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Title: Henri VIII
Author: Shakespeare, William, 1564-1616
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Henri VIII" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



Note du transcripteur.
===============================================
Ce document est tiré de:

OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE

TRADUCTION DE
M. GUIZOT

NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES.

Volume 8
La vie et la mort du roi Richard III
Le roi Henri VIII.--Titus Andronicus
POEMES ET SONNETS:
Vénus et Adonis.--La mort de Lucrèce
La plainte d'une amante
Le Pèlerin amoureux.--Sonnets.

PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1863

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                           LE ROI HENRI VIII

                               TRAGÉDIE



                                NOTICE
                         SUR LE ROI HENRI VIII

Quoique Johnson mette _Henri VIII_ au second rang des pièces
historiques, avec _Richard III, Richard II_ et le _Roi Jean_, cet
ouvrage est fort loin d'approcher même du moindre de ceux auxquels
l'assimile le critique. Le désir de plaire à Élisabeth, ou peut-être
même l'ordre donné par cette princesse de composer une pièce dont sa
naissance fût en quelque sorte le sujet, ne pouvait suppléer à cette
liberté qui est l'âme du génie. L'entreprise de mettre Henri VIII sur la
scène en présence de sa fille, et de sa fille dont il avait fait périr
la mère, offrait une complication de difficultés que le poëte n'a pas
cherché à surmonter. Le caractère de Henri est complètement
insignifiant; ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est l'intérêt que le
poëte d'Élisabeth a répandu sur Catherine d'Aragon; dans le rôle de
Wolsey, surtout au moment de sa chute, se retrouve la touche du grand
maître: mais il paraît que, pour les Anglais, le mérite de l'ouvrage est
dans la pompe du spectacle qui l'a déjà fait reparaître plusieurs fois
sur le théâtre dans quelques occasions solennelles. _Henri VIII_ peut
avoir pour nous un intérêt littéraire, celui du style que le poëte a
certainement eu soin de rendre conforme au langage de la cour, tel qu'il
était de son temps ou un petit nombre d'années auparavant. Dans aucun
autre de ses ouvrages le style n'est aussi elliptique; les habitudes de
la conversation semblent y porter, dans la construction de la phrase,
cette habitude d'économie, ce besoin d'abréviation qui, dans la
prononciation anglaise, retranchent des mots près de la moitié des
syllabes. On n'y trouve d'ailleurs presque point de jeux de mots, et,
sauf dans un petit nombre de passages, assez peu de poésie.

_Henri VIII_ fut représenté, à ce qu'on croit, en 1601, à la fin du
règne d'Élisabeth, et repris, à ce qu'il paraît, après sa mort, en 1613.
Il y a lieu de croire que l'éloge de Jacques 1er, encadré à la fin dans
la prédiction qui concerne Élisabeth, fut ajouté à cette époque, soit
par Shakspeare lui-même, soit par Ben Johnson à qui l'on attribue assez
généralement le prologue et l'épilogue; ce fut, dit-on, à cette reprise,
en 1613, que les canons que l'on tirait à l'arrivée du roi chez Wolsey,
mirent le feu au théâtre du Globe qui fut consumé en entier.

La pièce comprend un espace de douze ans, depuis 1521 jusqu'en 1533. On
n'en connaît, avant celle de Shakspeare, aucune autre sur le même sujet.

F. G.



                            LE ROI HENRI VIII

                                TRAGÉDIE


PERSONNAGES

LE ROI HENRI VIII.
LE CARDINAL WOLSEY.
LE CARDINAL CAMPEGGIO.
CAPUCIUS, ambassadeur de l'empereur Charles V.
GRANMER, archevêque de Cantorbéry.
LE DUC DE NORFOLK.
LE DUC DE BUCKINGHAM.
LE DUC DE SUFFOLK.
LE LORD DE SURREY.
LE LORD CHAMBELLAN.
LE LORD CHANCELIER.
GARDINER, évêque de Winchester.
L'ÉVÊQUE DE LINCOLN.
LORD ABERGAVENNY.
LORD SANDS.
SIR HENRI GUILFORD.
SIR THOMAS LOVEL.
SIR ANTOINE DENNY.
SIR NICOLAS DE VAUX.
CROMWELL, au service de Wolsey.
GRIFFITH, gentilhomme, écuyer de la reine Catherine.
TROIS AUTRES GENTILSHOMMES
LE DOCTEUR BUTTS, médecin du roi.
L'INTENDANT DU DUC DE BUCKINGHAM.
LE GARTER ou roi d'armes.
BRANDON ET UN SERGENT D'ARMES.
UN HUISSIER de la chambre du conseil.
UN PORTIER ET SON VALET.
UN PAGE DE GARDINER.
UN CRIEUR.
LA REINE CATHERINE, d'abord femme de Henri, ensuite répudiée.
ANNE BOULEN, sa fille d'honneur, et ensuite reine.
UNE VIEILLE DAME, amie d'Anne Boulen.
PATIENCE, une des femme de la reine Catherine.

PLUSIEURS LORDS ET DAMES, PERSONNAGES MUETS; DES FEMMES DE LA
REINE, UN ESPRIT QUI APPARAIT A LA REINE, OFFICIERS, GARDES ET AUTRES
PERSONNAGES DE SUITE.

La scène est tantôt à Londres, tantôt à Westminster, et une seule fois à
_Kimbolton_.



PROLOGUE

Je ne viens plus pour vous faire rire. Nous vous présentons aujourd'hui
des choses importantes, d'un aspect sérieux, élevé, imposant,
pathétique, rempli de pompe et de tristesse, des scènes nobles et
touchantes, bien propres à faire couler vos pleurs. Ceux qui sont
capables de pitié peuvent ici, s'ils le veulent, laisser tomber une
larme; le sujet en est digne. Ceux qui donnent leur argent dans
l'espérance de voir des choses qu'ils puissent croire trouveront ici la
vérité. Quant à ceux qui viennent seulement pour voir une scène de
spectacle ou deux, et convenir ensuite que la pièce peut passer, s'ils
veulent être tranquilles et bien intentionnés, je ferai en sorte que,
dans l'espace de deux courtes heures, ils en aient abondamment pour leur
schelling. Ceux-là seulement qui viennent pour entendre une pièce gaie
et licencieuse, et un bruit de boucliers, ou pour voir un bouffon en
robe bigarrée, bordée de jaune, seront trompés dans leur attente; car
sachez, indulgents auditeurs, qu'associer ainsi, aux vérités choisies
que nous allons vous offrir, le spectacle d'un fou, ou d'un combat,
outre que ce serait sacrifier notre propre jugement, et l'intention où
nous sommes de ne rien représenter ici que ce que nous jugeons
véritable, nous risquerions de ne pas avoir pour nous un seul homme de
sens: ainsi, au nom de la bonté de votre âme, et puisque vous êtes
connus pour former le premier auditoire de la ville, et le plus
heureusement composé, soyez aussi sérieux que nous le désirons; imaginez
que vous avez sous vos yeux les personnages mêmes de notre noble
histoire, comme s'ils étaient en vie; imaginez que vous les voyez grands
et suivis de la foule des peuples et des empressements de mille
courtisans; et voyez ensuite comme en un instant cette puissance se
trouve atteinte par le malheur: et si alors vous avez le courage de rire
encore, je dirai qu'un homme peut pleurer le jour de ses noces.



                              ACTE PREMIER



SCÈNE I

A Londres.--Une antichambre du palais.

LE DUC DE NORFOLK _entre par une porte_, LE DUC DE BUCKINGHAM ET LE LORD
ABERGAVENNY _entrent par une autre porte_.


BUCKINGHAM.--Bonjour; je suis enchanté de vous rencontrer. Comment vous
êtes-vous porté depuis que nous nous sommes vus en France?

NORFOLK.--Je remercie Votre Grâce; à merveille, et toujours dans une
admiration toute nouvelle de ce que j'y ai vu.

BUCKINGHAM.--Une fièvre survenue bien à contre-temps m'a retenu
prisonnier dans ma chambre le jour que ces deux soleils de gloire, ces
deux lumières se sont rencontrés dans la vallée d'Ardres.

NORFOLK.--Entre Guines et Ardres; j'étais présent. Je les vis se saluer
à cheval. Je les vis lorsqu'ils mirent ensuite pied à terre, se tenir si
étroitement embrassés qu'ils semblaient ne plus faire qu'un. S'il en eût
été ainsi, quelles seraient les quatre têtes couronnées capables entre
elles de contre-balancer un roi ainsi composé?

BUCKINGHAM.--Tout ce temps-là je restai emprisonné dans ma chambre.

NORFOLK.--Eh bien, vous avez donc perdu le spectacle des gloires de ce
monde. On peut dire que jusqu'alors les pompes avaient vécu dans le
célibat, mais qu'alors chacune d'elles s'unit à une autre qui la
surpassait. Chaque jour enchérissait sur le jour précédent, jusqu'au
dernier, qui rassembla seul les merveilles de tous les autres ensemble.
Aujourd'hui les Français tout brillants, tout or comme les dieux païens,
éclipsaient les Anglais; le lendemain ceux-ci donnaient à l'Angleterre
l'aspect de l'Inde. Chaque homme debout semblait une mine; leurs petits
pages étaient comme des chérubins tout dorés; et les dames aussi, peu
faites à la fatigue, suaient presque sous le poids des richesses
qu'elles portaient, et l'effort qu'elles avaient à faire leur servait de
fard. La mascarade d'aujourd'hui était proclamée incomparable, la nuit
suivante vous la faisait regarder comme une pauvreté et une niaiserie.
Les deux rois égaux en splendeur paraissaient chacun à son tour, ou le
premier ou le second, selon qu'ils se faisaient remarquer par leur
présence. Celui qu'on voyait était toujours le plus loué, et lorsqu'ils
étaient tous deux présents, on croyait n'en voir qu'un; et nul
connaisseur n'eût hasardé sa langue à prononcer un jugement entre eux.
Dès que ces deux soleils (car c'est ainsi qu'on les nomme) eurent par
leurs hérauts invité les nobles courages à venir éprouver leurs armes,
il se fit des choses tellement au delà de l'effort de la pensée, que les
histoires fabuleuses furent reconnues possibles, et que l'on en vint à
croire aux prouesses de Bevis[1].

[Note 1: Les anciennes ballades anglaises ont célébré la gloire et
les exploits de Bevis, guerrier saxon, que son extraordinaire valeur fit
créer duc de Southampton, par Guillaume le Conquérant.]

BUCKINGHAM.--Oh! c'est aller bien loin.

NORFOLK.--Non, comme je suis soumis à l'honnêteté et tiens à la pureté
de mon honneur, la représentation de tout ce qui s'est passé perdrait,
dans le récit du meilleur narrateur, quelque chose de cette vie qui ne
peut être exprimée que par l'action elle-même. Tout y était royal: nulle
confusion, nulle disparate ne troublait l'harmonie de l'ensemble;
l'ordre faisait voir chaque objet dans son vrai jour; chacun dans son
emploi remplissait distinctement toute l'étendue de ses fonctions.

BUCKINGHAM.--Savez-vous qui a dirigé cette belle fête, je veux dire qui
en a ajusté le corps et les membres?

NORFOLK.--Un homme, certes, qui n'en est pas à son apprentissage de
telles affaires.

BUCKINGHAM.--Qui, je vous prie, milord?

NORFOLK.--Tout a été réglé par les bons soins du très-vénérable cardinal
d'York.

BUCKINGHAM.--Que le diable l'emporte! Personne ne saurait avoir son
écuelle à l'abri de ses doigts ambitieux. Qu'avait-il affaire dans
toutes ces vanités guerrières? Je ne conçois pas que ce pâté de graisse
soit parvenu à intercepter de sa masse les rayons du soleil bienfaisant,
et à en priver la terre.

NORFOLK.--Certainement il faut qu'il ait eu dans son propre fonds de
quoi parvenir à ce point; car n'étant pas soutenu par ces aïeux dont la
gloire aplanit le chemin à leurs descendants, n'étant pas distingué par
de grands services rendus, ni aidé par des alliés puissants, mais comme
l'araignée tirant de lui-même les fils de sa toile, il nous fait voir
qu'il n'avance que par la force de son propre mérite; présent dont le
ciel a fait les frais, et qui lui a valu la première place auprès du
roi.

ABERGAVENNY.--Je ne saurais dire quels présents il a reçus du ciel; des
yeux plus savants que les miens pourraient le découvrir: mais ce que je
suis en état de voir, c'est l'orgueil qui lui sort de partout; et d'où
l'a-t-il eu, si ce n'est de l'enfer? Il faut que le diable soit un
avare, ou bien qu'il ait déjà tout donné, et que celui-ci refasse en
lui-même un nouvel enfer.

BUCKINGHAM.--Eh! pourquoi diable dans ce voyage de France a-t-il pris
sur lui de désigner, sans en parler au roi, ceux qui devaient
accompagner Sa Majesté? Il y a fait passer toute la noblesse, et cela
fort peu dans l'intention de les honorer, du moins pour la plupart, mais
pour leur imposer une charge ruineuse; et sur sa simple lettre, sans
qu'il vous eût fait l'honneur de prendre l'avis du conseil, ceux à qui
il avait écrit étaient obligés d'arriver.

ABERGAVENNY.--J'ai trois de mes parents, pour le moins, dont ceci a
tellement dérangé les affaires que jamais ils ne se reverront dans leur
première aisance.

BUCKINGHAM.--Oh! il y en a beaucoup dans ce grand voyage qui se sont
cassé les reins à porter sur eux leurs domaines. Et que nous a servi
toute cette parade? à nous ménager des négociations dont le résultat est
bien pitoyable.

NORFOLK.--Malheureusement, la paix conclue entre la France et nous ne
vaut pas ce qu'il nous en a coûté pour la conclure.

BUCKINGHAM.--Aussi, après l'effroyable orage qui suivit la conclusion,
chacun se trouva prophète; et tous, sans s'être consultés, prédirent à
la fois que cette tempête, en déchirant la parure de la paix, donnait
lieu de présager qu'elle serait bientôt rompue.

NORFOLK.--L'événement vient d'éclore; car la France a rompu le traité:
elle a saisi nos marchandises à Bordeaux.

ABERGAVENNY.--Est-ce donc pour cela qu'on a refusé de recevoir
l'ambassadeur?

NORFOLK.--Oui, sans doute.

ABERGAVENNY.--Vraiment une belle paix de nom! Et à quel prix ruineux
l'avons-nous achetée!

BUCKINGHAM.--Voilà pourtant l'ouvrage de notre vénérable cardinal!

NORFOLK.--N'en déplaise à Votre Grâce, on remarque à la cour le
différend particulier qui s'est élevé entre vous et le cardinal. Je vous
donne un conseil, et prenez-le comme venant d'un coeur à qui votre
honneur et votre sûreté sont infiniment chers; c'est de considérer tout
ensemble la méchanceté et le pouvoir du cardinal, et de bien songer
ensuite que lorsque sa profonde haine voudra venir à bout de quelque
chose, son pouvoir ne lui fera pas défaut. Vous connaissez son
caractère, combien il est vindicatif; et je sais, moi, que son épée est
tranchante: elle est longue, et on peut dire qu'elle atteint de loin; et
où elle ne peut atteindre, il la lance. Enfermez mon conseil dans votre
coeur; vous le trouverez salutaire.--Tenez, vous voyez approcher
l'écueil que je vous avertis d'éviter.

(Entrent le cardinal Wolsey, la bourse portée devant lui, quelques
gardes et deux secrétaires tenant des papiers. Le cardinal et Buckingham
fixent en passant leurs regards l'un sur l'autre d'un air plein de
mépris.)

WOLSEY.--L'intendant du duc de Buckingham? Ah! où est sa déposition?

LE SECRÉTAIRE.--La voici, avec votre permission.

WOLSEY.--Est-il prêt à la soutenir en personne?

LE SECRÉTAIRE.--Oui, dès qu'il plaira à Votre Grâce.

WOLSEY.--Eh bien! nous en saurons donc davantage, et Buckingham
abaissera ce regard altier.

(Wolsey sort avec sa suite.)

BUCKINGHAM.--Ce chien de boucher[2] a la dent venimeuse, et je ne suis
pas en état de le museler: il vaut donc mieux ne point l'éveiller de son
sommeil. Le livre d'un gueux vaut mieux aujourd'hui que le sang d'un
noble.

[Note 2: Wolsey était fils d'un boucher.]

NORFOLK.--Quoi! vous vous emportez? Priez le ciel qu'il vous donne la
modération; elle est le seul remède à votre mal.

BUCKINGHAM.--J'ai lu dans ses yeux quelque projet contre moi; son regard
est tombé sur moi comme sur l'objet de ses mépris: en ce moment même, il
me joue quelque tour perfide. Il est allé chez le roi; je veux le suivre
et l'effrayer par ma présence.

NORFOLK.--Demeurez, milord; attendez que votre raison ait interrogé
votre colère sur ce que vous allez faire. Pour gravir une pente
escarpée, il faut monter doucement d'abord. La colère ressemble à un
cheval fougueux qui, abandonné à lui-même, est bientôt fatigué par sa
propre ardeur. Personne, en Angleterre, ne pourrait me conseiller aussi
bien que vous: soyez pour vous-même ce que vous seriez pour votre ami.

BUCKINGHAM.--Je vais aller trouver le roi; et je veux faire taire, en
parlant comme il sied à un homme de mon rang, ce roturier d'Ipswich, ou
bien je publierai qu'il n'y a plus aucune distinction entre les hommes.

NORFOLK.--De la prudence. N'allez point attiser pour votre ennemi une
fournaise si ardente que vous vous y brûliez vous-même. Un excès de
vitesse peut nous emporter au delà du but, et nous faire manquer le prix
de la course. Ne savez-vous pas que le feu qui élève la liqueur d'un
vase jusque par-dessus les bords la perd en paraissant l'augmenter? De
la prudence, je vous le répète; il n'y a point d'homme en Angleterre
plus capable de vous guider que vous-même, si vous vouliez vous servir
des sucs de la raison pour éteindre ou seulement calmer le feu de la
passion.

BUCKINGHAM.--Je vous rends grâces et je suivrai votre conseil; mais je
sais par des informations, et des preuves aussi claires que les
fontaines en juillet, quand nous y apercevons chaque grain de sable, que
cet archi-insolent (et ce n'est point l'impétuosité de la bile qui me le
fait nommer ainsi, mais une honnête indignation) est un traître
corrompu.

NORFOLK.--Ne l'appelez point traître.

BUCKINGHAM.--Je l'appellerai ainsi en présence du roi même, et je
soutiendrai mon allégation ferme comme un banc de roche. Écoutez-moi
bien; ce saint renard, ou si vous voulez, ce loup, ou tous les deux
ensemble (car il est aussi féroce qu'il est subtil, aussi enclin au mal
qu'habile à le faire, son coeur et son pouvoir se corrompant l'un par
l'autre), n'a voulu qu'étaler son faste aux yeux de la France, comme il
l'étale ici dans ce royaume, en suggérant au roi notre maître l'idée
d'une entrevue qui a englouti tant de trésors, pour parvenir à un traité
coûteux, et qui, comme un verre, se casse dès qu'on le rince!

NORFOLK.--J'en conviens, c'est ce qui est arrivé.

BUCKINGHAM.--Je vous prie, veuillez bien m'écouter. Cet artificieux
cardinal a dressé les articles du traité comme il lui a plu, et ils ont
été ratifiés dès qu'il a dit: Que cela soit; et cela pour servir tout
autant que des béquilles à un mort. Mais c'est notre comte cardinal qui
l'a fait, et tout est au mieux; c'est l'ouvrage du digne Wolsey, qui ne
peut jamais se tromper!--Et voici maintenant les conséquences, que je
regarde en quelque sorte comme les enfants de la vieille mère: c'est que
l'empereur Charles, sous couleur de rendre visite à la reine sa tante
(car voilà son prétexte, mais il est venu en effet pour marmotter avec
Wolsey), nous arrive ici dans la crainte où il était que cette entrevue
de la France et de l'Angleterre ne vînt à établir entre ces deux
puissances une amitié contraire à ses intérêts; car il a pu entrevoir
dans ce traité des dangers qui le menaçaient. Il négocie secrètement
avec notre cardinal, pour l'engager à changer les projets du roi, et lui
faire rompre la paix; et c'est, je n'en doute pas, après avoir fait et
pavé un pont d'or que l'empereur a exprimé son désir, et j'ai d'autant
plus de raisons de le croire que je sais certainement qu'il a payé avant
de promettre, en sorte que sa demande a été accordée avant qu'il la
formât. Il faut que le roi sache, comme il le saura bientôt par moi, que
c'est ainsi que le cardinal achète et vend comme il lui plaît, et à son
profit, l'honneur de Sa Majesté.

NORFOLK.--Je suis fâché d'entendre ce que vous dites du cardinal, et je
désirerais qu'il y eût là quelque erreur sur son compte.

BUCKINGHAM.--Il n'y a pas l'erreur d'une syllabe; je le déclare tel que
je vous le peins; la preuve vous le montrera tel.

(Entre Brandon avec un sergent d'armes, et devant lui deux ou trois
gardes.)

BRANDON.--Sergent, faites votre devoir.

LE SERGENT.--Au nom du roi, notre souverain, je vous arrête, milord duc
de Buckingham, comte d'Hereford, de Strafford et de Northampton, pour
crime de haute trahison.

BUCKINGHAM.--Tenez, milord, me voilà pris dans ses filets; je périrai
victime de ses intrigues et de ses menées.

BRANDON.--Je suis fâché de vous voir ôter la liberté d'agir dans cette
affaire; mais la volonté de Sa Majesté est que vous vous rendiez à la
Tour.

BUCKINGHAM.--Il ne me servira de rien de vouloir défendre mon innocence;
on a jeté sur moi une couleur qui me noircira dans ce que j'ai de plus
pur. Que la volonté du ciel soit faite en cela et en toutes choses!
J'obéis:--O mon cher lord Abergavenny.... Adieu.

BRANDON.--Eh mais, il faut qu'il vous tienne compagnie. (_Au lord
Abergavenny._) C'est la volonté du roi que vous soyez mis à la Tour,
jusqu'à ce qu'il ait pris une détermination ultérieure.

ABERGAVENNY.--Comme a dit le duc, que la volonté du Ciel soit faite, et
les ordres du roi accomplis.

BRANDON.--Voici un ordre du roi pour s'assurer de lord Montaigu, et de
la personne du confesseur du duc, Jean de la Cour; d'un Gilbert Peck,
son chancelier....

BUCKINGHAM.--Allons, allons, ce seront les membres du complot! Il n'y en
a point d'autres, j'espère?

BRANDON.--Il y a un chartreux!

BUCKINGHAM.--Ah! Nicolas Hopkins?

BRANDON.--Lui-même.

BUCKINGHAM.--Mon intendant est un traître! Le souverain cardinal lui
aura fait voir de l'or. Mes jours sont déjà comptés; je ne suis que
l'ombre du pauvre Buckingham effacé dès cet instant par le nuage qui
vient d'obscurcir l'éclat de mon soleil. Adieu, milord.

(Ils sortent.)



SCÈNE II

La chambre du conseil.--Fanfares de cors.

_Entrent_ LE ROI HENRI, LE CARDINAL WOLSEY, LES LORDS DU CONSEIL ET SIR
THOMAS LOVEL, _officiers, suite. Le roi entre appuyé sur l'épaule du
cardinal._


LE ROI HENRI.--Oui, ma vie et tout ce qu'elle a de plus précieux vous
sont redevables de ce grand service; j'étais déjà sous le coup d'une
conspiration prête à éclater, et je vous remercie de l'avoir étouffée.
Qu'on fasse venir devant nous ce gentilhomme du duc de Buckingham; je
veux l'entendre lui-même soutenir ses aveux, et me répéter de point en
point la trahison de son maître.

(Le roi monte sur son trône; les lords du conseil prennent leurs places.
Le cardinal s'assied aux pieds du roi et à sa droite.)

(On entend du bruit derrière le théâtre, et l'on crie Place à la reine!
La reine entre précédée des ducs de Norfolk et Suffolk, et se jette aux
pieds du roi, qui se lève de son trône, la relève, l'embrasse et la
place auprès de lui.)

CATHERINE.--Non, il faut que je reste à vos pieds; je suis une
suppliante.

LE ROI HENRI.--Levez-vous, et prenez place auprès de nous. Il y a
toujours une moitié de vos demandes que vous n'avez pas besoin
d'exprimer; vous avez la moitié de notre pouvoir, et l'autre vous est
accordée avant que vous la demandiez. Déclarez votre volonté, et elle
sera exécutée.

CATHERINE.--Je rends grâces à Votre Majesté. L'objet de ma pétition est
que vous daigniez vous aimer vous-même, et que, d'après ce sentiment,
vous ne perdiez pas de vue votre honneur et la dignité de votre rang.

LE ROI HENRI.--Continuez, madame.

CATHERINE.--Un grand nombre de personnes, et toutes d'une condition
relevée, m'ont conjurée de vous dire, de vous apprendre que vos sujets
souffrent cruellement; qu'on a fait circuler dans le royaume des ordres
qui ont porté un coup fatal à leurs sentiments de fidélité; et quoique
dans leurs ressentiments, mon bon lord cardinal, ce soit contre vous
qu'ils s'élèvent avec le plus d'amertume, comme le promoteur de ces
exactions, cependant le roi notre auguste maître (dont le Ciel veuille
préserver le nom de toute tache!), le roi lui-même n'échappe pas à des
propos tellement irrévérents, que, brisant toutes les retenues qu'impose
la loyauté, ils se tournent presque en révolte déclarée.

NORFOLK.--Non pas presque, mais tout à fait, car, opprimés par ces
taxes, tous les fabricants se trouvant hors d'état d'entretenir les
ouvriers de leurs ateliers, ont renvoyé les fileurs, cardeurs, fouleurs
et tisserands qui, incapables de tout autre travail, poussés par faim et
par le défaut de ressources, se sont soulevés, affrontant l'événement en
désespérés; et le danger s'est enrôlé parmi eux.

LE ROI HENRI.--Des taxes! où donc? et quelle taxe enfin?--Milord
cardinal, vous qui êtes avec nous l'objet de leurs reproches, avez-vous
connaissance de cette taxe?

WOLSEY.--Je répondrai à Votre Majesté que je ne les connais que pour ma
part personnelle dans ce qui concerne les affaires de l'État: je ne suis
que le premier dans la ligne où mes collègues marchent avec moi.

CATHERINE.--Non, milord, vous n'en savez pas plus que les autres; mais
c'est vous qui dressez les plans dont ils ont comme vous connaissance,
et qui ne sont pas salutaires à ceux qui voudraient bien ne les
connaître jamais, et qui cependant sont forcément obligés de faire
connaissance avec eux. Ces exactions, dont mon souverain désire être
instruit, sont odieuses à entendre raconter, et on ne les saurait porter
sans que les reins succombent sous un tel fardeau. On dit qu'elles sont
imaginées par vous; si cela n'est pas, vous êtes malheureux d'exciter de
telles clameurs.

LE ROI HENRI.--Et toujours des exactions? De quel genre? De quelle
nature est enfin cette taxe? Expliquez-le-nous.

CATHERINE.--Je m'expose peut-être trop à irriter votre patience; mais
enfin je m'enhardis sur la promesse de votre pardon. Le mécontentement
du peuple vient des ordres qui ont été expédiés pour lever sur chacun la
sixième partie du revenu, exigible sans délai; on donne pour prétexte
une guerre contre la France. Par là les bouches s'enhardissent, les
langues rejettent tout respect, et la fidélité se glace dans des coeurs
refroidis. Là où l'on entendait des prières, on entend aujourd'hui des
malédictions; et il est vrai que la docile obéissance ne se soumet plus
qu'aux volontés irritées de chacun. Je voudrais que Votre Majesté prit
ceci promptement en considération; il n'y a point d'affaire plus
urgente.

LE ROI HENRI.--Sur ma vie, cela est contre notre volonté.

WOLSEY.--Quant à moi, je n'y ai d'autre part que d'avoir donné ma voix
comme les autres, et cela n'a passé qu'avec l'approbation éclairée des
membres du conseil. Si je suis maltraité par des voix qui, sans
connaître ni l'étendue de mes pouvoirs ni ma personne, se font les
historiens de mes actions, permettez-moi de vous dire que c'est le sort
des gens en place, et que ce sont là les ronces à travers lesquelles est
obligée de marcher la vertu. Nous ne devons pas rester en arrière de
notre devoir, par la crainte d'avoir à lutter contre des censeurs
malveillants, qui toujours, comme les poissons dévorants, s'attachent à
la trace du vaisseau récemment équipé, et n'en remportent d'autre
avantage qu'une inutile attente. Souvent ce que nous faisons de mieux
sera interprété par des esprits malades, quelquefois de la plus pauvre
espèce, qui nous en refuseront la louange ou la possession, et souvent
aussi ce que nous avons fait de moins bien étant de nature à frapper des
intelligences plus grossières, sera proclamé comme notre chef-d'oeuvre.
Si nous restions tranquilles à la même place, dans la crainte que nos
démarches ne fussent ou tournées en ridicule ou blâmées, nous pourrions
prendre racine dans nos places, ou demeurer de vraies statues d'État.

LE ROI HENRI.--Tout ce qui est bien et fait avec prudence est à l'abri
de la crainte; mais il y a toujours quelque chose à craindre du résultat
des choses jusque-là sans exemple. Avez-vous quelque précédent pour une
pareille ordonnance? Je crois que vous n'en avez aucun. Nous ne devons
pas arracher violemment nos peuples à nos lois, pour les assujettir à
notre volonté. La sixième partie de leur revenu! c'est une taxe qui fait
trembler! Quoi! nous prenons de chaque arbre les branches, l'écorce et
une partie du tronc! Nous avons beau lui laisser sa racine; lorsqu'elle
est si horriblement mutilée, l'air en boira la sève. Envoyez dans tous
les comtés où l'on s'est élevé contre cette taxe des lettres de pardon
pour tous ceux qui auront refusé de s'y soumettre. Je vous prie, ayez
soin que cela soit fait; je vous en charge.

WOLSEY, _à son secrétaire_.--Approchez, j'ai à vous parler.--Ecrivez au
nom du roi, dans tous les comtés, des lettres de grâce et de pardon. Les
communes grevées ont mauvaise idée de moi; faites courir le bruit que
c'est à notre intercession qu'elles doivent la révocation de l'impôt et
leur pardon. Je vous donnerai, dans un moment, des instructions
ultérieures sur toute cette affaire.

(Le secrétaire sort.)

(Entre l'intendant du duc de Buckingham.)

CATHERINE.--Je suis affligée que le duc de Buckingham ait encouru votre
disgrâce.

LE ROI HENRI.--Cela afflige beaucoup de gens. Ce gentilhomme est
instruit, doué d'un rare talent pour la parole; personne ne doit plus
que lui à la nature; ses connaissances sont si grandes qu'il peut
éclairer et instruire les plus savants, sans avoir jamais besoin pour
lui-même du secours des autres. Et voyez, cependant, quand ces nobles
avantages sont mal employés, comment l'âme venant à se corrompre, ils ne
se montrent plus que sous une forme vicieuse, plus hideux dix fois
qu'ils ne furent jamais beaux. Cet homme si accompli, qu'on avait compté
au rang des prodiges, qui, lorsque nous l'écoutions avec une sorte de
ravissement, nous faisait passer les heures comme les minutes; cet
homme, madame, a changé en de monstrueuses habitudes les mérites qu'il
possédait jadis, et il est devenu aussi noir que s'il avait été trempé
dans l'enfer.--Prenez place à côté de nous (cet homme avait sa
confiance), et l'on vous apprendra, sur son compte, des choses à frapper
de tristesse tout homme d'honneur.--Ordonnez-lui de redire les pratiques
dont il a déjà fait le récit, et que nous ne saurions vouloir repousser
trop loin et éclairer de trop près.

WOLSEY.--Avancez, et racontez hardiment tout ce qu'en sujet vigilant,
vous avez recueilli sur le duc de Buckingham.

LE ROI HENRI.--Parle librement.

L'INTENDANT.--D'abord, il lui était ordinaire de ne pas passer un jour
sans mêler à ses discours ce propos criminel, que, si le roi venait à
mourir sans postérité, il ferait si bien qu'il s'approprierait le
sceptre: je lui ai entendu dire ces propres paroles à son gendre, le
lord Abergavenny, à qui il jurait avec menaces qu'il se vengerait du
cardinal.

WOLSEY.--Votre Majesté voudra bien remarquer en ceci ses dangereux
sentiments: parce qu'il n'est pas en faveur autant qu'il le désire,
c'est à votre personne que sa haine en veut le plus, et elle s'étend
même jusque sur vos amis.

CATHERINE.--Docte lord cardinal, apportez de la charité dans toutes les
affaires.

LE ROI HENRI.--Poursuis; et sur quoi fondait-il son titre à la couronne,
à notre défaut? Lui as-tu jamais oui dire quelque chose sur ce point?

L'INTENDANT.--Il a été amené à cette idée par une vaine prophétie de
Nicolas Hopkins.

LE ROI HENRI.--Quel est cet Hopkins?

L'INTENDANT.--Sire, c'est un moine chartreux, son confesseur, qui
l'entretenait sans cesse d'idées de souveraineté.

LE ROI HENRI.--Comment le sais-tu?

L'INTENDANT.--Quelque temps avant que Votre Majesté partit pour la
France, le duc étant à la Rose[3], dans la paroisse de
Saint-Laurent-Poultney, me demanda ce que disaient les habitants de
Londres sur ce voyage de France. Je lui répondis qu'on craignait que les
Français n'usassent de quelque perfidie sur la personne du roi. Aussitôt
le duc répliqua que c'était en effet ce qu'on craignait, et qu'il
appréhendait que l'événement ne justifiât certain discours prononcé par
un saint religieux, «qui souvent, me dit-il, a envoyé chez moi me prier
de permettre à Jean de la Cour, mon chapelain, de prendre une heure pour
aller apprendre de lui des choses assez importantes; et lorsque celui-ci
eut solennellement juré, sous le sceau de la confession, de ne révéler
ce qu'il venait de lui dire à personne au monde qu'à moi seul, il
prononça ces paroles d'un ton grave et mystérieux: _Dites au duc que ni
le roi ni ses héritiers ne prospéreront: exhortez-le à s'efforcer de
gagner l'amour du peuple: le duc gouvernera l'Angleterre._»

[Note 3: Une maison de plaisance du duc de Buckingham.]

CATHERINE.--Si je vous connais bien, vous étiez l'intendant du duc; et
vous avez perdu votre emploi sur les plaintes de ses vassaux. Prenez
bien garde de ne pas accuser, dans un mouvement de haine, un noble
personnage, et de ne pas perdre votre âme, plus noble encore: je vous le
répète, prenez-y bien garde; oui, je vous en conjure avec instance.

LE ROI HENRI.--Laissez-le parler.--Allons, continue.

L'INTENDANT.--Sur mon âme, je ne dirai que la vérité. Je fis observer
alors à milord duc que le moine pouvait être déçu par les illusions du
diable, et qu'il était dangereux pour lui de s'arrêter à ruminer sur ces
idées avec assez d'application pour qu'il en sortit quelque projet qu'il
finirait par croire possible, et qu'alors vraisemblablement il voudrait
exécuter. «Bah! me répondit-il, il n'en peut résulter aucun mal pour
moi;» ajoutant encore que, si le roi eût succombé dans sa dernière
maladie, les têtes du cardinal et de sir Thomas Lovel auraient sauté.

LE ROI HENRI.--Eh, quoi! si haineux? Oh, oh! cet homme est
dangereux.--Sais-tu quelque chose de plus?

L'INTENDANT.--Oui, mon souverain.

LE ROI HENRI.--Poursuis.

L'INTENDANT.--Étant à Greenwich, lorsque Votre Majesté eut réprimandé le
duc à l'occasion de sir William Bloomer...

LE ROI HENRI.--Je me souviens de cela.--C'était un homme qui s'était
engagé à mon service, et le duc le retint pour lui.--Mais voyons: eh
bien! après?

L'INTENDANT.--«Si, dit-il, on m'avait arrêté pour cela, et qu'on m'eût
envoyé, par exemple, à la Tour, je crois que j'aurais exécuté le rôle
que mon père méditait de jouer sur l'usurpateur Richard. Mon père, étant
à Salisbury, tâcha d'obtenir qu'il lui fût permis de paraître en sa
présence: si Richard y eût consenti, mon père, au moment où il aurait
feint de lui rendre hommage, lui aurait enfoncé son poignard dans le
coeur.»

LE ROI HENRI.--Traître démesuré!

WOLSEY.--Eh bien, madame, Sa Majesté peut-elle vivre tranquille tant que
cet homme sera libre?

CATHERINE.--Que Dieu porte remède à tout ceci!

LE ROI HENRI.--Ce n'est pas tout. Qu'as-tu à dire de plus?

L'INTENDANT.--Après avoir parlé «du duc son père et du poignard,» il
s'est mis en posture; et, une main sur son poignard et l'autre à plat
sur son sein, élevant les yeux, il a vomi un horrible serment, dont la
teneur était que, si on le maltraitait, il surpasserait son père, autant
que l'exécution surpasse un projet indécis.

LE ROI HENRI.--Il a vu mettre un terme à son projet d'enfoncer son
poignard dans notre sein.--Il est arrêté; qu'on lui fasse son procès
sans délai. S'il peut trouver grâce devant la loi, elle est à lui;
sinon, qu'il n'en attende aucune de nous. C'est, de la tête aux
pieds[4], un traître dans toute la force du terme.

(Ils sortent.)

[Note 4: By day and night, paraît être une ancienne expression
signifiant de tout point, et répondant à peu près à celle-ci: de la tête
aux pieds.]



SCÈNE III

Un appartement du palais.

_Entrent_ LE LORD CHAMBELLAN ET LE LORD SANDS.


LE CHAMBELLAN.--Est-il possible que la France ait une magie capable de
faire tomber les hommes dans de si étranges mystifications?

SANDS.--Les modes nouvelles, fussent-elles le comble du ridicule et même
indignes de l'homme, sont toujours suivies.

LE CHAMBELLAN.--Autant que je puis voir, tout le profit que nos Anglais
ont retiré de leur dernier voyage se réduit à une ou deux grimaces, mais
aussi des plus ridicules. Quand ils les étalent, vous jureriez sans
hésiter que leur nez a été du conseil de Pépin ou de Clotaire, tant ils
le portent haut.

SANDS.--Ils se sont tous fait de nouvelles jambes, et tout estropiées;
quelqu'un qui ne les aurait jamais vus marcher auparavant leur croirait
les éparvins ou des convulsions dans les jarrets.

LE CHAMBELLAN.--Par la mort! milord, leurs habits aussi sont taillés sur
un patron tellement païen qu'il faut qu'ils aient mis leur chrétienté au
rebut. (_Entre sir Thomas Lovel._) Eh bien, quelles nouvelles, sir
Thomas Lovel?

LOVEL.--En vérité, milord, je n'en sais aucune que le nouvel édit qui
vient d'être affiché aux portes du palais.

LE CHAMBELLAN.--Quel en est l'objet?

LOVEL.--La réforme de nos voyageurs du bel air, qui remplissaient la
cour de querelles, de jargon, et de tailleurs.

LE CHAMBELLAN.--J'en suis bien aise; et je voudrais prier aussi nos
messieurs de croire qu'un courtisan anglais peut avoir du sens, sans
avoir jamais vu le Louvre.

LOVEL.--Il faut qu'ils se décident (car telles sont les dispositions de
l'ordonnance) ou à abandonner ces restes d'accoutrement de fou, ces
plumes qu'ils ont rapportées de France, et toutes ces brillantes
billevesées qu'ils y ajoutent, comme leurs combats et leurs feux
d'artifices, et toute cette science étrangère dont ils viennent insulter
des gens qui valent mieux qu'eux; qu'ils abjurent net leur culte
religieux pour la paume, les bas qui montent au-dessus du genou, leurs
courts hauts-de-chausses bouffis, et toute cette enseigne de voyageurs,
et qu'ils en reviennent à se comporter en honnêtes gens; ou bien qu'ils
plient bagage pour aller rejoindre leurs anciens compagnons de
mascarade; là, je crois, ils pourront cum privilegio achever d'user
jusqu'au bout leur sottise et se faire moquer d'eux.

SANDS.--Il est grand temps de leur administrer le remède, tant leur
maladie est devenue contagieuse!

LE CHAMBELLAN.--Quelle perte vont faire nos dames en fait de frivolités!

LOVEL.--Oui, vraiment; ce seront de grandes douleurs, milords; ces rusés
drôles ont imaginé un moyen tout à fait prompt pour venir à bout de nos
dames; une chanson française, et un violon; il n'est rien d'égal à cela.

SANDS.--Le diable leur donne du violon! je suis bien aise qu'ils
délogent; car, certes, il n'y a plus aucun espoir de les convertir.
Enfin un honnête lord de campagne, tel que moi, chassé longtemps de la
scène, pourra hasarder tout bonnement son air de chanson, se faire
écouter une heure, et par Notre-Dame, soutenir le ton à l'unisson.

LE CHAMBELLAN.--Bien dit, lord Sands, vous n'avez pas encore mis à bas
votre dent de poulain.

SANDS.--Non, milord, et je n'en ferai rien, tant qu'il en restera un
chicot.

LE CHAMBELLAN.--Sir Thomas, où allez-vous de ce pas?

LOVEL.--Chez le cardinal: Votre Seigneurie est aussi invitée.

LE CHAMBELLAN.--Et vraiment oui! il donne ce soir à souper; un grand
souper à quantité de lords et de dames: vous y verrez les beautés de
l'Angleterre, je puis vous en répondre.

LOVEL.--C'est, il faut l'avouer, un homme d'église qui a de la grandeur
dans l'âme; sa main est aussi libérale que la terre qui nous nourrit: la
rosée de ses grâces se répand partout.

LE CHAMBELLAN.--Cela est certain, il est très-noble; ceux qui ont dit le
contraire ont proféré une noire calomnie.

SANDS.--Il le peut, milord; il a tout ce qu'il lui faut pour cela:
l'avarice serait en lui un pire péché que la mauvaise doctrine: les
hommes de sa sorte doivent être des plus généreux: ils sont faits pour
donner l'exemple.

LE CHAMBELLAN.--Sans doute, ils sont faits pour cela; mais peu en
donnent aujourd'hui de si grands.--Ma barge m'attend: vous allez nous
accompagner, milord.--Venez, mon bon sir Thomas: autrement nous
arriverions trop tard; ce que je ne veux pas, car c'est sir Henri
Guilford et moi qu'on a chargés d'être les ordonnateurs de la fête.

SANDS.--Je suis aux ordres de Votre Seigneurie.

(Ils sortent.)



SCÈNE IV

La salle d'assemblée du palais d'York.

_Hautbois. On voit une petite table à part, sous un dais pour le
cardinal: une autre plus longue, dressée pour les convives. Entrent par
une porte_ ANNE BOULEN, _et plusieurs autres dames invitées à la fête.
Entre par l'autre porte_ SIR HENRI GUILFORD.


GUILFORD.--Mesdames, je vous donne à toutes la bienvenue, au nom de Sa
Grandeur: il consacre cette soirée aux doux plaisirs et à vous; il se
flatte qu'il n'en est aucune dans cette noble assemblée, qui ait apporté
avec elle le moindre souci, et désire voir, à tout le moins, la gaieté
que doivent inspirer à des gens de bonne volonté, une très-bonne
compagnie, de bon vin et un bon accueil. (_Entrent le lord chambellan,
lord Sands, et sir Thomas Lovel._) Ah! milord, vous vous faites
attendre: l'idée seule d'une si belle assemblée m'a donné des ailes.

LE CHAMBELLAN.--Vous êtes jeune, sir Henri Guilford.

SANDS.--Sir Thomas Lovel, si le cardinal avait seulement la moitié de
mon humeur laïque, quelques-unes de ces dames pourraient recevoir, avant
de s'aller reposer, un petit impromptu, qui, je crois, serait plus à
leur gré que tout le reste. Sur ma vie, c'est une charmante réunion de
belles personnes.

LOVEL.--Que n'êtes-vous seulement pour cet instant le confesseur d'une
ou deux!

SANDS.--Je le voudrais de tout mon coeur: elles auraient de moi une
pénitence commode.

LOVEL.--Comment! Eh! vraiment donc, comment?

SANDS.--Aussi commode que pourrait la leur procurer un lit de plumes.

LE CHAMBELLAN.--Aimables dames, vous plaît-il de vous asseoir? Sir
Henri, placez-vous de ce côté.--Moi, j'aurai soin de celui-ci.--Sa Grâce
va entrer.--Allons donc, il ne faut pas vous geler; deux femmes l'une
près de l'autre, il n'en peut sortir que du froid.--Milord Sands, vous
êtes bon pour les tenir éveillées. Je vous prie, asseyez-vous entre ces
deux dames.

SANDS.--Oui, par ma foi, et j'en rends grâces à Votre
Seigneurie.--Permettez, belles dames (_il s'assied_): s'il m'arrive de
battre un peu la campagne, pardonnez-le-moi; je tiens cela de mon père.

ANNE.--Est-ce qu'il était fou, milord?

SANDS.--Oh! très-fou, excessivement fou, et surtout en amour; mais il ne
mordait personne: tenez, précisément comme je fais à présent, il vous
aurait embrassée vingt fois en un clin d'oeil.

(Il embrasse Anne Boulen.)

LE CHAMBELLAN.--A merveille, milord.--Allons, vous voilà tous bien
placés.--Cavaliers, ce sera votre faute si ces belles dames s'en vont de
mauvaise humeur.

SANDS.--Quant à ma petite affaire, soyez en repos.

(Hautbois. Le cardinal Wolsey entre avec une suite et prend sa place.)

WOLSEY.--Vous êtes les bienvenus, mes aimables convives. Toute noble
dame ou tout cavalier qui ne se réjouira pas de tout son coeur n'est pas
de mes amis. Et pour gage de mon accueil, à votre santé à tous.

(Il boit.)

SANDS.--Votre Grâce en use noblement.--Si l'on veut me donner un gobelet
de taille à contenir tous mes remerciments, ce sera toujours autant de
paroles épargnées.

WOLSEY.--Milord Sands, je vous suis redevable. Allons, égayez vos
voisines.--Eh bien, mesdames, vous n'êtes pas gaies?--Cavaliers, à qui
donc la faute?

SANDS.--Il faut auparavant, milord, que le vin rouge soit monté dans
leurs jolies joues; et alors vous les entendrez parler jusqu'à nous
faire taire.

ANNE.--Vous êtes un joyeux voisin, milord Sands.

SANDS.--Oui, quand je trouve à faire ma partie.--A votre santé, madame,
et faites-moi raison, s'il vous plaît: car je bois à une chose....

ANNE.--Dont vous ne pouvez me montrer la pareille[5].

[Note 5:

Here's to your ladyship, and pledge it, madam,
For 'tis to such a thing....
                           You cannot show me.

_Ladyship_ est pris dans son double sens de votre _seigneurie_, et votre
_qualité de femme_.]

SANDS.--J'ai dit à Votre Grâce qu'elles parleraient bientôt.

(On entend derrière le théâtre les tambours et les trompettes, et une
décharge de canons.)

WOLSEY.--Qu'est-ce que c'est que cela?

LE CHAMBELLAN.--Allez voir ce que c'est.

(Un serviteur sort.)

WOLSEY.--Quels accents guerriers! que peuvent-ils signifier? Mais n'ayez
pas peur, mesdames: par toutes les lois de la guerre vous êtes
privilégiées.

(Rentre le serviteur.)

LE CHAMBELLAN.--Eh bien? qu'est-ce que c'est?

LE SERVITEUR.--Une compagnie de nobles étrangers, car ils en ont l'air.
Ils ont quitté leur barge et sont descendus à terre; et ils s'avancent
avec l'appareil de magnifiques ambassadeurs envoyés par des princes
étrangers.

WOLSEY.--Cher lord chambellan, allez les recevoir: vous savez parler
français; je vous prie, traitez-les avec honneur, et introduisez-les
dans cette salle, où ce ciel de beautés brillera sur eux de tout son
éclat.... Que plusieurs d'entre vous l'accompagnent. (_Le chambellan
sort accompagné, tous se lèvent et l'on ôte les tables._) Voilà le
banquet interrompu; mais nous vous en dédommagerons. Je vous souhaite à
tous une bonne digestion; et encore une fois, je répands sur vous une
pluie de saluts. Soyez tous les bienvenus! (_Hautbois. Entrent le roi et
douze autres masques sous l'habit de bergers, accompagnés de seize
porteurs de flambeaux. Ils sont introduits par le lord chambellan, et
défilent tous devant le cardinal qu'ils saluent gracieusement_.) Une
noble compagnie!.... Que désirent-ils?

LE CHAMBELLAN.--Comme ils ne parlent pas anglais, ils m'ont prié de dire
à Votre Grâce qu'instruits par la renommée que cette assemblée si noble
et si belle devait se réunir ici ce soir, ils n'ont pu moins faire, vu
la grande admiration qu'ils portent à la beauté, que de quitter leurs
troupeaux, et de demander, sous vos favorables auspices, la permission
de voir ces dames, et de passer une heure de divertissement avec elles.

WOLSEY.--Dites-leur, lord chambellan, qu'ils ont fait beaucoup d'honneur
à mon humble logis; que je leur en rends mille actions de grâces, et les
prie d'en user à leur plaisir.

(On choisit les dames pour danser; le roi choisit Anne Boulen.)

LE ROI HENRI.--C'est la plus belle main que j'aie touchée de ma vie! O
beauté, je ne t'avais pas connue jusqu'à ce jour.

(La musique joue: la danse commence.)

WOLSEY, _au chambellan_.--Milord?

LE CHAMBELLAN.--Votre Grâce?

WOLSEY.--Je vous prie, dites-leur de ma part qu'il pourrait y avoir
quelqu'un dans leur compagnie, dont la personne serait plus digne que
moi de la place que j'occupe, et à qui, si je le connaissais, je la
remettrais, et lui offrirais en même temps l'hommage de mon attachement
et de mon respect.

LE CHAMBELLAN.--J'y vais, milord.

(Le chambellan aborde les masques, et revient un moment après.)

WOLSEY.--Que vous ont-ils dit?

LE CHAMBELLAN.--Ils conviennent tous qu'il y a en effet parmi eux une
telle personne; mais ils voudraient que Votre Grâce la devinât; elle le
permet.

WOLSEY.--Voyons donc. (_Il quitte son siége d'honneur._) Avec votre
permission à tous, cavaliers.--C'est ici que je fixe mon choix, et je le
crois royal.

LE ROI HENRI.--Vous avez deviné, cardinal.--Vous avez là vraiment un
cercle brillant! c'est à merveille, cardinal. Vous êtes homme d'église;
sans cela, je vous le dirai, cardinal, j'aurais eu sur vous de mauvaises
pensées.

WOLSEY.--Je suis bien ravi que Votre Grâce soit de si bonne humeur.

LE ROI HENRI.--Milord chambellan, écoute, je te prie, approche; quelle
est cette belle dame?

LE CHAMBELLAN.--Sous le bon plaisir de Votre Grâce, c'est la fille de
sir Thomas Boulen, vicomte de Rocheford, une des femmes de Sa Majesté.

LE ROI HENRI.--Par le ciel, elle est ravissante. (_A Anne de Boulen_.)
Mon cher coeur, je serais bien peu galant de vous prendre pour danser,
sans vous donner un baiser.--Allons, cavaliers, une santé à la ronde.

WOLSEY.--Sir Thomas Lovel, le banquet est-il prêt dans ma chambre?

LOVEL.--Oui, milord.

WOLSEY.--Je crains que la danse n'ait un peu échauffé Votre Grâce.

LE ROI HENRI.--Beaucoup trop, j'en ai peur.

WOLSEY.--Vous trouverez un air plus frais, sire, dans la chambre
voisine.

LE ROI HENRI.--Allons, conduisez chacun vos dames. (_A Anne Boulen_.) Ma
belle compagne, je ne dois pas vous quitter encore.--Allons,
égayons-nous.--Mon cher lord cardinal, j'ai une demi-douzaine de santés
à boire à ces belles dames, et une danse encore à danser avec elles;
après quoi nous irons rêver à qui de nous est le plus favorisé. Allons,
que la musique donne le signal.

(Ils sortent au son des fanfares.)

FIN DU PREMIER ACTE.



                             ACTE DEUXIÈME



SCÈNE I

Une rue de Londres.

_Entrent_ DEUX GROS BOURGEOIS, _venant de deux côtés différents_.


PREMIER BOURGEOIS.--Où courez-vous si vite?

SECOND BOURGEOIS.--Ah!--Dieu vous garde!--J'allais jusqu'à la salle du
parlement, pour apprendre quel sera le sort de l'illustre duc de
Buckingham.

PREMIER BOURGEOIS.--Je puis vous épargner cette peine: tout est fini; il
ne reste plus que la cérémonie de reconduire le prisonnier.

SECOND BOURGEOIS.--Y étiez-vous?

PREMIER BOURGEOIS.--Oui, j'y étais.

SECOND BOURGEOIS.--Je vous prie, dites-moi ce qui s'est passé?

PREMIER BOURGEOIS.--Vous pouvez aisément le deviner.

SECOND BOURGEOIS.--A-t-il été déclaré coupable?

PREMIER BOURGEOIS.--Oui, vraiment, il l'a été; et condamné.

SECOND BOURGEOIS.--J'en suis affligé.

PREMIER BOURGEOIS.--Il y en a bien d'autres que vous.

SECOND BOURGEOIS.--Mais, de grâce, comment cela s'est-il passé?

PREMIER BOURGEOIS.--Je vais vous le dire en peu de mots. Le noble duc
est venu à la barre; là, contre toutes les accusations, il a constamment
plaidé, non coupable[6], et il a allégué plusieurs raisons, des plus
fortes, pour échapper à la loi. L'avocat du roi a mis en avant les
interrogatoires, les preuves et les dépositions de plusieurs témoins; le
duc a demandé d'être confronté à ces témoins, _vivâ voce_, sur quoi on a
produit contre lui son intendant, sir Gilbert Peck, son chancelier, John
de la Cour, son confesseur, avec cet infernal moine Hopkins, qui a fait
tout le mal.

[Note 6: C'est le terme de la loi: l'accusé plaide _guilty_, ou _not
guilty_.]

SECOND CITOYEN.--Était-ce le moine qui nourrissait son imagination de
ses prophéties?

PREMIER BOURGEOIS.--Lui-même. Tous ces témoins l'ont fortement chargé;
il a fait ses efforts pour récuser leur témoignage; mais cela ne lui a
pas été possible; en sorte que les pairs, sur ces preuves, l'ont déclaré
convaincu de haute trahison; il a parlé longtemps et savamment pour
défendre sa vie; mais tout cela n'a produit que de la pitié pour lui, ou
n'a pas été écouté.

SECOND BOURGEOIS.--Et ensuite, comment s'est-il comporté?

PREMIER BOURGEOIS.--Lorsqu'on l'a reconduit une seconde fois à la barre
pour entendre le son de la cloche de mort, son jugement, il a été saisi
d'une telle angoisse qu'on l'a vu couvert de sueur, et il a prononcé,
d'un ton de colère et avec précipitation, quelques paroles assez peu
intelligibles.--Mais bientôt il s'est remis et a montré, le reste du
temps, de la douceur et la plus noble patience.

SECOND BOURGEOIS.--Je ne crois pas qu'il ait peur de la mort.

SECOND BOURGEOIS.--Certainement le cardinal est au fond de tout ceci.

PREMIER BOURGEOIS.--Cela est vraisemblable d'après toutes les
conjectures. D'abord on a disgracié Kildare, vice-roi d'Irlande, et
quand il a été destitué, le comte de Surrey a été envoyé à sa place, et
en grande hâte, de peur qu'il ne fût à portée de secourir son père.

SECOND BOURGEOIS.--C'est un tour de politique odieusement habile.

PREMIER BOURGEOIS.--A son retour, n'en doutez pas, le comte de Surrey
l'en fera repentir. On remarque, et cela généralement, que quiconque
gagne la faveur du roi, le cardinal lui trouve aussitôt de l'emploi, et
toujours fort loin de la cour.

SECOND BOURGEOIS.--Tout le peuple le hait à mort, et, sur ma conscience,
tous voudraient le voir à dix brasses sous terre, et ils aiment et
idolâtrent le duc en proportion; ils l'appellent le généreux Buckingham,
le miroir de toute courtoisie.

PREMIER BOURGEOIS.--Restez à cette place et vous allez voir le noble
infortuné dont vous parlez.

(Entre Buckingham, revenant de son jugement: des huissiers à baguette
argentée le précèdent; la hache est portée le tranchant tourné vers lui;
il est entre deux rangs de hallebardes et accompagné de sir Thomas
Lovel, sir Nicolas Vaux, sir William Sands et du peuple)

SECOND BOURGEOIS.--Demeurons pour le voir.

BUCKINGHAM.--Bon peuple, vous tous, qui êtes venus jusqu'ici pour me
témoigner votre compassion, écoutez ce que je vais vous dire, et ensuite
retournez chez vous et laissez-moi aller. J'ai subi dans ce jour la
condamnation des traîtres, et je vais mourir sous ce nom. Cependant, le
ciel en soit témoin, et s'il est en moi une conscience, qu'elle
m'entraîne dans l'abîme, au moment où la hache tombera sur ma tête, je
suis innocent et fidèle. Je n'en veux point à la loi de ma mort; d'après
l'état du procès, on m'a fait justice; mais je pourrais désirer que ceux
qui ont cherché à me faire périr fussent plus chrétiens.--Qu'ils soient
ce qu'ils voudront, je leur pardonne de tout mon coeur. Cependant qu'ils
prennent garde à ne pas se glorifier dans le mal et à ne pas élever leur
coupable grandeur sur la ruine des hommes considérables; car alors mon
sang innocent pourrait crier contre eux. Je n'espère plus de vie dans ce
monde, et je ne solliciterai pas de grâce, quoique le roi ait plus de
clémence que je n'oserais commettre de fautes. Je le demande au petit
nombre d'entre vous qui m'aiment et qui osent avoir le courage de
pleurer sur Buckingham; vous, mes nobles amis, mes compagnons, vous à
qui je peux dire que vous quitter est pour moi la seule amertume, que
cela seul est mourir; accompagnez-moi, comme de bons anges, jusqu'à la
mort, et lorsque le coup de la hache me séparera de vous pour si
longtemps, faites de vos prières unies un sacrifice agréable qui aide
mon âme à s'élever vers le ciel.--(_A ses gardes_.) Conduisez-moi, au
nom de Dieu.

LOVEL.--Au nom de la charité, je conjure Votre Grâce, si jamais vous
avez caché dans votre coeur quelque animosité contre moi, de me
pardonner aujourd'hui avec sincérité.

BUCKINGHAM.--Sir Thomas Lovel, je vous pardonne aussi sincèrement que je
veux être pardonné moi-même; je pardonne à tous. Il ne peut y avoir
contre moi d'offenses assez innombrables pour que je ne puisse les
oublier en paix; aucun noir sentiment de haine ne fermera mon
tombeau.--Recommandez-moi à Sa Majesté, et si elle parle de Buckingham,
je vous prie, dites-lui que vous l'avez rencontré à moitié dans le ciel;
mes voeux et mes prières sont encore pour le roi, et, jusqu'à ce que mon
âme m'abandonne, ils ne cesseront d'implorer sur lui les bénédictions du
Ciel! Puisse-t-il vivre plus d'années que je n'en saurais compter
pendant le temps qui me reste à vivre! Puisse sa domination être à
jamais chérie et bienveillante; et lorsque le grand âge le conduira à sa
fin, que la bonté et lui n'occupent qu'un seul et même tombeau!

LOVEL.--C'est moi qui dois conduire Votre Grâce jusqu'au bord de la
rivière: là, je vous remettrai à sir Nicolas de Vaux, qui est chargé de
vous accompagner jusqu'à la mort.

DE VAUX.--Préparez tout: le duc s'avance; ayez soin que la barge soit
prête, et décorée de tout l'appareil qui convient à la grandeur de sa
personne.

BUCKINGHAM.--Non, sir Nicolas; laissez cela. La pompe de mon rang n'est
plus pour moi qu'une dérision. Lorsque je suis venu ici, j'étais lord
grand connétable et duc de Buckingham: maintenant, je ne suis que le
pauvre Édouard Bohun; et, cependant, je suis plus riche que mes vils
accusateurs, qui n'ont jamais su ce que c'était que la vérité. Moi,
maintenant je la scelle de mon sang, et je les ferai gémir un jour sur
ce sang. Mon noble père, Henri de Buckingham, qui le premier leva la
tête contre l'usurpateur Richard, ayant dans sa détresse cherché un
asile chez son serviteur Banister, fut trahi par ce misérable, et périt
sans jugement. Que la paix de Dieu soit avec lui!--Henri VII, succédant
au trône, et touché de pitié de la mort de mon père, en prince digne du
trône, me rétablit dans mes honneurs, et fit de nouveau sortir mon nom
de ses ruines avec tout l'éclat de la noblesse. Aujourd'hui, son fils
Henri VIII a d'un seul coup enlevé de ce monde ma vie, mon honneur, mon
nom, et tout ce qui me rendait heureux. On m'a fait mon procès, et, je
dois l'avouer, dans les formes les plus convenables, en quoi je suis un
peu plus heureux que ne l'a été mon infortuné père, et cependant, à cela
près, nous subissons tous deux la même destinée: tous deux nous
périssons par la main de nos domestiques, par les hommes que nous avons
le plus aimés; service bien peu naturel et peu fidèle! Le Ciel a
toujours un but; cependant, vous qui m'écoutez, recevez pour certaine
cette maxime de la bouche d'un mourant:--Prenez garde à ne pas vous trop
livrer à ceux à qui vous prodiguez votre amour et vos secrets; car ceux
dont vous faites vos amis, et auxquels vous donnez votre coeur, dès
qu'ils aperçoivent le moindre obstacle dans le cours de votre fortune,
s'écartent de vous comme l'eau, et vous ne les retrouverez plus que là
où ils se disposent à vous engloutir. Vous tous, bon peuple, priez pour
moi. Il faut que je vous quitte: la dernière heure de ma vie, depuis
longtemps fatiguée, vient maintenant de m'atteindre; adieu.--Et lorsque
vous voudrez parler de quelque chose de triste, dites comment je suis
tombé.--J'ai fini; et que Dieu veuille me pardonner!

(Buckingham sort avec sa suite, et continue sa marche.)

PREMIER BOURGEOIS.--Oh! cela vous navre le coeur.--Ami, cette mort, je
le crains, appelle bien des malédictions sur la tête de ceux qui en sont
les auteurs.

SECOND BOURGEOIS.--Si le duc est innocent, il en sortira de grands
malheurs; et cependant je puis vous donner avis d'un mal à venir, qui,
s'il arrive, sera plus grand encore que celui-ci.

PREMIER BOURGEOIS.--Que les bons anges nous en préservent! Que
voulez-vous dire? Vous ne doutez pas de ma fidélité?

SECOND BOURGEOIS.--Ce secret est si important qu'il exige la plus
inviolable promesse de secret.

PREMIER BOURGEOIS.--Faites-m'en part: je ne suis pas bavard.

SECOND BOURGEOIS.--J'en suis sûr. Vous allez le savoir. N'avez-vous pas
entendu tout récemment murmurer, quelque chose d'un divorce entre le roi
et Catherine?

PREMIER BOURGEOIS.--Oui; mais cela n'a pas duré; car lorsque ce bruit
est revenu au roi, dans son courroux il a envoyé ordre au lord maire de
l'arrêter sur-le-champ, et de réprimer les langues qui avaient osé le
répandre.

SECOND BOURGEOIS.--Mais ce mauvais bruit, mon cher, est devenu depuis
une vérité, et il se ranime plus vigoureusement que jamais: il paraît
certain que le roi tentera ce divorce. C'est le cardinal, ou quelque
autre de ceux qui l'approchent, qui, par haine contre notre bonne reine,
ont jeté dans l'âme du roi un scrupule qui finira par la perdre; et ce
qui paraît confirmer ceci, c'est que le cardinal Campeggio est arrivé
tout nouvellement, et, à ce que je présume, pour cette affaire.

PREMIER BOURGEOIS.--C'est le cardinal; et s'il machine tout cela, c'est
uniquement pour se venger de l'empereur, qui ne lui a pas accordé
l'archevêché de Tolède, dont il avait fait la demande.

SECOND BOURGEOIS.--Je crois que vous avez touché le but. Mais n'est-il
pas cruel que cela retombe sur elle?--Le cardinal viendra à ses fins; il
faut qu'elle soit sacrifiée.

PREMIER BOURGEOIS.--Cela est déplorable!--Nous sommes dans un lieu trop
public pour raisonner sur cette affaire; allons y réfléchir en
particulier.

(_Ils sortent_.)



SCENE II

Une chambre du palais.

_Entre_ LE LORD CHAMBELLAN _lisant une lettre_.


«Milord, j'avais mis tout le soin dont je suis capable à m'assurer que
les chevaux que demandait Votre Seigneurie fussent bien choisis, bien
dressés, et bien équipés. Ils étaient jeunes et beaux, et de la
meilleure race du nord. Mais au moment où ils étaient prêts à partir
pour Londres, un homme au service de milord cardinal, muni d'une
commission et d'un plein pouvoir me les a enlevés, en me donnant pour
raison que son maître devait être servi avant un sujet, si même il ne
devait pas l'être avant le roi; et cela nous a fermé la bouche, milord.»
Je crains en effet que cela n'arrive bientôt.--À la bonne heure, qu'il
les prenne; il prendra tout, je crois.

(Entrent les ducs de Norfolk et de Suffolk.)

NORFOLK.--Charmé de vous rencontrer, mon bon lord chambellan.

LE CHAMBELLAN.--Je souhaite le bonjour à Vos Grâces.

SUFFOLK.--Que fait le roi?

LE CHAMBELLAN.--Je l'ai laissé seul, plein de troubles et de tristes
pensées.

NORFOLK.--Quelle en est la cause?

LE CHAMBELLAN.--Il paraît que son mariage avec la femme de son frère
serre sa conscience de près.

SUFFOLK.--Non, c'est sa conscience qui serre de trop près une autre
femme.

NORFOLK.--Précisément. C'est une oeuvre du cardinal, du cardinal-roi. Ce
prêtre, aveugle comme le fils aîné de la fortune, change les choses à
son gré. Le roi apprendra un jour à le connaître.

SUFFOLK.--Priez Dieu que cela arrive: autrement il ne cessera jamais de
se méconnaître.

NORFOLK.--Qu'il agit saintement dans tout ce qu'il entreprend! et avec
quel zèle! Maintenant qu'il a rompu l'alliance formée entre nous et
l'empereur, le puissant neveu de la reine, il s'insinue dans l'âme du
roi; y répand les doutes, les alarmes, les remords de conscience, les
craintes, les désespoirs, et tout cela à propos de son mariage; et
ensuite pour l'en délivrer, il lui conseille le divorce, il lui
conseille la perte de cette femme, qui, comme un joyau précieux, a été
vingt années suspendue à son cou, sans rien perdre de son lustre; de
celle qui l'aime de cet amour parfait dont les anges aiment les hommes
de bien; de celle qui, même lorsque le plus grand revers de fortune
l'accablera, bénira encore le roi: n'est-ce pas là une oeuvre pieuse?

LE CHAMBELLAN.--Le Ciel me préserve de prendre part à tout cela! Il est
vrai que cette nouvelle est répandue partout. Toutes les bouches la
répètent, et tous les coeurs honnêtes en gémissent. Tous ceux qui osent
pénétrer dans ces mystères en voient le grand but, la soeur du roi de
France. Le Ciel ouvrira un jour les yeux du roi, qui se laisse depuis si
longtemps endormir sur cet homme audacieux et pervers.

SUFFOLK.--Et nous délivrera de son esclavage.

NORFOLK.--Nous aurions grand besoin de prier, et avec ferveur, pour
notre prompte délivrance, ou de princes que nous sommes, cet homme
impérieux viendra à bout de faire de nous ses pages: toutes nos dignités
sont là devant lui comme une masse indistincte, qu'il façonne à sa
guise.

SUFFOLK.--Quant à moi, milords, je ne l'aime, ni ne le crains; voilà ma
profession de foi: comme j'ai été fait ce que je suis sans lui, sans lui
je me maintiendrai si le roi le trouve bon. Ses malédictions me louchent
autant que ses bénédictions: ce sont des paroles auxquelles je ne crois
point. Je l'ai connu, et je le connais, et je l'abandonne à celui qui
l'a élevé de cette sorte, au pape.

NORFOLK.--Entrons, et cherchons, par quelque autre préoccupation, à
distraire le roi de ces tristes réflexions qui prennent trop d'empire
sur lui.--Milord, voulez-vous nous accompagner?

LE CHAMBELLAN.--Excusez-moi. Le roi m'envoie ailleurs: et de plus vous
allez voir que vous prenez mal votre moment pour l'interrompre.--Je
salue Vos Seigneuries.

NORFOLK.--Mille grâces, mon bon lord chambellan.

(Le lord chambellan sort.)

(Norfolk ouvre une portière qui laisse voir le roi assis et lisant d'un
air mélancolique.)

SUFFOLK,--Qu'il a l'air sombre! Sûrement, il est cruellement affecté.

LE ROI HENRI.--Qui est là? Ah!

NORFOLK.--Prions Dieu qu'il ne soit pas fâché.

LE ROI HENRI.--Qui donc est là, dis-je?--Comment osez-vous vous immiscer
dans mes secrètes méditations? Qui suis-je donc? Eh! vraiment...

NORFOLK.--Un bon roi, qui pardonne toutes les offenses où la volonté n'a
point de part. Ce qui nous fait manquer au respect qui vous est dû,
c'est une affaire d'État: nous venons prendre les ordres de Votre
Majesté.

LE ROI HENRI.--Vous êtes trop hardis.--Retirez-vous: je vous ferai
savoir vos heures de travail. Est-ce là le moment de s'occuper des
affaires temporelles? Quoi donc?... (_Entrent Wolsey et Campeggio_.) Qui
est là? Ah! mon bon lord cardinal?--Ô mon cher Wolsey, toi qui remets le
calme dans ma conscience malade, tu es fait pour guérir un roi. (_À
Campeggio_.) Vous êtes le bienvenu dans notre royaume, savant et
vénérable prélat; disposez-en ainsi que de nous.--(_À Wolsey_.) Cher
lord, ayez soin qu'on ne me prenne pas pour un donneur de paroles.

WOLSEY.--Sire, cela ne peut être.--Je désirerais que Votre Majesté
voulût nous accorder seulement une heure d'entretien en particulier.

LE ROI HENRI, _à Norfolk et à Suffolk_.--Nous sommes en affaires:
retirez-vous.

NORFOLK, _à part_.--Ce prêtre n'a pas d'orgueil!

SUFFOLK.--Non, cela ne vaut pas la peine d'en parler.--Je ne voudrais
pas pour sa place en être aussi malade que lui: mais cela ne peut pas
durer.

NORFOLK.--Si cela dure, je me hasarderai à lui porter quelque coup.

SUFFOLK.--Et moi un autre.

(Sortent Suffolk et Norfolk.)

WOLSEY.--Votre Grâce a donné un exemple de sagesse au-dessus de tous les
princes de l'Europe, en vous rapportant librement de votre scrupule au
jugement de la chrétienté. Qui pourrait maintenant s'offenser? Quel
reproche pourrait vous atteindre? L'Espagnol, qui tient à la reine par
les liens du sang et de l'affection, doit avouer aujourd'hui, s'il est
de bonne foi, la justice et la noblesse de cette discussion solennelle.
Tous les clercs, c'est-à-dire tous les clercs instruits et savants des
royaumes chrétiens ont la liberté du suffrage: Rome, la gardienne de
toute sagesse, sur l'invitation qu'elle en a reçue de votre auguste
personne, nous a envoyé un interprète universel, cet excellent homme,
cet ecclésiastique intègre et savant, le cardinal Campeggio, que je
présente de nouveau à Votre Majesté.

LE ROI HENRI.--Et de nouveau je lui exprime, en le serrant dans mes
bras, ma joie de le voir, et je remercie le saint conclave de l'amitié
qu'il me témoigne en m'envoyant un homme tel que je pouvais le désirer.

CAMPEGGIO.--Votre Grâce ne peut manquer, par la noblesse de sa conduite,
de mériter l'amour de tous les étrangers. Je présente à Votre Majesté le
brevet de ma commission, en vertu duquel (de l'autorité de la cour de
Rome), vous, milord cardinal d'York, vous êtes associé à moi, son
serviteur, pour le jugement impartial de cette affaire.

LE ROI HENRI.--Deux hommes d'égale force.--La reine va être informée
tout à l'heure du sujet de votre mission.--Où est Gardiner?

WOLSEY.--Je sais que Votre Majesté l'a toujours trop tendrement aimée
pour lui refuser ce que la loi accorderait à une femme d'un rang
inférieur au sien, des jurisconsultes qui puissent librement défendre sa
cause.

LE ROI HENRI.--Oui, elle en aura, et les plus habiles; et ma faveur est
pour celui qui la défendra le mieux: Dieu me préserve qu'il en soit
autrement.--Cardinal, je te prie, fais-moi venir mon nouveau secrétaire,
Gardiner; il est propre à cette commission.

(Wolsey sort.)

(Rentre Wolsey avec Gardiner.)

WOLSEY.--Donnez-moi la main; je vous souhaite beaucoup de bonheur et de
faveur: vous êtes maintenant au roi.

GARDINER, _à part_.--Pour rester aux ordres de Votre Grâce, dont la main
m'a élevé.

LE ROI HENRI.--Approchez, Gardiner.

(Il lui parle bas.)

CAMPEGGIO.--Milord d'York, n'était-ce pas un docteur Pace, qui avait
auparavant cette place?

WOLSEY.--Oui, c'était lui.

CAMPEGGIO.--Ne passait-il pas pour un savant homme?

WOLSEY.--Oui, certainement.

CAMPEGGIO.--Croyez-moi, il s'est élevé sur votre compte une opinion qui
ne vous est pas favorable, lord cardinal.

WOLSEY.--Comment! sur moi?

CAMPEGGIO.--On ne manque pas de dire que vous avez été jaloux de lui; et
que, craignant qu'il ne s'élevât par son rare mérite, vous l'avez
toujours tenu étranger aux affaires, ce qui l'a tant affecté, qu'il en a
perdu la raison, et qu'il en est mort.

WOLSEY.--Que la paix du ciel soit avec lui! C'est tout ce qu'un chrétien
peut faire pour son service. Quant aux vivants qui tiennent des propos,
il y a pour eux des lieux de correction.--C'était un imbécile qui
voulait à toute force être vertueux.--Pour cet honnête garçon qui le
remplace, dès que je le commande il suit mes ordres à la lettre. Je ne
veux pas avoir si près du roi des gens d'une autre espèce. Retenez bien
ceci, frère, il ne faut pas nous laisser contrarier par des subalternes.

LE ROI HENRI, _à Gardiner_.--Exposez cela à la reine avec douceur.
(_Gardiner sort_.) Le lieu le plus convenable que je puisse imaginer,
pour la réunion de tant de science, c'est Black-Friars. C'est là que
vous vous assemblerez pour examiner cette importante affaire.--Mon cher
Wolsey, ayez soin que tout ce qui est nécessaire s'y trouve disposé.--Ô
milord! quel homme capable de sentiment ne serait pas affligé de quitter
une si douce compagne? mais la conscience, la conscience! Oh! c'est une
partie bien délicate!--Et il faut que je la quitte!

(Ils sortent.)



SCÈNE III

Une antichambre des appartements de la reine.

_Entrent_ ANNE BOULEN ET UNE VIEILLE DAME.


ANNE.--Ni à ce prix non plus.--Voilà ce qui blesse le coeur: Sa Majesté
a vécu si longtemps avec elle et elle est si vertueuse, que jamais une
seule voix n'a pu l'accuser.--Sur ma vie, elle n'a jamais su ce que
c'est que de faire le mal.--Ô Dieu! après avoir vu sur le trône tant de
soleils achever leur cours, toujours croissant en grandeur et en
majesté! il est dix mille fois plus douloureux de quitter cette gloire,
qu'il n'y a de douceur à l'acquérir!.... Après une telle suite d'années
la rejeter, c'est une pitié à émouvoir un monstre.

LA VIEILLE DAME.--Aussi les coeurs les plus durs s'attendrissent et
déplorent son sort.

ANNE.--O volonté de Dieu! il vaudrait mieux qu'elle n'eût jamais connu
la grandeur. Quoique la grandeur soit temporelle, cependant si dans
cette bagarre, la fortune vient à la séparer de celui qui en était
revêtu, c'est une angoisse aussi cruelle que la séparation de l'âme et
du corps.

LA VIEILLE DAME.--Hélas! pauvre dame! la voilà redevenue étrangère.

ANNE.--On doit la plaindre d'autant plus. Je le jure avec vérité, il
vaut mieux être né en bas lieu et se trouver au nombre de ceux qui
vivent contents dans l'obscurité, que de se voir élevé dans d'éclatantes
afflictions, et revêtu d'une tristesse dorée.

LA VIEILLE DAME.--Le contentement est notre plus grand bien.

ANNE.--Sur ma foi et mon honneur[7], je ne voudrais pas être reine.

[Note 7: _Maiden head_.]

LA VIEILLE DAME.--Foin de moi, je voudrais bien l'être, moi, et
j'aventurerais bien mon honneur pour cela, et vous en feriez tout
autant, malgré ces airs sucrés d'hypocrisie. Vous qui possédez à un
très-haut degré les attraits d'une femme, vous avez aussi un coeur de
femme; et le coeur d'une femme a toujours été charmé par l'élévation,
l'opulence et la souveraineté; et pour dire la vérité, ce sont des
choses très-désirables, et quoique vous fassiez la petite bouche, la
complaisante capacité de votre conscience, pour peu qu'il vous plaise de
l'élargir, se prêterait fort bien à recevoir ce présent.

ANNE.--Non, en vérité.

LA VIEILLE DAME.--Je vous dis que si en vérité, et en vérité.--Vous ne
voudriez pas être reine?

ANNE.--Non, non, pour tous les trésors qui sont sous le ciel.

LA VIEILLE DAME.--Cela est étrange: pour moi, toute vieille que je suis,
une pièce de trois sous qui viendrait me faire la révérence suffirait
pour me gagner à partager la royauté. Mais dites-moi, je vous prie, et
celui de duchesse, qu'en pensez-vous? Êtes-vous de force à porter le
poids d'un pareil titre?

ANNE.--Non, en vérité.

LA VIEILLE DAME.--En ce cas, vous êtes d'une constitution bien faible.
Retranchons encore quelque chose: pour plus que je n'oserais dire, je ne
voudrais pas, si j'étais un jeune comte, me trouver dans votre
chemin.--Pour ce fardeau, si vous n'avez pas les reins assez forts pour
le porter, vous serez trop faible aussi pour faire jamais un garçon.

ANNE.--Que venez-vous donc me conter là! Je jure une seconde fois que je
ne voudrais pas être reine pour le monde entier.

LA VIEILLE DAME.--En vérité, seulement pour la petite île d'Angleterre,
vous devriez risquer le paquet; moi je le ferais pour le comté de
Carnarvon; oui, quand ce serait la seule dépendance de la couronne.
Tenez! qui vient à nous?

(Entre le lord chambellan.)

LE CHAMBELLAN.--Bonjour, mesdames: qu'est-ce qu'il en coûterait pour
savoir le secret de votre entretien?

ANNE.--Pas même la peine de le demander, mon bon lord; cela ne vaut pas
la question. Nous nous affligions des chagrins de notre maîtresse.

LE CHAMBELLAN.--C'était une généreuse occupation, et bien digne de
femmes qui ont un bon coeur. Il faut espérer que tout ira bien.

ANNE.--_Amen_, s'il plaît à Dieu.

LE CHAMBELLAN.--Vous avez une belle âme, et les bénédictions du Ciel
suivent les personnes comme vous; et pour vous faire connaître, belle
dame, que je dis la vérité, et qu'on fait un grand cas de vos nombreuses
vertus, Sa Majesté vous témoigne par moi toute son estime, et ne se
propose pas moins que de vous décorer du titre de marquise de Pembroke,
et à ce titre il ajoute de sa grâce mille livres de revenu annuel.

ANNE.--Je ne sais pas quel genre de dévouement je pourrais offrir. Tout
ce que je suis, et beaucoup plus encore, n'est rien. Mes prières ne sont
pas d'une vertu assez sainte, et mes voeux ne sont guère que de vaines
paroles, et cependant mes prières et mes voeux sont tout ce que je peux
offrir en retour. Je supplie Votre Seigneurie de vouloir bien être
l'interprète de ma reconnaissance et de mes soumissions, et de tous les
sentiments que peut exprimer à Sa Majesté une fille timide qui prie le
Ciel pour ses jours et sa couronne.

LE CHAMBELLAN.--Madame, je ne manquerai pas de confirmer l'opinion
avantageuse que le roi a conçue de vous. (_À part_.)--Je l'ai bien
considérée: l'honneur et la beauté sont si heureusement assorties en
elle qu'elles ont pris le coeur du roi. Et qui sait encore s'il ne
pourra pas sortir de cette lady un brillant qui éclaire toute cette île
de sa splendeur? _(Haut.)_--Je vais aller trouver le roi, et lui dire
que je vous ai parlé.

ANNE.--Mon très-honorable lord....

(Sort le chambellan.)

_LA_ VIEILLE DAME.--Oui, voilà le monde: voyez, voyez! J'ai mendié seize
ans les faveurs de la cour, et je suis encore une mendiante de cour, et
quelque argent que j'aie sollicité, je n'ai jamais pu trouver le joint
entre trop tôt et trop tard; et vous, ce que c'est que la destinée! vous
qui êtes tout fraîchement débarquée ici (maudit soit ce bonheur qui vous
arrive malgré vous!), on vous remplit la bouche avant que vous l'ayez
seulement ouverte.

ANNE.--Cela me paraît bien étrange.

LA VIEILLE DAME.--Quel goût cela a-t-il? Est-ce bien amer? Un demi-noble
que non.--Il y eut jadis une dame (c'est une vieille histoire) qui ne
voulait pas être reine; non, qui ne le voulait pas pour tout le limon
d'Egypte.--Avez-vous entendu parler de cela?

ANNE.--Allons, vous êtes une railleuse.

LA VIEILLE DAME.--Je pourrais, sur votre sujet, m'élever plus haut que
l'alouette. Marquise de Pembroke! mille livres sterling par an! et cela
par pure estime, sans avoir d'ailleurs rien fait pour le mériter! Oh!
sur ma vie, ce début promet bien d'autres mille livres: la robe de la
Fortune a la queue plus longue que le devant.--A présent, je commence à
voir que vous aurez assez de reins pour porter une duchesse.--Dites-moi,
ne vous sentez-vous pas un peu plus forte que vous n'étiez?

ANNE.--Ma bonne dame, cherchez dans votre imagination quelque autre
sujet qui vous égaye, et laissez-moi de côté: je veux n'avoir jamais
existé si cette faveur m'a le moins du monde ému le coeur: je le sens
manquer quand je songe aux suites. La reine est sans consolation, et
nous nous oublions trop longtemps loin d'elle.--Je vous prie, ne lui
parlez pas de ce que vous avez entendu ici.

LA VIEILLE DAME.--Quelle idée avez-vous de moi?



SCÈNE IV

Une vaste salle dans Black-Friars.


_Trompettes, symphonies, cors. Entrent d'abord deux huissiers, portant
de courtes baguettes d'argent; suivent_ DEUX SECRÉTAIRES, _en robe de
docteurs; après vient l'archevêque_ de _Canterbéry seul; il est suivi
des évêques de Lincoln, d'Ely, de Rochester, et de Saint-Asaph. A
quelque distance marche un gentilhomme portant la bourse, le grand sceau
et un chapeau de cardinal; ensuite deux prêtres portant chacun une croix
d'argent; suit le gentilhomme introducteur, tête nue, accompagné d'un
sergent d'armes, portant une masse d'argent, ensuite deux gentilshommes
portant deux grandes colonnes d'argent; marchent ensuite, l'un à côté de
l'autre, les cardinaux_ WOLSEY _et_ CAMPEGGIO; _deux nobles, portant
l'épée et la masse. Entrent ensuite_ LE ROI _et_ LA REINE, _et leur
suite. Le roi prend place sous le dais, les deux cardinaux s'asseyent
au-dessous de lui, comme juges. La reine se place à quelque distance du
roi, les évêques se rangent sur chacun des côtés, en forme de
consistoire; au-dessous d'eux sont les secrétaires. Les lords se placent
à la suite des évêques._ LE CRIEUR _et le reste des personnages
présents se tiennent debout, selon leur rang, autour de la salle_.

WOLSEY.--Qu'on ordonne le silence, tandis qu'on fera lecture de la
commission de la cour de Rome.

LE ROI HENRI.--Qu'avons-nous besoin de cette lecture? Elle a déjà été
faite publiquement; et les deux parties ont également reconnu son
autorité; c'est une perte de temps que vous pouvez nous épargner.

WOLSEY.--A la bonne heure. (_Au secrétaire_.) Faites votre office.

LE SECRÉTAIRE, _au crieur_.--Dites à Henri, roi d'Angleterre, de venir à
cette cour, etc.

LE CRIEUR.--Henri, roi d'Angleterre, etc.

LE ROI HENRI.--Je suis présent.

LE SECRÉTAIRE.--Dites à Catherine, reine d'Angleterre, de venir à cette
cour.

LE CRIEUR.--Catherine, reine d'Angleterre, etc.

(La reine ne fait point de réponse; mais elle se lève de son siége,
traverse la cour, va au roi, et, se jetant à ses pieds, elle lui adresse
ce discours.)

CATHERINE.--Sire, je vous en conjure, rendez-moi justice, et
accordez-moi votre pitié; car je suis une femme bien malheureuse, et une
faible étrangère, née hors de votre empire, n'ayant ici aucun juge
désintéressé, ni aucune assurance d'une amitié impartiale et d'un
jugement équitable. Hélas! sire, en quoi vous ai-je offensé? Quel motif
de mécontentement a pu vous donner ma conduite, pour que vous procédiez
ainsi à me renvoyer, et que vous me retiriez vos bonnes grâces? Le Ciel
m'est témoin que j'ai été pour vous une épouse fidèle et soumise,
toujours prête à me conformer à votre volonté, toujours en crainte
d'exciter en vous le moindre déplaisir, docile à votre physionomie,
triste ou gaie, selon que je vous y voyais enclin. Quand est-il jamais
arrivé que j'aie contredit vos désirs, ou que je n'en aie pas fait les
miens? Quel est celui de vos amis que je ne me sois pas efforcée
d'aimer, même lorsque je savais qu'il était mon ennemi? et qui de mes
amis a conservé mon affection lorsqu'il s'était attiré votre colère, ou
même n'a pas reçu de moi des marques de mon éloignement? Sire, rappelez
à votre souvenir que j'ai été votre femme avec soumission, pendant plus
de vingt années, et que le Ciel m'a accordé la joie de vous donner
plusieurs enfants. Si, dans tout le cours de cette longue durée
d'années, vous pouvez citer et prouver quelque chose qui soit contraire
à mon honneur, au lien du mariage, à l'amour et au respect que je dois à
votre personne sacrée, au nom de Dieu, renvoyez-moi, et que le mépris le
plus ignominieux ferme la porte sur moi, et m'abandonne à la justice la
plus sévère. Souffrez que je vous le dise, sire: le roi votre père était
renommé pour un des princes les plus prudents, d'un esprit et d'un
jugement incomparables; Ferdinand, mon père, roi d'Espagne, passait
aussi pour le prince le plus sage qui eût rempli ce trône depuis bien
des années: on ne peut révoquer en doute qu'ils aient assemblé autour
d'eux, dans chaque royaume, un conseil éclairé, choisi dans chaque
royaume, qui a discuté cette affaire, et qui a jugé notre mariage
légitime: ainsi je vous conjure humblement, sire, de m'épargner, jusqu'à
ce que je puisse envoyer en Espagne consulter mes amis dont je vais
implorer les conseils. Si vous le refusez, au nom de Dieu, que votre
volonté s'accomplisse!

WOLSEY.--Vous avez devant vous, madame, et de votre choix, ces
respectables prélats, des hommes d'un savoir et d'une intégrité rares,
l'élite du pays, qui sont assemblés ici pour défendre votre cause. Il
est donc sans avantage pour vous de demander la prolongation de ce
procès, et je le dis autant pour votre repos que pour rectifier ce qui
trouble la conscience du roi.

CAMPEGGIO.--Ce que Sa Grâce vient de vous dire est sage et raisonnable;
ainsi, madame, il convient que cette session royale procède de suite, et
que, sans aucun délai, les moyens soient produits et entendus.

CATHERINE, _à Wolsey_.--Lord cardinal, c'est à vous que je parle.

WOLSEY.--A vos ordres, madame.

CATHERINE.--Cardinal, je suis prête à pleurer; mais dans l'idée que je
suis une reine (ou du moins j'ai rêvé longtemps que je l'étais) et dans
la certitude que je suis fille d'un roi, je veux changer mes larmes en
traits de flamme.

WOLSEY.--Veuillez être patiente.

CATHERINE.--Je le serai quand vous serez humble; mais non auparavant, ou
Dieu me punirait. Je crois, et j'ai de fortes raisons de le croire, que
vous êtes mon ennemi, et je réclame ici la loi pour vous récuser; vous
ne serez point mon juge; car c'est vous qui avez allumé ces charbons
entre mon seigneur et moi. Que la rosée de Dieu puisse les éteindre! Je
le répète de toute la force de mon âme, je vous déteste et récuse[8]
pour mon juge, vous qu'encore une fois je regarde comme mon plus cruel
ennemi, et que je ne crois nullement ami de la vérité.

[Note 8: C'est la formule de récusation: _Detestor et recuso_.]

WOLSEY.--Je déclare ici que ce discours est indigne de vous, madame, de
vous qui jusqu'ici ne vous êtes jamais écartée de la charité, et qui
avez toujours montré un caractère plein de douceur et une sagesse
supérieure aux facultés d'une femme. Madame, vous me faites injure; je
n'ai aucune haine contre vous, aucun sentiment injuste contre vous ni
contre personne; tout, ce que j'ai fait jusqu'ici, et tout ce que je
ferai dans la suite, a pour garantie une commission émanée du
consistoire, de tout le consistoire de Rome. Vous m'accusez d'avoir
soufflé les charbons: je le nie. Le roi est présent; s'il sait que mes
paroles contredisent ici mes actions, combien il lui est aisé de
confondre, et avec bien de la justice, ma fausseté! Oui, il le peut,
aussi bien que vous avez pu accuser ma véracité. S'il est convaincu que
je suis innocent de ce que vous m'imputez, il voit également que je ne
suis pas à l'abri de votre injustice. Ainsi il dépend de lui d'y
apporter remède, et le remède c'est d'éloigner ces pensées de votre
esprit; et avant que Sa Majesté se soit expliquée sur ce point, je vous
conjure, gracieuse dame, d'abjurer dans votre âme vos paroles et de n'y
rien ajouter de pareil.

CATHERINE.--Milord, milord, je suis une simple femme, beaucoup trop
faible pour lutter contre tous vos artifices; votre bouche est pleine de
douceur et d'humilité; vous étalez l'extérieur humble et doux qui
convient à vos fonctions et à votre ministère; mais votre coeur est
gonflé d'arrogance, de haine et d'orgueil; votre fortune et les bontés
de Sa Majesté vous ont fait agilement franchir les premiers degrés, et
aujourd'hui vous voilà monté à une hauteur où le pouvoir est à vos
ordres; vos paroles sont à votre service et secondent vos desseins,
selon l'emploi qu'il vous plaît de leur imposer. Je dois vous dire que
vous êtes beaucoup plus occupé de l'élévation de votre personne, que de
la grandeur de vos fonctions spirituelles; je persiste à vous refuser
pour mon juge, et ici en présence de vous tous, je fais mon appel au
pape; je veux porter ma cause entière devant Sa Sainteté et être jugée
par lui.

(Elle fait un salut au roi, et va pour sortir.)

CAMPEGGIO.--La reine est obstinée, rebelle à la justice; prompte à
l'accuser, elle dédaigne de se soumettre à sa décision; cette conduite
n'est pas louable: elle s'en va.

LE ROI HENRI.--Qu'on la rappelle.

LE CRIEUR.--Catherine, reine d'Angleterre, paraissez devant la cour.

GRIFFITH.--Madame, on vous somme de revenir.

CATHERINE.--Qu'avez-vous besoin d'y faire attention? Je vous prie,
songez à vos affaires, et quand on vous appellera, retournez. Que Dieu
veuille me secourir! Ils me vexent au point de me faire perdre
patience.--Je vous prie, avancez; je ne veux point rester. Non, et
jamais on ne me reverra une autre fois comparaître dans aucune de leurs
cours pour cette affaire.

(Sortent la reine, Griffith et le reste de sa suite.)

LE ROI HENRI.--Fais ce que tu voudras, Catherine.--S'il se trouve un
homme dans le monde entier qui ose avancer qu'il possède une meilleure
épouse, qu'il ne soit jamais cru en rien pour avoir avancé un mensonge
en ce point. Si tes rares qualités, ton aimable douceur, ton angélique
et céleste résignation, cet art d'une épouse d'obéir avec dignité, et
tes vertus souveraines et religieuses pouvaient parler et te peindre, tu
serais toi seule la reine de toutes les reines de la terre. Sa naissance
est illustre, et elle s'est toujours conduite à mon égard d'une manière
digne de sa haute noblesse.

WOLSEY.--Gracieux souverain, je requiers très-humblement Votre Majesté
de vouloir bien déclarer en présence de toute cette assemblée (car il
est juste que je sois dégagé au lieu même où j'ai été lié et dépouillé,
quoique je n'y reçoive pas une entière satisfaction), si jamais j'ai
entamé la proposition de cette affaire à Votre Majesté, ou jeté dans
votre chemin quelque scrupule qui pût vous amener à la mettre en
question, ou si jamais, autrement qu'avec des actions de grâces à Dieu
pour nous avoir donné une telle reine, je vous ai parlé d'elle et dit le
moindre mot qui pût porter préjudice à sa grandeur actuelle, ou faire
tort à sa vertueuse personne.

LE ROI HENRI.--Milord cardinal, je vous décharge du reproche; oui, sur
mon honneur, je vous en absous pleinement. Vous n'avez pas besoin d'être
averti que vous avez beaucoup d'ennemis qui ne savent pas pourquoi ils
le sont, mais qui, comme les roquets d'un village, aboient lorsqu'ils
entendent leurs camarades en faire autant; quelques-uns d'eux auront
irrité la reine contre vous. Vous voilà excusé; mais voulez-vous être
encore plus amplement justifié? J'ajouterai que vous avez toujours
souhaité qu'on assoupît cette affaire; jamais vous n'avez désiré qu'on
l'entreprît; et même souvent, et très-souvent, vous avez opposé des
obstacles à ses progrès.--C'est sur mon honneur que je dis ce qui en est
de milord cardinal sur cet article, et qu'ainsi je le lave de toute
imputation.--À présent, pour ce qui m'a porté à cette démarche, j'oserai
vous demander de me donner quelques moments et votre attention. Suivez
l'enchaînement des choses: voici comme cela est venu.--Faites bien
attention.--D'abord ma conscience a été atteinte d'une alarme, d'un
scrupule, d'une syndérèse, sur certains mots prononcés par l'évêque de
Bayonne, alors ambassadeur de France, qui avait été envoyé ici pour
traiter d'un mariage entre le duc d'Orléans et notre fille Marie.
Pendant la négociation de cette affaire, avant que rien fût résolu, il
demanda (je parle de l'évêque) un délai pendant lequel il pût avertir le
roi son maître de consulter si notre fille était légitime, étant sortie
de notre mariage actuel avec une douairière qui avait été l'épouse de
notre frère. Ce délai demandé ébranla l'intérieur de ma conscience avec
une force capable de la déchirer, et fit trembler toute la région de mon
coeur. Cette idée s'ouvrit ainsi une si large route, que, sous ses
auspices, une foule de considérations accumulées vint se presser dans
mon âme. D'abord je m'imaginai que le Ciel avait cessé de me sourire: il
avait ordonné à la nature que le sein de mon épouse, s'il venait à
concevoir de moi un enfant mâle, ne lui prêtât pas plus de vie que le
tombeau n'en donne aux morts. Ses enfants mâles étaient tous morts là où
ils avaient été conçus, ou peu de temps après avoir respiré l'air de ce
monde. Il me vint donc en pensée que c'était un jugement de Dieu sur
moi, et que mon royaume, qui mérite bien le plus digne héritier de
l'univers entier, ne devait pas obtenir de moi une pareille joie. Par
une suite toute naturelle, je considérai le danger où j'exposais mes
royaumes par ce défaut de lignée, et cette pensée me fit souffrir des
transes cruelles. Ainsi ballotté sur la mer orageuse de ma conscience,
je dirigeai ma marche vers ce remède dont l'objet nous rassemble ici en
ce jour: c'est-à-dire que je voulus éclairer ma conscience que je
sentais cruellement malade, et qui n'est pas bien guérie encore, en
demandant l'avis de tous les vénérables pères et des savants docteurs de
ce pays.--Et d'abord, j'eus une première conférence privée avec vous,
milord de Lincoln: vous vous souvenez de quel poids accablant j'étais
oppressé lorsque je commençai à vous en faire la première ouverture.

LINCOLN.--Je m'en souviens très-bien, mon souverain.

LE ROI HENRI.--J'ai parlé longtemps.--Veuillez dire vous-même jusqu'à
quel point vous avez éclairé mes doutes.

LINCOLN.--Avec le bon plaisir de Votre Majesté, la question me frappa
tellement au premier abord, à cause de son extrême importance, et de ses
dangereuses conséquences, que je confiai au doute mes plus hardis
conseils, et que je pressai Votre Majesté de prendre la marche que vous
suivez dans cette cour.

LE ROI HENRI.--Je m'adressai ensuite à vous, milord de Cantorbéry, et
j'obtins de vous la permission de faire cette convocation.--Je n'ai
laissé aucun des membres respectables de cette cour sans lui demander
son avis; et je procédai d'après votre consentement particulier à tous,
signé de votre main et scellé de votre sceau. Ainsi, allez en avant; car
je n'ai point été poussé à ceci par aucun dégoût contre la personne de
la bonne reine, mais par la force poignante des motifs que je viens
d'exposer. Prouvez que notre mariage est légitime, et sur notre vie, sur
notre dignité royale, nous sommes satisfaits d'achever le reste du cours
de notre vie mortelle avec elle, avec Catherine, notre reine, et nous la
préférons à la plus parfaite créature choisie entre toutes celles de la
terre.

CAMPEGGIO.--Avec la permission de Votre Majesté, la reine étant absente,
il est d'une indispensable convenance que nous ajournions cette cour à
un autre jour: et dans cet intervalle il faut faire à la reine une
sommation pressante de se désister de l'appel qu'elle se propose de
faire à Sa Sainteté.

(Les prélats se lèvent pour s'en aller.)

LE ROI HENRI, _à part_.--Il m'est aisé d'apercevoir que ces cardinaux me
jouent; j'abhorre ces lenteurs dilatoires et les détours de la politique
de Rome. O Cranmer, mon serviteur chéri et plein de lumières, reviens,
je t'en conjure. À mesure que tu te rapproches de moi, je le sens, la
consolation rentre dans mon âme. (_Haut_.) Rompez l'assemblée: je vous
l'ai dit, retirez-vous.

(Ils sortent tous dans l'ordre dans lequel ils sont entrés.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.



                           ACTE TROISIÈME



SCÈNE I

Le palais de Bridewell.--Une pièce des appartements de la reine.

LA REINE _et quelques-unes des femmes occupées à des ouvrages de leur
sexe_.


CATHERINE, _à une de ses femmes_.--Jeune fille, prends ton luth. Mon âme
se sent toujours plus accablée de ses ennuis: chante et dissipe-les, si
tu peux; quitte ton ouvrage.

CHANT.

/*
  Orphée avec son luth obligea les arbres
  Et les cimes des montagnes glacées
  À s'incliner lorsqu'il chantait.
  À ses accens, plantes et fleurs
  Ne cessaient d'éclore. Comme le soleil et les pluies,
Il donnait aux lieux qu'il habitait un éternel printemps.
  Toutes choses, en écoutant ses accords,
  Les vagues de la mer elles-mêmes,
  Penchaient leur tête, et s'arrêtaient autour de lui,
  Tant est grand le pouvoir de la douce musique.
  Elle tue les soucis; et les chagrins du coeur
  Expirent, ou s'assoupissent à sa voix.
*/

(Entre un gentilhomme.)

CATHERINE.--Qu'y a-t-il?

LE GENTILHOMME.--Sous le bon plaisir de Votre Majesté, les deux
vénérables cardinaux attendent dans la salle d'audience.

CATHERINE.--Veulent-ils me parler?

LE GENTILHOMME.--Ils m'ont chargé de vous l'annoncer, madame.

CATHERINE.--Priez Leurs Grâces d'entrer. (_L'officier sort_.) Quelle
affaire peuvent-ils avoir avec moi, pauvre et faible femme, tombée dans
la disgrâce? Maintenant que j'y pense, je n'aime point ces visites de
leur part. Ce devraient être des hommes honnêtes: leurs fonctions sont
respectables, mais le capuchon ne fait pas le moine.

(Entrent Wolsey et Campeggio.)

WOLSEY.--Que la paix soit avec Votre Majesté!

CATHERINE.--Vos Grâces me trouvent ici faisant la ménagère: je voudrais
en être une au risque de tout ce qui peut m'arriver de pis.--Que
désirez-vous de moi, mes vénérables seigneurs?

WOLSEY.--Veuillez, ma noble dame, passer dans votre cabinet particulier,
nous vous y exposerons le sujet de notre visite.

CATHERINE.--Dites-le-moi ici. Je n'ai rien fait encore, sur ma
conscience, qui m'oblige à rechercher les coins: et je voudrais que
toutes les autres femmes pussent en dire autant, d'une âme aussi libre
que je le fais! Milords, je ne crains point (et en cela je suis plus
heureuse que bien d'autres) que mes actions soient mises à l'épreuve de
toutes les langues, exposées à tous les yeux, que l'envie et la mauvaise
opinion des hommes exercent leur force contre elles, tant je suis
certaine que ma vie est pure! Si votre objet est de m'examiner dans ma
conduite d'épouse, déclarez-le hardiment. La vérité aime qu'on agisse
ouvertement.

WOLSEY.--_Tanta est erga te mentis integritas, regina serenissima...._

CATHERINE.--O mon bon seigneur, pas de latin: je n'ai pas été assez
paresseuse, depuis que je suis venue en Angleterre, pour n'avoir pas
appris la langue dans laquelle j'ai vécu. Une langue étrangère me rend
la manière dont on traite ma cause plus étrange, plus suspecte. De
grâce, expliquez-vous en anglais; il y a ici quelques personnes, qui,
pour l'amour de leur pauvre maîtresse, vous remercieront si vous dites
la vérité: croyez-moi, elle a été bien cruellement traitée! Lord
cardinal, le péché le plus volontaire que j'aie jamais commis peut
s'absoudre en anglais.

WOLSEY.--Noble dame, je suis fâché que mon intégrité et mon zèle pour
servir Sa Majesté et vous fassent naître en vous de si graves soupçons,
quand ils devraient produire la confiance. Nous ne venons point en
accusateurs entacher cet honneur que bénit la bouche de tous les gens de
bien, ni vous attirer traîtreusement aucun chagrin; vous n'en avez que
trop, vertueuse dame! Mais nous venons savoir à quelles dispositions
votre âme s'est arrêtés dans l'importante question qui s'est élevée
entre vous et le roi, vous donner, en hommes honnêtes et libres de tout
intérêt, notre opinion sincère, et les moyens consolants qui peuvent
appuyer votre cause.

CAMPEGGIO.--Ma très-honorée dame, milord d'York, suivant son noble
caractère, et guidé par le zèle et le respect qu'il a toujours portés à
Votre Grâce, oubliant, en homme de bien, la censure qui vous est
dernièrement échappée contre sa personne et sa véracité, et que vraiment
vous avez poussée trop loin, vous offre ainsi que moi, en signe de paix,
ses services et ses conseils.

CATHERINE, à _part_.--Pour me trahir!--(_Haut_.) Milords, je vous rends
grâces à tous deux de votre bonne volonté. Vous parlez comme des hommes
de bien; je prie Dieu que vous le soyez en effet. Mais en vérité je ne
sais comment, avec le peu d'esprit que je possède, donner sur-le-champ,
à des hommes de votre savoir et de votre gravité, une réponse sur un
point de cette importance, et qui intéresse de si près mon honneur (et
peut-être, je le crains, encore plus ma vie). J'étais à travailler avec
mes filles, et je ne songeais guère, Dieu le sait, ni à une pareille
visite ni à une pareille affaire. Au nom de ce que j'ai été (car je sens
déjà la dernière crise de ma grandeur), mes bons seigneurs, laissez-moi
du temps et le loisir de me procurer des avis, pour défendre ma cause:
hélas! je suis une femme, sans amis, sans espoir.

WOLSEY.--Madame, vous outragez par ces frayeurs la tendresse du roi:
vous avez beaucoup d'espérances et beaucoup d'amis.

CATHERINE.--Ce que j'en ai en Angleterre m'est de bien peu d'avantage.
Pouvez-vous penser, milords, qu'aucun Anglais ose me donner conseil? ou
s'il s'en trouvait quelqu'un qui fût assez insensé pour me servir
loyalement, pensez-vous, lorsqu'on saurait qu'il me soutient contre la
volonté de Sa Majesté, qu'il vécût longtemps sous sa domination? Non,
non, mes amis, ceux qui doivent par leurs conseils écarter mes
afflictions, ceux à qui doit s'attacher ma confiance, ne vivent point
ici; ils sont, ainsi que toutes mes autres consolations, loin d'ici,
dans mon pays, milords.

CAMPEGGIO.--Je voudrais que Votre Majesté voulût faire trêve à ses
chagrins et accepter mon conseil.

CATHERINE.--Quel conseil, milord?

CAMPEGGIO.--Remettez votre cause à la protection et à la bonté du roi.
Il vous aime, il est généreux: votre honneur et votre cause y
gagneraient beaucoup; car si vous la perdez devant la loi, vous vous
séparez de lui disgraciée.

WOLSEY.--Le cardinal vous parle avec sagesse.

CATHERINE.--Vous m'apprenez ce que vous souhaitez tous deux, ma ruine.
Est-ce là votre conseil chrétien?--Loin de moi, tous deux! Le ciel est
encore au-dessus de tout. Là siége un juge qu'aucun roi ne peut
corrompre.

CAMPEGGIO.--Votre colère vous trompe sur nos intentions.

CATHERINE.--La honte en est à vous. Je vous ai pris pour deux saints
personnages; oui, sur mon âme, deux vertus cardinales; mais vous êtes,
je le crains bien, des péchés cardinaux, et des coeurs faux. Par
l'honneur! amendez-vous, milords.--Sont-ce là vos consolations, le
cordial que vous apportez à une malheureuse femme, à une femme sans
secours au milieu de vous, raillée, outragée? Je ne vous souhaiterai pas
la moitié de mes misères: j'ai plus de charité: mais souvenez-vous que
je vous ai avertis: prenez garde, au nom du ciel, prenez garde qu'enfin
le poids de mes chagrins ne retombe tout à la fois sur vous.

WOLSEY.--Madame, c'est un vrai délire. Vous tournez à mal le bien que
nous vous offrons.

CATHERINE.--Et vous, vous me réduisez à rien. Malheur sur vous, et sur
tous les hypocrites tels que vous! Voudriez-vous (si vous aviez quelque
sentiment de justice, quelque pitié, si vous étiez autre chose que des
habits d'hommes d'église), voudriez-vous que je remisse ma faible cause
entre les mains de celui qui me hait? Hélas! il m'a déjà bannie de son
lit, et il y avait longtemps qu'il m'avait bannie de son coeur. Je suis
vieille, milords, et ne suis plus sa compagne que pour l'obéissance? Que
puis-je craindre de pis qu'un état si misérable? Étudiez-vous donc à me
faire un malheur qui l'égale.

CAMPEGGIO.--Vos craintes vont plus loin.

CATHERINE.--Ai-je donc (laissez-moi parler pour moi, puisque la vertu ne
trouve point d'ami), ai-je vécu si longtemps son épouse, son épouse
fidèle, et j'ose le dire sans vaine gloire, exempte du plus léger
soupçon! ai-je toujours accueilli le roi d'un coeur plein de tendresse!
l'ai-je, après le ciel, aimé plus que tout au monde! lui ai-je obéi sans
réserve! ai-je porté pour lui la tendresse jusqu'à la superstition,
oubliant presque mes prières pour le soin de lui complaire! et cela pour
m'en voir ainsi récompensée? Cela n'est pas bien, milords. Trouvez-moi
une femme toujours constante dans l'affection de son époux, une femme
qui n'ait jamais eu, même en songe, un plaisir qui ne fût pas le sien,
et au mérite de cette femme, lorsqu'elle aura fait tout ce qui est
possible, j'ajouterai encore une vertu.... une extrême patience.

WOLSEY.--Madame, vous vous écartez du but avantageux que nous vous
proposons.

CATHERINE.--Milord, je n'ose me rendre coupable du crime d'abandonner
volontairement le noble titre auquel m'a unie votre maître; la mort
seule pourra me séparer de ma dignité.

WOLSEY.--Je vous prie, écoutez-moi.

CATHERINE.--Plût au ciel que mes pas n'eussent jamais foulé cette terre
anglaise, que je n'eusse jamais éprouvé les flatteries qui y voient le
jour! Vous avez des visages d'anges; mais le ciel connaît vos coeurs.
Que vais-je maintenant devenir, infortunée que je suis? Je suis la femme
la plus malheureuse qu'il y ait au monde. _(A ses femmes.)_ Hélas! mes
pauvres amies, quel est votre sort maintenant, naufragées sur un royaume
où je ne trouve ni pitié, ni ami, ni espoir, aucun parent qui pleure sur
moi, où l'on m'accorde à peine un tombeau, où, comme la tige du lis, qui
fleurissait jadis reine de la prairie, je vais pencher la tête et
mourir?

WOLSEY.--Si Votre Grâce voulait seulement se laisser persuader que nos
vues sont honnêtes, vous trouveriez plus de consolation. Pourquoi
voudrions-nous, vertueuse dame, vous faire tort dans cette affaire? à
quelle fin? Hélas! nos places et le caractère de notre état, tout
repousse cette idée. Nous sommes destinés à guérir de tels chagrins et
non à les faire naître. Au nom de la vertu, considérez ce que vous
faites; combien vous vous nuisez à vous-même et vous exposez à vous voir
séparée tout à fait du roi par cette conduite. Le coeur des rois caresse
l'obéissance tant ils en sont amoureux! mais ils se soulèvent contre les
esprits opiniâtres et se montrent terribles comme la tempête. Je sais
que vous avez un doux et noble caractère, une âme égale comme le calme;
je vous en conjure, daignez nous croire ce que nous faisons profession
d'être, des médiateurs de paix, vos amis et vos serviteurs.

CAMPEGGIO.--Madame, vous l'éprouverez. Vous faites tort à vos vertus par
ces craintes d'une faible femme. Une âme noble, telle que vous a été
donnée la vôtre, rejette toujours loin d'elle de pareilles défiances,
comme une monnaie trompeuse. Le roi vous aime; prenez bien garde de
perdre cet avantage. Quant à nous, s'il vous plaît de vous confier à nos
soins dans cette affaire, nous sommes prêts à déployer tous nos efforts
pour votre service.

CATHERINE.--Faites ce que vous jugerez à propos, milords, et je vous en
supplie, pardonnez-moi si je ne me suis pas conduite comme je l'aurais
dû. Vous le savez, je suis une femme dépourvue de l'esprit nécessaire
pour faire une réponse convenable à des hommes tels que vous. Je vous
prie, portez mes hommages à Sa Majesté, il a encore mon coeur, et il
aura mes prières, tant que ma vie m'appartiendra. Venez, vénérables
prélats, gratifiez-moi de vos avis, elle vous les demande aujourd'hui
celle qui ne songeait guère, lorsqu'elle mit les pieds dans cette cour,
qu'elle dût un jour payer si cher ses grandeurs!

(Ils sortent.)



SCÈNE II

Une antichambre de l'appartement du roi.

_Entrent_ LE DUC DE NORFOLK, LE DUC DE SUFFOLK, LE COMTE DE SURREY ET LE
LORD CHAMBELLAN.


NORFOLK.--Si vous voulez maintenant unir vos plaintes, et les presser
avec constance, il est impossible que le cardinal y résiste; mais si
vous négligez l'occasion que vous offrent les circonstances, je ne
réponds pas que vous ne subissiez de nouvelles disgrâces, ajoutées à
celles qui vous oppriment déjà.

SURREY.--J'accueille avec joie la plus légère occasion que je puisse
rencontrer de me venger de lui, en mémoire du duc, mon beau-père[9].

[Note 9: Shakspeare a fait dans cette scène un double emploi du même
personnage. Le duc de Surrey, gendre du duc de Buckingham, était à cette
époque duc de Norfolk. Son père, le duc de Norfolk, que l'on voit
paraître au commencement de la pièce, était mort en 1525, quatre ans
avant la chute du cardinal.]

SUFFOLK.--Quel est celui des pairs qui ait échappé à ses affronts, ou du
moins à la plus étrange négligence? Quand a-t-il respecté en personne,
si ce n'est en lui-même, le caractère de la dignité?

LE CHAMBELLAN.--Milords, vous parlez à votre gré; ce qu'il mérite de
vous et de moi, je le sais; mais que nous puissions faire quelque chose
contre lui, quoique ce moment-ci nous en offre l'occasion, j'en doute
beaucoup. Si vous ne pouvez pas lui fermer l'accès auprès du roi, ne
tentez jamais de l'attaquer; car il y a, dans sa langue, un charme
infernal qui maîtrise le roi.

NORFOLK.--Oh! cessez de le craindre, son charme est détruit. Le roi a
trouvé contre lui des faits qui ont gâté pour jamais le miel de son
langage. Non, il est enfoncé dans la disgrâce de manière à ne s'en
relever jamais.

SURREY.--Duc, ce serait une joie pour moi d'entendre le récit de ces
nouvelles une fois par heure!

NORFOLK.--Croyez-moi, elles sont certaines. Ses doubles intrigues, dans
l'affaire du divorce, sont découvertes; et il s'y montre sous l'aspect
que je pourrais souhaiter à mon ennemi.

SURREY.--Et comment ses pratiques sont-elles parvenues à la lumière?

SUFFOLK.--De la manière la plus étrange.

SURREY.--Oh! comment, comment?

SUFFOLK.--La lettre que le cardinal écrivait au pape s'est égarée; elle
est venue sous les yeux du roi, qui y a lu comment le cardinal
persuadait à Sa Sainteté de suspendre le jugement du divorce. «S'il
avait lieu, disait-il, je m'aperçois que mon roi a le coeur pris d'amour
pour une créature de la reine, lady Anne Boulen.»

SURREY.--Le roi a lu cela?

SUFFOLK.--Vous pouvez en être sûr.

SURREY.--Cela fera-t-il son effet?

LE CHAMBELLAN.--Le roi voit par quelle marche couverte et ondoyante il
se dirige vers son but particulier; mais, dans ce point, toutes ses
mesures ont échoué, et il apporte le remède après la mort du malade. Le
roi a déjà épousé cette belle.

SURREY.--Je voudrais bien que cela fût vrai.

SUFFOLK.--Puisse, milord, l'accomplissement de ce souhait faire votre
bonheur; car je puis vous assurer que la chose est ainsi.

SURREY.--Oh! que toute ma joie accompagne cette union!

SUFFOLK.--Je lui dis _amen_.

NORFOLK.--Tout le monde en fait autant.

SUFFOLK.--Les ordres sont donnés pour son couronnement; mais cette
nouvelle est bien jeune encore, et il n'est pas besoin de la raconter à
toutes les oreilles.--Mais en vérité, milords, c'est une charmante
créature, et parfaite d'âme et de figure. Je me persuade que le Ciel,
par son moyen, fera tomber sur ce pays quelque bienfait dont il
célébrera la mémoire.

SURREY.--Mais le roi digérera-t-il la lettre du cardinal? Le Ciel nous
en préserve!

SUFFOLK.--Je dis encore _amen_. Non, non, d'autres guêpes qui
bourdonnent encore devant son visage ne lui feront que mieux sentir la
piqûre de celle-ci. Le cardinal Campeggio est reparti furtivement pour
Rome: il n'a pris congé de personne; il a laissé l'affaire du roi toute
démanchée, et il s'est mis en route comme agent de notre cardinal pour
appuyer toute son intrigue. Je sais certainement qu'à cette nouvelle le
roi a crié, ah!

LE CHAMBELLAN.--Dieu veuille l'irriter de plus en plus, et lui faire
crier, ah! encore plus fort.

NORFOLK.--Mais, milord, quand revient Cranmer?

SUFFOLK.--Il est de retour, dans les mêmes opinions qui, ainsi que
celles de presque tous les collèges célèbres de la chrétienté, ont
tranquillisé le roi sur son divorce. Je crois que ce second mariage ne
tardera pas à être déclaré, et que le couronnement suivra de près.
Catherine n'aura plus le titre de reine, mais celui de princesse
douairière, veuve du prince Arthur.

NORFOLK.--Ce Cranmer est un digne homme, et il s'est donné beaucoup de
peine dans l'affaire du roi.

SUFFOLK.--Beaucoup: aussi, pour sa récompense, nous le verrons
archevêque.

NORFOLK.--C'est ce que j'ai ouï dire.

SUFFOLK.--Oui, n'en doutez pas. Le cardinal....

(Entre Wolsey et Cromwell.)

NORFOLK, _aux autres lords_.--Observez-le, observez-le: il a de
l'humeur.

WOLSEY. Le paquet, Cromwell, l'avez-vous donné au roi?

CROMWELL.--Remis entre ses mains, dans sa chambre à coucher.

WOLSEY.--A-t-il jeté les yeux sur ce qu'il contenait?

CROMWELL.--Il l'a ouvert sur-le-champ; et le premier papier qui s'est
trouvé sous sa main, il l'a lu de l'air le plus sérieux: l'attention
était peinte dans toute sa contenance, et il m'a chargé de vous dire de
l'attendre ici ce matin.

WOLSEY.--Est-il prêt à sortir.

CROMWELL.--Je crois qu'il va sortir dans l'instant.

WOLSEY.--Laisse-moi un moment. (_Cromwell sort_.) Ce sera la duchesse
d'Alençon, la soeur du roi de France: il faut qu'il l'épouse.--Anne
Boulen? non, je ne veux point d'Anne Boulen pour lui. Il y a ici quelque
chose de plus qu'un beau visage. Boulen! non, point de Boulen.--Je
voudrais bien recevoir promptement des nouvelles de Rome.--La marquise
de Pembroke!

NORFOLK.--Il est mécontent.

SUFFOLK.--Peut-être sait-il que le roi aiguise sa vengeance contre lui.

SURREY.--Qu'elle s'aiguise assez, mon Dieu, pour faire justice!

WOLSEY.--Une fille d'honneur de la dernière reine, la fille d'un
chevalier, être la maîtresse de sa maîtresse, la reine de la
reine!--Cette chandelle n'éclaire pas bien; il faut la moucher, et en
même temps nous l'éteindrons.--Que m'importe qu'elle soit vertueuse et
pleine de mérite? Je la connais aussi pour une luthérienne acharnée, et
il ne serait pas salutaire pour nos intérêts qu'elle reposât sur le sein
de notre roi, déjà difficile à gouverner. Et voilà encore un hérétique,
un archi-hérétique qui s'élève, Cranmer, un homme qui s'est insinué dans
la faveur du roi, et qui est aujourd'hui son oracle.

NORFOLK.--Quelque idée le tourmente.

SURREY.--Je voudrais que ce fût une idée qui fût capable d'user la
fibre, la maîtresse corde de son coeur.

(Entrent le roi, lisant un papier, et Lovel.)

SUFFOLK.--Le roi, le roi.

LE ROI HENRI.--Quel amas de richesses il a accumulées pour son lot! Et
quels flots de dépense semblent s'écouler continuellement à chaque heure
de ses mains! Par la fortune! comment a-t-il pu amasser tout cela? Ah!
c'est vous, milords. Avez-vous vu le cardinal?

NORFOLK.--Seigneur, nous étions là à l'observer: il y a quelque étrange
commotion dans son cerveau; il mord ses lèvres, tressaille; puis il
s'arrête tout à coup, regarde la terre, et ensuite porte son doigt à son
front. Un moment après il se met à marcher précipitamment, puis s'arrête
encore, se frappe violemment le sein, et aussitôt adresse ses regards à
la lune: nous l'avons vu prendre les postures les plus étranges.

LE ROI HENRI.--Cela pourrait être: il y a du trouble dans son âme.--Ce
matin il m'a envoyé des papiers d'État que je lui avais demandés à lire.
Et savez-vous ce que j'y ai trouvé? Sur ma conscience, c'est bien par
inadvertance qu'il l'y avait mis. J'y ai trouvé un état qui contenait le
détail de son argenterie, de son trésor, des riches étoffes et
ameublements de sa maison; et je trouve que cela monte à un excès de
faste qui passe de beaucoup les bornes de la fortune d'un sujet[10].

[Note 10: Cette aventure des papiers livrés au roi par mégarde est
une pure invention du poëte qui a transporté au cardinal Wolsey ce qui
arriva à l'évêque de Durham, à l'égard de ce même cardinal Wolsey.
Thomas Ruthall, évêque de Durham, membre du conseil privé de Henri VIII,
fut chargé par ce prince de lui établir un compte rendu de l'état du
royaume. L'évêque ayant fait ce travail, fit relier le volume qui le
contenait de la même manière qu'un autre volume où il avait exposé très
en détail le compte de sa propre fortune. Le roi lui ayant fait demander
le compte dont il l'avait chargé, le cardinal l'envoya chercher dans sa
bibliothèque par son secrétaire qui se trompa, et donna l'un pour
l'autre: le cardinal, aussitôt qu'il se fut aperçu de la méprise, porta
le livre au roi, lui insinuant que, lorsqu'il aurait besoin d'argent, il
avait un trésor tout trouvé dans les coffres de l'évêque. Celui-ci,
apprenant ce qui lui était arrivé, en conçut un tel chagrin qu'il mourut
peu de temps après.

Le poëte a encore enchéri sur ce fait, et ajouté dans le paquet remis au
roi par inadvertance, une lettre de Wolsey au pape.]

NORFOLK.--C'est un coup du ciel: quelque esprit aura mis ce papier dans
le paquet pour vous faire la grâce de le placer sous vos yeux.

LE ROI HENRI.--Si nous pouvions croire que ses méditations s'élèvent
au-dessus de la terre et sont fixées sur quelque objet spirituel, je le
laisserais plongé dans ses rêveries; mais j'ai bien peur que ses pensées
ne rampent bien au-dessous du firmament, et qu'elles ne méritent pas une
contemplation aussi sérieuse.

(Il s'assied, et parle bas à Lovel, qui va ensuite aborder Wolsey.)

WOLSEY.--Que le Ciel me pardonne.--(_Il s'avance vers le roi_.) Que Dieu
favorise Votre Majesté!

LE ROI HENRI.--Mon bon lord, vous êtes plein des choses du ciel, et
c'est dans votre âme que réside l'inventaire de vos plus grands trésors.
C'étaient eux sans doute que vous étiez là occupé à passer en revue: à
peine pouvez-vous prendre sur vos soins spirituels un moment de loisir
pour tenir vos comptes temporels. Sûrement dans ceux ci, je vous crois
un assez mauvais économe, et je suis bien aise que vous me ressembliez
sur ce point.

WOLSEY.--Sire, j'ai distribué mon temps de la sorte; une partie pour les
saints offices de mon ministère, une autre pour vaquer à la part que
j'ai dans les affaires de l'État: la nature réclame aussi ses heures
pour sa conservation; et moi, son faible enfant, comme les mortels mes
frères, je suis forcé de me prêter à ses besoins.

LE ROI HENRI.--Vous avez parlé à merveille.

WOLSEY.--Et je souhaite que Votre Majesté, comme j'espère lui en donner
occasion, fasse toujours marcher pour moi le bien faire avec le bien
dire.

LE ROI HENRI.--C'est encore bien dit; et c'est en effet une sorte de
bonne action que de bien dire. Cependant les paroles ne sont pas les
actions. Mon père vous aimait, il me disait qu'il vous aimait, et il
confirmait sa parole par ses actions en votre faveur. Depuis que je
possède ma dignité, je vous ai tenu tout près de mon coeur: je ne me
suis pas contente de vous placer dans les emplois dont vous pouviez
retirer de grands profits, mais j'ai même pris sur mes revenus actuels
pour verser sur vous mes bienfaits.

WOLSEY, _à part_.--Où peut tendre ce discours?

SURREY, _à part_.--Dieu fasse prospérer ce début.

LE ROI HENRI.--N'ai-je pas fait de vous le premier homme de l'État? Je
vous prie, dites-moi, si ce que j'avance ici vous paraît vrai, et, si
vous en convenez, dites-moi alors si vous devez m'être attaché ou non.
Que répondez-vous?

WOLSEY.--Mon souverain, je confesse que vos grâces royales, répandues
sur moi chaque jour, ont été au delà de ce que j'en pouvais payer par
mes efforts les plus assidus; cela aurait surpassé les forces de
l'homme. Mes efforts, quoique toujours restés bien au-dessous de mes
désirs, ont égalé toute l'étendue de mes facultés. Je n'ai de vues
personnelles que celles qui peuvent tendre au bien de votre auguste
personne, et à l'avantage de l'État. Quant aux grandes faveurs que vous
avez accumulées sur moi, pauvre indigne que je suis, je ne puis vous
rendre en retour que d'humbles actions de grâces, et mes prières au ciel
pour vous, et ma loyale fidélité, qui a toujours augmenté et qui ne fera
que croître de jour en jour, jusqu'à ce que l'hiver de la mort vienne la
glacer.

LE ROI HENRI.--Très-bien répondu. C'est par là que s'illustre un sujet
loyal et soumis; l'honneur de son attachement en est la récompense,
comme l'infamie, s'il le trahit, en est la punition. Je présume que
comme ma main s'est libéralement ouverte pour vous, que mon coeur vous a
prodigué son affection, que ma puissance a fait pleuvoir les honneurs
sur votre tête, plus que sur aucun autre de mes sujets, en retour vos
mains, votre coeur, votre intelligence, et toutes les facultés de votre
âme, devraient, indépendamment du devoir d'un sujet, m'appartenir à moi,
votre ami, par un sentiment particulier, plus qu'à un autre.

WOLSEY.--Je proteste ici que j'ai toujours travaillé pour les intérêts
de Votre Majesté, beaucoup plus que pour les miens; voilà ce que je
suis, ce que j'ai été et ce que je serai, quand tous les autres
briseraient les liens du devoir qui les attachent à vous, et qu'ils le
rejetteraient de leur coeur; quand les dangers m'environneraient, aussi
nombreux que la pensée peut les imaginer, et m'apparaîtraient sous les
formes les plus effrayantes; alors, de même qu'un rocher affronte la
fureur des flots, mon devoir briserait les vagues de ce courant furieux,
et conserverait inébranlable mon attachement pour vous.

LE ROI HENRI.--C'est parler avec noblesse.--Retenez bien, milords, qu'il
a un coeur loyal: vous venez de le voir s'ouvrir devant
vous.--(_Remettant, à Wolsey les papiers qu'il tenait dans sa main_.)
Lisez ceci, et ensuite ceci: puis vous irez déjeuner avec tout ce qu'il
vous restera d'appétit.

(Le roi sort, en lançant un regard de courroux sur le cardinal.--Les
lords se pressent sur ses pas et le suivent, en se parlant tout bas et
en souriant.)

WOLSEY.--Que signifie ceci? d'où vient ce courroux inattendu? Comment me
le suis-je attiré? Il m'a quitté avec un regard menaçant, comme si ma
ruine s'élançait de ses yeux. Tel est le regard que lance le lion
furieux sur le chasseur téméraire qui l'a irrité, puis il
l'anéantit.--Il faut que je lise ce papier qui m'apprendra, je le crains
bien, le sujet de sa colère.--Oh! c'est cela, ce papier m'a
perdu!--Voilà l'état de tout cet amas de richesses que j'ai amoncelées
pour mes vues, pour gagner la papauté, et pour soudoyer mes amis dans
Rome. O négligence qui n'était permise qu'à un imbécile! Quel démon
ennemi m'a fait mêler cet important secret au paquet que j'envoyais au
roi?--N'y a-t-il donc point de remède à cette imprudence? Nul expédient
nouveau pour lui retirer cette pensée de la tête? Je vois bien qu'elle
l'émeut violemment.--Cependant je sais un moyen qui, bien employé, peut,
en dépit de la fortune, me tirer encore d'affaire.--Quel est cet autre
papier?--(_Il lit l'adresse.) Au pape_. Quoi! sur ma vie, la lettre que
j'adressais à Sa Sainteté, et où je lui faisais part de toute l'affaire!
Puisqu'il en est ainsi, adieu. J'ai atteint le faîte de mes grandeurs,
et, de ce plein midi de ma gloire, je me précipite maintenant vers mon
déclin: je tomberai, comme une brillante exhalaison du soir, et personne
ne me reverra plus.

(Rentrent les ducs de Norfolk et de Suffolk, le comte de Surrey et le
lord chambellan.)

NORFOLK.--Cardinal, écoutez les ordres du roi; il vous commande de
remettre sur-le-champ dans nos mains le grand sceau, et de vous retirer
dans le château d'Esher, appartenant à l'évêché de Winchester, jusqu'à
ce que Sa Majesté vous fasse savoir ses intentions.

WOLSEY.--Un instant: où est votre commission, milords? Des paroles ne
peuvent avoir une si grande autorité.

SUFFOLK.--Qui osera les contredire, lorsqu'elles portent la volonté
expresse du roi émanée de sa propre bouche.

WOLSEY.--Jusqu'à ce qu'on me montre quelque chose de plus que vos
paroles, et la volonté que vous avez de satisfaire votre haine, sachez,
lords officieux, que j'ose et dois m'y refuser. Je vois maintenant de
quel ignoble élément vous êtes pétris, c'est l'envie. Avec quelle ardeur
vous poursuivez ma disgrâce, comme pour vous en repaître! Comme on vous
trouve coulants et faciles sur tout ce qui peut amener ma ruine! Suivez
le cours de vos envieux projets, hommes de malice; le christianisme vous
y autorise, et nul doute que vous ne receviez en son temps une juste
récompense. Ce sceau que vous me redemandez avec tant de violence, le
roi, mon maître et le vôtre, me l'a donné de sa propre main; il m'a
ordonné d'en jouir, ainsi que de la place et des honneurs qui y sont
attachés, pendant la durée de ma vie, et pour m'assurer la possession de
ses bontés, il les a confirmées par des lettres patentes. Maintenant qui
me les ôtera?

SURREY.--Le roi qui vous les a données.

WOLSEY.--Il faut donc que ce soit lui-même.

SURREY.--Prêtre, tu es un traître bien orgueilleux.

WOLSEY.--Orgueilleux lord, tu mens. Il n'y a pas quarante heures encore,
que Surrey aurait moins tremblé de brûler sa langue, que de me parler
ainsi.

SURREY.--Vice écarlate, c'est ton ambition qui a enlevé de cette terre
gémissante le noble Buckingham, mon beau-père; les têtes de tous tes
confrères cardinaux avec la tienne, attachées ensemble, et tout ce que
tu as de meilleur, ne valaient pas un cheveu de la sienne. Malédiction
sur votre politique! Vous m'avez envoyé vivre en Irlande, loin des lieux
où j'aurais pu venir à son secours, loin du roi, loin de tous ceux qui
pouvaient obtenir sa grâce du crime que tu lui as imputé; tandis que
votre grande bonté par une pieuse compassion se hâtait de l'absoudre
avec la hache.

WOLSEY.--Ma réponse à ce reproche et à tout ce que ce lord babillard
peut inventer contre ma réputation, c'est que rien n'est plus faux. La
loi a rendu au duc la justice qu'il méritait. Son noble jury, et la
noirceur de son crime témoignent assez combien, dans l'affaire qui lui a
coûté la vie, j'étais innocent de toute haine particulière contre lui.
Si j'aimais les longs discours, lord, je vous dirais que vous avez aussi
peu d'honnêteté que d'honneur, et qu'en fait de loyauté et de fidélité
envers le roi, toujours mon royal maître, j'oserais défier un homme plus
solide que ne peuvent l'être et Surrey et tous ceux qui partagent ses
folies.

SURREY.--Par mon âme! prêtre, votre longue robe vous protège: sans quoi
vous sentiriez le fer de mon épée dans la source de votre vie.--Milords,
pouvez-vous endurer tant d'arrogance? et de la part d'un tel homme? Si
nous nous conduisons avec cette molle faiblesse, et que nous nous
laissions surmener par un manteau d'écarlate, adieu la noblesse; en ce
cas, que Sa Grâce poursuive, et nous fasse de son chapeau rouge un
épouvantail comme pour les alouettes.

WOLSEY.--Toute bonté devient poison pour toi.

SURREY.--Oui, la bonté qui glane et amasse dans vos mains toutes les
richesses du royaume en un seul monceau, par d'odieuses extorsions, la
bonté qui vous fait écrire au pape contre le roi cette lettre
interceptée dans votre paquet, votre bonté, puisque vous me provoquez,
sera mise dans tout son jour.--Milord de Norfolk, si vous êtes vraiment
noble, si vous aimez le bien public, les prérogatives de notre noblesse
méprisée, et de nos enfants, qui, s'ils vivent, se verront à peine de
simples gentilshommes, produisez à la lumière la somme énorme de ses
péchés, le recueil des articles de sa vie.--Je veux vous faire trembler
plus que la cloche du saint sacrement lorsqu'elle vient à passer tandis
que votre brune maîtresse est dans vos bras à vous caresser, lord
cardinal.

WOLSEY.--Combien, à ce qu'il me semble, je pourrais mépriser cet homme,
si je n'étais retenu par le devoir de la charité!

NORFOLK.--Ce recueil, milord, est dans les mains du roi: ce que nous en
savons, c'est qu'il est bien odieux.

WOLSEY.--Mon innocence n'en sortira que plus pure et plus éclatante
lorsque le roi connaîtra ma fidélité.

SURREY.--Cela ne vous sauvera pas.... Ah! grâce à ma mémoire, je me
rappelle encore quelques-uns des articles et ils seront produits.
Maintenant si vous êtes capable de rougir et de vous dire coupable,
cardinal, vous nous montrerez du moins quelque reste d'honnêteté.

WOLSEY.--Dites, monsieur: j'ose braver toutes vos imputations. Si je
rougis, c'est de voir un noble choquer toutes les bienséances.

SURREY.--Il vaut mieux manquer de politesse et conserver sa
tête.--Répondez à cette attaque. D'abord sans le consentement et à
l'insu du roi, vous êtes parvenu à vous faire nommer légat, et vous avez
abusé de ce pouvoir, pour mutiler la juridiction de tous les évêques.

NORFOLK.--Ensuite, dans toutes les lettres que vous avez écrites à Rome
et aux princes étrangers, vous employez toujours cette formule: _ego et
rex meus_, en sorte que vous représentiez le roi comme votre serviteur.

SUFFOLK.--Ensuite, à l'insu du roi et du conseil, lorsque vous êtes allé
en qualité d'ambassadeur vers l'empereur, vous avez eu l'audace de
porter en Flandre le grand sceau.

SURREY.--_Item_. Vous avez envoyé d'amples pouvoirs à Grégoire de
Cassalis pour conclure, sans l'aveu du roi, ou l'autorisation de l'État,
une ligue entre Sa Majesté et Ferrare.

SUFFOLK.--Par pure ambition, vous avez fait frapper l'empreinte de votre
chapeau de cardinal sur la monnaie du roi.

SURREY.--Vous avez fait passer à Rome des sommes innombrables (quant à
savoir comment vous les avez acquises, c'est un soin que je laisse à
votre conscience), pour soudoyer Rome, et vous aplanir les chemins aux
dignités, à la ruine entière du royaume. Il y a bien d'autres faits
encore dont je ne souillerai pas ma bouche, parce qu'ils sont relatifs à
vous et odieux.

LE CHAMBELLAN.--Ah! milord, ne poussez pas trop durement un homme qui
tombe; c'est vertu de l'épargner. Ses fautes sont soumises aux lois, que
ce soit elles et non pas vous qui le punissent. Mon coeur gémit de le
voir réduit à si peu de chose, de si grand qu'il était.

SURREY.--Je lui pardonne.

SUFFOLK.--Lord cardinal, comme tous les actes que vous avez faits
dernièrement dans ce royaume, en vertu des pouvoirs de légat, se
trouvent dans le cas d'un _præmunire_, l'intention du roi est encore
qu'on sollicite contre vous un acte qui confisque tous vos biens, vos
terres, vos domaines, vos châteaux, tout ce qui vous appartient, et vous
mette hors de la protection du roi. Telle est ma charge.

NORFOLK.--Et, sur ce, nous vous laissons à vos méditations sur les
moyens de vivre mieux à l'avenir. Quant à votre refus obstiné de nous
remettre le grand sceau, le roi en sera instruit, et sans doute il vous
en remerciera; et ainsi, adieu, mon bon petit lord cardinal.

(Ils sortent tous, excepté Wolsey.)

WOLSEY, _seul_.--Et ainsi, adieu à la petite bonne volonté que vous me
portez: adieu, long adieu à toutes mes grandeurs! Voilà la destinée de
l'homme: aujourd'hui pointent en lui les tendres feuilles de
l'espérance; demain les fleurs, dont les touffes épaisses le couvrent de
leur parure rougissante: le troisième matin survient une gelée, une
gelée meurtrière, qui, au moment où dans sa simple bonhomie il croit ses
grandeurs en pleine marche vers la maturité, le dessèche jusqu'à la
racine; alors il tombe comme je le fais.--Comme ces enfants étourdis qui
nagent soutenus sur des vessies enflées, je me suis aventuré, pendant
une longue suite d'étés, sur un océan de gloire, j'ai été trop loin. A
la fin, mon orgueil, gonflé outre mesure, s'est dérobé sous moi, et il
me laisse maintenant, fatigué et vieilli dans les travaux, à la merci
d'un courant impétueux qui va m'engloutir pour jamais, vaine pompe et
gloire de ce monde, je vous hais! Je sens mon coeur nouvellement ouvert.
Oh! qu'il est misérable le pauvre malheureux qui dépend de la faveur des
rois! Entre ce sourire auquel nous aspirons, ce doux regard d'un
monarque et le coup dont ils nous précipitent, il y a plus de transes et
d'angoisses que n'en cause la guerre et que n'en éprouvent les femmes;
et lorsqu'il tombe, il tombe comme Lucifer pour ne plus espérer jamais.
(_Cromwell entre d'un air consterné_.) Eh bien, Cromwell, qu'y a-t-il?

CROMWELL.--Je n'ai pas la force de parler, milord.

WOLSEY.--Quoi! confondu à la vue de mes infortunes? Ton courage doit-il
donc s'étonner de la chute d'un homme puissant? Ah! si vous pleurez, je
suis déchu en effet.

CROMWELL.--Comment se trouve Votre Grâce?

WOLSEY.--Moi? bien. Jamais je n'ai été si véritablement heureux, mon bon
Cromwell. Je me connais à présent moi-même, et je sens au dedans de moi
une paix au-dessus de toutes les dignités terrestres, une conscience
calme et tranquille. Le roi m'a guéri: j'en remercie humblement Sa
Majesté; il a, par pitié, ôté de dessus ces épaules, colonnes ruinées,
un poids capable de faire submerger une flotte, ma trop grande
élévation. Oh! c'est un fardeau, Cromwell, un fardeau trop pesant pour
un homme qui espère le ciel!

CROMWELL.--Je suis bien aise de voir que Votre Grâce ait fait un si bon
usage de tout ceci.

WOLSEY.--J'espère que j'en ai fait bon usage. Je pourrais maintenant, ce
me semble, au courage que je sens dans mon âme, supporter plus de
misères encore, et de beaucoup plus grandes misères que le lâche coeur
de mes ennemis ne peut oser m'en faire subir.--Quelles nouvelles dans le
monde?

CROMWELL.--La plus importante et la plus fâcheuse, c'est votre disgrâce
auprès du roi.

WOLSEY.--Dieu le conserve!

CROMWELL.--La seconde, c'est que sir Thomas More est choisi lord
chancelier à votre place.

WOLSEY.--Cela est un peu précipité.--Mais c'est un homme instruit.
Puisse-t-il jouir longtemps de la faveur de Sa Majesté, et rendre la
justice pour l'honneur de la vérité et le repos de sa conscience, afin
que, lorsqu'il aura terminé sa course et qu'il s'endormira dans le sein
des félicités, ses cendres soient honorées d'un monument des larmes des
orphelins! Que dit-on encore?

CROMWELL.--Que Cranmer est de retour; il a été très-bien reçu, et il est
installé lord archevêque de Cantorbéry.

WOLSEY.--Voilà des nouvelles en effet!

CROMWELL.--La dernière, c'est que lady Anne, que le roi a depuis
longtemps épousée en secret, a été vue aujourd'hui publiquement avec
tous les honneurs de reine, et l'on ne parle à présent que de son
couronnement prochain.

WOLSEY.--C'est là le poids qui a précipité ma chute. Oh! Cromwell! le
roi m'a entièrement abandonné: en cette femme seule est allée se perdre
toute ma gloire: le soleil n'annoncera plus ma puissance, et ne dorera
plus de sa lumière la noble foule qui s'empressait pour attendre mes
sourires.--Va, quitte-moi, Cromwell; je ne suis plus qu'un pauvre
disgracié, et indigne à présent d'être ton protecteur et ton maître. Va
trouver le roi (je prie le ciel que cet astre ne s'éclipse jamais!), je
lui ai dit qui tu es, et combien tu es fidèle; il t'avancera. Un reste
de souvenir de moi l'engagera (je connais son généreux naturel) à ne pas
laisser périr aussi tes services si pleins d'espérances. Bon Cromwell,
ne le néglige point: tires-en parti et pourvois à ta sûreté à venir.

CROMWELL.--Ah! milord, faut-il donc que je vous quitte? Faut-il que
j'abandonne un si bon, si généreux et si noble maître? Soyez témoins,
vous tous qui n'avez pas un coeur de fer, avec quelle douleur Cromwell
se sépare de son maître. Le roi aura mes services; mais mes prières
seront à jamais, oui, à jamais pour vous.

WOLSEY.--Cromwell, je ne croyais pas que tous mes malheurs pussent
m'arracher une larme; mais tu m'as forcé, par ton honnête fidélité, à
sentir la faiblesse d'une femme. Essuyons nos yeux; et écoute encore
ceci, Cromwell: lorsque je serai oublié, comme je vais l'être, et
qu'endormi sous un marbre froid et insensible, il ne sera plus mention
de moi dans ce monde, dis que je t'ai donné une utile leçon; dis que
Wolsey, qui marcha jadis dans les sentiers brillants de la gloire, qui
sonda toutes les profondeurs, tous les écueils des dignités, t'a
découvert, dans son naufrage, un chemin pour t'élever, une route sûre et
infaillible, quoiqu'il l'ait manquée pour lui-même. Remarque seulement
ma chute, et ce qui a causé ma ruine. Cromwell, je te le recommande,
repousse loin de toi l'ambition. C'est par ce pêché que tombèrent les
anges; comment donc l'homme, image de son Créateur, peut-il espérer de
prospérer par elle? Sois le dernier dans ta propre affection: chéris les
coeurs qui te haïssent. La corruption ne profite pas plus que
l'honnêteté. Porte toujours la paix dans ta main droite pour faire taire
les langues envieuses: sois juste, et ne crains rien. N'aie pour but
dans toutes tes actions, que ton pays, ton Dieu et la vérité. Et alors
si tu tombes, ô Cromwell, tu tomberas en bienheureux martyr. Sers le
roi; et je t'en prie, rentre avec moi: viens faire un inventaire de tout
ce que je possède jusqu'à la dernière obole; tout cela est au roi: ma
robe et la pureté de ma foi sont maintenant tout ce que j'ose dire à
moi. O Cromwell, Cromwell, si j'avais servi mon Dieu seulement avec la
moitié autant de zèle que j'ai servi mon roi, il ne m'aurait pas, dans
ma vieillesse, exposé nu à la fureur de mes ennemis!

CROMWELL.--Mon bon seigneur, ayez patience.

WOLSEY.--J'en ai aussi. Adieu, espérances de cour: mes espérances
habitent dans le ciel.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.



                           ACTE QUATRIÈME



SCÈNE I

Une rue du quartier de Westminster.

DEUX BOURGEOIS _entrent chacun de leur côté_.


PREMIER BOURGEOIS.--Je suis bien aise de vous rencontrer encore ici.

SECOND BOURGEOIS.--Et je m'en félicite aussi.

PREMIER BOURGEOIS.--Vous venez pour prendre votre place et voir passer
lady Anne au retour de son couronnement?

SECOND BOURGEOIS.--C'est là tout mon objet. A notre dernière entrevue,
c'était le duc de Buckingham qui revenait de son jugement.

PREMIER BOURGEOIS.--Cela est vrai; mais alors c'était un jour de deuil:
aujourd'hui c'est un jour d'allégresse publique.

SECOND BOURGEOIS.--Oui, les citoyens de Londres, je n'en doute pas,
auront déployé toute l'étendue de leur attachement pour leurs rois.
Pourvu que leurs droits soient respectés, ils s'empressent toujours de
célébrer un pareil jour par des spectacles, de pompeuses décorations, et
autres démonstrations de respect.

PREMIER BOURGEOIS.--Jamais on n'en vit de si brillantes, et jamais, je
peux vous assurer, de mieux placées.

SECOND BOURGEOIS.--Oserai-je vous demander ce que contient ce papier que
vous tenez là?

PREMIER BOURGEOIS.--Oui; c'est la liste de ceux qui font valoir les
privilèges de leurs charges en ce jour, d'après le cérémonial du
couronnement. Le duc de Suffolk est à la tête, et réclame les fonctions
de grand maître de la maison du roi; ensuite le duc de Norfolk, qui
prétend à celles de grand maréchal: vous pouvez lire les autres.

(Il lui offre la liste.)

SECOND BOURGEOIS, _le remerciant_.--Je vous rends grâces; si je n'étais
pas au fait de ces cérémonies, votre liste m'aurait été fort utile. Mais
dites-moi, de grâce, que devient Catherine, la princesse douairière?
Comment vont ses affaires?

PREMIER BOURGEOIS.--Je peux vous l'apprendre. L'archevêque de
Cantorbéry, accompagné de plusieurs savants et vénérables prélats de son
rang, a tenu dernièrement une cour à Dunstable, à six milles d'Ampthill,
où était la princesse; elle fut citée plusieurs fois à cette cour, mais
elle n'y comparut point: bref, pour défaut de comparution et par suite
des scrupules qu'avait dernièrement conçus le roi, le divorce entre elle
et lui a été prononcé sur l'avis de la plus grande partie de ces savants
personnages, et ce premier mariage déclaré nul. Depuis le jugement, elle
a été transférée à Kimbolton où elle est actuellement, et malade.

SECOND BOURGEOIS.--Hélas! vertueuse dame! _(Fanfares.)_--Mais j'entends
les trompettes. Serrons-nous: la reine va passer.

ORDRE DU CORTÈGE.

1° Deux juges.

2° Le lord chancelier, devant lequel on porte la bourse et la masse.

3° Un choeur de chanteurs.

4° Le maire de Londres, portant la masse. Ensuite le héraut Garter, vêtu
de sa cotte d'armes, et portant sur sa tête une couronne de cuivre doré.

5° Le marquis de Dorset, portant un sceptre d'or, et sur sa tête une
demi-couronne d'or. Avec lui marche le comte de Surrey, portant la
baguette d'argent avec la colombe, et couronné d'une couronne de comte,
avec les colliers de l'ordre des chevaliers.

6° Le duc de Suffolk, dans sa robe de cérémonie, sa couronne ducale sur
la tête, et une longue baguette blanche à la main, en qualité de grand
maître. Avec lui marche de front le duc de Norfolk, avec la baguette de
grand maréchal, et la couronne ducale sur la tête, et les colliers de
l'ordre des chevaliers.

7° Ensuite paraît un dais porté par quatre des barons des cinq ports.
Sous ce dais marche la reine, parée des ornements de la royauté, la
couronne sur la tête, et les cheveux ornés de perles précieuses. A ses
côtés, sont les évêques de Londres et de Winchester.

8° La vieille duchesse de Norfolk, avec une petite couronne d'or,
travaillée en fleurs, conduisant le cortège de la reine.

9° Différentes dames et comtesses, avec de simples petits cercles d'or
sans fleurs.

SECOND BOURGEOIS.--Un cortège vraiment royal, sur ma parole!--Je connais
ceux-ci.--Mais quel est celui qui porte le sceptre?

PREMIER BOURGEOIS.--Le marquis de Dorset; et l'autre, le comte de Surrey
avec la baguette d'argent.

SECOND BOURGEOIS.--Un brave et hardi gentilhomme.--Celui-là doit être le
duc de Suffolk?

PREMIER BOURGEOIS.--C'est lui-même: le grand maître.

SECOND BOURGEOIS.--Et celui-ci milord de Norfolk?

PREMIER BOURGEOIS.--Oui.

SECOND BOURGEOIS.--Que Dieu te comble de ses bénédictions! Tu as la plus
aimable figure que j'aie jamais vue.--Sur mon âme, c'est un ange. Notre
roi peut se vanter de posséder tous les trésors de l'Inde, et bien plus
encore quand il embrasse cette dame: je ne puis blâmer sa conscience.

PREMIER BOURGEOIS.--Ceux qui portent le dais d'honneur au-dessus d'elle
sont quatre barons des cinq ports.

SECOND BOURGEOIS.--Ils sont bien heureux, ainsi que tous ceux qui sont
près d'elle.--J'imagine que celle qui conduit le cortège est cette noble
dame, la vieille duchesse de Norfolk?

PREMIER BOURGEOIS.--C'est elle: et toutes les autres sont des comtesses.

SECOND BOURGEOIS.--Leurs petites couronnes l'annoncent.--Ce sont des
étoiles et quelquefois des étoiles tombantes.

PREMIER BOURGEOIS.--Laissons cela. _(La procession disparaît au son
d'une bruyante fanfare_.--_Entre un troisième bourgeois.)_ Dieu vous
garde, monsieur; où vous êtes-vous fourré?

TROISIÈME BOURGEOIS.--Parmi la foule, dans l'abbaye; on n'y aurait pas
glissé un doigt de plus: je suis suffoqué des épaisses exhalaisons de
leur joie.

SECOND BOURGEOIS.--Vous avez donc vu la cérémonie?

TROISIÈME BOURGEOIS.--Oui, je l'ai vue.

PREMIER BOURGEOIS.--Comment était-elle?

TROISIÈME BOURGEOIS.--Très-digne d'être vue.

SECOND BOURGEOIS.--Racontez-la nous, mon cher monsieur.

TROISIÈME BOURGEOIS.--Je le ferai de mon mieux. Ces flots brillants de
seigneurs et de dames ayant conduit la reine au siége qui lui était
préparé se sont ensuite écartés à quelque distance d'elle; la reine est
demeurée assise pour se reposer une demi-heure environ, sur un riche et
magnifique trône, offrant toutes les grâces de sa personne aux libres
regards du peuple. Oh! croyez-moi, c'est la plus belle femme qui soit
jamais entrée dans le lit d'un homme! Lorsqu'elle a paru ainsi en plein
aux regards du public, il s'est élevé un bruit tel que celui des
cordages à la mer par une violente tempête, tout aussi fort, et composé
d'autant de tons divers: les chapeaux, les manteaux, et, je crois, les
habits aussi ont volé en l'air; et si leurs visages n'avaient pas tenu,
ils les auraient aussi perdus aujourd'hui. Jamais je n'ai vu tant
d'allégresse. Des femmes grosses, et qui n'en ont pas pour la moitié
d'une semaine, comme les béliers dont les anciens se servaient à la
guerre, frappaient la foule de leur ventre et faisaient tout chanceler
devant elles; pas un homme n'eût pu dire: celle-ci est ma femme; tant on
était étrangement agencé les uns avec les autres comme un seul morceau.

SECOND BOURGEOIS.--Mais, je vous prie, que s'est-il passé ensuite?

TROISIÈME BOURGEOIS.--À la fin, Sa Grâce s'est levée, et d'un pas
modeste elle s'est avancée vers l'autel; là elle s'est mise à genoux,
et, comme une sainte, elle a levé ses beaux yeux vers le ciel, et a prié
dévotement. Ensuite elle s'est relevée et a fait une inclination au
peuple. C'est alors qu'elle a reçu de l'archevêque de Cantorbéry tous
les signes qui consacrent une reine, comme l'huile sainte, la couronne
d'Édouard le Confesseur, la baguette et l'oiseau de paix, et tous les
autres attributs noblement déposés sur elle: les cérémonies achevées, le
choeur, composé des plus célèbres musiciens du royaume, a chanté le _Te
Deum_. Alors elle est sortie de l'église, et elle est revenue dans la
même pompe à York-place, où se donne la fête.

PREMIER BOURGEOIS.--Vous ne devez plus nommer ce palais York-place,
depuis la chute du cardinal il a perdu ce nom; il appartient au roi, et
s'appelle désormais White-Hall.

TROISIÈME BOURGEOIS.--Je le sais: mais le changement est si nouveau que
l'ancien nom est encore tout frais dans ma mémoire.

SECOND BOURGEOIS.--Quels étaient les deux vénérables évêques qui
marchaient à côté de la reine?

TROISIÈME BOURGEOIS.--Stokesly et Gardiner: celui-ci évêque de
Winchester (siége où il a été tout récemment élevé, de secrétaire du roi
qu'il était): l'autre évêque de Londres.

SECOND BOURGEOIS.--Celui de Winchester ne passe pas pour être trop ami
de l'archevêque, du vertueux Cranmer.

TROISIÈME BOURGEOIS.--Tout le monde sait cela: cependant la brouillerie
n'est pas considérable: et si elle s'envenimait, Cranmer trouverait un
ami qui ne l'abandonnerait pas au besoin.

SECOND BOURGEOIS.--Qui, s'il vous plaît?

TROISIÈME BOURGEOIS.--Thomas Cromwell. Un homme singulièrement estimé du
roi, et vraiment un digne et fidèle ami. Le roi l'a fait grand maître
des joyaux de la couronne, et il est déjà membre du conseil privé.

SECOND BOURGEOIS.--Son mérite le mènera plus loin encore.

TROISIÈME BOURGEOIS.--Oh! sûrement; cela n'est pas douteux.--Allons,
messieurs, venez avec moi; je vais au palais, et vous y serez mes hôtes.
J'y ai quelque crédit; et, chemin faisant, je vous raconterai d'autres
détails.

PREMIER ET SECOND BOURGEOIS _ensemble_.--Nous sommes à vos ordres,
monsieur.

(Ils sortent.)



SCÈNE II

A Kimbolton.

_Entre_ CATHERINE _reine douairière, malade et soutenue par_ GRIFFITH ET
PATIENCE.


GRIFFITH.--Comment se trouve Sa Grâce?

CATHERINE.--O Griffith, malade à mort! Mes jambes, comme des branches
surchargées, ploient vers la terre, pressées de déposer leur fardeau.
Avancez un siége.--Comme cela. A présent, il me semble que je me sens un
peu plus à mon aise.--Ne m'as-tu pas dit, Griffith, en me conduisant,
que ce puissant fils de la fortune, le cardinal Wolsey, était mort?

GRIFFITH.--Oui, madame. Mais je crois que Votre Grâce souffre trop en ce
moment pour m'écouter.

CATHERINE.--Je t'en prie, bon Griffith, raconte-moi comment il est mort.
S'il a fait une bonne fin, il m'a heureusement précédée pour me servir
d'exemple.

GRIFFITH.--Le bruit public est qu'il a fait une bonne fin, madame.--Car
lorsque le grand comte de Northumberland l'eut arrêté à York, et voulut
l'amener pour être interrogé comme un homme violemment prévenu, il tomba
malade subitement, et son mal devint si violent qu'il ne pouvait rester
assis sur sa mule.

CATHERINE.--Hélas, le pauvre homme!

GRIFFITH.--Enfin, à petites journées il arriva à Leicester, et logea
dans l'abbaye, où le révérend père abbé avec tous ses religieux le reçut
honorablement. Le cardinal lui adressa ces paroles: _O père abbé, un
vieillard brisé par les orages de la cour vient déposer parmi vous ses
membres fatigués: accordez-lui par charité un peu de terre_. Il se mit
au lit, où sa maladie fit des progrès si violents que, la troisième nuit
après son arrivée, vers huit heures, qu'il avait prédit lui-même devoir
être sa dernière heure, plein de repentir, plongé dans de continuelles
méditations, au milieu des larmes et des soupirs, il rendit au monde ses
dignités, au ciel son âme bienheureuse, et s'endormit dans la paix.

CATHERINE.--Qu'il y repose doucement, et que ses fautes lui soient
légères!--Cependant permets-moi, Griffith, de dire ce que j'en pense, et
pourtant sans blesser la charité.--C'était un homme d'un orgueil sans
bornes, toujours voulant marcher l'égal des princes; un homme qui, par
son despotisme, a enchaîné tout le royaume. La simonie lui paraissait
légitime, sa propre opinion était sa loi, il vous niait en face la
vérité, et fut toujours double dans ses paroles comme dans ses desseins.
Jamais il ne montrait de pitié que lorsqu'il méditait votre ruine; ses
promesses étaient ce qu'il était alors, riches et puissantes; mais
l'exécution était ce qu'il est aujourd'hui, néant. Il usait mal de son
corps et donnait au clergé un mauvais exemple.

GRIFFITH.--Ma noble dame, le mal que font les hommes vit sur l'airain;
nous traçons leurs vertus sur l'onde. Votre Altesse me permettrait-elle
de dire à mon tour le bien qu'il y avait en lui?

CATHERINE.--Oui, cher Griffith. Autrement je serais méchante.

GRIFFITH.--Ce cardinal, quoique issu d'une humble tige, fut cependant
incontestablement formé pour parvenir aux grandes dignités. A peine
sorti du berceau, c'était déjà un savant mûr et judicieux. Il était
singulièrement éclairé, d'une éloquence persuasive. Hautain et dur pour
ceux qui ne l'aimaient pas, mais doux comme l'été à ceux qui le
recherchaient. Et s'il ne pouvait se rassasier d'acquérir des richesses
(ce qui fut un péché), en revanche, madame, il était, à les répandre,
d'une générosité de prince. Portez éternellement témoignage pour lui,
vous deux, fils jumeaux de la science, qu'il a élevée on vous, Ipswich
et Oxford, dont l'un est tombé avec lui ne voulant pas survivre au
bienfaiteur à qui il devait sa naissance, et l'autre, quoique imparfait
encore, est cependant déjà si célèbre, si excellent dans la science, et
si rapide dans ses progrès continuels, que la chrétienté ne cessera d'en
proclamer le mérite.--Sa ruine lui a amassé des trésors de bonheur, car
ce n'est qu'alors qu'il s'est senti et connu lui-même, et qu'il a
compris combien étaient heureux les petits; et pour couronner sa
vieillesse d'une gloire plus grande que celle que les hommes peuvent
donner, il est mort dans la crainte de Dieu.

CATHERINE.--Après ma mort, je ne veux pas d'autre héraut, d'autre
narrateur des actions de ma vie, pour garantir mon honneur de la
calomnie, qu'un historien aussi honnête que Griffith. Celui que j'avais
le plus haï vivant, tu as su, par ta religieuse candeur et par ta
modération, me le faire honorer dans sa cendre. Que la paix soit avec
lui!--Patience, tiens-toi près de moi.--Place-moi plus bas: je n'ai pas
encore longtemps à te fatiguer.--Bon Griffith, dis aux musiciens de me
jouer cet air mélancolique que j'ai nommé ma cloche funèbre, tandis
qu'assise ici, je méditerai sur l'harmonie des célestes concerts, où je
vais bientôt me rendre.

(On joue une musique lente et mélancolique.)

GRIFFITH.--Elle s'est endormie. Bonne fille, asseyons-nous et restons
tranquilles, de crainte de la réveiller.--Doucement, chère Patience.

UNE VISION.

On voit entrer en procession l'un après l'autre, et d'un pas léger, six
personnages vêtus de robes blanches, portant sur leur tête des
guirlandes de lauriers, des masques d'or sur leurs visages, avec des
branches de laurier ou de palmier dans les mains. D'abord ils
s'approchent de la reine et la saluent, ensuite ils dansent. Et, dans
certaines figures, les deux premiers tiennent une guirlande suspendue
sur sa tête, pendant que les quatre autres lui font de respectueux
saluts. Ensuite les deux premiers, qui tenaient la guirlande, la passent
aux deux qui les suivent, et qui commencent la même cérémonie: enfin la
guirlande passe aux deux derniers, qui répètent la chose. Et alors on
voit la reine, comme dans une inspiration, donner dans son sommeil
plusieurs signes de joie, et lever ses mains vers le ciel. Ensuite les
esprits disparaissent en dansant et emportant la guirlande avec eux. La
musique continue.

LA REINE, _en s'éveillant_.--Esprits de paix, où êtes-vous? Êtes-vous
tous évanouis, et me délaissez-vous ici dans cette vie de misères?

GRIFFITH.--Madame, nous sommes ici.

CATHERINE.--Ce n'est pas vous que j'appelle. N'avez-vous vu entrer
personne depuis que je me suis assoupie?

GRIFFITH.--Personne, madame.

CATHERINE.--Non? Quoi! vous n'avez pas vu, dans l'instant même, une
troupe d'esprits célestes m'inviter à un banquet? Leurs faces,
brillantes comme le soleil, jetaient sur moi mille rayons. Ils m'ont
promis le bonheur éternel, et m'ont présenté des couronnes, que je ne me
sens pas digne encore de porter, Griffith, mais je le deviendrai; oui,
assurément.

GRIFFITH.--Je me réjouis beaucoup, madame, de voir votre imagination
remplie de songes si agréables.

CATHERINE.--Dis à la musique de cesser: ses sons me deviennent fatigants
et pénibles.

(La musique cesse.)

PATIENCE, _à Griffith_.--Remarquez-vous comme Sa Grâce a changé tout à
coup; comme sa figure s'est allongée; comme elle est devenue pâle et
froide comme la terre? Regardez ses yeux.

GRIFFITH.--Elle s'en va, ma fille: prions, prions.

PATIENCE.--Que le ciel l'assiste!

(Entre un messager.)

LE MESSAGER.--Sous le bon plaisir de Votre Grâce....

CATHERINE.--Vous êtes bien insolent. Ne méritons nous pas plus de
respect[11]?

[Note 11: Il avait négligé de mettre le genou en terre, selon
l'usage, en abordant les rois et reines d'Angleterre.]

GRIFFITH.--Vous êtes blâmable, sachant qu'elle ne veut rien perdre de
son ancienne grandeur, de lui manquer d'égards à ce point. Allez vous
mettre à genoux.

LE MESSAGER.--J'implore humblement le pardon de Votre Altesse; c'est
l'empressement qui m'a fait manquer au respect. Un gentilhomme, venant
de la part du roi pour vous voir, est là qui attend.

CATHERINE.--Faites-le entrer, Griffith: mais, pour cet homme, que je ne
le revoie jamais. (_Griffith sort avec le messager, et rentre avec
Capucius_.) Si la faiblesse de ma vue ne me trompe pas, vous devez être
l'ambassadeur de l'empereur, mon royal neveu, et votre nom est Capucius?

CAPUCIUS.--Lui-même, madame, et votre serviteur.

CATHERINE.--Ah! seigneur, les temps et les titres sont étrangement
changés pour moi, depuis que vous m'avez connue pour la première fois!
Mais, je vous prie, que désirez-vous de moi?

CAPUCIUS.--Noble dame, d'abord de rendre mes devoirs à Votre Grâce;
ensuite, le roi a désiré que je vinsse vous voir: il est sensiblement
affligé de l'affaiblissement de votre santé; il me charge de vous porter
ses royales assurances d'attachement, et vous prie instamment de ne pas
vous laisser abattre.

CATHERINE.--O mon bon seigneur! ces consolations viennent trop tard;
c'est comme la grâce après l'exécution. Ce doux remède, s'il m'eût été
donné à temps, m'eût guérie; mais à présent je suis hors de la puissance
de toute consolation, si ce n'est celle des prières.--Comment se porte
Sa Majesté?

CAPUCIUS.--Bien, madame.

CATHERINE.--Puisse-t-il continuer de même... et régner florissant,
lorsque j'habiterai avec les vers, et que mon pauvre nom sera banni du
royaume!--Patience, cette lettre que je vous avais chargée d'écrire
est-elle envoyée?

PATIENCE.--Non, madame.

(Patience remet la lettre à Catherine.)

CATHERINE.--Monsieur, je vous prie humblement de remettre cette lettre
au roi, mon seigneur.

CAPUCIUS.--Très-volontiers, madame.

CATHERINE.--J'y recommande à sa bonté l'image de nos chastes amours, sa
jeune fille. Que la rosée du ciel tombe sur elle, abondante en
bénédiction! Je le prie de lui donner une vertueuse éducation. Elle est
jeune, et d'un caractère noble et modeste: j'espère qu'elle saura bien
mériter; je lui demande de l'aimer un peu en considération de sa mère,
qui l'a aimé, lui, le ciel sait avec quelle tendresse! Ensuite ma
seconde et humble prière est que Sa Majesté prenne quelque pitié de mes
femmes désolées, qui ont si longtemps et si fidèlement suivi mes
fortunes diverses: il n'y en a pas une seule parmi elles, je puis le
déclarer (et je ne voudrais pas mentir à cet instant), qui par sa vertu
et par la beauté de son âme, par l'honneur et la décence de sa conduite,
ne puisse prétendre à un bon et honnête mari, fût-ce un noble; et
sûrement ceux qui les auront pour épouses seront des maris heureux.--Ma
dernière prière est pour mes domestiques.--Ils sont bien pauvres; mais
la pauvreté n'a pu les détacher de moi.--Qu'ils aient leurs gages
exactement payés, et quelque chose de plus pour se souvenir de moi. S'il
avait plu au ciel de m'accorder une plus longue vie et quelques moyens
de les récompenser, nous ne nous serions pas séparés ainsi.--Mon bon
seigneur, au nom de ce que vous aimez le mieux dans ce monde, et si vous
désirez chrétiennement le repos des âmes trépassées, soyez l'ami de ces
pauvres gens, et pressez le roi de me rendre cette dernière justice.

CAPUCIUS.--Par le ciel, je le ferai, ou puisse-je n'être plus considéré
comme un homme!

CATHERINE.--Je vous remercie, honnête seigneur. Rappelez-moi en toute
humilité à Sa Majesté; dites-lui que ses longs déplaisirs vont
s'éloigner de ce monde. Dites-lui que je l'ai béni à l'instant de ma
mort, car je le ferai.--Mes yeux s'obscurcissent... Adieu,
seigneur.--Griffith, adieu.--Non, pas à vous, Patience, vous ne devez
pas me quitter encore.--Conduisez-moi à mon lit.--Appelez d'autres
femmes.--Quand je serai morte, chère fille, ayez soin que je sois
traitée avec honneur; couvrez-moi de fleurs virginales, afin que
l'univers sache que je fus une chaste épouse jusqu'à mon tombeau: qu'on
m'y dépose après m'avoir embaumée. Quoique dépouillée du titre de reine,
cependant qu'on m'enterre comme une reine et la fille d'un roi. Je n'en
peux plus...

(Ils sortent tous conduisant Catherine.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.



                             ACTE CINQUIÈME



SCÈNE I

Une galerie du palais.

GARDINER, _évêque de Winchester, paraît précédé d'un_ PAGE _qui porte un
flambeau. Il est rencontré par_ SIR THOMAS LOVEL.


GARDINER.--Il est une heure, page; n'est-ce pas?

LE PAGE.--Elle vient de sonner.

GARDINER.--Ces heures appartiennent à nos besoins et non à nos plaisirs.
C'est le temps de réparer la nature par un repos rafraîchissant, et il
n'est pas fait pour qu'on le perde à des inutilités.--Ah! bonne nuit,
sir Thomas. Où allez-vous si tard?

LOVEL.--Venez-vous de chez le roi, milord?

GARDINER.--Oui, sir Thomas, et je l'ai laissé jouant à la prime avec le
duc de Suffolk.

LOVEL.--Il faut que je me rende aussi auprès de lui, avant son coucher.
Je prends congé de vous.

GARDINER.--Pas encore, sir Thomas Lovel. De quoi s'agit-il? Vous
paraissez bien pressé? S'il n'y a rien là qui vous déplaise trop fort,
dites à votre ami un mot de l'affaire qui vous tient éveillé si tard.
Les affaires qui se promènent la nuit (comme on dit que font les
esprits) ont quelque chose de plus inquiétant que celles qui se
dépêchent à la clarté du jour.

LOVEL.--Milord, je vous aime et j'ose confier à votre oreille un secret
beaucoup plus important que l'affaire qui m'occupe en ce moment. La
reine est en travail, et, à ce que l'on dit, dans un extrême danger: on
craint qu'elle ne meure en accouchant.

GARDINER.--Je fais des voeux sincères pour le fruit qu'elle va mettre au
monde: puisse-t-il vivre et avoir d'heureux jours! mais pour l'arbre,
sir Thomas, je voudrais qu'il fût déjà mangé des vers.

LOVEL.--Je crois que je pourrais bien vous répondre _amen_. Et cependant
ma conscience me dit que c'est une bonne créature, et qu'une jolie femme
mérite de nous des voeux plus favorables.

GARDINER.--Ah! monsieur, monsieur!..--Écoutez-moi, sir Thomas. Vous êtes
dans nos principes; je vous connais pour un homme sage et religieux:
permettez-moi de vous dire que jamais cela n'ira bien.... Cela n'ira
jamais bien, sir Thomas Lovel, retenez cela de moi, que Cranmer,
Cromwell, les deux bras de cette femme, et elle, ne soient endormis dans
leurs tombeaux.

LOVEL.--Savez-vous que vous parlez là des deux plus éminents personnages
du royaume? Car Cromwell, outre la charge de grand maître des joyaux de
la couronne, vient d'être fait garde des rôles de la chancellerie et
secrétaire du roi, il est sur le chemin, et dans l'attente encore de
plus grandes dignités que le temps accumulera sur sa tête. L'archevêque
est la main et l'organe du roi. Qui osera proférer une syllabe contre
lui?

GARDINER.--Oui, oui, sir Thomas, il s'en trouvera qui l'oseront; et
moi-même, je me suis hasardé à déclarer ce que je pense de lui;
aujourd'hui même, je puis vous le dire, je crois être parvenu à
échauffer les lords du conseil. Je sais, et ils le savent aussi, que
c'est un archi-hérétique, une peste qui infecte le pays, et ils se sont
déterminés à en parler au roi, qui a si bien prêté l'oreille à notre
plainte que, daignant prendre en considération dans sa royale
prévoyance, les affreux périls que nous avons mis devant ses yeux, il a
donné ordre qu'il fût cité demain matin devant le conseil assemblé.
C'est une plante venimeuse, sir Thomas, et il faut que nous la
déracinions. Mais je vous retiens trop longtemps loin de vos affaires.
Bonne nuit, sir Thomas.

LOVEL.--Mille bonnes nuits, milord! Je reste votre serviteur.

(Sortent Gardiner et son page.)

(Lovel va pour sortir, le roi entre avec le duc de Suffolk.)

LE ROI HENRI.--- Charles, je ne joue plus cette nuit: mon esprit n'est
point au jeu, vous êtes trop fort pour moi.

SUFFOLK.--Sire, jamais je ne vous ai gagné avant ce soir.

LE ROI HENRI.--Ou fort peu, Charles, et vous ne me gagnerez pas quand
mon attention sera à mon jeu.--Eh bien, Lovel, quelles nouvelles de la
reine?

LOVEL.--Je n'ai pu lui remettre moi-même le message dont vous m'avez
chargé: mais je me suis acquitté de votre message par une de ses femmes,
qui m'a rapporté les remercîments de la reine, dans les termes les plus
humbles; elle demande ardemment à Votre Majesté de prier pour elle.

LE ROI HENRI.--Que dis-tu? Ah! de prier pour elle? Quoi, est-elle dans
les douleurs?

LOVEL.--Sa dame d'honneur me l'a dit, et m'a ajouté qu'elle souffrait
tellement, que chaque douleur était presque une mort.

LE ROI HENRI.--Hélas, chère femme!

SUFFOLK.--Que Dieu la délivre heureusement de son fardeau et par un
travail facile, pour gratifier Votre Majesté du présent d'un héritier!

LE ROI HENRI.--Il est minuit: Charles, va chercher ton lit, je te prie;
et dans tes prières souviens-toi de l'état de la pauvre reine.
Laisse-moi seul, car cette pensée qui va m'occuper n'aimerait pas la
compagnie.

SUFFOLK.--Je souhaite à Votre Majesté une bonne nuit, et je n'oublierai
pas ma bonne maîtresse dans mes prières.

LE ROI HENRI.--Bonne nuit, Charles. _(Suffolk sort. Entre sir Antoine
Denny_.) Eh bien, que voulez-vous?

DENNY.--Sire, j'ai amené milord archevêque, comme vous me l'avez
commandé.

LE ROI HENRI.--Ah! de Cantorbéry?

DENNY.--Oui, mon bon seigneur.

LE ROI HENRI.--Cela est vrai.--Où est-il, Denny?

DENNY.--Il attend les ordres de Votre Majesté.

LE ROI HENRI.--Va: qu'il vienne.

(Denny sort.)

LOVEL, _à part_.--Il s'agit sûrement de l'affaire dont l'évêque m'a
parlé: je suis venu ici fort à propos.

(Rentre Denny avec Cranmer.)

LE ROI HENRI.--Videz la galerie. (_A Lovel qui a l'air de vouloir
rester_.) Eh bien, ne vous l'ai-je pas dit? Allons, sortez: qu'est-ce
donc?

(Lovel et Denny sortent.)

CRANMER.--Je suis dans la crainte.--Pourquoi ces regards sombres? Il a
son air terrible.--Tout ne va pas bien.

LE ROI HENRI.--Eh bien, milord, vous êtes curieux de savoir pourquoi je
vous ai envoyé chercher?

CRANMER.--C'est mon devoir d'être aux ordres de Votre Majesté.

LE ROI HENRI.--Je vous prie, levez-vous, mon cher et honnête lord de
Cantorbéry. Venez, il faut que nous fassions un tour ensemble: j'ai des
nouvelles à vous apprendre. Allons, venez: donnez-moi votre main.--Ah!
mon cher lord, j'ai de la douleur de ce que j'ai à vous dire, et je suis
sincèrement affecté d'avoir à vous faire connaître ce qui va s'ensuivre.
J'ai dernièrement, et bien malgré moi, entendu beaucoup de plaintes
graves; oui, milord, des plaintes très graves contre vous: après examen,
elles nous ont déterminé, nous et notre conseil, à vous faire
comparaître ce matin devant nous. Et je sais que vous ne pouvez vous
disculper assez complètement, pour que, durant la procédure à laquelle
donneront lieu ces charges sur lesquelles vous serez interrogé, vous ne
soyez pas obligé, appelant la patience à votre aide, de faire votre
demeure à la Tour. Vous ayant pour confrère dans notre conseil, il
convient que nous procédions ainsi, autrement nul témoin n'oserait se
produire contre vous.

CRANMER.--Je remercie humblement Votre Majesté, et je saisirai, avec une
véritable joie, cette occasion favorable d'être vanné à fond, en telle
sorte que le son et le grain se séparent entièrement; car je sais que
personne autant que moi, pauvre homme, n'est en butte aux discours de la
calomnie.

LE ROI HENRI.--Lève-toi, bon Cantorbéry. Ta fidélité, ton intégrité, ont
jeté des racines en nous, en ton ami.--Donne-moi ta main: lève-toi.--Je
te prie, continuons de marcher.--Mais, par Notre-Dame, quelle espèce
d'homme êtes-vous donc? Je m'attendais, milord, que vous me demanderiez
de prendre la peine de confronter moi-même vos accusateurs et vous, et
de vous laisser vous défendre sans aller en prison.

CRANMER.--Redouté seigneur, l'appui sur lequel je me fonde, c'est ma
loyauté et ma probité. Si elles viennent à me manquer avec mes ennemis,
je me réjouirai de ma chute, ne m'estimant plus moi-même dès que je ne
posséderais plus ces vertus.--Je ne redoute rien de ce qu'on peut
avancer contre moi.

LE ROI HENRI.--Ne savez-vous donc pas quelle est votre position dans le
monde et avec tout le monde? Vos ennemis sont nombreux, et ce ne sont
pas de petits personnages; leurs trames secrètes doivent être en
proportion de leur force et de leur pouvoir; et la justice, la bonté
d'une cause, n'emportent pas toujours un arrêt tel qu'on le leur doit.
Ne savez-vous pas avec quelle facilité des âmes corrompues peuvent se
procurer des misérables corrompus comme elles pour prêter serment contre
vous? Ces exemples se sont vus. Vous avez à lutter contre des
adversaires puissants et contre des haines aussi puissantes. Vous
imaginez-vous avoir meilleure fortune contre des témoins parjures, que
ne l'eut votre Maître, dont vous êtes le ministre, lorsqu'il vivait
ici-bas sur cette terre criminelle? Allez, allez; vous prenez un
précipice affreux pour un fossé qu'on peut franchir sans danger, et vous
courez au-devant de votre ruine.

CRANMER.--Que Dieu et Votre Majesté protègent donc mon innocence, ou je
tomberai dans le piège dressé sous mes pas!

LE ROI HENRI.--Soyez tranquille: ils ne peuvent remporter sur vous
qu'autant que je le leur permettrai. Prenez donc courage et songez à
comparaître ce matin devant eux. S'il arriva que leurs accusations
soient de nature â vous faire conduire en prison, ne manquez pas de vous
en défendre par les meilleures raisons possibles, et avec toute la
chaleur que pourra vous inspirer la circonstance. Si vos représentations
sont inutiles, donnez-leur cet anneau, et alors, formez devant eux appel
à nous. Voyez, il pleure cet excellent homme! il est honnête, sur mon
honneur. Sainte mère de Dieu! je jure qu'il a un coeur fidèle, et qu'il
n'y a pas une plus belle âme dans tout mon royaume.--Allez, et faites ce
que je vous ai recommandé. (_Sort Cranmer_.) Ses larmes ont étouffé sa
voix.

(Entre une vieille dame.)

UN DES GENTILSHOMMES, _derrière le théâtre_.--Revenez sur vos pas. Que
voulez-vous!

LA VIEILLE DAME.--Je ne retourne point sur mes pas. La nouvelle que
j'apporte rend ma hardiesse convenable. Que les bons anges volent sur la
tête royale, et ombragent ta personne de leurs saintes ailes!

LE ROI HENRI.--Je lis déjà dans tes yeux le message que tu viens
m'apporter. La reine est-elle délivrée? Dis oui; et d'un garçon.

LA VIEILLE DAME.--Oui, oui, mon souverain, et d'un charmant garçon. Que
le Dieu du ciel la bénisse à présent et toujours! c'est une fille qui
promet des garçons pour la suite. Sire, la reine désire votre visite, et
que vous veniez faire connaissance avec cette étrangère: elle vous
ressemble, comme une cerise à une cerise.

LE ROI HENRI.--Lovel!

(Entre Lovel.)

LOVEL.--Sire?

LE ROI HENRI.--Donnez-lui cent marcs. Je vais aller voir la reine.

(Sort le roi.)

LA VIEILLE DAME.--Cent marcs! Par cette lumière, j'en veux davantage! Ce
cadeau est bon pour un valet; j'en aurai davantage, ou je lui en ferai
la honte. Est-ce là payer le compliment que je lui ai fait, que sa fille
lui ressemblait? J'en aurai davantage, ou je dirai le contraire: et tout
à l'heure, tandis que le fer est chaud, je veux en avoir raison.

(Ils sortent.)



SCÈNE II

Un vestibule précédant la salle du conseil.

UN HUISSIER DE SERVICE, DES VALETS; _entre_ CRANMER.


CRANMER.--J'espère que je ne suis pas en retard, et cependant le
gentilhomme qui m'a été envoyé de la part du conseil m'a prié de faire
la plus grande diligence.--Tout fermé! Que veut dire ceci?--Holà! qui
est ici de garde? Sûrement, je suis connu de vous?

L'HUISSIER.--Oui, milord; et cependant je ne peux vous laisser entrer.

CRANMER.--Pourquoi?

L'HUISSIER.--Il faut que Votre Grâce attende qu'on l'appelle.

(Entre le docteur Butts, médecin du roi.)

CRANMER, _à l'huissier._--Soit.

BUTTS.--C'est un méchant tour qu'on veut lui faire! Je suis bien aise
d'avoir passé si à propos: le roi en sera instruit à l'heure même.

(Sort Butts.)

CRANMER, _à part_.--C'est Butts, le médecin du roi! avec quel sérieux il
attachait ses regards sur moi en passant! Dieu veuille que ce ne fût pas
pour sonder toute la profondeur de ma disgrâce!--Ceci a été arrangé à
dessein, par quelques-uns de mes ennemis, pour me faire outrage. Dieu
veuille changer leurs coeurs! je n'ai jamais en rien mérité leur haine.
S'il en était autrement, ils devraient rougir de me faire ainsi attendre
à la porte; un de leurs collègues au conseil, parmi les pages, les
valets et la livrée! Mais il faut se soumettre à leur volonté, et
j'attendrai avec patience.

(Le roi et Butts paraissent à une fenêtre.)

BUTTS.--Je vais montrer à Votre Majesté une des plus étranges choses...

LE ROI HENRI.--Qu'est-ce que c'est, Butts?

BUTTS.--J'imagine que Votre Majesté a vu cela fort souvent?

LE ROI HENRI.--Par ma tête, dites-moi donc de quel côté?

BUTTS.--Là-bas, mon prince: voyez le haut rang où l'on vient de faire
monter Sa Grâce de Cantorbéry, qui tient sa cour à la porte, parmi les
suivants, les pages et les valets de pied.

LE ROI HENRI.--Ah! c'est lui, en vérité. Quoi? est-ce là l'honneur
qu'ils se rendent les uns aux autres? Fort bien. Il y a heureusement
quelqu'un au-dessus d'eux tous.--Je croyais qu'il y aurait eu entre eux
assez d'honnêteté réciproque, de politesse au moins, pour ne pas
souffrir qu'un homme de son rang, et si avant dans nos bonnes grâces,
demeurât à faire le pied de grue en attendant le bon plaisir de leurs
seigneuries, et à la porte encore comme un messager chargé de paquets.
Par sainte Marie! Butts, il y a ici de la méchanceté.--Laissons-les et
fermons le rideau; nous en entendrons davantage dans un moment.

(Entrent le lord chancelier, le duc de Suffolk, le comte de Surrey, le
lord chambellan, Gardiner et Cromwell. Le chancelier se place au haut
bout de la table du conseil, à la gauche: reste un siége vide au-dessus
de lui, comme pour être occupé par l'archevêque de Cantorbéry. Les
autres se placent en ordre de chaque côté. Cromwell se met au bas bout
de la table, en qualité de secrétaire.)

LE CHANCELIER.--Maître greffier, appelez l'affaire qui tient le conseil
assemblé.

CROMWELL.--Sous le bon plaisir de vos seigneuries, la principale cause
est celle qui concerne Sa Grâce l'archevêque de Cantorbéry.

GARDINER.--En a-t-il été informé?

CROMWELL.--Oui.

NORFOLK.--Qui est présent?

L'HUISSIER.--Là dehors, mes nobles lords?

GARDINER.--Oui.

L'HUISSIER.--Milord archevêque; il y a une demi-heure qu'il attend vos
ordres.

LE CHANCELIER.--Faites-le entrer.

L'HUISSIER, _à l'archevêque_.--Votre Grâce peut entrer à présent.

(Cranmer entre et s'approche de la table du conseil.)

LE CHANCELIER.--Mon bon lord archevêque, je suis sincèrement affligé de
siéger ici dans ce conseil, et de voir ce siège vacant. Mais nous sommes
tous des hommes, fragiles de notre nature; et par le seul fait de la
chair, il y en a bien peu qui soient des anges. C'est par une suite de
cette fragilité et d'un défaut de sagesse que vous, qui étiez l'homme
fait pour nous donner des leçons, vous vous êtes égaré vous-même dans
votre conduite, et assez grièvement, d'abord contre le roi, ensuite
contre ses lois, en remplissant tout le royaume, et par vos
enseignements et par ceux de vos chapelains (car nous en sommes
informés), d'opinions nouvelles, hétérodoxes et dangereuses qui sont des
hérésies, et qui, si elles ne sont pas réformées, pourraient devenir
pernicieuses.

GARDINER.--Et cette réforme doit être prompte, mes nobles lords; car
ceux qui façonnent un cheval fougueux ne prétendent pas l'adoucir et le
dresser en le menant à la main; mais ils entravent sa bouche d'un mors
inflexible, et le châtient de l'éperon jusqu'à ce qu'il obéisse au
manège. Si nous souffrons par notre mollesse et par une puérile pitié,
pour l'honneur d'un seul homme, que ce mal contagieux s'établisse, adieu
tous les remèdes; et quelles en seront les conséquences? des secousses,
des bouleversements, et l'infection générale du royaume, comme
dernièrement nos voisins de la haute Allemagne nous en ont donné à leurs
dépens un exemple dont le déplorable souvenir est encore tout frais dans
notre mémoire.

CRANMER.--Mes bons lords, jusqu'ici pendant tout le cours de ma vie et
de mes fonctions, j'ai travaillé, et non sans une grande application, à
diriger mes enseignements et la marche ferme de mon autorité, dans une
route sûre et uniforme dont le but a toujours été d'aller au bien; et il
n'y a pas un homme au monde (je le dis avec un coeur sincère, milords)
qui abhorre plus que moi et qui, soit dans l'intérieur de sa conscience,
soit dans l'administration de sa place, repousse plus que je ne le fais,
les perturbateurs de la paix publique. Je prie le Ciel que le roi ne
rencontre jamais un coeur moins rempli de fidélité. Les hommes qui se
nourrissent d'envie et d'une perfide malice, osent mordre les meilleurs.
Je demande instamment à Vos Seigneuries que, dans cette cause, mes
accusateurs, quels qu'ils soient, me soient opposés face à face, et
qu'ils articulent librement leurs accusations contre moi.

SUFFOLK.--Eh! milord, cela ne se peut pas. Vous êtes membre du conseil;
repoussé par cette dignité, nul homme n'oserait se porter votre
accusateur.

GARDINER.--Milord, comme nous avons des affaires plus importantes, nous
abrégerons avec vous. L'intention de Sa Majesté et notre avis unanime
est que, pour mieux approfondir votre procès, on vous fasse conduire de
ce pas à la Tour. Là, redevenant homme privé, vous verrez plusieurs
personnes vous accuser sans crainte, de plus de choses, j'en ai peur,
que vous n'êtes en état d'en repousser.

CRANMER.--Ah! mon bon lord de Winchester, je vous rends grâces; vous
fûtes toujours un excellent ami. Si votre avis passe, je trouverai en
vous un juge et un témoin, tant vous êtes miséricordieux. Je vois votre
but; c'est ma perte. La charité, la douceur, milord, sied mieux à un
homme d'église que l'ambition. Cherchez à ramener par la modération les
âmes égarées, n'en rebutez aucune.--Faites peser sur ma patience tout ce
que vous pourrez; je me justifierai, j'en fais aussi peu de doute que
vous vous faites peu de conscience de commettre chaque jour l'injustice.
Je pourrais en dire davantage, mais le respect que je porte à votre état
m'oblige à me modérer.

GARDINER.--Milord, milord, vous êtes un sectaire: voilà la pure vérité.
Le fard brillant dont vous vous colorez ne laisse apercevoir à ceux qui
savent vous démêler que des mots et de la faiblesse.

CROMWELL.--Milord de Winchester, permettez-moi de vous le dire, vous
êtes un peu trop dur: des hommes d'un si noble caractère, fussent-ils
tombés en faute, devraient trouver du respect pour ce qu'ils ont été.
C'est une cruauté que de surcharger un homme qui tombe.

GARDINER.--Cher maître greffier, j'en demande pardon à votre honneur;
vous êtes, de tous ceux qui s'asseyent à cette table, celui à qui il est
le moins permis de parler ainsi.

CROMWELL.--Pourquoi, milord?

GARDINER.--Ne vous connais-je pas pour un fauteur de cette nouvelle
secte? Vous n'êtes pas pur.

CROMWELL.--Pas pur?

GARDINER.--Non, vous n'êtes pas pur, vous dis-je.

CROMWELL.--Plût à Dieu que vous fussiez la moitié aussi honnête! vous
verriez s'élever autour de vous les prières des hommes et non leurs
craintes.

GARDINER.--Je me souviendrai de l'audace de ce propos.

CROMWELL.--Comme il vous plaira. Souvenez-vous aussi de l'audace de
votre conduite.

LE CHANCELIER.--C'en est trop. Contenez-vous, milords: n'avez-vous pas
de honte?

GARDINER.--J'ai fini.

CROMWELL.--Et moi aussi.

LE CHANCELIER.--Quant à vous, milord, il est arrêté, à ce qu'il me
paraît, par toutes les voix, que vous serez sur-le-champ conduit
prisonnier à la Tour, pour y rester jusqu'à ce qu'on vous fasse
connaître le bon plaisir du roi.--N'êtes-vous pas tous de cet avis,
milords?

TOUS.--C'est notre avis.

CRANMER.--N'y a-t-il donc point d'autre moyen d'obtenir miséricorde que
d'être conduit à la Tour, milords?

GARDINER.--Quelle autre voudriez-vous attendre? Vous êtes étrangement
fatigant. Qu'on fasse venir ici un homme de la garde.

(Entre un garde.)

CRANMER.--Pour moi! Faut-il donc que j'y sois conduit comme un traître?

GARDINER, _au garde_.--On vous le consigne pour le conduire sûrement à
la Tour.

CRANMER.--Arrêtez, mes bons lords: j'ai encore un mot à vous dire. Jetez
les yeux ici, milords. Par la vertu de cet anneau, j'arrache ma cause
des serres d'hommes cruels, et je la remets dans les mains d'un beaucoup
plus noble juge, dans celles du roi mon maître.

LE CHANCELIER.--C'est l'anneau du roi!

SURREY.--Ce n'est pas un anneau contrefait?

SUFFOLK.--C'est vraiment l'anneau royal, par le ciel? Je vous l'ai dit à
tous, lorsque nous avons mis en mouvement cette dangereuse pierre,
qu'elle retomberait sur nos têtes.

NORFOLK.--Croyez-vous, milords, que le roi souffre qu'on blesse
seulement le petit doigt de cet homme?

LE CHANCELIER.--C'est maintenant trop certain; et combien sa vie ne lui
est-elle pas précieuse! Je voudrais bien être tiré de ce pas.

CROMWELL.--En cherchant à recueillir les propos et les informations
contre cet homme dont la probité ne peut avoir d'ennemis que le diable
et ses disciples, le coeur me disait que vous allumiez le feu qui brûle;
maintenant songez à vous.

(Entre le roi qui lance sur eux un regard irrité; il prend sa place.)

GARDINER.--Redouté souverain, combien nous devons tous les jours rendre
de grâces au Ciel qui nous a donné un prince non-seulement si bon et si
sage, mais encore si religieux; un roi qui, en toute obéissance, fait de
l'Église le soin principal de sa gloire, et qui, pour fortifier ce pieux
devoir, vient, par un tendre respect, assister de sa personne royale au
jugement de la cause qui s'agite entre elle et ce grand coupable!

LE ROI HENRI.--Évêque de Winchester, vous fûtes toujours excellent pour
les compliments improvisés; mais sachez que je ne viens point ici
aujourd'hui pour m'entendre adresser ces flatteries en face: elles sont
trop basses et trop transparentes pour cacher les actions qui
m'offensent. Ne pouvant atteindre jusqu'à moi, vous faites le chien
couchant, et vous espérez me gagner par des mouvements de langue; mais
de quelque façon que vous vous y preniez avec moi, je suis certain d'une
chose, c'est que vous êtes d'un naturel cruel et sanguinaire.--_(A
Cranmer_.) Homme de bien, asseyez-vous à votre place. A présent, voyons
si le plus fier d'entre eux, le plus hardi, remuera seulement contre
vous le bout du doigt: Par tout ce qu'il y a de plus sacré, il vaudrait
mieux pour lui mourir de misère, que d'avoir seulement un instant la
pensée que cette place ne soit pas faite pour vous.

SURREY.--S'il plaisait à Votre Majesté...

LE ROI HENRI.--Non, monsieur, il ne me plaît pas.... J'avais cru que je
possédais dans mon conseil des hommes de quelque sagesse et de quelque
jugement; mais je n'en trouve pas un. Était-il sage et décent, lords, de
laisser cet homme, cet homme de bien (il en est peu parmi vous qui
méritent ce titre), cet homme d'honneur, attendre comme un gredin de
valet à la porte de la chambre, lui votre égal? Eh quoi! quelle honte
est-ce là? Ma commission vous ordonnait-elle de vous oublier jusqu'à cet
excès? Je vous ai donné pouvoir de procéder envers lui comme envers un
membre du conseil, et non pas comme envers un valet de pied. Il est
quelques hommes parmi vous, je le vois, qui, bien plus animés par la
haine que par un sentiment d'intégrité, ne demanderaient pas mieux que
de le juger à la dernière rigueur s'ils en avaient la faculté, que vous
n'aurez jamais tant que je respirerai.

LE CHANCELIER.--Votre Grâce veut-elle bien permettre, mon très-redouté
souverain, que ma voix vous présente notre excuse à tous. Si l'on avait
proposé son emprisonnement, c'était (s'il est quelque bonne foi dans le
coeur des hommes), c'était beaucoup plutôt pour sa justification et pour
faire éclater publiquement son innocence, que par aucun dessein de lui
nuire: j'en réponds du moins pour moi.

LE ROI HENRI.--Bien, bien.--Allons, milords, respectez-le. Recevez-le
parmi vous, pensez bien de lui, soyez bien pour lui, il en est digne.
J'irai même jusqu'à dire sur son compte que si un roi peut être
redevable à son sujet, je le suis, moi, envers lui pour son attachement
et ses services. Ne venez plus me tourmenter, mais embrassez-le tous:
soyez amis; ou ce serait une honte, milords.--Milord de Cantorbéry, j'ai
à vous présenter une requête que vous ne devez pas rejeter: il y a ici
une belle jeune fille qui n'a pas encore reçu le baptême; il faut que
vous soyez son père spirituel, et que vous répondiez pour elle.

CRANMER.--Le plus grand monarque aujourd'hui existant se glorifierait de
cet honneur: comment puis-je le mériter, moi, qui ne suis qu'un de vos
obscurs et humbles sujets?

LE ROI HENRI.--Allons, allons, milord, je vois que vous voudriez bien
vous épargner les cuillers[12]. Vous aurez avec vous deux nobles
compagnes, la vieille duchesse de Norfolk et la marquise de Dorset: vous
plaisent-elles pour commères?--Encore une fois, milord de Winchester, je
vous enjoins d'embrasser et d'aimer cet homme.

[Note 12: L'usage était de faire présent à l'enfant qu'on tenait sur
les fonts de baptême de cuillers dorées, qu'on appelait _les cuillers
des apôtres_. Les gens magnifiques en donnaient douze sur chacune
desquelles était la figure d'un apôtre. De moins généreux se réduisaient
aux quatre évangélistes. Quand on n'en donnait qu'une, elle était
consacrée au patron de l'enfant.]

GARDINER.--Du coeur le plus sincère, et avec l'amour d'un frère.

CRANMER.--Que le Ciel me soit témoin combien cette assurance de votre
part m'est chère!

LE ROI HENRI.--Homme vertueux, ces larmes de joie montrent l'honnêteté
de ton coeur. Je vois la confirmation de ce que dit de toi la commune
voix: «_Faites un mauvais tour à milord de Cantorbéry et il sera votre
ami pour toujours_,» Allons, milords, nous gaspillons ici le temps: il
me tarde de voir cette petite faite chrétienne. Restez unis, lords,
comme je viens de vous unir: ma puissance en sera plus forte, et vous en
serez plus honorés.

(Tous sortent.)



SCÈNE III

La cour du palais.

_Bruit et tumulte derrière le théâtre_.

_Entre_ LE PORTIER _avec son_ VALET.


LE PORTIER.--Je vais bien vous faire cesser ce vacarme tout à l'heure,
canaille. Prenez-vous la cour du palais pour Paris-Garden[13]? Allez,
malotrus, allez brailler ailleurs.

[Note 13: _Paris-Garden_ était le nom de l'arène aux ours.]

UNE VOIX, _derrière le théâtre_.--Mon bon monsieur le portier,
j'appartiens à la charcuterie.

LE PORTIER.--Appartiens à la potence, et va te faire pendre, coquin.
Est-ce ici une place pour beugler ainsi? Apportez-moi une douzaine de
bâtons de pommier sauvage, et des plus forts: ceux-ci ne sont pour eux
que des badines.--Je vous étrillerai la tête. Ah! vous voulez voir des
baptêmes? croyez-vous trouver ici de la bière et des gâteaux, brutaux
que vous êtes?

LE VALET.--Je vous prie, monsieur, prenez patience. Il est aussi
impossible, à moins de balayer la porte avec du canon, de les renvoyer,
que de les faire dormir le matin du premier jour de mai, ce qu'on ne
verra jamais. Autant vaudrait entreprendre de reculer Saint-Paul que de
les faire bouger.

LE PORTIER.--Puisses-tu être pendu! Comment sont-ils entrés?

LE VALET.--Hélas! je n'en sais rien. Comment le flot de la marée
entre-t-il? Autant qu'un robuste gourdin de quatre pieds (vous voyez ce
qui m'en reste) a pu distribuer de coups, je n'ai pas été à l'épargne,
je vous jure.

LE PORTIER.--Vous n'avez rien fait.

LE VALET.--Je ne suis pas Samson, ni sir Guy[14], ni Colbrand, pour les
faucher devant moi. Mais si j'en ai ménagé aucun qui eût une tête à
frapper, jeune ou vieux, mâle ou femelle, cocu ou faiseur de cocus, que
je ne goûte jamais de boeuf! Et je ne voudrais pas manger de la vache,
Dieu l'ait en sa garde!

UNE VOIX _derrière le théâtre_.--Entendez-vous, monsieur le portier?

LE PORTIER.--Je vais être à toi tout à l'heure, monsieur le sot.--(_Au
valet_.) Tiens la porte fermée, coquin.

LE VALET.--Comment voulez-vous que je fasse?

LE PORTIER.--Ce que je veux que vous fassiez? Que vous les renversiez
par douzaine à grands coups de bâton. Est-ce ici la plaine de
Morefields, pour y venir passer en revue? ou avons-nous quelque sauvage
indien, fait d'une singulière façon[15], et récemment arrivé à la cour,
pour que les femmes nous assiègent ainsi? Bon Dieu! que de germes de
fornication à cette porte! Sur ma conscience chrétienne, ce seul baptême
en engendrera mille; et l'on trouvera ici le père et le parrain, et le
tout ensemble.

[Note 14: _Sir Guy de Warwick_, chevalier célèbre dans les anciennes
romances, par qui fut tué, à Winchester, le géant danois Colbrand.]

[Note 15: _With the great tool_.]

LE VALET.--Il y en aura que plus de cuillers, mon maître.--Il y a là,
assez près de la porte, un quidam qui, à sa face, doit être un
brûlot[16]; car, sur ma conscience, vingt des jours de la canicule
brûlent sur son nez: tous ceux qui sont autour de lui sont placés sous
la ligne; ils n'ont pas besoin d'autre punition. Je vous ai attrapé
trois fois ce dragon flamboyant sur la tête, et trois fois son nez a
fait une décharge contre moi: il se tient là comme un mortier, pour nous
bombarder. Il avait près de lui la femme d'un revendeur de menues
friperies, qui criait contre moi jusqu'à ce qu'enfin son écuelle
piquée[17] a sauté de sa tête, en punition de ce qu'elle allumait une
telle combustion dans l'état. J'avais manqué une fois le météore, et
attrapé cette femme, qui s'est mise à crier: _A moi, gourdins_! Tout
aussitôt j'ai vu de loin venir à son secours, le bâton au poing,
quarante drôles, l'espérance du Strand, où elle loge: ils sont venus
pour fondre sur moi; j'ai tenu bon et défendu mon terrain: ensuite ils
en sont venus, avec moi, aux coups de manche à balai; je les ai encore
défiés: lorsque tout à coup une file de jeunes garçons retranchés
derrière eux, déterminés garnements, m'ont administré une telle grêle de
cailloux, que j'ai été fort content de retirer mon honneur en dedans, et
de leur laisser emporter l'ouvrage. Je crois, ma foi, que le diable
était de leur bande.

LE PORTIER.--Ce sont tous ces jeunes vauriens qui tonnent au spectacle,
où ils se battent à coups de pommes mordues, et que nul autre auditoire
ne peut endurer que la tribulation de _Tower-hill,_ ou les habitants de
_Lime-House_[18], leurs chers confrères. J'en ai envoyé quelques-uns _in
limbo patrum_; c'est là qu'ils pourront bien chômer ces trois jours de
fête, outre le petit régal du fouet qui viendra après.

[Note 16: _A brazier_. _Brazier_ veut dire un brasier, et un homme
qui travaille. Il a fallu, pour donner quelque sens à la plaisanterie,
s'écarter un peu du sens littéral du mot.]

[Note 17: Bonnet piqué, ayant apparemment la forme d'une écuelle.]

[Note 18: On croit que la _tribulation_ de _Tower-Hill_ était le nom
d'une assemblée de puritains. Quant à _Lime-House,_ c'est le quartier
qu'habitaient les fournisseurs des différents objets nécessaires pour
l'équipement des vaisseaux; comme ils employaient des ouvriers de
différents pays, et de religions diverses, dans les temps de querelles
religieuses, ce quartier était renommé pour la turbulence de ses
habitants.]

(Entre le lord chambellan.)

LE CHAMBELLAN.--Merci de moi, quelle multitude ici! Elle grossit à
chaque instant; ils accourent de tous côtés, comme si nous tenions une
foire. Où sont donc ces portiers? ces fainéants coquins!--(_Aux
portiers_.) Vous avez fait là un beau tour! Voilà une brillante
assemblée!--Sont-ce là tous vos fidèles amis des faubourgs? Il nous
restera beaucoup de place, vraiment, pour les dames, lorsqu'elles vont
passer en revenant du baptême!

LE PORTIER.--Avec la permission de Votre Honneur, nous ne sommes que des
hommes; et tout ce que peuvent faire, sans être mis en pièces, des
hommes en si petit nombre que nous le sommes, nous l'avons fait. Une
armée entière ne les contiendrait pas.

LE CHAMBELLAN.--Sur ma vie, si le roi m'en fait reproche, je vous chasse
tous sur l'heure, et je vous impose de plus une bonne amende pour votre
négligence. Vous êtes des coquins de paresseux qui demeurez occupés aux
bouteilles, tandis que vous devriez être à votre service.--Écoutez; les
trompettes sonnent. Les voilà déjà de retour de la cérémonie.--Allons,
fendez-moi la presse, et forcez un passage pour laisser défiler
librement le cortège; ou je vous trouverai une prison pour vous y
divertir une couple de mois.

LE PORTIER.--Faites place pour la princesse.

LE VALET.--Vous, grand vaurien, serrez-vous, ou je vous caresserai la
tête.

LE PORTIER.--Vous, l'habit de camelot, à bas des barrières, ou je vous
empalerai sur les pieux.

(Ils sortent.)



SCÈNE IV

Le palais.

_Entrent des trompettes, sonnant de leurs instruments; suivent deux
aldermen, le_ LORD MAIRE, GARTER, CRANMER, LE DUC DE NORFOLK, _avec son
bâton de maréchal, deux nobles qui portent deux grandes coupes à pied,
pour les présents du baptême. Ensuite quatre nobles soutenant un dais
sous lequel est la_ DUCHESSE DE NORFOLK, _marraine, tenant l'enfant
richement enveloppé d'une mante; une dame lui_ porte _la robe. Suivent
la_ MARQUISE DE DORSET, _l'autre marraine, et des dames. Tout le cortège
passe en cérémonie autour du théâtre, et_ GARTER, _élève la voix_.


GARTER.--Ciel, dans ta bonté infinie, accorde une vie prospère, longue
et toujours heureuse, à la haute et puissante princesse d'Angleterre,
Élisabeth!

(Fanfares. Le roi Henri avec sa suite.)

CRANMER, _s'agenouillant._--Voici la prière que nous adressons à Dieu,
mes deux nobles compagnes et moi, pour votre royale Majesté, et pour
notre bonne reine. Que toutes les consolations, toutes les joies que le
Ciel ait jamais placées dans les enfants pour le bonheur de leurs
parents, se répandent à chaque instant sur vous dans la personne de
cette gracieuse princesse!

LE ROI HENRI.--Je vous remercie, mon bon lord archevêque.--Quel est le
nom de l'enfant?

CRANMER.--Elisabeth.

LE ROI HENRI, _à Cranmer_.--Levez-vous, lord.--(_Il baise l'enfant_.)
Dans ce baiser reçois ma bénédiction. Que Dieu te protège! Je remets ta
vie en ses mains.

CRANMER.--_Amen!_

LE ROI HENRI.--Mes nobles commères, vous avez été trop prodigues. Je
vous en remercie de tout mon coeur; et cette jeune lady vous en
remerciera aussi, dès qu'elle saura assez d'anglais pour cela.

CRANMER.--Écoutez-moi, Sire, car c'est le Ciel qui m'ordonne de parler;
et que personne ne prenne pour flatterie les paroles que je vais
prononcer; l'événement en justifiera la vérité.--Cette royale enfant
(que le Ciel veille toujours autour d'elle!), quoique encore au berceau,
promet déjà à ce pays mille et mille bénédictions que le temps fera
éclore. Elle sera (mais peu d'hommes vivants aujourd'hui pourront
contempler ses grandes qualités) un modèle pour tous les princes ses
contemporains, et pour ceux qui leur succéderont. Jamais Shéba ne
rechercha avec tant d'ardeur la sagesse, et l'aimable vertu, que le fera
cette âme pure. Toutes les grâces souveraines qui concourent à former un
être aussi auguste, avec toutes les vertus qui suivent les bons princes,
seront doublées dans sa personne. Elle sera nourrie dans la vérité; les
saintes et célestes pensées seront ses guides; elle sera chérie et
redoutée; son peuple la bénira; ses ennemis trembleront devant elle
comme un champ d'épis battus, et inclineront leur front dans la
tristesse. Le bien va croître et prospérer avec elle; sous son règne
tout homme mangera en sûreté, sous l'ombrage de sa vigne, les fruits
qu'il aura plantés, et chantera à tous ses voisins les joyeux chants de
la paix; Dieu sera vraiment connu; et ceux qui l'entoureront seront
instruits par elle dans les voies droites de l'honneur; et c'est de là
qu'ils tireront leur grandeur, et non de la noblesse du sang et des
aïeux.--Et cette paix fortunée ne s'éteindra pas avec elle. Mais, ainsi
qu'après la mort de l'oiseau merveilleux, le phénix toujours vierge, ses
cendres lui créent un héritier, aussi beau, aussi admirable que lui; de
même, lorsqu'il plaira au Ciel de l'appeler à lui dans cette vallée de
ténèbres, elle transmettra ses dons et son bonheur à un successeur, qui,
renaissant des cendres sacrées de sa gloire, égal à elle en renommée,
s'élèvera comme un astre, et se fixera dans la même sphère. La paix,
l'abondance, l'amour, la vérité et le respect qui auront été le cortège
de cette enfant choisie se placeront auprès de son successeur et
s'attacheront à lui comme la vigne. La gloire et la renommée de son nom
se répandront et fonderont de nouvelles nations partout où le brillant
soleil des cieux porte sa lumière.--Il fleurira, et, comme un cèdre des
montagnes, il étendra ses rameaux sur toutes les plaines
d'alentour.--Les enfants de nos enfants verront ces choses et béniront
le Ciel.

LE ROI HENRI--Tu nous annonces des prodiges.

CRANMER.--Elle arrivera pour le bonheur de l'Angleterre à un âge avancé;
une multitude de jours la verront régner; et il ne s'en écoulera pas un
seul qui ne soit couronné par quelque action mémorable. Hélas! plût à
Dieu que je ne visse pas plus loin, mais elle doit mourir, il le faut:
il faut que les anges la possèdent à leur tour. Toujours vierge elle
rentrera dans la terre comme un lis sans tache, et l'univers sera dans
le deuil.

LE ROI HENRI.--O lord archevêque! c'est par toi que je viens de
commencer d'exister; jamais avant la naissance de cette heureuse enfant,
je n'avais encore possédé aucun bien. Ces oracles consolants m'ont
tellement charmé, que, lorsque je serai dans les cieux, je serai encore
jaloux de contempler ce que fait cette enfant sur la terre, et que je
bénirai l'auteur de mon être.--Je vous remercie tous.--Je vous ai de
grandes obligations, à vous, lord maire, et à vos dignes adjoints. J'ai
reçu beaucoup d'honneur de votre présence, et vous me trouverez
reconnaissant.--Lords, remettez-vous en marche.--Vous devez tous votre
visite à la reine qui vous doit des remercîments; si elle ne vous
voyait, elle en serait malade. Que dans ce jour nul ne pense qu'il ait
aucune affaire à son logis; tous resteront avec moi. Ce petit enfant
fait de ce jour un jour de fête.

(Tous sortent.)

ÉPILOGUE

«Il y a dix à parier contre un que cette pièce ne plaira pas à tous ceux
qui sont ici. Quelques-uns viennent pour prendre leurs aises, et dormir
pendant un acte ou deux; mais ceux-là nous les aurons, j'en ai peur,
réveillés en sursaut par le bruit de nos trompettes; il est donc clair
qu'ils diront, _cela ne vaut rien_: d'autres viennent pour entendre des
railleries amères sur tout le monde, et crier, _cela est ingénieux_; ce
que nous n'avons pas fait non plus. En sorte que, je le crains fort,
tout le bien que nous devons espérer d'entendre dire de cette pièce
aujourd'hui dépend uniquement de la disposition compatissante des femmes
vertueuses; car nous leur en avons montré une de ce caractère. Si elles
sourient, et disent _la pièce ira bien_, je sais qu'avant peu nous
aurons pour nous ce qu'il y a de mieux en hommes; car il faut bien du
malheur pour qu'ils s'obstinent à blâmer, lorsque leurs belles leur
commandent d'applaudir.»

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.





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