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Title: Mémoires d'une contemporaine - Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc... Tome 4
Author: Saint-Elme, Ida, 1778-1845
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires d'une contemporaine - Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc... Tome 4" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE,

OU

SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE,
DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC.

     «J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les
     saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la
     grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des
     sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans
     de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de
     Waterloo.» MÉMOIRES, _Avant-propos_.

TOME QUATRIÈME.

Troisième Édition.



PARIS.

LADVOCAT, LIBRAIRE, QUAI VOLTAIRE, ET PALAIS-ROYAL, GALERIE DE BOIS.

1828.



CHAPITRE XCIII.

Insurrection des paysans d'Arezzo.--Portrait du général Menou.--Origine
de la famille Bonaparte.--Singulier testament et mort d'un oncle de
l'Empereur.


Chez tous les peuples, mais surtout chez la nation italienne, il y a
toujours un mécontentement tout fait contre le présent: on hait pour
regretter ensuite ce qu'on a haï; on trouve de l'indignation aujourd'hui
contre un gouvernement pour lequel on trouvera des larmes demain. C'est
ce qui est arrivé aux Toscans: cette domination française, qui
paraissait alors un joug, est invoquée en ce moment peut-être comme un
bienfait; mais notre autorité n'en eut pas moins à subir, sous la main
habile et ferme de la sœur de Napoléon, l'opposition railleuse des
salons et l'opposition armée des campagnes.

L'Autriche, malgré ses défaites, l'Autriche, qui ne se lasse jamais, et
qui prévoit encore dans son désespoir même, entretenait par de
constantes intelligences les dispositions remuantes de l'Italie.
L'incertitude de nos premières victoires dans les campagnes d'Allemagne,
l'onéreuse diversion de la Péninsule enflammée, l'absence des troupes
françaises nécessaires sur les champs de bataille et enlevées aux
garnisons; toutes ces circonstances réunies avaient fourni, avec des
espérances contre notre fortune, l'audace de la braver. Des placards
séditieux étaient journellement affichés à Florence, à Pise et autres
villes; les paysans d'Arezzo avaient paru en armes aux portes de Sienne;
déjà l'on raillait les Français et leurs partisans; on faisait à chacun
son lot dans les proscriptions futures: l'un devait être étranglé,
l'autre brûlé sur la place; les plus indulgens parmi les fonctionnaires,
au lieu d'être jetés dans l'Arno, devaient, par un atroce jeu de mots,
être seulement coulés dans l'Arnino, diminutif du grand fleuve qui
traverse Pise. Des prédicateurs désignèrent sans beaucoup de détours les
Français et leurs partisans au poignard. Des vêpres florentines furent,
en quelque sorte organisées par le clergé, de jeunes prêtres joignirent
à leurs prédications la publication de petits pamphlets clandestins, et
l'un d'eux fit sur Napoléon une anagramme qui courut le pays, genre de
guerre bien peu proportionné à la taille d'un pareil ennemi. Mais la
gouvernante déploya dans cette occasion un grand caractère; elle
concerta avec les généraux des mesures belliqueuses: des ordres du jour
ordonnèrent l'armement de tous les fonctionnaires publics pour concourir
à la défense de la patrie. Les tribunaux eux-mêmes furent mis en
réquisition militaire. Rien de plaisant comme des juges, et des juges
italiens, condamnés à quitter leurs siéges pour se battre. Ils firent,
aux instructions qu'ils reçurent pour leur armement et leur équipement,
un peu plus de résistance qu'ils n'en eussent fait devant l'ennemi.
Cependant on obéit; la chambre des avoués se distingua par la
promptitude de sa résignation; les notaires se piquèrent d'honneur. Bon
gré mal gré, le sabre remplaça la plume, et l'héroïsme forcé de la
magistrature toscane présenta un moment la plus grotesque caricature que
j'aie jamais vue. Le général Menou vint commander en ce moment la
division militaire.

Qui n'a pas entendu parler du général Menou? Quoiqu'il n'ait fait en
quelque sorte que passer sous mes yeux, sa destinée avait été trop
singulière pour que je n'aie pas cherché à le bien connaître, et pour
que je ne cède pas au plaisir de le peindre. Il avait été maréchal de
camp sous l'ancien régime. Jeté dans la majorité de l'Assemblée
constituante, il y avait beaucoup parlé sans se faire une réputation
d'orateur: c'était un de ces hommes du milieu, qu'à la tribune on
estimait assez à cause de ses titres militaires, et qui à l'armée
s'était soutenu par sa réputation législative. Je crois qu'au fond ce
n'était guère qu'une capacité paperassière. Du reste, comme tous les
hommes de l'ancien régime, poussé par hasard, par intérêt ou par choix
dans la révolution, il y avait porté ce caractère d'ambition étourdie et
un peu frivole, cette facilité remuante plutôt que factieuse, dont le
nom de Dumouriez rappellera le type et le modèle. Assez brave pour ne
point déparer, sous le rapport du courage, notre admirable armée
d'Égypte, dont il obtint le commandement après l'assassinat de Kléber,
il y avait en quelque sorte deviné le rôle que joue en ce moment un
célèbre pacha, et s'était fait musulman autant qu'il l'avait pu. Il
avait toutes les velléités de la grandeur, bien plus que les talens qui
y conduisent; une de ces ames de seconde classe, qui la conçoivent comme
un caprice, et qui en jouiraient comme d'un hochet. Du reste, Abdalha
s'était fort bien assoupli à l'empire. Napoléon l'avait traité sans
conséquence, mais non sans générosité[1]; il lui avait seulement
interdit le séjour de Paris, mais l'indemnisait par de fort beaux
commandemens en Italie, à Turin, à Florence et à Gênes, où il est mort à
soixante-douze ans, d'amour pour la première actrice du théâtre. Menou,
espèce de ventru avec de l'imagination, était en tout un de ces
ambitieux accommodans qui ne reculent pas plus devant la résignation
d'une position secondaire mais lucrative, que devant le pesant fardeau
d'une trop haute fortune: c'est un général qui a eu beaucoup de succès à
Turin, où il vivait avec sa mystérieuse et invisible Égyptienne, par un
bal: ce bal fut, en effet, remarquable par sa richesse et sa durée; car
pendant trois jours, il ne fut pas interrompu: musiciens et danseuses se
relayaient au milieu d'une magnificence qui semblait intarissable, et la
solennité du mercredi des Cendres put seule mettre un terme à cette
fête, où l'on avait veillé trois jours comme dans un camp.

Malgré tous les souvenirs de cette vie presque fantasmagorique, malgré
les qualités que supposent tant d'aventures, la distinction par laquelle
le général Menou m'a le plus frappée, c'est son faste élégant, sa
dépense généreuse, son talent de faire des dettes, et son génie de ne
point les payer; enfin, c'est un héros qui vivra dans la mémoire... des
créanciers.

Le général Menou ne fit en quelque sorte que passer en Toscane, et, dans
sa courte présence, il montra du caractère, de la résolution, et sut
contenir le pays avec peu de ressources, seulement avec du bruit. Il
écrivit aux évêques, aux curés, et à tous les prêtres exerçans, qu'ils
lui répondaient de la tranquillité publique; qu'il mettrait
l'insurrection sur leur conscience; et qu'en leur qualité de
confesseurs, ils s'arrangeassent pour prévenir, par l'activité de leurs
pacifiques exhortations, l'infaillible qualité de martyrs, qu'il leur
promettait en cas de mouvement.

Les victoires de Napoléon arrivèrent bientôt, et, en décidant de plus
grands événemens, dissipèrent toutes les petites fumées
insurrectionnelles qui s'étaient élevées sur les bords de l'Arno, et les
bulletins de la grande armée suffirent contre la bravoure italienne.
Deux faits que je vais citer prouveront tout à la fois le caractère
moral et belliqueux que cette courte émotion nationale vit déployer.

Dans un des villages les plus disposés à la révolte, une brigade de sept
gendarmes tint en respect une population armée de plusieurs milliers
d'individus. Isolé, chacun des sept hommes de la petite armée eût été
probablement occis par surprise et par derrière; mais, formée en carré,
elle présenta une masse trop imposante pour être attaquée, et donna en
quelque sorte le secret de toutes les révoltes dans un pays dégradé et
déshérité de toute énergie.

Un maire d'un village voisin de Pise, sincèrement dévoué aux Français,
s'efforça d'épargner à la commune les désastres d'une rébellion Un coup
de stylet vint le frapper au milieu de ses fonctions, et lui apprendre
le danger d'un pareil courage. Favorisé par la complicité secrète de
presque tous les habitans, l'assassin s'échappa. La grande-duchesse fait
afficher qu'une récompense de cent sequins sera payée pour la découverte
du coupable: une si large promesse était bien puissante en Italie! Le
malheureux l'éprouva; mais ce qui ne se verrait pas ailleurs, c'est
qu'il fut vendu en quelque sorte par sa maîtresse, et ses camarades de
conspiration et toute la ville arrivèrent en masse pour le voir marcher
au supplice. La curiosité semblait avoir étouffé la bienveillance
factieuse, et pendant plusieurs jours, non contente d'avoir suivi
l'exécution, elle vint avec une inexplicable assiduité visiter et
contempler le corps que l'on avait exposé.

On a beaucoup parlé de la finesse des Normands, de la captieuse prudence
de leurs réponses devant les tribunaux, de leur habileté à ne jamais
dire ni oui ni non: ils perdraient beaucoup de leur réputation si on les
faisait concourir à cet égard avec les Toscans. Dans les nombreux procès
criminels qui s'instruisirent à la suite des mouvemens insurrectionnels
dont je viens de parler, et qui n'avaient pas besoin de cette
circonstance pour être fréquens, ou pouvait bien arracher quelquefois
des aveux au coupable, mais jamais une affirmation catégorique, un
renseignement clair et précis aux témoins. Ma manie de tout voir et de
tout observer m'a conduite quelquefois jusqu'à l'audience. Rien de plus
singulier que l'art des gens les plus grossiers du peuple pour éluder de
répondre. Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est l'espèce de conscience
qu'ils mettent encore à en manquer. Ainsi, les circonstances favorables
à l'accusé, ils les déduisent avec une religion toute particulière,
comme pour d'abord établir, qu'en disant un _oui_ bien net sur certain
point, ce ne sera pas leur faute s'ils n'ont que des _non_ sur les
autres circonstances. «Avez-vous vu passer un tel à telle heure? vous
étiez dans tel endroit.--Oui, il peut bien y avoir passé, mais j'étais
occupé de tel soin, et je n'ai pu distinguer.» Voilà le dialogue
perpétuel entre l'interrogateur et les interrogés.

Qu'on ajoute à de pareilles dispositions dans le caractère national la
stagnation du commerce, résultant du blocus continental, la mollesse et
la facilité italiennes, chargées dans la magistrature de l'application
des lois françaises, et l'on se fera une idée de toutes les causes qui
devaient en Toscane multiplier les crimes et les délits. Comme il faut
qu'il y ait toujours un peu de ridicule dans toutes les choses d'ici
bas, les salons dévoués à la France, et la police, qui était en Toscane
très habilement dirigée, avaient répandu le bruit que des mains
étrangères soulevaient et la misère et les désordres criminels dont on
était témoin. Les Anglais, qui sont très commodes pour ces sortes
d'accusations, et qui semblent avoir le privilége des machinations
politiques, les Anglais étaient représentés au public comme les auteurs
de tout. On prétendait qu'ils avaient fait en Sicile, en Afrique même,
une cargaison de brigands armés, et qu'ils en avaient opéré la descente
sur divers points de l'Italie. Le fait est que parmi ces bandits il se
trouvait beaucoup d'étrangers; mais les brigands doivent toujours être
un peu étrangers pour faire leurs affaires, car nul n'est prophète dans
son pays. Le gouvernement fit quelques exemples, ordonna des travaux,
offrit du travail, jeta quelque argent, et, grâces à tous ces soins
réunis, la sécurité se rétablit bientôt, et la matière criminelle
diminua un peu en Toscane.

Les tribunaux, ainsi que je l'ai déjà dit, étaient, plus exclusivement
que certaines autres fonctions publiques, exercés par des nationaux. Ils
étaient fort ignorans des lois françaises; mais ceux même que leur
capacité avait rapidement mis au courant étaient bien aises de se
retrancher aussi dans une inexpérience apparente et excusable, pour
conserver une liberté d'interprétation qu'en Italie la magistrature a
toujours su rendre lucrative. Aussi les femmes ont continué à jouir dans
les affaires de cette influence, quelquefois si fatale entre leurs
mains; car leur justice, à elles, ce sont leurs prédilections et leurs
antipathies. Les juges n'avaient pas, sous notre domination, cessé
d'être attachés à quelques dames en qualité de chevaliers servans; et ce
ne pouvait être au profit de la justice qu'ils cumulaient ces doubles
fonctions. Un grave président, auquel je faisais un jour quelques
observations à ce sujet, assurément fort singulières dans ma bouche, me
répondit par ce doucereux _concetto_: «De quoi vous plaignez-vous?
Thémis n'est-elle pas une femme? Si nos magistrats sont esclaves des
dames, c'est par esprit de corps.»

Quoique toute la noblesse toscane eût été enfournée à la cour de la
grande-duchesse, et qu'en général ce fût la portion de la population la
mieux disposée pour le nouveau régime, l'orgueil aristocratique,
toujours très souple en public et très enclin à s'en dédommager en
secret, avait dans le principe un peu raillé l'origine bourgeoise de la
famille napoléonienne. Cela avait été la mode de l'Europe; mais vingt
victoires, l'abaissement des vieux trônes, et les rois devenus des
courtisans forcés de Napoléon, toute cette adoption de la gloire et de
la fortune eut bientôt fait vieillir ces agréables plaisanteries, qu'un
pouvoir sans rancune ne paya souvent que par des faveurs et des
dotations. À l'époque où je vins à Florence, cette disposition railleuse
contre la famille roturière avait bien diminué; cela tenait-il à la
connaissance que la princesse avait fait répandre de l'antiquité
patricienne de la famille Bonaparte, qui, avant de s'établir, avait
fleuri avec éclat en Toscane même, à Saminiato el Tedesco, non loin de
Florence? La grande-duchesse s'y était rendue plusieurs fois et trouvait
plaisir à se faire parler de ses ancêtres. On m'a montré dans ce petit
bourg la maison même qu'avaient naguère habitée les nobles rejetons de
cette noble race. Je suis entrée dans cette maison, j'ai parcouru le
petit domaine: cela a été bientôt fait; le propriétaire, tout plein des
idées et des souvenirs de la famille Bonaparte, faisait avec une
importance très comique un petit cours d'histoire à cette occasion. Il
certifiait que la grande-duchesse, qui ne faisait rien pour lui,
l'honorait cependant d'une vénération particulière; que l'Empereur des
Français, roi d'Italie était venu également à Saminiato dès ses
premières campagnes, et lorsqu'il était général en chef de cette armée.
Napoléon a eu la joie, ajoutait le bavard et vaniteux gentilhomme
d'embrasser à cette époque un vieux oncle qui portait son nom, prêtre
respectable, qui reconnut son neveu avec bienveillance et avec orgueil.
La preuve que le brave homme lui-même ne pouvait appartenir qu'à la
première noblesse du pays, c'est qu'il était fort riche. Cet oncle est
mort en 1803; il n'a pu, hélas! assister au couronnement: mais il en
avait déjà assez vu pour ne plus douter des destinées futures de son
neveu et de sa famille. Admirez sa sagacité! il fit son testament, donna
toute sa fortune aux pauvres, laquelle montait bien à un honnête capital
de 50,000 écus, et il eut soin de déclarer qu'il ne la laissait point à
son neveu; que c'était pour lui et pour les siens une bagatelle dont ils
n'avaient pas besoin et dont ils sauraient bien se passer.

Lors du passage à Saminiato dont je vous parle, Bonaparte s'est donné à
l'égard de sa famille toute satisfaction; il a fait venir de Pise un
célèbre avocat: ils se sont enfermés plusieurs heures avec le vieux
prêtre et les papiers dont il gardait principalement le dépôt.

Le bon et respectable ecclésiastique m'a plusieurs fois raconté cette
visite, tous les soirs à peu près après son bréviaire, et il m'a dit que
son cher neveu avait témoigné une vive satisfaction, une vraie joie de
gentilhomme, quand il eut lu de ses yeux le parchemin contenant les
noms, qualités et titres d'un de ses aïeux, qui avait été autrefois
premier podestat de la ville de Florence.



CHAPITRE XCIV.

Ma position à Florence.--Les deux lectrices.


Au milieu du désordre de mes idées, j'avais cependant apporté à Florence
la résolution, ferme dans ma tête et faible dans mes actions, d'acquérir
une position honorable. La promptitude avec laquelle je m'étais séparée
d'une _comica compagnia_ était déjà beaucoup, avec des antécédens
pareils aux miens. Je fus dès lors une artiste dramatique comme on n'en
voit guère, n'ayant plus à redouter le côté pénible de la profession, la
sévérité du public. Attachée au théâtre de la cour, à l'un de ces
théâtres distingués où l'on admire froidement peut-être, mais où l'on
est préservé de ces excès d'honneur et d'indignité, également funestes
pour l'amour-propre ou pour le repos; dispensée par mon talent, trop
faible pour être utile, et par mon assiduité trop intime à la cour, pour
être soumise à tout travail suivi et à toute subordination humiliante,
je peux bien dire que je n'étais comédienne que de nom. Dans deux ou
trois entrevues, Élisa eut même la bonté de me dire que son intention
n'était pas que je remplisse les devoirs dramatiques de mon emploi, et
qu'elle ne laissait mon nom subsister sur la liste des acteurs de la
cour, que pour justifier par un titre quelconque ma présence, et donner
un prétexte aux libéralités de sa cassette. Aussi, pendant tout mon
séjour à Florence, je ne parus peut-être pas une demi-douzaine de fois
dans les coulisses, quoique Élisa et même Bacciochi voulussent bien
m'accorder plus de talent qu'à nos actrices en titre, et un ton de
déclamation qui leur plaisait davantage.

Mes fonctions réelles auprès de la grande-duchesse étaient celles de
lectrice, et mes véritables titres à ses bontés le bonheur de lui
plaire. Voici comment m'était venu cet avantage d'une intimité
particulière: Me trouvant un matin chez Élisa, appelée pour y recevoir
quelques nouvelles réprimandes sur le trop grand train que je menais, et
toutes sortes de plaintes de ce genre, elle demande le volume des Œuvres
d'Alfieri qui contenait la tragédie de _Rosemonde_, dont elle avait
ordonné une représentation. Le volume ne se trouva point sous la main;
j'offris alors de lui en réciter les principales scènes, et je m'en
acquittai avec assez de succès pour qu'elle voulût voir à l'instant si
ma lecture répondait à ma déclamation, et si, sans l'accessoire du
geste, un livre serait aussi bien dans mes mains. Quelques tirades de
Voltaire et quelques élégies de Parny suffirent à mon triomphe. Élisa
trouva que je lisais bien, «et de manière, ajouta-t-elle, à ce que je
sente souvent le besoin de vous entendre. Soyez tranquille, j'arrangerai
vos affaires, j'aviserai peut-être à vous donner la place de lectrice;
mais pour ne pas attendre les lenteurs que certaines circonstances
connues de vous exigent, vous jouirez de tous les avantages de cette
position intime, et vous remplirez plus souvent les devoirs de la place
que la titulaire elle-même, qui n'accentue pas mieux que vous les vers
harmonieux du Tasse et de l'Arioste. Ainsi, ne vous occupez plus de
théâtre que pour toucher vos appointemens; l'emploi des reines ne sera
plus désormais pour vous qu'une sinécure. Habitez près du palais, suivez
la cour toutes les fois qu'elle se déplacera; je me chargerai des frais
de voyage, et vous pouvez y compter, soir ou matin, je vous ferai
appeler souvent.»

Il y avait en effet dans le haut personnel du palais une lectrice
titulaire. Madame Tomasi était trop grande dame peut-être pour ces
fonctions modestes. Son mari occupait aussi un haut emploi dans les
finances, et sa femme jouissait de cette popularité toujours si facile
que l'opulence ajoute aux agrémens naturels et à l'esprit. Madame Tomasi
possédait des uns et des autres plus qu'il n'en fallait pour avoir
besoin de ce reflet de l'or et de la fortune. Jeune et belle, d'un ton
parfait, d'une certaine pruderie extérieure qui faisait attacher un plus
grand prix à ses qualités, d'une affabilité flatteuse et commode pour
les étrangers, madame Tomasi jouissait à Florence d'une considération
particulière et méritée. Sa maison était le rendez-vous de ce qu'il y
avait de plus distingué dans toutes les classes, et par le mélange des
grands seigneurs, des littérateurs et des artistes, ressemblait assez à
ces cercles brillans de madame du Deffand ou de madame Geoffrin,
illustration pacifique du siècle dernier. Quelqu'un, qui savait les
bontés particulières dont la sœur de Napoléon daignait m'honorer, me
proposa de me présenter aux soirées de madame Tomasi. J'estime les
artistes et les savans; l'amie de Talma, des Alexandre Duval et des
Monti, se croit trop bien organisée pour être indifférente à l'approche
du génie; mais je déteste les bureaux d'esprit, et ces escrimes de salon
où ne brillent pas les mérites les plus éminens. À tort ou à raison je
me représentai le cercle de la belle madame Tomasi comme trop guindé, et
la personne qui m'avait proposé de sa part, je crois, de m'y conduire,
ne fut pas peu surprise de mon refus. Ma position équivoque dans la
société devait me rendre cependant cette proposition flatteuse; mais
préférant à tout ma liberté, ma façon d'être en un mot; persuadée que la
lectrice en titre de S. A. I. et R. aurait cru faire un immense
sacrifice à sa dignité en recevant chez elle son humble surnuméraire, je
m'en tins au plaisir d'une possibilité à laquelle donnaient du prix les
rapports mensongers, mais au fond toujours funestes, qui circulaient sur
mon compte, et dont l'impression était oubliée dans cette circonstance.

Pour de l'envie, on peut me croire, il n'y en avait pas dans mon refus.
Je rendais justice à madame Tomasi; mais comme la princesse me
reconnaissait un mérite aussi agréable, et m'en témoignait plus
fréquemment l'expression, je croyais au contraire qu'il y avait de la
modestie à ne point me mettre trop à côté de celle dont je n'étais point
l'égale par le rang.

La concurrence eut lieu cependant, mais au moins sans que j'aie été la
chercher. Madame Tomasi venait à certains jours offrir ses services, et
il n'y avait pas besoin de ma présence pour que la princesse songeât à
profiter des miens. Mon assiduité, toujours réclamée, devenait une
visible préférence et une faveur suffisante pour moi. Je me trouvai là
plusieurs fois au moment où madame Tomasi venait exercer sa charge. Le
premier jour je la regardai avec cette inquiétude d'observation qu'on
porte dans l'étude des personnes ou des talens, qui sont pour
l'amour-propre un intérêt, une ressemblance ou un contact. Lectrice par
ordonnance, dignitaire de la maison, par devoir et par penchant, madame
Tomasi venait remplir ses fonctions avec toute la gravité du cérémonial.
On l'annonçait avec toutes les formules d'usage. Saluts et révérences de
sa part, suivant le protocole; c'était l'étiquette personnifiée, et
contente et fière d'être l'étiquette. Une des femmes de la duchesse
l'annonçait alors, poussait un tabouret à une distance calculée,
dressait un pupitre, puis madame Tomasi s'approchait, attendant qu'un
mot de l'altesse indiquât le passage qu'elle désirait entendre, et qu'un
nouveau signe avertît que la lectrice en titre pouvait commencer la
lecture. Madame Tomasi _partait_ alors d'une voix noble et bien timbrée.
Elle lisait bien; mais, se gardant fort de se compromettre par le
contre-coup et l'émotion du passage qu'elle récitait, madame Tomasi ne
rencontrait pas le _mieux_, cette action naturelle et vive, cet abandon
chaleureux qui naît de l'impression qu'on reçoit soi-même, et qu'ainsi
l'on communique. La langue italienne était belle dans sa bouche; elle
l'eût été davantage, si madame Tomasi eût pu oublier, dans l'embarras de
son corset et de ses manières, qu'elle était une des grandes dignitaires
de l'État. Quand la princesse interrompait la lecture pour adresser
quelques questions à sa lectrice, celle-ci répondait toujours avec
intelligence, avec goût, jamais avec éclat et avec saillie. Aussi les
séances ne se prolongeaient jamais beaucoup, parce que les souverains,
les gens du monde qui savent le mieux s'ennuyer, ne le savent pas
long-temps. Sitôt que madame Tomasi avait atteint l'heure qui lui était
imposée ou accordée, elle se retirait en suivant l'ordre et la marche
prescrite, et en faisant la révérence à reculons. En tout, la belle
titulaire excellait à mettre les points et les virgules: dans une des
rares occasions où je rencontrai madame Tomasi en exercice, elle me fit
beaucoup rire par la grande importance comique qu'elle déploya en face
d'un petit accident dont elle eût dû se moquer. Une femme, récemment
entrée au service de la duchesse, disposa un jour tout de travers le
siége et le pupitre destinés à madame Tomasi: la lectrice en titre
recula épouvantée de ce délit d'étiquette, donna mille signes de
mécontentement et presque de désespoir. Je ne tenais pas au spectacle de
ce puéril chagrin de cour, et la duchesse, qui remarquait ma mine dans
ce moment, ne put retenir un éclat de rire qui mit le comble à
l'embarras de la lectrice. Je ne revis jamais madame Tomasi sans me
rappeler sa mésaventure, la plaisante dignité avec laquelle elle avait
essuyé la maladresse d'une pauvre femme de service, la plus plaisante
douleur qu'elle avait paru éprouver de cette scène. Mon Dieu! quelle
maladie pousse donc à la cour des gens heureux et qui ne s'y précipitent
que pour échanger les tranquilles et honorables loisirs de
l'indépendance et de la fortune contre les ennuis d'un esclavage qui
vous expose encore à des revers de vanité?

La seconde lectrice, la lectrice surnuméraire, et encore de fait
seulement, ne passait point par toute cette filière de cérémonies, et la
modestie de sa position lui en sauvait les désagrémens; car, à la cour,
ce qu'il y a de mieux, c'est d'être fort peu de la cour. J'étais
convoquée sans façon, mais j'étais en revanche congédiée sans échec.
Quelquefois on me faisait attendre mon introduction, mais on ne me
faisait jamais abréger ma séance. Comme mes heures de lecture étaient
particulièrement indiquées pour le soir, j'entrais lestement sur la
pointe du pied, sans bruit, avec mystère, comme quelqu'un qui vient en
bonne fortune. Ni femme de service, ni tabouret, ni aucun signe
d'honneur... ou de servitude. Je m'asseyais sans lisière sur le premier
siége, très près de la princesse, et je n'entamais ma lecture qu'après
un échange de ces paroles familières qui disposent à goûter davantage
des heures qui doivent être passées ensemble. Je lisais alors, et
suivant ma seule inspiration, les morceaux des poëtes et des prosateurs
italiens ou français que je supposais le plus en rapport avec l'état de
l'ame et la disposition d'esprit de la princesse. Dans ces attentions il
entrait quelque chose de tendre comme l'amitié. Élisa, heureuse dans le
rang suprême d'inspirer un dévouement qui était de cœur et point de
cour, se laissait aller à toutes les saillies d'une imagination
brillante et à toutes les affections d'une bonté charmante. Elle
trouvait que je lisais à son goût, avec émotion, avec un accent vrai,
reflet intéressant d'une tête romanesque. La douce intimité du
tête-à-tête la gagnait bientôt; j'oubliais aussi mes fonctions:
entraînée par la causerie, et quittant mon siége et mon livre, je venais
alors me mettre sur le pied du lit impérial. Mon souvenir se reporte
avec délices à ces heures de flatteuse et douce intimité, où deux
femmes, d'un rang et d'une destinée si différens, se laissaient aller à
la confidence de leurs impressions. Ma franchise excitait
involontairement l'abandon; la souveraine redevenait femme comme moi
pour se souvenir, pour désirer, pour craindre, espérer et sentir. Mais
l'histoire ne doit point recueillir les mystères de la chambre à
coucher; l'histoire, c'est un vieux diable qui se fait ermite.

Toute idée d'intérêt et d'ambition à part, ma position n'était-elle pas
mille fois préférable à celle de madame Tomasi, et le parallèle des deux
lectrices laisserait-il un choix à faire? Dans les relations amicales
comme dans les relations plus tendres de l'amour, la faveur mystérieuse
n'acquiert-elle pas un nouveau prix? N'y a-t-il pas aussi sous le
rapport de la vanité un certain plaisir, pour les gens qui ne sont pas
dans les affaires, d'en savoir plus long que les diplomates et les
fonctionnaires, et de connaître le secret des faveurs et des disgrâces?
Certes cette position était assez piquante et assez agréable pour ne pas
me donner le désir de troquer mon maintien sans façon auprès d'Élisa
contre le tabouret d'une dame d'honneur aux galas de la cour.

Une petite scène qui m'arriva à Pise prouve jusqu'où allait mon
intimité. La grande-duchesse m'avait fait appeler: mon introduction
avait toujours lieu par l'intermédiaire de M. de Luchesini fils; je
monte et parcours tous les appartemens de service sans rencontrer
personne. Je touchais à la dernière pièce quand un valet de pied se
présente et me demande: «Qui êtes-vous? Où allez-vous?» Il parlait haut,
et répétait insolemment: «Vous ne sortirez plus sans dire où vous
alliez, ce que vous vouliez.» Au bruit de cette conversation un peu
vive, une porte s'ouvre, la grande-duchesse paraît, le valet s'efface,
s'aplatit comme une enveloppe, et je me contente de lui dire en lui
montrant la souveraine: «Vous voyez maintenant ce que je veux,» et je
passe en riant devant le pauvre diable frappé d'un stupide étonnement.
La grande-duchesse, en riant autant et plus que moi, m'emmène avec elle,
et s'écrie: «Oh! c'est la scène d'Almaviva avec Bartholo; on n'a pas une
tête comme la vôtre.» Ma résolution, ma réponse, mon air de dévouement
et de cordialité dans cette circonstance me valurent un redoublement de
confiance, de bon accueil et de cajoleries de la part d'Élisa, qui,
après s'être amusée de mes folies, reprenait quelquefois sa dignité pour
les blâmer et pour me recommander en quelque sorte de lui réserver le
plaisir exclusif de les connaître.



CHAPITRE XCV.

Soirées chez la grande-duchesse.--Portraits des Turcarets de la cour de
Florence.


Le carnaval avait un peu fatigué même cette ardeur de plaisir si vive en
Italie, et aux dissipations extérieures et bruyantes avaient succédé le
charme plus tranquille des voluptés mystérieuses, l'aimable familiarité
des soirées sans étiquette, et les causeries plus libres et plus
amusantes du petit comité. Toutes les fois que le cercle devait un peu
s'étendre pour satisfaire aux exigences des vanités légales, et donner à
tout ce qui composait la cour l'occasion de remplir ses fonctions, je
n'étais point appelée au milieu de cette fournée encore considérable de
dames d'honneur, de chambellans, d'écuyers et de fonctionnaires; mais
dès que la réunion avait lieu sans invitations officielles, et qu'elle
était en quelque sorte l'effet du hasard, les principes du cérémonial
étaient sauvés, et je me trouvais obtenir ainsi, plus souvent que les
grands en titre, les honneurs du tête-à-tête et du sourire impérial.

Élisa possédait au suprême degré le tact, l'amabilité et la grâce
nécessaires à son rôle de présidente; et comme elle trouvait elle-même
du plaisir à descendre de sa dignité, elle rendait les autres plus
agréables en l'étant elle-même davantage. La noblesse italienne, qui
encombrait ses antichambres, venait en détail à ces réunions; c'étaient
les Gheradeschi, les Médicis, les Pozzoloni, les Barbarini. Il y avait
dans tout cela de fort beaux hommes et de fort jolies femmes, et sinon
une grande liberté d'esprit, en revanche une extrême facilité de mœurs.
Nos chambellans et dames d'honneur étaient dans le même système, et la
conversation n'était pas plus sévère que la conduite. Toutefois il y
avait de la délicatesse dans l'une, aussi bien que du décorum dans
l'autre. De même qu'autrefois la qualité de simple citoyen romain était
une certitude d'honneurs, de même, à cette époque de gloire et de
puissance, un Français devenait par son nom seul un objet d'attention et
de respect. J'ai vu aux soirées intimes de la grande-duchesse non
seulement les Français qui occupaient de hautes fonctions publiques,
mais ceux même que leurs grades ou leur rang n'élevaient pas jusqu'aux
classifications que les cours légitimes établissent pour les petites
politesses que les maîtres daignent accorder quelquefois aux sujets.
Toute personne honorable était admise dans cet intérieur d'un palais
accessible et affable; point d'exclusions à cette familiarité flatteuse,
qui, tout en laissant subsister la distancé du trône, donnait cependant
par ses concessions tout ce qu'il fallait aux amours-propres. Ceux même
que leur valeur personnelle, que leur esprit ne recommandait pas,
recevaient des ce contact impérial une meilleure opinion d'eux-mêmes, et
par conséquent une involontaire disposition à lui dévouer les qualités
qu'on voulait bien leur reconnaître. Il est si naturel de croire au
mérite, à la vertu, de se dévouer enfin à la cause des princes et des
gouvernemens qui nous estiment et qui tiennent compte de nos talens!

Cet art de rendre les autres contens, Élisa le possédait par habitude et
par nature, par penchant et par intérêt. Elle avait beaucoup d'esprit
pour son compte, et elle en avait encore davantage par celui que ses
gracieuses attentions provoquaient. Outre cette coquetterie de sexe que
pas une finesse n'abandonne, elle avait encore, si je puis ainsi
m'exprimer, une coquetterie d'ambition; elle ne voulait pas être
au-dessous de la fortune qui l'avait comblée de ses faveurs, ni
démentir, quoique femme, le nom de ce Napoléon qui l'honorait et
l'aimait de préférence. C'était quelque chose de piquant que cette
alliance de prétentions aimables, cette vivacité d'une femme née dans
une condition privée et qui n'en veut pas perdre les heureux priviléges;
cette finesse italienne qui animait sa physionomie et ses discours, et
cet instinct de grandeur et de dignité qui, tout en retenant les
faiblesses et les goûts d'une condition première, savait les soumettre
au besoin de l'estime, et se faisait un devoir d'acquérir les qualités
solides de son rôle de souveraine.

Ainsi que je l'ai dit, Élisa n'était point belle; mais elle possédait
assez d'agrémens pour n'être pas désespérée, et tous les honneurs
brillans qui se succédaient à la cour de Toscane pouvaient en vérité,
sans ridicule, flatter et encenser une princesse dont les charmes
eussent encore obtenu cet honneur dans un rang privé. Sa beauté était
donc officiellement reconnue dans les petites réunions. C'était en
quelque sorte le mot d'ordre qui servait de temps en temps à rallier les
groupes épars dans le salon; car le cercle, quoique fort restreint, se
divisait encore ordinairement en _a parte_ moins nombreux. Quand la
conversation languissait, quelque chambellan ou quelque autre courtisan
de bonne volonté trouvait toujours dans _la mise_ d'Élisa, dont le goût
éclatait surtout dans ce travail, le texte de quelque dissertation
commode que commentait le plus spirituellement possible la galanterie de
l'auditoire. Les Français avaient à cet égard des idées mères, jetaient
les premiers la motion imprévue d'une louange délicate et fine, et tout
le gros de la troupe se cotisait pour revêtir ces rapides improvisations
de l'esprit de toute l'hyperbole italienne. Rien n'était curieux comme
ces traits rapides de l'agrément français, ramassés au vol par des
écuyers ou par des gentilshommes; comme toutes les fadeurs élégantes du
moment développées, remaniées par des flatteurs de seconde classe en
style de dithyrambe.

De tous les grands fonctionnaires, M. le baron Fauchet, préfet de
Florence, était celui dont les assiduités étaient les moins fréquentes.
Je n'en sais pas trop la raison, mais il appartenait un peu plus à la
génération de la république qu'à celle de l'empire, et la jeunesse était
la vertu politique pour laquelle la cour de Toscane avait le penchant le
plus décidé. M. le baron Capelle, préfet de Livourne, était plus assidu
que celui de Florence, et la remarque en fut faite dans le temps et
n'appartient nullement à l'auteur de ces Mémoires. M. le baron Capelle
était non seulement un magistrat distingué, mais encore un homme de
beaucoup d'esprit. Il n'est donc pas étonnant qu'il fût toujours
gracieusement accueilli, et la malignité publique, qui aime à appuyer
son envie naturelle sur des apparences, n'a pas plus épargné M. le baron
Capelle que tous ceux qui comme lui avaient toutes les qualités
nécessaires pour justifier ces rumeurs. La seule chose que je sache,
c'est que l'empereur, qui pensait sur la vertu des princesses comme
César sur celle de sa femme, et qui voulait prévenir les soupçons
injustes que l'opinion malveillante ne manque jamais d'ériger en
accusations réelles; l'empereur, dis-je, refusa de donner son
consentement à ce que le préfet, qui devait être uniquement son
serviteur, cumulât avec sa dignité de proconsul impérial, je ne sais
plus quelle charge qu'Élisa se proposait de lui accorder à sa cour. Un
beau jour, au lieu du consentement et de l'approbation de Napoléon qu'on
attendait, M. le baron Capelle fut appelé à une préfecture plus
importante de l'intérieur. Mais ce qui dérouta toutes les conjectures,
c'est que cette place étant plus belle, il y avait dans le fait
avancement et non disgrâce; et ce qui acheva encore de confondre les
suppositions, c'est que la munificence impériale ajouta, dit-on, un
supplément de 20,000 fr. de traitement à celui du magistrat exilé de
Livourne. M. Capelle partit donc pour Genève, ville devenue très
importante par le séjour voisin de madame de Staël, retirée à Coppet,
attendu que Napoléon n'était pas sans quelque jalousie contre cette
femme célèbre, puisqu'il la traitait en effet en puissance rivale et
dangereuse. Ce que je dois à la vérité, c'est de déclarer qu'à Livourne
M. le baron Capelle jouissait de toute la considération que ses qualités
aimables méritaient de lui concilier. Il était homme de société autant
et plus peut-être que de cabinet. Il n'en faut pas davantage pour
mécontenter les médiocrités qui croient les affaires incompatibles avec
l'esprit et les succès du monde. Ce préfet fut remplacé à Livourne par
M. le baron de Goyon, qui doit être aujourd'hui comte ou marquis; car il
tenait à une de ces familles de la vieille roche, que l'empire mettait
quelque coquetterie à recruter pour marier la noblesse féodale avec sa
noblesse récemment armoriée. Je ne parlerai pas de M. de Goyon; il vint
fort tard dans ces pays, et je ne l'ai vu qu'une fois passer en habit
brodé.

Tous les généraux, qui alors ne restaient guère en place, et qui
passaient par les états de la grande-duchesse, paraissaient comme des
étoiles fugitives, comme des astres d'un moment à sa cour; mais parmi
ceux dont l'illustration m'était chère, il ne me fut donné d'en
rencontrer aucun. Les financiers étaient en fort bonne odeur dans les
réunions du soir. Ils soutenaient là mieux qu'ailleurs la difficile et
brillante concurrence des militaires et des aides-de-camp. Ils formaient
en quelque sorte le fond de la société, parce que leurs fonctions les
mettaient en rapport direct avec Élisa. Ces Turcarets de l'école
moderne, qui n'avaient rien de leurs devanciers, et qui semblaient fort
bien dressés aux habitudes de palais, étaient entre autres: M.
Hainguerlot; M. de Sourdeau, receveur général; M. Scitivaux, payeur; et
M. Rielle, intendant général de la maison de la grande-duchesse.

M. Hainguerlot, à la tête poudrée comme un élégant de l'ancien régime, à
la taille fine et au port décidé comme un mirliflore du jour, coquet et
fastueux depuis les épingles en diamans de son jabot jusqu'aux boucles
en émail de sa chaussure, réunit dans ce qu'elles ont de bien toutes les
nuances diverses du marquis, du fournisseur et de l'homme à bonnes
fortunes. M. Hainguerlot, qui possédait peut-être autant d'instruction
que les autres, en laissait moins paraître et atteignait à moins de
frais au talent de plaire. Il excellait dans ce que j'appellerai
l'esprit du directoire, expression qui ne sera sentie que par ceux qui
ont suivi les mœurs de cette époque, sorte de mélange d'une gaieté tout
à la fois leste et bruyante, et d'un grand laisser aller de paroles et
de principes, qui convenaient assez bien au caractère de M. Hainguerlot,
et qui donnaient à son air d'opulence facile et généreuse comme une
grâce naturelle _del non curare_, qui font tout de suite d'un homme
riche un homme agréable.

M. Rielle pouvait s'appeler l'antithèse naturelle de M. Hainguerlot.
Quand on observe M. Rielle, on est tenté de dire: Voilà la bureaucratie
avec des manchettes, et l'arithmétique en habit habillé. Il passait à
Florence pour une tête forte, pour une capacité positive et sûre, et son
talent était là trop nécessaire pour n'être pas apprécié jusqu'à
l'exagération. Quand on tient la cassette des princes, on sait mieux que
personne se qu'ils valent; et le budget de leur maison devient celui de
leurs qualités et de leurs vertus. Le culte de M. l'intendant faisait
monter bien haut le tarif moral de la grande-duchesse; car on ne saurait
imaginer un dévouement plus absolu, une assiduité plus consciencieuse,
un empressement plus flatteur. Quand par hasard on questionnait M.
Rielle sur quelque objet sérieux et spécial qui pouvait le rapprocher
des chiffres, j'ai remarqué qu'il répondait avec une extrême lucidité,
car je me surprenais à le comprendre; mais quand la parole lui venait
toute seule, on sentait la gêne d'un commis qui se bat les flancs pour
être gracieux. Malgré son vif désir de plaire à la souveraine, qui
d'ailleurs l'estimait beaucoup et justement, malgré les avantages d'une
taille qui ne demandait qu'à se ployer, M. Rielle avait l'air d'un
courtisan mal à son aise, et pourtant ce n'était point faute de bonne
volonté, car dès le matin il se mettait en fonctions. Esclave de
l'étiquette, on ne l'eût jamais surpris sans le costume de rigueur.
N'importe l'heure, le lieu où il était rencontré, on pouvait compter sur
la toilette la plus sévère. Je fis un jour beaucoup rire la
grande-duchesse, en me permettant de dire que je croyais que M.
l'intendant couchait tout habillé. Le bon mot était si vrai, d'une
justesse tellement prise sur le fait, qu'un jeune homme attaché à la
personne de M. Rielle fut bien obligé de rire comme les autres du
portrait de son patron. Ce jeune homme intéressant, que par une
familiarité flatteuse tout le monde appelait M. Eugène[2], venait aussi
quelquefois aux soirées du petit comité, et Élisa se plaisait à lui dire
les choses les plus aimables. Nous étions fort bien ensemble; c'est de
lui que je recevais les appointemens particuliers et les gratifications
que la princesse daignait m'accorder. Quoique M. Eugène eût pu être mon
fils, il me grondait quelquefois d'une manière toute paternelle sur mes
prodigalités, mon humeur vagabonde et mon mépris du _qu'en dira-t-on_.
La petite mine de ce Caton de vingt ans était si piquante quand elle
était sérieuse, qu'il m'arrivait quelquefois de redoubler de folie dans
l'espoir de me les faire ainsi reprocher. Excellent jeune homme, un
souvenir doit vous distinguer de la foule de tous nos courtisans
italiens; votre cœur ne changea point avec la fortune de vos maîtres, et
je vous en remercie au nom de la femme généreuse à laquelle presque
seuls nous avons été fidèles.

Avant que le chef de M. Eugène, M. Rielle, m'eût aperçue dans l'intimité
de la princesse, il ne faisait pas grande attention à moi; il est même
probable que je lui déplaisais comme une de ces importunes de caisse que
la multiplicité des faveurs et des gratifications signalent aisément aux
préventions des trésoriers des princes, qui ont toujours l'air d'avoir
peur que les majestés et les altesses ne meurent de faim. Mais dès que
M. Rielle eut entendu l'excellente Élisa s'exprimer sur mon compte en
termes formels de bienveillance et d'extrême intimité, je n'eus qu'à me
louer de ses procédés. Je ne causais jamais avec lui, mais il me
saluait, comme on salue la faveur qu'on blâme et qu'on respecte.

Un jour que mes créanciers, car, dans les temps de ma plus large
opulence, j'ai toujours eu la manie de payer sans compter, mais de payer
tard; un jour, dis-je, que ces créanciers impolis, aimant mieux
s'adresser à d'autres qu'à moi, vinrent mettre haro à une somme qui
m'était accordée, M. Rielle défendit mes intérêts avec fermeté, me remit
devant eux et intact le don de ma bienfaitrice, et répondit avec la
formule qui accompagnait ses moindres paroles où le nom d'Élisa était
appelé par la circonstance: «Puisque Madame a le bonheur et la gloire
d'intéresser S. A. I. et R. _Madame la grande-duchesse, je ne puis
permettre qu'on la gêne dans l'emploi du don qu'elle obtient comme prix
de son zèle et de son attachement_.» Ce jour-là M. Rielle me parut
entendre l'administration et les finances aussi bien que Colbert.

Puisque je suis en train de peindre nos financiers, tous, à quelque
manie près, beaucoup plus aimables que ces grands seigneurs italiens à
la clef d'or, jetés dans le même moule, je ne dois pas oublier M.
Scitivaux, qui ne faisait pas sa mine plus orgueilleuse que ses
fonctions; homme réservé, aussi loin de la basse adulation que de
l'ingratitude plus basse encore; portant à la cour une originalité
toujours piquante, celle du désintéressement et de la franchise, ayant
de la lecture et de l'esprit, mais ne le laissant paraître que par oubli
et par distraction, possédant une mesure parfaite dans l'expression de
tous ses sentimens, ne manquant pas d'une certaine causticité dont il
sait à propos arrêter les saillies avec une prudence ingénieuse et
honorable. Il parle très bien italien, et, sous ce rapport seulement, il
trouvait grand plaisir à ma conversation comme à un exercice utile pour
ses légitimes prétentions à la pureté de la belle langue toscane; en
tout, M. Scitivaux était un homme distingué, et un certain défaut d'un
de ses yeux, qui donnait de l'irrégularité à son regard, par cela même
répandait comme un voile de malice sur toute sa physionomie, laquelle
allait fort bien à son genre de conversation. Il y avait aussi M.
Sourdeau, moins aimable en sa qualité de receveur général qu'en sa
qualité de mari d'une très jolie femme, qui eût été peut-être
incomparable, si, à vingt-deux ans, elle n'eût déjà été sans fraîcheur.
Elle n'avait pas beaucoup d'esprit, mais son sourire s'en passait si
bien, ses yeux avaient tant de charmes, et la beauté est si ingénieuse
et si éloquente quand on la regarde, que personne ne pouvait être assez
stoïque pour s'apercevoir de ce qui pouvait manquer à madame Sourdeau.

Je n'ai jamais revu cette femme ravissante depuis ses beaux jours de
Florence; on m'a dit, en 1817, que son mari avait quitté Paris pour
aller occuper la place importante de consul à Alger. Je suis bien sûre
qu'il y a dans le harem du dey peu de visages et de tournures
d'odalisques qui pussent rivaliser avec les grâces de madame Sourdeau,
et je suis bien sûre encore qu'une si jolie femme n'aura jamais assez
mauvais goût pour vouloir tourner une tête à turban. Au surplus, cela
regarde son mari.

Beaucoup de jeunes et brillans militaires venaient renouveler souvent,
par leurs courtes apparitions, la monotonie du salon grand-ducal,
qu'Élisa savait d'ailleurs prévenir par son amabilité naturelle, et par
la mobilité d'une imagination habile à chercher pour le lendemain des
impressions nouvelles, quand celles de la veille l'avaient ennuyée.
Alors les courses, les promenades aux diverses résidences impériales
renouvelaient l'aspect de la cour et dissipaient bientôt les vapeurs
inévitables de la royauté.

Je ne sais pas s'il y a un grand intérêt historique à relater
minutieusement les détails de ces soirées particulières; les plaisirs de
l'intimité sont ceux qui laissent le moins de traces, peut-être parce
qu'ils sont les plus doux. On riait, on causait, on jouait au billard,
quelquefois à cache-cache; les amusemens les plus simples devenaient,
par le contraste du lieu et des personnages, les plaisirs les plus
agréables et les plus piquans. C'est, en effet, quelque chose de
récréatif que de graves magistrats jouant à colin-maillard et des
préfets à la main-chaude. Malgré le désir de plaire à la souveraine qui
n'abandonnait jamais les hommes, des _a parte_ s'établissaient souvent,
et l'émulation de tous ne semblait point nuire à la sécurité de chacun.
Les glaces, les sorbets, le punch, circulaient sans cérémonie comme les
bons mots. La princesse me faisait lire des vers; mais elle ne cédait à
personne l'honneur de lire les bulletins de la grande armée, et le
plaisir de proclamer les exploits de son chef invincible. Le nom de
Napoléon une fois prononcé, Élisa redevenait souveraine, et les
courtisans, quelquefois mollement étendus sur les canapés, entraînés par
instinct ou par complaisance, interrompaient aussitôt le demi-sommeil
qu'ils se permettaient. Qu'on ajoute à la liste que j'ai donnée quelques
poëtes, quelques antiquaires, qui ne sortaient pas de cette honnête
médiocrité qui ne laisse pas même son nom dans nos souvenirs, et l'on
aura un almanach presque complet de la cour de Toscane.



CHAPITRE XCVI.

Le prince Félix Bacciochi.--La princesse Élisa.--Leurs enfans.


Mon Dieu! je suis écrivain aussi désordonné que femme étourdie. Mes
Mémoires ressemblent involontairement à mon existence et à mon
caractère. Je suis au milieu des événemens, et je les retrace bien moins
suivant leur importance réelle que d'après l'impression individuelle que
j'en ai ressentie. Ainsi me voilà au milieu de la cour de Toscane, ayant
passé en revue toutes les grandes et petites vanités depuis la _chambre_
jusqu'à la _bouche_, ayant mentionné tous les dignitaires depuis l'ordre
militaire jusqu'à l'ordre financier; je n'ai oublié personne, même parmi
les courtisans amateurs, personne... que le mari de la grande-duchesse,
que le prince Félix Bacciochi.

La dynastie impériale était déjà si ancienne par la puissance du bras
qui l'avait fondée, l'usurpateur avait si vigoureusement lancé le char
de sa fortune, qu'on eût dit que cette autorité nouvelle avait déjà
besoin d'être bercée, comme une vieille monarchie, par les hochets de
l'étiquette; et que, dans la conquête du monde, il restait du temps à un
grand homme pour la résurrection de toutes les puérilités féodales. Le
sang de la maison de Napoléon paraissait déjà si légitime et si pur,
que, dans les alliances qui avaient précédé son élévation, il ne devait
point être confondu avec celui des étrangers, unis d'abord à elle sur le
pied d'une égalité dix ans avant trop flatteuse. Ainsi les gendres de la
bonne madame Lætitia n'avaient pu monter au rang d'altesses impériales
avec leurs épouses. Ils n'avaient obtenu qu'une moitié de l'avancement
et que la première de ces distinctions monarchiques. Jeux étranges de la
destinée! Un soldat élevé d'hier sur les pavois, sorti, par la seule
force du génie, des rangs secondaires de la société, ressentait déjà
jusque dans ses relations domestiques un orgueil de race, une
délicatesse de famille égale au moins aux répugnances de Vienne ou aux
susceptibilités de Versailles. Il y avait déjà pour les siens des
mésalliances, et l'on en agissait avec elles à la manière des anciennes
dynasties qui pesaient, avec tant de restriction, le rang des heureux
privilégiés que certaines faiblesses condamnaient de royales personnes à
prendre pour époux. Les sœurs de Napoléon avaient été mariées comme des
bourgeoises; et, par l'effet d'une métamorphose à peine remarquable, au
milieu de tant de merveilles que l'on ne conçoit pas que le temps ait pu
accumuler en un si étroit espace, ces nobles sœurs se trouvaient avoir
dérogé, et leurs maris n'être plus que des inférieurs, et vis-à-vis
d'elles que des parvenus.

Le prince Félix Bacciochi devait au hasard une de ces positions
singulières. D'une bonne et honorable famille, d'un courage qui lui
avait ouvert avec distinction la carrière des armes, d'un noble et
généreux caractère, il avait compris avec sagacité et accepté avec bon
sens les dons et les exigences d'une si haute fortune. Il s'était prêté
de fort bonne grâce à toutes les volontés de l'empereur, et s'était fait
avec une raisonnable résignation le simple sujet de sa femme. Élisa
gouvernait en son propre et privé nom; elle était grande-duchesse, le
prince n'était que son mari, et non point son égal. Cet échange, ce
passage du pouvoir d'un sexe à l'autre, cette domination que le fait
établit et justifie souvent dans l'histoire, formait là un principe, une
doctrine, un droit de par la grâce de Dieu et les constitutions de
l'empire.

Ainsi le vrai titre du prince, ses fonctions publiques se réduisaient au
titre de grand-aigle de la Légion-d'Honneur, et de général de division
commandant la 29e division militaire. Quant à l'administration et au
gouvernement, tout cela rentrait légalement dans les attributions de sa
souveraine. Félix n'en prenait nul souci, jouissait avec délices de
toute absence de cette responsabilité qui vend si cher ce qu'on croit
qu'elle donne à la grandeur, et ne retenait de sa position que le
privilége plus doux de s'interposer quelquefois comme ami, comme conseil
dans l'aplanissement des difficultés, dans la réconciliation des haines,
dans l'adoucissement des rigueurs et la distribution des bienfaits.
Aussi l'affection des Toscans allait-elle plus volontiers du côté de ce
caractère modeste, et d'ailleurs national, que vers les vertus plus
énergiques et plus capricieuses d'une femme et d'une étrangère. Dans
Élisa on voyait un maître:

     Notre ennemi c'est notre maître,
     Je vous le dis en bon français;

aveu naïf et profond de celui qu'on a si _bonnement_ appelé le bon La
Fontaine. Bacciochi, au contraire, apparaissait aux préventions
populaires comme un ami et un protecteur.

Du reste, doué d'une noble figure, d'un esprit suffisant à un fort bel
homme, Bacciochi n'était mari que dans l'acception conjugale du mot.
L'union des deux époux se bornait à un échange d'égards et d'attentions
réciproques. D'un côté, quoique sa bravoure fût éclatante, quoique la
gloire des armes lui fût chère, ses talens à la guerre n'étaient pas
assez supérieurs pour qu'il y parût dans un haut commandement; et, d'une
autre part, son rang dans la famille impériale ne lui permettant pas une
place trop secondaire, il se trouvait dans une de ces positions
équivoques qui condamnent un homme à l'inaction par dignité, et qui,
faute d'aliment, le jettent dans les plaisirs comme dans une sphère
indispensable d'activité.

On pense bien que le prince Félix n'habitait pas avec sa souveraine. Il
occupait, rue de la Pergola, un hôtel délicieux qu'on appelait sa cour,
laquelle se composait particulièrement de militaires. J'y ai fait de
rares apparitions, mais elles m'ont suffi pour apercevoir qu'il y
régnait encore plus de liberté qu'à la cour officielle de la
grande-duchesse; un mélange du ton militaire de l'empire et de la
galanterie facile d'une autre époque, l'humeur guerrière et joviale du
camp, y faisaient excuser un peu les licences et les souvenirs du _Parc
aux Cerfs_. Grand, généreux sous le rapport des maîtresses, Félix
remplissait avec une grande élégance d'imitation son rôle de prince.
Élisa savait tout cela; elle m'en parlait quelquefois ainsi que d'une
chose convenue, d'un traité agréable aux deux partis, d'ailleurs pleins
d'estime, d'égards et d'affection l'un pour l'autre. Élisa connaissait
le monde, le respectait, et montrait beaucoup de tact et un sentiment
parfait du savoir-vivre, en payant à la société et à l'opinion le tribut
de ces convenances tutélaires qui ne sont encore, dans leurs apparentes
concessions aux autres, qu'une utile dignité pour nous mêmes. Modèle des
maris et des femmes, tels que les veulent l'usage et la morale, c'était
plaisir de voir ce couple, si délicatement séparé, se rapprocher au
spectacle avec une cordiale intimité; le prince plein de déférence, la
princesse affectueuse et digne, tous deux sans distraction et sans
contrainte, leur enfant placé entre eux comme un gage de souvenir et
d'union, et en face de la morale de leurs sujets italiens, pouvant
presque, pendant deux heures, passer pour des patriarches. La
représentation tombait avec la toile; le prince reconduisait la
princesse jusqu'à sa voiture, et chacun rentrait ensuite dans son
palais... et dans sa liberté. Il en était de même dans toutes les villes
du gouvernement; à Florence, à Lucques, à Livourne, à Pise, à Sienne,
leur loge était commune. Les jours de réception solennelle, Félix se
retrouvait encore auprès d'Élisa, l'aidait dans les soins et dans les
plaisirs du rang suprême; et quand la pièce était jouée, chacun de ces
acteurs rentrait encore chez soi comme après le spectacle. Sans le
sacrement qui avait uni l'adjudant Bacciochi à la sœur de Napoléon Ier,
on l'eût pris infailliblement pour son chevalier d'honneur.

Cet enfant dont je viens de parler était une petite fille charmante,
dont la figure rappelait les beaux traits de son père et la finesse
d'Élisa. Une pétulance, une vivacité inconcevable, animaient tous ses
mouvemens. Un petit orgueil fort original lui faisait quelquefois crier
dans l'expression de sa colère ou de sa joie: «Je suis la petite
Napoléon;» mais il y avait dans son dire enfantin mieux que vanité;
c'était comme un bonheur précoce de porter le nom et de rappeler les
traits de celui que ses père et mère adoraient comme un dieu. Les plus
heureuses qualités de l'ame semblaient devoir embellir dans ce délicieux
enfant les plus heureux dons de la nature. Je me rappelle l'avoir vue un
jour courir vers une petite fille qui demandait l'aumône, et que le
suisse chassait assez durement de l'avenue du Poggio impérial. Elle se
mit à pleurer à la vue de la misère de la jeune mendiante, la prit par
dessous le bras pour forcer la consigne; exigea, avec un ton impérieux
qui était charmant, qu'on lui donnât à manger, de l'argent, surtout des
bas et des souliers, car sa protégée, disait-elle, devait bien souffrir
des cailloux. La sous-gouvernante avait beau représenter que c'était
trop que S. A. s'occupât elle-même de ces détails; qu'elle était mille
fois trop excellente, la petite altesse répondait avec une mine à
croquer: «Mais puisque je suis la _petite Napoléon, je dois être
meilleure que les autres enfans_». J'étais présente à cette scène, et je
puis dire qu'à cet élan du cœur, à cette saillie de sensibilité vraie et
gentille, je maudis de toute mon ame l'étiquette qui défend d'embrasser
les enfans des princes, car un baiser donné à cette aimable et bonne
petite Napoléon m'eût fait du bien.

Élisa adorait sa fille, mais toute sa tendresse pour elle ne lui faisait
pas oublier la douleur qu'elle avait éprouvée de la perte d'un autre
enfant. Celui-là était un garçon, et l'idée de l'hérédité tourmentant
alors toute la famille impériale, on concevra aisément toutes les
douleurs réunies d'une mère et d'une souveraine. Plusieurs fois je l'ai
vue, au milieu des fêtes et de toutes les distractions de la grandeur,
s'échapper furtivement du palais pour aller à genoux jeter des fleurs et
des larmes sur le tombeau de son enfant. Regrets cachés, hommages
secrets à des mânes chéris, il a fallu vous surprendre pour vous
connaître, et votre sincérité n'en est que plus pure et plus touchante,
dégagée de ce faste des cours, de ce luxe des douleurs royales, dont la
magnificence altère et gâte le sentiment.

La malignité n'épargnait pas Élisa. Le baron de Cerami, très bel homme,
était très assidu auprès de la grande-duchesse; on les rencontrait
souvent à cheval, galopant au milieu des parcs; mais comme ses fonctions
l'attachaient à la cour, pourquoi voir une faiblesse dans ce qui n'était
que l'obligation d'un courtisan ou d'un écuyer, de suivre et
d'accompagner sa souveraine? Si les princes de la dynastie de Napoléon
avaient eu à s'occuper de la succession de leurs trônes, ces bruits de
la malignité contemporaine eussent pu être relevés par l'histoire; ce
serait aujourd'hui une indiscrétion inutile que d'en soulever le voile.
Tout ce que je sais, c'est qu'Élisa ne parlait pas de ces personnes
comme on parle de ses serviteurs.



CHAPITRE XCVII.

Mort d'Oudet.--Sociétés secrètes de l'armée.--Quelques souvenirs de
notre liaison.


J'ai souvent entrepris un voyage de quelques centaines de lieues sans
m'inquiéter le moins du monde de mes bagages, parce que je suis pénétrée
de la conviction qu'une bourse bien garnie est un bagage cosmopolite qui
suffit partout pour être immédiatement pourvu de l'utile et de
l'agréable. Mais ce que je surveille avec une sorte de superstition, ce
que j'emporterais avant l'argent, c'est un petit nécessaire anglais
consacré à mes papiers, à mes lettres, trésor de souvenirs également
chers à mon cœur par leur joie et par leur amertume. Le soir, quand je
suis seule, surtout quand ma journée a été terne et monotone, je prends
d'abord machinalement la boîte aux émotions, et je m'occupe à relire, à
regarder, à classer ces précieux gages du passé.

Retenue chez moi par une légère indisposition, après avoir fouillé mes
archives sentimentales et ajouté quelques notes du moment, je tombai sur
un billet signé Oudet: à la lecture de ses phrases ambiguës et en même
temps brûlantes, je ressentis presque un effroi pareil à celui que ce
singulier personnage m'avait inspiré dans deux ou trois occasions,
effroi bizarre mêlé d'un intérêt puissant. Je n'ai point assez dit tout
ce que cet être possédait de prestigieux; un premier regard de lui était
ineffaçable. Quand je le connus, Oudet était colonel; souvent on le
faisait changer de régiment: on le destituait, mais on le replaçait
toujours. Partout il paraissait dangereux, mais il savait paraître en
même temps nécessaire. Lui seul au monde pouvait entrer en liaison avec
une femme comme cela lui était arrivé avec moi. Malgré toutes ses
séductions il m'avait plus éblouie que charmée, et l'amour n'entrait
pour rien dans l'impression profonde, dans l'inévitable préoccupation
qu'il m'avait laissée. J'avais toujours présumé qu'il ne poursuivait en
moi que l'influence d'une femme aimée sur un personnage puissant, et
qu'il ne cherchait à agir sur mon cœur que pour arriver à l'esprit de
Moreau. Les hommes simples et candides qui m'en avaient parlé, tels que
M. Lecouteulx de Canteleu, l'appelaient un fou ou un intrigant, épithète
inévitable pour les ames originales et fortes, qui n'ont pas encore mis
leurs desseins sous la protection d'un succès. Mais cette opiniâtreté
d'ambition mystérieuse, obligée de se replier incessamment par les
revers, ne consentait à se rapetisser que pour grandir dans l'ombre;
contrainte de marcher à un but secret et élevé sous des apparences
frivoles, elle pouvait être un signe d'un caractère fatal, mais non pas
d'une conduite répréhensible. Sa voix semblait vibrer comme celle de
Talma, et sa parole n'était pas moins éloquente que son accent. L'amour,
m'avaient dit quelques uns de ses amis, n'était chez lui qu'un essai de
ses forces, qu'un apprentissage du magnétisme nécessaire pour manier les
esprits. Oudet, en vous touchant, vous communiquait quelque chose de son
exaltation, avec charme et inquiétude tout à la fois. On disait encore
qu'il était l'ame de quelques sociétés secrètes qui enveloppaient
l'armée, qu'il y exerçait une influence incroyable de principes et
d'action, que l'idée des obstacles et de l'impossible même suffisait
pour l'exalter, et qu'il se jetait à travers les aventures ainsi qu'à
des exercices et à des défis de la fortune. Enfin je conclus encore
aujourd'hui qu'il y avait du Fiesque et du lord Byron dans ce Catilina
d'état-major. De la grâce, de l'imagination et de la profondeur, avec
cela on monte au Capitole où l'on est précipité du haut de la roche
Tarpéienne. Hélas! le génie ne serait-il qu'une fatalité?

Moreau, républicain tranquille et modéré, qui ne concevait que le bon
sens, la raison, et la surface des caractères et des choses, appelait
Oudet un rêveur ou un conspirateur royaliste. Mais une femme, même quand
elle n'entend rien à la politique, ne se méprend jamais ni sur les
caractères ni sur les opinions, et je surpris assez le sens des paroles
toujours singulières d'Oudet, pour croire et pour assurer que les idées
républicaines fermentaient seules sous un pareil volcan. Est-ce éloge ou
satire? Les femmes, qui n'étaient pour lui qu'un moyen d'action
politique ou un objet de gageures audacieuses, passaient pour ne lui
avoir jamais résisté plus de vingt-quatre heures; et, chose étonnante,
la brusquerie, les reproches, l'outrage même, étaient ses premières
déclarations. Il se faisait ainsi remarquer de force, afin que toutes
ses séductions devinssent en quelque sorte irrésistibles par le
contraste. Avec moi il avait procédé de même, ou à peu près, ainsi qu'on
a pu le voir; mes devoirs envers un grand homme, toutes les défiances
possibles me défendaient; une terreur plus salutaire, car elle était
plus puissante, m'aidait encore à repousser ses attaques infernales,
mais je ne dus peut-être mon salut qu'à mes précautions; je ne succombai
point dans la lutte, parce que je sus l'éviter. Quelques mots
suffisaient non pas pour ébranler mon cœur, mais pour le bouleverser. Un
regard me transportait loin de toutes mes résolutions, de toutes mes
pensées. Oudet, lui disais-je alors, éloignez-vous! et je fuyais. Vous
changez mon être; avec vous je n'existe pas, je tremble, je ne suis plus
moi-même; et quand j'avais pu me soustraire à la magie du pouvoir de ce
génie si terrible et si entraînant, je croyais sortir d'un rêve pénible,
je me regardais, je me touchais pour bien m'assurer que j'étais restée
moi; et ce rêve pénible demeurait dans mon cœur avec plus de force et de
vie qu'une réalité; et cet homme qui ne m'était rien, qui ne compte dans
mon existence que comme le passage d'une figure, comme une ombre presque
aussitôt enfuie, cet homme vraiment extraordinaire me persécutait par
son image, souvent si éloignée et qui néanmoins semblait toujours être
présente. Je refermai bien vite le nécessaire qui contenait mes papiers,
et je mis à part, dans la case la plus profonde, les deux ou trois
billets d'Oudet, dont l'aspect et la lecture m'avaient troublée comme sa
présence même; je me couchai fort tard, et le sommeil vint au jour
s'emparer de mes sens agités, et encore pour me faire retrouver en songe
ce personnage, cette espèce de démon si singulièrement attaché à ma
destinée. Je me crus en voyage avec lui, suspendue au charme de ses
récits, à la douceur de ses paroles éloquentes; son regard et son geste
traduisaient aussi son ame; il me semblait l'entendre passionner toute
une assemblée par la vigueur et l'éclat de ses passions, enfin
l'illusion du songe fut si vive et si complète, que je me crus
transportée de nouveau sous la terreur magique que naguère m'avaient
inspirée ses plus simples démarches.

Réveillée, levée, marchant à grands pas le matin, je le rêvais encore,
je ne pouvais chasser cette image d'enfer; elle pesait sur mon cœur
comme un poids impossible à supporter; j'avais beau le soulever, il y
retombait toujours. Le soir je me rendis au spectacle dans ma loge,
espérant plus des distractions de la scène que des efforts de ma raison.
J'y étais à peine installée, que du milieu d'un groupe d'officiers
appuyés en dehors, sort une voix, un murmure qui nomme Oudet. Un frisson
mortel me saisit, mes genoux fléchissent sous moi, et je n'ai que la
force, pour éviter de donner à toute une salle le spectacle de mon
inexplicable émotion, de me rejeter dans le fond de ma loge, où vint me
poursuivre un bourdonnement plus confus qui laissait le nom d'Oudet
s'échapper seul par intervalles. Cette loge obscure, cette retraite,
cette scène plus dramatique que la scène elle-même, ce tumulte d'une
sensation nouvelle, réveillant un souvenir réel et semblable, tout
venait m'assiéger pour m'anéantir. Dans mon trouble, j'entendis
distinctement ces paroles plus énergiques et plus terriblement claires:
«Oui, il est mort; Oudet est mort à Wagram, mais assassiné. Son corps
était arrangé près d'un buisson, et frappé au dos de plusieurs
blessures. Moi qui l'ai connu, qui l'ai vu vingt fois vis-à-vis de
l'ennemi, je puis hardiment déclarer que la mort des batailles, il
l'aurait reçue en face; il venait pourtant d'être nommé général de
brigade quelques jours avant. Il n'avait que des admirateurs et point
d'envieux parmi ses camarades. Cette mort est un épouvantable mystère
que le deuil de l'armée n'a pas craint d'accuser. Et ce qui ajoute
encore à la singularité de l'événement et à l'éloge de l'homme, c'est
que deux jeunes officiers des plus renommés, fanatisés par la seule
mémoire de leur ami, de leur frère, se sont fait sauter la cervelle près
du cadavre d'Oudet.

«--Oh! m'écriai-je, l'homme qui excite des attachemens si superstitieux
et si fidèles était donc pour tous ceux qui en approchaient comme un
dieu infernal, aussi puissant sur les hommes les plus fermes que sur la
femme la plus faible... Oudet mort ainsi... Ah! mon ami, vous le disiez
quelquefois, je travaille à mourir assassiné. Oh! moi qui ne vous fus
liée par aucun nœud, qui ai repoussé vos confidences, qui durant votre
vie vous ai craint plus qu'un danger, que votre ombre ne me poursuive
pas; votre nom seul éloignerait le repos, car le souvenir de vous avoir
si peu connu est déjà pesant comme un remords.»

Je sortis de ma loge et voulus quitter le spectacle pour n'être point
remarquée; mon émotion, ma pâleur, étaient trop visibles. Je ne trouvai
point mon domestique sous le vestibule, à cause de l'heure peu avancée.
J'allais partir, lorsqu'un capitaine d'un régiment qui arrivait de la
Calabre s'avança pour m'offrir le bras, jugeant à l'altération de mes
traits que j'étais incommodée; j'étais plus que cela, car je me sentais
mourir: je refusai avec politesse. Quelques instans après, cet officier
revint sur mes pas, comme quelqu'un à qui l'on avait dit mon nom, car il
m'interpelle, quoique avec respect, et m'annonce qu'il a pour moi une
lettre, qu'il la tient d'un de ses amis chargé de me la remettre, et
qu'elle est d'une personne qui doit m'être bien chère.

«Elle est d'Oudet!» m'écriai-je sans m'inquiéter des suppositions ni des
conjectures. «Une lettre de lui! ah! par pitié, faites que je l'aie ce
soir même.»

«--Je ne vous demande, Madame, qu'une grâce, l'honneur et le plaisir de
vous la porter moi-même.»

--«Vous ou un autre, n'importe, pourvu que je l'aie, que je la lise ce
soir.»

Cet officier me quitta en me décochant une plate fadeur sur sa félicité.
Mon cœur souffrait toutes les tortures de l'inquiétude et de l'attente.
Que les hommes sont quelquefois dupes, avec leurs jugemens sur les
femmes! Ils prennent souvent pour leur compte les sentimens qui leur
sont les plus étrangers. Ils ne manquent jamais de traduire une de nos
émotions au profit de leur vanité; il semble que nous ne puissions être
sensibles que pour le compte de celui que le moment, le hasard,
rapprochent de nous.

L'officier ne tarda point à paraître; il y avait quinze mois que cette
lettre m'était adressée, et je la recevais un mois après la mort de
celui qui me l'avait écrite au milieu de toutes les illusions de la
gloire, de tous les projets aventureux de la politique, qui lui avaient
sans doute valu la mort. Je ne transcrirai point cette lettre,
quoiqu'elle se soit gravée dans ma mémoire en caractères ineffaçables;
je craindrais de n'avoir ménagé qu'un puéril triomphe à mon
amour-propre, car les expressions exagérées de l'éloge pour ma personne
s'y trouvaient absorbées par les confidences sur des vues politiques
auxquelles je devais servir d'instrument. La lettre finissait par cette
assurance: «À toujours et à bientôt!» Cette promesse si simple me
devint, par la fatale combinaison du retard de la lettre et de la mort
de la victime, un sujet de craintes superstitieuses. L'officier avait
paru s'attendre à une confidence, mais son espoir fut trompé, et cette
réserve, jointe à un autre désappointement de sa vanité, m'en fit un
ennemi implacable.

Les bavardages de son mécontentement m'exposèrent à de fort ennuyeuses
enquêtes. Il paraît qu'Oudet était signalé à toutes les polices
impériales; il était en activité à cause de ses talens, et en
surveillance à cause de ses principes. Être en correspondance avec une
pareille notabilité, avec un homme qui était toujours en état de
conspiration permanente, ne voilà-t-il pas un crime suffisant, un
attentat digne de tous les regards et de toutes les investigations?
Avoir de l'affection pour un suspect, donner des larmes à sa mort,
n'était-ce pas mettre l'État en danger? Cependant, ma position me sauva
de tout rapport avec la police, et ce fut une plus haute puissance qui
se chargea de connaître mes relations avec Oudet, et de creuser mes
complots avec lui. Après beaucoup d'insidieuses questions, cette haute
puissance, qui faisait l'office d'inquisiteur volontaire, me dit: «Mais
Oudet était fort bel homme; avouez qu'il était votre amant, que vous en
étiez éprise.

«--Pas plus que de vous, Monsieur le comte;» boutade qui mit fin aux
plaisanteries, mais non pas aux questions de l'interrogatif personnage.

«--Mais comment l'avez-vous connu?

«--À Paris, dans le monde, comme on en connaît tant d'autres.

«--Mais on ne correspond pas de si loin avec de simples connaissances,
et surtout leurs lettres ne causent pas une impression si profonde, ne
bouleversent pas si violemment les idées.

«--Je suis charmée, monsieur le comte, de vous voir si au fait de mes
amis et de mes simples connaissances; mais je dois rectifier une erreur,
_una svista_; ce n'est pas la lettre en question qui m'a si vivement
agitée, mais cette fatalité de la mort de celui qui me l'adressait, dont
la nouvelle avait précédé le signe de son souvenir. J'ignorais qu'Oudet
m'eût écrit, parce que notre liaison d'un moment n'avait eu ni suite ni
intimité, et qu'elle n'appelait pas le besoin d'une correspondance;
cependant cette lettre m'est aujourd'hui chère et précieuse comme un
legs de l'amitié.

«--Je le conçois: Oudet passait pour être fort aimable, prodigieusement
spirituel; son style devait vous plaire, car vous aimez les gens
d'esprit.»

Ici je fus tentée de renouveler _al signor conte_ la mordante
déclaration dont je l'avais déjà pétrifié une première fois; mais je me
contins, et je me contentai d'ajouter «que je n'avais plus rien à lui
répondre, et que je saurais me plaindre à la grande-duchesse de
l'affront de cet interrogatoire sur des relations complétement
innocentes, et qui d'ailleurs ne regardaient que moi.» Étourdi un peu de
mon ton, le comte essaya de rattraper sa dignité; mais je l'écrasai par
la vivacité d'une de ces impertinences qu'inspire quelquefois à la cour
la certitude de plaire aux princes; car la faveur avouée ou secrète
dispose singulièrement à une espèce de courage de vanité que je n'eus
jamais que pour de bonnes actions; car cette fumée si contagieuse du
palais a laissé, j'espère, mon cœur intact et pur. M. le comte, après
quelques momens de repos et quelques pauses nécessaires après son échec,
reprit avec l'accent solennel d'un juge, bien peu convenable aux
fonctions de la clef d'or: «C'est de la part même de S. A. I. et R.
madame la grande-duchesse que je vous interroge, et vos réponses doivent
être soumises et envoyées à S. M. l'Empereur, son auguste frère.

«--Cela est faux, répliquai-je; la princesse connaît comme moi mon
aventure avec l'homme aimable et malheureux qu'on vient d'assassiner;
moi-même je vais lui rendre compte d'un ridicule et insolent
interrogatoire. L'Empereur me connaît aussi, et il sait bien que _fama
volat_ ne conspirera jamais contre lui. Quant à l'officier qui fait un
métier si honorable, je me charge de lui en faire mes complimens.» Le
ton, la voix, tout ajoutait à l'éclat de ma sortie, et je quittai le
pauvre comte, fort étonné de ces manières qui lui révélaient le crédit
et la faveur d'une femme qu'il n'avait point jusque-là remarquée, et
qu'il avait traitée en conséquence. Ces méprises font ordinairement le
désespoir des courtisans; peu leur importe qui ait l'oreille du maître,
pourvu qu'ils le sachent, et qu'ils ne soient pas exposés à se tromper
dans ces alternatives de flatterie ou d'insolence, ricochets des palais
impériaux ou royaux. Ce que veut le courtisan, c'est d'être à jour en
rampant, c'est de voir le vent et de le suivre pour éviter ces naufrages
si puérils et pourtant si mortels pour des gens qu'un salut enivre, que
le silence fait maigrir, et que la disgrâce achève.



CHAPITRE XCVIII.

Le dernier des Médicis.--Comédie de société.


Mon aventure avec le chambellan au sujet d'Oudet en resta là. Il n'avait
pas reçu sans doute des instructions fort pressantes; il avait compris
tout le danger qu'il y aurait peut-être à lutter contre une femme: la
princesse elle-même ne m'ouvrit pas la bouche à ce sujet; enfin,
j'aurais perdu jusqu'au souvenir de cette scène sans les profondes
impressions que le nom seul d'Oudet suffisait pour réveiller en moi.

Afin de me distraire un peu, je profitai du séjour de la cour à Pise
pour y passer quelques jours. Il ne me reste plus de descriptions à
faire de cette ville, pas plus que de Florence; mais si j'ai fini avec
les lieux, j'ai encore longuement affaire avec les événemens et avec les
choses. Le grave et le frivole, le sacré et le profane, l'observation
morale et l'intérêt historique se confondent sous ma plume. Pourquoi les
livres ne seraient-ils pas l'image de la réalité? Il serait plaisant,
qu'infidèle à son caractère, la Contemporaine ne mît de régularité que
dans ses Mémoires.

La manie des spectacles de société, des comédies bourgeoises, existe en
Italie comme en France, et il est très curieux de voir la bonne
compagnie, encore si entichée de préjugés contre les artistes
dramatiques, réfuter elle-même ses préventions par son exemple, les
hommes du bel air préférer de se faire eux-mêmes mauvais comédiens que
d'admettre les bons dans leurs cercles. La troupe de Pise, je veux
parler de la troupe volontaire des salons, était une comédie un peu plus
bourgeoise que les autres, c'est-à-dire un peu plus mauvaise, parce
qu'elle se composait de gens un peu plus distingués. Pas la moindre
mésalliance même pour les rôles de valets et de soubrettes; il n'était
pas jusqu'aux utilités qui ne fussent des marchésines et des
contessines. Il n'y avait de talent que dans les costumes. Sous ce
rapport ces dames ne laissaient rien à désirer; leur fortune leur
permettait la perfection. La flatterie n'a jamais, que je sache, formé
les talens, et ces dames, outre leurs tristes dispositions, n'étaient
encore dirigées que par les flagorneries des cavaliers servans, et de
leurs parasites adorateurs. Toutefois, comme de jolies figures font tout
passer dans le monde, leurs charmes produisaient une heureuse diversion
d'intérêt, et elles étaient applaudies _con amore_. Malgré la
présomption naturelle à des actrices qui n'en font pas leur état, je fus
invitée à me rendre chez la comtesse Binelli pour lui donner des
conseils sur son rôle, mais au fond seulement sur le costume. J'étais
alors si bien revenue de mes illusions dramatiques, et je me considérais
comme une si humble servante de Melpomène, que je pris l'invitation pour
une méprise, et je ne répondis que pour indiquer madame Bachof, notre
premier rôle, femme d'un talent réel et avéré.

On revint à la charge: c'était bien moi qu'on désirait, parce que je
parlais italien, et qu'on m'avait vue dans les tragédies d'Alfiéri. Je
me décidai donc à mon rôle de professeur, et je fus m'informer des
services précis qu'on réclamait de moi. Jolie, mais d'une gentillesse de
soubrette, minaudière comme la Parisienne la plus exercée, la comtesse
Binelli avait jeté les yeux sur Mahomet, et en voulait au rôle de
Palmyre. Son esprit, que je pourrais bien appeler un _concetti_
perpétuel, n'avait pas la moindre idée de la sévérité tragique. Gestes,
démarche, organe, tout était d'un contre-sens à faire hausser les
épaules. Séide était un peu moins mauvais. Il était brun, déclamait
assez bien quand il était étendu sur un ottomane; mais il ne pouvait
rester debout sans que ses forces et sa verve ne l'abandonnassent
aussitôt. La troupe avait amené son public dans une petite pièce pour
prendre part à la leçon. La petite marchesina était impatiente d'avoir
mon avis: elle me dit que j'avais un livre des costumes du
Théâtre-Français, que je l'envoyasse chercher; et, sans l'attendre, elle
me suppliait de la draper de son cachemire, et de la coiffer de son
turban provisoirement, et sans tirer à conséquence. Cette pauvre petite
femme mit tant de gracieuse coquetterie à tourmenter ma complaisance
qu'elle l'obtint; je remontai en voiture, je fus chercher mon recueil,
et je passai la soirée à couper le costume de Palmyre et la tunique de
Séide, puis à faire répéter, à siffler quelques intonations un peu
justes à ce perroquet un peu rebelle. Parmi les personnes qui
assistaient à cette scène, plus amusante que la véritable
représentation, il n'y eut qu'une seule personne assez sensée pour
s'apercevoir de tout ce que cela avait de ridicule. Il osa dire à la
jolie marquise qu'elle était charmante dans la société, mais qu'il lui
conseillait de renoncer au théâtre; qu'elle était trop bien placée dans
l'une pour briller ailleurs, et qu'enfin l'intérêt de sa beauté exigeait
qu'elle en bornât l'empire. Les dons qui nous manquent sont par malheur
ceux que nous croyons posséder, et qui excitent les inutiles poursuites
de notre amour-propre; aussi l'Alceste imprudent fut-il boudé par la
marquise, qui, grâces à ses yeux, obtint contre lui le renfort de toute
la compagnie. Mais cette honorable franchise ne fit qu'appeler plus
vivement mon attention sur le Toscan, assez noble pour n'être pas
platement flatteur.

C'était un Médicis qui rendait à la dame et à sa nation, et à lui-même,
cet hommage qui, d'un mot, dessinait son caractère au milieu de ces
figures sans couleur. On a beaucoup loué Denys-le-Tyran d'avoir su être
maître d'école à Syracuse; moi, je savais bon gré au dernier des Médicis
de n'avoir pas voulu se faire ridicule comédien de société à Pise. À cet
auguste nom d'une race de princes bienfaiteurs, j'oubliai tout ce qui
nous entourait pour laisser voir tout ce qui se passait dans mon esprit
à l'éveil soudain des beaux souvenirs de Florence. «_È un Medici è ei_,
lui demandai-je.

«--_Per servir la, non il Cosimo_. Un Médicis pour vous servir, mais non
pas Cosme.»

Aussitôt la conversation fut engagée. C'était un homme de haute stature,
d'un regard assuré, d'un attitude ferme, qui parlait français comme un
descendant de ces illustres protecteurs des lettres, qui avaient fait de
leur trône une espèce de capitole des arts. Néanmoins, par un bien
délicat souvenir, il aimait mieux parler la langue de sa patrie. Je lui
fis entendre tout de suite que je comprenais cette religion nationale,
en employant l'idiome des Médicis. Revenant à l'objet de la réunion qui
nous avait rapprochés, il m'engagea à détourner la marquise de son
projet.

«Je m'en garderai bien, lui répondis-je; j'ai pour principe de ne pas me
brouiller avec les vanités innocentes, et de respecter les
amours-propres inoffensifs.»

Malgré tout le désir que j'avais eu de plaire à un Médicis, je continuai
à voir la marquise, sans tentative pour la faire renoncer à son caprice
aussi bien que sans espérance de l'y faire réussir. Le jour de la
représentation arriva sans que le talent fût venu. Décors, costumes,
auditoire, étaient on ne peut plus brillans; mais la scène et les
acteurs, on ne peut plus ridicules. Un incident fit même baisser la
toile avant que les dernières paroles du farouche patron des deux amans
ne fussent prononcées. Séide, étendu sur les planches, avait lorgné d'un
œil ouvert le charmant minois de Palmyre. Il reçut le corps de celle-ci,
lorsque, se frappant gauchement, elle se laisse tomber de toute sa
hauteur sur le corps gisant de Séide, qui ne reçoit pas ce fardeau en
homme mort ni en frère. Le public, qui était au courant du répertoire de
la marquise, demanda la toile, moitié par désapprobation dramatique,
moitié par précaution morale. Je sortis avec Médicis en riant aux
éclats, et trouvant fort drôle ce nouveau dénouement d'une tragédie.

Reprenant les choses au sérieux, il me disait: «Quelle manie que celle
du théâtre pour une femme du monde!» Je ne savais que répondre; et
quoique je fusse loin de rougir d'avoir eu cette manie, j'étais retenue
dans mes velléités de plaider cette cause par le souvenir de ma
disgrâce, et la mémoire me donnait de la timidité. Quant à la marquise,
Médicis eut la satisfaction de la voir renoncer au théâtre. Un peu de
coquetterie l'y avait fait monter; un peu plus de coquetterie l'en fit
descendre pour toujours. Sa maison me resta ouverte avec une politesse
bienveillante et sincère qui sut vaincre mon aversion pour les visites;
ce qui indique assez qu'elles m'étaient aussi agréables que flatteuses.
Je vis plus assidument encore Médicis. Il vivait dans un éloignement
complet des affaires publiques, au milieu d'un palais, rendez-vous des
arts, qu'il appréciait avec goût, et des plaisirs, qu'il aimait avec
délicatesse. Malgré son indifférence en matière politique, s'il parlait
de la nouvelle cour, ce n'était guère que pour la railler un peu. Du
reste il n'en parlait pas souvent, et seulement quand il était provoqué,
ce qui arrivait quelquefois avec moi. Les bontés d'Élisa, sa protection
utile, son intimité plus précieuse encore, devaient, malgré moi, amener
souvent son éloge sur mes lèvres. La reconnaissance n'est pas, Dieu
merci, un sentiment auquel il me soit donné de résister. Mais comme
Médicis n'était pas sous l'influence du même sentiment, il ne
m'entendait pas parler d'Élisa sans quelque impatience, et sans faire
quelques observations un peu aigres.

Il y avait une allée au jardin Pitti, réservée au public, et
qu'affectionnait le beau monde; car le beau monde nulle part ne s'amuse,
ne se promène que par convention. Je rencontrai un jour dans cette allée
Médicis, qui laissa sa société pour venir causer avec moi. En sortant du
jardin, nous passâmes sous les balcons de la grande-duchesse; elle y
était avec la comtesse Dragomanni, la baronne Torrigiani, et la comtesse
Cheradeschi. Je crus que personne ne nous avait aperçus, tandis qu'au
contraire nous avions été l'objet de l'attention et de la vive critique
de ces dames. Les grandes dames portent en secret, je ne sais pourquoi,
une singulière envie aux actrices, peut-être parce que les actrices
attirent volontiers les hommages des hommes distingués. J'étais bien
insolente d'usurper ainsi le bras de Médicis; d'un homme illustre et
brillant, qui faisait fi des beautés du palais. Médicis était moins
auprès de moi qu'il n'eût été auprès de ces dames s'il eût voulu s'en
occuper; mais leur malice, admettant toujours les apparences pour des
réalités, me déclarait bien leste et d'un air fort résolu. Médicis avait
de l'instruction, de l'esprit; il voulait bien m'en reconnaître:
n'était-ce pas une raison pour que nous nous rapprochions sans que la
morale eût à en souffrir? Mais la cour, qui n'y regarde pas en fait de
calomnies, avait bâti sur cette liaison, purement amicale, un texte de
suppositions si large, que la princesse crut devoir m'en faire de
solennelles réprimandes; et je subis à ce sujet un interrogatoire moitié
galant et politique.

Je crus devoir, dans cette occasion, faire un mensonge fort innocent, et
par lequel j'espérais me sauver de l'ennui des explications. Je
représentai à la duchesse Médicis comme l'homme le plus attaché au parti
français, enthousiaste de l'Empereur, admirateur de sa sœur bien-aimée.
Médicis était loin des idées de conspiration, mais il n'était pas plus
près des idées de dévouement. Alors l'empire était craint et partout
respecté: la manie des complots ne pouvait guère être à la mode; tout le
monde et surtout les classes élevées qui ont fait bruit de leurs
tentatives légitimes, supportaient le joug avec une résignation, en
Italie comme en France, fort bien payée, et le reste se dédommageait de
l'obéissance forcée, tout au plus par quelques épigrammes clandestines,
et jamais l'opposition ne dépassait l'enceinte inoffensive du comité
secret. J'ignore si la grande-duchesse savait positivement à quoi s'en
tenir sur les sentimens réels de Médicis à l'égard du gouvernement;
mais, sans m'écouter beaucoup, le jour qu'elle me parla de ma conduite,
elle me gronda un peu plus vertement que de coutume sur les trop grandes
libertés de mon indépendance. Les princes qui se donnent la peine de
nous réprimander eux-mêmes ne sont pas long-temps en colère; et une
prompte et honorable gratification vint m'apprendre que je n'avais rien
perdu auprès de ma bienfaitrice.



CHAPITRE XCIX.

Lecture d'un bulletin de la grande armée.--Mort du maréchal Lannes, duc
de Montebello.--Trait de vertu.


J'ai déjà dit qu'Élisa avait dans l'esprit assez de grandeur pour
comprendre son frère, et qu'elle était plus fière encore de sa gloire,
qu'heureuse du haut rang où cette gloire avait placé chacun des membres
de sa famille. Dès qu'une campagne s'ouvrait, et que l'aigle impériale
reprenait son vol impétueux, la sœur du grand Napoléon assistait en
quelque sorte à la marche de nos phalanges victorieuses. On sentait en
elle je ne sais quel regret d'être femme; mais elle s'en dédommageait en
s'identifiant avec tout ce qu'il y a de plus noble dans les priviléges
de l'autre sexe. Alors, des cartes, des plans, des lavis de terrain
étaient toujours étalés sous ses yeux; et c'était un curieux contraste
que la toilette d'une princesse, composée des parures de la mode et des
travaux de la topographie. Elle recevait directement les dépêches de
l'armée; elle attendait les bulletins avec l'impatience que nous
semblons réserver aux billets doux: on avait ordre de les lui apporter à
toute heure du jour et de la nuit; et il lui est arrivé plus d'une fois
de les recevoir au milieu d'un bal, de les lire à haute voix entre
l'anglaise et la montferrine, et de profiter ainsi de l'ivresse des
violons pour contraindre ses sujets à l'enthousiasme de nos victoires.

La campagne de 1809 avait particulièrement excité l'intérêt fraternel et
guerrier d'Élisa. Doublement attentive à des résultats dont la sûreté de
ses états et la gloire de sa famille dépendaient, tous les soirs on
parlait des nouvelles de la veille et des espérances du lendemain. On a
vu que jusque dans ses courses solitaires elle employait le temps du
tête-à-tête qu'on eût pu croire le plus intime à cette préoccupation
solennelle et religieuse. Mais quand les précieux bulletins venaient la
surprendre un peu tard et entourée d'un petit cercle de familiers, c'est
alors qu'elle se laissait emporter à toutes les effusions de sa joie et
de sa tendresse admirative. On eût dit alors qu'elle regrettait non
seulement de n'être pas Achille combattant avec le roi des rois, mais
encore de n'être pas Tyrtée chantant ses triomphes. Les heures
s'envolaient au milieu d'une conversation intarissable, et chacun, soit
par flatterie, soit par sincérité, se plaisait à joindre son tribut
d'anecdotes militaires au grand objet de la journée. J'étais auprès
d'elle avec seulement trois personnes quand le bulletin de la bataille
de Wagram lui parvint. Elle fut elle-même alors la lectrice, quoique je
fusse présente. Hélas! à côté des récits ordinaires de la journée s'y
trouvaient les détails d'une douleur qui était venue frapper Napoléon
jusque dans les bras de la Victoire. Le héros avait battu les
Autrichiens, mais l'homme avait perdu un ami: Lannes avait payé de son
sang notre cruel triomphe, Lannes avec Ney, avec Murat, le modèle d'un
héroïsme presque fabuleux! Le nom de cet illustre capitaine disputa
presque l'intérêt avec le grand Napoléon lui-même. On faisait mieux que
de l'admirer, on le pleurait. Chacun était heureux de pouvoir rappeler
quelques uns des exploits de ce Parménion du nouvel Alexandre. Mais un
adjudant-commandant qui se trouvait là étant venu chercher des nouvelles
de la part du prince Félix, eut les honneurs de la soirée, par l'intérêt
des précieux détails qu'il donna sur les premières campagnes du héros de
Montebello.

«C'est peu, ajouta cet officier, que le courage de Lannes pour qui a vu,
comme moi, ses vertus. Je ne l'ai pas quitté dans ses campagnes
d'Italie; mon grade, ma croix, mon honneur, me viennent de lui. À Lodi,
j'étais à ses côtés. Mais, non, son intrépidité n'est pas ce qu'il a
montré de plus héroïque dans ces contrées. Il y combattit comme Bayard,
et l'égala ailleurs que sur le champ de bataille. Cette ame brusque,
emportée, s'élevait au milieu des saillies de son caractère et de ses
passions jusqu'au stoïcisme. Pavie avait été pris d'assaut. Le général
était à peine descendu de cheval, qu'une dame âgée se présente à lui
avec sa fille d'une rare beauté: «Français généreux! s'écria une voix
divine, je viens vous demander une sauvegarde pour la maison de ma mère.
On nous calomniera, on dira que ma mère tient au parti de l'Autriche;
elle n'y tient, général, que par les liens qui m'unissaient à un objet
sacré de tendresse, qui a été frappé à Lodi d'une balle française. Oh!
pardonnez-nous de ne pas vous aimer, mais ne croyez pas que nous
puissions trahir ceux mêmes que nous n'aimons pas.» Cet élan de
franchise, cette naïveté d'aveux touchèrent d'autant plus Lannes qu'il
crut et devina aussitôt que l'objet pleuré par Lydia était justement un
porte-étendard autrichien qu'il avait lui-même renversé de cheval, et
fait prisonnier. Examinant alors en détail les traits de la belle
Italienne, il ne douta plus qu'elle ne fût le modèle d'une miniature
délicieuse trouvée dans le porte-manteau du jeune Léopold avec des
lettres tendres, pleines de passion, et des tresses de cheveux d'un noir
d'ébène, pareil aux cheveux de la suppliante. Mon trouble alors, disait
quelquefois Lannes, à un long espace de temps de l'événement, mon
trouble était extrême, car la jeune fille était charmante, et j'eus la
force de l'oublier. La sauvegarde fut accordée à l'instant, et pour la
rendre plus inviolable encore, le général alla établir son quartier dans
la maison même de la mère de Lydia. Lannes fit davantage. Sans rien
confier à la jeune fille, il fit en secret des démarches pour connaître
ce qu'était devenu le jeune officier autrichien. Plusieurs de ses
compatriotes avaient été recueillis avec nos blessés dans l'hôpital
d'Alexandrie. Chaque jour devenait un danger pour Lydia, et un nouvel
effort pour son loyal protecteur. Mais loin d'abuser de sa
reconnaissance, il s'en servit au contraire dans l'intérêt de la passion
légitime et violente dont il découvrit qu'elle était pénétrée. Dans
l'héroïsme de sa vertu, il alla même jusqu'à vouloir lui rendre l'objet
d'un premier amour. Le cœur plein des charmes de la jeune fille, il lui
demandait pourtant l'âge, les traits, enfin le signalement d'un
étranger. Cette haute protection fit de lâches ennemis aux pauvres
femmes; tout fut mis en œuvre pour les rendre suspectes, mais en vain.
Lorsque l'armée marcha à de nouveaux succès, Lannes laissa à ses
hôtesses d'inviolables gages de tranquillité. Ce fut, disait-il,
lorsqu'il racontait ce touchant épisode de sa vie glorieuse, ce fut une
épreuve terrible que le moment des adieux. Lydia se réfugiait, se
pressait sur mon cœur. «Emmenez-nous, s'écriait-elle: livrées ici à la
haine, votre absence va nous perdre;» et en me parlant, elle ajoutait à
l'éloquence de la prière celle d'un regard qui faillit me faire tourner
la tête. Je la serrai violemment dans mes bras: l'innocente fille se
méprit, et croyant voir un consentement à ses vœux, elle posa sa jolie
tête sur mon sein. Oh! qu'elle fit bien d'ajouter: «Je savais bien que
vous me respecteriez, et que vous me sauveriez toujours!» Ce mot me
rendit à moi-même, mais je n'osai plus voir la jeune fille que sous les
yeux de sa mère.

«Imola et Mantoue subirent le joug, et, dans cette dernière ville, un
bien singulier hasard fit découvrir au général Lannes l'amant de Lydia,
resté par suite de ses blessures dans l'hôpital avec nos blessés et avec
les mêmes soins. Lannes visitait cet hôpital: en s'approchant d'un jeune
brigadier français, il aperçut à côté un jeune Autrichien pâle,
souffrant, d'une figure intéressante: «Mon général, dit le brigadier
français oubliant ses propres blessures, voilà ce pauvre diable
d'Autrichien dont vous prîtes le cheval, l'étendard et les billets doux,
en lui expédiant son brevet pour l'autre monde, qui ne l'a encore
conduit qu'à l'hôpital, première étape. Il ne parle pas trop du cheval
ni de l'étendard, ce qui prouve qu'il n'est pas Français; mais si vous
ne lui faites rendre ses chiffons amoureux et le portrait de sa bonne
amie, il va _ad patres_, aussi sûr, mon général, qu'il est sûr que nous
taperons encore les mangeurs de patates à la première occasion.»

«Lannes interrogea Léopold, et expédia aussitôt une lettre à Lydia et un
ordre pour la faire venir près de lui. La mère et la fille arrivèrent
sans être instruites de rien: le général, en la préparant doucement à
son bonheur, lui laissa seulement ignorer que c'était lui qui avait de
sa main blessé Léopold. Né dans le Tyrol, ce jeune homme renonça sans
effort au service de l'Autriche pour adopter la patrie d'une amante
adorée qui lui fut donnée pour épouse pure et chaste par le vainqueur le
plus généreux. Dans nos temps de gloire et de conquête, les affaires
dont les Français se mêlaient allaient grand train. Le mariage se fit
donc sans délai: la mère de Lydia avait réalisé quelques fonds; elle
avait un frère établi à Stradella, et désira s'y aller fixer avec les
jeunes époux. Tous partirent en comblant de bénédictions leur généreux
protecteur.

«Lorsque, nommé pour commander la garde consulaire, le général Lannes
accompagna Napoléon en Italie, il apprit la mort précoce de la jeune et
belle Lydia, dont l'inconsolable époux habitait avec la malheureuse mère
de Lydia et deux petites filles belles comme elle l'avait été elle-même.
La maison de la famille infortunée touchait au cimetière de Stradella,
où reposait l'objet de tant d'amour et de regrets. Cette présence
inattendue de l'homme généreux qui avait uni la constance à la beauté
renouvela la blessure profonde de ces cœurs déchirés. «Venez, ô Français
grand et magnanime, venez bénir sur sa tombe les enfans que m'a laissés
celle qui a béni votre nom jusqu'à son dernier soupir!» La bonne mère se
mit à genoux et s'écria: «Vous avez respecté l'innocence de ma fille,
noble Français, elle élève là-haut ses vœux pour votre bonheur. Oh! oui,
que les orphelins soient bénis à leur tour par celui qui sauva leur
mère!» Le général céda à cette touchante prière. «Ah! ce fut pour moi un
bonheur pareil à celui de ma première victoire,» disait souvent le
général, que cette scène de souvenirs attendrissait. Il avait les larmes
aux yeux en racontant cette bénédiction du brave donnée près d'un
tombeau sur les têtes innocentes qui lui rappelaient une femme dont le
bonheur avait été son ouvrage, et le salut un effort difficile mais bien
cher de sa vertu.»

Nous étions tous suspendus au récit du brave officier, confident d'une
si noble vie, ami du généreux et intrépide duc de Montebello. Quelle
éloquence approche de celle du soldat français racontant les exploits et
les vertus de ses capitaines? Élisa, dont le cœur avait de la mémoire,
donna depuis ce jour à l'officier des marques nombreuses de son estime
et de sa protection; elle avait eu même l'idée de faire reproduire sur
la toile ce trait de Lannes, supérieur aux actions si vantées des Bayard
et des Scipion. Malheureusement le pinceau italien auquel elle avait
confié sa noble intention était habile, mais paresseux; le tableau ne
s'acheva point. L'artiste, plus Italien que Français, a fait pis qu'une
inexactitude; sa toile s'est transformée, depuis la chute du pouvoir qui
l'avait comblé de bienfaits, en une fade adulation: au véritable héros
de la scène il a substitué un personnage imaginaire: c'est un général
autrichien qui a pris la place de Lannes, et c'est sur un oppresseur de
sa patrie que l'artiste infidèle a fait porter l'intérêt et le mérite de
cette grande action, afin sans doute qu'en recevant un salaire il le
gagnât tout à la fois par une ingratitude et un mensonge. Eh bien! moi
aussi je suis peintre; je le suis au moins par mon culte pour la gloire
française, et l'enthousiasme de mes pensées et de mes souvenirs. La
plume d'une femme ne vaut pas le pinceau d'un artiste, mais ces Mémoires
sont au moins des archives où de véritables peintres pourront puiser
l'idée d'une réparation. Cette idée me console et m'enivre; il est un
laurier que j'aurai sauvé du naufrage!



CHAPITRE C.

Continuation de mon genre de vie.--Un bal masqué à la Pergola.--La
comtesse Barbarini.


Le carnaval est à Florence, comme dans toute l'Italie, une grande
affaire. Les femmes les plus sévèrement enchaînées aux devoirs et aux
convenances sociales prennent alors très légitimement plus de liberté:
c'est en quelque sorte une suspension d'armes accordée par les maris. Le
genre de vie que je menais à Florence et la liberté de ma position ne me
rendaient nullement cette circonstance nécessaire. Mon Dieu! malgré tout
ce qui se débitait sur mon compte, je puis assurer que, suivant la
remarque de la princesse Élisa, une femme vaut toujours mieux que sa
réputation. J'avais tous les airs du désordre sans en avoir mérité les
remords. Arrivée même, je puis le dire, avec la volonté de modérer dans
mon cœur une passion dont le mariage de Ney m'avait montré les dangers,
son image, que je voulais chasser, demeurait sans cesse présente à mes
yeux, comme un garant de ma vertu. Je cherchais les distractions, mais
non pas de celles que le cœur n'est pas là pour justifier et pour
embellir. C'est ainsi que les passions nobles et délicates sont
meilleures que ne le dit une morale trop rigide; elles préservent les
femmes des faiblesses vulgaires et multipliées, sans dignité comme sans
excuses. Vivant au milieu des hommes les plus brillans de la cour, au
milieu des séductions plus puissantes encore de la gloire et de
l'amabilité en uniforme, mon cœur restait intact et inaccessible à tant
d'hommages. La vivacité de nos Français, toujours si prompts à espérer
sur un accueil et à oser sur une parole, si disposés à prendre la
familiarité et le laisser aller de nos propos pour des concessions de
notre faiblesse et des provocations de notre coquetterie, m'exposa à
bien des méprises, à bien des résistances, sans me déterminer à une
seule chute. Pour que je succombe, il faut pour ainsi dire que plus
puissant que moi remue ma destinée par des prestiges qui n'aient rien de
léger ni de terrestre. Je puis donc dire hardiment que je soutins
l'assaut des amabilités italiennes et françaises de la cour, de la ville
et de la garnison, sans avoir à leur reprocher un repentir. Je me
compromettais sans jamais me perdre, et par un étrange contraste,
j'étais tout à la fois très mal avec l'opinion publique et très bien
avec ma conscience. Je courais les campagnes à cheval en calèche,
souvent en homme, escortée par des fous comme moi, dînant, déjeunant où
me portait le hasard ou le caprice. La duchesse, qui me faisait souvent
des reproches sur mon mépris pour le _qu'en dira-t-on_, y mêla des
observations plus sévères que de coutume, me parla de bruits plus
étranges les uns que les autres qui circulaient sur mon compte. Elle me
cita un des hommes les mieux faits pour plaire comme l'objet
particulièrement signalé de mes erreurs, que son immense fortune m'avait
fait accepter: «Oui, on vous le donne pour amant.»

«--Et pour amant généreux sans doute, m'écriai-je. Je suis capable de
beaucoup de folies, mais jamais d'une bassesse. Vous me rendrez,
j'espère, la justice de croire que je ne descendrai jamais à ces
arrangemens à l'enchère, à ces mariages à la bougie éteinte, où le
dernier qui a parlé est le premier qu'on accueille.»

Comme j'étais voisine du palais du prince, l'idée me vint que le
personnage riche dont me parlait la princesse pouvait bien, dans son
opinion, être son mari. Une ou deux apparitions avaient, m'a-t-on dit,
accrédité cette calomnie avec mille autres dans Florence. Je risquai
quelques mots d'explication dans ce sens pour la détromper. Elle rit aux
éclats et en personne que la réalité n'eût pas accablée d'une jalousie
conjugale; et, comme la gaieté était la clôture ordinaire des
discussions épineuses avec elle sur le chapitre de mon indépendance trop
blâmée, j'en fus quitte encore pour des conseils et des recommandations
que je suivis un peu plus. Quand le carnaval, dont je vais peindre une
scène, arriva, je commençais à mener une vie plus retirée, moins
bruyante, et moins exposée aux attentions de la malignité publique.

Il y a à Florence un costume de bal masqué fort laid, quoique riche,
qu'on nomme _bayata_, et qui consiste dans une mantille de grosse
dentelle qui descend depuis le cou jusqu'au dessous des genoux, et d'un
bonnet en plumes noires, rappelant absolument un bonnet de grenadier.
Grâce à cet étrange édifice, les femmes qui sont un peu grandes
ressemblent pour la taille à ces estimables militaires, et celles qui
sont petites deviennent ainsi de grandes femmes. Sans masque sur la
figure, mais muni de la _bayata_, on est masqué par une fiction légale
des mœurs florentines, et les femmes peuvent aller seules et partout.
Quant à moi, je n'ai jamais pu me résoudre à prendre la supposition pour
le fait, et à ne point mettre ma mine en sûreté sous un carton. La
vérité historique me force à dire que, sous cet accoutrement, j'étais
parfaitement ridicule. Grande comme je suis, décidée et brusque dans ma
démarche, j'avais l'air d'un homme déguisé en femme, ce qui me valut
sans doute l'incident que je vais rapporter.

J'étais debout au milieu du parterre de l'Opéra, au milieu d'une cohue
fort distinguée, mais qui n'en était pas moins une cohue. On attendait
encore toute la cour. La grande-duchesse devait venir au bal avec une
mascarade de dévoués courtisans. Je ne parlais à personne pour tout
mieux observer. Depuis quelques instans je remarquais une petite dame,
tournant et retournant autour de moi, paraissant indécise, pleine
d'impatience et de timidité tout à la fois pour m'approcher. Elle fut
accostée à différentes reprises par les hommes de la première
distinction, mais aucune femme ne lui parlait. Tout annonçait en elle
cependant un rang élevé; et lorsqu'on l'eut par hasard nommée près de
moi, je vis que j'avais deviné juste. Au moment où la cour fit son
entrée solennelle, la foule sortit du parterre pour se précipiter sur le
passage de la grande-duchesse. Je me levai; la petite dame en fit
autant, et paraissant de nouveau mesurer ma taille, se décide, et prend
mon bras avec vivacité, me parlant fort haut et comme à une ancienne
connaissance, puis m'entraîne vers la porte de sortie. Je ne pouvais
douter d'une méprise; mais la curiosité, le goût du bizarre et de
l'extraordinaire l'emportèrent, et je suivis mon joli guide au lieu de
le tirer d'erreur. Il serrait mon bras, auquel il atteignait à peine. La
pauvre petite femme tremblait de peur ou d'impatience. Quelqu'un la
salua, en tâchant de parvenir jusqu'à nous; mais elle esquiva une plus
longue reconnaissance, en me disant: «Ne parle pas, je te dirai _mia
amica._» Oh! pensais-je en moi-même, elle me prend pour un homme, et
elle veut que l'on me prenne pour une femme, voilà du piquant. Nous
étions à peine dégagées, qu'un domestique paraît et nous conduit à
l'équipage appelé de madame la comtesse Barbarini, et les chevaux d'être
poussés au galop par l'intelligent cocher. J'avais peine à m'empêcher de
rire tout en ôtant mon masque. La petite comtesse, piquée du peu de
chaleur de son cavalier, me poussa vivement d'un air boudeur et avec ce
reproche: «Voilà donc tout ce que vous me dites, M. Édouard!»

Mon visage, très rose et très féminin, vint détromper bien cruellement
la pétulante Italienne. Sans trop se déconcerter, la petite comtesse,
qui quoique fort jeune, avait beaucoup d'usage, m'avoua qu'elle m'avait
prise pour un Français qu'elle aimait _à la fureur_; qu'il était convenu
qu'ils se trouveraient en _bayata_ au bal, et que ma taille élevée avait
causé son erreur. «Mais, ajouta-t-elle bien vite, cela est réparable: il
faut retourner à la Pergola, il faut chercher, il faut trouver Édouard;
puis nous reviendrons ensemble, vous _le_ verrez, vous _lui_ parlerez,
et nous irons tous trois souper au Cacine; je sais qui vous êtes
maintenant; on vous dit bonne et spirituelle; Édouard l'est aussi, vous
aurez le plaisir de causer avec un compatriote.» Moi je pensais
qu'Édouard aurait eu très mauvais goût de préférer ma conversation à
celle d'une Italienne si fraîche et si piquante; mon Dieu, que ma tête
était loin d'imaginer la scène nouvelle dont j'allais être témoin!

Le bal était dans tout son feu, et nous eûmes grand'peine à percer la
foule. Placée devant la petite comtesse, je lui servais d'égide, et je
m'acquittais assez bien de mon rôle de Minerve. De cette façon, nous
pénétrâmes jusqu'au foyer, où l'on ne dansait pas, et qui servait plutôt
de point de rendez-vous à ceux qui préféraient les douceurs du
tête-à-tête au tumulte de la salle. Au bout du foyer, de forme oblongue,
se trouve une salle plus petite qui y aboutit par une porte vitrée; à
peine y étions-nous entrées, qu'un _bayata_, de ma taille, et masqué
aussi, en sort vers l'escalier, donnant le bras à une fort jolie bergère
démasquée, qui parlait italien, et avec des éclats de rire d'un assez
mauvais ton; le couple se pressait fort, et ma petite comtesse
étouffait. «C'est Edouard, disait-elle; il ne peut se méprendre à ce
point, il voit bien que cette courtisane n'est pas moi; cela est sans
excuse: venez, venez, je veux _le tuer_!»

Je tâchai d'entraîner sa colère du côté opposé à celui que l'ennemi
avait pris; la pauvre petite comtesse pleurait, mais sans beaucoup
m'attendrir, car sa douleur n'étant que vanité blessée, son indignation
était bien près d'être plaisante. En face de la rue de la Pergola, près
du théâtre, il y avait à cette époque un célèbre restaurant français: on
en voyait la porte du théâtre; le grand _bayata_ allait y entrer avec sa
bergère au moment où le domestique de la comtesse faisait avancer son
équipage. Une balustrade en barres de fer sert là de garantie aux
piétons contre les voitures: aussitôt que mon Italienne aperçoit son
infidèle, elle quitte brusquement mon bras, se baisse, et passant comme
un enfant par-dessous la barre, s'élance au milieu des équipages, saisit
la bergère par sa robe fleurie, la fait reculer, et de la main gauche
lui applique une demi-douzaine de soufflets, avant que le _bayata_,
pétrifié de surprise, ait pensé à secourir sa conquête, peu champêtre,
qui, plus éveillée, allait se venger de la comtesse, si je ne me fusse
placée devant, et si son domestique n'eût adressé à la bergère deux mots
énergiques qui la rendirent souple et soumise à faire pitié. Mais
pendant cette rapide scène, le vrai coupable, le coupable Édouard,
s'était esquivé. «Donnez deux sequins à cette femme, dit la petite
comtesse un peu plus calme à son domestique, et reconduisez-la chez
elle.

«--_Eccellenza à troppa bontà_, répondit la victime toute consolée.»

Exemple curieux de la différence des mœurs et des nuances qui les
distinguent dans les diverses nations! Certes, une bergère française de
la même classe, traitée de la même façon, eût répondu par une vigoureuse
défense à une princesse qui se fût oubliée au point où s'oublia la
petite comtesse: celle-ci appela un autre de ses gens, et nous
remontâmes en voiture. Ce fut alors le tour des larmes et du désespoir:
tantôt Édouard fut invoqué comme un dieu, tantôt maudit comme un diable,
comme le dernier des hommes... Arrivées au palais Barbarini, la petite
comtesse me força, pour la consoler, de souper avec elle; elle pleurait
tant, que je consentis, non sans quelque crainte, à rester seule avec
elle. «Peut-être, me dit-elle, préviendrez-vous un malheur: car si
Édouard allait pousser l'insolence jusqu'à revenir ici, je ne répondrais
de rien. Restez, je vous en prie, cela me calmera; ma voiture vous
reconduira, et me voilà votre amie pour toujours. Ce n'était pas l'amie
que j'aurais choisie; mais il y avait tant de grâce dans un caractère si
mutin adouci jusqu'à la prière, que je me laissai prendre.»

Le palais Barbarini est un des plus beaux de la place du Dôme. Nous en
traversâmes les vastes galeries et les sombres salons jusqu'à
l'appartement de la comtesse, qui était d'un goût plus moderne, et où un
très brillant ambigu nous attendait. J'eus lieu d'observer encore
combien la jalousie _classique_ des Italiennes a perdu de son ancienne
violence. Elle pleurait déjà un peu moins, mais parlait encore de se
venger, et s'applaudissait de pouvoir le tenter en plus grande sûreté de
conscience avec un autre Français dont elle déclarait qu'elle était
folle.

«Comment! m'écriai-je, vous n'aimez donc pas Édouard?--Si fait; mais ne
puis-je pas aussi en aimer un autre? répondit l'ingénue un peu
impudente.--En aimer un des deux me paraît bien assez, dis-je en riant:»
et la petite comtesse se mit à rire plus fort que moi.

Voyant tant de douleur si bien consolée, je voulus partir, mais
impossible. Mon amie improvisée avait à me montrer les billets du volage
Édouard, à me raconter les dégoûts d'un hymen disproportionné, les
triples torts d'un mari laid, jaloux et avare. La petite comtesse eut la
colère bien bavarde sur ce chapitre; enfin nous causâmes si long-temps,
que le jour nous surprit entourées de la correspondance trompeuse d'un
ingrat, d'un perfide et, malgré les scènes du bal masqué, d'un
indifférent. Quant aux récits terribles de la jalousie de son vieil
époux, je la consolai de mon mieux, et je lui dis qu'elle devait avoir
de la patience, et même une patience assez facile, d'après les aveux
qu'elle m'avait faits, et je l'engageai à ne pas se tromper au point de
faire dépendre sa considération dans le monde de l'inconstant caprice
d'un amour de quarante-huit heures, terme de sa passion pour Édouard. La
petite promit trop pour que je m'en allasse convaincue de sa
résignation. Je faisais bien de n'y pas compter: car, le surlendemain,
je sus que la belle malheureuse venait d'entreprendre une tournée dans
la Lombardie avec un des officiers attachés au général Miollis. La
petite comtesse Barbarini avait vingt-un ans, un beau nom, une vivacité
piquante et spirituelle... J'ai appris qu'elle est morte du chagrin de
s'être vue, au milieu des fleurs de la jeunesse, atteinte par la
petite-vérole. Il est impossible d'avoir de plus beaux cheveux noirs.
J'ai appris encore que cette femme, naguère si jolie, dans toutes les
angoisses de la douleur et de la mort, ne pensait qu'à ses cheveux si
beaux, qui tombaient pour toujours, à ses lèvres délicates, gonflées et
flétries. «Ah! mon Dieu, disait-elle, quelle horreur! quel spectacle!
perdre ce que mes amans aimaient tant!» Je frissonnais à ce récit d'une
vanité qui, devant la mort, étalait de si puérils regrets, et qui
n'avait pas de pensées plus sérieuses pour comparaître devant l'Éternel.

J'ai rencontré, après ces tristes nouvelles et à deux ans de leur
connaissance, un homme pour qui la voix publique avait publié les
faiblesses et les bienfaits de la comtesse: elle lui laissa en mourant
des diamans pour plus de 30,000 francs. Il était déjà marié avec une
marchande de modes, qui dissipait tout ce patrimoine de si mauvaise
origine avec un sergent de la garnison. Je ne pus m'empêcher de dire à
cet homme, qui, me reconnaissant, avait entrepris de me faire l'histoire
de ses douleurs conjugales: «Que voulez-vous! il y a une justice
distributive; vous savez le proverbe.»



CHAPITRE CI.

Course en Espagne.--Le maréchal Ney.--Souvenirs du général Lasalle.


Nous ignorions dans notre heureuse Italie, surtout après les sécurités
de la bataille de Wagram, tout ce qu'une autre guerre avait de grave et
de mortel pour l'empire; je veux parler de l'occupation de la Péninsule
par les Français, qui d'abord escamotée par la diplomatie, s'était
presque aussitôt repentie que livrée, et où des juntes de moines
offraient plus de résistance et de forces que tous les rois de l'Europe
ensemble dans leurs conseils. Napoléon, qui s'attachait à cette guerre,
à cause de sa durée, bien plus comme à une gageure qu'à un intérêt,
avait voulu que tous ses généraux s'essayassent à cette conquête,
peut-être pour apprendre au monde la distance qui séparait ces grands
mérites du mérite toujours vainqueur de leur maître. Je n'avais point
reçu depuis mon départ de Paris de nouvelles de Ney. Son nom, toujours
le premier inscrit sur les bulletins, n'avait brillé dans aucun de ceux
qui avaient consacré les efforts héroïques de la campagne de 1809 en
Allemagne. L'Empereur, qui savait apprécier la gloire et les travaux de
ses lieutenans, mais qui n'en voulait pas la concurrence, n'avait que
très rarement accordé les honneurs du _Moniteur_, espèce de Capitole des
grands triomphes militaires, aux généraux chargés de la soumission de
l'Espagne, pendant du moins qu'acteur principal il occupait la scène
lui-même au cœur de l'Autriche. J'avais su à peine, par les nombreux
officiers avec lesquels j'étais en relation à Florence, que le maréchal
n'était point oisif, et que s'il ne figurait point à la suite du héros,
vainqueur une troisième fois de l'Autriche, Ney avait en quelque sorte
reçu une procuration de gloire moins bruyamment divulguée, mais non
moins dignement remplie. Tous les bruits qui circulaient sur la nature
particulière de cette guerre d'Espagne excitèrent bien vite mon
imagination, en me représentant Ney comme exposé à des dangers nouveaux
pour lui. Avec la foi qu'on me connaît en son courage, ce n'étaient pas
les boulets que je craignais pour cette tête si chère encore, malgré
l'indifférence, l'éloignement et les distractions, mais une mort qui
n'eût pas été digne de lui, mais l'escopette clandestine des guérillas,
ou le stylet fanatique du moine. Ce craintif intérêt ne faisait que me
déguiser un sentiment plus secret et plus puissant que je trouvais
encore trop d'orgueil à ressentir, pour n'en pas écouter la voix et n'en
pas accepter les nouveaux dangers.

Ma tête une fois remontée, mon cœur une fois inquiet, je sus bientôt les
événemens de la Péninsule beaucoup mieux que ceux qui venaient de se
passer en Autriche. Ney commandait en Espagne le sixième corps de la
grande armée, ayant en face les Anglais et le général Wilson, auxquels
il avait fait connaître déjà suffisamment sa présence par son activité
et son intrépidité miraculeuse.

Mais je n'étais plus alors aussi libre qu'à l'époque de la campagne
d'Eylau; je n'avais plus cette indépendance qui dans ma vie précédente
s'était toujours faite l'esclave de mon amour. J'avais été contrainte de
renoncer à mon existence aventureuse, et (le dirai-je?) à courir, sans
en être priée, après celui qu'un lien légitime semblait éloigner de moi.
Toutes les raisons d'orgueil, de convenances, de raison, combattirent
quelque temps, arrêtèrent vingt-quatre heures ma pensée; mais enfin,
toute autre considération céda au doux souvenir d'une amitié de frère,
jurée à mon départ et dans une séparation qui avait été encore si
tendre. La conscience est si accommodante quand elle entend un cri de
bonheur, que, tout en prenant le parti de rompre mon ban, je me faisais
à moi-même l'illusion de croire qu'il me serait possible d'obéir à
l'impulsion de mon cœur, en restant en même temps fidèle à la réserve
commandée par la position nouvelle du maréchal: hélas! il était dans ma
destinée de manquer à bien des devoirs, par religion pour des sentimens
plus forts qu'eux.

J'obtins de la grande-duchesse un congé de deux mois; elle me dit en me
l'accordant: «Allez, puisque courir en chevalière errante est un de vos
besoins; mais que ce voyage soit une simple course et point une
campagne. Si vous n'êtes pas de retour, si vous n'êtes pas ici dans deux
mois, vous trouverez en arrivant votre passe-port pour Paris sur votre
toilette.» Je promis, et, ce qu'il y a de plus curieux pour une femme
comme moi, je tins parole.

Le jour même de mon audience de congé, j'étais partie en poste, et je me
rendis de Florence à Perpignan, comme s'il se fût seulement agi d'un
voyage de Paris à Versailles. Pour retrouver dans son atmosphère de
gloire l'objet de mon délirant enthousiasme, cinq cents lieues, douze
cents lieues ne me paraissaient qu'une enjambée. L'Amour est comme les
dieux d'Homère, en deux sauts il toucherait au bout du monde. J'avais
beaucoup d'or et encore plus de résolution: avec cela l'on va vite et
l'on arrive bientôt. Je fus donc promptement au milieu de l'Espagne,
sous l'influence de cette température brûlante comme les grandes
passions. Ney, qui ne reposait guère non plus, venait soumettre la
Galice. Je rejoignis son corps d'armée à Banos, quarante-huit heures
avant qu'il ne fût en présence de l'armée anglaise, que le maréchal
battit complétement. Déjà l'aspect de la guerre, la rencontre des
bataillons français, ce parfum de gloire, plus doux à respirer dans ce
pays que celui des orangers qui l'embaument; cette vie active, animée
tout entière d'émotion et de spectacle, ravivait mon imagination
fatiguée des vides plaisirs des cours et de la voluptueuse Italie. Je me
sentais là dans mon élément: j'approchais de Ney, j'approchais du cœur
qui seul pouvait faire battre le mien. J'étais heureuse rien que de le
savoir si près de moi, et de lui apprendre qu'une lieue nous séparait à
peine. Voici le billet que je reçus en réponse au mien:

«Puisque c'est votre goût d'avoir un bras ou une jambe de moins, à
cheval... et venez.»

En lisant encore cette courte et militaire invitation, je saute en selle
et me voilà en avant. J'avais à peine fait un quart de lieue que je _le_
rencontrai; et je lus sur sa physionomie rayonnante tout ce que son
billet ne m'avait pas dit, cette joie de me revoir, qui était la
récompense de mon voyage et le bonheur même. J'ai oublié le nom des
endroits où nous passâmes; mais jamais il ne me semblait avoir vu de
lieux plus enchanteurs, de ciel plus beau, d'aurore plus douce. Quelque
chose de sauvage et de fier relevait cette nature riche et pittoresque.
La route était bordée de rochers comme d'une couronne. «Voilà un
magnifique abri de précipices, me dit Ney, dont les revers boisés
assurent la fraîcheur; arrêtons-nous ici; vous devez avoir besoin de
repos; nous avons tous deux besoin d'épanchement et de causerie;» et
nous voilà, les brides de nos chevaux passées au bras, écartant d'une
main vigoureuse les broussailles odorantes, et cherchant une retraite
qui pût entendre nos confidences: elle était facile à trouver dans les
ravins de la Galice; et, à quelques centaines de pas de la route, nous
pûmes nous croire entièrement seuls au monde. Nos chevaux furent
promptement attachés, et la solitude, choisie un peu plus loin encore,
compléta la sécurité de cette entrevue si soudaine et si peu espérée.
Nous étions assis depuis quelques minutes quand Ney heurta du pied le
tronc d'un vieux cèdre, et me dit: «Ici, Ida, ici est un appui pour nos
pieds, qui pourra nous préserver au moins d'une chute;» et, confians en
cet appui si bien rencontré, nous ne craignons plus de fouler la mousse
embaumée qui nous sert de divan sauvage. Je le regardais comme une de
ces figures d'un long rêve, que le jour montre et éclaire soudain, et
qu'on reconnaît avec toute l'anxiété et tous les troubles du songe.
C'est lui, cependant; c'est bien lui, me disais-je; je le sens à la
gloire qui brille sur son front, aux pressions de sa main puissante et
reconnaissable autant que sa gloire. Songeant plus au héros qu'à
l'amour, au capitaine nécessaire à son armée qu'à l'homme nécessaire à
mon cœur, il me prend un frisson craintif à l'idée de cet isolement dans
un pays si plein de dangers, où une halte du guerrier peut inopinément
être surprise par le poignard ou la balle des partisans; dans un pays où
la haine du nom français retentit et veille de montagnes en montagnes.
Je me sentais coupable d'exposer à ces périls, au-dessous d'un grand
homme, cette vie si chère et si belle, que des assassins avertis
pouvaient trancher. Ce ne fut là qu'une rapide pensée, mais une pensée
vive et saisissante, qui, troublant mes idées, me fit me serrer avec
force contre Ney, et en laissant échapper ce murmure étouffé: «Ney, mon
ami, ne restons point là; éloignons-nous.--Non, non pas, me répondit-il
en me retenant; où serions-nous aussi bien, sans témoins d'un bonheur
que je retrouve, et qui a besoin de solitude et d'effusion
mystérieuse...» Je le regardai avec surprise à ces paroles, mais avec
délices, car j'étais aussi heureuse qu'étonnée de lui être restée si
chère. Ses pensées répondaient au miennes; il y avait eu communauté de
souvenirs, il y avait sympathie de joie; jamais la physionomie de Ney ne
m'avait paru plus expressive, jamais ses regards plus éloquens, jamais
sa parole plus enivrante. Je repris, à l'aspect de cette sécurité
empreinte dans les traits du guerrier, une sécurité pareille; il est de
ces momens où tout ce que l'on éprouve cède au contre-coup de tout ce
qu'on inspire. Oh! que ce bonheur donné par un grand homme fut plein
d'inexprimables délices! Nos cœurs, séparés par un si long terme et de
si longues distances, paraissaient ne s'être jamais quittés, et
goûtaient le plaisir d'une conviction pareille, et d'une égale
communauté d'émotions. Une frayeur nouvelle vint suspendre
l'enchantement, et lui donner en quelque sorte tout le prix d'une
victoire. Le revers du ravin qui nous avait reçus descendait en pente
très rapide; le tronc de l'arbre qui supportait l'effort de nos pieds,
appui solide et pourtant impuissant, céda et rompit tout à coup au
moment même où, plongés tous deux dans le ravissement d'une causerie
intime, nous avions oublié jusqu'à la possibilité d'un pareil péril,
dont la présence d'esprit et la force prodigieuse de Ney nous sauvèrent
seules: d'une main il saisit les branches du buisson qui nous avait
abrités; de l'autre il me presse et me serre violemment contre lui; et,
grâces à cette lutte, nous pouvons reprendre haleine, échapper au
précipice, et nous parvînmes à regagner nos chevaux. Ney n'avait pas
seulement sourcillé devant ce singulier et épouvantable danger; mais il
y avait dans sa joie de notre salut un je ne sais quoi de tendre et
d'aimable, et pour ainsi dire comme un sourire du courage heureux, une
flamme semblable à l'étincelle électrique qui m'avait ranimée mourante
et blessée après la bataille d'Eylau.

Ma tête, plongée dans les touffes d'un buisson pendant la frayeur et la
scène à laquelle nous venions d'échapper, avait retenu, sans que je m'en
aperçusse, des feuilles singulièrement mêlées à mes cheveux blonds, dont
mes trente-deux ans, alors bien sonnés, n'avaient point altéré les
boucles ondoyantes et dorées. Leur nouvel ornement en rappela à Ney la
beauté; mais il les trouvait trop bien conservés, et voulait les admirer
pour eux-mêmes. C'était quelque chose de bien doux que cette main
victorieuse chassant et détachant avec légèreté les feuilles sèches
confondues avec mes tresses flottantes, comme une bonne mère toucherait
la tête d'un enfant adoré de ses doigts délicats et tendres. «Là,
franchement, me dit-il, avez-vous eu peur?» Je levai mes regards sur les
siens: c'était répondre. «À quoi pensiez-vous dans le moment de la chute
qui pouvait être si fatale?--À vous seul...» Et jamais je n'avais dit
aussi vrai. «Mon ame, emportée vers la vôtre, enlevée à toutes les
pensées de la vie, pensait ce qu'une plume célèbre fait dire à la Fille
du désert; j'aurais aussi voulu comme elle, serrée _dans des bras
chéris, rouler d'abîmes en abîmes_, avec les débris de Dieu et du
monde.»

Nous étions l'un et l'autre échappés au naufrage, mais sous le charme
d'un anéantissement presque aussi absolu que celui où nous eût plongés
sa réalité. Aucune autre pensée que celle de cette rencontre, aucune
autre révélation que celle de notre commune félicité. Nous cheminâmes
une heure encore ensemble, et bercés par un oubli complet de l'existence
matérielle et différente, dont, à quelques pas de là, chacun de nous
allait reprendre la chaîne. Il ne me demanda point d'où je venais, où
j'allais. Je ne lui demandai pas davantage quels étaient les projets de
son ambition, ses intérêts présens dans la vie. Je n'étais plus l'amie
d'Élisa; il n'était plus le lieutenant de Napoléon. À quelque distance
de Banos, Ney s'arrêta, me tendit la main, et ne me dit que ces mots:
«Le devoir, l'honneur, nos promesses, aujourd'hui violées, nous
commandent de nous séparer.»--«Ne m'en voulez pas d'être venue de si
loin pour les rompre; cette entrevue suffit à mon bonheur, suffit au
courage de supporter un éloignement qui ne lui coûtera plus, puisque je
vous vois; je viens de prendre des forces pour le reste de mes
jours.»--«Généreuse Ida, me répondit-il, vous êtes aussi bonne
qu'extraordinaire. Adieu! adieu bien tendre et bien reconnaissant. Les
Anglais n'ont pas eu de mes nouvelles depuis ce matin: je vais les
charger en pensant à vous.»

Après cette courte et dernière communication de nos cœurs, nous montâmes
à cheval, et partîmes chacun dans une direction opposée. À trois lieues
de là, je repris la poste, et je regagnai les Pyrénées comme je les
avais franchies, sans m'arrêter, sans rien observer, sans rien regarder,
n'ayant vu en Espagne qu'un Français pour lequel j'aurais donné
l'Espagne, l'Italie, la France même, avec autant de facilité que je les
parcourais. Exténuée de fatigue, je m'arrêtai deux jours à Barcelone,
qui ressemblait bien plus à un arsenal qu'à une ville, et à un camp qu'à
une place de commerce. Sachant à quel point Ney portait l'amitié pour
ses compagnons de gloire, je ne l'avais point attristé par les tristes
nouvelles de la mort du maréchal Lannes et du général Lasalle,
moissonnés en Allemagne, et dont la mort avait mérité les pleurs de la
Victoire elle-même. Ney, d'ailleurs, avait sans doute appris ces grandes
douleurs; son cœur si intrépide, si dédaigneux du trépas, n'entendait
jamais sans émotion le récit des pertes qu'entraîne la guerre: je le
savais trop pour en renouveler chez lui le pénible sentiment.
D'ailleurs, ce n'est point comme aide-de-camp, mais comme femme, que
j'avais pris la route d'Espagne.

Jusqu'à Mont-de-Marsan, mon voyage, où je n'avais quitté la chaise de
poste que pour un tête-à-tête de trois heures, ne m'offrit rien de
remarquable. Je passai encore deux jours dans cette dernière ville,
logée à la maison des bains. Je rencontrai plusieurs personnes de
connaissance dont la société, dans une autre situation d'esprit, eût pu
m'être agréable. J'avais là, pour voisine d'appartement, une Espagnole
qui m'inspira une vive curiosité, sentiment que notre première entrevue
changea en intérêt sincère: elle était veuve d'un brigadier attaché au
général Lasalle, mort à Wagram; et elle me donna sur le général des
détails pleins d'intérêt, dont elle embellissait encore le récit de tout
le feu d'une imagination castillane.

Caroline Amaldi appartient à une famille noble de Valladolid, mais qui
ne l'est pas en Espagne. On était sûr au moins de la pureté de sa race
par sa beauté. Jeune, belle et tendre, comme toutes les filles de
l'Hespérie, Caroline traînait d'assez tristes jours auprès d'une vieille
tante qui n'interrompait sa prière que pour la gronder, et ne quittait
son chapelet que pour surveiller d'un œil inquiet sa pupille. Après la
victoire de Torquemada, où le général Lasalle venait d'ajouter un éclat
nouveau à sa renommée déjà si belle, la retraite de Caroline fut
envahie, et par une de ces crises inséparables de la guerre, elle se vit
séparée de sa famille et à la merci des vainqueurs. Un
maréchal-des-logis du 10e régiment la sauva du déshonneur. Le brave
avait reçu une blessure fort grave, et on fut contraint de lui faire
l'amputation du bras. Caroline devint sa garde vigilante et dévouée. Né
dans la même ville que son chef, ce brave en parlait avec tout
l'enthousiasme d'un vieil attachement et d'une admiration de chaque
jour. Il aimait à raconter comme tous les malades, et la bonne Caroline
l'écoutait avec un vif plaisir, car cela lui faisait tant de bien d'être
écouté! Il se plaisait surtout à lui expliquer la destinée toute
héroïque de son général. «On ne se figure pas ce qu'était Lasalle,
répétait-il. Il était lieutenant avant la révolution, mais comme on
l'était alors, par protection. Eh bien, il a jeté de côté cette
épaulette qu'il n'avait pas gagnée, et puis il est allé s'enrôler comme
simple soldat dans le régiment, et puis il a passé fourrier à l'armée du
Nord, et puis lieutenant bientôt. Il a battu Auguste de Prusse et
Scheverin, comme devait le faire un descendant de Fabert. Je suis de son
sang, disait-il, et je le prouverai. Qu'est-ce que la noblesse sans
bravoure, et qu'est-ce que la bravoure sans preuves?» Enfin, des
qualités morales, le maréchal-des-logis, panégyriste minutieux et exact,
comme tous les panégyristes du monde, passait à l'éloge des avantages
physiques de son jeune chef! Les récits disposent singulièrement au bon
effet des rencontres. Le pauvre blessé ne sentait que le charme et ne
voyait pas le danger de ses éloges. Ils excitèrent vivement
l'imagination de celle que le militaire, peu fort sur le chapitre du
cœur humain, ne voulait pas cependant passionner pour un autre, tactique
d'autant plus malheureuse que le maréchal-des-logis n'avait pas pour lui
ce prestige de jeunesse et de beauté qui peut braver les concurrences.
Il aurait pu être le père de Caroline, mais celle-ci ne supposait pas
qu'avec cet âge, peut-être aussi qu'avec si peu de naissance, le blessé
pût concevoir la moindre intention de tendresse; elle continuait de lui
prodiguer les soins dont le pauvre homme interprétait l'assiduité dans
un sens beaucoup plus étendu et plus personnel. Malgré, ou peut-être à
cause de cette erreur, Caroline chercha à voir le général Lasalle; «et,
m'avoua-t-elle, je le vis trop pour mon repos.» Lasalle, intrépide et
brave, aimait les femmes autant que la gloire, et la gloire comme une
femme. Frappé de l'éclatante beauté de la jeune Espagnole, il chercha
toutes les occasions de plaire à celle auprès de qui l'amour était si
avancé, que déjà elle l'aimait en secret.

Le terrible combat de _Medina de rio del Seco_ venait d'être livré.
Burgos était au pouvoir des Français. On dirigea les blessés sur un
autre point. Caroline vit donc s'éloigner celui à qui elle devait la vie
et l'honneur, et qui aspirait à obtenir plus tard sa main pour
récompense. Caroline me dit avec une naïveté charmante: «J'ignore
comment cela se fit, mais devant me rendre auprès de ma tante, je pris
une direction tout opposée, et je me trouvai, moitié volonté indécise,
moitié hasard inévitable, auprès du général Lasalle et sous sa
protection, qui depuis ne m'a plus manqué qu'à cette heure, hélas! où
tout manque à Caroline... tout ce qui donne le bonheur, car il n'est
plus!»

Après quelques momens de silence, Caroline continua: «Un jour, à Medina,
le général Lasalle entre chez moi, et me montre une lettre que venait de
lui écrire son digne maréchal-des-logis. Tenez, la voici: lisez-la
vous-même; elle a décidé de ma vie.»

     «MON GÉNÉRAL,

     «La jeune et belle Espagnole que vous avez près de vous a été
     sauvée par moi. J'en suis amoureux fou, en tout bien tout honneur,
     mon général, car j'en voulais faire ma femme. On me dit qu'elle est
     presque la vôtre. Je ne veux pas le penser; vous ne pouvez
     l'épouser tout-à-fait; envoyez-la moi; car je vous l'avoue, perdre
     Caroline me ferait maudire mon état, et même ma croix, à laquelle
     je suis, vous le savez, si attaché.»

     Caroline crut voir que son consentement ferait plaisir au général,
     et, soit dépit d'amour-propre, soit mouvement de générosité, elle
     lui dit: «Puisque je ne puis rien attendre de l'amour, je me dévoue
     à la reconnaissance, et j'accepte un mariage de raison.» Le mariage
     eut lieu en effet à Mont-de-Marsan. Préférant la France à sa
     patrie, Caroline y vivait heureuse, mais son mari ne lui parlait
     que de son général; et même après l'hymen, cet excès d'admiration
     militaire, et le nom incessamment répété par un époux, tourmentait
     la vertu conjugale de la belle Espagnole. «Mon mari cependant,
     disait-elle, n'apprécie tant le courage de son chef, que parce
     qu'il est lui-même d'une valeur à gagner le bâton de maréchal.»

Je sautai au cou de Caroline, pour l'expression de ces sentimens tout
français. «Il m'avait promis, ajouta Caroline, que je le suivrais
partout; que je ferais avec lui toutes les campagnes. Hélas! un
commencement de grossesse m'a retenue à Paris. J'ai vu partir l'homme
loyal et bon auquel m'unissait la reconnaissance, et l'homme adoré que
mon cœur, sans être infidèle, et que mon imagination, sans être ingrate,
devaient ne jamais oublier, quand cela n'eût été que pour plaire à mon
mari. Ah! devais-je sitôt tout perdre dans la vie, et voir accabler mon
cœur d'une double mort! car ces deux sentimens se confondaient. Mon mari
et son général ont été frappés dans la même bataille, à côté l'un de
l'autre. Il fallait donc, hélas! qu'ils se retrouvassent partout
ensemble! Maintenant, me voilà sans amis, sans protection, sans patrie:
car, comment me représenter dans la mienne après avoir oublié ma
naissance pour un soldat français? Je dois finir dans le deuil une
jeunesse qui pouvait encore compter d'heureux jours. Les pleurs, je
l'espère, ne me laisseront pas long-temps souffrir, et m'aideront à
mourir.»

Cette rencontre m'avait émue et intéressée au point de me faire désirer
d'entretenir quelques relations avec Caroline; mais le tourbillon
nouveau au milieu duquel j'allais encore tournoyer, ne me permit ni de
suivre mon penchant, ni d'exécuter ma promesse.

Après un prompt et pénible voyage, j'arrivai à Lucques, trois jours
seulement avant l'expiration de mon congé. Je m'empressai d'informer la
grande-duchesse de mon retour par une lettre soumise, respectueuse et
dévouée, afin non seulement d'éviter la peine dont on avait menacé mon
inexactitude, mais encore pour réveiller ses bonnes dispositions à mon
égard.



CHAPITRE CII.

Retour à Florence.--Le _mois Napoléon_.


La grande-duchesse fut sensible à mon attention et surtout à mon
exactitude. Je la vis le lendemain même de mon retour à Florence; elle
eut la bonté de me dire que je venais de lui donner une preuve de
souvenir, un gage de dévouement, qui ne seraient jamais perdus dans son
intérêt et son estime. «Je vois maintenant à quoi se réduisent tous les
propos de la malveillance sur votre compte; une femme prête à faire des
centaines de lieues pour un sentiment ne peut descendre à toutes les
peccadilles vulgaires qu'on lui reproche. Une grande passion est la
meilleure réfutation en même temps que le plus sûr préservatif des
faiblesses communes... Mais celui pour lequel vous avez fait le
sacrifice de ce pénible voyage, comment vous a-t-il reçue?

«--Très bien!... militairement. Il m'a grondée, il m'a serré la main;
et, au bout de trois heures de conversation, il m'a congédiée.

«--C'est égal, malgré la célérité de la route, les seules fatigues du
voyage l'élèvent au rang d'une campagne; cela doit vous être compté
double.

«--Mais j'espère bien que ce ne sera point là mon dernier chevron.

«--Curieuse femme! j'aurais beau faire fouiller dans ma bibliothèque, je
n'y trouverais jamais un roman qui pût soutenir le parallèle avec votre
vie singulière. Mais, d'ailleurs, quelles nouvelles me rapportez-vous
d'Espagne? j'entends quelles nouvelles politiques.

«--Je serais fort embarrassée de vous en donner; je n'ai rien vu, rien
entendu que ce que j'allais entendre et voir. Mais vous pouvez être
tranquille, les soldats du grand Napoléon sont là; n'est-ce pas comme si
d'avance vous lisiez dix numéros du _Moniteur_?»

«--Très bien, très bien! de l'enthousiasme militaire, de la confiance en
nos armes, du dévouement à ma famille; il y a chez vous de la place pour
tous les nobles sentimens, et je vous en sais gré. Quand il m'arrivera
des bulletins de l'armée d'Espagne, je vous ferai appeler, et, comme
récompense, vous me les lirez. En attendant, vous passerez chez M.
Rielle; il a, de ma part, quelque chose à vous dire. Comme un officier
de la grande armée, vous méritez de recevoir le _mois Napoléon_[3].»

Je quittai la princesse, avec une vive émotion de tant de bontés, et je
repris mon genre de vie habituelle à Florence, sûre que désormais il
était à l'abri de la calomnie et de la disgrâce. Mon service devint plus
fréquent que jamais; et, quoique rarement officiel, il m'attira un peu
plus que par le passé les cajoleries des plus grands officiers, qui
n'ignoraient plus mon intimité auprès de la souveraine.

Il y eut cependant un de ces premiers dignitaires de la cour de Toscane
dont j'obtins l'attention autrement que par le sentiment de banale
courtoisie, qui fait que l'on cause par politesse craintive, et que l'on
sourit par habitude servile; tout cela pour obéir à la maxime des cours:
qu'il faut être bien avec tout le monde. Ce personnage, d'une
bienveillance différente, n'était rien moins que le grand aumônier.
Monseigneur Zondadari jouissait auprès de la princesse d'une juste
estime, et à Florence d'une popularité méritée. Jeune encore pour un
cardinal, on eût facilement reconnu son état à sa charité, et son âge à
ses manières caressantes. La bonne grâce, la facilité mondaine de ce
prélat, complétaient l'illusion d'une vieille cour, en jetant le
manteau, l'esprit et les manières d'un brillant coadjuteur ou d'un petit
abbé de Versailles, au milieu des pompes militaires d'un palais
illégitime. De la dévotion, on ne pouvait guère en attendre d'une
princesse spirituelle et quelque peu philosophe; et, quand le maître
n'en donne point l'exemple, bien à tort on tenterait les chances d'un
prosélytisme religieux, n'ayant pas la faveur pour auxiliaire.
L'éloquence du père Bridaine elle-même se serait perdue au milieu de cet
enivrement de l'empire, dans cette atmosphère de gloire, qui ne
comprenait guère que les _Te Deum_.

Facile comme un Italien, léger comme un Français, adroit comme un
diplomate, mais vertueux comme un apôtre, le premier aumônier d'Élisa
n'exposait point son ministère, par les provocations d'un zèle outré et
qui eût été inutile, au ridicule du discrédit et au scandale de
l'impuissance. Sa tolérance aimable n'était pas non plus un abandon de
ses devoirs, une autre sorte d'hypocrisie voluptueuse, substituée à
l'hypocrisie fervente et s'associant aux faiblesses qu'elle n'ose pas
foudroyer: il y avait de l'indulgence d'inclination, du bon goût naturel
dans les concessions aimables, mais non complaisantes, du digne vicaire
de notre chapelle; et, en effet, sa présence, qui n'eût pas réprimé,
tempérait heureusement les libertés de l'époque et du lieu, obtenait
déjà beaucoup cette décence extérieure, ce respect public, ce décorum
religieux qui, de la personne de l'aumônier, se reportaient non sans
profit sur le culte dont il était l'habile représentant.

Quoique je fusse là bien obscure, il me sembla que M. l'aumônier m'avait
remarquée. J'avais pris pour une attention particulière ce qui n'était
que l'effet d'une bienveillance générale. M. Zondadari souriait en
masse, si j'osais m'exprimer ainsi, jetait sur tout le monde des yeux
bienveillans et pleins d'onctions, et, dans mon ignorance des regards
d'un prêtre indulgent et charitable, je me surprenais un certain orgueil
de ce que je croyais une préférence; et voilà dans ma tête fort peu
orthodoxe comment j'interprétais le sourire apostolique de monseigneur.
Je me disais: Tout homme est curieux; notre bon aumônier, qui vit ici
dans un monde étranger, qui ne reçoit, hélas! les confessions de
personne, qui ignore jusqu'à ces petites aventures d'intérieur
nécessaires pour l'intelligence des discours où tout est rétinences et
allusions, voudrait, par mon intermédiaire, se mettre au courant de la
langue du pays, et savoir de la seconde main, ne le pouvant de la
première, à cause de son état, les anecdotes et les peccadilles de nos
dames. Je me trompais dans les interprétations comme dans les faits, car
M. Zondadari, malgré tant d'intentions supposées, ne chercha nulle
occasion de m'adresser la parole, à mon grand regret, car j'avais
découvert qu'au milieu des beaux esprits de garnison et d'antichambre
qui m'entouraient, son esprit, plus délicat et plus cultivé, m'eût été
d'une précieuse et agréable ressource.

Pour lier connaissance avec ce bon et spirituel ecclésiastique, il
fallut que j'allasse le chercher, non pas au tribunal de la pénitence,
ma religion ne le commande pas, mais au sein de ses travaux, dans le
sanctuaire de ses bienfaits. Quand le malheur frappe à ma porte, je ne
le renvoie pas à d'autres pour être secouru; mais comme il est des
momens où il frapperait en vain, j'aime encore mieux être importune que
sourde à une prière, et dans ce cas seulement je sais me faire
solliciteuse. Il s'agissait d'une bonne action: je n'hésitai pas à me
présenter chez l'aumônier de la princesse, pour demander les secours de
la charité en faveur d'une pauvre famille accablée de misère. J'en reçus
l'accueil le plus flatteur, je vais mieux dire, le plus généreux: il me
donna une petite somme en argent, et me promit d'aller voir les malades
de cette pauvre famille, de leur porter les consolations de la religion
et les alimens du besoin. «Nous nous concerterons ensemble, ajouta-t-il,
afin de donner de la permanence et de la suite à cette bonne œuvre.» Oh!
si j'étais catholique, c'est un directeur pareil qu'il me faudrait; je
ne répondrais pas, si je le rencontrais, de ne point faire mon salut:
bon, affable, laissant les plus petits s'approcher de lui, heureux de
venir à qui l'appelait, content d'entendre des paroles et des
dispositions pieuses, mais n'ayant point la rage de provoquer les cœurs,
et de recruter des conversions comme des triomphes.

Une amitié qui date d'un bienfait est, ce me semble, chose assez
honorable pour qu'elle soit chère à qui l'inspire et à qui l'éprouve, et
je ne compte pas au nombre des moindres attachemens dont il me soit
permis de me glorifier ma liaison avec un prélat révéré, qui faisait
certes preuve de tolérance en ne refusant pas l'intimité d'une femme
douée de quelques qualités, d'un bon cœur, mais de mœurs peu
religieuses, d'un âge encore suspect, et que devait bien plus que tout
cela éloigner de lui le malheur de n'être point catholique romaine, et
de ne point penser de même en matière de dogme. Cette dernière
circonstance, M. Zondadari l'ignorait, car je ne songe guère à en faire
part à mes amis. Ce fut bien indirectement qu'il apprit que j'étais
protestante, comme on va le voir.

J'allai un jour chez le bon aumônier pour mes pauvres, car j'en avais
rencontré d'autres que les premiers, et je savais n'être jamais
repoussée d'une bourse où il restait toujours quelque chose pour
l'infortune. Ma visite se faisait en carême, et je le savais, attendu
qu'en Italie il n'y a pas moyen d'ignorer cette époque très observée de
mortification et de pénitence. M. Zondadari était à table; malgré
l'époque, le coup d'œil n'avait rien d'effrayant pour une profane, et si
je remarquai que tous les plats étaient maigres, je m'aperçus aussi
qu'ils étaient d'un maigre à contenter l'appétit le plus délicat et le
plus difficile. Je souris: une gracieuse invitation répondit à mon
sourire: «Vous pouvez en toute sûreté de conscience accepter mon
déjeuner; ici tout est maigre.

«--Je le vois, Monsieur l'aumônier; mais il en serait autrement que je
le pourrais encore... D'ailleurs, je m'arrête dans mes aveux, je
craindrais trop qu'ils ne me fissent perdre votre précieuse amitié.

«--Comment! est-ce que le carême vous effraie? est-ce que votre santé ne
peut le supporter, ou que votre négligence refuse d'en suivre les
commandemens? Vivriez-vous en hostilité avec l'église?» Puis,
s'approchant de moi avec intérêt: «Je m'en doutais, ajouta monseigneur;
je vous ai vue assister à la messe, et...» Il eut beau suspendre la
phrase, je ne répondis pas, et j'avoue que mon silence et mon embarras
étaient un peu calculés.

«--Tenez, reprit l'indulgent prélat, je devine, vous n'êtes pas
catholique; j'en ai déjà eu le soupçon, car je vous ai plusieurs fois
observée à la chapelle, et j'en étais presque sûr à la manière dont vous
faites le signe de la croix.

«--Mais...

«--Il n'y a point de mais... Convenez que j'ai raison.

«--J'en conviens, je ne suis point née dans la religion catholique,
apostolique et romaine.

«--Je vous plains, car je suis forcé de vous avertir que hors de notre
église il n'est point de salut; mais ce n'est point votre faute, c'est
le malheur de votre naissance beaucoup plus que le tort de votre esprit.
On a tant de peine à trouver mauvaise la religion dans laquelle nous a
bénis notre mère! Mais ne vous effrayez point: ni mon intérêt ni mon
amitié ne se refroidiront à cause de la différence de nos principes...
Mais pourquoi assistez-vous à la messe?

«--Parce que, n'importe où l'on prie Dieu, un chrétien est à sa place,
et je suis chrétienne.

«--Vous dites bien, vous faites bien; j'aurai grande joie de vous voir
assister à la messe, puisque votre religion le tolère.»

Je lui demandai en quoi je me trompais sur la manière de faire le signe
de la croix. M. Zondadari daigna me l'apprendre, me prit le bras avec
bonté, guida ma main ignorante, mais bien disposée, et je dois à cette
bienveillante et estimable répétition de me signer aussi bien que si
j'eusse été élevée dans un couvent. Oh! c'était un excellent homme que
M. Zondadari! plein d'instruction, pouvant prêcher dans presque toutes
les langues vivantes, admirant Racine autant que Massillon, priant la
Vierge devant les belles et gracieuses figures de Raphaël, et lisant
volontiers le Tasse après son bréviaire.



CHAPITRE CIII.

Voyage à Milan.--Le poëte Monti.--Un trait de bienfaisance du prince
Eugène.--Histoire de Giraldina.


Nous voici arrivés à l'un des plus grands événemens de la vie de
Napoléon, son mariage avec l'archiduchesse Marie-Louise, avec la fille
des Césars, comme disaient les poëtes du temps. Je suppose fort qu'Élisa
avait eu d'assez bonne heure la confidence de cette révolution dans la
famille impériale; car, lorsque la nouvelle en devint publique, elle
n'eut pas avec moi cette facilité d'abandon, ce laisser-aller d'émotions
que lui donnait la réception des plus courts bulletins. La chose
méritait bien pourtant qu'elle en parlât; mais je ne pus savoir ni
pénétrer sa pensée à ce sujet, si ce n'est peut-être à son silence, qui
ne laissait pas d'être parlant. Au surplus, elle eut peu le temps des
confidences. Tout allant vite avec Napoléon, elle reçut bientôt
l'invitation de se rendre à Paris, ainsi que tous les autres membres de
la famille qui faisait une si haute alliance. L'empereur put se donner
le plaisir de se présenter à sa jeune épouse avec un cortége d'une
douzaine de rois, que tous il avait faits ou qu'il avait tolérés, ce qui
était bien à peu près la même chose.

Pendant que les grandes machines de l'empire jouaient toutes à Paris, il
y avait relâche au petit théâtre monarchique de Florence. Le voyage de
la grande-duchesse devait même être de quelque durée; mais loin de
s'affliger des vacances, tout le monde en général en était content; car
ce qu'il y aurait peut-être de plus doux serait du loisir avec
appointemens, situation sociale appelée depuis sinécure. Ce qu'une
lectrice en disponibilité avait de mieux à faire était de parcourir
cette belle Italie, où chaque ville est un musée, où chaque village est
un souvenir, où l'instruction peut s'acquérir au milieu des plaisirs et
des fêtes. Je n'avais pas entendu ma position à Florence pour avoir le
goût des arts, et surtout la passion des courses; mais déjà familiarisée
avec les beaux sites, ou les admirables chefs-d'œuvre dont est si pleine
la terre classique, je choisis ou plutôt je me laissai entraîner vers ce
qu'on a nommé le Paris de ces contrées: Milan, capitale du royaume, dont
Bonaparte avait joint la couronne à son sceptre français, comme par
reconnaissance de ses premières victoires, qui le lui avaient mis dans
la main. D'ailleurs cette ville m'était chère: une secrète et
orgueilleuse coquetterie me poussait de préférence vers des lieux dont
le grand événement qui occupait l'Europe relevait encore pour moi
l'enivrant souvenir. Je trouvai piquant de visiter la chambre témoin
d'une préférence du grand Napoléon, au moment même où la fille des rois
allait recevoir son amour.

C'est le premier voyage que la vanité m'ait fait faire, si l'on peut
appeler vanité une glorieuse réminiscence dont un grand homme était
l'objet. Milan n'a jamais eu de plus beaux jours que ceux que j'y passai
vers cette époque célèbre du mariage, qui fut alors en Italie aussi bien
qu'en France un temps de réjouissances publiques et d'enthousiasme.
J'allai m'installer là où j'avais été installée à une époque encore peu
éloignée. Le prince Eugène, vice-roi de ces contrées, était absent au
moment de mon arrivée. Mais, ou mon séjour à Milan fut bien long, ou le
voyage du fils de Joséphine à Paris fut bien court; car, ce qu'il y a de
certain, c'est qu'il ne tarda pas à revenir, comme pour se consoler
auprès de son peuple de ces grandes scènes de famille qui venaient de
mettre son cœur à de si bizarres épreuves.

J'avais conservé à Milan quelques connaissances; je les eus bientôt
épuisées; mais, ce qu'il y a de charmant dans ce pays, c'est que la
politesse n'y va pas, comme en France, jusqu'à cet héroïsme de l'ennui
qui vous fait supporter les conversations, les visites, les hommes et
les choses qui vous sont les plus antipathiques: à Milan, on voit qui
l'on veut et comme on le veut; on se prend quand on se convient, on se
quitte quand on s'importune; on y use le temps à son gré, à ses risques
et périls; on y vit, on y existe avec ses coudées franches; tout est
donné à l'esprit, au plaisir, aux aises surtout; et cet apparent égoïsme
de la mollesse, étant général, cesse presque d'être un vice, parce que
personne ne donne plus qu'il ne reçoit, et que là où il n'y a point de
dupes, il n'y a point non plus de fripons.

Même quand on n'aime peu la musique, ce qu'il y a encore de mieux à
faire à Milan, c'est d'aller passer la soirée à la Scala, le plus beau
théâtre du monde, attendu qu'il est le plus grand et le plus commode.
Ces bons Italiens, si célèbres pour leurs adorations musicales, traitent
cependant encore l'art qui les charme le plus à la manière dont ils
traitent tout; ce n'est pour eux qu'un ami dont ils choisissent les bons
momens, qu'ils prennent, qu'ils quittent à propos. On pourrait dire que
l'on fait de tout à la Scala: on y cause, on y joue, on y mange, on y
dort, on y entend même de la musique. Quant à moi, ce que m'offrit de
plus agréable ce bazar de voluptés fut la rencontre de deux personnes
que j'avais beaucoup connues, et qui, à des titres différens, méritent
bien un souvenir dans le récit de ce voyage; je veux parler du poëte
Monti, et d'un ami d'Oudet que je ne nommerai pas, parce que les amis
d'Oudet se trouvent encore aujourd'hui suspects, et qu'il est inutile de
donner leur signalement aux gracieuses polices de l'Europe. La
connaissance de ces deux personnages, une fois renouvelée dans ma loge,
n'en resta point là, et pendant tout mon séjour à Milan, je ne cessai
point de les voir intimement, surtout le second.

Le bon Monti, qui réunissait à toute l'imagination d'un poëte toute la
candeur d'un enfant; qui avait déjà, et de bonne foi, passé par
plusieurs opinions différentes, jouissait depuis quelques années de
l'estime particulière du vice-roi. C'est une remarque qui m'a frappée au
milieu de cette foule d'hommes distingués dans tous les genres, qui ont,
à tant d'époques contraires et sous des traits si divers, défilé sous
mes yeux: que la fixité des principes, la constance des opinions, la
fidélité aux maximes politiques, sont rarement le privilége des hommes
supérieurs. On dirait que l'esprit est girouette de sa nature. Une tête
un peu vaste a plusieurs cases: à mesure que l'une se vide, l'autre
s'emplit. Il n'y a que la médiocrité qui soit douée en quelque sorte de
l'immobilité de ses idées par leur indigence: comme elle n'a pas
beaucoup, elle garde ce qu'elle a, elle s'y attache, elle s'y cramponne;
et le monde doit quelquefois à ces natures plus stériles de grandes
vertus, des caractères suivis que leur médiocrité élève quelquefois
jusqu'au sublime.

Les hommes à imagination se conduisent par excès: admirables quelquefois
dans chacune de ces saillies de conduite; s'y portant avec toute
l'énergie des vues promptes et passionnées; mais changeant de marche et
d'allure; mais aussi puissans dans un mouvement contraire que dans les
résolutions primitives. L'heureuse faculté de tout saisir, de tout
comprendre, devient ainsi quelquefois l'inconstance et la versatilité.

Monti avait donc pu, avec la même bonne foi et le même enthousiasme,
embrasser la république et l'empire, concevoir la grandeur de l'une et
la gloire de l'autre; car, dans les deux, se trouvaient toutes les
illusions les plus capables de séduire et d'entraîner. Ses vers, enfans
de ces impressions différentes, de ces sentimens successifs, avaient
tour à tour été tirés d'une lyre capricieuse et mobile. Ce qu'il y avait
de plus piquant dans cet aimable et ingénu caractère, c'est qu'il ne
déguisait rien aux autres pas plus qu'à lui-même. Ainsi, au milieu de
mille autres confidences (car, bien différent des poëtes ordinaires, ce
poëte ingénieux savait parler d'autres choses que de ses vers), Monti me
parla cependant de l'extrême désagrément, dans les compositions
poétiques, de choisir des sujets contemporains. En effet, il avait
entrepris un grand ouvrage sur les campagnes de Napoléon; cet ouvrage
était commencé depuis 1804 et ne pouvait jamais finir. Il s'appelait _le
Barde de la Forêt-Noire_. Ce Barde prophétise continuellement les
victoires de Bonaparte et la défaite des coalitions. Monti m'en a récité
de nombreux passages, et entre autres celui de cette fabuleuse campagne
d'Égypte, où le génie de la civilisation et celui de la guerre
marchaient ensemble; où l'on voyait un membre de l'Institut conduire les
armées françaises à une double conquête, aussi souvent entouré de savans
que de soldats, inscrire en courant son nom sur les Pyramides, et ne
s'arrachant des bras de la Victoire que pour venir se jeter dans ceux de
la patrie, qui de loin montre ses flancs déchirés et appelle un sauveur.
Par malheur pour le pauvre Monti, il donnait à ses vers la couleur du
moment, et la couleur du moment changeant à chaque campagne, il était
obligé de supprimer à la fin des sentimens exprimés au commencement des
opérations. Ainsi, au moment de la bataille d'Austerlitz, les
Autrichiens étaient traités en ennemis et avec les hyperboles de
l'insulte et de la haine. La paix de Presbourg arrive: il faut
bouleverser tout, et remplacer les strophes de l'insulte par des
couplets de réconciliation: les Autrichiens sont nos amis. Le poëte
espère au moins ne pas perdre le fruit de sa première indignation: les
Russes lui restent à maudire. Mais les événemens marchent encore plus
vite que les corrections. L'entrevue de Tilsitt ne semble réconcilier
deux empereurs que pour brouiller un poëte avec son ouvrage: la muse ne
peut pas être plus méchante que la guerre. La voilà encore obligée
d'adoucir et d'effacer ses couleurs, de rendre ses pages contre les
barbares du Nord aussi blanches que les neiges de l'Ukraine. Monti
respirait un peu, et la fortune semblait n'en plus vouloir à la
prosodie, quand la campagne de 1809 se déclare, et replace les
Autrichiens dans la position d'où le pauvre poëte avait eu la
complaisance de les déloger. Hélas! que ne peuvent l'amour du travail,
le besoin de la gloire et les nécessités d'un poëme! Monti s'était remis
en guerre avec l'Autriche comme son héros; mais son héros allait si
vite, qu'il se trouve encore, à la fin de la campagne de 1809, avoir
fait du sublime inutile contre Vienne, soudoyée par Londres. «Ma foi, me
dit Monti, voici encore un événement qui me désole: tandis que l'empire
est en fête pour le mariage de Napoléon avec l'archiduchesse
Marie-Louise, je suis en deuil des plus belles inspirations de mon
poëme; la postérité arrivera sans me trouver en mesure avec elle.» Je
consolais de mon mieux cette plaisante infortune du génie, en disant à
l'illustre écrivain qui en parlait même en riant, qu'heureusement il
avait autre chose à lui laisser, et qu'il pouvait être tranquille.

Pendant tout mon séjour à Milan, je reçus du bon et spirituel Monti des
attentions qui me touchèrent d'autant plus que je savais qu'il n'en
était pas prodigue.

Ma plus grande occupation dans cette capitale de la riche Lombardie fut
cependant plutôt une vie extérieure que les plaisirs de la société. Le
matin, j'allais faire quelque promenade pittoresque ou quelque visite
curieuse; le soir, j'allais à la Scala causer et mettre en commun, avec
quelques bienveillans interlocuteurs, mes observations. Ma manie de tout
voir et de tout entendre me valut le spectacle d'une scène piquante que
je vais retracer avec d'autant plus de plaisir qu'elle révélera en même
temps un trait honorable du prince Eugène Beauharnais, et prouvera que,
guerrier intrépide, le fils de Joséphine possédait aussi les vertus du
roi et le cœur généreux de sa mère.

La place du Dôme à Milan, dans les temps de réjouissances publiques,
offre à peu près un coup d'œil pareil à celui du boulevart du Temple à
Paris. Ce sont de tous côtés cafés, jeux, spectacles, parades pour le
peuple, dont la bonne compagnie se donne aussi le plaisir. Un jour que
j'avais pris mon chocolat à la glace au grand café, je vis la foule
courir vers le portail du Dôme; je me laissai aller au mouvement, et je
n'étais pas la moins leste et la moins avide du groupe empressé. Là je
découvris l'objet de tant de curiosités en émoi: une chaude discussion
s'était établie entre un capucin et un agent de police. Le premier,
l'œil en feu, la figure haletante, gesticulait et criait; l'autre,
véritable Ulysse de carrefour, employait toutes les formes de l'art
oratoire, appuyé de l'autorité, pour faire comprendre au révérend père
que le moment était mal choisi pour prêcher dans la rue; que le peuple,
appelé à la joie par les événemens, était en humeur naturelle de s'y
livrer, et que risquer la parole de Dieu au milieu d'une saturnale
permise, c'était la compromettre et l'exposer au scandale. Adossé au
pied de l'église et sous un Christ énorme qui se trouvait sous le
portail, le capucin s'électrise par la résistance, et s'emporte par les
observations. Il se tourne en face de l'honnête agent de police, et,
l'apostrophant, ainsi que la foule qui redouble, moitié en français,
moitié en italien: «Oh! je vois bien, s'écrie-t-il, je vois bien où vous
voulez en venir; vous ne voulez pas de nous: _son i Francesi che vi
bisognano_, et vous allez me parler d'un des nôtres qui, aussi courageux
que moi, foudroya les plaisirs profanes en appelant le peuple égaré au
pied de Notre-Seigneur. Eh bien! oui, il eut raison; et au lieu d'être
là à bâiller et à écouter les lazzi et les polichinels, je vous dirai,
oui, venez ici,_ venite, venite quà, ecco, ecco, è questo il vero
pulcinello che salvarvi può anime dannate[4]!_

L'invocation du révérend père capucin était accompagnée d'une
gesticulation furibonde, et d'un signe plus expressif encore, qui ne
craignait pas d'indiquer le Christ à la foule indignée. Alors l'agent de
police changea de façons, et se contenta, sans phrases, de faire arrêter
et de conduire en lieu sûr l'apôtre imprudent dont le zèle mal placé
causait un scandale bien plus grave que celui contre lequel tonnaient
ses discours.

Près de moi se trouvait une personne des plus respectables, tenant une
jolie petite fille de huit à neuf ans; sa bonne mine, ses paroles, ses
cheveux blancs, laurier du vieillard, m'inspirèrent un de ces désirs de
lier conversation auxquels je n'ai jamais su résister. Je le lui
témoignai, et il y répondit avec cet empressement affable qui permet
facilement les questions. «Vous parlez; lui dis-je, du vice-roi en
termes qui me flattent comme Française. C'est un bonheur pour moi que la
justice rendue à mes compatriotes.» En ce moment la petite fille posa sa
tête charmante contre la main de son grand-père, et lui dit d'une voix
caressante: _«Carissimo mio, dica pure a questa signora gli affanni
della sfortunatissima Geraldina_.» Tout en entrant dans le jardin _del
Corso Orientale_, le bon vieillard nous raconta ce trait touchant du
fils adoptif de Napoléon:

«Depuis plus de deux cents ans, de père en fils, une honorable famille
de Milan occupait un bel emploi au palais des princes gouverneurs de la
Lombardie; celui des Gerolonni, qui occupait cette place à l'entrée des
Français, s'était livré à une franchise d'opinion qu'on eût dû
respecter, puisque cette fidélité à des maîtres proscrits devenait
seulement une _sublime imprudence_. Dans tous les pays, sous tous les
règnes, la dénonciation se pratique parce qu'elle rapporte. Gerolonni
fut dénoncé, dépouillé de ses emplois, jeté dans un cachot, sans
communication avec sa famille. Gerolonni avait un fils, jeune homme
d'une grande élévation de sentimens, qui était sur le point d'épouser
Marietta Bunelli, une des plus belles personnes de son temps. La crainte
d'être enveloppé dans la persécution de toute une famille fit suspendre
le mariage; on l'ajourna à des temps plus heureux. Mais tandis que le
jeune Gerolonni courait chaque jour assiéger le pouvoir avec
d'irrécusables preuves de l'innocence de son père, la fidèle fiancée
venait à la prison, et obtenait des geôliers ces adoucissemens si
précieux à la captivité, que les femmes arrachent par la fermeté d'une
persévérance et la persuasion d'une douceur qui ne s'altère jamais.
Chaque soir les amans se voyaient; le jeune homme attristait le cœur de
son amie par le récit de ses démarches infructueuses; la jeune fille le
consolait au contraire par la révélation de quelques allégemens à la
situation du malheureux père.

«Bientôt les parens de Marietta, cruels par peur (la peur l'est plus que
la barbarie), se détachèrent de toute compassion, de tout intérêt pour
un suspect. Le fils de Gerolonni venait pourtant d'obtenir que le
grand-juge Luozi s'occupât de l'affaire; un témoignage courageux, une
offre de caution, eussent suffi pour déterminer un élargissement
provisoire. Le jeune Gerolonni et sa fidèle amie coururent se jeter aux
pieds du vieux Bunelli, mais en vain: «J'ai un fils _à placer_» fut
toute sa réponse; l'ambition étouffa la générosité. Le vieillard, qui
avait résisté aux cachots, ne résista point à l'ingratitude et à la
dureté d'un ami de soixante années. Le malheureux père, avant de mourir,
recommanda à son fils de pardonner au père de Marietta, mais de
conserver intacte la haine de ses oppresseurs, et de refuser jusqu'aux
tardifs bienfaits qui pourraient tenter sa fidélité. Les démarches de la
jeune fille avaient été épiées: on vint l'arracher au milieu de la scène
si touchante des adieux d'un père. «Mon cher Gerolonni, s'écriait-elle,
ne te désespère pas; ta vie est mon bonheur; je ne conserve la mienne
que pour te la consacrer.»

«On les sépara; Gerolonni étouffa le triste souvenir de son père et de
sa maîtresse, mais dès cet instant elle devint son épouse. Trop fier
pour solliciter des grâces quand on lui devait des réparations, il vécut
du côté de Vérone, obscur, mais heureux de toutes les vertus d'une femme
que l'amour et le malheur lui avaient donnée. Mais le sort voulut le
poursuivre encore; le cercueil de la mère sortit de l'asile conjugal. Au
moment où l'on portait au baptême le nouveau-né du malheureux Gerolonni,
il ne put soutenir un dernier et plus cruel malheur que tous les autres:
on le trouva mort au pied de la couche d'où l'on venait d'enlever les
restes glacés de celle qu'il avait si tendrement aimée. L'orpheline de
ces époux qui n'avaient plus eu la force de vivre pour elle, retint,
avec les traits de sa mère, l'image plus précieuse et plus belle encore
de ses vertus. Arrivée à l'âge de sept ans, Geraldina devait les secours
passagers et à peine suffisans qu'elle avait reçus à une compassion peu
éclairée. Le récit des malheurs de sa naissance développa néanmoins de
bonne heure son intelligence. Souvent quand la nuit était venue, on
voyait cet enfant s'acheminer vers le cimetière, et l'aurore montrait
quelquefois l'orpheline encore en prières, ou, surprise par le sommeil,
entourer de ses petites mais la croix qui marquait la place de ceux
qu'elle n'avait pu connaître. Quelquefois alors un mot de compassion,
une faible marque d'intérêt, lui étaient accordés: c'était bien peu pour
qui méritait de tout obtenir. Le ciel, pour combler en un jour la dette
de plusieurs années, lui réservait l'immense bonheur de tout devoir à
l'ame généreuse d'un guerrier, à l'équité d'un grand prince.

«Pendant un voyage que le vice-roi fit à Vérone, la petite Geraldina
traversait l'amphithéâtre: effrayée par le bruit des chevaux, elle
voulut fuir et tomba dans l'intérieur de l'édifice. Une des personnes de
la suite du vice-roi vint la relever; la pitié voulut joindre l'aumône à
l'intérêt; mais lorsqu'on vit cet enfant repousser la main qui lui
offrait de l'or, ses beaux yeux se lever avec dignité sur le groupe qui
l'entourait, et d'un ton calme et touchant répondre: «Vous êtes des
Français, et je suis l'orpheline de Gerolonni: je ne puis rien accepter
de vous,» tous les témoins de cette scène, se regardant, restèrent
stupéfaits. Un Italien de la suite du vice-roi savait l'histoire de
Gerolonni et en racontait les détails, timide mais encore généreux appel
à la commisération. Une voix assez lâche, au milieu de ces témoignages
d'intérêt, osait déjà parler de précautions contre l'enfant si
malheureux d'un proscrit. Mais la vue d'un enfant devait inspirer autre
chose au noble cœur du fils de Joséphine que de la prudence. Plus
délicat encore que généreux, le vice-roi conçut l'ingénieuse pensée de
déguiser ses bienfaits et de secourir l'orpheline sans qu'elle vît la
main d'un bienfaiteur, qu'eût repoussée la mémoire d'un père. Dès qu'il
fut libre des soins de la représentation, Eugène sort, vêtu d'une simple
capote, accompagné d'un fidèle domestique qui avait découvert la
retraite de l'orpheline. Une jeune femme était près de là: Eugène
s'informe de Geraldina; on lui répond: «Si elle n'est pas sur sa paille,
c'est qu'elle passera la nuit au cimetière.--Grand Dieu!» s'écria Eugène
en redoublant le pas. Arrivé au Campo-Santo, il vit la jeune fille
priant près de la croix élevée sur le corps de ses parens. Le vice-roi
approche seul, et adresse en italien la parole à l'orpheline; son cœur
ému s'ouvrit à la voix d'une pitié si imprévue et si douce. Eugène avait
dans le caractère toute la bonté de sa mère et dans les manières quelque
chose de sa grâce; leur charme agit sur l'innocent objet de sa pitié.
Geraldina ose croire à une protection; elle se jette aux pieds du
vice-roi dont elle ignorait le rang, et lui demande un asile, un travail
moins dur, moins humiliant que celui par lequel il lui fallait acheter
chaque jour une avare nourriture.

«Le soir même, Geraldina était confiée à une femme sûre. Le jour où le
vice-roi retourna à Milan, Geraldina y vint sous la garde de cette même
personne occuper le logement qu'avaient fait préparer les ordres de son
noble protecteur. L'orpheline entrait dans sa neuvième année; on cultiva
son heureux naturel, et pendant les soins de cette précieuse éducation,
le prince veillait lui-même à ce que Geraldina pût reparaître avec
honneur dans cette ville, où son grand-père avait péri sous le poids
d'une accusation criminelle et fausse. Le prince voyait souvent sa jeune
protégée, mais toujours sous le voile du plus strict incognito; les
progrès de l'orpheline étaient la douce récompense de tant de bienfaits.
L'innocence de Gerolonni fut reconnue et publiquement proclamée, et
Geraldina rentra en possession de tout le modeste héritage de ses pères.

«Jugez, madame, ajouta le vieillard, si nous aimons et bénissons le
jeune héros, le prince qui sut deviner une grande infortune dans la
réponse d'un enfant sous les livrées de la misère. Oui madame, nous
aimons, nous bénissons le règne du prince Eugène. Si mon récit vous a
intéressée, venez en voir l'héroïne, venez entendre d'elle-même des
détails naïfs qui vous prouveront encore mieux la juste et haute
admiration que nous avons pour notre jeune souverain; vous verrez encore
que l'orpheline de Vérone méritait l'illustre protection que le ciel
réservait à ses douleurs.»

Je quittai le digne vieillard et sa jolie petite fille, après qu'ils
m'eurent demandé de les aller revoir le lendemain; ils vinrent eux-mêmes
me prendre, et nous allâmes chez Geraldina. On eût pu être plus belle,
quoiqu'elle le fût beaucoup, mais on n'eût pu être plus intéressante;
elle n'appelait Eugène que _quel uomo al cuor divino_, et ses
expressions, pleines d'un reconnaissant enthousiasme, me prouvèrent en
même temps à quel point l'orpheline méritait le bienfait qui était venu
chercher son enfance, à quel point aussi le prince Eugène méritait le
rang suprême auquel il était monté pour y porter les vertus modestes de
la famille, jointes au courage du guerrier et à toutes les grandes
vertus du trône.



CHAPITRE CIV.

L'ami d'Oudet.--Le prince Eugène.--Lettres de l'Empereur à Joséphine.


Je trouvai encore à Milan un extrême plaisir dans la société d'un
colonel français chargé d'organiser un régiment italien, et qui, atteint
de trois balles à Wagram, se rétablissait de ses blessures dans la
capitale, où le dépôt de son régiment était établi. Cet officier m'était
connu depuis long-temps; je l'avais vu à Paris: c'était un ami d'Oudet.
Nos premières paroles à la Scala, où je le rencontrai, furent en quelque
sorte un cri de douleur commune sur la mort de notre ami. Je ne tardai
pas à m'apercevoir que le colonel avait été sous le charme comme tant
d'autres, et qu'il entrait dans son culte de souvenir et d'amitié
beaucoup de ce fanatisme politique dont Oudet était le chef. Brave,
plein d'instruction et de capacité militaire, le colonel jouissait d'une
grande considération auprès du prince Eugène. Je voyais presque tous les
jours l'ami d'Oudet, et quoique ses qualités fussent toutes de celles
qui conviennent plus aux affaires qu'au monde, je me sentais une estime
involontaire pour le sérieux plein de noblesse, la gravité naturelle et
un peu mélancolique qui régnait sur la figure comme dans les idées de
cette espèce d'Alceste militaire, ne louant jamais, blâmant toujours,
donnant à sa pensée un tour de satire et d'indignation qui tenait plutôt
aux systèmes de son esprit qu'à la sécheresse de son cœur.

«Je vais vous apprendre une nouvelle qui vous surprendra beaucoup, me
dit-il un jour, en entrant chez moi de fort bonne heure. Tandis que tous
les souverains de la fabrique de Napoléon s'amusent à jouer à la
royauté, pour faire fête à une archiduchesse d'Autriche; pendant que
tous les prisonniers de la galère impériale tâchent, au milieu des
libertés de ce bon Paris, d'oublier leur esclavage doré, le prince
Eugène vient d'arriver subitement pour reposer ici sa noble tête des
fatigues d'un métier auquel il a fallu ajouter bien d'autres corvées.
Eugène est arrivé cette nuit auprès de sa femme et de ses enfans.
Portant, jusque dans les relations privées, la sévérité de la discipline
militaire, esclave des devoirs d'une position qu'il ne s'est point
choisie, et qu'il ne saurait pas davantage quitter et modifier, Eugène,
le modèle des fils, a été contraint d'immoler à l'orgueil du maître ses
sentimens les plus chers. Il a rempli sa tâche, il les remplirait
toutes. Enthousiaste de soumission comme d'autres le seraient de
liberté, Eugène a été chargé de porter au sénat l'acte même qui fait
descendre sa mère du titre d'épouse.

«--Mais les sentimens d'Eugène sont si connus, qu'il faut au contraire,
selon moi, tirer de sa conduite la preuve du bon accord qui a dirigé ce
grand acte politique du divorce de Napoléon et d'un second mariage.

«--Hélas oui! la conduite de Beauharnais doit être toujours de
l'héroïsme, et moi qui lui suis attaché, non pas comme à un souverain,
mais comme à un ami, comme à un frère, j'admire cette abnégation de
dévouement qui lui a fait accepter la mission d'officier de l'état civil
dans un acte qui répudiait sa mère. Cet homme, plein de vertu, ce soldat
intrépide, cet enfant de la Victoire, n'a rien du temps où il est né. On
dirait un petit-fils de Louis XIV, en adoration devant son père, élevé
dans le génie de l'obéissance autant peut-être que dans celui du
commandement, attendant pour penser et pour agir la pensée d'un maître,
lui dont les pensées seraient si simples et si naturellement grandes!

«--Mais il me semble qu'il y a là plus de modestie que d'insuffisance.
L'Empereur est bien un assez sublime modèle, pour que l'imitation et la
soumission soient déjà un haut mérite et presque de la gloire.

«--Oui, l'Empereur est un grand homme, mais qui prend déjà les
petitesses de la royauté; c'est bien la peine d'avoir tant de génie pour
n'être qu'un plagiaire des monarchies décrépites! Je conçois jusqu'à un
certain point qu'il ait saisi l'empire; mais homme nouveau, il devait en
faire une chose nouvelle. C'est cette espérance qui l'a mis sur le
pavois; c'est cette fidélité à son origine qui pouvait seule l'y
soutenir. Tant mieux du reste qu'il se trompe; avec une monarchie
plébéienne, il eût à jamais éloigné la république dont il eût retenu
quelques unes des formes et des bienfaits; avec sa monarchie
aristocratique, il rend inévitable la réaction de la liberté contre un
gouvernement qui n'aura plus rien de commun avec elle. Il nous avait
ravi toutes les chances par sa gloire; il nous les rend par son second
mariage et ses puérilités royales. Il ne fait pas aujourd'hui divorce
seulement avec Joséphine, mais avec les conditions de son existence. Ce
n'est pas seulement un mari qui répudie sa femme, c'est un enfant qui
renie sa mère. Fils de la révolution, le voilà qui demande des lettres
de noblesse à l'Autriche, comme les gens d'autrefois, qui avaient fait
fortune, achetaient des titres qui déguisassent leur naissance! Il est
plaisant de voir le vainqueur de l'Europe acheter une savonnette à
vilain.

«--Mais, mon ami, je n'entends rien à la politique, et vous me traitez
comme un tribun. Je suis mieux que cela, ce me semble... Je suis une
femme, et une femme, je vous le dis avec franchise, qui aime l'Empereur
et qui l'admire. Sans être bien forte, je conçois la pensée de l'acte
que vous blâmez tant. La république est un beau rêve, c'est l'idéal en
fait de gouvernement. Mais j'ai entendu dire que les peuples avaient
aussi besoin de positif, et que la monarchie était propre à le leur
donner. Napoléon a été élevé à l'empire; point d'empire sans hérédité:
je suis donc sûre qu'en se séparant de Joséphine, il n'a cru obéir qu'à
un grand besoin public.

«--Eh bien! qu'il y obéisse; mais que la fortune change, et vous verrez
s'il a bien fait de changer de famille: les peuples sont de meilleurs
cousins que les rois; il le sentira au premier revers. Ce qu'il eût dû
faire, puisqu'il voulait des héritiers, c'était d'épouser la fille d'un
bourgeois de Paris.

«--Son génie saura enchaîner la fortune et se jouer des résistances.

«--Phrase de bulletin; il n'y a pas de position au-dessus de la foudre;
le génie de la liberté seul est immortel, mais heureusement le génie du
despotisme n'est que précaire et viager. On nous a un moment enivrés
avec de la gloire, mais la raison nous reviendra. Cette gloire même
est-elle la propriété de celui qui s'en sert pour nous asservir? La
révolution n'a-t-elle pas aussi ses quatorze armées, ses quarante
capitaines et sa moisson de lauriers? Et la révolution est traitée comme
une vaincue. Ô mon ami! ô trop cher Oudet! ta mort sera vengée; ou
plutôt la liberté, qui veut mieux qu'une vengeance, obtiendra tôt ou
tard un triomphe.

«--Mais c'est folie, ce me semble, que de nourrir encore des idées
républicaines.

«--C'est une folie qui ne passera jamais, Dieu merci. On peut
bouleverser la terre, la remuer dans tous les sens; mais il est quelque
chose qu'on ne change pas, c'est le cœur humain, et le cœur humain
contient l'instinct de la liberté.

«--Mais combien y a-t-il de gens qui le conservent?

«--Plus que l'on ne croit. Si la tête qui porte à elle seule le monde
monarchique actuel venait à être frappée, vous verriez toute cette
fantasmagorie féodale disparaître. Trois hommes[5] suffiront peut-être
pour révéler à l'univers le secret de ce pouvoir qui paraît gigantesque,
qui l'est en effet, mais qui ne l'est que comme un homme.

«--Mon ami, vous me faites trembler avec vos idées sombres: quelle manie
que de se faire ainsi le réformateur de l'espèce humaine! Qui vous a
donné sa procuration?

«--En pareil cas, c'est le succès qui la donne.

«--Mais regardez autour de vous: il n'y a point d'échos qui répondraient
à votre voix.

«--Erreur, erreur grave: il y a toujours des échos pour les pensées
libérales et généreuses. L'armée est à l'Empereur comme à un chef, mais
non pas comme à un maître. Nous sommes six mille engagés par le serment;
nous nous battons, parce que le soldat français ne connaît que son
drapeau, mais nous ne nous battons pas pour des fers. L'Italie,
l'Allemagne, sont autant de fourmilières de sociétés secrètes. On en
aura des nouvelles: tous les hommes sont frères pour la liberté.

«--Comment arrangez-vous tout cela avec votre attachement pour le prince
Eugène?

«--Je n'arrange rien: je le sers en ami, point en esclave. Oh! quel
dommage qu'il ne puisse jouer le rôle de libérateur! Je l'ai tâté dans
tous les sens: il n'a l'étoffe que des vertus privées; c'est un grand
capitaine qui n'entend rien aux affaires. La guerre est son élément;
l'Empereur son idole, sa religion. Il n'a pas été élevé comme Napoléon
au sein du peuple. Mais lui, cet Empereur, qu'il était beau sous les
faisceaux consulaires! sa capote grise lui allait mieux que son manteau
semé d'abeilles. Alors toutes les passions du jeune homme étaient dans
son cœur; qu'il a vieilli, puisqu'il lui faut aujourd'hui les hochets
des vieilles cours! Arcole, Lodi, Marengo, rappelez-le un moment en
Italie, que je le revoie dans l'éclat et la pureté de son premier
caractère. Mais adieu, mon amie, je sens que l'émotion rouvre mes
blessures. Il me reste encore du sang pour la patrie; il me tarde de
retourner sur un champ de bataille. Là seulement je m'oublie, et la
victoire me fait pardonner à la servitude.»

Ce discours m'avait étourdie: ce n'était pas la séduction d'Oudet, et
c'étaient ses rêves effrayans. Mais comme par un secret souvenir de lui,
par le prestige de ses idées reproduites, cette conversation s'est
gravée dans ma mémoire, et il me semble l'entendre encore. Mon cœur
avait besoin de distraction, car la politique me chagrine sans me
convaincre, et me trouble par son fantôme que je ne peux saisir. J'allai
me promener en dehors de la ville: j'avais à peine fait quelques pas que
je rencontrai le vice-roi. Il était sans suite, sans cortége, donnant le
bras à la princesse son épouse, ressemblant à un honnête citoyen,
oubliant en quelque sorte la gloire pour goûter le bonheur domestique.
Sa figure était empreinte d'une mélancolie douce que sa digne compagne
semblait partager; on eût dit que ce grand capitaine sentait le besoin
d'être protégé par un cœur de femme. C'était quelque chose de touchant
que ce couple, élevé si haut par la fortune et par l'amour d'un peuple
dont il était adoré, se réfugiant dans les douces affections de la
famille, qui ne manquent jamais, et qui sont les seuls remèdes contre
les grandes douleurs. Involontairement je pensai à Joséphine, à cette
femme qui était la bonté même, et dont je croyais lire les chagrins sur
les traits de son noble fils. Par un tout autre sentiment que l'officier
qui avait vu dans le mariage de l'Empereur un divorce politique, moi j'y
voyais seulement une sorte de désenchantement de sa destinée. Il y a de
la fatalité dans la vie, et en voyant s'éloigner Joséphine des côtés du
grand homme, il me semblait le voir abandonné de son bon ange, du génie
secret qui avait protégé sa fortune!

Singulier rapprochement de souvenirs et d'émotions! Au moment où j'écris
ce chapitre de mes Mémoires, on me remet des lettres de Bonaparte,
général en chef de l'armée d'Italie, à Joséphine; leur lecture me
rappelle des pressentimens autrefois éprouvés; elles sont pleines du
plus curieux intérêt; elles jettent une douce lumière sur le cœur d'un
homme que l'ambition plus tard occupa seule. En les lisant, je suis
presque tentée, ainsi que l'ami d'Oudet, de préférer le consul à
l'Empereur. Cette gloire désintéressée des premières campagnes d'Italie
laissant tomber des rayons si purs, cette insouciance des grandeurs, ce
presque mépris de la victoire, le monde entier disparaissant pour un
jeune homme devant l'image d'une femme qu'il adore, voilà qui vaut mieux
que de la politique, que de l'histoire peut-être, si tout ce qui regarde
un homme extraordinaire comme Napoléon pouvait être autre chose que de
l'histoire. Je suis heureuse qu'on m'offre de joindre ces pages si
originales du cœur humain à mes Mémoires. On les lira, ainsi que moi,
avec intérêt et avec passion: elles sont des hommages à deux personnes
que j'ai connues, que j'ai aimées, que j'ai admirées; elles me replacent
en quelque sorte dans le monde où j'ai vécu, et où je suis restée du
moins par la reconnaissance.

Ces lettres sont curieuses par leur date, par leur protocole même: le
général en chef de l'armée d'Italie à sa Joséphine, à sa douce amie! il
m'est impossible de pas les transcrire dans toute l'originalité du
hasard qui les a fait découvrir.

     Sept heures du matin.

     Je me réveille plein de toi... Ton portrait et le souvenir de
     l'enivrante soirée d'hier n'ont point laissé de repos à mes sens.
     Douce et incomparable Joséphine, quel effet bizarre faites-vous sur
     mon cœur!... Vous fâchez-vous, vous vois-je triste, êtes vous
     inquiète, mon ame est brisée de douleur, et il n'est point de repos
     pour votre ami... Mais en est-il donc davantage pour moi, lorsque,
     me livrant au sentiment profond qui me maîtrise, je puise sur vos
     lèvres, sur votre cœur, une flamme qui me brûle? Ah! c'est cette
     nuit que je me suis bien aperçu que votre portrait n'est pas vous,
     et... Tu pars à midi; je te verrai dans trois heures: en attendant,
     _mio dolce amore_, reçois un million de baisers, mais ne m'en donne
     pas, car ils brûlent mon sang.

À la Citoyenne BONAPARTE,
à Paris.

     Port Maurice, le 14 germinal.

     J'ai reçu toutes tes lettres, mais aucune n'a fait sur moi
     l'impression de la dernière. Y penses-tu, mon adorable amie, de
     m'écrire en ces termes? Crois-tu donc que ma position n'est pas
     déjà assez cruelle, sans encore accroître mes regrets et
     bouleverser mon ame? Quel style! quels sentimens que ceux que tu
     peins! ils sont de feu; ils brûlent mon pauvre cœur! Mon unique
     Joséphine, loin de toi le monde est un désert où je reste isolé, et
     sans éprouver la douceur de m'épancher. Tu m'as ôté plus que mon
     ame; tu es l'unique pensée de ma vie. Si je suis ennuyé du tracas
     des affaires, si leurs vains titres et les hommes me dégoûtent, si
     je suis prêt à maudire la vie, je mets la main sur mon cœur: ton
     portrait y bat; je le regarde, et l'amour est pour moi le bonheur
     absolu à tout instant, hormis le temps que je me crois oublié de
     mon amie. Par quel art as-tu su captiver toutes mes facultés?
     Concentrer en toi mon existence morale, ma douce amie, qui ne
     finira qu'avec moi; vivre pour Joséphine, voilà l'histoire de ma
     vie. J'agis pour arriver près de toi; je me meus pour t'approcher.
     Insensé! je ne m'aperçois pas que je m'en éloigne...

     Que de pays... que de contrées nous séparent!... Que de temps avant
     que tu lises ces caractères, faible expression d'une ame émue où tu
     règnes! Ah! mon adorable femme, je ne sais pas quel sort m'attend;
     mais s'il m'éloigne plus long-temps de toi, il me sera
     insupportable. Mon courage n'ira pas jusque-là.

     Il fut un temps où je m'enorgueillissais de mon courage, et
     quelquefois en jetant les yeux sur tout le mal que pourraient me
     faire les hommes, sur le sort que pourrait me réserver le destin,
     je faisais...

     Mais aujourd'hui l'idée que ma Joséphine pourrait être mal, l'idée
     qu'elle pourrait être malade; et surtout la cruelle, la funeste
     pensée qu'elle pourrait m'aimer moins, flétrit mon ame, arrête mon
     sang, me rend triste, abattu, et ne me laisse pas même le courage
     de la fureur et du désespoir.

     Je me disais souvent jadis: les hommes ne peuvent nuire à celui qui
     meurt sans regret; mais aujourd'hui, mourir sans être aimé de toi!
     mourir dans cette certitude, c'est le tourment de l'enfer, c'est
     l'image vive et funeste de l'anéantissement absolu: il me semble
     que je me sens électrisé.

     Mon unique compagne, toi que le sort a destinée pour faire avec moi
     le voyage pénible de la vie, le jour où je n'aurai plus ton cœur
     sera celui où la nature aride sera pour moi sans chaleur et sans
     végétation.

     Je m'arrête, ma douce amie; mon ame est triste, mon corps est
     fatigué, mon esprit est étourdi. Les honneurs m'ennuient; je
     devrais bien les détester, ils m'éloignent de mon cœur.

     Je fuis _Port-Maurice_ par Oneille; demain je suis à Albenga. Les
     deux armées se remuent, nous cherchons à nous tromper, au plus
     habile la victoire. Je suis assez content de Beaulieu; il manœuvre
     assez bien, il est plus fort que son prédécesseur: Je le battrai,
     j'espère, de la belle manière. Sois sans inquiétude: aime-moi
     comme...

     Douce amie, pardonne-moi, je délire; la nature est faible pour qui
     sent vivement, pour celui que tu animes.

     B.

     À Barras, Tallien, madame Tallien, amitiés sincères; à madame
     Château-Renaud, civilités d'usage; à Eugène et Hortense, amour
     vrai.

     Adieu, adieu, je me couche sans toi; je dors mieux sans toi. Je
     t'en prie, laisse-moi dormir: voilà plusieurs fois que je te serre
     dans mes bras... mais, mais ce n'est pas toi.

À la Citoyenne BONAPARTE, chez
la Citoyenne Beauharnais, rue
Chantereine, n° 6,
à Paris.

     Albenga, le 16 germinal.

     Il est une heure après minuit: on m'apporte une lettre, elle est
     triste; mon ame en est affectée: c'est la mort de Chauvet. Il était
     ordonnateur en chef de l'armée; tu l'as vu chez Barras quelquefois,
     mon amie. Je sens le besoin d'être consolé: c'est entièrement en
     toi seule, dont la pensée peut tant influer sur le faible moule de
     mes idées, qu'il faut que j'épanche mes peines. Qu'est-ce que
     l'avenir? qu'est-ce que le passé? qu'est-ce que nous? quel fluide
     magique nous environne et nous cache les choses qu'il nous importe
     le plus de connaître? Nous naissons, nous vivons, nous mourons au
     milieu du merveilleux: est-il étonnant que les prêtres, les
     astrologues, les charlatans aient profité de ce penchant, de cette
     circonstance singulière pour promener nos idées et les diriger au
     gré de leurs passions? Chauvet est mort; il me fut attaché, il eût
     rendu à la patrie des services essentiels; son dernier mot a été
     qu'il partait pour me joindre... Oui, je vois son ombre, elle me
     tend les bras; son ame est dans les nuages; elle veillera à mon
     destin. Mais, insensé, je verse des larmes sur l'amitié, et qui me
     dit que déjà je n'en aie à verser d'inépuisables! Ame de mon
     existence, écris-moi tous les courriers, je ne saurais vivre
     autrement. Je suis très occupé: Beaulieu remue son armée; nous
     sommes en présence. Je suis un peu fatigué; je suis tous les jours
     à cheval. Adieu, adieu, adieu. Je vais dormir, le sommeil me
     console; il te place à mes côtés; je te vois dans mes bras. Mais au
     réveil, hélas! je me trouve seul et loin de toi.

     Bien des choses à Barras, à Tallien et à sa femme.

À la Citoyenne BONAPARTE, chez
la Citoyenne Beauharnais, rue
Chantereine, n° 6, chaussée
d'Antin, à Paris.

     Albenga, le 18 germinal.

     Je reçois une lettre que tu interromps pour aller, dis-tu, à la
     campagne, et après cela tu te donnes le ton d'être jalouse de moi,
     qui suis ici accablé d'affaires et de fatigues. Ah! ma bonne
     amie!... Il est vrai que j'ai tort: dans le printemps la campagne
     est belle, et puis l'amant de dix-neuf ans s'y trouvait sans doute.
     Le moyen de perdre un instant de plus à écrire à celui qui, éloigné
     de toi, ne pense, ne vit, ne jouit, n'existe que par ton souvenir!
     Je lis tes lettres comme on dévore après six heures de chasse un
     mets que l'on aime. Je ne suis pas content; ta dernière lettre est
     froide comme l'amitié; je n'y ai pas trouvé ce feu qu'offrent tes
     regards et que j'ai cru quelquefois y voir. Mais quelle est cette
     bizarrerie? J'ai trouvé que tes lettres précédentes oppressaient
     trop mon ame. La révolution qu'elles y produisent offusque mon
     esprit et asservit mes idées. Je désire des lettres plus froides.

     La crainte de ne pas être aimé de Joséphine, l'idée de la voir
     inconstante, de la.. Mais je me forge des peines; il en est tant de
     réelles! faut-il encore s'en fabriquer!!! Tu ne peux pas m'avoir
     inspiré un amour semblable sans le partager; et avec ton ame, tes
     pensées, ta raison, l'on ne peut pas en retour de l'abandon donner
     en échange le coup de mort.

     J'ai reçu la lettre de madame Château-Renaud. J'ai écrit au
     ministre... J'écrirai de même à la première, à qui tu feras les
     complimens d'usage. Amitié vraie à madame Tallien et à Barras.

     Tu ne me parles pas de ton vilain estomac; oh, je le déteste! Adieu
     jusqu'à demain, _o mio dolce amore_, un souvenir de mon unique
     femme et une victoire du destin, voilà mes souhaits; un souvenir
     unique, en tout digne de celui qui pense à toi tous les instans.

     Mon frère est ici. Il a appris mon mariage avec plaisir. Il brûle
     de l'envie de te connaître. Je cherche à le décider à venir à
     Paris. Sa femme est accouchée; elle a fait une fille, et t'envoie
     pour présent une boîte de bonbons de Gênes. Tu recevras des oranges
     et des parfums que je t'envoie.

     À onze heures du soir.

     Je suis au lit; je pars dans une heure pour Verceil. Murat doit
     être ce soir à Padoue. L'ennemi est fort dérouté, il ne tardera pas
     à évacuer. J'espère dans dix jours être dans les bras de ma
     Joséphine, qui est toujours bien bonne, quand elle ne pleure pas et
     ne fait pas la _civetta_. Ton fils est arrivé ce soir; je l'ai fait
     visiter, il se porte bien. Mille choses tendres. J'ai reçu la
     lettre de M... Je lui enverrai par le prochain courrier mes livres.
     Souviens-toi de m'écrire deux mots sur Paris.

     Tout à toi.

À la Citoyenne BONAPARTE.

     Au quartier général, le 5 floréal, an 4e de la République.

     LE GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE D'ITALIE À SA DOUCE AMIE.

     Mon frère te remettra cette lettre. J'ai pour lui la plus vive
     amitié. Il obtiendra, j'espère, la tienne. La nature l'a doué d'un
     caractère doux et inaltérablement bon. Il est tout plein de bonnes
     qualités. J'écris à Barras pour qu'il le nomme consul dans quelque
     port d'Italie. Il désire vivre éloigné, avec sa petite femme, du
     grand tourbillon et des grandes affaires. Je te le recommande.

     J'ai reçu tes lettres du 16 et du 21. Tu as été bien des jours sans
     m'écrire: que fais-tu donc? Oui, ma bonne amie, je ne suis pas
     jaloux, mais quelquefois inquiet. Viens vite; je te préviens: si tu
     tardes, tu me trouveras malade: les fatigues et ton absence, c'est
     tout à la fois.

     Tes lettres font le plaisir de mes journées, et nos journées
     heureuses ne sont pas fréquentes. Junot porte à Paris vingt-deux
     drapeaux; tu dois revenir avec lui. Songe à mes peines continues,
     si j'avais le malheur de le voir revenir seul. Adorable amie, il te
     verra, il respirera dans ton temple, peut-être même lui
     accorderas-tu la faveur unique et inappréciable de baiser ta joue,
     et moi je serai seul ici, et bien loin! Mais tu vas venir, n'est-ce
     pas? Tu vas être ici à côté de moi, sur mon cœur, dans mes bras,
     sur ma bouche. Plus de retard; viens, viens, mais voyage doucement.
     La route est longue, mauvaise, fatigante. Si tu allais verser et
     prendre mal; si la fatigue... Va doucement, mon adorable amie, mais
     sois souvent en rapport avec moi par la pensée.

     J'ai reçu une lettre d'Hortense; elle est tout-à-fait aimable. Je
     vais lui écrire; je l'aime bien, et je lui enverrai bientôt les
     parfums qu'elle désire avoir.

     Lis à mon intention le chant de:

          Loin de ton bon ami pensant à lui.

     Je ne sais pas si tu as besoin d'argent, car tu ne m'as jamais
     parlé de tes affaires. S'il t'en faut, tu en demanderas à mon frère
     qui a deux cents louis à moi. Si tu as quelqu'un à placer, tu peux
     l'envoyer, je le placerai.

À la Citoyenne BONAPARTE,
rue Chantereine, n° 6,
à Paris.

     Au quartier général de Tortone, midi, le 27 floréal an 4e de la
     République, une et indivisible.

     BONAPARTE, général en chef de l'armée d'Italie,

     À JOSÉPHINE.

     Ma vie est un cauchemar perpétuel; un pressentiment funeste
     m'empêche de respirer. Je ne vis plus, j'ai perdu plus que la vie,
     plus que le bonheur, plus que le repos; je suis presque sans
     espoir. Je t'expédie un courrier; il ne restera que quatre heures à
     Paris, et me rapportera ta réponse. Écris-moi dix pages, cela seul
     peut me consoler un peu... Tu es malade, tu m'aimes; je t'ai
     affligée, tu es grosse et je ne te verrai pas!... Cette idée me
     confond. J'ai tant de torts envers toi que je ne sais comment les
     expier. Je t'ai accusée de rester à Paris, et tu y étais malade.
     Pardonne-moi, ma bonne amie! L'amour que tu m'as inspiré m'a ôté la
     raison: je ne la retrouverai jamais, si tu ne guéris pas de ce
     mal-là. Mes pressentimens sont si funestes que je m'abonnerais à te
     voir, te presser deux heures contre mon cœur et mourir ensemble!...

     Qui est-ce qui a soin de toi? J'imagine que tu as fait appeler
     Hortense; j'aime mille fois mieux cette aimable enfant, depuis que
     je pense qu'elle peut te consoler un peu. Quant à moi, point de
     consolations, point de repos, point d'espoir, jusqu'à ce que j'aie
     reçu le courrier que je t'expédie. Je n'ai pas une ligne qui
     m'explique ce que c'est que ta maladie, et jusqu'à quel point elle
     doit être longue; si elle est dangereuse, je t'en préviens, je pars
     de suite pour Paris; mon arrivée vaincra la maladie; j'ai été
     toujours heureux; jamais mon sort ne résiste à ma volonté, et
     aujourd'hui je suis frappé dans ce qui me touche uniquement.
     Joséphine, comment peux-tu rester tant de temps sans m'écrire? la
     dernière lettre est du 3 du mois; elle est affligeante pour moi; je
     l'ai cependant dans ma poche. Ton portrait et tes lettres sont sans
     cesse devant mes yeux.

     Je ne suis rien sans toi, je conçois à peine comment j'ai pu
     exister sans te connaître. Ah! Joséphine, si tu eusses eu mon ame,
     serais-tu restée depuis le 29 au 16 pour partir? Aurais-tu prêté
     l'oreille à des amours perfides qui voulaient peut-être te tenir
     éloignée de moi? J'abhorre tout le monde, j'en veux à tout ce qui
     t'entoure; je te calcule partie depuis le 5, et le 15 arrivée à
     Milan.

     Joséphine, si tu m'aimes, si tu crois que tout dépend de ta
     conservation, ménage-toi; je n'ose pas te dire de ne pas
     entreprendre un voyage aussi long et dans les chaleurs. Au moins,
     si tu n'es dans le cas de faire la route, va à petites journées;
     écris-moi à toutes les couchées; expédie-moi d'avance tes lettres.
     Toutes mes pensées sont concentrées dans ton alcôve, dans ton lit,
     sur ton cœur. Ta maladie, voilà ce qui m'occupe la nuit et le jour;
     sans appétit, sans sommeil, sans intérêt pour l'amitié, pour la
     gloire, pour la patrie. Le monde n'existe pas plus pour moi que
     s'il était anéanti. Je tiens à l'honneur, parce que tu y tiens; à
     la victoire, parce que cela te fait plaisir; sans quoi j'aurais
     tout quitté pour me rendre à tes pieds.

     Quelquefois je me dis: Je m'alarme sans raison; déjà elle est
     guérie, elle part, elle est partie, elle est peut-être déjà à Lyon:
     vaine imagination! Tu es dans ton lit, souffrante, plus belle, plus
     intéressante, plus adorable: tu es pâle... Mais quand seras-tu
     guérie? Si l'un de nous deux devait être malade, ne devait-ce pas
     être moi? Plus robuste et plus vigoureux, j'eusse supporté la
     maladie plus facilement. La destinée est cruelle, elle me frappe
     dans toi; ce qui me console quelquefois, c'est de penser qu'il
     dépend du sort de te rendre malade, mais qu'il ne dépend de
     personne de m'obliger à te survivre.

     Dans ta lettre, ma bonne amie, il faut me dire que tu es certaine
     que je t'aime au delà de ce qu'il est possible d'imaginer; que tu
     es persuadée que tous mes instans te sont consacrés; que jamais il
     ne se passe une heure sans penser à toi; que jamais il ne m'est
     venu dans l'idée de penser à une autre femme; qu'elles sont toutes
     à mes yeux sans grâce, sans beauté, sans esprit; que tu vis tout
     entière, telle que je t'ai vue, telle que tu es pour me plaire et
     absorber toutes les facultés de mon ame; que tu en as touché toute
     l'étendue; que mon cœur n'a point de replis intérieurs, point de
     pensées, qui ne te soient abandonnés; que mes forces, mon bras, mon
     esprit, sont tout à toi; que mon ame est dans ton corps, et que le
     jour où tu aurais changé, où tu cesserais de vivre, serait celui de
     ma mort.............................................. Si tu n'étais
     pas tout cela, si ton ame n'en est pas pénétrée, tu m'affliges; tu
     ne m'aimes pas. Il est un fluide magnétique entre les personnes qui
     s'aiment... Tu sais bien que jamais je ne pourrais te voir un
     amant, encore moins t'en offrir un. Lui déchirer le cœur et le voir
     serait pour moi la même chose; et après, si je portais peut-être la
     main sur ta personne sacrée... non, je ne l'oserais jamais, mais je
     sortirais d'une vie où ce qui existe de plus vertueux m'aurait
     trompé.

     Mais je suis sûr et fier de ton amour; ces malheurs sont des
     épreuves qui nous décèlent mutuellement toute la force de notre
     passion. ................................................... Mille
     baisers sur tes yeux, sur tes lèvres... Adorable femme, quel est
     ton ascendant! Je suis bien malade de ta maladie: j'ai encore une
     fièvre brûlante....................... Ne garde pas plus de six
     heures le courrier, et qu'il retourne de suite m'apporter la lettre
     chérie de ma souveraine.

À la Citoyenne BONAPARTE,
rue Chantereine n° 6,
à Paris.

     Au quartier général de Pistoa en Toscane, le 13 messidor, an 4e de
     la République.

     BONAPARTE, général en chef de l'armée d'Italie,

     À JOSÉPHINE.

     Depuis un mois je n'ai reçu de ma bonne amie que deux lettres de
     trois lignes chacune. A-t-elle des affaires? Celle d'écrire à son
     bon ami n'est donc plus un besoin pour elle? Vivre sans penser à
     Joséphine, ce serait pour son ami être mort, ne plus exister. Ton
     image embellit ma pensée, et égaie le tableau sinistre et noir de
     la mélancolie et de la douleur. Un jour peut-être viendra où je te
     verrai, car je ne doute pas que tu ne sois encore à Paris; eh bien!
     ce jour-là je te rapporterai mes poches pleines de lettres que je
     ne t'ai pas envoyées, parce qu'elles étaient trop courtes, bien
     courtes en un mot. Bon Dieu, dis-moi, toi qui sais si bien faire
     aimer les autres sans aimer, sais-tu comment on guérit de l'amour?
     Je paierais ce remède bien cher. Tu devais partir le 5 prairial:
     bon que j'étais! je t'attendais le 13, comme si une petite femme
     pouvait abandonner ses habitudes, ses amis, sa madame Tallien, un
     dîner chez Barras et une représentation d'une pièce nouvelle, et
     fortuné, oui fortuné! tu aimes tout plus que ton mari; tu n'as pour
     lui qu'un peu d'estime et une portion de cette bienveillance dont
     ton cœur abonde. Tout les jours me récapitulent tes torts, tes
     fautes, et je me bats le flanc pour ne plus en voir, car voilà-t-il
     pas que je t'aime davantage? Enfin, mon incomparable petite mère,
     je vais te dire mon secret.

     Eh bien! je t'en aimerai enfin davantage. Si ce n'est pas là folie,
     fureur, délire!!! Et je ne guérirais pas de cela?... Oh! si,
     pardieu, j'en guérirai. Mais ne va me dire que tu es malade;
     n'entreprends pas de te justifier; bon Dieu, tu ne peux douter que
     je t'aime à la folie, et jamais mon pauvre cœur ne cessera d'adorer
     son amie. Si tu ne m'aimais pas, mon sort serait bizarre.

     Après ta maladie et puis ce petit enfant qui se remuait si fort
     qu'il te faisait mal? Mais tu as passé Suze; tu seras le 10 à Turin
     et le 12 à Milan, où tu m'attendras. Tu seras en Italie et je serai
     encore loin de toi. Adieu, ma bien-aimée: un baiser sur ta bouche,
     un autre sur ton cœur, et un autre sur ton petit enfant.

     Nous avons fait la paix avec Rome qui nous donnait de la gêne; nous
     serons demain à ..., et le plus tôt que je pourrai dans tes bras, à
     tes pieds, sur ton sein.

À la Citoyenne BONAPARTE,
rue Chantereine, n° 6,
à Paris.



CHAPITRE CV.

Retour à Florence.


Une lettre du directeur du théâtre de la cour m'ayant prévenue du retour
prochain de S. A. I. la grande-duchesse de Toscane, je quittai Milan et
rentrai à Florence, où en effet Élisa arriva deux jours après. Je repris
mes libres habitudes et mon heureuse position auprès d'elle. Le bruit se
répandit, quelque temps après, du prochain licenciement de la troupe
française, qui était plus un objet de luxe que d'agrément réel, qui
coûtait fort cher à la princesse, et qui était pourtant fort peu goûtée
du public de Florence et de Pise, où elle jouait alternativement. Je ne
m'inquiétai pas plus de ces rumeurs que si elles ne m'eussent intéressée
en aucune façon; mon sort était en effet à cette époque fort peu lié à
la prospérité du théâtre. Mais les autres artistes étaient aux champs:
avant cette alerte de congé, ce n'était parmi eux que lamentations sur
l'ennui de vivre dans un pays dont la langue, les usages, les rejetaient
si loin des douceurs de Paris; ceux qui s'étaient le plus répandus en
murmures furent ceux pourtant qui montrèrent le plus de craintes de
perdre les avantages qu'ils ne sentaient pas assez la veille, des
devoirs peu fatigans, des appointemens fort beaux et surtout fort
exacts. J'aimais la France beaucoup plus peut-être que nos comiques
Jérémies pleurant sur leur séjour à l'étranger, mais je n'aimais pas à
les entendre dénigrer cette bonne Toscane qui les nourrissait si
généreusement, et j'avoue que j'écoutais avec un malin plaisir leurs
regrets nouveaux, et leur terreur de s'entendre dire bientôt: «Vous êtes
libres de quitter les tristes rives de l'Arno pour les bords préférés de
la Seine.»

La princesse eut la bonté de me rassurer contre les suites de ce
licenciement du théâtre français, s'il avait lieu. «Je ne suis point
encore décidée, me dit-elle; ma caisse me commande peut-être ce
sacrifice, pour lequel mes sujets sont d'ailleurs peu disposés à la
reconnaissance, mais j'aime à le supporter comme un hommage à ma patrie.
Au surplus, je vous le répète: votre sort ici est indépendant des
destinées de l'art dramatique; vous êtes toujours sûre de mon intérêt,
de ma protection. Je ne vous parle pas de votre traitement; il n'y sera
changé quelque chose que pour l'améliorer. Votre dévouement m'est si
connu et si précieux, que je veux le mettre à une épreuve nouvelle. Vous
aimez les distractions, les courses, les promenades; arrangez-vous pour
partir d'ici à quelques jours. Rendez-vous à Naples par la route que
vous voudrez; vous recevrez dans cette ville mes instructions; elles
seront claires, précises et courtes; j'espère surtout qu'elles seront
secrètes. C'est là une mission extraordinaire, tout-à-fait en dehors de
vos fonctions, et qui sera l'objet d'un traitement spécial.»

Je ne me le fis pas dire deux fois; mon amour-propre était flatté de la
confiance qui m'était témoignée; mon humeur ne s'arrangeait pas moins de
la liberté qu'on lui laissait. J'étais toute fière, après tant de
courses militaires, de m'élever jusqu'au voyage diplomatique. Je partis
donc de Pise avec une personne dont j'avais fait connaissance dans cette
ville, et qui retournait à Rome: c'était un riche négociant, d'un
caractère éminemment sociable, avec lequel le voyage ne pouvait être que
plus agréable et plus commode. Quoique j'eusse plusieurs fois passé par
Sienne, je ne pus en approcher sans me rappeler cette citation tant
répétée de la paysanne siennoise au voyageur qui demandait s'il était
près de cette ville:

     Salite il monte scendete al piano ecco vi Siena;

style presque poétique, et pourtant populaire dans le bel idiome de ces
belles contrées.

Ce jour-là même nous rencontrâmes, sans doute pour le plaisir du
contraste, un individu qui, bien qu'Italien, nous fit, par son dialecte
barbare, oublier la poésie du langage toscan. Il était assis sur un bord
de ravin; son air d'accablement et de douleur me touchèrent. Mon
généreux compagnon s'en aperçut, devina ma pensée, et nous nous
approchâmes. Nous interrogions un Italien, et pendant un quart d'heure
nous ne fîmes presque que jouer une scène de la tour de Babel. Cettini,
mon compagnon de voyage, allait s'impatienter, si la pitié ne lui eût
rendu de l'indulgence. «Mon ami, lui dis-je, la misère qu'on peut
secourir n'est-elle pas par elle-même assez éloquente? La bienfaisance
est une langue universelle; peu la parlent, mais tout le monde la
comprend;» et nous voilà aussitôt restaurant de quelques unes des
provisions de notre voiture bien garnie l'estomac trop à jeun du pauvre
homme. La reconnaissance lui délia un peu la langue, et voici ce que
nous apprîmes: c'était un marin qui revenait de l'hôpital de Naples par
terre, dans l'espoir de trouver à Rome un parent devenu riche; le parent
était mort, mais la justice et l'Église avaient préalablement saisi la
petite fortune. Notre pauvre diable s'était présenté, mais sans aucun
des actes qui pouvaient le faire reconnaître par la loi. Arrivé avec
l'espoir de s'enrichir, il n'obtint pas même de ceux qui l'avaient
dépouillé quelques secours dans son dénuement; il fut chassé de Rome
comme un imposteur et un vagabond. Touchés de tant de malheurs, nous
fîmes monter le pauvre homme sur le siége de la calèche. On a le cœur
plus content quand on a fait un peu de bien; notre bienfaisance se
ressentait de nos caractères; elle n'avait rien de grave ni d'imposant.
Cettini me disait que, ne fût-ce que par coquetterie, les femmes
devraient toutes être sensibles, assurant qu'il ne m'avait jamais
trouvée si belle que dans ce moment. C'était un très aimable et très
galant homme que Cettini, et après tant d'années je me plais à rendre
cet hommage à son cœur. À la première poste, nous interrogeâmes de
nouveau notre voyageur: assurés de tout l'intérêt qu'il méritait,
Cettini lui assura son retour jusqu'à Livourne, avec une lettre de
passage sur une felouque pour Gênes, et une autre pour un des meilleurs
patrons de barque de ce port, tout cela accompagné d'un peu d'argent. Il
n'y a rien de flatteur comme les aubergistes; ils sont capables même
d'être sensibles pour plaire aux bons voyageurs, c'est-à-dire à ceux qui
ont de l'argent. Ils avaient bien excellente opinion de nous, car ils
accablèrent aussi de petites générosités notre protégé. Habillé des
pieds jusqu'à la tête par mes soins, Lorenzo parut devant nous dans un
état d'élégance grossière et de propreté rustique qui nous charma.

C'est à neuf heures du matin que nous étions arrivés à la poste. Nous
résolûmes d'attendre la fin de la journée pour nous mettre en route,
moment délicieux dans ces belles contrées. Les postes en Italie sont
fort mal servies: leur réputation égale celle des hôtelleries d'Espagne;
les postillons, naturellement paresseux, l'étaient encore davantage et
pour cause: Cettini les payait double pour qu'ils allassent plus
lentement. Nous avions bien fait un mille au pas, lorsque nous vîmes au
loin, malgré la nuit tombante, un homme qui agitait un mouchoir: ordre
immédiat d'arrêter. Nous voyons accourir haletant notre pauvre Lorenzo.
Il n'avait pas dit un mot, que tout bas je me disais: il y va pour nous
d'un grand danger; Lorenzo vient nous avertir: un bienfait n'est jamais
perdu. Je regarde alors notre postillon; sa conscience était sur sa
figure et sa figure était affreuse. Lorenzo nous dit: «Six hommes vous
ont devancés dans une cariole, je suis surpris qu'ils ne vous aient pas
encore rencontrés; je crois le postillon d'intelligence avec eux: mais
il faut marcher; je vais me mettre sur le siége.» Lorenzo avait une
carabine, Cettini en avait une aussi et deux pistolets. Je m'en charge!
m'écriai-je. Mais heureusement la présence d'esprit de notre
reconnaissant protégé, une lieue plus loin, près des mines d'un vieux
château, nous aperçûmes trois hommes regardant de notre côté, et notre
postillon de ralentir ses chevaux. Alors Lorenzo lui ordonne d'une voix
foudroyante de prendre le galop, appuyant son ordre de la menace de lui
casser les reins d'un coup de carabine. Il obéit, et la peur sembla se
communiquer aux pauvres bêtes. Nous dépassâmes avec la rapidité de
l'éclair les trois brigands, qui, se voyant découverts, ne firent aucune
tentative. À la première poste, le postillon disparut; Cettini fit sa
déclaration. Nous prîmes un autre guide; mais nous crûmes, par prudence,
devoir faire changer Lorenzo d'itinéraire, et Cettini l'adressa
directement à Venise.

Je n'avais pas eu peur pendant le danger; mais après, en me rappelant
les horribles figures que nous avions rencontrées, il me prit des
tressaillemens qui, pendant plusieurs jours, me revinrent pendant mon
sommeil. Nous restâmes quelques jours à Sienne. Toutes, les curiosités
qu'elle renferme disparurent devant une autre curiosité plus terrible:
le lendemain de notre arrivée, il y eut deux violentes secousses de
tremblement de terre. Comment peindre cet effrayant mystère de la nature
et tout ce qu'il me fit éprouver!... Il était près de deux heures après
midi: une chaleur lourde, un jour triste chargeaient l'atmosphère. Je
reposais sur un canapé dans un salon au premier étage, ayant vis-à-vis
de moi un énorme trumeau de Venise. J'allais céder à mon accablement, je
me soulevais pour poser sur un fauteuil un livre que je tenais encore;
tout à coup un bruit épouvantable éclate au-dessus du plafond qu'il
ébranle; semblable au craquement des roues d'une voiture qui se brise,
la glace s'échappe des crochets dorés qui la soutenaient, et reste
suspendue et se balançant; les deux battans de la porte s'ouvrent.
Seule, glacée, immobile, je regarde avec un stupide effroi les effets
dont la terrible cause cessa si vite que, sans le désordre qui ne
l'attestait que trop, j'aurais récusé le témoignage de mes sens. Des
cris, des lamentations se font entendre: Cettini s'élance en ce moment
vers moi et tombe à mes genoux. À l'instant de la secousse qui causa
d'énormes dommages, Cettini se trouvait à l'hôtel-de-ville, sur la
place, où la population tout entière s'était précipitée. Occupé de moi
seul, il était accouru. Une partie _dalla Grande Locunda_ est tombée. Il
me dit ensuite qu'il avait cru à l'aspect de cette scène devenir fou; il
faut des secours. Ah, Dieu! je vous ai trouvée ici, s'écria-t-il en
m'enlaçant dans ses bras et en me portant jusqu'à son appartement. Tout
était tellement confusion dans l'hôtel, qu'on trouva tout naturel qu'il
m'enlevât ainsi: les Italiens ont une vivacité d'action qui flatte
toujours la vanité d'une femme; je fus ainsi transportée, et malgré ma
récente terreur, je ne sentis que le dévouement passionné dont j'étais
l'objet. Notre nouveau logement nous rapprochait de la campagne; le
lendemain, au jour, nous montâmes à cheval pour aller juger par
nous-mêmes des désastres de la veille. Dans ce moment, on nous parla
d'un miracle! je désirai beaucoup le vérifier. On nous montra à côté de
trois pouces de murs écroulés, un pilier qui, quoiqu'un peu brisé,
laissa voir une vierge en plâtre. La tradition du pays était que cette
vierge, au moment de la secousse, avait fait un signe, et aussitôt cette
secousse avait cessé, tous les murs s'étaient en quelque sorte
redressés. J'eus l'air d'être convertie à la foi et à la crédulité, et
je donnai à pleines mains des aumônes. Cettini parlait avec émotion,
avec enthousiasme, avec d'éloquentes citations d'auteurs; mais il me dit
bientôt qu'il avait été élevé chez les Jésuites, et finit par me faire
rire aux larmes, en me faisant part de sa haine contre cet ordre
célèbre, et pour l'état de prêtre, auquel on l'avait destiné. «À douze
ans, me dit-il, j'étais déjà amoureux de la fille de notre jardinier; il
y eut une amourette éventée, une scène d'éclat, un des élèves renvoyé.
On nous sermonna en masse, on me sermonna surtout en particulier. Un
insinuant Mentor m'arracha facilement mon secret alors, me faisant une
horrible peinture des plus doux sentimens. À l'aspect des privations,
des chaînes et des sermons du séminaire, je pris le courage d'une
audacieuse résolution; possédant deux sequins, je me crus riche,
j'enlevai Gionettina, et je voulus courir avec ma maîtresse chercher une
vie d'amour dans les forêts du Nouveau-Monde, ayant pour lit nuptial les
fleurs du printemps et la nature seule pour confidente. Mais Gionettina
ne comprenait pas autant que moi cette société de la nature; je perdis
deux jours sans la persuader, et le lendemain je fus repris par ma
famille et envoyé pour mes péchés chez un vieux curé de Terracine. Au
bout de six mois, je parvins encore à m'échapper, et cette fois la chose
fut plus sérieuse. Je rencontrai à Livourne un ami de famille; moins
qu'elle ami de la contrainte, il m'aida à entrer dans une riche maison
de commerce. Je captivai l'intérêt de mon patron, et ce fut l'origine de
ma fortune. Me sentant tout-à-fait indigne d'entrer dans les ordres, et
respectant assez la religion dans laquelle je suis né pour ne pas la
compromettre et l'exposer au scandale, j'ai quitté toute idée de vie
contemplative; l'industrie m'a payé de mes labeurs, et une fortune
solide, honorablement acquise, en a été la récompense. Depuis
trente-deux ans établi à Rome, je suis content, bon citoyen et bon
vivant: n'est-il pas vrai, mon aimable amie, que cela vaut mieux que la
perspective d'un couvent?»

Nous avions quitté Sienne avec tant de précipitation que ce que nous
avions le plus complétement oublié, c'était notre aventure avec le
postillon. C'est ici le cas de dire que la justice ne perd jamais ses
droits, car nous reçûmes une citation pour déposer devant le magistrat,
ce qui nous obligea d'arrêter et de faire de fort ennuyeuses démarches.
Cettini était heureusement connu dans le pays, et un de ses
correspondans se chargea de les suivre. Cettini, aussi complaisant
qu'aimable, consentit à ne plus voyager de nuit pour éviter les
brigands, et autant que cela peut-être, les procédures auxquelles ils
vous exposent.



CHAPITRE CVI.

Rome.--Lucien Bonaparte.--Les statues de princes Borghèse.--La bulle du
pape Pie VII.


Partie avec toute la sécurité de mon heureuse insouciance, comptant
d'ailleurs sur Élisa comme sur une Providence terrestre, j'arrivai à
Rome sans me tourmenter beaucoup de la mission qui était l'objet de mon
voyage. Le bon et honnête général Miollis avait alors le haut
commandement des États romains, et certes ce n'est pas un médiocre éloge
pour lui d'avoir mérité l'estime et presque la reconnaissance publique
d'une ville où il avait eu à exécuter de si sévères mesures.

J'aurais eu grande envie de voir Lucien Bonaparte, qui alors s'était
fait à Rome une sorte d'exil volontaire; mais la princesse Élisa m'avait
positivement interdit, dans mon audience de congé, d'avoir à Rome le
moindre rapport avec son frère, et même de me présenter chez lui.
Était-ce désapprobation des opinions que Lucien n'avait pas craint de
conserver? était-ce un simple mouvement de cette jalousie des princes
qui ne veulent pas que le dévouement qu'on leur porte soit partagé, et
que les personnes auxquelles elles font l'honneur d'une certaine
confiance, soient exposées par de trop nombreuses relations à laisser
pénétrer des confidences?

J'eus beau, à l'aide de quelques mots, provoquer Élisa sur la singulière
défense qu'elle m'imposait, je ne pus rien pénétrer, si ce n'est qu'à
cet égard la volonté de la duchesse était ferme et très sérieuse.

Je ne crus pas être infidèle à mes instructions, en me contentant de
voir quelques personnages de l'intimité de Lucien, et en visitant sa
belle _villa_ bâtie sur les ruines de Tusculum. J'aurais aimé à recevoir
du cœur d'un ancien ami quelques révélations sur l'espèce de divorce par
lequel il avait cru devoir se séparer de toute sa famille. C'était, du
reste, une position piquante que cet aîné d'une famille de rois, resté
simple citoyen sous le despotisme fraternel, pouvant dire au maître du
monde: «À Saint-Cloud, j'ai fait des souverains et n'ai pas voulu
l'être;» ayant été consoler ses regrets républicains à Rome, et, sous
les abris de ce Tusculum où Cicéron, avant lui, avait soustrait la
liberté de ses paroles à la tyrannie d'Octave. Le titre de sénateur,
dénomination encore républicaine, était le seul que Lucien avait voulu
accepter et porter. L'estime publique l'entourait à Rome; il y faisait
beaucoup de bien, encourageait les artistes de tout genre, et ne
semblait trouver plaisir au luxe dont il décorait ses jardins, que parce
qu'ils devenaient ainsi l'occasion de beaucoup de travail et de
bien-être pour les autres. Lucien, qui ne m'avait jamais plu à Paris,
gagnait dans mon affection par tout ce qu'on entendait dire, et
redoublait mes regrets de la cruelle instruction qu'on m'avait donnée.
«Tandis que son frère, me disait un de ses amis, met Charlemagne en
action, Lucien le met en poëme; il allie le goût des vers à la passion
de l'indépendance; il est resté tribun et académicien, et je suis sûr
que la seule privation qu'il sente ici, c'est de ne pouvoir assister aux
séances de l'institut; je ne suis pas grand connaisseur dans ces sortes
de matières, mais je soutiens que dans une situation si bizarre, les
vers du frère de Napoléon sont estimables par le seul fait de leur
contraste avec les occupations du reste de sa famille. Qui refuse la
couronne de roi mérite bien la palme de poëte.

«--Mais êtes-vous bien sûr que le désintéressement de Lucien soit
sincère?

«--Est-ce qu'on est sûr de quelque chose avec le cœur humain; mais je
sais au moins que Lucien lit fort peu le _Moniteur_, et lit beaucoup le
_Mercure de France_. Et moi, voyez-vous, je juge les hommes sur leurs
lectures, comme d'autres sur les physionomies. Dis-moi ce que tu lis, et
je te dirai ce que tu penses; voilà mon système d'observation morale, et
il en vaut bien un autre.

«--L'idée est originale, mais est-elle bien juste? Avec de l'esprit, ne
peut-on pas donner le change sur ses intentions par l'arrangement de
certaines habitudes? Devrais-je apprendre ce secret de quelques
ambitions à un homme d'esprit, qui habite non loin du palais que sut
habiter si long-temps Sixte-Quint?

«--Vous direz tout ce que vous voudrez, ma belle dame: quiconque dans ce
temps-ci lit ou fait des vers ne peut être réputé ambitieux.

«--Je ne vous dis pas que Lucien soit ambitieux; je le connais, je lui
sais l'ame assez haute pour n'avoir point, dans tous les cas, une
ambition vulgaire.

«--Vous avez raison; car plusieurs de ses autres intimes prétendent
qu'on lui a offert le trône de Portugal, mais qu'il l'a refusé, parce
que ce trône eût été trop voisin de celui d'Espagne, dont la grandeur
eût éclipsé le sien. Mais ce qui l'empêchera d'être roi, autant que des
répugnances que je crois réelles, et des opinions qui, devant moi, ont
toujours été positives, c'est qu'il n'a point dans le caractère cette
souplesse et cette docilité exigées par Napoléon. Il ne ferait pas de la
couronne une commission militaire, une lieutenance commode et facile; il
arrangerait la royauté à sa manière, suivant ses idées. Son frère est
trop habile pour avoir songé, comme on le dit, à le faire roi de
l'Espagne et des Indes. Son ambassade à Madrid avait donné sa mesure de
soumission, et il y aurait eu meilleur marché de continuer à avoir
affaire avec les souverainetés anciennes.

«--Quoi qu'il en soit, refuser un trône sera toujours une chose peu
commune, un orgueil plus original que de l'accepter. Fierté à vouloir,
fierté à refuser; l'alternative est toujours honorable pour Lucien.

--Comment vit donc ici ce contempteur des dignités de la terre?

«--Comme un simple particulier qui a des amis, le goût des arts et de
l'argent. L'embellissement de son Tusculum et l'éducation de ses enfans,
voilà les soins ambitieux du Caton de la famille impériale. Pour
compléter cette antique simplicité de mœurs, on ne lui connaît pas
d'autre maîtresse que sa femme, que vous avez dû connaître à Paris, sous
le nom de mademoiselle Jouberton. Au surplus, venez avec moi voir sa
villa.»

Je fus en effet visiter cet admirable séjour. Mon _cicerone_
bienveillant me fit remarquer l'étrange vicissitude de Tusculum, que
Cicéron avait tant aimé, qui avait passé ensuite par les jésuites, et
qu'avait rendu à la pureté de ses souvenirs un solitaire qui faisait
moins contraste avec eux que les révérends pères.

Rome ne m'était point inconnue: Saint-Pierre et Saint-Paul, les autres
monumens de la ville éternelle, m'étaient familiers; mais j'étais un peu
moins au courant des curieux sites qui l'entourent et des _villa_
magnifiques dont les environs sont peuplés. Après celle de Lucien, j'eus
un grand désir de parcourir les plus célèbres; pouvais-je oublier la
_villa_ Borghèse? Ce serait le paradis sur la terre qu'une semblable
habitation, embellie par tous les arts, qu'abrite une végétation
toujours florissante, que colore l'azur d'un si beau ciel. Le dernier
prince de la noble famille, propriétaire de ce domaine, en avait fait,
en quelque sorte, la maison de plaisance de tous les voyageurs, auxquels
une inscription gravée aux portes de son parc disait en gros caractères:
«Qui que tu sois, étranger, ne crains ici ni lois, ni défenses, ni
reproches; promène-toi où tu voudras, cueille ce que tu voudras, et
retire-toi quand tu voudras.» Le prince Borghèse actuel, le beau-frère
de Napoléon, n'avait point dérogé à la noble hospitalité de son digne
père, de cette hospitalité admirable dans les palais de l'Italie, où
l'on semble fier de vous faire partager les délices d'une terre
privilégiée et la propriété des chefs-d'œuvre qui la chargent.

Ce qu'il y avait de plus beau et de plus antique dans la _villa_
Borghèse avait été enlevé pour le Muséum de Paris. En même temps que
l'Empereur enchaînait quelque nouveau peuple, et faisait quelque
nouvelle invasion, conquérant de statues et de tableaux autant que de
provinces, il enrichissait la patrie de tout ce qu'offraient de plus
précieux et de plus rare les capitales étrangères. Alors on pouvait
dire:

     Rome n'est plus dans Rome, elle est toute à Paris.

Les propriétés particulières étaient ordinairement soustraites à ces
réquisitions scientifiques. Les établissemens et les propriétés
publiques étaient ordinairement chargés de composer ce noble butin de la
victoire; mais la villa Borghèse, plus riche que bien des capitales,
renfermait trop de choses antiques pour ne pas tenter l'avidité de
Napoléon. Voici comme on m'expliqua, sur les lieux, la manière qu'avait
employée ce dernier pour enrichir notre Musée du _Gladiateur_ de
_l'Hermaphrodite_, et d'autres pièces uniques dans leur genre. Satisfait
de la conduite du prince Borghèse dans la campagne de 1806, où il
s'était distingué avec le 2e régiment de cuirassiers, l'Empereur le
chargea d'une mission importante pour Paris, et lui signa, à titre de
gratification, un bon d'un million sur son trésor privé. Quand ces
grands personnages se revirent, l'Empereur dit à Borghèse: «Je t'achète
tes statues, à combien peux-tu et veux-tu me les passer?

«--Mais, sire, je comptais les garder.

«--Je ne te demande pas si tu as l'intention de les vendre, je te dis
que je veux les acheter.»

Le prince Borghèse fit un prix fort élevé de plusieurs millions;
l'Empereur rabattit, marchanda, et enfin convint de 18 millions; mais,
retirant le don qu'il avait fait quelque temps avant, il dit à son
beau-frère: «Tu as déjà reçu un million, cela ne fait plus que
dix-sept.» On ajouta à cette curieuse anecdote une foule d'autres
circonstances, non moins piquantes, sur le désespoir du prince et sur la
lenteur même que le maître suprême apporta dans une liquidation déjà si
onéreuse.

Malgré le dépouillement amiable que la villa Borghèse avait subi, je la
trouvai encore la plus belle chose du monde, et j'y passai une journée
entière avec Cettini qui, en sa qualité de Romain, mettait beaucoup
d'amour-propre à exciter les élans de mon admiration. À notre retour,
malgré les anciennes répugnances de mon aimable ami contre l'église,
nous dînâmes avec plusieurs abbés et même avec un cardinal. La compagnie
ne nuisit point à la gaieté des propos. L'église pleurait alors les
malheurs de Sion; nos convives pleuraient aussi, malgré les fréquentes
libations dans lesquelles ils cherchaient à noyer leur chagrin; leur
antique caractère était altéré par les malheurs dont le pape était
accablé. J'eus beau protester de mon ignorance en droit canon, et de mon
admiration pour celui qu'on osait comparer à Attila, je ne pouvais
empêcher nos convives de me prendre à partie, moi chétive, sur
l'ingratitude de notre Empereur envers Pie VII, qui oubliait que ce
vertueux successeur de saint Pierre avait presque été le premier
souverain qui l'eût reconnu.

À Rome il existe une telle liberté dans les mœurs ecclésiastiques, que
je tombai dans une méprise fort plaisante par suite de mes légères
opinions à ce sujet. Un des champions de la dispute qui avait occupé le
dîner avait bien voulu mêler quelques fadeurs pour mon compte à ses
philippiques contre mon souverain. Galant en même temps que théologien,
il avait parlé avec une singulière facilité d'improvisation sur ma
chevelure et sur mes yeux; il m'avait dit, je crois, que mon regard
était doux comme un air de Cimarosa. Au moment où ce docteur, moitié
poétique, moitié musical, nous quitta, je sentis qu'il me glissait
quelque chose. Qu'on juge de ma présomption! je ne doutai pas que ce ne
fût un billet doux et quelques vers de la composition d'un prédicateur.
J'étais impatiente d'être seule pour juger d'un style galant de si
singulière fabrique. Quel fut mon étonnement de trouver, au lieu d'un
madrigal, un acte d'excommunication! C'était, hélas! le foudre
impuissant que le pauvre Pie VII avait lancé contre Napoléon. Cette
pièce faisait grand bruit dans Rome; elle avait réveillé l'intérêt d'une
haute infortune, et le clergé cherchait à la répandre comme un effort,
ou au moins comme un hommage. La police cependant s'opposait à ce
qu'elle se répandît, et la peur nuisait beaucoup à la piété. Je crus
donc devoir garder cette copie d'une pièce curieuse, et je la transcris
ici en entier.

«PIE VII, PAPE, À L'EMPEREUR DES FRANÇAIS.

«Par l'autorité du Dieu tout-puissant, des saints apôtres Pierre et
Paul, et par la nôtre, nous déclarons que vous et tous vos coopérateurs,
d'après l'attentat que vous venez de commettre, vous avez encouru
l'excommunication dans laquelle (selon la forme de nos bulles
apostoliques, qui, dans des occasions semblables, s'affichent dans les
lieux accoutumés de cette ville), nous déclarons être tombés tous ceux
qui, depuis la dernière invasion violente de cette ville, qui eut lieu
le 22 février de l'année dernière, ont commis, soit dans Rome, soit dans
l'État ecclésiastique, les attentats contre lesquels nous avons réclamé,
non seulement dans le grand nombre de protestations faites par nos
secrétaires d'état, qui ont été successivement remplacés, mais encore
dans nos allocutions consistoriales des 14 mars et 11 juillet 1808. Nous
déclarons également excommuniés tous ceux qui ont été les mandataires,
les fauteurs, les conseillers, et quiconque aurait coopéré à l'exécution
de ces attentats, ou les aurait commis lui-même.»

J'avais déjà vu beaucoup de choses et beaucoup de monde à Rome; je
n'avais oublié qu'une personne dans mes visites, celle qu'on m'avait
recommandé de voir. Je veux parler de M. de Norvins, qui était à cette
époque commissaire général de police, ayant sous sa direction tous les
États romains. M. de Norvins s'y était fait une haute réputation par sa
capacité et les services nombreux rendus à la tranquillité publique.
Sous son administration, les grandes routes de ces contrées, si fameuses
dans les fastes du brigandage, avaient été purgées, et l'on y voyageait
avec une sécurité presque française. Le commissaire général de police
avait plus fait sous ce rapport que tous les confesseurs de la capitale
du monde chrétien. J'avais ordre de la princesse Élisa de me présenter
chez M. de Norvins, et de lui montrer une lettre adressée par celle-ci à
sa sœur Caroline, reine de Naples. Je me décidai à la visite, et je me
rendis en conséquence place de Venise, au palais occupé par le jeune et
célèbre magistrat. Mais je fus réduite à admirer la noble architecture
de cette demeure délicieuse, sans pouvoir aborder M. de Norvins. On me
dit qu'il était absent. J'ignore si ce n'était pas une consigne contre
les importuns, mais je ne crus pas devoir insister et mettre en avant le
nom de l'auguste personnage qui eût, sans doute, fait ouvrir toutes les
portes. Je renouvelai mes visites plusieurs fois, toujours aussi
inutilement, et avec la même opiniâtreté de discrétion. M. de Norvins
était donc réellement absent, puisqu'il était si invisible. Je
rencontrai dans une soirée une jolie petite dame qui parlait à tout
propos de cet aimable Français. Je lui demandai, puisqu'elle était si
instruite, si l'invisibilité de son admiration était excusable. «Tout
est vrai, tout est excusable; il est si occupé, si absorbé de devoirs,
que moi je lui pardonne l'absence.» Cette petite Italienne, de la
famille de Bentivoglio de Bologne, aimait tant les Français, que la
conversation fut longue et aimable entre nous. Rien n'était plaisant
comme les plaidoyers de cette nièce d'un cardinal en faveur de notre
nation: «Je ne comprends pas, disait-elle, nos gens à vieilles idées,
qui regrettent les mendians et les chanteurs de chapelle; de quoi se
plaignent-ils? on leur a laissé les confréries. Leurs monsignori
répétaient que Napoléon voulait faire mettre Saint-Pierre sur des
roulettes, pour orner son Paris de ce beau monument de la grandeur
romaine. Eh bien! il n'en a rien été, et cependant à lui rien n'est
impossible.» Je félicitais en moi-même M. de Norvins d'une si agréable
connaissance, et je regrettai d'autant plus de n'avoir pas fait la
sienne, qu'à mon retour à Florence la grande-duchesse me reprocha
vivement de n'avoir pas assez insisté, de n'avoir pas écrit à M. de
Norvins pour le prévenir de l'intérêt qu'elle attachait à cet entretien.

Tous les voyageurs qui passent par Rome écriraient leurs impressions,
qu'il resterait toujours quelque chose à dire d'une ville qui réunit
tant de chefs-d'œuvre et tant de misères, les souvenirs de la république
et les pratiques de l'église, tous les contrastes de temps, d'opinions
et d'hommes, parmi lesquels le plus remarquable est cette tolérance
morale d'une ville de religion si sévère. La plus mélancolique pensée
qui vint m'assaillir au milieu de mes courses souvent nocturnes fut
l'aspect de ce forum désert devenu le marché aux bestiaux, le Poissy des
Italiens de Rome, comme on a si bien appelé les Romains d'aujourd'hui.
Je me rappelai enfin que je n'étais point venue faire un cours
d'antiquités dans la ville des Césars, et je me remis promptement en
route pour ma destination diplomatique.



CHAPITRE CVII.

Naples.--Machine infernale.--Salicetti.--Sa famille.


La vue de Naples tirerait de sa rêverie l'Allemand le plus mélancolique,
l'Anglais le plus malade. Je n'avais pas besoin de toutes ces merveilles
pour être heureuse en approchant de ces beaux lieux; le roulement d'une
voiture agit sur moi d'une manière toute puissante, la distraction
semble le remède infaillible de toutes mes douleurs. Qu'on juge de
l'ivresse qu'elle me cause, quand mon ame tranquille ne porte point avec
elle de ces blessures du cœur qui luttent à tout instant contre la magie
des beaux spectacles de la nature! Pour la première fois de ma vie, je
faisais un voyage qui n'avait pas une grande passion pour mobile. Comme
Élisa m'avait donné entière latitude pour ma mission, je restai à
Naples, ainsi qu'à Rome, pour voir et pour observer avant de me mettre
en mesure d'exécuter mes instructions. Je me rendis néanmoins
immédiatement chez le prince Pignatelli, pour lequel j'avais une lettre:
j'étais trop bien recommandée pour ne pas recevoir un gracieux accueil.
Le général me demanda si je comptais faire un long séjour, qu'il serait
heureux de me faciliter tous les moyens de distraction et de plaisir que
Naples peut offrir. Sa charge à la cour le rendait en effet l'homme du
monde le plus propre à seconder la curiosité d'une voyageuse. Je lui
répondis que pour le moment je n'avais rien de mieux à faire qu'à
m'amuser, mais que probablement je recevrais de Florence des ordres pour
causer plus sérieusement avec lui. Élisa lui avait sans doute écrit
secrètement sur mon compte, car ma réception n'eut rien de froid, de
glacial et de réservé. Nous causâmes quelque temps, nous échangeâmes
quelques renseignemens mutuels sur les cours de Naples et de Florence.
Je savais que j'aurais à comparaître devant leurs majestés, et j'étais
bien aise de me mettre un peu au courant de la langue du pays, j'entends
de la langue de cour, qui demande toujours un peu de truchement.

Pendant que j'étais chez le général Pignatelli, je ne fus pas peu
surprise de voir entrer chez lui le baron d'Odeleben, Saxon d'origine,
colonel au service de Napoléon, que j'avais rencontré à Rome quelques
jours avant. Me voyant en si bonne maison, il me fit bien plus de
politesses qu'à notre première rencontre; c'était un de ces hommes qui
n'ont dans la tête qu'une idée fixe, celle de la fortune; qui n'estiment
les gens qu'autant qu'ils en attendent quelque chose, et qui font en
quelque sorte l'addition de vos qualités, de vos défauts, la revue de
vos connaissances et l'examen de votre position dans le monde, avant de
vous saluer et de vous accueillir: espèces de négocians de salon qui
réduisent l'amitié à une règle d'arithmétique, chez lesquels on est à la
hausse ou à la baisse suivant l'habit, la fonction ou les emplois qui
nous distinguent. Il m'avait déplu à Rome; mais n'ayant pas encore
pénétré tout le laid côté de ce caractère, je reçus avec beaucoup de
grâce ses politesses plus empressées, que j'avais le bon esprit de
n'attribuer qu'au salon de M. de Pignatelli, qui les obtenait bien plus
que moi-même. J'acceptai la main du colonel pour descendre, et
tout-à-fait revenue de mes préventions et de ma rancune, je ne refusai
pas davantage les offres qu'il me fit de m'accompagner dans mes courses.

Nous voilà donc faisant, comme des amis de vingt ans, le plan du reste
de notre journée. «Nous avons ici une vie tout à part de la population,
me dit mon cavalier; les Français mangent entre eux, car la cuisine
napolitaine est détestable, et nullement à la hauteur de la régénération
politique qu'on leur a fait subir; mais soyez tranquille, nous allons de
ce pas aller contempler le beau spectacle de la mer, et puis nous irons
ce soir jouir du beau spectacle de Saint-Charles, ce qu'il y a de mieux
enfin dans la nature et dans les arts.» Ah! si j'avais le talent de
décrire, je me donnerais en ce moment la volupté du plus magnifique
tableau qui se retrace à mon imagination; je me plongerais dans cette
mer, devant laquelle je restai deux heures suspendue, semblable dans mon
extase à la barque caressée par une rame indolente et nullement
impatiente d'arriver au port. Heureusement qu'un baron saxon sait
toujours l'heure de son dîner; car, sans son bienveillant avertissement,
je serais restée à respirer le bonheur d'une belle soirée sur les
rivages enchanteurs où il avait eu l'imprudence de me conduire. Rentrée,
grâce à lui, dans des idées plus matérielles, je le suivis à une table
fort élégante que tenait la femme d'un employé français, et qu'honorait
la présence de tous les gastronomes de la haute administration. Je fus
encore là bientôt en pays de connaissance, car il y avait des officiers
français. Malgré la tentation de mes souvenirs militaires, je ne me
laissai point aller à l'élan de mes admirations belliqueuses, et je me
contentai d'être gaie tout juste autant qu'un diplomate; ce que les
Français font le plus volontiers après de la galanterie, c'est de la
satire: aussi, après les belles princesses de Naples, car à Naples les
femmes un peu jolies sont princesses, comme les hommes un peu riches
excellences; après, dis-je, les confessions de la vanterie française sur
les grandes dames de Naples, venaient les épigrammes sur les grands
seigneurs orgueilleux et pauvres qui mangeaient des pois chiches toute
l'année, afin de donner une seule fois, dans les trois cent
soixante-cinq jours dont elle se compose, une fête dont le mauvais goût
encore ne valait pas tant de dépenses.

Le baron d'Odeleben et trois autres personnes de la société, nous nous
rendîmes au théâtre de Saint-Charles; j'espérais y apercevoir le roi et
la reine, et faire encore du spectacle une étude préparatoire pour mes
prochaines entrevues; mais il ne parut dans la loge de leurs majestés
que les aides-de-camp de Murat, parmi lesquels je distinguai le général
Excelmans et le beau comte de La Vauguyon, dont toute la salle citait
les succès, le faste brillant, et dont Murat payait l'amabilité, la
bravoure et la noblesse historique avec la magnificence de Louis XIV.
D'ailleurs rien de remarquable ne s'offrit à moi dans cette soirée que
l'admirable talent de la _prima donna_, qui obtenait tous les bravos.
Les Napolitains, qui, sensibles à la beauté de leur pays, ne voyagent
pas, sont cependant de tous les Italiens ceux qui, dans leur fidèle
enthousiasme national, cèdent cependant avec le moins de répugnance à
quelque admiration pour les talens étrangers. Aussi ne fus-je pas
médiocrement surprise, quand je demandai le nom de la cantatrice qui
enlevait tous les suffrages de Saint-Charles, d'apprendre que c'était
une Française, mademoiselle Colbran, épouse depuis d'un[6] génie
européen, qui a fait dans la musique une révolution à peu près semblable
à celle que Napoléon a opérée dans l'art de la guerre.

Mon baron saxon me voyant entourée de deux ou trois des cavaliers du
dîner, me dit qu'il laissait à l'un de ces messieurs le soin de me
reconduire, ou à tous probablement; que, s'il m'était nécessaire, il
était disposé à me sacrifier un devoir dont cependant il lui serait
agréable de pouvoir s'acquitter. Je fus enchantée de la liberté qu'il
sollicitait, car ses complaisances ne m'avaient que médiocrement
réconciliée avec lui. Le reste de la soirée se passa à voir des
polichinelles; car on sait que Naples en est la vraie patrie, et à
prendre dans la rue de Tolède des glaces et des sorbets, objets de la
convoitise et du culte des lazzaroni aussi bien que des princes. Je
rentrai chez moi assez tard; mais j'avais eu l'esprit remué par tous les
spectacles de cette première journée, qu'au lieu de m'endormir, je
passai encore plusieurs heures à causer avec une personne qui se
trouvait là par hasard, et qui parlait de l'événement arrivé au ministre
Salicetti.

Les circonstances en étaient si extraordinaires que je les ai écrites,
et je vais les retracer.

Depuis deux ans les Français occupaient le royaume de Naples; Ferdinand,
Caroline, la famille royale, quelques officiers de terre et de mer,
plusieurs seigneurs et un certain nombre d'hommes obscurs, réfugiés en
Sicile, voyaient s'éloigner davantage chaque jour le moment de rentrer
dans leur chère Parthénope.

Plusieurs tentatives pour armer les provinces et soulever la capitale
avaient échoué, grâce à la vigilance éclairée d'un homme qui dirigeait
alors trois ministères; Salicetti était à la fois ministre de la guerre,
de la marine et de la police du royaume.

L'ancienne cour avait conservé des intelligences avec Naples. Une
correspondance entre la reine Caroline et le marquis Palmieri ayant été
saisie, ce serviteur dévoué fut accusé, jugé et mis à mort comme
coupable de conspiration contre le gouvernement nouveau.

L'exécution de Palmieri, un moment suspendue par les efforts qui furent
faits pour le sauver sur le _largo del Castello_, excita un vif
ressentiment à Palerme, et la perte de Salicetti fut jurée; car il était
considéré comme l'auteur de toutes les mesures que prenait le
gouvernement du roi Joseph. Mais qui imagina le moyen atroce auquel on
eut recours pour anéantir du même coup le ministre, sa famille et ses
serviteurs? Il serait téméraire de le dire et surtout de l'affirmer. Les
interrogatoires et les procès des misérables qui se chargèrent
d'exécuter un si noir attentat ne donnent pas sur la personne qui le
conçut des lumières assez vives pour la signaler d'une manière certaine,
et la maxime que celui-là doit être considéré comme l'auteur du crime à
qui le crime est utile, n'est pas applicable dans une telle circonstance
et lorsqu'il faut porter une si grave accusation.

Mais s'il n'existe que des soupçons sur l'inventeur de cette machination
infernale, à l'instant même où le complot fut mis à exécution, le nom
des agens fut révélé. Ce nom, dans les événemens de 1798, avait acquis
une célébrité odieuse.

La voix publique accusait l'apothicaire Viscardi d'avoir si non conçu,
du moins offert de mettre à exécution le projet d'empoisonner le pain de
munition fabriqué pour les troupes françaises qui se trouvaient dans le
royaume de Naples, sous les ordres du général Gouvion-Saint-Cyr. La
pharmacie de Viscardi occupait, au rez-de-chaussée, une des ailes de
l'hôtel que Salicetti vint habiter. Il avait choisi cet hôtel, parce
qu'il n'était séparé du couvent de Saint-Joseph, où les bureaux de la
guerre étaient établis, que par une ruelle, appelée _Vico-Carminiello_;
et que, au moyen d'un pont en bois jeté sur le Vico, à la hauteur du
premier étage, les communications entre l'habitation du ministre et ses
bureaux devenaient promptes et faciles.

La mauvaise réputation de Viscardi, plus encore que les convenances, ne
permettait pas de laisser sa boutique ouverte; il reçut ordre d'aller
s'établir ailleurs: mais il sollicita, il obtint de longs délais pour
son déménagement; on oublia de lui redemander les clefs. Cet oubli
devint fatal au ministre: pour s'excuser de cette négligence, Salicetti
disait: «_J'étais chargé de veiller sur la vie du roi; je ne m'occupais
pas de la mienne_.

Les fils de Viscardi résidaient en Sicile, où plus d'une fois ils
s'étaient chargés d'affreuses missions; ces méchans hommes
correspondaient avec leur coupable père; on dit même que, montés sur des
barques palermitaines, ils abordaient fréquemment la plage de Chiaja,
quartier de Naples où se trouvait l'hôtel de Salicetti. C'est là qu'ils
apportèrent dix-huit à vingt livres de poudre anglaise, bien renfermée,
bien ficelée dans un réseau de cordes. Cette poudre, au lieu d'être
enfouie dans une cave, fut suspendue à une des voûtes de la partie de
l'hôtel qu'avait occupée Viscardi: c'est ce qui sauva non seulement une
des ailes de cet hôtel, mais les maisons voisines; car, resserrée et
placée dans les fondemens, cette quantité de poudre suffisait pour les
renverser et les ruiner de fond en comble.

Salicetti passait presque toutes les soirées chez le marquis del Gallo,
dont l'hôtel, peu éloigné du sien, n'était également séparé du rivage
que par la promenade publique des Tuileries, appelée _Villa-Reale_. Le
temps nécessaire pour faire ce court trajet et monter l'escalier fut
calculé; un des fils de Viscardi, caché dans un égoût, d'où il pouvait
voir sortir la voiture du ministre et être aperçu de ceux qui, dans le
_Vico-Carminiello_, devaient mettre le feu à la mèche, donna le signal;
mais, ainsi qu'au 3 nivôse, l'événement trompa ces cruels calculs et mit
en défaut une si criminelle prudence.

M. ***, témoin et acteur dans les scènes de cette terrible nuit, les
racontait à peu près en ces termes:

«L'appartement que j'habite n'est élevé que d'environ quatre pieds
au-dessus du sol; le factionnaire placé à la porte des bureaux du
ministère de la guerre se trouvant sous la fenêtre de ma chambre à
coucher, je lui demandai si ce que je venais d'entendre et d'éprouver
n'était pas l'effet d'un tremblement de terre. «Je crois plutôt, me
dit-il, que c'est l'explosion d'une bombe tirée de la mer.» J'envoyai un
domestique chez le portier prendre des informations, puis je revins à ma
fenêtre; mais déjà la fumée et la poussière des décombres remplissaient
la place. «Voilà de bien mauvaise poudre,» s'écria le factionnaire. Vous
savez qu'en effet, lorsque la poudre fait explosion dans les mines elle
acquiert une odeur fétide; celle-là était suffocante à tel point que je
fus obligé de fermer ma fenêtre. Cette odeur me révéla le crime qui
venait d'être commis. Je m'habillai à la hâte et dans l'obscurité. Je
sortais, quand Montozon, le secrétaire du ministre, est entré chez moi
en chemise et pieds nus: les fenêtres de sa chambre, situées vis-à-vis
le lieu de l'explosion, avaient été jetées en dedans et les deux portes
renversées. Il avait voulu passer dans l'hôtel de Salicetti; mais les
débris, les ruines l'avaient arrêté; revenu sur ses pas, il avait erré
pendant quelques momens dans les bureaux sans savoir où aller, sans
trouver d'issue; enfin un domestique avait ouvert les portes, il venait
pâle, épouvanté, me demander des habits et une chaussure. «J'ai entendu
des cris de femme; j'ai vu du feu, des ruines; j'ai débarrassé ce
domestique des toiles d'un plafond dans lesquelles il était engagé. Je
ne sais ce que c'est, ce que cela signifie. Est-ce un hasard? Est-ce un
crime? Il sera arrivé un affreux malheur à M. Salicetti.» Pendant qu'il
me tenait ces discours interrompus par un tremblement convulsif, il
revêtait à la hâte une capote; nous sortons, nous volons au secours du
ministre; la première personne que nous rencontrons, c'est lui, lui que
nous croyions mort; jugez de notre joie: elle fut de courte durée. «Mes
amis, nous dit Salicetti, ma fille et mon gendre sont sous ces ruines.»
Nous entrons dans la cour; il n'y avait point de lumière; presque
aussitôt cependant nous voyons paraître le majordome Cipriani, brave et
dévoué serviteur, précédé d'un petit aide de cuisine, enfant de treize
ans, qui tenait une chandelle allumée, mais qui refusait de nous
éclairer, parce que, moins hardi ou plus prudent que nous, il craignait
que le reste de l'édifice ne s'écroulât sur notre tête. «Tu as peur de
mourir? lui dit Cipriani; «eh bien! je te tue à l'instant si tu ne nous
éclaires.» Cipriani monte sur les ruines; il appelle à grands cris:
_Caroline! Caroline! Caroline!_ (c'est le nom de madame Lavello); un cri
sourd et prolongé se fait entendre. _Elle est là! elle est là!_ dit-il;
_elle est là! elle est là!_ répétons-nous au ministre, qui était au pied
des ruines. Nous nous mettons aussitôt à l'ouvrage. Nous étions à peu
près à dix pieds au-dessus du sol et environ à la moitié de la hauteur
des décombres, adossés contre un mur de séparation, resté en partie
debout; Montozon, le domestique qu'il avait débarrassé des toiles,
Cipriani[7], un soldat de je ne sais quel corps, et moi. Nous
commençâmes par rouler en bas les plus grosses pierres et quelques
masses de maçonnerie: j'aurais voulu déblayer ainsi tout ce qui était
au-dessus; je craignais de ne pouvoir contenir ces masses, car nous
manquions de moyens; mais ce travail exigeait deux heures au moins, et,
pendant ce temps, madame de Lavello pouvait être suffoquée. Nous
l'appelions de moment en moment; elle répondait toujours. Nous lui
disions, nous répondions au ministre qui nous interrogeait, des choses
qui n'avaient pas trop de sens, mais que nous croyions propres à les
encourager. Le soldat, qui voulait nous aider, tirait les morceaux de
bois qui se trouvaient engagés dans les décombres, ce qui causait des
éboulemens. Je lui en fis deux fois l'observation, il ne m'entendait
pas; je le poussai en bas d'un coup de pied: quoique nous ne fussions
que cinq travailleurs, il fallait se passer de cet auxiliaire maladroit.
De quelques pièces de lambris, de chaises, de traverses, nous formâmes
une espèce d'étai contre lequel nous nous appuyâmes de toutes nos forces
pour contenir les débris au-dessous desquels nous creusions. Pendant ce
temps, Cipriani, qui lui-même avait la poitrine appuyée contre notre
frêle rempart de planches, avait déjà trouvé les jambes de madame
Lavello. Il redouble d'activité et nous de précautions, mais elles ne
purent empêcher qu'au moment où la duchesse sortait de ce tombeau, elle
ne fut meurtrie par la chute des pierres. Échevelée, couverte de sang et
d'une poussière livide qui la rendait semblable à un cadavre, la bouche
pleine de boue et la langue noire, ne pouvant articuler que deux mots:
_Mon enfant!_ telle était madame Lavello quand Cipriani la remit entre
les bras de son père, et que, portée par tous deux dans la loge du
portier, elle fut déposée sur une misérable paillasse, sans draps, sans
couverture. Elle éprouvait des douleurs si vives que, malgré elle, ses
cris déchirans ajoutaient aux inquiétudes et aux souffrances de son
père. Nous étions tous consternés, moi plus que les autres; ces mots,
_mon enfant!_ retentissaient sans cesse au fond de mon cœur. Je croyais
son fils, âgé de sept mois, écrasé sous les murs; par bonheur, s'étant
endormi chez sa grand'mère, la princesse de la Torella, il y était
resté. En proférant ces tristes mots, madame Lavello pensait à l'enfant
qu'elle portait; elle était alors enceinte de quatre mois. Ses douleurs
étaient si aiguës, ses cris si perçans que je crus qu'elle allait
expirer, ou au moins faire une fausse couche. Au milieu des plus grands
désastres une femme est femme. «Monsieur, m'a-t-elle dit, je serai
estropiée; j'ai la jambe cassée.--Madame, c'est un malheur, mais il y a
remède: une jambe se raccommode; il pouvait vous arriver pis.» Cependant
le ministre me regardait avec inquiétude; j'ai deviné sa pensée: il
avait retrouvé sa fille, mais son gendre lui manquait. On nous avait dit
qu'il était sauvé, qu'un homme de la maison l'avait emporté dans ses
bras; mais personne ne l'avait vu. Je suis sorti; je l'ai trouvé
enveloppé dans une mauvaise couverture de soldat, se traînant vers
l'hôtel, où il croyait encore sa femme ensevelie. Le moment de leur
réunion a été déchirant: tous trois, appuyés sur un méchant grabat, tous
trois presque nus, tous trois blessés et confondant dans de tristes
embrassemens leur sang qui coulait en abondance. _Je vais mourir_,
criait madame Lavello.--_Je veux mourir si elle meurt_, disait son
mari.--_Famille mille infortunée! crime affreux!_ répétait le ministre.
Je me suis presque fâché: «Votre femme ne mourra point, ai-je dit au
duc, et vous vivrez pour elle; mais il faut sortir d'ici.--Eh! comment
la transporter? nous n'avons rien.» Il fallait du linge pour bander les
plaies, et arrêter le sang qui coulait de tant de blessures. La partie
du palais occupée par le ministre était restée debout: on a dit à la
femme de chambre de la duchesse d'y monter pour prendre le linge
nécessaire. Elle n'osait: je lui ai donné, le bras; nous montons, nous
prenons tout ce qu'il faut; mais, en sortant de la chambre, la
maladroite éteint son flambeau, et nous voilà plongés dans les ténèbres,
perdus dans des appartemens que je ne connaissais pas, sur les ruines
d'une maison à moitié écroulée. En tâtonnant et cherchant à voir,
j'aperçois de la lumière dans une pièce reculée; je me dirige de ce
côté; mais au moment où j'allais y mettre le pied, je m'aperçois que
cette pièce est défoncée: c'était la chambre de madame Lavello, dont une
petite partie du pavé, restée entière contre le mur, soutenait la
veilleuse. Je recule promptement, et, après un quart d'heure de
recherches, je retrouve enfin l'escalier; mais tout le monde était
parti. Le ministre était dans mon lit; son gendre et sa fille avaient
été transportés chez la princesse de la Torella. On avait envoyé de tous
côtés chercher des médecins et des chirurgiens; ils arrivèrent: de temps
en temps on venait dire au ministre que sa fille allait mieux; je n'en
croyais rien. Je fus m'en assurer par moi-même aussitôt que les
blessures de M. Salicetti furent pansées: «Ne me cachez rien, me dit-il
à mon retour; j'ai peu d'espérance; je ne pourrais être insensible à un
si grand malheur, mais je me sens assez de force pour le supporter. Nous
sommes seuls: ma fille est-elle en danger? est-elle morte?» Je le
rassurai; en effet je venais de trouver madame Lavello dans un état de
repos, de calme, et même de force que je n'aurais jamais osé espérer.
Vous allez en juger par tout ce que je vais vous raconter, et qu'elle
m'a dit dans ces premiers momens; mais comme le récit de la duchesse est
plus touchant que celui du duc, je commence par lui. «Ma foi, monsieur,
je n'ai qu'une idée bien confuse de tout cela. J'étais couché avec ma
femme, au bord du lit, du côté où le mur a sauté; il paraît que
'explosion m'a fait sauter aussi, du moins je suis venu pêle-mêle avec
les chevrons, les pierres, les plâtras; j'étais dessus, quoique un peu
engagé dans tout ce tintamare. Lancé comme un caillou, blessé et à
moitié enterré, je dormais, ou peu s'en faut. Un soldat entre pour
donner du secours; il voit une figure humaine en chemise, se démenant et
probablement grognant; il m'a pris dans ses bras et m'a déposé dans la
cour: je m'y suis évanoui. Alors il m'a porté près de la promenade
publique, vis-à-vis l'hôtel, à environ cinquante pas de la porte.
J'ignore combien de temps j'y suis resté: enfin je revins un peu, sans
cependant que mes idées soient très nettes. Je me trouve assis sur une
mauvaise chaise, une vieille couverture sur les épaules, du reste
nu-pieds, nu-col, tête nue. Diable! diable! qu'est-ce donc que cela
signifie? comment suis-je ici? pourquoi y suis-je venu?--Votre palais
est écroulé.--Et ma femme, où est-elle?--On ne sait.--On ne sait! J'ai
voulu courir à son secours, alors je me suis aperçu que j'étais blessé;
j'essaie de marcher, ma jambe droite ne peut me porter; je retombe sur
ma chaise, je m'y évanouis, ou peu s'en faut, une seconde fois.
Cependant, ayant repris assez promptement mes sens, j'ai prié, j'ai
conjuré les soldats qui m'entouraient de courir au secours de ma
Caroline; ils m'ont quitté. Resté seul, dévoré d'impatience,
d'inquiétude, j'ai vaincu la faiblesse, la douleur; je me suis traîné
vers le lieu où je croyais ma femme ensevelie; je voulais y recourir
aussi; dans ce moment vous m'avez rencontré, et vous savez le reste.
Diable! diable! voilà une terrible nuit.»

Il y avait à peu près une heure que madame Lavello était dans son lit;
le premier appareil venait d'être posé sur les blessures; elle ne
pouvait faire le moindre mouvement; mais ses nerfs, engourdis encore par
la violente commotion qu'elle avait éprouvée, la laissaient dans une
espèce d'état de tranquillité. Les douleurs assoupies ne s'étaient point
encore réveillées; sa figure, calme et tout-à-fait remise, n'était
rembrunie que par une légère teinte d'inquiétude à peine perceptible et
comme fondue dans l'expression générale de résignation qui semblait
reposer tous ses traits. Elle m'a dit en m'apercevant, du ton le plus
touchant et le plus doux:

«Ô monsieur! que je plains ceux qui n'ont pas de religion! qui ne
croient point à une autre vie! Cette religion consolante m'a soutenue
quand l'espérance de revoir la lumière était éteinte dans mon cœur. Il
m'arrive souvent de faire des songes pénibles: tombée avec mon lit, qui
m'a portée et garantie, je croyais rêver; le bruit que j'avais entendu,
la secousse que je venais d'éprouver, tout m'a paru l'effet d'une
imagination mélancolique, et j'ai essayé de continuer à dormir.
Cependant, quelques parcelles de décombres m'étant tombées sur le
visage, j'y ai porté la main, et, sans être bien certaine d'être
éveillée, j'ai appelé mon mari; j'ai cherché à le toucher, il ne m'a pas
répondu. J'ai étendu le bras, ma main n'a rencontré qu'un corps froid et
lisse qui m'enveloppait de toutes parts comme le couvercle d'un tombeau:
c'était le pavé de ma chambre. J'ai alors reconnu la vérité et mon
malheur, que j'ai attribué non aux hommes, mais à un tremblement de
terre; ma mémoire m'a offert aussitôt la tragique histoire de la
princesse Gérace, morte en Calabre sous les ruines de son palais; je
finis comme elle, me suis-je dit; sans doute mon père, mon mari, mon
enfant, ont le même sort; c'est un naufrage général; et j'ai trouvé
quelque consolation à mourir avec les miens. Je me suis rappelé, avec
une véritable joie, qu'avant de me mettre au lit j'avais fait ma prière;
je l'ai renouvelée pour moi, pour mon père, pour mon mari, avec toute la
ferveur d'une ame religieuse devant qui toutes les illusions de la vie
viennent de s'évanouir, et qui se croit au moment de paraître devant
Dieu. Alors je me suis abandonnée à sa justice, et j'ai attendu ma
dernière heure. J'étais depuis quelques instans dans cette situation
calme et résignée, quand la voix de mon père est parvenue jusqu'à moi;
j'ai cherché aussitôt à me faire entendre: j'ai appelé; puis je me suis
tue pour écouter. J'ai entendu très distinctement mon père prononcer le
nom de _Cipriani_, fortement et à plusieurs reprises. Je n'ai pu
distinguer si sa voix partait de dessus les décombres; je l'ai cru dans
la même situation que moi, et pour ne pas détourner l'attention de ceux
qui auraient pu le secourir ou partager leurs efforts, j'ai cessé
d'appeler; j'ai répondu seulement quand j'ai distingué mon nom, et que
j'ai reconnu que c'était de moi dont on s'occupait: vous savez tout ce
qui est arrivé ensuite.»

«Madame Lavello a peut-être mis dans son discours un peu plus de
désordre; mais je vous en rends le sens; et à peu près toutes les
paroles, car elles m'ont frappé; malheureusement je ne puis vous rendre
le ton touchant dont tout cela a été dit: j'en étais pénétré.

«Il y avait près de dix minutes que le ministre était rentré chez lui
quand la machine infernale a fait explosion. Il était seul dans sa
chambre, et à moitié déshabillé; croyant, comme nous tous, que c'était
l'effet d'un tremblement de terre, il a couru ouvrir les portes des
appartemens qui donnent sur le jardin, afin qu'on pût se sauver; puis il
est rentré pour avertir sa fille et son gendre. En traversant un
corridor étroit pour arriver à l'escalier qui de ses appartemens
conduisait à ceux occupés par madame Lavello, il a trouvé ce corridor
rempli de fumée de poudre, et cette fumée lui a comme à moi révélé le
crime: il a monté rapidement, et d'abord a rencontré un valet par qui il
s'est fait éclairer; mais à peine tous deux sont entrés dans la pièce
qui précède la chambre de madame Lavello, que leur poids fait écrouler
le pavé; ils tombent perpendiculairement du second étage au-dessus de
l'entresol. Le valet a eu une jambe cassée; le ministre, la joue et une
jambe déchirées. Cipriani est venu l'aider à se dégager des décombres.
Il est remonté aussitôt de l'autre côté, pour s'assurer si sa fille
était rentrée; il espérait qu'elle serait encore avec sa grand'mère,
chez laquelle elle restait quelquefois plus tard; mais il a appris de
ses femmes que depuis une demi-heure la duchesse et son mari étaient
couchés. Alors le ministre est redescendu dans l'état que vous pouvez
imaginer. Je viens de vous dire tout ce qui s'est passé après cette
chute, et jusqu'au moment où nous avons tous abandonné ce lieu de
désolation. Deux domestiques attendaient dans la première antichambre le
retour du ministre; quelques secondes après son passage dans cette
pièce, l'un d'eux en est sorti pour boire un verre d'eau sucrée dans
celle sous laquelle la machine infernale était placée: il a été tué;
l'autre en a été quitte pour la peur. Le second devait se sauver; le
premier devait mourir, diront les fatalistes: c'est le seul homme qui
ait péri dans cette catastrophe.

«La duchesse Lavello a boité tout le temps de sa grossesse; elle est
accouchée d'une petite fille bien constituée, mais dont les traits doux
et agréables sont empreints d'une mélancolie profonde. Salicetti n'a pas
survécu deux ans à cette nuit fatale.»



CHAPITRE CVIII.

Séjour à Naples.--Romilda, anecdote napolitaine.


J'ai toujours eu le goût de ces courses libres et solitaires où, sans
projet arrêté, le hasard seul est chargé de l'intérêt de la journée; il
m'a presque toujours bien servie, et mon imagination est singulièrement
propre à profiter de ces rencontres. Mais la découverte qu'il me fit
faire à Naples, et que je vais rapporter, peut s'appeler une bonne
fortune du sort, puisqu'elle se rattache au souvenir d'un homme cher à
la France et à mon cœur, à la mémoire du général Championnet. Les ruines
et les antiquités sont rares dans l'intérieur de Naples, quoique cette
ville soit plus ancienne que Rome. Cependant il y a beaucoup de choses à
admirer. Les bords de la mer, couronnés de collines délicieuses,
m'attiraient de préférence. Un jour que pour jouir mieux du coup d'œil,
je m'étais avancée jusqu'au pied du rocher taillé dans le roc, assise
sur l'un des bancs pratiqués dans le large chemin circulaire, je vis non
loin de moi une femme à genoux, priant avec ferveur, par intervalle
regardant une des fenêtres du fort qui donnait sur la mer, et à chaque
regard essuyant une larme et étouffant un soupir. Son attitude ne me
surprit point, dans un pays où le peuple s'agenouille devant les images
des saints, au coin des rues, comme en France on s'incline sur les
marches des autels. Mais elle pleurait, et par là elle devenait
intéressante. «Qui pleure aime, me disais-je; peut-être cette jeune
femme est-elle tournée vers un ami, un époux, un frère, que cachent les
cruelles murailles du fort Saint-Elme.» Rapide pensée qui lui valut
toute ma compassion et mon ardent désir de la consoler. J'approche avec
discrétion, adressant à l'inconnue la parole en italien. Aussitôt la
confiance s'établit, d'autant plus que cette femme jeune, belle encore,
n'appartenait pas à la classe dégradée du peuple napolitain, mais à une
famille de Sienne. «Quel est l'objet de votre tendresse, privé de sa
liberté? Pour qui répandez-vous des pleurs?--_Non son per me queste
lagrime piango io per ben passate venture_[8]!» Ce fut toujours pour moi
un ravissement d'entendre les sons purs de la belle langue que mon père
prononçait et m'apprit à accentuer comme le Tasse. Cette douce surprise
influa tellement sur ma prévention pour cette femme, que son récit
touchant semble encore retentir près de mon cœur. Le temps n'a pu
l'affaiblir. Bien souvent je répands encore des larmes au souvenir des
malheurs de Romilda et d'Albert. Antonia (nom de la Siennoise) me dit:
«Vous voyez cette triste fenêtre, madame, en m'indiquant le fort, eh
bien! c'est là que s'adressent mes larmes, à deux amans qui y comptèrent
les heures d'une réclusion, d'une affreuse agonie. Albert, beau de
jeunesse, beau de noble dévouement et d'amour, y trouva la mort; et
Romilda, sa digne amie, y vécut dans les larmes, y serait morte comme
son fiancé, si la victoire n'y eût conduit un héros généreux, un
Français, pour briser d'odieuses chaînes. Si vous voulez verser des
pleurs, écoutez-moi alors _se lei vuol lagrimar m'ascolta!_» et elle
commença de la manière suivante son récit:

«À l'époque où des cris de liberté s'étendirent des bords de la Seine
jusqu'au pied du Vésuve, la noble famille Durazzo fut accusée, sous
l'ancien gouvernement, d'intelligence avec les Français. Le père, les
deux frères de Romilda subirent les rigueurs d'un jugement militaire. Au
jour heureux où l'opulence étendait son voile d'or sur l'heureuse
enfance de Romilda, elle regardait comme un troisième frère le jeune
Albert, orphelin et héritier du duc del Strati. Dès l'âge de douze ans,
se joignit à l'amitié fraternelle un sentiment plus vif; à dix-sept,
Romilda fut solennellement fiancée au noble orphelin dont son père était
le tuteur. L'affreuse catastrophe qui frappa cette famille eût, par une
lâche frayeur, éloigné un homme ordinaire; elle devint un nouveau lien
pour Albert, et les larmes du désespoir devinrent un nouveau gage
d'amour. Devenir l'appui de la veuve et de l'orpheline, dont il avait
défendu l'époux et les frères avec une énergie que ne lui pardonna point
un gouvernement faible et par conséquent persécuteur, telle fut la
conduite du généreux Albert. Mais bientôt un ami vient l'avertir que sa
liberté et peut-être ses jours étaient menacés. À cet avis cruel, la
mère de Romilda, déjà accablée de désespoir, s'abandonna à toute sa
douleur, et le soir même on la trouva sans vie au lieu où avaient péri
son époux et ses deux fils. Romilda, privée de tous les siens, se vit
encore ravir son amant. Albert fut conduit au fort Saint-Elme, pour y
subir une détention perpétuelle. Romilda, restée seule, fut bientôt
frappée de cet abandon qui s'attache surtout aux victimes de la
politique. Elle passait les longues heures du délaissement à verser des
larmes qui, hélas! n'attiraient même pas les regards de la pitié, et à
s'occuper des moyens de communiquer avec Albert. Chez les femmes, la
douleur est ingénieuse, surtout lorsqu'il s'agit d'adoucir les maux de
ce qu'on aime. Romilda, de tout ce qui faisait le charme de ses jours
heureux, n'avait conservé que deux pigeons apprivoisés, don de son plus
jeune frère, ces charmans emblèmes de la tendresse fidèle lui devinrent
plus chers encore, du moment qu'elle conçut l'espérance d'en faire les
interprètes de sa douleur et les messagers consolateurs de sa
séparation. Les dépouilles mortelles des parens de l'infortunée avaient
été déposées loin du _Campo Santo_, vers les bords de la mer. Une des
tours du fort Saint-Elme avait une fenêtre de ce côté. Une nuit que
Romilda, assise au milieu des quatre croix qui marquaient la sépulture
des siens, élevait au ciel des regards qui demandaient vengeance et
pitié, qu'elle étendait ses bras affaiblis vers cette tour qui
renfermait, comme dans une cinquième tombe, le seul objet qui la
retenait sur la terre, elle vit distinctement quelque chose de blanc
s'agiter aux barreaux. Aussitôt elle détache le mantzara qui
l'enveloppe, et le signal répond au signal. C'est lui! ô ciel, tu nous
prends en pitié! C'est lui, c'est mon Albert! s'écria l'infortunée. Il
fallait les yeux du cœur, d'un cœur tendre et passionné, pour
reconnaître à cette distance et le signal et la main qui le donnait.
Aussi Romilda ne se trompait pas. Sûre d'être vue d'Albert, elle ne
venait plus que pour l'espoir d'adoucir la pénible captivité de son ami.
Chaque jour, le soleil en dorant de ses feux le cap Minerve, trouvait la
jeune orpheline sur la route du champ du repos, pressant doucement sur
son sein les deux blanches colombes, souvenir d'amitié fraternelle,
seules confidentes de l'amour malheureux, dans les longues heures de ces
jours qu'il lui fallut passer à dresser ces messagers ailés; quelquefois
à la vue de cette jeune et belle personne paraissant s'incliner vers la
tombe où dormaient tous les siens, des passans attendris lui dirent:
«Pauvre Romilda! comment pouvez-vous résister à cette vie toute de
douleur et de regrets?--Parce que je suis nécessaire encore au bonheur
d'un être plus malheureux que moi, répondait la jeune fille, et qu'il
faut savoir porter son fardeau.»

«Tant de malheurs furent adoucis. La première lettre qui fut suivie
d'une réponse créa pour les deux amans une existence nouvelle. Ils se
voyaient de bien loin, mais ils se voyaient, et l'avenir, qui avait
semblé fermé pour eux, commençait à se rouvrir... L'espoir de briser les
fers d'Albert ranimait les forces de sa jeune amie... Oh! comme elle
aimait ses colombes fidèles! Quel soin elle prodiguait à ses oiseaux
chéris! De quel regard d'amour elle suivait leur vol rapide, lorsque sa
main caressante avait placé sous l'aile discrète les confidences de son
cœur! Alors à genoux sur la tombe de son jeune frère, embrassant d'un
coup d'œil toutes ses pertes, l'infortunée Romilda s'écriait en pressant
son sein contre le signe rédempteur. «Ames des miens, ames bienheureuses
de ceux que j'ai tant chéris, veillez sur ceux que vous avez bénis à vos
derniers instans.» Un jour une des colombes revint plus tôt que de
coutume; déjà la main de Romilda avait détaché le papier, déjà elle
dévorait en idée le billet qu'elle croyait une réponse de son amant;
c'était son billet à elle. La fenêtre hospitalière ne s'était pas
ouverte.--Albert, qui avait caché ses souffrances à son amie, venait d'y
succomber. Munie des titres qui attestaient tout ce qu'elle avait à
regretter, Romilda osa se présenter au chef du conseil qui avait
condamné son père et ses deux frères à la mort, et son amant à une
prison devenue son tombeau. «Je suis, lui dit-elle, la fille et tout ce
qui reste de la noble famille Durazzo, la fiancée et la veuve du duc de
Strati. J'espérais le délivrer, et fuir avec lui nos communs tyrans,
mais il est dans ma destinée de pleurer tous ceux qui me furent chers.
Vous qui avez causé tous mes maux, exaucez le seul vœu que la
malheureuse Romilda peut former encore. Que je puisse pleurer et mourir
dans le lieu où mourut mon Albert... J'avais besoin d'être libre tant
que j'ai conservé l'espoir de l'arracher de votre tyrannie; il n'est
plus, laissez-moi le remplacer. Après m'avoir tout ôté, je croirai que
vous m'avez tout rendu, si vous exaucez ce vœu d'une bouche mourante...»
Le barbau fit un signe, et la prison d'Albert devint celle de Romilda.
C'est là qu'à quinze ans ses jours s'éteignirent dans les larmes, assise
à cette fenêtre où elle avait reçu son amant, et d'où elle ne voyait
plus que les tombeaux de sa famille. Lorsque les Français vinrent
planter la bannière tricolore sur les murs de Parthénope, le nouveau
gouvernement prit Romilda sous son égide; il voulut lui rendre tous ses
biens et lui rendre tous ceux d'Albert dont on lui donna le nom. Elle
refusa la fortune. «Ils sont là, disait la noble affligée, en montrant
les fosses: ce gazon, où mes pleurs arrosent les fleurs du deuil, me
sépare moins de ces restes chéris que le marbre dont on les couvrait.»
Romilda n'accepta de ses protecteurs qu'un asile moins lugubre. Elle s'y
éteignit, peu avant que le général Championnet fût rappelé et partît
pour Paris. C'est lui qui fut son zélé protecteur et son ami.
L'avant-veille de la mort de l'infortunée Napolitaine, un orage terrible
éclata sur son humble demeure, dévasta ses fleurs, sa volière, et frappa
une de ses colombes chéries. «Vous le voyez, disait-elle au général
Championnet, la foudre me cherche partout où je me réfugie. Ah! pour moi
le repos n'existera que dans la tombe.»

«Romilda y reposa au milieu des siens. Le temps a détruit les croix, la
mer a envahi les tombes, mais les malheurs de Romilda et d'Albert ne
sont pas oubliés, me dit celle qui m'avait fait ce touchant récit. Elle
ajouta, avec cette superstition du cœur que donnent aux femmes les
sentimens tendres et les douleurs amères: Aux jours anniversaires de
tant de morts réunis, on voit de blanches colombes raser de leurs ailes
argentées la fenêtre du fort Saint-Elme et les vagues qui couvrent le
lieu de la sépulture; on entend comme un gémissement dans leurs tristes
ondulations; un cri de plaintes, un écho de douleurs répète alors les
noms d'Albert et de Romilda.»



CHAPITRE CIX.

Voyage à Caserte.--Audience de la reine.--Détails intérieurs.


Depuis plus d'une semaine je respirais le doux air de Naples; mes jours
étaient transportés dans des promenades et des rêveries charmantes;
heureuse, sans soucis d'affaires, sans inquiétude de cœur, sans aucune
de ces pensées vulgaires qui avec le sommeil dévorent les trois quarts
de l'existence, je me laissais vivre, état délicieux de l'ame qui se
compose tout à la fois de paresse et de méditation, de souvenir et
d'oubli, d'impressions terrestres et de pensées divines. Un paquet, qui
me fut remis par le prince Pignatelli, me rappela au but de mon voyage,
et à toute la gravité de ma mission.

La grande-duchesse m'envoyait une lettre de sa main pour Caroline, une
pour Joachim, me recommandant de me présenter à part chez sa sœur et
chez son beau-frère, d'attendre l'effet de leur bienveillance et de leur
accueil avant de m'ouvrir et de me laisser aller à la séduction de
causerie qu'elle voulait bien me reconnaître. «Voyez Pignatelli, voyez
Rosetti: dites un quart de vérité au second, et au premier la vérité
presque entière; qu'il soit, au besoin, le conseiller de vos démarches,
l'auxiliaire de tous les moyens que vous aurez à employer. Rien ne
presse; mettez le temps à vos affaires, dépensez de l'argent, ayez l'air
d'être bien insouciante, bien distraite, bien inoccupée; soyez bien
vous-même: pour la première fois, votre caractère ne sera point un
obstacle à vos succès.»

Pignatelli me pressa de faire usage de la protection que la princesse
Élisa m'accordait. Quant au roi, me dit-il, je me charge de vous
présenter à S. M., et de vous y conduire moi-même avant le conseil.
Mettez-vous à ce bureau, faites à la reine la demande d'une audience
particulière; elle lui sera remise aujourd'hui, et je ferai tenir à
votre hôtel la réponse probablement avant ce soir.» Dès le soir, en
effet, je trouvai chez moi un mot du secrétaire des commandemens, et je
remarquai avec plaisir cette exactitude et cette attention dont les
subalternes devraient toujours donner le mérite à leurs souverains, car
elles leur sont comptées par la bienveillance publique comme des vertus.

Le colonel d'Obedelen me donnait le bras quand je rentrai; et, comme je
trouvais plaisir à voir son épine dorsale se courber devant les
apparences de la faveur et les prestiges du pouvoir, je ne manquais
jamais à ses yeux de me donner de l'importance par le récit de mes
relations et l'étalage de mes amitiés politiques, toujours cependant
sans lui rien dire de positif, le désespérant par des paroles qui
avaient l'air de vouloir être des aveux, et qui s'arrêtaient justement à
la réticence. On m'annonça qu'un valet de pied avait apporté une lettre
du château: là-dessus, je pris ma dignité, et je jetai ces mots à la
tête de mon adorateur par ambition: «Je sais... C'est la reine qui
m'écrit.» Obedelen mourait d'envie de rester pour en savoir plus long;
mais, «vous voyez, colonel, ceci ne se remet ni ne se communique: à
demain donc» me valut le salut le plus humblement respectueux qu'ait
jamais fait un solliciteur ministériel. Je le laissai aller rêver toute
la nuit à ce grave intérêt, qui était tout naïvement une simple réponse.
Je sentis alors, en réfléchissant, que la connaissance du colonel était
une infraction à mes promesses, et que je devais la restreindre. Mon
audience était indiquée pour le lendemain, à la royale maison de
plaisance de Caserte.

J'avais vu Caserte en revenant de Rome. On y arrive par des routes
ornées de myrtes, d'orangers et de mille objets plus délicieux les uns
que les autres. Avant de me mettre en route, je procédai à ma toilette
avec un désir bien ambitieux de plaire à la reine. Élisa m'avait dit
quelquefois que rien ne m'allait aussi bien que le noir: j'espérais sous
le même costume obtenir la même bienveillance auprès de Caroline. Je le
pris, et m'acheminai fièrement vers Caserte. En arrivant, on me proposa
de faire un tour dans les délicieux jardins de la résidence royale, en
attendant que la reine eût fini sa toilette; ce que j'acceptai avec
d'autant plus de plaisir, que je n'étais pas fâchée de méditer un peu
les louanges ou les réflexions que ce grave entretien pourrait m'obliger
à improviser.

Je comparus enfin au lever de Caroline, non pas à un lever de grande
cérémonie, car je la trouvai seule. M. Baudus, gouverneur des enfans,
sortait de chez elle avec le prince Achille, héritier présomptif de la
couronne. La reine, tout en reconduisant son fils, était entrée dans le
salon où j'attendais mon introduction, et où mon introduction se fit par
un mot de la souveraine elle-même, qui me dit: «Venez, madame, avec nous
faire un tour de promenade; vous êtes ici comme à Florence, de
l'intimité.» Rien n'égalait un sourire de Caroline. Le matin est la
véritable épreuve d'une femme, même quand elle est reine. La reine
Caroline me parut délicieuse, malgré l'heure. Moins parfaitement belle
que sa sœur Pauline, elle avait dans la physionomie une grâce, une
mobilité, une expression, qui donnaient à sa jolie tête cet air de gaze
des élégantes et vaporeuses miniatures d'Isabey. Sous sa petite mine
délicieuse et mignonne, sur cette jolie figure de camée respirait avec
la grâce une fierté qui la rendait plus piquante; un sourire malin et
presque profond accompagnait ses paroles. Tout en elle semblait pétri
par les Grâces et animé par l'esprit. Elle possédait toutes les hautes
qualités de sa haute destinée: elle l'a remplie comme reine, comme sœur
et comme épouse, aux jours de l'adversité, et de manière à mériter
l'estime de ceux mêmes dont elle n'avait pas conquis l'amour.

J'avais fait un pas respectueux à l'apparition de la souveraine. Elle me
regarda en souriant, et avec un ton de femme à femme, que toutes les
sœurs de Napoléon savaient prendre à propos; elle me dit: «Vous avez un
peu attendu, mais aussi convenez que vous êtes très matinale: dès quatre
heures vous étiez debout devant le beau spectacle de la mer de Naples
réfléchissant les feux du Vésuve, et dès neuf heures vous avez fait le
voyage de Caserte. On n'a point tort de vous confier des expéditions
importantes: se lever de bonne heure est presque une vertu.» Je restai
stupéfaite de voir la reine si bien instruite de ma vie, de mes
démarches et de mes allures. Elle sourit encore à mon embarras, non
point avec la malice qui veut intimider, mais avec la finesse qui devine
et la grâce qui approuve.

«--V. M. sait que j'ai peu dormi, mais elle ne peut en être surprise: il
s'agissait d'être bientôt en présence de la sœur chérie de Napoléon. Je
suis donc ici l'objet d'une observation bien prompte!

«--Comme toute personne qui arrive. On croit surtout servir les princes
par l'excès des investigations; car la connaissance de tous ces faits
n'a été provoquée par aucun ordre, et est en quelque sorte un acte de
surveillance gratuite et de bonne volonté. Je vous avoue même qu'à la
nouvelle de toutes ces révélations, j'ai craint que votre tête, que je
sais un peu singulière, ne prît fort mal ces attentions, et ne vous fît
reprendre la route de Toscane sans m'avoir vue.»

Pendant ce petit discours, j'avais repris toute ma liberté d'esprit, et
je répondis à la reine que la confiance et la faveur d'une honorable
familiarité m'étaient trop précieuses pour que je me privasse du bonheur
dont je jouissais dans le moment. Regarder Caroline eût suffi pour
donner de la vérité à l'expression de ces sentimens, tant Caroline,
élevée loin du trône, avait naturellement les qualités qui l'honorent!

«La grande-duchesse, reprit la reine, notre Élisa, est aimée en Toscane.

--«Comme elle mérite de l'être.

--«Et s'amuse-t-on à sa cour? est-elle brillante, riche en nobles et
beaux courtisans? quelques uns sont-ils préférés? Des haines, des
propos, n'est-ce pas?

«--La cour de Toscane est comme toutes les cours.

«--Et vous ne cachez rien à Élisa? Vous lui dites tout ce qu'il lui
importe de savoir?

«--Oui, ce qui intéresse sa personne seulement, ce qui dans ses
habitudes fait jaser.

«--Ce qui fait jaser? Et quels sont les objets de ces conversations
malignes?

«--Tout ce qu'il y a de plus simple: une course, un mot dit dans un bal,
la moindre bienveillance accordée par la princesse à une personne que le
hasard ou l'amabilité rapproche d'elle. Ne faut-il pas que les grands de
la terre paient contribution aux oisifs? Élisa fournissait outre mesure
à cet impôt des grandes villes, en sortant seule en phaéton avec le beau
comte Cereni.

«--Et vous avez eu le courage de l'avertir?

«--Sans doute, et en mettant les points et les virgules à mes
avertissemens, parce qu'à Florence on est méchant ou bête, et que rien
ne se propage avec autant de facilité que les suppositions de la
méchanceté haineuse et de la bêtise malveillante.

«--Vous avez bien raison: en fait d'épigrammes et de calomnies, jamais
la crédulité publique n'hésite; pour elle l'apparence devient toujours
une certitude.» Puis, avec un air de distraction, Caroline ajouta: Et il
est fort bien ce comte Cereni.

«--Si bien, qu'il m'a fallu voir le roi Joachim pour ne pas proclamer le
comte le plus bel homme de l'Europe.

«--La flatterie est ingénieuse, délicate..., et ne me rend que plus
claire la nature des observations que vous avez l'occasion d'adresser à
ma sœur.»

Ici nous fûmes interrompues par l'entrée subite d'une dame pour
accompagner, dont l'intimité devait être bien grande, puisqu'elle ne
craignait pas d'interrompre. Il est vrai que le motif était grave: elle
venait de recevoir une caisse de modes arrivée de Paris par courrier
extraordinaire, en même temps que des instructions nouvelles et plus
sévères sur le blocus continental. Voici la reine qui, sans contrainte,
sans grimaces de grandeur et me traitant comme une amie, comme une
femme, étale elle-même les robes, les chapeaux, les garnitures qui
embelliront encore sa beauté. «Et ma sœur, me disait-elle, quelle
couleur lui sied le mieux maintenant? Vous voyez bien ce négligé, c'est
une attention de mon frère; entre deux victoires il pense encore à ces
gracieusetés-là... N'est-ce pas qu'on peut être un très grand homme avec
des qualités privées?» Et moi de répondre: «La famille de Napoléon nous
a habitués à rencontrer en elle toutes les choses les plus opposées, le
génie du grand et le goût du simple, des contrastes qui sont
admirables.» Puis, entremêlant très adroitement le sérieux au frivole,
la reine ajoutait: «Il faut frapper le peuple, éblouir la foule. Les
souverains auraient tort de négliger la parure: on leur en sait gré
comme d'une marque de respect pour les spectateurs. Et Cereni se
_met-il_ bien?

«--Comme un homme qui aurait besoin de ce secours, et qui, sans beaucoup
d'esprit, se rend compte de toutes les illusions que la toilette peut
produire.

«--Il est ici, car je sais tout, moi; et avant les envois de ma
marchande de modes, j'avais lu mon rapport ou mes rapports de la
journée. On peut tout vous montrer à vous, Madame, confesseur d'une
souveraine: lisez.

«Si S. M. a entretenu le roi de mon dernier rapport, j'espère qu'elle
lui aura caché la source de ses connaissances. Il faut que le roi sache
les choses, mais il ne faut pas qu'il sache les noms. La discrétion est
sacrée de haut en bas, mais il est nécessaire au service de S. M. que le
secret se garde aussi de bas en haut. Le roi serait jaloux des
renseignemens qu'on nous communique au lieu de les lui apporter; cela
est surtout bien important en ce qui concerne les relations avec
l'ambassadeur de France. On a dit hier, au cercle de M. le baron Durand,
que l'empereur et roi avait écrit une lettre à cheval au roi Joachim;
que S. M. paraissait depuis quelques jours fort mécontente. On a
remarqué, par suite de ces bruits, que le roi et la reine n'avaient
point été ensemble au grand théâtre.

«--On voit beaucoup dans les promenades une dame de Florence; elle a de
fréquentes relations avec le colonel d'Obedelen. On ne sait pas trop ce
que ce dernier fait à Naples; vient-il grossir le nombre pourtant déjà
bien assez considérable des agens français? Les officiers le voient d'un
mauvais œil.

«--La dame de Florence travaille très avant dans la nuit; on prétend à
son hôtel qu'elle n'a pas quitté la terrasse de la soirée.

«--On a encore arrêté sur les côtes deux barques montées par des
matelots français; ils venaient de jeter sur le rivage une énorme
quantité de denrées coloniales. Le capitaine a montré une licence
revêtue d'un paraphe du gouvernement français. On a relâché
immédiatement les délinquans sur le port, où beaucoup de peuple était
assemblé: cette scène a occasioné force murmures. Puisqu'on force notre
bon roi Joachim, s'écriaient des voix robustes, à rendre son peuple
malheureux par la ruine du commerce et par le maudit blocus continental,
on devrait au moins respecter les lois qu'on lui impose. Chiens de
Français! ils veulent non seulement nous empêcher de gagner notre vie,
mais ils viennent faire la contrebande avec privilége: elle ne leur
coûte pas même, comme à nous, un coup de fusil. La colère, la rage du
peuple était à son comble; le tumulte a fini, ainsi qu'il finit
d'ordinaire, par la présence de la force armée; mais l'habitude de se
frotter aux baïonnettes pourrait bien, à la longue, donner à nos
_lazzaroni_ le courage de les braver.

«--La princesse dont Sa Majesté a remarqué l'absence au cercle d'hier, a
été rencontrée à Bahia avec le beau comte ***, dont le roi s'est
également plaint ce matin pour cause d'inexactitude.

«--Monseigneur l'archevêque reçoit beaucoup depuis quelques jours un
marchand de Palerme, qui lui a remis une boîte de la part de Ferdinand.
On ne fait pas de cadeaux à ceux qui ne nous rendent pas de services.

«--Le baron *** a encore perdu hier une somme considérable au Pharaon.

«--Il circule depuis quelques jours une caricature que je n'ai pu me
procurer; ce que je sais, c'est que c'est une grossière insulte à toute
la famille impériale. Les marionnettes de la rue de Tolède sont depuis
quelques jours l'objet d'une fureur plus active. Les allusions pourtant
ne m'ont pas frappée; ce qu'il y a de certain, c'est que le vieux
polichinel pense fort mal. Il était très lié avec le feu roi,
c'est-à-dire avec le roi qui réside en face, et qui lui faisait donner
de bonnes gratifications quand il l'avait amusé.

«--On répand le bruit qu'il arrive ici des troupes françaises. Les
passe-ports sont visités avec une incroyable surveillance sur les
frontières. Il y a méfiance et désaccord entre les cours de Naples et de
Paris: le peuple du moins le croit et le répète.

«--La dernière revue du Roi a fait un bien extrême, et les secours que
Votre Majesté a distribués pour les femmes indigentes ont accru encore
les bénédictions, qui ne demandent qu'à monter vers le trône qu'occupent
la beauté et la vertu.

«--Voici ma dernière et ma meilleure nouvelle: la glace a baissé de près
de trois liards.»

Cette pièce me parut si curieuse, que je l'écrivis de mémoire en
quittant Caserte. J'espère, me dit la reine, qui, tout en chiffonnant
ses envois de Paris, n'avait pas perdu un seul des signes de mon
étonnement, j'espère que vous ne direz pas que je ne suis pas aussi bien
instruite que ma sœur Élisa.

«--Dans l'heureuse famille d'un grand homme, les femmes mêmes ne veulent
pas mériter l'épithète que l'histoire de France a donnée aux rois de la
première race. Mais ce que j'admire plus peut-être que les précautions
de la politique, ce sont les élans de la bienfaisance: vous cachez vos
bienfaits et vos affaires, deux choses habiles et honorables. Permettez
cet éloge à ma franchise.

«--Comment êtes-vous venue à Caserte? me demanda la reine avec bonté. Je
vais vous faire reconduire; la matinée est chaude, je veux que vous
fassiez le voyage commodément, pour que vous preniez goût à revenir. Je
ne laisserai point ignorer à ma sœur combien j'ai été contente de vous.»

Le colonel d'Obedelen m'attendait quand je rentrai à Naples. La vue
d'une voiture aux armes des Deux-Siciles, et aux livrées de la reine,
produisit sur lui leur effet magique: il me salua, je me trompe, il
salua l'équipage avec toute la béatitude d'un bourgmestre. La royale
entrevue ne m'avait pas rendue plus fière, mais elle m'avait fait sentir
sinon la morgue, du moins les obligations de la diplomatie, et le besoin
de cacher des démarches dont l'honneur et le succès dépendaient de ma
discrétion. Je me contentai de saluer le colonel, et de lui dire que
j'étais très fatiguée de la route, et que j'allais me mettre au régime
napolitain du sommeil pendant le reste de la journée. Ce que je fis, en
effet, avec plus de conscience que je ne voulais le promettre par mes
paroles.



CHAPITRE CX.

Nouvelle course à Caserte.--Rencontre et nuit passée chez Deborah.


Caserte m'était devenu cher, depuis que j'y avais vu une reine, mieux
qu'une reine, une femme charmante. De grands embellissemens avaient été
faits par Murat à cette résidence, et elle était un point de promenade
pour les oisifs très nombreux de Naples. Je voulus la voir dans un
appareil plus simple que celui de ma visite cérémonieuse. En parcourant
ces beaux lieux, je m'aperçus cependant que, malgré la royale protection
qui semblait y attirer la foule, elle ne s'y portait pas de préférence;
j'y passai néanmoins des heures délicieuses, mais dont le charme tenait
plus peut-être aux souvenirs qu'aux spectacles. Mon retour de cette
course capricieuse fut marqué par plus d'incidens que le séjour
lui-même. Mon conducteur me demanda, quand je le repris, si je ne
voulais pas voir les ruines de l'ancienne Capoue. Craignant de trouver
l'ennui où les citoyens romains s'amusaient tant autrefois, et où leur
plus cruel ennemi, Annibal, s'était amusé trop, je préférai reprendre la
route que j'avais parcourue avec délices; car j'ai de la reconnaissance
pour des lieux qui m'ont procuré d'agréables impressions. Où peut-on en
trouver de plus enivrantes que dans cette campagne, jardin embaumé? Mon
_vetturino_ (cocher) voulut me faire dîner à Ceversa, petite ville assez
vilaine, qui sert de contraste à tant de beautés; mais je refusai, et
nous nous arrêtâmes à cinquante pas plus loin, près d'une bicoque fort
jolie, dont le toit n'arrivait pas au haut du cabriolet, qui n'avait ni
portes ni fenêtres, mais qui était tellement entourée de lauriers, de
grenadiers et de jasmins, qu'elle paraissait comme assise dans une
corbeille de fleurs. Derrière la cabane était un bosquet de hauts
peupliers, où grimpait en festons le pampre des vignes. Une paysanne
vieille et pauvre vint nous offrir des œufs, des fruits et du sorbet.
Dans un coin on voyait une espèce de caisse couverte de feuilles
fraîches, sans draps ni couverture; c'était le lit de la vieille. Un
bénitier, un crucifix, une madona della Seggiola formaient tout
l'ameublement. Un énorme chat, et une cage pleine d'oiseaux, voilà toute
la société. Je regardais cette femme, son asile, tout ce qui
l'entourait, et à ma curiosité se mêlait une sorte de terreur
soupçonneuse. En général, les paysannes, même jeunes, sont peu jolies
dans les environs de Naples, et Deborah n'avait rien moins que
soixante-treize ans. Sous cette hideuse enveloppe battait encore un cœur
noble et généreux.

Mon _vetturino_ ne me parut nullement content de me voir descendre à la
cabane de Deborah, et il me pressa fort de retourner promptement à
Naples. Je cédai à son empressement; car, par un mouvement rétrograde,
je me mis à supposer que cette délicieuse cabane pouvait être l'honnête
maison de plaisance de quelques bandits. Je m'arrêtai tellement à cette
idée, qu'au lieu de suivre ma générosité naturelle, je payai fort
mesquinement la dépense, et remontant lestement en voiture, je dis au
cocher de presser le retour; la recommandation était inutile: il faisait
si bien voler son char, que sur la route la plus unie, il eut la
maladresse de rencontrer une pierre qui culbuta le phaéton et les gens,
à pouvoir casser les roues et nos jambes. «_Maladetta la stregha che ci
val questo_[9].» Pendant que le voiturier criait cette aimable
malédiction, j'étais déjà sur pieds. «N'est-ce pas, dis-je à l'Hippolyte
en colère, que c'est une sorcière cette Deborah?» espérant par cette
approbation provoquer le récit d'un de ces vieux contes auxquels j'ai
toujours trouvé un plaisir extrême, je ne m'attendais guère que cette
laide et pauvre, vieille allait me faire éprouver un sentiment différent
pour son malheur et la plus vive admiration pour sa constante fidélité à
un touchant souvenir. Changeant d'idées dans mon embarras, je résolus de
passer la nuit à la cabane de Deborah, et dis en conséquence au
conducteur de tâcher de gagner jusque-là, et de revenir m'y chercher le
lendemain à l'aurore. «_Santissimo!_ s'écria le superstitieux imbécille,
je ne vous trouverai plus.--Eh bien! vous ne perdrez pas la course, lui
dis-je en la lui payant amplement», et je le laissai, avec deux paysans,
arranger sa voiture, et m'en retournai à pied à la cabane.

Deborah était assise sur le seuil, dans l'attitude de la plus triste
méditation. Je lui contai mon accident et mon intention de passer la
nuit sous son humble toit, si elle voulait bien me recevoir.«_Madona
mia_, dit-elle en se signant, vous demandez l'hospitalité à Deborah;
vous ne la croyez donc ni sorcière, ni maudite? Que votre entrée chez
moi soit bénie, vous qui ne traitez pas le malheur comme un crime.» Son
langage me frappa par sa pureté; les termes dont elle se servait
ajoutèrent à ma surprise. «Deborah, lui dis-je, vous n'êtes pas
Napolitaine?--Je suis Florentine, me répondit-elle, et depuis des
siècles les miens furent toujours attachés à la noble maison des
Strozzi; cette famille s'éclipsa sous le poids du malheur, et il y a
soixante-deux ans qu'ici de vils brigands massacrèrent le dernier
rejeton de cette race de héros, et sa jeune sœur, celle qui avait sucé
avec moi le lait de ma mère. J'avais alors vingt ans; les riches amis,
les parens de la fiancée, tous ont oublié, après quelques larmes
données, et l'héritier illustre, et la jeune et belle épouse; le cœur de
la pauvre Deborah a eu plus de mémoire. Mais, ajouta la vieille, vous ne
pouvez, madame, passer la nuit ici; un lit de feuilles et un peu de
paille de maïs est tout ce que je possède.--C'est excellent, bonne
Deborah; je dors partout, et très bien; et je suis sûre que vous aussi
vous dormez bien paisible, et contente, sur votre lit de feuillage. Oui,
grâce au ciel! le repos me reste après les larmes.--Et dans cette
cabane, de quoi vivez-vous?--Depuis que le gouvernement du roi Joachim a
fait cesser toutes les persécutions, en bannissant les superstitions
nuisibles, je respire et ne manque de rien; depuis que la haine et les
préjugés n'osent plus dévaster mon petit domaine, que les lois
françaises protègent ma cabane comme le palais du riche, la pauvre
Deborah a du pain; ma vie, usée dans les regrets et les larmes, finira
moins malheureuse. Mais puisque vous êtes venue seule près de moi;
puisque vous voulez honorer ma cabane et mes cheveux blancs par une
preuve de confiance si courageuse, venez voir mon domaine; la promenade
et la nuit sont ici délicieuses.»

Me voilà, avec une femme que je connaissais depuis deux heures et par de
sinistres rapports, parcourant la nuit un bosquet nu de toute
habitation, dans un pays où l'on pourrait dire que le mélodrame croît en
pleine terre pour fournir des sujets à la muse de nos boulevarts.
Deborah me devançait de quelques pas, et je faisais _in petto_ ces
réflexions, mais toutefois en les repoussant. Je tombai, en tournant
près d'un bosquet de myrtes, sur un banc de marbre noir. «Reposons ici,
dit Deborah, vous n'êtes point une femme ordinaire; vous n'avez point
peur.» Je fis bonne contenance, quoique les pulsations de mon cœur
fussent devenues plus fréquentes. «_Ils n'y reposent point_, ajoutait
Deborah, mais c'est ici qu'ils furent cruellement immolés, ici, à cette
place, où depuis plus de soixante ans la pauvre Deborah pleure leur mort
comme au jour de leur perte. Je pressai la main de Deborah contre mon
cœur. Je ne redoutais plus rien, mais j'étais aussi vivement agitée; le
lieu, l'heure, le genre de la confidence, tout ajoutait à mon émotion.
Deborah devait la porter à son comble, en m'apprenant qu'elle était
d'origine française. «Quoi! m'écriai-je, de parens étrangers, et née à
Florence!» Voilà mon imagination lancée dans tous les rapprochemens
d'une effrayante conformité.

Il faudrait me connaître pour se faire une idée de l'effet de la
solitude sur l'accumulation de mes souvenirs. Deborah me rassura un peu
en continuant d'un ton humble et monotone: «Il y a bien des _siècles_
qu'une de mes aïeules, née à Lyon, se donna la mort pour ne pas survivre
à une maîtresse adorée; mais pour que vous compreniez, signora, cet
attachement si dévoué, il faut vous faire connaître son objet, qui
n'est, hélas! plus qu'une cendre; mais le récit des vertus d'Isaure, son
amour et ses malheurs, l'héroïsme de l'homme qu'elle avait choisi: voilà
ce qui s'est perpétué de génération en génération dans notre famille;
voilà les nobles souvenirs qui m'inspirèrent un attachement si religieux
pour les descendans de l'illustre maison des Strozzi. Ce papier (et elle
me donna un manuscrit), je vous le donne; vous êtes digne de le
conserver, mais vous n'en parlerez pas à la pauvre vieille Deborah; vous
me le rendrez, j'ai ajouté de ma main tremblante le peu de lignes qui
vous apprendront la fin terrible de mes maîtres assassinés si jeunes.»

Deborah se leva; je la suivis en silence. En rentrant dans sa cabane,
elle me regarda. J'ôtai mon chapeau. Deborah resta devant moi, et
debout, d'un air inspiré, touchant de sa main décharnée mes cheveux,
elle me débita une espèce d'improvisation. Elle comparait ma taille, mes
traits et mes cheveux avec ceux de la maîtresse dont cette pauvre femme
pleurait la mort depuis soixante ans. Si je dois vieillir autant, je ne
perdrai pas non plus la mémoire de cet exemple de piété domestique, de
cette scène singulière de toute une nuit passée dans une cabane, que,
peu d'heures avant, les apparences auraient dû plutôt me faire fuir que
chercher.

Deborah, après son récit, avait levé un grand rideau de laine, et je fus
fort surprise à la vue d'un petit lit fort propre. «_Ci dormiva_[10],»
me dit-elle, et elle resta immobile devant le lit. Une terrible pensée
vint de nouveau effrayer mon esprit. «Deborah, pourquoi n'y plus dormir?
votre maîtresse y serait-elle morte?--«_È un voto!_[11]» Quand, en
Italie, on vous dit cela, il n'y a plus ni raisonnemens à faire ni avis
à donner. «Voulez-vous, bonne Deborah, que je lise ici le manuscrit que
vous m'avez confié? Couchez-vous, je veillerai sur votre sommeil.--Ah!
combien vous êtes bonne? _Compassione vole_. Elle était comme cela, _mia
dolce padrona_[12],» et la pauvre Deborah tomba à genoux, les mains
jointes sur la poitrine.

J'entendais ses lèvres murmurer des prières. Je pensais à ce vœu d'une
si longue douleur, si religieusement observé. Je tenais toujours le
manuscrit; il me semblait le sentir légèrement s'agiter; je n'osais
interrompre la prière de la pauvre Deborah. Je ne résistai plus à toutes
les émotions de ma bizarre situation, et, pour m'en distraire, je jetai
les yeux sur la première page où je trouvai une émotion nouvelle en y
lisant ce qui suit: «En 1742, l'arrière-petit-neveu de Philippe Strozzi,
et la jeune et belle Paula Albergati, se rendant à Caserte pour les
visites de leurs noces, célébrées à Naples, la chaleur du jour leur
ayant fait chercher un abri et s'éloigner de leur suite, des brigands,
attirés par les richesses des habits des deux jeunes époux, leur
donnèrent la mort, irrités par la défense de Strozzi. C'est à la place
où les corps furent retrouvés, dans le bois, que j'ai élevé une pierre
qui porte le nom des victimes et le jour de leur mort funeste, en
jurant, si Dieu me fait survivre à cette terrible catastrophe, de ne
vivre dans les mêmes lieux que la vie des cénobites, de n'avoir de
nourriture que les produits des champs, de couche que la dépouille des
arbres, et de prier pour mes maîtres bien aimés jusqu'au dernier
soupir.»

Je m'arrêtai, je regardai Deborah; elle venait de s'étendre sur son lit
de feuillage. Toute cette laideur de la décrépitude qui m'avait tant
frappée venait de disparaître; je ne voyais plus sur ces traits flétris
que la belle ame qui les animait, et assise au pied de cette humble
couche, ayant sous les yeux le modèle d'une si longue résignation, je
lus avec un vif intérêt le fragment de la vie de l'illustre Philippe
Strozzi.



CHAPITRE CXI.

Ma présentation au roi de Naples.--Lecture de l'acteur Philippe.--Les
ministres du roi.


Ma présentation au roi Joachim se fit d'une manière moins cérémonieuse
que ma présentation à la reine, puisque le prince Pignatelli se contenta
de m'amener au château, et de me faire attendre que S. M. sortît de son
cabinet pour présider le conseil des ministres. Le premier des
appartemens était occupé par les chambellans, puis venait une autre
salle où se tenaient les aides-de-camp, des officiers supérieurs des
régimens de service, une espèce de camp et d'état-major, toujours prêts
à servir le prince. Les uniformes de ces officiers étaient éblouissans
de richesse. Tout le caractère de Murat respirait dans cette
magnificence militaire qui tenait de la féerie. Ce coup d'œil parlait
encore plus à mon imagination et à mes goûts que les beaux spectacles de
la nature qui venaient de m'enchanter par leurs merveilles. C'est bien
là, me disais-je, le palais d'un souverain devenu roi par son épée,
toujours prêt à monter à cheval pour défendre sa couronne, faisant de la
gloire des armes la distraction de ses loisirs, ne se sentant roi enfin
qu'au milieu des images de la guerre qui l'avait élevé.

J'avais déjà vu isolément la plupart de ces brillans chevaliers d'un
autre Roland; car c'était le spectacle de Naples que leur présence, et
ils ne se montraient pas incognito aux spectacles, aux promenades, dans
les salons, leur grâce, leur bonne mine et leur jeunesse les faisant
nommer à chaque pas. Ils causaient assez bruyamment, parlaient chevaux,
femmes et bataille, du même ton et avec la même facilité de paroles.
Pignatelli me donna la main, je traversai cet élégant bivac sans
beaucoup de frayeur, et je me reposai dans la salle voisine qui attenait
au cabinet même du roi; là, Pignatelli me dit de l'attendre, une dépêche
qui lui fut remise à l'instant exigeant qu'il passât chez l'ambassadeur
de France avant le conseil. Pendant ce temps, la discussion allait
toujours dans le salon militaire que je venais de parcourir; j'entendais
les mots de ganses, de doliman, de liserés, et je ne comprenais pas trop
que des termes aussi techniques et aussi simples occasionassent les
disputes d'une colère aussi vive que celle dont les éclats arrivaient
jusqu'à moi. On se serait cru volontiers dans les ateliers de Berchu,
beaucoup plus que dans les salons d'un souverain. Mais qu'on juge de ma
surprise, malgré une grande habitude des uniformes, quand je vis entrer
et s'avancer vers moi l'état-major en querelle, et l'un de ces
messieurs, portant la parole, me montrer des dessins envoyés de Paris,
et destinés à servir de modèles au costume d'un nouveau régiment de
chevau-légers, et me demander mon avis, ma préférence sur chacun des
dessins qui se partageaient les suffrages. Malgré ma connaissance de la
galanterie française, qui pouvait bien inventer ce prétexte par
curiosité, et comme une occasion d'adresser la parole à une inconnue, et
de papillonner autour d'elle, je savais aussi que l'étude des couleurs
et des liserés était une grande affaire dans une cour toute belliqueuse,
où l'émulation de _la tenue_ militaire se trouvait excitée par les
faveurs et les félicitations du maître. Je répondis avec beaucoup
d'aplomb et une sagacité spéciale à la singulière consultation qu'on
réclamait de moi, et il fut déclaré par l'aimable troupe que mon
jugement deviendrait l'avis universel, lorsqu'il serait question de la
chose devant le roi. «Entre deux uniformes, dis-je à ces messieurs,
également riches, également beaux, il me semble que le plus riche et le
plus beau, c'est nécessairement le plus militaire; je donne donc ma voix
au n° 2, parce qu'il se rapproche le plus de la sévérité des chasseurs à
cheval de la garde, des chasseurs de l'intrépide Lefebvre-Desnouettes.»
La présence de Pignatelli vint heureusement empêcher les développemens
de mon opinion et les exclamations admiratives de mes auditeurs. Ils
rentrèrent tous dans le salon rejoindre les deux premiers aides-de-camp
qui n'avaient pas pris part à la chaleur de la dispute et à la légèreté
de la consultation. Je ne me rappelle pas aujourd'hui les noms des
brillans officiers qui composèrent ce petit congrès, si ce n'est celui
de MM. de La Vauguyon et de Beaufremont, tous deux des premières
familles de notre vieille aristocratie, et dignes par leur courage de
recevoir le baptême de cette noblesse nouvelle qui se donnait sur les
champs de bataille.

Le prince Pignatelli tira sa montre en arrivant, pour voir si l'heure
approchait où il pouvait entrer dans le cabinet du roi pour lui
remettre, en sa qualité de ministre secrétaire d'état, place équivalente
à celle qu'occupait auprès de l'Empereur M. le duc de Bassano, le
portefeuille des affaires sur lesquelles S. M. avait ce jour-là à
appeler l'attention de son conseil. Pendant que l'excellence hésitait à
se faire annoncer par le chambellan, qui se tenait dans une petite
embrasure très rapprochée de la porte, on annonça M. l'ambassadeur de S.
M. l'Empereur et Roi, et Pignatelli, qui avait entendu le bruit
d'importance occasioné par l'arrivée du grave personnage, se précipita
au devant de lui, en lui exprimant le vif regret de l'avoir manqué de
cinq minutes; qu'il sortait de chez lui, qu'il avait à l'entretenir de
la part du roi. Les deux personnages se retirèrent, tout en ayant l'air
de marcher négligemment, jusqu'au fond du salon, et là ils s'assirent,
et parurent causer avec une très visible inquiétude de part et d'autre.
Je reconnus sous le masque noble et superbe de M. l'ambassadeur de
France une figure que j'avais rencontrée souvent dans les corridors du
ministre des affaires étrangères. C'était en effet M. le baron Durand,
qui avait fait un savant apprentissage diplomatique à la grande école de
Paris, je veux dire dans le cabinet de M. de Talleyrand. Pignatelli
était un homme d'esprit, et bien certainement capable de soutenir la
lutte; mais quoique je n'entendisse pas un mot de la conversation,
facilement néanmoins j'apercevais sur le jeu des figures quelque chose
de ce grand colloque. On voyait que le diplomate de Paris se dispensait
d'être fin, qu'il sentait sa force, sa supériorité, parlant au nom d'un
maître qui faisait la diplomatie bien plus sans doute avec des ordres
qu'avec des notes. Je ne crois pas que, sous l'empire, nos ambassadeurs
aient eu le loisir de déployer cette science profonde que la crédulité
publique veut bien encore juger très nécessaire à leurs fonctions; mais
je me rappelle un mot fort juste de lui, et qui peint bien le règne de
Napoléon sous ce rapport. On lui avait parlé de je ne sais trop quelle
mission dont il pourrait bien être chargé. «Bah! dit l'ambassadeur, je
ne connais en fait de bons ambassadeurs que les boulets de canon.»

Pendant que j'observais avec ma curiosité de femme les deux figures si
différentes du prince de Pignatelli et du baron Durand, j'entendis comme
un murmure sourd et plaintif venant du côté du cabinet de Murat. Mon
sang se glace dans mes veines, et ma tête, toujours prompte à rêver des
catastrophes et des scènes extraordinaires, croit déjà voir un noble
guerrier frappé dans sa carrière de gloire par quelque poignard italien.
J'écoute avec plus d'attention, sachant combien j'avais à me défier de
mes impressions fantasmagoriques, mais impossible de ne pas me rendre à
la supposition de quelque attentat, car le bruit et le murmure
semblaient devenir plus effrayans et plus réels. On eût dit de quelque
lutte, accompagnée de menaces et de résistance. Cependant le chambellan
de service, qui était encore bien plus près que moi du lieu de la scène,
ne fronçait pas même le sourcil et semblait démentir toute crainte par
son immobilité. J'osai m'approcher, bien moins par curiosité que par
intérêt pour la vie précieuse d'un guerrier digne de trouver la mort sur
un champ de bataille et non sous le fer d'un assassin. Le chambellan,
qui avait deviné le motif de mon émotion, s'empressa de me dire: «Vous
paraissez surprise de mon sang-froid, si près d'un appartement où vous
croyez peut-être qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire;
rassurez-vous, le roi est fort aimé à Naples; il est gardé par l'amour
de son peuple et par son courage, dont il n'a pas donné des preuves à la
guerre seulement. La scène qui vous _intrigue_ tant est tout ce qu'on
peut imaginer de plus simple et de plus naturel. Le roi se plaît à
trouver au théâtre la représentation des sentimens chevaleresques qu'il
porte dans le cœur, il chérit la tragédie qui élève l'ame; la pompe des
beaux vers le séduit autant que l'éclat des diamans et des plumes.
Aussi, une ou deux fois par semaine, S. M. reçoit un acteur distingué
qui joue ici les rôles de Talma, lui fait réciter les plus belles
tirades des poètes français, et s'électrisant par le sublime de vos
grands modèles, rectifie quelquefois avec bonheur les intonations de
l'artiste, et lui étale en quelque sorte dans toute leur vérité
historique les grandes figures d'Orosmane ou de Tancrède. C'était
aujourd'hui, sans doute, une étude du fameux monologue d'Hamlet; car je
conviens que la scène a été plus agitée qu'à l'ordinaire, et tout-à-fait
capable d'effrayer ceux qui, comme vous, ne seraient pas au courant du
mystère très peu inquiétant du cabinet royal. Le roi ne prend que pour
se distraire ce délassement de quelques heures, et encore une ou deux
fois par semaine. Il a beau y trouver plaisir, il n'aura pas besoin
qu'on lui rappelle l'heure du conseil; c'est l'œil fixé sur la pendule
qu'il prend cette distraction délicate et qui n'est point d'un homme
vulgaire. Dans cinq minutes, vous allez voir sortir un Hamlet de fort
bonne mine, sur la figure duquel vous lirez le contentement, et point du
tout les mauvaises intentions d'un conspirateur... Mais pardon, voici la
sonnette qui m'avertit; Philippe va sortir, et vous verrez qu'il a la
physionomie aussi honnête que cela peut être permis à un héros
tragique.»

La porte s'ouvrit, et je vis en effet le Roscius de la cour de Naples,
qui jouissait auprès de Joachim d'autant d'estime que l'éloquent consul
de Rome en prodiguait à l'interprète de la muse latine, ou que le grand
empereur des Français voulait bien en accorder au vrai, au poétique, à
l'admirable Talma. Ce Philippe est le même acteur que le défaut
d'encouragement a relégué depuis sur un théâtre secondaire, et qui a
réveillé nos petites maîtresses sous le masque fantastique et terrible
du Vampire.

Les deux diplomates que j'avais laissés dans leur coin, et qui, en gens
expérimentés, n'avaient pas éprouvé la moindre distraction de ce qui
avait si fort troublé une étrangère, entendirent comme par une simple
sympathie la sonnette qui annonçait les audiences du gracieux souverain.
Pignatelli se détacha avec vivacité, sans oublier toutefois son
portefeuille, et entra chez le roi sans être annoncé, ce qui me parut un
degré bien intime de faveur et de confiance. Je m'expliquai alors le
tact et la finesse d'Élisa dans le choix de son correspondant. Le
ministre ne resta que quelques minutes dans le cabinet, reparut presque
aussitôt, me prit par la main, et m'introduisit auprès du roi.

Murat m'apparut alors, et vraiment il fallait avoir lu les bulletins de
la grande armée avec l'exactitude de mon admiration, pour que je me
crusse devant un des grands capitaines du dix-neuvième siècle. Qu'on se
représente François Ier, jeune et beau, paré de tout le luxe riant des
soieries, la tête surmontée d'un panache flottant; un air de galanterie
répandu sur toute sa personne, prêt en quelque sorte à paraître dans un
bal devant la belle Féronière, ressemblant à un héros de roman plutôt
qu'à un roi de l'Europe moderne: la plus magnifique tête sur un corps
des plus élégans et sveltes proportions, et ce qu'il y a de plus
extraordinaire, sous un costume qui l'était déjà tant, j'admirai le
naturel de ses manières, le bon goût d'habitude et d'expérience, la
grâce et la facilité de mouvemens qui soutenaient ce que j'oserais
presque appeler une étude du quinzième siècle et la copie d'un paladin.
Je l'avais déjà vu à cheval, j'avais aperçu ce nouveau Bayard courant à
la tête d'un état-major radieux dans les rues de Naples. À tant de
séductions j'ajoutai encore en ce moment les lauriers de vingt
victoires, et j'étais vraiment éblouie. Murat parut sensible à l'effet
qu'il produisait et à l'applaudissement flatteur de mon silence et de ma
surprise. Joachim s'approcha alors de moi avec un sentiment que je n'ai
peut-être jamais vu à aucun autre homme. Il ne ressemblait en rien peut
être à ses rivaux de gloire et de bravoure: c'était une physionomie
originale et singulière parmi tant de grandes figures de guerriers que
ma mémoire et mon cœur me rappelaient. Son courage à la guerre,
m'avait-on dit, avait quelque chose de chevaleresque et de fabuleux,
comme son accoutrement et son armure. Il s'avança donc vers moi avec une
nuance de galanterie et de politesse qui tenaient peut-être autant au
culte pour lui-même que pour les femmes qu'il abordait. Vu de très près,
je trouvai une certaine coquetterie moderne avec ce costume antique, un
je ne sais quoi de satisfait et d'heureux, enfin un de nos élégans de
Paris très bien déguisés sous l'armure de Tancrède. Mais il était si
beau, mais il était si bon, que l'illusion et les reflets de son
héroïsme ne permettaient pas à la critique de se glisser derrière
l'admiration pour rapetisser un si grand capitaine jusqu'au ridicule.

La lettre de la princesse Élisa que je lui présentai, il la lut à haute
voix, en se promenant, appuyant avec une bienveillance sonore sur les
éloges qu'on avait bien voulu me donner. «Je suis enchanté, madame, que
ma belle-sœur ait pensé à vous recommander à moi. Ma cour est le
rendez-vous des talens; j'aime les arts de la paix comme si je n'avais
jamais fait la guerre. Si vous vous déplaisiez jamais à Florence, venez
ici; j'entends si votre santé exigeait un autre climat, car avec Élisa
il n'y a point à craindre d'autre cause de déplacement.

«--Votre Majesté est mille fois trop bonne. On voit bien que dans la
famille du grand Napoléon les bienfaits sont solidaires; n'importe sur
quel point de l'Europe un Français voyage, il est sûr de rencontrer un
protecteur dans quelqu'un de votre noble famille.

«--Vous êtes depuis peu dans ce pays, madame; vous ne vous en irez pas,
j'espère, sans voir une grande revue; je doute que vous ayez pu à
Florence être témoin d'un aussi beau spectacle. On dit cependant que la
garde d'honneur de la grande-duchesse est magnifique.

«--Oui, mais ce n'est qu'un escadron, et cela ne peut soutenir le
parallèle avec vos deux régimens de chevau-légers.

«--Je compte bien en avoir dans six mois encore six autres, répondit
Joachim, avec un sourire satisfait de mon attention militaire. S'il
plaît à Dieu, on ne reconnaîtra plus les Napolitains.»

Je crus devoir quitter Murat sur ce mouvement de noble ambition, car mes
instructions portaient de ne lui faire aucune confidence sur l'objet
réel de mon voyage, et ne contenaient la recommandation de le voir que
pour qu'il connût ma figure et ne s'étonnât point de me rencontrer à la
cour. Il me reconduisit avec une exquise politesse qui paraissait
naturelle en lui, et qui était fortifiée par un heureux instinct de la
royauté qui lui faisait sentir que l'affabilité des manières était un
des devoirs de la puissance, parce qu'elle en est un des intérêts. En
traversant le salon où j'avais attendu, j'aperçus la plupart des
ministres qui causaient avec l'ambassadeur de France, et qui
paraissaient attendre que le roi les fît appeler pour tenir le conseil.
C'étaient le prince Pignatelli, mon aimable introducteur, ministre
secrétaire d'état; le marquis de Gallo, ministre des affaires
étrangères; M. Daure, ministre de la guerre, qui riait aux éclats et qui
avait presque l'air de mystifier ses collègues; M. Agor, ministre des
finances, ami de cœur de Murat, apportant près du trône un dévouement et
des talens qui le faisaient appeler le Sully de la cour de Naples; deux
ou trois autres encore dont les noms et les figures ne m'étaient pas
connus.

Je rentrai chez moi dans le ravissement de ma réception, heureuse
d'avoir pu de près contempler l'homme qui, avec Napoléon et avec Ney,
était cité par nos braves comme le plus brave, le roi intrépide qui
chargeait l'ennemi une cravache à la main, qui trouvait un secret
plaisir à faire cribler de balles ses panaches et ses soieries, qui ne
semblait fier de sa beauté, de sa parure et de son rang, que parce qu'il
pouvait chaque jour agrandir et légitimer la renommée et la grandeur sur
le champ de bataille.



CHAPITRE CXII.

Rencontre du comte Cereni Albizzi.--Succès de ma mission.--Sir Hudson
Lowe.


Au milieu de tant de distractions par lesquelles je cherchais à masquer
à la curiosité publique l'objet de mon voyage, je commençais à la
poursuivre avec assiduité. Le bel Albizzi, sur le compte duquel je
devais rendre un témoignage exact et minutieux, n'était pas venu seul à
Naples, et c'est ce qui avait donné à sa fuite de Florence une couleur
plus répréhensible. Un caprice fort peu digne de cette préférence
l'avait mis en route; mais, inconstant dans son infidélité, on le voyait
fort peu à Naples avec la personne qui lui avait fait faire le voyage,
il avais eu quelque peine à découvrir l'hospitalité qu'il avait choisie,
mais dès que je l'eus surprise, sans me confier à qui que ce fût, je me
mis bientôt au courant de toutes ses démarches. Je sus ainsi qu'il ne
restait déjà plus à Naples pour le motif qui l'y avait conduit, car la
société était rompue entre les deux fugitifs de Florence. Un hasard, car
le hasard est encore la plupart du temps le dénonciateur le plus
instructif, m'en apprit plus que les recherches positives auxquelles je
m'étais livrée, et me rapprocha plus directement de celui que je devais
ramener. Il y avait eu à la cour je ne sais quel gala extraordinaire. Le
roi avait dans la matinée passé une revue éblouissante. Le peuple
napolitain, si amoureux de tous les spectacles, y avait battu des mains,
à l'aspect de ce roi chevalier, courant à cheval au milieu de ses
troupes qu'il électrisait de son ardeur. Les femmes s'étaient
précipitées sur son passage et avaient accompagné de _vivat_ passionnés
et bruyans la course guerrière du monarque. Jamais roi ne fut plus
populaire par des qualités qui, ailleurs, eussent été peut-être des
défauts. Le soir de ce beau jour, Leurs Majestés vinrent ensemble au
théâtre de Saint-Charles. On ne saurait se faire d'idée de
l'enthousiasme que fit éclater leur présence. La toilette radieuse des
deux époux, l'éclat des diamans se mêlant à l'éclat de leur beauté, les
sourires gracieux de la reine, les saluts affables du roi, toute cette
pompe si bien assortie, aux mœurs, toute cette population empressée,
formaient une action et une réaction des sentimens de la foule et de
ceux de la puissance; on eût dit vraiment que c'était une fête de
famille.

Je m'étais assurée d'une loge pour cette représentation brillante, et je
m'y étais fait accompagner par le colonel Odeleben, que cet acte de
bienveillance avait charmé. Je me donnais à peine depuis quelques
minutes le plaisir d'étaler ma toilette qui n'était pas au-dessous de la
circonstance, quand je vois s'ouvrir une loge près du parquet faisant
face à la loge royale, et le bel objet de ma mission, le superbe Cereni
Albizzi s'installer bruyamment sur le devant de la loge. Cereni était un
de ces hommes sans caractère, sur lesquels peuvent s'exercer à coup sûr
toutes les volontés, esprit ordinaire et frivole, plongé pour ainsi dire
dans la méditation et dans la rêverie de sa beauté; mais cette beauté
était si réelle et si imposante, qu'elle empêchait de trop voir ses
ridicules, de trouver trop choquante, ce soir-là surtout, l'affectation
de Cereni à se mettre en évidence, à lorgner, autant qu'il l'osait, la
belle souveraine. Tout cela me parut bien niaisement fat. Au même
moment, je priai Odeleben de me faire venir des sorbets, le prévenant
que j'avais deux mots à dire à quelqu'un hors de ma loge.

En effet, je vais droit du côté de Cereni. Jamais on ne vit expression
plus vive et plus plaisante de surprise que celle de Cereni à mon
aspect. Après les premiers mots de reconnaissance, je me contentai de
lui donner mon adresse, lui disant que je l'attendrais le lendemain. De
retour dans ma loge, j'observai de nouveau la figure que je venais de
tant étonner. Entièrement remis de cette surprise, il parut suivre son
plan de fatuité, et je n'eus pas de peine à lire sur sa physionomie la
conviction que ses attentions impertinentes étaient remarquées et
agréées de l'auguste personne qui en était l'objet bien involontaire.
Les fumées de cette vanité prétentieuse n'ôtèrent pourtant pas la
mémoire au beau Léandre, et ne l'empêchèrent point de me venir voir le
lendemain. Je ne manquai pas de lui faire part de mes observations de la
veille; il me répondit de manière à mériter un soufflet. La noblesse de
sa figure servait si heureusement de correctif à l'inconvenance de ses
paroles, que ses joues furent sauvées d'un affront dont elles étaient
dignes.

«Que faites-vous ici?» dis-je au volage, avec cet empire qu'une femme
sait prendre dans ses interrogations, quand elle sait le faible des
gens. «Qu'est devenue l'aimable fugitive qui vous a fait accourir de
Naples?

«--Elle est entrée au théâtre, et suffisamment éclairé, j'ai cessé de la
voir.

--«Vous proposez-vous de revenir bientôt à Florence?

«--Jamais!»

Ce jamais-là ne cadrait pas avec mes instructions, et je dus m'attacher
à le combattre. Avec un peu d'expérience de la vie, je commençais à
comprendre que les _jamais_ ou les _toujours_ des hommes ne sont pas
choses éternelles ou invincibles. Cereni n'avait pas une tête aussi
forte qu'elle était belle, et au bout de quelques jours et de quelques
visites, j'eus bon marché de ses sermens et de ses résistances. J'avais
fait habilement de la peur la complice de mes insinuations, en
persuadant au crédule personnage que sa course, entreprise pour une
cause très peu flatteuse, l'exposerait aux soupçons de la politique;
qu'avec son immense fortune et sa haute position, il ne fallait point
jouer avec la défiance active et toute-puissante des polices; que la
cour de Toscane, où il tenait un rang élevé que les bontés de la
grande-duchesse relevaient encore, valait mieux que de gratuites
tracasseries. Aux premiers traits de ce tableau, Cereni ne répondait que
par des exclamations passionnées sur la délicieuse figure de la reine de
Naples, et les soupirs d'une ambition aussi inconvenante qu'inutile.
«Sans compter les difficultés d'un retour de tendresse que je ne crois
pas la reine capable d'agréer, songez aussi, mon ami, qu'après sa
réserve à vaincre, il y aurait encore la jalousie de Murat à tromper et
à braver. Les maris ne sont trahis que quand ils méritent de l'être: les
femmes ordinaires ne sont vulnérables que par les légèretés de leurs
volages époux. Si, par leur abandon, ils ne préparaient et
n'autorisaient nos fautes, il y en aurait bien peu de commises. Le cas
est bien plus grave avec une reine, que la dignité de son rang
retiendrait encore, lors même que le cœur conjugal la délaisserait. Mais
Caroline n'en est point là avec Joachim. Joachim l'idolâtre, apprécie
ses qualités, s'attache à ses pas, et ressent pour sa royale compagne
toute la jalousie frénétique qu'on éprouve pour une maîtresse. Je ne
vous conseille pas de vous mesurer avec les Othello.»

Tant de considérations réunies et insidieusement présentées produisirent
enfin leur effet, et Cereni, persuadé, daigna avouer que son retour à
Florence était ce qu'il avait de mieux à faire. J'ajoutai au tableau de
son intérêt celui d'autres espérances, qui furent encore assez
puissantes pour déterminer l'exactitude de son départ, au jour que
devant moi je lui avais fait fixer. Le mien était moins pressant, et
contente d'avoir réussi, j'imaginai que l'objet du voyage serait encore
pour la grande-duchesse le plus agréable messager de son succès. Je
restai donc à Naples quelques jours encore. Mon baron saxon tournait
toujours autour de moi pour pénétrer le secret de mes allures, qu'il
imaginait de la nature la plus grave et la plus politique, et qui se
réduisaient à une mission en faveur de l'impatience contre
l'ingratitude. Du reste, si je lui ai continuellement échappé, je n'ai
pas pu m'expliquer sa position plus clairement qu'il ne s'expliquait la
mienne. Il voyait beaucoup la grande société, l'ancienne noblesse
napolitaine, et il fut fait général de brigade à la suite de ce voyage
entrepris sous un prétexte de santé, qui n'était pas trop justifié par
sa mine et son appétit tudesque.

Il faut que je me fasse un compliment. Avant et après le succès de ma
mission, et malgré ma facilité bien connue à me laisser entraîner vers
les liaisons commodes et amusantes avec les artistes, j'évitai, autant
que naguère et dans d'autres circonstances je l'eusse cherché ce genre
de société. J'établis une espèce de cordon sanitaire entre moi et le
théâtre, et cette précaution m'avait paru indispensable, attendu que
j'en connaissais le directeur, M. Armand Verteuil, et quelques autres
personnes de la troupe royale, et qu'au milieu de tout ce monde, j'eusse
été provoquée par de continuelles interrogations sur les motifs d'un
voyage; si dispendieux et si peu explicable. Quand on est en relation
avec des reines véritables, il ne faut pas se commettre avec des reines
pour rire, toute chose a besoin de conserver ses illusions.

La conscience tranquille sur ma conduite, et le cœur satisfait de mes
démarches, pour ne pas dire de mon triomphe, je retournai à Caserte, où
la reine Caroline m'avait dit, avec une bonté dont j'avais été ravie,
que je pouvais me présenter désormais sans convocation officielle.
L'accueil fut encore plus gracieux qu'à la première entrevue, la reine
plus aimable et plus caressante; il semblait que ce fût un besoin de son
cœur d'être bonne et affable autant qu'elle était jolie. Elle me reparla
de Cereni, et quand je lui annonçai qu'il avait quitté Naples, un peu
chassé par la peur, elle rit aux éclats de la promptitude et de la
simplicité de sa résignation. S. M., avec cette finesse qui laisse
deviner qu'on n'ignore rien, et cette grâce délicate qui annonce en même
temps qu'on sait tout cacher, se contenta de me dire: «J'espère bien que
c'est la route de Florence qu'a prise ce beau cavalier. Allons, Madame,
on sera content de vous là-bas autant que personnellement j'en ai été
contente ici. J'écrirai à Élisa, et je ne lui cacherai point l'envie que
je porte au bonheur qu'elle doit ressentir de voir auprès d'elle un zèle
aussi éclairé et un dévouement aussi discret.» Je sortis enchantée de
cette dernière entrevue, et vraiment il entrait dans ma joie quelque
chose de plus que de la vanité. Satisfaite, j'étais heureuse de trousser
tant de qualités et de vertus dans toutes les personnes de la famille à
laquelle j'avais voué le culte de mes opinions et de mon dévouement.
Rien ne serait pénible, ce me semble, comme d'aimer des princes qui par
leur esprit ne justifieraient pas le choix que l'on aurait fait de leur
cause, et qu'on serait embarrassé de défendre vis-à-vis de leurs
ennemis. Je ne revis pas le roi Joachim, mais je recueillis avec un
extrême intérêt tout ce que j'entendais dire de sa bonté et de son
courage. Malgré cet air de galanterie que lui donnait un costume
chevaleresque, malgré la brillante élégance de ses manières avec les
femmes, Murat ne prêtait pas même à l'envie le prétexte du moindre tort
conjugal. L'aventure de Camilla, que j'ai racontée, une autre du même
genre, dont les détails seraient trop longs et que j'appris à Naples,
méritent de faire comparer, sous les rapports même d'une vertu fort rare
pour un Français, l'intrépide Murat à l'intrépide Bayard. Il était un
peu enclin à la colère, à cette brusquerie des camps qu'on appelle en
termes militaires une mauvaise tête; mais il justifiait bien le proverbe
des mauvaises têtes et des bons cœurs.

Quand un homme monte si haut, il est bien rare que la malignité ne se
venge pas de sa fortune par la calomnie. C'est ainsi qu'on a dit, qu'on
a imprimé, que, dans nos troubles, Murat avait changé une lettre de son
nom pour lui donner une affreuse ressemblance avec celui de l'homme
sanguinaire que frappa l'héroïque Charlotte Corday, cette femme dont on
a si bien dit qu'elle donna la mort comme Brutus et qu'elle la reçut
comme Socrate; mais je puis certifier avoir entendu à ce sujet, et de la
bouche de M. le marquis de Saluces[13] qui en avait été témoin, une
explication positive. Dans une réunion brillante où se trouvait Murat,
par malice ou par hasard la conversation était tombée sur la révolution
et le déplorable acteur de ce drame dont Murat aurait ambitionné d'être
l'homonyme; le roi Joachim, se livrant à son opinion et à ses souvenirs,
avait dit: «_Quant à celui-là, il ne pouvait y avoir rien d'humain sous
une si abominable écorce._»

Qu'on me pardonne cette expression, Murat avait fort bien pris à Naples.
Bien plus propre au commandement que Joseph, auquel il avait succédé, il
eut à peine mis le pied sur les marches d'un trône qu'il en comprit les
devoirs: Il n'eut pas besoin des lieutenans de Napoléon pour réduire ses
sujets et assurer la tranquillité publique. Quoique malade à son
arrivée, il avait fait son entrée à cheval, présentant hardiment sa
poitrine aux mécontentemens populaires, et ainsi appelant à lui les
cœurs toujours si près d'admirer même le courage qui les écrase. On
citait encore à Naples tous les jours ses premières paroles quand,
arrivé à son palais, il avait aperçu d'une fenêtre l'île de Caprée,
qu'occupaient les Anglais. «Il faut d'abord, s'était-il écrié, par une
vigoureuse canonnade assurer son pavillon.» Étrange privilége de
l'histoire, qui se plaît à mettre en face certains noms pour réveiller
souvent de doubles souvenirs! L'homme qui commandait alors l'île de
Caprée, qui habitait les lieux déjà célèbres par la prédilection de
Tibère, était ce même sir Hudson Lowe, que le commandement d'une autre
île a rendu plus fameux. Les rochers ne sont pas favorables à la
réputation de ce héros britannique; carie point militaire de Caprée,
qui, défendu par l'habileté réunie au courage, eût été imprenable, fut
contraint par Murat à une assez humiliante capitulation, après deux
jours d'attaque, telle que Murat savait les brusquer.

Je me plais à citer ces détails, je me plais à rendre hommage aux
grandeurs tombées; car, après les ingratitudes que j'ai vues, je ne puis
me défendre d'un profond sentiment de pitié pour les infortunes de
Murat. Il me semble que l'histoire ne doit point abandonner ceux qui
furent trahis par la fortune, ni les amis si rares du malheur. Voici à
ce sujet un trait qui mérite d'être conservé: Un des hommes que Murat
avait le plus comblés de bienfaits (et combien n'en avait-il pas
répandu!), Raphaël Scolforo ne craignit pas de devenir le juge de son
ancien maître, lors de la dernière et fatale expédition de celui-ci en
Calabre. En apprenant la sentence, une sœur de ce Scolforo, mariée à
Pistoye, se rappelant le bienfaiteur de sa famille, changea de nom,
comme pour protester contre la responsabilité de l'ingratitude. Cette
dame s'est établie depuis à Milan. Je crois qu'elle y existe encore:
puisse mon livre arriver jusqu'à elle! puissent tous les traits de
loyauté et de fidélité au malheur être connus et publiés, afin que
l'estime publique récompense des vertus qui sont rares dans tous les
partis!

Je continuais de mener à Naples une vie si agréable et si douce, que
j'avais peine à m'éloigner de ces beaux lieux; c'était la première fois
qu'une vie composée d'impressions seulement extérieures, sans aucun
sentiment vif, parut me suffire. Le dirai-je? Mon imagination semblait
attendre avec quelque complaisance le spectacle terrible et nouveau
d'une éruption du Vésuve. Une circonstance bien plus effrayante pour moi
vint précipiter mon départ, que chaque jour retardaient les plaisirs du
repos, de l'indépendance et de la curiosité. Vers cette époque, la
politique paraissait amener d'assez sérieuses mésintelligences entre
Napoléon et le beau-frère, qui voulait bien avoir de la reconnaissance,
mais qui voulait aussi exercer le pouvoir. Joachim se retira quelques
jours à Capo-di-Monte. La reine Caroline se mêlait singulièrement des
affaires; beaucoup d'intrigues se nouèrent et se croisèrent alors. Je ne
pouvais, ne devais, ni ne voulais les suivre. Toutes ces tracasseries
n'allaient pas à Murat, qui était loin d'être dans le cabinet ce qu'il
était sur le champ de bataille; le diplomate en lui se trouvait
au-dessous du guerrier. Mais ces vagues rumeurs arrivaient bien
indifférentes à mon cœur, et n'eurent point de part à ma résolution de
repartir enfin pour Florence. La fatalité, qui me fit rencontrer dans
les derniers jours cet affreux D. L*** qui a joué un si grand rôle dans
mes Mémoires, devint la raison la plus déterminante de mon départ, et
presque de ma fuite. Je l'avais depuis long-temps perdu de vue, et ce
n'était pas pour moi qu'il était à Naples. Marchant toujours dans les
voies ténébreuses de l'intrigue, poursuivant la fortune sur toutes les
routes, résolu de l'atteindre à tout prix, mon odieux ex-conseiller
devait se retrouver comme un génie infernal dans toutes les situations
de ma vie.

D. L*** avait eu de l'avancement dans son métier d'intrigant. Il était
arrivé à Naples pour entourer le roi lui-même d'un espionnage qu'on
croyait nécessaire dans les circonstances. D. L***, qui avait
quelquefois la franchise de sa honte, et une espèce d'orgueil d'état, me
fit grand étalage des fonctions élevées et lucratives qu'il venait
remplir. Il fut mêlé depuis, en effet, à toutes les intrigués dont la
mésintelligence de deux cours, faites pour être plus unies, devint la
cause. Je le laissai sur le théâtre de ses nouveaux exploits, et dès la
seconde entrevue je lui renouvelai toutes les expressions de dégoût et
de mépris que je ne lui avais jamais dissimulées. Certes, je serais
allée au bout du monde pour me soustraire à ses visites. Elles n'avaient
plus alors pour but de m'exploiter; ses affaires s'étaient améliorées
assez pour qu'il eût cessé d'avoir toujours les yeux dirigés sur ma
bourse; mais je ne sais quelle galanterie basse, quel simulacre ou
quelle réalité d'admiration l'avait saisi pour ma personne, qu'il
voulait bien ne pas trouver changée; un je ne sais quoi de passionné, lu
dans des yeux qui n'avaient pas encore exprimé ou feint de sentimens
pareils, me fit craindre encore davantage le contact de cet être qui me
semblait comme pestiféré. Sans rien lui faire dire, sans faire aucun
adieu aux personnes avec lesquelles j'avais été en relation, je me jetai
dans une chaise de poste, deux heures après la seconde visite de D.
L***, et cette fois je fis la route, non plus en voyageuse qui désire se
donner des distractions, mais en femme qui veut éviter un grand malheur.



CHAPITRE CXIII.

Retour à Florence.--Nouvelles bontés de la grande-duchesse.--Campagne de
Russie.


Mon retour à Florence fut une véritable fête. La grande-duchesse n'était
point inquiète de moi, car elle avait reçu de mes nouvelles, et les plus
agréables qu'elle pût recevoir. Les princes, qui aiment surtout qu'on se
dévoue à leur service, aiment qu'on réussisse. J'avais eu le mérite du
zèle, et le bonheur encore plus apprécié du succès. Ma réception se
ressentit de cet heureux auxiliaire de la bienveillance. Attentive et
délicate comme une inférieure, Élisa n'attendit point que je me
présentasse. Instruite de mon arrivée, elle daigna envoyer savoir de mes
nouvelles, en me faisant prier de passer au palais aussitôt après que
j'aurais un peu reposé. Moi qui ne me repose guère et que l'habitude des
fatigues militaires avait de longue main préparée à ne compter ni les
lieux ni les nuits, je me rendis immédiatement au palais. Je trouvai la
princesse encore au lit; elle était un peu souffrante.

«Soyez la bien venue, me dit-elle; j'ai un peu de mélancolie dans l'ame;
vous ne pouviez arriver plus à propos; mais aujourd'hui, au lieu de
lire, nous allons causer. J'ai été contente de vous.

«--Votre altesse attache trop de prix à mes modestes services.

«--Franchement, vous méritez de sincères complimens, et ce n'est pas mon
intérêt seul qui vous les accorde. Votre mission n'a pas seulement été
remplie avec intelligence, mais votre conduite personnelle a été
exemplaire. Je ne sais pas tout ce que vous avez fait; mais je sais que
vous avez vécu à Naples comme je voudrais vous voir vivre à Florence.
Voilà le secret du monde, mon amie; suivre ses goûts et les cacher,
vivre pour soi, et ne pas mettre le public dans la confidence.

«--Je sentais trop le bonheur d'une mission confiée par ma souveraine
pour n'en pas être digne. Je n'avais plus seulement à penser à moi, mais
à l'auguste personne dont j'eusse pu compromettre la protection.

«--Mais ce voyage a fait beaucoup de bien à votre tête. Vous avez
presque autant de raison que d'esprit. Caroline m'a écrit sur vous des
choses très flatteuses. Elle est bien jolie, Caroline, n'est-ce pas?

«--Elle est tout-à-fait de sa famille.

«--Vous savez flatter sans bassesse, et servir sans vanterie; cela n'est
pas commun dans les cours... Et votre mission, dont vous vous êtes bien
acquittée, vous a-t-elle donné beaucoup de mal?»

À cet égard je racontai les choses à la grande-duchesse avec une grande
réserve d'expression, mais sans aucune altération de la vérité. J'avais
à ménager cet amour-propre de femme, que le trône rend encore plus
susceptible. J'arrangeai tout cela si bien, qu'au lieu de s'offenser de
certains aveux sur certaines premières résistances, elle se mit, à en
rire, et elle eut raison; car, par le fait, si ces aveux indiquaient un
tort, ils prouvaient une réparation qui avait mis le remède à côté du
mal. Quand les passions tournent au plaisant, elles cessent d'être bien
dangereuses; je crus m'apercevoir, en effet, que l'objet d'une si longue
course avait beaucoup perdu de son prix depuis, ou peut-être seulement
parce qu'il était retrouvé. Mes devoirs étaient remplis, et mes
fonctions diplomatiques dès lors expirées, m'interdisaient à cet égard
toute question. Avec les princes il faut avoir grand soin de ne pas trop
désirer la confiance; on en doit faire naître le besoin sans en
provoquer les épanchemens: c'est un très sûr moyen de l'obtenir que de
ne pas trop la chercher.

Dans tout le cours de cette audience, je dois mieux dire, de cette
causerie, Élisa me prodigua toutes les preuves d'une bonté déjà tant de
fois éprouvée. La reine Caroline, avant mon départ de Naples, m'avait
déjà envoyé un fort beau et fort riche cadeau. J'en parlai à la
grande-duchesse, qui fut très sensible à une générosité qui lui
témoignait le sincère attachement d'une sœur. Élisa ne me donna point ce
jour-là la peine de passer chez M. Rielle; sa délicatesse s'était
précautionnée, afin de mieux reconnaître la mienne. Le bienfait que je
reçus d'elle dans cette occasion pouvait abondamment suffire aux
dépenses que mon voyage m'avait coûtées, me procurer les moyens de
reprendre à Florence mon genre de vie, pourtant très dispendieux,
pouvait même suffire à des économies; mais des économies! voilà un
talent que je n'ai jamais su me donner, et une vertu dont je ne me suis
doutée que lorsqu'il a été trop tard pour l'acquérir.

Ma position devint à Florence plus intime et plus douce de jour en jour.
Je puis me rendre la justice de croire que j'étais une très bonne
connaissance pour Élisa. Les souverains ont rarement auprès d'eux des
serviteurs qui les aiment pour eux-mêmes, qui n'abusent pas de
l'intimité pour se glisser dans la politique, et qui ne profitent point
des confidences pour se créer une certaine et fâcheuse influence dans
les affaires. Sous se rapport, mon voyage diplomatique ne m'avait point
gâtée, et j'avais rapporté, par ce désintéressement, des honneurs et des
ambitions de la terre, que tant d'occasions avaient inutilement tenté.
Mon cœur pourtant laissait alors toute liberté à mon esprit, et je me
trouvais dans une de ces dispositions qui ne sont pas si favorables aux
femmes qu'on le suppose, et qui, à défaut de ces intérêts passionnés de
l'ame, les jettent d'ordinaire dans les intrigues, et une vie de
mouvement qui n'a plus rien de noble ni de délicat pour excuse. Ce
veuvage du cœur, si je puis ainsi parler, ne me pesait pas assez pour me
corrompre; je m'y plaisais, au contraire, comme à un hommage à celui qui
était loin d'y croire et de m'en tenir compte. Je mettais un secret
orgueil à embellir, à ennoblir le passé par tout ces sacrifices du
présent que l'âge rend quelquefois difficiles à l'amour-propre; car, à
l'approche des années qui nous avertissent que la beauté s'en va, il
faut être bien peu femme pour se garantir des faiblesses qui peuvent
nous assurer que le fatal moment est encore loin, et qui sont en faveur
de nos charmes des protestations si flatteuses.

Oui, Ney seul, Ney absent, engagé dans des liens qui m'éloignaient de
lui pour toujours, occupait cependant ce coin intime de l'ame, qu'aucune
distraction ne peut jamais envahir. Ce n'était plus le feu dévorant de
l'impatience, mais c'était le culte du souvenir et la préoccupation des
promenades, des rêves et de la solitude; les idées de gloire surtout me
ramenaient délicieusement aux rêves d'un amour dont la victoire avait
été la complice. Souvent, au milieu des lectures que me demandait
souvent la princesse, j'interrompais les frivoles distractions de ses
soirées et de ses loisirs par des questions sur le mouvement des armées
françaises. Élisa, pour qui la gloire était aussi une idole, et qui
assistait de cœur et de pensée à toutes les conquêtes de son noble
frère, ne se fâchait point de mes interrogations, et y trouvait au
contraire un extrême plaisir; de la sorte, j'étais toujours au courant
de ces grandes entreprises par lesquelles Napoléon, ne laissant pas
reprendre haleine à la victoire, occupait l'attention du monde courbé
sous son sceptre, et par lesquelles, plus habile que ces empereurs qui
amusaient la vieillesse de Rome par les jeux du Cirque, il donnait
l'Europe entière pour théâtre à son peuple, pacifiant ainsi l'empire à
force de guerres.

Tout, même dans notre coin de Florence, annonçait les préparatifs d'une
nouvelle et gigantesque campagne de Napoléon. L'Italie était traversée
dans tous les sens par des troupes qui passaient en Allemagne. Des
points les plus éloignés, des munitions, des conscrits, de l'argent,
étaient dirigés vers le Nord. La trop fameuse guerre de Russie allait
s'ouvrir. Si tout ce qu'on a déjà lu de ma vie aventureuse n'eût préparé
le lecteur à toutes les velléités d'une imagination inépuisable,
j'hésiterais à avouer qu'au moment de la campagne de 1812, ma résolution
d'en courir les hasards fut l'affaire de quelques heures. Riche des dons
d'Élisa, j'avais dans ma bourse de quoi satisfaire toutes les fantaisies
de ma tête. La grande-duchesse, qui ne me refusait plus rien, m'accorda
un congé, dont cette fois ma santé fut le prétexte. Personne ne fut donc
mis dans la confidence de mon cœur, pas même l'objet qui, à son insu,
m'entraînait dans des climats nouveaux. Je n'écrivis point à Ney; il
m'eût arrêtée par une formelle défense; et je partis, sans presque
espérer que tant de périls nouveaux, bravés pour lui, méritassent même
son approbation.

Mille fois en route, et avant de toucher les terres de la Pologne,
j'avais failli revenir sur mes pas. L'hésitation était parfois plus
forte que l'amour; mais je marchais toujours au milieu des périls du
plus imprudent voyage que femme pût oser. J'avais des lettres pour
plusieurs généraux. Cette précaution était même la seule que j'eusse
prise. Ney avait le commandement du troisième corps. Je le savais, et ou
m'en donna l'assurance, avec quelques autres précieux détails, à mon
arrivée dans l'un des plus misérables villages de la Lithuanie, près de
Newtroki au moment où Napoléon jetait le grand mot de _liberté_ à la
nation polonaise, opprimée par les Russes. Ces cris d'indépendance
retentirent et se répétèrent avec une noble crédulité dans ces contrées
auxquelles, hélas! on ne demandait que du courage. Au milieu de
l'enthousiasme de la guerre, j'arrivai à Wilna, où venait d'être établi
le quartier général. Là je pus contempler la réunion d'une de ces armées
gigantesques, qui semblaient comme un empire armé, composé de vingt
peuples qui criaient _vive Napoléon!_ en trois langues différentes.

J'avais parmi mes lettres une puissante recommandation pour le général
Montbrun, digne successeur du général Lasalle, et qui mourut, ainsi que
son émule, à la tête de ses braves.

C'était un beau spectacle qu'une armée qui, des sables de l'Égypte et
des feux de l'Espagne, venait refouler les enfans du Nord jusque dans
leur dernière retraite. Il y avait beaucoup de femmes à la suite de
l'armée. J'eus le bonheur de trouver une amie dans une jeune
Lithuanienne que son enthousiasme pour les Français avait élevée jusqu'à
l'héroïsme. Elle avait donné au prince Eugène un avis très important sur
la marche de Platow, qui avait valu à cette Jeanne d'Arc modeste la
reconnaissance du chef et l'admiration des soldats. Nidia cependant,
dans ses transports guerriers, cédait à une passion plus intime et plus
secrète. Hélas! elle eut la douleur de perdre dans cette terrible
campagne celui qui lui inspirait tant de courage. Un jour que je lui
demandais qui la poussait au milieu de tant de dangers, elle me
répondit: «Les éloges du prince Eugène! En cédant à la voix de mon cœur,
je croyais obéir à une inspiration religieuse. J'étouffai les remords
d'avoir quitté ma famille, par l'idée que mon père aussi s'était livré à
nos libérateurs et au héros qui venait de promettre une Pologne aux
Polonais. À ces pensées de gloire et de liberté venait se joindre un
sentiment plus puissant, le cri d'un premier amour; mon imagination
s'était à ce point exaltée, que j'aurais été heureuse de saisir l'aigle
et de la porter comme une bannière de victoire au milieu de la
mitraille.»

J'eus le bonheur d'être souvent utile à la courageuse Nidia, qui me paya
de mes services par la plus douce amitié. Lorsque les troupes furent
dirigées sur Wadniloi, nous en suivîmes les mouvemens. Je ne raconterai
point les détails de tout ce que nous eûmes à souffrir, tout ce que nous
vîmes de courage et de persévérance, dans cette campagne, contre les
obstacles. Nous voyagions en ce moment quatre femmes ensemble, parmi
lesquelles il n'y avait qu'une Française; tour à tour en calèche, en
traîneau, plus tard à pied, à cheval, et toujours avec des fatigues que
l'amour et l'enthousiasme de la gloire peuvent seuls faire supporter.
Nos deux pauvres compagnes succombèrent. Nidia et moi, plus aguerries,
nous résistâmes. Après une lutte de trente lieues dans des marais
presque impraticables, on nous fit faire halte dans un assez beau
château. Nidia n'apprit pas dans le moment la mort du général Montbrun,
tombé dans cette immortelle journée de la Moskowa, qui valut à Ney un
nouveau titre, moins éclatant encore que la valeur qui le lui mérita.
Hélas! la pauvre Nidia n'apprit la mort de celui qui était pour elle le
bonheur, que lorsque déjà ses restes étaient couverts d'un peu de terre
glacée. En entrant dans Moskou, occupé enfin par nos troupes, cette
ville immense nous apparut comme un vaste tombeau; ses rues vides, ses
édifices déserts, cette solennité de la destruction, serraient le cœur.
Malgré les pompes de la victoire, je me sentais atteinte de je ne sais
quelle mélancolie nouvelle à son aspect; les drapeaux me paraissaient
tristes et presque entourés de crêpes funèbres et de noirs
pressentimens. Nous étions logées rue Saint-Pétersbourg, près le palais
Miomonoff, qui fut bientôt occupé par le prince Eugène. La vue de ce
jeune héros, les acclamations des soldats, dont il était adoré, nous
rendirent toutes les illusions de la victoire. Nous nous étions
endormies, bercées par de doux songes: hélas! nous fûmes réveillées aux
lueurs de l'incendie, aux cris du pillage et de toutes les horreurs: les
portes de notre appartement sont bientôt enfoncées par une troupe de
soldats du quatrième corps. À notre aspect, ils nous engagent à quitter
promptement le palais, que déjà envahissait l'incendie.

Comment décrire la scène d'épouvante qui s'ouvrit devant nous? Sans
guides, sans protection, nous parcourûmes cette vaste cité encombrée de
ruines et de cadavres, poussées par des flots de soldats, par des
troupeaux de malheureux fuyant la mort, par des hordes de scélérats
portant la flamme de tous côtés, pour prix de l'infâme liberté que leur
avait à dessein laissée le gouverneur Rostopchin. Nidia et moi nous
étions munies de pistolets bien chargés. Naturellement fortes et
courageuses, enhardies d'ailleurs par le sentiment de la nécessité, nous
marchions au milieu de ces périls. Au détour d'une rue, nous aperçûmes
trois misérables dépouillant un militaire blessé et sans défense;
l'éclair est moins prompt, le vol de l'oiseau moins rapide que l'action
de Nidia saisissant un de ses pistolets et le lâchant sur un de ces
bandits, qui tombe sous le coup; lâches comme le crime et la peur, ses
deux complices s'enfuirent devant deux femmes. Nous conduisîmes le
blessé dans une église, où nous nous arrêtâmes mêlées à la foule des
enfans et des vieillards qui, sur la foi des vieilles croyances,
regardant la ville sainte comme imprenable, se laissaient emporter à un
désespoir sans borne à la vue des vainqueurs, vainqueurs, bêlas! bientôt
plus à plaindre que les vaincus. On n'avait mis des sentinelles qu'au
grand magasin des vivres. Le nombre des soldats croissait de moment en
moment; leur foule obstrua bientôt tous les passages de l'église: la
plupart étaient chargés d'étoffes et de fardeaux précieux. J'en vis deux
qui entraînaient une Russe jeune et belle. «Il faut la sauver, dis-je à
Nidia, qui aussitôt me presse la main et arme son pistolet.--Non, non,
Nidia, m'écriai-je, pas comme cela! Parlons à ces soldats, ils sont
Français; nommons _les braves que nous aimons_, ils céderont à nos
prières» Ces soldats ne maltraitaient point la jeune femme, mais ils
faisaient de grotesques efforts pour lui persuader qu'elle n'était pas à
plaindre, puisqu'elle avait affaire aux deux _plus jolis grenadiers de
l'armée_. Les noms de Ney et de Montbrun furent à peine prononcés par
des bouches françaises, que nous vîmes changer les libres manières de
ces chevaliers un peu vains; les noms que nous avions prononcés, et que
nous répétions, agissaient comme des talismans sur les cœurs des
soldats. «Allons, allons, dirent nos deux braves, ramenés d'un seul mot
à l'honneur, il s'agit d'accomplir une bonne œuvre, à la considération
de la _particulière_ d'un brave mort pour la France sur le champ de
bataille. De jolies femmes ne doivent jamais prier en vain;» et la jeune
russe, aussitôt libre, nous baisait les mains de reconnaissance.

Il était difficile que Nidia ne remportât point une pareille victoire;
c'était bien la beauté la plus militaire qu'on pût voir. Qu'on se
représente un œil doux et fier, un front ouvert, une bouche qui laissait
compter des dents éblouissantes, un teint coloré par la force et le
soleil, un nez un peu tartare, une cicatrice à la tempe gauche, une
taille de cinq pieds deux pouces, des formes sveltes et délicates. Avec
un croissant et une tunique on l'eût prise pour le modèle de la Diane
chasseresse. Le plus grand des attraits de Nidia était de les ignorer,
de ne compter que sur son ame brûlante, afin de mériter amour pour
amour. Nous avions fait asseoir la jeune Russe, et avions réconforté sa
frayeur par quelques gouttes du vin de nos gourdes. Elle parlait fort
bien français; elle nous pria de la reconduire à une maison plus
éloignée, où nous trouverions nous mêmes un abri. En nous acheminant,
elle nous avoua qu'elle n'était tombée entre les mains des grenadiers
que parce qu'elle s'était enfuie de chez ses parens pour rejoindre un
aide de camp du général Nagel. Nous la quittâmes après l'avoir remise
entre les mains de sa vieille et heureuse gouvernante.

Nidia fut reçue par le prince Eugène avec cette bienveillance qui sait
tout promettre, et qui tient plus encore qu'elle ne promet. On nous
logea presque mourant de fatigues dans un des pavillons du château.
L'état-major campait autour. Je fus tentée de faire une pétition à
l'Empereur pour appeler son intérêt sur notre position. Je n'en fis rien
par la persuasion anticipée de la réponse, qui eût bien certainement
porté en marge l'ordre d'envoyer la Renommée débiter ses tirades
ailleurs qu'à la suite des ambulances. Napoléon était aussi empereur à
huit cents lieues de Paris qu'au palais des Tuileries. C'était chose
bizarre que ce camp qui regorgeait d'objets de luxe, et d'où le
nécessaire seul était absent. On mangeait ce qu'on pouvait rencontrer,
au milieu des chevaux installés dans des jardins magnifiques. Excepté
Napoléon, dont le front soucieux ne se dérida qu'une fois dans cette
campagne; hors le chef suprême qui veillait sur tant de misères, chacun
trouvait encore l'occasion de rire avec les privations. La gaieté et la
galanterie étaient en quelque sorte les dernières vertus de cette
guerre. Nous fûmes traitées avec égards par tous ceux qui nous
approchèrent. Le nom du prince Eugène nous couvrait, grâce à Nidia, de
son égide. Cette admirable amie se serait fait tuer pour me défendre. Au
milieu de nos courses périlleuses, elle me disait: «Racontez-moi votre
amour pour le héros de la Moskowa; racontez-le moi encore, car vous
semblez alors une fée, un génie qui prédit gloire et bonheur, même dans
ces affreux climats.» Le jour que cette pauvre Nidia apprit la mort du
général Montbrun, elle avait entouré son bras d'un crêpe; et quand, dans
les libertés de notre vie militaire, elle entendait quelque provocation
inconvenante, elle se retournait avec fierté en disant aux soldats:
«Camarades, respectez le deuil du brave Montbrun!»

On a peint admirablement cette guerre fabuleuse, les épisodes de cette
retraite si pleine d'émotions terribles et nouvelles pour des Français;
mais le pinceau énergique et pittoresque de M. de Ségur n'a pu en
épuiser l'intérêt et en reproduire toutes les couleurs. J'ai vu de
malheureuses femmes payer par de tristes et humiliantes complaisances la
faveur d'approcher des feux d'un bivac, ou l'avare nourriture d'un jour;
je les ai vues, abandonnées, périr sur la route et sous les pas de ceux
qui ne reconnaissaient plus dans les misères du lendemain les victimes
qui, la veille, avaient passagèrement excité la pitié de leurs désirs.
Nidia allait souvent accompagner au loin les soldats pour chercher de
rares et difficiles alimens; elle servait de guide et d'appui aux
blessés. Jamais nous n'avons été insultées, et nous avons souvent obtenu
des secours pour lesquels il fallait, la plupart du temps, risquer sa
vie. Ah! je sens le besoin de le répéter pour l'honneur du soldat
français, il suffit, dans les plus rudes circonstances, de prononcer le
nom du héros que je pleure, pour échapper à toute espèce d'outrage.
Notre projet était de regagner la Lithuanie et d'attendre le retour de
l'armée. Nidia connaissait parfaitement le pays; il ne s'agissait que
d'une ferme résolution, et elle ne nous manqua point.

Nous quittâmes Pétersbrea le 19 septembre, et nous nous dirigeâmes vers
Wilna. Sur la route de Borouski, nous rencontrâmes la 13e division et la
cavalerie du général Ornano. Quelques officiers de notre connaissance
nous montraient toutes les difficultés de notre entreprise; Nidia
s'écriait alors, généreuse Cassandre de bivac: «Pressons-nous tous
maintenant, dans un mois il sera trop tard; nous aurons les frimas à
combattre et ils seront les plus forts.» On riait encore; mais nous nous
sommes revus au fatal Boristhène, et ceux qui avaient échappé répétaient
alors à Nidia: «Eh! pourquoi votre prophétie n'est-elle pas allée
jusqu'au cœur de Napoléon!» Jusques-là les Cosaques n'avaient point
encore inquiété nos équipages; mais ils parurent pour la première fois,
avec l'insolence de leur _houra_, derrière les chariots sans escorte. Je
n'avais pas l'énergie guerrière de Nidia, mais à l'approche du tigre je
sentis le besoin de le tuer. C'est dans leurs déserts qu'il faut les
avoir vus tombant sur nos soldats, non pour les combattre, mais pour les
piller, et les laisser nus comme des bêtes fauves sur les neiges. Dans
cette première et subite alerte, Nidia tira huit coups de pistolet, dont
cinq portèrent juste. J'essayai de ne pas être au-dessous d'elle. Un
soldat, qui ajustait l'ennemi par-dessus mon épaule, me dit: «Votre main
tremble; auriez-vous pitié de cette canaille?» Je lâchai le coup, et
tout en mâchant une autre cartouche, le soldat me fit frissonner par
l'énergie de cette approbation militaire: «C'est bien cela.» Nidia,
électrisée, s'était saisie d'une carabine, et allait se jeter encore
plus dans la mêlée, quand le bruit de la cavalerie vint faire, ainsi
qu'à l'ordinaire, lâcher prise aux cosaques. Il y eut tant d'éloges pour
Nidia, que j'aurais rougi de démentir notre amitié par mon peu de
courage. L'occasion se renouvela souvent d'en donner des preuves dans
ces innombrables attaques de bagage, triomphe ordinaire des soldats de
Platow; voir en face les sales héros du Don eût suffi pour inspirer la
force de les braver.

Près de Viazma, Nidia, qui s'était un moment éloignée, nous sauva tous
encore par son appel et son énergie; là elle eut à lutter corps à corps
contre un cosaque qui, l'ayant reconnue pour femme, devenait presque
intrépide par convoitise. La fortune nous amena heureusement le renfort
de la division commandée par le général Nagel, et, toute la nuit, le nom
de Nidia fut répété par les acclamations des braves, de bivacs en
bivacs. Tant que nous avons eu quelques provisions, nous les avons
partagées avec les plus faibles. Quel noble prix nous en reçûmes! Les
plus nécessiteux et les plus souffrans nous offrirent souvent le partage
de leur chétive nourriture; le cheval seul devenait le seul luxe de tant
de misérables repas. Une répugnance invincible m'empêchait d'y toucher.
Un peu de farine restait, et un ordre sévère fixait le nombre de
cuillerées pour chaque officier. Un jeune sous-lieutenant, exténué, et
qui éprouvait le même dégoût, eut cependant la générosité, immense
alors, de nous forcer à prendre sa part de bouillie, et quelques autres
l'imitèrent. C'est là qu'il fallait étudier le cœur humain à nu, aux
prises avec toutes les plus épouvantables épreuves; les relations de
cette campagne en ont négligé ce côté si tristement curieux. Que de
dévouemens, que de beaux traits n'eussent pas dû rester oubliés! Il ne
peut m'appartenir de m'élever jusqu'à la hauteur des considérations
morales, ou à l'autorité des vues militaires; mais il est de ces choses
qui m'ont trop saisi l'ame pour que je les passe sous un silence
impardonnable, telle cette fière et admirable réponse du général Guyon
au parlementaire de Miloradowitz, qui lui répétait: «Napoléon et la
garde impériale sont en notre pouvoir; le vice-roi est cerné par vingt
mille hommes: s'il veut se rendre, on lui offre des conditions
honorables.--Allez dire, répliqua le noble Français, à ceux qui vous
envoient, que nous en avons encore quarante mille pour les écraser.»
Nous n'en avions pas le tiers; cependant la réponse était exacte, car
chaque Français valait encore trois Russes. Chaque jour devenait alors
un combat, chaque mouvement un obstacle.

Dans un de ces assauts, Nidia, toujours héroïque, combattant toujours,
reçut à mes côtés une large blessure à la tempe. L'effroi me fit à
l'instant revenir femme, et je sanglottais de douleur: «Par Dieu,
calmez-vous! me disait Nidia d'une voix plus assurée que la mienne; si
je reste en arrière, je suis perdue: il faut que je ne quitte pas le
cheval pour être sauvée;» et elle y demeura, à peine pansée, avec une
puissance étonnante de résolution. La foule grossissait, poursuivie par
le feu meurtrier des batteries russes. Quel tableau que ce chaos
sanglant des bords de la Bérézina! Le maréchal Ney, à force de prodiges,
parvint à ranimer le combat, grand Dieu! pour que la fuite elle-même
devînt possible. Trois jours n'avaient pu suffire à l'écoulement de tous
ces flots d'hommes; on ne pensait plus qu'à soi dans cette fatale
bagarre, que sillonnait par intervalles le canon meurtrier des Russes.
Un boulet vint tomber à dix pas de nous. Je m'élançai, la tête perdue;
Nidia me suivit avec un calme sublime. Je repris un peu de force,
appuyée sur une telle amie. Nous nous retranchâmes alors sous deux
voitures, avec une vivandière et ses deux enfans, attendant l'heure
favorable. Elle vint plus tôt que ne l'attendait même notre impatience:
la division du général Gérard venait de frayer et d'assurer un passage.
«Le moment est venu, s'écrie Nidia; il faut suivre.» Mais la pauvre
mère, qui avait affronté tant de dangers, n'ose affronter celui-là:
«Donnez-nous un de vos enfans, nous le passerons.--Impossible; ils me
sont tous deux également chers;» et nous fûmes forcées de nous éloigner
pour nous élancer sur les pas de ceux qui traversaient le pont au milieu
de tous les périls. Nous étions à peine sur l'autre bord que le pont fut
brûlé...; nous en aperçûmes les flammes: les Russes venaient
d'arriver... Une fois sur l'autre bord, nous étions presque sauvées; et
le danger, toujours réel, avait du moins une face moins menaçante et
moins effroyable.



CHAPITRE CXIV.

Suite de la campagne de Russie après le passage de la
Bérézina.--Rencontre du maréchal Ney.


Grâce à l'intrépidité de Nidia et à ma résignation, l'horizon de cette
campagne s'éclaircissait un peu: on est si près dans la vie de se
trouver heureux quand l'extrême malheur est du moins conjuré! Après bien
des peines et avec bien de l'or, nous pûmes enfin nous procurer des
guides et une assez passable calèche, et nous arrivâmes ainsi sur les
terres de la Pologne, d'où tous les parens de Nidia avaient disparu,
suivant le torrent de notre retraite. Avant Marienwerder, nous
rencontrâmes un soldat du troisième corps qui avait été blessé à côté du
maréchal Ney, et secouru par cet ami, par ce père du soldat. On peut
juger de l'accueil que je pouvais faire à un blessé qui prononçait un
nom si cher. «Vous l'avez donc vu? demandai-je.--Oui, madame, et
toujours en avant du feu. Je chargeais mon fusil à ses côtés; sa
contenance donnerait du cœur au plus lâche: c'est lui qui nous a sauvés,
en mettant la rivière entre nous et les soldats de Miloradowitz. J'ai
été blessé là: eh bien! je n'y pensais pas; je ne voyais que mon brave
maréchal. Quand notre colonne épuisée eut à faire le passage terrible du
Dniéper, je l'ai entendu de sa voix mâle crier aux officiers: C'est aux
soldats qu'il faut penser et non aux équipages. Nous nous croyions
sauvés; la nue des Cosaques, inépuisable, fond de nouveau sur nous.
Notre corps d'armée se trouvait presque alors réduit à trois mille
hommes; alors, madame, le prince de la Moskowa, l'intrépide Ney, se
jette au milieu de nous, étendant les bras comme pour nous communiquer à
tous son ame: Soldats! s'écrie-t-il, la France est devant nous,
derrière, l'esclavage et la mort; abandonnerez-vous un chef qui ne vous
abandonna jamais? S'il le faut, seul je vais marcher au feu; du moins je
mourrai Français. Enfoncer l'ennemi fut l'affaire d'un instant: aussitôt
dit, aussitôt fait. Je m'étais assez bien conduit, car le maréchal, qui
s'y connaît fièrement, s'en aperçut: ce qu'il y a de bon avec nos chefs,
c'est qu'ils savent nous apprécier, et qu'on peut causer avec eux. J'ai
dit au maréchal, en lui montrant mon visage en déroute: Voilà un vilain
cadeau de noces que j'emporte là pour une fille de seize ans. Il m'a
répondu: Cela ne fait pas de tort auprès des femmes; nous y joindrons
une lieutenance et la croix.--Et votre parole, maréchal, d'être parrain
de notre premier enfant.--Oui, camarade, je le promets. Après de ces
mots-là, voyez-vous, madame, il n'y a rien d'impossible au soldat
français; car ce ne sont pas les Russes qui nous ont vaincus, c'est leur
climat d'ours.»

Nous pressâmes la main du brave, et nous lui prodiguâmes tous les soins
de la plus tendre fraternité. Il revint avec nous jusqu'à Marienwerder,
d'où le prince Eugène faisait partir les troupes des différens corps qui
arrivaient de tous côtés. Nidia lui demanda de rester; je tentai
vainement de tempérer son ardeur belliqueuse, car mon héroïsme était
d'admiration et non d'action. Nous nous séparâmes, pour obéir chacune à
notre destinée. Je quittai avec des larmes de reconnaissance cette
admirable et courageuse fille, qui trouva la mort plus tard, hélas! au
passage de l'Elbe, à Torgau. Nouvelle affreuse, que je n'appris que
trois ans après; car, de toutes les personnes qu'on a chéries, il n'en
est point peut-être qu'on voie disparaître avec plus de regrets que
celles qui ont été de moitié avec nous dans quelques grandes épreuves de
la vie.

Je viens de retracer mes fatigues, mes traverses, mes périls, dans une
guerre surhumaine, par les faces nouvelles qu'elle sembla donner à la
destruction et à la mort. Un sentiment bien puissant m'avait fait tout
entreprendre et me faisait tout supporter. Pourquoi allais-je affronter
les hasards d'une campagne? pourquoi allais-je exposer la faiblesse
d'une femme aux rigueurs d'un climat d'airain? pour obtenir encore un
regard de celui dont un sourire m'avait toujours payée de mes courses
militaires. Ce regard était toujours comme un monde offert à mes
espérances; le rêve seul de cette récompense m'avait rendu possibles
toutes les impossibilités de temps, de distance, de sexe, de fortune. Ma
vie s'immolait ainsi à quelques heures, incertaines encore. Je donnais
tout pour un moment dans l'espace. Hélas! cette fois que j'allais
regretter ce moment dont la conquête m'avait tant coûté! Je venais de
jouer mon existence pour un éclair de bonheur, et cet éclair, le plus
rapide de ma vie, en devint le plus cruel.

Avant de quitter ma petite Lithuanienne, nous avions rejoint ensemble
les derrières de la division Gudin, qui s'était réunie au troisième
corps, commandé par le maréchal Ney. Il y avait encore des jours de
triomphe dans cette fatale déroute, et, pour ainsi dire, quelques
remords de la victoire. L'excès d'une misère commune à tous, et que les
officiers généraux subissaient aussi dure que les derniers soldats de
l'armée, n'avait point enlevé à l'or sa toute-puissance, et je me servis
de mes dernières ressources et de son reste de prestiges pour acheter
les moyens de faire connaître enfin au héros de cette guerre et de mon
cœur, que moi aussi j'étais de ceux qui pourraient dire un jour: J'ai vu
Moskou, j'étais au passage de la Bérézina!

Il y a des choses qui, telle abnégation de vanité qu'on ait faite, tel
désintéressement d'amour-propre qu'on y ait mis, coûtent singulièrement
à avouer pour l'orgueil féminin. On ne sera donc pas étonné que j'aie
autant retardé la confession des dernières vicissitudes de cette
campagne. J'eus à passer trois mortelles heures dans une misérable
cahute aux environs de Valontina. Ma toilette était si horrible, qu'elle
était un véritable déguisement. Dans une personne ainsi accoutrée, on
pouvait à peine soupçonner une femme. Ney cependant n'eut qu'à jeter les
yeux de mon côté pour me reconnaître. Avoir été aperçue avait suffi pour
être devinée. J'allais m'élancer au-devant de ce premier bonheur;
j'allais témoigner à l'ame de ma vie combien j'étais fière de cette
devination de l'amitié, de cette perspicacité de souvenir, lorsque des
termes d'une énergie qui était loin d'être celle du sentiment dont
j'étais possédée m'intimèrent l'ordre du renvoi le plus positif: «Que
faites vous ici? que voulez-vous? Éloignez-vous vite.» Avec cette
apostrophe, quelques courtes et brusques réprimandes sur ma rage
d'imprudence, sur ma fureur de le suivre partout, je n'eus que la force
de lui répondre ces mots: «C'est une rage, en effet, mais ce n'est pas
du moins celle des plaisirs ni de la vanité,» en désignant mes vêtemens
grossiers, mon visage brûlé par le soleil et fané par les fatigues. Il
ne tint compte ni de la harangue, ni du costume. Il était lancé. Son
mécontentement de me voir là était si grand, il en laissait échapper les
expressions avec tant de vivacité, que je crus qu'il allait dans sa
colère me repousser au bord opposé du Dniéper. Étourdie de la réception,
frappée de la foudre, je restai plus d'une heure immobile, les yeux
fixés, croyant le voir; il avait disparu sans davantage s'occuper et
s'inquiéter de moi.

En 1813, quand je rappelai au maréchal Ney cette scène d'une fureur si
violente, suivie d'un silence et d'un abandon si cruel, il me dit qu'il
avait été si mortellement effrayé de l'extravagance qui m'avait poussée
au milieu de tant de périls et des licences d'une armée, qu'il avait
même été tenté de me battre. La vérité exige que j'avoue que la
tentation avait été si vive, qu'il y avait, je crois, cédé un peu;
c'était à son insu, car les grandes passions ne savent ni tout ce
qu'elles veulent, ni tout ce qu'elles font. La colère est donc encore de
l'amour, puisqu'elle est aveugle comme lui.

Au passage du Dniéper à Seroknodia, j'aurais encore pu lui parler. Un
nouveau laurier venait de cacher ses torts et de cicatriser ma blessure.
Je pouvais, je voulais lui dire: Vous venez ici d'ajouter encore à votre
gloire immortelle; vous seul venez de sauver des Français perdus dans
des déserts de glace; j'aurais voulu lui exprimer ce qu'aujourd'hui tous
les partis répètent, ce que la postérité proclamera sur les cendres du
brave... Mais je m'en tins au bonheur d'entendre les acclamations
lointaines. Il entrait alors un peu de crainte dans mon délire pour lui,
et j'ai presque l'idée que je l'idolâtrais encore plus en le craignant
de cette façon-là... Oui, le reproche même lui était compté par mon
cœur, et me semblait encore un intérêt tendre. Je trouvais je ne sais
quel plaisir à m'entendre plus tard gronder sur mon association avec
Nidia, mes marches et contre-marches avec les troupes du vice-roi.
J'avais beau dire au maréchal que toute la protection d'Eugène s'était
exclusivement portée sur la jeune Lithuanienne, que j'avais glissé,
inaperçue, dans cette bienveillance, il avait en tête de ne rien croire
de ces sincères protestations. Le faire revenir d'une idée aussi
fortement conçue eût été m'exposer à voir renouveler la consigne et la
correction militaire du Dniéper. Je n'eus garde de tenter deux fois la
chance du même plaisir. Enfin, il se rendit à l'évidence de mon
attachement, et il trouva la générosité de me prouver cette tardive mais
forte conviction, d'une manière que je ne peux passer sous silence.

«Pauvre Ida, me disait alors cet illustre guerrier, comme vous étiez
affublée, ce vilain jour-là.

«--Laide à faire fuir un cosaque, peut-être.

«--Laide..., oui, mais d'une laideur divine, toute de passion, belle
encore d'énergie, de sensibilité, de désintéressement.

«--Vous vous trompez. L'idée de faire quelque chose qui vous plaise
compose pour moi une somme énorme de félicité. Ah! l'égoïsme le plus
habile ne trouverait pas mieux que ce que je me donne de bonheur,
lorsque je me livre à un mouvement de cœur qui peut me rapprocher de
votre ame. Oh! non, l'ingénieux égoïsme avec son _primo mihi_
n'inventerait pas une plus douce volupté personnelle.

«--Comment, du latin, mon cher frère d'armes!

«--Comme s'il en pleuvait, M. le maréchal.»

Ces scènes, d'une gaieté militaire qui allait souvent jusqu'à
l'extravagance, commencées par le sentiment, la raison les achevait
presque toujours. Ney, alors inspiré par la conscience d'un attachement
vrai, m'adressait des remontrances amicales sur ma conduite, des
conseils sur ma position, des offres de services positifs. À tout cela,
je répondais par la protestation sincère que je n'y pouvais rien, par
l'énumération des ressources pécuniaires qui permettaient tout et ne
demandaient pas autre chose.

Je puis me rendre le témoignage que j'employai autant de petites
adresses et d'innocens mensonges pour convaincre le maréchal de la
pureté d'un attachement qui n'avait nul besoin de ses dons, que d'autres
femmes en eussent employé à provoquer ses générosités. Dans une vie si
pleine d'égaremens, c'est bien quelque chose, ce me semble, que ce noble
sujet de paix avec ma conscience.

J'avais éprouvé tant de contrariétés et de fatigues, supporté tant de
privations dans cette campagne de Russie, si follement entreprise, si
lestement exécutée, qu'en franchissant les frontières de France pour y
rentrer à la fin de nos traverses, il me sembla que rien au monde ne
pourrait plus me décider à courir de nouveau les hasards de la guerre.
Mais, hélas! ce cœur, que l'approche de tant de grandes ames avaient
rendu français, devait plus tard être provoqué par de si puissans
appels, que ce me deviendrait un devoir d'assister à de nouveaux combats
et de m'associer à des gloires douloureuses. La raison, quelques froids
retours sur le monde, sur les devoirs plus simples qu'exige mon sexe,
quelques intermittences de calme dans ma tête volcanique, m'avaient,
comme à l'ordinaire, inspiré mille projets de repos, mille résolutions
de sagesse. Mais, comme à mon ordinaire encore, je les abandonnai à la
première occasion. Je ne fis, pour ainsi dire, que toucher barre à
Paris, et je ne sais pas pourquoi, en vérité. Cette ville avait-elle des
illusions et des consolations à m'offrir?

Cette campagne même, que je venais d'achever si péniblement, qui m'avait
si peu récompensée de mes espérances et de mes sacrifices, m'avait
cependant encore laissé des impressions si puissantes, des souvenirs de
Ney si irrésistibles, que mon imagination comptait toutes ces fatigues,
toutes ces peines passées comme des délices; la guerre, les privations
et les dangers, comme autant de rapprochemens avec Ney. J'avais encore
d'incroyables saillies d'enthousiasme; la froideur de cet accueil peu
galant que j'avais reçu dans la retraite de Moskou ne me glaçait qu'à de
longs intervalles, et si je ne retrouvai pas dans le moment même
l'exaltation nécessaire pour suivre immédiatement le héros de mon cœur,
elle ne m'en faisait pas moins vouloir et chercher des distractions
moins frivoles que celles de Paris, des distractions images de la
guerre, des impressions fortes et des courses encore périlleuses.

En traversant ce Paris veuf de tout ce qui m'était cher, j'eus
presqu'une joie d'enfant de trouver un prétexte outre toutes les raisons
de devoir, de le quitter aussitôt et de me remettre en route pour
l'Italie; c'était un paquet de papiers que j'avais oubliés à Naples,
dont plusieurs se rattachaient à mes rapports avec Florence, et auxquels
cependant la précipitation de mon départ et l'incertitude de mon
domicile avaient fait faire ce circuit et de détours que le hasard
s'était ainsi chargé néanmoins d'abréger. Le souvenir d'Élisa me
rappelait également par la reconnaissance. Quoique cette fois mon congé
fût illimité, les convenances et la délicatesse me commandaient de
l'abréger. Me voilà donc ne profitant de mon séjour dans la capitale que
pour y rassembler toutes mes ressources, tous mes débris d'argent, afin
de m'embarquer comme ce philosophe de l'antiquité qui portait tout avec
lui, et qui ne portait pas grand'chose. J'avais quelqu'un avoir à Nice,
M. Tampier, directeur de la poste, homme aimable, d'un ton parfait, avec
lequel j'avais quelques affaires, et dont j'aurai plus tard à citer les
services obligeans.

Prendre une résolution, l'exécuter, lever les petits obstacles, me
débarrasser des difficultés minutieuses, tout cela est toujours pour moi
la même chose. Rien de remarquable ne m'arriva jusqu'à Nice, où je ne
restai que deux jours. Je m'embarquai dans cette dernière ville sur une
felouque pour Gênes. Moi qui aime tant les voyages, je n'aime pas les
voyages par mer; ils ne m'incommodent ni ne m'effraient; mais l'idée de
la captivité, l'aspect de cette prison mouvante et qui semble pourtant
immobile, l'impossibilité des distractions en face de ces scènes
monotones et effrayantes des abîmes et des cieux, ce spectacle
m'attriste et me plonge dans une mélancolie maladive. Il me semble que
je ne puis échapper à la délirante activité de mon imagination qu'en la
fatiguant, qu'en l'épuisant par la faculté de courir et de me mouvoir.
Heureusement que cette ennuyeuse corvée maritime ne fut pas de longue
durée. Elle devint presque imperceptible par le bonheur que j'avais eu
de m'embarquer le soir. Le trajet se fit dans la nuit; ce fut l'affaire
d'un songe. On vint nous réveiller avec l'invitation de débarquer. Je ne
m'arrêtai à Gênes que pour déjeuner; mais habile à profiter des heures,
je sus me les rendre douces en choisissant le lieu de ce repas si court
sur le port, vis-à-vis de ce spectacle merveilleux qui tant de fois
m'avait retenue et captivée. Je partis immédiatement pour Lucques, et
par terre; de là je me rendis immédiatement à Pise, où j'appris que se
trouvait en ce moment la grande-duchesse.

Je craindrais vraiment d'être taxée de vanité, si je disais tout ce que
l'accueil que me fit la princesse eut d'intime et d'aimable. Il y avait
dans sa surprise de me voir plus qu'une gracieuse bienveillance; c'était
quelque chose d'abondant, d'affectueux, de fraternel comme l'amitié.
J'étais ravie, j'étais confuse de tant de bontés. Les affaires, tristes
alors, et qui étaient de nature à charger de soucis les têtes sur
lesquelles commençaient à chanceler les couronnes, ne rembrunissaient
pas le noble front d'Élisa. Confiante, facile, abandonnée, il semblait
qu'en ce moment ma présence fût le seul grand intérêt de sa vie. Élisa
avait compté le temps de mon absence par chaque mois dont elle s'était
composée.

«Eh, mon Dieu! ma pauvre lectrice, qu'avez-vous fait, qu'êtes-vous
devenue pendant un si long congé?

«--J'ai été en Russie, j'ai fait la campagne de Moskou, j'ai passé la
Bérézina.

«--Et vous avez échappé! N'est-ce pas que les Français n'ont point été
vaincus?

«--Oh! non, Napoléon, Ney étaient là. Mais il y a eu quelque chose de
plus puissant que le génie, de plus fort que la valeur française: les
glaces, les frimas, la fatalité. Quelle armée! quelles troupes! Le feu
de vingt batailles avait vieilli toutes les moustaches. Ces bataillons
innombrables, rassemblés des quatre vents, où se parlaient toutes les
langues de l'Europe, étaient plus nombreux que la population de quelques
uns de ces royaumes. J'ai vu une division de cuirassiers qui, à elle
seule, était une armée de fer et d'acier. Des batteries qui vomissaient
le feu et la mort étaient chargées avec autant de sang froid que s'il se
fût agi de murailles désertes. J'ai vu Murat, j'ai vu le prince Eugène,
j'ai vu l'Empereur, se battre comme des soldats, s'élancer comme des
géans, marcher plus tard comme des malheureux. Il a fallu la coalition
de la nature entière, la révolte de tous les élémens, pour dissiper
cette armée, qui, dans son abattement, était encore la France par les
vertus du malheur et de l'adversité. Que faire, comment résister, quand
souvent les mains de nos grenadiers se glaçaient durant le court
intervalle d'une cartouche déchirée, que leur bouche seule pouvait
rejeter? Tant qu'on a pu combattre, les Russes ont été battus. La
Victoire nous refusait les bras, plutôt en quelque sorte que ses
faveurs. Vous pouvez m'en croire, je n'ai jamais vu nos soldats en
retraite; mais une retraite pareille a montré encore des courages, et
prédit une vengeance digne du génie de Napoléon et de la fortune de la
France.

«--Oui, oui, soyez tranquille; il suffit au grand Napoléon de frapper du
pied la terre pour en faire sortir des soldats. Il va s'avancer au cœur
de l'Allemagne avec des phalanges nouvelles que son regard suffit pour
aguerrir. Depuis la Vistule jusqu'au Rhin, il n'est pas une place forte
que nous ne possédions. Nous sommes encore en Pologne; nous sommes
encore les maîtres de nos ennemis, les maîtres du monde. Dans quelques
mois, l'Empereur va nous donner de ses nouvelles, et des plus grandes
qu'on ait eues.

«--Ah! que Votre Altesse me fait de bien! Elle me rafraîchit le sang
avec ces espérances de gloire. J'oublie mes fatigues, j'oublie Moskou:
il me semble que tout mon être se ranime au soleil d'Austerlitz.

«--Napoléon saura bien en faire reluire les rayons. Il est parmi nos
serviteurs et nos amis les plus dévoués des ames timides qui, voyant
déjà au delà d'un revers, s'étonnent que l'Empereur ne fasse nulle
attention à la perte d'une armée de huit cent mille hommes, et ne parle
point de faire la paix; ils ne songent pas qu'il n'est point de moyen
terme dans une position pareille à celle de mon frère. Sa politique à
lui, c'est une destinée; la moitié de sa force, c'est son prestige. On
lui rendrait tout ce qu'il a évacué, la diplomatie suppliante lui
offrirait le monde entier par concession et la paix par prières, qu'il
devrait la refuser. Il ne peut pas traiter d'égal à égal avec ses
ennemis: il est leur subalterne, s'il n'est leur vainqueur. Irait-il,
répudiant toute sa vie, désenchantant la magie de quarante batailles,
dire au monde: Eh bien! tant de prodiges ont été arrêtés, tant de génie
est venu échouer contre la lance des Tartares à demi-sauvages! Réfugié
dans son Paris, obligé de regarder tranquillement le vieux ménage de
l'Europe, il assisterait vivant aux funérailles de sa propre renommée!
Le vainqueur de l'Égypte, réduit à donner des levers aux Tuileries et
des audiences à Saint-Cloud! C'eût été bien la peine de monter si haut
pour ne plus rien faire de la puissance. En supposant que par amour pour
son peuple, que par considération pour quelques intérêts matériels de
commerce, Napoléon se résignât à faire au bonheur de la France le
sacrifice de sa gloire, le marché n'irait pas loin. L'Europe, qui aurait
eu son secret, ne s'arrêterait pas dans la carrière des réparations, et
l'indépendance des peuples ne dure guère au delà de l'honneur offensé
des rois. Mon frère ne m'a point consultée, mais je l'ai deviné, et je
suis heureuse du moins qu'il reste lui-même. S'il laissait l'Europe
respirer, elle lui échapperait; suppliante d'abord, raisonneuse plus
tard, enfin impérieuse et maîtresse. Il faut, d'ailleurs, que ce qui est
commencé par lui, par lui s'achève; son héritier est bien jeune, il doit
trouver son lit fait; car qui peut répondre de l'empire d'un enfant?

«--L'amour des peuples, l'enivrement des soldats.

«--Sans doute; mais si ces sentimens se commandent par des prodiges, ils
ne s'entretiendraient que par des prodiges nouveaux. La médiocrité, je
le sens bien, ne serait pas si embarrassée. Les princes ne savent pas à
quoi ils s'engagent quand ils montrent aux peuples des vertus
extraordinaires; s'ils cessent un moment d'agir, on appelle leur
modération impuissance. Une fois qu'ils ont fait du sublime, ils sont
dans l'obligation d'en faire tous les jours, sous peine de déchéance
dans l'opinion. Étrange privilége du génie! on lui demande toujours
parce qu'il a promis beaucoup. Plus heureux les souverains préservés de
ces exigeances par leurs facultés intellectuelles plus restreintes, ils
contentent l'envie à bien moins de frais. La force d'inertie leur
suffit, et le monde, qu'ils laissent tranquille, à son tour les laisse
reposer en paix; mais certaines ames ne s'arrangent pas de cette
béatitude politique. Mon frère est de ce nombre. Il a tracé lui-même les
conditions de son existence; il ne peut pas se mouvoir dans une autre
sphère. Les rois géans ne peuvent plus redevenir rois lilliputiens.
Napoléon ne se rapetissera pas; cela n'irait ni à lui ni à la France.»

La grande-duchesse s'était électrisée par la tendresse, par l'orgueil
royal et fraternel, par l'inspiration de la grandeur et l'instinct d'une
généreuse sympathie. Jamais je ne l'avais entendue parler sur de graves
sujets avec cet élan et cet abandon. Je la regardais, dévorant ses
paroles, partageant toute la conviction de ses pensées, embrassant
surtout toute la vivacité de ses espérances. Je sortis de cette première
audience, que dis-je! de cette conférence politique (chose bien nouvelle
pour moi), comblée de nouvelles bontés de ma souveraine. Tout m'eût été
possible pour elle, excepté de profiter de ses dons pour ma fortune.

Les illusions de l'empire duraient encore; mais elles commençaient à
être moins superstitieuses. Les nécessités d'une guerre générale avaient
ramené la cour de Toscane un peu à l'économie, et par conséquent à une
sorte de monotonie qui n'annonçait pas encore l'ingratitude, mais qui
avait diminué l'enthousiasme. La troupe de la cour avait été licenciée.
Les artistes français avaient quitté Florence, et quelques autres
absences avaient jeté un grand vide dans ma vie.

Les Italiens, toujours soumis et souples, ne l'étaient plus qu'avec
quelque insolence; la tristesse, ainsi qu'un oiseau de mauvais augure,
planait sur toutes les réunions. Plus de fêtes à Florence, partant plus
de dévouement. Tout restait debout et ferme sous la main vigoureuse
d'Élisa; c'était chose merveilleuse que cette souveraineté, presque sans
garnison, et qui semblait se tenir d'elle-même sous le sceptre d'une
femme. Quand je pénétrais jusqu'à la princesse, j'étais aussi bien
accueillie, mais je l'étais moins souvent. Le travail de cabinet
absorbait quelquefois tous les momens d'Élisa. Elle m'avait trop bien
garni la bourse pour que je laissasse mes napoléons tranquilles; de peur
d'être gagnée par l'ennui de l'inaction, je résolus d'avoir recours à
mon remède ordinaire, les courses pittoresques. Les provinces
illyriennes étaient le seul coin de l'Italie que je n'eusse pas exploré.
Ainsi que cela m'arrive toujours, je rattachai à mon caprice quelques
sérieux prétextes apparens, et je fus bientôt prête pour cette nouvelle
source d'émotions.



CHAPITRE CXV.

Voyage en Illyrie.--Je retrouve Junot, alors duc d'Abrantès.--Son
gouvernement.--Sa folie singulière.


Cette époque de ma vie est remarquable par une disposition singulière de
mon cœur. Je n'échappai pas tout-à-fait aux passions, car il était de ma
destinée de ne leur échapper jamais; et cependant j'éprouvais je ne sais
quel besoin de calme et de distraction, semblable à celui qui appelle le
sommeil à la fin d'une journée laborieuse et pénible. Un sentiment
restait à mon avenir et paraissait devoir le combler tout entier, mais
j'éprouvais la nécessité de me reposer du passé dans quelques
impressions nouvelles. J'ai toujours aimé les voyages, et alors les
voyages étaient riches de sensations puissantes et glorieuses pour une
Française de cœur. La France était partout, et dans quelque endroit que
je portasse mes pas, je voyais flotter ces drapeaux sous lesquels
j'avais joui d'un bonheur qui était presque de la gloire. Rien ne me
retenait dans les cours brillantes du midi de l'Italie. Je voulais voir
Venise, ville miraculeuse que tout le monde a décrite, mais dont
personne n'a pu juger sur le faible témoignage des livres. La renommée
de nos armes n'y avait pas imprimé des traces moins vivantes que
l'ancienne illustration de sa république. La statue de Napoléon,
chef-d'œuvre de Battle, s'élevait sur la placette, près de l'endroit où
l'étranger admirait naguère les chevaux de Corinthe et le fier lion de
Saint-Marc. On venait d'achever la belle rue _Eugenio_, et les jardins
merveilleux qui portaient le nom de ce prince, prêtaient depuis peu de
temps aux tristes îles des Lagunes un embellissement qui semble dû à la
féerie. Jamais l'éclat du grand empire n'avait été plus éblouissant, et
jamais il n'avait été plus près de s'éteindre. Les désastres de Moskou
commençaient à retentir dans l'Europe, et déjà Napoléon, pressé de
réunir autour de lui toutes les forces morales qui avaient contribué au
développement de sa destinée, retirait de ces provinces, abandonnées
d'avance, l'élite de ses hommes d'État et de ses capitaines. Le comte
Bertrand, qui gouvernait l'Illyrie avec cette supériorité d'esprit et
cette bienveillance de cœur qui font respecter et chérir le pouvoir,
venait d'être appelé auprès du souverain, juste appréciateur de la
pureté de ses vues et de la sagesse de ses conseils. Il était remplacé
par Junot, duc d'Abrantès, autre héros dont Napoléon n'avait jamais
dédaigné les services, mais que les blessures et les fatigues mettaient,
dit-on, hors de service avant l'âge, et qui ne pouvait plus fournir à ce
ministère vice-impérial qu'un simulacre imposant. Il n'en fallait pas
davantage chez ce peuple facile et doux, qui ne demande à ses maîtres
que la liberté du travail et de la prière, et dont la plus grande partie
est encore composée d'ailleurs de tribus nomades ou patriarcales.
L'administration du pays était confiée, au reste, à un grand magistrat
dont l'aptitude rendait l'intervention du gouverneur à peu près inutile,
et qu'on appelait l'intendant général. Cette place était exercée par M.
le comte de Chabrol, le même, si je ne me trompe, qui a été depuis
ministre, et qui jouissait dès cette époque d'une haute réputation de
savoir, de modération et d'intégrité.

Je fus curieuse de visiter cette Illyrie, qui était encore la France. Le
nom de ces provinces reculées de la grande Grèce que j'avais souvent
rencontré dans mes lectures, me pénétrait d'un enthousiasme difficile à
exprimer, et tel que je me faisais nommer tous les villages, comme si
j'avais dû trouver partout des souvenirs et des monumens. Je ne tardai
pas à en rencontrer de tous les âges. Il y a si peu de distance entre ce
château de Passariano, où le traité de Campo-Formio fut signé, et ces
rivages délicieux où les pâtres eux-mêmes vous nomment le Timave,
immortalisé par Virgile! Quelques pas encore, et on vous dira où est
débarqué Antenor, où a fleuri Japix, où a régné Diomède, où Castor et
Pollux ont navigué, où Jason a bâti des murailles. Toutes ces idées me
charmaient comme un enfant, et plus qu'on ne peut l'imaginer, parce
qu'elles étaient si naïvement empreintes dans l'esprit du peuple qu'on
les aurait crues fondées sur une tradition de quelques années, plutôt
que sur une fable de trente siècles, et j'admirais en cela le privilége
de ces gloires héroïques dont notre temps a renouvelé de si magnifiques
exemples.

Il n'y a rien de sublime sur la terre comme le point de vue du golfe et
de la ville de Trieste: depuis le hameau d'Opschina, on embrasse là une
espèce de monde nouveau, qui a un ciel, des eaux, des arbres, des palais
comme on n'en a vu nulle part. J'étais si fatiguée de ces sensations,
que je n'eus pas la force d'écrire au duc d'Abrantès le jour de mon
arrivée; je succombai à un sommeil presque fantastique comme les
impressions de mon voyage, et où m'apparurent confusément, ainsi que
dans mes méditations, les héros de la guerre de Troie et ceux des
guerres d'Italie. Quand le soleil fut levé, je me précipitai à ma
fenêtre, je l'ouvris impatiemment, et je jetai les yeux avec une
admiration indicible sur le golfe, le pont et le palais Carciotto qu'on
apercevait tout à la fois de ce point de mon appartement. Il fallait peu
s'en éloigner pour saisir le bel aspect de la bourse et de la place du
théâtre. Le canal était hérissé de mâts dont les pointes s'élevaient
parmi les faîtes des bâtimens et les flèches des clochers; mais on
distinguait malheureusement à l'horizon ceux de deux frégates anglaises
immobiles et pourtant menaçantes. Cette insulte me brisa le cœur, et je
rougis que ces déserts des mers, plus vastes que tous les continens,
appartinssent à nos ennemis.

Je dînai chez le duc d'Abrantès, au palais Saint-Charles, dans une salle
bien décorée qui donne sur le Môle, et d'où l'on me fit remarquer la
tour d'Aquilée. Les honneurs de la table étaient faits par une dame de
vingt à vingt-cinq ans, aussi belle qu'on peut l'être sans physionomie,
et aussi aimable qu'on peut l'être sans usage.

On a beaucoup parlé du duc d'Abrantès, et peu de soldats ont mérité par
des faits d'armes plus éclatans et plus multipliés d'être immortalisés
dans les bulletins; mais il serait rigoureux de ne voir en lui qu'un
soldat vulgaire. Il était né dans cette classe honorable de citoyens où
les enfans ont presque le choix de leur état, et le soin extrême qu'on
avait donné à quelques unes de ses études marquait qu'on l'avait destiné
au monde et aux affaires. Un maître d'écriture aurait envié sa plume, et
un maître d'escrime sa belle tenue sous les armes. Il était à merveille
dans un salon, un peu droit, un peu tendu, faisant valoir avec quelque
affectation sa taille, sa jambe, ces avantages naturels et brillans qui
ne lui étaient disputés dans l'armée que par le comte de Pajol, son
rival en bravoure et en loyauté. Toutes ses habitudes se ressentaient de
l'habitude d'une vie provinciale agréablement désœuvrée; il tirait des
armes comme M. de Bondy, et ne reconnaissait pour rivaux au pistolet que
Fournier et Delmas. Il avait pour la danse des prétentions moins
heureuses, mais qui n'étaient jamais ridicules, parce que c'était
réellement un homme de bon sens et de bon goût et qu'il apprenait ce qui
est bien par une sorte d'instinct. Je crois seulement qu'on a un peu
exagéré son mérite dans ce genre, et je ne vois pas que sa mémoire ait
beaucoup à gagner aux succès de l'_anglaise_ et de la _montferrine_.

Comme il n'y a rien que d'historique dans ces Mémoires, et que tout ce
qui appartient à l'histoire doit être religieusement recueilli, quand il
s'agit d'un homme tel que Junot, je n'ai pas le droit d'oublier que son
orgueil aurait été moins accommodant sur ses prédilections, c'est-à-dire
sur le pistolet, et surtout sur le billard. C'était à propos de ce
dernier exercice en particulier qu'il ne fallait pas le heurter d'une
prétention rivale: il y avait tout tenté, tout exécuté, tout
perfectionné, et le plus brillant souvenir de ses succès militaires ne
l'aurait pas distrait de cette démonstration. Ainsi, c'était à lui qu'on
devait l'instrument qui taille la queue de billard sans ralentir la
partie, et que Bouvard venait de lui apporter de Paris; à cette
incroyable époque de la gloire française, où tout ce qui était français
paraissait grand, j'ai vu de hauts seigneurs, de graves diplomates, des
évêques et des princes lui en faire compliment. Sa passion pour les jeux
d'exercice, et sa générosité sans ordre et sans bornes, attiraient,
comme on peut le croire, une foule de parasites et de spéculateurs; et
l'Illyrie, sous un tel prince, tombait en proie aux premiers aventuriers
venus; mais Napoléon le savait. L'Illyrie allait lui échapper, et il
laissait périr une domination finie dans les mains d'un homme fini.

S'il avait été possible de douter de la décadence morale de ce noble
Junot, ce n'était pas à la fin d'un de ses dîners qu'on se serait avisé
d'une idée aussi consolante. Poli jusqu'au raffinement, et trop poli
comme tous les hommes qui ne le sont pas par une habitude constante de
mœurs, ou par un instinct particulier de caractère, il s'animait tout à
coup jusqu'à la brusquerie et même jusqu'à la violence. Il cherchait
encore à être gracieux, mais ses caresses blessaient. On sentait qu'il
ne s'appartenait plus, quand rien d'ailleurs ne pouvait expliquer cette
nouvelle position; car il buvait fort peu dans le courant du repas, et
il semblait que son exaltation subite résultât de quelque impulsion
sympathique qui lui était communiquée par la conversation. Alors, et ce
moment, prévu et senti par tous les habitués de sa table, était comme
marqué par une révolution dont les étrangers seuls avaient peine à
apprécier le motif; l'entraînement qui partait de si haut se
communiquait sur-le-champ de monseigneur à ses convives, et du moindre
invité aux gens de service. Le banquet finissait par ces éclats qui
révèlent à Hamlet la joie des fêtes de Claudius; et dans une société
moins choisie d'ailleurs, ce dénouement aurait ressemblé à une orgie;
mais une de ces hautes précautions d'amitié, dont l'ame de Napoléon
était plus capable qu'on ne le pense communément, avait prémuni le duc
d'Abrantès contre le danger, si grave dans son état, d'une société peu
digne de sa position. Tout le monde y était fort bien, et j'ai vu peu de
cercles plus élégans dans les capitales de notre civilisation
européenne. Le secrétaire général du gouvernement, qui s'appelait, je
crois, M. de Heim, et qui était un homme de la plus belle figure et des
manières les plus parfaites, y maintenait surtout par la dignité de ses
formes cette réserve que le duc n'était que trop disposé à franchir. Le
jour où j'y dînai, le gouverneur s'avisa de varier le service des
liqueurs, en faisant circuler un flacon d'éther sulfurique, et après des
refus qu'on peut croire unanimes, il en remplit un verre et l'épuisa
d'un seul trait, aux applaudissemens un peu contraints de l'assemblée.
Cet étrange excès ne paraissait pas altérer sa raison; il lui prêtait au
contraire l'enthousiasme de la jeunesse et presque l'éloquence du
talent; mais cet enthousiasme et cette éloquence n'avaient qu'un objet,
l'admiration fanatique de l'Empereur. Si l'on avait parlé alors de
_monomanie_ comme aujourd'hui, je n'aurais pas pu caractériser par un
autre terme l'effet que produisait sur moi cette frénésie de glorieuse
servitude, qui avait toute la piété d'un culte et tous les emportemens
d'un premier amour. Il était rare que cet élan se terminât sans que
l'orateur fût obligé d'essuyer ses larmes, et c'étaient là des larmes
naïves et loyales. Junot ne voyait plus rien ni ne pouvait rien voir
au-delà de son gouvernement d'Illyrie, qui était une royauté fort
réelle, pour lui du moins, qui n'a jamais su le secret de sa frêle
existence et de sa fugitive durée. Son affection pour Napoléon était
peut-être unique dans son espèce; il ne s'y mêlait point d'ambition,
point d'espérance, point d'arrière-pensée, point de combinaisons pour un
autre avenir, pour un autre état de choses. L'idée de survivre à
l'empire, et surtout à l'Empereur, ne serait jamais entrée dans son
esprit. Une prospérité inespérée, immense, accabla son intelligence,
trop faible pour tant de grandeurs. L'adversité l'aurait trouvé plus
résolu, car il était essentiellement décidé à tous les périls, et brave
à toutes les occasions; mais les revers de Napoléon ne comptaient pas
dans ses calculs. La mort a complété cette vie d'élection d'un heureux
soldat, en le frappant le premier.

Cette soirée bizarre me laissait un peu d'inquiétude. Il n'y avait point
là d'excès grossiers, mais il y avait je ne sais quelle aberration, je
ne sais quel oubli de soi, dont mes premières habitudes ne me
rappelaient pas d'exemples. Cette idée me poursuit; elle m'occupait
quand on m'annonça le duc d'Abrantès, au moment où ma toilette était à
peine finie. Sa visite m'étonna d'abord, mais je n'avais guère le droit
d'être difficile sur les procédés, car il n'y a rien qui nuise à la
dignité du caractère comme le souvenir d'y avoir manqué. Je le reçus, et
je le conduisis à un siége; cette petite circonstance n'est pas inutile
à dire: je ne sais s'il y serait allé de lui-même. Sa figure animée
était devenue pâle; ses yeux étaient abattus: doués d'une transparence
particulière qui leur donnait beaucoup de charme, et sur l'attrait de
laquelle je n'insisterai pas, parce qu'on m'a dit souvent qu'ils
ressemblaient aux miens, ils étaient alors vagues et ternes comme une
lumière qui s'éteint. Il s'assit, et saisit ma main d'une des siennes,
tandis que de l'autre il couvrait son front et le frappait à plusieurs
reprises. J'ai eu quelques entretiens qui commençaient ainsi, et ce
genre de sensations n'avait jamais beaucoup effrayé ma tête
extravagante: il faut bien que je le répète. J'attendais donc, avec
cette sécurité émue qui se compose de l'instinct de notre pudeur et du
tact de notre expérience, les premières paroles du gouverneur.

«Avez-vous dormi? me dit-il.

«--Pourquoi pas? J'étais satisfaite, tranquille, heureuse...

«--Quoi! aucune pensée, aucun sujet de trouble, aucun bruit extérieur...

«--Aucun bruit extérieur! repris-je. Ah! vraiment, je me trompe! un
réveil enchanteur, délicieux, qui m'a plongée dans les plus douces
idées, le chant d'un rossignol!...

«--Le chant d'un rossignol! s'écria-t-il en se renversant sur le dos de
son fauteuil. Il est donc vrai! ce rossignol me poursuivra partout! Je
n'irai plus nulle part sans y être éveillé par le rossignol! Avez-vous
des rossignols dans cette maison?

«--Non, monseigneur,» dis-je, interdite et effrayée; car sa dernière
question avait été proférée du ton du soupçon et de la colère. «J'ai
pensé que ce chant provenait des jardins de Saint-Charles.

«--Bien, bien, reprit-il en se levant avec violence. Oui, c'est chez
moi, c'est sous ma fenêtre maintenant que viennent chanter les
rossignols. Oh! cela ne peut pas être ainsi! je ferai connaître ici
comme partout ce que peuvent la colère et la vengeance du frère d'armes
de Napoléon.»

Il me serait difficile de donner une idée de la surprise, ou pour mieux
dire de la consternation où m'avait plongée ce langage. Heureusement, le
gouverneur était sorti sans attendre ma réponse, et m'avait laissé le
temps de réfléchir sur une incartade aussi extraordinaire. Je ne tardai
pas à en apprécier le motif, et rien ne manqua bientôt à ma conviction.
Le tocsin sonna, la générale battit dans toutes les rues, deux
bataillons de Croates furent mis sur pied pour _traquer_ dans le jardin
de Saint-Charles le rossignol qui avait interrompu mon sommeil: le duc
d'Abrantès était fou; et cette infirmité s'expliquait également par les
blessures nombreuses qui avaient altéré en lui le principal organe de la
raison, et par les incroyables excès auxquels il se livrait depuis
quelque temps. Mille nouvelles extravagances confirmèrent d'heure en
heure cette triste certitude, et chaque instant nous en rapportait un
nouvel exemple. Tantôt c'était une grande conspiration organisée par
tous les moutons de l'Illyrie, et contre laquelle il fallait mettre en
garde toutes les investigations de la police, toutes les ressources de
l'administration, toutes les rigueurs de la loi. Tantôt c'était une
passion romanesque pour une jeune et jolie fille grecque, attachée au
service de sa maison, et dont les vertueuses résistances avaient achevé
de bouleverser ses facultés, au point de le décider à s'ensevelir dans
les flammes sous les ruines du palais. On fut par bonheur averti assez à
temps de ce projet pour mettre obstacle à propos aux progrès de
l'incendie. Parmi ces marques innombrables de démence, il en est une qui
n'est pas à dédaigner dans l'histoire de l'esprit et du cœur humain. Le
duc éprouvait le besoin de se soustraire à cette éblouissante grandeur
pour laquelle il n'était pas né, et de retrouver dans l'obscurité de la
vie populaire la paix que lui refusait le rang élevé auquel il était
parvenu. Il ne cessait de demander la campagne et une chaumière, et
peut-être que si ses vœux avaient été remplis, sa carrière, qui ne
pouvait plus se prolonger beaucoup, se serait terminée du moins avec
plus de douceur. Enfin il s'affranchit par sa propre volonté des
contraintes que lui imposait sa dignité, et sous prétexte de visiter ses
provinces, il embrassa pendant plusieurs semaines un genre de vie tout
nouveau qui parut un moment rendre le calme à ses esprits troublés. Il
arriva presque _incognito_ dans la jolie ville de Goritzia, et s'y
informa de la maison la plus modeste, entre toutes celles qui étaient
consacrées aux plaisirs honnêtes du bas peuple. Elle s'appelait _la
Glacière_, et c'était là que de pauvres ouvriers allaient ordinairement
se délasser des fatigues de la semaine, en buvant dans un verre commun à
tous de la petite bière de dernière qualité. Le gouverneur y élut une
espèce de domicile, qu'il ne quittait que rarement, même de nuit, et où
il prenait plaisir aux entretiens insoucians de ces heureux de la
misère, comme le calife Haroun al Raschid, dont il aimait beaucoup les
merveilleuses histoires. Son cœur, naturellement bienveillant et
affectueux, s'y était même formé tout de suite un lien, le dernier
peut-être qui l'ait retenu à la vie, et auquel il attachait de jour en
jour plus de prix. Par un rapprochement plus naturel qu'on ne pense mais
qui laisse étrangement à réfléchir, il avait fait son Pylade d'un fou
d'assez bonne maison, et de mœurs assez innocentes, pour qu'on n'opposât
aucune contrariété à ses démarches, mais doué d'ailleurs d'un esprit
satirique et bouffon, qui s'exerçait sans scrupule sur tous les états.
Les _burle_, tantôt facétieuses, tantôt sanglantes, de ce Diogène
d'Istrie, avaient seules le privilége d'égayer les sombres soucis du
héros déchu; et celui-ci prenait un plaisir indicible à voir tourner en
ridicule toutes les grandeurs de la société qu'il avait si chèrement
conquises, et dont il devait jouir si peu. C'est surtout dans
l'imitation burlesque de la pompe des gouverneurs et de l'élégance toute
française des intendans, qu'excellait le malin fou, et c'est alors que
la joie qu'il savait inspirer à son pauvre et illustre ami ne
connaissait plus de bornes. C'est dans un de ces accès que le duc
d'Abrantès enthousiasmé se jeta dans ses bras, et l'investit des nobles
insignes de la Légion-d'Honneur, en lui passant lui-même son grand
cordon. J'ai vu, à mon retour à Goritzia, le fou de monseigneur encore
grotesquement revêtu de ces attributs, que la volonté seule de
l'Empereur pouvait lui retirer, et dont nos autorités françaises étaient
obligées, si je ne me trompe, de reconnaître la bizarre légitimité. Je
ne doute pas que cet épisode d'une vie glorieuse et déplorable ne
rappelle à mes lecteurs les touchantes scènes du roi Léar et de son fou;
tant il est vrai que Shakespeare avait tout prévu et tout deviné dans la
nature.

Ce qu'il y a de plus étrange dans ce que je viens de raconter, c'est que
cela dura long-temps, parce que cela était sans remède, et que cette
Illyrie, extrême confin de notre Europe, sur laquelle ne s'étendait que
de loin le sceptre de l'Empereur, ne pouvait reconnaître d'autorité
absolue que celle de son délégué. Aucun pouvoir, aucune institution
n'avait le droit de se mettre à la place de celle-là, ou de s'en
attribuer un moment les fonctions, sans violer le sceau de souveraineté
que l'Empereur lui avait imprimé. Le vice-roi même, interrogé humblement
à Udine où il passa deux jours, sur ce qu'il y avait à faire, répondit
simplement: _Envoyez des courriers à l'Empereur, et attendez sa
réponse_. Elle arriva trop tard. Le malheureux gouverneur avait tué un
homme, et ce sentiment affreux pour sa belle ame a horriblement
empoisonné ses derniers momens. Rien de tout cela n'a été écrit, et
pourquoi pas? Pourquoi dérober à Junot l'honneur que font à sa
sensibilité les angoisses qui précédèrent son agonie? Pourquoi taire des
faits que l'histoire sera obligée d'emprunter à une tradition vague, mal
instruite, et peut-être malveillante? Les infirmités de sa raison, la
tragédie de sa mort, nuisent-elles à la noble réputation de sa fidélité,
de son courage, de l'héroïque candeur de ses vertus militaires? En
vérité, je ne le crois pas, et c'est pour cela que je n'ai pas hésité à
soulever la première le voile qui couvrait ces étranges événemens
perdus, au temps où ils arrivèrent, dans le grand événement de la chute
du grand empire. Ils ne me donneront plus qu'une réflexion à faire:
quelle gigantesque puissance que cette puissance de Napoléon, déjà
éprouvée par le revers, déjà voisine de sa chute, et dont le reflet
suffit pour maintenir dans toute son inviolabilité le pouvoir d'un homme
privé de raison, à deux cents lieues au delà des frontières naturelles
de la France, en face d'une flotte anglaise, et au milieu d'un pays
conquis auquel on n'a pas daigné donner une garnison!



CHAPITRE CXVI.

Voyage à Gratz.--Portrait de Louis Napoléon.--Fouché succède à
Junot.--Séjour à Leybach.


Il n'est pas nécessaire d'avoir pénétré bien avant dans les secrets de
l'ame d'une femme pour deviner le sentiment qui ne cessait de me
préoccuper au milieu de ces diversions inutiles. Les succès de Lutzen et
de Bautzen n'avaient brillé que comme deux éclairs au commencement de
l'orage qui menaçait de tout engloutir. La tempête était au nord, et je
regrettais d'être partie, pour ne pas en supporter les derniers coups,
s'ils devaient être funestes à ce que j'aimais plus que moi-même.
Cependant mon retour vers ces contrées était si insensé, si ridicule, si
dénué de prétextes, que je cherchais à m'en créer quelques uns en me
forgeant d'illusoires pensées d'utilité, des occasions imaginaires de
dévouement. Je pensais que, dans ces jours d'alarmes où le monde entier
était en question bien mieux qu'à la bataille d'Actium, tout ce qui
avait appartenu au tourbillon de Napoléon devait se précipiter vers lui,
et que le concours des plus faibles volontés pouvait le servir, s'il
était sincère, courageux, unanime. Louis Napoléon était à Gratz, et son
influence morale, un peu altérée par une vie méticuleuse et une royauté
bourgeoise, n'était cependant pas entièrement désarmée d'ascendant et de
crédit. Je partis pour la Styrie.

Le duc d'Abrantès était à Goritzia, et probablement à la Glacière, quand
je sortis de Trieste, une heure après le lever du soleil. Je m'étais
promis de visiter les grottes d'Adelsberg et les curiosités du lac de
Zirchnitz; mais un sentiment plus imposant que tous ces vains appâts de
l'imagination avait absorbé mes pensées. Je parcourus l'espace sans le
voir, et je traversai Leybach au milieu de la nuit, sans m'y arrêter. Le
jour du lendemain était déjà assez avancé quand je m'éveillai près de la
Save, dans une des campagnes les plus poétiques de la terre. Comme ce
n'est pas ici un de ces romans à la mode où les descriptions romantiques
usurpent plus de la moitié du récit, je me garderai bien d'esquisser les
impressions que j'éprouvai à la vue de ce fleuve bleu, encaissé dans des
rochers pittoresques, de ces monts neigeux, et en particulier du mont
d'Eg, dont le sommet se perd dans un ciel si brillant et si pur, de ce
ciel surtout qui diffère de celui des Alpes de Suisse par une
transparence ardente, animée, colorée, si l'on peut s'exprimer ainsi, et
qui verse sur tous les aspects je ne sais quelle lueur idéale. Je n'en
parle qu'autant que cette sensation se liait à quelques événemens.
J'avais laissé à ma droite la fabrique fantastique du pont du diable,
sous lequel une rivière d'azur se roule et se brise entre d'énormes
rochers de marbre blanc, qu'elle inonde d'une écume plus blanche que le
marbre même; j'avais traversé la riche ville de Krainbourg, et je
côtoyais depuis long-temps les abîmes au milieu desquels on l'a jetée,
quand mon postillon s'arrêta à l'aspect d'une chaise rompue. Le
voyageur, un peu froissé par cet accident, semblait attendre
impatiemment un moyen de continuer sa route, et il accueillit la
proposition que je lui fis de l'achever dans ma voiture avec ces
manières exquises qui font reconnaître partout un Français. C'était M.
le comte Édouard de Charnage, intendant de Villach, jeune homme de
vingt-huit à trente ans, que la nature semblait avoir formé pour
représenter ce qu'il y a de plus élégant et de plus élevé dans les
manières et dans les sentimens d'une nation, et qui, sous ce rapport au
moins, avait été admirablement choisi pour cette mission lointaine. M.
de Charnage avait une figure charmante, mais un peu enfantine, à
laquelle les grandes occasions seules pouvaient imprimer une fierté
imposante. Sa haute taille avait plus d'abandon que de dignité, mais cet
abandon était noble et presque royal; son rire surtout m'étonnait par un
effet de modulation que je ne saurais exprimer, et qui me rappelait une
idée connue. Je m'écriai tout à coup: «Avez-vous vu Oudet?...» Il était
impossible de voir Charnage sans se rappeler quelque chose d'Oudet;
c'était cette pierre de Bologne qui conserve pendant la nuit les rayons
que le soleil lui a confiés. «Si j'ai vu Oudet! répondit-il; eh! c'était
mon ami et mon frère... Mais vous...» Le lecteur en sait déjà trop sur
ce genre de confidences; le souvenir d'Oudet n'est pas un de ces
sentimens qui s'épuisent, et demandez à tous ceux qui l'ont approché
quels traits il aimait à graver dans le cœur d'une femme, d'un enfant,
du pauvre avec lequel il partageait sa bourse, du blessé dont il pansait
la plaie, du malade dont il assistait le chevet mortuaire? J'écoutais
son ami, et mon cœur, si long-temps épouvanté par l'ascendant impérieux
d'Oudet, qui ne vivait plus!... s'associait avec un trait incroyable à
ce panégyrique passionné. Heureux qui a vécu ainsi, et qui a laissé de
pareils sentimens!

Je n'ai pas besoin de dire que les honneurs de Villach me furent faits
de la manière la plus gracieuse par le comte Édouard. Je ne l'ai jamais
revu, mais je sais qu'il a épousé long-temps après madame la marquise de
Montgérault, qui est justement célèbre dans les arts.

J'avais, pour compter sur l'accueil de Louis, deux titres qui en
valaient mille: je pouvais m'honorer des bontés de la plus chérie de ses
sœurs, et j'étais une Italienne naturalisée en Hollande. Ce pays lui
avait laissé les souvenirs les plus doux de sa vie, et il n'en parlait
qu'avec la tendresse qu'un époux porte à une épouse bien aimée, qu'un
père a pour ses enfans. Le plaisir de causer de la Hollande me valut
sans doute une partie des témoignages d'extrême bienveillance dont il ne
cessa de me combler pendant mon séjour, mais je n'en dus pas moins au
sentiment d'affectueuse hospitalité qu'il aimait à exercer envers tous
les étrangers. Louis Napoléon, et on peut le dire aujourd'hui même sans
crainte d'être démenti, était adoré à Gratz; il n'a cependant aucune de
ces qualités entraînantes qui subjuguent l'ame, et qui agissent sur elle
à tous les momens de la vie par une parole, par un geste, par un regard.
Timidement organisé pour toutes les choses avec lesquelles on fait de la
gloire, si ce n'est pour la bonté qui n'est pas le moyen le plus sûr d'y
parvenir, il y avait dans toutes les habitudes de sa physionomie et de
sa conversation des symptômes de faiblesse ou d'abattement. Ses traits,
jeunes encore, portaient déjà l'empreinte des vieilles peines et des
longs soucis, et cette empreinte d'une secrète affliction de cœur le
rendait plus intéressant que ne l'aurait fait le bandeau royal. Une ride
prématurée sied bien à un front qui a ceint la couronne. L'Europe lui
connaissait d'ailleurs quelques touchantes douleurs, et avait admiré en
lui quelques nobles résistances. On prétendait qu'il s'était démis du
trône pour ne pas souscrire à des concessions contraires à l'intérêt de
ses peuples, et il circulait en Illyrie des copies de l'adieu royal
qu'il leur avait adressé quand il fut obligé de renoncer à les rendre
heureux. J'avais lu cette espèce de proclamation avec une émotion que je
ne saurais exprimer: elle était belle comme ce que les anciens ont
laissé de plus beau, comme l'aurait faite un Fabricius, roi, comme
l'aurait écrite un Épictète, secrétaire d'État. Les ouvrages qu'il a
publiés ou laissé publier depuis, sont peu propres à confirmer cet
éloge; mais est-il juste d'apprécier un homme si parfait dans ses
actions par quelques imperfections auxquelles les génies les plus
sublimes ont payé leur tribut, lui qui n'était que roi?

J'avais d'abord parlé français, puis hollandais; le mouvement de la
conversation nous amena à l'italien, notre langue naturelle à tous deux.
Cette facilité si multipliée de contacts engendre un peu de familiarité;
je me trouvai plus à mon aise. Le comte de Saint-Leu (c'était le nom
sous lequel on le connaissait à Gratz) ne fut peut-être jamais plus
aimable, et ne jouit peut-être jamais davantage d'une conversation de
faits et de souvenirs. Il y avait au fond de son cœur quelque chose de
tendre et de gracieux que la nécessité de sa position ne lui avait pas
permis de développer, et qu'une affection attentive et caressante aurait
fait éclore. Il aimait à être écouté, et surtout à être entendu; mais
c'était avec toutes les réticences modestes d'un jeune auteur qui lit
son premier ouvrage. Il venait de faire imprimer à peu d'exemplaires son
roman de _Marie_, en deux beaux grands volumes in-8°, et le succès de
quelques vers qui y sont répandus l'avait encouragé. Il faisait des
vers, c'était son défaut; il faisait d'excellentes actions, c'était son
instinct: la postérité remarquera cette différence entre le maître
d'école de Corinthe et le bourgeois de Gratz. Louis, regretté d'une
nation qu'il avait quittée, chéri d'une nation qui lui donnait avec
plaisir le droit de cité, appartenait à toutes les nations par son
caractère; et, chose merveilleuse, si l'empire de Napoléon s'était
maintenu, il y aurait un nom qui lutterait avec celui de Napoléon devant
les historiens, et qui l'emporterait aux yeux des sages, et ce serait le
nom de cet excellent Louis, prince inopiné, roi par force, le seul homme
de tous les siècles qui ait prêté à une usurpation, imposée d'ailleurs,
l'ascendant moral de la légitimité; qui a porté le sceptre comme un
fardeau, et qui était digne de le porter dans une tribu peu nombreuse où
l'élection du souverain ne se fonderait que sur la vertu.

Ce qu'il y avait de plus remarquable dans Louis, c'est qu'il ne s'était
pas identifié avec ces formes de roi, qui sont si ridicules quand on ne
l'est plus; ses prétentions littéraires l'occupaient trop pour qu'il se
souvînt beaucoup de sa souveraineté passagère. C'était un lauréat enté
sur un bourgmestre.

Toutes ses idées se ressentaient de ce mélange de position. Les intérêts
territoriaux de la Hollande se mêlaient à tout moment à des théories
nouvelles de facture poétique dont il était préoccupé. Il détestait la
rime et la douane, et comme si cette famille avait été destinée à
innover en tout, il était presque romantique en littérature, et libéral
en politique. Cependant, de tous les écrivains français, celui qu'il
estimait le plus, c'était M. de Bonald, qu'il avait voulu faire le
précepteur de ses enfans, et qu'il regardait comme le philosophe le plus
profond qui ait existé, pour former un peuple de prélats et de
gentilshommes.

Je ne sais si le roi de Hollande a eu beaucoup de succès auprès des
femmes. Son habitude d'abandon et de tristesse, qui contrastait d'une
manière si remarquable avec notre activité méridionale, ne manquait pas
de quelque charme, et il n'y avait rien en lui de repoussant. Il était
impossible cependant de méconnaître dans ses manières et dans sa
physionomie la longue impression d'un amour malheureux; mais ce pouvait
être l'effet seulement d'une extrême modestie de caractère, d'une
religieuse réserve de mœurs, aussi bien que de quelque infirmité secrète
qu'on lui a quelquefois, et sans doute injurieusement supposée.
Tout-à-fait désintéressée dans cette question, j'ai eu l'occasion de le
voir galant et même tendre. Mon passage à Gratz concourait, je ne dirai
ni pourquoi ni comment, avec celui d'une belle personne qui se faisait
nommer mademoiselle Pascal, et dont le talent sur la harpe n'est pas
tout-à-fait oublié dans ces contrées, quoiqu'il y ait laissé moins de
traces peut-être que sa figure et ses grâces. Aucune des héroïnes de
notre roi poëte ne lui a inspiré plus de vers, et ne lui en a inspiré de
plus heureux. Mais leur candeur n'a cessé de révéler un chaste amour,
dont les entreprises auraient été probablement mal accueillies si elles
avaient été plus téméraires. Ajouterai-je que ce n'est pas ici une
histoire scandaleuse, et que j'ai cependant dit sur Louis Napoléon, tout
ce que mes rapports passagers avec lui, tout ce que le bruit public,
tout ce que la renommée, tout ce que l'histoire m'en ont appris, excepté
le bien, car c'est un chapitre sur lequel l'on ne finirait point? Il n'y
a pas en Styrie une institution pieuse, un établissement utile, une
pauvre famille qui ne se souvienne de ses bienfaits, et lui-même,
descendu si récemment d'un trône, n'existait, dit-on, que de faibles
ressources!

Le jour où l'Autriche rompit son alliance avec l'Empereur d'une manière
si inattendue, Louis sentit la nécessité de renoncer à l'asile qu'il ne
pouvait plus devoir qu'aux ennemis de son frère, et il alla réclamer
auprès de l'injuste grand homme qui l'avait rebuté, la seule place qui
convînt à la dignité de son caractère. Que de regrets alors, que
d'instances, que de prières! On lui refusait des chevaux, le peuple les
dételait pour le conduire; son départ volontaire ressemblait à un
triomphe, et ce roi banni qui n'avait plus de patrie, fut accompagné
d'autant de démonstrations d'amour en partant de son exil qu'en arrivant
à son trône.

Il n'y avait plus moyen de traverser l'Autriche, dès lors soulevée
contre nos armes. Je fus obligée de reprendre la route de Leybach, à
travers quelques partis qui commençaient à se jeter dans la Carinthie.
J'arrivai trop tard à Villach pour y retrouver l'ami d'Oudet. L'autorité
supérieure avait dû abandonner cette ville où flottaient depuis le matin
les couleurs d'un autre empire. Je la parcourus de nuit aux lueurs de
l'incendie qui dévorait ses faubourgs, et, à mon grand étonnement, sans
apercevoir aucune troupe. L'Illyrie était déjà cédée, et toute sa
défense reposait sur quelques bataillons épars, et sur quelques
compagnies de douaniers. La modération bienveillante de ce peuple
excluait, au reste, l'idée de tout danger pour les Français délaissés
dans le pays. On avait redoublé pour eux d'égards et de sollicitude, à
mesure que la mauvaise fortune de nos drapeaux s'était accrue, et les
bons Esclavons étaient devenus plus affectueux en devenant plus libres.
Pleins de dignité avec les vainqueurs, pleins d'affabilité avec les
vaincus, ils avaient donné un double exemple qui mérite d'être
recommandé à la mémoire des nations. Il est vrai que le peuple illyrien
se distingue entre tous les peuples par la perfection de son caractère
religieux et moral. J'ai entendu affirmer que depuis la conquête, il n'y
avait pas eu lieu dans ses vastes et populeuses provinces, à une
condamnation capitale. Nos Italiens peignent cette probité nationale de
l'Illyrie par une expression assez heureuse. Ils l'appellent «le pays où
l'on voyage avec l'argent sur la main.»

Je vis Leybach que j'avais traversée sans la voir, et où l'on s'occupait
aussi peu de l'irruption allemande que si la ville avait été couverte
par cent mille hommes. Il y avait tant de prestiges dans le gouvernement
de Napoléon, que sa ruine est encore un problème pour moi. Le seul bruit
de son nom faisait l'effet d'une armée, et les régimens autrichiens ne
rentraient pas sans inquiétude dans leurs villes autrichiennes quand
nous les avions occupées; ils paraissaient craindre qu'il n'y restât
quelque chose de notre puissance et que ces murs abandonnés ne
s'écroulassent sur eux. Cette espèce de superstition était fortifiée par
l'insouciance crédule des Français, qui faisaient depuis douze ans des
opinions dans les bulletins, et qui prenaient au pied de la lettre les
gasconnades un peu usées des journaux. Il y avait à Leybach tel
honorable fonctionnaire public, sincèrement convaincu sur la foi du
_Moniteur_ de Paris, qu'il avait vu passer quinze jours auparavant une
division de trente mille hommes, et suivant niaisement sur la carte les
mouvemens de cette armée imaginaire.



CHAPITRE CXVII.

Le duc d'Otrante, nouveau gouverneur d'Illyrie.--Le comte de Chabrol,
intendant général.--Un bal.


Le duc d'Otrante venait de remplacer le duc d'Abrantès au gouvernement,
et la confiance affectée de ce grand politique dans l'invariable durée
de la circonscription de l'empire communiquait à tous les esprits une
sécurité aveugle. On ne pensait pas à quitter Leybach: on y donnait des
fêtes, des comédies, on y appelait des cantatrices et des bateleurs, on
dansait; et ce qu'il y a de plus étonnant, c'est qu'on dansait chez le
duc d'Otrante, l'homme le moins dansant peut-être qui ait jamais existé,
mais qui savait être aimable, comme autre chose, parce qu'il était
toujours ce qu'il était nécessaire qu'il fût.

Je ne pensais pas que mes anciens rapports avec lui fussent effacés de
son imperturbable mémoire, mais je pensais moins encore qu'ils pussent
m'être défavorables auprès de lui dans le profond oubli où Moreau était
tombé. Je lui demandai une audience, et je l'obtins minute pour minute;
car l'hôtel _du Sauvage_ où j'étais logée est presque en face de celui
du gouvernement. Un suisse de six pieds de hauteur vint me prévenir que
son Excellence m'attendait; et quoique ma toilette fût à peine finie, je
me hâtai de le suivre pour ne pas exposer le vice-roi d'Illyrie à
attendre. Je le connaissais, et je savais que je venais de quitter un
roi de meilleure composition.

Le gouverneur était alors dans une salle basse, consacrée à ses travaux
intimes. On me nomma; il vint, m'offrit la main, attacha sur moi ces
yeux pénétrans qui fascinaient les ames les plus fortes, et me conduisit
à un fauteuil avec une aménité dont on était toujours disposé à lui
savoir gré, parce que la nature n'en avait imprimé le caractère ni dans
sa figure de pierre, ni dans ses paroles incisives, ni dans ses manières
sèches et absolues. Ensuite il me salua de la main, comme pour s'excuser
de ne pas parler encore, et reprit sa promenade que j'avais interrompue,
en s'arrêtant successivement à chacun de ses bureaux. Le premier était
occupé par un homme d'un âge et d'une physionomie respectables, qui
feuilletait des journaux étrangers et qui paraissait employé à les
traduire. «Eh bien! lui dit-il, mon Babel, car vous êtes pour moi le
trésor des langues, où en sont-ils avec toute leur jactance? Ces
Mirmidons ont-ils un Achille?» M. Babey, c'était le nom de l'écrivain,
lui répondit par un sourire équivoque. Le duc n'insista pas, imposa
doucement sa main sur l'épaule du bon oratorien, et passa. C'était la
simple échange d'une phrase ou d'un signe avec un ami; mais cette phrase
avait son intention, et je cherchai cette intention sans m'en rendre
compte au premier abord.

Le second bureau était occupé par un jeune homme de petite taille,
auditeur au conseil d'état, et je crois militaire, dont les yeux animés
annonçaient des résolutions décidées, promptes, impétueuses. Sa lèvre
supérieure était garnie de deux moustaches épaisses, et tous ses
mouvemens indiquaient une sorte de brusquerie loyale. J'ai oublié son
nom. «Quelle folie, lui dit le duc d'Otrante, que de vouloir nous
persuader des choses pareilles! Votre oncle Charette était un grand
homme, que personne n'a mieux apprécié que moi, mais il se battait avec
des Français contre des Français; il courait la noble chance des guerres
civiles, et il en a subi les malheurs. Pensez-vous qu'il eût passé sous
des drapeaux étrangers?» Et pendant qu'il semblait attendre une réponse,
il me fixa de son œil de linx. Je compris qu'il s'agissait de Moreau, et
je baissai les yeux. Il y avait dans ces phrases si subitement arrangées
un commencement de révélation.

Au troisième bureau était un autre jeune homme, beaucoup plus grand (on
se levait au passage de monseigneur). Il n'avait de remarquable qu'une
physionomie douce, paresseuse et fatiguée. «Très bien, mon Moniteur,
reprit le duc; je suis enchanté de votre dernier numéro. Il y a là de
bonnes études et de la solide instruction, mais cela est peut-être trop
spécial, trop scientifique, trop littéraire même pour le temps. Faites
apprécier les avantages de l'influence française sur l'éducation
publique; parlez de l'abolition des fiefs, parlez de la liberté: c'est
un nom qui sonne très bien dans toutes les langues. Recueillez ce qui
nous honore; démentez ce qui nous flétrit; justifiez Moreau d'une
imputation odieuse!» Il me regarda encore, et vint à moi: «Pardon,
Madame, me dit-il, tous mes services vous sont acquis. J'ai peu de
momens à vous donner ce matin, mais je m'en dédommagerai. On m'a donné
un gouvernement où il n'y a rien à faire.

«--Je vous en félicite, répondis-je, et d'autant plus que je m'en
doutais moins. J'arrive de Villach, qu'on a brûlé cette nuit.

«--Entendez-vous, dit-il? on a brûlé Villach cette nuit! Des bandits,
des bandits! L'écume des troupes de Schill et de Chateler! Tout ce qu'il
y a de plus méprisable! La compagnie de Jacquinot suffit pour les mettre
à la raison. Oh! point d'esclandre, point de bruit! cela y donnerait la
consistance de quelque chose! Mais une ville qui brûle, cela arrive tous
les jours... Avez-vous vu des troupes?

«--Aucune.

«--Aucune troupe! C'est cela; c'est un crime privé. N'oubliez pas de
mettre dans le journal qu'une poignée de bandits a profité de la
sécurité de nos garnisons pour mettre le feu dans les faubourgs de
Villach, et que les brigands vont être livrés à la main de la
justice.--Je reçois ce soir, Madame, et j'ai entendu dire que vous
dansiez à merveille.» En parlant ainsi, il m'offrait la main comme pour
me reconduire avec une invitation; mais, parvenu à un salon qui
précédait ce cabinet de travail, il s'arrêta tout à coup avec un air de
réminiscence. «Je l'ai entendu dire à Moreau, reprit-il. C'était mon
compatriote, mon ami, un homme de bien, incapable, je pense, de
l'indigne trahison qu'on lui attribue. Vous en savez quelque chose?

«--Depuis un moment, répondis-je; et mon étonnement ne m'a pas encore
permis d'approfondir cette idée. Elle m'accablerait, si elle ne me
révoltait pas. Oui, Monseigneur, Moreau en est incapable.

«--Cela présente bien, dit-il, en paraissant parler à sa pensée, une
apparence de vérité. Nous avons une armée de prisonniers en Russie, et
Moreau, montré à ces troupes tout à coup délivrées de leur esclavage,
comme un nouveau souverain; Moreau, couronné sous le nom de Victor Ier,
dans le camp de l'ennemi, sous les drapeaux aux trois couleurs; Moreau,
engagé par un traité de paix honorable avec l'étranger, par des
promesses de liberté avec l'intérieur, opposerait certainement à
l'Empereur le plus grand obstacle qu'il ait rencontré dans sa glorieuse
carrière. Ce serait là, il faut l'avouer, une abominable tactique.»

Tout cela était récité avec une méthode de calme si extraordinaire,
qu'il fallait connaître Fouché depuis long-temps pour ne pas tomber dans
la déception qu'il voulait produire. J'y cédais sans m'en apercevoir, et
rassemblant dans mon esprit tout ce que j'avais pu saisir des projets
d'Oudet, tout ce que je me rappelais de l'autorité passive que Moreau
avait prêtée à cette conjuration, tout ce qu'elle lui offrait de
ressources dans les rangs de l'armée, j'allais peut-être laisser
échapper l'expression d'un doute qui s'éclaircit, d'une pensée qui se
fixe, quand l'huissier annonça la Cour impériale. C'était la première
fois qu'elle était présentée au nouveau gouverneur. Il jeta sur moi un
regard pétrifiant comme s'il avait voulu fixer à son terme
l'investigation commencée, et s'assurer de la reprendre au même point,
quand il en aurait le loisir. Il n'est que trop vrai de dire qu'il y
avait dans ses yeux, dans son langage, je ne sais quelle puissance de
volonté qui lui était particulière, une sorte de fascination, mais qui
avait cela de commun avec les autres, que l'événement le plus
indifférent en détruisait le prestige. Quand la Cour défila avec ses
robes et ses fourrures, je retrouvai sans crainte le front glacé, la
physionomie immobile et le regard creux du duc d'Otrante. Le charme
était rompu, et le Méphistophélès de la révolution n'était qu'un homme.

L'audience de la Cour ne fut pas longue. Le duc d'Otrante passa dans le
cercle, saluant d'un geste familier de sa main pâle, chacune des
personnes qui lui étaient nommées par M. de Heim, le même que j'avais vu
à Trieste, et leur adressant quelques paroles brèves auxquelles il
n'attendait point de réponse. Le procureur général, qui était par
parenthèse un charmant jeune homme, nommé M. Duclos, ou quelque chose
comme cela, s'approcha seul de lui avec un grand nombre de feuilles à
signer; le gouverneur y jeta les yeux, regarda derrière lui, et fit
appeler par l'huissier un des messieurs que j'avais vus dans la salle de
travail, puis retint les feuilles, et renvoya sa réponse au lendemain.
La Cour sortit.

«Que me demandent-ils?» dit le gouverneur en jetant les papiers dans la
main de son jeune auditeur au conseil d'état, «et qu'ai-je à voir dans
ces paperasses?

«--Monseigneur, répondit l'auditeur, les pouvoirs de Votre Excellence
ont cela d'inusité chez la plupart des autres nations, qu'elle a droit
de suspendre et même d'empêcher l'exécution des actes de la justice,
quand toutes les voies de juridiction et de grâce sont épuisées.
L'exécution d'aucun jugement criminel ne peut s'accomplir sans son
autorisation, et c'est la signature de Votre Excellence qui décidera de
la vie de quatorze malheureux depuis long-temps condamnés.

«--Quatorze hommes condamnés à mort! et pour quel crime, dans ce pays si
renommé par la pureté des mœurs, par l'aménité de ses habitans?

«--Ce sont des vagabonds étrangers au pays, et qui l'ont effrayé par
quelques vols à main armée.

«--Des voleurs de grand chemin! s'écria le duc; quatorze voleurs de
grand chemin! Ah! continua-t-il avec un sourire aussi expansif que sa
figure pût le lui permettre; nous remettrons cela, s'il vous plaît, à la
session prochaine. J'ai plus besoin de quatorze voleurs de grand chemin
que de toute la cour impériale.»

Je désire sincèrement qu'on ne voie dans ce récit, très fidèle, que la
peinture sans haine d'un caractère d'exception, qui a prêté, par
quelques côtés, à des reproches que je n'examinerai point; mais qui a
racheté des fautes de conduite et peut-être des excès, par
d'innombrables services, et par des marques singulières de bonté. M. le
duc d'Otrante a été peut-être de tous les hommes d'état qui ont existé,
le plus facile, le plus accessible, le plus ouvert aux impressions
bienveillantes, le moins entêté dans les préventions fâcheuses. Il
semblait surtout s'améliorer par l'expérience, et devenir tolérant par
raison, comme il avait été exagéré par sentiment. Dans l'intérieur de sa
maison, il était admirable de simplicité, de naturel, de cet abandon qui
ressemble à la grâce, et dont on sait cent fois plus de gré aux hommes
secs et sévères qu'aux autres. Il chérissait ses enfans dont il était
chéri, et l'affection qu'il inspirait, sans effort, autour de lui, était
sentie du dernier de ses domestiques. Sa conversation familière était
pleine d'agrément et de charmes, surtout pour les hommes d'un esprit
ferme et d'une bonne éducation. L'étude et l'enseignement des lettres
avaient occupé la première partie de sa vie, et il n'était jamais plus
heureux que lorsqu'il pouvait rétrograder sur ses souvenirs, et
_latiniser_, comme il disait, avec _ses carabins_. C'était le nom que se
donnaient entre eux les Oratoriens. Le duc d'Otrante en avait toujours
trois ou quatre autour de lui, et jamais il n'a oublié, dit-on, ni un de
ses écoliers, ni un de ses condisciples, ni un de ses maîtres.
L'engouement incroyable du faubourg Saint-Germain, en 1815, prouve qu'il
avait su se faire aimer de ses ennemis naturels. Un éloge qu'il ne
mérite pas moins, c'est qu'il n'a pas perdu un ami, pendant sa longue
carrière politique. Il serait difficile d'y ajouter quelque chose.

À l'époque dont je parle, le duc d'Otrante était veuf. Il n'y avait de
femme dans sa maison qu'une dame parfaite dans ses manières, et qui
présidait l'éducation d'une jeune et charmante demoiselle. Le bal de
monseigneur n'était donc qu'un bal de convenance politique, où, sur le
point d'une dissolution infaillible d'intérêt avec les pays un moment
conquis, on cherchait mettre en rapport pour la dernière fois la haute
société des deux nations, et prévenir, par des rapprochemens d'estime et
de politesse, les inconvénient d'un brisement prochain.

Ce bal offrait, dans un pays si caractérisé, des rapprochemens
extraordinaires et qui m'étonnent encore. Il y avait d'un côté, toutes
les hautes décorations de l'empire, de l'autre, tous les insignes des
vieilles monarchies du Nord. Les chanoinesses autrichiennes avec leurs
rubans et leurs médailles y étaient mêlées nos françaises, nos
italiennes, étourdies de leur jeunesse et de leur élégance. Parmi elles,
mais sans distinction, figurait une princesse Porcia, dont la famille se
flattait de remonter aux Porcius de Rome, mais qui se souciait peu,
suivant le bruit vulgaire, de justifier cette légitimité sévère par la
sévérité de ses mœurs. Elle avait été belle, et sa physionomie romaine,
et sa froide immobilité au milieu des groupes toujours mouvans, et ce
nom qui l'entourait d'une sorte d'auréole, jetait sur la banquette
qu'elle occupait, isolée, un prestige de grandeur, et de je ne sais quel
autre sentiment qui contrista mon cœur. Hélas! les courtisans de toutes
les fortunes et de tous les souvenirs ne se pressaient pas autour de la
fille de Caton!

L'Illyrie avait appelé, parmi quelques illustrations, beaucoup de
fortunes malheureuses, beaucoup d'hommes honorables, mais repoussés du
centre où vivait le pouvoir. C'était là encore un nouvel objet
d'observation. Il était curieux de voir ces exilés d'opinion, mêlés avec
quelques favoris qu'on n'osait essayer que sur une terre étrangère et
avec quelques esprits notables du pays qui s'étaient arrangés à notre
domination et à nos manières, par résignation ou par goût. On
distinguait entre ceux-ci le brillant Palatin, président de la cour
impériale; le noble, l'élégant Guaraguin, _sauvage de Monténègre_, dont
la grâce aurait fait envie au plus spirituel de nos _merveilleux_; le
prince de Lichtenberg, qui, tout en se prêtant à nos lois avec
complaisance, paraissait les subir avec fierté. Je me rappelle un peu
moins les Français qui se ressemblent un peu plus partout, et sur
lesquels il y a par conséquent beaucoup moins de choses à dire. J'en ai
vu quelques uns gagner en fortune, je ne crois pas en avoir vu gagner en
célébrité.

Tout s'écroulait quand je quittai Leybach, le lendemain du bal, et
personne ne le savait que l'homme inconcevable par qui ce bal avait été
donné. Le dernier serrement de main du gentilhomme esclavon et du
voyageur français fut un adieu éternel. Il n'y avait plus d'Illyrie, et
le royaume de l'Adriatique, rêvé dans les hautes pensées de Napoléon
pour le plus cher de ses capitaines, pour son Eugène, pour son fils,
disparut cette nuit même entre la _Fourlane_ et la _Montferrine_.
L'Illyrie était cédée.

Mon retour ne m'offrit que ce triste spectacle d'une retraite confuse,
auquel le désastre de Moskou m'avait si péniblement accoutumée. C'était
une chose qui ne manquait cependant pas de côtés plaisans, que le
déménagement d'une armée d'administrateurs et d'employés à travers
quelques pelotons de soldats ou de douaniers, échelonnés sur
Ober-Leybach, Lowich, Planina et Adelsberg. Trieste, désert des pétulans
Français qui l'animaient si peu de jours auparavant de toute l'amabilité
de leur caractère, de toute la vivacité de leurs mœurs, présentait un
aspect de deuil et de terreur qui m'étonnait. Les frégates anglaises
stationnaient toujours à la face du port, et on entendait gronder le
canon autrichien dans les bois de Materiá. L'arrivée du nouveau
gouverneur avait fait peu d'impression. Tout le monde savait qu'elle ne
devait que marquer une courte transition entre deux ordres de choses
très différens. Le bruit de la mort de Junot commençait à se répandre.
Il s'était tué dans son délire, en essayant de se faire l'amputation de
la cuisse pour une blessure idéale. L'artère crurale avait été coupée,
et le guerrier était mort du moins comme il avait vécu, dans une sorte
d'illusion héroïque, et rêvant le champ de bataille et la gloire. En
traversant rapidement Goritzia, j'aperçus une espèce de mendiant,
bizarrement bariolé du grand cordon bleu de la Réunion et du grand
cordon rouge de la Légion d'Honneur. C'était ce fou dont Junot avait
fait son dernier ami, et qu'il avait décoré dans sa folie des plus
nobles insignes de la France. Ces rubans, prostitués par le fou qui les
avait donnés, souillés par le fou qui les traînait, parlaient
puissamment à la pensée. C'était tout ce qui allait bientôt rester du
grand Empire.

FIN DU QUATRIÈME VOLUME.



NOTES


[1: Il recevait, outre ses places, un traitement extraordinaire de
300,000 francs.]

[2: Lebon était son nom de famille.]

[3: Napoléon, qui n'ignorait pas que l'argent est le nerf de la guerre,
qui avait d'ailleurs cet ordre qui sait à propos être prodigue, et cette
économie qui peut toujours être généreuse, accordait tous les ans, sur
sa cassette prévoyante ou sur son commode trésor du domaine
extraordinaire, sous la forme d'une gratification, la valeur d'un
treizième mois d'appointemens et de solde à la garde impériale. Voilà ce
que les soldats, dans leur ingénieuse reconnaissance, avaient appelé le
_mois Napoléon_.]

[4: «Venez ici, c'est là, c'est là le véritable polichinel qui peut seul
vous sauver, ames damnées!»]

[5: Lorsque j'appris, dans le temps, la conspiration de Mallet, Guidal
et Lahorie, je me rappelai avec effroi la prédiction du colonel.]

[6: M. Rossini.]

[7: Cipriani Franceschi, né en Corse, suivit Napoléon à Sainte-Hélène:
il y est mort.]

[8: «Ce n'est pas pour moi que je verse des larmes, je pleure pour des
infortunes depuis long-temps passées.»]

[9: «Maudit la sorcière qui nous vaut cela!»]

[10: «J'y dormais.]

[11: «C'est un vœu.»]

[12: «Elle était compatissante comme vous, ma chère maîtresse.»]

[13: Parent de celui dont j'ai déjà parlé, et qui était gouverneur du
palais de Turin.]





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