans peine de voir
crever son Espagnole. La Française était là (non plus Lafayette
impossible), mais cette vive Gasconne, qui le tenait alors. La dame
qui écrit son histoire assure que toute la nuit, pendant que la reine
criait, il se faisait lire l'histoire des rois veufs, qui, comme
Assuérus, épousèrent leurs sujettes.



CHAPITRE XIII

MISÈRE--RÉVOLTES--LA QUESTION DES BIENS DU CLERGÉ[13]

         [Note 13: Les tableaux de l'administration de Richelieu, que
         nous trouvons dans les ouvrages généraux de MM. Avenel
         (Introd.), Chéruel, Bailly, Doniol, Dareste, etc., ne
         pouvaient être que sommaires. Pour la première fois, les
         faits, les dates, ont été réunis et donnés au complet avec de
         nombreuses citations des actes, dans l'ouvrage spécial de M.
         Caillet. Je l'ai eu constamment sous les yeux, en écrivant ce
         chapitre. On y suit à merveille les tergiversations et les
         contradictions de Richelieu, et pour la levée de l'impôt (par
         élus, par trésoriers, par intendants), et pour ses tentatives
         de faire aider l'État par le clergé. M. Caillet ne tire
         aucune conclusion. Celle qui ressort des faits, c'est que,
         Richelieu étant définitivement repoussé, et le clergé (le
         grand propriétaire de France) ne donnant rien qu'un _don
         gratuit_ minime, ni l'État, ni la Charité, ne pourront se
         constituer. Richelieu mourra à la peine, Vincent de Paul fera
         très-peu de chose (six cent mille livres en six années pour
         des millions d'affamés). Puis, va venir Colbert qui mourra à
         la peine. L'État s'enfonce dans la mendicité. La bureaucratie
         progresse dans l'extermination du peuple. Mais, ce n'est pas
         assez. C'est quand la terre elle-même semble exterminée et ne
         produit plus, qu'arrive par les grandes famines la Révolution
         de 89.--Sur les révoltes des _va-nu-pieds_ de Normandie, des
         _croquants_ de Guyenne, voyez les textes intéressants réunis
         par M. Bonnemère, _Histoire des paysans_. Gassion, qui
         extermina les premiers, ne put s'empêcher d'admirer leur
         valeur héroïque. Voir aussi l'importante _Histoire du
         Parlement de Normandie_, par M. Floquet, et spécialement son
         _Diaire du voyage du chancelier Séguier, à Rouen_.]

1638-1640


L'enfant fut un garçon, donc un roi. Gaston perdit le trône. La France
en fut folle de joie. Heureuse d'échapper à un autre Henri III, elle
acceptait aveuglément les chances d'une royauté de femme, la sinistre
loterie d'une régence étrangère où elle avait déjà gagné deux Médicis.

Richelieu demeura sans voix. Sa fatalité était désormais d'avoir pour
maîtres l'infant de la maison d'Autriche, la régente espagnole. Dans
le compliment sec, en deux lignes, qu'il fait à la reine, les paroles
lui restent à la gorge: «Madame, les grandes joies ne parlent pas...»

L'avenir était très-obscur. Richelieu, il est vrai, n'avait plus à
craindre Gaston. Mais quels seraient les amants de la reine? C'était
la question. Haï d'elle à ce point, pourrait-il lui faire accepter un
homme à lui? Un homme sans famille et sans racine aucune, un étranger,
un prêtre, un aventurier sans naissance, lui valait mieux qu'un autre.
C'est, si je ne me trompe, la raison principale qui lui fit adopter
bientôt un Italien que lui-même lui présenta comme ressemblant à
Buckingham, le fin, le délié, le beau Mazarini.

Il avait apparu en 1630, comme on a vu, pour sauver l'armée espagnole.
Cependant le père Joseph l'avait fait accepter de Richelieu comme
pouvant être utile à Rome, Mazarin étant _domestique_ de celui des
neveux du pape qui tenait le parti français. La mort du père Joseph,
en décembre 1638, rendit sa place vide; bientôt Mazarin succéda.

Joseph, cette année même, appuyé par sa jeune parente Lafayette, avait
hardiment travaillé contre Richelieu. Il avait tiré du roi promesse de
rappeler sa mère, et la demande au pape de le faire cardinal. Le pape
n'osait. Il savait que Richelieu, sous main, contre Joseph, poussait
le client de Joseph, ce Mazarin, qu'il croyait à lui maintenant, et
qu'il voulait faire cardinal. Joseph vit bien qu'on l'amusait. Le
désespéré Capucin sentit que le chapeau, l'ambition de toute sa vie,
ne lui viendrait jamais, et comprit que son Mazarin le lui soufflait.

Il étouffa, il étrangla; une attaque d'apoplexie le frappe en mai. Et
chacun dit: «Il est empoisonné.» Il confirma ce bruit tant qu'il put
en quittant l'hôtel du cardinal et se réfugiant à son couvent.

Richelieu l'y calma un peu en lui faisant venir la promesse tant
désirée _pour la première vacance_. Mais le pape était averti. Joseph
fut joué jusqu'au bout. Le roi seul était sérieux dans l'affaire, il
insistait contre le ministre. Ordre aujourd'hui et contre-ordre
demain. Le pauvre martyr n'y tint pas. Une mauvaise nouvelle qui vint
de Rome l'acheva, et il mourut deux heures après (18 décembre 1638).

Entre la naissance du Dauphin et la mort de Joseph, Richelieu régala
la cour d'une grande fête. Il fit danser le _ballet de la félicité
publique_. Chose hardie au moment où de toutes parts il avait des
revers. Impuissance complète en Italie. En Espagne, un honteux échec,
Condé, Sourdis en fuite. Au Nord, nouveau projet de conquérir les
Pays-Bas avec le prince d'Orange, et, pour tout résultat, la reprise
d'une petite place. Richelieu n'avait réussi que là où il n'était pas.
Le général aventurier, Weimar, qui guerroyait aidé de quelque argent
de la France, battu, battant, avait pourtant à la fin quatre fois
défait l'ennemi, pris Brisach. Il songeait à se faire, entre nous et
l'Empire, un petit royaume d'Alsace.

Richelieu assurait qu'il avait pris Brisach pour nous. Mais Weimar
montra le contraire. Il garda sa conquête, et il allait devenir un
danger pour la France quand une fièvre nous en délivra (18 juillet
1639). On admira encore que les ennemis de Richelieu mourussent ainsi
toujours à temps.

L'invincible ennemi dont on ne pouvait se défaire, c'était
l'épuisement du royaume, l'abîme de la misère publique qui se creusait
de plus en plus. Le gouvernement était sérieux, nullement
dilapidateur, le ministre économe, le roi avare. Il avait réduit à
rien les libéralités royales. Les grands revenus de Richelieu ne
paraîtront pas excessifs si l'on songe que sa maison était réellement
un ministère des arts qui pensionnait les gens de lettres (nullement
nourris par leurs ouvrages alors). Ajoutez-y les fêtes et les diverses
dépenses de représentation que Richelieu prenait sur lui. Au milieu de
cette guerre dévorante, de cet effort immense pour refaire l'armée
chaque année, il avait réussi pourtant à créer une marine. Dans tout
cela, il y avait certes beaucoup à admirer, et les éloges de Balzac et
de tant d'autres ne sont pas entièrement déraisonnables. Madame de
Motteville, comparant Richelieu à Mazarin, le voleur, le prodigue, si
justement méprisé et haï, a été jusqu'à dire cette parole excessive et
absurde: «Richelieu était adoré.»

Il dit dans ses Mémoires qu'il avait augmenté l'impôt _modérément_.
Cela est vrai relativement, eu égard à l'immensité des dépenses.
D'année en année se succèdent des édits sages pour mieux régler la
répartition des taxes. Mais toute cette sagesse devait échouer contre
ce que nous avons dit ailleurs: _il ne pouvait toucher au grand corps
riche_, au clergé, pas davantage à la noblesse, obérée, ruinée,
mendiante. Il s'efforçait d'atteindre la bourgeoisie par sa _taxe des
gens aisés_, et par un examen sévère des exemptions sans titre et de
la fausse noblesse.

La bourgeoisie propriétaire se revengeait sur ses fermiers, métayers,
paysans, haussait les baux, suçait et resuçait la terre. En dernière
analyse, c'était sur le cultivateur que l'impôt retombait d'aplomb.

En 1635 et 1639, les parlements de Toulouse et de Rouen révélèrent le
cruel mystère de ce gouvernement. Même quand le chiffre des taxes
n'augmentait pas, elles devenaient chaque année plus pesantes.
Pourquoi? Parce qu'en chaque commune, ce que ne payaient pas les
insolvables, les ruinés, les pauvres gens en fuite, ceux qui restaient
solvables le payaient. Mais, écrasés par cette solidarité désolante,
ils devenaient peu à peu moins solvables, grossissaient le nombre des
ruinés et des gens en fuite. Des villages devenaient déserts.

On saisissait, on prenait, vendait tout, jusqu'aux jupes des femmes.
Le parlement de Normandie dit qu'elles ne vont plus à la messe,
n'osant montrer leur triste nudité. La saisie principale, malgré les
ordonnances d'Henri IV, tombait généralement sur les bestiaux. On
enlevait le troupeau du village. Et dès lors, plus d'engrais; la terre
jeûnait, ainsi que l'homme, ne se réparait plus. Le maigre laboureur
semait chaque année dans un sol plus épuisé, plus maigre. Voilà la
route où nous entrons, où nous irons de plus en plus. Vauban et
Boisguilbert la déplorent sous Louis XIV. Mais on n'y va pas moins
jusqu'en 89.

Une guerre sans élan moral, et faite à contre-coeur, ne se soutenait
qu'à force d'argent. On n'entrait en campagne que par l'emploi nouveau
de quelque expédient violent, une fois en saisissant la rente et ne
payant pas les rentiers, qui s'ameutèrent et qu'on emprisonna. Une
autre fois, on fait croire aux provinces, mangées, foulées par les
logements de troupes, qu'en payant elles seront quittes de ces
misères. Elles paient, et les soldats n'en sont pas moins logés chez
l'habitant.

La _taxe des gens aisés_, acceptée au moment de l'invasion comme une
rigueur passagère, subsista, s'étendit, et toute la bourgeoisie fut
tenue sous la terreur d'un arbitraire indéfiniment élastique, qui
croissait ou baissait à la volonté des commis. Ces commis gouvernèrent
en 1637 sous le nom d'_intendants_, armés d'un pouvoir triple de
justice, police et finances, suspendant, entravant et les anciens
pouvoirs de Gouverneurs, d'États, de Parlements, supprimant
brusquement les élus par qui Richelieu avait voulu d'abord régler
l'impôt, mais dont l'action lente ne donnait pas les rentrées sûres,
rapides, que demandait la guerre. Un seul roi reste en France, armé
des trois pouvoirs, c'est l'Intendant, l'envoyé du ministre; un homme
généralement inconnu et de peu de poids, un cadet de famille de juges
ou de la cour des aides, de la chambre des comptes. Petit jeune homme
en habit court, qui fera faire taire les robes longues, menacera les
Parlements, qui sait? par une accusation, fera mener à la Bastille
monseigneur le Gouverneur même de la province et les plus grands noms
de la monarchie.

Il est curieux de voir la versatilité de ce gouvernement. Richelieu,
pendant six années, de 1630 à 1636, emploie toute sa vigueur à
introduire partout l'_impôt levé par les élus_, par trois mille
notables de France. Il brise, pour y réussir, les résistances des
États provinciaux et des Parlements.

La guerre venue, il quitte brusquement ce système et fait lever
l'impôt (révolutionnairement, on peut le dire) par trente-cinq
dictateurs sous le nom d'Intendants. L'ordre y gagne; les pouvoirs
locaux sont écrasés. Mais l'action violente, précipitée, d'un
gouvernement si terrible, décide l'explosion du désespoir. Révoltes,
non contre le roi, mais contre le fisc. Les _croquants_ du Midi sont
massacrés par la Valette, et les _nu-pieds_ normands sont massacrés
par Gassion, beaucoup pendus, plusieurs roués vifs à Rouen
(1639-1640).

Tout cela fait, rien de changé. L'impossibilité de payer est la même.
Et le roi, dans une ordonnance de novembre 1641, avoue, «les larmes
aux yeux,» ce sont ses termes, précisément les mêmes maux dont se
plaignaient les insurgés, précisément l'horreur de cette solidarité de
ruine qu'ont accusée les Parlements. Mais quel remède propose-t-il? Il
n'ose articuler le seul qui serait efficace.

La grande question du monde en ce siècle et aux trois derniers, c'est
celle des biens ecclésiastiques. Elle domine toute la guerre de Trente
ans. En Allemagne, en France, partout, c'est la question, plus ou
moins formulée, ici parlante et là muette.

Il était évident que les biens donnés à l'Église servaient au Moyen
âge diverses utilités publiques, écoles, hôpitaux, entretien des
pauvres, etc. L'État n'existant pas alors (à proprement parler),
l'État réel, sérieux, était dans l'Église. Celle-ci, peu à peu, se
dégagea des charges, garda les avantages, s'enfonça dans son repos,
donnant pour tout secours à l'État... ses prières.

L'État, chargé de plus en plus par l'organisation de tous les services
publics, et frémissant de faim, tournait tout autour du clergé, et
rencontrait de toutes parts une merveilleuse clôture. Les grands
siéges dont on parle depuis celui de Troie, l'Anvers du prince de
Parme et l'Alesia de César, sont fort peu de chose à côté.

François Ier crut pénétrer dans la place par la connivence du pape. Ce
fut le Concordat. Le roi mit les siens dans l'Église, paya en
bénéfices des emplois, des retraites. Mais on put voir la vertu
singulière des terres d'Église pour transformer les hommes. À peine
mis dessus, les serviteurs du roi n'étaient que prêtres et défendaient
les biens sacrés.

Au premier mot que l'Hôpital risqua pour demander un état de ces biens
(mai 1561), le clergé appela l'Espagne. Mais les huguenots étaient là.
Il eut peur, il jeta un os, une rente d'un million à peu près pour la
dette du roi à l'Hôtel de Ville. Somme minime au siècle suivant, où
toute valeur avait changé.

Henri II et Henri IV imaginaient avoir trouvé une fente, une étroite
fissure. Au nom de la charité, ils priaient que les abbayes reçussent,
_comme frères convers_, de vieux soldats mutilés. Les pauvres diables
y furent reçus si mal, qu'ils aimaient mieux s'en aller et tendre la
main aux passants. Leurs places n'en furent pas moins remplies. Les
grands abbés y mettaient leurs domestiques en retraite, leurs favoris,
les parents de Jeannette.

Aux assemblées qui précédèrent le siége de La Rochelle, puis la
rupture avec l'Espagne «pour délivrer l'archevêque de Trèves,» le
clergé donna quelque chose, comme une subvention de croisade. En 1638,
Richelieu, aux abois, les dents aiguisées par la faim, et peut-être
poussé par les conseils hardis du moine révolutionnaire Campanella,
sembla déterminé à exiger davantage. On peut croire, toutefois, que,
de longue date, il avait prévu ce moment, ayant encouragé un long
travail, l'immense compilation des _Libertés gallicanes_ de Pierre Du
Puy. Ce savant archiviste, excellent instrument de guerre que
possédait le cardinal, l'avait armé de pièces pour prendre la
Lorraine. Et il lui prépara un arsenal d'actes et de vieux livres,
réimprimés en trois in-folios, pour battre le clergé en brèche. Le
sens total fut résumé hardiment par Du Puy dans ce grand axiome:
«L'Église ne peut pas posséder.»

Contradiction étrange. En 1629, quand Richelieu crut devenir légat, il
obligea le doyen de Sorbonne d'abjurer les doctrines gallicanes. Il
les ressuscite aujourd'hui, en 1638. Il les pousse à leur dernière
conséquence. On concluait à Rome qu'il voulait se faire patriarche.
J'en conclus seulement qu'il périssait faute d'argent, et qu'il
voulait rançonner le clergé. La dévotion du roi ne permettait pas une
révolution sérieuse. Richelieu, pour gagner le roi, trouva un Jésuite,
Cellot, qui appuya Du Puy; un autre, Rabardeau, pour soutenir et
autoriser cet épouvantail du patriarcat. Mais tout cela rassurait peu
la conscience de Louis XIII.

Ce qu'on pouvait lui faire entendre, c'est que ce clergé économe, qui
disputait une aumône à l'État, était effroyablement riche. Son revenu
de trois cents millions d'alors a été évalué très-mal douze cents
millions d'aujourd'hui. C'est s'arrêter au pur rapport des valeurs
métalliques. Mais il faut tenir compte aussi de l'avilissement des
denrées (personne ne pouvant acheter dans cette misère), tenir compte
de la position du seul riche, du seul acheteur, du seul qui eût de
l'argent pour faire toute bonne affaire et pouvoir s'enrichir encore.

Pour parer le coup, Rome avait choisi pour nonce le doux, le charmant
Mazarin. Celui-ci obtint en effet de Richelieu une surprenante
reculade, un arrêt du conseil contre son propre livre; le livre qu'il
avait commandé à Du Puy. Mazarin, par ce grand service, croyait
charmer le pape, enlever le chapeau. Mais, en même temps, pour plaire
à Richelieu, il l'engagea à envoyer à Rome un ambassadeur militaire
qui poussât le pape, Rome étant du tempérament des belles qui ne
haïssent pas une douce contrainte. Richelieu envoya d'Estrées, l'homme
même qui avait chassé le pape de la Valteline. Enhardie par l'Espagne,
Rome manqua à d'Estrées et rappela Mazarin. En octobre 1639,
l'ambassadeur interrompit ses relations avec le saint-siége.

Donc la petite guerre commença. Déjà Richelieu avait créé des
procureurs du roi dans les tribunaux ecclésiastiques pour les
surveiller. Il fit décider par le Parlement que l'enquête ordinaire
sur les moeurs des nouveaux bénéficiés se ferait par les évêques, non
par les nonces de Rome.

Enfin le modéré Marca, jusque-là contraire à Du Puy, dépassa Du Puy en
un point; il enseigna que les églises, ayant droit d'élire leurs
évêques, pouvaient donner ce droit au roi. Louis XIII aurait eu les
pouvoirs d'Henri VIII. Ces évêques royaux, en concile, eussent pu
créer un patriarche.

Le roi (le 16 avril 1639), acceptant, proclamant comme siennes les
hardiesses de Du Puy qu'il a désavouées, déclare «que le clergé _est
incapable de posséder_ et peut être contraint de vider tout immeuble
un an après l'acquisition. Mais il veut bien ne pas le dessaisir; il
se contentera d'exiger les droits d'amortissement.» Fière et
redoutable menace, mais bien peu soutenue. Le 7 janvier 1640, on avoue
platement que le roi s'en tiendrait à un petit don de trois millions.

Le roi est donc vaincu? Du Puy ne l'est pas, et il continue la
bataille, aidé surtout par l'ennemi, par les pamphlets papistes qui
indignent le public, relèvent le courage du ministre. Trois millions
ne sont plus assez; il lui faut le _sixième du revenu_ pendant deux
ans (_cent millions de ce temps-là_), 6 octobre 1640. Une commission,
créée par Richelieu pour établir ce droit, sur le refus des pièces,
fait enfoncer les portes des archives que lui fermaient les agents du
clergé. La bataille est bien engagée.

Et, à ce moment même, Richelieu fait décidément le plongeon. Il se
résigne à demander cinq millions et demi, une fois payés (1641).

Il marqua sa mauvaise humeur en faisant renvoyer dans leurs diocèses
les cinq ou six évêques dont la résistance avait tout arrêté. Ils
partent, mais vainqueurs. La question, dès ce jour, est finie pour
jamais.

Le clergé sera quitte dès lors pour donner peu ou rien. Dès lors, le
grand riche est exempt, et l'on ne prendra rien qu'aux pauvres.

Si Richelieu veut soutenir la guerre, si le gouvernement a des besoins
croissants de toute sorte, qu'il demande à ceux qui n'ont rien.

Si l'on est obligé d'organiser la charité publique, en présence du
nombre effroyable de ceux qui demandent l'aumône, les biens d'Église,
fondés pour cet usage, ne contribueront pas. Vincent de Paul et
autres chercheront des ressources fortuites pour les établissements
nouveaux.

Ni Richelieu pour le gouvernement, ni Vincent pour la charité, ne
feront rien de grand ni de solide.

Résumons en trois mots les trois chapitres précédents.

Richelieu, vaincu dans l'opinion par le drame espagnol et le succès du
Cid, vaincu dynastiquement par la grossesse de la reine et l'enfant du
miracle, reste vaincu encore dans la question d'argent par la
résistance du clergé.

D'autant plus pesant il retombe sur le peuple, et d'autant plus
maudit.



CHAPITRE XIV

RICHELIEU RELEVÉ PAR LES RÉVOLUTIONS ÉTRANGÈRES--LES FAVORIS, MAZARIN,
CINQ-MARS

1639-1641


L'Europe, épuisée, haletante, se mourait du désir de la paix. Mais la
France malade, l'Espagne agonisante, l'Empire exterminé, ne s'y
décidaient pas. Pourquoi? Nulle question essentielle n'avançait, ni la
question de propriété, ni la question religieuse. Pas un de ceux qui
avait pris ne voulait rendre. Le pape demandait un congrès, et
lui-même le rendait impossible, en refusant d'y paraître si l'on
admettait un seul protestant. On passa sept années à discuter la forme
du congrès, à régler l'étiquette, les passeports, etc.

Notre campagne de 1639 ne valut guère mieux que les autres. Richelieu
n'aboutit, avec sa principale armée et le roi en personne, qu'à donner
à la Meilleraye, son parent, le petit succès de prendre Hesdin. Et
l'on n'y arriva qu'au prix d'une diversion très-malheureuse à l'Est,
où on força le brave Feuquières d'attaquer sans avoir des forces,
c'est-à-dire de se faire tuer.

Le favori de Richelieu, Condé, en Catalogne, eut échec sur échec. Si
nous réussîmes en Savoie par la bravoure d'Harcourt et du jeune
Turenne, ce petit succès fut terni par la spoliation de la duchesse de
Savoie, fille d'Henri IV et soeur de Louis XIII, que l'on protégea
comme on avait protégé la Lorraine, en occupant ses places qu'on prit
et qu'on garda.

La scène change en 1640. Mais comment? Par des circonstances
extérieures, où, quoi que l'on ait dit, Richelieu eut bien peu de
part.

L'Angleterre, allié timide, mais efficace, de l'Espagne, tombe en
pleine révolution. Le jugement commence sur le grand traître du parti
protestant, déjà dénoncé par Gustave.

L'Empire espagnol tombe en pièces, la France n'aura qu'à ramasser.

Je ne crois pas ce que dit Temple, que Richelieu ait donné deux
millions aux Convenantaires pour renverser Charles Ier. Il n'avait
guère d'argent. Mais la faveur marquée de ce roi pour l'Espagne, mais
son opposition à notre invasion des Pays-Bas espagnols, jeta
certainement Richelieu dans les résolutions les plus sinistres. Ses
échecs au dehors, au dedans, l'avaient aigri. Il encouragea partout la
révolution, employant désormais contre ses ennemis des moyens
désespérés.

Notre succès en Catalogne fut très-étrange. Nous réussîmes à force
d'être battus. La résistance nationale que nous avaient faite les
Catalans méritait des couronnes; à la place, ils reçurent d'Olivarès
des garnisaires. Il mit en logement chez eux une armée de brigands qui
venaient d'Italie, habitués à tout prendre et tout faire. Les Catalans
tuèrent leur vice-roi, appelèrent les Français, qu'ils craignaient
d'autant moins qu'ils venaient de les battre.

Il n'y avait pas à marchander avec ce peuple, dans un si grand bonheur
et si inespéré. C'est ce qu'on fit pourtant. Louis XIII accepta, non
la protection d'une république catalane qu'ils auraient désirée, mais
la royauté du pays, alléguant que la Catalogne avait appartenu aux
Francs de Charlemagne.

La révolution de Portugal suivit de près. Elle fut toute spontanée.
Richelieu y avait pensé, et il cherchait un prétendant. Mais
l'explosion se fit d'elle-même et pour Bragance (1er décembre 1640).

Elle nous valut le gain de dix batailles. L'Espagne, étranglée
désormais entre deux révolutions, nous laissa faire partout. Elle ne
put empêcher ni Harcourt de prendre Turin, ni la Meilleraye de prendre
Arras. Cette dernière affaire traîna pourtant et nous mit en péril.

Pendant qu'on fait le siége en règle, à la façon de la Rochelle, en
entourant la place d'une circonvallation de cinq lieues, les Espagnols
ont le temps de ramasser des forces et d'assiéger les assiégeants.
Enfin, sans la lenteur qu'ils mirent de leur côté à attaquer le
secours qu'on envoya, il ne serait pas arrivé, et, malgré tant de
circonstances favorables, nous aurions échoué encore.

L'intérieur change aussi bien que l'Europe. Richelieu met en scène
deux acteurs nouveaux qu'il croit siens. Il donne au roi pour favori
un joli page, un écolier à lui, le jeune Cinq-Mars. Et en même temps
il établit en France le beau Mazarin, le futur mari de la reine.

La vengeance que l'Italie a tirée de la France pour avoir tant de fois
trompé sa confiance a été d'y mettre la peste qui s'exhalait de son
tombeau. Les plus grands corrupteurs des moeurs et de l'opinion nous
sont venus toujours d'Italie, nombre d'aventuriers funestes, de
_bravi_ scélérats, de séduisants coquins. Les uns réussissent, et les
autres avortent. Mais tous nous pervertissent. Concini règne ici sept
ans, Mazarin quinze. Et le Corse Ornano, gouverneur de Gaston, s'il ne
fût mort à temps, peut-être lui aussi eût été roi de France.

La France du XVIIe siècle procède de deux caducités, de la vide
enflure espagnole, de la pourriture italienne. Aussi, dans la
littérature, le moment vigoureux du siècle, son milieu, est marqué des
rides de la décadence. La préoccupation ridicule de la forme dépare,
non-seulement les Balzac et autres rhéteurs, mais les plus sérieux
écrivains. Richelieu, si net et si fort, n'en est pas moins souvent
burlesque. Saint-Cyran, ingénieux, parfois profond, se noie
fréquemment dans un galimatias énigmatique. Qui pourrait lire
Corneille, sauf ses quatre chefs-d'oeuvre? Le grand succès de l'époque
est _Clélie_, long, ennuyeux roman, écrit par une Sicilienne,
mademoiselle Scudéry. Et la dictature littéraire est au salon d'une
Romaine, née Pisani, madame de Rambouillet.

L'opéra nous vient d'Italie cette année même; ses machines d'abord
pour les fêtes de Rueil; puis la musique tout à l'heure, sous la
régente et Mazarin.

Richelieu connut-il celui qu'il mettait en France? Parfaitement. Il le
crut un faquin, et c'est pour cela qu'il le prit. Il l'avait vu double
et ingrat pour l'homme qui l'avait introduit, le père Joseph. Il le
savait très-bas, propre aux coups de bâton. Il raille sa bravoure et
ses reculades subites dans une lettre spirituelle (1639). À Paris,
Jules Mazarin avait donné des conseils de vigueur et fait le Jules
César, enhardi Richelieu à envoyer d'Estrées et menacer le pape. Mais,
rappelé à Rome, il eut grand'peur. Richelieu l'en plaisante, voudrait
qu'il prît coeur, qu'il restât. «Convenons, dit-il, qu'il n'y a que
les Italiens pour savoir faire les choses, pour jeter en paix les
parfums, les poudres odoriférantes, les fulminantes en guerre,» etc.

Mazarin, dans sa poltronnerie, voulait que Richelieu cédât et reculât
brusquement. Mais Richelieu persiste. Alors Mazarin n'y tient pas. Il
se sauve de Rome sans dire adieu, se réfugie en France.

La peur était mêlée d'espoir et de spéculation. Le rusé avait calculé
que son bon protecteur, le père Joseph, étant près de mourir, il
fallait se trouver là, prendre la place chaude et s'y fourrer. Il élut
domicile chez son intime ami, Chavigny, qu'il trahit plus tard, comme
Joseph. Chavigny, fils de Bouthilier, passait pour fils du cardinal.
Ce ténébreux jeune homme, sombre reflet de Richelieu, malgré sa
défiance et sa pénétration, accueillit le fourbe Italien. Il venait,
disait-il, se donner corps et âme au grand maître de la politique,
étudier sous un tel professeur. Richelieu, qui, dans sa grandeur,
n'avait pas moins des côtés de pédant, le prit au mot sur cette
éducation, l'accepta pour élève. Lui-même le disait à sa nièce un jour
qu'elle sortait du théâtre: «Pendant que vous êtes à la comédie, je
forme un ministre d'État.»

Quand Mazarin réfugié vint ainsi se mettre à l'école, Richelieu sentit
le parti qu'on en pouvait tirer. Lui qui voyait tant d'hommes, il
n'avait jamais vu un homme ni si fin ni si bas. S'il ne s'y fia pas,
il crut cependant qu'avec un tel valet il n'y avait du moins pas grand
danger de révolte, qu'on le tiendrait tout au moins par la peur. Il
résolut de le pousser, de le mettre au plus haut, insista près du
pape, et tant, qu'à la longue il arracha pour lui le chapeau. Mais je
crois qu'il fit plus. Il y avait six mois à peu près qu'il avait donné
au roi son joujou, le petit Cinq-Mars. Répugna-t-il à ce que Mazarin,
bien vu dès longtemps de la reine, intéressant alors par son malheur,
son dévouement pour nous, s'avançât, réussît près d'elle? Les fêtes de
décembre et janvier, les repas qu'on y fait, sont des temps
d'attendrissement pour les dames qui aiment la table. Ce qui est sûr,
c'est qu'elle fut enceinte de la nuit de Noël (1639), et qu'au 22
septembre suivant elle accoucha de son second fils, d'un prince tout à
fait italien. C'est le frère de Louis XIV.

On a dit que ce roi fut fils de Mazarin; à tort certainement; il fut
Français, lesté d'Autriche. Mais son frère, le duc d'Orléans, tout
comme le premier, Gaston, ne fut rien qu'Italie, pour l'esprit, pour
les moeurs. Il fut tout aussi Mazarin que Gaston était Concini.

Je sais bien les difficultés. Les contemporains croient qu'elle ne se
donna à lui que plus tard. Il y a eu tout au moins un entr'acte dans
sa faveur. Richelieu l'avait présenté «comme ressemblant à
Buckingham,» et pour qu'il réussît. Ressemblance invincible, mais
présentation trop suspecte. Il put être favorisé d'amour plus que de
confiance. Lui-même fut peut-être effrayé du succès, et recula vers
Richelieu.

Mais revenons au roi et à Cinq-Mars, histoire plus ridicule encore.

Louis XIII, on l'a dit, n'était pas Henri III. Je le crois bien. C'est
un temps bien plus vieux. La virilité baisse encore. Tous les rois de
l'Europe n'en peuvent plus, et, si Anne d'Autriche n'eût
vigoureusement relevé la race, les nôtres en seraient venus au
rachitisme de Charles II d'Espagne.

Cette misère physique et cet épuisement général se marque par l'usage
très-grand des excitants, vieux ou nouveaux. Les écrivains du siècle
buvaient beaucoup de vin; la plupart se grisaient (V. le dîner connu
d'Auteuil). Le café va bientôt donner l'ivresse sobre. Le _scocolato_
espagnol est reproché par Richelieu au cardinal son frère, comme une
drogue nouvelle et funeste qu'il a apportée de Rome.

Mais, si les forces baissent, les passions restent, ou du moins les
velléités. L'admiration de la beauté (admiration non pure, mais
abstinente) est le vice singulier des princes du temps, tous Italiens
dégénérés. Le faible et gras Jacques Ier (fils éreinté du chanteur
Rizzio) n'a aucun besoin de maîtresse. Il lui suffit d'aimer une jeune
âme, docile et imparfaite encore, que lui, maître Jacques, formera,
rendra parfaite; cette âme est Buckingham. Le _castoiement_ (comme dit
le Moyen âge), le plaisir, non de châtier avec des coups, mais de
gronder, de corriger, d'humilier, de faire pleurer, de se brouiller
toujours pour se raccommoder sans cesse, c'est tout l'amusement de ces
rois. Louis XIII (Orsini?) n'avait d'autre plaisir. Jusque-là peu
heureusement. Son premier ami, Baradas, jeune homme grand et fort,
était un rustre qu'on ne pouvait mener ainsi. Saint-Simon fut trop
nul. Et mademoiselle de Hautefort, au contraire, eut trop d'esprit
gascon, de nerf et de saillie; il n'y avait pas plaisir à la gronder;
elle rendait les coups; elle ne pleurait pas; elle riait. Et c'était
le roi qui s'en allait pleurer chez Richelieu.

Celui-ci, grand admirateur des Jésuites, et spécialement de leur
pédagogie, n'ignorant nullement le secret de leurs succès, comprit
qu'au goût du roi c'était un vrai écolier qu'il fallait[14]. Il le
fallait joli, fantasque, vicieux, mais susceptible de réforme, tel
que le roi entreprît de le _castoyer_ et de le refaire. Son ami
d'Effiat, en mourant, avait laissé un enfant charmant, le jeune
Cinq-Mars, et une fille qui épousa la Meilleraye, parent de
Richelieu. Cinq-Mars était presque allié de celui-ci. Il arrivait à
dix-sept ans. Il allait porter l'épée et entrer dans les grades.
Nouvel amusement pour le roi, né caporal, et qui ne parlait que de
soldats, même à mademoiselle de Hautefort. La vive demoiselle endurait
cet excès d'ennui assez patiemment. Mais combien mieux le roi
pouvait-il parler d'armes, de chasse et de tout à un jeune militaire!
Donc, le cardinal le lança, bien instruit, bien stylé, pour _observer_
le roi d'abord, et peu à peu pour lui plaire s'il pouvait.

         [Note 14: Et cependant il ne suit pas leur plan d'études dans
         son collége. On disait, et on dit encore, qu'ils enseignaient
         _les sciences_ aussi bien que les langues. Les langues,
         c'est-à-dire le latin (peu ou point de grec), s'enseignaient
         en six classes et au moins en six ans; et, _dans une seule_,
         entre la rhétorique et la théologie, ils enseignaient un peu
         de philosophie, de mathématiques et de physique. Le plan que
         Richelieu traça pour son collége modèle de Richelieu diffère
         essentiellement, en ce qu'à chaque classe et chaque année, de
         la sixième à la philosophie, les sciences sont toujours
         enseignées et en français. À la classe du matin, quand
         l'attention des enfants est neuve et fraîche encore, on leur
         enseigne l'histoire, la géographie, la physique, la
         géométrie, la musique, la mécanique, l'optique, l'astronomie,
         la politique et la métaphysique. À la classe du soir, ils se
         délassent par les poètes et les orateurs, les auteurs
         épistolaires, les livres de dialogues, la prosodie et la
         grammaire. Enseignement tout à fait différent de celui des
         Jésuites; celui de Richelieu y donne la grande part, _plus de
         la moitié_, aux sciences, qui, dans les colléges de La Flèche
         ou de Clermont, n'entraient au total _que pour un douzième_.

         L'originalité réelle de leur collége de Clermont (rue
         Saint-Jacques) était surtout en ceci, qu'il y avait à peu
         près autant de maîtres que d'élèves, _trois cents Jésuites_,
         profès ou aspirants, pour _quatre cents écoliers_. Je parle
         des écoliers _internes_ seulement, des seuls auxquels on fît
         attention, et qui étaient les enfants des plus grandes
         familles. La mécanique de leurs colléges était très-forte, en
         ce sens que le même professeur suivait l'enfant de classe en
         classe, le prenait en sixième et le menait en rhétorique.
         L'élève maltraité ne pouvait dire: «Dans un an, je suis
         quitte de ce professeur.» S'il déplaisait malheureusement, si
         son maître le prenait en grippe, on le fouettait six ans de
         suite. Cela rendait peureux, flatteur; on craignait
         extrêmement un maître à perpétuité. Les enfants pauvres, les
         boursiers, sous cette perspective, et suivis ainsi de la
         verge, devaient travailler ou périr. La vieille Université de
         Paris, qui fouettait tant, reproche cependant aux Jésuites de
         ne fouetter que les pauvres, ces malheureux boursiers, tenus
         au collége par leur subsistance.

         «Voilà qui est bien dur, diront les mères. Et comment tant de
         grandes dames confiaient-elles à ces terribles Pères leur
         douce progéniture?» Rassurez-vous. Autant leur mécanique, vue
         par là, était dure, autant, d'un autre côté, elle était
         douce. Tous les Jésuites n'étaient pas professeurs, beaucoup
         étaient _amis_. L'amitié était une position, un métier, une
         profession spéciale. Parmi ces Jésuites non enseignants, mais
         amateurs, qui causaient, conseillaient, observaient, se
         promenaient, faisaient de la littérature, l'enfant pouvait se
         choisir _un ami_. Quoi de plus rassurant pour la pauvre mère
         qui amenait son nourrisson et s'en allait en larmes, que de
         le confier à ce bon Père qui en faisait son pupille, se
         chargeait de le recommander, d'intervenir pour lui, d'adoucir
         le pédant, de sauver un enfant si tendre! «N'ayez pas peur,
         madame. Tout cela est pour nos boursiers, des enfants rudes
         qui ne vont que par là... Mais ce beau cher petit seigneur!
         j'en réponds, et rassurez-vous,» disait le Père.--Un père?
         bien mieux, une mère tendre qui partageait ses jeux mieux que
         n'eût fait sa mère, l'aidait dans son devoir, le menait au
         jardin, et cueillait avec lui des fleurs. Inutile de dire que
         cet homme charmant devenait pour l'enfant un confident aimé,
         indispensable; l'écolier le cherchait, dès qu'il était libre,
         lui disait toutes ses pensées. L'_ami_ savait le fond du
         fond, dix fois plus que le confesseur. Il renseignait
         parfaitement la Compagnie, et sur l'enfant, ses qualités, ses
         vices, ses tendances, son caractère, et sur tout ce que
         l'enfant pouvait savoir ou entrevoir des secrets de sa
         famille. Le connaissant à ce point-là, il avait sur lui les
         plus fortes prises, s'en emparait de plus en plus. Tellement,
         qu'au grand étonnement de la mère, quand elle venait voir son
         enfant, il était froid, rêveur, distrait, visiblement ennuyé
         d'elle, et fort impatient d'aller _jouer_ avec son _ami_.
         Mais on jouait bien moins qu'on ne causait. Les Jésuites
         étaient fort caillettes, commères intarissables, aussi
         bavards que curieux.--Il y avait, en cette institution, du
         bien, du mal. Sans nul doute, la société douce et bonne d'un
         homme d'esprit peut affiner bien vite; c'est ce qu'il y a de
         plus fort pour mûrir en serre chaude et donner de prompts
         résultats. La concurrence était extrême et poussée par tous
         les moyens. On faisait de petits parleurs, des académiciens
         de douze ans, et des acteurs de treize pour les comédies de
         collége.

         Voilà le bien, si c'en est un. Le mal était ceci: Dans
         l'éducation ordinaire, un même homme étant obligé d'alterner
         la rigueur et l'indulgence, cumulant les deux rôles de Grâce
         et de Justice, neutralise par l'une les effets de l'autre; il
         influe moins comme homme que comme doctrine et ne prend
         d'autorité que celle de la raison. Mais ici, l'homme de la
         Grâce n'ayant point à sévir jamais, étant toujours un
         camarade aimable, un aide utile, un protecteur surtout,
         défendant l'enfant de la peur, infailliblement gagnait tout
         le coeur de la petite créature. Ce qui en advenait, on le
         sait trop.

         Si des résultats moraux et de l'éducation nous passons à
         l'instruction, examinons quelle était la valeur réelle de
         leur enseignement. On le devine par leurs très-médiocres
         commentaires sur les auteurs anciens. Grande chute! quand on
         arrive là en sortant de la vigoureuse et mâle érudition du
         XVIe siècle, qui retrouva parfois l'âme même de l'Antiquité.
         À qui fera-t-on croire que de plats écrivains, grotesques et
         ridicules, comme ils furent généralement, ont pu être de
         vrais interprètes du noble génie antique? Cent ans avant
         Pascal, Rabelais note d'un trait vigoureux l'aurore de cette
         belle littérature (la Savatte de pénitence, la Pantouffle
         d'humilité, etc.). Elle fleurit de plus en plus. N'inventant
         plus rien, on édite, on ramasse, on balaye, on compile. Les
         gros recueils commencent avec je ne sais combien de mauvais
         livres de classe. Dans ces catacombes de l'ennui, l'on
         recueille religieusement tout l'inutile, le _detritus_ et le
         _caput mortuum_. À côté fourmille, frétille la fausse vie
         plus morte encore, les épigrammes galantes, la dévotion en
         madrigal, etc. Pour écarter les sottises honteuses et ne
         parler que des choses fades, qui peut lire sans nausée une
         seule page du livre capital et triomphant de la Société, si
         somptueusement édité, l'_Imago primi sæculi Societatis Jesu_,
         1640?--Mariana confesse que son ordre est très-corrompu. Eh
         bien, la corruption morale se réfléchit dans celle du goût.
         Leurs doctrines et leurs moeurs firent leur littérature, et
         celle-ci qui subsiste, témoigne contre leur enseignement. M.
         Caillet a tort de suivre ici, les yeux fermés, M. Émond, dans
         son _Histoire du Collége Louis-le-Grand_. Il a tort aussi (p.
         412) de révoquer en doute l'assertion de l'Université: «que
         les Jésuites _traitaient mal les boursiers, les écoliers
         pauvres_ (_Mss. de la Bibl. Mazarine_). Cela paraît bien
         vraisemblable quand on lit dans Ranke (Papauté) l'expresse
         recommandation du légat _de mieux traiter les écoliers nobles
         et riches_.]

Le roi vit bien venir la chose, et, trouvant cet enfant qui dormait ou
faisait semblant dans les coins des appartements, il devina qu'il
dormait pour le cardinal, pour écouter et rapporter. Cela même lui
donna pitié de la jeune âme qu'on corrompait ainsi, et qui, logeant
dans ce beau corps, devait être mieux douée de Dieu, appelée par lui à
autre chose. De là une tentation naturelle de convertir Cinq-Mars et
d'en faire un honnête garçon, un parfait gentilhomme. Il était tard.
Car l'étourdi était déjà fort engagé dans la jeune société noble du
temps, le monde du _Marais_, comme on disait, autrement dit des
élégants, des esprits forts, des gens qui ne croyaient à rien et ne se
gênaient guère.

Cette préoccupation du roi commence vers juin 1639 au siége d'Hesdin,
où mademoiselle de Hautefort n'avait pu venir. Il y prit habitude
d'avoir toujours là Cinq-Mars pour le prêcher. Et voilà qu'il ne
pouvait plus s'en passer. À la moindre absence, il criait: «Où est
Cinq-Mars?» Richelieu usa sur-le-champ de cette première fleur de
passion. L'enfant gâté dit qu'il aimait le roi, mais voulait être
seul, c'est-à-dire qu'il n'aimât plus la Hautefort. Cela promis, ce
ne fut plus assez. Pria-t-il? pleura-t-il? On ne sait; mais le roi,
pour l'apaiser, eut la faiblesse de promettre qu'il la chasserait de
la cour. Chose plus facile à promettre qu'à faire. Car nulle
précaution n'y servit; elle se mit, malgré tous les ordres, sur le
passage du roi, et fit rougir le pauvre Sire.

Le cardinal, vainqueur, ayant un si bon instrument, et sachant que ces
choses-là durent peu, poussait son petit homme au grand galop. Il
l'engageait à exiger, faire le difficile et se faire valoir. Le roi,
ayant voulu lui donner la place qu'avaient eue Saint-Simon, Baradas,
le jeune insolent dit: «C'était bon pour eux, de petits gentilhommes.»
Il fallut que le roi négociât avec le vieux M. de Bellegarde pour
satisfaire sa volonté, qui fut d'abord d'être grand écuyer. Dans la
langue de cour, ce petit polisson fut appelé _Monsieur le Grand_.

Louis XIII avait jusque-là paru un homme sec, mais assez raisonnable.
Il avait eu deux lueurs poétiques, l'apparition première de
mademoiselle de Hautefort et la transfiguration de Lafayette.
Mouvements excusables de coeur, courts élans de jeunesse dans un homme
né vieux, mais enfin tout cela était d'humanité, de nature, donc non
ridicule. Un côté de son caractère qui l'était davantage, c'est qu'il
avait du temps pour tout, sauf pour la royauté. Il écrivait des plans
de campagne, envoyait de petits articles à la _Gazette de France_,
faisait de petits airs et des chansons en bouts rimés. Son extrême
désoeuvrement lui donna parfois des curiosités peu royales, celle, par
exemple, d'apprendre la cuisine; il prit des leçons pour savoir
larder.

Pauvretés, ennui, innocence. L'excuse, c'était Richelieu, un autre
roi, qui, en le consultant toujours avec respect, n'eût pas souffert
qu'il fît rien de sérieux.

Ce qui le mit plus bas que sa lardoire, ce fut son radotage pour un
enfant qui se moquait de lui. Il donna là des signes d'imbécillité
caduque, à quarante ans. Les froideurs de Cinq-Mars, ses rebuffades,
un simple oubli d'écrire dans les absences, faisaient pleurer le roi.
Mais, quand on voit ses lettres à Richelieu pour faire chapitrer
l'écolier, lettres si pesantes et si sottes, on est du parti de
l'enfant, on trouve qu'à bon droit il fuyait l'éternelle gronderie et
plus encore les burlesques tendresses de son royal Jésuite. Mieux
valaient les verges et le fouet.

Il échappait tant qu'il pouvait. Parfois, aux antichambres, ce garçon,
que le roi eût voulu maréchal de France, passait le temps à lire le
roman de Cyrus avec les valets. Parfois, la nuit, il se sauvait de
Saint-Germain, galopait à Paris, au quartier élégant, à la place
Royale, dans les belles ruelles et les conversations galantes. On l'y
travaillait fort. Les dames politiques n'épargnaient rien pour le
gâter, lui brouiller la cervelle, le rendre fou et traître.
L'intrigante Marie de Gonzague en faisait son _Petit Jean de Saintré_,
et par le roman le menait à l'histoire (la plus triste). Le roi avait
beau le tenir, le garder, le coucher dans son lit, avec lui; il
fuyait, s'évanouissait.

Cependant l'influence occulte se révéla. Il ne se tint pas satisfait
d'un grand titre ni de la faveur. Il prétendit avoir part aux
affaires. Richelieu fut bien étonné lorsque, le roi tenant conseil
chez lui (il était malade à Rueil), Cinq-Mars resta, siégea. Le
cardinal refusa de parler devant lui, et le lendemain le tança fort de
son outrecuidance. Mais ceux qui menaient le jeune homme, loin de
reculer, avancèrent, lui firent demander... quoi? un bijou? une armée!
et dans le moment le plus difficile pour secourir notre camp d'Arras,
menacé par les Espagnols. Le roi était si faible, que, sans Richelieu,
il cédait. Du moins il lui donna à conduire le corps des volontaires,
toute la jeune noblesse de France. Il eut un cheval tué, se crut
Alexandre le Grand. Le roi ne souffrit plus qu'il se hasardât
davantage.

Les Espagnols battus regagnaient par l'intrigue ce que perdaient leurs
armes. La ligue universelle des femmes était pour eux. Marie de
Médicis en Angleterre, aux Pays-Bas, la Chevreuse à Madrid, à Londres,
les filles d'Henri IV, Henriette, Christine, ne travaillaient pas
seules. Le duc de Lorraine avait épousé (sa femme vivant encore) une
Italo-Flamande, qui le mena aux genoux du roi pour rentrer chez lui et
trahir. Le jeune Guise, archevêque de Reims, un brillant duelliste,
s'était marié deux ou trois fois, et suivait la sagesse de la
Palatine. Le duc de Bouillon, longtemps général de Hollande, et qui
passait pour une forte tête, ayant vieilli dans les affaires, avait
épousé sur le tard une catholique qui le fit catholique, le jeta dans
tous les casse-cous.

En 1641, la partie fut liée à merveille. Madame de Bouillon fit de son
vieux mari goutteux le centre, la clef de voûte d'une ligue
universelle. L'Empereur fournit des troupes, et l'Espagne en promit.
Mais, pour donner à l'invasion étrangère un air national, un prince du
sang, le comte de Soissons, réfugié chez Bouillon, prit le
commandement de l'armée. Les émigrés français, de tout parti, devaient
partir de Londres et faire une descente en France. Il leur semblait
faire la guerre à coup sûr, ayant Paris d'avance où le jeune Gondi eût
surpris la Bastille, ayant la cour, les voeux de la reine, ayant le
cabinet du roi et son secret par son enfant gâté, Cinq-Mars, à qui il
disait tout. L'armée même que Richelieu leur opposait était en grande
partie pour eux. L'armée, la France, tout le monde était gagné par le
mot séducteur que l'ennemi avait mis sur son drapeau: La paix.

Richelieu, en si grand péril, fit d'abord procéder le Parlement contre
Guise et Bouillon. Soissons étant prince du sang, on ne pouvait le
juger, mais bien le faire tuer. Le dévot et scrupuleux Dunoyer, homme
très-discret, se chargea, dit-on, de négocier l'affaire. Il partit,
emporta une forte somme pour payer l'assassin.

Des deux côtés, les choses se passèrent comme on pouvait le prévoir.
Soissons battit sans peine une armée qui voulait être battue. Mais,
d'autre part, pendant que ce vainqueur, autre Gustave-Adolphe,
regardait la déroute, il lui advint comme à Gustave, il fut frappé à
mort sans que l'on sût par qui (6 juillet 1641).

Jamais mort d'homme n'eut un plus grand effet. Le général français
étant tué, l'affaire changeait de caractère; elle reparaissait tout à
fait étrangère, c'était une invasion, et elle manquait. Sept mille
impériaux pour conquérir la France, ce n'était pas assez. Les
Espagnols n'arrivaient pas. Et la descente des émigrés de Londres ne
se fit pas non plus. Bref, Bouillon demanda pardon, et jura au roi une
fidélité éternelle. Richelieu fit semblant d'y croire, et, pour
l'éloigner de France, lui promit le commandement de l'armée d'Italie.

Il savait tout. Il les avait tous sous la main, et, s'il ne frappait
pas, c'est qu'il n'y avait guère de témoins ni de preuves. Tous
s'entendaient et tous étaient coupables. Le roi même l'était en un
sens, par ses plaintes, ses protestations d'être excédé de Richelieu.

Cinq-Mars était dans l'affaire de Soissons. La reine en
était-elle[15]? On ne peut en douter quand on voit la subite, la
violente irritation que Richelieu montra alors contre elle, et que
n'explique aucun auteur du temps. Il fit écrire (et écrivit, dit-on)
la pièce de _Mirame_, pleine d'allusions à la situation, à sa victoire
sur tous ses ennemis, insultante surtout pour la reine qu'on y
reconnaissait dans mille traits injurieux. Il avait bâti tout exprès,
au Palais-Cardinal, un théâtre qui ouvrit par _Mirame_, et qui resta
le Théâtre-Français.

         [Note 15: Campion le dit expressément. Le 15 août 1641, il
         rassure la Chevreuse en lui disant qu'il a brûlé les lettres
         de la reine. M. Cousin, le défenseur ordinaire de ces dames,
         nous apprend pourtant, et dans sa _Hautefort_, et dans sa
         _Chevreuse_, toute la gravité du complot et la part qu'y
         prenait la reine. La Hautefort, par l'ordre d'Anne, y était
         entrée. La Chevreuse, à Londres, avait formé l'association
         des _émigrés français et des royalistes d'Angleterre_
         (Holland, général de Charles Ier, Montaigu, conseiller
         d'Henriette, ardent papiste), et la ligue des uns et des
         autres _avec l'Espagne et le pape_. À Bruxelles, elle y
         associa encore le duc de Lorraine et le comte de Soissons.
         Complot trop vaste, trop mêlé d'éléments nombreux et
         complexes, qui devaient marcher mal ensemble. Cette grande
         politique, la Chevreuse, était un esprit romanesque,
         nullement positif. Ceci rappelle les complots fous et
         visionnaires des Jésuites avant l'Armada. On échoua. Puis on
         reprit la chose plus follement encore par le petit Cinq-Mars.
         Le sérieux de l'échafaud a trop relevé ce favori ridicule, si
         outrecuidant, si absurde. Il voulait, lui, ce garçon de vingt
         ans, que le roi le laissât _tuteur du dauphin_. Cela fit
         connaître le personnage comme mannequin de la cabale, et
         dégoûta entièrement Louis XIII.]

La reine y assista, la cour y assista, et personne n'osait y manquer.
On subit le ministre, mais on punit l'auteur. Un silence de glace, un
ennui calculé, lui revinrent de toute la salle et le morfondirent dans
sa loge. On traita le malade comme étant mort déjà. Il sentit le froid
du linceul, frissonna dans sa bière. Supplice inouï et cruel pour une
âme brûlante, affamée d'immortalité: on affecta de l'oublier vivant.



CHAPITRE XV

CONSPIRATION DE CINQ-MARS ET DE THOU

1642


Les choses inclinaient vers leur terme (janvier 1642). Le cardinal
était toujours malade, mais le roi beaucoup plus. Les médecins ne lui
donnaient pas six mois à vivre. Pour une solution si prochaine, chacun
songeait à se pourvoir.

C'était fait des ménagements. Richelieu fit exclure Cinq-Mars de tout
conseil, et engagea le roi à retirer le Dauphin des mains de la reine.
Laisser le roi futur dans une main espagnole, c'était risquer de
revoir l'étranger régner encore au Louvre, comme Henri V aux temps de
Charles VI.

Le très-intelligent Fontrailles, notre auteur principal ici, assure
que la reine en péril désirait qu'il y eût un complot[16], et y
contribuait de son mieux, ne pouvant qu'y gagner, quel que fût celui
qui pérît, Richelieu ou Gaston, l'un ou l'autre de ceux qui pouvaient
à la mort du roi lui ôter la régence.

         [Note 16: Et on peut dire que, pour son compte, elle en
         tramait un elle-même. Son plan était d'enlever ses enfants, à
         la mort de Louis XIII. Elle chargea de Thou de demander au
         duc de Bouillon de la mener à Sedan (Cousin, _Chevreuse_, p.
         101). Bouillon, comme on le voit dans toute la Fronde,
         appartenait essentiellement aux Espagnols. La reine ne
         voulait pas moins que mettre le roi de France entre les mains
         du roi d'Espagne. Quoi de plus criminel?--De Thou fut
         très-coupable. Richelieu venait de lui pardonner déjà sa
         participation à un complot de la Chevreuse.--M. Cousin se
         trompe (avec bien d'autres, il est vrai), en disant, p. 105
         de sa _Chevreuse_, que Richelieu eut le traité le 11 juin.
         Les notes écrites à Tarascon par Richelieu même, établissent
         que, le 7 juillet, il n'avait pas encore cette pièce
         essentielle.]

Était-elle capable d'un si grand machiavélisme? Par elle-même? Non,
mais peut-être par la Chevreuse, qui lui donna alors un homme à elle,
non pas pour conspirer, mais pour lier entre elles les conspirations
différentes, s'entremettre de l'une à l'autre, et, du moins
indirectement, pousser à l'action.

Bouillon, pardonné, exilé au généralat d'Italie, était plus que jamais
poussé par sa femme orgueilleuse à se venger de Richelieu.

Cinq-Mars, chassé par lui du conseil, et avec outrage, pleurait et
sanglotait, ne songeait qu'à le faire tuer.

Gaston allait être emmené par Richelieu à la guerre du Midi, mais sans
emploi, sans titre. Il disait à Fontrailles: «Ne le tuera-t-on
pas?»--On lui répondait: «Oui, devant vous, sur votre ordre, mais non
autrement.»

Il n'était pas jusqu'au roi qui ne parût contre lui. Il ne cessait de
dire qu'il voudrait _s'en défaire_. Mot équivoque, traduit
diversement. À tout ce qu'on disait, il n'objectait qu'une chose:
«Comment le renvoyer? Il est maître de tout...--Mais, Sire, on le
tuera...--Un prêtre! un cardinal!... Je serais excommunié!»--À quoi un
de ses mousquetaires, Troisville (homme estimé qui fut plus tard de
Port-Royal), répondait en riant: «Ordonnez seulement, laissez-moi
faire... Je m'en irai à Rome, où j'aurai mon absolution.»

L'homme de la Chevreuse, qui devint celui de la reine, l'intermédiaire
des mécontents et le trait d'union des partis, était un homme de
mérite, au fond sans importance, mais parent du duc de Bouillon,
familier de Cinq-Mars, lié avec Fontrailles et les hommes de Monsieur.

Auguste de Thou, fils de l'illustre historien, était jeune, candide,
dévoué, honnête, non sans élévation, et l'on s'étonne de le rencontrer
avec ces gens-là. C'était un savant, comme son père; il était
conseiller et bibliothécaire du roi, mais, de plus, intendant d'armée,
ce qui le mêla aux grands seigneurs, à la jeune noblesse, avec qui
volontiers il s'exposait en amateur. De nature tendre et généreux, il
ne recula point devant l'occasion romanesque de se hasarder «pour une
grande reine,» si malheureuse, à qui on voulait ôter ses enfants. Il
lia Cinq-Mars et Bouillon, jusque-là sans rapport, alla, vint,
s'entremit, porta de l'un à l'autre des paroles, des propositions.

De Thou n'était nullement intéressé, point ambitieux. Mais c'était un
homme déclassé, hors de tout, hors de la robe sans être de l'épée,
n'ayant le pied ferme nulle part. Il était fils de l'_impartialité_
historique et de l'indécision. Lui-même, s'il était quelque chose, il
était l'agitation même. Ses amis l'appelaient en riant: «Votre
_inquiétude_.»

Ce n'est pas un tel homme qui pouvait penser à un assassinat. Que
voulait-il? Rien que sauver la reine, finir la guerre européenne. Or,
on croyait à tort que la guerre, c'était Richelieu, que l'Espagne
voulait la paix.

La paix! quelle belle parole! dit Jean Gerson, comme elle emplit la
bouche de miel!... Il faut se souvenir des terribles malheurs qui
avaient dépeuplé des provinces entières. Cinq cent mille hommes
étaient morts de misère en Lorraine et au Rhin. C'était le tour de la
France du Nord. Les familles les plus honorables (et c'étaient les
parlementaires, la bonne bourgeoisie) ressentaient cette douleur. Des
femmes charmantes, excellentes, femmes de présidents, de simples
conseillers, se réunirent bientôt autour d'un petit homme (resté si
grand), Vincent de Paul, et elles envoyaient quelques secours, hélas!
bien peu de chose, une goutte d'eau sur un grand incendie. La paix
seule pouvait atténuer ces maux. Mais pouvait-on la faire? C'était la
question.

Telle fut l'illusion de de Thou et d'autres parlementaires. Je ne leur
reproche rien. Quoique leur conduite ait été tantôt coupable et tantôt
ridicule, je comprends leur fluctuation. Ils ne sentirent pas assez,
sans doute, que la France eût péri sans cette violente dictature,
qu'elle eût été engloutie par Waldstein, puis par les menus brigands,
les Gallas et les Jean de Werth; ils ne virent pas que Richelieu,
malheureux à la guerre, nous aguerrit pourtant et prépara Rocroy.
D'autre part, quand on sait, par l'horrible affaire de Loudun, la
force et la furie que les tyrannies secondaires déployaient avec les
pouvoirs de la grande tyrannie centrale, on excuse les parlementaires
d'avoir (sans droit, sans mission, n'importe) tenté de suppléer les
garanties publiques qui n'existèrent jamais dans ce misérable pays.

Pour revenir, le pauvre de Thou se vit mené plus loin qu'il ne
croyait. Les hommes de Gaston, spécialement Fontrailles, homme
d'esprit, sans conscience, un furieux bossu, dont Richelieu s'était
moqué, organisaient deux choses. D'abord, le cardinal devant suivre le
roi qui partait pour la guerre d'Espagne, il fut réglé qu'on le
tuerait à Lyon; Gaston devait y aller tout exprès, et, brave cette
fois, donner lui-même le signal. Mais Richelieu tué, restaient ses
hommes et ses parents, tant de gens qu'il avait placés, les Brézé, les
la Meilleraye, les Chavigny, en tête les Condé, dont le fils venait
d'épouser sa nièce. Les grands militaires de l'époque, Guébriant,
Harcourt, Fabert, Gassion, tenaient personnellement à Richelieu, et se
seraient ralliés aux Condés pour faire face à Gaston. Celui-ci,
méprisé, n'avait pas grande chance hors de l'assistance étrangère. M.
de Bouillon l'exigeait, Fontrailles tira de Gaston une lettre où il
s'engageait à faire livrer aux Espagnols une place forte (c'était
Sedan) pour les enhardir à entrer en France. La reine ne donna point
de lettre, ne signa rien, resta derrière.

Les Espagnols hésitaient fort, pour cette raison. Ils voyaient la
régence qui allait leur venir par Anne d'Autriche. Avaient-ils besoin
de Gaston? Et, s'il réussissait par eux, ne publierait-il pas sa
secrète protestation pour détrôner le fils de leur infante? Cependant
les succès de Richelieu en Allemagne, une bataille qu'il gagna sur le
Rhin, le voyage du roi pour prendre Perpignan, le Roussillon, la
Catalogne, les décidèrent, et le traité se fit. Ils promirent secours
à Gaston (mars 1642).

Comment de Thou resta-t-il dans l'affaire lorsqu'elle devenait si
criminelle? Une lettre qu'il écrivit à sa mort nous le fait deviner.
Il était alors amoureux d'une dame très-aimée de la reine, jolie
petite princesse à tête légère, madame de Guémené. Elle était
janséniste, et refusait tout à de Thou. Il était roux, il était homme
de robe, etc. Elle fut vertueuse pour lui, mais non pour Retz. Elle
prodigua au prêtre libertin (et fort laid) ce qu'elle avait refusé à
l'amour, au culte d'un homme supérieur qui, dans un meilleur temps,
eût été peut-être un grand homme, qui avait mis son idéal en elle, et
dont elle fut la suprême pensée.

Ce fut, je crois, le vain espoir de fléchir les rigueurs de cette
cruelle qui aveugla de Thou, lui cacha l'énormité de sa faute, et le
rendit, non pas témoin seulement, comme on a dit, mais acteur
très-actif dans cette affaire coupable qu'il croyait celle de la
reine.

Gaston, à son ordinaire, manqua de parole. Les conjurés l'attendaient
à Lyon; il resta à Blois. Les deux malades, le roi en avant, le
cardinal derrière à quelques lieues, continuèrent d'avancer au Midi.
Mais, à Narbonne, le dernier, craignant, sur les rapports qu'il
recevait, que le roi ne permît sa mort, dit ne pouvoir aller plus
loin. Son incertitude était grande; tout en se disant incapable de
bouger, il partit de Narbonne sans trop savoir où il irait. Le
gouverneur de Provence le reçut dans un abri sûr, au château de
Tarascon, d'où il pouvait toujours s'embarquer et gagner la mer, puis,
en tournant l'Espagne, aller s'enfermer à Brouage qu'il avait
fortifié. Dans sa mortelle inquiétude, il fit prier le prince d'Orange
d'intercéder pour lui, et fit dire au vaillant colonel Gassion que le
moment venait où il faudrait _qu'on se déclarât_, qu'on distinguât ses
amis de ses ennemis.

Le roi n'était pourtant nullement décidé contre lui. L'impertinence de
Cinq-Mars, qui bravait, démentait les meilleurs officiers, provoqua
une explosion. Le roi lui dit: «Je vous vomis.» Souvent il lui ferma
sa porte. Une défaite éprouvée dans le Nord, qui jeta la panique
jusqu'à Paris, fit vivement sentir l'absence de Richelieu.

Cependant le roi semblait si malade, qu'on se croyait au moment
décisif. De Thou, qui était à l'armée, pensa qu'il était bon que la
reine s'assurât des chefs, et, comme il était difficile de deviner de
loin quelles conditions ils feraient, il la priait de lui envoyer des
blancs seings qu'il pût remplir selon les circonstances. Elle l'aurait
fait étourdiment. Brienne se donne l'honneur de l'en avoir empêchée.
Je crois qu'auprès de Richelieu même elle eut un autre conseiller qui
la renseigna et la dirigea. Mazarin très-probablement. Il put lui
faire entendre que les choses n'en étaient pas où on le lui disait,
que le roi vivait, que Richelieu vivait et tenait encore les armées,
que le danger, d'ailleurs, de la future régente, était Gaston bien
plus que Richelieu, que Gaston se noyait dans une entreprise manquée,
qu'au lieu de se lier à lui il fallait l'enfoncer plutôt et aider au
naufrage.

Selon Fontrailles, selon Voiture et autres, ce fut la reine _qui fit
trouver_ le traité. Chavigny, sans le dire, fit un jour entendre la
même chose.

Elle envoya un homme sûr au cardinal (dit Monglat), et, sans doute par
cette voie, lui donna connaissance du traité. La paix se fit entre eux
à ce prix. Elle garda ses enfants.

Le roi malade avait quitté le siége et était revenu à Narbonne quand
l'homme de Richelieu, son ombre, Chavigny, vint le trouver et lui
dévoila tout. Le roi saute au plancher. Quelle preuve cependant?
Chavigny ne lui donnait pas le traité (comme on l'a dit à tort); il
apportait seulement l'affirmation de Richelieu. Le roi hésitait fort.
Il fallut que l'on s'adressât à sa conscience. Chavigny alla trouver
le confesseur, le père Sirmond, le fit parler. Sirmond, le cas posé,
décida qu'en un grand péril de l'État, un roi ne pouvait se dispenser
d'agir préventivement, d'arrêter l'accusé.

Cinq-Mars eut un jour pour s'enfuir et n'en profita pas. En voyant
Chavigny, il avait deviné sa perte. Il eut l'idée, à tout hasard, de
le faire poignarder avant qu'il pût parler au roi. Mais déjà il était
trop tard. Il aurait pu encore, en sautant à cheval, passer les portes
de Narbonne. Mais il perdit la tête, et on eut le temps de les
fermer.

On fit crier peine de mort pour qui cacherait Cinq-Mars. Une femme
l'avait caché dans son lit même. Mais le mari alla le dénoncer. On
arrête Cinq-Mars et de Thou. Ordre envoyé à l'armée d'Italie, où
commandait Bouillon, pour l'arrêter et l'envoyer en France (13 juin
1642).

Ce qu'on craignait le plus, c'était que Gaston ne s'enfuît et qu'on
n'eût pas son témoignage. Le roi, pour le tromper, lui écrivit que
«c'était pour ses insolences» que Cinq-Mars était arrêté.

Richelieu était en péril peut-être autant que Cinq-Mars même. On voit,
par ses notes écrites à Tarascon le 5 et le 7 juillet, qu'il faisait
commencer le procès sans preuves ni témoins, donc sur la simple
révélation verbale qui lui venait de la reine. Mais il ne pouvait
avouer cette source. Il parle dans ces notes comme s'il eût _deviné_
l'existence du traité. Il dit qu'il faut l'avoir, l'acheter à tout
prix d'un confident de Gaston.

Avec un homme moins peureux que Gaston on n'eût rien obtenu, et
Richelieu, n'ayant nulle pièce, eût été conspué, chassé pour calomnie,
poursuivi à son tour. Mais Chavigny, qu'il lui envoya, le terrifia en
assurant qu'on avait le traité, une copie du moins, «trouvée par des
pêcheurs dans une barque échouée en Catalogne.» À lui, Gaston, de
mériter sa grâce en délivrant l'original. C'est ce qu'il ne pouvait
plus faire; dans sa peur, il l'avait brûlé. Mais il offrit d'y
suppléer par la confession la plus complète; confession terrible,
meurtrière, où il allait dire les péchés des autres, ne risquant pour
lui que la honte; un fils de France ne peut aller en Grève.

Le roi avait comblé sa terreur en écrivant que, si sa confession était
incomplète, _on le poursuivrait avec des troupes et qu'on
l'enfermerait_; mais que, s'il disait tout, on le laisserait aller
libre à Venise en lui faisant une pension.

Il parla tout au long, et chacun de ses mots tuait,--d'abord
Cinq-Mars, Bouillon, Fontrailles, puis de Thou même.

La reine, sans le vouloir ni le savoir peut-être, en mettant Richelieu
sur la voie de tout découvrir, avait perdu de Thou. Il fallait bien au
moins une tête à la justice. Or Gaston ne pouvait périr. Bouillon,
arrêté, eut sa grâce en livrant sa place, Sedan. Fontrailles était en
fuite. Si le roi sauvait Cinq-Mars, un seul mourait: c'était de Thou.

Pour elle, elle n'avait rien à craindre. Elle pouvait dormir
paisiblement, attendre la régence. On la croyait perdue. Madame de
Lansac, que Richelieu avait faite gouvernante du Dauphin, vint
triomphante le matin lui dire qu'on tenait Cinq-Mars et de Thou. Elle
faisait la dormeuse entre ses rideaux. La Lansac les tira, mais la
trouva fort calme. Elle connaissait bien de Thou, savait qu'il
mourrait sans parler.

Quant à Gaston, ce qui aurait fait son supplice, c'eût été qu'on le
mît en face de ceux qui s'étaient immolés pour lui et qu'il faisait
périr. Mais les magistrats complaisants assurèrent qu'il n'y avait nul
exemple qu'un fils de France fût confronté. On le fit venir à deux
lieues de Lyon, et comme à la porte du tribunal, pour en tirer au
besoin ce que demanderait le procès. Principal accusé, il ne figura
que comme témoin, et ce témoin dispensa des pièces mêmes, puisqu'on
n'avait que des copies, des chiffons de papier, et sans caractère
authentique.

Cinq-Mars essaya de nier, et attesta Bouillon qu'il croyait loin. À
l'instant même, on le lui présenta pour le démentir. On l'avait pris
caché dans une meule de foin et amené à Lyon, où Mazarin lui conseilla
en ami de faire comme Gaston, de se sauver par la lâcheté. Le roi lui
laisserait sa tête et ne lui prendrait que Sedan.

De Thou montra du courage, mais il aurait plus honoré sa mort s'il eût
moins chicané sa vie par des fins de non-recevoir de procureur. Il se
retrancha trop habilement sur une chose fausse, qu'il avait eu _une
simple connaissance_ de la chose, n'avait pu trahir ses amis. En
réalité, il avait agi, dirigé même, indiquant tous les rendez-vous, y
conduisant les conjurés, les faisant entrer, sans entrer lui-même, et
restant à la porte.

Amené, dit-on, devant Richelieu, il prétendit «avoir ordre du roi.»
Nul écrit, à coup sûr; des paroles vagues, à la bonne heure.

De Thou fut bien jugé. Un coeur comme le sien ne pouvait manquer de le
reconnaître. Lorsque Cinq-Mars et lui allèrent à la mort, leurs juges
(dont était l'illustre Marca) étaient sur leur passage, et les
condamnés les remercièrent de la juste sentence qui, lavés et
purifiés, allait les envoyer à Dieu.

Cinq-Mars, si beau, si jeune, de Thou, si estimé jusque-là, si pur
(moins une erreur), excitèrent dans la foule un intérêt
extraordinaire. La maladresse d'un bourreau novice qu'on employa
ajouta encore à l'émotion. Quand la tête de Cinq-Mars tomba, il
s'éleva de toute la place un horrible cri de douleur. De Thou, manqué
d'abord et très-cruellement égorgé, jeta la foule dans un accès de
fureur frénétique. Des pierres volèrent sur l'échafaud. Ce bon peuple
de France maudit cette justice qu'il appelait vengeance, et pleura
amèrement les coupables qui l'avaient trahi.



CHAPITRE XVI

ISOLEMENT ET MORT DE RICHELIEU--MORT DE LOUIS XIII

1642-1643


Richelieu avait fait lui-même sa dernière maladie. Par propreté
galante, il avait supprimé un flux d'hémorrhoïdes, dérivatif utile de
maux plus graves, qui le tenait en vie. Immédiatement un abcès parut à
la main, au bras, d'autres ailleurs. Dès lors, rien n'y servit; il eut
beau faire; il était mort.

De toute façon, Cinq-Mars l'avait tué. Son maître le haïssait
désormais sans retour. L'auteur primitif du complot avait été le roi.
Tout avait commencé par ses paroles imprudentes qui semblaient
demander qu'on le délivrât de son ministre. Il avait été découvert par
les aveux des accusés; et, lorsque, revenant au Nord, il lui fallut à
Tarascon comparaître devant Richelieu, il y vint comme un accusé.

Malade, on le mit sur un lit en face du malade, et, quelque soin que
prît le cardinal de le rassurer, de lui donner le change, ni l'un ni
l'autre dès lors ne s'y trompa. C'étaient deux ennemis.

Le roi revint seul à Paris avec les mêmes hommes qui, même avant
l'affaire Cinq-Mars, offraient, au premier ordre, de le défaire de
Richelieu.

Dans ce triste château de Tarascon, plus tard fameux par les
massacres, au bruit monotone du flot qui sanglote en passant, la
petite cour du cardinal avait été un moment réduite à quatre hommes
trop compromis pour le quitter vivant. Ses instruments d'abord et
sous-ministres, Chavigny, Dunoyer, Mazarin. Le premier seul était bien
sûr; seul il représentait, exécutait sa violente volonté. Dunoyer, le
boeuf, le Jésuite, ne pouvait manquer tôt ou tard, par sa dévotion, de
tourner à l'Espagne, c'est-à-dire à la reine; c'est ce qui arriva.
Pour Mazarin, le plus douteux de tous, il avait bien servi pour
espionner Cinq-Mars, pour faire parler Bouillon; il marchait droit
sous l'oeil du maître; mais son zèle apparent, son patelinage italien,
son caressant baragouinage, n'inspiraient pas, comme on va voir,
grande confiance à Richelieu.

Le quatrième personnage, sur lequel il faut s'arrêter, était un homme
de vingt ans qui n'avait rien de jeune. Très-sinistre figure d'oiseau
de proie, la plus bizarre du siècle. Point de front et nez de vautour;
des yeux sauvages et fort brillants; rien d'homme, quelque chose de
moins ou de plus, et d'une espèce différente. Animal féroce et docile,
servile en ses débuts, plus servile à la fin. Ce personnage étrange,
nourri par Richelieu dans sa ménagerie, va éclater dans l'histoire.
C'est Condé.

Ces Condés étaient sombres et bas, et semblaient toujours inquiets.
Frappant contraste avec les Condés d'autrefois, avec celui des guerres
civiles, celui de la chanson (le Petit Homme tant joli, qui toujours
chante et toujours rit...). Mais ceux-ci étaient contestés. On a vu la
terrible affaire du père du grand Condé, né en prison d'une mère
accusée d'empoisonnement. On le disait l'oeuvre furtive d'un page
gascon qui se sauva. Henri IV, sans enfant alors, fit réformer le
jugement de la mère, prit le petit pour vrai Condé et lui fit sa
fortune en lui donnant mademoiselle de Montmorency.

Les deux époux se détestaient. Il n'aimait pas les femmes; tous ses
amours étaient dans l'Université de Bourges (Lenet). Cependant, quand
il fut mis à la Bastille par le maréchal d'Ancre, il joua à sa femme
le tour de dire qu'il ne pouvait se passer d'elle. Elle, glorieuse,
mit son honneur à accepter, et elle s'enferma avec lui. Homme
d'esprit, mais bas, sale, avare, portant sur le visage son âme
d'usurier, il avait tout ce qu'il fallait pour éloigner une femme.
Mais la prison, l'ennui, firent un miracle. Elle devint enceinte, et
fit tout à sa ressemblance la très-jolie madame de Longueville, la
future reine de la Fronde. Puis un garçon, cette figure crochue du
grand Condé; enfin Conti, prêtre et bossu, que sa soeur fit général de
Paris.

Les deux garçons naquirent amoureux de leur soeur. Condé, éperdument,
jusqu'à lui passer tout, adopter ses amants, puis jusqu'à la haïr.
Conti, sottement, servilement, se faisant son jouet, ne voyant rien
que ce qu'elle lui faisait voir, dupé, moqué par ses rivaux. Condé le
père maria son aîné, qu'on appelait alors Enghien, à une nièce du
cardinal, croyant que le ministre allait à sa Bourgogne ajouter je ne
sais combien de gouvernements, refaire en lui Charles le Téméraire. Il
lui devait déjà la dépouille de son beau-frère, Montmorency, décapité.
Puissance merveilleuse des maris sur les femmes. Condé dressa la
sienne à faire sa cour au cardinal, à lui faire visiter, pour affaire
et pour intérêt, les juges qui avaient envoyé son frère à la mort.

Le serviteur du grand Condé, Lenet, nous apprend que cette famille, si
mendiante auprès de Richelieu, tâchait pourtant à tout hasard de se
créer contre lui des moyens de résistance. De temps à autre, sous
différents prétextes, ils ajoutaient aux fortifications d'une bonne
place qu'ils avaient en Bourbonnais au carrefour des routes de quatre
provinces. Madame la princesse, par tout moyen, attirait la noblesse à
sa cour. Quand le petit prince monta à cheval, on ouvrit à portée de
la résidence un marché de chevaux, pour que, sous ombre d'achats, les
gentilshommes vinssent, montassent au château pour faire leurs
hommages, devinssent clients de la maison.

L'enfant fut élevé d'une manière populaire et ambitieuse. On le mit au
collége à Bourges, sous un Jésuite, parmi nombre d'enfants de
gentilshommes qui s'attachèrent à lui. Il eut l'éducation variée,
littéraire, que donnaient les Jésuites, sans fond moral, mais bien
combinée pour l'effet; les langues, les exercices publics, des thèses
où l'écolier brillait. Mais, après le collége, son père voulut encore
qu'il sût un peu d'histoire, de mathématiques. On entendait par là
surtout la fortification, l'art de l'ingénieur.

Son couronnement d'éducation fut d'être envoyé par son père pour tenir
sa place en Bourgogne, pour s'informer de tout, et du militaire, et de
la justice, pour caresser le Parlement.

Il fut du premier coup très-brave (campagne d'Arras, 1640). Son père
voulait le pousser au commandement et lui faire avoir une armée. C'est
pour cela surtout qu'il lui fit épouser malgré lui mademoiselle de
Brézé. Il avait vingt ans, elle douze. Il fut très-dur pour elle,
vivant à côté d'elle sans en tenir compte et tout à fait à part. En
réalité, maladif (il fut un moment à la mort), ambitieux comme sa
mère, avare comme son père, il visait de loin la grande héritière,
mademoiselle de Montpensier, l'énorme fortune d'argent que feraient
les biens d'Orléans par-dessus les biens des Condé et des Montmorency.
Seulement le roi y consentirait-il? Ce jeune homme d'aspect si
sauvage, mais excellent calculateur, trouva moyen d'aller au coeur du
roi en s'associant à sa mère, à sa soeur, dans leur zèle pour les
Carmélites. Il quêta pour leur faire avoir un reliquaire fort riche.
Chose rare qu'un jeune militaire eût une dévotion si précoce.

Richelieu le voyait venir, et il en était indigné. Cette chasteté
persévérante, ce divorce dans le mariage pour en préparer un plus
riche, montraient en celui-ci un homme qui passerait son père. Il y
avait là avarice, insolence, l'orgueil et la haine secrète qu'il
avait sucés de sa mère, soeur de Montmorency. Quoi! le sang de
Richelieu était-il donc si vil, qu'un prince d'une princerie fort
douteuse dédaignât d'y mêler le sien? Qu'avait-elle fait, cette enfant
innocente? Était-ce sa faute si elle était nièce du plus grand homme
de l'Europe, et si le prévoyant ministre refusait d'armer les Condés
de ces moyens de guerre civile dont tant de princes en notre histoire
ont si cruellement abusé?

Les cardinaux sont protecteurs des trônes. Richelieu, comme cardinal,
avait la prétention de ceux d'Espagne et d'Italie, qui passent devant
les princes. Visité par la reine, il restait assis devant elle. La
pourpre qu'il portait, lui et son frère, l'archevêque de Lyon, lui
semblait l'égaler aux rois.

Haï de Richelieu et le lui rendant bien, Enghien eut pourtant la
prudence de se garder de l'affaire de Cinq-Mars. Il ne varia pas, ne
douta pas un moment de la victoire du cardinal, à ce point qu'il
quitta le siége, laissa le roi et revint à Tarascon.

C'était s'offrir à Richelieu. Mais celui-ci n'en était pas moins
envenimé. L'injure faite à son sang lui cuisait d'autant plus, qu'il
se sentait mourir. Que serait-ce après lui si, lui vivant, on
méprisait les siens? Il voulut à tout prix que le rang supérieur des
cardinaux, admis par les Condés, les menât à avouer qu'il n'y avait
point mésalliance du sang d'un cardinal au sang d'un prince. Pour la
même raison, Enghien se réservait cette cause de divorce. Quand il
passa à Lyon, il évita de voir l'archevêque, frère de Richelieu et
cardinal, n'accepta pas la fête qu'il avait préparée, ne coucha pas
chez lui. Richelieu, porté aux eaux de Bourbon, semblait près de sa
fin. Il n'en fut que plus furieux, ne put se contenir; devant ses
domestiques, «il jura si terriblement, qu'ils en eurent horreur.»

Le père d'Enghien, cependant, avait pris peur. Il envoie son fils
demander pardon. Mais nul moyen d'apaiser le cardinal. Il en était à
regretter Gaston. Il ne le laissa pas aller à Venise, lui fit dire
qu'il pouvait rester à notre frontière de Savoie. Visiblement il
aimait mieux son mortel ennemi que les Condés ingrats.

Enghien, désespéré, faisait sa cour à madame d'Aiguillon, la
très-puissante nièce, la priait de dicter ce qu'il avait à faire. Elle
lui dit: «Aimez votre femme.» Il obéit sur l'heure, vole à Paris, et
aime. La petite femme fut enceinte.

Mais ce n'était pas tout. Il fallut boire le fond du vase, le plus
amer. Richelieu ne le tint pas quitte qu'il n'allât faire excuse à
Lyon au cardinal, et, pour mieux mater le jeune homme, le rancuneux
ministre envoya son frère en Provence, afin que d'Enghien, qui courait
après, eût tout le royaume à traverser.

Tel est le chemin de la gloire. À ce prix, d'Enghien espérait obtenir
une armée. Mais on pouvait sans peine augurer qu'un jeune homme,
chaste par avarice et servile par ambition, ne ménagerait rien, et
que, s'il avait des succès, il en abuserait cruellement pour
brouiller, troubler le royaume.

C'est dans ces pensées sombres que Richelieu revenait vers Paris,
rapporté par ses gardes, revenait vers la mort. Il rapportait ce
sentiment amer que le roi dont il avait tant honoré le règne était son
plus grand ennemi, entouré de ses ennemis, et peut-être de ses
assassins.

Le roi n'allait guère à Rueil, et Richelieu n'osait aller à
Saint-Germain. Il voyait le roi entouré précisément des officiers qui
avaient offert de le tuer à Lyon. Il priait, insistait, pour qu'on les
éloignât, déclarant qu'autrement il ne pouvait entrer qu'avec ses
propres gardes. Précaution fort raisonnable, mais que le roi trouvait
injurieuse. Longue fut cette négociation. Elle fut poussée à bout par
l'insistance de Chavigny, que le roi n'aimait pas, mais que dès lors
il prit en grippe, et qui décidément, comme on verra, fut perdu pour
tout l'avenir.

Chavigny, fils de Bouthilier et d'une mère aimée de Richelieu, passait
pour fils du cardinal, et il était la seule personne à qui il se fiât.
Il le méritait en réalité, l'ayant servi en ce dernier moment, comme
il avait besoin de l'être, avec un âpre dévouement, sans réserve, sans
considération de l'avenir ni de sa fortune. Richelieu le croyait un
grand esprit, «et le plus grand du monde,» dit Tallemant. En réalité,
c'est lui qui lui donna le conseil de ménager Gaston, de le garder
contre la reine et les Condés, de le retenir à portée pour pouvoir, au
jour nécessaire, les neutraliser les uns par les autres.

Quant à Mazarin, le rusé s'est posé, donné à l'histoire comme l'élève
chéri de Richelieu, une espèce de fils adoptif. Le croire serait faire
peu d'honneur à la pénétration du grand ministre, à son expérience des
hommes. Il voyait, comprenait très-bien où visait cette glissante
couleuvre dans ses douces ondulations et son frétillement. Mais il
était tellement seul! Il ne voyait guère mieux autour de lui. Il
flottait entre deux pensées, l'éloigner, l'employer. Parfois il
voulait l'envoyer au pape, le tenir hors de France; il demanda aux
commis de la marine s'il y avait un vaisseau prêt. «Pas encore, mais
bientôt,» dirent-ils.

D'autre part, le sachant si lâche, il crut le gouverner encore après
sa mort, et le tenir par Chavigny. Il voyait celui-ci antipathique au
roi, et pensait que peut-être, Mazarin (créé par Chavigny) lui
demeurant uni, l'un ferait passer l'autre, que l'Italien compenserait
la roideur du Français par ses grâces et par sa bassesse.

Dans les instructions qu'il laissait par écrit au roi, et où il lui
formait son conseil, il y donna place à Mazarin, mais en réalité
Chavigny aurait dominé, ayant deux voix, celle de son père Bouthilier
et la sienne. On pouvait croire que l'homme de travail, l'universel
commis, Dunoyer, qui faisait la grosse besogne dans une docilité
servile, continuerait de labourer sous Chavigny et Mazarin, qui, ayant
besoin l'un de l'autre, continueraient d'ensemble la pensée de
Richelieu.

Voilà tout ce que le mourant put prévoir, arranger dans l'intérêt
public. Il ne lui restait plus qu'à s'acquitter de la grande et
commune fonction humaine. Il s'en tira fort honorablement, mourut
d'une manière conséquente à sa vie, en théologien catholique et en
controversiste, faisant honneur à ses livres (qu'il aimait plus que
chose au monde) par la fermeté de sa foi. Assisté du curé de
Saint-Eustache, qui l'engageait à pardonner à ses ennemis, il dit
cette parole noble et, je crois, vraie: «Je n'en eus pas d'autres que
les ennemis de l'État.»

Que ses actes le jugent. Ne nous amusons pas à ces portraits où, pour
concentrer les _grands traits_, on fait abstraction des détails
nombreux et complexes où est justement la vie propre, l'intime
individu. Encore moins nous jetterons-nous dans les vagues
comparaisons qui obscurcissent en voulant éclaircir. Richelieu,
quoiqu'on l'ai tant dit, ne ressemble guère à Louis XI. Et combien
moins au dernier roi de France qu'on appelle la Convention!

Qu'il ait eu un génie systématique et centralisateur, cela est vrai.
Moins pourtant qu'on n'a dit, car ce qu'il fit de plus grand dans ce
sens (la création des _intendants_), cela, dis-je, se fit le lendemain
de l'invasion, sous l'empire d'un besoin pressant, non d'après une
idée préméditée. Celle-ci même était contraire à celle que Richelieu
essayait de faire prévaloir depuis plusieurs années (la levée de
l'impôt par les _élus_).

En cela, comme en bien d'autres choses, il fit toute autre chose que
ce qu'il avait projeté. Mais la grandeur visible de son âme et de sa
forte volonté, l'immensité de son labeur, la dignité sinistre de sa
fière attitude, couvraient, sauvaient les sinuosités, les misères
infinies de ces contradictions fatales.

Le premier homme d'un mauvais temps ne peut guère être que mauvais. En
celui-ci, il y eut des laideurs, des caricatures, le prêtre cavalier,
les ridicules d'un pédant de Sorbonne, d'un rimeur pitoyable; plus,
des échappées libertines, communes chez les prélats d'alors, mais plus
choquantes dans un homme d'un si terrible sérieux.

Il eut des âcretés de prêtre. Il eut, comme politique, des furies de
joueur acharné à gagner _quand même_, qui met sa vie sur une carte, la
vie des autres aussi. Et cependant fut-il vraiment cruel? Rien ne
l'indique. Les quarante condamnés qui périrent sous lui, en vingt ans,
furent mal jugés sans doute (comme on l'était alors, par des
commissions), mais n'en étaient pas moins coupables, et la plupart
étaient des traîtres qui nous livraient à l'étranger.

Il ne pardonna guère. Mais il n'eût pardonné qu'aux dépens de la
France.

Il aimait fort ceux qu'il aimait. Il n'oublia jamais un bienfait, et
il n'y eut jamais un meilleur ami. Même à l'égard de ceux qu'il
n'aimait pas, il essayait parfois de se dominer à force de justice.
Fontenelle cite de lui un fait très-beau et curieux.

Richelieu, comme auteur, avait une misérable jalousie de Corneille,
et, comme politique (on l'a vu), il avait reçu de lui, au jour de ses
revers, le plus sensible coup, l'Espagne glorifiée par le _Cid_.

Toutes les pièces de Corneille semblaient des dénonciations indirectes
de guerre au tout-puissant ministre. Il le pensionnait cependant et le
recevait même. Un jour, il le voit arriver d'un air fort abattu,
triste, rêveur. «Vous travaillez, Corneille?--Hélas! je ne puis plus,
monseigneur. Je suis amoureux.» Et il explique qu'il aime, mais une
personne si haut, si haut placée, qu'il n'a aucun espoir. «Et qui
encore?--La fille d'un lieutenant général (des finances) de la ville
d'Andely.»

«N'est-ce que cela?» dit Richelieu. C'était justement le moment où
l'on venait de jouer _Cinna_. Richelieu prit l'âme d'Auguste. Il fit
écrire au père de venir sur l'heure à Paris. Le bonhomme, étonné,
effrayé, se présente. Et le ministre lui fait honte de refuser sa
fille au grand Corneille. Celui-ci fut marié de la main de son ennemi.

Il mourut tellement redouté, qu'on n'osait nulle part dire qu'il fût
mort, même dans les pays étrangers (Monglat). On aurait craint que,
par dépit, par un terrible effort de volonté, il ne s'avisât de
revenir.

Le roi le haïssait. Et il eut même, à sa dernière visite où Richelieu
mourant lui renouvela le don du Palais-Cardinal, l'indignité de s'en
emparer sur-le-champ et d'y mettre ses gardes. Et, avec tout cela, il
lui obéit de point en point après sa mort, refusant tout aux
prisonniers, aux exilés, si durement, que, madame de Vendôme priant
pour son mari, il lui dit: «Si vous n'étiez femme, je vous mettrais à
la Bastille.»

De toutes les personnes persécutées, la plus suspecte au roi, c'était
la reine. Des trois ministres, Dunoyer, Mazarin, Chavigny, le premier
se crut fort par les prédilections dévotes du roi pour sa dévotion; il
commença à travailler sourdement pour la reine. Il comptait arriver
par elle à l'archevêché de Paris. Cela le perdit près du roi, qui le
traita si mal, qu'il lui fallut demander sa retraite.

Mazarin, Chavigny, ne se maintinrent qu'en paraissant très-contraires
à la reine. Monsieur, flétri naguère, déclaré incapable de toute
charge et mal voulu du roi, n'eût pu songer à la régence.

Ils dirent au roi habilement que, si on la faisait régente, il
fallait la lier et la subordonner, lui mettre sur la tête un conseil
souverain, et _non destituable_: Monsieur, Condé, Mazarin, et le père
et le fils, Bouthilier, Chavigny. Tout se déciderait à la pluralité
des voix. Le tout, ordonné par le roi, formulé en déclaration,
enregistré au Parlement.

Mais, en même temps, Mazarin faisait dire à la reine, par le nonce
Grimaldi, que cette ordonnance, si sévère pour elle, en réalité la
sauvait, lui assurait le point essentiel: _que son mari mourant ne
l'écartât pas de la régence_, parût l'en juger digne. Avec cela, elle
allait être maîtresse et ferait ce qu'elle voudrait.

Le flot montait si fort pour elle, que le roi, vers la fin, n'eut plus
la force de soutenir la digue. Les prisonniers sortirent, les exilés
revinrent, toute la vieille cabale à la file. On fit scrupule au
mourant de persister jusqu'à la fin.

Tout d'ailleurs le fuyait, lui échappait. Enghien, à qui il venait de
donner la grande armée du Nord, s'offre secrètement à la reine. À
Saint-Germain et à Paris, on travaille pour elle les gardes suisses et
les gardes françaises. On lui offre d'occuper le Palais avant même que
le roi expire, de crainte que Monsieur n'y soit le premier. Quand le
roi enfin meurt (14 mai 1643), le château où il meurt est déjà à la
reine, et le Parlement, et la ville. Le roi femelle occupe tout.



CHAPITRE XVII

LOUIS XIV--ENGHIEN--BATAILLE DE ROCROY

1643


La régente espagnole ouvre son règne de quinze ans par un chemin de
fleurs. Ce peuple singulier, qui parle tant de loi salique, est tout
heureux de tomber en quenouille. Sans qu'on sache pourquoi ni comment
cette étrangère est adorée.

Elle est femme et elle a souffert. Les coeurs sont attendris d'avance.
Elle est faible. Chacun espère en profiter. Ce sera un règne galant.
Mais où sera la préférence? Cette loterie d'amour autorise l'infini
des rêves. Quel qu'il soit, le nouveau Concini ira plus loin que
l'autre avec une Espagnole fort mûre qui va tourner à la dévotion,
aux scrupules, à la fixité des attachements légitimes. Que sera-ce si
elle finit par devenir fidèle, pour la ruine de la France?

En attendant, tout tourne à son profit. Les favoris du dernier règne,
les Condés, gagnent une bataille à point pour elle, et font à Rocroy
la brillante préface du règne emphatique de Louis XIV[17]. C'est
l'enfant qui en a la gloire, c'est la sage régente. Heureuse reine qui
gagne des batailles en berçant son fils?

         [Note 17: Condé n'est pas sans droit à cette gloire; car,
         sans lui, Gassion et les autres officiers inférieurs eussent
         été paralysés par L'Hospital. Il y a droit encore par son
         allégresse héroïque qui anima les troupes et par la part
         qu'il prit à la vigoureuse exécution. L'excellent historien
         militaire Montglat, mestre de camp du régiment de Navarre,
         contemporain (mort en 1675), très-capable et très-informé,
         explique parfaitement que la bataille fut _gagnée par
         Gassion_, qui agit et s'arrêta à point dans l'action, _et par
         Sirot_, qui refusa d'agir à contre-temps, et désobéit à un
         ordre impérieux du prince.--Le récit de Lenet, serviteur des
         Condés, n'est que ridicule.--La vie de Sirot, fort romanesque
         en certains points, est fort sérieuse ici où elle s'accorde
         avec Montglat. Du reste, elle n'est pas, comme on l'a dit, un
         roman moderne. Elle est citée par l'abbé Arnaud (fils
         d'Arnaud d'Andilly), qui fut carabinier sous Louis XIII.]

Le jeune duc d'Enghien, nous l'avons vu, assez mal vers la fin avec
Richelieu, avait, par sa dévotion, gagné le coeur de Louis XIII, celui
du grand commis Dunoyer, si avant dans le parti dévot, qui, seul avec
le roi, faisait le travail de la guerre. On avait tout l'hiver arrangé
ce travail de manière à préparer une campagne au duc d'Enghien. Il en
fut justement comme en 1638, où l'on avait grandi la Meilleraye à
l'armée du Nord, en immolant Feuquières à l'armée de Lorraine. De
même, cette fois, on mit toutes les forces à l'armée royale que menait
Enghien. Aucun renfort à l'armée d'Allemagne, où Rantzau, Guébriant
venaient de gagner des batailles, de sauver les Suédois, de résister
aux efforts combinés des impériaux et Bavarois. La fameuse armée de
Weimar, achetée par nous et si bien menée par Guébriant, s'usa, tomba
à six mille hommes qui se maintinrent à grand'peine en Alsace.

Enghien eut seize mille fantassins, sept mille chevaux, surtout des
mentors admirables, vieux soldats de Gustave-Adolphe. Le succès était
vraisemblable. Il était nécessaire. C'était réellement la seule forte
armée de la France, la seule qui la couvrît de l'ennemi.

La France, qu'on dit si incrédule, si sceptique et si positive, a
pourtant toujours besoin d'un miracle, du miracle humain, le héros. Il
lui faut adorer quelqu'un ou quelque chose qui lui semble au-dessus de
l'homme. Nous avons déjà, pour François de Guise à Metz et à Calais,
observé la fabrique, les recettes pour faire des héros. Quand ce
royaume énorme, qui s'est fait de douze royaumes, centralise sa force
pour un général favori, il ne peut guère manquer de frapper un grand
coup. Le miracle se fait.

Un héros est tombé du ciel. Le peuple est à genoux.

Si un malencontreux critique cherche les cordes et les machines qui,
par derrière, ont aidé au miracle, c'est un envieux, un dénigreur; on
lui en sait très-mauvais gré.

Lisez le grand Bossuet, lisez l'historien de famille, l'homme
d'affaires des Condé, Lenet, vous verrez qu'Enghien seul nous fit la
victoire de Rocroy. Lenet craint tellement que ses lieutenants y aient
la moindre part, qu'il les note en passant de stigmates fâcheux. Il
voudrait flétrir même la probité de Gassion.

Nous avons ailleurs heureusement des sources plus sûres, des détails
plus exacts, plus dignes de l'histoire.

Les Espagnols, sachant le roi à l'extrémité, crurent que le moment
était bon, laissèrent là la Hollande, et, ramassant toutes leurs
forces sous deux excellents généraux, D. Francisco de Mello et le
vieux comte de Fontaine, firent mine d'entrer en Picardie, mais
tournèrent, percèrent les Ardennes, enveloppèrent Rocroy.

Le roi et Dunoyer, qui devaient mêler à tout leur médiocrité, avaient
eu soin, en lançant le duc d'Enghien, de le paralyser. Ils lui avaient
adjoint un _sage_ général (frère de Vitry, qui tua l'Ancre), camarade
fort aimé du roi qu'il voulut faire maréchal avant sa mort, Hallier ou
L'Hospital. Son _sage_ conseil était qu'on s'affaiblît en mettant des
secours dans cette méchante petite place, qu'on jetât là des gens pour
les faire prendre, et qu'on évitât la bataille. On eût été ensuite
poussé à reculons par l'Espagnol, qui, avançant toujours, ayant sur
nous l'avantage de l'offensive, nous eût de proche en proche
découragés, déconcertés, battus.

Un conseil fut tenu, et heureusement les maréchaux de camp qui avaient
fait les guerres d'Allemagne et vu Gustave-Adolphe, le très-avisé
Gassion, le ferme et fort Sirot, dirent qu'il fallait combattre.

Un mot de ces deux hommes. Lorsque le grand Gustave débarqua en
Allemagne, le premier homme qu'il vit au rivage fut ce petit gascon,
Gassion, qui venait se donner à lui. Il fut le plus ardent de tous les
amoureux de ce géant qui ravissait les coeurs et les grandissait à sa
taille.

Il plut fort à Gustave. «Va-t'en à Paris, lui dit-il, achète-moi des
Français.» Gassion en ramena une centaine qui firent bonne figure au
sublime moment de Leipzig.

Quant au Bourguignon Sirot, un peu vantard, quoique si brave, il
contait volontiers qu'il avait fait le coup de pistolet avec trois
rois, et même avec celui que personne n'osait regarder. Il avait mis,
disait-il, une balle dans le chapeau de Gustave, ramassé ce chapeau
que Gustave laissa derrière lui.

Richelieu, qui connaissait les hommes, prit à lui ces deux-ci, et en
même temps un brave ivrogne allemand, le célèbre Rantzau, qui se
ménageait peu et laissait un membre à chaque bataille.

Pour revenir, ces hommes d'expérience, et qui ne s'étonnaient de rien,
comprirent que cette armée, comme ordinairement celles d'Espagne,
n'était pas espagnole, sauf quelques milliers d'hommes, un petit
bataillon. C'était un mélange italien, allemand, wallon, flamand. Ils
insistèrent pour la bataille. Et le duc d'Enghien se mit avec eux. Un
nouveau règne commençait, celui de la reine, point du tout amie des
Condés. Il y avait à parier qu'on ne donnerait plus à celui-ci une
occasion pareille. L'Hospital se trouva tout seul de son avis. Le roi,
son protecteur, étant mort, son autorité n'était pas forte. Le
maréchal d'hier eût eu mauvaise grâce de s'obstiner contre des gens
qui avaient tant vu et tant fait.

Le roi avait laissé carte blanche à L'Hospital et au conseil du
prince. Mourant, il avait eu, dit-on, pressentiment de la bataille. Il
crut la voir. Il dit agonisant: «Ils sont aux mains. Enghien les
bat... Apportez-moi mes pistolets.»

Il meurt le 14 mai. La bataille a lieu le 19.

Les Espagnols étaient fort tranquilles autour de Rocroy, leurs corps
dispersés, et bien loin de croire que la France, malade et alitée sans
doute avec le roi, vînt les déranger là. Du reste, ils étaient
couverts de tous côtés par ces bois infinis de petits chênes qu'on
appelle la forêt des Ardennes, et dont le triste Rocroy, sur sa basse
colline, est une clairière peu étendue. Pour y venir, par où qu'on
vienne, il faut arriver à la file par les étroites avenues de ces
bois. Opération assez scabreuse. Gassion se la réserva, passa le
premier avec quinze cents chevaux. Pendant que les Espagnols, un peu
étonnés, s'appellent, se réunissent, Enghien passe, et tout passe, si
bien que, quand l'armée d'Espagne se trouve enfin en ligne, la
française lui fait vis-à-vis. Autre surprise pour eux. Ils avaient cru
d'abord que Gassion venait seulement pour se jeter dans la place. Mais
voici l'armée tout entière. On se canonne, on se salue (18 mai).

La nuit, un transfuge nous apprit que, le lendemain matin, les
Espagnols, déjà plus forts que nous, recevraient de surcroît une
petite armée de mille cavaliers, trois mille fantassins. Nouvel
argument pour Gassion, et décisif pour la bataille.

Le 19, vers trois ou quatre heures, à l'aube, Enghien, fort gai, passa
au front des troupes, n'ayant que sa cuirasse, sur la tête force
plumes blanches. Pour mot d'ordre de la bataille, il donna son nom
même, Enghien.

Les Espagnols ne bougeaient. Nous marchâmes. Et la bataille fut en un
moment gagnée à la droite, perdue à la gauche.

À droite, Gassion et le duc marchèrent vers un petit rideau d'arbres
où les Espagnols avaient caché mille mousquetaires pour nous fusiller
en flanc quand nous irions à eux.

Gassion les tailla en pièces, et, ce bois bien purgé, tomba sur la
cavalerie ennemie, enfonçant le premier rang, le renversant sur le
second et mettant tout en fuite.

Grande tentation pour le prince d'imiter l'autre Enghien de Cérisoles,
de se lancer à la poursuite. Gassion ne le permit pas, n'alla que
bride en main, se rallia, se ramassa.

À l'autre aile, L'Hospital fut battu, blessé, son lieutenant pris, et,
chose plus grave, notre canon aussi.

Cette aile paraissait si malade, qu'Enghien, qui vit de loin le
désastre, envoya dire à la réserve que Sirot commandait de marcher au
secours.

Le vieux soldat comprit que, s'il obéissait, si ses troupes venaient à
la file, il ne ferait ajouter qu'au désastre et serait battu en
détail. Il dit: «Il n'est pas temps.»

Un officier de cette aile battue vint pour la seconde fois ébranler
Sirot: «Monsieur, la bataille est perdue... Retirons-nous...--Monsieur,
rien n'est perdu. Car Sirot reste encore.»

À ce moment, l'ennemi fondit sur lui, le trouva tout entier et ferme.
Sans reculer d'une semelle, il tint, étant bien sûr que Gassion
venait.

Celui-ci, en effet, ayant terminé sa besogne, c'est-à-dire passé sur
le corps de toute la fausse Espagne (l'infanterie d'autres nations),
revint en face de Sirot, et chargea par derrière ceux qui le
chargeaient par devant.

Ces vainqueurs de notre gauche furent vaincus à leur tour.

Restait la vraie Espagne, la fameuse infanterie, comme un gros
hérisson de piques, où on ne mordait pas.

On y donna de tous côtés, et, pour l'entamer sûrement, on y fit sur un
flanc une percée à coups de canon, par où on y entra. D. Francisco
échappa. Mais le vieux comte de Fontaine, qui avait la goutte et qui
se faisait porter ici et là dans sa chaise l'épée à la main, ne la
posa pas, fut tué.

On ne fit pas la faute de Ravenne, où Gaston de Foix s'obstina à
massacrer et périt. Nos Français, qui, dès ce jour, avaient pris
l'avantage et pour jamais, respectèrent, admirèrent ces pauvres
diables, qui avaient la mort dans le coeur.

L'infanterie française resta, reste la première du monde. Et cela
indépendamment de ses généraux. Il y parut bientôt. Quiconque l'eut
avec soi vainquit. Harcourt, un bon soldat et général passable, fut
assez heureux pour battre Condé dès que celui-ci n'eut plus avec lui
l'invincible infanterie. Dans la comédie de la Fronde, on vit, chose
plus comique encore, Mazarin général et vainqueur de Turenne.
L'espiègle avait volé l'épée de la France endormie.



CHAPITRE XVIII

L'AVÉNEMENT DE MAZARIN

1643


Ce grand bonheur fit deux malheurs. Il créa un héros insatiable et
insupportable, monté sur des échasses et prêt à tout tuer pour la
moindre prétention d'orgueil ou d'intérêt. D'autre part, il glorifia
l'avénement de Mazarin, il sacra le roi des fripons.

C'est une grande simplicité de croire qu'un événement aussi prévu que
la mort du roi ait trouvé la reine au dépourvu, qu'elle n'ait su où
donner de la tête, qu'elle ait sérieusement offert le pouvoir à
celui-ci, à celui-là. Toute l'affaire était certainement réglée
d'avance. Et par quoi? Par son indolence qui lui disait qu'un lit tout
fait lui valait mieux pour s'allonger, dormir, qu'un arrangement
nouveau qui l'obligerait de vouloir, de penser.

Elle voyait prêts à partir de Londres, de Bruxelles ou Madrid, je ne
sais combien d'exilés, se disant tous martyrs de la cause de la reine,
et venant exiger la couronne de ce martyre. Comment les satisfaire?
Son oreille était tout ouverte à celui qui lui enseignait les douceurs
de l'ingratitude.

Mazarin ici était admirable. Il a bien varié, mais jamais sur ce
point. Son caractère offre la beauté d'un type bien soutenu qui ne se
dément pas. Ingrat pour ses auteurs, Joseph et Chavigny qui le
créèrent en France, il se tira d'affaire deux fois pendant la Fronde
par le même moyen, ingrat pour Condé, puis pour Retz. Enfin il
couronne sa vie par le plus fort, l'ingratitude pour la reine, sa
vieille amoureuse.

Rappelons ses précédents. En 1631, il plut; Richelieu, en le
présentant, fit valoir qu'il ressemblait à Buckingham. En 1639,
réfugié et fixé en France, il fut favorisé, ce semble, au moins un
moment. En 1642, il devint maître de la reine, _après le traité
d'Espagne_, dit Tallemant, ce qui signifie, selon moi, _quand il lui
conseilla de révéler le traité_, pour obtenir de garder ses enfants.

Les hommes de Richelieu, odieux et détestés, les Chavigny, les
Bouthilier, se trouvaient impossibles. Mazarin était étranger, sans
racine ici et prêt à partir dès qu'il aurait mis la reine au courant.
Il faisait ses paquets. Bon moyen pour rester.

Mais que n'eût-on pas dit si l'on eût prévu Mazarin? La reine parut
fort incertaine. Elle consulta beaucoup, hésita beaucoup, alla jusque
dans l'Oratoire demander à Gondi, père de Retz, s'il voulait le
ministère. En attendant, elle suivait les avis d'un simple, un vieux
bonhomme d'évêque de Beauvais.

Une concurrence plus sérieuse pour Mazarin fut celle de la maison de
Vendôme, de leur cadet Beaufort. Ce petit-fils de Gabrielle en avait
la beauté. Il était jeune, brave, tout fleuri, en longs cheveux d'or,
un Phébus Apollon. C'est celui qui bientôt sera le roi des halles,
dont les poissardes raffolaient.

Facilité brillante pour le galimatias, éloquence grotesque, un torrent
de non-sens. Il ne lui manquait rien pour charmer une sotte.

Femme avant tout et tendre, la reine eut un moment pour lui. Le jour
même de l'avénement, elle l'avait près d'elle, et, pour faire retirer
la foule qui l'étouffait, elle employa Beaufort, qui, pour son coup
d'essai de maladresse, parla comme le maître de la maison, et se fit
une affaire avec le vieux Condé. Ce fut encore à lui qu'elle se remit
pour aviser à la sûreté du roi et l'amener à Paris dans ce moment
douteux où elle pouvait craindre encore les tentatives du parti
d'Orléans.

Donc, Beaufort, un moment, eut l'attitude et l'apparence du favori, du
préféré. Deux choses l'empêchèrent d'en avoir le réel. D'abord, il fut
conquis à grand bruit par Vénus, la Vénus effrontée du temps, madame
de Montbazon, beauté superbe et colossale, qui reconnut bientôt les
petits moyens de Beaufort, et dit partout que, pour les dames, _cet
innocent_ n'avait aucun danger. Moins jeune, Mazarin valait mieux.
Mais il ne parut pas d'abord, et resta derrière le rideau jusqu'à ce
que la reine fût régente absolue.

Gaston, assez piteusement, puis Condé, renoncèrent à l'autorité que
leur donnait le feu roi; les autres à plus forte raison. M. Talon,
avocat général, _requit_ qu'elle fût régente, mais libre de se faire
assister par qui elle voudrait, et «sans être obligée de suivre la
pluralité des voix.»

Donc, le tour était fait. Deux heures après, Condé vint dire à
Mazarin, «prêt à partir,» que la reine le faisait chef du conseil,
gardant aussi Chavigny et son père, le chancelier Séguier, le même qui
avait fait contre elle l'enquête de 1637.

Coup mortel pour Beaufort et les Vendômes, les amis de la reine. Quand
ils lui demandèrent explication, elle dit que Mazarin ne lui ferait
point oublier ses amis, qu'il était au courant des choses, étranger,
donc peu dangereux, qu'il était amusant, mais surtout _désintéressé_.

Ce désintéressement alla au point, et ce pauvre homme resta si pauvre,
qu'au bout de peu d'années, quand on le chassa, et qu'il voulut
rentrer, il put lever une armée de son argent.

Pour revenir à l'avénement, Mazarin commença dès lors l'éducation de
la reine, enfermé toutes les soirées avec elle pour lui apprendre les
affaires. La cour, la ville, ne jasaient d'autre chose.

La nouvelle de Rocroy, qui arriva deux jours après pour faire une fête
publique, était à point pour Mazarin. Il se serrait sous les Condé. Il
écrivit au jeune vainqueur qu'il ne serait que son chapelain, et
ferait tout ce qu'il voudrait. Le vieux Condé, sa femme, lui
rendaient le service d'exclure du ministère le seul homme qu'il
craignît pour concurrent, le très-capable Châteauneuf, prisonnier si
longtemps pour la cause de la reine. Lorsque madame de Chevreuse,
l'ancienne amie de coeur, revint, proposa Châteauneuf, Mazarin
répondit que la princesse de Condé ne laisserait jamais arriver celui
qui avait fait couper la tête à son frère, M. de Montmorency.

Il y avait un autre homme que Mazarin brûlait de perdre, celui
naturellement à qui il devait le plus, son bienfaiteur fils de son
bienfaiteur, Chavigny (fils de Richelieu?). On l'entama par son père
officiel, Bouthilier, que l'on renvoya du conseil. Puis madame de
Chevreuse imposa à Mazarin d'éloigner Chavigny, et, quoique son coeur
en saignât, il lui fallut immoler son ami.

Pour avoir un ministère harmonique et bien homogène, il fit bientôt
contrôleur des finances un Italien, Émeri de Particelli, homme
d'esprit, d'expédients, qui, jeune, avait eu le malheur d'avoir
affaire avec la justice et d'être pendu à Lyon (en effigie). C'était
le temps où Mazarin, alors soldat du pape, commençait ses campagnes en
pipant et volant au jeu.

Pour faire accepter ce gouvernement de _Trivelino principe_, il y eut
une profession de grâces extraordinaire, un débordement de faveurs, un
déchaînement de prodigalités. Les admirateurs des faits accomplis
appellent cela la détente _naturelle_ du règne tendu de Richelieu; ils
diraient presque _légitime_. Nul doute cependant que, si la reine
n'eût pas pris son amant si bas, si elle n'eût pas appelé au suprême
pouvoir ce bouffon italien, elle eût eu moins à faire et à donner
pour se faire pardonner son choix. Châteauneuf, à meilleur marché, eût
été chef du ministère. Il ne déplaisait pas aux ennemis de Richelieu,
et il avait été jadis l'ami du grand ministre; il avait sa tradition.

Mais il faut avouer que la reine fut embarrassée pour excuser son
choix, et qu'il lui fallut l'expier, l'excuser, l'acheter, en jetant
tout à tous, livrant la France en proie.

Mazarin n'y eût pas suffi s'il n'eût trouvé moyen de se débarrasser de
tous les amis de la reine. C'est à quoi le servit admirablement leur
imprudence, celle de Beaufort et de sa Montbazon, qui irritèrent à
plaisir les Condé, surtout la soeur du héros, madame de Longueville.
Et cela au moment où Rocroy faisait le frère et la soeur rois de la
cour, rois de l'opinion, où la reine et Mazarin étaient leurs
protégés. Madame de Longueville, la belle, la prude, la précieuse, une
déesse de l'Empyrée, du haut de son nuage, favorisait fort Coligny. La
Montbazon eut la malice de se procurer deux lettres de cette divinité
où elle descendait de l'autel, s'humanisait pour son adorateur. Dès
lors, explosion. Les écritures confrontées chez la reine, à l'honneur
de madame de Longueville (cependant un ami de celle-ci crut prudent de
brûler les lettres). La Montbazon, condamnée aux excuses par la reine
(donc, par Mazarin). De là une rage extraordinaire. Je ne sais combien
de gentilshommes, jusqu'à quatorze princes, viennent offrir leur épée
à la Montbazon contre le ministre.

Non pas que cette belle eût vraiment tant de chevaliers. Mais on était
déjà assommé de la tyrannie des Condé et de leur ami Mazarin, de la
vertu immaculée de madame de Longueville, de sa princerie
prétentieuse. Dans sa modestie fausse, on sentait déjà l'insolence du
héros que l'on attendait.

L'ancienne cabale de Monsieur, abandonnée par lui, les Fontrailles et
les Montrésor, maintenant amis de Beaufort, et que la cour appelait
les _importants_, avaient, dès Richelieu, leurs traditions violentes,
la politique d'exécution pour trancher les noeuds embrouillés. Ils
furent d'avis de tuer ce nouveau Concini, sûrs que la chose serait
reçue avec applaudissement. D'accord avec les dames de Chevreuse et de
Montbazon, ils mirent cela en tête de l'_innocent_ Beaufort. L'affaire
était très-bien montée et infaillible. Elle manqua par madame de
Chevreuse, qui, pour éviter un combat, avertit un intime ami qui
commandait au Louvre de faire le sourd s'il y avait du bruit aux
portes. Mazarin, averti, obtint de la reine qu'elle fit arrêter
Beaufort et ses amis. Elle obéit, et donna l'ordre, en pleurant à
chaudes larmes sur Beaufort, comme sur un amant sacrifié. Mais déjà
Mazarin avait le pouvoir d'un mari[18] (2 septembre 1643).

         [Note 18: Le mariage secret de la reine et de Mazarin n'est
         affirmé positivement que par la duchesse d'Orléans, mère du
         Régent. Cependant il me semble à peu près certain. La reine,
         déjà fort dévote, et de plus en plus, n'eût pas tellement
         montré sa passion si elle ne l'eût crue légitime. Elle
         l'affiche pendant la Fronde avec une assurance
         extraordinaire. Elle l'avoue dans ses lettres à Mazarin,
         absent, avec l'effusion toute charnelle d'une épouse
         entièrement asservie par l'exigence du tempérament (Ravenel,
         _Lettres_; Walckenaër, _Sévigné_, deuxième partie, p. 471;
         Cousin, _Hautefort_, p. 95, et 471-482. Voir aussi dans les
         _Appendices de Saint-Simon_, t. XII, édition de
         Chéruel).--Les Mémoires témoignent que Mazarin se conduisait
         avec elle, nullement avec les égards d'un amant, mais avec la
         rudesse d'un mari indélicat, brutal.--Reste à expliquer
         comment Mazarin, cardinal, a pu l'épouser. Mais il y a des
         exemples de princes cardinaux que Rome a décardinalisés,
         lorsqu'une nécessité politique les obligeait de se marier. Il
         est très-possible que l'attachement dévoué et fidèle de
         Mazarin pour les Barberini tînt au secret de cette dispense
         qu'ils lui avaient sans doute obtenue de leur oncle. Du
         reste, il n'est pas nécessaire d'être prêtre pour devenir
         cardinal. Mazarin, d'abord officier dans l'armée du pape,
         puis négociateur, était alors un _abbate_. Mais ce titre
         n'engage à rien en Italie. «Je ne pense pas qu'il y ait
         preuve que Mazarin ait jamais été prêtre. Je n'en trouve
         aucune trace.» Cette assertion est grave; elle est du savant
         et exact M. Chéruel, l'éditeur de _Saint-Simon_. Combien nous
         avons à regretter que sa grande publication des _Lettres de
         Mazarin_ n'ait point paru encore!]



CHAPITRE XIX

GLOIRE ET VICTOIRE--TRAITÉ DE WESTPHALIE

1643-1648


_Puer triomphator._ C'est la devise d'une médaille qui ouvre le grand
règne. Le nourrisson royal reçoit les clefs de trente villes ou
villages du Rhin, où l'on n'entra que pour sortir. C'est de cette
fumée que Mazarin nourrit la France et la tint cinq longues années
immobile pendant qu'il la saignait à blanc.

Sous Richelieu, on n'en pouvait plus; son sage et économe surintendant
Bullion ne savait comment vivre. Mais l'homme de Mazarin, Émeri, le
sait; Fouquet, tout à l'heure, le saura en doublant, triplant les
dépenses. Des emprunts usuraires, l'impôt vendu d'avance, toutes les
ressources de l'avenir compromises ou détruites, un gouvernement de
joueur qui ne ménage rien, de joueur furieux, mais non pas tant
aveugle, qu'en jetant l'or par les fenêtres il ne remplisse aussi ses
poches.

Ce gouvernement trouve, en pleine famine, cinq cent mille écus pour
créer l'Opéra. Quel besoin plus urgent? Il faut en effet des
surprises, des changements à vue, des rêves et des illusions, tous les
mensonges de la scène, pour distraire d'une réalité désespérée.

La grande scène du temps, le triomphe du faux, c'est la guerre. Le
machiniste, c'est Condé.

Sans Condé, Mazarin n'eût pu se soutenir. Il fût mort étouffé dans le
mépris public. La bassesse frappante dans sa figure de beau laquais,
son langage grotesque, son insolence alternée de tristes reculades,
ses petites noirceurs de femme pour brouiller les gens entre eux, tout
cela l'eût bientôt perdu, malgré la reine. On savait trop comment il
fallait lui parler. Miossens, à qui il avait promis de le faire
maréchal, le rencontre sur le Pont-Neuf, l'arrête, lui promet cent
coups de bâton. «À la bonne heure, dit-il, voilà qui est parler!» Il
signe sa nomination. Miossens est _maréchal d'Albret_.

Pour qu'il durât, il fallait qu'on pût dire: «C'est un lâche, un
fripon, un escroc. Mais il _réussit_.» Lui-même n'eut pas d'autre
idéal. Quand on lui proposait un général, il ne demandait pas s'il
était brave, habile, mais seulement: «Est-il _houroux_ (heureux)?»

Être heureux, c'était chaque année frapper un coup brillant qui saisît
l'opinion. À quel prix? Peu importe. En concentrant tout sur un point,
dans une seule armée, et laissant le reste au hasard, par un grand
sacrifice d'hommes, chaque année, on frappait ce coup. Une bataille
sanglante, de nom sonore, occupait l'opinion. Qu'elle restât stérile,
sans résultat, qu'elle fût même suivie de revers, cela n'y faisait
rien. On avait le coup de trompette, le changement à vue, et le
miracle d'opéra.

La chose était plus facile qu'il ne semble. Il était arrivé en petit à
Richelieu ce qui arriva plus tard en grand à la Révolution, de mourir
à la peine, mais en mourant de laisser une épée, l'épée enchantée,
infaillible, pour gagner les batailles. En 1635, au début de la
guerre, Richelieu n'avait eu personne. Mais, en huit ans, par les plus
dures épreuves et de sanglants revers, un personnel s'était créé
d'officiers admirables et de passables généraux, plus, le maître des
maîtres, le modeste, le grand Turenne.

Il était jeune encore et en sous-ordre. Ce n'était point du tout
l'homme qu'il fallait à Mazarin. Il lui fallait non-seulement un
heureux capitaine, mais un très-grand acteur, qui, d'instinct, de
passion, avec une terrible âpreté, jouât chaque printemps la scène
émouvante que l'on attendait.

À vingt-deux ans, Condé avait déjà tout de la guerre, le brillant, le
sérieux, l'élan et la réflexion; de plus, la chose rare, très-rare
dans un jeune homme, une ténacité indomptable, une résolution fixe et
forte qui l'enracinait au champ de bataille. Tout cela parut à
Fribourg.

Néanmoins, la justice exige qu'on fasse une distinction quand on le
compare aux maîtres de la guerre de Trente ans, aux persévérants
militaires qui, toute leur vie, restèrent sur le terrain, et créèrent
l'art de la guerre; je parle des Mercy, des Turenne. Il fut un général
d'été.

Je m'explique. Ces savants généraux, les martyrs de leur art, avec des
armées peu nombreuses qu'il leur fallait industrieusement nourrir,
abandonnés pendant de longs hivers, firent face à des difficultés
incroyables, et souvent, à force de vertu militaire, de talent, de
génie, n'arrivèrent qu'à être battus. N'importe, en suivant bien leurs
campagnes, leur science profonde, leur divination surprenante des
pensées de l'ennemi, étonnent, remplissent de respect. On admire
jusqu'à leurs revers.

Telle ne fut pas la carrière de Condé. On le lançait aux beaux
moments, à l'instant favorable de la belle saison, avec de grands
moyens, qui, amenés par lui subitement, jetés sur le terrain, emportés
dans sa fougue, relevaient tout, opéraient la victoire.

Il ne faut pas dire seulement que les Condé étaient en faveur. Ils
étaient maîtres, et se donnaient les moyens qu'ils voulaient. Le vieux
Condé profitait des victoires de son fils pour grossir, gonfler sans
mesure sa monstrueuse fortune. Sous Richelieu, au moment où il attrapa
la dépouille de Montmorency, il demandait humblement, à genoux, des
terres, des abbayes, toute espèce de choses lucratives. Sous Mazarin,
Condé, mendiant fier et redoutable, exigea qu'à sa Bourgogne on
joignît le Berry et l'énorme gouvernement de Champagne, long de
cinquante lieues. Son gendre, Longueville, avait la riche Normandie.
Mais ce n'était pas assez. Il rêvait le Midi, rêvait l'amirauté, la
mer aussi bien que la terre. Il n'y avait pas à marchander; il
avançait toujours, il voulait tout.

La grosse armée, l'armée privilégiée, celle qu'on nourrissait (les
autres jeûnaient), était chaque année celle du duc d'Enghien. En mai
ou juin, emmenant une troupe leste, un gros renfort, parfois de huit
ou dix mille hommes, plus un tourbillon de noblesse, tous les jeunes
volontaires de France, il partait de Paris, volait à l'ennemi. Une
telle mise en scène exigeait un succès immédiat. Donc, sans tourner ni
rien attendre, souvent par le point difficile, on attaquait sur
l'heure, et on l'emportait à force de sang.

C'est l'histoire uniforme de Fribourg, de Nordlingen, de Lens.

La boucherie de Fribourg dura trois jours. Condé, qui avait en face la
très-petite armée du très-grand général Mercy, voulut attaquer par le
côté le plus glorieux, c'est-à-dire par l'inaccessible. Il refusa,
comme indigne d'un prince, l'offre qu'on faisait de le conduire
derrière et de lui faire tourner l'ennemi. Il amena tout son monde
heurter aux palissades impénétrables de Mercy, qui, derrière, tuait à
l'aise. Des masses énormes périrent là (3 août 1644). La nuit, Mercy
se déroba, et avec une habileté, un ordre admirable, se posta mieux
encore sur la Montagne-Noire, qui domine Fribourg. Nouvelle attaque
infructueuse. Condé revient tout seul à petits pas, tous ses amis
tués. À l'un d'eux qui vivait encore: «Ce n'est rien, dit-il, nous
allons recommencer, et nous y prendre mieux.» Alors, sept fois de
suite, on charge, quoi?... du bois, les abatis dont Mercy s'était
entouré, et l'on se retire à grand'peine.

Mercy était si bien où il était, qu'il n'en eût bougé de sa vie. Il
laissait les Français triompher de leur échec et s'empester de leurs
propres morts. À la longue, craignant pour ses vivres, il marcha, mais
si bien, choisissant son terrain si habilement, qu'on ne pouvait le
joindre qu'en marchant à la file. On le fit. On reçut de ce prétendu
fugitif une charge terrible, où il nous prit plusieurs drapeaux.

Cela s'appelle la victoire de Fribourg.

Nous perdîmes bien plus que Mercy. Mais il y eut un résultat moral.
L'Europe fut effrayée de la docilité du soldat français qui avait obéi
à ce point-là, s'aheurtant sans murmure à une chose impossible. Et on
fut effrayé du courage tenace, froid et furieux, impitoyablement
cruel, de cet homme de vingt ans qui enterrait là un monde de soldats,
de noblesse, tous ses amis, plutôt que de lâcher prise. Toutes les
petites villes du Rhin, dans cette terreur, ouvrirent, et Mayence
même, qu'on rendit, il est vrai, bientôt.

Pendant ce temps, échec en Italie, échec en Catalogne. On ne parla que
de Fribourg.

L'anniversaire de la bataille, le 3 août (1645), même histoire à
Nordlingen. Turenne languissait très-faible et venait d'avoir un
revers quand le secours lui vint, mais conduit par celui qu'on
chargeait tous les ans de gagner la bataille. Mercy, cette fois
encore, sut nous faire combattre quand et où il lui plut. Une fois, à
l'improviste, il nous coupe la route, nous canonne derrière un marais.
Une autre fois, trompés encore, nous le voyons qui nous attend dans un
poste très-fort, sur une colline. On l'attaque sur l'heure, de peur
qu'il ne se fortifie. Le terrain est mal reconnu. Enghien, repoussé à
gauche, tire des troupes de sa droite, et tant, que la droite
affaiblie entre en pleine déroute. Nos cavaliers coururent jusqu'à
deux lieues. La gauche, formée de nos Allemands, restait seule entière
sous Turenne[19]. Enghien, désespéré, la prend, et charge avec succès.
Mercy était tué. On ne sait autrement comme eût tourné l'affaire (3
août 1645).

         [Note 19: Le beau et modeste récit des Mémoires de Turenne
         indique fort bien cependant qu'avec le corps Hessois qu'il
         commandait, il sauva tout. Dans sa lettre à sa soeur, il lui
         annonce avec une satisfaction contenue que Condé, dans
         l'effusion de sa reconnaissance, le remercia solennellement
         devant l'armée. Condé n'en reste pas moins dans l'histoire
         «le vainqueur de Nordlingen.»]

La perte fut égale, quatre mille hommes de chaque côté. Et l'ennemi
s'en alla fièrement, sans être molesté, ayant détruit nombre de nos
canons. Tous nos officiers généraux tués ou blessés. On n'en fut pas
moins joyeux à la cour, la reine surtout. Mazarin fut plus grave.
Chaque victoire de Condé augmentait sa servitude, l'exigence et la
rapacité de cette famille. On ne savait plus trop, à force de donner,
s'il resterait au roi quelque chose.

Enghien était un maître insupportable, même pour ceux qui l'avaient
fait, qui avaient commencé sa gloire. Sur une observation de Gassion,
il lui adressa devant toute l'armée ces paroles brutales qui resteront
sur sa mémoire: «Ce n'est pas à vous à raisonner, mais à obéir. Je
suis votre général, et j'en sais plus que vous. Je vous apprendrai à
obéir comme au dernier goujat.»

La vengeance de Gassion, qui lui avait donné sa victoire de Rocroy,
fut de le faire triompher encore. Dans la campagne de Flandres, que
le duc d'Orléans commença et où Enghien eut l'adresse de le remplacer,
Gassion prit Furnes pour lui et l'aida à prendre Dunkerque (11 octobre
1646) en le couvrant de sa personne contre les Espagnols qui venaient
dégager la place.

Un an après, il fut tué. Ce grand homme de guerre, nullement
courtisan, et protestant jusqu'à la mort, n'en avait pas moins été
honoré de Richelieu. Il l'appelait _la Guerre_. Il ne fut, ne voulut
jamais être autre chose. Sa vie passa comme un boulet de fer, n'ayant
molli jamais. Il n'eut aucune connaissance des femmes, ne fut jamais
amoureux que du grand Gustave. Quelqu'un voulait le marier. «Je
n'estime pas assez la vie, dit-il, pour vouloir la donner à personne.»

Puisque nous sommes à parler de grands guerriers, parlons de Mazarin.
Ancien soldat du pape, voici qu'il fait la guerre au pape (Innocent
X). Non sans cause, vraiment. Le pape ne veut pas faire cardinal un
sot moine, frère de Mazarin. Celui-ci, qui n'a pas d'argent pour
nourrir nos armées, en trouve pour une si belle cause. Il arme une
grande flotte à Toulon, il y met six mille hommes, et expédie le tout,
non pas à Rome même, il est vrai, mais à côté, sur un point que
tenaient les Espagnols. Quelle joie d'effrayer Rome! quelle gloire
pour les Mazarini restés là-bas! Malheureusement tout manque. L'amiral
est tué. Le vent éloigne les vaisseaux. La petite armée mazarine
s'enfuit par la Toscane. Énorme dépense perdue.

Croyez-vous que cela l'arrête? Que fait l'argent à un grand coeur? Il
recommence, et il en vient à bout. La signora Olympia, qui régnait
pour le pape, apaise ce conquérant à bon marché, lui jette le
chapeau.

L'amiral tué était beau-frère d'Enghien. Celui-ci demande sa
succession comme chose due, l'amirauté et la Rochelle. Mazarin, fort
embarrassé, ne trouve qu'un expédient, c'est de faire la reine
amirale. Enghien, devenu Condé alors, ne se paye point de cela. Il
insiste, il exige. La brouille est imminente.

Mazarin timidement avait imaginé de lui créer un concurrent. Il avait
envoyé en Catalogne Harcourt, illustré par Turin. Bien armé et bien
appuyé, il eut quelques succès, mais vint échouer devant le roc de
Lérida, place déjà funeste aux Français. Les amis des Condé crièrent
qu'il y fallait Condé. Il se laissa persuader. Mazarin malicieusement
l'y envoya. Il y avait plus d'un obstacle. Le principal, c'est que les
Catalans ne voulaient plus de nous. Ils savaient qu'au congrès de la
paix européenne, Mazarin offrait tous les jours de les livrer, voulait
les vendre. Donc, la Catalogne tourna. L'Aragon arma contre nous.
Condé, avec sa confiance ordinaire, ouvre la tranchée avec des
violons. Le commandant de Lérida, aussi poli que brave, envoie au
prince des glaces pour le bal et des oranges tous les jours. D'autres
oranges toutefois pleuvaient comme grêle, et l'on n'avançait pas. Le
fer de nos mineurs rebroussait sur ce roc. L'armée d'Aragon
s'avançait. Bref, la chaleur venait, les maladies. Condé désespéré fut
obligé de s'en aller, et, pour se soulager le coeur, égorgea tout dans
une petite ville qu'il prit sur son passage. Il eût bien mieux aimé
égorger Mazarin.

Avec nos fameuses victoires, il était évident que l'Espagne avait
pourtant l'avantage. Deux ou trois fois, nous nous étions heurtés à
cette porte redoutable, Lérida, et toujours en vain. Nous ne nous
relevâmes que par les révolutions imprévues de Naples et de Sicile,
dont l'Espagne vint pourtant à bout. Résurrections tardives des
nationalités antiques. Le sublime corroyeur de Sicile, qui menait
tout, périt. Et de même, Mazaniello, le pêcheur roi de Naples. Elle
appela les Français, qui y coururent sous Guise, plus fou que le
pêcheur. Mazarin promit tout, ne tint rien, et fit le plongeon.

Ce grand ministre, aussi longtemps qu'il eut un sou, voulut la guerre
européenne, la continuation du gâchis militaire où il pouvait, de cent
façons, escroquer, faire sa main. Mais enfin Émeri lui dit qu'il avait
tout vendu, que personne, à aucun prix, ne voulait plus prêter, qu'il
fallait s'arranger. Mazarin, dès ce jour, se sentit pour la paix un
coeur humain, chrétien. Il l'avait jusque-là effrontément retardée de
toutes ses forces[20]. Nous avions fait attendre tout le monde au
congrès, où nous siégeâmes les derniers, et fîmes mille insolences
calculées pour rompre tout[21]. Nous y suivîmes la maxime admirable
que notre ambassadeur rappela à celui de Suède: «Qu'on était convenu
de se relâcher sur l'intérêt public, à proportion qu'on serait
satisfait sur ses intérêts particuliers.»

         [Note 20: Quand on n'aurait pas là-dessus le témoignage de
         Brienne et autres contemporains, on jugerait très-bien que
         les rôles de nos plénipotentiaires avaient été arrangés, que
         les impertinences du belliqueux Servien, en opposition avec
         la pacifique d'Avaux, étaient voulues par Mazarin pour gagner
         du temps et attendre quelque bonne circonstance. Celle qui
         vint, ce fut la paralysie financière, la ruine, la
         banqueroute, qui le mit hors d'état de profiter des
         révolutions de Naples et de Sicile. Puis, par-dessus tomba la
         Fronde, la révolution de Paris. Mazarin n'avait rien
         prévu.--La guerre avait duré si longtemps qu'on en avait
         oublié la cause, la spoliation du Palatin, l'oppression du
         Rhin (ce paradis devenu un désert. V. Turenne _passim_),
         l'exécrable extermination de la Bohême. Tout fut approuvé,
         sanctionné au profit de l'Autriche et de la Bavière. Victoire
         réelle des catholiques allemands sur nos alliés protestants.
         Que signifie donc ce sot enthousiasme de quelques-uns sur
         l'impartialité du traité de Westphalie, sur cette fondation
         de l'équilibre de l'Europe, sur la gloire de la France, etc.?
         Il n'y eut aucun équilibre. Le parti catholique resta le plus
         fort en Europe, jusqu'à ce que l'Angleterre eût fini sa
         longue trahison, jusqu'à ce que la France, ruinée par Louis
         XIV, eût cédé l'ascendant aux puissances protestantes.]

         [Note 21: Mazarin continuait la guerre, mais la reine eût
         fort désiré s'arranger avec l'Espagne. Cela ressort des
         lettres inédites et fort amusantes d'un général des Capucins,
         Innocent de Calatagiron, qui se charge de rétablir la paix de
         l'Europe. Il explique lui-même avec beaucoup d'audace et de
         forfanterie comment il se glisse partout et fait la leçon aux
         reines et aux rois. Il s'adresse au duc d'Orléans, à sa fille
         Mademoiselle, aux dames d'honneur, etc. Il croit les avoir
         toutes _remplies du saint désir de la vengeance de la
         religion en Allemagne_ et de la nécessité de la paix
         générale. Les moyens de cette paix sont peu pacifiques. _Il
         en faut d'extraordinaires et de terribles_, il faut
         exterminer ce qui n'est pas catholique. La reine Anne
         d'Autriche lui dit qu'elle ne demanderait pas mieux que de
         faire la paix et de se rapprocher des Espagnols. «_Alors, mon
         caractère, mon habit, me firent tout oser_;» je lui dis qu'il
         ne suffisait pas de le désirer, qu'il fallait le faire,
         l'ordonner à ses ministres,» etc. Ailleurs, la reine lui dit
         qu'elle a donné ses ordres à ses plénipotentiaires: «_Je me
         mis alors à genoux pour rendre grâce au ciel. Elle
         s'agenouilla aussi et ne voulut se relever qu'après
         moi._»--Le Capucin croit alors avoir tout fait. Il finit
         fièrement en disant: «_Ego plantavi.... Illustrissimus
         dominus Nuntius rigabit._»--Ce Capucin infatigable court et
         va partout, en Bretagne, à Bordeaux, en Espagne. La foule le
         suit, l'environne comme un messager de paix, l'étouffe
         presque: «C'est sans doute en punition de mes péchés, mais
         ils devinent toujours où je vais passer.» Ce concours de
         monde est chose incroyable, effrayante: c'est comme une
         insurrection. «Et il y en aura une, si on fait trop attendre
         la paix.» (E, 1035.) Extraits des _Archives du Vatican_,
         conservés à nos Archives de France, carton L, 386.]

Je reviendrai sur ce grand replâtrage où tout le monde, excédé et
lassé, se désista de ce qu'il avait si longtemps défendu. Nous
gardâmes les conquêtes de Richelieu sur l'Empire, quelques morceaux
d'Alsace. Mazarin resta un grand homme et un politique profond qui
avait finalement étendu le royaume.

Mais pouvait-on garder ce qu'on avait pris à l'Espagne? La question
restait tout entière. Elle ne fut nullement tranchée par la bataille
de Lens, une des meilleures de Condé qui firent admirer le plus et son
tact militaire, et son héroïque intrépidité.

Avec cela, il avait le coeur gros, et il en voulait mortellement à
Mazarin, croyant qu'il l'avait perfidement envoyé contre ce roc de
Lérida pour s'y casser le nez.

Un soir, à je ne sais quelle comédie où était le prince, un
impertinent siffle. On voulait l'empoigner. Il s'évanouit dans la
foule en décochant ce trait: «On ne me prend pas.... Je suis Lérida.»

Cette rage de Condé n'a pas peu aidé à la Fronde.



CHAPITRE XX

LE JANSÉNISME--LA FRONDE

1648


La France de Mazarin, décorée au dehors des drapeaux de Rocroy, et au
dedans dévastée, ruinée, me rappelle ces vieux palais délabrés de
Venise dont le perron triomphal de vingt marches de marbre et dont la
porte aussi me semblaient faire bonne figure sous leurs armes
héroïques[22]. Mais au rez-de-chaussée, jadis plein d'amiraux, de
vaillants capitaines, vous ne trouviez que trois coquins qui y
prenaient le frais. Par un escalier magnifique, vous montiez, l'odorat
saisi (chaque palier servant de latrine). Et, dans cette saleté, sous
des toiles d'araignée, quelque bon vieux tableau pourtant, tout
noirci, se montrait encore. En cherchant bien, vous trouviez dans un
bouge un escroc d'intendant avec un brocanteur, vendant les derniers
meubles. À force de monter, vous auriez découvert dans quelque galetas
l'héritier, joli garçon malpropre et mal peigné, vautré tout le jour
sur un lit dont les draps passent à l'état de dentelle, à quoi
travaille de son mieux le jeune seigneur, prenant plaisir à agrandir
les trous, y passant le pied ou la jambe, ou enfin se levant le soir
pour s'amuser à quelque farce où il jouera Mascarille ou Scapin. On
travaille du reste à son éducation. L'_abbate_ le régale de contes
gras, et, le soir, l'intendant, s'il ne lui fait courir les filles, le
travestit en fille et le mène je n'ose dire où.

         [Note 22: Ce que je dis ici de Venise est un souvenir bien
         ancien de ma première jeunesse. Grâce à Dieu, ce peuple
         héroïque s'est bien relevé. La Venise de Manin n'a guère
         ressemblé à celle-là.]

Nous venons presque de redire, mot à mot, ce que Laporte, valet de
chambre dévoué, confident de la reine, raconte de l'éducation que
Mazarin donnait au jeune roi, de l'abandon, de la misère où il était,
du plaisir qu'il avait à jouer les valets, etc., etc.

La reine disait en 1643 que Mazarin n'était pas dangereux pour les
femmes, qu'il avait _d'autres moeurs_. Deux ans après, elle lui confie
son fils.

La lutte du pauvre valet de chambre pour garder cet enfant (dans
l'abandon dénaturé où le laisse sa mère) pour en faire un honnête
homme, malgré tout le monde, est une chose très-belle à lire.

Laporte essaye d'apprendre un peu d'histoire de France au roi de
France; il lui lit Mézeray. Mais Mazarin se fâche. On verra ce qu'il
lui apprit.

Le jeune roi était très-beau, bien né et bien doué, sans grand éclat
d'esprit, mais d'un bon jugement. Il préférait Laporte, malgré toutes
ses sévérités. Il leur fallut chasser cet honnête homme pour que
l'enfant cédât aux vices.

On verra, Laporte chassé, comment allèrent les choses, et dans quel
bourbier allait tomber l'enfant, si de bonne heure il n'eût eu des
maîtresses. Les femmes le sauvèrent de l'effroyable éducation de
Mazarin.

La révolution de la Fronde, songeons-y bien, fut une révolution
morale. On a fort obscurci ceci. Mais il faut le tirer à clair. Plus
on était dévot au culte, à l'idolâtrie royale, moins on pouvait
laisser cette innocente idole, sur qui portait la destinée d'un
peuple, aux mains d'un homme dont la reine elle-même ne contestait pas
l'infamie.

La Fronde, au total, fut la guerre des honnêtes gens contre les
malhonnêtes gens[23].

         [Note 23: Par quelle faiblesse d'esprit, par quelle
         impuissance de critique, nos contemporains ont-ils été
         admirateurs exagérés de Port-Royal, etc., et dénigreurs
         méprisants de la Fronde? Et qui ne voit que c'est la même
         chose? Il y eut des deux côtés de bonnes intentions, de
         l'honnêteté, des vertus (vertus intrigantes, cabaleuses,
         disputeuses, si l'on veut). Au total, un médiocre génie. La
         grande fureur d'Arnauld contre les calvinistes est ridicule,
         avec tant de côtés communs. Le jansénisme, faible
         résurrection de saint Paul, de saint Augustin, et, en
         plusieurs points, de Calvin et Luther, a nui beaucoup, en ce
         qu'il a donné une petite porte à l'esprit de liberté qui
         s'est fait tout petit pour passer là. Un seul, bizarre et
         contrefait, mais grand, Pascal, s'est fait écraser au
         passage.--Du reste, il faut appliquer à toute l'Église du
         XVIIe siècle ce que j'ai dit en parlant de la guerre, au
         sujet des petits grands hommes comparés aux vrais géants.
         Qu'est-ce que c'est que ses prédicateurs illustres, ses
         éloquents controversistes, devant Newton et Galilée? Gloire,
         gloire aux inventeurs! Les autres doivent rester bien loin
         derrière et en grande modestie.]

Lenet, l'homme des princes et l'ennemi des parlementaires, qui ne
déguise pas leurs sottises, déclare pourtant qu'ils furent en général
«des hommes de _grande vertu_.»

Que la corruption d'idées entrât dans ces familles, même celle des
moeurs chez les jeunes magistrats qui imitaient la cour, je ne le nie
pas. Mais les habitudes étaient honnêtes et régulières, et la vie
sérieuse, laborieuse. Et tranchons tout d'un mot dont on sentira la
portée: la _vie noble_, la fainéantise, avait tout envahi; les
_magistrats seuls travaillaient_.

Regardez sur la Seine, au quai de la Cité, en vue de la Grève, une
vieille maison triste et tournée au nord. Là demeurait celui dont les
Mémoires se moquent, le courageux Broussel, un bon, digne et grand
citoyen.

Harlay et Molé, intrépides, n'en ont pas moins molli, on l'a vu et on
va le voir, au vent corrupteur de la cour. Leurs enfants en furent
cause, et leurs mauvaises affaires, et leur besoin d'argent. Ils
avaient cent mille francs par an. Broussel n'eut pas de tels besoins;
il avait quatre mille livres de rente, et ne voulut point davantage.
Avec cela, il éleva une grosse famille et vécut honorablement.

Ce n'était plus le temps des grands jurisconsultes. On n'aurait plus
vu des princes d'Empire régler des successions d'États indépendants
sur la consultation d'un avocat de Paris. Un radotage immense
d'ordonnances non exécutées entravait, embrouillait le champ légal,
laissait aux juges un arbitraire sans bornes. Pauvres, ils donnaient à
qui ils voulaient des millions, et voyaient la cour à leur porte.
Jamais le Parlement n'eut plus besoin de probité.

Broussel ferma sa porte, ou ne l'ouvrit qu'aux pauvres. Il avait alors
soixante-quatorze ans, dont trente-six en 1610, à la mort d'Henri IV.
Il en garda l'impression, et pour toujours resta l'adversaire de la
cour, l'ennemi des ennemis de la France. À sept heures du matin, ce
doyen des grondeurs venait siéger au Parlement, auprès du rêveur
Blancménil, pur utopiste et fou, non loin de l'ambitieux et
très-dissimulé Longueil, du président Charton, honnête, borné et
violent, d'une vulgarité proverbiale, qui finissait toujours par un
mot attendu et risible: «J' dis ça.»

Broussel n'était pas ridicule. Tous ses avis étaient marqués d'un
caractère de simplicité forte et courageuse, nullement exagérée, quoi
qu'on ait dit. C'est le défaut contraire qui le fit échouer, lui et le
Parlement. Les révolutions étrangères qui avaient lieu alors, loin
d'enhardir, terrifièrent ces pauvres gens de bien. Celle d'Angleterre
leur fit horreur en leur montrant le billot de Charles Ier. Celles de
Naples et de Sicile leur firent peur; ils crurent voir de la Grève ou
de la Grenouillère sortir un Mazaniello. Bref, leur modération les
mena, par une voie étrange, au terrorisme; quand les princes
égorgèrent Paris, ils se trouvèrent sans force, sans espoir ni
ressource que de subir le Mazarin.

Broussel était-il janséniste? Je ne le vois pas. Mais il l'était de
moeurs. L'austérité du jansénisme, sinon son dogme, avait fait
d'honorables progrès dans le Parlement.

Cette fronde religieuse avait précédé la fronde politique, et
indirectement y aida fort. Le jansénisme était l'aîné. Déjà alors il
était constitué. Il avait son Pathmos au monastère des vertueuses et
disputeuses dames de Port-Royal. Son saint Jean fut le grand martyr
Duvergier de Hauranne, le prisonnier de Richelieu. Sa nuit de
Pentecôte est celle où, le corps du martyr étant encore exposé à
Saint-Jacques, la mère Angélique arme son chapelain d'un rasoir, et
lui dit: «Je veux, je veux les mains de M. de Hauranne, les mains qui
consacraient le pain de Dieu pour moi.» Il obéit. Le sacrilége pieux
s'accomplit dans l'église. Et, du moment que la relique est déposée à
Port-Royal, les langues se délient, le génie polémique, jusque-là
contenu dans les énigmes de Du Hauranne, éclate, strident et
provocant, par la voix des Arnauld.

Le manifeste fut le beau livre, grave et fort, incisif, contre la
_Fréquente communion_, contre la prostitution quotidienne que les
Jésuites faisaient de l'hostie, faisant litière du corps de Jésus et
le prodiguant aux pourceaux. L'effet fut saisissant, le contraste
violent et terrible, le Calvaire retrouvé pour l'effroi des marchands
du Temple, la pâle tête du Crucifié et sa sainte maigreur foudroyant
l'embonpoint ventru du père Douillet. Les Jésuites tombent à la
renverse. Éperdus, sachant trop que leur galimatias ne les sauvera pas
de ce livre, ils trottent à Saint-Germain, vont pleurer chez la reine,
chez le bon cardinal. De fripons à fripons, on s'aide et on s'entend.
Ce Mazarin, qui fait la guerre au pape pour que son frère ait le
chapeau, dès qu'il ne s'agit que de Dieu, est plus Romain que Rome; il
lâche et cède tout. Scandaleuse ignorance de la tradition de la France
dans un homme qui la gouvernait. Il fait décider par la reine qu'un
Français doit aller à Rome, et soumettre sa doctrine au pape,
c'est-à-dire aux Jésuites, contre qui son livre est écrit.

La Sorbonne réclame. Le Parlement réclame, toutes les chambres du
Parlement veulent s'unir, s'assembler. Alors notre homme prend peur.
Vite il s'explique, excuse sa sottise par une sottise: il n'a pas
voulu soumettre un Français au jugement de l'étranger, mais _éclaircir
à l'amiable_ un point de théologie (1644).

Il faut la guerre pour pêcher en eau trouble. Mazarin vivait de la
guerre et d'une victoire annuelle de Condé, qui lui donnait la force,
à l'intérieur, de faire la guerre aux bourses:

1º Guerre aux propriétaires. Il trouve un vieil édit fait le lendemain
de l'invasion de Charles-Quint quand on venait de craindre un siége,
lequel défend d'étendre les faubourgs. Mais Paris, en cent ans, avait
grossi, grandi, débordé de tous côtés. Les pauvres logeaient dans
cette banlieue, sous des maisonnettes de boue qu'ils se faisaient
eux-mêmes. Un matin, les gens du roi, avec des troupes, viennent
_toiser_ ce Paris nouveau qu'on va abattre si l'on ne paye sur
l'heure. L'effet fut si terrible, que Mazarin d'abord eut peur et
recula. Condé lui mit du coeur au ventre par sa bataille de
Nordlingen. Mazarin reprend le marteau. Tous ces infortunés accourent
au Parlement, pleurent, se mettent à genoux, prient qu'on ne les
jette pas dans la rue pour camper l'hiver sous le ciel. Un homme
s'attendrit, le président Barillon, vieil ami et défenseur de la reine
dans ses adversités. Il plaide pour ces pauvres propriétaires
mendiants, et le soir il est enlevé avec quatre ou cinq autres,
enfermé, non en France, mais à Pinerolo, sous la neige et le vent des
Alpes, et il y meurt dans quelques jours (1645).

On se le tint pour dit. Le Parlement, tout à coup raisonnable,
enregistre devant le roi, non-seulement la ruine de Paris, mais une
fournée de dix-huit autres édits.

2º Cet impôt et dix autres, spécialement un emprunt forcé, ayant mis à
sec les propriétaires, on passe aux _non-propriétaires_. On frappe une
_entrée sur les vivres_ (1646). Bel impôt, disait Émeri (l'homme de
Mazarin), impôt égal pour tous, qui fait payer les riches. Comme si
c'était même chose pour celui qui n'a rien et qui cherche chaque jour
le pain qu'il mettra sous la dent! La Sicile avait armé pour l'impôt
des farines, Naples pour celui des fruits, le dernier aliment du
pauvre (1647). Paris, sans un pareil motif, n'eût pas eu le mouvement
universel et violent qui décida les Barricades.

L'_entrée_ sur les consommations rendit la tyrannie sensible, expliqua
la révolution. Paris, sans idée, sans parti, dans la torpeur de la
misère, se réveilla par l'estomac.

Mazarin, cette fois, ne craignit pas le Parlement. Il croyait tenir
les magistrats par leur fortune même et l'avenir de leurs enfants. La
Paulette, la garantie qui leur assurait la succession des charges
achetées, expirait le 1er janvier 1648. Ils avaient tout à craindre.
Ils n'en défendirent pas moins courageusement toute une année le pain
du peuple[24].

         [Note 24: Voilà la moralité de la Fronde parlementaire, et la
         gloire de nos magistrats. MM. les rieurs peuvent rire à leur
         aise. Cela est très-beau et très-sérieux, et cela est
         incontestable. Il faut seulement bien remarquer les dates.
         Nos pauvres magistrats ne montrèrent pas beaucoup de génie,
         dans toute l'affaire, mais une incontestable honnêteté. Retz
         ne montre ni l'un ni l'autre, quand il se moque du bon
         président Blancmesnil, qui, admis au conciliabule et voyant
         sur la table le traité avec l'Espagne, «crut voir
         l'holocauste du Sabbat.» Le niais ici, c'est Retz. Comment ne
         voit-il pas que l'Espagnol se moquait de lui? Si la
         conscience ne lui dit rien, le bon sens devrait lui dire que
         le chat emploie sa patte de singe pour tirer les marrons du
         feu. Il est curieux de voir un homme d'autant d'esprit être
         le jouet de tous, surtout des femmes. Madame de Bouillon
         (avec permission de son mari) l'amuse et le captive, lui lie
         le pouce, lui tire du sang, etc. Madame de Longueville se
         joue de lui aussi, dans l'intérêt de ses amants. Il n'est pas
         jusqu'à la _grosse Suissesse_ (Anne d'Autriche) qui ne fasse
         de la coquetterie avec lui, dans leurs nocturnes rendez-vous,
         au profit de Mazarin. C'est le plus spirituel de tous dont
         justement rit tout le monde.]

L'inquiétude était générale dans une classe nombreuse, et vraiment la
plus respectable. Il y avait en France quarante-cinq mille familles
qui, directement ou indirectement (veuves, enfants, parents, alliés),
pouvaient être ruinées par le refus de cette garantie. Mazarin employa
ce moyen de terreur, il refusa la garantie, envoya le roi au
Parlement, et fit enregistrer de force sept édits qui créaient de
nouveaux magistrats ou bien affamaient les anciens. On ne leur
continuait les charges achetées qu'en les empêchant d'en vivre, les
laissant quatre années sans gages. Beaucoup ne vivaient d'autre chose;
on leur ordonnait de mourir de faim.

Toutes les compagnies souveraines de Paris, soumises au même
retranchement, les Aides, les Comptes et le Grand Conseil, envoient
demander au Parlement association, _union_. Une assemblée générale se
formera par députés dans la Chambre de Saint-Louis, et l'on y
appellera les députés du Corps de ville. Le but est posé nettement: la
réformation de l'État (13 mai 1648).

Que la Chambre des Comptes, celles des Aides, ces compagnies
paisibles, eussent quitté leurs dossiers, leurs calculs, pour
commencer la guerre; que l'instrument de la cour, le Grand Conseil,
s'unît avec le Parlement! cela renversait toute idée, c'était la fin
du monde. Les choses mortes elles-mêmes, les papiers et les chiffres,
s'étaient levés d'indignation et avaient pris la voix.



CHAPITRE XXI

LE PREMIER ÂGE DE LA FRONDE--LES BARRICADES--LA COUR, APPUYÉE SUR LA
FRONDE, EMPRISONNE CONDÉ

1648-1650


Une chose grave à observer dans l'histoire des révolutions, c'est de
savoir si les acteurs parlent avant ou après le repas. Aux assemblées
publiques, les séances du soir, pour cette raison, sont toujours
orageuses. Anne d'Autriche dînait à midi, et dînait fort (Motteville).
De là, ses paroles violentes, ses hasardeux _spropositi_, qui, dans
une révolution plus sérieuse, l'eussent mise sur la voie de Charles
Ier.

Au début de la Fronde, elle lança, à l'étourdie, un mot qui pouvait
faire crouler le trône, faire regarder en face l'infaillibilité
royale: «Dites-moi, avant tout, prétendez-vous borner les volontés du
roi?»

Qu'eût répondu Cromwell? Heureusement pour elle, elle avait affaire à
Talon. Ce bon avocat général, au nom des magistrats, recula; il
frémit «d'_entrer en_ _jugement_ avec le souverain.... Ils ne peuvent,
ils ne doivent décider une telle question, pour laquelle il faudrait
_ouvrir les sceaux et les cachets de la royauté, pénétrer dans le
secret de la majesté du mystère de l'Empire_.»

Le galimatias de Talon couvrit l'imprudence de la reine. Elle put, à
son aise, braver, gourmer le Parlement, lui donner des nasardes. Un
jour, elle voulait le faire pendre. Et quand? Précisément au jour où
peut-être, sans lui, le peuple aurait forcé le Louvre.

On dit que le Parlement fit la Fronde. Il serait bien plus vrai de
dire qu'il l'empêcha et la fit avorter. La question, sans lui, se
serait posée autrement. La reine, allant tous les lundis ouïr la messe
à Notre-Dame, y trouvait à la porte un peuple de femmes qui lui
criaient: «À Naples!» la menaçant d'une révolution radicale et
napolitaine. La presse fut tout d'abord très-franche et très-sincère.
Nombre de petits livres racontèrent la vie intime de la reine sous
Louis XIII. Mais le Parlement tint pour elle et tâcha de la protéger.
En laissant courir les mazarinades, il châtia, et même de mort, les
écrits trop sincères. Il voulut à tout prix sauver le _secret de la
majesté du mystère de l'Empire_. Deux imprimeurs auraient péri en
Grève si le peuple ne les eût sauvés.

Donc, contemplons, sans trop nous émouvoir, une révolution sans issue,
sans résultat possible, dont la stérilité confirma la France dans
l'amour du repos _quand même_, la résignation à la mort, que dis-je?
l'amour pour la mort même et pour l'anéantissement. Rien autre chose
qu'une répétition un peu vive de la danse éternelle, du triste menuet,
que le Parlement exécute devant la royauté, s'avançant deux pas,
reculant de trois, enfin tournant le dos.

Le Parlement, sans bien sans rendre compte, trahit le peuple, lui-même
amusé et trahi par ses chefs, le président Molé, et le très-remuant,
très-brouillon Retz, coadjuteur de l'archevêque de Paris. Le vieux
Molé, mené par ses enfants, jouait sa compagnie en parlant fort et
haut pour elle, mais, en toute chose grave, suivant l'intérêt de la
cour.

Mazarin attendait l'armée. Après un petit essai de violence qui ne
réussit pas, il sentit qu'il n'y avait rien à faire qu'à mentir et
plier, gagner du temps. La reine eut beau pleurer tout une nuit. Il
céda, toléra l'arrêt d'_union_, permit aux compagnies de s'assembler,
de réformer l'État.

Le pouvaient-elles réellement? Une constitution, bâtie en l'air, sans
base (ni élection, ni jury, etc.), écrite sur le sable par des gens
qui avaient acheté leurs charges, serait-elle sérieuse?

Ils y écrivirent, il est vrai, les deux garanties principales, _celle
de la personne_ (nul arrêté sans être interrogé dans les vingt-quatre
heures); _celle des biens_, nul impôt sans vérification parlementaire.

Mais, même dans les choses bonnes, leur incapacité parut. En vertu du
dernier article, ils firent précisément ce que désirait Mazarin,
annulèrent ses traités avec les financiers. La cour n'osait faire la
banqueroute. Le Parlement la fait pour elle, la sanctifie, la canonise
par le grand mot de bien public. Mazarin avait emprunté à tout le
monde, et ne pouvait ni ne voulait payer. Le Parlement, tête baissée,
se jette sur les financiers, sans voir que derrière eux se trouve la
masse des petites gens qui, par leurs mains, ont prêté à l'État.
Dispense de les rembourser. Bref, le gouvernement est libéré, et la
reine, plus douce, commence à croire qu'il y a quelque bien dans la
révolution.

Une autre faute insigne du Parlement, c'est de vouloir supprimer les
_intendants_, la grande création du dernier règne. Ces rois commis, il
est vrai, étaient lourds, et, sous Mazarin, aussi voleurs que leur
maître. Cependant, en les supprimant, qui eût pris le pouvoir? Les
gouverneurs de provinces, les vieilles puissances féodales qu'avait
écrasées Richelieu.

Avec quelques concessions, Mazarin endormait le Parlement, quand la
question suprême fut précisée, formulée par le vieux conseiller
Broussel: 1º _remise au peuple d'un quart des tailles_; 2º l'_intérêt
de tous les parlements mêlé_, et soutenu par le Parlement de Paris;
refus de celui-ci d'être seul garanti pour la possession de ses
charges (4 août 1648).

La ruse était vaincue par la sincérité. Mazarin fit le mort. Il
attendit son salut de l'armée. Quoiqu'il fût mal avec Condé, une
victoire de Condé le relevait. On pouvait l'espérer. Car l'Espagne,
accablée par ses quatre révolutions (Portugal, Catalogne, Naples,
Sicile), obligée de faire face de tous côtés, n'avait pas grande force
en Flandre. L'archiduc, étant sans argent, sans vivres, sans
munitions, fut lent à se mouvoir. Condé put faire une marche
hasardeuse en défilant par les marais; il eut le temps de faire six
lieues de circonvallation pour prendre une ville. L'archiduc
cependant, lui ayant pris Lens, l'avait obligé (19 août) à une
retraite difficile qui fut près d'être une déroute. Le 20, il
l'attaqua. Condé certainement était prié, pressé par la cour de livrer
bataille. Voyant les Espagnols quitter leur bonne position et venir à
lui, il hasarda de faire ce que fit le roi de Suède à Lutzen; il
commanda aux Français de recevoir le feu et de ne pas donner à
l'ennemi le temps de recharger. Notre infanterie égala la suédoise. La
première lignée fut rompue. Lui-même attaqua la seconde dix fois de
suite, et fut admirable de valeur et de présence d'esprit. Victoire
complète, cinq mille prisonniers, trois mille morts.

La reine, ivre de joie, ayant reçu soixante-treize drapeaux espagnols,
ne daigna plus rien ménager et se moqua des peurs de Mazarin. Celui-ci
voulut toutefois que, si on se jetait dans les hasards de violence, on
ne le fît que sur l'avis de l'homme qu'il détestait le plus, Chavigny
(fils de Richelieu?), sur qui il pût se rejeter si la chose tournait
mal.

Chavigny avait soufflé le feu de son mieux dans le Parlement. Consulté
pour l'éteindre, il fut pourtant fidèle aux traditions violentes de
l'autre règne, et dit, ce que voulait la reine, qu'il fallait arrêter
les chefs.

Cela était très-hasardeux. La reine en chargea, non le vieux Guitaut,
mais son neveu, un jeune homme à elle, Comminges (dont nous avons
parlé), et le chargea de lui donner, au péril de sa vie, cette
jouissance et cette vengeance personnelle. En sortant à midi du _Te
Deum_, elle lui dit d'une voix émue: «Va et que Dieu t'assiste!»

Il n'y avait pas loin à aller. Des six qu'on devait arrêter, le plus
populaire, Broussel, demeurait à deux pas, sur la Seine, au port
Saint-Landry. Il n'avait pas été au _Te Deum_ de la bataille (_De
profundis_ des libertés publiques). Il venait de faire son sobre
repas; il était au milieu de sa famille, cinq enfants, dont deux
jeunes demoiselles à marier. Comminges entre et montre son ordre; il
faut partir, Broussel doit le suivre tel qu'il est, en pantoufles.
L'aînée des demoiselles prie en vain. Comminges n'entend rien et
l'enlève.

Il était fort aimé; ses domestiques poussèrent des cris affreux. Il
n'en avait que deux: une vieille servante, qui, par la croisée sur la
Seine, appela les mariniers, et un petit clerc, qui se mit à courir
après la voiture de Comminges, criant: «Aux armes! aux armes! on
enlève M. Broussel!» Rue des Marmousets, un banc de notaire fut jeté
par la fenêtre, et ailleurs autre chose, si bien qu'au quai des
Orfèvres le carrosse tomba en pièces. Comminges prit celui d'une dame
qui passait. Le maréchal de la Meilleraye, soldat brutal à qui ce
gouvernement d'Arlequin venait de donner les finances, craignant les
pierres, fit tirer aux fenêtres. Une femme et deux hommes furent tués.
Alors ce fut une grêle. La Meilleraye ne s'en tira qu'en tuant encore
un crocheteur d'un coup de pistolet.

À point se trouvait là le coadjuteur de l'archevêque, Gondi (ou Retz),
qui confessa le crocheteur agonisant dans le ruisseau. Le peuple fut
touché, et pria le prélat d'aller au Louvre et de demander Broussel.

C'est justement ce qu'il voulait. Il s'était mis là tout exprès, dans
ses habits pontificaux, devant la statue d'Henri IV, pour bénir et
prêcher la foule. Les Gondi, créés par Catherine et conseillers
principaux de la Saint-Barthélemy, durent à ce grand exploit d'être à
peu près héréditaires dans l'archevêché de Paris. Mais ce dernier
Gondi eût voulu davantage, être en même temps gouverneur de Paris,
unir les deux puissances.

Il travaillait la ville par les curés, qui, dans cette grande misère,
maîtres absolus de l'aumône, distributeurs de pains, de soupes, etc.,
traînaient après eux des masses affamées. Avec un archevêque
gouverneur de Paris, ils croyaient y régner, comme au temps de la
Ligue.

Cela les rendait aveugles et sourds quant aux moeurs du petit prélat.
Fanfaron, duelliste, plus que galant, basset à jambes torses, laid,
noiraud; un nez retroussé. Mais les yeux faisaient tout passer,
étincelants d'esprit, d'audace et de libertinage. Peu furent cruelles
à ce fripon; il supprimait les préalables et sauvait l'ennui des
préfaces.

Il croyait qu'au Palais-Royal on solliciterait son secours. Mais la
reine se moqua de lui. Il eut le chagrin et la rage de prêcher la paix
en s'en allant, quand il voulait la guerre. Il calma un moment le
peuple, mais pour mieux l'exciter la nuit.

La cour avait fait dire que les bourgeois s'armassent. Ils arment le
27, contre la cour. Malheur à ceux qui ne l'eussent fait! Le peuple
était levé, et il fit un ouvrage énorme, _douze cents barricades en
douze heures_[25]. Il n'avait guère besoin de Retz. Ce fut toutefois
une de ses maîtresses, la soeur d'un président, femme d'un capitaine
bourgeois, qui, ayant chez elle le tambour du quartier, le fit battre
et donna l'exemple. Un des amis de Retz, capitaine aussi de quartier,
le maître des comptes Miron, battit le tambour de son côté. La journée
fut lancée.

         [Note 25: Cela est sérieux et suppose une redoutable
         unanimité. Rien d'analogue jusqu'au grand jour de la prise de
         la Bastille. Que serait-il arrivé si Retz et le Parlement
         avaient réellement lâché la Révolution, la presse, non contre
         le faquin étranger, mais contre la reine, de manière à
         établir ses trahisons, ses avis donnés à l'ennemi, etc. On
         tenait à Paris deux femmes qui savaient tout et auraient tout
         dit, madame de Chevreuse et madame de Guéméné. La reine
         n'avait aucune idée de la prise qu'on avait sur elle. Tandis
         que la Fronde mettait des gants pour la combattre, elle
         montra une violence, une férocité que sa vie antérieure n'eût
         pas fait deviner. Elle insista plusieurs jours pour faire
         mourir le premier qu'on fit prisonnier. Elle l'eût fait. Mais
         les siens avertirent ceux de Paris, qui prièrent la reine
         d'épargner ce malheureux, en faisant entendre pourtant tout
         doucement qu'eux aussi ils avaient des prisonniers qu'ils
         pourraient faire mourir. (Retz, p. 100.)--Elle savait à qui
         elle avait affaire. Ni Retz, ni le Parlement, ni Condé, ne
         voulaient d'États généraux, ni de révolution sérieuse.
         Cromwell, qui avait envoyé à Retz un homme sûr, vit bien vite
         que toute l'affaire était ridicule. Ce Catilina
         ecclésiastique, mené par les femmes, avait pour agents des
         curés et des bedeaux, des habitués de paroisse. Il veut
         relever les libertés de France; avec quoi? avec un clergé et
         une assemblée du clergé qui, par son obstination à fermer sa
         bourse, s'est montré et déclaré le véritable ennemi de
         l'État. Au moment de l'explosion, Retz ne sait ce qu'il fera,
         il l'avoue. Il allait écrire à l'Espagne, dit-il? mais _il
         attend Condé_; puis, sur quelques coquetteries de madame de
         Longueville, il se jette de ce côté-là, et croit, contre
         Condé, pouvoir créer l'automate Conti. Et c'est dans cette
         indécision pitoyable qu'il fait le fier contre Cromwell, _le
         méprise_, dit-il. Cromwell avait dit un mot fort et profond,
         modeste, qui semblait un aveu: «On ne monte jamais si haut
         que quand on ne sait où l'on va.» Ce mot, dit Retz, à
         l'horreur que j'avais pour lui ajouta _le mépris_.--Lui, le
         petit bonhomme, il sait bien où il monte et ce qu'il veut: il
         veut monter d'abord à devenir _gouverneur de Paris_. Première
         chute; l'Italien rusé, au premier pas, lui fait donner du nez
         à terre. Puis, ce profond ambitieux veut être _cardinal_ de
         Rome, et c'est pour cela qu'il fait l'amour à Anne
         d'Autriche. Seconde chute; ce chapeau, pour lequel il trahit
         la Fronde, lui tombe sur la tête et l'écrase définitivement.
         On le fait cardinal, mais c'est pour le mettre à
         Vincennes.--Tous ces ridicules de conduite et cette petitesse
         de nature n'empêchent pas que ses confessions (c'est plus que
         des Mémoires) ne soient le livre capital et primordial de la
         nouvelle langue française. Ce piètre politique est un
         admirable écrivain.]

Le Parlement, la veille, avait décrété contre Comminges. Le 27, à six
heures, la cour, audacieuse et timide, prenant l'heure matinale et
croyant que Paris n'est pas levé encore, envoie le chancelier casser
l'arrêt. La foule est déjà là. On le poursuit, on le pousse. Il se
cache. Il était mort s'il ne se fût jeté dans un hôtel; le chef de la
justice fût trop heureux d'entrer dans une armoire.

La Meilleraye le dégage. Poussé lui-même, en grand péril, le
maladroit, d'un coup de pistolet, tua une femme qui portait une hotte.
Le peuple s'empara, au quai de la Ferraille, de tout ce qui tomba sous
sa main.

Cependant le Parlement va en corps au Palais-Royal redemander ses
membres à la reine. Elle venait de dîner. Rouge, emportée, elle dit
avec un geste de furie: «Je les rendrai, mais morts.» Et elle passe
dans sa chambre grise, claquant la porte au nez du Parlement.

Ils reçurent cela tête basse. Mais il fallait retourner. Pour faire
ouvrir la première barricade, ils mentirent, dirent que la reine
donnait espoir, et ils mentirent aussi à la seconde. À la troisième,
un garçon rôtisseur, mettant sa broche au ventre du président Molé,
lui dit: «Retourne, traître! Tu seras massacré si tu ne nous ramènes
Broussel ou Mazarin!»

Vingt ou trente conseillers s'enfuirent par les ruelles. Le reste
retourna. Mais cette femme insensée, pleine de viande (et peut-être de
vin), parlait de faire accrocher aux fenêtres cinq ou six des
parlementaires qui venaient la sauver. Les princesses, qui se
mouraient de peur, se mirent à genoux devant elle, et Monsieur même.
Mazarin tremblait et priait. Ce qui la décida, ce fut la reine
d'Angleterre, qui avait déjà vu de pareilles fêtes à Londres, et dit
que Mazarin touchait au destin de Strafford.

Il se le tint pour dit, fit sceller une lettre de cachet pour délivrer
Broussel. Et, pendant que le peuple était tout occupé de cette lettre
et de sa victoire, notre homme, déguisé sous la perruque et l'habit
gris, avec des bottes de campagne, alla respirer hors Paris.

Le 28, à dix heures, ramené dans le carrosse du roi, Broussel fit son
entrée. Les barricades tombaient devant lui, et le peuple attendri
baisait ses mains et ses habits. Le bon vieillard pleurait à chaudes
larmes. Il reprit place au Parlement, en grande modestie, et proposa
qu'on décrétât la suppression des barricades.

Funeste excès de confiance. Le peuple, tout en obéissant, sentait
trop que rien n'était fait. Mazarin ôta dix millions de tailles. Mais
l'armée revenait. Quand il l'aurait en main, que ferait-il? Au moment
même, le peuple prit une masse de poudre qu'on tirait de la Bastille.
La cour arme pendant qu'il désarme, et déjà prépare au jour de la paix
le moyen de le massacrer.

Les scrupules des parlementaires faisaient obstacle à tout.
Blancmesnil, mandé par Retz à un conciliabule de résistance, vint,
mais dit: «Les ordonnances veulent qu'un magistrat n'opine que sur les
fleurs de lis, en public, et sans consulter.»

Mazarin avait tout rejeté sur Chavigny. Il le fit arrêter (13
septembre). Cela étonna, effraya les amis qu'il avait au Parlement, et
le président Viole, renvoyant terreur pour terreur, demanda qu'on
renouvelât l'ordonnance contre Concini pour défendre aux étrangers de
se mêler du gouvernement.

Le Parlement sortit comme d'un songe. Il saisit, il comprit enfin ce
que la foule disait depuis un mois: «Il faut aller au Mazarin.»

Le peuple des barricades, le 28 août, avait manqué d'un chef. Molé,
Retz, l'avaient amusé. Cette révolution, aveugle et sans yeux, n'ayant
de chef sincère qu'un pauvre octogénaire, détournée de son but par
l'intrigue des curés, ayant pour centre un avorton de prêtre, ne
pouvait qu'être une triste contre-épreuve d'un triste original, la
tragi-comédie de la Ligue. L'ascendant des donneurs d'aumônes la
baptisait assez de son vrai nom, une insurrection de misère et la
révolution du ventre.

Cependant le jour même un élément nouveau surgit. Le Parlement,
apportant à la reine ses remontrances, trouve près d'elle l'insolence,
la violence, la brutalité militaire. Ce jour, 22 septembre, Condé
était revenu. Il menace le Parlement. Il suivait son instinct, la
haine de la loi; car lui-même ne savait pas encore ce qu'il ferait.
D'une part, il avait besoin de Mazarin pour dépouiller son frère
Conti, en hériter, le jeter dans l'Église et lui donner le chapeau.
L'avarice le mettait du côté de la cour. Mais l'ambition lui faisait
écouter les paroles de Retz, qui le tirait au Parlement, et le mena la
nuit chez Broussel. Enfin le prince à double face comprit que, pour
forcer le Parlement à accepter un chef militaire, pour s'emparer de la
révolution, vierge encore et trop scrupuleuse, il fallait d'abord être
du parti de la reine, assiéger et forcer Paris.

C'est le vrai sens de la conduite de Condé. Mazarin eût voulu éviter
la violence. Il traita à Munster, 24 octobre, et, le même jour, il fit
accepter les articles du Parlement. Mais le premier était la
diminution de l'impôt, la défense de le vendre d'avance aux partisans.

Article violé aussitôt qu'accepté. Donc, point de paix. L'armée
enveloppe Paris, insultant, ravageant comme en pays ennemi. La reine,
à trois heures du matin, le 6 janvier 1649, emmène le roi hors de sa
capitale. Elle est libre, elle est gaie et toute à sa vengeance. Ordre
au Parlement d'aller siéger à Montargis.

Le Parlement, toujours inconséquent, n'ouvre point la lettre royale,
et il envoie au roi. Il proteste de sa soumission, et il arrête qu'on
se munira d'armes et de subsistances. Il en charge l'Hôtel de Ville,
dévoué à la cour, prêt à trahir Paris.

Comment résister à Condé? La première idée de Retz fut d'appeler
contre lui les Espagnols; la seconde fut de lui opposer sa soeur même,
madame de Longueville, qui tenait sous la main, gouvernait Conti, son
jeune frère, fortement épris d'elle.--Idée sotte. La soeur et Conti
n'avaient de crédit, d'importance, que comme un reflet de Condé.

N'importe. Le généralissime sera le bossu Conti, ou bien plutôt sa
soeur, alors enceinte, qui campe et accouche à l'Hôtel de Ville.

Cet hôtel, fort petit alors, entasse et réunit je ne sais combien de
puissances contraires,--d'abord la trahison, le prévôt des
marchands;--madame de Longueville, le roman et le bel esprit;--madame
de Bouillon, ou l'intrigue espagnole;--enfin, le pauvre vieux Broussel
et quelques conseillers chargés de surveiller. Ce sera bien merveille
si ces influences opposées ne s'annulent l'une par l'autre. Nous
sommes sûrs d'avoir une révolution parleuse et sans action.

La fuite du roi avait effrayé le Parlement, mais point le peuple. Il
n'eut que de la fureur, nul abattement. Donc, on pouvait tourner bien
autrement les choses, briser l'Hôtel de Ville d'abord, y mettre une
autorité sûre, au lieu de le remplir de femmes, et, tout en armant
Paris, acheter l'armée allemande que commandait Turenne. Paris l'eût
eue pour un million (et qu'est-ce qu'un million pour Paris?). Il n'en
coûta pas la moitié à Condé et à Mazarin pour la débaucher.

Le Parlement, en tout cela, agit faiblement, gauchement. Le blâme en
est surtout au vrai chef de Paris, à son petit prélat, son tribun
tonsuré, qui, sous sa calotte, couvrait plus d'esprit que de sens,
plus de saillies que de cervelle.

Leur langage à tous est curieux dès qu'on parle du peuple. Condé dit:
«Si je ne m'appelais Louis de Bourbon... Mais je suis prince du sang,
et je dois ménager le trône.» Retz dit: «Si je n'étais le chef du
clergé de Paris....» Il a peur évidemment d'aller trop loin et de
faire tort à l'hérédité épiscopale de la dynastie des Gondi, surtout
de manquer le chapeau.

Le siége de Paris dura trois mois (janvier, février, mars). Peu de
combats, beaucoup d'intrigues. Le peuple, au début, avait reçu, adopté
avec enthousiasme le beau et blond Beaufort, échappé de prison, brave
et sot, étourdi, bavard, ne sachant couvrir sa nullité de discrétion
et de silence. Ses non-sens et son ineptie ne déplurent pas au peuple.
La candeur apparente lui fait pardonner tout.

Paris était trahi dans les deux sens, pour la cour, pour l'Espagne. Le
prévôt des marchands et autres étaient pour Mazarin. Madame de
Bouillon, souveraine absolue de l'esprit de son mari, ne voulait rien
que recouvrer Sedan, et croyait l'obtenir en faisant peur des
Espagnols. Elle obtint de Bruxelles, non un ambassadeur, mais un moine
qu'elle habilla en cavalier et fit recevoir du Parlement (19 février
1649). Cet envoyé assura hardiment que le roi d'Espagne avait tant de
respect pour le Parlement de Paris, qu'il le voulait arbitre de la
paix générale, juge entre les couronnes. Le Parlement ne mordit pas à
cet excès de flatterie. Il était inquiet. Huit jours auparavant, la
cour avait déclaré qu'on se passerait de lui, que les tribunaux
inférieurs jugeraient sans appel, et que l'_on convoquerait les États
généraux_. Cet épouvantail des États, la menace de la suppression des
charges qui faisaient leur fortune, décourageaient fort les
parlementaires.

Le héros, d'autre part, Condé, qui n'avait pas fait grand exploit,
inclinait lui-même à la paix. Le 5 mars, on ouvre des conférences. Et,
brusquement, le 11, le président Molé déclare au Parlement qu'il a
signé le traité.

Il avait signé sans pouvoir. Avec un autre maître plus sérieux que le
parlement, il l'aurait payé de sa tête. Il était évident qu'en
précipitant les choses on livrait tout. Mazarin, qui tenait le roi,
n'avait qu'à donner des paroles; nulle garantie; la Fronde étant
dissoute, il allait se moquer de la crédulité des négociateurs.

Il eût fallu attendre encore. Les provinces, plus lentes, se
décidaient, suivaient Paris. Les parlements accédaient un à un. M. de
la Trémouille promettait d'envoyer du Poitou dix mille hommes, et
Longueville autant de la Normandie. On eût pu, par cette terreur,
obtenir quelques garanties. Ce traité finit tout. L'armée de Turenne,
voyant mollir Paris, traita avec la cour et s'arrangea pour quelque
argent avec Mazarin et Condé.

La France put savoir alors ce qu'il en coûte d'avoir fait un héros,
un prince à la Corneille, vivant dans le sublime, ne parlant aux
mortels que du haut des trophées. Sa soeur, madame de Longueville, de
même était passée à l'état de déesse. L'un et l'autre, dans l'Empyrée,
ne distinguaient plus les humains de si haut qu'avec un sourire de
mépris. Les grands attendaient à leur porte, et des heures. Quand on
était reçu, c'était avec des bâillements.

En réalité, que voulait Condé? Se faire le chef de la noblesse contre
la cour? Les nobles trouvaient dur d'être traités ainsi. Commencer une
nouvelle Fronde? Il eût fallu ménager les parlements; il menaça les
députés de celui d'Aix de les faire périr sous le bâton. Visait-il à
une principauté indépendante, comme plus tard il la voulut des
Espagnols? Ou bien songeait-il à enlever à Monsieur la lieutenance
générale? Il est difficile de deviner ce qui se passait dans cette
tête bizarre.

Il ne tenait à rien. On vit plus tard qu'il eût très-volontiers changé
de religion, s'offrant alors d'une part à Cromwell pour se faire
protestant et avoir une armée anglaise, de l'autre au pape pour qu'il
l'aidât à se faire élire roi de Pologne.

Les Condés, en 1609, avaient dix mille livres de rente, et en 1649,
outre les terres de Montmorency, ils tenaient une partie énorme de la
France:

1º Par le grand Condé, ils avaient la Bourgogne, le Berri, les marches
de Lorraine, une place dominante en Bourbonnais qui surveillait quatre
provinces;

2º Par Conti, la Champagne;

3º Par Longueville, mari de leur soeur, la Normandie;

4º Enfin l'amirauté, et Saumur, place dominante d'Anjou, étaient au
frère de la femme de Condé; ils vaquèrent par sa mort et furent
revendiqués par eux comme un héritage de famille.

Plus tard, ils négocièrent pour la Guienne et la Provence.

Cette furieuse faim des Condés, qu'on ne savait comment apaiser,
servit d'excuse à Mazarin pour se créer aussi quelque établissement.
La reine comprit bien qu'un contrepoids devenait nécessaire, qu'à la
dynastie des Condés il fallait opposer la dynastie des Mazarins.

Jusque-là c'était un homme seul, sans famille, sans racine en France.
Un matin, il fait arriver sept nièces à la fois. La première sera pour
Mercoeur, l'un des Vendômes; la seconde, pour le fils du duc
d'Épernon. Ce pauvre homme pour doter l'une trouve six cent mille
livres. Pour l'autre, il s'attire sur les bras la haine de tout le
Midi que foulait d'Épernon, il hasarde la guerre civile.

Condé lui fit beau jeu, allant de sottise en sottise. Pour une
question de tabourets, il blesse toute la noblesse.

Pour faire donner une place à Longueville, il met la main sur Mazarin,
lui tire la barbe et lui dit: «Adieu, Mars.»

Enfin il se fait fort de donner un amant à la reine, l'oblige par
menace de recevoir un fat, Jarzay, qui lui fait sa déclaration.

Brouillé avec la cour, le sage prince se brouille encore avec la
Fronde. Mazarin lui fait croire que les frondeurs veulent
l'assassiner. Condé accuse Retz et Beaufort, sur ce prétexte absurde,
au moment où ils auraient pu l'appuyer contre Mazarin (décembre 1649).

On croit écrire l'histoire de Charenton, mais moins folle encore que
honteuse. Le procès de Condé tombe au milieu d'un soulèvement des
rentiers, contre lesquels le Parlement autorise une suspension de
payement. Et ce procès révèle une création nouvelle de Mazarin, qui
depuis a fleuri, celle des agents provocateurs et des témoins gagés.

Condé avait tenu, dans l'affaire de Jarzay, la conduite d'un fou
furieux. Il dit: «Je le ramènerai, le tenant par le poing; je forcerai
la reine à le recevoir.» Cet excès d'insolence la décida. Elle écrivit
à Retz de venir la trouver la nuit. Elle lui offrit le cardinalat,
s'appuya de cette Fronde, tant détestée, contre le tyran commun. On
résolut d'arrêter les trois princes, Condé, Conti et Longueville. On y
fit consentir Monsieur.

Mais Mazarin n'eût pas trouvé la pièce bonne s'il n'y eût mêlé une
farce. Il tira de Condé, sous un prétexte, sa signature pour une
arrestation, s'amusa à lui faire ordonner sa captivité.

Ce grand acte se fit fort aisément et sans cérémonie. Les princes
vinrent d'eux-mêmes se mettre dans la souricière. Arrêtés par Guitaut
et Comminges, ils furent menés la nuit par une petite escorte de vingt
hommes à Vincennes (18 janvier 1650).

La soeur de Condé, la fière madame de Longueville, naguère si
populaire, fut trop heureuse de se sauver. Mais, avant de partir, elle
eut le temps de voir l'allégresse publique, les transports du peuple
et les feux de joie.



CHAPITRE XXII

SECOND ÂGE DE LA FRONDE.--LA COUR, APPUYÉE PAR LA FRONDE, CHASSE CONDÉ

1650-1651


Le héros sorti de la scène, elle appartient aux héroïnes. Nous allons
voir les femmes, à peu près seules, mener la guerre civile, gouverner,
intriguer, combattre. Grande expérience pour l'humanité. Belle
occasion d'observer cette translation galante de tout pouvoir d'un
sexe à l'autre. Les hommes traînent derrière, menés, dirigés, en
seconde ou troisième ligne. À la tête de chaque parti, je vois ces
nobles amazones, les Clorindes et les Herminies.

S'il n'y a pas beaucoup de suite, si tout remue, varie, ne vous
étonnez pas. Elles sont filles d'Éole et tournent volontiers au vent
de la passion. Ne les blâmons pas trop. Le vrai tort est à la nature.
Ces brillantes guerrières n'en sont pas moins soumises aux révolutions
de Phoebé. La femme la plus héroïque est pourtant sous le poids d'une
fatalité naturelle; délicate de corps, d'imagination vive, faible
souvent, et parfois lunatique.

La première héroïne, comme toujours, est madame de Chevreuse, mère
complaisante, qui, fournissant sa fille au jeune prélat de Paris, plus
que personne mène la Fronde. À elle l'honneur principal de cet acte
hardi, l'arrestation du grand Condé.

Mais la plupart des femmes sont du parti de celui-ci. Son malheur, un
roman tout fait, remue les coeurs généreux et sensibles. La gloire
sous les verrous! Le héros pris en trahison et prisonnier de qui? De
l'abbate Mazarini. Toute la dépouille des Condés distribuée aux sbires
du favori, la Normandie à Harcourt, la Champagne à L'Hospital, etc.
Une alliance monstrueuse entre le roi et le peuple. La reine maintient
la Bastille dans les mains du fils de Broussel; elle donne aux
magistrats les hauts emplois, et, ce qui est plus fort, aux rentiers
même la surveillance des rentes! Renversement de toutes choses! La
noblesse de France ne va-t-elle pas se soulever?

Mais rien ne bouge. Ni les clientèles militaires de Condé, ni ses
nombreuses seigneuries, ni ses places, ses gouvernements, ne prennent
parti. Bien loin de là, madame de Longueville, qui croit remuer la
Normandie, y est repoussée partout. Elle fuit aux Pays-Bas, tourne à
l'est; elle englue Turenne, mais ni lui ni elle ne peuvent rien qu'en
s'adressant aux Espagnols, pour qui madame de Bouillon travaille de
son mieux à Paris. Pendant que la belle amazone perd son temps,
chevauche et parade, un secours plus direct et bien plus énergique fut
donné à Condé du côté où il eût espéré le moins, de sa maison de
Chantilly. Il y avait laissé sa vieille mère et sa jeune femme, son
fils âgé de sept ans. Mazarin hésitait à faire arrêter ces deux
femmes, craignant l'opinion. La mère vint se cacher à Paris, et, un
matin, apparut dans le Parlement, suppliante, versant force larmes,
descendant aux prières, aux flatteries et jusqu'aux bassesses.

Mais le plus étonnant fut le courage inattendu de la femme de Condé,
cette jeune nièce de Richelieu, tant méprisée, avec qui il coucha par
ordre, et dont l'enfant fut fils des volontés absolues du ministre.
Elle s'était confiée à un homme de capacité, l'auteur des beaux
Mémoires, Lenet. Il la sauva de Chantilly avec son fils, la mena
d'abord à Montrond, forte place des Condés, puis, craignant d'y être
assiégé, droit à Bordeaux. Le parlement de Guienne était brouillé à
mort avec le Mazarin, qui soutenait le gouverneur, cet Épernon à qui
il s'obstinait d'allier sa famille. Grande fut l'émotion de la ville
et du Parlement de voir cette dame de vingt-deux ans, sous les habits
de deuil, cet enfant innocent, qui, porté dans les bras, les prenait
par la barbe de ses petites mains, leur demandant secours pour la
liberté de son père. Le cortége de la princesse n'y gâtait rien, formé
de grandes dames, jeunes pour la plupart et charmantes.

L'explosion fut vive, comme toujours, dans les foules du Midi. Mais
le récit même de Lenet laisse voir parfaitement le peu de fond
qu'avait ce semblant de révolution populaire. Le peuple, misérable,
espérait avoir par les princes des débouchés à l'étranger qui feraient
mieux vendre les vins et l'aideraient à vivre. Il domina le Parlement,
emporta tout par la terreur. Bouillon et la Rochefoucauld, les
conseillers de la princesse, étaient d'avis de laisser mettre en
pièces un envoyé du roi. Lenet craignit que cet acte, un peu vif, ne
la rendît moins populaire. Deux ou trois fois le peuple faillit
égorger le Parlement, dont la minorité fut tenue sous le couteau.
L'Espagne promettait de l'argent, et l'on avait la simplicité de la
croire. Elle donna à peine une petite aumône. Cependant Mazarin, ayant
paisiblement occupé et la Normandie et la Bourgogne, les gouvernements
des Condés, s'acheminait vers la Guienne avec l'armée royale. Les
Bordelais se montrèrent intrépides, un peu troublés pourtant de voir
que les soldats allaient vendanger à leur place. Tout se mit à la
paix. La princesse ne se maintenait plus que par l'appui des
va-nu-pieds, qu'elle faisait boire et danser la nuit, et qui lui
hurlaient aux oreilles cent choses sales contre le Mazarin; ils les
lui faisaient répéter, à elle et à son fils. Cet avilissement où elle
tombait lui fit désirer la paix à elle-même, accepter la permission de
sortir de la ville qu'on lui donnait, avec de vagues promesses de la
liberté de Condé (3 octobre 1650).

Bien loin de les tenir, Mazarin, au contraire, éloigna ses prisonniers
de Paris, les transporta au Havre. La fortune semblait travailler pour
cet homme. Dans cette année où il avait tout oublié, tout négligé
pour l'affaire de Bordeaux, presque perdu la Catalogne, compromis la
Champagne même, délaissée, sans défense, il fut sauvé de l'invasion
par un événement fortuit, l'obstination héroïque d'un certain Marois,
qui arrêta quarante jours les Espagnols devant Mouzon, une mauvaise
place, à peine fortifiée. Ils rentrèrent en quartier d'hiver. Mazarin
eut beau jeu pour guerroyer seul à coup sûr. Maître de tout, rien ne
l'arrête. Il ramasse en décembre tout ce qu'il a de force au Nord,
avec son armée de Guienne. Son homme, Du Plessis, entraînant sous ses
yeux cette grosse avalanche, fond sur Rethel, la prend avant que les
Espagnols eussent remué. Turenne, qui était avec eux, ne venait pas à
bout de leur lenteur. Ils viennent tard et mal. Mazarin veut, exige
que Du Plessis attaque; il lui faut, à tout prix, rapporter à Paris
une belle bataille contre les amis de Condé. Dérision de la fortune:
c'est Turenne qui est battu. Mazarin a défait Turenne (15 décembre
1650)!

Ingrat de sa nature, Mazarin s'était méconnu, avait tourné le dos aux
frondeurs dès qu'il eut mis ses prisonniers loin de Paris. Son succès
de Bordeaux, sa victoire de Rethel, lui portèrent à la tête. Il crut
décidément qu'il n'avait que faire d'eux. Qui cependant avait gardé
Paris pendant sa longue absence, qui, sinon les chefs de la Fronde,
sinon Retz, la Chevreuse? Ils avaient endormi et trahi la révolution,
sur l'espoir du cardinalat promis par Mazarin à l'amant de
mademoiselle de Chevreuse.

Une chose parut cependant, c'est qu'à ce moment même où Mazarin
paraissait le plus fort, rapportait dans Paris les drapeaux espagnols,
il n'y avait de force réelle que dans la Fronde, trahie, vendue,
tournant au vent des intérêts de ses chefs.

En un mois, ce vainqueur, ce héros monté sur sa victoire, a perdu
pied; il glisse, il enfonce, il se noie.

Le 30 janvier 1651, sur quelques mots hardis du Parlement, notre
homme, se croyant très-fort, compare cette compagnie au parlement de
Londres; il s'emporte devant Monsieur, parle de Cromwell et de
Fairfax. La reine, violente d'elle-même et violente de servilité pour
son heureux vainqueur, folle de son laurier de Rethel, met les ongles
au nez de Monsieur, qui se sauve éperdu, jure qu'il ne remettra jamais
les pieds «chez cette furie.»

On saisit ce moment. Retz et les amis de Condé s'étaient réconciliés.
Conti devait payer la liberté que lui rendrait la Fronde en prenant
une fille salie, la jeune Chevreuse, avec qui vivait le coadjuteur. La
vieille Fronde de Retz et des Chevreuse adopte la nouvelle Fronde des
amis de Condé, des gens d'épée, des nobles. Ce monstre des deux
Frondes, associant deux choses hostiles et inassociables, naquit dans
le lit de mademoiselle de Chevreuse, par les soins de sa mère, qui la
livrait et faisait de sa honte le lien des partis.

Quoi qu'il en soit, le monstre hétérogène n'en éclata pas moins avec
une invincible forme. Les gens d'épée, en nombre, s'assemblent. Au
Parlement, sur cette injure de Cromwell et Fairfax, s'élève l'aigre
cri des Enquêtes, et bientôt le tonnerre du peuple. Mazarin, sans
savoir comment, se sent levé de terre, et si léger, qu'il ne tient
plus à rien. Bref, le 6 février, il perd la tête, il part seul du
Palais-Royal, seul, lorsqu'il pouvait sans obstacle emmener le roi.
Les portes étaient ouvertes, nul obstacle. Par excès de prudence, il
jugea qu'une femme, un enfant, retarderaient sa fuite, en rendraient
le succès douteux.

Comme on admire toujours ce qui réussit, plusieurs sont parvenus à
trouver dans cette lâcheté une politique profonde. Qui ne voyait
pourtant que les portes, ouvertes le 6, pourraient être fermées le 9,
le jour où il avait remis la fuite de la reine et du petit roi?

En contant cette belle histoire, on est tenté de croire qu'il n'y a
plus de mâles en France, plus de virilité que sous la jupe. Il faut
une femme pour dire qu'on doit fermer les portes de Paris; c'est la
jeune Chevreuse. Il faut une femme, celle de Monsieur, pour signer
l'ordre; il n'ose le faire. On s'agite, on s'éveille, on s'arme la
nuit du 9; on pénètre au Palais-Royal. Mais une femme suffit pour
finir tout et endormir le peuple. La reine, avertie, a le temps de
débotter l'enfant royal, de le remettre au lit. Il dort ou fait
semblant. Les innocents bourgeois admirent ce bel enfant, leur roi
(déjà si bon acteur); ils retiennent leur souffle, s'en veulent
d'avoir troublé ce sommeil d'innocence, et, s'écoulant sur la pointe
du pied, maudissent ceux qui les ont trompés et leur font passer la
nuit blanche (9 février 1651).

Mazarin courait vers le Havre, voulant devancer les frondeurs, et
lui-même délivrer les princes. À quoi bon? Ceux-ci voyaient bien qu'il
agissait contraint, forcé. Ils rentrent dans Paris, et ils le trouvent
charmé de les revoir. Condé sortait refait et rajeuni par son
malheur, embelli du roman de sa vaillante petite femme. Les plus
hardis des siens lui parlaient d'enfermer la reine et de se faire
régent, roi. Mais Mazarin en fuite avait, comme les Parthes, décoché
derrière lui un trait aigu qui vint passer à travers les partis, les
disjoindre, les affaiblir tous.

Deux assemblées existaient à Paris, dont on pouvait tirer parti contre
le Parlement. La noblesse était réunie aux Cordeliers, et le clergé
aux Augustins. La première assemblée comptait huit cents messieurs des
plus gros bonnets du royaume, princes, ducs, seigneurs. Les voilà qui
raisonnent, qui cherchent aux vieux temps, qui se rappellent les hauts
_plaids_ féodaux qui gouvernaient jadis, qui se demandent comment le
gouvernement est maintenant aux mains sales des gens de chicane, des
procureurs crottés. Ils en viennent à cet axiome: «La loi est
au-dessus du roi, au-dessus de la loi les États généraux.»

Chose admirable. Le clergé fait écho. Il adopte, sans sourciller, le
principe révolutionnaire. Évidemment, la facilité des États de 1614,
le peu de peine que les privilégiés avaient eue à les éluder, les
enhardirent cette fois, et ils n'hésitèrent pas à prononcer le mot
qui, dans un autre temps, leur eût fait dresser les cheveux.

Mort, bien mort était donc le maître (nous voulons dire le peuple,
nous voulons dire la France), pour que les valets orgueilleux, les
dilapidateurs de cette pauvre maison ruinée, risquassent de prononcer
le nom redouté du défunt et de danser sur son tombeau!

L'effet fut excellent. Le faquin l'avait bien prévu de la frontière,
quand il envoya ce mot d'ordre. Le Parlement informe sur les injures
de la noblesse. La noblesse veut jeter le Parlement à l'eau (mars
1651).

La reine prisonnière se retrouve si bien maîtresse, qu'elle ne daigne
consulter Monsieur, et seule change le ministère (3 avril). Qui pourra
y trouver à dire? Elle prend justement pour ministres les ennemis de
Mazarin, entre autres Chavigny, un ami de Condé. Elle lâche aux Condés
la Guienne, tout à l'heure la Provence. Elle lâcherait le royaume pour
brouiller Monsieur et Condé, briser l'unité des deux Frondes.

Condé, sorti de sa prison tel qu'il y est entré, borné, brutal,
aveugle, aide à cela, bien loin d'y mettre obstacle. Il oublie que la
vieille Fronde lui a seule ouvert la prison. Il ne veut plus que son
frère paye la rançon convenue, qui était d'épouser la maîtresse du
coadjuteur. On rompt brusquement et avec outrage avec les deux
Lorraines, les Chevreuse, mère et fille. Les valets, les agents
populaires du parti Condé, un savetier, Maillard, à la vue de ces deux
infantes, crient dans les rues ce que Paris savait. La demoiselle
s'évanouit presque. Du sang, il faut du sang, et «le sang de Bourbon
n'est pas trop pour laver l'affront fait au sang de Lorraine.» Il eût
fallu que le coadjuteur pût faire assassiner Condé. Il répugnait au
guet-apens. Toute la réparation qu'il imagine, c'est de remplir le
Parlement de gens armés à lui et de coupe-jarrets, qui, au besoin,
pourraient faire un massacre. Les Condés filèrent doux. Les deux
dames aux tribunes purent à leur aise triompher. Conti plia les
épaules en passant devant elles. Son savetier reçut quelques coups de
bâton. Retz, en contant cet exploit immortel, termine par ce grotesque
mot: «L'événement pouvait être cruel, me perdre de fortune et de
réputation... Je ne m'en suis pourtant pas fait reproche. Car ce sont
de ces choses que la politique condamne et _que justifie la morale_.»

Ce prélat respectable était alors de nouveau recherché par la reine,
qui le caressait fort dans sa jeune Chevreuse, «qu'elle baisait sur
les deux joues.» Il allait la nuit au palais en cavalier et en plumet.
On le rattrapait par l'espoir du chapeau, et par une idée qu'on lui
croyait fort agréable, comme devant venger les Chevreuse, l'assassinat
du grand Condé. La reine n'était pas moins altérée de vengeance. Condé
la jetait dans le désespoir en l'attaquant sur Mazarin, révélant ses
correspondances, la montrant gouvernée par lui dans ses actes et dans
ses paroles, cachant ses envoyés aux greniers du Palais-Royal.

Jusque-là, Mazarin n'avait jamais paru féroce, il semblait moins
violent que la reine. Cependant la persévérance avec laquelle celle-ci
négocia la mort de Condé avec la Fronde, fait croire qu'il n'en
repoussait pas l'idée. Elle ne faisait rien de sa tête, rien sans
l'ordre du maître absolu. Ne pouvant vaincre les répugnances de Retz,
elle lui envoya, pour le convertir, d'abord ceux qui s'offraient pour
faire le coup, Hocquincourt et Plessis, enfin M. de Lyonne, agent
direct de Mazarin, qui lui fit honte de sa timidité. Ces braves
n'osaient agir, à moins que Retz n'assurât que son peuple, le peuple
frondeur, les sauverait du peuple des Condés.

Au total, la manoeuvre générale de la cour atteste la direction du
grand maître en friponnerie, qui du Rhin menait le Palais-Royal. La
reine avait d'abord tout lâché à Condé pour le perdre auprès de la
Fronde; puis, tourné aux frondeurs, pour tuer ou arrêter Condé. Retz
ayant refusé, on fit croire à Condé que c'était Retz qui demandait sa
mort.

D'autre part, celui-ci nous explique à merveille qu'il n'était guère
moins faux et guère moins hypocrite. Il était prélat populaire tout le
jour et frondeur; la nuit, il était cavalier empanaché et royaliste,
conseillant au Palais-Royal les mesures qui devaient le lendemain
annuler tout l'effet des mensonges et du bavardage qu'il allait faire
au parlement.

J'ai trop grand mal au coeur à conter tout cela. Il faut lire les
Mémoires du prélat, le voir triompher de sa honte, dire comment, sous
les yeux de sa Chevreuse, il disputait le pavé à Condé. Où cela, je
vous prie? Au sanctuaire de la Justice même, dans la première cour du
royaume et sur les fleurs de lis. Le prince, retiré à Saint-Maur et ne
se sentant plus appuyé dans Paris que par des criailleurs gagés,
revient pourtant avec ses gentilshommes menacer le coadjuteur.
Celui-ci est en force. Il ne craint pas de pousser aux dernières
épreuves la patience de Condé. Quatre mille épées sont tirées. Les
amis de Condé essayent d'étouffer, d'étrangler le petit prélat entre
un mur et une porte. Enfin, par un miracle, les épées rentrent au
fourreau. Le galant prêtre peut retourner vainqueur à Notre-Dame et
triompher chez la Chevreuse.

Condé a perdu terre. Il ne lui reste plus que la guerre civile,
l'appel aux révoltes de provinces, déjà manquées et improbables,
l'appel à l'Espagne impuissante, à l'Empereur, à Cromwell ou au
Diable.

La Fronde ayant rendu à Mazarin le service de chasser Condé, il
pouvait à son aise se moquer de la Fronde, manquer aux paroles
données, bafouer Retz et le parlement, rire du public, à qui on a
promis les États généraux.

Ces tours de gobelet n'étaient pas difficiles. La fatigue était
excessive. La France, accablée, alourdie, ne sentait plus sa tête,
n'avait plus conscience d'elle-même, et de bon coeur consentait à être
trompée. Jamais escamoteur n'eut spectateurs si débonnaires.

À treize ans et un jour, le roi était majeur et capable de gouverner.
Précocité miraculeuse de la dynastie des Capets! Louis XIV, né le 5
septembre 1638, a atteint ses treize ans. Il entend régner désormais.
Quel besoin d'États généraux? Un bon roi, pour son peuple, est la
première des libertés.

Le 8 septembre 1651, grande fête. Amples distributions de vivres. Le
vin pleut sur les places, et les saucissons pleuvent; on se bat pour
les ramasser. Le beau jeune roi, à cheval, ayant son petit frère à
côté (un joli visage de fille), s'en va au parlement avec la reine,
Monsieur, toute la cour. Il remercie la reine, la fait chef du
conseil, innocente Condé (absent cependant par prudence), mais déclare
Mazarin coupable et seul coupable. Lui seul a fait le mal dans la
régence. Défense au susdit Mazarin de revenir jamais dans le royaume.
Le roi entend qu'il soit banni et proscrit éternellement.

Le second acte de la Fronde finit en 1651, comme le premier en 1649.

Impuissante deux fois, la cour n'a garrotté le lion à la première, ne
l'a chassé à la seconde, que par le secours des frondeurs. C'est la
révolution, quoique avortée au premier acte et agonisante au second,
qui reste encore plus forte et plus vivace, plus prête à l'action.
C'est par elle que l'enfant royal peut rentrer dans Paris, et, par
ordre de Mazarin, amuser les frondeurs de la proscription de Mazarin.

Douce situation pour celui-ci, qui, d'avance, par la force du peuple,
a brisé l'épée de Condé. Que lui reste-t-il, sinon de faire encore
comme il a toujours fait pour ceux qui l'ont servi, de perdre Retz et
d'être ingrat?



CHAPITRE XXIII

FIN DE LA FRONDE[26]--COMBAT DU FAUBOURG SAINT-ANTOINE

         [Note 26: Pourquoi ai-je abrégé la Fronde? Pour l'éclaircir.
         Jusqu'ici elle reste obscure, parce que l'histoire y est
         restée l'humble servante des faiseurs de mémoires et des
         anecdotiers. L'histoire a été éblouie de tant d'esprit, de ce
         feu d'artifice de bons mots, de saillies; et moi, j'en levais
         les épaules. Un fléau me poursuit dans cette Fronde, le vrai
         fléau de la France, dont elle ne peut se défaire, la race des
         _sots spirituels_. Dans la très-vieille France, il n'y avait
         que certains terroirs, surtout nos hâbleurs du Midi, qui nous
         fournissaient des _plaisants_; mais, depuis Henri IV et
         l'invasion gasconne, tout pays en abonde. Tout le royaume,
         dans la Fronde, se met à hâbler. Le plus triste, c'est que,
         de nos jours, les historiens de la Fronde, de ses héros et de
         ses héroïnes, admirant, copiant ce torrent de sottises bien
         dites et bien tournées, égayant ces gaietés ineptes de leurs
         légèretés assez lourdes, ont réussi à faire croire à l'Europe
         que la France, plus vieille de deux siècles, et moins
         amusante, à coup sûr, n'a pas beaucoup plus de cervelle.]

1651


La Fronde est réputée, non sans cause, pour une des périodes les plus
amusantes de l'histoire de France, les plus divertissantes, celle où
brille d'un inexprimable comique la vivacité légère et spirituelle du
caractère national. Cent volumes de plaisanteries! toute une
littérature pour rire! Des bibliothèques entières de facéties!
n'est-ce pas régalant? Et on en retrouve tous les jours. En voici
quelques-unes qu'un jeune savant, M. Feillet, vient de retrouver à la
Bibliothèque:

«Il n'y a point de langue qui puisse dire, point de plume qui puisse
exprimer, point d'oreille qui puisse entendre ce que nous avons vu (à
Reims, à Châlons, Rethel, etc.). Partout la famine et la mort, les
corps sans sépulture. Ceux qui restent ramassent aux champs des brins
d'avoine pourrie, en font un pain de boue. Leurs visages sont noirs;
ce ne sont plus des hommes, mais des fantômes... La guerre a mis
l'égalité partout; la noblesse sur la paille n'ose mendier et
meurt.... On mange les lézards, des chiens morts de huit
jours....»--Ailleurs, en Picardie, on rencontre un troupeau de cinq
cents enfants orphelins et de moins de sept ans.--En Lorraine, les
religieuses affamées quittent leur couvent pour mendier. Les pauvres
créatures se donnent pour un morceau de pain (1651).

Nulle pitié. Une guerre exécrable, acharnée, sur les faibles. Une
chasse épouvantable aux femmes. En pleine ville de Reims, une belle
fille chassée par les soldats dix jours de rue en rue; et, comme ils
ne l'attrapent pas, ils la tuent à coups de fusil. Près d'Angers, à
Alais, à Condom, sur toutes les routes de Lorraine, tout violé, femmes
et enfants, et par des bandes entières, à mort! Elles expirent, noyées
dans leur sang.

Quoi de plus gai? Le duc de Lorraine, ce chevalier errant qui préféra
la guerre au trône, régale les nobles dames de ces récits honnêtes;
son armée galante, dit-il, est la providence des vieilles, etc. (V.
Haussonville).

Condé, sur un grand champ de mort, avait montré aussi une étrange
gaieté: «Bah! ce n'est qu'une nuit de Paris.»

Qui donne les détails de famine que l'on a vus plus haut?
Principalement les missionnaires envoyés de Paris par Vincent de Paul
pour porter à ce pauvre peuple les aumônes des dames charitables.
Secours minimes, en tout, six cent mille livres en six années.

En Picardie, on donne trois cents livres par mois pour dix-huit cents
personnes; donc, pour chacune, trois sous et demi par mois.

Vincent fut admirable, quelque peu qu'il ait fait. Ce qui étonne
seulement, c'est qu'ayant tant de coeur, dans ces extrémités qui font
tout oublier, il n'oublie pas son caractère de prêtre, et fait de la
confession catholique une condition de l'aumône. À sa recette des
soupes économiques que l'on distribuera aux pauvres, il ajoute qu'en
distribuant on leur lira des prières en latin, des _Pater_, des
_Confiteor_, des _Ave_, des _Credo_, et qu'on les leur fera «répéter
et apprendre par coeur.» Mais quoi! si cet homme affamé est luthérien,
calviniste, anglican, faut-il qu'il meure? faut-il qu'il abjure pour
manger?

Les dames continuent glorieusement leur généralat. Elles remontent à
cheval, et elles donneront des quenouilles aux hommes lassés ou
pacifiques, entre autres au grand Condé. L'intrigue de Paris, l'ennui
du Parlement, ses duels ridicules avec le petit prêtre, tout cela
l'avait rendu malade: «J'ai assez, disait-il, de la guerre des pots de
chambre.» Il était réellement un sauvage officier de la guerre de Trente
ans, et il se fût déprincisé pour s'en aller, comme le duc de Lorraine,
avec une bonne bande de voleurs aguerris, batailler en Allemagne. Ne le
pouvant, tenu, lié par sa maîtresse, madame de Châtillon, qui muselait
ce dogue, il eût accepté volontiers l'offre de Mazarin, de le laisser,
roi du Midi, dormir tranquillement en Guienne. Mais sa soeur ne le
voulait pas. Il eût fallu que madame de Longueville sortît du roman,
tombât au réel, rentrât en puissance de mari, dans l'ennui de la
Normandie. Donc, quand Condé fut en campagne, sa soeur et ses amis
firent entre eux un traité où ils l'abandonnaient, s'il faiblissait, et
lui substituaient, comme général, son petit frère bossu, Conti, élevé
pour l'Église, uniquement dévot aux beaux yeux de sa soeur.

Condé céda, et madame de Longueville emmena triomphante ses deux
frères, la Rochefoucauld, enfin ses lieutenants, à la conquête du
Midi.

Mais, contre son drapeau de couleur isabelle, la reine, au nord,
déploie le drapeau blanc, et, favorisée par la Fronde, mène une armée
au-delà de la Loire. Elle n'avait que quatre mille soldats, il est
vrai aguerris, de plus le roi, la jeune et blonde image de la royauté
pacifique, et du repos futur pour lequel soupirait la France. Condé
vit aller en fumée tout ce que ses amis lui promettaient pour
l'entraîner. Tout sur la route suivit l'enfant royal. Les recrues ne
tinrent pas devant notre vieille infanterie de Rocroy qu'alors menait
Harcourt. Condé n'eut un petit secours des Espagnols qu'en livrant une
place près Bordeaux et se brouillant avec ce parlement. Celui de Paris
n'osa refuser d'enregistrer la déclaration qui le disait traître et
l'allié de l'étranger.

Ceci le 4 décembre 1651. Et, le 18, le Parlement apprend par une
lettre polie de Mazarin que, pour reconnaître les obligations qu'il a
au roi et à la reine, il vient les délivrer; il a levé une bonne armée
de dix mille hommes et la conduit en France.

Levé? avec quoi, s'il vous plaît? Avec son argent personnel, sur la
fortune d'un homme arrivé sans un sou en 1639. L'examen des registres
de son banquier Cantarini venait d'établir qu'il avait volé neuf
millions (quarante, tout au moins, d'aujourd'hui).

L'homme qui offrait d'assassiner Condé, Hocquincourt, avait levé et
conduisait cette bande, sous la noble _écharpe verte_ de Giulio
Mazarino.

Le Parlement a condamné Condé le 4. Le 30, il condamne Mazarin, qui
vient faire la guerre à Condé. Le Parlement veut qu'on arme les
communes pour arrêter le Mazarin, mais défend de prendre l'argent
nécessaire pour cet armement. Il ordonne aux troupes de marcher et
prohibe les moyens de pourvoir à leur subsistance, etc.

Sous sa grande fureur (simulée? ou sincère?), un sentiment contraire
va se fortifiant, le désir de la paix. Un serviteur de Monsieur ayant
hasardé le simple petit mot d'_union_ entre Monsieur et le Parlement,
ce mot, qui rappelait la Ligue, eut un effet terrible. «La tendresse
de coeur pour l'autorité royale,» la pensée de ces temps maudits,
firent repousser, détester l'_union_....

Pour achever la Fronde, en étouffer le faible souffle, un pesant
éteignoir tombe dessus, le chapeau rouge, qui coiffa Retz, l'anéantit.
Mazarin avait cru en faire la feinte seulement pour le perdre dans le
peuple. Mais le pape haïssait Mazarin. Il fit Retz cardinal, pensant
le faire plus fort; et ce fut le contraire, il le tua deux fois: dans
la cour, dans le peuple (18 février 1652).

Le héros, le vainqueur de ce moment, c'est Mazarin. Il va de succès en
succès, Condé de revers en revers. On se dispute en France la main de
ses nièces; ses pas victorieux sont marqués par des mariages. Les
Épernon déjà sont à lui. Les Vendômes ont ambitionné de mêler le sang
d'Henri IV au sang des Mancini. M. de Bouillon, pour son aîné, pour
l'héritier de sa principauté, recherche une autre nièce; ce qui
donnera au Mazarin le frère de M. de Bouillon, Turenne, pour arrêter
Condé. Celui-ci, perdu en Guienne, ne se voyant au nord qu'une petite
armée d'Espagnols que conduisaient fort mal deux étourdis, Beaufort et
Nemours, traverse toute la France et reprend son armée. Voilà Condé
devant Turenne.

Condé avait trouvé une auxiliaire inattendue. Une femme encore avait
pris la grande initiative. Mademoiselle de Montpensier, fille de
Monsieur, mais fort indépendante de son père par sa fortune immense,
était dépitée, à vingt-cinq ans, de n'être pas mariée. Elle avait le
coeur haut, la grande émulation des reines célèbres, les Christine de
Suède et les Henriette d'Angleterre. Elle voulait un trône, et
d'abord elle s'était proposée à l'Empereur. À la rigueur, elle eût
descendu à prendre l'archiduc pour régner sur les Pays-Bas. Mais son
rêve favori, c'était le mot d'Anne d'Autriche sur Louis XIV, avant sa
naissance et pendant la grossesse: «C'est ton petit mari.» L'enfant
avait quatorze ans, elle, vingt-cinq. Et cette grosse différence
allait encore augmentant; Mademoiselle perdait de sa première fleur;
son teint rougissait trop, son grand nez devenait rosé. Donc, elle
imagina, dans sa sagesse, que le meilleur moyen d'épouser le roi,
c'était de le battre; que Condé, chassant Mazarin, payerait sa
vaillante alliée en la faisant asseoir sur le trône de France.

Pour mettre les choses au pis, la princesse de Condé, souvent malade,
ouvrait une autre chance; si Condé était veuf, qui épouserait le
héros, sinon l'héroïne qui l'aurait soutenu? Donc, en se jetant dans
la guerre, cette intelligente Clorinde pouvait y gagner deux maris.

C'est dans ses Mémoires qu'il faut lire la grotesque épopée, son
intrépidité dans une occasion sans péril. Elle y montra du moins que,
pour vouloir, oser et se mettre en avant, il suffit de ne rien savoir,
de ne rien voir, de peu comprendre. Elle ferma les portes d'Orléans,
et donna à Louis XIV, pour premier début de son règne, la
mortification de reculer devant une femme, la chance d'être vaincu,
peut-être enlevé par Condé, ce qui fut très-près de se faire
(Laporte).

Condé eut un grand avantage, il entra à Paris. Il croyait dès lors
tenir, dominer, entraîner Monsieur et le Parlement. Mais son
étonnement fut grand en voyant, au Parlement, et à la Cour des Aides,
où il alla, les magistrats lui reprocher en face et son traité avec
l'Espagne, et l'argent de l'Espagne qu'il venait de recevoir, et son
audace à se représenter devant les tribunaux qui venaient de le
déclarer coupable de lèse-majesté. Il se troubla, s'emporta, mais ne
put rien nier. Un simple président des Aides l'accabla, lui parlant de
par la loi, de par la France, bravant la sinistre figure qui respirait
le meurtre. Il fut bien clair dès lors que les magistrats sentaient
derrière eux la bourgeoisie armée, qu'ils repousseraient Mazarin, mais
n'adopteraient pas Condé, et que, si celui-ci mettait dans Paris sa
petite armée étrangère, ce serait à force de sang.

C'est ce qui rendait si bonne et si forte la position de Mazarin. Le
ministre italien semblait encore, ayant le roi de son côté, contre
l'allié de l'Espagne et l'armée espagnole, représenter le vrai parti
français. La question de nationalité, mise en jeu, prime toujours et
domine la question de liberté. Plus d'un frondeur sincère, plutôt que
d'ouvrir Paris aux drapeaux de Philippe IV, l'aurait ouvert au
Mazarin.

Celui-ci était fort tranquille. Il avait sous la main Turenne, et plus
loin la Ferté avec une seconde armée. Le duc de Lorraine vint un
moment aider les princes, mais fut aisément renvoyé, ou par terreur ou
par argent. N'ayant de bien que son armée, il hésitait beaucoup à la
risquer en agissant contre Turenne. Il partit le 16 juin.

Condé, désespéré, retomba sur Paris, son unique ressource, étant sûr
de périr s'il n'en venait à maîtriser la ville, à s'y loger
militairement, à l'exploiter à fond par sa fausse Fronde, mi-canaille
et mi-gentilshommes, faux savetiers, faux maçons qu'il jetait dans le
peuple, et qui, sous cet habit, étaient de vieux soldats, nés et
habitués dans le sang, et tout prêts aux plus mauvais coups.

Déjà cette terreur avait réussi contre Monsieur. Un de ces maçons de
Condé tira sur lui deux coups de pistolet par-devant tout le peuple
aux portes du Palais de Justice. Monsieur s'enfuit à toutes jambes.
Depuis ce temps, il aima fort Condé et ne put lui rien refuser.

Monsieur dompté, il fallait dompter le Parlement. Le 25 juin, une
foule immense assiége le Palais. Le peuple veut qu'on en finisse.
D'abord, malentendu entre des compagnies bourgeoises, qui tirent l'une
sur l'autre. Les gens de Condé en profitent. Ils nettoyent le grand
escalier à coups de pistolet, tuent trente personnes, en blessent un
nombre infini dans cette foule compacte. Les magistrats veulent
sortir. On leur saute à la gorge. On les fait rentrer pour voter. On
bat, on gourme, on traîne les conseillers plus morts que vifs. Les
arrêts désormais seront rendus dans le désert, sans président ni
conseillers, par quelques jeunes gens des Enquêtes.

Ce qui rend ceci plus horrible, c'est ce qu'explique fort bien
Mademoiselle, la grande alliée de Condé. En frappant ce coup sur le
Parlement pour l'empêcher de traiter, il voulait traiter lui-même. Il
prêtait une oreille crédule aux vaines propositions dont l'amusait le
Mazarin. Mais celui-ci employait ce temps; de tous côtés, il
rassemblait des troupes, fortifiait Turenne. Une révélation curieuse
nous montre qu'à ce moment il était occupé de l'intérieur de la petite
cour, autant et plus que de Paris. Le jeune roi avait quatorze ans. On
pouvait le croire assez près d'une crise de nature qui donnerait prise
sur lui. Sa mère le garderait-elle? ou Mazarin s'en emparerait-il?
C'était déjà la question.

Mazarin avait honteusement, indignement négligé l'enfant, et il
portait la mère sur ses épaules. Il était excédé des assiduités d'une
grosse femme de cinquante ans. Tendre, en réalité trop tendre, elle
avait pris dans son absence assez patiemment les galanteries du
facétieux Retz. Cela eût été loin si elle n'eût su qu'on en répétait
tous les soirs la comédie chez les Chevreuse. Bref, Mazarin, à son
retour, ne fut plus le doux, le charmant cardinal, l'ancien Mazarin,
mais un rude et brusque mari, ne daignant même ménager les convenances
du rang, et disant à la pauvre reine devant témoins: «Il vous sied
bien, à vous, de me donner des avis!»

Il n'avait rien fait jusque-là pour gagner le jeune roi. Il le
laissait sans argent dans la poche, ne renouvelait pas même ses
habits, si bien qu'à quatorze ans il avait ceux de douze, beaucoup
trop courts. Il n'aimait que sa mère, était très-caressant pour elle.
À vrai dire, elle achetait cela par une complaisance sans bornes,
faible et molle, soumise à ses moindres caprices. On pouvait croire
qu'elle le voulait garder dépendant, à force de tendresse. La grande
affaire de cour tant disputée entre les dames, la question de savoir
laquelle donnait la chemise au lever, avait été tranchée; elle ne la
prenait que des mains de son fils. Déjà grand, il voulait, exigeait
qu'elle le baignât avec elle. Il le voulut un jour, ayant très-chaud,
au risque de sa vie, et, sans le médecin, elle hasardait la chose,
plutôt que de lui résister.

Déjà il recherchait les dames, se plaisait au milieu des filles de la
reine. Il y avait à parier qu'il choisirait bientôt, qu'il aurait
quelque favorite. Mais s'il avait un favori? C'est à quoi songea
Mazarin. À la Saint-Jean (précisément la veille du massacre fait au
Parlement), Mazarin invite l'enfant à dîner. On dînait vers midi. Il
revint à sept heures du soir. Que se passa-t-il dans cette longue
fête? On ne le sait; mais il revint triste, dit Laporte; il voulut se
baigner, et Laporte «vit bien de quoi il étoit triste.»

Laporte sut les choses, mais non pas les personnes. L'enfant ne
dénonça pas «l'auteur du fait,» celui avec qui le pervers avait cru le
lier par une complicité de honte. Je ne vois près de Mazarin de jeunes
gens que ses neveux. L'un fort petit, élevé aux Jésuites, dans leur
collége de Clermont. L'autre, déjà hors de pages, n'avait que deux ans
de plus que le roi, et pouvait être un camarade. Il était fort aimé de
tout le monde pour sa douce et jolie figure, et pour un charme
d'esprit et de bonté. Ces deux neveux périrent très-misérablement. Le
petit, que son oncle avait mis au collége pour se populariser, fut
berné par ses camarades sur une couverture, mais tomba par terre, fut
tué. L'autre, cette brillante fleur d'Italie par laquelle il croyait
tenir le roi, périt victime de l'impatience qu'il avait de l'avancer.
Il l'exposa au combat du faubourg Saint-Antoine, l'y fit lieutenant
général à dix-sept ans, et au moment il fut tué.

Pour revenir, Laporte comprit bien que, de toute façon, il était
perdu, qu'il parlât ou ne parlât pas. Mais cet homme honnête et
courageux, qui avait risqué sa vie pour la reine, s'immola encore,
l'avertit. Il était sûr que, dans sa misérable servilité pour Mazarin,
elle ne garderait pas le secret. Et, en effet, bientôt Laporte fut
chassé en perdant (sans indemnité) la petite charge qui était l'unique
patrimoine de sa famille.

Elle profita de l'avis toutefois. L'enfant, fort différent de son
jeune frère, aimait les femmes et n'aimait qu'elles. Sa mère paraît
l'avoir confié de bonne heure à la maternité galante d'une dame fort
laide, madame de Beauvais, sa première femme de chambre, pas jeune et
qui n'avait qu'un oeil. Elle n'en fut pas moins, dit Saint-Simon, la
première aventure du roi.

Voilà donc la situation à la Saint-Jean. Admirable de tous côtés.
Sodome à Saint-Germain. Et au Palais, l'avant-goût du carnage qui eut
lieu quelques jours après. Ici la boue, et là le sang.

Pendant qu'un prêtre, puis un chartreux, et encore une belle dame,
maîtresse de Condé, négocient pour lui à la cour, Mazarin a enfin ses
deux armées et peut agir. Condé va se trouver à Saint-Cloud pris entre
les deux. Il entreprend de filer sous les murs et d'aller se poster au
confluent de Charenton. Opération scabreuse devant un général aussi
attentif que Turenne, qui, de Montmartre, de Ménilmontant, de
Charenton, pouvait à chaque pas le foudroyer. Condé remit tout à la
chance, et compta sur son danger même, pensant qu'il déciderait Paris
à le recevoir. Mais le contraire advint. Il frappa à toutes les
portes. Aucune n'ouvrit. À la porte Saint-Denis, Turenne était là,
pouvait l'écraser de boulets. Il lui tua peu d'hommes d'arrière-garde,
et le laissa passer jusqu'à la porte Saint-Antoine.

Condé envoyait coup sur coup presser, prier Monsieur. Sa fille aussi
priait, pleurait. Monsieur faisait le malade, et tous les gens de sa
maison riaient, pensant que Condé serait tué. Cependant Monsieur,
sentant bien qu'il se compromettait par son inaction, sans agir,
écrivit. Il donna une lettre vague à Mademoiselle pour l'autoriser à
demander à l'Hôtel de Ville les _choses nécessaires_. Avec ce mot,
l'audacieuse princesse pouvait ce qu'elle voulait. Le gouverneur de
Paris L'Hospital et le prévôt des marchands lui étaient fort
contraires. Ils voulurent ajourner. Leur résistance ne dura pas le
temps d'une messe basse qu'elle prit en passant par morceaux. La Grâce
agit, surtout par les cris de la Grève, où l'on entendait nettement:
«Entrons, noyons ces Mazarins.»

Donc Mademoiselle emporta ce qu'elle voulait, un secours pour Condé,
et, le plus difficile, sa retraite à travers Paris. Elle avance
bravement au bruit des canonnades dans la rue Saint-Antoine,
rencontrant des morts, des blessés, la plupart ses amis. Elle s'émeut,
mais sans se troubler.

Condé a fait des efforts surhumains, mais fait des pertes énormes. Il
trouve Mademoiselle établie dans une maison tout près de la Bastille.
Elle lui offre de lui ouvrir Paris. Il refuse de reculer. «Il était
dans un état pitoyable. Deux doigts de poussière sur le visage, ses
cheveux mêlés, sa chemise sanglante, sa cuirasse pleine de coups,
l'épée nue à la main (ayant perdu le fourreau).... Il pleurait....»

Mademoiselle, pendant qu'il retourne au combat, lui envoie des
renforts, fait filer les bagages, reçoit, fait soigner les blessés.
Mais tout cela ne suffisait pas. Une seule chose pouvait sauver
celui-ci, c'était que la Bastille prît parti tirât de ses tours et le
reçut sous son canon.

Les Broussel tenaient la Bastille. Un fils du vieux Broussel en était
gouverneur. Se décida-t-il en ce jour sans l'aveu de son père, sans
l'aveu des frondeurs, des Miron, Charton, Blancmesnil, de la vieille
et pure Fronde? Je ne le pense pas. La désertion du cardinal de Retz,
qui s'était fait ermite à Notre-Dame depuis qu'il avait le chapeau,
n'avait pas enterré avec lui le parti. Il existait disloqué,
discordant. On le voit bien, malgré l'ombre fatale que jette ici la
partialité des Mémoires. À croire ceux-ci, Mademoiselle a tout fait.
Qui lui permit de faire? Celui qui lui baissa le pont-levis et qui la
mit dans la Bastille. Et qui celui-là? C'est la Fronde.

La vieille Fronde avait à choisir entre la brutalité militaire du
parti de Condé et l'infamie de Mazarin. Elle choisit, et sauva Condé.

Il était temps. Car on voyait la seconde armée royaliste qui, de la
Seine, venait pour prendre en flanc Condé, déjà trop faible contre
celle de Turenne. Encore dix minutes, il était perdu.

On voyait tout cela des tours distinctement. Et le fils de Broussel
fut trop heureux quand Mademoiselle lui montra l'ordre, faux ou vrai,
de Monsieur pour tirer _sur l'ennemi_.

Quel ennemi?

Les canons braqués sur la ville furent tournés vers Charonne, où était
le roi. Qui allait tirer sur le roi?

Ce fut un conseiller nommé Portail, donc le Parlement, qui tira.

Il n'y eut que trois volées et trois petits boulets. Mais, si la
Fronde n'eût été déjà divisée et morte par l'abandon de Retz, ce
n'était plus la Fronde, mais la révolution d'Angleterre. Et c'était
le _Long Parlement_.



CHAPITRE XXIV

FIN DE LA FRONDE--LE TERRORISME DE CONDÉ--MASSACRE DE L'HÔTEL-DE-VILLE

1652


Au messager qui porta la nouvelle et lui montra les tours couronnées
de fumée, Condé dit: «Tu me donnes la vie.» Et il faillit l'étouffer
de ses embrassements.

Ce feu ne pouvait guère pourtant intervenir de près dans le combat. Il
n'eût pas empêché Condé d'être écrasé aux pieds des tours. Il ne
portait qu'au loin. Il était admirable pour frapper à Charonne sur le
roi et sur Mazarin.

Cela même effraya. On le prit comme la voix de Paris, comme menace de
la grande ville, comme signification définitive que la Fronde adoptait
Condé, que la Révolution ne reculerait plus, mais se transformerait
et frapperait la royauté.

Mazarin fut surpris, atterré. À toutes les portes, il avait cru avoir
des gens à lui. Il était sûr d'entrer, et ne songeait qu'à amener la
reine et les dames en triomphe. Il resta aplati, ne profita pas de ses
forces. S'il eût permis à Turenne de droite, à la Ferté de gauche, de
pousser leurs armées, de s'unir en formant un coin, ils entraient
infailliblement; ils perçaient à travers Condé, perçaient jusqu'à
Paris, ayant de moins en moins à craindre les boulets qui volaient
par-dessus leurs têtes. Ils auraient ri sous ces canons tirés dans les
nuages, et trouvé à la porte Saint-Antoine un monde de gens impatients
de la leur ouvrir. Mais Mazarin perdit la tête. Turenne, je crois,
garda la sienne. Pour la seconde fois, il épargna Condé. Froid, calme
et prévoyant, il se soucia peu, pour faire triompher Mazarin, de
marquer dans l'avenir de sa maison, celle de Bouillon, du sang d'un
prince, et du carnage horrible où allaient périr pêle-mêle nombre des
grands seigneurs de France.

La porte Saint-Antoine s'ouvrit, non sans peine, à Condé. Il y fallut
des prières, des menaces, et l'intérêt aussi qu'excitait sa bravoure
héroïque. «Voulez-vous faire périr M. le Prince?» Cela emporta tout.

Mais, à la porte Saint-Denis, on n'entra que de force et en cassant la
tête à l'officier bourgeois qui commandait, d'un coup de pistolet.

L'entrée ne fut pas gaie. C'étaient des vaincus qui entraient et qui
venaient chercher asile. Une armée moitié espagnole, et des faux
Espagnols de Flandres. Des files de bagages infinis et des blessés
sans nombre, un encombrement désolant. Rien de moins rassurant,
d'ailleurs, que de mettre dans une ville si riche tant d'hommes de
pillage et de sang. On les logea entre Saint-Victor et Saint-Marcel,
dans un faubourg muré, gardé par la Seine et la Bièvre; on pouvait
dire qu'ils étaient dans Paris et qu'ils n'y étaient pas. Mais les
bourgeois ne s'aperçurent que trop du voisinage de ces troupes mal
disciplinées, battues, mais impudentes et de mauvaise humeur, qui
n'auraient pas mieux demandé que d'avoir sur leurs hôtes le succès
qu'elles n'avaient pas eu sur l'ennemi.

Condé trouva la ville fort changée et fort partagée. La Fronde même,
qui venait de le sauver, n'était nullement d'accord pour lui. Sans
parler de la Fronde inerte du cardinal de Retz, caché à Notre-Dame, il
y avait la Fronde orléaniste, attachée à Monsieur; la Fronde
royaliste, qui voulait le retour du roi et de la cour, et n'excluait
que Mazarin. Celle-ci, c'était vraiment presque toute la ville. Peu
voulaient Mazarin, et peu voulaient Condé.

Condé n'avait qu'une chance, frapper un coup sanglant, se relever par
la terreur, compromettre Monsieur. Qui donna ce conseil sinistre? Qui
fit croire à Condé que cet excès d'ingratitude, de frapper qui l'avait
sauvé, de punir Paris, son asile, de sa généreuse hospitalité, lui
porterait bonheur? On l'ignore. Peut-être un sot et dur soldat, de ces
ignorants capitaines, bornés comme un boulet. Ou bien serait-ce
l'homme de Richelieu, élevé aux choses violentes, le malencontreux
Chavigny, un fils de la fatalité, né pour aller de faute en faute, de
malheur en malheur, qui mourut peu après, fort pénitent, fort
janséniste? Il serait mort, dit-on, des reproches que lui fit Condé
d'avoir traité pour lui; mais, qui sait? ces reproches avaient
peut-être un autre sens.

Le prévôt des marchands avait convoqué à l'Hôtel de Ville une
assemblée pour le 4 juillet, six magistrats et six bourgeois de chaque
quartier, de plus tous les curés, redevenus, comme Retz, grands amis
de la paix. Les magistrats frondeurs étaient sûrs d'y être envoyés, et
l'on pouvait prédire que la majorité serait frondeuse. Mais frondeuse
de quelle nuance? De celle qui voulait le _roi sans Mazarin_.

Cette Fronde-là avait sauvé Condé, mais elle ne voulait pas éterniser
pour lui la guerre.

Le 3 juillet, Condé prit son parti, et chargea ses soldats de _faire
peur_ à cette assemblée. Il fit louer le soir chez les fripiers deux
cents habits d'ouvriers dont il affubla pareil nombre de ses tueurs
les plus déterminés. On loua à la Grève quelques chambres, où l'on
pratiqua dans les murs des meurtrières qui répondraient juste aux
fenêtres de la salle de l'Hôtel de Ville, qui étaient en face. On jeta
un mot d'ordre dans la population misérable du quartier, les maçons
sans ouvrage, les bateliers qui ne naviguaient plus: on dit partout la
nuit qu'il fallait en finir avec les Mazarins. La chaleur était
grande. Pour donner l'élan à l'affaire, on eut soin d'amener en Grève
cinquante pièces de vin à défoncer.

Talon, un honnête homme et un consciencieux magistrat, affirme qu'un
des amis du prince, M. de Rohan, sut la nuit cet affreux secret; que,
le 4 au matin, il pria, supplia Condé de ne point faire cette chose
insensée et horrible. Elle devait lui donner un jour de force, mais le
lendemain l'horreur universelle, la haine de Paris, qui s'ouvrirait au
Mazarin. Pouvait-il bien, d'ailleurs, envelopper dans ce carnage les
plus ardents frondeurs, les gens de son parti, du parti qui venait de
lui sauver la vie en le couvrant du feu de la Bastille.

Le second de Broussel, Charton, allait se trouver là. L'aîné des
barricades, Miron, celui qui, le premier, fit battre le tambour au
jour où naquit la Fronde, Miron, allait aussi en aveugle à la mort.
Mais, outre ces frondeurs, il y avait des gens, le conseiller Ferrand,
l'échevin Fournier, qui étaient purement et simplement amis des
princes et des séïdes de Condé. N'était-ce pas une chose énorme et
monstrueuse de ne pas les avertir? On eût ébruité le secret,
dira-t-on. Mais il était déjà communiqué à tant de gens! Rohan ne fut
pas écouté. Apparemment les conseillers du prince jugèrent qu'en cette
vieillesse des partis, les amis trop anciens sont tièdes, cependant
exigeants, et qu'on est trop heureux de ces purgations fortuites qui
expulsent un sang refroidi.

Soit que le secret transpirât, soit pressentiment vague, plusieurs
hésitaient d'y aller. Un marchand de la rue Saint-Denis, fort estimé,
aimé, était retenu par sa femme. Il dit: «Je suis nommé, c'est mon
devoir d'aller.» Mais il se confessa et communia, pensant aller à la
mort.

Les deux princes arrivèrent fort tard à l'Assemblée (Conrart dit à six
heures). Condé sans doute priait, poussait, dès le matin, Monsieur,
peu curieux de cette fête. Un trompette du roi arriva en même temps
pour demander qu'on remît l'assemblée. Elle s'insurgea contre, et
parut très-frondeuse, mais non dans l'intérêt des princes, demandant
seulement «que le roi rentrât sans Mazarin.» Les princes mécontents se
levèrent, descendirent.

Est-il sûr qu'ils aient dit à la foule: «Ce sont des Mazarins,
faites-en ce que vous voudrez?» On l'a dit, mais j'en doute. Ce signal
de mort était superflu. Condé, croyant peut-être se laver les mains de
la chose en la rejetant sur un autre, avait logé le roi des Halles, le
mannequin Beaufort, dans une boutique des ruelles qui vont à la Grève
pour surveiller l'exécution. Chose curieuse qu'atteste Conrart, malgré
les cinquante tonneaux de vin, l'affaire ne prenait pas. Quelques
coups de fusil partirent bien de la Grève, tirés en haut, donc
innocents. Le peuple était plutôt triste, et plus sombre que furieux.
«Les plus méchants n'attaquaient point.» Qui voulut fuir d'abord
échappa sans grande peine.

Mais il se trouvait là aussi des gens moins incertains, venus de chez
Condé, et de ses propres domestiques. Ses soldats déguisés, qui
buvaient depuis le matin avec les bateliers, ne souffrirent pas non
plus que la chose avortât. Ils attaquèrent en hommes d'expérience,
d'une part tirant d'en face par les trous faits exprès sur les larges
fenêtres de la salle de l'Hôtel de Ville; d'autre part, attaquant d'en
bas, de près et du plus grand courage les défenses improvisées que les
archers de la ville avaient faites au vestibule et à l'entrée du
fameux escalier. Ces archers, peu nombreux, et n'ayant guère de
poudre, firent cependant une très-belle résistance, tirant quatre par
quatre, et chaque fois tuant quatre soldats. Ceux-ci étaient
désespérés; ils entrèrent en fureur. L'un d'eux, ayant déjà trois
balles, s'acharnait de son bras mourant à arracher un pieu; il fut tué
dessus à coups de hallebardes, d'épées et de poignards.

Le gouverneur de Paris, L'Hospital, le prévôt, tous les royalistes,
craignaient beaucoup, mais non pas les frondeurs. Des hommes idolâtrés
du peuple, le président _J'dis ça_ (Charton), le bouillant colonel et
maître des comptes Miron, n'imaginèrent pas un moment qu'on voulût
s'attaquer à eux. Charton se mit sur une fenêtre, cria qu'on
s'arrêtât, qu'il répondait de tout; mais on tira sur lui. Il
descendit, il s'offrit pour otage. En un moment, il fut coiffé de cinq
cents coups, s'arracha à grand'peine et se cacha aux lieux d'aisance.
Miron fut moins heureux encore. Il entreprit de se faire jour pour
aller faire armer ses gens et délivrer l'Hôtel de Ville. «Vous
périrez, lui dit-on.--Il n'importe! que je périsse en faisant mon
devoir.» À peine sur la Grève, il crie: «Je suis Miron.» Il est jeté à
terre par un savetier qu'il avait naguère empêché de tuer un
magistrat. Un cuisinier et un petit laquais de Condé frappent dessus;
il est percé de coups.

Les amis que Condé avait dans l'assemblée, fort étonnés de voir
massacrer les frondeurs, se hâtent de faire un écriteau en grosses
lettres, y écrivent _Union_, espérant désarmer l'émeute. Mais l'émeute
était ivre de vin, de sang, n'y voyait plus. Ferrand, l'un d'eux, qui
descendit, fut tué à côté de Miron.

Cependant Condé et Monsieur étaient entourés de personnes qui
priaient, suppliaient, pleuraient pour qu'on envoyât au secours. Le
laquais d'un des partisans dévoués de Monsieur, qui était à l'Hôtel de
Ville, arriva jusqu'au prince. Il le trouva paisible qui sifflait.
«Monseigneur, ils vont tuer mon maître!» Le voyant sourd, paralytique,
aveugle, il perdit tout respect, l'empoigna par le bras, croyant le
faire lever... Mais toujours ce bras retombait....

Un homme cependant arrive essoufflé. «Le feu est à l'Hôtel de Ville!»
Monsieur dit à Condé: «Mon cousin, ne pourriez-vous pas aller mettre
ordre à cela?--Monseigneur, dit Condé, je ne m'y entends point. Je me
sens poltron pour ces choses.--Eh bien, dit Mademoiselle, j'irai. Il
faut sauver le gouverneur, et le prévôt.--J'irai avec vous,» dit
Condé. Mademoiselle l'en empêcha. Elle n'alla pas jusqu'au bout. Au
pont Notre-Dame, on lui dit qu'ils étaient enragés à ce point qu'ils
avaient tiré sur le Saint-Sacrement qu'un curé apportait en Grève. Ses
gens la supplièrent de ne pas avancer.

Le feu n'avait pas pris. Il n'y eut qu'une grande fumée dont les
enfermés étouffaient. D'autre part, un curé parvint jusqu'à Beaufort,
et lui fit honte de ce mélange horrible où il confondait ses amis. Il
avança alors, sauva quelques personnes. Mais ce qui fut plus efficace,
c'est que, les soldats furieux de Condé ayant été tués ou blessés en
grand nombre, il ne restait guère sur la Grève que de la canaille. Ces
meurt-de-faim, fort peu passionnés, imaginèrent qu'il y avait là une
grosse affaire pour eux à dépouiller les richards qui seraient trop
heureux de n'être que volés. Ils montèrent, trente d'abord d'un même
flot. Et ils trouvèrent l'affaire encore meilleure. Ces gens, qui
n'attendaient que la mort, non-seulement se laissèrent voler
très-volontiers, mais leur proposèrent des traités, deux cents francs,
trois cents francs, pour être ramenés chez eux. Ce commerce honteux,
misérable, des vies humaines, qui s'était fait à la Saint-Barthélemy,
se revit dans Paris. Les défenseurs payés se croyaient si autorisés
d'en haut, qu'ils ne faisaient difficulté de dire leurs noms, leurs
métiers, leur adresse, et venaient froidement toucher le lendemain le
prix convenu de la veille.

Mademoiselle, qui, dans tout cela, montre un coeur de princesse, et
point du tout de femme, donne la belle excuse qu'elle fit chercher un
trompette pour l'envoyer devant et obtenir passage, mais qu'il ne s'en
trouva pas dans tout Paris. Elle était revenue au Luxembourg. Son
père, après avoir eu peur d'agir, commençait à avoir peur de n'agir
pas. Il l'obligea de retourner. Il était minuit, et tout fini. Elle ne
rencontra guère de vivants, mais des morts empilés dans une charrette,
et si négligemment jetés, que les jambes et les bras roidis passaient
d'ici et de là. «Je ne fis que changer de portière, dit-elle, de
crainte que les pieds ou les mains ne me donnassent par le nez.» La
nuit était très-belle, fort chaude. Cette fille sensible rit fort en
rencontrant des marchandes en chemise qui causaient sur la porte avec
leurs bons amis en costume plus simple encore. La Grève était moins
gaie. «Je ne vis jamais, dit-elle, un lieu plus solitaire.» Beaufort
la fit passer sur les poutres fumantes. Elle trouva dans un cabinet le
prévôt, et le sauva d'un danger qui n'existait plus.

Il était presque jour. Paris se reconnaissait. On commençait partout à
raconter la chose. Et tout retombait sur Condé. «Il y eut un mouvement
d'horreur,» dit Joly.--Et Mademoiselle elle-même: «Ce fut le coup de
massue pour le parti.» Et le prudent Omer Talon ne fait pas difficulté
de dire: «Le coup le plus barbare, le plus sauvage qui se soit fait
depuis l'origine de la monarchie[27].»

         [Note 27: J'adopte ce mot de Talon. Il est incontestable. Le
         massacre de la Saint-Barthélemy s'explique (sans se
         justifier) par un horrible accès de fanatisme, celui de
         septembre 93 par la panique de l'invasion et la furie de la
         peur. Mais celui du 4 juillet 1652 n'est évidemment qu'un
         acte de scélératesse et de calcul.--Peu importe qu'il y ait
         eu peu ou beaucoup de morts. Il n'y eut que trente morts
         considérables, et cent en tout, à ce qu'il paraît, du côté
         des assiégés. Les assaillants perdirent bien plus de monde
         par la résistance héroïque des archers de la Ville.--Condé
         négociait, et c'était pour aider aux négociations, et
         améliorer son traité en se faisant croire maître de Paris,
         qu'il organisa le massacre.--Mademoiselle elle-même ne dit
         pas non,--Talon et Conrart affirment positivement. Leur récit
         est confirmé par celui des _Registres de l'Hôtel de Ville_,
         t. III, p. 51-73. Le procureur du roi, Germain Piètre, veut
         qu'on le rappelle dans Paris. L'assemblée murmure au départ
         des princes, leurs partisans disent dans la foule qu'il n'y a
         rien à espérer de l'assemblée, et déchaînent la Grève contre
         l'Hôtel de Ville, etc.]

Condé fit l'expérience du changement terrible qui s'était fait pour
lui. Son partisan, le conseiller Leboult, vint trouver les deux
princes à la tête de plusieurs des victimes échappées, et, quand ils
le pressèrent d'articuler qui l'on croyait coupable, il dit
fermement: «Vous.» À quoi Condé ne dit rien autre chose, sinon «que
personne ne dirait cela qu'il ne le fît périr.»

Un autre de ses partisans, le conseiller Croissy, se déclara hardiment
contre lui quand il voulut faire recevoir son ami Rohan duc et pair.
Condé en vint à bout par la menace, et, comme il raillait Croissy en
sortant et disait qu'après tout il n'agissait que pour chasser les
Mazarins, Croissy, en levant les épaules, lui dit: «Je voudrais que
personne n'eût pas plus d'intelligence que moi avec lui.» Mot sanglant
qui notait cette duplicité exécrable: un massacre opéré pour traiter
plus facilement, et la Fronde égorgée pour pouvoir mieux trahir la
Fronde.

L'indignation, l'horreur de son propre parti, l'obligèrent de donner
quelque satisfaction à l'opinion. Il fit dire aux églises qu'on
révélât ce qu'on saurait des auteurs du massacre. Ils n'étaient pas
difficiles à trouver.

On prit tout d'abord le petit laquais et le cuisinier de Condé. On les
avait vus frapper Miron à terre. Le rapporteur de l'affaire trouve un
matin écrit sur sa porte: «Si vous les faites mourir, vous êtes mort!»

Mais, en les défendant, Condé se fut séparé de la Fronde. L'assemblée,
chargée de nommer un nouveau prévôt, nomma Broussel à l'unanimité, et
l'une des victimes échappées du 4, Charton, brouillé avec les princes
et désormais leur ennemi, eut presque autant de voix que Broussel.
Celui-ci, octogénaire, maladif et de plus en plus, était incapable
d'agir. Sa fermeté, sa probité connue, portent à croire cependant
qu'il n'accepta qu'autant que l'on ferait justice. Les deux meurtriers
furent pendus.

La désertion avait réduit Condé de cinq mille hommes à deux mille cinq
cents. Et il n'osa plus même les tenir campés à Saint-Victor, où les
bourgeois, pillés et irrités, eussent fini par les assommer. Les
bouchers et nombre d'hommes pareils, pour garantir Retz, disaient-ils,
avaient fait du cloître Notre-Dame une place d'armes. Les tours
étaient pleines de poudres, de balles et de grenades. La terreur,
lancée par Condé, lui revint à lui-même. Il offrit aux bourgeois de
faire pendre ceux qu'ils voudraient, et finalement éloigna ses soldats
et les mit hors Paris en jurant qu'ils ne prendraient pas un épi de
blé.

Cependant le massacre avait eu son effet. Les négociations furent plus
faciles. Mazarin se prit platement à croire que Condé était fort,
qu'il était maître de la ville, et, comme le prétexte unique et
dernier de la résistance était sa présence à la cour, il fit encore la
comédie de se retirer pour un temps.

Condé semblait fou de fureur, de dégoût de lui-même. Pendant que la
grande folle Mademoiselle essaye de le soutenir d'argent, il se rue
dans l'orgie avec une comédienne, si bien qu'il en tombe malade. On
croit relire l'histoire de Charles IX, qui se tue sur Marie Touchet.

Il put s'apercevoir que le respect était perdu. Rieux, un de ses
partisans, lui résistant en face, il lui donne un soufflet, reclaqué
sur-le-champ à la joue de Condé. On les prit tous les deux au corps,
ce qui n'empêcha pas qu'ils ne pussent encore échanger les gourmades.

Tout le monde, sous ses yeux, avait quitté la _paille_, signe de son
parti, pour mettre au chapeau le _papier_, le signe royaliste. Paris
et lui étaient las l'un de l'autre. Les Espagnols avaient payé le duc
de Lorraine pour venir le secourir. Il partit de bon coeur pour aller
le rejoindre. Il enviait la vie errante de ce massacreur mercenaire,
joyeux, plaisant dans les horreurs d'une guerre anthropophage.

Voilà Condé et Mazarin partis. Et Condé est perdu. Mazarin même,
quoique tenant le roi il tienne tout, aurait peine à se relever (comme
on verra) sans l'épée de Turenne.

Que reste-t-il de la Fronde? Rien matériellement qu'une prodigieuse
misère. Et moralement? Pis encore: le dégoût de l'action, l'horreur
d'agir jamais.

Est-ce tout? Oui, pour le présent. Pour l'avenir et pour l'effet
lointain, une chose reste: _une langue_, un esprit.

Si l'on nous passe une comparaison un peu trop familière, et basse, si
l'on veut, mais nette, et qui explique tout, la France avait eu
jusque-là comme ce frein charnu de la langue qu'on coupe quelquefois
aux enfants pour leur donner la liberté d'organe. La Fronde nous coupa
le filet.

On put croire que la France allait être lancée cent ans plus tôt dans
une audace extraordinaire d'esprit. Mazarino et son baragouinage
avaient déchaîné la verve comique, et le burlesque même. L'idolâtrie
royale fut atteinte un moment, et ce fut un fou rire d'avoir vu les
visages sous les masques, surpris les dieux dans la bassesse humaine,
l'Olympe sur la chaise percée. On ne s'arrêta pas au mari de la reine.
La reine elle-même, «la bonne Suissesse,» comme dit Retz, que le
peuple appelait sans façon _Madame Anne_, elle fut chansonnée, et,
bien plus, racontée. Le _Rideau du lit de la reine_, c'est le titre
d'un de ces pamphlets. Mais voici le plus fort, Richelieu sort de son
tombeau. Son petit journal (d'une authenticité terrible, signé de la
griffe du lion) dit au nom de l'histoire la comédie intime, bien plus
forte et bien plus comique que n'auraient pu l'imaginer le faible
Marigny et le bonhomme Scarron.

L'autel n'impose pas beaucoup plus que le trône. Les _esprits forts_,
brûlés naguère, sont en faveur dans la Fronde, hors la Fronde. Ils se
prélassent au Louvre. L'intime ami du cardinal de Retz, le joyeux
Brissac, qui, la nuit, court les rues avec ses amis, las de battre le
guet, trouve plus amusant de battre Dieu. Voyant le Crucifix, il y
court l'épée haute, en criant: «Voilà l'ennemi!»

Le favori de Richelieu, Beautru l'athée, n'en est pas moins toujours
chez la dévote reine, comme un animal domestique, chien ou chat
favori. Ses bons mots sont célèbres. Un jour, à la procession, il ôte
son chapeau devant le Crucifix. «Quoi! dit-on, vous, Beautru?--Oh!
dit-il, nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas.»

Est-ce Vanini qui ressuscite! ou bien est-ce déjà Diderot? Rien de
tel? Les grandes révoltes sont ajournées. La petite affaire janséniste
va absorber les plus hardis.

Tant d'agitations inutiles ont excédé l'esprit public. C'en est fait
de la comédie pour quelque temps. On souffle les chandelles, et la
farce est jouée. L'auditoire est heureux d'être mis à la porte. Il
bâille et va se mettre au lit. Les bouffons de la pièce,
pamphlétaires, satiriques, rieurs gagés, n'y gagnant plus leur vie,
tournent bientôt au madrigal, plus lucratif, soupirent à tant par
vers, et riment pour les ballets du roi.

Ce roi jeune et galant, qui danse le _Zéphyr_, qui à lui seul joue les
_Jeux et les ris_, qui tout à l'heure sera Phébus, ou le Soleil
(soleil d'amour des Mancini, des La Mothe et des La Vallière), voilà
l'idole de la paix, le culte nouveau de la France. Si elle est
vraiment amoureuse, elle est femme, et ne rira plus.

Qui trouvera-t-on qui rie encore? qui garde l'esprit de la Fronde? Un
seul homme peut-être. Dans un triste hôtel du Marais, non loin de
Marion Delorme et de la jeune Ninon, l'Homère grotesque, le Virgile
cul-de-jatte, Scarron, fait le _Roman comique_. Rieur obstiné,
intrépide, il rit sur son grabat, sur ses propres ruines, sur les
ruines du monde. Il se divertit à conter la vie aventureuse d'une
société de carnaval, aussi morale, aussi rangée que l'administration
de Mazarin et de Fouquet. Peinture divertissante et basse. Mais plus
basse, de beaucoup, est la réalité de ce temps-là, lorsque Ragotin
trône au Louvre.

La meilleure farce, au reste, de Scarron, c'est celle qu'il a faite
sans en deviner la portée. Je parle de son mariage. La jeune Aubigné,
qu'il nourrit, qu'il élève (jolie petite prude qu'il prend, ma foi,
pour lui), comme il rirait s'il prévoyait qu'il la prépare pour le
grand roi! Tant pis pour celui-ci, qui n'y pense que trente ans trop
tard. Scarron doit passer avant lui.

Que fût-il devenu, le pauvre homme, si d'avance il eût lu les deux
inscriptions qu'on voit aux voûtes de la chapelle de Versailles, et
qui disent si bien les deux religions de l'époque: le _roi_ le dieu du
peuple, et _madame Scarron_ dieu du roi!

_Intrabit in templum suum dominator._ Le roi entrera dans son temple.

_Rex concupiscet decorem tuum._ Ta beauté remplira le roi de désir et
de concupiscence.

Voilà pourquoi la foule, en ces derniers temps de Louis XIV,
s'obstinait, dit Racine, à demander et faire jouer les farces de
Scarron. On l'évoquait pour voir cette vengeance de la Fronde. Scarron
ne revint pas. Il eût trop ri. Il eût eu l'aventure de l'Arétin, qui,
dans un tel accès, tomba à la renverse et se cassa la tête. Il fût
mort une seconde fois.



CHAPITRE XXV

TURENNE RELÈVE MAZARIN.--RÈGNE DE MAZARIN

1652-1657


Les Mémoires véridiques du modeste Turenne et ceux de son jeune
lieutenant York (depuis Jacques II) nous apprennent que, sans la
fermeté de ce grand militaire, la cour et Mazarin lâchaient pied,
cédaient tout. N'étant reçus ni à Paris, ni à Rouen, _ni dans aucune
ville de France_, sans lui, ils fuyaient jusqu'à Lyon.

C'est-à-dire que Paris, que la France, qui vomissait Condé, ne voulait
pas pour cela ravaler Mazarin. Excessif était le dégoût, et la nausée
mortelle. Pour qu'on subît cette odieuse médecine, il fallut un peu
d'aide. Il fallut la douce contrainte d'une exécution militaire par
trois armées (de Turenne, de Condé et des Lorrains), qui fit de la
banlieue, à dix lieues à la ronde, un désert comparable à ceux de
Picardie et de Lorraine.

Turenne, qui s'efface partout ailleurs, dit ici nettement (et je le
crois) qu'il eut les grandes initiatives du temps:

1º Il arrêta la cour, effrayée de l'entrée des Espagnols qui venaient
secourir Condé; _il l'empêcha de fuir_ (juillet 1652).

2º Mazarin, s'éloignant encore pour apaiser et faire céder les
résistances de Paris (août), Turenne prit toute précaution pour que
cet éloignement ne fût pas définitif et _pour assurer son retour_.

3º Il inquiéta les Espagnols, qui n'allèrent pas plus loin que Laon.
Il prit une bonne position à Villeneuve-Saint-Georges, et y _tint un
mois en échec Condé et les Lorrains_ (septembre).

4º Enfin, il donna à la cour, à la reine et au jeune roi le courage de
_rentrer dans Paris_, qu'ils redoutaient toujours. À ce point
qu'arrivés aux portes, et sachant que Monsieur y était encore, la peur
qu'ils eurent de ce peureux leur eût fait rebrousser chemin si Turenne
n'avait insisté, se mettant au même carrosse, et les couvrant de la
présence du redoutable général qui venait de primer Condé (21
octobre).

La chose réussit. Le peuple applaudit fort le roi. Déjà le clergé de
Paris, Retz en tête, les corps de métier, l'avaient prié de revenir.
Le 22, le Parlement est mandé au Louvre, dans une salle pleine de
soldats et sous l'oeil de Turenne. Là, ce beau jeune roi, qui la
veille avait été si près de rebrousser chemin, fait lire aux
magistrats, vaincus sans combat, la défense de se mêler d'aucune
affaire publique, ni spécialement de ses finances, ni entreprendre
contre ceux à qui il confie l'administration. C'est la proclamation
solennelle et définitive de la monarchie absolue, du grand règne, et
de l'âge d'or, qui, parti de la banqueroute, aboutit en un demi-siècle
à la sublime banqueroute des trois milliards qui rasa le pays.

Le cardinal de Retz, qui, dès septembre, a reçu le chapeau, est
accueilli, caressé et choyé. La reine lui déclare que lui seul a mis
le roi dans Paris (éloge vrai, il divisa la Fronde). Et lui seul aussi
est frappé. Le 18 décembre, on le met à Vincennes. Alors Mazarin,
rassuré, hasarde de rentrer à Paris (février 1653).

Ce qui rend dans tout cela l'initiative de Turenne bien étonnante,
c'est que, _seul_ à la cour, il s'obstina pour Mazarin. La reine était
entourée de gens lassés et excédés de lui. Elle avait sous la main un
homme digne et capable, Châteauneuf, qui l'eût remplacé. L'aimait-elle
encore véritablement? Elle venait de sentir son ingratitude, sa
perversité (dans la tentative de lui enlever le jeune roi par le goût
des plaisirs honteux). Dès son premier voyage, elle avait paru
vacillante. Combien plus au second! Par quoi la tenait-il?
Très-probablement par le mariage. Mangeuse et fort sanguine, sensuelle
et dévote, le tempérament, les scrupules, la ramenaient à cet homme
méprisé, odieux, dont elle avait besoin. Elle le dit nettement dans
une lettre, comme les femmes n'en écrivent guère (V. Ravenel,
Walckenaër, _Sévigné_, et Cousin, _Hautefort_). Elle y avoue «qu'elle
n'en peut plus.... Et il sait bien de quoi.»

Turenne, très-bon observateur, vit cela, et conclut que, de toute
façon, Mazarin finirait par revenir. Il craignit de compliquer la
résistance militaire par une révolution de cour.

Cela semblait d'un esprit positif, d'une politique prudente, basse, il
est vrai, mais sûre. Si ce coquin était indispensable, si le salut, la
paix étaient en lui, il fallait bien le prendre. Mais on eût pu
cependant objecter que Turenne, en portant si haut le drapeau de
Mazarin, en voulant même, à son départ, _qu'on déclarât qu'il
reviendrait_, se créait, par la force de ce nom détesté, une
difficulté très-réelle et au roi un obstacle. Il n'y parut pas dans le
Nord, mais beaucoup dans le Centre, et encore plus dans le Midi.
Tandis qu'on avait si peu de forces devant l'invasion espagnole, il
fallut employer des troupes en Bourbonnais, et bien plus en Guienne,
où la résistance contre Mazarin dura un an encore. Pourquoi? Il
s'obstinait, dans ce grand péril de la France, à faire recevoir à
Bordeaux le fils du duc d'Épernon, plus détesté que Mazarin même, mais
qui devait épouser sa nièce!

Hors de la guerre, Turenne était un très-pauvre homme, tout à fait
terre à terre, et, s'il ne fit jamais de mauvaise manoeuvre, il fit
bien des fausses démarches.

À lire ce qui précède, on le croirait un Machiavel, un égoïste et
hardi courtisan, qui eût calculé que, cadet et pauvre, simple vicomte
de Turenne, il arriverait plutôt au commandement général des armées
en se donnant pour maître un étranger isolé, méprisé. Mais ce n'est
pas cela. Ses vrais motifs furent autres, tout militaires. Pour les
comprendre, il faut connaître les hommes de la guerre de Trente ans.

Turenne et sa petite armée étaient une même personne, presque autant
que l'armée de Lorraine et son duc, l'aventurier célèbre. Chacun des
avis de Turenne et de ses conseils à la cour fut absolument relatif à
la position et au salut de cette armée. Quand il empêcha, en juillet,
la cour de fuir à Lyon, on allait l'affaiblir encore, lui prendre une
escorte de deux mille hommes; et cette armée, ainsi mutilée, frappée
moralement par l'abandon du roi, eût bientôt cessé d'exister. Quand il
exigea, en octobre, que le roi hasardât de rentrer à Paris, ce fut,
dit-il, parce que, sans cela, il n'y eût eu pour l'armée «ni argent ni
quartier d'hiver. Les officiers quittoient déjà tous les jours, faute
de subsistances.»

Comprenons bien ce que c'est que Turenne.

Les très-bons portraits qu'on en a donnent une tête assez forte,
médiocre, bourgeoise, où personne ne devinerait le descendant des
Turenne du Midi, ni le frère de M. de Bouillon. C'est un terne visage
hollandais (il l'était de mère et d'éducation), qui tournerait au
bonasse s'il n'avait la bouche fort arrêtée, réservée, mais
très-ferme.

Cet homme de si grande résolution était hésitant de parole, trivial,
ennuyeux, filandreux. L'état d'infériorité où il fut longtemps, comme
cadet et bas officier dans les armées de la Hollande, resta en lui
toute sa vie. Il était fort modeste, fort serré, non avare, mais
extrêmement économe. Ses lettres de jeunesse le disent assez. Il y
parle et reparle de son habit _qui passe_. Lui-même il était né râpé.

Son flegme était extraordinaire, et rien, pas même la plus brusque
surprise, ne l'en faisait sortir. Tout le monde sait l'anecdote
suivante, qui, du reste, lui fait honneur. Il se levait de fort bonne
heure. Un matin qu'il prenait l'air à la fenêtre, un de ses gens,
voyant un homme accoudé là en bonnet de coton, le prend pour son
camarade, et lui applique amicalement un énorme soufflet au bas du
dos. L'homme se retourne, et c'est Turenne. «Monseigneur, s'écrie le
frappeur à genoux, j'ai cru que c'était _Georges_...--Mais, quand
c'eût été _Georges_, dit Turenne en se frottant, il ne faut pas
frapper si fort.»

L'homme était excusable. Et tout le monde croira voir _Georges_ si
vous mettez à ses portraits un bonnet de coton.

En ce temps d'emphase espagnole et de héros à la Corneille, la prose
apparut dans Turenne. On vit que là guerre était chose logique,
mathématique et de raison, qu'elle ne demandait pas grande chaleur,
tout au contraire, un froid bon sens, de la fermeté, de la patience,
beaucoup de cet instinct spécial du chasseur et du chien de chasse,
parfaitement conciliable avec la médiocrité de caractère.

Les Mémoires de Turenne n'indiquent pas qu'il ait jamais eu une
émotion, jamais aimé, jamais haï. On dira que ce sont des Mémoires
militaires, et qu'il n'a voulu qu'expliquer ses opérations. Cependant
il est surprenant de voir que même les maîtres de son art, le grand
Gustave, l'habile et savant général Merci (son vrai maître en
réalité), n'obtiennent à leur mort, d'un écrivain si prolixe, pas un
mot de sympathie. Une ligne pour Gustave dans une lettre, une pour
Merci dans les Mémoires, et voilà tout. Cependant, à Nordlingen, si
Merci n'eût été tué, Turenne n'eût pas sauvé Condé, et la bataille
était perdue.

Il est bien entendu que les effroyables événements qu'il traverse,
l'état du peuple que son armée dévore, lui sont parfaitement
indifférents. Il y a de temps en temps une ligne funèbre, mais rien de
plus. «Pas un paysan dans les villages» (d'Alsace, p. 363).--«On passe
cent villages sans rencontrer un homme» (en Palatinat, p. 342).--«Dans
ce pays (de Moselle), il n'y a pas de quoi nourrir quatre hommes» (p.
399).

Quant aux environs de Paris, on sait, mais non par lui, dans quel état
ils se trouvaient, pillés et repillés, ravagés, affamés, outragés par
les trois armées, puis empestés des cadavres innombrables d'hommes et
de chevaux. Les belles dames de Paris s'en vont, en se bouchant le
nez, à travers les charognes, faire collation dans ces armées, et
Turenne fait taire le canon quand Mademoiselle va visiter Condé. Mais
ces galanteries ne diminuent point l'horreur de la guerre. «Depuis
cinq ans, ni moisson ni vendange (V. Feillet). Nous rencontrons des
hommes si faibles, qu'ils rampent comme des lézards sur les fumiers.
Ils s'y enfouissent la nuit comme des bêtes, et s'exposent le jour au
soleil, déjà remplis et pénétrés de vers. On en trouve gisant
pêle-mêle avec leurs morts, dont ils n'ont pas la force de
s'éloigner. Ce que nous n'oserions dire, si nous ne l'avions vu, ils
se mangent les bras et les mains, et meurent dans le désespoir[28].»

         [Note 28: M. Feillet a donné dans la _Revue de Paris_ (15
         août 1856) un très-précieux extrait de l'_Histoire du
         paupérisme_ qu'il prépare. Cet extrait résume les enquêtes et
         rapports, manuscrits ou imprimés, que firent sur l'effroyable
         état de la France, pendant la Fronde, _et jusqu'à la mort de
         Mazarin_, les envoyés de Vincent de Paul et autres personnes
         charitables.--Rien de plus douloureux. On peut juger, par
         cette lecture, si M. de Saint-Aulaire est excusable d'appeler
         les plaintes de ce temps de vaines déclamations!]

Le duc de Lorraine, en ces choses, était admirable. Il disait que son
armée ne pouvait manquer de vivres, parce qu'au besoin elle mangeait
les morts ou les blessés. Il était bon et indulgent pour les jeux du
soldat. Un de ces jeux, à Lagny, c'est de rôtir un enfant au four;
ailleurs, de voir lequel du mari ou de la femme, tous deux fouettés
d'épines à mort, mourra le premier dans son sang. Cette armée était
gaie, comme son chef, et facétieuse. On s'y amusait fort. Une des
raisons décisives qui firent quitter Paris à Condé, nous assurent les
plus graves témoins, c'est qu'il s'amusait beaucoup plus dans cette
vie d'agréable aventure.

Turenne n'aimait pas les gaietés excessives, non par souci du peuple,
mais parce qu'elles ensauvagent le soldat et le rendent
indisciplinable. Il aimait les hommes rangés, laborieux, patients, à
son image, et il les faisait tels pour l'intérêt du service. Aux
batailles et aux campements, il ne se fiait pas aux bas officiers,
comme les Espagnols, ni dans les siéges aux ingénieurs, comme les
Hollandais. Il allait le matin à la tranchée; il y allait le soir, et
il y retournait pour la troisième fois après souper. Lui-même, il
instruisait sans cesse les capitaines de ce qu'il y avait à faire.
C'était un maître autant qu'un général. Il les formait soigneusement,
ne les traitait nullement comme des machines. Parfois même, cet homme
serré, économe, pour s'assurer d'un officier qui pouvait être utile,
allait jusqu'à ouvrir sa bourse personnelle et le remontait de son
argent.

Il connaissait parfaitement l'ennemi, et devinait heure par heure ce
qu'il faisait ou voulait faire. Il comprit, en juillet 1652, quand,
avec sept mille hommes, il marcha contre trente mille, que les
Espagnols ne voulaient pas sérieusement l'invasion, qu'ils ne
voulaient pas faire Condé roi de France, qu'ils ne s'amuseraient pas à
conquérir ici pour rendre bientôt, et qu'ils tenaient bien plus à
reprendre leurs places de Flandre. Il savait qu'au moment où ils
faisaient Condé leur général, ils s'en défiaient, et que l'assurance
même de Turenne à marcher si faible contre eux augmenterait leurs
soupçons. Ce qui pouvait y ajouter, c'est que tous deux entretenaient
(par pur amour de l'art) une correspondance. Turenne n'avait pas un
succès que respectueusement il ne fît juge son ancien général des
soins qu'il prenait pour le battre.

Si Condé méritait d'être puni pour avoir passé aux Espagnols, il le
fut à coup sûr. Ils le firent général, mais en le liant, l'entravant.
Des lieutenants comme un gouverneur des Pays-Bas, ou un duc de
Lorraine, ne pouvaient obéir. Et d'ailleurs, la vieille tactique
espagnole des temps de Charles-Quint, leur méthode des campements
romains, retranchés chaque soir, mettait obstacle à tout. La
hiérarchie était inflexible, l'étiquette immuable, à l'armée tout
comme à Madrid. Un jour que Turenne observait leur camp de très-près,
ses lieutenants s'étonnèrent de voir un homme si sage se hasarder
ainsi. Il répondit: «Soyez tranquille. Le commandant de ce quartier,
Fernand de Solis, n'entreprendra rien de son chef. Il enverra demander
permission au général Fuensaldgne, lequel ne fera rien sans en avertir
l'Archiduc. Mais l'Archiduc a tant d'égards pour le prince de Condé,
qu'il le fera prier de décider avec lui en conseil de guerre sur ce
qu'on pourrait faire. Donc, nous avons le temps d'observer. Nous ne
risquons rien, sauf peut-être un coup de canon.»

Ce fut encore bien pis quand Don Juan d'Autriche, le fils du roi
d'Espagne, vint succéder à l'Archiduc. À chaque campement, en
arrivant, il se mettait au lit. L'occasion la plus favorable de livrer
bataille fut perdue une fois, parce qu'on n'osa pas l'éveiller.

Turenne crut qu'en combattant des gens si sages on pouvait être hardi.
En 1653-1654, n'ayant encore que des moyens très-faibles, il prit les
places de Champagne que possédait Condé, et qui étaient le vrai chemin
de l'invasion, comme il l'explique. Puis, lorsque Condé, fortifié de
deux armées, espagnole et lorraine, essaya par la Picardie ce qu'il ne
pouvait plus par la Champagne, Turenne audacieusement (et seul de son
avis) ne couvrit point Paris. Il passa derrière l'ennemi, et se mit
entre lui et les Pays-Bas. Cependant, à Péronne, Condé crut pouvoir
l'accabler. Mais le général espagnol, qui avait peut-être défense de
livrer bataille, exigea un conseil de guerre. Or, pendant le conseil,
Turenne, qui avançait toujours, était déjà en sûreté.

Ses misères n'étaient pas finies. Dans les années qui suivent, il
opéra avec des armées bien plus fortes. Mais son indigne maître,
Mazarin, comprit si peu le signalé bonheur qu'il avait eu d'être sauvé
par un tel homme, qu'il lui donna toujours pour égaux dans le
commandement le médiocre La Ferté, qui arrivait toujours trop tard,
s'étonnait, s'embrouillait. Bien plus, le brutal Hocquincourt, un
soldat inepte et perfide, dont le mérite unique était d'avoir offert
d'assassiner Condé et d'avoir ramené Mazarin[29].

         [Note 29: Turenne le dit, dans ses Mémoires, d'une manière
         indirecte, avec beaucoup de douceur et de finesse. «M. de
         Turenne _pria_ M. de la Ferté...._pria_ M. Hocquincourt.»
         etc. Il constate ainsi qu'il ne pouvait leur _commander_, et
         par conséquent qu'il n'est pas responsable de leurs lenteurs,
         de leurs revers.--Nos _Archives générales_ possèdent
         plusieurs autographes de Turenne (ancienne section M), et
         plusieurs pièces fort intéressantes pour l'histoire de son
         frère, le duc de Bouillon, spécialement des lettres
         éloquentes et touchantes de sa mère, fille de Guillaume le
         Taciturne. Dans l'une, elle le prie de ne pas se perdre par
         ses intrigues. Dans plusieurs autres, elle rampe aux pieds de
         Richelieu pour sauver la tête de son fils.--_Archives_, K,
         carton 123, nº 29.]

On voit très-bien, dans les récits, quoique modestes et fort doux de
Turenne, jamais accusateur, combien ces généraux de Mazarin lui furent
embarrassants et dangereux. En 1654, la grande armée des Espagnols
voulant reprendre Arras, Turenne exigea, décida qu'on forcerait leurs
lignes. La Ferté, Hocquincourt, ne s'en souciaient pas, et croyaient
la chose impossible. Ils s'y prirent de manière qu'elle le devint
presque en effet. L'attaque générale devait se faire la nuit; ils
n'arrivèrent qu'au jour. Mais déjà Turenne seul avait forcé les lignes
et défait l'ennemi.

Cela ne décourage pas Mazarin. Il maintient La Ferté pour commander
avec Turenne. Il en résulte à Valenciennes (1656), qu'ils
assiégeaient, le plus terrible événement. Les Espagnols, ayant rompu
les écluses des marais voisins, attaquent, à la faveur de cette
inondation, le corps de la Ferté, ne rencontrent nulle garde avancée,
prennent le général, tous les officiers, tuent quatre mille hommes.
Tout cela en un quart d'heure. Jamais le sang-froid de Turenne ne
parut davantage. Lui seul, il n'eut pas peur, n'éprouva aucun trouble,
retira son canon, et s'en alla au petit pas. L'armée croyait rentrer
en France, et déjà le bagage en avait pris la route. Mais Turenne le
fit arrêter, resta en pays ennemi, campa près du Quesnoy. Les ennemis,
ayant eu du renfort, semblaient devoir venir à lui. Les nôtres étaient
d'avis de ne pas les attendre. Turenne ne bougea, attendit. Les
Espagnols respectèrent son repos.

Notons un fait piquant. Dans une occasion (Mém. d'Yorck, p. 589),
Turenne a peur, Mazarin n'a pas peur.

Les prêtres et les femmes ne craignent rien. Il s'agissait de passer
une rivière sous le feu de l'ennemi; mais devant la rivière il y avait
encore des marais et des retranchements, des fossés, et l'on
n'arrivait au passage que par une étroite chaussée. Mazarin soutenait
que, le roi étant là en personne, on devait braver tout, passer.
Turenne objecta qu'on perdrait trop de monde. Mais cela n'eût guère
arrêté s'il n'eût montré la chose comme absolument inutile, parce
qu'on pouvait passer plus bas.

Était-ce humanité? Non, prudence et bon sens. Des romanciers ont
travesti Turenne en je ne sais quel philanthrope, un Fénelon guerrier.
Il n'y a rien du tout de cela. La réalité est que la guerre de Trente
ans, ayant perdu ses fureurs, ses chaleurs, ayant usé cinq ou six
générations de généraux, de plus en plus indifférents, sans passions
et dégagés d'idées, a fini par produire l'homme technique ou l'art
incarné, lumière, glace et calcul. Nulle émotion ne reste plus. C'est
la guerre quasi pacifique, mais non moins meurtrière.

Un froid mortel saisit; une Sibérie à geler le mercure. On voyage dans
la nuit des pôles, plus lumineuse que le jour, où l'on voit des
batailles de glaces heurtant les glaces, de cristaux brisant des
cristaux. Un grand désert. Plus d'hommes, et pas même de morts. Et
même on ne s'en souvient plus.



CHAPITRE XXVI

PAIX UNIVERSELLE.--TRIOMPHE ET MORT DE MAZARIN

1658-1659


Mazarin, on l'a vu avant la Fronde, avait pendant cinq ans exploité le
royaume par la force d'opinion que lui donnait alors une victoire
annuelle de Condé. Pendant sept ans (après la Fronde), il se releva,
brilla, grandit par les solides résultats des succès de Turenne. Il en
tira cette gloire qu'à la dernière campagne l'Espagne, sérieusement
menacée de la perte des Pays-Bas, rechercha, demanda (1658) la paix
que Mazarin avait d'abord offerte.

Donc, par deux fois le génie militaire couvrit devant l'Europe la
honte d'un gouvernement vil, trompa sur son habileté.

Ce qui est évident, c'est qu'au temps du plus grand péril (1652), et
constamment dans les années qui suivent, Mazarin subordonna
entièrement les affaires de la France: 1º au placement de sa famille,
au mariage de ses nièces; 2º à son avarice, à la création d'une énorme
fortune, la plus monstrueuse qu'aucun ministre eût eue jamais. Ni
Concini, ni Luynes, ne sont rien à côté.

Pour faire cardinal son frère, il avait presque fait la guerre au
pape, et ce frère, un moine imbécile, il le fit vice-roi de Catalogne.
Pour cette position si importante, si précieuse, qui nous mettait au
coeur de l'Espagne, on eût dû ménager le peuple catalan à tout prix.

Pour marier une nièce au fils du duc d'Épernon, il aigrit, prolongea
la guerre de Guienne, la résistance de Bordeaux.

Pour décider le prince de Conti à épouser une autre Mancini, il donna
à ce prince, élevé pour l'Église, contrefait, qui, d'ailleurs, n'avait
point vu la guerre, l'armée des Pyrénées, celle qui, par la Catalogne
et l'Aragon, devait prendre l'Espagne corps à corps.

Une autre nièce épouse le frère du duc de Modène, qui, avec la Savoie,
nous fait attaquer et manquer Pavie. C'est par un mariage semblable
que le prince Thomas de Savoie gagne le coeur de Mazarin. Son fils, le
comte de Soissons, épouse Olympe Mancini, dont il aura le prince
Eugène, le futur fléau de la France.

Au total, il avait sept nièces, qui toutes eurent des dots énormes, la
moindre six cent mille livres (d'alors) et le gouvernement
d'Auvergne. La plus riche, dont le mari s'appela duc de Mazarin, eut,
à la mort de l'oncle, un million et demi de rentes (six millions de
rentes d'aujourd'hui).

M. de Sismondi, savant économiste, s'efforce d'expliquer comment la
France, après la guerre civile, _put se remettre_ sous Mazarin. Vaines
explications. Les faits montrent qu'_elle ne se remit pas du tout_.

Huit ans après la Fronde, l'année même où meurt Mazarin (1660), les
rapports, cités par M. Feillet, nous apprennent cette chose lamentable
que, _non-seulement aux provinces frontières_ (Bourgogne, Picardie,
Champagne, Lorraine), mais dans _celles de l'intérieur_, par exemple
dans l'Angoumois, la misère était la même qu'_aux environs de Paris_.
Les pauvres mangeaient encore, comme au temps de la Fronde, les bêtes
jetées à la voirie, les disputaient aux chiens.

On a vu l'impuissance, l'insuffisance et la misère des secours
qu'essaya d'organiser l'excellent Vincent de Paul, les trois sous _par
mois_ qu'on donna dans l'année la plus dure aux populations les plus
affamées. Ajoutez-y les soupes économiques (d'herbe et d'eau claire,
c'était à peu près tout), les _magasins charitables_, où chacun doit
porter ce qui ne lui sert pas. La liste des objets donnés est
curieuse; on rirait si l'on ne pleurait: «Dix-neuf lanternes,
vingt-six douzaines de chapelets, des vieux peignes, vingt-trois
seringues, etc., etc.» (Feillet.)

Du jour où Richelieu voulut toucher aux biens d'Église, ne put et
recula, la Charité, aussi bien que l'État, devait perdre à jamais
l'espoir. Et les petites aumônes tirées par cette Église si riche du
bon coeur de nos dames et de leurs petites économies, ne purent être
que ridicules devant le monstrueux fléau qui peu à peu but le sang de
la France.

Quel fléau? Deux pompes aspirantes d'incalculable force.

1º La grande pompe centrale du fisc, l'exploitation violente de la
France par un coquin pour un coquin. Je parle de Mazarin et de
Fouquet, à qui il confia les finances.

2º La pompe universelle de toutes les tyrannies locales. Elles
ressuscitent sous un gouvernement faible et fripon, qui se sent trop
coupable pour accuser aucun coupable; les campagnes livrées aux
seigneurs, avides, nécessiteux et luxueux. Nous aurons pour l'Auvergne
le récit aimable et badin du jeune abbé Fléchier, qui montre en ce
pays la sauvage horreur du temps féodal, aggravée des caprices d'une
tyrannie malicieuse, dont les temps barbares n'eurent jamais l'idée.

Que les peuples soient exploités, volés, c'est la chose ordinaire. On
n'y ferait pas attention s'il n'y avait eu ici dans le vol une lâche
audace, une intrépidité de bassesse, qu'on nous passe ces mots, toute
nouvelle et originale, qui ne s'est peut-être vue qu'une fois.

On vit en huit ans cette chose surprenante, miraculeuse, absurde: _un
homme qui était maître et roi_, prenait ce qu'il voulait, _et qui
pourtant volait le roi_, c'est-à-dire se volait lui-même.

Il était l'État en réalité (autant que le fut jamais Louis XIV). Et en
même temps il faisait des affaires avec l'État, s'était fait
financier, partisan, munitionnaire. Il trafiquait des vivres,
spéculait sur l'artillerie, gagnait sur la marine. Il avait pris à son
compte la maison du roi.

Quoiqu'il eût tant d'esprit pour l'intrigue et le _ravaudage_ (dit si
bien Retz), il n'avait ni intelligence ni connaissance de la France
qu'il exploitait. De sorte qu'à chaque instant, sans tact ni pudeur, à
l'aveugle, il faisait des choses immondes. Il avilit les charges, les
dignités, en les vendant et les multipliant. «Il aimait mieux faire
dix ducs et pairs que donner dix écus.»

Peu avant sa mort, il promet un siége de président à un homme aimé de
la reine. L'homme vient le remercier: «Oui, mais j'en veux cent mille
écus.» La reine eut beau faire et beau dire; il n'en démordit pas,
disant toujours: «J'en veux cent mille écus.» Tout en disant cela, il
mourut. Et on l'eut pour rien (Montglat).

On ne pouvait arriver à lui, à moins d'être joueur. Il était fort
adroit aux tours de carte, et n'avait jamais pu se corriger d'avoir la
main trop vive et trop habile. On dit qu'il choisissait les pièces
fausses ou rognées pour les passer au jeu.

Il inventa un jeu nouveau, la spéculation sur la guerre. Il ne
comprenait pas d'abord grand'chose aux affaires militaires. Ce qui le
prouve, ce sont ses choix ridicules et d'avoir égalé un Hocquincourt
au premier général du siècle. À mesure cependant qu'il aperçut qu'il
avait en Turenne un génie infaillible, un joueur qui gagnait toujours,
il voulut être de la partie; il joua sur Turenne, s'associa d'avance
à ses victoires, se fit son fournisseur de vivres, réalisa sur ses
conquêtes de gigantesques bénéfices.

Vers la fin, il avait fait encore un pas. Il avait pris un intérêt
dans l'entreprise honnête des pirates et des flibustiers qui faisaient
la course sur le commerce des Hollandais, nos alliés. Excellente
spéculation. On prit en moins de rien trois cents vaisseaux. La
Hollande indignée envoya le grand Ruyter, qui prit tout simplement une
petite représaille, deux vaisseaux seulement. Mazarin redevint souple,
aimable, offrit satisfaction, promit mille choses qu'il ne donna
jamais.

On a parlé beaucoup de l'habileté de Mazarin, de sa subtile politique,
de sa fine diplomatie, de sa persévérance à continuer la tradition
d'Henri IV et de Richelieu. On le redit, parce qu'on l'a dit. Ce sont
choses convenues que tout le monde répète. Examinons pourtant. Henri
IV et Richelieu cultivèrent, ménagèrent, se rallièrent les petites
puissances. Le premier s'assura des Suisses, et fut étroitement uni
avec les Hollandais. C'est avec ceux-ci que Richelieu eût voulu
partager les Pays-Bas. Mazarin se brouilla avec les uns et les autres.

Dans la crise si grave où la rivalité maritime commençait entre
l'Angleterre et la Hollande, c'était le moment ou jamais de s'attacher
celle-ci. Mazarin ne voit là qu'une facilité de pirater. Noble
commencement de cette longue série de sottises par lesquelles Louis
XIV réussit à rattacher solidement la Hollande à l'Angleterre.

Cromwell, tout Cromwell qu'il pût être, avec sa république viagère,
n'avait pas fait grand'chose, tant que l'invincible Ruyter promenait
sur les mers le pavillon de Hollande. Cromwell était près de sa mort,
et Charles II de sa restauration. L'Angleterre allait retomber. Qui
fonda sa grandeur? La politique profonde de Mazarin, hostile à la
Hollande, la politique profonde de Louis XIV, qui fait de notre
ancienne et de notre meilleure alliée une chaloupe à la remorque du
vaisseau britannique.

Littérairement, à coup sûr, la diplomatie française est charmante. Les
dépêches de Mazarin, de Lyonne, etc., ne sont guère au-dessous des
lettres de madame de Sévigné. Est-ce assez pour justifier l'admiration
sans bornes qu'on a montrée pour cette diplomatie aux derniers temps?
Regardons, je vous prie, surtout les résultats.

On pouvait s'y tromper en avril 1657, à la mort de l'empereur
Ferdinand III. La France ne put faire élire son candidat, le duc de
Bavière. Mais les princes du Rhin et autres, s'alliant à la France et
à la Suède, n'élurent l'Autrichien Léopold qu'en lui faisant signer
l'engagement «de ne donner aucune aide aux Espagnols».

Ce succès de la France, poussant ceux-ci au désespoir, pouvait les
décider à l'alliance monstrueuse de Cromwell, à unir le drapeau de
l'État _catholique_ entre tous à celui de la république _puritaine_.
On assure qu'ils offraient au Protecteur d'assiéger avec lui Calais
pour y faire rentrer les Anglais, les rétablir en France, guérir la
plaie dont l'orgueil britannique saignait depuis cent ans.

Cromwell, dont le ferme et froid regard voyait très-bien, malgré les
succès de Turenne, l'épuisement réel de la France, la faiblesse
misérable d'un gouvernement dilapidateur, demande à Mazarin ce qu'il
lui donnera à la place. Et celui-ci est trop heureux que l'Anglais
accepte Dunkerque, Mardick et Gravelines, trois ports pour un, que
Mazarin se fait fort de conquérir sur l'Espagne pour les lui donner.

Traité, au fond, fort triste, qui faisait de la France la servante de
l'Angleterre, lui faisait employer son sang à conquérir pour sa
rivale. Avec quel résultat? D'établir les Anglais sur le
continent.--Non pas à Calais, il est vrai, mais à deux pas de Calais.

Qui ne voit que Dunkerque, en Flandre, mais si près de la France,
n'était guère moins dangereux, permettant également la descente d'une
armée qui pouvait à son choix tomber sur nous ou sur les Pays-Bas?

Le but de Mazarin, dit-on, était d'abaisser à la fois l'Espagne et la
_Hollande_. Son traité avec l'Angleterre eût eu le résultat d'humilier
la première sur terre, la _seconde sur mer_. Politique admirable,
zélée pour la marine anglaise!

Turenne eut des succès rapides. Il gagna sur les Espagnols la bataille
des Dunes (14 juin 1658), qui nous donna le bel avantage de mettre les
Anglais dans Dunkerque. Puis, on prit Gravelines, Ypres, Oudenarde,
Menin. On était maître du chemin de Bruxelles. Si l'on y eût été, si
l'on eût procédé sérieusement à la conquête des Pays-Bas, on aurait
vu bien vite les résultats du traité qui mettait l'Anglais à
Dunkerque. Il eût fait volte-face, n'eût jamais permis un tel
agrandissement de la France, et, profitant de la descente qu'il avait
par nous sur le continent, notre excellent ami nous eût pris par
derrière.

La mort de Cromwell qui survint (septembre 1658) put rassurer sur ce
danger. Et, d'autre part, une victoire du Portugal sur l'Espagne
encourageait notre conquête. La grande barrière des Pays-Bas avait été
brisée par la prise de tant de places. Mais ce fut alors qu'on traita.

La France, naguère alliée de Cromwell, retomba dans ses attractions
catholiques, dans le vieux rêve de ses reines, toujours le mariage
espagnol. Marie de Médicis y avait tout sacrifié. Combien plus Anne
d'Autriche, Espagnole elle-même, et dont le fils était Espagnol par sa
mère! La femme née, de Louis XIV, prédestinée et légitime, était
l'infante, sa cousine.

Autant Anne le désirait, autant Philippe IV. Il aurait fait ce mariage
à tout prix. On pouvait croire qu'une telle union fortifierait
l'ascendant moral, déjà si fort, des Espagnols, tant moqués des
Français, mais toujours copiés. Du reste, cet excellent père, pour
procurer ce grand mariage à sa fille, faisait bon marché de l'Espagne
même. N'ayant qu'un fils à la mamelle, très-frêle et maladif, il
envisageait sans effroi l'hypothèse où sa fille (malgré la
renonciation qu'elle fit) hériterait de l'empire espagnol. Cette
nation si fière n'eût plus été qu'une dépendance de la France
(Motteville).

Les Castillans haïssaient moins celle-ci. Leur haine et leur furie
était toute contre les Portugais, leurs vaillants frères, qui les
battaient. Ils croyaient, le lendemain de la paix avec la France,
exterminer le Portugal, comme ils avaient déjà soumis les Catalans.

Mazarin, par une suite de fautes, avait perdu la Catalogne. Il
sacrifia le Portugal. C'est la base réelle de son Traité des Pyrénées
(7 novembre 1659).

Encore un sacrifice du faible au fort, le sacrifice d'un allié aussi
précieux contre l'Espagne, que l'était la Hollande contre les Pays-Bas
espagnols.

L'abandon de la Catalogne et du Portugal, celui de Naples et de la
Sicile dans leur grande crise de 1647, c'étaient les solides services
par lesquels Mazarin pouvait se vanter d'avoir ressuscité l'Espagne,
si elle ressuscitait jamais.

Il prévoyait, dit-on, que l'infante ou ses enfants hériteraient.--Oui,
soixante ans après, et au prix d'effroyables guerres. Les deux pays
étant quasi exterminés, un des morts se coucha sur l'autre. Résultat
si lointain, si coûteux, d'avantage si contestable, qu'on a tort d'en
tant triompher. Que l'Espagne devînt si française, cela n'a guère paru
en 1808, et depuis.

Ce qui poussa Mazarin à abandonner le Portugal, et à précipiter le
mariage (plus que les Espagnols qui le désiraient tant), c'était la
pénurie d'argent. On avait touché le fond et le tuf. Le financier de
Mazarin, le petit Fouquet, son noir diablotin (qu'on voit à
Versailles), était à bout de ses tours. Un nouveau gouffre s'était
ouvert, qui mangeait autant que la guerre. Ce gouffre était le jeune
roi. Depuis deux ou trois ans, ses divertissements, fêtes, bals,
concerts, carrousels, avaient pris un vol effréné. Le colossal recueil
des dessins des _Ballets du roi_ que possède la Bibliothèque, fait
deviner combien il en coûtait pour ces folles représentations.

Mazarin le tenait par cet étourdissement des fêtes. Ses nièces en
faisaient l'ornement. L'une d'elles, Olympe Mancini, qui avait pris le
coeur du roi, en était l'âme et la déesse. Mazarin, nous dit-on, en
fut très-affligé. Je ne le pense pas. À cette même époque, il faisait
les plus grands efforts pour en faire une (Hortense) reine
d'Angleterre, tentant le vénal Charles II par une dot de six millions.
Et l'on veut qu'il n'ait pas saisi l'espoir de faire Olympe reine de
France! L'obstacle réel fut Anne d'Autriche. Il avait tout fait pour
éloigner d'elle son fils, et lui ôter toute influence. Elle le punit,
ce jour-là, de son ingratitude. Sa fierté espagnole se releva. Elle
dit: «Si mon fils est assez bas pour faire cela, je me mettrai contre
lui avec mon second fils, à la tête de tout le royaume.»

Il ne resta à Mazarin qu'à faire le magnanime. Il écrivit au roi,
contre ce mariage, les belles lettres de désintéressement austère
qu'on a tant admirées.

Je laisse les amateurs de négociations s'amuser à celles du mariage
d'Espagne, qui était fait d'avance par la violente envie que les deux
partis avaient de le faire à tout prix. La France y garda les
conquêtes de Richelieu, l'Artois, le Roussillon, mais peu ou rien des
conquêtes de Mazarin. Elle rendit les places fortes de Flandre, le
prix des victoires de Turenne.

Condé rentra et recouvra ses biens, mais non pas ceux de ses amis,
qui restèrent sacrifiés. Il se retrouva prince du sang, gouverneur de
Bourgogne, mais perdu pour tout l'avenir.

On assure que Mazarin, en rendant tant de places de l'intérieur des
Pays-bas, eût pu obtenir de garder Cambrai, mais que l'Espagne le
gagna en lui donnant l'espoir de le soutenir au premier conclave, de
lui donner la papauté. Rien d'invraisemblable en cela. L'habitude si
longue qu'il avait de tromper, de mentir et trahir, put le rendre
prenable à ce vain leurre qui, dans son état de santé, devenait
pourtant ridicule.

Rien de plus gai que Mazarin au moment où il signe le grand traité à
la Bidassoa. Il écrit à Paris: «Tout va être fini. Je ne ferai pas
grand séjour au pays basque, à moins que je ne m'amuse à leur voir
pêcher la baleine, à apprendre le basque ou à sauter comme eux.»

Cependant le sauteur, au milieu de ces joies, est pincé par la goutte.
La poitrine se prend. Il continue au lit sa vie habituelle. Le lit du
moribond, couvert de cartes, est la table du jeu, le comptoir à vendre
les places. Cartes et sacrements allaient pêle-mêle. La seule
réparation de ses vols qu'il imagina, ce fut de tout offrir au roi,
bien sûr qu'il refuserait. Ce refus le tranquillisa entièrement, et il
continua en toute sécurité son jeu et ses dévotions. Tous en furent
édifiés, et trouvèrent qu'il faisait une bonne fin. Du moins,
conséquente à sa vie. Il vécut, mourut en trichant (9 mars 1661)[30].

         [Note 30: J'ajourne au volume suivant les visites de
         Christine et plusieurs faits des dernières années de Mazarin.
         Ils ne peuvent être bien éclairés que par ses lettres mêmes,
         que l'excellent éditeur de Saint-Simon, M. Chéruel, promet de
         donner au public. J'ai eu recours plusieurs fois à son
         obligeance, dans le cours de ce travail, pour
         l'éclaircissement de quelques points obscurs. Pour d'autres,
         il vaut mieux attendre son importante publication.]

Il croyait tricher l'avenir. Heureux joueur, il avait eu la partie
toute faite. L'augure de sa jeunesse s'était trouvé rempli. Il avait
apparu, à vingt-cinq ans, sur un champ de bataille, criant: La Paix!
la Paix! ce qui fut le premier escamotage de sa vie. Aux grands et
sérieux travailleurs qui sont morts à la peine en lui préparant tout,
il escamote encore la gloire de la paix triomphante de Westphalie, des
Pyrénées. Richelieu travailla. Mazarin recueillit. L'un fit
l'administration, l'armée, la marine et mourut justement la veille de
Rocroi. L'autre gâta tout, et réussit en tout. Grand par Condé et plus
grand par Turenne, affermi par l'orage même et l'avortement de la
Fronde, il a ce dernier bonheur qu'on fait honneur à son génie de la
paix forcée et fatale où l'on tomba par lassitude. Ce piédestal lui
reste. Il garde, après la mort, ce masque de l'ange de la paix.

Vraiment, est-ce une paix? Elle arrivait trop tard. L'Allemagne,
agonisant sur ses ruines, ne trouva pas la paix dans le traité de
Westphalie. L'Espagne, finie et défunte, n'était plus en état de
ressentir la paix des Pyrénées. Et la France elle-même, qui entre par
là dans un procès de cinquante ans pour la succession d'Espagne, la
France va trouver dans cette paix et la guerre fiscale au dedans et la
guerre sanglante au dehors[31].

         [Note 31: Un génie pénétrant, le sorcier hollandais
         Rembrandt, qui sut tout deviner, dans son tableau lugubre,
         daté de la grande joie du traité de Westphalie (1648), a
         parlé mieux ici que tous les politiques, tous les historiens
         (le _Christ à Emmaüs_, que nous avons au Louvre).--On oublie
         la peinture. On entend un soupir. Soupir profond, et tiré de
         si loin! Les pleurs de dix millions de veuves y sont entrés,
         et cette mélodie funèbre flotte et pleure dans l'oeil du
         pauvre homme, qui rompt le pain du peuple.--Il est bien
         entendu que la tradition du Moyen âge est finie et oubliée,
         déjà à cent lieues de ce tableau. Une autre chose déjà est à
         la place, un océan dans la petite toile. Et quoi?... L'âme
         moderne.--La merveille, dans cette oeuvre profonde,
         d'attendrissement et de pitié, c'est qu'il n'y a rien pour
         l'espérance. «Seigneur, dit-il, multipliez ce pain!... Ils
         sont si affamés!» Mais il ne l'attend guère, et tout indique
         ici que la faim durera.--Ce misérable poisson sec qu'apporte
         le fiévreux hôtelier n'y fera pas grand'chose. C'est la
         maison du jeûne, et la table de la famine. Dessous, rit,
         grince et gronde un affreux dogue, le Diable, si l'on veut,
         une bête robuste, aussi forte, aussi grasse que ces pauvres
         gens-là sont maigres. Il a sujet de rire, car le monde lui
         appartient.--V. la description de ce tableau dans _La Foi
         nouvelle cherchée dans l'Art_, par Alfred Dumesnil.

         De cette paix date la guerre qui nous divise et en France et
         ailleurs. Les deux peuples qui sont en ce peuple conservaient
         jusque-là un reste d'unité. Mais la dualité éclate. D'une
         part, un petit peuple français, petit monde de cour,
         brillant, lettré et parlant à merveille. D'autre part,
         très-bas, plus bas que jamais, la grande masse gauloise des
         campagnes, noire, hâve, à quatre pattes, conservant les
         patois. L'écartement augmente, le divorce s'achève, par le
         progrès même de la haute France. Elle se trouve si loin de la
         basse, qu'elle ne la voit plus, ne la connaît plus, n'y
         distingue plus rien de vivant, et pas même des ombres, mais
         quelque chose de vague, comme un zéro en chiffre. Des mots
         nouveaux commencent, d'abstraction terrible, meurtrière, où
         disparaît tout sentiment de la vie.--Plus d'hommes, mais des
         _particuliers_,--tout à l'heure des _individus_.]

J'ai dit ailleurs ce que je pensais du prétendu système d'équilibre au
XVIIe siècle. J'ai hasardé de dire aussi que Richelieu n'y comprit
rien, croyant que les protestants, si faiblement liés (par les idées),
faisaient un contrepoids au parti catholique, fortement lié (par les
intérêts). Du reste, quand on voit dans ses Mémoires les conditions
misérables, accablantes, qu'il fait au Palatin pour le rétablir sur le
Rhin, sa partialité pour la Bavière, on sent qu'une telle paix n'eût
été qu'une amende honorable des Protestants demandant grâce à genoux,
la corde au cou, et que, bien loin d'établir l'équilibre, elle aurait
fait dans l'avenir leur irrémédiable déchéance.

On peut prévoir que, si ce grand, ce ferme Richelieu se tient si peu
dans l'équilibre, la France des Louvois, des Chamillart, etc., ira de
plus en plus gauchissant d'un côté, jusqu'à verser tout à fait dans
l'ornière de la _Révocation_. Louis XIV succède à Philippe II, et la
France à l'Espagne. Elle marche à la même ruine.

Cela se voit de loin, et, dès le commencement. Le beau roi de seize
ans, revenant de la chasse, en bottes à l'écuyère et le fouet à la
main, défend au Parlement de demander jamais aucune économie. Il
commence la guerre à l'argent. Avec Fouquet, plus tard avec Louvois
(malgré les efforts de Colbert), il ouvre contre la France la campagne
victorieuse où il vint à bout définitivement de la fortune publique,
emportant pour dernier trophée l'immortelle banqueroute de trois
milliards à Saint-Denis.

Toute autre nation, après les Mazarin, les Fouquet, les Louvois, tant
de guerres, tant de gloire, tant de héros, tant de fripons, resterait
assommée à ne se jamais relever. Et celle-ci pourtant dure encore.

Ce brevet d'immortalité, cette Jouvence nationale, comment les
expliquer? Le pauvre Sismondi se gratte ici la tête, et ne trouve
rien, sinon que peut-être, à force de tuer, les hommes étant plus
rares, le salaire croissait pour les survivants, qui souffraient un
peu moins. Je ne vois point cela. Vauban et Boisguilbert semblent dire
plutôt le contraire dans les lugubres épitaphes qu'ils font de la
France de Louis XIV.

La seule explication, je l'ai trouvée dans un auteur anglais du XVIIe
siècle, qui, traversant nos plaines à cette époque, vit, non sans
peur, une grande foule déguenillée de gens étiques, une ronde de vingt
ou trente mille gueux, qui dansaient de tout leur coeur. Ces
squelettes, n'ayant pas soupé, au lieu de se désespérer, faisaient un
bal le soir. C'était une armée de Louis XIV.

Oublier, rire de tout, souffrir sans chercher de remède, se moquer de
soi-même et mourir en riant, telle fut cette France d'alors. La
chanson continue, et la comédie vient. Les grands consolateurs sont
nos comiques.

Leur instrument, la nouvelle langue française, née des _Mazarinades_,
y est déjà étincelante. Elle est dans le _Roman comique_. Elle est
dans les _Mémoires de Retz_, qu'il commença certainement à Vincennes
(1652). Elle va éclater dans le pamphlet mordant, puissant,
victorieux, de la Fronde religieuse, les _Provinciales_ (1657). Et
déjà aux portes est _Tartufe_ (1664).

Adieu le gaulois. Salut au français.

La belle forte langue du XVIe siècle, qui si souvent vibre du coeur,
était un peu pédante. Elle s'accrochait dans les plis de sa robe, se
retardait dans les aspérités (pittoresques, admirables) dont elle est
hérissée. Ce n'était pas langue de gens pressés, de gens d'affaires,
de combattants qui visent à frapper vite, et ne demandent à la parole
que vigueur et célérité.

C'est là le sérieux de la Fronde. Elle ne laisse nul résultat visible,
palpable, matériel. Elle laisse un esprit, et cet esprit, logé dans un
véhicule invincible, ira, pénétrera partout.

Elle a fait, pour l'y mettre, une étrange machine, la nouvelle langue
française.

Cette langue a subi comme une transformation chimique. Elle était
solide, et devient fluide. Peu propre à la circulation, elle marchait
d'une allure rude et forte. Mais voici que, liquéfiée, elle court
légère, rapide et chaude, admirablement lumineuse. Si quelques
capricieux (des Montesquieu, des La Bruyère) en exploitent surtout
l'étincelle, le grand courant, facile et pur, n'en va pas moins d'une
fluidité continue, de Retz en Sévigné, et de là en Voltaire.

La Fronde a fait cette langue. Cette langue a fait Voltaire, le
gigantesque journaliste. Voltaire a fait la Presse et le journalisme
moderne.

Mais faut-il dire que cette puissance soit celle d'une langue
nationale? Non, c'est la langue européenne, acceptée par la diplomatie
de tous les peuples, reine hier par Voltaire et Rousseau, et
aujourd'hui si absolue, que les autres langues vaincues subissent peu
à peu sa grammaire.

Ce terrible engin d'analyse éclaire tout, dissout tout et peut tout
mettre en poudre, broyer tout, formalisme, lois, dogmes et trônes. Son
nom, c'est: _La raison parlée_.

Un si fort dissolvant, que je ne suis pas sûr que même, pendant le
beau et solennel récitatif de Bossuet, on n'ait pas ri sous cape. La
France était, n'était pas dupe. Les deux choses sont peut-être vraies,
et pourraient bien se soutenir. L'enfant est grave en berçant sa
poupée (sincère même), la baise et l'adore, mais il sait bien qu'elle
est de bois.

Fatalité de la lumière! Elle va pénétrant, par cette maudite langue
française, qu'on n'arrêtera pas. Plus d'asile aux ténèbres. Plus de
mystère, et plus de sanctuaire obscur. La _Nuit divine_ (d'Homère) est
supprimée. Une telle langue, c'est la guerre aux dieux.


FIN DU TOME QUATORZIÈME



TABLE DES MATIÈRES



PRÉFACE............................................................. i


CHAPITRE PREMIER

    LA GUERRE DE TRENTE ANS.--LES MARCHÉS D'HOMMES.--LA BONNE
      AVENTURE...................................................... 1
      Les marchés d'hommes.......................................... 2
      Gustave-Adolphe............................................... 3
      Waldstein..................................................... 4
      La loterie, le jeu............................................ 6


CHAPITRE II

    LA SITUATION DE RICHELIEU. 1629................................ 13
      Il vécut d'expédients........................................ 14
      Son allocution au roi........................................ 17
      Changement de sa politique en 1629........................... 19
      Il rallie le clergé. Sa police de capucins................... 24


CHAPITRE III

    LA FRANCE NE PEUT SAUVER MANTOUE. 1629-1630.................... 28
      Le Pas de Suse, 6 mars 1629.................................. 31
      Paix des huguenots........................................... 32
      Les impériaux en Italie. Sac de Mantoue. 18 juillet 1630..... 33


CHAPITRE IV

    RICHELIEU CONTRE LES DEUX REINES. 1630......................... 42
      Le roi. La maladie du roi.................................... 46
      Il est à la mort (1er octobre). Intrigues des reines......... 50
      Joseph traite à Ratisbonne................................... 54
      Mazarin sauve l'armée espagnole.............................. 58


CHAPITRE V

    JOURNÉE DES DUPES.--VICTOIRE DE RICHELIEU. 1630-1631........... 61
      Mademoiselle de Hautefort.................................... 62
      La _journée des Dupes_ ne décida rien (10 novembre), mais
        Richelieu saisit les lettres des reines (décembre)......... 67
      Fuite de Gaston et de la reine mère. 1631.................... 75


CHAPITRE VI

    GUSTAVE-ADOLPHE. 1631.......................................... 78
      Tristesse de Cervantès et de Shakespeare..................... 79
      Joie héroïque de Gustave et de Galilée....................... 80
      Gustave comme juste juge..................................... 82
      Son maître Jacques de la Gardie, créateur de la guerre
        moderne.................................................... 84
      Richelieu s'entend avec Gustave, peu, tard et mal............ 87
      24 juin 1631, Gustave débarque en Allemagne.................. 89
      7 septembre, sa victoire à Leipzig, délivrance de
        l'Allemagne................................................ 92


CHAPITRE VII

    RICHELIEU PROFITE DES VICTOIRES DE GUSTAVE. 1632............... 95
      Gustave ne pouvait sauver l'Allemagne qu'en s'y établissant.. 99
      Richelieu envahit la Lorraine............................... 101
      Richelieu bat et décapite Montmorency....................... 107
      Son amour, sa maladie....................................... 111


CHAPITRE VIII

    RICHELIEU CHEF DES PROTESTANTS.--SES REVERS.--LA FRANCE ENVAHIE.
      1635-1636................................................... 115
      Mort de Gustave, 16 novembre 1632........................... 117
      Mort de Waldstein, 1634..................................... 118
      Richelieu eut-il une vraie notion de l'Équilibre?........... 121
      Il est forcé de succéder à Gustave, 1633.................... 123
      Il veut rompre avec l'Espagne et renvoyer la reine.......... 124
      Échecs de 1635.............................................. 128
      La France envahie, 1636..................................... 131


CHAPITRE IX

    LA TRILOGIE DIABOLIQUE SOUS LOUIS XIII.--RELIGIEUSES DE LOUDUN.
      1633-1639................................................... 137
      De la direction des mystiques............................... 139
      Le diable et les couvents................................... 141
      Procès et mort d'Urbain Grandier............................ 149


CHAPITRE X

    LES CARMÉLITES.--SUCCÈS DU CID. 1636-1637..................... 160
      Le centre de l'intrigue espagnole........................... 164
      Le Cid, glorification de l'Espagne.......................... 169
      L'_Académie_................................................ 170


CHAPITRE XI

    DANGER DE LA REINE. Août 1637................................. 173
      Lafayette et le père Caussin................................ 175


CHAPITRE XII

    CONCEPTION ET NAISSANCE DE LOUIS XIV. 1637-1638............... 180
      Situation désespérée de la reine en décembre 1637........... 182
      Lafayette sauve la reine (9 décembre 1637).................. 185
      L'accouchement, 5 septembre 1638............................ 188


CHAPITRE XIII

    MISÈRE.--RÉVOLTES.--LA QUESTION DES BIENS DU CLERGÉ.
      1638-1640................................................... 190
      Solidarité de ruine......................................... 194
      _Va-nu-pieds_ et _Croquants_................................ 196
      Richelieu menace le clergé, n'en tire rien, recule.......... 201


CHAPITRE XIV

    RICHELIEU RELEVÉ PAR LES RÉVOLUTIONS ÉTRANGÈRES.--LES FAVORIS,
      MAZARIN, CINQ-MARS. 1638-1641............................... 203
      Le Portugal et la Catalogne contre l'Espagne................ 205
      Influence italienne. Fortune de Mazarin..................... 207
      Naissance de Monsieur (1639)................................ 208
      Richelieu donne au roi Cinq-Mars qui le trahit.............. 212
      Conspiration de Soissons. 1641.............................. 219


CHAPITRE XV

    CONSPIRATION DE CINQ-MARS ET DE THOU. 1642.................... 221
      La reine et Gaston les trahissent........................... 228


CHAPITRE XVI

    ISOLEMENT ET MORT DE RICHELIEU.--MORT DE LOUIS XIII.
      1642-1643................................................... 233
      Ingratitude des Condés pour Richelieu....................... 235
      Les deux mourants voudraient lier la future régente......... 241


CHAPITRE XVII

    LOUIS XIV.--ENGHIEN.--BATAILLE DE ROCROY. 1643................ 246
      Gassion et Sirot gagnent la bataille........................ 252


CHAPITRE XVIII

    L'AVÉNEMENT DE MAZARIN. 1643.................................. 255
      La reine, pour le garder, donne tout à tous, emprisonne ses
        amis...................................................... 259


CHAPITRE XIX

    GLOIRE ET VICTOIRE.--TRAITÉ DE WESTPHALIE. 1643-1648.......... 263
      Mazarin vécut de l'éclat d'une victoire annuelle que
        l'on arrangeait pour Condé................................ 264
      Ses efforts pour empêcher la paix........................... 272


CHAPITRE XX

    LE JANSÉNISME.--LA FRONDE. 1648............................... 275
      La Fronde fut une révolution morale, aussi bien que
        la Fronde religieuse du jansénisme........................ 277
      Le Parlement, quoique menacé, défend le peuple.............. 279


CHAPITRE XXI

    LE PREMIER ÂGE DE LA FRONDE.--LES BARRICADES.--LA COUR, APPUYÉE
      PAR LA FRONDE, EMPRISONNE CONDÉ............................. 285
      Le Parlement pose la garantie des personnes et des
        propriétés................................................ 287
      Gondi (depuis cardinal de Retz)............................. 291
      Paris deux fois trahi....................................... 298
      Folie de Condé. Sa prison................................... 300


CHAPITRE XXII

    SECOND ÂGE DE LA FRONDE.--LA COUR, APPUYÉE PAR LA FRONDE,
      CHASSE CONDÉ. 1650-1651..................................... 304
      Les héroïnes................................................ 306
      Mazarin bat Turenne......................................... 308
      Personne ne veut des États généraux......................... 315


CHAPITRE XXIII

    FIN DE LA FRONDE.--COMBAT DU FAUBOURG SAINT-ANTOINE. 1652..... 317
      Horreur et plaisanteries.................................... 318
      Massacre à Paris, Sodome à la cour.......................... 326
      Condé sauvé par la Fronde................................... 330


CHAPITRE XXIV

    FIN DE LA FRONDE.--LE TERRORISME DE CONDÉ.--SECOND MASSACRE
      (À L'HÔTEL DE VILLE). 1652.................................. 332


CHAPITRE XXV

    TURENNE RELÈVE MAZARIN.--RÈGNE DE MAZARIN. 1652-1657.......... 348
      Mazarin était perdu sans Turenne............................ 349
      Froide et infaillible habileté de Turenne................... 352
      La guerre anthropophage..................................... 357


CHAPITRE XXVI

    PAIX DES PYRÉNÉES.--TRIOMPHE ET MORT DE MAZARIN. 1658-1661.... 361
      La misère et la famine jusqu'à la mort de Mazarin........... 363
      Sa politique contraire à celle de Richelieu................. 366
      L'Espagne ambitionne un second traité de mariage
        avec la France. 1659...................................... 369
      Mort de Mazarin, 1661....................................... 372
      Cette paix n'est pas une paix............................... 373
      Essor de la nouvelle langue française....................... 376





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