Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Mémoires de madame de Rémusat (1/3) - publiées par son petit-fils, Paul de Rémusat
Author: Rémusat, Claire de (Claire Élisabeth Jeanne Gravier de Vergennes de), 1780-1824
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires de madame de Rémusat (1/3) - publiées par son petit-fils, Paul de Rémusat" ***


http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)



MÉMOIRES
DE
MADAME DE RÉMUSAT

1802-1808



PUBLIÉS AVEC UNE PRÉFACE ET DES NOTES
PAR SON PETIT-FILS
PAUL DE RÉMUSAT
SÉNATEUR DE LA HAUTE-GARONNE.


I


Douzième édition



PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE

MDCCCLXXX

[Illustration]



PRÉFACE



I.


Mon père m'a laissé, avec le devoir de le publier, le manuscrit des
Mémoires de ma grand'mère, dame du palais de l'impératrice Joséphine. Il
attachait à cet ouvrage une importance extrême pour l'histoire des
premières années de ce siècle. Sans cesse il a songé à le publier
lui-même, sans cesse il a été retenu par des travaux, des devoirs, ou
des scrupules. Sa vraie raison, pour retarder le moment où le public
connaîtrait ces précieux souvenirs sur une époque si récente et si mal
connue de la génération nouvelle, était précisément que cette époque
était récente, et qu'un grand nombre des personnages vivaient encore.
Quoique l'auteur ne puisse être accusé d'une malveillance systématique,
la liberté de ses jugements sur les personnes et sur les choses est
absolue. On doit aux vivants, et même aux fils des morts, des égards
dont l'histoire ne s'accommode pas toujours. Les années ont passé
cependant, et les raisons de silence diminuaient avec les années.
Peut-être, dans les environs de 1848, mon père se fût-il décidé à
publier ce manuscrit; mais bientôt l'Empire et l'empereur revenaient, et
le livre eût pu être considéré soit comme une flatterie à l'adresse du
fils de la reine Hortense, qui y est fort ménagée, soit, sur d'autres
points, comme un outrage direct à la dynastie. Les circonstances eussent
ainsi donné un caractère de polémique ou d'actualité, comme on dit, à un
ouvrage qui ne doit être pris que comme une histoire désintéressée. On
aurait transformé en un acte politique le simple récit d'une femme
distinguée, racontant avec élévation et sincérité ce qu'elle a vu du
règne et de la cour, et ce qu'elle a pensé de la personne de l'empereur
Napoléon. Dans tous les cas, il est probable que le livre aurait été
poursuivi, et que la publication en eût été interdite. Ajouterai-je,
pour ceux qui ne trouveraient pas suffisantes ces raisons délicates, que
mon père, qui a volontiers livré sa politique, ses opinions et sa
personne aux discussions des journaux et des critiques, qui vivait au
milieu de la publicité la plus éclatante, ne hasardait cependant qu'avec
une extrême réserve devant le public les noms qui lui étaient chers. Il
redoutait pour eux la moindre sévérité, le blâme le plus léger. Pour sa
mère et pour son fils, il était timide. Sa mère avait été la grande
passion de sa vie. Il lui rapportait et le bonheur des premières années
de sa jeunesse, et tous les mérites, tous les succès de son existence
entière. Il lui tenait autant par l'esprit que par le coeur, par la
ressemblance des idées que par les liens de l'affection filiale. Ses
pensées, son souvenir, ses lettres prenaient dans sa vie une place que
peu de gens ont pu soupçonner, car il parlait rarement d'elle,
précisément parce qu'il pensait sans cesse à elle, et qu'il craignait de
ne point trouver chez autrui une sympathie suffisante d'admiration. Qui
ne connaît ces passions farouches qui nous unissent à jamais à un être
qui n'est plus, auquel on songe sans relâche, que l'on interroge à tout
instant, dont on rêve les conseils ou les impressions, que l'on sent
mêlé à la vie de tous les jours comme à celle des grands jours, à toutes
ses actions personnelles ou publiques, et pourtant dont on ne saurait
parler aux autres, même aux amis les plus chers, dont on ne peut même
entendre prononcer le nom sans une inquiétude ou une douleur? Bien
rarement la douceur des louanges accordées à ce nom par un ami, ou par
un étranger, parvient à rendre supportable ce trouble profond.

Si une réserve délicate et naturelle porte à ne point publier des
mémoires avant qu'un long temps se soit écoulé, il ne faut pas non plus
trop tarder. Mieux vaut que la publication n'arrive point en un jour où
rien ne reste plus des faits racontés, des impressions ressenties, ni
des témoins oculaires. Pour que l'exactitude, ou tout au moins la
sincérité, n'en soit pas contestée, le contrôle des souvenirs de chaque
famille est nécessaire, et il est bon que la génération qui les lit
procède directement de celle que l'on y dépeint. Il est utile que les
temps racontés ne soient pas tout à fait devenus des temps historiques.
C'est un peu notre cas en ce moment, et ce grand nom de Napoléon est
encore livré aux querelles des partis. Il est intéressant d'apporter un
élément nouveau aux discussions qui s'agitent autour de cette ombre
éclatante. Quoique les mémoires sur l'époque impériale soient nombreux,
jamais on n'a parlé avec détail et indépendance de la vie intérieure du
palais, et il y avait de bonnes raisons pour cela. Les fonctionnaires ou
les familiers de la cour de Bonaparte, même empereur, n'aimaient pas à
dévoiler avec une sincérité absolue les misères du temps qu'ils avaient
passé près de lui. La plupart d'entre eux, devenus légitimistes après la
Restauration, se trouvaient quelque peu humiliés d'avoir servi
l'usurpateur, surtout en des fonctions qui, aux yeux de bien des gens,
ne peuvent être ennoblies que par la grandeur héréditaire de celui qui
les donne. Leurs descendants eux-mêmes auraient été parfois embarrassés
pour publier de tels manuscrits, s'ils leur avaient été laissés par
leurs auteurs. Peut-être trouverait-on difficilement un éditeur, un
petit-fils, qui fût plus libre que celui qui écrit ces lignes de publier
un tel ouvrage. Je suis bien plus touché du talent de l'écrivain et de
l'utilité de son livre que de la différence entre les opinions de ma
grand'mère et celles de ses descendants. La vie de mon père et sa
renommée, les sentiments politiques qu'il m'a laissés comme son plus
précieux héritage, me dispensent d'expliquer comment, et pour quelles
raisons, je ne partage point toutes les idées de l'auteur de ces
Mémoires. Il serait au contraire facile de rechercher dans ce livre les
premières traces de l'esprit libéral qui devait animer mes
grands-parents dans les premiers jours de la Restauration, et qui s'est
transmis et développé chez leur fils d'une façon si heureuse. C'était
presque être libéral déjà que de n'avoir pas pris en haine les principes
de la liberté politique à la fin du dernier siècle, lorsque tant de gens
faisaient remonter jusqu'à elle les crimes qui ont souillé trop de jours
de la Révolution, et de juger librement, malgré tant de reconnaissance
et de franche admiration, les défauts de l'empereur et les misères du
despotisme.

Cette impartialité si précieuse et si rare chez les contemporains du
grand empereur, nous ne l'avons même pas rencontrée de nos jours chez
les serviteurs d'un souverain qui devait moins éblouir ceux qui
l'approchaient. Mais un tel sentiment est facile aujourd'hui. Les
événements se sont chargés de mettre la France entière dans un état
d'esprit propre à tout accueillir, à tout juger avec équité. Nous avons
vu changer plusieurs fois l'opinion sur les premières années de ce
siècle. Il n'est pas nécessaire d'être très avancé dans la vie pour
avoir connu un temps où la légende de l'empire était admise même par ses
ennemis, où l'on pouvait l'admirer sans danger, où les enfants croyaient
en un empereur, grandiose et bon homme à la fois, à peu près semblable
au bon Dieu de Béranger, qui a pris d'ailleurs ces deux personnages pour
les héros de ses odes. Les plus sérieux adversaires du despotisme, ceux
qui devaient plus tard éprouver les persécutions d'un nouvel empire,
ramenaient sans scrupule la dépouille mortelle de Napoléon le Grand, ses
_cendres_, comme on disait alors, en donnant une couleur antique à une
cérémonie toute moderne. Plus tard, même pour ceux qui ne mettent point
de passion dans la politique, l'expérience du second empire a ouvert les
yeux sur le premier. Les désastres que Napoléon III a attirés sur la
France en 1870 ont rappelé que l'autre empereur avait commencé cette
oeuvre funeste, et peu s'en faut qu'une malédiction générale ne vienne
sur les lèvres à ce nom de Bonaparte, prononcé naguère avec un
respectueux enthousiasme. Ainsi flotte la justice des nations! Il est
cependant permis de dire que la justice de la France d'aujourd'hui est
plus près d'être la vraie justice qu'au temps où elle prenait ses
considérants dans le goût du repos et l'effroi de la liberté, trop
heureuse quand elle se laissait aller seulement à la passion de la
gloire militaire. Entre ces deux extrêmes combien d'opinions se sont
placées, ont eu des années de vogue et de déclin! On reconnaîtra, je
pense, que l'auteur de ces Mémoires, arrivant jeune à la cour, n'avait
nul parti pris sur les problèmes qui s'agitaient alors, qui s'agitent
encore, et que le général Bonaparte pensait avoir résolus. On
reconnaîtra que ses opinions se sont formées peu à peu comme celles de
la France elle-même, bien jeune aussi en ce temps-là. Elle a été
enthousiaste et enivrée par le génie; puis elle a, peu à peu, repris son
jugement et son sang-froid, soit à la lueur des événements, soit au
contact des caractères et des personnes. Plus d'un de nos contemporains
retrouvera dans ces Mémoires l'explication de la conduite ou de l'état
d'esprit de quelqu'un des siens, dont le bonapartisme ou le libéralisme
à des époques diverses lui paraissaient inexplicables. On y retrouvera
également, et ce n'en est point le moindre mérite à mes yeux, les
premiers germes d'un talent distingué, qui, chez son fils, devait
devenir un talent supérieur.

Un précis de la vie de ma grand'mère ou du moins des temps qui ont
précédé son arrivée à la cour est nécessaire pour bien comprendre les
impressions et les souvenirs qu'elle y apportait. Mon père avait souvent
conçu le plan et préparé quelques parties d'une vie très complète de ses
parents. Il n'a laissé rien d'achevé sur ce point; mais un grand nombre
de notes et de fragments écrits par lui-même et sur les siens, sur les
opinions de son jeune âge et sur les personnes qu'il avait connues,
rendent facile de raconter avec exactitude l'histoire de la jeunesse de
ma grand'mère, des sentiments qu'elle apportait à la cour, des
circonstances qui l'ont déterminée à écrire ses Mémoires. Il est même
possible d'y joindre quelques jugements portés sur elle par son fils,
qui la font connaître et aimer. Mon père souhaitait fort que le lecteur
éprouvât ce dernier sentiment, et il est difficile en effet de ne pas le
ressentir en lisant ses souvenirs, et plus encore sa correspondance, qui
sera publiée plus tard.



II.


Claire-Élisabeth-Jeanne Gravier de Vergennes, née le 5 janvier 1780,
était fille de Charles Gravier de Vergennes, conseiller au parlement de
Bourgogne, maître des requêtes, puis intendant d'Auch, et enfin
directeur des vingtièmes. Mon arrière-grand-père n'était donc pas, quoi
qu'on dise dans les biographies, le ministre si connu sous le nom de
comte de Vergennes. Ce ministre avait un frère aîné qu'on appelait _le
marquis_, le premier de la famille, je pense, qu'on ait titré ainsi. Ce
marquis avait quitté la magistrature pour entrer dans la carrière
diplomatique. Il était ministre en Suisse en 1777, lorsque les traités
de la France avec la République helvétique furent renouvelés. Il eut
plus tard le titre d'ambassadeur. Son fils Charles Gravier de Vergennes,
né à Dijon en 1751, avait épousé Adélaïde-Françoise de Bastard, née vers
1760, d'une famille originaire de Gascogne, dont une branche s'était
établie à Toulouse, et distinguée au barreau, dans l'enseignement du
droit et dans la magistrature. Son père même, Dominique de Bastard, né à
Lafitte (Haute-Garonne), avait été conseiller au parlement, et il est
mort doyen de sa compagnie. Son buste est au Capitole dans la salle des
Illustres. Il avait pris une part active aux mesures du chancelier
Maupeou[1]. Le mari de sa fille, M. de Vergennes, ne portait point de
titre, ainsi qu'il était d'usage dans l'ancien régime, étant de robe.
C'était, dit-on, un homme d'un esprit ordinaire, aimant à se divertir
sans beaucoup de choix dans ses plaisirs, d'ailleurs sensé, bon
fonctionnaire, et appartenant à cette école administrative dont MM. de
Trudaine étaient les chefs.

     [Note 1: On peut consulter sur la famille Bastard
     l'ouvrage intéressant intitulé: _Les Parlements de France_,
     essai historique sur leurs usages, leur organisation et leur
     autorité, par le vicomte de Bastard-d'Estang, ancien
     procureur général près la cour impériale de Riom, conseiller
     à la cour de Paris, 2 vol. in-8°; Paris, Didier, 1857.]

Madame de Vergennes était une personne plus originale, spirituelle et
bonne, dont mon père parlait souvent. Tout enfant, il était en confiance
avec elle, comme il arrive des petits-fils aux grand'mères. Dans sa
propre gaieté, si douce et si facile, moqueuse avec bienveillance, il
retrouvait quelques-uns de ses traits, comme dans sa voix juste et
prompte à retenir les airs et les couplets de vaudeville, son habitude
de fredonner les ponts-neufs de l'ancien régime. Elle avait les idées
de son temps, un peu de philosophie n'allant point jusqu'à
l'incrédulité, et quelque éloignement pour la cour, avec beaucoup
d'attachement et de respect pour Louis XVI. Son esprit gai et positif,
vif et libre, était cultivé, sa conversation était piquante et
quelquefois hasardée, suivant l'usage de son siècle. Elle n'en donna pas
moins à ses deux filles, Claire et Alix[2], une éducation sévère et un
peu solitaire, car la mode voulait que les enfants vissent peu leurs
parents. Les deux soeurs travaillaient à part du reste de la maison,
dans une chambre sans feu, sous la direction d'une gouvernante, tout en
cultivant les arts qu'on peut appeler frivoles: la musique, le dessin,
la danse. On les menait rarement au spectacle, parfois cependant à
l'Opéra, et de temps en temps au bal.

     [Note 2: Mademoiselle Alix de Vergennes a épousé quelques
     années plus tard le général de Nansouty.]

M. de Vergennes n'avait ni prévu ni désiré la Révolution. Il n'en fut
cependant ni trop mécontent, ni trop effrayé. Ses amis et lui-même
faisaient partie de cette bourgeoisie, ennoblie par les emplois publics,
qui semblait être la nation même, et il ne devait point se trouver trop
déplacé parmi ceux qu'on appelait les électeurs de 89. Aussi fut-il élu
chef de bataillon dans la garde nationale et membre du conseil de la
commune. M. de Lafayette, dont son petit-fils devait quarante ans plus
tard épouser la petite-fille, M. Royer-Collard, que ce petit-fils devait
remplacer à l'Académie française, le traitaient comme un des leurs. Ses
opinions suivirent plutôt celles du second de ces politiques que du
premier, et la Révolution l'eut bientôt dépassé. Il ne se sentit
pourtant nul penchant à émigrer. Son patriotisme, autant que son
attachement à Louis XVI, le portaient à rester en France. Aussi ne
put-il éviter le sort qui menaçait en 1793 ceux qui avaient la même
situation et les mêmes sentiments que lui. Très faussement accusé
d'émigration par l'administration du département de Saône-et-Loire, qui
mit le séquestre sur ses biens, il fut arrêté à Paris rue Saint-Eustache
où il habitait depuis 1788. Celui qui l'arrêta n'avait d'ordre du comité
de sûreté générale que pour son père. Il se saisit du fils parce que
celui-ci vivait avec le père, et tous deux moururent sur le même
échafaud, le 6 thermidor an II (24 juillet 1794), trois jours avant la
chute de Robespierre[3].

     [Note 3: Voici le texte de l'arrêt du père et du fils:

     «Du sixième jour de thermidor de l'an second de la République
     française une et indivisible.

     »Par jugement rendu ledit jour en audience publique à
     laquelle siégeaient: Sellier, vice-président, Foucault,
     Garnier, Launay et Barbier, juges, qui ont signé la minute du
     jugement avec Tavernier, commis greffier.

     »Sur la déclaration du jury de jugement, portant que Jean
     Gravier, dit Vergennes, père, ex-comte, âgé de
     soixante-quinze ans, né à Dijon, département de la Côte-d'Or,
     demeurant à Paris, rue Neuve-Eustache, n°4, Charles Gravier,
     dit Vergennes, âgé de quarante-deux ans, ex-noble, né à
     Dijon, département de la Côte-d'Or, demeurant chez son père,
     et autres, sont convaincus de s'être rendus les ennemis du
     peuple et d'avoir conspiré contre sa souveraineté en
     entretenant des intelligences et correspondances avec les
     ennemis de l'intérieur et de l'extérieur de la République, en
     leur fournissant des secours en hommes et en argent pour
     favoriser le succès de leurs armes sur le territoire
     français, en participant aux complots, trames et assassinats
     du tyran et de sa femme contre le peuple français, notamment
     dans les journées du 28 février 1791 et du 10 août 1792, en
     conspirant dans la maison d'arrêt, dite Lazare, à l'effet de
     s'évader et ensuite dissoudre par le meurtre et l'assassinat
     des représentants du peuple, et notamment des membres des
     comités de salut public et de sûreté générale, le
     gouvernement républicain, et rétablir la royauté, enfin, en
     voulant rompre l'unité et l'indivisibilité de la République.

     »L'accusateur public entendu sur l'application de la loi,
     appert le tribunal avoir condamné à la peine de mort Jean
     Gravier, dit Vergennes, père, et Charles Gravier, dit
     Vergennes, fils, conformément aux articles 4, 5 et 7 de la
     loi du 22 prairial dernier, et déclaré leurs biens acquis à
     la République.

     »De l'acte d'accusation dressé par l'accusateur public le 5
     thermidor, présent mois, contre les nommés Vergennes, père et
     fils, et autres, a été littéralement extrait ce qui suit:

     »Qu'examen fait des pièces adressées à l'accusateur public,
     il en résulte que Dillon, Roussin, Chaumette et Hébert
     avaient des agents et des complices de leurs conspirations et
     perfidies dans toutes les maisons d'arrêt, pour y suivre
     leurs trames et en préparer l'exécution. Depuis que le glaive
     de la loi a frappé ces grands coupables, leurs agents,
     devenus chefs à leur tour, ont tout tenté pour parvenir à
     leurs fins et exécuter leurs trames liberticides.

     »Vergennes, père et fils, ont toujours été les instruments
     serviles du tyran et de son comité autrichien, et n'ont paru
     se couvrir du masque du patriotisme que pour diriger dans les
     places qu'ils occupaient la Révolution au profit du
     despotisme et de la tyrannie. Ils étaient d'ailleurs en
     relation avec Audiffret, complice de la conspiration de
     Lusignan; des pièces trouvées chez ce dernier établissent
     leurs intelligences criminelles et liberticides.

     »Pour extraits conformes délivrés gratis par moi dépositaire
     archiviste soussigné,

     »DERRY OU ARRY?»]

M. de Vergennes, en mourant, quittait sa femme et ses deux filles
malheureuses, isolées, et même gênées d'argent; car il avait, peu de
temps auparavant, vendu son domaine de Bourgogne, dont le prix fut
touché par la nation. Il leur laissait pourtant un protecteur, sans
puissance, mais de bonne volonté et de bonne grâce. Dans les premiers
temps de la Révolution, il avait fait connaissance avec un jeune homme
dont la famille avait eu autrefois quelque importance dans le commerce
et l'échevinat de Marseille, de sorte que les enfants commençaient à
entrer dans la magistrature et dans l'armée, parmi les privilégiés en un
mot. Ce jeune homme, Augustin-Laurent de Rémusat, était né à Valensoles
en Provence, le 28 août 1762. Après avoir fait d'excellentes études à
Juilly, ancien collège d'oratoriens qui existe encore près de Paris, il
avait été nommé, à vingt ans, avocat général à la cour des aides et
chambre des comptes réunies de Provence. Mon père a retracé le portrait
de ce jeune homme, son arrivée à Paris, sa vie au milieu de la société
nouvelle. Cette note explique mieux que je ne le saurais faire comment
M. de Rémusat a aimé et épousé mademoiselle Claire de Vergennes:

«La société d'Aix, ville de noblesse et de parlement, était assez
brillante. Mon père y vécut beaucoup dans le monde. Il avait une figure
agréable, une certaine finesse dans l'esprit, de la gaieté, des manières
douces et polies, une galanterie assez distinguée. Il y chercha et y
obtint les succès qu'un jeune homme peut le plus désirer. Cependant il
s'occupa de son état qu'il aimait, et il épousa mademoiselle de Sannes,
fille du procureur général de sa compagnie (1783). Ce mariage fut de
courte durée, et donna naissance à une petite fille qui, je crois,
mourut en naissant, et que sa mère suivit de près.

»La Révolution éclata. Les cours souveraines furent supprimées. Le
remboursement de leurs charges fut pour elles une assez grande affaire,
et, pour cette grande affaire, la cour des aides députa à Paris. Mon
père fut un de ces délégués. Il m'a souvent dit qu'il eut alors occasion
de voir pour son affaire M. de Mirabeau, député d'Aix, et, malgré ses
préventions de parlementaire, il fut charmé de sa politesse un peu
pompeuse. Jamais il ne m'a raconté en détail la manière dont il vivait.
J'ignore encore quelle circonstance le conduisit chez mon grand-père
Vergennes. Seul et inconnu dans Paris, il y passa sans inquiétude
personnelle les mauvaises années de la Révolution. La société n'existait
plus. Son commerce n'en fut que plus agréable et même plus utile à ma
grand'mère (madame de Vergennes) au milieu de ses anxiétés, et bientôt
de ses malheurs. Mon père m'a souvent dit que mon grand-père était un
homme assez ordinaire, mais il apprécia bientôt ma grand'mère, qui prit
de son côté un certain goût pour lui. Ma grand'mère était une femme
raisonnable, sage, sans illusions, sans préjugés, sans entraînement,
défiante de tout ce qui était exagéré, détestant l'affectation, mais
touchée des qualités solides, des sentiments vrais, et préservée par la
clairvoyance d'un esprit pénétrant, positif et moqueur, de tout ce qui
n'était ni prudent ni moral. Son esprit ne fut jamais la dupe de son
coeur; mais, ayant un peu souffert de quelques négligences d'un mari à
qui elle était supérieure, elle avait du penchant à prendre
l'inclination et le choix pour la règle des mariages.

»Lors donc qu'après la mort de mon grand-père un décret enjoignit aux
nobles de quitter Paris, elle se retira à Saint-Gratien, dans la vallée
de Montmorency, avec ses deux filles, Claire et Alix, et permit à mon
père de la suivre. Sa présence leur était précieuse. Mon père était
d'une humeur égale, d'un caractère facile, attentif et soigneux pour eux
qu'il aimait. Il avait du goût pour la vie intime et calme, pour la
campagne, pour la retraite, et son esprit cultivé était une ressource
pour un intérieur composé de personnes intelligentes, et où se
poursuivaient deux éducations. Je regarde comme difficile que ma
grand'mère n'eût pas prévu de bonne heure et accepté par avance ce qui
allait arriver, en supposant même qu'il n'y eût dès lors rien à lire
dans le coeur de sa fille. Ce qui est certain (ma mère le dit dans
plusieurs de ses lettres), c'est que, bien qu'elle fût une enfant, son
esprit sérieux avant le temps, son coeur prompt à l'émotion, son
imagination vive, enfin la solitude, l'intimité et le malheur, toutes
ces causes réunies lui inspirèrent pour mon père un intérêt qui eut dès
l'abord tous les caractères d'un sentiment exalté et durable. Je ne
crois pas avoir rencontré de femme qui réunît plus que ma mère la
sévérité morale à la sensibilité romanesque. Sa jeunesse, son extrême
jeunesse, fut comme prise entre d'heureuses circonstances qui
l'enchaînèrent au devoir par la passion, et lui assurèrent l'union
singulière et touchante de la paix de l'âme avec l'agitation du coeur.

»Elle n'était pas très grande, mais bien faite et bien proportionnée.
Elle était fraîche et grasse, et l'on craignait qu'elle ne tournât trop
à l'embonpoint. Ses yeux étaient beaux et expressifs, noirs comme ses
cheveux, ses traits réguliers, mais un peu trop forts. Sa physionomie
était sérieuse, presque imposante, quoique son regard animé d'une
bienveillance intelligente tempérât cette gravité avec beaucoup
d'agrément. Son esprit droit, appliqué, fécond même, avait quelques
qualités viriles fort combattues par l'extrême vivacité de son
imagination. Elle avait du jugement, de l'observation, du naturel
surtout dans les manières et même dans l'expression, quoiqu'elle ne fût
pas étrangère à une certaine subtilité dans les idées. Elle était
foncièrement raisonnable, avec une assez mauvaise tête. Son esprit était
plus raisonnable qu'elle. Jeune, elle manquait de gaieté, et
probablement de laisser aller. Elle put paraître pédante parce qu'elle
était sérieuse, affectée parce qu'elle était silencieuse, distraite, et
indifférente à presque toutes les petites choses de la vie courante.
Mais avec sa mère, dont elle embarrassait parfois l'humeur enjouée, avec
son mari, dont elle n'inquiéta jamais le goût simple et l'esprit facile,
elle n'était ni sans mouvement, ni sans abandon. Elle avait même son
genre de gaieté, qui se développa avec l'âge. Dans sa jeunesse, elle
était un peu absorbée; en avançant dans la vie, elle prit plus de
ressemblance avec sa mère. J'ai souvent pensé que, si elle avait assez
vécu pour respirer dans l'intérieur où j'écris aujourd'hui, elle eût été
la plus gaie de nous tous.»

Mon père écrivait cette note en 1857 à Lafitte (Haute-Garonne), où tous
ceux qu'il aimait étaient alors près de lui, heureux et gais. Cette
citation devance d'ailleurs les temps, car il parle de sa mère comme
d'une femme et non comme d'une jeune fille, et c'était une très jeune
fille que Claire de Vergennes, lorsqu'elle se mariait au commencement de
l'année 1796, ayant seize ans à peine.

Mon grand-père et ma grand'mère, ou plutôt M. et Mme de Rémusat, car les
termes de parenté uniquement employés donneraient quelque obscurité au
récit, demeuraient tantôt à Paris, tantôt à Saint-Gratien dans une
maison de campagne fort modeste. Les environs en étaient agréables, et
par la beauté du site, et par le charme du voisinage. Les plus proches
et les plus aimables des voisins étaient les hôtes de Sannois avec
lesquels madame de Vergennes était fort liée. Les _Confessions_ de
Jean-Jacques Rousseau, les _Mémoires_ de madame d'Épinay, et cent écrits
du siècle dernier ont fait connaître les lieux et les personnes. Madame
d'Houdetot (Sophie de Lalive) avait paisiblement traversé la Révolution
dans cette maison de campagne où elle réunissait sur ses vieux jours son
mari, M. d'Houdetot, et M. de Saint-Lambert[4]. La célébrité de ce lien
et sa durée permettent de prendre ici les libertés de l'ancien régime.
Entre les habitants de Sannois et ceux de Saint-Gratien, l'intimité fut
bientôt complète, au point que, cette dernière propriété ayant été
vendue, mes grands-parents louèrent une maison plus rapprochée de leurs
amis, et les jardins communiquaient par une entrée particulière.
Pourtant, de plus en plus, M. de Rémusat venait à Paris, et, les temps
devenant plus tranquilles, il songeait à sortir de l'obscurité, et,
pourquoi ne le dirait-on pas? de la gêne où la confiscation des biens de
M. de Vergennes plaçait la femme, et où la privation de son emploi dans
la magistrature réduisait le mari. Naturellement, comme il arrive
toujours dans notre pays, c'est aux fonctions publiques que l'on pensa.
Sans avoir nul rapport avec le gouvernement, ni même avec M. de
Talleyrand, alors ministre des relations extérieures, c'est à ce
département qu'il fut attaché. Il y obtint sinon une place, du moins une
occupation devant donner lieu à une place, dans le contentieux du
ministère.

     [Note 4: Voici comment madame d'Épinay s'exprime d'abord
     sur le mari de sa belle-soeur, puis sur M. de Saint-Lambert:

     «Mimi se marie, c'est une chose décidée. Elle épouse M. le
     comte d'Houdetot, jeune homme de qualité, mais sans fortune,
     âgé de vingt-deux ans, joueur de profession, laid comme le
     diable et peu avancé dans le service; en un mot ignoré, et,
     suivant toute apparence, fait pour l'être. Mais les
     circonstances de cette affaire sont trop singulières, trop
     au-dessus de toute croyance pour ne pas tenir une place dans
     ce journal. Je ne pourrais m'empêcher d'en rire si je ne
     craignais que le résultat de cette ridicule histoire ne fût
     de rendre ma pauvre Mimi malheureuse. Son âme est si belle;
     si franche, si sensible... C'est aussi ce qui me rassure, il
     faudrait être un monstre pour se résoudre à la
     tourmenter.»--«Le marquis de Croismare, qui nous est arrivé
     hier (par parenthèse plus gai, plus aimable, plus _lui_ que
     jamais), a fait tête à tête une promenade avec la comtesse
     (d'Houdetot), qui n'a fait que l'entretenir à mots couverts,
     plus clairs que le jour, de sa passion pour le marquis de
     Saint-Lambert. M. de Croismare l'a mise fort à son aise, et,
     au bout d'un quart d'heure, elle lui a confié que Rousseau
     avait pensé se brouiller avec elle dès l'instant qu'elle lui
     avait parlé sans détour de ses sentiments pour Saint-Lambert.
     La comtesse y met un héroïsme qui n'a pu rendre Rousseau
     indulgent sur sa faiblesse. Il a épuisé toute son éloquence
     pour lui faire naître des scrupules sur cette liaison qu'il
     nomme criminelle; elle est très loin de l'envisager ainsi;
     elle en fait gloire et ne s'en estime que davantage. Le
     marquis m'a fait un narré très plaisant de cette effusion de
     coeur.» _Mémoires et Correspondance de madame d'Épinay_, tome
     I, page 112, et tome III, page 82.]

À côté de la relation purement agréable et intellectuelle de Sannois,
les habitants de Saint-Gratien avaient noué des liens moins intimes,
mais qui devaient avoir une plus grande influence sur leur destinée,
avec madame de Beauharnais, qui, en 1796, devenait madame Bonaparte.
Lorsque celle-ci devint puissante par la toute-puissance de son mari,
madame de Vergennes lui demanda son appui pour son gendre, qui désirait
entrer au conseil d'État, ou dans l'administration. Mais le premier
consul, ou sa femme, eurent une autre idée: la considération dont
jouissait madame de Vergennes, sa situation sociale, son nom qui
appartenait à la fois à l'ancien régime et aux idées nouvelles,
donnaient alors un certain prix à la relation du palais consulaire avec
sa famille. On y avait en ce temps peu de rapports avec la société de
Paris, et, tout à l'improviste, M. de Rémusat fut nommé, en 1802, préfet
du palais. Peu après, madame de Rémusat devenait _dame pour accompagner_
madame Bonaparte, ce qui s'appela bientôt _dame du palais_.



III.


On n'avait nul sacrifice à faire, quand on pensait comme M. et Mme de
Rémusat, pour se rallier au nouveau régime. Ils n'avaient ni les
sentiments exaltés des royalistes, ni l'austérité républicaine. Sans
doute ils étaient plus proches de la première opinion que de la seconde;
mais leur royalisme se réduisait à une vénération pleine de piété pour
le roi Louis XVI. Les malheurs de ce prince rendaient son souvenir
touchant et sacré, et sa personne était dans la famille de M. de
Vergennes l'objet d'un respect particulier; mais on n'avait pas encore
inventé la légitimité, et ceux qui déploraient le plus vivement la chute
de l'ancien régime, ou plutôt de l'ancienne dynastie, ne se sentaient
nulle obligation de penser que ce qui se faisait en France sans les
Bourbons fût nul en soi. On avait une admiration sans nuages pour le
jeune général, revenu tout couvert de gloire, qui rétablissait avec
éclat l'ordre matériel, sinon moral, dans une société tout autrement
troublée qu'elle n'a été plus tard lorsque tant de sauveurs indignes se
sont présentés. Les fonctionnaires d'ailleurs avaient conservé cette
opinion, très naturelle dans l'ancien régime, qu'un fonctionnaire n'est
responsable que de ce qu'il fait, et non point de l'origine ni des actes
du gouvernement. Le sentiment de la solidarité n'existe pas dans les
monarchies absolues. Le régime parlementaire nous a rendus heureusement
plus délicats, et les honnêtes gens admettent qu'une responsabilité
collective existe entre tous les agents d'un pouvoir. On ne saurait
servir qu'un gouvernement dont on approuve la tendance et la politique
générale. Il en était autrement en ce temps-là, et voici comment mon
père, plus libre que personne d'être sévère en ces matières, et qui
devait peut-être quelque peu de son exquise délicatesse politique à la
situation difficile où il avait vu ses parents dans son enfance, entre
leurs impressions et leurs devoirs officiels, voici, dis-je, comment il
a expliqué ces nuances dans une lettre inédite, écrite par lui à M.
Sainte-Beuve auquel il voulait donner quelques détails biographiques
pour une étude de la _Revue des Deux Mondes_:

«Ce ne fut point par pis aller, nécessité, faiblesse, tentation ou
expédient provisoire que mes parents s'attachèrent au nouveau régime. Ce
fut librement et avec confiance qu'ils crurent lier leur fortune à la
sienne. Si vous y ajoutez tous les agréments d'une position facile et en
évidence, au sortir d'un état de gêne ou d'obscurité, la curiosité et
l'amusement de cette cour d'une nouvelle sorte, enfin l'intérêt
incomparable du spectacle d'un homme comme l'empereur, à une époque où
il était irréprochable, jeune et encore aimable, vous concevrez aisément
l'attrait qui fit oublier à mes parents ce que cette nouvelle situation
pouvait avoir au fond de peu conforme à leurs goûts, à leur raison, et
même à leurs vrais intérêts. Au bout de deux ou trois ans, ils connurent
bien qu'une cour est toujours une cour, et que tout n'est pas plaisir
dans le service personnel d'un maître absolu, lors même qu'il plaît et
qu'il éblouit. Mais cela n'empêcha pas que pendant assez longtemps ils
ne fussent satisfaits de leur sort. Ma mère surtout s'amusait
extrêmement de ce qu'elle voyait; ses rapports étaient doux avec
l'impératrice, dont la bonté était extrêmement gracieuse, et elle
s'exaltait sur l'empereur, qui d'ailleurs la distinguait. Elle était à
peu près la seule femme avec qui il causât. Ma mère disait quelquefois à
la fin de l'Empire:

        «Va, je t'ai trop aimé pour ne point te haïr!»

Les impressions que la nouvelle dame du palais recevait de la nouvelle
cour ne nous sont pas parvenues. On se défiait fort de la discrétion de
la poste, madame de Vergennes brûlait toutes les lettres de sa fille, et
la correspondance de celle-ci avec son mari ne commence que quelques
années plus tard, pendant les voyages de l'empereur en Italie et en
Allemagne. On voit cependant dans les Mémoires, quoique peu abondants en
détails personnels, combien tout était nouveau et curieux pour une très
jeune femme, transplantée tout à coup dans ce palais, et assistant de
près à la vie intime du chef glorieux d'un gouvernement inconnu. Elle
était sérieuse comme on l'est dans la jeunesse, quand on n'est pas très
frivole, et disposée à beaucoup regarder, à beaucoup réfléchir. Elle ne
paraît avoir nul amour-propre sur les choses du dehors, nul goût de
dénigrement, nul empressement à briller ou à parler. Que pensait-on
d'elle en ce temps-là? Nous ne le savons guère, quoiqu'on ait la preuve,
par quelques passages de lettres ou de mémoires, qu'on lui trouvait de
l'esprit, et qu'on la craignait un peu. Il est probable pourtant que ses
amies ou ses compagnes devaient la croire plutôt pédante que dangereuse.
Elle réussit bien, surtout dans les premiers temps, la cour étant alors
peu nombreuse, les distinctions ou les faveurs à briguer presque nulles,
les rivalités peu ardentes. Mais peu à peu cette société devint une cour
véritable. Or les courtisans craignent fort l'esprit, et surtout cette
disposition des gens d'esprit qu'ils ne comprennent guère, à
s'intéresser d'une manière désintéressée, pour ainsi dire, à savoir les
choses et à juger les caractères, sans même chercher un emploi
profitable de cette science. Ils sont disposés à toujours soupçonner un
but caché à tout jugement. Les personnes distinguées sont très vivement
prises par le spectacle des choses humaines, même lorsqu'elles ne
veulent que regarder. Elles aiment à se mêler même de ce qui ne les
regarde pas, comme on dit en mauvaise part, et on a bien tort. Cette
faculté est la moins comprise de toutes par ceux qui en sont dépourvus,
et qui en attribuent les effets à quelque arrière-pensée personnelle, à
quelque calcul d'intérêt. Ils supposent un dessein, ils soupçonnent
l'intrigue ou le ressentiment toutes les fois qu'ils aperçoivent du
mouvement quelque part, et ne savent ce que c'est que l'activité
spontanée et gratuite de l'esprit. Tout le monde a été exposé aux
défiances de ce genre, plus redoutables lorsqu'il s'agit d'une femme
douée d'une faculté un peu maladive d'imagination, entraînée à
participer par l'intelligence aux choses qui ne sont pas de son ressort.
Beaucoup de gens, surtout dans ce monde un peu grossier, devaient
trouver au moins de la prétention et de l'amour-propre dans sa
conversation et dans sa vie, et parfois l'accuser indûment d'ambition.

D'intrigue ou d'ambition, son mari en devait paraître tout à fait
exempt. La situation que lui donnait la faveur du premier consul ne lui
convenait guère, et il eût sans doute préféré quelque fonction
laborieuse et administrative. Il ne trouvait là l'emploi que de sa bonne
grâce et de sa douceur. Tel que le représentent ses lettres, les
Mémoires, et les récits de mon père, il avait de la bonhomie et de la
finesse, de l'esprit de conduite et de l'égalité d'humeur, assez du
moins pour ne se point faire d'ennemis. Il n'en aurait jamais eu, si une
certaine sauvagerie, qui paraît s'allier si mal avec l'agrément de la
conversation et des relations, et qui ne l'exclut pas toujours, le goût
du repos, et un fond de paresse et de timidité ne l'eussent de plus en
plus porté à la retraite et à l'isolement. Lorsqu'on ne leur déplaît pas
précisément par des côtés rudes et inaccessibles, les hommes ne
pardonnent pas la négligence ou l'indifférence. Il avait un mélange de
modestie et d'amour-propre qui, sans le rendre insensible aux honneurs
du rang qu'il avait obtenu, le portait quelquefois à rougir des vétilles
solennelles auxquelles ce rang même dévouait sa vie. Il croyait mériter
mieux que cela, et n'aimait pas à poursuivre péniblement ce qui ne lui
venait pas de soi-même. Il prenait peu de plaisir à faire usage de
l'art, qui peut-être ne lui était pas refusé par le sort, de traiter
avec les hommes. Il n'aimait pas à se mettre en avant, et le laisser
aller convenait à son indolence. Il a été plus tard un préfet laborieux,
mais c'était un courtisan négligent et inactif. Il n'employa son
savoir-faire qu'à éviter les collisions, à remplir ses fonctions avec
goût et avec mesure. Après avoir eu beaucoup d'amis et de relations, il
laissa tomber ses amitiés, ou du moins ne parut rien faire pour les
retenir. Si l'on n'en prend grand soin, les liens se relâchent, les
souvenirs s'effacent, les rivalités se forment, et toutes les chances
d'ambition s'échappent. Il n'avait aucun goût à jouer un rôle, à former
des liaisons, à ménager des rapprochements, à faire naître les occasions
de fortune ou de succès. Il ne paraît pas l'avoir jamais regretté. Je
pourrais très aisément en développer les causes, et peindre en détail ce
caractère, ses défauts, ses ennuis, et même ses souffrances. C'était mon
grand-père.

La première épreuve très cruelle qui attendait M. et Mme de Rémusat dans
leur nouvelle situation est le meurtre du duc d'Enghien. Voir tout à
coup se couvrir d'un sang innocent celui que l'on admirait et que l'on
s'efforçait d'aimer comme la plus pure image du pouvoir et du génie,
comprendre qu'une telle action n'était que le résultat d'un calcul froid
et inhumain, devait causer une douleur profonde dont on verra les
témoignages dans ce récit. Il est même remarquable que l'impression
qu'en ressentirent les honnêtes gens de la cour dépassa ce qu'on éprouva
au dehors. Il semble qu'on fût un peu blasé sur les crimes de ce genre.
Même chez les royalistes absolument ennemis du gouvernement, cet
événement causa plus de douleur que d'indignation, tant en matière de
justice politique et de raison d'État les idées étaient perverties! Où
les contemporains en eussent-ils appris les principes? Est-ce la Terreur
ou l'ancien régime qui les eussent instruits? Peu de temps après, le
souverain pontife venait à Paris, et, parmi les raisons qui le faisaient
hésiter à sacrer le nouveau Charlemagne, il est fort douteux que ce
motif ait été un moment mis dans la balance. La presse était muette, et,
même pour s'indigner, les hommes ont besoin qu'on les prévienne.
Espérons que la civilisation a fait tant de progrès, que le retour de
pareils événements soit impossible. Ce que nous avons vu de nos jours
nous défend d'être, sur ce point, trop optimistes.

Les Mémoires qui suivent retracent précisément la vie de l'auteur en ce
temps-là et l'histoire des premières années de ce siècle. Il n'y faut
donc pas insister. On y verra quels changements l'établissement de
l'Empire apporta à la cour, et combien la vie et les relations y
devinrent plus difficiles, combien peu à peu diminuait le prestige de
l'empereur, à mesure qu'il abusait de ses dons, de ses forces, de ses
chances. Les mécomptes, les revers, les défaillances se multiplient. En
même temps l'adhésion des premiers admirateurs devient moins précieuse,
et la manière de servir se ressent de la manière de penser. Par leurs
sentiments naturels, par leur famille, par leurs relations, M. et Mme
de Rémusat, entre les deux partis qui se disputaient la faveur du
maître, les Beauharnais et les Bonaparte, étaient comptés comme
appartenant au premier. Leur situation se ressentit par conséquent de la
disgrâce et du départ de l'impératrice Joséphine. Mais déjà tout était
bien changé, et, lorsque sa dame du palais la suivit dans sa retraite,
l'empereur paraît avoir fait peu d'instances pour la retenir. Peut-être
était-il aise d'avoir auprès de sa délaissée, et un peu imprudente
épouse, une personne de sens et d'esprit; mais aussi, depuis longtemps,
la mauvaise santé de ma grand'mère, le goût du repos et le dégoût des
fêtes, l'avaient rendue presque étrangère à la vie de la cour.

Son mari, dégoûté, ennuyé, cédait davantage chaque jour à son humeur, à
sa répugnance à se produire, à se ménager auprès des grandeurs froides
ou hostiles. Il se désintéressa surtout de ses fonctions de chambellan
pour se renfermer dans ses devoirs d'administrateur des théâtres, qu'il
mena singulièrement bien. Une grande part des règlements actuels du
Théâtre-Français lui est due. Mon père, né en 1797, et bien jeune
assurément quand son père était chambellan, mais dont la curiosité et la
raison étaient dès l'enfance très éveillées, avait un souvenir très
précis de ces temps de découragement et d'ennui. Il m'a raconté qu'il
voyait souvent son père revenir de Saint-Cloud accablé, excédé du joug
que la puissance et l'humeur de l'empereur faisaient peser sur tout ce
qui l'approchait. Ses plaintes s'exhalaient devant son enfant dans ces
moments où la sincérité est manifeste; car, reprenant son sang-froid, il
tentait à d'autres jours de se représenter comme satisfait de son maître
et de son service, et de laisser son fils dans l'ignorance de ses
mécomptes. Peut-être était-il plus fait pour servir le Bonaparte simple,
serein, sobre, spirituel, et encore nouveau aux plaisirs de la
souveraineté, que le Napoléon blasé, enivré, qui apporta plus de
mauvais goût dans sa représentation, et se montrait chaque jour plus
exigeant en fait de cérémonial et de démonstrations adulatrices.

Une circonstance, futile en apparence, dont les intéressés ne comprirent
pas tout de suite la gravité, augmenta les difficultés de cette
situation et hâta un éclat inévitable. Quoique l'histoire en soit un peu
puérile, on ne la lira pas sans intérêt, et sans mieux connaître ce
temps, heureusement loin de nous, et que les Français ne verront pas
renaître, s'ils ont quelque mémoire.

L'illustre Lavoisier était fort lié avec M. de Vergennes. Il mourut,
comme on sait, sur l'échafaud, le 19 floréal an II (9 mai 1794). Sa
veuve, mariée en secondes noces avec M. de Rumford, savant allemand ou
du moins industriel visant à la science, inventeur des cheminées à la
prussienne et du thermomètre qui porte son nom, était restée dans les
relations les plus étroites avec madame de Vergennes et ses enfants. Ce
second mariage n'avait pas été heureux, et c'est du côté de la femme
que, très justement, se tourna la compassion du monde. Elle eut besoin
d'invoquer l'autorité pour échapper à des tyrannies, à des exigences
tout au moins intolérables. M. de Rumford étant étranger, la police
pouvait prendre des renseignements sur lui dans son pays, lui adresser
des remontrances sévères, même l'obliger à quitter la France. C'est, je
crois, ce qui fut fait. M. de Talleyrand et M. Fouché s'y étaient
employés à la demande de ma grand'mère. Madame de Rumford voulut
remercier les deux premiers, et voici comment mon père raconte les
résultats de cette reconnaissance:

«Ma mère consentit à donner à dîner à madame de Rumford avec M. de
Talleyrand et M. Fouché. Ce n'était pas un acte d'opposition que d'avoir
à sa table le grand chambellan et le ministre de la police. C'est
cependant cette rencontre assez naturelle, assez insignifiante par son
motif, mais qui, j'en conviens, était insolite et ne s'est point
renouvelée, qui fut représentée à l'empereur, dans les rapports qu'il
reçut jusqu'en Espagne, comme une conférence politique, et la preuve
d'une importante coalition. Que Talleyrand ou Fouché s'y soient prêtés
avec un empressement qu'ils n'auraient pas eu dans un autre temps,
qu'ils aient profité de l'occasion pour causer ensemble, que même ma
mère, entrevoyant la disposition respective de ces deux personnages, ou
mise sur la voie par quelque propos de M. de Talleyrand, ait cru
l'occasion plus favorable pour provoquer une entrevue qui l'amusait, et
qui était en même temps utile à une de ses amies, je ne le contesterai
pas comme impossible, quoique je n'aie aucune raison de le supposer. Je
suis au contraire parfaitement sûr d'avoir entendu mon père et ma mère,
revenant sur cet incident après quelques années, le citer comme un
exemple de l'importance inattendue que pouvait prendre une chose
insignifiante et fortuite, et dire en souriant que madame de Rumford ne
savait pas ce qu'elle leur avait coûté.

»Ils ajoutaient qu'on avait prononcé à cette occasion, autant par haine
que par dérision, le mot de _triumvirat_, et ma mère disait en riant:
«Mon ami, j'en suis fâchée, mais votre lot ne pouvait être que celui de
Lépide.» Mon père disait encore que des personnes de la cour, point
ennemies, lui en avaient quelquefois parlé comme d'une chose positive,
et lui avaient dit sans hostilité: «Enfin, maintenant que cela est
passé, dites-moi donc ce qui en était, et que prétendiez-vous faire?»

Ce récit donne un exemple des tracasseries des cours, et fait connaître
l'intimité de mes grands-parents avec M. de Talleyrand. Quoique l'ancien
évêque d'Autun ne semble pas avoir apporté dans cette intimité le genre
de préoccupation qui lui était le plus ordinaire avec les femmes, il
avait beaucoup de goût, d'admiration même pour celle dont je publie les
Mémoires, et j'en trouve une preuve assez piquante dans le portrait
qu'il a tracé d'elle, sur le papier officiel du Sénat, pendant
l'oisiveté d'une séance de scrutin qu'il présidait en qualité de
vice-grand-électeur, probablement en 1811:

SÉNAT CONSERVATEUR.

«Luxembourg, le 29 avril.

»J'ai envie de commencer le portrait de Clari.--Clari n'est point ce que
l'on nomme une beauté; tout le monde s'accorde à dire qu'elle est une
femme agréable. Elle a vingt-huit ou vingt-neuf ans; elle n'est ni plus
ni moins fraîche qu'on ne doit l'être à vingt-huit ans. Sa taille est
bien, sa démarche est simple et gracieuse. Clari n'est point maigre;
elle n'est faible que ce qu'il faut pour être délicate. Son teint n'est
point éclatant; mais elle a l'avantage particulier de paraître plus
blanche à proportion de ce qu'elle est éclairée d'un jour plus
brillant. Serait-ce l'emblème de Clari tout entière, qui, plus connue,
paraît toujours meilleure et plus aimable?

»Clari a de grands yeux noirs; de longues paupières lui donnent un
mélange de tendresse et de vivacité, qui est sensible même quand son âme
se repose et ne veut rien exprimer. Mais ces moments sont rares.
Beaucoup d'idées, une perception vive, une imagination mobile, une
sensibilité exquise, une bienveillance constante sont exprimées dans son
regard. Pour en donner une idée, il faudrait peindre l'âme qui s'y peint
elle-même, et alors Clari serait la plus belle personne que l'on pût
connaître. Je ne suis pas assez versé dans les règles du dessin pour
assurer si les traits de Clari sont tous réguliers. Je crois que son nez
est trop gros; mais je sais qu'elle a de beaux yeux, de belles lèvres et
de belles dents. Ses cheveux cachent ordinairement une grande partie de
son front, et c'est dommage. Deux fossettes formées par son sourire le
rendent aussi piquant qu'il est doux. Sa toilette est souvent négligée;
jamais elle n'est de mauvais goût, et toujours elle est d'une grande
propreté. Cette propreté fait partie du système d'ordre ou de décence
dont Clari ne s'écarte jamais. Clari n'est point riche; mais, modérée
dans ses goûts, supérieure aux fantaisies, elle méprise la dépense;
jamais elle ne s'est aperçue des bornes de sa fortune que par
l'obligation de mettre des restrictions à sa bienfaisance. Mais, outre
l'art de donner, elle a mille autres moyens d'obliger. Toujours prête à
relever les bonnes actions, à excuser les torts, tout son esprit est
employé en bienveillance. Personne autant que Clari ne montre combien la
bienveillance spirituelle est supérieure à tout l'esprit et à tout le
talent de ceux qui ne produisent que sévérité, critique et moquerie.
Clari est plus ingénieuse, plus piquante dans sa manière favorable de
juger, que la malignité ne peut l'être dans l'art savant des
insinuations et des réticences. Clari justifie toujours celui qu'elle
défend, sans offenser jamais celui qu'elle réfute. L'esprit de Clari est
fort étendu et fort orné; je ne connais à personne une meilleure
conversation; lorsqu'elle veut bien paraître instruite, elle donne une
marque de confiance et d'amitié.--Le mari de Clari sait qu'il a à lui un
trésor, et il a le bon esprit d'en savoir jouir. Clari est une bonne
mère, c'est la récompense de sa vie... La séance est finie; la suite aux
élections de l'année prochaine.»

L'empereur voyait avec déplaisir cette intimité entre le grand
chambellan et le premier chambellan, et l'on trouvera dans ces Mémoires
la preuve qu'il chercha plus d'une fois à les désunir. Il réussit même
assez longtemps à les mettre en défiance l'un de l'autre. Mais
l'intimité était parfaite précisément au moment où M. de Talleyrand
tombait en disgrâce. On sait quels motifs honorables pour celui-ci
avaient amené entre lui et son maître une scène violente en janvier
1809, au moment de la guerre d'Espagne, commencement des malheurs de
l'Empire, et conséquence des fautes de l'empereur. MM. de Talleyrand et
Fouché avaient exprimé, ou du moins fait pressentir, l'opinion publique
en voie de désapprobation et de défiance: «Dans tout l'Empire, a dit M.
Thiers[5] la haine commençait à remplacer l'amour.» Ce changement
s'opérait dans l'âme des fonctionnaires comme dans celle des citoyens.
M. de Montesquiou d'ailleurs, membre du Corps législatif, qui succédait
à M. de Talleyrand dans sa place de cour, était un personnage moins
considérable que celui-ci, lequel laissait au premier chambellan ce que
ses fonctions avaient de pénible, mais aussi d'agréable ou
d'honorifique. C'était une diminution de position que de perdre un
supérieur dont la grande importance relevait celui qui venait après lui.
En vérité, cette époque est étrange.

     [Note 5: _Histoire du Consulat et de l'Empire_, t. XI, p.
     312.]

Ce même Talleyrand, disgracié comme ministre et comme titulaire d'une
des grandes charges de cour, n'avait pas perdu la confiance de
l'empereur. Celui-ci l'appelait par accès auprès de lui, lui livrant
avec sincérité le secret de la question ou de la circonstance sur
laquelle il voulait ses conseils. Ces consultations se renouvelèrent
jusqu'à la fin, même aux époques où il parlait de le mettre à Vincennes.
En revanche, M. de Talleyrand, entrant dans ses vues, le conseillait
loyalement, et tout se passait entre eux comme si de rien n'était.

La politique et la grandeur de sa situation donnaient à M. de Talleyrand
des privilèges et des consolations que ne pouvaient avoir un chambellan
et une dame du palais. En s'attachant au pouvoir absolu d'une façon si
étroite, on ne prévoit pas qu'un jour viendra où les sentiments
entreront en lutte avec les intérêts, et les devoirs avec les devoirs.
On oublie qu'il y a des principes de gouvernement, et que des garanties
constitutionnelles doivent les protéger; on cède au désir naturel
d'être quelque chose dans l'État, de servir le pouvoir établi; on ne
regarde pas à la nature et aux conditions de ce pouvoir. Pourvu qu'il
n'exige rien de contraire à la conscience, on le sert dans la sphère où
l'on est par lui placé. Mais il arrive un moment où, sans qu'il exige de
vous rien de neuf, il a poussé si loin l'extravagance, la violence et
l'injustice, qu'il en coûte de le servir, même en choses innocentes, et
qu'on reste obligé aux devoirs de l'obéissance, en ayant dans l'âme
l'indignation, la douleur, et bientôt peut-être le désir de sa chute. Il
y a, dira-t-on, un parti fort simple à prendre: qu'on donne sa
démission. Mais on craint d'étonner, de scandaliser, de n'être ni
compris ni approuvé par l'opinion. D'ailleurs nulle solidarité ne lie le
serviteur de l'État à la conduite du chef de l'État. N'ayant point de
droits, il semble qu'on n'ait point de devoirs. On ne saurait rien
empêcher, on ne craint pas d'avoir rien à expier. C'est ainsi qu'on
pensait sous Louis XIV et qu'on pense dans une grande partie de
l'Europe; c'est ainsi qu'on pensait sous Napoléon, qu'on penserait
encore peut-être... Honte et malheur au pouvoir absolu! Il retranche de
vrais scrupules et de vrais devoirs aux honnêtes gens.



IV.


On entrevoit, en germe tout au moins, dans la correspondance de M. et de
Mme de Rémusat, une partie de ces sentiments, et tout contribuait à leur
ouvrir les yeux. Les rapports directs avec l'empereur devenaient de plus
en plus rares, et sa séduction, encore puissante, atténuait moins les
impressions que donnait sa politique. Le divorce rendit aussi à madame
de Rémusat une partie de la liberté de son temps et de son jugement.
Elle suivait l'impératrice Joséphine dans sa disgrâce, ce qui n'était
point fait pour relever son crédit à la cour. Son mari même quitta
bientôt une de ses places, celle de grand-maître de la garde-robe, dans
une circonstance que ces Mémoires racontent, et la froideur s'en accrut.
J'emploie à dessein ce mot de _froideur_; car on a allégué, dans des
libelles écrits contre mon père, que sa famille eut alors des torts
sérieux dont l'empereur fut très irrité. Il n'en est rien, et la
meilleure preuve est que, cessant d'être grand-maître, M. de Rémusat
resta chambellan et surintendant des théâtres. Il n'abandonnait que la
plus minutieuse et la plus assujettissante de ses charges. Il est vrai
qu'il perdait ainsi la confiance et l'intimité qu'amène la vie commune
de tous les jours. Mais il y gagnait d'être plus libre, de vivre
davantage dans le monde et dans sa famille, et cette vie nouvelle, moins
renfermée dans les salons des Tuileries et de Saint-Cloud, donna à la
femme et au mari plus de clairvoyance et d'indépendance pour juger la
politique de leur souverain. Il leur devint plus facile, avant les
derniers désastres, les conseils et les pronostics de M. de Talleyrand
demandait, de prévoir la chute de l'Empire, et de choisir par la pensée
entre les solutions possibles du problème posé par les faits. On ne
pouvait espérer que l'empereur se contenterait d'une paix humiliante
pour lui plus que pour la France; l'Europe n'était même plus d'humeur à
lui accorder la faveur d'un pareil affront. On songeait donc
naturellement à la rentrée des Bourbons, malgré les inconvénients dont
on se rendait imparfaitement compte. Les salons de Paris n'étaient pas
précisément royalistes, mais contre-révolutionnaires. En ce temps-là, on
n'avait pas encore inventé de faire des Bonaparte les chefs du parti
conservateur et catholique. C'était assurément prendre une bien grande
résolution que de revenir aux Bourbons, et on ne le faisait pas sans des
déchirements, des inquiétudes, des anxiétés de toute espèce. Mon père
avait gardé du spectacle que présentait en 1814 sa famille si simple, si
honnête, si modeste au fond, un souvenir cruel qu'il considérait comme
la plus grande leçon politique, et cet enseignement a contribué, autant
que ses propres réflexions, à le décider en faveur des situations
simples et des convictions fondées sur le droit.

Voici d'ailleurs comment il a décrit et jugé les sentiments qu'il
trouvait autour de lui au moment de la chute de l'Empire:

«C'était la pure politique qui avait amené ma famille à la Restauration.
Mon père, entre autres, ne me parut pas un seul moment dans une autre
disposition que celle d'un homme qui fait une chose nécessaire, et qui
en accepte volontairement les conséquences. Ces conséquences, il eût été
puéril de se les dissimuler et de prétendre les éviter entièrement;
seulement on aurait pu les mieux combattre, ou tâcher de les atténuer
davantage. Ma mère, un peu plus émue en sa qualité de femme, un peu plus
accessible au sentimentalisme bourbonien, se laissait plus aller au
mouvement du moment. Il y a, dans tout grand mouvement politique,
quelque chose d'entraînant qui commande la sympathie, à moins qu'on
n'en soit préservé par une inimitié de parti. Cette sympathie
désintéressée, jointe au goût de la déclamation, est pour une bonne part
dans les platitudes qui déshonorent tous les changements de
gouvernement. Cette même sympathie fut cependant, dès l'origine,
combattue chez ma mère par le spectacle de l'exagération des sentiments,
des opinions et des paroles... Le côté humiliant, insolent, de la
Restauration, et de toute restauration, est ce qui m'en choque le plus;
mais, si les royalistes n'en avaient abusé, on le leur aurait passé en
grande partie. Ce qu'en ce genre ont supporté de très honnêtes gens est
étrange. Je sais encore bon gré à mon père d'avoir, dès les premiers
jours, relevé assez vivement une personne qui, dans notre salon,
soutenait dans toute son âpreté la pure doctrine de la légitimité.
Cependant il fallait bien l'accepter, au moins sous une forme plus
politique. Le mot même fut, je crois, accrédité, surtout par M. de
Talleyrand, et de là un cortège inévitable de conséquences qui ne
tardèrent pas à se dérouler.»

Ce n'est pas là seulement de la part de mon père un jugement historique;
il commençait dès lors, tout jeune qu'il était, à penser par lui-même et
à diriger, tout au moins à éclairer les opinions de ses parents. Il me
sera donné de publier bientôt les souvenirs de sa jeunesse, de sorte
qu'il n'est pas nécessaire d'y insister ici. Il faut pourtant un peu
parler de lui à propos des Mémoires de sa mère, auxquels il n'a pas été
si étranger qu'on le pourrait croire. Dans ce bref récit, je n'ai point
parlé d'un des traits caractéristiques et touchants de celle dont je
raconte la vie. Elle était une mère admirable, soigneuse et tendre. Son
fils Charles, né le 24 ventôse an V (14 mars 1797), paraît lui avoir
donné dès le premier jour les espérances qu'il a tenues, et lui
inspirait le goût qu'il ressentit lui-même, à mesure que l'âge et la
raison lui venaient. Elle avait eu un second fils, Albert, né cinq ans
plus tard, mort en 1830, et dont le développement et les facultés ont
toujours été incomplets. Il est resté enfant jusqu'à sa fin. Elle avait
pour celui-ci une tendre pitié, et ces soins constants qu'on doit
admirer, même chez une mère. Mais la vraie passion était pour l'aîné, et
jamais affection filiale ou maternelle n'a été fondée sur des analogies
plus évidentes dans la nature de l'esprit et la façon de sentir. Ses
lettres sont remplies des expressions de la plus ingénieuse et de la
plus spirituelle tendresse. Il n'est pas inutile, pour expliquer ce qui
va suivre, de donner ici une des lettres qu'elle écrivait à ce fils,
alors âgé de seize ans. Il me semble qu'on en concevra une opinion
favorable à tous deux:

«Vichy, 15 juillet 1813.

«J'ai été assez souffrante d'un violent mal de gorge depuis quelques
jours, et je me suis fort ennuyée, mon enfant; aujourd'hui, je me
trouve un peu mieux, et je vais m'amuser à vous écrire. Aussi bien vous
me grondez de mon silence, et vous me jetez à la tête vos quatre lettres
depuis trop longtemps. Je ne veux plus être en reste avec vous, et
celle-ci, je crois, me mettra en état de vous gronder à mon tour, si
l'occasion s'en présente.

»Mon cher ami, je vous suis pas à pas dans vos travaux, et je vous vois
bien occupé dans ce mois de juillet, tandis que je mène une vie si
monotone. Je sais aussi à peu près tout ce que vous dites et faites les
jeudis et les dimanches. Madame de Grasse[6] me raconte ses petites
causeries avec vous, et m'amuse de tout cela. Par exemple, elle m'a
conté que, l'autre jour, vous lui aviez dit du bien de moi, et que,
lorsque nous causons ensemble, vous êtes quelquefois tenté de me
trouver trop d'esprit. En vérité, ce n'est pas cette crainte qui doit
vous arrêter, parce que vous avez assurément au moins, mon cher enfant,
autant d'esprit que moi; je vous le dis franchement, parce que cet
avantage, tout avantage qu'il est, a besoin ordinairement d'être appuyé
sur beaucoup d'autres choses, et que, dans ce cas, en vous le disant,
c'est plutôt vous avertir que vous louer. Si ma conversation tourne
souvent avec vous un peu gravement, prenez-vous-en à mon métier de mère,
que j'achève encore avec vous; à quelques bonnes pensées que je crois
découvrir dans ma tête, et que je veux faire passer dans la vôtre; au
bon emploi que je veux faire du temps que je vois courir, et prêt à vous
emporter loin de moi. Quand je croirai être arrivée au moment de
l'abdication de tous les avertissements, alors nous causerons mieux
ensemble l'un et l'autre pour notre plaisir, échangeant nos réflexions,
nos remarques, nos opinions sur les uns et les autres, et cela
franchement, sans craindre de se fâcher mutuellement, enfin dans toutes
les formes d'une amitié fort sincère et tout unie de part et d'autre;
car je me figure qu'elle peut très bien exister entre une mère et son
fils. Il n'y a pas entre votre âge et le mien un assez long espace pour
que je ne comprenne votre jeunesse, et que je ne partage quelques-unes
de vos impressions. Les têtes de femme demeurent longtemps jeunes, et
dans celles des mères il y a toujours un côté qui se trouve avoir
justement l'âge de leur enfant.

     [Note 6: Madame de Grasse était la veuve d'un émigré qui
     demeurait dans la maison de ma grand'mère, et qui était fort
     liée avec elle. Son fils, le comte Gustave de Grasse, a été
     lieutenant-colonel dans la garde royale, et a toujours vécu
     dans la plus étroite intimité avec mon père jusqu'à sa mort
     en 1859, malgré de grandes différences dans les opinions et
     les habitudes.]

»Madame de Grasse m'a dit aussi que vous aviez quelque envie pendant ces
vacances de vous amuser à écrire quelques-unes de vos impressions sur
bien des choses. Je trouve que vous avez raison; cela vous divertira à
revoir dans quelques années. Votre père dira que je veux vous rendre
_écrivassier_ comme moi, car il est sans façon, monsieur votre père;
mais cela m'est égal. Il me semble qu'il n'y a nul mal à s'accoutumer à
rédiger ses idées, à écrire seulement pour soi, et que le goût et le
style se forment de cette manière. Parce qu'il est, lui, un maudit
paresseux qui n'écrit qu'une lettre en huit jours..., il est vrai
qu'elle est bien aimable, mais enfin c'est peu,... suffit! qu'il ne me
fasse pas parler.

»Dans ma retraite, j'ai eu, moi, la fantaisie de faire votre portrait,
et, si je n'avais pas eu mal à la gorge, je l'aurais essayé. Je crois
qu'en y pensant, et en trouvant que, pour n'être point fade, et enfin
pour être vraie, il fallait bien indiquer quelques défauts, le mal que
j'étais obligée de dire de vous m'a prise au gosier, et que c'est là ce
qui m'a donné une esquinancie, parce que je n'ai jamais pu le mettre au
dehors. En attendant ce portrait, et en vous dévidant avec soin, je vous
ai trouvé bien des qualités tout établies, quelques-unes qui commencent
à poindre, et puis de petits engorgements qui empêchent certains biens
de paraître. Je vous demande pardon de me servir d'un style de
médecine: c'est que je suis dans un pays où il n'est question que
d'engorgements, et du moyen de les faire passer. Je vous défilerai tout
cela un jour que je serai en train, et seulement aujourd'hui je ne
toucherai qu'à un point. Voici ce qu'il me semble par rapport avec ce
que vous êtes vis-à-vis des autres: Vous avez de la politesse, même plus
qu'on n'en a souvent, à votre âge, et beaucoup de bonne grâce dans
l'accueil, dans les formes, dans la manière d'écouter. Conservez cela.
Madame de Sévigné dit que le silence approbatif annonce toujours
beaucoup d'esprit dans la jeunesse. «Mais, ma mère, où en voulez-vous
venir? Vous m'avez promis un défaut, et, jusqu'à présent, je ne vois
rien qui y ressemble. Tout père frappe à côté. Allons donc, ma mère, au
fait!» En un moment, mon fils, m'y voici: Vous oubliez que j'ai mal à la
gorge, et que je ne puis parler que doucement. Enfin, vous êtes donc
poli. Si on vous _invite_ à saisir l'occasion de faire quelque chose qui
doive plaire à ceux que vous aimez, vous y consentez volontiers. Si on
vous _montre_ cette occasion, une certaine paresse, un certain amour de
vous-même vous fait un peu balancer, et enfin _à vous tout seul_ vous ne
cherchez guère cette occasion, parce que vous craignez de vous gêner.
Entendez-vous bien ces subtilités? Tant que vous êtes un peu sous ma
main, je vous pousse, je vous parle; mais bientôt il faudra que vous
parliez tout seul, et je voudrais que vous parlassiez un peu des autres,
malgré le bruit que vous fait votre jeunesse, qui, en effet, a bien le
droit de crier un peu haut. Je ne sais si ce que je vous ai dit est
clair. Comme mes idées passent au travers d'un mal de tête, de trois
cataplasmes dont je suis entourée, et que je n'ai point aiguisé mon
esprit avec Albert depuis quatre jours, il se pourrait qu'il y eût un
peu d'esquinancie dans mes discours. Vous vous en tirerez comme vous
pourrez. Enfin, le fait est que vous êtes fort poli extérieurement, et
que je voudrais que vous le fussiez aussi _intérieurement_, c'est-à-dire
bienveillant. La bienveillance est la politesse du coeur. Mais en voilà
assez...


»Votre petit frère figure joliment au bal. Il devient tout champêtre
ici. Il pêche le matin, se promène, connaît mieux que vous les arbres et
les différentes cultures, et, le soir, il figure avec de grosses
bergères d'Auvergne auxquelles il fait toutes les petites mines que vous
savez.

»Adieu, cher enfant; je vous quitte parce que mon papier finit, car je
m'amusais de toutes ces pauvretés qui me tirent un peu de mon ennui;
mais il faut cependant ne pas vous assommer en vous en donnant trop à la
fois. Veuillez bien présenter mes hommages respectueux à Griffon[7];
faites bien tous mes compliments à M. Leclerc.»

     [Note 7: Griffon est un petit chien.--M. Leclerc est le
     membre de l'Institut, doyen de la faculté des lettres, mort
     il y a peu d'années. Il était alors professeur au lycée
     Napoléon, et donnait des répétitions à mon père.]

C'est sur ce ton de confiance, de tendresse et de goût que s'écrivaient
la mère et le fils, bien jeune encore. Un an plus tard, en 1814,
celui-ci sortait du collège, tenait ce que son jeune âge avait promis,
et prenait naturellement une plus grande place dans la vie et les
occupations de ses parents. Ses opinions mêmes devaient de plus en plus
agir sur les leurs, et d'autant mieux que rien ne les séparait d'une
manière absolue.

Il était seulement plus positif et plus hardi qu'eux, moins gêné par des
souvenirs ou des affections. Il ne regrettait pas l'empereur, et, si
touché qu'il fût par les souffrances de l'armée française, il voyait la
chute de l'Empire avec indifférence, sinon avec joie. C'était pour lui,
comme pour la plupart des jeunes gens distingués de sa génération, une
délivrance. Il saisissait avec avidité les premières idées d'ordre
constitutionnel qui faisaient leur rentrée avec les Bourbons. Mais
l'apparition des royalistes de salon le frappait par le ridicule;
beaucoup de choses et de mots qu'on remettait en honneur[8] lui
semblaient des niaiseries; les injures contre l'empereur et les hommes
de l'Empire le révoltaient, mais ni ses parents ni lui, encore qu'un peu
défiants du nouveau régime, n'avaient une malveillance systématique
contre ce qui se passait. Les malheurs, ou du moins les ennuis
personnels qui en étaient la conséquence: la privation des emplois, la
nécessité de vendre, et fort mal, une bibliothèque qui était la joie de
mon grand-père, et qui a laissé une trace dans la mémoire des amateurs,
mille autres contrariétés, ne les empêchaient point de se sentir
délivrés. Ils étaient tout près de réaliser une parole célèbre de
l'empereur. Celui-ci, en pleine puissance, demandait aux personnes qui
se trouvaient autour de lui ce qu'on dirait après sa mort, et chacun
s'empressait à un compliment ou à une flatterie. Il les interrompit en
disant: «Comment! vous êtes embarrassés pour savoir ce qu'on dira? On
dira: «Ouf!»

     [Note 8: Dans une autre publication, les impressions et
     les sentiments de mon père seront décrits par lui-même, de
     sorte qu'il est inutile d'insister ici. On me permettra
     toutefois de donner, comme exemple de ce qu'il pensait alors,
     de ce qu'il a pensé toujours, une des chansons qu'il faisait
     en ce temps-là, car ce n'est un secret pour personne qu'il
     écrivait et chantait de jolies chansons qui avaient grand
     succès dans le monde. Ceux qui ont l'habitude ou le talent de
     ces compositions savent combien les auteurs en sont sincères,
     et plus qu'en tout autre écrit peut-être, on voit là sous une
     forme piquante, le fond même des idées d'un écrivain. Mon
     père a lui-même écrit quelque part que l'on retrouverait dans
     le recueil de ses chansons le germe, sinon le développement,
     de la plupart de ses idées. Il en est qui répondaient à un
     sentiment si intime, qu'il ne les chantait qu'à lui-même, et
     ne les montrait à personne. La poésie, légère ou sérieuse,
     est une confidente à laquelle on ne peut rien cacher quand
     l'habitude est prise de se confier à elle. Voici donc une de
     ses chansons politiques du commencement de la Restauration.
     Je ne la donne point, comme une des meilleures au point de
     vue de l'art, mais comme un renseignement. Et pourtant il est
     difficile de n'en pas remarquer le tour aisé et la finesse,
     rares pour un jeune homme de dix-huit ans:

     LA MARQUISE OU L'ANCIEN RÉGIME

     AIR: _Croyez-moi, buvons à longs traits_.

        Ainsi parlait une marquise,
        Une marquise d'autrefois,
        Qui fit sa première sottise
        En mil sept cent cinquante-trois.
        «Ah! disait-elle, quand j'y pense,
        Je voudrais m'y revoir encor:
        C'était vraiment le siècle d'or,
        Moins le costume et l'innocence.

        Croyez-moi, c'était le bon temps:
        Que je vous plains d'avoir vingt ans!

        Mise au couvent selon l'usage,
        Grâce aux leçons du tentateur,
        De mes questions avant l'âge
        J'effrayais notre directeur.
        Un frère de soeur Cunégonde,
        Le marquis, venait au parloir.
        Il m'apprit ce qu'il faut savoir
        Pour se présenter dans le monde.

        Croyez-moi, c'était le bon temps:
        Que je vous plains d'avoir vingt ans!

        Il fit tant que, par convenance,
        À m'épouser il fut réduit.
        Je n'ai pas gardé souvenance
        D'avoir vu son bonnet de nuit

        «Vous n'avez pas vu le bon temps;
        Que je vous plains d'avoir vingt ans!»
        C'était un seigneur à la mode.
        Pour lui je n'avais aucun goût,
        Et lui ne m'aimait pas du tout....
        Je n'ai rien vu de si commode.

        Mes enfants, c'était le bon temps:
        Que je vous plains d'avoir vingt ans!

        Ce que j'ai vu ne peut se rendre.
        Ah! les hommes sont bien tombés.
        Tenez, je ne puis pas comprendre
        Comment on se passe d'abbés.
        Que j'ai vu d'âmes bien conduites
        Par leur galante piété!
        Sans eux j'aurais bien regretté
        Qu'on ait supprimé les jésuites.

        Mes enfants, c'était le bon temps:
        Que je vous plains d'avoir vingt ans!

        C'est un sot métier, sur mon âme,
        Que d'être jolie aujourd'hui.
        Je vois plus d'une jeune femme
        Sécher de sagesse et d'ennui.
        Plus d'un grand mois après la noce,
        J'ai vu, certes j'en ai bien ri,
        J'ai vu ma nièce et son mari
        Tous deux dans le même carrosse!
        Vous n'avez pas vu le bon temps:
        Que je vous plains d'avoir vingt ans!

        Hélas! des plaisirs domestiques
        Ignorant la solidité,
        Petits esprits démocratiques,
        Vous radotez de liberté.
        Cette liberté qu'on encense
        N'est rien qu'un rêve dangereux.
        Ah! de mon temps, pour être heureux
        C'était assez de la licence.

        Croyez-moi, c'était le bon temps:
        Que je vous plains d'avoir vingt ans!

        Mais, sous un règne légitime,
        Dédaignant de vaines clameurs,
        Reprenez à l'ancien régime
        Ses lois, afin d'avoir ses moeurs.
        Alors, comme dans ma jeunesse,
        Un chacun sera bon chrétien.
        Vous voyez, je m'amusais bien,
        Et n'ai jamais manqué la messe.

        Croyez-moi, c'était le bon temps!
        Que je vous plains d'avoir vingt ans!]



V.


Il était difficile de songer aux intérêts personnels, et de ne pas être
occupé ou distrait uniquement par le spectacle que donnaient la France
et l'Europe. La curiosité devait prévaloir sur l'ambition dans la
famille telle qu'on la peut concevoir. Mon grand-père pensait pourtant à
entrer dans l'administration, et reprenait ses projets, toujours déçus,
du conseil d'État; mais il y mettait la même négligence ou indifférence.
S'il y fût entré, il n'aurait fait qu'imiter la plupart des anciens
fonctionnaires de l'Empire, car l'opposition bonapartiste n'a commencé
que vers la fin. Les membres mêmes de la famille impériale avaient des
relations suivies et amicales avec le nouveau régime, ou plutôt avec
l'ancien régime restauré. L'impératrice Joséphine fut traitée avec
égards, et l'empereur Alexandre la venait voir souvent à la Malmaison.
Elle désirait se faire une situation digne et convenable, confiait à sa
dame du palais qu'elle voulait demander pour son fils Eugène le titre de
connétable, ce qui était peu connaître l'esprit de la Restauration. La
reine Hortense, qui devait plus tard être l'ennemie acharnée des
Bourbons, et entrer dans de nombreuses conspirations, obtint le duché de
Saint-Leu, dont elle voulut remercier le roi Louis XVIII. Tous les
projets de ce genre d'ailleurs furent bientôt abandonnés; car
l'impératrice Joséphine fut subitement enlevée par un mal de gorge
gangreneux en mai 1814, et le dernier lien qui rattachait les miens à la
famille Bonaparte fut à jamais rompu.

Les Bourbons toutefois semblèrent prendre à tache d'irriter, de
décourager ceux que leur gouvernement aurait dû rallier, et peu à peu
s'établissait l'opinion que leur règne serait peu durable, et que la
France, alors surtout plus passionnée pour l'égalité que pour la
liberté, demanderait à reprendre ce joug que l'on croyait brisé, et que
les jours reviendraient d'éclat et de misère. Ce ne fut donc pas avec
autant d'étonnement qu'on le pourrait croire que mon grand-père revint
un jour chez lui, annonçant qu'il venait d'apprendre d'un de ses amis
que l'empereur, échappé de l'île d'Elbe, avait débarqué à Cannes. Les
événements historiques étonnent plus ceux qui en entendent le récit que
les témoins. Il semble qu'une sorte de pressentiment s'ajoute à toutes
les inductions de la logique. Ceux-là surtout qui avaient vu de près ce
grand homme le devaient croire capable de venir mettre de nouveau en
péril, par une égoïste et grandiose fantaisie, et les Français et la
France. C'était pourtant une grande aventure, et qui obligeait chacun à
songer non seulement à l'avenir politique, mais encore à l'avenir
personnel. Même ceux qui n'avaient, comme M. de Rémusat, témoigné
d'aucune façon publique de leurs sentiments, et qui ne demandaient que
le repos et l'obscurité, pouvaient avoir tout à craindre, et devaient
tout prévoir. L'incertitude ne fut pas longue, et, avant même que
l'empereur fût entré dans Paris, M. Réal venait annoncer à M. de Rémusat
qu'il était exilé avec douze ou quinze personnes, au nombre desquelles
se trouvait M. Pasquier.

Un événement plus grave que l'exil, et qui a laissé dans le souvenir de
mon père une trace plus profonde, s'était passé entre la nouvelle du
débarquement de Napoléon et son arrivée aux Tuileries. Le lendemain même
du jour où ce débarquement était public, madame de Nansouty était
accourue chez sa soeur, tout effrayée et troublée des récits qu'on lui
faisait, des persécutions auxquelles seraient exposés les ennemis de
l'empereur, vindicatif et tout-puissant. Elle lui dit qu'on allait
exercer toutes les inquisitions d'une police rigoureuse, que M.
Pasquier craignait d'être inquiété, et qu'il fallait se débarrasser de
tout ce que la maison pouvait contenir de suspect. Ma grand'mère, qui
d'elle-même peut-être n'y eût pas pensé, se troubla en songeant que chez
elle on trouverait un manuscrit tout fait pour compromettre son mari, sa
soeur, son beau-frère, ses amis. Elle poursuivait en effet dans le plus
grand secret depuis bien des années, peut-être depuis son entrée à la
cour, des Mémoires écrits chaque jour sous l'impression des événements
et des conversations. Elle y racontait presque tout ce qu'elle avait vu
et entendu. À Paris, à Saint-Cloud, à la Malmaison, elle avait pris,
depuis douze ans, l'habitude de tracer des éphémérides où, mêlés avec
les événements, les mouvements du caractère et de l'esprit tenaient la
plus grande place. Ce journal avait la forme d'une correspondance
intime. C'était une série de lettres écrites de la cour à une amie à
laquelle on ne cachait rien. L'auteur sentait tout le prix de cet
ouvrage, ou plutôt ces lettres fictives lui rappelaient sa vie tout
entière, ses plus chers et ses plus douloureux souvenirs. Comment
risquer, pour ce qui pouvait ne paraître qu'un amour-propre littéraire
ou sentimental, le repos, la liberté, la vie même de tous les siens?
Personne ne connaissait l'existence de cet écrit, sauf son mari et
madame Chéron, femme du préfet de ce nom, très ancienne et fidèle amie.
Elle songea à celle-ci, qui avait déjà gardé ce dangereux manuscrit, et
courut la chercher. Malheureusement madame Chéron était absente, et ne
devait de longtemps rentrer. Que faire? Ma grand'mère rentra tout émue
et, sans réflexion ni délai, jeta dans le feu tous ses cahiers. Mon père
entra dans la chambre tandis qu'elle brûlait les dernières feuilles avec
quelque lenteur afin que la flamme ne fût pas trop vive. Il avait alors
dix-sept ans, et m'a souvent raconté cette scène, dont le souvenir lui
était très pénible. Il crut d'abord que ce n'était là qu'une copie des
Mémoires qu'il n'avait point lus, et que l'original précieux restait
caché quelque part. Il lança lui-même le dernier cahier dans les flammes
sans y attacher une grande importance: «Peu de gestes, me disait-il,
quand j'ai su la vérité, ont laissé de plus cruels regrets dans une
âme.»

Ces regrets dès le premier moment furent si vifs chez l'auteur et chez
son fils, car ils comprirent immédiatement que ce sacrifice cruel était
inutile, que, durant des années, ils n'en purent parler même entre eux,
ni surtout à mon grand-père. Celui-ci prit très philosophiquement son
exil, qui ne lui interdisait pas le séjour de la France, mais seulement
Paris et les environs. Il décida que tous iraient passer l'orage en
Languedoc. Il avait là une terre rachetée par lui aux héritiers de M. de
Bastard, aïeul de sa femme, et dont l'administration était depuis
longtemps négligée. Ils partirent donc tous pour Lafitte, où mon père
devait vivre plus tard tant de mois, tant d'années, tantôt au milieu de
l'agitation politique, tantôt y retrouvant une vie laborieuse et douce,
tantôt s'y reposant d'un nouvel exil, car le mal que devait faire le
pouvoir absolu aux bons citoyens ne devait point se borner à cette année
1815, et les Napoléon sont revenus en France de plus loin que de l'île
d'Elbe.

Mon grand-père partit le 13 mars pour Lafitte, où sa famille le
rejoignit peu de jours après. C'est là qu'ils passèrent les trois mois
de ce règne plus court, mais plus funeste encore que l'autre, et que
l'on a appelé les _Cent-Jours_; c'est là que mon père a commencé sa
carrière d'écrivain, ne composant pas encore des oeuvres personnelles,
mais traduisant Pope, Cicéron et Tacite. Ses seuls écrits originaux
étaient ses chansons. Ils vivaient tranquilles, unis, presque heureux,
attendant la fin de cette tragédie dont le dénouement était prévu, et la
nouvelle de la bataille de Waterloo vint les y trouver. En même temps
que l'abdication de Napoléon, ils apprenaient que M. de Rémusat était
nommé préfet de la Haute-Garonne, par ordonnance du 12 juillet 1815. Cet
emploi convenait parfaitement au mari, en le faisant rentrer dans
l'administration qu'il aimait, sans l'obliger à la parade des cours,
mais plaisait moins à la femme, qui regrettait Paris et ses amitiés, et
redoutait les agitations de la ville de Toulouse livrée à la violence du
royalisme du Midi, à la terreur blanche, comme on disait alors. Le
nouveau préfet s'y rendit aussitôt, et y apprit en arrivant l'assassinat
du général Hamel, qui avait pourtant arboré le drapeau blanc au
Capitole. Tant est grande l'injustice et la violence des partis, même
triomphants, surtout triomphants! Mais, si intéressant que soit cet
épisode de nos troubles civils, il n'est pas nécessaire d'y insister. Il
s'agit ici non du préfet, mais surtout de madame de Rémusat. Celle-ci,
un peu inquiète des événements, et, peut-être, craignant la vivacité des
opinions de son fils, médiocrement compatibles avec une situation
officielle, permit à celui-ci de revenir à Paris, ce qui lui convenait
fort. Alors commença entre eux une correspondance qui les fera tous deux
mieux connaître, et en apprendra peut-être plus sur l'auteur de ces
Mémoires que ces Mémoires mêmes.

C'est pourtant de cet ouvrage seulement qu'il s'agit ici, et il n'est
pas nécessaire de raconter en détail les mois, même les années qui
suivirent cette année 1815. Inaugurée dans un jour sanglant,
l'administration du département fut très difficile pendant dix-neuf
mois. Tandis qu'à Paris, le fils, vivant dans une société très libérale,
arrivait à un royalisme constitutionnel très avancé, qui n'était plus
guère que tolérant envers les Bourbons, le père subissait d'une société
fort différente un effet tout semblable, et, par ses actes et ses
propos, se plaçait au premier rang parmi les fonctionnaires les moins
royalistes, les plus libéraux, du gouvernement royal. Il était modéré,
ami des lois, équitable, point déclamateur, point aristocrate, point
dévot. La ville de Toulouse était à peu près le contraire de tout cela;
il y réussit cependant, et y a laissé de bons souvenirs qui
disparaissent peu à peu avec les hommes, mais dont mon père a plus d'une
fois retrouvé la trace. Ces premiers temps de liberté constitutionnelle,
même en une province peu destinée à en pratiquer hardiment les théories,
sont curieux. À la lueur de cette liberté s'éclairait ce que l'Empire
avait laissé dans l'ombre. Tout renaissait: les opinions, les
sentiments, les rancunes, les passions, la vie enfin. Le gouvernement
des Bourbons était représenté par un prêtre marié, M. de Talleyrand, et
un jacobin régicide, M. Fouché, mais ce n'était pas encore assez pour
résister à la faction réactionnaire de ce temps-là, et la politique
libérale ne triompha que par l'avènement du ministère de MM. Decazes,
Pasquier, Molé et Royer-Collard, et par l'ordonnance célèbre du 5
septembre. Cette politique nouvelle devait naturellement profiter à ceux
qui l'avaient pratiquée d'avance, et l'on ne sut pas mauvais gré au
préfet de l'échec des libéraux dans les élections de la Haute-Garonne.
Dès que le ministère se fut consolidé, et que M. Lainé eut succédé à M.
de Vaublanc, mon grand-père fut nommé préfet de Lille, et voici comment
mon père, dans une lettre déjà citée, rapporte les effets de ces
événements sur les opinions de ma grand'mère:

«La nomination de mon père à Lille ramena ma mère au sein du grand
mouvement de l'esprit public, mouvement qui allait bientôt se prononcer
comme il ne l'avait point fait peut-être depuis 1789. Son esprit, sa
raison, tous ses sentiments et toutes ses croyances allaient faire un
grand pas. L'Empire, après lui avoir donné d'abord la curiosité et
l'intelligence des grandes affaires de ce monde, lui avait donné plus
tard le principe d'un mouvement propre vers un but moral, en lui
inspirant l'horreur de la tyrannie. De là un goût vague pour un
gouvernement régulier fondé sur la loi, la raison et l'esprit national;
de là une certaine acceptation des formes de la constitution
d'Angleterre. Son séjour à Toulouse et la réaction de 1815 lui donnèrent
une connaissance des réalités sociales qu'on n'acquiert jamais dans les
salons de Paris, l'intelligence des résultats et même des causes de la
Révolution, l'instinct des besoins et des sentiments de la nation. Elle
comprit d'une manière générale où étaient l'appui solide, la force, la
vie, le droit. Elle sut qu'il existait une France nouvelle, et quelle
elle était, et que c'était pour cette France et par elle qu'il fallait
gouverner.»



VI.


Le séjour à Lille fut interrompu par quelques voyages à Paris, où ma
grand'mère retrouvait son fils, qui préludait par des plaisirs de
société aux succès plus littéraires qu'il devait obtenir quelques mois
plus tard. C'était d'ailleurs déjà écrire et composer que d'envoyer
sans cesse à sa mère des lettres de politique et de littérature.
Celle-ci avait plus de loisirs à Lille qu'à Paris, et, quoique sa santé
fût toujours faible, elle reprit le goût des travaux de l'esprit.
Jusque-là, elle n'avait guère écrit que ses Mémoires brûlés, et à peine
s'était-elle essayée à quelques courtes nouvelles ou petits articles.
Elle tenta, dans l'oisiveté de la province, un roman par lettres
intitulé: _les Lettres espagnoles, ou l'Ambitieux_. Tandis qu'elle y
travaillait avec goût et succès, en 1818, parurent les _Considérations
sur la révolution française_, ouvrage posthume de madame de Staël, et
elle en ressentit la plus vive impression. Après soixante ans écoulés,
on se rend mal raison de l'effet extraordinaire d'un tel ouvrage,
conversation éloquente sur les principes de la Révolution. Les opinions
de l'auteur, très nouvelles alors, ne sont plus pour nous que
d'excellents et nobles lieux communs, dont la vérité est partout admise.
Il n'en était pas de même au lendemain de l'Empire. Tout était nouveau
alors, et les fils, troublés par vingt ans de tyrannie, avaient besoin
d'apprendre ce que savaient si bien leurs pères de 1789. Ce qui frappa
surtout ma grand'mère, ce sont les pages véhémentes où l'auteur se livre
à sa haine un peu déclamatoire contre Napoléon. Elle éprouvait bien
quelques sentiments analogues; mais elle ne pouvait oublier qu'elle
avait pensé d'une façon tant soit peu différente. Les personnes qui
aiment à écrire sont bien aisément tentées d'expliquer sur le papier
leur conduite et leurs sentiments. C'est une manière de les mieux
comprendre. Elle fut prise du désir de porter le jour dans ses
souvenirs, d'exposer ce qu'avait été l'Empire pour elle, comment elle
l'avait aimé et admiré, puis jugé et redouté, puis suspecté et haï, puis
enfin abandonné. Les Mémoires qu'elle avait détruits en 1815 auraient
été la plus naïve et la plus exacte exposition de cette succession de
faits, de situations et de sentiments. On ne pouvait songer à les
reproduire; mais il était possible d'en faire d'autres auxquels une
mémoire fidèle et une conscience honnête pouvaient donner autant de
sincérité. Tout animée à ce projet, elle écrivait à son fils, le 27 mai
1818:

«J'ai été prise hier d'une lubie nouvelle. Vous saurez maintenant que je
m'éveille tous les jours à six heures, et que j'écris depuis lors très
exactement jusqu'à neuf heures et demie. J'étais donc sur mon séant,
avec tous les cahiers de mon _Ambitieux_ autour de moi. Mais quelques
chapitres de madame de Staël me trottaient par l'esprit. Tout à coup je
jette le roman de côté, je prends un papier blanc; me voilà mordue du
besoin de parler de Bonaparte; me voilà contant la mort du duc
d'Enghien, cette terrible semaine que j'ai passée à la Malmaison; et,
comme je suis une personne d'émotion, au bout de quelques lignes, il me
semble que je suis encore à ce temps; les faits et les paroles me
reviennent comme d'eux-mêmes; j'ai écrit vingt pages entre hier et
aujourd'hui, cela m'a assez fortement remuée.»

La même occasion qui réveillait les impressions de la mère, éveillait
les opinions et les goûts littéraires du fils, et, tandis qu'il publiait
dans les _Archives_[9] un article sur le livre de madame de Staël, le
premier qu'il ait imprimé, il écrivait à sa mère les lignes qui suivent,
le même jour 27 mai 1818. Les deux lettres se sont croisées en route,
comme on dit.

     [Note 9: _Archives philosophiques, politiques et
     littéraires_, t. V. Paris, 1818. Mon père a réimprimé cet
     article dans le recueil intitulé: _Critiques et Études
     littéraires, ou Passé et Présent_, par Ch. de Rémusat, 2 vol.
     in-18. Paris, 1857.]

«Honneur aux gens de bonne foi! Ce livre, ma mère, a réveillé très
vivement mon regret que vous ayez brûlé vos Mémoires; mais je me suis
dit aussi qu'il faut y suppléer. Vous le devez, à vous, à nous, à la
vérité. Relisez d'anciens almanachs, prenez le _Moniteur_ page à page,
relisez et redemandez vos anciennes lettres écrites à vos amis, et
surtout à mon père. Tâchez de retrouver, non pas les détails des
événements, mais surtout vos impressions à propos des événements.
Replacez-vous dans les opinions que vous n'avez plus, dans les
illusions que vous avez perdues; retrouvez vos erreurs mêmes.
Montrez-vous, comme tant de personnes honorables et raisonnables,
indignée et dégoûtée des horreurs de la Révolution, entraînée par une
aversion naturelle mais peu raisonnée, séduite par un enthousiasme, au
fond très patriotique, pour un homme. Dites que nous étions tous alors
devenus comme étrangers à la politique. Nous ne redoutions nullement
l'empire d'un seul, nous courions au-devant. Montrez ensuite l'homme de
ce temps-là se corrompant, ou se découvrant, à mesure qu'il croissait en
puissance. Faites voir par quelle triste nécessité, à mesure que vous
perdiez une illusion sur lui, vous tombiez davantage dans sa dépendance,
et comment moins vous lui obéissiez de coeur, plus il a fallu lui obéir
de fait; comment enfin, après avoir cru à la justesse de sa politique
parce que vous vous trompiez sur sa personne, une fois désabusée sur
son caractère, vous avez commencé à l'être sur son système, et comment
l'indignation morale vous a conduite peu à peu à ce que j'appellerai une
haine politique. Voilà ce que je vous demande en grâce de faire, ma
mère. Vous m'entendrez, n'est-ce pas? et vous le ferez.»

Deux jours après, le 30 mai, ma grand'mère répondait à son fils:

«N'admirez-vous pas comme nous nous entendons? Je lis donc ce livre; je
suis frappée comme vous; je regrette ces pauvres Mémoires sur nouveaux
frais, et je me mets à écrire sans trop savoir où cela me mènera; car,
mon cher enfant, c'est une entreprise réellement un peu forte que celle
qui me tente, et que vous me prescrivez. Je vais donc voir cependant à
me rappeler certaines époques, d'abord sans ordre ni suite, comme les
choses me reviendront. Vous pouvez vous fier à moi pour être vraie.
Hier, j'étais seule devant mon secrétaire. Je cherchais dans mon
souvenir les premiers moments de mon arrivée près de ce malheureux
homme. Je sentais de nouveau une foule de choses, et ce que vous appelez
si bien _ma haine politique_ était toute prête à s'effacer pour faire
place à mes illusions premières.»

Quelques jours plus tard, le 8 juin 1818, elle insistait sur les
difficultés de sa tâche:

«Savez-vous que j'ai besoin de tout mon courage pour faire ce que vous
m'avez prescrit? Je ressemble un peu à une personne qui aurait passé dix
ans aux galères, et à qui on demanderait le journal de la manière dont
elle y employait son temps. Aujourd'hui, mon imagination se flétrit
quand elle revient sur tous ces souvenirs. J'éprouve quelque chose de
pénible et de mes illusions passées, et de mes sentiments présents. Vous
avez raison de dire que j'ai l'âme vraie; mais il s'ensuit que je ne
sens pas impunément comme tant d'autres, et je vous assure que, depuis
huit jours, je sors toute mélancolique de ce bureau où vous et madame de
Staël m'avez placée. Je ne pourrais, du reste, dire à un autre que vous
mes secrètes impressions. On ne m'entendrait pas, et on se moquerait de
moi.»

Enfin, le 28 septembre et le 8 octobre de la même année, elle écrivait à
son fils:

«Si j'étais homme, bien certainement je donnerais une part de ma vie à
étudier _la Ligue_; mais, comme je ne suis qu'une femme, je me borne à
brocher des paroles sur celui que vous savez. Quel homme! quel homme,
mon fils! Il m'épouvante à retracer; c'est un malheur pour moi que
d'avoir été trop jeune, quand je vivais auprès de lui. Je ne pensais pas
assez sur ce que je voyais, et, aujourd'hui que nous avons marché, mon
temps et moi, mes souvenirs me remuent davantage que ne faisaient les
événements.--Si vous venez... vous trouverez, je crois, que je n'ai pas
trop perdu mon temps cet été. J'ai bien écrit déjà près de cinq cents
pages, et j'en écrirai bien davantage; la besogne s'allonge à mesure que
je m'y mets. Il faudrait ensuite beaucoup de temps et de patience pour
ordonner tout cela; je n'aurai jamais peut-être ni l'un ni l'autre; ce
sera votre affaire quand je ne serai plus de ce monde...»

«Votre père, écrivait-elle encore, dit qu'il ne connaît personne à qui
je puisse montrer ce que j'écris. Il prétend que personne ne pousse plus
loin que moi le talent d'être _vraie_, c'est son expression. Or donc, je
n'écris pour personne. Un jour, vous trouverez cela dans mon inventaire,
et vous en ferez ce que vous voudrez.»--«Mais savez-vous (8 octobre
1818) une réflexion qui me travaille quelquefois? Je me dis: «S'il
arrivait qu'un jour mon fils publiât tout cela, que penserait-on de
moi?» Il me prend une inquiétude qu'on ne me crût mauvaise, ou du moins
malveillante. Je sue à chercher des occasions de louer. Mais cet homme a
été si _assommateur_ de la vertu, et nous, nous étions si abaissés, que
bien souvent le découragement prend à mon âme, et le cri de la vérité me
presse.»

On voit, par ces fragments de lettres, sous l'empire de quels sentiments
les Mémoires ont été conçus et écrits. Ce n'a été ni un passe-temps
littéraire, ni un plaisir d'imagination, ni l'effet d'une prétention
d'écrivain, ni l'essai d'une apologie intéressée; mais la passion de la
vérité, le spectacle politique que l'auteur avait sous les yeux,
l'influence d'un fils chaque jour mieux affermi dans les opinions
libérales qui devaient faire le charme et l'honneur de sa vie, lui ont
donné le courage de poursuivre cette oeuvre pendant plus de deux années.
Elle avait compris cette noble politique qui place les droits des hommes
au-dessus des droits de l'État. Ce n'est pas tout. Comme il arrive aux
personnes fortement attachées à une oeuvre intellectuelle, tout
s'animait et s'éclairait à ses yeux, et jamais elle n'avait mené une vie
si active. À travers les maux d'une santé chancelante, elle venait sans
cesse de Lille à Paris, jouait le rôle d'Elmire, du _Tartufe_, à
Champlâtreux chez M. Molé, s'occupait d'un ouvrage sur les femmes du
XVIIe siècle, qui est devenu son _Essai sur l'éducation des femmes_,
donnait des notes à Dupuytren pour un éloge de Corvisart, publiait même
une nouvelle dans le _Lycée français_[10].

     [Note 10: _Lycée français ou Mélange de littérature et de
     critique_, t. III, p. 281 (1820).]

Au milieu du bonheur complet que lui donnaient le repos de la vie et
l'activité d'esprit, les succès administratifs de son mari, et les
succès littéraires de son fils, sa santé fut gravement atteinte, d'abord
par une maladie des yeux, qui, sans menacer absolument la vue, devint
pénible et gênante, puis par une irritation générale dont la muqueuse de
l'estomac était le principal siège; après quelques alternatives de
crises et de bien-être, son fils la ramena à Paris le 28 novembre 1821,
très troublée, très souffrante, dans un état inquiétant pour ceux qui
l'aimaient, mais qui ne paraissait pas aux médecins présenter un danger
prochain. Broussais seul était sombre sur l'avenir, et frappa dès ce
jour mon père par cette puissance d'induction à laquelle il a dû ses
découvertes et ses erreurs. Les premiers temps de son retour furent
pourtant occupés par elle aux travaux de littérature et d'histoire, aux
conversations politiques qui réunissaient près d'elle un grand nombre
d'hommes d'État. Elle put encore s'intéresser à la chute du ministère du
duc Decazes, et prévoir que l'arrivée aux affaires de M. de Villèle,
c'est-à-dire des ultras, des réactionnaires, comme on dirait
aujourd'hui, rendrait impossible à son mari de conserver la préfecture
de Lille. Celui-ci fut en effet révoqué le 9 janvier 1822. Mais avant ce
jour, elle était morte subitement dans la nuit du 16 décembre 1821, à
l'âge de quarante et un ans.

Elle a laissé à son fils une douleur qui ne s'est jamais effacée, à ses
amis le souvenir d'une femme très distinguée et très bonne. Nul d'entre
eux ne survit aujourd'hui, et nous avons vu disparaître les derniers: M.
Pasquier, M. Molé, M. Guizot, M. Leclerc. En me conformant au désir, à
la volonté de mon père, je lui rends aujourd'hui le meilleur hommage,
par la publication de ces Mémoires inachevés, qu'à l'exception de
quelques chapitres elle n'a pu revoir ni corriger. L'ouvrage devait se
diviser en cinq parties correspondant à cinq époques. Elle n'en a traité
que trois, qui remplissent l'intervalle de 1802 au commencement de 1808,
c'est-à-dire depuis son entrée à la cour jusqu'au début de la guerre
d'Espagne. Les parties qui manquent auraient décrit le temps qui
s'écoula entre cette guerre et le divorce (1808-1809), et enfin les cinq
années suivantes, terminées par la chute de l'empereur. Il serait puéril
de ne pas prévoir qu'une telle publication peut attirer à l'auteur et à
l'éditeur des insinuations, des désobligeances, ou des violences
politiques. Au lieu de s'intéresser à l'analogie des opinions de trois
générations qui s'y peuvent retrouver, et de remarquer la différence des
temps, on relèvera les contradictions apparentes. On s'étonnera qu'on
puisse être chambellan, ou dame du palais, et si peu servile, si libéral
et si peu froissé par le 18 brumaire, si patriote et si peu
bonapartiste, si séduit par le génie et si sévère pour ses fautes, si
clairvoyant sur la plupart des membres de la famille impériale, si
indulgent ou si aveugle pour d'autres qui n'ont pourtant pas laissé une
trace moins funeste dans notre histoire nationale. Il sera difficile
pourtant de ne pas rendre justice à la sincérité, à l'honnêteté, à
l'esprit de l'auteur. Il sera impossible de ne pas devenir en le lisant
plus sévère pour le pouvoir absolu, moins dupe de ses sophismes et de
son apparente prospérité! C'est, quant à moi, ce que j'en veux surtout
retenir, et il aurait suffi pour toute préface à ce récit d'écrire ces
mots que disait mon père, il y a soixante ans, lorsqu'il lisait madame
de Staël, et demandait à sa mère de raconter ces années cruelles:
«Honneur aux gens de bonne foi!»

PAUL DE RÉMUSAT.



MÉMOIRES
DE
MADAME DE RÉMUSAT



INTRODUCTION

PORTRAITS ET ANECDOTES.


Au moment où je commence ces Mémoires, je crois devoir les faire
précéder de quelques observations sur le caractère de l'empereur et des
différents personnages de sa famille. Il me semble qu'elles m'aideront
dans la tâche assez difficile que j'entreprends, et qu'elles me
serviront à me retrouver au milieu de tant d'impressions si diverses que
j'ai reçues depuis l'espace de douze années. Je commencerai par
Bonaparte lui-même. Je suis loin de l'avoir toujours vu sous le même
aspect où il m'apparaît aujourd'hui: mes opinions _ont fait route_ avec
lui; mais je sens mon esprit si loin des atteintes d'une récrimination
personnelle, qu'il ne me paraît pas possible de m'écarter de la mesure
que doit toujours garder la vérité.


NAPOLÉON BONAPARTE.

Bonaparte est de petite taille, assez mal proportionné, parce que son
buste trop long raccourcit le reste de son corps. Il a les cheveux rares
et châtains, les yeux gris bleu; son teint, jaune tant qu'il fut maigre,
devint plus tard d'un blanc mat et sans aucune couleur. Le trait de son
front, l'enchâssement de son oeil, la ligne du nez, tout cela est beau
et rappelle assez les médailles antiques. Sa bouche, un peu plate,
devient agréable quand il rit, ses dents sont régulièrement rangées; son
menton est un peu court et sa mâchoire lourde et carrée; il a le pied et
la main jolis; je le remarque, parce qu'il y apportait une grande
prétention.

Son attitude le porte toujours un peu en avant; ses yeux, habituellement
ternes, donnent à son visage, quand il est en repos, une expression
mélancolique et méditative. Quand il s'anime par la colère, son regard
devient facilement farouche et menaçant. Le rire lui va bien, il
désarme et rajeunit toute sa personne. Il était alors difficile de ne
pas s'y laisser prendre, tant il embellissait et changeait sa
physionomie. Sa toilette a toujours été fort simple, il portait
habituellement l'un des uniformes de sa garde. Il avait de la propreté
plus par système que par goût; il se baignait souvent, quelquefois au
milieu de la nuit, parce qu'il croyait cette habitude utile à sa santé.
Mais, hors de là, la précipitation avec laquelle il faisait toute chose
ne permettait guère que ses vêtements fussent placés sur lui avec soin,
et, dans les jours de gala et de grand costume, il fallait que ses
valets de chambre s'entendissent entre eux pour saisir le moment de lui
ajuster quelque chose. Il ne savait bien porter aucun ornement; la
moindre gêne lui a toujours paru insupportable. Il arrachait ou brisait
tout ce qui lui causait le plus léger malaise, et quelquefois le pauvre
valet de chambre qui lui avait attiré cette passagère contrariété
recevait une preuve violente et positive de sa colère.

J'ai dit qu'il y avait une sorte de séduction dans le sourire de
Bonaparte; mais, durant tout le temps que je l'ai vu, il ne l'employait
pas fréquemment. La gravité était le fond de son caractère; non celle
qui vient de la noblesse et de la dignité des habitudes, mais celle que
donne la profondeur des méditations. Dans sa jeunesse, il était rêveur;
plus tard, il devint triste, et, plus tard encore, tout cela se changea
en mauvaise humeur presque continuelle. Quand je commençai à le
connaître, il aimait fort tout ce qui porte à la rêverie: Ossian, le
demi-jour, la musique mélancolique. Je l'ai vu se passionner au murmure
du vent, parler avec enthousiasme des mugissements de la mer, être tenté
quelquefois de ne pas croire hors de toute vraisemblance les apparitions
nocturnes; enfin, avoir du penchant pour certaines superstitions.
Lorsque, en quittant son cabinet, il rentrait le soir dans le salon de
madame Bonaparte, il lui arrivait quelquefois de faire couvrir les
bougies d'une gaze blanche; il nous prescrivait un profond silence, et
se plaisait à nous faire ou à nous entendre conter des histoires de
revenants; ou bien il écoutait des morceaux de musique lents et doux,
exécutés par des chanteurs italiens, accompagnés seulement d'un petit
nombre d'instruments légèrement ébranlés. On le voyait alors tomber dans
une rêverie que chacun respectait, n'osant ni faire un mouvement, ni
bouger de sa place. Au sortir de cet état qui semblait lui avoir procuré
une sorte de détente, il était ordinairement plus serein et plus
communicatif. Il aimait alors assez à rendre compte des sensations qu'il
avait reçues. Il expliquait l'effet de la musique sur lui, préférant
toujours celle de Paesiello, «parce que, disait-il, elle est monotone,
et que les impressions qui se répètent sont les seules qui sachent
s'emparer de nous». Les habitudes géométriques de son esprit l'ont
toujours porté à analyser jusqu'à ses émotions. Bonaparte est l'homme
qui a le plus médité sur les _pourquoi_ qui régissent les actions
humaines. Incessamment tendu dans les moindres actions de sa vie, se
découvrant toujours un secret motif pour chacun de ses mouvements, il
n'a jamais expliqué ni conçu cette nonchalance naturelle qui fait qu'on
agit parfois sans projet et sans but. C'est ainsi que, jugeant toujours
les autres d'après lui, il s'est si souvent trompé, et que ses
conclusions et les actions qui s'ensuivaient ont donné à faux plus d'une
fois.

Bonaparte manque d'éducation et de formes; il semble qu'il ait été
irrévocablement destiné à vivre sous une tente, où tout est égal, ou sur
un trône, où tout est permis. Il ne sait ni entrer ni sortir d'une
chambre; il ignore comment on salue, comment on se lève ou s'asseoit.
Ses gestes sont courts et cassants, de même sa manière de dire et de
prononcer. Dans sa bouche, j'ai vu l'italien perdre toute sa grâce.
Quelle que fût la langue qu'il parlât, elle paraissait toujours ne lui
être pas familière; il semblait avoir besoin de la forcer pour exprimer
sa pensée. D'ailleurs, toute règle continue lui devient une gêne
insupportable, toute liberté qu'il prend lui plaît comme une victoire,
et jamais il n'eût voulu céder quelque chose même à la grammaire.

Il racontait que, dans sa jeunesse, il avait aimé les romans, en même
temps que les sciences exactes. Peut-être que son esprit se ressentait
de ce premier mélange. Mais il paraît qu'il est malheureusement tombé
sur les plus mauvais de ces sortes de livres, et il a gardé un tel
souvenir du plaisir qu'ils lui ont fait, que, lorsqu'il eut épousé
l'archiduchesse, il lui donna _Hippolyte, comte de Douglas_ et _les
Contemporaines_[11], «pour qu'elle prît une idée, disait-il, de la
délicatesse des sentiments et des usages de la société».

     [Note 11: _Les Contemporaines_ sont un roman ou plutôt
     une série de petits romans ou de portraits par Rétif de la
     Bretonne. Je ne sais quel est ce _Comte de Douglas_. (P. R.)]

Quand on veut essayer de peindre Bonaparte, il faudrait, en suivant les
formes analytiques pour lesquelles il a tant de goût, pouvoir séparer en
trois parts fort distinctes son âme, son coeur et son esprit, qui ne se
fondaient presque jamais les uns avec les autres.

Quoique très remarquable par certaines qualités intellectuelles, rien de
si rabaissé, il faut en convenir, que son âme. Nulle générosité, point
de vraie grandeur. Je ne l'ai jamais vu admirer, je ne l'ai jamais vu
comprendre une belle action. Toujours il se défiait des apparences d'un
bon sentiment; il ne fait nul cas de la sincérité et n'a pas craint de
dire qu'il reconnaissait la supériorité d'un homme au plus ou moins
d'habileté avec laquelle il savait manier le mensonge; et, à cette
occasion, il se plaisait à rappeler que l'un de ses oncles, dès son
enfance, avait prédit qu'il gouvernerait le monde, parce qu'il avait
coutume de toujours mentir. «M. de Metternich, disait-il encore, est
tout près d'être un homme d'État, il ment très bien.»

Tous les moyens de gouverner les hommes ont été pris par Bonaparte
parmi ceux qui tendent à les rabaisser. Il redoutait les liens
d'affection, il s'efforçait d'isoler chacun, il n'a vendu ses faveurs
qu'en éveillant l'inquiétude, pensant que la vraie manière de s'attacher
les individus est de les compromettre, et souvent même de les flétrir
dans l'opinion. Il ne pardonnait à la vertu que lorsqu'il avait pu
l'atteindre par le ridicule.

On ne peut pas dire qu'il ait vraiment aimé la gloire, il n'a pas hésité
à lui préférer toujours le succès; aussi, véritablement audacieux dans
la fortune, et la poussant aussi loin qu'elle peut aller, on l'a vu
constamment timide et troublé quand le malheur a pesé sur sa tête. Tout
courage généreux semble lui être étranger, et, sur ce point, on
n'oserait pas le dévoiler autant qu'il l'a fait lui-même par l'un de ses
aveux, consacré dans une anecdote que je n'ai jamais oubliée.

Un jour,--c'était après sa défaite de Leipzig et lorsque, de retour à
Paris, il s'occupait à rassembler les débris de son armée pour défendre
nos frontières,--il parlait à M. de Talleyrand du mauvais succès de la
guerre d'Espagne et des embarras où elle le plongeait à cette époque. Il
s'ouvrait sur sa propre situation, non pas avec ce noble abandon qui ne
craint pas de convenir d'une faute, mais avec ce sentiment hautain de la
supériorité qui permet de ne rien dissimuler. C'est même dans cet
entretien qu'au milieu de ses épanchements, M. de Talleyrand lui disant
tout à coup: «Mais, à propos, vous me consultez comme si nous n'étions
plus brouillés?» Bonaparte lui répondit: «Ah! aux circonstances, les
circonstances. Laissons le passé et l'avenir, et voyons votre avis sur
le moment présent.

--Eh bien, reprit M. de Talleyrand, il ne vous reste qu'un parti à
prendre: vous vous êtes trompé. Il faut le dire, et tâcher de le dire
noblement. Proclamez donc que, roi par le choix des peuples, élu des
nations, votre dessein n'a jamais été de vous dresser contre elles; que,
lorsque vous avez commencé la guerre d'Espagne, vous avez cru seulement
délivrer les peuples du joug d'un ministre odieux, encouragé par la
faiblesse de son prince; mais que, en y regardant de plus près, vous
vous apercevez que les Espagnols, quoique éclairés sur les torts de leur
roi, n'en sont pas moins attachés à sa dynastie; que vous allez donc la
leur rendre, pour qu'il ne soit pas dit que vous vous soyez opposé à
aucun voeu national. Après cette proclamation, rendez la liberté au roi
Ferdinand, et retirez vos troupes. Un pareil aveu pris de si haut et
quand les étrangers sont encore hésitants sur notre frontière, ne peut
que vous faire honneur, et vous êtes encore trop fort pour qu'il soit
pris pour une lâcheté.

--Une lâcheté? reprit Bonaparte; eh! que m'importe; sachez que je ne
craindrais nullement d'en faire une, si elle m'était utile. Tenez, au
fond, il n'y a rien de noble ni de bas dans ce monde; j'ai dans mon
caractère tout ce qui peut contribuer à affermir le pouvoir, et à
tromper ceux qui prétendent me connaître. Franchement, _je suis lâche,
moi, essentiellement lâche_; je vous donne ma parole que je
n'éprouverais aucune répugnance à commettre ce qu'ils appellent dans le
monde une action déshonorante. Mes penchants secrets, qui sont après
tout ceux de la nature, opposés à certaines affectations de grandeur
dont il faut que je me décore, me donnent des ressources infinies pour
déjouer les croyances de tout le monde. Il s'agit donc seulement
aujourd'hui de voir si ce que vous me conseillez s'accorde avec ma
politique présente, et de chercher encore (ajouta-t-il avec un sourire
de Satan, disait M. de Talleyrand) si vous n'avez point quelque intérêt
secret à m'entraîner dans cette démarche.»

Dussé-je prolonger ce portrait au delà des bornes ordinaires, je ne me
refuserai point à y insérer les différentes anecdotes que je ne saurais
rattacher ailleurs, et qui doivent servir à prouver ce que j'avance. En
voici une autre qui ne me paraît point déplacée en cet endroit.
Bonaparte était sur le point de partir pour l'Égypte; il alla voir M. de
Talleyrand, alors ministre des affaires étrangères du Directoire.
«J'étais dans mon lit assez malade (disait M. de Talleyrand); Bonaparte
s'assit près de moi, m'abandonna les rêveries de sa jeune imagination,
et m'intéressa par l'activité de son esprit, et aussi par les obstacles
qu'il devait rencontrer dans les ennemis secrets que je lui connaissais.
Il me parla de l'embarras où il se trouvait faute d'argent, et me dit
qu'il ne savait où en prendre. «Tenez, lui dis-je, ouvrez mon
secrétaire, vous y trouverez cent mille francs qui m'appartiennent; ils
sont à vous pour ce moment, vous me les rendrez à votre retour.»
Bonaparte me sauta au col, et j'éprouvai réellement un sentiment doux de
sa joie. Quand il fut consul, il me rendit l'argent que je lui avais
prêté; puis il me demanda un jour: «Quel intérêt pouviez-vous donc
avoir à me prêter cet argent? Je l'ai cent fois cherché dans ma tête
alors, et je ne me suis jamais bien expliqué quel avait pu être votre
but.--C'est, lui répondis-je, que je n'en avais point. Je me sentais
très malade; je pouvais fort bien ne vous revoir jamais; mais vous étiez
jeune, vous me causâtes une impression vive et pénétrante, et je fus
entraîné à vous rendre ce service sans la moindre arrière-pensée.--Dans
ce cas, reprit Bonaparte, et si c'était réellement sans prévision, vous
faisiez une action de dupe.»

En adoptant l'ordre que j'ai indiqué, je devrais parler maintenant du
coeur de Bonaparte. Mais, s'il était possible de croire qu'un être, sur
tout autre point semblable à nous, fût cependant privé de cette portion
de notre organisation qui nous donne le besoin d'aimer et d'être aimés,
je dirais qu'à l'instant de sa création, son coeur pourrait fort bien
avoir été oublié, ou bien peut-être était-il venu à bout de le comprimer
complètement. Il s'est toujours fait trop de bruit à lui-même pour être
arrêté par un sentiment affectueux, quel qu'il fût. Il ignore à peu près
les liens du sang, les droits de la nature; je ne sais même si la
paternité n'eût pas échoué devant lui. Il semblerait du moins qu'elle ne
lui apparaissait point comme la première de ses relations avec son fils.

Un jour, à son déjeuner, pendant lequel il avait admis Talma, ce qui lui
arrivait assez fréquemment, on lui amena le jeune Napoléon. L'empereur
le prend sur ses genoux, et, loin de lui faire aucune caresse, il
s'amuse à le frapper, mais à la vérité légèrement; puis, se retournant
vers Talma: «Talma, lui dit-il, dites-moi ce que je fais là.» Talma,
comme on le pense bien, était un peu embarrassé de sa réponse. «Vous ne
le voyez pas? reprend l'empereur; je fouette un roi!»

Malgré cette sécheresse habituelle, Bonaparte n'est pas cependant sans
avoir quelquefois éprouvé de l'amour. Mais quelle manière de le sentir,
bon Dieu! D'ailleurs, comme la dévotion, on sait que l'amour prend
toutes les nuances du caractère. Chez un être sensible, il se transforme
presque entièrement dans l'objet aimé, tandis que, chez un homme de la
trempe de Bonaparte, il ne tend qu'à exercer un despotisme de plus.

L'empereur méprise les femmes; ce n'est pas le moyen d'apprendre à les
aimer. Leur faiblesse lui apparaît une preuve sans réplique de leur
infériorité, et le pouvoir qu'elles ont acquis dans la société lui
semble une usurpation insupportable, suite et abus des progrès de cette
civilisation, toujours un peu son _ennemie personnelle_, selon
l'expression de M. de Talleyrand. Par ce côté, Bonaparte a éprouvé toute
sa vie une sorte de gêne avec les femmes; et, comme toute espèce de gêne
lui donne de l'humeur, il les a toujours abordées de mauvaise grâce, ne
sachant guère comment il faut leur parler. À la vérité, il n'a vu qu'un
bien petit nombre de celles qui auraient pu redresser ses idées. On peut
présumer de quelle nature furent ses liaisons dans sa première jeunesse;
il a trouvé en Italie cet abandon complet des moeurs dont la présence de
l'armée française augmentait la licence, et, quand il revint en France,
la société se trouvait entièrement dispersée. Le cercle corrompu qui
environnait le Directoire, ces femmes vaines et frivoles des gens
d'affaires et des fournisseurs: voilà quelles Parisiennes il fut admis à
connaître, et, quand il parvint au consulat et qu'il fit marier les
généraux et les aides de camp, ou qu'il appela leurs épouses à la cour,
il ne vit près de lui que de très jeunes personnes craintives et
silencieuses, ou bien les femmes de ses compagnons d'armes, tirées tout
à coup de leur très obscur réduit par la fortune de leurs maris, fortune
un peu trop subite pour qu'elles en pussent supporter l'évidence.

Je serais tentée de croire que Bonaparte, presque toujours exclusivement
occupé de politique, n'a guère été éveillé sur l'amour que par la
vanité. Il ne faisait cas d'une femme que lorsqu'elle était belle, ou au
moins jeune. Il aurait peut-être assez volontiers opiné pour que, dans
un pays bien organisé, on nous tuât comme certains insectes voués à une
mort prompte par la nature, lorsqu'ils ont accompli l'oeuvre de la
maternité. Et cependant Bonaparte a eu quelque affection pour sa
première femme; et, en effet, s'il s'est ému quelquefois, nul doute que
ce n'ait été et pour elle et par elle. On a beau être Bonaparte, on ne
peut pas échapper complètement à toutes les influences, et le caractère
se compose, non de ce qu'on est toujours, mais de ce que l'on est le
plus souvent.

Bonaparte était jeune quand il connut madame de Beauharnais; elle avait,
par le nom qu'elle portait et l'extrême élégance de ses manières, une
grande supériorité sur le cercle où il la démêla. Elle s'attacha à lui,
flatta son orgueil; elle lui valut un grade élevé; il s'accoutuma à
joindre l'idée de son influence à ce qui lui arrivait d'heureux. Cette
superstition, qu'elle entretenait fort habilement, a eu longtemps un
grand pouvoir sur lui; elle a même retardé plus d'une fois l'exécution
de ses projets de divorce. En épousant madame de Beauharnais, Bonaparte
crut s'être allié à une très grande dame; c'était donc une conquête de
plus. Je parlerai avec plus de détail du charme qu'elle sut exercer sur
lui, quand je traiterai plus particulièrement d'elle.

Malgré la préférence qu'il lui accordait, je l'ai pourtant vu amoureux
deux ou trois fois; et c'est alors qu'il donnait la mesure du despotisme
de son caractère. Combien il s'irritait du moindre obstacle! Comme il
repoussait rudement les jalouses inquiétudes de sa femme! «Vous devez,
lui disait-il, vous soumettre à toutes mes fantaisies, et trouver tout
simple que je me donne de pareilles distractions. J'ai le droit de
répondre à toutes vos plaintes par un éternel _moi_. Je suis à part de
tout le monde, je n'accepte les conditions de personne.» Mais cette même
autorité dont il accablait ainsi celle qu'il dédaignait momentanément,
il s'en fallait de bien peu qu'il ne voulût encore l'exercer sur l'objet
de sa préférence passagère. Étonné de l'ascendant qui semblait vouloir
le dominer, il s'irritait, ne se soumettait qu'en passant, brusquait sa
victoire autant qu'il lui était possible, et, promptement distrait après
l'avoir obtenue, il s'en affranchissait en livrant au public la
confidence de son succès.

L'esprit de l'empereur est la partie de lui-même la plus singulièrement
remarquable. Il serait difficile, je pense, d'en avoir un plus étendu.
L'instruction n'y avait guère ajouté; car, au fond, il est ignorant,
n'ayant que très peu lu, et toujours avec précipitation. Mais il s'est
emparé vivement du peu qu'il a appris, et son imagination le développe
d'une manière qui a pu en imposer souvent.

La capacité de sa tête semble immense par le nombre de choses qui
peuvent y entrer et s'y classer facilement, sans qu'il se fatigue. Chez
lui, une seule idée en enfante mille autres, et le moindre mot
transporte sa conversation dans des régions toujours élevées, où la
saine logique ne l'accompagne pas toujours, mais où l'esprit ne cesse de
se faire remarquer.

C'était toujours pour moi un grand plaisir que de l'entendre causer, ou
plutôt parler, car son entretien se composait le plus souvent de longs
monologues; non qu'il ne permît la réplique, quand il était en bonne
humeur, mais on comprendra que, pour quantité de raisons, il n'était pas
toujours très facile de la donner. Sa cour, pendant si longtemps
toujours militaire, avait coutume d'écouter ses moindres discours avec
la déférence que l'on doit à la consigne, et, plus tard, elle devint
trop nombreuse pour qu'on se souciât de se donner en spectacle, en
entreprenant de le réfuter, ou de lui servir comme de compère.

J'ai dit qu'il parlait mal, mais son langage est ordinairement animé et
brillant; ses irrégularités grammaticales lui donnent même souvent une
force inattendue, parfaitement soutenue par l'originalité de ses idées.
Il n'a pas besoin de second pour s'échauffer. Dès le moment où il entre
en matière, il part rapidement pour aller très loin, attentif cependant
à regarder s'il est suivi, et sachant gré à qui le comprend et
l'applaudit. Autrefois, savoir l'écouter était un moyen assez sûr et
fort commode de lui plaire. À peu près semblable à un acteur qui s'anime
par l'effet qu'il produit, Bonaparte jouissait de l'approbation qu'il
cherchait avec soin dans les regards de son auditoire. Je me souviens
que, par la raison qu'il m'intéressait fort lorsqu'il parlait, et que je
l'écoutais avec plaisir, il me proclama une femme d'esprit, que je ne
lui avais pas encore adressé peut-être deux phrases qui eussent un peu
de suite.

Il aimait beaucoup à parler de lui, se racontait lui-même et se jugeait
sur quelques points comme un autre aurait pu le juger. Pour tirer parti
de tout son caractère, il semblait quelquefois qu'il n'eût pas craint de
le soumettre à la plus exacte analyse. Il disait souvent que l'homme
vraiment politique sait calculer jusqu'aux moindres profits qu'il peut
faire de ses défauts; et M. de Talleyrand poussait encore plus loin
cette réflexion. Je l'ai entendu, un jour, s'écrier avec une sorte
d'humeur: «Ce diable d'homme trompe sur tous les points. Ses passions
mêmes vous échappent; car il trouve encore le moyen de les feindre,
quoiqu'elles existent réellement.»

Il me revient à la pensée une scène qui montrera en effet à quel point,
quand il le croyait utile, il savait passer du plus grand calme à la
plus grande colère.

Peu de temps avant notre dernière rupture avec l'Angleterre, le bruit se
répandit fortement tout à coup que la guerre allait se renouveler, et
que l'ambassadeur, lord Withworth, se préparait à partir. Une fois par
mois, le premier consul avait coutume de recevoir le matin, chez madame
Bonaparte, les ambassadeurs et leurs femmes. Cette audience se donnait
avec beaucoup de pompe. Les étrangers se rangeaient dans un salon, et,
lorsqu'ils y étaient réunis, on avertissait le premier consul, qui
paraissait accompagné de sa femme, tous deux suivis d'un préfet et d'une
dame du palais. On leur nommait à l'un et à l'autre les ambassadeurs et
leurs femmes, madame Bonaparte s'asseyait un moment, le premier consul
soutenait la conversation plus ou moins longtemps, et se retirait
ensuite après une légère révérence.

Peu de jours avant la rupture de la paix, le corps diplomatique fut donc
réuni aux Tuileries comme de coutume. Pendant qu'il attendait,
j'arrivai jusqu'à l'intérieur de l'appartement de madame Bonaparte, et
j'entrai dans le cabinet où elle achevait sa toilette. Le premier
consul, assis à terre, se jouait fort gaiement avec le petit Napoléon,
fils aîné de son frère Louis.

En même temps, il s'amusait à contrôler la parure de sa femme et la
mienne, nous donnant son avis sur chacune des parties de notre
ajustement: Il semblait de la meilleure humeur du monde; je le
remarquai, et je lui dis que vraisemblablement les lettres des
ambassadeurs expédiées après cette audience s'accorderaient pour ne
parler que de paix et de concorde, tant il allait leur paraître serein.
Bonaparte se mit à rire, et continua ses jeux avec l'enfant.

Tout à coup, on vint l'avertir que le cercle était formé. Alors, se
relevant brusquement et la gaieté disparaissant de ses lèvres, je fus
frappée de l'expression sévère qui la remplaça subitement, son teint
parut presque pâlir à sa volonté ses traits se contractèrent, et tout
cela en moins de temps que je ne mets à le conter. En prononçant d'une
voix émue ces seuls mots: «Allons, mesdames!» il marcha précipitamment,
entra dans le salon, et, ne saluant personne, il s'avança vers
l'ambassadeur d'Angleterre. Alors il commença à se plaindre amèrement
des procédés de son gouvernement. Sa colère semblait s'accroître de
moment en moment; elle fut bientôt portée à un point qui terrifia
l'assemblée: les paroles les plus dures, les menaces les plus violentes
sortaient entre-choquées de ses lèvres tremblantes. On n'osait faire un
mouvement. Madame Bonaparte et moi, nous nous regardions muettes
d'étonnement, et chacun réellement frémissait plus ou moins autour de
lui. Le flegme de l'Anglais en fut même déconcerté, et il eut beaucoup
de peine à trouver des paroles pour lui répondre.

Une autre anecdote, assez étrange à raconter, mais très caractéristique,
peut encore prouver à quel point, lorsqu'il le voulait, il savait se
rendre maître de lui[12].

     [Note 12: L'abbé de Pradt racontait qu'une fois, après
     une scène violente, l'empereur s'approcha de lui et lui dit:
     «Vous m'avez cru bien en colère? Détrompez-vous: chez moi, la
     colère n'a jamais passé ça.» Et il fit glisser sa main devant
     son cou, indiquant par là que les mouvements de sa bile
     n'arrivaient jamais jusqu'à troubler sa tête. (P. R.)]

Quand il faisait quelque voyage ou même quelque campagne, il lui
arrivait de ne point négliger un genre de distraction qu'il plaçait
dans les courts répits de ses affaires ou de ses batailles. Son
beau-frère Murat, ou son grand maréchal Duroc étaient chargés de
s'informer pour lui des moyens de satisfaire ces fantaisies passagères.
Lors de la première entrée en Pologne, Murat, qui l'avait précédé à
Varsovie, reçut l'ordre de chercher pour l'empereur, qui allait arriver,
une femme jeune et jolie, et de la prendre de préférence dans la
noblesse. Il s'acquitta adroitement de cette commission, et détermina à
cet acte de complaisance une jeune et noble Polonaise, mariée à un vieux
mari. On ne sait quels moyens il employa et quelles furent ses
promesses; mais enfin elle consentit à tout arrangement, et même à
partir un soir pour le château voisin de Varsovie où l'empereur s'était
arrêté.

Voilà donc cette belle personne expédiée et arrivant assez tard au lieu
de sa destination. Elle a conté elle-même cette aventure, avouant (ce
que l'on croira facilement) qu'elle arriva émue et tremblante.
L'empereur était renfermé dans son cabinet. On lui annonça la nouvelle
venue; sans se déranger, il ordonne qu'on la conduise à l'appartement
qui lui est destiné, et qu'on lui propose un bain et à souper, ajoutant
qu'après elle sera libre de se mettre au lit. Cependant il continue son
travail jusqu'à une heure assez avancée dans la nuit.

Enfin, ses affaires étant terminées, il se rend à l'appartement où il
était attendu depuis longtemps, et se présente tout à coup avec toutes
les apparences d'un maître qui dédaigne l'inutile des préparations;
puis, sans perdre un seul instant, il entame la plus singulière
conversation sur la situation politique de la Pologne, interrogeant
cette jeune femme comme il eût fait d'un agent de police, et lui
demandant des notes fort circonstanciées sur tous les grands seigneurs
polonais qui se trouvaient alors à Varsovie. Il s'informa soigneusement
de leurs opinions, de leurs intérêts présents, et prolongea longtemps ce
bizarre interrogatoire.

On se figure l'étonnement d'une femme de vingt ans qui ne s'était point
préparée à un semblable début. Elle satisfit à tout de son mieux, et,
lorsqu'elle n'eut plus rien à répondre, alors seulement il parut se
souvenir que Murat avait au moins promis en son nom quelques paroles
d'un genre plus doux.

Quoiqu'il en soit, apparemment que cette façon d'agir n'empêcha point la
jeune Polonaise de s'attacher à lui, car cette liaison s'est prolongée
pendant plusieurs campagnes. Plus tard, elle est venue à Paris; elle y
mit au monde un fils, objet des espérances des Polonais qui plaçaient
sur sa tête l'espoir de leur indépendance future. J'ai vu la mère
présentée à la cour impériale, exciter d'abord la jalousie de madame
Bonaparte, et, après le divorce, devenir au contraire à la Malmaison la
compagne assez intime de l'impératrice répudiée à qui elle amenait
souvent son fils.

On a assuré que, fidèle à l'empereur dans son malheur, elle le visita
plus d'une fois à l'île d'Elbe; il la retrouva en France quand il fit sa
dernière et funeste apparition. Mais, après sa seconde chute (je ne sais
à quelle époque elle était devenue veuve), elle se maria et elle est
morte à Paris cette année même 1818. Je tiens ces détails de M. de
Talleyrand.

Achevons ce portrait commencé.

Bonaparte pousse à un tel point la personnalité qu'il n'est pas facile
de l'émouvoir sur ce qui ne le regarde point. Cependant, quelquefois, on
l'a vu comme surpris par certains mouvements de sensibilité, mais ils
étaient fort passagers et finissaient toujours par lui donner de
l'humeur. Il n'est pas rare de le voir ému jusqu'à répandre quelques
larmes; il semble qu'elles soient le résultat d'une sorte d'irritation
nerveuse dont alors elles deviennent la crise. «J'ai, disait-il, des
nerfs fort intraitables, et, dans cette disposition, si mon sang ne
battait avec une continuelle lenteur, je courrais risque de devenir
fou.» Je tiens, en effet, de Corvisart que ses artères donnent un peu
moins de pulsations que le terme moyen ordinaire chez les hommes.
Bonaparte n'a jamais éprouvé ce qu'on appelle vulgairement un
étourdissement, et il prétendait ne pouvoir attacher aucune idée à cette
expression, _la tête me tourne_.

Non seulement, par la complaisance avec laquelle il cédait à ses
premiers mouvements, il laissait échapper souvent des paroles dures et
embarrassantes pour ceux à qui elles étaient adressées, mais encore il a
paru toujours trouver un secret plaisir à exciter la crainte et à
froisser les individus plus ou moins tremblants devant lui. Il pense que
l'inquiétude stimule le zèle; aussi a-t-il souvent évité de se montrer
content des choses et des personnes. Admirablement servi, toujours obéi
à la minute, il se plaignait encore, et laissait volontairement planer
une petite terreur de détail dans l'intérieur le plus intime de son
palais. Si l'entraînement de sa conversation établissait momentanément
une aisance modérée, on s'apercevait tout à coup qu'il en craignait
l'abus, et, par un mot dur et impérieux, il remettait à sa place,
c'est-à-dire dans sa crainte, celui qu'il avait accueilli et encouragé.
Il a l'air de haïr sans cesse le repos, et pour lui et pour les autres.
Quand M. de Rémusat lui avait donné quelqu'une de ces fêtes magnifiques
où tous les arts étaient appelés pour contribuer à ses plaisirs, il ne
m'arrivait jamais de demander si l'empereur était content, mais s'il
avait plus ou moins grondé. Son service était la chose la plus pénible
du monde; aussi lui est-il arrivé de dire dans un de ces moments où la
puissance de la conviction apparemment le pressait fortement: «L'homme
vraiment heureux est celui qui se cache de moi au fond d'une province,
et, quand je mourrai, l'univers fera un grand _ouf!_»

J'ai dit que Bonaparte est étranger à toute générosité; et cependant ses
dons ont été immenses, et les récompenses qu'il a accordées
gigantesques. Mais, quand il payait un service, il faisait trop sentir
qu'il croyait en acheter un autre, et on demeurait toujours dans une
inquiétude vague sur les conditions du marché. Il y avait bien aussi
quelquefois de la fantaisie dans ses largesses; aussi est-il rare que
ses bienfaits aient enchaîné la reconnaissance. D'ailleurs, il exigeait
que l'argent qu'il distribuait fût exactement dépensé; il aimait assez
qu'on fît des dettes, parce qu'elles entretenaient la dépendance. Sa
femme lui donnait une satisfaction étendue sur cet article; il n'a
jamais voulu remettre ses affaires en ordre, afin de conserver des
occasions de l'inquiéter.

À une certaine époque, il assura à M. de Rémusat un revenu considérable,
en exigeant que nous eussions ce qu'on appelle _une maison_, et que nous
réunissions beaucoup d'étrangers. Nous fîmes très exactement les
premières dépenses que demande un grand établissement. Peu de temps
après,  de perdre ma mère, et je fus forcée de fermer ma
maison. L'empereur alors nous retira subitement tous ses dons, puisque,
disait-il, nous ne pouvions tenir l'engagement que nous avions pris, et
nous laissa durement dans un véritable état de gêne, que ses largesses
passagères et onéreuses avaient seules causé.

Je m'arrête ici. Si j'exécute le projet que j'ai formé, peu à peu ma
mémoire attentivement consultée me fournira d'autres anecdotes qui
compléteront cette ébauche. Elle doit suffire à donner une idée du
caractère de celui auprès duquel les circonstances ont attaché les plus
belles années de ma vie.


LA MÈRE DE BONAPARTE.

Madame Bonaparte, la mère (Ramolini de son nom), avait épousé, en 1767,
Charles Bonaparte, dont la famille était comptée, ou fut inscrite, au
rang des familles nobles de l'île de Corse. On a prétendu qu'il avait
existé une liaison entre elle et M. de Marbeuf, gouverneur de cette île,
et même on allait jusqu'à dire que Napoléon en était le fruit. Il est
bien certain qu'il a toujours eu des égards pour la famille Marbeuf.
Quoi qu'il en soit, le gouverneur fit comprendre Napoléon Bonaparte dans
le nombre des enfants nobles qui devaient être envoyés de Corse en
France pour être élevés à l'école militaire. Il fut placé à celle de
Brienne.

Les Anglais s'étant rendus maîtres de la Corse, en 1793, madame
Bonaparte, veuve et riche, se retira à Marseille avec ses autres
enfants. Leur éducation avait été fort négligée, et, s'il en faut croire
les souvenirs des Marseillais, les jeunes filles n'y montrèrent point
qu'elles eussent été élevées dans la sévérité d'une morale fort
scrupuleuse. L'empereur, au reste, n'a jamais pardonné à la ville de
Marseille d'avoir été témoin du peu d'importance que les siens y avaient
à cette époque, et des anecdotes fâcheuses, imprudemment rappelées par
quelques Provençaux, ont constamment nui près de lui aux intérêts de
toute la Provence.

Madame Bonaparte, la mère, s'établit à Paris lors de l'élévation de son
fils. Elle vivait assez à l'écart, amassant de l'argent autant qu'elle
le pouvait; elle ne se mêlait nullement des affaires, n'avait ni ne
cherchait aucun crédit. Son fils lui imposait à elle comme à tout le
monde. C'est une femme d'un esprit fort médiocre, et qui, malgré le rang
où les événements l'ont portée, n'a pu prêter à aucun éloge. Depuis la
chute de son fils, elle s'est retirée à Rome, où elle vit avec son
frère, le cardinal Fesch.

On assure que celui-ci, lors de la première campagne d'Italie, se
montra fort avide de profiter des chances qui se présentaient pour
fonder sa fortune. Il acquit, reçut, ou prit même, dit-on, une assez
grande quantité de tableaux, statues et choses précieuses qui, depuis,
ont servi à décorer ses différentes résidences. Plus tard, devenu
archevêque de Lyon et cardinal, il eut le bon esprit de se pénétrer des
devoirs de ses deux dignités, et il finit par acquérir dans le clergé
une réputation assez honorable. Il résista souvent à l'empereur, quand
ses différends avec le pape éclatèrent, et ne fut pas un des moindres
obstacles à l'exécution de ses volontés, lors de l'essai maladroit que
l'on fit d'un concile à Paris. Soit par politique, soit par esprit de
religion, il apporta quelque résistance au divorce, du moins madame
Joséphine Bonaparte le croyait ainsi. J'entrerai plus tard dans quelques
détails à ce sujet. Le cardinal a trouvé, depuis sa retraite à Rome, une
protection utile et soutenue auprès du pape[13].

     [Note 13: Madame Bonaparte, née en 1750, est morte en
     1839. Le cardinal Fesch, né à Ajaccio le 3 janvier 1763, est
     mort à Rome le 13 mai 1839. (P. R.)]


JOSEPH BONAPARTE.

Joseph, né en 1768, avec une jolie figure et un goût décidé pour les
femmes, a toujours été distingué par des manières plus douces que celles
de ses frères. Mais il a comme eux la même affectation de fausseté; son
ambition, quoique moins développée que celle de Napoléon, s'est fait
voir aussi dans quelques circonstances; son esprit a toujours été
au-dessous des situations, difficiles à la vérité, où on l'a porté. En
1805, Bonaparte voulut faire Joseph roi d'Italie, en exigeant qu'il se
déclarât étranger à la succession au trône de France: il s'y refusa. Il
a toujours montré une grande ténacité à conserver ce qu'il appelait ses
droits, il se croyait appelé à reposer les Français de l'agitation où
les mettait l'activité de son frère; il entendait mieux que lui la
manière de réussir par des formes affables, mais il ne savait point
inspirer de confiance. Il a de la facilité dans la vie intime; il n'a eu
d'habileté ni sur le trône de Naples, ni sur celui d'Espagne. Il est
vrai qu'il ne lui était permis de régner qu'à la façon d'un lieutenant
de Napoléon. Dans ces deux pays, il n'a inspiré ni estime ni animosité
qui lui fût personnelle[14].

     [Note 14: Joseph Bonaparte est mort à Florence le 28
     juillet 1844. (P. R.).]

Sa femme, fille d'un négociant de Marseille nommé Clary, est la plus
simple et la meilleure personne du monde. Laide, chétive, timide et
silencieuse, elle n'a joué aucun rôle soit à la cour de l'empereur, soit
lorsqu'elle a successivement porté deux couronnes que vraisemblablement
elle a perdues sans regrets. De cette union sont nées deux filles. Toute
cette famille est établie maintenant dans l'Amérique septentrionale.

La soeur de madame Joseph Bonaparte avait épousé le général Bernadotte,
aujourd'hui roi de Suède. Celle-ci, dont le caractère avait quelque
originalité, s'étant prise, avant son mariage, d'un sentiment très vif
pour Napoléon, parut en conserver toujours le souvenir. On a cru que les
restes de cette passion mal éteinte furent la cause de son refus obstiné
de quitter la France. Elle demeure encore à Paris dans ce moment, où
elle vit très incognito[15].

     [Note 15: La reine de Suède est morte il y a peu
     d'années, après avoir longtemps habité à Paris, rue
     d'Anjou-Saint-Honoré. (P. R.)]


LUCIEN BONAPARTE.

Lucien Bonaparte a beaucoup d'esprit. Le goût des arts et d'une certaine
littérature se développa chez lui de bonne heure. Député de la Corse,
quelques-uns de ses discours au conseil des Cinq-Cents furent alors
remarqués, entre autres celui qu'il prononça le 22 septembre 1798,
anniversaire de la fondation de la République. Il y proclama le voeu que
chacun des membres du conseil devait former: de conserver le dépôt de la
constitution et de la liberté, et proféra un violent anathème contre
tout Français qui tâcherait de rétablir la royauté. Le général Jourdan,
exprimant alors quelques craintes relatives aux bruits qui circulaient
d'un bouleversement prochain dont les conseils étaient menacés, Lucien
rappela qu'il existait un décret qui prononçait _la mise hors la loi_ de
quiconque oserait porter atteinte à l'inviolabilité de la représentation
nationale. Toutefois il est plus que probable que, d'accord avec son
frère, il surveillait déjà le moment où ils pourraient tous deux jeter
les fondements de l'élévation de leur famille. Il y avait pourtant
quelques idées constitutionnelles dans la tête de Lucien, et peut-être
que, s'il eût conservé de l'influence sur son frère, il eût mis des
obstacles à l'accroissement indéfini de son pouvoir arbitraire.
Cependant il parvint à lui faire arriver jusqu'en Égypte des nouvelles
de la situation des choses en France, pressa ainsi son retour, et l'aida
ensuite fortement, comme chacun sait, dans la révolution du 18 brumaire
1799.

Depuis cette époque, Lucien fut d'abord ministre de l'intérieur, puis
ambassadeur en Espagne, et devint partout un objet d'ombrage pour le
premier consul. Bonaparte n'aimait guère le souvenir des services qu'on
lui avait rendus, et Lucien avait coutume de les rappeler avec humeur
dans leurs fréquentes altercations.

Durant son séjour en Espagne, il se lia intimement avec le prince de la
Paix, et contribua au traité de Badajoz[16], qui, pour cette fois, sauva
le Portugal de l'invasion. Il reçut en récompense des sommes
considérables, soit en argent, soit en diamants, que l'on a portées
jusqu'à cinq cents millions. Il eut aussi à cette époque le projet de
marier Bonaparte à une infante d'Espagne; mais celui-ci, soit par
affection pour sa femme, soit dans la crainte de se rendre suspect aux
républicains qu'il ménageait encore, repoussa l'idée de ce mariage qu'on
eût conclu au moyen du prince de la Paix.

     [Note 16: Le 6 juin 1801. (P. R.)]

En 1790, Lucien, garde-magasin des subsistances militaires près de
Toulon, avait épousé la fille d'un aubergiste qui lui donna deux filles
et mourut au bout de quelques années. L'aînée de ses deux filles fut
rappelée en France plus tard par l'empereur qui, lorsqu'il vit ses
affaires se gâter en Espagne, eut envie de traiter de la paix avec le
prince des Asturies, et de lui faire épouser cette fille de Lucien. Mais
cette jeune personne, logée chez sa grand'mère, écrivit trop franchement
à son père les impressions qu'elle recevait à la cour de son oncle; elle
se moqua des personnages les plus importants, et ses lettres ayant été
ouvertes, elles irritèrent l'empereur, qui la renvoya en Italie.

En 1803, Lucien, veuf, et livré à une vie de galanterie qui pourrait
même recevoir un autre nom, devint tout à coup amoureux de madame
Jouberthon, femme d'un agent de change qu'on envoya à Saint-Domingue, où
il mourut. Cette femme, belle et adroite, parvint à se faire épouser,
malgré l'opposition du premier consul. La mésintelligence des deux
frères éclata à ce dernier événement, et Lucien quitta la France au
printemps de 1804, et s'établit à Rome.

On a su comment, depuis, il s'attacha aux intérêts du pape et sut
adroitement s'assurer sa protection; si bien qu'aujourd'hui même encore,
après avoir été rappelé ici lors de la funeste entreprise de 1815, après
le second retour du roi, il put encore retourner dans les États romains,
et vivre tranquille avec la portion de sa famille qui s'y est retirée.
Lucien est né en 1775[17].

     [Note 17: Lucien Bonaparte est mort à Viterbe le 29 juin
     1840. (P. R.)]


LOUIS BONAPARTE.

Louis Bonaparte, né en 1778, est un homme sur lequel les opinions ont
été fort diverses. Une certaine hypocrisie de quelques vertus, des
moeurs plus régulières que celles de sa famille, des opinions bizarres,
appuyées plutôt cependant sur des théories hasardées que sur des
principes solides, ont abusé beaucoup de monde, et séparé sa réputation
de celle de ses frères.

Avec beaucoup moins d'esprit que Napoléon et Lucien, il a pourtant
quelque chose de romanesque dans l'imagination qu'il a su allier à une
complète sécheresse de coeur. Les habitudes d'une mauvaise santé ont
flétri sa jeunesse et ajouté à la tristesse âcre de son caractère. Je ne
sais si livré à lui-même, cette ambition si naturelle à toute sa famille
se fût aussi développée en lui, mais il a montré dans plusieurs
occasions qu'il croyait devoir profiter des chances que les
circonstances lui ont offertes.

On lui a su gré d'avoir voulu gouverner la Hollande dans les intérêts de
ce pays, au mépris des volontés de son frère, et son abdication, causée
par un caprice plutôt que par un sentiment généreux, lui a cependant
fait honneur. Elle est au fond la meilleure action de sa vie.

Louis Bonaparte est essentiellement égoïste et défiant. La suite de ces
Mémoires servira à le faire mieux connaître. Bonaparte disait un jour de
lui: «Ses feintes vertus me donnent autant d'embarras que les vices de
Lucien.» Il s'est retiré à Rome depuis la chute de sa famille.


MADAME JOSÉPHINE BONAPARTE ET SA FAMILLE.

Le marquis de Beauharnais, père du général premier époux de madame
Bonaparte, avait été employé militairement à la Martinique. Il s'y
attacha à une tante de cette même madame Bonaparte avec laquelle il
revint en France et qu'il épousa dans sa vieillesse. Cette tante fit
venir en France sa nièce, Joséphine de la Pagerie. Elle la fit élever,
et profita de l'ascendant qu'elle avait sur un vieux mari pour la marier
à l'âge de quinze ans au jeune Beauharnais son beau-fils. Celui-ci se
maria malgré lui; cependant il est à croire qu'à une certaine époque il
conçut quelque attachement pour sa femme, car j'ai lu de lui des lettres
fort tendres, qu'il avait écrites lorsqu'il était en garnison, et
qu'elle conservait avec soin.

De ce mariage naquirent Eugène et Hortense. Quand la Révolution
commença, je crois que l'intimité de ce mariage était refroidie. Dans le
commencement de la Terreur, M. de Beauharnais commandait encore les
armées françaises, et n'avait plus guère de relations avec sa femme.

J'ignore quelles circonstances la lièrent avec certains députés de la
Convention, mais elle avait quelque crédit sur eux, et, comme elle était
bonne et obligeante, elle s'employait à rendre autant de services qu'il
lui était possible. Dès lors, sa réputation de conduite était fort
compromise; mais celle de sa bonté, de la grâce et de la douceur de ses
manières ne se contestait point. Elle fut plus d'une fois utile à mon
père, auprès de Barrère et de Tallien, et ce fut ce qui mit ma mère en
relation avec elle. En 1793, un hasard la plaça dans un village des
environs de Paris où, comme elle, nous passâmes l'été. Ce voisinage de
campagne amena quelque intimité. Je me souviens encore que la jeune
Hortense, moins âgée que moi de trois ou quatre ans, venait me rendre
visite dans ma chambre, et, s'amusant à faire l'inventaire de quelques
petits bijoux que je possédais, me témoignait souvent que toute son
ambition pour l'avenir se bornerait à être maîtresse d'un pareil trésor.
Cette malheureuse femme a été depuis surchargée de bijoux et de
diamants, et combien n'a-t-elle pas gémi sous le poids du brillant
diadème qui semblait l'écraser!

Dans ces temps où chacun fut forcé de chercher une retraite pour
échapper à la persécution qui poursuivit toutes les classes de la
société, nous perdîmes de vue madame de Beauharnais. Son mari, étant
devenu suspect aux jacobins, fut amené dans les prisons de Paris, et
condamné à mort par le tribunal révolutionnaire. Incarcérée aussi, elle
échappa cependant à la hache qui frappait tout le monde sans aucune
distinction. Liée avec la belle madame Tallien, elle fut introduite dans
la société du Directoire et protégée particulièrement par Barras. Madame
de Beauharnais avait peu de fortune, et son goût pour la parure et le
luxe la rendit dépendante de ceux qui pouvaient l'aider à le satisfaire;
sans être précisément jolie, toute sa personne possédait un charme
particulier. Il y avait de la finesse et de l'accord dans ses traits;
son regard était doux; sa bouche, fort petite, cachait habilement de
mauvaises dents; son teint, un peu brun, se dissimulait à l'aide du
rouge et du blanc qu'elle employait habilement; sa taille était
parfaite, tous ses membres souples et délicats; le moindre de ses
mouvements était aisé et élégant; on n'eût jamais mieux appliqué qu'à
elle ce vers de la Fontaine:

        Et la grâce plus belle encor que la beauté.

Elle se mettait avec un goût extrême, embellissait ce qu'elle portait;
et, avec ces avantages et la recherche constante de sa parure, elle a
toujours trouvé le moyen de n'être point effacée par la beauté et la
jeunesse d'un si grand nombre de femmes dont elle s'est entourée.

À tous ces avantages, j'ai déjà dit qu'elle joignait une extrême bonté;
de plus, une égalité d'humeur remarquable, beaucoup de bienveillance, et
de la facilité pour oublier le mal qu'on avait voulu lui faire.

Ce n'était point une personne d'un esprit transcendant. Créole et
coquette, son éducation avait été assez négligée; mais elle sentait ce
qui lui manquait, et ne compromettait point sa conversation. Elle
possédait un tact naturel assez fin, elle trouvait aisément à dire les
choses qui plaisent; sa mémoire était obligeante, c'est une qualité
utile pour ceux qui sont placés dans les hauts rangs. Malheureusement,
elle manquait de gravité dans les sentiments, et d'élévation d'âme. Elle
a préféré exercer sur son mari le charme de ses agréments à l'empire de
quelques vertus. Elle a poussé pour lui la complaisance à l'excès, et
n'assurait son crédit que par des facilités qui contribuaient peut-être
à fortifier cette sorte de mépris que les femmes lui inspiraient. Elle
eût pu lui donner parfois d'utiles leçons; mais elle le craignait, et
recevait au contraire de lui la plupart de ses impressions. D'ailleurs,
légère, mobile, facile à émouvoir et à calmer, incapable d'une émotion
prolongée, d'une attention soutenue, d'une réflexion sérieuse, si la
grandeur ne lui tourna pas la tête, elle ne l'instruisit pas non plus.
Le penchant de son caractère la portait à consoler les malheureux; mais
elle ne sut porter ses regards que sur des peines partielles, et ne
pensa point aux maux de la France. Le génie de Bonaparte d'ailleurs lui
imposait; elle ne le jugeait que dans ce qui la regardait
personnellement, et, sur tout le reste, respectait ce qu'il avait appelé
lui-même l'entraînement de sa destinée. Il eut sur elle quelques
influences funestes; car il lui inspira le mépris d'une certaine morale,
une assez grande défiance, et l'habitude du mensonge que tous deux
employaient habilement tour à tour.

On a dit qu'elle avait été le prix du commandement de l'armée d'Italie;
elle m'a assuré qu'à cette époque Bonaparte était réellement amoureux
d'elle. Elle hésita entre lui, le général Hoche et M. de Caulaincourt,
qui l'aimaient aussi. L'ascendant de Bonaparte l'emporta. Je sais que ma
mère, retirée alors à la campagne, s'étonna dans sa retraite que la
veuve de M. de Beauharnais eût épousé un homme si peu connu.

Quand je l'interrogeais sur les manières d'être de Bonaparte dans sa
jeunesse, elle me contait qu'il était alors rêveur, silencieux,
embarrassé avec les femmes, mais passionné et entraînant, quoique assez
étrange dans toute sa personne. Elle accusait fort le voyage d'Égypte
d'avoir changé son humeur, et développé ce despotisme journalier dont
elle a tant souffert depuis.

J'ai vu des lettres de Napoléon à madame Bonaparte, lors de la première
campagne d'Italie. Elle l'y avait suivi; mais quelquefois il la laissait
sur les derrières de l'armée, jusqu'à ce que la sûreté du chemin eût été
assurée par la victoire. Ces lettres sont très singulières: une écriture
presque indéchiffrable, une orthographe fautive, un style bizarre et
confus. Mais il y règne un ton si passionné, on y trouve des sentiments
si forts, des expressions si animées et en même temps si poétiques, un
amour si à part de tous les amours, qu'il n'y a point de femme qui ne
mît du prix à avoir reçu de pareilles lettres. Elles formaient un
contraste piquant avec la bonne grâce élégante et mesurée de celles de
M. de Beauharnais. D'ailleurs, quelle circonstance pour une femme que de
se trouver (dans un temps où la politique décidait des actions des
hommes) comme un des mobiles de la marche triomphante de toute une
armée! À la veille d'une de ses plus grandes batailles, Bonaparte
écrivait: «Me voici loin de toi! Il semble que je sois tombé dans les
plus épaisses ténèbres; j'ai besoin des funestes clartés de ces foudres
que nous allons lancer sur nos ennemis, pour sortir de cette obscurité
où m'a jeté ton absence. Joséphine, tu pleurais quand je t'ai quittée.
Tu pleurais! À cette idée, tout mon être frémit; va, calme-toi; Wurmser
payera cher les larmes que je t'ai vue répandre.» Et, le lendemain,
Wurmser était battu.

L'enthousiasme avec lequel le général Bonaparte fut reçu dans cette
belle Italie, la magnificence des fêtes, l'éclat des victoires, la
richesse des trésors que chaque officier y put acquérir, le luxe sans
mesure qui en fut la suite, accoutumèrent dès lors madame Bonaparte à
toutes les pompes dont elle a été environnée, et, de son aveu, rien n'a
pu égaler pour elle les impressions qu'elle reçut à cette époque, où
l'amour venait, ou semblait venir déposer journellement à ses pieds, une
conquête de plus sur un peuple enivré de son vainqueur. Cependant on
peut conclure de ces lettres mêmes que, malgré ce prestige de gloire et
d'amour, madame Bonaparte, dans cette vie de triomphes, de victoires et
de licence, donna quelquefois des inquiétudes à cet époux vainqueur.
Elles décèlent les agitations d'une jalousie tantôt sombre, tantôt
menaçante. Alors on y trouve des réflexions mélancoliques, une sorte de
dégoût des illusions si passagères de la vie. Peut-être que ces
mécomptes qui froissèrent les premiers sentiments un peu vifs que
Bonaparte se fût encore avisé d'éprouver, eurent sur lui quelque
influence qui parvint à le dessécher peu à peu. Peut-être qu'il eût valu
davantage s'il eût été plus et surtout mieux aimé.

Lorsque, au retour de cette brillante campagne, le général vainqueur fut
obligé de s'exiler en Égypte, pour échapper à l'inquiétude du
Directoire, la situation de madame Bonaparte devint précaire et
difficile. Son époux emportait contre elle des soupçons alimentés par
Joseph et Lucien, qui craignaient l'empire que sa femme pouvait
prendre. Madame Bonaparte, isolée, privée de son fils, qui avait suivi
Bonaparte, entraînée par ses goûts à des dépenses désordonnées,
tourmentée par des dettes, se rapprocha de Barras au moyen de madame
Tallien, son amie, et chercha des appuis auprès des directeurs, et de
Rewbel surtout. Bonaparte lui avait enjoint, en partant, d'acheter une
terre; le voisinage de Saint-Germain, où on élevait sa fille, la
détermina pour la Malmaison. Ce fut là que nous la retrouvâmes, parce
que nous habitions pour quelques mois le château de l'un de nos
amis[18], situé à peu de distance de celui qu'elle venait d'acquérir.
Madame Bonaparte, naturellement expansive et même souvent un peu
indiscrète, n'eut pas plus tôt retrouvé ma mère, qu'elle lui livra un
grand nombre de confidences sur son époux absent, sur ses beaux-frères,
enfin sur tout un monde qui nous était absolument étranger. On croyait
presque Bonaparte perdu pour la France; on négligeait sa femme; ma mère
eut pitié d'elle, nous lui donnâmes quelques soins, elle n'en a jamais
perdu le souvenir. À cette époque, j'avais dix-sept ans, et j'étais
mariée depuis un an.

     [Note 18: Madame de Vergennes était très liée avec M.
     Chanorier, qui habitait à Croissy sur les bords de la Seine,
     homme riche et intelligent qui a introduit en France un des
     premiers troupeaux de moutons mérinos. C'est de là qu'elle
     fit, avec ses filles, quelques visites de voisinage à la
     Malmaison, et renoua avec madame Bonaparte sa liaison avec
     madame de Beauharnais. (P. R.)]

Ce fut à la Malmaison que madame Bonaparte nous montra cette prodigieuse
quantité de perles, de diamants et de camées qui composaient dès lors
son écrin, digne déjà de figurer dans les contes des _Mille et une
Nuits_, et qui pourtant devait tant s'augmenter depuis. L'Italie,
envahie et reconnaissante, avait concouru à toutes ces richesses, et
particulièrement le pape, touché des égards que lui témoigna le
vainqueur, en se refusant au plaisir de planter ses drapeaux sur les
murs de Rome. Les salons de la Malmaison étaient somptueusement décorés
de tableaux, de statues, de mosaïques, dépouilles de l'Italie, et chacun
des généraux qui figurèrent dans cette campagne pouvait étaler un pareil
butin.

À côté de toutes ces richesses, madame Bonaparte manquait souvent des
moyens de payer ses moindres dépenses, et, pour se tirer d'affaire, elle
cherchait à vendre le crédit qu'elle avait sur les gens puissants de
cette époque, et se compromettait par d'imprudentes relations. Rongée
de soucis, plus mal que jamais avec ses beaux-frères, ne prêtant que
trop à leurs accusations contre elle, ne comptant plus sur le retour de
son époux, elle fut tentée de donner sa fille au fils du directeur
Rewbel; mais cette jeune personne n'y voulut point consentir, et, par sa
résistance, rompit un projet dont l'exécution eût sans doute déplu
fortement à Bonaparte.

Cependant, tout à coup, le bruit de son arrivée à Fréjus se répand. Il
revient l'âme bourrelée des rapports que Lucien lui a faits dans ses
lettres. Sa femme, dès qu'elle apprend son débarquement, prend la poste
pour le joindre; elle le manque, retourne sur ses pas et revient dans sa
maison de la rue Chantereine, quelques heures après lui. Elle descend de
voiture avec empressement, suivie de sa fille et de son fils, qu'elle a
retrouvé; elle monte l'escalier qui conduit à sa chambre; mais quelle
est sa surprise d'en voir la porte fermée! Elle appelle Bonaparte, le
presse d'ouvrir; il lui répond au travers de cette porte qu'elle ne
s'ouvrira plus pour elle. Alors elle pleure, tombe à genoux, supplie en
son nom et en celui de ses deux enfants; mais tout garde un profond
silence autour d'elle, et plusieurs heures de la nuit se passent dans
cette terrible anxiété. Enfin, vaincu par ses cris et sa persévérance,
vers quatre heures du matin, Bonaparte ouvre cette porte, et paraît, je
le tiens de madame Bonaparte elle-même, avec un visage sévère, et qui
montrait cependant qu'il avait beaucoup pleuré. Il lui reproche
amèrement sa conduite, son oubli, tous les torts réels ou inventés dont
Lucien avait surchargé ses récits, et finit par annoncer une séparation
éternelle. Puis, se retournant vers Eugène de Beauharnais, qui pouvait
bien avoir vingt ans à cette époque: «Quant à vous, lui dit-il, vous ne
porterez point le poids des torts de votre mère. Vous serez toujours mon
fils, je vous garderai près de moi.--Non, mon général, répond Eugène, je
dois partager la triste fortune de ma mère, et, dès ce moment, je vous
fais mes adieux.»

Ces paroles commencèrent à ébranler la fermeté de Bonaparte; il ouvrit
ses bras à Eugène en pleurant; sa femme et Hortense embrassaient ses
genoux, et peu après tout fut pardonné. Dans l'explication, madame
Bonaparte parvint à se justifier des accusations envenimées de son
beau-frère, et Bonaparte, voulant alors la venger, envoya chercher
Lucien dès sept heures du matin; et, sans l'avoir prévenu, il ordonna
qu'il fût introduit dans la chambre où les deux époux, entièrement
raccommodés, occupaient dans ce moment le même lit.

Depuis ce temps, Bonaparte exigea que sa femme rompît avec madame
Tallien et toute la société directoriale. Le 18 brumaire détruisit
encore mieux ces relations. Elle m'a raconté que, la veille de cette
journée importante, elle avait vu avec surprise Bonaparte charger deux
pistolets et les mettre auprès de son lit. Sur ses questions, il lui
répondit qu'il pouvait arriver dans la nuit tel événement qui rendît
cette précaution nécessaire, et, après cette seule parole, il se coucha
et s'endormit profondément jusqu'au lendemain matin.

Parvenu au consulat, il tira un grand parti des qualités douces et
gracieuses de sa femme, pour attirer à sa cour ceux que sa rudesse
naturelle aurait effarouchés; il lui laissa le soin du retour des
émigrés. Presque toutes les radiations passèrent par les mains de madame
Bonaparte; elle fut le premier lien qui rapprocha la noblesse française
du gouvernement consulaire. Nous le verrons avec plus de détail dans
plusieurs chapitres de ces Mémoires.

Eugène de Beauharnais, né en 1780, a traversé toutes les phases d'une
vie tantôt orageuse et tantôt brillante, en ne cessant de conserver des
droits à l'estime générale. Sa conduite prouva que c'est moins l'étendue
de l'esprit qui donne de l'aplomb aux actions et qui les coordonne entre
elles, qu'un certain accord dans les qualités du caractère. Le prince
Eugène, tantôt à l'armée près de son père, tantôt dans l'intérieur oisif
et élégant de sa mère, n'a, à vrai dire, été élevé nulle part; son
instinct naturel qui le porte vers ce qui est droit, l'école de
Bonaparte qui le façonna sans l'égarer, les leçons des événements, voilà
ce qui le forma. Madame Bonaparte était incapable de donner un conseil
fort; aussi son fils, qui l'aimait beaucoup, s'aperçut de bonne heure
qu'il ne devait jamais la consulter. Il y a des caractères qui vont
naturellement à la raison.

La figure du prince Eugène ne manque point d'agréments. Sa tournure a de
l'élégance; très adroit dans tous les exercices du corps, il tient de
son père cette bonne grâce de l'ancien gentilhomme français dont M. de
Beauharnais a pu lui donner les premières leçons. Il joint à cet
avantage de la simplicité et de la bonhomie; il n'a ni vanité ni
présomption; il est sincère sans indiscrétion, silencieux quand il le
faut; il a peu d'esprit naturel, son imagination est ténue, et son coeur
a quelque sécheresse. Il a toujours montré une grande soumission à son
beau-père, et quoiqu'il l'appréciât fort bien, et qu'il fût sans
illusion sur son compte, jamais il n'hésita à lui garder, même contre
ses propres intérêts, une fidélité religieuse. On ne lui surprit en
aucune occasion la moindre marque de mécontentement, soit lorsque
l'empereur, comblant d'honneurs sa propre famille, semblait l'oublier
comme à dessein, soit lorsqu'il répudiait sa mère. À l'époque du
divorce, Eugène eut une attitude fort noble.

Eugène, colonel d'un régiment, se fit aimer de ses soldats. En Italie,
aux armées, on le distingua partout. Les souverains de l'Europe
l'estiment, et tout le monde a vu avec plaisir que sa fortune avait
survécu à celle de sa famille.

Il a eu le bonheur d'épouser une princesse charmante qui n'a pas cessé
de l'adorer, et qu'il a rendue heureuse. Il possède parfaitement toutes
les qualités qui font le bonheur de la vie intime: de l'égalité dans
l'humeur, de la douceur, une gaieté naturelle qui survit à tout.
Peut-être est-ce bien un peu parce qu'il ne s'émeut profondément de
rien; mais, quand cette sorte d'indifférence pour tout ce qui intéresse
les autres se retrouve encore dans les tribulations qui nous sont
personnelles, on peut bien prétendre à ce qu'elle soit décorée du nom de
philosophie.

La soeur du prince Eugène, plus jeune que lui de trois ans (née en
1783), a été, je crois, la plus malheureuse personne de ce temps et la
moins faite pour l'être. Indignement calomniée par la haine des
Bonapartes, enveloppée dans les accusations que le public se plaisait à
intenter contre tout ce qui tenait à cette famille, elle ne s'est pas
trouvée assez forte pour lutter avec avantage, et résister à l'effet des
mensonges qui ont flétri sa vie[19].

     [Note 19: On sera peut-être surpris en lisant dans ces
     Mémoires les pages relatives à la reine Hortense. Ma
     grand'mère a vécu et est morte dans la conviction qu'en
     parlant ainsi, elle rendait hommage à la vérité. L'opinion
     contraire a pourtant prévalu, et semble consacrée par son
     fils l'empereur Napoléon III, qui a rendu de grands honneurs
     à M. le duc de Morny. Il est possible, comme il arrive
     souvent, que tout soit vrai suivant les époques. Dans la
     jeunesse, l'innocence et la douleur, un peu plus tard, la
     consolation. Il n'est pas nécessaire de dire que je ne
     modifie pas le texte des Mémoires, tels qu'ils sont écrits de
     la main même de l'auteur. J'ai cru seulement devoir, et dans
     cet avant-propos et dans quelques chapitres, retrancher des
     observations d'une nature toute contraire sur quelques femmes
     de la cour. Mon père tenait à ce que le texte des Mémoires de
     sa mère fût absolument respecté. Il m'a paru cependant que,
     sur ce point, je devais manquer au devoir d'un éditeur
     austère. Les habitudes, les goûts, les convenances se
     modifient avec le temps, et ce qu'il semblait très naturel
     d'écrire à une femme d'esprit et de bonne compagnie, pourrait
     causer aujourd'hui une sorte de scandale. Elle pensait bien
     que son ouvrage serait imprimé, mon père n'a jamais été
     maintenu dans sa réserve par ce trait qui nous paraît
     scabreux. Et pourtant j'ai cru remarquer que quelques
     lecteurs étaient choqués par des détails que l'on trouvait
     autrefois aussi naturels à écrire qu'à savoir. Y a-t-il là
     quelque habitude d'ancien régime, ou notre temps est-il
     devenu plus prude? On ne le croirait guère à lire les romans
     et les journaux. Mais peut-être la licence des productions
     légères nous a-t-elle rendus plus sévères pour les oeuvres
     sérieuses. J'ai dû respecter cette disposition, et ne pas
     user de tous les privilèges de l'historien. (P. R.)]

Madame Louis Bonaparte n'a pas, non plus que sa mère et son frère, un
esprit remarquable; mais, comme eux, elle possède un tact droit, et son
âme a quelque chose de plus élevé, ou, si l'on veut, de plus exalté que
la leur. Livrée à elle-même dans sa jeunesse, elle échappa aux exemples
dangereux dont elle était entourée. Dans la pension élégante de madame
Campan, elle acquit plus de talents que d'instruction. Dans sa jeunesse,
une grande fraîcheur, des cheveux d'une couleur charmante, une fort
belle taille la rendaient agréable; ses dents se sont gâtées de bonne
heure, et la maladie et les chagrins ont altéré ses traits.

Son penchant naturel la porte vers la vertu; mais, absolument ignorante
du monde, trop étrangère à cette partie de la morale qui s'applique aux
usages de la société, pure et sage pour elle-même seulement, livrée
presque entièrement à des opinions idéales prises dans une sphère
qu'elle s'est créée, elle n'a pas su rattacher sa vie à ces convenances
sociales qui ne préservent pas la vertu des femmes, mais qui,
lorsqu'elles sont accusées, leur procurent un appui dont on ne peut
guère se passer dans le monde, et que l'approbation de la conscience ne
remplace pas; car, au milieu des hommes, il ne suffit pas de se bien
conduire pour paraître vertueuse, il faut encore se conduire dans les
règles qu'ils ont imposées. Madame Louis, aux prises avec des situations
difficiles, s'est toujours trouvée sans guide; elle jugeait parfaitement
sa mère, et n'osait avoir confiance en elle. Sévère dans les principes
qu'elle s'était faits, ou, si l'on veut, dans les sentiments que lui
créait son imagination, elle fut d'abord très surprise des écarts
qu'elle découvrit chez les femmes dont elle était environnée, et plus
surprise encore que ces mêmes écarts ne fussent pas toujours la suite
des tendresses du coeur. Dépendante par son mariage du plus tyran des
maris, victime résignée et découragée d'une persécution continuelle et
outrageante, son âme se flétrit sous le poids de ses peines; elle s'y
abandonna sans oser se plaindre, et il fallut qu'elle fût sur le point
d'en mourir, pour qu'on les devinât. J'ai vu madame Louis Bonaparte de
très près, j'ai fini par connaître tous les secrets de son intérieur, et
elle m'a toujours apparu la plus pure comme la plus infortunée des
femmes.

La seule consolation qui lui ait été accordée fut dans la tendre amitié
qu'elle a pour son frère. Elle jouissait de son bonheur, de ses succès,
de son aimable humeur. Combien de fois lui ai-je entendu dire ces
touchantes paroles: «Je ne vis que de la vie d'Eugène.»

Elle refusa le fils de Rewbel, et ce refus raisonnable fut le résultat
d'une des erreurs de son imagination, qui rêva dès sa première jeunesse
qu'une femme qui voulait être sage et heureuse ne pouvait épouser que
l'homme qu'elle aimerait passionnément. Un peu plus tard, elle résista
encore à sa mère, qui voulait la marier au comte de Mun, aujourd'hui
pair de France.

M. de Mun avait émigré, madame Bonaparte venait d'obtenir sa radiation;
il retrouvait une fortune considérable, et demandait en mariage
mademoiselle de Beauharnais. Bonaparte, alors premier consul, avait peu
de penchant vers cette union; cependant madame Bonaparte l'eût emporté,
sans la résistance opiniâtre de sa fille. On s'avisa de dire devant
celle-ci que M. de Mun avait été amoureux en Allemagne de madame de
Staël; cette femme célèbre apparaissait à l'imagination de cette jeune
fille comme une sorte de monstre bizarre. M. de Mun lui devint odieux,
et manqua cette grande fortune et la chute éclatante qui eût suivi.
C'est un assez étrange accident de la destinée que d'avoir failli être
prince, peut-être roi, et ensuite roi détrôné.

Peu de temps après, Duroc, alors aide de camp du consul, et déjà
distingué par lui, devint amoureux d'Hortense. Elle y fut sensible, et
crut avoir trouvé cette moitié d'elle-même qu'elle cherchait. Bonaparte
se montra favorable à leur union, mais madame Bonaparte à son tour fut
inflexible: «Il faut, disait-elle, que ma fille épouse un gentilhomme ou
un Bonaparte.» On pensa alors à Louis. Il n'avait aucun goût pour
Hortense, il détestait les Beauharnais, et méprisait souverainement sa
belle-soeur; mais, comme il était silencieux, on le crut doux; comme il
se montrait sévère, on ne douta point qu'il ne fût honnête homme. Madame
Louis m'a dit, depuis, qu'à la nouvelle de cet arrangement, elle éprouva
une douleur violente; non seulement on lui défendait de penser à l'homme
qu'elle aimait, mais on allait la donner à un autre qui lui inspirait
une défiance secrète. Cependant ce mariage convenait à sa mère; il
devait resserrer utilement les liens de famille; il pouvait servir à
l'avancement de son frère; elle s'y dévoua en victime, soumise, et même
elle fit plus. Son imagination s'exaltant sur les devoirs qui lui
étaient imposés, elle se prescrivit les sacrifices les plus minutieux à
l'égard d'un mari qu'elle avait le malheur de ne pas aimer. Trop vraie,
et d'ailleurs trop peu communicative pour feindre des sentiments qu'elle
n'éprouvait pas, elle fut parfaitement douce, soumise, pleine de
déférence, et plus attentive à lui plaire peut-être, que si elle l'eût
aimé. Louis Bonaparte, défiant et faux, prit pour l'affectation de la
coquetterie les attentions de sa femme. «Elle s'exerce sur moi d'abord,
disait-il, pour me tromper.» Il crut que cette conduite, suivie avec
une exagération de vertu et une vivacité de dévouement que la prudence
ne modérait pas, était dirigée par les conseils d'une mère expérimentée;
il repoussa les soins qu'on voulait lui rendre, et se montra plus d'une
fois dur et méprisant. Il fit plus: il se permit d'éclairer madame Louis
sur toutes les faiblesses qu'on prêtait à sa mère; et, après avoir
poussé ce récit aussi loin qu'il pouvait aller, il signifia qu'il
voulait que toutes les confidences fussent supprimées entre sa femme et
une pareille mère. Il ajouta encore: «Vous êtes à présent une Bonaparte;
nos intérêts doivent être les vôtres, ceux de votre famille ne vous
regardent plus.» Enfin il accompagna cette déclaration de menaces
insultantes, appuyées sur l'opinion méprisante qu'il avait des femmes;
il annonça toutes les précautions qu'il était déterminé à prendre «pour
échapper au sort commun, disait-il, à tous les maris», et déclara qu'il
ne serait dupe ni des entreprises qu'on tenterait pour lui échapper, ni
des ruses d'une feinte douceur qui essayerait de le gagner.

Qu'on se représente l'effet d'un pareil discours sur une jeune femme
toute nourrie d'illusions, éclairée malgré elle sur les mécomptes
qu'elle n'avait point prévus! Elle se montra cependant épouse
obéissante, et, pendant plusieurs années, sa tristesse et l'altération
de sa santé trahirent seules ses souffrances. Son époux, sec et
capricieux, personnel comme tous les Bonapartes, rongé et aigri de plus
par un mal âcre et grave, qui, dès l'Égypte, avait corrompu sa jeunesse,
ne mit aucune mesure à ses exigences. Comme il craignait son frère, et
qu'il voulait cependant tenir sa femme loin de Saint-Cloud, il ordonna
qu'elle s'attribuât la volonté de n'y point paraître souvent, de n'y
demeurer jamais la nuit, quelques instances que lui fît sa mère. Madame
Louis devint grosse très peu de temps après son mariage; les Bonapartes,
et surtout madame Murat, qui avaient vu cet hymen avec humeur, parce
que, Joseph n'ayant que des filles, on prévoyait que le premier garçon
de Louis, petit-fils en même temps de madame Bonaparte, serait l'objet
d'un grand intérêt, les Bonapartes répandirent le bruit outrageant que
cette grossesse était le résultat d'une liaison intime du premier consul
avec sa belle-fille, favorisée par la mère elle-même. Le public
accueillit volontiers ce soupçon. Madame Murat en fit part à Louis,
qui, soit qu'il l'adoptât ou non, s'en servit pour augmenter et
justifier ses surveillances. Le récit de sa tyrannie envers sa femme
m'entraînerait trop loin en ce moment, j'y reviendrai plus tard.
Espionnage prescrit aux valets, ouverture des moindres lettres, défense
de toute liaison, jalousie contre Eugène lui-même, scènes violentes
renouvelées sans cesse, rien ne fut épargné. Le premier consul s'aperçut
facilement de cette mésintelligence; mais il sut gré à madame Louis de
son silence, qui le mettait à l'aise, et lui permettait de ne point
prendre parti. Lui qui n'estimait guère les femmes, il a toujours fait
profession de vénération pour Hortense, et la manière dont il parlait
d'elle et dont il agissait envers elle dément bien formellement les
accusations dont elle a été l'objet. Devant elle, ses paroles étaient
toujours plus mesurées et plus décentes. Il l'appelait souvent comme
juge entre sa femme et lui; et recevait d'elle des leçons qu'il n'eût
pas écoutées patiemment d'une autre. «Hortense, disait-il quelquefois,
me force de croire à la vertu.»



LIVRE PREMIER



CHAPITRE PREMIER.

(1802-1803.)


Détails de famille.--Ma première soirée à Saint-Cloud.--Le général
Moreau.--M. de Rémusat est nommé préfet du palais, et je deviens dame du
palais.--Habitudes du premier consul et de madame Bonaparte.--M. de
Talleyrand.--La famille du premier consul.--Mesdemoiselles Georges et
Duchesnois.--Jalousie de madame Bonaparte.


Malgré la date de l'année où j'entreprends ce récit[20], je ne
chercherai point à excuser les motifs qui portèrent mon mari à
s'attacher à la personne de Bonaparte; mais je les expliquerai
simplement. En politique, les justifications ne valent rien. Un certain
nombre de personnes revenues seulement depuis trois ans, ou n'ayant pris
part aux affaires publiques que depuis cette époque, ont jeté une sorte
d'anathème sur ceux de nos concitoyens qui, pendant ces dernières vingt
années, ne se sont point tenus complètement à l'écart des événements.
Quand on leur dit qu'on ne juge pas s'ils ont eu raison ou tort dans
leur sommeil prolongé, et qu'on leur demande de demeurer aussi neutres
sur une pareille question, ils repoussent cet accommodement de toute la
puissance des avantages de leur situation présente; ils lancent le blâme
sans aucune générosité, car il n'y a nul risque à proclamer aujourd'hui
les devoirs sur lesquels ils s'appuient. Et cependant, en révolution,
qui peut se flatter d'avoir toujours suivi la voie droite? Qui d'entre
nous ne doit pas rapporter à différentes circonstances une part de sa
conduite? Qui, enfin, jettera la première pierre, sans craindre de la
voir retomber du même élan sur le bras qui l'aurait lancée? Plus ou
moins froissés des coups dont ils se frappent, les citoyens d'un même
pays devraient mieux s'épargner entre eux, ils sont plus solidaires les
uns envers les autres qu'ils ne pensent, et, lorsqu'un Français poursuit
sans pitié un autre Français, qu'il y prenne garde, presque toujours il
prête à l'étranger qui les juge des armes contre tous les deux.

     [Note 20: 1818. (P. R.)]

Au reste, ce n'est point un des moindres malheurs des temps de troubles,
entre gens du même pays, que cette amère critique de l'esprit de parti
qui produit une défiance inévitable, et peut-être le mépris de ce qu'on
appelle _opinion publique_. Le choc des passions permet alors à chacun
de la dénier. Cependant les hommes vivent pour la plupart tellement en
dehors d'eux-mêmes, qu'ils ont peu d'occasions de consulter leur
conscience. Dans les siècles paisibles, pour les actions ordinaires et
communes, les jugements du monde la remplacent assez bien; mais le moyen
de s'y soumettre quand on les voit incessamment prêts à frapper de mort
qui voudrait les consulter? Le plus sûr est donc de s'en tenir à cette
conscience qu'on n'interroge jamais impunément. Celle de mon mari, la
mienne, ne nous reprochent rien. La perte entière de sa fortune,
l'expérience des faits, la marche des événements, le désir modéré et
permis du bien-être, portèrent M. de Rémusat à chercher, en 1802, une
place, quelle qu'elle fût. Alors jouir du repos que Bonaparte donnait à
la France, et se fier aux espérances qu'il permettait de concevoir,
c'était sans doute se tromper, mais c'était se tromper avec le monde
entier. La sûreté de la prévision est donnée à un bien petit nombre; et
que Bonaparte, après son second mariage, eût maintenu la paix et
employé la partie de l'armée qu'il n'eût pas licenciée à border nos
frontières, qui est-ce qui alors eût osé douter de la durée de sa
puissance et de la force de ses droits? Ils paraissaient à cette époque
avoir conquis leur légitimité. Bonaparte a régné sur la France de son
propre consentement. C'est un fait que la haine aveugle ou la puérilité
de l'orgueil peuvent seules nier aujourd'hui. Il a régné pour notre
malheur et pour notre gloire; l'alliance de ces deux mots est plus
naturelle, dans l'état de société, qu'on ne pense, du moins quand il
s'agit de la gloire militaire. Lorsqu'il arriva au consulat, on respira;
d'abord il s'empara de la confiance; peu à peu, des chances se
rouvrirent pour l'inquiétude, mais on était engagé. Il fit frémir enfin
les âmes généreuses qui avaient cru en lui, et il amena peu à peu les
vrais citoyens à souhaiter sa chute, au risque même des pertes qu'ils
prévoyaient pour eux. Voilà notre histoire, à M. de Rémusat et à moi;
elle n'a rien d'humiliant, car il est encore honorable de s'être rassuré
quand la patrie respirait, et d'avoir ensuite désiré sa délivrance, de
préférence à tout.

Personne ne saura jamais ce que j'ai souffert durant les dernières
années de tyrannie de Bonaparte. Il me serait impossible de peindre la
bonne foi désintéressée avec laquelle j'ai souhaité le retour du roi,
qui devait, dans mon idée, nous rendre le repos et la liberté. Je
pressentais toutes mes pertes particulières, M. de Rémusat les prévoyait
encore mieux que moi; par nos souhaits, nous renversions la fortune de
nos enfants; mais cette fortune, qu'il fallait payer du sacrifice des
plus nobles sentiments, ne nous a pas causé une plainte, les plaies de
la France criaient trop haut alors; honte à qui ne les entendait pas!

Quoi qu'il en soit, nous avons donc servi Bonaparte, nous l'avons même
aimé et admiré; soit orgueil, soit aveuglement, cet aveu ne me coûte
point à faire. Il me semble qu'il n'est jamais pénible de convenir d'un
sentiment vrai; je ne suis point embarrassée de mes opinions d'un temps
qu'on oppose à celles d'un autre. Mon esprit n'est point de force à ne
se jamais tromper; je sais que ce que j'ai senti, je l'ai toujours senti
sincèrement; cela me suffit pour Dieu, pour mon fils, pour mes amis,
pour moi. Cependant j'entreprends aujourd'hui une tâche assez difficile;
car il me faut recourir après une foule d'impressions fortes et vives à
l'époque où je les ai reçues, mais qui, pareilles à ces monuments brisés
qu'on rencontre dans les champs et dévastés par un incendie, n'ont plus
de bases ni de rapports entre elles. Et, en effet, quoi de plus dévasté
qu'une imagination active, longtemps aux prises avec des émotions
profondes, devenues si complètement étrangères tout à coup? Sans doute,
il serait plus sage, et surtout plus commode, d'assister aux événements
seulement avec une froide curiosité; qui ne s'émeut point se trouve
toujours prêt pour tous les changements. Mais on n'est pas maître de
n'avoir point souffert; on a bien la liberté de détourner la tête, on ne
peut répondre que le regard ne soit pas blessé par les objets sur
lesquels tant de circonstances imprévues l'ont forcé de s'arrêter.

Ce que j'ai observé depuis vingt ans m'a convaincue que, de toutes les
faiblesses de l'humanité, l'égoïsme est celle qui dirige avec le plus de
prudence la conduite. Il ne choque guère le monde, assez disposé à
s'arranger de ce qui est égal et terne, il prévient d'ordinaire
l'incohérence des actions; le cercle dans lequel il se meut est si
étroit, qu'il serait assez singulier qu'il n'en connût pas bien vite
toutes les chances; aussi parvient-il assez facilement à emprunter pour
ceux qui le voient agir les livrées de la raison. Et pourtant quel coeur
généreux voudrait acheter son repos à ce prix? Non, non, il vaut mieux
courir le risque d'être froissé, ébranlé même dans tout son être! Il
faut se résigner aux jugements hasardés que les hommes lancent en
passant. Quelle consolation dans ces paroles qu'on doit travailler à
pouvoir se dire incessamment: «Si des erreurs entraînantes m'ont égaré,
du moins mon propre intérêt ne m'a point séduit, et je n'ai voulu de la
fortune que lorsqu'elle ne coûtait pas un soupir à mon pays.»

En commençant ces Mémoires, je passerai le plus succinctement qu'il me
sera possible sur ce qui nous a été personnel jusqu'à notre introduction
à la cour du premier consul. Après, il m'arrivera peut-être de revenir
davantage sur mes impressions. On ne peut pas attendre d'une femme un
récit de la vie politique de Bonaparte. S'il était mystérieux pour tout
ce qui l'entourait, au point qu'on ignorait souvent dans le salon qui
précédait le sien ce qu'on apprenait un peu en rentrant dans Paris, et
ce qu'on eût mieux su encore en se transportant hors de France, à plus
forte raison, moi, si jeune lorsque je fis mon entrée à Saint-Cloud, et
pendant les premières années que j'y demeurai, n'ai-je pu saisir que des
faits isolés, et à de longs intervalles. Je dirai du moins ce que j'ai
vu, ou cru voir, et ce ne sera pas ma faute si mes récits ne sont pas
toujours aussi vrais que sincères.

J'avais vingt-deux ans lorsque je fus nommée dame du palais de madame
Bonaparte. Mariée depuis l'âge de seize ans, heureuse jusque-là par les
jouissances d'une vie douce et pleine d'affections, les crises de la
Révolution, la mort de mon père tombé en 1794 sous la hache
révolutionnaire, la perte de notre fortune, et les goûts d'une mère très
distinguée, me tenaient loin du monde, que je ne connaissais guère et
dont je n'avais nul besoin. Tirée tout à coup de cette paisible solitude
pour être lancée sur le plus étrange théâtre, sans avoir placé entre eux
l'intermédiaire de la société, je fus fortement frappée d'une si
violente transition; mon caractère s'est toujours ressenti de
l'impression qu'il en reçut. Près d'un mari et d'une mère chèrement
aimés, j'avais pris l'habitude de me livrer entièrement aux mouvements
de mon coeur, et plus tard, avec Bonaparte, je me suis accoutumée à ne
m'intéresser qu'à ce qui me remuait fortement. Toute ma vie a été et
demeurera constamment étrangère aux oisivetés de ce qu'on appelle le
grand monde.

Ma mère m'avait élevée avec soin; mon éducation s'acheva solidement avec
un mari éclairé, instruit et plus âgé que moi de seize ans. J'étais
naturellement sérieuse, ce qui s'allie toujours chez les femmes avec une
certaine disposition à se passionner un peu. Aussi, dans les premiers
temps de mon séjour auprès de madame Bonaparte et de son époux, ne
manquais-je pas de m'animer sur les sentiments que je croyais leur
devoir. D'après ce qu'on sait d'eux, et d'après aussi ce que j'ai écrit
précédemment de leur manière d'être la plus intime, c'était me préparer
à beaucoup de mécomptes, et certes ils ne m'ont pas manqué.

J'ai déjà dit quelles relations nous avions eues avec madame Bonaparte
pendant l'expédition en Égypte. Depuis, nous la perdîmes de vue,
jusqu'au moment où ma mère, ayant formé le projet de marier ma soeur
avec un de nos parents[21], rentré secrètement et encore compris sur la
liste des émigrés, s'adressa à elle pour obtenir sa radiation. L'affaire
fut terminée en peu de temps. Madame Bonaparte, dont la bienveillante
adresse s'efforçait alors de rapprocher de son époux les personnes d'une
certaine classe encore en regard devant lui, engagea ma mère et M. de
Rémusat à se rendre un soir chez elle pour remercier le premier consul.
Il n'était pas possible de songer à s'en excuser. Un soir donc, nous
nous rendîmes aux Tuileries; c'était peu de temps[22] après le jour où
Bonaparte avait cru devoir s'y établir, jour où j'ai su depuis, de sa
femme même, qu'au moment de se coucher il lui dit en riant: «Allons,
petite créole, venez vous mettre dans le lit de vos maîtres.»

     [Note 21: Ce parent émigré était M. Charles de Ganay,
     fils d'une soeur de M. Charles Gravier de Vergennes, et
     cousin germain de l'auteur de ces Mémoires. Il a été député
     et colonel dans la garde royale sous la Restauration. Je ne
     sais quelle raison fit manquer son mariage avec mademoiselle
     Alix de Vergennes, qui épousa, peu de temps après, le général
     Nansouty. Les liens de bonne amitié entre les deux branches
     de la famille n'en subsistèrent pas moins et se sont très
     heureusement perpétués. (P. R.)]

     [Note 22: C'est le 19 février 1800 (30 pluviôse an VIII)
     que le premier consul prit possession des Tuileries, un peu
     plus tôt par conséquent qu'on ne le dit ici. (P. R.)]

Nous le trouvâmes dans le grand salon de l'appartement du
rez-de-chaussée; il était assis sur un canapé; à ses côtés, je vis le
général Moreau, avec lequel il paraissait en grande conversation.

L'un et l'autre à cette époque cherchaient encore à vivre bien ensemble.
On citait même un mot de Bonaparte fort aimable, dans un genre de bonne
grâce qui ne lui était pas très familier. Il avait fait faire une paire
de pistolets très riches, sur lesquels on avait gravé en or les noms de
toutes les batailles de Moreau.--«Pardonnez, lui dit Bonaparte en les
lui donnant, si on ne les a pas plus ornés; les noms de vos victoires
ont pris toute la place.»

Il y avait dans ce salon des ministres, des généraux, des femmes presque
toutes jeunes et jolies: madame Louis Bonaparte[23], madame Murat, qui
venait de se marier et qui me parut charmante; madame Maret, qui faisait
sa visite de noces, alors parfaitement belle. Madame Bonaparte tenait
tout ce cercle avec une grâce charmante; elle était mise avec recherche
et dans cette sorte de goût qui se rapproche de l'antique. C'était la
mode de ce temps, où les artistes avaient un assez grand crédit sur les
usages de la société.

     [Note 23: Hortense de Beauharnais avait épousé Louis
     Bonaparte le 4 janvier 1802. (P. R.)]

Le premier consul se leva pour recevoir nos révérences, et, après
quelques mots vagues, se rassit, pour ne plus s'occuper des femmes qui
étaient dans le salon. J'avoue que, cette première fois, je fus moins
occupée de lui que du luxe et de l'élégance magnifique dont mes yeux
étaient frappés pour la première fois.

Nous prîmes, dès ce moment, l'habitude de faire de temps en temps
quelques visites aux Tuileries. Peu à peu, on nous donna et nous reçûmes
l'idée de voir M. de Rémusat remplir quelque place qui pût nous rendre
quelque chose de l'aisance dont la perte de nos biens nous privait. M.
de Rémusat, ayant été magistrat avant la Révolution, eût désiré rentrer
dans un état grave. La crainte de m'affliger en me séparant de ma mère
et en m'éloignant de Paris, le portait à demander une place au conseil
d'État et à éviter les préfectures. Mais alors nous ne connaissions
guère tout ce qui composait le gouvernement. Ma mère avait parlé de
notre situation à madame Bonaparte. Celle-ci prit peu à peu du goût pour
moi; elle trouvait à mon mari des manières agréables; elle conçut tout à
coup l'idée de nous rapprocher d'elle. À peu près dans le même temps, ma
soeur, qui n'avait point épousé le parent dont j'ai parlé, fut mariée à
M. de Nansouty, général de brigade, neveu de madame de Montesson, et
très estimé à l'armée et dans le monde. Ce mariage multiplia nos
relations avec le gouvernement consulaire, et, un mois après, madame
Bonaparte prévint ma mère qu'elle espérait qu'il ne se passerait pas
longtemps sans que M. de Rémusat fût nommé préfet du palais. Je passerai
sous silence les diverses agitations que cette nouvelle causa dans ma
famille. J'en fus pour mon compte très effarouchée. M. de Rémusat se
résigna plutôt qu'il ne se réjouit, et, sitôt après sa nomination qui
suivit bientôt, comme il est parfaitement un homme de conscience, il
s'appliqua avec sa droiture ordinaire à tous les minutieux détails de
son nouvel emploi.

Peu de temps après, je reçus cette lettre du général Duroc, gouverneur
du palais:

«Madame,

»Le premier consul vous a désignée pour faire auprès de madame Bonaparte
les honneurs du palais.

»La connaissance personnelle qu'il a de votre caractère et de vos
principes lui donne l'assurance que vous vous en acquitterez avec la
politesse qui distingue les dames françaises et la dignité qui convient
au gouvernement. Je suis heureux d'être chargé de vous annoncer ce
témoignage de son estime et de sa confiance.

«Agréez, madame, l'hommage de mon respect.»

C'est ainsi que nous nous trouvâmes installés dans cette singulière
cour. Quoique Bonaparte eût montré de la colère à cette époque, si l'on
se fût avisé de ne point croire à la sincérité de ses paroles, qui
étaient alors toutes républicaines, cependant chaque jour il inventait
quelques nouveautés dans sa manière de vivre, qui donnèrent bientôt au
lieu qu'il habitait de grandes ressemblances avec le palais d'un
souverain. Son goût le portait assez vers une sorte de représentation,
pourvu qu'elle ne gênât point ses allures particulières; aussi
faisait-il peser sur ceux qui l'entouraient la charge du cérémonial.
D'ailleurs, il était convaincu qu'on séduit les Français par l'éclat des
pompes extérieures. Très simple sur sa personne, il exigeait des
militaires un grand luxe d'uniformes. Il avait déjà mis une distance
marquée entre lui et les deux autres consuls; et de même que, dans les
actes du gouvernement, après avoir employé ce protocole: _Par arrêté
des consuls, etc._, on ne voyait à la fin que sa signature seule, de
même il tenait seul sa cour, soit aux Tuileries, soit à Saint-Cloud,
recevait les ambassadeurs avec les cérémonies usitées chez les rois, ne
paraissait en public qu'accompagné d'une garde nombreuse, ne permettait
à ses collègues que deux grenadiers devant leur voiture, et enfin
commençait à donner à sa femme un rang dans l'État.

Au premier instant, nous nous trouvâmes dans une position assez délicate
qui avait pourtant quelques avantages. La gloire militaire et les droits
qu'elle donne parlaient haut aux oreilles des généraux et des aides de
camp qui entouraient Bonaparte. Ils étaient portés à croire que toutes
les distinctions devaient leur appartenir exclusivement. Cependant le
consul, qui appréciait toutes les conquêtes, et qui avait pour plan
secret de gagner chacune des classes de la société, contrariait peu à
peu les idées de ses gens d'épée, en attirant par des faveurs ceux qui
tenaient à d'autres états. De plus, M. de Rémusat, homme d'esprit, d'une
instruction remarquable, entendant à merveille, sachant très bien
répondre, supérieur par sa conversation à ses collègues, fut
promptement distingué de son maître, habile à découvrir dans chacun ce
qui lui était utile. Bonaparte aimait assez qu'on sût pour lui ce qu'il
ignorait. Il trouva dans mon mari la connaissance de certains usages
qu'il voulait rétablir, un tact sûr de toutes les convenances, les
habitudes de la bonne compagnie; il indiquait rapidement ses projets, il
était entendu sur-le-champ et tout aussi promptement servi. Cette
manière inusitée de lui plaire donna d'abord quelque ombrage aux
militaires; ils pressentirent qu'ils ne seraient plus les seuls
favorisés, et qu'on exigerait d'eux qu'ils corrigeassent cette rudesse
de formes acquise sur les champs de bataille; notre présence les
inquiéta. De mon côté, quoique jeune, j'étais beaucoup plus formée que
leurs femmes; la plupart de mes compagnes, assez ignorantes du monde,
craintives et silencieuses, ne se trouvaient qu'avec ennui ou crainte en
présence du premier consul. Pour moi, comme je l'ai déjà dit, animée et
vive aux impressions, facilement émue par la nouveauté, assez sensible
aux plaisirs de l'esprit, attentive au spectacle que me donnaient tant
de personnages inconnus, je plus assez facilement à mon nouveau
souverain, parce que, ainsi que je l'ai dit ailleurs, je pris
promptement plaisir à l'écouter. D'ailleurs madame Bonaparte m'aimait
comme la femme de son choix; elle était flattée d'avoir conquis sur ma
mère, qu'elle estimait, l'avantage d'attacher à elle une personne tenant
à une famille considérée. Elle me témoignait de la confiance. Je lui
vouai un tendre attachement. Bientôt elle me livra ses secrets
intérieurs, que je reçus avec une complète discrétion. Quoique j'eusse
pu être sa fille[24], souvent j'étais en état de lui donner de bons
conseils, parce que l'habitude d'une vie solitaire et morale fait
envisager de bonne heure le côté sérieux de la conduite. Nous fûmes
aussitôt, mon mari et moi, dans une assez grande évidence qu'il fallut
nous faire pardonner. Nous y parvînmes à peu près, en conservant des
manières simples, en nous tenant dans la mesure de la politesse, et en
évitant tout ce qui pouvait faire croire que nous voulussions faire de
notre faveur du crédit.

     [Note 24: L'impératrice Joséphine est née à la Martinique
     en 1763. Elle avait épousé M. de Beauharnais en 1779 et
     s'était séparée de lui en 1783. Après la mort de son mari,
     elle épousa civilement le général Bonaparte, le 9 mars 1796,
     et elle est morte le 29 mai 1814. (P. R.)]

M. de Rémusat vécut au milieu de cette cour _hérissée_ avec simplicité
et bonhomie. Pour moi, je fus assez heureuse pour me rendre promptement
justice, et ne point montrer les prétentions qui blessent le plus les
femmes. La plupart de mes compagnes étaient plus belles que moi,
quelques-unes très belles; elles étalaient un grand luxe; mon visage,
que la jeunesse seule rendait agréable, la simplicité habituelle de ma
toilette, les avertirent qu'elles l'emporteraient sur moi de plusieurs
côtés; et bientôt il sembla que nous eussions fait tacitement cette
sorte de pacte, qu'elles charmeraient les yeux du premier consul quand
nous serions en sa présence, et que, moi, je me chargerais du soin de
plaire à son esprit, autant qu'il serait en moi. Et j'ai déjà dit que,
pour cela, il ne s'agissait guère que de savoir l'écouter.

Il n'entre que bien peu d'idées politiques dans une tête de femme de
vingt-deux ans. J'étais donc à cette époque sans aucune espèce d'esprit
de parti. Je ne raisonnais point sur le plus ou moins de droits que
Bonaparte avait au pouvoir, dont j'entendais dire partout qu'il faisait
un digne emploi. M. de Rémusat, se fiant à lui avec presque toute la
France, se livrait aux espérances qu'il était alors permis de concevoir.
Chacun, indigné et dégoûté des horreurs de la Révolution, sachant gré
au gouvernement consulaire de nous préserver de la réaction des
jacobins, envisageait sa fondation comme une ère nouvelle pour la
patrie. Les essais qu'on avait faits de la liberté à plusieurs reprises
inspiraient contre elle une sorte d'aversion naturelle, mais peu
raisonnée; car, au vrai, elle avait toujours disparu, lorsqu'on abusait
de son nom, pour varier seulement les genres de tyrannie. Mais, en
général, on ne désirait plus en France que le repos et le pouvoir
d'exercer librement son esprit, de cultiver quelques vertus privées, et
de réparer peu à peu les pertes, communes à tous, de la fortune. Je ne
puis m'empêcher de songer avec un vrai serrement de coeur aux illusions
que j'éprouvais alors. Je les regrette comme on regrette les riantes
pensées du printemps de la vie, de ce temps où, pour me servir d'une
comparaison familière à Bonaparte lui-même, _on regarde toutes choses au
travers d'un voile doré qui les rend brillantes et légères. Peu à peu_,
disait-il, _ce voile s'épaissit en avançant jusqu'à ce qu'il devienne à
peu près noir_. Hélas! lui-même n'a pas tardé à rendre sanglant celui au
travers duquel la France se plaisait à le contempler.

Ce fut donc dans l'automne de 1802 que je m'établis pour la première
fois à Saint-Cloud, où était alors le premier consul. De quatre dames
que nous étions[25], nous passions, chacune l'une après l'autre, une
semaine auprès de madame Bonaparte. Il en était de même pour ce qu'on
appelait le service des préfets du palais, des généraux de la garde, et
des aides de camp. Le gouverneur du palais, Duroc, habitait Saint-Cloud;
il tenait toute la maison avec un ordre extrême; nous dînions chez lui.
Le consul mangeait seul avec sa femme; il faisait inviter deux fois par
semaine des personnages du gouvernement; une fois par mois, il avait aux
Tuileries de grands dîners de cent couverts qu'on donnait dans la
galerie de Diane, après lesquels on recevait tout ce qui avait une place
ou un grade un peu important soit dans le militaire, soit dans le civil,
et aussi les étrangers de marque. Pendant l'hiver de 1803, nous étions
encore en paix avec l'Angleterre. Cela avait amené un grand nombre
d'Anglais à Paris; comme on n'avait pas coutume de les y voir, ils
excitaient une grande curiosité.

     [Note 25: Mesdames de Talhouet, de Luçay, Lauriston et
     moi.]

Dans ces brillantes réunions, on étalait un extrême luxe. Le premier
consul aimait que les femmes fussent parées, et, soit calcul, soit goût,
il y excitait sa femme et ses soeurs. Madame Bonaparte et mesdames
Bacciochi et Murat (madame Leclerc, depuis princesse Pauline, était à
Saint-Domingue) se montraient donc resplendissantes. On donnait des
costumes aux différents corps, les uniformes étaient riches, et cette
pompe, qui succédait à un temps où l'affectation de la saleté presque
dégoûtante s'était jointe à celle d'un civisme incendiaire, semblait
encore une garantie contre le retour du funeste régime dont on n'avait
point perdu le souvenir.

Il me semble que le costume du premier consul à cette époque mérite
d'être rapporté. Dans les jours ordinaires, il portait un des uniformes
de sa garde; mais il avait été réglé, pour lui et ses deux collègues,
que, dans les grandes cérémonies, ils revêtiraient tous trois un habit
rouge brodé d'or, en velours l'hiver, en étoffe l'été. Les deux consuls
Cambacérès et Lebrun, âgés, poudrés et bien tenus, portaient cet habit
éclatant avec des dentelles et l'épée, comme autrefois on portait
l'habit habillé. Bonaparte, que cette parure gênait, cherchait à y
échapper le plus possible. Ses cheveux étaient coupés, courts, plats et
assez mal rangés. Avec cet habit cerise et doré, il gardait une cravate
noire, un jabot de dentelle à la chemise, et point de manchettes;
quelquefois une veste blanche brodée en argent, le plus souvent sa veste
d'uniforme, l'épée d'uniforme aussi, ainsi que des culottes, des bas de
soie et des bottes. Cette toilette et sa petite taille lui donnaient
ainsi la tournure la plus étrange, dont personne cependant ne se fût
avisé de se moquer. Lorsqu'il est devenu empereur, on lui a fait un
habit de cérémonie avec un petit manteau et un chapeau à plumes qui lui
allaient très bien. Il y joignit un magnifique collier de l'ordre de la
Légion d'honneur tout en diamants. Les jours ordinaires, il ne portait
jamais que la croix d'argent.

Je me souviens que, la veille de son couronnement, les nouveaux
maréchaux, qu'il avait créés peu de mois auparavant, vinrent lui faire
une visite, tous revêtus d'un très bel habit. L'étalage de leur costume,
en opposition avec le simple uniforme dont il était habillé, le fit
sourire. Je me trouvais à quelques pas de lui, et comme il vit que je
souriais aussi, il me dit à demi-voix: «Le droit d'être vêtu simplement
n'appartient pas à tout le monde.» Quelques instants après, les
maréchaux de l'armée se disputaient sur le grand article des préséances,
et venaient demander à l'empereur de régler l'ordre de leur rang dans la
cérémonie. Au fond, leurs prétentions s'appuyaient sur d'assez beaux
titres, car chacun d'eux énumérait ses victoires. Bonaparte les écoutait
et s'amusait encore à chercher mes regards: «Il me semble, lui dis-je,
que vous avez aujourd'hui donné comme un coup de pied sur la France, en
disant: «Que toutes les vanités sortent de terre!»--Cela est vrai, me
répondit-il, mais c'est qu'il est très commode de gouverner les Français
par la vanité.»

Revenons. Dans les premiers mois de mon séjour, soit à Saint-Cloud, soit
à Paris, durant l'hiver, la vie me parut assez douce. Les journées se
passaient d'une manière fort régulière. Le matin, vers huit heures,
Bonaparte quittait le lit de sa femme pour se rendre dans son cabinet; à
Paris il redescendait chez elle pour déjeuner; à Saint-Cloud, il
déjeunait seul, et souvent sur la terrasse qui se trouvait de plain-pied
avec ce cabinet. Pendant ce déjeuner, il recevait des artistes, des
comédiens. Il causait alors volontiers et avec assez de bonhomie.
Ensuite il travaillait aux affaires publiques jusqu'à six heures.
Madame Bonaparte demeurait chez elle, recevant durant toute la matinée
un nombre infini de visites, des femmes surtout, soit celles dont les
maris tenaient au gouvernement, soit celles qu'on appelait _de l'ancien
régime_, qui ne voulaient point avoir, ou paraître avoir, de relations
avec le premier consul, mais qui sollicitaient par sa femme des
radiations ou des restitutions. Madame Bonaparte accueillait tout le
monde avec une grâce charmante; elle promettait tout et renvoyait chacun
content. Les pétitions remises s'égaraient bien ensuite quelquefois,
mais on lui en rapportait d'autres, et elle ne paraissait jamais se
lasser d'écouter[26].

     [Note 26: Mon père, né en 1797, était bien jeune à
     l'époque que retracent ces Mémoires. Il avait pourtant un
     souvenir très précis d'une visite que sa mère lui fit faire
     au palais, et voici comment il l'a racontée: «Le dimanche, on
     me conduisait quelquefois aux Tuileries, pour voir, de la
     fenêtre des femmes de chambre, la revue des troupes dans le
     Carrousel. Un grand dessin d'Isabey, qui a été gravé, fait
     connaître exactement ce que ce spectacle avait de plus
     curieux. Un jour, après la parade, ma mère vint me prendre
     (il me semble qu'elle avait accompagné madame Bonaparte
     jusque dans la cour des Tuileries) et me fit monter un
     escalier rempli de militaires que je regardais de tous mes
     yeux. Un d'eux lui parla, il descendait; il était en uniforme
     d'infanterie. «Qui était-il?» demandai-je quand il eut passé.
     C'était Louis Bonaparte. Puis je vis devant nous monter un
     jeune homme portant l'uniforme bien connu des guides.
     Celui-là, je n'avais pas besoin de demander son nom. Les
     enfants d'alors connaissaient les insignes des grades et des
     corps de l'armée, et qui ne savait qu'Eugène Beauharnais
     était colonel des guides? Enfin nous arrivâmes dans le salon
     de madame Bonaparte. Il ne s'y trouvait d'abord qu'elle, une
     ou deux dames, et mon père avec son habit rouge brodé
     d'argent. On m'embrassa probablement, on dut me trouver
     grandi, puis on ne s'occupa plus de moi. Bientôt entra un
     officier de la garde des consuls. Il était de petite taille,
     maigre, et se tenait mal, du moins avec abandon. J'étais
     assez bien stylé sur l'étiquette pour trouver qu'il se
     remuait beaucoup, et qu'il agissait sans façon. Entre autres
     choses, je fus surpris de le voir s'asseoir sur le bras d'un
     fauteuil. De là, il parla d'assez loin à ma mère. Nous étions
     en face de lui, je remarquai son visage amaigri, presque
     hâve, avec ses teintes jaunâtres et bistrées. Nous nous
     approchâmes de lui pendant qu'il parlait. Quand je fus à sa
     portée, il fut question de moi; il me prit par les deux
     oreilles et me les tira assez rudement. Il me fit mal, et
     ailleurs qu'en un palais j'aurais crié. Puis, se tournant
     vers mon père: «Apprend-il les mathématiques?» lui dit-il. On
     m'emmena bientôt. «Quel est donc ce militaire? demandai-je à
     ma mère.--Mais c'est le premier consul!» Tels sont les débuts
     de mon père dans la vie de courtisan. Il n'a d'ailleurs vu
     l'empereur qu'une autre fois, dans des circonstances
     analogues, étant aussi tout enfant. (P. R.)]

À six heures, à Paris, on dînait; à Saint-Cloud, on s'allait promener,
le consul seul en calèche avec sa femme, nous dans d'autres voitures.
Les frères de Bonaparte, Eugène de Beauharnais, ses soeurs, pouvaient se
présenter à l'heure du dîner. On voyait venir quelquefois madame Louis,
mais elle ne couchait jamais à Saint-Cloud. La jalousie de Louis
Bonaparte et son extrême défiance la rendaient craintive et déjà assez
triste à cette époque.

On envoyait une ou deux fois par semaine le petit Napoléon, celui qui
est mort depuis en Hollande. Bonaparte paraissait aimer cet enfant, il
avait placé de l'avenir sur sa tête. Peut-être n'était-ce que pour cela
qu'il le distinguait; car M. de Talleyrand m'a raconté que, lorsque la
nouvelle de sa mort arriva à Berlin, Bonaparte se montra si peu ému,
que, prêt à paraître en public, M. de Talleyrand s'empressa de lui dire:
«Vous oubliez qu'il est arrivé un malheur dans votre famille et que vous
devez avoir l'air un peu triste.--Je ne m'amuse pas, lui répondit
Bonaparte, à penser aux morts.» Il serait assez curieux de rapprocher
cette parole du beau discours de M. de Fontanes, qui, chargé à cette
époque de parler sur les drapeaux prussiens rapportés en pompe aux
Invalides, rappela si bien et d'une manière si oratoire la majestueuse
douleur d'un vainqueur, oubliant l'éclat de ses victoires pour donner
des larmes à la mort d'un enfant[27].

     [Note 27: Voici les lettres que l'empereur écrivait à
     propos de la mort de cet enfant, au mois de mai 1807. Il
     était à Finckestein, et il écrivait à l'impératrice
     Joséphine:

     «Je conçois tout le chagrin que doit te causer la mort de ce
     pauvre Napoléon; tu peux comprendre la peine que j'éprouve.
     Je voudrais être près de toi pour que tu fusses modérée et
     sage dans ta douleur. Tu as eu le bonheur de ne jamais perdre
     d'enfant; mais c'est une des conditions et des peines
     attachées à notre misère humaine. Que j'apprenne que tu as
     été raisonnable et que tu te portes bien! Voudrais-tu
     accroître ma peine? Adieu, mon amie.» Quelques jours plus
     tard, le 20 mai, il écrivait à la reine de Hollande: «Ma
     fille, tout ce qui me revient de la Haye m'apprend que vous
     n'êtes pas raisonnable. Quelque légitime que soit votre
     douleur, elle doit avoir des bornes. N'altérez point votre
     santé, prenez des distractions, et sachez que la vie est
     semée de tant d'écueils et peut être la cause de tant de
     maux, que la mort n'est pas le plus grand de tous.» Il
     écrivait le même jour à M. Fouché: «La perte du petit
     Napoléon m'a été très sensible. J'aurais désiré que ses père
     et mère eussent reçu de la nature autant de courage que moi
     pour savoir supporter tous les maux de la vie. Mais ils sont
     plus jeunes et ont moins réfléchi sur la fragilité des choses
     d'ici-bas.» (P. R.)]

Après le dîner du consul, on venait nous avertir que nous pouvions
monter. Selon qu'on le trouvait de bonne ou de mauvaise humeur, la
conversation se prolongeait. Il disparaissait ensuite, et le plus
ordinairement on ne le voyait plus. Il retournait au travail, donnait
quelque audience particulière, recevait quelque ministre et se couchait
de fort bonne heure. Madame Bonaparte jouait pour finir la soirée. Entre
dix ou onze heures, on venait lui dire: «Madame, le premier consul est
couché,» et alors elle nous congédiait.

Chez elle et tout autour, il y avait un grand silence sur les affaires
publiques. Duroc, Maret, alors secrétaire d'État, les secrétaires
particuliers étaient tous impénétrables. La plupart des militaires,
pour éviter de parler, je crois, s'abstenaient de penser; en général,
dans l'habitude de cette vie, il y avait peu de dépense d'esprit à
faire.

Comme j'arrivais fort ignorante de la petite ou de la grande terreur que
Bonaparte inspirait à ceux qui le connaissaient depuis longtemps, je
n'éprouvais pas devant lui autant d'embarras que les autres, et je
n'avais pas cru devoir me soumettre au système des monosyllabes adopté
assez religieusement, et peut-être assez prudemment au fond, par toute
la maison. Cela pensa pourtant me donner un ridicule dont je ne me
doutai pas d'abord, dont je m'amusai ensuite, et qu'il fallut finir par
tâcher d'éviter. On va voir qu'on ne pouvait guère l'acquérir à meilleur
marché.

Un certain soir, Bonaparte parlant du talent de M. Portalis le père, qui
travaillait alors au code civil, M. de Rémusat dit que c'était
particulièrement l'étude de Montesquieu qui avait formé M. Portalis,
qu'il l'avait lu et appris comme on apprend un catéchisme. Le premier
consul, se retournant vers l'une de mes compagnes, lui dit en riant: «Je
parie bien que vous ne savez guère ce que c'est que
Montesquieu?--Pardonnez-moi, répondit-elle, qui n'a pas lu _le Temple
de Gnide_?» À cette parole, Bonaparte partit d'un grand éclat de rire,
et je ne pus m'empêcher de sourire. Il me regarda et me dit: «Et vous
madame?» Je répondis tout naturellement que je ne connaissais point _le
Temple de Gnide_, que j'avais lu les _Considérations sur les Romains_,
mais que je pensais bien que ni l'un ni l'autre ouvrage n'avait été le
catéchisme dont M. de Rémusat parlait. «Diable, me dit Bonaparte, vous
êtes une savante.» Cette épithète m'embarrassa, et je sentis que je
courais le risque qu'elle me restât. Un moment après, madame Bonaparte
parla de je ne sais quelle tragédie qu'on donnait alors. Le premier
consul passa en revue à ce propos les auteurs vivants, et parla de
Ducis, dont il n'aimait guère le talent. Il déplora la médiocrité de nos
poètes tragiques, et dit qu'il voudrait pour tout au monde avoir à
récompenser l'auteur d'une belle tragédie. Je m'avisai de dire que Ducis
avait gâté l'_Othello_ de Shakspeare. Ce nom si long et anglais sortant
de mes lèvres fit un certain effet sur notre galerie en épaulettes,
silencieuse et attentive. Bonaparte n'entendait pas trop qu'on louât
quelque chose qui appartenait aux Anglais. Nous discutâmes un peu de
temps; je demeurai pour ma part dans une ligne de conversation fort
commune; mais j'avais nommé Shakspeare, j'avais un peu tenu tête au
consul, j'avais loué un auteur anglais, quelle audace! quel prodige
d'érudition! Comme je fus obligée de me tenir plusieurs jours après dans
le silence ou dans les discours oiseux, pour réparer l'effet d'une
supériorité dont assurément je ne pensais pas avoir pu si facilement
acquérir l'embarras!

Lorsque je quittais le palais et que je revenais chez ma mère, j'y
trouvais assez fréquemment un assez grand nombre de femmes aimables et
de gens distingués qui causaient d'une manière attachante, et je
souriais à part moi de la différence de ces entretiens avec ceux de la
cour dont je faisais partie.

Mais cette habitude d'un silence presque complet nous préservait, au
moins à peu près à cette époque, de ce qu'on appelle dans le monde _les
caquets_. Les femmes n'avaient aucune coquetterie, les hommes étaient
incessamment tendus vers les devoirs de leur place, et Bonaparte, qui
n'osait alors se livrer à toutes ses fantaisies, et qui croyait que les
apparences de la régularité devaient lui être utiles, vivait de manière
à m'abuser sur les habitudes morales que je lui supposais. Il
paraissait aimer beaucoup sa femme; elle semblait lui suffire. Cependant
je ne tardai pas à découvrir à cette dernière des inquiétudes qui me
surprirent. Elle avait un grand penchant à la jalousie. L'amour n'en
était pas, je pense, le premier motif. C'était un malheur grave pour
elle que l'impossibilité où elle se trouvait de donner des enfants à son
époux; il en témoignait quelquefois son chagrin, et alors elle tremblait
pour son avenir. La famille du consul, toujours animée contre les
Beauharnais, appuyait sur cet inconvénient. Tout cela produisit des
orages passagers. Quelquefois, je trouvais madame Bonaparte en larmes,
et alors elle se livrait à l'amertume de ses plaintes contre ses
beaux-frères, contre madame Murat et contre Murat, qui cherchaient à
assurer leur crédit en excitant chez le consul des fantaisies passagères
dont ils favorisaient ensuite la secrète intrigue. Je l'engageais à
demeurer calme et modérée. Il me fut facile de voir promptement que, si
Bonaparte aimait sa femme, c'est que sa douceur accoutumée lui donnait
du repos, et qu'elle perdrait de son empire en l'agitant. Au reste,
durant la première année que je fus dans cette cour, les légères
altercations qui survinrent dans ce ménage se terminèrent toujours par
des explications satisfaisantes et un redoublement d'intimité.

Depuis cette année 1802, je n'ai jamais vu le général Moreau chez
Bonaparte; ils étaient déjà à peu près brouillés. Le premier avait une
belle-mère et une femme vives et intrigantes. Bonaparte ne pouvait
souffrir l'esprit d'intrigue chez les femmes. D'ailleurs, une fois, la
mère de madame Moreau, étant à la Malmaison, s'était permis des
plaisanteries amères sur une intimité scandaleuse qu'on soupçonnait
entre Bonaparte et sa jeune soeur Caroline, qui venait de se marier. Le
consul n'avait point pardonné de tels discours; il avait affecté de
maltraiter la mère et la fille. Moreau s'était plaint, on l'avait
échauffé sur sa propre situation; il vivait dans la retraite, entouré
d'un cercle qui l'irritait journellement, et Murat, chef d'une police
secrète et active, épiait des mécontentements auxquels il n'eût pas
fallu donner d'importance, et portait sans cesse aux Tuileries des
rapports malveillants.

C'était un des grands torts de Bonaparte et une des suites de sa
défiance naturelle que cette multiplication des polices de son
gouvernement. Ces polices s'épiaient les unes les autres, se
dénonçaient réciproquement, cherchaient à se rendre nécessaires, et
l'entouraient incessamment de soupçons. Depuis l'événement de la machine
infernale, dont M. de Talleyrand avait profité pour faire déplacer
Fouché, la police avait été remise aux mains du grand juge Régnier.
Bonaparte pensait qu'il se donnerait une apparence de libéralisme et de
modération en supprimant ce ministère de la police, invention toute
révolutionnaire. Il s'en repentit bientôt, et le remplaça d'abord par
une multitude d'espionnages qu'il garda même encore après avoir
réintégré Fouché. Son préfet de police, Murat, Duroc, Savary, qui alors
commandait la gendarmerie d'élite, Maret, qui avait aussi une police
secrète à la tête de laquelle était M. de Sémonville, et d'autres que
j'ignore, étaient devenus comme la monnaie du ministère détruit. Et
Fouché lui-même, possédant parfaitement l'art de se rendre nécessaire,
ne tarda pas à rentrer secrètement dans la faveur du premier consul, et
parvint à se faire nommer une seconde fois. Le procès du général Moreau,
qui fut si maladroitement conduit, le servit fort pour cela, comme on le
verra dans la suite.

Dès ce temps, Cambacérès et Lebrun, second et troisième consuls, avaient
très peu de part à l'administration du gouvernement. Le dernier, déjà
âgé, n'inquiétait Bonaparte en aucune manière. L'autre, magistrat
distingué, fort remarquable dans toutes les questions du ressort du
conseil d'État, ne se mêlait que des discussions de certaines lois.
Bonaparte tirait parti de ses connaissances, et se fiait avec raison,
pour diminuer son importance, sur les ridicules que lui donnait sa
minutieuse vanité. En effet, Cambacérès, charmé des distinctions qui lui
étaient accordées, en jouissait avec une puérilité qu'on flattait tout
en s'en moquant. Sa faiblesse d'amour-propre sur quelques points a fait
souvent une partie de sa sûreté.

Au temps dont je parle, M. de Talleyrand était en fort grand crédit.
Toutes les questions de haute politique lui passaient par les mains. Non
seulement il réglait les affaires étrangères et déterminait,
principalement à cette époque, les nouvelles constitutions d'État qu'on
donnait à l'Allemagne, sorte de travail qui a jeté les fondements de son
immense fortune, mais encore il avait journellement de longs entretiens
avec Bonaparte, et le poussait à toutes les mesures qui pouvaient
fonder sa puissance sur des bases réparatrices. Dès ce temps, je suis
sûre qu'il était souvent question entre eux des mesures à prendre pour
rétablir le gouvernement monarchique. M. de Talleyrand a toujours eu la
conviction intime que lui seul convenait à la France. D'ailleurs, il
devait y retrouver les habitudes de sa vie, et s'y replacer sur un
terrain qui lui était connu. Les avantages et les abus qui ressortent
des cours lui offraient des chances de pouvoir et de crédit.

Je ne connaissais point M. de Talleyrand, et ce que j'avais entendu dire
de lui me donnait de grandes préventions. Mais dès lors je fus frappée
de l'élégance de ses manières, si bien en contraste avec les formes
rudes des militaires dont je me voyais environnée. Il demeurait toujours
au milieu d'eux avec le caractère indélébile d'un grand seigneur. Il
imposait par le dédain de son silence, par sa politesse protectrice,
dont personne ne pouvait se défendre. Il s'arrogeait seul le droit de
railler des gens que la finesse de ses plaisanteries effarouchait. M. de
Talleyrand, plus factice que qui que ce soit, a su se faire comme un
caractère naturel d'une foule d'habitudes prises à dessein; il les a
conservées dans toutes les situations, comme si elles avaient eu la
puissance d'une vraie nature. Sa manière, constamment légère, de traiter
les plus grandes choses lui a presque toujours été utile, mais elle a
souvent nui à ce qu'il a fait.

Je fus plusieurs années sans avoir de relations avec lui; je m'en
défiais vaguement, mais je m'amusais à l'entendre et à le regarder agir
avec une aisance, particulière à lui, qui donne une grâce infinie à
toutes ses manières, tandis que chez un autre elle choquerait comme une
affectation.

L'hiver de cette année (1803) fut très brillant. Le premier consul
commença à vouloir qu'on donnât des fêtes; il voulut aussi s'occuper de
la restauration des théâtres. Il en confia l'administration à ses
préfets du palais. M. de Rémusat eut la Comédie-Française; on remit à la
scène une foule d'ouvrages que la politique républicaine avait écartés.
Peu à peu on semblait reprendre toutes les habitudes de la vie sociale.
C'était un moyen adroit d'amener _ceux qui la savaient_ à venir s'y
replacer. C'était reformer des liens entre les hommes civilisés. Tout ce
système fut suivi avec une grande habileté. Les opinions d'opposition
s'affaiblissaient journellement. Les royalistes, déjoués au 18
fructidor, ne perdaient point l'espérance que Bonaparte, après avoir
rétabli l'ordre, comprît dans tous les retours qu'il créait jusqu'à
celui de la maison de Bourbon, et, s'ils s'étaient trompés sur ce point,
du moins ils lui savaient gré de l'ordre qu'il rétablissait, et ne
craignaient point d'envisager un coup hardi, qui, venant à s'emparer de
sa personne et laissant vide inopinément une place que personne autre
que lui ne pourrait désormais remplir, amènerait facilement cette
démonstration que le souverain légitime devait être son plus naturel
successeur.

Cette secrète pensée d'un parti, généralement confiant dans ce qu'il
espère et toujours imprudent dans ce qu'il tente, ranimait des
correspondances secrètes avec nos princes, quelques tentatives des
émigrés, des mouvements produits chez les Vendéens, que Bonaparte
surveillait en silence.

D'un autre côté, les gens épris du gouvernement fédératif voyaient avec
inquiétude l'autorité consulaire tendre vers une centralisation qui
ramenait peu à peu à des idées de royauté. Ceux-là s'unissaient assez
bien avec le petit nombre des individus qui, malgré les écarts et les
égarements où la cause de la liberté avait entraîné quelques-uns de ses
partisans, s'obstinaient en leur conscience à voir dans la révolution
française une secousse utile, et qui craignaient que Bonaparte ne vînt à
bout d'en paralyser les mouvements. On entendait parfois au Tribunat sur
ce sujet certaines paroles qui, toutes modérées qu'elles étaient,
indiquaient aux projets secrets de Bonaparte une autre espèce
d'antagonistes que les royalistes. Enfin il y avait encore les francs
jacobins, qu'il fallait contenir, et puis ces militaires dressés sur
leurs prétentions, qui s'étonnaient qu'on voulût créer ou reconnaître
d'autres droits que les leurs. Toutes les émotions de ces différents
partis étaient exactement rapportées à Bonaparte, qui manoeuvrait
prudemment entre elles. Il marchait doucement vers son but, que bien peu
de gens alors devinaient. Il tenait tout le monde tendu sur une portion
de sa conduite, qui demeurait dans le vague. Il savait à son gré attirer
et détourner l'attention, exciter alternativement les approbations de
l'un ou de l'autre côté, inquiéter ou rassurer selon qu'il lui était
nécessaire, se jouer de la surprise ou de l'espérance. Il voyait surtout
dans les Français des enfants mobiles qu'on détourne de leurs intérêts
par la vue d'un jouet nouveau. Sa position comme premier consul lui
était avantageuse parce que, indéterminée qu'elle était, elle échappait
plus ou moins aux inquiétudes qu'elle inspirait à certaines gens. Plus
tard, le rang positif d'empereur lui a enlevé cet avantage: c'est alors
qu'après avoir découvert son secret à la France, il ne lui est plus
resté, pour la distraire de l'impression qu'elle en avait reçu, que ce
funeste appât de gloire militaire qu'il a lancé au milieu d'elle. De là
ses guerres sans cesse renaissantes, de là ses conquêtes interminables;
car, à tout prix, il sentait le besoin de nous occuper. Et de là, si
l'on veut bien y regarder, l'obligation qui lui fut imposée par son
système de pousser sa destinée, de refuser la paix soit à Dresde, soit
même à Châtillon; car Bonaparte sentait bien qu'il serait perdu
infailliblement du jour où son repos forcé nous permettrait de réfléchir
et sur lui et sur nous.

On trouvera, dans _le Moniteur_ de la fin de 1802 ou du commencement de
1803, un dialogue entre un Français enthousiaste de la constitution
anglaise et un Anglais soi-disant raisonnable qui, après avoir démontré
qu'il n'y a point de constitution à proprement parler en Angleterre,
mais seulement des institutions toutes plus ou moins adaptées à la
situation du pays et au caractère des habitants, s'efforce de prouver
que ces mêmes institutions n'auraient pu être données aux Français sans
d'assez graves inconvénients. Par ces moyens et d'autres semblables,
Bonaparte cherchait à contenir ce désir de la liberté, toujours prêt à
renaître chez les Français.

Vers la fin de 1802, on apprit à Paris la mort du général Leclerc, qui
avait succombé à la fièvre jaune à Saint-Domingue. Au mois de janvier,
sa jeune et jolie veuve revint en France. Elle était dès lors attaquée
d'un mal assez grave qui l'a toujours poursuivie; mais, quoique
affaiblie et souffrante, et revêtue du triste costume de deuil, elle me
parut la plus charmante personne que j'eusse vue, de ma vie. Bonaparte
l'exhorta fort à ne point abuser de sa liberté pour retomber dans les
excès qui avaient, je crois, été cause de son départ pour
Saint-Domingue; mais elle ne tarda pas à tenir peu de compte de la
parole qu'elle lui donna dans ce moment.

Cette mort du général Leclerc donna lieu à un petit embarras qui, par la
manière dont il se termina, parut encore un pas vers le rétablissement
de ces différents usages qui peu à peu frayaient la route au retour des
habitudes monarchiques. Bonaparte prit le deuil, ainsi que madame
Bonaparte, et nous reçûmes l'ordre de le porter. Cela était déjà assez
marquant; mais il fut question que les ambassadeurs vinssent aux
Tuileries complimenter le consul et sa femme sur cette perte. On leur
représenta que la politesse exigeait qu'ils fussent en deuil pour cette
visite. Ils se réunirent pour en délibérer, et, n'ayant pas le temps de
demander des ordres à leur cour, ils se déterminèrent à se rendre à
l'invitation qu'ils reçurent, en s'appuyant sur les égards d'usage en
pareil cas. Ils vinrent donc au palais vêtus de noir, et furent reçus en
cérémonie. Depuis le mois de décembre 1802, un ambassadeur d'Angleterre,
lord Whithwort, avait remplacé le chargé d'affaires. On se livrait à la
confiance d'une paix durable; les relations de France et d'Angleterre se
multipliaient journellement, et cependant les gens un peu plus instruits
prévoyaient incessamment entre les deux gouvernements des causes de
discussions nouvelles. Dans le parlement britannique, il avait été
question de la part que le gouvernement français prenait à la nouvelle
constitution donnée aux Suisses, et ici _le Moniteur_, tout à fait
_officiel_, paraissait avec quelques articles dans lesquels on se
plaignait de certaines mesures prises à Londres contre plusieurs
Français. Cependant tout à Paris en apparence, et particulièrement aux
Tuileries, semblait livré aux plaisirs et aux fêtes. L'intérieur du
château était paisible, lorsque tout à coup une fantaisie du premier
consul pour une belle et jeune actrice du Théâtre-Français vint troubler
madame Bonaparte, et donner lieu à des scènes assez vives.

Deux actrices remarquables (mesdemoiselles Duchesnois et Georges)
avaient débuté en même temps à peu près dans la tragédie, l'une fort
laide, mais distinguée par un talent qui lui conquit bien des suffrages;
l'autre médiocre, mais d'une extrême beauté[28]. Le public de Paris
s'échauffa pour l'une ou pour l'autre, mais en général le succès du
talent l'emporta sur celui de la beauté. Bonaparte au contraire fut
séduit par la dernière, et madame Bonaparte apprit assez vite par le
secret espionnage de ses valets que mademoiselle Georges avait été,
durant quelques soirées, introduite secrètement dans un petit
appartement écarté du château. Cette découverte lui inspira une vive
inquiétude; elle m'en fit part avec une émotion extrême, et commença à
répandre beaucoup de larmes qui me parurent plus abondantes que cette
occasion passagère ne le méritait. Je crus devoir lui représenter que la
douceur et la patience me semblaient le seul remède à un chagrin que le
temps ne manquerait pas de dissiper, et ce fut dans les entretiens que
nous eûmes à cette occasion qu'elle commença à me donner sur son époux
des notions qui m'étaient encore tout à fait inconnues. Le
mécontentement qu'elle éprouvait me fit penser cependant qu'il y avait
quelque exagération dans l'amertume de ses plaintes. À l'entendre, «il
n'avait aucun principe de morale, il dissimulait alors le vice de ses
penchants, parce qu'il craignait qu'ils ne lui fissent tort; mais, si on
le laissait s'y livrer en paix sans lui en faire la moindre plainte, peu
à peu on le verrait s'abandonner aux passions les plus honteuses.
N'avait-il pas séduit ses soeurs, les unes après les autres? Ne se
croyait-il pas placé dans le monde de manière à satisfaire toutes ses
fantaisies? Et puis sa famille ne profiterait-elle pas de ses faiblesses
pour l'habituer peu à peu à changer la vie intime et conjugale qu'il
menait encore, et l'éloigner de toute relation avec sa femme?» Et, à la
suite d'une pareille intrigue, elle voyait toujours suspendu sur sa tête
ce redoutable divorce dont il avait déjà été quelquefois question.
«C'est un grand malheur, pour moi, ajoutait-elle, que je n'aie pas donné
un fils à Bonaparte. Ce sera toujours un moyen dont la haine s'emparera
pour troubler mon repos.--Mais, madame, lui disais-je, il me semble que
l'enfant de madame votre fille répare fort ce malheur; le premier consul
l'aime, et peut-être finira par l'adopter.--Hélas! répondit-elle, ce
serait là l'objet de mes souhaits; mais le caractère jaloux et ombrageux
de Louis Bonaparte s'y opposera toujours. Sa famille lui a malignement
fait part des bruits outrageants qui ont été répandus sur la conduite de
ma fille et sur la naissance de son fils. La haine donne cet enfant à
Bonaparte, et cela suffit pour que Louis ne consente jamais à un
arrangement avec lui. Vous voyez comme il se tient à l'écart, et comme
ma fille est obligée de veiller sur la moindre de ses actions.
D'ailleurs, indépendamment des hautes considérations qui m'engagent à ne
point souffrir les écarts de Bonaparte, ses infidélités sont toujours
pour moi le signal de mille contrariétés qu'il me faut supporter.»

     [Note 28: Voici quel souvenir mon père avait gardé de la
     rivalité et du talent de ces deux actrices célèbres: «La
     liaison de l'empereur avec mademoiselle Georges fit quelque
     bruit. La société, j'en ai moi-même souvenir, était très
     animée sur cette controverse touchant le mérite respectif des
     deux tragédiennes. On se disputait vivement après chaque
     représentation de l'une ou de l'autre. Les connaisseurs, et
     en général les salons, étaient pour mademoiselle Duchesnois.
     Elle avait cependant assez peu de talent, et jouait sans
     intelligence. Mais elle avait de la passion, de la
     sensibilité, une voix touchante qui faisait pleurer. C'est,
     je crois, pour elle qu'a été inventée cette expression de
     théâtre: «avoir des larmes dans la voix». Ma mère et ma tante
     (madame de Nansouty) étaient fort prononcées pour
     mademoiselle Duchesnois, au point de rompre des lances contre
     mon père lui-même, qui était obligé administrativement à
     l'impartialité. Ce sont ces discussions sur l'art dramatique,
     entretenues par la facilité que les fonctions de mon père
     nous donnaient de suivre tous les événements du monde
     théâtral, qui éveillèrent de très bonne heure en moi un
     certain goût, un certain esprit de littérature et de
     conversation, qui n'étaient guère de mon âge. On me mena,
     très jeune, à la tragédie, et j'ai vu presque dans leurs
     débuts ces deux Melpomènes. On disait que l'une était si
     bonne, qu'elle en était belle; l'autre si belle, qu'elle en
     était bonne. Cette dernière, très jeune alors, se fiant à
     l'empire de ses charmes, travaillait peu, et un organe peu
     flexible, une certaine lourdeur dans la prononciation, ne lui
     permettaient pas d'arriver facilement aux effets d'une
     diction savante. Je crois cependant qu'elle avait au fond
     plus d'esprit que sa rivale, et qu'en prodiguant son talent à
     des genres dramatiques bien divers, elle l'a tout à la fois
     compromis et développé, et elle a mérité une partie de la
     réputation qu'on a essayé de lui faire dans sa vieillesse.»
     (P. R.)]

Et, en effet, j'ai toujours remarqué que, dès que le premier consul
s'occupait d'une autre femme, soit que le despotisme de son caractère
lui fît trouver étrange que sa femme même ne se soumît point à approuver
cet usage de l'indépendance en toutes choses qu'il voulait conserver
exclusivement pour lui, soit que la nature lui eût accordé une si faible
portion d'affections aimantes qu'elles étaient toutes absorbées par la
personne instantanément préférée, et qu'il ne lui restât pas la plus
légère bienveillance à répartir sur toute autre, il était dur, violent,
sans pitié pour sa femme, dès qu'il avait une maîtresse. Il ne tardait
pas à le lui apprendre, et à lui montrer une surprise presque sauvage de
ce qu'elle n'approuvait pas qu'il se livrât à des distractions qu'il
démontrait, pour ainsi dire mathématiquement, lui être permises et
nécessaires. «Je ne suis pas un homme comme un autre, disait-il, et les
lois de morale ou de convenance ne peuvent être faites pour moi.» De
pareilles déclarations excitaient le mécontentement, les pleurs, les
plaintes de madame Bonaparte. Son époux y répondait quelquefois par des
violences dont je n'oserais détailler les excès, jusqu'au moment où, sa
nouvelle fantaisie s'évanouissant, tout à coup, il sentait renaître sa
tendresse pour sa femme. Alors il était ému de ses peines, remplaçait
ses injures par des caresses qui n'avaient guère plus de mesure que ses
violences, et, comme elle était douce et mobile, elle rentrait dans sa
sécurité.

Mais, tant que durait l'orage, je me trouvais, moi, très embarrassée
souvent des étranges confidences qu'il me fallait recevoir, et même des
démarches auxquelles il me fallait prendre part. Je me rappelle, entre
autres, ce qui m'arriva un soir, et la frayeur un peu ridicule que
j'éprouvai, dont j'ai depuis ri à part moi.

C'était durant cet hiver. Bonaparte avait encore l'habitude de venir,
tous les soirs, partager le lit de sa femme; elle avait eu l'adresse de
lui persuader que sa sûreté personnelle était intéressée à cette
intimité. «Elle avait, disait-elle, un sommeil fort léger, et, s'il
arrivait qu'on essayât de tenter quelque entreprise nocturne sur lui,
elle serait là pour appeler à l'instant le secours dont il aurait
besoin.» Le soir, elle ne se retirait guère que lorsqu'on l'avertissait
que Bonaparte était couché. Mais, lorsqu'il fut pris de cette fantaisie
pour mademoiselle Georges, il la fit venir assez tard, quand l'heure de
son travail était passée, et ne descendit plus ces jours-là que fort
avant dans la nuit. Un soir, madame Bonaparte, plus pressée que de
coutume par sa jalouse inquiétude, m'avait gardée près d'elle, et
m'entretenait vivement de ses chagrins. Il était une heure du matin,
nous étions seules dans son salon, le plus profond silence régnait aux
Tuileries. Tout à coup elle se lève. «Je n'y peux plus tenir, me
dit-elle; mademoiselle Georges est sûrement là-haut, je veux les
surprendre.» Passablement troublée de cette résolution subite, je fis ce
que je pus pour l'en détourner et je ne pus en venir à bout.
«Suivez-moi, me dit-elle, nous monterons ensemble.» Alors je lui
représentai qu'un pareil espionnage, étant même sans convenance de sa
part, serait intolérable de la mienne, et qu'en cas de la découverte
qu'elle prétendait faire, je serais sûrement de trop à la scène qui
s'ensuivrait. Elle ne voulut entendre à rien, elle me reprocha de
l'abandonner dans ses peines, et elle me pressa si vivement, que, malgré
ma répugnance, je cédai à sa volonté, me disant d'ailleurs
intérieurement que notre course n'aboutirait à rien, et que, sans doute,
les précautions étaient prises au premier étage contre toute surprise.

Nous voilà donc marchant silencieusement l'une et l'autre, madame
Bonaparte, la première, animée à l'excès, moi derrière, montant
lentement un escalier dérobé qui conduisait chez Bonaparte, et très
honteuse du rôle qu'on me faisait jouer. Au milieu de notre course, un
léger bruit se fit entendre. Madame Bonaparte se retourna. «C'est
peut-être, me dit-elle, Rustan, le mameluk de Bonaparte, qui garde la
porte. Ce malheureux est capable de nous égorger toutes deux.» À cette
parole, je fus saisie d'un effroi qui, tout ridicule qu'il était sans
doute, ne me permit pas d'en entendre davantage, et, sans songer que je
laissais madame Bonaparte dans une complète obscurité, je descendis avec
la bougie que je tenais à la main, et je revins aussi vite que je pus
dans le salon. Elle me suivit peu de minutes après, étonnée de ma fuite
subite. Quand elle revit mon visage effaré, elle se mit à rire et moi
aussi, et nous renonçâmes à notre entreprise. Je la quittai en lui
disant que je croyais que l'étrange peur qu'elle m'avait faite lui avait
été utile, et que je me savais bon gré d'y avoir cédé.

Cette jalousie, qui altérait la douce humeur de madame Bonaparte, ne fut
bientôt plus un mystère pour personne. Elle me mit dans les embarras
d'une confidente sans crédit sur l'esprit de celle qui la consulte, et
me donna quelquefois l'apparence d'une personne qui partage les
mécontentements dont elle est le témoin. Bonaparte crut d'abord qu'une
femme devait entrer vivement dans les sentiments éprouvés par une autre
femme, et il témoigna quelque humeur de ce que je me trouvais au fait de
ce qui se passait dans le plus intime de son intérieur. D'un autre côté,
le public de Paris prenait de plus en plus parti pour la laide actrice.
La belle était souvent accueillie par des sifflets. M. de Rémusat
tâchait d'accorder une protection égale à ces deux débutantes; mais ce
qu'il faisait pour l'une ou pour l'autre était presque également pris
avec mécontentement, soit par le parterre, soit par le consul. Toutes
ces pauvretés nous donnèrent quelque tracas. Bonaparte, sans livrer à M.
de Rémusat le secret de son intérêt, se plaignit à lui, et lui témoigna
qu'il consentirait à ce que je devinsse la confidente de sa femme,
pourvu que je ne lui donnasse que des conseils raisonnables. Mon mari me
présenta comme une personne posée, élevée à toutes les convenances, et
qui ne pouvait en aucun cas échauffer l'imagination de madame Bonaparte.
Le consul, qui était encore en disposition de bienveillance pour nous,
consentit à penser à cette occasion du bien de moi; mais alors ce fut un
autre inconvénient: il me prit en tiers quelquefois dans ses disputes
conjugales, et voulut s'appuyer de ce qu'il appelait ma raison pour
traiter de folie les vivacités jalouses dont il était fatigué. Comme je
n'avais point encore l'habitude de dissimuler ma pensée, lorsqu'il
m'entretenait de l'ennui que lui donnaient toutes ces scènes, je lui
répondais tout sincèrement que je plaignais beaucoup madame Bonaparte,
soit qu'elle souffrît à tort ou à raison, qu'il me semblait qu'il devait
l'excuser plus qu'un autre; mais, en même temps, j'avouais qu'elle me
semblait manquer à sa dignité, quand elle cherchait dans l'espionnage de
ses valets la preuve de l'infidélité qu'elle soupçonnait. Le consul ne
manquait point de redire à madame Bonaparte que je la blâmais, et alors
je me trouvais en butte à des explications sans fin entre le mari et la
femme, dans lesquelles j'apportais toute la vivacité de mon âge, et le
dévouement que j'avais pour tous deux.

Tout cela produisit une suite de paroles et de petites scènes, dont les
détails se sont effacés de ma mémoire, où je vis Bonaparte tour à tour
impérieux, dur, défiant à l'excès, puis tout à coup ému, amolli, presque
doux, et réparant avec assez de grâce des torts dont il convenait, et
auxquels il ne renonçait pas pourtant. Je me souviens qu'un jour, pour
rompre le tête-à-tête qui le gênait sans doute, m'ayant gardée à dîner
en tiers avec sa femme, fort échauffée précisément parce qu'il lui avait
déclaré que désormais il habiterait la nuit un appartement séparé, il
s'avisa de me prendre pour juge dans cette étrange question: si un mari
était obligé de céder à cette fantaisie d'une femme qui voudrait n'avoir
jamais d'autre lit que le sien? J'étais assez peu préparée à répondre,
et je savais que madame Bonaparte ne me pardonnerait pas de ne pas
décider pour elle. Je tâchai d'éluder la réponse, et de me tenir sur ce
qu'il n'était guère possible, ni même bien décent, que je me mêlasse de
déterminer ce fait. Mais Bonaparte, qui aimait assez d'ailleurs à
embarrasser, me poursuivit vivement. Alors je ne trouvai d'autre parti,
pour m'en tirer, que de dire que je ne savais pas trop précisément où
devaient s'arrêter les exigences d'une femme et les complaisances d'un
mari; mais qu'il me semblait que tout ce qui donnerait à croire que le
premier consul changeait quelque chose dans sa manière de vivre ferait
toujours tenir des propos fâcheux, et que le moindre mouvement qui
arriverait dans le château nous ferait tous beaucoup parler. Bonaparte
se mit à rire, et me tirant l'oreille: «Allons, me dit-il, vous êtes
femme, et vous vous entendez toutes.»

Mais il ne s'en tint pas moins à ce qu'il avait résolu, et, depuis cette
époque, il s'arrangea pour habiter un appartement différent. Cependant
il reprit peu à peu des manières plus affectueuses avec elle, et elle,
de son côté, plus tranquille, se rendit au conseil que je ne cessais de
lui donner de dédaigner une rivalité indigne d'elle. «Il serait bien
assez temps, lui disais-je, de vous affliger, si c'était parmi les
femmes qui vous entourent que le consul fît un choix, ce serait alors
que vous auriez de vrais chagrins, et moi plus d'un tracas.» Deux ans
après, ma prédiction ne fut que trop réalisée, et particulièrement pour
moi.



CHAPITRE II.

(1803.)


Retour aux habitudes de la monarchie.--M. de Fontanes.--Madame
d'Houdetot.--Bruits de guerre.--Réunion du Corps législatif.--Départ de
l'ambassadeur d'Angleterre.--M. Maret.--Le maréchal Berthier.--Voyage du
premier consul en Belgique.--Accident de voiture.--Fêtes d'Amiens.


À ce léger orage près, l'hiver se passa paisiblement. Quelques
institutions nouvelles marquèrent encore le retour de l'ordre. Les
lycées furent organisés, on redonna des robes et quelque importance aux
magistrats. On réunit tous les tableaux français au Louvre sous le nom
de Muséum, et M. Denon fut chargé de la surintendance de ce nouvel
établissement. Des pensions et des récompenses commencèrent à être
accordées à des gens de lettres, et, pour ce dernier article, M. de
Fontanes était souvent consulté. Bonaparte aimait à causer avec lui; ces
conversations étaient en général fort amusantes. Le consul se plaisait à
attaquer le goût pur et classique de M. de Fontanes et celui-ci
défendait nos chefs-d'oeuvre français avec une grande force qui lui
donnait, aux yeux des assistants, la réputation d'une sorte de courage;
car il y avait déjà dans cette cour des gens si façonnés au métier de
courtisan, qu'on leur paraissait un vrai Romain quand on osait encore
admirer _Mérope_ ou _Mithridate_, puisque le maître avait déclaré qu'il
n'aimait ni l'un ni l'autre de ces ouvrages. Et cependant il paraissait
s'amuser fort de ces controverses littéraires. Il eut même un moment
l'intention de se procurer le plaisir d'en avoir deux fois par semaine,
en faisant inviter certains hommes de lettres à venir passer la soirée
chez madame Bonaparte. M. de Rémusat, qui connaissait à Paris un assez
bon nombre d'hommes distingués, fut chargé de les réunir au château.
Quelques académiciens et quelques littérateurs connus furent donc
invités un soir. Bonaparte était en bonne humeur; il causa très bien,
laissa causer, fut aimable et animé; moi, j'étais charmée qu'il se
montrât tel. J'avais fort le désir qu'il plût à ceux qui ne le
connaissaient pas, et qu'il détruisît, en se montrant davantage,
certaines préventions qui commençaient à naître contre lui. Comme,
lorsqu'il le voulait, le tact de son esprit était très fin, il démêla,
entre autres, assez vite la nature de celui du vieil abbé Morellet[29],
homme droit, positif, marchant toujours nettement de conséquence en
conséquence, et ne voulant jamais reconnaître le pouvoir de
l'imagination sur la marche d'aucune des idées humaines. Bonaparte se
plut à contrarier ce système. En laissant aller sa propre imagination à
tout l'essor qu'elle voulut prendre, et dans ce cas elle le menait loin,
il aborda tous les sujets, s'éleva très haut, se perdit quelquefois, se
divertit fort de la fatigue qu'il donnait à l'esprit de l'abbé, et fut
réellement très intéressant. Le lendemain, il parla avec plaisir de
cette soirée et déclara qu'il en voulait encore de semblables. Une
pareille réunion fut donc fixée à quelques jours de là. Je ne sais plus
quel est le personnage qui commença à s'exprimer avec assez de force sur
la liberté de penser et d'écrire, et sur les avantages qu'elle avait
pour les nations. Cela amena un genre de discussion un peu plus gêné que
la première fois, et le consul demeura dans de longs silences qui
jetèrent le froid dans l'assemblée. Enfin, dans une troisième soirée, il
parut plus tard, il était rêveur, distrait, sombre, et ne laissa
échapper que quelques paroles rares et coupées. Tout le monde se tut et
s'ennuya; et, le lendemain, le premier consul nous dit qu'il ne voyait
rien à tirer de tous ces gens de lettres, qu'on ne gagnerait point à les
admettre dans l'intimité, et qu'il ne voulait plus qu'on les invitât. Il
ne pouvait supporter aucune contrainte, et celle de se montrer affable
et de bonne humeur à jour et à moment fixes lui parut promptement une
gêne qu'il s'empressa de secouer.

     [Note 29: L'abbé Morellet, très lié avec madame
     d'Houdetot et madame de Vergennes, était l'abbé de ce nom,
     fort connu à la fin du XVIIIe siècle, et que Voltaire
     appelait l'abbé _Mord-les_. Il est mort le 12 janvier 1819.
     (P. R.)]

Dans cet hiver moururent deux académiciens distingués, MM. de la Harpe
et de Saint-Lambert. Je regrettai fort le dernier, parce que j'étais
très attachée à madame d'Houdetot, avec laquelle il était lié depuis
quarante ans, et chez laquelle il mourut. La maison de cette aimable
vieille réunissait la plus agréable et la meilleure société de Paris.
J'y allais fort souvent, et j'y trouvais les restes d'un temps qui alors
semblait s'échapper sans retour, je veux dire celui où on savait causer
d'une manière agréable et instructive. Madame d'Houdetot, étrangère par
son âge et par le plus charmant caractère à tout esprit de parti,
jouissait du repos qui nous était rendu, et en profitait pour réunir
chez elle les débris de la bonne compagnie de Paris, qui venait avec
empressement soigner et amuser sa vieillesse. J'aimais fort à aller chez
elle me reposer de la contrainte tendue où l'exemple des autres, et
l'expérience que je commençais à acquérir, me tenaient dans le salon des
Tuileries.

Cependant on commençait à murmurer tout bas que la guerre pourrait bien
se rallumer avec les Anglais. Des lettres secrètes sur quelques
entreprises tentées dans la Vendée furent publiées. On semblait y
accuser le gouvernement anglais de les soutenir, et Georges Cadoudal y
était nommé comme agent entre ce gouvernement et les chouans. On parlait
en même temps de M. d'André, qui, disait-on, avait pénétré en France
secrètement, après avoir déjà une fois, avant le 18 fructidor, essayé de
servir l'agence royale. Sur ces entrefaites, on assembla le Corps
législatif. Le compte qui lui fut rendu de l'état de la _République_
était remarquable et fut remarqué. L'état de paix avec toutes les
puissances, le _conclusum_ donné à Ratisbonne sur le nouveau partage de
l'Allemagne et reconnu par tous les souverains, la constitution acceptée
par les Suisses, le concordat, l'instruction publique dirigée, la
formation de l'Institut[30], la justice mieux dispensée, l'amélioration
des finances, le Code civil, dont une partie fut soumise à cette
assemblée, les différents travaux commencés en même temps sur nos
frontières et en France, les projets pour Anvers, le mont Cenis, les
bords du Rhin et le canal de l'Ourcq, _l'acquisition de l'île d'Elbe_,
Saint-Domingue qui tenait encore, des projets de loi nombreux sur les
contributions indirectes, sur la formation des chambres de commerce, sur
l'exercice de la médecine et sur les manufactures, tout cela offrait un
tableau satisfaisant et honorable pour le gouvernement. À la fin de ce
rapport, on avait pourtant glissé quelques mots sur la possibilité d'une
rupture avec l'Angleterre et sur la nécessité de fortifier l'armée. Ni
le Corps législatif, ni le Tribunat ne s'opposèrent à rien, et des
approbations, après tout méritées à cette époque, furent données à tant
de travaux si heureusement commencés.

     [Note 30: Il serait plus exact de dire que le premier
     consul réorganisa l'Institut en supprimant la classe des
     sciences morales et politiques, le 23 janvier 1803. Cette
     classe ne fut rétablie qu'après 1830. (P. R.)]

Les premiers jours de mars, des plaintes assez amères parurent dans nos
journaux sur la publication de quelques libelles qui avaient cours en
Angleterre contre le premier consul. Il n'y avait pas beaucoup de bonne
foi à s'irriter contre ce qui échappe aux presses anglaises, qui ont
toute liberté, mais ce n'était qu'un prétexte; l'occupation de Malte et
notre intervention dans le gouvernement de la Suisse étaient les
véritables occasions de rupture. Le 8 mars 1803, une lettre du roi
d'Angleterre au Parlement annonça des discussions importantes entre les
deux gouvernements et se plaignit de l'armement qui se préparait dans
les ports de la Hollande. Dans ce même temps, nous fûmes témoins de
cette scène dont j'ai parlé où Bonaparte feignit, ou se laissa emporter
devant tous les ambassadeurs à une colère violente. Peu de temps après,
il quitta Paris et s'établit à Saint-Cloud.

Les affaires publiques ne le captivaient pas tellement qu'il ne pensât à
la même époque à faire écrire, par l'un de ses préfets du palais, une
lettre de compliment au célèbre musicien Paesiello sur l'opéra de
_Proserpine_, qu'il venait de donner à Paris. Le premier consul se
montrait fort jaloux d'attirer ici tous les gens distingués de tous les
pays, et il les payait très largement.

Peu de temps après, la rupture entre la France et l'Angleterre éclata,
et l'ambassadeur anglais, devant la porte duquel se rassemblait tous les
jours une grande foule de monde, pour se rassurer ou s'inquiéter selon
les préparatifs de départ qu'on pourrait apercevoir dans sa cour, partit
tout à coup. M. de Talleyrand porta au Sénat une communication des
motifs qui forçaient à la guerre. Le Sénat répondit qu'il ne pouvait
qu'applaudir à la modération unie à la fermeté du premier consul, et il
envoya une députation qui porta à Saint-Cloud les témoignages de sa
reconnaissance et de son dévouement. M. de Vaublanc, parlant au Corps
législatif, dit avec enthousiasme: «Quel chef des nations montra jamais
un plus grand amour pour la paix! S'il était possible de séparer
l'histoire des négociations du premier consul de celle de ses exploits,
on croirait lire la vie d'un magistrat paisible qui n'est occupé que des
moyens d'affermir la paix.» Le Tribunat émit le voeu qu'il fût pris des
mesures énergiques, et, après ces différents actes d'admiration et de
soumission, la session du Corps législatif se termina.

Ce fut alors que nous vîmes paraître pour la première fois ces notes
violentes et injurieuses contre le gouvernement anglais, qui se
multiplièrent tant dans la suite, et qui répondaient avec trop de soin
aux articles des feuilles périodiques et libres qui courent chaque jour
à Londres. Bonaparte dictait souvent le fond de ces notes que M. Maret
rédigeait ensuite; mais il en résultait que le souverain d'un grand
empire se mettait en quelque sorte en défi de paroles avec des
journalistes, et manquait à sa propre dignité en se montrant trop
irascible contre les railleries de ces feuilles passagères dont il eût
mieux fait cent fois de dédaigner les attaques. Il ne fut pas difficile
aux journalistes anglais de savoir à quel point le premier consul, et un
peu plus tard l'empereur de France, était blessé des plaisanteries
qu'ils se permettaient sur son compte, et alors ils redoublèrent
d'activité pour le poursuivre. Combien de fois il nous est arrivé de le
voir sombre et d'humeur difficile, et d'entendre dire à madame Bonaparte
que c'était parce qu'il avait lu quelque article du _Courrier_ ou du
_Sun_ dirigé contre lui? Il essaya de soulever une sorte de guerre de
plume entre les différents journaux anglais; il soudoya à Londres des
écrivains, dépensa beaucoup d'argent, et ne trompa personne, ni en
France, ni en Angleterre. Je disais à ce sujet qu'il dictait souvent des
notes du _Moniteur_: Bonaparte avait une singulière manière de dicter.
Jamais il n'écrivait rien de sa main. Son écriture, mal formée, était
indéchiffrable pour les autres, comme pour lui. Son orthographe était
fort défectueuse. Il manquait totalement de patience pour toute action
manuelle quelle qu'elle fût; et l'extrême activité de son esprit, et
l'habitude de l'obéissance à la minute, à la seconde, ne lui
permettaient aucun des exercices où il eût nécessairement fallu qu'une
partie de lui même se soumît à l'autre. Les gens qui rédigeaient sous
lui, M. Bourrienne d'abord, ensuite M. Maret et son secrétaire intime
Menneval, s'étaient fait une sorte d'écriture d'abréviation pour tâcher
que leur plume allât aussi vite que sa pensée. Il dictait en marchant à
grands pas dans son cabinet. S'il était animé, son langage alors était
entremêlé d'imprécations violentes, et même de jurements, qu'on
supprimait en écrivant, et qui avaient au moins l'avantage de donner un
peu de temps pour le rejoindre. Il ne répétait point ce qu'il avait dit
une fois, quand même on ne l'avait point entendu, et c'était un malheur
pour le secrétaire; car il se souvenait fort bien de ce qu'il avait dit,
et s'apercevait des omissions. Un jour, il venait de lire une tragédie
manuscrite qui lui avait été remise; elle l'avait assez frappé pour lui
inspirer la fantaisie d'y faire quelques changements. «Prenez un encrier
et du papier, dit-il à M. de Rémusat, et écrivez ce que je vais vous
dire.» Et, sans presque donner à mon mari le temps de s'établir devant
une table, le voilà dictant avec une telle rapidité que M. de Rémusat,
quoique habitué à une écriture très rapide, suait à grosses gouttes en
s'efforçant de le suivre. Bonaparte s'apercevait très bien de la peine
qu'il avait et s'interrompait de temps en temps pour dire: «Allons,
tâchez de me comprendre, car je ne recommencerai pas.» Il se faisait
toujours un petit amusement du malaise dans lequel il vous mettait. Son
grand principe général, auquel il donnait toute espèce d'applications
dans les plus grandes choses comme dans les plus petites, était qu'on
n'avait de zèle que lorsqu'on était inquiet.

Heureusement qu'il oublia de redemander la feuille d'observations qu'il
avait dictée, car nous avons souvent essayé, M. de Rémusat et moi, de
la relire et il ne nous a jamais été possible d'en déchiffrer un mot. M.
Maret, secrétaire d'État, quoique d'un esprit fort médiocre (à la
vérité, Bonaparte ne haïssait pas les gens médiocres, parce qu'il disait
qu'il avait assez d'esprit pour leur donner ce qui leur manquait), M.
Maret, dis-je, finit par acquérir un assez grand crédit, parce qu'il
parvint à une extrême facilité de rédaction. Il s'accoutuma à
comprendre, à interpréter ce premier jet de la pensée de Bonaparte, et,
sans se permettre jamais une observation, il sut la rapporter
fidèlement, telle qu'elle sortait de son cerveau. Ce qui achève aussi
d'expliquer son succès auprès de son maître, c'est qu'il se livra, ou
feignit de se livrer, à un dévouement sans bornes qu'il témoignait par
une admiration complète, dont Bonaparte ne put se défendre d'être
flatté. Ce ministre poussa même si loin la recherche de la flatterie
qu'on assurait que, lorsqu'il voyageait avec l'empereur, il avait soin
de laisser à sa femme des modèles de lettres qu'elle copiait
soigneusement et dans lesquelles elle se plaignait de ce que son mari
était si exclusivement dévoué à son maître, qu'elle ne pouvait
s'empêcher d'en concevoir de la jalousie. Et comme, durant les voyages,
les courriers remettaient toutes les lettres chez l'empereur même, qui
s'amusait souvent à les décacheter, ces plaintes adroites produisaient
très directement l'effet qu'on s'en était promis.

Lorsque M. Maret fut ministre des affaires étrangères, il se garda bien
de suivre l'exemple de M. de Talleyrand, qui disait souvent que, dans
cette place, c'était surtout avec Bonaparte lui-même qu'il fallait
négocier. Mais au contraire, entrant dans toutes ses passions, toujours
surpris que les souverains étrangers osassent s'irriter quand on les
insultait et s'efforçassent d'opposer quelque résistance à leur ruine,
il affermissait sa fortune souvent aux dépens de l'Europe, dont un
ministre désintéressé et habile eût essayé de prendre les justes
intérêts. Il avait, pour ainsi dire, toujours un courrier tout prêt chez
lui, pour aller porter à chaque souverain les premiers accents de colère
qui échappaient à Bonaparte lorsqu'il apprenait quelque nouvelle qui
l'enflammait. Cette coupable complaisance a été, au reste, quelquefois
nuisible à son maître. Elle a causé plus d'une rupture dont on s'est
repenti, après la première violence passée, et peut-être même a-t-elle
contribué à la chute de Bonaparte; car, lors de la dernière année de son
règne, tandis qu'il hésitait à Dresde sur le parti qu'il devait prendre,
Maret retarda de huit jours la retraite si nécessaire, en n'osant pas
avoir le courage d'apprendre à l'empereur la défection de la Bavière,
dont il était si important qu'il fût instruit[31].

     [Note 31: Le devoir de l'éditeur le plus consciencieux
     n'est point d'expliquer, de justifier et encore moins de
     contredire les assertions ou les suppositions de l'auteur
     dont il publie les souvenirs. Il est évident qu'un certain
     nombre des jugements exprimés ici sont personnels ou
     représentent l'opinion publique à ce moment de notre
     histoire. Tout en prenant la responsabilité de ce qu'il
     imprime, l'éditeur n'est pas absolument solidaire de toutes
     les opinions, et il n'est pas nécessaire d'opposer en toute
     occasion une opinion à une opinion ni un document nouveau ou
     une histoire récente à une impression contemporaine des
     faits. Ainsi M. Maret, par exemple, mérite plus d'un
     reproche, mais l'accusation d'avoir eu la lâcheté de ne point
     faire connaître, à temps, à l'empereur la défection de la
     Bavière en 1813, peut être une de ces imputations que le
     mépris de M. de Talleyrand prodiguait à l'un des plus
     mesquins de ses successeurs. On sait qu'il disait: «Je n'ai
     jamais connu qu'un homme aussi bête que M. le duc de Bassano,
     c'était M. Maret.» Il est probable que M. Maret sut en effet
     le traité de la Bavière avec la coalition dès son arrivée à
     Leipzig, en octobre 1813, mais qu'il n'y attacha pas grande
     importance, ou n'osa point en parler à un maître chaque jour
     moins capable d'entendre la vérité, et de penser aux choses
     qui lui déplaisaient. Le duc de Bassano était le ministre le
     moins propre à le prémunir contre cette fatale tendance. Il
     avait un mélange de servilité sincère et d'admiration aveugle
     qui faisaient de lui un courtisan plutôt qu'un ministre.
     Voici ce que mon père pensait de lui: «Ce n'était ni un homme
     nul ni un méchant homme, mais il était de ces gens dont la
     médiocrité, en bien comme en mal, peut être aussi pernicieuse
     que la stupidité et la scélératesse. Il avait peu d'esprit;
     sa suffisance, sa morgue de grand seigneur improvisé et
     d'homme d'État parvenu atteignaient au ridicule. Avec une
     certaine frivolité pesante, sa dignité bourgeoise, son
     affectation vulgaire, il n'annonçait pas ce qu'il valait
     réellement. Une grande aptitude au travail, une rédaction
     facile, une intelligence prompte et assez juste du matériel
     et du superficiel des affaires, une mémoire fidèle dans les
     détails, l'habitude d'expédier beaucoup de choses à la fois,
     enfin le talent de s'anéantir lui-même pour s'identifier
     complètement avec l'idée, ou même avec le sentiment de ce
     qu'on lui dictait, en faisaient un instrument utile, ou
     plutôt commode, et, au second ou au troisième rang dans un
     ministère, il aurait bien servi. Il n'aimait, par penchant,
     ni le mal, ni l'injustice. Les violences contre les personnes
     n'étaient pas de son goût. On assure qu'il en a empêché
     quelques-unes. Enfin il était réellement attaché à
     l'empereur, et n'a essayé, à ma connaissance, de conjurer par
     aucune bassesse les maux que cet attachement a plus tard
     attirés sur lui. Mais, plein de confiance en lui-même, avide
     de faveur, jaloux de son crédit, enflé de son rang et de son
     pouvoir, il voyait en ennemi le mérite, l'indépendance, tout
     ce qui pouvait lui porter ombrage, tout ce qui ne servait pas
     son ambition, tout ce qui ne flattait pas sa vanité, tout ce
     qui ne courtisait pas sa grandeur. La conservation de sa
     position auprès de l'empereur était devenue son unique pensée
     et comme son principal devoir. Lui complaire en tout était
     toute son étude et toute sa politique. Le système
     napoléonien, tel que l'empereur le professait, était pour lui
     la vérité officielle et la vérité officielle était pour lui
     toute la vérité. Il ne comprenait plus le reste, et il
     l'aurait compris qu'il n'en aurait rien dit.» Voici ce que
     dit de lui M. Beugnot dans ses Mémoires, publiés il y a peu
     d'années par son petit-fils: «M. Maret a le coeur excellent,
     il est donc disposé par sa nature à tout ce qui est bien. Son
     esprit est cultivé, et, s'il n'eût pas été enlevé aux lettres
     par les affaires, il eût été un littérateur estimable sinon
     de premier ordre. Son talent capital consiste dans une
     singulière facilité à reproduire les idées d'autrui, et il
     l'a tellement exercé dans la rédaction du _Moniteur_, et de
     quelques ouvrages du même genre, que son esprit s'y est comme
     absorbé. L'abbé Sieyès lui procura dans l'origine la place de
     secrétaire du consulat. Au début il déplaisait au premier
     consul, précisément par les qualités qui, depuis, le lui ont
     rendu si cher, son obséquiosité, son empressement, sa
     propension à disparaître devant l'esprit des autres; mais à
     mesure que le premier consul avait attiré à lui l'autorité,
     et qu'il avait pris l'habitude de la manier sans partage, il
     s'était réconcilié avec le secrétaire du consulat. Le
     despotisme de l'un comme la faveur de l'autre croissaient
     dans la même proportion.» (Mémoires du comte Beugnot, tome
     II, p. 316.) M. le baron Ernouf a publié récemment une
     apologie du duc de Bassano, sous ce titre: _Maret, duc de
     Bassano_, in-8. Paris, Charpentier, 1878.--Ces opinions,
     diverses sans être contradictoires, démontrent que
     l'influence du duc de Bassano n'a pas toujours été utile au
     bien public dans les conseils de l'empereur; mais il était de
     ceux qui pensent qu'une révélation désagréable ou un conseil
     contrariant sont plus nuisibles à ceux qui les apportent
     qu'utiles à ceux qui les reçoivent. Ceux-là se font une loi
     de ménager plutôt les faiblesses que la situation de leurs
     maîtres, et de servir leurs passions plutôt que leurs
     intérêts. Ces flatteurs sont _détestables_ sans doute, mais
     la source première de leurs fautes est toujours dans le
     pouvoir absolu. C'est parce que le monarque est tout-puissant
     qu'il est dangereux de lui déplaire. Toute platitude, comme
     toute justice émane du roi. (P. R.)]

C'est peut-être ici le cas de raconter une anecdote relative à M. de
Talleyrand, qui prouve à quel point cet habile ministre savait comment
il fallait agir avec Bonaparte, et combien aussi il était maître de
lui-même.

La paix se traitait à Amiens entre l'Angleterre et la France, au
printemps de 1802. Quelques nouvelles difficultés survenues entre les
plénipotentiaires donnaient certaine inquiétude. Le premier consul
attendait avec impatience le courrier. Il arrive, et apporte au
ministre des affaires étrangères la signature tant désirée. M. de
Talleyrand la met dans sa poche, et se rend auprès du consul. Il paraît
devant lui avec ce visage impassible qu'il conserve dans toute occasion.
Il demeure une heure entière, faisant passer en revue à Bonaparte un
grand nombre d'affaires importantes, et, quand le travail fut fini: «À
présent, dit-il en souriant, je vais vous faire un grand plaisir, le
traité est signé, et le voilà.» Bonaparte demeura stupéfait de cette
manière de l'annoncer. «Et comment, demanda-t-il, ne me l'avez-vous pas
dit tout de suite?--Ah! lui répondit M. de Talleyrand, parce que vous ne
m'auriez plus écouté sur tout le reste. Quand vous êtes heureux, vous
n'êtes pas abordable.» Cette force dans le silence frappa le consul et
ne le fâcha point, ajoutait M. de Talleyrand, parce qu'il conclut
sur-le-champ à quel point il en pourrait tirer parti.

Un autre homme de cette cour, plus dévoué de coeur à Bonaparte, mais
tout aussi complet, dans les démonstrations d'admiration pour lui, fut
le maréchal Berthier, prince de Wagram. Il avait fait la campagne
d'Égypte, et là il s'était fortement attaché à son général. Il lui voua
même une si grande amitié, que Bonaparte ne put, quelque peu sensible
qu'il fût à ce qui venait du coeur, s'empêcher d'y répondre quelquefois.
Mais les sentiments entre eux demeurèrent fort inégaux, et devinrent
pour le puissant une occasion d'exiger tous les dévouements qui viennent
à la suite d'une sincère affection. Un jour, M. de Talleyrand causait
avec Bonaparte devenu empereur. «En vérité, lui disait celui-ci, je ne
puis comprendre comment il a pu s'établir entre Berthier et moi une
relation qui ait quelque apparence d'amitié. Je ne m'amuse guère aux
sentiments inutiles, et Berthier est si médiocre, que je ne sais
pourquoi je m'amuserais à l'aimer; et cependant, au fond, quand rien ne
m'en détourne, je crois que je ne suis pas tout à fait sans quelque
penchant pour lui.--Si vous l'aimez, répondit M. de Talleyrand,
savez-vous pourquoi? C'est qu'il croit en vous!»

Toutes ces différentes anecdotes, que j'écris à mesure que je me les
rappelle, je ne les ai sues que bien plus tard, et lorsque mes
relations plus intimes avec M. de Talleyrand m'ont dévoilé les
principaux traits du caractère de Bonaparte. Dans les premières années,
j'étais parfaitement trompée sur lui, et très heureuse de l'être. Je lui
trouvais de l'esprit, je le voyais assez disposé à réparer les torts
passagers qu'il avait à l'égard de sa femme; je considérais avec plaisir
cette amitié de Berthier; il caressait devant moi ce petit Napoléon
qu'il semblait aimer; je me le figurais accessible à des sentiments doux
et naturels, et ma jeune imagination le parait à bon marché de toutes
les qualités qu'elle avait besoin de lui trouver. Il est juste de dire
aussi que l'excès du pouvoir l'a enivré, que ses passions se sont
exaspérées par la facilité avec laquelle il a pu les satisfaire, et que,
jeune et encore incertain de son avenir, il hésitait plus souvent entre
montrer certains vices, et du moins affecter quelques vertus.

Après la déclaration de guerre à l'Angleterre, je ne sais qui, le
premier, donna à Bonaparte l'idée première de l'entreprise des bateaux
plats. Je ne pourrais pas même assurer s'il en embrassa l'espérance de
bonne foi, ou s'il ne s'en fit pas une occasion de réunir et de
fortifier son armée qu'il rassembla au camp de Boulogne. Au reste, tant
de gens répétèrent que cette descente était possible, qu'il se pourrait
qu'il pensât que sa fortune lui devait un pareil succès. Tout à coup
d'énormes travaux furent commencés dans nos ports et dans quelques
villes de la Belgique; l'armée marcha sur les côtes; les généraux Soult
et Ney furent envoyés, pour la commander, sur différents points. Toutes
les imaginations parurent tournées vers la conquête de l'Angleterre, au
point que les Anglais eux-mêmes ne furent pas sans inquiétude, et se
crurent obligés de faire quelques préparatifs de défense. On s'efforça
d'animer l'esprit public par des ouvrages dramatiques contre les
Anglais; on fit représenter sur nos théâtres des traits de la vie de
Guillaume le Conquérant. Et cependant, on faisait facilement la conquête
du Hanovre; mais alors commençait ce blocus de nos ports qui nous a fait
tant de mal.

Dans l'été de cette année, un voyage en Belgique fut résolu. Le premier
consul exigea qu'il fût fait avec une grande magnificence. Il eut peu de
peine à persuader à madame Bonaparte de porter tout ce qui contribuerait
à frapper les peuples auxquels elle allait se montrer. Madame Talhouet
et moi, nous fûmes choisies, et le consul me donna trente mille francs
pour les dépenses qu'il nous ordonnait. Il partit le 24 juin 1803, avec
un cortège de plusieurs voitures, deux généraux de sa garde, ses aides
de camp, Duroc, deux préfets du palais, M. de Rémusat et un Piémontais
nommé Salmatoris, et rien ne fut épargné pour rendre ce voyage pompeux.

Avant de commencer cette tournée, nous allâmes passer un jour à
Mortefontaine. Cette terre avait été achetée par Joseph Bonaparte. Toute
la famille s'y réunit; il s'y passa une assez étrange aventure.

On avait employé la matinée à parcourir les jardins qui sont fort beaux.
À l'heure du dîner, il fut question du cérémonial des places. La mère
des Bonapartes était aussi à Mortefontaine. Joseph prévint son frère
que, pour passer dans la salle à manger, il allait donner la main à sa
mère, la mettre à sa droite, et que madame Bonaparte n'aurait que sa
gauche. Le consul se blessa de ce cérémonial qui mettait sa femme à la
seconde place, et crut devoir ordonner à son frère de mettre leur mère
en seconde ligne. Joseph résista, et rien ne put le faire consentir à
céder. Lorsqu'on vint annoncer qu'on avait servi, Joseph prit la main
de sa mère, et Lucien conduisit madame Bonaparte. Le consul, irrité de
la résistance, traversa le salon brusquement, prit le bras de sa femme,
passa devant tout le monde, la mit à ses côtés, et, se retournant vers
moi, il m'appela hautement, et m'ordonna de m'asseoir près de lui.
L'assemblée demeura interdite; moi, je l'étais encore plus que tous, et
madame Joseph Bonaparte[32], à qui l'on devait tout naturellement une
politesse, se trouva au bout de la table, comme si elle n'eût point fait
partie de la famille. On pense bien que cet arrangement jeta de la gêne
au milieu du repas. Les frères étaient mécontents, madame Bonaparte
attristée, et moi très embarrassée de mon évidence. Pendant le dîner,
Bonaparte n'adressa la parole à personne de sa famille, il s'occupa de
sa femme, causa avec moi et choisit même ce moment pour m'apprendre
qu'il avait rendu le matin au vicomte de Vergennes, mon cousin, des bois
séquestrés depuis longtemps par suite d'émigration, et qui n'avaient
point été vendus. Je fus fort touchée de cette marque de sa
bienveillance, mais je fus intérieurement bien fâchée qu'il eût choisi
un pareil moment pour m'en instruire, parce que les expressions de la
reconnaissance que plus tard je lui eusse adressées avec plaisir, et la
joie que je ressentais de cet événement me donnaient, pour qui nous
regardait, une certaine apparence d'aisance avec lui qui contrastait
trop fortement avec l'état de gêne où je me trouvais réellement. Le
reste de la journée se passa froidement, comme on se l'imagine bien, et
nous partîmes le lendemain.

     [Note 32: Joseph Bonaparte avait épousé mademoiselle
     Julie Clary, fille d'un négociant de Marseille. (P. R.)]

Un accident qui nous arriva dès le début de notre voyage me donna encore
une occasion d'ajouter quelque chose à cet attachement que j'aimais tant
à éprouver pour le premier consul et sa femme. Il voyageait dans la même
voiture qu'elle avec l'un des généraux de sa garde. Devant lui était une
première voiture qui conduisait Duroc et trois aides de camp. Derrière
lui, une troisième pour madame Talhouet, M. de Rémusat et moi. Deux
autres suivaient encore. À quelques lieues de Compiègne, où nous avions
visité une école militaire en allant vers Amiens, les postillons qui
nous conduisaient nous emportèrent tout à coup avec une telle rapidité,
que nous fûmes versés violemment. Madame Talhouet reçut une blessure à
la tête; M. de Rémusat et moi, nous ne reçûmes que quelques contusions.
On nous tira avec assez de peine de la voiture brisée. On rendit compte
de cet accident au premier consul qui était en avant. Il fit arrêter sa
voiture. Madame Bonaparte, épouvantée, montra une grande inquiétude pour
moi, et le consul s'empressa de nous joindre dans une chaumière où l'on
nous avait conduits. J'étais si troublée que, dès que j'aperçus
Bonaparte, je lui demandai presque en pleurant de me renvoyer à Paris;
j'avais déjà pour les voyages tout le dégoût du pigeon de la Fontaine,
et, dans mon émotion, je m'écriais que je voulais retourner près de ma
mère et de mes enfants.

Bonaparte m'adressa quelques paroles pour me calmer; mais, voyant que,
dans le premier moment, il n'en viendrait pas à bout, il mit mon bras
sous le sien, donna des ordres pour que madame Talhouet fût placée dans
l'une des voitures, et, après s'être assuré que M. de Rémusat n'avait
éprouvé aucun accident, il me conduisit, effarée comme j'étais, à son
carrosse, et m'y fit monter avec lui. Nous repartîmes, et il mit du soin
à calmer sa femme et moi, nous invita gaiement à nous embrasser et à
pleurer, «parce que, disait-il, cela soulage les femmes;» et peu à peu
il parvint à me distraire, par une conversation animée, de l'effroi que
j'éprouvais à continuer ce voyage. Madame Bonaparte ayant parlé de la
douleur de ma mère s'il m'était arrivé quelque chose, il me fit
plusieurs questions sur elle, me parut savoir très bien la considération
dont elle jouissait dans le monde. C'était ce motif qui causait une
grande partie de ses soins pour moi; dans ce temps où tant de gens
encore se refusaient aux avances qu'il croyait devoir leur faire, il
avait été flatté que ma mère consentît à me placer dans son palais. À
cette époque, j'étais pour lui presque une _grande dame_, dont il
espérait que l'exemple serait suivi.

Le soir de cette journée, nous arrivâmes à Amiens, où nous fûmes reçus
avec un enthousiasme impossible à dépeindre. Nous vîmes le moment où les
chevaux de la voiture seraient dételés pour être remplacés par les
habitants qui voulaient la conduire. Je fus d'autant plus émue de ce
spectacle qu'il m'était absolument nouveau. Hélas! depuis que j'étais en
âge de regarder autour de moi, je n'avais vu que des scènes publiques de
terreur et de désolation; je n'avais guère entendu, de la part du
peuple, que des cris de haine et de menace, et cette joie des habitants
d'Amiens, ces guirlandes qui couronnaient notre route, ces arcs de
triomphe dressés en l'honneur de celui qui était représenté sur toutes
les devises comme le restaurateur de la France, cette foule qui se
pressait pour le voir, ces bénédictions trop générales pour avoir été
prescrites, tout cela m'émut si vivement, que je ne pus retenir mes
larmes; madame Bonaparte elle-même en répandit, et je vis les yeux de
Bonaparte se rougir un instant.



CHAPITRE III.

(1803.)


Suite au voyage en Belgique.--Opinions du premier consul sur la
reconnaissance, la gloire et les Français.--Séjour à Gand, à Malines, à
Bruxelles.--Le clergé.--M. de Roquelaure.--Retour à
Saint-Cloud.--Préparatifs d'une descente en Angleterre.--Mariage de
madame Leclerc.--Voyage du premier consul à Boulogne.--Maladie de M. de
Rémusat.--Je vais le rejoindre.--Conversations du premier consul.


Quand Bonaparte arrivait dans une ville, aussitôt le préfet du palais
était chargé d'en convoquer les diverses autorités, pour qu'elles lui
fussent présentées. Le préfet, le maire, l'évêque, les présidents des
tribunaux le haranguaient, ensuite, se retournant vers madame Bonaparte,
lui faisaient aussi un petit discours. Selon qu'il était en train de
plus ou moins de patience, le premier consul écoutait ces discours
jusqu'au bout, ou les interrompait pour faire aux différents individus
des questions sur les attributions de leur charge, ou sur le pays où
ils l'exerçaient. Il questionnait rarement avec l'air de l'intérêt, mais
avec le ton d'un homme qui veut prouver qu'il sait, et qui veut voir si
l'on saura lui répondre. Dans ces harangues, il était question de la
République; mais, si on voulait se donner la peine de les relire, on
verrait qu'à bien peu de choses près, on les adresserait facilement à un
souverain. Dans quelques villes de Flandre; il y eut certains maires qui
osèrent pousser le courage jusqu'à presser le consul d'achever le
bonheur du monde en remplaçant son titre trop précaire par un autre qui
devait mieux convenir à la haute destinée qui l'appelait. J'étais
présente la première fois que cela arriva, j'examinai Bonaparte. Quand
de pareilles paroles furent prononcées, il eut quelque peine à ne point
laisser échapper un sourire qui voulait effleurer ses lèvres; mais, se
rendant maître de lui cependant, il interrompit l'orateur, et répondit,
avec l'accent d'une colère feinte, que l'usurpation d'un pouvoir qui
altérerait l'existence de la République était indigne de lui; et, comme
César, il repoussa la couronne que peut-être il n'était pas fâché qu'on
commençât à lui présenter. Et, au fond, ces bons habitants des provinces
que nous visitions n'avaient pas grand tort en s'y trompant; car
l'éclat qui nous environnait, l'appareil de cette cour militaire et
pourtant brillante, le cérémonial exactement imposé partout, le ton
impérieux du maître, la soumission de tous, et enfin cette épouse du
premier magistrat, à laquelle la République ne devait rien et qu'on
présentait à leurs hommages, tout cela ne pouvait guère indiquer que la
marche d'un roi.

Après ces audiences, le premier consul montait ordinairement à cheval;
il se montrait au peuple, qui le suivait avec des cris; il visitait les
monuments publics, les manufactures, toujours en courant un peu, car il
ne pouvait écarter la précipitation d'aucune de ses manières. Ensuite il
donnait à dîner, assistait à la fête qu'on lui avait préparée, et
c'était là la partie la plus ennuyeuse de son métier; «car, ajoutait-il
d'un ton mélancolique, je ne suis pas fait pour le plaisir». Enfin, il
quittait la ville après avoir reçu des demandes, répondu à quelques
réclamations, et fait distribuer des secours d'argent et des présents.
Dans ces sortes de voyages, il prit l'habitude, après s'être fait
informer des établissements publics qui manquaient aux différentes
villes, d'en ordonner lors de son passage la fondation. Et, pour cette
munificence, il emportait les bénédictions des habitants. Mais il
arrivait peu après ceci: «Conformément à la grâce que vous a faite le
premier consul (et plus tard l'empereur), mandait le ministre de
l'intérieur, vous êtes chargés, citoyens maires, de faire construire tel
ou tel bâtiment, en ayant soin de prendre les dépenses sur les fonds de
votre commune.» Et c'est ainsi que tout à coup les villes se trouvaient
forcées de détourner l'emploi de leurs fonds, dans un moment souvent où
ces fonds ne suffisaient pas pour les dépenses nécessaires. Le préfet
avait soin cependant que les ordres fussent exécutés, et on laissait en
souffrance quelque partie utile; mais on pouvait ainsi attester que,
d'un bout à l'autre de la France, tout s'embellissait, tout prospérait,
et que l'abondance était telle qu'on pouvait vaquer partout à des
entreprises nouvelles, quelque onéreuses qu'elles fussent. À Arras, à
Lille, à Dunkerque, nous trouvâmes les mêmes réceptions; mais il me
sembla que l'enthousiasme diminuait un peu, quand nous eûmes quitté
l'ancienne France. À Gand surtout, nous trouvâmes un peu de froideur. En
vain les autorités s'efforcèrent d'animer les habitants, ils se
montrèrent curieux, mais point empressés. Le consul en eut un léger
mouvement d'humeur, et fut tenté de ne point séjourner; cependant, se
ravisant bientôt, il dit le soir à sa femme: «Ce peuple-ci est dévot et
sous l'influence de ses prêtres; il faudra demain faire une longue
séance à l'église, gagner le clergé par quelque caresse, et nous
reprendrons le terrain.» En effet, il assista à une grand'messe avec les
apparences d'un profond recueillement; il entretint l'évêque, qu'il
séduisit complètement, et il obtint peu à peu dans les rues les
acclamations qu'il désirait. Ce fut à Gand qu'il trouva les filles du
duc de Villequier, l'un des quatre anciens premiers gentilshommes de la
chambre, qui étaient nièces de l'évêque, et à qui il rendit la belle
terre de Villequier avec des revenus considérables. J'eus le bonheur de
contribuer à cette restitution, en la pressant de tout ce que je pus,
soit auprès du consul, soit auprès de sa femme; ces deux aimables jeunes
personnes ne l'ont jamais oublié. Le soir de cette action, je lui
parlais de leur reconnaissance: «Ah! me dit-il, la reconnaissance! c'est
un mot tout poétique, vide de sens dans les temps de révolution, et ce
que je viens de faire n'empêcherait point vos deux amies de se réjouir
vivement si quelque émissaire royal pouvait, dans cette tournée, venir à
bout de m'assassiner.» Et, comme je faisais un mouvement de surprise, il
continua: «Vous êtes jeune, vous ne savez ce que c'est que la haine
politique. Voyez-vous, c'est une sorte de lunette à facettes au travers
de laquelle on ne voit les individus, les opinions, les sentiments,
qu'avec le verre de sa passion. Il s'ensuit que rien n'est mal, ni bien
en soi, mais seulement selon le parti dans lequel on est. Au fond, cette
manière de voir est assez commode, et nous autres nous en profitons; car
nous avons aussi nos lunettes, et si ce n'est pas au travers de nos
passions que nous regardons les choses, c'est au moins au travers de nos
intérêts.--Mais, lui dis-je à mon tour, avec un pareil système, où
placez-vous donc les approbations qui vous flattent? Pour quelle classe
d'hommes usez-vous votre vie en grandes entreprises et souvent en
tentatives dangereuses?--Oh! c'est qu'il faut être l'homme de sa
destinée. Qui se sent appelé par elle ne peut guère lui résister. Et
puis l'orgueil humain se crée le public qu'il souhaite dans ce monde
idéal qu'il appelle la postérité. Qu'il vienne à penser que, dans cent
ans, un beau vers rappellera quelque grande action, qu'un tableau en
consacrera le souvenir, etc., etc., alors l'imagination se monte, le
champ de bataille n'a plus de dangers, le canon gronde en vain, il ne
paraît plus que le son qui va porter dans mille ans le nom d'un brave à
nos arrière-neveux.--Je ne comprendrai jamais, repris-je, qu'on s'expose
pour la gloire, si l'on porte intérieurement le mépris des hommes de son
temps.» Ici Bonaparte m'interrompit vivement: «Je ne méprise point les
hommes, madame, c'est une parole qu'il ne faut jamais dire, et
particulièrement j'estime les Français!»

Je souris à cette déclaration brusque, et, comme s'il eût deviné la
cause de mon sourire, il sourit aussi, et s'approchant de moi en me
tirant l'oreille, ce qui était, comme je l'ai déjà dit, son geste
familier quand il était de bonne humeur, il me répéta: «Entendez-vous,
madame? il ne faut jamais dire que je méprise les Français.»

De Gand, nous allâmes à Anvers, où nous eûmes encore le plaisir d'une
cérémonie toute particulière. Aux entrées des rois et des princes, les
Anversois sont accoutumés de promener par les rues un énorme géant qui
ne se montre absolument que dans les occasions solennelles. Il fallut
bien consentir, quoique nous ne fussions ni prince ni roi, à cette
fantaisie du peuple; elle mit Bonaparte en bonne disposition pour cette
bonne ville d'Anvers. Il s'y occupa beaucoup de l'importance qu'il
voulait donner à son port. Il commença à ordonner les beaux travaux qui
ont été exécutés depuis.

En allant d'Anvers à Bruxelles, nous nous arrêtâmes quelques heures à
Malines; nous y trouvâmes le nouvel archevêque, M. de Roquelaure[33]. Il
était évêque de Senlis sous Louis XVI, et il avait été l'ami intime de
mon grand-oncle, le comte de Vergennes. Je l'avais beaucoup vu dans mon
enfance, et j'eus un extrême plaisir à le retrouver. Bonaparte le cajola
beaucoup. À cette époque il affectait de soigner et de gagner les
prêtres. Il savait à quel point la religion soutient la royauté, et il
entrevoyait par eux le moyen de faire arriver au peuple le catéchisme
dans lequel nous avons vu depuis menacer de la damnation éternelle
quiconque n'aimerait point l'empereur, ou ne lui obéirait pas. C'était
la première fois, depuis la Révolution, que le clergé voyait le
gouvernement s'occuper de son sort et lui donner un rang et de la
considération. Aussi se montra-t-il reconnaissant, et fut-il un
auxiliaire utile à Bonaparte, jusqu'au moment où, son despotisme
s'accroissant toujours et s'égarant de plus en plus, il voulut l'imposer
aux consciences et forcer les prêtres à hésiter entre lui et leurs
devoirs. Mais, à cette époque, quel moyen de succès lui donnait cette
parole prononcée par toute les bouches pieuses: «Il a rétabli la
religion[34]!»

     [Note 33: M. de Roquelaure, né en 1721, avait été évêque
     de Senlis et aumônier du roi. Il était, depuis 1802,
     archevêque de Malines. L'empereur le remplaça en 1808 par
     l'abbé de Pradt. Il a été membre de l'Académie française, et
     il est mort en 1818. Il n'était point de la famille des ducs
     de Roquelaure. (P. R.)]

     [Note 34: Bonaparte, sachant qu'il aurait affaire en
     Belgique à un peuple religieux, se fit accompagner dans ce
     voyage par le cardinal Caprara, qui lui fut extrêmement
     utile.]

Notre entrée à Bruxelles était magnifique; de beaux et nombreux
régiments attendaient le premier consul à la porte; il monta à cheval;
madame Bonaparte trouva une voiture superbe que la ville lui donnait; la
ville était fort décorée, le canon se faisait entendre, toutes les
cloches étaient en mouvement, le nombreux clergé de chaque église en
grande pompe sur les marches du temple; une grande population, une
foule d'étrangers, un temps admirable! J'étais enchantée. Tout le temps
que nous passâmes à Bruxelles fut marqué par des fêtes brillantes. Les
ministres de France, le consul Lebrun, les envoyés des cours étrangères
qui avaient des affaires à régler avec nous vinrent nous y joindre. Ce
fut à Bruxelles que j'entendis M. de Talleyrand répondre d'une manière
si adroite et si flatteuse à une question un peu subite de Bonaparte. Un
soir, celui-ci lui demandait comment il avait fait sa grande fortune qui
paraissait subite: «Rien de plus simple, répondit M. de Talleyrand, j'ai
acheté des rentes le 17 brumaire et je les ai vendues le 19.»

Un dimanche, il fut question d'aller à la cathédrale de Bruxelles en
grande cérémonie. Dès le matin, M. de Rémusat s'était transporté à
l'église pour veiller à l'ordonnance de cette cérémonie. Il avait ordre
secret de ne s'opposer à aucune des distinctions inventées par le clergé
pour cette occasion. Cependant, comme on devait aller recevoir le
premier consul avec le dais et la croix jusqu'aux grandes portes, quand
il fut question de savoir si madame Bonaparte partagerait cet honneur,
Bonaparte n'osa pas la mettre dans cette évidence, et il la fit placer
dans une tribune avec le second consul. À midi, c'était l'heure
convenue, le clergé quitte l'autel et va se ranger en dehors de son
portail. Il attend l'arrivée du souverain, qui ne paraît point. On
s'étonne, on s'inquiète, lorsque tout à coup, en se retournant, on
s'aperçoit qu'il avait pénétré dans l'église et qu'il s'était placé sur
le trône qu'on lui avait préparé. Les prêtres, surpris et troublés,
regagnent le choeur pour commencer le service divin. Le fait est qu'au
moment de se mettre en marche, Bonaparte avait appris que, dans une
cérémonie pareille, Charles-Quint avait préféré entrer dans l'église de
Sainte-Gudule par une petite porte latérale, qui depuis avait conservé
son nom, et apparemment il eut la fantaisie de se servir du même
passage, espérant peut-être qu'on l'appellerait désormais la porte de
Charles-Quint et de Bonaparte.

Je vis un matin le consul, ou pour mieux dire dans cette occasion, le
général, passer en revue les nombreux et magnifiques régiments qu'on
avait fait venir à Bruxelles. Rien n'était si enivrant que la manière
dont il était accueilli des troupes à cette époque. Mais aussi il
fallait voir comme il savait parler alors aux soldats, comme il les
interrogeait les uns après les autres sur leurs campagnes, sur leurs
blessures, comme il traitait particulièrement bien ceux qui l'avaient
accompagné en Égypte! J'ai entendu dire à madame Bonaparte que son époux
avait longtemps conservé l'habitude d'étudier, le soir en se couchant,
les tableaux de ce qu'on appelle les cadres de l'armée. Il s'endormait
sur tous les noms des corps et même sur ceux d'une partie des individus
qui composaient ces corps; il les gardait dans un coin de sa mémoire, et
cela lui servait ensuite merveilleusement dans l'occasion pour
reconnaître le soldat, et lui donner le plaisir d'être distingué par son
général. Il prenait avec les militaires en sous-ordre un ton de bonhomie
qui les charmait, les tutoyait tous, et leur rappelait les faits d'armes
qu'ils avaient accomplis ensemble. Plus tard, lorsque ses armées sont
devenues si nombreuses, quand ses batailles ont été si meurtrières, il a
dédaigné ce genre de séduction. D'ailleurs, la mort avait emporté tant
de souvenirs qu'en peu d'années il lui fût devenu difficile de retrouver
un grand nombre de compagnons de ses premiers exploits, et lorsqu'il
haranguait ses soldats en les conduisant au feu, il ne pouvait plus
s'adresser à eux que comme à une postérité renouvelée incessamment, à
laquelle l'armée précédente et détruite avait légué sa gloire. Mais
cette autre manière de les encourager lui réussit encore longtemps avec
une nation qui se persuadait remplir sa destinée en se dévouant chaque
année à mourir pour lui.

J'ai dit que Bonaparte aimait beaucoup à rappeler sa campagne d'Égypte,
et c'était en effet celle sur laquelle il s'animait le plus volontiers.
Il avait emmené dans ce voyage M. Monge, le savant, qu'il avait fait
sénateur, et qu'il aimait particulièrement, et tout simplement parce
qu'il avait été au nombre des membres de l'Institut qui l'accompagnaient
en Égypte. Souvent il rappelait avec lui cette expédition, «cette terre
de poésie, disait-il, qu'avaient foulée César et Pompée». Il se
reportait avec enthousiasme à ce temps où il apparaissait aux Orientaux
surpris comme un nouveau prophète; cet empire qu'il avait exercé sur les
imaginations, étant le plus complet de tous, le séduisait aussi
davantage. «En France, disait-il, il nous faut tout conquérir à la
pointe de la démonstration. Monge, en Égypte, nous n'avions pas besoin
de nos mathématiques.»

Ce fut à Bruxelles que je commençai à m'apprivoiser un peu avec la
conversation de M. de Talleyrand. Son visage dédaigneux, sa disposition
railleuse, m'imposaient beaucoup. Cependant, comme l'oisiveté d'une vie
de cour donne quelquefois cent heures à une journée, il se trouva que
nous en passâmes un assez grand nombre dans le même salon, attendant
celles où il plairait au maître de se montrer ou de sortir. Ce fut dans
un de ces moments d'ennui que j'entendis M. de Talleyrand se plaindre de
ce que sa famille n'avait point répondu aux projets qu'il avait formés
pour elle. Son frère, Archambault de Périgord, venait d'être exilé. Il
était accusé de s'être livré à ce langage moqueur assez commun à cette
famille, mais qu'il avait appliqué à des personnages trop élevés; et
surtout on lui savait mauvais gré d'avoir refusé d'accepter Eugène
Beauharnais pour sa fille, qu'il aima mieux marier au comte Just de
Noailles. M. de Talleyrand, qui désirait ce mariage autant que madame
Bonaparte, blâmait la conduite de son frère avec amertume, et je
comprenais fort que sa politique personnelle eût trouvé son compte dans
une pareille union.

Une des premières choses qui me frappèrent quand je causai un peu avec
M. de Talleyrand, ce fut de le trouver sans aucune espèce d'illusion ni
d'enthousiasme sur ce qui se passait autour de nous. Le reste de cette
cour en éprouvait plus ou moins. La soumission exacte des militaires
pouvait facilement prendre les couleurs du dévouement, et il en existait
réellement chez quelques-uns d'entre eux. Les ministres affectaient ou
ressentaient une profonde admiration; M. Maret se parait à toute
occasion de toutes les apparences de son culte; Berthier demeurait
paisiblement sur les réalités de son amitié; enfin, il semblait que plus
ou moins chacun éprouvât quelque chose. M. de Rémusat s'efforçait
d'aimer le métier auquel il s'était soumis, d'estimer celui qui le lui
imposait. Quant à moi, je ne laissais pas échapper une occasion de
m'émouvoir et de m'abuser. Le calme, l'indifférence de M. de Talleyrand,
me déconcertaient. «Eh! bon Dieu, osai-je lui dire une fois, comment se
peut-il que vous puissiez consentir à vivre et à faire, sans recevoir
aucune émotion de ce qui se passe, ni de vos actions?--Ah! que vous êtes
femme et que vous êtes jeune!» répondit-il. Et alors il commençait à se
moquer de moi comme de tout le reste. Ses railleries blessaient mon âme,
et cependant elles me faisaient sourire. Je me savais mauvais gré de
l'amusement qu'il me donnait par ses propos piquants; et de ce que mon
amour-propre se faisait une certaine vanité du petit mérite de
comprendre son esprit, je me révoltais moins contre la sécheresse que je
découvrais dans son coeur. Au reste, je ne le connaissais point encore,
et ce ne fut que bien plus tard que, perdant avec lui l'état de gêne où
il met toujours un peu ceux qui l'abordent pour la première fois, je fus
à portée d'observer le singulier mélange qui compose son caractère.

Au sortir de Bruxelles, nous visitâmes Liège et Maëstricht, et nous
rentrâmes dans l'ancienne France par Mézières et Sedan. Madame Bonaparte
fut charmante dans ce voyage, et laissa des souvenirs de sa bonté et de
sa grâce que, quinze ans après, je n'ai point trouvés effacés.

Je rentrai dans Paris avec joie, je me retrouvai au milieu de ma
famille, et libre de la vie de cour, avec délices. M. de Rémusat et moi,
nous étions fatigués de la pompe oisive, et cependant agitée dans
laquelle nous venions de passer six semaine. Rien ne valait pour nous
ces tendres épanchements d'un intérieur uni par les plus douces
affections et les plus légitimes sentiments.

À son arrivée à Saint-Cloud, le premier consul fut harangué et
complimenté, ainsi que madame Bonaparte, par une députation des corps,
des tribunaux, etc.; il eut aussi la visite du corps diplomatique. Peu
de temps après, il s'occupa de donner de la splendeur à la Légion
d'honneur et lui donna un chancelier, M. de Lacépède. Depuis la chute de
Bonaparte, les écrivains libéraux, et madame de Staël entre autres, ont
jeté une sorte d'anathème sur cette institution, en rappelant une
caricature anglaise qui représentait Bonaparte découpant le bonnet rouge
pour en faire des croix. Cependant, s'il n'avait pas abusé de cette
création non plus que de tout le reste, il semble qu'on n'eût pas pu
blâmer l'invention d'une sorte de récompense qui excitait à tous les
genres de mérites sans devenir une charge bien onéreuse pour l'État. Que
de belles actions ce petit morceau de ruban fait faire sur les champs de
bataille! Et s'il eût été accordé de même seulement à l'honneur exercé
dans tous les états, si l'on n'en eût pas fait une distinction donnée
souvent par le caprice, c'était une idée qui me semble généreuse que
d'assimiler tous les services rendus à la patrie de quelque genre qu'ils
fussent, et de les décorer tous de la même manière. Quand il est
question des créations faites par Bonaparte, il faut se garder de les
condamner sans examen. La plupart d'entre elles ont un but utile et ont
pu tourner à l'avantage de la nation; mais son goût démesuré pour le
pouvoir les gâtait ensuite à plaisir. Révolté contre tous les obstacles,
il ne souffrait pas davantage ceux qui venaient de ses propres
institutions, et il les paralysait et les discréditait promptement en y
échappant par une décision spontanée et arbitraire.

Ayant, dans le cours de cette année, créé aussi les différentes
sénatoreries, il donna un chancelier au Sénat, un trésorier et des
préteurs. Le chancelier fut M. de Laplace, qu'il honorait comme savant,
et qui lui plaisait parce qu'il savait très bien le flatter. Les deux
préteurs furent les généraux Lefebvre et Sérurier, et M. de Fargues[35]
fut trésorier.

     [Note 35: M. de Fargues lui avait été utile au 18
     brumaire.]

L'année républicaine se termina comme de coutume au milieu de septembre,
et l'anniversaire de la République fut célébré par de grandes fêtes
populaires, et avec une pompe royale dans le palais des Tuileries. On
apprit en même temps que les Hanovriens, conquis par le général Mortier,
avaient fait des réjouissances le jour de la naissance du consul. C'est
ainsi que peu à peu, d'abord en tête de tout, et ensuite tout seul, il
accoutumait l'Europe à ne plus voir la France que dans sa personne, la
présentant aux lieu et place de tout le reste.

Comme Bonaparte avait le sentiment de la résistance qu'il devait
rencontrer dans les vieilles opinions, il s'appliqua de bonne heure et
assez adroitement à gagner la jeunesse, à laquelle il ouvrit toutes les
portes pour l'avancement des affaires. Il attacha des auditeurs aux
différents ministères et donna l'essor à toutes les ambitions, soit dans
la carrière militaire, soit dans le civil. Il disait souvent qu'il
préférait à tout l'avantage de gouverner un peuple neuf, et il le
trouvait à peu près parmi les jeunes gens.

On discuta aussi cette année sur l'institution du jury. J'ai ouï dire
qu'il n'y avait par lui-même aucune disposition; mais son conseil d'État
se montra ferme sur cet article, et, dans l'intention où il était de
gouverner dans la suite bien plus par lui qu'avec l'aide des assemblées
qu'il craignait, il se trouva obligé de faire quelques concessions à ses
membres les plus distingués. Ce fut ainsi que peu à peu il fit présenter
toutes les lois à ce conseil par les ministres, qu'elles furent
quelquefois transformées en simples arrêtés qui s'exécutèrent d'un bout
de la France à l'autre, sans autre sanction, ou bien que, présentées à
l'approbation silencieuse du Corps législatif, elles ne donnèrent
d'autre peine que celle que les différents rapporteurs du conseil eurent
de les faire précéder d'un discours qui en colorait plus ou moins la
nécessité.

On établit aussi des lycées dans toutes les grandes villes de France, et
l'étude des langues anciennes, abandonnée pendant la Révolution, rentra
dans les obligations de l'éducation publique.

Cependant on faisait de grands préparatifs pour la flottille des bateaux
plats qui devaient servir à l'expédition d'Angleterre. De jour en jour
on répandait davantage la possibilité, au moyen d'un temps calme, de la
faire parvenir jusque sur les côtes d'Angleterre, sans que les vaisseaux
pussent gêner sa marche. On disait que le consul lui-même commanderait
l'expédition, et cette entreprise ne paraissait au-dessus ni de son
audace, ni de sa fortune. Nos journaux nous représentaient l'Angleterre
agitée et inquiète, et, dans le fond, le gouvernement anglais n'a pas
été exempt de toute crainte à ce sujet. _Le Moniteur_ combattait
toujours avec acharnement les journaux libres de Londres, et le gant des
injures se relevait des deux côtés. On exécutait en France la loi de la
conscription, et de nombreux soldats commençaient à se réunir sous les
drapeaux. Quelquefois on se demandait la raison d'un si grand armement,
et l'on raisonnait sur des articles tels que ceux-ci, jetés sans
réflexions dans _le Moniteur_: «Les journalistes anglais soupçonnent que
les grands préparatifs de guerre que le premier consul vient d'ordonner
en Italie sont pour l'Égypte.»

Aucun compte n'était rendu à la nation française; mais elle avait en
Bonaparte une sorte de confiance à peu près semblable à celle que la
magie inspire à quelques esprits crédules; et, comme on croyait
infaillible le succès de ses entreprises, chez un peuple naturellement
épris de la réussite, il ne lui était pas difficile d'obtenir un
consentement tacite à toutes ses opérations. Dès cette époque un petit
nombre de gens avisés ont commencé à s'apercevoir qu'il ne serait pas
pour nous _l'homme utile_; mais, comme la terreur du gouvernement
révolutionnaire ne l'en proclamait pas moins _l'homme nécessaire_, on
eût craint, en lui opposant quelque résistance, de faciliter la révolte
du parti qu'on croyait que lui seul pouvait contenir.

Et lui, toujours actif, agissant, tenant à ne pas laisser les esprits
dans le repos qui porte à la réflexion, jetait de côté et d'autre les
inquiétudes qui devaient le servir. On imprimait une lettre du comte
d'Artois, tirée du _Morning Chronicle_, qui offrait au roi d'Angleterre
les services des émigrés en cas de descente; on faisait courir le bruit
de certaines tentatives faites dans les départements de l'Est; et depuis
que la guerre de la Vendée avait été remplacée dans cette partie de la
France par les désordres sans gloire qu'y causaient les chouans, on
s'était accoutumé à l'idée que les mouvements qu'on essayerait d'y
produire n'auraient d'autre fin que le pillage et l'incendie; enfin on
ne voyait de vraie chance pour le repos que dans la durée du
gouvernement établi, et quand certains amis de la liberté déploraient sa
perte au travers des institutions libérales, flétries à leurs yeux parce
qu'elles étaient imposées par le pouvoir absolu, on leur répondait avec
ce raisonnement que les circonstances peut-être justifiaient assez:
«Après tant d'orages, au milieu de la lutte de tant de partis, c'est la
force seule qui peut nous donner la liberté, et, tant qu'on verra
qu'elle tend à relever les principes de l'ordre et de la morale, nous ne
devons pas nous croire éloignés de la bonne route; car enfin le créateur
disparaîtra, mais ce qu'il aura créé nous demeurera.»

Et lui, tandis qu'on s'agitait ainsi plus ou moins par ses ordres,
paraissait journellement dans une attitude fort paisible. Il avait
repris à Saint-Cloud sa vie rangée et pleine, et nous passions nos
journées telles que je les ai déjà décrites. Ses frères étaient tous
occupés[36], Joseph au camp de Boulogne, Louis au conseil d'État,
Jérôme, le plus jeune, en Amérique, où il avait été envoyé, et où il fut
très bien reçu par les Anglo-Américains. Ses soeurs, qui commençaient à
jouir d'une grande fortune, embellissaient à l'envi les maisons que le
premier consul leur avait données, et cherchaient à l'emporter les unes
sur les autres par le luxe de leurs ameublements. Eugène Beauharnais se
renfermait dans l'exercice de ses devoirs militaires; sa soeur vivait
paisiblement et assez tristement.

     [Note 36: Ce fut vers la fin de l'automne, ou même au
     commencement de l'hiver, en 1803, que Lucien se maria avec
     madame Jouberthon et se brouilla avec son frère.]

La jeune madame Leclerc se livrait à un nouveau penchant qu'elle avait
inspiré au prince Borghèse (depuis peu de temps arrivé de Rome en
France) et qu'elle partageait. Ce prince demanda sa main à Bonaparte,
qui, sans que j'aie trop su pourquoi, résista d'abord à cette demande.
Peut-être sa vanité ne lui permettait-elle pas de paraître embarrassé
d'aucun de ses liens, et ne voulait-il pas avoir l'air d'accepter avec
trop d'empressement une première proposition. Mais la liaison de ces
deux personnes étant devenue publique, il consentit enfin à la légitimer
par le mariage, qui se fit à Mortefontaine pendant le séjour du consul à
Boulogne.

Il partit pour aller visiter le camp et la flottille, le 3 novembre
1803; cette course fut purement militaire. Il ne se fit accompagner que
des généraux de sa garde, de ses aides de camp et de M. de Rémusat.

En arrivant au Pont-de-Briques, petit village à une lieue de Boulogne,
où Bonaparte avait fixé son quartier général, mon mari tomba
dangereusement malade. Aussitôt que je l'appris, je courus pour le
rejoindre, et j'arrivai à ce Pont-de-Briques au milieu de la nuit. Tout
entière à mon inquiétude, je n'avais pensé en partant qu'à l'état dans
lequel j'allais trouver un si cher malade; mais lorsque je descendis de
voiture, je fus un peu troublée de me trouver seule au milieu d'un camp,
et sans savoir ce que le consul penserait de mon arrivée. Ce qui me
rassura cependant, c'est que les domestiques qui s'éveillèrent pour me
recevoir me dirent qu'on avait bien prévu que je viendrais, et qu'on
m'avait réservé une petite chambre depuis deux jours. J'y passai le
reste de la nuit, en attendant le jour pour m'offrir aux regards de mon
mari, dont je ne voulais pas troubler le repos. Je le trouvai très
abattu; mais il éprouva une si grande joie de me voir près de son lit
que je me félicitai d'être ainsi partie sans en avoir demandé la
permission.

Quand le consul fut levé, il me fit dire de monter chez lui; j'étais
émue et un peu interdite; il s'en aperçut dès mon entrée dans sa
chambre. Il m'embrassa aussitôt, et, me faisant asseoir, il me
tranquillisa par ses premières paroles: «Je vous attendais. Votre
présence guérira votre mari.» À ces mots, je fondis en larmes. Il en
parut touché, et prit quelque soin pour me calmer. Ensuite il me
prescrivit de venir tous les jours dîner et déjeuner avec lui, en me
disant en riant: «Il faut que je veille sur une femme de votre âge ainsi
lancée au milieu de tant de militaires.» Puis il me demanda comment
j'avais laissé sa femme. Peu de temps avant son départ, quelques
nouvelles visites secrètes de mademoiselle Georges avaient fait naître
des discussions dans le ménage. «Elle se trouble, ajouta-t-il, beaucoup
plus qu'il ne le faut. Joséphine a toujours peur que je ne devienne
sérieusement amoureux; elle ne sait donc pas que l'amour n'est pas fait
pour moi. Car, qu'est-ce que l'amour? Une passion qui laisse tout
l'univers d'un côté, pour ne voir, ne mettre de l'autre que l'objet
aimé. Et, assurément, je ne suis point de nature à me livrer à une telle
exclusion. Que lui importent donc des distractions dans lesquelles mes
affections n'entrent pour rien? Voilà, continua-t-il en me regardant un
peu sérieusement, ce qu'il faut que ses amis lui persuadent, et surtout
qu'ils ne croient pas augmenter leur crédit sur elle en augmentant ses
inquiétudes.» Il y avait dans ses dernières paroles une nuance de
défiance et de sévérité que je ne méritais point, et je crois qu'il le
savait fort bien à cette époque; mais dans aucune occasion il ne voulait
manquer à son système favori, qui était de tenir les esprits, ce qu'il
appelait _en haleine_, c'est-à-dire en inquiétude.

Il demeura à peu près dix jours au Pont-de-Briques depuis mon arrivée.
La maladie de mon mari était pénible, mais les médecins n'avaient aucune
inquiétude. Excepté le quart d'heure que durait le déjeuner du consul,
je passais la matinée entière dans la chambre de mon malade. Bonaparte,
tous les jours, se rendait au camp, passait les troupes en revue,
visitait la flottille, assistait à quelques légers combats, ou plutôt à
des échanges de coups de canon entre nous et les Anglais, qui croisaient
incessamment devant le port et cherchaient à incommoder les
travailleurs.

À six heures, Bonaparte rentrait, et alors il me faisait appeler.
Quelquefois il donnait à dîner à quelques-uns des militaires de sa
maison, ou au ministre de la marine, ou au directeur des ponts et
chaussées, qui l'avaient accompagné. D'autres fois, nous dînions en
tête-à-tête, et alors il causait d'une multitude de choses. Il s'ouvrait
sur son propre caractère, il se peignait comme ayant toujours été
mélancolique, hors de toute comparaison avec ses camarades de tout
genre. Ma mémoire a conservé très fidèlement le souvenir de tout ce
qu'il me dit dans ces conversations. Le voici à peu de choses près:

«J'ai été élevé, disait-il, à l'École militaire, et je n'y montrai de
dispositions que pour les sciences exactes. Tout le monde y disait de
moi: «C'est un enfant qui ne sera propre qu'à la géométrie.» Je vivais à
l'écart de mes camarades. J'avais choisi dans l'enceinte de l'École un
petit coin où j'allais m'asseoir pour rêver à mon aise; car j'ai
toujours aimé la rêverie. Quand mes compagnons voulaient usurper sur moi
la propriété de ce coin, je le défendais de toute ma force. J'avais déjà
l'instinct que ma volonté devait l'emporter sur celle des autres, et que
ce qui me plaisait devait m'appartenir. On ne m'aimait guère à l'École,
il faut du temps pour se faire aimer, et, même quand je n'avais rien à
faire, j'ai toujours cru vaguement que je n'en avais point à perdre.

»Lorsque j'entrai au service, je m'ennuyai dans mes garnisons; je me mis
à lire des romans, et cette lecture m'intéressa vivement. J'essayai d'en
écrire quelques-uns, cette occupation mit du vague dans mon imagination,
elle se mêla aux connaissances positives que j'avais acquises, et
souvent je m'amusais à rêver, pour mesurer ensuite mes rêveries au
compas de mon raisonnement. Je me jetais par la pensée dans un monde
idéal, et je cherchais en quoi il différait précisément du monde où je
me trouvais. J'ai toujours aimé l'analyse, et, si je devenais
sérieusement amoureux, je décomposerais mon amour pièce à pièce.
_Pourquoi_ et _comment_ sont des questions si utiles, qu'on ne saurait
trop se les faire. J'étudiai moins l'histoire que je n'en fis la
conquête; c'est-à-dire que je n'en voulus et que je n'en retins que ce
qui pouvait me donner une idée de plus, dédaignant l'inutile, et
m'emparant de certains résultats qui me plaisaient.

«Je ne comprenais pas grand'chose à la Révolution; cependant elle me
convenait. L'égalité qui devait m'élever me séduisait. Le 20 juin,
j'étais à Paris, je vis la populace marcher contre les Tuileries. Je
n'ai jamais aimé les mouvements populaires; je fus indigné des allures
grossières de ces misérables; je trouvai de l'imprudence dans les chefs
qui les avaient soulevés, et je me dis: «Les avantages de cette
révolution ne seront pas pour eux.» Mais, quand on me dit que Louis
avait placé le bonnet rouge sur sa tête, je conclus qu'il avait cessé
de régner, car, en politique, on ne se relève point de ce qui avilit.

»Au 10 août, je sentais que, si on m'eût appelé, j'aurais défendu le
roi: je me dressais contre ceux qui fondaient la République par le
peuple; et puis je voyais des gens en veste attaquer des hommes en
uniforme, cela me choquait.

»Plus tard, j'appris le métier de la guerre; j'allai à Toulon; on
commença à connaître mon nom. À mon retour, je menai une vie désoeuvrée.
Je ne sais quelle inspiration secrète m'avertissait qu'il fallait
commencer par user mon temps.

»Un soir, j'étais au spectacle; c'était le 12 vendémiaire. J'entends
dire qu'on s'attend pour le lendemain à _du train_; vous savez que
c'était l'expression accoutumée des Parisiens, qui s'étaient habitués à
voir avec indifférence les divers changements de gouvernement, depuis
qu'ils ne dérangeaient ni leurs affaires, ni leurs plaisirs, ni même
leur dîner. Après la Terreur, on était content de tout ce qui laissait
vivre.

»On contait devant moi que l'Assemblée était en permanence; j'y courus,
je ne vis que du trouble, de l'hésitation. Du sein de la salle s'éleva
une voix qui dit tout à coup: «Si quelqu'un sait l'adresse du général
Bonaparte, on le prie d'aller lui dire qu'il est attendu au comité de
l'Assemblée.» J'ai toujours aimé à apprécier les hasards qui se mêlent à
certains événements; celui-là me détermina; j'allai au comité.

»J'y trouvai plusieurs députés, tout effarés; entre autres Cambacérès.
Ils s'attendaient à être attaqués le lendemain, ils ne savaient que
résoudre. On me demanda conseil; je répondis, moi, en demandant des
canons. Cette proposition les épouvanta; toute la nuit se passa sans
rien décider. Le matin, les nouvelles étaient fort mauvaises. Alors on
me chargea de toute l'affaire, et ensuite on se mit à délibérer si
pourtant on avait le droit de repousser la force par la force.
«Attendez-vous, leur dis-je, que le peuple vous donne la permission de
tirer sur lui? Me voici compromis, puisque vous m'avez nommé; il est
bien juste que vous me laissiez faire.» Là-dessus, je quittai ces
avocats, qui se noyaient dans leurs paroles, je fis marcher les troupes,
pointer deux canons sur Saint-Roch; l'effet en fut terrible; l'armée
bourgeoise et la conspiration furent balayées en un instant.

»Mais j'avais versé le sang parisien! C'est un sacrilège. Il fallut en
refroidir l'effet. De plus en plus je me sentais appelé à quelque chose.
Je demandai le commandement de l'armée d'Italie. Tout était à faire dans
cette armée, les choses et les hommes. Il n'appartient qu'à la jeunesse
d'avoir de la patience, parce qu'elle a de l'avenir devant elle. Je
partis pour l'Italie avec des soldats misérables, mais pleins d'ardeur.
Je faisais conduire au milieu de la troupe des fourgons escortés,
quoique vides, que j'appelais le trésor de l'armée. Je mis à l'ordre du
jour qu'on distribuait des souliers aux recrues; personne n'en voulut
porter. Je promis à mes soldats que la fortune et la gloire nous
attendaient derrière les Alpes; je tins parole, et, depuis ce temps,
l'armée me suivrait au bout du monde.

»Je fis une belle campagne; je devins un personnage pour l'Europe. D'un
côté, à l'aide de mes ordres du jour, je soutenais le système
révolutionnaire; de l'autre, je ménageais en secret les émigrés, je leur
permettais de concevoir quelque espérance. Il est bien facile d'abuser
ce parti-là, parce qu'il part toujours non de ce qui est, mais de ce
qu'il voudrait qui fût. Je recevais des offres magnifiques pour le cas
où je voudrais suivre l'exemple du général Monk. Le prétendant m'écrivit
même dans son style hésitant et fleuri. Je conquis mieux le pape en
évitant d'aller à Rome que si j'eusse incendié sa capitale. Enfin je
devins important et redoutable, et le Directoire, que j'inquiétais, ne
pouvait cependant motiver aucun acte d'accusation. On m'a reproché
d'avoir favorisé le 18 fructidor; c'est comme si on me reprochait
d'avoir soutenu la Révolution. Il fallait en tirer parti, de cette
révolution, et mettre à profit le sang qu'elle avait fait couler. Quoi!
consentir à se livrer, sans condition, aux princes de la maison de
Bourbon, qui nous auraient jeté à la tête nos malheurs depuis leur
départ, et imposé silence par le besoin que nous aurions montré de leur
retour! Changer notre drapeau victorieux contre ce drapeau blanc, qui
n'avait pas craint de se confondre avec les étendards ennemis; et moi,
enfin, me contenter de quelques millions et de je ne sais quel duché!
Certes, ce n'est pas un rôle difficile que celui de Monk, il m'eût donné
moins de peine que la campagne d'Égypte, et même que le 18 brumaire;
mais y a-t-il une expérience pour les princes qui n'ont jamais vu le
champ de bataille! À quoi le retour de Charles II a-t-il conduit les
Anglais, si ce n'est à détrôner encore Jacques? Il est certain que
j'aurais bien su, s'il l'eût fallu, détrôner une seconde fois les
Bourbons, et le meilleur conseil qu'il y aurait eu à leur donner eût été
de se défaire de moi.

»Quand je revins en France, je trouvai les opinions plus amollies que
jamais. À Paris, et Paris c'est la France, l'on ne sait jamais prendre
intérêt aux choses, si l'on en prend aux personnes. Les usages d'une
vieille monarchie vous ont habitués à tout personnifier. C'est une
mauvaise manière d'être pour un peuple qui voudrait sérieusement la
liberté; mais vous ne savez guère vouloir rien sérieusement, si ce n'est
peut-être l'égalité. Et encore on y renoncerait volontiers, si chacun
pouvait se flatter d'être le premier. Être égaux en tant que tout le
monde sera au-dessus, voilà le secret de toutes vos vanités; il faut
donc donner à tous l'espérance de s'élever. Le grand inconvénient pour
les directeurs, c'est que personne ne se souciait d'eux, et qu'on
commençait à se soucier trop de moi. Je ne sais ce qui me fût arrivé
sans l'heureuse idée que j'eus d'aller en Égypte. Quand je m'embarquai,
je ne savais si je ne disais pas un éternel adieu à la France; mais je
ne doutais pas qu'elle ne me rappelât.

»Les séductions d'une conquête orientale me détournèrent de la pensée de
l'Europe plus que je ne l'avais cru. Mon imagination se mêla, pour cette
fois encore, à ma pratique. Mais je crois qu'elle est morte à Saint-Jean
d'Acre. Quoi qu'il en soit, je ne la laisserai plus faire.

»En Égypte, je me trouvais débarrassé du frein d'une civilisation
gênante; je rêvais toutes choses et je voyais les moyens d'exécuter tout
ce que j'avais rêvé. Je créais une religion, je me voyais sur le chemin
de l'Asie, parti sur un éléphant, le turban sur ma tête, et dans ma main
un nouvel Alcoran que j'aurais composé à mon gré. J'aurais réuni dans
mes entreprises les expériences des deux mondes, fouillant à mon profit
le domaine de toutes les histoires, attaquant la puissance anglaise dans
les Indes, et renouant par cette conquête mes relations avec la vieille
Europe. Ce temps que j'ai passé en Égypte a été le plus beau de ma vie,
car il en a été le plus idéal. Mais le sort en décida autrement. Je
reçus des lettres de France; je vis qu'il n'y avait pas un instant à
perdre. Je rentrai dans le positif de l'état social et je revins à
Paris, à Paris où on traite des plus grands intérêts du pays dans un
entr'acte d'opéra.

»Le Directoire frémit de mon retour; je m'observai beaucoup; c'est une
des époques de ma vie où j'ai été le plus habile. Je voyais l'abbé
Sieyès et lui promettais l'exécution de sa verbeuse constitution; je
recevais les chefs des jacobins, les agents des Bourbons; je ne refusais
de conseils à personne, mais je n'en donnais que dans l'intérêt de mes
plans. Je me cachais au peuple, parce que je savais que, lorsqu'il en
serait temps, la curiosité de me voir le précipiterait sur mes pas.
Chacun s'enferrait dans mes lacs, et, quand je devins le chef de l'État,
il n'existait point en France un parti qui ne plaçât quelque espoir sur
mon succès.»



CHAPITRE V.

(1803-1804.)


Suite des conversations du premier consul à Boulogne.--Lecture de la
tragédie de _Philippe-Auguste_.--Mes nouvelles impressions.--Retour à
Paris.--Jalousie de madame Bonaparte.--Fêtes de l'hiver de 1804.--M. de
Fontanes.--M. Fouché.--Savary.--Pichegru.--Arrestation du général
Moreau.


Un autre soir, tandis que nous étions à Boulogne, Bonaparte mit la
conversation sur la littérature. J'avais été chargée par le poète
Lemercier, qu'il aimait assez, de lui porter une tragédie sur
_Philippe-Auguste_ qu'il venait de finir, et qui contenait des
applications à sa propre personne. Il voulut la lire tout haut, nous
étions tous deux seulement. C'était quelque chose de plaisant de voir un
homme toujours pressé, quand il n'avait rien à faire, aux prises avec
l'obligation de prononcer des mots de suite sans s'interrompre, forcé de
lire des vers alexandrins dont il ne connaissait pas la mesure, et
vraiment prononçant si mal qu'on eût dit qu'il n'entendait pas ce qu'il
lisait. D'ailleurs, dès qu'il ouvrait un livre, il voulait juger. Je lui
demandai le manuscrit, je le lus moi-même; alors il se mit à parler, il
se ressaisit à son tour de l'ouvrage et raya des tirades entières, y fit
quelque notes marginales, blâma le plan et les caractères. Il ne courait
pas grand risque de se tromper, car la pièce était mauvaise[37]. Ce qui
me parut assez singulier, c'est qu'à la suite de cette lecture, il me
signifia qu'il ne voulait point que l'auteur crût que toutes ces ratures
et ces corrections fussent d'une main si importante, et il m'ordonna de
les prendre sur mon compte. Je m'en défendis fort, comme on peut le
penser; j'eus grand'peine à le faire revenir de cette fantaisie, et à
lui faire comprendre que, s'il était déjà un peu étrange qu'il eût ainsi
biffé et presque défiguré le manuscrit d'un auteur, il serait sans
aucune convenance que je me fusse, moi, avisée d'une pareille liberté.
«À la bonne heure, disait-il; mais, pour cela comme dans d'autres
occasions, j'avoue que je n'aime guère ce mot vague et niveleur _de
convenances_ que vous autres jetez en avant à toute occasion. C'est une
invention des sots pour se rapprocher à peu près des gens d'esprit, une
sorte de bâillon social qui gêne le fort et qui ne sert que le médiocre.
Il se peut qu'elles vous soient commodes, à vous qui n'avez pas
grand'chose à faire dans cette vie; mais vous sentez bien que moi, par
exemple, il est des occasions où je serais forcé de les fouler aux
pieds.--Mais, lui répondis-je, en les appliquant à la conduite de la
vie, ne seraient-elles pas un peu ce que les règles sont aux ouvrages
dramatiques? Elles leur donnent de l'ordre et de la régularité, et ne
gênent réellement le génie que lorsqu'il voudrait s'abandonner à des
écarts condamnés par le bon goût.--Ah! le bon goût, voilà encore une de
ces paroles classiques que je n'adopte point[38]. C'est peut-être ma
faute, mais il y a certaines règles que je ne sens point. Par exemple,
ce qu'on appelle _le style_, mauvais ou bon, ne me frappe guère. Je ne
suis sensible qu'à la force de la pensée. J'ai aimé d'abord Ossian, mais
c'est par la même raison qui me fait trouver du plaisir à entendre
murmurer les vents et les vagues de la mer. En Égypte, on a voulu me
faire lire _l'Iliade_, elle m'a ennuyé. Quant aux poètes français, je ne
comprends bien que votre Corneille. Celui-là avait deviné la politique,
et, formé aux affaires, eût été un homme d'État. Je crois l'apprécier
mieux que qui que ce soit, parce que, en le jugeant, j'exclus tous les
sentiments dramatiques. Par exemple, il n'y a pas bien longtemps que je
me suis expliqué le dénouement de _Cinna_. Je n'y voyais d'abord que le
moyen de faire un cinquième acte pathétique, et encore la clémence
proprement dite est une si pauvre petite vertu, quand elle n'est point
appuyée sur la politique, que celle d'Auguste, devenu tout à coup un
prince débonnaire, ne me paraissait pas digne de terminer cette belle
tragédie. Mais, une fois, Monvel, en jouant devant moi, m'a dévoilé le
mystère de cette grande conception. Il prononça le _Soyons amis, Cinna_,
d'un ton si habile et si rusé, que je compris que cette action n'était
que la feinte d'un tyran, et j'ai approuvé comme calcul ce qui me
semblait puéril comme sentiment. Il faut toujours dire ce vers de
manière que de tous ceux qui l'écoutent, il n'y ait que Cinna de trompé.

     [Note 37: Cette pièce n'a jamais été jouée, ni, je crois,
     imprimée (P. R.)]

     [Note 38: M. de Talleyrand disait une fois à l'empereur:
     «Le bon goût est votre ennemi personnel. Si vous pouviez vous
     en défaire à coups de canon, il y a longtemps qu'il
     n'existerait plus.» (P. R.)]

»Quant à Racine, il me plaît dans _Iphigénie_; cette pièce, tant quelle
dure, vous fait respirer l'air poétique de la Grèce. Dans _Britannicus_
il a été circonscrit par Tacite, contre lequel j'ai des préventions,
parce qu'il n'explique pas assez ce qu'il avance. Les tragédies de
Voltaire sont passionnées, mais ne fouillent pas profondément l'esprit
humain. Par exemple, son Mahomet n'est ni prophète ni Arabe. C'est un
imposteur qui semble avoir été élevé à l'École polytechnique, car il
démontre ses moyens de puissance comme, moi, je pourrais le faire dans
un siècle tel que celui-ci. Le meurtre du père par le fils est un crime
inutile. Les grands hommes ne sont jamais cruels sans nécessité.

»Pour la comédie, elle est pour moi comme si l'on voulait me forcer à
m'intéresser aux commérages de vos salons; j'accepte vos admirations
pour Molière, mais je ne les partage pas; il a placé ses personnages
dans des cadres où je ne me suis jamais avisé d'aller les regarder
agir.»

Il serait facile de conclure par ces différentes opinions que Bonaparte
n'aimait à considérer la nature humaine que lorsqu'elle est aux prises
avec les grandes chances de la vie, et qu'il se souciait peu de l'homme
dégagé de toute application.

C'est dans de telles conversations que s'écoula le temps que je passai
à Boulogne avec le premier consul, et ce fut à la suite de ce voyage que
j'éprouvai le premier mécompte qui devait commencer à m'inspirer la
défiance de cette cour où j'étais appelée à vivre. Les militaires de la
maison s'étonnaient quelquefois qu'une femme pût ainsi demeurer de
longues heures avec leur maître, pour causer sur des matières toujours
un peu sérieuses; ils en tirèrent des conclusions qui compromettaient ma
conduite, toute simple et toute paisible qu'elle était. J'ose le dire:
la pureté de mon âme, les sentiments qui m'attachaient pour toute la vie
à mon mari, ne me permettaient point de concevoir des soupçons que l'on
formait sur moi dans l'antichambre du consul, tandis que je l'écoutais
dans son salon. Quand il revint à Paris, ses aides de camp s'amusèrent
de nos longs tête-à-tête; madame Bonaparte s'effaroucha des récits qu'on
lui en fit, et lorsque, après un mois de séjour au Pont-de-Briques, mon
mari se sentit assez fort pour supporter la route, et que nous revînmes
à Paris, je trouvai ma jalouse patronne un peu refroidie.

J'arrivais animée par un redoublement de reconnaissance pour le premier
consul. Il m'avait si bien accueillie, il avait montré tant d'intérêt
pour la conservation de mon mari; enfin, pour tout dire, ses soins qui
attendrissaient mon âme inquiète et oppressée, et ensuite l'amusement
qu'il m'avait fait trouver dans cette solitude, et la petite
satisfaction de ma vanité flattée par le plaisir qu'il paraissait
prendre à ma présence, tout cela exaltait mes sentiments, et dans les
premiers jours de mon retour, je répétais, avec l'accent vif d'une
reconnaissance de vingt ans, que sa bonté pour moi avait été extrême.
L'une de mes compagnes, qui m'aimait, m'avertit de contraindre mes
paroles, et de regarder un peu à l'impression qu'elles faisaient. Son
discours me fit, je m'en souviens encore, l'effet d'une lame froide et
tranchante dont on eût tout à coup fait pénétrer la pointe jusqu'à mon
coeur. C'était la première fois que je me voyais jugée autrement que je
ne le méritais; ma jeunesse et tous mes sentiments se révoltèrent contre
de semblables accusations; il faut avoir acquis une longue mais triste
expérience, pour supporter l'injustice des jugements du monde, et
peut-être doit-on regretter le temps où ils frappent si fortement,
quoique si douloureusement.

Cependant ce qu'on me disait m'expliqua la contrainte de madame
Bonaparte à mon égard. Une fois que j'en étais plus froissée que de
coutume, je ne pus m'empêcher de lui dire avec les larmes aux yeux: «Eh
quoi! madame, c'est moi que vous soupçonnez?» Comme elle était bonne et
accessible à toutes les émotions du moment, elle ne tint pas compte de
mes pleurs, elle m'embrassa et se rouvrit à moi comme par le passé. Mais
elle ne me comprit point tout entière; il n'y avait point dans son âme
ce qui pouvait entendre la juste indignation de la mienne; et, sans
s'embarrasser si mes relations avec son mari à Boulogne avaient pu être
telles qu'on le lui donnait à penser, il lui suffit pour se
tranquilliser de conclure que, dans tous les cas, ces relations
n'auraient été que passagères, puisque rien dans ma conduite sous ses
yeux ne paraissait différent de ma réserve première. Enfin, pour se
justifier à mes yeux, elle me dit que la famille de Bonaparte avait la
première, pendant mon absence, répandu contre moi des bruits injurieux:
«Vous ne voyez pas, lui dis-je, qu'à tort ou à raison, on croit ici,
madame, que le tendre attachement que je vous porte peut me rendre
avisée sur ce qui se passe autour de vous, et enfin, quoique mes
conseils soient un bien faible secours, cependant ils peuvent encore
ajouter à votre prudence fortifiée de la mienne. Les jalousies
politiques me paraissent faire défiance de tout, et je crois que,
quelque mince personnage que je sois, on voudrait vous brouiller avec
moi.» Madame Bonaparte convint de la vérité de cette réflexion; mais
elle n'eut pas la moindre idée que je dusse m'affliger longtemps de ce
qu'elle ne l'avait pas faite la première. Elle m'avoua qu'elle avait
fait à son époux des reproches relatifs à moi, et qu'il avait paru
s'amuser à la laisser dans l'inquiétude sur mon compte. Toutes les
petites découvertes que ces circonstances me firent faire sur les
personnages dont j'étais entourée m'effarouchèrent et troublèrent les
sentiments que je leur avais voués. Je commençai à sentir une sorte de
mouvement dans le terrain qui me portait, et sur lequel j'avais marché
jusqu'alors avec la confiance de l'inexpérience; je sentis que je venais
de connaître un genre d'inquiétude qui, plus ou moins, ne me quitterait
plus.

En quittant Boulogne, le premier consul fit consigner dans un ordre du
jour qu'il était content de l'armée, et nous lûmes ces paroles dans _le
Moniteur_ du 12 novembre 1803:

«On a remarqué comme des présages qu'en creusant ici pour établir le
campement du premier consul, on a trouvé une hache d'armes qui paraît
avoir appartenu à l'armée romaine qui envahit l'Angleterre. On a aussi
trouvé à Ambleteuse, en travaillant à la tente du premier consul, des
médailles de Guillaume le Conquérant. Il faut convenir que ces
circonstances sont aux moins bizarres, et qu'elles paraîtront plus
singulières encore, si l'on se rappelle que, lorsque le général
Bonaparte visita les ruines de Péluse en Égypte, il y trouva un camée de
Jules César.»

L'application n'était pas très heureusement choisie, car, malgré le
camée de Jules César, Bonaparte avait été contraint de quitter l'Égypte;
mais ces petits rapprochements, dictés par l'ingénieuse flatterie de M.
Maret, plaisaient infiniment à son maître, qui d'ailleurs ne croyait pas
qu'ils fussent sans effet sur nous.

On n'épargna rien à cette époque pour que tous les journaux
réchauffassent les imaginations sur la descente. Il me serait impossible
de dire si Bonaparte croyait encore réellement qu'elle fût praticable.
Il en avait l'air du moins, et les frais que l'on fit pour construire
les bateaux plats furent très considérables. Les injures entre les
feuilles anglaises et _le Moniteur_ continuaient toujours, de même que
les défis. «On dit que les Français ont fait un désert du Hanovre et
qu'ils se préparent à le quitter.» Voilà ce qu'on voyait dans le
_Times_; et aussitôt une note du _Moniteur_ répondait: «Oui, quand vous
quitterez Malte.»

On nous livrait les mandements des évêques, qui exhortaient la nation à
s'armer pour une juste guerre. «Choisissez des gens de coeur, disait
l'évêque d'Arras, et allez combattre Amalec. «Se soumettre aux ordres
publics,» a dit Bossuet, c'est se soumettre à l'ordre de Dieu qui
établit les empires.»

Cette citation de Bossuet me rappelle une anecdote que contait fort bien
le vieil évêque d'Évreux, M. Bourlier. C'était à l'époque du concile
qu'on assembla à Paris pour essayer de déterminer les évêques à résister
aux décisions du pape. «Quelquefois, me disait cet évêque, l'empereur
nous faisait tous appeler, et commençait avec nous des conversations
très théologiques; il s'adressait aux plus récalcitrants d'entre nous:
«Messieurs les évêques, ma religion, à moi, est celle de Bossuet; il est
mon père de l'Église, il a défendu nos libertés; je veux conserver son
ouvrage, et soutenir votre propre dignité. Entendez-vous, messieurs?»

«Et, en parlant ainsi, pâle de colère, il portait la main sur la garde
de son épée; il me faisait frémir de l'ardeur avec laquelle je le voyais
prêt à prendre notre propre défense, et ce singulier amalgame du nom de
Bossuet, du mot de liberté, et de ce geste menaçant, m'eût donné envie
de sourire, si je n'avais été au fond très affecté des déchirements de
l'Église que je prévoyais.»

Je reviens à l'hiver de 1804. Cet hiver se passa, comme le précédent, en
fêtes et en bals pour la cour et la ville; et, en même temps, on
continua d'organiser les lois nouvelles qui furent présentées à la
session du Corps législatif. Cette année, madame Bacciochi, qui avait un
penchant très décidé pour M. de Fontanes, parla si souvent de lui à son
frère, que ses discours, joints à l'opinion qu'il avait de cet
académicien, le déterminèrent à le nommer président du Corps législatif.
Ce choix parut singulier à quelques personnes; mais, au fait, pour ce
qu'à l'avenir Bonaparte voulait faire du Corps législatif, il n'avait
guère besoin de lui donner un autre président qu'un homme de lettres.
Celui-ci a montré toujours un art noble et distingué, quand il a fallu
haranguer l'empereur dans les circonstances les plus délicates. Son
caractère a peu de force, mais son talent lui en donne beaucoup, quand
il est obligé de parler en public; son bon goût lui inspire alors une
véritable élévation. Peut-être était-ce un inconvénient, car rien n'est
si dangereux pour les souverains que de voir le talent revêtir les abus
de leur autorité des couleurs de l'éloquence, lorsqu'il s'agit de les
présenter aux nations; et surtout cela est d'un grand danger en France,
où l'on rend un culte si dévoué aux formes. Combien de fois n'est-il pas
arrivé que les Parisiens, dans le secret de la comédie que le
gouvernement jouait devant eux, se sont prêtés de bonne grâce à s'en
montrer dupes, seulement parce que les acteurs rendaient justice à la
délicatesse de leur goût, qui exigeait que chacun jouât le mieux
possible le rôle dont il était chargé!

Dans le courant de ce mois de janvier, _le Moniteur_ inséra une note des
journaux anglais qui parlaient de quelques différends entre la Bavière
et l'Autriche, et des probabilités qu'on avait d'une guerre
continentale. De pareilles paroles, sans réflexions, étaient ainsi
jetées de temps en temps comme pour nous avertir de ce qui pouvait
arriver, ainsi que dans une décoration d'opéra, ou plutôt comme ces
nuées qui s'amoncellent au-dessous de la cime des montagnes, et qui
s'ouvrent un moment pour laisser apercevoir ce qui se passe derrière. De
même, les plus ou moins importantes discussions qui s'élevaient en
Europe nous étaient montrées instantanément pour que nous ne fussions
pas très surpris lorsqu'elles nous amenaient quelque rupture; mais
ensuite les nuages se refermaient, et nous demeurions dans l'obscurité
jusqu'à ce que l'orage éclatât.

Je touche à une époque importante et pénible à retracer. Je vais bientôt
parler de la conspiration de Georges et du crime qu'elle a fait
commettre. Je ne rapporterai sur le général Moreau que ce que j'ai
entendu dire, et je me garderai bien de rien affirmer. Il me semble
qu'il est nécessaire de faire précéder ce récit d'un court exposé de
l'état dans lequel on se trouvait alors.

Un certain monde, qui tenait d'assez près aux affaires, commençait à
parler du besoin que la France avait d'une hérédité dans le pouvoir qui
la gouvernait. Quelques courtisans politiques, des révolutionnaires de
bonne foi, des gens qui voyaient tout le repos de la France dans la
dépendance d'une seule vie, s'entendaient sur l'instabilité du Consulat.
Peu à peu toutes les idées s'étaient rapprochées de la royauté, et cette
marche aurait eu des avantages, si l'on eût pu s'entendre pour obtenir
une royauté modérée par les lois. Les révolutions ont ce grave
inconvénient de partager l'opinion publique en des nuances infinies qui
sont toutes modifiées par le froissement que chacun a éprouvé dans des
circonstances particulières. C'est toujours là ce qui favorise les
entreprises que tente le despotisme, qui arrive après elles. Pour
contenir le pouvoir de Bonaparte, il eût fallu oser prononcer le mot de
liberté; mais, comme, peu d'années auparavant, il n'avait été tracé d'un
bout de la France à l'autre que pour servir d'égide à l'esclavage le
plus sanglant, personne n'osait surmonter la funeste impression, mal
raisonnée pourtant, qu'il donnait.

Les royalistes s'inquiétaient cependant, et voyaient de jour en jour
Bonaparte s'éloigner de la route où ils l'avaient longtemps attendu. Les
jacobins, dont le premier consul redoutait davantage l'opposition,
s'agitaient sourdement. Ils trouvaient que c'était à leurs antagonistes
que le gouvernement semblait s'appliquer à donner des garanties. Le
concordat, les avances que l'on tentait vers l'ancienne noblesse, la
destruction de l'égalité révolutionnaire, tout cela était un
envahissement sur eux; heureuse, cent fois heureuse, la France, si
Bonaparte n'en eût fait que sur les factions! Mais, pour cela, il ne
faut être animé que par l'amour de la justice; il faut surtout ne
vouloir écouter que les conseils d'une raison généreuse.

Quand un souverain, quelque titre qu'il ait, transige avec l'un ou
l'autre des partis exagérés qu'enfantent les troubles civils, on peut
toujours parier qu'il a des intentions hostiles contre les droits des
citoyens qui se sont confiés à lui. Bonaparte, voulant affermir son plan
despotique, se trouva donc forcé de transiger avec ces redoutables
jacobins, et malheureusement il est des gens qui ne trouvent de garantie
suffisante que dans le crime. On ne les rassure qu'en se chargeant de
quelques-unes de leurs iniquités! Ce calcul est entré pour beaucoup dans
l'arrêt de mort du duc d'Enghien, et je demeure convaincue que tout ce
qui a été fait à cette époque n'a dépendu d'aucun sentiment violent,
d'aucune vengeance aveugle, mais seulement a été le résultat d'une
politique toute machiavélique qui voulait aplanir sa route à quelque
prix que ce fût. Ce n'est pas non plus pour la satisfaction d'une vanité
insatiable que Bonaparte aspirait à changer son titre consulaire en
celui d'empereur. Il ne faut pas croire que toujours ses passions
l'entraînassent aveuglément; il n'ignorait pas l'art de les soumettre à
l'analyse de ses calculs, et, si par la suite il s'est abandonné
davantage, c'est que le succès et la flatterie l'ont peu à peu enivré.
Cette comédie de république et d'égalité qu'il lui fallait jouer, tant
qu'il est demeuré premier consul, l'ennuyait, et ne trompait au fond que
ceux qui voulaient bien être trompés. Elle rappelait ces simagrées des
temps de l'ancienne Rome, où les empereurs se faisaient de temps en
temps réélire par le Sénat. J'ai vu des gens qui, se parant comme d'un
vêtement d'un certain amour de la liberté et n'en faisant pas moins une
cour assidue à Bonaparte premier consul, ont prétendu qu'ils lui avaient
ôté leur estime dès qu'il s'était donné le titre d'empereur. Je n'ai
jamais trop compris leurs motifs. Comment l'autorité qu'il exerça,
presque dès son entrée dans le gouvernement, ne les éclaira-t-elle pas?
Ne pourrait-on pas dire, au contraire, qu'il y avait de la bonne foi à se
donner le titre d'un pouvoir qu'on exerçait réellement?

Quoi qu'il en soit, au moment dont je parle, il devenait nécessaire au
premier consul de se raffermir par quelque mesure nouvelle. Les Anglais,
menacés, excitaient des diversions aux projets formés contre eux; des
relations se renouaient avec les chouans, et les royalistes ne devaient
voir dans le gouvernement consulaire qu'une transition du Directoire à
la royauté. Le caractère d'un seul homme y apportait une seule
différence; il devint assez naturel de conclure qu'il fallait se défaire
de cet homme.

Je me souviens d'avoir entendu dire à Bonaparte, dans l'été de cette
année 1804, que pour cette fois les événements l'avaient pressé, et que
son plan eût été de ne fonder la royauté que deux ans plus tard. Il
avait mis la police dans les mains du ministre de la justice; c'était
une idée saine et morale, mais ce qui ne le fut point, et même ce qui
fut contradictoire, ce fut de vouloir que la magistrature exerçât cette
police comme au temps où elle était une institution révolutionnaire. Je
l'ai déjà dit, les premières conceptions de Bonaparte étaient le plus
souvent bonnes et grandes. Les créer et les établir, c'était exercer son
pouvoir; mais s'y soumettre après, devenait une abdication. Il n'a pas
pu supporter la domination, même d'aucune de ses institutions.

Ainsi, gêné par les formes lentes et réglées de la justice, et aussi par
l'esprit faible et médiocre de son grand juge, il se livra aux mille et
une polices dont il s'environna, et reprit peu à peu confiance en
Fouché, qui possède admirablement l'art de se rendre nécessaire. Fouché,
doué d'un esprit fin, étendu et perçant, jacobin enrichi, par conséquent
dégoûté de quelques-uns des principes de son parti, mais demeurant
toujours lié avec ce parti pour avoir un appui en cas de troubles, ne
recula nullement devant l'idée de revêtir Bonaparte de la royauté. Sa
souplesse naturelle lui fera toujours accepter les formes de
gouvernement où il verra pour lui l'occasion de jouer un rôle. Ses
habitudes sont plus révolutionnaires que ses principes; aussi le seul
état de choses, je crois, qu'il ne puisse souffrir est celui qui le
mettrait dans une nullité absolue. Il faut se bien convaincre de cette
disposition, et toujours un peu trembler, quand on veut se servir de
lui; il faut se dire qu'il a besoin d'un temps de troubles pour avoir
toute la valeur de ses moyens, parce qu'en effet, comme il est sans
passions et sans haines, alors il devient supérieur à la plupart des
hommes qui l'environnent, tous plus ou moins aveuglés par la crainte et
le ressentiment.

Fouché a nié qu'il eût conseillé le meurtre du duc d'Enghien. À moins
d'une certitude complète, je ne vois jamais de raison pour faire peser
l'accusation d'un crime sur qui s'en défend positivement. D'ailleurs
Fouché, qui avait la vue longue, prévoyait facilement que ce crime ne
donnerait au parti que Bonaparte voulait gagner qu'une garantie très
passagère; il le connaissait trop bien pour craindre qu'il songeât à
replacer le roi sur un trône qu'il pouvait occuper lui-même, et l'on
comprend bien qu'avec les données qu'il avait, il ait dit que ce meurtre
n'était qu'une faute.

M. de Talleyrand avait moins besoin que Fouché de compliquer ses plans
pour conseiller à Bonaparte de se revêtir de la royauté. Elle devait le
mettre à l'aise sur tout. Ses ennemis, et Bonaparte lui-même, l'ont
accusé d'avoir opiné pour le meurtre du malheureux prince; mais
Bonaparte et ses ennemis sont récusables sur ce point. Le caractère
connu de M. de Talleyrand n'admet guère une telle violence. Il m'a conté
plus d'une fois que Bonaparte lui avait fait part, ainsi qu'aux deux
consuls, de l'arrestation du duc d'Enghien, et de sa détermination
invariable; il ajoutait que tous trois ils avaient vu que les paroles
seraient inutiles, et qu'ils avaient gardé le silence. C'est déjà une
faiblesse plus que suffisante, mais fort ordinaire à M. de Talleyrand,
qui voyait un parti pris, et qui dédaigne les discours inutiles, parce
qu'ils ne satisfont que la conscience.

L'opposition, une courageuse résistance, peuvent avoir de la prise sur
une nature quelle qu'elle soit. Un souverain cruel, sanguinaire par
caractère, peut quelquefois sacrifier son penchant à la force du
raisonnement qu'on lui oppose; mais Bonaparte n'était cruel ni par goût,
ni par système: il voulait ce qui lui paraissait le plus prompt et le
plus sûr; il a dit lui-même dans ce temps qu'il lui fallait en finir
avec les jacobins et les royalistes. L'imprudence de ces derniers lui a
fourni cette funeste chance, il l'a saisie au vol, et ce que je
raconterai plus bas prouvera encore que c'est avec tout le calme du
calcul, ou plutôt du sophisme, qu'il s'est couvert d'un sang illustre et
innocent.

Peu de jours après le premier retour du roi, le duc de Rovigo se
présenta chez moi un matin[39]. Il cherchait alors à se justifier des
accusations qui pesaient sur sa tête. Il me parla de la mort du duc
d'Enghien. «L'empereur et moi, me dit-il, nous avons été trompés dans
cette occasion. L'un des agents subalternes de la conspiration de
Georges avait été gagné par ma police; il nous vint déclarer que, dans
une nuit où les conjurés étaient rassemblés, on leur avait annoncé
l'arrivée secrète d'un chef important qu'on ne pouvait encore nommer; et
qu'en effet, quelques nuits après, il était survenu parmi eux un
personnage auquel les autres donnaient de grandes marques de respect.
Cet espion le désignait de manière à faire croire que cet individu
inconnu devait être un prince de la maison de Bourbon. Dans le même
temps, le duc d'Enghien s'était établi à Ettenheim, pour y attendre sans
doute le succès de la conspiration. Les agents écrivirent qu'il lui
arrivait quelquefois de disparaître pour plusieurs jours; nous conclûmes
que c'était pour venir à Paris, et son arrestation fut résolue. Depuis,
lorsqu'on a confronté l'espion avec les coupables arrêtés, il a reconnu
Pichegru pour le personnage important désigné, et, lorsque j'en rendis
compte à Bonaparte, il s'écria en frappant du pied: «Ah! le malheureux!
qu'est-ce qu'il m'a fait faire?»

     [Note 39: Le duc de Rovigo savait à quel point mon mari
     et moi, nous étions liés avec M. de Talleyrand, et il
     désirait que dans ce moment, s'il était possible, je le
     servisse auprès de lui.]

Revenons aux faits. Pichegru était arrivé en France le 15 janvier 1804,
et, dès le 25 janvier, il se cachait dans Paris. On savait que, en l'an
V de la République, le général Moreau l'avait dénoncé au gouvernement
comme entretenant des relations avec la maison de Bourbon. Moreau
passait pour avoir des opinions républicaines; peut-être les avait-il
enfin échangées contre les idées d'une monarchie constitutionnelle. Je
ne sais si maintenant sa famille le défendrait aussi vivement qu'alors
de l'accusation d'avoir donné les mains aux projets des royalistes; je
ne sais aussi s'il faudrait prêter toute confiance à des aveux, faits
sous le règne de Louis XVIII. Mais, enfin, la conduite de Moreau en 1813
et les honneurs accordés à sa mémoire par nos princes pourraient faire
croire que, depuis longtemps, ils avaient quelque raison de compter sur
lui. À l'époque dont je parle, Moreau était vivement irrité contre
Bonaparte. On n'a guère douté qu'il n'ait vu secrètement Pichegru; il a
au moins gardé le silence sur la conspiration; quelques-uns des
royalistes saisis à cette époque l'accusaient seulement d'avoir montré
cette hésitation de la prudence qui veut attendre le succès pour se
déclarer. Moreau, dit-on, était un homme faible et médiocre, hors du
champ de bataille; je crois que sa réputation a été trop lourde pour
lui. «Il y a des gens, disait Bonaparte, qui ne savent point porter leur
gloire; le rôle de Monk allait parfaitement à Moreau; à sa place, j'y
aurais tendu comme lui, mais plus habilement.»

Au reste, ce n'est point pour justifier Bonaparte que je présente mes
doutes. Quel que fût le caractère de Moreau, sa gloire existait
réellement, il fallait la respecter, il fallait excuser un ancien
compagnon d'armes mécontent et aigri, et le raccommodement n'eût-il même
été que la suite de ce calcul politique que Bonaparte voulait voir dans
l'Auguste de Corneille, il eût encore été ce qu'il y avait de mieux à
faire. Mais Bonaparte eut, je n'en doute pas, la conviction de ce qu'il
appelait la _trahison morale_ de Moreau. Il crut que cela suffisait aux
lois et à la justice, parce qu'il se refusait à voir la vraie face des
choses qui le gênaient. On l'assura légèrement que les preuves ne
manquaient pas pour légitimer la condamnation. Il se trouva engagé; plus
tard, il ne voulut voir que de l'esprit de parti dans l'équité des
tribunaux, et, d'ailleurs, il sentit que ce qui pouvait lui arriver de
plus fâcheux, c'était que cet intéressant accusé fût déclaré innocent.
Et lui, une fois sur le point d'être compromis, ne pouvait plus être
arrêté par rien; de là mille circonstances déplorables de ce fameux
procès.

Depuis quelques jours, on commençait à entendre parler de cette
conspiration. Le 17 février 1804, au matin, j'allai aux Tuileries. Le
consul était dans la chambre de sa femme; on m'annonça; il me fit
entrer. Madame Bonaparte me parut troublée, elle avait les yeux fort
rouges. Bonaparte était assis près de la cheminée et tenait le petit
Napoléon[40] sur ses genoux. Il y avait de la gravité dans ses regards,
mais nul signe de violence. Il jouait machinalement avec l'enfant.

     [Note 40: C'était le fils aîné de madame Louis Bonaparte,
     plus tard la reine Hortense. Il était né le 10 octobre 1802,
     et il est mort du croup le 5 mai 1807. (P. R.)]

«Savez-vous ce que je viens de faire?» me dit-il. Et sur ma réponse
négative: «Je viens de donner l'ordre d'arrêter Moreau.» Je fis sans
doute quelque mouvement: «Ah! vous voilà étonnée, reprit-il; cela va
faire un beau bruit, n'est-ce pas? On ne manquera pas de dire que je
suis jaloux de Moreau, que c'est une vengeance, et mille pauvretés de ce
genre. Moi, jaloux de Moreau! Eh, bon Dieu! il me doit la plus grande
partie de sa gloire; c'est moi qui lui laissai une belle armée et qui ne
gardai en Italie que des recrues; je ne demandais qu'à vivre en bonne
intelligence avec lui. Certes je ne le craignais point; d'abord je ne
crains personne, et Moreau moins qu'un autre. Je l'ai vingt fois empêché
de se compromettre; je l'avais averti qu'on nous brouillerait; il le
sentait comme moi. Mais il est faible et orgueilleux; les femmes le
dirigent, les partis l'ont pressé...»

En parlant ainsi, Bonaparte s'était levé, et se rapprochant de sa femme,
il lui prit le menton, et, lui faisant lever la tête: «Tout le monde,
dit-il encore, n'a pas une bonne femme comme moi! Tu pleures, Joséphine,
eh! pourquoi? As-tu peur?--Non, mais je n'aime pas ce que l'on va
dire.--Que veux-tu y faire?...» Puis se retournant vers moi: «Je n'ai
nulle haine, nul désir de vengeance, j'ai fort réfléchi avant d'arrêter
Moreau; je pouvais fermer les yeux, lui donner le temps de fuir; mais on
aurait dit que je n'avais pas osé le mettre en jugement. J'ai de quoi le
convaincre; il est coupable, je suis le gouvernement; tout ceci doit se
passer simplement.»

Je ne sais si la puissance de mes souvenirs agit aujourd'hui sur moi,
mais j'avoue que, même aujourd'hui, j'ai peine à croire que, lorsque
Bonaparte parlait ainsi, il ne fût pas de bonne foi. Je l'ai vu faire
des progrès dans l'art de la dissimulation, et, à cette époque, il avait
encore en parlant certains accents vrais, que, depuis, je n'ai plus
retrouvés dans sa voix. Peut-être aussi est-ce tout simplement qu'alors
je croyais encore en lui.

Il nous quitta sur ces paroles, et madame Bonaparte me conta qu'il avait
passé presque toute la nuit debout, agitant cette question: s'il ferait
arrêter Moreau; pesant le pour et le contre de cette mesure, sans trace
d'humeur personnelle; que, vers le point du jour, il avait fait venir le
général Berthier, et que, après un assez long entretien, il s'était
déterminé à envoyer à Grosbois où Moreau s'était retiré.

Cet événement fit beaucoup de bruit; on en parla diversement. Au
Tribunat, le frère du général Moreau, qui était tribun, parla avec
véhémence et produisit quelque effet. Les trois corps de l'État firent
une députation pour aller complimenter le consul sur le danger qu'il
avait couru. Dans Paris, une partie de la bourgeoisie, les avocats, les
gens de lettres, tout ce qui pouvait représenter la portion libérale de
la population, s'échauffa pour Moreau. Il fut assez facile de
reconnaître une certaine opposition dans l'intérêt qui se déclara pour
lui; on se promit de se porter en foule au tribunal où il comparaîtrait;
on alla même jusqu'à laisser échapper des menaces, si le jugement le
condamnait. Les polices de Bonaparte l'informèrent qu'il avait été
question de forcer sa prison. Il commença à s'aigrir, et je ne lui
retrouvai plus le même calme sur cette affaire. Son beau-frère Murat,
alors gouverneur de Paris, haïssait Moreau; il eut soin d'animer
Bonaparte journellement par des rapports envenimés; il s'entendait avec
le préfet de police, Dubois, pour le poursuivre de dénonciations
alarmantes, et malheureusement les événements s'y prêtaient. Chaque
jour, on trouvait de nouvelles ramifications à la conspiration, et la
société de Paris s'entêtait à ne pas la croire véritable. C'était une
petite guerre d'opinion entre Bonaparte et les Parisiens.

Le 29 février, on découvrit la retraite de Pichegru, et il fut arrêté,
après s'être défendu vaillamment contre les gendarmes. Cet événement
ralentit les défiances, mais l'intérêt général se portait toujours sur
Moreau. Sa femme donnait à sa douleur une attitude un peu théâtrale, qui
avait de l'effet. Cependant Bonaparte, ignorant les formes de la
justice, les trouvait bien plus lentes qu'il ne l'avait d'abord pensé.
Dans le premier moment, le grand juge s'était engagé trop légèrement à
rendre la procédure courte et claire, et cependant on n'arrivait guère à
avérer que ce fait: que Moreau avait entretenu secrètement Pichegru,
qu'il avait reçu ses confidences, mais qu'il ne s'était engagé
positivement sur rien. Ce n'était point assez pour entraîner une
condamnation qui commençait à devenir nécessaire; enfin, malgré ce grand
nom qui se trouve mêlé à toute cette affaire, Georges Cadoudal a
toujours conservé dans l'opinion et aux débats l'attitude du véritable
chef de la conjuration.

On ne peut se représenter l'agitation qui régnait dans le palais du
consul; on consultait tout le monde; on s'informait des moindres
discours. Un jour, Savary prit à part M. de Rémusat, en lui disant:
«Vous avez été magistrat, vous savez les lois; pensez-vous que les
notions que nous avons suffisent pour éclairer les juges?--On n'a jamais
condamné un homme, répondait mon mari, par cette seule raison qu'il n'a
pas dénoncé des projets dont il a été instruit. Sans doute, c'est un
tort politique à l'égard du gouvernement; mais ce n'est point un crime
qui doive entraîner la mort; et, si c'est là votre seul argument, vous
n'aurez donné à Moreau qu'une évidence fâcheuse pour vous.--En ce cas,
reprenait Savary, le grand juge nous a fait faire une grande sottise, il
eût mieux valu se servir d'une commission militaire.»

Du jour où Pichegru fut arrêté, les barrières de Paris demeurèrent
fermées pour la recherche de Georges. On s'affligeait beaucoup de
l'adresse avec laquelle il se dérobait à toute poursuite. Fouché se
moquait incessamment de la maladresse de la police, et fondait à cette
occasion les bases de son nouveau crédit; ses railleries animaient
Bonaparte, déjà mécontent, et, quand il avait réellement couru un grand
danger et qu'il voyait les Parisiens en défiance sur la vérité de
certains faits avérés pour lui, il se sentait entraîné vers le besoin
de la vengeance. «Voyez, disait-il, si les Français peuvent être
gouvernés par des institutions légales et modérées! J'ai supprimé un
ministère révolutionnaire, mais utile, les conspirations se sont
aussitôt formées. J'ai suspendu mes impressions personnelles, j'ai
abandonné à une autorité indépendante de moi la punition d'un homme qui
voulait ma perte, et, loin de m'en savoir gré, on se joue de ma
modération, on corrompt les motifs de ma conduite; ah! je lui apprendrai
à se méprendre à mes intentions! Je me ressaisirai de tous mes pouvoirs
et je lui prouverai que, moi seul, je suis fait pour gouverner, décider
et punir.»

La colère de Bonaparte croissait d'autant plus que, de moment en moment,
il se sentait comme __aux. Il avait cru dominer l'opinion, et l'opinion
lui échappait; il s'était dans le début, j'en suis certaine, dominé
lui-même, et on ne lui en savait nul gré; il s'en indignait, et
peut-être jurait intérieurement qu'on ne l'y rattraperait plus. Ce qui
semblera peut-être singulier à ceux qui n'ont pas appris à quel point
l'habit d'uniforme éteint chez ceux qui le portent l'exercice de la
pensée, c'est que l'armée, dans cette occasion, ne donna pas la plus
légère inquiétude. Les militaires font tout par consigne et
s'abstiennent des impressions qui ne leur sont point commandées. Un bien
petit nombre d'officiers se rappela alors avoir servi et vaincu sous
Moreau, et la bourgeoisie fut bien plus agitée que toute autre classe de
la nation.

MM. de Polignac, de Rivière et quelques autres furent successivement
arrêtés. Alors on commença à croire un peu plus à la réalité de la
conspiration et à comprendre qu'elle était royaliste. Cependant le parti
républicain revendiquait toujours Moreau. La noblesse fut effrayée et se
tint dans une grande réserve; elle blâmait l'imprudence de MM. de
Polignac, qui sont convenus depuis qu'ils n'avaient pas trouvé pour les
seconder le zèle dont on les avait flattés. La faute, trop ordinaire au
parti royaliste, c'est de croire à l'existence de ce qu'il souhaite, et
d'agir toujours d'après ses illusions. Cela est ordinaire aux hommes qui
se conduisent par leurs passions ou par leur vanité.

Quant à moi, je souffrais beaucoup. Aux Tuileries, je voyais le premier
consul sombre et silencieux, sa femme souvent éplorée, sa famille
irritée, sa soeur qui l'excitait par des paroles violentes; dans le
monde mille opinions diverses, de la défiance, des soupçons, une
maligne joie chez les uns, un grand regret chez les autres du mauvais
succès de l'entreprise, des jugements passionnés; j'étais remuée,
froissée par ce que j'entendais et par ce que je sentais; je me
renfermais avec ma mère et mon mari; nous nous interrogions tous trois
sur ce que nous entendions, et sur ce qui se passait au dedans de nous.
M. de Rémusat, dans la douce rectitude de son esprit, s'affligeait des
fautes qu'on commettait, et, comme il jugeait sans passion, il
commençait à pressentir l'avenir, et m'ouvrait sa triste et sage
prévoyance sur le développement d'un caractère qu'il étudiait en
silence. Ses inquiétudes me faisaient mal; combien je me sentais déjà
malheureuse des soupçons qui s'élevaient au dedans de moi! Hélas! le
moment n'était pas loin où mon esprit allait recevoir une bien plus
funeste clarté.



CHAPITRE V.

(1804.)


Arrestation de Georges Cadoudal.--Mission de M. de Caulaincourt à
Ettenheim.--Arrestation du duc d'Enghien.--Mes angoisses et mes
instances auprès de madame Bonaparte.--Soirée de la Malmaison.--Mort du
duc d'Enghien.--Paroles remarquables du premier consul.


Après les différentes arrestations dont j'ai parlé, on livra au
_Moniteur_ des articles du _Morning Chronicle_, qui rapportaient que la
mort de Bonaparte et la restauration de Louis XVIII étaient prochaines.
On ajoutait que des gens arrivés tout à l'heure de Londres affirmaient
qu'on y spéculait à la Bourse sur cet événement, et qu'on y nommait
Georges, Pichegru et Moreau. On imprima aussi dans le même _Moniteur_ la
lettre d'un Anglais à Bonaparte, qu'il appelait _Monsieur Consul_. Cette
lettre lui adressait, pour son utilité particulière, un pamphlet répandu
du temps de Cromwell qui tendait à prouver qu'on ne _pouvait pas
assassiner_ des personnages tels que Cromwell et lui, parce qu'il n'y
avait aucun crime à tuer un animal dangereux, ou un tyran: «Tuer n'est
donc pas assassiner, disait le pamphlet, la différence est grande.»

Cependant, en France, des adresses de toutes les villes et de toutes les
armées, des mandements des évêques, arrivaient à Paris pour complimenter
le premier consul, et féliciter la France du danger auquel elle avait
échappé. On insérait soigneusement ces pièces dans _le Moniteur_.

Enfin, Georges Cadoudal fut arrêté le 29 mars sur la place de l'Odéon.
Il était en cabriolet, et, s'apercevant qu'on le poursuivait, il
pressait vivement son cheval. Un officier de paix se présenta
courageusement en tête du cheval, et fut tué raide par un coup de
pistolet que Georges lui tira. Mais, le peuple s'étant attroupé, le
cabriolet fut arrêté et Georges saisi. On trouva sur lui de soixante à
quatre-vingt mille francs en billets qui furent donnés à la veuve de
l'homme qu'il avait tué. On mit dans les journaux qu'il avait avoué
sur-le-champ qu'il n'était venu en France que pour assassiner Bonaparte.
Cependant je crois me rappeler que l'on dit dans ce temps que Georges,
qui montra dans toute la procédure une extrême fermeté et un grand
dévouement à la maison de Bourbon, nia toujours le plan de l'assassinat,
mais convint que son projet était d'attaquer la voiture du consul, et de
l'enlever sans lui faire aucun mal.

À cette même époque, le roi d'Angleterre tomba sérieusement malade;
notre gouvernement comptait sur cette mort pour la retraite de M. Pitt
du ministère.

Le 21 mars, voici quel article parut dans _le Moniteur_: «Le prince de
Condé a fait une circulaire pour appeler les émigrés et les rassembler
sur le Rhin. Un prince de la maison de Bourbon, à cet effet, se tient
sur la frontière.»

Puis on imprima la correspondance secrète qu'on avait saisie d'un nommé
Drake, ministre accrédité d'Angleterre en Bavière, qui prouvait que le
gouvernement anglais ne négligeait aucun moyen d'exciter du trouble en
France. M. de Talleyrand eut ordre d'envoyer des copies de cette
correspondance à tous les membres du corps diplomatique, qui
témoignèrent leur indignation par des lettres qui furent toutes insérées
dans _le Moniteur_.

Nous touchions à la semaine sainte. Le dimanche de la Passion, 18 mars,
ma semaine auprès de madame Bonaparte commençait. Je me rendis dès le
matin aux Tuileries pour assister à la messe, ce qui se faisait dès ce
temps-là avec pompe. Après la messe, madame Bonaparte trouvait toujours
une cour nombreuse dans les salons, et y demeurait quelque temps,
parlant aux uns et aux autres.

Madame Bonaparte, redescendue chez elle, m'annonça que nous allions
passer cette semaine à la Malmaison. «J'en suis charmée, ajouta-t-elle,
Paris me fait peur en ce moment.» Quelques heures après, nous partîmes.
Bonaparte était dans sa voiture particulière, madame Bonaparte dans la
sienne, seule avec moi. Pendant une partie de la route, je remarquai
qu'elle était silencieuse et fort triste; je lui en témoignai de
l'inquiétude; elle parut hésiter à me répondre; mais ensuite elle me
dit: «Je vais vous confier un grand secret. Ce matin, Bonaparte m'a
appris qu'il avait envoyé sur nos frontières M. de Caulaincourt pour s'y
saisir du duc d'Enghien. On va le ramener ici.--Ah! mon Dieu, madame,
m'écriai-je, et qu'en veut-on faire?--Mais il me paraît qu'il le fera
juger.»

Ces paroles me causèrent le plus grand mouvement d'effroi que j'aie, je
crois, éprouvé de ma vie. Il fut tel que madame Bonaparte crut que
j'allais m'évanouir, et qu'elle baissa toutes les glaces. «J'ai fait ce
que j'ai pu, continua-t-elle, pour obtenir de lui la promesse que ce
prince ne périrait point, mais je crains fort que son parti ne soit
pris.--Quoi donc! vous pensez qu'il le fera mourir?--Je le crains.» À
ces mots, les larmes me gagnèrent, et, dans l'émotion que j'éprouvai, je
me hâtai de mettre sous ses yeux toutes les funestes suites d'un pareil
événement: cette souillure du sang royal qui ne satisferait que le parti
des jacobins, l'intérêt particulier que ce prince inspirait sur tous les
autres, le beau nom de Condé, l'effroi général, la chaleur des haines
qui se ranimerait, etc. J'abordai toutes les questions dont madame
Bonaparte n'envisageait qu'une partie. L'idée d'un meurtre était ce qui
l'avait le plus frappée. Je parvins à l'épouvanter réellement, et elle
me promit de tout tenter pour faire changer cette funeste résolution.

Nous arrivâmes toutes deux atterrées à la Malmaison. Je me réfugiai dans
ma chambre, où je pleurai amèrement; toute mon âme était ébranlée.
J'aimais et j'admirais Bonaparte, je le croyais appelé par une puissance
invincible aux plus hautes destinées, je laissais ma jeune imagination
s'exalter sur lui; tout à coup le voile qui couvrait mes yeux venait à
se déchirer, et par ce que j'éprouvais en ce moment, je ne comprenais
que trop l'impression que cet événement allait produire.

Il n'y avait à la Malmaison personne à qui je pusse m'ouvrir
entièrement. Mon mari n'était point de service, et je l'avais laissé à
Paris. Il fallut me contraindre, et reparaître avec un visage
tranquille, car madame Bonaparte m'avait positivement défendu de rien
laisser échapper qui indiquât qu'elle m'en eût parlé.

Quand je descendis au salon vers six heures, j'y trouvai le premier
consul jouant aux échecs. Il me parut serein et calme; son visage
paisible me fit mal à regarder; depuis deux heures, en pensant à lui,
mon esprit avait été tellement bouleversé, que je ne pouvais plus
reprendre les impressions ordinaires que me faisait sa présence; il me
semblait que je devais le trouver changé. Quelques militaires dînèrent
avec lui; tout le temps se passa d'une manière insignifiante; après le
dîner, il se retira dans son cabinet pour travailler avec toutes ses
polices; le soir, quand je quittai madame Bonaparte, elle me promit
encore de renouveler ses sollicitations.

Le lendemain matin, je la joignis le plus tôt qu'il me fut possible;
elle était entièrement découragée. Bonaparte l'avait repoussée sur tous
les points: «Les femmes devaient demeurer étrangères à ces sortes
d'affaires; sa politique demandait ce coup d'État; il acquérait par là
le droit de se rendre clément dans la suite; il lui fallait choisir ou
de cette action décisive, ou d'une longue suite de conspirations qu'il
faudrait punir journellement. L'impunité encouragerait les partis, il
serait donc obligé de persécuter, d'exiler, de condamner sans cesse, de
revenir sur ce qu'il avait fait pour les émigrés, de se mettre dans les
mains des jacobins. Les royalistes l'avaient déjà plus d'une fois
compromis à l'égard des révolutionnaires. Cette action-ci le dégageait
vis-à-vis de tout le monde. D'ailleurs le duc d'Enghien, après tout,
entrait dans la conspiration de Georges; il venait apporter le trouble
en France, il servait la vengeance des Anglais; puis sa réputation
militaire pouvait peut-être à l'avenir agiter l'armée; lui mort, nos
soldats auraient tout à fait rompu avec les Bourbons. En politique, une
mort qui devait donner du repos n'était point un crime; les ordres
étaient donnés, il n'y avait plus à reculer.»

Dans cet entretien, madame Bonaparte apprit à son mari qu'il allait
aggraver l'odieux de cette action par la circonstance d'avoir choisi M.
de Caulaincourt, dont les parents avaient été autrefois attachés à la
maison de Condé.--«Je ne le savais point, répondit Bonaparte; et puis
qu'importe? Si Caulaincourt est compromis, il n'y a pas grand mal, il ne
m'en servira que mieux. Le parti opposé lui pardonnera désormais d'être
gentilhomme.» Il ajouta, au reste, que M. de Caulaincourt n'était
instruit que d'une partie de son plan, et qu'il pensait que le duc
d'Enghien allait demeurer ici en prison.

Le courage me manqua à toutes ces paroles; j'avais de l'amitié pour M.
de Caulaincourt, je souffrais horriblement de tout ce que j'apprenais.
Il me semblait qu'il aurait dû refuser la mission dont on l'avait
chargé.

La journée entière se passa tristement; je me rappelle que madame
Bonaparte, qui aimait beaucoup les arbres et les fleurs, s'occupa dans
la matinée de faire transporter un cyprès dans une partie de son jardin
nouvellement dessinée. Elle-même jeta quelques pelletées de terre sur
l'arbre afin de pouvoir dire qu'elle l'avait planté de ses mains. «Mon
Dieu, madame, lui dis-je en la regardant faire, c'est bien l'arbre qui
convient à une pareille journée.» Depuis ce temps, je n'ai jamais passé
devant ce cyprès sans éprouver un serrement de coeur.

Ma profonde émotion troublait madame Bonaparte. Légère et mobile,
d'ailleurs très confiante dans la supériorité des vues de Bonaparte,
elle craignait à l'excès les impressions pénibles et prolongées; elle en
éprouvait de vives, mais infiniment passagères. Convaincue que la mort
du duc d'Enghien était résolue, elle eût voulu se détourner d'un regret
inutile. Je ne le lui permis pas. J'employai la plus grande portion du
jour à la harceler sans cesse; elle m'écoutait avec une douceur extrême,
mais avec découragement, elle connaissait mieux Bonaparte que moi. Je
pleurais en lui parlant, je la conjurais de ne point se rebuter, et,
comme je n'étais pas sans crédit sur elle, je parvins à la déterminer à
une dernière tentative.

«Nommez-moi s'il le faut au premier consul, lui disais-je; je suis bien
peu de chose, mais enfin il jugera par l'impression que je reçois de
celle qu'il va produire, car enfin je lui suis plus attachée que
beaucoup d'autres; je ne demande pas mieux que de lui trouver des
excuses, et je n'en vois pas une à ce qu'il va faire.»

Nous vîmes peu Bonaparte dans cette seconde journée; le grand juge, le
préfet de police, Murat vinrent, et eurent de longues audiences; je
trouvais à tout le monde des figures sinistres. Je demeurai debout une
partie de la nuit. Quand je m'endormais, mes rêves étaient affreux. Je
croyais entendre des mouvements continuels dans le château, et qu'on
tentait sur nous de nouvelles entreprises. Je me sentais pressée tout à
coup du désir d'aller me jeter aux genoux de Bonaparte, pour lui
demander qu'il eût pitié de sa gloire; car alors je trouvais qu'il en
avait une bien pure, et de bonne foi je pleurais sur elle. Cette nuit ne
s'effacera jamais de mon souvenir.

Le mardi matin, madame Bonaparte me dit: «Tout est inutile; le duc
d'Enghien arrive ce soir. Il sera conduit à Vincennes, et jugé cette
nuit. Murat se charge de tout. Il est odieux dans cette affaire. C'est
lui qui pousse Bonaparte; il répète qu'on prendrait sa clémence pour de
la faiblesse, et que les jacobins seraient furieux. Il y a un parti qui
trouve mauvais qu'on n'ait pas eu égard à l'ancienne gloire de Moreau,
et qui demanderait pourquoi on ménagerait davantage un Bourbon; enfin
Bonaparte m'a défendu de lui en parler davantage. Il m'a parlé de vous,
ajouta-t-elle ensuite; je lui ai avoué que je vous avais tout dit; il
avait été frappé de votre tristesse. Tâchez de vous contraindre.»

Ma tête était montée alors: «Ah! qu'il pense de moi ce qu'il voudra! il
m'importe peu, madame, je vous assure, et, s'il me demande pourquoi je
pleure, je lui répondrai que je pleure sur lui.» Et, en parlant ainsi,
je pleurais en effet.

Madame Bonaparte s'épouvantait de l'état où elle me voyait; les émotions
fortes de l'âme lui étaient à peu près étrangères, et quand elle
cherchait à me calmer en me rassurant, je ne pouvais répondre que par
ces mots: «Ah! madame, vous ne me comprenez pas!» Elle m'assurait
qu'après cet événement Bonaparte marcherait comme auparavant. Hélas! ce
n'était pas l'avenir qui m'inquiétait; je ne doutais pas de sa force sur
lui et sur les autres, mais je sentais une sorte de déchirement
intérieur qui m'était tout personnel.

Enfin, à l'heure du dîner, il fallut descendre et composer son visage.
Le mien était bouleversé. Bonaparte jouait encore aux échecs, il avait
pris fantaisie à ce jeu. Dès qu'il me vit, il m'appela près de lui, me
disant de le conseiller; je n'étais pas en état de prononcer quatre
mots. Il me parla avec un ton de douceur et d'intérêt qui acheva de me
troubler. Lorsque le dîner fut servi, il me fit mettre près de lui, et
me questionna sur une foule de choses toutes personnelles à ma famille.
Il semblait qu'il prit à tâche de m'étourdir, et de m'empêcher de
penser. On avait envoyé le petit Napoléon de Paris, on le plaça au
milieu de la table, et son oncle parut s'amuser beaucoup de voir cet
enfant toucher à tous les plats, et renverser tout autour de lui.

Après le dîner, il s'assit à terre, joua avec l'enfant, et affecta une
gaieté qui me parut forcée. Madame Bonaparte, qui craignait qu'il ne fût
demeuré irrité de ce qu'elle lui avait dit sur moi, me regardait en
souriant doucement, et semblait me dire: «Vous voyez qu'il n'est pas si
méchant, et que nous pouvons nous rassurer.» Pour moi, je ne savais
plus où j'en étais; je croyais dans certains moments faire un mauvais
rêve; j'avais sans doute l'air effaré, car tout à coup Bonaparte, me
regardant fixement, me dit: «Pourquoi n'avez-vous pas de rouge? Vous
êtes trop pâle.» Je lui répondis que j'avais oublié d'en mettre.
«Comment? reprit-il, une femme qui oublie son rouge!» et en éclatant de
rire: «Cela ne t'arriverait jamais, à toi, Joséphine!» Puis il ajouta:
«Les femmes ont deux choses qui leur vont fort bien: le rouge et les
larmes.» Toutes ces paroles achevèrent de me déconcerter.

Le général Bonaparte n'avait ni goût ni mesure dans sa gaieté. Alors il
prenait des manières qui se sentaient des habitudes de garnison. Il fut
encore assez longtemps à jouer avec sa femme avec plus de liberté que de
décence, puis il m'appela vers une table pour faire une partie d'échecs.
Il ne jouait guère bien, ne voulant pas se soumettre à la marche des
pièces. Je le laissais faire ce qui lui plaisait; tout le monde gardait
le silence; alors il se mit à chanter entre ses dents. Puis tout à coup
il lui vint des vers à la mémoire. Il prononça à demi-voix: _Soyons
amis, Cinna_, puis les vers de Gusman dans _Alzire_:

        Et le mien quand ton bras vient de m'assassiner[41].

Je ne pus m'empêcher de lever la tête et de le regarder; il sourit et
continua. En vérité, je crus dans ce moment qu'il était possible qu'il
eût trompé sa femme et tout le monde, et qu'il préparât une grande scène
de clémence. Cette idée, à laquelle je m'attachai fortement, me donna du
calme; mon imagination était bien jeune alors, et d'ailleurs j'avais un
tel besoin d'espérer! «Vous aimez les vers?» me dit Bonaparte; j'avais
bien envie de répondre: «Surtout quand ils font application.» Je n'osai
jamais[42].

     [Note 41: Voici ces vers:

        Des dieux que nous servons connais la différence:
        Les tiens t'ont commandé le meurtre et la vengeance;
        Et le mien, quand ton bras vient de m'assassiner,
        M'ordonne de te plaindre et de te pardonner.
                       (_Alzire_, acte V, scène VII.) (P. R.)]

     [Note 42: Le lendemain du jour où j'écrivais ceci, on me
     prêta précisément un livre qui a paru cette année et qui
     s'appelle _Mémoires secrets sur la vie de Lucien Bonaparte_.
     Cet ouvrage a pu être fait par quelque secrétaire de Lucien.
     Il renferme quelques faits qui manquent de vérité. Il y a
     quelques notes à la fin, ajoutées par une personne digne de
     foi, dit-on. Je suis tombée sur celle-ci, qui m'a paru
     curieuse: «Lucien apprit la mort du duc d'Enghien par le
     général Hullin, parent de madame Jouberthon, et qui arriva
     chez elle quelques heures après, avec la contenance d'un
     homme désespéré. On avait assuré le conseil militaire que le
     premier consul ne voulait que constater son pouvoir, et
     devait faire grâce au prince; on avait même cité à quelques
     membres ces vers d'_Alzire_: _Des dieux que nous servons
     connais la différence_, etc.»]

Nous continuâmes notre partie, et de plus en plus je me confiai à sa
gaieté. Nous jouions encore, lorsque le bruit d'une voiture se fit
entendre: On annonça le général Hullin; le premier consul repoussa la
table fortement, se leva, et, entrant dans la galerie voisine du salon,
il demeura le reste de la soirée avec Murat, Hullin et Savary. Il ne
reparut plus, et cependant moi, je rentrai chez moi plus tranquille. Je
ne pouvais me persuader que Bonaparte ne fût pas ému de la pensée
d'avoir dans les mains une telle victime. Je souhaitais que le prince
demandât à le voir; et c'est ce qu'il fit en effet, en répétant ces
paroles: «Si le premier consul consentait à me voir, il me rendrait
justice, et comprendrait que j'ai fait mon devoir.» Peut-être, me
disais-je, il ira lui-même à Vincennes, il accordera un éclatant pardon.
À quoi bon sans cela rappeler les vers de Gusman?

La nuit, cette terrible nuit, se passa. Le matin, de bonne heure, je
descendis au salon. J'y trouvai Savary seul, excessivement pâle, et, je
lui dois cette justice, avec un visage décomposé. Ses lèvres tremblaient
en me parlant, et cependant il ne m'adressait que des mots
insignifiants. Je ne l'interrogeai point. Les questions ont toujours
été paroles inutiles à des personnages de ce genre. Ils disent, sans
qu'on leur demande, ce qu'ils veulent dire, et ne répondent jamais.

Madame Bonaparte entra dans le salon; elle me regarda tristement, et
s'assit en disant à Savary: «Eh bien, c'est donc fait?--Oui, madame,
reprit-il. Il est mort ce matin, et, je suis forcé d'en convenir, avec
un beau courage.» Je demeurai atterrée.

Madame Bonaparte demanda des détails; ils ont été sus depuis. On avait
conduit le prince dans un des fossés du château; quand on lui avait
proposé un mouchoir, il le repoussa dignement, et s'adressant aux
gendarmes: «Vous êtes Français, leur dit-il, vous me rendrez bien au
moins le service de ne point me manquer.» Il remit un anneau, des
cheveux et une lettre pour madame de Rohan; Savary montra le tout à
madame Bonaparte. La lettre était ouverte, courte et affectueuse. Je ne
sais si les dernières intentions de ce malheureux prince auront été
exécutées.

«Après sa mort, reprit Savary, on a permis aux gendarmes de prendre ses
vêtements, sa montre, et l'argent qu'il avait sur lui; aucun n'a voulu y
toucher. On dira ce qu'on voudra, on ne peut voir périr de pareils
hommes comme on ferait de tant d'autres, et je sens que j'ai peine à
retrouver mon sang-froid.»

Peu à peu parurent Eugène de Beauharnais, trop jeune pour avoir un
souvenir, et qui ne voyait guère dans le duc d'Enghien qu'un
conspirateur contre les jours de son maître, des généraux, dont je
n'écrirai point les noms, qui exaltaient cette action, si bien que
madame Bonaparte, toujours un peu effrayée dès qu'on parlait haut et
fort, crut devoir s'excuser de sa tristesse, en répétant cette phrase si
complètement déplacée: «Je suis une femme, moi, et j'avoue que cela me
donne envie de pleurer.»

Dans la matinée, il vint une foule de monde, les consuls, les ministres,
Louis Bonaparte et sa femme; le premier renfermé dans un silence qui
paraissait désapprobateur, madame Louis effarouchée, n'osant point
sentir et comme demandant ce qu'elle devait penser. Les femmes encore
plus que le reste étaient absolument soumises à la puissance magique de
ce mot sacramentel de Bonaparte: _Ma politique_. C'est avec ce mot qu'il
écrasait la pensée, les sentiments, même les impressions, et quand il le
prononçait, presque personne au palais, surtout pas une femme, n'eût
osé l'interroger sur ce qu'il voulait dire.

Mon mari vint aussi le matin; sa présence soulagea la terrible
oppression qui m'étouffait. Il était abattu et affligé comme moi.
Combien je lui sus gré de ne pas penser à me donner le moindre avis sur
l'attitude composée qu'il fallait prendre dans cette occasion! Nous nous
entendîmes dans toutes nos souffrances. Il me conta qu'on était
généralement révolté à Paris, et que les chefs du parti jacobin
disaient: «Le voilà des nôtres.» Il ajouta ces paroles, que je me suis
souvent rappelées depuis: «Voilà le consul lancé dans une route où, pour
effacer ce souvenir, il sera souvent forcé de laisser de côté l'utile,
et de nous étourdir par l'extraordinaire.» Il dit aussi à madame
Bonaparte: «Il vous reste un conseil important à donner au premier
consul: il n'a pas un moment à perdre pour rassurer l'opinion, qui
marche vite à Paris. Il faut au moins qu'il prouve que ceci n'est point
la suite d'un caractère cruel qui se développe, mais d'un calcul dont il
ne m'appartient pas de déterminer la justesse, et qui doit le rendre
bien circonspect.»

Madame Bonaparte apprécia ce conseil. Elle le reporta à son époux, qui
se trouva très disposé à l'entendre, et qui répondit par ces deux mots:
_C'est juste_. En la rejoignant avant le dîner, je la trouvai dans la
galerie avec sa fille, et M. de Caulaincourt, qui venait d'arriver. Il
avait surveillé l'arrestation du prince, mais ne l'accompagna point. Je
reculai dès que je l'aperçus. «Et vous aussi, me dit-il tout haut, vous
allez me détester, et pourtant je ne suis que malheureux, mais je le
suis beaucoup. Pour prix de mon dévouement le consul vient de me
déshonorer. J'ai été indignement trompé, me voilà ainsi perdu.» Il
pleurait en parlant, et me fit pitié.

Madame Bonaparte m'a assuré qu'il avait parlé du même ton au premier
consul, et je l'ai vu longtemps conserver un visage sévère et irrité
devant lui. Le premier consul lui faisait des avances, il les
repoussait. Il lui étalait ses desseins, son système, il le trouvait
raide et glacé; de brillants dédommagements lui furent offerts, et
furent d'abord refusés. Peut-être eussent-ils dû l'être toujours.

Cependant l'opinion publique se dressa contre M. de Caulaincourt; chez
certaines gens, elle ménageait le maître pour écraser l'aide de camp.
Cette inégalité de démonstrations l'irrita; il eût baissé la tête
devant un blâme indépendant, qui devait être au moins partagé. Mais
quand il vit qu'on était déterminé à épuiser les affronts sur lui, pour
acquérir encore le droit de caresser le vrai coupable, il conçut un
souverain mépris des hommes et consentit à les obliger au silence en se
plaçant aussi à un degré de puissance qui pouvait leur imposer. Son
ambition et Bonaparte justifièrent cette disposition. «Ne soyez point
insensé, lui disait ce dernier. Si vous pliez devant les coups dont on
veut vous frapper, vous serez assommé; on ne vous saura nul gré de votre
tardive opposition à mes volontés, et on vous blâmera d'autant plus
qu'on n'aura point à vous craindre.» À force de revenir sur de pareils
raisonnements, et en n'épargnant aucun moyen de consoler, caresser et
séduire M. de Caulaincourt, Bonaparte, parvint à calmer le ressentiment
très réel qu'il éprouvait, et peu à peu l'éleva près de lui à de très
grandes dignités. On peut blâmer plus ou moins la faiblesse qu'eut M. de
Caulaincourt de pardonner la tache ineffaçable que le premier consul
grava sur son front; mais on lui doit cette justice, qu'il ne fut jamais
près de lui ni aveugle, ni bas courtisan, et qu'il demeura dans le
petit nombre de ses serviteurs qui ne négligèrent point l'occasion de
lui dire la vérité[43].

Avant le dîner, madame Bonaparte et sa fille m'exhortèrent fort à garder
la meilleure contenance que je pourrais. La première me dit que, dans la
matinée, son époux lui avait demandé quel effet avait produit sur moi
cette déplorable nouvelle, et que sur la réponse que j'avais pleuré, il
lui avait dit: «C'est tout simple, elle fait son métier de femme; vous
autres, vous n'entendez rien à mes affaires; mais tout se calmera, et
l'on verra que je n'ai point fait une gaucherie.»

     [Note 43: M. de Caulaincourt a conservé toute sa vie les
     mêmes sentiments, et il jugeait très sévèrement la politique
     et la personne de celui dont il s'employa souvent à conjurer
     les fatales volontés. Mon père tenait de M. Mounier, fils du
     célèbre membre des assemblées de la Révolution, avec lequel
     il était fort lié dans sa jeunesse, que dans la campagne de
     1813, M. de Caulaincourt, alors duc de Vicence, accompagnant
     l'empereur avec une partie de son état-major et de sa maison,
     vit un obus labourer la terre à côté de Napoléon. Il poussa
     son cheval entre l'empereur et l'obus, et le couvrit, autant
     qu'il était en lui, des éclats qui heureusement
     n'atteignirent personne. Le soir, M. Mounier, soupant au
     quartier-général lui parlait de cet acte de dévouement par
     lequel il avait si simplement exposé sa vie pour sauver son
     maître: «Il est vrai, répondit le duc de Vicence, et pourtant
     je ne croirais point qu'il y a un Dieu au ciel, si cet
     homme-là mourait sur le trône.» (P. R.)]

Enfin, l'heure du dîner arriva. Avec le service ordinaire de la semaine,
il y avait encore M. et madame Louis Bonaparte, Eugène de Beauharnais,
M. de Caulaincourt et le général Hullin[44]! La vue de cet homme me
troublait. Il apportait dans ce jour la même expression de visage que la
veille, une extrême impassibilité[45]. Je crois en vérité qu'il ne
pensait avoir fait ni une mauvaise action, ni un acte de dévouement, en
présidant la commission militaire qui condamna le prince. Depuis, il a
vécu assez simplement. Bonaparte a payé par des places et de l'argent le
funeste service qu'il lui devait; mais il lui arrivait quelquefois de
dire, en voyant Hullin: «Sa présence m'importune, je n'aime point ce
qu'il me rappelle.»

     [Note 44: Alors commandant de Paris.]

     [Note 45: On m'a assuré, depuis, qu'il avait été fort
     affligé.]

Le consul passa de son cabinet à table; il n'affectait point de gaieté
ce jour-là. Au contraire, tant que dura le repas, il demeura plongé dans
une rêverie profonde; nous étions tous fort silencieux. Lorsqu'on allait
se lever de table, tout à coup, le consul, répondant à ses pensées,
prononça ces paroles d'une voix sèche et rude: «Au moins ils verront ce
dont nous sommes capables, et dorénavant, j'espère, on nous laissera
tranquilles.» Il passa dans le salon; il y causa tout bas longtemps avec
sa femme, et me regarda deux ou trois fois sans courroux. Je me tenais
tristement à l'écart, abattue, malade, et sans volonté ni pouvoir de
dire un mot.

Peu à peu arrivèrent Joseph Bonaparte, M. et madame Bacciochi[46],
accompagnés de M. de Fontanes[47]. Lucien alors était brouillé avec son
frère par suite du mariage qu'il avait contracté avec madame Jouberthon;
il ne paraissait plus chez le premier consul, et se disposait à quitter
la France. Dans la soirée, on vit arriver Murat, le préfet de police
Dubois, les conseillers d'État, etc. Les visages des arrivants étaient
tous composés. La conversation fut d'abord insignifiante, rare et
lourde; les femmes assises et dans un grand silence, les hommes debout
en demi-cercle; Bonaparte marchant d'un angle à l'autre du salon. Il
entreprit d'abord une sorte de dissertation moitié littéraire, moitié
historique avec M. de Fontanes. Quelques noms qui appartiennent à
l'histoire ayant été prononcés, lui donnèrent occasion de développer son
opinion sur quelques-uns de nos rois et des plus grands capitaines de
l'histoire. Je remarquai de ce jour que son penchant naturel le portait
à tous les détrônements de quelque genre qu'ils fussent, même à ceux des
admirations. Il exalta Charlemagne, mais prétendit que la France avait
toujours été en décadence sous les Valois. Il rabaissa la grandeur
d'Henri IV: «Il manquait, disait-il, de gravité. C'est une affectation
qu'un souverain doit éviter que celle de la bonhomie. Que veut-il?
rappeler à ce qui l'entoure qu'il est un homme comme un autre? Quel
contresens! Dès qu'un homme est roi, il est à part de tous; et j'ai
toujours trouvé l'instinct de la vraie politique dans l'idée qu'eut
Alexandre de se faire descendre d'un dieu.» Il ajouta que Louis XIV
avait mieux connu les Français que Henri IV; mais il se hâta de le
représenter subjugué par des prêtres et une vieille femme, et il se
livra à ce sujet à des opinions un peu vulgaires. De là il tourna sa
pensée sur quelques généraux de Louis XIV, et sur la science militaire
en général.

     [Note 46: M. Bacciochi était alors colonel de dragons, et
     absolument étranger aux affaires publiques. Il avait la
     passion du violon et en jouait toute la journée.]

     [Note 47: M. de Fontanes fut nommé dans ce temps
     président du Corps législatif, et plus tard président
     perpétuel.]

«La science militaire, disait-il, consiste à bien calculer toutes les
chances d'abord, et ensuite à faire exactement, presque
mathématiquement, la part du hasard. C'est sur ce point qu'il ne faut
pas se tromper, et qu'une décimale de plus ou de moins peut tout
changer. Or ce partage de la science et du hasard ne peut se caser que
dans une tête de génie, car il en faut partout où il y a création, et
certes la plus grande improvisation de l'esprit humain est celle qui
donne une existence à ce qui n'en a pas. Le hasard demeure donc toujours
un mystère pour les esprits médiocres, et devient une réalité pour les
hommes supérieurs. Turenne n'y pensait guère et n'avait que de la
méthode. Je crois, ajoutait-il en souriant, que je l'aurais battu. Condé
s'en doutait plus que lui, mais c'était par impétuosité qu'il s'y
livrait. Le prince Eugène est un de ceux qui l'ont le mieux apprécié.
Henri IV a toujours mis la bravoure à la place de tout; il n'a livré que
des combats, et ne se fût pas tiré d'une bataille rangée. C'est un peu
par démocratie qu'on a tant vanté Catinat; j'ai, pour mon compte,
remporté une victoire là où il fut battu. Les philosophes ont façonné sa
réputation comme ils l'ont voulu, et cela a été d'autant plus facile
qu'on peut toujours dire tout ce qu'on veut des gens médiocres portés à
une certaine évidence par des circonstances qu'ils n'ont pas créées.
Pour être un véritable grand homme, dans quelque genre que ce soit, il
faut réellement avoir improvisé une partie de sa gloire, et se montrer
au-dessus de l'événement qu'on a causé. Par exemple, César a eu dans
plusieurs occasions une faiblesse qui me met en défiance des éloges que
lui donne l'histoire. Monsieur de Fontanes, vos amis les historiens me
sont souvent fort suspects, votre Tacite lui-même n'explique rien; il
conclut de certains résultats sans indiquer les routes qui ont été
suivies; il est, je crois, habile écrivain, mais rarement homme d'État.
Il nous peint Néron comme un tyran exécrable, et puis nous dit, presque
en même temps qu'il nous parle du plaisir qu'il eut à brûler Rome, que
le peuple l'aimait beaucoup. Tout cela n'est pas net. Allez, croyez-moi,
nous sommes un peu dupes dans nos croyances des écrivains qui nous ont
fabriqué l'histoire au gré de la pente naturelle de leur esprit. Mais
savez-vous de qui je voudrais lire une histoire bien faite? C'est du roi
de Prusse, de Frédéric. Je crois que celui-là est un de ceux qui ont le
mieux su leur métier dans tous les genres. Ces dames, dit-il en se
retournant vers nous, ne seront pas de mon avis, et diront qu'il était
sec et personnel; mais, après tout, un homme d'État est-il fait pour
être sensible? N'est-ce pas un personnage complètement excentrique,
toujours seul d'un côté avec le monde de l'autre? Sa lunette est celle
de sa politique; il doit seulement avoir égard à ce qu'elle ne
grossisse, ni ne diminue rien. Et tandis qu'il observe les objets avec
attention, il faut qu'il soit attentif à remuer également les fils qu'il
a dans la main. Le char qu'il conduit est souvent attelé de chevaux
inégaux; jugez donc s'il doit s'amuser à ménager certaines convenances
de sentiments si importantes pour le commun des hommes! Peut-il
considérer les liens du sang, les affections, les puérils ménagements de
la société? Et dans la situation où il se trouve, que d'actions séparées
de l'ensemble et qu'on blâme, quoiqu'elles doivent contribuer au grand
oeuvre que tout le monde n'aperçoit pas! Un jour elles termineront la
création du colosse immense qui fera l'admiration de la postérité.
Malheureux que vous êtes! Vous retiendrez vos éloges parce que vous
craindrez que le mouvement de cette grande machine ne fasse sur vous
l'effet de Gulliver qui, lorsqu'il déplaçait sa jambe, écrasait les
Lilliputiens. Exhortez-vous, devancez le temps, agrandissez votre
imagination, regardez de loin, et vous verrez que ces grands personnages
que vous croyez violents, cruels, que sais-je? ne sont que des
politiques. Ils se connaissent, se jugent mieux que vous, et, quand ils
sont réellement habiles, ils savent se rendre maîtres de leurs passions,
car ils vont jusqu'à en calculer les effets.»

On peut voir par cette espèce de _manifeste_ la nature des opinions de
Bonaparte, et encore comme une de ses idées en enfantait une autre quand
il se livrait à la conversation. Il arrivait quelquefois qu'il
discourait avec moins de suite, parce qu'il tolérait assez bien les
interruptions, mais, ce jour-là, les esprits semblaient glacés en sa
présence, et personne n'osait saisir certaines applications qu'il était
pourtant visible qu'il avait offertes lui-même.

Il n'avait pas cessé d'aller et de venir en parlant ainsi pendant près
d'une heure. Ma mémoire a laissé échapper beaucoup d'autres choses qu'il
dit encore. Enfin, interrompant tout à coup le cours de ses idées, il
ordonna à M. de Fontanes de lire des extraits de la correspondance de
Drake, dont j'ai déjà parlé, extraits qui étaient tous relatifs à la
conspiration.

Quand la lecture fut finie: «Voilà des preuves, dit-il, qu'on ne peut
récuser. Ces gens-là voulaient mettre le désordre dans la France et tuer
la Révolution dans ma personne; j'ai dû la défendre et la venger. J'ai
montré ce dont elle est capable. Le duc d'Enghien conspirait comme un
autre, il a fallu le traiter comme un autre. Du reste, tout cela était
ourdi sans précaution, sans connaissance du terrain; quelques
correspondants obscurs, quelques vieilles femmes crédules ont écrit, on
les a crus; les Bourbons ne verront jamais rien que par l'Oeil-de-Boeuf,
et sont destinés à de perpétuelles illusions. Les Polignac ne doutaient
pas que toutes les maisons de Paris ne fussent ouvertes pour les
recevoir, et, arrivés ici, aucun noble n'a voulu les accueillir. Tous
ces insensés me tueraient qu'ils ne l'emporteraient point encore; ils ne
mettraient à ma place que les jacobins irrités. Nous avons passé le
temps de l'étiquette; les Bourbons ne savent point s'en départir; si
vous les voyez rentrer, je gage que c'est la première chose dont ils
s'occuperaient. Ah! c'eût été différent si on les avait vus comme Henri
IV sur un champ de bataille, tout couverts de sang et de poussière. On
ne reprend point un royaume avec une lettre datée de Londres et signée
_Louis_. Et cependant une telle lettre compromet des imprudents que je
suis forcé de punir, et qui me font une sorte de pitié. J'ai versé du
sang, je le devais, j'en répandrai peut-être encore, mais sans colère,
et tout simplement parce que la saignée entre dans les combinaisons de
la médecine politique. Je suis l'homme de l'État, je suis la Révolution
française, je le répète, et je la soutiendrai.»[48]

Après cette dernière déclaration, Bonaparte nous congédia tous; chacun
se retira sans oser se communiquer ses idées, et ainsi se termina une si
fatale journée.

     [Note 48: Le meurtre du duc d'Enghien est l'inépuisable
     sujet des controverses entre les adversaires de l'Empire et
     les défenseurs de Napoléon. Mais les dernières et les plus
     sérieuses publications des historiens et des auteurs de
     mémoires ne sont en rien contradictoires avec ce récit qui a
     d'ailleurs tous les caractères de la sincérité et de la
     vérité. Le premier consul a conçu et ordonné l'attentat,
     Savary et la commission militaire l'ont exécuté, M. de
     Caulaincourt en a été l'intermédiaire inconscient. On peut
     trouver toutes les pièces du procès dans un livre intitulé:
     _Le duc d'Enghien, d'après les documents historiques, par L.
     Constant_, in-8, Paris, 1869. Voici toutefois un passage des
     _Mémoires d'Outre-tombe_, par Chateaubriand, qu'il me paraît
     intéressant de citer ici, quoique ce livre ne soit point le
     meilleur de son auteur, et ne mérite pas une confiance
     absolue. Pourtant la démission que donna le lendemain du
     crime M. de Chateaubriand lui fait justement honneur. «Il y
     eut une délibération du conseil pour l'arrestation du duc
     d'Enghien. Cambacérès, dans ses mémoires inédits, affirme, et
     je le crois, qu'il s'opposa à cette arrestation; mais en
     racontant ce qu'il dit, il ne dit pas ce qu'on lui répliqua.
     Du reste, le _Mémorial de Sainte-Hélène_ nie les
     sollicitations de miséricorde auxquelles Bonaparte aurait été
     exposé. La prétendue scène de Joséphine demandant à genoux la
     grâce du duc d'Enghien, s'attachant au pan de l'habit de son
     mari et se faisant traîner par ce mari inexorable, est une de
     ces inventions de mélodrame avec lesquelles nos fabliers
     composent aujourd'hui la véridique histoire. Joséphine
     ignorait, le 19 mars au soir, que le duc d'Enghien devait
     être jugé; elle le savait seulement arrêté. Elle avait promis
     à madame de Rémusat de s'intéresser au sort du prince. Ce ne
     fut que le 21 mars que Bonaparte dit à sa femme: «Le duc
     d'Enghien est fusillé.» Les mémoires de madame de Rémusat,
     que j'ai connue, étaient extrêmement curieux sur l'intérieur
     de la cour impériale. L'auteur les a brûlés pendant les
     Cent-Jours, et ensuite écrits de nouveau; ce ne sont plus que
     des souvenirs reproduits sur des souvenirs; la couleur est
     affaiblie, mais Bonaparte y est toujours montré à nu, et jugé
     avec impartialité.» (P. R.)]



CHAPITRE VI.

(1804.)


Impression produite à Paris par la mort du duc d'Enghien.--Efforts du
premier consul pour la dissiper.--Représentation de l'Opéra.--Mort de
Pichegru.--Rupture de Bonaparte avec son frère Lucien.--Projet
d'adoption du jeune Napoléon.--Fondation de l'Empire.


Le premier consul n'épargna rien pour rassurer les inquiétudes qui
s'élevèrent à la suite de cet événement. Il s'aperçut que sa conduite
avait remis en question le fond de son caractère, et il s'appliqua, dans
ses discours au conseil d'État, et aussi avec nous tous, à montrer que
la politique seule et non la violence d'une passion quelconque avait
causé la mort du duc d'Enghien. Il soigna beaucoup, ainsi que je l'ai
dit, la véritable indignation que laissa voir M. de Caulaincourt, et il
me témoigna une sorte d'indulgence soutenue qui troubla de nouveau mes
idées. Quel pouvoir, même de persuasion, exercent sur nous les
souverains! De quelque nature qu'ils soient, nos sentiments et, pour
tout dire, notre vanité aussi, tout s'empresse au-devant de leurs
moindres efforts. Je souffrais beaucoup, mais je me sentais encore
gagnée peu à peu par cette conduite adroite, et, comme Burrhus, je
m'écriais:

        Plût à Dieu que ce fût le dernier de ses crimes!

Cependant nous revînmes à Paris, et alors je reçus de nouvelles et
pénibles impressions de l'état où je trouvai les esprits. Il me fallait
baisser la tête devant ce que j'entendais dire, et me borner à rassurer
ceux qui croyaient que cette funeste action allait ouvrir un règne qui
serait désormais souvent ensanglanté, et, quoiqu'il fût, au fond, bien
difficile d'exagérer les impressions qu'avait dû produire un tel crime,
cependant l'esprit de parti poussait si loin les choses qu'avec l'âme
profondément froissée, je me trouvais obligée quelquefois d'entreprendre
une sorte de justification, assez inutile au fond, parce qu'elle
s'adressait à des gens déterminés.

J'eus une scène assez vive, entre autres, avec madame de***, cousine de
madame Bonaparte. Elle était de ces personnes qui n'allaient point le
soir aux Tuileries et qui, ayant partagé ce palais en deux régions fort
distinctes, croyaient pouvoir, sans déroger à leurs opinions et à leurs
souvenirs, se montrer au rez-de-chaussée chez madame Bonaparte le matin,
et échapper toujours à l'obligation de reconnaître la puissance qui
habitait le premier étage.

Elle était femme d'esprit, vive, assez exaltée dans ses opinions. Je la
trouvai, un jour, chez madame Bonaparte, qu'elle avait effrayée par la
véhémence de son indignation; elle m'attaqua avec la même chaleur et
nous plaignit l'une et l'autre «de la chaîne qui nous liait,
disait-elle, à un véritable tyran». Elle poussa les choses si loin que
j'essayai de lui faire voir qu'elle agitait sa cousine un peu plus qu'il
ne fallait. Mais, dans sa violence, elle tomba sur moi, et m'accusa de
ne pas assez sentir l'horreur de ce qui venait de se passer: «Quant à
moi, me disait-elle, tous mes sens sont si révoltés que, si votre consul
entrait dans cette chambre, à l'instant vous me verriez le fuir, comme
on fuit un animal venimeux.--Eh! madame, lui répondis-je (et je ne
croyais pas alors mes paroles aussi prophétiques), retenez des discours
dont il vous arrivera peut-être un jour d'être assez embarrassée.
Pleurez avec nous, mais songez que le souvenir de certaines paroles
prononcées dans le moment où l'on est si fortement animé complique
souvent par la suite quelques-unes de nos actions. Aujourd'hui, j'ai
devant vous des apparences de modération qui vous irritent, et peut-être
que mes impressions dureront plus que les vôtres.» En effet, quelques
mois après, madame de*** était dame d'honneur de sa cousine, devenue
impératrice.

Hume dit quelque part que Cromwell, ayant établi autour de lui comme un
simulacre de royauté, se vit promptement aborder par cette classe de
grands seigneurs qui se croient obligés d'habiter les palais dès qu'on
en rouvre les portes. De même, le premier consul, en prenant les titres
du pouvoir qu'il exerçait réellement, offrit à la conscience des anciens
nobles une justification que la vanité saisit toujours avec
empressement; car le moyen de résister à la tentation de se replacer
dans le rang que l'on se sent fait pour occuper? Ma comparaison sera
bien triviale, mais je la crois juste: Il y a dans le caractère des
grands seigneurs quelque chose du chat qui demeure attaché à la même
maison, quel que soit le propriétaire qui vient l'habiter. Enfin,
Bonaparte, couvert du sang du duc d'Enghien, mais devenu empereur,
obtint de la noblesse française ce qu'il eût en vain demandé tant qu'il
fut consul, et, quand plus tard il soutenait à l'un de ses ministres que
ce meurtre était un crime et point une faute, «car, ajoutait-il, les
conséquences que j'ai prévues sont toutes arrivées,» peut-être, en ce
sens, avait-il raison.

Et pourtant, en regardant les choses d'un peu plus haut, les
conséquences de cette action ont été plus étendues qu'il ne l'a cru.
Sans doute il a réussi à amortir la vivacité de certaines opinions,
parce qu'une foule de gens renoncent à sentir là où il n'y a plus à
espérer; mais, comme disait M. de Rémusat, il fallait qu'à la suite de
l'odieux que son crime répandit sur lui, il nous détournât de ce
souvenir par une suite de faits extraordinaires qui imposèrent silence à
tous les souvenirs, et surtout il contracta avec nous l'obligation d'un
succès constant; car le succès seul pouvait le justifier. Et, si nous
voulons regarder dans quelle route tortueuse et difficile il fut forcé
de se jeter depuis lors, nous conclurons qu'une noble et pure politique,
qui a pour base la prospérité de l'humanité et l'exercice de ses droits,
est encore, est toujours la voie la plus commode à suivre pour un
souverain.

Bonaparte a réussi, par la mort du duc d'Enghien, à compromettre, nous
d'abord, plus tard la noblesse française, enfin la nation entière et
toute l'Europe. On s'est lié à son sort, il est vrai, c'était un grand
point pour lui; mais, en nous flétrissant il perdait ses droits au
dévouement qu'il eût réclamé en vain dans ses malheurs. Comment eût-il
pu compter sur un lien forgé, il faut en convenir, aux dépens des plus
nobles sentiments de l'âme? Hélas! j'en juge par moi-même. À dater de
cette époque, j'ai commencé à rougir à mes propres yeux de la chaîne que
je portais, et ce sentiment secret, que j'étouffais plus ou moins bien
par intervalles, plus tard m'est devenu commun avec le monde entier.

À son retour à Paris, le premier consul fut frappé d'abord de l'effet
qu'il avait produit; il s'aperçut que les sentiments vont un peu moins
vite que les opinions, et que les visages avaient changé d'expression en
sa présence. Fatigué d'un souvenir qu'il aurait voulu rendre ancien dès
les premiers jours, il pensa que le plus court moyen était d'user
promptement les impressions, et il se détermina à paraître en public,
quoiqu'un certain nombre de gens lui conseillassent d'attendre un peu.
«Mais, répondit-il, il faut à tout prix vieillir cet événement, et il
demeurera nouveau tant qu'il restera quelque chose à éprouver. En ne
changeant rien à nos habitudes, je forcerai le public à diminuer
l'importance des circonstances.» Il fut donc résolu qu'il irait à
l'Opéra. Ce jour-là j'accompagnais madame Bonaparte. Sa voiture suivait
immédiatement celle de son époux. Ordinairement il avait coutume de ne
point attendre qu'elle fût arrivée pour franchir rapidement les
escaliers et se montrer dans sa loge; mais, cette fois, il s'arrêta dans
un petit salon qui la précédait et donna à madame Bonaparte le temps de
le rejoindre. Elle était fort tremblante, et lui très pâle; il nous
regardait tous et semblait interroger nos regards pour savoir comment
nous pensions qu'il serait reçu. Il s'avança enfin de l'air de quelqu'un
qui marche au feu d'une batterie. On l'accueillit comme de coutume, soit
que sa vue produisît son effet accoutumé, car la multitude ne change
point en un moment ses habitudes, soit que la police eût pris d'avance
quelques précautions. Je craignais fort qu'il ne fût pas applaudi, et
lorsque je vis qu'il l'était, j'éprouvai cependant un serrement de
coeur.

Il ne demeura que peu de jours à Paris; il alla s'établir à Saint-Cloud,
et je crois bien que, dès ce moment, il détermina l'exécution de ses
projets de royauté. Il sentit la nécessité d'imposer à l'Europe une
puissance qui ne pouvait plus être contestée, et dans le moment où, par
des actes qui ne lui paraissaient que vigoureux, il venait de rompre
avec tous les partis, il pensa qu'il lui serait facile de montrer à
découvert le but vers lequel il avait marché avec plus ou moins de
précautions. Il commença par obtenir du Corps législatif assemblé une
levée de soixante mille hommes, non qu'on en eût besoin pour la guerre
avec l'Angleterre, qui ne pouvait se faire que sur mer, mais parce qu'il
fallait se donner une attitude imposante à l'instant où on allait
frapper l'Europe par un incident tout nouveau. Le code civil venait
d'être terminé, c'était une oeuvre importante qui méritait, disait-on,
l'approbation générale. Les tribunes des trois corps de l'État
retentirent à cette occasion de l'éloge de Bonaparte. M. Marcorelle,
député du Corps législatif, fit une motion, le 24 mars, trois jours
après la mort du duc d'Enghien, qui fut accueillie avec acclamations.
Il proposa que le buste du premier consul décorât la salle des séances.
«Qu'un acte éclatant de notre amour, dit-il, annonce à l'Europe que
celui qu'ont menacé les poignards de quelques vils assassins est l'objet
de notre affection et de notre admiration!» De nombreux applaudissements
répondirent à ces paroles.

Peu de jours après, Fourcroy, conseiller d'État, vint porter la parole
au nom du gouvernement pour clore la session. Il parla des princes de la
maison de Bourbon en les appelant: «Les membres de cette famille
dénaturée qui aurait voulu noyer la France dans son sang pour pouvoir
régner sur elle.» Et il ajouta qu'il fallait les menacer de mort, s'ils
voulaient souiller de leur présence le sol de la patrie.

Cependant l'instruction du grand procès se continuait avec soin; chaque
jour on arrêtait, soit en Bretagne, soit à Paris, des chouans qui se
rattachaient à cette conspiration, et l'on avait déjà interrogé
plusieurs fois Georges, Pichegru et Moreau. Les deux premiers,
disait-on, répondaient avec fermeté. Le dernier paraissait abattu; il ne
sortait rien de net de ces interrogatoires.

Un matin, on trouva le général Pichegru étranglé dans sa prison. Cet
événement fit un grand bruit. On ne manqua pas de l'attribuer au désir
de se défaire d'un ennemi redoutable. La détermination de son caractère,
disait-on, l'aurait porté, au moment où la procédure fût devenue
publique, à des paroles animées qui auraient produit un effet fâcheux.
Il eût peut-être excité un parti en sa faveur; il eût déchargé Moreau,
dont il était déjà si difficile de prouver juridiquement la culpabilité.
Voilà quels motifs on donnait à cet assassinat. D'un autre côté, les
partisans de Bonaparte disaient: «Personne ne doute que Pichegru ne soit
venu à Paris pour y exciter un soulèvement; lui-même ne le nie pas, ses
aveux auraient convaincu les incrédules; son absence, lors des
interrogatoires, nuira à la clarté qu'il serait désirable de répandre
sur tout ce procès.»

Une fois, plusieurs années après, je demandais à M. de Talleyrand ce
qu'il pensait de la mort de Pichegru: «Qu'elle est arrivée, me dit-il,
bien subitement et bien à point.» Mais, à cette époque, M. de Talleyrand
était brouillé avec Bonaparte et il ne négligeait aucune occasion de
lancer sur lui toute espèce d'accusation. Je suis donc bien loin de
rien affirmer par rapport à cet événement. On n'en parla point à
Saint-Cloud, et chacun s'abstint de l'ombre d'une réflexion.

Ce fut à peu près dans le même temps que Lucien Bonaparte quitta la
France et se brouilla sans retour avec son frère. Son mariage avec
madame Jouberthon, mariage que Bonaparte n'avait pu rompre, les avait
séparés. Ils ne se voyaient que rarement. Le consul, occupé de ses
grands projets, fit une dernière tentative; mais Lucien demeura
inébranlable. On lui étala en vain l'élévation prochaine de la famille,
on lui parla d'un mariage avec la reine d'Étrurie[49]; l'amour fut le
plus fort, et il refusa tout. Il s'ensuivit une scène violente, une
rupture complète, et l'exil de Lucien du sol français.

Dans cette occasion, je me trouvai à portée de voir le premier consul
livré à l'une de ces émotions rares dont j'ai parlé plus haut, où il
paraissait vraiment attendri.

     [Note 49: La Toscane avait été, après le traité de
     Lunéville (1801), érigée en royaume d'Étrurie, et donnée au
     fils du duc de Parme. Le roi étant mort en 1803, sa veuve,
     Marie-Louise, fille de Charles IV, roi d'Espagne, lui succéda
     jusqu'en 1807, époque où ce petit royaume fut incorporé à
     l'Empire, pour en être distrait en 1809 en faveur de madame
     Bacciochi, qui prit le titre de grande duchesse de Toscane.
     (P. R.)]

C'était à Saint-Cloud, vers la fin d'une soirée. Madame Bonaparte, seule
avec M. de Rémusat et moi, attendait avec inquiétude l'issue de cette
dernière conférence entre les deux frères. Elle n'aimait pas Lucien,
mais elle eût désiré qu'il ne se passât rien d'éclatant dans la famille.
Vers minuit, Bonaparte entra dans le salon; son air était abattu, il se
laissa tomber sur un fauteuil, et s'écria d'un ton fort pénétré: «C'en
est donc fait! Je viens de rompre avec Lucien et de le chasser de ma
présence.» Madame Bonaparte lui faisant quelques représentations: «Tu es
une bonne femme, lui dit-il, de plaider pour lui,» et se levant en même
temps, il prit sa femme dans ses bras, lui posa doucement la tête sur
son épaule, et tout en parlant, conservant la main appuyée sur cette
tête dont l'élégante coiffure contrastait avec le visage terne et triste
dont elle était rapprochée, il nous conta que Lucien avait résisté à
toutes ses sollicitations, qu'il avait en vain fait parler les menaces
et l'amitié. «Il est dur pourtant, ajouta-t-il, de trouver dans sa
famille une pareille résistance à de si grands intérêts. Il faudra donc
que je m'isole de tout le monde, que je ne compte que sur moi seul. Eh
bien! je me suffirai à moi-même, et toi, Joséphine, tu me consoleras de
tout.»

J'ai conservé un souvenir assez doux de cette scène. Bonaparte avait les
larmes aux yeux en parlant, et j'étais tentée de le remercier lorsque je
le trouvais susceptible d'une émotion un peu pareille à celle des autres
hommes. Bien peu de temps après, son frère Louis lui fit éprouver une
autre contrariété qui eut peut-être une grande influence sur le sort de
madame Bonaparte.

Le consul, déterminé à monter sur le trône de France, et à fixer
l'hérédité, abordait déjà quelquefois la question du divorce. Cependant,
soit qu'il eût encore un trop grand attachement pour sa femme, soit que
ses relations présentes avec l'Europe ne permissent point d'espérer une
de ces alliances qui auraient fortifié sa politique, il parut pencher
alors à ne point rompre son mariage, et à adopter le petit Napoléon, qui
se trouvait en même temps son neveu et son petit-fils.

Sitôt qu'il eut laissé entrevoir ce projet, sa famille éprouva une
extrême inquiétude. Joseph Bonaparte osa lui représenter qu'il n'avait
pas mérité d'être dépossédé des droits qu'il allait acquérir, comme
frère aîné, à la couronne, et il les soutint comme s'ils étaient
réellement avérés depuis longtemps. Bonaparte, que la contradiction
irritait toujours, s'emporta, et ne parut que plus décidé dans son plan;
il le confia à sa femme, qu'il combla de joie, et qui m'en parlait en
envisageant son exécution comme le terme de ses inquiétudes. Madame
Louis s'y soumit sans montrer aucune satisfaction; elle n'avait pas la
moindre ambition, et même elle ne pouvait se défendre de craindre que
cette élévation n'attirât quelque danger sur la tête de son enfant. Un
jour, le consul, entouré de sa famille, tenant le jeune Napoléon sur ses
genoux, tout en jouant avec lui et le caressant, lui adressait ces
paroles: «Sais-tu bien, petit bambin, que tu risques d'être roi un
jour?--Et Achille[50]? dit aussitôt Murat qui se trouvait présent.--Ah!
Achille, répondit Bonaparte, Achille sera un bon soldat.» Cette réponse
blessa profondément madame Murat; mais Bonaparte, ne faisant pas
semblant de s'en apercevoir, et piqué intérieurement de l'opposition de
ses frères qu'il croyait, avec raison, excitée surtout par elle,
Bonaparte, continuant d'adresser la parole à son petit-fils: «En tout
cas, dit-il encore, je te conseille, mon pauvre enfant, si tu veux
vivre, de ne point accepter les repas que t'offriront tes cousins.»

     [Note 50: Achille était fils aîné de Murat.]

On conçoit quelle violente aigreur devaient inspirer de semblables
discours. Louis Bonaparte fut dès lors environné de sa famille; on lui
rappelait adroitement les bruits qui avaient couru sur la naissance de
son fils; on lui représenta qu'il ne devait point sacrifier les intérêts
des siens à celui d'un enfant qui d'ailleurs appartenait à moitié aux
Beauharnais, et, comme Louis Bonaparte n'était pas si peu capable
d'ambition qu'on l'a voulu croire depuis, il alla, ainsi que Joseph,
demander au premier consul raison du sacrifice de ses droits qu'on
voulait lui imposer: «Pourquoi, disait-il, faut-il donc que je cède à
mon fils ma part de votre succession? Par où ai-je mérité d'être
déshérité? Quelle sera mon attitude, lorsque cet enfant, devenu le
vôtre, se trouvera dans une dignité très supérieure à la mienne,
indépendant de moi, marchant immédiatement après vous, ne me regardant
qu'avec inquiétude ou peut-être même avec mépris? Non, je n'y
consentirai jamais, et plutôt que de renoncer à la royauté qui va entrer
dans votre héritage, plutôt que de consentir à courber la tête devant
mon fils, je quitterai la France, j'emmènerai Napoléon, et nous verrons
si tout publiquement vous oserez ravir un enfant à son père!»

Il fut impossible au premier consul, malgré tout son pouvoir, de vaincre
cette résistance; il s'emporta inutilement, il lui fallut céder de peur
d'un éclat fâcheux et presque ridicule, car c'eût été ridicule sans
doute de voir toute cette famille se disputer d'avance une couronne que
la France n'avait point encore précisément donnée. On étouffa tout ce
bruit, et Bonaparte fut obligé de rédiger son hérédité, et la
possibilité de l'adoption qu'il se réserva, dans les termes qu'on trouve
dans le décret relatif à l'élévation du consul à l'Empire.

Ces discussions animèrent, comme on peut le croire, la haine qui
existait déjà entre les Bonapartes et les Beauharnais. Les premiers les
envisagèrent comme la suite d'une intrigue de madame Bonaparte. Louis se
montra encore plus sévère que par le passé dans la défense qu'il
renouvela à sa femme d'avoir aucune relation intime avec sa mère: «Si
vous suivez ses intérêts aux dépens des miens, lui disait-il durement,
je vous déclare que je saurai vous en faire repentir; je vous séparerai
de vos fils, je vous claquemurerai dans quelque retraite éloignée dont
aucune puissance humaine ne pourra vous tirer, et vous payerez du
malheur de votre vie entière votre condescendance pour votre propre
famille. Et surtout, gardez qu'aucune de mes menaces parvienne aux
oreilles de mon frère! Sa puissance ne vous défendrait pas de mon
courroux.»

Madame Louis pliait la tête comme une victime devant une pareille
violence. Elle était grosse à cette époque; le chagrin et l'inquiétude
altérèrent sa santé, qui dès lors ne se remit plus. On vit disparaître
sa fraîcheur, qui était le seul agrément de son visage. Elle avait une
gaieté naturelle qui s'effaça pour toujours. Silencieuse, craintive,
elle se gardait de confier ses peines à sa mère dont elle craignait
l'indiscrétion et la vivacité. Elle ne voulait pas non plus irriter le
premier consul. Celui-ci lui savait gré de sa réserve, car il
connaissait son frère, et devinait les souffrances qu'elle avait à
supporter. Il ne laissa, depuis ce temps, échapper aucune occasion de
témoigner l'intérêt, et je dirai plus, une sorte de respect que la douce
et sage conduite de sa belle-fille lui inspira. Ce que je dis là ne
ressemble guère à l'opinion qui s'est malheureusement établie sur cette
femme infortunée; mais ses vindicatives belles-soeurs n'ont jamais cessé
de la flétrir par les plus odieuses calomnies, et, comme elle portait le
nom de Bonaparte, le public, se vengeant peu à peu de la haine
qu'inspirait le despotisme impérial par une sorte de mépris partiel
répandu sur tout ce qui faisait partie de la famille, accueillit
volontiers tous les bruits qui furent habilement lancés contre madame
Louis. Son époux, irrité de plus en plus par les chagrins qu'il lui
causait, s'avouant qu'il ne pouvait être aimé après la tyrannie qu'il
exerçait, jaloux par orgueil, défiant par caractère, aigri par les
habitudes d'une mauvaise santé, personnel à l'excès, fit peser sur elle
toutes les sévérités du despotisme conjugal. Elle était environnée
d'espions, toutes ses lettres ne lui arrivaient qu'ouvertes; ses
tête-à-tête, même avec des femmes, inspiraient de l'ombrage, et quand
elle se plaignait de cette rigueur insultante: «Vous ne pouvez pas
m'aimer, lui disait-il, vous êtes femme, par conséquent un être tout
formé de ruse et de malice. Vous êtes la fille d'une mère sans morale:
vous tenez à une famille que je déteste; que de motifs pour moi de
veiller sur toutes vos actions!»

Madame Louis, de qui j'ai tenu ces détails bien longtemps après, n'avait
de consolation que dans l'amitié de son frère dont les Bonapartes,
quelque jaloux qu'ils fussent, ne pouvaient attaquer la conduite.
Eugène, simple, franc, gai et ouvert dans toutes ses manières, ne
montrant aucune ambition, se tenant à l'écart de toutes les intrigues,
faisant son devoir où on le plaçait, désarmait la calomnie qui ne
pouvait parvenir à l'atteindre, et demeurait étranger à tout ce qui se
passait dans l'intérieur de ce palais. Sa soeur l'aimait passionnément,
et ne confiait qu'à lui ses chagrins dans les courts moments où la
jalouse surveillance de Louis leur permettait d'être ensemble.

Cependant, le premier consul ayant fait apparemment des plaintes à
l'électeur de Bavière de la correspondance que M. Drake entretenait en
France, et cet Anglais ayant conçu quelques inquiétudes pour sa sûreté,
ainsi que sir Spencer Smith envoyé d'Angleterre près de la cour de
Wurtemberg, ils disparurent tout d'un coup. Lord Morpoth, dans la
chambre des communes, demanda aux ministres raison de la conduite de
Drake. Le chancelier de l'échiquier répondit qu'il n'avait été donné à
cet envoyé aucun pouvoir du gouvernement pour une telle machination, et
qu'il s'expliquerait davantage, quand l'ambassadeur aurait répondu aux
informations qu'on lui avait demandées.

À cette époque, le premier consul avait de longues conférences avec M.
de Talleyrand. Celui-ci, dont toutes les opinions sont essentiellement
monarchiques, pressait le consul de remplacer son titre par celui de
roi. Il m'a avoué depuis que le titre d'empereur l'avait dès lors
effrayé; il y voyait un vague et une étendue qui étaient précisément ce
qui flattait l'imagination de Bonaparte. «Mais, disait encore M. de
Talleyrand, il y avait là une combinaison de république romaine et de
Charlemagne qui lui tournait la tête. Un jour, je voulus me donner le
plaisir de mystifier Berthier, je le pris à part: «Vous savez, lui
dis-je, quel grand projet nous occupe; allez-vous-en presser le premier
consul de prendre le titre de roi; vous lui ferez plaisir.» Aussitôt
Berthier, charmé d'avoir une occasion de parler à Bonaparte sur un sujet
agréable, s'avance près de lui à l'autre bout de la pièce où nous étions
tous; je m'éloignai un peu, parce que je prévoyais l'orage. Berthier
commence son petit compliment; mais, au mot de _roi_, les yeux de
Bonaparte s'allument, il met le poing sous le menton de Berthier, le
pousse devant lui jusqu'à la muraille: «Imbécile, dit-il, qui vous a
conseillé de venir ainsi m'échauffer la bile? Une autre fois ne vous
chargez plus de pareilles commissions.» Le pauvre Berthier me regarda
tout confus qu'il était, et fut assez longtemps sans me pardonner cette
mauvaise plaisanterie.»

Enfin, le 30 avril 1804, le tribun Curée, à qui sans doute on avait fait
la leçon, et dont la bonne volonté fut payée plus tard par une place de
sénateur, fit ce qu'on appelait alors une motion d'ordre au Tribunat,
pour demander que le gouvernement de la république fût confié à un
empereur, et que l'Empire fût héréditaire dans la famille de Napoléon
Bonaparte. Son discours parut habilement fait; il regardait l'hérédité,
disait-il, comme une garantie contre les machinations de l'extérieur, et
au fait, le titre d'empereur ne signifiait que consul victorieux.
Presque tous les tribuns s'inscrivirent pour parler. On nomma une
commission de treize membres. Carnot seul eut le courage de s'opposer
hautement à cette proposition. Il déclara que, par la même raison qu'il
avait voté contre le consulat à vie, il voterait contre l'Empire, sans
aucune animosité personnelle, et bien déterminé à obéir à l'empereur,
s'il était élu. Il fit un grand éloge du gouvernement d'Amérique, et
ajouta que Bonaparte aurait pu l'adopter lors du traité d'Amiens; que
les abus du despotisme avaient des suites plus dangereuses pour les
nations que ceux de la liberté, et qu'avant d'aplanir la route à ce
despotisme d'autant plus dangereux qu'il était appuyé sur des succès
militaires, il eût fallu créer les institutions qui devaient le
réprimer. Nonobstant l'opposition de Carnot, le projet de voeu fut mis
aux voix et adopté.

Le 4 mai, une députation du Tribunat porta ce projet au Sénat déjà tout
préparé. Le vice-président, François de Neufchâteau, répondit que le
Sénat avait prévenu ce vote, et qu'il le prendrait en considération.
Dans la même séance, on décida qu'on porterait le projet de voeu et la
réponse du vice-président au premier consul.

Le 5 mai, le Sénat fit une adresse à Bonaparte pour lui demander, sans
autre explication, un dernier acte qui assurât le repos des destinées à
venir de la France. On peut voir dans le _Moniteur_ sa réponse à cette
adresse: «Je vous invite, dit-il, à me faire connaître votre pensée tout
entière. Je désire que nous puissions dire au peuple français le 14
juillet prochain: «Les biens que vous avez acquis il y a quinze ans, la
liberté, l'égalité et la gloire, sont à l'abri de toutes les tempêtes.»
En réponse, l'unanimité du Sénat vota pour le gouvernement impérial,
«dont, disait-il, il est important pour l'intérêt du peuple français que
Napoléon Bonaparte soit chargé».

Dès le 8 mai, les adresses des villes arrivèrent à Saint-Cloud. Ce fut
celle de Lyon qui parut la première; un peu plus tard, celles de Paris
et des autres villes. Vint en même temps le voeu de l'armée: Klein
d'abord[51], et puis l'armée du camp de Montreuil, sous les ordres du
général Ney[52]. Les autres corps de l'armée suivirent promptement cet
exemple. M. de Fontanes parla au premier consul au nom du Corps
législatif, dans ce moment séparé, et ceux de ses membres qui se
trouvaient à Paris se réunirent pour voter comme le Sénat.

     [Note 51: Le général Klein épousa, depuis, la fille de la
     comtesse d'Arberg, dame du palais. Il fut nommé sénateur et
     conservé pair de France par le roi.]

     [Note 52: Depuis le maréchal Ney.]

On pense bien que de pareils événements mettaient l'intérieur du château
de Saint-Cloud dans de vives agitations. J'ai déjà dit quel mécompte le
refus de Louis Bonaparte avait fait éprouver à sa belle-mère. Cependant
elle conservait l'espérance que le premier consul viendrait à bout, s'il
demeurait dans la même volonté, de vaincre la résistance de ses frères,
et elle me témoigna sa joie de voir que les nouveaux plans de son époux
ne le portaient point à remettre en délibération ce terrible divorce.
Dans les moments où Bonaparte avait à se plaindre de ses frères, madame
Bonaparte remontait toujours en crédit, parce que son inaltérable
douceur devenait la consolation du consul irrité. Elle n'essayait point
d'obtenir une promesse de lui, soit pour elle, soit pour ses enfants, et
la confiance qu'elle montrait en sa tendresse ainsi que la modération
d'Eugène, mises en comparaison des prétentions de la famille de
Bonaparte, ne pouvaient que le frapper et lui plaire beaucoup. Mesdames
Bacciochi et Murat, très agitées de ce qui allait se passer,
cherchaient à tirer de M. de Talleyrand ou de Fouché les projets secrets
du premier consul, pour savoir à quoi elles devaient s'attendre. Il
n'était point en leur puissance de dissimuler le trouble qu'elles
éprouvaient, et j'observais ce trouble avec quelque amusement, dans
leurs regards inquiets et dans toute les paroles qui leur échappaient.

Enfin, il nous fut annoncé un soir que le lendemain le Sénat viendrait
en grande cérémonie pour porter à Bonaparte le décret qui allait lui
donner la couronne. Il me semble qu'à ce souvenir je retrouve encore
toutes les émotions que cette nouvelle me fit éprouver. Le premier
consul, en faisant part à sa femme de cet événement, lui avait dit que
ses projets étaient de s'environner d'une cour plus nombreuse, mais
qu'il saurait distinguer les nouveaux venus des anciens serviteurs qui
s'étaient dévoués à son sort les premiers. Il l'avait chargée de
prévenir particulièrement M. de Rémusat et moi de ses bonnes intentions
à notre égard. J'ai déjà dit comme il avait supporté la douleur que je
ne pus dissimuler à la mort du duc d'Enghien; son indulgence à cet égard
ne se ralentit point, il trouva peut-être une sorte d'amusement à
pénétrer le secret de toutes mes impressions, et à en effacer peu à peu
l'effet par les témoignages d'une bienveillance soigneuse, qui ranima
mon dévouement pour lui prêt à s'éteindre. Je n'étais point encore de
force à lutter avec succès contre l'attachement que je me sentais
disposée à avoir pour lui; je gémissais de sa faute que je trouvais
immense; mais quand je le voyais, pour ainsi dire, meilleur que par le
passé, je pensais qu'il avait fait un bien faux calcul, mais je lui
savais gré de ce qu'il tenait sa parole, en se montrant doux et bon
après, comme il l'avait promis. Le fait est qu'il avait à cette époque
besoin de tout le monde et qu'il ne négligeait aucun moyen de succès.
Son adresse avait réussi de même auprès de M. de Caulaincourt, qui,
séduit par ses caresses, reprit peu à peu sa sérénité passée et devint à
cette époque l'un des plus intimes confidents de ses projets futurs. En
même temps Bonaparte, ayant questionné sa femme sur l'opinion que chacun
des personnages de cette cour avait émise au moment de la mort du
prince, et apprenant d'elle que M. de Rémusat, habituellement silencieux
par goût et par prudence, mais toujours vrai quand il était interrogé,
n'avait pas craint de lui avouer sa secrète indignation, Bonaparte, qui
alors s'était apparemment promis de ne s'irriter de rien, aborda, un
jour, M. de Rémusat sur cette question, et, lui développant ce qu'il lui
plut de sa politique, vint à bout de lui persuader qu'il avait cru
nécessaire au repos de la France cet acte rigoureux. Mon mari, en me
racontant cet entretien, me dit: «Je suis loin d'adopter son idée qu'il
lui fallût se souiller d'un pareil sang pour assurer son autorité, et je
n'ai pas craint de le lui dire; mais j'avoue que j'éprouve du
soulagement en pensant que ce n'est point une passion telle que la
vengeance qui l'a entraîné, et je le vois si agité, quoi qu'il dise, de
l'effet qu'il a produit, que je crois qu'à l'avenir il n'essaiera plus
d'affirmer sa puissance par de si terribles moyens. Je n'ai pas perdu
cette occasion de lui montrer que, dans un siècle comme celui-ci et avec
une nation telle que la nôtre, on jouait gros jeu en voulant en imposer
par une sanglante terreur, et j'augure beaucoup de ce qu'il m'a écouté
avec une extrême attention sur tout ce que j'ai voulu lui dire.»

On voit par cet aveu sincère de ce que nous éprouvions tous deux, quel
était alors le besoin que nous avions de l'espérance. Les juges sévères
des sentiments des autres pourraient nous blâmer sans doute de cette
facilité à nous flatter encore; ils diront, avec quelque apparence de
raison, que cette facilité tenait beaucoup à notre situation
personnelle. Ah! sans doute, il est si pénible de rougir vis-à-vis de
soi-même de l'état qu'on a embrassé, il est si doux d'aimer les devoirs
qu'on s'est imposés, il est si naturel de vouloir s'embellir et son
avenir et celui de sa patrie, que ce n'est qu'avec peine et après un
long débat qu'on accueille la vérité qui doit flétrir la vie. Elle est
venue plus tard, cette vérité, elle est venue pas à pas, mais avec tant
de puissance qu'il n'a plus été permis de la repousser, et nous avons
payé cher cette erreur que des âmes douces et faciles durent conserver
aussi longtemps qu'il leur fut possible.

Quoi qu'il en soit, le 18 mai 1804, le second consul Cambacérès,
président du Sénat, se rendit à Saint-Cloud suivi du Sénat entier et
escorté d'un corps de troupes considérable; il prononça un discours
convenu, et donna à Bonaparte pour la première fois le titre de Majesté.
Il le reçut avec calme, et comme s'il y avait eu droit toute sa vie. Le
Sénat passa ensuite dans l'appartement de madame Bonaparte, qui fut à
son tour proclamée impératrice. Elle répondit avec sa bonne grâce
ordinaire qui la plaçait toujours à la hauteur de la situation où elle
était appelée.

En même temps furent créés ce qu'on appelle les grands dignitaires: Le
grand électeur, Joseph Bonaparte; le connétable, Louis Bonaparte;
l'archichancelier de l'Empire, Cambacérès; l'architrésorier, Lebrun.
Les ministres, le secrétaire d'État Maret, qui prit le rang de ministre,
les colonels généraux de la garde, le gouverneur du palais Duroc, les
préfets du palais, les aides de camp prêtèrent serment, et, le
lendemain, le nouveau connétable présenta à l'empereur les officiers de
l'armée, parmi lesquels se trouva Eugène de Beauharnais, simple colonel.

Les obstacles que Bonaparte avait trouvés dans sa famille, pour
l'adoption qu'il voulait faire, le déterminèrent à rejeter cette
adoption à un temps éloigné. L'hérédité fut donc déclarée, dans la
descendance de Napoléon Bonaparte, et, à défaut d'enfants, dans celle de
Joseph et de Louis, qui furent créés _princes impériaux_. Le
sénatus-consulte organique portait que l'empereur pourrait adopter pour
son successeur celui de ses neveux qu'il voudrait, mais seulement quand
il aurait dix-huit ans, et ensuite l'adoption était interdite à ceux de
sa race.

La liste civile était celle qu'on accordait au roi en 1791, et les
princes devaient être traités conformément à l'ancienne loi rendue le 20
décembre 1790. Les grands dignitaires auraient le tiers de la somme
accordée aux princes. Ils devaient présider les collèges électoraux des
six plus grandes villes de l'Empire, et les princes seraient à
perpétuité, dès l'âge de dix-huit ans, membres du Sénat et du conseil
d'État.

Seize maréchaux furent aussi créés à cette époque, outre quelques
sénateurs à qui le titre de maréchal fut donné[53].

     [Note 53: Voici les noms des quatorze maréchaux nommés à
     cette époque: Berthier, Murat, Moncey, Jourdan, Masséna,
     Augereau, Bernadotte, Soult, Brune, Lannes, Mortier, Ney,
     Davout, Bessières; et les sénateurs qui eurent ce titre:
     Kellermann, Lefebvre, Pérignon, Sérurier.]

Voici la formule du décret:

«Napoléon, par la grâce de Dieu et par les constitutions de la
République, empereur des Français, à tout présent et à venir, salut.

»Le Sénat, après avoir entendu les orateurs du conseil d'État, a
décrété, et nous ordonnons ce qui suit:

»La proposition suivante sera présentée à l'acceptation du peuple
français:

»Le peuple français veut l'hérédité de la dignité impériale dans la
descendance directe, naturelle, légitime et adoptive de Napoléon
Bonaparte, et dans la descendance directe, naturelle, légitime de Joseph
Bonaparte et de Louis Bonaparte, ainsi qu'il est réglé par le
sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII.»

Ce sénatus-consulte fut proclamé dans tous les quartiers de Paris, et,
comme il fallait penser à tout en même temps, un article du _Moniteur_
apprit qu'il fallait donner aux princes le titre d'_altesse impériale_,
aux grands dignitaires celui de _monseigneur_ et d'_altesse
sérénissime_; que les ministres seraient appelés _monseigneur_ par les
fonctionnaires publics et les pétitionnaires, et les maréchaux _monsieur
le maréchal_.

Ainsi disparut pour tout à fait le titre de _citoyen_ déjà oublié depuis
longtemps dans le monde, où celui de _monsieur_ avait repris ses droits,
mais dont Bonaparte se servait toujours fort scrupuleusement. Ce même
jour, 18 mai, ayant invité à dîner ses frères, Cambacérès, Lebrun et les
ministres de sa maison, nous l'entendions, pour la première fois, se
servir du nom de _monsieur_, sans que l'habitude rappelât une seule fois
sur ses lèvres celui de _citoyen_.

En même temps, on créa les titres des grands officiers de l'Empire, huit
inspecteurs et colonels généraux d'artillerie, du génie, de cavalerie et
de la marine, et les grands officiers civils de la couronne dont je
parlerai plus tard.



CHAPITRE VII.

(1804.)


Effets et causes de l'avènement de Bonaparte au trône
impérial.--Conversation de l'empereur.--Chagrins de madame
Murat.--Caractère de M. de Rémusat.--La nouvelle cour.


L'avènement de Bonaparte au trône impérial produisit une foule
d'impressions diverses en Europe, et trouva, même en France, les
opinions partagées. Il est pourtant reconnu qu'il ne choqua pas la
grande majorité de la nation. Les Jacobins ne s'en étonnèrent point,
accoutumés qu'ils sont à pousser pour leur compte le succès jusqu'où il
peut aller, dès que la chance leur devient favorable. Les royalistes se
découragèrent, et sur ce point Bonaparte obtint ce qu'il avait voulu.
Mais l'échange du consulat contre le pouvoir impérial déplut aux vrais
amis de la liberté. Ceux-ci malheureusement, se partageaient en deux
classes, ce qui diminuait leur influence, et c'est encore de même
aujourd'hui. Les uns, assez indifférents au changement de la dynastie
régnante, auraient accepté Bonaparte comme un autre, pourvu qu'il eût
reçu sa puissance du droit d'une constitution qui l'aurait contenue en
même temps que fondée. Ils voyaient avec inquiétude un homme,
entreprenant et guerrier, s'emparer d'une autorité dont il était facile
de prévoir que des chambres déjà frappées de nullité ne réprimeraient
pas les empiétements. Le Sénat paraissait dévoué à l'obéissance passive;
le Tribunat chancelait sur sa base, et qu'attendre d'un Corps législatif
silencieux? Les ministres, sans aucune responsabilité, n'étaient que des
premiers commis, et l'on prévoyait d'avance que le conseil d'État,
dirigé avec méthode, deviendrait le grand magasin d'où l'on tirerait
dorénavant les lois que chaque circonstance rendrait nécessaires.

Si cette première portion des amis de la liberté eût été plus nombreuse
et bien dirigée, elle aurait pu sans doute s'imposer à l'empereur en
instruisant le peuple à demander avec continuité ce qu'une nation ne
demande jamais longtemps en vain: l'exercice réglé et légitime de ses
droits.

Mais il existait un second parti qui ne s'entendant avec l'autre que
pour le fond, et s'appuyant sur des théories, qu'on avait déjà tenté de
pratiquer d'une manière dangereuse et sanguinaire, perdit la possibilité
de produire une utile opposition. Je veux parler des prosélytes du
gouvernement anglo-américain. Ils virent sans répugnance la création du
consulat, qui leur représentait assez la présidence des États-Unis; ils
crurent, ou voulurent croire, que Bonaparte maintiendrait cette égalité
des droits à laquelle ils attachaient une si grande importance, et,
parmi eux, quelques-uns furent séduits de bonne foi. Je dis
_quelques-uns_, car je crois que la vanité personnelle, excitée par le
soin qu'il prit d'abord de les flatter et de les consulter sur tout, fut
ce qui en aveugla la plus grande partie.

En effet, s'ils n'avaient pas eu quelque intérêt secret à se tromper,
comment les aurait-on entendus répéter si souvent, depuis, qu'ils
n'avaient aimé que Bonaparte consul, et que Bonaparte empereur leur
était devenu odieux?

Tant qu'a duré son consulat, était-il donc si différent de lui-même? Son
autorité consulaire était-elle autre chose qu'un pouvoir dictatorial
sous un autre nom? N'avait-il pas déjà décidé de la paix et de la
guerre, sans consulter le voeu national? Le droit de lever la
conscription ne lui était-il pas dévolu? Laissait-il à la discussion des
affaires sa liberté? Les journaux pouvaient-ils se permettre un seul
article qu'il n'eût approuvé? Ne montrait-il pas clairement qu'il
faisait ressortir son pouvoir du droit de ses armes victorieuses, et
comment de sévères républicains avaient-ils pu s'y laisser surprendre?

Ah! je comprends que les hommes fatigués des troubles révolutionnaires,
effrayés de cette liberté qu'on associa si longtemps à la mort, aient
entrevu le repos dans la domination d'un maître habile, que d'ailleurs
la fortune semblait déterminée à seconder; je conçois qu'ils aient vu
l'arrêt du destin dans son élévation, et qu'ils se soient flattés de
trouver la paix dans l'irrévocable. J'oserai dire que la vraie bonne foi
a donc été parmi ceux qui ont cru que Bonaparte, soit consul, soit
empereur, s'opposerait, par l'exercice de son autorité, aux entreprises
des factions, et nous sauverait des dangers d'une anarchie tumultueuse.

On n'osait plus prononcer le nom de République, tant la terreur l'avait
souillée; le gouvernement directorial s'était anéanti devant le mépris
que ses chefs inspiraient; le retour des Bourbons ne pouvait s'exécuter
qu'à l'aide d'une révolution; la moindre secousse épouvantait les
Français, dont tous les enthousiasmes semblaient épuisés. D'ailleurs,
les hommes auxquels ils s'étaient fiés successivement les avaient
trompés; et cette fois, en se livrant à la force, ils étaient sûrs du
moins de ne plus s'abuser[54].

     [Note 54: Malgré l'extrême désir de ne point ajouter aux
     opinions contemporaines de l'auteur celles que la réflexion,
     l'expérience et les conséquences historiques des événements
     ont pu nous donner sur ce temps, il est difficile de ne pas
     remarquer que les gens qui blâmèrent l'Empire en approuvant
     pleinement le consulat, ne montraient pas en effet beaucoup
     de prévoyance, ni une susceptibilité bien vive en matière de
     liberté. Nous avons vu cependant des temps analogues, et il
     paraît certain que des gens éclairés ont pu, en 1848, voter
     pour la présidence du prince Louis Bonaparte, sans prévoir le
     coup d'État du 2 décembre 1851, et même être indulgents pour
     ce dernier événement, sans accepter dès lors le
     rétablissement de l'Empire et ses conséquences. Je puis le
     reconnaître d'autant plus librement, que mon père et les
     siens n'ont point partagé cette illusion et ont voté pour la
     présidence du général Cavaignac. Mais la situation était plus
     obscure encore en 1804. Assurément, depuis le 18 brumaire, la
     France n'était plus un État libre, et son chef possédait un
     pouvoir sans autres limites que la prudence ou la modération
     d'un seul homme. Mais il n'y en a pas moins une grande
     différence entre le consulat et l'Empire. Non seulement
     l'extension indéterminée que donnait ce titre nouveau
     d'empereur, mais la pompe qui l'environna, ce cérémonial,
     accompagnement avoué du despotisme, les institutions et les
     formes que l'imagination, le goût et l'orgueil de Napoléon se
     réunirent pour inventer, faisaient de ce nouveau pouvoir
     quelque chose de plus différent de ce qui avait précédé,
     quelque chose de plus disparate avec les idées et les moeurs
     de la Révolution qu'assurément personne ne s'y serait
     attendu. Quoique le passage du consulat à l'Empire n'ait pas
     été le passage de la liberté à l'absolutisme, il n'y eut ni
     inconséquence, ni versatilité à se déclarer l'ennemi de
     l'Empire après s'être professé l'ami du consulat.
     L'impression du public ne fut pas aussi simple que celle des
     habitants du palais de Saint-Cloud. Ceux-ci s'étaient
     évidemment familiarisés avec une foule de choses auxquelles
     l'opinion n'était pas préparée. Les personnes de la cour, et
     notamment l'auteur de ces Mémoires et ses amis, sans être
     animés de passions antirévolutionnaires, n'avaient ni
     beaucoup d'entrailles pour les intérêts de la Révolution, ni
     beaucoup de respect pour ses promesses. Sans être royalistes,
     ils étaient plus monarchistes que républicains, enfin ils
     étaient habitués, par la pratique, à voir dans le chef
     électif de la République un maître de tous les instants,
     auquel il fallait avant tout obéir et plaire. Pour ceux-ci,
     la transition à l'Empire était très facile. Mais la France
     n'en était pas là. Elle était plus républicaine dans ses
     idées, dans ses habitudes, dans ses moeurs qu'on ne le
     croyait au palais, qu'on ne la croit aujourd'hui quand on
     juge un peu superficiellement ces temps éloignés. Réaction,
     passion de l'ordre, défiance des orages de la liberté, on
     ressentait tout cela, mais on croyait possible de satisfaire
     à tous ces sentiments sans une monarchie, et surtout sans une
     monarchie solennelle, héréditaire, absolue, parée insolemment
     d'une aristocratie improvisée et d'une cour de parvenus. Nous
     avons vu quelque chose du même genre en 1873. Il serait
     puéril de nier qu'un mouvement de réaction contre la
     République et la liberté se produisait alors. Mais, en ce
     temps de publicité, quand on a vu que ce mouvement ne pouvait
     aboutir qu'au rétablissement de la dynastie qui venait
     d'amoindrir et d'humilier la France, ou à la restauration de
     la monarchie légitime et du drapeau blanc, les plus
     raisonnables ont reculé et ont reconnu que M. Thiers avait
     raison et que la République était le seul gouvernement
     compatible avec les intérêts et les opinions de la France
     moderne. En 1801 les sentiments eussent été fort analogues si
     l'opinion publique eût été consultée, si le premier consul
     n'eût tout emporté par l'autorité de la force et du génie.
     Mais il ne faut pas oublier que, même alors, les honnêtes
     gens, comme il est juste de le dire quoique on ait souvent
     employé à faux cette expression, ne détestaient de la
     Révolution que le jacobinisme, et que la philosophie de
     l'assemblée constituante dominait dans toutes leurs idées
     sociales, politiques, et même religieuses. La France nouvelle
     était fière du nouvel éclat que les victoires du général
     Bonaparte lui avaient donné. Elle se sentait relevée de tout
     ce qui dans la Révolution l'avait fait rougir, elle
     n'éprouvait nulle envie de se montrer au monde sous un autre
     nom. Aucun besoin réel, aucun péril, pressant, aucune
     fantaisie même de cette nation mobile, n'appelait l'Empire,
     et le succès de cet établissement, qui paraissait un peu
     risqué à la bourgeoisie frondeuse et libérale de Paris, fut
     douteux jusqu'à la bataille d'Austerlitz. Alors la servitude
     fut dorée et parut acceptable, et l'on vendit la liberté au
     prix de la gloire. (P. R.)]

Cette opinion, ou plutôt cette erreur, que le despotisme seul pouvait, à
cette époque, maintenir l'ordre en France, fut alors très générale. Elle
devint le point d'appui de Bonaparte, et peut-être lui doit-on cette
justice de dire qu'elle l'entraîna comme les autres. Il sut l'entretenir
avec beaucoup d'adresse; les factions le servirent par quelques
entreprises imprudentes qui tournèrent au profit de son pouvoir; il se
crut nécessaire avec quelque fondement. La France le crut comme lui, et
même il vint à bout de persuader aux souverains étrangers qu'il leur
était une garantie contre les influences républicaines qui, sans lui,
pourraient bien se propager. Peut-être enfin qu'au moment où Bonaparte
plaça la couronne impériale sur sa tête, il n'y eut pas un roi de
l'Europe qui ne crût sentir la sienne s'affermir par cet événement. Et
si, en effet, le nouvel empereur avait joint à cet acte décisif le don
d'une constitution libérale, il se pourrait bien que réellement le repos
des nations et des rois se fût pour jamais consolidé.

Les défenseurs sincères du système primitif de Bonaparte, et il en
existe encore aujourd'hui, avancent, pour le justifier, qu'on ne pouvait
exiger de lui ce qu'il appartient à un souverain légitime seul de
donner; que la liberté de discuter nos intérêts aurait pu être suivie de
la discussion de nos droits; que l'Angleterre, jalouse de notre
prospérité renaissante, eût tenté de fomenter chez nous de nouveaux
troubles; que nos princes n'eussent point renoncé à leurs entreprises,
et que les lenteurs d'un gouvernement constitutionnel étaient peu
propres à comprimer les factions. Hume, en parlant de Cromwell, a fait
cette réflexion que le grand inconvénient d'un gouvernement usurpateur
est dans cette obligation où il se trouve ordinairement d'avoir une
politique personnelle en opposition avec les intérêts de son pays. C'est
donner (soit dit en passant) une supériorité à l'autorité héréditaire,
dont il serait à désirer que les peuples demeurassent convaincus. Mais
Bonaparte, après tout, n'était point un usurpateur ordinaire; son
élévation n'offrait aucun point de comparaison avec celle de Cromwell:
«J'ai trouvé, disait-il, la couronne de France par terre, et je l'ai
ramassée avec la pointe de mon épée.» Produit animé d'une révolution
inévitable, il n'avait trempé dans aucun de ses désastres, et, jusqu'à
la mort du duc d'Enghien, il conserva, je le crois du moins, la
possibilité de légitimer sa puissance par quelques-uns de ces bienfaits
qui engagent à jamais les nations.

Son ambition despotique l'entraîna, mais, je le répète, il ne fut pas le
seul à s'égarer. Des apparences, qu'il ne prit pas la peine
d'approfondir, le séduisirent; quelques individus firent bien sonner
autour de lui le mot de _liberté_, mais il faut convenir que ces
individus n'étaient point assez purs, ni assez estimés de la nation,
pour devenir près de lui les mandataires de son voeu. Les honnêtes gens
semblaient ne lui demander que du repos, sans trop s'embarrasser de la
forme sous laquelle on le donnerait. De plus, il démêla que la faiblesse
secrète des Français était la vanité; il vit un moyen de la satisfaire
facilement à l'aide des pompes qui marchent à la suite du pouvoir
monarchique; il recréa des distinctions, au fond encore démocratiques,
puisque tout le monde y avait droit, et qu'elles n'entraînaient aucun
privilège; et l'empressement qu'on témoigna pour les titres, les
majorats et les croix, dont on se moquait, tant qu'elles ne décoraient
que l'habit du voisin, ne dut pas le détromper, s'il est vrai pourtant
qu'il s'égarât. Ne dut-il pas au contraire s'applaudir lorsque, à l'aide
de quelques mots de la langue ajoutés aux noms, et au moyen de quelques
bouts de ruban, il fut venu à bout de niveler sous le même titre les
prétentions féodales et les prétentions républicaines? N'avons-nous pas,
nous-mêmes, été complices de cette opinion, devenue si fixe dans son
esprit, qu'il devait profiter, pour sa sûreté et pour la nôtre, de cette
force qu'il trouva en lui de suspendre la Révolution, sans la détruire
cependant? «Mon successeur, quel qu'il soit, disait-il encore, sera
forcé de marcher avec son siècle, et ne pourra se soutenir qu'à l'aide
des opinions libérales. Je les lui léguerai, mais dépourvues de leur
âpreté primitive.» La France, imprudemment, parut applaudir à cette
idée.

Cependant, bientôt une voix confuse qui fut pour lui celle de la
conscience, pour nous celle de l'intérêt, sembla l'avertir aussi bien
que nous. Pour étouffer ses accents importuns, il sentit qu'il fallait
nous étourdir par un spectacle extraordinaire et toujours renouvelé. De
là ses interminables guerres dont la durée lui paraissait si importante,
qu'il ne donnait jamais que le nom de _halte_ à la paix qu'il signait,
et qu'il n'est pas un seul de ses traités auquel l'adresse négociatrice
de M. de Talleyrand ne l'ait forcé. En effet, quand il revenait à Paris
et qu'il rentrait dans l'administration de la France, outre qu'il ne
savait plus que faire d'une armée dont chaque victoire augmentait les
prétentions, il éprouvait tous les embarras de cette résistance muette,
mais pesante, mais inévitable, que l'esprit du siècle où nous vivons
oppose au despotisme, en dépit même des faiblesses individuelles; aussi
ce despotisme est-il enfin devenu un moyen de gouverner heureusement
impraticable. Il est mort avec la fortune de Bonaparte, et, comme a si
bien dit madame de Staël: «La terrible massue que lui seul pouvait
soulever a fini par retomber sur sa tête.» Heureux, heureux cent fois le
temps où nous vivons aujourd'hui, puisque nous avons épuisé toutes les
expériences, et qu'il n'est plus permis qu'aux insensés d'hésiter sur le
chemin qui doit nous conduire au salut!

Mais Bonaparte fut longtemps secondé et ébloui lui-même par l'ardeur
militaire de la jeunesse française. Cette passion déréglée des conquêtes
donnée par un malin génie aux hommes réunis en société, comme pour
retarder les pas que chaque génération devait faire vers tous les genres
de prospérité, nous entraîna à la suite du fer destructeur de Bonaparte.
Il est difficile, en France, de résister à la gloire, et surtout quand
cette gloire venait couvrir et déguiser le triste abaissement où chacun
se voyait alors condamné. Bonaparte en repos nous laissait voir le
secret de notre servitude. Cette servitude disparaissait devant nous
lorsque nos enfants allaient planter nos drapeaux sur les remparts de
toutes les grandes villes de l'Europe. Il se passa donc un bien long
temps, avant que nous vissions l'anneau que chacune de nos conquêtes
ajoutait à la chaîne qui rivait nos libertés; et, quand nous nous
aperçûmes de l'égarement de notre ivresse, il n'était plus temps de
résister; l'armée, devenue complice de la tyrannie, avait rompu avec la
France, et n'eût vu que de la révolte dans le cri de sa délivrance.

La plus grande erreur de Bonaparte, erreur qui tient à son caractère,
c'est qu'il n'a calculé sa conduite qu'en l'appuyant sur des succès.
Peut-être est-il plus excusable qu'un autre d'avoir douté qu'un revers
osât l'atteindre. Son orgueil naturel ne pouvait supporter l'idée d'une
défaite dans aucun genre; c'est là le côté faible de son esprit, car un
homme supérieur doit avoir prévu toutes les chances. Mais, comme son âme
manquait de noblesse, et que d'avance il ne se sentait point cet
instinct des grands sentiments qui surmonte la mauvaise fortune, il
détournait sa pensée de cette partie faible de lui-même; il se plaisait
au contraire à fixer son esprit vers cette admirable disposition qu'il
avait à se grandir avec le succès. _Je réussirai!_ C'était le mot
fondamental de ses calculs, et souvent son entêtement à le prononcer l'a
servi pour y parvenir. Enfin sa fortune devint sa superstition
particulière, et le culte qu'il se croyait obligé de lui rendre légitima
à ses yeux tous les sacrifices qu'il dut nous imposer. Et nous,
avouons-le encore, n'avons-nous pas d'abord partagé sa funeste
superstition?

Cette illusion faisait déjà de grands progrès sur nos imaginations
souples et amies du merveilleux, lors des événements que j'ai rapportés.
Le procès du général Moreau, la mort du duc d'Enghien surtout,
révoltèrent les sentiments, mais n'ébranlèrent pas les opinions.
Bonaparte ne dissimula presque point que l'un et l'autre l'avaient servi
dans l'accomplissement de l'oeuvre qu'il ourdissait depuis longtemps. Il
faut dire, à la louange de l'humanité, que la répugnance du crime est
tellement innée en nous, que nous croyons assez facilement, chez celui
qui l'avoue, à la nécessité où il s'est trouvé de le commettre; et,
quand on vit qu'il réussissait à s'élever à l'aide de pareils échelons,
on se montra trop facile sur cette espèce de marché qu'il nous
proposait, de l'absoudre en cas de succès.

Dès ce moment, on cessa de l'aimer; mais le temps où l'on règne par
l'amour des peuples est passé, et Bonaparte, montrant qu'il savait punir
jusqu'aux intentions, crut avoir fait un bon échange de ce faible
attachement qu'on désirait lui conserver, contre la crainte réelle
qu'il inspira. On admira, du moins par l'étonnement, la hardiesse de son
jeu qu'il mettait à découvert, et lorsque, avec une audace vraiment
imposante, il s'élança du fossé sanglant de Vincennes jusqu'au trône
impérial, en s'écriant tout à coup: _J'ai gagné la partie!_ la France
interdite ne put s'empêcher de répéter ce cri avec lui. C'était tout ce
qu'il voulait d'elle.

Peu de jours après celui où Bonaparte eut été revêtu du titre d'empereur
(dont je ne me ferai aucun scrupule de me servir pour le désigner
quelquefois, car, enfin, il l'a porté encore plus longtemps que celui de
consul)[55], dans un de ces moments où il se trouvait disposé à cette
sorte d'épanchement dont j'ai déjà parlé, étant seul avec sa femme, mon
mari et moi, il s'ouvrit avec assez d'abandon sur sa nouvelle situation.
Il me semble que je le vois encore, dans l'embrasure d'une fenêtre de
l'un des salons de Saint-Cloud, à cheval sur une chaise, le menton
appuyé sur le dossier, madame Bonaparte à quelques pas de lui, sur un
canapé, moi assise devant lui, et M. de Rémusat debout derrière mon
fauteuil. Il avait d'abord gardé un assez long silence, puis le rompant
tout à coup. «Eh bien, me dit-il, vous m'en avez voulu de la mort du duc
d'Enghien?--Il est vrai, sire, lui répondis-je, et je vous en veux
encore. Il me semble que vous vous êtes fait bien du mal.--Mais
savez-vous qu'il attendait là-bas qu'on m'eût assassiné?--Cela se peut,
sire, mais enfin il n'était pas en France.--Ah! il n'y a pas de mal de
se montrer, de temps en temps, maître chez les autres.--Tenez, sire, ne
parlons plus de cela, car vous me feriez pleurer.--Ah! les larmes! les
femmes n'ont que cette ressource. C'est comme Joséphine, elle croit tout
gagné, quand elle a pleuré. N'est-ce pas, monsieur Rémusat, que les
larmes, c'est le plus grand argument des femmes?--Sire, répondit mon
mari, il y en a qu'on ne peut blâmer.--Ah! je vois que, vous aussi, vous
prenez la chose sérieusement? C'est tout simple au reste; vous autres,
vous avez vos souvenirs, vous avez vu d'autres temps. Moi, je ne date
que de celui où j'ai commencé à être quelque chose. Qu'est-ce que c'est
qu'un duc d'Enghien pour moi? Un émigré plus important qu'un autre,
voilà tout, et c'est assez pour qu'il fallût frapper plus ferme. Ces
fous de royalistes n'avaient-ils pas répandu le bruit que je remettrais
les Bourbons sur le trône? Les jacobins en ont eu peur, Fouché est venu,
une fois, me demander de leur part quelle était mon intention.
L'autorité est si bien venue se placer naturellement dans mes mains
depuis deux ans, qu'on a pu douter quelquefois si j'avais eu
sérieusement l'envie de la recevoir officiellement. Aussi, j'ai pensé
que ma tâche était d'en profiter pour terminer légalement la Révolution.
Et voilà pourquoi j'ai préféré l'Empire à la dictature, parce qu'on se
légitime en se plaçant sur un terrain connu. J'ai commencé par vouloir
accorder les deux factions que j'ai trouvées aux prises à mon avènement
au consulat. J'ai cru qu'en fondant l'ordre par des institutions de
durée, je les découragerais de la fantaisie des entreprises. Mais les
factions ne se découragent point tant qu'on a l'air de les craindre, et
on en a l'air tant qu'on travaille à les accorder. D'ailleurs, on peut
venir à bout des sentiments quelquefois; des opinions, jamais. J'ai donc
compris que je ne pouvais point faire de pacte entre elles, mais j'en
pouvais faire avec elles pour mon compte. Le Concordat, les radiations
m'ont rapproché des émigrés, et tout à l'heure je le serai complètement,
car vous allez voir comme les allures de cour vont les attirer. C'est
avec le langage qui rappelle les habitudes qu'on gagne les nobles; mais
avec les jacobins, il faut des faits. Ils ne sont pas hommes à se
prendre aux paroles. Ma sévérité nécessaire les a contentés. Lors du 3
nivôse[56], au moment, par parenthèse, d'une conspiration toute
royaliste, j'ai déporté un assez bon nombre de jacobins; ils auraient eu
droit de se plaindre, si je n'avais pas, cette fois-ci, frappé aussi
fort. Vous avez tous cru que j'allais devenir cruel, sanguinaire, et
vous vous êtes trompés. Je n'ai point de haine, je ne suis point
susceptible de rien faire par vengeance; j'écarte ce qui me gêne, et
vous me verriez demain, s'il le fallait, pardonner à Georges lui-même,
qui venait bien et dûment pour m'assassiner.

     [Note 55: Cette réflexion paraîtrait étrange si l'on ne
     se rappelait que ceci a été écrit sous la Restauration, et
     qu'alors les mots d'empereur, d'Empire, de Bonaparte même
     n'étaient plus prononcés dans la bonne compagnie. (P. R.)]

     [Note 56: Époque de la machine infernale.]

»Quand on verra le repos suivre cet événement-ci, on ne m'en voudra
plus, et, dans un an, on trouvera cette mort une grande action
politique. Mais il est vrai qu'elle m'a forcé d'abréger la crise. Ce que
je viens de faire n'entrait dans mes plans qu'à deux ans d'ici. Je
comptais garder encore le consulat, quoique avec cette forme de
gouvernement les mots jurassent avec les choses, et que les signatures
que je mettais au-dessous de tous les actes de mon autorité fussent le
vrai paraphe d'un mensonge continuel. Nous aurions cependant encore
marché ainsi, la France et moi, parce qu'elle a pris confiance et
qu'elle voudra tout ce que je voudrai. Mais cette conspiration-ci a
pensé remuer l'Europe; il a donc fallu détromper l'Europe et les
royalistes. J'avais à choisir entre une persécution de détail, ou un
grand coup; mon choix ne pouvait pas être douteux. J'ai donc imposé
silence pour toujours et aux royalistes et aux jacobins. Restent les
républicains, ces songe-creux qui croient qu'on peut faire une
république sur une vieille monarchie, et que l'Europe nous laisserait
fonder tranquillement un gouvernement fédératif de vingt millions
d'hommes. Ceux-là, je ne les gagnerai pas, mais ils sont en petit
nombre, et sans crédit. Vous autres, Français, vous aimez la monarchie,
c'est le seul gouvernement qui vous plaise. Je parie que vous, monsieur
Rémusat, vous êtes plus à l'aise cent fois, depuis que vous m'appelez
_Sire_, et que je vous dis _Monsieur_?» Comme il y avait de la vérité
dans cette observation, mon mari se mit à rire, et répondit qu'en effet
le pouvoir souverain paraissait lui aller très bien. «Au fait, reprit
l'empereur, dont la bonne humeur continuait, je crois que j'obéirais
fort mal. Je me souviens que, lors du traité de Campo-Formio, nous nous
réunîmes, M. de Cobenzl et moi, pour le conclure définitivement, dans
une salle où, selon la coutume autrichienne, on avait élevé un dais et
figuré le trône de l'empereur d'Autriche. Quand j'entrai dans cette
chambre, je demandai ce que cela signifiait, et, après, je dis au
ministre autrichien: «Tenez, avant de commencer, faites ôter ce
fauteuil, car je n'ai jamais vu un siège plus élevé que les autres sans
avoir envie aussitôt de m'y placer.»--Vous voyez que j'avais l'instinct
de ce qui devait m'arriver un jour.

»J'ai acquis, aujourd'hui, une grande facilité pour l'administration de
la France; c'est que, ni elle ni moi, nous ne nous trompons plus.
Talleyrand voulait que je me fisse _Roi_; c'est le mot de son
dictionnaire. Il se serait cru tout de suite redevenu grand seigneur
sous un roi; mais je ne veux de grands seigneurs que ceux que je ferai;
et puis le titre de roi est usé, il porte avec lui des idées reçues, il
ferait de moi une espèce d'héritier; je ne veux l'être de personne.
Celui que je porte est plus grand, il est encore un peu vague, il sert
l'imagination. Voici une révolution terminée, et doucement, je m'en
vante. Savez-vous pourquoi? c'est qu'elle n'a déplacé aucun intérêt, et
qu'elle en éveille beaucoup. Il faut toujours tenir vos vanités en
haleine à vous autres; la sévérité du gouvernement républicain vous eût
ennuyés à mort. Qu'est-ce qui a fait la Révolution? c'est la vanité.
Qu'est-ce qui la terminera? encore la vanité. La liberté est un
prétexte. L'égalité, voilà votre marotte, et voilà le peuple content
d'avoir pour roi un homme pris dans les rangs des soldats. Des hommes
comme l'abbé Sieyès, ajouta-t-il encore en riant, pourraient bien crier:
au despotisme! que mon autorité demeurera toujours populaire. J'ai
aujourd'hui le peuple et l'armée pour moi; il serait bien bête, celui
qui ne saurait pas régner avec cela.»

En achevant ces mots, Bonaparte se leva. Jusqu'à ce moment, il avait été
fort gai, son ton de voix, son visage, ses gestes, tout était à
l'unisson d'une simplicité encourageante. Il souriait, nous voyait
sourire, et s'amusait même des réflexions que nous mêlions à ses
discours; enfin il nous avait mis tout à fait à l'aise. Mais, comme s'il
eût tout à coup fini son rôle de _bonhomme_, à l'instant même son visage
devint grave, il releva son regard sévère, qui semblait toujours
exhausser sa petite stature, et donna à M. de Rémusat je ne sais plus
quel ordre insignifiant, avec toute la sécheresse d'un maître absolu qui
ne veut pas perdre une occasion de commander quand il demande.

Le son de sa voix, si opposé à celui qui m'avait frappé depuis une
heure, me fit presque tressaillir, et quand nous nous retirâmes, mon
mari, qui avait remarqué ce mouvement, me confia qu'il avait reçu la
même impression que moi. «Vous voyez, me dit-il, il a craint que ce
moment d'épanchement ne diminuât quelque chose de la crainte qu'il veut
toujours inspirer. Il s'est cru obligé, en nous congédiant, de nous
replacer en présence du _maître_.» Cette observation, vraie et fine, ne
s'est jamais effacée de ma mémoire, et j'ai plus d'une fois, depuis, été
à portée de juger combien elle était fondée sur une vraie connaissance
du caractère de Bonaparte.

Mais je me suis laissé entraîner par le récit de cette conversation et
par les réflexions qui l'ont précédée. Revenons au jour qui fit
Bonaparte empereur, et achevons de retracer les scènes curieuses qui se
passèrent sous mes yeux.

J'ai dit quelles personnes Bonaparte avait invitées à dîner avec lui
dans cette journée. Un moment avant de nous mettre à table, le
gouverneur du palais, Duroc, vint nous prévenir tous, les uns après les
autres, des titres de prince et princesse qu'il fallait donner à Joseph
et à Louis Bonaparte, ainsi qu'à leurs femmes. Mesdames Bacciochi et
Murat paraissaient atterrées de cette différence entre elles et leurs
belles-soeurs. Madame Murat avait peine surtout à dissimuler son
mécontentement. Vers six heures, le nouvel empereur parut et commença,
sans aucune apparence de gêne, à saluer chacun de sa nouvelle dignité.
Je me souviens qu'à moi seule dans ce moment, je reçus une impression
profonde qui pouvait bien avoir toutes les apparences d'un
pressentiment. La journée avait d'abord été belle, mais fort chaude.
Vers le moment où le Sénat arrivait à Saint-Cloud, le temps se brouilla
tout à coup, le ciel s'obscurcit, on entendit quelques coups de
tonnerre, et nous fûmes menacés pendant plusieurs heures d'un violent
orage. Ce ciel noir et chargé, qui semblait peser sur le château de
Saint-Cloud, me parut comme un triste présage, et j'eus peine à détruire
la tristesse que j'éprouvais. Quant à l'empereur, il était gai et
serein, et jouissait, je pense, en secret, de la petite contrainte que
le cérémonial nouveau mettait entre nous tous. L'Impératrice conservait
toute son aimable aisance; Joseph et Louis semblaient contents, madame
Joseph résignée à ce qu'on exigerait d'elle, madame Louis, soumise de
même; et, ce qu'on ne peut trop louer par comparaison, Eugène de
Beauharnais simple, naturel, et montrant un esprit dégagé de toute
ambition secrète et mécontente. Il n'en était pas de même du nouveau
maréchal Murat; mais la crainte qu'il avait de son beau-frère le forçait
de se contenir; il gardait un silence soucieux.

Quant à madame Murat, elle éprouvait un violent désespoir, et, pendant
le dîner, elle fut si peu maîtresse d'elle-même, lorsqu'elle entendit
l'empereur nommer à plusieurs reprises la _princesse_ Louis, qu'elle ne
put retenir ses pleurs. Elle buvait à coups redoublés de grands verres
d'eau, pour tâcher de se remettre et paraître faire quelque chose; mais
les larmes la gagnaient toujours.

Chacun en était embarrassé, et son frère souriait assez malignement.
Pour moi, j'éprouvais la plus grande surprise, et, en même temps, je
dirais presque une sorte de dégoût, de voir cette jeune et jolie figure
contractée par les émotions d'une si sèche passion. Madame Murat avait
alors vingt-deux à vingt-trois ans; son visage d'une blancheur
éblouissante, ses beaux cheveux blonds, la couronne de fleurs dont ils
étaient entourés, la robe couleur de rose qui la parait, tout cela
donnait à sa personne quelque chose de jeune, presque d'enfantin, qui
contrastait désagréablement avec le sentiment fait pour un tout autre
âge, dont on voyait qu'elle était atteinte. On ne pouvait avoir aucune
pitié de ses pleurs, et je crois qu'elles affectaient tout le monde,
ainsi que moi, fort désagréablement. Madame Bacciochi, plus âgée, plus
maîtresse d'elle-même, ne pleura point; mais elle se montrait brusque,
tranchante, et traitait chacun de nous avec une hauteur marquée.

L'empereur parut enfin irrité de cette conduite de ses deux soeurs, et
il accrut leur mécontentement par des railleries indirectes, mais qui
les blessèrent très directement. Tout ce que je vis dans cette journée
me donna une idée nouvelle et forte de la puissance des émotions que
peut produire l'ambition sur des âmes d'une certaine sorte, c'était un
spectacle dont, avant ce jour, je n'avais nulle idée.

Le lendemain, après un dîner fait en famille, il se passa une scène
violente dont je ne fus pas témoin, mais dont nous entendions les éclats
à travers la muraille qui séparait le salon de l'impératrice de celui où
nous nous tenions. Madame Murat éclata en plaintes, en larmes, en
reproches; elle demanda pourquoi on voulait les condamner, elle et ses
soeurs, à l'obscurité, au mépris, tandis qu'on couvrait des étrangères
d'honneurs et de dignités. Bonaparte fut très dur dans ses réponses,
déclarant à plusieurs reprises qu'il était le maître de répartir les
dignités à sa volonté. Ce fut dans cette occasion qu'il laissa échapper
ce mot piquant qu'on a retenu. «En vérité, à voir vos prétentions,
mesdames, on croirait que nous tenons la couronne des mains du feu roi
notre père.»

L'impératrice me raconta, ensuite, toute cette violente discussion.
Quelque bonne qu'elle fût, elle ne pouvait s'empêcher de s'amuser un peu
de la douleur d'une personne qui la haïssait parfaitement. À la fin de
la conversation, madame Murat, hors d'elle par l'excès de son désespoir
et l'âpreté des paroles qu'il lui fallait entendre, tomba sur le
plancher, et s'évanouit complètement. Le courroux de Bonaparte disparut
à cette vue, il s'apaisa, et quand sa soeur reprit ses sens, il laissa
entrevoir quelque disposition à la contenter. En effet, quelques jours
après, au sortir d'une consultation avec M. de Talleyrand, Cambacérès,
et quelques autres personnes, on décida qu'il n'y avait aucun
inconvénient à décorer par courtoisie les soeurs de l'empereur d'une
dénomination particulière, et nous apprîmes par le _Moniteur_ qu'on leur
donnerait, en leur parlant, le titre si désiré d'Altesse Impériale.

Mais il resta encore, pour ce moment, un chagrin à madame Murat et à son
époux. Les règlements intérieurs du palais de Saint-Cloud partagèrent
l'appartement impérial en plusieurs salons où l'on n'entrait que selon
le nouveau rang dont chacun était revêtu. Le salon le plus voisin du
cabinet de l'empereur devint le salon du trône ou des princes, et le
maréchal Murat, quoique époux d'une princesse, s'en vit fermer la porte.
Ce fut M. de Rémusat qui fut chargé de la désagréable commission de
l'arrêter, quand il se disposait à y passer. Quoique mon mari ne fût
point responsable des ordres qu'il avait reçus, et qu'il mît à les
transmettre les formes de la plus soigneuse politesse, Murat fut
vivement blessé de cet affront public, et lui et sa femme, déjà mal
disposés pour nous à cause de notre attachement pour l'impératrice, nous
firent, à M. de Rémusat et à moi, je dirais presque l'_honneur_ de nous
dévouer dès lors une haine secrète dont nous avons plus d'une fois senti
les atteintes. Mais cette fois, madame Murat, qui avait reconnu l'empire
que ses plaintes exerçaient sur son frère, se garda bien de regarder sa
cause comme perdue, et, en effet, on a vu par la suite qu'elle vint à
bout d'élever son époux à toutes les dignités qu'elle souhaitait si
ardemment.

Les nouvelles prérogatives des rangs jetèrent du trouble dans cette cour
jusqu'alors assez paisible. Nous eûmes, autour de madame Bonaparte, pour
notre compte, une sorte de parodie des agitations de vanité qui avaient
bouleversé la famille impériale.

Outre ses quatre dames du palais, madame Bonaparte rassemblait souvent
auprès d'elle les femmes des différents officiers du premier consul. On
y voyait de plus madame Maret, qui habitait toujours Saint-Cloud à cause
de la place de son mari, et la fille du marquis de Beauharnais qu'on
avait mariée à M. de la Valette, et à qui ses malheurs et sa tendresse
conjugale ont donné tant de célébrité, lors du jugement et de l'évasion
de son mari en 1815. Celui-ci, d'une naissance fort obscure, mais homme
d'esprit, d'un caractère aimable et facile, après avoir servi quelque
temps dans l'armée, avait quitté l'état militaire pour lequel ses moeurs
douces lui inspiraient de la répugnance. Le premier consul l'avait
employé dans quelques missions diplomatiques; il venait de le faire
conseiller d'État. Il montrait un dévouement extrême à tous les
Beauharnais dont il était devenu parent. Sa femme était simple et douce,
habituellement; mais il était décidé que la vanité deviendrait le
premier mobile de tous les sentiments des personnes attachées à cette
cour, quels que fussent leur sexe et leur âge.

Une décision de l'empereur ayant accordé aux dames du palais quelques
préséances sur les autres femmes, ce fut le signal de toutes les
jalousies féminines. Madame Maret, sèche et orgueilleuse, fut blessée
de nous voir marcher devant elle; sa mauvaise humeur la rapprocha de
madame Murat qui entendait si bien les mécontentements de ce genre.
D'ailleurs M. de Talleyrand qui n'aimait pas Maret, et qui se moquait
impitoyablement de ses ridicules, assez mal aussi avec Murat, devenu
l'objet de la haine de tous deux, fut par cette haine même l'occasion
d'une sorte de lien entre eux. L'impératrice, qui n'aimait point
quiconque s'attachait à madame Murat, traita madame Maret avec une sorte
de sécheresse, et de ce côté, quoique toujours parfaitement étrangère à
tous ces sentiments violents, et, pour mon compte, ne haïssant personne,
je fus un peu comprise dans l'animadversion de ce parti contre les
Beauharnais.

Enfin, un dimanche matin, la nouvelle impératrice reçut l'ordre de
paraître à la messe accompagnée seulement de ses quatre dames du palais.
Madame de la Valette, qu'on avait vue jusqu'alors partout aux côtés de
sa tante, se trouvant tout à coup privée de cet honneur, versa à son
tour beaucoup de larmes, et nous eûmes encore cette jeune ambition à
consoler. Tout cela m'amusait fort à regarder; je me conservais sereine
au milieu de ces troubles un peu ridicules, et peut-être assez
naturels. Mais, on était tellement accoutumé à voir toutes les têtes
tournées dans le palais, et les joies et les peines produites seulement
par de nouvelles ambitions, satisfaites ou trompées, qu'un jour, me
trouvant d'humeur assez gaie et riant de bon coeur de je ne sais plus
quelle plaisanterie qu'on faisait devant moi, l'un des aides de camp de
Bonaparte, s'approchant tout à coup, me demanda tout bas si j'avais reçu
pour mon compte la promesse de quelque nouvelle dignité; et je ne pus
m'empêcher de lui demander à mon tour s'il croyait que, dorénavant, à
Saint-Cloud, il fallût toujours pleurer, dès qu'on n'était pas
princesse.

Ce n'est pas, cependant, que je n'eusse aussi, comme les autres, ma
petite ambition; mais cette ambition était modérée, et fort facile à
contenter. L'empereur m'avait fait dire par l'impératrice, M. de
Caulaincourt avait répété à mon mari, qu'au moment de l'affermissement
de sa fortune, il n'oublierait pas celle des individus qui s'étaient
dévoués de si bonne heure à lui. Tranquilles pour notre avenir sur cette
assurance, nous ne faisions aucune démarche, et nous avions tort, car
tout le monde s'agitait autour de nous. M. de Rémusat a toujours été
étranger à toute espèce d'intrigue; c'est presque un défaut, quand on
habite une cour. Il y a certaines qualités du caractère qui nuisent
absolument à l'avancement auprès des souverains. Ceux-ci n'aiment point
à trouver autour d'eux ces sentiments généreux, et cette philosophie
dans les opinions, qui sont une marque de l'indépendance de l'âme qu'on
saura conserver près d'eux, et ce qu'ils pardonnent le moins, c'est
qu'on garde en les servant quelques moyens d'échapper à leur pouvoir.
Bonaparte, plus exigeant que qui que ce soit sur toutes les espèces de
dévouement, s'aperçut promptement que M. de Rémusat le servirait
loyalement, mais sans se prêter à tous ses caprices. Cette découverte,
aidée de quelques circonstances, que je rapporterai à mesure qu'elles se
présenteront, le dégagea de ce qu'il croyait lui devoir. Il garda mon
mari près de lui, il l'employa, parce que cela lui était commode, mais
il ne l'éleva point là où il a porté tant d'autres, parce qu'il
s'aperçut que ses dons ne lui acquerraient point les complaisances d'un
homme qui ne se montrait pas capable de sacrifier la délicatesse à
l'ambition. D'ailleurs, le métier de courtisan était incompatible avec
les goûts de M. de Rémusat. Il aimait la retraite, les occupations
graves, la vie intime; toutes les affections de son coeur étaient
tendres et morales; l'emploi ou la perte de son temps, tout destiné par
sa place à cette continuelle et minutieuse attention de ce qui constitue
l'étiquette des cours, excitait souvent ses regrets. Enlevé à sa
destinée naturelle par la Révolution qui l'avait tiré de la
magistrature, il croyait devoir à l'avenir de ses enfants de demeurer
dans cette situation où les circonstances l'avaient jeté; mais il
s'ennuyait de ce service de niaiseries importantes auxquelles il était
condamné, et il ne se montrait qu'exact, là où il eût fallu être assidu.
Plus tard, quand le voile qui couvrait ses yeux fut tombé, et qu'il vit
Bonaparte tel qu'il était réellement, l'indignation souleva son âme
généreuse, et il souffrit beaucoup de se voir précisément attaché au
service intime de sa personne. Or, rien ne coupe court à l'avancement
d'un courtisan comme certaines répugnances morales, qu'il ne s'applique
point assez à renfermer. Mais, à cette époque, tous ces sentiments
étaient encore vagues au dedans de nous, et je reviens à ce que je
disais au commencement. Nous avions lieu de penser que l'empereur nous
devait bien quelque chose, et nous comptions sur lui.

Mais, de plus, le moment ne tarda pas d'arriver où nous perdîmes de
notre importance. Bientôt des gens égaux à nous, et presque aussitôt des
gens supérieurs par leur naissance et par leur fortune, sollicitèrent la
faveur de faire partie de cette cour; on conçoit qu'on ne dut plus
mettre autant de prix au dévouement de ceux qui avaient, les premiers,
ouvert la route. Bonaparte fut réellement flatté des conquêtes qu'il fit
peu à peu sur la noblesse française. Madame Bonaparte, elle-même, plus
susceptible d'affection que lui, eut un moment la tête tournée, quand
elle vit des grandes dames parmi ses dames du palais. Des personnes plus
habiles en intrigue eussent, à cet instant, redoublé d'adresse et
d'assiduité pour tâcher de garder leur position, que cette foule vaine
de son importance pressait de tous côtés; mais, loin de là, nous
cédâmes, nous vîmes des occasions de retrouver quelque liberté, nous en
profitâmes assez imprudemment, et quand un motif, quel qu'il soit, vous
fait lâcher pied à la cour, il est bien rare qu'on puisse jamais
regagner le poste qu'on occupait.

M. de Talleyrand, qui poussait Bonaparte à faire renaître autour de lui
tous les prestiges de la royauté, l'engagea à contenter avec soin les
prétentions vaniteuses de ceux qu'on voulait attirer, et la noblesse en
France n'est satisfaite que lorsqu'elle est préférée. Il fallut donc
faire briller à ses yeux les distinctions qu'elle se croyait le droit
d'exiger. On était bien sûr de gagner les Montmorency, les Montesquiou,
etc., en leur promettant que, du jour où ils prendraient rang auprès de
Bonaparte, ils deviendraient les premiers, comme par le passé. Il était,
au fond, difficile que cela fût autrement, une fois qu'on se décidait à
faire une véritable cour.

Il y a des gens qui ont cru qu'il eût été plus habile à Bonaparte, en
prenant le titre neuf d'empereur, de garder encore autour de lui quelque
chose de cette apparence simple et austère dont on perdit l'aspect avec
le consulat. Un gouvernement constitutionnel d'une part, une cour peu
nombreuse, sans luxe, qui se fût ressentie des changements que les
révolutions avaient apportés dans les idées, eût moins satisfait la
vanité peut-être, mais eût obtenu une plus véritable considération. Au
moment dont je parle, on consulta de tous côtés pour savoir de quelle
manière on décorerait l'entourage dont le nouveau souverain serait
environné. Duroc invita M. de Rémusat à donner par écrit ses idées à cet
égard. Mon mari rédigea un plan sage, mesuré, mais qui fut trouvé trop
simple pour les projets secrets que personne ne pouvait alors deviner.
«Il n'y a pas là assez de pompe, disait Bonaparte en le lisant. Tout
cela ne jetterait point de poudre aux yeux.» Il voulait séduire, pour
mieux tromper. Se refusant décidément à donner aux Français une
constitution libre, il fallait qu'il les éblouît, les étourdît par tous
les moyens à la fois; et, comme il y a toujours de la petitesse dans
l'orgueil, le suprême pouvoir ne lui suffit point encore, il en voulut
la montre, et de là l'étiquette, les chambellans, qui, dans son idée,
faisaient encore mieux disparaître le parvenu. Il aimait la pompe, il
penchait vers un système féodal, tout à fait hors des idées du siècle où
il vivait, qu'il a pensé établir cependant, mais qui, vraisemblablement,
n'eût duré que le temps de son règne. On ne peut se représenter tout ce
qui lui passait par la tête à cet égard: «L'Empire français, disait-il,
deviendra la mère-patrie des autres souverainetés; je veux que chacun
des rois de l'Europe soit forcé de bâtir dans Paris un grand palais à
son usage; et, lors du couronnement de l'empereur des Français ces rois
viendront à Paris, et orneront de leur présence et salueront de leurs
hommages cette imposante cérémonie.» Ce plan démontrait-il autre chose
que l'espoir de recréer les grands fiefs, et de ressusciter un
Charlemagne qui eût exploité, à son profit seulement et pour fortifier
sa puissance, et les idées despotiques des temps passés, et les
expériences des temps modernes?

Bonaparte a si souvent répété qu'il était, à lui seul, toute la
Révolution, qu'il a fini par se persuader qu'en conservant sa propre
personne, il en gardait tout ce qu'il était utile de ne pas détruire.
Quoiqu'il en soit, la maladie de l'étiquette sembla s'être emparée de
tous les habitants du château impérial de Saint-Cloud. On tira de la
bibliothèque les énormes règlements de Louis XIV, et on commença à en
faire des extraits, pour les rédiger à la convenance de la nouvelle
cour. Madame Bonaparte envoya chercher madame Campan, qui avait été
première femme de chambre de la reine. Elle était personne d'esprit;
elle tenait une pension où, comme je l'ai déjà dit quelque part, presque
toutes les jeunes personnes qui paraissaient à cette cour avaient été
élevées. On la questionna avec détail sur les habitudes intérieures de
la dernière reine de France; je fus chargée d'écrire sous sa dictée tout
ce qu'elle raconterait, et Bonaparte joignit le très gros cahier qui
résulta de nos entretiens à ceux qu'on lui portait de toutes parts. M.
de Talleyrand était consulté sur tout. On allait et venait; on s'agitait
dans une sorte d'incertitude qui avait son agrément, parce que chacun
s'attendait à monter et à s'élever. Il faut l'avouer franchement, nous
nous croyions tous plus ou moins grandis de quelque chose; la vanité est
ingénieuse dans ses spéculations; les nôtres touchaient à tout.

Quelquefois on était, pour un moment, un peu désenchanté par l'effet
tant soit peu ridicule que cette agitation produisait sur un certain
monde. Ceux qui demeuraient étrangers à nos nouvelles grandeurs disaient
comme Montaigne: _Vengeons-nous par en médire_. Les railleries plus ou
moins fines, les calembours sur ces princes de fraîche date, troublaient
nos brillantes illusions; mais il est toujours assez petit le nombre de
ceux qui se permettent de blâmer le succès, et les batteries
l'emportèrent de beaucoup sur la critique, du moins dans tout le cercle
où nos regards pouvaient atteindre.

Voilà donc, à peu près, l'attitude dans laquelle nous nous trouvâmes à
la fin de cette première époque qui se termine ici. Nous verrons, en
rapportant la seconde, les progrès que nous fîmes tous (et quand je dis
tous, c'est de la France et de l'Europe que je parle), dans cette route
de prestiges et de brillantes erreurs, où nos libertés et notre vraie
grandeur allèrent se perdre et s'enfouir pour si longtemps.

J'ai oublié de dire qu'au mois d'avril de cette année, Bonaparte avait
nommé son frère Louis membre du conseil d'État, et son frère Joseph
colonel du 4e régiment de ligne: «Il faut, leur disait-il, que vous
soyez tous deux tour à tour officiers civils et militaires, et que vous
ne paraissiez étrangers à rien de ce qui concerne les intérêts de la
patrie.»

FIN DU TOME PREMIER.



TABLE DU TOME PREMIER.


PRÉFACE.

INTRODUCTION.

Portraits et anecdotes.

LIVRE PREMIER. 1802-1804.

CHAPITRE PREMIER. 1802-1803.

Détails de famille.--Ma première soirée à Saint-Cloud.--Le général
Moreau.--M. de Rémusat est nommé préfet du palais, et je deviens dame du
palais.--Habitudes du premier consul et de madame Bonaparte.--M. de
Talleyrand.--La famille du premier consul.--Mesdemoiselles Georges et
Duchesnois.--Jalousie de madame Bonaparte.

CHAPITRE II. 1803.

Retour aux habitudes de la monarchie.--M. de Fontanes.--Madame
d'Houdetot.--Bruits de guerre.--Réunion du Corps législatif.--Départ de
l'ambassadeur d'Angleterre.--M. Maret.--Le général Berthier.--Voyage
du premier consul en Belgique.--Accident de voiture.--Fêtes
d'Amiens.

CHAPITRE III. 1803.

Suite du voyage en Belgique.--Opinions du premier consul sur la
reconnaissance, la gloire et les Français.--Séjour à Gand, à Malines, à
Bruxelles.--Le clergé.--M. de Roquelaure.--Retour à
Saint-Cloud.--Préparatifs d'une descente en Angleterre.--Mariage de
madame Leclerc.--Voyage du premier consul à Boulogne.--Maladie de M. de
Rémusat.--Je vais le rejoindre.--Conversations du premier
consul.

CHAPITRE IV. 1803-1804.

Suite des conversations du premier consul à Boulogne.--Lecture de la
tragédie de _Philippe-Auguste_.--Mes nouvelles impressions.--Retour à
Paris.--Jalousie de madame Bonaparte.--Fêtes de l'hiver de 1804.--M. de
Fontanes.--M. Fouché.--Savary.--Pichegru.--Arrestation du général
Moreau.

CHAPITRE V. 1804.

Arrestation de Georges Cadoudal.--Madame Bonaparte m'annonce la mission
de M. de Caulaincourt à Ettenheim.--Arrestation du duc d'Enghien.--Mes
angoisses et mes instances auprès de madame Bonaparte.--Soirée à la
Malmaison.--Mort du duc d'Enghien.--Paroles remarquables du premier
consul.

CHAPITRE VI. 1804.

Impression produite à Paris par la mort du duc d'Enghien.--Efforts du
premier consul pour la dissiper.--Représentation de l'Opéra.--Mort de
Pichegru.--Rupture de Bonaparte avec son frère Lucien.--Projet
d'adoption du jeune Napoléon.--Fondation de l'Empire.

CHAPITRE VII. 1804.

Effets et causes de l'avènement de Bonaparte au trône.--Conversation de
l'empereur.--Chagrins de madame Murat.--Caractère de M. de Rémusat.--La
nouvelle cour.

FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER.

       *       *       *       *       *

F. Aureau.--Imprimerie de Lagny



OUVRAGES DE M. CHARLES DE RÉMUSAT de l'Académie Française


ESSAI DE PHILOSOPHIE, 2 volumes in-8. Paris, Ladrange, 1842.

DE LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE, rapport à l'Académie des Sciences morales
et politiques, in-8. Paris, Ladrange, 1845.

SAINT ANSELME DE CANTORBERY, sa vie et sa philosophie, in-8. Paris,
Didier, 1853.

ABÉLARD, sa vie, sa philosophie et sa théologie, nouvelle édition, 2
volumes in-8. Paris, Didier, 1855.

L'ANGLETERRE AU XVIIIE SIÈCLE, études et portraits, 2 vol. in-8. Paris,
Didier, 1856.

BACON, sa vie, son temps, sa philosophie et son influence jusqu'à nos
jours, in-8. Paris, Didier, 1857.

CRITIQUES ET ÉTUDES LITTÉRAIRES ou passé et présent, nouvelle édition
revue et considérablement augmentée, 2 volumes in-18. Paris, Didier,
1857.

POLITIQUE LIBÉRALE, ou fragments pour servir à l'histoire de la
Révolution française, in-8. Paris, Michel Lévy, 1860.

PHILOSOPHIE RELIGIEUSE. De la théologie naturelle en France et en
Angleterre, in-18. Paris, 1864.

HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE EN ANGLETERRE, depuis Bacon jusqu'à Locke, 2
vol. in-8. Paris, 1877.

ABÉLARD, drame inédit publié avec une préface et des notes par PAUL DE
RÉMUSAT, in-8. Paris, C. Lévy, 1877.

LA SAINT-BARTHÉLEMY, drame inédit, publié par PAUL DE RÉMUSAT, in-8.
Paris, C. Lévy, 1878.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires de madame de Rémusat (1/3) - publiées par son petit-fils, Paul de Rémusat" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home