Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Le transporté (2/4)
Author: Méry, Joseph, 1798-1865
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le transporté (2/4)" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



LE

TRANSPORTÉ


PAR

MÉRY


II



PARIS

GABRIEL ROUX ET CASSANET, ÉDITEURS,

24, rue des Grands-Augustins.


1852



La prison.


XIII.

Quand le capitaine Coock passait avec son vaisseau, l'_Endeavour_, dans
les parages antipodes de l'île de Bligh, il s'écria:

--Mes amis, réjouissez-vous, nous passons sous le pont de Londres!

Le philosophe Burney, qui raconte le fait, ajoute:

«Il y a aussi partout en ce monde des antipodes moraux; ceux qui
marchent sur la neige ont des pieds correspondants aux leurs qui
marchent sur le velours des herbes; les épicuriens du palais de
Sommerset ont sous leur table les esclaves de l'Océanie qui meurent de
faim.

Tout homme qui jouit peut s'écrier: «Mes amis, désolez-vous, nous passons
sur un homme qui souffre!»

Notre planète a le tort d'être ronde et de fournir ainsi, à chaque
instant, à l'esprit ces contrastes odieux.

Nous laissons l'_Églé_ voguant sous des régions sereines, avec ses
heureux passagers, et nous allons retrouver, dans un cachot humide et
sous les étreintes glaciales de l'hiver, une malheureuse femme, dont le
nom est lié à cette histoire.

Après quelques semaines de captivité, l'œil de l'adorateur reconnaîtrait
avec peine Lucrèce Dorio, couchée sur un grabat de paille, et violemment
séparée de toute protection.

Chaque jour, elle a reçu la visite de Georges Flamant, et les menaces,
les douces paroles, les ruses perfides, les mensonges raffinés ont
échoué contre l'imperturbable résolution de la belle prisonnière.

Un soir, Georges Flamant, obstiné comme le crime, entra dans le cachot,
déposa une chandelle sur une table grasse de suif, et présenta un
journal à Lucrèce en lui disant:

--Veux-tu lire dans cette gazette un article qui t'intéressera?... Tu
refuses?... Eh bien! je vais lire moi-même, et tu reliras ensuite, pour
te convaincre que je ne mens pas... Voici... C'est la liste des déportés
à Sinnamary... Il y a cent trente septembriseurs, et, parmi ces noms, tu
peux lire en lettres majuscules le nom de ton amant, Maurice Dessains...

--Maurice Dessains, un septembriseur!

Dit Lucrèce avec un éclat de rire inondé de larmes.

--Le 2 septembre 1792, Maurice avait douze ans tout au plus!

--On peut être septembriseur à tout âge, poursuivit Georges.--Au reste,
la justice a parlé, on peut même dire qu'elle a été clémente, cette
fois, et qu'elle n'a pas voulu faire tomber cent trente têtes, qui ne
méritaient pas de rester sur leurs épaules.... Voici ce qu'ajoute le
_Journal de Paris_, après avoir donné la série des noms des déportés:

«--A Nantes et à Rochefort, l'exaspération du peuple contre les
septembriseurs a été si grande, que, sans les efforts de la police, ces
hommes auraient été mis en pièces, avant l'embarquement.»

--Voilà, Lucrèce, comment le peuple ratifie la sentence des juges, et de
quelle estime il entoure tes amis....

--Je ne crois pas un mot de ce que vous me lisez, Dit Lucrèce avec un
ton dans lequel un observateur sagace aurait découvert une intention
mystérieuse, car, en ce moment le timbre de la voix de Lucrèce était en
désaccord avec la situation et trahissait des efforts tentés pour le
rendre naturel.

Georges Flamant avait, certes, toutes les qualités vicieuses des races
fauves, mais il manquait à son oreille cette délicatesse de perception
féline, qui saisit une nuance au vol, et explique un mystère caché au
fond d'une voix.

Le scélérat n'est jamais complet.

--Tu ne crois pas ce que je lis, folle petite, dit Flamant; et bien! je
te le répète... lève-toi, eh viens lire toi-même... c'est bien aisé....

--Et si j'aime mieux croire que vous mentez, moi!--dit Lucrèce en se
levant à demi, tout inondée de ses cheveux noirs.

--Vraiment, ma chère mignonne,--dit Georges, avec un sourire de
panthère,--je te trouve étrange... veux-tu que j'approche cette table de
ton lit, avec cette bougie de prison, et....

--Je vous défends de faire un pas de plus!--dit Lucrèce, en rejetant son
fleuve de cheveux en arrière, par un brusque mouvement de tête,--si vous
avancez, je pousse un cri à faire trembler toutes les voûtes de cet
enfer!

--Ne nous fâchons pas, Lucrèce,--dit Flamant avec une douceur aigre,--je
ne veux rien obtenir de toi par la violence... je suis un honnête
homme... cela te fait rire?... eh bien! je te permets de trouver cela
plaisant. On n'a pas plus de tolérance que moi... et puisque je suis en
train de te lire des mensonges, écoute encore celui-ci, extrait du même
journal:

«Le climat de Sinnamary a toujours été fatal aux Européens, il y règne
une épidémie qui provient de la nature des eaux potables, et qui donne
des hépatites et des affections putrides et mortelles. La déportation
à Sinnamary est, en d'autres termes, une sentence de mort.........»

Lucrèce, je t'offre encore le journal... tiens.

Lucrèce, pour toute réponse, s'enveloppa des haillons d'une couverture
de laine, et fit un geste impérieux de refus.

--Je connais trop bien la curiosité des femmes pour croire que tu es
sincère dans tes refus.... Je te laisse le journal, là, sur cette table,
et quand tu seras seule, tu le liras.

La jeune femme garda son silence et son immobilité.

--C'est bien! ajouta Georges; je comprends ce silence, et je serai bon
jusqu'au bout.

Il déposa le journal sur la table, et marchant vers la porte, il ajouta:

-Demain, Lucrèce, le délai de ma patience expire... demain, tu quitteras
ce cachot, et tu auras des compagnes... des compagnes dignes de toi....
Tu seras jetée dans l'égout souterrain de cette maison, un véritable
enfer, où jurent, crient, hurlent toutes les filles publiques rongées de
lèpre et de vice, et soumises à mon autorité sans contrôle.

Alors, Lucrèce, quand ces hideuses créatures t'enlaceront, comme des
vipères, dans leurs bras gangrenés, tu pousseras vers moi ton cri de
détresse, et moi, je te laisserai te débattre au milieu de ces ulcères
vivants et de ce fétide charnier de prostitution!

Georges attendit quelque temps une réponse, et la réponse n'arrivant
pas, il poussa un soupir qui ressemblait à un râle, et sortit du cachot.

Le grincement extérieur des verrous retentit trois fois sur la porte, et
Lucrèce prêta l'oreille au bruit des pas de Georges, dans le corridor de
la prison.

Elle se leva, toujours vêtue de ses haillons de laine, et aussi belle,
sous cette livrée de l'indigence, qu'avec son velours et ses pierreries.

On aurait cru voir, si on l'avait vue, la courtisane Madeleine dans sa
grotte, cette patronne de toutes les femmes qui ont mérité le pardon des
hommes et de Dieu parce qu'elles ont beaucoup aimé.

Sa figure exprimait une résolution qui était sur le point de
s'accomplir.

La jeune femme s'assit devant la table, raviva la flamme de la
chandelle, et parcourut rapidement le journal, comme si cette lecture
l'eût peu intéressée.

Puis, elle parut épeler minutieusement chacune de ses syllabes, avec une
attention singulière, comme fait un écolier devant son alphabet.

Deux heures furent consacrées à cette étude dont nul témoin n'aurait pu
comprendre le but et le sens.

Enfin, elle quitta ce journal, si longtemps médité, lui donna un léger
sourire de satisfaction, et prépara une de ces œuvres patientes que le
génie des prisonniers peut seul concevoir et accomplir.

Lucrèce découpa du bout de ses doigts une grande quantité de mots
arrachés aux colonnes du journal, et, dans la disette forcée de papier,
d'encre et de plume où elle se trouvait, elle parvint à écrire, ou pour
mieux dire, à composer le billet suivant, en lettres imprimées.

«Je suis en prison.

«On m'accuse d'avoir conspiré contre la République.

«Demandez tout de suite une audience à madame Bonaparte, et dites-lui
que celle qui lui a écrit, le 3 nivôse, un billet de deux lignes se
terminant ainsi: _que la garde consulaire veille_! est en prison, où
elle est poursuivie par la haine et l'amour d'un scélérat.

«Portez un de mes billets et présentez-le à Joséphine pour constater
l'identité de mon écriture: celui-ci est composé avec les lettres d'un
journal. On me refuse tout.

    LUCRÈCE DORIO.»

Chaque mot fut collé avec de la mie de pain, sur un petit carré de toile
fine, découpé dans un mouchoir.

Ce travail prolongea la veillée de Lucrèce fort avant dans la nuit.

A neuf heures, la femme du geôlier entra, selon l'usage de chaque matin,
dans le cachot de Lucrèce.

C'était une créature intraitable plutôt par tempérament que par vertu,
une fille de Cerbère que les gâteaux de miel des sibylles ne pouvaient
corrompre.

Toutes les tentatives de séduction échouaient devant elle, et Lucrèce
qui avait, dans la parole, la grâce nécromancienne des Circés du
Directoire, renouvelait, chaque matin et sans réussite, ses demandes,
ses offres et ses sollicitations.

--Bonjour, citoyenne Chatard, Lui dit Lucrèce du fond de son grabat.

--Approchez-vous, s'il vous plaît, pour me rendre un service...

Coupez-moi, avec votre paire de ciseaux, cette boucle de cheveux.

--Eh bien! après? demanda la mégère d'une voix hargneuse.

--Après, vous porterez cette boucle de cheveux au citoyen Périclès
Farjau, rue Faubourg-Martin, 21, au premier.

--Vous savez, citoyenne Dorio, et je l'ai répété cent fois, que toute
communication avec le dehors vous est interdite.

--Vous appelez cela une communication, citoyenne Chatard?.. vous n'avez
rien à dire, rien à faire, rien à demander, rien à recevoir. Vous montez
chez le citoyen Périclès, vous donnez ma boucle de cheveux à la première
personne qui se présentera, et vous descendez l'escalier, voilà tout...
Si je meurs, un de ces jours, comme je l'espère, je mourrai contente en
pensant que le citoyen Périclès possède, à son insu, une boucle de mes
cheveux. C'est un caprice de femme, ma bonne citoyenne Chatard....
Ensuite, vous me permettrez de vous laisser un témoignage de
reconnaissance pour les bontés que vous avez eues pour moi... avant de
mourir, on ne doit jamais oublier ceux qui vous ont rendu service...
Soyez tranquille, ce n'est pas de l'argent que je veux offrir...
l'argent est une insulte... acceptez cette bague... le diamant du milieu
est estimé deux mille écus... donnez-vous la peine de l'examiner à côté
de la lucarne, au petit jour.

La mégère prit la bague en grommelant, et s'approcha de la lucarne pour
la voir dans tous ses détails.

Aussitôt Lucrèce prit la lettre, l'enveloppa des cent replis de son
épaisse boucle de cheveux, coupa un cordon de sa ceinture et lia le tout
d'une façon peu suspecte pour les yeux les plus méfiants.

--Eh! bien, citoyenne Chatard,--dit-elle,--que pensez-vous de ce petit
bijou?

--Ça me paraît assez gentil, répondit hargneusement la mégère.

--Vous vous trouvez donc bien mal, citoyenne Dorio?

--Je ne passerai pas la décade, citoyenne Chatard,--dit Lucrèce d'une
voix agonisante.

Au fait,--poursuivit la geôlière,--je ne vous rends, pour cette bague,
aucun service défendu par les lois de la maison.

--Aucune loi, dit Lucrèce, ne défend de porter une boucle de cheveux au
Faubourg Martin, 21.

La geôlière, qui s'était approchée du lit, vint se replacer devant la
lucarne, pour soumettre la bague à un nouvel examen.

--Eh bien!--dit-elle, en mettant la bague dans sa poche,--il faut bien
faire quelque chose de bon dans sa vie. Nous ne sommes pas des
diablesses, dans notre métier... Je vous préviens, citoyenne Dorio, que
si vous m'accusiez, avant de mourir, d'avoir accepté une bague, je
nierais tout, et on me croirait, parce que ma vie a été irréprochable
dans cette maison.

--Je ne vous mettrai pas dans ce cas, citoyenne Chatard.

--Où est votre boucle de cheveux?

--La voilà toute prête, mettez-la dans votre poche avec la bague, et ne
donnez pas la bague pour les cheveux... Quand me donnerez-vous une
réponse?

--Bientôt, en vous apportant votre déjeuner... Je vais courir au
faubourg Martin... je vous avertis que je fais votre commission, sans
dire un mot.

--C'est convenu, citoyenne Chatard.

La geôlière sortit, en murmurant des paroles confuses, sorte de
monologue dont se servent les panthères lorsqu'elles s'ennuient dans une
cage, avant l'heure du dîner.

Quand cette femme fut sortie, Lucrèce s'adressa cette réflexion:

--Au fait, que puis-je risquer, dans cette tentative? La réussite, voilà
tout. Si j'échoue, je ne perds qu'une bague; je ne perds donc rien.

A onze heures, la geôlière rentra, plus hargneuse que jamais, en
apportant ce déjeuner nauséabond que les républiques et les monarchies
servent aux prisonniers avec la même munificence.

Lucrèce se leva sur son lit, et la mégère fit un signe de tête qui
voulait dire:--J'ai fait votre commission. Après quoi elle sortit et
ferma la porte à triple cadenas.

--Maintenant, attendons, dit Lucrèce; elle vient de me paraître si
maussade, cette sorcière, qu'elle doit m'avoir obligée. J'ai de
l'espoir.

Les heures se firent séculaires, comme toujours, dans ces occasions.

Lucrèce faisait un raisonnement assez juste:

--Si ma lettre est arrivée, justice ne tardera pas de m'être rendue.

Il y a aux Tuileries un ange de bonté qui veille incessamment sur les
malheureux, et qui répare les égarements de la justice, dans cette
triste époque où rien n'est encore affermi.

Tous ceux qui s'adressent à l'auguste Joséphine sont exaucés dans leurs
vœux; son tribunal d'audience est ouvert nuit et jour, et la réparation
ne se fait jamais attendre. Espérons!

Au tomber du jour, le citoyen Périclès Farjau, muni d'un ordre du préfet
de police, entrait à la prison et délivrait Lucrèce Dorio et sa femme de
chambre Tullie.

Et le lendemain Georges Flamant était destitué, mais non converti.



Georges Flamant.


XIV.

Un agent de la police secrète était autrefois destitué pour la forme.

C'était une satisfaction apparente donnée à quelque haute exigence ou à
l'opinion publique.

L'agent avait appris trop de choses dans l'exercice de ses fonctions; il
était de moitié dans trop de secrets administratifs; et cette science
occulte, qui pouvait éclater en révélations accusatrices, le protégeait,
même après une disgrâce: quand la main droite le frappait d'une
destitution, la main gauche le consolait avec une caresse.

Georges Flamant se trouvait dans la catégorie de ces heureux disgraciés.

Voici comment l'autorité supérieure procéda dans sa destitution:

Georges Flamant rentra dans la prison des femmes, le lendemain du jour
où il avait lancé à Lucrèce cette terrible menace, renouvelée des
anciens préfets du prétoire qui condamnaient _aux lieux infâmes_ la
jeune fille coupable de rébellion contre leur brutalité.

--C'est impossible! s'écria Georges, lorsque la citoyenne Chatard lui
annonça la mise en liberté de Lucrèce, et il courut au cachot pour
s'assurer de cette vérité impossible.

Le cachot était vide; il y avait encore sur une table des débris d'un
journal, du pain haché en morceaux, et une aiguille avec du fil; pièces
de conviction qui, après un rapide examen, révélèrent le secret de
l'évasion à la sagacité de Georges Flamant.

La prisonnière s'était ménagé, à coup sûr, des intelligences dans la
geôle; il y avait évidence de corruption, crime prévu par une loi de
nivôse an 3.

Georges blanchit ses lèvres d'écume à cette découverte.

Le crime ne permet pas aux autres d'être criminels, il est intolérant,
et condamnerait volontiers une ville à être vertueuse à perpétuité.

Lucrèce avait trouvé un complice dans la geôle!

Cet excès d'audace révoltait sa raison.

Il était vraiment étrange qu'une femme ne consentît pas à subir toutes
les tortures du corps et de l'âme et que, trouvant une porte ouverte,
elle ne refusât point d'en franchir le seuil.

Georges Flamant courut aux officines de la police, et dénonça le double
crime de Lucrèce et de la geôle à son ami intime et chef de bureau,
lequel prit la parole et lui dit:

--Mon cher Georges, vous avez été destitué à neuf heures ce matin. Voilà
l'ordonnance signée par le préfet.

--Je sais d'où part le coup!--dit Georges en ébranlant le bureau du chef
par un vigoureux coup de poing.--C'est un coquin de ci-devant noble,
déguisé en républicain; un blanc verni de bleu, un Alcibiade d'enfer qui
m'a dénoncé au ministre! Je l'ai rencontré trois fois, la décade
dernière, sur l'escalier du citoyen Fouché; que venait-il faire là, ce
chouan?

--Et toi, Georges, dit le chef d'emploi, sais-tu ce que tu as à faire
maintenant?

--Parbleu! je le sais bien! je vais songer à mon avancement, comme
toujours. On ne s'avance chez nous qu'à coups de destitutions. Voilà, je
crois, la sixième que je subis depuis l'affaire du Prévôt des marchands.
J'avais cent écus de paie alors, j'en ai cinq cents aujourd'hui, plus le
casuel...

--Tu vois bien, mon ami, dit le chef, qu'il faut se faire destituer, à
propos, quand on a de l'ambition.

--Oh! ce n'est pas ce qui m'embarrasse, poursuivit Georges; mais cela ne
me fera pas oublier le mauvais tour du citoyen Alcibiade. C'est un homme
que je trouve sur mes brisées, dans tous les salons et dans toutes les
mansardes où il y a une femme facile, une de ces femmes comme il nous en
faut à nous, qui n'avons pas le temps d'écrire de longues lettres
d'amour comme le citoyen Saint-Preux. Je suis vraiment trop bon;
j'aurais pu le faire pendre le 11 frimaire an II, cet Alcibiade, et il
n'avait pas volé la corde. N'avait-il pas l'effronterie de porter aux
chaînes de sa montre une pièce de vingt-quatre sols, à l'effigie de
Capet! Rien que cela! Voici ma dernière histoire avec ce chouan qui a
pris le nom d'un honnête citoyen grec... J'avais promis mariage, selon
mon habitude, à une fraîche blonde de la rue de Rohan, la veuve d'un
jeune septembriseur que j'allais arrêter le 4 nivôse; heureusement pour
lui, il avait eu le bon sens de mourir; je dressai procès-verbal et je
le fis enterrer à mes frais.

Ces gueux de septembriseurs ont tous des femmes ou des maîtresses
superbes. Les honnêtes gens comme nous meurent de soif à la porte de ces
bandits. Ils prennent les trois grâces, et nous laissent les trois
Parques. C'était une veuve de seize ans, presque pas mariée, comme tu
vois. Elle mourait de misère, de faim et de désespoir. Je lui louai
quinze jours de chambre, dans une autre mansarde, je lui donnai quelques
écus de six francs; je lui promis de prendre soin de sa mère; enfin, je
l'accablai de bonnes actions, et je fus payé en monnaie de veuve...

Comme l'année est bonne, et que les veuves et les orphelines ne manquent
pas et sont au rabais, j'abandonnai cette Louise Genest, par économie,
et je m'en allai commettre ailleurs d'autres bonnes actions à meilleur
marché. Cependant, l'autre jour, j'eus une faiblesse de souvenir. Il y a
des enfantillages comme ça dans l'homme le plus sage. Je me surpris
donc, remontant d'un pas d'amoureux les cinq étages de la maison de
Louise, et au milieu de l'escalier, quoiqu'il fît sombre, je la vis
descendre avec cet Alcibiade maudit.

On recule devant un scandale public, quand on appartient à la police
secrète, je reculai donc, en me disant: A demain. Le lendemain, je
trouvai le bel oiseau blond délogé. Alcibiade m'a joué ce tour, et m'a
calomnié auprès du ministre; c'est évident: je lui dois ma destitution;
mais il me doit quelque autre chose lui, et il me la payera; je suis un
terrible créancier.

--Oh! tu ne resteras pas longtemps destitué, dit le chef de bureau; nous
avons besoin de toi, comme d'une lampe quand il fait nuit. Seulement, tu
sais ce que tu as à faire pour te remettre en bonne grâce en haut lieu.

--Comment donc! dit Georges; je suis passé maître dans ces vieilles
roueries. On m'a destitué, mais moi, je ne me destitue pas... Je vais
faire de la police secrète en amateur, on vous sait toujours gré de ce
zèle qui n'est plus payé; je vais m'endormir dans le jardin du
Palais-National pour écouter les causeries suspectes des émigrés. Je
reconnais un émigré à l'odeur. Ils ont du royalisme ambré dans leur
perruque; je n'ai pas besoin d'autre signalement. Puis, je vais prendre
une tasse de café chez Évezard. C'est un nid de conspirateurs vendéens
qui attaquent la République en jouant aux dominos et aux échecs. Quand
un joueur demande au garçon de restituer au jeu le _double-blanc_, ou
s'il prononce _échec au roi_, avec les larmes aux yeux, je prends bonne
note de ce joueur et je me faufile dans sa société, pour le suivre sur
le chemin d'une indubitable conspiration. Au théâtre, quand on donne la
pièce de Sylvain Maréchal, je grave dans ma tête, comme sur bronze, tous
ceux qui sifflent le Vésuve, au moment où il brûle les rois. Que te
dirai-je? j'ai vingt moyens de ce genre pour employer ma journée au
service du gouvernement, et prouver au citoyen préfet Dubois que je suis
victime d'une odieuse calomnie; mais loin de me plaindre, je sais
attendre en bon patriote le moment de la réhabilitation.

--Très-bien! dit le chef; je connais le citoyen Dubois; c'est un
bonhomme, pas plus fin qu'un bailli d'opéra-comique; il sera touché de
tes services gratuits, et te réhabilitera. Ce ne sera pas long.

--Je me donne deux décades de service gratuit, tout au plus, dit
Georges.

--Il faut convenir,--dit le chef en se levant pour s'assurer de la
discrétion de la porte;--il faut convenir que nous méritons bien
l'argent de la République par une foule de qualités qui manquent au
vulgaire stupide. Que deviendraient les villes, si les hommes de notre
trempe n'existaient pas?

--Autrefois, ils n'existaient pas, dit Georges; nous sommes une
invention moderne, comme les réverbères.... Il n'y a pas d'auditeurs et
de témoins ici, nous pouvons ainsi nous dire bien des choses neuves, qui
doubleraient encore la longueur des oreilles de nos chefs, s'ils nous
entendaient.... J'ai beaucoup réfléchi sur la race d'hommes à laquelle
nous appartenons, et je me suis classé, comme un animal qui attendrait
sa case dans un muséum....

Autrefois, il y avait, sans doute, des hommes comme nous: des hommes
adroits, hardis, intelligents, mais très-répulsifs au travail qui fait
bien vivre, et procure l'argent qui paye les passions, choses fort
chères toujours. Quelle ressource avaient ces hommes de paresse
invincible, et de plaisirs impérieux? Une seule. Ils coupaient la bourse
dans une église; ils fréquentaient le Pont-Neuf et le Pont-au-Change,
quand la Samaritaine sonnait minuit, ils entraient chez le voisin, en se
trompant de porte, et lui empruntaient de l'argent sans le réveiller;
ils rendaient une visite nocturne aux voitures publiques égarées dans
les bois de Fontainebleau et de Sénart; ou bien, quand ils avaient le
génie de Mandrin, ils déclaraient la guerre au roi de France et
percevaient les revenus de la gabelle, avant le fermier-général.

Tous ces beaux métiers sont perdus. Les villes et les campagnes sont
couvertes de gendarmes, d'agents de police, de patrouilles, d'escouades
de sûreté, de gardes nationales sédentaires et mobiles, et de toutes
sortes d'épouvantails. Cependant la race de ces hommes ne peut pas
mourir de faim, pour obliger le tiers-état stupide, qui s'obstine à
défendre son argent, comme si nous n'en avions pas besoin, nous! il a
donc bien fallu se transformer, changer de tactique et d'atelier public.

L'école de Mandrin a quitté la Côte-Saint-André, où il n'y a plus rien
à faire, et elle s'est fondue dans le commerce des villes. Nous
employons les hautes facultés que nos pères nous ont transmises à des
fonctions moins périlleuses; nous sommes la terreur du vice, et nous
protégeons la vertu; on ne nous arrête plus, nous arrêtons; on ne nous
emprisonne plus, nous emprisonnons. C'est toujours la même race avec sa
soif d'argent et de débauches, mais les fils sont mieux traités que les
pères, comme tu vois; estimons-nous heureux d'être leurs fils.

--Quoique ton chef--dit l'ami en inclinant la tête--je me prosterne
devant ton génie; encore deux ou trois destitutions, et Pitt et Cobourg
te prennent pour associé.... Maintenant, comment débrouilleras-tu ton
affaire avec Lucrèce Dorio, car je pense bien que tu n'abandonnes jamais
une belle robe de velours quand ta griffe lui a fait cinq trous en
passant?

--Lucrèce Dorio est ma passion chronique--dit Georges d'une voix
altérée.

Lucrèce, c'est le feu de mon sang, la faim de mes lèvres, le frisson de
mes cheveux: elle ne m'a pas perdu; mon amour est une prison dont elle
ne s'échappera pas. Je vais recommencer le siège de cette place forte,
dans mes moments perdus, et j'en perdrai beaucoup, s'il le faut.

Après quelques mots insignifiants, Georges se rendit à sa petite maison
de la rue Thionville, et fit une toilette nouvelle plus conforme à son
nouvel état de destitué.

Sous la houppelande marron et le chapeau triangulaire orné d'une large
cocarde, il ressembla bientôt à un honnête homme ruiné par le _maximum_,
et sollicitant une place de surnuméraire dans les bureaux de
l'intérieur.

Il fit trois stations pour se donner la patience d'attendre la nuit,
d'abord, au jardin du Palais-Royal, où il se fondit, comme un atome,
dans un immense groupe d'auditeurs qui suivaient des yeux, sur le sable,
la canne d'un stratégiste décrivant la bataille de Marengo, avec les
positions du baron Mélas et du premier Consul.

Ensuite il entra chez Évezard, au coin de la place du Palais-National,
et lut la _Gazette officielle_ et le _Mercure_ dont l'énigme finale
n'avait pas encore été devinée par les Œdipes de l'établissement, ce qui
inquiétait un peu la dame du comptoir; puis il remonta vers son faubourg
et acheva sa troisième étape d'ennui au café Procope, où le citoyen
ci-devant comte de Barneville expliquait le dernier _gambit_ inventé par
Philidor, sur la table veuve de Jean-Jacques Rousseau.

Quand la nuit tomba, Georges Flamant repassa le Pont-Neuf et dirigea ses
pas, à travers les ténèbres des réverbères, du côté de la rue Richelieu.

Au coin de la rue Mesnars, il s'arrêta et appuya son oreille contre les
volets du rez-de-chaussée, pour saisir le moindre bruit intérieur qui
aurait révélé la présence de la jeune femme dans sa maison.

Un silence obstiné répondit seul.

--Elle est dans quelque théâtre, à coup sûr, se dit Georges. Voilà les
femmes! Sortie de prison ce matin, et ce soir au spectacle! Quelle rage
de se faire admirer!... Oui, on joue _Œdipe_ ce soir; madame Scio chante
Antigone.... Lucrèce est dans sa loge à l'Opéra! Comme il est facile de
deviner l'idée d'une femme, surtout quand elle est folle de son corps,
comme Lucrèce Dorio!

Ainsi pensait Georges Flamant, et il courut au théâtre des Arts.

Le premier acte d'_Œdipe_ allait à sa fin; toutes les loges étaient
envahies; toutes, excepté la loge de Lucrèce.

Ce vide provoquait même des remarques, parmi les spectateurs des
corridors, et chacun donnait une mauvaise explication, comme on fait
toujours quand on veut expliquer.

Impossible de supposer que Lucrèce passât la soirée ailleurs, lorsqu'on
jouait _Œdipe_ à l'Opéra.

Georges, après le second acte, reprit donc le chemin de la rue Mesnars,
et retrouva le silence qu'il y avait laissé.

Le lendemain lui parut si éloigné qu'il ne se sentit pas la force de
l'attendre, et sans trop savoir ce qu'il voulait et ce qu'il faisait,
il souleva le marteau de la porte, et la porte s'ouvrant, il entra.

--La citoyenne Lucrèce Dorio?

Demanda-t-il au portier, avec une voix qui retombait au gosier à chaque
syllabe.

Le portier, pris à l'improviste, courba la tête et passa sa main droite
sur son front, comme pour y chercher une réponse apprise.

--La citoyenne Lucrèce Dorio,--dit-il, comme l'écolier qui récite,
--n'habite plus cette maison; elle est à la campagne par raison de
santé.

--C'est bien!--dit Georges.

Ce qui signifie _c'est mal_, dans ces sortes d'occasions.

Et il sortit brusquement.



La fausse conspiration.


XV.

La jolie corvette l'_Églé_ divise avec sa proue de petites vagues
joyeuses, dont l'écume se replie en deux franges d'argent; l'Océan
respire, le vent joue avec les voiles et les pavillons; un sillage
lumineux se déroule à l'infini, comme une ornière creusée par le
tranchant du navire, et atteste aux passagers que l'_Églé_, prisonnière
du calme, a rompu ses fers, et qu'elle vogue vers de nouveaux horizons.

Les passagers et l'équipage offrent un tableau charmant: un touchant
intérieur de famille, une réalisation en abrégé de la société idéale,
rêvée par les esprits généreux.

Maurice, nonchalamment assis, à tribord, sur le bois saillant du
bastingage, contemple, avec l'heureux sourire de la jeunesse, ce tableau
d'union fraternelle, cette société flottante qui donne, à son insu,
l'exemple de la concorde, et prêche cette vertu divine dans le désert de
l'Océan.

Les pensées qui agitaient en ce moment le cœur du jeune déporté peuvent
se résumer avec une concision plus énergique, dans ces vers extraits
d'un poème inédit:

    UNE TRAVERSÉE.

    Les nombreux passagers qui, traversant les ondes,
    S'en vont, sur un vaisseau, visiter les deux mondes,
    Que leur voyage soit serein ou désastreux,
    S'accordent tous pour vivre en bons frères entr'eux:
    L'immensité des mers, flottantes solitudes;
    L'avenir tout voilé de ses incertitudes;
    Les périls de la veille, et ceux du lendemain,
    Tout leur fait un devoir de se serrer la main;
    Et, timides, groupés sur la même coquille,
    Ils forment, en passant, une seule famille....
    La Terre est un navire, un globe aérien,
    Couvert de passagers qui ne connaissent rien,
    Qui jamais ne sauront vers quelle destinée
    A travers mille écueils leur course est entraînée;
    Quel rivage infernal ou divin ils verront
    Surgir dans l'air immense où leurs yeux plongeront!
    Eh bien! au lieu de faire, avec un calme sage,
    Unis et fraternels, ce terrible passage;
    Au lieu de l'accomplir, ce ténébreux chemin,
    Le sourire à la lèvre et la main dans la main,
    Ils voyagent, plongeant, sous quelque idée infâme,
    Les poignards dans le cœur et les poisons dans l'âme,
    A la moindre raison, déchirant sans pitié
    Le pacte solennel que signa l'amitié;
    Et, comme si la Mort, à toutes les frontières,
    N'engraisse pas assez l'herbe des cimetières,
    Ces pèlerins d'une heure, ici-bas, en passant,
    Batailleurs éternels, se nourrissent de sang!

Le médecin moral, Alcibiade, qui avait reçu d'un père la mission de
veiller sur Maurice, ne manquait jamais d'arriver, sous un prétexte
quelconque, dès que le visage du jeune convalescent se voilait d'une
teinte de mélancolie.

Alcibiade arriva donc, comme par hasard, avec le bonjour du matin à la
bouche et la main tendue vers la main.

--Vraiment, dit-il, je connais quelque chose de plus amusant qu'un
article sur la qualité des eaux équinoxiales, c'est un entretien de
matelots, à bord, quand la manœuvre est inutile et que le vent tout seul
conduit le navire comme le lieutenant de Dieu.

--Vous avez raison,--dit Maurice--qui, dans sa candeur, ignorait
qu'Alcibiade arrivait toujours avec un plan arrêté de conservation.

--Il y a autour du cabestan,--poursuivit Alcibiade,--un groupe de
matelots beaucoup plus amusants que les Arabes des _Mille et une Nuits_.

Ils se racontent des choses fabuleuses et pourtant vraies.... Un de ces
marins surtout... tenez, vous pouvez le voir d'ici.... celui qui a des
cheveux noirs crépus et un cou de taureau.... Il se nomme Koërdic, un
vrai Breton.... C'est un narrateur par excellence, et je l'écoute comme
j'écouterais Xénophon s'il me racontait la retraite des Dix mille, et
l'enthousiasme des Grecs lorsqu'ils découvrirent la mer.... Je vous
recommande ce Koërdic quand vous aurez de l'ennui.... Il est plus gai
que le _Moniteur_.... Pourtant, je dois convenir qu'il a un défaut....

--Ah!... et quel défaut, Alcibiade?

--C'est un homme dangereux.... très-dangereux, Maurice, surtout pour les
jeunes gens un peu exaltés comme nous... A présent, il vient de nous
raconter les exploits de l'illustre corsaire Surcouf, dans le golfe du
Bengale. Vraiment, cela vous oblige à remercier Dieu de vous avoir fait
homme; c'est enivrant comme un hymne de guerre et un premier coup de
canon!

--Je crois avoir entendu parler de ce Surcouf, dit Maurice, en
recueillant ses souvenirs.

--Tout le monde en a entendu parler, mon cher Maurice; mais ce taureau
de Koërdic a fait la course avec lui, et il connaît Surcouf mieux que
tout le monde, etc.

--Mais, Alcibiade,--interrompit naïvement Maurice,--vous ne m'avez pas
expliqué pourquoi ce Koërdic est dangereux....

--Ah! c'est juste!--dit Alcibiade avec un ton admirablement naturel.

Ne causons pas de cela, ici, à voix trop haute.... Voici.... Koërdic, en
racontant la vie du corsaire, cette vie de joie, de combats, de fêtes,
d'amour, de gloire, de richesses, d'enthousiasme, nous fait trop
mépriser la vie prosaïquement stupide que nous menons.... et, pour tout
dire, cet endiablé de Koërdic vient de me faire une description qui m'a
sauté au cerveau comme du vin de Lamalgue: il m'a enivré.... enivré à
tel point que j'ai fait un plan, un plan superbe, qui va sourire à votre
ardente imagination.

--Voyons ce plan,

Dit Maurice d'une voix contenue, pour la mettre à l'unisson de celle de
son interlocuteur.

--C'est un plan bien simple, poursuivit Alcibiade; il s'agit de nous
faire corsaires....

--Et comment?

--Encore plus simple. Nous sommes très-nombreux à bord de l'_Églé_; nous
sommes surtout gens de cœur et très-résolus. En fait de conspiration
nous ne sommes pas novices; eh bien! il ne s'agit que d'embaucher une
partie des matelots qui ne demandent pas mieux; nous jetons à fond de
cale le capitaine, et l'_Églé_ va rejoindre Surcouf dans l'Océan indien.

Maurice ouvrit des yeux démesurés et les fixa sur le visage d'Alcibiade.

--Eh! poursuivit celui-ci, voilà une idée! comme cela, vous fait bondir
le cœur, vous qui êtes né avec la fibre de la conspiration! Et,
remarquez bien, Maurice, qu'il ne s'agit pas cette fois d'un de ces
complots qui vous font trôner vingt-quatre heures à l'Hôtel-de-Ville de
Paris, comme vainqueurs, et vous font tomber, comme vaincus, le
lendemain, sur la barre d'un tribunal.

Cela sera le triomphe de notre jeunesse et de notre vie. Tout un monde
est à nous. L'Océan nous appartient! les galions sont nos trésors, les
golfes nos grandes routes, les îles nos hôtelleries, les combats nos
jeux, les archipels nos sérails, les Anglais nos esclaves, les orgies
nos fêtes, les étoiles nos flambeaux! Maurice, serrez ma main, et je
vous donne ce nouveau monde, comme à un autre Christophe Colomb!

Maurice retira sa main droite et la suspendit, par contenance, aux
mailles goudronnées des porte-haubans.

Alcibiade regardait le jeune déporté avec cet air qui provoque une
réponse immédiate.

--Avez-vous bien réfléchi, Alcibiade, sur ce projet?

Demanda-t-il d'une voix émue.

--Bien réfléchi.

--Et qui sera le chef de cette conspiration?

--Parbleu! moi: c'est de toute justice, je suis l'inventeur.

--Et qui conduira le vaisseau, mon cher Alcibiade?

--Tout le monde. Les capitaines ont fait leur temps; on se passera
d'eux; je les regarde comme des préjugés, vieux comme l'amiral Caïus
Duilius. L'intelligence humaine a marché, marchons.

--Vraiment!--dit Maurice avec sa naïveté ordinaire.

--Vous tenez ce matin un langage qui m'étonne beaucoup, mon cher
Alcibiade...

--Oh! mon cher Maurice, point d'hésitation ici, point de remarques et de
paroles perdues; je ne vous cacherai même pas que je me suis embarqué,
avec cette intention, et que mon plan est vieux: ainsi,
l'approuvez-vous, ou ne l'approuvez-vous pas?

--Il me semble, Alcibiade, qu'on peut discuter un plan, même lorsqu'il
est vieux.

--Discutez cinq minutes, et puis n'en parlons plus. Diable! Maurice!
comment êtes-vous devenu? Le calme plat a bien changé la nature de votre
cerveau. Avez-vous autant réfléchi, lorsqu'il s'agissait de vous mettre
dans une conspiration ridicule contre le premier consul?

--Oh! c'était bien différent, Alcibiade!

--Ah! c'était bien différent!... Vous croyez cela, Maurice.... Allons,
je vous accorde cinq minutes supplémentaires pour discuter mon plan;
commencez.

--Eh bien! j'admets la réussite de ce complot, dit Maurice; croyez-vous
que le pouvoir restera entre vos mains, quand vous l'aurez violemment
usurpé?

Croyez-vous que votre ambition satisfaite n'en provoquera pas une autre
qui ne l'est pas? Croyez-vous que, sur ce vaisseau, tout le monde n'a
pas l'orgueil de penser qu'il commandera aussi bien que vous? et
qu'ainsi la violence succédant à la violence, les chefs aux chefs,
l'anarchie nous dévorera tous, avant même que nous ayons rencontré sur
mer nos ennemis.

--Maurice, dit Alcibiade en feignant la stupéfaction, la mer vous
inspire, mieux que la terre. Voilà des paroles qui me frappent par leur
sagesse; je ne m'attendais pas à cette profondeur de raisonnement; j'ai
parlé comme vous, et vous avez répondu comme moi.

Laissez-moi vous serrer la main. Ma conspiration tombe dans l'eau; elle
est noyée par votre logique. Depuis le 3 nivôse, Maurice, vous avez fait
bien des progrès. Quel service on vous a rendu en vous déportant! Vous
êtes guéri d'esprit et de corps.

--N'allez pas croire, au moins,--dit Maurice d'un ton fier,--que je vous
parle ainsi par lâcheté. Donnez-moi une occasion honnête et vraiment
patriotique de servir mon pays avec courage, et vous verrez si l'énergie
du républicain de 92 ne se réveille pas!

--Je vous crois sur parole, mon cher Maurice; l'essentiel pour moi était
de me démontrer à moi-même, par cette espèce d'apologue d'un complot à
bord d'un navire, que la logique et la raison rentraient dans votre
esprit, à la faveur de ces réflexions salutaires qu'inspire un long
voyage sur mer. Je crois maintenant que si vous étiez à Paris, vous
prendriez du service dans la garde du premier consul.

Maurice fit un sourire qui tenait le milieu entre une affirmation et une
dénégation.

--Je me félicite, dit-il, d'avoir donné tête baissée dans le piège de
votre prétendu complot de corsaire. Vous connaissez mes sentiments. Je
pense qu'il faut se connaître à fond entre nouveaux amis.

--Bien pensé, Maurice! c'est le dernier piège que je vous tendrai....
Maintenant, passons du grave au doux.... Il me semble que toutes nos
belles passagères ne sont pas au grand complet là-bas, au gynécée de la
proue.... Vous ne vous abaissez pas, vous, Maurice, à ces détails
efféminés; vous êtes comme le sage Bias à bord de la trirème de
Corinthe. Excusez un fou comme moi. J'ai pris sur terre des habitudes
galantes que je continue sur mer; le Directoire m'a perverti.

Pendant que vous conspiriez contre les hommes, je conspirais contre les
femmes; mon rôle était plus dangereux.... Hier soir, je vous ai ébauché
une confidence. J'ai la manie de l'indiscrétion, moi; ce sont mes mœurs
du Directoire.... Ce matin, je serai plus explicite; à défaut de
confident, je raconterais mes amours au grand-mât. Cela veut dire que
j'aime Louise Genest, la perle de l'_Églé_.... Je ne l'ai pas encore
aperçue sur le pont, et, quoique le soleil soit levé depuis trois
heures, il me semble qu'il fait encore nuit.... Maurice, avez-vous
remarqué Louise Genest dans vos distractions?

--Mais.... j'ai remarqué beaucoup de passagères.... Quelques-unes m'ont
paru assez jolies.... autant qu'il est possible d'en juger de loin....
D'ailleurs, elles montent rarement sur le pont.... Nous avons eu de si
mauvais temps!... Ah! mon cher Alcibiade! que votre naturel est heureux!

--Je vous comprends, Maurice; vous avez reconnu en moi un jeune homme
qui a le privilège de savoir oublier. C'est vrai; l'Océan, pour moi, est
comme le fleuve païen de l'oubli. Je ne me souviens plus de mes anciens
amours les plus nouveaux....

Mais vous, Maurice, votre pensée flotte encore bien loin d'ici; il y a
une image toujours levée à cet horizon du nord, dans la direction de la
rue Mesnars.... Si nous relâchons au Cap, je boirai du vin de Constance
à votre santé.

--Non, Alcibiade, non,--dit Maurice avec tristesse,--je sens, au
contraire, que chaque flot de cette mer emporte un lambeau de mon passé;
il me semble que j'ai laissé mon cadavre en France et que je vais
trouver, dans quelque terre inconnue, une âme nouvelle et d'autres
affections sous un autre ciel. Dieu m'a donné deux existences: la
première est finie, la seconde commencera bientôt. Ce navire me fait
passer du néant à la résurrection.

--Vos paroles sont un peu brumeuses, par ce soleil de 40 degrés qui nous
éblouit,--dit Maurice;--mais je crois que votre brouillard oratoire
signifie que vous ne reculeriez pas devant un nouvel amour, s'il se
levait comme une étoile sur cet horizon.

Maurice garda le silence et baissa les yeux.

--Cela étant ainsi,--ajouta Alcibiade, vous allez _dépouiller le vieil
homme_, comme dit l'Évangile, et j'ai pour vous, là-bas, dans ma cabine,
l'uniforme blanc des catéchumènes du tropique. Venez voir cela, mon ami.

Maurice suivit machinalement Alcibiade sans trop savoir de quoi il
s'agissait.

Dans l'entrepont, Alcibiade lui dit en lui montrant un assortiment
complet de toilettes équinoxiales:

--Quittez vos lourds habits de jacobin septentrional, et costumez-vous
en Lovelace indien. Ensuite venez me rejoindre sur le pont.

--Mais à qui suis-je redevable de ce présent?

Demanda Maurice en se croisant les mains au-dessus de sa tête.

--A qui?... Vous allez le savoir, Maurice. D'abord, ce n'est pas à moi;
je ne suis pas assez riche pour prodiguer le basin anglais et le nankin
de Canton aux amis.... Écoutez-moi bien, Maurice; c'est le pilote de
l'_Églé_ qui vous fait ce léger présent.... Oh! que votre fierté ne
s'alarme pas! un déporté habillé de gros drap bleu a le droit de
recevoir des étoffes d'été sous l'équateur. Je suis aussi fier que vous,
moi, et noble depuis Henri II, car je _porte d'azur aux trois merlettes
d'argent_, ou, du moins, je portais cela, avant la nuit du 4 août si
fatale au blason; eh bien! j'ai accepté ce costume tropical, que voici,
de la main du pilote de l'_Églé_.

--Mais ce pilote habille donc tout le monde ici?

Demanda Maurice, en essayant une veste chinoise.

--Non; il vous habille, vous, comme le plus jeune et le plus intéressant
des transportés.

--Je cours remercier ce brave homme, et....

--Gardez-vous-en bien!

Dit Alcibiade en l'arrêtant.

--Il est défendu aux hommes de l'équipage de s'entretenir avec les
déportés, sous peine de mort. L'avez-vous oublié?

--Alors, Alcibiade, je vous charge....

--Écoutez, Maurice, voici ce que vous avez à faire. Habillez-vous
tropicalement et venez me rejoindre là-haut: tout s'arrangera. Vous
suivrez mes conseils; vous remercierez le pilote, et personne ne sera
condamné à mort.... A bientôt.



Une voile!


XVI.

Dans une traversée, le moindre incident est un spectacle.

Ainsi, lorsque Maurice parut sur le pont avec son costume de tropique,
il souleva de la proue à la poupe un murmure d'admiration; les symptômes
du valétudinaire avaient disparu avec la dépouille européenne.

Ce vêtement nouveau laissait voir une taille élégante et svelte et un
torse solidement ciselé.

Son visage avait perdu la pâleur de la souffrance sous une triple couche
de soleil; ses cheveux jaillissaient en boucles noires des ailes d'un
chapeau de paille, et la vigueur éclatait partout sur ce corps jeune, et
accompagnait chaque mouvement.

--Mon ami,--lui dit Alcibiade en l'abordant.

Vous faites sédition à bord. Il n'y a que des yeux ouverts sur vous dans
le quartier de nos belles passagères. Les hommes murmurent de jalousie,
et moi-même je fais chorus avec eux. Je n'avais jamais remarqué, comme
aujourd'hui, l'effet que produisent deux grands yeux noirs pleins de feu
avec cette toilette couleur de neige. Je vous permets d'être fat, cher
Maurice, mais n'humiliez pas trop les voisins, et songez au sort de ce
jeune Hylas, qui fut abandonné par des matelots jaloux sur une île
déserte; c'est la dernière citation que j'emprunte à la mythologie,
vieille habitude du Directoire, intolérable sous l'équateur.

--Dans toutes vos belles paroles, pourtant,--dit Maurice avec un sourire
de ressuscité, vous avez oublié cet excellent pilote, qui m'a vêtu
conformément aux lois du soleil.

--Très-bien! Maurice, vous prenez le style d'un homme radicalement
guéri. Nouveau progrès.... Attendez, laissez-moi vous découvrir, dans le
peuple du pont, ce digne marin qui habille si bien les autres, et
s'habille si mal lui-même. Ce saint Martin de l'_Églé_....

Ah! je l'aperçois!.... Maurice, point d'imprudence.... vous êtes
observé.... il ne faut pas qu'on vous soupçonne d'entretenir des
relations mystérieuses avec les gens du bord....

--Soyez tranquille, Alcibiade, je ne suis pas un enfant.

--Bon!... dirigez nonchalamment vos regards du côté de l'arrière, à
quinze pas de nous, là où le soleil fait un grand cercle d'or sur le
pont.... il y a un marin assis sur un rouleau de câbles.... un marin,
avec une chemise bleue, ouverte sur la poitrine.... il joue du doigt
avec un bout de corde flottante, comme un chat qui ne sait que faire....
Le voyez-vous, Maurice?

--Parfaitement.... je l'avais même déjà remarqué ce matin.... ses yeux
se sont souvent rencontrés avec les miens, dans la traversée.... Quelle
franche figure d'honnête homme, il a notre pilote!... Ah! le voilà qui
se compromet.... Il m'adresse un sourire et un léger salut de main....

--Oh! vous pouvez lui rendre son sourire et son salut....

--Sans danger, Alcibiade?

--Sans danger.

--Avez-vous vu, Alcibiade, comme sa figure s'est épanouie de joie?...
je crois même qu'il essuie quelques larmes avec sa main....

--Oh! cela se conçoit très-bien, Maurice. Il y a des hommes qui font une
bonne action par égoïsme; cela leur donne une volupté si grande, qu'ils
pleurent d'émotion en regardant leur bienfait. Égoïsme pur!

--Très-pur, j'en conviens, Alcibiade; il serait à désirer que tout le
monde fût égoïste comme ce marin.

--Ah! oui, Maurice... Malheureusement c'est une classe d'égoïstes à
part, et les adeptes sont peu nombreux, on ne les trouve que sur mer.

--Savez-vous le nom de ce pilote égoïste?

--Je l'ignore. Vous savez qu'à bord d'un vaisseau personne n'a un nom.
Un pilote s'appelle _le Pilote_. Cela suffit.

--Celui-ci, Alcibiade, dit Maurice en examinant avec attention son
père,--est un type du marin méridional. Sa figure a la mobilité
convulsive des marins du midi; je n'avais que treize ans lorsque j'ai
quitté mon pays natal, mais tous les types de marins de Toulon me sont
restés dans la mémoire.

Un jour ma mère me conduisit à bord d'un vaisseau à trois ponts qui
revenait d'un long voyage. Nous allions demander des nouvelles de mon
père à un brave officier nommé l'Infernet, qui était de Toulon. Je
regardai tous les hommes du bord avec l'espoir de reconnaître, parmi
eux, mon père que je n'avais vu qu'une fois. Ces figures mâles et vives
me frappèrent.

Je me plaisais surtout à regarder l'Infernet, un vrai géant, avec un
visage à la fois doux et terrible, comme le visage de la mer. Or, en ce
moment, les traits de l'Infernet et de ses braves compagnons se
retracent à mon souvenir, et, en examinant ce pilote, je retrouve dans
son regard et dans les lignes agitées de sa face brune, la même
expression d'énergie et de douceur. Je serais heureux d'apprendre que je
ne me suis pas trompé.

En ce moment le cri: _Une voile!_ retentit au sommet de la vigie, et
sembla réveiller en sursaut le navire endormi dans la volupté sur le lit
de l'Océan.

Tous les yeux n'eurent qu'un seul regard, et les lunettes se braquèrent
sur l'horizon.

Sidore Brémond fit avec son bras droit un geste brusque, qui signifiait:
au diable la voile!

Et s'arrachant violemment à son extase paternelle, il se pencha sur la
mer, et mit sa main en auvent sur les yeux, pour mieux apercevoir le
navire signalé.

Le commandant de l'_Églé_, jusqu'à cette heure invisible comme un dieu,
apparut sur le pont, et déroulant une longue lunette, il l'appuya dans
la maille d'une échelle, et regarda longtemps avec une singulière
attention.

Le pilote balança nonchalamment sa tête, fit jaillir de ses lèvres
serrées une syllabe sans lettres, et vint se placer à côté du commandant
de l'_Églé_.

--Sidore, dit le commandant, tu as l'œil de la mer, regarde et dis-moi
ton avis.

--Oui, mon commandant.

Le pilote ne se servit qu'un instant de la lunette, et il la rendit en
regardant le capitaine d'un air significatif.

--Tu as bien vu, Sidore? dit celui-ci.

--Oh! trop bien, commandant. C'est un vaisseau à trois ponts; je l'ai
vu de près à Aboukir; c'est le _King-Georges_.

--Vingt-quatre pièces de canon contre cent vingt, dit le commandant, on
peut se battre.

On passe sous la première bordée, et nous sommes assez de monde pour
réussir.

Sidore lança un regard sur son fils, et secoua la tête d'un air
d'incrédulité.

--Comment! Sidore, tu doutes, toi, un loup de mer doublé et chevillé en
cuivre! Tu veux passer devant l'Anglais sans le saluer?

--Il y a des cas, mon commandant, où il faut être impoli, même envers
l'Anglais.

--Tu te fais poltron en vieillissant, mon brave Sidore.

--Je me fais prudent. Si nous n'étions que des hommes à bord, on a
toujours la ressource de mettre le feu à la Sainte-Barbe, mais je
n'aurai jamais le courage, mon commandant, de faire sauter toutes ces
pauvres femmes avec nous.

--A la bonne heure! voilà une raison, mon brave Sidore. J'étais bien
aise d'avoir ton avis, parce que tu es un protégé du premier Consul.

Le pilote redressa fièrement son torse et regarda son fils.

--Vite à la manœuvre, poursuivit le capitaine; il faut gouverner dans
la direction de l'est.... A ton poste, Sidore Brémond.

Et faisant signe au second du navire d'approcher, il lui ordonna de
faire descendre les passagères sur-le-champ et d'annoncer le
_branle-bas_.

--Il se passe quelque chose d'étrange,--disait Alcibiade à Maurice.

Le capitaine parle au pilote. A coup sûr, cette voile de l'horizon ne
cache pas un ami.

--Les femmes descendent en pleurant,--disait Maurice.

--Et les canonniers montent en riant, ajoutait Alcibiade; ceci devient
sérieux.

Cependant l'_Églé_ se couvrait de toutes ses voiles, pour ne pas laisser
perdre un seul souffle de l'air, et sa proue, habilement dirigée, ne se
tournait pas vers l'horizon, où le _King-Georges_ voguait avec la
pesanteur de ses trois ponts, de sa triple batterie et de ses mâts.

Le capitaine monta sur son banc de quart, et entouré des matelots, des
soldats de marine et des déportés il leur dit:

--Mes enfants, l'Anglais est devant vous; si le combat s'engage, la
République vous demande un sublime effort. L'ennemi peut compter nos
hommes et nos canons, nous ne compterons pas les siens. Nous nous
battrons jusqu'à la mort.

Le cri de _Vive la République_! retentit sur le pont, sur les vergues
et dans les batteries.

On envahit la salle d'armes; les déportés se munirent de pistolets et de
sabres d'abordage, et prirent leur rang de combat parmi les soldats de
marine.

Alcibiade et Maurice s'étaient armés les premiers.

Après un tumulte effroyable, un religieux silence s'établit sur le pont.

Par intervalles, on entendait la voix du capitaine qui retentissait dans
le porte-voix et commandait une manœuvre.

Les canonniers étaient à leurs pièces, et les grappins se dressaient, à
tribord, comme des griffes de vautours.

Dans une immense éclaircie d'azur et de soleil, le _King-Georges_
apparaissait comme une île sombre couverte d'une brume blanche et toute
sillonnée d'éclairs.

Un petit nuage pâle sortit avec une lueur du flanc de ce vaisseau; un
bruit sourd roula de vague en vague et d'horizon en horizon, et la mer
fut trouée par un corps invisible, à cent brasses de l'_Églé_.

Les canonniers de la corvette prirent leur _lance_ et se tournèrent vers
le banc de quart pour attendre un ordre.

Ce coup de canon avait retenti dans le cœur du pilote Sidore; il fit des
prodiges de manœuvres pour seconder le vent dans ses intentions
favorables.

L'_Églé_ déploya bientôt toute l'envergure de ses ailes, et glissa comme
sur deux rainures d'acier, inclinées de l'est au couchant; elle ne
fuyait pas, elle semblait emportée par une force invincible loin de ce
champ de bataille, où le courage de ses matelots voulait le retenir.

Le _King-Georges_ se perdait déjà dans les brumes lumineuses d'un autre
horizon et s'évanouissait comme un fantôme de mer, avec le dernier rayon
du jour.



D'un Océan à l'autre.


XVII.

Quand on lit les histoires de la mer on s'étonne d'y rencontrer si
souvent le miracle providentiel de ces bonnes brises secourables, qui se
lèvent soudainement pour délivrer un navire en péril.

On ne peut pas même expliquer cette protection merveilleuse et inespérée
à certains drapeaux, à certains hommes, à certains navires, et affirmer,
avec le verset de la Bible, que Dieu n'opère pas ce prodige de sauvetage
en faveur de toutes les nations [1]; elles ont toutes le même droit au
même secours, et les Anglais mêmes se sont souvent sauvés à propos, par
un de ces miracles de brise soudaine, dans des circonstances où leur
habileté maritime n'aurait rien pu faire pour eux.

Tellement la Providence est impartiale dans ses hautes faveurs.

[Note 1: _Non fecit taliter omni nationi_ PSALM.]

Ainsi, pour ne citer que le plus mémorable de ces exemples, lorsque
Bonaparte, simple lieutenant, mieux inspiré que le général Dugommier,
eut emporté d'assaut le fort du Petit-Gibraltar, la flotte anglaise, à
l'ancre dans la rade de Toulon, s'attendit à être foudroyée par les
batteries des républicains.

Une mer calme ôtait aux Anglais tout espoir de fuite, la rade allait
être leur tombeau.

Au moment où les canons du Petit-Gibraltar se braquaient contre
l'escadre ennemie dont les voiles dormaient sur les mâts, une brise de
nord-ouest se leva sur les montagnes, et poussa les vaisseaux vers le
goulet de la grosse tour, en les chassant après vers la haute mer.

On peut dire que le plus étonnant de tous ces miracles de brise a été
fait en cette occasion décisive, et en faveur des Anglais.

L'_Églé_ méritait cette faveur: elle avait des droits à la brise
secourable, et le _King-Georges_, qui tenait ses formidables
embarcations toutes prêtes, perdit ses boulets dans la mer, et en fut
pour ses frais.

Par malheur, le vent qui sauve ressemble beaucoup au vent qui détruit;
la bonne brise, toujours ambitieuse, devient tempête quelquefois.

On évite un vaisseau, on tombe dans un ouragan.

La fable de Carybde et Scylla est l'histoire de la mer.

Les passagers de l'_Églé_ n'eurent pas le bonheur de former un club
nocturne sur le pont, et de s'entretenir de tous les incidents qui
avaient signalé leur rencontre avec le _King-Georges_.

La tempête sifflait dans L'air, et changeait subitement les cabines en
infirmeries.

Ce mal mystérieux que la mer donne aux hommes de la terre, suspendait
les doux entretiens du bord, et engourdissait la pensée et la vie dans
le cerveau de tous les passagers.

Le poète Horace, qui a déchaîné sa colère contre l'inventeur des
vaisseaux, oublie de citer le mal de mer parmi les fléaux que cette
invention a imposés à l'homme; ce qui a fait croire à plusieurs savants
que le mal de mer est un fléau moderne, un fléau de races et de
poitrines dégénérées.

Heureusement, pour l'honneur de nos poitrines, un autre poète raconte
une traversée d'Italie en Grèce; il parle du mal de mer, à propos de ces
belles dames romaines qui enlevaient des histrions et des joueurs de
flûte, pour les suivre aux rivages lointains. Juvénal a complété Horace.

La mer et les hommes n'ont pas changé.

Tous les passagers d'un navire ne sont pas soumis à cette tyrannie de la
mer.

Il y a toujours à bord quelques êtres terrestres privilégiés, qui se
font marins du premier coup, et marchent, par un mauvais temps, sur la
planche d'un navire, comme sur la pelouse d'un jardin.

Cela tient à des causes que la science explique de cette manière: «Ces
hommes ont reçu de la nature une heureuse organisation.» Il eût mieux
valu ne rien expliquer.

Ainsi, à bord de l'_Églé_, nous trouverons un exemple de ces heureuses
organisations.

Alcibiade seul est debout au milieu d'une infirmerie de passagers: il
court de cabine en cabine, descend du pont à la cale, va de bâbord à
tribord, de la proue à la poupe; passant avec les oscillations du
funambule, à travers tangage et roulis; secouant l'écume d'une vague et
fredonnant toujours un refrain de vaudeville ou d'opéra; vrai
gentilhomme de 88 doublé du Parisien de tous les temps.

Quand il passait devant le pilote, l'entretien était court, mais vif.

Quelques signes ou quelques mots suffisaient à l'intelligence de tous
deux.

L'œil de Sidore ressemblait, sous sa paupière, à un point
d'interrogation.

L'œil d'Alcibiade se fermait avec un sourire, et de part et d'autre on
savait à quoi s'en tenir.

Cela signifiait, en langue primitive antérieure au vocabulaire:--Comment
va mon fils?--Il va bien, soyez tranquille.

En l'absence de témoins, on hasardait un dialogue au vol.

--Que dites-vous du temps, pilote Brémond?

--Mauvais, mais bon.

--L'_Églé_ marche-t-elle?

--Comme un gabian [2].

--Point de danger?

--Point.

[Note 2: Oiseau de mer, ainsi nommé par les marins.]

Le capitaine venait faire quelques promenades sur le pont; il regardait
la mer, essayait un coup de lame, donnait quelques ordres, et descendait
avec un calme solennel l'escalier de l'entrepont. De vieux matelots,
habitués à toutes les folies de l'Océan, ne lui faisaient pas l'honneur
de le regarder; ils étaient assis au pied d'un mât, et discutaient pour
établir la supériorité de Toulon sur Rochefort, et du Bailli de Suffren
sur le comte d'Estaing.

Cependant l'agile corvette courait vers les orageux parages, où le Cap
de Bonne-Espérance, s'allongeant vers le pôle, force les navires à faire
un détour immense pour le doubler avec moins de péril.

--Ce diable de cap est-il encore bien loin?--demandait Alcibiade en
passant devant le pilote.

--Huit degrés; ce n'est rien pour la corvette.

--Marchons-nous toujours bien?

--Nous filons quatorze nœuds, comme l'Érable.... Oh! l'Érable!

--Pilote Brémond, y-a-t-il loin du cap à Nossy-bay?

--Il nous faudra peu de jours, si les courants de ce diable de canal de
Mozambique ne nous contrarient pas trop.... Et le petit comment va-t-il?

--Il dort vingt-quatre heures par jour.

--Pauvre enfant!... Avez-vous été content, citoyen Alcibiade, de ma
manœuvre devant l'Anglais?

--Très-content, mon patron.

--Quand j'ai découvert le _King-Georges_, citoyen Alcibiade, je n'ai
plus vu que mon fils, et je me suis dit: Sauvons tout pour le sauver.

--Très-bien, Brémond; je vous quitte pour lui. Excusez-moi.

Les jours qui suivirent amenèrent les mêmes incidents.

Un vent frais soufflait sur le pont, et interdisait toute sortie, même
aux passagers que le mal de mer ne tourmentait plus.

L'_Églé_ avait quitté les régions tièdes; les haleines polaires
régnaient dans les eaux, où la corvette semblait venir prendre un point
d'appui pour remonter dans l'Océan indien.

Le cap des Tempêtes ayant été heureusement doublé, notre navire retrouva
le climat délicieux des belles zones qu'il avait traversées dans l'Océan
atlantique.

Les eaux et les brises se firent clémentes, et les courants du canal de
Mozambique, si redoutés du pilote, se montrèrent favorables à l'_Églé_.

Aujourd'hui, lorsque, grâce à la vapeur, on s'embarque de grand matin
sur un paquebot pour descendre un fleuve, les passagers, hommes et
femmes, entrent, silencieux et mornes, comme des somnambules, dans la
grande _salle des voyageurs_.

La bougie brûle encore sur une table, devant un journal abandonné;
chacun regarde son voisin d'un air hostile; des masses confuses de drap
et d'étoffes encombrent les banquettes et le plancher; les femmes
achèvent le sommeil de l'auberge derrière les voiles verts de leurs
chapeaux bosselés.

Quelques hommes, encapuchonnés de burnous, restent debout et bâillent;
d'autres s'endorment sur le dur édredon des tables ou sur les banquettes
de faux velours.

Un prêtre récite son bréviaire et une religieuse dit son chapelet.

Quand toute cette population flottante se réveille, on croirait voir les
funèbres passagers de la barque à Caron.

Les visages distillent la mélancolie; les yeux ont des éclairs
sinistres; il semble qu'une guerre civile va éclater entre quatre murs
de bois.

Cependant les heures s'écoulent avec les eaux du fleuve: un riant
soleil, une fraîche tente appellent ce monde haineux sur le pont du
paquebot.

Les paroles circulent, les voiles verts se lèvent, les visages prennent
des sourires, les regards se colorent de bienveillance; et aux dernières
heures du voyage, une si touchante familiarité s'établit entre ces
passagers, qu'on les croirait tous liés entre eux par une amitié de
vieille date.

Cette amitié compte douze heures de paquebot; elle avait commencé, le
matin, par des symptômes d'hostilité sourde.

Si cette singulière métamorphose se fait remarquer, dans une de ces
promenades à la vapeur, entre un lever et un coucher du soleil, que ne
doit-on pas attendre d'une longue traversée sur deux océans?

Aux derniers jours du voyage de l'_Églé_, lorsque le beau temps eut
ramené les passagers et les passagères sous les tentes du pont,
l'intimité entre les deux sexes avait pris un caractère sérieux qui
promettait beaucoup à l'avenir, et qui devait tenir mieux encore que ce
qu'elle promettait, en présence des plus grands témoins de la création,
l'Océan et le soleil.

La jeune et belle passagère, Louise Genest, avait reparu à son ancienne
place, et Alcibiade, avec son amicale perfidie habituelle, s'était
lestement placé entre elle et Maurice, et lui adressait des
félicitations sur le courage dont elle avait fait preuve, dans les
ennuis et les dangers du bord.--Nous voici bientôt arrivés, madame, lui
disait-il, et quand vous aurez mis le pied sur cette terre nouvelle,
vous en ferez votre paradis.

--Citoyen Alcibiade, dit la jeune fille en soupirant, je ne vois pas
encore bien clair dans mon avenir.

--Votre avenir, madame, est à vous. On ne pleure pas toujours en ce
monde: Dieu nous a donné la joie pour nous en servir après la douleur.
Vous avez en vous la jeunesse, la vie, et la force; je ne parle pas de
la beauté, qui ne gâte jamais rien: avec ces trésors, on est riche
partout. Regardez, là, devant vous, cet horizon. Il y a une île grande
comme la France, et dans cette île un coin adorable, où sont les ombres
tièdes, les eaux douces, et les fruits doux. Il y a aussi des trésors de
l'amour dans chaque rayon du soleil, et un de ces rayons tombera sur
votre front charmant, et réjouira votre âme comme une fête qui n'a point
de fin.

--Ah! monsieur, dit Louise, ne me donnez pas de pareils rêves....

--Si je vous les donne, c'est que je ne redoute pas pour vous le réveil,
interrompit Alcibiade; croyez-vous donc, Louise, que je vous ai arrachée
à votre mansarde pour vous accabler d'une vie telle que la première? Je
savais très-bien ce que je faisais, et je sais très-bien ce que je dis
en ce moment. Vous ne vous conduisez pas, je vous conduis, et croyez que
je ne veux pas vous laisser égarer sur le chemin de votre bonheur.

Alcibiade avait dans sa voix ce charme qui divinise la parole de
l'homme, et qui est la musique du cœur.

Louise regarda d'un œil souriant cet horizon lumineux qui lui était
désigné comme une terre de promission.

La jalousie, cette noble passion qui tue l'amour ou le rend immortel,
agitait en ce moment le cœur de Maurice et couvrait sa face d'une sueur
froide, sous une température africaine.

Ce sentiment, tout nouveau pour lui, donnait à son imagination des
perspectives inconnues, et lui révélait surtout une passion véritable
dans ce qu'il avait regardé comme un amusement de passager aux prises
avec l'ennui.

Alcibiade feignit de le rencontrer par hasard, entre deux mâts, et lui
dit:--Je viens de causer un instant avec cette pauvre Louise Genest,
et....

--Et?--dit Maurice, comme un écho qui s'adjoindrait un point
d'interrogation.

--Eh bien! la charmante veuve évite l'abordage comme l'_Églé_ devant le
_King-Georges_; elle ne mord pas à la phrase galante; c'est une vertu
bronzée au soleil de l'équateur. J'étais encore amoureux ce matin, mais
ce soir je donne ma démission.

Le visage de Maurice passa subitement de l'agitation à la sérénité, ce
qui n'échappa point à la finesse d'Alcibiade.

--Vous reculez bien aisément devant les obstacles?--dit Maurice en
souriant,--les veuves n'oublient pas si vite leurs maris.

--Bah! mon cher Maurice, quand une veuve a mis deux océans, deux longues
tempêtes, et le _King-Georges_ entre elle et son mari, c'est une veuve
de dix ans révolus, et encore j'abrège. Il y a un siècle que le pauvre
Genest est mort... Non, ce n'est pas cela, et alors c'est autre chose...
c'est...

--C'est?...

--Louise a une inclination secrète au fond du cœur. J'en suis sûr. Je
connais les veuves de la terre; celles de la mer sont encore plus
veuves. Louise nourrit une passion... heureux mortel!

--Et quel est cet heureux mortel? demanda timidement Maurice.

--Ah! voilà l'énigme! nous sommes trois cents amoureux à bord de
l'_Églé_. Impossible de deviner l'élu.

--Vous dites cela comme si vous le connaissiez, Alcibiade.

--Eh! bien, oui, Maurice, je le connais, et je lui cède volontiers le
pas.

--Pouvez-vous me montrer cet élu dans l'équipage, mon cher Alcibiade?

--Maurice, vous vous le montrerez à vous-même, dans un moment...
Écoutez; je descends pour causer un instant avec le pilote, ce brave
homme que vous aimez tant; nous voulons vous ménager, lui et moi, une
petite surprise quand nous serons en vue de Madagascar....

--Quelle surprise? demanda vivement Maurice.

--Comment voulez-vous que je vous fasse aujourd'hui une surprise qui
doit vous surprendre demain? Soyez raisonnable, Maurice....
écoutez-moi.... Quand je serai descendu, en vous quittant, un beau jeune
homme s'approchera de Louise, prendra une place à ses pieds, et engagera
un entretien avec elle. Ce jeune homme est l'heureux mortel en question.
Adieu.

Et Alcibiade s'éloigna en riant....

Maurice garda quelque temps un air pensif, puis secouant la tête, comme
pour en chasser une idée importune, il s'avança vers Louise, et s'assit
à ses pieds avec de courageuses intentions.

Un quart-d'heure après, Alcibiade passa nonchalamment devant son ami,
et, sans le regarder, il dit d'une voix très-distincte:

--Heureux mortel!

Maurice sentit rougir son visage sous sa triple couche de soleil.



Arrivée.


XVIII.

--Voici une place charmante pour causer,--dit Alcibiade à Maurice, en
s'asseyant sur les arcs-boutants de la proue, à l'ombre d'une voile.

Aujourd'hui, si le vent nous continue ses bonnes grâces, nous
assisterons à un spectacle qu'il faudrait payer de la moitié de notre
sang.

Après un long voyage, raccourci de beaucoup, il est vrai, par la faveur
constante des vents, nous allons enfin voir notre belle terre promise.

C'est le pilote qui vient de me donner cette nouvelle.

Vous verrez un point noir à l'horizon; à chaque élan du navire, ce point
s'élargira, en couvrant la ligne du ciel, et deviendra la rade
hospitalière qui allonge ses deux bras comme une mère pour recevoir ses
enfants.

_C'est Nossy-Bay_, à la pointe sud de Madagascar.

--Enfin! nous voilà au port!

Dit Maurice en croisant les mains et en levant les yeux vers le ciel.

--Écoutez, Maurice. Ce port sera le second berceau de votre seconde
naissance. Remerciez les hommes et la loi, qui savent si bien
récompenser en punissant.

--Au fait,--interrompit Maurice,--je ne comprends pas trop bien les
juges des tribunaux de Paris....

--Ni moi non plus, Maurice; et probablement ils ne se comprennent pas
eux-mêmes. En général, les hommes qui font des lois sont des êtres
sédentaires qui ont un cabinet d'étude rue Cassette, faubourg
Saint-Germain. Ils connaissent les codes de Minos, de Solon, de
Lycurgue, de Justinien, et les capitulaires de Charlemagne, mais ils ne
sont pas forts en géographie. Ces législateurs ont donc inventé la
déportation ou la transportation.

--C'est singulier! dit Maurice.

--Attendez encore, poursuivit Alcibiade; vous allez voir les agréments
de cette loi.

Exemple: Un jeune homme, et il y en a beaucoup comme celui-là; un jeune
homme se reconnaît un goût invincible pour les voyages de long cours; il
ne rêve que d'Archipels lumineux, d'Océans plus ou moins pacifiques, de
mines de perles, d'émeraudes, de diamants, de corail, de femmes de
toutes couleurs, séduites avec des verroteries, d'héritières anglaises
qui ont une île pour dot.

Par malheur, ces longs voyages coûtent des sommes énormes, et notre
jeune rêveur n'a pas un denier. Alors, il se ravise, et prend une
résolution sage; il se faufile, le plus innocemment possible, dans un
complot coupable, évite la mort, et n'évite pas la déportation: un
superbe vaisseau est nolisé pour le déporté; la philanthropie des
publicistes réclame pour lui les plus grands égards; on le soigne donc
comme un passager qui a payé sa place; chaque matin, le docteur du bord
lui rend une visite. Enfin, il est traité en fils de famille, en aimable
enfant prodigue, et il reçoit chaque jour une portion de veau gras de la
table du commandant.

--Voilà justement mon histoire, dit Maurice.

--Votre histoire, Maurice, est encore plus compliquée. Vous étiez, vous,
déporté, transporté, exilé, par le tribunal du hasard, dans les climats
du Nord, homicides pour certaines organisations; vous étiez un Ovide
chez les Scythes; un palmier transplanté sur le Pont-Neuf; un enfant du
soleil cerclé de glaçons. Vous dépérissiez à vue d'œil, comme le jeune
Potavéry, ce sauvage du Sud, domicilié rue Mouffetard.

Voilà que votre nom se trouve mêlé à une liste de conspirateurs.
Aussitôt la justice sévère vous déracine du Pont-Neuf où s'exhalait
votre dernier souffle; on fulmine, d'une voix enrhumée par nivôse, un
réquisitoire contre vous; on vous frète une jolie corvette de
vingt-quatre pièces de canon, et on vous oblige, au nom de Thémis
vengeresse, à vivre, à ressusciter, à respirer les baumes de la mer, à
faire trois repas par jour, à être amoureux d'une veuve adorable, à
visiter les merveilles de ce monde, universelle patrie de nous tous, et
à cultiver sur une terre féconde, cent mille arpents dont le
propriétaire est le soleil, lequel se laisse facilement exproprier.

--Voilà un châtiment, c'est vrai, dit Maurice.

--Maintenant, Maurice, croyez-vous être seul à jouir des bénéfices de
votre châtiment? les deux tiers de nos déportés sont dans le même cas.
Ils étaient morts comme vous, et comme vous ils vivent. Les hommes ne
savent ni récompenser ni punir, et tout cela me prouve que nous marchons
à un ordre nouveau, et que la Providence sait bien ce qu'elle fait, si
les hommes ne le savent pas....

--Continuez, Alcibiade....

--Je regarde notre brave pilote qui me fait des signes inintelligibles
comme un sauvage de Madagascar.... Je crois qu'il demande à être honoré
de votre salut.... Saluez-le donc, Maurice, avec le plus charmant
sourire de vos yeux.

--Mais cette atroce consigne ne finira donc pas?--dit Maurice, après
avoir salué gracieusement son père; me sera-t-il toujours défendu de
serrer la main de ce brave homme dont la vue seule me réjouit?

--Un peu de patience, Maurice, toutes les consignes de mer expirent sur
terre... Attendez le moment: ce ne sera pas encore très-long.

--Continuez donc, Alcibiade, je suis fâché de vous avoir interrompu.

--Maurice, la révolution de 89 a tout déplacé; les forces vives du pays
montent peu à peu du fond à la surface, et menacent d'envahir le sol
tout entier. Il n'y aura bientôt plus de place pour tout le monde au
festin. Aujourd'hui, chacun a le droit de vivre, et chacun soutiendra
son droit.

La mot _égalité_ a traversé l'air, cela suffit, il ne retombera pas au
néant. L'avenir est un créancier qui se prépare à demander beaucoup au
passé son débiteur: il faudra payer à l'échéance; avisons. Un homme
avait très-bien compris tout ce que le présent doit léguer de
broussailles à l'avenir: c'est Bonaparte. Sa récente campagne de Syrie
est un mystère dont les esprits frivoles n'ont saisi que la moitié.

Un mot prononcé, comme une phrase d'oracle, devant Saint-Jean-d'Acre, a
révélé une pensée féconde et parallèle à la situation. Après soixante
assauts inutiles livrés devant la Tour-Maudite, Bonaparte résolut de
lever le siège, et il prononça tristement ces paroles: _Le sort du monde
était dans cette tour!_

--Je n'ai jamais bien compris cette exclamation, dit Maurice.

--Maurice, bien peu de gens l'ont comprise, et cela doit vous consoler.
Bonaparte voulait accomplir l'œuvre inachevée d'Alexandre. Il venait de
jeter son regard aquilin sur la situation, et il comprenait qu'il était
urgent de déplacer cette dévorante activité d'esprit, fille de
l'éruption de 89, et de lui créer un autre foyer lointain, sur des
terres en friche, et sous un soleil nouveau.

Paris, ce grand centre d'agitation, que l'imprévoyance de soixante-six
rois a laissé former sur les deux rives de la Seine, Paris menaçait de
devenir une cité prétorienne, toujours disposée à détruire et à élever
un gouvernement quelconque, comme Byzance autrefois: il fallait donc
occuper ailleurs le génie aventureux et superbe de ses enfants. Ce
qu'Alexandre avait fait pour la Macédoine, impatiente du joug de
Philippe, Bonaparte allait le tenter pour l'orageuse France de 89.
C'était un plan merveilleux et sauveur. Il s'agissait de pénétrer
jusqu'aux régions de l'aurore, avec ces soldats de fer qui ont traversé
le vallon des deux Pyramides et franchi le Thabor, et de planter le
drapeau colonisateur de la France dans ces fertiles plaines de Lahore
qui sont arrosées par cinq fleuves, et fécondées par le soleil.

Saint-Jean-d'Acre pris, ce plan s'achevait; le sort du monde était dans
sa tour. Bonaparte ne se trompait pas. Aujourd'hui, les hommes, à leur
insu, semblent vouloir continuer ce plan, et on envoie des déportés aux
terres lointaines. Chaque exilé de France est un grain de semence déposé
sur le berceau d'une colonie. Quand se fera la moisson? Dieu le sait;
après un demi-siècle peut-être; les nations peuvent attendre, elles ont
la vie longue. Nous sommes, nous, sur ce navire, l'avant-garde de cette
migration future qui doit soulager la France, en l'éparpillant sur les
continents et les archipels lointains. Nous ressemblons à ces deux
Hébreux que Josué envoya en Palestine, et qui s'en revinrent en
rapportant sur leurs épaules des échantillons d'une fécondité
merveilleuse, pour attirer leurs frères vers les champs promis.

--Que Dieu vous écoute, pour le bonheur de notre malheureux pays! dit
Maurice en joignant ses mains.

--Quant à moi, poursuivit Alcibiade, vous verrez bientôt ce qu'un homme
frivole, un aristocrate échappé de la lanterne en se déguisant en fou,
un Alcibiade parisien a résolu de faire pour préparer des ressources aux
hommes de l'avenir. Un soir,--c'était, je crois, le 2 nivôse,--un soir,
je causais de mes penchants vicieux avec une femme à jamais perdue pour
nous deux, avec la belle Lucrèce Dorio, et je lui disais que tout homme
doit employer ses vices au profit de l'humanité, puisque les vertus sont
si rares.

Un jour, ajoutai-je, vous me verrez mettre ma théorie en action. Ce jour
est venu. Nous allons nous appliquer à l'œuvre, vous et moi, et nous
aurons avec nous de bons travailleurs. Ce que je vous dis à présent,
Maurice, je l'ai dit à chacun de vos camarades en particulier, dans nos
entretiens de la cabine et lorsque l'ouragan sifflait sur le pont; ils
m'ont tous répondu, tous, en me serrant la main, comme vous faites en ce
moment. Les hommes graves, les hommes d'État ont perdu le pays; il est
temps que les hommes de plaisir et de frivolité le sauvent, sinon dans
le présent, du moins dans l'avenir.... Maurice, regardez.... le point
noir se lève à l'horizon!

A ces mots, le cri _terre! terre!_ tomba du sommet des mâts, et tout le
peuple du navire accourut sur le pont.

Les larmes inondaient tous les visages; tous les pavillons se hissaient
aux cordages des mâts, et l'_Églé_ saluait de son artillerie joyeuse
cette terre, fille de l'Afrique et de l'Océan indien.

Alcibiade qui, dans les moments solennels, savait donner à sa figure une
gravité qu'on ne lui avait jamais vue, prit Maurice par la main, et lui
dit:

--Mon ami, je vous ai promis une récompense, et vous allez la recevoir.

--J'attends,--dit Maurice, avec une émotion extraordinaire.

--Maurice, votre âme est forte, et votre corps a repris toute sa
vigueur. Aujourd'hui, vous pouvez supporter, sans péril, une crise
violente... vous me promettez de ne prononcer aucune parole, de ne faire
aucun mouvement qui puisse attirer sur nous l'attention des gens du
vaisseau.

--Oui,--répondit Maurice, en fixant des yeux effarés sur son
interlocuteur.

--Recueillez toute votre énergie, Maurice, il y a des coups de foudre de
toute espèce; l'extrême joie et l'extrême douleur sont intolérables pour
les âmes faibles....

--Oh! parlez! parlez! je suis prêt à tout entendre,--interrompit Maurice
en s'agitant convulsivement sur ses pieds.

--Maurice,--dit Alcibiade en baissant la voix et montrant du doigt
l'horizon,--Maurice, votre patrie est là, et votre père est ici.

Ces deux mots: _Mon père!_ sortirent comme un murmure sourd et comprimé
des lèvres de Maurice.

En ce moment, l'agitation et le désordre régnaient sur le pont du
navire, et le canon de la corvette retentissait sur l'Océan.

Le jeune déporté suivit l'indication du doigt d'Alcibiade, et, en
tournant la tête, il aperçut derrière son épaule un visage mouillé de
larmes et deux bras qui s'ouvraient pour une étreinte.

C'était Sidore Brémond.

Les deux cœurs se fondirent en un seul cœur qui savoura, en un instant,
toutes les allégresses du ciel.

Alcibiade les sépara violemment, et dit: Assez:

Puis, reprenant le ton léger et la physionomie riante:--Maurice,
--ajouta-t-il,--je voudrais bien savoir ce que font en ce moment les
juges qui vous ont condamné à la déportation. Comme ils seraient heureux
s'ils avaient eu le bon esprit de se condamner eux-mêmes! Quel est celui
d'entre eux qui n'envierait pas votre destin? Vous retrouvez votre père,
vous êtes aimé d'une femme charmante, vous allez descendre dans un beau
pays, vous avez la jeunesse et la santé de vos passions. Vos juges vous
ont condamné au bonheur à perpétuité.

--Je vous jure, mon ami,--dit Maurice,--que je ne commettrai pas une
seule faute qui puisse faire casser ce jugement.

L'_Églé_ courait à toutes voiles, et on voyait déjà sortir de la ligne
de l'horizon les crêtes bleues des montagnes et la cime des arbres du
rivage africain.



La lettre de l'Actéon


XIX

Le vieux portier de la maison n°1, rue Mesnars, avait fait une bonne
action; depuis plusieurs jours, il donnait l'hospitalité à un de ses
collègues chassé de sa loge pour cause de démolition d'hôtel, au
carrefour Saint-Nicaise.

Du moins ce collègue, en demandant un asile au vestibule d'une maison
opulente, avait expliqué ainsi l'origine de ses infortunes de portier.

Ce jour-là, le pauvre expulsé venait de s'asseoir auprès du poêle de
faïence, et réchauffait en même temps ses pieds et ses mains, pendant
que son regard, animé d'un sourire de gratitude, se tournait vers le
maître de la loge, et lui transmettait toute l'éloquence du cœur.

--Ah! nous avons un rude hiver cette année,

Dit le vieux portier en ouvrant le poêle et en faisant à son collègue la
politesse d'une nouvelle bûche.

On n'a pas vu tant de neige et de verglas depuis l'hiver de 89.

--Quel hiver, celui de 89!

Dit le collègue en frissonnant de tout son corps.

Je l'avais prédit à ma pauvre femme... quand je vis la fontaine de la
rue de l'Arbre-Sec toute gelée, le 2 février, le jour de la
_Chandeleur_, je dis: Ce sera un fameux hiver! et je ne me trompais
pas.

--Citoyen... pardon, j'ai encore oublié votre nom...

--Lemaney...

--Citoyen Lemaney, avez-vous fait aujourd'hui, votre tournée au faubourg
Saint-Germain?

--Ah! mon Dieu! oui... impossible de trouver une porte! Il y a des
propriétaires qui se sont mis à tirer eux-mêmes le cordon, par économie
ou par peur... cependant on m'a donné quelque espoir rue des Pères. J'ai
été renvoyé à sextidi de la décade prochaine...

--C'est bien, citoyen Lemaney...

--J'espère que je ne vous suis pas à charge au moins!..

--Pas du tout, citoyen Lemaney. Il faut bien se porter secours entre
collègues... Et puis, comment voulez-vous m'être à charge? Vous entrez
ici à neuf heures du matin, vous apportez votre petit déjeuner, vous
vous chauffez à mon poêle; nous causons; vous me lisez _la Gazette_, et
quand le jour tombe, vous allez vous coucher rue Fromenteau, à l'auberge
des _Deux-Pigeons_ où _on loge à la nuit_, pour un sou, à ce que vous
m'avez dit.

--Tout ça est très-exact, Interrompit Lemaney avec une émotion
équivoque.

Mais si l'hiver n'était pas rigoureux comme il est, je passerais mes
journées au Palais-National ou à la place des Vosges, et je ne vous
importunerais pas...

--Voyons, citoyen Lemaney,--dit le portier,--ne parlons plus de ça: nous
nous fâcherions.... M'apportez-vous quelques nouvelles aujourd'hui?

--Pas la moindre.... seulement on m'a dit qu'on allait construire un
pont de fer entre le Louvre et le palais des Quatre-Nations.

--Un pont de fer! ça ne me paraît guère possible: quand j'y passerai, je
le croirai.

--C'est ce que j'ai dit au frotteur de l'hôtel Cambacérès, qui m'a
annoncé cette nouvelle.

--Le citoyen Cambacérès était votre voisin, quand vous logiez au
carrefour Nicaise?

--Nous étions porte à porte.

--Citoyen Lemaney, savez-vous pourquoi le citoyen consul Cambacérès, qui
avait le droit, comme le citoyen Lebrun, de se loger aux Tuileries, n'y
est pas entré?

--Dam! c'est qu'il a eu peur d'en sortir.... Le citoyen Cambacérès est
un fin matois, quoique gros.

--À ces paroles, trois coups de marteau retentirent sur la porte; une
main automate tira le cordon, et le facteur entra, un trousseau de
lettres à la main.

Une voix timbrée au conservatoire de la poste, entonna cette phrase dans
le vestibule:--La citoyenne Lucrèce Dorio, huit sous et demi.

Le portier prit nonchalamment la lettre, paya le facteur, et après avoir
refermé la porte de la loge, il dit, comme en _a-parte_:

--Celle-là, au moins, ne restera pas à mon compte.

Puis, élevant la voix pour la remettre au ton de l'entretien interrompu:

--Croiriez-vous, citoyen Lemaney,--dit-il,--que j'ai là pour dix écus de
lettres que d'anciens locataires ne sont pas venus réclamer?

--Des émigrés sans doute?

--Pas plus émigrés que moi, citoyen Lemaney; ce sont de mauvais payeurs,
qui m'ont dit en partant:

--Mathieu, reçois les lettres qui arriveront à mon adresse; on viendra
les réclamer.... Oh! oui, bonsoir! personne n'a paru. J'aimerais mieux
cependant ces dix écus dans ma poche que dans la bourse de la
République....

--Il faut vous faire rendre vos dix écus, citoyen Mathieu, interrompit
vivement Lemaney.

--Et par qui?

--Dam! par le gouvernement.

--Est-ce qu'il rend quelque chose, le gouvernement, citoyen Lemaney?

--Il vous rendra vos dix écus.

--Ah! je voudrais bien voir ça!

--Vous le verrez.... Que me donnez-vous pour ma commission? je me charge
de vous les faire rendre.

--Je vous donnerais bien un petit écu,--dit le portier en riant aux
éclats.

--Non, je ne demande pas tant,--dit le portier d'un air scandalisé.

--Écoutez, citoyen Mathieu, je dois un compte de douze nuits à l'auberge
des Deux-Pigeons: donnez-moi une pièce de douze sous, et je vous fais
rentrer dans vos dix écus, moins mes douze sous de commission.

--C'est entendu, citoyen Lemaney.... Voilà toutes ces pauvres lettres
dans un tiroir, vous pouvez les prendre....

--Après mon déjeuner, je ferai cette course à la direction des
postes.... Ne me donnez-vous pas celle que vous venez de recevoir à
présent pour la citoyenne duchesse Glorio?...

--Lucrèce Dorio,--dit en riant le portier.--Ah! celle-là envoie souvent
ici sa femme de chambre.... Vous l'avez vue, je crois, tridi dernier....
Une jolie petite fille avec une robe de bouracan vert, et des dentelles
larges comme ça, qui lui battent les joues comme des ailes de
tourterelle....

--Ah! oui, oui,--dit Lemaney après une réflexion feinte ou vraie,--je
l'ai vue effectivement. Elle est entrée, elle vous a fait un signe, et
elle est sortie, comme si un amoureux l'enlevait.

--Vive comme la poudre! Oh! un amoureux ne l'enlèvera pas, celle-là,
c'est elle qui enlèvera l'amoureux.... Eh bien, citoyen Lemaney, quand
on voit cette espiègle de Tullie à côté de sa maîtresse, elle paraît
laide. Il faut vous dire aussi que mon ancienne locataire, la citoyenne
Lucrèce Dorio, est une Vénus comme il n'y en a pas.

--Son mari doit être bien jaloux....

--Elle est veuve, citoyen Lemaney. Son mari a été tué en Suisse, à la
bataille de Zurich.... Tenez, j'ai acheté la gravure; la voilà collée à
côté du miroir.... La citoyenne Lucrèce, en entrant dans ma loge, pour
me donner douze francs d'arrhes de son loyer, regarda cette gravure et
dit en riant: Tiens! c'est la bataille où mon mari a été tué! Voilà
comment j'ai appris cela.

--Celle-là ne doit pas manquer d'amoureux,--dit Lemaney, en riant d'un
air stupide.

--Ah! je vous garantis que non!--dit le portier en étendant ses bras, et
en les levant ensuite vers le plafond de sa loge,--et à telles enseignes
que le propriétaire voulait lui faire signifier son congé pour le terme
de messidor dernier; mais j'ai répondu de sa bonne conduite, moi, et
tout s'est arrangé. Vous connaissez comme moi les vieux propriétaires;
ils ne peuvent pas souffrir les amoureux: ils disent que ça déprécie les
immeubles; comme s'ils n'avaient jamais rien déprécié, eux, quand ils
étaient jeunes, et qu'ils n'avaient pas de maisons.

--Enfin,--dit Lemaney,--vous avez gagné le procès de la citoyenne
Lucrèce Lorio.

--Dorio, Dorio, vous estropiez toujours son nom, citoyen Lemaney....
Oui, c'est vrai, j'avais gagné son procès; mais un beau jour, elle a
fait enlever ses meubles, et elle a quitté la maison.... Une femme
généreuse comme une ci-devant reine, et qui vous mettait dans la main un
louis d'or comme une pièce de six liards!... Tenez, je me chauffe encore
de son bois; elle m'en a laissé plein la cave; et dire qu'on a traité
cette femme comme une espionne de Pitt et Cobourg!

--Vous croyez donc, citoyen Mathieu, qu'elle ne rentrera plus chez
vous?--demanda Lemaney d'un air nonchalant.

--Jamais plus.... Elle est partie à la campagne.

--Aux environs de Paris, probablement?

--Ah! voilà ce que je ne sais pas, citoyen Lemaney.... quelquefois
pourtant je m'imagine qu'elle est allée chez la famille de son mari.

Un sourire involontaire traversa la figure de Lemaney.

Le vieux portier ne remarqua pas ce sourire, et il parut absorbé par les
tristes réflexions que lui inspirait la perte de cette excellente
locataire, la citoyenne Lucrèce Dorio.

Lemaney se plongea dans la lecture de l'_Almanach du Consulat_, tout
frais éclos des presses de Lejay, place Thionville, unique livre de la
bibliothèque du portier.

Le bruit d'une voiture qui doublait l'angle de la rue Mesnars arracha
le citoyen Mathieu à ses réflexions.

Un instant après, le cordon de la loge répondit au marteau de la porte,
et une jeune fille couverte d'un manteau de soie noire rembourré de
fourrures s'élança dans le corridor d'un pas leste qui connaissait le
terrain.

--Ah! ah! dit le portier; c'est la petite citoyenne Tullie!

À ces mots, Lemaney ferma nonchalamment l'_Almanach du Consulat_, et
prenant le paquet de lettres, il dit avec insouciance:

--Citoyen Mathieu, je vous laisse en bonne compagnie; je vais chez le
directeur de la poste pour réclamer nos dix écus.

Le vieux portier fit un signe d'approbation, et tendit la main à son
collègue, qui sortit.

Quand Lemaney eut tourné le coin de la rue Mesnars, il s'arrêta et
examina le pavé avec une attention singulière.

Une couche de neige recouvrait un verglas solide, et imposait beaucoup
de circonspection et de lenteur aux pieds des hommes et des chevaux.

Cette remarque parut satisfaire Lemaney, car il redressa la tête, de
l'air d'un homme qui se félicite d'une observation qu'il vient de
s'adresser à lui-même.

Ensuite, il entra dans une petite boutique d'apparence suspecte, quitta
sa casquette de loutre et sa veste de drap d'Auvergne, se coiffa d'un
énorme chapeau, colline de feutre, coupée de trois vallons, se revêtit
d'une houppelande respectable, et courut se placer en observation aux
avenues de la rue Mesnars.

Tullie n'avait répondu que des monosyllabes aux vingt questions plus ou
moins oiseuses du portier; elle tenait enfin une lettre, et dans sa
légitime impatience de la porter à sa maîtresse, elle ne perdit dans la
loge que le temps nécessaire pour réchauffer ses pieds engourdis.

Remontant bientôt en voiture, elle dit au cocher: Allez où vous m'avez
prise, et allez bon train, on sera reconnaissante.

À quoi le cocher répondit:

--Ma petite citoyenne, le pavé n'est pas bon. Hier, deux chevaux de mon
bourgeois se sont cassé les jambes sur le Pont-Neuf.

La voiture partit donc d'un pas très-modéré; elle gagna les boulevards
et suivit leur ligne jusqu'à la hauteur de la rue des Tournelles, dans
les solitudes du Marais.

Inutile d'ajouter que le faux portier Lemaney avait suivi la voiture,
qui s'arrêta rue des Tournelles, 57.

Une heure après, Georges Flamant vit entrer cher lui son fidèle agent
Lemaney.

Ainsi fut bientôt découvert l'asile qu'avait choisi Lucrèce Dorio, en
sortant de prison.

Lemaney avait joué son rôle en homme élevé dans les officines de cette
sombre déesse ajoutée à la légende mythologique par les païens du
dernier siècle et qui, plus tard, devait être adorée sous le nom de
_Police_ dans un temple de la rue de Jérusalem.



La lettre de l'Actéon.

(SUITE.)


XX.

Le soir de ce jour, à la veillée, Lucrèce et Tullie, plus unies que
jamais par une familiarité née dans la même infortune, continuaient un
entretien intime, dont la lettre de Maurice était le sujet.

Les deux jeunes femmes étaient en ce moment les uniques locataires de la
maison de la rue des Tournelles, 57, dont le jardin, alors fermé par une
grille de bois, longe le boulevard de la Bastille.

À l'époque où se passe cette histoire, ce quartier de Paris était
presque inhabité et inhabitable à cause des émigrations et des
désertions.

Peu d'années avant, Beaumarchais avait réfugié sa vie littéraire et son
comptoir commercial de céréales et d'armes à feu dans cette solitude
agreste, où sa maison était isolée, comme celle du _Vieillard des
Vosges_, illustrée en opéra-comique à Feydeau.

La campagne commençait là et s'étendait à gauche jusqu'au faubourg
Saint-Antoine.

Le calme et le silence de cette contrée lointaine avaient déterminé le
choix de Lucrèce Dorio; ne voyant plus rien autour d'elle, elle croyait
n'avoir plus rien à redouter.

Son isolement était sa protection.

Tullie et deux femmes de service, qui arrivaient chaque matin de la rue
Saint-Louis, étaient ses seules compagnes en attendant de meilleurs
jours.

La lettre arrivée de Rochefort et confiée à l'_Actéon_, avait été,
depuis le matin, cent fois prise et reprise, lue et relue: quelquefois
Lucrèce en regardait fixement l'écriture, pour apprécier le degré de
force de la main qui en avait tracé les caractères, et se faire ainsi
une idée de la force du jeune voyageur.

La veillée était triste, une seule lampe éclairait le salon; les vitres
d'une fenêtre dont les volets n'avaient pas été fermés laissaient voir
un tableau d'extérieur, où la nuit et l'hiver associaient leur
désolation.

Des guirlandes de neige couvraient les squelettes des arbres du jardin,
et donnaient une teinte encore plus ténébreuse à la zone du boulevard,
où Paris expirait alors dans le désert.

Un vent aigu, voix dolente de cette nuit, secouait les flocons figés à
la cime des ormeaux de la Bastille et faisait grincer, sur son pivot, la
plume de fer qui servait de girouette à la maison de Beaumarchais.

--Oh! ce pauvre enfant mourra dans la traversée!

Disait Lucrèce avec des larmes dans les yeux et dans la voix.

Plus de deux mille lieues sur mer! il y a de quoi tuer les plus forts,
et lui n'avait qu'un souffle au bord des lèvres! pauvre Maurice!

--Avez-vous trouvé, madame, dans ce livre que je vous ai acheté hier,
quelque chose sur cet affreux pays?

Demandait Tullie, en désignant un livre abandonné sur un guéridon.

--Oui, oui, Tullie,--dit Lucrèce en secouant tristement la tête,--j'y ai
trouvé ce que je redoutais.... prends ce cours de géographie, ouvre-le à
la page marquée par un signet, et lis.

Tullie ouvrit le livre et lut le passage:

«MADAGASCAR, grande île d'Afrique, située dans l'Océan des Indes, entre
le dixième et le vingt-cinquième degré de latitude sud.

»Les fièvres mortelles qui règnent dans ce pays empêcheront toujours les
Européens d'y former des établissements.

»C'est un climat meurtrier, un sol partout marécageux et peu propre à la
culture, excepté à celle du riz. Les maladies endémiques de...»

--Assez, assez,--interrompit Lucrèce,--tout le passage est sur le même
ton.... Ceux qui ont écrit cela n'avaient aucun intérêt à calomnier ce
pays; ce sont des voyageurs qui ont visité cette île, et qui ont écrit
ce qu'ils savaient bien.

--C'est évident, dit Tullie.

Et la vive femme de chambre, fatiguée d'une scène triste, trop longtemps
prolongée, hasarda, sur un autre ton, une réflexion accessoire qui
pouvait changer la nature de cet entretien.

--Certainement,--dit-elle,--le citoyen Maurice Dessains est un jeune
homme fort aimable; mais je crois qu'une femme avant de donner son
affection, doit réfléchir à tous les désagréments que cette affection
peut lui rendre.

Ainsi, madame, je ne pourrai jamais, moi, me décider à aimer une
créature frêle, maladive, souffreteuse, enfin un valétudinaire de
profession, surtout si, autour de moi, j'avais de quoi choisir dans un
cercle d'amoureux bien constitués.

--Tullie,--dit Lucrèce,--tu es encore trop enfant; tu as le cœur de la
jeune fille; un jour le cœur de la femme te viendra.... Mais c'est
précisément à cause de cela que j'aime Maurice en songeant qu'il n'a
plus de mère pour l'aimer; je le plains, en songeant qu'il n'a plus de
mère pour le plaindre; je veux qu'à son lit de mort il emporte avec lui
l'unique et suprême consolation que lui donne mon amour.... Je te dis,
Tullie, que tu es trop jeune pour comprendre ces mystères de tendresse.
Avise-toi d'aimer quelque robuste Antinoüs, fou de lui-même, et qui
daignera t'accorder ses faveurs, et après, je t'attends au dernier
quartier de ta lune de miel.

Tullie allait répondre quelque chose, car une femme de chambre répond
toujours, mais elle remarqua sur le visage de Lucrèce une agitation
subite.

Au moment où sa bouche s'ouvrait, un geste impérieux la ferma.

Lucrèce souffla sur la lampe au même instant, et, saisissant le bras de
Tullie, elle la conduisit, sur la pointe des pieds, vers la vitre, et
lui montra une ombre effrayante qui passait sur la neige du jardin.



Une veillée.


XXI.

Les deux femmes, immobiles de terreur, et blotties dans l'embrasure de
la fenêtre, regardèrent longtemps le jardin, qui n'était éclairé que par
la blancheur de la neige, mais elles ne découvrirent rien qui justifiât
une première alarme.

La bise des nuits d'hiver continuait d'agiter les petits arbustes
voisins, et leur donnait ainsi, dans les ténèbres, des aspects
effrayants.

On aurait cru voir une ronde de spectres, ou un conciliabule nocturne de
bandits.

Sous l'obsession d'une crise de terreur, on aime à se donner une
explication rassurante, et à récuser le témoignage de ses yeux.

Lucrèce, qui retenait son haleine sur ses lèvres, respira dans un
sourire; elle ferma le volet intérieur, ralluma la lampe, et dit à
Tullie:

--Mon Dieu! quelle frayeur ces arbres m'ont donnée! J'ai les racines de
mes cheveux qui me brûlent, et mon front est glacé.

--Mais qu'avez-vous donc vu ou cru voir?

Demanda Tullie en touchant familièrement le front de sa maîtresse.

Je n'en sais rien, Tullie; est-ce qu'on sait ce qu'on voit, dans la
nuit! les cimes des arbres remuaient dans le jardin, et cela m'a
fait peur.

--C'est toujours imprudent à deux femmes, dit Tullie, d'habiter une
maison comme celle-ci, dans ce désert.

--Que veux-tu que je fasse Tullie? indique-moi un moyen de vivre; j'ai
tout essayé, rien ne m'a réussi; je veux essayer la vertu. On en dit du
bien; Voyons....

--Mais cet essai n'empêche pas d'avoir des locataires dans sa maison,
pour vous défendre en cas de danger.

--Tullie, tu es un enfant. D'abord les locataires nous défendent
très-peu en cas de danger; ensuite ils vous persécutent, vous
espionnent, vous accablent de déclarations d'amour ou de haine, selon la
manière dont ils sont reçus, et de bouche en bouche, de rue en rue, de
portier en portier, ils dénoncent votre retraite à tout Paris, si bien
qu'un jour on se retrouve encore en face avec ce démon de Georges
Flamant.

--Que le diable l'emporte, ce Georges!

--Oh! n'attends pas cela, Tullie; le diable ne s'est jamais emporté
lui-même. Je subirai cet être infernal tant que les pauvres femmes
seront sans protection dans ce pays.

--Et comment, dit Tullie, n'avez-vous jamais eu l'idée de vous retirer
dans une ville de province?...

--Ne prononce pas ce mot, Tullie. Je n'aurai jamais le courage de
m'inhumer de mon vivant. Il me faut l'air de Paris pour vivre. Paris est
le seul amant que je puisse aimer d'amour, et, depuis que j'y suis
malheureuse, je l'aime davantage. As-tu seulement vu un coin de la
province, Tullie, un seul coin?

--Jamais madame.

--Figure-toi des villes mortes, et enterrées sous la poussière; des
citoyens qui périssent d'ennui, et qui demandent à leurs voisins
l'aumône d'une distraction; des femmes qui ne s'habillent et ne sortent
que pour l'anniversaire de la Constitution de l'an VIII; des
sous-lieutenants oisifs qui font le siège de toutes les maisons où se
cache une ombre de jolie femme; de petits théâtres qui ne jouent qu'en
hiver, et qui sont habités au printemps par des chevaux. Tullie,
j'aimerais mieux me bâtir, comme la courtisane Rhodope, un tombeau, ici,
à Paris, avec des pierres données par mes amants, qu'habiter la province
dans un palais bâti et meublé pour moi. Si je quittais Paris, un jour,
je traverserais la province, en chaise de poste, les yeux et les stores
fermés, et j'irais m'établir à la Louisiane, au Canada, ou à Pondichéry.

--Ah! comme je vous suivrais, moi, dans cette province-là!

Dit Tullie, en allumant un bougeoir.

--Je comprends le coup-d'œil que tu viens de jeter sur la pendule,--dit
Lucrèce, en s'arrachant à son fauteuil,--il est déjà minuit; c'est
l'heure qui arrive le plus vite, quand on cause le soir.

Les deux femmes montèrent aux appartements par un escalier où semblaient
monter avec elles tous les échos du large vestibule.

Une tristesse sourde tombait des étages supérieurs, car rien n'y
annonçait la présence des êtres vivants.

La nouvelle chambre de Lucrèce n'était pas décorée selon le goût romain
du gynécée de la rue Mesnars.

Elle avait gardé les traditions tapissières de l'école de Louis XIII; le
lit surtout aurait pu figurer dans l'alcôve du palais du Sommeil, sur
les monts Cimériens.

Il étalait des couches superposées du plus suave édredon, entre quatre
piliers de bois des îles, où s'agrafaient des rideaux lourds, dont
l'envergure, quand elle se déployait le soir, protégeait le sommeil avec
quatre épaisses murailles de camaïeu.

--Ces femmes laissent toujours ma fenêtre ouverte!

Dit Lucrèce en entrant dans sa chambre à coucher.--Tullie, ferme tout
cela bien vite, et déshabille-moi.

Tullie ferma portes et fenêtres, et vint se placer derrière le fauteuil
où Lucrèce renversait en arrière sa belle tête toute ruisselante de
cheveux noirs.

--Je vais vous faire une charmante toilette de nuit, madame,--dit Tullie
en jouant avec ses petites mains dans la chevelure de sa maîtresse.

--Je vais vous coiffer comme une nouvelle mariée.... Nous ne voyons
personne, c'est vrai; mais nous autres femmes, nous sommes un peu
coquettes pour nous; n'est-ce pas, madame?

--Enfant!

--Que voulez-vous, madame! vous m'avez bien effrayée tantôt, et
maintenant je chante comme l'oiseau après l'orage. Rien ne rend gai
comme la peur, quand elle a passé.

--Eh bien! sois gaie, mais coiffe-moi.

--Si j'étais homme, j'aurais la passion des beaux cheveux.... Elles
étaient folles, n'est-ce pas, les femmes qui se poudraient les cheveux
avant la Révolution?... c'est comme la mode des gants, elle a été
inventée par une femme qui avait de vilaines mains.... C'est aussi une
femme chauve qui avait inventé la poudre amidon.... et les autres femmes
qui ont de belles mains et de beaux cheveux sont-elles niaises de suivre
ces modes-là!

--C'est assez juste, ce que tu me dis, ma petite Tullie, mais
dépêche-toi.

--Ah! madame, vous êtes si belle que je ne vous quitterais plus, quand
je vous tiens sous mes deux mains.... vous voilà coiffée à
l'_hermap_..., j'ai oublié le nom que donne le coiffeur Amiel à cette
statue qui dort, au Louvre, sur un matelas. C'est une coiffure de
lit.... je vais vous défaire votre robe, ce ne sera pas long, madame....
Mon Dieu! les belles épaules! on dirait qu'il a neigé dessus.... Voyez
comme je suis leste! je n'ai plus qu'à vous déchausser et puis je me
retire dans ma petite chambre; c'est l'affaire d'un instant.... Tenez,
madame, regardez.... je puis cacher un de vos pieds dans ma main; mes
petites mains pourraient vous servir de souliers.... Je crois qu'il
devrait être permis à une femme de chambre de baiser les pieds de sa
maîtresse... Bien! j'ai pris ma récompense, et j'attends vos derniers
ordres avant de me retirer.

--Bonne nuit, Tullie.... Vous entrerez dans ma chambre au petit jour.

Tullie alluma son bougeoir, s'inclina devant Lucrèce, et ouvrant et
refermant une petite porte, elle traversa un long corridor de
communication et entra dans sa chambre à coucher, en fredonnant l'air
du _Devin_.

    Quand on sait aimer et plaire,
    A-t-on besoin d'autre bien?

Lucrèce se plaça devant son miroir, et comme pour juger si elle méritait
les éloges de sa femme de chambre, elle donna quelques instants à une
petite revue de coquetterie, indispensable complément de sa toilette de
minuit.

Le fond de la chambre, reflété par le miroir, avait une teinte sombre et
confuse, et les quatre piliers de l'alcôve, chargés de leurs rideaux
massifs, prenaient, dans les profondeurs de la glace vénitienne des
formes étranges, ce qui fit sourire Lucrèce, mais de ce sourire qui
laisse la tristesse dans le regard.

Un murmure distinct, assez semblable à une respiration comprimée avec
effort, arriva de l'alcôve, et la jeune femme tressaillit; elle se
retourna vivement et regarda partout.

C'était une erreur d'imagination, sans doute causée par le souvenir de
l'ombre fantastique du jardin.

Lucrèce marcha vers le lit, avec une terreur vague dont elle ne se
rendait pas compte, et, si la honte d'avouer une peur enfantine ne l'eût
pas retenue, elle aurait rappelé Tullie sur-le-champ.

Comme elle luttait avec cette indécision, les plis d'un des rideaux
amassés autour d'un pilier parurent s'agiter du tapis au plafond.

Lucrèce ouvrit des yeux démesurés, et sentit brûler la racine de ses
cheveux.

Au même instant, deux plis du rideau se séparèrent, et une tête horrible
apparut, comme une fleur de l'enfer, subitement éclose sur le lit des
Euménides, au souffle du démon.

La jeune femme, nue et frissonnante chercha un cri de détresse au fond
de sa poitrine, mais sa langue se dessécha; elle voulut fuir, mais ses
yeux se paralysèrent; une tempête de sang éclata dans son front; ses
bras se raidirent en essayant une défense impossible; la vie s'éteignit
au fond de son cœur; elle tomba, comme tomba la plus belle des statues,
dans un temple livré à la dévastation.

       *       *       *       *       *

Sept heures sonnaient à l'horloge du Cadran-Bleu, lorsque Tullie ouvrit
sa fenêtre pour consulter les progrès du jour.

Elle donna un regard triste au tableau qui se déroulait devant elle.

Toujours la neige, toujours les arbres morts; toujours les toits
couverts d'un suaire; et sur le boulevard quelques charrettes lourdes
apportant des provisions aux marchés.

Tullie, faute d'interlocuteur, et éprouvant, comme l'oiseau qui se
réveille, le besoin de chanter, se résigna au monologue:--Il est de trop
bonne heure encore--se dit-elle en fermant sa vitre--pour entrer chez
madame. On est si heureux de dormir quand il fait froid. Il y a des
animaux qui dorment tout l'hiver. Que d'esprit ont ces animaux!...
_Entrez chez moi au petit jour_, m'a dit madame... Oh! je sais bien ce
qui l'a brouillée avec le sommeil aujourd'hui... Elle s'est couchée avec
un projet de lettre dans la tête; elle veut écrire, ce matin, au citoyen
Maurice, et il faut bien dix heures à une femme pour écrire quatre pages
à son ami...

Le courrier de Rochefort part à cinq heures.... Je voudrais bien
pourtant qu'on m'expliquât comment une lettre envoyée à Rochefort arrive
à Madagascar, et qu'on ne paie que huit sous et demi pour deux mille
lieues, lorsqu'il en coûte trois sous par la petite poste, pour écrire
du boulevard du Temple au faubourg Germain... Ah! je vois que tout est
encore très-mal arrangé dans ce pays, malgré les six révolutions qu'on
nous a faites depuis douze ans!

Tullie ôta sa coiffe de nuit, s'ajusta complaisamment au miroir un
bonnet à fines dentelles flottantes, épingla son fichu, serra les
cordons de son tablier autour d'une taille souple et déliée comme le col
d'un cygne, et, de la pointe de ses jolis doigts, effaçant la couche
brumeuse distillée par le froid sur sa vitre, elle dit:

--Voilà le grand jour: c'est tout ce que le ciel peut nous donner de
plus clair, quand il économise le soleil.

Entrons chez madame.

Rien ne pourrait dépeindre la surprise de Tullie, lorsqu'en entrant dans
la chambre elle vit la fenêtre toute grande ouverte, et sa maîtresse
encore au lit.

Ses regards tombèrent sur le jardin, où la neige gardait des empreintes
de pas toutes fraîches et de dimensions différentes, ce qui attestait la
visite nocturne de plusieurs hommes.

Tullie ne donna qu'un coup-d'œil rapide à ce tableau effrayant, et elle
se précipita vers l'alcôve pour réveiller sa maîtresse; mais le cri de
terreur qu'elle poussa ne put pas même arracher Lucrèce à son immobilité
de cadavre.

L'intérieur de cette alcôve sombre offrait un de ces spectacles
émouvants qui ne se retrouvent que dans les villes prises d'assaut et
abandonnées aux brutales fureurs des soldats.

Tullie, toute inondée de ses larmes, toute palpitante de terreur, ouvrit
la porte, et descendit rapidement l'escalier, sans détermination bien
précise, mais pour se réfugier dans le calme et la réflexion qui
inspirent les bons conseils.



Madagascar.


XXI.

L'île de Madagascar est une petite Afrique placée à côté de la grande.

Sur la carte, elle ressemble à une chaloupe qui suit un vaisseau.

Une chaîne de montagnes la traverse du nord au sud, dans presque toute
sa longueur.

Ainsi, le mont Lupata, nommé l'Arête, ou l'Artère du monde, sillonne
l'Afrique dans la même direction: ce qui semble devoir prouver que
Madagascar est un petit continent à part, et n'a pas été détaché, comme
d'autres îles, du grand continent voisin, dans quelque cataclysme
géologique.

C'est un pays primesautier, comme l'Australie et Bornéo.

Madagascar, est, au contraire, une mère féconde, qui a prodigué autour
d'elle des rejetons, comme une planète entourée de satellites, sur le
firmament de la mer.

De grands cours d'eau descendent de toutes les crêtes, de tous les
réservoirs de la chaîne de montagnes qui traverse Madagascar, et cette
richesse d'humidité permanente, sous un ciel de feu, au lieu de lui
être favorable, lui a donné ces maladies endémiques, signalées par les
géographes, et redoutées par les Européens.

Comme ces explications, toutes froides qu'elles sont au milieu d'un
récit dramatique, sont pourtant indispensables, et se rattachent à cette
histoire par le plus puissant des liens, on permettra au narrateur,
ennemi des détails intermédiaires et oiseux, de s'arrêter, en quelques
lignes, sur cette nouvelle topographie de Madagascar.

Ces grandes eaux qui descendent des deux versants ne conservent pas leur
impétuosité torrentielle jusqu'au canal de Mozambique et à l'Océan
indien.

Arrivées au pied des monts, elles rencontrent des plaines molles, des
terrains gras, où elles stagnent paresseusement et où leur vive énergie
s'éteint dans d'immenses marécages, bornés par les horizons maritimes.

Voilà les foyers indestructibles des fléaux de Madagascar.

Ce sont les marais Pontins ou le Delta du Rhône, sur une échelle à
gigantesques proportions.

Le vent d'Afrique et le soleil de l'Inde ont épuisé le souffle et la
flamme sur ces marécages, et ils sont encore ce qu'ils étaient aux
premiers jours de la création.

Les naturels du pays vivent, dans cette atmosphère de fièvres, comme les
paysans de Sienne et de Terracine en Italie, et d'Istres et de Saintes
en Provence.

La terre natale a toujours l'air de prendre un soin exclusif des enfants
qu'elle produit.

Toutefois, en regardant la carte du monde, et en songeant à l'avenir des
peuples, si providentiellement conduit vers de nouvelles destinées par
les mains de fer de la vapeur et des révolutions, il reste évident que
tant de beaux pays lointains, où la fécondité peut même supprimer le
travail, n'ont pas été créés exclusivement pour nourrir quelques
peuplades sauvages, prosternées devant des fétiches et des manitous.

Et que les grandes migrations septentrionales doivent un jour venir
demander leur place à ces splendides festins servis par le soleil et
l'Océan, ces deux intendants de Dieu.

Cela étant admis, on interroge les voyageurs, et non les préjugés, et
on arrive à de consolants résultats sur la question spéciale qui nous
occupe en ce moment.

La chaîne de montagnes qui se hérisse du nord au sud de Madagascar
décrit un arc immense, de sorte qu'elle laisse, à ses deux extrémités,
de vastes plaines et des bois touffus s'étendre, d'un côté, jusqu'au cap
Marie, de l'autre, jusqu'à la baie de Diégo-Suarez.

Aux deux pointes de l'arc, les conditions atmosphériques doivent changer
absolument de caractère, surtout vers la pointe nord.

Sur ces tièdes rivages, on ne retrouve plus ces pernicieux courants qui
dégénèrent en eaux stagnantes et exhalent le poison et la mort; ce sont
partout des terrains légèrement accidentés, recouverts de fleurs et
d'arbres, avec les ombres tièdes, les eaux douces et les fruits doux.

C'est l'Afrique qui vient expirer mollement sous le péristyle de
l'Inde.

Ce sont les fécondes haleines des archipels voisins et du golfe d'Oman,
qui semblent accourir sur les mers pour enrichir l'homme ou réjouir le
désert.

Ce sont de petits golfes, des baies recueillies, des ports vierges, qui
ont déjà reçu des noms, en attendant des vaisseaux.

Diégo-Suarez, qui s'ouvre près du cap d'Ambre.

Le port Louquez; les baies de Vohemare, de Nosse, d'Ifonty, de Narrenda,
et d'autres asiles que le navigateur dédaigneux a effleurés en les
abandonnant après leur baptême équinoxial.

Mais ce serait peu de trouver dans ces vastes contrées maritimes la
fécondité du sol et la salubrité l'air.

La Providence ne fait pas les choses à demi, quand elle veut appeler
l'homme, si l'homme oublie une fois d'être sourd.

L'antagonisme, ce vieux fléau de la terre, et cet amusement éternel des
nations civilisées, doit se retrouver, et se retrouve avec ses haines
les plus vives, chez les peuples sauvages.

Il ne faut pas demander aux barbares d'être plus chrétiens que nous.

Ainsi, ne nous étonnons point de rencontrer, dans cette île immense de
Madagascar, deux nations en état permanent de guerre ouverte.

Les Hovas et les Sakalaves.

Nous n'ayons rien à attendre des premiers, du moins dans le présent,
mais l'avenir a des secrets de guérison pour toutes les haines.

Or, les Hovas se sont constitués nos ennemis; ils détestent notre
pavillon, et sont toujours prêts à s'opposer de vive force, comme leur
climat, à nos établissements de Madagascar.

Nous trouvons, par bonheur providentiel, une compensation à cette haine
des Hovas, dans l'amitié de leurs éternels ennemis, les Sakalaves.

Ceux-ci nous accueillent fraternellement, nous aident à ravitailler et
à radouber nos navires en souffrance, nous escortent dans nos chasses
sur les bruyères du cap Saint-André.

Nous avons là des alliés naturels qui n'attendent que nos colons pour
faire avec eux un traité d'alliance et saluer notre pavillon, hissé sur
le cap d'Ambre, à l'extrême pointe de Madagascar.

Les Sakalaves sont tout disposés à être pour nous ce qu'ont été pour
d'autres planteurs européens les sauvages Makidas, de la baie d'Agoa,
sur un territoire africain.

Il y a même, dans ces sympathies mystérieuses des enfants des tropiques
pour les aventuriers du septentrion, quelque chose qui fait réfléchir et
illumine d'un rayon d'espoir les ténébreuses incertitudes de notre
avenir.

Le jour où les planteurs des huttes d'Adhel et les colons partis de
l'Atlas, se rencontreront, la charrue à la main, dans les solitudes
vierges de l'Afrique, et fraterniseront dans le plus merveilleux des
hyménées, ce jour-là sera une aurore d'un avenir nouveau, et le monde
sera sauvé par la colonisation, qui est la véritable et la seule
fraternité.



Un port sans vaisseaux.


XXII.

Le 18 septembre 1800, deux jeunes gens, qui bientôt nous diront leurs
noms en causant, descendaient d'une petite colline, au lever du soleil,
et marchaient vers le rivage de cet Océan qui laisse quelques-uns de ses
flots tranquilles, dans le joli golfe de Diégo-Suarez, à la pointe nord
de Madagascar.

Par intervalles, nos deux amis s'arrêtaient quand une éclaircie de
tamarins gigantesques leur permettait d'embrasser une vaste étendue de
mer, et ils regardaient alors avec des yeux avides jusqu'aux dernières
limites de l'horizon.

--Croyez bien que je ne me suis pas trompé, disait le plus jeune à son
compagnon;--j'ai vu de là-haut une petite voile blanche comme du lait,
et qui s'est levée avec le soleil.

--Mon cher Maurice, disait l'autre, vos yeux sont meilleurs que les
miens.... j'ai été, moi, exempté de la conscription pour la faiblesse de
ma vue.... ainsi, je suis obligé de vous croire sur parole.... Au reste,
il n'y a rien d'étonnant de découvrir une voile sur ces parages; nous
sommes ici comme sur le balcon d'un belvédère, et tout ce qui se passe
au large nous demande un salut.

Sidore Brémond, votre père, dont vous avez respecté le sommeil ce matin,
nous a donné hier une leçon de géographie locale dont j'ai profité. Vous
êtes, nous a-t-il dit, au carrefour de tous les grands chemins
maritimes: A votre gauche, on arrive du Mozambique, des îles Comores et
du Zanguebar; en face, des mille ports du golfe d'Oman; à droite, de
tous les archipels et de tous les continents indiens. Quand j'habitais
Paris, je voyais de ma fenêtre, rue Coquillière, une grande maison noire
qui m'ôtait la respiration, et puis tous les fiacres qui allaient de la
rue Plâtrière à la rue Grenelle-Saint-Honoré. J'aime mieux le belvédère
de Diégo-Suarez, avec son loyer gratuit et son propriétaire absent....

--Alcibiade,--interrompit Maurice en frappant de la main droite sur le
bras de son ami.

Maintenant il n'y a plus moyen de douter.... Pendant que vous parlez, la
petite voile avance.... Oh! si le vent se levait un peu, dans un
quart-d'heure elle serait ici!

--Quelle joie d'enfant cette voile vous donne, mon cher Maurice!... et
si c'était une voile anglaise par hasard?

--Bah! est-ce qu'il y a ici, là, sur ce cap, des Anglais, des
Espagnols, des Français? Il y a des hommes. Si nous étions en mer sous
notre pavillon, j'aiguiserais mon sabre d'abordage; mais ici, sur une
terre neutre, sur ce cap du bon Dieu, je suis l'ami de tous nos ennemis,
et je ne cherche que des mains à serrer avec les miennes.

--Maurice!--dit Alcibiade avec une gravité comique,--Maurice, que vous
êtes loin du condamné du 14 nivôse!...

--Est-ce qu'il peut y avoir des nivôses, ici, Alcibiade! Comprend-on la
folie de ces faiseurs d'almanachs, qui ont baptisé trois mois de l'année
avec trois horribles noms: _ventôse, pluviôse, nivôse_! qui enrhument
ceux qui les prononcent, et qui m'avaient rendu poitrinaire au deuxième
degré!...

En causant ainsi, ils étaient arrivés à un golfe charmant, tout bordé de
verdure, et auquel il ne manquait que des vaisseaux pour avoir la
physionomie d'un port de commerce.

C'était là que l'_Églé_ avait débarqué ses passagers, quelques mois
avant, en leur laissant toutes les ressources matérielles qui leur
étaient nécessaires pour s'y établir.

De ce point de la côte, le regard embrassait un horizon immense,
l'infini de la mer et du ciel.

Ce qui était un doute devint alors une vérité.

Nos deux amis apercevaient distinctement un petit navire qui cinglait
dans la direction de Diégo-Suarez.

--Maurice, vous avez un télescope dans les yeux,--dit Alcibiade,--vous
ne vous êtes pas trompé. Maintenant, pouvez-vous reconnaître, à cette
distance, le pavillon de ce navire?

--C'est ce que je cherche à découvrir,--dit Maurice, en étendant sa
main droite ouverte, au-dessus de ses yeux.--Par moments je distingue
très-bien l'arrière, mais il me semble qu'il n'y a point de pavillon.

--C'est impossible, Maurice; je ne suis pas très-fort en science
nautique, mais, en trois ou quatre mois de navigation, j'ai eu le temps
d'apprendre qu'il y a toujours un pavillon à bord d'un navire....

--Eh bien! celui-là n'en a pas.... j'en suis très-sûr maintenant....
C'est une corvette en miniature; elle est découpée pour bien marcher;
quand il fait du vent, on dirait un oiseau de mer.... Elle n'a que deux
mâts, et fort penchés en arrière, comme s'ils allaient tomber.... Je
distingue six sabords, ce qui annonce un petit navire de guerre de douze
pièces de canon....

--Voilà une effronterie superbe! dit Alcibiade; est-elle comique cette
coquille de noix qui déclare la guerre à l'Océan indien!

--Regardez, Alcibiade; elle vient de faire une manœuvre très-habile, et
qui prouve qu'elle connaît ces parages aussi bien qu'un vaisseau
sérieux.... Elle a descendu vers le sud pour prendre le vent et éviter
l'_Ile de Sable_, comme nous avons fait avec l'_Églé_, un peu plus haut,
dans la même direction, pour éviter le _Banc de Nazareth_.

--Mon cher Maurice, vous parlez comme un marin consommé.... maintenant,
je vais vous parler, moi, comme un homme qui connaît la terre....

--Voyons.

--Ce petit navire me paraît suspect; un navire qui cache le pavillon de
son pays, est comme un homme qui cache son nom de famille. Je me méfie
des choses anonymes.... Si nous restons ici, à découvert, nous serons
bientôt aperçus.... Voici, à droite du golfe, un massif de tamarins
sombres comme une association de cavernes; cachons-nous là, comme des
douaniers qui flairent la contrebande, et sans être vus voyons et
attendons ce qui va venir.

Maurice approuva d'un signe de tête, et ils descendirent tous deux vers
le point d'observation désigné.

Malgré le secours d'une petite brise qui se leva, le navire garda la
mer, au moins encore une bonne heure.

C'était, en effet, une miniature de goélette, qui avait, sans doute,
perdu la moitié de ses forces voilières dans quelque ouragan, et qui se
traînait sur les vagues comme un albatros blessé à l'aile.

Quand elle entra dans le golfe, comme dans un lieu de refuge, son
artillerie resta muette et aucun bruit n'interrompit le chant des
tourterelles grises, des cailles et des perruches multicolores
domiciliées sur les arbres voisins.

La goélette jeta un câble à terre, et un matelot l'amarra aux racines
d'un cocotier.

L'équipage, composé de dix hommes, resta sur le pont.

Ce golfe et cet atterrage étaient, sans doute, un pays d'ancienne
connaissance pour les gens du bord, car aucun d'eux ne daigna donner un
regard de curiosité à ce paysage primitif, à cette nature virginale,
moitié endormie dans une ombre délicieuse, moitié réveillée au soleil
de l'équateur.

Le capitaine, qu'il était facile de reconnaître à ses gestes impérieux
plutôt qu'à ses insignes de commandement, car il était nu jusqu'à la
ceinture, s'élança d'un bond sur la mousse épaisse qui couvrait la rive,
et fit un signe à un homme de bord, son lieutenant présumé.

Maurice et Alcibiade, en observation dans le massif d'arbres, n'avaient
pas perdu un seul mouvement du navire et de ceux qui le montaient.

Si un entretien s'engageait entre les deux marins, nos amis se
trouvaient placés de manière à tout entendre, et jamais leurs oreilles
ne s'étaient ouvertes avec une aussi fiévreuse avidité.

Celui des deux débarqués qui avait des allures de capitaine, se mit à
considérer avec une attention singulière toutes les variétés d'arbres
qui bordaient la rive droite du golfe; on aurait cru voir un botaniste
en travail de collection pour quelque _Flore_ indienne.

Cependant la physionomie de cet homme excluait bien vite toute idée de
cette nature.

Sa figure, empourprée de soleil, avait toutes les lignes et tous les
caractères saillants de l'audace héroïque; ses yeux semblaient s'être
allumés au foyer de l'équateur; ses bras nus, son col léonin, son torse
bruni et sillonné de muscles, annonçaient un exercice de luttes
vigoureuses, tout-à-fait étrangères aux mœurs du botaniste et du savant.

Quel était donc ce mystère maritime, qui venait ainsi se proposer comme
une énigme à nos deux jeunes Européens?

Aux premiers mots, ce mystère allait être dévoilé.



Servir son pays.


XXIII.

--Capitaine, j'attends vos ordres, dit l'un des deux marins.

--Il faut envoyer deux hommes en chasse,--dit le capitaine, en langue
française, et d'un ton résolu.

Les cailles abondent à Madagascar, comme vous savez, il ne faut qu'une
heure pour en tuer cent. Voilà de quoi réparer votre long jeûne, en y
ajoutant une couffe de riz _benafouli_....

--C'est bien, capitaine....

--Attends encore, mon brave Marapi. Vous mettrez à bord autant de noix
de cocos que la cale en peut contenir, et vous en donnerez à nos malade
du scorbut. Le charpentier viendra choisir dans ce taillis de quoi
remplacer les deux vergues qui nous manquent, et le gouvernail qui est
avarié. Voilà le plus urgent. Nous ne resterons ici que très-peu de
jours, dès que je pourrai me remettre en mer, je doublerai le cap
d'Ambre et le cap Saint-Sébastien, pour achever de me ravitailler dans
la baie de Nosse, où nous trouverons ce qui nous manque ici.

--Capitaine, dit l'autre marin, me permettez-vous de faire une
observation?

--Parle, parle, mon brave Marapi.

--Eh, bien! mon capitaine, je crois que nous pouvons trouver dans les
atterrages de Diégo-Suarez tout ce que nous trouverons de l'autre côté
de l'île. Nous sommes en septembre, les courants du canal de la
Mozambique sont très-dangereux, et je doute fort que _la Perle_, dans
l'état d'avarie où elle se trouve, puisse doubler le cap Saint-Sébastien
et entrer dans le canal. Nous risquons de faire côte sur l'île
Glorieuse, ou sur l'île Anjouan.

--Très-bien parlé, mon brave Marapi, mais l'œil du maître y voit mieux
que l'œil du serviteur, et je persiste dans ma première idée.

--Capitaine, je suis à vos ordres, dit le marin en s'inclinant.

--Voyons, mon brave, quand _la Perle_ pourra-t-elle doubler le cap
Saint-Sébastien?

--Après les moussons.

--Et que ferons-nous ici, en attendant?

--Nous vivrons de pêche et de chasse.

--Beau métier pour des gens comme nous! Y songes-tu bien, Marapi? toi,
le lion de Java! toi, dont le nom signifie _colère du feu_! comme le
volcan de ton île! tu consens à te faire chasseur et pêcheur, comme un
Hollandais du Port-Natal, ou un planteur suédois de Trenquebar!... Et si
cet endiablé de lord Cornwallis, pendant que nous sommes en chasse, nous
relance avec une embarcation, comment _la Perle_ se défendra-t-elle?--Y
as-tu bien songé?

--Il est vrai, capitaine, que nous sommes diablement avariés.

--Combien avons-nous d'hommes à bord?

--Seize, capitaine.

--Combien en état de trouer un sabord ennemi avec un sabre et un
pistolet?

--Huit tout au plus, capitaine.... La mer, le scorbut, et notre
malheureuse descente à Sataoli nous ont détruits tout-à-fait.

--Bien, Marapi! tu vois donc que ce n'est pas sur la côte où je suis
qu'il y a chance de se ravitailler complètement. On trouve partout des
bois de construction, des noix de cocos, des réserves de pêche, des
forêts de chasse, mais il est plus difficile de trouver des hommes, des
recrues, des matelots, des loups de mer, pour les associer au noble
métier que nous faisons. Je ne suis, moi, ni chasseur, ni pêcheur, ni
même corsaire; je suis un ravageur d'Anglais, un épouvantail que la
France a laissé dans l'Inde, après nos désastres sur le Coromandel.

J'ai une grande mission à remplir; j'ai un glorieux exemple à donner aux
marins, mes compatriotes, disséminés sur les deux rives du Bengale, aux
îles de la Sonde, à la Nouvelle-Hollande, au Zanguebar. Si tous les
colons de France savent m'imiter et font leur devoir, la Compagnie
anglaise des Indes est ruinée au bout de trois ans, et lord Cornwallis
n'osera plus sortir du fort Saint-Georges, qu'il vient d'élever à
Madras. Ainsi ce que n'ont pu faire Suffren et d'Estaing, ces dieux de
la mer, nous le ferons, nous, avec des coquilles de noix, plus
nombreuses que les îles Maledives et Laquedives, nous formerons une
prodigieuse escadre d'écueils flottants, échelonnés sur la route
commerciale d'Angleterre aux Indes, et toute la puissance britannique
viendra échouer contre nous. D'autres enfants de la France n'ont-ils pas
déjà réussi dans la même entreprise?

N'as-tu pas entendu parler cent fois des flibustiers français de
Saint-Domingue? En voilà des héros taillés sur bronze! On voulait aussi
les flétrir d'un vieux surnom odieux, et voici comment ils répondirent:
Le 24 août 1781, jour de la fête du roi, ils brûlèrent, en signe de
réjouissance, deux millions de bois de Campêche, dans la presqu'île
d'Yucatan.

Maurice et Alcibiade, embusqués dans le voisinage, avaient écouté cet
entretien avec un intérêt sans égal, et plusieurs fois ils s'étaient
fait violence pour ne pas sortir de leur retraite.

Mais à ces dernières paroles, ils ne se continrent plus, et ils se
montrèrent, avec un visage riant, à ces deux marins.

--Amis! dit Maurice, comme s'il eût répondu au _qui vive?_ d'une
sentinelle française, placée sur le promontoire de Madagascar.

--Amis! répéta comme un écho, Alcibiade.

Ces deux mots si simples, servant de réponse à une question qui n'était
pas formulée, avaient, dans ce moment, un caractère de simplicité
sublime.

Les deux marins en entendant du bruit dans les feuilles, et en voyant
apparaître deux hommes sur un promontoire désert, s'étaient tout d'abord
placés en attitude de défense.

Mais les joyeuses et sereines figures des jeunes gens, leurs gestes
pleins d'une grâce exquise, le charme de leurs voix qui prononçaient les
plus douces des syllabes françaises, éloignèrent toute méfiance de
l'esprit des deux marins, lesquels, du reste, n'étaient pas gens à
prendre aisément l'alarme.

--Voilà des amis qui nous tombent du ciel fort à propos, dit le
capitaine; et d'où venez-vous donc, mes bons amis?--ajouta-t-il en leur
tendant ses mains.

--Nous venons de Paris, dit Alcibiade en riant.

--De Paris! s'écria le capitaine, et que venez-vous faire ici?

--Nous venons vous rendre service, capitaine, dit Maurice d'un ton
résolu.

--Ma foi! messieurs, j'accepte tout ce que vous m'offrirez, car j'ai
besoin de tout. Mais ceci demande quelques explications préalables. Je
suis chez moi, ici, donnez-vous la peine de vous asseoir; il me reste
à bord un quart de jambon de Labiata et quelques flacons de vieux
Constance, nous allons causer à l'ombre. Je vais d'abord vous dire qui
nous sommes: voilà Marapi, mon lieutenant, créole français, né, par
hasard, à Solo, île de Java, et moi, je suis le capitaine Surcouf.

A ce grand nom, Maurice et Alcibiade, qui s'étaient assis déjà sur des
sièges de velours naturel, se levèrent, et ôtant leurs larges chapeaux
de paille, ils s'inclinèrent de respect devant l'Achille de l'Océan indien.

Deux matelots descendirent du bord avec les provisions demandées, et les
quatre convives se mirent en devoir de leur faire honneur.

Quand la première faim fut apaisée, on se livra aux longs entretiens,
selon un ancien usage des matelots avariés, usage qui remonte à ces
matelots Troyens réfugiés dans un petit golfe protecteur; Virgile a
chanté leurs infortunes navales, leurs repas sur l'herbe et leurs
longs entretiens de convives rassasiés [3].

[Note 3:
    _Est in secessu longo locus; insula portum
    Efficit, objectu laterum
    .... Prima fames epulis, mensæque remotæ.
    .... Longo socios sermone requirunt._]


Le capitaine Surcouf apprit donc, dans tous ses détails, l'histoire de
Maurice, le voyage de l'_Églé_ à Madagascar, et les projets d'une
colonie de déportation. Quand ce récit fut terminé:

--Jeune homme, dit le corsaire en lui serrant les mains,--croyez à la
parole d'un homme qui a la plus belle des expériences, celle que donnent
les périls de chaque jour; vous avez payé, en conspirant, otre tribut à
des traductions de livres de collège. Il y a bien des manières de
conspirer; vous avez choisi la plus absurde de toutes. Vous avez
conspiré avec l'idée évidente de réussir et sans songer qu'après le
succès vous autorisiez tous vos ennemis à conspirer ensuite contre vous.
Voyez où peut aller un pays ainsi ballotté de complots en complots
indéfiniment! Moi, je me suis reconnu un penchant à faire la même chose.
Alors, je me suis dit: Conspirons contre la puissance maritime de
l'Angleterre. Les coups de canon que je tirerai n'effrayeront point les
vieillards, les femmes, les enfants et les moribonds dans les villes;
ils ne troubleront que les échos de l'Océan de l'Inde, et je ne
rencontrerai jamais en France un crêpe ou une robe de deuil que mes
cartouches de conspirateur auront noircis. Qui de vous ou de moi
raisonnait patriotiquement?

--Permettez-moi de ne pas répondre, capitaine Surcouf, dit Maurice,
comme un écolier devant son maître.

--Au lieu de conspirer contre Bonaparte, vous auriez dû tous venir à son
aide, quand il voulait faire une brèche à l'Orient,--poursuivit
l'illustre corsaire,--votre Directoire a été stupide comme le sénat de
Carthage, dans une situation analogue. Ainsi, les deux plus grandes
choses, tentées par les deux plus grands hommes, ont échoué par la faute
de quelques avocats ignorants et jaloux. Bonaparte a été abandonné en
Syrie, comme Annibal à Métaponte. Nous étions, tous, ici, des milliers
d'Européens et d'Asiatiques, occupés à prêter l'oreille au canon de
Saint-Jean-d'Acre; chaque jour un heureux mensonge nous apportait cette
triomphante nouvelle: Bonaparte a forcé la porte de la Syrie! il a
traversé l'Arabie déserte, il a descendu le golfe persique, il a franchi
le détroit d'Ormus, il a mis le pied sur le sol de l'Inde; à son
approche, les peuples esclaves se soulèvent des bouches du Gange aux
bouches de l'Indus et l'Angleterre de l'Asie va retrouver contre elle un
nouveau Washington venu du Nord! Hélas! nous avions trop présumé du bon
sens du Directoire!...

Vous avez épuisé vos forces en complots, en luttes, en paroles, en
victoires, en défaites stériles. Vous croyez toujours avoir atteint
l'apogée de la puissance quand vous gagnez une bataille sur les
Allemands, ou quand vous réprimez une sédition dans Paris, et vous vous
énervez sous les tiraillements des opinions folles; vous écartelez la
France en lui prêchant l'union; vous êtes mécontents de votre passé,
vous ne savez que faire de votre présent, et vous éteignez tous les
phares allumés sur les mille écueils de votre avenir.

--C'est dur, mais c'est vrai, capitaine, dit Alcibiade; il n'y a que la
fréquentation de l'Océan qui puisse mettre cette sagesse dans la bouche
d'un homme....

--Vous voyez en moi, continua Surcouf, un homme qui a de très longues
heures de nuit et de jour pour réfléchir, et qui trouve de bien rares
occasions de formuler ses pensées en langage humain. Les hommes qui
m'entourent n'aiment d'autre éloquence que celle du canon. Aujourd'hui
le ciel m'envoie deux auditeurs européens, et j'abuse peut-être du droit
de me faire écouter....

--Capitaine, interrompit Maurice, tout ce que vous dites nous intéresse
beaucoup plus que vous ne pensez....

--Eh bien! dit Surcouf, j'ajouterai quelques mots encore.... Vous aimez
votre pays, n'est-ce pas?

--Sans doute!

--Croyez-vous que pour servir son pays, il faille nécessairement habiter
un coin de la France, et voter pour envoyer un tribun muet au Tribunal,
ou bien être régimenté dans une des armées qui battent ces éternels
Allemands?

--Je pense, dit Maurice, qu'il y a d'autres manières de servir son pays.

--On sert son pays partout, continua le corsaire. Il y a deux déportés
de Sinnamary qui cultivent les mûriers de Chine dans une plantation de
Zanguebar: ils servent la France. Il y a cinq fructidorisés qui donnent
des leçons de français à la ville du Cap, à Fort-Dauphin et à Goa: ils
servent la France. Il y a cent émigrés, connus de moi, qui ont fondé,
sur les côtes indiennes, des écoles, des filatures, des usines, des
villages: ils servent la France. Vous ne sauriez croire combien l'exil
en terre lointaine inspire tous les nobles sentiments du devoir. J'ai vu
à Botany-Bay des condamnés redevenir honnêtes par orgueil national, en
face de l'étranger qui les regarde. Que ne doit-on pas attendre alors
des exilés honnêtes! Si la moitié de la France déportait l'autre moitié,
elles seraient heureuses toutes deux.

--Je le crois, dit Alcibiade; et ce serait peut-être le seul moyen de
guérir l'incurable.

--Monsieur Maurice Dessains, dit Surcouf, voulez-vous que je vous
fournisse une belle occasion de vous venger de votre pays qui vous
exile?

--Je veux bien, capitaine.

--Eh! bien! servez votre pays.

--Ma foi, capitaine, je ne demande pas mieux.

--Jeune homme, un de ces jours je vous montrerai à l'horizon un pavillon
anglais défendu par vingt pièces de gros calibre et cent hommes
d'équipage, et je vous dirai: Ce soir, ce navire de la Compagnie nous
appartiendra: voulez-vous arborer notre drapeau tricolore à misaine de
l'Anglais? Que me répondrez-vous?

--Oui.

--Très-bien! je vous pardonne votre conspiration absurde contre
Bonaparte.

Sur ces derniers mots, on entendit un coup du fusil dans les profondeurs
du bois: des échos infinis répétèrent cette détonation, et des milliers
d'oiseaux, s'envolant de la cime des arbres, couvrirent le ciel d'un
nuage d'azur, d'écarlate et d'or.



Un pari de corsaire à pilote.


XXIV.

Ce coup de feu qui retentissait dans la solitude était un appel et une
voix; c'est ce que Maurice comprit tout de suite, et il se levait pour
marcher dans le bois à la découverte de son père ou de ses compagnons,
lorsque le capitaine Surcouf l'arrêta par ces mots:

--Restez donc ici, monsieur Maurice; vous ne connaissez pas le pays de
ce côté du golfe; vous allez vous perdre dans une forêt vierge, sans
boussole et sans Croix-du-Sud. Vos amis, qui probablement vous
cherchent, savent où ils vont; ils suivent la pente du terrain qui
conduit à la mer; ils connaissent leur direction, attendez-les ici.

Et, prenant une carabine de la main d'un matelot qui était descendu du
bord avec une provision d'armes, il répondit à l'appel venu des
profondeurs du bois.

Aussitôt, un troisième coup dans le lointain.

--Maintenant,--dit Alcibiade,--ce dialogue me paraît fort clair. Nous
avons laissé couler, ici, les heures sans les compter. Nos amis de la
petite colonie se seront inquiétés de notre longue absence, et ils nous
appellent à grands coups de carabine dans le bois.

--Nous sommes en mesure d'attendre nos amis et nos ennemis,--dit
Surcouf;--_la Perle_ est embossée avec la fierté d'un vaisseau à
trois-ponts, et elle regarde le bois avec six sabords ouverts, qui ne
sont jamais endormis.

Les yeux des matelots étaient ouverts, comme les sabords de _la Perle_,
dans la même direction, et leurs mains caressaient les crosses des
carabines.

On entendit bientôt un bruit confus de voix, multipliées à l'infini par
les échos des solitudes, et, dans les éclaircies de la lisière du bois,
on vit se détacher, sur la verdure des arbres, les vestes blanches des
colons européens.

Le premier qui parut était Sidore Brémond.

Maurice s'élança au devant de lui, et s'excusa de sa longue absence, en
lui montrant le curieux tableau que la rive du golfe encadrait.

Cinq condamnés du 14 nivôse, vêtus en planteurs africains, robustes
comme des hommes purifiés par la mer, joyeux comme des criminels qui ont
trouvé la vie dans la mort, suivaient Sidore Brémond et contemplaient
avec des yeux ravis le spectacle déroulé devant eux.

Surcouf s'était levé pour recevoir les nouveaux venus, et il examinait
la figure de Brémond avec cette attention minutieuse qui précède
ordinairement l'explosion d'une reconnaissance entre deux anciens amis.

Ce doute allait être éclairci au premier éclat méridional de la parole
du pilote de l'_Églé_.

--Il me semble que je vois la Caranque de la Seyne, quand je vois ce
coin de mer, dit Brémond en agitant son bras autour de lui.

Voilà le bois de pins de Saint-Mandrier; voilà l'isthme des Sablettes;
c'est la même couleur d'eau et de terrain. Oh! la Seyne! la Seyne! le
plus beau pays du monde!... Cela me mouille les yeux comme à un enfant.

--Je ne me trompe pas!--dit Surcouf en se précipitant du haut de ses
mains sur les mains du pilote.

C'est Sidore de la Seyne!... Eh bien! est-ce qu'on ne reconnaît plus
Surcouf, le camarade du _Pluton_?

--Surcouf!--s'écria Brémond avec un visage rayonnant comme l'équateur,
--mais qui, diable! te reconnaîtrait dans cette absence de costume! Tu
ressembles au père Tropique, en négligé d'Océan!... Oh! mon brave
Surcouf!

--Enfants!--cria Surcouf en se tournant du côté de _la Perle_, feu de
bâbord et de tribord, pour saluer la France qui nous rend visite à
Madagascar!

À cet ordre, _la Perle_ dérapa, et, tournant sur sa quille, elle se fit
remorquer par une petite chaloupe jusqu'à l'entrée du golfe.

Là, ses deux flancs tournés vers les deux horizons de la mer, elle salua
de toutes ses voix les premiers colons de la République française; et le
rivage répondit, de vallons en cimes, de golfes en promontoires, comme
une terre morte qui ressuscite à la voix de Dieu.

--Eh! donnez-moi donc des nouvelles de nos amis,--dit Surcouf, en
offrant un verre de Constance à Brémond,--comment avez-vous laissé
l'Infernet?

--Comme on laisse une tour à l'entrée d'un port,--dit le pilote, en
avalant le nectar du Bacchus indien.

L'Infernet est toujours un géant que rien ne peut démolir; c'est un
marin à trois-ponts.

--Et le brave Lucas, que fait-il?

--Il se porte bien, comme tout officier qui vient d'avoir de
l'avancement.

--Et Tourrel du Martigues? et le brave Bettanger?

--Ils ont été blessés à Aboukir à côté de moi. D'excellents marins, et
qui doivent aller loin si un boulet ne les arrête pas.

--Est-ce que tu crois aux boulets, toi, Sidore Brémond?

--Pas plus que toi; je cite un proverbe.

--À la bonne heure! Et parle-moi un peu de Ganteaume?

--C'est toujours un marin de terre; mais à part ce défaut, on ne peut
rien dire de lui.

--Et Villeneuve?

--Oh! un bon marin toujours, celui-là! mais il porterait malheur à une
barque chargée de capucins. C'est un de ces marins qui aiment la mer et
que la mer n'aime pas.

--Brémond, j'ai gardé le meilleur pour le dernier....

--Cosmao?

--Tu l'as deviné, Brémond; donnez-moi des nouvelles de Cosmao?

--Toujours debout, comme le cap Sicié. Ah! ce ne sont pas les bons
officiers et les bons marins qui nous manquent; ce sont les amiraux....
En partant, j'ai entendu dire que Latouche-Tréville était tombé malade.
Bon chef celui-là, mais constitution faible. Un marin ne doit jamais
garder le lit, comme un chanoine. J'ai beaucoup admiré Jean-Bart, moi,
mais quand on me dit qu'il était mort d'une fluxion de poitrine, comme
un procureur, je l'effaçai des litanies de mes saints.

--Et maintenant, mon brave Brémond,--dit Surcouf,--veux-tu me faire
l'honneur de visiter mon vaisseau-amiral?

--Ah! très-volontiers, Surcouf.

--Messieurs,--dit Surcouf en s'adressant aux colons, avec un geste et un
sourire des plus gracieux,--je vous fais à tous la même invitation. En
votre honneur, j'ouvrirai un écrin d'un grand prix.

--Tu as des perles de Ceylan à bord?--demanda Brémond.

--J'ai mieux que cela dans cet écrin, mon brave Brémond. J'ai un collier
de bouteilles de rhum, baptisé à la Jamaïque, et qui devait être bu par
Palmer de Batavia.

--Nous le boirons,--dirent les colons en chœur.

--C'est avec cette planche que tu fais tant de bruit, Surcouf?

Dit Brémond en mettant le pied sur le pont de _la Perle_.

--Ma foi,--dit Surcouf,--si j'avais un vaisseau de cent vingt, j'en
ferais moins.

--Il a raison,--dit Brémond,--un vaisseau de cent vingt offre trop de
marge aux boulets. En mer, _la Perle_ est invisible; il suffit d'une
vague pour la couvrir: les canonniers anglais y perdent leur poudre et
les gabiers leur plomb.

--As-tu bien tout examiné?--dit Surcouf.

--Mais.... oui.... tout.... il me semble.

--As-tu découvert ce qui manque à _la Perle_?

--C'est singulier, Surcouf; j'examine tout avec mon œil de phoque, et il
me semble que tous les _apparaux_ et les _agrès_ sont au grand complet.

--Mon brave Brémond,--dit Surcouf en frappant l'épaule du pilote,--il me
manque huit hommes d'équipage.

--Je persiste,--dit Brémond en riant,--il ne te manque rien.

--Ah! ceci est fort, Brémond!

--Surcouf, tu es Ponentais, et je suis Provençal: voyons qui sera le
plus fin des deux. Veux-tu accepter un pari?

--Qu'as-tu à perdre, Brémond?

--Rien; voilà pourquoi je parie.

--Eh bien! que veux-tu gagner?

--Tout, parce que je n'ai rien.

--Alors, choisis dans mon trésor de corsaire.

--As-tu une belle parure de corail à perdre dans un pari?

--Est-ce que nous manquons jamais de ces choses-là?... Marapi,
apporte-moi la corbeille de noces de miss Giulia Holwel.

--C'est une Anglaise que tu vas épouser?

--Est-ce qu'un corsaire a le temps de se marier, mon cher Brémond!...
C'est une corbeille de noces envoyée de Londres à la fille du gouverneur
de Ceylan. Elle était estimée quatre mille livres. J'arrêtai au passage
ce beau présent nuptial; je gardai pour moi ce qu'il y avait de moins
précieux, une parure de corail et un collier de perles, et j'envoyai le
reste à miss Giulia Holwel.

--Voilà un trait charmant!--dit Alcibiade;--c'est de la belle galanterie
française en pleine mer.

--Un jour,--continua Surcouf,--je me suis montré plus galant encore. Je
capturai à bord de l'_Emperor_ miss Anna Heatfield, qui allait se marier
à Madras, et je la rendis à sa corbeille de noces.

--Ceci est imité de Scipion,--dit Alcibiade.

--Erreur historique,--reprit Surcouf;--il a été prouvé que Scipion
n'aimait pas les femmes, ce qui met au néant cette bonne action de
continence, célébrée en vers, en gravures et en tableaux menteurs....
Ah! voici la parure de corail de miss Giulia!... Maintenant, dis-moi,
mon brave Brémond, est-ce que tu vas faire un cadeau de noces à la reine
des Hovas que tu veux épouser?

--Et pourquoi pas, si elle y consentait?--dit Brémond en éclatant de
rire.

--Un jour, je me suis précipité des remparts de Saint-Jean-d'Acre par
dévouement à la République; eh bien! pour rendre service à mon pays, je
me précipiterais encore dans le lit de la reine des Hovas, quoique
l'abîme soit plus dangereux.

--Je suis sûr,--dit Alcibiade,--que la reine des Hovas ferait des
bassesses royales pour avoir cette parure de corail.

--Pauvre femme!--dit Brémond en serrant la parure dans sa poche,--elle
ira pêcher du corail où elle voudra, mais pas ici...

--Tu regardes donc notre pari comme gagné?

Interrompit Surcouf en riant.

--Comme gagné, Surcouf.

--Mais au moins, mon brave Brémond, tu devrais me faire connaître le
pari. Tu es plus corsaire que moi, en ce moment.

--Nous avons parié,--dit Brémond,--qu'il ne manquait rien à bord de _la
Perle._

--Oui, Brémond.

--Bien! Combien avais-tu d'hommes d'équipage avant tes malheurs?

--Vingt-quatre.

--Combien t'en reste-t-il pour continuer la course?

--Brémond, j'en ai perdu huit, il m'en reste donc seize.

--Surcouf, tu as perdu ton pari; il ne te manque rien. Compte: nous
sommes vingt-quatre combattants à bord; il ne manque au large que
l'Anglais.

Les condamnés du 14 nivôse ôtèrent leurs chapeaux en criant:

--Vive la France! vive la République! vive Surcouf!

--Ah! j'ai perdu!

Dit Surcouf en inclinant la tête.

--Maurice, mon enfant,--dit Brémond en lui donnant la parure de corail,
--voilà le cadeau de noces de ta femme, Louise.... quand tu
l'épouseras!... pas avant, bien entendu!

--Est-elle en sûreté, au moins, votre belle fiancée?

Demanda Surcouf à Maurice.

Maurice regarda son père, comme pour le prier de répondre.

--Elle est à la ferme hollandaise des familles Van-Gelden,--dit
Brémond;--d'honnêtes planteurs, des patriarches que Noé a, je crois,
déposés sur le cap d'Ambre, en passant. Toutes nos femmes sont là. Nos
hommes campent à Sea-Hill, le jour, sous des arbres, la nuit, sous les
étoiles, qui sont chaudes ici comme des soleils. C'est ce brave citoyen
Alcibiade, le jeune homme le plus corrompu du défunt Directoire, qui a
tout réglé dans la colonie des deux sexes, et lui a donné la
Constitution de l'an X.

Alcibiade s'inclina comme un législateur justement félicité.

Surcouf écoutait Brémond avec une distraction marquée; ses yeux se
tournaient à chaque minute vers l'horizon du golfe d'Oman, et sa figure,
toujours sereine, était traversée de quelques lignes soucieuses: au
dernier mot de Brémond, il fit un signe à Marapi, qui courut à
l'arrière, et lui apporta sa lunette d'approche. Au même instant, tous
les yeux se plongèrent avec avidité dans la direction du nord.

-C'est un trois-mâts, navire marchand!

Dit Brémond, en roulant ses doigts devant ses yeux.

--Un superbe trois-mâts!--dit Surcouf;--un vaisseau de la Compagnie....
il vient de Surate ou de Bombay, vent arrière et bonne brise.... Marapi,
crie au charpentier de monter à bord avec ses deux vergues; le
gouvernail est réparé, c'est l'essentiel. On a travaillé lestement, et
on a bien fait.... Enfants, à vos pièces!... Il nous reste cinq heures
de jour.... Pilote Brémond, il faut gagner votre pari complètement....
Placez-vous au gouvernail... et toutes les voiles dehors!..... La
_Perle_ est en convalescence, cette promenade la guérira.

Les déportés crièrent trois fois:

--Vive Surcouf!

Un d'eux lui dit:

--Nous sommes des recrues, capitaine, instruisez-nous; qu'avons-nous à
faire?

--Ce que je ferai, répondit Surcouf.



Le Swan.


XXV.

Le charpentier, après cinq heures de travail assidu, n'avait pu, même
avec l'aide de deux matelots, donner à son travail toute la perfection
désirable; mais _la Perle_ était si bien découpée pour la manœuvre,
qu'elle se passait d'une restauration minutieusement faite dans toutes
les règles de l'art nautique.

À peine eut-elle gagné la mer, qu'elle prit le vent et glissa comme un
navire qu'on lance au flot par la rainure d'un chantier de
construction.

Maurice et Alcibiade, revenus enfin de la surprise où les avait jetés
cet incident inattendu, se communiquèrent, à l'écart et à la hâte,
quelques idées, en redoutant toujours qu'un ordre du capitaine vînt
imposer silence à tout l'équipage dans ce moment solennel.

--Croyez-vous que la campagne sera longue, Maurice? demanda Alcibiade
avec un sourire sérieux.

--C'est justement ce que j'allais vous demander, Alcibiade.

--Alors, Maurice, je vais vous faire la réponse que vous m'auriez faite;
je n'en sais rien.

--Avec un diable d'homme, comme ce Surcouf, on sait quand on part, et...

--Voilà tout ce qu'on sait, interrompit Alcibiade.

--Au moins, si...

--Eh bien? au moins, si...

Maurice se tourna du côté de la terre, et ses yeux se voilèrent de deux
larmes honteuses.

Le rivage fuyait de toute la vitesse de _la Perle_; les grands arbres
s'abaissaient vers le sol; les collines se mettaient au niveau des
plaines, bientôt de Diégo-Suarez au cap d'Ambre, il ne restait plus
qu'une ligne confuse, un nuage parallèle à l'horizon.

--Au moins, si vous aviez dit le plus léger des adieux à Louise,
poursuivit Alcibiade; vous voyez, Maurice, que je sais ramasser une
phrase quand on la laisse tomber.

--Je vous remercie de ce soin, Alcibiade.

--Maurice, la terre disparue oubliez la terre. Soyez à votre devoir. La
femme nous empêche souvent d'être un homme, quand le péril est venu.

--Oh! ne craignez aucune faiblesse pour moi, Alcibiade, mon père est
ici.

Le capitaine Surcouf, qui était descendu dans l'entrepont, remonta, et
fit cesser par sa présence tous les entretiens engagés parmi les marins
auxiliaires.

Surcouf avait revêtu son costume de fête; un large pantalon de toile
blanche, bordé sur les coutures, de boutons de nacre sans nombre; une
veste de crêpe de Chine bleu, légère comme un tissu d'ailes de colibri;
un gilet blanc, à larges revers, garni de perles à toutes ses
boutonnières, une cravate de soie noire, mince comme un collier d'ébène
fluide, et un chapeau plat de paille de riz, timbré d'une cocarde
tricolore, de la plus grande dimension.

Alcibiade qui n'était pas tout-à-fait corrigé de ses habitude
mythologiques, s'écria, en voyant apparaître Surcouf:

--Il ressemble au Neptune de l'Océan de l'Inde; il ne lui manque qu'un
trident de corail!

Surcouf agitait dans sa main droite, au lieu de ce trident, un sabre
d'abordage, qui n'avait jamais vu son fourreau; c'était une bonne lame
d'Orient, aiguisée partout et emmanchée dans un treillis de fer,
solidement construit.

Ainsi préparé au combat, cet homme, debout sur la dunette, dominant au
regard tous les horizons, échangeant avec le soleil la flamme de ses
yeux, semblait distribuer les trésors de son audace à quelques matelots,
perdus sur l'abîme, et les rendre dignes de la domination de l'Océan.

Il fit un signe à Maurice, et le jeune homme s'avança.

--Eh! bien, monsieur Maurice, lui dit Surcouf, que pensez-vous de ce que
vous voyez en ce moment?

--Je pense à faire ce que vous ferez, capitaine.

--Cette conspiration est-elle de votre goût?

--Oui, et je suis fier d'être votre complice.

--Regardez, Maurice, si votre imagination de conspirateur citadin a
jamais rêvé quelque chose de plus beau! si votre jeune esprit, qui vous
entraînait aux nobles aventures, a jamais conçu quelque chose de plus
grand! L'Océan est partout; nulle part la terre. Là-bas un vaisseau
anglais avec vingt-quatre pièces de canon; ici un navire d'enfant et
quelques grains de poudre. Un duel à mort qui se prépare, et pour seul
témoin le soleil!

À la voix du héros de l'Inde, tous les matelots et les déportés accourus
autour de lui bondissaient d'enthousiasme, et agitaient leurs armes dont
les éclairs se croisaient, avant la foudre prête à sortir.

Sidore Brémond, muet et calme à sa barre, conduisait le gouvernail avec
l'expérience d'un pilote habitué à tous les périls, à toutes les fêtes,
à toutes les mers: en ce moment il se regardait comme le père de tous.

Les lunettes d'approche de _la Perle_ permettaient déjà de voir la scène
qui se passait à bord du navire ennemi.

Les matelots et les nombreux passagers semblaient en proie à une anxiété
des plus vives; dans le lointain, _la Perle_, toute couverte de ses
voiles, de ses flammes, de ses pavillons, avait un air sinistre, malgré
la folle gaîté de ses allures, et les matelots anglais, qui brossent
tout avec soin, brossaient déjà les boulets, où luisent les armoiries de
la Licorne et du Lion.

Surcouf s'approcha du pilote, et, s'asseyant à son côté, il lui dit:

--Je viens un instant tenir conseil de guerre avec toi.

Le pilote et le capitaine parlèrent bas, et on se mit à l'écart pour
respecter leur entretien.

Deux matelots, montés de l'entrepont, jetèrent devant l'équipage tout un
arsenal d'armes de choix; toutes les mains se précipitèrent sur elles,
comme des avares sur un trésor mis au partage.

On eût dit que _la Perle_ n'était peuplée que d'Achilles découvrant des
armes au gynécée de Scyros.

--Deux mots à la hâte,--dit Alcibiade en tirant Maurice à l'écart;
--comment trouvez-vous ce vaisseau anglais?

--Quoiqu'il soit encore très-éloigné, ce vaisseau me paraît superbe.

--Trop superbe! Maurice: je viens de l'examiner à la lunette; il est au
moins vingt fois plus grand que _la Perle_. Nous allons assister à une
expérience navale fort curieuse. C'est le nain qui va essayer de prendre
le géant. Le prendra-t-il?

--Pourquoi pas, Alcibiade, notre Surcouf connaît son métier.

--Je crois qu'il abuse de ses connaissances, cette fois.

--Vous doutez donc du succès, Alcibiade?

--J'en doute si fort, que si nous prenons ce gros vaisseau, je croirai
toujours que c'est ce gros vaisseau qui nous a pris.

--Enfin le problème va s'éclaircir...

--Quant à moi,--dit Alcibiade, en chargeant ses pistolets d'abordage,
--je suis digne de mon ancêtre Albert de Saint-Blanchard, qui, envoyé
comme ambassadeur civil auprès de don Juan d'Autriche, fut obligé
d'assister, malgré lui, à la bataille de Lépante, en 1571, où il fut tué
sur un vaisseau espagnol, toujours malgré lui.

FIN DU DEUXIÈME VOLUME



Coulommiers.--Imprimerie de A. MOUSSIN.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Le transporté (2/4)" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home