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Title: Mademoiselle de la Seiglière, Volume II (of 2)
Author: Sandeau, Jules, 1811-1883
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mademoiselle de la Seiglière, Volume II (of 2)" ***


produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE

PAR

JULES SANDEAU

II

PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS

1847



I


Mademoiselle de La Seiglière veillait seule. Accoudée sur l'appui d'une
fenêtre ouverte, le front appuyé sur sa main, dont les doigts se
perdaient sous les nattes de sa chevelure, elle écoutait d'un air
distrait les confuses rumeurs qui montaient des champs endormis, concert
de l'eau, du feuillage et des brises, nocturne de la création, langage
harmonieux des nuits étoilées et sereines. À toutes ces voix et à tous
ces murmures, mademoiselle de La Seiglière mêlait les premiers
tressaillements d'un cœur où la vie commençait à poindre et à se
révéler. Il se faisait en elle comme un bruit de source cachée, près de
sourdre, et soulevant déjà la mousse et le gazon qui la couvrent. Hélène
s'était élevée dans un monde gracieux, élégant et poli, mais peu
accidenté, froid, correct, compassé, nous n'avons pas dit ennuyeux. Ses
entretiens avec le vieux Stamply, les lettres de Bernard, l'image et le
souvenir d'un mort qu'elle n'avait jamais connu, avaient été tout le
poème de sa jeunesse. À force d'entendre parler de ce mort, à force de
lire et relire ces lettres qui respiraient toutes une adorable piété
filiale unie aux exaltations de la gloire, lettres d'enfant autant que
de héros, caressantes et chevaleresques, toutes écrites dans l'ivresse
du triomphe, le lendemain d'un jour de combat, elle en était venue à se
prendre pour lui de cette poétique affection qui s'attache à la mémoire
des jeunes amis moissonnés avant l'âge. Peu à peu, ce sentiment étrange
avait germé et s'était épanoui dans son sein comme une fleur
mystérieuse: petite fleur bleue de l'idéal qui parfume le fond des âmes,
aux heures solitaires Hélène se penchait sur son cœur pour la voir et
pour la respirer. Comment se serait-elle défiée d'un rêve dont elle
n'avait jamais entrevu la réalité? comment aurait-elle pu s'effaroucher
d'une ombre dont le corps dormait au tombeau? Parfois elle emportait ces
lettres dans ses excursions, comme elle aurait pu faire d'un livre aimé,
et ce matin même, sur la pente des coteaux, assise sous un bouquet de
trembles, elle en avait relu la plus touchante, celle dans laquelle
Bernard envoyait à son vieux père le premier bout de ruban rouge qui
avait brillé sur sa poitrine. Le bout de ruban s'y trouvait encore,
terni par la fumée de la poudre et par les baisers du vieux Stamply.
Hélène n'avait pu s'empêcher de songer que cela valait bien, à tout
prendre, les œillets, les roses ou les camélias que M. de Vaubert
portait toujours à sa boutonnière. Elle était donc revenue la tête et
l'esprit tout remplis d'expressions de flamme, et de retour au château,
à peine entrée dans le salon, on lui avait montré Bernard, Bernard
ressuscité, Bernard debout et vivant devant elle. C'était plus qu'il
n'en fallait à coup sûr pour surprendre vivement une imagination oisive,
qui ne s'était jusqu'à présent exaltée que pour des chimères.
L'apparition miraculeuse de ce jeune homme, qui ne ressemblait à rien de
ce qu'elle avait vu jusqu'alors, et qui ne répondait pas trop mal au
type qu'elle s'en était formé confusément, la position de ce fils
qu'elle croyait déshérité par la probité de son père, son air triste et
grave, son attitude digne et fière, le belliqueux éclat de son front et
de son regard, ce qu'il avait enduré et souffert, enfin tous les détails
de cette étrange journée avaient produit sur la belle enfant une
impression romanesque et profonde; mais, trop loin de soupçonner ce qui
se passait dans son être pour pouvoir s'en alarmer, mademoiselle de La
Seiglière s'abandonnait sans trouble aux sensations qui affluaient en
elle comme les flots d'une nouvelle vie. Cependant elle comprit que,
puisque Bernard vivait, elle n'avait plus le droit de garder les lettres
que le vieux Stamply lui avait confiées à son lit de mort. Près de s'en
séparer, son cœur se serra; elle les prit toutes une à une, les relut
toutes une dernière fois, puis elle les glissa sous une même enveloppe,
après avoir dit un silencieux adieu à ces amies de sa solitude, à ces
compagnes de son désœuvrement. Cela fait, la jeune fille revint au
balcon, et s'y tint quelque temps encore à regarder les étoiles qui
scintillaient au ciel, la blanche vapeur qui traçait dans l'air le cours
invisible du Clain, et la lune pareille à un disque de cuivre dont
l'horizon rongeait les bords.

       *       *       *       *       *

Quoiqu'il fît jour depuis plusieurs heures, Bernard se réveilla dans
l'obscurité; seulement un rayon de soleil, venant on ne sait d'où,
coupait en deux l'appartement par une bande lumineuse dans laquelle
tournoyait follement un essaim de petites mouches mêlées à un million
d'atomes, poussière d'or dans un sillon de feu. Après être resté
quelques instants plongé dans cet état de bien-être et de nonchalance
qui n'est ni la veille ni le sommeil, tout à coup, au mugissement sourd
de la réalité qui commençait à lui arriver comme le bruit de la marée
montante, il se dressa sur son séant, prêta l'oreille, et promena autour
de lui un regard étonné. Le bruit se rapprochait, la marée montait
toujours. Inquiet, éperdu, il se jeta à bas du lit, tira les rideaux,
ouvrit les volets, et, l'esprit et les yeux illuminés en même temps, il
vit clair à la fois dans sa chambre et dans sa destinée. L'aigle qui,
après s'être endormi libre dans son aire, se réveillerait sur un
perchoir, dans une cage de ménagerie, n'éprouverait pas un sentiment de
rage et de stupeur plus sombre ni plus terrible que ne le fut celui de
Bernard au souvenir de ce qui s'était passé la veille. Il se pressa le
front avec désespoir, et se prodigua les noms de lâche, de parjure et
d'infâme. Il fut tenté de jeter par la fenêtre les vases du Japon, la
coupe aux pièces d'or, les babouches turques, le plateau de cigares, et
de consommer l'expiation en se précipitant lui-même. Il voulut aller
tordre le col à la baronne; il chercha quel châtiment il infligerait au
marquis; Hélène elle-même ne trouva point grâce devant sa colère.
Immobile devant une glace, il se demandait si c'était bien son image
qu'il y voyait se refléter. Était-ce donc lui en effet? Traître en un
jour à tous ses instincts, traître à ses opinions, à ses sentiments, à
son origine, à ses devoirs, à ses résolutions, à ses intérêts même, il
avait frayé avec la noblesse, accepté l'hospitalité des spoliateurs et
des assassins de son père! Par quel charme funeste? par quel
enchantement ténébreux? Indigné de s'être fait jouer comme un enfant,
convaincu que le marquis n'était qu'un vieux roué, sa fille qu'une jeune
intrigante élevée à l'école de madame de Vaubert, dégagé de tous les
liens dont on l'avait insidieusement enlacé, honteux et furieux à la
fois de s'être laissé enchaîner, comme Gulliver, par des nains, il prit
sa cravache, enfonça son chapeau sur sa tête, et, sans vouloir seulement
prendre congé de ses hôtes, il sortit du château, décidée n'y plus
rentrer que lorsqu'il en aurait chassé la race des La Seiglière.

       *       *       *       *       *

En traversant une cour plantée de figuiers, de marronniers et de
tilleuls, pour gagner les écuries et seller lui-même le cheval qui
l'avait amené, il fut rencontré par mademoiselle de La Seiglière, qui
sortait de son appartement, en simple négligé de matin, encore plus
belle ainsi qu'il ne l'avait vue la veille, le front si pur et si
serein, la démarche si calme, le regard si limpide, que Bernard, en
l'apercevant, sentit sa conviction s évanouir avec sa colère, de même
qu'au soleil levant se disperse et se fond la brume des collines.
Soupçonner cette fière et suave créature de ruse, de mensonge,
d'intrigue et de duplicité, autant aurait valu accuser de meurtre et de
carnage les palombes au plumage ardoisé qui se becquetaient sur le toit
du colombier voisin. La jeune fille alla droit au jeune homme.

--Monsieur, je vous cherchais, dit-elle.

À ce timbre de voix plus doux et plus frais que l'haleine embaumée du
printemps, plus franc, plus loyal et sincère que le son de l'or sans
alliage, Bernard tressaillit, et le charme recommença. Hélène et lui se
trouvaient en cet instant près d'une petite porte qui donnait sur la
campagne. Hélène l'ouvrit, et, passant sa main sur le bras de Bernard:

--Venez, ajouta-t-elle. Il est encore de bonne heure, et mon père s'est
vanté hier soir en vous offrant d'aller battre avec vous, ce matin, nos
landes et nos guérets. Vous serez obligé de vous contenter d'une
promenade avec moi à travers champs. Vous y perdrez; mais les lièvres y
gagneront.

--Tenez, Mademoiselle, dit Bernard d'une voix tremblante en se dégageant
doucement de la main d'Hélène, je vous vénère et vous honore. Je vous
crois aussi noble que belle; je sens que douter de vous, ce serait
douter de Dieu même. Vous avez aimé mon père; vous avez été l'ange
gardienne sa vieillesse. Vous l'avez assisté souffrant; vous vous êtes
assise à son chevet; vous l'avez aidé à mourir. Soyez-en remerciée et
bénie. Vous avez rempli les devoirs de l'absent; je vous en garderai
dans mon cœur une reconnaissance éternelle. Cependant laissez-moi
partir. Je ne saurais vous expliquer les motifs impérieux qui m'en font
une loi; mais puisque je la subis, cette loi, puisque j'ai la force de
m'arracher à la grâce de vos instances, vous devez comprendre,
Mademoiselle, que les motifs qui me commandent sont bien impérieux en
effet.

--Monsieur, répondit mademoiselle de La Seiglière, qui croyait connaître
ces motifs dont parlait Bernard; si vous êtes seul ici-bas, si vous
n'avez point d'affection sérieuse qui vous appelle ailleurs, si votre
cœur est libre de tout lien, je ne sais rien qui vous puisse dispenser
de vivre au milieu de nous.

--Je suis seul ici-bas, et mon cœur est libre de tout lien, répliqua
tristement le jeune homme; mais songez que je ne suis qu'un soldat de
mœurs rudes et sans doute grossières. Je n'ai ni les goûts, ni les
habitudes, ni les opinions de monsieur votre père. Étranger au monde où
vous vivez, j'y serais importun, et moi-même j'y souffrirais peut-être.

--N'est-ce que cela, monsieur? dit Hélène. Mais songez donc à votre tour
que vous êtes ici sur vos terres, et que nul ne songera jamais à
contrarier vos goûts, vos habitudes et vos opinions. Mon père est un
esprit aimable, indulgent et facile. Vous nous verrez à vos heures; si
vous le préférez, vous ne nous verrez jamais. Vous choisirez le genre de
vie qui vous conviendra le mieux, et, à part la température, dont nous
ne saurions disposer, il ne tiendra qu'à vous de vous croire encore en
pleine Sibérie. Seulement vous ne gèlerez pas, et vous aurez la France à
votre porte.

--Soyez sûre, mademoiselle, répondit Bernard, que ma place n'est point
chez le marquis de La Seiglière.

--C'est me faire entendre, monsieur, que ce n'est point ici notre place,
répondit mademoiselle de La Seiglière, car nous sommes ici chez vous.

Ainsi ces deux cœurs honnêtes et charmants abdiquaient chacun de son
côté pour ne pas s'humilier l'un l'autre. Bernard rougit, se troubla et
se tut.

--Vous voyez bien, monsieur, que vous ne pouvez pas partir, et vous ne
partirez pas. Venez, ajouta Hélène en reprenant le bras du jeune homme.
Je vous ai hier transmis, pour ainsi dire, les derniers jours de votre
père; il me reste encore un dépôt qu'il m'a confié à son lit de mort, et
que je tiens à vous remettre.

À ces mots, elle entraîna Bernard qui la suivit encore une fois, et tous
deux s'enfoncèrent dans un sentier couvert qui courait à travers les
terres entre deux haies d'épines et de troënes. Il faisait une de ces
riantes matinées que n'ont point encore voilées les mélancolies de
l'automne. Bernard reconnaissait les sites au milieu desquels il s'était
élevé; à chaque pas, il éveillait un souvenir; à chaque détour de haie,
il rencontrait une fraîche image de ses jeunes années. Ainsi marchant,
tous deux s'entretenaient des jours écoulés. Bernard disait son enfance
turbulente; Hélène racontait sa jeunesse grave et sérieuse. Parfois ils
s'arrêtaient, soit pour échanger une idée, une observation ou un
sentiment, soit pour cueillir les menthes et les digitales qui bordaient
les marges du chemin, soit pour admirer les effets de lumière sur les
prés et sur les coteaux; puis, tout surpris de quelque révélation
sympathique, ils poursuivaient leur route en silence jusqu'à ce qu'un
nouvel incident vînt interrompre le langage muet de leurs âmes. S'il
paraissait étrange, disons le mot, inconvenant, à quelques esprits
rigoristes et timorés que la fille du marquis de La Seiglière se
promenât, en toilette de matin, au bras de ce jeune homme qu'elle avait
vu la veille pour la première fois, c'est que ces esprits, dont nous
respectons d'ailleurs les susceptibilités exquises, oublieraient que
mademoiselle de La Seiglière était trop chaste et trop pure pour avoir
la pudeur et la retenue que le monde enseigne à ses vestales; nous leur
rappellerions aussi qu'Hélène avait grandi dans la solitude et dans la
liberté, et qu'enfin, en suivant le secret penchant de son cœur, elle
croyait accomplir un devoir. Au bout d'une heure de marche, ils
arrivèrent, sans y songer et sans l'avoir cherchée, à la ferme où
Bernard était né. À la vue de cette humble habitation où rien n'avait
changé, Bernard ne put retenir son émotion. Il voulut tout revoir et
tout visiter; puis il alla s'asseoir auprès d'Hélène, dans la cour, sur
ce même banc où son père s'était assis quelques jours avant d'expirer.
Tous deux étaient attendris, et ils restèrent silencieux. Quand Bernard
releva sa tête, qu'il avait tenue longtemps entre ses mains, son visage
était mouillé de larmes.

--Mademoiselle, dit-il en se tournant vers Hélène, j'ai raconté hier
devant vous six années d'exil et de dur esclavage. Vous êtes bonne, je
le sais, je le sens. Peut-être avez-vous plaint mon martyre, et
pourtant, dans ce récit indiscret de mes maux et de mes misères, je n'ai
pas fait entrer la plus cruelle de mes tortures. Cette torture n'a point
cessé, je la porte en moi comme un vautour qui me ronge le sein. Quand
je quittai mon père, il était vieux déjà et seul au monde. Vainement
m'objecta-t-il qu'il n'avait plus que moi sur la terre. Je le délaissai
sans pitié pour courir après ce fantôme qui s'appelle la gloire. Au
milieu du bruit des camps et des enivrements de la guerre, je ne
songeais pas que j'étais un ingrat; dans le silence de la captivité, je
me sentis écrasé tout d'un coup sous le poids d'une pensée terrible. Je
me représentai mon vieux père sans parents, sans amis, sans famille,
frappé d'abandon, pleurant ma mort, mais accusant ma vie. Dès-lors,
cette pensée qu'il se plaignait de moi et qu'il accusait ma tendresse ne
me donna ni trève ni merci; ce devint le mal de mon cœur, et je me
demande encore à cette heure s'il m'a pardonné en mourant.

--Il est mort en bénissant votre mémoire, répondit la jeune fille; il
est parti joyeux, avec le doux espoir d'aller vous embrasser là-haut.

--Jamais ne parla-t-il de moi avec amertume?

--Il ne parla jamais de vous qu'avec amour, avec enthousiasme.

--Jamais n'a-t-il maudit mon départ?

--Il n'a jamais que tressailli d'orgueil à l'idée de vos glorieux
travaux. Vous n'étiez plus pour lui, et cependant vous étiez encore sa
vie tout entière. Il vous pleurait, et cependant il n'existait qu'en
vous et que par vous. Près d'expirer, il me livra vos lettres comme ce
qui lui restait de plus cher et de plus précieux à léguer. Ces lettres,
les voici, dit Hélène en les tirant d'un sac de velours et en les
remettant à Bernard; elles m'ont appris à connaître et à aimer la
France, et j'ai vu souvent votre père les tremper de ses pleurs et de
ses baisers.

--Mademoiselle, dit Bernard d'une voix émue, vous qui avez aidé le père
à mourir et qui aidez le fils à vivre, soyez remerciée et bénie encore
une fois.

Ils s'en retournèrent plus silencieux qu'ils n'étaient venus. Encore
sous le coup du rêve affreux qu'il avait fait la nuit, M. de La
Seiglière reçut cordialement Bernard, qui ne put se dispenser de
s'asseoir à la table du déjeuner, entre le marquis et sa fille. Livré à
lui-même, le marquis fut charmant, et s'il lui échappa quelques
imprudences, ces étourderies eurent un caractère de franchise et de
loyauté qui ne déplut pas à la nature loyale et franche de son hôte. Le
repas achevé, la journée s'écoula comme un rêve, Bernard toujours prêt à
partir, et toujours empêché par quelque nouvel épisode. Il feuilleta des
albums avec Hélène, passa dans la salle de billard avec le marquis, se
laissa promener en calèche découverte, visita les écuries du château,
parla de chevaux avec le vieux gentilhomme qui les aimait et prétendait
s'y connaître. Dans l'après-midi survint madame de Vaubert, qui déploya
toutes les chatteries de sa grâce et de son esprit. Le dîner fut presque
joyeux. Le soir, au coin du feu, Bernard s'oublia encore une fois à
raconter ses batailles. Bref, sur le coup de minuit, après avoir serré
la main du marquis, il se retira dans son appartement, et, tout en se
promettant de s'éloigner le lendemain, il fuma un cigare, se coucha et
fit de doux songes.

       *       *       *       *       *

Que devenait cependant notre jeune baron? Dans la matinée de ce même
jour, madame de Vaubert, qui avait détourné son fils de se présenter, la
veille, au château, le fit appeler auprès d'elle.

--Raoul, lui dit-elle aussitôt, m'aimez-vous?

--Quelle question, ma mère! répondit le jeune homme.

--M'êtes-vous dévoué corps et âme?

--En avez-vous jamais douté?

--Si de graves intérêts qui me concernent vous obligeaient de partir
pour Paris?

--Je partirais.

--Immédiatement?

--Je vais partir.

--Sans perdre une heure?

--Je pars, dit Raoul en prenant son chapeau.

--C'est bien, dit madame de Vaubert. Cette lettre renferme mes
instructions; vous ne l'ouvrirez qu'à Paris. La malle de Bordeaux
passera à Poitiers dans deux heures. Voici de l'or. Embrassez-moi.
Maintenant, partez.

--Sans présenter mes adieux au marquis et mes hommages à sa fille?
demanda Raoul hésitant.

--Je m'en charge, dit la baronne.

--Cependant...

--Raoul, m'aimez-vous?

--Que penseront?...

--M'êtes-vous dévoué?

--Ma mère, je suis parti.

       *       *       *       *       *

Trois heures après, M. de Vaubert roulait vers Paris, moins perplexe et
moins intrigué qu'on ne pourrait se l'imaginer, et convaincu que sa mère
l'envoyait tout simplement acheter les présents de noce. À peine arrivé,
il brisa le cachet de l'enveloppe qui renfermait les instructions de la
baronne, et il lut les instructions suivantes:

«Amusez-vous, voyez le monde, ne fréquentez que des gens de votre rang,
ne dérogez en rien ni jamais, ménagez votre jeunesse, ne songez à
revenir que lorsque je vous rappellerai, et reposez-vous sur moi du soin
de votre bonheur.»

Raoul ne comprit pas et ne chercha point à comprendre. Le lendemain, il
marchait gravement sur le boulevard, l'air froid et compassé, et, au
milieu des splendeurs de ce Paris qu'il voyait pour la première fois,
aussi peu curieux de voir et d'observer que s'il se promenait sur ses
terres.



II


Des semaines, des mois s'écoulèrent. Toujours prêt à partir, Bernard ne
partit pas. La saison était belle; il chassa, monta les chevaux du
marquis, et finit par se laisser aller au courant de cette vie élégante
et facile qui s'appelle la vie de château. Les saillies du marquis lui
plaisaient; bien qu'il conservât encore auprès de madame de Vaubert un
sentiment de vague défiance et d'inexplicable malaise, il avait subi,
cependant, sans chercher à s'en rendre compte, le charme de sa grâce et
de son esprit. Les repas étaient gais, les vins étaient exquis; les
promenades, à la nuit tombante, sur le bord du Clain ou sous les arbres
du parc effeuillé par l'automne, les causeries autour de l'âtre, la
discussion, les longs récits, abrégeaient les soirées oisives. Lorsqu'il
échappait au marquis quelque aristocratique boutade qui éclatait comme
une obus sous les pieds de Bernard, Hélène, qui travaillait sous la
lueur de la lampe à quelque ouvrage d'aiguille, levait sa blonde tête et
fermait avec un sourire la blessure que son père avait faite.
Mademoiselle de La Seiglière, qui continuait de croire que ce jeune
homme était au château dans une position pénible, humiliante et
précaire, n'avait d'autre préoccupation que de la lui faire oublier, et
cette erreur valait à Bernard de si doux dédommagements, qu'il
supportait avec une héroïque patience dont il était étonné lui-même les
étourderies de l'incorrigible vieillard. D'ailleurs, quoiqu'ils ne
s'entendissent sur rien, Bernard et le marquis en étaient arrivés à se
prendre d'une espèce d'affection l'un pour l'autre. Le caractère ouvert
du fils Stamply, sa nature franche et loyale, son attitude ferme, sa
parole brusque et hardie, l'exaltation même de ses sentiments toutes les
fois qu'il était question des batailles de l'empire et de la gloire de
son empereur, ne répugnaient pas au vieux gentilhomme. D'un autre côté,
les chevaleresques enfantillages du grand seigneur agréaient assez au
jeune soldat. Ils chassaient ensemble, couraient à cheval, jouaient au
billard, discutaient sur la politique, s'emportaient, bataillaient, et
n'étaient pas loin de s'aimer.--Ma foi! pensait le marquis, pour un
hussard, fils de manant, ce brave garçon n'est vraiment pas trop
mal.--Eh bien! se disait Bernard, pour un marquis, voltigeur de l'ancien
régime, ce vieux bonhomme n'est pas trop déplaisant.--Et le soir en se
quittant, le matin en se retrouvant, ils se serraient cordialement la
main.

L'automne tirait à sa fin; l'hiver fit sentir plus vivement encore à
Bernard les joies du foyer et les délices de l'intimité. Depuis son
installation au château, on avait cru devoir éloigner par prudence la
tourbe des visiteurs. On vivait en famille: les fêtes avaient cessé.
Bernard, qui avait passé le précédent hiver dans les steppes hyperborées
ne songea plus à résister aux séductions d'un intérieur aimable et
charmant. Il reconnut qu'en fin de compte ces nobles avaient du bon et
qu'ils gagnaient à être vus de près; il se demanda ce qu'il serait
devenu, triste et seul, dans ce château désert; il se dit qu'il
manquerait de respect à la mémoire de son père en agissant de rigueur
contre les êtres qui avaient égayé la fin de ses jours, et que,
puisqu'on ne lui contestait pas ses droits, il devait laisser au temps,
à la délicatesse et à la loyauté de ses hôtes, le soin de terminer
convenablement cette étrange histoire, sans secousses, sans luttes et
sans déchirements. Bref, en s'abandonnant mollement à la dérive du flot
qui le berçait, il ne manqua pas de bonnes raisons pour excuser à ses
propres yeux et pour justifier sa faiblesse. Il en était une qui les
valait toutes; ce fut la seule qu'il ne se donna pas.

       *       *       *       *       *

Le temps fuyait, pour Hélène, léger et rapide; pour Bernard, rapide et
léger. Il n'était pas besoin d'une bien grande perspicacité pour prévoir
ce qui s'allait passer entre ces deux jeunes cœurs; mais notre
gentilhomme, qui s'entendait en amour comme en politique, ne devait pas
aborder l'idée que son sang pût s'éprendre pour celui de son ancien
fermier. D'une autre part, madame de Vaubert, qui, avec toutes les
finesses de l'esprit, n'avait jamais soupçonné les surprises de la
passion, ne pouvait pas raisonnablement supposer que la présence de
Bernard dût éclipser l'image de Raoul. Mademoiselle de La Seiglière ne
le supposait pas davantage. Cette enfant se doutait si peu de l'amour,
qu'elle croyait aimer son fiancé; et, se reconnaissant devant Dieu
l'épouse de M. de Vaubert, vis-à-vis de Bernard croyant n'être que
généreuse, elle s'abandonnait sans défiance au courant mystérieux qui
l'entraînait vers lui.

Elle comparait bien parfois la jeunesse héroïque de celui-ci à
l'existence oisive de celui-là; parfois, à la lecture des lettres de
Raoul, songeant aux lettres de Bernard, elle s'étonnait bien de trouver
la tendresse de l'amant moins brûlante et moins exaltée que ne l'était
la tendresse du fils; quand, l'œil étincelant, le front illuminé de
magiques reflets, Bernard parlait de gloire et de combats, ou qu'assis
auprès d'elle il la contemplait en silence, Hélène sentait bien remuer
dans son sein ému quelque chose d'étrange qu'elle n'avait jamais éprouvé
en présence de son beau fiancé; mais comment aurait-elle pu deviner
l'amour aux tressaillements de son être, elle qui, jusqu'alors, avait
pris pour l'amour un sentiment tiède et paisible, sans trouble et sans
mystère, sans douleur et sans joie? Enfin, Bernard lui-même s'enivrait à
son insu du charme qui l'enveloppait, et c'est ainsi que ces deux jeunes
gens se voyaient chaque jour, en toute liberté comme en toute innocence,
s'efforçant de se faire oublier l'un à l'autre leur position respective,
Hélène, redoublant de grâce, Bernard d'humilité, et ne comprenant pas
l'un et l'autre que, sous ces adorables délicatesses, l'amour s'était
déjà glissé. Cependant il arriva qu'un jour ils en eurent simultanément
une vague révélation.

       *       *       *       *       *

Peu de temps avant l'arrivée de Bernard, par une de ces fantaisies de
jeunesse assez familières à la vieillesse du marquis, celui-ci avait
fait l'acquisition d'un jeune cheval pur sang limousin qui passait pour
indomptable, et que nul encore n'avait pu monter. Hélène l'avait appelé
Roland, par allusion sans doute au Roland furieux. Un pauvre diable, qui
se donnait pour un centaure, s'étant avisé de vouloir le soumettre,
Roland l'avait désarçonné, et le centaure s'était cassé les reins.
Dès-lors, personne n'avait osé se frotter au rude jouteur, qu'on vantait
d'ailleurs à dix lieues à la ronde pour sa merveilleuse beauté et pour
la pureté de sa race. Un jour qu'il en était question, Bernard se fit
fort de le mater, de le soumettre et de le rendre, en moins d'un mois,
doux et docile comme un mouton bridé. Madame de Vaubert l'encouragea à
le tenter; le marquis s'efforça de l'en dissuader; Hélène le supplia de
n'en rien faire. Piqué d'honneur, Bernard courut aux écuries et parut
bientôt sous le balcon où se tenaient la baronne, M. de La Seiglière et
sa fille, en selle sur Roland magnifique et terrible. Indigné du frein,
la bouche écumante, les naseaux en feu et les yeux sanglants comme une
cavale sauvage qui sentirait la sangle et le mors, le superbe animal
bondissait avec une incroyable furie, se cabrait, pirouettait et se
dressait debout sur ses jarrets d'acier, le tout à la visible
satisfaction de madame de Vaubert, qui semblait prendre le plus vif
intérêt à cet exercice, et aux applaudissements du marquis
qu'émerveillaient la grâce et l'adresse de l'écuyer.

--Ventre-saint-gris! jeune homme, vous êtes du sang des Lapithes,
s'écria-t-il en battant des mains.

Quand Bernard rentra dans le salon, il aperçut Hélène plus pâle que la
mort. Le reste de la journée, mademoiselle de La Seiglière ne lui
adressa pas un mot ni un regard; seulement, à la veillée, comme Bernard,
qui craignait de l'avoir offensée, se tenait auprès d'elle, triste et
silencieux, tandis que le marquis et madame de Vaubert étaient absorbés
par une partie d'échecs:

--Pourquoi jouez-vous follement votre vie? dit à voix basse et
froidement Hélène, sans lever les yeux et sans interrompre son ouvrage
de broderie.

--Ma vie? répondit Bernard en souriant; c'est un bien pauvre enjeu.

--Vous n'en savez rien, dit Hélène.

--Croyez que nul ne s'en soucie, répliqua Bernard d'une tremblante voix.

--Vous n'en savez rien, dit Hélène. D'ailleurs, c'est une impiété de
disposer ainsi d'un don de Dieu.

--Échec et mat! s'écria le marquis. Jeune homme, ajouta-t-il en se
tournant vers Bernard, je vous répète que vous êtes du sang des
Lapithes.

--À la façon dont il s'y prend, dit à son tour madame de Vaubert, je
veux qu'avant huit jours monsieur Bernard soit maître de Roland et le
mène comme un agneau.

--Vous ne monterez jamais ce cheval, dit d'un ton de froide et calme
autorité mademoiselle de La Seiglière, les yeux toujours baissés sur son
ouvrage et de manière à n'être entendue que du jeune homme, qui se
retira presque aussitôt pour cacher le trouble de son cœur.



III


Les choses en étaient là, et rien ne faisait présumer qu'elles dussent
prendre de longtemps ni jamais une face nouvelle. Carrément établie, la
position de Bernard paraissait inattaquable, et tout ce que le marquis
pouvait raisonnablement espérer, c'était qu'il plût à ce jeune homme de
n'y rien changer et de s'y tenir. À parler net, le marquis était aux
champs. Instinctivement entraîné vers Bernard, il l'aimait ou plutôt il
le tolérait volontiers, toutes les fois qu'emporté par la légèreté de
son naturel, il oubliait à quel titre le fils Stamply s'asseyait à sa
table et à son foyer; mais aux heures de réflexion, aussitôt qu'écrasé
sous le sentiment de sa dépendance, il retombait dans le vrai de la
situation, le marquis ne voyait plus en lui qu'un ennemi à domicile, une
épée de Damoclès suspendue par un fil et flamboyant au-dessus de sa
tête. Il y avait pour lui deux Bernard, l'un qui ne lui déplaisait pas,
l'autre qu'il aurait voulu voir s'abîmer à cent pieds sous terre. Il
n'avait plus, quand il en parlait avec madame de Vaubert, ces jolies
colères et ces charmants emportements que nous lui voyions autrefois. Ce
n'était plus ce marquis pétulant et fringant, rompant à chaque instant
son attache, et s'échappant par sauts et par bonds dans les champs de la
fantaisie. La réalité l'avait dompté, et si parfois encore il essayait
de se dérober, la rude écuyère l'arrêtait court en lui enfonçant dans
les flancs ses éperons de fer. Madame de Vaubert était loin elle-même de
cette mâle assurance qu'elle avait montrée d'abord. Non qu'elle eût
abandonné la partie: madame de Vaubert n'était point femme à si tôt se
décourager; mais, quoi qu'elle pût dire pour le rassurer, le marquis la
sentait hésitante, incertaine, troublée, irrésolue. Le fait est que la
baronne n'avait plus cette confiante intrépidité qui l'avait longtemps
soutenue, et qu'elle était longtemps parvenue à faire passer dans le
cœur du vieux gentilhomme. En étudiant Bernard, en l'observant de près,
en le regardant vivre, elle avait su se convaincre que ce n'était là ni
un esprit ni un caractère avec lesquels il fût permis d'entrer en
accommodements; elle comprenait qu'elle avait affaire à une de ces âmes
susceptibles et fières qui imposent des conditions, mais qui n'en
reçoivent pas, qui peuvent abdiquer, mais qui ne transigent jamais. Or,
comme il s'agissait ici d'une abdication d'un million, il n'était pas
vraisemblable que Bernard s'y résignât aisément, quelque désintéressé
qu'on le supposât. Mademoiselle de La Seiglière pouvait seule tenter
d'accomplir un pareil miracle; elle seule pouvait consommer l'œuvre de
séduction qu'avaient, à l'insu d'elle-même, commencée victorieusement sa
beauté, sa grâce et sa jeunesse. Malheureusement Hélène n'était qu'un
esprit simple et qu'une âme honnête. Si elle avait le charme qui fait
les lions amoureux, elle ignorait l'art de leur limer les dents et de
leur rogner les griffes. Par quels détours, par quels enchantements
amener ce noble cœur à devenir, sans qu'il s'en doutât, l'instrument de
la ruse et le complice de l'intrigue? Tel était le secret que tout le
génie de madame de Vaubert s'épuisait vainement à chercher. Ses
entretiens avec le marquis n'avaient plus la verve et l'entrain qui les
animaient naguère. Ce n'étaient plus ce haut dédain, ce mépris superbe,
cette verte allure qui, plus d'une fois peut-être, ont fait sourire le
lecteur. Quand le chasseur part le matin, aux premières blancheurs de
l'aube, rempli d'ardeur et d'espérance, il aspire l'air à pleins
poumons, et trempe avec délices ses pieds dans la rosée des champs et
des guérets. À le voir ainsi, le fusil sur l'épaule, escorté de ses
chiens, on dirait qu'il marche à la conquête du monde. Cependant, sur le
coup de midi, quand les chiens n'ont fait lever ni perdreaux ni lièvres,
et que le chasseur prévoit qu'il rentrera le soir, au gîte, le carnier
vide, sans avoir brûlé une amorce, à moins qu'il ne tire sa poudre aux
linots: à travers les ronces qui déchirent ses guêtres, sous le soleil
en feu qui tombe d'aplomb sur sa tête, il ne va plus que d'un pas
boudeur, et s'assied découragé sous la première haie qu'il rencontre.
C'est un peu là l'histoire du marquis et de la baronne. Ils en sont à
l'heure de midi sans avoir pris le moindre gibier; plus à plaindre même
que le chasseur, c'est le gibier qui les a pris.

       *       *       *       *       *

--Eh bien! Madame la baronne? demandait parfois le marquis en secouant
la tête d'un air consterné.

--Eh bien! marquis répondait madame de Vaubert, il faut voir, il faut
attendre. Ce Bernard n'est pas précisément le drôle sur lequel nous
avions compté. Feinte ou réelle, ça ne manque ni d'une certaine
élévation dans les idées ni d'une certaine distinction dans les
sentiments. Aujourd'hui tout le monde s'en mêle. Grâce aux bienfaits
d'une révolution qui a confondu toutes les classes et supprimé toutes
les lignes de démarcation, la canaille a la prétention d'avoir le cœur
au niveau du nôtre; il n'est pas de gens si piètres qui ne se crussent
déshonorés, s'ils n'affichaient la fierté d'un Rohan et l'orgueil d'un
Montmorency. Cela fait pitié, mais cela est. Ces gens-là finiront par
blasonner leur crasse et par avoir des armoiries.

--Toujours est-il, madame la baronne, ajoutait le marquis, que nous
jouons un vilain jeu, et que nous n'avons même pas la chance pour
excuse; grâce à vos conseils, je suis en passe de perdre du même coup ma
fortune et mon honneur: c'est trop de deux. Comment finira cette
comédie? Vous me répétez sans cesse que nous tenons notre proie; c'est,
par Dieu! bien plutôt notre proie qui nous tient. C'est un rat que nous
avons emprisonné dans un fromage de Hollande.

--Il faut voir, il faut attendre, répétait madame de Vaubert. Henri IV
n'a pas conquis son royaume en un jour.

--Il l'a conquis à cheval, à la pointe d'une épée sans tache.

--Vous oubliez la messe.

--C'était une messe basse; celle que j'entends dure depuis trois mois,
et je n'en suis encore qu'à l'_Introït_.

Quoiqu'il lui en coûtât de mettre des étrangers dans le secret de cette
aventure, qui n'était d'ailleurs un secret pour personne, quelque
répugnance qu'il éprouvât à se commettre avec des gens de loi, le
marquis en était arrivé à un tel état de perplexité, qu'il se décida à
prendre l'avis d'un célèbre jurisconsulte qui florissait alors à
Poitiers, où il passait pour le d'Aguesseau de l'endroit. M. de La
Seiglière doutait encore de la validité des droits de son hôte; il se
refusait à croire qu'un législateur, fût-il Corse, eût poussé l'iniquité
au point d'encourager et de légitimer des prétentions si exorbitantes.
Au risque de perdre sa dernière espérance, il fit appeler un matin dans
son cabinet le d'Aguesseau poitevin, et lui expliqua nettement la chose,
à cette fin de savoir s'il était un moyen honnête de se débarrasser de
Bernard, ou du moins de l'amener forcément à une transaction qui ne
compromettrait ni l'honneur ni la fortune de sa race. Ce célèbre
jurisconsulte, il se nommait Des Tournelles, était un petit vieillard
fin, spirituel et goguenard, d'une bonne noblesse de robe, à ce titre
estimant peu la noblesse d'épée et n'aimant point en particulier les La
Seiglière, qui avaient de tout temps traité de bourgeoisie les fourrures
et les mortiers. En outre, il avait gardé mémoire d'une rencontre dans
laquelle notre gentilhomme l'avait reçu du haut en bas, incident sans
portée qui remontait à plus de trente ans, depuis plus de trente ans
oublié de l'offenseur, mais dont le souvenir saignait encore au cœur de
l'offensé. M. Des Tournelles fut secrètement charmé de voir le marquis
dans un si mauvais cas. Après avoir approfondi l'affaire, après s'être
assuré qu'aux termes même de l'acte de donation passé entre le vieux
Stamply et son ancien maître, les droits du donataire étaient révoqués
dans leur intégrité par le seul fait de l'existence du fils du donateur,
il prit un malin plaisir à démontrer au gentilhomme que non seulement la
loi ne lui offrait aucun moyen d'expulser Bernard, mais encore qu'elle
autorisait celui-ci à le mettre, lui et sa fille, littéralement à la
belle étoile. Le vieux renard ne s'en tint pas là. Sous forme
d'argumentation, il défendit le principe qui réintégrait Bernard dans la
propriété de son père; il développa la pensée du législateur; il soutint
qu'en ceci, loin d'être inique, ainsi que l'affirmait M. de La
Seiglière, la loi n'était que juste, prévoyante, sage et maternelle.
Vainement le marquis se récria, vainement il accusa la république
d'exaction, de violence, et d'usurpation, vainement il essaya d'établir
qu'il tenait ses biens non de la libéralité, mais de la probité de son
ancien fermier, vainement il tenta encore une fois de s'esquiver par les
mille et un détours qu'il connaissait si bien; le légiste lui prouva
poliment qu'en s'appropriant les biens territoriaux des émigrés, la
république n'avait fait qu'user d'un droit légitime, et qu'en lui
restituant le domaine de ses pères, son ancien fermier n'avait fait
qu'accomplir un acte de munificence. Sous prétexte d'éclairer la
question, il écrasa complaisamment le grand seigneur sous la générosité
du vieux gueux. Doué d'une inépuisable faconde, les paroles
s'échappaient de sa bouche comme d'un carquois une nuée de flèches, si
bien que le pauvre marquis, criblé de piqûres et pareil à un homme qui
se fût jeté étourdiment dans un essaim d'abeilles, suait à grosses
gouttes et s'agitait dans son fauteuil, maudissant l'idée qu'il avait
eue de faire venir cet impitoyable bavard, et n'ayant même pas la
ressource de l'emportement et de la colère, tant le bourreau s'y prenait
avec grâce, politesse et dextérité. Il y eut un instant où, poussé à
bout:

--Assez! monsieur, assez! s'écria-t-il; ventre-saint-gris! vous abusez,
ce me semble, de l'érudition et de l'éloquence. Je suis suffisamment
instruit, et ne désire pas en savoir davantage.

--Monsieur le marquis, répliqua sévèrement le madré vieillard qui
prenait goût au jeu et ne devait lâcher la partie qu'après s'être gorgé
du sang de sa victime, je suis ici le médecin de votre fortune et de
votre honneur, et je me croirais indigne de la confiance que vous m'avez
témoignée en ce jour, si je n'y répondais par une franchise pour le
moins égale. Le cas est grave; ce n'est ni avec des restrictions de
votre part, ni avec des ménagements de la mienne que vous pouvez espérer
en sortir.

Ces derniers mots tombèrent comme une rosée bienfaisante sur le cœur
ulcéré du marquis.

--Ah çà! Monsieur, demanda-t-il d'un air hésitant et soumis, tout n'est
donc pas désespéré?

--Non, sans doute, répondit en souriant le rusé Des Tournelles, pourvu
toutefois que vous vous résigniez à tout avouer et à tout entendre. Je
vous le répète, monsieur le marquis, vous ne devez voir en moi qu'un
médecin venu pour étudier votre mal et pour tenter de le guérir.

Amolli par la crainte, alléché par l'espoir, encouragé d'ailleurs par
l'apparente bonhomie sous laquelle le vieux serpent cachait ses perfides
desseins, le marquis se laissa aller à des épanchements exagérés. Pour
nous en tenir à la comparaison du jurisconsulte, il lui arriva ce qui
arrive aux gens qui, après avoir passé leur vie à se railler de la
médecine, se jettent aveuglément entre les bras des médecins aussitôt
qu'ils ont cru sentir à leur chevet le souffle glacé de la mort. À part
quelques détails qu'il crut devoir omettre, il dit tout, son retour,
l'arrivée de Bernard, et de quelle façon ce jeune homme était installé
au château. Poussé par le diabolique Des Tournelles, qui l'interrompait
çà et là en s'écriant:--Très bien! c'est très bien! c'est moins grave
que je ne l'avais d'abord imaginé; du courage, monsieur le marquis! cela
va bien, nous en sortirons--il mit sa position à nu et se déshabilla,
c'est le mot, tandis que, le menton appuyé sur le bec à corbin de sa
canne, le vieux roué étouffait de joie dans sa peau de voir
l'orgueilleux gentilhomme étalant ses infirmités et découvrant sans
pudeur les plaies de son égoïsme et de son orgueil. Quand celui-ci fut
au bout de ses confidences, M. Des Tournelles prit un air soucieux et
hocha tristement la tête.

--C'est grave, dit-il, c'est très grave, c'est plus grave que je ne le
croyais tout-à-l'heure. Monsieur le marquis, il ne faut pas vous
dissimuler que vous êtes dans la plus fâcheuse position où se soit
jamais trouvé gentilhomme d'aucun temps et d'aucun pays. Vous n'êtes
plus chez vous. Ce n'est pas vous qui tolérez Bernard, c'est lui qui
vous tolère. Vous êtes à sa merci; vous dépendez d'un de ses caprices.
Ce garçon peut, d'un jour à l'autre, vous signifier votre congé. C'est
grave, c'est très grave, c'est excessivement grave.

--Je le sais pardieu bien, que c'est grave! s'écria le marquis avec
humeur; vous me répéterez cela cent fois que vous ne m'apprendrez rien
de nouveau.

--Je n'ignore pas, poursuivit tranquillement M. Des Tournelles sans
s'arrêter à l'interruption du marquis, je suis loin d'ignorer que ce
jeune homme a tout intérêt à vous conserver sous son toit, vous et votre
aimable fille; je sais qu'il se procurerait difficilement des hôtes
aussi distingués et qui lui fissent plus d'honneur. Je vais plus loin:
je prétends qu'il est de son devoir de chercher à vous retenir; je
soutiens que la piété filiale lui commande impérieusement de vous
enchaîner à sa fortune. Vous avez été si bon pour son père! On a dit
avec raison que ce vieillard s'était enrichi en se dépouillant, tant
vous l'avez entouré, sur la fin de ses jours, d'attentions, de soins, de
tendresse et d'égards! Spectacle charmant! Il est beau de voir ainsi la
main qui donne vaincue en générosité par la main qui reçoit. Quoique je
n'aie pas l'avantage de connaître M. Bernard, je ne doute point de ses
pieuses dispositions jusqu'à présent, tout révèle en lui un noble cœur,
un esprit élevé, une âme reconnaissante. Mais, outre qu'il ne convient
pas qu'un La Seiglière accepte une condition humiliante, la vie est
semée d'écueils contre lesquels viennent nécessairement se briser tôt ou
tard les intentions les plus pures, les résolutions les plus honnêtes.
Bernard est jeune, il se mariera, il aura des enfants. Monsieur le
marquis, je vous dois la vérité: c'est tout ce qu'on peut imaginer de
plus grave.

--Que diable! Monsieur, s'écria M. de La Seiglière, qui sentait son sang
lui chauffer les oreilles, je vous ai fait venir, non pour calculer la
profondeur de l'abîme où je suis tombé, mais pour m'indiquer un moyen
d'en sortir. Commencez par m'en tirer, vous le mesurerez ensuite.

--Permettez, Monsieur, permettez, répliqua M. Des Tournelles; avant de
vous tendre une échelle, il est bon pourtant que je sache de quelle
longueur il vous la faut. Monsieur le marquis, l'abîme est profond...
Quel abîme!... si vous en revenez, vous pourrez vous flatter, comme
Thésée, d'avoir vu les sombres bords. Et quelle histoire, Monsieur, que
la vôtre! quels bizarres jeux du sort! quelles étranges vicissitudes! Le
marquis de La Seiglière, un des plus grands noms de l'histoire, un des
premiers gentilshommes de France, rappelé de l'exil par un de ses vieux
serviteurs! Ce digne homme qui se dépouille pour enrichir son seigneur
d'autrefois! Ce fils qu'on croyait mort et qui revient un beau matin
pour réclamer son héritage! C'est un drame, c'est tout un roman; nous
n'avons rien de plus intéressant dans les annales judiciaires. Convenez,
monsieur le marquis, que vous avez été bien surpris en voyant apparaître
devant vous ce jeune guerrier, tué à la bataille de la Moscowa! Quoique
son retour dût jeter quelque trouble dans votre existence, je jurerais
que ça ne vous a pas été désagréable de voir vivant et bien portant le
fils de votre bienfaiteur.

--Au fait, Monsieur, au fait! s'écria le marquis, près d'éclater et plus
rouge qu'une pivoine. Savez-vous un moyen de me tirer de là?

--Vertudieu! monsieur le marquis, s'écria l'impitoyable vieillard, il
faudra bien que nous en trouvions un. Vous ne pouvez pas rester dans un
si cruel embarras. Il ne sera pas dit qu'un marquis de La Seiglière et
sa fille auront vécu à la charge du fils de leur ancien fermier, exposés
chaque jour à se voir renvoyés honteusement, comme des locataires qui
n'auraient pas payé leur terme. Cela ne doit pas être, cela ne sera pas.

À ces mots, M. Des Tournelles parut se plonger dans une méditation
savante. Il resta bien un bon quart d'heure à tracer avec le bout de sa
canne des ronds sur le parquet, ou, le nez en l'air, à regarder les
moulures du plafond, tandis que le marquis l'examinait en silence avec
une anxiété impossible à décrire, mais facile à comprendre, cherchant à
lire sa destinée sur le front de ce diable d'homme, et passant tour à
tour du découragement à l'espoir, selon l'expression inquiète ou
souriante que le perfide Des Tournelles donnait au jeu de sa
physionomie.

--Monsieur le marquis, dit-il enfin, la loi est formelle; les droits du
fils Stamply sont incontestables. Cependant, comme il n'est rien en
droit qui ne puisse être contesté, j'ai la conviction qu'avec beaucoup
de ruse et d'adresse vous pourrez réussir à faire débouter le fils
Stamply de ses prétentions. Mais voici le diable! pour en venir là, il
faudra recourir aux subtilités de la loi, et vous, marquis de La
Seiglière, vous ne consentirez jamais à vous engager dans les détours de
la chicane.

--Jamais, Monsieur, jamais! répliqua le marquis avec fierté; mieux vaut
sauter par la fenêtre, que d'essuyer la boue des escaliers.

--J'en étais sûr, reprit M. Des Tournelles. Ces sentiments sont trop
chevaleresques pour que je veuille les combattre. Permettez-moi
seulement de vous faire observer qu'il s'agit du domaine de vos
ancêtres, d'un million de propriétés, de l'avenir de votre fille et des
destinées de votre race. Tout cela est à prendre en quelque
considération. Je ne parle pas de vous, monsieur le marquis; vous avez
le cœur le plus désintéressé qui ait jamais battu dans une poitrine
humaine, la ruine vous effraie moins qu'une tache à votre blason. La
misère ne vous fait pas peur; vous vivriez au besoin de racines et d'eau
claire. C'est noble, c'est grand, c'est beau, c'est héroïque! Je vous
vois déjà reprenant sans pâlir le chemin de la pauvreté. À ce tableau,
mon cœur s'émeut et mon imagination s'exalte; car, on l'a dit avec
raison, le plus magnifique spectacle qui se puisse voir, est la lutte de
l'homme fort aux prises avec l'adversité. Mais votre fille, Monsieur,
votre fille, car vous êtes père, monsieur le marquis! s'il vous plaît
d'accepter le rôle d'Œdipe, imposerez-vous à cette aimable enfant la
tâche d'Antigone? Que dis-je! aussi impitoyable qu'Agamemnon, la
sacrifierez-vous, nouvelle Iphigénie, sur l'autel de l'orgueil, à
l'égoïsme de l'honneur? Je conçois qu'il vous répugne de traîner votre
nom devant les tribunaux, et d'arracher par ruse à la justice la
consécration de vos droits. Cependant, songez-y, un million de
propriétés! Monsieur le marquis, vous êtes bien ici, ce luxe héréditaire
vous sied à ravir et vous va comme un gant. Et puis, voyons, entre vous
et moi, est-il plus honteux de chercher à frapper son adversaire au
défaut de la loi, qu'il ne l'était autrefois, entre chevaliers, de se
viser, la lance au poing, au joint de la visière et au défaut de la
cuirasse?

--Allons, Monsieur, dit le marquis après quelques instants d'hésitation
silencieuse, si vous croyez pouvoir répondre du succès, par dévouement
aux intérêts de ma chère et bien-aimée fille, je me résignerai à vider
jusqu'à la lie le calice des humiliations.

--Triomphe de l'amour paternel! s'écria M. Des Tournelles. Ainsi, c'est
convenu, nous plaidons. Il ne nous reste plus qu'à trouver par quelles
délicatesses nous arrivons à dépouiller légalement de ses droits
légitimes le fils du bonhomme qui vous a donné tous ses biens.

--Eh bien! Monsieur? demanda-t-il.

--Eh bien! monsieur le marquis, répondit M. Des Tournelles en prenant
tout d'un coup un air piteux et consterné, vous êtes perdu, perdu sans
ressource, perdu sans espoir. Tout considéré, tout pesé, tout calculé,
plaider serait un pas de clerc: vous y compromettriez votre réputation
sans y sauver votre fortune. Je me ferais fort de tourner la loi et de
vous arracher aux étreintes de l'article 960 du chapitre des donations;
avec le Code, il y a toujours moyen de s'arranger. Malheureusement, les
termes de l'acte qui vous a réintégré dans vos biens sont trop nets,
trop précis et trop explicites, pour qu'il soit permis, avec la
meilleure volonté du monde, d'en altérer et d'en dénaturer le sens; un
avoué lui-même y perdrait sa peine et son temps. Le vieux Stamply ne
vous a fait don de sa fortune que dans la conviction que son fils était
mort; le fils vit: donc le père ne vous a rien donné. Tirez-vous de
là.--Mais je voudrais bien savoir, s'écria-t-il d'un air vainqueur,
pourquoi nous nous amusons, vous et moi, à chercher si loin un dénoûment
fâcheux, s'il n'était impossible, lorsque nous en avons un là, tout
près, sous la main, honorable autant qu'infaillible. Pour peu que vous
possédiez vos auteurs comiques, vous n'êtes pas sans avoir remarqué sans
doute que toutes les comédies finissent par un mariage, si bien qu'il
semble que le mariage ait été spécialement institué pour l'agrément et
pour l'utilité des poètes. Le mariage, monsieur le marquis! c'est le
grand ressort, c'est le _Deus ex machina_, c'est l'épée d'Alexandre
tranchant le nœud gordien. Voyez Molière, voyez Regnard, voyez-les tous:
comment sortiraient-ils de leurs inventions, s'ils n'en sortaient par un
mariage? Dans toutes les comédies, qui rapproche les familles divisées?
qui termine les différends? qui clôt les procès, éteint les haines, met
fin aux amours? Le mariage, toujours le mariage. Eh! vertu-dieu! s'il
est vrai que le théâtre soit la peinture et l'expression de la vie
réelle, qui nous empêche, nous aussi, de finir par un mariage?
Mademoiselle de La Seiglière est jeune, on la dit charmante; de son
côté, M. Bernard est jeune encore, et, dit-on, passablement tourné.
Mariez-moi ces deux jeunesses: Molière lui-même, à cette aventure, n'eût
pas cherché un autre dénoûment.

À ces mots, malgré la gravité de la situation, le marquis fut pris d'un
tel accès d'hilarité, qu'il resta près de cinq minutes à se tenir les
côtes et à se tordre dans son fauteuil en riant aux éclats.

--Par Dieu! Monsieur, s'écria-t-il enfin, depuis deux heures que vous me
tenez sur la sellette, vous me deviez ce petit dédommagement.
Répétez-moi cela, je vous prie.

--J'ai l'honneur de vous répéter, monsieur le marquis, repartit le malin
vieillard avec un imperturbable sang-froid, que le seul moyen de
concilier en cette affaire le soin de votre réputation et celui de vos
intérêts, est d'offrir mademoiselle de La Seiglière en mariage au fils
de votre ancien fermier.

Pour le coup, le marquis n'y tint plus. Il se renversa sur son fauteuil,
se leva, fit deux fois le tour de la chambre, et vint se rasseoir, en
proie aux convulsions de ce rire maladif qu'excite le chatouillement.
Quand il se fut un peu calmé:

--Monsieur, s'écria-t-il, on m'avait bien dit que vous étiez un habile
homme, mais j'étais loin de vous soupçonner de cette force-là.
Ventre-saint-gris! comme vous y allez! Quel coup-d'œil prompt et sûr!
quelle façon d'arranger les choses! Pour en être, à votre âge, arrivé à
ce point de savoir et d'érudition, il faut qu'on vous ait envoyé bien
jeune à l'école. Monsieur votre père était sans doute procureur. Vous
auriez rendu des points à Bartole, et maître Cujas n'eût pas été digne
de serrer le nœud de votre catogan. Vive Dieu! quel puits de science!
Madame Des Tournelles, quand vous la promenez le dimanche à Blossac,
doit porter un peu haut la tête.--Monsieur le jurisconsulte, ajouta-t-il
en changeant brusquement de ton, vous avez oublié que je vous ai fait
appeler pour vous demander une consultation, et non pas un conseil.

--Mon Dieu! monsieur le marquis, reprit sans s'émouvoir M. Des
Tournelles, je comprends parfaitement qu'une pareille proposition
révolte vos nobles instincts. Je me mets à votre place; j'accepte toutes
vos répugnances, j'épouse toutes vos rébellions. Cependant, pour peu que
vous daigniez y réfléchir, vous comprendrez à votre tour qu'il est des
nécessités auxquelles l'orgueil le plus légitime est obligé parfois de
se plier.

--Brisons là, Monsieur, dit le marquis d'un ton sévère qui n'admettait
pas de réplique, ce qui n'empêcha pas le vieux fourbe de répliquer.

--Monsieur le marquis, reprit-il avec fermeté, le sincère intérêt, les
vives sympathies que m'inspire votre position, le respectueux
attachement que j'ai voué de tout temps à votre illustre famille, la
franchise et la loyauté bien connues de mon caractère, tout me fait une
loi d'insister; j'insisterai, dussé-je, pour prix de mon dévoûment,
encourir vos railleries ou votre colère. Je suppose qu'un jour le pied
vous manque et que vous tombiez dans le Clain: ne serait-il pas criminel
devant Dieu et devant les hommes, celui qui, pouvant vous sauver, ne
vous tendrait pas une main secourable? Eh bien! vous êtes tombé dans un
gouffre cent fois plus profond que le lit de notre rivière, et je
croirais faillir à tous mes devoirs, si je n'employais, au risque de
vous blesser et de vous meurtrir, tous les moyens humainement possibles
pour essayer de vous en arracher.

--Eh! Monsieur, s'écria le marquis, si c'est leur bon plaisir, laissez
les gens se noyer en paix. Mieux vaut se noyer proprement dans une eau
pure et transparente que de se retenir au déshonneur et de se cramponner
à la honte.

--Ces sentiments vous honorent; je reconnais là le digne héritier d'une
race de preux. Je crains seulement que vous ne vous exagériez les
dangers d'une mésalliance. Il faut bien reconnaître qu'à tort ou à
raison, les idées se sont singulièrement modifiées là-dessus. Monsieur
le marquis, les temps sont durs. Quoique restaurée, la noblesse s'en va;
sous le factice éclat qu'on vient de lui rendre, elle a déjà la
mélancolie d'un astre qui pâlit et décline. J'ai la conviction qu'elle
ne pourra retrouver son antique splendeur qu'en se retrempant dans la
démocratie, qui déborde de toutes parts. J'ai mûrement réfléchi sur
notre avenir, car, moi aussi, je suis gentilhomme, et ce qui prouve à
quel point je suis pénétré de la nécessité où nous sommes de nous allier
à la canaille, c'est que je me suis résigné tout récemment à marier ma
fille aînée à un huissier. Que voulez-vous? Il en est aujourd'hui de
l'aristocratie comme de ces métaux précieux qui ne peuvent se solidifier
qu'en se combinant avec un grain d'alliage. Dans notre époque, une
mésalliance n'est autre chose qu'un pare-à-tonnerre. Déroger, c'est
prendre un point d'appui, c'est se prémunir contre la tempête. Il se
prépare à cette heure un jeu de bascule curieux à observer: avant qu'il
soit vingt ans, le gentilhomme bourgeois aura remplacé le bourgeois
gentilhomme. Voulez-vous, monsieur le marquis, connaître toute ma
pensée?

--Je n'y tiens pas, dit le marquis.

--Je vais donc vous la dire, reprit avec assurance l'abominable petit
vieillard. Grâce à votre grand nom, à votre grande fortune, à votre
grand esprit, grâce enfin à vos grandes manières, il se trouve
naturellement que vous êtes peu aimé dans le pays. Vous avez des
ennemis: quel homme supérieur n'en a pas? Plaignons l'être assez
déshérité de la terre et du ciel pour n'en point avoir deux ou trois. À
ce compte, vous en avez beaucoup; pourrait-il en être autrement? Vous
n'êtes pas populaire: quoi de plus simple, la popularité n'étant en
toutes choses que le cachet de la sottise et la couronne de la
médiocrité? Bref, vous avez l'honneur d'être haï.

--Monsieur!...

--Trève de modestie! on vous hait. Vous servez de point de mire aux
boulets ramés d'un parti cauteleux dont l'audace grandit chaque jour, et
qui menace de bientôt devenir la majorité de la nation. Je me garderai
bien de vous rapporter les basses calomnies que ce parti sans foi ni loi
ne se lasse pas de répandre, comme un venin, sur votre noble vie. Je
sais trop quel respect vous est dû pour que je consente jamais à me
faire l'écho de ces lâches et méchants propos. On vous blâme hautement
d'avoir déserté la patrie au moment où la patrie était en danger; on
vous accuse d'avoir porté les armes contre la France.

--Monsieur, répliqua M. de La Seiglière avec une vertueuse indignation,
je n'ai jamais porté les armes contre personne.

--Je le crois, monsieur le marquis, j'en suis sûr; tous les honnêtes
gens en sont convaincus comme moi; malheureusement les libéraux ne
respectent rien, et les honnêtes gens sont rares. On se plaît à vous
signaler comme un ennemi des libertés publiques; le bruit court que vous
détestez la charte; on insinue que vous tendez à rétablir dans vos
domaines la dîme, la corvée et quelque autre droit du seigneur. On
assure que vous avez écrit à sa majesté Louis XVIII pour lui conseiller
d'entrer dans la chambre des députés éperonné, botté, le fouet au poing,
comme Louis XIV dans son parlement; on affirme que vous fêtez chaque
année le jour anniversaire de la bataille de Waterloo; on vous soupçonne
d'être affilié à la congrégation des jésuites; enfin on va jusqu'à dire
que vous insultez ostensiblement à la gloire de nos armées en attachant
chaque jour à la queue de votre cheval une rosette tricolore. Ce n'est
pas tout, car la calomnie ne s'arrête pas en si beau chemin: on prétend
que le vieux Stamply a été victime d'une captation indigne, et que, pour
prix de ses bienfaits, vous l'avez laissé mourir de chagrin. Je ne
voudrais pas vous effrayer; cependant je dois vous avouer qu'au point où
en sont les choses, si une seconde révolution éclatait, et Dieu seul
peut savoir ce que l'avenir nous réserve, il faudrait encore une fois
vous empresser de fuir, sinon, monsieur le marquis, je ne répondrais pas
de votre tête.

--Savez-vous bien, Monsieur, que c'est une infamie? s'écria M. de la
Seiglière, à qui les paroles du satanique vieillard venaient de mettre
la puce à l'oreille; savez-vous que ces libéraux sont d'affreux coquins?
Moi, l'ennemi des libertés publiques! Je les adore, les libertés
publiques; et comment m'y prendrais-je pour détester la charte? je ne la
connais pas. Les jésuites! mais, ventre-saint-gris! je n'en vis jamais
la queue d'un. Le reste à l'avenant; je ne daignerai pas répondre à des
accusations qui partent de si bas. Quant à une seconde révolution,
ajouta gaîment le marquis comme les poltrons qui chantent pour se
rassurer, j'imagine, Monsieur, que vous voulez rire.

--Vertudieu, Monsieur, je ne ris point, répliqua vivement M. des
Tournelles. L'avenir est gros de tempêtes; le ciel est chargé de nuages
livides: les passions politiques s'agitent sourdement; le sol est miné
sous nos pas. En vérité, je vous le dis, si vous ne vouiez être surpris
par l'ouragan, veillez, veillez sans cesse, prêtez l'oreille à tous les
bruits, soyez nuit et jour sur vos gardes, n'ayez ni repos, ni trève, ni
répit, et puis tenez vos malles prêtes, afin de n'avoir plus qu'à les
fermer au premier coup de tonnerre qui partira de l'horizon.

M. de La Seiglière pâlit, et regarda M. Des Tournelles avec épouvante.
Après avoir joui quelques instants de l'effroi qu'il venait de jeter
dans le cœur de l'infortuné:

--Sentez-vous maintenant, monsieur le marquis, l'opportunité d'une
mésalliance? Commencez-vous d'entrevoir qu'un mariage entre le fils
Stamply et mademoiselle de La Seiglière serait, de votre part, un acte
de politique haute et profonde? Comprenez-vous qu'ainsi faisant, vous
changez la face des choses? On vous soupçonne de haïr le peuple; vous
donnez votre fille au fils d'un paysan. On vous signale comme un ennemi
de notre jeune gloire; vous adoptez un enfant de l'empire. On vous
accuse d'ingratitude; vous mêlez votre sang à celui de votre
bienfaiteur. Ainsi, vous confondez la calomnie, vous désarmez l'envie,
vous ralliez à vous l'opinion, vous vous créez des alliances dans un
parti qui veut votre ruine, vous assurez contre la foudre votre tête et
votre fortune; enfin, vous achevez de vieillir au sein du luxe et de
l'opulence, heureux, tranquille, honoré, à l'abri des révolutions.

--Monsieur, dit le marquis avec dignité, s'il en est besoin, ma fille et
moi, nous monterons sur l'échafaud. On peut répandre notre sang, mais on
ne le souillera pas tant qu'il coulera dans nos veines. Nous sommes
prêts; la noblesse de France a prouvé, Dieu merci! qu'elle savait
mourir.

--Mourir n'est rien, vivre est moins facile. Si l'échafaud était dressé
à votre porte, je vous prendrais par la main et vous dirais: Montez au
ciel! mais d'ici là, monsieur le marquis, que de mauvais jours à passer!
Songez...

--Pas un mot de plus, je vous prie, dit M. de La Seiglière en tirant du
gousset de sa culotte de satin noir une petite bourse de filet qu'il
glissa furtivement entre les doigts de M. Des Tournelles.--Vous m'avez
singulièrement diverti, ajouta le marquis; il y a longtemps que je
n'avais ri de si bon cœur.

--Monsieur le marquis, répliqua M. Des Tournelles en laissant tomber
négligemment la bourse sur le parquet, je suis suffisamment récompensé
par l'honneur que vous m'avez fait en me jugeant digne de votre
confiance; d'ailleurs, s'il est vrai que j'aie réussi à vous faire rire
dans la position où vous êtes, c'est mon triomphe le plus beau, et je
reste votre obligé. Toutes les fois qu'il vous plaira de recourir à mes
faibles lumières, sur un mot de vous je viendrai, trop heureux si, comme
aujourd'hui, je puis faire descendre dans votre esprit quelque confiance
et quelque sérénité.

--Vous êtes trop bon mille fois.

--Comment donc! vous avez beau ne plus être ici chez vous, et n'avoir
désormais en propre ni château, ni parc, ni forêts, ni domaines, pas
même un pauvre coin de terre à vous où vous puissiez dresser votre
tente, vous êtes encore et serez toujours pour moi le marquis de La
Seiglière, plus grand peut-être dans l'infortune que vous ne le fûtes
jamais au faîte de la prospérité. Je suis fait ainsi; l'infortune me
séduit, l'adversité m'attire. Si mes opinions politiques me l'eussent
permis, j'aurais accompagné Napoléon à Sainte-Hélène. Veuillez croire
que mon dévoûment et mon respect vous suivront partout, et que vous
trouverez en moi un fidèle courtisan du malheur.

--De votre côté, monsieur, soyez persuadé que votre respect et votre
dévoûment me seront d'un bien précieux secours et d'une bien douce
consolation, répondit le marquis en tirant le cordon d'une sonnette.

M. Des Tournelles s'était levé. Près de se retirer, il s'arrêta, promena
autour de lui un regard complaisant, et considéra dans tous ses détails
le luxe de l'appartement où il se trouvait.

--Séjour délicieux! réduit enchanté! murmura-t-il comme se parlant à
lui-même. Tapis d'Aubusson, damas de Gênes, porcelaines de Saxe, meubles
de Boule, cristaux de Bohême, tableaux de prix, objets d'art, fantaisies
charmantes... Monsieur le marquis, vous êtes ici comme un roi. Et ce
parc! c'est un bois, ajouta-t-il en s'approchant d'une croisée. Vous
devez, au printemps, du coin de votre feu, entendre chanter la nuit le
rossignol.

En cet instant, la porte du salon s'ouvrit et un valet parut sur le
seuil.

--Jasmin, dit M. de La Seiglière en poussant du pied la bourse qui
gisait encore sur le tapis et laissait voir le jaune métal, reluisant à
travers les mailles du filet comme les écailles d'un poisson doré,
ramassez ceci: c'est un présent que vous fait M. Des Tournelles. Adieu,
monsieur Des Tournelles, adieu. Mes compliments à votre épouse. Jasmin,
reconduisez monsieur; vous lui devez une politesse.

Cela dit, il tourna le dos sans plus de façon, s'enfonça sous un double
rideau dans l'embrasure d'une fenêtre, et colla son front sur la vitre.
Il croyait déjà le Des Tournelles hors du château, quand tout à coup
l'exécrable vieillard, qui s'était glissé comme un aspic, se dressa sur
la pointe des pieds, et la bouche à fleur d'oreille:

--Monsieur le marquis... dit-il à demi-voix et d'un air mystérieux.

--Comment, s'écria M. de La Seiglière en se retournant brusquement,
Monsieur, c'est encore vous?

--Un dernier avis, il est bon: le cas est grave; voulez-vous en sortir?
mariez votre fille à Bernard.

Là-dessus, envoyé par le marquis à tous les diables, M. Des Tournelles
fit volte-face, et, suivi de Jasmin qui se confondait en salutations, la
canne sous le bras, souriant et se frottant les mains, il s'esquiva,
joyeux comme une fouine qui sort d'un poulailler, enivrée de carnage et
se pourléchant les babines.

       *       *       *       *       *

Ainsi, tout en ayant l'air de n'y pas toucher ou de n'y toucher que pour
les guérir, le Des Tournelles n'avait fait qu'envenimer et mettre à vif
les blessures de sa victime; ainsi M. de La Seiglière, qui auparavant se
sentait déjà bien malade, venait d'acquérir la certitude que sa maladie
était mortelle et qu'il n'en reviendrait pas. Tel fut le beau résultat
de cette consultation mémorable: un marquis se noyait; un jurisconsulte
qui passait par là lui prouva qu'il était perdu et lui mit une pierre au
cou, après l'avoir durant deux heures, sous prétexte de le sauver,
traîné et roulé dans la vase.

Or, le cœur du marquis n'était pas le seul tourmenté dans la vallée du
Clain. Sans parler de madame de Vaubert, qui n'était pas précisément
rassurée sur le dénoûment de son entreprise, Hélène et Bernard avaient,
chacun de son côté, perdu le repos, et la sérénité de leur âme. Depuis
longtemps déjà, mademoiselle de La Seiglière s'interrogeait avec
inquiétude. Pourquoi, dans aucune de ses lettres à M. de Vaubert,
n'avait-elle osé parler de la présence de Bernard? Sans doute elle avait
craint de s'attirer les railleries du jeune baron, qui n'avait jamais pu
tolérer le vieux Stamply. Mais pourquoi, vis-à-vis de Bernard, toutes
les fois qu'il s'était agi du fils de la baronne, n'avait-elle jamais
osé parler de son union prochaine avec lui? Parfois il lui semblait
qu'elle les trompait l'un et l'autre. D'où venait ce vague effroi ou
cette morne indifférence qu'elle ressentait depuis quelque temps à la
pensée du retour de Raoul? D'où venait aussi que ses lettres, qui
l'avaient distraite d'abord, sinon charmée, ne lui apportaient plus
qu'un profond et mortel ennui? D'où venait enfin le sentiment de
lassitude qui l'accablait chaque fois qu'il fallait y répondre? À toutes
ces questions, sa raison s'égarait. Ce n'était pas seulement ce qui se
passait en elle qui la troublait ainsi; elle comprenait instinctivement
qu'il s'agitait autour d'elle quelque chose d'équivoque et de
mystérieux. La tristesse de son père, le brusque éloignement de Raoul,
son absence prolongée, l'attitude de la baronne, tout alarmait cette
conscience timorée qu'un souffle aurait suffi à ternir. L'éclat de ses
joues pâlit; ses beaux yeux se cernèrent; son aimable humeur s'altéra.
Pour s'expliquer le trouble et le malaise qu'elle éprouvait auprès de
Bernard, elle s'efforça de le haïr; elle reconnut que c'était depuis
l'arrivée de cet étranger qu'elle avait perdu le calme et la limpidité
de ses jeunes années; elle l'accusa dans son cœur d'accepter trop
humblement l'hospitalité d'une famille que son père avait dépouillée;
elle se dit qu'il aurait pu chercher un plus noble emploi de son courage
et de sa jeunesse, et regretta de ne lui point voir plus d'orgueil et de
dignité. Puis, se rattachant à M. de Vaubert de toutes ses forces et de
tout son courage, prenant ainsi sa conscience pour de l'amour et son
amour pour de la haine, elle s'éloigna peu à peu de Bernard, renonça aux
promenades dans le parc, cessa de paraître au salon, et vécut retirée
dans son appartement. Réduit à l'intimité du marquis et de la baronne,
depuis que mademoiselle de La Seiglière n'était plus là pour couvrir de
sa candeur, de son innocence et de sa beauté les ruses et les intrigues
dont il avait été le jouet, Bernard devint sombre, bizarre, irascible,
et c'est alors que le marquis, par une résolution qui mériterait d'être
couverte de toutes les épithètes qu'entassait pêle-mêle madame de
Sévigné à propos du mariage d'une petite-fille d'Henri IV avec un cadet
de Gascogne, se décida brusquement à passer sous les fourches caudines
que M. Des Tournelles lui avait indiquées comme la seule voie de salut
qui lui restât en ce bas monde.



X


Depuis son entrevue avec l'abominable Des Tournelles, notre marquis
avait perdu le sommeil, le boire et le manger. Grâce à la frivolité de
son esprit et à l'étourderie de son caractère, il avait pu garder
jusqu'alors quelque espoir et nourrir quelques illusions. Ce n'étaient
déjà plus, il est vrai, ces vives allures, ces vertes saillies, ces
folles équipées qui nous égayaient autrefois; mais encore parvenait-il à
s'échapper de loin en loin et retrouvait-il çà et là l'entrain, la verve
et la pétulance de son aimable et bonne nature. C'était un papillon
blessé, mais qui battait encore de l'aile, quand, sous prétexte de le
tirer de peine, l'affreux jurisconsulte, le saisissant délicatement
entre ses doigts, l'avait fixé vivant sur le carton d'airain de la
réalité. Dès-lors avait commencé pour le marquis un martyre non encore
éprouvé. Que devenir? quel parti prendre? Si l'orgueil lui conseillait
de se retirer tête haute, l'égoïsme était d'un avis contraire, et si
l'orgueil avait de bonnes raisons à mettre en avant, l'égoïsme en avait
dans son sac d'aussi bonnes, sinon de meilleures. Le marquis se faisait
vieux; la goutte le travaillait sourdement; vingt-cinq années d'exil et
de privations l'avaient guéri des héroïques escapades et des
chevaleresques exaltations de la jeunesse. La pauvreté lui agréait
d'autant moins, qu'il avait vécu dans son intimité; il sentait son sang
se figer dans ses veines rien qu'au souvenir de ce morne et pâle visage
qu'il avait vu pendant vingt-cinq ans assis à sa table et à son foyer.
Pour tout dire enfin, quoiqu'il n'aimât rien autant que lui-même, il
adorait sa fille, et son cœur se serrait douloureusement à la pensée que
cette belle créature, après s'être acclimatée dans le luxe et dans
l'opulence, pourrait retomber dans l'atmosphère terne et glacée qui
avait enveloppé son berceau. Il hésitait: nous en savons plus d'un qui,
en pareille occurrence, y regarderait à deux fois, sans avoir pour
excuse une fille adorée, soixante ans passés et la goutte. Que faire
cependant? De quel côté qu'il se retournât, M. de La Seiglière ne voyait
que la ruine et la honte. Madame de Vaubert, qui ne répondait à toutes
ses questions que par ces mots:--Il faut voir, il faut
attendre,--n'était rien moins que rassurante. Le gentilhomme en voulait
secrètement à sa noble amie du rôle très peu noble qu'ils jouaient tous
deux depuis six mois. D'une autre part, la nouvelle attitude qu'avait
prise tout à coup Bernard glaçait le marquis d'épouvante. Depuis
qu'Hélène ne les charmait plus de sa présence, les journées se
traînaient tristement, les soirées plus tristement encore. Le matin,
après le déjeuner où mademoiselle de La Seiglière avait cessé de
paraître, Bernard, laissant le marquis à ses réflexions, montait à
cheval et ne revenait que le soir, plus sombre, plus taciturne, plus
farouche qu'il n'était parti. Le soir, après dîner, Hélène allait
presqu'aussitôt s'enfermer dans son appartement, et Bernard restait seul
au salon, entre le marquis et madame de Vaubert, qui, ayant épuisé les
ressources de son esprit et profondément découragée d'ailleurs, ne
savait qu'imaginer pour abréger le cours des heures silencieuses.
Bernard avait de temps en temps une certaine façon de les regarder tour
à tour qui les faisait frissonner des pieds à la tête. Lui si patient
tant qu'Hélène avait été là pour le contenir ou pour l'apaiser avec un
sourire, sur un mot du marquis ou de la baronne, il se livrait à des
emportements qui les terrifiaient l'un et l'autre. Il avait remplacé le
récit par l'action; il donnait des batailles au lieu d'en raconter, et
lorsqu'il s'était retiré, le plus souvent pâle et froid de colère, sans
avoir serré la main du vieux gentilhomme, demeurés seuls au coin du feu,
le marquis et la baronne se regardaient l'un l'autre en silence.--Eh
bien! madame la baronne?--Eh bien! monsieur le marquis, il faut voir, il
faut attendre, disait encore une fois madame de Vaubert: et le marquis,
les pieds sur les chenets et le nez sur la braise, s'abandonnait à de
muets désespoirs, d'où la baronne n'essayait même plus de le tirer. Il
s'attendait d'un jour à l'autre à recevoir un congé en forme. Ce n'est
pas tout. M. de La Seiglière savait, à n'en pouvoir douter, qu'il était
pour le pays, ainsi que l'avait dit M. Des Tournelles, un sujet de risée
et de raillerie, en même temps qu'un objet de haine et d'exécration. Les
lettres anonymes, distraction et passe-temps de la province, avaient
achevé d'empoisonner sa vie, imbibée déjà d'absinthe et de fiel. Il ne
s'écoulait point de jour qui ne lui apportât à respirer quelqu'une de
ces fleurs vénéneuses qui croissent à l'ombre et foisonnent dans le
fumier des départements. Les uns le traitaient d'aristocrate et le
menaçaient de la lanterne; les autres l'accusaient d'ingratitude envers
son ancien fermier, et de vouloir déshériter le fils après avoir
lâchement et traîtreusement dépouillé le père. La plupart de ces lettres
étaient enrichies d'illustrations à la plume, petits tableaux de genre
pleins de grâce et d'aménité, qui suppléaient avantageusement ou
complétaient agréablement le texte. C'était, par exemple, une potence
ornée d'un pauvre diable, figurant sans doute un marquis, ou bien le
même personnage aux prises avec un instrument fort en usage en 95. Pour
ajouter à tant d'angoisses, la gazette, que le marquis lisait assidûment
depuis son entretien avec le d'Aguesseau poitevin, regorgeait de
prédictions sinistres et de prophéties lamentables; chaque jour, le
parti libéral y était représenté comme un brûlot qui devait incessamment
faire sauter la monarchie, à peine restaurée. Ainsi se confirmaient déjà
et menaçaient de se réaliser toutes les paroles de l'exécrable
vieillard. Épouvanté, on le serait à moins, M. de La Seiglière ne rêvait
plus que bouleversements et révolutions. La nuit, il se dressait sur son
séant pour écouter la bise qui lui chantait la _Marseillaise_, et
lorsque enfin, brisé par la fatigue, il réussissait à s'endormir,
c'était pour voir et pour entendre en songe le hideux visage du vieux
jurisconsulte, qui entr'ouvrait ses rideaux et lui criait:--Mariez votre
fille à Bernard! Or, le marquis n'était pas homme à longtemps se tenir
dans une position si violente et qui répugnait à tous ses instincts. Il
n'avait ni la patience ni la persévérance qui sont le ciment des âmes
énergiques et des esprits forts. Inquiet, irrité, humilié, exaspéré, las
d'attendre et de rien voir venir, acculé dans une impasse et
n'apercevant point d'issue, il y avait cent à parier contre un que le
marquis sortirait de là brusquement, par un coup de foudre; mais nul,
pas même madame de Vaubert, n'aurait pu prévoir quelle bombe allait
éclater, si ce n'est pourtant M. Des Tournelles, qui en avait allumé la
mèche.

Un soir d'avril, seule avec le marquis, madame de Vaubert était
silencieuse et regardait d'un air visiblement préoccupé les lignes
étincelantes qui couraient sur la braise à demi consumée. Il eût été
facile, en l'observant, de se convaincre qu'une sourde inquiétude pesait
sur son cœur comme une atmosphère orageuse. Son œil était vitreux, son
front chargé d'ennuis; les doigts crochus de l'égoïsme aux abois
pinçaient et contractaient sa bouche, autrefois épanouie et souriante.
Cette femme avait, à vrai dire, d'assez graves sujets d'alarmes. La
situation prenait de jour en jour un caractère plus désespérant, et
madame de Vaubert commençait à se demander si ce n'était pas elle qui
allait se trouver enveloppée dans ses propres lacets. Décidément Bernard
était chez lui, et bien qu'elle n'eût pas encore perdu tout espoir,
quoiqu'elle n'eût point encore jeté, comme on dit, le manche après la
cognée, prévoyant cependant qu'une heure arriverait peut-être où M. de
La Seiglière et sa fille seraient obligés d'évacuer la place, la baronne
dressait déjà le plan de campagne qu'elle aurait à suivre dans le cas où
les choses se dénoueraient aussi fatalement qu'il était permis de le
craindre; n'admettant pas que son fils épousât mademoiselle de La
Seiglière sans autre dot que sa jeunesse, sa grâce et sa beauté, elle
cherchait déjà de quelle façon elle devrait manœuvrer pour dégager
vis-à-vis d'Hélène et de son père la parole et la main de Raoul. Tel
était depuis quelques semaines le sujet inavoué de ses secrètes
préoccupations.

       *       *       *       *       *

Tandis que madame de Vaubert était plongée dans ces réflexions, assis à
l'autre côté du foyer, le marquis, silencieux comme elle, se demandait
avec anxiété de quelle façon il allait engager la bataille qu'il était
sur le point de livrer, et comment il devait s'y prendre pour dégager
vis-à-vis de Raoul et de sa mère la parole et la main d'Hélène.

--Ce pauvre marquis! se disait la baronne en l'examinant de temps en
temps à la dérobée; s'il faut en venir là, ce lui sera un coup terrible.
Je le connais: il se console en pensant que, quoi qu'il arrive, sa fille
sera baronne de Vaubert. Il m'aime, je le sais; voilà près de vingt ans
qu'il se complaît dans la pensée de resserrer notre intimité, et de la
consacrer en quelque sorte par l'union de nos enfants. Excellent ami! où
puiserai-je le courage d'affliger un cœur si tendre et si dévoué, de lui
arracher ses dernières illusions? Je m'attends à des luttes acharnées, à
des récriminations amères. Dans ses emportements, il ne manquera pas de
m'accuser d'avoir courtisé sa fortune et de tourner le dos à sa ruine.
Je serai forte contre lui et contre moi-même: je saurai l'amener à
comprendre qu'il serait insensé de marier nos deux pauvretés, inhumain
de condamner sa race et la mienne aux soucis rongeurs d'une médiocrité
éternelle. Il s'apaisera; nous gémirons ensemble, nous confondrons nos
pleurs et nos regrets. Viendront ensuite la douleur d'Hélène et les
révoltes de Raoul: hélas! ces deux enfants s'adorent; Dieu les avait
créés l'un pour l'autre. Nous leur ferons entendre raison. Au bout de
six mois, ils seront consolés. Raoul épousera la fille de quelque
opulent vilain, trop heureux d'anoblir son sang et de décrasser ses
écus. Quant au marquis, il est trop entiché de ses aïeux et trop ancré
dans ses vieilles idées pour consentir jamais à s'enrichir par une
mésalliance. Puisqu'il tient aux parchemins, eh bien! nous chercherons
pour Hélène quelque hobereau dans nos environs, et j'enverrai ce bon
marquis achever de vieillir chez son gendre.

Ainsi raisonnait madame de Vaubert, en mettant les choses au pire.
Toutefois, elle était loin encore d'avoir lâché sa proie. Elle
connaissait Hélène, elle avait étudié Bernard. Si elle ne soupçonnait
pas ce qui se passait dans le cœur de la jeune fille,--mademoiselle de
La Seiglière ne le soupçonnait pas elle-même,--la baronne avait su lire
dans le cœur du jeune homme, elle était plus avant que lui dans le
secret de ses agitations. Elle comprenait vaguement qu'on pouvait tirer
parti du contact de ces deux nobles âmes: elle sentait qu'il y avait là
quelque chose à trouver, un incident, un choc à susciter, une occasion à
faire naître. Mais quoi? mais comment? Sa raison s'y perdait, et son
génie vaincu, mais non rendu, s'indignait de son impuissance.

--Cette pauvre baronne! se disait le marquis en jetant de loin en loin
sur madame de Vaubert un regard timide et furtif; elle ne se doute guère
du coup que je vais lui porter. C'est, à tout prendre, un cœur aimable
et fidèle, une âme loyale et sincère. J'ai la conviction qu'en tout ceci
elle n'a voulu que mon bonheur; je jurerais qu'en vue d'elle-même, elle
n'a pas d'autre ambition que de voir son Raoul épouser mon Hélène.
Quoiqu'il arrivât, elle s'empresserait de nous accueillir, ma fille et
moi, dans son petit manoir, et s'estimerait heureuse de partager avec
nous sa modeste aisance. Que son fils épouse une La Seiglière, ce sera
toujours assez pour son orgueil, assez pour sa félicité. Chère et tendre
amie! il m'eût été bien doux, de mon côté, de réaliser un rêve si
charmant, d'achever mes jours auprès d'elle. En apprenant que nous
devons renoncer à cet espoir si longtemps caressé, elle éclatera en
reproches sanglants, hélas! et mérités peut-être. Cependant, en bonne
conscience, serait-il raisonnable et sage d'exposer nos enfants aux
rigueurs de la pauvreté, et de nous enchaîner de part et d'autre par un
lien de fer qui nous blesserait tôt ou tard, que nous finirions par
maudire? La baronne est remplie de sens et de raison; les premiers
transports apaisés, elle comprendra tout et se résignera, et, comme les
Vaubert ne plaisantent pas sur les mésalliances, eh bien! Raoul est beau
garçon; nous trouverons aisément pour lui, dans nos alentours, quelque
riche douairière qui s'estimera trop heureuse de mettre, au prix de sa
fortune, un second printemps dans sa vie.

Ainsi raisonnait le marquis, et, s'il faut tout dire, le marquis était
dans ses petits souliers, il se fût senti plus à l'aise dans un buisson
d'épines qu'en ce moment sur le coussin de son fauteuil. Il redoutait
madame de Vaubert autant qu'une révolution; il avait la conscience de
ses trahisons; à la pensée des orages qu'il allait affronter, il sentait
son cœur défaillir et s'éteindre dans sa poitrine. Enfin, par une
résolution désespérée, prenant son courage à deux mains, il engagea
l'affaire en tirailleur, par quelques coups de feu isolés et tirés à
longs intervalles.

--Savez-vous, madame la baronne, s'écria-t-il tout à coup en homme peu
habitué à ces sortes d'escarmouches, savez-vous que ce M. Bernard est un
garçon vraiment bien remarquable? Ce jeune homme me plaît. Vif comme la
poudre, prompt comme son épée, emporté, même un peu colère, mais loyal
et franc comme l'or! Il n'est pas précisément beau; eh bien! j'aime ces
mâles visages. Quels yeux! quel front! Il a le nez des races royales. Je
voudrais savoir où ce gaillard a pris un pareil nez. Et sous sa brune
moustache, avez-vous observé quelle bouche fine et charmante? Dieu me
pardonne, c'est une bouche de marquis. De l'esprit, de la distinction;
un peu brusque encore, un peu rude, mais déjà dégrossi et presque
transfiguré depuis qu'il est au milieu de nous. C'est ainsi que l'or
brut s'épure dans le creuset. Et puis, il n'y a pas à dire, c'est un
héros; il est du bois dont l'empereur faisait des ducs, des princes et
des maréchaux. Je le vois encore sur Roland: quel sang-froid! quel
courage! quelle intrépidité! Tenez, baronne, je ne m'en cache pas: je ne
suis point humilié quand je sens sa main dans la mienne.

--De qui parlez-vous, marquis? demanda nonchalamment madame de Vaubert,
sans interrompre le cours de ses réflexions silencieuses.

--De notre jeune ami, répondit le marquis avec complaisance, de notre
jeune chef d'escadron.

--Et vous dites...

--Que la nature a d'étranges aberrations, et que ce garçon aurait dû
naître gentilhomme.

--Le petit Bernard?

--Vous pourriez, pardieu! bien dire le grand Bernard, s'écria le marquis
en enfonçant ses mains dans les goussets de sa culotte.

--Vous perdez la tête, marquis, répliqua brièvement madame de Vaubert
qui reprit son attitude grave et pensive.

Encouragé par un si beau succès, comme ces prudents guerroyeurs qui,
après avoir déchargé leur arquebuse, se cachent derrière un arbre pour
la recharger en toute sécurité, le marquis resta coi, et il y eut encore
un long silence, troublé seulement par le cri du grillon qui chantait
dans les fentes de l'âtre et par les crépitations de la braise qui
achevait de se consumer.

--Madame la baronne, s'écria brusquement M. de La Seiglière, ne vous
semble-t-il pas que j'ai été un peu ingrat envers le bon M. Stamply? Je
dois vous avouer que là-dessus ma conscience n'est pas parfaitement
tranquille. Il paraît que, décidément, cet excellent homme ne m'a rien
restitué, qu'il m'a tout donné. S'il en est ainsi, savez-vous que c'est
un des plus beaux traits de dévoûment et de générosité que l'histoire
aura à enregistrer sur ses tablettes? Savez-vous, Madame, que ce vieux
Stamply était une grande âme, et que ma fille et moi, nous devons des
autels à sa mémoire?

Enfoncée trop avant dans son égoïsme pour pouvoir seulement s'inquiéter
de savoir où le marquis voulait en venir, madame de Vaubert haussa les
épaules et ne répondit pas.

M. de La Seiglière commençait à désespérer de trouver le joint,
lorsqu'il se souvint fort à propos de la leçon de M. Des Tournelles. Il
tendit la main vers un guéridon de laque, prit une gazette, et tout en
ayant l'air d'en parcourir les colonnes:

--Madame la baronne, demanda-t-il d'un air distrait, avez-vous suivi en
ces derniers temps les papiers publics?

--À quoi bon? répliqua madame de Vaubert avec un léger mouvement
d'impatience; en quoi voulez-vous que ces sottises m'intéressent?

--Par l'épée de mon père! Madame, s'écria le marquis laissant tomber le
journal, vous en parlez bien à votre aise. Sottises, j'en conviens;
sottises, tant que vous voudrez; mais, vive Dieu! je ne m'y connais pas,
ou ces sottises nous intéressent, vous et moi, beaucoup plus que vous ne
paraissez le croire.

--Voyons, marquis, que se passe-t-il? demanda madame de Vaubert d'un air
ennuyé. Sa majesté daigne jouir de la santé la plus parfaite; nos
princes chassent, on danse à la cour; le peuple est heureux, la canaille
a le ventre plein; que voyez-vous en tout ceci qui doive nous alarmer?

--Voilà trente ans, nous ne tenions pas un autre langage, dit le marquis
ouvrant sa tabatière et y plongeant délicatement le pouce et l'index; la
canaille avait le ventre plein, nos princes chassaient, on dansait à la
cour, sa majesté se portait à merveille: ce qui n'empêcha pas, un beau
matin, le vieux trône de France de craquer, de crouler, de nous
entraîner dans sa chute, et de nous ensevelir, morts ou vivants, sous
ses décombres. Vous demandez ce qui se passe? Ce qui se passait alors:
nous sommes sur un volcan.

--Vous êtes fou, marquis, dit madame de Vaubert, qui, tout entière à ses
préoccupations, médiocrement convaincue d'ailleurs de l'opportunité
d'une discussion politique entre onze heures et minuit, ne crut pas
devoir prendre la peine de relever et de combattre les opinions du vieux
gentilhomme.

--Je vous répète, madame la baronne, que nous sommes sur un volcan. La
révolution n'est pas morte; c'est un feu mal éteint qui couve sous la
cendre. Vous le verrez au premier jour éclater et consumer les débris de
la monarchie. Il est un antre où se réunissent un tas de vauriens qui se
disent les représentants du peuple; c'est une mine creusée sous le trône
et qui le fera sauter comme une poudrière. Les libéraux ont hérité des
sans-culottes; le libéralisme achèvera ce qu'a commencé 93. Reste à
savoir si nous nous laisserons encore une fois écraser sous les ruines
de la royauté, ou si nous chercherons notre salut dans le sein même des
idées qui menacent de nous engloutir.

--Eh! marquis, dit la baronne, c'est bien de cela qu'il s'agit. Vous
vous préoccupez d'un incendie imaginaire, et vous ne voyez pas que votre
maison brûle.

--Madame la baronne, s'écria le marquis, je ne suis point égoïste, je
puis dire hautement que l'intérêt personnel ne fut jamais mon fait ni ma
devise. Que ma maison brûle ou non, cela importe peu. Ce n'est pas de
moi qu'il s'agit ici, c'est de notre avenir à nous tous. Qui se soucie,
en effet, que la race des La Seiglière s'éteigne silencieusement dans
l'oubli et dans l'obscurité? Ce qu'il importe, Madame, c'est que la
noblesse de France ne périsse point.

--Je suis curieuse de savoir comment vous vous y prendrez pour que la
noblesse de France ne périsse point, répliqua madame de Vaubert, qui, à
cent lieues de soupçonner le but où tendait le marquis, n'avait pu
s'empêcher de sourire en voyant ce frivole esprit aborder étourdiment
des considérations si ardues et si périlleuses.

--Grave question que j'ai pu soulever, mais qu'il ne m'appartient pas de
résoudre, s'écria M. de La Seiglière, qui, se sentant enfin dans la
bonne voie, avança d'un pas plus assuré et prit bientôt un trot tout
gaillard. Cependant, s'il m'était permis d'émettre quelques idées sur un
sujet si important, je dirais que ce n'est pas en s'isolant dans ses
terres et dans ses châteaux que la noblesse pourra ressaisir la
prépondérance qu'elle avait autrefois dans les destinées du pays;
peut-être oserais-je ajouter--bien bas--que nos vieilles familles se
sont alliées trop longtemps entre elles, que, faute d'être renouvelé, le
sang patricien est usé, que pour retrouver la force, la chaleur et la
vie près de lui échapper, il a besoin de se mêler au sang plus jeune,
plus chaud, plus vivace du peuple et de la bourgeoisie. Enfin, madame la
baronne, je chercherais à démontrer que, puisque le siècle marche, nous
devons marcher avec lui, sous peine de rester en chemin ou d'être
écrasés dans l'ornière. C'est dur à penser, mais il faut avoir pourtant
le courage de le reconnaître: les Gaulois l'emportent et les Francs
n'ont de salut à espérer qu'à la condition de se rallier au parti des
vainqueurs et de se recruter dans leurs rangs.

Ici, madame de Vaubert, qui, dès les premiers mots de ce petit discours,
s'était tournée peu à peu du côté de l'orateur, s'accouda sur le bras du
fauteuil dans lequel elle était assise, et parut écouter le marquis avec
une curieuse attention.

--Voulez-vous savoir, madame la baronne, reprit M. de La Seiglière
triomphant de se sentir maître enfin de son auditoire, voulez-vous
savoir ce que me disait l'autre jour le célèbre Des Tournelles, un des
esprits les plus vastes et les plus éclairés de notre époque?--Monsieur
le marquis, me disait ce grand jurisconsulte, les temps sont mauvais;
adoptons le peuple pour qu'il nous adopte; descendons jusqu'à lui pour
qu'il ne monte pas jusqu'à nous. Il en est aujourd'hui de la noblesse
comme de ces métaux précieux qui ne peuvent se solidifier qu'en se
combinant avec un grain d'alliage.--Pensée si profonde que j'en eus
d'abord le vertige; à force d'y regarder, je découvris la vérité au
fond. Vérité cruelle, j'en conviens; mais mieux vaut encore, au prix de
quelques concessions, nous assurer la conquête de l'avenir, que de nous
coucher et de nous ensevelir dans le linceul d'un passé qui ne reviendra
plus. Eh! ventre-saint-gris! s'écria-t-il en se levant et en marchant à
grands pas dans la chambre, voilà assez longtemps qu'on nous représente
aux yeux du pays comme une caste incorrigible, repoussant de son sein
tout ce qui n'est pas elle, infatuée de ses titres, n'ayant rien appris
ni rien oublié, remplie de morgue et d'insolence, ennemie de l'égalité.
L'heure est venue d'en finir avec ces basses calomnies et ces sottes
accusations; mêlons-nous à la foule, ouvrons-lui nos portes à deux
battants, et que nos ennemis apprennent à nous respecter en apprenant à
nous connaître.

À ces mots, M. de La Seiglière, épouvanté de sa propre audace, regarda
timidement madame de Vaubert et prit l'attitude d'un homme qui, après
avoir allumé la traînée de poudre qui doit faire sauter une mine, n'a
pas eu le temps de s'enfuir, et se prépare à recevoir un quartier de roc
sur la tête. Il en advint tout autrement. La baronne, qui avait une
assez pauvre opinion de son vieil ami pour ne pas suspecter sa candeur
et sa probité, était bien d'ailleurs trop préoccupée d'elle-même pour
soupçonner qu'en ce bas-monde il pût exister à cette heure un autre moi
que son moi, un autre intérêt que le sien. Sans songer seulement à se
demander d'où venaient au marquis des aperçus si nouveaux et si
incongrus, madame de Vaubert ne vit d'abord et ne comprit en ceci qu'une
chose, c'est que le marquis venait lui-même d'entr'ouvrir la porte par
laquelle Raoul pourrait un jour s'échapper, s'il en était besoin.

--Marquis, s'écria-t-elle avec un empressement plein d'urbanité, ce que
vous dites là est plein de sens, et quoique je n'aie jamais douté de
votre haute raison, bien que j'aie toujours soupçonné sous la grâce de
vos apparences un esprit sérieux et réfléchi, cependant je dois convenir
que je suis aussi surprise que charmée de vous trouver dans un ordre
d'idées si élevées et si judicieuses. Je vous en fais mes compliments.

À ces mots, le marquis releva la tête et regarda madame de Vaubert de
l'air d'un homme à qui l'on vient de jeter une poignée de roses à la
face, au lieu d'une volée de mitraille qu'il s'attendait à recevoir.
Trop égoïste de son côté pour rien supposer en dehors de lui-même, loin
de chercher à se rendre compte des suffrages de la baronne, il ne songea
qu'à s'en réjouir.

--C'est un peu notre histoire à tous, répliqua-t-il gaîment en se
caressant le menton avec une adorable fatuité. Parce qu'il nous est échu
quelque grâce et quelque élégance, les pédants et les cuistres se
vengent de la supériorité de nos manières en nous déniant le génie de
l'intelligence. Quand nous daignerons nous en mêler, nous prouverons que
tous les champs de bataille nous sont bons, on nous verra jouer de la
parole et de la pensée comme autrefois du glaive et de la lance.

--Marquis, reprit madame de Vaubert qui tenait à conserver à l'entretien
le tour qu'il avait pris d'abord, pour en revenir aux considérations
auxquelles vous vous livriez tout à l'heure, il est certain que c'en est
fait de la noblesse, si, au lieu de chercher à se créer des alliances,
elle continue, comme vous l'avez dit excellemment, de s'isoler dans ses
terres et de s'enfermer dans son orgueil. C'est un édifice chancelant,
qui croulera d'un jour à l'autre, si nous n'avons l'art et l'habileté de
transformer les béliers qui l'ébranlent en arcs-boutants qui le
soutiennent. En d'autres termes, passez-moi l'image peut-être un peu
crue, pour nous préserver des atteintes du peuple, il ne nous reste plus
qu'à nous l'inoculer.

--C'est, par Dieu! bien cela, s'écria M. de La Seiglière, de plus en
plus joyeux de ne pas rencontrer l'opposition qu'il avait redoutée.
Décidément, baronne, vous êtes admirable! Vous comprenez tout; rien ne
vous surprend, rien ne vous émeut, rien ne vous étonne. Vous avez l'œil
de l'aigle; vous regarderiez le soleil en face sans en être éblouie.
Cette pauvre baronne! ajouta-t-il mentalement en se frottant les mains;
elle s'enferre, avec tout son esprit.

--Ce bon marquis! pensait de son côté madame de Vaubert; je ne sais
quelle mouche le pique, mais l'étourdi me fait la partie belle: il vient
lui-même de jeter le filet dans lequel, au besoin, je le prendrai plus
tard. Marquis, s'écria-t-elle, voilà bien longtemps que j'avais ces
idées; mais j'avoue que je craignais, en vous les communiquant,
d'irriter vos susceptibilités et de m'aliéner votre cœur.

--Par exemple! répliqua le marquis; quelle opinion, baronne, aviez-vous
de votre vieil ami! D'ailleurs, outre qu'en vue de notre sainte cause,
il n'est point d'épreuve à laquelle je ne puisse me soumettre et me
résigner, je dois vous dire que je ne sentirais, pour ma part, aucune
répugnance à donner l'exemple en m'aventurant le premier dans l'unique
voie de salut qui nous soit offerte. J'ai toujours donné l'exemple;
c'est moi qui émigrai le premier. Autres temps, autres mœurs! Je ne suis
pas un marquis de Carabas, moi! je marche avec mon siècle. Le peuple a
gagné ses éperons et conquis ses titres de noblesse. Il a, lui aussi,
ses duchés, ses comtés et ses marquisats; c'est Eylau, c'est Wagram,
c'est la Moscowa: ces parchemins en valent d'autres. Au reste, madame la
baronne, j'excuse vos scrupules et j'admets vos hésitations, car
moi-même, si j'ai tardé si longtemps à m'ouvrir à vous là-dessus, c'est
que je craignais d'effaroucher vos préjugés et de me mettre en guerre
avec une amie si fidèle.

--C'est étrange, se dit madame de Vaubert, qui commençait à dresser les
oreilles; où le marquis veut-il en arriver? Effaroucher mes préjugés!
s'écria-t-elle; me prenez-vous pour la baronne de Pretintailles?
M'a-t-on jamais vue refuser de reconnaître ce qu'il y a chez le peuple
de grand, de noble, de généreux? M'a-t-on jamais surprise à dénigrer la
bourgeoisie? Ne sais-je pas bien que c'est au sein de la roture que se
sont réfugiés aujourd'hui les sentiments, les mœurs et les vertus de
l'âge d'or?

--Oh! oh! oh! se dit le marquis, à qui la réflexion commençait de venir,
tout ceci n'est pas clair; il y a quelque serpent sous roche.

--Quant à vous mettre en guerre avec moi, sérieusement, marquis,
l'avez-vous craint? ajouta madame de Vaubert; c'est qu'alors vous
présumiez de mon cœur tout aussi mal que de mon esprit. Vous savez bien,
ami, que je ne suis pas égoïste. Que de fois n'ai-je pas été sur le
point de vous rendre votre parole, en songeant qu'en échange de
l'opulence que lui apporterait votre fille, mon fils ne donnerait qu'un
grand nom, le plus lourd de tous les fardeaux!

--Ah! çà, se dit le marquis, est-ce que cette rusée baronne, pressentant
ma ruine prochaine, chercherait à dégager la main de son fils? Pour le
coup, ce serait trop fort. Madame la baronne, s'écria-t-il, c'est
absolument comme moi. Bien souvent je me suis accusé d'entraver l'avenir
de M. de Vaubert; je me demande bien souvent avec effroi si ma fille ne
sera pas un obstacle dans la destinée de ce noble jeune homme.

--Ah! çà, se dit madame de Vaubert, qui voyait apparaître peu à peu et
se dessiner dans la brume le rivage vers lequel le marquis dirigeait sa
barque, est-ce que ce retors de marquis aurait la prétention de me
jouer? Comblé de mes bontés, ce serait vraiment trop infâme! Certes,
marquis, répliqua-t-elle, il m'en coûterait de rompre des liens si
charmants; cependant, si votre intérêt l'exigeait, je saurais vous
immoler le plus doux rêve de ma vie tout entière.

--Le tour est fait, pensa le marquis, je suis joué; mais ça m'est égal.
Seulement, devais-je m'attendre à un pareil trait de perfidie de la part
d'une amie de trente ans? Comptez maintenant sur le désintéressement des
affections et sur la reconnaissance des femmes! Baronne, reprit-il avec
un sentiment de résignation douloureuse, s'il fallait renoncer à
l'espoir d'unir un jour ces deux aimables enfants, mon cœur ne s'en
relèverait jamais; rien qu'en y songeant, il se brise. Toutefois, en vue
de vous, noble amie, en vue de votre bien-aimé fils, il n'est pas de
sacrifice qui ne soit au-dessous de mon abnégation et de mon dévoûment.

Madame de Vaubert étouffa dans son cœur un rugissement de lionne
blessée, puis, après un instant de farouche silence, fixant tout à coup
sur le vieux gentilhomme un œil étincelant:

--Marquis, dit-elle, regardez-moi en face.

Au ton dont furent dits ces trois mots, comme un lièvre trottant sur la
bruyère, et qui, en levant le nez, aperçoit à dix pas devant lui le
chasseur qui le couche en joue, le marquis tressaillit, et regarda
madame de Vaubert d'un air effaré.

--Marquis, vous êtes un fourbe!

--Madame la baronne...

--Vous êtes un traître!

--Ventre-saint-gris, Madame!...

--Vous êtes un ingrat!

Atterré, foudroyé, M. de La Seiglière resta muet sur place. Après avoir
joui quelques instants de sa stupeur et de son épouvante:

--J'ai pitié de vous, dit enfin madame de Vaubert; je vais vous épargner
l'humiliation d'un aveu que vous ne pourriez faire sans mourir de honte
à mes pieds, Vous avez résolu de marier votre fille à Bernard.

--Madame...

--Vous avez résolu de marier votre fille à Bernard, répéta madame de
Vaubert avec autorité. Cette résolution, je l'ai vue germer et fleurir
sous l'engrais de votre égoïsme: voilà près d'un mois que j'assiste, à
votre insu, au travail qui se fait en vous. Comment vous êtes-vous avisé
de vouloir jouer avec moi au plus fin et au plus habile? comment
n'avez-vous pas compris qu'à pareil jeu vous perdriez à coup sûr la
partie? Ce soir, au premier mot qui vous est échappé, vous vous êtes
trahi. Depuis un mois, je vous observais, je vous guettais, je vous
voyais venir. Ainsi, Monsieur le marquis, tandis que mon esprit, qui
répugne aux détours, s'épuisait pour vous seul en combinaisons de tout
genre, tandis que je sacrifiais au soin de vos intérêts mes goûts, mes
instincts, jusqu'à la droiture de mon caractère, vous, au mépris de la
foi jurée, vous tramiez contre moi la plus noire des perfidies; vous
complotiez de livrer à votre ennemi la fiancée de mon fils et la place
que je défendais; vous méditiez de porter un coup de Jarnac au champion
qui combattait pour vous!

--Vous allez trop loin, madame la baronne, répliqua le marquis, confus
comme un pêcheur qui se serait pris dans sa nasse. Je n'ai rien résolu,
je n'ai rien décidé: seulement, j'en conviens, depuis que je sais que le
bon M. Stamply ne m'a rien restitué, qu'il m'a tout donné, je me sens
ployer sous le poids de la reconnaissance, et comme, nuit et jour, je me
creuse la tête et le cœur pour trouver de quelle façon nous pourrions,
ma fille et moi, nous acquitter envers la mémoire de ce noble et
généreux vieillard, il est possible que la pensée me soit venue...

--Vous, Monsieur le marquis, vous, ployer sous le poids de la
reconnaissance! s'écria madame de Vaubert l'interrompant avec explosion.
À moins que vous ne vouliez rire, ne venez pas me conter de ces
choses-là. Je vous connais, vous êtes un ingrat. Vous vous souciez de la
mémoire du vieux Stamply tout juste autant que vous vous êtes soucié de
sa personne. D'ailleurs, vous ne lui deviez rien; c'est à moi que vous
devez tout. Sans moi, votre ancien fermier serait mort sans même
s'inquiéter de savoir si vous existiez. Sans moi, vous et votre fille,
vous grelotteriez à cette heure au coin de votre petit feu d'Allemagne.
Sans moi, vous n'auriez jamais remis le pied dans le château de vos
ancêtres. Que vous le savez bien! mais vous feignez de l'ignorer, parce
qu'encore une fois vous êtes un ingrat. Tenez, marquis, jouons cartes
sur table. Ce n'est pas la reconnaissance, c'est l'égoïsme qui vous
tient. Cela vous enrage, de marier votre fille au fils de votre ancien
fermier; vous en avez pâli, vous en avez maigri, vous en dessécherez.
Vous haïssez le peuple, vous exécrez Bernard; vous ne comprenez rien,
vous n'avez rien compris au mouvement qui s'est fait et qui se fait
encore autour de nous. Vous êtes plus fier, plus orgueilleux, plus
entêté, plus arriéré, plus infesté d'aristocratie, plus incorrigible en
un mot qu'aucun marquis de chanson, de vaudeville et de comédie. Marquis
de Carabas, c'est vous qui l'avez dit; mais vous avez encore plus
d'égoïsme que d'orgueil.

--Eh bien! ventre-saint-gris! vous en penserez tout ce que vous voudrez,
s'écria le marquis en jetant pour le coup son bonnet par-dessus les
moulins. Ce que je sais, moi, c'est que je suis las du rôle que vous me
faites jouer; c'est que depuis longtemps le cœur m'en lève, c'est que je
suis indigné de tant de ruses et de basses manœuvres, c'est que j'en
veux finir à tout prix. Morbleu! vous l'avez dit, ma fille épousera
Bernard.

--Prenez garde, Marquis, prenez garde!...

--Accablez-moi de vos mépris et de vos colères, traitez-moi de fourbe et
d'ingrat, jetez-moi au visage les noms d'égoïste et de traître; vous le
pouvez, vous en avez le droit. Vous êtes si désintéressée, vous, Madame!
Dans toute cette affaire, vous vous êtes montrée si franche et si
loyale! Sur la fin de ses jours, vous avez été si bonne pour le pauvre
vieux Stamply! Vous avez entouré sa vieillesse de tant de soins, de
tendresse et d'égards! En bonne conscience, vous lui deviez cela, car
c'est vous qui l'avez amené à se dépouiller vivant de tous ses biens.

--C'était pour vous, cruel!

--Pour moi! pour moi! dit le marquis en hochant la tête; madame la
baronne, à moins que vous ne vouliez rire, il ne faut pas venir me
conter de ces choses-là.

--Il vous sied bien d'ailleurs de m'accuser d'ingratitude, reprit avec
hauteur madame de Vaubert, vous, donataire, qui avez abreuvé d'amertume
le donateur!

--Je ne savais rien, moi; mais vous qui saviez tout, vous avez été sans
pitié.

--C'est vous, s'écria la baronne, qui avez chassé votre bienfaiteur de
sa table et de son foyer!

--C'est vous, s'écria le marquis, vous qui, après avoir capté la
confiance d'un vieillard crédule et sans défense, l'avez repoussé du
pied et laissé mourir de chagrin.

--Vous l'avez relégué à l'antichambre!

--Vous l'avez plongé au tombeau!

--C'est la guerre, marquis.

--Eh bien! va pour la guerre, s'écria le marquis; je ne mourrai pas sans
l'avoir faite au moins une fois.

--Songez-y, marquis! la guerre impitoyable, la guerre sans trève, la
guerre sans merci!

--Une guerre à mort, madame la baronne, dit le marquis en lui baisant la
main.

À ces mots, madame de Vaubert se retira menaçante et terrible, tandis
que le marquis, resté seul, cabriolait de joie, comme un chevreau, dans
le salon. De retour au manoir, après avoir longtemps marché à grands pas
dans sa chambre, se frappant le front et se pressant la poitrine avec
rage, elle ouvrit brusquement la fenêtre, et comme une chatte qui guette
une souris, tomba en arrêt devant le château de La Seiglière, dont la
lune faisait en cet instant étinceler toutes les vitres. Malgré la
fraîcheur de la nuit, elle demeura bien près d'une heure, accoudée sur
le balcon, en contemplation muette. Tout à coup son front rayonna, ses
yeux s'illuminèrent et, comme Ajax menaçant les dieux, jetant au château
un geste de défi, elle s'écria:--Je l'aurai! Cela dit, la baronne
écrivit à Raoul ce seul mot: «Revenez,» puis, s'étant couchée, elle
s'endormit en souriant de ce sourire que doit avoir le génie du mal
lorsqu'il a résolu la perte d'une âme.



XI


À partir de cette soirée mémorable, madame de Vaubert ne reparut plus au
château, et le château s'en trouva bien. Durant le peu de jours qui
s'écoulèrent jusqu'au dénoûment de cette petite et trop longue histoire,
il s'établit entre Bernard et le marquis des relations plus douces que
ne l'avaient été les premières. N'étant plus irrité par la présence de
la baronne, contre qui Bernard avait toujours nourri, en dépit de
lui-même, un vague sentiment de défiance et de sourde colère, ce jeune
homme redevint plus familier et plus traitable; de son côté, depuis
quelques semaines, le marquis avait affecté peu à peu, vis-à-vis de son
hôte, une attitude plus cordiale, plus affectueuse, presque tendre. Tous
d'eux paraissaient avoir modifié, pour se complaire, leurs opinions et
leur langage. Le soir, au coin du feu, réduits au tête à tête, ils
causaient, discutaient et ne disputaient plus. D'ailleurs, depuis la
disparition de madame de Vaubert, leurs entretiens avaient pris
insensiblement un tour moins politique et plus intime. Le marquis
parlait des joies de la famille, des félicités du mariage, et parfois il
laissait échapper des paroles qui faisaient frissonner Bernard et
passaient sur son cœur comme de chaudes bouffées de bonheur. Il arriva
qu'un soir M. de la Seiglière exigea doucement que sa fille restât au
salon, au lieu de se retirer dans sa chambre. La contrainte des premiers
instants une fois dissipée, cette soirée s'écoula en heures enchantées:
le marquis s'y montra spirituel, aimable, étourdi; Bernard, heureux et
triste; Hélène, rêveuse, silencieuse et souriante. Le lendemain, les
deux jeunes gens se rencontrèrent dans le parc, et le charme recommença,
plus inquiet, il est vrai, qu'il ne l'avait été d'abord, plus voilé,
partant plus charmant.

Cependant, comment aborder la question vis-à-vis d'Hélène? Par quels
sentiers détournés et couverts l'amener au but désiré? Pour rien au
monde, le marquis n'aurait consenti à lui révéler la position humiliante
dans laquelle ils se trouvaient depuis six mois, elle et lui, vis-à-vis
de Bernard. Il connaissait trop bien la noble et fière créature, il
savait trop bien à quelle âme il avait affaire. C'était pourtant cette
âme honnête et simple qu'il s'agissait de rendre complice de l'égoïsme
et de la trahison.

       *       *       *       *       *

Un jour M. de La Seiglière était plongé dans ces réflexions, lorsqu'il
sentit deux bras caressants s'enlacer autour de son cou: en levant les
yeux, il aperçut, comme un lis penché au-dessus de sa tête, le visage
d'Hélène qui le regardait en souriant. Par un mouvement de brusque
tendresse, il l'attira sur son cœur, et l'y tint longtemps embrassée, en
couvrant ses blonds cheveux de caresses et de baisers. Lorsqu'elle se
dégagea de ces étreintes, Hélène vit deux larmes rouler dans les yeux de
son père, qui ne pleurait jamais.

--Mon père, s'écria-t-elle en lui prenant les mains avec effusion, vous
avez des chagrins que vous cachez à votre enfant. Je le sais, j'en suis
sûre; ce n'est pas d'aujourd'hui que je m'en aperçois. Mon père,
qu'avez-vous? dans quel cœur, si ce n'est dans le mien, verserez-vous
les afflictions du vôtre? ne suis-je plus votre bien-aimée fille? Quand
nous vivions tous deux au fond de notre pauvre Allemagne, je n'avais
qu'à sourire, vous étiez consolé. Mon père, parlez-moi. Il se passe
autour de nous quelque chose d'étrange et d'inexplicable. Qu'est devenue
cette aimable gaîté qui faisait la joie de mon âme? Vous êtes triste;
madame de Vaubert paraît inquiète; moi-même je m'agite et je souffre,
parce que sans doute je sens que vous souffrez. Mais pourquoi
souffrez-vous? si ma vie n'y peut rien, ne me le dites pas.

En voyant ainsi la victime s'offrir d'elle-même sur l'autel du
sacrifice, le marquis ne se contint plus; à ces accents si vrais, à
cette voix si charmante et si tendre, le vieil enfant fondit en larmes
dans le sein d'Hélène éperdue.

--Oh! mon Dieu! que se passe-t-il? de tous les malheurs qui peuvent vous
atteindre, en est-il donc un seul qui soit plus grand que mon amour!
s'écria mademoiselle de La Seiglière, qui se jeta dans les bras de son
père en éclatant elle-même en sanglots.

Quoique sincèrement ému et véritablement attendri, le marquis jugea
l'occasion trop belle, pour être négligée, l'affaire assez bien engagée
pour mériter d'être poursuivie. Un instant, il fut sur le point de tout
dire et de tout avouer: la honte le retint, et aussi la crainte de venir
échouer contre l'orgueil d'Hélène, qui ne manquerait pas de se révolter
au premier aperçu du rôle qu'on lui réservait dans le dénouement de
cette aventure. Il se prépara donc encore une fois à tourner la vérité,
au lieu de l'aborder de front. Ce n'est pas que cette façon d'agir allât
précisément à la nature de son caractère: bien loin de là; mais le
marquis était hors de ses gonds. Madame de Vaubert l'avait engagé dans
une voie funeste d'où il ne pouvait désormais se tirer qu'à force de
ruse et d'adresse. Une fois hors de la grand'-route, on ne peut y
rentrer qu'en prenant à travers champs, ou par les chemins de traverse.
Après avoir essuyé les pleurs de sa fille et s'être remis lui-même d'une
si vive émotion, il débuta par répéter, avec quelques variantes, la
scène qu'il avait jouée devant la baronne, car il faut bien le
reconnaître, ce n'était pas, comme madame de Vaubert, une imagination
fertile en expédients; toutefois, grâce aux leçons qu'il avait reçues en
ces derniers temps, le marquis avait déjà plus d'un bon tour dans sa
gibecière. Il se lamenta donc sur la rigueur et sur l'inclémence des
temps; il gémit sur les destinées de l'aristocratie qu'il représenta,
image neuve autant qu'originale, comme un navire incessamment battu par
le flot révolutionnaire. Profitant de l'ignorance d'Hélène, qui avait
vécu toujours en dehors des préoccupations de la chose publique, il
peignit avec de sombres couleurs, qu'il savait exagérer lui-même,
l'incertitude du présent, les menaces de l'avenir. Il employa tous les
mots du vocabulaire alors en usage; il fit défiler et parader tous les
spectres et tous les fantômes que les journaux ultra-royalistes
expédiaient sous bande, chaque matin, à leurs abonnés. Le sol était
miné, l'horizon chargé de tempêtes: l'hydre des révolutions redressait
ses sept têtes: le cri, guerre aux châteaux! allait retentir d'un
instant à l'autre; le peuple et la bourgeoisie, comme deux hyènes
dévorantes, n'attendaient qu'un signal pour se ruer sur la noblesse sans
défense, se gorger de son sang et se partager ses dépouilles. On n'était
pas sûr que M. de Robespierre fût bien mort; le bruit courait que l'ogre
de Corse s'était échappé de son île. Enfin il mit en jeu et entassa
pêle-mêle tout ce qu'il pensa devoir effrayer une jeune imagination.
Lorsqu'il eut tout dit:

--N'est-ce que cela, mon père? demanda mademoiselle de La Seiglière avec
un sourire plein de calme et de sérénité. Si le sol est miné sous nos
pieds, si le ciel est noir, si la France, comme vous le dites, nous
exècre et veut notre ruine, que faisons-nous ici? Partons, retournons
dans notre chère Allemagne; allons-y vivre comme autrefois, pauvres,
ignorés et paisibles. Si l'on crie guerre aux châteaux! on doit crier
aussi paix aux chaumières! Que nous faut-il de plus? Le bonheur vit de
peu, l'opulence ne vaut pas un regret.

Ce n'était pas l'affaire du vieux gentilhomme, qui savait heureusement
un chemin plus sûr pour arriver à ce noble cœur.

--Mon enfant, répliqua-t-il en branlant la tête, ce sont là de beaux
sentiments: voilà quelque trente ans, je n'en avais pas d'autres. Je fus
un des premiers qui donnèrent le signal de l'émigration; patrie,
château, fortune héréditaire, domaine des aïeux, j'abandonnai tout, et
rien ne me coûta pour offrir cette preuve de dévoûment et de fidélité à
la royauté en danger. J'étais jeune alors et vaillant. Aujourd'hui, je
suis vieux, mon Hélène; le corps trahit le cœur; le sang ne sert plus le
courage; la lame a usé le fourreau. Je ne suis plus qu'un pauvre
vieillard, mangé de goutte et de rhumatismes, criblé de douleurs et
d'infirmités. Par crainte d'alarmer ta tendresse, j'ai soigneusement
caché jusqu'ici les souffrances et les maux que j'endure. Le fait est,
ma fille, que je n'en puis plus. On me croit frais et vert, ingambe et
bien portant; à me voir, il n'est personne qui ne me donnât hardiment
encore un demi-siècle à vivre. Trompeuses apparences! de jour en jour,
je décline et m'affaisse; regarde mes pauvres jambes, si l'on ne dirait
pas des fuseaux! ajouta-t-il en montrant d'un air piteux un mollet
vigoureux et rond. J'ai la poitrine bien malade! Ne nous faisons pas
illusion: je ne suis plus qu'un rameau de bois mort qu'emportera bientôt
un coup de bise.

--Oh! mon père, mon père, que dites-vous là! s'écria mademoiselle de La
Seiglière en se jetant tout éplorée au cou du nouveau Sixte-Quint.

--Va, mon enfant, ajouta le marquis avec mélancolie, quelque force
morale qu'on ait reçue du ciel, il est cruel à mon âge de reprendre le
chemin de l'exil et de la pauvreté, alors qu'on n'a plus ici-bas d'autre
espoir ni d'autre ambition que de s'éteindre tranquillement et de mêler
ses os à la cendre de ses ancêtres.

--Vous ne mourrez pas, vous vivrez, dit Hélène avec assurance, en le
pressant contre son sein. Dieu, que je prie pour vous dans toutes mes
prières, Dieu, juste et bon, vous doit à mon amour; il me fera la grâce
de prendre sur ma vie pour prolonger la vôtre. Quant à l'autre péril qui
nous menace, mon père, est-il si grand et si pressant que vous semblez
l'imaginer? Laissez-moi vous dire que vous vous alarmez peut-être hors
de propos. Pourquoi le peuple vous haïrait-il? Vos paysans vous aiment
parce que vous êtes bon pour eux. Quand je passe le long des haies, ils
interrompent leurs travaux pour me saluer avec bienveillance; du plus
loin qu'ils m'aperçoivent, les petits enfants viennent à moi, joyeux et
bondissants; plus d'une fois, sous le toit de chaume, les mères ont pris
ma main pour la porter doucement à leurs lèvres. Ce n'est point là le
peuple qui nous hait. Vous parlez de sol miné, de bruits sinistres, de
sombre horizon? Regardez, la terre fleurit et verdoie, le ciel est bleu,
l'horizon est pur; je n'entends d'autres cris que le sifflement du
pinson et le chant éloigné des bouviers et des pâtres; je ne vois
d'autre révolution que celle que le printemps vient d'accomplir contre
l'hiver.

--Aimable jeune cœur, qui ne voit et n'entend sur cette terre de
méchants que les images de la nature et les harmonies de la création!
dit le marquis en baisant le front d'Hélène avec une émotion sincère.
Mon enfant, ajouta-t-il après un instant de silence, voilà bientôt
trente ans, les choses ne se passaient pas autrement. Comme aujourd'hui,
les champs se paraient de verdure et de fleurs, les pâtres chantaient
sur le flanc des collines; les pinsons sifflaient sous la feuillée
naissante, et ta mère, ma fille, ta belle et noble mère, était comme toi
l'ange béni de ces campagnes. Pourtant il fallut fuir. Crois-en ma
vieille expérience, l'avenir est sombre et menaçant. C'est presque
toujours sous ces ciels sereins que s'agite la colère des hommes et
qu'éclate la foudre des révolutions. Supposons cependant que le péril
soit loin encore; admettons que j'aie le temps de mourir sous le toit de
mes pères. Puis-je mourir en paix, avec l'idée que je te laisserai
seule, sans soutien, sans appui, au milieu de l'orage et de la
tourmente? Quand je ne serai plus, que deviendra ma fille bien-aimée?
Est-ce M. de Vaubert qui te protégera dans ces temps d'épouvante?
Malheureux enfants, vous avez tous deux un nom qui attire le tonnerre.
Vous n'aurez fait, en vous unissant, que doubler vos chances funestes;
vous ne serez l'un pour l'autre qu'une charge et qu'un danger de plus;
chacun de vous aura contre lui deux fatalités au lieu d'une; vous vous
dénoncerez l'un l'autre à la fureur des haines populaires. J'en causais
l'autre soir affectueusement avec la baronne: dans notre sollicitude
alarmée, nous nous demandions s'il était bien prudent et sage de donner
suite à ces projets d'union.

À ces mots, Hélène tressaillit et tourna vers son père un regard de
biche effarouchée.

--Et même j'ai cru entrevoir, ajouta M. de La Seiglière, que la baronne
ne serait pas éloignée de me rendre ma parole et de reprendre la sienne
en échange.--Marquis, me disait-elle avec cette haute raison qui ne
l'abandonne jamais, unir ces deux enfants, n'est-ce pas vouloir que deux
vaisseaux en perdition essaient de se sauver l'un l'autre? Isolés, ils
ont encore, chacun de son côté, chance de s'en tirer; ils sombrent, à
coup sûr, en mariant leurs fortunes.--Ainsi parlait la mère de Raoul; je
dois ajouter que c'est aussi l'avis du célèbre Des Tournelles, vieil ami
de notre famille, et qui, sans t'avoir jamais vue, te porte le plus vif
intérêt.--Marquis, me disait un jour ce grand jurisconsulte, un des plus
vastes esprits de notre époque, donner votre fille au jeune de Vaubert,
c'est l'abriter, par un temps d'orage, sous un chêne en rase campagne,
c'est appeler sur sa tête le feu du ciel.

--Mon père, répondit la jeune fille avec une froide dignité, M. Des
Tournelles n'a rien avoir ici; c'est à peine si je reconnais à madame de
Vaubert elle-même le droit de dégager ma main de celle de son fils. M.
de Vaubert et moi, nous sommes devant Dieu engagés l'un à l'autre. J'ai
sa parole, il a la mienne. Dieu, qui a reçu nos serments, pourrait seul
nous en délier.

--Loin de moi la pensée, s'écria le marquis, de vouloir te prêcher la
trahison et le parjure! Je crains seulement que tu ne t'exagères la
gravité et la solennité des engagements qui t'enchaînent. Raoul et toi,
vous êtes fiancés, rien de plus; or, comme on dit dans le pays,
fiançailles et mariage font deux. Tant que le sacrement n'a point passé
par là, on peut toujours, d'un mutuel accord, se dégager sans faillir à
Dieu ni forfaire à l'honneur. Avant d'épouser ta mère, j'avais été
fiancé neuf fois, la neuvième à treize ans, la première à sept mois.
Ensuite, mon Hélène, je me garderai bien de contrarier tes inclinations.
Je conçois que tu tiennes au jeune de Vaubert. Vous avez été élevés tous
deux dans l'exil et dans la pauvreté; il peut vous sembler doux d'y
retourner ensemble. À votre âge, mes chers enfants, il n'est si triste
perspective que la passion n'égaie, n'enchante et n'illumine. Être deux,
souffrir et s'aimer, c'est le bonheur de la jeunesse. Cependant, j'ai
remarqué qu'en général ces liaisons qui se sont formées si près du
berceau manquent du je ne sais quoi qui fait le charme de l'amour. Je ne
me donne pas pour expert en matière de sentiment; toutefois j'ai fini
par découvrir qu'on aime peu ce qu'on connaît beaucoup. Notre jeune
baron est d'ailleurs un aimable et gracieux cavalier, un peu froid, un
peu compassé, faut-il dire le mot? un peu nul, mais blanc comme un lis
et rose comme une rose. Celui-là ne s'est pas durci les mains au
travail, le feu de l'ennemi ne lui a pas bronzé le visage. Il a surtout
une façon d'arranger ses cheveux qui m'a toujours ravi.

--M. de Vaubert est un galant homme, mon père, répliqua gravement
Hélène.

--Je le crois, pardieu bien! et un digne garçon qui n'a jamais fait
parler de lui, et un héros modeste qui n'ennuiera jamais personne du
récit de ses victoires. Ventre-saint-gris! ma fille, s'écria le marquis
en changeant brusquement de ton, c'est triste à dire, mais il faut le
dire: nos jeunes gentilshommes d'aujourd'hui ont l'air de croire qu'il
ne sied qu'aux petites gens de faire de grandes choses. De mon temps, la
jeune noblesse en agissait autrement, Dieu merci! Moi qui te parle... je
n'ai point fait la guerre, c'est vrai; mais, par l'épée de mes aïeux!
lorsqu'il a fallu se montrer, je me suis montré, et l'on me cite encore
à la cour comme un des premiers fidèles qui s'empressèrent d'aller
protester par leur présence à l'étranger contre les ennemis de notre
vieille monarchie. Voilà, ma fille, voilà ce que ton père a fait, et si
je ne me suis pas couvert de lauriers dans l'armée de Condé, c'est qu'il
m'en coûtait trop d'aller cueillir des palmes arrosées du sang de la
France.

--Mais mon père, dit Hélène d'une voix hésitante, ce n'est pas la faute
de M. de Vaubert, s'il a vécu jusqu'à présent dans l'inaction et dans
l'obscurité; eût-il un cœur de lion, il ne peut pourtant pas donner des
batailles à lui tout seul.

--Bah! bah! s'écria le marquis; les âmes altérées de gloire trouvent
toujours moyen d'étancher leur soif. Moi, lorsque j'émigrai, j'étais sur
le point de partir pour m'aller battre chez les Mohicans; si je gagnai
l'Allemagne au lieu de l'Amérique, c'est qu'à l'heure du danger je
compris que je me devais à notre belle France. Regarde ce jeune Bernard.
Ça n'a pas encore vingt-huit ans; eh bien! ça vous a déjà un bout de
ruban à la boutonnière; ça s'est promené en vainqueur dans les capitales
de l'Europe; ça s'est fait tuer à la Moscowa. Il comptait vingt ans à
peine, quand l'empereur, qui, quoi qu'on dise, n'était pas un sot, le
remarqua à la bataille de Wagram. Ce que je t'en dis, mon enfant, n'est
pas pour te détacher de Raoul. Je ne lui en veux pas, moi, à ce garçon,
de n'être rien du tout. D'ailleurs, il est baron; à son âge, c'est déjà
gentil. Il ne faut pas non plus être trop exigeant.

--Mon père, dit Hélène de plus en plus troublée, M. de Vaubert m'aime;
il a ma foi, et pour moi c'est assez.

--Pour ça, il t'aime, je le crois d'autant mieux que je m'en suis
rarement aperçu: les feux cachés sont les plus terribles. Seulement, je
sais bien qu'à sa place, je ne serais point parti pour aller faire à
Paris la belle jambe, précisément le lendemain du jour où ce jeune héros
s'est installé sous notre toit.

--Mon père...! dit Hélène en rougissant comme une fleur de grenadier.

--Il est vrai que Raoul t'envoie chaque mois une lettre. Je n'en ai lu
qu'une seule: joli style, papier ambré, bonne orthographe, ponctuation
exacte; mais, vive Dieu! ma fille, je te prie de croire que, de notre
temps, ce n'est point ainsi que nous écrivions au tendre objet de notre
flamme.

--Mon père...! répéta mademoiselle de La Seiglière d'une voix
suppliante, en souriant à demi.

Ici, jugeant la place suffisamment démantelée, l'insidieux marquis
revint à ses premières batteries. Il démontra qu'en ce temps d'épreuve,
la noblesse n'avait de chances de salut qu'en se créant des alliances
au-dessous d'elle. Il joua vis-à-vis de sa fille le rôle que le malin
Des Tournelles avait joué quelques mois auparavant vis-à-vis de lui. Il
se peignit encore une fois pauvre, exilé, proscrit, mendiant comme
Bélisaire et mourant loin de la patrie. Encore une fois il mouilla les
beaux yeux d'Hélène. Puis, par une transition habilement ménagée, il en
vint à parler du vieux Stamply; il s'attendrit sur la probité de
l'ancien fermier, et regretta de ne l'en avoir pas suffisamment
récompensé de son vivant. Il sut éveiller les scrupules du jeune cœur,
sans toutefois éveiller ses soupçons. Du père au fils, il n'y avait
qu'un pas. Il exalta Bernard, et le représenta tour à tour comme une
digue contre la fureur des flots, comme un abri durant la tempête. Bref,
de détours en détours, pied à pied, pas à pas, il en arriva tout
doucement à ses fins, c'est-à-dire à se demander tout haut, sous forme
de réflexion, si, par ces mauvais jours, une alliance avec les Stamply
n'offrirait pas aux La Seiglière plus d'avantage et de sécurité qu'une
alliance avec les Vaubert. Le marquis en était là de son discours,
lorsqu'il s'interrompit brusquement en apercevant Hélène si pâle et si
tremblante qu'il pensa l'avoir tuée.

--Voyons, voyons, dit le marquis en la prenant entre ses bras, tu n'as
point affaire au bourreau. Ai-je parlé, comme Calchas, de te traîner au
sacrifice et de t'immoler sur les marches de l'autel? Que diable! tu
n'es pas Iphigénie, je ne suis pas Agamemnon. Nous causons, nous
raisonnons, voilà tout. Je comprends qu'au premier abord, une La
Seiglière se révolte et s'indigne à l'idée d'une mésalliance; mais, mon
enfant, je te le répète: songe à toi, songe à ton vieux père, songe au
dévouement de mademoiselle de Sombreuil. Ce jeune Bernard n'est pas un
gentilhomme; mais qui est gentilhomme aujourd'hui? Avant qu'il soit
vingt ans, on ne se baissera même pas pour ramasser un titre. Je
voudrais que tu pusses entendre M. Des Tournelles causant sur ce sujet.
Qui sert bien son pays n'a pas besoin d'aïeux, a dit le sublime
Voltaire. D'ailleurs, de tout temps on s'est mésallié; les grandes
familles ne vivent et ne se perpétuent que par des mésalliances. Pour en
finir avec les Normands, un roi de France, Charles-le-simple, maria sa
fille Ghisèle à un certain Rollon, qui n'était qu'un chef de vauriens,
prouvant bien par ceci qu'il était moins simple que l'histoire ne devait
le prétendre. Tout récemment, un soldat de fortune a épousé la fille des
Césars. Et puis cela fera bon effet dans le pays, que tu épouses un
Stamply; on verra que nous ne sommes point ingrats; on se dira que nous
savons reconnaître un bon procédé, et, pour ma part, lorsque je me
trouverai là-haut, nez à nez avec l'âme de mon vieux fermier, eh bien!
j'avoue qu'il ne me sera pas désagréable de pouvoir annoncer à ce brave
homme que sa probité a reçu sa récompense sur la terre, et que nos deux
familles n'en font qu'une désormais. Ça lui fera plaisir aussi à ce
bonhomme, car il t'adorait, mon Hélène; vous étiez une paire d'amis.
Est-ce que parfois il ne t'appelait pas sa fille? à ce compte il
prendrait rang parmi les prophètes.

Le marquis parlait ainsi depuis un quart d'heure, déployant, pour
vaincre les répugnances de sa fille, tout ce qu'il avait appris de
finesse, de ruse et d'astuce à l'école de la baronne, quand tout à coup
Hélène, qui s'était dégagée peu à peu des bras de son père, s'échappa,
vive et légère comme un oiseau, et le marquis resta bouche béante au
milieu d'une phrase, à la voir courir sur les pelouses du parc, et
disparaître à travers les rameaux.

       *       *       *       *       *

Après l'avoir longtemps suivie des yeux:--Est-ce que par hasard, se
demanda le marquis en se touchant le front d'un air pensif et réfléchi,
est-ce que par aventure ma fille aimerait le hussard? Qu'elle l'épouse,
passe encore; mais qu'elle l'aime... ventre-saint-gris!



XI


Pourquoi mademoiselle de La Seiglière s'était-elle échappée tout à coup
des bras de son père? pourquoi, quelques instants auparavant, la pâleur
de la mort avait-elle passé sur son front? pourquoi presque aussitôt
tout son sang avait-il reflué violemment vers son cœur? pourquoi, tandis
que le marquis essayait de lui démontrer la nécessité d'une alliance
avec Bernard, venait-elle de s'enfuir, agitée, tremblante, éperdue, et
cependant, vive, heureuse et légère? Elle-même n'aurait pu le dire.
Arrivée au fond du parc, elle se laissa tomber sur un tertre, et des
larmes silencieuses roulèrent sans effort le long de ses joues, perles
humides, gouttes de rosée sur les pétales embaumés d'un lis. Ainsi le
bonheur et l'amour ont des pleurs pour premier sourire, comme s'ils
avaient l'un et l'autre en naissant l'instinct de leur fragilité et la
conscience qu'ils naissent pour souffrir.

       *       *       *       *       *

On touchait à la fin d'avril. Le parc n'étant pas assez vaste pour
contenir l'ivresse de son âme, Hélène se leva et gagna la campagne. Sous
ses pieds, la terre était en fleurs, le ciel bleu souriait sur sa tête,
la vie chantait dans son jeune sein. Elle avait oublié Raoul et songeait
à peine à Bernard. Elle allait au hasard, absorbée par une pensée vague,
mystérieuse et charmante, s'arrêtant de loin en loin pour en respirer le
parfum, et reportant à Dieu les joies qui l'inondaient dans tous les
replis de son âme; car c'était, ainsi que nous l'avons dit déjà, une
nature grave aussi bien que tendre, et profondément religieuse.

       *       *       *       *       *

Ce ne fut qu'en voyant le soleil baisser à l'horizon, qu'Hélène songea à
reprendre le chemin du château. En revenant, du haut de la colline
qu'elle avait gravie et qu'elle se préparait à descendre, elle aperçut
Bernard qui passait à cheval dans le creux du vallon. Elle tressaillit
doucement, et son regard ému le suivit longtemps dans la plaine. Elle
revint en réfléchissant sur la destinée de ce jeune homme qu'elle
croyait pauvre et déshérité: pour la première fois, mademoiselle de La
Seiglière se prit à contempler avec un sentiment de bonheur et d'orgueil
le château de son père qu'embrasaient les rayons du couchant, et la mer
de verdure que les brises du soir faisaient onduler à l'entour.
Cependant, en découvrant sur l'autre rive le petit castel de Vaubert
sombre et renfrogné derrière son massif de chênes, dont le printemps
n'avait point encore reverdi les rameaux, elle ne put se défendre d'un
mouvement de tristesse et d'effroi, comme si elle eût compris que
c'était de là que devait partir le coup de foudre qui briserait sa vie
tout entière. Ce coup de foudre ne se fit pas attendre. Arrivée à la
grille du parc, Hélène allait en franchir le seuil, lorsqu'elle fut
abordée par un serviteur de la baronne qui lui remit un paquet sous
enveloppe, scellé d'un triple cachet aux armes de Vaubert. En
reconnaissant à la suscription l'écriture du jeune baron qui était
arrivé la veille et qu'elle ne savait pas de retour, l'enfant pâlit,
déchira l'enveloppe d'une main tremblante, et trouva, mêlée à ses
propres lettres que lui renvoyait Raoul, une lettre de ce jeune homme.
Hélène en déchira les feuillets encore tout humides, et, après l'avoir
lue sur place, elle demeura atterrée, comme si en effet le feu du ciel
venait de tomber à ses pieds.

       *       *       *       *       *

Assez semblable à ces automates qu'en pressant un ressort on fait à
volonté paraître et disparaître, M. de Vaubert était revenu comme il
était parti, sur un mot de sa mère, avec le même sourire sur les lèvres
et le même nœud à sa cravate. Pour n'être pas précisément un aigle,
c'était, à tout prendre, un esprit droit, une âme honnête, un cœur bien
placé. Non-seulement il n'avait jamais trempé dans les intrigues de sa
mère, mais, grâce aux trésors d'intelligence et de perspicacité que lui
avait départis le ciel, nous pouvons affirmer qu'il ne les avait même
pas soupçonnées. Jusqu'à présent, il avait naïvement pensé, comme
Hélène, que le vieux Stamply, en se dépouillant, n'avait fait que
restituer aux La Seiglière des biens qui ne lui appartenaient pas, et
qu'en ceci le bonhomme avait obéi seulement aux suggestions de sa
conscience. Raoul ne s'était jamais, à vrai dire, beaucoup préoccupé de
toute cette affaire, et n'en avait vu que les résultats, qui, pour
parler net, ne lui déplaisaient pas. Pauvre, il avait eu, de tout temps,
le goût de l'opulence, et n'imaginait pas qu'un cadre d'un million pût
rien gâter à un joli portrait. Toutefois, il aimait Hélène moins pour sa
fortune que pour sa beauté; il l'aimait à sa manière, froidement, mais
noblement; sans passion, mais sans calcul. Il savait d'ailleurs ce que
vaut une parole donnée et reçue; jamais le souffle des vils intérêts
n'avait flétri sa fleur d'honneur et de jeunesse. En apprenant ce qui
s'était passé durant son absence, la résurrection miraculeuse du fils
Stamply, son retour au pays, son installation au château, ses droits
incontestables, d'où résultait inévitablement la ruine complète du
marquis et de sa famille, M. de Vaubert, comme on le peut croire, ne se
livra point à de bien vifs transports d'allégresse; son visage
s'allongea singulièrement, et le jeu de sa physionomie n'exprima qu'une
satisfaction médiocre; mais lorsqu'après lui avoir montré le fond des
choses, madame de Vaubert demanda résolument à son fils quel parti il
comptait prendre en ces conjonctures, le jeune homme releva la tête et
n'hésita pas un instant. Il déclara simplement, sans effort et sans
enthousiasme, que la ruine du marquis ne changeait absolument rien aux
engagements qu'il avait contractés vis-à-vis de sa fille, et qu'il était
prêt à épouser, comme par le passé, mademoiselle de La Seiglière.

--Je n'attendais pas moins de vous, répliqua madame de Vaubert avec
fierté; vous êtes mon noble fils. Malheureusement ce n'est pas tout. Le
marquis, pour conserver ses biens, a résolu de marier sa fille à
Bernard.

--Eh bien! ma mère, répondit M. de Vaubert qui ne laissa voir aucune
émotion, si mademoiselle de La Seiglière croit pouvoir, sans forfaire à
l'honneur, retirer sa main de la mienne, que mademoiselle de La
Seiglière soit libre; mais je ne cesserai de me croire engagé vis-à-vis
d'elle que lorsqu'elle aura cessé la première de se croire engagée
vis-à-vis de moi.

--Vous êtes un noble cœur, s'écria avec un mouvement de joie la baronne,
qui comprit que l'affaire allait s'entamer ainsi qu'elle l'avait
souhaité. Écrivez donc en ce sens à mademoiselle de La Seiglière. Soyez
digne, mais aussi soyez tendre, afin qu'on ne puisse pas supposer que
vous avez écrit seulement pour l'acquit de votre conscience. Cela fait,
quoi qu'il arrive ensuite, vous aurez dignement rempli les devoirs d'un
amant fidèle et d'un preux chevalier.

Sans plus tarder, M. de Vaubert se mit devant un bureau, et sur un joli
papier qu'il avait rapporté de Paris, glacé, musqué, timbré aux armes de
sa maison, il écrivit les lignes suivantes, auxquelles la baronne, après
en avoir pris connaissance, donna sa maternelle approbation, bien
qu'elle eût désiré y trouver plus de passion et de tendresse. Ainsi, les
hostilités allaient commencer; entre les mains de la rusée baronne, ce
double feuillet de papier lustré, armorié, parfumé, et couvert sur la
première page d'une belle écriture anglaise, n'était rien moins qu'une
bombe qui, lancée dans la place, devait, en éclatant, exercer des
ravages prévus, calculés, d'un effet à peu près certain.

/#
     «MADEMOISELLE,
#/

«J'arrive et j'apprends en même temps la révolution qui s'est opérée
dans votre destinée, et les nouvelles dispositions qu'a prises M. votre
père pour replacer sur votre tête l'héritage de ses ancêtres, que vient
de lui ravir le retour du fils de son ancien fermier. Qu'à ces fins M.
le marquis ait cru pouvoir prendre sur lui de désunir deux mains et deux
cœurs unis depuis dix ans devant Dieu, Dieu en jugera; je m'abstiens. Il
ne sied pas d'ailleurs à la pauvreté de se mettre en balance avec la
fortune. Seulement, il est de mon honneur, bien moins encore que de mon
amour, de vous déclarer, Mademoiselle, que si vous ne partagiez pas en
ceci les sentiments de M. votre père, et ne pensiez pas, comme lui, que
la foi jurée ne soit qu'un vain mot, j'aurais autant de bonheur à
partager avec vous ma modeste condition que vous en auriez eu vous-même
à partager avec moi votre luxe et votre opulence. Après cet aveu, dont
vous ne me ferez pas l'outrage de suspecter la sincérité, je n'ajouterai
pas un mot; c'est à vous seule qu'il appartient désormais de décider de
mon sort et du vôtre. Si vous repoussez mon humble offrande, reprenez
ces lettres qui ne m'appartiennent plus; je souffrirai sans me plaindre
ni murmurer. Si vous consentez, au contraire, à venir embellir ma vie et
mon foyer, renvoyez-moi ces précieux gages, je les presserai avec joie
et reconnaissance contre un cœur fidèle et dévoué.

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     «RAOUL.»
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Ramenée violemment au sentiment de la réalité, Hélène n'hésita pas plus
que Raoul n'avait hésité. Après être sortie de l'espèce de stupeur dans
laquelle venait de la jeter la lecture de ces quelques lignes, elle
courut à son appartement, et là, étouffant sans faiblesse le rêve d'une
heure au plus, rayon éteint aussitôt qu'entrevu, fleur brisée au moment
d'éclore, elle prit une plume pour écrire elle-même et signer l'arrêt de
mort de son propre bonheur; mais, n'en trouvant pas le courage, elle se
contenta de mettre ses lettres sous enveloppe et de les renvoyer
immédiatement à Raoul. Cela fait, elle cacha sa tête entre ses mains, et
ne put s'empêcher de verser quelques larmes, bien différentes, hélas! de
celles qu'elle avait répandues le matin. Cependant, sous la mélancolie
d'un vague regret à peine défini, elle sentit bientôt une sourde
inquiétude remuer et gronder dans son sein. En lisant d'un seul regard
le billet de M. de Vaubert, elle n'avait vu clairement, et nettement
compris qu'une chose, c'est que ce jeune homme la rappelait
solennellement à la foi jurée sous peine de parjure et de trahison; dans
l'exaltation de sa conscience, Hélène avait négligé le reste. Une fois
apaisée par le sacrifice, l'esprit plus calme et les sens plus rassis,
elle se remémora peu à peu quelques expressions de la lettre de son
fiancé, auxquelles sa pensée ne s'était pas arrêtée d'abord, mais qui
avaient laissé en elle une impression confuse et pénible. Tout à coup,
ses souvenirs se dégageant et devenant de plus en plus distincts, elle
prit entre sa robe et sa ceinture le billet de Raoul, qu'elle avait
glissé là, sans doute pour défendre et protéger son cœur; après l'avoir
relu attentivement, après avoir pressuré chaque mot et creusé chaque
phrase pour en faire jaillir la lumière, mademoiselle de La Seiglière le
relut encore une fois; puis, passant insensiblement de la surprise à la
réflexion, elle finit par s'abîmer dans une méditation profonde.

       *       *       *       *       *

C'était un esprit pur, un cœur pieux et fervent, une âme immaculée qui
n'avait jamais touché, même du bout des ailes, aux fanges de la vie.
Toutes les illusions habitaient dans son sein. Elle croyait au bien
naturellement, sans effort, et n'avait jamais soupçonné le mal. Pour
tout dire en un mot, telle était sa naïve candeur, qu'il ne lui était
pas arrivé de suspecter la loyauté, la bonne foi et le désintéressement
de madame de Vaubert elle-même. Toutefois, depuis l'installation de
Bernard, elle avait compris vaguement qu'il se tramait autour d'elle
quelque chose d'équivoque et de mystérieux. Quoique d'un naturel ni
défiant ni curieux, elle s'en était confusément préoccupée, surtout en
voyant s'altérer et s'assombrir l'humeur de son père, qu'elle avait
connu de tout temps, même au fond de l'exil, joyeux, souriant, étourdi,
charmant. Elle s'était étonnée de la subite disparition de Raoul et de
son absence prolongée, qu'on n'avait pu réussir à motiver suffisamment:
elle n'était pas sans avoir remarqué le brusque changement qui s'était
opéré tout d'un coup dans les mondaines habitudes du marquis et de la
baronne, à partir du jour où Bernard avait partagé la vie du château;
enfin, elle s'était demandé parfois, à ses heures de trouble et
d'épouvante, comment il pouvait se faire que ce jeune homme, dans la
force de l'âge, acceptât si longtemps une condition humiliante et
précaire, au lieu de chercher à se créer une position indépendante,
ainsi qu'il eût convenu à un caractère énergique et fier. Que se
passait-il? Hélène l'ignorait; mais à coup sûr il se passait quelque
chose d'étrange qu'on s'étudiait à lui cacher. La lettre du jeune baron
fut un éclair dans cette sombre nuit. À force d'y réfléchir, si
mademoiselle de La Seiglière ne devina point la vérité tout entière et
dans tout son éclat, du moins la vit-elle apparaître comme un point
lumineux qui, bien que presque imperceptible, la dirigea dans ses
investigations. Une fois sur la voie, Hélène se souvint de quelques
discours inachevés, échappés au vieux Stamply, durant le cours de sa
longue agonie, et dont elle avait alors essayé vainement d'interpréter
le sens: elle se rappela dans tous ses détails l'accueil empressé, plus
qu'hospitalier, qu'on avait fait au retour du fils, après avoir humilié
la vieillesse du père; bref, elle promena, comme un flambeau, le billet
de Raoul à travers tous les incidents qui avaient signalé le séjour de
Bernard, et dont elle s'était jusqu'à présent épuisée en efforts
inutiles pour soulever le voile et percer la morne obscurité. D'épisode
en épisode, elle en vint ainsi à se demander pourquoi la baronne
semblait s'être retirée du château depuis une semaine et plus, pourquoi
M. de Vaubert, au lieu d'écrire, ne s'était pas présenté en personne;
puis, lorsqu'enfin elle en fut arrivée à l'entretien qu'elle avait eu
quelques heures auparavant avec son père, sentant ici tout son sang
indigné lui monter au visage, elle se leva fièrement et sortit d'un pas
ferme pour aller trouver le marquis.



XIII


À la même heure, assis auprès d'un guéridon, notre marquis, en attendant
le dîner, était occupé à tremper des mouillettes de biscuit dans un
verre de vin d'Espagne, et, quoique cruellement frappé dans son orgueil,
il se sentait pourtant en appétit, et jouissait de ce sentiment de
bien-être et de satisfaction qu'on éprouve après avoir subi une
opération douloureuse devant laquelle on avait longtemps reculé. Il en
avait fini avec la baronne, s'était à peu près assuré des dispositions
de sa fille, et, quant à l'assentiment de Bernard, il ne s'en
préoccupait pas. Peu expert en matière de sentiment, ainsi qu'il l'avait
dit lui-même, cependant le marquis s'y entendait assez pour avoir
entrevu depuis longtemps que le hussard n'était pas insensible à la
beauté d'Hélène; d'ailleurs il aurait bien voulu voir que ce fils de
vilain ne s'estimât pas trop heureux de mêler le sang de son père à
celui de ses anciens seigneurs. Là-dessus, il était tranquille;
seulement il s'affligeait de n'avoir pas rencontré auprès de sa fille
plus d'obstacles et de résistance. L'idée qu'une La Seiglière pouvait
aimer un Stamply le plongeait dans une consternation impossible à
dépeindre; c'était la lie de son calice.--Que la main se mésallie, mais,
vive Dieu! sauvons du moins le cœur! se disait-il avec indignation, En
revanche, ce qui le charmait dans cette aventure, c'était de penser à la
mine que devaient faire dans leur petit castel madame de Vaubert et son
grand benêt de fils. En y réfléchissant, le diable de marquis se
frottait les mains, se renversait sur son fauteuil, se livrait à des
ébats de chat en gaîté, et, se rappelant ce que la baronne lui avait
tant de fois répété, que Paris vaut bien une messe, il éclatait de rire
dans sa peau en songeant que tout ceci allait finir précisément par une
messe, par une messe de mariage.

Il était dans un de ces accès de gaillarde humeur, quand la porte du
salon s'ouvrit, et mademoiselle de La Seiglière entra, si grave, si
fière, si vraiment royale, que le marquis, après s'être levé pour
l'entourer de ses bras caressants, resta interdit devant elle.

--Mon père, dit aussitôt d'une voix altérée, mais calme, la belle et
noble créature, répondez-moi franchement, loyalement, en bon
gentilhomme, et, quoi que vous ayez à me révéler, soyez sûr d'avance que
vous ne me trouverez jamais au-dessous des devoirs et des obligations
que pourra m'imposer le soin de votre propre gloire. Répondez-moi donc
sans détour, je vous en prie au nom du Dieu vivant, au nom de ma sainte
mère, qui nous voit et qui nous écoute.

--Ventre-saint-gris! pensa le marquis déjà troublé, voilà un début qui
ne me promet rien de bon.

--Mon père, demanda la jeune fille avec assurance, à quel titre M.
Bernard habite-t-il au milieu de nous?

--Quelle question! s'écria le marquis de plus en plus alarmé, mais
faisant encore bonne contenance; à titre d'hôte et d'ami, j'imagine.
Nous devons assez à la mémoire de son bonhomme de père pour que nul
n'ait le droit d'être surpris de voir ce jeune homme à ma table. À
propos, ajouta-t-il en tirant de son gousset une montre d'or émaillé,
suspendue à une chaîne chargée de breloques, de bagues et de cachets,
est-ce que ce maraud de Jasmin ne sonnera pas le dîner aujourd'hui? Tu
vois bien ce petit bijou? regarde-le, ça n'a l'air de rien; en réalité,
ça vaut à peine un écu de six livres; je ne le donnerais pas pour les
diamants de la couronne. C'est une histoire qu'il faut que je te conte.
Imagine-toi qu'un jour, c'était en mil sept cent...

--Mon père, vous avez une autre histoire à me raconter, dit gravement
Hélène en l'interrompant avec autorité, une histoire plus récente, et
dans laquelle il est aussi question d'un joyau, mais plus précieux que
celui-là, puisqu'il s'agit de notre honneur. M. Bernard est ici à titre
d'hôte, m'avez-vous répondu; mon père, il vous reste encore à
m'apprendre qui de nous ou de lui reçoit l'hospitalité, qui de lui ou de
nous la donne.

À ces mots, et sous le regard qu'Hélène venait d'attacher sur lui, le
marquis, plus blanc que le jabot de sa chemise, se laissa lourdement
tomber dans un fauteuil.

--Tout est perdu! se dit-il avec un morne désespoir; l'enragée baronne a
parlé.

--Enfin, mon père, reprit l'impitoyable enfant en croisant ses bras sur
le dos du fauteuil dans lequel M. de La Seiglière s'était affaissé, je
vous demande si nous sommes chez M. Bernard ou si ce jeune homme est
chez nous.

Las de ruse et de mensonge, convaincu d'ailleurs que sa fille était au
courant de tout, le marquis ne songea plus qu'à corriger la vérité et à
la mitiger de son mieux dans ce qu'elle pouvait avoir de trop amer pour
son orgueil et pour son amour-propre.

--Ma foi! s'écria-t-il en se levant d'un air exaspéré, si tu veux que je
te le dise, moi-même je n'en sais rien. On a profité de mon absence pour
faire un code de lois infâmes; M. de Buonaparte, qui ne m'a jamais aimé,
a glissé là-dedans un article tout exprès pour embrouiller mes affaires.
Il y a réussi, le Corse! Les uns prétendent que je suis chez Bernard,
les autres affirment que Bernard est chez moi; ceux-ci que le vieux
Stamply m'a tout donné, ceux-là qu'il m'a tout restitué. Tout ceci,
vois-tu, c'est la bouteille à l'encre; Des Tournelles ne sait qu'en
penser, et le diable y perdrait son latin. Au reste, ma fille, il est
bon que tu saches que c'est cette infernale baronne qui nous a mis dans
ce mauvais pas. Rappelle-toi comme nous vivions gentiment tous deux dans
notre petit trou d'Allemagne! Voilà qu'un jour madame de
Vaubert,--apprends à la connaître,--s'imagine de vouloir me faire
rentrer dans la fortune de mes pères, sachant bien qu'aux termes de nos
conventions, cette fortune reviendrait plus tard à son fils. Elle
m'écrit que mon ancien fermier est bourrelé de remords, qu'il m'appelle
à grands cris et ne saurait mourir en paix qu'après m'avoir rendu tous
mes biens. Je crois cela, moi! j'ai pitié de la conscience troublée de
ce brave homme et ne veux pas qu'on puisse m'accuser d'avoir causé la
perte d'une âme. Je pars, je me hâte, j'arrive, et qu'est-ce que je
découvre un beau matin? que ce digne homme ne m'a rien rendu, et que
c'est un cadeau qu'il m'a fait. Voilà du moins ce que disent mes
ennemis; j'en ai des ennemis, car, ainsi que le disait Des Tournelles,
quel être supérieur n'en a pas? Sur ces entrefaites, Bernard, qu'on
croyait mort, nous tombe sur la tête comme un glaçon de Sibérie. Que
va-t-il se passer? M. de Buonaparte a si bien arrangé les choses, qu'il
est impossible de s'y reconnaître. Suis-je chez Bernard? Bernard est-il
chez moi? je n'en sais rien, il n'en sait rien; Des Tournelles lui-même
n'en sait pas davantage. Telle est l'histoire, et telle est la question.

       *       *       *       *       *

Hélène avait grandi et s'était élevée en dehors de toutes les
préoccupations de la vie réelle. Elle n'avait jamais rien soupçonné des
intérêts positifs qui jouent un si grand rôle dans l'existence humaine,
qu'ils l'absorbent presque tout entière. N'ayant, sur toutes choses,
reçu d'autres enseignements que ceux de son père, qui était l'ignorance
la mieux nourrie, la plus sereine et la plus fleurie du royaume, les
connaissances qu'avait mademoiselle de La Seiglière en droit français se
trouvaient égaler les notions qu'elle pouvait avoir sur la législation
japonaise. Mais cette enfant, qui ne savait rien, possédait pourtant une
science plus grande, plus sûre, plus infaillible que celle des
jurisconsultes les plus habiles et des légistes les plus consommés. Dans
une âme honnête et simple, elle avait conservé aussi pur, aussi limpide,
aussi lumineux qu'elle l'avait reçu, ce sentiment du juste et de
l'injuste que Dieu a déposé comme un rayon de sa suprême intelligence
dans le sein de toutes ses créatures. Elle ignorait les lois des hommes;
mais la loi naturelle et divine était écrite dans son cœur comme sur des
tablettes d'or, et nul souffle malsain, nulle passion mauvaise n'en
avait altéré le sens ni terni les sacrés caractères. Elle dégagea donc
sans efforts la vérité des nuages dont son père cherchait encore à
l'obscurcir; sous la broderie, elle sut démêler la trame. Tandis que le
marquis parlait, Hélène s'était tenue debout, calme, impassible, pâle et
froide. Lorsqu'il se tut, elle alla s'accouder sur le marbre de la
cheminée, et demeura longtemps silencieuse, les doigts perdus sous les
nattes de ses cheveux, regardant avec une muette épouvante l'abîme dans
lequel elle venait d'être précipitée, comme une colombe mortellement
atteinte en glissant dans l'azur du ciel, et qui tombe, l'aile
fracassée, sanglante et palpitante, entre les roseaux d'un marais impur.

       *       *       *       *       *

--Ainsi, mon père, dit-elle enfin sans changer d'attitude et sans
tourner les yeux vers l'infortuné gentilhomme qui, ne sachant plus à
quel saint se vouer, rôdait autour de sa fille comme une âme en peine:
ainsi ce vieillard, dont la vie s'est achevée tristement dans l'abandon
et dans la solitude, s'était dépouillé pour nous enrichir! Ah! béni soit
Dieu qui m'inspira d'aimer cet homme généreux, puisque, sans moi, notre
bienfaiteur serait mort sans une main amie pour lui fermer les yeux.

--Que veux-tu? s'écria le marquis d'un air confus; la baronne s'est
montrée en tout ceci d'une ingratitude horrible. Moi, je l'aimais, ce
vieux; il me réjouissait; je lui trouvais bonne façon: là, vrai, j'avais
plaisir à le voir. Eh bien! la baronne ne pouvait pas le souffrir.
J'avais beau lui dire:--Madame la baronne, ce vieux Stamply est un brave
homme; il nous a fait du bien; nous lui devons quelques égards. Si
j'avais voulu la croire, j'aurais fini par le chasser de ma maison. Le
roi lui-même m'eût prié de le faire, que je n'y aurais point consenti.

--Ainsi, reprit Hélène après un nouveau silence, quand ce jeune homme
s'est présenté armé de ses droits, au lieu de lui restituer loyalement
les biens de son père et de nous retirer tête haute, nous avons obtenu,
à force d'humilité, qu'il consentît à nous garder, à nous laisser vivre
sous son toit! De votre fille, qui ne savait rien, vous avez fait votre
complice!

--J'ai voulu partir, s'écria le marquis; Bernard venait de se nommer que
j'avais déjà pris ma canne et mon chapeau. C'est la baronne qui m'a
retenu; c'est elle qui nous a joués tous; c'est elle qui nous a tous
perdus.

Ici, mademoiselle de La Seiglière se retourna fièrement, prête à
demander compte à son père de l'entretien qu'ils avaient eu tous deux
dans cette même chambre; mais la parole expira sur ses lèvres: sa
poitrine se gonfla, son front se couvrit de rougeur, et, se jetant dans
un fauteuil, elle fondit en pleurs, son sein éclata en sanglots.
Était-ce seulement l'orgueil révolté qui se plaignait en elle, et
l'amour étouffé ne mêlait-il pas ses soupirs aux cris de la dignité
offensée? Le cœur le plus pur et le plus virginal est encore un abîme où
la sonde s'égare, et dont pas une n'a touché le fond. En voyant le
désespoir de sa fille, le marquis acheva de perdre la tête. Il se
précipita aux genoux d'Hélène, et lui prit les mains qu'il couvrit de
baisers, en pleurant de son côté comme un vieil enfant qu'il était.

--Ma fille! mon enfant! disait-il en la pressant entre ses bras;
calme-toi, ménage ton vieux père; ne le fais pas mourir de douleur à tes
pieds. Veux-tu partir? partons. Allons vivre au fond des bois comme deux
sauvages; si tu l'aimes mieux, retournons dans notre vieille Allemagne.
Qu'est-ce que ça me fait, à moi, la fortune, pourvu que tu ne pleures
pas? La fortune! je m'en soucie comme de ça! En vendant mes bijoux, ma
montre et mes breloques, j'aurai toujours des fleurs pour mon Hélène.
Allons je ne sais où; je serai bien partout où tu me souriras. Je te
contais ce matin que je n'avais plus qu'un souffle de vie; je mentais.
J'ai une santé de fer. Regarde ce mollet; si l'on ne dirait pas du
bronze coulé dans un bas de soie! Cet hiver, j'ai tué sept loups; je
fatigue Bernard à me suivre, et j'espère bien enterrer la baronne, qui a
quinze ou vingt ans de moins que moi, à ce qu'elle prétend, car je la
connais trop maintenant pour croire seulement la moitié de ce qu'elle
avance. Vite donc, essuyons ces beaux yeux; un sourire, un baiser, ton
bras sur mon bras, et, gais Bohémiens, vive la pauvreté!

--Ah! mon noble père, je vous retrouve enfin! s'écria mademoiselle de La
Seiglière avec un élan de joie. Vous l'avez dit, partons; ne restons pas
ici davantage: nous n'y sommes restés déjà que trop longtemps.

--Partir! s'écria l'étourdi gentilhomme, qui ne s'était pas assez défié
de son premier mouvement, et qui pour beaucoup aurait voulu pouvoir
rattraper les paroles imprudentes qui venaient de lui échapper; partir!
répéta-t-il avec stupeur. Eh! ma pauvre fille, où diable veux-tu que
nous allions? Tu ne sais donc pas que je suis en guerre ouverte avec la
baronne, et qu'il ne nous reste même plus la ressource d'aller maigrir à
sa table et greloter à son foyer!

--Si madame de Vaubert nous repousse, nous irons où Dieu nous conduira,
répondit Hélène; mais du moins nous nous sentirons marcher dans le
chemin de notre honneur.

--Voyons, voyons, dit M. de La Seiglière en s'asseyant d'un air câlin à
côté d'Hélène, c'est très bien qu'on aille où Dieu vous conduit, on ne
saurait choisir un meilleur guide; malheureusement, Dieu qui donne le
couvert et la pâture aux petits des oiseaux, n'est pas si libéral envers
les petits des marquis. Il est charmant de se dire ainsi: Partons,
allons où Dieu nous mène! cela plaît aux jeunes imaginations; mais quand
on est parti et qu'on a fait six lieues, et qu'on arrive au soir avec la
perspective de coucher, sans avoir soupé, à la belle étoile, on commence
à trouver le chemin de Dieu un peu rude. S'il ne s'agissait que de moi,
voilà beau temps que j'aurais chaussé les sandales du pèlerin et repris
le bâton de l'exil; mais il s'agit de toi, mon Hélène! Laissons là ces
pieux enfantillages; causons raisonnablement, avec calme, ainsi qu'il
convient entre de vieux amis comme nous. Voyons, est-ce qu'il n'y aurait
pas un moyen d'arranger cette petite affaire à la satisfaction de toutes
les parties intéressées? Est-ce que, par exemple, ce que je te disais ce
matin...

--Ce serait votre honte et la mienne, répliqua froidement Hélène.
Savez-vous ce que dirait le monde? Il dirait que vous avez vendu votre
fille: la pauvreté n'a pas droit de mésalliance. Que penserait M. de
Vaubert? et que penserait-il, ce jeune homme au-devant de qui je suis
allée avec empressement, le croyant pauvre et déshérité? Tandis que l'un
m'accuserait de trahison, l'autre me soupçonnerait de n'avoir fait la
cour qu'à sa fortune, et tous deux me mépriseraient. Marquis de La
Seiglière, relevez la tête et le cœur: noblesse et pauvreté obligent.
Qu'y a-t-il d'ailleurs de si effrayant dans la destinée qui nous est
échue? Sommes-nous sans asile? Je réponds de M. de Vaubert.

--Mais, ventre-saint-gris! s'écria le marquis, je te répète qu'entre la
baronne et moi c'est une guerre à mort.

--Le roi nous aidera, dit Hélène; il doit être bon, juste et grand,
puisqu'il est le roi.

--Ah bien oui, le roi! il ne se doute même pas de ce que j'ai fait pour
lui. L'ère des grandes ingratitudes date de rétablissement de la
monarchie.

--J'irai me jeter à ses pieds, je lui dirai: Sire...

--Il refusera de t'entendre.

--Eh bien! mon père, s'écria mademoiselle de La Seiglière avec fermeté,
il vous restera votre fille. Je suis jeune et j'ai bon courage; je vous
aime, je travaillerai.

--Pauvre enfant, dit le marquis en baisant l'une après l'autre les mains
de la blonde héroïne; le travail de ces jolis doigts ne suffirait pas à
nourrir une alouette en cage. Pour en revenir à ce que je te disais ce
matin, tu prétends donc que ce serait ma honte et la tienne? Je me pique
d'avoir l'épiderme de l'honneur quelque peu chatouilleux, et pourtant en
ceci je ne vois pas les choses comme toi, mon Hélène. Mettons de côté la
question du monde; quoi qu'on fasse, à quelque parti qu'on se rende, le
monde y trouve toujours à gloser: fou qui s'en soucie! Tu crains que M.
de Vaubert ne t'accuse de trahison et de parjure? Là-dessus, sois bien
rassurée; la baronne est une fine mouche qui ne permettra jamais à son
fils de s'allier avec notre ruine, et bien que je ne doute pas du
désintéressement de Raoul, entre nous, c'est un grand dadais que sa mère
mènera toujours par le bout du nez. Quant à Bernard, pourquoi te
mépriserait-il? Je conviens qu'il ne saurait raisonnablement prétendre à
l'amour d'une La Seiglière; mais la passion ne raisonne pas, et ce
garçon t'aime, ma fille.

--Il m'aime? dit Hélène d'une tremblante voix.

--Pardieu! dit le marquis, il t'adore.

--Qu'en savez-vous, mon père? murmura mademoiselle de La Seiglière d'une
voix mourante et en s'efforçant de sourire.

--Il n'y a plus de doute, pensa le marquis en étouffant un soupir de
résignation, ma fille aime le hussard. Ce que j'en sais! s'écria-t-il;
ma jeunesse n'est déjà pas si loin, que je ne me souvienne encore
comment ces choses-là se passent. L'hiver, au coin du feu, quand il
racontait ses batailles, crois-tu que ce fût pour les beaux yeux de la
baronne qu'il se mettait en frais de poudre, d'éloquence et de coups de
sabre? À partir du soir où tu ne fus plus là, le diable ne lui eût pas
arraché trois paroles. Est-ce que je n'ai pas bien compris dès-lors la
cause de sa tristesse, de son silence et de son humeur sombre? N'ai-je
pas vu son front s'éclaircir, quand tu nous as rendu ta présence? Et le
jour où il s'exposa à se faire rompre les os par Roland, penses-tu que
ce ne fût point là une bravade d'amoureux? Il t'adore, te dis-je; et
d'ailleurs, fût-il un fils de France, je voudrais bien voir qu'il se
permît de ne t'adorer pas!

Le marquis s'interrompit pour considérer sa fille, qui l'écoutait
encore. À ces paroles de son père, Hélène avait senti son rêve mal
étouffé tressaillir dans son cœur, et elle était là, pensive,
silencieuse, oubliant qu'elle venait de river la chaîne qui la liait
pour jamais à Raoul, s'abandonnant, à son insu, au courant insensible
qui l'entraînait vers une rive où chantaient la jeunesse et l'amour.

--Allons! se dit le marquis, nous aurons deux mésalliances au lieu
d'une.

Et, prenant gaîment son parti, il se frottait déjà les mains, quand tout
à coup la porte du salon s'ouvrit avec fracas, et madame de Vaubert se
précipita comme une trombe dans l'appartement, suivie de Raoul,
impassible et grave.

--Venez, aimable et noble enfant, s'écria la baronne en tendant vers
Hélène ses deux bras tout grands ouverts, venez, que je vous presse sur
mon cœur. Ah! que je savais bien, ajouta-t-elle avec effusion, en
couvrant de baisers le front et les cheveux de mademoiselle de La
Seiglière, que je savais bien qu'entre l'opulence et la pauvreté votre
belle âme n'hésiterait pas! Mon fils, embrassez votre femme; ma fille,
embrassez votre époux: vous êtes dignes l'un de l'autre.

Ainsi parlant, elle avait doucement attiré Hélène vers le jeune baron,
qui lui baisa la main avec respect.

--Vous les voyez, marquis, reprit-elle d'un air attendri; vous voyez
leurs transports. Dites maintenant, eussiez-vous un cœur d'airain, une
ourse vous eût-elle allaité au berceau, dites si vous aurez le courage
de briser des liens si charmants? Ce n'est plus seulement de votre
gloire qu'il s'agit désormais, c'est aussi du bonheur de ces deux nobles
créatures.

--Ma foi! se dit le marquis, dont nous renonçons à peindre la
stupéfaction, si j'y comprends quelque chose, je veux que la baronne ou
la peste m'étouffe.

--Monsieur le marquis, dit Raoul en faisant vers lui quelques pas et en
lui tendant une main loyale, les révolutions ne m'ont laissé que peu de
chose de la fortune de mes pères, mais le peu qui m'en reste est à vous.

--Monsieur de Vaubert, dit Hélène, c'est bien.

--Magnanimes enfants! s'écria la baronne. Marquis, vous êtes ému. Vos
yeux s'humectent; une larme a roulé sous votre paupière. Pourquoi
cherchez-vous à vous défendre de l'attendrissement qui vous gagne? Vos
jambes se dérobent sous vous; votre cœur est près de se fondre. Ne vous
raidissez pas, laissez agir la nature. Elle agit, je le sens, je le
vois. Vos bras s'entr'ouvrent, ils vont s'ouvrir, ils s'ouvrent...
Raoul, courez embrasser votre père, ajouta-t-elle en poussant le jeune
baron dans les bras du marquis et en les regardant avec ivresse
s'embrasser d'assez mauvaise grâce.

--Et nous, mon vieil ami, s'écria-t-elle ensuite, ne nous
embrasserons-nous pas?

--Embrassons-nous, dit le marquis.

Et tandis qu'ils étaient dans les bras l'un de l'autre:

--Baronne, dit le marquis à demi-voix, je ne sais pas où vous voulez en
venir, mais je sens que vous tramez quelque chose d'infâme.

--Marquis, dit la baronne, vous n'êtes qu'un vieux roué.

--Raoul, Hélène, vous aussi, vieil ami, reprit-elle aussitôt avec
effusion, en les réunissant tous trois sous un même regard et dans une
même étreinte; si j'en dois croire la joie qui m'inonde, le manoir de
Vaubert va devenir l'asile de la paix, du bonheur et des tendresses
mutuelles; nous allons y réaliser le rêve le plus doux et le plus
enchanté qui se soit jamais élevé de la terre au ciel. Nous serons
pauvres, mais nous aurons pour richesse l'union de nos âmes, et le
tableau de notre humble fortune humiliera plus d'une fois l'éclat du
luxe et le faste de l'opulence. Que nous vous gâterons, marquis! que
d'amour et de soins à l'entour de votre vieillesse pour lui faire
oublier les biens quelle a perdus! Aimé, chéri, fêté, caressé, vous
comprendrez un jour que ces biens étaient peu regrettables, et vous vous
étonnerez alors d'avoir pu songer un seul instant à les racheter au prix
de votre honneur.

Après avoir hasardé quelques objections que Raoul, Hélène et madame de
Vaubert se réunirent tous trois pour combattre, après avoir inutilement
cherché une issue par où s'échapper, harcelé, traqué, pris au piège:

--Eh bien! ventre-saint-gris! ça m'est égal, s'écria gaiement le
marquis; ma fille sera baronne, et ce vieux coquin de Des Tournelles
n'aura pas la satisfaction de voir une La Seiglière épouser le fils d'un
manant.

Il fut décidé, séance tenante, que le marquis, dans le plus bref délai,
signerait un acte de désistement en faveur de Bernard, et que, cela
fait, le gentilhomme dépossédé se retirerait avec sa fille dans le petit
castel de Vaubert où l'on procéderait aussitôt au mariage des jeunes
amants. Les choses ainsi réglées, la baronne prit le bras du marquis,
Raoul offrit le sien à Hélène, et tous quatre s'en allèrent dîner au
manoir.



XIV


Or, tandis que cette révolution s'accomplissait au château, que faisait
Bernard? Il suivait au pas de son cheval les sentiers qui longent le
Clain, la tête, l'esprit et le cœur tout remplis d'une unique image. Il
aimait, et chez cette nature libre et fière que n'avait point appauvrie
le frottement du monde, l'amour n'était pas resté longtemps à l'état de
vague aspiration, de rêve flottant et de mystérieuse souffrance, il
était devenu bientôt une passion ardente, énergique, vivace et profonde.
Bernard faisait partie de cette génération active et turbulente dont la
jeunesse s'était écoulée dans les camps, et qui n'avait pas eu le temps
d'aimer ni de rêver. À vingt-sept ans, à cette heure encore matinale où
les enfants de notre génération oisive ont follement dispersé à tous les
vents leurs forces sans emploi, il n'avait connu que la belle passion de
la gloire. On pouvait donc aisément prévoir que si jamais le germe d'un
amour sérieux venait à tomber dans cette âme, il en absorberait la sève
et s'y développerait comme un arbuste vigoureux dans une terre vierge et
féconde. Il vit Hélène et il l'aima. Par quel art aurait-il pu s'en
défendre? Elle avait en partage la grâce et la beauté, la candeur et
l'intelligence, toute la distinction de sa race, sans en avoir les idées
étroites ni les opinions surannées. Avec la royale fierté du lys, elle
en exhalait le suave et doux parfum; à la poésie du passé, elle joignait
les instincts sérieux de notre âge. Et cette noble et chaste créature
était venue à lui, la main tendue et la bouche souriante! elle lui avait
parlé de son vieux père, qu'elle avait aidé à mourir! C'est elle qui
avait remplacé le fils absent au chevet du vieillard, elle qui avait
recueilli ses derniers adieux et son dernier soupir. Il avait vécu de sa
vie, à table auprès d'elle et près d'elle au foyer. Au récit des maux
qu'il avait endurés, il avait vu ses beaux yeux se mouiller; il les
avait vus s'enflammer au récit de ses batailles. Comment donc en effet
ne l'eût-il point aimée? Il l'avait aimée d'abord d'un amour inquiet et
charmant, comme tout sentiment qui s'ignore; puis, en voyant Hélène se
retirer brusquement de lui, d'un amour silencieux et farouche, comme
toute passion sans espoir. C'est alors que, plongeant du même coup dans
son cœur et dans sa destinée, il était resté frappé d'épouvante. Il
venait de comprendre en même temps qu'égaré par le charme, il avait,
sans y réfléchir, accepté une position équivoque, qu'on l'en blâmerait
publiquement, qu'il y allait de son honneur vis-à-vis de ses frères
d'armes, et que, pour en sortir désormais, il lui fallait déposséder,
ruiner, chasser la fille qu'il aimait et son père. Comment s'y fût-il
résigné, lui qui défaillait rien qu'à la pensée que ses hôtes pouvaient
d'un jour à l'autre s'éloigner de leur propre gré, lui qui se demandait
parfois avec terreur ce qu'il deviendrait seul dans ce château désert,
s'il leur prenait fantaisie de porter leurs pénates ailleurs? S'il
aimait Hélène par-dessus toutes choses, ce n'était pas elle seulement
qu'il aimait. Au milieu même de ses emportements et de ses colères, il
se sentait secrètement attiré vers le marquis. Il s'était aussi pris
d'une sorte d'affection pour tous les détails de cet intérieur de
famille dont il n'avait jamais soupçonné jusqu'alors ni la grâce facile,
ni les exquises élégances. L'idée d'épouser Hélène, cette idée qui
conciliait tout et devant laquelle le gentilhomme n'avait point reculé,
Bernard ne l'avait même pas entrevue. Sous la brusquerie de ses
manières, sous l'énergie de son caractère, sous l'ardeur qui le
consumait, il cachait toutes les délicatesses et toutes les timidités
d'un esprit craintif et d'une âme tendre. La conscience qu'il avait de
ses droits le rendait humble au lieu de l'enhardir: il avait la défiance
et la pudeur de la fortune. Cependant, depuis plus d'une semaine, tout
avait pris en lui comme autour de lui une face nouvelle. En même temps
qu'autour de lui les bois et les prés verdoyaient, il s'était fait en
lui comme un avril en fleurs; Mademoiselle de La Seiglière avait reparu
dans sa vie ainsi que le printemps sur la terre. La présence d'Hélène
retrouvée, les entretiens récents qu'il avait eus avec le marquis,
l'amitié cordiale et presque tendre que lui témoignait le vieux
gentilhomme, quelques mots qui lui étaient échappés dans la matinée de
ce même jour, tout cela, mêlé aux chaudes brises, à la senteur des
haies, aux rayons joyeux du soleil, remplissait Bernard d'un trouble
inexpliqué, d'une ivresse sans nom, de ce vague sentiment d'effroi, qui
est le premier frisson du bonheur.

       *       *       *       *       *

Ainsi troublé sans oser se demander pourquoi, Bernard revenait au galop
de son cheval, car déjà la nuit commençait à descendre des coteaux dans
la plaine, lorsqu'en débouchant par le pont, il découvrit la petite
caravane qui s'acheminait vers Vaubert. Il arrêta sa monture et reconnut
tout d'abord, dans la pénombre du crépuscule, mademoiselle de La
Seiglière suspendue au bras d'un jeune homme, qu'aussitôt il supposa ir
être le jeune baron. Bernard ne connaissait pas Raoul et ne savait rien
de l'union projetée; cependant son cœur se serra. Il souffrait aussi de
voir l'intimité renouée entre le marquis et la baronne. Après avoir
longtemps suivi les deux couples d'un regard chagrin, il mit son cheval
au pas, revint lentement au château, dîna seul, compta tristement les
heures, et pensa que cette soirée de solitude, la première qu'il passait
ainsi depuis son retour, ne s'achèverait pas. Il fit vingt fois le tour
du parc, se retira mécontent dans sa chambre, et demeura appuyé sur le
balcon de la fenêtre, jusqu'à ce qu'il eût vu passer, comme deux ombres,
sous la feuillée, M. de La Seiglière et sa fille, dont la voix arriva
jusqu'à lui dans le silence de la nuit.

       *       *       *       *       *

Le lendemain, au repas du matin, il attendit vainement Hélène et son
père. Jasmin, qu'il interrogea, répondit que M. le marquis et sa fille
étaient partis depuis une heure pour Vaubert, en prévenant leurs gens
qu'ils ne rentreraient pas pour dîner. Pendant cette journée, qui
s'écoula plus lentement encore que ne s'était écoulée la soirée de la
veille, Bernard remarqua un mouvement inusité des serviteurs allant tour
à tour du château au manoir, du manoir au château, comme s'il s'agissait
d'installation nouvelle. Il pressentit quelque affreux malheur. Un
instant, il fut tenté d'aller droit au castel; mais un sentiment
d'invincible répulsion, presque d'horreur, l'en avait toujours éloigné.
Comprenait-il, lui aussi; comme Hélène, que c'était là que venait de se
forger la foudre qu'il entendait déjà gronder sourdement à l'horizon?
Cependant il poussa jusqu'à mi-chemin; en apercevant au bras de Raoul,
sur l'autre rive, à travers le feuillage argenté des saules, Hélène dont
il ne pouvait distinguer la démarche affaissée ni le pâle visage, il
sentit la jalousie le mordre comme un aspic au sein. C'était une âme
douce et tendre, mais impétueuse et terrible. Il rentra dans sa chambre,
détacha ses pistolets suspendus à l'encadrement de la glace, les examina
d'un œil sombre et farouche, en fit jouer les ressorts d'un doigt
brusque et violent; puis, honteux de sa folie, il se jeta sur son lit,
et ce cœur de lion pleura. Pourquoi? il ne le savait pas. Il souffrait
sans connaître la cause de son mal, de même qu'il ignorait la veille
d'où lui arrivaient le bonheur et la vie.

       *       *       *       *       *

La soirée fut moins orageuse. À la tombée de la nuit, il se prit à errer
dans le parc en attendant le retour du marquis. La brise rafraîchit son
front; la réflexion apaisa son cœur. Il se dit que rien n'était changé
dans sa vie, et revint peu à peu à des rêves meilleurs. Il était assis
depuis quelques instants sur un banc de pierre, à cette même place, où
tant de fois, auprès d'Hélène, il avait vu, au dernier automne, les
feuilles jaunies se détacher et tourbillonner au-dessus de leurs têtes,
quand tout à coup le sable de l'allée cria doucement sous un pas léger;
un frôlement de robe se fit entendre le long de l'aubépine en fleurs; en
levant les yeux, Bernard aperçut devant lui mademoiselle de La
Seiglière, pâle, triste et plus grave que d'habitude.



XV


--Monsieur Bernard, c'est vous que je cherchais, dit-elle aussitôt d'une
voix douce et calme.

En effet, Hélène s'était échappée dans l'espoir de le rencontrer.
Sachant qu'il ne lui restait plus que deux nuits à passer sous le toit
qui n'était plus celui de son père, prévoyant bien que toutes relations
allaient se trouver brisées désormais entre elle et ce jeune homme, elle
était venue à lui, non par faiblesse, mais par fier sentiment
d'elle-même, ne voulant pas que, s'il découvrait un jour les ruses et
les intrigues qu'on avait ourdies autour de sa fortune, il pût croire ou
même supposer qu'elle en avait été complice. Elle ne se dissimulait pas
d'ailleurs qu'avant de se retirer elle avait vis-à-vis de lui des
obligations à remplir, qu'elle devait au moins un adieu à cet hôte si
délicat qu'elle n'avait pu soupçonner ses droits, au moins une
réparation à cette âme si magnanime qu'elle avait pu, dans son
ignorance, l'accuser de servilité. Elle avait compris enfin qu'elle
devait à ce jeune homme de l'instruire elle-même de son prochain départ,
pour lui en épargner l'humiliation, sinon la douleur.

--Monsieur Bernard, reprit-elle après s'être assise auprès de lui avec
une émotion qu'elle ne chercha pas à cacher; dans deux jours, mon père
et moi, nous aurons quitté ce parc et ce château qui ne nous
appartiennent plus; je n'ai pas voulu en sortir sans vous dire combien
vous avez été bon pour mon vieux père, et que j'en resterai touchée le
reste de ma vie dans le plus profond de mon âme. Oui, vous avez été si
bon, si généreux, qu'hier encore je ne m'en doutais même pas.

--Vous partez, Mademoiselle, vous partez! dit avec égarement Bernard
d'une voix éperdue. Que vous ai-je fait? Peut-être, sans le savoir, vous
aurai-je offensée, vous ou monsieur votre père? Je ne suis qu'un soldat,
je ne sais rien de la vie ni du monde, mais partir! vous ne partirez
pas.

--Il le faut, dit Hélène; notre honneur le veut et le vôtre l'exige. Si
mon père, en s'éloignant, ne se montre pas vis-à-vis de vous aussi
affectueux qu'il devrait l'être ou voudrait le paraître, pardonnez-lui.
Mon père est vieux; à son âge, on a ses faiblesses. Ne lui en veuillez
pas; je me sens encore assez riche pour pouvoir ajouter sa dette de
reconnaissance à la mienne, et pour les acquitter toutes deux.

--Vous partez! répéta Bernard... mais si vous partez, Mademoiselle, que
voulez-vous que je devienne, moi? Je suis seul en ce monde; je n'ai ni
parents, ni amis, ni famille; les seules amitiés que j'aie retrouvées à
mon retour, je m'en suis séparé violemment pour mêler ma vie à la vôtre.
Pour rester ici, près de votre père, j'ai répudié ma caste, abjuré ma
religion, déserté mon drapeau, renié mes frères d'armes: il n'en est
plus un à cette heure qui consentît à mettre sa main dans la mienne. Si
l'on devait partir, pourquoi ne l'a-t-on pas fait quand je me suis
présenté pour la première fois? J'arrivais alors le cœur et la tête
remplis de haine et de colère; je voulais me venger. J'étais prêt; je
haïssais votre père; vous autres nobles, je vous exécrais tous. Pourquoi
donc alors n'êtes-vous pas partis? Pourquoi ne m'a-t-on pas cédé la
place? Pourquoi m'a-t-on dit: Confondons nos droits, ne formons qu'une
seule famille? Et maintenant que j'ai oublié si je suis chez votre père
ou si votre père est chez moi, maintenant qu'on m'a appris à aimer ce
que je détestais, à honorer ce que je méprisais, maintenant qu'on m'a
fermé les rangs où je suis né, maintenant qu'on a créé et mis en moi un
cœur nouveau et une âme nouvelle, voilà qu'on s'éloigne, qu'on me fuit
et qu'on m'abandonne!

--Ainsi, Mademoiselle, reprit Bernard avec mélancolie, en relevant sa
tête brûlante, qu'il avait tenue longtemps entre ses mains, ainsi je
n'aurai apporté dans votre existence que le désordre, le trouble et le
malheur, moi qui donnerais ma vie avec ivresse pour épargner un chagrin
à la vôtre! Ainsi, j'aurai passé dans votre destinée comme un orage pour
la flétrir et la briser, moi qui verserais avec joie tout mon sang pour
y faire germer une fleur! Ainsi, vous étiez là, calme, heureuse,
souriante, épanouie comme un lis au milieu du luxe de vos ancêtres, et
il aura fallu que je revinsse tout exprès du fond des steppes arides
pour vous initier aux douleurs de la pauvreté, moi qui retournerais
triomphant dans l'exil glacé d'où je sors pour vous laisser ma part de
soleil!

--La pauvreté ne m'effraie pas, dit Hélène; je la connais, j'ai vécu
avec elle.

--Cependant, mademoiselle s'écria Bernard avec entraînement, si, exalté
par le désespoir comme à la guerre par le danger, j'osais vous dire à
mon tour ce que je n'ai point encore osé me dira à moi-même? À mon tour
si je vous disais: Confondons nos droits et ne formons qu'une même
famille! Si, encouragé par votre grâce et votre bonté, enhardi par
l'affection presque paternelle que M. le marquis m'a témoignée en ces
derniers jours, je m'oubliais jusqu'à vous tendre une main tremblante,
ah! sans doute vous la repousseriez, cette main d'un soldat encore toute
durcie par les labeurs de la captivité, et vous indignant avec raison de
voir qu'un amour parti de si bas ait osé s'élever jusqu'à vous, vous
m'accableriez de vos mépris et de votre colère! Mais si vous pouviez
oublier comme je l'oublierais avec vous, que j'ai jamais pu prétendre à
l'héritage de vos pères, si vous pouviez continuer de croire, comme je
le croirais avec vous, qu'à vous est la fortune, à moi la pauvreté, et
si je vous disais alors d'une voix humble et suppliante: Je suis pauvre
et déshérité, que voulez-vous que je devienne? gardez-moi dans un coin
d'où je puisse seulement vous voir et vous admirer en silence; je ne
vous serai ni gênant ni importun, vous ne me rencontrerez dans votre
chemin que lorsque vous m'aurez appelé; d'un mot, d'un geste, d'un
regard, vous me ferez rentrer dans ma poussière! Peut-être alors ne me
repousseriez-vous pas, vous auriez pitié de ma peine, et cette pitié, je
la bénirais et j'en serais plus fier que d'une couronne de roi.

--Monsieur Bernard, dit Hélène en se levant avec dignité, je ne sais pas
de cœur si haut placé auquel ne puisse s'égaler votre cœur; je ne sais
pas de main que la vôtre ne puisse honorer en la touchant. Voici la
mienne; c'est l'adieu d'une amie qui priera pour vous dans toutes ses
prières.

--Ah! s'écria Bernard en osant pour la première fois, pour la dernière,
hélas! porter à ses lèvres la blanche main d'Hélène: vous emportez ma
vie! Mais, noble enfant, vous et votre vieux père, quelle destinée est
la vôtre?

--Notre destinée est assurée, dit mademoiselle de La Seiglière sans
songer qu'en voulant s'épargner la pitié de Bernard, elle portait au
malheureux le coup de la mort; M. de Vaubert est, lui aussi, un noble
cœur: il trouvera autant de bonheur à partager avec moi sa modeste
fortune que j'en aurais trouve moi-même à partager avec lui mon
opulence.

--Vous vous aimez? demanda Bernard.

--Je crois vous avoir dit, répliqua mademoiselle de La Seiglière en
hésitant, que nous fûmes élevés ensemble dans l'exil.

--Vous vous aimez? répéta Bernard.

--Sa mère me servit de mère, et nos parents nous fiancèrent presque au
berceau.

--Vous vous aimez? dit Bernard encore une fois.

--Il a ma foi, répondit Hélène.

--Adieu donc! ajouta Bernard d'un air sombre. Adieu, rêve envolé!
murmura-t-il d'une voix étouffée en suivant des yeux, à travers ses
larmes, Hélène qui s'éloignait pensive.



XVI


Le lendemain était le jour fixé pour la signature de l'acte de
désistement. Sur le coup de midi, le marquis, Hélène, madame de Vaubert
et un notaire venu tout exprès de Poitiers, se trouvaient réunis dans le
grand salon du château, qui se ressentait déjà du désordre du prochain
départ. On n'attendait plus que Bernard. Hélène était grave et fière; le
marquis, heureux d'en finir, était léger comme un papillon.

--Eh bien! madame la baronne, disait-il gaiement en se frottant les
mains, nous allons donc vivre dans votre petit castel, nous allons
reprendre le petit train de notre vie d'Allemagne. Ce sera charmant,
nous pourrons encore nous croire en exil. C'est à vous, généreuse amie,
que le dernier des La Seiglière aura dû le pain et le sel.

Madame de Vaubert souriait; mais une violente préoccupation se
trahissait sur son front et dans son regard.

Bernard entra bientôt, éperonné, botté, la cravache au poing. La baronne
se prit tout d'abord à l'observer avec inquiétude; mais nul n'aurait pu
deviner sur le visage de cet homme ce qui se passait dans son cœur.

Après avoir lu à haute et intelligible voix l'acte qu'il avait rédigé
d'avance, le marquis prit une plume, releva sa manchette de point
d'Angleterre, signa sans sourciller, et offrit à Bernard, avec une
politesse exquise, la feuille aux armoiries du fisc.

--Monsieur, lui dit-il en souriant avec grâce, vous voici rentré
authentiquement _dans la sueur_ de monsieur votre père.

Le moment était décisif; madame de Vaubert pâlit et attacha sur Bernard
un regard ardent.

Bernard hésita; impassible et morne il paraissait n'avoir rien vu, rien
entendu. Un éclair de triomphe traversa les yeux de la baronne.

--Ventre-saint-gris! Monsieur, s'écria le marquis, allez-vous faire des
façons maintenant?

--Noble jeune homme! murmura la baronne d'une voix attendrie.

Comme s'il se fût réveillé en sursaut, Bernard tressaillit, prit la
feuille de la main du marquis avec une brusquerie militaire, la plia en
quatre, la glissa dans la poche de sa redingote, qu'il reboutonna
aussitôt, puis se retira gravement, sans avoir dit une parole.

Madame de Vaubert resta consternée.

--Allons! dit le marquis en belle humeur, voilà une bonne journée qui ne
nous coûte qu'un million.

--Me serais-je trompée? se demanda madame de Vaubert d'un air
visiblement préoccupé. Est-ce que décidément ce Bernard ne serait qu'un
vaurien?

--Mon Dieu! qu'il avait donc l'air triste et sombre! se dit mademoiselle
de La Seiglière, dont le cœur frissonnait sous un vague pressentiment.

La journée s'acheva au milieu des derniers préparatifs de
l'expatriation. Le marquis décrocha lui-même assez gaîment les
vénérables portraits de ses aïeux, et sur chacun trouva le mot pour
rire; mais la baronne ne riait pas. Hélène s'occupa de recueillir ses
livres, ses broderies, ses albums, ses palettes et ses aquarelles.
Bernard, aussitôt après la séance qui venait de le réintégrer
solennellement dans ses droits, était monté à cheval; il ne rentra que
bien avant dans la nuit. En traversant le parc, il aperçut mademoiselle
de La Seiglière qui veillait à sa fenêtre ouverte; il demeura longtemps,
appuyé contre un arbre, à la contempler.

       *       *       *       *       *

Hélène passa sur pied cette nuit tout entière, tantôt accoudée sur le
balcon de sa croisée, regardant, à la lueur des étoiles, les beaux
ombrages qu'elle allait quitter pour toujours, tantôt rôdant autour de
son appartement, disant adieu dans son cœur à ce doux nid de sa
jeunesse.

       *       *       *       *       *

Brisée par la fatigue, elle se jeta tout habillée sur son lit aux
premières blancheurs de l'aube. Elle dormait depuis près d'une heure
d'un sommeil lourd et pénible, lorsqu'elle fut réveillée brusquement par
un épouvantable vacarme; elle courut à la fenêtre, et, bien qu'on ne fût
point en saison de chasse, elle aperçut tous les piqueurs du château
réunis, les uns à cheval et donnant du cor à ébranler les vitres, les
autres retenant la meute complète, qui poussait des aboiements effrénés
dans l'air sonore du matin.

Mademoiselle de La Seiglière commençait à se demander si c'était le jour
de son exil du château qu'on célébrait ainsi à grand fracas, et d'où lui
pouvait venir cette sérénade bruyante et matinale, quand tout à coup
elle poussa un cri d'effroi en voyant paraître au travers de la meute,
au milieu des piqueurs qui semblèrent eux-mêmes frappés d'épouvanté,
Bernard, éperonné, botté comme la veille et en selle sur Roland.
Contenant avec grâce l'ardeur du terrible animal, il le fit avancer en
piétinant jusque sous la fenêtre où se tenait Hélène, plus pâle que la
mort; puis il leva les yeux vers la jeune fille, et, après s'être
découvert respectueusement, il rendit la bride, enfonça ses éperons dans
les flancs du coursier, et partit comme la foudre, suivi de loin par les
piqueurs, au bruit éclatant des fanfares.

--Ah! le malheureux! s'écria mademoiselle de La Seiglière en se tordant
les bras avec désespoir, il veut, il va se tuer!

Elle voulut courir, mais où? Roland allait plus vite que le vent. Il
avait été convenu la veille que Raoul et sa mère viendraient le
lendemain, dans la matinée, chercher le marquis et sa fille pour les
conduire et les installer définitivement dans leur nouvelle demeure.
Comme Hélène se disposait à sortir de sa chambre pour se rendre au
salon, elle rencontra sur le seuil Jasmin, qui, en courtisan du malheur,
lui présenta sur un plateau d'argent une lettre sous enveloppe. Hélène
rentra précipitamment, rompit le cachet et lut ces lignes, évidemment
tracées à la hâte:

/#
     «Mademoiselle,
#/

«Ne partez pas, restez. Que voulez-vous que je fasse de cette fortune?
Je ne pourrais l'employer qu'à faire un peu de bien; vous vous en
acquitterez mieux que moi, avec plus de grâce, d'une façon plus agréable
à Dieu. Seulement je vous prie de me mettre par la pensée pour moitié
dans tous vos bienfaits; ça me portera bonheur. Ne vous souciez pas de
ma destinée; je suis loin d'être sans ressources. Il me reste mon grade,
mes épaulettes et mon épée. Je reprendrai du service; ce n'est plus le
même drapeau, mais c'est encore et toujours la France. Adieu,
Mademoiselle. Je vous aime et vous vénère. Je vous en veux pourtant un
peu d'avoir pensé à m'embarrasser d'un million; mais je vous pardonne et
vous bénis parce que vous avez aimé mon vieux père.

/#
     «BERNARD.»
#/

Sous le même pli se trouvait un testament olographe ainsi conçu:

«Je donne et lègue à mademoiselle Hélène de La Seiglière tout ce que je
possède ici-bas en légitime propriété.»

/#
     «Fait à mon château de La Seiglière, le 25 avril 1819.»
#/

Lorsqu'elle entra dans le salon, où venaient d'arriver madame de Vaubert
et son fils, Hélène était si pâle et si défaite, que le marquis s'écria:
Qu'as-tu? La baronne et Raoul lui-même s'empressèrent aussitôt autour
d'elle; mais la jeune fille, repoussant leur sollicitude, demeura froide
et muette.

--Ah! çà, dit le marquis, est-ce que le cœur te manque à présent?

Hélène ne répondit pas.

L'heure fixée pour le départ approchait. La baronne attendait toujours
que Bernard y vînt mettre obstacle, et, ne voyant rien venir, ne prenait
déjà plus la peine de dissimuler sa mauvaise humeur. De son côté, le
jeune baron n'était pas, à proprement parler, transporté d'enthousiasme.
Enfin, n'étant plus excité par son entourage, le marquis ne montrait
déjà plus la bonne grâce dont il avait fait preuve durant tous ces
jours.

--À propos, dit-il tout à coup, ce drôle de Bernard nous a servi ce
matin un plat de sa façon.

--De quoi s'agit-il, marquis? demanda la baronne qui, au nom de Bernard,
venait de dresser les oreilles.

--Croiriez-vous, Baronne, que ce fils de bouvier n'a même pas attendu
que nous fussions partis pour prendre possession de mes biens? Au soleil
levant, il s'est mis en chasse, escorté de ma meute et suivi de tous mes
piqueurs.

Ici, mademoiselle de La Seiglière qui s'était approchée de la porte
toute grande ouverte sur le perron, jeta un cri terrible et tomba dans
les bras de son père, qui n'eut que le temps de la soutenir. Roland
venait de filer le long de la grande allée comme un caillou lancé par
une fronde. La selle était vide, et les étriers battaient contre les
flancs déchirés du coursier.



À quelque temps de là, il y eut au château de La Seiglière une scène
passablement comique; ce fut quand le malin vieillard, qu'on n'a pas
oublié sans doute et que nous appelons Des Tournelles, vint
officieusement démontrer au marquis que, depuis la mort de Bernard,
moins que jamais il était chez lui, et l'engager à déguerpir
sur-le-champ, s'il ne voulait encourir les rigueurs de l'administration
des domaines. Mais à quoi bon prolonger ce récit?

Deux mois après la mort de Bernard, qui fut attribuée naturellement à
une folle équipée de hussard, un incident d'une autre nature préoccupa
beaucoup les grands et petits, beaux et laids esprits de la ville et des
environs: ce fut l'entrée en noviciat de mademoiselle de La Seiglière
dans un couvent de l'ordre des filles de Saint-Vincent-de-Paul. On en
parla diversement: les uns n'y virent que le résultat d'une piété active
et d'une vocation fervente; les autres y soupçonnèrent un grain d'amour
en dehors de Dieu. On approcha plus ou moins de la vérité; mais nul ne
mit le doigt dessus, si ce n'est pourtant, notre marquis, dont le reste
de l'existence fut empoisonnée par l'idée que décidément sa fille avait
aimé le hussard. Cependant, lorsqu'il put, le testament de Bernard à la
main, faire débouter de ses prétentions à la succession vacante
l'administration des domaines, le marquis ne put s'empêcher de convenir
que ce garçon avait bien fait les choses. Il continua de vivre comme par
le passé, sans que l'éloignement de sa fille eût rien changé à ses
habitudes. Il mourut d'émotion en 1830, en entendant une bande de jeunes
gars qui s'étaient attroupés sous ses fenêtres pour chanter la
_Marseillaise_ et lui briser quelques vitres. Notre jeune baron est
entré dans une riche famille roturière où il joue le rôle de George
Dandin retourné. Le beau-père se raille des titres de son gendre et lui
reproche les écus qu'il lui a comptés; sa femme l'appelle monsieur le
baron en lui faisant les cornes. Madame de Vaubert vit encore. Elle
passe ses journées en arrêt devant le château de La Seiglière; toutes
les nuits elle rêve qu'elle est changée en chatte, et qu'elle voit
danser devant elle, sans pouvoir seulement lui allonger un coup de
patte, le château changé en souris. Après la mort de son père,
mademoiselle de La Seiglière a disposé de tous ses biens en faveur des
pauvres; on assure que le château même deviendra bientôt une maison de
refuge pour les indigents.

FIN.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Mademoiselle de la Seiglière, Volume II (of 2)" ***

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